CONQUÊTE
DE LA
NOUVELLE-ESPAGNE
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CONQUÊTE
DE LA
NOUVELLE-ESPAGNE
FKINHIPAUX OUVKÀGES DU TRADUCTEUR
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Influence «le la pression de Pair sur la vie de l'homme -
Climats d'altitude et climats de montagne. — Grand in-8° avec 8 cartes
en couleur et 3 chromolithographies. Paris, G. Masson, 1876.
Accompagné d'un Album contenant 36 belles gravures sur bois.
par Boetzel.
Le Mexique et l'Amérique tropieale. — Climats, hygiène et
maladies. — ln-18. Paris. 1864.
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9. à Pans.
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HISTOIRE VtRIDIQUE DE LA CONQUÊTE
DE LA
NOUVELLE-ESPAGNE
ECRITE PAR LE
Capitaine BERNAL DIAZ DEL CASTILLO
L'un de ses conquistadores
TRADUCTION PAR
D. JOUBDANET
Deuxième édition corrigée
PRÉCÉDÉE D'UNE PRÉFACE NOUVELLE, ACCOMPAGNÉE DE NOTES
ET SUIVIE D'UNE ÉTUDE SUR LES SACRIFICES HUMAINS
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES
PARIS
G. MASSON, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE l'aCADEMIE DE MÉDECINE
SOULEVA KD SAINT-GERMAIN, EN FACE DE L'ÉCOLE DE MÉDECINE
M DCCC LXXVII
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PRÉFACE DU TRADUCTEUR
SECONDE ÉDITION
Déjà plusieurs fois, dans des travaux antérieurs, j'ai témoigné de mes
prédilections pour des études ayant pour base les pays montagneux de
l'Amérique tropicale; mais, retenu, non moins par goût que par des devoirs
professionnels, dans le cercle de considérations qui se rapportent à la santé
de l'homme, je suis resté étranger à tous les autres points de vue que le sujet
comporte, afin de ne pas distraire l'attention de mes lecteurs du but que je
m'étais proposé d'atteindre. Je voulais alors, dans ces merveilleux pays, si
puissamment accidentés par les soulèvements du sol, faire voir l'inlluence
des niveaux sur la vie.
Contrairement aux croyances générales, je me suis efforcé de démontrer
et j'ai réussi à prouver, je l'espère, que l'établissement des races euro-
péennes dans les pays américains n'a pas été indifférent aux conditions qui
lui étaient imposées par la présence des montagnes. Je voudrais aujourd'hui
présenter, au triple point de vue de la philosophie, de la médecine et de
l'histoire, le tableau des péripéties émouvantes qui accompagnèrent les pas
des conquérants dans les premières régions montagneuses de l'Amérique
visitées par les Espagnols. Outre l'intérêt essentiel du fait lui-même, à cause
des considérations romanesques qui s'en dégagent, on y voit poindre à son
origine le développement de la race qui domine actuellement dans ces pays,
avec toutes les originalités locales dont l'observateur est aujourd'hui frappé.
Dire d'ailleurs quelles furent dans le temps d'alors et quelles sont mainte
nant les conditions qui caractérisent l'Européen américanisé, ce n'est pas
s'arrêter uniquement à une étude de colonisation telle qu'elle pourrait être
comprise dans tous les autres lieux de la terre. Nous ne voyons pas ici en
effet ce qu'on voit aux Grandes-Indes, où l'Anglais règne et gouverne en
maître souverain. Personne n'ignore que, tandis qu'il s'ingénie à implanter
son originalité nationale sur cette terre d'Orient, la nature féconde répond
à son exiguïté numérique et à ses efforts souvent maladifs, par l'exubérance
de deux cent millions d'indigènes et par la ténacité de mœurs des religions
de Bouddha et de Mahomet. Telle n'est pas actuellement et telle ne saurait
être dans l'avenir la situation de l'Amérique, par rapport aux races euro-
péennes. Celles-ci s'y trouvent à jamais implantées à des degrés chaque joui-
moins perceptibles de mélange, et Ton peut dire qu'elles forment la répu-
blique des Etats-Unis, à l'exclusion à peu près absolue de toute race améri-
caine. L'Amérique, c'est donc l'Europe dans les institutions sociales non
moins que dans la nature ethnique de ses habitants. Cette considération
a
Il PREFACE DU TRADUCTEUR.
donne sans nul doute une importance exceptionnelle à toute étude qui a
pour but de mettre en évidence les influences que les conditions du sol peu-
vent y exercer sur les émigrants de l'ancien monde, et c'est à ce point de
vue surtout que je verrais un intérêt très-grand à porter l'attention sur
les premiers pas des hommes d'Europe dans ce monde nouveau devenu défi-
nitivement le nôtre.
Ce n'est pas que j'aie le moins du monde la pensée d'en écrire moi-même
l'histoire. Un tel soin est d'ailleurs inutile, car un grand nombre d'historiens
d'incontestable mérite ont étudié et décrit l'arrivée des Espagnols aux pays
montagneux de l'Amérique inter-tropicale. Mais on voit, en les lisant, que
la plupart d'entre eux se sont inspirés de la chronique de Bernai Diaz del
Castillo, compagnon d'armes de Fernand Cortès, et ils en parlent de manière
à faire comprendre à leurs lecteurs l'importance considérable qu'ils attri-
buent à ces mémoires du vétéran de la conquête. Le soin que j'ai mis à les
méditer m'a donné à moi-même la conviction que cet écrit estimable, quoique
très-répréhensible dans la forme, est en substance la meilleure histoire qui
existe de la campagne mémorable de Fernand Cortès, et je ne puis com-
prendre que Bernai Diaz, malgré son mérite, n'ait pas trouvé jusqu'au-
jourd'hui un interprète qui le rende accessible à des lecteurs français.
II
Il m'a donc semblé que je ferais moi-même une œuvre utile en traduisant
cet auteur dans notre langue. « Ce livre, a dit Robertson, renferme le ta-
bleau, confus et plein de détails, de toutes les opérations de la campagne de
Cortès, dans le style rude et vulgaire qui convenait à un soldat illettré et
sans nulle instruction. Mais, comme il assista et prit une part active aux
faits qu'il raconte, sa narration porte le cachet d'une incontestable authen-
ticité. Elle respire d'ailleurs un tel naturel, une telle grâce; l'auteur raconte
des détails si intéressants mêlés des manifestations d'un amour-propre et
d'une vanité si gracieusement naïfs, que son livre est une œuvre des plus
originales qu'on puisse lire en n'importe quelle langue. »
L'historien Herrera, qui publia sa vaste et très-intéressante histoire des
Faits des conquérants espagnols en Amérique dans les dix premières années
du dix-septième siècle, fait rarement allusion aux mémoires de Bernai Diaz
del Castillo. A la vérité, ils n'étaient point imprimés encore à cette époque;
mais le manuscrit avait sans nul doute été transporté déjà en Espagne; car
Herrera, à la disposition duquel furent mis tous les documents qui pou-
vaient servir à la confection de son immense travail, eut connaissance de
l'œuvre de ce soldat conquérant. Des chapitres entiers de Bernai Diaz sont
presque littéralement reproduits dans les pages de cet historien qui a été en
général peu soucieux de dire les sources où il a puisé. Je n'en veux pour
exemple que le passage dans lequel il rend compte des campagnes de Cor-
dova et de Grijalva, où l'on voit de la manière la plus évidente que le ma-
nuscrit du chroniqueur a été presque en entier reproduit1. Je ne mentionne
du reste les nombreux emprunts qu'il a faits à Bernai Diaz qu'afin de les
présenter comme un témoignage de la grande estime qu'il professait pour la
1. Herrera s'appuie nominativement sur l'autorité de B. Diaz, entre autres passa-
ges, dans la décade IL livre II, chap. xvm, et livre III. chap. i.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. m
chronique du vieux conquistador, sans laquelle certainement beaucoup de
faits intéressants fussent restés ignorés.
< ilavijero, écrivain consciencieux et des plus érudits, apprécie notre chro-
niqueur dans les termes suivants : « L'Histoire véridique delà conquête de
la Nouvelle- Espagne, écrite par Bernai Diaz del Castillo, fut imprimée à
Madrid en 1632 en un volume in-folio. Malgré l'imperfection de ses rapports
et la rudesse de son langage, cette histoire est très-digne d'estime à cause
de la naïveté et de la sincérité de fauteur, dont on a la preuve à chaque
page. Il fut témoin oculaire de tout ce qu'il raconte; mais parfois il explique
mal les choses par suite de son manque de culture; parfois aussi il parait
avoir oublié les faits, sans doute parce qu'il les écrivit un grand nombre
d'années après la conquête. » Gela dit, Clavijero commence son histoire et,
pendant le cours de son long récit, il ne perd pas une occasion d'évoquer le
témoignage du vétéran de Fernand Gortès, prouvant ainsi que ce chroni-
queur était encore plus digne d'éloges qu'on ne pourrait le croire par l'ap-
préciation sommaire et insuffisante que l'on vient de lire.
Il en est de même de l'historien Solis, dont l'ouvrage classique porte sou-
vent des jugements sévères sur l'incorrection de style et le prétendu manque
de mémoire de notre auteur, mais n'omet jamais de faire son plus sûr élo°-e
en mettant en avant son autorité dans tout le cours de sa narration.
Quant à Prescott, le dernier en date des historiens de la conquête de la
Nouvelle-Espagne, on peut se demander réellement si son écrit, tel qu'il est,
eût été possible dans le cas où les mémoires de notre chroniqueur n'eussent
pas existé; car on en voit la reproduction presque toujours fidèle dans l'his-
toire justement estimée de l'écrivain américain. « Le style de Bernai Diaz,
dit-il d'ailleurs, est du genre le plus commun ; il abonde en locutions d'une
familiarité incorrecte, et il est parfois assaisonné de la plaisanterie du
camp. Il a, toutefois, le mérite de rendre clairement les idées de l'auteur.
Le récit, conduit sans aucun art, abonde en digressions et en redites du
genre de celles qu'emploient les commères en contant leurs histoires. Mais
il ne faut pas juger d'après les règles de l'art un livre évidemment écrit
dans une ignorance complète de ces règles, et qui, malgré toutes les criti-
ques qu'on en peut faire, sera lu et relu par le savant et l'écolier, tandis
que les compositions de chroniqueurs plus classiques dorment paisiblement
sur les rayons des bibliothèques. »
En somme donc, le livre de Bernai Diaz est un écrit des plus estimables,
sinon comme œuvre littéraire, du moins comme monument historique, et
c'est à ce titre que j'ai pu, plus haut, témoigner de ma surprise à la pensée
que Y Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne n'eùl pas
encore été traduite dans notre langue pendant les deux siècles et demi qu'il
en a existé des éditions en langue espagnole. La première fut publiée par
le moine Alonso Remon en 1632. La censure qui en donne l'autorisation et
la dédicace au roi qui en fut la conséquence sont deux pièces très-curieuses
à reproduire. En voici la traduction littérale :
Censure du chroniqueur de Sa Majesté et premier chroniqueur des
Indes, Luiz Tribaldos de Toledo.
« Monseigneur, par ordre de Votre Altesse j'ai lu avec attention «vit.'
Histoire de la con<iuétc de la Nouvelle-Espagne écrite par le capitaine Ber-
IV PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
nal Diaz del Gastillo, témoin oculaire de tous les événements qui s'y rap-
portent. Je ne vois, en toute son étendue, rien qui empêche son impression
et je trouve beaucoup de raisons pour qu'elle doive être imprimée, attendu
qu'elle n'a point été écrite sous l'influence de renseignements étrangers, mais
bien par un homme qui assista, avec tous les conquistadores de ce royaume,
à l'exécution de la campagne. C'est une histoire d'une particulière impor-
tance, parce qu'on y trouve, ce qui manque à beaucoup d'autres, la vérité
exacte de tous les événements les plus considérables. On doit beaucoup de
reconnaissance au zèle du vénérable et savant Père et Maître fray Alonso
Remon, dont l'érudition et la vie dévote sont bien connues de cette Cour et
de beaucoup d'autres royaumes étrangers, puisque par ses soins se trouve
portée à la connaissance du monde entier, avec une autorité sans réplique,
la vérité exacte qui brille éminemment dans cette histoire et qui manquait
à tant d'autres, pendant qu'elle était ensevelie en un interminable oubli, au
grand détriment de l'honneur espagnol. Tel est mon avis. — Madrid, 20
août 1630.
« Signé : Luiz Tribal dos de Toledo. » <
DÉDICACE.
A La Majesté catholique du plus grand monarque don Felipe IV ', Roi des
Espagnes et du Nouveau-Monde, et notre maître.
« Je dépose humblement aux pieds de Votre Majesté la véridique histoire
de la conquête de la Nouvelle-Espagne écrite, conformément aux événements,
par le capitaine conquérant BernalDiazdelCastillo,quienfutletémoinoculai-
re et mise au jour par le zèle bienveillant du Père et Maître fray Alonso Remon,
chroniqueur général de votre sacrée et royale Famille, qui la retira de l'ou-
bli d'une retraite où elle était soigneusement conservée, avec le désir d'a-
jouter un nouveau lustre à la réputation de notre Espagne ternie dans les
écrits par l'envie étrangère. C'est en son nom que je prie Votre Majesté de
vouloir bien prendre connaissance de ce livre, lorsqu'Elle n'en sera pas em-
pêchée par le soin d'affaires plus importantes. Si Votre Majesté y porte l'at-
tention en aspirant à de nouvelles victoires, Elle se convaincra qu'Elle pourra
toujours trouver dans ses sujets espagnols du courage pour la guerre, de la
prudence pour la paix, de la patience pour les fatigues, de la prévoyance
contre les calamités, de la persévérance pour la conquête, de l'ardeur pour
l'attaque, des bras pour l'exécution, du sang à sacrifier et des apôtres pour
évangéliser. Pour tout homme qui lira sans passion, en effet, l'illustre et
valeureux chevalier don Fernando Cortès et les autres conquistadores qui
l'accompagnèrent furent les modèles des hommes en tout ce qui touche au
temporel de même que le fut aussi, relativement au divin et au spirituel,
le Père fray Bartolomé de Olmedo, Frère de notre Ordre, Fils de la province
de Castille, esprit véritablement apostolique, qui sut allier la ferveur de son
saint zèle pour la foi avec la sagacité d'une fine prudence, restant toujours
un exemple digne d'être suivi pour tous les Frères et Fils de cet Ordre
roval qui depuis lors lui ont succédé dans le saint ministère de la prédica-
tion de la diffusion de l'Église et de la conservation de votre auguste em-
pire' quelquefois au prix de leur sang, ainsi qu'en portent chaque jour té-
nioi°"na0"e devant Votre Majesté les vice-rois et les conseillers de justice du
ISouveau-Monde. Ensemble ils partirent pour la conquête, ensemble ils
PREFACE DU TRADUCTEUR. v
arrivèrent, ensemble ils triomphèrent, donnant des âmes à Dieu, des fils à
l'Église, des sujets à leur Roi, du lustre à l'Espagne, de l'aliment à la re-
nommée, et à Votre Majesté des victoires que le ciel daignera multiplier, en
conservant Votre Royale Personne avec augmentation de ses royaumes et
paix dans ceux qu'Elle possède! — Fait en notre couvent de Madrid, le 6
novembre 1632.
« De Votre Majesté Catholique l'humble serf et chapelain indigne.
« Signé : fray Diego Serrano, Maître général de la Merced. »
Peu de temps après l'impression du manuscrit de Bernai Diaz, et dans la
même année, il en fut fait une seconde édition qui n'est peut-être que la
reproduction de la première, avec un simple changement du papier et du
frontispice.
Je ne saurais dire à quelles époques, mais il est très-certain qu'il en a
été fait deux traductions, l'une en allemand, l'autre en anglais; celle-ci a
même été éditée deux fois : à Liverpool et à Boston. Quant au texte espa-
gnol, il n'avait pas été réimprimé jusqu'au commencement de ce siècle,
lorsque, par les soins de Benito Cano, de Madrid, il fut fait une édition en
quatre volumes, petit in-12.
En 1837, la librairie Rosa, de Paris, mit en vente une reproduction dans
ce même format, sortant de l'imprimerie de A. Éverat et Cie. C'est de
cette édition que je me suis servi, en prenant soin de la comparer dans les
passages importants à la première édition de 1632, et même à celle qui a été
faite à Mexico, en 1854: car il y a aussi une édition mexicaine qui semble
avoir été inspirée par celle de Cano ou de Rosa, puisqu'elle est partagée
aussi en quatre volumes et porte les mêmes notes. Du reste, ces éditeurs
paraissent s'être donné le mot pour reproduire, avec un soin que je dirai
blâmable, toutes les fautes du manuscrit de Bernai Diaz, ou plutôt de la
première édition de Madrid.
On aurait pu croire que M. Enrique de Vedia, qui a dirigé en 1861 la plus
récente réimpression de la chronique de Bernai Diaz dans la collection de
Rivadeneyra, ferait une étude sérieuse de cet écrit estimable pour corriger
certaines fautes typographiques et même redresser les défectuosités de
ponctuation de l'auteur, afin de rendre quelques passages plus compréhen-
sibles. 11 est vrai que ce soin a été pris en partie, mais il a été négligé
dans les endroits les plus contestables, qui auraient eu besoin des commen-
taires de cet éditeur aussi sérieux que compétent. Quoi qu'il en soit, il ré-
sulte, soit de la négligence du premier éditeur, soit de l'imperfection du
manuscrit lui-même, des fautes graves et des phrases obscures dont le sens
est trop- douteux pour qu'on puisse y aspirer sûrement à la reproduction
fidèle de la pensée de l'auteur. Je prendrai soin de signaler ces difficultés
dans quelques-uns de ces passages les plus importants.
Je n'ai pas besoin de faire dans cette préface l'histoire de Bernai Diaz
del Castillo. On ne connaît guère de lui que ce qu'il en dit lui-même dans
son intéressante chronique. Je me bornerai donc à répéter qu'il naquit à
Médina del Campo, dans la Vieille-Castille, vers la fin du quinzième siècle.
En supposant qu'il fût parti d'Espagne à l'âge de dix-huit ans, l'époque de sa
naissance devrait se placer à l'année 1496; car il nous dit lui-même que son
départ pour l'Amérique eut lieu en 1514. Comme d'ailleurs il nous apprend,
dans l'Introduction de son livre, qu'il termina ses Mémoires en 1568, nous
VI PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
pouvons en conclure que le manuscrit dont nous donnons ici la traduction
fut achevé par Bernai Diaz à l'âge de soixante-douze ans.
Quelque peu éclairés que nous soyons, du reste, sur la vie de notre au-
teur, nous savons qu'il mourut à Guatemala dans une position des plus ho-
norables, puisqu'il était regidor perpétuel de la capitale de la province et
gratifié, en qualité de conquistador, de commanderies plus ou moins con-
sidérables d'Indiens. Nous pouvons voir d'ailleurs, par les courts rensei-
gnements qui se lisent en tête de l'édition de Rivadeneyra, que Bernai Diaz
appartenait à une famille noble et distinguée, puisque son père occupait
l'emploi de regidor dans une ville aussi importante que l'était alors Médina
del Campo.
Le fait de traduire une œuvre de longue haleine, comme celle que nous
a léguée Bernai Diaz, est toujours une entreprise laborieuse, souvent péni-
ble et quelquefois hérissée de sérieuses difficultés. On ne peut céder à la
tentation de la réaliser qu'après avoir été entraîné par le double attrait de
reproduire des faits dont on est soi-même captivé et de refléter les tableaux,
les pensées et les sentiments d'un livre par lequel on s'est laissé séduire.
Dans le cas présent, cette séduction n'est pas au premier abord des plus
explicables, car jusqu'à un certain point Prescott aurait eu raison de traiter
le livre de B. Diaz, comme il l'a fait, de grossière histoire. Mais cette ap-
préciation sévère est-elle néanmoins absolument justifiée? Il est vrai qu'il y
a très-souvent, dans l'expression, des termes peu choisis qui décèlent le
soldat sans culture; mais, à côté de ces défaillances, naturelles à un homme
absolument illettré, dont l'éducation a reçu son couronnement dans les bi-
vouacs et dans la vie d'aventures, on voit un réel mérite de fine observation,
ainsi qu'un bon sens naturel fort sympathique, lors même qu'il n'est pas
des plus distingués. On est donc frappé du contraste qui règne dans tout
le livre entre la netteté du jugement et le fouillis d'un langage trop souvent
incorrect. Mais, malgré cette regrettable imperfection, le lecteur, cédant aux
attraits cachés d'une exposition des plus attachantes, s'en laisse saisir au
point d'oublier la main inexpérinentée qui tient le pinceau et brosse son
étude, pour ne voir que les couleurs qui animent les tableaux les plus va-
riés et les plus dramatiques. Diaz avait vu presque tout ce qu'il a décrit. Je
ne suis pas éloigné de penser qu'il était l'homme du monde qui convenait le
mieux pour représenter avec vérité les scènes qui se déroulèrent en sa pré-
sence. Il y eut en effet, dans les événements qu'il retrace, un imprévu, une
bizarrerie, un fantastique, un horrible même, qui gagnent à être reproduits
sans art, par un interprète original, ignorant de toute méthode, et disant
d'une façon inattendue des scènes jusque là sans exemple. Peut-être est-il
vrai de dire que, pour ces raisons, la chronique de Bernai Diaz sera tou-
jours la meilleure histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne.
Il n'en est pas moins certain qu'en la lisant, la première pensée qui vient
à l'esprit, c'est qu'elle est intraduisible. L'incorrection du langage, en effet,
quand elle vient d'un homme d'ailleurs distingué par les qualités les plus
essentielles de l'intelligence, l'incorrection, dis-je, a quelque chose qui, s'ex-
primant dans de certains milieux, ne serait pas dépourvu de toute grâce.
L'illettré n'est pas toujours un homme sans esprit, tant s'en faut, et ses
saillies gagnent souvent en originalité ce qu'elles perdent en valeur acadé-
mique. Personne n'ignore, par exemple, qu'il est des peintures pour les-
quelles l'art dramatique fait intervenir, au mépris de toute grammaire, le
PREFACE DU TRADUCTEUR. VII
langage qui en donne les couleurs les plus appropriées. Mais alors, la grâce
ou la force qui fait excuser ces écarts réside tout entière dans une conven-
tion dont la manière originale et comique d'estropier une langue fait tous
les frais. Traduisez ces mots informes ou ces tournures drolatiques dans
une langue toute différente, l'originalité disparaîtra et sera remplacée par
une naïveté ou par une platitude, quand cela ne deviendra pas une grossiè-
reté inadmissible.
On se trouve tout à fait dans ce cas lorsqu'on a la prétention de traduire
Bernai Diaz. On s'expose réellement à remplacer sa grâce naïve et sa fami-
liarité triviale par des mots niais et par une autre trivialité que la langue
nouvelle rend grossière et absolument inacceptable. Ce fut la pensée qui me
domina au premier abord en lisant Bernai Diaz, et qui m' éloigna de tout
projet de traduction. Mais la tentation n'en fut jamais effacée; elle se pré-
sentait sans cesse à mon esprit; c'était une obsession, et je dus enfin y cé-
der, non sans me dire qu'une traduction est applicable à tous les sujets, à
toutes les langues et à tous les livres, pourvu que le traducteur prenne soin
de varier ses méthodes et qu'il les sache mettre en harmonie avec les diffé-
rents genres dont il se rend l'interprète. Les auteurs, en effet, n*ont pas
qu'un mérite commun à tous. L'un acquiert une juste renommée pour l'art
exquis avec lequel il a l'habitude de présenter l'expression de sa pensée.
L'autre, négligent dans la forme, attire le lecteur par l'élévation des idées,
l'exactitude vivante des peintures ou la manière séduisante de saisir un ca-
ractère. En présence du premier, le traducteur est obligé, de s'arrêter aux
mots, d'en peser l'harmonie, la justesse et l'élégance; il doit tous les res-
pecter, les imiter, si c'est possible, dans leur choix méthodique et dans le
cadencement des phrases qu'ils engendrent. S'il oubliait ce devoir, il ne
travaillerait qu'à faire évanouir son modèle en tout ce qui motive les séduc-
tions qu'il exerce, et les lecteurs de la forme nouvelle se croiraient victimes
d'une mystification imméritée, car ils ne verraient plus que le contraste en-
tre une réputation acquise et des platitudes inattendues.
Lorsqu'au contraire l'auteur qu'on veut traduire n'a fixé sa réputation
que par le fond de ses œuvres, par l'exactitude des détails, par la fidélité à
reproduire des événements dont il a été le témoin ou le contemporain, il
peut être encore utile, et il est généralement désirable sans doute que la
forme soit justement saisie et fidèlement reproduite par celui qui se propose
d'en être l'interprète ; mais, néanmoins, un écart sur cette forme n'enlève
rien au mérite intrinsèque du livre, pourvu que l'exposition, les pensées,
l'ordre des phrases et la plus grande partie des mots soient sévèrement res-
pectés. C'est dans ces cas qu'un auteur incorrect peut gagner bien souvent
à passer dans une langue nouvelle, car il n'est pas naturel de croire que
l'interprète poussera la servilité jusqu'à imiter les incorrections de son mo-
dèle.
Bernai Diaz doit s'inscrire dans cette dernière catégorie d'écrivains. On
a même le regret de devoir dire qu'il mérite d'y figurer parmi les plus in-
corrects. Mais croirait-on que, pour bien des gens qui goûtent tout en lui,
l'incorrection du langage ne serait pas son moindre mérite? Ils y trouvent
une saveur et une grâce qui s'expliquent assurément si l'on veut les com-
parer à ce que nous avons nous-mêmes bien souvent applaudi dans ces
récits fantaisistes et pleins de couleur qu'un grognard d'âge mûr daigne
adresser à un auditoire de sa classe peu distinguée. Mais c'est faire peu
d'honneur au compagnon de Cor Lès que de chercher son mérite le plus
Vin PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
di°-ne d'estime dans un style qui révèle de la sorte l'absence de toute cul-
ture. Il serait plus juste, en déplorant cet accident, de réserver l'admiration
pour la netteté, la supériorité de jugement et la rectitude de conduite dont
cet excellent soldat, homme inculte de la nature, esclave de ses devoirs, n'a
jamais cessé de faire preuve au milieu des vicissitudes souvent désolantes
de sa pénible et longue carrière. Le vrai mérite de sa chronique ressort, en
effet, de ces respectables qualités. L'amour de la vérité le domine d'ailleurs
dans son livre, et son enthousiasme pour les hauts faits qu'il raconte et
auxquels il prit une si large part y répand une grâce naïve et un entrain
qui enchantent le lecteur. La vie dont sa narration s'anime fait aisément
oublier l'aspérité de la forme, et c'est avec raison que Bernai Diaz a pu
dire lui-même, pour faire excuser son style : « La vérité voilera ma ru-
desse. »
Quoi qu'il en soit, il est certain que les défauts de l'écrivain-conquérant
sont singulièrement dissimulés par le génie propre de la langue dans
laquelle il a écrit. Les répétitions de mots, les phrases inachevées, la fami-
liarité des termes s'y allient quelquefois à la nature des choses décrites de
manière à former une résonnance qui déplairait certainement à l'esprit si
l'on voulait y réfléchir, mais qui flatte l'oreille et fait sourire de plaisir, à
la pensée de causeries librement originales qui, dans l'usage, empruntent
souvent des couleurs analogues aux licences propres de la langue espagnole.
J'ai voulu, dans mes exercices, essayer de voir ce qu'il adviendrait en fran-
çais d'une translation absolument conforme de tournures, d'expressions et
de phraséologie : cela produisait un résultat singulièrement inepte et tout à
fait indigne d'être lu. Après cette expérience, j'ai dû m'appliquer à rendre
exactement toutes les pensées de mon auteur, à respecter toutes ses phrases,
sans en adopter la coupe qui, trop souvent, les rend obscures ou inachevées,
et à conserver tous ses mots quand ils n'ont pas représenté un sens douteux,
une grossièreté ou un rabâchage trop manifeste. Je me suis d'ailleurs efforcé
de reproduire une certaine originalité de tournures et d'expressions qui
rappelle sous quelques rapports la langue originaire et le mode de l'auteur-
mais je n'ai pu m'empècher de reconnaître qu'un grand nombre de passages
demanderaient beaucoup moins un traducteur qu'un interprète, et j'ai dû
alors forcément me permettre, quoique bien rarement, ce qu'en ternies
d'écrivain l'on désigne par les mots de « traduction libre. » Quoi qu'il en
soit, il résultera probablement de mes efforts que j'aurai conservé quelques-
uns des défauts de mon modèle, sans jamais atteindre à la grâce inimitable
qui ressort de l'ensemble de son œuvre*, mais je présente ce travail avec
la conviction d'avoir fait une chose utile et désirable.
III
Outre l'importance incontestable de l'œuvre de Bernai Diaz en elle-même,
il est hors dm doute que la célèbre campagne qui eut pour résultat la for-
mation de la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne est un des faits histo-
riques les plus dignes d'être racontés et les plus capables d'attacher le
lecteur par l'intérêt romanesque qui s'en dégage. Il est d'ailleurs vrai de
dire qu'après lu premier voyage de Christophe Colomb, qui représente le
tait primordial deladécouvrrle de l'Amérique, il n'est aucun événement dont
l'importance puisse être comparée à colle qui ressort de l'expédition mémo-
PREFACE DU TRADUCTEUR. IX
rable de Fernand Cortès. Celui-ci peut même, à certains points de vue,
occuper, parmi les laits qui résument l'intervention de l'Europe dans les
destinées du Nouveau Monde, une place aussi distinguée que son illustre
devancier. Si Christophe Colomb en effet eut le mérite de révéler l'existence
de contrées inconnues, Cortès, à son tour, apporta à l'Ancien Monde la
découverte d'une civilisation américaine très-digne d'intérêt, et il eut la
gloire de subjuguer par les armes un peuple réellement aguerri et de con-
quérir un pays aussi merveilleusement doué par la nature que soigneuse-
ment mis à profit pour le bien-être de ses possesseurs.
Les pages de l'histoire qui racontent les détails de cet événement célèbre
sont utiles à lire dans tous les temps; mais elles le sont plus encore à notre
époque, en France, au moment où ceux qui nous guident vers nos destinées,
hélas! problématiques, ont plus que jamais besoin de savoir ce que peu-
vent la constance et la volonté dans l'accomplissement des actions humaines.
Jamais homme au monde en effet ne poursuivit avec plus de ténacité que
Cortès un but unique : « aller à Mexico et s'en rendre maître », dès lors
qu'il reconnut que les habitudes de servilisme de tout le pays aboutissaient
à ce point prestigieux et que là venait s'éteindre toute aspiration d'indépen-
dance. Rien ne l'intimide, aucune considération ne l'arrête, et, avant d'ar-
river à ses fins, tant de fautes l'en font dévier qu'il eût dû plus d'une fois
trouver sa ruine dans son entreprise, s'il n'eût puisé dans sa ténacité la
force de tendre toujours à son but, au mépris de tous les revers et des con-
seils contraires.
En suivant les pas de ce grand capitaine, on apprend à juger ce que vaut
l'étude attentive des hommes, afin de pouvoir les combattre plus sûrement
si on les a pour ennemis, ou les mieux mettre dans ses intérêts en parais-
sant épouser les leurs, quand on a besoin de s'en faire des alliés. Cortès
enseigne encore à réagir contre la mauvaise fortune et à s'en relever à
force de sagesse. On apprend enfin avec lui à s'oublier soi-même, ou du
moins à mettre au-dessus de soi et au premier rang de ses préoccupations
les intérêts sacrés de la patrie et les droits de la civilisation. Et je n'ai pas
tout dit, car l'histoire de ce grand capitaine sert encore à nous confirmer
dans la pensée que la perfection humaine ne saurait devenir l'apanage d'une
individualité, quelque considérable qu'elle puisse être. Rien n'est plus
triste, en effet, que le spectacle des inconséquences de conduite du héros
de la conquête, dès l'instant que la prise de Mexico et les premières me-
sures pour relever cette grande capitale de ses ruines eurent assuré à l'Es-
pagne les bases définitives d'un vaste empire américain. Je pourrais encore,
à ce propos, faire ressortir l'immoralité de la conquête elle-même et blâmer
justement bien des moyens employés pour la réaliser; mais ce sont là des
taches historiques qui caractérisent une époque beaucoup plus qu'une per-
sonnalité, et je ne me propose nullement de faire ressortir ce point de vue
des événements de la campagne.
IV
Une autre conquête — inconsciente, celle-là, mais bien réelle aussi, —
devait se réaliser dans ce seizième siècle si fécond en événements extraor-
dinaires, et c'est à Cortès qu'elle était réservée. Jusque-là, les hommes d'Eu-
rope s'étaient grandement éloignés, en différentes directions, des lieux de
X PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
leur origine. Mais ils n'avaient tenté les hasards de climats nouveaux que
terre à terre, peut-on dire, sans beaucoup s'élever au-dessus des niveaux
baignés par les océans. Aujourd'hui la scène habituelle de ces migrations va
changer. Portés subitement vers les régions supérieures de l'air, les com-
pagnons du conquistador vont fonder un empire européen sur ces plaines de
l'Anahuac que les soulèvements du sol ont élevées à la hauteur de
2,200 mètres, et, rayonnant ensuite de ce centre exhaussé, ils vont éche-
lonner la puissance de l'Espagne sur des niveaux variés jusqu'aux deux
océans, avec des partages infinis de températures et de productions du sol.
Des chaleurs équatoriales vont se combiner avec des froids de glace pour
prodiguer tour à tour aux nouveaux habitants les produits déjà connus de la
brûlante Afrique et les denrées des climats tempérés de l'Europe méri-
dionale. Mais que va-t-il résulter pour eux-mêmes de l'habitation de ce
milieu inusité qui a le pouvoir de modifier les productions du sol d'une
manière si radicale, au mépris d'une latitude?
Je ne sache pas que pendant les trois siècles et demi qui se sont écoulés
depuis la conquête, cette question ait jamais été posée par des hommes
sérieux, avec la conviction d'y trouver une vérité intéressante à constater.
L'idée préconçue y a tenu la place d'un examen méthodique et l'indifférence
avec laquelle on l'a vue est cause encore aujourd'hui qu'on n'y puisse porter
un jugement définitif, faute des éléments d'information indispensables
qu'une observation soutenue aurait seule pu produire. J'ai rempli person-
nellement le devoir d'appeler l'attention sur ce point important de clima-
tologie et je me propose ici même d'initier ceux de mes lecteurs, pour
lesquels ces considérations seraient nouvelles, aux principes les plus
élémentaires qui leur servent de base. C'est là un point de vue nouveau,
qui nous permettra d'envisager les faits historiques et sociaux dont il sera
question dans ce livre, dans leurs rapports avec les climats qui en ont été
le théâtre depuis la conquête des Amériques jusqu'à nos jours. Des écrivains
d'un mérite reconnu ont sondé avec une grande sagacité le passé des géné-
rations qui ont précédé dans le Nouveau-Monde l'arrivée des Espagnols. Le
tour est venu de ceux qui, prenant souci des choses qui nous touchent plus
directement par leur actualité, se demandent quelle a été l'influence des
climats et du mélange des races sur les successeurs de ces vigoureux
hommes d'armes qui implantèrent en Amérique le sang de la vieille Ibérie.
C'est à l'accomplissement de ce devoir que je vais consacrer l'exposé des
quelques réflexions qu'on va lire.
Quand il s'agit de géographie américaine, les considérations qui me pa-
raissent devoir primer toutes les autres sont celles qui se rattachent au co-
lossal développement, aux formes infinies et aux étages successifs de la Cor-
dillère des Andes, qui, débutant dans la partie la plus méridionale, s'étend
jusqu'aux régions glacées du nord de ce vaste et double continent. D'une
part, en effet, c'est là que l'attention des Européens se fixa tout d'abord, à
cause des richesses minérales dont ils étaient avides, et d'autre part ils y
crurent trouver, dès leurs débuts, des conditions de température qui s'ap-
proprieraient davantage aux habitudes climatériques acquises dans les pays
de leur origine. (Je sont donc ces régions qui doivent arrêter de préférence
PREFACE DU TRADUCTEUR. NI
notre étude, puisque c'est sur elles que vont avoir lieu les premiers déve-
loppements des hommes venus de l'ancien monde. Elles sont d'ailleurs par
elles-mêmes d'un attrait peu vulgaire-, mais on comprendra sans peine qu'il
ne nous convienne aucunement d'envisager ce sujet dans tous ses détails
géologiques, et qu'il nous suffise d'y faire entrevoir au lecteur les diffé-
rentes conditions de soulèvement qui ont transporté le séjour permanent
des hommes à des niveaux très-variés. Limitant notre attention à ce point
de vue unique, nous devons faire remarquer que la Cordillère, considérée
d'une manière générale, se dirige du sud au nord avec une légère déviation
vers le nord-ouest, à partir de l'isthme de Panama. Elle n'occupe pas, dans
son immense parcours , moins de cinquante degrés au sud et environ
soixante-sept degrés au nord de l'équateur. Après avoir débuté enPatagonie
par une chaîne unique, elle ne. tarde pas à s'écarter en deux grands embran-
chements, lesquels, entraînant avec eux le sol qui les sépare, portent à une
moyenne qui approche de 3000 mètres le grand plateau de la Bolivie, au-des-
sus duquel les pics du Sorata et de l'Ilimani atteignent 7314 et 7694 mètres
d'altitude. Là s'étale le lac Titicaca, à 3914 mètres de hauteur, à côté de
la ville de Puno qui dépasse à peine le niveau de ses eaux. Là se voient en-
core les villes de Potosi, la Paz, Chuquizaca, etc., aux altitudes de 4060,
3756 et 2843 mètres.
C'est par ce même procédé de division que la Cordillère, triple d'abord,
double plus loin, va formerles vallées élevées du Pérou et de la répubiiqne
de l'Equateur. Mais ici, au Pérou surtout, les versants vers la mer Pacifi-
que et vers les terres orientales du continent s'arrêtent successivement pour
étager l'habitation de l'homme sur de nombreux plateaux secondaires, à des
hauteurs très-variées. Bientôt, en remontant vers le nord, les Andes se
divisent encore en trois cordillères importantes et partagent la république
de la Nouvelle-Grenade en vallées infinies, très-variablement exhaussées.
C'est la chaîne occidentale de cette division qui se prolonge, à travers l'isthme
de Panama et l'Amérique centrale, jusqu'au système de montagnes et de pla-
teaux qui constituent la république mexicaine. A partir de la Bolivie, nous
avons négligé de nommer les centres habités les plus intéressants. Reve-
vons donc sur nos pas pour rappeler à l'attention du lecteur Cuzco (à 3468m
d'altitude), Arequipa (2292m), Caxamarca (2860m), Tarma (2968™), Bella-
vista (3628™), Ancomarca (4330m), Pasco (4352'"), Bogota (2660'»), etc.
Une première remarque digne d'être faite tout d'abord, c'est que, à l'ex-
ception de la Nouvelle-Grenade, tous les pays parcourus par la Cordillère
méridionale sont plus naturellement accessibles par l'océan Pacifique. La
raison en est que la chaîne, vers l'occident, se rapproche fortement de la
mer et qu'au surplus les niveaux inférieurs sont généralement favorisés
d'une température plus douce, à cause des vents du sud-ouest qui y régnent
d'habitude et des courants marins, lesquels, partis des régions froides, vien-
nent tempérer sur les côtes les ardeurs naturelles de la latitude. Les hom-
mes d'Europe se portèrent d'ailleurs de prime abord sur les régions mon-
tueuses, attirés par les richesses métalliques dont ils étaient particulièrement
avides. Ce furent donc les pays des Andes que les Espagnols colonisèrent
avant tout, d'une manière sérieuse, sur le continent américain, et comme
c'est sur ces contrées montagneuses que, pendant un grand nombre d'années,
ils firent tendre les plus sérieux efforts des immigrants et y maintinrent du-
rant tout le temps de leur domination leurs sympathies privilégiées, c'est à
ces pays surtout que nous devons demander compte des progrès des Euro-
XII PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
péens dans l'Amérique, depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Mais, avant
de nous livrer à cet examen, achevons d'étudier les régions conquises en nous
arrêtant avec prédilection sur celle qui va servir de théâtre aux événements
dont Bernai Diaz nous retrace l'histoire. Outre que les dispositions natu-
relles de la montagne ont permis aux Espagnols, au Mexique, mieux que
partout ailleurs, de s'établir en société à des hauteurs considérables sur des
plateaux très-étendus, ce fut le premier pays des Andes que les Européens
envahirent après la découverte de l'Amérique. Ce fut aussi la contrée célè-
bre où ils rencontrèrent, pour la première fois dans le Nouveau Monde, une
résistance obstinée de la part d'un peuple habitué au maniement des armes,
par suite de guerres incessantes conduites avec une sérieuse entente des
procédés d'attaque et de défense.
VI
Le développement de la Cordillère du Mexique est bien différent de celui
de l'Amérique méridionale. Ainsi que nous l'avons vu, en effet, les Andes
du Sud ne se divisent en chaînes séparées que pour former des vallées lon-
gues et étroites auxquelles on n'a accès, à l'est et à l'occident, qu'en fran-
chissant des crêtes très-élevées qui n'interrompent leur cours, de loin en
loin, que pour former des passages dont la hauteur cesse rarement d'offrir
de grandes difficultés aux communications des hommes. Bien plus, les val-
lées elles-mêmes sont souvent entrecoupées de chaînons transversaux, qui
sont un obstacle sérieux aux mouvements des habitants et rendent leur
commerce pénible du sud au nord de ce continent. Ce n'est plus cela que
nous sommes appelés à voir au Mexique. Ici, la Cordillère, après s'être di-
visée en sortant de Guatemala, d'une part se rapproche beaucoup des eaux
du golfe, s'éloigne d'un autre côté vers l'océan Pacifique, mais maintient
les rapports de ces deux chaînes par le soulèvement général du sol qui les
sépare. 11 s'ensuit la formation d'un plateau considérable soutenu par deux
rampes par lesquelles on y monte, en procédant des deux océans, à travers
des accidents variés de surface analogues à ceux que présentent générale-
ment les pays montueux. La rampe à laquelle on arrive en venant du golfe
du Mexique présente un versant rapide, souvent abrupt, sur lequel les cul-
tures sont rarement possibles par suite de cette conformation même. Le
versant occidental, au contraire, est remarquable par ses étages graduels,
élargis, qui prolongent d'une façon pittoresque et variée la distance qui
sépare la mer du haut plateau. Quant au plateau lui-même, si nous pre-
nons son origine aux points où l'on y arrive en procédant de Vera Cruz,
« il se développe dans la direction du nord-ouest avec une telle uniformité
que, jusqu'aux environs de Durango, c'est-à-dire, pour une distance de 1000
kilomètres, il se soutient à une altitude de 2000 mètres et dépasse même
cette hauteur pour les localités les plus intéressantes du parcours1. En s'é-
loignant de Durango et passant par Chihuahua, le terrain baisse lentement;
mais il se relève à Santa-Fé du Nouveau-Mexique. Ce sont donc 1225 kilo-
mètres de plus en plan de descente, et, en somme : de Perote à Santa Fé,
1. Tout le passage composé entre guillemets est extrait de mon livre : Influence
de la pression de Vair sur la vie de l'homme. Climats d'altitude et climats de mon-
tagne, p. 139. Paris, 187G.
PREFACE DU TRADUCTEUR. XIII
2225 kilomètres de plateau, sur lequel les routes carrossables sont partout
faciles à établir. Des diligences faisaient naguères un service régulier de
Vera Cruz à Durango, parcourant 250 lieues de hauteurs souvent supé-
rieures à 2000 mètres. On a même inauguré récemment une voie ferrée de
Vera Cruz à Mexico. Les difficultés de son établissement n'ont été réelles
que dans un petit nombre de points de la Terre-Chaude et pour franchir
tout à coup la hauteur qui sépare Maltrata du plateau. Mais, après ce der-
nier effort, les travaux de terrassement, les vides à remplir et les obstacles
à percer ont été d'une minime importance. Pour un parcours d'environ 250
kilomètres, appartenant en entier au haut plateau, on a trouvé le nivelle-
ment fait d'avance par la nature.
« Vous me direz que les Incas aussi avaient construit des chaussées qui al-
laient de Cuzco à Quito, et que, de nos jours, une voie ferrée met en com-
munication la côte et le lac Titicaca. Je ne le nie pas et je reconnais que ce
sont là des prodiges industriels bien dignes d'attirer notre admiration. Mais
la route des Péruviens de l'antiquité traversait l'épouvantable paramo dcl
Asuay (4700 mètres) et transportait ainsi le voyageur à des hauteurs que
le soroche-1 désole. La voie ferrée contemporaine n'a été praticable non plus
qu'en dépassant, en certains points, l'altitude de 4000 mètres. Les difficultés
vaincues proclament sans doute le mérite des industriels et des ingénieurs
qui ont accompli ces merveilles; mais plus est grand ce mérite, plus il nous
assure l'extrême inégalité du sol sur lequel ces travaux se sont accomplis,
et c'est la seule chose que nous ayons à apprécier dans le parallèle que nous
établissons entre l'Amérique méridionale et le Mexique. Les difficultés d'exé-
cution ont été considérables, d'une part; elles sont nulles ou de peu d'im-
portance relative, d'un autre côté; tant il est vrai que la régularité de sur-
face sur différents lieux fort étendus du plateau mexicain est réellement sans
exemple partout ailleurs, à de pareilles hauteurs.
« Je ne veux pas dire que la montagne en soit absolument exclue. Il est,
au contraire, incontestable que ce plateau extraordinaire n'est lui-même au-
tre chose que les crêtes aplaties d'une chaîne énorme qui a perdu sa forme
habituelle en s'élargissant et en nivelant les sommets. Cela est tellement vrai
que, sur plusieurs points, l'effort géologique y a projeté avec plus de vigueur
des masses considérables qui font saillie, tantôt isolément, tantôt avec une
régularité qui produit les effets ordinaires des pays montagneux. C'est à
une de ces impulsions plus régulières que le sol paraît avoir obéi dans la
constitution de la chaîne circulaire qui a formé la prodigieuse vallée de
Mexico. Je n'en ferai pas ici la description minutieuse. Les développements
naturels de ce livre la présenteront ailleurs avec plus d'opportunité. Cette
intention néanmoins ne doit pas nous empêcher de fixer nos regards, dès à
présent, sur le majestueux ensemble de montagnes qui a rompu tout à coup
la monotonie d'une immense plaine, pour élever vers les régions supérieures
de l'air une des plus imposantes masses de l'Amérique. Là se trouve le vol-
can fameux du Popocatepetl, qui excita avec tant de raison la surprise et
l'admiration des conquérants venus de l'Espagne, et qui, secondé par l'im-
posante sierra de l'Istatsiliuatl, sa voisine, couronne avec une majesté élé-
gante le groupe circulaire qui forme la grande vallée de Mexico. Avant d'ar-
river à ce soulèvement, de même qu'après l'avoir dépassé, les hautes plaines
de l'Anahuac, dépourvues de grands arbres et desséchées par le manque
J. Le mal de montagne ou l'anoxyhémie des altitudes.
XIV PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
d'humidité sur le sol et dans l'atmosphère, ont généralement un aspect
triste et monotone. De loin en loin, la montagne s'est souvenue que c'est là
son domaine et elle en présente le morne témoignage par quelque mame-
lon isolé, noirâtre et dépourvu de végétation. Quelquefois, l'accident prend
des proportions imposantes, ainsi qu'on le voit arriver à Puebla, où la Ma-
linche élève sa cime élégante à l'altitude de 4120 mètres et projette au loin
des versants doucement inclinés, couverts de belles forêts de sapins et même
animés par des cultures rémunératrices. C'est en somme un curieux spec-
tacle et comme un jeu malin de la Nature, qui paraît conspirer pour nous
voiler la réalité de la situation par l'aspect d'une plaine unie, et qui tout à
coup oublie son dessein et se trahit en laissant surgir quelque éminence
indiscrète dont la forme accentuée nous ramène à la vérité. Au-dessus de
cette nature bizarre, un ciel généralement serein vous attire ; une lumière
resplendissante de clarté vous éblouit; une température douce vous caresse.
Mais, au dedans de vous-même, vous sentez je ne sais quel effet sec et cas-
sant qui vous énerve et vous empêche de savourer avec délice le spectacle
réellement extraordinaire qui vous entoure. »
Nous interpréterons, plus loin, les causes de ces sensations étranges et
incontestablement originales.
vu
En attendant, si nous voulons bien porter nos regards sur l'en semble du
tableau, que nous venons d'esquisser, de la Cordillère des Andes, nous
verrons que l'homme d'Europe, guidé par ses caprices, ses intérêts ou son
avidité, a établi son séjour à des niveaux très-variés de ce double continent.
Mais hâtons-nous de dire pour la seconde fois que les attraits d'une douce
température, non moins que les riches filons d'un métal précieux, l'atti-
rèrent d'abord et fixèrent ses préférences sur les lieux élevés. L'hygiéniste
a dû se demander si la santé reste indifférente à ces conditions si diverses
de nivellement qui tour à tour élèvent l'homme vers les régions supérieure?»
de l'air et le rapprochent du niveau des mers voisines. Il a dû se préoccuper
du sort réservé à la respiration, à mesure que les ressources de l'atmosphère
s'altéraient par le fait d'altitudes trop considérables. Il a fallu encore que
l'homme de science se demandât si l'habitant des grandes hauteurs n'aurait
jamais à souffrir des circonstances exceptionnelles qui modifient profondé-
ment autour de lui les phénomènes de calorification. Le lecteur ne l'ignore
pas en effet, soit qu'on gravisse de très-hautes montagnes, soit qu'on s'élève
en ballon vers les couches supérieures de l'air, on sent autour de soi la
température baisser, et l'on est averti de la constance de ce phénomène on
apprenant que sous toutes les latitudes il existe un point d'élévation au-
dessus duquel les neiges ne fondent jamais. Plus on monte, du reste, plus
le froid devient intense, et, comme il n'est pas possible d'admettre que le
soleil nous envoie moins de chaleur à mesure que nous nous rapprochons
de lui davantage, on est forcé de reconnaître que, sur les grandes altitudes,
le refroidissement se fait sentir parce que l'on est impuissant à conserver
le calorique qu'on reçoit et celui qu'on produit soi-même. Nous sommes
ainsi amenés à comprendre que la masse de l'air est nécessaire à la conser-
vation de la chaleur sur la terre. Que d'autres conditions, comme la vapeur
d'eau qui trouble sa transparence, soient propres à aider l'atmosphère dans
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. XV
l'exercice de cette propriété conservatrice, je le veux bien, et cela est incon-
testable; mais le poids de l'air et l'épaisseur de sa couche sont l'élément
principal destiné à perpétuer la vie sur la terre au moyen de la conservation
incessante de la chaleur indispensable à tous les êtres.
Pour vivre sans inconvénients sur les grandes altitudes où la diminution
de pression atmosphérique rend les refroidissements plus faciles, il faudrait
donc que le résident pût y jouir de ressources exceptionnelles qui lui per-
missent de produire plus que partout ailleurs une dose de calorique consi-
dérable. Malheureusement, c'est le contraire qui arrive, car la respiration,
source principale de la chaleur vitale, ne trouve dans l'oxygène amoindri
de l'air ambiant qu'un élément insuffisant de combustion. Personne ne
peut ignorer, en effet, que lorsque plusieurs couches d'une substance élas-
tique se trouvent superposées jusqu'à une grande hauteur, les couches
inférieures, pressées par celles qui suivent, diminuent d'autant plus de
volume qu'elles sont placées plus bas. Cela ne veut pas dire que cette
substance variablement rétrècie perde quoi que ce soit de la matière dont
elle est composée. La vérité est que ses molécules se rapprochent de manière
à donner au corps qu'elles composent un volume moindre dans l'espace.
C'est là, précisément, ce qui arrive à l'atmosphère.
L'air est, en effet, éminemment élastique, à ce point même que l'espace
qu'il peut occuper n'a d'autres limites que les barrières résistantes dont on
l'entoure artificiellement. Les physiciens ont découvert la loi qui préside à
cette propriété de l'air, et ils la formulent en disant que son volume
augmente ou diminue en raison inverse des poids qui le compriment. C'est-
à-dire qu'un volume d'air étant donné sous une pression bien connue, ce
volume deviendra moitié moindre si la pression est doublée*, il sera trois
fois plus petit si la pression devient trois fois plus grande. Il est également
vrai de dire que l'air occupera un espace quatre fois plus considérable, si
les poids qui le compriment deviennent quatre fois moindres.
D'après cette loi, il est aisé de comprendre que des couches d'air super-
posées sont plus ou moins réduites dans leur volume, selon qu'on les consi-
dère dans des parties plus ou moins inférieures de l'atmosphère, puisque
chacune d'elles, abstraction faite de toutes celles qui sont placées plus bas,
n'obéit qu'à la pression des couches supérieures. Il s'ensuit que les parties
constituantes de l'air se trouvent, à volumes égaux, en plus grande quantité
dans les couches qui se rapprochent le plus des niveaux les plus inférieurs.
Il est donc évident que le demi-litre d'air atmosphérique introduit dans
notre poitrine à chaque inspiration contient d'autant plus de molécules de
ce fluide que le sujet qui le respire se trouve plus rapproché du niveau de la
mer. C'est là une première vérité dont il importe de tenir note; caries tra-
vaux de M. Paul Bert ont démontré que la quantité d'oxygène absorbé par
le sang artériel est en rapport avec la densité que ce gaz possède dans l'air
que l'on respire. Or, à la pression barométrique de 76e, c'est-à-dire au ni-
veau de la mer, l'oxygène, qui ne figure que pour 21 centièmes dans l'air
atmosphérique, est réduit aux 21 centièmes de la densisé qu'il aurait s'il
était seul sous une pression absolument égale. Si, à partir de ce point, on
s'élève dans l'atmosphère, l'air en se dilatant contiendra l'oxygène à un
degré de densité de plus en plus amoindri. J'ai voulu rendre le fait sen-
sible par le tableau suivant. Il indique les hauteurs de l'atmosphère de
0 à 8400 mètres. Chaque centimètre du baromètre s'y trouve en regard
de l'altitude qui lui correspond, et j'ai pris soin d'inscrire, de 5 en 5 centi-
XVI PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
mètres, la quantité de litres d'oxygène qui passent par heure dans le pou-
mon, à chacun de ces degrés d'altitude, en supposant qu'un individu respire
uniformément 15 fois par minute, et en ramenant toujours l'air respiré à
sa valeur sous 0n,,76 de pression. De sorte que la première colonne de ce
tableau marque la pression barométrique-, la seconde marque l'altitude au-
dessus du niveau de la mer; la troisième colonne désigne le nombre de
litres d'oxygène (ramenés à 76l) respires en une heure; la quatrième signale
la densité de l'oxygène à chacune de ces hauteurs.
Colonne
Hauteur
Oxygène
Densité
Colonne
Hauteur
Oxygène
Densité
baromèt.
en
respiré
de
baromét.
en
respiré
de
en centim.
mètres.
une heure.
l'oxygène.
en centim.
mètres.
une heure.
l'oxygène.
76
0
90 lit.
0,210
50
3334
75
105
49
3495
74
212
48
3659
73
321
47
3827
72
430
46
3998
54,4
0,127
71
542
84
0,196
45
4173
70
655
44
4352
69
769
43
4535
68
886
42
4723
67
1004
41
4914
48,5
0,113
66
1123
78,1
0,181
40
5111
65
1245
39
5313
64
1368
38
5520
63
1494
37
5732
62
1621
36
5950
42,6
0,099
61
1751
72,2
0,16.8
35
6174
60
1882
34
6405
59
2016
33
6643
58
2152
32
6888
57
2291
31
7141
36,7
0,085
56
2432
66,3
0,154
30
7402
55
2575
29
7674
54
2721
28
7951
53
2874
27
8241
52
3022
26,5
8390
31,3
0,073
51
3176
60
0,140
On voit par ce tableau que, à la hauteur de 8400 mètres qui est mortelle
pour les aéronautes, ainsi que nous le verrons plus loin, l'oxygène respiré
représente le tiers seulement de sa valeur initiale, et que, déjà à 2300,
celle-ci est diminuée de plus d'un quart (0,27).
Comme conclusion de cette importante série de vérités, je crois pouvoir
avancer que l'imperfection de l'acte respiratoire produit sur les grandes
altitudes une situation originale, paradoxale, pourrait-on dire, car, tandis
qu'une respiration incomplète y est un obstacle, d'une part, au renouvelle-
ment constant de la chaleur animale et au libre exercice de la force muscu-
laire, d'un autre côté, le rayonnement de notre calorique par défaut de
pression et sa diminution par une évaporation plus facile de nos liquides
tendraient à nous refroidir au delà des proportions habituelles au niveau
de la mer1. Il est cependant évident que le résident des grandes altitudes
1. Je n'oserais, dans ce travail, répéter tout ce que j'ai dit déjà à ce sujet dans
mon livre de l'Influence de la pression de Vair sur là vie de Vhommc, 2e édition.
(G. Masson, 1876). J'y renvoie le lecteur.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR, xvn
se maintient à peu près réchauffé et suffit aux dépenses de calorique de ma-
nière à rendre possible l'exercice de ses fonctions. Nous devons donc nous
demander de quelle manière il y peut parvenir. Est-ce par une économie
d'oxygène, en prenant le soin d'éviter tout effort? est-ce en se livrant à un
fonctionnement respiratoire exceptionnel? Je crois pouvoir affirmer que la
vérité de la situation se trouve dans l'accomplissement plus ou moins com-
plet, plus ou moins continu, de ces deux conditions impérieusement exigées
par les circonstances. Il m'a paru évident, en effet, que l'habitant des hauts
séjours possède des aptitudes incontestables pour une gymnastique plus que
vulgaire de ses organes respiratoires, lorsque la nécessité se présente d'un
travail musculaire exagéré. Mais il n'est pas moins vrai que ce sont là des
manœuvres exceptionnelles, difficilement pratiquées par la généralité des
hommes des hauteurs. En réalité, l'instinct paraît dominer chez eux en
demandant le repos des organes principaux dont le jeu préside aux mouve-
ments et aux efforts dépassant le travail ordinaire. Il est, en effet, d'obser-
vation que la résidence des altitudes conduit naturellement aux habitudes
d'une existence apathique. Cela me paraît autoriser à dire que l'originalité
réelle de la vie des hauteurs consiste dans la coutume d'une économie cons-
tante d'efforts musculaires, quoique, dans un moment donné, l'homme y
possède des aptitudes capables de suffire aux exigences d'un travail ma-
tériel considérable. Mais alors, l'originalité de la position apparaît encore
dans la nécessité de limiter l'effort à une courte durée.
Toujours est-il cependant que ce sont en réalité les phénomènes de re-
froidissement et de calorification qui règlent le degré de possibilité de séjour
sur les hauts niveaux. Nous savons, en effet, que l'homme peut habiter sans
grande souffrance des hauteurs tropicales qui atteignent 3 et 4000 mètres.
Mais, nous savons aussi que les moines du mont Saint-Bernard ne sauraient
s'habituer, malgré les soins dont ils s'abritent, à l'existence qui leur est
faite par le séjour de 2400 mètres. Les révélations d'un prieur distingué de
leur ordre, le P. Bisela, nous ont appris qu'ils n'y atteignent pas 40 ans
d'âge, s'ils persistent à vouloir braver le danger par la prolongation du
séjour. L'observation n'a pas été faite, à ces hauteurs, pour des latitudes
plus septentrionales-, mais on ne saurait douter qu'un froid plus rigoureux
n'y relègue à des niveaux plus inférieurs la durée de l'existence. L'habitation
constante des altitudes est donc astreinte à des conditions qui n'ont pas seu-
lement pour base la raréfaction de l'air. Elles ont aussi pour mesure la lutte
qui s'établit entre la chaleur qu'on doit s'approprier pour le soutien de la
vie et celle qu'on dépense en rayonnant vers les objets extérieurs. Il en
résulte que les dangers pour la vitalité, sur les hauteurs, dépendent de
deux causes essentielles : la difficulté de produire du calorique et la néces-
sité d'en dépenser davantage. La possibilité de vivre, par conséquent, sur les
grandes altitudes, se mesure par le terme moyen entre ces deux conditions
faites à l'habitant. En général, la vie pourra se soutenir et prospérer sur des
hauteurs plus considérables dans des pays équatoriaux où les conditions
ambiantes demanderont moins de pertes de chaleur, tandis que la raréfac-
tion de l'air sera déjà mortelle sur des lieux moins élevés dont la tempéra-
ture plus froide exigera un rayonnement plus marqué de la part des habi-
tants.
Sur les grandes hauteurs, donc, la vie se proportionne au degré de cha-
leur gardée. C'est du reste en cela que consistent l'harmonie générale de la
6
XVII! PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
nature et la condition essentielle de tous les êtres. La chaleur circule sans
cesse, pénètre tout ce qui existe, établit des courants à travers tous les
corps et assure toujours leur manière d'être en ne s' accumulant pas au-delà
et ne les abandonnant pas au-dessous des chiffres qui forment les limites
extrêmes de leur sécurité. Dans ce mouvement thermique continuel qui est
une des conditions les plus générales et les plus impérieuses de la nature,
chaque être vivant trouve dans le fonctionnement de ses organes les moyens
qui lui garantissent la température dont le degré constant est indispen-
sable à la continuité de son existence. Mais, pour y réussir, encore faut-il
que la chaleur qui le traverse sans cesse et le fuit pour courir vers les
objets dont il est entouré, ne l'abandonne jamais dans des proportions
supérieures à ce qu'il a reçu et produit. C'est pour arriver à ce résultat que
la pression barométrique lui est indispensable. Privés d'une part successi-
vement plus notable de leur abri naturel, à mesure qu'ils s'élèvent davan-
tage vers les hauteurs de l'atmosphère, les êtres organisés chancellent
d"abord ou changent de nature: bientôt ils se flétrissent et succombent en
témoignant, par le refroidissement, de leur impuissance à retenir la chaleur
nécessaire, sans le secours protecteur du poids de l'air.
C'est dans l'ensemble exagéré des conditions dont nous venons de donner
un aperçu que les infortunés Crocé-Spinelli et Sivel trouvèrent une mort
glorieuse au mois d'avril 1875. On se rappelle qu'ils succombèrent au re-
froidissement et à l'asphyxie, à l'altitude de 8500 mètres. La vie est donc
absolument impossible à cette hauteur, et il est raisonnable de croire que les
causes naturelles qui sont susceptibles de produire la mort, à 8500 mètres,
agissent déjà, d'une façon qui peut devenir dangereuse, à des altitudes moins
considérables. On n'en était pas arrivé à pouvoir connaître une catastrophe
de ce genre, en l'année 1534, lorsque Pedro de Alvarado, que son avidité
poussait vers Quito, rendit sa troupe victime de pareils malheurs en l'aven-
turant dans les neiges qui couvraient les crêtes des Andes en des lieux
non explorés jusqu'alors. L'historien Herrera en a rendu compte d'une fa-
çon peut-être exagérée, mais vraie dans le fond et très-saisissante dans la
forme.
c Diego de Alvarado, dit-il, après en avoir donné avis à son frère et ayant
pris conseil de ceux qui étaient avec lui, poursuivit sa marche en avant. A
peine avait-il franchi quelques lieues qu'il atteignit des montagnes couvertes
de neige, sur lesquelles soufflait un vent glacé. Comme il ne voyait pas le
moyen de les éviter sans faire un long détour, il se résolut à y pénétrer : con-
duite qui fut regardée par quelques-uns comme téméraire, en considérant
l'ignorance où l'on était de la route et de la largeur du passage. En y péné-
trant plus avant, on sentit le froid devenir plus intense; les hommes étaient
aveuglés par les flocons de neige qui tombaient. Les Indiens et tous ceux
qui marchaient à pied ne pouvaient plus remuer leurs membres. Les cava-
liers prirent en croupe ceux qu'ils purent et, après avoir fait six lieues de la
sorte au milieu de fatigues excessives, ils réussirent à sortir de ces monta-
gnes et atteignirent un village à moitié habitable où ils trouvèrent quelques
ressources. Ils avertirent l'adelantado de tout ce qui leur était arrivé et pri-
rent soin de l'instruire sur la manière dont il devait faire sa traversée
Comme il ne pouvait point s'arrêter au lieu où il recevait cet avis, il en-
gagea son monde par ces mauvais passages tandis que le vent soufflait et
PREFACE DU TRADUCTEUR. \:\
que la neige tombait en tempête plus encore que lorsque Diego de Alvarado
en avait fait la traversée. Les Indien- de Guatemala et du pays même sont
en général de faible complexion : aussi périssaient-ils au milieu de ce froid
extrême, perdant la vie sous les efforts de la neige, tandis que les doigt- de
leurs pieds et de leurs mains restaient sans vie et que quelques-uns avaient
le corps entier gelé. Les Castillans, plus robustes, poursuivaient leur route
avec d'inconcevables fatigues-, mais bientôt, la nuit étant venue, les tour-
ments s'aggravèrent et on arriva aux plus dures angoisses, sans feu. sans abri,
puisqu'on n'avait qu'un nombre minime de tentes. On n'entendait que sou-
pirs, gémissements, sans que personne consolât les plus malheureux. Quel
ques nègres et plusieurs Indiens furent gelés.
« .... Il y en eut beaucoup que leurs fatigues faisaient -'approcher des
rochers pour s'y étendre et s'y reposer, et à l'instant ils y perdaient la vie.
Les Castillans, qui poursuivaient leur route sans s'arrêter, résistaient mieux.
Les cavaliers, qui allaient en avant sans tenir les rênes et sans regarder
derrière eux. eurent tous la chance d'échapper: mais quelques-uns, qui ne
prirent pas ces précautions, y moururent. On voyait sur la neige les armes,
les bagages et en un mot tout ce qu'on possédait; car on ne cherchait plus
qu'à conserver sa vie. Il était impossible de songer à se secourir les un- les
autres, fut-on père, enfant ou frère. Le senor Pedro Gomez se gela avec son
cheval, tout chargé des nombreuses émeraudes dont iJ s'était emparé.
Huelmo fut également victime avec sa femme et deux jeunes filles qu'il
amenait avec lui : touché de leurs gémissements, il aima mieux périr avec
elles que se sauver en les abandonnant. Un Castillan très-vigoureux avant
mis pied à terre pour sangler son cheval, expira à l'instant avec sa bête.
En ce passage moururent quinze Castillans, six femmes espagnoles, plu-
sieurs nègres et deux mille Indiens. Ceux qui eurent la chance de sortir dé-
neiges avaient l'aspect de cadavres, et parmi eux plusieurs Indiens perdirent
leurs doigts, leurs pieds, tandis que quelques autres restèrent aveugles. »
Je n'oserais pas assurer qu'il n'y ait point quelque exagération dan-
passage de l'historien Herrera : mais ce qui est bien certain, c'est que l'exa-
gération même n'a été possible que parce qu'en réalité il y eut de très-
grand malheurs à déplorer dans cette funeste campagne d'Alvarado. Combien
de catastrophes analogues sont, venues depuis lors confirmer la pensée que
l'homme ne saurait faire usage de ses forces ni conserver la vie au milieu
de pareilles fatigues, à des hauteurs considérables de l'atmosphère ! Si j'ai
choisi, pour en donner un exemple, ce fait si éloigné de nous, c'est parce
qu'il nous ramène, sinon à l'époque exacte de la conquête de la Nouvelle-
Espagne dont Bernai Diaz va nous entretenir, du moins à un petit nombre
d'années plus tard, à propos d'une campagne qui était commandée par un
des plus vigoureux compagnons d'armes de Cortès , Pedro de Alvarado
lui-même.
VIII
Il existe donc une hauteur de l'atmosphère où décidément il n'est plu-
possible de vivre. Cette vérité découle de conditions tellement puissant s '
d'une essence si radicale, que la chaleur équatoriale elle-même n'en est
un correctif que dans des proportions dont il n'est pas du reste impossible
de trouver la mesure. Or. je le demande, oserait-on admettre que l'un
XX PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
arrive au degré mortel d'altitude, subitement, sans transition, sans que des
symptômes de malaise d'abord, d'angoisse vive plus tard, viennent faire
pressentir le dénoûment final ? La pratique des voyages a appris qu'il n'en
est pas ainsi. On a dit, il est vrai, que la coutume de vivre sur les grandes
altitudes avait pour premier résultat d'augmenter le volume de la poitrine,
afin de mieux adapter l'organisme au milieu ambiant, en permettant de
compenser par une plus grande quantité d'air respiré la diminution de sa
densité. Cela ne m'a pas paru conforme à la réalité des faits-, car trois
siècles et demi de séjour n'ont point permis de constater un pareil change-
ment chez les Européens qui se sont fixés dans les régions montagneuses
de l'Amérique : résultat négatif qui fait justement croire qu'une semblable
ampleur thoracique observée chez les Indiens est la conséquence d'une
conformation de race existant à tous les niveaux .
Il est d'ailleurs évident que l'impossibilité de respirer et de se tenir suffi-
samment échauffé, sur les lieux élevés de la terre entière, a relégué l'habi-
tation à des degrés toujours plus bas d'altitude, selon qu'on s'éloigne davan-
tage de l'Equateur. Mais on peut assurer que nulle part les conditions ne
sont assez favorables pour que l'habitant puisse dépasser sensiblement la
hauteur de cinq mille mètres s'il s'agit de résidence définitive. En ne con-
sidérant donc que l'impossibilité absolue de vivre, on peut assurer que
l'observation l'a placée entre huit mille et neuf mille mètres pour l'aéronante
et entre cinq mille et cinq mille cinq cent mètres en ce qui regarde la rési-
dence permanente sur les montagnes. Il va sans dire, ainsi que nous l'avons
fait déjà pressentir, que des conditions de latitude et autres ramènent ces
points extrêmes à des chiffres plus modestes. Mais, quels que soient les
degrés d'élévation auxquels la vie devient impossible dans des lieux donnés,
on ne saurait douter qu'on n'y souffre déjà par des séjours qui se rappro-
chent des altitudes nécessairement mortelles. Où commencent ces souf-
frances? Là est le doute. J'ai cru pouvoir dire d'une manière générale que
la plupart des hommes s'en ressentent plus ou moins en dépassant la
hauteur qui signale la demi-distance verticale du niveau des mers à la
ligne des neiges éternelles, calculée dans la région que l'on habite. Je ne
prétends pas représenter mathématiquement le phénomène et le réduire
exactement à un chiffre. Mais je suis sûr que la vérité que nous cherchons
oscille, sans s'en éloigner beaucoup, autour de la proposition que je viens
de dire, et que si Ton n'en a pas immédiatement la preuve par l'aspect de
l'homme bien portant, la marche et la nature des maladies, sur les très-
hautes régions, ne permettent pas à l'observateur d'avoir le moindre doute
à cet égard; car « la vraie nature des influences extérieures se juge bien
mieux par les maladies qu'elles causent à l'homme que par la santé dont
elles le favorisent. »
« Dire d'ailleurs que l'habitant des altitudes est habitué aux atmosphères
raréfiées qu'il respire, c'est énoncer une vérité qui, à certains égards, nie
paraît incontestable. L'homme s'habitue, en effet, et s'harmonise naturelle-
ment aux grandes hauteurs. Mais — qu'on me permette de le dire — jamais
on n'a compris à quelles conditions et par quels sacrifices de vitalité il y
peut parvenir. On a pensé, on a écrit qu'en respirant une atmosphère moins
dense, le montagnard remplace la richesse absente par une inspiration d'air
plus considérable : il respire plus vite et plus amplement, d'où il résulte
que son acclimatement consisterait à produire, par cette manœuvre exagérée,
une vitalité absolument identique à celle qu'on observe au niveau de la mur.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. XXI
Nul doute que cette croyance ne soit erronée. J'ai démontré ailleurs que
l'homme des hauteurs tropicales, au delà de deux mille mètres, respire
moins que l'habitant des niveaux inférieurs, et je m'exprime ainsi, en don-
nant à la respiration son sens le plus étendu. L'acclimatation alors consiste
dans ce fait absolument véridique que le montagnard des hautes stations
s'habitue à sa manière d'être et reste satisfait de cette pénurie d'oxygène
qui lui est imposée par les conditions extérieures. Mais, quoi que l'on puisse
dire, avec justice, des aptitudes individuelles, chaque tempérament est
obligé de calculer sa puissance sur ces ressources affaiblies. Quel qu'il soit,
il brûle moins de carbone; il produit moins d'urée; il s'échauffe et s'use,
par conséquent, dans des proportions amoindries. Tel est le sort de l'habi-
tant des grandes altitudes; telle est la mesure originale de sa vitalité. Ce
n'est plus là, assurément, l'homme du niveau des mers; mais c'est bien,
comme on l'a dit justement, un homme acclimaté, en ce sens qu'il ne
succombe point aux influences qui l'entourent et qu'il réussit à donner une
somme d'existence dont les superficielles apparences n'excitent aucune sur-
prise. »
11 n'est pas douteux, néanmoins, qu'il n'y ait sur les hauteurs tropicales
de l'Amérique des conditions d'existence auxquelles les races européennes
pures ne s'habitueront jamais. Les différences de température, à l'air libre,
entre les ombres de la nuit et le rayonnement solaire du milieu du jour,
sont habituellement excessives au delà de deux mille mètres. Le thermo-
mètre n'est généralement pas loin de zéro, aux approches de l'aurore et du
soleil levant, tandis que les rayons solaires directs de midi lui font dépas-
ser 45 et même 50 degrés centigrades. L'abri du domicile fait aisément
ignorer ces écarts en donnant des ombres délicieuses qui oscillent de 15 à
23 degrés. Le citadin que la pratique des affaires retient dans ces dernières
conditions comprendrait difficilement qu'on ne puisse point s'y acclimater;
mais celui qui aurait quitté l'Europe pour demander ses progrès futurs à
des établissements agricoles pour lesquels il compterait sur l'intervention
personnelle de son travail, celui-là arriverait nécessairement à des mé-
comptes; car l'Européen, très-apte à braver les changements excessifs de
température qui établissent graduellement les saisons annuelles, résiste
rarement aux changements brusques et réguliers qui portent sur la succes-
sion constante du jour et de la nuit. Il s'y affaiblit outre mesure, y devient
dyspeptique et y périt souvent par le typhus ou par les abcès du foie. On
fera difficilement des populations robustes d'Européens dans des conditions
pareilles. Leur établissement ne serait pas précisément impossible, dans
les régions tropicales, avec le travail agricole personnel, entre quinze
cents et deux mille mètres; mais si l'on réfléchit à la facilité avec laquelle
sévit l'impaludisme aussitôt que les effets de l'altitude disparaissent, on
est forcé de reconnaître qu'on trouvera difficilement sous les tropiques des
conditions favorables à la conservation des hommes d'Europe adonnés aux
travaux des champs.
11 n'est pas difficile de démontrer au surplus que le degré de propaga-
tion des Européens de toutes conditions dans les pays hispano-américains
ne prouve nullement qu'ils y aient trouvé des conditions bien favorables à
leurs progrès; car les races pures ont une tendance manifeste à s'y étein-
dre, au bénéfice d'une grande majorité créée sur le pays même par le mé-
tissage.
Voici en effet ce que la statistique nous enseigne :
XXII PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Toute l'Amérique du Sud, en y ajoutant le Mexique, comprend kO 785 000
habitants répartis comme il suit :
Superficie
en kilomètres Population,
carrés.
Guatemala 105.612 1 .200.000
San Salvador 18 997 600. C00
Honduras 150.633 400.000
Nicaragua 121.964 400.000
Costarica •• • 45.669 150.000
Républiques argentines 1.406.000 1.850.000
Territoires y annexés : firan Chaco. Patagonie et Pampas. . 3.460.000 900.000
Pérou 1.321.000 2.500.000
Bolivie 1.388.000 2.000.000
Brésil 8.368.000 11.800.000
Chili 353.500 2.000.000
Nouvelle-Grenade 1.331.300 2.800.000
Equateur 555.000 1.300.000
Mexique 2.000.000 8.200.000
Paraguay 330.000 1 .800.000
Surinam et îles voisines 155.000 90.000
Guvane française 91.000 25.000
Guyane et Honduras anglais 330.000 1,130.000
Uruguay 175.000 40.000
Venezuela 983.000 1,600.000
Total 40,785,000
Si nous extrayons de cette énumération les pays les plus essentiellement
montagneux, nous formerons la liste suivante :
Mexique 8 . 567 .000
Amérique centrale 2.750.000
Nouvelle-Grenade 2.800.000
Venezuela 1.600.000
Equateur 1 . 300 .000
Pérou ' 2.500.000
Bolivie. 2 .000 . 000
Chili, 2.000.000
Partie montueuse des provinces Argentines (environ) 600.000
Total 24,117,000
Il ne serait pas facile de dire exactement, sans en faire l'objet d'une
étude bien approfondie, le nombre d'habitants qui correspond, dans cette
statistique, à tel ou tel degré de hauteur; mais par un examen déjà assez
satisfaisant, on arrive à la conviction que plus des deux tiers du total sont
soustraits par l'élévation du sol aux influences naturelles de la latitude.
Cela veut dire que 16 millions d'hommes environ vivent sous des conditions
de pression atmosphérique susceptibles d'agir sur leur santé. Je ne dirai
pas que cela ait lieu d'une manière essentiellement nuisible à tous les de-
grés de hauteur, mais il ressort de ces conditions atmosphériques origi-
nales, des manières d'être originales aussi, qui obligent à des soins excep-
tionnels et peuvent devenir la source de souffrances, inattendues partout
ailleurs.
Si nous voulons, pour nous en convaincre, porter l'attention sur la somme
d'attraits que, depuis plus de trois siècles, les émigrants ont trouvée dans
les causes qui les entraînaient de préférence vers les lieux élevés de l'Amé-
rique; si nous considérons en outre que les Espagnols trouvèrent quelques-
unes de ces contrées occupées par une fourmilière d'habitants, n'aurons-
nous pas le droit d'être surpris que 350 ans se soient écoulés depuis
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. XXlll
l'occupation de ces pays réellement enchanteurs et qu'on n'y compte
aujourd'hui que 2k millions d'habitants? Cet examen arrive à constater un
résultat plus décevant encore, si l'on y cherche le chiffre qui représente la
race européenne pure; car, dans un travail1 auquel je renvoie le lecteur,
j'ai dit les raisons qui portent à croire que les 24 millions d'âmes qui
peuplent les pays montagneux hispano-américains renferment :
De 16 à 18 millions de métis.
De ."> à 6 millions d'Indiens
De 1 i à 2 millions de blancs sans aucun mélange.
L'habitude qu'on a prise de supposer et de dire que les races latines
peuplent actuellement les contrées hispano-américaines de la même manière
que la race anglo-saxonne peuple le nord du même continent, renferme donc
une erreur flagrante qu'il importe de ne pas laisser subsister plus long-
temps. S'il est vrai que le sang européen s'est implanté aux Etats-Unis et
y a persisté dans sa pureté native, à l'exclusion à peu près absolue de
tout mélange, il n'en a pas été de même dans les pays découverts et
conquis par les Espagnols. Les détails de Bernai Diaz révéleront au lecteur
le goût avec lequel les conquistadores couraient à toutes sortes d'unions
avec les femmes indigènes, et ce que l'on peut voir, après plus de trois
siècles, dans les traits de leurs successeurs prouve bien clairement que ce
goût leur avait survécu. Je ne veux pas dire que tous les visages vous pré-
sentent, dans ces intéressants pays, le type bien caractérisé de l'indigénat
ancien de ces parties de l'Amérique. L'on sait, au contraire, et je sais mieux
que tout le monde, que la race qui y domine aujourd'hui se présente à
l'observateur avec les franches allures de ce qu'il y a de plus sympathique
dans les traits européens les mieux caractérisés. Mais, veuillez ne pas céder
à une illusion. L'éducation, les mœurs, les habitudes, les manières d'être
européennes ont passé les mers et se sont implantées là comme chez nous-
mêmes. Cela trompe l'œil aisément et il faudrait se livrer à un examen scru-
tateur qui répugne pour distinguer des nuances physiques éloignées à tra-
vers les qualités européennes de tout ordre qui conspirent pour vous en
distraire. Si, au lieu de vous fier à vous-même pour cette étude, vous en
appelez à l'art du photographe, cette invention brutale, mettant de côté les
finesses de l'expression, manquera rarement d'évoquer sur les visages cer-
tains traits qui proclament une parenté américaine, quelque éloignée qu'elle
puisse être. Le type qui en résulte n'est encore que bien vaguement arrêté,
je le sais; il tend à se rapprocher chaque jour davantage de la meilleure
part de sa double ou triple origine; « mais, quelles que doivent être un jour
les formes extérieures, les forces physiques et les aspirations morales des
peuples hispano-américains des régions montagneuses, j'ai cru qu'il y avait
un grand intérêt à faire remarquer les modifications qu'ils ont subies et
celles qu'ils éprouvent de notre temps. Au milieu du mouvement qui s'opère
dans les esprits vers le passé, peut-être trop poétisé, des peuples qui se sont
éteints dans ces pays, il n'est pas sans intérêt d'éclairer le présent de toutes
les lumières dont il est susceptible. Parmi les choses actuelles dignes
1. Influence de la pression de Vair sur la vie de l'homme. T édition. Taris.
G. Masson; 1876.
XXIV PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
d'attention, on ne saurait négliger de faire remarquer avant tout que l'élé-
ment dominant de la population, l'élément qui sera bientôt l'Amérique
espagnole tout entière, c'est le métis. C'est lui qui se révèle par des aspi-
rations inattendues; c'est lui évidemment qui forme la partie remuante de
ces nationalités diverses, comme c'est à lui qu'est réservé l'avenir de ces
intéressants pays. L'originalité nationale est là tout entière. Vous la cher-
cheriez vainement dans les souvenirs d'une époque lointaine de nature amé-
ricaine; vous ne la trouveriez pas davantage dans l'incarnation absolue des
caractères européens. Ce sont bien des peuples neufs, procédant de deux
types principaux, s'acheminant à l'homogénéité par le temps et les influences
climatériques. Dans cet état original, cette création nouvelle s'élève à plus
de 16 millions d'habitants1. On a donc tort aujourd'hui de parler de race
latine à propos de pays américains ; c'est race américo-latine qu'il faut dire
et c'est elle qui doit attirer vers ces régions l'attention et les sympathies de
l'Europe. »
Jusqu'aux premières années de ce siècle, ces nuances variées vivaient
unies, sans initiative personnelle apparente, sous la tutelle ou le joug du
Conseil des Indes siégeant en Espagne. Si les aspirations étaient en réalité
diverses, elles baissaient la tête, uniformément contenues, et l'on a pu croire
pendant trois siècles à l'unité de leurs goûts et de leurs caractères. Mais il
me semble que depuis les guerres qui se sont terminées par l'indépendance
du continent tout entier, il n'est plus possible de constater cette harmonie
dans les pensées, dans les inspirations morales et dans la recherche des
biens matériels ou sociaux. On dirait au contraire qu'un malaise inconscient,
provenant d'un manque d'équilibre, agite les âmes et les pousse vers des
destinées auxquelles on aspire, à travers des désordres qui proviennent eux-
mêmes en grande partie de l'ignorance où l'on est des causes réelles d'une
situation plus exceptionnelle qu'on ne pense. Bientôt le plus grand malheur
de cet état de choses sera que les désordres sociaux auxquels on s'habitue
puiseront leur principale source dans l'éducation; car on sera révolution-
naire ou remuant par héritage. Déjà même on peut constater le résultat fu-
neste de ce speclacle, dont les scènes se perpétuent en habituant les habi-
tants de ces régions à y trouver leur passe-temps, par la discussion spécu-
lative et par le jeu des convoitises personnelles, au détriment des intérêts
de la patrie.
Il serait temps de faire un retour sur les origines et sur les causes réelles
de ce défaut d'entente, afin de réfléchir aux moyens d'en conjurer la durée
et les graves conséquences. Ainsi que je viens de l'insinuer, la diversité de
nuances dans la race peut avoir contribué à compliquer les aspirations au
point de nuire à l'ensemble en en troublant l'harmonie. Mais ce qui, dans
les pays montagneux, conspire sans nul doute contre l'unité tranquille des
esprits, c'est la> multiplicité des niveaux entraîoant des conditions diverses
de température. Ce ne peut être en effet par amour platonique pour les
distinctions arbitraires que les habitants des régions montueuses des pays
tropicaux ont pris l'habitude de distinguer les contrées dont ils sont ori-
ginaires au moyen de désignations prenant leur point de départ dans les
divers degrés d'altitude. Au Mexique, les trois dénominations de Terres-
1. Pour les récrions montagneuses seulement.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. XXV
Chaudes, Terres-Tempérées et Terres-Froides s'appliquent à trois régions :
basse, moyenne et élevée, dont les hauteurs différentes ont pour effet de
mettre les produits du sol en harmonie avec des températures qui rappel-
lent les climats équatoriaux, froids et tempérés.
Les Péruviens, avec des mots différents, ont constaté des situations ana-
logues, et si, revenant à l'ancien monde, nous portons les yeux sur la vieille
Ethiopie, nous y trouvons l'usage de trois mots : Kuella, Dega et Waina-
Dega, pour désigner : 1° les régions au-dessous de 2 000 ; 2° les pays au-
dessus de 2 400; 3° les contrées intermédiaires entre 1 900 et 2 500 mètres.
Or, douze années de séjour dans ce pays africain ont permis à M. Arnauld
d'Abbadie de constater la diversité d'influences de ces différents degrés d'al-
titude sur les caractères physiques et moraux des habitants, et il en a résumé
les résultats dans une rédaction claire et fort élégante dont les conclusions
se terminent par l'aveu qu'on va lire :
«A ces traits distinctifs des populations des contrées deugas, waïna-
deugas et kouallas, on pourrait en ajouter bien d'autres, tant le moindre
changement dans les conditions de son existence peut modifier l'être humain,
variant à l'infini et échappant d'autant plus à la définition et au classement,
que tout jugement est conjectural ou porte sur des formes changeantes
comme l'onde qui s'entr'ouvre et se referme de mille façons diverses sous la
quille des vaisseaux qui la sillonnent. Aussi ne me serais-je peut-être pas
hasardé, d'après mes seules observations, à diviser une population entière
en trois classes basées non-seulement sur les différences sensibles aux
yeux, mais encore sur les nuances morales, si je n'avais eu pour me guider
l'expérience d'indigènes réputés sages et habiles dans les choses de leur
pays. C'est donc surtout d'après leurs jugements que j'ai tracé les portraits
typiques autour desquels gravitent les ressemblances individuelles. Du reste,
ces populations s'harmonisent merveilleusement avec les contrastes qu'offre
la nature physique du pays, et, s'il est vrai que l'uniformité ne retient que
faiblement les affections, qu'il leur faille des inégalités, des aspérités même
où se prendre, on pourrait attribuer, en partie du moins, à tous ces con-
trastes dans les hommes et dans les choses, l'ardent amour de l'Ethiopien
pour sa patrie1. »
Ramenant maintenant nos pensées au Nouveau Monde, nous y trouvons
un observateur distingué, M. Samper, qui dans un livre intéressant sur la
Nouvelle-Grenade, décrit les caractères distinctifs des hommes qui habitent
divers degrés de hauteur de cette importante république. Ses conclusions
sont les suivantes :
« 1° Sur les hauts plateaux, dans la région froide, — pays de \a.chicha, du
blé et des papas, — douceur dans l'impassibilité, force d'inertie, isolement
frisant l'égoïsme, méfiance, esprit absolu de conservation, immobilité
morale, vie sédentaire, caractères passifs, superstition religieuse poussée
parfois jusqu'au fanatisme, peu d'intelligence, force physique propre à
supporter de grands poids, mais pas d'élan, pas de passion, pas de rapidité.
« 2° Sur les versants occidentaux de la Cordillère, dans la région tem-
pérée, pays du guarapo, de l'arracacha et de la canne à sucre, caractères
candides et bons, aptitudes industrielles, un certain goût pour la loco-
motion, mœurs paisibles, sans esprit de servitude, un type et une façon de
vivre qui tiennent un peu de la manière d'être des habitants du haut plateau
1. Arnauld d'Abhadio. Douze ans <l<ms lu. Haute-Ethiopie, p. 106.
XXVI PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
et de la vallée, sans caractère bien tranché et sans aucun mélange de sang
africain.
« 3° Au fond des prairies et des forêts de la vallée, — le pays brûlant de
l'eau-de-vie, de la banane et du maïs, du cacao et du tabac, où coulent de
nombreux cours d'eau très-poissonneux, — un croisement de races beau-
coup plus intense que dans les deux autres zones, organisations ardentes,
amour du plaisir et du bien-être, enthousiasme, hardiesse, sentiment de la
personnalité, habitudes hospitalières, franchise, fortes passions; en un mot,
une population tout à fait différente de celle qui occupe les plateaux
des Andes. »
Dès 1861, dans un premier écrit à ce sujet *, j'avais porté l'attention sur
les traits distinctifs des hommes qui ont peuplé les différents niveaux du
Mexique. Je terminais par cette conclusion la peinture que je venais de
faire des caractères des habitants par rapport aux niveaux du sol : « Le
souvenir de ce que j'ai connu parmi les habitants de ce pays m'a fait entre-
voir un heureux assemblage de qualités diverses capables d'engendrer les
progrès d'un grand peuple. Ces progrès existeront un jour, n'en doutons
pas-, mais nous ne saurions nous aveugler sur les difficultés qui s'opposent
à la réalisation de ces justes espérances. Former un tout compacte avec
des éléments divers qui deviennent solidaires dans l'accomplissement d'as-
pirations communes, c'est chose non-seulement possible, mais facile dans
les pays où les intérêts et les instincts n'ont dé différence que dans les
nuances, ou ne diffèrent essentiellement qu'à de grandes distances géogra-
phiques. Les divisions administratives peuvent alors concilier, jusqu'à un
certain point, des aspirations souvent opposées; mais, au Mexique, chaque
Etat est une réunion de températures, de hauteurs, de productions et de
races qui créent des passions, des caractères, des intérêts tout à fait diffé-
rents. Cène sont pas les latitudes, mais les niveaux qui forment cet ensem-
ble, dangereux pour une administration, quoique éminemment fécond par
sa variété même... »
Voilà donc dans toutes ces régions montagneuses d'Amériqne et pour
chaque pays en particulier un assemblage d'hommes pour ainsi dire en con-
tact, avec des aspirations, des intérêts et des activités très-variés. Une seule
constitution les unit à un centre discutable et différemment toléré. Ce que
l'un désire platoniquement, l'autre le déteste et est toujours prêt à courir
aux armes pour s'en débarrasser. Les capitales, placées généralement sur
les plateaux, ont pris l'habitude de s'y complaire, et, lorsque les circons-
tances l'exigent, elles ne se décident que tardivement, presque toujours
avec apathie, à faire campagne vers les points éloignés, à des niveaux infé-
rieurs, où la santé des habitants des hauts plateaux s'altère et aboutit par-
fois à une mort prompte. Je ne dis pas qu'il en soit toujours ainsi, mais
c'est la règle. Les expéditions heureuses en ce genre, au point de vue de
l'hygiène et de l'absence des maladies, passent assez pour exception dans
le pays même pour qu'on n'y compte jamais d'une manière absolue.
Nul doute que toutes ces considérations ne contribuent à expliquer les
difficultés d'organisation sociale des pays montagneux de l'Amérique dans
les temps modernes. Mais, si nous les ramenons de nouveau à leurs rap-
ports avec l'expédition que nous allons voir aboutir à la conquête de la Nou-
velle-Espagne, sous le commandement de Fernand Cortès, nous sentirons
1. Le Mexique et V Amérique tropicale. Paris, J.-B. Baillière et iils.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xxvil
redoubler notre admiration pour l'intrépidité, la ténacité de caractère et la
force physique de cette poignée d'hommes qui bravent tous les climats et
exécutent les marches les plus fatigantes, passant des nuits sans abri, dans
des contrées où le refroidissement nocturne est funeste, et dans d'autres
aussi où les émanations paludéennes sont mortelles quand le soleil n'est
plus sur l'horizon : spectacle assurément curieux à tous égards, mais qui
acquiert pour nous un intérêt exceptionnel si nous mettons en regard de
cette vigueur incomparable des représentants primitifs de la race conqué-
rante les déceptions qui ont accompagné les progrès de leurs successeurs
dans le Nouveau Monde!
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AVERTISSEMENT AU LECTEUR
En faisant une première édition du livre traduit de Bernai Diaz, j'étais à la fois
dominé par la conviction que c'était une œuvre difficile, et pénétré du désir de livrer
ce travail au public après y avoir mis tous les soins dont je puis être capable. Je ne
crus donc pas qu'il suffirait, pour arriver à une édition définitive, de m'arrêtcr aux
résultats d'un premier essai, et c'est ce qui motiva ma résolution de ne produire
d'abord qu'un très-petit nombre d'exemplaires, que je considérais comme devant
être la base de mes propres réflexions ultérieures et des conseils d'autrui. Après
avoir rempli cette formalité d'un premier travail, plein de respect à la fois pour
l'auteur que je traduis et pour le lecteur auquel je destine mon œuvre, je livre au
public cette seconde édition, qui serait en réalité irréprochable si elle avait tous les
mérites que je me suis efforcé d'y réunir. Je n'hésite pas à dire, du moins, qu'elle aura
celui de la fidélité.
Quant aux accessoires, j'ai cru devoir faire précéder cette traduction de la préface
qu'on vient de lire. L'étude à laquelle je m'y suis livré embrasse des questions rela-
tives à l'Amérique entière, qui m'ont paru demander le secours de quelques caries
géographiques. Il m'était d'autant plus facile de donner cette addition utile à mon
livre actuel, que je possédais déjà les planches des cartes qui m'ont servi pour mon
ouvrage antérieur: Influence de la pression de l'air sur la vie de Vhomme. Quel-
ques modifications de peu d'importance les ont rendues applicables à mon travail
nouveau.
La première de ces cartes indique, d'après Ilumboldt, les divisions et les nœuds de
la Cordillère des Andes méridionales, avec des coupes verticales qui donneront à
mes lecteurs une idée très-exacte des altitudes foulées par les hommes dans celte
partie du monde, qui intéresse le sujet dont nous nous occupons.
La seconde carte donne la République mexicaine avec ses divisions modernes et ses
niveaux signalés à l'œil par des couleurs dont l'explication se trouve dans la légende
qui accompagne la carte. On ne verra pas, sans doute, dans ce travail graphique la
reproduction de tous les noms qui se trouvent dans l'itinéraire de la campagne de
Cortès; mais les principales dénominations actuelles rappellent assez les anciennes
pour que cette carte ne soit pas sans utilité. Elle aura du moins le mérite de faire
comprendre au lecteur l'hypsométric exacte du pays.
La troisième carte et la quatrième sont d'un intérêt plus grand pour les lecteurs de
Bernai Diaz. Elles représentent comparativement l'étendue des lagunes de la vallée île
Mexico au temps de Cortès et de nos jours. Celle qui figure cette situation à [époque
de la conquête est copiée exactement sur le livre de Clavijero. Je ne lui connais pas
d'autre mérite que de donner approximativement l'étendue des terrains envahis par
XXX AVERTISSEMENT AU LECTEUR
les eaux, la disposition certaine des chaussées par lesquelles on arrivait à la capitale,
ce qui permet de comprendre aisément les opérations du siège par Gortès. L'autre
carte, absolument moderne, est la reproduction exacte et irréprochable du travail le
plus estimable qui ait été fait à Mexico sur ce sujet. Je crois devoir la présenter aux
lecteurs comme très-digne de leur attention.
Le cinquième travail graphique a pour but de donner à ceux qui me lisent une re-
présentation figurée des hauteurs habitées en Amérique, et des niveaux propres à
certaines végétations nécessaires ou utiles à l'homme. La légende qui accompagne ce
plan insiste surtout sur les appellations de lieux propres au Pérou, parce que ce tra-
vail est inspiré par le traité de géographie de Paz Soldan.
Comme il aurait été difficile de représenter par leurs équivalents en français cer-
tains mots espagnols qui désignent des dignités ou des charges publiques, j'ai pris la
résolution de les conserver, dans mon texte, tels qu'ils sont dans B. Diaz. C'est pour
cette raison que le mot alcalde, qui aurait pu se traduire en français par « alcade »,
figurera dans ma traduction avec son orthographe espagnole, comme les mots regi-
dor, adelantado, factor1 veedor, etc., qui désignent des emplois royaux souvent
mentionnés dans le livre de B. Diaz.
PREFACE DE L'AUTEUR
Moi, Bernai Diaz del Castillo, Regidor de cette ville de San-
tiago de Guatemala, auteur de cette véridique et claire Histoire,
j'ai achevé de la mettre à jour, en commençant par la décou-
verte et parcourant toutes les conquêtes de la Nouvelle-Espa-
gne : comment on prit la grande capitale de Mexico et comment
on pacifia beaucoup d'autres villes; comme quoi, après avoir
peuplé d'Espagnols plusieurs villes et villages, nous les fîmes
livrer à notre Seigneur et Roi, ainsi que c'était notre devoir.
On y verra de très-remarquables choses, bien dignes d'être ap-
prises. J'y signale aussi les erreurs et fautes écrites en un livre
de Francisco de Gomara, qui non-seulement se trompe en ce
qu'il dit de la Nouvelle-Espagne, mais encore a induit en er-
reur deux fameux historiens ses imitateurs : le docteur Illescas
et l'évêque Pablo Jovio. Et, à ce propos, je dis et j'affirme que
ce qui est contenu dans ce livre est très-véridique et que, comme
témoin oculaire, j'assistai à toutes les batailles et rencontres.
Ce ne sont pas là de vieux contes et des histoires de Romains
de plus de sept cents ans de date; c'est hier, peut-on dire, que
XXXII PRÉFACE DE L'AUTEUR.
se passèrent les événements qu'on lira dans cette Histoire, avec
le comme et le quand et la véritable manière. On a de bons té-
moignages dans le très-vaillant et très-valeureux capitaine don
Hernando Cortès, marquis del Yalle, qui en lit le rapport en
une lettre qu'il écrivit du Mexique au Sérônissime Empereur
Charles-Quint, de glorieuse mémoire; non moins que dans une
lettre du Vice-Roi don Antonio de Mendoza, ainsi que dans d'au-
tres preuves dûment justifiées. Au surplus, il suffira de lire mon
Histoire pour avoir le témoignage et l'éclaircissement de toutes
ces choses. J'ai achevé de la mettre au net, d'après mes notes et
mes brouillons, dans cette ville loyale de Guatemala, où réside
le Tribunal suprême, le 26 du mois de février de l'an 1568. Je
dois mettre la dernière main à certains événements qui ne sont
pas encore terminés. Je signale en plusieurs endroits ce qui ne
doit pas se lire. Je prie en grâce messieurs les imprimeurs de ne
rien supprimer, de ne pas mettre plus de lettres qu'il n'y en a
dans mon manuscrit, de ne pas ajouter des suppléments, etc.
CONQUÊTE
DE LA
NOUVELLE-ESPAGNE
HISTOIRE VÉRIDIQUE DES ÉVÉNEMENTS
CHAPITRE I
A quelle époque je partis de Castille et ce qui m'advint.
En l'an quinze cent quatorze, je partis de Castille en compagnie
du gouverneur Pedro Arias de Avila, à qui l'on venait de confier
l'administration de la Terre-Ferme. Après avoir navigué tantôt avec
beau temps, tantôt par des vents contraires, nous abordâmes à
Nombre de Dïos1. Nous y fûmes accueillis par une épidémie qui
nous tua beaucoup de nos hommes d'armes. La plupart d'entre nous
tombèrent malades, et nous eûmes à souffrir d'une sorte de mauvaises
plaies qui envahissaient nos jambes. Sur ces entrefaites aussi, le
gouverneur lui-même eut des désaccords avec un hidalgo qui com-
mandait les troupes et qui avait fait la conquête de cette province.
C'était Vasco Nunez de Balboa, homme riche, à qui Arias de Avila
venait de donner une de ses filles en mariage. Or, lorsque déjà cette
alliance était contractée, il eut le soupçon que son gendre voulait se
soulever et s'enfuir par mer, vers le sud, avec une troupe d'hommes
armés. Sur ces indices, il le fit juger et ordonna qu'on l'égorgeât en
exécution de la sentence.
Ayant vu ce que je viens de dire et bien d'autres querelles entre
soldats et capitaines, sachant d'ailleurs qu'on venait de conquérir l'île
de Cuba et qu'un hidalgo, natif de Cuellar, nommé Diego Velasquez,
1. Situé sur la côte orientale de l'isthme de Panama, dans les environs du lieu
occupé aujourd'hui par Aspinwal, point de départ du chemin de fer interocéanique.
1
2 CONQUÊTE
en était le gouverneur, nous nous concertâmes ensemble, plusieurs
hidalgos et militaires, tous gens de qualité qui étions venus avec Pe-
dro Arias de Avila, et nous résolûmes de lui demander l'autorisation
de partir pour cette île. Il nous la donna très-volontiers, parce qu'il
n'avait pas besoin de tous les soldats dont il s'était renforcé en sor-
tant de Gastille dans le but de guerroyer. Il n'avait plus à combattre,
en effet; tout était pacifié autour de lui; car Vasco Nunez de Balboa,
son gendre, avait soumis le pays qui est petit et peu peuplé.
Munis de notre congé, nous nous embarquâmes sur un bon navire.
Grâce au beau temps, nous arrivâmes à l'île de Cuba et nous nous
empressâmes d'aller baiser les mains au gouverneur, qui nous fit un
accueil très-affectueux, nous promettant qu'il nous donnerait des
premiers Indiens dont on lui annoncerait la vacance.
En ajoutant aux journées que nous passâmes en Terre-Ferme le
temps que nous perdîmes à attendre vainement les Indiens qu'on
nous avait promis, trois ans s'écoulèrent sans que nous fissions abso-
lument rien qui mérite d'être conté. Nous nous réunîmes alors cent
dix camarades, recrutés entre les hommes qui étaient venus avec
nous de Terre-Ferme, et parmi les habitants de l'île qui n'avaient
pas d'Indiens. Nous tombâmes d'accord pour donner le commande-
ment à un hidalgo nommé Francisco Hernandez de Cordova, homme
riche qui possédait des villages d'Indiens, et nous résolûmes d'aller,
à nos risques et périls, découvrir des terres nouvelles où nous pus-
sions trouver l'occasion d'employer nos personnes. Nous achetâmes
trois navires. Deux étaient d'un bon tonnage. Le troisième nous fut
offert à crédit par le gouverneur lui-même, à la condition que nous
tous prendrions l'engagement d'aborder avec ces trois navires aux
îles actuellement appelées G-uanajes, qui se trouvent entre Cuba et
Honduras. Nous devions les traiter en gens de guerre et y charger
d'Indiens nos trois bâtiments, afin de les livrer à Velasquez comme
esclaves en payement de son navire. Il nous sembla que ce que le
gouverneur exigeait de nous n'était pas chose juste. Nous lui répon-
dîmes donc que ni Dieu ni le Roi n'avait commandé que nous fis-
sions des esclaves avec des hommes libres. Se pénétrant mieux alors
de nos intentions, il nous dit que notre projet d'aller à la découverte
de terres nouvelles lui paraissait meilleur que le sien, et il vint à
notre secours en nous fournissant des provisions pour le voyage.
Nous voyant alors à la tête de trois navires, pourvus de pain de
cassave que l'on fait avec des racines appelées yucas, nous achetâmes
des porcs, au prix de trois piastres; car il n'y avait alors dans l'île
ni vaches ni moutons. Nous nous procurâmes quelques vivres pau-
vrement classés; nous acquîmes des verroteries pour faire des
échanges, et nous nous assurâmes trois pilotes. Le principal, celui
qui devait gouverner notre flottille, s'appelait Anton de Alaminos,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 3
originaire de Palos. Un autre portait le nom de Camacho, de Triana;
le troisième était Juan Alvarez, le Manchot, de Huelva. Nous réu-
nîmes aussi tous les matelots qui nous étaient nécessaires; nous nous
procurâmes, à nos frais, les meilleurs agrès que nous pûmes trou-
ver : cordages, haubans, ancres, barriques d'eau et tout ce qui pou-
vait convenir à notre voyage. Nous étant réunis, au nombre de cent
dix soldats, nous nous rendîmes à un port qu'on appelle Ajaruco en
langue de Cuba. Il est situé au nord, à huit lieues d'un bourg alors
peuplé sous le nom de San Gristobal et que l'on a transporté au point
où se trouve actuellement la ville de la Havane. Et pour que notre
flottille naviguât sur un solide appui, nous dûmes nous adjoindre
un aumônier, Alonzo Gonzalez, qui se trouvait à San Gristobal et que
nos bonnes raisons, aussi bien que nos promesses, décidèrent à partir
avec nous. Nous élûmes, en outre, pour commissaire, au nom de
Sa Majesté, un soldat nommé Bcrnardino Iniguez, natif de Santo-
Domingo de la Galzada, afin que si, par la grâce de Dieu, nous abor-
dions des pays riches en or, en perles ou en argent, il y eût une
personne légalement qualifiée pour recevoir le quint l du Roi. Tout
étant organisé de la sorte, nous entendîmes la messe et, après nous
être recommandés à Dieu Notre Seigneur et à la Vierge Marie, sa
Mère et Notre Dame, nous entreprîmes notre voyage de la façon que
je vais dire.
CHAPITRE II
De la découverte de Yucatan et d'une rencontre que nous eûmes avec les naturels.
Nous abandonnâmes la Havane le huitième jour du mois de février
de l'an quinze cent dix-sept, et nous fîmes voile en partant du port
de Jaruco, ainsi nommé par les naturels de l'île. Il est situé vers le
nord. Nous longeâmes la côte de San Antonio que les Cubains ap-
pellent la contrée des Guanatavis, Indiens qu'on peut dire sauvages.
Après en avoir doublé la pointe, nous trouvant en pleine mer, nous
naviguâmes au hasard vers le couchant, sans avoir aucune idée des
bancs, des courants, des vents qui régnent dans ces parages, expo-
1. Quinto real. Cette expression correspond à la somme d'objets ou de numéraire
qui était prélevée sur le butin en faveur de la couronne. C'était, d*habitude. le cin-
quième du total et c'est pour cela que j'avais cru d'abord devoir traduire par les mots
« cinquième royal ». Je me reproebe aujourd'bui d'avoir employé cette expression,
exacte sans doute, mais d'un sens trop précis au point de vue mathématique. Ce cin-
quième royal n'était pas toujours, eu effet, un cinquième réel. S'il en lui ainsi de
prime abord, les babitudes de prélèvement fiscal le tirent souvent varier dans la
somme représentée, de manière à enlever au mot toute valeur absolue.
4 CONQUÊTE
sant nos personnes aux risques les plus sérieux. Il nous survint en
effet, au premier moment, une tourmente qui dura deux jours et
deux nuits avec une telle violence, que nous fûmes sur le point d'y
périr. Le beau temps étant revenu, nous naviguâmes dans une autre
direction et, vingt et un jours après notre départ de Cuba, nous
aperçûmes la terre, à notre grande joie, et nous rendîmes grâces à
Dieu pour cet événement. Or, ce pays n'avait pas encore été décou-
vert et l'on n'en avait eu jusqu'alors aucune connaissance. Nous voyions,
du pont de nos navires, un grand village qui paraissait situé à deux
lieues de la côte. Jugeant à la vue que c'était un centre considérable
de population, supérieur à tout ce que nous avions pu voir à Cuba,
nous lui donnâmes le nom de Grand-Caire. Nous convînmes que celui
de nos navires qui calait le moins d'eau s'approcherait le plus pos-
sible de la côte, pour mieux juger le pays et voir si le fond nous
permettrait de mouiller près de terre. Or, un matin, c'était le 4 mars,
nous vîmes venir cinq grands canots remplis de naturels de ce vil-
lage; ils ramaient et s'aidaient de la voile. Leurs embarcations sont
comme une sorte de pétrin, grandes et faites de gros troncs d'arbres
creusés en dedans, formant un vide dans du bois massif. Plusieurs
d'entre elles peuvent contenir quarante et cinquante Indiens se tenant
debout.
Revenons à mon récit.
Les Indiens s'approchèrent de nos navires avec leurs cinq embar-
cations. Ils s'y résolurent sur l'invitation pacifique que nous leur en
fîmes avec nos mains et par des signaux à l'aide de nos manteaux,
les engageant ainsi à nous parler, car nous n'avions point encore
d'interprètes qui comprissent les langues yucatèque et mexicaine.
Ils nous abordèrent sans nulle crainte et une trentaine d'entre eux
montèrent sur le navire du commandant. Nous leur offrîmes à man-
ger du pain de cassave et du porc. Nous donnâmes à chacun d'eux
quelques verroteries de couleur verte enfilées en colliers. Après qu'ils
eurent considéré le bâtiment quelques instants, le plus autorisé du
groupe, qui était cacique, nous fit entendre par signes qu'il voulait
se rembarquer dans ses canots et retourner à son village, ajoutant
qu'un autre jour ils viendraient avec un plus grand nombre d'embar-
cations et nous inviteraient à descendre à terre. Ces Indiens étaient
vêtus de jaquettes en coton. Ils couvraient leurs nudités à l'aide de
bandes étroites qu'ils appellent rnaltates, ce qui nous les fit réputer
pour gens plus civilisés que ceux de Cuba qui montraient tout à dé-
couvert, excepté les femmes dont l'habitude était de porter un vête-
ment de coton descendant jusqu'aux cuisses, connu parmi eux sous
le nom de naguas. Reprenons le fil de notre histoire, pour dire que
le lendemain matin le même cacique revint sur douze embarcations
plus grandes, avec plusieurs Indiens rameurs. Il se livrait à des dé-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 5
monstrations pacifiques et priait notre commandant de nous con-
duire au village, assurant qu'on nous y donnerait à manger et tout le
nécessaire, ajoutant encore que ses douze canots suffiraient à nous des-
cendre tous à ferre. Et comme il faisait cette invitation en sa langue,
je me rappelle qu'il disait : Con escotoch, con escotoch, ce qui signi-
fie : « Allons chez nous. » C'est pour cela qu'en ce moment même
nous appelâmes ce point de la côte : pointe de Cotochey et c'est ainsi
qu'il figure dans les cartes marines.
Voyant les agaceries obséquieuses du cacique pour nous résoudre
à le suivre au village, notre commandant demanda notre avis. Il fut
convenu que nous mettrions nos canots à la mer et que nous nous
rendrions à terre tous ensemble sur les douze embarcations et sur
notre plus petit navire. Gomme d'ailleurs nous voyions la côte se
remplir d'habitants venus du village, nous nous embarquâmes tous
en un seul convoi. Nous voyant débarqués et remarquant que nous
ne prenions pas la direction des habitations, le cacique pria de nou-
veau notre capitaine, au moyen de signes, de visiter avec lui leurs
demeures, et il se livrait à tant de démonstrations pacifiques que le
commandant nous demanda conseil pour résoudre si, oui ou non,
nous devions le suivre. Nous fûmes presque tous d'avis que, nous
armant le mieux possible et marchant en bon ordre, nous irions au
village.
Nous emportâmes quinze arbalètes et dix espingoles (c'était bien
ainsi qu'on les nommait en ce temps-là: espingoles ou escopettes),
et nous nous mîmes en marche par un chemin où nous avions pour
guide le cacique accompagné d'un grand nombre d'Indiens. Nous
avancions dans le Kon ordre dont j'ai parlé, en longeant une forêt à
sol raboteux, lorsque le cacique commença à appeler et à crier, afin
que tombassent sur nous des bataillons d'hommes de guerre apostés
là en embuscade pour nous détruire. Entendant cet appel, les batail-
lons s'élancèrent avec une grande impétuosité et ils commencèrent à
nous cribler de flèches avec beaucoup d'adresse, de telle sorte que
du premier jet ils nous blessèrent quinze soldats. Ils avaient des dé-
fenses de coton, des lances, des boucliers, des arcs, des flèches, des
frondes avec grande provision de pierres, et sur leurs têtes des pa-
naches. Après nous avoir lancé leurs traits, ils coururent à la mêlée
et, tenant leurs lances à deux mains, ils nous firent beaucoup de mal.
Mais bientôt nous les mîmes en fuite en leur faisant sentir le fil de
nos épées; nos arbalètes, non moins que nos espingoles, leur firent
tant de dommage que quinze d'entre eux restèrent morts sur le car-
reau.
A peu de distance du lieu du combat, nous trouvâmes une petite
place avec trois maisons bâties à chaux et à sable. C'étaient des ora-
toires où l'on avait dressé plusieurs idoles en terre cuite. Les unes
6 CONQUETE
avaient des figures diaboliques; d'autres présentaient des formes fémi-
nines, avec des tailles élevées; il y en avait d'un fort mauvais aspect
et se groupant de façon qu'on aurait pu dire que les personnages se
livraient à des exercices réprouvés par la morale1. Dans leurs mai-
sons les habitants avaient des cassettes en bois contenant d'autres
idoles qui faisaient des grimaces diaboliques, avec des médaillons
de mauvais or, des pendeloques, trois diadèmes et d'autres menues
pièces figurant des poissons ou des canards en or mélangé. Et ce
voyant, l'or et les maisons bâties à chaux et à sable, nous nous ré-
jouissions d'avoir découvert un semblable pays; car on n'avait pas
encore eu connaissance du Pérou en ce temps-là, et on ne le découvrit
même que seize ans plus tard.
Pendant que nous nous battions avec les Indiens comme j'ai dit, le
prêtre Gonzalez, qui venait avec nous, aidé par deux naturels de Cuba,
fit main basse sur les cassettes, l'or et les idoles, et les porta sur les
navires. Dans cette escarmouche, nous prîmes deux Indiens qui, plus
tard, furent baptisés en devenant chrétiens. Ils s'appelèrent l'un Mel-
chior et l'autre Julien; les deux avaient les yeux bridés. L'attaque
ayant du reste pris fin, nous résolûmes de nous rembarquer et de
continuer nos découvertes en suivant la côte dans la direction du cou-
chant. Après avoir pansé nos blessures, nous commençâmes à dé-
ployer les voiles.
CHAPITRE III
De la découverte de Campêche.
Gomme nous étions convenus de suivre la côte vers le couchant,
découvrant les caps, les bancs, les ports, les récifs, dans la croyance
que nous longions une île, ainsi que l'affirmait le pilote Anton de
Alaminos, nous avancions avec grande précaution, naviguant le jour
et mouillant pendant la nuit. Après avoir marché quinze jours de la
sorte, des ponts de nos navires nous aperçûmes une ville 2 qui parais-
1. Sicuti sodomiler peccaverint, dit le texte.
2. Pueblo, villa, ciudad. J'ai été fort embarrassé pour employer d'une manière
exacte les termes correspondant en français à ces trois dénominations, qui signifient
littéralement village, bourg et ville. Dans le début de son récit et jusqu'à coque la
conquête est à peu près définitive, Bernai Diaz emploie presque toujours le mot
pueblo qui paraît alors désigner sous sa plume, d'une manière générale, un centre
de population. 11 est très-difficile de distinguer, en traduisant, ce qu'il serait conve-
nable de mettre en français. Je me décidai tout d'abord à employer le mot «village»;
plus tard je devins hésitant et le lecteur verra peut-être dans mon texte les deux
expressions de « ville » et de « village » paraître successivement désigner une même
localité. Je le préviens ici que mon hésitai ion vient de ce que mon auteur n'est pas
lui-même très-précis dans les distinctions à faire en ce genre. Plus tard, lorsque la
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 7
sait importante, et près d'elle on voyait une grande anse et une baie.
Nous crûmes qu'il y aurait une rivière où nous pourrions faire de
l'eau, car notre provision nous manquait sérieusement. Elle s'achevait
dans les barriques et dans tous nos fûts qui étaient en mauvais état ;
car notre flottille se ressentait de la pauvreté de ses maîtres; nous
n'avions pas été assez riches pour nous pourvoir de bonnes pipes.
L'eau s'épuisa. Il fallut loucher terre près de la ville; c'était un di-
manche, jour de saint Lazare, et c'est pour cela que nous donnâmes
ce nom à la localité, quoiqu'il vînt à notre connaissance que les In-
diens l'appelaient Gampêchc. Afin d'aller tous en un seul convoi, nous
résolûmes de monter notre plus petit navire et les trois canots, bien
sur nos gardes, de peur qu'il ne nous arrivât comme à la pointe de
Cotochc. Mais, dans les ports et baies de ce pays la mer baissant
considérablement, nous laissâmes nos navires mouillés à plus d'une
lieue de distance de la terre et nous fûmes débarquer près de la ville,
au passage d'une eau potable dont les naturels faisaient usage pour
leur consommation. Dans cette contrée, d'après ce que nous avons
vu, il n'y a pas de rivières1. Nous portâmes nos barriques à terre
pour les remplir d'eau et revenir à bord de nos navires. Notre provi-
sion était déjà faite et nous allions partir, lorsque nous vîmes venir
vers nous , avec des démonstrations pacifiques , une cinquantaine
d'Indiens, bien vêtus de bonnes étoffes de coton. Ils paraissaient être
des caciques et leurs signes semblaient nous demander ce que nous
cherchions. Nous leur fîmes comprendre que nous étions venus faire
provision d'eau et que nous allions retourner à nos bâtiments. Leurs
mains nous demandaient si nous venions d'où le soleil se lève, et ils
disaient : « Castila, Gastila, » sans réussir à attirer notre attention
sur cette parole. Après cette introduction, ils nous firent des gestes
d'invitation pour aller à leur ville. Ayant délibéré à ce sujet, nous
convînmes que nous irions en bon ordre et en nous tenant bien sur
nos gardes. Ils nous conduisirent à de très-vastes constructions qui
renfermaient les oratoires de leurs idoles. Elles étaient parfaitement
travaillées à chaux et à sable. Sur les murs se voyaient des dessins
figurant des serpents, à côté de peintures représentant des idoles,
conquête achevée multiplia le nombre des centres habités fondés par les Espagnols,
Bernai Diaz appelle villas les fondations nouvelles. Quelques-unes d'entre elles ac-
quirent bien vite des dimensions qui ne permettaient guère de les qualifier de sim-
ples bourgs, d'autant que cela formait des chefs-lieux importants. Je deviens alors
hésitant dans ma traduction et j'appelle successivement « ville » et « bourg » ce que
B. Diaz désigne par le mot de villa, quoique je n'ignore nullement que ces qualifica-
tions n'étaient pas arbitraires, au temps dont il s'agit, mais bien le résultat d'une
décision administrative.
]. Ce que dit là Bernai Diaz est très-exact. Pourquoi donc tous les atlas de géogra-
phie dessinent-ils les sinuosités d'un fleuve de San Francisco venant déboucher à
Cam pêche?
8 CONQUÊTE
tout autour d'une sorte d'autel taché de gouttelettes de sang encore
frais. Des groupes d'Indiens peints de l'autre côté des idoles se mas-
saient comme en forme de croix.
Nous restâmes stupéfaits d'étonnement en présence de ces choses
que jamais on n'avait vues, ni jamais entendues jusqu'alors. Il
est certain qu'ils venaient de sacrifier des victimes humaines à leurs
idoles afin d'en obtenir la victoire contre nos armes. On voyait arriver
un grand nombre d'Indiens et d'Indiennes, le rire aux lèvres et de
l'air le plus pacifique, paraissant poussés par le désir de nous voir.
Mais comme ils se réunissaient en grand nombre, il nous vint la
crainte que ce pourrait être quelque piège semblable à l'événement
du cap Cotoche.
Nous en étions là, lorsque vinrent beaucoup d'autres Indiens, mal
vêtus, chargés de roseaux desséchés, qu'ils placèrent sur une étendue
plate de terrain. Après eux, s'avancèrent deux bataillons d'arbalé-
triers, portant des lances, des boucliers, des frondes, des pierres, et
protégés par leurs défenses de coton. lis se mirent en bon ordre,
ayant un capitaine par bataillon, et ils s'éloignèrent un peu de nous.
Aussitôt nous vîmes sortir d'un autre édifice, qui était leur oratoire,
dix Indiens revêtus de longues tuniques blanches en coton. Ils avaient
de grandes chevelures, pleines de sang et enchevêtrées de telle sorte
qu'on ne les pouvait ni démêler, ni peigner autrement qu'en les cou-
pant. C'étaient les ministres des idoles. On les nomme ordinairement
papes, dans la Nouvelle-Espagne. Je dis pour la seconde fois que
c'est ainsi qu'on les appelle, et je les désignerai de la sorte dans la
suite de ce récit. Ils apportèrent des parfums semblables à de la
résine, connus parmi eux sous le nom de copal, et, au moyen de cas-
solettes pleines de braise, ils commencèrent à nous encenser, nous
faisant, au surplus, comprendre, par des signes, que nous eussions
à quitter le pays avant que ce bûcher qu'ils avaient préparé fût en
feu et finît de se consumer; faute de quoi, ils nous combattraient et
nous donneraient la mort. Sur-le-champ, ils firent allumer les
roseaux; le feu prit, et les papes silencieux s'en furent sans proférer
une parole. Ceux qui en avaient mission dans les bataillons commen-
cèrent aussitôt à souffler dans leurs trompettes et à battre sur leurs
atabales. Les voyant ainsi pleins d'ardeur, tandis que nous n'étions
point encore guéris des blessures de Cotoche, et qu'il nous avait
fallu jeter à la mer deux soldats qui avaient succombé; apercevant,
en outre, de gros bataillons d'Indiens prêts à fondre sur nous, nous
devînmes inquiets, et tombâmes d'accord qu'il fallait revenir à la côte
en bon ordre. Nous commençâmes à marcher en remontant la plage,
jusqu'à ce que nous arrivâmes en face d'un rocher placé dans la mer.
Les bateaux et le petit navire portant nos barils pleins s'avançaient
aussi en voguant près de terre; car nous n'osâmes nous embarquer,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 9
devant la ville, au point où nous étions descendus, à cause du grand
nombre d'Indiens qui s'étaient déjà réunis, tenant pour certain qu'ils
nous eussent attaqués au moment de l'embarquement. Ayant mis
notre eau à bord de nos navires, nous nous embarquâmes nous-
mêmes dans une baie qui formait, en ce lieu, comme un petit port,
et nous naviguâmes, pendant six jours et six nuits, avec beau temps.
Mais le vent du nord, qui prend cette côte par le travers, se mit
ensuite à souffler en si forte tempête, pendant quatre jours et quatre
nuits, que nous fûmes sur le point d'échouer. Il fallut jeter l'ancre
pour éviter ce malheur. Deux câbles se rompirent, et le navire chas-
sait vers la terre. Oh! dans quel péril nous nous vîmes! Si notre
dernière amarre s'était rompue, nous nous serions brisés sur la côte.
Mais, grâce à Dieu, on réussit à la consolider avec de vieux cordages
et des guinderesses.
Le temps se calma, et nous recommençâmes à suivre la côte, nous
approchant de terre le plus possible pour tâcher de faire de l'eau ;
car, ainsi que je l'ai dit, les barriques que nous avions étaient bien
mal jointes, et d'ailleurs on y buvait sans mesure. Gomme nous
côtoyions le rivage, il nous semblait qu'en descendant à terre, n'im-
porte en quel endroit, nous trouverions de l'eau dans quelque étang
ou dans des puits que nous creuserions nous-mêmes. En faisant route,
nous aperçûmes un village, et, environ une lieue avant d'y arriver,
on voyait une sorte d'anse, où semblait déboucher une rivière ou un
petit courant d'eau. Nous fûmes d'avis de mouiller près de là. Gomme
d'ailleurs, sur cette côte, la mer baisse beaucoup et laisse les navires
à sec, la crainte de cet accident nous fit ancrer notre petit navire à
plus d'une lieue de terre, et il fut convenu que nous débarquerions
dans cette anse au moyen de tous nos canots, portant nos fûts, en
bon ordre, bien armés de nos arbalètes et de nos escopettes. Nous
prîmes terre, un peu après midi, sur un point distant du village d'en-
viron une lieue. Il y avait là des puits, des champs de maïs et des
maisons bâties à chaux et à sable. On appelle ce village Potonchan1.
Nous remplîmes nos barriques, mais il nous fut impossible de les
emporter et de les embarquer dans nos canots, à cause de la multi-
tude de guerriers qui tomba sur nous. J'en resterai là, et je dirai
ensuite les combats qu'ils nous livrèrent.
J. Le village moderne qui a remplacé l'ancien est bâti sur le même emplacement
et porte le nom de Champoton.
10 CONQUÊTE
CHAPITRE IV
Comme quoi nous débarquâmes dans une baie entourée de plantations de mais,
non loin du port de Potonchan. Combats qu'on nous y livra.
Tandis que nous étions dans les établissements et dans les champs
de maïs dont j'ai parlé, occupés à faire notre provision d'eau, plusieurs
attroupements d'Indiens s'avancèrent vers nous par la côte. Ils
venaient de Potonchan (c'est ainsi qu'on le nomme), avec leur défense
de coton, qui leur descendait jusqu'aux genoux, et bien armés d'arcs
et de flèches, de lances, de rondachcs, de frondes garnies de pierres,
et de leurs épées, qui étaient comme une sorte d'espadon à deux
mains. Ils portaient sur leurs têtes les panaches dont ils ont l'habi-
tude ; leurs figures étaient peintes de blanc et noir, et quelques-unes
en ocre rouge. S'étant avancés en silence, ils nous abordèrent fran-
chement, comme s'ils avaient eu les intentions les plus pacifiques. Ils
nous demandèrent par signes si nous venions d'où le soleil se lève,
ajoutant l'expression Castilan, que nous avions déjà entendue à Saint-
Lazare. Nous répondîmes, aussi par signes, que nous venions, en
effet, d'où le soleil se lève. Et alors nous nous demandâmes ce que
pouvaient bien signifier ces paroles, car les habitants de Saint-Lazare
nous les avaient adressées également; mais nous ne pûmes pas en
comprendre le véritable sens.
Cela se passait vers l'heure matinale de Y Angélus. Les Indiens
s'étant réunis se réfugièrent dans un groupe de maisons. De notre
côté, nous plaçâmes des sentinelles, nous tenant bien sur nos gardes;
car nous n'augurions rien de bon de cet ensemble de manœuvres.
Or, tandis que nous faisions tous fort bonne garde, nous entendîmes
accourir, du côté du village et des établissements, grand nombre
d'Indiens armés en guerre, qui marchaient en faisant grand fracas
sur leur chemin. Ce voyant, nous pensâmes qu'ils ne se groupaient
pas ainsi pour nous faire du bien, et nous délibérâmes avec notre
capitaine sur ce qu'il conviendrait de faire. Quelques soldats vou-
laient que nous nous embarquassions sans retard; et, comme il
arrive d'habitude en pareil cas que les opinions diffèrent, d'autres
prétendirent que si nous prenions le chemin de nos embarcations, les
Indiens, qui étaient fort nombreux, se précipiteraient sur nous, au
grand péril de nos existences. Quelques-uns furent d'avis de tomber
sur eux cette nuit même, comptant sur la justesse du proverbe : « Qui
attaque remporte victoire. » Mais, malheureusement, nous ne pou-
vions nous empêcher de voir que chacun de nous aurait trois cents
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 1 1
Indiens à combattre. Or, pendant que nous discourions ainsi, le jour
venait ; nous nous exhortâmes les uns les autres à avoir confiance en
Dieu, le cœur solide au combat; et qu'après nous être recommandés à
la Providence, chacun fît son possible pour garder sa vie.
Le jour se leva tout à fait. Nous vîmes alors venir par la plage
beaucoup d'autres bataillons de gens de guerre, avec leurs enseignes
déployées, leurs panaches, leur tambours, leurs lances, leurs arcs,
leurs flèches et leurs boucliers. Ils se joignirent à ceux qui étaient
venus la veille; et aussitôt, formant les rangs, ils nous entourent do
toutes parts, et ils font pleuvoir sur nous une telle quantité de flèches,
de pieux et de pierres, que quatre-vingts de nos soldats en sont
atteints. Bientôt ils courent à la mêlée; nos pieds se lient; les uns
nous attaquent à la lance, les autres nous lâchent leurs traits, quel-
ques-uns nous criblent de leurs sabres affilés.... et, certes, ils nous
en faisaient voir de cruelles ! Mais, de notre côté, nous leur laissions
peu de repos avec nos estocades, nos coups de pointe, nos escopettes
et nos arbalètes qui n'arrêtaient pas : les unes partant, pendant que
les autres se chargeaient. Lorsque l'ennemi reculait un peu sous nos
coups, il n'allait guère loin, et c'était le plus souvent pour mieux
lancer ses flèches et se garder en tirant. Or, au plus fort de la
bataille, les Indiens s'appelaient et criaient dans leur langue : Al
calachoni! al calachoni! c'est-à-dire : « Mort au capitaine! » Ils le
blessèrent en effet de douze coups de flèches ; j'en reçus trois pour
ma part, et l'un d'eux bien dangereux, au côté gauche, pénétrant
jusqu'à la cavité. D'autres de nos soldats furent atteints de grands
coups de lances, et deux furent pris vivants. L'un s'appelait Alonso
Bote, l'autre était un vieux Portugais.
Or, notre capitaine vit bien que notre bonne conduite au combat
ne suffisait pas à sauver nos vies ; qu'on nous entourait de plus en
plus; que de nouveaux renforts venaient sans cesse du village, et
qu'on leur apportait des vivres et des flèches. Alors, nous tous bles-
sés, quelques-uns traversés à la gorge, voyant qu'on nous avait déjà
tué plus de cinquante soldats, et que nos forces s'épuisaient, nous
résolûmes, en gens de cœur, de nous ouvrir un passage à travers les
bataillons ennemis, pour nous réfugier dans nos canots qui étaient à
la côte. Certes, ce fut pour nous un heureux appui! Nous nous grou-
pâmes tous en une seule masse, et nous entreprîmes notre trouée à
travers nos adversaires. Il fallait entendre alors et leurs cris, et leurs
sifflets, et leur clameur! Avec quelle prestesse ils nous lançaient
leurs flèches et en venaient aux mains avec leurs lances, nous frap-
pant sans merci ! Nous eûmes un autre malheur : comme nous nous
précipitâmes ensemble et en grand nombre sur nos canots, ils cou-
laient sous le poids; de sorte que, nous accrochant le mieux possible
aux bords des bateaux, nageant à moitié entre deux eaux, nous uni-
12 CONQUETE
vâmes au plus petit de nos navires, qui n'était pas loin et qui venait
promptement à notre secours. Mais pendant que nous embarquions,
l'ennemi blessa plusieurs de nos soldats, surtout parmi ceux qui se
trouvaient accrochés à l'arrière des canots. Les Indiens les visaient à
leur aise. Ils descendirent d'ailleurs à la mer avec leurs bateaux, et
ils frappaient à main levée sur les nôtres. Ce ne fut pas sans peine
que, grâce à Dieu, nous pûmes échapper vivants au pouvoir de pareils
hommes.
Revenus à bord de nos navires, nous ne tardâmes pas à constater
qu'il nous manquait cinquante-sept de nos camarades, en comptant
les deux qui furent pris vivants et les cinq qu'il nous fallut jeter à la
mer, après qu'ils eurent succombé à leurs blessures et à la privation
d'eau.
Ces combats durèrent un peu plus d'une demi-heure. Le village
s'appelle Potonchan. Dans les cartes marines, les pilotes et les mate-
lots lui donnèrent le nom de baie du Méchant Combat. Nous voyant
dégagés de cette rencontre, nous adressâmes à Dieu de grandes
actions de grâce. Mais quand nos soldats pansaient leurs blessures,
ils se plaignaient beaucoup de la douleur qu'ils en ressentaient ; car,
le contact de l'eau salée les ayant refroidies, elles étaient enflées et
envenimées; ce qui soulevait les malédictions de ces malheureux
contre le pilote Anton de Alaminos, ses découvertes, ses voyages et
son obstination à assurer que nous avions affaire à une île et non à la
terre ferme.
Nous allons voir ce qui nous advint encore.
CHAPITRE V
Comme quoi nous convînmes de retourner à l'île de Cuba. De la soif et des difficultés
qu'il nous fallut surmonter jusqu'à notre arrivée au port de la Havane.
Lorsque nous fûmes à bord de nos navires, ainsi que je l'ai dit,
nous rendîmes à Dieu de grandes grâces, et, après avoir pansé nos
blessés (pas un de nous, parmi tous ceux qui étaient là présents,
n'avait moins de deux, trois ou quatre blessures; le capitaine avait
reçu douze flèches; un seul soldat était sans aucune atteinte), nous
résolûmes de retourner à l'île de Cuba. Mais comme la plupart de
nos matelots étaient également blessés — car ils vinrent à terre
et se trouvèrent mêlés au combat, — nous n'avions pas d'hommes
pour manœuvrer les voiles. Nous tombâmes d'accord pour abandon-
ner le plus petit de nos navires, en y mettant le feu, après avoir sauvé
les voiles, les ancres et les cordages, dans le but de répartir ses ma-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 13
lelots non blessés entre les deux autres vaisseaux d'un plus fort ton-
nage. Un autre malheur était à déplorer, c'est le manque d'eau; car
les fûts que nous avions remplis à Ghampoton ne purent être embar-
qués; ils restèrent à terre, et la provision fut abandonnée, à cause
des combats qu'on nous livra, et par suite de l'empressement avec
lequel nous cherchâmes un refuge sur nos canots. Je dis que nous
souffrîmes de la soif à ce point, que nos langues et nos bouches se
gerçaient de sécheresse, car nous n'avions absolument rien pour nous
rafraîchir. Oh! quelle pénible chose que d'aller découvrir des terres
nouvelles, surtout avec notre manière d'en courir l'aventure! Ceux-là
seuls pourront s'en former une juste idée, qui ont enduré, comme
nous, ces fatigues extrêmes. Il résultait de tout cela que nous navi-
guions très-près de terre, espérant arriver à l'embouchure de quelque
rivière, ou dans quelque baie où nous pussions faire de l'eau. Or,
au bout de trois jours, nous aperçûmes une sorte de havre ou d'es-
tuaire, qui nous donna l'espoir d'avoir enfin rencontré de l'eau douce.
Quinze matelots descendirent à terre, et trois soldats des moins dange-
reusement blessés les accompagnèrent. Ils se munirent de pioches,
et prirent trois barils pour les remplir. Mais, l'estuaire étant salé, ils
se mirent à creuser des puits sur la côte ; ils en obtinrent une eau
qui n'était pas moins amère. Malgré qu'elle fût fort mauvaise, ils en
remplirent les barils ; mais personne ne la put supporter à cause
de son goût saumâtre. Deux soldats qui s'obstinèrent à la boire en
eurent le corps et la bouche malades. Or, dans cet endroit, il y avait
de fort grands et très-nombreux caïmans, ce qui nous le fit ap-
peler, dès lors, rio Lagartos ; et c'est ainsi qu'il est indiqué dans
les cartes marines.
Je dirai maintenant que, pendant qu'on faisait de l'eau, il se leva
un vent si fort du nord-est, que nos navires couraient à terre et
comme ce vent tombe par le travers de cette côte où le nord et le
nord-est régnent toujours, nous nous vîmes dans un grand danger
provenant de nos amarres. Les matelots qui étaient allés faire de l'eau
s'en aperçurent ; ils accoururent précipitamment avec leurs canots et
ils eurent le temps de placer d'autres ancres avec d'autres câbles ■ ce
qui mit nos navires en sûreté pour deux jours et deux nuits. Après
quoi, nous levâmes l'ancre et nous fîmes voile en suivant la direction
de Cuba. Mais il paraît que notre capitaine Alaminos se concerta
avec les deux autres pilotes pour aller du point où nous étions cà la
Floride. Leurs calculs leur faisaient juger en effet que nous en étions
à environ soixante-dix lieues ; ils pensaient d'ailleurs qu'une fois en
Floride nous ferions meilleure et plus prompte route pour la Havane
comparativement à celle que nous avions suivie en allant à la décou-
verte. Et ainsi le jugea notre capitaine, parce qu'il était allé découvrir
la Floride, dix ou douze ans auparavant, avec Juan Ponce de Léon.
14 CONQUÊTE
Revenons à notre sujet. Ayant traversé ce golfe en quatre jours de
navigation, nous vîmes la terre même de la Floride; et ce qui nous y
arriva, je le vais dire à la suite.
CHAPITRE VI
Comme quoi vingt soldats débarquèrent à la baie de la Floride, et avec nous le pilote
Alaminos, pour chercher de l'eau; guerre que les naturels du pays nous firent, et
ce qui advint encore avant notre arrivée à la Havane.
En arrivant à la Floride, nous fûmes d'avis d'envoyer à terre vingt
soldats choisis parmi ceux qui souffraient le moins de leurs bles-
sures. J'y fus avec eux, et le pilote Alaminos y alla également. Nous
emportâmes les fûts qui restaient, ainsi que nos pioches, nos arba-
lètes et nos espingoles. Gomme notre capitaine était très-grièvement
blessé et fort affaibli par la privation de boisson, il nous supplia,
pour l'amour de Dieu, de lui apporter de l'eau douce, ajoutant qu'il
séchait et mourait de soif. L'eau que nous avions était en effet très-
salée et on ne pouvait la boire, ainsi que je l'ai dit précédemment.
En arrivant à terre, au bord d'un estuaire i qui débouchait à la mer,
le pilote reconnut la côte et nous dit que dix ou douze ans auparavant
il avait touché ces parages, lorsqu'il vint avec Juan Ponce de Léon à
la découverte du pays. Les Indiens du lieu, disait-il, les avaient atta-
qués, leur tuant plusieurs soldats, ce qui lui paraissait une raison
pour nous tenir maintenant sur nos gardes ; car ces Indiens avaient
fait leur irruption fort subitement, en ce temps-là, lorsqu'ils mirent
Ponce de Léon en pleine déroute. Nous plaçâmes tout de suite deux
soldats en sentinelle sur une plage largement découverte et, profitant
des heures de la basse mer, nous creusâmes des puits très-profonds
en un endroit qui nous parut propice. Dieu voulut que nous trouvas-
sions une eau excellente. Dans notre joie, nous passâmes au moins
une heure à nous en rassasier et à laver les linges qui pansaient nos
plaies. Mais lorsque nous allions nous embarquer avec notre eau,
nous vîmes venir à nous un des soldats que nous avions placés sur la
plage, jetant des cris et disant : « Aux armes! aux armes! un grand
nombre d'Indiens armés viennent par terre et d'autres en canot par
la rivière.... » Et le soldat criait, et il venait en courant. Or, les
1. J'avoue que le mot estuario^ employé souvent par l'auteur, et que je traduira
toujours par « estuaire », ne m'indique pas bien le sens que Bernai Diaz a pu y atta-
cher. Il me semble cependant qu'il l'emploie indifféremment à propos de mer et de
rivière pour indiquer de longs enfoncements semblables au lit d'un fleuve et qui re-
çoivent l'excédant des eaux sorties de leur lit naturel sur lequel ils maintiennent une
embouchure.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 15
Indiens arrivèrent sur nous presque aussitôt que notre camarade. Ils
avaient de très-grands arcs, de bonnes flèches, des lances et une
arme en forme d'épée ; ils étaient vêtus de peaux de chevreuil et leur
stature était fort élevée. Ils vinrent droit sur nous, nous lançant des
flèches, dont ils blessèrent à l'instant six de nos camarades. Ils me
firent au bras une blessure légère. Mais nous mîmes une telle ardeur
à les cribler de nos coups de sabre, de nos arbalètes et de nos espin-
goles, qu'ils nous abandonnèrent, nous tous qui prenions l'eau dans
les puits, et coururent à la rivière et à la mer pour secourir ceux de
leurs compagnons qui se trouvaient en canots à l'endroit môme où
était stationné le bateau monté par nos marins. Ceux-ci se bat-
taient également corps à corps avec les Indiens embarqués, qui leur
avaient même déjà pris le bateau et le remorquaient avec leurs
embarcations en remontant la rivière. Ils avaient blessé quatre de nos
matelots et fait au pilote Alaminos une mauvaise blessure à la gorge.
Nous nous précipitâmes sur eux, ayant de l'eau au-dessus de la cein-
ture, et, à coups de sabre, nous leur fîmes lâcher le bateau. Vingt-
deux des leurs restèrent morts sur la côte ou dans l'eau, et nous en
prîmes trois qui étaient légèrement blessés et qui moururent sur nos
navires.
Le combat étant fini, nous demandâmes au soldat que nous avions
placé en .sentinelle ce qu'était devenu son camarade Berrio (c'était
son nom). Il nous dit qu;il l'avait vu s'écarter, une hache à la main,
pour couper une palme au bord de l'eau, vers l'endroit par où les
Indiens armés étaient venus; qu'il entendit des cris poussés en espa-
gnol; qu'à cause de ces cris il avait couru en toute hâte vers la mer
conformément à la consigne, et que sans doute alors on donna la
mort à son compagnon. C'est ce même soldat qui était sorti de Poton-
chan sans aucune blessure; son mauvais sort voulut qu'il vînt en ce
lieu trouver sa fin. Nous fûmes prestement à sa recherche, suivant
les traces laissées par les Indiens ennemis ; nous trouvâmes une
palme qu'il avait commencé à couper, et auprès d'elle beaucoup de
pas sur le sol, bien plus qu'en tout autre endroit. Ce qui nous fit
penser qu'on l'avait certainement emmené vivant, c'est qu'il n'y avait
aucune trace de sang. Nous le cherchâmes plus d'une heure dans
toutes les directions; nous l'appelâmes, mais nous dûmes nous rem-
barquer et nous n'entendîmes jamais plus parler de lui. Nous empor-
tâmes l'eau douce à bord de nos navires et tous les soldats s'en
réjouirent comme si nous leur avions donné la vie ce jour-là même.
Un d'eux se lança du navire sur le bateau, poussé par la soif; il
prit une jarre avec tant d'ardeur et il but tant d'eau, qu'il s'en enfla
et mourut.
Nous étant donc embarques avec notre eau, et nos bateaux étant
remontés à bord, nous fîmes voile vers la Havane. Ce jour-là et la
16 CONQUÊTE
nuit suivante nous marchâmes avec beau temps, côtoyant de petites
îles dites des Martyrs, sur des bancs que l'on appelle aussi bancs des
Martyrs, où nous naviguions par quatre brasses au plus. Le vaisseau
de commandement toucha fond entre deux sortes d'îlots, et lit tant
d'eau que nous tous qui nous trouvions à bord nous travaillions aux
pompes sans pouvoir l'épuiser, de sorte que nous avancions avec la
crainte de couler. Je me rappelle à ce propos que nous comptions
parmi nos matelots deux Levantins auxquels nous disions : « Frères,
aidez-nous à manœuvrer les pompes, car vous voyez que nous sommes
très-grièvement blessés et bien fatigués du travail du jour et de la
nuit, et nous allons à fond.... » Et ils répondaient : « Faites vous-
mêmes ; car nous n'avons pas de solde et nous ne gagnons que la
faim, la soif, les fatigues et les blessures comme vous. » Mais nous
les forcions à pomper malgré eux, et, quant à nous, malades et bles-
sés comme nous étions, nous manœuvrâmes les voiles et nous travail-
lâmes aux pompes jusqu'à ce qu'il plut à Notre Seigneur Jésus-Christ
de nous conduire au port de Garenas, là même où se trouve établie
maintenant la ville de la Havane. C'est port de Carénas et non
Havane qu'on avait autrefois l'habitude de l'appeler. Nous rendîmes
grâces à Dieu en arrivant à terre, et un certain Buzano Porluguès1,
qui montait un autre navire du port, s'empara de l'eau douce de notre
vaisseau commandant. Nous écrivîmes par bons courriers à Diego
Velasquez, gouverneur de l'île, pour lui faire savoir que nous avions
découvert des pays à grands villages, composés de maisons construites
à chaux et à sable, dont les habitants, qui portaient des habillements
de coton, prenaient soin de couvrir leurs nudités; ils possédaient au
surplus de l'or et des plantations de maïs. Notre capitaine Francisco
Hernandez s'en fut par terre à la ville de Saint-Esprit (c'est ainsi
qu'on la nomme), où il avait son établissement d'Indiens, et comme
il partait fort grièvement blessé, il mourut dix jours après être arrivé
dans son habitation. Nous tous, les soldats, nous nous dispersâmes
de côtés et d'autres dans l'île. Trois des nôtres moururent à la
Havane de leurs blessures.
Les navires s'en furent à Santiago de Cuba où résidait le gouver-
neur, et, lorsqu'on eut débarqué les deux Indiens pris à Cotoche,
dont j'ai déjà parlé, qui s'appelaient Melchorejo et Julianillo ; quand
on eut fait voir le petit arceau avec les diadèmes et les canards,
les petits poissons et les idoles en or mélangé, ce maigre butin fut
1. L'auteur a-t-il voulu dire que Buzano était Portugais ou bien qu'il portait le
double nom patronymique de Buzano Portuguès? Je l'ignore; mais le défaut de virgule
obligerait à accepter celte dernière interprétation. Il y a plus, l'éditeur de Bernai Diaz
de la collection de Rivadeneyra (Madrid, 1851) a jugé convenable de remplacer les
lettres capitales de Buzano Portuguès par des lettres simples, qui changent le sens du
texte primitif et forceraient à traduire par « un filou portugais ».
DE LÀ NOUVELLE-ESPAGNE. 17
tellement grossi par la renommée, que le bruit s'en répandit dans les
îles entières de Saint-Domingue et de Cuba, et même en Gastille.
On y disait que jamais pays meilleurs n'avaient été découverts, avec
des habitations si bien bâties à chaux et à sable. A la vue des idoles
en terre cuite, de formes si diverses, les uns prétendaient qu'elles
provenaient du temps des Gentils et d'autres affirmaient que les juifs
les avaient apportées lorsque Titus et Vespasien les exilèrent en les
parquant dans des navires avariés. Gomme d'ailleurs le Pérou n'était
pas encore découvert, ce pays-ci excita une admiration très-grande.
Diego Velasquez s'inquiétait d'autre chose : il voulait savoir de nos
Indiens s'il y avait des mines d'or dans leur pays ; à quoi ils répon-
daient affirmativement, et quand on leur montrait l'or en poudre qu'on
trouvait dans l'île de Cuba, ils disaient qu'il y en avait beaucoup dans
leur province : assertion mensongère, car il est clair que vers le cap
Gotoche et dans tout Yucatan on ne voit point démines d'or. En indi-
quant les amas de terre sur lesquels on sème la plante dont les
racines servent à faire le pain de cassave et qu'à Guba l'on appelle
yuca, nos Indiens assuraient qu'il y en avait aussi dans leur pays et
ils disaient to/epour désigner les terrains sur lesquels on les cultivait;
de façon que yuca et taie réunis font : Yutacan. Les Espagnols qui se
trouvaient avec nos Indiens et Diego Velasquez dirent alors : « Se-
rïor, ces Indiens prétendent que leur pays s'appelle Yucatan. » Et
ce nom lui resta, quoiqu'on le désigne autrement en langue nationale *.
Toujours est-il que nous tous, qui fûmes à cette découverte, nous
dépensâmes notre avoir et nous revînmes blessés et pauvres à Guba,
nous donnant pour bien heureux de notre retour et de n'être pas
restés sans vie avec nos autres camarades.
Chaque soldat s'en fut de son côté ; notre capitaine, ainsi que je
l'ai dit, ne tarda pas à mourir de ses blessures ; quant à nous, les
blessés, nous attendîmes longtemps notre guérison et, à mon compte,
soixante-dix environ y trouvèrent la mort. Voilà ce que nous gagnâmes
à cette découverte. Au surplus, Diego Velasquez écrivit en Gastille,
aux personnages qui avaient le gouvernement des Indes, que c'était
lui qui avait tout découvert, en y dépensant de grandes sommes en
pièces d'or. C'est ainsi que le proclamait don Juan Rodriguez deFon-
seca, évêque de Burgos, archevêque de Rosano et président du Conseil
des Indes. Il l'écrivit à Sa Majesté, en Flandre, louant beaucoup
Diego Velasquez, sans faire mémoire d'aucun de nous qui décou-
vrîmes à nos dépens. Nous en resterons là, et je dirai les misères qui
nous advinrent, à moi et à trois autres soldats.
1. On l'appelait alors la province de Maya. Aujourd'hui on appelle de ce nom la
langue qui s'y parle.
CONQUÊTE
CHAPITRE VII
Des souffrances que j'endurai pour arriver à un bourg appelé Trinidad.
J'ai déjà dit que je restai à la Havane avec quelques soldats qui
n'étaient pas guéris de leurs blessures. Lorsque nous fûmes sou-
lagés, nous nous réunîmes trois compagnons d'armes pour aller à
Trinidad, traitant avec un habitant de la Havane, appelé Pedro de
Avila, qui devait aussi faire ce voyage en gagnant la côte sud avec
une embarcation chargée de chemisettes de coton qn'il allait vendre
dans ce bourg. J'ai dit ailleurs que ces embarcations sont comme de
grands pétrins faits avec des troncs d'arbres creusés et évidés. Dans
ce pays c'est avec elles qu'on navigue d'une côte à l'autre. Notre con-
vention avec Pedro de Avila fut de lui donner dix piastres en or
pour passer dans sa chaloupe.
Nous avancions en suivant la côte, tantôt à la rame, tantôt en fai-
sant voile. Nous avions déjà navigué onze jours, lorsque, nous trouvant
en vue d'un village d'Indiens soumis, du nom de Ganarreon, qui
confinait aux terrains de Trinidad, il s'éleva pendant la nuit un vent
si fort, qu'il nous fut impossible de tenir la mer, quelques efforts
que nous fissions tous avec nos rames. Il en résulta qu'avec Pedro de
Avila, avec les Indiens de la Havane et avec les bons rameurs que
nous avions amenés, nous échouâmes sur des récifs1 qui sont con-
sidérables sur cette côte. Notre embarcation se brisa; Avila perdit
son avoir, et nous tous, meurtris par les récifs, nous restâmes litté-
ralement nus, parce que nous avions abandonné nos vêtements, afin
de mieux aider à préserver l'embarcation et pouvoir nager plus à
l'aise. Nous sortîmes vivants de ces écueils; mais il n'y avait pas de che-
min pour aller à Trinidad en suivant la côte. C'étaient de mauvais en-
droits couverts de roches pointues qui entrent dans la plante des pieds;
et nous n'avions rien à manger. Les vagues nous enveloppaient en se
brisant sur les écueils. Comme d'ailleurs il faisait grand vent, des
gerçures se formèrent dans les parties de notre corps habituellement
abritées et le sang en découlait, quoique nous eussions pris soin de
nous couvrir avec beaucoup de feuilles d'arbre et avec d'autres
herbes que nous avions recueillies dans ce but. Comme nous ne pou-
vions point marcher sur la côte, parce que les pointes des rochers
nous entraient dans les pieds, nous nous enfonçâmes à grand'peine
1. Je dis récifs et je crois bien dire, dans l'impossibilité où je suis de traduire lé
mot ceborucos qui est dans le texte, et dont j'ignore la signification véritable.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 19
dans un bois et, avec d'autres pierres que l'on y trouve, n'ayant point
d'épées, nous coupâmes des écorces solides que nous accommodâmes
en semelles, les fixant à l'aide d'une sorte de cordelettes qui naissent
entre les arbres et qu'on nomme lianes. Nous en entourâmes le mieux
possible nos pieds et les écorces, et, après de grandes difficultés,
nous arrivâmes à une plage de sable qui nous conduisit en deux
jours de marche à un village d'Indiens appelé Yaguarama.
Ce village était, en ce temps-là, sous la dépendance du Père Bar-
tolomé de Las Casas, alors prêtre desservant, que je connus plus tard
frère dominicain et qui devint évêque de Chiapas. Les Indiens du
lieu nous donnèrent à manger. Le jour suivant nous avançâmes
jusqu'à un autre village qu'on appelait Chipiona. Il appartenait à un
certain Alonso de Avila et à un Sandoval (je ne parle pas du capitaine
Sandoval, celui de la Nouvelle-Espagne); et de là nous fûmes à Tri-
nidad. Un de mes amis, Antonio de Médina, m'habilla à la mode du
pays, et d'autres habitants de la ville en firent autant pour mes
camarades. De là, avec ma misère, à travers mille fatigues, je m'en
fus à Santiago de Cuba, où se trouvait le gouverneur Diego Velasquez
qui se préparait en grande hâte à envoyer une autre expédition.
Quand je fus lui baiser les mains — nous étions parents, — il se ré-
jouit avec moi et, passant d'un sujet à l'autre dans la conversation, il
me demanda si j'étais assez rétabli de mes blessures pour revenir à
Yucatan. Et je lui demandai en riant qui lui avait donné ce nom-là,
ajoutant que là-bas on n'appelait pas ce pays de la sorte. Il me répon-
dit : « Melchorejo, celui que tu as amené, l'appelle ainsi. » Et moi je
repartis : «Il serait plus juste de le nommer : Pays où l'on nous tua
la moitié des soldats qui l'abordâmes et ajoutons les autres sortirent
blessés. — Je sais, ajouta-t-il, que tu enduras mille fatigues : c'est ce
qui arrive à ceux qui font métier de découvrir et qui en ont la gloire.
Sa Majesté vous en récompensera et je ne manquerai pas de lui en
écrire ; pour à présent, mon fils, allez encore avec l'expédition que
j'apprête; je ferai en sorte qu'on vous en fasse grand honneur et je
publierai ce qui sera arrivé. »
CHAPITRE VIII
Gomme quoi Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, envoya une autre flotte aux pays
que nous découvrîmes.
En l'an quinze cent dix-huit, Diego Velasquez, gouverneur de Cuba,
mu par le rapport que nous avions fait de nos découvertes, prit des
mesures pour envoyer une autre flotte. Dans ce but, on chercha quatre
20 CONQUÊTE
navires. Les deux premiers furent ceux-là mêmes que nous avions
achetés, nous, les soldats qui fûmes découvrir Yucatan en compagnie
du capitaine Francisco Hernandez de Cordova, ainsi que je l'ai dit en
traitant de cet événement. Diego Velasquez acheta de ses deniers les
deux autres navires. Or, à l'époque même où il armait la flotte, étaient
présents à Santiago de Cuba : Juan de Grrijalva, Pedro de Alvarado,
Francisco de Montejo et Alonso de Avila, qui avaient affaire au gou-
verneur, parce qu'ils possédaient des encomiendas d'Indiens dans ces
mêmes îles. Et comme c'étaient des gens de valeur, il convint avec
eux que Juan de Grrijalva, qui était son parent, s'embarquerait en
qualité de capitaine général de la flotte, tandis que Pedro de Alvarado
commanderait sur un navire, Francisco de Montejo sur un autre et
Alonso de Avila sur un troisième1. De sorte que chacun de ces capi-
taines se mit en mesure de réunir des provisions et des vivres en pain
de cassave et en porc salé. Diego Yelasquez les pourvut d'arbalètes,
de fusils, de quelques objets d'échange et d'autres minuties; au sur-
plus, il fournit les navires. Et comme on avait répandu le bruit que ces
pays étaient fort riches et possédaient des maisons en pierre; l'Indien
Melchorejo ayant d'ailleurs donné à entendre par signes qu'il y avait
de l'or, les soldats et habitants de l'île qui n'étaient pas propriétaires
d'Indiens ambitionnaient fort d'aller en expédition. De sorte que nous
nous réunîmes tout de suite deux cent quarante. Chacun de nous y
mit aussi du sien en provisions, en armes et en objets utiles.
Je refis donc ce voyage, et encore une fois avec les mêmes capitaines.
Selon ce que je compris, les instructions de Diego Velasquez étaient
d'acquérir tout l'or et l'argent qu'il serait possible, de coloniser si
cela paraissait convenable et de revenir à Cuba dans le cas contraire.
Un certain Penalosa, natif de Ségovie, s'embarqua à titre de commis-
saire de la flotte, et nous emmenâmes un prêtre qui s'appelait Juan
Diaz. Quant aux trois pilotes, que nous avions eus auparavant dans
notre premier voyage, j'ai déjà dit leurs noms : Anton de Alaminos,
de Palos ; Gamacho, de Triana, et Juan Alvarez le Manchot, de Huelva.
Alaminos fut le pilote en premier. Quant à l'autre commandant qui
vint aussi, je ne me rappelle pas son nom. Avant d'aller plus avant,
je dois dire que je mentionnerai quelquefois ces hidalgos qui furent
nos capitaines; il paraîtra peut-être inconvenant que je dise sèchement
leurs noms propres : Pedro de Alvarado, Francisco de Montejo, Alonso
de Avila, sans les accompagner de leurs titres et dignités. Sachez que
ce Pedro de Alvarado fut un hidalgo d'un grand courage qui, après la
conquête de la Nouvelle-Espagne, devint gouverneur et adelantadodes
provinces de Guatemala, de Honduras et de Chiapas, et commandeur
1. Entendons-nous. L'auteur veut dire que ces trois capitaines devaient avoir le
commandement des hommes embarqués sur les navires.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 21
de l'ordre de Santiago; et de même, Francisco de Montejo, hidalgo
de grande valeur, fut gouverneur civil et militaire de Yucatan. Jusqu'au
temps où Sa Majesté leur fera ces grandes faveurs et qu'ils auront
des seigneuries, je ne les désignerai que par leurs noms et nullement
par leurs qualités.
Revenons à notre sujet. Les quatre navires voguant vers le nord
allèrent à Matanzas, port situé près de l'ancienne Havane, qui alors
n'avait pas sa population là où elle est aujourd'hui. C'est dans ce port,
ou aux environs, que la plupart des habitants de la Havane avaient
leurs dépôts de porcs et de cassave. Nos navires s'y pourvurent de tout
ce qui leur manquait et ce fut là que nous nous réunîmes, les capitaines
aussi bien que les soldats, pour faire voile et entreprendre notre voyage.
Et avant d'aller plus loin, — quoique cela soit hors de propos, — je veux
dire pourquoi l'on donnait à ce lieu le nom de Matanzas. Gela me
vient actuellement à la mémoire parce que quelques personnes m'ont
demandé la raison de cette dénomination; or cette raison, la voici.
Avant que l'île de Cuba fût pacifiée, un navire qui était venu de Saint-
Domingue échoua sur la côte nord, tandis qu'il allait chercher des
Indiens aux îles qui se trouvent entre Cuba et le canal de Bahama et
qui s'appellent les Lucayes. Il échoua donc sur cette côte près de la
rivière et du port que j'ai dit s'appeler Matanzas. Environ trente Espa-
gnols, dont deux femmes, se trouvaient à bord. Plusieurs Indiens de
la Havane et d'autres lieux vinrent comme pour les visiter en bonne
amitié et pour les aider à franchir la rivière, disant qu'ils les passe-
raient dans leurs canots et les conduiraient aux villages afin de leur
donner des vivres. Or, quand ils furent arrivés avec eux au milieu du
courant, ils firent chavirer leurs canots et ils les tuèrent : de sorte qu'il
ne resta vivants que trois hommes et une femme, fort belle, que s'ap-
propria l'un des caciques qui avaient été les principaux auteurs de la
trahison. Les trois Espagnols furent répartis entre les autres chefs.
Et voilà la cause qui fit donner à ce port le nom de Matanzas (mas-
sacres). J'ai connu la femme dont je parle : après la conquête de Cuba,
on l'enleva au cacique qui l'avait en son pouvoir, et je la vis mariée
avec un habitant de Trinidad, qu'on appelait Pedro Sanchez Farfan.
J'ai connu aussi les trois Espagnols, qu'on nommait, l'un Gronzalo Mejia,
homme âgé, natif de Xerez ; l'autre, Juan de Santisteban, natif de Madri-
gal, et le troisième, Gascorro, homme de mer, pêcheur de Huelva, à
qui un cacique chez lequel il vivait donna sa fille en mariage. Il avait déjà
les oreilles et le nez percés comme les Indiens.
Je me suis arrêté trop longtemps à conter de vieilles histoires.
Revenons à notre récit. Quand nous fûmes réunis, capitaines et soldats,
lorsque les instructions furent données aux pilotes et le langage de
fanaux convenu, nous entendîmes la messe avec grande dévotion et nous
mîmes à la voile le cinquième jour du mois d'avril de l'an quinze cent
22 CONQUÊTE
dix-huit. En dix jours nous doublâmes la pointe de Guaniguanico,
que les pilotes appellent de San Antonio ; et huit jours plus tard,
vers la Sainte-Croix, nous aperçûmes l'île de Gozumel. Nous la décou-
vrîmes alors, parce que les navires dévièrent sous les courants beau-
coup plus bas que lorsque nous vînmes avec Francisco Hernandez de
Gordova. Nous abordâmes l'île par sa côte sud. Un village était en vue,
et près de lui un bon mouillage sans nul écueil. Nous descendîmes.
à terre avec Juan de Grijalva et un bon nombre de soldats. Les habi-
tants de ce port prirent la fuite aussitôt qu'ils virent approcher les
navires sous voiles, car ils n'avaient jamais vu pareille chose; de sorte
que les soldats débarqués ne trouvèrent personne dans le village. On
découvrit seulement dans des champs de maïs deux vieillards qui ne
pouvaient pas courir. Nous les conduisîmes au capitaine et, au moyen
de Juanillo et de Melchorejo, ceux-là mêmes que nous avions pris à
la pointe de Gotoche et qui comprenaient très-bien ces Indiens, on put
leur parler; car, de Yucatan à l'île de Gozumel, il n'y a pas plus de
quatre lieues de traversée et on y parle la même langue. Le capitaine
flatta ces vieillards, leur donna des perles vertes et les commissionna
pour aller chercher le calachoni du village — c'est ainsi qu'on appelle
les caciques dans ce pays. — Ils partirent; mais ils ne revinrent jamais
plus. Pendant qu'on les attendait, il vint une jeune Indienne de bel
aspect, qui se mit à parler la langue de Jamaïque, disant que tous les
Indiens et Indiennes de cette île et du village s'étaient enfuis épou-
vantés dans les bois; et, comme plusieurs soldats et moi nous compre-'
nions très-bien cette langue qui est aussi celle de Cuba, nous fûmes
surpris et nous lui demandâmes comment elle se trouvait là; à quoi
elle répondit que deux ans auparavant elle avait échoué avec une grande
chaloupe dans laquelle dix Indiens de la Jamaïque allaient à la pêche
vers des îlots voisins. Les courants les jetèrent sur ce pays où l'on
tua son mari et ses autres compatriotes, les sacrifiant aux idoles. Dès
que notre capitaine l'entendit, il comprit qu'elle serait une bonne
messagère. Il l'envoya appeler les Indiens et les caciques du village,
lui assignant un délai de trois jours pour revenir. Quant aux Indiens
Juanillo et Melchorejo que nous avions pris à la pointe de Gotoche, nous
craignîmes qu'ils ne s'enfuissent aussitôt qu'ils seraient séparés de
nous, et c'est pour cette raison que nous ne fîmes pas appeler par eux
les fugitifs. Or, la messagère revint le jour suivant, disant qu'aucun
Indien ni Indienne n'avait voulu venir, quelques discours qu'elle leur
adressât.
Nous donnâmes à ce village le nom de Santa-Cruz, parce que nous
l'aperçûmes quatre ou cinq jours avant cette fête. Il y avait de
bonnes ruches à miel, beaucoup de boniates * et de patates douces,
1. Doniato (et plutôt monialo) est une plante dont la racine est alimentaire. Dans
certains pays on désigne par ces mots la patate douce.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 23
ainsi que do grandes troupes de porcs du pays, qui ont le nombril
sur le dos *. On y comptait trois villages. Celui où nous débarquâmes
était le plus grand. Les deux plus petits occupaient chacun une
pointe de l'île, qui a environ deux lieues de contour. Mais comme le
capitaine Juan de Grijalva comprit qu'il perdrait son temps à attendre
davantage, il ordonna que l'on s'embarquât aussitôt. L'Indienne de
la Jamaïque vint avec nous, et nous continuâmes notre voyage.
CHAPITRE IX
Comme quoi nous fûmes débarquer à Champoton.
Nous étant donc rembarques et suivant la route parcourue autrefois
par Francisco de Cordoba, nous arrivâmes en huit jours au village
de Champoton où les Indiens de cette province nous avaient mis en
déroute, ainsi que je l'ai dit au chapitre qui en a parlé. Comme la
mer baisse beaucoup dans cette anse, nous jetâmes l'ancre à une lieue
de terre et, à l'aide de nos canots, la moitié de nos soldats débarqua
près des maisons du village. Les Indiens qui l'habitaient et d'autres
des environs se réunirent comme à l'époque où ils nous tuèrent cin-
quante-six soldats, blessant la plupart des autres, ainsi que je l'ai dit
en son lieu. Très-glorieux et très-fanfarons pour cette raison, ils
étaient fort bien armés, à leur manière, d'arcs, de flèches, de ron-
daches, de massues, d'épées à deux mains, de pierres à frondes et de
défenses de coton. Ils portaient aussi des trompettes et des tambours,
et la plupart avaient la figure peinte en noir, rouge et blanc. Ils
étaient parfaitement en ordre sur la plage, avec le dessein de tomber
sur nous aussitôt que nous arriverions. Gomme nous avions l'expé-
rience du passé, nous emportions des fauconneaux dans nos canots,
et nous étions pourvus d'arbalètes et d'escopettes. Tandis que nous
abordions, ils se mirent à nous cribler de flèches et à nous piquer
rudement de leurs lances. Ils firent pleuvoir sur nos têtes une telle
grêle de coups, avant notre descente, qu'ils blessèrent la moitié
d'entre nous. Quand nous quittâmes nos canots, nous refroidîmes
leur ardeur, en frappant sur eux d'estoc et de taille. Ils nous lan-
çaient leurs flèches comme à la cible; mais nous avions tous des dé-
fenses de coton. Ils soutinrent le combat encore un bon moment,
jusqu'à l'arrivée d'un autre convoi de nos soldats; alors nous les
fîmes reculer jusqu'aux marécages qui touchent aux habitations.
1. L'auteur désigne ici le pécari ou sanglier musqué, animal très-commun encore
aujourd'hui sur certaines parties basses du Mexique. Il est porteur d'une glande située
sur la région lombaire, d'où suinte une liqueur d'une odeur fétide.
24 CONQUÊTE
Dans ce combat, on nous tua Juan de Quiteria et deux autres sol-
dats. Juan de Grijalva reçut trois coups de flèche et on lui brisa
deux dents avec un projectile naturel1 très-abondant sur cette côte.
Environ soixante des nôtres furent blessés. Voyant que tous nos enne-
mis avaient pris la fuite, nous nous rendîmes au village. Les bles-
sés furent pansés et nous enterrâmes les morts. Nous ne trouvâmes
personne dans le bourg, et ceux qui avaient gagné les marécages
étaient déjà partis ; de sorte que tous avaient mis leur avoir en sû-
reté. Nous prîmes trois Indiens dans ces escarmouches; l'un d'eux
paraissait être un chef. Notre capitaine les envoya pour mander le
cacique de ce village, leur donnant des perles vertes et des grelots à
répartir, afin que les Indiens revinssent en paix. On flatta aussi beau-
coup ces trois prisonniers; on les gratifia de perles pour eux-mêmes,
dans le but de dissiper leur crainte. Ils partirent et ne revinrent pas;
ce qui nous fit penser que Julianillo et Melchorejo ne leur avaient
pas traduit exactement nos paroles et qu'ils leur avaient exprimé le
contraire de notre pensée. Nous restâmes quatre jours dans le vil-
lage. Je me rappelle que lorsque nous nous battions dans ces escarmou-
ches, il y avait là des prés pierreux où se trouvaient des sauterelles
qui se levaient pendant le combat. Elles venaient sur nous en volant
et nous tombaient sur le visage. Gomme, d'autre part, les archers
ennemis étaient si nombreux que les flèches pleuvaient comme grêle,
nous prenions celles-ci pour une volée de sauterelles : nous ne leur
opposions pas nos boucliers et les flèches nous blessaient. D'autres
fois, nous croyions voir arriver une flèche et c'étaient des sauterelles
qui venaient en volant. Ce fut un gros embarras.
CHAPITRE X
Comme quoi nous continuâmes notre voyage et entrâmes à la bouche de Terminos
nom que nous lui donnâmes alors.
Poursuivant notre navigation en avant, nous arrivâmes à une em-
bouchure qu'on eût dite celle d'un très-grand fleuve. Or, ce n'était
pas précisément un fleuve, comme nous le crûmes d'abord, mais un
excellent port, et, parce qu'il était entre deux côtes, on aurait pris
son entrée pour un détroit. Gomme d'ailleurs le pilote Anton de Ala-
minos disait que nous venions de longer une île et que cette grande
embouchure séparait les extrémités de deux pays, ce fut pour cette
1. L'auteur appelle ce projectile cobaco. Herrera dit que ce fut un coup de flèche
(Dec. 2. liv.III ch. i).
DP] LA NOUVELLE-ESPAGNE. 25
raison que nous lui donnâmes le nom de « bouche de Terminos ».
C'est ainsi qu'on la marque dans les cartes marines. Le capitaine
Juan de Grijalva descendit à terre avec la plupart des capitaines que
j'ai nommés, et plusieurs soldats s'occupèrent pendant trois jours à
sonder cette grande embouchure. Après avoir bien examiné la baie
dans tous les sens et recherché les points où nous croyions que la terre
s'arrêtait, nous reconnûmes que ce n'était pas la fin d'une île, mais
une anse et un bon port. Nous y trouvâmes des oratoires bâtis à la
chaux, avec grand nombre d'idoles en terre et en bois, qui étaient
les unes des images de divinités, d'autres des figures de femmes,
et plusieurs, des corps de serpents; on y voyait aussi beaucoup de
cornes de cerfs. Nous pensions, au surplus, qu'il y aurait dans les
environs quelque village et que, le port étant bon, ce serait un lieu
propre à coloniser. Mais il n'en fut pas ainsi ; la localité était déserte,
et ces oratoires appartenaient à des marchands ou à des chasseurs
qui entraient en passagers dans le port avec des canots et y faisaient
leurs sacrifices. Il y avait une grande quantité de lapins et de che-
vreuils. Nous en tuâmes beaucoup, à l'aide d'une levrette. Et bien-
tôt, ayant tout vu et tout sondé, nous nous rembarquâmes, oubliant
notre levrette, que nous retrouvâmes, du reste, très-grasse et très-
brillante, lorsque nous revînmes avec Gortès. Les marins appellent
ce port : port de Terminos. Nous étant rembarques, nous naviguâmes
en côtoyant la terre, jusqu'à ce que nous arrivâmes au fleuve Tabasco,
qu'on appelle aujourd'hui fleuve Grijalva, parce que Juan de Grijalva
le découvrit.
CHAPITRE XI
Comme quoi nous arrivâmes au fleuve de Tabasco, appelé Grijalva, et ce qui
nous y advint.
En naviguant près de terre dans la direction du couchant — de
jour seulement, parce que la nuit nous n'osions pas, par crainte d'é-
cueils et de récifs —, au bout de trois jours nous aperçûmes une large
embouchure de fleuve. Nous approchâmes beaucoup de terre avec
nos navires et cela nous parut être un bon port. Mais, nous étant
portés encore un peu plus près de cette embouchure, nous vîmes des
brisants avant d'entrer dans le courant, ce qui nous fit mettre les
canots à l'eau, et, la sonde en main, nous trouvâmes que nos deux
plus gros navires ne pourraient pas entrer. Il fut convenu qu'ils
mouilleraient en mer, hors du port, tandis que nous tous nous re-
monterions le fleuve avec les deux autres navires qui calaient moins
d'eau, et avec les canots; car nous apercevions dans des embarca-
26 CONQUETE
tions, près des rives, un grand nombre d'Indiens pourvus d'arcs et
de flèches, avec leur armement pareil à celui des naturels de Cham-
poton. Gela nous fit comprendre que par là se trouvait quelque grand
village; d'autant plus que, lorsque nous naviguions près de terre,
nous avions vu des nasses placées dans la mer pour la pêche ; nous
prîmes le poisson de deux d'entre elles, au moyen d'une embarcation
que le navire commandant traînait à la remorque. Ce fleuve porte le
nom de Tabasco, parce que le cacique du pays s'appelle de même.
Mais comme nous le découvrîmes dans ce voyage et que Juan de
Grijalva fut l'auteur de la découverte, on le nomme fleuve de Grijalva,
etc'est ainsi qu'il figure dans les cartes marines. Dès que nous arrivâ-
mes à environ une demi-lieue du village, nous entendîmes le fracas
qu'on faisait en coupant du bois, pour élever de grandes palissades, les
habitants se préparant à nous combattre ; car ils avaient su ce qui
était arrivé à Potonchan et ils tenaient la guerre pour certaine. Lors-
que nous le comprîmes ainsi, nous débarquâmes sur une pointe de
terrain plantée de palmiers, qui était à une demi-lieue du village.
Nous voyant en cet endroit, environ cinquante canots s'approchè-
rent, chargés de gens de guerre avec des arcs, des flèches, des dé-
fenses de coton, des rondaches, des lances et leurs tambours et pa-
naches. D'autres canots en grand nombre, montés par des guerriers,
occupaient des enfoncements du rivage et se tenaient un peu éloi-
gnés de nous, n'osant approcher comme les premiers.
Les voyant en cet état, nous fûmes sur le point de tirer sur eux
avec nos escopettes et nos arbalètes; mais Notre Seigneur voulut que
nous prissions le parti de les appeler et, au moyen de Julianillo et
Melchorejo, du cap Cotoche, qui connaissaient très-bien leur langue,
notre capitaine dit à leurs chefs de n'avoir aucune crainte, que nous
avions à leur communiquer des choses qui leur feraient tenir notre
arrivée chez eux pour un événement favorable, et qu'au surplus nous
leur voulions donner de ce que nous apportions. Aussitôt qu'ils eurent
compris notre pensée, quatre canots arrivèrent avec trente Indiens,
auxquels nous montrâmes des colliers de perles vertes, de petits
miroirs et des diamants bleus. En les voyant, ils parurent prendre
meilleure figure, dans la croyance que c'étaient des chalchihuis, chose
qu'ils ont en grande estime. Et alors notre capitaine leur fit dire, par
nos interprètes Julianillo et Melchorejo, que nous venions de pays
lointains, que nous étions sujets d'un grand Empereur du nom de
don Carlos, ayant pour vassaux plusieurs grands seigneurs et cala-
chiones; qu'eux aussi le doivent prendre pour maître, et qu'ils s'en
trouveront bien; qu'ils veuillent bien du reste nous donner des
poules à manger, en échange de nos perles. Deux d'entre eux nous
répondirent (l'un était leur chef, l'autre un de leurs papes, sorte de
prêtres chargés des idoles; j'ai déjà dit que c'est papes qu'on les
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. i~
nommc dans Ja Nouvelle-Espagne); ils nous dirent qu'ils fourni-
raient les provisions que nous demandions et qu'ils échangeraient
leurs produits avec les nôtres; mais qu'ils avaient déjà un souverain
et qu'ils ne comprenaient pas qu'à peine débarqués nous leur en offris-
sions un autre avant de les connaître; que nous prissions bien garde
de ne pas leur faire la guerre comme à Potonchan, parce qu'ils avaient
équipé contre nous deux xiquipiles de gens de guerre provenant de
tous ces districts (chaque xiquipil se compose de huit mille hommes) ;
ils ajoutaient qu'ils n'ignoraient pas que peu de jours auparavant
nous avions tué ou blessé au moins deux cents Indiens à Potonchan;
mais qu'ils disposaient de plus de forces que leurs voisins et qu'ils
venaient nous parler afin de connaître nos intentions et de trans-
mettre notre réponse aux caciques de plusieurs villages ailiés, dans le
but de décider la paix ou la guerre. Aussitôt notre capitaine les em-
brassa en signe de paix et leur offrit des colliers de verroteries, les
exhortant à revenir au plus tôt avec une réponse et ajoutant que, s'ils
ne reparaissaient pas, nous nous verrions obligés d'aller au village,
sans nulle intention de les fâcher.
Ces messagers parlèrent aux caciques, ainsi qu'aux papes, qui ont
voix délibérative parmi eux. La réponse fut que la paix était acceptée,
qu'on donnerait des provisions, et qu'entre eux tous et les villages
voisins on formerait tout de suite un présent en or, pour nous l'offrir
et cimenter l'amitié, de peur qu'il ne leur arrivât comme à Potonchan.
J'eus occasion de savoir plus tard que, dans ces provinces, on avait
l'habitude d'envoyer des présents, lorsqu'on traitait de la paix. Or,
une trentaine d'Indiens vinrent à la pointe des Palmiers, où nous
étions. Ils portaient du poisson grillé, des poules, du fruit et du pain
de maïs. Ils avaient aussi des cassolettes allumées et des parfums,
avec lesquels ils nous encensèrent tous. Ils mirent ensuite sur le sol
des nattes, qu'ils appellent petates; ils les couvrirent d'un tapis et y
étalèrent des bijoux en or, en forme de canards, comme on en voit en
Gastille, et d'autres joailleries représentant des lézards, avec trois
colliers de grains vides, suivis de quelques objets de peu de prix, Je
tout ne valant pas deux cents piastres. Ils apportaient aussi des cou-
vertures et des chemisettes en usage parmi eux, nous priant d'accepter
de bonne grâce et disant qu'ils n'avaient plus d'or à nous offrir, mais
que, plus loin, dans la direction du soleil couchant, il en existait
beaucoup; et ils ajoutaient : Gulua, Gulua, Mexico, Mexico, sans que
nous sussions encore ce qu'était Gulua, ni même Mexico. Quoique le
présent qu'ils apportaient ne fût pas de grande valeur, il eut pour
nous le mérite de révéler comme chose certaine qu'ils possédaient de
l'or. Après nous l'avoir offert, ils nous dirent de nous transporter
ailleurs sans retard. Notre capitaine, les ayant remerciés, leur donna
des perles vertes, et nous convînmes de nous embarquer sur-le-champ,
28 CONQUETE
parce que nos deux grands navires étaient en péril à cause des vents
du nord, et aussi pour nous approcher des pays où l'on disait qu'il
y avait de l'or.
CHAPITRE Xll
Comme quoi nous vîmos le village d'Aguayaluco, auquel nous donnâmes le nom
de Rambla.
Nous étant rembarques, nous avançâmes en suivant la côte, et, au
bout de deux jours, nous aperçûmes, près de la côte, un village
appelé Aguayaluco. Plusieurs de ses habitants marchaient sur le ri-
vage avec des boucliers faits de carapaces de tortue, et, comme ceux-ci
reluisaient au soleil, quelques-uns de nos soldats s'obstinaient à dire
qu'ils étaient en or mélangé. Les Indiens qui en étaient armés se
livraient à de grands mouvements sur le sable, en remontant la plage.
Nous donnâmes à ce village le nom de Rambla, et c'est ainsi qu'il
figure dans les cartes marines. Tandis que nous avancions en suivant
la côte, nous aperçûmes une anse, où nous laissâmes derrière nous le
fleuve de Fenole. A notre retour, nous y entrâmes, et le nom de San
Antonio lui fut par nous appliqué. Ce nom lui est conservé dans les
cartes. Plus loin, nous vîmes l'endroit où débouchait le grand fleuve
Guazacualco, et nous serions entrés dans la baie qui s'y forme, pour
la connaître, si le temps n'eût été contraire. Nous aperçûmes bientôt
les grandes sierras couvertes de neige. Nous vîmes aussi, plus près de
la mer, d'autres montagnes, qui s'appellent aujourd'hui de San Mar-
tin, nom que nous leur donnâmes alors, parce que le premier qui les
vit fut un soldat de la Havane, appelé San Martin. En suivant la côte,
le capitaine Pedro de Alvarado prit les devants avec son navire et
entra dans une rivière qui, dans le pays, se nomme Papalohuna. Nous
lui appliquâmes alors le nom de fleuve d'Alvarado, parce qu 'Alvarado
lui-même en fit la découverte. Là, des Indiens pêcheurs, naturels d'un
village dit Tlacotalpa, lui donnèrent du poisson. Nous l'attendîmes
jusqu'à sa sortie, avec les trois navires, à la hauteur du fleuve où il
entra; et comme il s'y était engagé sans l'ordre du commandant gé-
néral, celui-ci lui en témoigna de l'humeur et lui enjoignit de ne plus
se séparer de la flotte, parce qu'il pourrait lui arriver des contre-
temps, dans des lieux où nous ne pourrions plus le secourir. Et
aussitôt nous naviguâmes tous de conserve jusqu'à l'embouchure d'un
autre fleuve, que nous appelâmes rio Banderas, parce qu'il y avait
beaucoup d'Indiens avec de grandes lances, dont chacune portait un
petit drapeau d'étoffe blanche; les Indiens les agitaient en nous appe-
lant. Je vais dire ce qui advint.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 29
CHAPITRE XIII
Comme quoi nous arrivâmes à un fleuve que nous nommâmes rio Banderas
et nous acquîmes quatorze mille piastres.
On aura déjà entendu dire, dans la plus grande partie de l'Espagne
et de la chrétienté, à quel point Mexico est une grande cité, bâtie sur
l'eau, comme Venise. Or, il y avait là un puissant seigneur, roi de
plusieurs provinces, qui commandait à toute cette contrée, plus grande
que quatre fois notre Gastille1. Il s'appelait Montezuma. Et, comme
il était si puissant, il prétendait maîtriser et connaître ce qui était en
dehors de son pouvoir, et même l'impossible. Il eut donc la nouvelle
de notre première arrivée avec Francisco Hernandez de Gordoba; il
sut ce qui nous arriva aux batailles de Gotoche et de Ghampoton,
n'ignorant pas non plus que nous avions peu de combattants, tandis
que nos ennemis étaient fort nombreux ; et, enfin, il comprit que
notre but était d'obtenir de l'or en échange de nos produits. Tout cela
lui avait été décrit sur des étoffes faites de nequien2, qui est comme
une sorte de fil de lin. Ayant été informé que nous suivions la côte
vers ses provinces, il ordonna à ses gouverneurs, si nous abordions
leurs terres, d'échanger de l'or avec nos perles, les vertes surtout,
parce qu'elles ressemblaient beaucoup à leurs chalchihuis* . Ces or-
dres avaient particulièrement pour but de mieux s'informer de tout
ce qui concernait nos personnes et connaître nos desseins. La vérité
est, — d'après ce que nous comprîmes, — que leurs ancêtres avaient
prédit qu'il arriverait des hommes d'où le soleil se lève, et qu'ils de-
viendraient leurs maîtres.
Soit pour l'une ou pour l'autre de ces raisons, des émissaires du
grand Montezuma se tenaient sous voiles dans la rivière que je viens
de dire, avec de grandes lances portant chacune un petit drapeau. Ils
nous invitaient à venir où ils stationnaient. Lorsque, de nos navires,
nous aperçûmes ces choses si nouvelles, le général, désireux de les
connaître, convint avec tous nos capitaines et soldats que nous met-
trions deux canots à la mer et que nous y embarquerions tous nos
arbalétriers, nos fusiliers et vingt soldats, commandés par Francisco
1. Le lecteur doit être prévenu que Bernai Diaz emploie le mot « Castille » pour
Espagne, ou du moins pour tous les points du pays formant le domaine de la cou-
ronne de Castille.
"2. C'est-à-dire d'aloès ou d'agave. Des fils semblables sont encore exploités aujour-
d'hui et, sous le nom de jcnequen, le Yucatan en fait un commerce d'exportation
très-considérable.
3. Chalchihui ou chaîchihiiUl^ pierre précieuse verte, sorte d'émeraude.
30 CONQUÊTE
de Montejo. Si nous arrivions à comprendre que les gens aux dra-
peaux nous étaient hostiles, ou n'importe quelle autre chose, nous
devions nous empresser de le notifier au commandant. Dieu voulut
qu'en ce moment le temps fut propice, chose assez rare sur cette côte.
En arrivant à terre, nous trouvâmes trois caciques; l'un d'eux, gou-
verneur de Montezuma, était accompagné d'un grand nombre de
courriers indiens. Ils apportaient des poules du pays1, du pain de maïs
dont ils font usage, des fruits, des ananas, des zapotes^, qu'ailleurs
on appelle mameyes. Ils se tenaient à l'ombre des arbres. Des nattes,
nommées pelâtes dans le pays, étaient étendues sur le sol. Ils nous
invitèrent à nous y asseoir, et tout cela par signes, car Julianillo, de
Gotoche, ne comprenait pas leur langue.
Bientôt on apporta des cassolettes en terre et ils nous parfumèrent
au moyen d'une résine qui a l'odeur de l'encens. Le capitaine Mon-
tejo s'empressa défaire tout savoir au général qui, aussitôt qu'il l'ap-
prit, résolut de remonter jusqu'à cet endroit avec ses navires. Il sauta
à terre, accompagné de tous ses capitaines et soldats. Les caciques et
gouverneurs, le voyant descendre et comprenant qu'il était notre com-
mandant général, lui témoignèrent, à leur manière, le plus grand
respect et ils l'encensèrent. Le capitaine les remercia, leur prodigua
mille politesses, leur fit donner des diamants et des perles vertes et
les pria, par signes, d'apporter de l'or en échange de nos produits. A
l'instant, le gouverneur ordonna, par l'entremise de ses Indiens, que
tous les villages des environs eussent à présenter les bijoux qu'ils
auraient pour l'échange. Pendant six jours que nous passâmes en ce
lieu, on apporta pour plus de quinze mille piastres de petits joyaux
en or bas, de plusieurs formes différentes. C'est cela, sans doute, que
Francisco Lopez de G-omara et Gonzalo Hernandez de Oviedo, dans
leurs chroniques, disent avoir été donné par les Indiens de Tabasco.
Tel est le rapport qu'on leur a fait, et ils le répètent comme si c'était
la vérité» Mais il est bien reconnu qu'il n'y a pas d'or, mais seulement
quelques bijoux, dans la province du fleuve Grijalva.
Quoi qu'il en soit, nous prîmes possession du pays pour Sa Majesté
et, en son royal nom, pour le gouverneur de Cuba, Diego Velasquez.
Gela fait, le général s'adressant aux Indiens présents leur dit qu'il
voulait s'embarquer, et il leur donna des chemises de Gastille. Nous
prîmes là un naturel que nous amenâmes abord de nos navires. Quand
il sut notre langue, il se fit chrétien, et se nomma Francisco ; après
la prise de Mexico, je le vis marié dans un village appelé Santa Fé.
Voyant qu'on n'apportait plus d'or à vendre et que nous avions passé
six jours en ce lieu, tandis que les navires couraient des dangers à
1; C'est de là que sont venus nos dindons ou poules d'Indô.
2; Nous appelons ce fruit sapotille ou nèfle d'Amérique;
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 31
cause du vent du nord, notre général nous donna l'ordre d'embar-
quer. En remontant la côte, nous vîmes une petite île couverte de sable
blanc. Elle paraissait être à trois lieues de distance. Nous rappelâmes
île Blanche, et c'est ainsi qu'elle ligure dans les cartes marines. Non
loin de cet îlot, nous vîmes encore une île qui paraissait plus grande
que les autres, éloignée de terre d'environ une lieue et demie. En
face d'elle était un bon mouillage; le général ordonna d'y jeter l'an-
cre. Après avoir mis nos bateaux à l'eau, Juan de Grijalva, avec plu-
sieurs d'entre nous, alla visiter l'île. Nous y trouvâmes deux maisons
bâties à chaux et à sable, bien travaillées, ayant chacune des marches
par lesquelles on montait à une sorte d'autel où l'on entretenait des
idoles de mauvais aspect. C'étaient leurs dieux. Là se voyaient cinq
Indiens sacrifiés depuis la veille. Us avaient la poitrine ouverte, les
bras et les cuisses coupés. Les murailles dégouttaient de sang. Rem-
plis d'étonnement à la vue de ces choses, nous appelâmes cette île :
l'île des Sacrifices. En face d'elle nous gagnâmes la terre ferme, et là,
sur de grands amas de sable, nous campâmes dans des baraques con-
struites avec des branchages et avec les voiles de nos navires. Grand
nombre d'Indiens se transportèrent à la côte, apportant pour l'échange
de petits objets en or, comme sur le fleuve Banderas. Nous avons su,
depuis, que Montezuma, lui-même, avait fait ordonner à ces Indiens
de nous les présenter. Us paraissaient craintifs et portaient peu de
chose. Le capitaine Juan de Grijalva donna Tordre aux navires de lever
l'ancre, de faire voile et d'aller mouiller plus loin, devant une autre
île qui se voyait à une demi-lieue de terre, dans l'endroit où se trouve
le port actuellement. Je vais dire ce qui nous y arriva.
CHAPITRE XIV
Comme <{uoi nous arrivâmes au port de San Juan de Culua.
Ayant débarqué sur une plage sablonneuse, nous bâtîmes des bara-
ques avec des troncs d'arbres sur des monticules de sable, qui sont
très-considérables en cet endroit, dans le but de nous préserver des
moustiques dont l'abondance y est fort grande. Les bateaux furent
employés à sonder le port; on reconnut que le fond était bon et que
les navires seraient bien abrités du nord par cette île. Gela étant fait,
le général et trente soldats, bien sur leurs gardes, se rendirent à l'île
à l'aide des canots; Nous y trouvâmes un temple où nous vîmes une
grande et laide idole appelée Tezcatepuca. Quatre Indiens étaient là,
vêtus de longues robes noires, avec des capuces simulant la manière
des dominicains ou des chanoines. C'étaient les prêtres de cette divi-
32 CONQUÊTE
nité à laquelle ils avaient sacrifié ce jour-là même deux jeunes hommes
dont les poitrines étaient ouvertes; les cœurs et le sang avaient été
offerts à la maudite idole. Ces ministres venaient nous encenser avec
ce même parfum qui a l'odeur d'encens et qu'ils adressaient à leur
dieu ; mais nous ne voulûmes pas y consentir, émus que nous étions
de pitié et de regret pour ces jeunes malheureux, en les voyant au
moment où ils venaient de tomber victimes d'une cruauté si grande.
Le général s'adressa à Francisco, l'Indien que nous amenâmes du rio
Banderas1 , et qui paraissait intelligent, lui demandant pourquoi l'on
commettait ces horreurs; — et cela se disait moitié par signes, car
nous n'avions pas alors d'interprète, ainsi que je l'ai dit. — Il répondit
que les habitants de Gulua2 ordonnaient ces sacrifices. Or, ayant la
langue peu déliée, il disait : Olua, Olua; et comme notre capitaine,
qui était présent, s'appelait Juan et que d'ailleurs ce jour-là était le
jour de la Saint-Jean, nous donnâmes à cette île le nom de Saint-
Jean d'Uloa. Ce port est maintenant très-renommé ; on y a construit
de grands chantiers pour les navires, et c'est là que viennent débar-
quer les marchandises pour Mexico et pour la Nouvelle-Espagne.
Revenons à notre sujet. Pendant que nous étions sur cette plage de
sable, des Indiens des villages environnants vinrent nous offrir leurs
joyaux d'or en échange de nos produits. Mais c'était si peu de chose
et de si mince valeur que nous n'en tenions aucun compte. Nous res-
tâmes sept jours en l'état que j'ai dit, tourmentés par une nuée de
moustiques dont nous ne pouvions nous défendre. Voyant d'ailleurs
que le temps passait, certains désormais que ce pays n'était pas une
île, mais terre ferme, et qu'il y avait de grands centres de population;
considérant que notre pain de cassave moisissait et devenait amer;
comme, au surplus, nous tous qui étions venus, nous ne formions
pas un nombre suffisant pour coloniser, d'autant moins que nous
avions perdu dix soldats morts de leurs blessures et que quatre étaient
encore souffrants ; tout cela bien examiné, il fut résolu que nous le
ferions savoir au gouverneur Diego Velasquez, pour lui demander
secours. Juan de Grijalva témoignait fermement sa volonté de nous
établir avec le peu de monde que nous étions ; car il montra toujours
le ferme courage d'un valeureux capitaine, et nullement comme dit
(jomara en sa chronique. Or, pour le message, il fut convenu que le
capitaine Pedro de Alvarado irait dans le navire que nous appelions
1. Bandera veut dire « drapeau ».
2. Olua, Culua (Uloa). Cette expression, qui se présente ici pour la seconde fois,
a besoin d'une explication, car elle va revenir bien souvent ensuite dans le récit.
Culua, avant l'époque de la conquête, était devenu synonyme de Mexico, et l'on disait,
au dehors de la capitale, indistinctement : Culuans ou Mexicains. Cela provenait de ce
que la monarchie mexicaine, à son origine, eut des points de contact avec le royaume
d'Aculhuacan dont l'ancienne gloire et les domaines vinrent enfin se confondre dans
la couronne des rois de Mexico.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 33
le Saint-Sébastien. Gomme il faisait eau — Lien peu, à la vérité — on
pourrait le caréner à l'île de Cuba et l'utiliser pour nous apporter des
provisions et des secours. Il fut aussi décidé qu'il emporterait tout
l'or que nous avions acquis, des étoffes de coton et nos malades. Les
capitaines écrivirent à Diego Velasquez, chacun ce qui lui convint, et
le navire fit voile vers Cuba. Je vais dire comme quoi Diego Velas-
quez avait envoyé à notre recherche.
CHAPITRE XV
Comme quoi Diego Velasquez envoya un petit navire à notre recherche.
Après notre départ de Cuba avec Juan de Grijalva, Diego Velas-
quez devint triste et pensif, dans la crainte qu'il ne nous fût arrivé
quelque malheur. Désireux d'avoir de nos nouvelles, il envoya à notre
recherche un petit navire avec sept soldats auxquels il donna pour
capitaine Ghristovalde Oli, homme de valeur et de grande bravoure.
Il lui ordonna de suivre la route de Francisco Hernandez de Cordova,
jusqu'à ce qu'il nous découvrît. Or, il paraît qu'en allant à notre ren-
contre Ghristoval de Oli fut assailli par une tempête, tandis qu'il
était mouillé près de terre ; et, pour ne pas sombrer sur les amarres,
le pilote qui les accompagnait fit couper les câbles et perdit les an-
cres. On revint à Santiago de Cuba dont on était parti. Là se trou-
vait Diego Velasquez qui, les voyant sans nouvelles de nous, devint
plus triste et plus pensif qu'il ne l'était avant d'envoyer Ghristoval
de Oli. Ge fut sur ces entrefaites que Pedro de Alvarado, porteur du
rapport détaillé de tout ce que nous venions de découvrir, arriva avec
l'or, les étoffes et aussi les malades. Lorsque Velasquez le vit chargé
de bijoux dont l'effet dépassait la valeur, et que le virent aussi
grand nombre d'habitants de l'île, venus pour leurs affaires, qui se
trouvaient avec le gouverneur ; quand d'ailleurs les officiers de la
couronne eurent pris possession du quint royal qui revenait à Sa Ma-
jesté, ils furent tous saisis d'admiration en considérant les richesses
des pays que nous avions découverts. Gomme d'ailleurs Pedro de Al-
varado le savait très-bien raconter, Diego Velasquez ne cessait pas
de l'embrasser. Il donna pendant huit jours des fêtes et des carrou-
sels ; de sorte que, si jusque-là les pays découverts avaient eu grande
réputation de richesse, maintenant cet or y mit le comble dans les
îles et en Gastille, ainsi que je le dirai bientôt. Pour le moment, je
laisserai Diego se divertir et je reviendrai à nos navires, avec lesquels
nous étions à Saint -Jean d'Uloa.
34 CONQUÊTE
CHAPITRE XVI
Ce qui nous arriva en côtoyant les sierras de Tusta et de Tuspa.
Après que le capitaine Pedro de Alvarado se fut séparé de nous
pour aller à l'île de Cuba, notre général, d'accord avec les autres
commandants et les pilotes, résolut de continuer à suivre la côte, en
découvrant tout ce qu'il serait possible. Tandis que nous naviguions,
nous vîmes les sierras de Tusta, et un peu plus loin, au bout de deux
jours, nous aperçûmes d'autres élévations beaucoup plus considéra-
bles, qu'on appelle les sierras de Tuspa, de sorte que les unes sont
nommées Tusta parce qu'elles se trouvent près d'un village de même
nom; les autres s'appellent Tuspa parce que c'est ainsi qu'on nomme
le bourg auprès duquel elles s'élèvent. En allant plus loin, nous vî-
mes encore grand nombre de villages qui paraissaient être à deux ou
trois lieues de la côte; c'était déjà la province de Panuco. Tandis que
nous continuions notre route, nous arrivâmes à une grande rivière que
nous appelâmes rio de Canoas1, et nous jetâmes l'ancre près de son
embouchure.
Or, pendant que nous étions fort peu sur nos gardes dans notre
mouillage, seize embarcations très-grandes vinrent sur nous par le
fleuve; elles étaient pleines d'Indiens armés d'arcs, de flèches et de
lances. Ils vont droit au navire plus petit qui avait pour capitaine
Alonso de Avila et qui se trouvait plus rapproché de terre; ils font
pleuvoir sur lui une grêle de flèches qui blessent deux de nos soldats,
et, portant les mains sur le navire lui-même comme pour l'emme-
ner, ils parviennent à couper une de ses amarres. Mais comme le ca-
pitaine et ses soldats se battaient bien, ils avaient déjà renversé
trois bateaux, lorsque nous arrivâmes très-prestement à leur secours
avec nos canots, nos fusils et nos arbalètes. Nous blessâmes plus du
tiers de ces gens-là, de sorte qu'ils s'en retournèrent fort maltraités
par où ils étaient venus. Nous levâmes l'ancre et nous fîmes voile
sans retard; nous suivîmes la côte jusqu'à une grande pointe de terre
fort difficile à doubler. Les courants étaient d'ailleurs si considéra-
bles, qu'il ne nous était plus possible d'avancer. Le pilote Alaminos
dit alors au général qu'il ne convenait pas de suivre cette route, et il
1. Cela veut dire: la rivière aux embarcations. Le lecteur reverra souvent cette
expression de canoas. Elle sert à désigner, selon les lieux, des embarcations plus ou
moins considérables. L'auteur me paraît l'appliquer seulement aux canots creuses
d'une pièce dans un tronc d'arbre. Ainsi faites, au Yucatan, elles s'appellent cayucos,
tandis que dans le mémo pays àanoa désigne une embarcation, une grande chaloupe
qui Irise les dimensions d'une petite goélette.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 35
on donna de nombreuses raisons. On mit en délibération ce qu'il fau-
drait faire, et il fut convenu que nous retournerions à l'île de Cuba;
d'abord, parce que l'hiver allait commencer et que les provisions nous
manquaient; ensuite, parce qu'un des navires faisait eau. Les capi-
taines, du reste, n'étaient pas d'accord; car Juan de Grijalva disait
qu'il voulait coloniser, tandis que Francisco de Montejo et Alonso
de Avila prétendaient qu'on ne pourrait se maintenir, à cause de
la multitude de guerriers qu'il y avait dans le pays. Enfin nous
tous, les soldats, nous étions rebutés et très-fatigués du voyage
de mer.
Aussi entreprîmes-nous le retour toutes voiles dehors, et, les cou-
rants nous aidant, nous arrivâmes en peu de jours près du rio Gua-
zacualco ; mais nous ne pûmes pas nous y arrêter, à cause du mauvais
temps. Grillés, du reste, par le climat, nous entrâmes dans le fleuve
de Tonala, auquel nous donnâmes alors pour nom « San Anton ».
Nous y carénâmes le navire parce qu'il se mit à faire beaucoup d'eau,
après avoir touché trois fois sur la barre qui est très-basse. Pendant
que nous le réparions, beaucoup d'Indiens vinrent du port de Tonala
qui se trouve à une lieue plus loin. Ils apportaient du pain de maïs,
du poisson, du fruit, et ils nous les offrirent de fort bonne grâce. Le
capitaine leur fit de grandes caresses, ordonna qu'on leur distribuât
des perles vertes et des diamants, et les pria par signes d'apporter
de l'or en échange des produits que nous leur fournirions. Ils nous
présentaient des joyaux en or mélangé et nous leur donnions des ver-
roteries en retour. Les habitants de Guazacualco et d'autres villages
des environs, ayant su que nous achetions, vinrent aussi avec leurs
bijoux, et ils emportèrent des perles vertes qu'ils avaient en grande
estime. Outre ces produits, les Indiens de cette province nous propo-
sèrent des haches de cuivre très-brillantes, à la manière d'armes d'ap-
parat, avec manches de bois bariolés de peintures. Nous crûmes
qu'elles étaient en or mélangé, et comme on vit que nous commen-
cions à en acheter, nous eûmes, en trois jours, l'occasion d'en acqué-
rir plus de six cents, et nous en étions fort satisfaits, les croyant en
or; tandis que les Indiens étaient encore plus contents avec nos perles.
Or, tout cela ne fut que chimère : les haches, en effet, étaient en cui-
vre, et les perles presqu'en rien du tout. Un matelot avait acheté sept
haches et il en était tout joyeux. Un de ses camarades l'ayant dit au
capitaine, celui-ci lui donna l'ordre de les livrer; mais nous intercé-
dâmes et on les lui laissa, quoiqu'on les crût en or. Je me rappelle
aussi qu'un soldat, nommé Bartolomé Prado, entra dans un bâtiment
d'idoles (j'ai déjà dit qu'on les nomme eues : c'est, peut-on dire, 1;>
maison de leurs dieux)* Ce bâtiment était situé sur une éminence. Il y
trouva beaucoup d'idoles, du copal pareil à notre encens et qui leur
sert au même usage, des couteaux d'obsidienne avec lesquels ils font
36 CONQUETE
des sacrifices et dépècent les victimes, des caisses en bois qui con-
tenaient des pièces en or formant des diadèmes, des colliers, deux
idoles et quelque chose comme des grains de chapelet. Le soldat prit
pour lui tout ce qui était en or et apporta au capitaine les idoles des
sacrifices. Nos gens s'en aperçurent et le dirent à Grijalva qui voulut
tout reprendre. Nous le priâmes de le lui laisser, et, comme il était
d'un naturel bienveillant, il décida qu'on prendrait le quint de Sa
Majesté et qu'on abandonnerait le reste au soldat. Gela ne valait pas
quatre-vingts piastres.
Je dois dire aussi que je semai des pépins d'orange auprès d'autres
temples d'idoles; voici à quel propos. Gomme il y avait beaucoup de
moustiques sur la rivière, je montai me reposer dans un temple élevé.
J'en pris occasion pour semer près de ce bâtiment sept ou huit pépins
d'oranges que j'avais apportées de Cuba. Ils poussèrent très-bien, parce
que, paraît-il, les papes de ces idoles les protégèrent de défenses con-
tre les fourmis. Ils prenaient soin de les arroser et de les nettoyer, en
voyant que c'étaient des plantes différentes des leurs. J'ai rapporté
le fait pour qu'on sache que ce furent les premiers orangers plantés
dans la Nouvelle-Espagne. Après la prise de Mexico et la pacification
des villages dépendant de Gruazacualco, cette province passa pour être
la meilleure de la Nouvelle-Espagne à cause de la supériorité des con-
ditions qui la distinguent, tant sous le rapport de ses mines, que pour
l'excellence de son port. Le sol était naturellement riche en or et en
pâturages. C'est pour cela que le pays fut colonisé par les principaux
conquistadores du Mexique, et je fus du nombre. Ayant été chercher
mes orangers, je les transplantai et ils furent excellents.
On ne manquera pas de dire, je le sais, que ces vieilles histoires
n'intéressent nullement le sujet de ma narration; je les laisserai donc,
pour conter comme quoi tous les Indiens de ces provinces furent très-
satisfaits de notre venue. Nous ne tardâmes pas à leur faire nos adieux
et nous reprîmes notre route vers Cuba. En quarante-cinq jours, tantôt
avec beau temps, tantôt avec vent contraire, nous arrivâmes à Santiago
où se trouvait Diego Velasquez qui nous fit bon accueil. Il admira l'or
que nous apportions, montant à environ quatre mille piastres, ce qui,
réuni à celui que le capitaine Pedro de Alvarado avait rapporté, for-
mait un total de vingt mille piastres, — d'aucuns disaient plus, d'au-
tres disaient moins. — Les officiers de la couronne y prélevèrent le
quint du Roi. On apporta aussi les six cents haches qui paraissaient
être en or; mais quand on les présenta au partage royal, elles étaient
si rouillées qu'elles dénotaient bien le cuivre dont elles étaient faites.
Il y eut là de quoi rire et plaisanter, et sur l'achat, et sur la mystifi-
cation. Tout cela rendit Diego Velasquez très-joyeux, d'autant plus
qu'il était en mauvais termes avec son parent Grijalva, et cela sans mo-
tifs, si ce n'est qu'Alonso de Avila, qui avait un méchant naturel, di-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 37
sait que Grijalva valait peu de chose, et le capitaine Montejo ne se fit
pas faute de l'aider à mal. Lorsque tout cela se passait, on était déjà
en pourparlers pour l'envoi dune autre flotte et pour le choix de son
commandant.
CHAPITRE XVII
Comme quoi Diego Velasquez envoya son procureur en Castille
Quoiqu'il puisse paraître au lecteur que ce qui me vient actuellement
à la mémoire est étranger à notre récit, il convient de le dire avant de
commencer ce qui se rapporte au capitaine Fernand Gortès, pour des
motifs qu'on verra dans la suite de ce livre. Deux ou trois choses, d'ail-
leurs, sont arrivées dans le même temps, et nous devons forcément
choisir, pour en parler, celle qui se rapporte le plus au sujet. Or, ainsi
que je l'ai dit, lorsque le capitaine Alvarado arriva à Santiago de Cuba
avec l'or acquis dans les pays que nous avions découverts, Diego Ve-
lasquez craignit qu'avant qu'il en fît lui-même le rapporta Sa Majesté,
quelque favori de la cour en eût connaissance et lui dérobât les avan-
tages de la nouvelle. C'est pour ce motif que Diego Velasquez en-
voya en Castille son chapelain, nommé Benito Martinez, homme très-
entendu en affaires, avec des témoignages authentiques et des lettres
pour don Juan Rodriguez de Fonseca, évêque de Burgos, appelé aussi
archevêque de Rosano, pour le licencié Luis Zapata, et pour le secré-
taire Lope Gonchillos, personnages qui étaient alors chargés des affaires
des Indes. Velasquez était grandement à la dévotion de l'évêque et des
autres auditeurs, auxquels il avait donné, dans l'île de Cuba, des vil-
lages d'Indiens qui exploitaient des mines d'or à leur profit. C'est pour
cela que l'évêque de Burgos surtout faisait beaucoup pour lui. On n'as-
signa point d'Indiens à Sa Majesté, parce qu'Elle se trouvait alors en
Flandres. Mais, outre les Indiens qu'il avait déjà donnés aux auditeurs,
ainsi que je l'ai dit, Velasquez leur adressa nouvellement plusieurs
joyaux d'or, pris parmi ceux que nous avions envoyés par le capitaine
Alvarado, s'élevant en totalité à la valeur de vingt mille piastres. Or
rien ne se décidait, dans le Conseil royal des Indes, que par ordre de
ces personnages. Ce que Diego Velasquez faisait solliciter par son en-
voyé, c'étaient des pouvoirs pour acquérir par échange, faire des con-
quêtes et coloniser tout ce qu'il avait déjà découvert et tout ce qu'il
découvrirait à l'avenir. Il disait, dans son rapport et dans ses lettres,
qu'il avait dépensé beaucoup de milliers de piastres d'or dans ses dé-
couvertes. Le chapelain Benito Martinez fut donc en Castille où il né-
gocia tout ce que Velasquez demandait et même au delà, puisqu'il rap-
porta des lettres patentes lui conférant le titre d'adelantado de l'île de
38 CONQUÊTE
Cuba. Mais, cela étant obtenu, les lettres n'arrivèrent pas tellement
vite que Cortès ne fût parti auparavant avec une autre flotte. Nous lais-
serons là et les dépêches de Diego Velasquez et la flotte de Gortès, et
je dirai comme quoi, pendant que j'écrivais ce récit, je vis une histoire
du chroniqueur Francisco Lopez de Gomara, qui traite de la conquête
de la Nouvelle-Espagne et de Mexico. Je dirai en quoi la réalité des
événements est en contradiction avec ce que le Gomara avance. Je con-
terai la manière dont ces faits se sont passés dans la conquête, et l'on
verra que c'est fort différent de ce que Gomara a écrit au mépris de
la vérité.
CHAPITRE XVIII
De quelques réflexions au sujet de ce que Francisco Lopez de Gomara, mal informé,
a écrit dans son histoire *.
Lorsque j'écrivais ce récit, je vis par hasard une histoire en bon style,
qui porte le nom d'un certain Francisco de Gomara, et traite de la
conquête de Mexico et de la Nouvelle-Espagne. Or, ayant vu sa belle
rhétorique, tandis que mon travail est si dépoli, je cessai de l'écrire
et j'eus même honte qu'il pût tomber entre les mains de gens de mé-
rite. J'en étais à ce degré de perplexité, lorque je me remis à lire et
à considérer les arguments et les récits que Gomara écrivit dans ses
livres. Je vis alors que, depuis le commencement jusqu'à la fin, sa re-
1. C'est ici que pour la première fois Bernai Diaz nous met en présence de ses res-
sentiments contre l'écrivain Gomara, auteur d'une chronique célèbre de la campagne
du Mexique par Fernand Cortès. Une explication devient nécessaire; car Bernai Diaz
se contente de faire allusion, sans les expliquer, à des raisons qui avaient pu porter
cet historien à écrire avec partialité l'histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne.
Notre auteur exagère sans doute en certains points, mais il est fondé d'une manière
générale en ce qu'il avance. Gomara fut en effet le chapelain de Fernand Cortès dans
les dernières années de la vie de ce guerrier, et il continua à vivre au même titre au-
près de son fils, après la mort du conquistador. Cette position à gages était très-déli-
cate pour le narrateur d'événements qui concernaient d'une manière essentielle la
famille dont dépendait son bénéfice. C'est du reste à ce foyer à peu près unique qu'il
puisait ses connaissances sur les faits mémorables qu'il se proposait de décrire. Il
est bien naturel de penser qu'il ne recevrait point, dans ce cercle de confidences, des
révélations nuisibles au chef qui personnifiait en lui-même cette expédition célèbre.
Bernai Diaz signale comme point de départ de l'irritation qu'il a ressentie à la lecture
de Gomara le soin que prend cet auteur de faire retomber sur Cortès l'honneur des
événements les plus remarquables de la campagne, et son peu de souci de mettre en
relief la valeur et le dévouement de ses compagnons d'armes. C'est avec raison sans
doute que Diaz repousse un grand nombre d'assertions qui lui paraissent injustes ou
peu conformes aux véritables faits dont il a lui-même été témoin; mais il faut con-
venir qu'il met en général peu d'adresse à relever ces erreurs, et très-souvent il se
fait tort à lui-même et il obscurcit sa narration par des rabâchages de critique que
le lecteur ne supporte pas toujours avec patience.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 39
lation est mauvaise et bien contraire à ce qui se passa dans la Nouvelle-
Espagne. Quand il se met à parler de ses grandes villes et du grand
nombre de ses habitants, il ne fait pas plus de cas d'écrire huit que
huit mille. Pour ce qui est des nombreuses tueries que, selon lui, nous
faisions, on peut dire que nous n'étions, en tout, qu'environ quatre
cents soldats, que nous avions bien assez de peine à empêcher qu'on
nous tuât ou qu'on nous prît vivants, et que, lors même qu'on nous
eût amené les Indiens attachés, nous n'aurions pas pu nous rendre cou-
pables de tant de meurtres et de tant de cruautés qu'il dit que nous
commîmes. Je jure — amen! — que chaque jour nous suppliions, au
contraire, le Seigneur notre Dieu de nous préserver d'une déroute com-
plète. Poursuivons ce sujet. Le vaillant roi Athalaric et l'orgueilleux
guerrier Attila firent moins de carnage sur les champs catalauniens
que nous n'en fîmes, d'après Gomara.il dit aussi que nous détruisîmes
plusieurs villes et eues, qui sont les temples de leurs idoles. Il a cru
qu'en cela il faisait grand plaisir à ceux qui lisent son histoire, et il
n'a pas voulu comprendre, en l'écrivant, que les vrais conquistadores
et les curieux lecteurs qui savent ce qui s'est passé pourront lui dire
qu'il se trompe en tout ce qu'il écrit. Si dans toutes les autres his-
toires qu'il rédige il se conduit comme pour la Nouvelle-Espagne, on
peut dire qu'il y est aussi dans l'erreur. Ge qui est remarquable, c'est
qu'il élève les uns et rabaisse les autres ; ceux qui ne se trouvèrent
pas dans la campagne, il les y fait capitaines ; il dit qu'un Pedro de
Ircio commandait lors de la déroute en un village que nous appelâ-
mes Almeria, tandis que le vrai commandant fut un certain Juan de
Escalante, qui mourut des suites de cette affaire avec sept autres sol-
dats. Il prétend que Juan Velasquez de Léon fut coloniser Cruazacualco;
tandis que ce qui est vrai, c'est que Gronzalo de Sandoval, natif d'Avila,
fut ce colonisateur. Il dit aussi que Cortès fit brûler un Indien, offi-
cier de Montezuma, nommé Quezalpopoca, outre la ville qu'on
incendia *.
Gromara n'est pas plus fidèle en parlant de notre attaque contre le
village de la forteresse à'Anga-Panga ; il conte cet événement, mais
nullement de la manière dont les choses se passèrent. Pour ce qui est
de la proclamation que nous fîmes sur la plage de sable en nommant
Cortès capitaine général et grand justicier, on l'a induit totalement
en erreur. Au sujet de la prise d'un village de la province de Chiapa,
appelé Ghamula, il n'est pas exact, non plus, en ce qu'il dit. C'est bien
1. Je ne suis pas sûr que tel soit le sens, car l'auteur a dit : Cortcz mando que-
mar un ludio que se decia Quezal Popoca, capitan de Montezuma, sobre la po-
blacion que se quetno. On pourrait également traduire: 1° outre la ville qui fut brûlée;
2" sur la ville qui fut brûlée ; 3U au sujet de la ville que Ton brûla. De toute façon,
cela me paraît être une accusation injuste contre Gomara, car je ne vois dans le
texte de cet auteur absolument rien qui la légitime.
40 CONQUÊTE
pis encore quand il prétend que Gortès fit percer secrètement les na-
vires qui nous avaient amenés ; tandis qu'il est notoire que ce fut sur
l'avis de toute l'armée qu'il les fit échouer ostensiblement, afin que
les marins qui les montaient pussent nous aider à nous défendre et
à nous battre. En ce qui touche Juan de Grijalva, qui était un bon ca-
pitaine, il l'entame et l'amoindrit. Quant à ce qui regarde don Fran-
cisco Hernandez de Gordoba, il ne dit nullement qu'il eût découvert le
Yucatan. Pour ce qui est de Francisco de G-aray, il prétend qu'il était
déjà venu au Panuco avec quatre navires, avant qu'il y vînt avec la
dernière flotte; sur quoi il se trompe comme en tout le reste. Au sur-
plus, tout ce qu'il dit de l'arrivée du capitaine Narvaez et de la déroute
que nous lui infligeâmes, il l'écrit comme on le lui a conté. Relati-
vement aux batailles de Tlascala jusqu'à la conclusion de la paix, il
reste bien loin de la réalité des événements.
En ce qui regarde les combats de Mexico, quand nous fûmes dé-
faits et chassés de la ville, on nous tua ou sacrifia huit cent soixante
hommes, — je répète et dis: environ huit cent soixante soldats, car
les hommes de Gortès et de Narvaez qui se réunirent pour soutenir
Alvarado montaient réellement à treize cents ; or nous n'en conser-
vâmes que quatre cent quarante, tous blessés. — Eh bien! G-omara le
raconte comme si rien n'était. Et lorsque nous revînmes sur Mexico, il
ne dit rien non plus des soldats qu'on nous tua ou blessa dans les as-
sauts ; on croirait que tout se passait pour nous comme si nous eussions
été à la noce et en partie de plaisir. Mais pourquoi donc m'escrimé-je
tant de la plume, pour tout conter, et à quoi bon tant de frais d'encre
et de papier? Car si dans tout ce que Gomara écrit il y va de ce train,
c'est vraiment dommage; et puisqu'il brille par le bon style, il devrait
s'évertuer à en faire usage pour prouver ce qu'il écrit. Laissons ce
propos et revenons à mon sujet. Après avoir reconnu que tout ce qu'a
dit Gomara est bien loin delà vérité et que, par conséquent, beaucoup
de gens s'en trouvent lésés, je reprends le fil de mon récit et de mon
histoire, bien persuadé, comme disent les Sages, que la meilleure ma-
nière de polir le style et de lui donner de la grâce, c'est de dire vrai
dans tout ce qu'on écrit; la vérité voilera ma rudesse. Tout bien con-
sidéré, j'ai donc résolu de poursuivre mon dessein avec le style et les
arguments qu'on verra plus loin, afin que mon travail soit mis à jour
et qu'on voie les conquêtes de la Nouvelle-Espagne avec la clarté qui
leur est due, et qu'ainsi Sa Majesté daigne reconnaître les grands et
remarquables services que nous, les vrais auteurs de la conquête, lui
rendîmes; car, venus en bien petit nombre avec le bon et fortuné
capitaine Fernand Gortès, nous courûmes les plus grands dangers et
nous lui conquîmes ces pays, part notable de tout le Nouveau-Monde,
service pour lequel Sa Majesté nous a souvent récompensés, en sa
qualité de notre souverain seigneur et Roi très-chrétien.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 41
Je reprendrai donc la plume en main et je ferai comme le pilote
prudent qui, soupçonnant les écueils, avance en s'aidant de la sonde :
je ramènerai au chemin de la vérité ce que le chroniqueur Gomara
a écrit, et je ne le ferai pas pour tout ce qu'il a dit; car s'il fallait,
point par point, tout relever, il en coûterait plus pour glaner que pour
faire la première et vraie moisson. Sur le récit que je vais faire, les
chroniques pourront embellir, en comblant d'éloges et le capitaine
Fernand Cortès et les valeureux conquistadores; car une si grande et
si sainte entreprise fut couronnée par nos mains, ainsi que les événe-
ments eux-mêmes l'ont prouvé. Et ce ne sont pas des contes de pays
inconnus; ce ne sont ni rêves, ni renchérissements. Grest hier, peut-
on dire, que cela est arrivé. Qu'on examine bien ce qu'est aujourd'hui
la Nouvelle-Espagne, etqu'on le compare à ce que, sur elle, l'on écrit.
Nous, nous ne dirons que ce que nous avons vu de nos propres yeux
comme étant la vérité, et nous ne suivrons nullement les contradic-
tions et les faux rapports de ceux qui écrivent sur ouï-dire ; car nous
savons que la vérité est chose sacrée. Mais cessons de récriminer,
quoiqu'on pût encore trouver beaucoup à dire,, surtout au sujet des
soupçons qu'on a eus de faux renseignements qui furent donnés au
chroniqueur, lorsqu'il écrivit son histoire; car tout l'honneur et
toute la gloire y sont attribués à Cortès, sans faire mémoire d'aucun
de nos valeureux capitaines et vaillants soldats. On voit bien, par
tout ce que Gomara écrit dans son livre, qu'il était dévoué à Cortès,
car il Ta dédié à son fils, à qui le marquisat appartient actuellement,
au lieu d'en faire hommage à notre seigneur et Roi. Non-seulement,
donc, Francisco Lopez de Gomara écrivit tant de faussetés, mais
encore il a fait tort à plusieurs écrivains et chroniqueurs qui ont
parlé après lui des choses de la Nouvelle-Espagne, comme le docteur
Ulescas et Pablo Jovio, qui se guident sur son dire et écrivent ni plus
ni moins comme lui-même. De sorte que, s'ils ont ainsi parlé à ce
sujet, c'est parce que Gomara les a induits en erreur.
CHAPITRE XIX
Comme quoi nous revînmes encore avec une autre flotte aux pays récemment dé-
couverts, ayant pour capitaine Fernand Cortès, qui fut plus tard marquis delYalle
et posséda d'autres dignités. Difficultés qui s'élevèrent pour empêcher qu'il fût
nommé commandant.
Vers le quinzième jour du mois de novembre de l'an quinze cent
dix-huit, le capitaine Juan de Grijalva étant de retour de ses nou-
velles découvertes — ainsi que nous l'avons raconté, — le gouverneur
Diego Velasquez prenait ses mesures pour envoyer une autre flotte
42 CONQUÊTE
beaucoup plus considérable que les précédentes. A cette fin, il avait
déjà réuni dix navires dans le port de Santiago de Cuba. Quatre
d'entre eux étaient ceux-là mêmes avec lesquels nous étions revenus
lors de l'affaire de Juan de Grrijalva. On les avait carénés et remis en
état. Les six autres avaient été réquisitionnés partout dans l'île. Le
gouverneur les fit approvisionner de pain de cassave et de porc salé;
car il n'y avait alors dans l'île ni bœufs, ni moutons. Ces provisions,
du reste, ne devaient servir que pour arriver à la Havane, puisque
c'est là qu'on se proposait de faire et qu'on fit en effet tous les vivres.
Mais c'est le moment de dire les désaccords qui eurent lieu pour élire
le commandant de cette expédition. Il y eut des contestations nom-
breuses, parce que quelques personnes de distinction voulaient
qu'on envoyât un certain capitaine, très-qualifié, appelé Vasco Por-
callo, proche parent du comte de Ferias. Mais Velasquez eut peur
qu'il ne se soulevât avec la flotte, parce qu'il était très-audacieux.
D'autres prétendaient qu'on choisît Agustin Bermudez, ou Antonio
Velasquez Borrego, ou Bernardino Velasquez, parents du gouverneur
Diego Velasquez. Quant à nous, les soldats qui nous trouvions pré-
sents, nous demandions qu'on nous envoyât encore une fois Juan
de Grijalva, parce qu'il était bon capitaine et qu'il ne donnait prise
à aucune inculpation, ni dans sa personne, ni dans ses aptitudes à
commander.
Tandis que les choses et les pourparlers se poursuivaient comme
je viens de dire, deux grands favoris de Diego Velasquez, Andrès de
Duero, son secrétaire, et Amador de Lares, contrôleur de Sa Majesté,
s'associèrent secrètement avec un bon hidalgo nommé Fernand
Gortès, natif de Medellin. Il était fils de Martin Gortès de
Monroy et de Gatalina Pizarro Altamirano, hidalgos tous les deux,
quoique pauvres. Fernand était donc un Gortès y Monroy par son
père, et un Pizarro y Altamirano par origine maternelle. Il appar-
tenait à l'une des bonnes descendances de l'Estramadure ; il avait à
Cuba une commanderie d'Indiens, et, peu de temps auparavant, il
avait contracté mariage, par suite d'amourettes, avec une dame ap-
pelée dona Gatalina Juarez Pacheco , fille de Diego Juarez Pa-
checo, natif d'Avila, déjà défunt, et de Marie de Mercaida, origi-
naire de Biscaye. Elle était sœur de Juan Juarez Pacheco, lequel,
après la conquête de la Nouvelle-Espagne } devint habitant de Mexico
et fut gratifié à'encomiendas. A propos de ce mariage, Gortès eut
bien des chagrins et souffrit même la prison, parce que Diego Ve-
lasquez embrassa les intérêts de la future, ainsi que d'autres le ra-
conteront en détail. Pour moi, je me bornerai à expliquer l'associa-
tion que je vais dire.
Les deux grands favoris de Velasquez complotèrent de faire donner
à Fernand Gortès le commandement général de toute la flotte, à la
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 43
condition de partager entre eux trois l'apport en or, argent et joyaux
qui formerait la part de Gortès ; car Diego Velasquez, sous le sceau
(lu secret, envoyait l'expédition pour qu'on fît des échanges, et non
dans un Lut de colonisation. Ayant fait cet accord, Duero et le con-
trôleur commencèrent à agir sur Velasquez de telle sorte; ils s'expri-
mèrent en termes si bons et si mielleux, faisant de grands éloges de
Gortès, assurant que c'était bien l'homme à qui convenait cet emploi,
que ce serait un chef intrépide et certainement très-fidèle à Velas-
quez, dont il était le filleul, — car le gouverneur avait été le parrain
de son mariage avec Gatalina Juarez Pacheco; — tant ils firent enfin,
qu'ils le laissèrent convaincu, et Gortès fut nommé capitaine général.
Et, comme Andrès de Duero était le secrétaire du gouverneur, il
s'empressa de formuler les pouvoirs par écrit : il les fit, comme on
dit, de bonne encre, bien amples, au gré de Gortès, et il les lui
apporta dûment signés.
Lorsque son élection fut rendue publique, elle plut à quelques
personnes, tandis que d'autres en eurent du dépit. Un dimanche,
Diego Velasquez se rendait à la messe; et, en sa qualité de gouver-
neur, il était accompagné des personnes les plus qualifiées de la
ville, ayant pris soin de placer Gortès à sa droite, pour lui faire
honneur. Une sorte de truand, que l'on appelait Cervantes le Fou,
marchait devant eux, grimaçant et disant des bouffonneries pour
l'amusement de ses patrons : « Diego! Diego! quel capitaine tu
choisis là! Il est de Medellin, en Estramadure; capitaine bien for-
tuné! J'ai peur, Diego, qu'il ne t'échappe en se soulevant avec sa
flotte. Je le tiens pour très-expert en ses affaires.... ». Il lançait
d'autres folies, toutes empreintes de mauvais desseins. Et parce qu'il
les disait dans ce sens, Andrès de Duero, qui marchait à côté de
Gortès, le frappait sur la nuque en lui criant : « Tais-toi, ivrogne,
bouffon! Gesse d'être un coquin; nous savons bien que ce n'est pas
de toi que viennent ces malices, sous le couvert de plaisanteries. »
Mais le fou continuait : « Vive, vive mon patron Diego! Vive son
fortuné capitaine Gortès ! Et je te le jure, mon maître Diego, pour
ne pas te voir pleurer la mauvaise emplette que tu viens de faire, je
veux m'en aller avec Gortès vers ces riches contrées. » On tint pour
sûr que les Velasquez, parents du gouverneur, donnèrent des pièces
d'or à ce mauvais plaisant pour qu'il lançât ces malices sous le cou-
vert de bouffonneries. Or, tout cela devint vérité, comme il l'avait
annoncé; car on dit que les fous frappent souvent juste quand ils
parlent.
Fcrnand Gortès fut donc élu, grâce à Dieu, pour l'exaltation de
notre sainte foi et pour le service de Sa Majesté, ainsi qu'il sera dit
par la suite.
44 CONQUÊTE
CHAPITRE XX
Des choses que fit et disposa Fernand Cortès après avoir été élu commandant,
comme j'ai dit.
Cortès, ayant donc été choisi pour général de la flotte dont j'ai
parlé, se mit à chercher toutes sortes d'armes, aussi bien les fusils
que la poudre et les arbalètes, et tout autant de munitions de guerre
qu'il fut possible d'en acquérir. Il prit soin aussi de se prémunir de
tous les moyens d'échange, ainsi que de bien d'autres choses d'utilité
pour ce voyage. Au surplus, il commença à soigner et à parer sa
personne beaucoup plus qu'il n'en avait l'habitude. Il mit un panache
à plumes et un médaillon d'or, qui lui allaient fort bien. Mais il
n'avait réellement pas de quoi subvenir à toutes ces dépenses, car il
était alors pauvre et couvert de dettes. Il avait k la vérité une bonne
commanderie d'Indiens et des mines d'or qui donnaient un revenu
satisfaisant; mais, comme il était nouvellement marié, il dépensait
tout à se bien tenir, et en parures pour sa compagne. Doué d'un
naturel affable, il était recherché et plaisait par sa conversation. Il
avait été deux fois alcalde dans le bourg de Santiago de Boroco, où
il résidait. C'est un emploi qui, dans ces pays-là, fait beaucoup
d'honneur. Or, deux négociants de ses amis, Jacques ou Jérôme Trias
et Pedro de Jerez, le voyant capitaine et en voie de prospérité, lui
prêtèrent quatre mille piastres, et lui avancèrent des marchandises
à payer sur le revenu de ses Indiens.
Il fit aussitôt fabriquer des torsades dorées, qu'il ajusta sur des
vêtements de velours. Il commanda des étendards et des drapeaux
brodés d'or, ajoutant aux armes de notre Roi et seigneur une croix
sur chaque face, avec cette inscription en latin : « Frères, suivons le
signe de la croix sainte, animés d'une foi sincère; avec elle nous
vaincrons. » En même temps, il fit crier ses proclamations, battre
ses tambours, sonner ses trompettes, au nom de Sa Majesté et, pour
Elle, au nom de Diego Velasquez, afin que toutes personnes qui
voudraient aller avec lui aux terres nouvellement découvertes, pour
en faire la conquête et les coloniser, sussent bien qu'il leur serait
donné leur part sur for, l'argent ou les bijoux qu'on y gagnerait,
ainsi que des commanderies d'Indiens après pacification complète,
conformément aux pouvoirs que Velasquez tenait de Sa Majesté. Or,
ces pouvoirs, dont les crieurs parlaient, n'étaient pas encore arrivés
de Castillc avec le chapelain Benito Martinez que Velasquez y avait
envoyé dans le but de les demander, ainsi que je l'ai dit dans le cha-
pitre qui en a traité. La nouvelle de l'expédition s'étant répandue
DE LÀ NOUVELLE-ESPAGNE. 45
dans l'île entière de Cuba , et Gortès ayant écrit partout à ses
amis qu'ils se préparassent à entreprendre avec lui ce voyage, les uns
vendaient leurs propriétés pour se procurer des armes et des chevaux
d'autres s'occupaient à faire de la cassave et du porc salé ; ils piquaient
leurs armures et s'approvisionnaient le mieux possible du nécessaire.
De sorte que nous nous réunîmes plus de trois cents soldats à San-
tiago de Cuba, où s'effectua le départ de la flotte. De la maison même
de Diego Velasquez partirent les principaux parmi les employés à son
service, entre autres un certain Diego Ordas, son premier majordome
que le gouverneur lui-même prit soin d'envoyer, pour qu'il surveillât
et pût éviter tout mauvais complot dans l'expédition; car il se défia
toujours de Gortès, sans le laisser comprendre. Partirent aussi un
Francisco de Morla et un Escobar, un Basque nommé Martin Ramos
de Lares, et plusieurs autres amis et commensaux de Diego Velas-
quez. Et moi, je m'inscris à la suite de ce petit nombre de soldats
dont je fais ici mémoire, sans parler des autres; mais, quand il en
sera temps, je nommerai tous ceux dont j'aurai gardé le souvenir.
Gortès mettait beaucoup d'ardeur à hâter le départ de sa flotte; il se
montrait très-pressé en toutes choses : c'est que la malveillance et
l'envie régnaient toujours dans les cœurs des parents de Diego Velas-
quez. Ils tenaient pour affront que le gouverneur se fût méfié d'eux,
et donnât cet emploi et ce commandement à Gortès, sachant fort bien
qu'il l'avait eu pour ennemi peu de jours auparavant, à propos de son
mariage avec Gatalina Juarez la Mercaida, ainsi que je l'ai déjà
raconté. Pour ces raisons, ils propageaient partout leurs médisances
contre leur parent et même sur Gortès, employant tous les moyens
pour faire naître la discorde entre eux et obtenir, n'importe par quelle
voie, que les pouvoirs de Gortès fussent révoqués.
Gortès était bien averti de toutes ces intrigues; aussi ne s'éloignait-il
point du gouverneur, auquel il ne cessait de faire toutes les dé-
monstrations d'un serviteur dévoué, assurant qu'il ferait de lui un
seigneur illustre et riche, en peu de temps. Au surplus, Andrès de
Duero donnait avis à Gortès de presser son embarquement; car on
avait réussi à changer les résolutions de Velasquez, au moyen des
importunités de ses parents. Dès que Gortès en eut connaissance, il
pria sa femme, dona Gatalina Juarez la Mercaida, d'embarquer sur-
le-champ tout ce qu'elle se proposait d'envoyer, en provisions et
autres douceurs habituellement réservées aux maris en pareilles cir-
constances. Il avait, du reste, déjà fait publier à son de trompe et
avertir maîtres, pilotes et soldats, qu'à tels jour et nuit personne ne
restât à terre. Et après ces ordres donnés, les voyant tous à bord, il
fut prendre congé de Diego Velasquez, en compagnie de ses grands
amis et camarades Andrès de Duero, le contrôleur Amador de Lares
et la plupart des gens de qualité qui habitaient cette ville. Après
46 CONQUÊTE
force promesses et embrassements nombreux de Gortès au gouver-
neur, et du gouverneur à Gortès, celui-ci prit enfin congé; et le jour
suivant, de fort bonne heure, ayant entendu la messe, nous gagnâmes
nos navires. Diego Yelasquez en personne, avec grand nombre d'hi-
dalgos, vint de nouveau accompagner Gortès jusqu'au moment de faire
voile. Le temps étant favorable, nous arrivâmes en peu de jours au
bourg de la Trinidad. Je dirai bientôt ce qui advint à Gortès en ce
lieu, après que nous fûmes entrés au port et descendus à terre ; de
même qu'on vient de voir les contrariétés qu'il éprouva jusqu'à ce
qu'il eût été choisi pour commandant, et tout ce que j'ai déjà raconté.
Et, à ce sujet, voyez ce que dit Gromara en sa chronique, et vous nous
trouverez bien en désaccord. Tandis qu'Andrès de Duero était le
secrétaire du commandement de Cuba, i] en fait un négociant. Quant
à Diego de Ordas, qui part actuellement avec Gortès, il le fait partir
avec Grijalva. Laissons là le Gomara et sa mauvaise histoire, et disons
comment nous débarquâmes avec Gortès au bourg de la Trinidad.
CHAPITRE XXI
De ce que fit Gortès à son arrivée au bourg de la Trinidad; des civils et militaires
qui s'y réunirent pour partir en sa compagnie, et de ce qui nous advint encore.
Après que nous eûmes débarqué au port de la Trinidad et que la
nouvelle s'en fut répandue parmi ses habitants, ceux-ci se hâtèrent
d'aller à la rencontre de Gortès pour le recevoir, ainsi que nous tous
qui venions avec lui, et pour nous donner la bienvenue. Et comme il
y avait déjà d'excellents hidalgos dans cette résidence, ils prirent
Gortès pour leur hôte et l'emmenèrent avec eux. Notre capitaine, ayant
placé son étendard devant sa demeure et fait crier ses rappels comme
à Santiago, ordonna la recherche de toutes les arbalètes et espingoles
qu'il serait possible de trouver, ainsi que l'achat de bien d'autres
choses nécessaires, y compris les provisions de bouche. Une nom-
breuse famille d'hidalgos, tous frères, partit de cette ville pour venir
avec nous : ce furent le capitaine Pedro de Alvarado, et Gonzalo, et
Jorge, et Gomez, et Juan de Alvarado. Ce dernier, surnommé « le
Vieux », était un bâtard. Le capitaine Pedro de Alvarado est celui-là
même que je mentionnerai si souvent dans ce récit. Partirent aussi
de cette ville Alonso de Avila, natif d'Avila, qui avait été déjà notre
commandant dans l'expédition de Grijalva; et Juan de Escalanle; et
Pedro San chez Farfan, natif de Sévi] le ; et Gonzalo Mcxia, qui devint
trésorier dans les affaires de Mexico; et un certain Vaena; et Juanès,
de Fontarabie ; et Ghristoval de Oli, homme valeureux qui devint
DE LA NOUVELLE-ESÇAGNE. 47
meslre de camp lors de la prise de Mexico cl dans toutes les cam-
pagnes de la Nouvelle-Espagne; et Ortiz, le musicien; et un Gaspar
Sanehcz, neveu du trésorier de Cuba; et un Diego de Pineda, ou Pi-
nedo; et un Alonso Rodrigucz, qui possédait des mines d'or fort
riches; et un Bartolomé Garcia, et bien d'autres hidalgos dont je ne
me rappelle pas les noms, tous gens de grande valeur. Gortès écrivit
de la Trinidad au bourg de Santispiritus, situe dix-huit lieues plus
loin, pour faire savoir à tous ses habitants comme quoi il entrepre-
nait ce voyage au service de Sa Majesté ; il s'exprimait en paroles
séduisantes et faisait des promesses bien propres à lui attirer un
grand nombre de personnes de qualité qui résidaient dans ce bourg.
C'étaient Alonso Hernandez Puertocarrcro, cousin du comte de Me-
dcllin, et Gonzalo de Sandoval, alguazil mayor, qui devint huit mois
gouverneur et fut capitaine dans la Nouvelle-Espagne, et Juan Ve-
lasquez de Léon, parent du gouverneur Velasquez, et Rodrigo Ran-
gel, Gonzalo Lopez de Ximena, avec son frère Juan Lopez, et Juan
Sedeno. Ce Juan Sedeno était un habitant de ce bourg, et je le dis
ici, parce qu'il y avait dans l'expédition deux autres Juan Sedeno.
Tous ceux que je viens de nommer, gens au cœur généreux, partirent
pour la Trinidad, où Gortès se trouvait ; et comme il en reçut avis,
il fut à leur rencontre, pour les recevoir, avec nous tous qui venions
en sa compagnie. On tira des salves d'artillerie; Gortès leur témoigna
grande affection et ils le traitèrent avec respect.
Disons maintenant que toutes les personnes que je viens de nom-
mer possédaient dans leurs habitations des fabriques de pain de
cassave et des troupeaux de porcs, non loin du bourg. Chacun prit
soin d'augmenter les provisions le plus possible. Pendant qu'on recru-
tait ainsi des hommes, on cherchait aussi des chevaux, mais ils
étaient fort rares et chers en ce temps-là. Or, comme Alonso Her-
nandez Puertocarrero, l'hidalgo que j'ai déjà nommé, n'avait ni
cheval, ni moyen d'en acheter, Gortès fit pour lui l'acquisition d'une
jument grise, qu'il paya avec les torsades d'or dont il avait orné son
pourpoint de velours — ainsi que je l'ai dit plus haut. — Sur ces
entrefaites, un navire de la Havane arriva à la Trinidad, conduit par
un Juan Sedeno, habitant de la Havane, avec une cargaison de pain
de cassave et de porcs qu'il allait vendre à un établissement de mines
d'or situé près de Santiago de Cuba. En descendant à terre, le Juan
Sedeno fut baiser les mains à Cortès qui, après de longs pourparlers,
finit par lui acheter à crédit, et le navire, et les porcs, et la cassave...
et le Juan Sedeno s'en vint avec nous. Nous avions ainsi onze na-
vires et, grâce à Dieu! tout procédait pour nous avec bonheur. Les
choses en étaient là, lorsque Diego Velasquez envoya des lettres et
des ordres pour mettre empêchement au départ de Cortès. On va voir
ce qui en arriva*
48 CONQUÊTE
CHAPITRE XXII
Comme quoi Diego Velasquez envoya en poste deux de ses serviteurs à la Trinitad avec
des pouvoirs et des ordres pour enlever à Cortès son commandement et prendre sa
flotte; et ce qui se passa, je vais le dire à la suite.
Je veux revenir un peu sur mes pas dans ce récit, pour dire qu'a-
près notre départ de Santiago de Cuba, avec tous nos navires, ainsi
que je l'ai raconté, on tint à Velasquez de tels propos contre Cortès
qu'on réussit à changer ses desseins. On l'accusait, en effet, d'être
déjà en révolte, assurant qu'il était parti du port comme à la sour-
dine et qu'on l'avait entendu se vanter qu'il serait capitaine, quel que
pût être le regret de Velasquez à ce sujet, et que, pour ce motif, il
avait fait embarquer nuitamment ses soldats, afin que, si le comman-
dement lui était retiré, il fût en mesure, malgré tout, de faire voile.
On ajoutait que Velasquez avait été trompé par son secrétaire Andrès
de Duero et par son contrôleur Amador de Lares, qui, par suite de
conventions avec Cortès, avaient réussi à lui faire donner ce comman-
dement. Ceux qui trempèrent surtout dans le complot ayant pour
but le retrait des pouvoirs de Cortès, ce furent les parents de Velas-
quez et un vieillard appelé Juan Millan, qu'on surnommait i'Astrolo-
o-ue. D'aucuns disaient qu'il avait son grain de folie et que c'était un
étourdi; mais le fait est que le vieillard disait souvent à Diego Ve-
lasquez : « Maître, prenez garde ! C'est maintenant que Cortès va ti-
rer vengeance de ce que vous le fîtes mettre en prison ; et comme il
est rusé, il vous perdra, si vous n'y portez remède promptement. »
Ayant donné crédit à ces paroles et à bien d'autres encore, il envoya
sans délai deux écuyers de confiance avec des ordres et des lettres
patentes pour Yalcalde mayoràe la Trinidad, Francisco Verdugo, qui
était son beau-frère. Par ces lettres, il ordonnait qu'en tout état de
choses on retirât la flotte à Cortès, puisqu'il n'en était plus comman-
dant ses pouvoirs ayant été révoqués et confiés à Vasco Porcallo.
Les envoyés portaient aussi des lettres pour Diego Ordas, pour Fran-
cisco de Morla et pour tous les amis et parents de Velasquez, afin
que, de toutes façons, la flotte lui fût retirée.
Cortès, instruit de tout cela, parla secrètement à Ordas, ainsi qu'à
tous les soldats et habitants de Trinidad qui lui parurent suscepti-
bles de faire un bon accueil aux dispositions du gouverneur Diego
Velasquez : il leur adressa de tels discours et les captiva par de telles
promesses, qu'il s'en fit des serviteurs dévoues, et même Diego Ordas
s'adressa de suite à Francisco Verdugo, Yalcalde mayor, conseillant
qu'on ne parlât pas de l'affaire et qu'on la tînt secrète. Il lui donna
pour raison que jusqu'alors il n'avait remarqué rien d'étrange en Cor-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 49
tes qui, au contraire, se montrait très-digne serviteur de Velasquez. Il
ajoutait que si l'on prétendait agir pour le gouverneur en reprenant
la flotte, il ne fallait pas oublier que Cortès comptait pour appui
grand nombre d'hidalgos devenus ennemis de Velasquez pour n'en
avoir pas obtenu de bons Indiens ; que d'ailleurs, en sus des hidal-
gos ses amis, il avait sous la main une bonne troupe de soldats, et
qu'au surplus il était très-entreprenant toutes choses qui faisaient
craindre la discorde dans la ville, avec le risque de se voir soi-même
saccagé, volé et peut-être pis encore.
Les choses s'arrêtèrent ainsi sans bruit. L'un des commissionnés
pour porter les lettres s'en vint avec nous; on l'appelait Laso. Quant
à l'autre messager, Gortès le mit à profit pour écrire à Velasquez,
en termes très-soumis et très-affectueux, qu'il était émerveillé de
voir que Sa Grâce eût pu prendre une semblable mesure, et que
son plus grand désir serait de servir Dieu, Sa Majesté et lui-même
au nom du Roi; qu'il le suppliait de ne pas écouter davantage ses
parents les Velasquez, et de ne plus varier dans ses desseins pour un
vieux fou comme Juan Millan. Il écrivit aussi à tous ses amis, et par-
ticulièrement à Duero et au contrôleur, ses deux associés. Gela fait,
il occupa ses soldats à mettre les armes en état; il employa les forge-
rons du lieu à fabriquer sans cesse des fers de lance; il ordonna aux
arbalétriers d'épuiser les entrepôts, pour qu'ils eussent grandes provi-
sions de flèches ; il invita les forgerons à partir avec nous et ils par-
tirent en effet. Notre séjour dans cette ville dura douze jours. Je m'ar-
rêterai là, pour dire que nous nous embarquâmes pour la Havane. Je
désire aussi que ceux qui me liront voient bien la différence qu'il y a
entre mon dire et la relation de Francisco de Gomara, lorsqu'il prétend
que Diego Velasquez fit parvenir à Ordas l'ordre d'inviter Gortès à
dîner à bord d'un navire avec lequel il devrait l'amener prisonnier à
Santiago. Il inscrit dans sa chronique encore bien d'autres choses
dont je ne parle point, pour ne pas allonger mon récit. C'est aux cu-
rieux lecteurs qu'il appartient de décider si l'on reste en meilleur
chemin en suivant ce que les yeux ont vu, qu'en prenant pour guide
Gromara, qui d'après son aveu même ne vit rien. Revenons à notre sujet.
CHAPITRE XXIII
Comme quoi le capitaine Fernand Cortès s'embarqua avec tous ses hommes, civils et
militaires, pour aller à la Havane, par la route du sud, et envoya au même port un
de ses navires par la route nord; et ce qui advint encore.
Gortès, ayant vu que nous n'avions plus rien à faire à Trinidad, fit
avertir tous les civils et militaires qui s'étaient rassemblés pour mar-
4
50 CONQUÊTE
cher en sa compagnie, qu'ils eussent à s'embarquer avec lui à bord
des navires qui se trouvaient sur la côte du sud. Quant à ceux qui
voudraient aller par terre à la Havane, ils devaient se joindre à Pedro
de Alvarado, qui avait mission de recruter d'autres gens de guerre
dans des établissements placés sur la route même de cette ville ; car
Alvarado était très-affable et possédait un tact particulier pour le re-
crutement. Je fus par terre avec lui et avec plus de cinquante autres
soldats.
D'autre part, je dois dire que Cortès ordonna à un hidalgo de son
intimité, nommé Juan de Escalante, de gagner la Havane par le nord de
l'île avec un navire. Il donna l'ordre aussi que tous les cavaliers de l'ex-
pédition s'en fussent par terre. Les dispositions étant prises de la
sorte, Gortès s'embarqua abord du navire amiral pour faire voile vers
la Havane. Tous les autres navires le suivirent; mais il paraît qu'en
naviguant de conserve, ils perdirent de vue pendant la nuit le vais-
seau commandant, et qu'ils arrivèrent seuls à bon port. De notre
côté, nous atteignîmes par terre la Havane avec Pedro de Alvarado ;
le navire avec lequel Juan de Escalante avait fait route vers le nord
était arrivé pareillement, et les chevaux aussi par la voie de terre....
Mais Gortès ne venait pas, et personne ne savait rien de lui, ni du
lieu où il se trouvait. Cinq jours se passèrent sans nouvelles de son
navire ; de sorte que la crainte nous vint qu'il se fût perdu sur les
Jardines, près de l'île de Pinos, passage rempli de récifs, à dix ou
douze lieues de la Havane. Nous fûmes tous d'avis que les trois na-
vires qui calaient le moins d'eau iraient à sa recherche. Or, en apprêts
de départ et en débats pour savoir si l'un, si l'autre, si Pedro ou San-
cho partirait, deux jours se passèrent encore, et Gortès ne paraissait
pas. Il y eut alors entre nous des pourparlers et des réunions en se-
mi-goguette, pour savoir qui serait le capitaine en l'absence de Gor-
tès. Celui qui intrigua le plus en cette affaire, ce fut Diego Ordas,
en sa qualité de majordome de Velasquez, qui l'avait envoyé dans
l'unique but d'éviter que le commandant se révoltât avec la flotte.
Quoi qu'il en soit, comme Gortès montait le navire du plus fort
tonnage, ainsi que je l'ai déjà dit, il toucha fond et resta en quelque
sorte à sec, vers l'île de Pinos, près des Jardines, où il y a abondance
d'écueils. Le navire ne put plus naviguer; de sorte qu'il fallut donner
l'ordre de le décharger le plus tôt possible, au moyen du canot, en
transportant le chargement à terre, près de là. Aussitôt qu'il fut mis
à flot et put nager, on le conduisit en lieu plus profond, on remit à
bord ce qui avait été transporté à terre, on fit voile, et on poursuivit
la route jusqu'à la Havane. Quand Gortès débarqua, la plupart d'entre
nous, civils et militaires, se réjouirent de son arrivée. Il faut excepter
ceux qui aspiraient au commandement; mais les intrigues cessèrent.
Après que nous l'eûmes installé dans la maison de Pedro Barba, lieu-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. M
tenant de la ville au nom de Diego Velasquez, il déploya ses étendards
et les fit arborer devant sa demeure. Il ordonna des rappels comme
précédemment. C'est de là, de la Havane même, que vint avec nous
l'hidalgo Francisco de Montejo. J'en parle bien souvent dans mon récit,
car après la prise de Mexico il fut adelantado et gouverneur de Yuca-
tanet de Honduras. Partirent aussi : Diego Soto, de Toro, qui devint
majordome de Gortès dans les affaires de Mexico; un certain Angulo;
et Garci Garo ; et Sébastian Rodriguez ; et un Pacheco ; et un certain
Gutierrez; et un Rojas (je ne veux pas dire Rojas le riche); et un
jeune garçon appelé Santa Clara; et deux frères qu'on nommait les
Martinez del Frejenal; et un Juan de Najara (je ne veux pas dire le
Sourd du jeu de paume de Mexico). Tous ces hommes étaient des
gens de qualité, et je n'en mentionne pas d'autres, parce que je ne me
rappelle pas leurs noms. Les voyant tous réunis, Gortès se réjouit
extrêmement, et aussitôt il envoya un navire à un village d'Indiens
qui se trouvait à la pointe de Guaniguanico, où l'on faisait du pain de
cassave et grand commerce de porcs, afin qu'on en prît un plein char-
gement. Cet établissement appartenait au gouverneur Diego Velasquez.
Il choisit pour commandant de cette petite expédition Diego Ordas,
en sa qualité de majordome des possessions de Velasquez, et il l'en-
voya, en réalité, dans le but de l'éloigner de sa personne, n'ignorant
point qu'il ne lui avait pas été favorable quand on mit en question qui
serait capitaine, pendant que lui Cortès était retenu à l'île dePinos où-
son navire avait échoué. Il l'expédia donc, afin de n'avoir pas un con-
trôleur de ses actes, lui enjoignant de rester, après avoir fait son char-
gement, dans le port même de Guaniguanico, jusqu'à ce que vînt le re-
joindre un autre navire qui arriverait par le nord. Ils devaient aller
tous deux de conserve jusqu'à Cozumel, ou bien on lui donnerait avis,
par des Indiens en canot, de ce qu'il aurait à faire.
Redisons encore que Francisco de Montejo et tous les habitants de
la Havane nous approvisionnèrent grandement en pain de cassave et
en porcs, vu qu'il n'y avait pas autre chose sur place. En même temps,
Cortès fit retirer des navires toute l'artillerie, qui consistait en dix
pièces de bronze et quelques fauconneaux, et ileommissionna un artil-
leur nommé Juan de Mesa, un Levantin appelé Arbenga, et un Juan
Catalan, pour qu'on les nettoyât et mît àl'épreuve et pour que, boulets
et poudre, tout fût bien en état. Il leur donna du vin et du vinaigre
pour servir à ce nettoyage, leur adjoignant, comme auxiliaire, un
certain Bartolomé Usagre. Il ordonna aussi qu'on apprêtât les arba-
lètes, les cordes, les noix, les magasins ; qu'on s'exerçât au tir et qu'on
calculât à combien de pas arrivait la portée de chaque arme. Comme,
d'ailleurs, il y avait beaucoup de coton en ce pays de Havane, nous
fîmes des armures très-bien matelassées, ce qui est excellent pour des
engagements avec des Indiens, parce qu'ils font beaucoup usage de la
52 CONQUÊTE
pique, de la flèche et de la lance, et tirent des pierres comme
grêle.
Ce fut à la Havane que Cortès commença à monter sa maison et à
se traiter en grand seigneur. Son premier maître d'hôtel fut un Guz-
man, qui ne tarda pas à mourir ou fut tué par les Indiens. Je ne veux
pas dire Ghristoval de Guzman, qui devint majordome de Cortès et prit
Guatemuz, lors du siège de Mexico. Il eut aussi pour camarero * un
Rodrigo Rangel, et, pour majordome, un Juan de Gaceres, qui devint
fort riche après la prise de Mexico.
Tout cela étant en ordre, il nous fit avertir que nous eussions à
nous embarquer, et que les chevaux fussent distribués sur tous les
navires. On installa des râteliers, et on fit provision de beaucoup de
maïs et d'herbe sèche. Je veux ici, pour mémoire, mentionner tous les
chevaux et juments qui furent embarqués :
Capitaine Cortès : un cheval châtain zain, qui mourut à Saint-Jean
d'Uloa;
Pedro de Alvarado et Hernando Lopezde Avila : une jument châtain,
très-bonne, de brio et de course. En arrivant à la Nouvelle-Espagne,
Pedro de Alvarado acheta sa moitié à son associé ou la prit par force ;
Alonso Hernandez Puertocarrero : une jument grise, bonne à la
course, que Gorlès lui procura en échange de ses torsades d'or ;
Juan Yelasquez de Léon : une autre jument grise, très-puissante,
que nous appelions YÈcourtêe, très-vive et bonne coureuse ;
Ghristoval de Oli : un cheval bai brun, très-bon ;
Francisco de Montejo et Alonso de Avila : un cheval alezan brûlé,
bien peu propre à la guerre ;
Francisco de Morla : un cheval bai brun, vif et bon coureur ;
Juan de Escalante : un cheval bai clair. Il ne fut pas bon ;
Diego de Ordas : une jument grise, stérile, passable, bien que mau-
vaise coureuse;
Gonzalo Dominguez, cavalier consommé : un cheval bai brun, très-
bon et excellent coureur ;
Pedro Gonzalez de Truxillo : un bon cheval bai, qui courait fort
bien;
Moron, habitant de Vaimo : un cheval aubère, aux pieds tachés,
très-tracassier ;
Vaena, de la Trinidad : un cheval aubère, un peu tacheté de noir;
ne fut pas bon;
1. Je n'ai su comment traduire ce mot, qui peut vouloir dire à la fois valet de
chambre et chambellan. Valet de chambre! ce serait peu noble à propos d'un homme
appelé à jouer un rôle distingué dans l'expédition. Chambellan! ce serait bien pré-
tentieux pour un moment où le défaut d'organisation donne encore aux futurs con-
quistadores tout l'aspect d'un ramassis d'aventuriers, sans aucune prétention à la
dignité des allures.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 53
Lares, l'excellent cavalier : un cheval très-bon, bai un peu clair,
bon coureur;
Ortiz, le musicien, et Bartolomé Garcia, propriétaire de mines d'or :
un très-bon cheval noir dit le Muletier. Ce fut un des meilleurs che-
vaux qui vinrent avec la flotte ;
Juan Sedeno, de la Havane : une jument baie, qui mit bas à bord.
Ce Juan Sedeno fut le plus riche de l'expédition, puisqu'il vint avec
son navire, sa jument, un nègre, du pain de cassaveet des porcs, et
alors qu'on ne pouvait trouver ni chevaux ni nègres, si ce n'est à prix
d'or; ce qui explique, du reste, que nous n'eussions pas nous-mêmes
plus de chevaux, puisqu'il n'y en avait point.
Je les laisserai là, et je dirai ce qui advint au moment où nous
allions nous embarquer.
CHAPITRE XXIV
Comme quoi Diego Velasquez envoya son employé, appelé Gaspar de Garnica, avec
pouvoirs et commandements, pour que, en tout état de choses, on arrêtât Cortès et
qu'on lui retirât la flotte; et de ce qui se fit à ce propos.
Il est indispensable que quelques-uns des événements de ce récit
retournent sur leurs pas, pour constater leur raison d'être, afin que
ce qui en est ici décrit puisse être bien compris. Et je dis cela parce
que, aussitôt que Diego Velasquez sut et tint pour certain que Fran-
cisco Verdugo, son beau-frère et son lieutenant au bourg de la Trini-
dad, n'avait pas voulu obliger Cortès à abandonner la flotte, et qu'au
contraire il s'était joint à Diego de Ordas pour favoriser son départ,
on dit qu'il entra dans une telle fureur, qu'il en poussait des rugis-
sements. Il accusait le secrétaire Andrès de Duero et le contrôleur
Amador de Lares de l'avoir trompé en traitant avec Cortès, qui déjà
s'éloignait insoumis. Il résolut d'envoyer un de ses employés à Pedro
Barba, son lieutenant à la Havane, avec des lettres et des ordres. Il
écrivit aussi à tous ses parents qui résidaient dans cette ville, surtout
à Diego de Ordas et à Juan Velasquez de Léon, qui étaient ses amis
et appartenaient à sa parenté, les suppliant en termes affectueux que,
ni volontairement, ni par force, ils ne laissassent échapper la flotte;
que l'on arrêtât Cortès sans délai, et qu'on le lui envoyât à Santiago
de Cuba, sous bonne garde, en qualité de prisonnier. Lorsqu'arriva
Carnica, — c'est ainsi qu'on appelait l'émissaire qui fut envoyé à la
Havane avec lettres et commandements, — on sut de quels ordres il
était porteur. C'est par ce messager lui-même que Cortès eut avis de
ce que Velasquez avait expédié, et voici comment : il paraît qu'un
Frère de la Merced, qui se donnait pour serviteur de Velasquez et qui
54 CONQUÊTE
vivait dans son entourage, écrivit à un autre Frère de son ordre, appelé
fray Bartolomé de Olmedo, qui était de l'expédition; or, dans cette
lettre, ses deux associés, Andrès de Duero et le contrôleur, instrui-
saient Gortès de ce qui se passait.
Reprenons le fil de notre récit. Gomme Gortès avait envoyé Ordas
en approvisionnement avec un navire, ainsi que je l'ai conté, il n'y
avait plus que Juan Velasquez de Léon qui pût lui faire opposition.
Mais à peine lui parla-t-il, qu'il le mit dans ses intérêts, parce que
le Juan Velasquez de Léon n'était pas au mieux avec son parent, qui
ne lui avait pas donné de bons Indiens. De sorte que, parmi ceux qui
avaient reçu des lettres du gouverneur, aucun n'embrassait sa cause ;
tous, au contraire, se prononçaient pour Gortès, et le lieutenant Pedro
Barba avec plus d'ardeur que les autres. Au surplus, les frères hidalgos
Alvarado, Alonso Hernandez Puertocarrero, Francisco de Montejo,
Christoval de Oli, Juan de Escalante, Andrès de Monjaraz et son frère
Gregorio de Monjaraz, et nous tous, enfin, nous aurions donné nos
vies pour Gortès. Il s'ensuivit que, si à Trinidad on passa sous silence
les ordres reçus, on en fit moins de cas encore à la Havane. Ge fut
par Garnica lui-même que le lieutenant Pedro Barba écrivit à Diego
Velasquez, lui disant « qu'il n'avait pas osé arrêter Gortès, parce qu'il
était fort appuyé par ses hommes, et qu'on eut la crainte de les voir
mettre la ville à sac, la piller, embarquer ses habitants et les emmener
avec eux; que, du reste, il a pu se convaincre que Gortès est un fidèle
serviteur, et qu'au surplus il n'a pas osé faire autre chose. » D'autre
part, Gortès écrivit à Velasquez en termes fort soumis, avec mille pro-
messes, — comme il les savait très-bien faire, — l'avertissant qu'il
partirait le lendemain, et qu'il serait son serviteur.
CHAPITRE XXV
Comme quoi Cortès fit voile avec tout son monde, caballeros et soldats, vers l'île
de Cozumel, et ce qui lui advint en ce lieu.
Nous ne devions passer revue qu'en arrivant à Gozumel. Gortès fit
embarquer les chevaux et ordonna à Pedro de Alvarado de longer la
côte nord avec un bon navire appelé San Sébastian, enjoignant à son
pilote de l'attendre à la pointe de San Antonio, où il devait rallier les
autres bâtiments pour naviguer de conserve jusqu'à Gozumel. Il en-
voya un messager à Diego de Ordas qui avait été aux provisions et
se trouvait sur la côte nord, avec ordre d'attendre aussi pour suivre
la même conduite. Gela fait, le dixième jour du mois de février de l'an
quinze cent dix-neuf, après avoir entendu la messe, nous fîmes voile
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DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 55
vers le sud avec neuf navires et le nombre d'hommes que j'ai dit.
C'étaient donc onze navires, en comptant les deux qui longeraient la
côte nord et dont l'un était celui-là même que montait Pedro de Alva-
rado avec soixante soldats au nombre desquels je me trouvais. Le
pilote qui nous conduisait, qui s'appelait Gamacho, ne tint nullement
compte de ce que Cortès lui avait ordonné; il continua sa route, et
nous arrivâmes à Gozumel deux jours avant notre chef. Nous mouil-
lâmes dans le port dont j'ai parlé à propos de la campagne de Grijalva.
Gortès n'était pas encore arrivé avec sa flotte, parce qu'un navire,
dans lequel venait Francisco de Morla, perdit son gouvernail par un
gros temps. On le secourut d'un autre timon pris dans la flotte et ils
naviguèrent tous de conserve.
Revenons à Pedro de Alvarado. Aussitôt arrivés au port, nous sau-
tâmes à terre au village de Gozumel, avec tous nos soldats. Nous n'y
trouvâmes pas d'Indiens, tous avaient pris la fuite. Notre capitaine
donna ordre d'aller à un autre village situé une lieue plus loin. Les
naturels du lieuVétaient enfuis aussi vers les bois; mais, n'ayant pas
eu le temps d'emporter tout leur avoir, ils avaient laissé, entre bien
d'autres objets, des poules dont Alvarado ordonna qu'on prît au moins
quarante. Il y avait aussi, dans un temple d'idoles, des ornements en
vieilles étoffes et des cassettes où l'on trouvait des sortes de diadèmes,
de chapelets et de médaillons en or bas. On prit tout cela, et on en-
leva deux Indiens et une Indienne avec lesquels on revint au village
où nous avions débarqué. On en était là, lorsque Gortès arriva avec
tous les navires. Après avoir pris logement, sa première mesure fut
de faire arrêter et mettre aux fers le pilote Gamacho, pour n'avoir pas
attendu en mer ainsi qu'il en avait reçu l'ordre. Voyant le port sans
habitants et ayant su comment Alvarado avait été au village voisin
prendre les poules, les ornements avec d'autres objets de peu de va-
leur appartenant aux idoles, et l'or moitié cuivre, il s'en montra très-
irrité et il en fit un reproche sévère à Pedro de Alvarado, lui disant
que ce n'était pas en leur prenant ainsi leurs biens que l'on apaiserait
les pays conquis. Il fit amener devant lui les deux Indiens et l'In-
dienne que nous avions pris et, au moyen de Melchorejo, du cap Go-
toche (Julianillo était mort), qui comprenait très-bien leur langue, il
leur parla pour qu'ils appelassent les caciques et habitants du village,
les priant de bannir toute crainte. Il leur fit rendre l'or, les ornements
et tout le reste. Quant aux poules, on les avait mangées; mais il
ordonna qu'on leur offrît en échange des verroteries et des grelots et
à chacun une chemise de Gastille. Ils allèrent donc appeler le cacique
du village, qui vint le lendemain, accompagné de tout son monde,
avec les femmes et les enfants des habitants du lieu. Ils allaient et
venaient parmi nous comme s'ils nous avaient connus toute leur vie.
Gortès donna l'ordre qu'on ne leur causât aucun ennui. Ge fut dans
56 CONQUETE
cette île que notre capitaine commença à prendre le commandement
au sérieux. Le bon Dieu lui avait départi tous les dons ; partout où il
mettait la main, il était assuré de réussir, ayant surtout un tact spé-
cial pour pacifier les villages et les habitants de ces contrées, comme
l'on verra par la suite.
CHAPITRE XXVI
Comme quoi Cortès commanda une revue de toute son armée et de ce qui nous advint
encore.
Il y avait trois jours que nous étions à Gozumel, lorsque Cortès
ordonna une revue, aiin de reconnaître le nombre de ses soldats. Il en
trouva cinq cent huit, sans compter les pilotes, les maîtres d'équi-
page et les matelots, au nombre de cent neuf; plus seize chevaux ou
juments (celles-ci toutes de brio et fortes coureuses). Nous avions
onze navires grands et petits; l'un d'eux était une sorte de brick dont
Ginès Nortes avait le commandement. Il y avait trente-deux arbalé-
triers et treize fusiliers (escopeteros), c'est ainsi qu'on les nommait
alors; des canons en bronze, quatre fauconneaux et grande provision
de poudre, de balles et boulets. Ce que j'ai dit du nombre des arba-
létriers, je n'en suis pas bien sûr; mais cela n'importe guère à notre
récit.
La revue étant finie, Cortès ordonna à l'artilleur Mesa, à Bartolomé
de Usagre, à Arbenga et à un certain Catalan, tous artilleurs, de tenir
toutes choses très-propres et en bon état, et que les armes à feu, les
balles et les poudres fussent toujours prêtes. Il nomma commandant
de l'artillerie un Francisco Orozco, qui avait été fort bon soldat en
Italie. Il ordonna en même temps à deux archers, maîtres-fabricants
d'arbalètes, nommés Juan Benitez et Pedro de Gruzman l'Arbaletier,
de prendre bien soin que toutes leurs armes eussent chacune trois
noix et autant de cordes et que les provisions en fussent toujours
faites; que l'on eût des époussettes, que l'on s'exerçât au tir et que les
chevaux fussent toujours prêts.... Mais, en vérité, je ne sais pour-
quoi je barbouillerais tant de papier à me mêler de questions d'ar-
mement et autres, si ce n'était pour faire voir que vraiment Cortès
était d'une extrême vigilance en toutes choses.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 57
CHAPITRE XXVII
Comme quoi Cortès eut connaissance que deux Espagnols se trouvaient au pouvoir
des Indiens, vers le cap Cotoche, et ce qu'on fit à ce propos.
Comme Cortès donnait à tout ses meilleurs soins, il me fit appeler,
ainsi qu'un Basque, nommé Martin Ramos, et il nous demanda notre
sentiment au sujet de l'expression « Castilan, Castilan », que nous
adressèrent les Indiens de Campêche, lors de notre expédition avec
Hernandez de Cordova, selon que je l'ai dit au chapitre qui en a parlé.
Nous lui racontâmes donc, encore une fois, comment et de quelle
façon nous l'avions entendue. Il nous dit alors qu'il avait souvent ré-
fléchi à tout cela et pensé que peut-être quelques Espagnols se trou-
vaient dans ce pays. Il ajouta : « Je suis d'avis qu'il convient de
demander aux caciques de Cozumel s'ils en ont connaissance. » On
interrogea donc tous les principaux personnages, au moyen de Mel-
chorejo, qui comprenait déjà quelque peu la langue de Castille et
savait très-bien celle de Cozumel. Ils furent tous unanimes à ré-
pondre qu'ils avaient connu des Espagnols; ils en donnaient les
signalements et assuraient qu'à deux journées de distance, dans l'in-
térieur du pays, des Indiens les possédaient comme esclaves; qu'au
surplus, il y avait à Cozumel des trafiquants qui s'étaient entretenus
avec eux peu de jours auparavant.
Nous nous réjouîmes de ces nouvelles et Cortès dit qu'il fallait les
aller chercher en leur portant des lettres, connues dans le pays sous
le nom à'amales. Il donna des chemises aux caciques et aux Indiens
qui en devaient être porteurs, les flattant beaucoup et promettant
qu'on leur donnerait encore des perles à leur retour. Le chef cacique
conseilla à Cortès d'envoyer aussi des objets de rachat pour les maîtres
qui les tenaient en esclavage, afin qu'ils les laissassent partir. On le
fit ainsi; on donna aux messagers toutes sortes de verroteries et l'on
fit mettre en partance les deux plus petits navires, dont l'un dépas-
sait un peu les proportions d'un brick. On y embarqua vingt arbalé-
triers ou fusiliers avec Diego de Ordas pour capitaine, leur donnant
l'ordre d'attendre huit jours près de la côte du cap Cotoche avec le
plus fort navire, et de mettre à profit le plus petit pour tenir Cortès
au courant de ce qui se passerait, pendant que les messagers iraient
porter les lettres et reviendraient avec la réponse; car il n'y a qu'une
distance de quatre lieues entre Cozumel et la pointe de Gotoche, et les
deux pays se distinguent, de l'un à l'autre, à la simple vue. La lettre
écrite par Cortès disait ainsi : « Frères et senores, c'est ici même, à
Cozumel, que j'ai su que vous étiez retenus au pouvoir d'un cacique,
58 CONQUÊTE
Je vous demande en grâce que vous veniez ici, et j'envoie pour cela
un navire, pourvu de soldats en cas que vous en ayez besoin, et por-
teur de moyens de rachat pour les Indiens chez lesquels vous êtes.
Le navire a l'ordre de vous attendre huit jours. Venez-vous-en sans
retard. Vous serez par moi bien vus et bien traités. Je suis dans cette
île avec cinq cents soldats et onze navires, en route, Dieu aidant,
pour un pays appelé Tabasco ou Potonchan, etc. » On s'embarqua
avec les lettres et avec les trafiquants qui en étaient porteurs. Le
golfe fut traversé en trois heures. Les messagers furent conduits à
terre avec les lettres et les moyens de rachat. Au bout de deux jours,
ils les mirent aux mains d'un Espagnol nommé G-eronimo Aguilar *
(nous apprîmes alors que tel était son nom, et c'est ainsi que je l'ap-
pellerai désormais). En les lisant et en recevant sa rançon, il éprouva
une grande joie. Il se hâta d'apporter les verroteries à son maître
pour en obtenir sa liberté, qui lui fut en effet donnée sur-le-champ,
pour aller où il jugerait convenable. Aguilar se dirigea alors vers les
lieux où habitait son camarade appelé Gronzalo Guerrero.Mais celui-ci
lui répondit : « Aguilar, mon frère, je suis marié, j'ai trois enfants,
on m'a fait cacique et même capitaine pour les temps de guerre;
partez, vous, et que Dieu vous garde ! Quant à moi, j'ai des tatouages
sur la figure et des trous aux oreilles; que diraient de moi les Es-
pagnols en me voyant ainsi fait? Et regardez combien sont gentils
mes trois petits enfants; donnez-moi, de grâce, pour eux, de ces ver-
roteries vertes que vous portez; je dirai que mes frères me les en-
voient de mon pays. » De son côté, l'Indienne sa femme adressa la
parole à Aguilar, en sa langue, et fort en colère : « Voyez, dit-elle,
voyez cet esclave qui vient chercher mon mari ! Allez-vous-en, vous,
et ne parlez pas davantage.» Mais Aguilar revint à Gonzalo et lui dit
de faire bien attention qu'il était chrétien et de ne point perdre son
âme pour une Indienne ; s'il les tenait pour fils et femme, et s'il ne
voulait pas les abandonner, qu'il les amenât avec lui. Mais il eut
beau dire, et lui faire des admonitions, Gronzalo ne voulut pas s'en
aller. Il paraît que ce Gronzalo G-uerrero était matelot, natif de Palos.
Voyant qu'il se refusait à partir, Geronimo Aguilar, accompagné des
messagers indiens, se rendit à l'endroit où le navire avait ordre de
l'attendre. Mais il ne le trouva pas en y arrivant. On était parti, parce
que les huit jours d'attente prescrits à Ordas, et même un de plus
1. Geronimo de Aguilar. Cette page nous entretient pour la première fois d'un
Espagnol qui venait de passer quelques années, à titre d'esclave, dans la péninsule
du Yucatan. La rencontre que Fernand Cortès fit de ce captif au début môme de
son expédition est le fait qui paraît le plus providentiellement heureux pour les évé-
nements futurs de la campagne. Geronimo de Aguilar, en effet, fut un serviteur dé-
voué, et, par la connaissance qu'il acquit des langues des différents pays parcourus,
il devint l'interprète nécessaire et très-souvent l'élément le plus sûr de réussite.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 59
étaient expirés. Aguilar ne paraissant pas, le navire était retourné à
Gozumel sans avoir trouvé ce qu'il était allé chercher. Aguilar devint
fort triste en voyant que le navire n'était plus là, et il s'en fut re-
joindre son maître au village où il résidait. Je l'y laisserai pour dire
que lorsque Gortès vit revenir Ordas sans recrues et sans nouvelles, ni
des Espagnols, ni des Indiens messagers, il se fâcha tellement qu'il dit
à Ordas, d'un ton fort arrogant, qu'il attendait de lui un meilleur
résultat de sa mission et non ce retour sans les Espagnols et sans
nouvelles de leurs personnes; car ils étaient certainement dans ce pays.
En ce moment aussi, il advint que des matelots, appelés les Pé-
nates, natifs de Cribraleon, avaient volé des porcs salés à un soldat
nommé Berrio et se refusaient à les rendre. Berrio se plaignit à Gor-
tès. On exigea le serment des prévenus qui furent bientôt convaincus
de parjure, car des perquisitions découvrirent le vol : les porcs
avaient été répartis entre les sept matelots. Gortès ordonna qu'on les
fouettât tous, et aucune supplique d'aucun chef ne les put préserver.
Je laisserai là l'affaire des matelots et même ce qui concerne Aguilar;
nous poursuivrons sans celui-ci notre voyage, jusqu'à ce que son tour
revienne de nous en occuper. Je dirai comme quoi il se faisait dans
cette île de grands pèlerinages d'Indiens, natifs des villages situés
vers le cap Gotoche et dans d'autres points du pays d'Yucatan; car il
y avait, paraît-il, dans un temple de Gozumel, certaines idoles d'un
hideux aspect, auxquelles on avait coutume de faire des sacrifices à
cette époque de l'année. Un matin, le grand préau où se trouvaient
ces idoles était rempli d'Indiens et d'Indiennes brûlant du copal.
Gomme c'était pour nous un spectacle nouveau, nous nous arrêtâmes
à le considérer avec attention.
Tout à coup un vieillard indien, couvert d'un long vêtement, monta
au-dessus d'un oratoire. C'était un prêtre de ces idoles (j'ai déjà dit
qu'on les nomme papes dans la Nouvelle-Espagne). Il se mit à leur
prêcher, tandis que Gortès et nous attendions pour voir où en arri-
verait ce sinistre sermon. Or, Gortès demanda à Melchorejo, qui com-
prenait très-bien la langue, ce que disait ce vieil Indien. Ayant appris
qu'il prêchait de méchantes choses, il fit appeler sur-le-champ le
cacique, les personnages les plus marquants et le pape lui-même, et
il leur dit le mieux qu'il put, au moyen de son interprète, que « s'ils
prétendaient être nos frères, ils devaient enlever de cet édifice ces
mauvaises idoles qui les tiendraient dans l'erreur, attendu que ce
n'étaient point des dieux, mais de méchantes choses qui emporteraient
leurs âmes en enfer. » On leur fit comprendre d'autres saintes et sa-
lutaires vérités, les priant de placer là une croix et une image de
Notre Dame, qu'il leur donna, en leur promettant qu'ils en rece-
vraient toujours assistance, bonnes moissons et le salut de leurs
âmes. On leur prêcha encore, en bons termes, d'autres choses sur
60 CONQUÊTE
notre sainte foi. Le pape et les caciques répondirent que leurs aïeux
avaient adoré ces divinités parce qu'elles étaient bonnes, et qu'ils
n'oseraient faire eux-mêmes différemment; que nous enlevassions,
nous, ces idoles et nous verrions combien il nous en arriverait
malheur; car nous nous perdrions certainement en mer. Gortès or-
donna aussitôt qu'on les brisât et qu'on en fît rouler les morceaux du
haut en bas des degrés; et on le fit ainsi sur-le-champ. Incontinent,
il ordonna qu'on apportât beaucoup de chaux (il y en avait grande
provision dans le village) et qu'on fît venir des maçons indiens. On
construisit un autel fort propre, pour y placer l'image de Notre
Dame. Gortès commanda, en outre, à deux de nos charpentiers, nom-
més Alonso Yanez et Alvaro Lopez, de faire une croix avec du bois
neuf qu'on avait sous la main, et on la plaça sur une sorte de pié-
destal qui était construit auprès de l'autel. Un prêtre appelé Juan
Diaz dit la messe, tandis que le pape, le cacique et les Indiens sui-
vaient la cérémonie avec attention. En langue de Gozumel, on appelle
les caciques calachionis, ainsi que je l'ai dit à propos de l'affaire de
Potonchan. Je les laisserai là, je poursuivrai mon récit et je dirai comme
quoi nous nous embarquâmes.
CHAPITRE XXVIII
Comme quoiCortès fit la répartition des navires et désignales capitaines qui devaient
s'embarquer dans chacun d'eux ; on instruisit les pilotes de ce qu'ils auraient à faire ;
on convint des signaux de nuit; et autres choses qui nous advinrent.
Gortès occupait le navire de commandement.
Pedro de Alvarado et ses frères : un bon navire appelé San Sébastian,
Alonso Hernandez Puertocarrero : un autre.
Francisco de Montejo : un autre bon navire.
Christoval de Oli : un autre.
Diego de Ordas : un autre.
Juan Velasquez de Léon : un autre.
Juan de Escalante : un autre.
Francisco de Morla : un autre.
Un autre à Escobar, le Page.
Et le plus petit, une sorte de brick : à Ginès Nortes.
A chaque navire, son pilote.
Le pilote en chef : Anton de Alaminos.
On convint des instructions qui devraient régler leur conduite, ce
qu'ils auraient à faire, et les signaux de nuit.
Gortès prit congé des caciques et des papes, après leur avoir
recommandé l'image de Notre Dame, les exhortant à révérer la croix
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 61
et à tenir l'autel propre et garni de fleurs; qu'ils verraient bien les
bénéfices qui en seraient la suite. Ils promirent de le faire ainsi. Us
offrirent à Cortès quatre poules, avec deux bocaux de miel, et l'em-
brassèrent. Nous nous embarquâmes un certain jour du mois de mars
de Tan quinze cent dix-neuf. Nous avions déjà fait voile et nous sui-
vions notre route avec fort beau temps, lorsque ce jour-là même, vers
dix heures, des cris partirent de l'un des navires, qui faisait des
signaux et qui tira un coup de canon, afin que tous les autres qui
naviguaient de conserve pussent l'entendre. Et comme Gortès l'eut
entendu, il s'approcha de ses sabords et vit que le navire monté par
Juan de Escalante rebroussait chemin et revenait à Gozumel. Il cria
alors à ceux qui voguaient le plus près de lui : « Qu'est-ce? qu'est
cela? » Un soldat nommé Zaragozalui répondit que le vaisseau d'Es-
calante faisait eau. Or c'était là que se trouvait la cassave. Cortès
s'écria : « Plaise à Dieu qu'il ne nous arrive pas malheur! » Et il
ordonna au pilote Alaminos de faire à tous les navires le signal de
retourner à Gozumel. Nous rentrâmes en effet le même jour au port
d'où nous étions partis et nous déchargeâmes notre cassave. Nous
trouvâmes l'image de Notre Dame et la croix très-propres et entourées
d'encens, ce qui nous causa une grande joie. Le cacique et les papes
ne tardèrent pas à venir parler à Gortès, et comme ils lui deman-
daient pourquoi nous revenions, il répondit que c'était parce qu'un
de nos navires faisait eau et qu'il voulait le caréner. Il les pria de
nous aider, avec tous leurs canots, à débarquer le pain de cassave, et
ils s'empressèrent de le faire. Nous employâmes quatre jours à mettre
le navire en état. Et n'en parlons plus, et je dirai comme quoi notre
retour vint à la connaissance d'Aguilar, l'Espagnol qui était en escla-
vage chez les Indiens, et ce que nous fîmes encore.
CHAPITRE XXIX
Comme quoi l'Espagnol esclave des Indiens, qu'on appelait Geronimo Aguilar, sut
que nous avions relâché à Cozumel et s'en vint avec nous, et ce qui arriva encore.
Lorsque l'Espagnol qui était tombé au pouvoir des Indiens eut la
nouvelle certaine de notre retour à Gozumel avec nos navires, il en
éprouva une grande joie, il rendit grâces à Dieu et il se mit en route
avec un grand empressement, accompagné des Indiens qui lui avaient
apporté les lettres et la rançon. Grâce au bon prix qu'il offrit aux
canotiers, en verroteries vertes qui lui étaient restées de sa rançon, il
trouva promptement un canot avec six bons rameurs. Ceux-ci ramè-
rent avec tant de zèle qu'en peu de temps ils passèrent sans accident
62 CONQUÊTE
le petit bras de mer qui sépare les deux côtes par une distance de
quatre lieues. Après qu'ils eurent débarqué à Cozumel, des soldats
qui allaient chasser le sanglier du pays dirent à Gortès qu'un grand
canot de Cotoche avait abordé près du village. Gortès ordonna à Andrès
de Tapia et à d'autres soldats d'aller voir comment il se faisait que
des Indiens vinssent ainsi tout près de nous, avec de grandes embar-
cations et sans aucune crainte. Gela fut fait immédiatement. Or, aus-
sitôt que les Indiens du canot loué par Aguilar virent les Espagnols,
ils se troublèrent et voulurent se rembarquer tout de suite pour
prendre le large. Mais Aguilar, parlant dans leur langue, leur dit de
ne pas avoir peur; que ces hommes étaient ses frères. Andrès de
Tapia, les croyant tous Indiens (car Aguilar paraissait ni plus ni
moins un des leurs), fit dire à Gortès par un soldat que les gens
arrivés dans le canot étaient sept indigènes. Or, à'peine eurent-ils mis
le pied sur le rivage que l'Espagnol s'écria en mâchant ses mots et
en les prononçant fort mal : « Mon Dieu, Sainte Marie et Séville ! »
Tapia courut l'embrasser aussitôt, et un soldat de ceux qui avaient
approché avec lui pour voir ce que cela pouvait être, partit en toute
hâte demander ses étrennes à Gortès pour la bonne nouvelle que
c'était un Espagnol qui venait dans le canot. Cet événement nous
causa à tous une grande joie. Effectivement, Tapia ne tarda pas à
paraître avec le nouveau venu; or, plusieurs de ses camarades lui
demandaient : « Et l'Espagnol, où est-il? » quoiqu'il marchât près de
lui. Ils le prenaient pour un Indien, parce qu'en sus d'être naturelle-
ment brun, il avait les cheveux coupés ras comme les Indiens esclaves.
Il portait une rame sur l'épaule, une vieille sandale au pied et l'autre
attachée à la ceinture, une mauvaise cape très-usée, et un brayer
pire encore, pour couvrir ses nudités. Un vieux livre d'heures pen-
dait attaché à sa cape. Gortès en le voyant y fut pris comme les
autres; il demanda à Tapia ce qu'était devenu l'Espagnol. Or l'Es-
pagnol qui le comprit s'assit sur ses talons, à la manière des Indiens ,
en disant : « C'est moi! » Gortès lui fit donner aussitôt, pour l'ha-
biller, une chemise, un pourpoint, des culottes, un chaperon et des
sandales. On ne possédait pas d'autres vêtements. Il l'interrogea sur
sa vie, son nom et l'époque de son arrivée dans le pays. L'Espagnol
répondit, en prononçant fort mal, qu'il s'appelait Geronimo Aguilar,
était natif d'Ecija et ordonné diacre : il s'était perdu, huit ans aupa-
ravant, avec quinze hommes et deux femmes, en allant de Darien à
l'île de Saint-Domingue, à la suite d'un différend et de disputes occa-
sionnés par un certain Enciso y Valdivia; ils emportaient, ajouta-t-il,
dix mille piastres en or et les pièces des procès. Le navire qui les
amenait donna sur les AlaCrans1 et il ne put se relever. Ils se
1: L'auteur se trompe; il veut dire « les Vivoras »;
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 63
sauvèrent tous sur le canot du navire, lui, ses compagnons et les deux
femmes, avec la pensée d'arriver à Cuba ou à la Jamaïque; mais les
courants, qui étaient très forts, les jetèrent sur ce pays. Les caciques
de la contrée se les répartirent entre eux. On en sacrifia plusieurs aux
idoles; quelques-uns moururent de maladie et les femmes avaient
succombé aussi à leurs fatigues, peu de temps auparavant, parce
qu'on les obligeait à moudre. Quant à lui, on allait le sacrifier,
lorsqu'une nuit il put s'enfuir et se réfugier chez le cacique avec
lequel il se trouvait actuellement (je ne sais plus comment il nous
l'appela). Il n'était resté que lui et un Gonzalo Guerrero « qui a refusé
de venir, ajoutait Aguilar, quand j'ai été l'appeler. » Gortès l'ayant
entendu rendit grâces à Dieu pour toutes choses, et lui promit que,
Dieu aidant, il serait par lui bien vu et bien traité. Il s'informa du
pays et de ses habitants. Mais Aguilar répondit que, comme on le
tenait en esclavage, il n'avait appris qu'à charrier du bois et de l'eau,
et à gratter la terre pour cultiver le maïs ; que le plus qu'il s'était éloi-
gné n'avait pas dépassé quatre lieues, un jour qu'on l'amenait chargé
d'un fardeau qu'il ne put porter et qui le rendit malade; du reste,
il était convaincu qu'il existait beaucoup de grands centres habités.
Gortès l'interrogea ensuite sur Gonzalo Guerrero et il répondit qu'il
était marié et qu'il avait trois enfants ; que sa figure était tatouée, ses
oreilles percées et la lèvre inférieure également; qu'il était marin,
natif de Palos, et que les Indiens le tenaient pour homme de valeur ;
qu'un an auparavant, une compagnie d'Espagnols étant venue au
cap Gotoche (il s'agissait, paraît-il, de notre voyage avec Francisco de
Gordova), il donna le conseil de nous combattre comme on le fit ; qu'il
commandait alors conjointement avec le cacique d'un grand village,
ainsi que je l'ai conté en parlant de l'expédition de Francisco de Gor-
dova. En entendant ce détail, Gortès dit : « En vérité, je voudrais
l'avoir en mon pouvoir ; car il n'est pas bon de le leur laisser. » Il
faut dire que les caciques de Gozumel, entendant qu'Aguilar parlait
leur langue, lui donnaient très-bien à manger; et de son côté, il leur
conseillait d'avoir toujours de la dévotion et du respect pour Notre
Dame et pour la croix ; qu'ils s'apercevraient bientôt du bien qui leur
en arriverait. Les caciques, conformément au conseil d'Aguilar,
demandèrent à Gortès une lettre de recommandation, afin que, s'il
venait encore des Espagnols dans ce pays, ils en fussent bien traités
au lieu d'en recevoir du dommage. Nous prîmes congé avec mille
flatteries et des offres nombreuses, et nous fîmes voile pour le fleuve
de Grijalva. G'est bien de cette manière et comme je le dis qu'Aguilar
fut retrouvé, et nullement d'une autre façon, comme l'écrivit le chro-
niqueur Gomara. Je ne m'en étonne pas; car ce qu'il en raconte n'est
que comme un on-dit. Retournons à notre récit.
64 CONQUÊTE
CHAPITRE XXX
Comment nous nous rembarquâmes et nous fîmes voile vers le rio Grijalva,
et de ce qui nous advint dans le voyage.
Le quatre du mois de mars de Tan quinze cent dix-neuf, ayant eu
la chance de s'adjoindre un si bon et si fidèle interprète, Gortès
donna l'ordre d'embarquer et de faire route de la façon que nous
l'avions entreprise avant notre retour à Cozumel, en suivant les mêmes
instructions et maintenant les mêmes signaux déjà convenus pour la
nuit. Nous naviguions avec beau temps, lorsque tout à coup, vers le
soir, s'éleva un vent debout si fort que chaque navire fut différem-
ment emporté, avec grand risque de courir à la côte. Il se calma,
grâce à Dieu, vers minuit, et, au lever du jour, tous les navires
purent se rejoindre, excepté celui que montait Velasquez de Léon.
Nous avions repris notre route et navigué jusqu'à midi, sans rien
savoir sur son compte. Nous craignions déjà qu'il n'eût été jeté sur
les récifs, lorsque Gortès, voyant que le jour avançait et qu'il ne pa-
raissait point, dit à Alaminos qu'il ne lui semblait pas convenable
d'aller plus avant sans avoir de ses nouvelles. Le pilote fit le signal
à tous les navires de se mettre en observation et d'attendre pour voir
s'il n'aurait pas été obligé d'entrer dans quelque anse où il se serait
attardé à cause du vent contraire. Voyant qu'il ne venait pas, le pilote
dit à Gortès : « Senor, soyez sûr qu'il s'est réfugié dans une espèce
de port que nous avons laissé derrière nous et que le vent ne lui en
permet plus la sortie; car son pilote est le même qui vint autrefois
avec Francisco de Gordova et revint avec Grijalva ; c'est Juan Alvarez,
le Manchot; il connaît très-bien cette entrée. » Il fut dès lors con-
venu qu'on irait l'y chercher avec toute la flotte ; on le trouva, en
effet, mouillé dans la baie désignée par Alaminos, et tout le monde
s'en réjouit. Nous restâmes là tout un jour. Nous mîmes deux canots
à la mer : le pilote et un capitaine, nommé Francisco de Lugo, furent
à terre. Il y avait là des établissements, avec champs de maïs, où
l'on faisait du sel. On y voyait quatre eues, ou maisons d'idoles, ren-
fermant grand nombre de statues, dont la plupart figuraient des
femmes de haute taille. Nous appelâmes ce lieu : « la punta de Mu-
geres » (pointe des Femmes). Je me rappelle qu'Aguilar disait que
le village où il avait vécu comme esclave se trouvait près de ces éta-
blissements. C'est là que son maître le mena chargé d'un fardeau qui
le fit tomber malade. Il ajoutait que le village où demeurait Gonzalo
Guerrero n'était pas loin de là; que tout le monde avait de l'or,
quoique on petite quantité, et que si l'on voulait y aller il servirait
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 65
de guide. Cortès lui répondit en riant qu'il n'était pas venu pour de
si petites choses, mais pour servir Dieu et le Roi, et, sans plus de
retard, il donna l'ordre à un de ses capitaines, nommé Escobar,
d'aller à la bouche de Terminos avec le navire dont il commandait la
troupe, parce que ce navire était bon voilier et qu'il calait peu d'eau.
Ce chef avait mission de voir ce qu'était le pays, si le port était propre
à coloniser et si le gibier y abondait ainsi qu'on le lui avait assuré.
Cortès donna cet ordre d'après l'avis du pilote, afin que, lorsque nous
passerions par là avec tous les navires, il ne fût pas nécessaire de
retarder notre voyage en y entrant. Il fut convenu qu'Escobar, après
avoir tout vu, planterait un signal et briserait des arbres à l'entrée
du port, ou écrirait un avis sur papier en le plaçant de manière
qu'on pût le voir de 'tous les points de la baie et savoir qu'il y était
entré, ou bien qu'il attendrait la flotte au dehors, en louvoyant, après
avoir fait sa visite.
Escobar partit aussitôt, arriva au port de Terminos (c'est ainsi
qu'on l'appelle) et fit tout ce qui lui avait été commandé. Il trouva
fort grasse et fort luisante la levrette qui y était restée lors du voyage
de Grijalva. Escobar nous rapporta qu'aussitôt qu'elle aperçut le
navire dans le port, elle se mit à remuer la queue et à faire d'autres
démonstrations caressantes ; elle se mêla aux soldats et sauta avec
eux sur le navire. Après cela, Escobar gagna la mer et attendit la
flotte. Mais il paraît qu'il s'éleva un vent du sud qui ne lui permit
pas de rester aux aguets, et il s'éloigna vers la pleine mer. Revenons
à notre flotte avec laquelle nous étions à la pointe de Mugeres. Le
jour suivant, étant partis de bonne heure avec un bon vent de terre,
nous arrivâmes à la bouche de Terminos et nous n'y trouvâmes pas
Escobar. Cortès fit mettre le canot à la mer et ordonna que vingt
arbalétriers fussent le chercher dans la baie et s'assurassent bien s'il
y avait quelque signal. Ils trouvèrent, en effet, des arbres coupés et
une lettre dans laquelle il disait que c'était un très-bon port et un
bon pays bien pourvu de gibier, sans oublier l'histoire de la levrette.
Le pilote Alaminos dit alors à Cortès qu'il fallait continuer notre
route, parce que, avec le vent du sud, Escobar avait dû gagner la
mer, mais qu'il ne pouvait être loin, obligé qu'il était de naviguer avec
vent contraire. Il paraît que Cortès devint chagrin, craignant qu'il ne
lui fût arrivé quelque malheur; il fit forcer les voiles et nous ne tar-
dâmes pas à l'atteindre. Escobar s'excusa en exposant les raisons qui
l'avaient empêché d'attendre.
Nous en étions là, lorsque nous arrivâmes à la hauteur du village de
Potonchan. Cortès voulut ordonner au pilote de mouiller en cet
endroit; mais Alaminos répondit que c'était un mauvais port, les
navires étant forcés de jeter l'ancre à plus de deux lieues de terre, à
cause du peu de fond. Cortès aurait voulu donner là une bonne leçon,
5
66 CONQUÊTE
en souvenir de la déroute de Francisco de Gordova et de Grijalva. Moi
et plusieurs soldats qui avions assisté à ces batailles, nous le sup-
pliions d'entrer au port pour que ces Indiens n'échappassent pas à un
bon châtiment, fallût-il s'arrêter deux ou trois jours. Mais Alaminos
et un autre pilote s'obstinèrent à prétendre que, si nous entrions au
port, il nous serait impossible d'en sortir pendant huit jours, à cause
du vent contraire, tandis que nous l'avions fort bon en ce moment et
qu'en deux jours nous arriverions à Tabasco. Gela fit que nous pas-
sâmes sans nous arrêter et qu'en trois jours de navigation nous attei-
gnîmes le fleuve de Grijalva. Et ce qui nous arriva là, et les combats
qu'on nous y livra, tout cela je vais le dire à la suite.
CHAPITRE XXXI
Comment nous arrivâmes au fleuve Grijalva, appelé Tabasco en langue indienne;
des combats qu'on nous y livra, et ce qui nous arriva encore avec les habitants.
Le 12 du mois de mars de l'an 1519, nous arrivâmes avec toute la
flotte au fleuve Grijalva, qu'on appelle Tabasco, et comme nous
avions appris par le voyage de Grijalva que des vaisseaux d'un fort
tonnage ne pouvaient pas franchir l'entrée et naviguer dans la rivière,
nos plus grands navires jetèrent l'ancre en mer, et, avec les petits et
à l'aide des canots, nous tous — les soldats — nous fûmes débar-
quer à la pointe des Palmiers, comme nous l'avions fait du temps de
Grijalva. La ville de Tabasco était une demi-lieue plus loin. Des
Indiens armés marchaient en foule entre des mangliers, sur le bord
du fleuve, chose qui nous surprit beaucoup, nous qui étions déjà
venus avec Grijalva. En outre, plus de douze mille guerriers étaient
réunis dans la ville, prêts à nous livrer bataille; car, en ce temps-là,
ce centre étant d'un grand trafic, d'autres villages considérables en
dépendaient, et tous s'étaient pourvus des armes dont ils avaient
l'habitude. Ge qui motivait cette conduite, c'est qu'ils avaient été
traités de lâches par les gens de Potonchan et de Saint-Lazare, qui
leur lançaient cette injure à la face, pour avoir donné à Grijalva leurs
bijoux d'or, — ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui en a parlé,
— leur reprochant que, par timidité, ils n'eussent pas voulu nous
combattre, quoique les peuplades et les guerriers de Tabasco fussent
plus nombreux qu'à Potonchan; et ils disaient encore, pour leur faire
honte, que, quant à eux, ils nous avaient battus en nous tuant cin-
quante-six hommes. De sorte que, excités par ces paroles, les gens
de Tabasco s'étaient résolus à prendre les armes.
Gortès, les voyant ainsi disposés, dit à l'interprète Aguilar, qui
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 67
comprenait très-bien la langue de Tabasco, de demander à des
Indiens qui paraissaient être des chefs et passaient près de nous dans
une grande embarcation, pourquoi ils étaient si agités, en ajoutant
que, quant à nous, nous ne venions leur faire aucun mal, mais sim-
plement leur offrir ce que nous apportions, comme à des frères. On
devait les prier, d'ailleurs, de ne pas commencer la guerre, parce
qu'ils en auraient du repentir, et leur dire bien d'autres choses encore
au sujet de la paix; mais plus Aguilar leur en parlait, plus ils se
montraient intraitables, assurant qu'ils nous tueraient tous, si nous
entrions dans la ville ; qu'ils y avaient fait une enceinte fortifiée avec
de gros arbres formant haies et palissades. Aguilar leur parla encore,
les engageant à se tenir en paix et demandant qu'on nous laissât
prendre de l'eau et acheter des vivres en échange de nos produits,
non sans adresser aux calachonis des choses à leur avantage, pour le
service de Dieu Notre Seigneur; mais, malgré tout, ils s'obstinaient
à nous défendre de passer outre, au delà des Palmiers; sans quoi, ils
nous tueraient. Voyant toutes ces choses, Gortès fit préparer les
canots et les petits navires, mettre trois pièces à feu dans chaque
bateau et répartir dans les embarcations les arbalétriers et les fusi-
liers. La campagne de Grijalva nous avait laissé le souvenir qu'un
chemin étroit allait des Palmiers à la ville, en longeant des ruisseaux
et des marécages. Gortès ordonna à trois soldats de voir, cette nuit
même, si ce chemin arrivait aux maisons, et de ne pas tarder à rap-
porter la réponse. Les messagers s'assurèrent qu'il y arrivait. Gela
étant bien vu et bien examiné, on passa toute cette journée à donner
des ordres relatifs à la manière de nous conduire dans les embar-
cations.
Le lendemain, de bonne heure, après avoir entendu la messe, nos
armes étant bien à point, Gortès ordonna à Alonso de Avila, qui était
capitaine, d'aller avec cent soldats, dont dix arbalétriers, par le petit
chemin qui conduisait à la ville, et qu'aussitôt qu'une décharge se
ferait entendre, lui d'un côté et nous de l'autre, nous tombassions en
même temps sur la place. Gortès, suivi de la plupart des soldats et
capitaines, remonta par le fleuve avec les canots et avec les plus petits
navires. Lorsque les Indiens qui étaient sur la rive et entre les man-
gliers virent réellement que nous avancions, ils se précipitèrent sur
nous vers le point du port où nous devions débarquer, pour nous
empêcher de prendre terre. Sur la rive entière, on ne voyait qu'In-
diens guerriers avec toutes sortes d'armes en usage parmi eux, souf-
flant dans des trompettes et des conques marines, et battant leurs
atabalcs. En les voyant ainsi, Gortès donna l'ordre d'arrêter un mo-
ment, sans faire usage ni de nos canons, ni des espingolcs, ni des
arbalètes, et comme il ne voulait rien exécuter qui ne fût justifiable,
il adressa aux Indiens une autre sommation, par-devant un notaire
68 CONQUETE
du Roi, nommé Diego de Godoy, qui était avec nous, leur disant,
au moyen de notre interprète Aguilar, de nous laisser descendre à
terre pour faire provision d'eau et pour leur parler de Dieu Notre
Seigneur et de Sa Majesté; que s'ils nous attaquaient, et si pour nous
défendre nous occasionnions la mort de quelqu'un ou n'importe quel
autre malheur, ils en auraient la faute et la responsabilité, et nulle-
ment nous-mêmes. Gela ne les empêcha pas de continuer leurs bra-
vades et leur défense de descendre à terre, en assurant que sans cela
ils nous tueraient. Ils commencèrent aussitôt à nous lancer des flèches
avec acharnement, et à faire donner par leurs tambours le signal de
tomber sur nous à tous leurs bataillons.
Us avancèrent en gens de cœur et, nous entourant avec leurs canots,
ils firent pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches, qu'ils nous
blessèrent et nous obligèrent à nous arrêter, ayant de l'eau jusqu'à
la ceinture et dans quelques endroits bien plus encore. Gomme d'ail-
leurs il y avait là beaucoup de boue et de marécage, nous ne pouvions
y passer vite. Tant d'Indiens, au surplus, nous y chargèrent la lance
au poing et à coups de flèches, qu'ils nous empêchaient de prendre
terre aussi tôt que nous eussions voulu. Gortès se battait aussi dans
ce bourbier; une de ses sandales, qu'il ne put retirer, resta dans la
fange, et il arriva sur la rive avec un pied nu. Nous nous trouvâmes
là en grand danger, jusqu'à ce que notre chef, comme j'ai dit, par-
vint à terre avec nous tous. Mais alors, invoquant notre seigneur
saint Jacques, nous nous précipitâmes valeureusement sur nos enne-
mis et nous les forçâmes à reculer, peu loin, à la vérité, à cause de
leurs grandes palissades faites de gros troncs d'arbres, derrière les-
quelles ils purent se réfugier jusqu'à ce que nous réussîmes à les
démolir et à entrer par les brèches dans la ville. Là nous nous bat-
tîmes avec eux, les obligeant à lâcher pied par une rue jusqu'à l'en-
droit où ils avaient élevé encore des palissades et d'autres défenses',
derrière lesquelles ils recommencèrent à résister et à nous tenir tête,
se battant courageusement et avec vigueur en disant, au milieu des
sifflets et des cris : Ala lala ai calachoni! chose qui signifie, en
leur langue, qu'il fallait tuer notre chef. Nous étions de la sorte aux
prises avec eux, lorsqu'arriva Alonso de Avila avec ses hommes.
Il était allé par terre depuis les Palmiers, ainsi que je l'ai dit. Or
il paraît qu'il lui fut impossible d'arriver plus tôt, à cause des maré-
cages et des estuaires qu'il eut à traverser ; et certes son retard était
bien désirable, puisque nous avions été retenus nous-mêmes par les
sommations et par la nécessité de pratiquer des brèches dans les
palissades, pour combattre nos ennemis. Maintenant, tous ensemble,
nous les chassâmes encore une fois des dérenscs où ils s'abritaient et
les obligeâmes à se replier. Mais, se conduisant en bons soldats, ils
reculèrent sans tourner le dos, en lançant sur nous une grêle de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 69
flèches et de pieux durcis au feu, jusqu'à une grande place où l'on
voyait des logements, de vastes salles et trois temples d'idoles. Ils
emportèrent tout ce qui s'y trouvait. Gortès nous ordonna alors d'ar-
rêter et de ne pas essayer de les atteindre, puisqu'ils étaient en fuite.
Ce fut là qu'il prit possession de ce pays pour Sa Majesté, et pour
lui-même en son royal nom. Gela se passa de cette manière : il
dégaina son épée et fit, en signe de possession, trois grandes entailles
en un gros arbre appelé ceiba1 qui s'élevait sur la place, disant que
s'il se présentait quelqu'un pour le contredire, il défendrait son droit
avec son épée et le bouclier qu'il portait au bras. Et tous les soldats
qui étions là présents lorsque cela se passait, nous dîmes que c'était
bien fait de prendre ainsi cette royale possession au nom de Sa
Majesté, et que nous courrions à son aide si quelqu'un prétendait le
contraire. On en dressa acte par-devant le notaire du Roi; mais les
partisans de Diego Velasquez y trouvèrent une occasion de mur-
murer.
Je me souviens que, dans les rudes combats de cette journée, on
nous blessa quatorze hommes et l'on m'atteignit d'une flèche à la
cuisse; mais ma blessure fut peu de chose. Dix-huit Indiens restèrent
étendus dans l'eau et sur la pointe de terre où nous débarquâmes.
Nous passâmes là cette nuit, protégés par de bonnes gardes et par
des sentinelles. Je m'arrêterai un instant, pour conter bientôt ce qui
nous advint encore.
CHAPITRE XXXII
Comment Cortès commanda à tous les capitaines d'aller avec des groupes de cent
hommes voir l'intérieur du pays, et de ce qui nous advint à ce propos.
Le jour suivant, Gortès ordonna à Pedro de Alvarado de partir en
qualité de commandant avec cent hommes dont quinze arbalétriers et
fusiliers, pour examiner l'intérieur du pays jusqu'à deux lieues de
distance. Il devait emmener avec lui Melchorejo, l'interprète de la
pointe de Gotoche. Mais, lorsqu'on fut l'appeler, on ne le trouva plus ;
il avait pris la fuite et s'était réfugié chez les gens de Tabasco. Il
paraît que le jour précédent, à la pointe des Palmiers, il avait aban-
donné ses vêtements de Castille et était parti dans une embarcation.
Cette fuite causa d3 l'ennui à Gortès, craignant qu'il ne découvrît aux
Indiens certaines choses qui ne nous seraient pas avantageuses.
Laissons-le fuir pour notre malheur, et revenons à notre récit. Cortès
1. Bombax cciba (fromager).
70 CONQUÊTE > : ' ,
ordonna également à un autre capitaine, nommé Francisco de Lugo,
de partir dans une direction différente, avec cent autres soldats et
douze arbalétriers ou fusiliers, lui donnant pour instruction de ne pas
dépasser deux lieues et de revenir le soir même coucher au quartier
royal. Or, lorsque ce capitaine arriva avec sa compagnie à environ
une lieue du quartier, il se trouva en présence d'un grand nombre
de chefs et de bataillons indiens armés de flèches, avec lances et
boucliers, tambours et panaches. Ils tombèrent sur nos soldats en les
entourant de tous côtés, et commencèrent aussitôt à les attaquer de
leurs flèches avec beaucoup d'adresse. Nos hommes ne pouvaient se
soutenir contre une si forte multitude d'Indiens qui lançaient des
pieux grillés en grand nombre, des pierres à fronde comme grêle, et
nous attaquaient tenant à deux mains des sabres affilés. Francisco
de Lugo et ses soldats avaient beau combattre vaillamment, ils ne
pouvaient éloigner leurs ennemis. Et ce voyant, il entreprit sa retraite
en bon ordre vers le quartier royal, ayant pris soin d'envoyer à Cortès
un Indien de Cuba, bon coureur et très-agile, pour que nous fussions
lui porter secours. Malgré tout, grâce à la bonne entente de ses
archers et de ses fusiliers, les uns chargeant les armes, les autres
tirant ; grâce aussi à quelques mouvements offensifs, Francisco de
Lugo parvenait à se soutenir contre les nombreux bataillons qui le
harcelaient. Laissons-le dans les périls de cette situation et revenons
au capitaine Pedro de Alvarado.
Il paraît qu'après avoir marché plus d'une lieue, ce chef arriva au
bord d'un estuaire très-difficile à traverser, et il plut à Dieu Notre
Seigneur de le pousser, par un autre chemin, vers le lieu où Fran-
cisco de Lugo se battait, comme je l'ai dit. Entendant les coups de
feu, le grand fracas des tambours et des trompettes, les cris et les
sifflets des Indiens, il comprit qu'une bataille était engagée. Il courut
aux détonations et aux clameurs, en bon ordre et en grande diligence.
Il trouva Francisco de Lugo bataillant avec ses hommes et tenant tête
à ses adversaires. Cinq Indiens étaient déjà morts. Après avoir fait
leur jonction, ils tombent ensemble sur l'ennemi et le font reculer,
mais sans le mettre en fuite, car il continue à suivre les nôtres jus-
qu'au quartier royal. D'autres chefs et gens armés étaient également
venus nous attaquer et nous harceler jusqu'à l'endroit même où
Gortès se tenait avec les blessés. Mais nous les fîmes bien prestement
reculer sous nos coups de feu, qui en blessèrent plusieurs, et sous
nos chocs d'estoc et de taille.
Revenons un peu sur notre récit pour dire que lorsque Gortès
apprit, par l'Indien de Cuba qui venait réclamer du secours, la situa-
tion dans laquelle Francisco de Lugo se trouvait, nous nous prépa-
râmes à courir à son aide, et nous nous mettions en route, lorsque
nous sûmes que nos deux capitaines avec leurs hommes revenaient et
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 71
se trouvaient à une demi-lieue du quartier royal. Deux soldats de Lugo
perdirent la vie; il y eut huit blessés dans sa compagnie et trois
dans le bataillon d'Alvarado. Après le retour au quartier, on pansa
les blessures et on enterra les morts; on fit bonne garde et on plaça
des sentinelles. Nous tuâmes quinze Indiens dans ces combats et nous
en prîmes trois, dont l'un paraissait être un homme de qualité. Notre
interprète Aguilar leur demanda pourquoi ils étaient assez fous pour
nous faire la guerre, et l'on se décida bientôt à envoyer l'un deux avec
des verroteries vertes pour les caciques; afin d'en obtenir la paix. Or,
ce messager nous dit que l'Indien Melchorejo, de la pointe de Cotoche,
s'était joint à eux la nuit précédente, et leur avait conseillé de nous
attaquer nuit et jour, assurant qu'ils nous vaincraient, parce que
nous étions peu nombreux. De sorte que nous avions amené avec
nous un bien mauvais auxiliaire, et même un ennemi. Quant à l'In-
dien que nous envoyâmes en message, il partit et ne revint pas avec
la réponse. Aguilar, l'interprète, apprit des deux autres prisonniers
que tous les caciques des villages étaient réunis avec les armes dont
ils avaient l'habitude de faire usage, se tenant prêts à nous livrer
bataille, et qu'ils se proposaient de venir nous entourer le lendemain
dans notre quartier royal. C'était le conseil donné par Melchorejo. Je
dirai ce que nous fîmes à ce propos.
CHAPITRE XXXIII
Comment Cortès nous ordonna de nous tenir prêts à aller le lendemain au-devant des
bataillons ennemis et fit sortir les chevaux des navires; ce qui nous advint encore
dans la bataille que nous eûmes avec les habitants.
Cortès sut donc qu'on viendrait nous attaquer le lendemain; il
donna l'ordre de retirer, sur-le-champ, les chevaux des navires pour
les amener à terre, et que les fusiliers, les archers, tous les soldats
enfin, même les blessés, nous fussions prêts avec nos armes. Quand
les chevaux arrivèrent à terre, ils étaient embarrassés et timides à la
course, parce qu'il y avait plusieurs jours qu'ils étaient embarqués ;
mais ils reprirent leurs allures dès le lendemain. Il advint alors une
chose à six ou sept soldats jeunes et bien constitués : c'est qu'ils
furent atteints d'un mal de reins qui ne leur permettait nullement
de se tenir sur leurs jambes ; il fallait les porter. Nous ne pûmes
en deviner la cause et l'on se contenta de dire qu'après avoir été
trop gâtés à Cuba, le poids et la chaleur produits par l'armement
leur avaient causé la maladie. Cortès les fit donc ramener aux navires,
ne voulant pas qu'ils restassent à terre. Il fit avertir les cavaliers que
les plus habiles d'entre eux auraient à partir, après avoir pris soin de
72 CONQUÊTE
garnir de grelots les poitrails de leurs chevaux. Il leur enjoignit de
ne pas s'obstiner sur chaque ennemi, mais de courir en leur balafrant
la figure avec les lances.
Il choisit treize cavaliers : Ghristoval de Oli, et Pedro de Alvarado,
et Alonso Hernandez Puertocarrero, et Juan de Escalante, et Fran-
cisco Montejo ; on donna à Alonso de Avila un cheval qui appartenait
à Ortiz, le musicien, et à un Bartolomé Garcia, mauvais cavaliers
tous les deux. Furent choisis aussi Juan Velasquez de Léon, et Fran-
cisco de Morla. et Lares le bon cavalier (je le qualifie ainsi, parce
que nous avions un autre bon cavalier, et un autre Lares aussi), et
Gronzalo Dominguez, non moins habile que le précédent. On prit en-
core Moyon de Bayamo et Pedro Gonzalez de Truxillo. Tous ces cava-
liers ayant été choisis par Gortès, il se mit à leur tête. Il ordonna à
Mesa d'apprêter son artillerie ; à Diego de Ordas de venir avec nous
comme commandant, parce qu'il n'était pas cavalier; il devait com-
mander aussi les archers et les artilleurs.
Le jour suivant, bien de boune heure (c'était la fête de Notre Dame
de mars), après avoir entendu la messe, nous formâmes nos rangs à
côté de notre enseigne. Cet emploi était alors tenu par Antonio de Vil-
laroel, mari d'une dame nommée Isabel de Ogeda; trois ans plus tard,
il changea son nom en Villareal et se fit appeler aussi Antonio Ser-
rano de Gardona. Revenons au fait. Nous entreprîmes notre marche
par la grande savane où l'on avait attaqué déjà Francisco de Lugo et
Pedro de Alvarado. On appelait Gintla cette plaine et le village qui
s'y trouvait ; c'était une dépendance de la capitale de Tabasco, à une
lieue des bâtiments d'où nous étions partis. Gortès fui obligé de s'éloi-
gner un peu de nous, à cause de marécages que les chevaux ne pu-
rent traverser. Quant à nous, avançant comme j'ai dit sous la con-
duite d'Ordas, nous rencontrâmes toutes les forces des Indiens qui
étaient en marche pour tomber sur nos logements. Notre rencontre
eut lieu sur une bonne plaine, à côté du village de Gintla, et s'il est
vrai de dire que ces hardis hommes de guerre étaient animés du dé-
sir de se mesurer avec nous et nous cherchaient dans ce but, il n'est
pas moins certain que nous étions mus par les mêmes sentiments
lorsque nous les rencontrâmes. Je m'arrêterai en ce point et je dirai
ce qui advint dans la bataille ; car on peut bien l'appeler bataille, et
terrible encore, comme on va le voir.
DE LA NOUVEIXE-ESPAGNE. 73
CHAPITRE XXXIV
Comme quoi tous les caciques de ïabasco et de ses provinces nous livrèrent bataille,
et de ce qui arriva à ce propos.
J'ai déjà dit comment et avec quel ordre nous marchions lorsque
nous donnâmes dans les forces entières de nos ennemis, qui allaient
nous chercher. Leurs figures étaient peintes en rouge, blanc et noir;
ils avaient de grands panaches, des tambours et des trompettes ; ils
marchaient armés de grands arcs et flèches, de lances, de boucliers
et d'espadons à deux mains; ils avaient aussi beaucoup de frondes,
de pierres et de pieux à bout grillé, et chacun sa défense matelassée
de coton. Étant arrivés près de nous en si grand nombre qu'ils cou-
vraient toute la plaine, ils s'élancent sur nos rangs comme des chiens
enragés; ils nous entourent de toutes parts et nous tirent tant de flè-
ches, de pierres et de pieux durcis que, du premier choc, ils nous
blessent plus de soixante-dix hommes. A la mêlée, leurs lances nous
faisaient beaucoup de mal. Un soldat, nommé Saldana, tomba mort,
frappé d'un trait qui lui entra par l'oreille. Leurs flèches et leurs
atteintes ne nous laissaient aucun répit. Quant à nous, grâce à nos
canons, à nos fusils, à nos arbalètes et à nos grands coups d'estoc,
nous ne perdions aucun avantage au combat.
Bientôt, ayant compris le mal que nos estocades leur faisaient, ils
commencèrent à s'éloigner de nous; mais c'était pour être plus en
sûreté en nous lançant leurs flèches. Mesa leur tuait beaucoup de
monde avec ses canons, parce qu'ils se tenaient en grandes masses, et,
comme d'ailleurs ils ne s'écartaient guère de nos rangs, ses coups
portaient à sa fantaisie. Mais nous avions beau les blesser et leur faire
du mal, nous ne réussissions pas à les mettre en fuite. Je dis alors
à Diego de Ordas : « Il me semble que nous devrions serrer nos rangs
et tomber sur eux avec vigueur; parce qu'ils redoutent vraiment le fil
de nos épées, et qu'ils se tiennent à distance à cause de la peur qu'ils
en ont et afin de mieux lancer leurs flèches, leurs piques et des
pierres comme grêle. » Ordas me répondit que ce n'était pas un bon
avis, parce qu'ils étaient trois cents Indiens pour chacun de nous, et
que nous ne pourrions pas nous soutenir contre une si grande multi-
tude. Nous nous soutînmes cependant ainsi, et nous finîmes par tomber
d'accord pour nous approcher d'eux autant que possible, — ainsi que
je l'avais conseillé à Ordas, — afin de leur faire mieux sentir le pouvoir
de nos estocades. Ils l'éprouvèrent à leurs dépens et ils ne tardèrent
pas à gagner le côté opposé d'un marais.
Et cependant Gortès ne venait pas avec ses cavaliers, malgré nos
1k CONQUÊTE
désirs d'en être secourus. Nous commencions à craindre qu'il ne lui
fût arrivé quelque malheur. Je me rappelle que lorsque nos canons
faisaient feu, les Indiens lançaient de grands cris et des sifflets, fai-
sant voler de la terre et des herbes, pour nous empêcher de voir le
mal que nous leur causions. Us sonnaient alors de la trompette, criaient
et sifflaient en disant : A la lala ! Mais tout à coup nous vîmes pa-
raître nos cavaliers, tandis que ces énormes bataillons, absorbés par
le combat qu'ils nous livraient, ne s'aperçurent pas tout d'abord que
nos chevaux venaient par derrière. Gomme d'ailleurs le champ de ba-
taille était en plaine, les cavaliers excellents, quelques-uns des che-
vaux fort à la main et très-bons coureurs, les survenants traitèrent
l'ennemi durement, en jouant de la lance comme il convenait à la si-
tuation. De notre côté, nous reprîmes courage quand nous vîmes ar-
river ce secours, et nous nous acharnâmes tellement contre les In-
diens, les cavaliers d'une part et nous d'un autre côté, qu'ils tournèrent
le dos tout à coup. Ce fut là que nos ennemis crurent que cheval et ca-
valier ne faisaient qu'un ; car ils n'avaient point vu de chevaux jus-
qu'alors. Ces champs et ces savanes étaient remplis de fuyards qui
couraient se réfugier dans les forêts des environs. Leur déroute étant
complète, Gortès nous conta comme quoi il lui avait été impossible
d'arriver plus tôt, à cause des marécages et parce qu'il s'était vu aux
prises avec d'autres bataillons ennemis avant d'arriver jusqu'à nous.
Cinq de ses cavaliers et huit chevaux avaient été blessés. Ils mirent,
pied à terre sous des arbres qu'il y avait en cet endroit. Alors, élevant
nos bras vers le ciel, nous rendîmes grâces et louanges à Dieu et à
Notre Dame, sa Mère bénie, pour nous avoir assuré une victoire si
complète. Et comme ce jour-là était la fête de Notre Dame de mars,
on fonda en ce lieu, sous le nom de Santa Maria de la Victoria, une
ville qui se peupla avec le temps ; non-seulement parce que c'était
le jour de Notre Dame, mais encore à cause de la grande victoire que
nous venions de remporter. Ce fut là la première action de guerre
que nous eûmes avec Gortès dans la Nouvelle-Espagne.
Après le combat nous bandâmes les blessures avec du linge; il n'y
avait pas autre chose. On pansa les chevaux avec de la graisse d'In-
dien, prise sur les morts que nous ouvrîmes pour nous la procurer.
Nous fûmes visiter les cadavres du champ de bataille, il y en avait
plus de huit cents, tués la plupart par des estocades, un petit
nombre par le canon, l'escopette ou l'arbalète. Quelques Indiens res-
piraient encore. Partout où nos cavaliers avaient passé, on Voyait une
bonne provision de cadavres et de malheureux que leurs blessures
faisaient gémir. Cette bataille dura plus d'une heure, pendant la-
quelle nous ne pûmes porter atteinte à leur réputation de bons guer-
riers, jusqu'à ce que parurent nos cavaliers, ainsi que je l'ai dit.
Nous prîmes cinq Indiens, dont deux capitaines. Gomme il se faisait
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 75
tard, que nous étions fatigues de combattre et que nous n'avions rien
mangé, nous rentrâmes au quartier royal. Nous enterrâmes deux
soldats qui avaient été atteints à la gorge et à l'oreille; nous réchauf-
fâmes les plaies des blessés; nous pansâmes les chevaux avec de la
graisso d'Indien; nous plaçâmes de bonnes gardes et sentinelles;
nous soupâmes et nous nous livrâmes au repos.
C'est ici que Francisco Lopez de G-omara prétend que Francisco de
Morla sembla prendre les devants sur un cheval gris pommelé, pré-
cédant l'arrivée de Gortès et de ses cavaliers ; mais qu'il n'était autre
que l'un des saints Apôtres saint Jacques ou saint Pierre. Je dis,
moi, que toutes nos œuvres et victoires nous viennent de la faveur de
Notre Seigneur Jésus-Christ, et que, dans cette bataille, il y avait
tant d'Indiens pour chacun de nous, que seulement à coups de poi-
gnées de terre ils auraient pu nous ensevelir, si la grande miséri-
corde de Dieu ne nous eût aidés en toutes choses. Il se pourrait, en
effet, que celui dont parle Gromara fût le glorieux Apôtre saint Jacques
ou saint Pierre, et que moi, en ma qualité de grand pécheur, je ne
fusse pas digne de le voir. Ce que je vis alors et reconnus très-bien,
ce fut Francisco de Morla sur un cheval bai, venant avec Cortès.
Maintenant que j'écris cet événement, je crois voir de mes yeux de
pécheur toute la bataille, avec les péripéties par où nous passâmes;
et, dès lors que, comme pécheur indigne, je ne méritais pas de voir
n'importe lequel de ces glorieux Apôtres, il y avait là, en ma compa-
gnie, environ quatre cents soldats, et Cortès, et plusieurs autres cava-
liers.... On en aurait parlé, on en aurait certifié sur témoignage, on
aurait bâti une église quand on fonda la ville; et cette ville on l'aurait
appelée Saint-Jacques de la Victoire ou Saint-Pierre de la Victoire,
aussi bien qu'on la nomma Sainte-Marie de la Victoire. Et si
les choses s'étaient passées comme le dit G-omara, nous serions de
bien mauvais chrétiens, après que Dieu Notre Seigneur nous aurait
envoyé ses saints Apôtres, de ne point reconnaître la prodigieuse fa-
veur qu'il nous aurait faite, et de ne pas révérer chaque jour cette
église. Plût à Dieu que les choses se fussent passées comme le chro-
niqueur l'a dit ! Mais jusqu'à ce que je lus sa chronique, jamais on
n'entendit parler d'un tel événement parmi les conquistadores qui se
trouvèrent en ces lieux. Laissons donc la chose et disons ce qui ar-
riva encore.
76 CONQUÊTE
CHAPITRE XXXV
Comment Cortès fit appeler tous les caciques de ces provinces et de ce qui se passa
encore à ce sujet.
J'ai dit déjà que nous prîmes cinq Indiens, dont deux chefs. Agui-
lar, l'interprète, eut avec eux des conversations dans lesquelles il
comprit que ce seraient des messagers convenables. Il conseilla donc
à Cortès de les délivrer, pour qu'ils pussent parler aux caciques de
la ville et d'autres lieux quelconques. On donna aux deux Indiens
choisis dans ce but des verroteries vertes et des diamants bleus.
Aguilar leur adressa de bien douces paroles avec beaucoup de flatte-
ries, assurant que nous les voulions avoir pour frères et qu'ils ne de-
vaient nourrir aucune crainte; que quant à ce qui s'était passé dans
cette bataille, eux seuls en avaient la faute; qu'ils appelassent les
caciques de tous les villages; que nous voulions leur parler. On les
avertit de beaucoup d'autres choses encore, en termes mesurés, pour
les gagner à la paix. Ils partirent animés d'un bon esprit; ils parlè-
rent avec les principaux du lieu et avec les caciques, leur disant tout
ce que nous voulions qu'ils sussent au sujet de nos intentions paci-
fiques. Nos envoyés étant entendus, on convint de nous expédier à
l'instant quinze esclaves, à figures malpropres et mesquinement
pourvus de brayers et de couvertures. C'est par eux qu'on nous envoya
des poules, du poisson sec et du pain de maïs. Quand ils arrivèrent
devant lui, Cortès les reçut avec bonté; mais l'interprète Aguilar
leur demanda, d'un ton presque fâché, comment ils osaient se pré-
senter avec des figures ainsi faites; qu'on les prendrait pour des gens
qui viennent en ennemis plutôt qu'en émissaires pacifiques; qu'ils
aient à s'en retourner pour dire à leurs caciques que, s'ils veulent
sincèrement la paix demandée, ils doivent envoyer des hommes de
qualité, et non des esclaves, pour en traiter. Nous fîmes néanmoins
quelques politesses à ces hommes malpropres et nous envoyâmes
par eux des verroteries bleues, en signe de paix, afin d'inspirer à ces
gens-là des pensées plus traitables.
Le jour suivant donc, trente Indiens de qualité vinrent bien habil-
lés, avec des poules, du poisson, du fruit et du pain de maïs. Ils
demandèrent à Cortès la permission de brûler et d'enterrer les corps
de ceux qui étaient morts dans les dernières batailles, pour éviter
leurs mauvaises exhalaisons et empêcher que les tigres et les lions les
dévorassent, ce qui fut accordé sur-le-champ. Ils s'empressèrent donc
de venir avec beaucoup de monde pour inhumer et brûler les morts
comme ils en ont l'habitude. Cortès sut par eux qu'il leur manquait
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 77
environ huit cents hommes, sans compter les blessés. Ils dirent d'ail-
leurs qu'ils ne pouvaient s'étendre avec nous en conversations et en
traités, parce que les principaux et seigneurs de tous les villages de-
vaient venir ensemble le lendemain pour régler les conditions de la
paix. Et comme Gortès était en tout très-clairvoyant, il dit en riant
aux soldats qui se trouvaient près de lui : « Savez-vous, senores, que
ces Indiens me paraissent avoir grand'peur des chevaux et croire
qu'ils font tout seuls la guerre, de même que les bombardes? J'ai
imaginé une chose, pour qu'ils le croient encore mieux: qu'on amène
la jument de Juan Sedeno, qui a mis bas dernièrement dans le na-
vire, qu'on l'attache ici même où je suis, et qu'on amène aussi le
cheval d'Ortiz le musicien, qui hennit si fort ; qu'on lui fasse sentir
la jument et qu'on les conduise, après cela, chacun de son côté, en
un lieu où l'on ne puisse les entendre ni les voir, avant que les ca-
ciques soient arrivés près de moi et que nous ayons commencé à
parler. » On le fit ainsi que c'était ordonné : on amena la jument, et
le cheval en perçut l'odeur dans le logement même de Gortès. Au sur-
plus notre chef fit charger notre plus grand canon avec un gros bou-
let et une bonne quantité de poudre.
On en était là, lorsqu'arrivèrent, vers midi, quarante Indiens, tous
caciques, d'un maintien convenable et richement vêtus selon l'usage
du pays. Ils saluèrent Gortès ainsi que nous tous. Ils encensèrent ceux
d'entre nous qui étaient présents, avec les résines qu'ils avaient ap-
portées ; ils demandèrent le pardon du passé, promettantqu'ils seraient
sages à l'avenir. D'un ton un peu grave et simulant le ressentiment,
Gortès leur répondit, au moyen de l'interprète Aguilar, qu'ils avaient
pu voir combien de fois on leur avait proposé la paix, et à quel
point ils mériteraient qu'on massacrât tout le district; que nous
sommes les sujets d'un grand Roi et Seigneur, appelé l'Empereur
don Garlos, qui nous a envoyés dans ces pays avec ordre de secourir
et de favoriser tous ceux qui entreront à son royal service; que nous
en agirons ainsi avec eux, s'ils sont sages, comme ils le promettent;
que, sinon, nous lâcherons ces tepustles pour qu'ils les tuent, car
quelques-uns de ces engins leur gardent rancune pour la guerre qu'on
nous a faite (ils appellent le fer lepustli en leur langue). En ce mo-
ment, il donna secrètement l'ordre de mettre le feu à la bombarde
qui était chargée. Elle partit en faisant tout le fracas qu'il convenait.
Le boulet passait sur les bois en bourdonnant. Gomme il était midi
et que l'air était calme, le bruit était considérable. Les caciques fu-
rent effrayés de l'entendre, et comme ils n'avaient jamais vu pareille
chose, ils crurent à la réalité de ce que Gortès leur avait assuré. Mais,
pour les tranquilliser, il leur fit dire par Aguilar de bannir toute
crainte, attendu qu'il avait pris soin d'ordonner au boulet de ne faire
aucun mal.
78 CONQUÊTE
En cet instant même, on ramena le cheval; on l'attacha non loin
de l'endroit où Cortès s'entretenait avec les caciques, et comme on
avait maintenu la jument dans le même appartement, le cheval frap-
pait du pied, hennissait et mugissait, tenant l'œil fixé sur les Indiens
et sur la pièce où il avait senti sa compagne. Les caciques crurent que
c'était pour eux qu'il faisait tout ce bruit en hennissant et en frap-
pant du pied. Cortès, les voyant en cet état, se leva de son siège et se
dirigea vers le cheval. Il le prit par le mors et chargea Aguilar de dire
aux Indiens présents qu'il venait de lui recommander de ne leur faire
aucun mal; et aussitôt il ordonna à deux palefreniers de l'emmener
bien loin, de manière que les caciques ne le revissent plus. On en était
là lorsqu'arrivèrent trente Indiens chargés, nommés tamemes parmi
eux. Ils apportaient à manger des poules, du poisson sec et divers
fruits, et il paraît qu'ils s'étaient attardés, ou qu'ils n'avaient pas pu
se mettre en route en même temps que les caciques. Cortès eut là
beaucoup de conversations avec ces délégués de distinction. Ils lui
dirent que, le lendemain, tous viendraient, avec un présent, pour
parler davantage de leurs affaires, et ils s'en furent très-satisfaits. Je
les laisserai là jusqu'à demain.
CHAPITRE XXXVI
Comme quoi tous les caciques et calachonis vinrent avec un présent, et ce qui arriva
à ce sujet.
Le lendemain, de bonne heure (c'était aux derniers jours du mois
de mars de 1519), arrivèrent plusieurs caciques et gens distingués du
bourg de Tabasco et d'autres villages des environs, nous faisant à
tous des démonstrations fort respectueuses. Ils portaient un présent
en or, formé de quatre diadèmes, quelques lézards, deux sortes de
chiens et d'oreillettes, cinq canards, deux figures d'Indiens, deux
semelles en or, semblables à celles de leurs chaussures \ et d'autres
menus objets de peu de prix. Je ne me rappelle pas le montant de
toutes ces choses. Ils nous offrirent aussi de ces étoffes fort grossières
dont ils font usage, et qu'ils fabriquent eux-mêmes. Ceux qui con-
naissent cette proyince auront entendu dire, en effet, qu'on n'y trouve
que des tissus de peu de valeur.
Or tout ce présent n'était rien, en comparaison des vingt femmes
qu'ils nous offrirent; et entre elles une excellente personne qui
s'appela dona Marina en devenant chrétienne. Mais je ne parlerai
1. Les éditions espagnoles écrivent cotora. C'est colara (sandale) qu'il faut dire.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE.
maintenant ni d'elle ni de ses compagnes, pour dire que Go
reçu tous ces dons avec des démonstrations de joie, attira a x
caciques, et, au moyen d'Aguilar, l'interprète, leur dit qu'il recon-
naissait la valeur d'un tel présent, mais qu'il avait une prière à leur
adresser : c'est qu'ils fissent habiter sans retard le village par tous
ses résidents avec leurs femmes et leurs enfants, son désir étant de le
voir peuplé dans deux jours ; que c'est en cela qu'il verrait le témoi-
gnage d'une paix véritable. Aussitôt les caciques firent appeler tous
les habitants, avec leurs femmes et leurs enfants ; et en deux jours,
le village fut repeuplé. Quant à l'ordre que notre général leur donna,
d'abandonner leurs idoles et leurs sacrifices, ils répondirent qu'ils
obéiraient également.
Nous leur fîmes proclamer par Aguilar, le mieux que Cortès le put
faire, les vérités sur notre foi, en leur expliquant que nous étions
chrétiens et adorions un seul Dieu véritable. On leur fit voir une
image vénérée de Notre Dame, avec son précieux Fils dans les bras,
leur déclarant que nous révérions cette sainte madone, parce qu'elle
est révérée dans le ciel et qu'elle est la Mère de Notre Seigneur. Les
caciques répondirent que cette grande tecleciguata leur paraissait
respectable, et ils demandèrent à la posséder dans leur village : — en
leur langue, ils appelent les grandes dames teclecigualas *. — Cortès
la leur promit, les exhortant à faire un autel bien ouvragé,. qu'ils
s'empressèrent de construire. Le jour suivant, de bonne heure, il or-
donna à deux de nos charpentiers, nommés Alonso Yanez et Alvaro
Lopez, déjà mentionnés dans ce récit, de faire immédiatement une
croix très-haute.
Ces ordres étant donnés, il demanda aux caciques pourquoi ils nous
avaient attaqués, malgré nos invitations à vivre en paix. Ils répondi-
rent qu'ils avaient demandé et obtenu pardon pour cela; que leur
frère, le cacique de Ghampoton, leur conseilla cette conduite; qu'on
l'avait suivie, afin de ne plus passer pour lâches : car on les avait
accusés de s'être déshonorés en ne nous attaquant pas lorsque, quelque
temps auparavant, un autre capitaine se présenta chez eux avec quatre
navires (c'est apparemment de Juan de Grijalva qu'ils voulaient parler).
Ils ajoutèrent que l'Indien, notre interprète, qui s'était enfui pendant la
nuit, leur avait conseillé de nous faire la guerre nuit et jour, car nous
étions fort peu nombreux. Gortès pria les caciques de lui ramener le
fugitif; mais ils répondirent qu'ayant vu la mauvaise issue de la
bataille, il s'était dérobé par la fuite, et qu'on ne savait rien de lui,
malgré le soin qu'on avait mis à le chercher. La vérité est qu'on le
sacrifia aux idoles, en expiation de ce que ses conseils avaient coûté.
Gortès demanda aux caciques d'où ils tiraient leur or, et d'où prové-
1. Tlatocacihuapilli veut dire grande dame; et même reine, en langue nahuatl.
80 CONQUÊTE
naient leurs joyaux. Ils dirent que cela venait d'où le soleil se couche,
ajoutant : Culua et Mexico ; et comme nous ne savions pas ce que
c'était que Mexico ou Culua, nous n'y faisions aucune attention. Nous
avions un autre interprète appelé Francisco, dont j'ai déjà parlé, que
nous prîmes lors de l'expédition de Grrijalva. Il ne comprenait nullement
la langue de Tabasco, mais il parlait bien celle de Culua, qui est la
mexicaine. Ce fut moitié par signes qu'il fit entendre à Cortès que Culua
était fort loin ; il nommait aussi Mexico, sans réussir à nous éclairer.
La conférence se termina là, jusqu'au jour suivant qu'on mit à
profit pour placer sur l'autel la sainte image de Notre Dame ; on
planta la croix en même temps, et nous nous mîmes en adoration. Le
Père fray Bartolomé de Olmedo dit la messe, à laquelle les caciques
et principaux envoyés assistèrent aux premiers rangs. Nous appelâmes
ce village Santa Maria de la Victoria, et c'est le nom que porte
actuellement le bourg de Tabasco. Le même Frère, aidé par Aguilar,
prêcha aux vingt Indiennes données en présent plusieurs bonnes vé-
rités sur notre sainte foi, leur conseillant de ne plus croire aux idoles,
auxquelles elles avaient cru jusque-là; que c'étaient de méchantes
choses, et nullement des divinités: qu'il ne fallait plus leur faire de
sacrifices ; qu'on les instruisait dans l'erreur, et qu'elles devaient
adorer Notre Seigneur Jésus-Christ. On les baptisa sur-le-champ.
La dame indienne qu'on nous donna prit le nom de dona Marina1.
C'était bien réellement une grande dame, fille de grands caciques,
ayant possédé des vassaux ; et, certes, on s'en apercevait bien à sa
belle prestance. J'aurai à dire bientôt comment elle fut amenée dans
ces lieux. Je ne me rappelle pas bien les noms des autres femmes,
et il n'importe guère à l'intérêt du récit qu'elles soient ici nommées;
mais ce furent les premières chrétiennes de la Nouvelle-Espagne.
Cortès les répartit en en donnant une à chaque capitaine ; et comme
dona Marina était de bel aspect, insinuante et fort alerte, il la donna
à Hernandez Puertocarrero, que j'ai déjà dit être de bonne race, cousin
du comte de Medellin. Lorsque, plus tard, Puertocarrero fut en Es-
pagne, dona Marina se lia avec Cortès, qui en eut un fils qu'on
1. Marina. Après la rencontre d'Aguilar, aucun fait ne pouvait être plus intéres-
sant pour Cortès, au début de son expédition, que l'acquisition de cette jeune femme
appelée Marina par les Espagnols; elle devint en effet un des éléments les plus néces-
saires au développement des faits qui vont suivre. Elle était d'une finesse instinctive
qui la rendait éminemment propre au rôle intéressant d'interprète ; car elle ne disait
pas seulement, en traducteur fidèle, ce qu'elle était chargée de transmettre ; elle y
ajoutait ses déductions personnelles et ses insinuations sympathiques. — kv&c Marina,
Cortès acquiert ici plusieurs autres jeunes filles dont les caciques lui font présent. Le
lecteur ne manquera pas de remarquer que les compagnons de Cortès et Cortès lui-
môme témoignent de singuliers scrupules en refusant de manquer à leurs devoirs de
morale avec ces jeunes femmes pendant qu'elles sont idolâtres, tandis qu'ils se hâtent
d'en faire leurs compagnes illégitimes immédiatement après les avoir baptisées.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 81
nomma Martin Gortès, et qui fut par la suite commandeur de San-
tiago.
Nous restâmes cinq jours dans ce village, autant pour donner aux
blessés le loisir de soigner leurs plaies, que pour le repos de ceux
qui souffraient du mal de reins, et qui guérirent. Au surplus, comme
Gortès savait s'emparer de l'attention des caciques par de bonnes
paroles, il leur dit que l'Empereur, notre maître, dont nous sommes
les sujets, tient sous ses ordres plusieurs grands seigneurs, et qu'ils
devraient, eux aussi, lui jurer obéissance ; que, dès lors, pour n'im-
porte quoi dont ils auraient besoin, soit faveur de notre part ou autre
chose quelconque, il suffirait de le lui faire savoir, partout où nous
nous trouverions, pour qu'il accourût à leur secours. Tous les caci-
ques l'en remercièrent vivement, et se déclarèrent les sujets de notre
grand Empereur. Ge furent les premiers qui jurèrent obéissance à
Sa Majesté dans la Nouvelle-Espagne. Gortès s'empressa de leur
donner l'ordre de venir de bonne heure le lendemain, qui était le jour
des Rameaux, avec leurs femmes et leurs enfants, au pied de l'autel
que nous avions construit, pour adorer la croix et la sainte image de
Notre Dame. Il ordonna encore que six charpentiers indiens vinssent
s'unir aux nôtres, pour qu'ils allassent sculpter une croix sur un
grand arbre appelé ceiba, qui se trouvait au village de Gintla, où
Dieu eut la bonté de nous donner cette grande victoire dans la ba-
taille que j'ai racontée. Ils firent en effet cette croix dans l'arbre
même, pour lui assurer une plus longue durée, parce que l'empreinte
est toujours visible dans la nouvelle écorce qui repousse.
Gela étant fait, il donna l'ordre d'appareiller tous les canots pour
aider à notre embarquement ; car nous voulions faire voile dans cette
sainte journée, deux pilotes étant venus dire à Gortès que les navires
étaient en grand danger, à cause du vent du nord qui soufflait par le
travers. Le lendemain, de bonne heure, tous les caciques et autres
gens de distinction vinrent avec leurs femmes et leurs enfants, et se
réunirent dans le préau où se trouvaient la croix et notre petite église,
tenant des rameaux à la main pour la cérémonie.
Quand nous vîmes les caciques rassemblés et Gortès entouré de tous
ses capitaines, nous marchâmes dévotement en procession avec le Père
de la Merced et le prêtre Juan Diaz, revêtus de leurs habits sacerdo-
taux. On dit la messe, et nous adorâmes et baisâmes la sainte croix,
tandis que les Indiens fixaient sur nous leur attention. Après cette
cérémonie, faite en son véritable jour, les gens de distinction s'appro-
chèrent de Gortès et lui offrirent dix poules, du poisson sec et des
légumes. En prenant congé d'eux, notre chef leur recommanda encore
la sainte image de Notre Dame et la sainte croix, avec prière de les
révérer et de les tenir en état de propreté, l'église bien nettoyée,
ornée de branchages, leur promettant qu'ils en obtiendraient santé
6
82 CONQUETE
et récoltes prospères. Il était déjà tard lorsque nous nous embarquâ-
mes. Le lendemain, lundi, nous fîmes voile de bonne heure.
Nous naviguâmes avec beau temps, dans la direction de San Juan
deUloa, ne nous éloignant jamais de terre. Et, comme nous avancions
sans contre-temps, nous, les soldats qui étions déjà venus avec Grijalva
et qui connaissions cette route, nous disions à Gortès : « Senor, là
se trouve la Rambla, appelée Aguayaluco en langue indienne. » Bientôt
nous arrivâmes à Tonala, nommé San Anton, et nous le lui fîmes voir.
Plus loin, nous lui indiquions le grand fleuve (juazacualco. Il vit les
grandes sierras couvertes de neige, et, tout aussitôt, la sierra de San
Martin. Plus en avant, nous lui montrâmes la Roche fendue. C'est
un des plus grands rochers qui s'avancent dans la mer où son som-
met s'élève comme en forme de chaise. Plus loin encore, nous lui
fîmes voir le fleuve Alvarado, où Pedro de Alvarado pénétra lors de
l'expédition de Grijalva. Nous vîmes, après, le fleuve Banderas, où
nous avions recueilli seize mille piastres. Nous lui indiquâmes là l'île
Blanche, lui disant aussi où était l'île Verte. Il vit, non loin de terre,
l'île des Sacrifices, où nous trouvâmes, au temps de Grijalva, les autels
et les Indiens sacrifiés. Après quoi, nous arrivâmes heureusement à
San Juan de Uloa, dans l'après-midi du jeudi saint. Je me rappelle
qu'en ce moment un de nos caballeros, appelé Pucrtocarrero, s'appro-
cha de Gortès et lui dit : « Il me semble, senor, que les camarades
qui sont déjà venus deux fois avant nous vous disent : « Vois la France,
« Montesinos ; vois Paris la grand'ville; vois par où les eaux du Duero
« débouchent à la mer1 : » et moi je vous dis de voir ces riches contrées
et que vous sachiez vous y bien conduire ». Gortès répondit : « Que
Dieu donne bonne chance à nos armes, comme au paladin Roland, et?
quant au reste, vous ayant, vous et mes autres chevaliers, pour com-
pagnons, je saurai bien ce que j'ai à faire ». El arrêtons-nous, et
n'allons pas plus loin. Et voilà ce qui arriva, et Gortès entra, comme
dit Gromara, dans le fleuve Alvarado.
CHAPITRE XXXVII
Comme quoi dona Marina était cacique, fille de grands seigneurs et maîtresse
de villages et vassaux; et comment elle fut amenée à Tabasco.
Avant de nous occuper plus intimement du grand Montezuma, et
des Mexicains, et de Mexico la grande; je veux vous dire ce qui con-
cerne dona Marina; elle gouverna des pays et commanda à des vassaux
1. C'est là un vieux souvenir de chanson espagnole de chevalerie.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 83
dès son enfance. Son père et sa mère étaient en effet seigneurs d'une
ville nommée Painala, à laquelle d'autres villages étaient assujettis,
à environ huit lieues du bourg de Guazacualco. Lamort du père l'ayant
laissée encore enfant, la mère se remaria avec un autre cacique, fort
jeune, et en eut un garçon, sur lequel se porta toute leur affection.
Ils convinrent de faire retomber sur lui, après leur mort, les titres de
famille, et, pourqu'il n'y eût point d'obstacle, ils donnèrentlajeune fille,
pendant la nuit, à des Indiens de Xicalango, afin qu'on ne la vît plus,
et ils répandirent le bruit qu'elle était morte, mettant à profit la mort
de la fille d'une de leurs esclaves, qu'on fit passer pour l'héritière. Il
en résulta que les gens de Xicalango la cédèrent à des habitants de
Tabasco, et ceux-ci la donnèrent à Gortès. J'ai connu sa mère et son
demi-frère, lorsqu'il était déjà homme et qu'il gouvernait son village
conjointement avec sa mère, le second mari étant mort. En se faisant
chrétiens, la vieille prit le nom de Marthe et le fils celui de Lazare.
Je sais fort bien tout cela, parce que, en l'an quinze cent vingt-
trois, après la conquête de Mexico et d'autres provinces, lorsque Ghris-
toval de Oli se souleva dans les Higueras, Gortès s'y rendit, en pas-
sant par Guazacualco. Presque tous les résidents de ce bourg partirent
avec lui (ainsi que je le dirai en son lieu). Gomme doua Marina, en
toutes les guerres de la Nouvelle-Espagne, fut une excellente femme
et une interprète utile, — ce que l'on verra dans la suite, — Gortès
l'amenait toujours avec lui. Ce fut dans ce voyage qu'elle se maria
avec un hidalgo nommé Xaramillo, dans un bourg qu'on appelait Ori-
zaba, en présence de quelques témoins, dont l'un, nommé Àranda,
devint résident de Tabasco. Il racontait le mariage d'une façon bien
différente du récit de Gomara. Doua Marina était femme de grande
valeur; elle avait un extrême ascendant sur tous les Indiens de la Nou-
velle-Espagne.
Gortès, étant arrivé à Guazacualco, fit appeler tous les caciques de
la province, pour leur faire une conférence au sujet de la sainte doc-
trine et sur les moyens de la bien pratiquer. Gela motiva l'arrivée de
la mère de doua Marina et de son demi-frère Lazare avec d'autres
caciques. Depuis longtemps dofia Marina m'avait dit qu'elle était de
cette province, où elle possédait des vassaux, chose que savaient fort
bien le capitaine Gortès et l'interprète Aguilar. De façon qu'on vit
ensemble la mère et la fille avec son frère. Or il ne leur fut pas diffi-
cile de reconnaître la filiation, car la ressemblance était très-grande.
Ils en eurent peur, pensant qu'elle les envoyait chercher pour les faire
périr, et ils pleuraient. Mais dona Marina, voyant leurs larmes, les
Consola, les pria de bannir toute crainte, et leur dit qu'ils n'avaient
pas compris Ce qu'ils faisaient, quand ils la donnèrent aux gens de
Xicalango, et qu'elle leur pardonnait. Elle leur fit cadeau de plusieurs
joyaux d'or et de diverses pièces d'habillement, en les renvoyant à
84 CONQUÊTE
leur village, ajoutant que Dieu lui avait fait une bien grande grâce
en l'enlevant à l'adoration des idoles et en la rendant chrétienne; que
maintenant qu'elle avait le bonheur d'avoir eu un fils avec son maître
et seigneur Corlès, et d'être mariée avec un caballero comme était
son mari Juan Xaramillo, voulût-on la faire cacique d'autant de pro-
vinces qu'il y en a dans la Nouvelle-Espagne, elle refuserait de l'être;
qu'elle estimait le plaisir de servir son mari et Gortès plus que toute
chose au monde.... Et tout ce que je viens de dire je l'ai entendu de
sa bouche, j'en puis certifier et je le jure, amen! Or, on dirait que
cette aventure est comme une contrefaçon de ce qui arriva à Joseph
en Egypte avec ses frères, lesquels, à propos du blé, tombèrent en son
pouvoir.
Voilà ce qui arriva et non ce que l'on raconta à Gomara, qui dit
du reste bien d'autres choses dont je ne crois pas devoir parler1.
Dona Marina savait la langue de Gruazacualco, qui est celle de Mexico;
elle savait aussi la langue de Tabasco. Gomme Creronimo de Aguilar
connaissait celle de Yucatan et de Tabasco, qui n'en forment qu'une,
ils s'entendaient entre eux, et Aguilar traduisait en castillan à Gortès.
Ge fut un début considérable pour notre campagne; et c'est ainsi que,
— loué soit Dieu ! — les choses se déroulaient pour notre bonheur.
Je m'empresse de le dire : sans dona Marina, nous n'aurions pas pu
comprendre la langue de Mexico et de la Nouvelle-Espagne. Toujours
est-il que nous débarquâmes au port de Saint-Jean d'Uloa.
CHAPITRE XXXVIII
Comment nous arrivâmes à Saint-Jean d'Uloa avec tous nos navires,
et de ce qui nous y advint.
Le jeudi saint, jour de la Gène de Notre Seigneur, de l'an quinze
cent dix-neuf, nous arrivâmes avec toute la flotte au port de Saint-Jean
d'Uloa, et comme le pilote Alaminos le connaissait fort bien depuis
notre voyage avec Juan de Grijalva, il fit mouiller en un point où les
navires seraient à l'abri du vent du nord. On arbora sur le vaisseau-
amiral l'étendard royal et les banderoles. Il y avait une demi-heure
que nous avions jeté l'ancre, lorsque s'approchèrent deux grandes em-
barcations qu'on appelle pirogues. Elles portaient plusieurs Indiens
mexicains qui, voyant l'étendard et la grandeur du navire, comprirent
1. Toutes les éditions de 13. Diaz avaient écrit : y tambien dicc otras cosas que
déjà par alto, ce qui est absurde. Mais daus la collection de Kivadcueyra (Madrid.
1851, t. II, p. 32), on a supprimé l'accent de déjà: cela permet une traduction rai-
sonnable.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 85
que c'était là qu'ils devaient aller pour parler au commandant. Us ra-
mèrent droit au vaisseau, ils y montèrent et demandèrent qui était le
tlatoan1, ce qui en leur langue signifie le maître ou seigneur. Doua
Marina, qui les comprit, s'empressa de le leur faire voir. Les Indiens
firent à Gortès, à leur manière, beaucoup de démonstrations respec-
tueuses et lui donnèrent la bienvenue, ajoutant qu'un familier du grand
Montezumales envoyait demander quels hommes nous étions et ce que
nous cherchions. Us lui dirent encore que, s'il avait besoin de quelque
chose pour nous ou pour nos navires, nous n'avions qu'à le dire et
qu'aussitôt ils apporteraient ce qui serait nécessaire. Notre Gortès ré-
pondit, au moyen d'Aguilar et de dona Marina, qu'il leur en rendait
grâces, et il leur fit donner des choses à manger, du vin à boire et des
verroteries bleues. Quand ils eurent bu, Gortès leur dit que nous ve-
nions pour les visiter et négocier avec eux; qu'on ne leur causerait
aucun ennui et que nous eussions à considérer ensemble notre arrivée
dans ce pays comme un heureux événement. Les messagers s'en retour-
nèrent très-satisfaits.
Le lendemain, vendredi saint, jour de la Groix, nous débarquâmes
les chevaux et l'artillerie sur des amas de sable; car il n'y avait pas
de sol terreux, mais du sable partout. On plaça les canons d'après le
meilleur avis de l'artilleur Mesa, et nous fîmes un autel sur lequel on
ne tarda pas à dire la messe. On s'empressa de faire des baraques et
des abris de feuillage pour Gortès et pour ses capitaines. Nous nous
réunîmes de trois en trois pour apporter du bois, nous fîmes nos ca-
banes et nous plaçâmes les chevaux en lieu sûr. Nous passâmes le ven-
dredi saint à faire tous ces travaux. Le jour suivant, samedi saint,
veille de Pâques, il arriva beaucoup d'Indiens. Us étaient envoyés par
un personnage, gouverneur de Montezuma, appelé Pitalpitoque, que
plus tard nous nommâmes Ovandillo. Ils avaient des haches. Après
avoir arrangé les baraques de Gortès et les cabanes qui s'en trouvaient
le plus rapprochées, ils les couvrirent de grandes étoffes, à cause du
soleil, car on était en carême et il faisait très-chaud. Ils apportaient
des poules, du pain de maïs et des prunes dont c'était la saison. Il me
semble qu'ils avaient aussi quelques joyaux en or. Us offrirent le tout
à Gortès en lui disant que, le lendemain, le gouverneur lui-même
tiendrait avec d'autres provisions. Notre chef leur témoigna sa grati-
tude et leur fit donner certains produits en échange, dont ils furent
très-satisfaits. Le lendemain, jour de Pâques de résurrection, se pré-
senta le gouverneur qu'on nous avait annoncé. C'était le nommé Ten-
didle, homme d'affaires, qui amenait avec lui Pitalpitoque, personnage
de distinction, suivis tous deux de plusieurs Indiens chargés de pré-
sents, de poules et de légumes. Après avoir ordonné à ceux-ci de se
1. Tlatoani veut dire, en effet, maître ou seigneur, en langue nahuatl.
86 CONQUÊTE
tenir à distance, Tendidle fit trois humbles révérences, selon leur usage,
à Gortès d'abord, et ensuite à ceux de nous qui étions le plus près.
Gortès, au moyen de nos interprètes, leur dit qu'ils fussent les bien-
venus, les embrassa et les pria de l'excuser un instant, qu'il ne tar-
derait pas à leur parler. En attendant, il fit dresser un autel, le mieux
que les circonstances permirent. Fray Bartolomé de Olmedo dit une
messe chantée, avec l'assistance du P. Juan Diaz. Les deux gouver-
neurs l'entendirent, entourés des principaux Indiens qui étaient venus
avec eux. Après la messe, Gortès et quelques-uns de ses capitaines dî-
nèrent avec les deux employés du grand Montezuma. Quand les tables
furent enlevées, Gortès prit à part nos deux interprètes, Aguilar et
dona Marina, avec les caciques, auxquels il expliqua que nous étions
chrétiens et sujets du plus grand seigneur qui soit au monde, appelé
l'Empereur don Carlos, ayant de grands seigneurs pour serviteurs et
vassaux; que c'est par ses ordres que nous sommes venus dans ce pays,
attendu que depuis longtemps il en a connaissance, ainsi que du grand
seigneur qui le gouverne et dont nous briguerons l'amitié, après
l'avoir entretenu longuement, de la part de notre souverain, sur des
choses qui sans doute lui causeront grande joie aussitôt qu'il les saura.
Gortès ajouta que, pour traiter en bonne amitié avec lui et avec ses
Indiens et vassaux, il voudrait savoir le lieu que ses ordres désigne-
ront pour qu'ils se voient et se parlent. Tendidle lui répondit avec
quelque hauteur : « Tu arrives à peine, et tu veux à l'instant lui par-
ler ; reçois d'abord ce présent que nous t'offrons en son nom, et tu
me diras, après, ce que tu désires. »
Il retira tout de suite d'une valise — espèce de coffre — plusieurs
objets en or, bien et richement sculptés, avec plus de dix charges de
mantas1 blanches de coton et plumes, fort dignes d'être admirées, et
d'autres joyaux dont je ne garde pas bien le souvenir après tant d'an-
nées; avec cela, beaucoup de choses à manger : poules du pays, fruits et
poissons secs. Gortès reçut le tout gracieusement, le sourire aux lèvres,
et leur donna en retour des torsades en perles fausses, avec d'autres
produits de Castille, les priant de faire venir les habitants des villages
pour trafiquer avec nous, parce qu'il avait beaucoup de verroteries à
échanger pour de l'or.. Ils promirent de le faire. Nous sûmes par la
suite que Tendidle et Pitalpitoque étaient gouverneurs de provinces
appelées Gotastlan, Tustepeque, Gruazpaltepeque, Tlatalteteco et d'au-
tres villages qu'ils avaient soumis récemment.
1. Il m'a semblé que ce mot de mantas employé très-souvent par l'auteur doit être
compris par nous de deux manières différentes. Il s'agit d'étoffes: mais parfois Bernai
Diaz emploie cette expression dans le sens d'étoffes façonnées en forme de manteau.
Les Aztèques, en effet, avaient l'habitude de se couvrir d'un carré d'étoffe qu'ils pla-
çaient sur leurs épaules en en ramenant deux des coins au-devant du cou et prati-
quant nn nœud à bouts tombant sur la poitrine.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 87
Gortès fit apporter un fauteuil en bois sculpté et peint, des pierres
en marcassitc, diversement veinées, qui étaient enveloppées dans du
coton parfumé au musc, pour que ça sentît bon ; une torsade de perles
enfilées; un bonnet cramoisi; une médaille en or figurant saint Geor-
ges à cheval, la lance en main, comme s'il terrassait un dragon. Il
recommanda à Tendidle d'envoyer le siège sans retard, pour que le
seigneur Montezuma s'y pût asseoir lorsque Gortès irait le voir et lui
parler; qu'il couvrît sa tête de ce bonnet; que ces pierreries et tout
le reste, notre Seigneur et Roi les lui fait envoyer en présent, en signe
d'amitié, parce qu'il sait qu'il est un grand seigneur; et qu'au surplus
il veuille bien désigner l'heure et le lieu où il voudra qu'on aille le
voir. Tendidle reçut ces objets en disant que son maître Montezuma
est si grand seigneur qu'il ne peut manquer de se réjouir de connaître
notre grand Roi ; qu'il va incontinent lui porter ce présent et qu'il
reviendra bientôt avec sa réponse. Or, il paraît que le Tendidle avait
amené avec lui de grands peintres — il y en a de tels à Mexico; —
il fit prendre sur nature le visage, le corps et les traits de Gortès et
de tous les capitaines et soldats; les navires, les voiles, les chevaux,
et dona Marina, et Aguilar, deux levrettes même, et les canons et les
boulets, toute notre armée enfin, et il l'apporta à son maître.
Gortès donna l'ordre à nos artilleurs de bien apprêter les bombardes
avec de bonnes charges de poudre, afin qu'elles fissent grand bruit.
Il ordonna en même temps à Pedro de Alvarado qu'il se préparât et
fît préparer tous les cavaliers pour que ces favoris de Montezuma les
vissent courir, avec les poitrails garnis de grelots. Gortès aussi monta
à cheval et il dit: « Si l'on pouvait courir sur ces collines de sable,
nous serions bien; mais vous voyez que, même à pied, nous enfonçons
dans le sol ; allons-nous-en sur la plage, quand l'eau sera basse, et là
nous courrons de deux en deux. » Il donna le soin de conduire la ca-
valcade à Pedro de Alvarado, dont la jument alezane était bonne cou-
reuse et très-vive. Tout cela s'exécuta sous les yeux des envoyés ; et
afin qu'ils vissent partir les canons, Gortès leur dit qu'il voulait leur
parler encore, ainsi qu'aux principaux qui; les suivaient. On mit alors
le feu aux bombardes, l'air étant très-calme. Les pierres roulaient au
loin avec grand fracas. Les gouverneurs et les Indiens furent stupé-
faits de choses si nouvelles pour eux et ils firent représenter la scène
par les peintres, pour que Montezuma pût la voir. Au surplus, un de
nos soldats portait un casque à demi doré; Tendidle, qui était plus
insinuant que son collègue, vit le casque et dit qu'il ressemblait à
d'autres qui sont en leur pouvoir et que leurs ancêtres leur avaient
transmis comme un monument des races dont ils étaient descendus.
Ils en ornaient la tête de leur divinité Huichilobos, idole de la guerre.
Leur seigneur Montezuma serait certainement heureux de le voir. On
le lui donna sur-le-champ; mais Gortès leur dit que, voulant savoir
88 CONQUÊTE
si leur or est comme celui que nous retirons de nos rivières, il les priait
de lui renvoyer ce casque plein de grains de ce métal, pour qu'il le
remît à notre grand Empereur. Après quoi Tendidle prit congé de
Gortès et de nous tous. Notre chef lui fit des offres nombreuses, et
l'embrassa en se séparant de lui. Tendidle assura qu'il reviendrait
sans retard avec la réponse. Quand il fut parti, nous sûmes que non-
seulement il avait de grandes affaires particulières, mais était aussi
le serviteur le plus alerte qui fût à la dévotion de Montezuma. Il s'en
retourna en hâte, fit un rapport sur toutes choses à son seigneur et lui
présenta les dessins qu'il apportait, ainsi que les cadeaux que Gortès
lui destinait. En les voyant, Montezuma fut saisi d'admiration et en
conçut une grande joie. Comparant le casque avec celui qui coiffait
son Huichilobos, il eut la certitude que nous appartenions à la race de
ces hommes dont leurs aïeux avaient dit qu'ils viendraient commander
dans ces contrées. C'est ici que le chroniqueur Gomara dit plusieurs
choses provenant de mauvais rapports. Je les laisserai là, et je dirai
ce qui nous advint encore.
CHAPITRE XXXIX
Comment Tendidle alla parler à son maître Montezuma et lui porter le présent,
et de ce que nous fîmes dans notre campement.
Lorsque Tendidle fut parti avec le présent dont Cortès le chargea
pour Montezuma, l'autre gouverneur Pitalpitoque resta dans notre
campement, occupant des cabanes séparées de nous. On y fit venir
des Indiens pour fabriquer du pain de leur maïs; on y porta des
poules, du fruit et du poisson. C'est avec cela qu'on faisait les provi-
sions de Cortès et des capitaines qui mangeaient avec lui. Pour ce qui
est de nous, les soldats, à moins de faire la maraude ou d'aller à la
pêche, nous n'avions rien. Au surplus, en ce même temps, beaucoup
d'Indiens vinrent des villages que j'ai mentionnés et qui étaient gou-
vernés par les familiers de Montezuma. Quelques-uns d'entre eux
apportaient de l'or et des joyaux de peu de valeur, ainsi que des
poules, en échange de nos produits consistant en perles vertes, dia-
mants faux et autres objets; c'est avec cela que nous subsistions. Nous
avions tous, en effet, des objets d'échange, ayant appris par le voyage
de Grijalva qu'il était utile d'être munis de verroteries.
Six ou sept jours se passèrent ainsi, après lesquels Tendidle revint
un matin avec plus de cent Indiens chargés. Avec lui venait aussi un
grand cacique mexicain qui ressemblait à Cortès par sa figure, ses
traits et sa stature. Montezuma l'avait choisi tout exprès, parce que,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 89
nous dit-on, lorsque Tendidlc lui présenta le portrait de notre chef,
tous les principaux qui étaient avec le souverain dirent qu'un des
leurs appelé Quintalbor paraissait être Cortès lui-même. C'est ainsi
que se nommait le grand cacique qui venait avec Tendidlc, et comme
il ressemblait en effet à Cortès, nous l'appelions de ce nom dans
notre camp : Cortès par-ci, Cortès par-là! Reparlons de son arrivée
et de ce qu'il fit en approchant des lieux où notre capitaine se trou-
vait. Avec la main il porta de la terre à ses lèvres; puis, avec des
cassolettes en grès qu'ils munirent de leurs parfums, ils encensèrent
Cortès et les autres soldats qui nous trouvions le plus près. Notre
capitaine leur témoigna beaucoup de déférence et les fit asseoir près
de lui. L'homme qualifié que j'ai dit s'appeler Quintalbor et qui avait
apporté le présent était chargé de nous parler, conjointement avec
Tendidle. Après les compliments de bienvenue et les menus propos,
il fit placer les présents sur des nattes appelées petates, recouvertes
avec d'autres tapis de coton. La première chose qu'il offrit fut un
cercle en façon de soleil, en or fin, aussi grand que la roue d'une
charrette, orné de dessins, beau travail digne d'être admiré, valant
environ vingt mille piastres, ainsi qu'on l'assura plus tard après
l'avoir pesé. Il offrit ensuite une roue plus grande, en argent, figu-
rant la lune, avec beaucoup de rayons et d'autres figures sculptées.
Cette pièce était d'un poids considérable et d'une grande valeur. Il
apporta aussi le casque plein de grains d'or à surface rugueuse
comme on les trouve dans les mines, d'une valeur de trois mille
piastres. Nous attachâmes à ce casque plus de prix que si l'on nous
avait apporté trente mille piastres, parce qu'il nous fit savoir comme
certain qu'il y avait de bons gisements dans le pays.
Il portait, en outre, vingt canards en or, très-bien travaillés et
imitant parfaitement la nature; des sortes de chiens, comme ils en
ont dans leur pays, et plusieurs pièces en or figurant des tigres, des
lions, des singes; dix colliers d'un travail des plus remarquables, et
d'autres pièces de ce genre; douze flèches et l'arc avec sa corde; deux
bâtons de justice d'une longueur de cinq palmes : tout cela en or fin
et coulé sur moule. Il fit apporter ensuite des panaches d'or, et
quelques-uns en plumes vertes fort riches et d'autres en argent, ainsi
que des éventails du même métal; des chevreuils coulés en or..., et
tant de choses, enfin, que je ne puis me les rappeler toutes, après un
si grand nombre d'années. Il présenta aussi environ trente charges
d'étoffe de coton d'une qualité supérieure, tissue de plumes de diffé-
rentes couleurs, avec des dessins si variés que je ne saurais ici les
décrire. Après avoir étalé toutes ces choses, les caciques Quintalbor
et Tendidle dirent à Cortès qu'il voulût bien les recevoir avec la
même sincérité de sentiments qui animait celui qui les avait envoyées
et les répartir entre les chefs qui venaient avec lui. Cortès accepta
90 CONQUÊTE
avec joie. Ces émissaires dirent alors qu'ils allaient lui rapporter ce
que Montezuma les envoyait dire : qu'avant tout, il s'est réjoui que
des hommes aussi valeureux que nous le sommes soient venus dans
son pays — car il n'ignorait pas notre affaire de Tabasco; — qu'il
désirerait beaucoup voir notre grand Empereur, puisqu'il est si grand
seigneur et que dans les contrées si lointaines d'où nous venions il
avait eu connaissance de sa personne, et qu'il lui enverra des pierres
riches en présent; que si, pendant tout le temps que nous resterons
dans ce port, il nous y peut être utile, il nous servira de grand cœur;
que, quant à l'entrevue, nous cessions de nous en préoccuper, que
cela n'avait pas de raison d'être et qu'il y voyait beaucoup d'incon-
vénients.
Gortès les remercia de nouveau d'un air satisfait et caressant; il
donna à chacun des gouverneurs deux chemises en toile de Hollande,
des verroteries bleues taillées en diamants et d'autres menus objets,
les priant de retourner à Mexico pour dire à leur seigneur, le grand
Montezuma, que, puisque nous avions traversé tant de mers et que
nous étions venus de pays si lointains, seulement pour le voir et lui
parler en personne, notre seigneur et grand Roi ne pourrait pas
approuver notre conduite, si nous nous en retournions ainsi; que
n'importe où il se trouvera, nous voulons donc l'aller voir et recevoir
ses ordres. Les gouverneurs répondirent qu'ils iraient le lui dire;
mais, quant à l'entrevue dont parlait notre chef, elle leur paraissait
inopportune. Gortès put encore prendre sur notre pauvre avoir
quelques objets pour envoyer à Montezuma par ces messagers : une
coupe en verre de Florence, gravée et dorée, avec des dessins repré-
sentant des arbres et des sujets de vénerie; trois chemises en toile de
Hollande, et autres objets, leur recommandant d'apporter la réponse.
Les deux gouverneurs prirent congé; mais Pitalpitoque resta dans
notre campement, parce que, à ce qu'il parait, il fut chargé par les
autres familiers de Montezuma du soin de nous faire venir des vivres
des villages les plus rapprochés. J'en resterai là et je dirai bientôt
ce qui se passa encore dans notre quartier royal.
CHAPITRE XL
Comme quoi Cortès envoya chercher un autre port et un siège de colonisation,
et de ce que l'on fit à ce sujet.
Après avoir dépêché les messagers pour Mexico, Gortès envoya
deux navires reconnaître la côte plus loin. Il leur donna pour capi-
taine Francisco de Montejo, avec l'ordre de se guider par la route
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 91
que nous avions suivie avec Juan de Grijalva; car Montejo s'était
trouvé en notre compagnie avec ce capitaine. Il était chargé de décou-
vrir un port sûr et des localités où nous pussions nous installer ; car
il voyait que sur les sables où nous étions, nous ne pouvions plus
vivre au milieu de tant de moustiques, et si loin des lieux habités. Il
donna l'ordre à Àlaminos et à Juan Alvarez le Manchot de partir en
qualité de pilotes, puisqu'ils connaissaient cette route, et de naviguer
en suivant la côte pendant dix jours le plus loin qu'ils pourraient. Ils
le firent comme c'était commandé. Ils arrivèrent à la hauteur du Rio
Grande qui se trouve près du Panuco, où nous étions déjà parvenus
lors de la campagne du capitaine Juan Grijalva. Mais il leur fut im-
possible de dépasser ce point, à cause des courants contraires. Voyant
donc combien la navigation devenait difficile, le pilote résolut de ne
pas aller plus loin et de retourner à Saint-Jean d'Uloa, sans autre
résultat que la découverte d'un village situé à douze lieues du campe-
ment, qui présentait comme un aspect de forteresse et qui était connu
sous le nom de Quiavistlan.
Non loin de ce point, se trouvait un port qui parut offrir au pilote
Alaminos de la sécurité pour les navires contre le vent du nord. Il
lui appliqua un fort vilain nom, celui de Bernai , dénomination que
portait déjà une autre rade d'Espagne. Montejo passa, du reste, dix
ou douze jours dans ces allées et venues.
D'autre part, je dois dire que l'Indien Pitalpitoque, qui était resté
au camp dans le but de veiller aux approvisionnements, en arriva à
de telles négligences, qu'il ne prenait plus soin de rien apporter du
tout; ce qui produisait parmi nous une grande pénurie de ressources.
Notre cassave devenait amère à force d'être moisie; de sorte que
nous n'avions rien à manger si nous n'allions à la maraude. Quant
aux Indiens qui avaient pris l'habitude de nous apporter de l'or et
des poules en échange de nos produits, ils ne venaient déjà plus en
aussi grand nombre qu'au début, et ceux qui arrivaient encore nous
paraissaient timides et soupçonneux. Pendant ce temps, nous atten-
dions d'heure en heure les messagers qui étaient allés à Mexico. Nous
en étions là, lorsque Tendidle se présenta, accompagné de beaucoup
d'Indiens. Après avoir fait les démonstrations de respect qui sont
dans leurs habitudes et encensé Gortès ainsi que nous tous, il offrit
dix charges d'étoffes très-fines et très-riches, d'un tissu mêlé de plu-
mes; il offrit aussi quatre chalchihuis, pierres précieuses de couleur
verte d'une grande valeur, qu'ils ont en plus grande estime que nous
n'en avons parmi nous pour les émeraudes. Il offrit encore quelques
objets en or, dont nous évaluions le prix à trois mille piastres, en de-
hors des pierreries. Tendidle et Pitalpitoque étaient venus seuls; ear
l'autre grand cacique, nommé Quintalbor, en avait été empêché par
une maladie dont il fut atteint pendant le voyage. Ces deux gouver-
92 CONQUÊTE
neurs prirent Gortès à l'écart avec dona Marina et Aguilar, et lui dirent
que leur maître Montezuma avait reçu son présent avec la plus grande
joie; mais que, pour ce qui est de l'entrevue, il ne faut plus absolu-
ment lui en parler; que ces pierreries riches, il les envoie pour le
grand Empereur, parce qu'elles sont d'un tel prix que chacune d'elles
vaut plus d'une charge d'or et qu'il les estime bien davantage; au
surplus, que nous ne prenions plus le soin d'envoyer des messagers
à Mexico. Gortès leur rendit grâce en leur faisant de nouvelles offres
de service; mais il éprouva un vif regret de s'entendre dire que nous
ne devions plus songer à voir Montezuma. Il dit même à quelques
soldats qui se trouvaient avec lui : « Ce doit être décidément un
grand et riche seigneur; si Dieu le permet, nous irons quelque jour
lui faire visite. » Et nous lui répondîmes : « Nous y voudrions être
déjà. »
Laissons pour à présent le sujet des entrevues, et disons qu'il était
l'heure de Y Angélus. Gomme d'ailleurs nous avions une cloche dans
notre campement, nous tombâmes tous à genoux en regardant la
croix que nous avions placée sur le plus haut monticule de sable, et
nous nous mîmes à réciter la prière de l'Ave Maria. Tendidle et Pi-
talpitoque, nous voyant ainsi prosternés, nous demandèrent, en In-
diens fort retors , pourquoi nous nous humiliions de la sorte devant
ce morceau de bois ainsi façonné. Gortès, les ayant entendus, dit au
Père de la Merced qui était présent : « Père, voilà le moment bien
opportun de leur faire comprendre les choses relatives à notre sainte
foi, au moyen de nos interprètes. » Et tout de suite, on leur fit une
conférence, si bien dite, eu égard aux circonstances où nous nous
trouvions, que les meilleurs théologiens n'auraient pu mieux faire.
Après avoir déclaré que nous étions chrétiens et dit ce qui con-
venait le mieux relativement à notre foi, on ajouta que leurs idoles
sont de nulle valeur et doivent s'évanouir devant cette croix, parce
que sur une autre de même forme le Seigneur du ciel, de la terre et
de tout ce qui existe a souffert mort et passion; que c'est en lui que
nous croyons, que c'est lui que nous adorons, lui, notre Dieu vérita-
ble, nommé Jésus-Christ, qui voulut souffrir et mourir de cette mort
pour sauver tout le genre humain, qui ressuscita le troisième jour,
qui est à présent dans les cieux et par qui nous devons être jugés.
On leur dit aussi, en très-bons termes, beaucoup d'autres vérités
qui furent par eux bien comprises. Ils assurèrent même qu'ils en fe-
raient le rapport à leur seigneur Montezuma. On leur déclara encore
qu'une des raisons qui engagèrent notre grand Empereur à nous en-
voyer dans ces lointaines contrées, ce fut pour les empêcher de faire
des sacrifices de leurs Indiens, et tous autres de cette méchante na-
ture, et pour éviter aussi qu'ils se volassent les uns les autres et
qu'ils se livrassent à l'adoration de ces maudites idoles. Il les prie
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 93
de placer dans leurs villes et dans leurs temples, où se trouvent les
idoles qu'ils adorent comme des dieux, une croix semblable à celle
qu'on leur a fait voir et une image de Notre Dame, qu'on leur a déjà
donnée, avec son précieux Fils dans les bras; ils verront bien à quel
point ils en seront récompensés et tout ce que notre Dieu fera à leur
avantage. On leur adressa bien d'autres paroles pour les convaincre;
je ne les dirai pas en totalité, car je me sens incapable de les trans-
mettre dans tous leurs détails. Je me souviens que dans cette visite
de Tendidle, vinrent avec lui plusieurs Indiens pour vendre des ob-
jets en or de peu de prix. Nos soldats les achetèrent. Cet or dont nous
faisions ainsi l'acquisition, nous le donnions à nos matelots qui al-
laient à la pêche et nous fournissaient du poisson en échange, pour
assurer notre subsistance; car, sans cela, nous nous serions trouvés
en complète disette. Gortès se réjouissait en voyant ce trafic et faisait
semblant de ne pas l'apercevoir; mais quelques familiers de Diego
Velasquez venaient attirer son attention en lui reprochant de fermer
les yeux sur cette conduite. Ce qui arriva à ce sujet, je le dirai dans
la suite du récit.
CHAPITRE XLÏ
(le que l'on lit au sujet du trafic de l'or, et autres choses qui arrivèrent
dans le campement.
Quelques amis de Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, s'étant
aperçus que plusieurs soldats se livraient au trafic de l'or, en averti-
rent Gortès en lui demandant pourquoi il y donnait son consente-
ment, et en lui faisant observer que Diego Velasquez ne les avait pas
envoyés en expédition pour que la plus grande partie de l'or tombât
entre les mains des soldats. Ils ajoutaient qu'il serait bien de publier
un ordre du jour qui défendît d'en acheter à l'avenir autrement que
par ordre de Gortès lui-même, et qui obligeât à présenter tout celui
qui était déjà acquis, afin qu'on pût y faire le prélèvement du quint
royal; que, du reste, on nommât une personne qui remplît à ce sujet
la charge de trésorier. Gortès répondit à tout que c'était fort bien et
que ce seraient eux qui nommeraient la personne dont il était ques-
tion. On convint donc que le choix tomberait sur un nommé Gronzalo
Mexia, et, cela fait, Gortès leur dit d'un air un peu contrarié : « Re-
marquez, senores, que nos camarades souffrent beaucoup du manque
de subsistances; c'est pour cela qu'il eût été bon de fermer les yeux,
afin que tout le monde pût manger. Au surplus, ce qu'ils achètent
est une misère; Dieu aidant, nous en aurons un jour bien davantage,
car il y a en toutes choses la face et l'envers. J'ai fait publier l'ordre
94 CONQUÊTE
de ne plus trafiquer sur l'or : c'est ce que vous avez voulu; nous ver-
rons bien ce que nous mangerons à l'avenir. »
C'est ici que le chroniqueur Gomara dit que Cortès se conduisit
ainsi pour faire croire à Montezuma que l'or n'excitait nullement no-
tre envie. Il fut mal informé, car, depuis les événements de Grijafva
dans le fleuve Banderas, Montezuma savait au juste la vérité. Au sur-
plus, il vit Lien que nous lui demandâmes le casque rempli de grains
d'or provenant des mines, et il ne pouvait ignorer les achats que
nous avions faits. Ce ne sont pas d'ailleurs les fins Mexicains qui au-
raient pu ne pas le comprendre. Mais laissons tout cela, puisque Go-
mara avoue qu'il ne le sait que par ouï-dire. Disons plutôt comme
quoi un matin nous nous aperçûmes qu'il n'y avait plus aucun Indien
dans les cabanes, ni ceux qui nous apportaient à manger, ni les tra-
fiquants qui nous vendaient de l'or. Pitalpitoque lui-même avait fait
comme les autres, et c'est sans dire mot que tous avaient pris la fuite.
Nous sûmes plus tard que Montezuma leur en avait fait donner l'ordre,
afin qu'ils n'eussent plus de conférences avec Gortès ou avec ceux
qui l'accompagnaient, car il paraît que Montezuma, par suite de la
grande dévotion qu'il avait pour ses idoles appelées Tezcatepuca et
Huichilobos1 (celui-ci était le dieu de la guerre, celui-là le dieu des
enfers), leur sacrifiait tous les jours de jeunes enfants pour obtenir
l'inspiration de ce qui devait être fait à notre sujet. Il en était déjà
arrivé à la pensée que, si nous tardions à nous embarquer, il devrait
s'emparer de nous, pour propager notre race, et en même temps
pour en destiner quelques-uns à ses sacrifices. Nous avons su aussi
qu'il lui fut répondu par ses idoles qu'il n'eût point d'entrevue avec
Gortès, qu'il n'écoutât point ses messages, qu'il n'admît nullement la
croix et qu'on n'apportât pas dans la ville l'image de Notre Dame.
Ce fut pour ces raisons que les Indiens de notre campement prirent
la fuite sans nous parler. Lorsque nous nous en aperçûmes, nous
tombâmes dans la croyance qu'ils se proposaient de nous attaquer,
et nous nous mîmes plus que jamais sur nos gardes. Or, un jour,
tandis que j'étais avec un autre soldat en sentinelle avancée sur un
monticule de sable, nous vîmes venir cinq Indiens par la plage. Ne
voulant pas causer une alarme au quartier royal, nous les laissâmes
s'avancer jusqu'à nous. Ils nous firent leurs révérences accoutumées
en nous présentant de joyeux visages et en nous priant de les con-
duire au campement. Je chargeai donc mon camarade de garder le
poste, tandis que je m'en irais aVeC eux; car alors je n'avais pas les
pieds alourdis comme aujourd'hui que je suis vieux. Quand ils arri-
vèrent devant Gortès, ils le traitèrent avec grand respect en lui di-
sant : LopeluciOj Lopeluclo, Ce qui veut dire en langue totonaque :
h Disons : Texcatlipoca et Iluitzilopochtli; afin de donner la véritable orthographe.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 95
Seigneur et grand SeigneUr. Ils avaient deux grands trous dans la
lèvre inférieure avec deux pendants en pierre veinée de bleu; quel-
ques-uns de ces ornements étaient en feuilles d'or très-amincies. Ils
avaient aussi de grands trous aux oreilles, portant d'autres pendants
en or et en pierres précieuses. Leur costume et leur langage étaient
bien différents de ceux des Mexicains que Montezuma nous avait en-
voyés ou qui étaient restés avec nous dans le camp. Or dona Marina
et Aguilar, nos interprètes, ayant entendu l'expression : Lopelucio,
ne la comprirent nullement. Dona Marina leur demanda en langue
mexicaine s'il y avait parmi eux des naeyavatos, qui sont les inter-
prètes de cette langue. Deux d'entre eux répondirent affirmativement
et dirent tout de suite en langue mexicaine que nous fussions les bien-
venus, que leur maître les avait envoyés pour savoir qui nous étions,
les assurant qu'il se réjouirait de rendre service à des hommes si va-
leureux que nous. Il paraît qu'il était instruit de nos aventures à Ta-
basco et à Potonchan. Ils ajoutèrent qu'ils seraient déjà venus nous
voir, n'eut été la crainte que leur inspiraient les gens de Gulua qu'ils
supposaient être avec nous (par Culuans on doit entendre Mexicains;
c'est comme si nous disions Gordouans ou citadins1); et que depuis
trois jours ils étaient retournés à leur ville.
Ge fut ainsi que, de paroles en paroles, Gortès apprit que Montezuma
avait des ennemis et des gens qui lui étaient contraires, ce qui lui
causa de la satisfaction. Il donna congé à ces cinq messagers, en leur
faisant des présents, avec de grandes démonstrations affectueuses, et
il les pria de dire à leur seigneur qu'il ne tarderait pas à lui faire
visite. A partir de ce moment, nous appelâmes ces Indiens : les
Lopelucios.
Je les laisserai là et, pour continuer, nous dirons que sur les sables
où nous nous étions établis il y avait constamment beaucoup de
moustiques zancudos, semblables à une petite espèce qu'on appelle
xexenes, pires que les grands et qui nous empêchaient de dormir.
Nous n'avions plus de provisions; outre que la cassave diminuait,
elle était pleine de moisissures. Au surplus, quelques-uns de nos sol-
dats, qui possédaient des Indiens dans l'île de Cuba, soupiraient pour
le retour au domicile. Les favoris de Diego Yelasquez étaient surtout
dans ce cas. Gortès, voyant que les choses et les esprits arrivaient à
ces extrémités, donna l'ordre de partir pour le village que Montejo
et le pilote Alaminos avaient découvert : celui-là même qui avait
l'aspect d'une forteresse, qui portait le nom de Quiavistlan et où,
1. Le texte espagnol dit : Cordovcses o villanos. Cela pourrait vouloir dire : l°Cor-
douans ou vilaines gens; 2° Gordouans ou villageois; 3" dans l'esprit de tt. Diaz, vil-
lano pourrait signifier « habitant de villa », quoique le mot ne s'emploie point en
ce sens dans le langage moderne. On devrait alors le traduire par « citadin ». Toutes
réflexions faites, j'ai cru devoir adopter cette version*
96 CONQUÊTE
nous assurait-on, les navires seraient abrités des vents par le monti-
cule dont j'ai parlé.
Or, pendant qu'on préparait le départ, les amis, les parents et les
familiers de Diego Yelasquez demandèrent à Gortès pourquoi il vou-
lait entreprendre ce voyage sans provisions et sans être dans la pos-
sibilité d'aller plus avant, puisqu'environ trente-cinq soldats étaient
déjà morts dans ce camp de blessures reçues à Tabasco, de faim et
de maladies ; que ce pays était fort étendu, les centres de population
fort habités, et que, certainement, on nous y ferait un jour la guerre;
qu'il serait préférable de revenir à Cuba, pour rendre compte à Diego
Velasquez de la quantité d'or, déjà considérable, que l'on avait acquise,
ainsi que des riches présents de Montezuma : ce grand soleil en or,
cette lune d'argent, ce casque rempli d'or retiré des mines, et toutes
ces joailleries et étoffes dont j'ai précédemment parlé. Cortès leur ré-
pondit qu'il ne pouvait juger bon ce conseil de revenir sans avoir
vu; que jusque-là nous ne pouvions point nous plaindre de la fortune;
que c'était le cas, au contraire, de rendre grâces à Dieu qui nous ai-
dait en toutes choses; pour ce qui regarde ceux qui sont morts, que
c'est là chose vulgaire en fait de guerre et de fatigue; qu'il serait bon
de savoir ce que ce pays renferme, et qu'en attendant, ou bien nos
mains auraient perdu leur vigueur, ou bien nous trouverions des
moyens de ne pas mourir de faim dans le maïs que possédaient les
Indiens et les villages voisins. Le parti de Diego Velasquez s'apaisa
quelque peu avec cette réponse ; pas beaucoup cependant, parce qu'il
y avait dans le camp des réunions et des conférences pour obtenir
le retour à Cuba. Mais je m'arrêterai là et je dirai ce qui advint en-
core.
CHAPITRE XLII
Comme quoi nous proclamâmes Fernand Cortès capitaine général et grand
justicier, jusqu'à ce que Sa Majesté en jugeât comme bon lui semblerait. De ce
qu'on fit à ce sujet.
J'ai déjà dit que dans notre campement les parents et amis de
Diego Yelasquez prétendaient mettre obstacle au départ en avant, et
voulaient que de Saint-Jean-d'Uloa nous prissions la route de l'île de
Cuba. Mais il parait que déjà Gortès était en pourparlers avec Alonso
Hernandez Puertocarrero, avec Pedro de Alvarado et ses quatre frères
Jorge, Gonzalo, Gomez et Juan, tous des Alvarado; avec Christoval
de Oli, Alonso de Avila, Juan de Escalante, Francisco de Lugo, avec
moi et avec d'autres caballeros et capitaines, pour le proclamer notre
commandant en chef. Francisco de Montejo le comprit fort bien, et
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 97
il était aux aguets. Or, un soir, vers minuit, je vis venir dans ma ca-
bane Alonso Hernandez Puertocarrero, Juan de Escalante et Francisco
de Lugo qui était un peu mon parent et tout à fait de mon pays. Ils
me dirent : « Senor Bernai Diaz del Gastillo, venez ici avec vos ar-
mes, nous ferons un tour avec Gortès qui fait sa ronde. » Et, quand
je fus sorti de ma cabane, ils ajoutèrent : « Attention, senor, conser-
vez bien le secret de ce que nous allons vous dire, quoique ce soit
un peu lourd à porter, et faisons en sorte que ne puissent nous en-
tendre vos camarades de chambrée qui sont partisans de Diego Ve-
lasquez.... Vous paraît-il juste que Fernand Gortès nous ait ainsi
tous trompés, lorsqu'il fit publier dans l'île de Cuba que nous venions
ici pour coloniser, tandis qu'à présent il arrive à notre connaissance
qu'il n'a pas de pouvoirs pour cela, mais uniquement pour acquérir
de l'or? Voilà que maintenant ils veulent retourner à Cuba avec tout
l'or que nous avons recueilli, et nous tous serons dupés, et le Diego
Velasquez prendra pour lui l'or tout entier comme l'autre fois. Veuillez
vous rappeler, camarade, qu'en comptant ce voyage, vous êtes déjà
venu trois fois; vous avez dépensé votre avoir et vous vous êtes cou-
vert de dettes, mettant en péril votre vie, ainsi que l'attestent tant
de blessures que vous portez. Nous divulguerons cette trame pour
empêcher qu'elle aboutisse; nous sommes déjà plusieurs en bon ac-
cord, et tous de vos amis, pour obtenir que ce pays se colonise au
nom de Sa Majesté et, pour Elle, au nom de Fernand Gortès, avec la
résolution de le faire savoir à notre seigneur et Roi, en Gastille, aus-
sitôt que nous en aurons la possibilité ; or, prenez soin, camarade,
de donner votre voix, afin d'élire unanimement Gortès pour notre
capitaine, en considérant que c'est un service à rendre à Dieu et à
notre seigneur et Roi. » Je répondis que le retour à Cuba n'était pas
une mesure judicieuse ; qu'il serait bon de coloniser ce pays et d'élire
Gortès pour capitaine général et grand justicier, jusqu'à ce que Sa
Majesté en disposât d'autre sorte.
Mais comme ce complot passait d'un soldat à l'autre, il arriva à la
connaissance des parents et amis de Diego Velasquez, qui étaient plus
nombreux que nous et qui demandèrent à Gortès, en termes peu me-
surés, pourquoi il employait la ruse pour rester dans ce pays, sans
aller rendre compte à qui l'avait élu pour son capitaine; que Diego
Velasquez ne l'approuverait nullement; qu'il fallait s'embarquer sans
retard; qu'il ne continuât point à employer des détours et à faire des
secrets avec les soldats, attendu qu'il n'avait plus de provisions, ni
assez de monde, ni la possibilité de coloniser. Gortès leur répondit,
sans paraître aucunement fâché, que tout cela lui plaisait fort, qu il
ne ferait rien de contraire aux instructions et aux notes du senor
Diego Velasquez; et, tout de suite, il fit mettre à l'ordre du jour que
nous eussions tous à nous embarquer le lendemain, chacun dans le
7
98 CONQUÊTE
navire sur lequel il était venu. Mais nous qui étions dans le complot,
nous lui répondîmes que ce n'était pas bien de nous avoir ainsi trom-
pés; qu'il avait proclamé à Cuba que nous venions pour colo-
niser, et que maintenant il se contentait de trafiquer sur l'or; mais
que nous le requérions, par Dieu notre Seigneur et au nom de Sa
Majesté, de fonder la colonie et de ne prendre aucune autre mesure,
parce que c'était cela qui convenait au service de Dieu et de Sa Ma-
jesté. On lui dit encore en très-bons termes plusieurs choses à ce
sujet, et surtout, que les naturels ne nous laisseraient plus débar-
quer à l'avenir comme aujourd'hui; que si nous colonisions dès main-
tenant, des soldats ne manqueraient pas de venir de toutes les îles
pour nous aider; que Velasquez nous avait trompés en publiant qu'il
avait des pouvoirs de Sa Majesté pour coloniser en son nom, tandis
que c'était faux; mais que maintenant c'était nous autres qui préten-
dions rester; que s'en retournât qui voudrait à Cuba! Ce fut cet avis
que Gortès accepta, à la vérité en se faisant beaucoup prier, agissant
comme dit le proverbe : « Toi, tu m'en pries, et moi je le veux. »
Mais il mit la condition que nous le nommerions grand justicier et
capitaine général. Le pire fut que nous lui concédâmes la cinquième
part de l'or restant, après soustraction faite du quint du Roi. Nous
lui attribuâmes, en outre, par-devant le notaire royal Diego de Crodoy,
les pouvoirs les plus amples pour tout ce que j'ai déjà dit.
L'ordre fut donné immédiatement de fonder et peupler une ville
que nous nommâmes la Villa Rica de la Yera Gruz : Vera Cruz,
parce que nous étions arrivés le jour de la Gène et avions débarqué
le vendredi saint de la croix, et Rica en souvenir de ce qu'avait dit à
Gortès ce caballero dont j'ai parlé dans un autre chapitre : « Voyez ce
riche pays et sachez vous y bien conduire »; ce qui signifiait qu'il
sût s'y établir en qualité de capitaine général. L'auteur de ce conseil
était Alonso Hernandez Puertocarrero. Reprenons notre récit. La ville
de Vera Gruz étant décrétée, nous songeâmes à faire les alcaldes et
les regidores1. Les premiers alcaldes furent Alonso Hernandez Puer-
tocarrero et Francisco de Montejo. Ce dernier fut choisi précisément
parce qu'il n'était pas au mieux avec Gortès, afin que, malgré cela,
il parût le seconder dans l'emploi le plus élevé. Quant aux regidores,
je n'en ferai pas mention, parce que cela n'importe pas à mon sujet;
mais je dois dire qu'on plaça un pilori sur la place publique et une
potence hors de la ville. On élut Pedro de Alvarado capitaine d'expé-
ditions; on nomma Ghristoval de Oli mestre de camp, Juan de Esca-
lante alguazil mayor 2, Gronzalo Mexia trésorier, Alonso de Avila com-
1. Rcgidor. Alcalde. Ces deux titres servent à désigner les fonctions municipales.
Les droits y afférents ont varié avec les divers régimes politiques. Au temps dont
il est question dans ce livre, c'était une magistrature hautement importante.
2; Alguazil. Ce mot sert h designer l'individu qui possède une charge do police su-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 99
missaire, et un certain Corral alfcrez, parce que Villareal, qui avait
occupé cette place, avait eu je ne sais quel démêlé avec Gortès au
sujet d'une Indienne de Cuba, ce qui lui fit enlever cet emploi. On
nomma le Basque Ochoa alguazil du quartier royal, emploi qui fut
également attribué à Alonso Romero.
On me demandera pourquoi, dans cette répartition de places, on
ne voit point figurer le capitaine Gonzalo de Sandoval, puisque ce fut
un chef si renommé, au point d'être réputé comme étant le second
après Gortès ; homme considérable, du reste, qui acquit un grand
crédit auprès de l'Empereur notre maître. A cela, je réponds que,
comme il était alors fort jeune, on n'en fit pas précisément grand
cas, quoique plus tard nous le vîmes grandir de telle manière, que
Gortès et nous tous l'estimions à l'égal de notre capitaine général,
ainsi qu'on le verra par la suite.
Je laisserai là ma relation pour dire que le chroniqueur Gomara
avoue qu'il ne sait que par ouï-dire tout ce qu'il a écrit. Or, ce que
je viens de conter s'est réellement passé comme je l'ai dit. On l'a
donc mal informé dans les choses qu'il raconte. Au surplus, pour
paraître plus vrai et plus conséquent avec lui-même, dans tout ce
qu'il a conté de ces événements, il ne dit rien qui ne soit le rebours
de la vérité; c'est tout ce qu'il obtient de sa belle rhétorique en l'art
d'écrire. Laissons tout cela, afin de dire ce que firent les partisans de
Diego Velasquez, pour empêcher que Gortès fût élu et pour obtenir
le retour à l'île de Cuba.
CHAPITRE XLIII
Comme quoi les partisans de Diego Velasquez contrariaient les pouvoirs que nous
avions donnés à Gortès. Ce que l'on fit à ce sujet.
Lorsque les partisans de Diego Velasquez virent que nous avions
élu définitivement Gortès pour capitaine général et grand justicier,
donné un nom à la ville nouvelle, nommé les alcaldes et les regidores,
fait Pedro de Alvarado capitaine, choisi l'alguazil mayor et le mestre
de camp..., ils furent pris d'une telle colère qu'ils se mirent à for-
mer des cabales et à proférer des paroles peu mesurées contre Gortès
et contre nous tous qui l'avions élu, disant qu'on avait fort mal fait
d'agir ainsi sans en informer tous les capitaines et soldats compo-
sant l'armée; que de pareils pouvoirs n'avaient pas été conférés par
périeure. Valguazil mayor était l'équivalent approché de nos préfets de celte brandir
administrative, ou des prévôts de nos armées.
100 CONQUÊTE
Diego Velasquez, qui s'était borné à ordonner l'achat de l'or. Il en
résulta que nous tous, les partisans de Cortès, nous avions fort à faire
pour empêcher que les choses fussent plus loin et qu'on en vînt aux
mains. Ce fut alors que Gortès pria secrètement Juan de Escalante de
faire en sorte qu'on l'obligeât à montrer les instructions qu'il tenait
de Diego Yelasquez; ce qui fit que Gortès les retira de dessous les
vêtements qui couvraient sa poitrine et les donna à un notaire du Roi
pour qu'il en fît la lecture. Or, il y était dit : « Quand vous aurez
acheté le plus d'or que vous pourrez, vous vous en retournerez. » Gela
se trouvait signé par Diego Velasquez, avec le contre-seing de son
secrétaire Andrès de Duero. Nous priâmes Gortès de joindre cette
pièce à celle qui contenait ses pouvoirs reçus de nous ; nous en fîmes
autant pour la constatation de ce qu'il avait publié dans l'île de
Cuba. Nous en agîmes ainsi afin que Sa Majesté sût en Espagne que
tout ce que nous faisions, c'était bien pour son royal service, et pour
empêcher qu'on inventât des bruits contraires à la vérité. Ce fut cer-
tainement une bonne mesure; on n'en doutera pas, si l'on considère
la manière dont nous traitait en Gastille don Juan Rodriguez de Fon-
seca, évêque de Rurgos, archevêque deRosano, qui se démenait beau
coup pour nous nuire, et cela parce qu'il était mal informé, comme
j'aurai occasion de le dire plus loin.
Après tout cela, les amis de Diego Velasquez recommencèrent à
dire que ce n'était pas bien d'avoir élu Gortès sans leur aveu, qu'ils
ne voulaient point se trouver sous son commandement, mais bien
retourner à l'île de Cuba. Gortès leur répondit qu'il ne retenait per-
sonne par force, qu'il donnerait son congé très-volontiers à quiconque
le lui demanderait, dût-il lui-même rester tout, seul. Ces paroles
apaisèrent quelques-uns d'entre eux, mais pas Juan Velasquez de
Léon, qui était parent de Diego Velasquez, ni Diego de Ordas, ni
Escobar, que nous appelions le Page parce qu'il avait été au service
de Diego Velasquez, ni Pedro Escudero, ni quelques autres amis de
Diego Velasquez. Les choses en vinrent au point qu'ils ne voulaient
plus lui obéir en aucune façon. Gortès alors, avec notre assentiment,
prit la résolution de faire arrêter Juan Velasquez de Léon, Diego de
Ordas, Escobar le Page, Pedro Escudero et quelques-uns encore dont
je n'ai pas gardé le souvenir. Nous avions l'œil ouvert sur les autres
à cause du bruit que cela pourrait produire ; aussi prit-on la mesure
de charger de chaînes les prisonniers, et quelquefois même on les faisait
garder à vue. Je poursuivrai le lil de mon récit en disant comme quoi
Pedro de Alvarado partit pour un village situé non loin du campe-
ment. C'est ici que le chroniqueur G-omara dit, en son histoire, le con-
traire de ce qui arriva. Quiconque lira son récit verra qu'il s'excède
en parlant. Au fait, si on l'eût bien informé il eût dit la vérité; mais
tout ne fut que mensonges.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 101
CHAPITRE XL1V
Comme quoi on prit la mesure d'envoyer Pedro de Alvarado vers l'intérieur du paya
pour chercher du mais et des provisions. Ce qui arriva encore.
Lorsque nous eûmes fait et ordonné ce que je viens de dire, nous
convînmes que Pedro de Alvarado s'avancerait vers des villages que
nous savions être proches, afin de reconnaître ce qu'ils étaient, et
pour rapporter du maïs avec d'autres provisions, parce que nous souf-
frions beaucoup de privations dans notre camp. Il emmena cent sol-
dats, dont quinze arbalétriers et six fusiliers. Or, plus de la moitié
de ces soldats étaient des partisans de Diego Velasquez, tandis que
nous qui restâmes avec Gortès étions tous de son parti. On prit cette
mesure par suite de la crainte de quelques troubles ou d'un soulève-
ment contre notre chef, et l'on crut qu'il serait utile de suivre une
conduite prudente, jusqu'à ce que les esprits fussent plus tranquilles.
Alvarado visita de petits villages soumis à un bourg plus grand ap-
pelé Gostastlan, appartenant aux pays où l'on parle la langue de Gulua.
(On emploie là le mot de Gulua comme nous dirions en Espagne : les
idiomes romans)1. C'est la langue de tout l'empire de Mexico et de
1. Romanos hallados. La première édition de Bernai Diaz, imprimée en Espagne
en 1632 et exécutée sans aucun luxe typographique, comme c'était du reste naturel au
commencement du dix-septième siècle, m'a paru très-estimable au point de vue de la
correction. Ce n'est point dire qu'on n'y remarque aucune faute; je crois même qu'il
y en a quelques-unes assez malheureuses pour laisser au lecteur la pensée d'un sens
différent peut-être de celui de l'auteur. Dans certains endroits du livre, il existe quel-
ques membres de phrases qui me paraîtraient incompréhensibles si l'on n'admettait
qu'il s'y est glissé une erreur de typographie. Ainsi, par exemple, dans ce passage, on
lit ce qui suit : Y de esta mariera fué et Alvarado à unos pueblos pequenos,sujelos
de otro pueblo , que se decia Costastlan. que era de lengua de Culua ; y este nombre
de Culua es en aquella tierra, como si dixesen los Romanos hallados : asi es toda
la lengua delà par cialidad de Mexico, y de Montezuma. La traduction obligée de
ce passage me paraît devoir être la suivante : « Alvarado visita de petits villages soumis
à un bourg appelé Costastlan, appartenant aux pays où l'on parle la langue de Culua.
Cette dénomination de Culua, c'est comme si l'on disait : les Romains rencontrés. C'est
la langue de tout l'empire de Mexico et de Montezuma. » Cette comparaison des Romains
rencontrés ne saurait éveiller l'idée d'aucun sens applicable au cas dont il s'agit, et,
quelque effort que l'on fasse pour donner au mot hallados une interprétation plus
appropriée au sujet, on reste dans l'impossibilité de lui trouver un sens utile à ce
passage. On ne peut donc sortir de la difficulté qu'en supposant l'existence d'une
erreur typographique, d'une véritable coquille. Ce n'est pas hallados, mais ha nia do s
que Castillo a mis dans son manuscrit. Los Romanos hablados nous permettrait alors
(en prêtant à Bernai Diaz une originalité d'expression qui lui est propre) de traduire
comme il suit : « ....appartenant aux pays où l'on parle la langue de Culua Cette
dénomination de Culua, c'est comme si l'on disait chez nous : les parkrs romans.
C'est du reste la langue de tout l'empire de Mexico et de Montezuma. » Si ma pensée
102 CONQUÊTE
Montezuma. Aussi lorsque dans ce pays il est question de Culuans,
on désigne les vassaux et les sujets de Mexico, et c'est ainsi que nous
devons le comprendre. Lorsque Pedro de Alvarado arriva aux villages,
il trouva que la population les avait abandonnés ce jour-là même.
Des hommes et de petits enfants se voyaient sacrifiés dans les eues;
les murs et les autels des idoles dégouttaient de sang, et les cœurs
de ces malheureux étaient là en offrande aux pieds des idoles. Ils virent
aussi les tables en pierre sur lesquelles on les avait sacrifiés, ainsi
que les grands couteaux d'obsidienne qui avaient servi à ouvrir leurs
poitrines pour en arracher les cœurs. Pedro de Alvarado nous rap-
porta qu'ils avaient trouvé la plupart de ces corps morts privés de
bras et de jambes et que quelques Indiens leur avaient dit que ces
membres avaient été emportés pour servir de nourriture. Nos soldats
furent remplis d'horreur à la vue et au récit de ces grandes cruautés.
Mais ne parlons plus de tant de sacrifices, car bientôt et désormais
nous ne verrons pas autre chose dans tous les lieux habités.
Revenons à Pedro de Alvarado. Il trouva tous ces villages parfaite-
ment approvisionnés de vivres et si dépourvus d'habitants qu'il n'y
put trouver que deux Indiens qui lui portassent son maïs ; de sorte
qu'il fut obligé de faire peser sur chaque soldat sa charge de poules
et de légumes. Il revint au camp sans infliger aux habitants aucun
autre dommage, quoiqu'il eût bien trouvé l'occasion de le faire ; mais
Gortès lui avait donné pour ordre sévère de ne point se conduire
comme à Gozumel. Nous nous réjouîmes dans notre campement en
voyant ce mince approvisionnement, car toute souffrance et toute fa-
tigue disparaissent en mangeant. G'est là que le chroniqueur Gomara
dit que Gortès s'avança dans le pays avec quatre cents soldats. On l'a
mal informé; le premier qui en explora l'intérieur, c'est bien celui
que je viens de dire et pas un autre. Gomme Gortès donnait, du reste,
ses soins à toutes choses, il fit en sorte de se créer des amitiés chez
les partisans de Velasquez. Il sut se les attirer par de bonnes pro-
messes et par l'appât de l'or, dont la puissance renverserait des mon-
tagnes. Il les retira tous de prison, à l'exception de Juan Velasquez
de Léon et de Diego de Ordas, qui étaient enchaînés dans les navires.
Mais, au bout de peu de jours, il les fit aussi sortir de leur cachot,
et il eut l'adresse de s'en faire d'excellents et vrais amis — comme
nous le verrons par la suite, — et cela encore avec de l'or, qui vient
à bout de tout.
Nos affaires étant ainsi ordonnées, nous convînmes que nous par-
tirions pour le village bâti en forteresse appelé Quiavistlan, que j'ai
déjà mentionné. Les navires avaient ordre de se rendre au port qui
n'est pas juste, je ne saurais vraiment quelle interprétation donner aux paroles de
I?. Diaz, qui, telles qu'elles sont dans son texte, ne me paraissent avoir aucun sens.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 103
se trouve en face et à environ une lieue de ce village. Je me rappelle
que, tandis que nous naviguions près de la côte, nous tuâmes un
très-grand, poisson que la mer avait laissé à sec sur le rivage. Nous
arrivâmes à l'embouchure de la rivière où se trouve aujourd'hui bâtie
la ville de Vera Cruz1. Les eaux étaient très-profondes; nous les tra-
versâmes sur de grosses embarcations en mauvais état et sur des
radeaux. Quant à moi, je fis cette traversée à la nage. De l'autre côté
du fleuve se trouvaient bâtis des villages dépendant d'une ville plus
considérable appelée Gempoal; c'est de là qu'étaient natifs les cinq
Indiens dont les lèvres portaient des pendants, et qui vinrent en qua-
lité de messagers envoyés à Gortès, ceux-là mêmes à qui nous avions
donné dans notre campement la dénomination de Lopelucios. Nous
vîmes dans cette ville des temples, des prêtres préposés aux sacri-
fices, du sang répandu, de l'encens et d'autres objets appropriés aux
idoles, ainsi que les pierres sur lesquelles on sacrifiait les victimes.
Nous y vîmes aussi des plumes de perroquet, et des livres formés
avec le papier du pays, plies et cousus à la manière de nos draps de
Gastille. Mais nous ne trouvâmes là aucun Indien. Ils s'étaient enfuis,
parce que, n'ayant jamais vu de chevaux, ni d'hommes comme nous,
ils avaient été saisis de frayeur. Nous ne trouvâmes rien à manger
pour notre souper. Nous nous enfonçâmes alors dans les terres vers
le couchant, en nous éloignant de la côte, ignorant absolument le
chemin que nous suivions. Nous arrivâmes sur des prairies que les
habitants appellent savanes; là paissait tranquillement un troupeau
de chevreuils. Pedro de Alvarado courut sur l'un d'eux avec sa jument
alezane et lui donna un coup de lance qui ne l'empêcha pas de se
réfugier dans le bois, où nous ne pûmes aller à sa recherche.
Nous en étions là, lorsque nous vîmes venir douze Indiens habi-
tants des fermes où nous avions passé la nuit. Par suite d'un entre-
tien qu'ils avaient eu avec leur cacique, ils nous apportaient des
poules et du pain de maïs, en disant à Gortès, au moyen de nos in-
1. On trouvera peut-être quelque confusion relativement au lieu de fondation de
cette ville. C'est que la place choisie a été double dans l'histoire de cette cite; on
compte la vieille et la nouvelle, Vera Cruz. Nous lisons môme dans les notes de Clavi-
jero (p. 222) le renseignement qui suit :
« Quelques historiens se sont trompés relativement à la fondation de Vera Cruz ;
car ils disent que la première colonie des Espagnols a été VAntigua, fondée sur les
bords du fleuve de même nom, et ils croient qu'il n'y a eu que deux villes du nom de
Vera Cruz, c'est-à-dire l'ancienne et la nouvelle, celle-ci fondée sur la plage de sable
elle-même où Cortès débarqua d'abord. Mais il n'est pas douteux qu'il y a eu trois
villes devant porter le nom de Vera Cruz : la première fondée en 1519, près du port do
Chiahuitztla(QuiavistIan),qui porta par la suite le seul nom de Villa Rica: la seconde,
l'ancienne Vera Cruz, fondée en 1523 ou 1324, et la troisième, la nouvelle Vera Cruz,
laquelle conserve ce nom, et fut fondée par ordre du comte de Montcrey, vice-roi du
Mexique, à la fin du seizième siècle, ou au commencement du dix-septième. Elle reçut
le titre de ciudad (ville) en 1615, par ordonnance de Philippe III. »
104 CONQUÊTE
terprètes, que leur maître nous envoyait ces provisions et nous priait
d'aller à la ville, qui se trouvait à la distance qu'ils appellent un
soleil, c'est-à-dire une journée. Gortès les remercia avec des démon-
strations affectueuses; nous continuâmes notre marche et nous pas-
sâmes la nuit dans un petit village où l'on avait fait aussi beaucoup
de sacrifices. Je suppose le lecteur fatigué d'entendre parler de tant
d'Indiens et d'Indiennes que nous trouvions sacrifiés dans les villages
de notre parcours ; je passerai outre, par conséquent, sans dire de
quelle façon ils étaient défigurés. Mais je dirai comment on nous
offrit à souper dans ce petit village, où nous apprîmes, au surplus,
que nous devions passer par Gempoal pour arriver à Quiavistlan que
j'ai déjà dit être placé sur un groupe de rochers. Je poursuivrai mon
récit et je dirai comment nous entrâmes à Gempoal1.
CHAPITRE XLV
Comment nous entrâmes à Cempoal qui était alors un point intéressant.
De ce qui nous y arriva.
Nous passâmes la nuit dans ce village où les douze Indiens nous
fournirent des logements. Après nous être bien informés du chemin
que nous devions suivre pour arriver au bourg situé dans la mon-
tagne, nous fîmes dire aux caciques de Gempoal que nous allions
chez eux et qu'ils voulussent bien nous en savoir gré. Gortès choisit
six Indiens pour ce message ; les six autres restèrent pour nous ser-
vir de guides. Notre chef donna des ordres pour que les canons, les
fusils et les arbalètes fussent en état. Il fit battre la campagne par des
éclaireurs et ordonna que, cavaliers et tout le reste, nous fussions
sans cesse sur nos gardes. Nous marchâmes ainsi jusqu'à une lieue
de la ville. Vingt Indiens parmi les principaux sortirent alors, sur
l'ordre du cacique, pour nous recevoir. Ils apportaient des ananas du
pays, rougeâtres et d'un arôme exquis. Ils les donnèrent à Gortès et
1. C'est à Cempoal que Cortès va obtenir les premières notions sur le pouvoir de
Mexico et les vexations qui se mêlaient à l'exercice de son autorité. Le mécontente-
ment qui en résultait pour beaucoup de ceux qui en étaient victimes apparut au
conquérant comme un puissant élément de secours pour lui-même, et lui montra
comme possible, malgré l'exiguïté de ses forces, la conquête de ce puissant empire,
au moyen d'auxiliaires qui en étaient eux-mêmes les ennemis. Il ne faut d'ailleurs pas
croire que l'empire de Mexico s'étendait alors à tout le territoire qui composa plus
tard la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne; il ne comprenait guère que ce qui con-
stitua ultérieurement les intendances de Mexico, Puebla, Vera Cruz, Oajaca et une
fraction de celle de Valladolid. Et encore faut-il en retrancher la république de Tlas-
cala, et faire observer que plusieurs royautés tributaires en menaçaient l'intégrité
et la durée, aux portes mêmes de la capitale.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 105
aux cavaliers avec des démonstrations fort amicales, disant que leur
maître nous attendait dans les habitations et que, vu son lourd étal
d'obésité, il ne pouvait venir lui-même à notre rencontre. Gortès les
remercia et ils prirent les devants.
En entrant dans la ville, nous fûmes saisis d'étonnement par son
importance, car nous n'avions rien vu jusque-là qui la surpassât.
Comme d'ailleurs la végétation y était très-abondante, on eût dit un
véritable jardin, si peuplé d'hommes et de femmes, que les rues
étaient remplies parla multitude qui nous venait voir. Nous rendîmes
grâces à Dieu pour avoir permis que nous fissions la découverte
d'un semblable pays. Nos éclaireurs à cheval arrivèrent jusqu'à la
place principale et s'introduisirent dans les cours autour desquelles
étaient bâties les habitations. Il leur sembla qu'on les avait repeintes
depuis peu de jours et embellies comme ces Indiens le savent très-
bien faire. L'un des cavaliers crut même que cette blancheur qui re-
flétait la lumière était de l'argent et il accourut à bride abattue pour
dire à Gortès que les murailles étaient faites de ce métal. Doîla Marina
et Aguilar firent observer que ce n'était sûrement que du plâtre ou
de la chaux, et nous rîmes bien fort, et de son argent, et de son en-
thousiasme; nous ne perdîmes, depuis lors, aucune occasion de
rappeler au messager que toute chose blanche était pour lui de
l'argent.
Mais, cessons de plaisanter et disons comment nous arrivâmes aux
habitations. Le cacique obèse nous vint recevoir à l'entrée de la
grande cour, ne pouvant aller plus loin, parce qu'il était trop gros,
si gros même que c'est ainsi que je le nommerai désormais. Il fit à
Gortès une grande révérence et il l'encensa, ainsi que c'était l'habitude
du pays. Gortès l'embrassa. On nous logea dans des habitations fort
convenables et si grandes que nous y pûmes tenir tous ; on nous
donna à manger et l'on nous offrit des corbeilles remplies d'une sorte
de prunes1 qui étaient très-abondantes en ce moment, car c'en était
la saison. On nous fournit aussi du pain de maïs. Or, comme nous
arrivions affamés et que nous n'avions point encore été approvisionnés
de la sorte, nous assignâmes à cette ville le nom de Villa Viciosa
et quelques-uns l'appelèrent Sevilla. Gortès donna des ordres pour
1 . Prunes. Il ne faut pas prendre ce mot au sérieux, quoiqu'il traduise fidèlement
l'expression ciruela employée par Uernal Diaz. En réalité, il n'y avait pas de vraies
prunes au Mexique avant la conquête. Le fruit dont parle notre auteur était peut être
ce qu'on appelle aujourd'hui capulin, car il en existe une espèce qui est presque de
la grosseur de nos prunes ordinaires et qui pourrait même passer pour une prune
sauvage. L'arbre qui la produit porte en botanique, d'après Hernandcz, la dénomina-
tion de Prunus capulin. Mais je croirais que le fruit dont parle bernai Diaz était
plutôt celui que l'on appelle ciruela encore aujourd'hui dans divers endroits du pays
et qui est très-abondant en Terre-Chaude. Il est plus gros que le précédent et d*un
goût plus agréable. Il paraît du reste correspondre au Spondias de Linné.
106 CONQUÊTE
qu'aucun soldat ne causât d'ennui à personne, et que nul ne s'écartât
de la place.
Le cacique gros, sachant que nous avions fini notre repas, fit dire
à Cortè-s qu'il allait venir le voir. Il arriva en effet avec un grand
nombre des principaux Indiens de la ville; ils avaient tous de grands
ornements en or et de riches habits. Gortès alla au-devant et l'em-
brassa de nouveau en lui adressant mille caresses et mille flatteries.
Le cacique aussitôt donna ses ordres pour qu'on lui apportât le pré-
sent qu'il avait préparé, consistant en joailleries d'or, et diverses
étoffes; à la vérité, c'était de peu d'importance et sans grande valeur.
Il dit à Cortès : « Lopelucio, lopelucio, daigne recevoir ces objets de
bon cœur; si j'avais davantage, je m'empresserais de te l'offrir. » Je
répète qu'en langue totonaque, quand ils disent : lopelucio, c'est
tout comme « seigneur » et « grand seigneur. »
Gortès lui répondit, au moyen de dona Marina et d'Aguilar, qu'il
le payerait en bons offices; qu'en attendant, s'il avait quelque
demande à lui adresser, il s'empresserait de le satisfaire, attendu que
nous étions les vassaux d'un grand seigneur, l'Empereur don Carlos,
gouvernant plusieurs royaumes et seigneuries, qui nous envoyait
pour redresser les torts, châtier les méchants et empêcher qu'on sacri-
fiât des êtres humains. On leur fit encore comprendre plusieurs autres
choses relatives à notre sainte foi. Après que le cacique les eut écou-
tées, il se mit à soupirer et à se plaindre vivement du grand Mon-
tezuma et de ses gouverneurs, disant que ce prince avait assujetti sa
province depuis peu de temps, et s'était emparé de tous leurs joyaux
d'or : depuis lors il les tenait dans un tel état d'oppression, qu'ils
n'osaient plus faire que ce qui leur était commandé; car c'est un
seigneur possédant de grandes villes, de vastes pays, une multitude
de vassaux et de nombreux gens de guerre. Et Cortès, comprenant
qu'il ne pouvait rien faire pour le moment au sujet des plaintes qu'on
lui portait, se contenta de répondre qu'il prendrait ses mesures pour
qu'ils fussent vengés ; qu'il allait revenir à ses acales (c'est ainsi que
les Indiens appellent les navires), et faire son principal établissement
au village de Quiavistlan, d'où ils pourraient s'entretenir plus lon-
guement, dès lors qu'il y serait bien établi. Le cacique gros lui fit
une réponse bien en accord avec ce qu'il venait d'entendre.
Nous sortîmes le lendemain de Cempoal; on avait préparé environ
quatre cents Indiens porteurs, qui sont appelés tamemes dans le pays
et qui chargent leurs épaules de deux arrobas* de poids, faisant cinq
lieues avec ce fardeau. Nous nous réjouîmes de voir tant d'Indiens
de transport, parce que jusqu'alors nous avions chargé nos sacs sur
nos épaules, peu de nous ayant des Indiens de Cuba pour cet office, car
1. Une arroba est un poids de vingt-cinq livres.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 107
on n'en amena que cinq ou six avec l'armée, et nullement le nombre
queditGromara. Dona Marina et Aguilar nous dirent que dans ces con-
trées, en temps de paix, sans qu'on soit obligé de chercher soi-même
des porteurs, les caciques se chargent de fournir de ces tamernes; et
désormais, partout où nous irons, nous demanderons des Indiens pour
nos transports.
Gortès ayant pris congé du cacique gros, nous entreprîmes notre
marche le lendemain. Nous passâmes la nuit dans un petit village près
de Quiavistlan. Gomme il était dépourvu d'habitants, les gens de
Gempoal nous apportèrent à souper. C'est ici que le chroniqueur Go-
mara assure que Gortès demeura plusieurs jours à Gempoal et qu'on
y convint de la rébellion et de la ligue contre Montezuma. Il fut mal
informé, puisque, ainsi que je l'ai dit, nous en partîmes le lendemain
de notre arrivée. Quant au lieu où la rébellion fut convenue, et aux
causes qui intervinrent, je les rapporterai plus tard. Arrêtons-nous
là et disons comment nous entrâmes à Quiavistlan.
CHAPITRE XLVI
Comme quoi nous entrâmes à Quiavistlan qui était un village fortifié,
et y fûmes reçus pacifiquement.
Le lendemain, vers dix heures, nous arrivâmes au village fortifié de
Quiavistlan, qui est situé au milieu de rochers et de grandes éléva-
tions de terrain, et qui serait fort difficile à prendre si l'on y faisait
résistance. Nous approchâmes en bon ordre, dans la crainte qu'il ne
nous fût hostile. L'artillerie marchait en avant et nous montions
nous-mêmes de manière à faire notre devoir en cas d'événement.
Alonso de Avila était notre commandant dans cette affaire ; et comme
il était d'un caractère emporté et peu endurant, un soldat appelé Her-
nando Alonso de Yillanueva ne s'étant pas bien tenu à son rang, il
lui donna un si fort coup de sa lance, qu'il le rendit estropié d'un
bras, de telle sorte que désormais nous l'appelâmes le petit Manchot.
On me dira que je sors toujours de mon affaire, au meilleur moment,
pour conter de vieilles histoires : nous en resterons donc là, pour
dire que nous avançâmes jusqu'au milieu du village sans trouver
d'Indiens à qui parler, ce qui nous surprit grandement, en apprenant
surtout qu'ils avaient fui épouvantés, ce même jour, en nous voyanl
monter vers leurs demeures.
Quand nous arrivâmes plus avant jusqu'à une place où se trouvaient
les temples de leurs idoles, nous vîmes quinze Indiens richement
habillés, lesquels, un brasier à la main avec du copal, s'approchèrent
108 CONQUÊTE
de Gortès et l'encensèrent, de même que les soldats qui étaient le plus
près de lui. Après force révérences, ils le prièrent de leur pardonner
de n'être pas sortis à notre rencontre, ajoutant que nous étions les
bienvenus; que nous prissions du repos; que les habitants, ayant
peur de nous et de nos chevaux, s'étaient éloignés jusqu'à ce qu'on
sût qui nous étions; mais que cette nuit même ils feraient repeupler
tout le village. Gortès leur témoigna beaucoup d'amitié et leur dit
plusieurs choses relatives à notre sainte foi, comme nous en avions
l'habitude partout où nous arrivions, en notre qualité de vassaux de
notre grand Empereur don Carlos. Il leur donna ensuite quelques ver-
roteries vertes et d'autres menus objets de Castille. De leur côté, ils
apportèrent des poules et du pain de maïs.
Nous étions occupés à cette conférence quand on vint annoncer à
Gortès l'arrivée du cacique gros dans une litière portée sur les épaules
de plusieurs Indiens de distinction. En mettant pied à terre, il parla
à Gortès avec l'assistance du cacique et d'autres habitants distingués
de ce village, se plaignant beaucoup de Montezuma et vantant sa
grande puissance. Il en parlait en soupirant et les larmes aux yeux,
de sorte que Gortès et nous qui étions présents en fûmes vraiment
affligés. Il ne se contenta pas d'exposer par quels moyens Montezuma
les avait vaincus; il disait encore que, chaque année, on exigeait
d'eux grand nombre de leurs fils et de leurs filles, pour les sacrifier
aux idoles ou pour les faire servir dans les maisons et sur les champs
ensemencés. Leurs griefs d'ailleurs étaient si nombreux que je puis à
peine m'en souvenir; comme, par exemple, que les percepteurs de
Montezuma s'emparaient de leurs femmes et de leurs filles et les ou-
trageaient quand elles attiraient l'attention par leur beauté : horreurs
qu'ils commettaient dans toute la contrée totonaque, où se trouvaient
près de trente villages. Gortès les consola autant que possible, au
moyen de nos interprètes, promettant de leur être favorable tant
qu'il le pourrait, et de prendre des mesures pour mettre fin à ce pil-
lage et à ces offenses; car c'est pour cela, ajoutait-il, que l'Empereur
notre maître nous avait envoyés dans ces lointaines contrées; et il finit
en les exhortant à abandonner toute crainte et tout souci, dans la cer-
titude qu'ils ne tarderaient pas à voir ce que nous ferions à ce sujet.
Ces paroles les consolèrent sans doute, mais leurs cœurs restèrent
néanmoins agités par la grande frayeur que les Mexicains leur
inspiraient.
On en était là de ces pourparlers lorsqu'accoururent quelques Indiens
du même village, pour dire aux caciques qui parlaient avec Gortès
que cinq Mexicains étaient arrivés. C'étaient les percepteurs de Mon-
tezuma. Aussitôt que les caciques en entendirent la nouvelle, ils
changèrent de visage et commencèrent à trembler de peur. Ils lais-
sèrent Gortès seul, pour aller les recevoir. On s'empressa d'orner
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 109
pour eux une salle avec des fleurs, on leur prépara à manger et sur-
tout grande quantité de boisson de cacao, qui est certainement la
meilleure dont ils fassent usage. Lorsque ces cinq Indiens entrèrent
au village, ils se dirigèrent vers le point où nous étions, parce que là
se trouvaient les habitations du cacique et nos logements ; ils mar-
chaient d'un air si orgueilleux, qu'ils passèrent devant nous sans
parler ni à Cortès ni à personne. Ils avaient des manteaux et des
brayers brodés (car ils portaient des brayers1 en ce temps-là . Leurs
cheveux, fort luisants, étaient relevés et attachés au haut de la tète.
Chacun d'eux tenait une rose qu'il portait aux narines ; des domes-
tiques indiens les suivaient avec des émouchoirs. S'appuyant d'un
bourdon surmonté d'un crochet, ils marchaient accompagnés de gens
de distinction appartenant aux villages totonaques. Cette nombreuse
suite ne se retira que lorsque les percepteurs furent arrivés à leurs
logements et s'y furent repus en abondance. Lorsqu'ils eurent achevé
leur repas, ces émissaires envoyèrent chercher le cacique gros et les
gens de distinction qui l'accompagnaient. Ils les menacèrent vivement
et les querellèrent pour nous avoir donné l'hospitalité dans leurs vil-
lages, demandant ce qu'on avait tant à traiter et à examiner avec nous;
que leur maître Montezuina ne s'en trouvait nullement satisfait: et
pourquoi donc, au surplus, sans en avoir l'ordre ou l'autorisation,
nous recevaient-ils dans leurs villages et nous donnaient-ils des
joyaux d'or? Ce fut sur ce sujet que les percepteurs firent de grandes
menaces au cacique gros et autres personnages principaux qui l'accom-
pagnaient, exigeant en outre qu'on leur donnât à l'instant vingt
Indiens et Indiennes dans le but d'apaiser leurs dieux pour le mal
qu'on avait causé.
Ils en étaient à ce point de leur querelle, lorsque Cortès, qui les
observait, demanda à dona Marina et à Geronimo de Aguilar, nos in-
terprètes, pourquoi les caciques paraissaient si désolés depuis l'arri-
vée de ces Indiens, et quelle était la qualité de ces personnages. Dona
Marina, qui avait tout compris, lui rapporta ce qui était arrivé. Cor-
tès fit aussitôt appeler le cacique gros et ses compagnons et leur de-
manda quelle pouvait être l'importance de ces Indiens pour qu'ils mé-
1. Braguero. Cette expression trouve sa traduction la plus naturelle dans le mot
français broyer. Mais elle ne désigne pas exactement la chose que Diaz veut dire. La
vérité est que la nudité des hommes était assez prononcée en certains lieux du Mexi-
que pour qu'on sentit le besoin d'y remédier en cachant le point du corps que l'hon-
nêteté la plus élémentaire prend la coutume de soustraire aux regards. Dans le Yuca-
tan et autres lieux très-chauds, on avait recours pour cela à un morceao exigu d'étoffe,
tenu en place par une bande qui faisait le tour des reins, ('.'est cet appareil élémen-
taire que H. Diaz appelle braguero, mot qui ne saurait être traduit autrement que par
« brayer ». En d'autres points moins chauds du pays, on faisait usage d'un caleçon qui
ne prenait qu'environ le cinquième supérieur des cuisses, ou plutôt d'une large bande
ou ceinture appelée mo.jjllatl. dont les deux bouts pendaient devant et derrière.
110 CONQUÊTE
ritassent qu'on leur fît tant d'accueil. Ils répondirent que c'étaient les
percepteurs du grand Montezuma qui venaient s'informer pour quel
motif ils nous avaient reçus dans leurs villages, sans l'autorisation de
leur maître, et qu'au surplus ils exigeaient vingt Indiens et Indiennes
pour les sacrifier à leur dieu Huichilobos, en lui demandant la vic-
toire contre nos armes. « Ils disent, en effet, que Montezuma prétend
s'emparer de vous autres pour en faire ses esclaves. » Cortès les con-
sola, les exhortant à ne plus avoir peur et à considérer qu'ils étaient
avec nous tous, et qu'on aurait bientôt l'occasion de châtier les Mexi-
cains. Passons à un autre chapitre où je dirai longuement ce qui ar-
riva à ce sujet.
CHAPITRE XLVII
Comme quoi Cortès fit arrêter ces cinq percepteurs de Montezuma et ordonna que
désormais les Totonaques n'obéiraient ni ne payeraient de tribut. De la rébellion
qui s'effectua contre Montezuma.
Après avoir entendu les plaintes que les caciques lui avaient sou-
mises, Cortès leur dit qu'il leur avait déjà expliqué comme quoi le
Roi notre seigneur l'avait envoyé pour châtier les malfaiteurs et pour
empêcher les sacrifices. Attendu donc que ces percepteurs se présen-
taient avec une pareille exigence, il donna l'ordre de les mettre en pri-
son sans retard et de les y retenir jusqu'à ce que leur maître Monte-
zuma pût en savoir les raisons, c'est-à-dire : qu'ils étaient venus vo-
ler, emmener en esclavage les hommes et les femmes et abuser de
leur force de mille autres manières. En entendant cet ordre, les caci-
ques furent épouvantés d'une pareille audace. Ordonner que les mes-
sagers de Montezuma fussent maltraités ! jamais ils n'oseraient y prê-
ter la main. Mais Cortès insista pour qu'on les mît en prison ; ils se
hasardèrent alors à obéir et ce fut de telle façon que les messagers,
attachés à de longs morceaux de bois avec de solides colliers, ainsi
qu'on a l'habitude de faire dans le pays, furent, mis dans l'impossibi-
lité de s'échapper1.
Au surplus, Cortès donna l'ordre à tous les caciques de ne plus jurer
obéissance ni payer tribut à Montezuma, et que cela fût rendu pu^
blic dans tous les villages alliés et amis; que, s'il venait d'autres
1. Puisqu'il s'agit ici d'un usage des Aztèques, je tiendrais à faire comprendre en
quoi il consistait. Les paroles de B. Diaz ne sont pas suffisantes pour cela. Gomara
(ch. xxxn) a dit : « On les mit séparément au carcan en les attachant à un long mor-
ceau de bois, le cou et les pieds aux deux bouts et les mains au milieu, ce qui eut
forcement pour conséquence de les tenir étendus sur le sol. » Cet historien avait pu
recevoir le renseignement de Cortès lui-même, et il n'y a pas de raison pour le croire
inexact.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 111
percepteurs dans d'autres villages, on le lui fît savoir, qu'il les en-
verrait arrêter immédiatement. La nouvelle ne tarda pas à circuler
dans toute la province, car le cacique gros s'empressa de la faire sa-
voir au moyen d'émissaires. Gela fut publié partout également parles
gens de qualité que ces percepteurs avaient entraînés à leur suite et
qui, les voyant emprisonnés, profitèrent de la liberté pour revenir à
leurs villages et y donner la nouvelle de ce qui était arrivé. Or, en
voyant des choses si merveilleuses et pour eux d'un si grand intérêt,
ils disaient qu'aucun être humain n'en aurait osé entreprendre de pa-
reilles, mais seulement des teules ; c'est ainsi qu'ils nomment les idoles
qu'ils adorent, et c'est pour cela que désormais ils nous appelaient
teules, ce qui veut dire, je le répète, ou dieux ou démons. Aussi, lors-
que dans la suite de ce récit j'emploierai ce mot, quand il s'agira
d'événements se rapportant à nous, sachez que je le dis pour désigner
nos personnes.
Revenons à nos prisonniers. On voulut les sacrifier à la suite du
conseil donné par tous les caciques, de crainte que quelqu'un d'eux
ne prît la fuite et ne portât la nouvelle à Mexico. Mais Gortès, l'ayant
appris, ordonna qu'on les épargnât, promettant de les surveiller lui-
même ; et, à cette fin, il les fit garder à vue par nos soldats. Vers mi-
nuit, il fit appeler les hommes préposés à leur garde et il leur dit :
« Faites en sorte de dégager deux de vos prisonniers, qui vous paraî-
tront les mieux dispos; prenez soin que les Indiens du village ne puis-
sent s'en douter, et amenez-les en ma présence. »
Gela fut ainsi fait sans retard, et dès que Gortès les vit devant lui, il
leur demanda, au moyen de nos interprètes, pourquoi ils étaient en
prison et de quel pays ils venaient, faisant semblant de ne les connaî-
tre aucunement. Ils répondirent que les caciques de Gempoal et de ce
village les avaient arrêtes, de leur autorité privée et de notre part. Mais
Gortès répliqua 'qu'il n'en savait rien et qu'il en avait du regret. Il
leur fit donner à manger et leur adressa des paroles flatteuses, les
engageant à partir tout de suite, pour expliquer à leur seigneur Mon-
tczuma que nous étions ses grands amis et serviteurs. Il ajouta crue,
ne pouvant autoriser plus longtemps leurs souffrances, il les avait fait
sortir de prison, après avoir rompu avec les caciques qui les avaient
arrêtés, bien résolu, du reste, à faire, en leur faveur, tout ce dont ils
pourraient avoir besoin. Eu égard aux Indiens, leurs camarades, qui
se trouvaient encore prisonniers, il s'engagea à les faire élargir et à
les garder lui-même ; et quant à eux, qu'ils partissent sans plus de re-
tard, de crainte qu'on ne les reprît et qu'on ne les mît cà mort. Les
deux Indiens répondirent qu'ils lui en savaient gré, mais qu'ils avaient
grand'peur de retomber aux mains des caciques, puisqu'ils devaient
forcément passer sur leurs terres. Gortès prit, en conséquence, la me-
sure d'appeler six matelots, et il leur donna l'ordre que, cette nu il
112 CONQUÊTE
même, on les transportât en bateau, quatre lieues plus loin, jusqu'à ce
qu'ils arrivassent en lieu sûr, au delà des limites de Gempoal.
Le jour étant venu, les principaux chefs de ce village et le cacique
gros s'aperçurent de l'absence des deux prisonniers; ils voulurent
alors sacrifier ceux qui restaient ; mais Gortès les arracha de leurs
mains et se montra fort irrité de ce qu'on avait laissé fuir les deux au-
tres. Il envoya chercher une chaîne de navire, les y attacha et les fit
emmener à bord, disant qu'il voulait se charger de les garder lui-
même, puisque l'on s'était si mal assuré des deux qui manquaient.
Or, après qu'on les eut transportés, il les fit débarrasser de leur chaîne,
et, leur parlant dans les termes les plus doucereux, il leur promit
qu il ne tarderait pas à les renvoyer à Mexico.
Laissons- les là et disons que, cela étant fait, tous les caciques de
Gempoal, ceux de ce village, et ceux aussi des autres bourgs totona-
ques, qui s'étaient réunis en ce lieu, demandèrent à Gortès ce qu'ils au-
raient à faire, maintenant que Montezuma devait savoir l'emprisonne-
ment de ses percepteurs; que certainement les foudres de Mexico et
du grand Montezuma allaient fondre sur eux, et qu'ils ne pourraient
manquer d'être massacrés. Mais Gortès, prenant une figure joyeuse,
leur dit que lui et ses frères qui étions là présents, nous les défen-
drions, et mettrions à mort quiconque voudrait leur causer de l'ennui.
Alors tous ces villages et tous ces caciques, d'une seule voix, promi-
rent qu'ils seraient avec nous en toute chose qu'il nous plairait
d'ordonner, et qu'ils uniraient toutes leurs forces contre Montezuma
et ses alliés. Ge fut en ce moment qu'ils jurèrent obéissance à Sa Ma-
jesté, par-devant le notaire Diego de Godoy ; et ils firent savoir ces évé-
nements à la plus grande partie des villages de cette province. Gomme
d'ailleurs ils ne payaient plus tribut et ne voyaient point de percep-
teurs, ils ne se possédaient pas de joie, en pensant à la tyrannie dont
ils étaient délivrés.
Laissons cela, et disons comment nous convînmes de descendre en
plaine, sur une grande savane, où nous entreprîmes de construire
une forteresse. Voici comment les choses se passèrent, et non comme
on les raconta au chroniqueur Gomara.
CHAPITRE XL VIII
Comme quoi nous convînmes de peupler la Villa Rica de la Vera Cruz, de construire
une forteresse au milieu des savanes auprès d'une saline, et non loin du port vi-
lainement dénommé où se trouvaient mouillés nos navires: et de ce qui arriva.
Quand nous eûmes fait alliance et amitié avec plus de trente
villages de la sierra qu'on appelait les Totonaques, et qui se révol-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 113
tèrent alors contre Montezuma , préférant nous servir et jurer
obéissance à Sa Majesté, il nous sembla que ce secours était suffisant
pour nous résoudre à fonder et à peupler la Villa Rica de la Yera
Cruz, sur un terrain plat, à une demi-lieue du village, élevé en for-
teresse, que l'on appelait Quiavistlan. Nous exécutâmes les tracés de
l'église, de la place, des chantiers et de tout ce qui convenait à l'édi-
fication d'une ville. Nous entreprîmes une forteresse dont nous
posâmes tout de suite les fondations, et nous mîmes une telle activité
pour arriver au placement des charpentes, faire les meurtrières, les
tours et les créneaux, que Gortès lui-même donnait l'exemple en
s'occupant à emporter sur son dos de la terre et des pierres provenant
du déblai des fondations. Les capitaines et les soldats en firent autant,
s'adonnant à l'œuvre sans discontinuer; tout le monde y mit la main
pour la terminer au plus tôt, les uns en travaillant à creuser, les
autres à élever les murailles, ceux-ci à porter de l'eau, ceux-là à cuire
des briques et de la tuile, quelques autres à assurer les vivres; et les
charpentiers sur leurs bois de construction, et les forgerons pour
leur cloutage, de façon que nous travaillâmes tous à cette œuvre sans
nous donner de repos, du plus petit au plus grand, les Indiens nous
aidant aussi de leur mieux; d'où il résulta qu'en peu de temps furent
construites et les maisons, et l'église, et presque la forteresse.
En ce même temps, il parait que le grand Montezuma reçut la
nouvelle, à Mexico, qu'on avait mis en prison ses percepteurs, et que
les villages totonaques s'étaient soulevés et refusaient l'obéissance.
Il se montra très-irrité contre Gortès et contre nous tous ; il avait
déjà donné des ordres à sa grande armée pour marcher contre les
villages révoltés, exigeant qu'à personne il ne fût fait grâce de la
vie; et, quant à nous, il se préparait à nous combattre avec ses
meilleures troupes et ses plus valeureux capitaines. Mais, sur ces
entrefaites, arrivèrent les Indiens prisonniers que Gortès avait fait
mettre en liberté, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui précède.
Lorsque Montezuma eut entendu que Gortès les avait arrachés de la
prison pour les renvoyer à Mexico, et qu'il faisait ses offres de ser-
vices, le bon Dieu, Notre Seigneur, nous fit la grâce que sa colère
tombât et que la pensée lui vînt de faire prendre de nos nouvelles,
pour connaître nos intentions. Dans ce but, il expédia deux jeunes
hommes, ses neveux, avec quatre Indiens âgés, grands caciques, qui
étaient chargés de leur venir en aide. Il envoya par eux un présent
en or et en étoffes, avec l'ordre de rendre grâce à Gortès pour le soin
qu'il avait pris de mettre ses serviteurs en liberté. D'autre part, il se
plaignait grandement, disant que, par notre fait, ses villages s'étaient
enhardis à se rendre coupables de cette grande trahison, à ne plus
payer tribut et à lui refuser l'obéissance; et au surplus, attendu qu'il
ne doutait pas que nous ne fussions les mêmes hommes dont ses aïeux
8
114 CONQUÊTE
avaient dit qu'ils devaient venir dans ces contrées; considérant
qu'étant gens de cette race, nous nous trouvions reçus comme des
hôtes dans les maisons des traîtres, il renonçait à les envoyer détruire
sur-le-champ, mais qu'il comptait bien qu'avec le temps ils n'auraient
pas à se louer de leur conduite.
Gortès reçut l'or et les étoffes, qui valaient environ deux mille
piastres. Il embrassa les envoyés, en protestant que lui et nous tous
nous étions de vrais amis de leur seigneur Montezuma, ajoutant que
c'était à titre de son serviteur qu'il avait gardé les trois percepteurs
en son pouvoir. Il les envoya chercher immédiatement sur les navires
et les leur livra, bien habillés et bien repus. Alors Gortès, à son
tour se plaignit fortement de Montezuma, et dit comment son gou-
verneur Pitalpitoque s'était enfui, une nuit, de son campement, sans
lui parler, ce qui paraissait fort répréhensible. Il croyait, du reste,
et tenait pour certain que son seigneur Montezuma ne lui avait pas
donné l'ordre de commettre une pareille vilenie; mais c'était pour
cela que nous avions résolu de venir dans ces villages, où l'on nous
avait honorablement reçus ; il priait, en grâce, que Montezuma par-
donnât aux Totonaques leur conduite; pour ce qui regardait le tribut
qu'ils refusaient, bien certainement ils ne pouvaient servir deux
seigneurs à la fois, et, dans le temps que nous avions passé chez eux,
ils s'étaient mis au service de nous tous, au nom du Roi, notre
maître; enfin, nous ne tarderions pas, Gortès et tous ses frères, à
aller voir le prince et à lui présenter nos hommages, et alors, quand
nous serions en sa présence, nous soumettrions nos volontés à ses
ordres.
Après ces conférences et beaucoup d'autres paroles qui en furent
la suite, il fit donner aux deux jeunes gens, qui étaient de grands
caciques, et aux quatre vieillards qui les accompagnaient et qui étaient
des gens de distinction, des diamants bleus et des verroteries vertes,
et on leur rendit de grands honneurs. Gomme d'ailleurs nous étions
sur un bon terrain, Gortès ordonna que plusieurs cavaliers cou-
russent et simulassent un combat commandé par Pedro de Aharado,
qui avait une très-bonne jument alezane, fort vive et fort alerte. Les
messagers se réjouirent beaucoup de ce spectacle et de cette course.
Ayant pris congé, ils partirent très-satisfaits de Gortès et de nous tous
et s'en furent à Mexico. En ce même temps le cheval de Gortès
mourut : il en acheta ou on lui en donna un autre, qu'on appelait le
Muletier, cheval bai brun qui appartenait à Ortiz le Musicien et à
Bartolomé Garcia le Mineur. Ge fut un des meilleurs qui prirent part
à l'expédition.
Cessons de parler de tout cela, et je dirai comment ces villages de
la sierra nos alliés actuels, et le village de Gempoal, avaient tremblé
de peur à la pensée que le grand Montezuma les enverrait mettre en
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 115
pièces par sa multitude de guerriers; mais quand ils virent les jeunes
parents de ce grand prince arriver avec le présent dont j'ai parlé, et
s'avouer pour serviteurs de Gortès et de nous tous, ils restèrent
stupéfaits et ils se disaient entre eux que certainement nous étions
des teules1 puisque Montezuma avait peur de nous et nous envoyait
de l'or en présent. Or, si jusqu'alors nous avions eu grande réputa-
tion d'hommes valeureux, désormais ils nous estimèrent plus encore.
Nous en resterons là, pour dire ce que firent le cacique gros et plu-
sieurs de ses amis.
CHAPITRE XLIX
Comme quoi le cacique gros et d'autres personnages vinrent se plaindre à Cortès
qu'une garnison de Mexicains se trouvait dans un gros bourg appelé Cingapacinga.
y causant beaucoup de dommages. De ce qu'on fit à ce sujet.
Les messagers mexicains venaient de prendre congé, lorsque se
présenta le cacique gros avec d'autres personnages de nos amis, pour
prier Gortès d'aller sans retard à un bourg appelé Cingapacinga,
situé à deux journées de Cempoal, c'est-à-dire à environ huit ou
neuf lieues, parce qu'on venait d'apprendre qu'il s'y trouvait un
grand nombre d'Indiens guerriers de la caste culua, c'est-à-dire
mexicaine, lesquels venaient détruire leurs récoltes et leurs demeures,
attaquant les habitants et les maltraitant outre mesure. Gortès
ajouta foi à leurs paroles, dites d'ailleurs avec les marques de la plus
grande sincérité. Mais, en présence de ces plaintes si importunes,
se souvenant qu'il avait promis de les aider et de tuer les Guluans
ou tous autres Indiens qui les voudraient maltraiter, il resta hésitant
et ne vit guère ce qu'il pourrait leur dire, hors la promesse de
chasser l'ennemi. Il réfléchit un instant, se prit à rire et, se tournant
vers quelques-uns de nos camarades qui étaient présents, il leur
dit : « Savez-vous, senores, qu'il me paraît que dans ce pays nous
avons vraiment la réputation d'hommes valeureux ! Au souvenir de
ce qu'ils nous ont vus faire à propos des percepteurs de Montezuma,
ces gens-ci nous prennent pour des dieux ou pour quelque chose qui
ressemble à leurs idoles. Afin qu'ils croient réellement qu'il suffit de
l'un de nous pour mettre en déroute tous ces Indiens guerriers qu'ils
disent être dans le village, j'ai médité d'envoyer le vieux Hercdia le
Basque. » Or, ce soldat avait une figure de fort mauvaise apparence :
la barbe longue, la joue marquée d'une large cicatrice, un œil poché
et une jambe boiteuse. Gortès l'envoya chercher et lui dit : « Allez-
|f Troll ou Teull veut dire Dieu, eh langue naliuatl.
116 CONQUÊTE
vous-en avec ces caciques jusqu'à la rivière qui se trouve à un quart
de lieue d'ici. Lorsque vous y arriverez, vous ferez semblant de vou-
loir vous arrêter pour boire et pour vous laver les mains ; tirez alors
un coup d'escopette; ne craignez rien, je vous ferai rappeler; j'agis
ainsi pour qu'ils croient que nous sommes réellement des dieux, et
que nous méritons la réputation qu'ils nous font et le surnom qu'ils
nous donnent; comme d'ailleurs vous êtes assez mal bâti, j'espère
qu'ils vous prendront pour une idole. »
Heredia n'hésita pas à faire ce qu'on lui commandait, car c'était un
vieux soldat des guerres d'Italie. Gortès fit appeler également le ca-
cique gros et tous les autres personnages qui attendaient le secours
demandé, et il leur dit : « Voilà que j'envoie avec vous ce mien frère,
pour qu'il massacre ou chasse tous les Guluans de votre village et
m'amène prisonniers ceux qui n'auront pas voulu fuir. » Les caciques
restèrent ébahis de ce qu'ils entendaient; ils ne savaient même s'ils
devaient y croire, et ils cherchaient à se guider sur l'expression de la
figure de Gortès: mais ils finirent par se convaincre que ce qu'il di-
sait était la vérité. Le vieux Heredia, qui marchait avec eux, ne tarda
pas à charger son escopette et à lâcher des coups de feu en l'air par la
campagne, afin que les Indiens le vissent et l'entendissent. Alors les
caciques envoyèrent des émissaires aux autres villages, afin de faire
savoir qu'ils amenaient avec eux un tenle, pour exterminer les Mexi-
cains qui se trouvaient à Gingapacinga. Je raconte cet événement
comme chose purement risible, pour qu'on se fasse une idée des ruses
de Gortès. Or, lorsque notre chef pensa que Heredia était déjà ar-
rivé à la rivière, il donna l'ordre d'aller le rappeler.
Le vieux soldat revint donc sur ses pas avec les caciques, auxquels
Gortès dit alors que, à cause de sa bienveillance pour eux, il irait en
personne, avec quelques-uns de ses frères, leur prêter le secours
qu'ils demandaient et faire la connaissance de ces pays si bien dé-
fendus. Il demanda cent Indiens tarnemes pour transporter les ca-
nons. Ils vinrent tous, le lendemain de bonne heure, et nous nous
proposions de partir ce jour-là même avec quatre cents soldats, qua-
torze cavaliers, des arbalétriers et des fusiliers, dont les munitions
étaient déjà prêtes, lorsque quelques soldats du parti de Diego Ve-
lasquez dirent qu'ils ne voulaient point se mettre en route; que
Gortès s'aventurât avec ceux qu'il voudrait, et que, quant à eux,
ils prétendaient retourner à Cuba. Ge qu'on fit à ce sujet, je le vais
dire à la suite.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 117
CHAPITRE L
Comme quoi quelques soldats du parti de Diego Velasquez, voyant que décidément
nous voulions rester et qu'on commençait à pacifier les villages, dirent qu'ils ne
voulaient assister à aucune attaque, mais s'en retourner à l'île de Cuba.
On m'aura entendu dire dans le chapitre qui précède que Gortès
devait aller à un village appelé Cingapacinga, emmenant quatre cents
soldats et quatorze cavaliers avec des arbalétriers et des gens d'esco-
pette. On avait inscrit pour marcher avec nous quelques soldats du
parti de Diego Velasquez. Mais, lorsque les recruteurs furent leur
donner avis qu'ils eussent à partir tout de suite avec armes et chevaux,
les cavaliers répondirent arrogamment qu'ils ne voulaient marcher à
aucune attaque; qu'ils prétendaient retourner à leurs demeures et à leurs
établissements de Cuba; qu'ils jugaient avoir assez perdu à la suite
de l'abandon de leurs maisons, séduits par Gortès qui leur avait for-
mellement promis plus tard, à l'Arenal, de donner congé, navire et
provisions à quiconque voudrait s'en retourner ; qu'ils étaient en
conséquence sept soldats préparant leur départ pour Cuba. Gortès,
l'ayant su, les fit appeler, et, comme il leur demandait pourquoi
ils méditaient une si vilaine action, ils répondirent un peu émus
qu'ils étaient stupéfaits qu'on pensât à s'établir dans un pays où il y
avait tant de milliers d'Indiens et de si grandes villes, tandis que
nous avions si peu de soldats, d'ailleurs malades et fatigués de se
transporter d'un lieu à un autre; qu'ils voulaient s'en retourner à
Cuba dans leurs établissements, et qu'on leur en donnât l'autorisa
tion, comme c'était chose promise.
Gortès leur répondit avec douceur que c'était bien vrai qu'il l'avait
ainsi promis, mais qu'ils ne feraient point leur devoir en abandon-
nant sans appui le drapeau de leur chef; et aussitôt, il ordonna que,
sans perdre un moment, ils courussent s'embarquer; il leur assigna
un navire, leur fit donner de la cassave, une outre d'huile et d'autres
vivres pris sur les provisions qui nous restaient. Un de ces soldats,
nommé Moron, natif d'un bourg appelé Delbayamo, avait un bon
cheval gris pommelé ; il le vendit à Juan Ruano pour quelques biens
que celui-ci possédait à Cuba. Ils étaient déjà sur le point de dé
ployer la voile lorsque nous tous réunis, ayant à notre tête les al-
caldes et les regidores de notre Villa Rica, fûmes trouver Gortès et
le sommer de ne donnera personne, pour n'importe quel motif, l'au-
torisation de sortir du pays, parce que cela convenait au service de
Dieu Notre Seigneur et de Sa Majesté, ajoutant que quiconque de-
manderait une pareille autorisation serait tenu pour homme méritant
118 CONQUÊTE '
la. peine de mort, conformément aux lois de l'ordonnance militaire,
puisqu'il prétend abandonner son chef et son drapeau en temps de
guerre et de péril, au moment où l'on se trouve en présence de tant
de villes et d'Indiens guerriers, ainsi que les mutins le disent eux-
mêmes. Gortès fit encore semblant de vouloir maintenir leur congé,
mais enfin il retira sa parole. Les fugitifs en furent pour leur mysti-
fication et pour leur honte, et le Moron pour la vente de son cheval ;
car Juan Ruano, qui le tenait, ne voulut pas le rendre, toutes
choses que Gortès approuva.
Le soir même nous partîmes pour Gingapacinga.
CHAPITRE LI
De ce qui nous arriva à Cingapacinga; comme quoi à notre retour par Cempoal nous
détruisîmes les idoles, et d'autres choses qui arrivèrent.
Les sept hommes qui voulaient partir pour Cuba s'apaisèrent, et
nous nous mîmes en marche avec les soldats d'infanterie dont j'ai
parlé. Nous fûmes coucher à Cempoal où l'on avait préparé, pour
marcher avec nous, deux mille Indiens guerriers, partagés en quatre
bataillons. Nous avançâmes cinq lieues, le premier jour, en très-bon
ordre, et le lendemain, après l'heure de vêpres, nous arrivâmes aux
établissements qui se trouvent près de Gingapacinga. Les naturels du
lieu eurent la nouvelle que nous approchions. Or, lorsque nous com-
mencions à monter vers la forteresse et les maisons qui se trouvaient
placées entre les rochers et les escarpements, huit Indiens de dis-
tinction et des papes vinrent pacifiquement au-devant de nous et de-
mandèrent à Gortès en pleurant pourquoi il voulait les faire périr et
les détruire, tandis qu'ils n'avaient rien fait pour le mériter, et que
d'ailleurs nous avions la réputation de faire du bien à tout le monde,
restituant à ceux qui étaient volés et arrêtant les percepteurs de Mon-
tezuma; que ces guerriers de Gempoal qui venaient avec nous les pour-
suivaient d'une inimitié de longue date, pour une vieille question de
limites et de propriété; que maintenant ils s'aidaient de nous pour
les voler et les faire périr ; qu'il était vrai que des Mexicains avaient
la coutume de tenir garnison dans leur village, mais que ces guer-
riers étaient partis depuis peu en apprenant que nous avions arrêté
les percepteurs ; qu'ils nous suppliaient de ne pas aller plus avant
avec notre armée et que nous eussions pitié d'eux. Et comme Gortès
comprit très-bien la situation, au moyen de nos interprètes, doua
Marina et Aguilar, il s'empressa d'ordonner au capitaine Pedro de Al-
varado, au mestre de camp Ghristoval de Oli et à tous les camarades
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 119
qui marchions avec lui, de nous opposer à ce que les Indiens de Gem-
poal avançassent davantage. Nous le fîmes ainsi; mais, malgré l'em-
pressement que nous mîmes à les retenir, ils volaient déjà dans les
établissements. Gortès en fut très-irrité. Il fit appeler à l'instant les
capitaines qui commandaient cette troupe de guerriers, et il leur dit,,
en termes qui témoignaient de sa colère et avec de grandes menaces,
qu'ils eussent à lui amener tout de suite les Indiens et Indiennes, et
rapporter les étoffes et les poules qu'ils avaient volées dans les éta-
blissements, et qu'aucun d'eux n'entrât dans le village; que, pour lui
avoir menti dans l'intention de venir sacrifier et voler leurs voisins
avec notre secours, ils avaient mérité la mort ; que notre seigneur et
Roi, dont nous sommes les sujets, ne nous avait pas envoyés dans ces
contrées pour qu'ils se livrassent à de pareils méfaits; qu'ils ouvris-
sent bien les yeux et qu'ils prissent garde de retomber dans la même
faute, parce qu'il ne resterait pas parmi eux un seul homme vivant.
Et aussitôt les caciques et capitaines de Gempoal apportèrent à Gortès
tout ce qu'ils avaient volé : et les Indiens, et les Indiennes, et les
poules. Il fit tout remettre à qui de droit, et, prenant un air furieux,
il leur commanda de nouveau de sortir et d'aller camper en plein air,
ce qu'ils s'empressèrent de faire.
Les caciques et les papes de ce bourg et d'autres villages des envi-
rons virent alors à quel point nous pratiquions la justice; ils écou-
tèrent les paroles affectueuses que Gortès leur adressait par nos in-
terprètes, et les choses relatives à notre sainte foi, comme nous avions
pris la coutume de les dire, et nos exhortations pour qu'ils abandon-
nassent leurs habitudes de sacrifices, de vols et de saletés contre
nature; ils écoutèrent nos conseils de ne plus adorer leurs maudites
idoles, et plusieurs autres choses dignes de respect. Or, ayant en-
tendu tout ce que je viens de dire, ils conçurent pour nous de tels
sentiments d'adhésion qu'ils convoquèrent d'autres villages des envi-
rons, et tous ensemble ils jurèrent obéissance à Sa Majesté. Ils firent
alors entendre de grandes plaintes contre Montezuma, comme l'avaient
fait déjà les habitants de Gempoal, lorsque nous étions au village de
Quiavistlan.
Le lendemain, de bonne heure, Gortès fit appeler les capitaines et
caciques de Gempoal, qui attendaient nos ordres dans la campagne,
tremblant de peur au sujet du mensonge dont ils s'étaient rendus
coupables. Quand ils arrivèrent en sa présence, il leur fit faire avec
les habitants de ce village un traité d'amitié, qu'aucun d'eux n'en-
freignit jamais à l'avenir. Aussitôt après, nous nous mîmes en marche
pour Gempoal en suivant un autre chemin qui nous fit passer par
deux villages alliés de celui de Gingapacinga. Or, tandis que nous
nous reposions, — parce que le soleil était très-vif et que nous étions
arrivés très-fatigués par le poids de nos armes, — un soldat nommé
120 CONQUÊTE
Mora, natif de Ciudad-Rodrigo, vola deux poules dans une maison
d'Indien de ce village. Gortès, qui s'en aperçut, éprouva une telle co-
lère pour la conduite que ce soldat avait osé tenir sous ses yeux en
pays allié, que sur-le-champ il lui fit passer une corde autour du cou,
et il serait resté pendu si Pedro de Alvarado, qui se trouvait près
de Gortès, n'eût coupé la corde avec son sabre; le pauvre homme
tomba à moitié mort. J'ai voulu faire mémoire ici de cet événement
pour que les curieux lecteurs voient bien à quel point Gortès procé-
dait par des exemples, et combien cela était important dans notre
situation. Ge soldat mourut plus tard sur un penol, dans une cam-
pagne faite contre la province de Guatemala. Revenons à notre récit.
Tandis que nous sortions de ces villages, que nous laissâmes paci-
fiés, en route pour Gempoal, le cacique gros et d'autres personnages
nous attendaient dans des cabanes avec des vivres. Ge n'étaient que
des Indiens, mais cela ne les empêcha pas de comprendre que la jus-
tice est sainte et bonne et que, s'il ressortait des paroles de Gortès
que nous venions redresser des torts et abattre des tyrans, il n'avait
pas manqué d'être fidèle à ses principes dans ce qui se passa en
cette petite campagne. Ils nous en estimèrent davantage. Nous dor-
mîmes dans ces cabanes, d'où les caciques nous accompagnèrent en-
suite aux habitations de leur ville. Ils auraient certainement bien
voulu que nous n'en sortissions jamais plus, parce qu'ils craignaient
que Montezuma n'envoyât contre eux ses gens de guerre, et ils dirent
à Gortès que, puisque nous étions déjà leurs amis, ils nous voulaient
avoir pour frères et qu'il serait bien que nous prissions leurs filles
et leurs parentes pour assurer notre lignée. Et tout de suite, pour
mieux resserrer nos liens, ils nous amenèrent huit Indiennes, filles
de caciques. Ils en donnèrent une à Gortès; elle était nièce du cacique
gros lui-même ; une autre à Alonso Hernandez de Puertocarrero : c'était
la fille d'un autre grand cacique appelé Guesco. Les huit étaient vê-
tues de belles chemises du pays et bien ornées, selon l'usage du lieu;
chacune d'elles portait au cou un riche collier d'or et aux oreilles des
pendants de même métal. Elles étaient accompagnées d'autres In-
diennes destinées à les servir. En les présentant, le cacique gros dit
à Gortès: « Tecle ( ce qui veut dire: sefior), ces sept jeunes filles
sont pour tes capitaines, et celle-ci, qui est ma nièce, est pour toi ; elle
est maîtresse de villages et de vassaux. » Gortès les reçut allègrement,
disant qu'il leur en savait gré, mais que, pour les accepter de manière
que leurs parents deviennent nos frères, il faut qu'ils n'aient plus ces
idoles en lesquelles ils croient, qu'ils adorent et qui les trompent;
qu'il ne veut pas qu'on leur sacrifie désormais, et que, dès lors qu'il
ne sera plus témoin de leurs vilaines pratiques et de leurs sacrifices,
il les tiendra bien plus sûrement pour frères ; qu'il est, du reste, néces-
saire que ces femmes deviennent chrétiennes avant qu'on les reçoive.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 121
Il ajouta qu'Us devaient se rendre purs des vices honteux dont leurs
jeunes hommes donnaient continuellement le scandale1 ; que d'ailleurs
on sacrifiait chaque jour sous nos yeux quatre et cinq Indiens dont
on offrait les cœurs aux idoles, lançant le sang sur les murailles, cou-
pant les jambes, les cuisses et les bras pour les manger comme viande
qui sortirait de nos boucheries (je crois même qu'on les vendait en
détail dans les tiangues, qui sont leurs marches) ; et, finalement,
pourvu qu'ils abandonnassent leurs mauvaises habitudes et ces usages
non-seuloment nous serions leurs alliés, mais nous ferions en sorte
de les rendre seigneurs d'autres provinces.
Les caciques et les papes répondirent tout d'une voix qu'il ne leur
convenait pas d'abandonner leurs idoles et leurs sacrifices; que leurs
dieux leur donnaient la santé, les bonnes récoltes et tout ce qui était
nécessaire à leurs besoins; que pour ce qui regardait les vices hon-
teux, ils s'y opposeraient, afin d'obtenir que l'usage n'en fût plus suivi.
Lorsque Gortès et nous tous entendîmes cette réponse si irrespec-
tueuse, après avoir vu tant de cruautés et tant d'ignominies déjà ra-
contées dans mon récit, nous n'eûmes pas la patience d'y tenir plus
longtemps. Gortès en prit occasion pour nous parler à ce sujet et nous
rafraîchir la mémoire sur des points importants de la saine doctrine :
Gomment nous serait-il possible de rien faire d'utile si nous ne veil-
lions au soutien de l'honneur divin et à la ruine des sacrifices que ces
hommes faisaient à leurs divinités? Il nous recommanda d'être bien
sur nos gardes et prêts à combattre pour le cas où ils voudraient nous
empêcher de détruire ces idoles, ajoutant qu'il fallait absolument
qu'elles fussent renversées ce jour-là même. Nous eûmes donc le soin
de nous tenir armés, comme nous en avions du reste la coutume, bien
préparés à en venir aux mains.
Gortès dit alors aux caciques qu'ils devaient se décider à détruire
leurs idoles. Ayant entendu ces paroles, le cacique gros donna des
ordres à ses capitaines, afin qu'ils armassent un grand nombre de
guerriers pour la défense de leurs dieux. Lorsqu'ils nous virent prêts
à monter à un de leurs temples muni d'un escalier qui avait tant de
marches que je ne me souviens plus du nombre, le cacique gros et
d'autres personnages de distinction s'agitèrent, devinrent furieux et
demandèrent, à Gortès pour quel motif nous voulions ainsi mettre en
pièces leurs idoles, ajoutant que si nous avions l'audace de déshonorer
leurs dieux et de les leur enlever, ils périraient tous ensemble et nous
feraient périr avec eux. Gortès leur répondit très-irrité qu'il les avait
déjà priés de ne pas sacrifier à ces mauvaises figures, afin de ne plus
1. Je no traduis pas littéralement ce passage. B. Diaz s'exprime avec plus de réa-
lisme, car il dit : Y que tambien habian de ser Umpios de sodomias, parque ttnian
muchachos vestidos en hâbilo de mugeres, que andabau â ganav en aquei nuildilo
oficio.
122 CONQUÊTE
en être dupes ; que c'est pour cela que nous venions les faire dispa-
raître; qu'ils les enlevassent eux-mêmes sans retard s'ils ne voulaient
que nous les fissions rouler du haut en bas des degrés; il ajouta que
nous ne les tenions plus pour amis, mais pour nos adversaires, puis-
qu'il leur donnait un bon conseil et qu'ils ne voulaient pas le suivre ;
considérant, d'ailleurs, que leurs capitaines s'étaient présentés armés
en guerre, il était irrité contre eux et très-disposé à en tirer vengeance
en les faisant périr. Quand ils virent Gortès leur adresser ces menaces,
que notre interprète dona Marina savait fort bien leur exprimer,
quand ils entendirent celle-ci leur parler des forces de Montezuma,
qu'ils attendaient de jour en jour, la crainte leur fit dire qu'ils ne se
croyaient pas dignes de s'approcher de leurs dieux ; que si nous vou-
lions nous-mêmes les détruire, nous le fissions sans leur consente-
ment, nous conduisant selon notre volonté.
A peine avaient-ils dit ces paroles que nous nous réunîmes cin-
quante soldats, nous montâmes, et nous précipitâmes les idoles, qui
roulèrent en morceaux. C'étaient des sortes de dragons épouvantables,
grands comme des veaux, et d'autres figures représentant des demi-
corps d'hommes et des chiens de haute stature, le tout de fort mau-
vais aspect. Les caciques et les papes qui étaient présents, les voyant
ainsi mis en pièces, se prirent à pleurer et à se voiler la face, leur
demandant pardon en langue totonaque et leur faisant observer qu'ils
n'étaient pas coupables, puisqu'ils n'avaient plus de pouvoir, et que
le sacrilège venait de ces leules contre lesquels ils n'osaient s'armer,
de crainte d'être livrés ensuite sans défense aux Mexicains. Lorsque
cela arriva, les capitaines des Indiens guerriers qu'on avait armés
contre nous voulaient commencer à nous lancer des flèches. Nous en
étant aperçus, nous mîmes la main sur le cacique gros, six papes, et
quelques autres personnages de distinction. Cortès leur dit que s'ils
se livraient à quelque démonstration imprudente, ils le payeraient
tous de leur vie. Le cacique gros envoya des ordres sur-le-champ pour
que ses hommes s'éloignassent de nous sans commettre aucun acte
d'hostilité. Gortès, les voyant apaisés, leur adressa un discours dont
je vais dire la teneur, et tout fut ainsi terminé.
La petite campagne de Gingapacinga fut la première de Gortès dans
la Nouvelle-Espagne. Elle fut très-fructueuse, et cela ne se passa
nullement comme dit le chroniqueur Gomara, qui prétend que nous
prîmes, tuâmes et désolâmes tant de milliers d'hommes dans l'affaire
de Gingapacinga. Que les curieux qui me liront veuillent bien consi-
dérer la différence qu'il y a entre nous deux : le chroniqueur a beau
faire usage de son style ; il n'en est pas moins certain que ce qu'il
écrit ne s'est pas passé comme il le conte.
DÉ LA NOUVELLE-ESPAGNE. 123
CHAPITRE LU
Comme quoi Cortés fit construire un autel; on y plaça une image do Notre Dame
et une croix; on dit la messe et on baptisa les huit Indiennes.
Voyant que les caciques, les papes et les principaux habitants gar-
daient le silence, Gortès ordonna qu'on portât en des lieux écartés et
que l'on brûlât les morceaux des idoles brisées. Huit papes préposés
à leur culte sortirent alors d'un logement, prirent leurs dieux, les
emportèrent dans la maison d'où ils étaient sortis et les y brûlèrent.
L'habillement de ces ministres consistait en manteaux noirs taillés en
linceul, avec de longues soutanes arrivant jusqu'aux pieds et des
béguins qui simulaient ceux de nos chanoines ; quelques-uns les por-
taient plus petits, comme nos dominicains; d'autres, au contraire,
en avaient de plus longs, descendant jusqu'à la ceinture ou jusqu'aux
pieds, tellement couverts de sang et emmêlés, qu'on n'eût pu les
séparer; ils avaient les oreilles fendues : quelques-uns même avaient
fait le sacrifice complet des leurs ; ils répandaient comme une odeur
soufrée, bien souvent pis encore, comme si c'eût été de la chair morte.
Nous apprîmes que ces papes appartenaient à des familles distin-
guées ; ils n'étaient pas mariés, mais ils s'adonnaient à des vices hon-
teux, ce qui ne les empêchait pas de jeûner à certains jours. Je les
vis se nourrir de graines de coton qu'ils mangeaient après les avoir
débarrassées de leur laine, mais je ne saurais dire s'ils prenaient
autre chose sans que je pusse le voir.
Laissons là les papes et revenons à Gortès qui fit aux Indiens une
excellente conférence, au moyen de dorïa Marina et de Geronimo de
Aguiiar, nos interprètes. Il leur dit que nous les tenions maintenant
pour frères et qu'il les aiderait tant qu'il pourrait contre Montezuma
et ses Mexicains, auxquels il avait ordonné de ne plus leur faire la
guerre et de ne point exiger tribut; que, puisqu'ils n'avaient plus à
placer des idoles au haut de leurs temples, il désirait leur donner
une grande madone qui est la Mère de Notre Seigneur Jésus-Christ,
en qui nous croyons et que nous adorons, afin qu'eux aussi l'eussent
pour dame et protectrice. Or, en tout cela et sur bien d'autres choses
dont il fut question, on leur fit un bon discours, si bien conçu, eu
égard aux circonstances, qu'on ne pouvait réellement rien dire de
mieux. On leur déclara plusieurs choses relatives à notre sainte foi,
en aussi bons termes que le font aujourd'hui les religieux qui les
instruisent; et ils écoutèrent tout cela de très-bon cœur. Gortès fit
appeler ensuite tous les maçons indiens qui résidaient dans la ville
et ordonna qu'on apportât une grande provision de chaux, — elle
124 CONQUÊTE
était là très-abondante; — il leur enjoignit d'enlever la couche de
sang qui se trouvait partout dans les temples et de tout mettre en
ordre. Le lendemain on peignit à la chaux et l'on fit un autel recou-
vert de bonnes draperies. Il fit apporter une grande quantité de roses
du pays, qui répandent un grand parfum, ainsi que beaucoup de bran-
chages verts, et il en fit orner le temple, avec recommandation de le
tenir propre et continuellement balayé. Pour être préposés à ces soins,
il choisit quatre papes, leur donnant l'ordre de couper leur chevelure,
qui était très-longue comme j'ai eu occasion de le dire, et de se cou-
vrir de manteaux blancs après avoir abandonné ceux dont ils faisaient
usage; il leur enjoignit de se tenir toujours propres et d'avoir soin
de cette sainte image de Notre Dame, balayant le temple et l'ornant
de rameaux et de fleurs. Et pour qu'ils fissent mieux leur devoir, il
ordonna à un des soldats, vieux et boiteux, appelé Juan de Torres,
de Gordova, de s'établir là comme ermite et de faire en sorte que
tout se passât comme il l'avait exigé des papes.
Il donna l'ordre à nos charpentiers, dont j'ai déjà dit les noms, de
faire une croix et de la placer sur un pilier très-bien blanchi à la
chaux, que nous avions construit récemment. Le lendemain, le Père
fray Bartolomé de Olmedo dit la messe à cet autel; ce fut alors qu'on
donna l'ordre d'encenser à l'avenir avec l'encens indigène l'image de
Notre Dame et la sainte croix. On leur apprit aussi à faire des cierges
en cire, avec recommandation de les tenir sans cesse allumés sur l'autel
(jusqu'alors on n'avait pas encore mis la cire à profit dans le pays\
Les principaux caciques du village et d'autres des environs assistè-
rent à la messe. On amena les huit Indiennes qui étaient encore au
pouvoir de leurs pères et de leurs oncles, pour les rendre chrétiennes.
On leur fit comprendre qu'elles ne devaient plus sacrifier ni adorer
des idoles, mais croire en Dieu Notre Seigneur. On leur prêcha diffé-
rentes vérités relatives à notre sainte foi et on les baptisa. On appela
la nièce du cacique gros dorïa Gatalina ; elle était fort laide ; on l'offrit
à Gortès en la tenant par la main, et il la reçut gracieusement. On
nomma dona Francisca la fille de Guesco, qui était un grand cacique;
pour une Indienne, elle était fort belle ; Gortès la donna à Alonso
Hernandez de Puertocarrero. Les six autres, dont je ne me rappelle
pas les noms, furent réparties par Gortès entre des soldats. Gela fait,
nous prîmes congé de tous les caciques et des principaux habitants.
Ils conçurent pour nous et nous conservèrent toujours de bons senti-
ments, nous étant surtout reconnaissants de ce que Gortès voulût bien
accepter leurs filles et les emmener avec nous ; et après que notre
chef leur eut fait les meilleures offres de secours, nous revînmes à
notre Villa Rica, et ce que nous y fîmes, je vais vous le dire à la suite.
Voilà ce qui arriva dans cette ville de Gempoal et nullement ce qu'ont
écrit à ce sujet Gomara et les autres chroniqueurs.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 125
CHAPITRE LUI
Comme quoi nous arrivâmes à notre Villa Rica de la Vera Cruz et ce qui
nous y advint.
Quand nous eûmes terminé cette campagne et cimenté l'alliance
entre les habitants de Gingapacinga et ceux de Gempoal; quand les
villages environnants eurent juré obéissance à Sa Majesté; lorsque
nous eûmes brisé les idoles et placé l'image de Notre Dame avec la
sainte croix, laissant le vieux soldat pour ermite, ainsi que tout le
reste que j'ai raconté, nous revînmes à la Villa, en ramenant avec
nous quelques personnages de Gempoal. Nous y trouvâmes un navire
arrivé le jour même de l'île de Cuba, ayant pour capitaine un cer-
tain Francisco de Saucedo, que nous surnommions le Gentil, parce
qu'il se piquait surabondamment de gentillesse et de galanterie; on
disait même qu'il avait été maître d'hôtel de l'amiral de Gastille. Il
était natif de Médina de Rioseco. Là venait encore Luis Marin qui
devint plus tard capitaine dans les affaires de Mexico et fut homme de
grande importance. Il y avait aussi dix soldats. Saucedo amenait un
cheval et Luis Marin une jument. Ils apportaient au surplus de Guba
la nouvelle que le pouvoir de trafiquer et de coloniser était venu de
Gastille pour Diego Velasquez; ses amis s'en réjouirent beaucoup, et
surtout en apprenant qu'il avait reçu son titre à? adelantado i de
Guba.
Gomme d'ailleurs il n'y avait plus rien à faire dans la Villa que ter-
miner la forteresse dont on s'occupait encore, nous dîmes à Gortès, la
plupart d'entre nous, qu'il fallait laisser le travail où il en était, puis-
qu'il n'y avait plus que la charpente à poser; que nous étions depuis
plus de trois mois déjà dans la localité, et qu'il serait bon d'aller voir
ce que c'était que le grand Montezuma, en cherchant à assurer notre
subsistance et à mettre notre bonne fortune à l'épreuve; que du reste,
avant de nous mettre en route, nous devrions adresser nos hommages
à Sa Majesté, et lui rendre compte de tout ce qui nous était advenu
depuis notre sortie de l'île de Guba.
Nous mîmes en question en même temps le projet d'envoyer à Sa
Majesté notre or, tant celui que nous avions acheté que celui qui était
arrivé en présent de Montezuma. Gortès répondit que c'était une bonne
pensée et qu'il en avait déjà conféré avec quelques-uns des siens; mais
1. Vadclantado était un dignitaire qui réunissait en sa personne les pouvoirs ci-
vils et militaires.
126 CONQUÊTE
il pensait, quant à l'or, qu'il y aurait peut-être quelques soldats qui
voudraient garder leurs parts et que, si les lots individuels étaient
ainsi distraits, ce que l'on pourrait envoyer serait trop peu de chose.
C'est pour cela qu'il commissionna Diego de Ordas et Francisco de
Montejo, qui étaient des gens d'affaires, pour qu'ils vissent, un par
un, les soldats qu'on soupçonnait de vouloir garder leur part d'or.
Les commissaires leur disaient : « Senores1, vous voyez que nous
voulons faire présent à Sa Majesté de tout l'or qu'ici nous avons acquis,
et comme c'est le premier envoi de ce pays, ce devrait être encore plus
que nous n'en avons; il nous semble que tous ont le devoir de contri-
buer pour la part qui leur revient ; quant à nous, les caballeros et soldats
qui nous sommes inscrits déjà, nous avons signé que nous n'en vou-
lons aucune et que nous cédons tout à Sa Majesté, afin d'obtenir ses
bonnes grâces. On ne refusera point sa part à qui la réclamera, mais
que celui qui n'en voudra pas fasse comme nous : qu'il signe ce docu-
ment. » Cette conduite eut pour conséquence que tout le monde donna
sa signature. Cela fait, on nomma pour commissaires chargés d'aller
en Castille, Alonso Hernandez Puertocarrero et Francisco de Montejo
à qui Cortès avait déjà donné environ deux mille piastres pour le
mettre de son parti. On fit apprêter le meilleur navire de la flotte
avec deux pilotes dont l'un était Anton de Alaminos, qui savait se
conduire dans le canal de Bahama, où il navigua le premier. Nous
choisîmes aussi quinze matelots et on réunit sur le navire des provi-
sions de toutes sortes.
Ces diverses mesures étant prises, nous convînmes d'écrire et de
faire savoir à Sa Majesté tout ce qui était arrivé. Cortès fit, pour son
compte, une relation exacte, d'après ce qu'il nous dit; mais nous ne
1. J'ai à peine besoin de dire ce que signifie le mot senor (pluriel, senores) dans
notre langue. C'est l'équivalent du mot monsieur; mais, outre que cette dernière
expression aurait été d'un ridicule emploi dans la plus grande partie des passages où
son usage serait devenu nécessaire, elle n'aurait pas traduit partout d'une manière
exacte le mot quelquefois équivalent de la langue espagnole. Je dis « quelquefois »
car le mot senor a beaucoup plus de noblesse et acquiert une étendue plus considé-
rable dans la langue de nos voisins que le mot monsieur dans la nôtre. Ainsi le mot
senor suffît à désigner la dignité royale presqu'à l'égal de notre « sire », employé
aujourd'hui uniquement à propos de Majesté. C'est à tel point, — et cette explication
est ici des plus nécessaires, — c'est à tel point, dis-je, que Bernai Diaz n'emploie ja-
mais ou presque jamais dans son livre le mot de roi pour désigner Montezuma et Gua-
timozin ; c'est toujours celui de senor et gran senor, que du reste, pour ce cas excep-
tionnel seulement, j'ai traduit par « seigneur » et « grand seigneur ».
Le mot caballero (prononcer en mouillant le II) sert à désigner très-souvent le
sens que nous attachons encore au mot « monsieur »; mais il y a dans sa valeur
réelle quelque chose qui s'allie à la noblesse de caractère du gentilhomme. Je me
permettrai d'en donner un exemple remarquable en citant le bon mot de la reine
Christine à un de ses généraux contre lequel elle avait un ressentiment. Elle lui di-
sait: « Je t'ai fait noble, je t'ai fait général, je t'ai fait comte, duc, grand d'Espagne..-,
mais j'ai le regret de n'avoir pu te faire caballero. »
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 127
vîmes pas sa lettre. Les chefs de la municipalité écrivirent en ajoutant
à leur missive la signature de dix soldats; ils racontaient ce qui s'était
passé à propos de la résolution de coloniser le pays et de nommer
Coites capitaine général, le tout avec sincérité, sans que rien fût omis
dans la lettre, à laquelle j'appliquai aussi ma signature. Outre ces
lettres et ces relations, tous les capitaines et tous les soldats réunis
nous écrivîmes un autre récit en forme de rapport; ce qui s'y trouvait,
c'est ce qui suit.
CHAPITRE LIV
Du rapport et de la lettre que nous envoyâmes à Sa Majesté avec nos procureurs Alonso
Hernandez Puertocarrero et Francisco de Montejo, et qui portaient la signature de
quelques-uns de nos capitaines et soldats.
Nous commencions notre lettre par l'expression du respect qui est
dû à Sa Majesté l'Empereur, notre seigneur, en ces termes abrégés :
S. S. G. G. R. M. Nous disions ensuite tout ce qu'il convenait de con-
ter au sujet de notre voyage et de notre manière de vivre. J'en omet-
trai ici les détails, en exposant seulement les titres des chapitres :
comment nous partîmes de l'île de Cuba avec Fernand Gortès; les
appels qui furent alors adressés au public ; comme quoi nous comprî-
mes que nous allions coloniser, tandis que Diego Velasquez envoyait
en secret pour trafiquer de l'or et non pour la colonisation ; comment
Gortès voulut s'en retourner avec l'or acquis, conformément aux in-
structions qu'il avait reçues de Diego Velasquez et qui sont annexées
aux pièces de cette affaire; comme quoi nous demandâmes à Gortès de
s'établir en colonie, et nous le nommâmes capitaine général et grand
justicier, jusqu'à ce qu'il plût à Sa Majesté de disposer autrement ;
comment nous lui promîmes la cinquième partie de ce qui resterait,
après le prélèvement du quint royal; comment nous arrivâmes à Cozu-
mel et par suite de quels événements nous nous adjoignîmes Geronimo
de Aguilar sur la pointe de Gotoche; quelle fut la relation faite par
lui au sujet de son arrivée dans ce pays en compagnie d'un Gonzalo
Gruerrero qui voulut rester avec les Indiens, parce qu'il était marié,
avait des enfants, et se trouvait habitué au régime des indigènes; comme
quoi nous arrivâmes à Tabasco ; de l'attaque que nous eûmes à y sup-
porter et des batailles que nous livrâmes ; comment nous fîmes la
paix avec les naturels de cette province ; comme quoi, partout où nous
arrivions, nous adressions des discours bien raisonnes pour que les
habitants abandonnassent leurs idoles, en prenant soin d'expliqué!
les choses relatives à notre sainte foi ; comment les indigènes de Ta-
basco jurèrent obéissance à Sa Majesté royale et furent ses premiers
128 CONQUÊTE
sujets dans ces contrées; comment ils nous donnèrent en présent des
femmes, parmi lesquelles se trouvait une cacique qui, pour une
Indienne, avait une grande importance et savait la langue de Mexico
dont on fait usage dans tout le pays, et comme quoi, avec elle et
Aguilar, nous avions à notre disposition de véritables interprètes;
comment nous débarquâmes à Saint-Jean d'Uloa;nos conférences avec
les ambassadeurs du grand Montezuma ; ce qu'était le grand Monte-
zuma; ce que Ton disait de sa grandeur, et le présent qu'il nous en-
voya; comment nous fûmes à Gempoal, qui est une ville considérable,
et de là à un village fortifié appelé Quiavistlan; comment les habitants
se liguèrent avec nous en refusant l'obéissance à Montezuma, de même
que trente autres villages qui s'incorporèrent au patrimoine royal ;
comment nous partîmes de Gingapacinga ; comme quoi nous fîmes la
forteresse et comment nous sommes actuellement en marche pour
l'intérieur du pays, jusqu'à ce que nous ayons une entrevue avec Mon-
tezuma; comme quoi ce pays est très-vaste, très-peuplé, possédant
plusieurs villes et des habitants très-belliqueux ; comment ils parlent
différentes langues, et sont en hostilité les uns contre les autres ;
comme quoi ils sont idolâtres, tuent et sacrifient grand nombre d'hom-
mes, d'enfants et de femmes, mangent de la chair humaine et se
livrent à des vices honteux ; comme quoi le premier qui découvrit ce
pays fut Francisco Hernandez deCordova; comment Juan de Grijalva
vint après lui; et comme quoi maintenant nous faisons présent à Sa
Majesté des valeurs que nous avons acquises, sous forme d'un soleil
d'or, d'une lune d'argent, d'un casque plein d'or en grains, ainsi qu'il
sort des mines; divers genres d'objets en or sous des formes variées;
des étoffes de coton très-belles et tissues déplumes; diverses pièces
en or, comme des émouchoirs, des rondaches et beaucoup d'autres
choses dont je ne me souviens plus après tant d'années.
Nous envoyâmes aussi quatre Indiens que nous retirâmes de quatre
cages en bois où on les avait mis à l'engrais, à Gempoal, afin de les
sacrifier et de les manger quand ils seraient à point.
Après avoir terminé ce rapport, nous expliquâmes comment nous
restions dans ces royaumes de Sa Majesté quatre cent cinquante sol-
dats en grand péril, au milieu de tant de villes, d'habitants belli-
queux et de redoutables guerriers, pour le service de Dieu et de la
couronne royale. Nous priâmes notre Empereur qu'il nous fît la grâce
de nous accorder tout ce qui nous deviendrait nécessaire, mais qu'il
eût la bonté de ne concéder à personne le gouvernement de ces pays,
parce qu'ils sont riches à ce point et peuplés de si grandes villes
qu'ils peuvent convenir à un infant d'Espagne ou à un grand sei-
gneur. Nous ajoutâmes qu'il était à notre connaissance que, comme
don Juan Rodriguez de Eonseca, évêque de Burgos et archevêque de
Rosano, était président du Gonseil des Indes, il en donnerait le com-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 129
mandement à un de ses parents ou amis, spécialement à un Diego
Velasquez qui était actuellement gouverneur de l'île de Cuba, la rai-
son étant qu'il en avait reçu des présents en or et des villages d'In-
diens qui lui exploitaient des mines d'or dans cette île; qu'il résul-
tait de tout cela que, ayant dû donner à Sa Majesté et à la couronne
royale les meilleurs villages, et ne Lui en ayant attribué aucun, Ve-
lasquez n'est réellement digne de recevoir aucune faveur; comme
d'ailleurs nous sommes les plus loyaux serviteurs de Sa Majesté,
disposés à La servir jusqu'à la fin de nos existences, nous Lui faisons
tout savoir pour qu'Elle n'ignore aucune chose; que nous sommes
bien résolus à attendre l'arrivée de son seing royal, après que Sa
Majesté aura fait à nos procureurs la faveur de les recevoir quand
ils iront se mettre à ses pieds et Lui présenter nos lettres; et alors
nous inclinerons nos poitrines vers la terre en signe d'obéissance à
son royal commandement; mais si l'évêque de Burgos, de son auto-
rité privée, nous envoyait n'importe quelle personne pour être notre
gouverneur ou notre capitaine général, avant de lui donner obéis-
sance, nous nous empresserions de le faire savoir à Sa Royale
Personne en tous lieux où Elle se trouvera, et qu'en tout ce qui sera
de son royal commandement, nous obéirons, ainsi que nous sommes
obligés de le faire et qu'il convient à propos de tout ordre émanant
de notre Roi et seigneur. Outre ce que je viens de dire, nous sup-
pliâmes Sa Majesté qu'en attendant qu'Elle nous fît la faveur d'autres
ordres, Elle voulût bien concéder le gouvernement de ce pays à Fer-
nand Cortès; et nous fîmes tant d'éloges de sa personne et de son
zèle au service royal, que nous l'élevâmes jusqu'aux nues.
Après avoir écrit et fait toutes ces relations dans les termes les plus
respectueux et les plus soumis, ainsi que c'était juste, ayant soin d'y
procéder par chapitres bien ordonnés; lorsque nous eûmes expliqué
chaque chose en précisant sa date et la manière dont elle était arri-
vée, le tout dans les termes qui convenaient pour notre Roi et sei-
gneur, et nullement avec la négligence que je mets dans cet écrit,
nous signâmes notre lettre, tous les capitaines et soldats qui étions
du parti de Gortès, et nous en fîmes un duplicata. Notre chef nous
pria de la lui communiquer. Lorsqu'il vit le rapport si exact que nous
faisions et les grandes louanges que nous avions ajoutées relative-
ment à sa personne, il en ressentit beaucoup de joie, nous dit qu'il
nous en savait gré et nous combla de promesses pour l'avenir. Mais
il n'aurait pas voulu que nous fissions mention du cinquième en or
dont nous l'avions gratifié, ni des capitaines que nous prétendions
avoir été les premiers à découvrir le pays, parce que, d'après ce que
nous apprîmes plus tard, il ne parlait dans son rapport ni de Fran-
cisco Hernandcz de Gordova, ni de Grijalva, tandis qu'il s'attribuait
à lui seul la découverte et l'honneur de toute chose. Il nous dit que7
9
130 CONQUETE
pour à présent, on aurait pu passer ces particularités sous silence,
sans en donner connaissance à Sa Majesté; mais il ne manqua pas
quelqu'un pour répondre qu'on ne devait point omettre de dire à
notre seigneur et Roi tout ce qui arrivait. Ces lettres étant donc
écrites et remises à nos procureurs, nous leur recommandâmes de ne
point entrer à la Havane et de ne pas s'arrêter à la ferme que Fran-
cisco de Montejo possédait dans l'île sous le nom de Marien; c'était
un port où les navires pouvaient aborder. On voulait par cette me-
sure éviter que Diego Velasquez pût savoir ce qui se passait; mais
nos messagers ne suivirent pas nos ordres, ainsi que je le dirai
bientôt.
Tout étant prêt pour l'embarquement, le Père Bartolomé de 01-
medo dit la messe et recommanda nos voyageurs au Saint-Esprit,
pour qu'il leur servît de guide. Ils partirent de Saint-Jean d'Uloa
le 26 du mois de juillet de l'an 1519, et ils arrivèrent à Cuba avec
beau temps. Francisco de Montejo, à force d'instances, obtint que le
pilote Alaminos dirigeât le navire sur sa ferme, sous le prétexte d'y
prendre des provisions en porcs et cassave. On alla mouiller au port
de sa propriété, sans faire aucun cas de la présence de Puertocarrero,
qui était malade. La nuit même de leur arrivée, ils dépêchèrent un
matelot à terre avec des lettres et des avis pour Diego Velasquez.
Nous sûmes plus tard qu'on lui avait donné l'ordre d'aller lui-même
porter les lettres ; de sorte que le matelot partit en toute hâte, divul-
guant de village en village, par l'île de Cuba, les événements que je
viens de raconter, jusqu'à parvenir à instruire Diego Velasquez lui-
même. Ce que celui-ci fit à ce sujet, on va le voir à la suite.
CHAPITRE LV
Comment Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, eut avis certain par ces lettres que
nous envoyions des procureurs avec un message et des présents pour notre Roi, et
ce qui fut fait à ce sujet.
Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, apprit donc les nouvelles
par les lettres secrètes que Montejo lui fit tenir, et par le récit du
matelot qui avait assisté à tous les événements dont j'ai parlé et qui
s'était lancé à la nage pour pouvoir lui porter le message. En enten-
dant parler du grand présent en or que nous envoyions à Sa Majestéj
et en apprenant quels étaient les ambassadeurs, cédant à la crainte;
il se lamentait en paroles dignes de pitié et lançait des malédictions
contre Gortès, contre le secrétaire Ducro et contre le commissaire
Amador de Lares. Sans perdre de temps d'ailleurs, il fit amener deux
navires de petit tonnage, fort bons voiliers; il y embarqua toute
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 131
l'artillerie et tous les soldats qui purent y tenir, avec deux capitaines
nommés l'un Gabriel de Rojas et l'autre Gruzman. Il leur ordonna
d'aller jusqu'à la Havane et que, en tout état de choses, on ne man-
quât pas de lui amener prisonnier le navire sur lequel se trouvaient
les procureurs et tout l'or dont il était porteur. Ils arrivèrent, en
effet, comme ils en avaient reçu l'ordre, en un certain nombre de
jours, au canal de Bahama. Ils demandaient partout aux embarca-
tions de cabotage si l'on avait vu en mer un navire de grand ton-
nage ; tous donnaient la nouvelle de l'avoir rencontré, ajoutant que
sans doute il aurait déjà débouché du canal de Bahama, attendu qu'il
naviguait avec beau temps ; mais, après avoir louvoyé entre le canal
et la Havane, les deux navires, ne rencontrant nullement ce qu'ils ve-
naient chercher, retournèrent à Santiago de Cuba.
Or, si déjà Velasquez était triste et soucieux lorsqu'il envoya ces
navires, il le fut bien plus encore quand il les vit de retour sans être
parvenus à leur but. Ses amis lui conseillèrent alors d'expédier des
plaintes en Espagne, à l'évêque de Burgos, président du Conseil des
Indes, qui faisait beaucoup pour lui. Ses récriminations furent adres-
sées en même temps à la grande Cour de justice qui résidait à Saint-
Domingue, et aux Frères hiéronymites, fray Luis de Figueroa, fray
Alonso de Santo-Domingo et fray Bernardino de Mancanedo, qui
gouvernaient cette île. Ces religieux avaient leur résidence originaire
et habituelle dans le monastère de la Mejorada, à deux lieues de
Médina del Gampo. On envoya en toute hâte un navire à la Respi-
nola, en formulant beaucoup d'accusations contre Gortès et contre
nous tous. Mais la Gour royale de justice ne manqua pas d'être mise
au courant de l'importance de nos services ; la réponse que les Frères
donnèrent assurait qu'on ne pouvait absolument accuser en rien
ni Gortès ni ceux qui l'aidaient dans son expédition, puisque par-
dessus toutes choses c'était sur notre Roi et seigneur que nous comp-
tions, et c'était à lui que nous adressions un présent si considérable
qu'on n'en avait pas vu un semblable depuis bien longtemps dans
notre Espagne. On le pouvait dire alors parce qu'on ne savait encore
rien du Pérou en ce temps-là. Il fut ajouté que non-seulement nous
ne méritions pas d'être accusés, mais que nous étions en tout dignes
des bonnes grâces de Sa Majesté. On envoya en conséquence, à
Diego Velasquez, pour contrôler ses actes, un licencié nommé Zuazo,
qui partit pour Guba ou qui se trouvait déjà dans cette île depuis peu
de mois.
Lorsqu'on apporta à Diego Velasquez cette réponse de la Gour de
justice, il en éprouva encore plus de tristesse ; ce fut même au point
qu'ayant été très-gros jusque-là, il devint en peu de jours d'une
grande maigreur. Il fit rechercher dans l'île, en toute diligence,
les navires dont on pouvait disposer; il réunit soldats et capi-
132 CONQUÊTE
taines afin de rendre possible l'envoi d'une grande flotte pour arrêter
Gortès ainsi que nous tous. Il mettait tant d'entrain dans ses apprêts
qu'il allait lui-même courant de ville en ville, de ferme en ferme,
écrivant à tous les endroits de l'île où il ne pouvait aller en per-
sonne, pour prier ses amis de s'engager dans cette expédition. De
telle manière que, en onze ou douze mois, il réunit dix-huit navires
grands ou petits et environ treize cents soldats, en y comptant les
capitaines et les gens de mer ; parce que, en le voyant prendre à ce
point l'affaire à cœur, les principaux habitants de Cuba, entre pa-
rents et propriétaires d'Indiens, s'apprêtèrent à lui rendre ce service.
Il envoya en qualité de capitaine général de l'expédition un hidalgo
nommé Pamphilo de Narvaez, homme corpulent et de taille élevée,
affectant de parler d'une voix caverneuse1. Il était natif de Valladolid
et marié, à l'île de Cuba, avec une veuve appelée Maria de Valen-
zuela, qui était fort riche et possédait de bons villages d'Indiens. Je
le laisserai, pour à présent, occupé à préparer sa flotte, et je revien-
drai à nos procureurs et à leur bon voyage, car, attendu qu'en un
même temps trois ou quatre choses arrivaient à la fois, il m'est im-
possible de suivre le iil de mon récit en omettant les accessoires qui
s'y rattachent. Veuillez pour ce motif ne pas m'en vouloir si je m'é-
loigne de mon ordre naturel pour dire ce qui se passa.
CHAPITRE LVI
Comme quoi nos procureurs débouchèrent avec beau temps du canal de Bahama,
arrivèrent en Castille en peu de jours et ce qui leur arriva en Cour.
J'ai déjà dit que nos procureurs partirent du port de Saint-Jean
d'Uloa le 26 juillet 1519, qu'ils arrivèrent aux parages de la Havane
avec beau temps et débouchèrent du canal par des passages où l'on
naviguait pour la première fois. Ils atteignirent rapidement les îles
Terceras et de là Séville, d'où ils partirent en poste pour la Cour,
qui résidait alors à Valladolid. Le président du Conseil royal des
Indes était don Juan Rodriguez de Fonseca, évêque de Burgos, qui
1. Le texte dit : hombre alto de cuerpo, y mernbrudo, y hablada algo entonado,
como medio deboveda. Le mot entonado indiquant la prétention, j'avais cru d'abord
pouvoir traduire par ces mots : « Il se donnait des airs en parlant. » J'avais été con-
duit à celle interprétation en rapportant le membre de phrase suivant : medio de
boveda, « à demi en voûte », à l'apparence du corps. Une plus juste réflexion me fait
croire aujourd'hui que ce second membre de phrase se raDporte à l'intonation de la
voix « qui résonnait à moitié comme sous une voûte ». J'ai cru dès lors pouvoir dire :
« Affectant de parler d'une voix caverneuse ». Je suis certain que telle a été la pen-
sée de l'auteur.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 133
se (lisait archevêque de Rosano et tenait alors la tête de la Cour
parce que l'Empereur noire maître, encore fort jeune, se trouvait en
Flandre. En allant baiser les mains au président, nos procureurs
étaient fort joyeux, espérant de grandes faveurs à propos de la pré-
sentation de nos lettres, de nos rapports, de l'or et des joyaux. Ils le
prièrent de dépêcher sur-le-champ un courrier à Sa Majesté avec le
présent et les lettres, se disposant eux-mêmes à l'accompagner pour
baiser les pieds royaux. Mais, au lieu de leur faire fête, le président
se montra peu affectueux et peu désireux de leur être favorable ; il
leur adressa même quelques paroles empreintes de sécheresse et de du-
reté. Nos envoyés lui dirent alors qu'il voulût bien considérer les
grands services que Gortès et ses compagnons nous rendions à Sa
Majesté ; qu'on le suppliait encore d'envoyer à Sa Majesté, sans per-
dre de temps, et l'or et les joyaux, les lettres et les rapports, afin
qu'Elle pût savoir tout ce qui se passait, ajoutant que, du reste, ils
iraient eux-mêmes avec l'envoyé. Le président leur fit de nouveau
une réponse arrogante ; il leur ordonna de ne s'occuper nullement de
l'affaire, et ajouta qu'il écrirait lui-même ce qui se passait et non ce
qu'ils venaient de lui dire, la vérité étant qu'ils s'étaient soulevés
contre Diego Velasquez. On échangea d'autres paroles avec beaucoup
d'aigreur.
Sur ces entrefaites arrivait à la cour Benito Martin, chapelain de
Diego Velasquez, dont j'ai déjà fait mention. Il fit de grandes plaintes
contre Gortès et nous tous, ce qui irrita beaucoup plus l'évêque à
notre sujet. Alonso Hernandez Puertocarrero, en sa double qualité de
caballero et de cousin du comte de Medellin, après avoir vu que Mon-
tejo n'osait pas contrarier le président, se hasarda à dire à l'évêque,
en le suppliant avec insistance, qu'on voulût bien les écouter sans
passion et ne pas leur faire les réponses qu'on venait d'entendre ;
qu'on envoyât à Sa Majesté les messages tels qu'ils venaient de les
apporter ; que nous étions tous serviteurs de la couronne royale et
que, quant à eux-mêmes, ils étaient dignes d'être honorés et nulle-
ment qu'on leur fît affront en paroles peu mesurées. L'évêque, ayant
enlendu ce discours, donna l'ordre d'arrêter Puertocarrero, se fondant
aussi sur le rapport qu'on lui faisait que, trois ans auparavant, il
avait enlevé à Medellin et emmené dans les Indes une dame appelée
Maria Rodriguez. Il en résultait que tous nos services et tous nos
présents en or en arrivaient au succès que je viens de dire. Nos mes-
sagers convinrent de garder le silence jusqu'à meilleur temps. L'é-
vêque écrivit à Sa Majesté en Flandre, en faveur de son protégé et
ami Diego Velasquez, s'exprimant en fort mauvais termes au sujet de
Fernand Gortès et de nous tous. Mais il ne fit nullement mention des
lettres que nous avions envoyées, se contentant de dire, sans ajouter
grand'chose, que Fernand Cortès s'était soulevé contre Diego Velasquez.
134 CONQUÊTE
Mais revenons-en à Alonso Hernandez Puertocarrero, à Francisco de
Montejo, et à Martin Cortès, le père de notre chef. Gomme ils s'oc-
cupaient grandement de ses intérêts, ils convinrent d'envoyer des
messagers en Flandre avec d'autres lettres semblables à celles qui
avaient été livrées à l'évêque de Burgos, parce que nos procureurs
les avaient apportées en duplicata. Ils écrivirent à Sa Majesté tout
ce qui se passait, lui donnèrent les détails relatifs aux joyaux et aux
présents en or, et lui adressèrent leurs plaintes au sujet de l'évêque,
dévoilant en même temps ses connivences et ses affaires avec Diego
Velasquez. D'autres caballeros leur vinrent en aide, parmi ceux qui
n'étaient pas au mieux avec don Juan Rodriguez de Fonseca; car ses
excès et ses orgueilleuses manières dans les grandes charges qu'il
occupait lui avaient suscité des inimitiés. Et comme d'ailleurs nos
grands services étaient rendus au nom de Dieu Notre Seigneur et au
profit de Sa Majesté, et que nous puisions nos forces dans cette pen-
sée, le bon Dieu voulut que notre Empereur arrivât à tout voir dans
sa plus grande clarté. Or, quand il parvint à tout comprendre, il en
témoigna une telle joie, et les ducs, marquis, comtes et chevaliers qui
se trouvaient à la Cour s'en réjouirent à ce point que, pendant plu-
sieurs jours, on ne parla plus que de Cortès et de nous tous qui l'ai-
dions dans ses conquêtes, ainsi que des richesses que de ces contrées
nous envoyâmes. Aussi, tant pour cela qu'à cause des lettres que
l'évêque de Burgos lui avait écrites à ce sujet, et que Sa Majesté put
considérer comme étant le contraire de la vérité, l'Empereur se méfia
de l'évêque à partir de ce jour, tenant compte surtout de ce qu'il n'avait
pas envoyé tous les objets d'or et s'en était approprié une grande
partie. Le président-évêque en fut informé par des lettres qu'on lui
écrivit de Flandre ; il en fut très-vivement irrité, et si, avant que nos
lettres parvinssent à Sa Majesté, il avait pris plaisir à mal parler, de
Cortès et de nous tous, dorénavant ce fut pis encore, car il criait sur
les toits que nous étions des traîtres. Mais, grâce à Dieu, il eut enfin
à rabaisser sa fougue et sa bravoure parce que, deux ans après, il fut
destitué et chassé même avec affront. Nous, au contraire, nous pas-
sâmes pour de loyaux serviteurs, ainsi que je l'expliquerai quand le
moment en sera venu. Sa Majesté s'empressa d'écrire qu'Elle ne tar-
derait pas à venir enCastille, qu'Elle s'occuperait en personne de ce
qui pourrait nous convenir et répandrait sur nous ses faveurs. Comme
d'ailleurs j'aurai à dire plus tard en détail ce qui advint à ce sujet,
je n'en parlerai plus actuellement et je laisserai nos procureurs at-
tendre l'arrivée de Sa Majesté.
Avant d'aller plus loin, je veux dire ce que certaines personnes fort
curieuses m'ont demandé, — et je trouve qu'elles ont eu raison de
le faire : — elles veulent savoir comment il se fait que je puisse
mettre dans ce récit ce que je n'ai pas vu, puisque j'étais occupé à la
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 135
conquête de la Nouvelle-Espagne lorsque nos procureurs livrèrent
les lettres, les rapports, le présent en or, apportés pour Sa Majesté,
et qu'ils curent leur différend avec l'évêque de Burgos. A cela je ré-
ponds que nos procureurs nous écrivaient, à nous les véritables con-
quistadores, point par point et par chapitres distincts, tout ce qui se
passait, soit à propos de l'évêque de Burgos, soit au sujet de ce que
Sa Majesté eut la bonté d'ordonner en notre faveur. Gortès nous fai-
sait part d'autres lettres qu'il recevait de nos procureurs dans les
villes où nous vivions alors, afin que nous pussions savoir à quel
point nous étions en bons termes avec Sa Majesté et quel grand en-
nemi nous avions en l'évêque de Burgos. Et voilà ce que j'avais à
répondre au sujet de ce que m'ont demandé les personnes dont j'ai
parlé.
Laissons cela et disons dans un autre chapitre ce qui se passa dans
notre quartier royal.
CHAPITRE LVII
Comme quoi nos envoyés partirent vers Sa Majesté avec tout l'or, les lettres et
les rapports combinés dans notre campement. Événements de justice par ordre
de Cortès.
Gomme les cœurs des hommes sont ainsi faits qu'ils diffèrent les
uns des autres par leurs manières de voir, il paraît que, quatre jours
après le départ de nos procureurs vers l'Empereur notre seigneur,
quelques amis et serviteurs de Diego Velasquez eurent des démêlés
avec Gortès. C'étaient Pedro Escudero, Juan Cermeno, un certain
Gronzalo de Umbria, le pilote Bernardino de Goria, qui devint plus
tard habitant de Ghiapa, un prêtre, nommé Juan Diaz, et certains
marins natifs de Gibraleon, appelés Pénates. Ils avaient pour motif,
les uns qu'on ne leur avait pas donné leur congé pour retourner à
Cuba, ainsi qu'on le leur avait promis; d'autres, qu'il ne leur fut pas
remis la part d'or qu'on envoya en Castille; les Pénates, qu'ils furent
fouettés à Cozumel, ainsi que je l'ai dit, lorsqu'ils volèrent les porcs
à un soldat nommé Berrio. Ils se concertèrent afin de s'emparer d'un
navire de petit tonnage et s'en aller ainsi à Cuba, pour informer
Diego Yelasquez, et dans le but de lui indiquer comment il pourrait
s'emparer de nos procureurs, de l'or et de nos lettres, lors de leur
escale à Cuba dans l'établissement de Francisco de Montejo ; car
on avait su que quelques personnes de notre campement leur
avaient donné le conseil de s'arrêter en route dans cette ferme. Il fut
même écrit des lettres à l'avance, afin que Diego Velasquez eût le
temps de s'emparer de nos messagers.
136 CONQUETE
Les conspirateurs que j'ai nommés avaient déjà fait leurs provi-
sions en pain de cassave, huile, poisson, eau et quelques autres mi-
nuties qu'on pouvait se procurer.
Ils étaient même sur le point de s'embarquer, un peu après minuit,
lorsque Bernardino de Goria, l'un d'eux, eut regret de s'en retourner
à Cuba et fut en avertir Gortès. Aussitôt que notre chef sut et les
moyens d'action, et le nombre des coupables, et les causes du départ
et tous ceux qui y avaient contribué par leurs conseils, il s'empressa
de faire retirer du navire les voiles, la boussole et le gouvernail, et
il ordonna qu'on les arrêtât tous. Il procéda à leur interrogatoire ; ils
confessèrent la vérité et ils accusèrent même comme étant leurs com-
plices quelques-uns des nôtres, à propos desquels on usa de prudence
en se taisant, parce que les circonstances ne permettaient pas autre
chose. Il y eut un jugement à la suite duquel fut donné l'ordre de
pendre Pedro Escudero et Juan Cermeno, de mutiler les pieds1 au
pilote Gonzalo de Umbria et d'appliquer aux matelots Pénates, à
chacun, deux cents coups de fouet. On aurait également châtié le Père
Juan Diaz s'il n'eût été prêtre ; on se contenta de lui faire peur. Je
me rappelle que lorsque Gortès signa cette sentence il dit en soupirant
et avec les marques d'un grand regret : ci Qu'on serait heureux de ne
savoir point écrire, afin de ne pas signer des morts d'hommes! » Il me
semble que cette manière de dire est très-pratiquée parmi les juges
qui condamnent les gens à des peines capitales. Ils la renouvellent de
ce cruel Néron, au temps où il se montra bon empereur.
Aussitôt que l'exécution fut faite, Gortès partit à bride abattue pour
Gempoal, qui est à cinq lieues de la Villa, nous donnant l'ordre de le
suivre au nombre de deux cents soldats, en y comprenant tous les ca-
valiers. Je me souviens aussi que trois jours auparavant Gortès avait
envoyé Pedro de Alvarado, avec deux cents soldats également, aux
villages de la sierra, pour s'y procurer quelques vivres, parce que
nous souffrions beaucoup de privations dans notre résidence. Il le fit
1. Supplice de cortar los pies. On est tout d'abord fort embarrassé pour savoir ce
qu'il faut entendre par cet ordre de Cortès de couper les pieds au soldat Umbria;
car c'est là la traduction littérale des expressions de 13. Diaz à ce sujet. Mais on se de-
mande bien naturellement s'il est possible que Cortès se donne ainsi volontiers les
embarras d'un homme désormais impropre à la marche. Il paraît plutôt juste d'adou-
cir les termes dont notre auteur s'est servi; d'autant plus qu'en ces temps-là il
n'était pas rare de voir appliquer la pratique barbare d'une mutilation portant sur les
orteils seulement. Cortès ordonna donc sans doute qu'on coupât, non les pieds, mais
les orteils au soldat Umbria. Il est même probable qu'il ne lesfitébrécher que fort légè-
rement ; car nous verrons bientôt ce môme soldat, à Mexico, choisi par son général
pour aller à pied reconnaître des gisements miniers à la distance de quatre-vingts
lieues, exercice qui serait devenu par trop pénible après une mutilation considérable.
Et d'ailleurs, tout à fait à la fin de son livre, B. Diaz, rendant compte de la mort
d'Umbria, le désigne par ces mots : « celui-là même à qui Cortès fit couper les doigts
des pieds. »
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE, 137
se diriger sur Gempoal, pour que nous y prissions nos dispositions
au sujet de notre voyage à Mexico. Il résulta de cela que Pedro de
Alvarado ne fut pas présent à l'exécution dont j'ai parlé. Je vais dire,
à la suite, comment nous disposâmes toutes choses lorsque nous fumes
réunis à Gempoal.
CHAPITRE LVIII
Comme quoi nous résolûmes de marcher sur Mexico et de détruire notre flotte avant
départir ; et ce qui se passa encore. Comme quoi le fait de détruire nos navires fut
le résultat du conseil et de l'accord entre les amis de Cortès.
Lorsque nous étions à Gempoal et que nous nous entretenions avec
Cortès sur les événements de la guerre et sur notre départ pour l'in-
térieur du pays, la conversation nous entraîna, nous tous qui étions
ses amis, à lui conseiller de ne laisser aucun navire dans le port et de
les détruire tous, afin qu'il ne restât plus d'occasion pour que quel-
ques soldats se soulevassent, pendant que nous serions dans l'inté-
rieur, comme ils l'avaient déjà fait en notre présence. Au surplus,
nous obtiendrions ainsi l'auxiliaire des maîtres, pilotes et matelots,
c'est-à-dire cent hommes environ qui nous seraient d'un meilleur se-
cours pour combattre que pour rester au port. Du reste, j'eus lieu de
croire que la pensée d'échouer les navires, que nous soumîmes alors
à Cortès, il l'avait lui-même conçue, mais il avait désiré qu'elle pa-
rût ressortir de nos conseils, afin que si quelque réclamation lui re-
venait un jour sur l'obligation de payer ces navires, il pût dire qu'il
avait agi selonnos avis, et que nous tous devions en répondre. Il donna
l'ordre aussitôt à Juan deEscalante, qui était alguazil mayor, homme
de grande valeur, ami de Cortès et ennemi de Velasquez, — parce qu'il
n'en avait pas obtenu de bons Indiens à Cuba — , il lui ordonna, dis-
je, d'aller immédiatement à la Villa, et de retirer des navires les an-
cres, câbles, voiles et tout ce qui pourrait avoir quelque utilité parmi
les objets contenus; qu'ensuite il les fît tous échouer, en ne conser-
vant que les bateaux1. Les pilotes, les maîtres d'équipage et les ma-
telots trop vieux pour faire campagne devaient rester dans la Villa
avec deux hommes munis de filets, qui seraient chargés de la pêche;
car ce port était poissonneux, quoique sans abondance.
1. Destruction de la flotte. Ce fait de la campagne de Cortès n'est pas seulement
un des plus extraordinaires que l'histoire nous ait transmis, mais encore il domine
à ce point les événements de cette mémorable conquête, que ceux-ci eussent tous
avorté peut-être, si la présence des navires eût entretenu l'espoir de la désertion et
du retour possible à Cuba parmi les hommes de l'expédition. On a beaucoup discuté
sur les mobiles dune résolution si digne de mémoire. Nous ne croyons pas, quant à
133 CONQUÊTE
JuandeEscalantefit toutes choses selon l'ordre qu'il avait reçu, et il
revint aussitôt à Gempoal avec une compagnie formée par des gens de
mer débarqués. Quelques-uns d'entre eux devinrent d'excellents sol-
dats. Gela étant fait, Cortès manda tous les caciques de la montagne,
appartenant aux villages confédérés qui s'étaient soulevés contre Mon-
tezuma. Il leur expliqua les secours qu'ils devaient prêter à la Villa
Rica, pour achever l'église, la forteresse et les maisons. Il prit alors
devant eux la main de Juan de Escalante et il ajouta : « Voici mon
frère ; ce qu'il commandera, vous devez l'exécuter ; s'il vous arrive
d'avoir besoin d'aide contre quelques Indiens mexicains, c'est à lui
que vous devez vous adresser; il ira en personne à votre secours. »
Tous les caciques firent l'offre de se soumettre bien volontiers à ses
ordres, et je me rappelle qu'aussitôt ils encensèrent Juan de Esca-
lante avec leurs parfums, malgré sa résistance à se laisser faire. J'ai
déjà dit que c'était un homme considérable et très-apte à occuper
n'importe quel emploi ; il était d'ailleurs ami de Gortès, et c'est dans
cette confiance que celui-ci lui donna le commandement de cette ville,
nous, qu'il soit opportun d'y engager notre étude. Il suffira de rapporter ce que Cortès
en a dit lui-même dans sa relation à l'empereur Charles-Quint. Dans ce mémorable
et court récit, ce qui est bien digne de surprendre au premier abord, c'est la simpli-
cité du rapport de ce grand homme de guerre. Il ne paraît pas se douter le moins du
monde qu'en détruisant sa flotte il accomplit un fait héroïque destiné à perpétuer son
nom dans l'admiration des siècles. C'est avec la plus grande froideur qu'il dit natu-
rellement, dans son récit :
« En sus du désir qu'entretenaient plusieurs anciens familiers et amis de Diego Ve-
lasquez de sortir de ce pays, il yen avait d'autres qui, le voyant si étendu, si peuplé,
tandis que nous étions nous-mêmes si peu nombreux, vivaient dans les mêmes aspi-
rations. J'en arrivai à croire que si je laissais subsister les navires, tous ceux qui
nourrissaient cette pensée s'en prévaudraient pour se soulever contre moi et fuir en
me laissant presque seul, annulant ainsi les bons services rendus à Dieu etàVotre Al-
tesse dans ce pays. Je m'ingéniai donc à démontrer que lesdits navires n'étaient plus
aptes à naviguer et, sous ce prétexte, je les fis échouer sur la côte. C'est par là que
mes hommes perdirent tout espoir de sortir de cette contrée, et je pus avancer avec
plus de sécurité, n'ayant plus la crainte, à peine aurais-je tourné le dos, de perdre
tous ceux qui seraient restés à la Villa Rica. » (Deuxième Lettre de Cortès, écrite de
Segura de la Sierra, le 30 octobre 1520.)
Ce n'est pas sans motifs que Bernai Diaz ajoute à cette raison la nécessité où l'on
était d'augmenter les forces de l'armée par l'adjonction des matelots et marins
restés libres après la perte des navires. Mais où notre chroniqueur, cédant a une va-
nité naïve, commet une erreur manifeste, c'est lorsqu'il prétend que cet acte extraor-
dinaire fut le résultat du conseil que ses principaux subordonnés et compagnons d'ar-
mes donnèrent à Cortès. Il se peut, comme le font justement observer Prescott et Ber-
nai Diaz lui-même, que cet habile et fin politique ait eu l'adresse de se faire poussera
exécuter cette grande résolution, après l'avoir insinuée, afin d'écarter de lui le poids
unique de la responsabilité en cas de revers ; mais qui ne voit qu'une semblable con-
ception ne saurait naître d'une assemblée ? car elle a tous les caractères d'une inspi-
ration qui s'élève au sublime de l'audace et elle doit être considérée par cela même
comme étant éminemment personnelle. Tout l'honneur sans nul doute en revient à
Cortès, et c'est avec raison que Bernai Diaz, mieux avisé, paraît en être lui-même à
peu près convaincu.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 13!»
afin que la résistance fût certaine si quelque force de Diego Velasquez
venait à se présenter. Je le laisserai là et je dirai ce qui advint.
C'est là que le chroniqueur Gomara assure que Gortès fit trouer
les navires; il dit aussi que Cortès n'osait pas divulguer parmi les
soldats qu'il voulait marcher sur Mexico, à la recherche du grand
Montezuma. Gomment ! de quelle pâte sont donc faits les Espagnols
pour refuser d'aller en avant et rester en des endroits où il n'y aurait
ni guerre ni profits ! Gomara dit encore que ce fut Pedro de Ircio qui
resta préposé au commandement de Vera Gruz ; on l'informa bien mal :
j'affirme que ce fut Juan de Escalante qui resta en qualité de capi-
taine et alguazil mayor de la Nouvelle-Espagne. Quant à Pedro de
Ircio, on ne lui avait encore donné aucun emploi, pas même dans les
(jiiadrillas. Ajoutons qu'il n'en était pas digne, et qu'il n'est d'ail-
leurs pas juste d'attribuer aux uns ce qu'ils n'ont pas eu, ni d'enlever
aux autres ce qui fut leur partage.
CHAPITRE LIX
D'un discours que Cortès nous adressa après avoir détruit les navires, et comment
nous disposâmes notre départ pour Mexico.
Après avoir détruit notre flotte publiquement (et non comme Go-
mara le raconte), un matin, après avoir entendu la messe, tandis que,
capitaines et soldats, nous parlions tous ensemble avec Gortès des
choses de l'expédition, il nous pria de vouloir bien l'écouter, et il
nous exprima les pensées suivantes : Que nous savions déjà quelle
était la campagne que nous allions entreprendre ; que, par la faveur
de Notre Seigneur Jésus-Christ, nous ne pouvions manquer de vaincre
en toutes les batailles et rencontres, et que nous devions nous y pré-
parer par tous les moyens possibles; parce que, s'il nous arrivait de
subir un échec (ce qu'il plairait à Dieu de ne pas permettre), il ne
nous serait plus possible de lever la tête, à cause du petit nombre
que nous étions; que nous n'avions à compter que sur le secours du
bon Dieu, puisque nous n'avions plus aucun navire pour retourner
à Cuba, et que notre salut dépendait uniquement de la fermeté de nos
cœurs et de notre bonne vigueur à combattre. Après qu'il eut ajouté
à ce sujet des paroles qui rappelaient les faits héroïques des soldats
de Rome, nous lui répondîmes que nous ferions tout ce qu'il com-
manderait ; que le sort en était jeté, bon ou mauvais, comme disait
Jules César sur le Rubicon; que du reste tous nos efforts tendraient
à servir Dieu et Sa Majesté.
Après cette conférence, dont les termes furent autrement choisis,
140 CONQUETE
engageants et pleins d'éloquence que je n'aurais pu le dire en ce
récit, Gortès fit appeler le cacique gros, et lui rappela qu'il devait
honorer de ses révérences et de ses soins l'église et la croix; il
ajouta qu'il allait partir immédiatement pour Mexico, afin d'obtenir
de Montezuma qu'il ne volât plus et ne fît à l'avenir aucun sacrifice ;
qu'il avait besoin de deux cents Indiens tamemes pour traîner l'ar-
tillerie. (J'ai déjà dit qu'ils portent deux arrobas sur leur dos,
faisant cinq lieues sous ce poids.) Il lui demanda aussi cinquante de
ses principaux hommes de guerre, pour qu'ils marchassent avec
nous.
Nous élions sur le point de nous mettre en route, lorsqu'arriva de
la Villa Rica un soldat avec une lettre de Juan de Escalante, à qui
Gortès avait ordonné de se rendre au port pour lui envoyer quelques
nouveaux soldats. Escalante disait qu'un navire louvoyait au long de
la côte et qu'il lui avait déjà fait différents signaux; que, quant à lui,
il avait arboré des pavillons blancs; qu'il s'était mis à se promener à
cheval sur le bord de la mer, couvert d'un manteau écarlate, afin
d'être vu par les gens du navire; qu'il lui avait semblé que les
marins avaient bien vu et les drapeaux, et le cheval, et le manteau ;
mais qu'ils n'avaient point voulu descendre à terre; qu'il avait expédié
des Espagnols pour observer à quel endroit allait ce navire; qu'on
lui avait répondu que le bâtiment avait jeté l'ancre, à trois lieues de
là, à l'embouchure d'une rivière; qu'il le faisait savoir à Gortès pour
voir ce qu'il ordonnerait. Gelui-ci, ayant lu la lettre, donna l'ordre
immédiatement à Pedro de Alvarado de prendre le commandement
de toute l'armée qui était à Gempoal. Il lui adjoignit Gonzalo de
Sandoval, qui déjà faisait preuve des qualités d'un valeureux soldat,
comme il le fut toujours par la suite. C'est là le premier commande-
ment qui fut confié à Sandoval. Il y eut même, au sujet de ce premier
emploi qu'on refusa à Alonso de Avila, certaines délicatesses entre
celui-ci et Sandoval.
Mais poursuivons notre récit, pour dire que Gortès se mit en route
à cheval avec quatre autres cavaliers qui l'accompagnèrent, et il
ordonna qu'on le fit suivre par cinquante soldats des plus ingambes;
il désigna lui-même ceux qui devaient l'accompagner. J'étais de ceux
qu'il choisit. Nous arrivâmes vers la nuit du même jour à la Villa
Rica. Je vais dire ce qui nous y advint.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 141
CHAPITRE LX
Comme quoi Cortès se rendit au point où le navire était mouillé et prit six soldats
et matelots qui étaient sortis du bord; de ce qui arriva à ce sujet.
Lorsque nous arrivâmes à la Villa Rica, Juan de Escalante vint
parler à Cortès, et lui dit qu'il conviendrait d'aller cette nuit même
vers le navire, de crainte qu'il ne fît voile et s'éloignât; il priait
Cortès de prendre du repos, tandis qu'il irait, lui, avec vingt soldats.
Cortès dit qu'il ne se reposerait pas (chèvre qui boîte ne dort pas la
sieste), qu'il voulait aller en personne avec les soldats qu'il avait
amenés; de sorte que, sans prendre une bouchée, nous recom-
mençâmes notre marche en remontant la côte. Nous rencontrâmes
quatre Espagnols qui venaient prendre possession du pays au nom
de Francisco de Garay, gouverneur de la Jamaïque. Ils étaient envoyés
par un capitaine qui depuis peu de jours s'occupait à former un
établissement sur le fleuve du Panuco ; son nom était Alonso Alvarez
de Pineda ou Pinedo. Les quatre Espagnols que nous rencontrâmes
s'appelaient : Gruillen de la Loa, qui venait en qualité de notaire, et
les témoins qui l'assistaient pour la prise de possession, l'un André
Nunez, charpentier; l'autre, maître Pedro, celui de la harpe, natif de
Valence; je ne me rappelle pas le nom du troisième.
Cortès, ayant bieu compris comment ils venaient prendre possession
au nom de Francisco de Graray, qui était resté à la Jamaïque et expé-
diait des capitaines en son nom, demanda à quel titre et par quelle
voie ces capitaines étaient venus. Les quatre hommes répondirent
que, l'an 1518, la nouvelle s'étant répandue, dans toutes les îles, des
terres que nous avions découvertes lors des voyages de Francisco
Hernandez de Cordova et de Juan de Grijalva, ainsi que des vingt
mille piastres en or apportées à Diego Velasquez, Garay eut occasion
de recevoir avis, par le pilote Anton de Alaminos et un autre naviga-
teur de l'expédition, qu'il pourrait demander à Sa Majesté pour son
compte tout ce qu'il aurait découvert depuis le fleuve San Pedro et
San Pablo vers le nord. Comme d'ailleurs Graray avait à la cour des
amis qui pouvaient lui obtenir ce qu'il demandait , il envoya un
sien majordome, nommé Torralva, chargé, de diriger cette affaire et
d'obtenir pour lui des titres qui le fissent commandant militaire et
gouverneur de tout ce qu'il découvrirait au delà du fleuve San Pedro
et San Pablo. Ce fut avec ces pouvoirs qu'il envoya trois navires
montés par deux cent soixante-dix soldats, pourvus de provisions et
de chevaux, avec le capitaine que j'ai nommé Alonso de Alvarez Pineda
1 42 CONQUÊTE
ou Pinedo. Ce capitaine s'était établi sur un fleuve appelé Panuco, à
soixante-dix lieues de là. Quant à eux, ils avaient agi d'après l'ordre
du capitaine et n'étaient pas en faute.
Cortès, ayant tout compris, chercha à les flatter par des paroles
affectueuses et leur demanda s'il ne nous serait pas possible de nous
emparer de ce navire. Le Gruillen de la Loa, qui était le principal de
ces quatre hommes, répondit qu'il ferait des signes avec son manteau
et tout ce qu'il lui serait possible. Mais on eut beau les appeler,
jouer du manteau et faire des signes; ils ne voulurent pas venir,
parce que, dirent ces hommes, leur capitaine leur avait recommandé
de bien se tenir en garde pour éviter de donner dans la troupe de
Gortès, car on avait reçu la nouvelle que nous étions dans le pays.
Voyant du reste que le canot du navire ne venait pas, nous com-
prîmes que les gens du bord nous avaient aperçus sur la côte et que
si l'on n'avait recours à quelque ruse, ils ne se résoudraient pas à
descendre à terre. Gortès pria donc les quatre hommes de se désha-
biller, pour que quatre des siens pussent revêtir leurs habits ; ils le firent
ainsi. Nous reprîmes alors le chemin par où nous étions venus, afin
qu'ils pussent, du navire, voir que nous nous en allions et le crussent
réellement, tandis que nos quatre hommes, revêtus des habits d'em-
prunt, resteraient en ce lieu. Nous nous cachâmes avec Gortès dans
un bois pendant la moitié de la nuit, attendant que l'obscurité fût
complète et qu'il nous fût ainsi possible de descendre jusque près
de la rivière, toujours assez dissimulés pour qu'on ne pût apercevoir
que les quatre soldats travestis.
Lorsque le jour se leva, ceux-ci commencèrent à faire des signaux
avec leurs capes, ce qui fit arriver aussitôt six matelots dans un
bateau. Deux de ces hommes seulement vinrent à terre, portant deux
jarres d'eau, tandis que nous continuions avec Gortès à observer de
notre cachette, attendant que les autres matelots arrivassent aussi ;
mais ils ne voulurent point descendre. Cependant nos quatre hommes
qui étaient revêtus des habits des gens de Garay faisaient semblant
de se laver les mains en cachant leur figure. Geux du bateau leur
criaient : «Venez, embarquez-vous! Qu'est-ce que vous faites? Pour-
quoi ne venez-vous pas? » L'un des nôtres répondit alors : « Venez
un peu à terre et vous verrez. » Or, comme ils ne reconnurent pas
cette voix, ils repartirent avec le canot. On eut beau les appeler, ils
se refusèrent à répondre. Nous voulûmes alors leur lancer quelques
coups d'escopettes et d'arbalètes, mais Gortès nous défendit d'en rien
faire, en disant que Dieu les gardât et qu'ils fussent adresser leur
rapport à leur capitaine. 11 en résulta que nous eûmes six soldats de
ce navire : les quatre premiers d'abord, et les deux matelots qui
vinrent à terre ensuite. Nous revînmes ainsi à la Villa Rica, et tout
cela sans avoir pris une bouchée.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 143
Voilà ce que l'on fit, et nullement ce qu'écrit le chroniqueur
Gomara, lequel dit que Garay lui-même vint alors. Il se trompe, car,
avant de venir en personne, il envoya trois capitaines avec des navires.
Je dirai plus loin en quel temps ils arrivèrent et ce que l'on en fit.
Je dirai aussi à quel moment arriva Garay en personne. Pour à
présent, poursuivons notre récit, et disons comment nous convînmes
d'aller à Mexico.
CHAPITRE LXI
Comme quoi nous résolûmes d'aller à la ville de Mexico et fumes par Tlaseala d'après
le conseil du cacique; de ce qui nous arriva tant en actions de guerre qu'en
d'autres choses.
Après avoir bien pesé tout ce qui était relatif au départ pour
Mexico, nous tînmes un conseil au sujet de la route que nous devions
suivre. Les principaux habitants de Gempoal furent d'avis que la
meilleure et la plus convenable serait celle qui passe par la province
de Tlaseala, parce que les Tlascaltèques étaient leurs amis et les
ennemis mortels des Mexicains. Ils avaient déjà préparé quarante
hommes de choix, tous guerriers, qui marchèrent avec nous et nous
furent d'un grand secours en cette campagne. Ils nous donnèrent
aussi deux cents tamemes pour traîner l'artillerie. Quant à nous,
pauvres soldats, nous n'avions pas besoin de porteurs; car, en ce
temps-là, nous n'avions rien à faire porter, puisque nous marchions
et couchions avec nos armes, consistant en lances, arbalètes, esco-
pettes, boucliers et autres défenses, et nous n'enlevions jamais les
sandales qui formaient notre unique chaussure, étant toujours bien
sur nos gardes et prêts à combattre.
Nous partîmes de Gempoal vers le milieu du mois d'août de 1519^
en bon ordre, avec des hommes pour battre la campagne et des éclai-
reurs en avant. Nous arrivâmes, le premier jour, à un village appelé
Xalapa et de là à Socochima^ point bien fortifié, d'un accès difficile^
où nous vîmes beaucoup de plantes grimpantes qui sont comme les
vignes du pays. Nous aidant de dona Marina et de Geronimo de Agui-
lar, nos interprètes, nous expliquâmes dans ces villages les vérités
relatives à notre sainte foi et comme quoi nous étions les sujets de
l'Empereur don Carlos qui nous avait envoyés pour empêcher qu'ils
sacrifiassent des hommes et qu'ils se volassent entre eux. On leur ex-
posa encore beaucoup d'autres choses qu'il convenait de leur dire, et
comme ils étaient alliés de Gempoal et ne payaient pas tribut à Mon-
tezuma, nous trouvâmes en eux beaucoup de bon vouloir. Ils nous
donnaient à manger et nous laissaient placer dans chaque village une
144 CONQUETE
croix, à propos de laquelle nous leur expliquions ce qu'elle signifiait,
en les priant de la traiter avec vénération. Après Socochima, nous tra-
versâmes des sierras élevées et un passage par où nous parvînmes à
un autre village appelé Texutla. On nous y reçut avec bienveillance,
car les habitants ne payaient pas tribut non plus.
En sortant de ce village, nous achevâmes la montée et nous entrâ-
mes dans le désert où il fit un froid intense avec des giboulées toute
la nuit, tandis que les vivres nous y manquèrent. De la sierra Ne-
vada, qui est à côté de la route, venait un veut qui nous faisait gre-
lotter, parce que, comme nous arrivions tout à coup à un pays si froid
en venant de l'île de Cuba et de la Villa Rica, contrée extrêmement
chaude, et que d'ailleurs nous n'avions que nos armes pour nous
couvrir, nous étions très-sensibles à la gelée, en notre qualité de gens
qui ont perdu l'habitude des climats froids. De là nous nous trans-
portâmes à un autre débouché où nous trouvâmes de grands établis-
sements et des oratoires d'idoles comme j'en ai décrit. Il y avait là
de grands amas de bois pour le service des dieux qui se trouvaient
dans le temple. Nous ne pûmes nous y pourvoir de vivres, et le froid
y était très-vif. De là nous entrâmes dans les possessions d'un village
appelé Gocotlan. Nous envoyâmes deux Indiens de Gempoal dire aux
caciques que nous approchions et qu'ils voulussent bien approuver
notre arrivée dans leurs établissements. Ce village était soumis à
Mexico; nous y marchions bien sur nos gardes et avec grand ordre,
parce que nous nous apercevions que les choses y avaient un autre
aspect. Quand nous vîmes blanchir les terrasses des habitations, et
les maisons du cacique, et les temples, et les oratoires très-élevés et
peints à la chaux, nous y crûmes voir une ressemblance avec quelques
villages de notre Espagne, et nous donnâmes alors à ce bourg le nom
de Gastilblanco, parce que certains soldats portugais nous dirent
que cela paraissait être la ville de Gasteloblanco de Portugal. C'est
ainsi, du reste, que ce bourg s'appelle actuellement. Or, comme on y
apprit, par les messagers que nous avions envoyés, que nous allions y
entrer, le cacique et quelques autres personnages sortirent pour nous
recevoir auprès de leurs maisons. Ce cacique s'appelait Olintecle. On
nous conduisit à des habitations où l'on nous apporta fort peu de vi-
vres, avec tous les signes d'un véritable mauvais vouloir.
Quand nous eûmes fait notre repas, Gortès leur demanda, au moyen
de nos interprètes, des choses concernant leur maître Montczuma. Le
cacique, en réponse, parla du grand nombre de guerriers qu'il avait
dans les provinces conquises, n'oubliant pas ses forces militaires qui
se trouvaient sur les frontières et dans les districts qui n'en étaient
pas éloignés. Il décrivit la place forte de Mexico, les maisons bâties
sur les lagunes, de telle façon qu'on ne pouvait passer de l'une à
l'autre si ce n'est au moyen de ponts et d'embarcations ; leurs con-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 145
structions étaient disposées en terrasses, de manière qu'elles pouvaient
être facilement converties en forteresses en y ajoutant des parapets.
Il racontait encore comment, pour arriver dans la ville, on passait par
trois chaussées en travers desquelles des tranchées étaient pratiquées
afin que l'eau pût circuler de l'une à l'autre; que sur ces tranchées
des ponts en bois étaient disposés de telle sorte qu'il suffisait de re-
lever n'importe lequel d'entre eux pour que l'entrée à Mexico devînt
impossible. Il nous dit la grande quantité d'or, d'argent et de pierres
précieuses qui formaient le trésor de son seigneur Montezuma. Il
s'étendait du reste tellement sur mille autres conditions qui faisaient
de celui-ci un très-grand seigneur, que Gortès et nous tous restions
en admiration en les écoutant. Quant à nous, les soldats espagnols,
obéissant à notre nature, nous puisions dans ce qu'il nous disait de
sa puissance le désir de nous lancer dans les aventures, quoique, à
vrai dire, il nous parût impossible d'admettre la réalité de tout ce
que racontait le cacique Olintecle. Et cependant, Mexico est vé-
ritablement plus forte encore et mieux munie de forteresses que nous
ne venions d'entendre dire; car, autre chose est d'avoir palpé et vu
soi-même les défenses qui s'y trouvent, et autre chose bien différente,
de les lire dans mon écrit. Il ajouta que Montezuma était si grand
seigneur qu'il mêlait sa volonté à toute chose et que par conséquent
on ne pouvait savoir s'il serait bien satisfait d'apprendre notre entrée
dans le village et le soin qu'on y avait pris de nous loger et de nous
fournir des vivres sans qu'il en eût donné l'autorisation.
Gortès répondit, par nos interprètes : « Je vous fais savoir que nous
venons de pays lointains par ordre de notre seigneur et Roi, l'Em-
pereur don Carlos, de qui nous sommes les sujets et les grands vas-
saux ; il nous envoie donner l'ordre à votre grand Montezuma de ne
plus sacrifier ou tuer aucun Indien, ni voler ses sujets, ni prendre
possession d'aucune autre contrée, et de jurer obéissance à notre sei-
gneur et Roi. Je vous dis donc maintenant, à vous Olintecle et à tous
les autres caciques ici présents, que vous cessiez vos sacrifices, que
vous ne mangiez plus la chair de vos semblables, que vous ne conti-
nuiez plus à vous livrer à des vices honteux et autres vilaines actions
qui sont dans vos habitudes, parce que c'est ainsi que Dieu Notre
Seigneur le commande, Lui en qui nous croyons, qui donne la vie et
la mort, et doit nous conduire dans les cieux. » On leur dit encore
beaucoup d'autres choses relatives à notre sainte foi, tandis qu'ils gar-
daient le plus grand silence. Gortès ajouta, en s'adressant aux soldats
qui étaient présents : « Il me semble, seiïores, que, puisqu'il n'est
pas possible de tenter autre chose, nous devons nous contenter de
planter une croix. — Je pense au contraire, dit le Père fray Barto-
lomé de Olmedo, qu'il n'est pas temps encore de proposer des croix
à ces villageois, parce qu'ils me paraissent être un peu irrévérencieux
10
146 CONQUÊTE
et sans nulle crainte ; comme ils sont d'ailleurs vassaux de Monte-
zuma, j'ai peur qu'ils ne les brûlent ou qu'ils ne fassent d'autres ac-
tes répréhensibles ; ce qu'on leur a dit peut, au surplus, être bien
suffisant, jusqu'à ce qu'ils aient meilleure connaissance de notre sainte
foi. » Les choses en restèrent là, par conséquent, sans que la croix
fût plantée.
Laissons cela, laissons aussi les saintes homélies que nous leur
faisions, et disons comme quoi nous amenions avec nous un lévrier
très-haut de taille qui appartenait à Francisco de Lugo. Il aboyait
beaucoup la nuit, ce qui fut cause que les caciques du village deman-
dèrent à nos amis de Gempoal si c'était un tigre, un lion ou autre
animal nous servant à tuer les Indiens. Nos alliés répondirent que
nous l'amenions pour nous défaire de quiconque nous causait du mal.
Ils demandèrent aussi ce que nous faisions avec nos bombardes, et la
réponse fut que nous massacrions qui nous voulions, au moyen de
pierres que l'on avait soin d'y introduire; que les chevaux couraient
comme des cerfs et que nous pouvions atteindre avec eux tous ceux que
nous leur désignions. Olintecle et les autres personnages dirent alors :
« S'il en est ainsi, ce doivent être des leules. » (J'ai déjà dit qu'ils ap-
pellent teules les idoles, leurs dieux, et les mauvais esprits.) Nos amis
leur répondirent : « Réfléchissez bien et prenez soin de ne rien faire
qui les puisse contrarier; ils le sauraient à l'instant; car ils peu-
vent lire dans votre pensée; ils sont en effet ces mêmes teules qui ar-
rêtèrent les percepteurs de votre grand Montezuma et ordonnèrent
qu'on ne lui payât plus tribut dans toute la sierra et dans notre ville
de Gempoal ; ce sont eux qui brisèrent nos dieux dans nos temples et
les remplacèrent par les leurs ; ils ont vaincu les gens de Tabasco et
de Gingapacinga. Vous avez vu, au surplus, que le grand Montezuma,
malgré sa puissance, leur envoie de l'or et des étoffes, tandis que,
maintenant qu'ils sont dans ce bourg, vous ne leur donnez rien. Mieux
vaudrait se hâter de leur offrir un grand présent. » Nous pouvions donc
nous flatter d'avoir avec nous d'excellents prôneurs ; car, presque aus-
sitôt, on nous apporta trois colliers, quatre breloques et quelques lé-
zards, tout cela en or, quoique fortement mélangé; ils nous amenè-
rent aussi quatre Indiennes pour moudre notre maïs et nous donnè-
rent une charge d'étoffes. Gortès les reçut bien volontiers et les paya
en grandes promesses*
Je me rappelle que, sur une place où s'élevaient des oratoires^ les
habitants avaient réuni tant de crânes humains, et d'ailleurs avec un
tel ordre que l'on en pouvait faire le compte : il me sembla qu'il y
en avait plus de cent mille; je le répète encore : « environ cent
mille » ! Dans une autre partie de la place, on voyait également des
monceaux d'os dépouillés de leur chair, en quantité innombrable. De
longues solives retenaient, d'un bout à l'autre, un grand nombre de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 147
tètes qui pendaient. Trois papes étaient préposés à la garde de ces
ossements et de ces crânes, dont ils étaient responsables. Du reste,
des spectacles pareils nous attendaient, à mesure que nous nous en-
foncerions davantage dans le pays; car dans tous les villages, sans en
excepter Tlascala, ces horribles choses se présentaient également aux
regards. Après tout ce que je viens de dire, nous résolûmes de pour-
suivre notre chemin par Tlascala, que nos amis nous disaient être
fort près de là, les frontières étant à peu de distance, ainsi qu'on put
bientôt s'en assurer par la vue des pierres limites. Nous demandâmes,
à ce sujet, au cacique Olintecle quel était le meilleur chemin et le
plus en plaine pour aller à Mexico. Il répondit que ce serait en pas-
sant par une très-grande ville appelée Gholula ; mais les gens de
Gempoal dirent à Gortès : « Seigneur, n'allez pas par Gholula; ses
habitants sont des traîtres; Montezuma y entretient toujours une
garnison de guerriers ; passez plutôt par Tlascala, où sont nos amis,
qui se trouvent être en même temps les ennemis des Mexicains. »
Nous convînmes donc de suivre l'avis des gens de Gempoal; car le
bon Dieu disposait pour nous toutes choses. Gortès demanda à Olin-
tecle vingt de ses principaux guerriers pour qu'ils fussent avec nous,
et on nous les donna. Le lendemain, de bonne heure, nous fîmes
route vers Tlascala. Nous arrivâmes à un petit village dépendant de
Xalacingo. De là, nous envoyâmes comme messagers deux Indiens,
choisis parmi ceux de Gempoal, qui disaient d'habitude beaucoup de
bien des Tlascaltèques et qui étaient leurs amis. Nous les chargeâmes
d'une lettre pour eux, sachant bien qu'ils ne pourraient la compren-
dre, et nous leur adressâmes, en cadeau, un chapeau rouge en feutre
de Flandre, qui était alors de mode. Ge que l'on fit, au surplus, je
vais le dire à la suite.
CHAPITRE LXII
Comment nous prîmes la résolution d'aller par Tlascala et y envoyâmes des messagers
pour qu'on trouvât bon notre passage par cette ville. Comme quoi on arrêta nos
messagers; et ce qu'on fit encore.
Nous partîmes de Castilblanco, en nous tenant bien sur nos gardes.
Les éclaireurs marchaient en avant. Le bon ordre régnait dans les
rangs; les fusiliers et les arbalétriers se tenaient à leur place, et les
cavaliers avaient une tenue encore meilleure. Nous étions tous revêtus
de nos armes, selon notre habitude. Je parle trop peut-être de cette
précaution et je laisserais volontiers ce langage s'il n'importait de
dire que nous étions tellement sur nos gardes, le jour et la nuit, que,
nous eût- on fait entendre dix fois le cri d'alarme, on nous eût ton-
148 CONQUÊTE
jours trouvés prêts, chaussés de nos sandales, l'épée, la rondache et la
lance bien sous la main. Ce fut dans cet ordre que nous arrivâmes à
un petit village de Xalacingo. On nous y donna un collier d'or, des
étoffes et deux Indiennes.
De là, nous envoyâmes à Tlascala deux messagers choisis parmi les
gens de Gempoal, les chargeant de remettre une lettre et un chapeau
en feutre rouge de Flandre, de mode en ce temps-là. Nous savions
bien que la lettre ne pourrait pas être lue; mais nous espérâmes qu'en
voyant un papier différent du leur ils comprendraient que c'était un
message de nous. Ce que nous fîmes dire par nos envoyés, c'est que
nous nous proposions de nous rendre à leur ville et qu'ils voulussent
bien y consentir, attendu que nous n'y allions point pour leur causer
de l'ennui, mais pour nous en faire des alliés. Nous agîmes ainsi parce
que, dans la localité où nous étions, on nous assura que Tlascala tout
entière était armée contre nous. On y avait su en effet que nous allions
nous y rendre, et que nous amenions avec nous plusieurs alliés de
Gempoal, de Zocotlan et d'autres villages par où nous avions passé,
tous tributaires habituels de Montezuma. Les Tlascaltèques en con-
clurent que nous marchions dans l'intention d'attaquer leur ville,
parce qu'ils tenaient pour ennemis ceux qui venaient avec nous. Gomme,
au surplus, différentes fois, les Mexicains étaient entrés dans leur pays
en ayant recours à des ruses, et l'avaient saccagé, ils se persuadèrent
qu'il en était de même actuellement. Il en résulta qu'aussitôt que nos
messagers arrivèrent avec la lettre et le chapeau et commencèrent à
conter le but de leur ambassade, on les arrêta sans continuer à les
entendre. Nous attendîmes la réponse ce jour-là et le lendemain; mais
nous ne les vîmes pas revenir. Gortès s'adressa alors aux principaux
habitants du village où nous étions et leur dit les choses qui conve-
naient le mieux au sujet de notre sainte foi, et comme quoi nous étions
les vassaux de notre seigneur et Roi qui nous avait envoyés dans ce
pays pour les empêcher de sacrifier, de tuer des hommes, de manger
de la chair humaine et de commettre les turpitudes qui sont dans leurs
habitudes. Il ajouta différentes autres choses que nous avions pris la
coutume de dire dans tous les villages où nous passions. Il leur fit
beaucoup de promesses, leur offrant de les aider au besoin, et il leur
demanda vingt Indiens guerriers pour marcher avec nous, ce qu'ils
nous accordèrent bien volontiers.
Nous livrant donc à notre bonne fortune et nous recommandant à
Dieu, nous partîmes le lendemain pour Tlascala. Nous étions en
route dans l'ordre que j'ai déjà dit, lorsque nous rencontrâmes nos
messagers qu'on avait retenus. Il paraît que, comme les Indiens qui
étaient chargés de les garder ne pensaient qu'à se préparer à la
guerre ils manquèrent de soin, peut-être même traitèrent leurs pri-
sonniers en amis et les laissèrent s'échapper. Nos envoyés revenaient
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 149
si effrayes de cfl qu'ils avaient vu et entendu qu'ils osaient à peine
nous en instruire. Il paraît en effet que, pendant qu'ils étaient en
prison, on leur adressait des menaces en disant : « C'est à présent que
nous allons mettre à mort ces hommes que vous appelez des leules, et
manger leur chair1; nous verrons bien s'ils sont si vigoureux que
vous l'avez publié; nous mangerons vos chairs aussi, car vous venez
nous trahir en servant par des ruses les projets du traître Monte-
zuma. » Les messagers avaient beau dire que nous étions contraires
aux Mexicains, que nous tenions les Tlascaltèques pour frères; leurs
assertions ne leur servaient à rien. Lorsque Gortès et nous tous ap-
prîmes ces arrogants discours et comment on s'apprêtait à nous com-
•battre, cela nous donna fort à penser ; mais nous nous écriâmes tous
d'une voix : « Puisqu'il en est ainsi, à la bonne heure, et en avant ! »
Nous nous recommandâmes à Dieu et déployâmes notre drapeau,
qui était porté par l'alferez Gorral ; car les Indiens du village où nous
avions passé la nuit nous assurèrent qu'on viendrait au-devant de
nous sur la route, pour nous empêcher d'entrer à Tlascala. Nos mes-
sagers de Gempoal nous avaient d'ailleurs déjà exprimé cette pensée,
ainsi que je l'ai dit.
En avançant de la façon que j'ai expliquée, nous nous entretenions
des soins à prendre pour que les cavaliers en chargeant et en recu-
lant conservassent l'allure du demi-galop, la lance légèrement croi-
sée, marchant de trois en trois, pour pouvoir mieux se venir en aide ;
il était entendu que lorsque nous chargerions les troupes ennemies,
on balafrerait les figures avec la lance, sans s'arrêter à donner de la
pointe, pour ne pas s'exposer à ce que l'ennemi y portât la main. Et
s'il arrivait, malgré tout, qu'il pût s'en saisir, on aurait soin de rete-
nir l'arme avec force, prenant un solide appui sous le bras. En cette
position, il suffirait de donner un vigoureux coup d'éperon pour que
l'élan du cheval parvînt à l'arracher ou à entraîner l'Indien qui la
tiendrait. On me demandera maintenant à quoi bon tant de précau-
tions sans nous voir menacés encore de l'attaque de nos adversaires.
Je réponds à cela que Gortès avait l'habitude de dire : « Remarquez,
chers camarades, que nous sommes bien peu nombreux; nous devons
être toujours sur nos gardes et aussi bien préparés que si nous
voyions nos ennemis courir à l'attaque, et non-seulement comme si
nous les voyions arriver, mais comme si déjà nous étions avec eux au
1. A partir de ce moment, les Espagnols ne cesseront plus d'entendre dire partou
qu'on va les sacrifier aux idoles en destinant leurs membres à d'horribles festins. Les
alliés qu'ils vont acquérir leur répéteront à tout instant que, s'ils entrent à Mexico, ils
y seront dévorés. A chaque pas, ils vont avoir le spectacle d'affreux repas de canniba-
les. Quelque solidement trempé que fût leur courage, il est permis de croire que beau-
coup d'entre eux, tous peut-être, eussent faibli en présence de cette abominable per-
spective, et qu'ils eussent organisé la retraite si les vaisseaux n'eussent pas été mis
à la côte.
150 CONQUETE
milieu de la bataille. Or, il arrive alors souvent que l'ennemi met la
main sur la lance, et c'est pour cela que nous devons avoir toujours
l'habitude de la. manœuvre nécessaire à cette défense. Et non-seule-
ment pour cela, mais pour tout autre accident du combat. Je sais bien
du reste que, quand il s'agira de se battre, vous n'aurez guère besoin
de mes conseils, parce que j'ai la conviction que, quelles que soient
la valeur et l'importance de mes paroles, vous irez toujours au delà
dans l'action. »
Ce fut ainsi que nous marchâmes environ deux lieues. Nous ren-
contrâmes alors une redoute construite à chaux et à sable et consoli-
dée avec un bitume si dur, qu'il fallait le pic pour le détruire. Cette
construction était faite, du reste, de telle façon qu'elle représentait
une défense difficile à prendre. Nous nous arrêtâmes pour la considé-
rer, et Gortès demanda aux Indiens de Zocotlan dans quel but on
avait fait ce travail avec cette solidité. Ils répondirent que, comme
les guerres étaient continuelles entre Montezuma et Tlascala, les
Tlascaltèques avaient élevé cette défense pour mieux se protéger; car
nous étions là dans leurs terres. Nous réfléchîmes un moment, et il
y avait bien de quoi le faire en présence de cette forteresse. Mais
Gortès s'écria tout à coup : « Senores, suivons notre drapeau; il porte
le signe de la sainte croix ; par elle nous vaincrons, » Nous répondîmes
tous ensemble que nous marcherions ainsi sous bonne étoile et que
Dieu est la force véritable. Nous commençâmes donc notre marche
dans le bon ordre dont j'ai parlé. Nous n'étions pas arrivés bien loin,
lorsque nos éclaireurs aperçurent une trentaine d'Indiens placés en
observation. Ils étaient armés d'épées à deux mains, de boucliers et
de lances ; ils portaient à la tête un panache. Quant à leurs épées,
elles sont faites en obsidienne, longues comme des espadons, tran-
chantes comme des rasoirs et montées de telle façon qu'elles ne peu-
vent se briser ni sortir de leur manche. Aussitôt que nos éclaireurs
les eurent vus, ils se replièrent vers nous pour en donner avis. Gortès
ordonna aux cavaliers de courir sur eux et de faire en sorte d'en pren-
dre quelques-uns sans les blesser; il fit partir presqu'aussitôt cinq
autres cavaliers, afin que, si l'on tombait dans quelque embuscade,
on pût mutuellement se venir en aide. En même temps, nous fîmes
doubler le pas à toute notre armée, recommandant de marcher en
bon ordre, parce que les alliés qui venaient avec nous assuraient que
nous aurions affaire à un grand nombre de guerriers postés en em-
buscade. Or, lorsque les trente Indiens placés en observation virent
que nos cavaliers couraient sur eux et les appelaient de la main, ils
ne voulurent point attendre;. on put néanmoins les atteindre et es-
sayer de s'en saisir Mais ils se défendirent bravement et blessèrent
nos chevaux avec -leurs espadons. Les nôtres, voyant leur obstination
au co»mbat et les blessures de leurs chevaux, se préparèrent à faire
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 151
honorablement leur devoir et réussirent à tuer cinq hommes à l'en-
nemi.
On en était là, lorsqu'un bataillon de Tlascaltèques composé de
trois mille hommes, qui s'était tenu caché, se précipita avec furie sur
le lieu du combat. Ils commencèrent à cribler de leurs flèches nos
cavaliers qui s'étaient déjà tous réunis, et la bataille s'engagea, car en
ce moment même nous arrivâmes avec notre artillerie, nos escopettes
et nos arbalètes. Insensiblement, l'ennemi se prit à reculer, mais en
s'arrêtant de temps en temps pour combattre en bon ordre. Il nous
blessa dans cette rencontre quatre soldats, dont l'un, ce me semble,
mourut peu de jours après de ses blessures. Gomme il était tard, les
Tlascaltèques se retirèrent, et nous ne jugeâmes pas à propos de les
suivre. Dix-sept d'entre eux restèrent morts sur le carreau, mais ils
eurent peu de blessés.
Après avoir traversé des terrains accidentés, nous tombâmes en
plaine et nous découvrîmes un grand nombre d'établissements desti-
nés à la culture du maïs et du maguey, plante qui sert à faire le vin
du pays. Nous passâmes la nuit sur le bord d'un ruisseau et, comme
nous n'avions pas d'huile, nous pansâmes nos blessés avec la graisse
d'un Indien tué dans le combat. Nous soupâmes très-bien avec de
petits chiens d'une espèce qu'on élève dans le pays. Toutes les mai-
sons étaient abandonnées et les provisions enlevées, mais les chiens
que les fuyards emmenaient avec eux revenaient la nuit dans les
maisons, où nous avions l'adresse de les prendre, car c'était un
manger convenable. Nous passâmes toute la nuit en alerte, faisant
des rondes, plaçant des hommes en observation et envoyant battre
la campagne par des éclaireurs ; nos chevaux étaient sellés et bridés,
de crainte que l'ennemi ne tombât sur nous. Nous en resterons là
et je dirai les batailles qu'on nous livra,
CHAPITRE LXIII
Des guerres et des batailles que nous eûmes à soutenir contre les Tlascaltèques,
et de ce qui advint encore.
Le lendemain, après nous être recommandés à Dieu, nous rangeâ-
mes nos compagnies en bon ordre et nous partîmes en convenant
avec les cavaliers de tout ce qu'ils avaient à faire pour l'attaque et
pour la retraite. Nous résolûmes surtout de bien prendre garde de
nous laisser couper et de faire le moindre vide dans nos rangs. Nous
avancions dans ces dispositions, lorsque deux gros bataillons d'environ
six mille hommes accoururent à notre rencontre, poussant des cris.
152 CONQUÊTE
battant du tambour et sonnant de la trompette. Ils lancèrent sur nous
leurs flèches et leurs pieux et entamèrent le combat en hommes réso-
lus. Gortès donna à sa troupe l'ordre d'arrêter et, au moyen de trois
prisonniers que nous avions faits la veille, il envoya sommer l'ennemi
de cesser la bataille, puisque nous les voulions pour frères, et il
ajouta, s'adressant à un des nôtres, nommé Diego de Grodoy, qui était
notaire de Sa Majesté ; qu'il vît bien ce qui se passerait, afin d'en
rendre témoignage s'il en était requis, de crainte que quelque jour
on ne voulût nous faire responsables des morts et préjudices qui al-
laient suivre, tandis que nous offrions à ces Indiens de vivre en paix
avec nous.
A peine nos trois prisonniers leur eurent-ils parlé, qu'ils s'animè-
rent davantage au combat et nous attaquèrent avec une telle fougue,
que nous ne pouvions plus rester l'arme au bras. Alors Gortès s'écria :
« Vive saint Jacques de Gompostelle, et sus, en avant! » Nous nous
précipitâmes à l'instant sur eux de telle sorte que nous en blessâmes
un très-grand nombre, entre lesquels se trouvaient trois capitaines. Ils
reculèrent alors vers des ravins où se tenaient embusqués une qua-
rantaine de mille hommes ayant à leur tête leur général appelé Xico-
tenga, dont ils avaient arboré les couleurs, rouge et blanc, sur leurs en-
seignes déployées. Gomme d'ailleursnous avions àpasser sur des terrains
raboteux, nous ne pouvions pas utiliser nos chevaux. Nous les franchî-
mes néanmoins en bon ordre; mais notre marche y offrit les plus
grands dangers, parce que l'ennemi, mettant à profit son adresse à
se servir de l'arc, de la lance et de l'espadon, nous causait beaucoup
de dommages; les frondes aussi faisaient pleuvoir sur nous une grêle
de pierres. Mais lorsque nous fûmes arrivés dans la plaine, l'artille-
rie et les chevaux leur firent bien payer le mal qu'ils nous avaient
causé; nous leur tuâmes alors beaucoup de monde. Nous n'osions pas
néanmoins rompre nos rangs; car le soldat qui s'oubliait à poursui-
vre quelqu'un des Indiens armés d'espadons ou quelque capitaine,
était aussitôt atteint et courait le plus grand danger. Mais bientôt, au
fort de la bataille, nous nous vîmes entourés de tous côtés, de telle
sorte que nous ne pouvions presque plus rien contre l'ennemi, n'osant
l'attaquer qu'à la condition de marcher tous ensemble, de crainte
qu'on ne fît une trouée dans nos rangs et qu'on ne nous séparât. Or,
quand nous voulions avancer ainsi sur nos adversaires, nous trouvions
devant nous plus de vingt bataillons acharnés à la résistance. Nos
vies coururent alors les plus grands dangers, les ennemis étant si
nombreux qu'il leur aurait suffi de lancer chacun une poignée de
terre contre nous pour nous laisser ensevelis; mais la grande miséri-
corde de Dieu nous secondait et nous préservait en toutes choses.
Nous en étions à ce degré de péril au milieu de ces hardis hommes
de guerre et de leurs terribles espadons, lorsqu'ils convinrent de se
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 153
rassembler en force plus compacte pour se jeter sur nous, dans l'in-
tention de prendre vivant quelqu'un de nos chevaux. Ils exécutèrent
en effet leur projet en attaquant vivement, et ils réussirent à porter la
main sur une excellente jument, très-vive et très-bonne coureuse,
montée par le nommé Pedro Moron, qui était un fort adroit cavalier.
II voulut alors charger ses ennemis, comme c'était la consigne, en s'ac-
compagnant de trois autres camarades, dans le but de se secourir mu-
tuellement. Mais ses adversaires réussirent à se saisir de sa lance, et
il lui fut impossible de la dégager. D'autres s'approchèrent et, le cri-
blant de coups d'épée, le blessèrent grièvement. Les choses en étaient
là, lorsqu'on porta à la jument un coup d'espadon si violent, qu'on
lui trancha absolument la tête, et qu'elle resta morte sur place. Si
deux de ses camarades n'avaient à l'instant porté secours à Pedro
Moron, il eût été tué infailliblement aussi. Vous croyez peut-être
qu'il était bien facile à tous les hommes de notre bataillon de courir
en même temps à son aide ? Mais je répète que la crainte d'être rompus
et définitivement culbutés nous empêchait de porter nos pas en n'im-
porte quelle direction. Nous avions assez à faire pour éviter qu'on nous
enlevât, tant notre situation était critique. Cependant nous nous réso-
lûmes à nous diriger vers la jument et nous eûmes le temps de sauver
Moron. Nous pûmes l'arracher de leurs mains, tandis qu'ils l'empor-
taient à moitié mort, et nous coupâmes les sangles de la pauvre bête,
pour ne pas abandonner la selle. Dans cette défense, nous eûmes dix
hommes blessés; mais je suis convaincu que nous tuâmes à l'ennemi
quatre de ses principaux chefs. Nous étions dans une telle mêlée que
les pieds s'entrelaçaient. Nos épéesleur causant beaucoup de mal, ils
commencèrent à plier en emportant la jument dans leur retraite. Ils
la mirent en morceaux, pour les montrer en spectacle dans tous les
villages de Tlascala. Nous sûmes plus tard qu'ils offrirent à leurs
idoles les ferrures de l'animal, le chapeau en feutre de Flandre et les
deux lettres que nous leur avions envoyées pour leur demander la paix.
La jument qui périt appartenait à Juan Sedeïio. Gomme il avait reçu
trois blessures la veille, il la prêta ce jour-là à Moron, qui était bon
cavalier; celui-ci mourut deux jours après de ses blessures, car je ne
me rappelle pas l'avoir jamais revu.
Mais revenons à la bataille, qui durait déjà depuis une heure. Nos
canons faisaient beaucoup de mal à nos ennemis, parce que, comme
ils étaient nombreux, ils formaient des masses compactes qui étaient
forcément très-accessibles à nos coups. D'autre part, nous tous, les
cavaliers, les fusiliers, les arbalétriers, les gens d'épée et de lance, nous
nous battions comme de valeureux soldats pour sauver nos vies et faire
notre devoir; car, certainement, nos existences furent plus que jamais
en péril. Il vint plus tard à notre connaissance que nous tuâmes beau-
coup d'Indiens dans cette bataille, et, entre autres, huit capitaines,
154 CONQUÊTE
personnages très-qualifiés, fils des vieux caciques qui se trouvaient
dans cette capitale du district. Ils enlevèrent ces morts distingués avec
le plus grand soin. Nous n'en éprouvâmes aucun regret et n'eûmes
nullement la pensée de les suivre, car nous étions si fatigués que nous
ne pouvions plus nous tenir debout'. Nous nous arrêtâmes dans ce petit
village au milieu de campagnes extrêmement peuplées. On y pratiquait
même des habitations souterraines semblables à des cavernes, où un
grand nombre d'Indiens passaient leur vie. L'endroit où se donna cette
bataille s'appelaitTehuacingo ou Tehuacacingo; elle eut lieu le second
jour du mois de septembre de l'an 1519.
Nous voyant victorieux, nous rendîmes à Dieu de grandes grâces
et nous nous concentrâmes sur des temples élevés qui pouvaient servir
de forteresses. Nous pansâmes nos blessés, au nombre de quinze, avec
la graisse de l'Indien dont j'ai parlé. L'un d'eux mourut de ses bles-
sures. Nous soignâmes de même quatre ou cinq chevaux qui avaient
été atteints ; après quoi, nous prîmes du repos et nous soupâmes ex-
cellemment ce soir-là, parce que nous eûmes un grand nombre de
poules et de petits chiens que nous avions trouvés dans ces maisons.
Nous prîmes nos précautions au moyen de sentinelles, de rondes et
de coureurs, et nous nous livrâmes au sommeil jusqu'au jour suivant.
Dans cette bataille, nous avions capturé quinze Indiens, dont deux
étaient des qersonnages.Les Tlascaltèques, du reste, nous dévoilèrent
alors une tactique que nous leur vîmes pratiquer toujours dans les
actions suivantes. Elle consistait à emporter tous les Indiens qu'on
leur blessait; de sorte que nous ne pouvions savoir exactement leurs
pertes.
CHAPITRE LXIV
Comme quoi nous nous installâmes dans des établissements et des villages appelés
Teoacingo ou Tcuacingo, et de ce que nous y fîmes.
Gomme nous étions très-rompus par suite des dernières batailles et
que d'ailleurs nous avions beaucoup de soldats blessés, comme aussi
nous avions besoin de réparer les arbalètes et de renouveler notre pro-
vision de flèches, nous passâmes une journée sans rien entreprendre
qui mérite d'être conté. Le lendemain, de bonne heure, Gortès dit
qu'il serait bon de faire battre la campagne par nos cavaliers, pour
que les Tlascaltèques ne pussent pas croire que les derniers combats
nous mettaient dans l'impossibilité de les attaquer, et qu'ils vissent
au contraire que nous ne leur donnerions aucune trêve. Or, ayant déjà
passé la journée de la veille sans faire mine de les chercher, il nous
paraissait dès lors qu'il serait mieux de recommencer à les harceler
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE, 155
que d'attendre leurs attaques, afin qu'on n'en vînt pas à soupçonner
notre faiblesse, au milieu de ces campagnes très-peuplées, s'étendant
en de vastes plaines. De sorte que nous nous mîmes en mouvement
avec sopt cavaliers, peu d'arbalétriers et escopettiers, environ deux
cents soldats et les alliés qui nous suivaient. Nous laissions dans notre
quartier royal un noyau de forces aussi bon qu'il nous fut possible.
Nous prîmes, dans les villages où nous passâmes, environ vingt In-
diens et Indiennes, sans leur faire aucun mal; mais nos alliés, plus
cruels que nous, brûlèrent plusieurs maisons et firent bon butin de
poules et de petits chiens1.
1, Dans ce pays dépourvu do grands mammifères, les Espagnols ne rencontrèrent
que des ressources insuffisantes d'alimentation. Us s'en fussent trouvés fort malheu-
reux s'ils n'eussent été élevés eux-mêmes à des habitudes de frugalité, comme consé-
quence des mœurs nationales. Toujours est-il que, pour ne pas aggraver la situation,
ils se virent dans la nécessité de ne rien mépriser parmi les objets en usage dans l'a-
limentation mexicaine. C'est ainsi qu'ils furent réduits à imposer silence à leurs ré-
pugnances en faisant main basse sur un petit animal trapu, rondelet, d'allures tristes
et mélancoliques, qui leur parut avoir tous les caractères extérieurs du chien et qu'ils
qualifièrent en effet de perrillo en leur langage. Bernai Diaz nous dit à son propos :
« Nous trouvâmes tous les établissements abandonnés ; mais les petits chiens que les
fuyards emmenaient avec eux revenaient la nuit dans les maisons, où nous avions
l'adresse de les prendre, car c'était un manger convenable. » Et plus loin il ajoute :
« Nous soupâmes excellemment ce soir-là parce que nous eûmes un grand nombre
de poules et de petits chiens que nous avions trouvés dans ces maisons. » Nous devons
maintenant nous demander ce qu'était ce petit quadrupède. La réponse n'est pas aussi
facile qu'on pourrait croire ; elle a été donnée de manières bien diverses par diffé-
rents observateurs. Sahagun a dit à ce propos : « On élevait en ce pays une sorte de
chiens sans aucun poil ou très-peu velus. On en élevait une autre variété sous le nom
de xoloitzcuintli, tout à fait sans poil aussi, qu'on était dans l'habitude de couvrir do
mantes pour leur faire passer la nuit.... D'autres chiens appelés tlalchichi, trapus et
rondelets, sont fort bons à manger. » (Liv. XII, chap. 1, § 6.)
Acosta juge la chose autrement : nous verrons bientôt si c'est avec justice. « De vrais
chiens, dit-il, il n'y en avait point premièrement es Indes, mais des animaux sembla-
bles à de petits chiens, lesquels les Indiens appellent alco ; c'est pourquoi ils appel-
lent du môme non d'aJco les chiens qu'on y a portés d'Espagne, à cause de la ressem-
blance entre eux : et sont les Indiens si amis de ces petits chiens qu'ils épargneront
leur manger pour leur donner ; tellement que, quand ils vont par pays, ils les portent
avec eux sur leurs épaules ou en leur sein, et quand ils sont malades ils tiennent ces
petits chiens avec eux, sans se servir d'eux en autre chose que pour l'amitié et com-
pagnie. » (Liv. IV, chap. xxxm ; traduction de Regnault Cauxois.)
De son côté Clavijero nous a dit : « Le techichi, qui antérieurement s'appelait alco,
était un quadrupède propre au Mexique et autres lieux d'Amérique. Comme il res-
semblait à un petit chien de lait, les Espagnols l'appelèrent chien aussi. Il était abso-
lument muet et d'un aspect mélancolique; de là la fable propagée par quelques au-
teurs encore vivants, que tous les chiens qu'on apporte de l'Ancien dans le Nouveau
Monde deviennent muets. Les Mexicains mangeaient sa chair, et si nous en croyons les
Espagnols, qui la mangeaient aussi, elle était nourrissante et de bon goût. Les Espa-
gnols, qui d'abord n'eurent ni bœufs ni moutons, approvisionnaient leurs boucheries
de ces petits quadrupèdes. Il en résulta qu'ils en épuisèrent l'espèce, quoiqu'elle fût
très-abondante. » (Liv. I, § 10.)
D'après Acosta et Clavijero. donc, le petit quadrupède dont il s'agit n'aurait pas été
un chien. Cependant Sahagun, qui avait pu le voir, puisqu'il arriva au Mexique huit
ans après la conquête, croit au contraire que c'était bien nu animal 'le ce genre. Les
156 CONQUÊTE
Après cette courte sortie, nous revînmes au campement, dont nous
nous étions peu éloignés. Gortès résolut de relâcher les prisonniers,
après les avoir repus abondamment. Doila Marina et Aguilar les flat-
tèrent et leur donnèrent des verroteries, les engageante ne plus faire
de folies et à songer à la paix, attendu que nous ne prétendions qu'à
leur servir d'aides et à les avoir pour frères. On rendit aussi la liberté
aux deux premiers prisonniers, qui étaient des personnages, en leur
donnant une autre lettre, pour qu'ils dissent aux grands caciques de
la capitale de la province que nous ne voulions leur causer ni mal, ni
ennui d'aucune sorte, mais uniquement traverser leur pays pour aller
à Mexico parler à Montezuma. Les deux messagers se rendirent au
quartier de Xicotenga, situé à deux lieues de là dans un village qui,
je crois, s'appelait Tecuacinpacingo. Xicotenga, le jeune, donna pour
réponse à notre lettre et à notre ambassade, que nous n'avions qu'à
aller à la ville où se trouvait son père et. que, là, leur manière de signer
la paix, ce serait de se rassasier de nos chairs et d'honorer leurs dieux
par l'offre de nos cœurs et de notre sang; que du reste nous verrions
le lendemain de bonne heure leur manière de nous répondre.
En entendant ces orgueilleuses paroles, fatigués comme nous l'étions
par les batailles et rencontres qui avaient précédé, ni Gortès ni nous
tous ne pûmes y puiser de la satisfaction. Notre chef crut bon de flatter
les messagers par de douces paroles, voyant bien qu'ils n'avaient plus
peur de nous. Il leur fit donner une enfilade de verroteries, dans le
but de les envoyer une seconde fois comme messagers de paix. Il s'in-
forma alors en détail de ce que c'était que le chef Xicotenga et quelles
forces se trouvaient sous son commandement. On lui répondit qu'il
disposait de bien plus d'hommes que lorsqu'il nous livra bataille la
première fois, puisqu'il avait avec lui cinq capitaines et que chaque
capitainerie se composait de dix mille guerriers. La répartition de ces
forces se faisait comme suit : du parti de Xicotenga, le père du jeune
chef, il n'y avait pas plus de dix mille hommes; du parti d'un autre
grand cacique appelé Maccescaci, dix mille autres; d'un autre person-
nage du nom de Ghichimecatecle, un égal nombre; d'un autre grand
cacique, seigneur de Topeyanco, nommé Tecapaneca, dix mille autres ;
d'un cacique qui s'appelait Guaxobcin, encore dix mille. Il en résultait
un ensemble de cinquante mille hommes. On devait arborer le drapeau
conquistadores eux-mêmes, dont quelques-uns avaient reçu une éducation soignée,
n'hésitaient pas à le qualifier de chien, ainsi que l'atteste l'écrit de Bernai Diaz.
Qu'anrait-il pu être en effet, si ce n*cst une espèce appartenant à ce genre qui a
donné partout des ramifications si compliquées ? C'était sans doute une variété de pe-
tits chiens terriers, ayant perdu les instincts carnivores du genre, par éducation et par
héritage, devenus d'ailleurs éminemment domestiques, et acquérant, par l'habitude du
repos et d'une alimentation végétale peu aninialisée, les formes rondelettes, c'est-à-
dire l'embonpoint dont parlent les auteurs que nous avons cités.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 157
national surmonté d'un grand oiseau blanc, semblable aune autruche1,
les ailes étendues comme prenant son vol. Chaque capitaine avait ses
insignes propres et son uniforme, et chacun des caciques possédait
un écusson particulier, à la manière de nos ducs et de nos comtes dans
notre Gastille. Tous ces détails qu'on nous donna, nous les dûmes tenir
pour certains, caries Indiens que nous avions eus comme prisonniers,
et que nous mîmes en liberté ce jour-là, nous l'avaient dit bien claire-
ment, sans que nous y eussions tout d'abord ajouté foi.
En présence de cette perspective, et puisqu'au fond nous ne pouvions
nous empêcher d'être des hommes, nous pensâmes à la mort ; aussi
plusieurs d'entre nous, je pourrais même dire le plus grand nombre,
nous nous confessâmes au Père de la Merced et au prêtre Juan Diaz,
qui passèrent la nuit à écouter des pénitents et à demander à Dieu
qu'il nous préservât d'être vaincus. Nous arrivâmes ainsi au jour sui-
vant, et la bataille qu'on nous livra, je la vais dire à la suite.
CHAPITRE LXV
De la grande bataille que nous eûmes à soutenir contre le gouvernement de Tlascala;
comme quoi Notre Seigneur Dieu voulut nous donner la victoire ; et cequi se passa
encore.
Le lendemain matin, 5 septembre 1519, nous mîmes nos chevaux en
état, sans qu'aucun des blessés restât au repos, ne fût-ce que pour
augmenter l'apparence et pour qu'ils nous aidassent comme ils le
pourraient. Les arbalétriers furent avertis de ne faire qu'un usage
prudent de leurs munitions, les uns chargeant l'arme pendant que
d'autres tireraient. Les gens d'escopette devaient suivre la même con-
duite. Il fut dit que les hommes d'épée et de rondache viseraient à
percer les entrailles de part en part, afin de laisser à l'ennemi moins
d'envie d'approcher que dans l'attaque antérieure. L'artillerie était
prête et bien pourvue; les cavaliers avaient été avertis qu'ils devaient
s'appuyer les uns les autres, marclier avec les lances en travers et ne
pas s'arrêter à procéder par pointe, mais balafrer les figures et les
yeux, en avançant et reculant au demi-galop. Aucun soldat ne devait
sortir du rang. Le drapeau serait déployé, et quatre hommes l'accom-
pagneraient pour appuyer l'alfcrez Corral.
Nous partîmes du campement dans cette disposition. Nous n'avions
pas marché un demi-quart de lieue, lorsque la campagne nous apparut
1. Le texte espagnol dit : que parece como avestruz. Je ne connais pas à ce mot
d'autre signification que celle d'autruche. Mais c'est évidemment une expression im-
propre, car les Mexicains ne connaissaient pas cet oiseau, (l'est « aigle » qu'il aurait
fallu dire.
158 CONQUÊTE
couverte de guerriers coiffés de grands panaches, enseignes déployées,
faisant un grand bruit avec leurs trompettes et leurs porte-voix. C'est
ici qu'il y aurait de quoi écrire pour faire le récit de ce qui nous
arriva dans cette périlleuse et critique bataille. Nous fûmes en effet
entourés par un si grand nombre de guerriers qu'on aurait pu nous
figurer par un point minime, avec quatre cents hommes seulement,
au milieu de grandes prairies de deux lieues de long sur autant de
large; car telle était la situation : la campagne littéralement couverte
par nos adversaires, tandis que nous n'étions que quatre cents hommes,
dont plusieurs malades et blessés. Nous sûmes plus tard que, cette
fois, ils marchèrent sur nous avec la conviction qu'aucun n'aurait la
vie sauve et n'éviterait d'être sacrifié à leurs idoles.
Revenons à notre bataille. Aussitôt qu'ils commencèrent l'attaque,
quelle grêle de pierres leurs frondes nous envoyèrent ! Et les flèches !
il y en avait partout des monceaux sur le sol : elles étaient à deux
dards et si parfaites qu'elles pouvaient traverser toute espèce d'ar-
mure et qu'elles pénétraient dans les entrailles par tous les points
sans défense. Et quant aux gens d'épée et de rondache, il y en avait
qui étaient armés de lances et de grands espadons à deux mains.
L'ennemi nous pressait sans relâche! Et de quelle bravoure il faisait
preuve en courant à la mêlée ! et avec quels cris, quels hurlements !
De notre côté nous mettions toute notre adresse à bien utiliser notre
artillerie, nos escopettes et nos arbalètes, qui leur causaient fort
grand dommage, tandis que, s'ils s'approchaient de nous, pour nous
menacer de leurs espadons, nous les accueillions à coups de pointe et
nous les faisions reculer; de sorte qu'ils ne se hasardaient plus à
tomber sur nous en masses si compactes que dans la bataille
antérieure. Pour ce qui est de nos cavaliers, ils manœuvraient
avec tant de dextérité et il se conduisaient tellement en hommes
résolus, que, après Dieu, qui était en tout notre sauvegarde, ils
furent l'élément principal de notre force. Du reste, en ce moment,
je vis notre bataillon presqu'en déroute. Les cris de Gortès et d'autres
capitaines, nous engageant à serrer nos rangs, devenaient absolument
inutiles. Une grande multitude d'Indiens profita de notre désordre
pour tomber sur nous; mais, à force d'estocades, nous réussîmes à les
écarter assez pour pouvoir nous rallier.
Nos vies dépendirent alors de cette circonstance heureuse, qu'étant
si nombreux, ils formaient des masses compactes dans lesquelles nos
canons produisaient beaucoup d'effet. Au surplus, leur comman-
dement était incomplet, car les capitaines ne pouvaient l'exercer sur
tout le monde. Il est en outre important de dire, ainsi que nous le
sûmes plus tard, qu'il avaient été en désaccord depuis la dernière
bataille et que quelques querelles avaient surgi entre le capitaine
Xicotenga et le fils de Chichimccateclc, «'accusant mutuellement de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 159
ne pas s'être convenablement conduits dans les combats des jours
précédents. Le fils de Chichimecatecle avait envoyé dire à son collègue
ffu'il avait mieux fait les choses que lui et qu'il lui en donnerait la
preuve d'homme à homme. Il en résulta que, dans la bataille actuelle,
il refusa de porter secours à Xicotcnga. Nous sûmes même avec cer-
titude qu'il engagea le bataillon de Gruaxocingo à ne pas combattre.
Au surplus, depuis la dernière rencontre, nos ennemis avaient peur
de nos chevaux, de nos canons, de nos épées, de nos arbalètes et de
notre fermeté au combat. Mais, par-dessus tout, c'était la grande
miséricorde de Dieu qui nous donnait la force de nous soutenir.
Xicotenga ne fut donc pas obéi par deux de ses capitaines. De notre
côté nous leur faisions le plus grand mal, leur tuant beaucoup de
monde, résultat qu'ils savaient dissimuler, en profitant du nombre
exagéré de leurs soldats pour enlever sur leurs épaules tous les
hommes qu'on leur blessait grièvement; d'où il résultait que, dans
cette action comme dans l'antérieure, nous ne pûmes voir aucun mort.
Ils se battaient d'ailleurs sans grand enthousiasme, et, sentant que le
secours des deux capitaines que j'ai nommés leur faisait défaut, ils
commencèrent à plier. Nous leur tuâmes un de leurs principaux
chefs, et je crois inutile de nommer les autres victimes. Ils re-
culèrent en bon ordre; nos chevaux les suivirent peu de temps,
car ils ne pouvaient plus tenir sur pied , tant la fatigue était
grande.
Quand nous nous vîmes délivrés de cette multitude de combattants,
nous rendîmes à Dieu de grandes actions de grâces. On nous tua un
soldat; plus de soixante furent blessés, ainsi que tous nos chevaux.
Je reçus, quant à moi, deux blessures : un coup de pierre à la tête
et une flèche à la cuisse; mais ce ne fut pas assez sérieux pour m'em-
pêcher de combattre, de veiller et de secourir nos soldats. Tous nos
blessés, du reste, se conduisirent de même. Tant que les blessures
n'étaient pas dangereuses, on continuait à se battre et à monter sa
garde. Qu'aurions-nous fait sans cela, puisqu'un bien petit nombre
restait absolument intact? Nous revînmes à notre quartier royal fort
satisfaits et rendant grâces à Dieu. Nous nous hâtâmes d'enterrer les
morts dans une des demeures souterraines, afin que les Indiens ne
pussent pas s'apercevoir que nous étions mortels et qu'ils continuas-
sent à nous prendre pour des teules, ainsi qu'ils disaient. Nous
accumulâmes beaucoup de terre sur la maison, pour qu'on ne sentit
pas l'odeur des corps, On pansa tous les blessés avec la graisse de
l'Indien que j'ai déjà mentionné. Oh! quelle disette de provisions
que la nôtre! Nous n'avions ni huile pour les blessés, ni sel pour
préparer nos aliments. Un autre malheur, c'est que nous manquions
de vêtements pour nous couvrir. Il venait un vent si froid de la sierra
Nevada qu'il nous faisait grelotter, car les lances, les escopettes et les
160 CONQUÊTE
arbalètes nous fournissaient un bien triste abri1. Gela ne nous em-
pêchait pas d'être toujours pleins de courage. Nous passâmes la nuit
avec plus de tranquillité que la précédente, protégés par des coureurs,
des éclaireurs, des sentinelles et des rondes. J'en resterai là et je
dirai ce que nous fîmes le lendemain et comment nous prîmes trois
Indiens de distinction.
CHAPITRE LXVI
Comme quoi le jour suivant nous envoyâmes des émissaires aux caciques de Tlascala,
les engageant à la paix, et de ce qu'ils firent à ce sujet.
La bataille que j'ai racontée étant terminée, Gortès mit à profit les
trois Indiens que nous avions pris: réunis aux deux autres qui étaient
au quartier royal et qui nous avaient déjà servi de messagers, ils furent
envoyés pour inviter les caciques de Tlascala à faire la paix avec nous
et à nous laisser passer sur leurs terres pour aller à Mexico, ainsi que
nous le leur avions déjà demandé plusieurs fois, ajoutant que, s'ils n'ac-
ceptaient pas, cette fois nous exterminerions tout leur monde ; mais que,
les affectionnant beaucoup, nous aimerions mieux les avoir pour frères,
et nous ne leur aurions jamais causé le moindre ennui, s'ils ne nous
y avaient obligés. On leur adressa donc les plus grandes flatteries pour
les engager à accepter notre amitié.
Les nouveaux messagers partirent volontiers pour la capitale de
Tlascala. Ils rendirent compte de leur ambassade à tous les caciques,
lesquels se trouvaient réunis avec plusieurs vieillards et avec les papes,
fort tristes à propos du mauvais succès de leurs armes et à cause de
la mort des capitaines, leurs parents, et de leurs fils, tués dans la ba-
taille. Après avoir écouté le message de fort mauvaise humeur, ils
tombèrent d'accord pour faire venir tous les devins, tous les papes et
les diseurs d'aventure, espèce de sorciers qu'ils appellent tacalnagual.
On leur recommanda de rechercher, dans leurs prophéties, dans leurs
enchantements et dans leurs invocations, qui nous étions et si nous
1. Une des choses les plus dignes d'attention de cette bien extraordinaire campa-
gne, c'est le manque absolu de prévision au sujet du changement considérable de
température auquel Corlès et ses compagnons d'armes se trouvèrent inopinément
soumis. Les Espagnols, en effet, venaient de s'éloigner d'une côte embrasée dont les
ardeurs nocturnes des derniers jours d'août (date de leur départ) n'étaient pas moin-
dres de trente degrés; tandis que maintenant, sur le plateau, certaines nuits leur fai-
saient essuyer des froids approchant de la glace. Leur ignorance de ce changement
les avait laissés sans moyens pour se préserver d'une influence si préjudiciable, ainsi
que l'auteur le dit d'une manière si originale dans ce passage. Plus lard, nous ver-
rons ces intrépides conquistadores céder à celle influence et mourir, en assez grand
nombre, de fluxion de poitrine.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 161
pouvions être vaincus par des hostilités de jour et de nuit; de savoir
aussi si nous étions des teules, comme les gens de Gempoal l'affir-
maient; et de découvrir, au surplus, ce que nous mangions: autant
de choses qu'ils devraient faire en sorte d'éclaircir en grande diligence.
Or, après que les devins, les sorciers et les papes furent réunis et
qu'il eurent exécuté leurs manœuvres, ils dirent, paraît-il, y avoir
découvert que nous étions des hommes de chair et d'os, que nous
mangions des poules, des chiens, du pain et du fruit quand nous en
avions ; mais que nous ne faisions usage dans nos repas ni de chair
d'Indien ni des cœurs de ceux que nous avions tués. Il faut dire que
les alliés que nous avions amenés de Gempoal leur avaient fait croire
qu'en notre qualité de teules nous mangions des cœurs d'Indiens, que
nos bombardes lançaient leur foudre comme celle qui tombe du ciel,
que notre lévrier était un tigre ou un lion et que les chevaux servaient
à frapper les Indiens de la lance quand nous voulions les mettre à
mort. Nos alliés avaient réussi à leur faire croire beaucoup d'autres
enfantillages encore.
Revenons aux papes. Le pire pour nous fut que les ministres et les de-
vins assurèrent que pendant le jour il était impossible de nous vain-
cre, mais que les forces nous abandonnaient pendant la nuit. Les sor-
ciers dirent plus : que nous étions très-valeureux, mais que nous pos-
sédions toutes nos qualités le jour seulement jusqu'à ce que le soleil
se couchât, tandis que, aussitôt la nuit tombée, nous manquions ab-
solument de forces. Lorsque les caciques reçurent cette réponse, ils
y ajoutèrent une foi complète et la firent connaître à leur capitaine
général Xicotenga, pour que, sans retard, il vînt de nuit nous livrer
bataille avec de puissantes troupes. Aussitôt qu'il le sut, il réunit en-
viron dix mille Indiens parmi les meilleurs, et ils se précipitèrent sur
nos quartiers par trois points différents, nous criblant de flèches et
de piques armées d'un ou de deux crochets, et nous menaçant de leurs
espadons et de leurs casse-tête avec une telle confiance dans le succès,
qu'ils croyaient être certains d'enlever quelqu'un de nous pour le faire
servir à leurs sacrifices.
Mais le bon Dieu Notre Seigneur fit mieux les choses : nos ennemis
eurent beau venir en secret, ils nous trouvèrent parfaitement sur nos
gardes, parce que nos éclaireurs et nos sentinelles, les ayant entendus
approcher, accoururent à bride abattue nous donner l'alarme. Nous
étions d'ailleurs bien accoutumés à dormir chaussés et revêtus de
nos armures, avec nos chevaux sellés et bridés, et toutes sortes de
défenses toujours bien à point. Nous leur résistâmes avec nos csco-
pettes et nos arbalètes, et, nos estocades nous venant en aide, nous
leur fîmes promptement tourner le dos. Gomme d'ailleurs le pays était
en plaine et qu'il faisait clair de lune, nos cavaliers les suivirent un
moment; de sorte que, le lendemain matin, nous trouvâmes sur le
H
162 CONQUETE
sol une vingtaine d'hommes morts ou blessés. Ils s'en retournèrent
donc après avoir éprouvé de grandes pertes, avec le regret de leur at-
taque nocturne. J'ai même ouï dire que, comme le résultat n'avait
pas été conforme à ce que les papes et les sorciers leur avaient pré-
dit, ils en sacrifièrent deux à leurs idoles. Cette nuit-là, ou nous tua
un Indien, de nos amis de Gempoal ; on nous blessa deux soldats et
un cheval. De notre côté, nous prîmes quatre ennemis. Nous voyant
délivrés de cette soudaine attaque, nous rendîmes grâces à Dieu, nous
enterrâmes notre allié de Gempoal, nous pansâmes nos blessés et le
cheval, et nous dormîmes le reste de la nuit, avec bonne surveillance
dans nos quartiers, comme nous en avions l'habitude. Le jour se fit et
nous pûmes alors nous assurer que nous étions tous atteints de deux
ou trois blessures et très-fatigués, quelques-uns fort souffrants et cou-
verts de bandages, avec la perspective qui nous montrait toujours
Xicotenga à notre poursuite; d'autre part, déjà manquaient à l'appel
cinquante-cinq soldats tués dans les batailles ou morts de maladie et
de froid1 ; douze hommes étaient souffrants, notre capitaine Gortès
lui-même était atteint de fièvres ; le Père fray Bartolomé de Olmedo,
de l'ordre de la Merced, était malade également ; ajoutez à cela que
nous étions toujours sous le poids des armes dont nous étions revê-
tus, avec les grands inconvénients du froid et de la privation du sel,
qui manquait à nos aliments et que nous ne pouvions nous procurer.
Au surplus, nous avions sans cesse présent à l'esprit le dénoûment
possible de nos combats du moment ; et en supposant même qu'ils
eussent une issue heureuse, que pouvait-il nous arriver? où irions-
nous ? Car entrer à Mexico ! cela nous paraissait un espoir ridicule
en pensant à sa grande puissance, et nous nous disions que si les
gens de Tlascala avaient pu nous mettre en cet état, tandis que nos
alliés de Gempoal nous les présentaient comme amis, que pourrions-
nous faire lorsque nous nous verrions en guerre avec les grandes for-
ces de Montezuma? Au surplus, nous ne savions rien de nos cama-
rades que nous avions laissés à la Villa Rica, et ils ne savaient rien
de nous.
Or il y avait parmi nous des caballeros et des soldats d'un mérite
achevé, valeureux et de bon conseil, et Gortès ne faisait ni ne disait
jamais rien avant de prendre notre avis, afin de procéder en bon ac-
cord. Que, maintenant, le chroniqueur Gomara vienne nous dire : Gor-
tès fit ceci, il fut là-bas, il courut ailleurs, et d'autres choses qui
s'écartent de la vérité ! Gortès eût-il été un homme de fer, comme du
reste Gomara le dit dans son histoire, il est certain qu'il ne pouvait
1. Il est à remarquer que six mois après le départ de Cuba, Cortès se trouve avoir
déjà perdu einquante-cinq hommes, par le fer et les maladies. 11 a lui-même des fiè-
vres intermittentes. Tout cela devrait être examiné séparément clans une Étude médi-
cale sur la campagne.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 163
être partout. Il eût suffi à ce chroniqueur d'assurer que Cortès se con-
duisit en bon capitaine, comme certainement il le fit toujours. Je
parle ainsi, parce que, outre les grandes faveurs dont Notre Seigneur
nous comblait dans tous nos faits d'armes, en victoires et autres ré-
sultats, il semblait aussi éclairer nos esprits, de manière à assurer à
Gortès les conseils qui pouvaient le mieux diriger sa conduite.
Mais cessons de chanter nos louanges passées, puisqu'elles n'im-
portent guère à notre histoire, et disons simplement que tous, d'une
voix, nous encouragions notre général, le priant de bien prendre
garde à sa personne; que nous étions là et que, puisqu'avec l'aide de
Dieu nous avions échappé à tant de périlleux combats, sans doute
Notre Seigneur nous réservait pour d'honorables fins. Nous ajou-
tâmes qu'il fallait mettre sur-le-champ les prisonniers en liberté et
les envoyer aux chefs caciques, les invitant à faire la paix, avec pro-
messe de pardonner le passé, y compris la mort de la jument.
Laissons tout cela, et disons à quel point dona Marina, quoique
femme du pays, faisait preuve d'une. âme virile. Quoiqu'elle entendît
dire chaque jour qu'on devait nous massacrer et se repaître de nos
chairs ; quoiqu'elle nous vît complètement cernés dans les dernières
batailles et que maintenant nous fussions tous blessés et malades,
nous ne surprîmes jamais en elle un moment de faiblesse, mais tou-
jours une résolution supérieure à son sexe. Geronimo de Aguilar et
dona Marina parlèrent aux messagers que nous allions envoyer et
leur dirent d'engager leurs compatriotes à la paix; que, s'ils ne s'y
résolvaient pas avant deux jours, nous irions les tuer, ravager leurs
champs et les chercher jusque dans leur capitale. Ce fut sous l'im-
pression de ces paroles résolues qu'ils se rendirent à la ville où se
trouvait Xicotenga le vieux.
Laissons cela, pour rappeler que le chroniqueur Gomara ne dit
nullement dans son histoire, ni ne s'inquiète de savoir si l'on nous
tuait, si l'on nous blessait, si nous succombions à la fatigue, si nous
étions malades.... A lire ce qu'il raconte, on croirait que les choses
nous tombaient toutes faites dans les mains. Oh ! combien le trorn-^
pèrent ceux qui lui ont conseillé d'écrire ainsi son livre! Nous tous
qui avons fait la conquête, nous nous sommes demandé s'il a pu
croire, en écrivant tant de faussetés, que nous ne rétablirions pas la
réalité des faits après avoir lu son histoire. Mais oublions le chroni'
queur Gomara et disons comment nos messagers furent à la capitale
de Tlascala, porteurs de nos paroles. Il me semble qu'ils avaient une
lettre; nous savions bien qu'on ne pourrait la lire, mais nous rac-
compagnâmes d'une flèche et lui donnâmes ainsi le caractère qu'on
tient dans ce pays pour un signe d'ambassade. Ils trouvèrent les
deux caciques principaux occupés à parler avec d'autres personnages.
Je vais dire leur réponse.
164 CONQUÊTE
CHAPITRE LXVII
Comme quoi nous envoyâmes encore des messagers aux caciques de Tlascala pour
qu'ils voulussent bien conclure la paix; de ce qu'ils firent et convinrent à ce sujet.
En arrivant à Tlascala, les messagers que nous envoyâmes pour
traiter de la paix trouvèrent réunis en conseil les deux principaux
caciques Maceescaci et Xicotenga, le vieux, père du capitaine général
Xicotenga. Ils écoutèrent les ambassadeurs et restèrent un moment
en suspens, sans proférer une parole. Dieu voulut alors les inspirer
dans leurs résolutions et tourner leurs esprits vers les idées de paix.
Ils envoyèrent à l'instant chercher la plupart des caciques ei capi-
taines qui se trouvaient dans les villages, sans oublier ceux de la
province voisine de Gruaxocingo, qui étaient leurs amis et leurs con-
fédérés. Lorsqu'ils furent tous réunis dans la capitale, Maceescaci et
Xicotenga le vieux, personnages tous deux fort intelligents, leur adres-
sèrent un discours dont le sens, que nous connûmes plus tard, sinon
les termes mêmes, fut tel que je vais dire :
« Frères et amis, vous avez vu combien de fois ces teules, tou-
jours prêts à batailler sur nos campagnes, nous ont envoyé des mes-
sagers pour demander la paix; ils disent qu'ils viennent nous secou-
rir et nous compter au nombre de leurs frères; vous avez vu aussi
combien de fois, ayant pris plusieurs de nos vassaux, ils ne leur ont
fait aucun mal et ont eu la générosité de nous les renvoyer. Vous
n'ignorez pas que nous sommes tombés sur eux trois fois avec toutes
nos forces, le jour comme la nuit, et que nous n'avons pu les vaincre,
tandis qu'ils nous ont tué dans les combats un grand nombre des
nôtres, parmi nos fils, nos parents et nos capitaines. Maintenant en-
core, ils nous redemandent la paix, et les gens de Gempoal qu'ils
amènent avec eux assurent qu'ils sont les ennemis de Montezuma et
des Mexicains, au point d'ordonner aux gens de Gempoal et de toute
la sierra totonaque de ne plus leur payer tribut. Or, vous n'avez pas
oublié que depuis plus de cent ans les Mexicains nous font la guerre
chaque année; vous voyez d'ailleurs fort bien que nous sommes
comme parqués dans nos terres, d'où nous n'osons sortir, pas même
pour faire provision de sel, car nous n'en mangeons plus, ou pour
nous procurer du coton dont les tissus nous couvrent à peine. Si
quelques-uns des nôtres se hasardent à s'éloigner pour faire provi-
sion, bien peu d'entre eux ont la chance de conserver la vie et de re-
venir; ces traîtres de Mexicains et leurs confédérés les tuent ou les
emmènent en esclavage. Déjà plusieurs fois nos sorciers, nos devins
et nos papes nous ont dit ce qu'ils pensent de ces teules et à quel
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 165
point ils sont valeureux. Ce qu'il nous semble, c'est que nous devons
rechercher leur amitié, qu'ils soient hommes ou teules; que, dans
l'un ou l'autre cas, nous entrions en bon commerce avec eux; que
sans perdre de temps quatre personnages distingués, choisis parmi
les nôtres, leur portent de bonnes provisions et rendent témoignage
de notre affection et de nos désirs de paix, afin qu'ils nous prêtent
secours et nous défendent contre nos ennemis. Amenons-les ici parmi
nous et donnons-leur des femmes, afin de contracter avec eux une
parenté véritable; car les ambassadeurs qu'ils nous envoient pour
traiter de la paix assurent qu'ils prennent des femmes avec eux. »
Ces raisonnements étant entendus, tous les caciques les approu-
vèrent, les tenant pour choses judicieuses. Ils convinrent qu'il fallait
aller sur-le-champ régler les conventions de paix ; qu'on le fît savoir
au capitaine général Xicotenga et aux autres chefs qui étaient avec
lui, afin qu'ils se relirassent sans continuer les hostilités, attendu
que la paix était faite. On envoya des messagers dans ce but; mais
le capitaine Xicotenga, le jeune, ne voulut point les écouter; il se
montra fort irrité, leur adressa d'insolentes paroles, disant qu'il n'é-
tait pas pour la paix, qu'il avait déjà tué plusieurs teules et leur
jument, et qu'il voulait encore une fois tomber sur nous nuitamment,
achever de nous vaincre et nous exterminer. Aussitôt que Xicotenga
le père, Maceescaci et les autres caciques eurent connaissance de
cette réponse, ils en furent à ce point contrariés, qu'ils envoyèrent
aux commandants et à toute l'armée l'ordre de ne point le suivre à la
guerre, de ne pas respecter son commandement, à moins que ce ne
fût pour traiter de la paix; mais le jeune chef ne voulut point se sou-
mettre. En présence de cette désobéissance, les caciques résolurent
d'envoyer les quatre messagers à notre quartier royal, pour nous y
offrir des provisions et y traiter de la paix au nom de tout le pays de
Tlascala et de Guaxocingo. Mais les quatre vieillards n'osèrent pour
lors se mettre en route, à cause de la crainte que leur inspirait le
jeune Xicotenga.
Or, comme dans un même moment divers événements se présen-
taient, et dans notre quartier royal, et pour les préliminaires de la
paix, je me vois dans la nécessité de porter mon attention sur ce qui
se rattache le plus directement à mon récit. Je laisserai donc pour un
instant les quatre Indiens qui devaient venir traiter de la paix et qui
ne partaient pas, par crainte de Xicotenga, pour dire qu'en attendant
nous fûmes avec Gortès à un village situé près de notre camp. Je
conterai ce qui nous y arriva.
166 CONQUÊTE
CHAPITRE LXVIII
Comme quoi nous convînmes d'aller à un village qui était près de notre campement,
et de ce que l'on fit à ce sujet.
Il y avait deux jours que nous n'avions rien fait qui mérite d'être
conté; il fut alors convenu — et nous en donnâmes le conseil à
Gortès — que nous irions à un village qui se trouvait à une lieue de
notre camp. Nous avions déjà engagé ses habitants à se présenter à
nous en signe de paix, et comme nous n'en avions pas de nouvelles,
nous résolûmes de tomber sur eux pendant la nuit, sans intention de
faire aucun mal, je veux dire sans qu'on tuât, blessât ni prît per-
sonne, mais dans le but de leur inspirer de la crainte, de prendre des
vivres et de leur parler de paix, si leur conduite nous en donnait l'oc-
casion. Ce village s'appelle Zumpacingo; c'était le chef-lieu d'autres
petits villages dont faisait partie celui qu'occupait notre campement
et qui s'appelait Tecodcungapacingo. Tous les environs étaient con-
sidérablement peuplés. Nous partîmes donc un matin de bonne
heure dans la direction du village, avec six de nos meilleurs cava-
liers, nos soldats les plus dispos, dix arbalétriers et huit hommes
d'escopette. Gortès, qui était atteint de fièvres tierces, marcha avec
nous en qualité de commandant ; nous laissâmes au camp le plus de
forces qu'il nous fut possible, pour le défendre, et nous nous mîmes
en marche deux heures avant le jour. Il venait ce matin-là un vent si
froid de la sierra Nevada, qu'il nous faisait grelotter. Les chevaux
eux-mêmes s'en ressentirent; ils tremblaient, et deux d'entre eux fu-
rent atteints de tranchées, chose que nous vîmes avec grand regret,
craignant qu'ils n'en mourussent. Aussi Gortès ordonna-t-il à leurs
cavaliers de les ramener au camp pour leur donner des soins.
Gomme le village n'était pas éloigné, nous y arrivâmes avant qu'il
fît jour. Les habitants, sachant notre approche, se prirent à fuir de
leurs maisons, criant et s'exhortant à se méfier des teules, assurant
que nous venions pour les massacrer ; et, dans le désordre, pères et
enfants s'oubliaient les uns les autres. Lorsque nous vîmes leur con-
duite, nous fîmes halte sur une grande place pour y attendre le jour,
et sans faire aucun mal à personne. Des papes qui se trouvaient dans
les temples principaux du village et d'autres personnages distingués,
ayant vu que nous restions fort tranquilles sans causer aucun ennui à
qui que ce fût, s'approchèrent de Gortès et le prièrent de leur par-
donner de n'être point allés à notre camp, pour traiter de la paix et
pour nous fournir des vivres, lorsque nous les fîmes appeler; ils
avaient agi ainsi, arce que le capitaine Xicotenga, qui se tenait près
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 167
de là, leur en avait donné l'ordre ; que leur village et les autres d'a-
lentour se voyaient obligés d'approvisionner son camp, où il comp-
tait sous son commandement les hommes de guerre de tout le pays
de Tlascala. Cortès leur dit, au moyen de nos interprètes dona Ma-
rina et Aguilar, qui marchaient toujours avec nous dans toutes nos
entreprises, même pendant la nuit : qu'ils bannissent toute crainte ;
qu'ils allassent à la capitale dire à leurs caciques de se tenir en paix,
puisque la guerre était malheureuse pour eux.
Il envoya les papes ; car des autres messagers que nous avions ex-
pédiés nous n'avions encore aucune nouvelle, si ce n'est que les ca-
ciques de Tlascala se préparaient à nous dépêcher, pour traiter de la
paix, les quatre personnages qui n'étaient pas encore arrivés. Les
papes cherchèrent et trouvèrent aussitôt plus de quarante poules et
deux Indiennes pour moudre le maïs. On les présenta à Gortès qui en
témoigna de la gratitude et ordonna d'envoyer à notre camp vingt
Indiens de ce village. Ils y furent sans aucune crainte, emportant les
provisions, et ils y restèrent jusqu'au soir. On leur donna des verro-
teries grâce auxquelles ils rentrèrent plus contents dans leurs mai-
sons. Nos voisins proclamaient que nous étions bons, que nous ne
leur causions aucun ennui, et ce fut ce que les vieillards et les papes
firent savoir au capitaine Xicotenga, en lui annonçant aussi qu'on
nous avait donné des Indiennes et des vivres, ce qui ïe mit de fort
mauvaise humeur contre eux. Ils s'adressèrent alors aux vieux caci-
ques de la capitale. Ayant appris que nous ne faisions de mal à per-
sonne et qu'ayant pu mettre à mort cette nuit-là grand nombre de
leurs hommes, nous ne profitions des circonstances que pour faire
demander la paix, les caciques se réjouirent beaucoup et donnèrent
l'ordre de nous apporter chaque jour tout ce dont nous aurions besoin.
De nouveau ils insistèrent pour que les quatre personnages qui avaient
déjà été chargés de traiter de la paix partissent à l'instant même pour
notre campement afin d'y apporter les vivres et autres objets qu'on y
allait envoyer.
Nous revînmes donc pleins de joie à nos quartiers, avec nos provi-
sions et les Indiennes. Arrêtons-nous là et disons ce qui s'était passé
au camp pendant notre expédition au village voisin.
CHAPITRE LXIX
Comme quoi, lorsque nous revînmes de Cinpacingo avecCorlès, nous fûmes accueillis
dans notre camp par certaines allocutions; et de ce que Cortès répondit.
A notre retour de Cinpacingo avec des provisions, très-satisfaits
d'y avoir établi la paix, nous apprîmes qu'il s'était formé dans notre
168 CONQUETE
camp de petites réunions et des conférences relatives aux grands pé-
rils que nous courions chaque jour dans cette campagne. Notre ar-
rivée ne fit qu'aigrir davantage les propos. Ceux qui parlaient le plus
fort et avec le plus d'insistance étaient ceux-là mêmes qui avaient
abandonné dans l'île de Cuba leurs établissements et leurs In-
diens. Sept d'entre eux, dont, pour leur honneur, je tairai les noms,
furent trouver Gortès dans son logement. Celui qui savait s'exprimer
le plus aisément et qui avait d'ailleurs bien classé dans sa mémoire
ce qu'il devait exposer, dit à Gortès, comme pour le conseiller, qu'il
voulût bien considérer à quel point nous étions blessés, faibles et fa-
tigués, toujours obligés dépasser les nuits en sentinelles, en rondes et
en courses d'éclaireurs, tandis que nuit et jour il fallait combattre ;
que, d'après le compte qu'ils avaient fait, depuis le départ de Cuba,
cinquante-cinq hommes avaient succombé ; que du reste nous ne sa-
vions rien de nos compagnons de la Villa Rica, restés au port comme
colons; que, si le bon Dieu nous avait fait obtenir la victoire dans les ba-
tailles et rencontres que nous avions soutenues en cette province et
si, dans sa grande miséricorde, il nous y soutenait encore, il ne fal-
lait pas tant de fois tenter la fortune ; qu'il n'eût point la prétention
d'être pire que Pedro Gàrbonero f ; qu'il nous avait engagés dans une
entreprise dont les difficultés dépassaient ce qu'on avait attendu, et
dans laquelle nous serions enfin, un jour ou l'autre, sacrifiés aux
idoles — ce qu'à Dieu ne plût! — A les en croire, il nous fallait re-
venir à notre Villa Rica et, sous les murs de la forteresse que nous y
avions élevée et parmi les villages de nos amis les Totonaques, nous
pourrions établir résidence jusqu'à ce que nous eussions construit un
navire qui irait donner avis à Diego Velasquez et en d'autres lieux des
îles pour qu'on vînt à notre secours; maintenant l'on voyait bien de
quelle utilité seraient les navires que nous avions détruits et combien
il eût été bon d'en conserver au moins deux pour un cas de néces-
sité; mais, sans leur en donner avis, et prenant conseil de qui ne sa-
vait tenir aucun compte des revers de fortune, Gortès les avait tous
fait échouer; plût à Dieu que lui et ceux qui lui donnèrent cet avis
n'eussent pas à s'en repentir un jour! Décidément la charge devenait
trop lourde, on pouvait bien dire la surcharge sous laquelle nous
étions obligés de marcher, plus opprimés que des bêtes de somme,
puisque celles-ci, lorsque la journée est finie, on leur enlève le bât,
on leur donne à manger, et elles se reposent, tandis que nous, jour
et nuit, nous avancions sous le faix de nos armes et embarrassés de
nos chaussures. Ils ajoutèrent que Gortès voulût bien considérer les
1. D'après Gomara, les mécontents disaient à Gortès « qu'il prétendait renouveler
l'aventure de Pedro Garbonerote. lequel, étant entré en pays de Maures en quête de
butin, y perdit la vie avec tout son monde. » (Gomara, chap. xlix.)
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 169
histoires des temps anciens, aussi Lien des Romains que d'Alexandre
et d'autres capitaines des plus renommés dans le monde : quel est
celui d'entre eux qui se fût jamais hasardé à brûler ses navires et à
s'aventurer avec si peu de monde à travers un pays fortement peu-
plé de guerriers, ainsi qu'il venait lui-même de le faire comme pour
y chercher sa propre mort et la fin de toutes nos existences? On l'en-
gageait à penser à sa vie et aux nôtres, en revenant sans retard à la
Villa Rica où la population était en paix avec nous. Toutes ces
choses, on ne les lui avait pas dites jusque-là, parce que l'occasion
avait manqué, à cause de la multitude de guerriers qui fondaient sur
nous de toutes parts; mais, puisque l'ennemi ne revenait plus ainsi
qu'on s'y était attendu, et puisque Xicotenga avait passé trois jours
sans lancer sur nous ses nombreuses forces, c'est que sans doute il
voulait réunir plus de monde; or, serait-il prudent d'attendre une at-
taque semblable aux précédentes?...
Les dissidents ne s'arrêtèrent pas là; ils dirent bien d'autres choses
sur ce sujet; mais Cortès, dédaignant le ton présomptueux des con-
seils qu'ils prétendaient lui donner, leur répondit avec beaucoup de
douceur qu'il admettait volontiers plusieurs des vérités qu'ils venaient
d'exposer ; entre autres choses, il croyait en effet qu'il n'avait jamais
existé d'Espagnols plus valeureux que nous-mêmes , qui eussent
combattu avec autant de courage et supporté d'aussi grandes fatigues;
s'il était vrai que jusqu'ici nous n'avions cessé de marcher sous les
armes, de faire sentinelles et rondes, et supporté les grands froids,
il n'était pas moins certain que, si nous ne l'eussions pas fait, nous
aurions infailliblement tous péri; et c'est pour sauver nos vies que
nous aurions à supporter encore les mêmes labeurs et peut-être aussi
de plus considérables. Il ajouta : « Pourquoi, senores, parler de cou-
rage en ces circonstances? N'est-ce pas Notre Seigneur qui est notre
soutien véritable? Quand je pense aux nombreux bataillons d'ennemis
qui nous ont entourés, quand je les vois s'escrimer avec leurs espa-
dons et courir si près de nous, je ne puis considérei sans horreur
— surtout au moment où l'on trancha la tête de la pauvre jument —
à quel point nous étions en déroute et déjà perdus ; c'est alors que
je connus plus que jamais votre grande résolution. Mais puisque le
bon Dieu nous délivra d'un si terrible péril, j'ai conçu l'espoir qu'il
en serait de même à l'avenir; je puis dire du reste qu'au milieu de
tous ces dangers je ne me tenais pas personnellement en repos; c'est
au milieu de vous que vous avez pu m'y voir toujours engagé. (Il
avait raison de le dire, car il est certain que dans toutes les rencontres
il était des premiers à combattre.) J'ai voulu, senores, vous remettre
en mémoire que, puisque le Seigneur a bien voulu nous préserver
jusqu'ici, nous devons avoir l'espoir qu'il en sera toujours de même,
attendu qu'à peine arrivons-nous dans un pays, nous prêchons aux
170 CONQUETE
habitants la sainte doctrine le mieux qu'il nous est possible et nous
nous efforçons de détruire leurs idoles. Nous voyons du reste que ni
Xicotenga ni ses bataillons ne se montrent déjà plus, parce que sans
doute la crainte les empêche de venir, vu le grand mal que nous leur
avons fait dans les dernières batailles, et par suite de l'impossibilité
de réunir leur monde après avoir été mis trois fois en déroute. C'est
pour cela que ma confiance en Dieu et en mon patron saint Pierre me
fait espérer que la guerre est finie dans cette province ; vous voyez
en effet que ceux de Ginpacingo, déjà pacifiés, nous apportent des
vivres, tandis que nos voisins tout à l'entour restent paisibles dans
leurs habitations. »
Cortès ajouta que, pour ce qui était de la destruction des navires,
ce fut une mesure bien méditée ; que s'il n'appela point quelques-uns
d'entre eux au conseil qui la décida, comme il y avait appelé d'autres
caballeros, ce fut par suite des vexations qu'ils lui causèrent à
l'Arenal, circonstance regrettable qu'il eût voulu n'avoir pas à rappeler
à leur souvenir; quant au conseil qu'ils lui donnaient actuellement,
il ne différait pas de celui qu'ils lui donnèrent alors. « Mais,
ajouta-t-il, veuillez bien considérer qu'il y a dans le campement
grand nombre de caballeros qui pensent le contraire de ce que vous-
mêmes demandez et conseillez ; au surplus, le meilleur sera d'offrir
à Dieu toutes choses et de les exécuter au mieux de son saint service.
Quant à ce que vous avancez, senores, que jamais les guerriers les
plus renommés de Rome n'entreprirent d'aussi hauts faits que les
nôtres, vous dites certainement la vérité; à l'avenir, grâces à Dieu,
on nous vantera dans l'histoire au delà de nos aïeux ; mais, ainsi que
je vous l'ai déjà dit, toutes nos actions sont guidées par Ja pensée de
servir Dieu et notre Empereur don Carlos, dont la chrétienne justice
s'ajoutera aux faveurs de la grande miséricorde du Seigneur auquel
nous devrons de pouvoir accroître nos succès. Ce ne serait donc point,
senores, chose bien judicieuse que de faire un pas en arrière; car si
Jes gens qui nous entourent et ceux que nous avons laissés derrière
comme amis voyaient pareille reculade, les pierres et les rochers se
soulèveraient contre nous; de même qu'ils nous prennent à présent
pour dieux ou pour idoles, comme ils disent, ils nous tiendraient
alors pour lâches et pour gens de nulle valeur. Quant à résider,
comme vous dites, parmi nos alliés les Totonaques, soyez sûrs que
s'ils nous voyaient revenir sans être arrivés à Mexico, ils s'attroupe-
raient contre nous, prenant pour motif que, comme nous les avons
empêchés de payer tribut à Montezuma, les Mexicains tomberaient
sur eux pour les mettre de nouveau à contribution, les maltraiter et
même les obliger à nous faire la guerre ; et ils nous la feraient cer-
tainement, par pure frayeur et dans l'espoir d'éviter ainsi d'être eux-
mêmes massacrés. De sorte que, partout où nous croirions pouvoir
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 171
compter sur des alliés, nous ne trouverions quo des ennemis. Et
Montezuma, que dirait-il en recevant la nouvelle de notre retraite ?
que penserait-il de nos paroles et de tout ce que nous lui aurions fait
dire? Il serait obligé de prendre tout cela pour une raillerie et pour
des jeux d'enfants. Donc, senores, mal par là-bas, pis encore plus
loin! mieux vaut pour nous rester où nous sommes : c'est une belle
plaine, bien peuplée, et notre camp y est dûment approvisionné :
ici des poules, là de petits chiens; grâce à Dieu, rien ne fait défaut,
Si nous avions du sel, qui est notre plus grand besoin, et des vête-
ments pour nous garantir du froid, que nous manquerait-il? Eu
égard, senores, à ce que vous dites, — que depuis notre départ de
l'île de Cuba il nous est mort cinquante -cinq soldats, de blessures,
de faim, de froid, de maladie et de fatigue, et que nous sommes bien
peu nombreux, et tous malades, et tous blessés, — sachez que Dieu
nous rend aussi forts que si nous étions en grand nombre, et que,
du reste, les guerres ont l'habitude de faire périr partout les hommes
et les chevaux. Il est juste de dire aussi que nous avons bien souvent
des vivres en abondance, et qu'au surplus nous n'avons pas entrepris
la campagne pour rester en repos, mais bien pour nous battre quand
l'occasion s'en présenterait. Donc, senores, je demande en grâce que,
puisque vous êtes des caballeros, vous fassiez le possible pour encou-
rager ceux qui faiblissent; veuillez dorénavant vous défaire de la
pensée du retour à Cuba et de revoir ce que vous y possédez; effor-
çons-nous de nous conduire en bons soldats, comme au surplus vous
l'avez toujours fait; car, après Dieu qui est notre secours et notre
appui, c'est de la force de nos bras que nous devons tout attendre. »
Après que Gortès leur eut tenu ce langage, les soldats auxquels il
s'adressait n'en continuèrent pas moins leurs menées, disant que sans
doute tout cela était fort bien, mais qu'il n'en était pas moins vrai que,
lorsque nous étions sortis de la Villa, notre intention avait été, comme elle
était encore aujourd'hui, d'aller à Mexico ; que cette ville passait pour
être très-forte, très-peuplée de guerriers, tandis que, au dire des gens
de Gempoal, les Tlascaltèques étaient pacifiques et n'avaient pas la
réputation de ceux de Mexico; et cependant, nous venions de courir
avec eux de telles chances de perdre nos vies, que, si on nous livrait
encore une autre bataille comme les dernières, la fatigue nous empê-
cherait de nous y tenir debout; et puis, quand même on ne nous atta-
querait plus où nous étions, aller à Mexico leur paraissait une bien
terrible entreprise ; il fallait réfléchir mûrement aux ordres qui seraient
donnés à ce sujet. Gortès leur répondit alors, presque en colère, que,
comme le chantent les romanceros, il valait mieux mourir avec hon-
neur que vivre déshonoré. Il ajouta enfin qu'au surplus tous les soldats
qui le nommèrent capitaine général et lui conseillèrent de détruire les
navires lui dirent en même temps à haute voix qu'il ne prîl aucun
172 CONQUÊTE
souci des sourdes menées, ni de pareils discours, et qu'avec l'aide de
Dieu et notre bon accord, nous fussions toujours prêts à faire ce qu'il
conviendrait.
Gela dit, les conférences prirent fin. Il est vrai qu'on murmurait
encore contre Gortès et qu'on le maudissait, de même que nous tous
qui lui donnions conseil, non moins que les alliés de Gempoal qui
nous avaient indiqué cette route; ils se livraient encore à bien des
conversations répréhensibles ; mais les circonstances forçaient à les
laisser comme inaperçues, et d'ailleurs tous obéissaient parfaitement.
Je cesserai de parler de toutes ces choses, et je dirai que les vieux
caciques de la capitale de Tlascala envoyèrent encore des émissaires
à leur capitaine général Xicotenga, pour que sous aucun prétexte il
ne nous attaquât, mais qu'il allât en paix nous rendre visite en nous
apportant des vivres, attendu qu'ainsi l'ordonnaient tous les caciques
et les principaux personnages de la province et de Guaxocingo. On fit
savoir en même temps aux capitaines qui étaient avec lui qu'en toute
question où il ne s'agirait pas de traiter de la paix, on lui refusât
obéissance. Le message lui fut adressé à trois reprises nouvelles,
car on sut qu'il ne voulait point obéir et qu'il était résolu à tomber
de nuit sur notre camp, ayant réussi à réunir vingt mille hommes
dans ce but ; et comme il était fort orgueilleux et très-entêté, il se re-
fusa absolument, comme toujours, à se soumettre aux ordres qu'on
lui adressait. Ce qu'il fit à ce propos je vais le dire à la suite.
CHAPITRE LXX
Comme quoi le capitaine Xicotenga avait sous la main vingt mille guerriers de choix
pour tomber sur notre camp, et de ce que l'on fit à ce sujet.
Maceescaci, Xicotenga, le vieux, et la plupart des caciques de la
capitale de Tlascala envoyèrent donc dire quatre fois à leur capitaine
qu'il ne fallait plus nous traiter en ennemis, mais venir nous parler
pacifiquement, puisqu'il se trouvait non loin de notre camp. On en-
joignit également aux autres capitaines qui étaient avec lui de ne pas
le suivre autrement (rue pour l'accompagner à des conférences sur la
paix. Mais, comme Xicotenga était d'un mauvais caractère, entêté et
orgueilleux, il résolut de nous envoyer quarante Indiens porteurs de
poules, de pains et de fruits, quatre vieilles Indiennes, pauvrement
accoutrées, beaucoup de résine de copal et des plumes de perroquet.
Nous pûmes croire que les Indiens porteurs étaient sincèrement paci-
fiés. En arrivant à notre camp, ils encensèrent Gortès et, sans se livrer
aux humiliations obséquieuses dont ils ont l'habitude, ils lui dirent :
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 173
« Le capitaine Xicotenga vous envoie ceci pour que vous le mangiez,
si vous êtes des t&ules, comme le prétendent les gens de Gempoal;
si vous aimez les sacrifices, prenez ces quatre femmes pour les sacri-
fier, et mangez leur chair avec leur cœur; comme nous ne savons pas
quelles sont vos pratiques, nous n'avons point voulu les sacrifier nous-
mêmes devant vous. Si vous êtes des hommes, mangez des poules, du
pain et du fruit; si vous êtes des tenles bienfaisants, vous avez là du
copal et des plumes de perroquet pour que vous fassiez votre sacrifice. »
Gortès leur répondit, au moyen de nos interprètes, qu'il leur avait
déjà mandé qu'il voulait la paix, qu'il ne venait pas faire la guerre,
mais qu'il se présentait au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, en
qui nous croyons et que nous adorons, et de la part de l'Empereur
don Carlos, dont nous sommes les vassaux, pour les prier de ne plus
massacrer ni sacrifier aucun homme, comme c'était leur habitude ; que
nous étions tous de chair et d'os comme eux-mêmes et non des dieux,
mais des chrétiens n'ayant pas la coutume de tuer nos semblables ;
que si nous voulions tuer, nous aurions eu bien des occasions d'exer-
cer notre cruauté sur leurs personnes, toutes les fois qu'ils étaient venus
nous attaquer de jour comme de nuit; quant aux vivres qu'ils appor-
taient, nous leur en avions de la reconnaissance, espérant qu'ils ne
seraient pas plus fous qu'ils n'avaient été jusqu'ici et qu'ils se déci-
deraient à vivre en paix avec nous.
Or il paraît que ces Indiens qu'envoya Xicotenga avec des vivres
étaient des espions chargés d'examiner nos demeures, les entrées, les
sorties et tout ce qu'il y avait dans notre campement : les provisions,
les chevaux, l'artillerie, le nombre d'hommes que pouvait tenir chaque
maison. Ils restèrent ce jour-là et la nuit suivante, les uns allant avec
des messages voir Xicotenga, et les autres revenant au camp. Nos
amis de Cempoal fixèrent sur eux leur attention et devinèrent la vé-
rité. Ils pensèrent que ce n'était pas chose naturelle de voir ainsi nos
ennemis nuit et jour dans le camp, sans qu'il y eût à cela quelque
motif, et que certainement c'étaient là des espions. On crut donc de-
voir s'en méfier, d'autant plus que, lorsque nous fûmes à Ginpacingo,
deux vieillards de ce village avaient dit à nos alliés de Gempoal que
Xicotenga était prêt pour tomber avec un grand nombre de guerriers,
pendant la nuit, sur notre campement, dans l'espoir de nous sur-
prendre. Les gens de Gempoal avaient pris tout d'abord la confidence
pour une raillerie et pour une sorte de bravade, et comme d'ailleurs
ils ne voyaient pas là l'ombre d'une certitude, ils ne crurent pas de-
voir le dire à Gortès ; mais dona Marina, l'ayant su, s'empressa de le
lui raconter. Gortès voulut alors éclaircir la chose. Dans ce but, il prit
à part deux Tlascaltèques qui lui paraissaient animés de plus de pro-
bité. Ils confessèrent qu'ils étaient en effet des espions de Xicotenga
et ils dirent à quelle fin ils étaient venus. Gortès les fit mettre en
174 CONQUÊTE
liberté, mais il en prit deux autres qui confessèrent qu'ils étaient
des espions ; deux autres encore dirent ni plus ni moins la même
chose : ils assurèrent même que Xicotenga n'attendait que leur ré-
ponse pour tomber sur nous la nuit suivante avec tout son monde.
Après cette découverte, Gortès en répandit la nouvelle par tout le
camp, pour que nous fussions bien sur le qui-vive, tenant pour certain
que l'ennemi viendrait, ainsi qu'il se l'était proposé. Puis il fit pren-
dre dix-sept Indiens parmi ces espions ; il ordonna qu'on coupât le
poignet à certains d'entre eux, à d'autres seulement les pouces, et
nous les renvoyâmes, ainsi amputés, à leur capitaine Xicotenga, en
leur disant que, pour les punir de leur hardiesse à venir chez nous
avec de pareilles intentions, on se contentait quant à présent de leur
faire subir ce châtiment; qu'ils allassent annoncer à leur chef qu'il
pouvait venir quand il voudrait, de jour ou de nuit, que nous l'atten-
drions pendant deux jours; mais que, s'il ne venait point dans ce
délai, nous irions le chercher dans son propre camp, où, du reste,
nous aurions été les attaquer déjà et les détruire, si nous n'en avions
pas été empêchés par l'amitié que nous leur portions ; qu'ils cessas-
sent enfin de faire des folies, et se résolussent à la paix. On assure
que Xicotenga allait partir avec tout son monde pour tomber nuitam-
ment sur nous, lorsqu'arrivèrent les Indiens amputés des poignets et
des doigts. Les voyant ainsi faits, il en fut ébahi et il en demanda la
raison. Quand on lui eut expliqué ce qui était arrivé, il perdit beau-
coup de son assurance et de sa superbe. Il faut dire aussi qu'un ba-
taillon entier s'était enfui du camp, après avoir eu des querelles avec
lui, à propos des batailles précédentes. Voyons ce qui arriva après
cela.
CHAPITRE LXXI
Comme quoi les personnages qu'on avait envoyés pour traiter de la paix arrivè-
rent à notre camp ; du discours qu'ils nous adressèrent et de ce qui se passa en-
core.
Nous étions dans notre camp, ignorant qu'on devait venir nous
parler de paix et la désirant outre mesure : nous nous occupions à
mettre nos armes en état et à faire des flèches, chacun donnant ses
soins à ce qui lui était le plus nécessaire en approvisionnements de
guerre. En ce moment arriva en toute hâte un de nos éclaireurs pour
annoncer que par la route principale de Tlascala plusieurs Indiens et
Indiennes venaient avec des fardeaux; que sans dévier de leur roule
ils marchaient vers notre camp ; que du reste son camarade qui cou-
rait avec lui la campagne s'était placé en observation pour voir où ils
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 175
se dirigeaient. Sur ce, le camarade lui-même se présenta, assurant
que les gens annoncés étaient près de là, venant droit au point où
nous étions, en faisant de temps à autre de petites haltes. Cortès et
nous tous nous réjouîmes de ces nouvelles, parce que nous les crûmes
avant-courrières de paix, ce qui fut en effet la réalité. Cortès prescrivit
qu'on ne manifestât pas d'émotion, et qu'on s'enfermât dans les ca-
banes sans rien dire. Tout aussitôt quatre personnages, qui étaient
chargés de traiter de la paix au nom des vieux caciques, se détachè-
rent du groupe des porteurs en faisant des signes pacifiques qui con-
sistent à tenir la tête Lasse. Ils vinrent droit à la demeure de Cortès;
ils appuyèrent la main sur le sol et baisèrent la terre; ils exécutèrent
ensuite trois révérences, firent brûler leur copal et dirent que tous
les caciques de Tlascala, tous les vassaux et alliés, leurs amis et
leurs confédérés, venaient se soumettre à l'amitié et aux conditions
de paix de Cortès et de ses frères les teules, qui étaient avec lui, nous
priant de leur pardonner de n'être pas venus tout d'abord pacifique-
ment au-devant de nous, et de nous avoir fait la guerre ; ils avaient
agi ainsi, parce qu'ils tenaient pour certain que nous étions amis de
Montezuma et des Mexicains, lesquels sont leurs ennemis mortels
depuis des temps très-reculés ; cette idée leur était venue, du reste,
en voyant que plusieurs vassaux et tributaires des Mexicains mar-
chaient avec nous, ce qui leur avait fait penser que nous voulions
entrer dans leur pays en les trompant traîtreusement, comme leurs
ennemis en avaient l'habitude, pour voler leurs fils et leurs femmes;
c'était cela qui les avait empêchés de croire aux paroles des messagers
que nous leur avions envoyés. D'ailleurs les premiers Indiens qui
avaient marché contre nous aussitôt après notre entrée dans leur
pays, n'obéirent nullement à leurs ordres, mais bien aux conseils des
Chontales Estomies, gens peu civilisés, sorte de coureurs des bois,
qui, nous voyant en si petit nombre, eurent l'espoir de se saisir de
nous et de nous amener prisonniers à leurs seigneurs, pour en obte-
nir des faveurs. Les messagers ajoutèrent que maintenant ils venaient
demander pardon pour leur hardiesse , avec promesse que chaque
jour à l'avenir ils enverraient plus de provisions qu'ils n'en appor-
taient aujourd'hui; du reste ils nous priaient de recevoir ce présent
avec le même bon vouloir qui le leur avait fait envoyer; dans deux
jours le capitaine Xicotenga viendrait avec d'autres caciques; il don-
nerait alors plus d'explications sur le prix que tout Tlascala attachait
à notre bonne amitié. Quand ils eurent achevé ce discours, ils cour-
bèrent la tête, appliquèrent la main sur le sol et baisèrent la terre.
Cortès, au moyen de nos interprètes, leur parla en affectant une
certaine gravité et quelque irritation, disant qu'il y avait bien des
raisons pour ne pas les écouter et ne point contracter amitié avec eux ;
que depuis notre entrée dans leur pays, nous leur avions proposé la
176 CONQUETE
paix, leur donnant l'assurance de les aider contre leurs ennemis de
Mexico; qu'ils ne voulurent point nous croire; qu'ils prétendirent tuer
nos envoyés, et, non contents de cela, nous attaquèrent trois fois, même
de nuit, employant au surplus contre nous des espions etdesembûches ;
au milieu de leurs attaques, nous aurions pu leur tuer beaucoup de
monde et nous ne l'avions point voulu, éprouvant même du regret
pour ceux qui avaient péri, quoiqu'à eux seuls en revînt toute la
faute; du reste, nous avions résolu d'aller les trouver dans les lieux
mêmes où se tenaient les vieux caciques ; mais puisqu'ils demandaient
la paix de la part de cette province, notre général les recevait au nom
de son seigneur et Roi, les remerciant pour les provisions qu'ils ap-
portaient.
Gortès leur ordonna alors d'aller sur-le-champ inviter leurs supé-
rieurs à venir ou à envoyer des gens plus autorisés pour traiter de la
paix; s'ils ne se montraient pas empressés à obéir, nous porterions la
guerre dans leur propre résidence. Il leur fit aussi donner des ver-
roteries bleues pour leurs caciques, comme un gage de paix, les avertis-
sant que quand ils viendraient à notre camp, ce devrait être de jour et
non de nuit, sans quoi nous les tuerions. Gela dit, les quatre messagers
se mirent en route. Ils laissèrent dans quelques maisons éloignées
du camp les Indiennes qu'ils avaient amenées pour faire le pain,
cuire les poules et pour le reste du service. Ils en firent autant de
vingt Indiens porteurs d'eau et de bois à brûler, et désormais on
nous apporta régulièrement à manger. Lorsque nous vîmes cette
conduite qui témoignait de la réalité de leurs intentions pacifiques,
nous rendîmes grâces à Dieu. Gela arriva du reste quand nous étions,
autant qu'on se le pourra figurer, faibles, fatigués et mécontents de
la guerre, incertains du dénoûment qui en serait la suite.
En ce qui regarde le sujet des derniers chapitres, le chroniqueur
Gromara dit que Gortès gravit des monticules pour apercevoir le vil-
lage de Cinpaeingo; mais moi j'affirme que ce village était situé près
de notre camp et qu'il eût fallu que n'importe quel soldat fût bien
aveugle pour ne pas le voir bien clairement s'il en avait envie. Il dit
aussi que les hommes voulurent se soulever contre Gortès. et bien
d'autres choses dont je ne ferai pas mention pour ne pas dépenser
mes paroles en vain, car il avoue simplement qu'on le lui a dit ainsi.
J'aflirme que jamais capitaine au monde ne fut mieux écouté que
Gortès, ainsi qu'on le verra bien par la suite ; que la pensée de lui
désobéir n'était venue à personne depuis que nous étions dans le
cœur du pays, en exceptant l'événement del'Arenal. Quant au discours
dont j'ai parlé dans le chapitre qui précède, il faut le comprendre
dans le sens d'un conseil que l'on croyait raisonnable, et nullement
comme chose dite dans un autre but; car, en toute circonstance, l'o-
béissance à notre chef fut sincère et très-loyale. Et puis, il n'est pas
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 177
surprenant que, dans une si dure campagne, certains bons soldats se
hasardassent à donner un conseil à leur capitaine, surtout en se
voyant exténues comme nous l'étions. Et cependant, qui lira l'histoire
de Gomara croira qu'il dit la vérité, tant il emploie d'éloquence pour
tout conter, quoique ce soit le contraire de ce qui arriva. Nous en res-
terons là, et je dirai ce qui nous advint bientôt avec des messagers
que le grand Montezuma nous envoya.
CHAPITRE LXXII
Comme quoi des envoyés de Montezuma. grand seigneur de Mexico, arrivèrent à notre
camp ; du présent qu'ils apportèrent.
Dieu Notre Seigneur ayant employé sa grande miséricorde à per-
mettre que nous fussions vainqueurs dansles batailles de Tlascala, la
renommée fit voler nos hauts faits dans toutes ces contrées. Le grand
Montezuma en fut donc instruit dans sa belle ville de Mexico, et si
auparavant on nous avait tenus pour teules, comparables aux idoles,
à présent on élevait plus haut encore notre réputation de puissants
guerriers. On était en admiration dans tout le pays en considérant
qu'étant si peu nombreux, tandis que les Tlascaltèques étaient si for-
tement organisés, nous eussions pu les vaincre d'abord et leur accor-
der ensuite une paix honorable. De sorte que Montezuma, grand sei-
gneur de Mexico, soit bonté naturelle, soit crainte de nous voir
prendre le chemin de sa capitale, envoya à Tlascala et à notre camp
cinq personnages de distinction pour nous souhaiter la bienvenue et
nous dire qu'il avait éprouvé une grande joie à la nouvelle de la vic-
toire que nous avions remportée sur tant de guerriers ennemis. Il
envoyait un présent d'une valeur d'environ mille piastres d'or, en
joailleries fort riches et diversement gravées, accompagnées de vingt
charges de fines étoffes de coton.
Il faisait dire qu'il voulait être le vassal de notre grand Empereur
et qu'il se réjouissait de nous voir si près de sa capitale, à cause des
bons sentiments qui l'animaient envers Gortès et tous les teules ses
frères qui étaient avec lui; que Gortès voulût dire combien nous dési-
rions qu'il nous payât en tribut, chaque année, pour notre grand Em-
pereur; qu'on le donnerait en or, en argent, en joailleries et en
étoiles, à la condition que nous n'irions point à Mexico; ce qui ne
voulait pas dire qu'il désirait notre départ, car il nous recevrait de
grand cœur; mais, considérant combien son pays était stérile et sca-
breux, il regretterait beaucoup nos fatigues s'il nous y voyait enga-
gés, tandis qu'il serait dans l'impossibilité de porter remède à tous
ces inconvénients aussi bien qu'il en aurait le désir.
12
178 CONQUÊTE
Gortès lui répondit qu'il le remerciait de sa bonne volonté, du
présent qu'il envoyait et de l'offre qu'il faisait de payer tribut à Sa
Majesté. Il pria ensuite les messagers de ne pas partir avant d'être
allés à la capitale de Tlascala; c'était là qu'il les expédierait, tandis
qu'on pourrait voir le résultat de nos batailles.il ne lui était pas pos-
sible d'ailleurs de s'occuper en cet instant de leur donner sa réponse,
parce qu'il s'était purgé la veille avec une sorte de petites pommes
qu'il avait apportées de Cuba et qui sont excellentes pour qui sait en
faire bon usage. Je laisserai cela et je dirai ce qui se passa encore dans
notre camp.
CHAPITRE LXXIII
Comme quoi Xicotenga, capitaine général de Tlascala, vint traiter de la paix ;
de ce qu'il nous dit et de ce qui advint.
Tandis que Gortès était en conférence avec les ambassadeurs de
Montezuma et qu'il désirait se reposer, parce qu'atteint de fièvres il
s'était purgé la veille, on vint lui dire que le capitaine Xicotenga arri-
vait avec un grand nombre de caciques et de capitaines, tous revêtus
de manias blanches et rouges, je veux dire moitié blanches, moitié
rouges, parce que telles étaient les couleurs de sa livrée. Son main-
tien était très-pacifique et les personnages distingués qui lui tenaient
compagnie n'étaient pas moins de cinquante. Arrivé en présence de
Gortès, il lui fit ses très-respectueuses révérences, selon l'usage du
pays, et il donna l'ordre de brûler du copal en abondance. Gortès le fit
asseoir près de lui avec beaucoup d'amabilité.
Xicotenga lui dit qu'ils venaient de la part de son père, de Macees-
caci et de tous les caciques et sujets de la république de Tlascala,
pour nous prier de les admettre dans notre amitié; ils voulaient du
reste jurer obéissance à notre seigneur et Roi et nous demander pardon
pour avoir pris les armes et combattu contre nous; s'ils avaient agi
ainsi, c'est parce qu'ils ignoraient qui nous étions, ayant tenu pour
certain que nous venions de la part de leur ennemi Montezuma, dont
les troupes avaient souvent recours à des ruses et à des tromperies
pour entrer dans leur pays, les voler, les mettre à sac, calamité dont
ils se crurent menacés lors de notre arrivée; c'est pour cela qu'ils
s'étaient efforcés de défendre leurs personnes et leur patrie, chose
qu'ils ne pouvaient faire sans livrer bataille; étant très-pauvres, il
leur était impossible de se procurer de l'or, de l'argent, des pierres
précieuses, des étoiles de colon, ni même du sel pour leurs aliments,
parce que Montezuma ne leur permettait pas de sortir de leur pays
pour aller acquérir ces objets; s'il était vrai que leurs aïeux eussent
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 179
possédé quelque or et quelques pierres de valeur, tout avait été livré
à Montezuma en gage de paix ou d'armistice, pour obtenir de ne pas
être massacrés, et cela, à des époques fort éloignées de la présente; il
en résultait qu'aujourd'hui ils n'avaient rien adonner; que Gortès le
leur pardonnât, la pauvreté de leurs ressources, et non leurs senti-
ments, les empêchant seule de mieux faire. Xicotenga et les autres
chefs se plaignirent beaucoup de Montezuma et de ses alliés qui tous
étaient contre eux et leur faisaient la guerre ; ils dirent que jusqu'à
présent on s'était bien défendu ; qu'ils avaient voulu se défendre de
même contre nous, mais qu'ils n'avaient pas obtenu de résultat, mal-
gré leur triple attaque au moyen de tous leurs guerriers; que nos
personnes étant invincibles et eux l'ayant reconnu, ils voulaient être
nos alliés et les vassaux du grand Empereur don Carlos, certains
qu'étant à nos côtés, leurs personnes, leurs femmes et leurs fils se-
raient en sûreté; qu'alors ils ne seraient pas continuellement en sur-
saut au sujet des traîtres Mexicains. Il ajouta beaucoup d'autres paroles
tendant à nous offrir leur ville et leurs personnes.
Xicotenga avait une stature élevée, de larges épaules, le corps bien
fait, le visage ovale, les joues creuses et néanmoins dénotant la santé;
il paraissait avoir trente-cinq ans et son maintien était grave. Gortès
le remercia vivement, lui faisant gracieux accueil et lui disant qu'il les
recevait pour nos alliés et pour vassaux de notre Roi et seigneur. Xi-
cotenga repartit qu'il nous priait d'aller à la ville, parce que tous les
vieux caciques et les papes nous attendaient avec des préparatifs de
réjouissance. Gortès lui promit d'y aller bientôt, ajoutant qu'il parti-
rait même tout de suite s'il n'avait à s'occuper maintenant de ses
affaires avec le grand Montezuma; qu'il se mettrait en route aussitôt
qu'il en aurait fini avec les messagers. Gortès ne voulut pas terminer
l'entretien sans parler des combats qu'ils lui avaient livrés de jour et
de nuit, et à ce propos il prit un ton un peu aigre et donna à son
maintien un aspect plus grave; mais il ajouta qu'il pardonnait le passé
puisqu'il n'avait plus de remède; que du reste ils voulussent bien
remarquer que la paix concédée devrait être respectée et non exposée
aux changements, étant bien entendu que, s'ils variaient dans leur
conduite, il les ferait périr et détruirait leur ville, toutes paroles de
paix devenant alors inutiles et la guerre sans merci. Xicotenga et les
personnages qui étaient avec lui, ayant entendu ces paroles, répondirent
tous d'une voix que la paix serait durable et sincère et qu'ils étaient
tout prêts à rester en otage pour la garantir. D'autres discours encore
furent échangés entre Gortès, Xicotenga et la plupart des personnages
présents, et en finissant, on leur donna des verroteries vertes et bleues
pour le vieux Xicotenga, pour lui, le jeune, et pour la plupart des
caciques. Gortès les pria de dire qu'il ne tarderait pas à aller à leur
capitale. Tout cela — conférences et offres mutuelles — se passait de-
180 CONQUÊTE
vant les ambassadeurs mexicains, qui virent à regret ces ouvertures
de paix, bien persuadés qu'il n'en résulterait rien de bon pour eux.
Lorsque Xicotenga eut pris congé, les envoyés de Mexico dirent à
Gortès en souriant qu'il aurait tort d'accorder aucun crédit à ces offres
de paix faites par les Tlascaltèques; que c'étaient là plaisanteries,
paroles de traîtres et de menteurs, auxquelles il ne devait nullement
ajouter foi; que tout cela était fait afin que, nous tenant dans leur
ville, ils pussent sans rien risquer nous attaquer et nous détruire ;
qu'il fallait nous souvenir du nombre de fois qu'ils avaient tenté de
nous massacrer, avec toutes leurs forces ; que, ne l'ayant pas pu et le
résultat ayant été de s'en retourner avec beaucoup de morts et de
blessés, ils voulaient maintenant s'en venger en simulant la paix.
Gortès répondit alors, sur un ton de crânerie, qu'il était au-dessus des
trahisons dont ils parlaient et que, cela fût-il vrai, il ne pourrait que
s'en réjouir pour l'occasion que ses ennemis lui donneraient de les
châtier en leur ôtant la vie; que peu lui importait qu'on l'attaquât de
jour, de nuit, en rase campagne ou dans la ville; que l'une de ces
tentatives ne le gênerait pas plus que l'autre, et que c'était précisé-
ment pour savoir si on lui disait vrai qu'il se décidait résolument à
aller à la ville. Lorsque les ambassadeurs virent cette détermination,
ils nous prièrent d'attendre encore six jours dans le camp, parce qu'ils
voulaient envoyer deux des leurs à leur maître Montezuma, assurant
qu'ils pouvaient être de retour, avec la réponse, dans les six jours
demandés. Gortès le promit, d'abord parce qu'il était atteint de fiè-
vres, ainsi que je l'ai dit, et ensuite, comme ces ambassadeurs lui
avaient parlé de trahison, bien qu'il eût feint de n'en faire aucun cas,
il s'était pris à penser que, si par aventure c'était la vérité, il serait
bon de s'assurer davantage de la sincérité de la paix promise, les cir-
constances étant telles qu'il valait bien la peine d'y réfléchir mûre-
ment. Il lui revint alors à l'esprit que, depuis la Villa Rica de laVera
Gruz, il avait procédé par la paix, laissant derrière nous des villages
amis et confédérés. Il crut donc opportun d'écrire à Juan deEscalante,
qui était resté à la Villa, chargé de terminer la forteresse et de com-
mander environ soixante soldats vieux et malades qu'on avait laissés
en ce lieu. Dans ses lettres, il faisait savoir les grandes faveurs dont
Notre Seigneur Jésus-Christ nous avait honorés dans les batailles et
rencontres victorieuses qui avaient été notre lot depuis notre entrée
dans la province de Tlascala, dont les habitants demandaient aujour-
d'hui la paix ; qu'ils rendissent tous grâces à Dieu ; qu'ils prissent
bien soin d'être toujours favorables aux villages de nos alliés les To-
tonaques, et qu'on lui envoyât, par des moyens rapides, deux jarres
de vin qu'on avait enterrées dans un point bien marqué de leurs loge-
ments; qu'on envoyât aussi des hosties apportées de l'île de Cuba,
parce que celles que nous avions prises avec nous étaient déjà finies.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 181
Ces lettres causèrent une grande joie dans la Villa. Escalante y répondit
en nous instruisant de ce qui était arrivé près de lui, et tout nous
parvint très-rapidement. En ces jours-là, nous élevâmes dans notre
camp une croix très-haute et luxueusement fabriquée. Gortès donna
l'ordre aux Indiens de Ginpacingo et à ceux qui étaient autour de nous
de blanchir un temple et de le mettre en bon état.
Mais cessons de parler de tout cela et revenons à nos amis les caci-
ques de Tlascala, lesquels, voyant que nous ne nous décidions pas à
aller chez eux, venaient à notre camp avec des poules et des lunas1,
dont c'était la saison. Chaque jour du reste ils nous gratifiaient des,
provisions qu'ils avaient, nous les offrant de bon cœur et ne voulant
rien accepter en retour, quoiqu'on le leur proposât. Au surplus, ils ne
cessaient pas de prier Gortès d'aller avec eux à la ville; mais, comme
nous attendions les Mexicains pendant les six jours promis, au moyen
de douces paroles il faisait prendre patience aux Tlascaltèques. Alors
que le terme expirait, six personnages de grande distinction arrivèrent
de Mexico, porteurs d'un riche présent envoyé par Montezuma. Sa va-
leur dépassait trois mille piastres d'or, en riches joailleries diverse-
ment façonnées, deux cents pièces d'étoffes enjolivées de plumes et de
différents dessins. Les envoyés dirent à Gortès, en le lui présentant,
que leur seigneur Montezuma se réjouissait de notre bonne fortune ;
qu'il nous priait de n'aller en aucun cas avec les Tlascaltèques à leur
capitale; que nous n'eussions point confiance en eux, car on voulait
sûrement nous entraîner pour nous voler or et étoffes, attendu qu'ils
étaient si gueux qu'une bonne étoffe de coton n'était pas à leur portée ;
du reste, il leur suffirait de nous savoir les amis de Montezuma, de
qui nous recevions cet or, ces bijoux et ces étoffes, pour qu'ils eussent
mieux encore le désir de nous dépouiller. Gortès reçut le présent d'un
air joyeux, disant qu'il s'en trouvait honoré et qu'il le payerait en bons
offices ; que si du reste on s'apercevait que les Tlascaltèques pensaient
réellement à ce dont Montezuma nous avertissait, nous le leur ferions
payer par la perte de leurs existences; « mais, ajouta Gortès, je sais
qu'ils ne commettront aucune vilenie et, malgré tout, je veux voir ce
qu'ils feront ».
On en était là, lorsqu'arrivèrent plusieurs autres messagers de Tlas-
cala pour dire à Gortès que les vieux caciques de la capitale de la pro-
vince étaient là qui venaient le visiter, lui et nous tous, dans nos éta-
blissements et dans nos cabanes, pour nous emmènera la ville. A cette
nouvelle, Gortès pria les envoyés mexicains d'attendre encore trois
jours les dépêches qu'il devait envoyer à leur maître, parce que tout
son temps était actuellement absorbé par le soin de terminer la guerre
1. La luna, fruit du cactus vulgaire appelé raquelle, est ce que nous nommons on
français « figue de Barbarie ».
182 CONQUÊTE
et les négociations relatives à la conclusion de la paix. Les ambassa-
deurs promirent d'attendre. Ce que les vieux caciques dirent à Cortès,
nous allons le raconter à la suite.
CHAPITRE LXXIV
Comme quoi les vieux caciques de Tlascala vinrent à notre camp pour prier Cortès e
nous tous de ne plus tarder d'aller à la ville, et ce qui arriva à ce sujet.
Voyant que nous n'allions pas à Tlascala^ les vieux caciques de la
province convinrent de faire eux-mêmes le voyage, les uns en litière,
les autres en hamac, portés sur les épaules des Indiens ; quelques-uns
marchaient à pied. Ces personnages étaient ceux-là mêmes que j'ai déjà
nommés : Maceescaci, le vieux Xicotenga, qui était aveugle, Gruaxo-
lacima, Chichimecatecle et Tecapaneca, de Topeyanco. Ils arrivèrent
à notre camp en nombreuse compagnie d'hommes de distinction. Ils
s'humilièrent devant Cortès et devant nous tous en faisant trois révé-
rences; ils brûlèrent du copal, appliquèrent la main sur le sol et bai-
sèrent la terre. Puis Xicotenga, le vieux, prit la parole en ces termes :
« Malinche, Malinche, déjà plusieurs fois nous t'avons fait prier de
nous pardonner de t'avoir déclaré la guerre; nous t'avons aussi exposé
les raisons qui excusent notre conduite, en t'affirmant surtout qu'en
agissant ainsi nous pensions nous défendre contre le malfaisant Mon-
tezuma et ses forces considérables, car nous vous prenions tous pour
des hommes de sa bande et ses confédérés. Mais si nous avions su ce
dont nous ne pouvons plus douter aujourd'hui, j'assure que non-seule-
ment nous aurions marché à votre rencontre chargés de provisions,
mais encore que nous eussions balayé les chemins par où vous passiez •
nous nous fussions même transportés au-devant de vous jusqu'à la
mer, où vous aviez vos habitations, c'est-à-dire vos navires. Mainte-
nant que vous nous avez pardonné, ce que nous venons vous demander,
moi et tous ces caciques, c'est que vous entriez à l'instant avec nous
dans notre capitale; nous vous y ferons part de ce que nous possédons
et nous mettrons à votre service nos personnes et nos biens. Et, vois-
tu bien, Malinche, ne décide pas autre chose que de t'en venir tout de
suite avec nous, car nous craignons que ces Mexicains ne te disent
quelques-unes de ces faussetés, de ces mensonges qu'ils ont coutume
d'avancer quand ils parlent de nous ; mais ne les crois pas, ne les écoute
point ; ils sont faux en tout ce qu'ils disent. Nous ne serions du reste
pas surpris que telle fût la cause qui t'a empêché de venir dans notre
capitale. »
Cortès répondit d'un ton joyeux que, bien des années avant de venir
DE LA X0UVELLE-ESPAC1NE. 183
dans ce pays, nous avions appris qu'ils étaient bons ; nous étions donc
tombés dans l'ébahissement en voyant qu'ils ne cessaient de nous faire
la guerre; que du reste les Mexicains ici présents attendaient nos dé-
pêches pour leur seigneur Montezuma ; que, relativement à leur in-
vitation d'aller tout de suite à leur capitale, et pour ce qui regardait
les provisions qu'ils avaient soin de nous fournir, nous en témoignions
notre grande reconnaissance, en faisant la promesse de le leur rendre
en bons offices ; que du reste nous nous serions déjà transportés à la
ville, si nous avions eu à notre disposition des hommes pour traîner
les tepustles (c'est ainsi qu'on appelait les bombardes). En entendant
ces paroles, les Tlascaltôques en éprouvèrent tant de joie qu'elle ap-
paraissait sur leurs visages; ils s'empressèrent de dire à Cortès : « Gom-
ment! c'est cela qui t'a empêché, et tu ne l'as pas dit?» Et, en moins
d'une demi-heure, ils amenèrent environ cinq cents Indiens porteurs.
Aussi, le lendemain de bonne heure, nous mîmes-nous en route pour
la capitale de Tlascala, en faisant régner le plus grand ordre dans
l'artillerie, les chevaux, les escopettes, les arbalètes et tout le reste,
comme nous en avions l'habitude. Cortès avait prié les messagers de
Montezuma de venir avec nous, pourvoir où aboutiraient nos affaires
avec Tlascala, en promettant de les dépêcher de cette ville. Il était
convenu d'ailleurs qu'ils resteraient dans nos quartiers, afin qu'ils ne
fussent pas exposés à recevoir quelque injure, ainsi que leur méfiance
des Tlascaltèques le leur faisait craindre.
Avant de passer outre, je veux dire comme quoi, dans tous les vil-
lages que nous avions déjà traversés et dans d'autres où l'on avait de
nos nouvelles, on appelait Cortès « Malinche », et c'est du reste ainsi
que je l'appellerai moi-même désormais, à propos de toutes les confé-
rences que nous aurons avec les Indiens, tant dans cette province que
dans la ville de Mexico, Je ne l'appellerai Cortès que dans les circon-
stances où il conviendra de le faire. Le motif qui lui fit appliquer ce
nom, c'est que, comme notre interprète dofïa Marina était toujours
avec lui, surtout lorsqu'il venait des ambassadeurs ou des messagers
de caciques, comme aussi c'était elle qui transmettait tous les discours
en langue mexicaine, pour cette raison on s'habitua à appeler Cortès :
le capitaine de Marina, et bientôt, par corruption, on le nomma « Ma-
linche1 ». Ce même nom fut appliqué à un certain Juan Ferez de Ar-
teaga, habitant de Puebla, parce qu'il était toujours dans la compagnie
de dona Marina et de Geronimo de Aguilar, pour apprendre la laûgtie.
Ce fut le motif qui le fit appeler Juan Perez Malinche ; car nous n'avons
su que depuis deux ans son véritable nom d'Arteaga. J'ai voulu faire
mention de cette particularité, quoique cela ne fût pas bien néeessai'v,
1 Les Aztèques disaient : « Malinzin, » et les Espagnols, par corruption : « Ma-
linche ».
184 CONQUETE
afin qu'on comprît à l'avenir le nom de Cortès, quand on l'appellera
Malniche,
Je yeux dire aussi que depuis que nous arrivâmes au pays de Tlas
cala jusqu'à notre entrée dans sa capitale, il se passa vingt-quatre
jours. Nous y entrâmes le 23 septembre 1519. Passons à un autre cha-
pitre, où je dirai ce qui nous y advint.
CHAPITRE LXXV
Comment nous fûmes à la ville de Tlascala et de ce que firent les vieux caciques; d'un
présent qu'on nous offrit, et comme quoi ils nous présentèrent leurs lilles et leurs
nièces, et de ce qui arriva encore.
Lorsque les caciques virent que nos équipages commençaient à che-
miner vers la capitale, ils prirent les devants, afin de donner leurs
ordres et de veiller à ce que tout fût prêt pour nous recevoir, et nos
logements ornés de rameaux. Nous n'étions plus qu'à un quart de
lieue de la ville, lorsque ces mêmes caciques vinrent au-devant de
nous, amenant avec eux leurs filles et leurs nièces, entourés d'un grand
nombre de personnages distingués disposés par groupes de parenté,
de catégories et de districts; car il y avait dans la province quatre
districts différents, sans compter ceux de Tecapaneca, seigneur de To-
peyanco, qui en formaient cinq. Là se pressaient les citoyens des dif-
férents lieux, se distinguant par la variété de leurs costumes, lesquels,
quoiqu'étant de tissu àencquen, étaient de bonne qualité et de dessins
remarquables. Pour ce qui est du coton, il leur était impossible de
s'en procurer. Bientôt arrivèrent les papes de toute la province. Ils
étaient fort nombreux, à cause de la grande quantité de temples qu'ils
possédaient, sous la dénomination de eues, pour l'adoration des idoles
et pour leurs sacrifices. Ces papes portaient des cassolettes allumées,
au moyen desquelles ils nous parfumèrent tous. Quelques-uns d'entre
eux étaient couverts de vêtements blancs très-longs, en forme de sur-
plis, avec des capuchons qui simulaient ceux de nos chanoines. Leurs
cheveux étaient longs et tellement emmêlés qu'on n'eût pu les séparer
autrement qu'en les coupant ; le sang qui en découlait sortait aussi
de leurs oreilles, dénotant qu'ils avaient fait des sacrifices ce jour-là
même. Les ongles de leurs doigts étaient très-longs. En nous voyant,
il baissèrent la tête en signe d'humilité. Nous entendîmes dire que
ces papes passaient pour être pieux et de bonne conduite.
Plusieurs personnages de distinction s'étaient rangés à côté de Cor-
tès pour. lui faire honneur. A notre entrée dans la ville, les Indiens
et Indiennes, qui s'empressaient pour nous voir, étaient de gai visage
et si nombreux qu'ils ne tenaient plus dans les rues et sur les ter-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 18b
rasses des maisons. Ils apportaient environ vingt bouquets formés de
roses du pays et d'autres fleurs odorantes de couleur variée; on les
offrit à Gortès et à plusieurs d'entre nous qui leur parurent des chefs,
surtout à nos cavaliers. Nous arrivâmes à de grandes places autour
desquelles étaient disposés nos logements. Xicotcnga,le vieux, et Ma-
ceescaci prirent Gortès par la main et le firent entrer dans les mai-
sons. Ils y avaient disposé pour chacun de nous, conformément à leurs
usages, des sortes de lits formés de nattes et d'étoffes d'aloès. Nos
amis de Gempoal et de Gocotlan se logèrent aussi près de nous. Gor-
tès donna l'ordre de placer les messagers mexicains à côté de son
appartement. Quoique, en arrivant, nous eussions reconnu que nous
ne pouvions douter du bon vouloir des Tlascaltèques, ainsi que de
leur désir de paix, nous n'abandonnâmes pas pour cela le soin d'être
sur nos gardes, comme nous en avions l'habitude. Mais il paraît que
l'officier à qui incombait le soin d'entretenir les coureurs, les senti-
nelles et les gardes, dit à Gortès : « Il me semble, senor, que ces
gens-ci sont bien pacifiques et que nous n'avons plus besoin de tant
de vigilance et d'être aussi bien gardés que de coutume. » Gortès re-
partit :
« Voyez-vous, senores, j'ai bien remarqué ce que vous dites; mais
je suis d'avis que, pour n'en pas perdre l'habitude, nous devons con-
tinuer à nous garder. Les Tlascaltèques sont sans doute très-bons,
mais, sans refuser d'ajouter foi à leurs sentiments pacifiques, nous
devons nous conduire comme s'ils devaient nous attaquer et comme
si nous les voyions fondre sur nous. En aucun temps, il n'a manqué de
capitaines qui ont été mis en déroute pour avoir eu trop de confiance
et pas assez de soin. Et quant à nous, voyant le petit nombre que nous
sommes et remarquant l'avis que nous a transmis le grand Montc-
zuma, fût-il peu sincère ou même absolument faux, il nous convient
d'être toujours sur le qui-vive. »
Cessons de parler de l'exécution de certaines minuties, et du soin
que nous mettions à assurer la garde du camp ; revenons à dire comme
quoi Xicotenga , le vieux, et Maceescaci, les grands caciques, se fâ-
chèrent vraiment avec Gortès et lui firent dire par nos interprètes :
« Malinche, ou tu nous crois encore tes ennemis, ou bien tes actions
le feraient supposer; tu ne parais pas avoir confiance en nous, ni
croire à la sincérité de la paix à laquelle nous nous sommes engagés
les uns envers les autres. Nous te disons cela, parce que nous voyons
que vous vous méfiez et que vous allez par nos chemins en vous te-
nant sur vos gardes, comme lorsque vous marchiez sur nos bataillons;
et cela, Malinche, nous croyons que tu le fais à cause des trahisons
et des méchancetés dont les Mexicains t'ont parlé en secret afin de te
tenir mal avec nous; juge-nous mieux et ne les crois pas. Mainte-
nant que tu es ici, sache bien que nous te donnerons tout ce que tu
186 CONQUÊTE
voudras, même nos personnes et celles de nos enfants ; nous sommes
prêts à mourir pour vous tous ; c'est pour cela que nous te supplions
de prendre en otages tous ceux que tu pourras désirer. »
Gortès et nous tous fûmes émerveillés de la dignité avec laquelle
furent dites ces paroles. Notre général répondit aux caciques, au
moyen de dona Marina, qu'il les croyait certainement, qu'il
n'avait pas besoin d'otages et qu'il lui suffisait d'être convaincu de
leur bon vouloir; que, pour ce qui est de nous tenir sur nos gardes,
la chose nous était habituelle et ne devait pas exciter leur méfiance;
que, d'ailleurs, quant à leurs offres, nous nous en trouvions honorés
et saurions les reconnaître dans l'avenir. Après ce discours on vit ve-
nir plusieurs autres personnages accompagnés de porteurs avec des
poules, des pains de maïs, des figues de Barbarie, des légumes et au-
tres vivres du pays, dont ils approvisionnèrent notre quartier très-
convenablement. Pendant les vingt jours que nous passâmes en ce
lieu, tout nous y fut donné en abondance. Nous entrâmes dans cette
ville le 23 du mois de septembre de l'an 1519. Nous en resterons là,
et je dirai à la suite ce qui se passa encore.
CHAPITRE LXXVI
Comme quoi l'on dit la messe en présence de plusieurs chefs, et d'un présent
que les vieux caciques apportèrent.
Le lendemain de bonne heure, Gortès ordonna la construction d'un
autel, afin qu'on y dît la messe; car nous avions reçu du vin et des
hosties. Elle fut dite par le prêtre Juan Diaz, attendu que le Père de
la Merced avait les fièvres et était tombé dans une très-grande fai-
blesse. Maceescaci, le vieux Xicotenga et d'autres caciques y assistè-
rent. Après la messe, Gortès se rendit à son logement et avec lui une
partie des soldats qui avaient l'habitude de l'accompagner. Les deux
vieux caciques et nos interprètes l'y suivirent. Xicotenga lui dit qu'il
désirait lui offrir un présent. Gortès, qui les traitait d'une manière
fort aimable, répondit que ce serait quand ils voudraient. On étendit
alors sur le sol des nattes recouvertes d'étoffes ; on y plaça six ou sept
petits poissons en or, quelques pierreries de peu de valeur et un cer-
tain nombre de charges d'étoffes d'aloès, le tout fort pauvre et ne dé-
passant pas vingt piastres. En le donnant, les caciques dirent en
riant : « Malinche, il est très-possible que, comme c'est fort peu de
chose, tu ne le reçoives pas bien volontiers; mais souviens-toi que
nous t'avons fait dire que nous sommes pauvres, que nous n'avons
ni or ni richesses d'aucune sorte ; la raison en est que ces méchants
DP] LA NOUVELLE-ESPAGNE. 187
traîtres de Mexicains, et Montezuma qui est leur empereur, nous ont tout
enlevé à propos de paix et armistices que nous leur demandions dans
notre désir de voir finir la guerre. Ne considère pas le peu de prix
que cela vaut, mais reçois-le de bon cœur comme venant d'amis et ser-
viteurs que nous désirons être. » Après cela ils apportèrent aussi sé-
parément beaucoup de provisions. Gortès reçut le tout avec joie et il
leur dit que, parce que ces objets venaient de leur part et étaient offerts
de bon cœur, il en faisait plus de cas que si d'autres lui présentaient
une maison entière remplie d'or en grains ; qu'il les recevait donc
avec plaisir... Et là-dessus il leur témoigna beaucoup d'amitié.
Il paraît au surplus qu'entre eux tous, les caciques avaient convenu
de nous donner leurs filles et leurs nièces, choisies parmi les plus bel-
les des jeunes filles non mariées. Xicotenga dit à Gortès à ce propos :
« Malinche, pour que vous voyiez plus clairement à quel point nous
vous affectionnons et désirons en tout vous satisfaire, nous voulons
vous donner nos filles, pour que vous en fassiez vos femmes et en ayez
des enfants, tant il est vrai que nous aspirons à vous avoir pour
frères , vous ayant connus si bons et si valeureux. J'ai une fille
fort belle qui n'a jamais été mariée, c'est à vous que je la donne."
Maceescaci et la plupart des caciques dirent aussi qu'ils amèneraient
leurs filles, nous priant de les recevoir pour femmes. Ils firent encore
beaucoup d'autres offres. Maceescaci et Xicotenga ne quittaient pas
Gortès un seul instant, et comme le vieux Xicotenga était aveugle, il
portait la main sur la tête de notre général en tâtonnant, faisant de
même sur sa barbe, sur son visage et sur tout son corps. Gortès lui
répondit, au sujet des femmes, que lui et tous les siens nous en étions
très-honorés et que nous le leur rendrions en bons services dans le
cours du temps. Gomme d'ailleurs le Père de la Merced était présent,
Gortès ajouta : « Mon Père, il me semble que l'occasion est bonne
pour dire un mot à ces caciques au sujet de l'abandon de leurs idoles
et de leurs sacrifices, car ils me paraissent prêts à faire tout ce que
nous ordonnerons, à cause de la grande frayeur que les Mexicains
leur inspirent. » Le Père lui répondit : « C'est bien, senor; mais
réservons cela pour le moment où ils amèneront leurs filles ; l'oppor-
tunité viendra alors de ce que vous refuserez de les recevoir jusqu'à
ce qu'elles aient promis de ne plus sacrifier ; si le moyen réussit, cela
sera bien, et, dans le cas contraire, nous ferons notre devoir. » De
façon que cela fut renvoyé au jour suivant. Ge crue nous fîmes, je vais
le dire à la suite.
188 CONQUÊTE
CHAPITRE LXXVII
Comme quoi les caciques présentèrent leurs filles à Cortès et à nous tous ; ce que l'on
fit à ce sujet.
Le lendemain, les vieux caciques nous amenèrent cinq belles In-
diennes non mariées et fort jeunes, et il faut dire que, pour des In-
diennes, elles n'avaient pas mauvais visage. Elles étaient bien ornées
et chacune d'elles en amenait une autre pour son service. Elles
étaient toutes filles de caciques et, à leur propos, Xicotenga dit à
Cortès : « Malinche, celle-ci est ma fille; elle n'a point été mariée et
elle est vierge; prenez-la pour vous. » Il lui présenta sa main, et,
passant aux autres, il le pria de les donner à ses capitaines. Cortès
lui en témoigna de la gratitude. Prenant d'ailleurs un air joyeux, il
répondit qu'il les acceptait et les tenait pour compagnes, mais que
pour le moment il désirait qu'elles restassent encore chez leurs pères.
Les caciques demandèrent alors pour quel motif nous ne les gardions
pas dès à présent. Cortès repartit : « C'est parce que je veux faire
d'abord ce que commande Notre Seigneur Dieu en qui nous croyons
et que nous adorons, et encore ce que notre Roi m'a ordonné d'exiger,
c'est-à-dire que vous abandonniez vos idoles, que vous ne sacrifiiez
plus, que vous ne tuïez plus vos semblables, que vous ne fassiez
plus les saletés qui sont dans vos habitudes, et que vous croyiez comme
nous en un seul Dieu véritable. » On leur dit encore plusieurs choses
relatives à notre sainte foi, fort convenablement exprimées; car doîla
Marina et Aguilar, nos interprètes, étaient déjà si experts qu'ils sa-
vaient leur faire tout comprendre avec perfection. On leur fit voir une
image de Notre Dame avec son précieux Fils dans les bras. On leur
donna à entendre que cette image représente Notre Dame , appelée
sainte Marie, qui se trouve au plus haut des cieux et est la Mère de
Notre Seigneur, ce même petit Jésus qu'elle tient dans ses bras;
qu'elle le conçut par la grâce de l'Esprit saint, en restant vierge
avant, pendant et après l'enfantement; que cette grande Dame adresse
ses prières pour nous tous à son précieux Fils qui est notre Seigneur
et notre Dieu
On ajouta grand nombre d'autres vérités qu'il convenait de dire au
sujet de notre sainte foi. On leur dit encore que s'ils voulaient être
nos frères et se lier avec nous d'une amitié véritable, s'ils voulaient
aussi que nous prissions plus volontiers leurs filles pour leur donner
le titre de nos femmes, ils devaient abandonner au plus vite leurs
mauvaises idoles et adorer Dieu Notre Seigneur comme nous l'ado-
rions nous-mêmes; qu'ils verraient le bien qui leur en résulterait,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 189
car, outre une bonne santé et des saisons heureuses, toutes choses
prospéreraient pour eux, et, quand ils mourraient, leurs âmes s'en-
voleraient au ciel pour y jouir de la gloire éternelle; que s'ils fai-
saient les sacrifices dont ils ont l'habitude à leurs idoles qui sont de
vrais démons, ceux-ci les emporteraient aux enfers où ils brûleraient
pour toujours au milieu de vives flammes. Gomme, dans d'autres con-
férences, on leur avait déjà parlé d'abandonner leurs idoles, on ne
leur en dit pas davantage en ce moment.
Ils répondirent d'ailleurs à toutes ces choses : « Malinche, nous
t'avons entendu déjà d'autres fois avant ce jour; nous croyons bien
que votre Dieu et cette grande Dame sont excellents; mais considère
bien que tu viens d'arriver dans ce pays et dans ces habitations; avec le
temps, nous parviendrons à comprendre mieux et plus clairement les
choses qui vous concernent; nous verrons ce qu'elles sont et nous fe-
rons ce qui conviendra. Mais comment veux-tu que nous abandon-
nions nos teules que depuis tant de temps nos aïeux ont pris pour
des dieux, qu'ils ont adorés et auxquels ils ont fait des sacrifices?
Quand même nous, qui sommes déjà vieux, nous le voudrions faire
pour te complaire, que diraient tous nos papes, tous les jeunes hom-
mes et tous les enfants de cette province? Ne se lèveraient-ils pas
contre nous en considérant que les papes ont déjà interrogé nos
teules et en ont obtenu pour réponse que nous ne devions point
omettre de leur sacrifier des hommes et de pratiquer tout ce dont
nous avons l'habitude; sans quoi la famine, la peste et la guerre dé-
truiraient toute la province? » Ils ajoutèrent que nous pouvions per-
dre le souci de leur parler à cet égard, car, dût-on les tuer, ils ne ces-
seraient pas de sacrifier à leurs dieux.
Lorsque nous entendîmes cette réponse, faite sincèrement et. sans
peur, le Père de la Merced, qui était homme entendu et bon théolo-
gien, dit à Cortès : « Seigneur, ne vous donnez plus la peine de les
importuner à ce sujet ; il n'est pas juste que nous en fassions des
chrétiens par la force. Je ne voudrais pas que, comme à Gempoal, on
détruisît leurs idoles avant qu'ils aient eu occasion de connaître notre
sainte foi. A quoi sert, en effet, d'enlever les idoles d'un temple et
d'un oratoire, s'ils doivent ensuite les transporter dans d'autres? Il
est bon qu'ils s'habituent à entendre nos sermons, qui sont saints et
bons, afin qu'ils comprennent peu à peu les utiles conseils que nous
leur donnons. » Les mêmes choses furent dites à Cortès par trois
caballeros, Pedro de Alvarado, Juan Velasquez de Léon et Francisco
de Lugo : « Le Père a fort bien dit, reprirent- ils, et Votre Seigneu-
rie a accompli son devoir en ce qu'elle a fait; mais qu'on ne moleste
plus ces caciques à ce sujet. » La conclusion fut qu'on agirait ainsi.
Mais nous priâmes nos nouveaux alliés de débarrasser un temple
neuf qui était près de là, d'en enlever les idoles, de le nettoyer et de
190 CONQUÊTE
le blanchir à la chaux, pour que nous y pussions placer une croix et
l'image de Notre Dame. Ils le firent à l'instant. On y dit la messe et
les jeunes filles caciques y furent baptisées. La fille de Xicotenga y
prit le nom de dona Luisa. Gortès, la prenant par la main, la donna
à Pedro de Alvarado, disant à Xicotenga que celui à qui il la donnait
était son frère et son capitaine et qu'il voulût bien y consentir, dans
la confiance qu'elle serait bien traitée. Xicotenga s'en montra satis-
fait. La fille, ou nièce, de Macecscaci prit le nom de dona Elvira;
elle était fort belle. Il me semble qu'elle fut donnée à Juan Velas-
quez de Léon. Les autres prirent aussi leur nom de baptême avec
la particule nobiliaire dona. Gortès les donna à Ghristoval de Oli, à
Gronzalo de Sandoval et à Alonso de Avila. Après cela, on leur expli-
qua pour quel motif on avait élevé deux croix : que c'était pour en
effrayer leurs idoles; que partout où nous nous arrêtions pour passer
la nuit, nous en placions sur le chemin. Nos auditeurs furent très-
attentifs à ces explications.
Avant d'aller plus loin, je veux dire que cette cacique, fille de Xi-
cotenga, qu'on appela dona Luisa et qui fut donnée à Pedro de Alva-
rado, devint l'objet des plus grandes manifestations de respect dans
tout Tlascala, aussitôt que cette union y fut connue. Tous la tenaient
pour leur maîtresse et lui faisaient des présents. Pedro de Alvarado,
étant garçon, en eut un fils qui fut appelé don Pedro et une fille
nommée dona Leonor. Celle-ci est aujourd'hui la femme de don
Francisco de la Gueva, bon caballero, cousin du duc d'Albuquerque.
Il est issu de ce mariage quatre ou cinq fils, excellents caballeros.
Dona Leonor est une femme supérieure, comme on devait s'y atten-
dre de la fille d'un tel père, qui fut commandeur de Santiago, adc-
lantado et gouverneur de Guatemala; petite-fille aussi de Xicotenga,
grand seigneur de Tlascala, personnage élevé à l'égal d'un roi. Lais-
sons ces récits et revenons à Gortès pour dire qu'il s'informa très-
minutieusement auprès des caciques de ce qui concernait Mexico. Gc
qu'ils racontèrent, je vais le dire à la suite.
CHAPITRE LXXV11I
Connue quoi Cortcs demanda à Maceescaci et à Xicotenga des renseignements sur
Mexico, et du récit qu'on lui fit»
Gortès prit à part les caciques et leur demanda des détails minu-
tieux sur Mexico. Xicotenga, qui était le plus avisé d'entre eux et
plus grand seigneur que les autres, prit d'abord la parole. Macees-
CaCij grand personnage aussi, venait de temps en temps à son aide.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. l'J]
Us dirent que Montezuma disposait d'une si puissante armée, que,
quand il voulait prendre un grand village ou s'introduire par la force
dans une province, il entrait en campagne avec cent mille hommes,
chose qu'on ne savait que trop à Tlascala par expérience, à cause des
guerres et des animosités qui régnaient entre les deux pays depuis
plus de cent ans. Gortès leur dit alors : « Gomment se fait-il donc
qu'avec tant de guerriers qui tombaient sur vous on n'ait jamais pu
vous vaincre d'une manière définitive?» Ils répondirent qu'ils étaient
à la vérité défaits bien souvent; qu'on leur tuait et qu'on enlevait
pour les sacrifier beaucoup de leurs concitoyens; mais que, d'autre
part, un grand nombre de leurs ennemis restaient morts sur le champ
de bataille et d'autres étaient emmenés prisonniers; qu'ils ne ve-
naient d'ailleurs pas tellement à l'improviste qu'on n'en eût absolu-
ment aucun avis; que, dès lors, on préparait toutes les forces, et,
avec l'aide des habitants de Guaxocingo, on se défendait et on cou-
rait même à l'oifensive; comme au surplus toutes les provinces et
tous les villages dont Montezuma s'était emparé, pour en augmenter
ses domaines, étaient au plus mal avec les Mexicains, et que cependant
on leur faisait faire campagne malgré eux, ils ne combattaient pas
avec un véritable entrain; c'était d'eux au contraire que les Tlascal-
tèques recevaient leurs avis, services qu'on avait soin de reconnaître
en ménageant leur pays. Les caciques ajoutaient que d'où le mal leur
était venu avec le plus de continuité, c'était d'une ville très-étendue,
appelée Gholula, éloignée de là d'une journée de marche; que c'étaient
des gens très-perfides au milieu desquels Montezuma envoyait secrè-
tement ses capitaines, et comme alors ils ne se trouvaient pas éloi-
gnés, ils faisaient irruption pendant la nuit dans le pays de Tlas-
cala.
Maceescaci dit au surplus que Montezuma entretenait dans toutes
les provinces des garnisons nombreuses, sans compter le grand
nombre d'hommes qu'il levait dans la ville; que toutes ces provinces
lui payaient des tributs en or, en argent, en plumes, en pierres pré-
cieuses, en étoffes de coton et en Indiens ou Indiennes destinés à
être sacrifiés ou à servir comme esclaves; Montezuma était puissant
à ce point, qu'il avait tout ce qu'il désirait et que ses palais étaient
pleins de trésors, de pierres précieuses chalchihuis volées ou prises
par force à qui ne voulait pas donner de bonne volonté ; enfin, à vrai
dire, toutes les richesses du pays se trouvaient entre ses mains. Les
caciques racontèrent aussi l'état de sa maison. Je n'en finirais pas si
je devais ici tout répéter : comme par exemple le grand nombre de
iemmes qu'il possédait et dont il mariait quelques-unes ; et puis, les
fortes défenses de la place, la forme, l'étendue et la profondeur de la
lagune; les chaussées par où l'on «st obligé de passer pour arriver à
la ville, les ponts de bois qui se trouvent sur toutes ces chaussées,
192 CONQUÊTE
jetés sur des tranchées qui font communiquer les eaux de toutes parts.
Ils expliquaient comment, en levant n'importe lesquels de ces ponts,
on pouvait se trouver engagé entre eux sans avoir accès vers la capi-
tale; comme quoi la plus grande partie de la ville est construite dans
la lagune même, de sorte qu'on n'y peut passer de maison en maison,
si ce n'est au moyen des ponts-levis qu'on y entretient, ou dans des
bateaux. Toutes les maisons sont bâties en terrasses, au-dessus
desquelles on a construit des sortes de parapets qui permettent de
les employer à combattre. Ils dirent aussi la manière de pourvoir la
ville d'eau douce, grâce à une source appelée Chapultepeque, distante
de la capitale d'environ une demi-lieue, l'eau coulant par des aque-
ducs et étant ensuite transportée et vendue par les rues au moyen de
canots. Ils décrivirent aussi les armes dont on fait usage ; les piques
doublement dentelées qu'on lance avec des machines et qui traversent
n'importe quelle défense; les archers adroits et très-nombreux; les
lanciers armés de lances d'obsidienne, avec des couteaux longs d'une
brasse et affilés de telle sorte qu'ils coupent mieux que des ra-
soirs ; les rondaches; les défenses de coton; les hommes armés de
frondes avec des pierres roulées; d'autres lances encore plus lon-
gues et les grands espadons à deux mains. Les caciques firent
voir, sur des pièces d'étoffes d'aloès, la représentation en peinture
des batailles qu'ils avaient soutenues contre eux, avec la manière de
combattre.
Arrivés à ce point, comme notre chef et nous tous étions déjà informés
de ce que les caciques racontaient, Gortès leur coupa la parole, pour
pénétrer plus avant dans nos investigations. Il demanda donc
comment ils étaient venus eux-mêmes peupler Tlascala, et de quel
point ils avaient procédé pour pouvoir être si différents et si ennemis
des Mexicains, quoique leurs pays fussent actuellement si près l'un
de l'autre. Ils répondirent qu'ils avaient su par leurs aïeux que, dans
les temps anciens, avaient vécu au milieu d'eux des hommes et des
femmes d'une stature très-élevée , possédant des os d'une grande
longueur ; comme d'ailleurs ils étaient fort méchants et avaient de
mauvaises habitudes, on en fit périr la majeure partie dans les com-
bats, et ceux qui restèrent finirent pas s'éteindre. Pour que nous
pussions juger de leur taille, ils nous présentèrent un fémur d'homme
de cette race. Il était très-gros et sa longueur dénotait un homme de
haute stature. Il était bien conservé depuis le genou jusqu'à la
hanche ; je le mesurai sur moi et je reconnus qu'il représentait ma
taille, qui est des plus avantagées. On apporta d'autres fragments
d'os, mais ils étaient déjà rongés et défaits. Nous restâmes d'ailleurs
fort surpris à leur vue, et nous fûmes convaincus que ce pays avait
été habité par des géants. Cortès.. nous dit qu'il serait convenable
d'envoyer ce grand os en Castille, pour le faire voir à Sa Majesté. Il
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 193
y fut en effet adressé par l'intermédiaire des premiers commissaires
qui firent le voyage.
Les caciques dirent aussi avoir appris de leurs aïeux qu'une de
leurs idoles, pour laquelle ils avaient une très-grande dévotion, leur
avait assuré qu'il viendrait des hommes de pays lointains, du côté
où le soleil se lève, pour les subjuguer et les tenir sous leur empire ;
que s'il s'agissait de nous, ils s'en réjouiraient, puisque nous étions
si bons ; qu'en traitant do la paix ils pensaient à cette prophétie de
leur idole et c'était la raison qui les avait poussés à nous donner leurs
filles, afin d'avoir des parents qui les défendissent contre les Mexi-
cains. La fin de cette conversation nous rendit pensifs, et nous nous
demandions si par hasard ce qu'ils venaient de dire ne deviendrait
pas une vérité. Notre capitaine Gortès leur répondit que certainement
nous venions d'où le soleil se lève, et que la raison qui poussa notre
seigneur et Roi à nous envoyer, après avoir su de leurs nouvelles, ce
fut le désir qu'ils devinssent nos frères, espérant qu'il plairait à Dieu
de nous faire la grâce qu'ils se sauvassent par nos mains et par notre
intercession; et nous dîmes tous ensemble : «Amen! »
Les caballeros qui me liront se fatigueront sans doute d'entendre
tant de raisonnements et de causeries entre nous et les Tlascallèques.
Malgré mon désir d'en finir, je dois forcément employer un moment
encore pour raconter ce qui nous advint au milieu d'eux : c'est que
le volcan qui s'élève près de Guaxocingo vomissait, pendant notre
séjour à Tlascala, beaucoup plus de flammes que de coutume. Gortès
et nous tous, qui n'avions rien vu de pareil, en fûmes saisis d'admi-
ration. Un de nos capitaines, appelé Diego de Ordas, eut envie d'aller
voir ce que c'était, et demanda à notre général la permission d'y
monter. Gortès la lui donna, et même il lui en fit un ordre. Ordas
emmena avec lui deux de nos soldats et un certain nombre de per-
sonnages indiens de Guaxocingo. Geux-ci cherchaient à lui inspirer
de la frayeur en lui disant que lorsqu'il serait à moitié chemin du
Popocatepetl (c'est ainsi qu'on appelle le volcan) , il ne pourrait
résister aux secousses du sol, aux flammes, aux pierres et aux cendres
qui s'en échappaient; que quant à eux, ils ne se hasarderaient pas à
dépasser les temples d'idoles qu'ils appellent les teules du Popoca-
tepetl. Dalgré tout, Diego de Ordas et ses deux compagnons poursui-
virent leur chemin jusqu'au bout, tandis que les Indiens restèrent en
bas. Ordas et les deux soldats s'aperçurent en montant que le volcan
commençait à lancer de grandes bouffées de flammes et des pierres
légères à demi brûlées, accompagnées d'une grande quantité de
cendres. Toute la sierra tremblait autour d'eux; ils s'arrêtèrent,
n'osant faire un pas de plus, jusqu'à ce qu'au bout d'une heurt'
ils se fussent aperçus que les flammes s'étaient apaisées et que les
cendres ainsi que la fumée diminuaient. Ils montèrent alors jusqu'à
13
194 CONQUETE
l'ouverture du cratère qui était ronde et présentait un diamètre d'en-
viron un quart de lieue. De là s'apercevaient la grande ville de
Mexico, et toute la lagune, et tous les villages qui s'y trouvent
bâtis. Ce volcan est éloigné de Mexico d'environ douze ou treize lieues.
Après avoir joui de ce spectacle, Ordas, plein de joie et d'admira-
tion pour avoir vu Mexico et les villes qui l'entourent, revint à Tlas-
cala avec ses compagnons et les Indiens de Gruaxocingo. Les habitants
de TJascala qualifièrent le fait de grande hardiesse. Lorsqu'il le
raconta à Gortès et à nous tous, nous fûmes saisis d'admiration.
Nous n'avions alors, ni vu, ni entendu dire encore ce que nous savons
maintenant très-bien, car plusieurs Espagnols, et même des Frères
franciscains, sont montés jusqu'au cratère. Lorsque Diego de Ordas
revint en Castille, il demanda à Sa Majesté le droit de s'en faire un
écusson, Ce sont ces mêmes armoiries que possède un de ses neveux
qui demeure maintenant à Puebla. Depuis lors, nous n'avons jamais
vu le Popocatepetl lancer tant de feu, ni faire un aussi grand bruit.
Il passa même un certain nombre d'années sans vomir de flammes,
jusqu'en 1539 où il y eut une forte éruption de feu, de pierres et de
cendres. Cessons de raconter les choses du volcan. Maintenant que
nous savons ce que c'est et que nous en avons bien vu d'autres,
comme sont ceux du Nicaragua et de Guatemala, je me figure que
j'aurais bien pu passer sous silence celui de Guaxocingo i.
Je dois dire aussi comme quoi nous trouvâmes dans cette ville de
Tlascala de petites cases construites avec des barreaux en bois. Elles
étaient remplies d'Indiens et d'Indiennes qu'on y tenait enfermés
pour les engraisser, attendant qu'ils fussent à point pour être sacrifiés
et mangés. Nous brisâmes et défîmes ces prisons, pour que les
malheureux qui s'y trouvaient prissent la fuite. Mais ces pauvres
Indiens n'osaient s'en aller dans aucune direction; ils restaient avec
nous, après avoir ainsi conservé leurs existences. Dorénavant, dans
tous les villages où nous entrions, le premier ordre donné par notre
capitaine était de briser ces affreuses cages qu'on voyait dans presque
tout le pays, et de mettre les prisonniers en liberté. Après que nous
eûmes été témoins de cette grande cruauté, Gortès s'en montra très-
irrité contre les caciques de Tlascala; il leur en fit de sévères remon-
trances. De leur côté, ils parurent se soumettre en promettant qu'à
l'avenir ils ne tueraient ni ne mangeraient plus d'Indiens de cette
manière. Et moi je dirai : Que gagnions-nous à ces promesses?..*
A peine avions-nous tourné la tête qu'on recommençait les mêmes
cruautés.
1 II ne faut pas oublier que l'auteur termina cette histoire en 1568, c'est-à-dire
quarante-huit ans après les événements dont il parle actuellement. Dans ce long in-
tervallej il avait en effet, comme il le dit, eu le temps de s'instruire au sujet du grand
nombre de volcans qui existent surtout vers les parties centrales de l'Amérique.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. I95
Restons-en là, cl disons comme quoi nous résolûmes d'aller à
Mexico.
CHAPITRE LXXIX
Comme quoi notre capitaine Fcrnand Certes eonvint avec tous nos autres capitaines
et soldats que nous irions à Mexico ; de ce qui advint à ce propos.
Voyant que depuis dix-sept jours nous ne faisions que nous reposer
à Tlascala , comme d'ailleurs nous entendions parler des grandes
richesses de Montezuma et des prospérités de sa capitale, Gortès se
résolut à prendre conseil de tous ceux d'entre nous auxquels il
supposait le bon désir de marcher en avant , et nous convînmes
ensemble que le départ s'effectuerait le plus tôt possible. Il y eut à
ce propos, dans notre quartier, beaucoup de conférences contraires
au projet, quelques-uns disant qu'il était téméraire de penser à s'in-
troduire dans une ville si bien fortifiée, tandis que nous étions nous-
mêmes si peu nombreux; ils appuyaient leur opinion sur la grande
puissance de Montezuma. Gortès répondit qu'il n'y avait pas possi-
bilité de faire autre chose ; que, d'ailleurs, notre aspiration et notre
plan avaient toujours été de voir Montezuma, et que par conséquent
tout autre avis était déplacé. Quand on vit le ton résolu de cette
réponse, quand les opposants comprirent la fermeté de la détermi-
nation et qu'au reste plusieurs d'entre nous appuyaient Gortès de
leur adhésion en criant : « A la bonne heure et en avant! » les con-
tradicteurs gardèrent le silence. Les adversaires du plan de Gortès
étaient ceux-là mêmes qui avaient des possessions à Cuba. Quant à moi
et à d'autres pauvres soldats, nous avions fait pour toujours l'offre
de nos âmes à Dieu qui les a créées, vouant en même temps nos corps
aux blessures et à la fatigue, jusqu'à mourir [au service de Notre
Seigneur et de Sa Majesté.
Lorsque Xicotenga et Maceescaci, seigneurs de Tlascala, virent que
nous voulions réellement aller à Mexico, ils en éprouvèrent un profond
regret. Ils ne cessaient de prier Gortès de ne pas penser à entre-
prendre cette marche, disant qu'il ne devait avoir nulle confiance en
Montezuma ni en aucun Mexicain ; qu'il ne fît pas cas de ces grandes
révérences, ni de ces paroles humbles et courtoises, ni des présents
qu'on lui avait offerts, ni de nulle autre sorte de promesses; que tout
cela n'était qu'un ensemble de manœuvres traîtresses ; qu'en une
heure on nous reprendrait tout ce qu'on nous aurait donné; qu'il se
gardât jour et nuit, parce que leur conviction était qu'on nous al la-
querait aussitôt que nous aurions cessé d'être sur nos gardes; que si,
du reste, nous en venions aux prises avec les guerriers mexicains,
196 • CONQUÊTE
nous ne devions faire grâce delà vie à personne : ni aux jeunes hommes,
pour qu'ils ne prissent plus les armes; ni aux vieillards, pour qu'il
ne donnassent plus de mauvais conseils. A tout cela les caciques ajou-
tèrent beaucoup d'autres avis, auxquels notre capitaine répondit qu'il
en avait de la reconnaissance, et il témoigna de sa vive sympathie par
des offres et des présents qu'il fit au vieux Xicotenga, à Maceescaci
et à la plupart des autres caciques. Il leur donna une grande partie des
fines étoffes que Montezuma lui avait envoyées, et il dit qu'il serait
bon de traiter de la paix entre eux et les Mexicains, afin de vivre à
l'avenir en bonne harmonie, et qu'ils pussent acquérir du sel, du
coton et autres denrées. Mais Xicotenga répondit que songer à la paix
était chose inutile, l'inimitié restant enracinée dans les cœurs, et les
Mexicains étant ainsi faits que, sous les apparences les plus paci-
fiques, ils tramaient les plus grandes trahisons, et ils n'accomplissaient
jamais leurs promesses. Les caciques ajoutèrent que Gortès ne devait
plus songer à cette réconciliation, et ils le supplièrent encore de ne
pas se mettre entre les mains de pareils hommes.
On parla alors du chemin qu'il conviendrait de suivre pour aller à
Mexico. Les ambassadeurs de Montezuma, qui étaient avec nous et qui
devaient nous servir de guides, disaient que la meilleure route serait
par Gholula, parce que ses habitants étaient les vassaux de Montezuma,
et crue nous y recevrions par conséquent de véritables services. Il
nous parut à tous convenable en effet de passer par cette ville. Mais
les caciques de Tlascala devinrent fort tristes quand ils surent que
nous voulions suivre la route qui nous était indiquée par les Mexi-
cains. Ils nous dirent qu'en tout état de choses il serait mieux de
passer par Guaxocingo, dont les habitants étaient leurs parents et
nos amis, et nullement par Gholula qu'ils regardaient comme le chef-
lieu des manœuvres secrètes et perfides de Montezuma. Les caciques
eurent beau faire pour nous convaincre de ne pas entrer dans cette
ville; notre général, d'accord avec notre avis bien raisonné, continua
à vouloir passer par Gholula. Les uns donnèrent pour raison que
c'était une grande ville, très-bien pourvue de tours et de temples fort
élevés, assise sur une belle plaine où de loin elle nous faisait réelle-
ment l'effet de notre grande Yalladolid de la Vieille-Gastille. D'autres
s'appuyaient sur le motif que c'était le centre de villages importants ;
que ses ressources étaient considérables et que nous y aurions pour
ainsi dire sous la main nos amis de Tlascala, lorsque nous exécu-
terions le projet de nous y fixer jusqu'à ce que nous eussions bien
éclairci tous les moyens d'arriver à Mexico sans combattre, attendu
que la grande puissance des Mexicains était propre à inspirer la crainte.
Il paraissait évident en effet que nous ne pourrions jamais y entrer,
si Dieu Notre Seigneur n'intervenait de sa main divine et de sa mi-
séricorde, qui nous avaient aidés et toujours fortifiés jusqu'alors.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 197
Après de nombreux débats et avis divers, il fut convenu que nous
passerions par Gholula.
Gortès envoya donc des messagers pour demander aux habitants
comment il se faisait qu'étant si près de nous ils ne nous eussent pas
fait rendre visite et témoigner de leur respect, ainsi qu'ils auraient
dû s'y croire obligés envers nous, les envoyés d'un grand seigneur et
Roi qui étions venus avec la mission de les sauver. Il ajoutait qu'il
les priait d'envoyer les caciques et les papes de cette ville pour nous
visiter et jurer obéissance à notre seigneur et Roi; faute de quoi, il
leur supposerait des intentions mauvaises. On en était là de ces confé-
rences, avec addition de bien d'autres choses qu'il convenait de faire
dire dans les circonstances où nous nous trouvions, lorsqu'on vint
annoncer à Gortès quatre ambassadeurs du grand Montezuma, avec
des présents en or; car, d'après ce que nous avons su, jamais il n'en
envoyait sans présents ; il eût considéré comme une offense d'expédier
des messagers sans que quelques dons les accompagnassent. Ce que
dirent ces ambassadeurs, je le vais contera la suite.
CHAPITRE LXXX
Comment le grand Montezuma envoya quatre personnages de grande distinction avec
un présent en or et des étoffes ; de ce qu'ils dirent à notre capitaine.
Tandis que Gortès conférait avec nous tous et avec les caciques de
Tlascala, au sujet de notre départ et sur des questions de guerre, on
vint lui dire que quatre ambassadeurs de Montezuma, hauts person-
nages de distinction, porteurs de présents, venaient d'arriver dans
cette ville. Gortès donna l'ordre qu'on les lui amenât. Quand ils
furent en sa présence, ils lui firent, ainsi qu'à nous tous, de grandes
démonstrations respectueuses. Ils offrirent le présent, consistant en
bijoux d'or sous des formes variées, d'une valeur d'environ dix mille
piastres, accompagnés de dix charges de mantas tissues de plumes et
brodées de dessins remarquables. Gortès les reçut avec des manières
affables. Les ambassadeurs dirent alors à notre général que leur sei-
gneur Montezuma était fort surpris que nous pussions rester si long-
temps au milieu de ces pauvres gens, mal policés, qui ne sont même
pas bons pour être esclaves, étant à ce point méchants, traîtres et voleurs ,
que, si nous cessions d'être sur nos gardes, de jour et de nuit, ils
nous assassineraient pour nous piller. Il nous priait d'aller le plus
tôt possible à sa capitale, ajoutant qu'il nous y donnerait de ce qu'il
possédait, quoiqu'en restant au-dessous de ses désirs et de nos mé-
rites ; que d'ailleurs, rien ne venant que par transports dans la ville,
198 CONQUÊTE
il prendrait ses mesures pour nous approvisionner le mieux qu'il lui
serait possible.
Montezuma adoptait cette conduite pour nous faire sortir de Tlas-
cala, parce qu'il sut que nous avions fait alliance avec ses habitants,
ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui en a traité, et qu'au surplus
nous avions scellé notre amitié par ie don de leurs filles, que les
Tlascaltèques offrirent à Malinche. Montezuma avait compris en effet
qu'il ne résulterait aucun bien pour lui de cette alliance. C'est pour
cette raison qu'il nous comblait de son or et de ses présents, espérant
que nous irions dans ses domaines, ou que du moins nous sortirions
de Tlascala. Revenons aux ambassadeurs. Les gens de Tlascala, qui
les reconnurent fort bien, dirent à notre capitaine qu'ils étaient sei-
gneurs de villages et possédaient des vassaux, et que Montezuma
avait l'habitude de les employer à des négociations de grande impor-
tance. Cortès remercia beaucoup les messagers, les comblant de
démonstrations amicales. Il leur répondit qu'il irait bientôt rendre
visite à leur seigneur Montezuma, et les pria de rester quelques
jours avec nous. C'est que, dans ce même temps, Cortès avait résolu
que deux de nos chefs les plus distingués iraient rendre visite et
parler au grand Montezuma, pour examiner la capitale de Mexico,
ses puissantes défenses et ses forteresses. Pedro de Alvarado et Ber-
nardino Yasquez de Tapia étaient déjà en route avec cette mission, et
quelques-uns des messagers de Montezuma, qui déjà auparavant
étaient nos hôtes, marchaient en leur compagnie, tandis que les
quatre qui venaient d'apporter le présent restèrent avec nous comme
otages. En ce moment-là, j'étais fort mal de mes blessures; la fièvre
me tenait et j'avais assez à faire de m'occuper à me soigner. Je ne
me rappelle donc pas jusqu'où nos messagers allèrent; mais je sais
bien qu'en apprenant que Cortès avait ainsi envoyé ces deux cabal-
leros à l'aventure, nous réprouvâmes la mesure prise par lui et l'en
dissuadâmes en disant que les envoyer ainsi, seulement pour voir la
ville et ses défenses, ce n'était pas une mesure bien sensée; qu'il
serait mieux de les rappeler et qu'ils n'allassent pas plus avant.
Cortès leur écrivit donc de revenir sur-le-champ. D'ailleurs Ber-
nardino Vasquez de Tapia avait déjà souffert de la fièvre en route.
Au reçu de ces lettres, nos messagers s'empressèrent de regagner
Tlascala, tandis que les ambassadeurs qui les accompagnaient furent
rendre compte de l'événement à Montezuma. Il leur demanda quels
étaient l'aspect du visage et la proportion du corps de ces deux teules
qui venaient à Mexico, et s'ils étaient capitaines. Il paraît qu'il fut
répondu que Pedro de Alvarado avait gentille grâce sur sa figure et
dans sa personne ; ils le comparaient au soleil et le disaient capitaine.
Au surplus, on rapportait un dessin qui le représentait fort au natu-
rel. Depuis lors, les Mexicains lui appliquèrent le surnom de Tona-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 199
lio, qui signifie : soleil, fils du soleil; et c'est ainsi qu'on l'appela
désormais. Ils dirent aussi que Bernardino Vasquez de Tapia était
un homme robuste et bien pris, également capitaine. Montczuma
regretta qu'ils fussent revenus sur leurs pas. Ces ambassadeurs du
reste les apprécièrent justement tous deux, tant au sujet de leur
figure que pour l'aspect de leurs personnes; car Pedro de Alvarado
avait bonne tournure; il était fort agile; ses traits, son aspect, son
visage, son expression en parlant, tout était plein de grâce et comme
accompagné d'un continuel sourire. Bernardino Vasquez de Tapia
était un peu gros, mais de belle prestance.
Quand ils furent de retour à notre quartier, nous nous livrâmes
ensemble à la joie et nous convînmes que ce que Gortès leur avait
ordonné n'était pas chose bien raisonnable. Laissons ce sujet, puis-
qu'il n'importe guère à notre récit, pour parler des messagers que
Gortès envoya à Cholula et de la réponse qu'on en reçut.
CHAPITRE LXXXI
Comment les gens de Cholula envoyèrent quatre Indiens d'un rang peu distingué pour
se disculper de ne pas être venus à Tlascala; de ce qui arriva à ce sujet.
J'ai dit dans le chapitre qui précède que notre capitaine avait en-
voyé des messagers à Cholula pour demander qu'on vînt nous voir à
Tlascala. Lorsque les caciques de cette ville eurent entendu ce que
Cortès leur faisait prescrire, il leur parut qu'il serait bon d'envoyer
quatre Indiens de peu d'importance, pour les disculper en disant que
la maladie les empêchait de venir eux-mêmes. Ces envoyés n'appor-
taient du reste ni provisions ni quoi que ce fût, et ils se contentèrent
de donner sèchement cette réponse. Or, quand ils se présentèrent,
les caciques de Tlascala se trouvaient avec Cortès. Ils lui dirent que
c'était pour le railler, ainsi que nous tous, que les habitants de Cho-
lula envoyaient ces Indiens, pris parmi les gens de basse condition.
Cortès résolut alors de les renvoyer avec quatre Indiens de Cempoal
pour dire aux Gholultèques d'expédier sous trois jours des person-
nages plus distingués, ce qui leur serait facile puisque la distance
n'était que de cinq lieues; et que, s'ils ne venaient pas, il les tien-
drait pour rebelles; que du reste, s'ils obéissaient, il se proposait de
leur expliquer des choses utiles au salut de leurs âmes et à la régu-
larité de leur vie. Il ajouta qu'il les voulait pour nos alliés et nos
frères, comme l'étaient déjà leurs voisins les habitants de Tlascala,
mais que s'ils décidaient autre chose et refusaient notre amitié, nous
n'en prendrions nullement sujet pour chercher à leur déplaire et à
200 CONQUÊTE
leur causer de l'ennui. Ayant reçu cette ambassade amicale, ils répon-
dirent qu'ils ne viendraient pas à Tlascala, parce que ses habitants
étaient leurs ennemis et qu'on n'ignorait pas le mal qu'ils avaient dit
d'eux et de leur seigneur Montezuma; que, quant à nous, nous pou-
vions prendre le chemin de la ville et si, lorsque nous serions sortis
des limites de Tlascala, ils ne s'empressaient pas de faire leur devoir
à notre égard, nous pourrions justement les qualifier comme nous le
leur avions déjà fait dire. Notre capitaine comprit que l'excuse était
juste, et nous résolûmes d'aller nous-mêmes à Gholula.
Lorsque les caciques de Tlascala virent que décidément notre
voyage se ferait par Gholula, ils dirent à Gortès : « Eh quoi ! c'est
ainsi que tu crois aux Mexicains et non à nous qui sommes tes amis!
Nous t'avons déjà dit plusieurs fois que tu dois te tenir en garde
contre les gens de Gholula et contre la puissance de Mexico; pour
que tu puisses mieux compter sur notre appui, nous avons apprêté
dix mille hommes de guerre pour vous accompagner. a Gortès les en
remercia beaucoup, mais il nous consulta sur le point de savoir s'il
conviendrait d'aller avec tant de guerriers dans un pays dont nous
recherchions l'amitié. Il fut résolu que nous en emmènerions seule-
ment deux mille. C'est ce nombre que Gortès demanda, ajoutant que
les autres resteraient chez eux. Mais laissons là ces conférences, pour
parler de notre marche.
CHAPITRE LXXXII
Comment nous fûmes à la ville de Cholula, et de la réception que l'on
nous y fît.
Un matin, nous entreprîmes notre marche vers la ville de Gholula.
Nous cheminions dans le plus grand ordre, parce que, comme j'ai déjà
eu occasion de le dire, partout où nous craignions qu'il pût y avoir
des troubles ou des attaques, nous nous tenions davantage sur nos
gardes. Nous passâmes la nuit sur le bord d'une rivière qui coule à
une petite lieue de Gholula et sur laquelle existe aujourd'hui un pont
de pierre1. On nous y construisit des cabanes et des abris. Ce fut là
que, cette nuit même, les caciques de Cholula envoyèrent, en qualité
de messagers, quelques personnages de distinction pour nous donner
la bienvenue sur leur territoire. Ils apportaient des provisions en
poules et en pain de maïs ; ils nous dirent que, le lendemain matin,
1. C'est près de ce point que se trouve actuellement la belle et grande ville de
Puebla, à quatre ou cinq kilomètres de Cholula.
DE LA NOUVELLE-ESPACxNE. 201
tous les caciques et tous les papes iraient nous recevoir en s'excusant
de ne pas être venus plus tôt. Gortès leur répondit, au moyen de nos
interprètes dona Marina et Aguilar, qu'il leur était reconnaissant,
tant pour les provisions qu'ils avaient apportées, que pour le bon
vouloir dont ils faisaient preuve. Nous nous reposâmes là cette nuit,
sous la garde de bonnes sentinelles et de nos coureurs. Aussitôt que
le jour parut, nous prîmes le chemin de la ville.
Nous poursuivions notre route et étions déjà près du but, lorsque
vinrent à notre rencontre les caciques, les papes et un grand nombre
d'autres Indiens. La plupart étaient revêtus d'un costume en coton
imitant les marlottes moresques, à la manière des Indiens Zapotèqucs.
Ceux qui ont résidé dans cette province savent bien, en effet, que c'est
ainsi que l'on s'y habille. Ils nous abordèrent, du reste, de l'air le
plus pacifique et avec les meilleurs témoignages de bon vouloir. Les
papes avaient des cassolettes avec lesquelles ils encensèrent notre
capitaine, ainsi que tous les soldats qui étaient près de lui ; mais lors-
que les papes et les personnages distingués aperçurent les Indiens
Tlascaltèques qui venaient avec nous, ils prièrent dona Marina de
dire à Gortès que ce n'était pas bien de faire entrer ainsi leurs ennemis
armés dans la ville. Sur cette observation, Gortès donna l'ordre à nos
chefs, aux soldats et aux équipages d'arrêter, et lorsqu'il nous vit
immobiles et tous réunis il nous dit : « Il me semble qu'avant d'en-
trer à Gholula, il nous importe de sonder ces caciques et ces papes,
pour connaître ce qu'ils désirent, car ils murmurent contre nos amis
de Tlascala, et j'avoue que leur plainte n'est pas dénuée de raison. Je
veux donc leur expliquer sincèrement les motifs qui nous font passer
par leur capitale. Or, vous savez bien ce que les Tlascaltèques nous
ont dit de leur humeur tracassière; il sera donc utile, avant tout, qu'ils
se prêtent volontairement à jurer obéissance à Sa Majesté. »
Il donna par conséquent l'ordre à dona Marina d'appeler les caci-
ques et les papes, les invitant à venir à l'endroit où il se tenait achevai
au milieu de nous tous. Trois personnages et deux papes se présen-
tèrent et s'exprimèrent comme il suit : « Malinche, pardonnez-nous
si nous n'avons pas été vous faire visite à Tlascala et vous y porter
des vivres; ce n'a pas été par mauvaise volonté, mais bien parce que
Maceescaci, Xicotenga et tous les Tlascaltèques sont nos ennemis et
qu'ils vous ont dit beaucoup de mal de nous et du grand Montezuma
notre seigneur; et ce n'est pas assez pour eux de nous avoir offensés
par ce langage, il faut encore qu'ils aient la grande hardiesse de se
couvrir de votre protection pour venir armés dans notre ville. Nous
demandons donc en grâce qu'on les renvoie en leur pays ou que, du
moins, ils restent en rase campagne et n'entrent pas ainsi dans notre
capitale. Quant à vous, à la bonne heure, entrez-y dès que bon vous
semblera. » Gortès comprit fort bien qu'ils avaient raison. Il s'em-
202 CONQUÊTE
pressa d'ordonner à Pedro de Alvarado et au mestre de camp Chris-
toval de Oli de prier les Tlascaltèques de s'établir au milieu des champs
et de ne pas pénétrer avec nous dans la ville, en exceptant ceux qui
traînaient l'artillerie et nos amis de Gempoal ; du reste, disait-il, le
motif de cette mesure venait de ce que les caciques et les papes se
méfiaient d'eux; au surplus, lorsqu'il s'agirait de passer de Gholula
à Mexico, il les ferait appeler, espérant qu'ils ne garderaient aucun
ressentiment de la mesure qu'on prenait aujourd'hui.
En recevant communication de cet ordre, les habitants de Gholula
nous parurent plus tranquilles et Cortès crut opportun de leur adres-
ser la parole, en disant que notre Roi et seigneur, dont nous sommes
les sujets, commande de puissantes armées et tient sous ses ordres
bon nombre de princes et caciques ; qu'il nous envoyait dans ces pays
pour les requérir de ne plus adorer les idoles, de ne pas sacrifier des
hommes, ni manger de leur chair, de ne plus se livrer à toutes sortes
d'immoralités et de turpitudes ; que, devant aller à Mexico pour parler
à Montezuma, et considérant que le plus court et le meilleur chemin
était celui que nous suivions, nous nous étions vus dans la nécessité
de passer par leur capitale, où nous attirait en outre le désir de les
compter eux-mêmes au nombre de nos frères ; que d'ailleurs d'autres
grands caciques ayant déjà juré obéissance à Sa Majesté, il serait bien
qu'ils fissent comme eux. Ils répondirent en s'étonnant qu'à peine
entrés dans leur pays déjà nous leur donnions l'ordre d'abandonner
leurs teules, chose qu'ils ne feraient certainement jamais; que, quant
à jurer obéissance à notre Roi, cela leur agréait et qu'ils en donnaient
leur parole. C'est ainsi que les choses se passèrent et ce fut sans l'in-
tervention du notaire. Nous commençâmes à marcher vers la ville. La
multitude qui nous voulait voir était si considérable que les rues et
les terrasses des maisons en étaient remplies; ce qui ne doit pas sur-
prendre, puisqu'ils n'avaient jamais vu ni chevaux, ni hommes comme
nous. On nous fit loger dans de grandes salles où nous nous réunî-
mes tous, même nos amis de Gempoal, ainsi que les Tlascaltèques
qui avaient porté nos équipages. On nous donna à manger, ce jour-là
et le suivant, fort bien et en abondance. Nous en resterons là et je
dirai ce qui nous advint encore.
CHAPITRE LXXXIII
Comme quoi dans la ville de Gholula on avait formé le projet de nous massacrer par
ordre de Montezuma, et de ce qui nous arriva à ce sujet.
Notre réception fut solennelle et très-certainement faite de bon cœur.
Cependant, ainsi que nous le sûmes plus tard, Montezuma avait déjà
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 203
envoyé des ordres aux ambassadeurs qui étaient avec nous, pour qu'ils
traitassent avec les habitants de Gholula et qu'on mît à profit une
armée de vingt mille hommes qui s'y trouvait réunie, afin que, à peine
entrés dans la ville, on nous fît la guerre nuit et jour, et qu'on ame-
nât à Mexico, bien attachés, tous ceux d'entre nous que l'on pourrait,
prendre vivants. Ce prince fit aussi de grandes promesses à ses am-
bassadeurs et leur envoya beaucoup de bijoux, des étoffes et un tam-
bour en or. On devait assurer aux papes de cette ville qu'il leur serait
donné vingt d'entre nous pour être sacrifiés à leurs idoles. Tout était
bien concerté : les guerriers envoyés par Montezuma étaient à une
demi-lieue de la ville dans des fermes et dans des ravins ; d'autres se
trouvaient déjà établis dans les maisons mêmes de la capitale, avec
leurs armes bien à point; des parapets étaient construits sur les ter-
rasses, tandis qu'on avait pratiqué des tranchées et des barricades
dans les rues pour que les chevaux n'y pussent pas circuler. Ils avaient
même des maisons pleines de longues piques et de colliers en cuir,
avec des cordes, qui devaient servir à nous attacher pour nous emme-
ner à Mexico. Mais le bon Dieu fit mieux les choses, et tout se déroula
au rebours de leurs projets. Nous n'en parlerons pas pour à présent,
afin de dire qu'ils nous logèrent et nous donnèrent parfaitement à
manger les premiers jours, comme je l'ai déjà expliqué. Du reste,
quoique nous les vissions très-tranquilles, nous ne cessions pas de
nous tenir sur nos gardes, à cause de la bonne habitude que nous en
avions contractée. Mais, dès le troisième jour, on ne nous apporta
plus de vivres ; les caciques ne paraissaient point, et l'on ne voyait
pas davantage les papes. Si quelques Indiens nous venaient voir, ils
se tenaient à une certaine distance de nous, en riant comme pour nous
railler.
Notre chef, voyant cette conduite, ordonna à dona Marina et à
Aguilar, nos interprètes, de dire aux ambassadeurs du grand Mon-
tezuma, qui étaient là, qu'ils ordonnassent aux caciques de nous
envoyer des vivres. Malgré tout, on ne nous apportait que de l'eau
et du bois ; les vieillards que l'on employait à ce travail nous disaient
qu'il n'y avait plus de maïs. Au surplus, ce jour-là même, arrivèrent
d'autres messagers de Montezuma, qui se joignirent à ceux qui
étaient déjà au milieu de nous. Ils disaient, sans la moindre retenue
et sans aucun signe de respect, que leur seigneur les envoyait pour
nous avertir de ne pas aller à sa capitale, parce qu'il n'avait pas de
vivres à nous donner; ils ajoutaient qu'ils devaient, sans retard, re-
partir pour Mexico avec notre réponse. Gortès n'augura rien de bon
de ce message. Il employa de douces paroles pour dire aux ambassa-
deurs qu'il était surpris qu'un grand seigneur tel que Montezuma
changeât ainsi de résolutions, et qu'il les priait de ne pas partir en-
core, parce qu'il avait projeté de se mettre en marche dès le lende-
204 CONQUÊTE
main pour rendre visite à Montezuma et se soumettre à ses ordres,
Il me semble que notre chef accompagna ces paroles du don de quel-
ques verroteries. Les ambassadeurs, du reste, assurèrent qu'ils atten-
draient.
Gela fait, Gortès nous réunit pour nous dire : « Je vois du trouble
parmi les gens qui nous entourent; soyons sur le qui-vive; ils tra-
ment certainement quelque méchanceté. » Il fit appeler sur le-champ
le principal cacique, dont je ne me rappelle pas le nom, ou, à son
défaut, les personnages qu'il enverrait à sa place. Il répondit qu'il
était malade et que ni lui ni les autres ne pouvaient venir. Alors
notre chef donna l'ordre de lui amener deux papes d'un grand temple
où plusieurs se trouvaient réunis, recommandant de bons procédés
à leur égard. Nous en amenâmes deux, sans les maltraiter. Gortès
leur fit donner à chacun un chalchihui, pierre précieuse qu'ils ont
en grande estime, et qui simule nos émeraudes. Il leur dit ensuite,
en leur parlant très-affectueusement, qu'il voudrait bien savoir pour-
quoi le cacique, les personnages de distinction et tous les papes pa-
raissaient troublés ; qu'il les avait envoyé chercher et qu'ils s'étaient
refusés à venir. Or il paraît qu'un de ces papes était d'une haute
catégorie dans son ordre, ayant sous son autorité la plus grande
partie des temples de la ville : c'était quelque chose comme unévêque
parmi les siens et il inspirait un grand respect à ses ministres. Il
dit à Gortès que, pour ce qui était des papes, ils n'avaient nullement
peur de nous; que si le cacique et les autres personnages ne voulaient
point venir, il s'emploierait à les aller chercher, certain que, dès qu'il
leur aurait parlé, ils ne décideraient rien autre chose que d'obéir
sur-le-champ. Gortès lui répondit que c'était bien et qu'il y allât,
tandis que son confrère attendrait là son retour.
Le pape fut donc les appeler et il en résulta qu'ils vinrent immé-
diatement avec lui au logement de Gortès, qui s'empressa de leur
demander, au moyen de nos interprètes, pourquoi ils avaient peur et
pour quel motif on ne nous donnait plus à manger; il dit que s'ils
éprouvaient du regret de nous voir dans la ville, ils devaient se tran-
quilliser par la pensée que nous voulions partir pour Mexico le len-
demain de bonne heure, dans le but de rendre visite et de parler au
seigneur Montezuma; qu'on voulût bien réunir des ta/m&mes pour
porter nos bagages et traîner les bombardes ; et qu'au surplus on ne
tardât pas à apporter des vivres. Le cacique était si troublé qu'il ne
parvenait pas à prendre la parole; il dit enfin qu'ils allaient réunir
des vivres, mais que leur seigneur Montezuma leur avait fait parvenir
l'ordre de n'en plus donner et de ne pas nous laisser aller plus avant.
Les conférences en étaient là, lorsque se présentèrent trois Indiens
de nos amis de Gempoal. Ils dirent secrètement à Gortès que, tout
près de l'endroit où nous étions logés, ils avaient découvert des tran-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 205
chécs pratiquées dans les rues, recouvertes avec du bois et de la terre
et tellement arrangées qu'il était impossible de les apercevoir si l'on
n'y portait beaucoup d'attention ; qu'ayant pris soin d'écarter la terre
qui couvrait une de ces tranchées, ils y avaient aperçu des pieux
très-bien aiguisés pour faire périr les chevaux qui viendraient tomber
dessus; que toutes les terrasses des maisons étaient garnies de
pierres et de parapets construits en briques séchées au soleil; que
certainement les habitants s'étaient bien préparés, parce que dans
une autre rue on avait vu des palissades faites de gros madriers. En
même temps, se présentaient aussi huit Indiens Tlascaltèques, de
ceux qui étaient restés dans la campagne. Ils dirent à Gortès : « Fais
attention, Malinche ; cette ville est fort mal disposée, car nous savons
que cette nuit on a sacrifié à l'idole de la guerre sept personnes, dont
cinq enfants, pour obtenir la victoire contre vous. Nous avons vu
aussi que les habitants font sortir leurs biens avec leurs femmes et
leurs enfants. »
Gortès, les ayant entendus, les dépêcha à l'instant pour qu'ils fus-
sent prier leurs capitaines tlascaltèques de se tenir prêts, en cas que
nous les fissions appeler. D'autre part, il reprit la conversation avec
les papes et personnages deCholula, les priant de ne pas avoir peur et
de ne point se montrer si troublés ; qu'ils se rappelassent l'obéissance
qu'ils avaient jurée; qu'ils eussent soin de n'y pas manquer, de crainte
d'en recevoir châtiment ; que déjà il leur avait annoncé son départ pour
le lendemain; qu'il lui fallait deux mille hommes de guerre de cette
ville pour marcher avec nous comme les Tlascaltèques, parce qu'ils
deviendraient peut-être nécessaires en route. Les Cholultèques répon-
dirent qu'ils donneraient aussi bien les hommes de guerre que ceux
destinés aux transports. Ils demandèrent ensuite la permission d'aller
à l'instant les préparer.
Ils partirent fort contents, croyant qu'avec les guerriers qu'ils devaient
nous donner et les capitaineries de Montezuma qui étaient cachées dans
les ravins nous ne pourrions pas échapper et que nous tomberions morts
ou prisonniers entre leurs mains, vu surtout l'impossibilité où seraient
nos chevaux de courir. Les caciques firent d'ailleurs circuler l'avis, parmi
les hommes qui constituaient la garnison, déformer comme des ruelles
étroites avec des palissades, au moyen desquelles il leur serait facile
de nous empêcher de passer. Ils firent savoir que nous devions partir
le lendemain; que l'on se préparât avec soin dans l'espoir que, si
nous n'étions pas bien sur nos gardes, grâce aux deux mille hommes
de guerre qui allaient être fournis, il deviendrait facile aux uns et
aux autres de s'emparer de leur proie et de nous garrotter; qu'ils eus-
sent à tenir ces choses pour certaines, parce que leurs idoles de la
guerre, auxquelles ils avaient fait des sacrifices, leur promettaient la
victoire. Arrêtons-nous là en constatant qu'ils pensaient réellement
206 CONQUÊTE
que les choses se passeraient ainsi, et revenons à notre capitaine
Gortès, qui voulut savoir toutes les circonstances de la conspiration et
ce qui se passait à son sujet.
Il pria donc doïîa Marina, qui n'était pas timide, d'aller porter
d'autres pierreries aux deux papes auxquels il avait parlé d'abord, et
de leur adresser des paroles affectueuses pour obtenir qu'ils vinssent
avec elle se présenter à Malinche. Dona Marina y fut à l'instant; elle
leur parla de telle manière, — comme elle le savait très-bien faire
d'ailleurs, — et elle leur offrit des dons avec tant de grâce, qu'ils se
résolurent tout de suite à la suivre. Cortès les reçut en les priant de
dire la vérité en tout ce qui serait à leur connaissance, leur faisant
d'ailleurs observer qu'en leur qualité de principaux ministres des
idoles, le mensonge leur devait être inconnu; qu'au surplus ce qu'ils
nous découvriraient ne serait jamais divulgué par aucun moyen,
puisque nous devions partir le lendemain. Son dernier argument fut
qu'il leur donnerait une grande quantité d'étoffes.
Ils répondirent qu'en réalité Montezuma, ayant su que nous de-
vions aller dans sa capitale, s'était mis avec eux en rapports journa-
liers à ce sujet, mais sans déterminer nettement ce qu'il désirait ;
qu'un jour il leur faisait ordonner que, si nous venions à Gholula,
on nous y rendît tous les honneurs, en nous guidant vers Mexico;
qu'un autre jour il leur mandait qu'il ne voulait plus que nous fus-
sions dans sa capitale; et qu'enfin tout récemment ses dieux Tezca-
tepuca et Huichilobos, en qui il avait la plus grande confiance, lui
avaient conseillé de nous faire tous tuer à Gholula ou d'obtenir qu'on
nous y garrottât pour nous amener vivants à Mexico. Les prêtres
ajoutèrent qu'il avait envoyé la veille vingt mille hommes de guerre
dont la moitié se trouvait déjà dans la ville, tandis que les autres se
cachaient dans des ravins à peu de distance, qu'on avait déjà à Mexico
l'avis de notre départ pour le jour suivant ; on y connaissait aussi les
soins qu'on avait pris, à Gholula, d'élever des palissades, non moins
que la promesse de nous donner deux mille Indiens. Les prêtres di-
rent enfin qu'eux-mêmes, d'après les conventions faites, devaient re-
cevoir vingt de nos hommes pour les sacrifier aux idoles de Gholula.
En apprenant tous ces projets, Cortès leur fit donner des étoffes très-
bien travaillées, les priant de ne rien dire, car s'ils divulguaient cette
conversation nous les punirions de mort à notre retour de Mexico; il
dit aussi que nous voulions partir le lendemain de bonne heure; qu'on
fît venir tous les caciques pour qu'il leur parlât, ainsi qu'il leur en
avait déjà témoigné le désir.
Gortès passa la nuit à prendre nos avis sur la conduite à suivre.
Car il n'ignorait pas qu'il avait à ses côtés des hommes solides et <i<
bon conseil. Ainsi qu'il arrive d'ailleurs en pareil cas, les uns disaient
qu'il serait convenable de faire un détour^ en nous en allant par
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 207
Giiaxocingo; d'autres voulaient qu'on s'efforçât de conserver la paix
parlons les moyens, et que nous revinssions à TJaseala. Nous lûmes
quelques-uns à prétendre que si nous laissions passer ces trames
sans châtiment, on en ourdirait de pires en tous lieux où nous irions;
que, puisque nous étions dans cette grande ville où les provisions ne
manquaient pas, nous devrions avertir les Tlascaltèques de venir à
notre aide et attaquer les traîtres dans leur capitale même, avec l'es-
poir qu'ils nous redouteraient plus dans leurs maisons qu'en rase
campagne. Ge fut enfin à ce plan que tout le monde s'arrêta.
Il fut donc résolu que, puisque Gortès leur avait déjà annoncé notre
départ pour le lendemain, nous feindrions de faire nos paquets, — qui
n'étaient pas lourds, — et que, dans l'intérieur même des vastes places
entourées de palissades où nous avions établi notre camp, nous tombe
rions à l'improviste sur les Indiens guerriers, qui l'avaient certes bien
mérité. Eii attendant, Gortès crut devoir recourir àla dissimulation vis-
à-vis des ambassadeurs de Montezuma, et il leur dit que ces maudits
Gholultèques avaient voulu nous rendre victimes de leur trahison, en
en faisant faussement peser toute la responsabilité sur Montezuma et
sur eux-mêmes, à titre d'ambassadeurs ; que nous n'avions nullement
cru à l'existence de cet accord; qu'on les priait de rester dans le lo-
gement de Gortès et de ne plus avoir de communications avec les gens
de la ville, afin que nous ne pussions concevoir aucun soupçon de leur
connivence, et qu'ainsi ils fussent aptes à partir avec nous pour
Mexico et nous servir de guides.
Ils répondirent que ni eux ni leur seigneur Montezuma ne savaient
absolument rien de ce que nous venions de dire. Gela n'empêcha pas
que, malgré leurs protestations, nous les fîmes garder à vue, pour
qu'il ne leur fût point possible de s'échapper sans notre permission,
et qu'ainsi Montezuma ne pût apprendre que nous connaissions ses
ordres contre nous.
Nous passâmes la nuit sur le qui-vive, bien armés, les chevaux
prêts, ayant de bonnes rondes et de bons veilleurs, dans la pensée
que toutes les forces des Mexicains et des Gholultôques tomberaient
sur nous cette nuit même. Cependant une vieille Indienne, femme
d'un cacique, bien au courant de la trame ourdie contre nous, vint
trouver secrètement dona Marina. Sa jeunesse, sa beauté et ses ri-
ches parures l'avaient séduite; l'Indienne lui conseilla de se réfugier
dans sa maison, si elle tenait à la vie, attendu que trôs-certainemcnl
on devait tous nous massacrer cette nuit ou le lendemain; l'ordre
en était donné, disait-elle, par le grand Montezuma lui-même,
et il était convenu que les habitants de cette ville se réuniraient
aux Mexicains, pour qu'aucun de nous n'eût la vie sauve,
ou pour qu'on nous emmenât garrottés à Mexico. La vieille
ajoutait que, sachant tous ces secrets et pressée par un re-
208 CONQUÊTE
mords à l'endroit de dona Marina, elle venait l'en avertir, afin qu'elle
prît tout son avoir et se réfugiât chez elle, où elle avait formé le des-
sein de la marier avec un de ses fils, frère du jeune homme qui l'ac-
compagnait en ce moment. A peine dona Marina, qui était fort rusée,
eut-elle entendu ce discours, qu'elle s'écria : « 0 ma mère, combien
je vous dois de reconnaissance pour ce que vous me dites là! Je par-
tirais dès à présent; mais je n'ai personne qui m'inspire confiance
pour porter mes étoffes et mes bijoux, qui sont considérables. Pour
Dieu, mère, attendez quelques instants avec votre fils; nous partirons
cette nuit même ; mais vous voyez qu'en cet instant les teules veillent
et qu'ils pourraient nous apercevoir. »
La vieille ajouta foi à ces paroles et continua à causer avec elle.
Marina lui demanda de quelle manière on devait attenter à nos vies,
et quand, et comment on en avait formé le plan. La vieille dit ni plus
ni moins tout ce que les papes avaient déjà avoué. « Mais comment,
repartit dona Marina, la chose étant si secrète, avez-vous pu parvenir
à la savoir? » Elle répondit qu'elle avait appris le complot par son
mari, capitaine d'un quartier de la ville, qui, en cette qualité, se
trouvait actuellement avec les hommes de guerre, donnant des ordres
pour qu'ils fissent leur jonction dans les ravins avec les bataillons de
Montezuma; qu'elle croyait du reste la jonction déjà opérée et les
hommes attendant notre passage pour tomber sur nous et nous mas-
sacrer ; qu'elle avait connaissance de cet accord depuis trois jours,
parce qu'un tambour en or avait été envoyé de Mexico à son mari,
en même temps que des étoffes riches et des bijoux pour les capitai-
neries1 qui devaient être chargées de nous amener prisonniers à
Montezuma. Dona Marina sut très-bien dissimuler ses sentiments en
entendant ces révélations. « Oh ! dit-elle, combien je me réjouis en
apprenant que votre fils, à qui vous destinez ma main, est un des
principaux personnages du lieu!... Mais nous avons parlé trop long-
temps; je ne voudrais pas qu'on nous aperçût : aussi vous prierai-je,
ma mère, de m'attendre en cet endroit; je commencerai à y apporter
ce que je possède; comme je ne le pourrais faire en une seule fois,
vous vous chargerez de tout surveiller, vous et votre fils, et nous par-
tirons ensuite tous ensemble. » La vieille s'y laissa très-bien prendre.
En compagnie de son fils, elle s'assit tranquillement et attendit, tan-
dis que Marina se rendait près de Gortès et lui racontait tout ce qui
s'était passé avec l'Indienne. Notre chef la fit venir à l'instant et s'em-
pressa de l'interroger sur les plans de la conspiration. Elle dit ni plus
ni moins ce que les papes avaient déjà révélé. On la garda à vue,
pour qu'elle ne pût disparaître.
1. Je demande la permission de continuer à faire usage de ce mot peu français,
dans le but de traduire exactement l'expression capitania par laquelle Bernai Diaz
désigne l'ensemble des forces confiées à un chef principal qu'il appelle capitaine.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 209
Le jour se leva; il fut alors fort curieux de voir les éclats de rire,
les démonstrations de joie des caciques et des papes, courant parmi
les Indiens guerriers. On eût dit qu'ils nous tenaient déjà dans leurs
pièges et dans leurs filets. Ils nous amenèrent, du reste, encore de
nouveaux Indiens, de ceux que nous leur avions déjà demandés ; ce
fut même à ce point qu'ils ne tenaient plus dans notre vaste enceinte,
qui était cependant très-étendue, ainsi qu'on peut s'en assurer encore,
car on Fa conservée telle qu'elle était alors, par respect pour la mé-
moire de cet événement. Les Cholultèques curent beau choisir la pre-
mière heure du jour pour s'approcher de nous avec les gens de guerre ;
nous étions déjà prêts pour exécuter nos résolutions. Nos soldats,
pourvus d'épées et de boucliers, se tenaient postés à l'entrée de la
grande cour, pour ne plus laisser sortir aucun Indien armé. Notre
capitaine était à cheval, entouré de plusieurs des nôtres qui formaient
sa garde. Quandil vit que les caciques et les papes, ainsi que les gens en
armes, se présentaient de si bonne heure, il dit : « Remarquez l'envie
que ces traîtres ont de nous voir arriver dans les ravins, pour se ras-
sasier de nos chairs meurtries; le bon Dieu fera mieux les choses,
je l'espère. » Il demanda où étaient les papes qui avaient découvert
la conspiration. On lui répondit qu'ils se trouvaient près de la porte
de la cour, priant qu'on les laissât entrer. Cortès donna l'ordre à Aguilar
de leur dire qu'ils retournassent en leurs maisons, et qu'on n'avait
nul besoin d'eux en ce moment. Il se conduisit ainsi en considération
du service qu'ils nous avaient rendu, désirant qu'ils ne fussent pas
compris dans le massacre sans l'avoir mérité.
Notre chef, à cheval, avec dona Marina à ses côtés, demanda alors
aux caciques et aux papes comment il se faisait qu'ils eussent voulu
nous massacrer la nuit dernière sans que nous leur eussions causé
aucun mal; que pour nous attirer ces trahisons nous n'avions pas fait
autre chose que ce qui était notre coutume dans tous les endroits où
nous passions : leur recommander de ne plus être de méchantes gens,
de ne plus sacrifier des hommes, de ne pas adorer leurs idoles, de ne
point manger la chjur de leurs semblables, de ne pas avoir de vices
honteux, et de suivre les pratiques d'une bonne vie. Nous leur avions
prêché les vérités relatives à notre sainte foi, sans les opprimer en
quoi que ce fût ; pourquoi donc avaient-ils préparé récemment de
longs pieux, des colliers en cuir, une grande quantité de cordes, re-
misés dans un de leurs temples? pourquoi, dans ces trois derniers
jours, élever des palissades dans les rues, creuser des tranchées, et
accumuler des provisions de guerre sur les terrasses de leurs maisons?
pourquoi aussi faire sortir de la ville leurs enfants, leurs femmes et
leurs biens? Cortès ajouta qu'on avait déjà pu voir leurs mauvaises
dispositions et leurs intentions traîtresses, lorsqu'ils refusaient d«>
nous donner à manger et n'apportaient que de l'eau et du bois, pré-
14
210 CONQUETE
tendant n'avoir plus de maïs ; il n'ignorait pas du reste qu'il y avait,
non loin de là, dans les ravins, plusieurs bataillons de guerriers nous
attendant, et prêts à agir en traîtres avec les autres gens de guerre
qui s'étaient joints à eux cette nuit même, dans la croyance que nous
devions passer par ce chemin pour aller à Mexico ; eux, en retour de
notre désir de les avoir pour frères et de leur dire ce qui plaît à notre
Dieu et à notre Roi, ils voulaient maintenant nous tuer et manger
nos chairs, et avaient pris soin d'apprêter les grandes jarres qui de-
vaient nous recevoir, avec l'assaisonnement de sel, d'ail et de tomates
dont ils font usage; au lieu de ces horreurs, ils auraient dû nous
attaquer en rase campagne, comme des hommes de valeur et de bons
guerriers, ainsi que l'avaient fait leurs voisins les Tlascaltèques. No-
tre général leur dit aussi qu'il savait à n'en pas douter tous les projets
qu'on avait formés dans la ville, la promesse faite à leur dieu de la
guerre de lui sacrifier vingt d'entre nous, de même que trois nuits
auparavant on lui avait fait le sacrifice de sept Indiens pour en obte-
nir la victoire contre nos armes ; que ce résultat leur avait été en effet
garanti par leur fausse divinité, mais que cette idole n'avait que sa
haine et nullement un pouvoir réel contre nos forces ; qu'enfin toutes
les trames et les mauvaises actions qu'ils avaient ourdies retombe-
raient sur eux.
Doua Marina était chargée de leur transmettre ce discours, et elle
s'en faisait très-bien comprendre. Les papes, les caciques et les capi-
taines répondirent que ce qu'ils venaient d'entendre était la vérité,
mais qu'ils n'étaient nullement responsables de ce dont on les accu-
sait, parce que l'ordre leur en avait été donné par les ambassadeurs,
d'après les instructions de Montezuma lui-même. Cortès leur dit alors
que les lois de notre pays exigeaient que de pareilles trahisons ne
restassent pas sans châtiment et que le crime qu'ils avaient commis
méritait la mort. A peine avait-il prononcé ces paroles, qu'il donna
l'ordre de tirer un coup d'escopette. C'était le signal convenu. On
tomba donc sur eux et on leur donna une leçon qui ne pourra jamais
s'oublier dans le pays, car on en tua un grand nombre, et d'autres
furent brûlés vivants, sans que les promesses de leurs faux dieux
pussent leur être d'aucun secours. Nos amis les Tlascaltèques, que
nous avions laissés dans la campagne, ne tardèrent pas plus de deux
heures à venir. Ils combattirent vaillamment dans les rues occupées
par d'autres capitaineries ennemies qui devaient nous en interdire
l'accès. Nos alliés, après les avoir mises en déroute, parcoururent la
ville en pillant et en faisant des prisonniers, sans qu'il nous fût pos-
sible d'y mettre obstacle. Les jours suivants, arrivèrent des villages
de la province de Tlascala d'autres bataillons qui, ayant eu déjà des
démêlés avec Gholula, firent le plus de mal possible à cette ville.
Témoins de ces horreurs, Cortès, nos capitaines et nous tous, nous
DE LÀ NOUVELLE-ESPAGNE. 211
prîmes les Cholultèques en pitié et nous empêchâmes les Tlascal ti-
ques de continuer à les maltraiter. Notre chef donna l'ordre à Pedro
de Alvarado et à Ghristoval de Oli de lui amener tous les capitaines
de Tlascala pour qu'il leur parlât. Ils ne tardèrent pas à venir. On
leur enjoignit de rallier tout leur monde et de se retirer dans la cam-
pagne, chose qu'ils exécutèrent sans retard; de manière qu'il ne resta
avec nous que les Cempoaltèques.
En ce moment se présentèrent à nous certains caciques et papes
cholultèques qui habitaient des faubourgs où l'on n'avait pas prêté
la main à la trahison, ou du moins ils le prétendirent; on le put
croire, du reste, car, la ville étant très-étendue, ils appartenaient à
un quartier qui faisait, pour ainsi dire, bande à part. Ils prièrent
Cortès et nous tous de mettre fin à la colère que nous avait causée la
conjuration, attendu que les traîtres avaient payé leur crime de la vie.
Les papes nos amis, — ceux qui nous avaient découvert le secret des
conspirateurs, — ainsi que la vieille Indienne, femme d'un capitaine,
qui avait prétendu à être la belle-mère de doïia Marina, se présentè-
rent à leur tour, et tous ensemble demandèrent à Cortès l'oubli et le
pardon. Notre chef, en les entendant, se montra très-irrité. Il envoya
quérir les ambassadeurs de Montczuma qui étaient enfermés dans
nos logements; il leur dit que la ville avait mérité la destruction et
la mort de ses habitants; mais, considérant qu'ils étaient les sujets
de Montezuma, à qui nous avions voué le plus grand respect, il par-
donnait à tout le monde, dans l'espérance qu'ils seraient meilleurs à
l'avenir; au surplus, ajouta-t-il, s'il leur arrivait de se conduire
comme ils venaient de faire, ils seraient tous massacrés. Il manda
ensuite les caciques de Tlascala cantonnés dans la campagne, pour
leur donner l'ordre de mettre en liberté les hommes et les femmes
qu'ils retenaient captifs, leur disant que les maux qu'ils avaient
causés devaient suffire. Quoi qu'il en soit, cette restitution n'était
pas de leur goût : ils prétendaient que leurs voisins méritaient pis
encore, à cause des trahisons dont ils s'étaient toujours rendus cou-
pables à leur égard. Cependant, par respect pour l'ordre de Cortès
ils rendirent beaucoup de monde; mais, malgré tout, ils restèrent
fort riches en or, en étoffes, en coton, en sel et en esclaves.
Cortès sut retirer des événements un résultat heureux, car il obli-
gea les Tlascaltèques à devenir les alliés de Cholula. Je crois même,
d'après ce que j'ai vu et su par la suite, que jamais cette alliance
n'a été rompue depuis lors. Au surplus, il donna l'ordre aux papes et
aux caciques cholultèques de repeupler la ville et d'ouvrir de nouveau
les marchés, assurant qu'on ne devait avoir aucune crainte et qu'il
ne ferait de mal à personne. Ils répondirent que dans le délai de cinq
jours ils ramèneraient dans la ville les habitants qui, pour la plupart,
s'étaient enfuis dans les bois de la montagne, et ils témoignèrent
212 CONQUÊTE
leur embarras au sujet de la nomination d'an nouveau cacique, at-
tendu que celui qui l'était auparavant avait été compris dans le mas-
sacre de la place ; mais notre chef demanda à qui l'emploi devait re-
venir de droit. On l'informa que c'était à un frère du défunt. C'est
précisément celui-là que Cortès désigna pour gouverneur, jusqu'à ce
qu'il en fût autrement ordonné.
Lorsque nous vîmes que la ville était repeuplée et la sécurité re-
venue dans tous les marchés, Cortès convoqua une réunion de tous
les papes, de tous les capitaines et des principaux personnages de la
ville. Là, on leur expliqua avec clarté les vérités relatives à notre
sainte foi, et comme quoi ils devaient abandonner leurs idoles, ne
plus sacrifier, ne pas manger de la chair humaine, ne point se voler
les uns les autres et mettre fin aux turpitudes qu'ils commettaient
entre eux. On les pria de considérer que leurs idoles les trompaient,
qu'elles sont pleines de méchanceté et ne disent que des mensonges,
la preuve en étant que, cinq jours auparavant, elles leur avaient pro-
mis la victoire, lorsqu'on leur fit le sacrifice de sept personnes; que
du reste tout ce que ces idoles disent aux papes et à eux tous est
plein de malice. On les priait en conséquence de les détruire et de les
mettre en morceaux sur-le-champ, ajoutant que nous offrions de le
faire nous-mêmes, dans le cas où ils s'y refuseraient personnelle-
ment. Nous les suppliâmes encore de blanchir à la chaux un de leurs
oratoires, où nous placerions une croix. Ils exécutèrent sur-le-champ
ce qui était relatif à la croix, et répondirent qu'ils s'occuperaient
aussi d'enlever leurs idoles. Mais on eut beau le leur rappeler à di-
verses reprises, ils différaient toujours de le faire. Le Père de la
Merced dit alors que ce serait une mesure inopportune que de leur
enlever leurs idoles avant qu'ils comprissent mieux les choses, et
qu'on pût voir ce qui résulterait de notre entrée à Mexico; que le
temps nous indiquerait ce que nous aurions à faire, et que, pour le
moment, il fallait se contenter des sermons qu'on leur avait adressés
et de l'érection de la sainte croix.
J'abandonnerai ce sujet, pour dire que cette ville est située sur
une plaine où se trouvaient en même temps beaucoup de villes et
villages peu éloignés, comme Tepeaca, Tlascala, Ghalco, Tecama-
chalco, Gruaxocingo, et bien d'autres, si nombreux que je ne pour-
rais les énumérer ici. Le pays produit beaucoup de maïs, de légumes
et à'azi1. On y voit une grande abondance de magueys, qui servent
à faire leur vin 2. On y fabrique de bonne vaisselle rouge, de couleur
I. Sorte de piment.
'2. Le rnaguey, mes lecteurs le savent sans doute, est une très -fraude agave dont la
hampe, coupée et creusée à sa base au moment où elle commence à pousser, produit
pendant un très-grand nombre de jours un suc abondant que la fermentation trans-
forme en une boisson alcoolique appelée pulque.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 213
foncée, et blanche, à dessins très-variés, qui se vend à Mexico el dans
toutes les provinces environnantes, comme cela se voit, en Gastille,
pour Talavera et Palencia. La ville comptait alors environ cent tours
très-élevées formant les temples et les oratoires où se trouvaient les
idoles. Le grand temple dépassait même en élévation celui de Mexico,
quoique ce dernier fût déjà très-haut et très-remarquable. On y
voyait encore cent préaux disposés pour le service des temples. Nous
apprîmes qu'on y adorait une grande idole, dont je ne me rappelle
pas le nom, pour laquelle existait une telle dévotion qu'on venait de
beaucoup d'endroits lui faire des sacrifices et des neuvaines, y ajou-
tant l'offrande de différents objets qu'on possédait. Je me représente
maintenant le moment où nous entrâmes dans cette ville; la vue de
tant de tours blanchies nous lit l'effet de Valladolid.
Cessons de parler de la cité et de tout ce qui nous y arriva, pour
porter notre attention sur les bataillons que le grand Montezuma
avait envoyés et qui se trouvaient près de la ville dans les ravins,
derrière leurs parapets, dans leurs ruelles, disposées pour que les
chevaux n'y pussent pas pénétrer. A peine eurent-ils connaissance
des événements qu'ils reprirent en toute hâte la route de Mexico, où
ils firent à Montezuma le récit de ce qui était arrivé. Hommes et
choses marchèrent si rapidement que nous ne tardâmes pas à savoir,
par l'entremise de deux personnages qui étaient avec nous et dont le
voyage s'était fait rapidement, que lorsque Montezuma fut instruit
de ce qui s'était passé, il en éprouva de l'irritation et une grande
douleur. Il fit sacrifier quelques Indiens à Huichilobos, qui était son
dieu de la guerre, afin d'en obtenir la révélation de ce qui devait arri-
ver relativement à notre voyage à Mexico, et de s'éclairer sur la
question de notre entrée dans la ville. Nous sûmes même qu'il s'en-
ferma pendant deux jours dans le temple avec dix des principaux
papes, pour y faire ses dévotions et ses sacrifices. La réponse de ces
idoles, qu'ils honoraient comme leurs dieux, fut qu'on devait en-
voyer des messagers pour les disculper des événements de Gholula,
et prendre la résolution pacifique de nous laisser entrer à Mexico,
tout en conservant l'espoir que, une fois dans l'intérieur de la ville,
il suffirait de nous refuser les vivres et l'eau, et de lever quelques-uns
des ponts, pour assurer notre perte; que d'ailleurs, si on voulait se
résoudre à nous combattre, en une seule journée pas un de nous ne
resterait vivant; que ce serait alors qu'on pourrait nous sacrifier à
Huichilobos, auteur de ce conseil, ainsi qu'à Tezcatepuca, le dieu de
l'enfer, et se rassasier de nos membres, en réservant les intestins, je
tronc et tout le reste pour les serpents et les tigres qu'on entretenait
dans des cages de bois, comme j'aurai l'occasion de le dire en son lieu.
Finissons-en avec ce que Montezuma ressentit à cette nouvelle, et
disons comme quoi les événements de Gholula et le châtiment qui
214 CONQUÊTE
les suivit furent portés à la connaissance des provinces de la Nou-
velle-Espagne. Or, si auparavant nous avions eu la réputation
d'hommes valeureux et si l'on nous appelait teules à la suite de ce
qu'on avait su des guerres de Potonchan, de Tabasco, de Gingapa-
cinga et de Tlascala, à l'avenir on nous respecta comme devins, et
l'on disait qu'il était impossible de nous cacher aucune méchan-
ceté ourdie contre nous; que tout arrivait à notre connaissance; et
c'est pour cela qu'ils témoignaient de leur bon vouloir vis-à-vis de
nous.
Je crois bien que les curieux lecteurs seront fatigués d'entendre ce
récit de Gholula et je voudrais bien moi-même avoir fini de l'écrire ;
mais je ne saurais m'empêcher de faire mémoire de certaines cages
en gros madriers que nous y trouvâmes. Elles étaient pleines d'In-
diens et d'enfants mis à l'engrais pour qu'on se repût de leur chair,
après qu'ils auraient été sacrifiés. Nous mîmes ces cages en morceaux
et Gortès renvoya les prisonniers aux lieux où ils étaient nés. Il
donna l'ordre, accompagné de menaces, aux capitaines et aux papes
de ne pas enfermer d'Indiens de la sorte et de ne point manger de
chair humaine. Ils s'empressèrent de le promettre; mais à quoi cela
servait-il, puisqu'ils ne faisaient jamais ce qu'ils avaient promis? Nous
passerons outre, pour dire que telles furent ces grandes cruautés
écrites et répétées à satiété par monseigneur l'évêque de Ghiapa,
Bartolomé de Las Casas, qui affirme que, sans motif aucun, et seule-
ment par caprice et pour notre passe-temps, nous avions infligé ce
grand châtiment à Gholula.
Je veux rappeler aussi que quelques bons religieux franciscains,
les premiers que Sa Majesté envoya dans la Nouvelle-Espagne, fu-
rent à Gholula après la prise de Mexico, que je raconterai bientôt.
Leur but était d'ouvrir une enquête pour arriver à savoir comment
s'était exercée notre vengeance et quel en avait été le vrai motif. Ces
recherches se firent au moyen des papes et des anciens de la ville. Or,
d'après leurs propres dépositions, les religieux constatèrent que l'évé-
nement s'était passé, ni plus ni moins, comme je viens de l'écrire.
On en put conclure que, si ce châtiment n'avait pas été appliqué, nos
vies eussent couru le plus grand danger au milieu de ces bataillons
de guerriers mexicains et de naturels de Gholula, qui étaient là réunis
à l'abri de leurs palissades et pourvus d'une grande quantité de
moyens d'attaque. Si, pour notre malheur, on nous eût massacrés en
ce moment, la Nouvelle-Espagne n'aurait pas été si vite conquise.
Peut-être une autre flotte ne se serait-elle pas hasardée à venir, ou,
fût-elle venue, les difficultés auraient été des plus grandes, parce que
les habitants eussent mieux défendu leurs ports, et, pour résultat
final, ils seraient restés idolâtres. J'ai entendu dire par un Frère fran-
ciscain, de conduite irréprochable, appelé fray Torribio Motclmea,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 215
que si cette vengeance eût pu s'éviter et que les Gholultèques n'y
eussent pas donné lieu par leur conspiration, cela eût mieux valu
pour la morale; mais puisque l'événement avait été inévitable, il
fallait le considérer comme louable, en ce sens que les Indiens de
toutes les provinces de la Nouvelle-Espagne y purent voir que ces
idoles, et n'importe quelles autres, sont trompeuses et de méchante
nature. Il en dut résulter qu'en voyant tout se passer au rebours de
leurs promesses, les Indiens abandonnassent leur dévotion pour ces
divinités. La vérité est que désormais on cessa de faire des sacrifices à
Gholula et qu'on n'y vint plus en grande foule comme on en avait
auparavant l'habitude. Cette fameuse idole ne reçut plus les mêmes
soins; on l'enleva même du principal temple où elle se trouvait.
Qu'on la cachât ou qu'on la brisât, Je fait est qu'on ne la vit plus et
qu'on la remplaça par une autre. Mais abandonnons ce sujet, pour
dire ce qui nous advint par la suite.
CHAPITRE LXXXIV
Dos messagers et des propositions que nous envoyâmes au grand Monlezuma.
Il y avait déjà quatorze jours que nous étions à Cholula. Nous n'a-
vions plus rien à y faire ; car la ville était repeuplée, les marchés ou-
verts, la paix établie entre les habitants de Cholula et les Tlascaltè-
ques; nous avions élevé une croix et prêché les vérités relatives à
notre sainte foi. D'un autre côté, le grand Montezuma nous envoyait
des espions pour découvrir quels étaient nos projets et s'assurer si
nous avions l'intention de marcher en avant jusqu'à sa capitale,
toutes choses qu'il arrivait à savoir parfaitement au moyen de deux
ambassadeurs qui étaient toujours en notre compagnie. Notre chef
voulut alors consulter certains de nos capitaines et quelques soldats
qu'il savait animés de bons sentiments à son égard. N'ignorant pas
d'ailleurs qu'indépendamment de leur valeur incontestable ils étaient
hommes de bon conseil, Cortès n'entreprenait rien avant d'avoir pris
leur avis. Nous convînmes qu'on emploierait les termes les plus af-
fectueux pour envoyer dire au grand Montezuma que nous avions
traversé bien des mers, venant de pays lointains, afin d'exécuter les
desseins qui poussaient notre seigneur et Roi à nous envoyer dans
ces contrées, desseins qui avaient surtout pour mobile la pensée de le
voir et de lui dire des choses dont la connaissance ne pouvait man-
quer de lui être utile; que nous étions en route pour sa capitale en
passant par Gholula que ses propres ambassadeurs nous avaient dé-
signée comme étant peuplée par ses vassaux ; que, les deux premiers
216 CONQUETE
jours que nous y passâmes, nous y fûmes très-bien traités, tandis
que l'on avait ourdi une conspiration dans ie but de nous massacrer
le troisième jour; mais que nous sommes des hommes de telle trempe
que l'on ne peut méditer contre nous, ni tramer de trahison ou de
méchanceté d'aucune sorte, sans que nous le sachions à l'instant, et
que cette clairvoyance nous avait mis en mesure de châtier quelques-
uns de ceux qui nous voulaient trahir. Nos envoyés devaient ajouter
que la pensée d'avoir affaire à des sujets du grand Montezuma, le
respect et l'amitié que nous avions pour sa personne avaient poussé
Gortès à épargner beaucoup des conspirateurs ; que d'ailleurs —
c'était le pire — les papes et les caciques affirmaient que leur con-
duite avait été guidée par les propres conseils de Montezuma et par
les avis de ses ambassadeurs ; mais que jamais nous n'avions voulu
croire qu'un grand seigneur comme lui pût donner de pareils ordres,
surtout après s'être vanté d'une sincère amitié pour nous ; au sur-
plus, ce que nous connaissions de sa haute personne nous portait à
penser que si ses idoles lui eussent inspiré la mauvaise idée de nous
faire la guerre, il nous eût attaqués ouvertement ; mais en réalité
peu nous importait qu'il nous attaquât en rase campagne ou dans la
ville, de jour ou de nuit, étant bien assurés que quiconque oserait
l'essayer ne pouvait manquer d'être détruit. Gortès lui faisait dire
encore que, malgré tout, il le tenait pour un allié et grand ami ; qu'il
désirait le voir, lui parler, et que, en conséquence, nous partions
pour sa capitale, dans le but de lui rendre compte de ce que notre
seigneur et Roi nous avait commandé.
Lorsque Montezuma entendit ce message et comprit que nous ne
faisions pas peser sur lui la faute des événements de Gholula, il
recommença, nous assura-t-on, ses jeûnes et ses sacrifices avec ses
papes et ses idoles, afin qu'on vérifiât de nouveau s'il devait, oui ou
non, nous laisser entrer dans la ville, désirant savoir si le conseil
qu'on lui donnerait serait conforme au premier qu'il avait reçu. La
réponse des idoles fut, comme la précédente, qu'on nous laissât
entrer, et qu'ensuite, une fois enfermés, on nous massacrerait quand
on voudrait. Les capitaines et les papes de Montezuma lui dirent
encore que, s'il empêchait notre entrée, nous attaquerions les villages
qui lui étaient assujettis, avec l'aide de nos alliés les Tlascaltèques,
des Totonaquies de la sierra et d'autres peuplades entrées dans notre
alliance; que, pour éviter ces malheurs, le meilleur avis et le plus
salutaire était celui que Huichilobos venait de donner.
Ne parlons plus des projets de Montezuma, mais disons ce qu'il fit
et comme quoi nous résolûmes de marcher sur Mexico. Disons aussi
qu'au moment où nous allions partir, arrivèrent des messagers de
Montezuma avec un présent; et rapportons ce qu'il nous faisait
savoir.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. "217
CHAPITRE LXXXV
Comme quoi Montezuma envoya un grand présent en or ; de ce qu'il nous faisait dire ;
comment nous convînmes d'aller à Mexico, et de ce qui advint ensuite.
Le grand Montezuma avait donc encore une fois demandé l'avis de
son Huichilobos, de ses papes et de ses capitaines, et tous lui avaient
conseillé de nous laisser entrer dans la ville, où l'on pourrait nous
tuer impunément. Il s'était d'ailleurs bien pénétré des paroles que
nous lui fîmes dire au sujet de nos désirs d'amitié: il avait pu en
même temps porter son attention sur la bravade qui nous dépeignait
comme des hommes pour qui aucune trahison ne peut rester secrète
et contre lesquels aucune trame ne saurait s'ourdir sans qu'ils la
découvrent; et, en ce qui regarde la guerre, que peu nous importait
qu'on nous attaquât dans la ville ou en rase campagne, de jour ou de
nuit, ou de toute autre façon; comme d'ailleurs il avait appris nos
batailles de Tlascala, de Potonchan, de Tabasco, de Gingapacinga et
maintenant les événements de Gholula, il était stupéfait et plein
d'effroi. Après plusieurs débats en conseil, il se décida à nous
envoyer six personnages avec un présent en or et en bijoux diverse-
ment travaillés, d'une valeur, à première vue, d'environ mille piastres.
11 y joignait un certain, nombre de charges d'étoffes fort riches et
très-bien travaillées. Lorsque ces personnages arrivèrent devant
Cortès avec leur offrande, ils prirent de la terre avec leurs mains et
la baisèrent, et, du ton le plus respectueux, dont ils ont l'habitude, ils
dirent : « Malinche, notre seigneur le grand Montezuma vous envoie
ce présent, à toi et à tous tes frères, te priant de le recevoir avec les
sentiments qu'il ressent lui-même en te l'adressant. » Ils ajoutèrent
que leur maître regrettait les ennuis causés par les habitants de Gho-
lula; qu'il désirait qu'on les châtiât plus encore en leurs personnes;
qu'ils étaient méchants et menteurs, ayant essayé de faire retomber
sur lui et sur ses ambassadeurs la faute de toutes les perversités dont
ils voulaient se rendre coupables; il nous invitait à le tenir pour
notre ami, disant que du reste nous viendrions à sa capitale quand
cela nous ferait plaisir ; qu'il se proposait de nous y rendre les plus
grands honneurs comme à des hommes valeureux et aux messagers
d'un si grand Roi ; que sans doute il n'avait pas de quoi nous appro-
visionner, parce qu'il n'y avait dans la ville que ce qui y était trans-
porté, vu qu'elle est située complètement dans la lagune; qu'il ne
pourrait, par conséquent, faire parfaitement les choses, mais qu'il
s'efforcerait de nous honorer le mieux possible ; qu'au surplus il avait
déjà envoyé des ordres pour qu'on nous donnât le nécessaire dans
218 CONQUÊTE
tous les villages où nous devions passer. On ajouta verbalement
beaucoup d'autres compliments à notre adresse. Gortès, ayant tout
compris, au moyen de nos interprètes, reçut cet envoi avec des
démonstrations affectueuses. Il embrassa les messagers et leur fit
donner des torsades en verroteries. Tous nos capitaines et soldats se
réjouirent de ces bonnes nouvelles et de l'autorisation donnée d'aller
à la capitale, car la plupart d'entre nous le désiraient chaque jour
davantage, surtout nous autres qui n'avions laissé aucun bien dans
l'île de Cuba et qui étions déjà venus deux fois avant Gortès à la
découverte de ce pays.
Quoi qu'il en soit, nous devons dire que notre capitaine leur fit
une réponse très- amicale. Il voulut que trois des messagers qui
avaient apporté le présent restassent avec nous pour servir de guides ;
les trois autres devaient porter sa réponse à leur maître avec la nou-
velle que nous étions en route. Lorsque notre départ fut connu des
grands caciques de Tlascala, Maceescaci et Xicotenga l'aveugle, ils
en éprouvèrent un vif regret et envoyèrent dire à Gortès qu'ils
l'avaient déjà prié plusieurs fois de bien réfléchir à ce qu'il faisait et
de ne pas entrer dans cette grande cité où il y avait tant de guerriers
et tant d'éléments de résistance. Ils ajoutaient qu'un jour ou l'autre
on nous y ferait la guerre ; qu'ils craignaient que nous ne pussions
en échapper vivants, et que par conséquent ils voulaient nous donner
le secours de dix mille hommes bien commandés, destinés à marcher
avec nous, pourvus de tous les approvisionnements pour la route.
Gortès les remercia pour leur bon vouloir, mais il leur dit qu'il
n'était pas raisonnable d'entrer à Mexico avec une si grande quantité
d'hommes armés, en considérant surtout que Tlascaltèques et Mexi-
cains étaient ennemis les uns des autres; que mille hommes suffi-
raient pour traîner les canons, porter le bagage et réparer les che-
mins. Ils envoyèrent immédiatement les mille Indiens, très-bien
équipés.
Nous étions déjà prêts à marcher, lorsque s'approchèrent de Gortès
les caciques et tous les personnages de Gempoal qui étaient avec
nous et nous avaient servis loyalement. Ils dirent qu'ils voulaient
retourner à Gempoal, sans dépasser Gholula et sans entreprendre la
route de Mexico, parce qu'ils tenaient pour certain qu'ils y perdraient
la vie avec nous tous. Ils prétendaient que Montezuma les condamne-
rait à mourir, attendu qu'ils étaient des plus notables parmi les per-
sonnages de Gempoal, et qu'ils avaient été, en cette qualité, les pre-
miers à refuser l'obéissance et les tributs à Mexico, mettant du reste
en prison les percepteurs, lors de la rébellion dont j'ai déjà fait le
récit. Gortès, voyant qu'ils demandaient si résolument cette autorisa-
tion, leur répondit, au moyen de doua Marina et d'Àguilar, qu'ils ne
devaient craindre de recevoir aucune injure, puisqu'en les voyant
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 219
on notre compagnie, personne n'oserait maltraiter en quoi que ce fût
ni eux, ni nous-mêmes. Il les pria de changer de résolution et devenir
avec nous, leur promettant qu'il les comblerait de richesses. Mais
Cortès eut beau prier ; ni ses prières, ni le ton affectueux de doua
Marina ne purent les résoudre à rester; ils persistèrent à vouloir
partir. Gortès dit alors : « A Dieu ne plaise que nous employions la
force pour emmener ces Indiens qui nous ont si bien servis ! » Il fit
apporter plusieurs charges de riches étoffes, les distribua entre eux
tous et envoya deux charges de ces mêmes objets au cacique gros,
notre allié, et à son cousin Guesco, cacique aussi de grande impor-
tance. Gortès écrivit en même temps au lieutenant Juan de Escalante,
qui était resté au port comme capitaine avec la qualité d'alguazil
mayor. Il lui disait tout ce qui nous était arrivé ; comme quoi nous
allions à Mexico ; qu'il prît bien soin de tous les habitants ; qu'il fût
nuit et jour en alerte; qu'il achevât la forteresse; qu'il protégeât les
naturels des villages environnants contre les Mexicains, et que ni
lui ni les soldats ne leur fissent jamais aucun mal.
Les lettres étant écrites et nos amis de Gempoal partis, nous
commençâmes notre voyage en nous tenant bien sur nos gardes.
CHAPITRE LXXXVI
Comme quoi nous commençâmes à marcher vers la ville de Mexico; de ce qui arriva
en route5 et de ce que Montezuma nous lit dire.
Nous partîmes de Gholula dans le meilleur ordre, comme nous en
avions l'habitude ; nos éclaireurs découvraient le pays au-devant de
nous, emmenant avec eux des pionniers, afin que, si l'on rencontrait
un mauvais pas et des embarras sur la route, on pût s'aider les uns
les autres; nos canons, nos escopettes et nos arbalètes étaient en
bon état; nos cavaliers marchaient .de trois en trois pour être en
mesure de se venir en aide, et tous nos autres soldats avançaient dans
le plus grand ordre. Je ne sais pourquoi je fais mémoire de tout cela;
mais cependant, puisqu'il est question de choses de guerre, il est
naturel que je donne tous ces détails, pour qu'on voie à quel point
nous avions l'œil au guet. Nous arrivâmes ce jour-là à de petits éta-
blissements situés à quatre lieues de Gholula, sur un monticule, appar-
tenant à Gruaxocingo, et nommés, je crois, ferme d'Iscalpan. Là nous
reçûmes la visite des caciques et papes des villages de Gruaxocingo,
amis et confédérés des Tlascaltèques. Vinrent aussi d'autres habitants
des villages bâtis sur le versant du grand volcan et situés non loin
des précédents. Ils apportaient beaucoup de provisions et un présent
220 CONQUETE
en bijoux d'or, de valeur minime, priant Gortès de ne pas considérer
son peu de mérite, mais uniquement le bon vouloir qui l'accompa-
gnait. Ils lui conseillèrent de ne pas aller à Mexico, ville bien forti-
fiée, pleine de guerriers, dans laquelle nous courrions les plus grands
risques ; mais, puisque nous étions résolus à y aller, nous devions
du moins savoir qu'après avoir franchi ce passage nous trouverions
deux chemins très-larges, l'un allant à la ville de Ghalco, l'autre à
Talmanalco, deux points importants dépendant de Mexico ; que l'un
de ces chemins était resté ouvert et sans obstacles comme pour nous
inviter à y passer, mais que l'autre avait été barré par un grand nom-
bre d'arbres et de longs sapins, afin d'empêcher le passage des che-
vaux et notre marche en avant; que, du reste, plus bas sur le versant
de la sierra, dans le chemin qui était libre et que les Mexicains espé-
raient nous voir prendre, on avait pratiqué une tranchée où se trou-
vaient des palissades et des retranchements, et que là devaient se
tenir plusieurs bataillons en embuscade pour nous massacrer; ils
nous conseillaient par conséquent de ne pas avancer par le chemin
ouvert, mais bien par celui qui était barré par des arbres, parce qu'on
allait nous donner beaucoup de monde, afin que, réunis aux Tlascal-
tèques qui étaient avec nous, ils pussent enlever les arbres accumulés
sur le chemin de Talmanalco. Gortès reçut le présent d'un ton affec-
tueux, disant qu'il les remerciait de l'avis qui lui était donné, et
qu'avec l'aide de Dieu il poursuivrait sa route dans la direction que
l'on venait de lui conseiller.
Le lendemain, de bonne heure, nous nous mîmes en marche, et il
était près de midi lorsque nous arivâmes au haut de la sierra, où
nous trouvâmes en effet les deux chemins, comme les gens de Guaxo-
cingo nous en avaient prévenus. Nous fîmes halte un moment et
nous restâmes dans un bien juste recueillement en pensant aux Mexi-
cains qui nous attendaient dans les tranchées et derrière les palissades
dont on venait de nous entretenir. Gortès envoya chercher les ambassa-
deurs du grand Montezuma, qui marchaient en notre compagnie; il
leur demanda comment il se faisait que ces deux chemins fussent ainsi
disposés : l'un très-ouvert et libre d'obstacles, l'autre rempli d'arbres
coupés tout récemment. Ils répondirent que c'était pour que nous
prissions le plus libre des deux, qui menait aune ville appelée Ghalco,
appartenant à leur seigneur Montezuma, où tout était disposé pour
nous bien recevoir; que l'autre chemin, on l'avait barré et rempli ainsi
d'arbres, pour nous indiquer qu'il n'y fallait point passer, vu qu'il y
avait de fort mauvais pas, qu'il allait à Mexico par un détour et
aboutissait à une ville moins importante que Ghalco. Gortès dit alors
qu'il choisissait le chemin barré. Nous commençâmes à gravir la
sierra en bon ordre; au prix des plus grandes difficultés, partout où
nous devions passer, nos alliés écartaient les plus gros troncs d'ar-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 221
bres, dont on pourrait encore voir les restes aujourd'hui, sur les
bords du chemin. Quand nous arrivâmes au haut de la montée, il
commença à tomber de la neige qui couvrit le sol autour de nous.
Ayant entrepris notre descente, nous fûmes passer la nuit dans une
réunion de maisonnettes formant des logements où les Indiens mar-
chands avaient coutume de s'héberger. Nous y trouvâmes de quoi
souper convenablement, mais nous y ressentîmes un froid très-vif. On
plaça des sentinelles, on organisa des rondes et on lança des éclai-
re urs.
Le lendemain nous reprîmes notre marche et nous arrivâmes, vers
l'heure de la grand'messe, à la ville que j'ai déjà dite s'appeler Tal-
manalco. On nous y reçut très-bien, et les vivres ne firent pas défaut.
La nouvelle de notre arrivée se répandit immédiatement dans la
contrée ; les habitants de Ghalco et ceux d'Amecameca se réunirent
aux gens de Talmanalco; vinrent aussi les habitants d'Acingo, petit
port où se tiennent les bateliers du lac. La foule s'augmenta encore
par l'affluence d'autres villages dont je ne me rappelle pas les noms.
Tous ensemble nous offrirent un présent en or, deux charges d'étoffes
et huit Indiennes (l'or seul valait environ cent cinquante piastres^.
S'adressant à Oortès, ils lui dirent : « Malinche, reçois ces présents
que nous t'offrons et compte-nous au nombre de tes amis. » Gortès
les accueillit d'un ton affectueux et leur promit de les secourir en
tout ce qui pourrait leur être nécessaire.
Les voyant du reste réunis, il pria le Père de la Merced de leur
parler des vérités relatives à notre sainte foi et de leur conseiller
d'abandonner leurs idoles. En conséquence, on leur dit tout ce que
nous avions déjà prêché dans les autres villages où nous étions passés.
A tout ils répondirent que c'était bien et qu'ils verraient plus tard.
On leur fit comprendre aussi la grande puissance de notre Empereur
et seigneur, au nom duquel nous venions redresser les torts et sup-
primer les pillages, disant que c'était pour cela qu'il nous avait en-
voyés dans ces contrées. Les habitants de ces villages, s'étant arrangés
de façon à ne pouvoir être entendus par les ambassadeurs, formulè-
rent de vives plaintes contre Montezuma et surtout contre ses per-
cepteurs, disant qu'ils leur volaient tout ce qu'ils possédaient et que,
si leurs femmes et leurs filles leur paraissaient dignes d'attention,
ils leur faisaient subir les derniers outrages, en présence des maris,
et quelquefois ils les enlevaient définitivement; que par leur ordre ils
étdent obligés de travailler comme s'ils fussent des esclaves, et de
transporter en canots, ou même par terre, du bois de sapin, des
pierres, du maïs, sans cesser d'autre part le travail de leurs bras,
pour des semailles et pour d'autres services en grand nombre, tandis
qu'on leur prenait leurs terres au bénéfice des idoles. Et à tout cela
ils ajoutaient bien d'autres plaintes dont je ne puis me souvenir après
222 CONQUÊTE
tant d'années. Gor'tès les consola en paroles amicales, que lui et dona
Marina savaient très-bien employer, leur disant que pour le moment
il n'avait pas le pouvoir de leur faire justice; qu'on eût encore de la
patience et que bientôt il les délivrerait de ce despotisme.
Prenant ensuite à part deux personnages principaux, il les pria
d'aller, avec quatre de nos amis de Tlascala, voir le chemin ouvert
que les gens de G-uaxocingo nous avaient conseillé de suivre ; cet
examen avait pour but de savoir quelles sortes de palissades on y
avait élevées, et s'il était vrai qu'il y eût des bataillons armés. Les
caciques répondirent : « Malinche, il n'est nullement nécessaire d'y
aller voir, parce qu'à présent tout est aplani et bien en ordre. Mais
il faut que tu saches qu'il y a six jours les Mexicains avaient choisi
un endroit difficile pour faire une tranchée dans la montagne, afin
de vous y barrer le passage au moyen d'un grand nombre de gens
armés. Nous avons su que Huichilobos, qui est leur dieu de la guerre,
leur a conseillé de vous laisser passer, pour qu'on vous mette à mort
plus facilement lorsque vous serez entrés à Mexico. Il nous paraît
par conséquent que vous devez rester ici avec nous; nous vous y don-
nerons de ce que nous possédons, et, de cette manière, vous n'irez
point chez les gens de Mexico, où nous savons que certainement, à
en juger par leurs défenses et par le nombre de leurs combattants,
pas un de vous n'aura la vie sauve.
Cortès leur répondit en souriant que ni les Mexicains ni aucun
autre peuple n'avaient la puissance nécessaire pour nous détruire,
excepté Notre Seigneur Dieu en qui nous croyons; que, pour leur
prouver que nous allions faire entendre à Montezuma, à tous les ca-
ciques et à tous les papes ce que Dieu commande, nous nous propo-
sions de nous mettre en route à l'instant; qu'on voulût bien nous
donner vingt hommes choisis parmi les personnages principaux, afin
qu'ils vinssent en notre compagnie ; qu'on ferait beaucoup pour eux ;
que justice leur serait rendue aussitôt que nous entrerions à Mexico,
et qu'enfin ni Montezuma ni ses commissaires ne commettraient
plus les excès et les violences dont les plaignants prétendaient être
victimes. Ce fut avec des visages joyeux que les habitants de ces
villages répondirent à ces promesses et nous amenèrent les vingt In-
diens demandés. Nous allions partir, lorsqu'arrivèrent les messagers
du grand Montezuma. Ce qu'ils dirent, je le vais conter à la suite.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 223
CHAPITRE LXXXVII
Comme quoi le grand Montezuma nous envoya d'autres ambassadeurs avec un présent
en or et des étoffes; ec qu'ils dirent à Certes et ce qu il répondit.
Nous étions sur le point de partir et de continuer notre route sur
Mexico, lorsque quatre personnages envoyés par Montezuma se pré-
sentèrent devant Cortès. Ils portaient un présent en or et des étoffes.
Après avoir fait leurs salutations habituelles, ils dirent : « Malinchc,
notre seigneur le grand Montezuma t'envoie ce présent et t'assure
qu'il est bien peiné des fatigues que vous avez endurées en venant
de pays si lointains, et cela seulement pour le voir. Il t'a déjà fait dire
une autre fois qu'il te donnerait beaucoup d'or et d'argent ainsi que
des chalchiliuis en tribut pour votre Empereur et pour vous tous, à
la condition de ne point venir à Mexico. Maintenant, à nouveau, il te
prie en grâce de ne pas aller plus loin et de t'en retourner par où tu
es venu. Il te promet de t'adresscr au port beaucoup d'or et d'argent,
et des pierreries riches pour votre Roi; quant à toi, il te donnera
quatre charges d'or, et une charge à chacun de tes frères. Pour ce
qui est de ton voyage à Mexico, il est inutile que tu penses à y en-
trer, parce que tous ses vassaux sont en armes pour y mettre ob-
stacle. » Ils ajoutèrent que les chemins étaient partout trop étroits
pour nous et qu'on n'avait pas de provisions de bouche suffisantes.
Ils parlèrent de mille inconvénients encore, afin de nous détourner de
poursuivre notre route. Gortès embrassa les envoyés très-amicale-
ment, mais il reçut le message avec regret. Il accepta néanmoins le
présent, dont j'ai oublié la valeur. J'ai su d'ailleurs que jamais Mon-
tezuma, en nous envoyant des messagers, n'omit de leur adjoindre
une quantité plus ou moins grande d'or.
Mais je reviens à notre récit. Gortès répondit qu'il était surpris que
Montezuma, qui était si grand seigneur et qui d'ailleurs s'était dé-
claré notre ami, se montrât si versatile, voulant un jour une chose
et envoyant, peu après, dire le contraire; quant à l'or qu'il nous pro-
mettait pour l'Empereur et pour nous tous, le général lui en expri-
mait ses remercîments, ainsi que pour le présent qu'il nous faisait
remettre aujourd'hui même, et il saurait le reconnaître et le payer à
l'avenir en bons offices. Lui paraissait-il, du reste, qu'étant si près
de sa capitale il fût juste de nous en retourner sans avoir fait ce que
notre Empereur nous commandait? Si le roi Montezuma eût envoyé
des ambassadeurs à quelque grand seigneur comme lui, et si ses
messagers s'en retournaient sans dire à ce grand seigneur le but de
leur voyage, que ferait le roi Montezuma quand ils reviendraient en
224 CONQUETE
sa présence avec un tel résultat de leur mission, sinon les tenir pour
des lâches et des gens de nulle valeur? C'est précisément ce que notre
Empereur penserait aussi de nous. Gortès ajouta que, n'importe com-
ment il entrerait dans la capitale; que Montezuma voulût bien à l'a-
venir ne plus s'en défendre, car il était résolu à le voir, à lui parler,
à lui rendre compte de tout ce qui nous avait conduits dans ce pays,
et que cela serait en nous adressant à sa propre personne ; que, du
reste une fois qu'il nous aurait entendus, si notre séjour dans la ville
ne lui paraissait pas opportun, nous nous en retournerions par le
même chemin qui nous y aurait amenés; qu'au surplus, eu égard à
ce qu'il disait de l'absence de provisions ou de leur rareté qui nous
empêcherait d'y trouver notre subsistance, nous étions gens à nous
contenter de peu ; que décidément nous irions à sa capitale et qu'il
eût à le trouver bon.
Sur ce on dépêcha les messagers et l'on se mit en route pour
Mexico. Or l'on nous avait bien avertis, à Guaxocingo et à Ghalco,
que Montezuma avait consulté ses idoles et ses papes pour savoir s'il
devait nous laisser entrer dans la capitale ou nous combattre aupara-
vant. Nous savions que tous ses papes avaient répondu, d'après l'avis
de Huichilobos, qu'il fallait nous laisser venir, parce que l'on pour-
rait ensuite aisément nous massacrer. Donc, puisqu'enfm nous som-
mes des hommes et comme tels craignons un peu la mort, nous ne
laissions pas que de réfléchir à toutes ces circonstances. Le pays
étant d'ailleurs très-peuplé, nous avancions à petites journées, nous
recommandant au bon Dieu et à Notre Dame sa Mère bénie. Nous
nous entretenions en même temps sur la manière de faire notre en-
trée fortifiant du reste nos cœurs par l'espérance que, si Notre Sei-
gneur Jésus-Christ nous avait fait la grâce de nous préserver des
périls passés, il nous protégerait encore contre la grande puissance
de Mexico. Nous fûmes passer la nuit dans un village appelé Iztapa-
latengo, dont la moitié des maisons est dans l'eau et l'autre moitié à
sec sur le sol. Là se trouve un monticule au pied duquel on a établi
actuellement une hôtellerie. Nous trouvâmes dans ce village de quoi
souper très-convenablement.
Revenons actuellement au grand Montezuma. Lorsque ses messa-
gers arrivèrent et qu'il eut entendu la réponse de Cortès, il résolut
d'envoyer son neveu, appelé Cacamatzin, seigneur de Tezcuco, en
très-grand apparat, pour donner la bienvenue au général et à nous
tous. Comme d'ailleurs nous avions l'habitude de lancer des coureurs
dans la campagne, l'un d'eux nous vint avertir qu'un grand nombre
de Mexicains, aux allures pacifiques, venaient par la route, et qu'au-
tant que l'on en pouvait juger, ils étaient très-richement vêtus.
C'était à une heure très-matinale, et nous allions nous mettre en
route; mais Gortès nous dit. qu'il fallait rester à notre halte jusqu'à
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 225
ce que nous eussions vu ce qu'il en était. Or, en cet instant, quatre
personnages se présentèrent, faisant à Cortès de grandes révérences
et lui disant que près de là s'avançait Gacaraatzin, seigneur de Tez-
cuco, neveu du grand Montezuma. Ils nous priaient en grâce d'at-
tendre son arrivée. Ge ne fut pas long, car il se présenta bientôt, avec
un faste grandiose, comme nous n'en avions pas encore vu chez les
Mexicains. Il était venu dans une litière très-richement ornée de
plumes vertes, de plaques d'argent, de pierres précieuses enchaton-
nées dans des arborisations en or. Cette litière était portée sur les
épaules par huit personnages de distinction que l'on nous dit être des
seigneurs de villages.
Lorsqu'il approcha du logement do Cortès, on s'empressa pour
l'aider à sortir de la litière, balayer le sol et enlever jusqu'aux pailles
sur le chemin que ses pieds devaient fouler. Quand le prince arriva
devant notre capitaine avec sa suite, on lui fit beaucoup de démon-
strations de respect, et Cacamatzin dit à Cortès : « Malinche, nous
venons ici, moi et ces seigneurs, pour nous mettre à ton service, vous
procurer tout ce dont vous aurez besoin, toi et tes compagnons et
vous conduire chez vous, c'est-à-dire dans notre ville, parce que tel est
l'ordre de notre seigneur le grand Montezuma, qui, du reste, te fait
dire qu'ayant compté sur nous il s'abstient de venir lui-même, mais
non parce que la bonne volonté lui en a manqué. »
Quant à nous, lorsque nous vîmes ce grand apparat et cette majesté
des caciques et surtout du neveu de Montezuma, nous en conçûmes
la plus haute idée. Nous disions entre nous que si un cacique s'en-
tourait de tant de pompe, que serait-ce du grand Montezuma lui-
même? Quoi qu'il en soit, lorsque Cacamatzin eut fini son discours
Cortès l'embrassa et lui fit mille démonstrations d'amitié, ainsi qu'aux
personnages de sa suite. Il lui donna trois pierres précieuses, appe-
lées marguerites, qui sont veinées en dedans de différentes couleurs;
aux autres personnages il offrit des verroteries bleues en les remer-
ciant de leur présence, et il ajouta: « Quand donc me sera-t-il donné
de payer au grand Montezuma les faveurs dont il nous comble chaque
jour?» Les pourparlers terminés, nous nous mîmes en route. Beaucoup
de gens avaient suivi les caciques ; beaucoup encore étaient venus des
villages voisins pour nous voir ; de sorte que tous les chemins étaient
couverts de monde.
Le lendemain, de bon matin, nous arrivâmes à la grande chaussée
sur la route d'Iztapalapa. Nous restâmes saisis d'admiration en
voyant tant de villes et de bourgs construits au milieu de l'eau,
d'autres grands villages s'éle\ant sur le sol, et celte belle chaussée
parfaitement nivelée jusqu'à Mexico. Nous disions entre nous que
c'était comparable aux maisons enchantées décrites dans VAmadis} à
cause des tours élevées, des temples et de toutes sortes d'édifices bâ-
15
226 CONQUÊTE
tis à chaux et à sable, dans l'eau même de la lagune. Quelques-uns
d'entre nous se demandaient si tout ce que nous voyions là n'était
pas un rêve; et il ne faut pas être surpris que je l'écrive de cette
façon, car il y aurait beaucoup à dire au delà de ce que je pourrais
raconter sur ces choses que nous n'avions ni jamais vues, ni jamais
entendu décrire, ni jamais aperçues dans nos rêves, aussi grandioses
qu'elles apparaissaient maintenant à nos regards.
Quand nous arrivâmes près d'Iztapalapa, il fallait voir la magni-
ficence des caciques qui sortirent pour nous recevoir ! Ce furent le
grand seigneur de cette ville, appelé Goadlavaca, et celui de Guyoacan,
proches parents tous les deux de Montezuma. Il fallait voir encore,
lors de notre entrée à Iztapalapa, la grandeur des palais où nous
fûmes logés ! Ils étaient vastes et construits en pierre finement cise-
lée. Les boiseries étaient en cèdre et en d'autres essences odorantes.
Les cours étaient très-spacieuses et les appartements intérieurs, vrai-
ment admirables, tapissés de belles étoffes de coton. Après avoir
parcouru toutes ces choses, nous fûmes voir l'enclos et les jardins; ce
ne fut certes pas un spectacle moins digne de notre contemplation; je
ne me fatiguais jamais de m'y promener en tous les sens, de les con-
sidérer, de voir la diversité des arbres, d'aspirer l'odeur de chacun,
de fouler ces allées pleines de fleurs, d'arbres fruitiers et de nom-
breux rosiers du pays, le tout rafraîchi par un élégant étang d'eau
douce. Une autre particularité digne d'attention, c'est que de grandes
embarcations pouvaient entrer dans ce verdoyant enclos par un canal
qu'on y avait pratiqué. Tout était peint à la chaux et brillait des
couleurs diverses dont les pierres étaient rehaussées. Ajoutez à tout
cela que des oiseaux de différentes espèces venaient s'ébattre dans
l'étang. Je dis encore qu'en voyant ce spectacle je ne pus croire qu'on
eût découvert dans le monde un autre pays comparable à celui où
nous étions, car en ce temps-là il n'y avait encore ni Pérou ni soup-
çon de son existence. Aujourd'hui toute celte ville est détruite et rien
n'en reste debout.
Poursuivons, pour dire que les caciques de cette ville et ceux de
Cuyoacan apportèrent un présent en or d'une valeur d'environ deux
mille piastres. Gortès en témoigna sa reconnaissance par les dehors
les plus affectueux. On leur dit, au moyen de nos interprètes, les vé-
rités relatives à notre sainte foi, leur déclarant en même temps la
grande puissance de notre seigneur l'Empereur. Il y eut encore beau-
coup d'autres pourparlers dont je n'exposerai point le détail, et je dirai
qu'alors c'était là une très-grande ville, édifiée moitié sur un sol sec
et moitié dans les eaux de la lagune. Maintenant elle est tout entière
à sec et l'on fait des semailles sur le sol qui était auparavant couvert
par les eaux. Le changement qui s'est opéré est si grand que, si je ne
l'avais jamais vu auparavant, je ne saurais croire aujourd'hui que ce
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 227
lieu fût autrefois tel que je l'avais admiré; je ne pourrais surtout me
persuader que ce qui fut en d'autres temps couvert par les eaux soit
de nos jours occupé par des plantations de maïs, et le tout fort ruiné
comparativement à son passé.
Arrêtons-nous là pour dire la réception solennelle que Montezuma
fit à Gortès et à nous tous, lors de notre entrée dans la grande ville
de Mexico.
CHAPITRE LXXXVIII
De la solennelle réception que le grand Montezuma nous fit, à Cortès et à nous tous,
lors de notre entrée dans sa capitale de Mexico.
Le lendemain nous partîmes d'Iztapalapa accompagnés des grands
caciques dont je viens de parler. Nous marchions par la chaussée, qui
est d'une largeur de huit pas et tellement en droite ligne sur Mexico
qu'on ne la voit dévier nulle part. Malgré sa largeur elle était absolu-
ment couverte de gens qui sortaient de Mexico et d'autres qui y re-
venaient, dans un continuel mouvement qui avait pour but de voir
nos personnes. La foule était telle qu'il nous devenait impossible de
garder nos rangs. D'autre part, les tours, les temples, les embarcations
de la lagune, tout était plein de monde. Nous n'en devons pas être
surpris, puisque jamais les habitants du pays n'avaient vu ni chevaux,
ni hommes comme nous. Quant à nous, en présence de cet admirable
spectacle, nous ne savions que dire, sinon nous demander si tout ce
que nous voyions était la réalité. D'une part, en effet, il y avait de
grandes villes et sur terre et sur la lagune ; tout était plein d'embar-
cations ; la chaussée coupée de distance en distance par des tranchées
que des ponts recouvraient ; devant nous s'étalait la grande capitale
de Mexico...; tandis que, d'autre part, nous, nous n'arrivions pas au
nombre de quatre cent cinquante hommes, et nous n'avions rien oublié
des conversations et des avis de nos alliés de Gruaxocingo, de Tlascala
et de/Talmanalco; nous avions présents à la mémoire leurs conseils de
ne pas entrer à Mexico où l'on devait tous nous massacrer. Que les
curieux lecteurs veuillent bien voir si dans ce que j'écris ici il serait
possible d'exagérer l'éloge ; y a-t-il jamais eu dans le monde des hom-
mes qui aient fait preuve d'une égale hardiesse?
Continuons; avançons sur notre route. Nous atteignîmes un point
où s'embranchait une autre petite chaussée qui conduisait à la ville
deCuyoacan, etoùl'on voyaitplusieurs grandes tours appartenant à des
oratoires. De là nous arrivèrent plusieurs personnages et des caciques
couverts de riches étoffes, différemment galonnées pour distinguer les
catégories de chacun d'eux. La chaussée était remplie de tout ce monde
228 CONQUETE
et de ces grands caciques que Montezuma lui-même avait envoyés pour
nous recevoir. En arrivant devant Gortès, ils lui donnèrent la bien-
venue et, en signe de paix, ils touchèrent la terre avec la main, qu'ils
portaient ensuite à leurs lèvres. Après un moment de halte, Caca-
matzin, seigneur deTezcuco, les seigneurs d'Iztapalapa, de Tacuba et
de Guyoacan prirent les devants pour aller à la rencontre de Monte-
zuma qui s'avançait dans une riche litière en compagnie d'autres sei-
gneurs et caciques entourés de leurs vassaux. Nous étions tout près
de Mexico. Alors, en un point où s'élevaient de petites tourelles, le
grand Montezuma sortit de sa litière; les caciques les plus distingués
prirent son bras et le conduisirent sous un dais merveilleusement orné:
ses draperies, tissues de plumes vertes, étaient ornementées de dessins
en fil d'or; des plaques d'argent, des perles, des chalchihuis rehaus-
saient luxueusement une large bordure bien digne d'admiration.
Le grand Montezuma s'avançait, superbement vêtu, comme il en avait
l'habitude. Ses pieds étaient chaussés de sandales aux semelles d'or,
et enrichies de pierreries. Les quatre seigneurs qui se tenaient à ses
côtés étaient aussi très-brillamment vêtus (ils avaient sans doute pris
en route les riches vêtements dont ils étaient ornés, pour aborder Mon-
tezuma et venir avec lui, car nous les avions vus autrement habillés
lorsqu'ils marchaient en notre compagnie). Outre ces seigneurs,
d'autres grands caciques s'occupaient à porter le dais qui recouvrait
leurs têtes, tandis que quelques-uns encore s'avançaient devant Mon-
tezuma en balayant le sol sur lequel ses pieds devaient se poser, pre-
nant soin de le couvrir de tapis, afin qu'il ne foulât jamais la terre.
Aucun de ces grands seigneurs n'osait lever les yeux sur lui; ils mar-
chaient le regard baissé en affectant le plus profond respect, excepté
cependant ses quatre parents et neveux qui se tenaient à ses côtés ou
lui donnaient le bras.
Gortès, prévenu que le seigneur Montezuma était proche, descendit
de cheval, et, quand ils furent en présence, ils se livrèrent l'un envers
l'autre à de grandes démonstrations de respect. Montezuma s'empressa
de donner à Gortès la bienvenue, et notre chef employa dona Marina
pour lui traduire son compliment. Il me semble que Gortès voulut
placer Montezuma à sa droite et que celui-ci refusa, offrant à notre
chef cette place d'honneur. En cet instant, Gortès prit un collier de
pierres marguerites enfilées dans un cordon en fil d'or et parfumé de
musc; il s'empressa de le passer au cou de Montezuma et il s'apprêtait
en même temps à lui donner l'embrassade, lorsque les grands sei-
gneurs qui étaient à ses côtés lui retinrent le bras, car ils considèrent
cet acte comme un signe de mépris. Gortès alors lui dit, au moyen de
dona Marina, que son cœur était au comble de la joie, pour avoir vu
un si grand prince; que Montezuma lui faisait beaucoup d'honneur en
venant personnellement le recevoir, et qu'il ressentait les sentiments
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 220
de la plus sincère gratitude pour les faveurs qu'il en recevait sans
cesse. Le prince lui répondit par des politesses de circonstance et il
ordonna à ses deux neveux, les seigneurs de Tezcuco et de Guyoacan,
qui lui donnaient le bras, d'aller avec nous jusqu'à nos logements,
tandis que lui, accompagné de ses deux autres parents, Goadlavaca et
le seigneur de Tacuba, revenait immédiatement à la ville. Il fut suivi
par la grande foule de caciques et de personnages de distinction qui
l'avait accompagné. Nous remarquâmes encore à quel point, en le sui-
vant, ils baissaient les yeux vers la terre sans le regarder, s'éloignant
le plus possible vers les murs latéraux, avec les signes du plus grand
respect '.
De cette façon nous pûmes entrer dans les rues de Mexico avec moins
d'embarras. Et cependant, qui pourrait dire la multitude d'hommes,
de femmes, d'enfants qui se tenaient, à notre passage, sur les terrasses
des maisons et dans les canots àesacequias2, pour nous contempler?
C'était une admirable chose! Et maintenant que je l'écris, je vois tout
passer devant mes yeux comme si c'était un événement d'hier; je sens
en même temps la grande faveur que Notre Seigneur Jésus-Christ nous
fit en nous donnant l'habileté et la force nécessaires pour entrer dans
une telle ville, et aussi en m'y préservant de tant de périls de mort,
comme on va bientôt le voir. Je lui en rends les grâces les plus sincères
et, de plus, je le remercie d'avoir assez prolongé ma vie pour que je
puisse écrire ces événements, quoique je le fasse d'une façon inférieure
à ce que le sujet réclamerait. Mais soyons plus avare de paroles; les
actes rendent suffisamment témoignage de ce que j'avance.
Revenons à notre entrée dans la capitale. On nous conduisit dans de
grandes bâtisses où il y avait du logement pour nous tous. Ces maisons
avaient appartenu au père du grand Montezuma, nommé Axayaca. Pour
le moment, Montezuma y avait établi les oratoires de ses idoles et il
y entretenait une chambre très-secrète, pleine de joailleries d'or; c'était
le trésor qu'il avait hérité de son père et auquel il ne touchait jamais.
On choisit ces maisons pour nous loger, parce que,, en notre qualité
de toutes (ils nous tenaient pour tels), nous nous trouverions au milieu
1. Humilité des Mexicains devant leur roi. On a la preuve de cette humilité ex-
trême dans ce passage de B. Diaz. Ce respect exagéré contribue plus que toute autre
chose à faire comprendre que les guerriers mexicains, malgré leur aversion pour les
Espagnols, en aient supporté la présence, pour obéir aux ordres de leur monarque
qui leur en lit une loi. Si, à cette particularité des jours pacifiques, on ajoute la réso-
lution des Mexicains de ne pas tuer les Espagnols dans le combat et de les enlever
vivants pour les sacrifier, on comprend qu'ils aient pu vivre paisiblement d'abord
dans la capitale, et échapper, plus tard, à la mort au milieu d'une telle multitude de
guerriers.
2. C'est le nom que portent habituellement les canaux creusés artificiellement pour
divers usages. Le mot est actuellement employé à Mexico et adopté dans notre langue
par la colonie française de cette capitale.
230 CONQUÊTE
de leurs idoles, c'est-à-dire des divinités qu'ils y entretenaient. Quoi
qu'il en soit, on y avait préparé de grands salons et des boudoirs ta-
pissés de belles étoffes du pays pour notre capitaine; et quant à nous,
on avait formé des lits au moyen de nattes avec de petits baldaquins
au-dessus; il n'eût pas été possible de nous en donner d'autres, quel-
que grands seigneurs que nous eussions été, parce qu'on n'en fait pas
usage dans la contrée. Ces constructions étaient très-brillantes, blan-
chies à la chaux, bien balayées et ornées de rameaux.
Lorsque nous arrivâmes à une grande cour, Montezuma, qui avait
été nous y attendre, prit notre général par la main et l'introduisit dans
l'appartement qu'il devait occuper; il était très-richement orné, eu
égard aux habitudes du pays. Le prince avait fait apporter un magni-
fique collier en or1, d'un travail merveilleux. Il le prit et le passa au
cou de notre chef, grand honneur qui excita l'attention de tous les
capitaines indiens. Gortès, en le recevant, employa ses interprètes pour
témoigner sa gratitude. Montezuma lui dit alors : « Malinche, vous êtes
chez vous et dans vos maisons, prenez-y du repos, en compagnie de
vos frères. »Et il s'éloigna immédiatement, pour regagner son palais
qui était près de là. Quant à nous, nous partageâmes les logements
entre nos compagnies; notre artillerie fut placée en un lieu convenable;
on convint minutieusement de l'ordre qui devait être gardé et du soin
de rester sur le qui-vive, aussi bien les cavaliers que tous les autres
soldats. On nous avait préparé un somptueux repas, selon leur usage,
et nous le mîmes à profit sans retard. Cette entrée heureuse et hardie
dans la capitale de Tcnustitlan-Mexico eut lieu le huitième jour du
mois de novembre de l'an de Notre Seigneur Jésus-Christ 1519. Grâ-
ces soient rendues à Notre Seigneur Jésus-Christ pour toutes choses !
Qu'on me pardonne de ne pas mettre ici d'autres détails qu'il serait
bon peut-être d'y placer : pour à présent je ne saurais mieux dire;
nous en reparlerons en temps opportun. Revenons-en au récit de ce
qui advint encore, ainsi que je vais le dire à la suite l.
1. Le texte dit : collar de oro, de hechura de camarones, obra muy maravillosa.
.l'ai passé sans le traduire de hechura de camaroncs, mot à mot : façon de crabe on
d'écrevisse.
1. Population considérable de Mexico et force de cette place. Torquemada affirme
qu'il y avait à Mexico cent vingt mille maisons. C'est évidemment une exagération,
car Gomara, Herrera et le Conquérant Anonyme n'en admettent que soixante mille.
Mais, d'après Clavijero, « dans ce nombre ne sont pas comprises les maisons des fau-
bourgs. Or il ressort des écrits de R. Diaz et de Herrera que vers le couebant elles se
continuaient de l'un et de l'autre côté de la ebaussée de Tacuba jusqu'à la terre fer-
me, c'est-à-dire l'espace de deux milles. Le faubourg- d'Aztacalco s'étendait au sud-
est; ceux d'Acatlan, Malcuitlapilco, Atenco et Ixtacalco se trouvaient au sud; Zanco-
pinca, lluitznabuac, Xocolitlan, Coltonco et d'autres encore s'étalaient au nord-est. Il
est à croire que Torquemada comprenait les maisons des faubourgs dans ses suppu-
tations. Je crois malgré tout que son cbifl're de cent vingt mille maisons est exces-
sif. » (Clavijero, Histoire ancienne du Mexique, édition de Mexico, page 243.)
Quoi qu'il en soit; il n'est pas douteux que la population de cette ville était consi-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 231
CHAPITRE LXXXIX
Comment le grand Montezuma vint nous visiter dans nos logements avec plusieurs
caciques ; de la conversation qu'il eut avec notre général.
Lorsque nous eûmes terminé notre repas, Montezuma, qui en avait
été prévenu et qui avait lui-même fini de dîner, vint en grande pompe
nous rendre visite dans nos quartiers, accompagné d'une quantité de
personnages appartenant à sa parenté.
Gortès, averti de son arrivée, s'empressa de faire la moitié du che-
min de ses appartements pour le recevoir. Montezuma le prit par la
main. On apporta des sièges à la mode du pays, fort riches et luxueu-
sement ornementés de dorures. Le prince invita notre chef à s'asseoir
et ils s'assirent en même temps chacun de son côté. Montezuma lui
adressa un éloquent discours, disant qu'il se réjouissait vivement de
posséder dans sa maison et dans son royaume des chevaliers aussi
valeureux que l'étaient le capitaine Gortès et nous tous ; que, deux
ans auparavant, il avait reçu des nouvelles relatives à un de nos ca-
pitaines, qui était venu à Champoton; que même, un an plus tard,
on lui avait parlé d'un autre qui s'était présenté avec quatre navires;
que son désir avait été de les voir, et qu'il était heureux maintenant
de nous tenir en sa compagnie pour nous offrir de tout ce qu'il pos-
sédait; que certainement nous étions ceux-là mêmes que ses aïeux
avaient prédits en disant qu'il viendrait des hommes d'où le soleil se
lève, pour régner sur ces contrées; que sans aucun doute il s'agis-
sait bien de nous, puisque nous nous étions si bien battus avec tant
de valeur dans les affaires de Potonchan, de Tabasco et de Tlascaia,
affaires et batailles dont on lui avait présenté la peinture prise sur le
vif des événements.
Gortès lui répondit, par l'entremise de nos interprètes et surtout
de doïia Marina, qu'il ne savait comment payer, pour lui et pour
dérable, fort aguerrie et familiarisée avec l'effusion du sang, tant par le spectacle des
sacrifices que par la pratique de guerres incessantes. Les Mexicains étaient donc d'au-
tant plus redoutables dans leur capitale que celle ci se trouvait protégée par les eaux
qui l'entouraient de tous côtés et qui ne permettaient d'autre accès que par trois chaus-
sées, admirablement défendues d'ailleurs au moyen des tranchées qui les coupaient
de distance en distance. C'était donc comme une forteresse immense dont les appro-
ches étaient des mieux gardées et dans l'intérieur de laquelle de nouveaux canaux
protégeaient les maisons, tandis que celles-ci, construites en terrasses et munies de
petites ouvertures pour fenêtres, présentaient les meilleurs éléments de défense. On
se demande, d'abord comment les Espagnols, avertis de ces particularités redouta-
bles, eurent l'audace inouïe de les braver, et ensuite comment ils ne furent pas tons
anéantis.
232 CONQUETE
ses camarades, les grandes faveurs reçues chaque jour; que cer-
tainement nous venions d'où le soleil se lève, étant les vassaux
et serviteurs d'un grand seigneur appelé l'Empereur don Garlos,
qui compte parmi ses sujets un grand nombre de princes; que
des nouvelles lui étaient venues concernant le monarque qui gou-
vernait ces pays et lui apprenant combien il était grand prince ;
qu'il nous avait donc envoyés pour lui rendre visite et le prier,
lui et les siens, de se faire chrétiens, ainsi que l'était notre
Empereur et que nous l'étions nous-mêmes ; qu'ils sauveraient ainsi
leurs âmes par des pratiques dont il lui donnerait plus tard les dé-
tails, lui déclarant en même temps comme quoi nous adorons un seul
Dieu véritable, et lui expliquant quel est ce Dieu et quelles sont aussi
d'autres vérités déjà prêchées à ses envoyés Tendidle, Pitalpitoque et
Quintalbor, lorsque nous étions sur la plage de sable.
Le colloque étant fini, le grand Montezuma remit à notre général
plusieurs joyaux d'or fort riches et diversement travaillés. Il donna
aussi à nos capitaines différents objets en or, avec deux charges d'é-
toffes ornées de riches dessins en plumes. Il répartit également entre
les soldats deux charges d'étoffes pour chacun, avec les manières aima-
bles d'un véritable grand seigneur. Quand il eut achevé ce partage, il
demanda à Gortès si nous étions tous frères et sujets de notre grand
Empereur ; à quoi notre chef répondit que nous étions frères en effet
par les sentiments et par l'amitié, tous gens de distinction et servi-
teurs de notre grand Roi et seigneur. Montezuma et Gortès échangè-
rent encore quelques paroles de bonne politesse; mais comme cette
entrevue était la première, afin de ne pas la rendre fastidieuse on mit
fin à tous les discours. Montezuma avait donné des ordres à ses ma-
jordomes pour que nous fussions pourvus de tout, conformément à
nos usages : de maïs, de pierres et d'Indiennes pour faire le pain, de
poules, de fruits et d'herbages en abondance pour nos chevaux. Le
monarque prit congé de notre général et de nous tous avec la plus
grande courtoisie. Nous l'accompagnâmes jusqu'à la rue, et Gortès
nous recommanda d'avoir, pour le moment, à ne pas trop nous éloi-
gner des logements, jusqu'à ce que nous eussions pu mieux nous
rendre compte de ce qu'il convenait de faire.
J'en resterai là et je dirai ce qui nous arriva par la suite.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 233
CHAPITRE XC
Comme quoi, dès le lendemain, notre général fut rendre visite à Montezuma, et des
conversations qu'ils curent ensemble.
Le jour suivant, Gortès fut d'avis de se rendre au palais de Monte-
zuma. Mais, avant tout, il s'informa de ce qu'il y avait à faire et
comment nous devions nous présenter. Il emmena avec lui ses quatre
capitaines, Pedro de Alvarado, Juan Yelasquez de Léon, Diego de
Ordas, Gonzalo de Sandoval, et cinq de nos soldats. Montezuma,
l'ayant su, fit la moitié du chemin dans ses appartements pour nous
recevoir. Il était accompagné de ses neveux, car aucune autre per-
sonne ne pouvait entrer, ni communiquer avec lui, sinon pour des
affaires d'une haute importance. Après s'être adressé mutuellement
des démonstrations de respect, ils se prirent par la main, et Monte-
zuma, faisant franchir son estrade à Gortès, l'invita à s'asseoir à sa
droite. Puis il nous fit signe de prendre aussi les sièges qu'il avait
fait apporter. Gortès prit la parole au moyen de nos interprètes dona
Marina et Aguilar, et dit que puisqu'il avait eu le bonheur de se
trouver en présence d'un si grand seigneur et de lui parler, il pouvait
enfin rester en repos et nous tous avec lui, attendu qu'il avait atteint
le Lut du voyage et accompli le désir de notre grand Roi et seigneur;
que ce qu'avant tout nous voulions lui dire de Notre Seigneur Dieu,
il l'avait déjà su par les rapports que ses messagers Tendidle, Pital-
pitoque et Quintalhor lui firent, à la suite du présent qui figurait la
lune en argent et le soleil en or et qui nous fut offert sur les sables
de la plage ; il apprit alors comme quoi nous avions dit que nous
sommes chrétiens et adorons un seul Dieu véritable, appelé Jésus-
Ghrist, qui souffrit mort et passion pour nous sauver; et que, quand
ces messagers nous avaient demandé pourquoi nous adorions la croix
nous leur avions répondu que c'était en représentation d'une autre
semblable, sur laquelle Notre Seigneur fut crucifié pour notre rédemp-
tion; que cette mort et cette passion, Dieu les voulut pour les faire
servir à sauver tout le genre humain, jusqu'alors condamné ; que ce
Dieu ressuscita le troisième jour et qu'il est maintenant dans les
cieux; que c'est lui-même qui fit le ciel, la terre, les mers et créa
tout ce qui est dans le monde; que ni les pluies, ni la rosée, que rien
enfin ne se fait sans l'intervention de sa volonté, que c'est en lui que
nous croyons, lui que nous adorons ; que ces choses qu'eux, Indiens,
tenaient pour des divinités ne l'étaient nullement, mais bien des dé-
mons, c'est-à-dire de mauvaises créatures dont les actes sont encore
234 CONQUÊTE
plus horribles que leurs figures ; qu'ils voulussent bien considérer
que ces dieux étaient si mauvais et de si peu de valeur que partout où
nous placions des croix, — les messagers l'avaient vu, — ils étaient
saisis de frayeur et n'en osaient pas soutenir la présence, ainsi que
le temps le ferait encore mieux voir.
Gortès ajouta que ce qu'il demandait en grâce c'était que le prince
daignât écouter encore ses paroles. Et alors il lui dit, en termes très-
compréhensibles, nos croyances sur la création du monde ; comme
quoi nous sommes tous frères, fils du même père et de la même mère
appelés Adam et Eve ; et c'est en cette qualité de frère que notre grand
Empereur, affligé de la perte de tant d'âmes que leurs idoles empor-
tent en enfer où elles brûlent au milieu de vives flammes, nous a
envoyés pour qu'on remédie à ce triste état de choses, qu'on n'adore
plus ces idoles, et que des Indiens ne leur soient plus sacrifiés; et
puisque nous sommes tous frères, qu'on n'autorise plus les actes cra-
puleux et les vols; que, dans des temps prochains, notre seigneur et
Roi enverra des hommes meilleurs que nous, qui vivent saintement
dans nos pays, pour qu'ils leur expliquent ces vérités et les leur fas-
sent comprendre; que, quanta nous, nous venons seulement en don-
ner la nouvelle. Gortès ajouta enfin qu'il demandait en grâce qu'on
accomplît ce qu'il venait de dire. Gomme il parut que Montezuma
voulait répondre, Gortès cessa de parler, se retournant pour nous dire,
à nous qui étions avec lui, que, pour une première fois, cela devait
suffire à l'accomplissement de notre devoir.
Montezuma répondit : « Seigneur Malinche, j'étais au courant de
vos conversations et de vos discours antérieurs adressés à mes ser-
viteurs sur la plage de sable, relativement à votre Dieu. Nous ne vous
avons rien dit ni sur la croix ni sur ce que vous avez prêché dans tous
les villages où vous êtes passés ; nous n'avons fait de réponse à au-
cune de ces choses, parce que depuis le commencement du monde
nous adorons nos dieux et nous les croyons bons; les vôtres le sont
sans doute aussi, mais ne prenez plus le soin de nous parler d'eux.
Pour ce qui est de la création du monde, nous le croyons de même
depuis les temps les plus reculés. La foi qui accompagne nos croyances
nous fait d'ailleurs accepter comme certain que vous êtes ces mêmes
hommes dont nos aïeux ont dit qu'ils viendraient d'où le soleil se
lève. Quant à votre grand Roi, je suis son serviteur et je me tiens
prêt à lui faire part de ce que je possède. H y a deux ans, j'ai reçu la
nouvelle que d'autres capitaines étaient venus avec des vaisseaux par
la route que vous avez suivie, et ils se prétendaient les sujets de ce
grand Roi que vous dites. Je voudrais savoir si vous êtes tous les
mêmes. »
Gortès lui dit qu'oui, que nous étions tous les vassaux de notre
Empereur; que nos prédécesseurs étaient venus reconnaître les che-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 235
mins, los mers et les ports, pour que nous pussions mieux y venir
comme nous avions fait. — Montezuma voulait parler de Francisco
Hernandez de Gordova et de Juan de Grijalva, au sujet de notre pre-
mier voyage. — Il ajouta du reste que, dès lors, il eut la pensée de
voir quelques-uns de ces hommes qui étaient arrives, pour leur rendre
les honneurs et les avoir dans ses royaumes et dans ses villes ; que
puisque ses dieux avaient exaucé ses bons souhaits et que nous
étions dans ses palais que nous pouvions regarder comme nôtres,
nous ne devions penser qu'au repos et àla jouissance, certains que nous
y serions servis à souhait en toutes choses; que s'il nous avait plu-
sieurs fois envoyé dire de ne pas venir dans sa capitale, telle n'était
pas sa volonté, mais ses sujets s'étaient effrayés de la foudre et des
éclairs qu'on disait que nous lancions, non moins que des chevaux
avec lesquels, prétendait-on, nous massacrions beaucoup d'Indiens,
car on nous prenait pour des dieux, et autres enfantillages semblables.
Aujourd'hui, après avoir vu, par nos personnes, que nous étions gens
de chair et d'os et de raison élevée, en même temps que des guer-
riers valeureux, il nous estimait encore plus qu'auparavant, et, pour
toutes ces raisons, il nous ferait part de ses richesses.
Gortès et nous tous répondîmes que nous étions pleins de recon-
naissance pour son bon vouloir. Alors, Montezuma se prit à rire, —
car il était d'humeur très-joviale dans son noble parler de grand
seigneur. — « Malinche, dit-il, je sais bien que les gens de Tlas-
cala, avec lesquels vous vous êtes liés de tant d'amitié, t'ont dit que
je suis l'égal d'un dieu, ou teule, et que tout ce qu'il y a dans mes
palais n'est qu'or, argent et pierres précieuses. J'entends bien qu'en
gens d'esprit vous n'en aviez rien cru et que vous preniez cela pour
raillerie; c'était bien justement pensé, seigneur Malinche, puisque
vous voyez maintenant que mon corps est de chair et d'os, comme les
vôtres, et que mes maisons et mes palais sont en pierre, en chaux et
en boiserie. Que je sois un grand roi, oui certainement, je le suis ;
que j'aie reçu des richesses de mes aïeux, oui, j'en ai; mais il n'y a
là rien qui ressemble aux folies et aux mensonges qu'on vous a dits
de moi; prenez-les donc pour moquerie, comme je le fais moi-même
au sujet de vos tonnerres et de vos éclairs. » Gortès lui dit, en riant
aussi, que c'est la coutume des ennemis de médire et de s'écarter de
la vérité au sujet de ceux qu'ils haïssent; que nous avions bien com-
pris que, dans ces contrées, on ne saurait voir une magnificence
égale à la sienne, et que ce n'était pas sans raison qu'il était si re-
nommé auprès de notre Empereur.
On en était là des pourparlers, lorsque Montezuma dit à un grand
cacique son neveu, là présent avec les autres, qu'il ordonnât à ses
majordomes d'apporter certaines pièces d'or qu'on avait sans doute
déjà choisies pour Gortès, et dix charges de fines étoffes. Il partagea
236 CONQUÊTE
l'or et les étoffes entre notre général et les quatre capitaines. Quant
à nous les soldats, il nous donna à chacun deux colliers en or d'une
valeur de dix piastres l'un, et deux charges d'étoffes. Tout l'or qu'il
répartit en ce moment valait bien environ mille piastres; il le donnait
avec le visage joyeux d'un généreux et grand seigneur. Gomme il
était plus de midi, Cortès, ne voulant pas être importun, dit : « Le
seigneur Montezuma continue, selon son habitude, de renchérir sur
les faveurs que chaque jour il nous prodigue; mais il est déjà l'heure
du dîner de Votre Majesté. » Montezuma répondit qu'au contraire
c'était nous qui lui avions fait honneur en le visitant. C'est ainsi que
nous prîmes congé de lui avec de grandes cérémonies. Nous revînmes
à nos logements, en nous entretenant de ce ton d'homme bien élevé
que le prince avait en toutes choses, nous promettant de le combler
de nos respects, et de ne jamais passer devant lui sans quitter nos
bonnets matelassés, que nous portions comme armure défensive; et
nous ne manquions pas de le faire. Laissons cela et passons à autre
chose.
CHAPITRE XCI
Des manières et de la personne de Montezuma, et comme quoi c'était un grand
seigneur.
Le grand Montezuma avait environ quarante ans ; il était d'une
stature au-dessus de la moyenne, élancé, un peu maigre, avec de
l'harmonie dans les formes. Son leint n'était pas très-foncé et ne
s'éloignait nullement de la couleur habituelle de l'Indien. Il portait
les cheveux peu longs, descendant seulement de manière à couvrir
les oreilles. Il avait la barbe rare, noire et bien plantée. Son visage
était gai et d'un ovale un peu allongé. Son regard avait de la dignité,
témoignant d'ordinaire des sentiments de bienveillance et prenant de
la gravité lorsque les circonstances l'exigeaient. Il était propre et
bien mis; il se baignait tous les jours une fois, dans l'après-midi.
Il avait un grand nombre de concubines, filles de grands seigneurs,
et deux caciques de distinction pour femmes légitimes, avec lesquelles
il n'avait de communications intimes que par des voies très-secrètes,
au point que quelques serviteurs seulement le pouvaient savoir. Il
n'avait point de vices crapuleux. D'après ses habitudes de toilette,
un vêtement dont il avait fait usage un jour n'était repris que quatre
jours plus tard. Sa garde se composait d'environ deux cents person-
nages de distinction qui occupaient de vastes salles à côté de ses
salons ; tous n'étaient pas admis à lui parler, mais bien quelques-
uns seulement, et quand ils s'approchaient de lui, ils devaient enlever
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 237
leurs riches habits et se couvrir de vêtements de peu de valeur et
d'une grande propreté. Ils entraient nu-pieds, les yeux baissés vers
la terre, sans jamais les lever sur son visage; ils avançaient en faisant
trois révérences, disant, à chacune d'elles : « Seigneur, mon seigneur,
grand seigneur. » Il répondait en peu de mots aux rapports qu'on
lui présentait; et, lorsque le visiteur prenait congé, il devait se tenir
toujours les yeux baissés, sans lever la tête et sans tourner le dos,
jusqu'à ce qu'il fût sorti du salon de réception.
Lorsque d'autres grands seigneurs venaient de provinces éloignées
pour des affaires ou des procès, ils étaient obligés, avant d'entrer
aux appartements du grand Montezuma, de se déchausser, de se
vêtir pauvrement et de ne pas s'introduire en droite ligne dans le
palais, mais bien de faire un détour sur les côtés de l'édifice; y entrer
sans façon passait pour inconvenance. Pour son dîner, ses cuisiniers
lui servaient, à leur façon, une trentaine de plats; on les plaçait sur
de petits réchauds, pour empêcher qu'ils se refroidissent. Mais, d'une
manière générale, à propos de son manger, on préparait des vivres
pour plus de trois cents couverts, et on peut dire mille, en ajoutant
ce qui était destiné à sa garde. Lorsque l'heure du dîner arrivait,
Montezuma allait quelquefois voir ses cuisiniers avec ses familiers et
ses majordomes ; on lui signalait ce qui était jugé le meilleur, en
lui disant quel oiseau ou quelle autre chose en formait la base ; d'ha-
bitude c'était cela même qu'il choisissait pour son repas; mais il
faut avouer qu'il faisait rarement ces sortes de visites préparatoires.
J'entendis dire dans des conversations oiseuses que ses cuisiniers
avaient l'habitude de lui accommoder des chairs d'enfants de l'âge le
plus tendre. Gomme d'ailleurs on lui servait des plats si divers à
base si compliquée, nous ne distinguâmes pas si c'était de la chair
humaine ou autre chose. Ce qui est certain, c'est qu'on lui donnait
chaque jour des poules, des coqs d'Inde, des faisans, des perdrix du
pays, des cailles, des canards sauvages et domestiques, du chevreuil,
du sanglier, des pigeons, des lièvres, des lapins, une grande variété
d'oiseaux, et tant d'autres denrées que produit la contrée, que je
n'achèverais pas de les énumérer. Cette complication des mets nous
empêchait de distinguer s'il en était ainsi; mais ce que je sais, c'est
que, depuis les représentations de notre général au sujet des sacri-
fices et de l'usage de la chair humaine, Montezuma avait ordonné
qu'on ne lui servît plus un pareil manger.
Mais disons comment se pratiquait son service de table. S'il faisait
froid, on lui allumait du feu avec de petits morceaux d'une écorce
d'arbre qui ne produisait pas de fumée et qui répandait une odeur
agréable; pour que ce foyer ne lui envoyât pas plus de chaleur qu'il
ne désirait, on plaçait, par devant, une sorte d'écran émaillé d'or,
représentant comme des images d'idoles. Il s'asseyait sur un siège
238 CONQUÊTE
bas, riche et douillet ; la table était basse aussi et travaillée comme
les sièges; on étendait, par dessus, des nappes blanches et quelques
petites serviettes allongées faites de la même toile. Quatre femmes,
fort belles et proprement vêtues, lui apportaient des lavabos profon-
dément creusés, nommés xicales en leur langue; on plaçait, au
dessous, de grands plateaux pour recevoir l'eau qui tombait. On lui
présentait en même temps ses essuie-mains, et, tout aussitôt, deux
autres femmes lui offraient des galettes de pain de maïs. Au moment
où il commençait son repas, on mettait devant lui comme une espèce
de paravent orné de dorures, afin qu'on ne pût le voir manger. Les
quatre femmes s'écartaient et, à leur place, quatre grands seigneurs
âgés se tenaient debout à côté de Montezuma qui de temps en temps
leur adressait la parole, s'informant de différentes choses; et, parfois,
il daignait faire la faveur, à chacun de ces vieillards, d'un plat de
sa table. On disait que ces serviteurs âgés étaient ses proches
parents, ses conseillers, et qu'ils jugeaient dans les grands procès.
Du reste, c'est debout qu'ils mangeaient le plat que Montezuma leur
avait donné, conservant un air respectueux et toujours sans regarder
son visage. Le service se faisait avec de la vaisselle rouge et brune
de Gholula.
Pendant que Montezuma dînait, on ne devait ni faire du bruit, ni
parler à haute voix dans les salles de sa garde, qui se trouvait dans
les pièces voisines. On lui servait de toutes sortes de fruits du pays,
mais il en mangeait fort peu. De temps en temps, on lui apportait
des tasses d'or très-fm, contenant une boisson fabriquée avec du
cacao; on disait qu'elle avait des vertus aphrodisiaques, mais alors
nous ne faisions pas attention à ce détail. Ce que je vis réellement,
c'est qu'on servit environ cinquante grands pots d'une boisson faite
de cacao avec beaucoup d'écume; c'est de cela qu'il buvait, et les
femmes le lui présentaient avec le plus grand respect. Quelquefois,
pendant le dîner, on faisait venir des Indiens bossus, très-laids, de
petite taille, qui remplissaient leur rôle de bouffons. D'autres Indiens,
espèces de truands, étaient chargés de lui dire des paroles plai-
santes; quelques-uns chantaient et dansaient, car Montezuma aimai I
les plaisirs et les chansons. C'est à ces gens-là qu'il faisait donner
les reliefs et des pots de cacao. Ensuite, les mêmes femmes enlevaient
les nappes et présentaient de nouveau, avec le plus grand respect,
l'eau et les essuie-mains. Montezuma parlait encore un moment,
avec les quatre vieillards, de quelques points qui l'intéressaient,
puis il leur donnait congé et se livrait un instant au sommeil.
Après le repas du monarque commençait celui des soldats de sa
garde et des autres gens à son service. C'était une affaire d'environ
mille couverts, servis avec les mets dont j'ai déjà parlé. On v
employait plus de deux mille pots de cacao avec son écume, comme
DE LA XOUVELLE-ESPAGXK. 239
on a l'habitude de le faire entre Mexicains. On servait aussi une
quantité infinie de fruits. Certainement que pour ses femmes, ses
servantes, ses boulangères, ses échansons, la dépense, devait être
très-considérable.
Mais cessons de nous entretenir de la dépense et des repas de la
maison de Montezuma, et parlons des majordomes, des trésoriers,
des offices, des dépôts de vivres et des employés à la manutention du
maïs.... Je dis qu'à ce sujet il y aurait tant à écrire, en prenant
chaque chose en particulier, que je ne saurais par où commencer, et
je dois me borner à affirmer que nous fûmes tous remplis d'admira-
tion en voyant l'abondance et l'ordre qu'il y avait en toutes choses.
Mais je m'aperçois que j'ai fait un oubli, et il vaut bien la peine que
je revienne un peu en arrière pour le réparer : c'est que, lorsque
Montezuma était assis à table pour prendre ses repas, deux femmes
fort gracieuses lui servaient des tortillas de maïs dont la pâte était
préparée aux œufs, avec addition d'autres produits substantiels. Ces
tortillas ^ d'une grande blancheur, lui étaient apportées dans des as-
siettes couvertes d'un linge très-propre. On lui servait aussi d'autres
pains allongés, faits d'une masse combinée avec des substances nu-
tritives. Puis, venait encore une sorte de pain, nommé pachôi en in-
dien, qui est aplati comme des oublies. On présentait encore sur sa
table trois cylindres, peints et dorés, remplis de liquidambar mélangé
avec une plante nommée tabaco. Lorsque, après son dîner, il avait
assisté aux chants et à la danse, et que la table était desservie, il
avait l'habitude de prendre un de ces cylindres et il en aspirait un
instant la fumée, qui l'aidait à s'endormir Mais laissons ce sujet
du service de la table, et reprenons notre récit. Je me rappelle qu'un
grand cacique était alors le premier majordome. Nous l'avions sur-
nommé Tapia. Il tenait la comptabilité de tous les tributs qu'on
payait à Montezuma, se servant de livres faits avec un papier que
dans le pays on appelle amatl, et dont il avait une maison pleine.
Cessons de parler de livres et de comptabilité, puisque cela nous
écarte de notre récit, et disons comme quoi Montezuma avait des
maisons remplies de toutes sortes d'armes. Quelques-unes étaient ri-
chement ornées de pierres précieuses et d'or fin : c'étaient des sortes
de rondaches grandes et petites; des casse^tête, des espadons à deux
mains, formés de lames en obsidienne qui coupaient mieux que nos
épées; des lances plus longues que les nôtres, dont le couteau avait
bien une brasse, et si résistantes au choc qu'elles ne se brisaient ni
ne s'ébréchaient en frappant sur des boucliers ou sur des rondaches.
Elles étaient si bien affilées, du reste, qu'elles coupaient comme des
rasoirs, au point d'être utilisées pour raser ia tête. On y voyait des
I. Galette mince de maïs.
240 CONQUÊTE
arcs et des flèches excellents; des piques, les unes simples, les autres
à deux dents, avec la machine qui sert à les lancer; beaucoup de
frondes, avec leurs pierres arrondies, façonnées à la main. On y re-
marquait aussi une sorte de bouclier si artistemcnt fait qu'on le
peut plier au-dessus de la tête, afin d'en être moins embarrassé
alors qu'on n'a pas à se battre, tandis qu'au moment du combat,
quand on en a besoin, on le laisse s'ouvrir et on a le corps presque
couvert du haut en bas. Il y avait aussi des armures matelassées en
coton, très-richement ouvragées à l'extérieur avec des plumes de
couleurs variées formant comme des devises et des dessins capricieux.
Nous y vîmes encore des cabassets, quelques casques en bois et
d'autres en os, très-bien ornés de plumes. Nous remarquâmes, au
surplus, des armes de bien d'autres formes, mais que je ne décrirai
pas, afin d'éviter de m'étendre davantage. Des ouvriers étaient là,
constamment occupés à leur confection et à leur entretien, tandis que
des majordomes avaient reçu la mission de surveiller ces dépôts.
Laissons cela et allons au palais des oiseaux. Je m'y attacherai à
énumérer leurs espèces et les propriétés de chacune d'elles. Je dirai
donc que, depuis les grands aigles royaux, les aigles d'une taille
moindre et beaucoup d'autres oiseaux de grandeur considérable, jus-
qu'aux espèces les plus petites, ornées de plumages aux couleurs va-
riées, on voyait tout réuni dans ce palais. On y admirait aussi la fa-
brique de ces riches étoffes, brodées de plumes vertes, en même temps
que les oiseaux qui les fournissent et dont le corps représente à peu
près les pies de notre Espagne. On les appelle quezales dans ces con-
trées. Je vis encore d'autres oiseaux, dont j'ignore le nom, qui pré-
sentent un plumage de cinq couleurs : vert, rouge, blanc, jaune et
bleu. Quant aux perroquets, aux nuances très-variées, il y en avait
tant que je ne saurais tlire comment on les appelle. Et combien l'on
voyait de canards aux douces plumes, ainsi que d'autres oiseaux plus
gros qui leur ressemblaient! On avait l'habitude de les plumer en
temps opportun et ils ne tardaient pas à former un nouveau plu-
mage. On élevait toutes ces espèces dans le palais même. A l'époque
de la couvaison, des Indiens et des Indiennes étaient occupés à ré-
partir et à surveiller les œufs; ils soignaient en même temps tous les
autres oiseaux, tenant leurs nids en état et leur donnant à manger,
avec la précaution de choisir l'aliment qui convenait à chaque espèce.
Dans ce palais, il y avait aussi un grand étang d'eau douce où l'on
voyait une sorte d'oiseau à jambes très-allongées, dont le corps, les
ailes et la queue étaient de couleur rouge. Je ne sais pas son nom,
mais dans l'île de Cuba on appelle ipiris une espèce qui lui ressem-
ble. Sur cet étang, il y avait encore d'autres volatiles qui étaient tou-
jours dans l'eau.
Laissons cela et rendons-nous dans un autre édifice où l'on avait
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 241
installé plusieurs idoles que l'on disait représenter les divinités fé-
roces. Autour d'elles on voyait des animaux d'espèces diverses; des
tigres1 et deux variétés de lions dont l'une ressemble à nos loups : ce
sont les actives et les zorros (chacals et renards). On y remarejuait en
môme temps un grand nombre d'autres carnassiers plus petits. Tous
ces animaux étaient nourris de chairs diverses; la plupart naissaient
dans l'établissement même, où on leur donnait à manger des che-
vreuils, des poules, des chiens et d'autres produits de vénerie. J'en-
tendis même dire qu'on leur jetait de la chair d'Indien provenant des
sacrifices. On a du reste lu déjà dans mon récit que, quand on sacri-
fiait un pauvre Indien, on lui ouvrait la poitrine avec un coutelas
d'obsidienne ; le cœur avec le sang qu'il contenait était arraché à
l'instant et offert aux idoles en l'honneur desquelles se faisait le sa-
crifice. Immédiatement après, on coupait les cuisses et les bras, qui
étaient mis à profit pour les fêtes et banquets ; tandis que la tête,
qu'on tranchait aussi, s'attachait pendante à des poteaux. Le tronc
n'était pas mangé d'habitude par les Indiens; on le donnait aux ani-
maux féroces dont je viens de parler. On entretenait encore dans cette
maudite maison grand nombre de serpents très-venimeux, de ceux-là
mêmes qui portent comme des grelots à la queue; c'est la pire espèce
que l'on connaisse. On les mettait dans des cuves ou dans de gros
cruchons au milieu d'un amas de plumes, qui leur servaient à ré-
chauffer leurs œufs et à élever leurs petits. On leur donnait à manger
de la chair d'Indiens et du chien de l'espèce propre au pays. Plus
tard nous sûmes même que, quand on nous chassa de Mexico et
qu'on nous tua environ huit cent cinquante de nos soldats, y compris
ceux de Narvaez, nos malheureux compatriotes furent jetés en pâture
à ces animaux sauvages et à ces serpents, ainsi que je le dirai lors-
que le moment sera venu. Ces reptiles et ces bêtes féroces avaient été
offerts aux divinités implacables afin qu'elles vécussent en leur com-
pagnie. Disons aussi le tapage infernal que l'on entendait, le rugis-
sement des tigres et des lions, le glapissement des renards et des
chacals et le sifflement des serpents.
Nous continuerons nos descriptions, pour dire l'adresse des Indiens
en toute espèce de métiers usités parmi eux. Nous commencerons
par les artistes lapidaires, les orfèvres travaillant l'or et l'argent et
les modeleurs en tout genre, que les plus fameux joailliers espagnols
tiennent en haute estime; il y en avait un très-grand nombre, d'un
mérite très-élcvé, dans un village situé à une lieue de Mexico, et
qu'on appelle Escapuzalco. Il existait de grands maîtres dans l'art de
tailler les pierres précieuses et les chalchihuis, qui ressemblent à
nos émeraudes. Parlons aussi des adroits ouvriers qui exécu-
1. Le lecteur aura compris quo l'auteur veul parler du jaguar,
16
242 CONQUÊTE
taient des travaux en plumes; parlons des peintres et des grands
sculpteurs dont les œuvres modernes nous disent assez ce qu'ils fu-
rent en d'autres temps. Nous connaissons à Mexico trois Indiens,
nommés Marcos de Aquino, Juan de la Cruz el le Crespillo, artistes
d'un mérite si élevé comme sculpteurs et peintres, que, s'ils avaient
vécu au temps du célèbre Appelles ou si on les rapprochait de Mi-
chel-Ange ou du Berruguete, qui sont nos contemporains, on les in-
scrirait à côté de ces grands hommes.
Allons plus loin et parlons des Indiennes occupées au tissage et
aux broderies, dont la main habile produisait de grandes quantités de
fines étoffes ornées de plumes. Ces étoffes venaient journellement de
la province et des villages situés vers la partie nord des côtes de la
Vera Cruz, appelée Gostatlan. Ce pays n'est pas éloigné de Saint-Jean
d'Uloa, où nous avions débarqué quand nous arrivâmes avec Gortès.
Dans le palais même de Montezuma, toutes les filles de grands sei-
gneurs qu'il avait pour concubines s'occupaient à tisser des œuvres
exquises. D'autres jeunes filles mexicaines, qui vivaient dans la re-
traite, comme nos religieuses cloîtrées, employaient également leur
temps à tisser, et toujours avec de la plume. Ces recluses occupaient
des maisons rapprochées du grand temple de Huichilobos; c'est par
dévotion pour cette divinité, et aussi pour la déesse que l'on disait
être la patronne des mariages, que les parents les soumettaient aux
règles de ce couvent, dont elles ne sortaient que pour se marier.
Disons encore la grande quantité de danseurs que Montezuma en-
tretenait, ainsi que d'autres qui jonglaient avec un bâton, se ser-
vant pour cela de leurs pieds; quelques-uns de ces danseurs s'élan-
çaient si haut qu'ils paraissaient voler en sautant; plusieurs, dont
l'office était d'égayer le monarque, ressemblaient à nos matassins; il
y avait tout un quartier qui s'adonnait à cette industrie amusante et
ne travaillait pas à autre chose. Parlons encore du grand nombre
d'artisans que Montezuma occupait : des tailleurs de pierre, des ma-
çons, des charpentiers qui étaient employés constamment aux tra-
vaux de ses palais, pour lesquels il avait toujours à sa disposition le
nombre d'ouvriers qu'il pouvait désirer.
N'oublions pas de mentionner les jardins fleuristes, les arbres odo
rants d'espèces très-variées, l'ordre avec lequel ils étaient plantés, les
sentiers, les bassins, les étangs d'eau douce où l'on voyait l'eau en-
trer d'un côté et sortir par l'autre bout, les bains qui s'y trouvaient
disposés, et la multitude de potits oiseaux qui nichaient dans les ar-
bustes. La quantité d'herbes médicinales et utiles que l'on cultivait
était vraiment digne d'être admirée.
Le nombre des jardiniers était considérable ; tout était construit en
pierre de taille, aussi bien les bains que les allées, les rctiros, les
petits réduits, les pavillons, les endroits destinés au chant et à la
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 243
danse. Tout était plein d'attrait dans ces jardins, comme dans tout
le reste, et nous ne pouvions nous lasser d'en admirer la magnifi-
cence. Il est donc certain que Montezuma avait une grande quantité
de maîtres en tous les arts et métiers pratiqués dans la contrée.
Mais je commence à me fatiguer d'écrire en cette matière, et sans
doute les lecteurs en sont plus las que moi-même : je m'arrêterai donc
ici, et je dirai que notre général Gortès, accompagné de plusieurs de
nos capitaines et soldats, fut voir le Tatelulco, qui est la grande
place de Mexico ; comme quoi aussi nous montâmes au grand temple
où se trouvaient les idoles Tezcatepuca et Huichilobos. Ce fut la pre-
mière fois que notre général sortit pour visiter la ville de Mexico.
Disons ce qui arriva à ce sujet.
CHAPITRE XGIi
omme quoi notre capitaine sortit pour voir la ville de Mexico, le Tatelulco qui est
sa grande place, et le temple de Huichilobos ; et de ce qui advint encore.
Il y avait déjà quatre jours que nous étions à Mexico. Ni Gortès ni
ancun de nous ne sortait des logements, si ce n'est pour parcourir le
palais et les jardins. Gortès nous dit qu'il serait bon d'aller voir la
grande place et de visiter le temple de Huichilobos. Il résolut donc
de laire dire à Montezuma qu'il voulût bien le trouver bon, et pour
ce message il choisit Creronimo de Aguilar et doila Marina, accompa-
gnés du petit page de Gortès, appelé Orteguilla, qui commençait déjà
à comprendre la langue. Instruit de notre projet, Montezuma répondit
que c'était bien, et que nous fissions notre visite. Pourtant il eut la
crainte que nous pussions nous rendre coupables de quelque manque
de respect envers les idoles. Il résolut donc d'y aller en personne
avec plusieurs de ses familiers. Il sortit de son palais dans une riche
litière et fit ainsi la moitié du chemin. Alors il mit pied à terre tout
près des premiers oratoires, parce qu'il tenait pour conduite peu res-
pectueuse envers ses idoles d'arriver en grande pompe, et non à pied,
au plus grand de leurs temples. Deux personnages lui donnaient le
bras. Des seigneurs, ses vassaux, marchaient devant lui, portant
élevés deux bâtons, comme des sceptres, ce qui était l'annonce du
passage du grand Montezuma. Quand il était en litière, il portait lui-
même à la main un petit bâton, moitié or, moitié bois, et il le tenait
élevé comme on fait d'une main de justice. C'est donc ainsi qu'il s'ap-
procha du grand temple et qu'il y monta, accompagné de plusieurs
papes. Il encensa Huichilobos en arrivant et lui fit diverses autres
cérémonies.
244 CONQUETE
Mais laissons là Montezuma, qui a pris les devants, et revenons à
Gortès et à nos capitaines et soldats. Gomme nous avions adopté la
coutume d'être nuit et jour armés, et que Montezuma nous voyait
toujours ainsi, même quand nous allions lui faire visite, on ne pou-
vait maintenant trouver la chose extraordinaire. Je dis cela parce que
nous fûmes au Tatelulco bien sur nos gardes, notre général à cheval,
ayant à ses côtés la plupart de nos cavaliers et aussi un grand nombre
de nos soldats ; plusieurs caciques nous suivaient, ayant reçu de
Montezuma l'ordre de nous accompagner. En arrivant à la grande
place, comme nous n'avions jamais vu jusque-là pareille chose, nous
tombâmes en admiration devant l'immense quantité de monde et de
marchandises qui s'y trouvait, non moins qu'à l'aspect de l'ordre et
bonne réglementation que l'on y observait en toutes choses. Les per-
sonnages qui venaient avec nous nous faisaient tout voir. Chaque
espèce de marchandise était à part, dans les locaux qui lui étaient
assignés. Commençons par les marchands d'or, d'argent, de pierres
précieuses, déplumes, d'étoffes, de broderies et autres produits; puis
les esclaves, hommes et femmes, dont il y avait une telle quantité à
vendre, qu'on les pouvait comparer à ceux que les Portugais amènent
de Guinée. La plupart étaient attachés par le cou à de longues
perches formant collier l pour qu'ils ne pussent point prendre la fuite ;
mais quelques-uns étaient laissés en liberté. D'autres marchands se
trouvaient là, vendant des étoffes ordinaires en coton, ainsi que divers
ouvrages en fil tordu. On y voyait aussi des marchands de cacao. Il y
avait donc dans cette place autant d'espèces de marchandises qu'il y
en a dans la Nouvelle-Espagne entière, et tout y était disposé dans
le plus grand ordre. C'est absolument la même chose que dans mon
pays, qui est Médina del Campo, où se tiennent des foires pendant
lesquelles chaque marchandise se vend dans la rue qui lui est désignée.
Ceux qui vendaient des étoffes de nequen, des cordages, des cotaras
(ce sont des chaussures en usage dans le pays et qui sont faites de
nequen), les racines de la même plante qui deviennent sucrées par
la cuisson et d'autres produits qui en sont extraits, tout cela occupait
1. Le texte espagnol dit : traianlos alados en unas varas largas: como cnlla-
res à los pescuezos, porque no se les huyesen. Cette rédaction est un peu différente
de celle dont on a vu la traduction à la page 110. Dans ce premier passage, nous
voyons que les captifs étaient attachés à des morceaux de bois avec des colliers; tan-
dis qu'ici on les amène avec de longs morceaux de bois [como collares) qui ont Pair
de former des colliers. Il est donc probable que les carcans variaient de forme selon
les besoins, chez les Aztèques, et que dans le cas dont il s'agit présentement, on em-
ployait deux longues perches qui passaient sur les deux épaules et permettaient de
placer plusieurs captifs l'un devant l'autre, en ayant soin, pour chacun d'eux, d'à j ou
ter des liens devant et derrière le cou, avec points d'attache sur les deux perches, de
manière à former un collier. Ce procédé aurait permis aux captifs de marcher, tout
en rendant la fuite difficile à cause de la solidarité de tous ceux qui seraient réunis
dans le même appareil.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 245
un local à part dans le marché. Il y avait aussi des peaux de tigre,
de lion, de loutre, de chacal, de chevreuil, de blaireau et de chat sau-
vage; quelques-unes étaient tannées, tandis que d'autres se vendaient
sans préparation.
Dans un autre quartier de la place, on remarquait encore des spé-
cialités différentes. Citons, par exemple, les marchands de haricots,
de chiax et d'autres légumes. Passons aux vendeurs de poules, de
coqs d'Inde, de lapins, de lièvres, de chevreuils, de canards, de petits
chiens et autres denrées de ce genre, qui occupaient aussi leur local
dans le marché. Parlons des fruitières et des femmes qui vendaient
des choses cuites, des reliefs, des tripes, etc.; elles avaient aussi leur
place désignée. Il y avait encore le département de la poterie, faite
de mille façons, depuis les jarres d'une taille gigantesque jusqu'aux
plus petits pots. Nous vîmes aussi des marchands de miel, de sucre
candi et autres friandises ressemblant au nougat.
Ailleurs, on vendait des boiseries, des planches, de la vieille literie,
des hachoirs, des bancs, le tout à sa place ; voire même les vendeurs
de bois à brûler, de bûches de pin et autres objets de même usage.
Que voulez-vous que je dise encore? Permettez qu'en parlant par res
pect, je vous raconte qu'on vendait des canots remplis de déjections
humaines. On les tenait un peu écartés dans les estuaires. Ce produit
s'employait, disait-on, au tannage des peaux, et l'on prétendait que
l'opération réussissait mal sans ce secours. Je sais bien qu'il ne man-
quera pas de gens pour rire de ce détail ; j 'affirme cependant que cela
se passait ainsi; et je dis plus : dans le pays, on avait la coutume
d'établir, sur le bord des chemins, des abris en roseau, en paille ou
en herbages, pour cacher aux regards les gens qui y entraient,
poussés par un certain besoin naturel, afin que le produit en fût re-
cueilli et ne restât pas sans usage.
Mais pourquoi donc m'essoufflé-je tant pour énumérer ce que l'on
vendait sur cette grande place? car, enfin, ce serait à n'en plus finir,
s'il fallait que je racontasse chaque chose dans tous ses détails. Je
me vois cependant obligé de mentionner le papier appelé aniatl dans
le pays, ainsi que de petits cylindres odorants pleins de liquidambar
et de tabac, non moins que d'autres liniments jaunes qui se vendaient
ensemble dans le même local. On voyait aussi beaucoup de cochenille
sous tes arcades qui entouraient la place. Il y avait également un
grand nombre d'herboristes et de marchandises de je ne sais com-
bien de façons. Je vis même des pavillons pour abriter trois juges
dans leurs fonctions, et des espèces d'alguazils vérificateurs qui sur-
veillaient les objets mis en vente. J'oubliais de mentionner le marché
1. Cliia (Salvia hispanica). C'est une graine, petite comme du chènevis, mutila-»
gineuse <'l rafraîchissante.
246 CONQUÊTE
du sel et les fabricants de couteaux d'obsidienne, exposant au public
la manière de les extraire de la masse pierreuse. Et encore, les gens
qui s'occupaient à la pêche, et parmi eux j'en citerai quelques-uns
qui vendaient des petits pains fabriqués avec une sorte de limon
recueilli sur la lagune. Ce limon se fige et devient apte à être partagé
en tablettes, dont le goût rappelle un peu nos fromages. On vendait
encore des haches de laiton, c'est-à-dire de cuivre et d'étain. Nous vîmes
aussi des tasses et des pots faits avec du bois et ornés de peintures.
Je voudrais bien en avoir fini avec tous les objets qui étaient là en
vente. En réalité, le nombre en était tel et les qualités si diverses
qu'il aurait fallu plus de loisir et de calme pour tout voir et tout étu-
dier. D'ailleurs cette grande place était pleine de monde et environ-
née de maisons à arcades, et il était absolument impossible de tout
observer en un jour.
Nous nous dirigeâmes donc vers le temple. Nous étions déjà presque
arrivés à ses grands préaux, lorsque, étant encore sur la place, nous
vîmes d'autres marchands qui, nous dit-on, vendaient de l'or en grains
comme on le sort des mines. Il était enfermé dans de petits tubes faits
avec des plumes d'oies du pays, et assez transparents pour qu'on pût
voir l'or à travers les parois. C'était d'après la longueur et l'épais-
seur des tubes qu'on faisait les marchés : cela valait tant d'étoffes,
tant de milliers de grains de cacao, tel esclave ou n'importe quel autre
objet servant à l'échange. Ce fut là, du reste, que nous abandon-
nâmes la place sans l'examiner davantage. Nous arrivâmes aux vastes
clôtures et aux préaux du grand temple, lequel était précédé d'une
étendue considérable de cours qui me parurent dépasser les dimen-
sions de la place de Salamanca. Le tout était clos de murs construits
à chaux et à sable. Cette cour était pavée de grandes pierres plates,
blanches et très-lisses; partout où ces dalles manquaient, le sol, fait
en maçonnerie, avait une surface très polie ; tout était du reste pro-
pre à ce point qu'on n'y voyait ni pailles ni poussière nulle part. Lors-
qu'on nous vit approcher du temple, et avant que nous en eussions
franchi aucun degré, Montezuma, qui était au sommet, occupé aux
sacrifices, envoya six papes et deux personnages de distinction pour
accompagner notre général. Au moment où celui-ci allait commencer
à monter les degrés, qui s'élèvent au nombre de cent quatorze, ces
personnages allèrent lui prendre le bras pour l'aider à monter,
croyant qu'il en éprouverait delà fatigue, et voulant faire pour lui ce
qu'ils faisaient pour leur seigneur Montezuma; mais Cortès ne le leur
permit point.
Arrivés au haut du temple, nous vîmes une petite plate-forme dont
le milieu était occupé par un échafaudage sur lequel s'élevaient de
grandes pierres ; c'était sur elles que l'on étendait les pauvres Indiens
qui devaient être sacrifiés. Là se voyait une énorme masse roprésen-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 247
tant une sorte de dragon et d'autres méchantes figures. Autour do cet
ensemble, beaucoup de sang avait été répandu ce jour-là même. Aus-
sitôt que nous arrivâmes,»Montezuma sortit d'un oratoire où se trou-
vaient ses maudites idoles, situées au sommet du grand temple ; deux
papes l'accompagnaient. Après les démonstrations respectueuses faites
à Gortès et à nous, il lui dit: «Vous êtes sans doute fatigué, seigneur
Malinche, d'être monté jusqu'au haut de cet édifice. » A quoi Gortès
répondit, au moyen de nos interprètes, que ni lui ni aucun de nous
ne se fatiguait jamais, quelle qu'en fût la raison. Le prince le prit
aussitôt par la main, le priant de regarder sa grande capitale et toutes
les autres villes que l'on voyait situées dans les eaux du lac, ainsi
que les nombreux villages bâtis tout autour sur la terre ferme. Il ajou-
tait que si nous n'avions pas vu suffisamment sa grande place, de là
nous la pourrions examiner beaucoup mieux. Nous admirâmes en
effet toutes ces choses ; car cet énorme et maudit temple était d'une
hauteur qui dominait au loin les alentours.
De là, nous vîmes les trois chaussées qui conduisent à Mexico :
celle d'Iztapalapa, par où nous étions arrivés quatre jours auparavant;
celle de Tacuba, par laquelle, dans huit mois, nous devions sortir
en fuyards, après notre grande déroute, lorsque Goadlavaca, le nou-
veau monarque, nous chasserait de la ville, comme nous le verrons
plus loin. On apercevait enfin, d'un autre côté, la chaussée de Tepea-
quilla. Nous voyions encore l'eau douce qui venait de Ghapultepeque
pour l'approvisionnement de la ville. Les trois chaussées nous mon-
traient les ponts établis de distance en distance, sous lesquels l'eau
de la lagune entrait et sortait de toutes parts. Sur le lac on voyait cir-
culer une multitude de canots apportant, les uns des provisions de
bouche, les autres des marchandises. Nous remarquions que le ser-
vice des maisons situées dans l'eau et la circulation de l'une à l'autre
ne se pouvaient faire qu'au moyen de canots et de ponts-levis en bois.
Toutes ces villes étaient remarquables par leur grand inmbre d'ora-
toires et de temples, simulant des tours et des forteresses et reflétant
leur admirable blancheur. Toutes les maisons étaient bâties en ter-
rasses et les chaussées elles-mêmes offraient à la vue des tours et des
oratoires qui paraissaient construits pour la défense. Après avoir ad-
miré tout ce que nos regards embrassaient, nous baissâmes de nou-
veau les yeux sur la grande place et sur la multitude de gens qui s'y
trouvait, les uns pour vendre, et les autres pour acheter; leurs voix
formaient comme une rumeur et un bourdonnement qu'on aurait cru
venir de plus d'une lieue de distance. Nous comptions parmi nous
des soldats qui avaient parcouru différentes parties du inonde : Con-
stantinople, l'Italie, Rome; ils disaient qu'ils n'avaient vu nulle part
une place si bien alignée, si vaste, ordonnée avec tant d'art et cou-
verte de tant de monde.
248 CONQUETE
Laissons cela et revenons à notre général qui dit à fray Bartolomé
de Olmedo, là présent : « Il me semble, mon Père, qu'il serait bon
de sonder un peu Montezuma sur la question de nous laisser bâtir ici
une église. » Le Père répondit que ce serait fort bien si cela devait
réussir, mais qu'il lui paraissait peu convenable d'en parler dans une
pareille circontance, Montezuma ne lui faisant point l'effet d'être en
disposition d'y consentir. Gortès dit alors à Montezuma, par l'entre-
mise de doua Marina : « Vous êtes un bien grand seigneur, et je devrais
dire plus encore. Nous avons été certainement fort heureux de contem-
pler vos grandes villes ; mais ce qu'en grâce je voudrais vous deman-
der maintenant, puisque nous sommes dans ce temple, ce serait de
nous montrer vos dieux, vos teules. » Montezuma répondit qu'il avait
besoin d'en conférer d'abord avec ses papes. Aussitôt qu'il leur eut
parlé, il nous invita à entrer dans une tour et dans une pièce en forme
de grande salle où se trouvaient comme deux autels recouverts de
riches boiseries. Sur chaque autel s'élevaient deux masses comme de
géants avec des corps obèses. Le premier, situé à droite, était, disait-
on, Huichilobos, leur dieu de la guerre. Son visage était très-large,
les yeux énormes et épouvantables; tout son corps, y compris la tête,
était recouvert de pierreries, d'or, de perles grosses et petites adhé-
rant à la divinité au moyen d'une colle faite avec des racines farineuses.
Le corps était ceint de grands serpents fabriqués avec de l'or et des
pierres précieuses; d'une main il tenait un arc et, de l'autre, des flè-
ches. Une seconde petiîe idole, qui se tenait à côté de la grande di-
vinité, en qualité de page, lui portait une lance de peu de longueur
et une rondache très-riche en or et pierreries. Du cou de Huichilobos
pendaient des visages d'Indiens, et des cœurs en or, quelques-uns en
argent surmontés de pierreries bleues. Non loin, se voyaient des cas-
solettes contenant de l'encens fait avec le copal; trois cœurs d'Indiens,
sacrifiés ce jour-là même, y brûlaient et continuaient avec l'encens
le sacrifice qui venait d'avoir lieu. Les murs et le parquet de cet ora-
toire étaient à ce point baignés par le sang qui s'y figeait, qu'il s'en
exhalait une odeur repoussante.
Portant nos regards à gauche, nous vîmes une autre grande masse,
de la hauteur de Huichilobos; sa figure ressemblait au museau d'un
ours, et ses yeux reluisants étaient faits de miroirs nommés tezcatl en
langue de ce pays; son corps était couvert de riches pierreries, de la
même manière que Huichilobos, car on les disait frères. On adorait
le Tezcatepuca comme dieu des enfers. On lui attribuait le soin des
âmes des Mexicains. Son corps était ceint par de petits diables qui
portaient des queues de serpent. Autour de lui, il y avait aussi sur
les murs une telle couche de sang et le sol en était baigné à ce point,
que les abattoirs de Gastille n'exhalent pas une pareille puanteur. On
y voyait, du reste, l'offrande de cinq cœurs de victimes sacrifiées ce
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 240
jour-là même. Au point culminant du temple s'élevait une niche doni
la boiserie était très-richement sculptée. Là se trouvait une statue
représentant un être semi-homme et semi-crocodile, enrichi de pier-
reries et à moitié recouvert par une mante. On disait que cetle idole
était le dieu des semailles et des fruits; la moitié de son corps ren-
fermait toutes les graines cfu'il y a dans le pays entier. Je ne me rap-
pelle pas Je nom de cette divinité; ce que je sais, c'est que là aussi
tout était souillé de sang, tant les murs que l'autel, et que la puanteur
y était telle, qu'il nous tardait fort d'aller prendre l'air. Là se trouvait
un tambour d'une dimension démesurée; quand on le battait, il ren-
dait un son lugubre comme ne pouvait manquer de faire un instru-
ment infernal. On l'entendait du reste de deux lieues à la ronde, et
on le disait tendu de peaux de serpents d'une taille gigantesque.
Sur cette terrasse se voyait encore un nombre infini de choses d'un
aspect diabolique : des porte-voix, des trompettes, des coutelas, plu-
sieurs cœurs d'Indiens, que l'on brûlait en encensant les idoles ; le
tout recouvert de sang et en si grande quantité que je les voue à la
malédiction! Gomme d'ailleurs partout s'exhalait une odeur de char-
nier, il nous tardait fort de nous éloigner de ces exhalaisons et surtout
de cette vue repoussante.
Ce fut alors que notre général, au moyen de notre interprète, dit à
Monteziima en souriant : « Monseigneur, je ne comprends pas qu'é-
tant un grand prince et un grand sage comme vous êtes, vous n'ayez
pas entrevu, dans vos réflexions, que vos idoles ne sont pas des dieux,
mais des objets maudits qui se nomment démons. Pour que Votre
Majesté le reconnaisse et que tous vos papes en restent convaincus,
faites-moi la grâce de trouver bon que j'érige une croix sur le haut
de cette tour, et que, dans la partie même de cet oratoire où se trou-
vent vos Huichilobos et Tezcatepuca, nous construisions un pavillon
où s'élèvera l'image de Notre Dame (Montczumala connaissait déjà);
et vous verrez la crainte qu'elle inspire à ces idoles, dont vous êtes les
dupes. » Montezuma répondit à moitié en colère, tandis que les papes
présents faisaient des démonstrations menaçantes : « Seigneur Ma-
linche, si j'avais pu penser que tu dusses proférer des blasphèmes
comme tu viens de le faire, je ne t'eusse pas montré mes divinités.
Nos dieux, nous les tenons pour bons ; ce sont eux qui nous donnent
la santé, les pluies, les bonnes récoltes, les orages, les victoires et
tout ce que nous désirons. Nous devons les adorer et leur faire des
sacrifices. Ce dont je vous prie, c'est qu'il ne se dise plus un mot qui
ne soit en leur honneur. »
Notre général, l'ayant entendu et voyant son émotion, ne crut pas
devoir répondre; mais il lui dit en affectant un air gai : « Il est déjà
l'heure que nous et Votre Majesté nous partions. » A quoi Monte-
zuma répliqua que c'était vrai, mais que, quant à lui, il avait à prier
2 50 CONQUETE
et à faire certains sacrifices, pour l'expiation du péché qu'il venait de
commettre en nous donnant accès dans son temple, et qui avait eu
pour conséquence notre présentation à ses dieux et le manque de res-
pect dont nous nous étions rendus coupables en blasphémant contre
eux; qu'avant de partir il devait leur adresser des prières et les ado-
rer. Cortès répondit : « Puisqu'il en est ainsi, que Votre Seigneurie
pardonne; » et nous nous mîmes aussitôt à descendre les degrés du
temple. Or, comme il y en avait cent quatorze et que quelques-uns de
nos soldats étaient malades de bubas1 ou de mauvaises humeurs, ils
eurent mal aux cuisses en descendant.
Je cesserai de parler de l'oratoire pour dire quelque chose de l'éten-
due et de la forme du temple. Or, si je ne le représente pas, dans mon
écrit, tel qu'il était au naturel, que l'on n'en soit pas surpris, parce
qu'en ce temps-là j'étais dominé par d'autres pensées relatives à notre
entreprise, c'est-à-dire aux choses militaires et à ce que mon général
me commandait, et nullement à des narrations descriptives. Mais
reprenons notre sujet. Il me semble que le périmètre du grand temple
occupait environ six grands solares1^ tels qu'on les calcule dans le
pays. La construction diminuait dans ses dimensions depuis la base
jusqu'au niveau supérieur où s'élevait la petite tour et se trouvaient
les idoles. A partir de la moitié de la hauteur jusqu'à la plus grande
élévation se comptent cinq étages dont chacun est en retrait sur le
précédent, et qui forment comme des barbacanes découvertes et sans
parapets. Du reste, on a peint beaucoup de ces temples sur les cou-
vertures dont font usage les conquistadores; quiconque verrait celle
que je possède aurait une idée exacte de la vue extérieure qu'ils
présentent.
Mais voici un fait que j'ai vu et dont je suis bien sûr : il a son point
de départ dans la tradition se rattachant à l'érection de ce grand tem-
ple. Tous les habitants de cette capitale offrirent de l'or, de l'argent,
des perles et des pierres précieuses qui furent enfouis dans ses fonda-
tions ; on y fit ruisseler aussi le sang d'une multitude d'Indiens pri-
sonniers de guerre, sacrifiés à cette occasion; on y répandit encore
toutes sortes de graines du pays entier, afin que leurs idoles leur
donnassent victoires, richesses et grande variété de fruits. Quelques
lecteurs des plus curieux demanderont maintenant comment nous
pûmes savoir qu'on avait mis dans les fondations de ce temple de l'or,
1. Buhas est l'expression par laquelle, à la lin du quinzième siècle, les Espagnols
désignèrent rensemble des symptômes de la syphilis.
2. Le mot salai' signifie proprement ici l'aire occupée par une habitation et ses dé-
pendances. C'est par conséquent un terme fort vague quand il s'agit de le considérer
comme moyen d'évaluation d'une étendue quelconque du sol, à moins qu'on en fasse
usage dans un pays où l'habitude existe de lui faire désigner une surface déterminée.
C'était peut-être le cas pour l'époque dont il est ici question, mais j'avoue que je l'i-
gnore absolument,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 251
de l'argent, des pierres chalchihuis, des graines, et (ju'on les avait
arrosées du sang des Indiens que l'on sacrifiait, puisque mille ans
environ s'étaient écoulés depuis l'édification du monument. A cela je
réponds qu'après la prise de cette puissante ville et lorsqu'on avait
déjà fait la répartition de ses solares, nous nous proposâmes d'élever
une église à notre patron et guide le seigneur Santiago, sur l'empla-
cement même de ce grand temple. On employa à cette œuvre une
bonne partie de l'étendue occupée par l'ancien édifice. Or, comme on
creusait les fondations pour mieux assurer ce que l'on allait construire,
on trouva beaucoup d'or, d'argent, de chalchihuis, de perles et d'autres
pierres précieuses. Même chose arriva à un habitant de Mexico au-
quel était échue en partage une autre portion du sol occupé par Je
temple. C'est à ce point que les employés du fisc réclamaient la trou-
vaille pour Sa Majesté, prétendant qu'elle lui revenait de droit. Il y
eut un procès et je ne me souviens pas de son résultat; mais je me
rappelle qu'en s'informant auprès des caciques, des principaux per-
sonnages de Mexico, et de Guatemuz, qui existait encore, on obtint
pour réponse que c'était vrai : tous les habitants de Mexico qui vivaient
au temps de l'érection du temple avaient jeté dans ses fondations ces
bijoux et tout lé reste, chose qui était inscrite dans les livres publics
et figurée même parmi les peintures représentant des antiquités. Gela
étant ainsi, ces trésors furent consacrés à l'œuvre de l'édification de
l'église de Santiago.
Laissons cela, pour décrire les grands et magnifiques préaux qui
précédaient le temple de Huichilobos et où s'élève à présent l'édi-
fice de Santiago, appelé le Tatelulco, parce que c'est ainsi qu'on nom-
mait ce lieu d'habitude. J'ai déjà dit que ces vastes cours étaient closes
par un mur de pierre et de ciment et pavées de dalles blanches, le
tout très-bien peint à la chaux, poli et d'une grande propreté. J'ai
ajouté que son étendue égalerait à peu près celle de la place de Sala-
manca. Là, quelque peu éloignée du grand temple, s'élevait une
maison d'idoles, disons plutôt un enfer, car, à l'entrée, se trouvait
une grande gueule, comme celle qu'on dépeint à la porte des enfers,
ouverte, montrant ses grosses dents, pouravaler les pauvres âmes. On
voyait aussi, près de l'entrée de la petite tour, des groupes diaboli-
ques et des corps de serpents, tandis que, non loin de là, se dres-
sait une pierre pour les sacrifices ; tout cela plein de sang et noirci
par la fumée. Au dedans de la tour se trouvaient de grandes marmi-
tes, des jarres et des cruchons. C'était là qu'on faisait cuire les chairs
des malheureux Indiens sacrifiés, pour servir aux repas des papes.
Près de la pierre des sacrifices se voyaient plusieurs coutelas et des
billots semblables à ceux qui servent à dépecer la viande dans les bou-
cheries. Derrière la tour, et assez loin, s'élevaient des amas de boisa
brûler, et, à peu de distance, s'étalait un bassin qui se remplissait
252 CONQUÊTE
et se vidait à volonté, «'alimentant, par des canaux couverts, aux con-
duites d'eau qui venaient de Ghapultepeque. J'avais, pour ma part,
l'habitude d'appeler cet édifice : l'Enfer.
Continuons l'examen de ce préau et voyons un autre pavillon qui
servait à l'inhumation des grands seigneurs mexicains. Il y avait tou-
jours des idoles, du sang, de la fumée, et des portes avec leurs figures
infernales. Non loin de cet édifice s'en trouvait encore un autre, plein
de crânes et de fémurs arrangés avec tant d'ordre qu'on pouvait tous
les voirs, mais non les compter, à cause de leur grand nombre; du
reste, les crânes étaient d'un côté, et les fémurs, séparés, de l'autre.
Il y avait là de nouvelles idoles et dans chaque édifice se trouvaient
des papes avec leurs longs manteaux de couleur foncée, surmontés de
capuchons comme en ont les dominicains et ressemblant un peu à
ceux de nos chanoines; leur chevelure était longue et en tel état que
les cheveux ne pouvaient en être démêlés; la plupart avaient sacrifié
leurs oreilles, et leur tête dégouttait de sang. Allons un peu plus loin:
au delà des édifices où se trouvaient les crânes, il y avait encore
d'autres idoles auxquelles on sacrifiait et qui étaient représentées
sous de vilaines formes. On les disait préposées au patronage des
mariages des hommes. Je ne veux pas m'arrêter davantage à la pein-
ture de tant de divinités. Je mebornerai à dire que tout autour de ce
grand préau il y avait un nombre considérable de maisons basses;
c'est là que résidaient les papes et les Indiens chargés des idoles. Il
y avait encore un bassin beaucoup plus grand, rempli d'eau très-claire
et destiné au service de Huichilobos et de Tezcatepuca. On l'alimen-
tait aussi par des canaux couverts qui venaient de Ghapultepeque.
Tout près de ce bassin se voyaient de grandes constructions compa-
rables à nos monastères, où étaient recueillies un grand nombre de
filles d'habitants de Mexico, y vivant comme des religieuses cloîtrées,
jusqu'à ce qu'elles se mariassent. Là se trouvaient aussi deux idoles
féminines, patronnes des mariages pour les femmes. On leur faisait
des sacrifices et de grandes fêtes pour en obtenir de bons maris.
Je me suis arrêté bien longtemps à décrire ce grand temple du
Tatelulco et ses préaux, parce que c'était le plus vaste de toute la ca-
pitale, où il y en avait bien d'autres somptueusement édifiés, et si
nombreux que Ton y comptait un grand oratoire avec ses idoles pour
chaque réunion de quatre quartiers. Je n'en pourrais dire le total;
j'affirmerai seulement qu'il était considérable. Je puis ajouter que le
temple de Gholula s'élevait à une hauteur plus grande que celui de
Mexico, puisqu'on comptait cent vingt-cinq marches à ses escaliers.
Onassuraitdu reste que la divinité de Gholula passait pour excellente;
on y allait en pèlerinage de toutes les parties de la Nouvelle-Espagne
afin de gagner des indulgences; c'est pour ce motif que sa demeure
fut édifiée avec tant de magnificence, quoique sous une forme dilfé-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 253
rente de l'oratoire de Mexico. Ses préaux étaient également très-grands
et entourés d'une double muraille. Le temple de la ville de Tezcuco
passait pour être très-haut, son escalier se composait de cent dix-sept
marches, ses cours étaient spacieuses et belles, mais sa forme diffé-
rait de tous les autres édifices de ce genre. Une particularité qui don-
nait envie de rire, c'est que, chaque province ayant ses idoles, celles
d'un district ou d'une ville ne réussissaient pas toujours en d'autres
lieux; de là la complication infinie de leur nombre. Mais, quelles
qu'elles fussent, on sacrifiait à toutes.
Notre capitaine, et nous aussi, las de considérer une si grande di-
versité d'idoles et de sacrifices, revînmes à nos logements, accompa-
gnés des personnages et des caciques dont Montezuma nous faisait
honneur. J'en resterai là et je dirai ce qui advint encore.
CHAPITRE XCIII
Comme quoi nous bâtîmes une église avec son autel dans nos logements et érigeâmes
une croix au dehors. Comme quoi encore nous découvrîmes la salle et !a chambre
cachée où se trouvait le trésor du père de Montezuma; et comment on convint de
faire le monarque prisonnier.
Notre général Gortès et le Père de la Merced ayant vu que Monte-
zuma ne témoignait pas beaucoup de bonne volonté pour nous per-
mettre d'élever une croix et de bâtir une église dans le temple même
de son Huichilobos ; comme d'ailleurs, depuis notre entrée à Mexico,
nous nous voyions obligés, pour dire la messe, de faire un autel
sur des tables et de le défaire chaque fois, nous tombâmes d'accord
pour demander des maçons aux majordomes de Montezuma, afin de
construire une chapelle dans nos logements mêmes. Les majordomes
répondirent qu'ils le feraient savoir au prince. Mais alors Gortès aima
mieux le lui envoyer dire lui-même, par doua Marina, Aguilar et le
page Orteguilla, qui comprenait déjà la langue. Montezuma s'empressa
de donner l'autorisation et de fournir le nécessaire. En trois journées
notre église fut achevée et la croix placée devant nos logements. On
y dit la messe chaque jour, jusqu'à ce que ic vin manquât. Gomme
Gortès, d'autres chefs et le Frère avaient été malades lors des combats
de Tlascala, ils avaient fait un large usage du vin destiné aux messes.
Après qu'il fut fini, nous continuions à fréquenter l'église chaque jour,
priant agenouillés devant l'autel et devant les images, d'abord parce
qu'en bons chrétiens, et afin d'en continuer l'habitude, c'était pour
nous une obligation, et ensuite dans le but d'obtenir que Montezuma
et ses officiers, en en étant témoins, éprouvassent la tentation de Faire
254 CONQUÊTE
de même, surtout lorsqu'ils nous verraient dans notre oratoire, pros-
ternés devant la croix, aux heures de ï Angélus.
Or, préoccupés que nous étions par l'idée de choisir le lieu le plus
convenable pour y dresser notre autel, comme nous étions d'un ca-
ractère à vouloir tout connaître et tout maîtriser, deux de nos soldats,
dont l'un était charpentier et se nommait Alonzo Yaiïez, virent sur
un mur certaines marques qui y indiquaient l'existence d'une porte
actuellement fermée, très-bien blanchie et soigneusement polie. Nous
avions d'abord connu le bruit qui courait au sujet de l'existence,
dans nos logements, du trésor d'Axayaca, père de Montezuma. Le
soupçon nous vint donc qu'il pourrait bien se trouver en cette salle,
dont on aurait depuis peu de jours fermé la porte en prenant soin
de blanchir par dessus. Le Yanez en parla à Yelasquez de Léon et à
Francisco de Lugo, capitaines tous les deux et un peu mes parents.
Ce charpenlier se trouvait souvent avec eux en qualité de domestique.
Les capitaines s'empressèrent de faire part à Cortès de la découverte,
ce qui eut pour résultat qu'on ouvrit la porte secrètement et que
Cortès, avec quelques-uns des capitaines, entra d'abord dans cette
salle. Ils y virent une si grande quantité de bijoux d'or, de feuilles
et de disques de métaux précieux, de chalchihuis et d'autres objets
d'une grande valeur, qu'ils en restèrent ébahis, sans savoir que dire
ni que penser de cet amas de richesses. Nous ne tardâmes pas à le
savoir entre tous les autres capitaines et soldats, et nous y entrâmes,
à notre tour, dans le plus grand secret. Je vis alors ces merveilles
et j'avoue que je fus saisi d'admiration: comme d'ailleurs j'étais
jeune alors et que je n'avais pas eu occasion de contempler dans ma
vie de semblables trésors, je restai convaincu qu'il ne pouvait y avoir
au monde rien de comparable à ce que je voyais. Il fut convenu entre
nous tous qu'on ne penserait nullement à porter la main sur aucun
de ces objets, mais bien que la porte serait murée avec les mêmes
pierres, fermée et cimentée de la façon que nous l'avions déjà vue, et
que du reste on garderait le plus grand silence, afin que Montezuma
ne sût pas notre découverte, en attendant ce que les circonstances
commanderaient.
Laissons là ces richesses, pour dire qu'il y avait parmi nous des
capitaines et des soldats fort résolus et de bon conseil et que d'ailleurs,
et surtout, Notre Seigneur Jésus-Christ mettait sa divine main en
toutes nos affaires, comme nous n'en doutions nullement. Or, quatre
capitaines et douze soldats — dont j'étais, — auxquels notre chef
témoignait la plus grande confiance et faisait part de ses desseins,
s'approchèrent de Cortès pour le prier de considérer dans quel piège
nous étions tombés et de quelles forces disposait cette grande ville;
de porter l'attention sur les chaussées et les poiits, non moins que
sur les avis qu'on nous avait donnés dans tous les villages où nous
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 255
passions, nous disant que Huichilobos avait conseille à Montezu ma
de nous laisser entrer dans sa capitale afin de nous y massacrer.
Nous priâmes encore notre chef de réfléchir à l'inconstance du cœur
des hommes, particulièrement chez les Indiens, pour se défier des
apparences d'affection et de bon vouloir que Montezuma nous témoi-
gnait; il fallait craindre d'heure en heure, ajoutâmes-nous, un chan-
gement dans ses intentions ; dès lors que l'envie lui viendrait de nous
faire la guerre, il lui suffirait de nous supprimer nos ressources en
vivres et en eau, et de lever n'importe lequel de ses ponts, pour qu'il
nous fût impossible de rien entreprendre; il s'agissait de considérer
la quantité des guerriers qui formaient sa garde ; que pourrions-nous
faire pour les attaquer ou pour nous défendre, puisque toutes leurs
maisons étaient construites dans l'eau? par où pourrions-nous recevoir
du secours de nos amis de Tlascala? par où pourraient-ils entrer?
Tout bien considéré, nous n'avions pas d'autre ressource que de nous
emparer sans retard de la personne de Montezuma, si nous voulions
entourer nos existences de quelques garanties; et même il n'était pas
prudent d'attendre un jour de plus pour exécuter ce dessein. Nous
dîmes encore à Gortès de considérer que tout l'or que Montezuma nous
donnait, tout le trésor d'Axayaca que nous avions vu, tous les vivres
que nous consommions, tout cela, au milieu de soucis, se convertissait
pour nous en véritable poison; que nous ne dormions ni jour ni nuit,
ni ne pouvions nous livrer un moment au repos en pensant à notre
situation; qu'enfin, s'il y avait parmi nous quelques soldats qui n'é-
prouvassent pas cette torture, c'étaient sans doute des êtres sans rai-
sonnement, qui s'endormaient dans les douceurs de l'or, sans voir la
mort qui se montrait à leurs yeux.
Gortès nous répondit : « Ne croyez pas, caballeros, que je dorme
tranquille et sans souci ; vous devez bien d'ailleurs vous en être aper-
çus. Mais quelle est notre force pour avoir l'audace de nous emparer
d'un si grand seigneur dans ses palais mêmes, entouré de sa garde
et de ses gens de guerre? A quelle ruse avoir recours pour exécuter
ce projet sans qu'il appelle immédiatement ses guerriers et que ceux-
ci tombent sur nous? » Nos capitaines Juan Vclasquez de Léon, Diego
de Ordas, Gonzalo de Sandoval et Pedro de Alvarado repartirent qu'il
fallait avoir recours à des paroles mielleuses pour le faire sortir de
ses appartements et l'amener dans nos quartiers, où nous lui dirions
qu'il est prisonnier, en ajoutant que s'il se met en colère et s'il crie,
il le payera de sa vie ; que, si Gortès ne voulait pas accomplir lui-
même ce plan, il en donnât l'autorisation ; qu'ils iraient le prendre,
eux, en exécution de nos projets; que certainement, entre les deua
périls qui nous menaçaient, celui qu'il convenait le mieux de braver,
c'était de faire Montezuma prisonnier, au lieu d'attendre qu'on nous
attaquât, car si l'on se jetait sur notre faible troupe, comment pourrait*
256 CONQUÊTE
elle se défendre? Certains de nos soldats assurèrent en même temps
à notre chef que déjà les majordomes de Montezuma qui étaient char-
gés de nous approvisionner paraissaient perdre toute retenue et ne
s'acquittaient plus de leur office comme dans les premiers jours. Nos
amis les Indiens Tlascaltèques avertirent aussi notre interprète Ge-
ronimo de Aguilar que les dispositions des Mexicains paraissaient
changées depuis deux jours. Gomme conséquence de tout cela, nous
passâmes bien une heure à débattre si nous nous emparerions ou non
de la personne de Montezuma, et à délibérer sur les moyens d'y
réussir. Quant à notre général, il parut se rattacher à. cet avis, qu'il
convenait de retarder la chose jusqu'au jour suivant, mais qu'alors
il fallait s'assurer de la personne du monarque. De sorte que nous
passâmes toute la nuit avec le Père de la Merced, priant le bon Dieu
de guider nos mains pour le mieux de son saint service.
Le lendemain de ces conférences se présentèrent très-secrètement
deux Indiens de Tlascala avec une lettre de la Villa Rica, annonçant
que Juan de Escalante, que nous y avions laissé en qualité d'alguazil
mayor, venait de périr avec six autres soldats dans un combat que lui
avaient livré les Mexicains. On lui avait tué également son cheval, et
plusieurs de nos alliés totonaques qui l'accompagnaient dans sa sor-
tie. La lettre ajoutait que Gempoal et tous les villages de la sierra
étaient changés à notre égard, refusant de donner des vivres et de
concourir au service de la forteresse ; aussi ne savait- on plus que faire.
« Au surplus, disait encore la lettre, comme auparavant on nous pre-
nait pour des dieux, tandis qu'à présent on voit la déroute dont nous
avons été victimes, on se montre fier à notre égard, les Totonaques
aussi bien que les Mexicains; il s'en suit qu'on nous regarde comme
rien qui vaille, et il résulte de la situation que nous ne savons plus
comment y porter remède. »
Dieu sait le chagrin que nous causa l'arrivée de ces nouvelles.
C'était la première défaite que nous éprouvions depuis notre entrée
dans la Nouvelle-Espagne. Que les curieux lecteurs veuillent bien
considérer à quel point la fortune est changeante ! Nous être vus en-
trer triomphants dans la capitale au milieu d'une réception solen-
nelle, nager dans la richesse grâce aux grands présents que Monte-
zuma nous faisait chaque jour, avoir entrevu la salle pleine d'or dont
j'ai parlé, avoir été tenus pour teilles, c'est-à-dire pour des êtres
égaux à des divinités, avoir vaincu jusque-là dans toutes les batail-
les..., et maintenant, nous voir atteints de ce malheur inattendu d'où
devait résulter que notre réputation ne serait plus respectée parmi
nos ennemis, que nous passerions pour des hommes susceptibles
d'être vaincus, et que les Mexicains commenceraient à perdre envers
nous toute retenue!... Enfin, après toutes ces réflexions, il fut con-
venu que ce même jour et n'importe de quelle façon, nous nous em-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 257
parerions de Montezuma ou nous succomberions tous dans l'entre-
prise.
Mais, pour que l'on puisse savoir dans quelle bataille furent tués
Juan de Escalante, six soldats, le cheval et les alliés totonaques qui
marchaient avec le capitaine, je vais le dire ici avant de parler de
l'emprisonnement de Montezuma, afin de ne pas laisser le fait en ar-
rière, parce qu'il importe de le bien connaître.
CHAPITRE XCIV
Comment eut lieu la bataille que les chefs mexicains livrèrent à Juan de Escalante,
et comment on le tua, lui, le cheval, six autres soldats et plusieurs de ncs amis
totonaques.
On m'a déjà entendu dire, dans le chapitre qui en a traité, qu'à l'épo-
que où nous nous trouvions dans un bourg appelé Quiavistlan, plu-
sieurs villages alliés, qui étaient en même temps amis des habitants
de Gempoal, cédèrent aux instances de notre général, qui sut se les
attirer et leur inspirer la résolution de ne plus payer tribut à Monte-
zuma. La rébellion de trente villages en avait été la conséquence. Ce
fut alors qu'on arrêta les percepteurs de Mexico, ainsi que je l'ai dit
déjà. Lorsque nous partîmes de Gempoal pour venir à Mexico, Juan
de Escalante, homme de valeur et ami de Gortès, resta dans la Ailla
Rica en qualité de commandant de la place et d'alguazil mayor de la
Nouvelle-Espagne. Notre chef lui recommanda de secourir ces villa-
ges en tout ce qui pourrait leur devenir nécessaire. Or, il paraît que
le grand Montezuma entretenait des garnisons avec leurs commandants
militaires dans toutes les provinces voisines des frontières. Il y en
avait une à Soconusco pour veiller sur Guatemala et Chiapa; une aussi
à Guazacualco; une autre à Mechoacan, et une encore aux confins du
Panuco, entre Tuzpan et une ville de la côte nord que nous avions ap-
pelée Almeria. Or, c'est précisément cette dernière garnison qui de-
manda un tribut d'Indiens et d'Indiennes, et des provisions pour ses
hommes, à certains villages situés près de là, alliés de Gempoal et
dévoués à Juan de Escalante ainsi qu'aux habitants de la Villa Rica,
qu'ils aidaient à construire la forteresse. Ces villages, sommés de
payer tribut aux Mexicains, répondirent qu'ils n'en feraient rien,
parce que Malin che leur avait ordonné de le refuser et que Monte-
zuma y avait consenti. Les capitaines mexicains les avertirent alors
que, s'ils persistaient dans leur refus, ils iraient détruire leurs villa-
ges et les emmener captifs, conformément à l'ordre qu'ils en avaient
reçu récemment du seigneur Montezuma lui-même.
Lorsqu'ils entendirent ces menaces, nos amis les Totonaques s'adres-
17
258 CONQUÊTE
sèrent au capitaine Juan de Escalante, se plaignant amèrement que
les Mexicains pussent venir ainsi les rançonner et ravager leur pays.
A cette nouvelle, Escalante envoya des messagers aux Mexicains, leur
enjoignant de ne point menacer ni voler ces populations, attendu que
Montezuma lui-même en était convenu, et que par conséquent, s'ils
persistaient, on serait obligé de marcher contre eux et de leur faire
la guerre, puisque les gens menacés étaient nos alliés.
Les Mexicains ne firent aucun cas de cette réponse et de ces mena-
ces; ils dirent même qu'on les trouverait en rase campagne. Il en ré-
sulta que Juan de Escalante, homme de vigueur et d'un caractère ar-
dent, envoya dire aux villages amis de la sierra qu'ils eussent à venir
avec leur armement qui se composait d'arcs, de flèches, de lances et
de rondaches. Il prépara de même les soldats les plus ingambes et
les plus valides parmi ceux qui lui étaient restés. (J'ai déjà dit que la
plupart des soldats qui demeurèrent en qualité d'habitants de la Villa
Rica étaient malades, et tous matelots.) Il pourvut quarante soldats
du nécessaire, y compris deux canons, un peu de poudre, trois arba-
lètes et deux escopettes; il s'adjoignit deux mille Indiens totonaques,
et il partit à la rencontre des garnisons de Mexicains qui, déjà, avaient
marché en avant et étaient en train de piller un village de nos amis
les Totonaques. Les forces opposées se trouvèrent en présence au
point du jour.
Les Mexicains étaient plus robustes que nos alliés qui, d'ailleurs,
tremblaient de peur au souvenir des combats d'autrefois. Il s'en sui-
vit que les Totonaques prirent la fuite au premier choc, aussitôt
qu'ils sentirent les flèches, les piques et les pierres et qu'ils entendi-
rent les vociférations de l'ennemi. Ils laissèrent Juan de Escalante
aux prises avec les Mexicains. Notre capitaine se conduisit, du reste,
de telle façon qu'à l'aide de ses pauvres soldats il put arriver à la
ville d'Almeria, y mettre le feu et en brûler toutes les maisons. Il s'y
reposa un peu, car il était grièvement blessé. Dans le combat les
Mexicains lui enlevèrent vivant un soldat appelé Argùello, natif de
Léon, homme à grosse tête, à barbe noire et frisée, épais de corps,
jeune et très-vigoureux. La blessure d'Escalante était fort mauvaise;
six de ses soldats furent blessés, et son cheval y perdit la vie. Il re-
tourna à la Villa Rica, où lui et les six blessés moururent dans les trois
jours qui suivirent.
C'est ainsi que les choses se passèrent dans l'affaire d'Almeriaj et
non comme les a contées le chroniqueur Gromara, qui prétend dans
son histoire que cela eut lieu lorsque Pedro de Ircio allait coloniser
le Panuco avec quelques soldats. Or, remarquez-le bien, nous n'a-
vions même pas les soldats voulus pour faire sentinelle, et encore
moins pour aller coloniser le Panuco. Il dit aussi que Pedro de Ircio
marchait comme capitaine; mais, à cette époque, il n'était pas en-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 250
core capitaine, ni même chef de quadrilla; il ne lui avait point été
donné de commandement, et il se trouvait avec nous à Mexico. Le
même chroniqueur dit bien d'autres choses au sujet de l'empri-
sonnement de Montezuma. A ce propos, je ferai observer qu'il au-
rait dû considérer, quand il écrivait son histoire, que quelques-uns
des conquistadores de cette époque vivaient encore et qu'en prenant
connaissance de son écrit ils lui diraient que les choses se sont pas-
sées d'autre sorte.
Je le laisserai là et je reviendrai à mon sujet pour dire comme
quoi les capitaines mexicains, après avoir livré bataille à Juan de
Escalante, en envoyèrent la nouvelle à Montezuma; on lui apporta
même la tête d'Argùello, qu'on amenait vivant et qui mourut en
route de ses blessures. Nous sûmes que lorsque Montezuma vit cette
tête, comme elle était grande, grosse, barbue et frisée, il en éprouva
une certaine terreur; il ne voulut pas la regarder et il ordonna qu'on
n'en fît l'offrande à aucun temple de Mexico, mais qu'on l'adressât
aux idoles d'autres endroits. Il demanda d'ailleurs comment il se fai-
sait que ses forces, se composant de milliers d'hommes, n'eussent pu
vaincre complètement un si petit nombre de teules. Les envoyés ré-
pondirent que ni leurs piques, ni leurs flèches, ni leur ardeur au
combat ne servaient à rien ; qu'il avait été impossible de les faire re-
culer, parce qu'une grande tequeciguata de Gastille marchait devant
eux, que cette grande dame effrayait les Mexicains et disait aux teules
des paroles qui leur donnaient du courage. Le grand Montezuma se
persuada que cette dame était sainte Marie, que nous lui avions pré-
sentée comme étant notre protectrice, et dont nous lui avions même
donné l'image, avec son précieux Fils dans les bras. Ce miracle, je
ne l'ai pas vu, puisque j'étais à Mexico, mais certains conquistadores
qui assistèrent à Faction l'ont rapporté. Plût à Dieu que cela fût
vrai ! Certainement nous tous qui fîmes campagne avec Gortès nous
sommes convaincus et tenons pour certain que la miséricorde divine
et Notre Dame la Vierge Marie furent toujours avec nous ; c'est pour-
quoi je leur rends des grâces infinies.
J'en resterai là et je dirai ce qui advint à propos de l'emprisonne-
ment de Montezuma.
CHAPITRE XCV
De l'emprisonnement de Montezuma et de ce qui fut fait à ce sujet.
Gomme nous avions résolu la veille d'enlever décidément Monte-
zuma, nous passâmes toute la nuit en oraisons avec le Père de la
260 CONQUÊTE
Merced, priant Dieu de faire tourner les choses de telle manière
qu'elles aboutissent au meilleur avantage de son saint service. A la
première heure du jour on convint du plan qu'on devait suivre.
Gortès emmena avec lui cinq capitaines : Pedro de Alvarado, Gron-
zalo de Sandoval, Juan Velasquez de Léon, Francisco de Lugo et
Alonso de Avila, accompagnés de nos interprètes dona Marina et
Aguilar. Il ordonna que nous fussions tous préparés le mieux pos-
sible les chevaux sellés et bridés et les armes en état. Il était cer-
tainement bien inutile d'insister sur ce dernier point, puisque nous
étions armés nuit et jour, ne quittant même jamais nos sandales,
qui étaient alors notre unique chaussure. C'est au point que, quand
nous allions rendre visite à Montezuma, il nous voyait toujours
armés de la même manière. Il est bon de le dire ici, attendu que,
Cortès ayant résolu que lui et ses cinq capitaines iraient armés de
toutes armes pour s'emparer de sa personne, on comprendra que
Montezuma ne trouvât rien d'insolite dans cet appareil et n'en conçût
aucune inquiétude. Tout étant prêt, notre chef envoya dire au mo-
narque qu'il se proposait d'aller à son palais. Gomme il avait la cou-
tume d'agir ainsi, il fit de même encore, pour éviter tout étonnement
de la part de Montezuma. Or, ce que celui-ci crut comprendre, c'est
que Gortès était courroucé à cause de l'événement d'Almeria, et celte
pensée ne le mettait pas bien à l'aise. Néanmoins il fit répondre à
notre chef qu'il serait le bienvenu.
Gortès entra au palais. Après avoir adressé au monarque des salu-
tations respectueuses, comme d'habitude, il lui dit au moyen de nos
interprètes : « Seigneur Montezuma, je suis grandement étonné qu'é-
tant un prince si valeureux et après vous être déclaré notre ami,
vous ayez donné à vos capitaines qui se trouvaient à la côte, près de
Tuzpan, l'ordre de prendre les armes contre mes Espagnols, et qu'ils
s'en soient autorisés pour piller les villages qui se sont mis sous la
protection de notre seigneur et Roi, ainsi que pour exiger les Indiens
et les Indiennes qu'on destinait aux sacrifices, d'où il est résulté qu'on
a fait périr un Espagnol mon frère, et tué son cheval. » Il ne voulut
point lui parler du capitaine ni des six soldats qui étaient morts
après leur retour à la Villa Rica, attendu que Montezuma ne l'avait
point appris et que même les capitaines indiens, auteurs de l'attaque,
n'étaient pas encore instruits de ce résultat. Gortès dit en outre à
Montezuma : « Je vous croyais notre allié à ce point que j'ai donné
ordre depuis longtemps à mes capitaines de vous servir et de vous
être soumis en tout ce qui leur serait possible; mais je vois que vous
avez fait le contraire à notre égard. Dans les affaires de Gholula, vos
chefs, à la tête d'un grand nombre de guerriers, devaient nous mas-
sacrer en obéissant à vos ordres. L'amitié que j'ai pour vous m'a
porté à dissimuler mes ressentiments. Mais, en ce moment même,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 26]
vos sujets et vos officiers semblent perdre envers nous toute retenue
et ils disent entre eux que vous devez nous faire périr. Ce ne sont pas
encore là des raisons suffisantes pour que je commence l'attaque et
que je détruise votre capitale; j'ai cru qu'il serait mieux que, pour
tout prévenir, vous vinssiez immédiatement avec nous dans nos loge-
ments, en silence et sans faire aucun esclandre. Vous y serez consi-
déré et servi comme dans votre propre palais. Mais si vous élevez la
voix et si vous méditez n'importe quel scandale, vous tomberez mort
immédiatement sous les coups de mes officiers, qui ne sont venus ici
que pour ce motif. »
Lorsque Montezuma entendit ces paroles, il en fut stupéfait et
resta sans mouvement. Il répondit néanmoins que jamais il n'avait
ordonné qu'on prît les armes contre nous ; qu'il enverrait chercher
sur-le-champ ses officiers, et qu'après s'être assuré de la vérité, il
leur infligerait un juste châtiment. Et, aussitôt, d'un nœud fait à sa
large manche il retira son sceau à l'effigie de Huichilobos, dont il ne
se servait qu'à l'occasion des ordres les plus graves et pour en ob-
tenir un prompt accomplissement. Il dit alors à Gortès que, quant à
sortir de son palais contre sa volonté et en prisonnier, ce n'était pas
à un personnage comme lui qu'on pouvait adresser de pareils ordres,
et qu'au surplus il ne lui plaisait point de nous suivre. Gortès lui
répondit par de bonnes raisons ; mais Montezuma lui en donna de
meilleures encore, répétant qu'il ne quitterait pas son palais. Ce
débat durait déjà depuis plus d'une demi-heure, lorsque Juan Velas-
quez de Léon et les autres capitaines, voyant qu'on y perdait du
temps, tandis qu'il leur tardait d'en finir et de voir le monarque hors
de chez lui et entre leurs mains, s'adressèrent à Gortès d'un ton un
peu irrité, et lui dirent : « Que fait donc Votre Grâce? à quoi bon
tant de paroles? Enlevons-le ou perçons-le de nos épées. Répétez-lui
bien que, s'il crie et se démène, on va le tuer; car enfin, mieux vaut
que d'une bonne fois nous assurions nos existences, ou que nous en
fassions définitivement le sacrifice ! » Gomme d'ailleurs Juan Velas-
quez parlait d'une voix haute et menaçante, car il en avait un peu
l'habitude, Montezuma, voyant l'irritation de nos capitaines, de-
manda à doua Marina ce qu'ils disaient en élevant ainsi le ton. Doua
Marina lui répondit avec sa finesse habituelle : « Seigneur Monte-
zuma, ce que je vous conseille, c'est d'aller immédiatement avec eux
à leurs quartiers, sans faire aucun bruit; je sais que vous y serez
fort honoré et qu'on vous traitera en grand seigneur que vous êtes ;
d'autre façon, vous allez infailliblement tomber mort ici mêrn,©;
tandis que, dans leur logement, la connaissance de la vérité vous as-
surerait une meilleure justice1. » Montezuma dit alors à Gortès :
1. Ce j>;iss;un- est obscur dans le texte espagnol, car on } lit : Lo que ;/" os <"""-
262 CONQUÊTE
« Seigneur Malmche, puisque vous insistez, sachez que j'ai un fils
et deux filles légitimes; prenez-les en otages et ne me laites point cet
affront. Que diraient mes dignitaires s'ils vous voyaient m'emmener
prisonnier ? » Mais le général lui répondit que c'était sa personne et
non une autre qui devait venir avec nous.
Après beaucoup d'autres paroles et raisonnements, le monarque dit
enfin qu'il partirait de sa propre volonté. A ces mots, nos capitaines
s'empressèrent de lui faire mille amitiés, le priant en grâce de ne
point se fâcher et de dire à ses officiers et à tous les gens de sa garde
qu'il partait volontairement, attendu qu'il résultait de ses consulta-
tions avec Huichilobos et ses papes qu'il convenait à sa santé et à la
durée de son existence que sa personne fût avec nous. Immédiate-
ment on fit avancer la riche litière avec laquelle il avait l'habitude de
sortir, et il partit entouré de ses capitaines. Il se rendit ainsi à nos
quartiers où nous lui composâmes une garde et plaçâmes des senti-
nelles1.
Tout ce que Gortès et nous pouvions inventer pour le mieux servir
et le distraire, nous avions soin de le mettre en usage. On se garda
bien surtout de le tenir enfermé comme un prisonnier. Les princi-
paux personnages mexicains et ses neveux s'empressèrent de venir lui
parler pour lui demander la cause de son arrestation et pour prendre
ses ordres sur le fait de nous déclarer immédiatement la guerre.
Montezuma leur répondait qu'il avait beaucoup de plaisir à passer
quelques jours avec nous, de sa propre volonté et nullement parce
qu'on l'y obligeait. Il ajoutait que quand il désirerait quelque chose,
sejo es, que vais luego con ellos à su aposenlo sin ruido ninguno, que yo se que os
harân mucha honra, corno gran seîior que sois, y de otra mariera aqui quedareis
muerto, y en su ajjosento se sabra la verdad.
L'éminent directeur de la réimpression de B. Diaz dans la collection Hivadeneyra
(Madrid 1861) a jugé plus à propos de changer la ponctuation du texte espagnol ci-
dessus en faisant précéder y eu su aposento se sabra la verdad d'un point-et-virgule.
Il en résulte une phrase, à la vérité toujours mal bâtie et sans signification bien rai-
sonnable; mais elle peut vouloir dire, en forçant l'interprétation : « Vous allez tom-
ber mort ici môme; tandis que, au quartier des Espagnols, la vérité pourrait s'é-
claircir. »
1 . Cet événement, sans contredit l'un des plus extraordinaires de l'expédition de
Fernand Cortès, est raconté par Bernai Diaz de ce ton naïf qui domine dans tout son
écrit et contribue le mieux à faire croire à sa complète sincérité. Clavijero exprime
comme il suit la résolution que le malheureux monarque se vit forcé de prendre dans
cette circonstance critique :
« Ce roi infortuné, que la première nouvelle de l'arrivée des Espagnols avait plongé
dans une frayeur superstitieuse, et qui chaque jour devenait plus pusillanime, se
voyant ainsi mis au pied du mur et persuadé qu'avant l'arrivée de ses gardes, s'il criait
au secours, il aurait le temps de tomber mort sous les coups de ces hommes aussi
audacieux que résolus, se décida enfin à céder à leurs instances : « Je veux, s'écria-t-il,
« me fier à vous ; marchons donc, marchons, puisque les dieux le veulent ! »> B ordonna
immédiatement qu'on avançât sa litière et il y monta pour se rendre au quartier des
Espagnols. »
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 263
il aurait soin de le dire; que ni eux ni la capitale ne devaient s'é-
mouvoir pour ce qui arrivait, attendu que Huichilo'bos approuvait
son transport en ce lieu, ainsi que le lui assuraient certains papes
qui l'avaient appris à la suite d'entretiens avec cette divinité.
Ce fut ainsi que les choses se passèrent à propos de l'enlèvement
du grand Montezuma. On organisa son service dans le quartier même,
avec ses femmes et les bains dont il faisait usage. En sa compagnie
se trouvaient continuellement vingt grands seigneurs, ainsi que ses
conseillers et ses capitaines. Il s'habituait à sa prison et ne s'en mon-
trait point affecté. On venait le voir de pays éloignés pour des pro-
cès ; on lui apportait les tributs et il dépêchait des affaires de haute
importance. Je me souviens très-bien que lorsque des grands caci-
ques arrivaient de contrées lointaines pour le consulter sur des questions
de limites, de graves affaires de villages ou d'autres sujets de ce
genre, on avait beau être grand seigneur, celui qui se présentait
avait soin d'enlever ses riches vêtements et de se couvrir d'habits de
nequen de peu de valeur ; il lui fallait aussi ôter ses chaussures ; il
prenait même la précaution, en arrivant au quartier, de ne pas y en-
trer en droite ligne, mais en faisant au préalable un détour. Quand
les sollicitants se trouvaient en présence du grand Montezuma, ils
se tenaient les yeux baissés, observant l'étiquette qui les obligeait,
avant d'arriver à lui, d'exécuter trois révérences en disant : «Seigneur,
mon seigneur, grand seigneur. » Après quoi ils lui présentaient en
peinture, sur des étoffes de nequen, le procès ou l'affaire qui moti-
vait leur voyage, et, au moyen de petites baguettes très-minces et
très-polies, on lui démontrait le sujet du litige, en présence de deux
vieillards, grands caciques, debout aux côtés de Montezuma. Lorsque
ces vieillards avaient bien compris le procès et expliqué à Montezuma
le vrai côté de la justice, le monarque dépêchait les intéressés en peu
de paroles, en disant quel était celui qui devait se considérer comme
propriétaire des terres ou des villages. Les plaideurs se retiraient
sans répliquer et sans tourner le dos, en faisant trois profondes révé-
rences. Ce n'est qu'après être sortis qu'ils reprenaient leurs riches
vêtements; puis ils allaient se promener dans la ville.
Je laisserai pour un moment le sujet de la prison, pour dire que
Ton amena devant Montezuma les officiers qui avaient causé la mort
de nos soldats et qu'on avait été chercher sur un ordre marqué du
grand sceau. Je ne sais ce que le prince leur dit, mais il les envoya
à Gortès pour qu'il en fît justice. On procéda à leur interrogatoire
sans que Montezuma fût présent. Ils confessèrent que le récit que
j'ai mentionné plus haut était la vérité, ajoutant que leur seigneur
leur avait donné l'ordre de l'attaque des villages et du recouvrement
des tributs, en spécifiant que, si quelqu'un des nôtres participait à
la défense, on le combattît également et qu'on le tuât. Cotte confes-
264 CONQUÊTE
sion obtenue, Gortès fit connaître à Montezuma comment l'accusation
tournait contre lui; mais il se disculpa autant qu'il put, ce qui n'em-
pêcha pas que le général lui fît dire qu'il ajoutait entièrement foi à
cette accusation et qu'il le jugeait digne de châtiment, conformément
à ce que notre Roi commande : que celui qui en fait périr d'autres,
avec ou sans motifs, doit mourir à son tour. Mais, ajoutait Gortès,
son affection pour le prince était si grande, et il lui voulait du bien
à ce point, qu'en admettant qu'il eût commis cette faute, il aimerait
mieux la payer, lui-même, de sa propre vie que de voir Montezuma
en subir les conséquences.
Malgré tout ce que notre chef lui faisait dire, le prince n'était pas
sans appréhension. Sans s'arrêter d'ailleurs à d'autres formes, Gortès
prononça une sentence de mort contre les capitaines coupables, ordon-
nant qu'ils fussent brûlés vifs devant les palais mêmes de Monte-
zuma. Et cela fut exécuté sans retard. En prévision de quelques trou-
bles pendant qu'on les brûlait, l'ordre fut donné de mettre aux fers
le prisonnier, ce qui le fit hurler de désespoir; et si jusque-là il avait
été craintif à notre endroit, il le devint bien davantage désormais.
Du reste, l'exécution terminée, Gortès, avec cinq de nos capitaines,
s'empressa de se rendre à l'appartement du prince pour lui enlever
les fers de sa propre main1. Il lui dit alors qu'il le tenait non-seu-
lement pour frère, mais pour bien plus encore; que quoiqu'il fût
déjà roi et seigneur de tant de villages et de provinces, lui Gortès
ferait en sorte à l'avenir de soumettre à son pouvoir beaucoup d'au-
tres pays qu'il n'avait pu conquérir lui-même et qui ne lui avaient
pas juré obéissance; que s'il voulait rentrer dans ses palais, on lui
en donnerait l'autorisation sur l'heure. Pendant que notre général
lui faisait dire ces choses au moyen de nos interprètes, Montezuma
avait les larmes aux yeux. Il répondit avec la plus grande courtoisie
qu'il lui en savait gré; mais il resta bien convaincu que ce n'étaient
là que des paroles en l'air. Aussi ajouta-t-il que pour le moment il
lui convenait de demeurer prisonnier, attendu que ses dignitaires
étant nombreux, et ses neveux venant lui demander chaque jour la
1. Avilissement d'esprit de Montezuma. — Rien n'est plus propre à donner une
idée de cet avilissement que les réflexions suivantes de Clavijero, à propos de la mise
aux fers de ce monarque pendant le supplice de Quetzalpopoia : « Aussitôt après le
supplice des coupables, Cortès se rendit aux appartements de Montezuma. 11 salua af-
fectueusement le monarque et lui fit ôter ses fers en exaltant la grande générosité
qui le portait à lui faire grâce de la vie. La joie que Montezuma ressentit n'avait d'é-
gale que la tristesse causée par l'ignominie à laquelle il venait d'être soumis. Il sentit
s'évanouir sa peur de perdre la vie, et il considéra la levée de ses fers comme un in-
comparable bienfait. C'est à ce point que l'esprit de ce monarque s'était avili! Il em-
brassa Cortès avec une effusion extrême, lui témoignant sa gratitude par de singu-
lières démonstrations, et il fit ce jour-là même des largesses extraordinaires aux Es-
pagnols et à ses propres sujets. »
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 265
permission de nous attaquer et de le tirer de captivité, il se pourrait
que, lorsqu'ils le verraient libre, ils le fissent tourner à leurs propres
idées, malgré son désir d'éviter tout désordre dans sa capitale; que,
dans le cas où ils ne réussiraient pas à lui imposer leur volonté, ils
voudraient peut-être mettre un grand seigneur à sa place; tandis que,
en l'état, il les dissuadait de ces pensées en leur disant que son Hui-
chilobos lui avait fait conseiller de rester prisonnier. La vérité est
que Gortès avait enjoint à son interprète Aguilar de lui révéler,
comme en secret, que Malinchc aurait beau donner des ordres pour
qu'il sortît de prison, que nous, capitaines et soldats, ne le permet-
trions nullement. Quoi qu'il en soit, aussitôt que Montezuma eut
exprimé son refus de sortir, notre général le serra dans ses bras en
lui disant : «• Ce n'est pas en vain, seigneur Montezuma, que je vous
aime comme moi-même. »
A la suite de cette scène, le prince demanda à Gortès un page
espagnol qui était à son service et qui connaissait déjà la langue
aztèque. On l'appelait Orteguilla. Ce fut certainement d'un bon profit
pour Montezuma comme pour nous-mêmes, parce que, au moyen du
petit page, Montezuma demandait et apprenait bien des choses sur
notre Gastille; de notre côté, nous savions ce que disaient ses capi-
taines; en somme, cela fut un très-bon service pour le prince, parce
qu'il se prit de grande affection pour Orteguilla. Quoi qu'il en soit,
il est certain que Montezuma en était arrivé à vivre satisfait, à cause
des grandes flatteries, des bons offices et des conversations qu'il trou-
vait en notre compagnie; toutes les fois que nous passions devant
lui, fût-ce Gortès lui' même, nous nous découvrions de nos bonnets
ou de nos casques, car nous étions sans cesse armés; et quant à lui,
il nous faisait toujours grand honneur.
Disons maintenant les noms des capitaines de Montezuma qui fu-
rent bridés vifs. Le commandanl s'appelait Quetzalpopoca, un autre
Coati, un autre encore Quiathuitlc, et le quatrième, je ne m'en sou-
viens pas. D'ailleurs ces noms sont de peu d'importance pour notre
récit. Mais notons que ce châtiment fut connu de toutes les provinces
de la Nouvelle-Espagne et que la crainte renaquit ; les villages de la
côte, où nos soldats avaient été tués, recommencèrent à rendre les
mêmes services aux babitanls de la Villa Rica. Et maintenant, les
curieux qui liront ce récit ne manqueront pas de remarquer les
grandes choses que nous fimes : d'abord détruire nos navires; ensuite
avoir la hardiesse de pénétrer dans une ville si bien fortifiée, avec un
si grand nombre d'habitants, tandis que nous n'ignorions nullement
qu'on devait nous massacrer après que nous y serions entrés: et
encore, porter l'audace jusqu'à nous emparer du grand Montezuma
qui était le roi du pays, au milieu de sa capitale, dans son palais
même, entouré qu'il était de la quantité de guerriers qui composaient
266 CONQUETE
sa garde ; plus encore, oser faire périr dans les flammes ses propres
capitaines, devant les palais impériaux, et mettre le monarque aux
fers pendant cette exécution... Eh bien! moi, maintenant que je suis
vieux, bien souvent je me prends à considérer les choses héroïques
que nous fîmes alors, et il me semble les voir passer devant mes
yeux. Or, j'affirme que tous ces grands faits, ce n'est pas nous qui
en étions les auteurs, mais bien Dieu lui-même qui les préparait
sur notre route; car enfin quels sont les hommes au monde qui ose-
raient entrer, au nombre de quatre cent cinquante soldats seulement
(et nous n'arrivions pas à ce chiffre), dans une ville aussi forte que
l'était Mexico, laquelle dépasse la grandeur de Venise, en considé-
rant surtout que nous étions éloignés de plus de quinze cents lieues
de notre Gastille? Et, je le répète, qui aurait osé s'emparer d'un si
grand empereur et exercer une telle justice, devant lui-même, contre
ses capitaines? Certes, il y aurait beaucoup à proclamer à l'éloge de
ce passé, au lieu de l'écrire sèchement comme je le fais dans cette
histoire.
Je continuerai mon récit pour dire que Gortès nomma et envoya
un autre capitaine pour commander à la Villa Rica, à la place de
Juan de Escalantc qui avait été tué.
CHAPITRE XCVI
Comme quoi notre général envoya à la Villa Rica pour lieutenant et commandant de
place un hidalgo nommé Alonso de Grado, en remplacement de l'alguazil mayor
Juan de Escalante. tandis qu'il fit retomber ce titre sur Gonzalo de Sandoval qui
fut alguazil mayor depuis ce moment. Ce qui arriva à ce sujet je le vais dire à la
suite.
Après l'exécution de Quetzalpopoca et de ses officiers, Montezuma
étant remis de son émotion, notre général résolut d'envoyer pour
lieutenant à la Villa Rica un de nos camarades, nommé Alonso de
Grado, parce qu'il était intelligent, bon causeur, de bel aspect, mu-
sicien et écrivain facile. Il fut toujours homme d'opposition contre
Gortès, n'étant pas d'avis d'aller à Mexico, mais partisan du retour
à la Villa Rica. A l'époque où l'on tint à Tlascala les colloques se-
crets dont j'ai déjà parlé dans un chapitre antérieur, Alonso de
Grado en était le promoteur et il les animait de son éloquence. S'il
eût été aussi bon soldat qu'homme de belles manières, il eût fait un
ensemble très-respectable. Je m'exprime ainsi pour en arriver à dire
que lorsque cet emploi lui fut donné, Gortès, qui s'exprimait avec
esprit et qui savait fort bien que Grado n'était pas un pourfendeur,
lui parla en 'ces termes : « Voilà donc, seiïor Alonso de Grado, vos
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 267
souhaits accomplis : vous allez partir pour la Villa Rica, comme vous
l'avoz désiré, et vous aurez à vous occuper de la construction de la
forteresse. Mais, attention.... n'allez pas vous fourvoyer dans quelque
attaque à l'exemple de Juan de Escalante et vous faire tuer. » Or,
lorsque notre général lui parlait ainsi, il clignait de l'œil à l'adresse
de nous autres qui étions là, pour que nous saisissions son idée;
car le général était bien convaincu que, s'il lui avait donné l'ordre
d'agir comme Escalante, Grado ne l'aurait pas fait, dût-il en être
puni.
Lorsque sa nomination fut signée et ses instructions au complet,
Alonso de Grado pria Gortès de lui concéder le bâton d'alguazil
mayor, ainsi que l'avait Escalante ; mais il lui fut répondu que l'em-
ploi était déjà assigné à Gonzalo de SandovaJ. Il fut ajouté qu'avec
le temps on ne manquerait pas de lui offrira lui-même une situation
fort honorable; mais, pour à présent, on se contenta du souhait ordi-
naire de « Dieu vous conduise ! » Il lui fut bien recommandé aussi
de prendre soin des habitants de la Villa, de les traiter honorable-
ment, de ne faire aucun tort aux Indiens alliés, et de ne pas avoir
recours à la force pour leur prendre quoi que ce fût. On lui recom-
manda de se souvenir que Gortès avait envoyé dire aux forgerons du
port de fabriquer deux grosses chaînes avec les ferrures et les ancres
qu'on avait retirées des navires avant de les faire échouer; il devait
les envoyer sans retard et faire en sorte d'achever les charpentes de
la forteresse et d'y ajouter une couverture en tuiles.
Étant arrivé au port, Alonso de Grado prit un ton très-hautain
avec les habitants; il prétendait les employer à son service comme
aurait fait un grand seigneur; il réclamait des bijoux en or et de
belles Indiennes aux villages pacifiés, qui dépassaient le nombre de
trente. Quant à la forteresse, peu lui importait d'y donner des soins ;
il passait son temps à jouer et à bien manger. Ce qui fut pire encore,
c'est qu'il convoquait secrètement ses amis et ceux qui ne l'étaient
guère, pour les convaincre que si Diego Velasqucz ou quelqu'un de
ses capitaines venait de Cuba, il fallait s'unir à lui et lui livrer le
pays. Tout cela fut rapporté, par lettres, à Gortès, à Mexico. En l'ap-
prenant, il se révolta contre lui-même pour le choix qu'il avait fait
d'Alonso de Grado, bien que connaissant son mauvais cœur et son
naturel pervers. Gortès était d'ailleurs bien convaincu que Diego
Velasquez, gouverneur de Guba, devait arriver à savoir, n'importe
par quel moyen, que nous avions envoyé nos procureurs à Sa Majesté
et que ce ne serait pas à lui que nous aurions recours pour quoi que
ce fût. Il en résulterait l'envoi de quelque flotte contre nous.
Cette prévision pénétra Cortès de la nécessité d'envoyer à la Villa
un homme de confiance. Pour ce motif, il choisit Sandoval, qui avait
été déjà nommé alguazil mayor après la mort de Juan de Escalante.
268 CONQUÊTE
Le nouveau commandant emmenait avec lui Pedro de Ircio, celui-là
même par qui le chroniqueur Gomara veut faire coloniser le Panuco.
Cet officier fut donc à la Villa. Gonzalo de Sandoval le prit en grande
amitié parce que Pedro de Ircio, qui avait été écuyer chez le comte
de Urena et chez don Pedro Giron, racontait sans cesse leurs aven-
tures. Gomme d'ailleurs Gonzalo de Sandoval était bienveillant et
sans malice aucune, son subalterne l'amusait de ses contes, gagnant
ainsi ses bonnes grâces et obtenant de monter en grade jusqu'au
rang de capitaine. Or Pedro de Ircio, au lieu de plaisanteries, lais-
sait quelquefois échapper des paroles qui n'auraient pas dû se dire et
que Gonzalo de Sandoval relevait, du reste, vertement ; ces discours
étaient tels que, si on les entendait en notre temps, Jes tribunaux
interviendraient pour les punir.
Mais cessons de nous occuper de la conduite des autres et reve-
nons à Gonzalo de Sandoval qui, aussitôt arrivé à la Villa Rica, s'em-
pressa d'envoyer prisonnier à Mexico Alonso de Grado avec une
escorte d'Indiens, conformément aux ordres qu'il avait reçus de
Gortès. Les habitants du port se prirent d'affection pour Gonzalo de
Sandoval, car il avait grand soin des malades, mettant à leur dispo-
sition des vivres choisis, les meilleurs possible, et leur prodiguant
les témoignages du plus franc attachement. Il pratiquait exactement
la justice vis-à-^is des villages alliés et les favorisait en toute occa-
sion; il commença la charpente et la toiture de la forteresse, et, en
somme, il agissait en toutes choses comme les bons capitaines ne
manquent jamais de le faire, conformément à leurs obligations. Son
commandement fut très-fructueux pour Gortès et pour nous, ainsi
qu'on le verra par la suite.
Laissons Sandoval dans sa Villa Rica, et revenons à Alonso de
Grado, amené prisonnier à Mexico. Il prétendit parler à Gortès, qui
ne lui permit pas de paraître en sa présence. L'ordre fut même donné
de le mettre aux ceps qu'on avait installés récemment. Il y resta
deux jours, — il m'en souvient — tandis que le bois dont ces ceps
étaient faits* exhalait une odeur repoussante d'oignon et d'ail1.
Mais comme Alonso de Grado était beau parleur et homme de res-
sources, il fit à Gortès de grandes promesses et obtint d'être mis en
liberté. Je pus même m 'apercevoir que le général en faisait sa société. A
la vérité il ne l'employait pas à des choses militaires, mais bien en
des services qui répondaient mieux à son caractère. Avec le temps, il
1. Cet instrument, dont on n'ose guère plus faire usage aujourd'hui, n'est pas tout
à fait délaisse encore, surtout dans quelques haciendas (fermes), où il sert à châtier
l'indocilité des travailleurs. Je l'ai vu employer une fois dans une hacienda de canne à
sucre. 11 est fait de deux lourds morceaux de bois longs et équarris. Chacun d'eux
est creusé en demi-lune, de distance en distance, et de telle façon qu'en les juxtapo-
sant on fait coïncider les échancrurcs qui forment des trous ronds. C'est dans ces
Irons qu'on engage les jambes ou même te cou du patient,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 269
en vint à lui confier l'intendance, qui appartenait à Alonso de Avila,
lequel fut envoyé à l'île de Saint-Domingue en qualité de procureur,
ainsi que j'aurai occasion de le dire en son lieu. Je ne dois pas oublier
de rappeler ici que lorsque Cortès expédia (jonzalo de Sandoval à la
Villa Rica à titre de lieutenant, commandant de place et alguazil
mayor, il lui avait donné l'ordre d'envoyer, aussitôt qu'il arriverait,
deux forgerons, avec leurs outils et ustensiles, les soufflets, beau-
coup de la ferrure des navires échoués, les chaînes qui sans doute
étaient déjà faites, des voiles, des agrès, de la poix, de l'étoupe, une
boussole et tous autres objets pouvant servir à l'installation de deux
bricks destinés à naviguer sur le lac de Mexico. Sandoval envoya le
tout exactement, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre.
CHAPITRE XGVII
Comme quoi, Montezuma étant notre prisonnier, Gortès et nous tous lui faisions fête;
comment on l'autorisa môme à visiter ses temples.
Gomme notre général ne cessait de donner son attention à toulcs
choses, ne pouvant méconnaître que Montezuma était réellement pri-
sonnier et craignant qu'il n'en éprouvât une grande angoisse, il
prenait soin d'aller tous les jours lui faire sa cour, après avoir récité
ses prières, car nous n'avions point de vin pour dire la messe. Quatre
capitaines l'accompagnaient, parmi lesquels étaient le plus souvent
Pedro de Alvarado, Juan Velasquez de Léon et Diego de Ordas. Il
s'adressait à Montezuma avec beaucoup de courtoisie, s'informant
comment il allait, le priant de demander tout ce qu'il désirerait et de
bannir tout ennui dans sa prison, bien persuadé que ses ordres
seraient exécutés. Le prince répondait qu'il était fort content d'être
notre prisonnier, puique nos dieux nous en donnaient le pouvoir et
que son Huichilobos daignait le permettre. De propos en propos, on
en arrivait à lui exposer avec plus de détails, au moyen du Frère de
la Merced, les vérités de notre sainte foi et la grande puissance de
l'Empereur notre maître.
Quelquefois Montezuma jouait avec Gortès au totoloque, jeu ainsi
nommé par les Indiens et pour lequel on se servait de petits jalets
coulés en or et très-polis; on les lançait d'un peu loin, sur des palets
en or aussi. Cinq marques suffisaient pour qu'on perdît ou qu'on gagnât
certaine pièce ou quelque joaillerie qui formait l'enjeu. Je me rappelle
que Pedro de Alvarado marquait les points de Gortès, tandis que ceux
de Montezuma étaient aux soins d'un grand seigneur, son neveu. Or,
Pedro de Alvrado mettait toujours un point de trop, et, comme Mon-
270 CONQUÊTE
tezuma s'en apercevait, il disait en riant très-gracieusement qu'il ne
voulait pas que le Tonatio se chargeât de marquer (c'est ainsi que
les Indiens appelaient Pedro de Alvarado), parce qu'il faisait beau-
coup à'ixoxol dans ses comptes, ce qui veut dire en leur langage
qu'il trichait en marquant un point de trop. Gortès et les soldats qui
dans le moment montaient la garde ne pouvaient se tenir de rire en
entendant les plaintes de Montezuma. On demandera maintenant
pourquoi cela nous faisait rire. C'était parce que Pedro de AJvarado ,
homme élégant et de belles manières, aimait à plaisanter en parlant,
et, comme nous connaissions sa manie, nous rîmes alors par habi-
tude. Mais revenons à notre jeu. Lorsque Gortès gagnait, il faisait
cadeau de l'enjeu aux neveux et aux familiers de Montezuma qui se
trouvaient de service; si c'était Montezuma qui gagnait, il le répar-
tissait entre les soldats qui montaient sa garde. Non content même de
l'enjeu qu'il nous donnait, chaque jour il nous offrait des présents en
or et en étoffes, ainsi qu'au capitaine des gardes qui était alors Juan
Velasquez de Léon, lequel se montrait toujours très-affectueux et
très-empressé au service de Montezuma.
Je me rappelle aussi que parfois était de garde un certain soldat
de haute stature, très-dispo^ et très-vigoureux, appelé Truxillo;
c'était un matelot. Or lorsque son tour de garde venait pendant la
nuit, il était si mal élevé que, — parlant par respect à mes lecteurs,
— je suis forcé de dire qu'il faisait des choses malhonnêtes dont le
bruit arrivait aux oreilles de Montezuma. En sa qualité de roi du
pays et d'homme de cœur, le prince trouva la chose de mauvais goût
et fut surpris qu'on se la permit dans un endroit où il pouvait l'en-
tendre, oubliant ainsi le respect dû à sa personne. Il demanda à son
page Orteguilla qui pouvait être cet homme malpropre et mal élevé.
Il lui fut répondu que c'était un marin qui n'entendait rien à la poli-
tesse et aux bonnes manières. Le page en prit occasion pour lui dire
ce que valait chacun des soldats qui étaient là présents, quel était
caballero et quel ne l'était pas, ajoutant beaucoup d'autres choses
que Montezuma désirait fort connaître. Mais revenons à notre Truxillo.
Le jour venu, Montezuma le fit appeler et lui demanda pourquoi il
était si malappris , ajoutant que, sans égard pour sa personne, il
sortait des limites d'un juste respect. Il le pria de ne pas com-
mettre de nouveau la même faute et lui fit donner un bijou en or du
poids de cinq piastres. Truxillo ne tint aucun compte de la prière,
et, la nuit suivante, il se rendit coupable, à dessein, de la même in-
convenance, dans l'espoir qu'il en serait encore récompensé. Or Mon-
tezuma se plaignit à Juan Velasquez, capitaine du service, qui donna
l'ordre de relever cet homme et de ne plus l'employer à monter la
garde, lui faisant dire en même temps quelques paroles fort sévères.
11 arriva encore qu'un autre soldat, nommé Pedro Lopez, grand
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 271
arbalétrier, bien dispos, incompréhensible parfois, fut désigné pour
la garde de nuit de Montezuma. Il eut une petite discussion avec un
de ses camarades de quart, sur le point de savoir si c'était déjà son
tour ou non. Dans le feu du débat, il s'écria : « Maudit soit ce chien,
puisque, de lui monter continuellement la garde, je suis si malade
de l'estomac que j'en meurs! » Montezuma entendit le propos et en
éprouva un vif regret. Gortès apprit la chose lorsqu'il vint pour faire
sa cour. Il en fut tellement irrité qu'il ordonna d'appliquer le fouet
à Pedro Lopez, tout bon soldat qu'il était. A partir de ce moment,
ceux qui furent obligés de monter la garde s'en acquittèrent en si-
lence et avec de bonnes manières. Quant à moi et à quelques autres
camarades, il n'était pas nécessaire de nous rappeler le grand res-
pect que nous devions au prince captif.
Montezuma, au surplus, nous connaissait tous; il savait nos noms
et qualités, et il était si bon qu'il nous donnait des bijoux, des étoffes
et de belles filles indigènes. Or, en ce temps-là, j'étais jeune et, toutes
les fois que je montais sa garde ou que je passais devant lui, je té-
moignais de mon respect en ayant soin de me découvrir de mon bon-
net d'uniforme. D'ailleurs le page Orteguilla lui avait dit que j'étais
venu deux fois, avant Gortès, à la découverte de la Nouvelle-Es-
pagne; et, comme j'avais avoué moi-même au page que je désirais
prier Montezuma de me faire présent d'une belle Indienne, le prince
le sut et, m'ayant mandé, il me dit : « Bernai Diaz del Gastillo, on
m'a conté que vous avez maigre provision1 d'or et de linge; je vous
ferai donner aujourd'hui une belle fille; traitez-la bien, elle est de
bonne condition. On aura soin de vous remettre en même temps de
l'or et des étoffes. » Je lui répondis très-respectueusement que je lui
baisais les mains pour une si grande faveur et priais Notre Seigneur
Dieu de le faire prospérer en toutes choses. Il paraît qu'il demanda
au page le sens de ma réponse, qui lui fut transmis; sur quoi il
exprima cette pensée que Bernai Diaz lui semblait être un homme de
noble condition; car il savait tous nos noms, ainsi que je l'ai dit.
Du reste, on me donna de sa part trois disques d'or et deux char-
ges d'étoffes.
Laissons tout cela de côté pour dire que le matin3 lorsqu'il faisait
ses prières et ses sacrifices aux idoles, Montezuma déjeunait légère-
ment; il ne mangeait pas de viande à ce repas, mais seulement du
piment. Il passait une heure à connaître de divers procès entre ca-
ciques venus de provinces éloignées. J'ai déjà dit dans un autre cha-
pitre comment ils s'introduisaient au palais à propos de leurs
affaires et le respect dont ils témoignaient. J'ai dit aussi, et c'est
1. Le texte espagnol dit : kanme dichu que toieis motolinea de uro >j vopa, U
met motolinea n'est pas espagnol, mais aztèque ; il signifie pauvreté.
272 CONQUÊTE
pour cela que je n'ai pas besoin de le répéter, que Montezuma, en ce
moment-là, s'entourait d'une vingtaine de vieillards dont la mission
était de juger. Nous sûmes alors que le prince avait un grand nombre
de concubines; il en donnait en mariage à ses capitaines et aux per-
sonnes de distinction parmi ses favoris; il en offrit même à nos sol-
dats : celle dont il me fit présent était du nombre, et certes cette
noble provenance se voyait dans son air distingué; elle prit le nom
de dona Francisca. C'est ainsi, du reste, que Montezuma passait son
temps, riant quelquefois, quelquefois aussi songeant à sa prison.
Je ferai maintenant une réflexion, non qu'elle intéresse mon récit,
mais parce que quelques personnes curieuses m'ont questionné à ce
sujet. Gomment se fait-il que, seulement pour avoir appelé et chien »
Montezuma, sans même être en sa présence, Cortès ait condamné un
soldat à être fouetté, tandis que nous étions si peu nombreux et que
les Indiens ne pouvaient manquer d'en avoir connaissance? Je ré-
ponds à cela que nous tous, sans en excepter Cortès, lorsque nous
passions devant le prince, nous témoignions de notre respect en dé-
couvrant nos têtes; que de son côté il était si bon et si poli que nous
nous en tenions pour très-bonorés, non-seulement parce qu'il était
roi de la Nouvelle-Espagne, mais à cause des qualités mêmes et de
la distinction de sa personne, qui méritait tous nos égards. Outre
cela, si l'on veut raisonner justement, nos vies ne dépendaient-elles
pas de l'ordre qu'il aurait pu donner à ses sujets de le tirer de pri-
son et de se jeter sur nous? Très-certainement il leur aurait suffi de
le voir libre et d'être en sa présence pour agir ainsi à l'instant. Nous
voyions, du reste, que plusieurs grands seigneurs l'accompagnaient
sans cesse, que beaucoup d'autres venaient de provinces éloignées;
que tous lui formaient une cour brillante; qu'il donnait à boire et à
manger continuellement à un nombre considérable de personnes, ni
plus ni moins que lorsqu'il était libre.... Cortès, considérant tout
cela, éprouva une très-grande irritation lorsqu'il apprit qu'on lui
avait adressé une parole si malsonnante, et, dans son état d'excita-
tion, sans y réfléchir plus longtemps, il ordonna qu'on en châtiât
l'auteur, ainsi que je l'ai conté; et cela fut très-bien fait.
Continuons et disons qu'en ce moment arrivèrent de la Villa Rica
des Indiens, porteurs des chaînes que Cortès avaient commandées aux
forgerons. Ils apportaient aussi tout ce qui était nécessaire à la con-
fection des bricks dont j'ai parlé. Notre général s'empressa de le
faire savoir à Montezuma. J'en resterai là et je dirai ce qui se passa
à ce sujet.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 273
CHAPITRE XCVill
Comment Coftès donna l'ordre de construire deux bricks solides et bons voiliers pou!
naviguer sur la lagune ; comme quoi aussi Montezuma demanda à Cortès l'autori-
sation d'aller faire ses prières au temple; ce que Cortès répondit et comment il
accorda cette permission.
Gomme venait d'arriver tout ce qui était nécessaire à la construction
des bricks, Cortès fut en instruire Montezuma, Jui expliqua qu'il
voulait fabriquer deux petits navires pour faire des parties de plaisir
sur la lagune et le pria de donner ordre à ses charpentiers pour
qu'ils fussent couper le bois indispensable, en compagnie de nos
maîtres constructeurs, appelés Martin Lopez et Alonso Nuiïez. Les
chênes propres à ce travail poussent à quatre lieues de là. On put
donc les amener sans retard et en former les carènes. Comme aussi
les charpentiers indiens étaient fort nombreux, les bricks furent très-
vite construits, calfatés, goudronnés, munis de leurs agrès, de leurs
voiles, et les ponts couverts de leurs tentes. Ils étaient aussi solides
et aussi bons voiliers que si l'on eût passé un mois à faire leurs carè-
nes, car Martin Lopez était un maître consomme. C'est lui, du reste
qui fit les treize bricks qu'on employa au siège de Mexico, comme je
le dirai plus loin. Ajoutons qu'il était un excellent soldat en cam-
pagne.
Laissons cela de côté pour dire que Montezuma annonça à Cortès
qu'il voulait sortir, visiter ses temples, faire ses sacrifices et accom-
plir ses dévotions, ainsi qu'il y était obligé envers ses divinités. Il dit
ensuite qu'il importait que ses capitaines, ses dignitaires et particu-
lièrement ses neveux fussent témoins de cette sortie, attendu que
chaque jour ils venaient lui dire qu'ils voulaient le délivrer et tomber
sur nous, tandis que Jui leur répondait sans cesse qu'il se réjouissait
d'être en notre compagnie. Montezuma ajouta que ses sujets puise-
raient dans cette sortie un nouveau motif de croire à ses paroles et
d'être persuadés que Huichilobos le voulait ainsi, comme du reste
on les en avait déjà convaincus. Contes lui répondit en le priant de
ne rien faire qui pût l'exposer à perdre la vie, attendu que, dans le
but de voir si l'on tenterait des choses indues et s'il ordonnerait lui-
même à ses capitaines et à ses papes de le délivrer et de nous faire
la guerre, on allait envoyer quelques-uns de nos capitaines et de nos
soldats avec mission de le faire à l'instant tomber mort sous le fil de leurs
épées, pour la moindre chose répréhensible qu'on remarquerait en
sa personne; et là-dessus bonne chance! qu'il pouvait partir; mais
qu'il ne sacrifiât personne, attendu que c'est un grand péché contre
18
274 CONQUÊTE
notre Dieu qui est le Dieu véritable et celui-là même que nous avons
prêché ; qu'au surplus, nos autels étant ici et l'image de Notre Dame
également, il pourrait fort bien y réciter ses prières, sans aller dans
son temple.
Montezuma répondit qu'il ne sacrifierait personne, et il partit dans
sa riche litière, en grande pompe, accompagné de hauts caciques,
comme il en avait l'habitude. Au devant du cortège marchaient ses
insignes, c'est-à-dire son sceptre royal qui indiquait la présence de
sa personne, ainsi que font du reste, aujourd'hui, les vice-rois de la
Nouvelle-Espagne. Avec lui, et pour le surveiller, marchaient quatre
de nos capitaines : Juan Yelasquez de Léon, Pedro de Alvarado,
Alonso de Avila et Francisco de Lugo, avec cent cinquante soldats.
Le Père fray Bartolomé deOlmedo venait également avec nous, pour
empêcher les sacrifices humains, si l'on tentait d'en faire. Lorsque
nous approchâmes du maudit édifice, Montezuma ordonna qu'on le
descendît de sa litière et il continua sa marche en s'appuyant sur les
épaules de ses neveux et des autres caciques, jusqu'à ce qu'il arrivât
au temple. J'ai déjà dit que partout où il passait ses dignitaires de-
vaient marcher les yeux baissés, sans lui regarder la face. Quand il
arriva au pied de l'escalier de l'oratoire, il y trouva un grand nombre
de papes qui l'attendaient pour lui offrir leurs bras en montant. On
avait fait en son honneur le sacrifice de quatre Indiens la veille au
soir. Notre général avait beau dire et fray Bartolomé également; le
prince n'en tenait aucun compte; il fallait absolument qu'il sacrifiât
des hommes et des enfants, et nous nous voyions obligés de fermer
les yeux; car déjà Mexico et plusieurs autres grandes villes étaient
fortement agitées par les manœuvres des neveux de Montezuma, ainsi
que je le dirai bientôt. Quand ses sacrifices furent terminés — il n'y
employa pas beaucoup de temps, — nous revînmes avec lui à nos
quartiers. Il était très-gai, et il donna divers joyaux d'or à tous les
soldats qui l'avaient accompagné.
Arrêtons-nous ici, et je dirai ce qui advint encore.
CHAPITRE XCiX
Comme quoi nous lançâmes les bricks; comme quoi aussi le grand Montezuma dit
qu'il voulait aller à la chasse ; il fut avec les brigantins jusqu'à un pcnol où il y
avait beaucoup de chevreuils et quantité d'autre gibier, et où personne n'entrait
sans s'exposer à de graves peines.
Les bricks étant achevés, lancés dans la lagune, munis de leurs
mâts et de leurs agrès, surmontés des pavillons royaux et impériaux,
pourvus de matelots pour la manœuvre, on les essaya à la voile et à
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 275
la rame, et l'on s'aperçut qu'ils étaient très-bons voiliers. Lorsque
Montezuma sut cela, il dit à Gortès qu'il désirait aller à la ehassc sur
la lagune et dans un penol parqué, où personne, quel que fût son
rang, ne pouvait chasser sous peine de mort. Notre général lui
répondit qu'il le permettait très-volontiers, mais que Sa Seigneurie
voulût bien se rappeler ce qui avait déjà été convenu quand il fut voir
ses idoles : que sa vie serait en jeu, s'il était l'occasion de quelque
trouble; que du reste il ferait une meilleure navigation sur les bricks
que dans ses pirogues, même les plus grandes. Montezuma se réjouit
de pouvoir aller sur le meilleur voilier des deux navires. Il y lit
monter avec lui plusieurs seigneurs et dignitaires. L'autre brick se
remplit de caciques ayant à leur tête le propre fils de Montezuma.
Les gens de service de la vénerie occupèrent des pirogues et des
canots. Mais, auparavant, Gortès avait donné l'ordre à Juan Velas-
quez de Léon, qui était capitaine de la garde, à Pedro de Alvarado,
à Christoval de Oli et à Alonso de Avila, de l'accompagner avec deux
cents soldats, les avertissant de se bien conformer à ses ordres et
d'avoir l'œil ouvert sur Montezuma. Or, comme tous ces capitaines
que je viens de nommer étaient gens de précaution, ils avaient rangé
sur le brick tous les soldats que j'ai dits et placé quatre canons ac-
compagnés de la poudre qu'on avait et de nos artilleurs nommés Mesa
et Arbcnga. On couvrit le navire d'une tente qu'on orna le mieux
possible.
Montezuma vint à bord avec ses dignitaires. Le vent souffla très-
frais et comme les matelots se réjouissaient d'être agréables à Mon-
tezuma, ils manœuvrèrent les voiles de telle sorte que le brick volait
sur le lac et laissait bien loin derrière lui les embarcations montées
par des personnages de distinction, quels que fussent d'ailleurs le
nombre et la force de leurs rameurs. Montezuma était très-content;
il disait que l'ensemble résultant des voiles et des rames était une
grande chose. Il arriva au pénal, qui n'était pas du reste très-éloigné.
Après avoir tué ce qu'il voulut de chevreuils, de lièvres, de lapins, il
revint fort heureux à la ville. Mais, avant d'y arriver, et lorsque nous
en étions déjà très-près, Pedro de Alvarado, Juan Yelasqucz de Léon
et les autres capitaines donnèrent l'ordre de faire partir les canons.
Cette manœuvre excita la joie de Montezuma, dont nous honorions la
bonté familière, l'entourant toujours de ce respect qu'on réserve aux
rois dans ces contrées. Il avait soin de nous le rendre en fort bons
procédés.
Je n'en finirais pas, du reste, si je voulais dépeindre en détail ses
manières de grand seigneur, non moins que les témoignages de res-
pect et de soumission que lui prodiguaient tous les caciques de la
Nouvelle-Espagne et même d'autres provinces éloignées. Rien ne
pouvait être désiré par lui sans qu'on le lui présentât avec la plus
276 CONQUETE
grande diligence, et je dis ceJa pour citer le fait suivant. Un jour que
nous étions trois capitaines et quelques soldats dans la compagnie
de Montezuma, un épervier s'abattit, dans les corridors du palais,
sur une caille qui faisait partie des oiseaux apprivoises que l'Indien
majordome entretenait dans les appartements dont il était chargé.
L'épervier emporta sa proie, sous les yeux de nos capitaines. L'un
d'eux, Francisco de Azevedo, le Gentil, qui fut maître d'hôtel de
l'amiral de Gastille, s'écria: « Quel joli épervier! qu'il a bien pris
sa proie, et quel superbe vol il a! » Nous répondîmes tous qu'il
était fort bon en effet et qu'il y avait dans ce pays d'excellents
oiseaux chasseurs. Montezuma resta attentif à ce que nous di-
sions, et il demanda à Orteguilla le sens de nos paroles. Le
page lui répondit que les capitaines prétendaient que l'épervier qui
était entré dans le palais était très-bon et que, si nous en avions un
semblable, nous lui enseignerions à se tenir à la main, disposé à
obéir en se lançant sur n'importe quel volatile, pour en faire sa proie,
dès que nous lui en donnerions le commandement. Montezuma dit
alors : « C'est bien; je vais ordonner à l'instant de prendre ce même
épervier; nous verrons si on l'apprivoise et si l'on chasse avec
lui. » Tous alors nous nous découvrîmes pour le remercier. Il fit
appeler ses chasseurs d'oiseaux et leur commanda de lui apporter
l'épervier. Or, ils mirent tant d'adresse à lui faire la chasse qu'ils
revinrent à la nuit tombante, apportant l'oiseau même, qu'ils donnè-
rent à Francisco de Azevedo. Celui-ci le mit à l'instant en présence
de ses appeaux.... Mais les événements ne tardèrent pas à se déve-
lopper au-delà de l'intérêt d'une chasse; aussi cesserai-jc de parler
de l'épervier, en prévenant le lecteur que je n'ai raconté le fait que
pour donner à entendre à quel point Montezuma était grand prince,
puisque non-seulement il régnait sur un vaste pays et recevait tribut
de toute la Nouvelle-Espagne, mais encore, bien que prisonnier, il
faisait trembler ses vassaux et avait assez d'autorité pour s'emparer
même des oiseaux qui volaient dans les airs.
Mettons cela de côté et montrons comme quoi la Fortune fait par-
fois tourner sa roue vers le sort adverse. Dans ce moment même, elle
avait inspiré aux parents du grand Montezuma, à d'autres caciques et
à tout le pays la pensée de nous faire la guerre, de délivrer Monte-
zuma ou de mettre à sa place quelqu'un d'entre eux pour régner sur
Mexico. C'est ce que je vais dire à la suite.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 277
CHAPITRE 0
Comme quoi les neveux du grand Montczuma s'efforçaient de réunir aulour d'eux
plusieurs autres seigneurs, pour que Ton mît Montezuma en liberté en nous chas-
sant de la capitale.
Cacamatzin, seigneur de Tezcuco, ville la plus considérable de la
Nouvelle-Espagne après Mexico, eut connaissance que son oncle
Montezuma était en prison depuis quelques jours et que nous nous
efforcions de prendre la haute main en tout ce qu'il nous était pos-
sible. Il sut même que nous avions ouvert la chambre qui renfermait
le trésor de son aïeul Axayaca, sans rien toucher à son contenu. Avant
que la pensée nous vînt d'en prendre possession, il voulut réunir tous
les seigneurs de Tezcuco, ses sujets, le seigneur de Guyoacan, son
cousin et le plus influent des neveux de Montezuma, le seigneur de
Tacuba, celui d'Iztapalapa et un autre grand cacique, seigneur de
Matalcingo, proche parent de Montezuma, et même, disait-on, héri-
tier légitime des royaume et seigneurie de Mexico. Ce personnage
était réputé pour sa valeur parmi les Indiens. Or, tandis que le con-
cert se faisait entre eux et d'autres seigneurs mexicains pour tomber
sur nous avec toutes leurs forces, il paraît que ce vaillant cacique, dont
je ne sais pas le nom, fit observer que si on lui donnait la seigneurie
de Mexico, à laquelle il avait droit, ils viendraient, lui et ses parents,
de la province de Matalcingo, pour se mettre à la tête des conjurés
avec toutes leurs forces, et délivrer Mexico de notre présence, assu-
rant que pas un Espagnol n'échapperait vivant. Mais Gacamatzin, dit-
on, répondit que c'était à lui que revenait la couronne, puisqu'il était
neveu de Montezuma, et que si son compétiteur ne voulait pas venir
à cette condition, on ferait la guerre sans lui.
Gacamatzin avait gagné à sa cause leo villages et les seigneurs que
j'ai dits, et il était convenu qu'un certain jour ils tomberaient sur
Mexico tandis que d'autres conjurés, qui étaient dans la ville, leur
en faciliteraient l'entrée. On en était là de ces pourparlers, lorsque
Montezuma en fut instruit par le seigneur son parent qui n'était pas
d'accord avec Gacamatzin. Pour mieux connaître la vérité, le monar-
que fit appeler tous les caciques et dignitaires de la capitale, lesquels
confessèrent que Cacamatzin cherchait en effet à les attirer à lui par
ses paroles et par ses dons, pour qu'on l'aidât à tomber sur nous et à
délivrer son oncle. Or, comme Montezuma était homme de jugement
et ne voulait pas voir sa capitale en armes et livrée au désordre, il
avoua à Gortès tout ce qui se passait. Notre général connaissait très-
bien ces préparatifs, et aucun de nous ne les ignorait; mais nous ne
278 CONQUÊTE
savions pas les choses d'une manière aussi complète. Gortès était
d'avis que Montezuma nous offrît le secours de ses soldats pour
marcher sur Tezcuco et en prendre le seigneur, en détruisant la ville
et ses environs. Ce plan ne fut pas du goût de Montezuma; aussi
notre général prit-il le parti d'envoyer inviter Gacamatzin à abandon-
ner ses projets de guerre, de peur qu'il n'y trouvât sa ruine; il vou-
lait, disait-il, l'avoir pour allié, et offrait de faire pour lui tout
ce dont il aurait besoin.... et mille autres compliments de cette
nature.
Gomme Gacamatzin était jeune et qu'il avait gagné à son parti beau-
coup de gens qui promettaient de l'aider de leurs armes, il fit répon-
dre à Gortès qu'il connaissait fort bien ses habitudes de flatteries,
qu'il n'en voulait plus entendre, mais qu'il lai donnerait bientôt l'oc-
casion de lui dire tout ce qu'on voudrait en allant à lui. Gortès l'en-
voya prier encore de ne rien entreprendre de contraire au service de
notre Roi et seigneur, l'assurant qu'il le payerait de la vie. La réponse
de Gacamatzin fut qu'il ne connaissait pas de roi et qu'il voudrait
bien n'avoir pas connu ce Gortès qui, par des paroles mielleuses,
avait emmené son oncle en captivité. Sur ce, notre général s'entretint
avec Montezuma, lui faisant voir qu'étant aussi grand seigneur qu'il
'était, et comptant parmi les capitaines de Tezcuco un grand nombre
de parents et de caciques qui ne pouvaient souffrir Gacamatzin à
cause de sa malveillance et de ses airs hautains, tandis que se trou-
vait à Mexico, près du prince, un de ses frères, très-bon sujet, qui
avait fui des mains de Gacamatzin par crainte d'en être massacré;
considérant d'ailleurs qu'il était l'héritier du royaume de Tezcuco
après le roi actuel, on devrait trouver le moyen de se mettre d'accord
avec les gens de Tezcuco pour qu'ils arrêtassent Gacamatzin; ou bien
encore Montezuma pourrait l'envoyer prier de venir secrètement, avec
l'intention de mettre la main sur lui et de le retenir en son pouvoir
jusqu'à ce qu'il devînt plus calme. Puisqu'au surplus l'autre neveu
se trouvait au palais, fuyant les mauvais procédés de son frère, Gortès
conseillait à Montezuma de le proclamer tout de suite roi de Tezcuco
à la place de Gacamatzin, à qui l'on ôterait la couronne pour le punir
des mauvais services qu'il rendait en provoquant le désordre dans
ies villes et parmi les caciques du pays, afin de s'emparer du pou-
voir.
Montezuma répondit qu'il le ferait appeler, quoique ce fût avec le
pressentiment qu'il ne voudrait pas venir; que, du reste, s'il n'obéis-
sait pas, on tâcherait de se concerter avec ses officiers et ses parents
pour s'emparer de lui. Cortès le remercia vivement et lui dit : « Sei-
gneur Montezuma, croyez bien que si vous voulez retourner dans vos
palais, vous en avez la liberté. Dès lors que j'ai la certitude que vous
êtes plein de bon vouloir pour moi, et puisqu'au surplus je ressens
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 279
pour vous l'affection la plus grande, je serais répréhensible si je ne
vous accompagnais moi-même à votre royal domicile avec tous les
gens et officiers qui vous entourent. Si je ne l'ai pas fait jusqu'ici,
c'est à cause de mes capitaines, car ce sont eux qui vous ont arrêté
et qui ne veulent pas que je vous délivre ; c'est aussi parce que vous-
même désirez rester en prison, afin d'éviter les révolutions que vos
neveux méditent dans le but de se rendre maîtres de la ville et de
vous enlever le commandement. » Montezuma répondit à Gortès qu'il
le remerciait ; mais comme il connaissait la valeur des paroles flat-
teuses de celui-ci, il savait très-bien qu'il les disait dans le but, non
de lui rendre sa liberté, mais de mettre ses intentions à l'épreuve.
Au surplus, il savait par Orteguilla que c'étaient nos capitaines qui
avaient conseillé à notre général de l'arrêter et il ne devait pas espé-
rer que Gortès lui rendît la liberté sans leur aveu.
A la suite de ces conversations, le prince dit à notre général qu'il
se trouverait bien en prison jusqu'à ce que l'on .vît où aboutiraient
les manœuvres de ses neveux; qu'il allait envoyer tout de suite des
messagers à Gacamatzin pour le prier de se présenter devant lui,
dans le but de se réconcilier avec nous. Il lui fit dire en effet qu'il
eût à ne pas s'inquiéter au sujet de la perte de sa liberté; que s'il
avait voulu s'échapper de nos mains, il en aurait eu beaucoup d'occa-
sions; que Malinche lui avait proposé deux fois de s'en retourner a
ses palais, chose que lui, Montezuma, n'avait pas voulu faire, afin
d'accomplir la volonté de ses dieux qui lui commandaient de rester
en prison, faute de quoi il périrait infailliblement, ainsi que le lui
avaient assuré les papes préposés au service des idoles; que, pour
tous ces motifs, il importait que- Gao?imatzin se liât d'amitié avec
Malinche et avec ses frères d'armes. Montezuma envoya dire en
même temps aux capitaines de Tezcuco comme quoi il faisait appeler
son neveu pour qu'il contractât alliance avec Gortès, espérant bien
qu'ils ne se laisseraient pas tourner la tête par ce jeune homme au
point de prendre les armes contre nous.
Finissons-en avec ces pourparlers, en disant que Gacamatzin les
comprit à merveille. Ses dignitaires entrèrent du reste en conseil
pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire. Gacamatzin y proféra des
paroles de bravade, prétendant que dans quatre jours il irait nous
massacrer, que son oncle était une poule mouillée, et qu'il en avait
donné la preuve en refusant de nous faire attaquer, ainsi qu'on le
lui conseillait, lorsque nous descendîmes la sierra de Ghalco où l'on
avait accumulé de si bons préparatifs de défense; c'était encore Mon-
tezuma, disait son neveu, qui nous avait introduits dans la capitale,
comme si l'on eût pu croire que nous nous y rendions pour lui faire
du bien ; tout l'or qu'on lui payait en tribut, il nous le donnait; bien
plus, nous avions forcé et ouvert la chambre où se trouvait le trésor
280 CONQUÊTE
do son aïeul Axayaca; et, pour comble, nous le retenions en prison,
exigeant de lui qu'il ôtât du temple les idoles du grand Huichilobos
pour y placer les nôtres. Gacamatzin ajoutait que, sans attendre que
la situation devînt pire, et dans le but de châtier tant de mauvais
procédés, il réclamait l'aide des caciques présents ; qu'ils avaient vu
de leurs yeux tout ce qu'il venait de retracer, et aussi comment nous
brûlâmes vifs les officiers de Montezuma; qu'il n'était pas possible
de supporter d'autres outrages et que tous ensemble ils se devaient
concerter pour nous détruire. Là-dessus, Gacamatzin promit à ses
conseillers de les faire tous grands seigneurs, s'il gagnait le trône
de Mexico. Puis il leur distribua des joailleries en or, en ajoutant
qu'il avait obtenu la promesse de secours de ses cousins les seigneurs
de Guyoacan, d'Iztapalapa, de Tacuba et de plusieurs autres parents;
que, dans Mexico même, il y avait de hauts personnages de son
parti, qui lui faciliteraient l'entrée de la ville et se joindraient à lui à
l'heure qu'il voudrait; que, les uns par les chaussées, les autres en
pirogues et dans leurs petits canots, ils pourraient tous s'introduire
dans la ville sans rien craindre de personne, attendu que l'oncle
était en captivité; du reste, il ne fallait nullement avoir peur de
nous, sachant que, peu de jours auparavant, dans l'affaire d'Almeria,
les capitaines de Montezuma avaient tué plusieurs teules et un cheval,
dont le corps leur avait été présenté en même temps que la tête d'un
leule vaincu ; une heure suffirait pour nous massacrer tous, et ils
auraient la joie de faire de grandes fêtes et des bombances avec nos
cadavres.
A peine avait-il terminé ce discours, que les capitaines, dit-on, se
regardèrent les uns les autres, invitant à parler ceux qui avaient
l'habitude de prendre la parole les premiers dans les affaires de guerre.
Quatre ou cinq d'entre eux se hasardèrent enfin à dire qu'il ne con-
venait pas de marcher sans l'autorisation du grand seigneur Monte-
zuma, pas plus que de porter la guerre dans sa ville et dans sa propre
maison ; il fallait d'abord le lui faire savoir ; s'il y consentait, ils
étaient prêts à suivre leur prince avec la meilleure volonté; mais
dans le cas contraire ils ne voulaient nullement se conduire en traîtres
vis-à-vis de Montezuma. Il paraît que Gacamatzinse fâcha contreceux
qui formulèrent cette réponse. Il lit même arrêter trois d'entre eux-
D'ailleurs, comme il y avait là, dans le conseil, quelques autres de
ses parents, d'un caractère inquiet et remuant, ceux-ci promirent de
le seconder jusqu'à la mort. En conséquence, il envoya dire à son
oncle, le grand Montezuma, qu'il était sans doute fatigué de lui expé-
dier des messages par lesquels il l'invitait à se lier d'amitié avec des
gens qui avaient osé le déshonorer en le mettant en prison ; qu'il était
impossible de croire autre chose, sinon que nous étions des sorciers
et que nous avions eu recours à nos sortilèges pour abattre son cou-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 281
rage et son grand cœur; que, sans doute aucun, nos dieux et cette
grande dame de Gaslille, que nous lui avions présentée comme notre
protectrice, nous donnaient la puissance d'accomplir ce que nous
faisions.
Il avait certainement raison en ce qu'il disait à la fin de son mes-
sage ; car il est bien sûr que la grande miséricorde de Dieu et Notre
Dame, sa Mère bénie, venaient sans cesse à notre secours. Mais
la conclusion de tous ces pourparlers fut que Gacamalzin répondit
qu'il viendrait, malgré nous et malgré son oncle, pour nous parler à
sa façon et nous faire périr. Monlezuma, en recevant cette réponse
effrontée, en ressentit une grande irritation. Sur l'heure même il
envoya chercher six de ses meilleurs capitaines ; il les munit de son
sceau royal, leur fit présent de quelques joyaux d'or et leur donna
l'ordre d'aller à l'instant à Tezcuco, où ils devraient montrer secrète-
ment ses ordres scellés à certains capitaines et parents qui étaient
au plus mal avec Gacamatzin, à cause de son arrogance; ils auraient
d'ailleurs à s'arranger de manière à arrêter et le prince et ceux qui
formaient son conseil, pour les amener à Mexico. Ces envoyés parti-
rent et, conformément aux ordres de Montezuma, comme Gacamatzin
était fort mal vu à Tezcuco, ils n'eurent pas de difficulté à le prendre
dans son propre palais, tandis qu'il était en conférence avec ses alliés
au sujet de son expédition. On fit en même temps cinq autres pri-
sonniers pour les amener avec lui. Gomme d'ailleurs cette ville se
trouve non loin de l'eau, on les embarqua tout de suite dans des pi-
rogues recouvertes d'une toile pour servir détente, et on les conduisit
à Mexico à force de rames. Quand ils débarquèrent, Gacamatzin fut
placé dans une riche litière, en sa qualité de roi, et, sans cesser de
le traiter avec respect, on le mena devant Montezuma. Dans la conver-
sation avec son oncle, il se montra plus effronté que jamais, lais-
sant percer ses prétentions de s'élever à la dignité de grand seigneur
de tout le pays. On en eut du reste encore plus la certitude par les
dépositions des autres prisonniers. Il en résulta que si Montezuma
était déjà mécontent de son neveu, il le fut dès lors bien davan-
tage.
Le prince conspirateur fut envoyé à notre général pour qu'il le re-
tînt prisonnier, tandis qu'on donna la liberté à tous les autres. Gortès
s'empressa de se rendre à l'appartement de Montezuma pour le remer-
cier de ce grand service. L'ordre fut donné d'élever à la dignité royale
de Tezcuco le jeune prince neveu de Montezuma et frère de Gacamatzin,
que la crainte d'être tué avait fait se réfugier auprès de son oncle;
il était du reste héritier présomptif de ce royaume. Pour que la chose
se passât avec solennité et avec le consentement de toute la ville,
Montezuma envoya l'ordre aux principaux personnages de cette pro-
vince de venir près de lui. Les choses étant bien entendues, on le
282 CONQUÊTE
proclama roi et seigneur de Tezcuco en lui donnant le nom de don
Carlos.
Gela fait, quand les caciques et roitelets de Cuyoacan, d'Iztapalapa
et de Tacuba, neveux de Montezuma, virent que Gacamatzin était en
prison et apprirent que leur oncle n'ignorait nullement qu'ils avaient
eux-mêmes conspiré pour le déposséder de la couronne et la donner
à leur cousin, ils devinrent fort inquiets et cessèrent de le voir et de
lui faire leur cour. Gortès se mit d'accord avec Montezuma, qu'il ga-
gna à la pensée de les arrêter tous; et huit jours après on les put voir
attachés à la grande chaîne, ce qui satisfit beaucoup notre capitaine
ot nous. Que les curieux lecteurs veuillent bien considérer mainte-
nant les risques qu'auraient courus nos existences au milieu de ces
projets incessants de nous massacrer et de nous dévorer, si la grande
miséricorde de Dieu, qui était toujours avec nous, ne nous eût, con-
stamment secourus! Quant à ce bon Montezuma, il donnait une so-
lution heureuse à toutes nos affaires. Et qu'on remarque bien à quel
point il était grand seigneur, puisque, même au temps de sa captivité,
on lui obéissait comme on vient de voir.
Tout étant apaisé et les conspirateurs en prison, Gortès, nos capi-
taines et le Frère Bartolomé de Olmedo ne cessaient de faire leur
cour à Montezuma, cherchant à lui complaire autant que possible et
plaisantant avec lui, sans jamais s'écarter du respect. Aucun d'eux ne
s'asseyait en sa présence avant que Montezuma eût donné ordre qu'on
avançât des sièges. Il mettait, du reste, tant d'égards dans nos rela-
tions, qu'il nous inspirait une affection réelle ; car il était véritable-
ment grand seigneur en toutes les choses que nous lui voyions faire.
Dans nos conversations, quelquefois le Frère, aidé d'Orleguilla, lui
faisait entendre les vérités relatives à notre sainte foi ; et l'on peut
dire que ce n'était pas sans succès, puisque quelques-uns des bons
raisonnements entraient dans son cœur, ainsi que le prouvait l'atten-
tion qu'il y prêtait bien autrement qu'au début. On lui faisait aussi
comprendre la grande puissance de l'Empereur notre seigneur, en
expliquant comme quoi de grands personnages étaient ses vassaux et
lui juraient obéissance, même en des pays lointains. On ajoutait
beaucoup d'autres choses qu'il prenait plaisir à entendre. D'autres
fois, Gortès jouait avec lui au tololoquc, et comme, d'ailleurs, il n'é-
tait nullement avare, il nous donnait un jour des bijoux en or, un
autre jour de bonnes étoffes.
Je mettrai fin à ce sujet, et je poursuivrai mon récit.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 283
CHAPITRE Cl
Comme quoi Montezuma, plusieurs caciques et bon nombre de personnages des
districts jurèrent obéissance à Sa Majesté, et de plusieurs autres eboses qui se
passèrent.
Voyant que tous ces petits rois que j'ai nommés étaient en prison,
et que la paix régnait dans leurs villes, Gortès rappela à Montezuma
qu'avant notre entrée à Mexico Sa Seigneurie lui avait par deux fois
envoyé dire qu'il serait payé tribut à Sa Majesté don Carlos; on pou-
vait croire par conséquent qu'ayant appris la grandeur de notre Roi
et seigneur, comme quoi plusieurs royaumes lui payent des tributs
tandis que grand nombre de princes lui sont soumis, Montezuma et
tous ses vassaux s'empresseraient de jurer obéissance à notre maître,
attendu que c'est ainsi que cela se pratique : l'obéissance d'abord
et les tributs ensuite. Montezuma répondit qu'il convoquerait ses
vassaux et s'en entretiendrait avec eux. En dix jours, la plus grande
partie des caciques du pays fut réunie; mais on ne vit pas venir ce
proche parent de Montezuma que j'ai dit être très-vaillant et qui lui
ressemblait par son air et par sa stature; il était du reste d'un ca-
ractère inconstant. Pour le moment il se trouvait dans une de ses
villes, appelée Tula. C'est à lui, disait-on, qu'après Montezuma la
couronne devait appartenir. Quand on l'appela, il fit répondre qu'il
ne voulait point venir, ni payer tribut, par la raison que le rende-
ment de ses provinces ne suflisait pas même à ses besoins. Monte-
zuma en fut irrité au point qu'il envoya quelques capitaines avec
ordre de l'arrêter; mais comme c'était un grand seigneur et qu'il
avait de nombreuses alliances, il fut averti assez à temps pour se re-
tirer dans l'intérieur de sa province, où il ne fut pas possible de le
prendre pour le moment.
Je le laisserai là, et je dirai la conférence que Montezuma tint avec
tous les caciques du pays, dont il avait provoqué la réunion. Il leur
adressa la parole en l'absence de Cortès et de nous tous, à l'exception
du page Orteguilla. Il leur dit que depuis longtemps, — ils le savaient
fort bien, — leurs aïeux avaient annoncé, ainsi qu'on le pouvait voir
dans les livres de leurs annales, qu'il viendrait des hommes d'où le
soleil se lève, pour gouverner ces contrées, et qu'alors finirait le règne
des Mexicains ; que, quant à lui, il croyait, d'après le dire de ses
dieux, que nous étions ces hommes-là; que les papes avaient prié
Huichilobos de se déclarer à ce sujet, mais que jusqu'à présent, mal-
gré d'abondants sacrifices, il gardait le silence, contrairement à ses
habitudes, se contentant de dire pour unique réponse qu'il n'avait
28k CONQUÊTE
pas changé d'avis, qu'il donnait le même conseil qu'autrefois et qu'on
eût à ne plus l'interroger à ce sujet : paroles significatives qui don-
naient clairement à entendre que l'on devait jurer obéissance au Roi
de Castille dont ces teules se prétendaient les sujets. « A vrai dire,
ajouta-t-il, je ne crois pas que pour l'heure il y ait le moindre incon-
vénient à le faire, sauf à voir si plus tard nos dieux nous donnent un
meilleur conseil; tenons-nous, du reste, toujours disposés à agir selon
que les circonstances nous paraîtront le permettre. Ce que, pour le mo-
ment, je vous commande et même vous supplie de faire, c'est que tous,
volontairement, nous jurions obéissance et nous nous décidions à quel-
que acte de vasselage. Je ne tarderai pas à vous dire ce qu'il nous sera
plus convenable de faire; mais comme en ce moment Malinche m'im-
portune à ce sujet, que personne ne refuse de se soumettre. Consi-
dérez que depuis vingt-huit ans que je vous gouverne vous m'avez
toujours servi avec loyauté. Je vous ai enrichis, j'ai agrandi vos do-
maines, je vous ai donné des commandements importants et de grandes
richesses. Si maintenant nos dieux permettent que je sois en captivité,
vous devez être convaincus que j'y reste uniquement parce que la vo-
lonté de mon grand Huichilobos m'en fait une loi. »
Ayant entendu ce discours, tous répondirent qu'ils obéiraient à
son commandement, et, en proférant ces paroles, eux tous, et Mon-
tezuma plus encore, poussaient de grands soupirs et répandaient des
larmes abondantes. Un des dignitaires fut chargé d'aller dire que le
lendemain on jurerait obéissance et vasselage à Sa Majesté1. Le mo-
ment venu. Montezuma adressa encore la parole à ses caciques sur ce
sujet en présence de Gortès, de nos capitaines, de plusieurs soldats et
de Pedro Hernandez, secrétaire du général. A la suite de ce discours,
tous firent serment d'obéir à Sa Majesté, en témoignant de la plus
grande tristesse. Montezuma ne put alors retenir ses larmes, et, quant
à nous, nous l'aimions à ce point et de si bon cœur que, de le voir
1. Montezuma jure obéissance au roi d'Espagne. Cette scène est réellement
pitoyable, et Ton se demande en quoi elle était motivée. On n'y trouve pas d'autre
motif que la soumission obstinément respectueuse à la prophétie de ses ancêtres, et
surtout cet affaissement de ca;ur et d'àme dont nous venons de parler dans une
note précédente. La funeste habitude dune vie voluptueuse, au milieu d'un faste
oriental, avait préparé de longue main cette décadence morale, que les événements
actuels mettaient en évidence. La faiblesse d'attitude qui en résulta pour le chef dé la
nation amena cette abdication honteuse de droits séculaires et procura à l'Espagne
l'avantage de pouvoir dire qu'elle avait hérité et non conquis un royaume, une royauté
avec toutes les prérogatives qui l'accompagnaient. « La Cour d'Espagne, dit Clavijero,
déclare, dans quelques décrets rendus en faveur de la descendance de Montezuma,
qu'aucune autre famille ne pourrait arguer à son profit de ces privilèges exception-
nels; car personne n'a rendu à l'Espagne un service comparable à celui que l'empe-
reur Montezuma rendit en incorporant à l'Espagne, par une cession volontaire, un
grand et riche royaume comme l'étail celui du Mexique.... Betancourt, en la u' partie,
traité L', de son Teatro mejicano, cite les susdits décrets. » (Clavijero. loc. cit.,
page 251.)
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 285
plcurci', nos yeux aussi se mouillèrent et il y eut parmi nous des sol-
dais qui versèrent autant de pleurs que Montczuma lui-même.
Je m'arrêterai là pour dire que Gortès et l'intelligent Père fray
Barlolomé de Olmedo étaient constamment dans l'appartement de
Montczuma, tâchant de le divertir cl de l'amener à abandonner ses
idoles. Je reprendrai bientôt mon récit.
CHAPITRE Cil
Connue quoi Corlès lit en sorle d'être renseigné sur les mines d'or, en quoi elles
consistaient, dans quelles rivières elles se trouvaient ; el aussi sur les bons ports,
depuis le Panuco jusqu'à Tabasco, surtout le fleuve Guazacualco. De ce qui arriva
à ce sujet.
Cortès et ses capitaines étant avec Montezuma, auquel ils tenaient
compagnie, entre autres sujets de conversation suivis au moyen de
dona Marina, de Geronimo de Aguilar et d'Ortcguilla, on demanda
au monarque où et dans quelles rivières se trouvaient les mines *, et
quelle méthode on employait pour recueillir l'or qu'on apportait en
grains, parce que nous désirions envoyer deux de nos soldats, grands
mineurs, pour y aller voir. Montczuma répondit qu'on l'extrayait de
trois endroits, mais qu'on en apportait la plus grande partie d'une
province appelée Zacatula, située vers le sud, à dix ou douze jour-
nées de marche de la capitale; qu'on le recueillait au moyen de ba-
quets au fond desquels les grains d'or se déposaient, après que la
terre avait été convenablement lavée ; pour le moment on le lui ap-
portait de la province de Tuztepcquc. Il y était recueilli dans deux
rivières, non loin du point où nous débarquâmes; près de cette pro-
vince il y avait d'autres bonnes mines dans deux pays non soumis,
habités par les Chinantèqucs et les Zapotèques; si nous voulions y
envoyer nos soldats, il fournirait des personnages de distinction qui
iraient avec nous.
Gortès le remercia vivement et il s'empressa d'envoyer à Zacatula
un pilote appelé Gonzalo de Umbria, avec deux soldats mineurs. Or
ce Gonzalo de Umbria était celui-là même auquel notre général avait
fait mutiler les pieds, en même temps qu'on pendait Pedro Escudero
et Juan Germciio et qu'on donnait le fouet aux Pénates, à la suite de
leur tentative de soulèvement avec un de nos navires, ainsi que je
l'ai longuement écrit dans le chapitre qui en a parlé. Mais cessons
t. J'emploie le mot « mine », parce que l'auteur fait usage du terme espagnol qui
lui correspond. Le lecteur aura compris sans doute que ce n'est pas de mines qu'il
s'agit ici, mais de gisements. Cette réflexion doit cire appliquée aux passages ana-
logues qui vont se présenter souvent dans la suite de ce récit.
286 CONQUÊTE
de raconter les faits passés et disons comme quoi partirent Umbria
et ses compagnons, auxquels on assigna un délai de quarante jours
pour revenir. Gortès envoya en même temps vers le nord un capitaine
du nom de Pizarro, jeune homme d'environ vingt-cinq ans, que Gortès
traitait comme parent. Or, rappelons-nous qu'en ce temps-là on n'a-
vait aucune connaissance du Pérou, qui ne connaissait pas davantage
n'importe quel Pizarro. Quoi qu'il en soit, ce capitaine, accompagné
de quatre soldats et de quatre dignitaires mexicains, partit avec l'in-
jonction de revenir sous quarante jours; il y avait une distance de
quatre-vingts lieues de Mexico à la localité où il se rendait.
Après ces deux départs, le grand Montezuma donna à notre chef
une toile de nequen sur laquelle on avait dessiné au naturel toutes
les rivières et les baies de la côte du nord, du Panuco à Tabasco, soit
une distance de cent quarante lieues, en y comprenant la rivière
Guazacualco. Nous connaissions tous les ports qui étaient signalés
sur cette toile, depuis que nous en avions fait la découverte avec
Grijalva, à l'exception du Cruazacualco, qu'on nous dit être très-con-
sidérable et très-profond. Gortès résolut d'envoyer voir ce que c'était
et de donner l'ordre de sonder le port et l'entrée du fleuve. Diego de
Ordas, dont j'ai déjà parlé tant de fois, homme intelligent et coura-
geux, dit à notre général qu'il irait volontier étudier cette rivière et
les terres qui l'entouraient, ainsi que les qualités de leurs habitants,
pourvu qu'on lui donnât des soldats et des Indiens de distinction qui
marchassent avec lui. Gortès hésitait à lui en accorder l'autorisation,
parce qu'il le tenait pour homme de bon conseil, et qu'il désirait le
garder près de lui. Cependant, ne voulant pas le désobliger, il lui
permit de tenter cette expédition. Montezuma fit alors observer à Or-
das que son autorité ne s'étendait pas jusqu'au Guazacualco, dont les
habitants étaient très-belliqueux; qu'il devait réfléchir à ce qu'il al-
lait faire, sachant bien que s'il arrivait quelque malheur, ce ne serait
pas sur lui Montezuma qu'il en faudrait rejeter la faute ; du reste,
avant d'entrer dans cette province, Ordas trouverait des garnisons
mexicaines sur la frontière; il en pourrait prendre avec lui des sol-
dats, s'il en avait besoin. A toutes ces choses, Montezuma ajouta
bien d'autres gracieusetés. Gortès et Diego de Ordas lui en expri-
mèrent leur reconnaissance; après quoi, celui-ci se mit en route avec
deux soldats et quelques dignitaires que Montezuma lui donna.
C'est ici que le chroniqueur Francisco Lopez de Gomara prétend
que Juan Vclasquez fut avec cent soldats coloniser le Guazacualco,
tandis que Pedro de Ircio était déjà allé en faire autant sur le Pa-
nuco ; et comme je suis déjà fatigue de voir combien ce chroniqueur
reste en dehors de ce qui arriva, j'omettrai d'en parler ici, pour dire
ce que lit chacun des capitaines que notre général envoya et comme
quoi ils revinrent avec des échantillons d'or,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 287
CHAPITRE ClII
Comme quoi revinrent les capitaines que notre général avait envoyés visiter les
mines et sonder le port et la rivière Guazacualco.
Le premier qui revint à la ville de Mexico rendre compte à Cortès
du résultat, de l'expédition fut Gonzalo de Umbria avec ses compa-
gnons. Ils apportèrent une valeur de trois cents piastres en grains
d'or qu'ils avaient recueillis, à côté des Indiens d'un village appelé
Zacatula. Les caciques de cette province, d'après le rapport d'Umbria,
employaient beaucoup d'Indiens sur deux rivières, lesquels, au moyen
de petites auges, lavaient le limon et recueillaient l'or après le la-
vage. Les voyageurs ajoutaient que s'ils étaient meilleurs mineurs et
opéraient comme on fait à l'île de Saint-Domingue ou à Cuba, ces
dépôts seraient très-riches. Avec eux venaient deux personnages, au
nom de cette province, apportant cà Cortès un présent en or travaillé,
d'une valeur d'environ deux cents piastres; ils s'offraient en même
temps à être les serviteurs de Sa Majesté. La vue de cet or réjouit
notre général autant que s'il eût valu trente mille piastres, parce
qu'il était le témoignage de l'existence de bons gisements. Il se mon-
tra très-affectueux envers les caciques qui avaient apporté ce présent.
Il leur fit donner des verroteries vertes de Castille, ajoutant mille
démonstrations verbales, après lesquelles ils s'en retournèrent très-
satisfaits dans leur pays. Umbria disait du reste que, non loin de
Mexico, il y avait de grands centres de population et une autre pro-
vince appelée Matalcingo. Ce qu'il lut au surplus bien facile de com-
prendre, c'est que Umbria et ses compagnons revinrent riches et bien
lestés d'or; c'est justement pour cela que Cortès avait choisi ce ca-
pitaine, afin de gagner son amitié et de lui faire oublier qu'en d'au-
tres temps il avait donné l'ordre de lui mutiler les pieds. Nous n'en
parlerons plus, puisqu'il avait bien mis son voyage à profit.
Nous reviendrons au capitaine Diego de Ordas, envoyé, lui, au
lleuvc Guazacualco, à cent vingt lieues de Mexico. Il racontait qu'il
avait passé par de grands villages dont il donnait les noms; que par-
tout on lui faisait fête; que, sur la route de Guazacualco, il avait
1 encontre à la frontière les garnisons de Montezuma, dont se plai-
gnaient amèrement tous les pays environnants, tant à cause des vols
que ces Indiens commettaient que pour leur audace à s'emparer des
femmes et à imposer leurs tributs. Ordas, secondé par les person-
nages mexicains qui étaient avec lui, réprimanda fortement les capi-
taines de Montezuma qui exerçaient l'autorité dans la province. Il les
menaça, s'ils continuaient, de porter leurs méfaits à la connaissance
288 CONQUÊTE
de leur souverain, qui sans doute les enverrait chercher et les châ-
tierait comme il avait châtié déjà Quetzalpopoca et ses compagnons,
à la suite des vols qu'ils avaient commis dans les villages de nos
alliés. Il réussit de la sorte à leur inspirer quelque crainte. Il conti-
nua ensuite sa route vers Guazacualco, n'emmenant avec lui qu'un
seul personnage mexicain. Lorsque le cacique de cette province, ap-
pelé Tochel, apprit sa prochaine arrivée, il envoya à sa rencontre ses
dignitaires, qui témoignèrent de leurs bons sentiments à son égard,
car tout le monde dans ce pays avait entendu parler de nous à pro-
pos de notre expédition sous Grijalva, ainsi que je l'ai longuement
conté dans le chapitre qui s'y rapporte.
Arrivons maintenant à dire que lorsque les caciques de Guaza-
cualco apprirent le but du voyage de Ordas, ils mirent à sa disposi-
tion de grandes pirogues au moyen desquelles le cacique Tochel
lui-même et plusieurs autres personnages de distinction l'aidèrent à
sonder l'embouchure du fleuve. Ils trouvèrent trois grandes brasses
aux endroits les plus profonds; mais, en remontant un peu la rivière,
les gros bâtiments y pouvaient naviguer, et plus on montait, plus la
profondeur était grande. 11 était même certain que des karaques
pourraient circuler près d'une ville située sur la rive. Ordas, ayant
pratiqué le sondage, entra avec les caciques dans cette ville, où on lui
donna quelques joyaux en or et une belle Indienne, après avoir fait
soumission à Sa Majesté. On se plaignait beaucoup de Montezuma et
de ses troupes, avec lesquelles on avait eu, peu de temps auparavant,
une rencontre. Une autre fois, les gens de cette province tuèrent tant
de Mexicains tout près d'un petit village, qu'on donna depuis lors à
cet endroit le nom de Guilonemiqui, ce qui signifie en leur langue :
« lieu où l'on tua ces crapuleux Mexicains. » Ordas les remercia beau-
coup pour leurs bons procédés, et après leur avoir donné des verrote-
ries de Castille qu'il apportait dans ce but, il retourna à Mexico, où
il fut joyeusement reçu par Gortès et par nous tous. Il racontait que
c'était un beau pays pour l'élevage des bestiaux, dont le port était
très-avantageux pour les communications avec les îles de Cuba, de
Saint-Domingue et de la Jamaïque, sauf pourtant l'inconvénient d'être
situé fort loin de Mexico et d'être avoisiné par de grands marécages.
C'est précisément là la raison qui fit qu'on lui refusa tout mérite
comme port de transit pour la capitale.
Mais laissons là Ordas, et parlons du capitaine Pizarro et de ses
compagnons qui furent à Tuztcpequc étudier les gisements d'or. Pi-
zarro revint avec un soldat seulement, pour rendre compte à Gortès
de son voyage, rapportant pour environ mille piastres de grains d'or.
•Ils disaient que dans les provinces de Tuztepequc,de Malinaltcpequc
et d'autres villages environnants, ils arrivèrent aux rivières avec
beaucoup d'hommes qu'on leur donna pour les accompagner. Ils y
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 28«J
ramassèrent Je tiers environ de l'or qu'ils apportaient. Us ajoutaient
qu'ils remontèrent la sierra vers une autre province habitée par les
Chinantèqucs; mais qu'à leur arrivée un très-grand nombre d'Indiens
armés vinrent à leur rencontre, bien munis de lances plus grandes
que les nôtres, d'arcs, de flèches et de boucliers, et disant qu'aucun
Mexicain ne devait entrer dans leur pays, sous peine de mort, mais
que les teules pouvaient avancer autant qu'ils le voudraient. Les
voyageurs profitèrent de l'autorisation, tandis que les Mexicains n'al-
lèrent pas plus loin. Lorsque les caciques de Chinanta connurent le
but du voyage, ils réunirent beaucoup de leurs hommes habitués au
lavage du sable et en firent accompagner nos soldats jusqu'aux ri-
vières, où ils recueillirent le reste de leur provision d'or; ce dernier
se distinguait par sa surface rugueuse, qualité qui, d'après les In-
diens, donne l'espoir d'une longue durée des gisements, parce que
c'est l'indice d'une plus grande proximité de l'émergence. Le capi-
taine Pizarro amenait au surplus deux caciques de ce pays, qui ve-
naient se déclarer vassaux de Sa Majesté et briguer notre alliance.
Ils apportaient un présent en or, et, à l'égal des autres caciques, ils
disaient tout le mal possible des Mexicains, dont ces provinces
étaient fatiguées, à cause de leurs déprédations, au point qu'on ne
pouvait plus ni les voir ni même proférer leur nom parmi les ha-
bitants.
Gortès accueillit très-bien Pizarro et les personnages venus avec
lui. Il accepta le présent qu'on lui offrit et dont je ne me rappelle
plus la valeur après tant d'années. Il leur promit gracieusement de
leur venir en aide, d'être l'ami des Chinantèqucs et il employa les
meilleurs termes pour les congédier vers leurs provinces. Pour évi-
ter du reste qu'il leur arrivât malheur en chemin, il les fit accom-
pagner par deux personnages mexicains, avec ordre de ne pas les
abandonner avant qu'ils fussent hors de danger, dans leur pays
même. Ces messagers partirent ainsi très-satisfaits. Reprenons main-
tenant la suite de notre récit, pour dire que Cortès demanda ce
qu'étaient devenus les autres soldats que Pizarro avait emmenés;
c'étaient : Barrientos, Escalona le Jeune, Cervantes le Farceur et
Heredia le Vieux. Pizarro répondit que le pays leur ayant paru bon
et riche en mines, tandis que tous les villages étaient très-pacifiques,
il leur donna l'ordre d'établir une plantation de maïs et des cacaovè-
res, en y ajoutant l'élevage de beaucoup d'oiseaux du pays et la cul-
ture du coton, leur recommandant, du reste, d'examiner toutes les
rivières, pour s'assurer des gisements qu'il pourrait y avoir. Cortès
garda pour l'instant le silence, mais il n'approuva pas que son parent
eût ainsi dépassé ses ordres. Il vint à notre connaissance que, l'ayant,
pris à part, il lui adressa des paroles sévères et lui dit qu'il voyait
peu de distinction à la manie d'élever des oiseaux et de soigner des
10
290 CONQUÊTE
cacaoyères. Sans perdre de temps d'ailleurs, il envoya un soldat
nommé Alonso Luis , porteur d'un ordre de retour, pour aller cher-
cher les hommes que Pizarro avait abandonnés. Je dirai en son lieu
ce que firent ces soldats.
CHAPITRE CIV
Comme quoi Cortès dit au grand Montezuma qu'il ordonnât à tous les caciques du
pays de payer tribut à Sa Majesté, et de ce qu'on fit à ce sujet.
Gomme le capitaine Diego de Ordas et les soldats que j'ai nommés
revinrent avec des échantillons d'or, annonçant que le pays était ri-
che, Cortès, conseillé par Ordas et d'autres capitaines et soldats, ré-
solut de dire à Montezuma que tous les caciques et tous les villages
du royaume eussent à payer tribut à Sa Majesté l'Empereur et que
le prince lui-même, en sa qualité de premier grand seigneur, donnât
partie de ses trésors. Il répondit qu'il ferait demander de l'or à tous
les villages, mais que beaucoup d'entre eux ne pourraient s'en pro-
curer, ne possédant que des bijoux de peu de valeur qu'ils avaient
hérités de leurs aïeux. En conséquence, il envoya des délégués par-
tout où il y avait des gisements, avec ordre de faire donner par cha-
que pays un certain nombre de disques en or fin, de la grandeur de
ceux qu'on lui payait à lui-même. Il adressait, du reste, deux disques
comme échantillon de ce qu'il voulait. Quant aux autres localités
non minières, elles étaient dans l'habitude de n'offrir à la couronne
que des joyaux de peu de valeur.
Il adressa aussi des messagers à la province de ce grand seigneur,
son proche parent, qui s'était refusé à lui obéir, et dont la résidence
était à environ douze lieues de Mexico. Sa réponse fut qu'il ne don-
nerait point d'or et qu'il n'obéirait pas à Montezuma, puisqu'il était
seigneur de Mexico aussi bien que ce prince et que la couronne lui
revenait à l'égal de Montezuma, qui osait lui demander tribut. Le
monarque , ayant entendu ces choses , en éprouva une irritation si
grande qu'il donna des ordres, marqués de son sceau, à des capitai-
nes de confiance, pour qu'on lui amenât prisonnier le rebelle. On le
conduisit en effet en sa présence. Les paroles qu'il adressa à Monte-
zuma furent très-effrontées. Il ne témoigna aucune crainte; était-ce
l'effet de son grand courage, ou bien fallait-il supposer qu'on disait
vrai lorsqu'on prétendait, en le voyant un peu étourdi, qu'il' avait un
grain de folie? Cortès, ayant su tout cela, envoya prier Montezuma de
lui confier le prisonnier, lui promettant de le garder lui-même, car on
assurait que l'ordre était donné de le tuer. On l'amena donc à notre
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 291
général, qui lui parla affectueusement, le priant de ne pas faire de
folies contre son roi; au surplus, il lui promit de le mettre en liberté.
Mais Montezuma, en ayant eu connaissance, pria qu'on ne le délivrât
nullement et qu'on l'attachât à la grande chaîne, comme on avait fait
à propos des petits rois dont j'ai déjà parlé.
Arrivons-en à dire qu'au bout de vingt jours revinrent tous les dé-
légués que Montezuma avait envoyés pour le recouvrement des tri-
buts en or. Immédiatement le prince fit appeler Gortès, nos capitai-
nes et quelques soldats de garde qu'il connaissait. Il s'exprima alors
en ces termes ou à peu près : « A vous, seigneur Malinche, et à
vous, seigneurs capitaines et soldats, je fais savoir que je me recon-
nais des devoirs envers votre grand Empereur, et que des sentiments
de bon vouloir m'animent envers lui, non-seulement parce que je le
liens pour seigneur et grand seigneur, mais encore parce qu'il vous
a envoyés de si lointains pays, pour prendre de mes nouvelles. La
pensée qui me domine, c'est que c'est lui qui doit nous commander,
selon la prophétie de nos aïeux et conformément à ce que nos divi-
nités nous disent chaque jour. Prenez cet or que l'on vient de recueil-
lir et que l'empressement de nos délégués a empêché d'être plus con-
sidérable; quant à moi, ce que je me propose d'offrir à l'Empereur,
c'est tout le trésor que j'ai hérité de mon père et qui est actuellement
en votre pouvoir, dans vos propres quartiers; je n'ignore pas, même,
que, peu de temps après votre arrivée, vous ouvrîtes la salle, que
vous considérâtes tout ce qu'il y avait, et prîtes la précaution de fer-
mer l'entrée ainsi qu'elle l'était auparavant. Quand vous l'enverrez à
votre Empereur, dites-lui dans vos mémoires et vos lettres : Voilà ce
que vous envoie votre bon vassal Montezuma. Je vous donnerai en-
core des pierres d'une grande valeur, pour que vous les lui envoyiez
en mon nom : ce sont des chalchihuis que seul votre Empereur est
digne de posséder, chaque pierre valant deux charges d'or. Je veux
lui envoyer aussi trois sarbacanes avec leurs projectiles dans des gi-
becières, tellement ornées de pierreries qu'il se réjouira certainement
de les voir. Je prétends en outre offrir de ce que je possède person-
nellement, quoique ce soit maintenant peu de chose, parce que la
plus grande partie de l'or et des joyaux que j'avais, je vous l'ai don-
né cp eu à peu. »
Lorsque Gortès et nous tous entendîmes ces paroles , nous fû-
mes vraiment émus de la grande bonté et de la libéralité de Monte-
zuma; le plus respectueusement possible et nous découvrant de nos
coiffures militaires , nous lui dîmes que nous reconnaissions cette
grande faveur. Gortès, dans les termes les plus affectueux, ajouta que
nous écririons à notre Empereur, pour louer sa magnificence et la
simplicité avec laquelle il nous offrait son or pour sa royale personne.
Après quelques autres compliments de pure convenance, Montezuma
292 CONQUÊTE
chargea ses majordormes de mettre à notre disposition les richesses en
or et tous les trésors qui étaient contenus dans la salle murée. Nous
passâmes trois jours à tout examiner et à retirer les valeurs des mon-
tures où elles se trouvaient enchâssées. Il fallut même que, pour ce
travail de démontage, vinssent les joailliers de Montezuma, qui rési-
daient au village d'Escapuzalco. J'assure que la quantité d'or était si
grande que, le triage fait, il en résulta trois piles qui donnèrent en-
semble un poids de six cent mille piastres, sans compter l'argent et
grand nombre d'autres valeurs, ainsi que je le dirai plus loin. Et re-
marquez que je ne tiens pas compte ici des feuilles et des disques d'or,
ni des grains de même métal provenant des mines. On se mit à
l'œuvre pour fondre le tout, avec l'aide des joailliers indiens dont
j'ai parlé. Il en résulta des lingots très-volumineux de la largeur de
trois doigts. Cette opération finie, on apporta le présent que Monte-
zuma avait promis de donner personnellement. Ce fut vraiment une
merveille de voir tant d'or et la richesse de plusieurs des joyaux qui
composaient cet envoi : les pierres chalchihuis, entre autres, qui,
pour les caciques eux-mêmes, représentaient une valeur considérable
en or. Les trois sarbacanes avec leurs gibecières étaient ornées de
pierres et de perles soigneusement enchatonnées. Des dessins en plu-
mes, de petits oiseaux couverts de perles : tout était riche et d'une
valeur considérable. Je n'en finirais pas si je voulais tout énumérer.
Disons maintenant comme quoi on timbra tout l'or dont j'ai parlé,
avec un poinçon en fer que Gortès fit fabriquer d'accord avec les offi-
ciers du Roi et avec nous tous, au nom de Sa Majesté, en attendant
qu'Elle daignât ordonner d'autres mesures. Ce poinçon se composait
des armes royales figurées en la grandeur d'une pièce d'or de quatre
piastres. Je ne parle pas ici des joyaux riches que l'on crut convena-
ble de ne pas démonter. Nous n'avions ni poids ni balances pour pe-
ser tous ces lingots d'or et d'argent, ainsi que les joyaux qu'on ne
démonta pas. Il parut donc opportun à Gortès et aux commissaires
de Sa Majesté de faire fabriquer des poids pesant au maximum une
arroba, d'autres d'une demi-arroba, de deux livres, d'une livre, d'une
demi-livre et de quatre onces, non dans l'espoir d'en obtenir un ré-
sultat exact, mais d'approcher de la réalité à une demi-once près. Les
commissaires du Roi dirent qu'il y avait une valeur de plus de six
cent mille piastres en or, tant de celui qui était fondu en arrobas que
des espèces en grains, en disques et en joyaux, sans compter l'ar-
gent et beaucoup de bijoux dont on ne signala pas la valeur. Quel-
ques-uns des soldats prétendaient que c'était bien plus encore. Il n'y
avait dès lors autre chose à faire que prélever le quint royal et don-
ner leur part à chaque capitaine, à chaque soldat et à ceux qui étaient
restés à la Villa Rica. Mais Gortès ne semblait pas vouloir se presser
d'opérer le partage, prétendant attendre qu'il eût plus d'or, que ses
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 293
poids fussent plus exacts et qu'on pût ainsi mieux savoir ce qui re-
venait à chacun. Cependant la plupart d'entre nous, soldats et capi-
taines nous prétendîmes que la répartition s'en fît immédiatement;
car nous avions observé que, lorsque l'on démonta les pièces du tré-
sor de Montezuma, il y avait dans les tas beaucoup plus d'or que
maintenant; il en manquait bien au moins le tiers, qu'avaient fait
disparaître en le cachant, tantôt Gortès, tantôt les capitaines, tantôt
même on ne savait qui; le fait est qu'avec le temps il diminuait visi-
blement. Après plusieurs pourparlers, on se résolut à peser ce qui
restait; on trouva environ six cent mille piastres, sans compter les
disques et les joyaux. Le partage fut résolu pour le lendemain. Je
dirai comment cela se passa et comme quoi le général Cortès et quel-
ques autres personnes s'attribuèrent la plus grande part. Ce que Ton
fit à ce sujet, je le dirai à la suite.
CHAPITRE GV
Comme quoi l'on partagea l'or que l'on avait acquis, tant celui que Montezuma avait
donné que ce que l'on recueillit dans les villages. De ce qui advint à un soldat à
ce propos.
On préleva d'abord le quint royal. Cortès dit ensuite qu'on en mît
à part pour lui un autre égal à celui de Sa Majesté, attendu que nous
le lui avions promis sur la plage de sable, lorsque nous le proclamâ-
mes capitaine général et grand justicier, ainsi que je l'ai dit dans le
chapitre qui en a traité. Après cela, il prétendit qu'il fallait distraire
du total certains frais qu'il avait été obligé de faire dans l'île de Cuba
pour l'équipement de la flotte; plus, le montant de la dépense de
Diego Velasquez en achat des navires que nous tous avions fait
échouer sur la plage; plus, encore, pour les frais occasionnés par les
commissaires que l'on envoya en Castille; outre cela, pour les hom-
mes restés à la Villa Rica, au nombre de soixante-dix; pour le cheval
que lui Cortès avait perdu; pour la jument de Juan Sedeno, que l'on
tua à Tlascala d'un coup de sabre...; doubles parts pour le Père de
la Merced, pour le prêtre Juan Diaz, pour les capitaines et pour tous
ceux qui étaient propriétaires de chevaux. On en fit autant pour les
escopettiers, pour les arbalétriers, pour d'autres encore.... De sorte
que ce qui resta était si peu de chose, qu'il y eut plusieurs soldats
qui ne voulurent point recevoir leur part, dont s'augmentait en ce
cas celle de Cortès. En ce temps-là, il n'y avait pas possibilité de
faire autrement que se taire, car il eût été bien inutile de réclamer
devant la justice. Quelques soldats acceptèrent même cent piastres
pour leur part, non sans pousser des vociférations contre ce qui man-
294 CONQUÊTE
quait Mais Cortès donnait secrètement aux uns et aux autres, comme
par faveur, de façon que, en y ajoutant quelques bonnes paroles, il
obtenait leur silence. Quant aux parts destinées aux hommes de la
Villa Rica, on les transporta à Tlascala en dépôt, mais cela ne fut pas
mieux réparti que le reste, ainsi que je l'expliquerai par la suite.
Ce fut alors que plusieurs de nos capitaines firent fabriquer de
grandes chaînes d'or par les orfèvres de Montezuma, qui formaient un
gros village nommé Escapuzalco, à une demi-lieue de Mexico. Cor-
tès lui-même commanda un grand nombre de bijoux et un beau ser-
vice de vaisselle plate. Ajoutons que quelques-uns de nos soldats s'en
tirèrent aussi les mains pleines. Aussi voyait-on circuler publique-
ment grand nombre de palets en or, timbrés ou non, ainsi que des
joyaux diversement façonnés. On jouait gros jeu au moyen de car-
tes confectionnées avec des peaux de tambours, aussi bonnes et aussi
bien peintes que celles qu'on voit en Espagne ; c'était un certain Pe-
dro Valenciano qui les fabriquait.... C'est ainsi que nous passions le
temps.
Cessons de parler de l'or, de son partage mal exécuté et du pire
usage que l'on en fit, pour dire ce qui arriva à un soldat nommé Car-
denas. C'était un pilote, natif de Triana. Le pauvre homme avait femme
et enfants dans son pays. Étant probablement sans fortune, comme
beaucoup d'entre nous, il vint tenter le sort, dans l'espoir de rejoin-
dre un jour sa femme et ses enfants. Lorsqu'il vit tant d'or, en lin-
gots, en grains et en palets, tandis qu'il ne lui revenait que cent
piastres pour sa part, il tomba malade de tristesse et de chagrin. Un
de ses amis, remarquant qu'il était pensif et si mal portant, le visita
et lui demanda pourquoi il se trouvait dans cet état et soupirait si
fort. Le pilote Cardenas répondit: « Peste soit de mon sort ! Comment
voulez-vous que je ne sois pas malade en voyant que Cortès prend
ainsi tout pour lui; qu'il s'attribue un cinquième comme s'il était le
Roi, et tant pour le cheval qu'il a perdu, et tant pour les navires de
Diego Velasquez, et tant pour d'autres bagatelles pendant que ma
femme et mes enfants meurent de faim? J'aurais cependant pu' leur
venir en aide à l'époque où nos procureurs furent en Castille avec
nos lettres et avec tout l'or et l'argent que nous avions recueillis jus-
qu'alors. »
Son ami lui repartit : « Mais quel or aviez-vous donc en ce temps-
là pour leur envoyer? — Si Cortès, répondit Cardenas, m'eût donné
la part qui me revenait, mes fils et ma femme s'en fussent entrete-
nus, et il leur en resterait même encore. Mais remarquez à quelle
ruse il eut recours: nous faire signer l'engagement d'abandonner nos
parts pour Sa Majesté, tandis qu'il en sut soustraire environ six mille
piastres pour son père Martin Cortès et qu'il en cacha encore davan-
tage, pendant que moi et tant d'autres pauvres gens étions occupés
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 295
nuit et jour à batailler, comme vous avez vu, dans les combats de
Tabasco, de Tlascala, de Gingapaeinga et de Cholula, pour aboutir
aux dangers que maintenant nous courons, avec la mort en perspec-
tive pour le jour où on se soulèvera dans cette capitale.... et qu'après
cela, Cortès prenne tout l'or et s'en attribue le cinquième comme
s'il était roi!... » Il ajouta quelques paroles encore sur le même ton :
que nous ne devions point permettre qu'on prélevât ce cinquième,
ni souffrir d'autre roi que Sa Majesté. Son camarade lui répondit :
(c Eh quoi! c'est donc là la peine qui vous tue? Vous voyez bien que
ce que les caciques et Montezuma nous donnent se consume comme
le reste : ceci en payements, cela en tombant dans le sac, autre chose
dans la cachette; et tout va où Cortès a voulu, tandis que, d'autre
part, nos capitaines prennent même ce qui est destiné aux provisions.
Chassez donc vos tristes pensées et bornez-vous à prier Dieu que
nous ne perdions pas la vie dans cette capitale. »
Là cessèrent ces confidences ; mais Cortès en eut connaissance, et
comme d'ailleurs on lui assurait que beaucoup de soldats étaient
mécontents à propos du partage de l'or et à cause de la quantité qui
en avait été détournée, il résolut de nous entretenir en employant les
paroles les plus mielleuses. Il nous dit alors que tout ce qu'il avait
était à nous; qu'il ne voulait pas autre chose que la part qui lui reve-
nait comme capitaine général ; que si quelqu'un de nous avait besoin
de n'importe quoi, il le lui donnerait; que l'or acquis jusqu'à ce jour
n'était que bagatelle, si l'on voulait considérer les grandes villes, les
puissantes mines dont nous serions un jour les possesseurs riches et
prospères. Il ajouta bien d'autres raisons qu'il avait l'art d'exposer
avec adresse. Au surplus, il donnait secrètement des joyaux d'or aux
uns; à d'autres il faisait de grandes promesses; il ordonna que les
provisions apportées par les majordomes de Montezuma fussent
distribuées entre tous, chacun recevant autant que lui-même. Quanta
Cardenas, il le prit à part, le flatta par de bonnes paroles, lui pro-
mettant que par le plus prochain convoi il l'enverrait rejoindre en
Castille sa femme et ses enfants; et pour à présent il lui donna trois
cents piastres qui le rendirent très-content.
Nous en resterons là; mais je dirai, quand il en sera temps, ce
qu'il advint de Cardenas lorsqu'il alla en Castille, et comme quoi il
fut contraire à Cortès dans les affaires que ce général eut à débattre
avec Sa Majesté.
296 CONQUÊTE
CHAPITRE GVI
Comme quoi il y eut des discussions entre Juan Velasquez de Léon et le trésorier
Gregorio Mexia au sujet de l'or qui manquait dans les tas avant qu'on le fondit. Ce
que Cortès fit à cet égard.
Il est Lien connu que tous les hommes aspirent à avoir de l'or et
que même il en est qui, plus ils en ont, plus ils en désirent. Il
arriva donc qu'il manqua dans les tas qu'on avait formés plusieurs
objets d'or qui étaient bien connus de nous ; et, comme Juan Velas-
quez de Léon faisait confectionner par les Indiens d'Escapuzalco,
orfèvres de Montezuma, de grandes chaînes d'or et des pièces de
vaisselle pour son service, le trésorier Gronzalo Mexia les lui réclama,
parce qu'on n'y avait pas prélevé le quint royal, quoique cela
appartînt bien ostensiblement à ce qui venait de Montezuma. Mais
Juan Velasquez de Léon, qui était un grand familier de Cortès,
répondit qu'il ne donnerait rien, attendu que ces valeurs n'avaient
point été prises dans les tas ni nulle part, Cortès lui ayant tout
donné avant qu'on fondît les lingots. Gronzalo Mexia répliqua que
Cortès avait bien assez caché d'objets dont il privait ses compagnons
d'armes; que, comme trésorier, il devait réclamer encore beaucoup
d'or sur lequel on n'avait pas payé le quint royal. Les paroles
s'échauffèrent et finirent par dépasser toute mesure, au point qu'on
en vint aux épées, et si l'on ne s'était pas jeté entre eux pour rétablir
la paix, c'en était fait de leurs vies, car c'étaient deux puissants
soldats et d'un grand courage les armes à la main. Ils se firent du
reste à chacun deux blessures. Cortès l'ayant su ordonna qu'on les
mît aux fers tous deux. Or il paraît qu'au dire de plusieurs soldats,
Cortès alla parler secrètement à Juan Velasquez de Léon, qui était
son grand ami. Il l'engagea à rester deux jours enchaîné, tandis qu'il
rendrait la liberté à Gronzalo Mexia, en sa qualité de trésorier. Cortès
en agissait ainsi pour que capitaines et soldats vissent bien à quel
point il pratiquait la justice, puisqu'il maintenait la prison de Juan
Velasquez, quoiqu'il vécût avec lui dans la plus grande intimité.
Du reste, il se passa bien d'autres choses avec Gronzalo Mexia, à
propos de ce qu'il dit à Cortès de la grande quantité d'or qui man-
quait, chose qui faisait crier tous les soldats, lui demandant à l'envi
que, en sa qualité de trésorier, il le réclamât au général. Mais comme
cela nous mènerait trop loin, j'en finirai avec ce sujet, pour dire que
Juan Velasquez de Léon était emprisonné et enchaîné dans une salle
voisine de l'appartement de Montezuma. Comme d'ailleurs il était
de taille élevée et fortement membre, il traînait après lui la lourde
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 297
chaîne en se promenant. Il en résultait un grand bruit que Montezuma
put entendre; de sorte qu'il demanda au page Ortcguilla quel était
le prisonnier que Cortès avait mis aux fers. Le page répondit que
c'était Juan Velasqucz, le môme qui avait longtemps commandé sa
garde (en ce moment cet emploi était dévolu à Christoval de Oli). Le
monarque s'informa de la cause de l'emprisonnement; à quoi le page
répliqua que c'était à propos d'une certaine quantité d'or qui avait
disparu.
Ce jour-là même, Cortès fut faire sa cour à Montezuma. Après les
compliments d'usage et quelques autres paroles, Montezuma demanda
à Cortès pourquoi il retenait en prison Juan Velasquez, quoiqu'il
fût un bon et vaillant capitaine; — car le prince, ainsi que je l'ai dit,
nous connaissait tous et il n'ignorait pas nos qualités. — Cortès lui
répondit en riant qu'il l'avait fait arrêter parce qu'il était un fou ;
que, n'étant pas satisfait de l'or qu'on lui donnait, il prétendait aller
en personne dans les villages et dans les villes en réclamer aux
caciques, et qu'il le tenait enfermé pour éviter qu'il allât tuer les
gens, Montezuma, alors, demanda en grâce qu'on le mît en liberté,
ajoutant qu'il enverrait recueillir plus d'or et qu'il le lui donnerait.
Cortès, après avoir feint d'en éprouver du regret, promit qu'il lui
rendrait la liberté pour faire plaisir à Montezuma. Il me semble
qu'on le condamna à s'exiler du quartier pour aller à la ville de
Cholula, en compagnie d'un messager de Montezuma, dans le but
d'y réclamer de l'or; mais, avant son départ, notre général le força
à se réconcilier avec Gonzalo Mexia. Je le vis revenir au bout de six
jours qui lui suffirent à purger son exil et à compléter sa provision
d'or; mais Gonzalo Mexia et Cortès cessèrent d'être bien ensemble.
Je mentionne ici ce souvenir, quoiqu'il s'écarte un peu de mon récit,
pour qu'on voie que Cortès, sous le prétexte d'appliquer la justice
pour obtenir notre respect, ne faisait autre chose que pratiquer ses
ruses habituelles. Nous en resterons là.
CHAPITRE CV1I
Comme quoi le grand Montezuma dit à Cortès qu'il voulait lui donner une de ses filles
en mariage. Ce que Cortès lui répondit : il la prit cependant. Comme quoi elle était
servie et honorée au titre de fille d'un si grand seigneur.
Ainsi que je l'ai déjà dit plusieurs fois, Cortès et nous tous, en
faisant notre cour à Montezuma, nous nous efforcions de lui être
agréables et d'être toujours à son service. Or, un jour, le prince dit à
notre général : a Je vous aime tant, voyez-vous, Malinche, que je
veux vous donner une de mes filles, fort belle, pour que vous vous
298 CONQUÊTE
mariiez avec elle et la teniez pour votre femme légitime. » Cortès se
découvrit pour le remercier de cette faveur et il dit que sans nul
doute c'était lui faire un grand honneur, mais qu'il était déjà marié
et que, dans nos pays, on ne peut posséder qu'une seule femme; qu'il
la prendrait néanmoins et la maintiendrait dans le rang que méritait
la fille d'un si grand seigneur ; mais avant tout il fallait qu'elle fût
chrétienne, comme l'étaient déjà devenues d'autres dames, filles de
grands personnages. Montezuma approuva ce dessein, témoignant
ainsi, comme toujours, de sa grande bienveillance. Cependant il ne
cessait pas ses sacrifices : chaque jour mouraient des Indiens. Cortès
avait beau le désapprouver, il ne réussissait à rien obtenir. Il se
décida alors à prendre conseil de nos capitaines, demandant ce qu'en
cotte situation il y avait à faire; car il ne se hasardait pas personnelle-
ment à y porter remède, par crainte de soulever la ville et les
ministres de ïïuichilobos. L'avis de nos officiers et soldats fut que
Cortès feignît de vouloir aller détruire les idoles du grand temple,
mais que, dans le cas où l'on voudrait s'y opposer et faire du
tumulte, il se contentât de demander l'autorisation d'élever un autel
dans une partie du temple, pour y placer un crucifix et l'image de
Notre Dame.
Cela étant ainsi convenu, Cortès se rendit aux appartements où
Montezuma était prisonnier. Il emmenait avec lui sept capitaines et
soldats. Voici les paroles qu'il adressa au prince : « Je vous ai déjà
prié plusieurs fois, seigneur, de ne plus sacrifier d'hommes à vos
trompeuses divinités; mais, comme vous n'avez point voulu y con-
descendre, je viens vous annoncer que tous mes compagnons d'armes
et les capitaines ici présents vous veulent demander en grâce l'auto-
risation d'aller eux-mêmes enlever les idoles de leur temple et de
mettre à leur place une croix et l'image de Notre Lame. Si vous
refusez ce qu'ils réclament, ils iront, malgré tout, exécuter leur
dessein, avec le regret d'être exposés à causer la mort de quelques
papes. »
En entendant ces paroles et voyant les capitaines un peu émus,
Montezuma s'écria : « Oh! Malinchc, vous voulez donc troubler cette
capitale? car nos dieux vont être fort irrités contre nous, et je ne
saurais dire jusqu'où pourront aller les périls courus par vos exis-
tences. Ce dont je vous prie, c'est que, pour le moment, vous vous
conteniez; je manderai tous les papes et je verrai leur réponse. »
Lorsque Cortès eut entendu ces paroles, il fit des signes indiquant
qu'il avait le désir de parler à part à Montezuma, sans autre témoin
que le Père de la Merced, à l'exclusion de ceux de nos capitaines qui
l'accompagnaient, auxquels il donna l'ordre de se retirer et de le
laisser seul avec le prince. Ils sortirent en effet, et alors Cortès dit à
Montezuma que, pour éviter des troubles et le désagrément que eau-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 299
serait aux papes la destruction de leurs idoles, il était disposé à prier
nos capitaines d'abandonner cette idée , à la condition que nous
pussions ériger, dans un local du grand temple, un autel où seraient
placées une croix et l'image de Notre Dame; qu'ils verraient plus
tard à quel point cela serait utile à leurs âmes et propre à leur
assurer la santé, la prospérité et de bonnes récoltes. Montezuma,
poussant de gros soupirs et témoignant d'une profonde tristesse,
répondit qu'il traiterait le cas avec les papes.
Après beaucoup de pourparlers qui s'ensuivirent, nous pûmes
élever enfin un autel, avec la croix et l'image de Notre Dame, dans
un local séparé de leurs idoles. Nous en rendîmes tous grâces à Dieu,
et ce fut avec la plus grande dévotion que le Père de la Merced, aidé
du prêtre Juan Diaz et de quelques-uns de nos soldats, y célébra
une grand'messe. Gortès nomma un vieux soldat pour y monter la
garde, et il pria Montezuma d'ordonner aux papes de ne pas s'en
occuper autrement que pour balayer, brûler de l'encens, allumer
des cierges la nuit entière et orner le local de rameaux et de fleurs.
J'en resterai là et je dirai ce qui advint à ce sujet.
CHAPITRE CVIII
Comme quoi le grand Montezuma dit à Cortès de sortir de Mexico avec tous ses sol-
dats, parce que les caciques et les papes voulaient se soulever et nous faire une
guerre à mort, attendu que c'était ainsi convenu à la suite du conseil qu'en avaient
donné les idoles. Ce que Cortès fit à ce sujet.
Nous ne manquions jamais de motifs d'alarme; c'était même au
point que nous y aurions succombé, si Notre Seigneur Dieu n'y eût
porté remède. Cette fois, la cause en fut dans la mesure que nous
avions prise de placer l'image de Notre Dame et la croix dans le grand
temple et d'y dire la messe en prêchant le saint Évangile. Il en
résulta, paraît-il, que Huichilobos et Tezcatepuca parlèrent aux papes
et leur dirent qu'ils voulaient s'en aller de cette province, puisqu'ils
y étaient si mal traités par les teules; qu'ils ne resteraient point là
où se trouvaient cette image et cette croix, et qu'ils s'en iraient, à
moins qu'on ne nous massacrât; que telle était leur réponse; qu'on
n'en attendît pas d'autre, et que l'on dît à Montezuma et à tous ses
capitaines de nous attaquer et de nous faire une guerre à mort. Les
idoles ajoutèrent que tout l'or dont on profitait autrefois pour les
honorer, nous l'avions fondu et réduit en lingots; que l'on voulût
bien voir à quel point nous nous rendions maîtres du pays, ayant
déjà mis en prison cinq de leurs plus grands caciques.... Les dieux
leur dirent encore plusieurs autres choses malicieuses afin de les
300 CONQUÊTE
décider à nous faire la guerre. Pour que ni Gortès ni nous ne pussions
l'ignorer, Montezuma envoya chercher notre général, lui annonçant
qu'il avait à l'entretenir de choses qui nous intéressaient fort. Le
page Orteguilla avoua que Montezuma était très-ému et très-triste ;
que la nuit passée et une partie du jour, plusieurs papes et quelques-
uns de ses principaux capitaines étaient restés près de lui, parlant
assez Las pour qu'on ne les pût entendre.
Lorsque Gortès reçut cette nouvelle, il fut immédiatement trouver
Montezuma, emmenant avec lui Ghristoval de Oli, qui commandait la
garde, quatre autres capitaines, doua Marina et Geronimo de Aguilar.
Après les démonstrations respectueuses habituelles, Montezuma dit :
« 0 seigneur Malinche, et vous, capitaines, combien je regrette la
réponse et les ordres que les dieux ont donnés à nos papes, à moi et
à tous mes officiers ! Il s'agit en effet de vous faire une guerre à mort,
ou de vous forcer à regagner la mer. Ge que j'en conclus, c'est
qu'avant qu'on vous attaque, vous devriez sortir de cette capitale,
tous jusqu'au dernier. Je vous répète, seigneur Malinche, qu'il vous
convient à tous égards de prendre ce parti, car il y va de vos exis-
tences, attendu que certainement on vous massacrera. »
Gortès et nos capitaines ne purent entendre ces paroles sans tris-
tesse et sans émotion. On ne doit pas en être surpris, puisque la
situation était devenue subitement à ce point critique qu'elle mettait
nos vies en un péril immédiat, comme le prouvait le ton déterminé
avec lequel on nous en avertissait. Gortès répondit à Montezuma qu'il
le remerciait, mais que, pour le moment, il ne pouvait regretter que
deux choses : la première, c'est qu'il ne lui restait point de navires
pour partir, puisqu'il les avait fait détruire; la seconde, c'est qu'il
faudrait bien que Montezuma vînt avec nous, pour que notre
grand Empereur le vît. Il priait instamment Sa Seigneurie de vouloir
bien faire prendre patience à ses papes et à ses capitaines, jusqu'à
ce qu'on eût pu fabriquer trois navires sur la plage de sable; c'était
là le meilleur parti à prendre, attendu que, s'ils commençaient la
guerre, il les y ferait tous périr. Il ajouta que, pour prouver à Mon-
tezuma sa volonté d'exécuter ce qu'il disait, il le priait de donner
l'ordre à ses charpentiers d'aller avec deux de nos soldats, maîtres
constructeurs de navires, pour couper le bois nécessaire près de
l'Arenal. La tristesse de Montezuma augmenta quand il entendit de
la bouche de Gortès qu'il devrait aller avec nous se présenter à l'Em-
pereur. Il promit de fournir les charpentiers et ajouta qu'on se hâtât,
qu'on ne parlât plus, mais qu'on agît; qu'en attendant il s'entretien-
drait avec les papes et avec ses officiers, pour en obtenir qu'on ne
soulevât pas la ville; quant à son Huichilobos, il donnerait l'ordre
qu'on cherchât à le calmer par des sacrifices, mais en s'abstenant de
répandre de sang humain.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 301
Ce fut sur ces graves paroles que Cortès prit congé de Monte-
zuma. Nous étions tous en grande angoisse, dans l'attente du
moment où les hostilités commenceraient. Notre général fit appeler
Martin Lopez et Andrès Nunez, et les réunit aux charpentiers indiens
que Montezuma lui avait procurés. Après avoir discuté la grandeur
des trois bâtiments, il donna l'ordre de mettre la main à l'œuvre pour
les construire immédiatement et les munir de toutes choses qu'on
trouverait dans la Villa Rica, puisqu'il y avait du fer, des forgerons,
des cordages, de l'étoupe, des calfats et du goudron. Ils partirent
donc. On coupa le bois sur la côte de la Villa Rica, et, après en avoir
réuni la provision nécessaire, on commença la construction dcs.navircs.
Du reste, ce que Cortès a pu dire à Martin Lopez à ce sujet, je l'ignore ;
et je m'exprime ainsi parce que le chroniqueur Gomara prétend dans
son histoire qu'il lui recommanda, comme si c'était une plaisanterie,
de faire seulement semblant de s'occuper de ce travail, pour que Mon-
tezuma en pût être instruit. Je m'en remets, pour ma part, à ce qu'ils
auront pu dire ensemble; grâces à Dieu, on ne manquait pas d'esprit
en ce temps-là. Ce que je sais pourtant, c'est que Martin Lopez me
dit en secret qu'il construisait réellement les navires en toute hâte, et
très-certainement il en mit trois en train sur les chantiers.
Nous le laisserons à ce travail, pour dire à quel point nous étions
tristes et pensifs dans cette grande capitale, nous attendant d'un
moment à l'autre à ce qu'on vînt troubler parla guerre la tranquillité
de nos quartiers. Dona Marina l'affirmait ainsi à notre chef. Quant au
page Orteguilla, il pleurait continuellement. Il s'ensuivait que nous
nous tenions tous prêts, ayant soin de faire bonne garde autour de
Montezuma. Et si j'ai dit que nous étions prêts, je reconnais qu'il
n'était pas nécessaire de le répéter encore; car nous avions l'habitude
de n'abandonner nos armures ni jour ni nuit, portant toujours nos
gorgerets et nos guêtres, avec lesquels nous dormions. On me deman-
dera maintenant sur quoi nous couchions. Hélas ! de quoi se compo-
saient nos lits? d'un peu de paille, d'une natte; ceux qui en avaient
ajoutaient sous eux une grosse toile Et nous, toujours chaussés,
toujours couverts de toutes nos armes.... et les chevaux, sans cesse
sellés et bridés ; et tous, à tel point préparés, qu'au premier signal
d'alarme, au moindre appel, on nous trouvaiteomme si nous eussions été
commandés pour ce moment même; quant aux veilles, il n'y avait pas
de soldat qui n'en fît chaque nuit. Qu'on me permette de dire — ce
n'est pas pour me vanter — que je m'étais tellement habitué à être
toujours en armes et à me coucher comme j'ai dit, qu'après la con-
quête de la Nouvelle-Espagne j'avais conservé la coutume de m 'étendre
tout habillé, sans faire usage de lit, et je dormais mieux que je ne le
saurais faire sur de bons matelas.... Et encore à présent, lorsque je
vais en tournée dans les villages de mon encomienijn, je n'emporte
302 CONQUÊTE
pas de lit avec moi. S'il m'arrive quelquefois de m'en munir, ce n'est
pas que je l'aie désiré, mais pour éviter que les gens que je rencontre
puissent penser que je n'en emporte pas, faute d'en avoir un présen-
table; mais la réalité est que je m'étends dessus tout habillé. J'ajou-
terai que je ne puis dormir que quelques instants chaque nuit;
je sens le besoin de me lever, de voir le ciel, les étoiles, de me pro-
mener un moment en plein air, et cela sans couvrir ma tête d'un
bonnet, d'un mouchoir ou de n'importe quelle autre coiffure.... Et,
grâces à Dieu, cela ne me fait aucun mal, à cause de l'habitude que
j'en avais prise. J'ai dit tout cela, afin qu'on sache comment nous
vivions, nous les vrais conquistadores, et à quel point nous étions
accoutumés à veiller et à porter nos armes.
Cessons de nous entretenir de ces choses, puisqu'elles nous font
sortir de notre récit, et expliquons comme quoi Notre Seigneur Jésus-
Christ continua à nous accompagner de ses faveurs, tandis que, dans
l'île de Cuba, Diego Velasquez mettait grande hâte à préparer sa
flotte, ainsi que je vais le dire à la suite; et il en résulta qu'un capi-
taine, nommé Pam philo de Narvaez, vint en ce même temps à la
Nouvelle-Espagne.
CHAPITRE CIX
Comme quoi Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, se hâta d'envoyer sa flotte confie
nous, avec Pamphilo de Narvaez pour capitaine général, et comment vint avec lui
le licencié Lucas Vasquez de Aillon, auditeur du Haut Tribunal de Saint-Domingue.
Ce que l'on fit à ce sujet.
Reportons notre récit un peu en arrière, pour que l'on puisse bien
comprendre ce qui me reste à conter. J'ai déjà dit, dans le chapitre qui
en a traité, comment Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, apprit que
nous avions envoyé nos procureurs à Sa Majesté, avec de l'or qui avait
été recueilli : et le soleil, et la lune, et plusieurs joailleries variées,
et l'or en grains provenant des mines, ainsi que bien d'autres choses
d'une grande valeur. Il savait aussi que nous n'avions recours à lui
pour aucune affaire. Il n'ignorait pas non plus comme quoi nos pro-
cureurs avaient été très-mal accueillis par don Juan Rodrigucz de
Fonseca, évoque de Burgos, archevêque de Rosano, alors président
du Conseil des Indes, qui avait des pouvoirs absolus en toutes choses,
en l'absence de Sa Majesté, retenue en Flandre. On assure que l'é-
vêque adressa de Castille de grandes distinctions à Diego Velasquez,
lui recommandant de nous faire tous arrêter et lui envoyant toute
espèce de pouvoirs dans ce but. Diego Velasquez, ainsi autorisé, arma
une flotte de dix-neuf navires, montée par quatorze cents soldats i
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 303
avec vingt canons, beaucoup de poudre, un outillage complet, des
boulets de pierre, des balles, et deux artilleurs, dont le principal
s'appelait Rodrigo Martin. Il y avait aussi quatre-vingts chevaux,
soixante escopettiers et quatre-vingts arbalétriers. Diego Velasqucz
en personne, quoiqu'il fût bien gros et bien lourd, parcourait l'île de
Cuba, allant de ville en ville, de village en village, approvisionnant
la flotte, engageant les habitants qui possédaient des Indiens, les
parents, les amis, à partir avec Pamphilo de Narvaez pour qu'on lui
amenât Gortès prisonnier, ainsi que tous ses capitaines et soldats, ou
que du moins on nous exterminât tous. Il mêlait du reste son irrita-
tion de tant d'activité qu'il alla jusqu'à Guaniguanico, point situé à
plus de soixante lieues de la Havane.
Les choses en étaient là lorsque, avant le départ de la flotte, le
Haut Tribunal de Saint-Domingue et les Frères hiéronymites, gou-
verneurs de l'île, en eurent connaissance. L'avis leur en fut donné de
Cuba par le licencié Zuazo, qui était allé dans cette île pour contrôler
l'administration de Diego Velasquez. Or le Haut Tribunal avait déjà
reçu la nouvelle des bons et loyaux services que nous rendions à Dieu
et à Sa Majesté; il savait également que nous avions envoyé au Roi
notre seigneur nos commissaires avec de grands présents, et que par
conséquent Diego Velasquez n'avait nulle raison et ne s'appuyait sur
aucune justice, pour prétendre tirer vengeance de nous au moyen
d'une flotte. Aussi disait-on que, si le gouverneur croyait avoir des
droits, il pouvait les faire valoir devant le Tribunal; car l'envoi d'une
flotte devrait mettre un sérieux obstacle à notre conquête. Les juges
du Tribunal convinrent donc d'envoyer un licencié, nommé Lucas Vas-
quez de Aillon, qui en était auditeur, pour qu'il empêchât le départ
de la flotte de Diego Velasquez, sous les peines les plus sévères.
L'auditeur arriva à Cuba; il fit ses démarches, lança ses protesta-
tions, ainsi que le Tribunal lui en avait donné l'ordre, afin que Velas-
quez n'arrivât pas à ses fins. Mais il eut beau le requérir, le menacer
des peines légales, il n'en put rien obtenir. Gomme le gouverneur de
Cuba était grand favori de l'évêque de Rurgos, et que d'ailleurs il
avait dépensé tout ce qu'il possédait dans l'armement qui se fit contre
nous, il tint pour bagatelle toutes les sommations qu'on lui adressa
et il ne s'en montra que plus irrité. Ce que voyant, l'auditeur résolut
de partir lui-même avec Narvaez, dans le but d'intervenir pacifique-
ment entre celui-ci et Cortès. D'autres soldats prétendirent qu'il vint
dans l'intention de nous couvrir de son autorité; et, si cela ne lui
paraissait pas possible, il se déciderait, en sa qualité d'auditeur, à
prendre possession légale de ce pays pour Sa Majesté. C'est ainsi qu'il
arriva au port de Saint-Jean d'Uloa. Nous en resterons là, et je con-
tinuerai en disant ce que Ton fit à ce sujet,
304 CONQUÊTE
CHAPITRE CX
Comme quoi Pamphilo de Narvaez arriva au port de Saint-Jean d'Uloa, qu'on appelle
Vera Cruz, avec toute sa flotte; et de ce qui lui advint.
Tandis que Pamphilo de Narvaez faisait route avec les dix-neuf
navires dont se composait sa flotte, il paraît que, vers la sierra de
San Martin, il éprouva un coup de vent du nord qui fit échouer pen-
dant la nuit un de ses plus petits bâtiments. Le capitaine qui le mon-
tait s'appelait Ghristoval de Morante, natif de Médina del Gampo. On
perdit là quelque monde, et l'on continua le voyage jusqu'à Saint-
Jean d'Uloa avec les autres navires. Le bruit de l'arrivée de cette
grande flotte se répandit bientôt, et certes on pouvait bien la tenir
pour considérable, eu égard à ce qu'elle avait été construite tout
entière dans les chantiers de l'île de Cuba. Les soldats que Gortès
avait envoyés à la recherche des mines en reçurent bien vite la nou-
velle. Sans perdre de temps, trois d'entre eux, appelés Cervantes le
Farceur, Escalona et Alonso Hernandez Garretero, se rendirent à bord
des navires de Narvaez. Quand ils y furent arrivés et se virent en
présence du commandant, ils élevèrent, dit-on, leurs bras vers le ciel,
lui rendant grâce de les avoir délivrés de Gortès et de la grande ville
de Mexico, où chaque jour ils attendaient la mort. Gomme d'ailleurs
ils mangeaient à la table de Narvaez, qui leur servait copieusement à
boire, ils se disaient l'un à l'autre devant le général : «Regarde un peu
s'il n'est pas préférable de boire ici du bon vin, plutôt que d'être en
état d'esclavage dans les mains de ce Gortès, qui nous tenait nuit et
jour tellement assujettis, que nous n'osions proférer une parole, ayant
en outre continuellement la mort devant les yeux. » Et Cervantes,
qui était un véritable truand, ajoutait en manière de plaisanterie :
« 0 Narvaez, Narvaez! l'heureux homme que tu es, et quelle bonne
occasion tu as saisie pour arriver! Ce traître de Gortès tient en sa
main plus de sept cent mille piastres en or, tandis que tous les
soldats sont au plus mal avec lui, parce qu'il s'est approprié la
meilleure partie de ce qui en revenait à chacun d'eux; d'où résulte
qu'ils ne veulent pas recevoir la part qu'on leur propose. »
On peut donc dire que ces déserteurs étaient de vils misérables,
qui racontaient à Narvaez bien au delà de ce qu'il voulait savoir. On
lui donna aussi la nouvelle qu'à douze lieues de là se trouvait une ville
nouvellement fondée, portant le nom de Villa Rica de la Vera Cruz, et
qu'un certain Gonzalo de Sandoval en avait le commandement avec
soixante soldats vieux et malades, lesquels se donneraient à lui aussitôt
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 305
qu'il leur enverrait quelques hommes armés.» On lui dit encore bien
d'autreschoscs; mais je n'en parlerai pointpouràprésent, afinde pouvoir
dire que Montczuma ne tarda pas à savoir ce qui se passait : c'est-à-
dire que les navires étaient mouillés en ce lieu avec un grand nombre
de chefs et de soldats. Il s'empressa d'envoyer, à l'insu de Cortès,
certains de ses dignitaires, avec ordre d'apporter aux nouveaux venus
des vivres, de l'or et des étoffes, en adressant aussi aux villages
environnants l'injonction de leur fournir le nécessaire.
De son côté, Narvaez envoya dire au monarque des choses excessives
contre Cortès et contre nous tous, assurant que nous étions de mau-
vaises gens, des voleurs, partis de Gastille sans l'autorisation de notre
Roi et seigneur; que la nouvelle était parvenue à Sa Majesté de notre
débarquement dans ce pays, ainsi que des vols et méchantes actions
que nous y commettions, y compris surtout l'emprisonnement de
Montezuma ; qu'aussitôt l'Empereur s'était empressé, pour mettre fin
à tant de maux, d'ordonner à Narvaez de partir avec tous ces vais-
seaux, soldats et cavaliers, dans le but de rendre la liberté au prince
captif et d'arrêter Cortès et nous tous comme des malfaiteurs, afin
de nous punir de mort, à moins de nous embarquer pour la Castille,
où la peine capitale nous serait appliquée. Il faisait dire encore mille
extravagances, pour lesquelles il avait recours aux trois soldats fugitifs
qui savaient déjà la langue et servaient d'interprètes auprès des mes-
sagers indiens. Outre ces propos, Narvaez envoya à Montezuma quel-
ques objets de Gastille. Or, lorsque celui-ci fut instruit de tout cela,
il ne se tenait pas de joie à l'annonce de ces nouvelles : il espérait, en
effet, qu'avec tant de navires, de chevaux, de canons, d'escopettes.
d'arbalètes et au moins treize cents soldats, Narvaez ne pouvait man-
quer de nous prendre. Comme d'ailleurs les dignitaires envoyés par
lui avaient vu avec Narvaez les trois fugitifs, traîtres et méchants
drôles, s'exprimant dans les plus mauvais termes contre Cortès, il
n'eut pas de peine à ajouter foi à tout ce que le Narvaez lui faisait
dire. Au surplus, toute la nouvelle armée lui fut dessinée sur de
grandes toiles.
Sur ces renseignements, Montezuma envoya aux arrivants encore
plus d'or et d'étoffes, avec l'ordre aux villages d'alentour de leur
fournir des vivres en abondance. Or Montezuma savait ces événe-
ments depuis plus de trois jours, tandis que Cortès les ignorait
absolument; mais, dans une de ses visites accoutumées, celui-ci,
après les politesses d'usage, crut voir que le prince témoignait d'une
joie inusitée et reflétait une meilleure santé sur son visage, ce qui lit
que notre général lui demanda comment il se trouvait.... «Beaucoup
mieux, » lui répondit son royal interlocuteur. Ce ne fut pas tout :
Cortès revint dans la journée, et Montezuma, craignant, en présence
de cette double visite, que Cortès ne fût instruit de tout, et ne vou-
20
306 CONQUÊTE
lant pas donner lieu à' des soupçons, crut devoir prendre les devants
et lui dit : «Seigneur Malinche, je viens de recevoir à l'instant des
messagers qui m'informent que, dans le port même où vous débar-
quâtes, sont arrivés dix-huit navires, avec beaucoup d'hommes et de
chevaux* le tout m'a été montré peint sur des toiles. Or, comme vous
êtes venus me visiter deux fois aujourd'hui, j'ai pensé que vous vou-
liez m'en instruire; quoi qu'il en soit, vous n'avez plus besoin main-
tenant de construire des navires. Gomme vous ne m'en disiez rien,
d'un côté je vous en voulais pour cette discrétion, et d'autre part je
me réjouissais en pensant que voilà vos frères, que vous allez tous
vous en retourner en Gastille et qu'il n'en sera plus question entre
nous. »
Lorsque Gortès apprit ainsi l'arrivée des navires et qu'il vit la toile
peinte, il en manifesta un grand contentement, et il s'écria : «Rendons
grâces à Dieu qui nous pourvoit au moment le plus opportun ! » Quant
à nous, les soldats, notre allégresse allait au point que nous ne pou-
vions tenir en place, et, dans notre joie, nous fîmes grand bruit en
cavalcades militaires et en coups de canon. Quant à Gortès, il resta
pensif, car il ne pouvait méconnaître que cette flotte était envoyée
contre lui et contre nous tous par le gouverneur Vclasquez. Il sut du
reste bientôt ce qu'il en était et s'empressa de communiquer à ses
capitaines et soldats les sentiments qu'il en éprouvait. Avant de
savoir quel était le commandant de cette expédition, il s'efforçait de
nous attirer à lui par des offres, par des dons et par la promesse de
faire la fortune de chacun de nous. Quoi qu'il en soit, la nouvelle
nous rendait très-joyeux, et nous étions satisfaits aussi de l'or que
Gortès venait de nous distribuer, soi-disant par faveur, comme s'il
avait été pris sur son avoir et non sur ce qui nous était dû. Nous nous
réjouissions encore en voyant cet appui et ce grand secours que Notre
Seigneur Jésus-Christ venait de nous envoyer. J'en resterai là et je
dirai ce qui se passa dans le quartier de Narvacz.
CHAPITRE CXI
Comme quoi Pamphilo de Narvaez envoya sommer de se rendre avec tous les siens
Gonzalo de Sandoval, qui commandait à la Villa Rica. Ce qui arriva à ce sujet.
Ces trois maudits soldats qui se joignirent à Narvaez lui donnaient
avis de tout ce que Gortès, avec notre aide, avait fait depuis notre
arrivée dans la Nouvelle-Espagne. Ils lui dirent par conséquent que
le capitaine Gonzalo de Sandoval se trouvait à une douzaine de lieues
de là dans un établissement appelé la Villa Rica de la Vera Gruz,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 307
avec soixante hommes, la plupart vieux et malades. Narvaez résolut
alors d'envoyer là un aumônier appelé Guevara, qui s'exprimait avec
facilité, accompagné d'un homme important, nommé Amaya, parent
de Diego Velasquez. Le notaire royal Yergara les suivait avec trois
témoins dont je ne me rappelle pas les noms. Ils avaient mission d'in-
timer à Gonzalo de Sandoval Tordre de se rendre à Narvaez. Ils de-
vaient se présenter du reste en disant qu'ils étaient porteurs de la
copie des provisions royales.
Gonzalo de Sandoval avait, dit-on, été mis au courant de l'arrivée
des navires par des Indiens. Il savait aussi la grande quantité d'hom-
mes qui les montait. Gomme au surplus c'était un officier de grande
vigueur, il se trouvait toujours prêt, avec ses soldats bien armés. Il
ne pouvait douter que cette flotte ne vînt de Diego Yelasquez et qu'elle
n'envoyât des gens à la Villa Rica dans le but d'en prendre posses-
sion. Voulant se débarrasser des soldats vieux et infirmes, il les diri-
gea sur un village d'Indiens nommé Papalotc, et il ne garda que les
valides. Il eut soin de faire bien surveiller les chemins de Ccmpoal,
par lesquels on devait arriver à la Villa; il prit aussi ses mesures
pour animer ses soldats et les tenir dans la pensée que, si Diego
Velasquez ou quelque autre personne se présentait, il ne fallait point
rendre la ville. Tous ses soldats, dit-on, promirent d'obéir à sa vo-
lonté. Néanmoins, il fit élever un gibet sur un monticule.
Les sentinelles avancées que Sandoval avait établies sur la route
accoururent tout à coup lui donner la nouvelle de l'arrivée près de la
Villa de six Espagnols avec des Indiens de Cuba. Sandoval n'alla pas
au-devant d'eux : il les attendit dans son logement, après avoir donné
l'ordre qu'aucun de ses soldats ne sortît ni ne leur adressât la parole,
de sorte que l'aumônier et ceux qui venaient en sa compagnie ne ren-
contraient aucun Espagnol à qui parler et ne trouvaient que des In-
diens occupés aux travaux de la forteresse. Ayant pénétré dans la ville,
ils entrèrent d'abord faire leurs prières dans l'église, et ensuite ils
prirent la direction de ce qui leur parut être la maison de Sandoval, à
cause de ses plus grandes dimensions.
Après le « Dieu vous garde ! » de l'aumônier, auquel Sandoval ré-
pondit aussi parle « Dieu vous garde! » de rigueur, le prêtre Gruevara
entama un discours dans lequel il disait que le senor Velasquez, gou-
verneur de Cuba, avait fait beaucoup de dépenses pour la flotte, que
Gortès et ses compagnons d'armes l'avaient trahi, et qu'ils venaient
les sommer de jurer obéissance au senor Pamphilo de Narvaez qui ar-
rivait comme capitaine général, par ordre de Diego Velasquez. San-
doval, entendant les paroles outrecuidantes du Père Guevara, s'en
mordait les lèvres de dépit : « Mon Père, lui dit-il, c'est fort ma par-
ler que nous appeler traîtres; nous sommes ici meilleurs serviteurs
de Sa Majesté que Diego Velasquez et vos capitaines ; vous devez, à.
308 CONQUETE
votre qualité de prêtre que je ne vous châtie pas comme vos paroles
malhonnêtes l'auraient mérité. Allez à Mexico, et que Dieu vous garde
en route; c'est là que vous trouverez Cortès, qui est le vrai capitaine
général et grand justicier de la Nouvelle-Espagne ; c'est à lui de vous
répondre, et vous n'avez plus rien à dire ici. »
A ces mots, l'aumônier, prenant un air fanfaron et s'adressant au
notaire, nommé Vergara, qui l'accompagnait, lui donna l'ordre d'ou-
vrir les provisions qu'il cachait sur sa poitrine et de les notifier à San-
doval ainsi qu'aux hommes qu'il commandait. Mais Sandoval arrêta le
notaire en lui défendant délire quoi que ce fût, attendu qu'il ignorait
si c'étaient des provisions véritables ou d'autres écritures. Les contes-
tations continuèrent et déjà le notaire commençait à tirer de sous son
pourpoint l'acte dont il était porteur, lorsque Sandoval lui dit : « Re-
marquez, Vergara, que je vous ai déjà recommandé de ne lire aucun
papier, et d'aller à Mexico ; là-dessus, je vous affirme que si vous per-
sistez à vouloir lire, je vous ferai donner cent coups de fouet, car nous
ignorons ici si vous êtes ou si vous n'êtes pas notaire royal. Montrez
vos diplômes, si vous les avez; vous pouvez les lire; quant aux pro-
visions dont vous parlez, savons-nous si ce sont les originaux, les
copies, ou des papiers vulgaires? » L'aumônier, qui était d'un carac-
tère emporté, répondit dans un état de grande irritation, en s'adres-
sant au notaire : « Que faites-vous avec ces traîtres? Exhibez nos pou-
voirs et notifiez-les-lui. » En entendant cette expression de traîtres,
Sandoval s'écria qu'il mentait comme un méchant prêtre qu'il était;
et immédiatement il commanda à ses soldats de les envoyer prison-
niers à Mexico.
A peine cet ordre était-il donné, qu'on les enveloppa dans les mail-
les de plusieurs hamacs, et quelques Indiens, les traitant en âmes
pécheresses, les entraînèrent et se mirent en route en les portant sur
leurs épaules. Ils arrivèrent en quatre journées aux portes de Mexico,
en cheminant jour et nuit au moyen de relais d'Indiens. Or, en route,
ils tombaient dans l'ébahissement en voyant tant de villes et de grands
villages où on leur apportait à manger, et en remarquant la prestesse
avec laquelle ils étaient transmis de relais en relais en avançant vers
le but du voyage. Ils se demandaient s'ils rêvaient ou s'ils étaient
dupes d'un enchantement. Sandoval avait envoyé à titre d'alguazil,
jusqu'à leur arrivée à Mexico, Pedro de Solis, qui fut gendre d'Or-
duna et qu'on appelle maintenant Solis de Atras de la Puerto,*. En
les mettant en route, Sandoval eut soin d'en prévenir Gortès par un
courrier plus rapide, lui nommant le capitaine de la Hotte et annon-
çant tout ce qui était arrivé.
1. Cela pourrait se traduire par « Solis de derrière la porte ». L'explication de ce
sobriquet se verra dans la suite du livre (chap.ccv).
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 309
Notre général, apprenant que les prisonniers étaient en route et
approchaient de Mexico, leur envoya des vivres choisis, et des chevaux
pour les trois principaux, avec ordre qu'on cessât de les traiter en pri-
sonniers. Il leur écrivit en outre pour exprimer ses regrets que Gronzalo
de Sandoval eût commis une pareille folie, tandis que son désir eût
été qu'on les reçût en leur rendant tous les honneurs. Il fut au-devant
d'eux à leur entrée à Mexico et leur fit traverser très honorablement
la ville. Lorsque l'aumônier et ses compagnons virent à quel point
c'était une grande capitale, et les richesses en or que nous avions ac-
quises, et d'autres villes encore s'élevant sur les eaux de la lagune,
et tous nos capitaines, et tous nos soldats, et la grande libéralité de
Gortès, ils restèrent plongés dans la plus grande admiration. Au bout
de deux jours qu'ils venaient de passer en notre compagnie, Gortès,
après leur avoir adressé les plus grandes flatteries et fait mille pro-
messes, les dépêcha vers Narvaez, comblés de présents en disques et
joyaux d'or, avec toutes les provisions qui leur étaient nécessaires
pour la route; de sorte que, étant partis comme des lions, ils s'en
retournèrent apprivoisés, après avoir assuré à Gortès qu'ils étaient
ses serviteurs. Et, en effet, aussitôt qu'ils arrivèrent à Gempoal, pour
informer leur commandant, ils commencèrent à inviter tout le quar-
tier de Narvaez à passer sous notre bannière.
Nous en resterons là et je dirai comme quoi Gortès écrivit à Nar-
vaez et ce qui advint à ce sujet.
\
CHAPITRE GXII
Comme quoi Cortès écrivit à Narvaez et à quelques-uns de ses amis personnels, en
particulier à Andrès de Duero, secrétaire de Diego Velasquez, après s'être bien ren-
seigne sur le fait de savoir quel était le commandant de l'expédition, combien elle
avait d'hommes, quelles étaient ses provisions de guerre et les faits et gestes de
nos trois déserteurs passés à Narvaez. Comme quoi notre général apprit que Mon-
tezuma envoyait de l'or et des étoffes à Narvaez, ainsi que les réponses de celui-ci ;
comme quoi encore le licencié Lucas Yasquez de Aillon, auditeur du Tribunal de
Saint-Domingue, venait avec l'expédition, et de quels ordres il était porteur.
Gortès pensait à tout ; il était fort avisé, il ne restait dans l'ignorance
d'aucun événement et faisait en sorte de porter remède à ce qui aurait
pu devenir nuisible. Gomme d'ailleurs il était entouré de bons capi-
taines et de solides soldats, qui, outre leur courage, lui assuraient au
besoin de fort utiles conseils, il fut résolu en commun qu'on écrirait
à Narvaez par des courriers rapides, porteurs de protestations amicales
et de grandes promesses, et qui devraient arriver avant le prêtre Gue-
vara. Dans ces lettres, nous devions tous assurer au commandant de
l'expédition que nous ferions absolument ce qu'il voudrait bien nous
310 CONQUÊTE
commander ; nous lui demanderions en grâce qu'il ne troublât point
le pays et ne contribuât pas à faire que les Indiens pussent soupçonner
l'existence de quelque désaccord entre nous. Cette déférence de notre
part prenait son origine dans cette considération que nous, gens de
Cortès, nous formions un nombre bien réduit en comparaison de ceux
qui accompagnaient Narvaez, d'où résultait que nous briguions la
bienveillance de celui-ci, en attendant les événements. Nous nous of-
frîmes donc à lui pour humbles serviteurs; mais ces apparences d'hu-
milité ne nous empêchèrent pas de chercher des amis parmi les offi-
ciers nouveaux venus ; car le Père Guevara et le notaire Yergara avaient
dit à Cortès que Narvaez n'était pas au mieux avec ses capitaines, aux-
quels il serait bon d'envoyer quelques disques et quelques chaînes en
or, attendu, comme dit le proverbe, que « les cadeaux brisent les
rochers ».
Quoi qu'il en soit, notre général écrivit à Narvaez que lui, non moins
que tous ses compagnons d'armes, se réjouissait de l'arrivée de sa flotte ;
qu'étant son ami de longue date, il le priait en grâce de ne point donner
lieu à la délivrance de Montezuma et au soulèvement de sa capitale,
ce qui serait le signal de la ruine de son expédition, avec la certitude
que nous y perdrions la vie, lui comme nous tous, à cause des grandes
forces dont Montezuma disposait ; qu'on pouvait sans nul doute en
donner l'assurance en voyant à quel point Montezuma s'était ému et
la capitale s'était mise en mouvement à la suite des paroles arrivées
de sa flotte; quant à lui, Gortès, il ne croyait nullement, — sachant
à quel point Narvaez était prudent ei avisé, — que de pareilles expres-
sions eussent pu sortir de sa bouche et être proférées en de telles cir-
constances, mais plutôt qu'elles avaient uniquement pour origine les
propos de Cervantes le Farceur et des misérables soldats qui étaient
avec lui. Outre ces protestations, Gortès fit à Narvaez, dans sa lettre,
l'offre soumise de sa personne et de son avoir, assurant qu'il agirait
en tout selon ses ordres.
Il écrivit aussi au secrétaire Andrès de Duero et à l'auditeur Lucas
Yasquez de Aillon. Cette lettre était accompagnée de joyaux d'or pour
ses amis. En l'envoyant secrètement, il donna l'ordre d'offrir a l'audi-
teur des chaînes et des palets fort riches. Il pria au surplus le Père de
la Merced de vouloir bien se rendre au quartier de Narvaez pour y
arriver peu de temps après ses lettres ; il le fit porteur de plusieurs au-
tres chaînes et de disques d'or, avec des joailleries de haut prix, pour
distribuer le tout entre ses amis. Or, quand la première lettre arriva,
celle-là même que Gortès avait envoyée par des courriers indiens, et
qui devait parvenir au but avant le Père Guevara, Narvaez la montrait
partout à ses capitaines en en faisant l'objet d'une moquerie à laquelle
il mêlait nos personnes. Un des officiers de Narvaez, nommé Salva-
tierra, qui venait en qualité de commissaire de l'expédition, poussait,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 311
dit-on, les hauts cris en l'entendant lire, et reprochait à Narvaez d'y
daigner porter les yeux, puisqu'elle provenait d'un traître comme
Gortès et de ceux qui étaient avec lui. Il ajoutait qu'on devrait marcher
contre nous et n'en laisser aucun avec la vie sauve; quant à lui,
il jurait qu'après avoir grillé les oreilles de Gortès, il se régalerait
d'une d'elles, joignant à cela d'autres légèretés de même nature.
Il en résulta que Narvaez ne voulut point répondre à la lettre, don-
nant à entendre qu'à son avis nous ne valions pas une chiquenaude.
Sur ces entrefaites, arrivent le Père Gruevara et ses compagnons de
voyage. Ils assurent à Narvaez que Gortès est un excellent caballero et
très-hon serviteur du Roi; ils exaltent la grande puissance de Mexico
et des superbes villes qu'ils ont rencontrées en chemin; ils affirment
que Gortès se soumettra volontiers à ses ordres et qu'il est opportun
que la paix et l'accord s'établissent entre eux sans bruit; que le senor
Narvaez choisisse les points du pays qu'il voudra occuper avec les hom-
mes qu'il amène, et qu'il s'y rende en laissant Gortès agir en d'autres
provinces, car il ne manque pas de vastes contrées où ils pourront tous
les deux s'établir. On dit que lorsque Narvaez entendit ces paroles, il
se fâcha tellement contre le Père Guevara et contre Amaya; qu'il ne
voulait plus les voir ni les écouter. Mais quand les hommes de l'expé-
dition virent Guevara, le notaire Vergara et les autres gens du voyage
couverts de richesses et disant en secret atout le monde le plus grand
bien de Gortès et de nous, en ajoutant que l'or roulait partout à Mexico
sur les tapis, dans les jeux de cartes..., un grand nombre d'hommes
brûlaient déjà du désir d'être avec nous.
C'est alors que le Père de la Merced arriva au quartier de Narvaez
avec les lingots de Gortès et des lettres secrètes. Il s'empressa d'aller
baiser les mains au commandant et de lui assurer que Gortès suivrait
ses ordres en toutes choses; il le priait en conséquence de se tenir en
paix et d'accepter son amitié. Mais comme Narvaez était entêté et dé-
barquait très-orgueilleux de sa force, il refusa de l'écouter, et il se
permit même de dire devant le Père que Gortès et nous tous n'étions
que des traîtres. Le religieux ayant assuré que nous étions au con-
traire les très-loyaux serviteurs du Roi, Narvaez le traita fort mal dans
sa réponse. Gela n'empêcha pas le Père de distribuer secrètement ses
présents entre les personnes que Gortès lui avait désignées, et de s'at-
tirer le bon vouloir des principaux personnages du quartier.
J'en resterai là et je dirai ce qui arriva entre l'auditeur Lucas Vas-
quez de Aillon et Narvaez, et ce qui advint à ce sujet.
312 CONQUÊTE
CHAPITRE GXIII
Comme quoi des paroles irritantes furent échangées entre le capitaine Pamphilo de
Narvaez et l'auditeur Lucas Vasquez de Aillon, qui fut arrêté et envoyé prisonnier
à Cuba ou en Castille. Ce qui advint à ce propos.
D'après ce qui a été dit précédemment, il paraît certain que l'audi-
teur Lucas Vasquez de Aillon était venu dans l'intention de favoriser
les desseins de Cortès et de nous tous. C'était cela en effet que le
Tribunal royal de Saint-Domingue et les Frères hiéronymites, gou-
verneurs de l'île, avaient cru devoir ordonner, après s'être assurés des
nombreux, bons et loyaux services que nous rendions à Dieu d'abord
et ensuite à notre seigneur le Roi. Ils n'ignoraient d'ailleurs pas le
grand présent que nous avions envoyé par nos procureurs. En sus des
ordres émanés du Tribunal, l'auditeur reçut des lettres de Cortès et
avec elles quelques petits lingots d'or. Il en résulta que, si déjà aupa-
ravant il avait tenu pour injuste et dénué de droit l'envoi de cette flotte
contre de si bons serviteurs du Roi que nous étions tous, désormais
il ne se contentait plus de le penser, mais il l'assurait ouvertement
et avec la plus grande clarté, disant au surplus tant de bien de Cortès
et de nous, que Tonne parlait plus d'autre chose dans tout le quartier
de Narvaez.
D'ailleurs, celui-ci passait pour être la mesquinerie en personne.
L'or et les étoffes que Montezuma lui envoyait étaient entièrement
mis de côté, sans que la moindre parcelle en fût donnée ni aux capi-
taines ni aux soldats. Il avait au contraire l'habitude de dire à son ma-
îordome en affectant une attitude altière et une voix caverneuse : « Pre-
nez garde qu'il ne manque aucune pièce d'étoffe ; le nombre en est bien
compté. » Or, comme cela était très-connu et que d'autre part on savait,
par les rapports dont j'ai fait mention, les libéralités de Cortès et de
ses compagnons d'armes, toute l'armée de Narvaez était en émoi; ce
qui fit croire à ce général que l'auditeur en était la cause et qu'il souf-
flait Ja discorde. Aussi, lorsque Montezuma envoyait des provisions
et que le majordome de Narvaez en opérait le partage, l'auditeur et
tous ses gens étaient-ils oubliés injustement dans la distribution. Cela
causa quelque bruit et excita des rancunes dans le quartier. D'ailleurs,
à la suite des conseils que Narvaez recevait du commissaire Salvatierra,
du Basque Juan Bono et d'un certain Gamarra, se prévalant surtout
de l'appui habituel qu'il recevait en Castille de don Juan Rodriguez
de Fonseca, évêquede Burgos, il eut la hardiesse de faire arrêter l'au-
diteur du Roi, son greflier et plusieurs de leurs amis. Il les embarqua
sur un navire et les envoya prisonniers en Castille ou à l'île de Cuba.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 313
Il lit plus : il emprisonna un certain Oblanco, homme instruit, pour
avoir dit que Cortès et nous tous, ses compagnons d'armes, étions de
bons serviteurs duRoi, très-dignesde ses faveurs; que par conséquent
il n'était pas juste de nous lancer la qualification de traîtres, et qu'en
outre le fait d'arrêter un auditeur de Sa Majesté était une mauvaise
action. Or, Gkmzalo de Oblanco étant homme d'un noble caractère, le
chagrin et l'humiliation le tuèrent en quatre jours. Narvaez fit incar-
cérer aussi trois soldats de sa flotte qui passaient pour des hommes
parlant bien de Cortès. L'un d'eux était un certain Sancho deBarahona,
qui devint plus tard habitant de Guatemala.
Revenons à l'auditeur, que l'on devait conduire en Castille. L'idée
lui vint de flatter d'une part et d'intimider d'un autre côté le capitaine
du navire, le maître d'équipage et le pilote qui étaient responsables
de sa personne. Il leur disait qu'en arrivant en Castille, au lieu de
recevoir une récompense pour leur conduite, ils seraient pendus par
ordre de Sa Majesté. Sur ce, ils promirent de le mener à Saint-Do-
mingue, pourvu qu'il payât leur service; et de la sorte la route fut
changée. Quand l'auditeur eut débarqué à Saint-Domingue, et lorsque
le Tribunal et les Frères hiéronymites qui gouvernaient l'île eurent
entendu sa plainte sur l'outrageante folie commise contre sa personne,
ils en éprouvèrent autant de regret que de ressentiment et ils s'em-
pressèrent de l'écrire en Castille au Conseil royal de Sa Majesté. Mais
l'évêque de Burgos en était le président, et tout dépendait de lui, en
l'absence du Roi qui n'était pas revenu de Flandre. Ce fut pour cela
qu'aucune mesure ne put être prise en notre faveur. Bien au contraire,
dit-on, Rodriguez de Fonseca en éprouva une grande joie, pensant que
Narvaez nous aurait déjà vaincus et capturés. Heureusement que plus
tard, Sa Majesté étant encore en Flandre, nos procureurs purent lui
faire savoir que Velasquez et Narvaez, en armant cette flotte, avaient
agi sans l'autorisation du Roi. En ajoutant à cela le délit de s'emparer
de la personne de l'auditeur, on arrivait à un ensemble de faits qui
tournèrent au plus grand avantage de Cortès et de nous tous, dans les
procès auxquels nous fûmes en butte plus tard, quoiqu'il fût allégué
qu'on avait eu parfaitement le droit de faire cette expédition en l'ap-
puyant sur les pouvoirs reçus de l'évêque de Burgos en sa qualité de
président.
Quoi qu'il en soit, certains soldats, parents et amis de l'auditeur
Lucas Vasquez, ayant vu que Narvaez l'avait fait arrêter, craignirent
pour eux le sort du lettré Gronzalo de Oblanco. Ils étaient en effet vus
de mauvais œil par le général, avec lequel ils croyaient être au plus
mal. Ils jugèrent donc prudent de fuir la plage de sable pour gagner
la Villa, où se trouvait le capitaine Sandoval avec sa garnison de
malades. Lorsqu'ils se présentèrent pour lui baiser les mains, San-
doval leur fit mille politesses; il apprit d'eux tout ce que je viens de
314 CONQUÊTE
raconter et aussi la résolution de Narvaez d'envoyer des soldats dans
cette ville pour l'arrêter. Ce qui arriva encore, je le vais dire à la
suite.
CHAPITRE CXIV
Comme quoi Narvaez, avec toute son armée, s'en vint à la ville de Cempoal; ce qu'il
fit à ce sujet et ce que nous faisions en même temps dans la ville de Mexico. Comme
quoi nous résolûmes de marcher contre Narvaez.
Après avoir arrêté l'auditeur du Tribunal de Saint-Domingue,
Narvaez, avec tout son bagage et ses munitions de guerre, s'en fut
camper à Cempoal, ville qui dans ce temps-là était très-peuplée. Sa
première mesure fut d'enlever au cacique gros toutes les étoffes et
tentures brodées, ainsi que les joailleries qu'il possédait ; il s'empara
aussi des jeunes Indiennes que les personnages de cette ville nous
avaient données et que nous laissâmes, en partant, chez leurs parents,
parce qu'elles étaient issues de bonnes maisons et nous avaient paru
d'une santé trop délicate pour faire campagne. Le cacique gros disait
et répétait à Narvaez de ne rien prendre de ce que Cortès lui avait
confié, soit les objets d'or, soit les étoffes ou les jeunes filles, parce
que celui-ci s'en montrerait irrité et ne manquerait pas de venir de
Mexico les massacrer, Narvaez aussi bien que lui-même, pour les
avoir laissés faire. Il se plaignit en même temps des vols dont le
village était victime de la part des soldats, disant que, lorsque Ma-
linche était parmi eux avec ses hommes, on ne leur prenait absolu-
ment rien, et que lui et ses teules étaient d'excellentes gens.
En entendant ces paroles, Narvaez se prit à tourner notre général
en ridicule, et le commissaire Salvatierra, qui était le plus menaçant
et le plus intraitable, se mit à dire à Narvaez et aux officiers : « Avez-
vous vu la peur qu'ils ont de ce gringalet de petit Cortès ? » Or, que
les curieux lecteurs veuillent bien remarquer combien il importe,
pour médire, de ne pas s'en prendre à ce qui a de la valeur, car je
puis faire serment — et je le fais, amen! — que, lorsque nous tom-
bâmes sur Narvaez, un des plus lâches et des moins utiles fut juste-
ment ce même Salvatierra, ainsi que je le dirai bientôt. Certes, ce
n'était pas faute d'une solide charpente, quoiqu'il fût réellement mal
bâti sous tous les rapports, moins la langue. On le disait natif de la
ville de Burgos.
Cessons de parler de Salvatierra, pour dire que Narvaez envoya des
sommations à notre général en lui faisant présenter la copie des pou-
voirs qui le constituaient capitaine général par disposition de Diego
Yelasquez. Tout cela devait nous être légalement notifié par le notaire
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 315
Alonso de Mata, qui était en même temps arbalétrier et qui plus tard
habita Puebla. Trois autres personnes accompagnèrent Mata à Mexico.
Je mettrai de côté un moment et le Mata et Narvaez, pour en revenir
à Cortès qui chaque jour recevait lettres et avis, soit du camp de
Narvaez, soit du capitaine Gonzalo de Sandoval. Celui-ci n'avait pas
quitté la Villa Rica. Il annonçait qu'il avait près de lui cinq hommes
distingués, amis du licencié Lucas Vasquez de Aillon, que Narvaez
venait d'envoyer en Gastille ou à l'île de Cuba. La raison qu'ils don-
naient pour expliquer leur fuite est que Narvaez, n'ayant eu nul égard
pour un auditeur du Roi, en aurait, disaient-ils, beaucoup moins
pour eux-mêmes qui étaient les parents du prisonnier. Sandoval fut
mis au courant, par ces réfugiés, de tout ce qui se passait dans le
camp de Narvaez et du dessein que celui-ci avait formé de marcher
sur Mexico dans le but de s'y emparer de nous tous.
Poursuivons ce récit pour dire que Cortès appela en conseil ses
capitaines et ceux de ses soldats dont il connaissait le dévouement et
qu'il avait coutume de consulter dans des cas graves comme celui qui
se présentait actuellement. Il fut convenu que, sans nul retard et
sans plus attendre ni lettres ni autres réflexions, on marcherait con-
tre Narvaez, tandis que Pedro de Alvarado resterait à Mexico pour
garder Montczuma, avec tous les soldats qui ne paraîtraient pas pro-
pres à faire cette campagne, en y comprenant, bien entendu, ceux qui
pouvaient être justement soupçonnés de devoir se conduire en amis
de Diego Velasquez et de son général. Or, en ce temps et avant l'ar-
rivée de Narvaez, Cortès avait formé à Tlascala un grand dépôt de
maïs, parce que la récolte de cette denrée avait été mauvaise, à la
suite du manque d'eau, dans les environs de Mexico, et que, ayant
avec nous beaucoup d'ouvriers indiens et d'auxiliaires tlascaltèques,
il nous fallait des provisions pour tout ce monde. Ce maïs qui était
en dépôt fut expédié pour être mis à la disposition de Pedro de Al-
varado ; on y ajouta beaucoup de poules et d'autres provisions. Nous
élevâmes pour la défense de ce capitaine des palissades et des para-
pets en manière de fortifications, qu'on arma de fauconneaux et de
quatre gros canons. On laissa à Alvarado toute la poudre que nous
avions, dix arbalétriers, quatorze fusiliers et sept chevaux, quoique
nous fussions persuadés que la cavalerie ne pouvait être bien utile
dans la cour même des maisons où nous étions logés. De sorte que,
en comptant les cavaliers, les fusiliers et les arbalétriers, il resta en
tout quatre-vingt-trois soldats à Mexico.
Montezuma sut que nous étions disposés à marcher contre Narvaez
et, bien que Cortès allât le voir tous les jours, notre général ne voulut
jamais lui donner à entendre qnc sa conduite à l'égard de Narvaez
lui était connue et qu'il n'ignorait pas les envois qu'il lui faisait d'or,
d'étoffes et de provisions. Mais, en causant, Montezuma en arriva à
316 CONQUÊTE
demander à Cortès où il prétendait aller et pourquoi nous avions
construit nouvellement des défenses et préparé des munitions de
guerre, tandis qu'on remarquait parmi nous une grande agitation. Ce
que Gortès répondit et à quoi aboutit l'entretien, je le vais dire à la
suite.
CHAPITRE CXV
Comment le grand Montezuma demanda à Gortès s'il était vrai qu'il voulût marcher
contre Narvaez. quoique les forces de celui-ci fussent bien supérieures aux nôtres,
ajoutant que, s'il nous arrivait malheur, il en éprouverait beaucoup de regret.
Gortès étant venu visiter Montezuma comme il en avait l'habitude,
celui-ci lui dit : « Seigneur Malinche, je vous vois très-inquiets, vous
et tous vos compagnons d'armes. Je me suis d'ailleurs aperçu que vos
visites sont plus rares, et le page Orteguilla m'assure que vous vous
disposez à marcher en guerre contre vos frères qui sont arrivés dans
les navires, après avoir confié ma garde au Tonatio. Je vous prie en
grâce de vouloir bien me l'avouer, parce que je ferais très-volontiers
tout ce que je pourrais pour votre service. Je ne voudrais pas qu'il
vous arrivât malheur, et cependant je le crains, car vous avez peu de
monde, tandis que les nouveaux venus en ont cinq fois davantage; ils
disent du reste qu'ils sont chrétiens comme vous et vassaux de votre
Empereur; ils ont des images, ils plantent des croix, on leur dit la
messe, et ils prétendent que vous êtes sortis de Gastille en fuyards,
abandonnant votre Roi et seigneur, méfait pour lequel ils vous vien-
nent prendre et punir de mort. En vérité, je ne vous comprends pas.
Quoi qu'il en soit, réfléchissez bien à ce que vous allez faire. »
Gortès lui répondit d'un ton joyeux, au moyen de nos interprètes
dona Marina et Geronimo de Aguilar, que s'il n'était pas venu l'in-
struire lui-même de toutes ces choses, c'est à cause de la grande
affection qu'il lui portait et parce qu'il ne voulait pas lui causer le
chagrin de notre départ; que tel était l'unique motif de son silence,
car il ne doutait pas du bon vouloir de Montezuma pour sa personne;
que nous étions, il est vrai, ainsi qu'il le disait, tous vassaux de notre
grand Empereur. « Quant à être chrétiens comme nous-mêmes, il est
exact, dit-il, que les nouveaux venus le sont; mais, en ce qui regarde
notre prétendue désertion du service de notre seigneur et Roi, cela
n'est pas ainsi, puisque notre Roi nous a réellement envoyés pour
voir Votre Seigneurie, en son nom, et lui dire tout ce que nous lui
avons déjà rapporté ; pour ce qu'on raconte du grand nombre de
soldats que Narvaez amène, et ses quatre-vingt-dix chevaux, et plu-
sieurs canons, et de la poudre, tandis que nous sommes peu nom-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 317
brcux.... et qu'ils viennent s'emparer de nos personnes.... ou nous
donner la mort...., Notre Seigneur Jésus-Christ, en qui nous croyons
et que nous adorons, et sainte Marie, sa Mère bénie, nous donneront
une force supérieure à la leur, puisqu'ils sont méchants et qu'ils se
présentent de cette façon. Gomme notre Empereur possède plusieurs
royaumes et seigneuries, il y a une grande variété parmi ses sujets,
les uns étant valeureux et les autres davantage encore; quant à nous,
on nous appelle « Castillans », parce que nous sommes du centre de
la Castillc qu'on nomme la « Vieille », tandis que le général qui se
trouve actuellement à Gempoal amène des hommes d'une autre pro-
vince appelée « Vizcaya », dont le parler est étrange, comme qui di-
rait Votomi dans le pays de Mexico. » Cortès ajouta que Montczuma
pouvait compter que nous les lui amènerions prisonniers, et cesser
de se chagriner au sujet de notre départ, puisque nous devions bien-
tôt revenir victorieux. Il dit aussi qu'il lui demandait en grâce de
considérer qu'il le laissait aux mains de son frère Tonatio, avec
quatre-vingts soldats; qu'il prît bien soin d'éviter toute espèce de
trouble dans la ville après notre départ; qu'il n'autorisât pas ses ca-
pitaines et ses papes à faire des choses déplacées, afin qu'à son retour
les agitateurs n'eussent pas à payer de leur vie leurs mauvaises ac-
tions ; que, du reste, il veillât à fournir à nos hommes toutes les
provisions dont ils pourraient avoir besoin.
Là-dessus Cortès embrassa deux fois Monlezuma , et celui-ci fit de
même. Gomme dona Marina était très-avisée, elle interpréta tout le
colloque d'un ton qui inspirait réellement de la tristesse au sujet de
notre départ. Le prince promit à notre général de faire tout ce qu'il
venait de lui recommander et même de donner, pour marcher avec
nous, cinq mille hommes de guerre. Cortès s'empressa de l'en remer-
cier, sachant bien qu'il ne les fournirait nullement; aussi lui dit-il
qu'il n'avait pas besoin de son appui, mais de celui de Notre Sei-
gneur Dieu qui est la force véritable, et qu'au surplus il comptait sur
ses compagnons d'armes. Il recommanda encore de veiller à ce que
l'image de Notre Dame et la croix fussent toujours ornées de rameaux
l'église propre, les cierges allumés nuit et jour, sans souffrir jamais
que les papes prissent aucune autre mesure ; en se conduisant de la sorte
le prince témoignerait de son bon vouloir et de la sincérité de son
amitié. Ils s'embrassèrent de nouveau et Cortès se retira en s'excusant
de ne pouvoir prolonger davantage l'entretien, à cause des apprêts
du départ.
Notre général parla ensuite à Alvarado et à tous les soldats qui de-
vaient rester avec lui, recommandant à ceux-ci de bien surveiller
Montezuma, pour qu'il ne pût leur échapper, et d'obéir à Pedro de
Alvarado; il leur promit du reste que, Dieu aidant, il les ferait tous
riches un jour. Le prêtre Juan Diaz resta avec eux, ainsi que quel-
318 CONQUÊTE
ques soldats suspects, que je ne crois pas devoir nommer ici. Nous
nous embrassâmes les uns les autres et nous partîmes. Sans nous don-
ner l'embarras d'aucune Indienne ni d'aucun genre de service, allant à
la légère, nous entreprîmes notre marche dans la direction de Cho-
lula. Gortès envoya des émissaires à Tlascala pour prier nos amis Xi-
cotcnga et Maceescaci, ainsi que tous les autres caciques, d'envoyer
quatre mille hommes à notre secours. Ils répondirent que si c'était
pour se battre contre des Indiens comme eux, ils le feraient volon-
tiers et en donneraient même davantage ; mais contre des teules
comme nous, contre des bombardes et des chevaux..., que nous vou-
lussions bien leur pardonner s'ils se refusaient à notre demande. Du
reste, ils envoyèrent vingt charges de poules.
Gortès dépêcha des courriers à Sandoval pour lui ordonner de se
joindre à nous avec tout son monde dans des villages situés à douze
lieues de Gempoal, nommés Tampaniquita et Mitalaguita, lesquels
sont à présent sous la dépendance de Pedro Moreno Medrano, qui
habite Puebla. Notre général recommandait à Sandoval de ne pas
se laisser enlever par Narvacz et d'éviter toute rencontre avec lui ou
avec ses soldats. Nous marchions dans le plus grand ordre, nos éclai-
reurs en avant, prêts à en venir aux mains si nous donnions dans
l'ennemi sans nous y attendre. Deux hommes de confiance nous pré-
cédaient d'une journée, — non par la grand' route, mais par des sen-
tiers détournés où des cavaliers ne pouvaient pénétrer, — afin de
prendre parmi les Indiens toute espèce d'informations sur les gens
de Narvaez.
Or, tandis que nos éclaireurs faisaient leur office, ils virent venir
un certain Alonso de Mata, — notaire, disait-on, — qui était en route
pour aller nous notifier les copies des pouvoirs dont j'ai déjà parlé.
Les quatre Espagnols qui devaient servir de témoins étaient avec lui.
Nos éclaireurs à cheval vinrent immédiatement nous en donner avis,
tandis que nos deux autres coureurs tenaient compagnie à Alonso de
Mata et à ses quatre compagnons. Nous doublâmes alors le pas. En
arrivant près de nous, les messagers firent un respectueux salut à Gor-
tès et à nous tous. Le général mit pied à terre et s'informa de l'objet
de leur voyage. Au moment où Alonso de Mata allait exhiber les or-
dres dont il était porteur, Gortès lui demanda s'il était notaire du
Roi. Sur une réponse affirmative, le général exigea son diplôme, di-
sant que, s'il l'avait réellement, il l'autoriserait à lire ses dépêches,
en promettant de faire ce qui conviendrait au service de Dieu et de
Sa Majesté ; mais que, s'il n'avait point ses titres personnels, il s'abs-
tînt de lire quoi que ce fût; qu'en tout cas on ne respecterait que
l'ordre impérial de Sa Majesté. Il en résulta que Mata, qui en réa-
lité n'était pas notaire royal, s'intimida, et ceux qui venaient avec lui
ne surent absolument que dire.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 319
Cortès leur fit donner à manger, et nous nous arrêtâmes un instant
pour qu'ils prissent leurrepas. Notre général leurdit que nous nousren-
tlions dans le village de Tampaniquita, non loin du campement du
sefior Narvaez, et que Mata pourrait nous y notifier tout ce que son
capitaine lui aurait commandé. Cortès avait du reste tellement l'habi-
tude de se contenir, qu'il ne proféra pas un seul mot désobligeant
pour Narvaez. Il prit à part les voyageurs et leur remplit les mains
de pièces d'or. Gelafitqu'ils s'enretournèrent au campement en disant
le plus grand bien de Cortès et de tout son monde. Comme d'ailleurs
quelques-uns d'entre nous, au moment de leur visite, s'étaient parés
de colliers d'or et avaient couvert leurs armes de joyaux que les visi-
teurs purent fort bien considérer, ceux-ci revinrent à Gempoal en di-
sant merveille de nous tous. Il s'ensuivit que plusieurs personnages
qualifiés, du campement de Narvaez, après avoir vu que tout le
monde revenait riche de chez nous, se proposaient comme médiateurs
pour traiter de la paix entre Cortès et leur général.
Nous arrivâmes à Panguaniqui ta, et le lendemain le capitaine Sandoval
se joignit à nous avec ses soldats, au nombre d'environ soixante, les
vieux et les malades étant restés dans un village allié, nommé Papalotc,
où ils devaient recevoir des vivres. Avec lui étaient aussi les cinq sol-
dats, amis du licencié Lucas Vasqucz de Aillon, qui avaient fui le
campement de Narvaez et venaient offrir leurs hommages à notre gé-
néral, dont l'accueil fut des plus gracieux. Sandoval raconta ce qui
lui était arrivé avec l'irascible aumônier Grucvara, ainsi qu'avec Ver-
gara et ses autres compagnons; comme quoi il les envoya prison-
niers à Mexico, de la manière que j'ai dite dans un des chapitres
précédents. Il racontait qu'il avait dépêché au quartier de Narvaez
deux soldats très-bien déguisés avec des vêtements d'indigènes.
Comme ils étaient naturellement bruns, on les aurait réellement pris
pour des Indiens. Chacun d'eux portait une petite charge de prunes
à vendre, car c'était la saison de ce fruit lorsque Narvaez se trouvait
sur l'Arenal avant d'aller s'établir à Ccmpoal. Ils furent au logement
du valeureux Salvaticrra qui leur offrit pour leurs peines une grande
enfilade de verroteries jaunes. Quand ils eurent vendu leurs fruits,
Salvaticrra, les prenant réellement pour des Indiens, leur donna
mission de lui aller chercher de l'herbe fraîche à peu de distance,
sur les bords d'un ruisseau, pour la nourriture de son cheval. Ils re-
vinrent chargés, vers l'heure de Y Angélus, et ils prirent place dans le
quartier en s'asseyant sur leurs talons, à la manière indienne, jusqu'à
ce que la nuit fût tombée. Ils prêtèrent une attention soutenue aux
paroles de quelques soldats de Narvaez qui vcnaienl tenir compagnie
à Salvatierra. Celui-ci leur disait : « En quelle heureuse occasion
nous sommes arrivés ! Ce traître de Cortès a recueilli plus de sept
cent mille piastres qui vont nous rendre tous riches ; car il n'est pas
320 CONQUÊTE
possible que ses capitaines et ses soldats ne soient cousus d'or. »
Leur conversation continuait dans ce sens lorsque la nuit se fit com-
plètement. Nos camarades déguisés en Indiens profitèrent de l'obscu-
rité pour gagner en silence l'endroit où se trouvait le cheval de Sal-
vatierra. Ils le sellent, le brident, montent dessus et se mettent en
route. En marchant vers la Villa, ils rencontrent un autre cheval,
boiteux, près d'un ruisseau, s'en emparent et l'amènent également.
Précisément en ce même moment, Cortès demandait à Sandoval ce
qu'il avait fait des chevaux, et en recevait la réponse qu'ils étaient restés
au village de Papalote avec les malades, parce qu'il aurait été im-
possible de les amener par les chemins qu'on avait suivis, le sol en
étant friable et par trop difficile. Il avait été indispensable d'y passer,
afin d'éviter les hommes de Narvacz. Cette explication le mit en voie
d'apprendre qu'un des chevaux qu'on amenait était à Salvatierra;
Cortès s'en égaya fort et dit : « Il va se mettre encore plus en fureur
en constatant l'absence de sa bête ! » Et en effet, pour en revenir à
Salvatierra, lorsque le jour se leva, il s'aperçut de la disparition des
Indiens vendeurs de prunes et il vit en même temps que son cheval,
avec selle et bride, avait également disparu. Les soldats de Narvaez
nous dirent plus tard que le commissaire dupé se livra à des excla-
mations qui les faisaient mourir de rire ; car il en arriva à compren-
dre que les chevaux avaient été enlevés par des Espagnols de Cortès.
Il en résulta du reste que désormais on fit meilleure garde.
Mais revenons à notre sujet pour dire que notre général, ayant
réuni ses capitaines et soldats, tint conseil pour savoir de quelle
manière nous tomberions sur le camp de Narvaez. Je vais dire à la
suite ce que nous convînmes de faire avant de partir.
CHAPITRE CXVI
Comme quoi Cortès résolut avec tous nos capitaines et soldats d'envoyer encore une
fois au quartier de Narvaez le Père de la Merced, homme fin et à ressources, qui
devait se présenter en humble serviteur de Narvaez, dont il aurait l'air d'embrasser
la cause plutôt que celle de Cortès. Il devait aussi s'aboucher secrètement avec les
artilleurs Rodrigo Martin et Usagre, et parler à Andrès de Duero, le priant de venir
s'entendre avec Cortès. Il lui était enjoint de donner en mains propres la lettre
qu'il apportait à Narvaez et de faire bien attention à toutes choses. Du reste il
était porteur de plusieurs disques et chaînes d'or pour en faire le partage.
Étant réunis tous ensemble dans le village, on convint qu'on ferait
porter par le Père de la Merced une autre lettre à Narvaez. Après
l'avoir commencée par des protestations courtoises, on y disait, sinon
en propres termes, du moins à peu près, ce qui suit : que nous nous
sommes beaucoup réjouis de son arrivée, persuadés qu'avec le secours
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 321
généreux de sa personne nous rendrons de grands services à Dieu et
à Sa Majesté; qu'il n'a pas daigné nous répondre, aimant mieux nous
qualifier de traîtres, tandis que nous sommes de bons serviteurs du
Roi, et mettre tout le pays en émoi par les expressions qu'il a adres-
sées à Montezuma; que Gortès lui a déjà fait dire de vouloir bien
choisir la province qu'il aurait le désir d'occuper avec les hommes
qu'il amène, à moins qu'il ne préfère poursuivre sa route, nous lais-
sant alors le soin de faire élection pour nous-mêmes d'une autre
contrée, afin qu'on puisse mieux s'acquitter de ce qui convient au
service de Sa Majesté, ainsi que c'est notre devoir; que nous lui
avons demandé en grâce, dans le cas où il serait muni de provisions
royales, de daigner nous en montrer les originaux, pour que nous y
constations la signature du Roi et en lisions le contenu, afin que, les
choses étant éclaircies, nous inclinions nos poitrines vers la terre en
signe d'obéissance ; qu'il n'a voulu suivre ni l'une ni l'autre de ces
deux conduites, mais bien nous adresser des paroles malsonnantes et
troubler le pays ; que nous le sommons, au nom de Dieu et du Roi
notre seigneur, de nous envoyer notifier sous trois jours ses pouvoirs
par un notaire de Sa Majesté, et nous promettons d'accomplir tout ce
qui s'y trouvera écrit comme étant la volonté de notre seigneur et
Roi; que ce sont là les intentions qui nous ont conduits à ce village
de Panguaniquita, afin d'être plus près de son quartier; s'il n'a réel-
lement pas ces pouvoirs et s'il veut retourner à Cuba, qu'il s'en aille
et qu'il ne trouble plus le pays, pouvant être bien convaincu que, s'il
agit autrement, nous marcherons contre lui dans le but de l'arrêter
et l'envoyer à notre R.oi, pour être venu, sans pouvoirs constatés,
nous faire la guerre et mettre le désordre dans les villes; qu'en ce
cas, tous les malheurs, les morts, les incendies et les ruines qui en
seront les conséquences, retomberont sur lui et non sur nous-mêmes;
que toutes ces choses seront portées à sa connaissance par simple
missive, parce que nous n'avons pas de notaire royal qui ose les lui
aller notifier, par crainte d'être traité comme l'auditeur de Sa Majesté
qu'une audace inouïe a rendu prisonnier; qu'en sus de tout ce qu'on
vient de dire, lui, Gortès se voit obligé, en qualité de capitaine géné-
ral et de grand justicier de la Nouvelle-Espagne, et pour l'honneur et
justice de notre Roi, de châtier cette folie et ce grand délit pour le-
quel il le cite à comparaître; et il l'y obligera par procédure légale,
attendu que c'est un crime de lèse-majesté et qu'il en prend Dieu à
témoin.
On ajoutait qu'il eût à rendre au cacique gros les étoffes et les
joailleries d'or qu'on lui avait dérobées, ainsi que les filles de grands
seigneurs que leurs pères nous avaient confiées; qu'au surplus il fût
donné ordre aux soldats de ne plus piller les Indiens, soit dans cette
ville, soit dans les autres villages. On terminait par les compliments
21
322 CONQUÊTE
d'usage; puis vinrent les signatures de Cortès, de nos capitaines et
de quelques soldats, dont, je fus. Avec le Père Olmedo partit un soldat
nommé Bartolomé de Usagre, frère du canonnier de même nom qui
commandait l'artillerie de Narvaez. Ils arrivèrent à Gempoal. Je vais
dire ce qui s'y passa.
CHAPITRE CXVII
Comme quoi le Père Bartolomé de Olmedo, de l'ordre de Notre Dame de la Merced,
fut à Gempoal où se trouvait Narvaez avec tous ses officiers; ce qui se passa à ce
sujet et la remise de la lettre.
En arrivant au quartier de Narvaez, fray Bartolomé de Olmedo fit
ce qui lui était ordonné par Cortès. Il s'aboucha donc avec certains
caballeros de l'expédition de Narvaez et vit l'artilleur Rodrigo Mino
ainsi que son collègue Usagre. Pour mieux s'emparer de l'esprit de
ce dernier, un de ses frères était venu du quartier de Cortès avec des
pièces d'or qu'il lui donna en secret. Le Père Bartolomé de Olmedo
répartit de son côté les présents dont son général l'avait chargé; il
parla à Andrès de Duero, l'engageant à s'en venir à notre camp con-
férer avec Cortès. S'entend que le Père avait commencé ses visites
par Narvaez, en se présentant à lui comme un dévoué serviteur.
Au milieu de toutes ces démarches, on ne manqua pas de soupçon-
ner le but des manœuvres de notre moine; on conseilla à Narvaez de
l'arrêter, et déjà on allait exécuter ce conseil, lorsque Andrès de
Duero, secrétaire de Diego Velasquez, en fut instruit. Or, il était
natif de Tudèle de Duero, ce qui le faisait considérer comme le parent
de Narvaez, attendu que. celui-ci était également du pays de Valla-
dolid. Au surplus, Andrès de Duero occupait un rang élevé dans
l'expédition et était fort estimé de tout le monde. Il fut donc trouver
Narvaez et lui dit savoir son dessein de faire arrêter fray Bartolomé
de Olmedo, le messager de Cortès ; il le priait de réfléchir et de con-
sidérer que, même sur le soupçon de démarches faites par le Père en
faveur de Cortès, il n'était pas prudent de porter la main sur sa per-
sonne, après les grands égards que Cortès avait témoignés aux gens
de Narvaez, sans compter les nombreux présents qu'il avait eu la li-
béralité de distribuer; que, depuis son arrivée au camp, fray Barto-
lomé de Olmedo s'était d'ailleurs exprimé de façon à laisser croire
qu'il n'avait d'autre désir que celui d'être délégué, avec d'autres offi-
ciers de Cortès, pour venir au-devant de Narvaez et pour tâcher de
tout terminer en établissant entre eux l'union et de bonnes relations
d'amitié; qu'on voulût bien considérer les choses flatteuses que Cor-
tès disait aux messagers envoyés du camp : tant lui que ses compa-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 323
gnons ne cessaient de prononcer respectueusement le nom du seiïor
capitaine Narvaez.
Andrès de Ducro ajouta encore que ce serait une misérable con-
duite que d'arrêter un moine; quant à l'officier qui l'accompagnait,
c'était le frère de l'artilleur Usagrc, auquel il venait rendre visite ;
bref, le plus sage serait d'inviter à dîner fray Bartolomé de Olmedo
pour mieux lui soutirer la vérité au sujet du bon vouloir de Gortès et
des siens.... Ce fut avec ces paroles et beaucoup d'autres tout aussi
mielleuses, que Narvaez se laissa apaiser. Andrès de Duero prit alors
congé de lui et s'en fut communiquer secrètement au Père tout ce
qui s'était passé.
Quoi qu'il en soit, le général fit appeler fray Bartolomé de Olmedo.
Le Frère se présenta avec des démonstrations respectueuses et
comme il était intelligent et fort habile, il pria le général en sou-
riant de vouloir bien le recevoir et l'entendre en particulier. Ils pas-
sèrent alors dans une cour où ils se mirent à se promener ensemble.
Ce fut là que le Père lui dit : « Je n'ignore pas que vous avez voulu
me faire arrêter; c'est pour moi l'occasion de vous assurer que vous
n'avez pas dans votre camp de meilleur serviteur que moi; j'ajouterai
que plusieurs capitaines et soldats de Gortès voudraient déjà voir leur
général entre vos mains, de même qu'à mon avis nous finirons par y
tomber tous. Du reste, pour mieux obtenir qu'il dévie de ses plans
on lui a persuadé de vous écrire une lettre pleine de folies et contre-
signée par ses soldats; on me l'a confiée pour vous la donner, mais
je n'en ai rien voulu faire avant cette conversation. J'avoue même que
j'ai eu la tentation de la jeter à la rivière, à cause des inepties qu'elle
contient. Je puis du reste affirmer que les capitaines et les soldats
n'y ont prêté la main que pour contribuer à porter Gortès hors de sa
voie. »
Narvaez demanda cette lettre à fray Bartolomé de Olmedo, qui pré-
tendit l'avoir laissée dans son logement. C'était là un prétexte pour
prendre congé, comme s'il Fallait chercher. En ce moment Salva-
tierra, le furibond, se présenta à son général. De son côté, le Père
fit appeler Duero, le priant d'aller tout de suite chez Narvaez pour
être présent à l'ouverture de la lettre, — car Duero en connaissait
l'existence, de même que d'autres officiers de Narvaez qui parais-
saient bien disposés pour Gortès. — La vérité, d'ailleurs, c'est que
fray Bartolomé de Olmedo portait la lettre sur lui; mais il avait
voulu se ménager une occasion d'en faire faire la lecture devant un
grand nombre de témoins. La chose étant ainsi préparée, il se pré-
senta de nouveau chez le général et lui remit son pli cacheté en di-
sant : « Que rien ne vous surprenne dans cette lettre; Gortès com-
mence déjà à perdre la tête et je ne doute pas que, si vous lui parlez
avec quelque douceur, il ne s'empresse de se livrer avec tous ceux
324 CONQUÊTE
qui l'accompagnent.... » Mais laissons les raisonnements de fray
Bartolomé, quoiqu'ils ne soient pas dénués d'adresse, et racontons
comme quoi les hommes de Narvaez, soldats et capitaines, le prièrent
de lire la lettre. Or, quand elle eut été lue, Narvaez et Salvatierra se
mirent à pousser les hauts cris et tous les autres se prirent à rire en
se moquant d'elle. Quant à Andrès de Duero, il protesta qu'il n'y
comprenait plus rien, le moine lui ayant assuré que Cortès était prêt
à se livrer avec tout son monde, ce qui n'était guère d'accord avec ce
qu'on venait d'entendre. Un certain Agustin Bermudez, qui était
alguazil major du quartier de Narvaez, renchérit sur ces dernières
paroles, en disant : « J'ai appris avec certitude, par le Père Barto-
lomé de Olmedo, me parlant en secret, que si vous envoyiez de bons
médiateurs, Gortès lui-même viendrait nous voir pour traiter de sa
soumission avec tous ses soldats; aussi vous conseil] erai-je d'envoyer
à son camp, qui n'est pas éloigné, le commissaire Salvatierra, accom-
pagné d'Andrès de Duero, auxquels je pourrais moi-même me join-
dre. » On comprend que cette proposition n'était faite que pour savoir
ce qu'en dirait Salvatierra, lequel répondit qu'il se trouvait un peu
indisposé et que d'ailleurs il n'irait jamais voir un traître. Sur quoi
le Père Bartolomé de Olmedo, s'adressant à Salvatierra : « Il sera
bon, dit-il, qu'on use de modération, car certainement Gortès sera
votre prisonnier avant peu. »
On convint qu'Andrès de Duero partirait; mais il paraît certain
que Narvaez prétendit arranger les choses avec Duero lui-même et
trois autres capitaines, de manière à obtenir de Gortès une entrevue
dans des établissements d'Indiens, situés entre les deux camps. Là on
devait entamer des pourpalers au sujet des localités qui nous seraient
désignées pour aller coloniser avec Gortès, et l'on s'arrangerait de
façon à s'emparer de sa personne pendant ces entrevues; on avait
même préparé vingt soldats pour cette opération. Fray Bartolomé eut
connaissance du complot par Narvaez lui-même et par Andrès de
Duero, et il en résulta que Gortès fut mis au courant du projet.
Laissons le moine dans le quartier de Narvaez. Il y était devenu le
grand ami et comme le parent de Salvatierra, parce que le Frère
était de la ville d'Olmedo, et Salvatierra de Burgos ; ils mangeaient
d'ailleurs ensemble tous les jours. Portons notre attention sur Andrès
de Duero, qui se préparait à partir pour le camp de Gortès avec notre
soldat Bartolomé de Usagre, parce qu'il en était arrivé à craindre que
Narvaez ne sût par celui-ci la marche des événements. Je dirai ce
que nous fîmes dans notre campement.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 325
CHAPITRE CXVIII
Comme quoi notre camp fut passé en revue. On apporta deux cent cinquante piques
très-longues, ayant des lames en cuivre, que Cortès avait fait fabriquer dans le pays
des Chichinatèques ; nous nous exercions à les manier dans le but d'attaquer les
cavaliers de Narvaez. De beaucoup d'autres eboses qui advinrent dans le campe-
ment.
Revenons un peu sur le passé, pour y trouver l'occasion d'ajouter
encore quelques faits à notre récit. Lorsque Cortès reçut la nouvelle
de l'arrivée de la flotte de Narvaez, il s'empressa d'envoyer à la pro-
vince des Chichinatèques un ancien soldat des guerres d'Italie, très-
adroit à toutes les armes, mais qui maniait surtout supérieurement
la pique. Cette province est voisine du lieu où nos soldats furent en-
voyés pour chercher des mines d'or. Ses habitants étaient les plus
grands ennemis des Mexicains, et, peu de jours auparavant, ils avaient
brigué notre amitié. Ils faisaient usage de lances plus longues que
celles dont nous nous servons en Castille, puisque leur fer bien affilé,
remplacé ici par de l'obsidienne, avait deux brasses de longueur.
Cortès les pria de lui en envoyer trois cents, à la condition d'en en-
lever la lame d'obsidienne tranchante et de la remplacer par du cuivre,
métal qu'ils avaient en abondance. Le messager était chargé d'expli-
quer la forme qu'on devrait donner à cette lame et d'exiger qu'on en
fabriquât deux pour chaque arme. Le soldat étant arrivé, on chercha
des manches et on les trouva dans les quatre ou cinq villages de cette
province, où il n'y avait pas, du reste, grand nombre d'habitations.
On fabriqua les lames avec plus de perfection que ce n'était requis.
Le messager, qui se nommait Tovilla, fut en même temps chargé de
demander deux mille hommes, armés de lances, et il lui était ordonné
de venir avec eux, le jour de la Pentecôte, au village de Panguene-
quita1, ou de s'informer en quel autre endroit nous serions. Les caci-
ques s'empressèrent d'accéder à cette demande et offrirent de marcher
eux-mêmes avec leurs gens de guerre. Le soldat s'en revint amenant
seulement deux cents Indiens, chargés de porter les lances. Il était
convenu que les Indiens armés viendraient avec un autre de nos sol-
dats, appelé Barrientos, alors occupé aux mines dont j'ai précédem-
ment parlé, et qui devait rejoindre notre campement, situé à douze
lieues de là, en se conformant à nos instructions.
1. Nous avons dans l'auteur trois orthographes que j'ai cru devoir respecter quoi-
qu'elles me paraissent désigner le même village, ainsi que l'indique le sens de ce
passage. Ces trois orthographes sont : Tampaniquita, Panguaniquita, et Panguene-
quita. Il y a môme dans un endroit Panguenezquita.
326 CONQUÊTE
Tovilla étant arrivé avec les lances, nous trouvâmes celles-ci excel-
lentes. L'ordre fut donné du reste à ce messager de nous mettre en
mesure de bien manier cette arme et de comprendre comment nous
devions nous conduire contre des gens à cheval. Une revue ayant été
faite, ainsi que l'inscription de tous les soldats et capitaines de notre
troupe, nous constatâmes que nous étions deux cent soixante-six
hommes, en y comprenant le tambour et le fifre et sans compter le
Père de la Merced. Il y avait cinq cavaliers, deux artilleurs, peu d'ar-
balétriers et encore moins d'escopettiers. Ce sur quoi notre espoir se
fondait le plus, à propos de notre rencontre avec Narvaez, c'étaient
les piques qui, du reste, nous servirent à souhait, comme on le verra
plus loin.
Mais cessons de parler de la revue et des lances, et je dirai comme
quoi Andrès de Duero, envoyé par Narvaez, arriva à notre camp. Avec
lui venaient notre soldat Usagre et deux Indiens travailleurs de Cuba.
Voyons aussi ce qui se passa entre Gortès et Duero, ainsi que nous
l'apprîmes plus tard.
CHAPITRE GXIX
Comme quoi vinrent à notre campement Andrès de Duero; le soldat Usagre et deux
Indiens de Cuba, domestiques de Duero ; quel était ce Duero et pourquoi il venait ;
ce que nous en sûmes et ce qui fut convenu.
Je me vois encore dans la nécessité de revenir beaucoup sur mes
pas et de m'occuper du passé. J'ai déjà dit dans un chapitre éloigné,
relatif à notre séjour à Santiago de Cuba, que Gortès fit un accord avec
Andrès de Duero et avec Amador de Lares, amis de Diego Velasquez.
Ceux-ci engagèrent le gouverneur à choisir Gortès pour capitaine gé-
néral de la flotte, à la condition, convenue entre eux, de partager tout
l'or, l'argent et les joailleries qui formeraient la part de l'élu. Lorsque
Andrès de Duero, arrivé en présence de Gortès, son associé, le vit si
puissant et si riche, il considéra la mission de servir d'intermédiaire
de paix et de favoriser les intérêts de Narvaez, uniquement comme un
prétexte et comme une occasion de venir réclamer sa part de socié-
taire, n'ayant nullement à s'occuper d'Amador de Lares, qui était
mort. Gomme, d'ailleurs, Gortès était très-avenant et fort rusé, non-
seulement il lui promit de grands trésors, mais encore il s'engagea à
lui confier un grand commandement dans l'expédition, quelque chose
qui le fît l'égal de sa propre personne. Il ajoutait qu'après la con-
quête de la Nouvelle-Espagne, il lui donnerait autant de villages qu'il
s'en assignerait à lui-même, à la condition que dans ce moment Duero
s'entendît avec Agustin Bermudez, alguazil mayor du quartier de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 327
Narvaez, et avec quelques autres membres de l'expédition, que je ne
nomme pas ici, pour que Ton fît faire fausse route au général, de ma-
nière à mettre sa vie et son honneur en péril en préparant sa pro-
chaine déroute. Cortès affirmait que, Narvaez une fois mort ou prison-
nier et son armée vaincue, eux tous resteraient les maîtres de la
situation et prendraient leur part de l'or et des villages de la Nouvelle-
Espagne. D'ailleurs, pour mieux assurer le résultat, il chargea d'or les
deux Indiens de Cuba, et il paraît certain queDuero prit des engage-
ments comme déjà Agustin Bermudez en avait signé dans plusieurs
lettres.
Gortès envoya encore des disques et des joyaux d'or à ce même
Bermudez, à un abbé nommé Juan de Léon, au Père Gruevara, premier
émissaire de Narvaez, et à d'autres de ses amis. Il leur écrivit ce qui
lui parut propre à s'en faire aider en toutes choses. Andrès de Duero
resta dans notre camp depuis son arrivée jusqu'au lendemain, jour de
la Pentecôte, après dîner. Il fit son repas en compagnie de Gortès, et
tous deux s'entretinrent longuement en particulier. Après avoir dîné,
Duero prit congé de nous tous, capitaines et soldats ; il monta à cheval
et alla encore trouver Gortès pour lui dire : « Quels sont vos ordres,
car je pars décidément? — Que Dieu vous garde, seïlor Andrès Duero,
répondit le général ; attention à bien se conduire comme c'est con-
venu; autrement, je le jure sur ma conscience (c'est ainsi qu'il avait
l'habitude de jurer), lorsque j'arriverai, sous trois jours, dans votre
quartier, le premier sur lequel ma lance s'exercera, ce sera vous, si
j'observe quelque chose de contraire à ce qui ressort de notre entre-
tien. » Duero se prit à rire en assurant qu'il ne manquerait pas d'éviter
tout ce qui pourrait être contraire à le servir loyalement. Sur ce, il
partit, arriva au camp et dit à Narvaez que Gortès et tous ceux qui
étaient avec lui avaient paru disposés le mieux du monde à passer
sous ses drapeaux.
Laissons là le Duero, pour dire que Gortès manda un de ses capi-
taines, Juan Velasquez de Léon, homme fort important et son ami
particulier. Il était proche parent du gouverneur de Cuba, et nous
avons toujours pensé que Gortès se l'était attaché au moyen de dons
considérables et de belles promesses, assurant qu'il lui donnerait un
grand commandement dans la Nouvelle-Espagne et le ferait en quelque
sorte son égal ; car cet officier se conduisit toujours envers son chef
en véritable ami et serviteur très-dévoué, ainsi qu'on le verra par la
suite. En se présentant à Cortès, il s'empressa de lui demander quels
étaient ses ordres ; le général, qui parlait souvent d'un ton mielleux
et le rire aux lèvres, lui dit en souriant : « Je vous ai fait appeler,
sefîor Juan Velasquez, parce que, d'après ce qu'Andrès de Duero rap-
porte, Narvaez se vanterait, — et on l'assure dans tout son camp, —
que, si vous vous rendez parmi eux, c'en est fait de moi ; car on compte
328 CONQUETE
sur vous comme devant embrasser le parti de Narvaez. C'est pour ce
motif que la pensée m'est venue de vous prier de me témoigner votre
affection en partant tout de suite pour leur camp avec votre bonne
jumeut, emportant tout votre or et la Fanfarona (c'était sa plus
grosse chaîne d'or), sans oublier d'autres petites choses que je vous
donnerai et que vous distribuerez en mon nom à qui j'aurai soin de
vous dire. Quant à la Fanfarona, qui pèse beaucoup, vous la porte-
rez sur l'épaule, et l'autre chaîne, qui est encore plus lourde, vous
lui ferez faire deux fois le tour sur la nuque. Vous verrez là-bas ce
que Narvaez veut de vous. Après votre retour j'enverrai le senor Diego
de Ordas, parce que je sais que son ancienne qualité de majordome
de Diego Velasquez inspire à nos ennemis un grand désir de le
voir. »
Juan Velasquez répondit qu'il se soumettrait en tout à ses ordres,
mais qu'il n'emporterait ni ses chaînes, ni son or personnel; qu'il se
contenterait de recevoir ce que son général lui confierait pour le donner
selon ses instructions, attendu que, n'importe où il se trouverait, il
préférerait toujours le plaisir de le servir à tous les joyaux et à tout
l'or du monde. « Je le crois ainsi, lui dit Gortès, et c'est dans cette
ferme confiance que je vous envoie ; mais je ne veux pas que vous par-
tiez si vous ne respectez mon commandement en emportant tout votre
or et vos bijoux. » A quoi Velasquez répondit qu'il serait fait selon la
volonté du général, mais qu'il n'emporterait pas son or1. Gortès le
prit alors à part, et, à la suite de cette conversation, Velasquez partit,
emmenant avec lui un écuyer de Gortès, nommé Juan del Rio, qui
était, chargé de le servir dans son voyage. Laissons ce départ de Juan
Velasquez, qui n'avait, dit-on, dans la pensée de Cortès, d'autre but
que d'occuper l'attention de Narvaez, et disons ce qui se passa dans
notre camp.
Deux heures après ce départ, Gortès donna l'ordre au tambour Ga-
nillas de battre sa caisse et au fifre Benito Veguer de jouer du tam-
bourin. Il ordonna en même temps à Gronzalo de Sandoval, l'alguazil
mayor, de réunir tout le monde ; et nous partîmes sur-le-champ, au
pas accéléré, vers Gempoal. Nous eûmes occasion de tuer en route
deux de ces porcs du pays qui ont le nombril sur le dos, ce que nous
considérâmes comme un signe de victoire. Nous passâmes la nuit sur
la rive en pente d'un petit ruisseau, les pierres nous servant d'oreil-
1. Je suis sûr d'avoir très-fidèlement traduit ce passage de mon auteur. On n'y
comprend pas bien les raisons qui poussent Cortès à exiger de Velasquez qu'il parte
avec tout son or, à moins de croire qu'il y est conduit par le désir de donner à son
officier une preuve de la confiance qu'il lui inspire. Il est clair en effet que si Velas-
quez avait eu quelque tentation de changer de drapeau, il lui aurait été plus facile
d'y céder en étant porteur de toutes ses richesses et en ne laissant aucune valeur der-
rière lui
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 329
lers selon notre habitude, après avoir eu soin de lancer des éclaireurs
et de placer des sentinelles. Au lever du jour, nous reprîmes notre
route en droite ligne et arrivâmes vers midi à une rivière située dans
l'endroit où se trouve actuellement la Villa Rica de la Vera Cruz, qui
est le port même où l'on vient débarquer avec les marchandises de
Gastille. En ce temps-là s'élevaient sur les bords de la rivière quel-
ques cases d'Indiens et de grands arbres; comme d'ailleurs dans ce
pays le soleil est extrêmement vif, nous nous reposâmes en ce lieu,
fatigués que nous étions aussi du poids de nos armes et de nos piques.
Ne nous occupons pas pour le moment de notre marche et disons
ce qui arriva à Juan Velasquez de Léon avec Narvaez et avec un de
ses capitaines, nommé Diego Velasquez, neveu du gouverneur de
Cuba.
CHAPITRE GXX
Comme quoi arrivèrent au camp de Narvaez Juan Velasquez de Léon et son écuyer
appelé Juan del Rio, et de ce qui advint.
J'ai dit comment Gortès envoya à Gempoal Juan Velasquez de Léon,
accompagné d'un écuyer à pied, pour savoir ce qui faisait tant dési-
rer à Narvaez de l'avoir en sa compagnie, Le voyageur fit telle
diligence qu'il arriva à Gempoal au point du jour. Il alla descendre
au domicile du cacique gros, et de là il s'en fut à pied avec son
écuyer au quartier de Narvaez. Les Indiens de Gempoal, l'ayant
reconnu, se réjouirent beaucoup de le voir et de lui parler. Ils disaient
avec de grands cris, à quelques soldats logés chez le cacique, que
c'était Juan Velasquez de Léon, capitaine de Malinche ; et aussitôt
ces soldats se mirent à courir pour être les premiers à annoncer à
Narvaez l'arrivée de Juan Velasquez et obtenir leur étrenne pour la
bonne nouvelle.
Il en résulta que Narvaez, averti, ne l'attendit pas chez lui et qu'il
fut le recevoir dans la rue, accompagné de quelques-uns de ses
hommes. A peine se furent-ils rencontrés qu'ils se livrèrent l'un en-
vers l'autre à de grandes démonstrations d'amitié ; Narvaez embrassa
Juan Velasquez et le fit asseoir, car on s'était empressé d'apporter
des sièges ; il lui reprocha de n'être point descendu chez lui et il
donna l'ordre aux gens de son service d'aller chercher le cheval du
voyageur et son bagage, s'il en avait, afin de l'installer dans sa propre
maison et dans ses écuries. Mais Juan Velasquez s'empressa de lui
faire observer qu'il allait repartir, n'étant venu que pour lui baiser les
mains, ainsi qu'à tous les caballeros de son camp, et voir s'il ne
serait pas possible d'obtenir que l'union s'établît entre Gortès et lui.
330 CONQUÊTE
Alors, paraît-il, Narvaez prit à part Juan Velasquez et lui dit d'un
ton dédaigneux qu'il ne s'attendait pas à ce que la proposition lui fût
faite d'entrer en accord avec un traître qui avait soulevé toute sa
flotte contre son cousin Diego Velasquez. Juan Velasquez s'empressa
de répondre que, loin d'être un traître, Gortès était un bon serviteur
de Sa Majesté; qu'on ne pouvait confondre avec une trahison le fait
de nous être mis en communication directe avec notre Roi et seigneur,
comme nous l'avions fait ; qu'au surplus il le priait de ne plus proférer
devant lui une semblable expression. Narvaez se prit alors à faire à
son interlocuteur les offres les plus empressées, afin d'obtenir qu'il
restât avec lui, l'engageant à séduire les gens de Gortès pour les
décider à passer sous sa bannière et à lui promettre obéissance. Il
ajouta, — il en jurait, — qu'il ferait de lui la seconde personne de
son expédition, et qu'il le mettrait à la tête de tous ses autres capi-
taines. Juan Velasquez répondit qu'une pareille trahison et un sem-
blable abandon seraient des plus abominables, surtout envers un
capitaine auquel il avait juré d'obéir, avec la conviction que tout ce
qu'il exécutait dans la Nouvelle-Espagne avait pour but le service
de Dieu Notre Seigneur et de Sa Majesté. Il assura du reste que
Gortès continuerait à maintenir des relations directes, comme il les
avait déjà établies, avec notre Roi et seigneur, et il pria qu'on ne lui
parlât plus à ce sujet.
Les principaux capitaines de Narvaez s'étaient empressés de rendre
visite à Juan Velasquez. Ils lui prodiguaient les démonstrations les
plus courtoises, car il avait les manières distinguées d'un homme
de cour; il était bien fait de corps, bien membre, de bel aspect, d'un
visage agréable, avec une barbe très-bien plantée. Il portait une
grosse chaîne d'or mise sur l'épaule et faisant le tour sous l'aisselle.
Il avait la tournure d'un bon et brave capitaine. Les officiers de
Narvaez étaient en admiration devant sa personne. Le Père Barto-
lomé de Olmedo vint le voir à son tour et lui parla en secret. Andrès
de Duero et l'alguazil mayor Bermudez en firent autant. Ce fut alors
que certains capitaines de l'expédition : Gamarra, Juan Yuste, Juan
Bono de Quexo, le Basque, et Salvatierra le furibond, donnèrent à
Narvaez le conseil d'arrêter sur-le-champ Juan Velasquez, attendu
qu'il parlait trop résolument en faveur de Gortès. Ils réussirent à
persuader le général, et déjà Narvaez avait donné les ordres secrets à
ses capitaines et à ses alguazils pour qu'on s'emparât de Velasquez,
lorsque cela fut porté à la connaissance d'Agustin Bermudez, d'An-
drès de Duero, du Père Bartolomé de Olmedo, du prêtre Juan de
Léon et de quelques autres personnes qui étaient les amis de Gortès.
Ils s'empressèrent de venir dire à Narvaez qu'ils étaient surpris de sa
résolution de faire arrêter Juan Velasquez; que pourrait en effet
Cortès contre l'expédition, quand bien même il aurait à son service
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 331
cent autres Juan Vclasquez? Ils priaient le général de bien consi-
dérer les honneurs rendus par Gortès à tous ceux qui se présentaient
dans son camp ; il allait à leur rencontre, à tous il donnait de l'or et
des bijoux et tous en revenaient chargés comme des abeilles retour-
nant à la ruche, même avec des provisions d'étoffes et d'émouchoirs.
Gortès, disaient-ils, aurait bien pu faire prisonniers, s'il l'avait voulu,
et Andrès de Duero, et le prêtre Gruevara, et Amaya, et le notaire
Vergara, et Alonso de Mata, et tant d'autres qui étaient allés à son
quartier; cependant il n'avait fait que les combler de faveurs; par
conséquent il serait bon que Narvaez eût encore une entrevue très-
courtoise avec Juan Velasquez et qu'il l'invitât à dîner pour le len-
demain.
Le conseil parut bon et eut pour conséquence que Narvaez parla
encore une fois fort affectueusement au voyageur, le priant de servir
d'intermédiaire pour que Gortès se livrât avec tout son monde; bref,
il l'invita à dîner pour le lendemain. Vclasquez répondit qu'il
essayerait tout ce qu'en pareil cas l'on pouvait tenter, mais qu'il
tenait Gortès pour un homme entêté dans cette question. Le capitaine
ajoutait qu'à son avis le mieux serait de faire un partage des pro-
vinces et que le général Narvaez choisît la part qui serait le plus à sa
convenance. Cette proposition n'avait pas d'autre but que de l'ama-
douer.
Sur ces entrefaites, le Père Bartolomé de Olmcdo se présenta et,
en sa qualité de familier et de conseiller, il dit à Narvaez : « Vous
devriez passer une revue de toute l'artillerie, des cavaliers, des esco-
pettiers, des arbalétriers et soldats, afin que Juan Velasquez et son
écuyer pussent tout voir et réussissent à intimider Gortès au sujet de
vos forces et à le décider, quelque regret qu'il en éprouve, à se
ranger sous votre loi. » Le Père avait l'air de s'exprimer ainsi comme
un bon serviteur et ami le doit faire; mais, en réalité, c'était dans
le but de mettre en évidence tous les cavaliers et soldats dont dispo-
sait Narvaez. Il en résulta que, conformément à l'avis du moine, on
passa la revue devant Juan Velasquez de Léon et Juan del Rio, en
présence du Père. Quand cela fut fini, Juan Velasquez dit à Narvaez :
«Votre Grâce dispose d'une grande force; que le bon Dieu la lui
augmente ! » A quoi Narvaez répondit : « Vous voyez donc bien que
si j'avais voulu marcher contre Gortès, je l'aurais fait prisonnier
ainsi que vous tous qui êtes avec lui. » Mais Juan Vclasquez
repartit aussitôt : « Soyez bien convaincu que tant lui que nous tous
sommes gens à savoir lDien défendre nos personnes. » Gela mit fin à
la conversation.
Le lendemain eut lieu le dîner dont j'ai parlé. Un capitaine, neveu
du gouverneur de Cuba, y assistait. Pendant le repas on parla du
retard que Gortès mettait à se rendre, et de la lettre, et des somma-
332 CONQUÊTE
tions qni y étaient contenues. De propos en propos, le neveu du gou-
verneur, qui s'appelait Diego Velasquez comme son oncle, s'écarta de
la prudence en disant que Gortès et tous ceux qui le suivaient n'étaient
que des traîtres, puisqu'ils ne s'empressaient pas de se soumettre à
Narvaez.En entendant ces paroles, Juan Velasquez se leva et,s'adres-
sant respectueusement à Narvaez, il lui dit : « Général, je vous ai
déjà prié de ne pas permettre qu'on s'exprimât ainsi à l'égard de
Gortès et de ceux qui sont avec lui, attendu que ces paroles sont
déplacées et qu'on ne peut dire aucun mal de gens qui ont servi loya-
lement Sa Majesté. » Mais le Diego Velasquez répliqua qu'il avait fort
biendit ; qu'au surplus, en défendant un traître, Velasquez était aussi
traître que lui et qu'il ne l'estimait pas digne de compter parmi les
bons de sa famille. A quoi son interlocuteur répondit, en portant la
main à son épée, qu'il mentait, et que, quant à lui, il se tenait pour
meilleur gentilhomme que celui qui venait de parler, et pour meil-
leur Velasquez que lui-même ou son oncle; que, du reste, il était
prêt à lui en donner la preuve, si le général Narvaez daignait le leur
permettre. Sur ce, comme il y avait là plusieurs capitaines de Nar-
vaez et quelques personnes du camp de Gortès, on s'interposa, car
certainement Juan Velasquez allait lancer un coup d'épée à son
adversaire.
À la suite de cette altercation, on conseilla à Narvaez de le ren-
voyer du camp, en compagnie du Frère Bartolomé de Olmedo et de
Juan del Rio, avec la conviction que leur présence n'était d'aucune
utilité. Sans plus attendre donc, on leur ordonna de partir, et comme
d'ailleurs il leur tardait fort de rentrer à notre campement, ils s'em-
pressèrent d'obéir. Juan Velasquez monta sur sa bonne jument,
armé de sa cotte dont il ne se défaisait jamais, coiffé de son cabasset
et orné de sa belle chaîne. Ge fut ainsi qu'il se rendit chez Narvaez
pour prendre congé. Là se trouvait le jeune Diego Velasquez,
l'homme à la querelle. S'adressant au général, le voyageur lui dit :
« Qu'ordonne Votre Grâce pour notre camp ? » Narvaez lui répondit,
fort irrité, qu'il partît et que mieux aurait valu qu'il ne vînt pas. Le
jeune Velasquez ajouta quelques paroles menaçantes et injurieuses à
l'adresse de Juan Velasquez, qui fit observer que c'était trop de har-
diesse et que ses paroles méritaient châtiment ; prenant alors sa
barbe dans la main, il ajouta : « Par ma barbe, je jure qu'avant
longtemps je saurai si votre bras est aussi fort que votre langue. »
Se trouvaient alors avec Juan Velasquez six ou sept personnages du
camp de Narvaez qui étaient gagnés par Gortès; ils étaient venus
pour assister au congé de Juan Velasquez. Ils firent semblant de lui
parler en gens irrités et dirent : « Allez-vous-en donc, et ne parlez
plus ! » Et ce fut ainsi qu'on se sépara. Les voyageurs prirent le
chemin de notre camp en poussant vigoureusement leurs montures,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 333
parce qu'ils avaient reçu avis que Narvaez, qui voulait les faire arrê-
ter, donnait à quelques cavaliers l'ordre de les suivre. Or, en route,
ils nous rencontrèrent au bord de la rivière que j'ai dit être non loin
de la Vcra Gruz.
Nous étions donc près de cette rivière, faisant la sieste, à cause de
la chaleur, très-forte en ce point du pays, et aussi parce que nous
nous sentions très-fatigués, obligés que nous avions été de marcher
en portant nos armes et une pique chacun. En ce moment se présenta
un de nos éclaireurs pour donner avis à Gortès qu'on voyait venir à
peu de distance deux ou trois personnes à cheval, et nous ne nous
trompâmes pas en pensant que c'étaient nos envoyés Juan Yclasqucz
de Léon, Bartolomé de Olmedo et Juan del Rio. Ils arrivaient en
effet là où nous nous trouvions, et avec quelle joie nous les reçûmes!
que de démonstrations, que de politesses Gortès fit à Juan Yelasquez
et à fray Bartolomé de Olmedo ! Et certes, il avait bien raison, car
ce furent de loyaux serviteurs. Juan Velasquez raconta point par
point tout ce qui lui était arrivé avec Narvaez, ainsi que je viens de
le détailler moi-même, ajoutant comme quoi il avait fait distribuer
secrètement les chaînes et les pièces d'or aux personnes à lui dési-
gnées. Il fallait aussi entendre notre moine... ! Gomme il était habi-
tuellement gai, il sut très-bien narrer son aventure, disant com-
ment il s'était fait l'humble serviteur de Narvaez, comme quoi
encore il s'était raillé de lui en lui conseillant de passer une revue et
de mettre son artillerie en évidence ; avec quelle adresse aussi il avait
remis la lettre dont il était porteur. Était-il plaisant encore lorsqu'il
racontait ce qui lui était arrivé avec Salvatierra, comment il se fit
son familier1 à titre de compatriote, le Frère étant d'Olmedo et Sal-
vatierra de Burgos.... etles fureurs de Salvatierra...! qu'il ferait ceci
qu'il arriverait ça quand on prendrait Gortès et nous tous.... et com-
ment il criait contre les soldats qui volèrent son cheval et celui d'un
autre capitaine. En entendant tout cela, nous nous réjouissions
comme si nous étions en train d'aller à la noce ou à une partie de
plaisir. Et cependant nous ne pouvions ignorer que le lendemain
nous livrerions bataille et que nous nous verrions dans l'alternative
de vaincre ou de mourir dans la mêlée, quoique nous fussions tous
frères, avec cette particularité que nous n'étions que deux cent
soixante-six soldats, en présence de ceux de Narvaez, cinq fois plus
nombreux.
1 . Le texte espagnol dit: panente (littéralement parent). Ce m'estime occasion
de dire que Bernai Diaz dit d'autres fois, dans de pareilles circonstances : deudo, qui
est un mot absolument synonyme. Il m'a été le plus souvent impossible de deviner si
l'auteur prétendait par ce mot désigner une parenté réelle, ou simplement, comme
dans le cas actuel, une familiarité ou de bons sentiments analogues à ceux que la
parenté entraîne. Quelquefois môme le mot peut avoir été employé par Bernai Diaz
dans le sens de « compatriote ».
334 CONQUÊTE
Revenons à notre récit. Nous nous mîmes tous en route pour Cem-
poal et nous fûmes passer la nuit à une lieue de la ville, à côté d'un
pont, en un lieu où se trouve actuellement un établissement de bêtes
à cornes. J'en resterai là pour dire ce qu'on fit dans le quartier de
Narvaez après le départ de Juan Velasquez, du moine et de Juan del
Rio ; ensuite j'en viendrai à notre camp, car enfin, à propos des
choses qui arrivent dans le même temps, il faut bien laisser les unes
pour raconter celles qui se rapportent le mieux au récit du
moment.
CHAPITRE CXXI
De ce que l'on fit dans le quartier de Narvaez après que nos émissaires
en furent partis.
Après le départ de Juan Velasquez, du moine et de Juan del Rio,
les capitaines de Narvaez dirent à leur général qu'il était bien évident
que Gortès avait envoyé dans leur camp beaucoup de joailleries d'or
et qu'il s'y était fait de grands amis ; cette circonstance obligeait à être
bien sur ses gardes et montrait l'importance qu'il y avait à donner
avis à tous les soldats qu'ils eussent à se tenir armés et les chevaux
toujours prêts. Outre cela le cacique gros, qui redoutait la vengeance
de Gortès parce qu'il avait permis à Narvaez de prendre les étoffes,
l'or et les Indiennes dont il s'était emparé, prenait soin de nous
espionner, de savoir où nous passions la nuit et par quels chemins
nous venions ; et d'ailleurs Narvaez lui en avait donné l'ordre. Lors-
qu'il apprit que nous approchions de Gempoal, il s'empressa de dire
au général : « Que faites-vous? pourquoi vous gardez-vous si mal?
Pensez-vous que Malinche et les teules qui l'accompagnent se con-
duisent comme vous? Eh bien! je vous assure qu'il vous surprendra,
avec vos négligences, et que vous serez massacrés. » Quoiqu'ils
parussent se moquer des paroles du cacique gros, les gens de Nar-
vaez se tinrent décidément sur leurs gardes. La première chose qu'ils
firent ce fut de proclamer contre nous une guerre sans merci. Nous
en fûmes avertis par un soldat surnommé le Galleguillo, qui avait
déserté la nuit précédente ; peut-être même était-il envoyé par Andrcs
de Duero. Il donna avis à Gortès de la proclamation et d'autres choses
qu'il importait de savoir.
Revenons à Narvaez, qui disposa toute l'artillerie, rassembla les
cavaliers, fusiliers, arbalétriers et soldats, et prit position en rase
campagne à un quart de lieue de la ville, dans le but de nous y atten-
dre, donnant pour instruction que nous fussions tous ou tués ou faits
prisonniers. Or il plut beaucoup ce jour-là; les hommes de Narvaez
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 335
se fatiguèrent à nous attendre sous les averses, et comme ils n'étaient
pas habitués à la pluie et à la peine et que d'ailleurs les capitaines ne
faisaient aucun cas de nous, ils conseillèrent à leur général de reve-
nir aux quartiers, considérant qu'il était honteux de passer son temps
à attendre des myrmidons comme nous; qu'il fallait tout simplement
placer l'artillerie devant les quartiers et laisser quarante cavaliers
pour surveiller le chemin par lequel nous devions venir à Gempoal ;
on aurait des espions au passage de la rivière, choisissant pour cela
quelques hommes à cheval et quelques piétons habitués à la course,
capables de donner avis promptement; de plus, vingt cavaliers res-
teraient montés dans la cour de la maison occupée par Narvaez.
Telles furent les dispositions que l'on conseilla au général pour le
décider à retourner à Gempoal. Ils ajoutèrent du reste : « Gomment,
senor, pouvez-vous croire que Gortès se hasarde à marcher contre
nous avec sa petite poignée d'hommes, et cela parce que le gros
Indien nous l'affirme? Détrompez-vous et soyez plutôt persuadé que
ses défis et ses simulacres de marche en avant n'ont pas d'autre but
que de vous amener à un arrangement avec lui. »
Il en résulta que Narvaez revint à ses quartiers. Après son retour
il promit publiquement une récompense de deux mille piastres à
quiconque tuerait Gortès ou Gonzalo de Sandoval. Il posta comme
espions sur la rivière un nommé Hurtado et Gonzalo Garrasco qui
actuellement habite Puebla. Le mot d'ordre pendant la bataille
contre nous devait être : Santa Maria! santa Maria! Outre ces pré-
paratifs, Narvaez ordonna que plusieurs soldats, avec escopettes,
arbalètes et pertuisanes, passassent la nuit dans la maison qu'il
habitait. Il fit de même pour les logements de Salvatierra, de
Gamarra et de Juan Bono. Telles furent les mesures que Narvaez
prit dans ses quartiers. Je dirai maintenant les ordres qui se don-
nèrent dans notre camp.
CHAPITRE GXXII
De ce qui fut convenu dans notre camp pour marcher contre Narvaez; le discours
que Cortès nous adressa, et ce que nous répondîmes.
Quand nous fûmes arrivés au petit ruisseau dont j'ai parlé, et qui
se trouve à environ une lieue de Gempoal, au milieu d'excellentes
prairies, nous choisîmes pour éclaireurs des hommes de confiance et
les envoyâmes en avant. Notre capitaine Gortès, déjà à cheval, nous
lit tous appeler, officiers et soldats. Nous voyant réunis, il nous pria
en grâce de garder le silence et il commença immédiatement à nous
336 CONQUÊTE
adresser la parole en termes si bien choisis, si mielleux, si pleins de
promesses, qu'il me serait impossible de les transcrire ici. Il nous
rappelait tous les événements, depuis notre sortie de Cuba jusqu'au
moment présent, et il disait :
« Vous savez fort bien que Diego Velasquez, gouverneur de Cuba,
fit choix de ma personne pour capitaine général, sans pourtant mé-
connaître que parmi vous il y en a plusieurs dignes de cet honneur.
Vous dûtes croire alors que nous venions ici pour coloniser ces pro-
vinces, puisque cela fut ainsi proclamé, et cependant vous n'ignorez
pas maintenant que le but de celui qui vous envoyait était le trafic
de l'or. Vous n'avez pas oublié ce qui se passa lorsque je prétendis
revenir à l'île de Cuba, pour rendre compte à Diego Velasquez de
l'exécution de ses ordres, conformément à ses instructions. Vous
crûtes alors devoir me sommer de coloniser le pays au nom de Sa
Majesté, ainsi que, grâce à Notre Seigneur, nous l'avons déjà fait,
en agissant de la manière la plus raisonnable. Vous me nommâtes,
en outre, capitaine général et grand justicier, jusqu'à ce qu'il plût à
Sa Majesté de donner d'autres ordres. Parmi vous il y eut quelques
personnes qui prétendirent retourner à Cuba. Mais je n'ai pas besoin
d'insister sur ces faits, puisque c'est hier, pour ainsi parler, qu'ils
se sont passés. Ce qu'il convient de dire, c'est que notre résolution
de rester fut sainte et louable, et il est clair que nous rendîmes ainsi
un grand service à Dieu et à notre Roi. Vous n'ignorez pas ce que
nous avons promis à Sa Majesté, après lui avoir fait le récit des évé-
nements qui nous concernent, et à ce dernier propos nous n'avons
rien oublié. Nous avons dit que ce pays, tel que nous l'avons vu et
connu, est quatre fois plus étendu que la Gastille * ; qu'il possède de
grands centres de population ; qu'il est très-riche en or et en mines,
et qu'il est entouré d'autres vastes contrées. Vous savez que nous
suppliâmes Sa Majesté de n'en donner le commandement à aucune
autre personne, craignant qu'il ne Lui fût demandé par l'évêque de
Burgos, don Juan Rodriguez de Fonseca, alors président du Conseil
des Indes et homme tout-puissant, pour Diego Velasquez ou pour
quelque autre ami de l'évêque. Or ce pays est si important et paraît à
tel point convenir à un Infant ou grand seigneur, que nous avions
résolu de ne le mettre à la disposition de personne, jusqu'à ce que
nos procureurs pussent parler à Sa Majesté, ou que nous eussions
l'occasion de voir un ordre signé du Roi; et il était bien entendu
qu'en voyant la royale signature, n'importe quel en fût l'objet, nous
inclinerions nos poitrines vers la terre en signe d'obéissance. Vous
n'avez pas du reste oublié que, lorsque nous écrivîmes à Sa Majesté,
ï. N'oublions lias que l'auteur emploie ici le mot de Castille pour désigner l'Espagne
entière, ou du moins tous les domaines de la eouronne de Castille.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 337
nous Lui adressâmes tout l'or, tout l'argent et tous les bijoux que
nous avions pu acquérir jusqu'alors. »
Gortès ajouta : « Vous vous souviendrez sans doute, sefiorcs, com-
bien de ibis nous avons été sur le point de périr dans les batailles
qu'on nous a livrées; mais il est inutile d'en parler, puisque nous
comptons comme faisant partie de notre existence les marches, le
vent, la pluie, la faim, le poids de nos armes, coucher sur la dure,
sous la neige et les averses; de telle façon qu'à bien considérer les
choses nos peaux ne sont plus que de véritables cuirs tannés par les
fatigues. Je ne vous redirai pas que plus de cinquante de nos com-
pagnons sont morts dans les combats, et combien d'entre vous sont
embarrassés de bandages, empêchés par des blessures qui ne sont
pas encore cicatrisées. Je voudrais bien rappeler à votre souvenir et
nos souffrances pendant la traversée, et les batailles de Tabasco, et
nos compagnons qui se trouvèrent au combat d'Almeria, et l'événe-
ment de Gingapacinga, et le nombre de fois que nos vies furent en
danger par les chemins à travers les sierras; et dans les batailles de
Tlascala, à quelles extrémités nous fûmes réduits, et comment on
nous y traita; comme quoi, à Gholula, on avait déjà préparé les mar-
mites où bouilliraient nos corps pour servir de nourriture. Vous
n'avez pas oublié notre ascension au passage de la sierra où les forces
de Montezuma s'étaient concentrées pour ne laisser aucun de nous
vivant; vous vous rappelez ces chemins coupés et tout remplis
d'obstacles par les arbres qu'on y avait abattus ; et les périls de notre
entrée et de notre séjour dans la grande ville de Mexico. Combien
de fois nous avons vu la mort devant nous ! Qui pourrait faire trop
l'éloge de tous ces événements? Que ceux d'entre vous qui étaient déjà
venus dans ce pays deux fois avant nous, avec Francisco Hernandez
de Gordova d'abord et ensuite avec Juan de Grijalva, se rappellent les
fatigues, la faim, la soif, les blessures, la mort de plusieurs cama-
rades qu'ils eurent à déplorer en découvrant ce pays; sans oublier
ce qu'ils dépensèrent de leur avoir dans ces deux voyages. »
Gortès ajouta qu'il aurait à raconter bien d'autres choses en détail,
mais qu'il ne le ferait pas, faute de temps, car il était tard et la nuit
approchait. Il dit encore cependant : « Mais voyez, senores : Pam-
philo de Narvaez marche contre nous avec une véritable rage et avec
le désir ardent que nous tombions entre ses mains. A peine débar-
qué, il nous qualifiait de traîtres et de méchantes gens; il adressait
à Montezuma, sur notre compte, non les paroles d'un sage capitaine,
mais celles d'un véritable perturbateur ; il avait en outre l'audace
d'arrêter un auditeur de Sa Majesté, et, ne fût-ce que pour ce délit,
il mériterait châtiment. Vous avez su qu'il faisait proclamer dans son
quartier contre nous une guerre sans merci, comme si nous étions
des Maures. » Après ces paroles, Gortès commença à exalter nos per-
22
338 CONQUÊTE
sonnes, notre courage à la guerre et dans les batailles, rappelant que
jusque-là nous avions combattu pour nos vies, tandis qu'à présent nos
existences et notre honneur étaient en jeu ; qu'on venait nous arrêter,
nous chasser de nos logements et y prendre nos biens ; que cepen-
dant nous ignorions si ce Narvaez était porteur de pouvoirs de notre
Roi et seigneur, car nous devions plutôt croire qu'il tenait ceux dont
il était porteur de la faveur de l'évêque de Burgos notre ennemi ;
que si nous avions le malheur de tomber en ses mains (ce qu'à Dieu
ne plût!), tous les services par nous rendus à Dieu et à Sa Majesté
passeraient pour mauvaises actions ; on nous ferait des procès ; on
dirait que nous avions tué, pillé, détruit dans ce pays, tandis que
c'étaient eux les pillards, les perturbateurs et les ennemis de notre
Roi et seigneur, auprès de qui ils vanteraient néanmoins leurs ser-
vices. « Nous voyons clairement, ajoutait Gortès, que tout ce que
j'ai dit est la vérité et que nous devons veiller à notre honneur et à
celui de Sa Majesté, non moins qu'à la défense de nos vies et de nos
biens; voilà dans quelle intention je suis parti de Mexico, mettant
ma confiance en Dieu et espérant tout de votre secours. » C'est ainsi
qu'il termina, car il avait l'habitude de tout remettre entre les mains
de Dieu d'abord et d'en appeler ensuite à nos efforts.
Gela dit, il nous demanda ce que nous en pensions. Nous répon-
dîmes ensemble, à l'aide surtout de Juan Yelasquez de Léon, de
Francisco de Lugo et de quelques autres capitaines, qu'il voulût bien
tenir pour assuré que, Dieu aidant, nous remporterions la victoire,
ou que nous mourrions dans le combat; qu'il ne se laissât gagner par
aucun parti, attendu que, s'il entreprenait quelque chose de répré-
hcnsible, il tomberait sous nos coups. En voyant notre résolution, il
témoigna de sa joie, assurant qu'il s'était mis en marche plein de
confiance en nous, et il continua son discours en faisant mille pro-
messes et en affirmant que nous deviendrions tous riches et puissants.
Il ne s'en tint pas là : il nous pria en grâce de garder le silence,
puisqu'on fait de guerres et de campagnes il faut de la prudence et
du savoir-faire plus encore que de la hardiesse, pour arriver à vaincre
son ennemi; il ajouta qu'il n'ignorait nullement le valeureux élan
dont nous étions capables; qu'il savait fort bien que, pour gagner
plus d'honneur, chacun de nous s'efforcerait d'arriver le premier à
l'ennemi; qu'il ne voulait pas cela, mais bien qu'on avançât avec
ordre et par compagnies. Il recommandait qu'avant tout on s'emparât
de l'artillerie, composée de dix-huit pièces rangées au-devant des
logements de Narvaez; il confiait le soin de cette affaire à un certain
Pizarro. (J'ai déjà dit qu'en ce temps-là il n'était encore question ni
d'un Pizarro, ni d'un Pérou, puisque ce pays n'était point découvert.:
Or ce Pizarro était jeune et fort alerte; notre général le fit accompa-
gner de soixante soldats jeunes aussi, parmi lesquels mon nom figura.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 339
Gortès ordonna que, l'artillerie prise, on se dirigeât sur le logement
de Narvacz, situé à la partie la plus élevée d'un temple; il fit choix
de Sandoval avec soixante hommes pour s'emparer de sa personne;
et comme cet officier était en même temps alguazil mayor, on lui
donna un ordre écrit, ainsi conçu : « Gonzalo de Sandoval, alguazil
mayor de la Nouvelle-Espagne pour Sa Majesté, je vous ordonne
de vous emparer de Pamphilo de Narvaez et de le tuer s'il se dé-
fend, parce que cela convient au service de Dieu et de Sa Majesté,
à laquelle il a pris un de ses auditeurs. Donné en ce quartier royal.
Signé : Hernando Gortès. » Suivait le contre-seing de son secrétaire,
Pedro Hernandez.
Cet ordre étant donné, il promit trois mille piastres au premier
qui mettrait la main sur Narvaez, deux mille à celui qui arriverait
second, et mille au troisième, ajoutant que cette promesse était seu-
lement pour les gants, mais qu'en réalité nous pouvions voir déjà
que la fortune allait s'ouvrir devant nous. Le général donna l'ordre à
Juan Velasquez de Léon de prendre le jeune Velasquez, avec lequel
il avait eu sa querelle, et lui confia soixante autres soldats. Quant à
Gortès lui-même, considérant sa valeur personnelle, il ne garda que
vingt soldats, se réservant de se- porter où besoin serait. Mais où il
désirait surtout se trouver, c'était à la prise de Salvatierra et de Nar-
vaez, qui logeaient sur les hauteurs fortifiées du temple. Ayant signé
les ordres donnés à ses capitaines, il dit encore : « Je n'ignore pas
que la force de Narvaez représente au moins quatre fois la nôtre;
mais ses gens ne sont pas habitués au métier des armes. Gomme
d'alleurs la plupart sont en mauvais termes avec leur général et que
plusieurs sont malades, nous les prendrons à l'improviste. J'ai la
confiance que Dieu nous donnera la victoire et que nos ennemis ne
mettront pas grande ardeur à la défense, sachant bien qu'ils auront
plus à gagner avec nous qu'avec Narvaez. Ainsi donc, senores, puis-
que nos vies et notre honneur reposent aujourd'hui, après Dieu, sur
vos efforts et sur la vigueur de vos bras, je n'ai pas besoin de vous
rappeler autre chose, sinon que notre renommée future dépend de
l'action que nous allons entreprendre, et qu'il vaut mieux mourir
pour l'honneur que conserver honteusement sa vie. » Gomme il pleu-
vait fort en ce moment et que d'ailleurs il était très-tard, les discours
s'arrêtèrent là.
Une chose à laquelle j'ai pensé depuis, c'est que Gortès ne nous dit
pas un mot des connivences sur lesquelles il comptait dans le camp
ennemi; il ne se vanta pas que l'un, que l'autre nous dussent être
favorables. Rien de tout cela ne lui sortit de la bouche, sinon qu'il
fallait combattre en gens de cœur; et certes, ne nous rien dire au
sujet des amis qu'il avait dans l'entourage de Narvaez, c'était le fait
d'un capitaine bien avisé : il ne voulait pas que ce fut là pour nous
340 CONQUÊTE
un motif de combattre avec moins de vigueur, mais bien que, n'ayant
à compter sur personne que sur Dieu seul, nous missions davantage
en jeu notre bonne résolution.
Laissons cela et disons comme quoi les capitaines que j'ai nommés
s'entourèrent des soldats qui leur étaient assignés et s'animèrent les
uns les autres. De son côté, mon capitaine Pizarro, avec lequel nous
allions nous emparer de l'artillerie, — entreprise des plus périlleu-
ses, qui devait signaler le début de l'attaque et nous mener jusque
sur les pièces, — nous disait d'un ton très-animé comment il fallait
attaquer, la pique en avant, jusqu'à ce que nous fussions maîtres des
canons. Il ordonnait en même temps à Mesa et au Sicilien Aruega
de retourner les pièces aussitôt qu'elles seraient prises, et d'envoyer
sur le logement de Salvatierra les boulets dont elles se trouveraient
chargées. Je veux dire la grande pénurie d'armes défensives où nous
étions : pour une cotte de mailles, pour un morion, pour un casque
ou pour une mentonnière en fer, nous aurions donné ce soir-là tout
ce qu'on nous eût demandé et même tout ce que nous avions gagné
jusqu'alors. On nous fit passer secrètement le mot d'ordre de la bataille :
Espiritu Santo, Espirilu Santo ! On sait que c'est là une mesure en
usage à la guerre, afin qu'on puisse se reconnaître sur un signe qui
est ignoré de l'ennemi. Ceux de Narvaez avaient, eux, pour mot d'or-
dre : Santa Maria, santa Maria !
Tout cela convenu, comme j'étais grand ami et serviteur du capi-
taine Sandoval, il me dit ce soir-là que, si j'avais la chance de con-
server la vie, je ne le perdisse pas de vue, après que nous aurions
pris l'artillerie, mais que je me misse à sa suite. Je le lui promis et je
tins parole, comme on va le voir. Mais, auparavant, parlons de ce que
l'on fit pendant la nuit. Nous préparâmes tout avec soin et nous réflé-
chîmes bien à ce qui était devant nous. Pour ce qui est du souper,
nous n'avions absolument rien. Nos éclaireurs prirent les devants. Je
fus choisi avec deux autres soldats pour veiller en sentinelle avancée.
Bientôt un de nos éclaireurs vint à moi et me demanda si j'avais en-
tendu quelque chose : je répondis que non. Un instant après, apparut
un homme de quadrilla nous disant que le Galleguillo, qui était venu
du quartier ennemi, avait disparu, ce qui indiquait un espion de
Narvaez et obligeait Gortès à donner l'ordre de marcher immédiate-
ment sur Gcmpoal. Nous entendîmes en effet le fifre et le tambour;
nous vîmes les capitaines ranger leurs soldats et nous entreprîmes
tous ensemble notre marche. Quant au Galleguillo, nous le trouvâ-
mes dormant sous des couvertures : comme il pleuvait et que le pau-
vre garçon n'était pas habitué au froid et aux averses, il s'était mis à
l'abri pour se reposer.
Nous prîmes le pas accéléré, faisant taire le fifre et le tambour, et
nos éclaireurs marchant en avant pour reconnaître les lieux. Nous
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 341
arrivâmes ainsi à la rivière où se tenaient les espions de Narvaez,
nommés Gronzalo Garrasco et Hurtado. Nous tombâmes sur eux à
l'improviste et réussîmes à nous emparer de Garrasco; mais l'autre
s'enfuit vers le quartier, criant aux armes et disant : « Voilà Gorlès
qui avance! » Je me rappelle qu'en traversant la rivière, qui était
profonde, comme il pleuvait et que d'ailleurs les pierres du fond
étaient glissantes, les piques et tout l'armement dont nous étions
chargés nous causèrent bien de l'embarras. Je n'ai pas oublié non
plus que, quand on prit Garrasco, il disait à Gortès à haute voix :
« Attention, senor, n'allez pas à la ville, car je jure que Narvaez vous
attend avec toute son armée. » Gortès chargea son secrétaire, Pedro
Hernandez, de le garder. Nous n'oubliâmes pas d'ailleurs que Hur-
tado avait été donner avis de notre approche ; nous ne nous arrêtâmes
donc guère, car nous l'entendions pousser de grands cris en appe-
lant aux armes, et nous distinguions la voix de Narvaez lui-même
mandant ses capitaines.
Nous mîmes alors la pique en avant et nous tombâmes sur l'artil-
lerie avec un élan qui ne laissa pas aux canonniers le temps de faire
feu sur nous; ils y réussirent pourtant avec quatre pièces, dont trois
envoyèrent leurs boulets trop haut, tandis que la quatrième tua trois
de nos camarades. En ce même moment arrivèrent tous nos capi-
taines, au bruit du tambour et du fifre, qui sonnaient la charge. Ils
donnèrent dans les cavaliers de Narvaez, s'y arrêtèrent un instant et
mirent hors de combat six ou sept d'entre eux. Quant à nous qui
avions pris l'artillerie, nous n'osions pas l'abandonner, car Narvaez y
dirigeait l'attaque en lançant, de ses logements, des flèches et des
coups d'escopette. Mais voilà que le capitaine Sandoval arrive à son
tour; il entreprend la montée des degrés du temple; les gens de Nar-
vaez ont beau faire résistance avec leurs flèches, leurs escopettes,
leurs pertuisanes et leurs lances : il gravit les pentes avec tous ses
soldats. Nous qui avions pris l'artillerie, voyant alors qu'on n'avait
plus besoin de nous pour la défendre, nous la confiâmes définitive-
ment aux artilleurs.
Plusieurs de nous, ayant le capitaine Pizarro à notre tête, mar-
châmes au secours de Sandoval ; les gens de Narvaez l'avaient obligé
à descendre six ou sept degrés du temple, mais notre arrivée lui
permit de reprendre le terrain perdu. Nous nous battîmes un instant
avec nos longues piques, et tout à coup nous reconnûmes la voix de
Narvaez s'écriant : « Sainte Marie, venez à mon aide.... on m'a tué....
on m'a crevé un œil! » Quand nous entendîmes ces plaintes, nous
nous mîmes à crier de notre côté : « Victoire, victoire pour le parti
de YEspiritu Santof Narvaez est mort ! » Quoi qu'il en soit, il nous
avait été impossible jusque-là d'arriver au sommet du temple où
l'ennemi s'était réfugié; mais un nommé Martin Lopez, celui des
342 CONQUÊTE
brigantins, homme de taille élevée, mit le feu à un amas de paille
qui s'y trouvait, ce qui fut pour les gens de Narvaez l'occasion de
rouler ensemble jusqu'au bas des degrés. C'est en ce moment qu'on
prit Narvaez; le premier qui mit la main dessus fut un certain Pe-
dro Sanchez Farfan; c'est moi qui le présentai à Sandoval en même
temps que quelques-uns de ses capitaines qui se trouvaient avec lui,
tandis qu'on entendait les cris : « Vive le Roi ! vive le Roi ! et en son
nom vive Gortès! Victoire! victoire! Narvaez est mort! »
Mais voyons d'un autre côté ce qui arrivait à Gortès et aux capi-
taines qui étaient encore à se battre contre les gens de Narvaez, dont
la reddition n'était pas complète, parce qu'ils avaient l'avantage de
leur position sur les hauteurs des temples. Nos artilleurs tiraient sur
eux et nos cris de: «Narvaez est mort! » ne cessaient pas de se faire
entendre. Les choses en étaient là, lorsque Gortès, qui était en tout
très-avisé, fit proclamer que les hommes de Narvaez eussent à re-
joindre, sous peine de mort, la bannière de sa Majesté, et à se ran-
ger aux ordres de Gortès. Malgré tout, les soldats de Diego Velasquez
le jeune et de Salvatierra ne se rendaient pas et il avait été impos-
sible d'arriver jusqu'aux hauteurs des temples où ils s'étaient établis,
lorsque Gonzalo de Sandoval prit la moitié de ses gens et, tant sous
l'influence de nos coups que par l'effet de nos sommations, on réussit
enfin et l'on s'empara de Salvatierra avec tous ses hommes et de
Diego Velasquez le jeune. Gela fait, Sandoval s'en vint avec ceux qui
avaient pris Narvaez, dans le but de le mettre sous bien meilleure
garde, quoique nous l'eussions déjà attaché avec deux solides chaînes
aux pieds.
Lorsque Salvatierra, Diego Velasquez le jeune, Gamarra, Juan
Yuste et Juan Rono le Rasque eurent été mis en sûreté par les soins
de Gortès, de Juan Velasquez et de Ordas, notre général vint sans se
faire annoncer à l'endroit où se trouvait Narvaez. Or la chaleur était
si forte, le poids des armes si considérable, il avait tant marché et
couru d'un côté et de l'autre, appelant les soldats et faisant faire des
sommations, qu'il arriva couvert de sueur, fatigué, hors d'haleine,
et pouvant à peine se faire comprendre en parlant, tant il était ha-
rassé de fatigue. S'adressant à Sandoval, il dit par deux fois : « Qu'ar-
rive-t-il avec Narvaez? Que se passe-t-il avec Narvaez? » Et Sandoval
répondit : « Il est là, il est là, et bien en sûreté. » Cortès, toujours
sans haleine, dit alors à Sandoval : « Attention, mon fils, que ni vous
ni vos camarades ne vous éloigniez de lui; qu'il n'aille pas vous
échapper, pendant que je vais m'occuper d'autre chose; attention
aussi à ces capitaines que vous avez pris avec lui, et veillez bien à
tout. » Sur ce, il disparut, pour aller faire proclamer de nouveau
que, sous peine de mort, tous les partisans de Narvaez devaient venir
jurer soumission au drapeau de Sa Majesté, et en son nom royal à
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 343
FcrnandCortès, son capitaine général et son grand justicier; que per-
sonne du reste ne gardât ses armes, qui devaient toutes être remises
à nos alguazils.
Le jour n'avait pas encore paru; la pluie tombait de temps en
temps. Cependant la lune nous éclairait, tandis que, quand nous
arrivâmes, la nuit était obscure et la pluie battante, ce qui ne fut
pas inutile au succès de notre attaque. Gomme d'ailleurs au milieu
de l'obscurité tout à coup brillaient une foule de mouches luisantes,
plusieurs soldats de Narvaez les prenaient pour des coups d'esco-
pette. Quoi qu'il en soit, Narvaez, grièvement blessé, ayant un œil
crevé, demanda à Sandoval qu'un chirurgien de l'expédition, nommé
maître Jean, vînt le panser, ainsi que 'd'autres capitaines qui étaient
blessés. Gortès, l'ayant permis, s'approcha en secret pour assister
au pansement. On en avertit Narvaez qui s'écria : « Capitaine Cortès,
estimez hautement la victoire que vous avez remportée et l'honneur
d'avoir mis la main sur ma personne. » Cortès lui répondit qu'il
rendait grâces à Dieu pour cette faveur, non moins qu'aux valeureux
soldats et compagnons qui y avaient si puissament contribué. Il
ajouta néanmoins que le fait d'armes par lequel il venait de le battre
et de s'emparer de lui était certainement un des plus petits évé-
nements de sa campagne dans la Nouvelle-Espagne. Il demanda en
outre au blessé s'il continuait à considérer comme une bonne action
d'avoir eu la hardiesse de mettre Ja main sur un auditeur de Sa Ma-
jesté. Il partit sans lui adresser une parole de plus, ordonnant à San-
doval de le tenir sous bonne garde, d'y employer des hommes de
confiance et d'avoir soin lui-même de ne pas le perdre de vue. On
lui avait jdéjà mis les fers aux pieds, en l'amenant dans un logement
où l'on choisit les soldats qui seraient chargés de le garder. Sando-
val, qui avait décidé que j'en ferais partie, m'ordonna secrètement de
ne laisser approcher de lui aucun de ses hommes, jusqu'à ce qu'il fit
jour et que Cortès pût prendre des mesures pour le mettre mieux
en sûreté.
Disons maintenant que Narvaez avait envoyé précédemment qua-
rante cavaliers pour nous attendre au passage de la rivière quand
nous marchions sur Cempoal. Nous apprîmes que ces hommes se trou-
vaient encore dans ces localités ; la crainte nous vint qu'il ne leur prît
fantaisie de nous attaquer dans le but de délivrer leurs officiers et Nar-
vaez lui-même que nous avions faits prisonniers. Aussi fîmes-nous
bonne garde pendant que Cortès les envoyait prier de se rendre à lui,
en ajoutant à ses prières les plus belles promesses. Pour les mieux
attirer, il leur envoya le mestre de camp Christoval de Oli et Diego de
Ordas.Ils y furent, montés sur des chevaux appartenant à l'expédition
de Narvaez. Nous n'avions pas amené les nôtres qui étaient restés at-
tachés sur un petit monticule, près de Cempoal; nous n'avions em-
344 CONQUETE
porté avec nous que des piques, des épées, des rondaches et des
poignards. Nos messagers prirent pour guide un soldat de Narvaez,
qui leur indiqua le chemin suivi par ces cavaliers; ils ne tardèrent
pas à les rencontrer et ils les gagnèrent par les offres et les pro-
messes qu'ils leur firent de la part de Gortès.
Le jour se leva avant que les cavaliers arrivassent à Gempoal. Là,
sans que notre général ni personne en eût donné l'ordre, les soldats
de Narvaez se mirent à battre leurs atabales et leurs tambours en
criant : « Vivent les fameux Romains qui, malgré leur petit nombre,
ont vaincu Narvaez et ses guerriers ! » Un nègre, nommé Guidela,
truand fort comique de Narvaez, poussait des vociférations en disant :
« Voyez un peu comme les Romains nous ont fait ce bel exploit ! »
Nous avions beau leur dire de se taire et de cesser de battre leurs
tambours ; impossible de l'obtenir, jusqu'à ce que Gortès fit arrêter
l'homme aux atabales; c'était un nommé Tapia, qui, du reste, était
atteint d'un grain de folie. En ce moment arrivèrent Ghristoval de Oli
et Diego de Ordas, conduisant les cavaliers, au nombre desquels
étaient Andrès de Duero, Agustin Bermudez et plusieurs amis de
notre général. Dès qu'ils arrivaient, ils s'empressaient d'aller baiser
la main à Gortès qui était assis sur un fauteuil et se tenait enveloppé
d'un manteau de couleur orangée, qui recouvrait ses armes. Nous
étions rangés à ses côtés. Il fut alors curieux de voir la grâce avec
laquelle il leur parlait; quelles embrassades! quels compliments! et
quelle joie éclatait sur son visage ! Et certes il avait bien raison d'af-
ficher ces manières de maître et de guerrier puissant. Après le baise-
main, chacun gagna son logement.
Nous parlerons maintenant des morts et des blessés de ce combat
nocturne. Furent tués : l'alferez de Narvaez, appelé Fuentes, qui était
un hidalgo de Séville; un autre capitaine, nommé Roxas, natif de la
Vieille-Gastille ; deux autres hommes de Narvaez ; un des trois sol-
dats qui nous avaient abandonnés pour passer à Narvaez ; on l'appe-
lait Alonso Garcia le Charretier. Le nom lire des blessés de Narvaez
fut considérable. De notre côté quatre hommes furent tués et un plus
grand nombre blessés. Le cacique gros reçut une blessure, parce que,
en apprenant que nous approchions de Gempoal, il s'était réfugié au
logement de Narvaez; c'est là qu'il fut blessé. Gortès le fit transpor-
ter chez lui et soigner en donnant l'ordre qu'on ne lui causât aucun
ennui. Quant à Cervantes le Fou et à Escalonilla, deux des soldats
déserteurs, ils n'eurent pas de chance non plus : celui-ci fut griève-
ment blessé, celui-là reçut la bastonnade. J'ai déjà dit que le Charre-
tier, leur camarade, perdit la vie. Parlons maintenant des gens de
Salvatierra le Furibond. Ses soldats nous assurèrent qu'on n'avait
jamais vu un homme plus inutile. Il tomba presque en pâmoison
lorsqu'il entendit l'appel aux armes; et quand nous criâmes : « Vie-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 3i5
toire! Narvaez est mort! » il dit qu'il se sentait malade du ventre, do
sorte qu'il ne servit à rien. Je me plais à dire tout cela à cause de ses
grandes bravades. Au surplus, il y eut des blessés dans sa compa-
gnie. Parlons aussi du quartier de Diego Velasquez et des autres ca-
pitaines qui se trouvaient avec lui. Des hommes furent blessés là
aussi. Notre capitaine Juan Velasquez mit lui-même la main sur son
parent Diego, avec lequel il avait eu la querelle, le jour qu'il dîna
chez Narvaez. Il l'emmena chez lui, le fit panser et le traita très-ho-
norablement.
J'ai rendu compte de tout ce qui concerne cette bataille, je dirai
donc ce qui arriva ensuite.
CHAPITRE CXXIII
Comme quoi, après la défaite de Narvaez, que je viens de conter, se présentèrent les
Indiens de Chinanta que Cortès avait fait appeler, et de quelques autres choses qui
arrivèrent.
J'ai déjà dit, dans le chapitre qui en a traité, que Cortès avait fait
prier les habitants de Chinanta, d'où l'on apporta les grandes piques,
d'envoyer à notre secours deux mille Indiens avec leurs lances, qui
sont plus longues que les nôtres. Ils arrivèrent ce jour-là même, un
peu tard à la vérité, puisque déjà Narvaez était notre prisonnier. A
leur tête se trouvaient les caciques de ces villages et notre soldat
nommé Barrientos, qui s'était attardé à Chinanta à cause d'eux. Ils
entrèrent à Cempoal dans un ordre parfait, marchant deux à deux :
leurs lances, très-grandes, se terminaient par des lames en obsidienne,
coupant comme des rasoirs et longues d'une brasse, ainsi que je
l'ai dit.
Chaque Indien portait une rondache ; leurs drapeaux étaient dé-
ployés, leurs têtes surmontées de panaches; ils avaient tambours et
trompettes et marchaient en ordre, archers et lanciers alternant, criant,
sifflant et disant : « Vive le Roi ! vive le Roi ! vive Fernand Cortès au
nom de Sa Majesté! » avec une crânerie très-digne d'être admirée.
Quoiqu'ils ne fussent que quinze cents, on aurait dit trois mille
hommes, à cause de la manière de former leurs rangs. Quand les
soldats de Narvaez les virent, ils en furent saisis et ils se dirent les
uns aux autres que s'ils eussent été attaqués par de telles gens ou
que ces Indiens fussent venus avec nous autres, qui aurait pu les
arrêter? Cortès parla très-affectueusement aux chefs, les remercia de
leur démarche, leur donna des verroteries de Gastille et les pria de
retourner immédiatement en leurs demeures, les suppliant en même
temps de ne causer aucun dommage aux villages qui se trouvaient sur
346 CONQUÊTE
leur chemin. Du reste il envoya encore Barrientos avec eux. Je m'ar-
rêterai là et je dirai ce que fit Gortès.
CHAPITRE CXXIV
Comme quoi Cortès envoya au port Francisco de Lugo avec deux soldats, charpentiers
de navires, pour amener à Cempoal tous les maîtres et pilotes de la flotte de Nar-
vaez, avec ordre aussi d'enlever des vaisseaux les voiles, les gouvernails et les
boussoles, afin qu'il ne fût pas possible de donner avis à Cuba, à Diego Velasquez,
de ce qui était arrivé. Comme quoi encore on nomma un amiral.
A peine venait-on de défaire Pamphilo de Narvaez, de le prendre
lui et ses capitaines et de désarmer tous ses hommes, que Gortès
s'empressa de donner à Francisco de Lugo la mission d'aller au port,
où se trouvaient les dix-huit navires composant la flotte de Narvaez.
Il devait amener à Gempoal tous les pilotes et maîtres d'équipage et
retirer des vaisseaux les voiles, les gouvernails et les boussoles, afin
que personne ne pût aller à Cuba pour avertir Diego Velasquez. Dans
le cas de refus d'obéissance, ordre était donné de les faire prison-
niers. Francisco de Lugo emmenait avec lui deux de nos soldats, an-
ciens marins, pour le seconder. Gortès ordonna aussi qu'on lui en-
voyât sur-le-champ un certain Sancho de Barahona, que Narvaez avait
retenu prisonnier avec quelques autres soldats. Ce Barahona devint
plus tard un riche colon de G-uatemala. Je me rappelle qu'il était
maigre et malade quand il arriva devant notre général, lequel donna
des ordres pour qu'il fût honorablement traité. Quant aux maîtres et
pilotes, ils vinrent baiser les mains à notre général, auquel ils firent
le serment d'obéir et de ne point chercher à se soustraire à son com-
mandement.
Gortès nomma amiral et capitaine de la mer un certain Pedro Ga-
ballero, qui avait été maître à bord d'un navire de Narvaez. C'était un
homme en qui Gortès eut toujours la plus grande confiance; il le
gagna, dit-on, tout d'abord au moyen de bonnes pièces d'or. Il lui
ordonna de ne laisser partir aucun navire dans n'importe quelle di-
rection; il exigea que tous, maîtres, pilotes et matelots, lui fussent
soumis. Au surplus, comme il avait reçu avis que deux vaisseaux
étaient encore prêts à partir de Cuba, il recommanda à l'amiral que,
s'ils venaient, on fît prisonniers les capitaines, que les gouvernails,
les voiles et boussoles fussent enlevés, en attendant qu'il plût à Gortès
d'en disposer autrement. Tout cela fut très-bien exécuté par Pedro
Gaballero, ainsi que je le dirai plus loin.
Pour à présent, abandonnons les navires, en sûreté dans leur port,
et disons ce qui fut convenu dans notre quartier royal, d'accord avec
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 347
les hommes de Narvacz. On résolut que Juan Velasquez de Léon irait
conquérir et coloniser la province de Panuco. Gortôs lui assigna dans
ce but cent vingt soldats : cent pris à la troupe de Narvaez, et vingt
des nôtres, Lien mêlés à leurs rangs, parce qu'ils avaient plus d'ex-
périence à la guerre. Cet officier devait emmener deux navires, dans
le Lut d'aller reconnaître la côte au delà du fleuve Panuco. Gortès
donna aussi à Ordas cent vingt autres hommes, pour aller coloniser
le Gruazacualco. Cette troupe se composerait, comme celle de Juan
Velasquez, de cent des hommes de Narvaez et de vingt des nôtres.
On lui donnait aussi deux navires, afin qu'il pût envoyer, du fleuve
Gruazacualco, à l'île de la Jamaïque pour s'approvisionner d'un trou-
peau de juments, veaux, porcs, LreLis, poules de Gastille et chèvres,
dans le Lut d'en peupler le pays, attendu que la province de Guaza-
cualco devait s'y prêter à merveille. Gortès ordonna qu'on rendît leurs
armes aux soldats et aux capitaines qui allaient entreprendre ce
voyage ; il fit en même temps mettre en liberté tous les prisonniers,
capitaines de Narvaez, mais nullement Narvaez lui-même, ni Salva-
tierra, qui se plaignait encore du ventre.
Mais pour donner leurs armes à ces soldats il y eut une difficulté :
c'est que quelques-uns de nous avaient déjà pris chevaux, épées et
autres oLjets. Gortès ordonna qu'on rendît le tout. Or, le refus d'o-
Léir entraîna quelques entretiens irritants dans lesquels on disait de
notre côté que nous possédions ces armes fort légitimement et que
nous ne les rendrions pas, attendu que dans le quartier de Narvaez
on avait proclamé contre nous une guerre sans merci devant aLoutir
à nous faire prisonniers et à s'emparer de tout notre avoir, nous qua-
lifiant de traîtres tandis que nous étions les meilleurs serviteurs de
Sa Majesté; que, par conséquent, nous ne rendrions rien. Gortès n'en
persista pas moins à exiger que tout fût restitué, et comme en somme
il était le capitaine général, il fallut Lien faire ce qu'il ordonnait. Il
en résulta que, pour ma part, je livrai un cheval sellé et Lridé que
j'avais déjà mis de côté, ainsi que deux épées, trois poignards et une
adargue. Beaucoup de nos soldats rendirent de même des chevaux et des
armes. Mais, en sa qualité de capitaine, Alonso de Avila, homme de
caractère, qui ne Lalançait pas pour dire à Gortès ce qui lui paraissait
juste, ainsi que le Père Bartolomé de Olmedo, prirent à part notre
général et lui dirent qu'il paraissait vouloir singer Alexandre de Ma-
cédoine, lequel, après un grand fait d'armes, mettait plus de soin à
honorer de ses faveurs les vaincus que ses propres capitaines et sol-
dats dont les efforts lui avaient donné la victoire; qu'ils disaient cela
parce que tous les Lijoux d'or et les provisions qui lui furent offerts
par les Indiens après la déroute de Narvaez, il les distriLuait aux ca-
pitaines ennemis, tandis qu'il ne faisait pas pour nous plus que si
jamais il ne nous avait connus : conduite répréhensihle et certaine-
348 CONQUÊTE
ment ingrate, après le concours que nous lui avions apporté pour
arriver à la situation où il se voyait.
A cela Gortès répondit que ce qu'il possédait, aussi bien que sa
personne, tout était à nous ; mais que pour le moment il ne pouvait
faire autre chose qu'honorer et attirer les gens de Narvaez par des
dons, par de bonnes paroles et par des promesses, attendu qu'étant
nombreux et nous en petit nombre, ils pourraient se soulever contre
lui et contre nous tous et se défaire de sa personne. Alonso de Avila
se permit de lui répondre par quelques expressions orgueilleuses qui
lui attirèrent cette réflexion de Gortès : que peu lui importait qu'on
ne voulût pas le suivre, attendu que les femmes en Gastille ont pro-
duit depuis longtemps et mettent encore au monde de fort bons sol-
dats. A quoi Alonso de Avila répliqua, toujours avec fierté, et cette
fois sans aucun respect, que c'était vrai : que les femmes de Gas-
tille ne nous laissaient pas manquer de soldats; mais qu'elles fourni-
raient aussi des capitaines et des gouverneurs, et que nous méritions
bien qu'il ne l'oubliât pas. Or, en ce moment les choses se trouvaient
en tel état que Gortès était obligé de se taire ; ce fut donc avec des
cadeaux et des promesses qu'il s'attacha ce capitaine, car il le savait
très-audacieux et le croyait capable d'entreprendre n'importe quoi à
son préjudice ; aussi prit-il le parti de dissimuler. Plus tard nous
verrons Gortès le charger d'affaires de grande importance, et pour
Saint-Domingue et pour l'Espagne, à propos de l'envoi du trésor et
de la garde-robe de Montezuma, qui tombèrent du reste au pou-
voir d'un corsaire français, Jean Florin, ainsi que je le dirai en son
lieu.
Revenons maintenant à Narvaez et parlons d'un nègre de sa suite,
qui arriva atteint de la petite vérole; et certes ce fut là bien réelle-
ment une grande noirceur pour la Nouvelle-Espagne, puisque ce fut
l'origine de la contagion qui s'étendit dans tout le pays. La morta-
lité fut si grande que, d'après les Indiens, jamais pareil fléau ne les
avait atteints ; comme ils ne connaissaient pas la maladie, ils se la-
vaient plusieurs fois pendant sa durée, ce qui en fit périr encore un
plus grand nombre. On peut donc dire que si Narvaez fut victime
personnellement d'une noire aventure, plus noir fut encore le sort de
tant d'hommes qui moururent sans être chrétiens1.
Quoi qu'il en soit, les habitants de la Villa Rica, qui n'avaient pas
été à Mexico, demandèrent à Gortès la part d'or qui leur revenait,
disant qu'étant restés au port par son ordre, ils avaient continué à y
servi Dieu et le Roi aussi bien que ceux qui allaient à la capitale,
puisqu'ils étaient employés à garder le pays et à construire la forte-
1. Herrera prétend que la petite vérole existait en Amérique avant l'arrivée des
Espagnols. (Dec. 2, lib. III, cap. xiv.)
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 349
resse; que quelques-uns d'entre eux s'étaient trouvés à l'affaire d'Al-
meria et que même ils n'étaient pas encore guéris de leurs bles-
sures ; qu'au surplus ils avaient presque tous coopéré à la déroute de
Narvaez, et qu'en somme on devait leur donner leur part. Gortès re-
connut que c'était fort juste ; aussi décida-t-il que deux hommes,
porteurs des pouvoirs de tous les habitants de la ville, iraient cher-
cher le lot qui leur avait été assigné et qui leur serait remis. Il me
semble, mais je n'en suis pas sûr, que notre général leur dit que cette
part se trouvait en dépôt à Tlascala. Le fait est que l'on dépêcha de
la Villa, à la recherche de cet or, deux habitants dont l'un se nommait
Juan de Alcantara le vieux. Mais cessons de traiter ce sujet pour le
moment ; bientôt nous dirons ce qui arriva à l'or et à Alcantara. Ce
qui importe actuellement, c'est de montrer que la fortune ne cesse de
tourner sa roue, de manière que les bonnes chances et les plaisirs
font place aux jours de tristesse.
C'est en ce même moment, en effet, qu'arriva la nouvelle d'un sou-
lèvement à Mexico : Pedro de Alvarado était assiégé dans son quar-
tier, auquel on s'efforçait de mettre le feu de tous les côtés ; on lui
avait tué sept soldats et blessé plusieurs autres ; il demandait du se-
cours avec instance et sans retard. Ce furent des Tlascaltèques qui
apportèrent la nouvelle, sans aucune lettre ; mais, bientôt après, en
vinrent d'autres avec des dépêches de Pedro de Alvarado qui disaient
la même chose. Dieu sait quelle peine nous éprouvâmes en recevant
ce message ! Nous nous mîmes immédiatement en route, à marches
forcées, sur Mexico. Narvaez et Salvatierra restaient prisonniers à la
Villa Rica, dont Rodrigo Rangrc1 fut nommé commandant, avec l'o-
bligation de garder Narvaez et de se charger de plusieurs de ses
hommes qui étaient malades.
Mais, au moment même où nous allions partir, se présentèrent
deux personnages envoyés par Montezuma à Gortès pour se plaindre
de Pedro de Alvarado. Ils dirent en pleurant amèrement que ce ca-
pitaine était sorti inopinément de son quartier avec tous les soldats
que Gortès lui avait laissés, et que, sans aucun motif, il était tombé
sur une réunion de dignitaires et caciques, au moment où ils dan-
saient dans une fête en l'honneur de Huichilobos et de Tezcatepuca
avec l'autorisation de Pedro de Alvarado lui-même ; celui-ci en avait
tué plusieurs, tandis que de leur côté les Mexicains, obligés de se
défendre, avaient causé la mort de six soldats. Ils ajoutaient beau-
coup de griefs contre Pedro de Alvarado. Gortès répondit aux messa-
gers d'un ton sec qu'il irait à Mexico et qu'il 'porterait remède à
1. Toutes les éditions de liernal Diaz écrivent de môme ce nom-là; mais c'est évi-
demment une faute : c'est Rodrigo Rangel qu'il faut lire. Nous savons en eflet que ce
capitaine n'assista pas plus tard au siège de Mexico, étant retenu à la Yera Cruz en
qualité de commandant de cette place.
350 CONQUÊTE
toutes choses. Ils retournèrent auprès de Montezuma avec cette ré-
ponse, qui lui parut mauvaise et lui causa beaucoup de peine. Gortès
envoya en même temps une lettre à Pedro de Alvarado, lui recom-
mandant de bien prendre garde que Montezuma ne s'échappât, et
disant que nous allions à lui à marches forcées ; il lui annonçait en
même temps la victoire remportée sur Narvaez, et que Montezuma
connaissait déjà. J'en resterai là et je dirai ce qui arriva ensuite.
CHAPITRE CXXV
Comme quoi nous nous mîmes en route à marches forcées avec Cortès et ses capi-
taines, ainsi que tous les hommes de Narvaez, excepté ce général lui-même et
Salvatierra, qui restèrent prisonniers.
La nouvelle étant arrivée que Mexico était soulevée et Alvarado as-
siégé, on ne pensa plus aux compagnies qui devaient aller coloniser
le Panuco et le Gruazacualco avec Juan Velasquez de Léon et Diego
de Ordas. Tout le monde partit avec nous. Gortès, qui comprit que
les gens de Narvaez ne feraient pas volontiers cette campagne, les
pria d'oublier les inimitiés passées et leur promit de les faire riches
et de leur donner des emplois, ajoutant que, puisqu'ils venaient pour
gagner leur vie et qu'ils se trouvaient dans un pays où l'on pouvait
rendre des services à Dieu et à Sa Majesté en s'enrichissant, il fallait
saisir l'occasion qui leur en était offerte; tant il dit enfin que tous
d'une voix s'offrirent à marcher avec nous. Mais la vérité est qu'au-
cun d'eux n'y serait allé s'ils avaient bien connu la puissance de
Mexico. Nous marchâmes à grandes journées jusqu'à Tlascala, où
nous apprîmes que, jusqu'au moment de savoir la défaite de Nar-
vaez, les gens de Montezuma ne laissèrent pas un moment de répit à
Pedro de Alvarado ; qu'on lui avait déjà tué sept hommes et brûlé
ses logements. A l'annonce de notre victoire, les Mexicains avaient
mis fin à l'offensive, mais nos compatriotes continuaient à être fort
mal à l'aise, par suite du manque d'eau et de vivres; car Montezuma
n'avait jamais eu l'habitude de donner des ordres pour leur en four-
nir1. Des Indiens de Tlascala venaient d'apporter cette nouvelle au
moment où nous arrivions.
1. Le texte espagnol dit : ...iôstaban muy fatigados por (alla de agita y basli-
mento, lo quai nunca se lo habia mandado dur Montezuma. Ces expressions, au
premier abord, paraissent indiquer que Montezuma contribuait par ses ordres à la
disette des Espagnols. Mais cela serait en contradiction avec ce que 1>. Diaz dit lui-
même des démarches bienveillantes du prince pour calmer son peuple. J'ai donc cru
devoir m'arrêter à la pensée d'interpréter mon auteur dans le sens qu'on vient de
lire.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 351
Cortès passa une revue de ses troupes : il constata la présence de
treize cents soldats, tant ceux de Narvaez que les nôtres; quatre-vingt-
seize chevaux, quatre-vingts arbalétriers et autant de gens d'esco-
pette. Il lui parut donc qu'il avait assez de monde pour entrer à
Mexico en toute sûreté. En outre, on nous donna à Tlascala deux
mille Indiens guerriers. Nous reprîmes notre marche forcée jusqu'à
la grande ville de Tezcuco, où l'on ne fit aucuns frais pour nous re-
cevoir; nous ne vîmes paraître aucun personnage et partout régnait
un air dédaigneux. Nous arrivâmes à Mexico le jour de la Saint-Jean,
en juin 1520. On ne voyait dans les rues ni caciques, ni capitaines,
ni Indiens connus ; les maisons étaient vides d'habitants. Quand nous
arrivâmes à nos quartiers, le grand Montezuma vint au-devant de
nous dans la cour pour parler à Gortès, l'embrasser, lui donner la
bienvenue et le féliciter de sa victoire sur Narvaez. Mais Gortès, fier
de son triomphe, se refusa à l'entendre, et Montezuma, triste et pen-
sif, regagna son appartement.
Chacun de nous reprit la place qui lui était assignée avant notre
départ de Mexico pour marcher contre Narvaez. Les hommes de ce-
lui-ci occupèrent d'autres logements. Nous avions déjà vu Pedro de
Alvarado et les soldats restés avec lui. Ceux-ci nous racontèrent les
combats que les Mexicains leur avaient livrés et les difficultés qui
en avaient été la suite; de notre côté nous les informions de toutes
les particularités de notre victoire sur Narvaez. Mais disons comme
quoi Gortès voulut savoir la cause du soulèvement de Mexico; car
nous crûmes comprendre que Montezuma en avait éprouvé du re-
gret et que, s'il en eût été l'auteur et le conseiller, de l'avis du plus
grand nombre des soldats de Pedro de Alvarado, ils eussent été tous
massacrés. Mais la réalité était que Montezuma cherchait à apaiser
ses sujets et les engageait à cesser leurs attaques.
D'après Pedro de Alvarado, la cause du soulèvement était dans le
désir des Mexicains de délivrer Montezuma, parce que Huichilobos
le leur avait commandé, à la suite de la mesure que nous avions prise
de planter la croix dans le temple avec la Yierge sainte Marie. Il dit
plus : c'est qu'un grand nombre d'Indiens étant venus pour enlever
de l'autel la sainte image, il leur fut absolument impossible de réa-
liser leur projet, ce qu'ils considérèrent comme un grand miracle.
Montezuma, l'ayant su, leur ordonna de laisser l'image où elle était,
et de ne pas renouveler cette tentative; il en résulta qu'ils y renon-
cèrent. Pedro de Alvarado dit encore que Narvaez avait fait dire à
Montezuma qu'il venait le mettre en liberté et nous faire prisonniers,
chosa qui ne se réalisa pas. D'autre part, Gortès avait promis à Mon-
tezuma de sortir du pays et de nous embarquer dès que nous aurions
des navires, tandis qu'en réalité nous ne partions point, que ce n'é-
tait là que paroles en l'air et qu'on revenait avec un plus grand nom-
352 CONQUÊTE
bre de teules. Avant donc que tous les soldats de Narvaez et les
nôtres entrassent de nouveau à Mexico, il avait paru opportun de mas-
sacrer Pedro de Alvarado et sa petite troupe, et de mettre Montezuma
en liberté, dans l'espoir qu'on se déferait ensuite plus facilement de
nous et des gens de Narvaez; ils avaient surtout cette espérance dans
le moment où ils s'attendaient à nous voir vaincus par celui-ci.
Telles furent les paroles qu'Alvarado adressa à Gortès pour se dis-
culper ; mais celui-ci demanda encore pourquoi on avait attaqué les
Mexicains pendant qu'ils étaient en fête, dansant et faisant des sacri-
fices à Huichilobos et à Tezcatepuca. Alvarado répondit que ce fut à
cause de la conviction où il était qu'on devait venir le surprendre,
conformément au plan qu'ils s'étaient tracé; que tout cela lui avait été
révélé par un pape, deux dignitaires et quelques autres Mexicains.
« Mais on m'assure, repartit Gortès, que ces gens-là vous avaient de-
mandé l'autorisation de se réunir en fête et de se livrer à la danse. »
La réponse fut que c'était vrai et que, s'il avait cru devoir tomber sur
eux, c'était pour leur inspirer de la crainte et les empêcher eux-mê-
mes de tomber sur lui. A quoi Cortès répliqua, fort irrité, qu'Alva-
rado avait très-mal agi et commis une grande folie, et qu'il était peu
sincère en ses explications. « Plût à Dieu, ajouta-t-il, que Montezuma
se fût échappé et qu'il n'eût pu savoir les ordres de ses idoles! * »
Là-dessus, Gortès se tut, et il ne revint plus sur ce sujet. Mais Pe-
dro de Alvarado lui avait dit encore que, dans l'attaque qu'il eut à
subir, il voulut faire mettre le feu à un canon qui était chargé d'un
boulet et de grenailles; comme d'ailleurs ceux qui venaient pour in-
cendier son quartier étaient en grand nombre, il sortit et marcha à leur
rencontre, car le canon n'avait pas pris feu; mais la foule d'Indiens
qui tomba sur lui était si considérable qu'il fut obligé de reculer vers
ses logements. C'est alors que, sans savoir pourquoi ni comment, le
canon prit feu et tua beaucoup d'ennemis : circonstance heureuse
sans laquelle nos soldats auraient tous péri. Du reste, nous en perdî-
mes deux qui furent pris vivants. Pedro de Alvarado dit ensuite, et
c'est la seule chose en quoi il fut appuyé par ses hommes, que,
n'ayant pas d'eau à boire, il avait creusé un puits dans la cour et que
l'eau en était douce, bien qu'elle fût salée partout ailleurs. Ge fut un
grand bienfait, entre tant d'autres que nous recevions de Notre Sei-
gneur Dieu. Pour moi, j'assure qu'il y avait en effet à Mexico une
fontaine qui donnait de temps en temps de l'eau un peu douce.
1. Tous ces détails de Bernai Diaz sont très-confus. Le fait est si étrange, si illo-
gique dans sa cruauté même, qu'aucun historien n'a pu le rendre compréhensible.
Les uns ont imaginé des causes douteuses pour le rendre en quelque sorte excu-
sable ; d'autres lui ont attribué de méprisables mobiles pour en augmenter l'horreur;
mais aucun d'eux ne s'est appuyé sur des preuves réelles, et l'attentat est resté mys-
térieux.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 353
Quant à ce qu'on a dit, que Pedro de Alvarado fit cette attaque
pour s'emparer de l'or et des bijoux de grand prix dont les Indiens de
la fête étaient couverts, je n'en crois rien et je ne l'entendis jamais conter
alors. Il n'est pas croyable, au surplus, qu'Alvarado se soit oublié
à ce point , quoique l'évêque fray Bartolomé de Las Casas l'affirme,
comme il le fait, du reste, pour bien d'autres choses qui n'ont jamais
existé. La vérité est qu'Alvarado se jeta sur les Mexicains réellement
pour leur inspirer de la terreur et afin de leur donner assez à faire,
avec le soin de panser et de pleurer leurs blessures, pour qu'ils ces-
sassent de l'attaquer lui-même. Il voulait d'ailleurs mettre de son
côté les avantages du proverbe : « Qui attaque remporte victoire. »
Au surplus il paraît que les choses se passèrent bien plus mal qu'il
ne le raconta. Nous sûmes également que Montezuma ne donna ja-
mais Tordre d'attaquer Alvarado; qu'au contraire, lorsqu'on combat-
tait contre lui, il faisait son possible pour s'y opposer. Mais ses su-
jets lui répondaient qu'ils ne pouvaient plus souffrir que leur prince
fût en prison et qu'Alvarado eût l'audace de les massacrer ainsi au
moment où ils ne pensaient qu'à danser; qu'il fallait absolument
qu'on délivrât le captif et qu'on tuât tous les teules qui le gar-
daient.
Je puis assurer que ce que je viens de raconter, et bien d'autres
choses, je l'entendis dire par des personnes dignes de foi, qui s'étaient
trouvées avec Alvarado lorsque tout cela se passait. J'en resterai là
pour dire la grande guerre qu'on nous fit; ce fut comme on va voir.
CHAPITRE CXXVI
Comme quoi on nous attaqua à Mexico ; les combats qu'on nous livra,
et autres choses qui nous arrivèrent.
Gortès avait pu voir en passant à Tezcuco qu'il ne lui était fait
aucune réception, qu'on lui offrait à manger fort mal et de très-
mauvaise grâce, que nous ne trouvâmes personne à qui parler, tout
ayant pris pour nous le pire aspect; il avait pu voir encore, en en-
trant à Mexico, que les choses y étaient au même point : il n'y avait
pas de marché et tout était fermé. Il fallait ajouter à tout cela l'im-
pression produite par le récit de la folie avec laquelle Alvarado avait
fait son massacre. Or Gortès s'était vanté pendant la route, auprès
de ses nouveaux capitaines, du grand ascendant qu'il exerçait et du
respect dont il était entouré; à l'en croire, partout sur son chemin
on devait l'accueillir par des fêtes ; à Mexico, disait-il, son autorité
était absolue, tant sur Montezuma que sur ses officiers; dès son arri-
23
354 CONQUÊTE
vée, on s'empresserait de lui apporter des présents en or.... Mais on
vit se passer tout le contraire : on ne nous offrait même pas à man-
ger, tandis que Gortès affichait, avec une grande ostentation, le
nombre considérable d'Espagnols qu'il amenait. Il en devint triste et
de mauvaise humeur.
Dans ce même moment, Montezuma lui envoya deux de ses digni-
taires pour le prier de le venir voir, car il désirait lui parler. « Qu'il
s'en aille à tous les chiens ! repartit Gortès, puisqu'il ferme ses mar-
chés et qu'il nous refuse même les vivres. » En entendant ces pa-
roles, les capitaines Juan Velasquez de Léon, Ghristoval de Oli,
Alonso de Avila et Francisco de Lugo lui dirent : « Senor, calmez
votre colère et veuillez considérer le bien que le roi de ce pays nous
a fait et les honneurs qu'il nous a rendus; il est si bon qu'il a été
jusqu'à vous offrir ses tilles, et, n'était lui, il est certain que nous
serions déjà morts et dévorés. » Ces paroles indignèrent Gortès,
parce qu'elles étaient dites avec un ton de reproche. « Quelle mesure,
reprit-il, dois-je garder avec un chien comme lui, qui complotait
avec Narvaez et qui à présent nous refuse à manger? » Les capitaines
répondirent : « C'est ce qu'il doit faire et il remplit ses vrais devoirs
en agissant ainsi. » Or, comme Gortès comptait actuellement à Mexico
sur un grand nombre d'Espagnols, en ajoutant à nous ceux de Nar-
vaez, il ne faisait cas de rien et il continuait à parler fièrement et
d'une manière peu sensée. Il en résulta que, s'adressant de nouveau
aux dignitaires, il les envoya dire à Montezuma qu'il se hâtât de
donner l'ordre de rouvrir les marchés; sinon il ferait, déferait, etc.
Les dignitaires comprirent les paroles injurieuses que Gortès
adressait à leur seigneur; ils ne méconnurent pas non plus les
reproches que nos capitaines lui firent à ce sujet, car ils les con-
naissaient pour avoir souvent commandé la garde de Montezuma et
les tenaient pour grands et bons serviteurs du prince. Ils rapportè-
rent du reste à celui-ci les choses telles qu'ils les avaient entendues
et comprises. Alors, fut-ce l'indignation ou bien est-ce qu'on avait
déjà formé le projet de nous attaquer? le fait est qu'un quart d'heure
s'était à peine écoulé, qu'on vit accourir, grièvement blessé, un soldat
qui venait d'une ville, voisine de Mexico, appelée Tacuba. Il avait
été chargé d'amener à Gortès des Indiennes, dont l'une était fille de
Montezuma; notre général les avait données en garde au seigneur
de Tacuba, leur parent, pendant la campagne contre Narvaez. Le
soldat disait que toute la ville et la chaussée par où il venait de
passer étaient pleines de guerriers munis de toutes sortes d'armes,
qu'on lui avait enlevé les Indiennes qu'il ramenait et fait deux bles-
sures ; il avait eu la chance de leur échapper au moment où ils le
tenaient déjà, se préparant à le mettre dans un canot et à l'emporter
pour le sacrifier; que du reste un pont était déjà levé.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNK. 355
Lorsque Gortès et plusieurs de nous entendîmes ces paroles, nous
en eûmes assurément bien du regret. Notre habitude de batailler
avec les Indiens nous permettait en effet d'être renseignés sur les
grandes masses qu'ils ont la coutume de former. Il devenait certain
que nous aurions beau nous bien défendre et nous présenter en plus
grand nombre qu'autrefois; cela ne nous empêcherait pas de voir
nos existences en grand danger et d'être exposés à la faim, aux fati-
gues, surtout au milieu d'une ville si bien défendue.
Disons donc que Gortès envoya tout de suite Diego de Ordas avec
quatre cents hommes, la plupart arbalétriers ou fusiliers, et quel-
ques-uns à cheval, lui donnant l'ordre de s'assurer de la vérité sur ce
que le soldat blessé racontait, et de tout apaiser, s'il voyait la possi-
bilité de le faire sans bruit et sans effusion de sang. Ordas partit,
comme on le lui commandait, avec ses quatre cents soldats ; mais il
avait à peine parcouru la moitié de la rue, lorsque se précipitèrent
sur lui tant de bataillons de gens armés, tant d'autres l'assaillirent
du haut des terrasses, le tout avec une telle ardeur, qu'ils lui tuèrent
du premier choc huit soldats et blessèrent la plupart des autres, lui
faisant à lui-même trois blessures. Il ne put donc avancer d'un pas
de plus et il fut obligé de se replier vers nos quartiers. Dans sa re-
traite, on lui tua encore un bon soldat, nommé Lezcano, qui venait
de faire des prodiges avec un grand espadon.
En même temps un plus grand nombre de bataillons se jetaient
sur nos logements et nous lançaient tant de pieux, de pierres à fronde
et de flèches qu'ils blessèrent quarante-six hommes, dont douze mou-
rurent de leurs blessures. Le nombre des assaillants était si considé-
rable que Diego de Ordas, revenu sur ses pas, ne pouvait arriver aux
logements, à cause des vives attaques dont il était l'objet, par der-
rière, par devant, et aussi du haut des terrasses. Nos canons, nos
escopettes, nos arbalètes, nos lances, nos estocades et notre ardeur
au combat ne nous étaient d'aucun secours. Nous avions beau en
tuer et en blesser beaucoup, ils n'en venaient pas moins sur nous,
sans souci des pointes de nos piques et de nos lances. Ils serraient
leurs rangs, ne lâchaient jamais pied, et il nous était impossible de
les écarter. Enfin cependant, à force de coups de canon et de décharges
d'escopettes et d'arbalètes, à force aussi d'estocades, Ordas put rentrer
au quartier, après l'avoir essayé vainement pendant longtemps, ra-
menant ses soldats sérieusement blessés, avec la douleur d'en avoir
perdu vingt-trois en route. Plusieurs bataillons ennemis ne cessèrent
pas encore leurs attaques; ils nous criaient que nous n'étions que
des femmes, nous traitaient de drôles et nous adressaient encore
d'autres outrages. Mais le mal qu'ils nous avaient fait jusque-là
n'était rien en comparaison de celui qui suivit. En nous atta-
quant les uns d'un côté, les autres d'un autre, ils poussèrent en
356 CONQUETE
effet la hardiesse jusqu'à mettre le feu à nos logements, de sorte que
la flamme et la fumée nous rendaient la défense difficile. Heureuse-
ment qu'il nous fut possible de faire tomber un grand amas de terre
sur les points incendiés et de couper leur communication avec plu-
sieurs salles où nos ennemis avaient eu l'espérance de nous brûler
vifs. Ces combats durèrent tout le jour et la nuit suivante. Pendant
cette nuit même, un nombre considérable de bataillons resta sur nous,
lançant au hasard tant de pieux, de pierres et de flèches, que nos
cours en étaient jonchées. Nous passâmes cette malheureuse nuit à
panser nos blessés, à fermer les brèches qu'on nous avait faites et à
nous préparer pour les jours suivants.
Quand l'aube parut, notre général fut d'avis que, nous réunissant
aux hommes de Narvaez, nous sortissions de nos logements avec nos
canons, escopettes et arbalètes, pour combattre nos adversaires et
tâcher, sinon de les vaincre complètement, du moins de leur faire
sentir mieux que la veille la force de nos attaques. Mais il faut dire
que si de notre côté nous avions pris cette résolution, les Mexicains,
eux, avaient pensé de même; de sorte que le combat fut des plus
vigoureux. Ces Indiens disposaient de si nombreux bataillons, qu'ils
pouvaient se relever de temps en temps. Il en résulta que, lors même
que nous eussions eu pour nous dix mille Hectors troyens et un
nombre égal de Rolands, il nous aurait été impossible de rompre les
rangs ennemis. Me souvenir exactement de ce qui arriva, c'est facile ;
mais dire cette valeur au combat, en vérité, je ne saurais le faire. Ni
canons, ni escopettes, ni arbalètes, ni notre ardeur à la mêlée, ni les
trente ou quarante hommes que nous leur tuions à chaque attaque,
rien ne pouvait les abattre ; ils se reformaient, restaient aussi com-
pactes et retombaient toujours sur nous avec plus d'acharnement. Si
parfois nous gagnions un peu de terrain ou une partie de la rue,
c'est qu'ils reculaient à dessein pour être suivis et nous éloigner
ainsi de notre quartier, afin de tomber sur nous plus à découvert et
dans l'espérance qu'aucun Espagnol ne rentrerait vivant dans nos
logements ; car c'était au moment où nous revenions sur nos pas
qu'ils nous causaient le plus de mal.
Nous aurions bien voulu pouvoir mettre le feu à leurs maisons ;
mais j'ai déjà dit dans un autre chapitre que leurs constructions
communiquaient ensemble au moyen de ponts-levis. Ils prenaient
soin de lever ceux-ci, de sorte que nous ne pouvions passer, à moins
d'entrer dans une eau très-profonde. En attendant, ils faisaient pleu-
voir sur nous, des terrasses des maisons, tant de pierres et de pieux
qu'il n'était plus possible d'y résister et que plusieurs des nôtres
sortaient de là blessés et fort maltraités. Et je ne sais vraiment
pourquoi j'écris cela avec tant de froideur, tandis que trois ou quatre
soldats de nos camarades, qui s'étaient déjà trouvés dans les guerres
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 357
d'Italie, juraient leurs grands dieux qu'ils n'avaient jamais vu chose
pareille dans les combats acharnés auxquels ils avaient assisté
entre chrétiens, contre l'artillerie du roi de France, et même contre
le Grand-Turc; ils assuraient n'avoir jamais eu affaire à des adver-
saires qui serrassent leurs rangs avec autant de courage que ces
Indiens. Ils disaient encore bien d'autres choses et en interprétaient
les causes, comme on le verra bientôt.
Disons maintenant que nous eûmes la plus grande peine à rentrer
dans nos logements; il nous fallut soutenir dans notre retraite le
choc de nombreux bataillons, criant, sifflant, battant du tambour,
sonnant de la trompette, nous traitant de drôles et de vauriens, tandis
qu'il nous était impossible, fatigués de ce long combat, de faire
autre chose que nous défendre en reculant. On nous tua ce jour-là
dix ou douze soldats et nous fûmes tous blessés. Nous passâmes la
nuit à délibérer et tombâmes d'accord que dans deux jours tous les
hommes valides sortiraient protégés par quatre tours construites en
madriers et dont chacune fût capable d'abriter vingt-cinq soldats. On
y pratiqua des meurtrières par où l'on pût faire feu de nos canons et
de nos escopettes, et tirer avec nos arbalètes. A côté de ces engins
devaient marcher d'autres soldats, des canons et tous nos cavaliers,
pour opérer quelques charges. Après avoir conçu ce plan, nous pas-
sâmes la journée à préparer ce qui était convenu et à fermer les
brèches de nos défenses ; nous ne sortîmes donc pas ce jour-là. Il
m'est impossible de dire le nombre considérable des bataillons qui
se précipitèrent sur nous, non point par dix ou douze, mais bien par
plus de vingt endroits différents.
Chacun des nôtres avait son poste : quelques-uns couraient d'un
lieu à l'autre, et, pendant que nous consolidions les points faibles,
un grand nombre d'ennemis tentèrent de nous envahir au moyen
d'échelles découvertes, sans que ni les canons, ni les arbalètes, ni les
escopettes, ni nos sorties, ni nos estocades les pussent faire reculer.
Ils criaient qu'ils devaient nous achever ce jour-là même, qu'aucun
de nous ne resterait vivant, qu'ils allaient sacrifier à leurs dieux nos
cœurs et notre sang, réservant nos jambes et nos bras pour fêtes et
bombances, tandis qu'ils abandonneraient nos troncs aux tigres, aux
lions et aux serpents de leurs ménageries pour qu'ils en mangeassent
à satiété ; ils assuraient avoir pris soin de ne rien donner à ces bêtes
féroces pendant deux jours, afin d'être plus sûrs qu'elles nous dévo-
reraient. Ils nous raillaient sur l'usage que nous ferions ainsi de l'or
et des étoffes que nous avions amassés. Ils disaient aux Tlascaltèques
qui étaient avec nous qu'on les mettrait à l'engrais dans des cages
et qu'on les sacrifierait peu à peu. Bientôt ils changeaient de ton,
réclamant qu'on leur livrât leur seigneur Montezuma.
La nuit suivante ils continuèrent à nous assourdir de leurs cris et
358 CONQUÊTE
de leurs sifflets et à nous cribler de pieux, de pierres et de flèches.
Au lever du jour, après nous être recommandés à Dieu, nous sor-
tîmes avec nos tours (il me semble qu'en d'autres pays où j'ai fait la
guerre et où l'on s'en est servi, on les appelle « mantelets »); les
canons, les escopettes, les arbalètes et les cavaliers marchaient devant,
poussant de temps en temps une charge. Il est certain que nous
tuïons beaucoup de nos ennemis, mais cela ne suffisait pas pour leur
faire tourner le dos, et si, les jours précédents, ils avaient valeureu-
sement combattu, aujourd'hui ils se présentaient plus résolus encore
et plus nombreux. Malgré tout, dût-il nous en coûter la vie jusqu'au
dernier, nous résolûmes d'aller avec nos tours jusqu'au grand temple
de Huichilobos. Je ne dirai pas en détail les terribles combats que
nous eûmes à soutenir devant une maison fortifiée située sur le par-
cours ; je ne dirai pas non plus à quel point l'on blessait nos chevaux,
tandis que leur concours nous était inutile. Il est vrai que les cavaliers
chargeaient les bataillons dans le but de les rompre, mais ils rece-
vaient tant de flèches, de pieux et de pierres qu'il leur était impos-
sible de rien faire de bon avec leurs armes; bien plus, s'ils arrivaient
jusqu'à l'ennemi, celui-ci se laissait glisser dans l'eau de la lagune
où il était en sûreté, protégé qu'il s'y trouvait contre les chevaux par
différents obstacles dont il s'était ménagé l'appui, tandis que beau-
coup d'autres Indiens se tenaient prêts à tuer nos montures avec
leurs lances. Il en résultait que notre cavalerie nous était inutile.
Impossible de penser à mettre le feu quelque part et à détruire
n'importe quoi de leurs défenses, puisque, comme je l'ai dit, les mai-
sons sont dans l'eau et communiquent entre elles par des ponts-levis.
Il était d'ailleurs fort dangereux d'essayer quoi que ce fût à la nage,
parce qu'on lançait des terrasses trop de pierres et de moellons. Au sur-
plus, quand nous réussissions à incendier une maison il fallait un jour
entier pour qu'elle achevât de se consumer, et jamais le feu ne passait
de l'une à l'autre, d'abord parce qu'elles se trouvaient écartées et sé-
parées par de l'eau, et ensuite parce qu'elles étaient bâties en terras-
ses. Aussi peut-on assurer que nous nous épuisions et que nous ex-
posions inutilement nos personnes à cette besogne.
Nous arrivons cependant au grand temple des idoles; mais aussitôt
plus de quatre mille Mexicains l'envahissent, sans compter les batail-
lons qui déjà s'y trouvaient, avec de longues lances, des pierres et des
pieux. Ils se mettent en défense et nous empêchent pour un moment de
monter, sans que tours, canons, arbalètes ni escopettes puissent nous
frayer la route. Nos cavaliers se lançaient parfois à la charge, mais les
pieds des chevaux glissaient sur les grandes dalles polies dont toute
la cour était pavée, et ils tombaient. D'autre part nos adversaires,
postés au haut du temple, en défendaient la montée, et des deux cô-
tés des marches leur nombre était si considérable qu'il nous était im-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 359
possible d'avancer, quoique chaque coup de canon en abattît douze ou
quinze et que nous en missions beaucoup hors de combat avec nos
estocades.
Nous résolûmes alors d'abandonner nos tours, qui d'ailleurs étaient
déjà endommagées ; nous revînmes à la charge et réussîmes à attein-
dre le haut du temple. C'est là que Gortès se montra, comme du reste
il le fut toujours, un grand homme de guerre. Oh! quelle bataille
nous y eûmes à soutenir ! Quel spectacle de nous voir tous ruisseler
de sang, criblés de blessures, avec quarante de nos soldats déjà morts !
Malgré tout, Notre Seigneur voulut que nous arrivassions à l'endroit
occupé par l'image de Notre Dame ; mais nous ne l'y trouvâmes pas,
parce que, nons assura-on, Montezuma, à qui elle inspirait ou de la
dévotion ou de la crainte, l'avait fait placer en sûreté. Nous mîmes le
feu aux idoles et brûlâmes une certaine étendue de la grande salle
avec Huichilobos et Tezcatepuca. Nous fûmes très-bien secondés par
lesTlascaltèques.
Pendant que nous étions occupés les uns à combattre, les autres à
mettre le feu, il fallait voir la fureur des papes qui étaient dans le tem-
ple et l'entrain de trois ou quatre mille Indiens, tous dignitaires, pour
nous faire rouler dix ou douze marches àlafois, tandis que nous des-
cendions le grand escalier. Et que dire d'autres bataillons ennemis
qui se tenaient derrière les parapets et dans les encoignures du tem-
ple, lançant sur nous des pieux et des flèches, sans qu'il nous fût
possible de faire front à tous à la fois et de nous soutenir contre eux !
Il fallut donc convenir que nous rentrerions à notre quartier en couran t
les risques les plus sérieux, tous blessés, nos tours détruites et qua-
rante-six soldats tués. Les Indiens nous serraient toujours de près,
sur les côtés et par derrière, nous mettant en tel état que je ne saurais
le faire comprendre à qui n'a pu nous y voir.
Mais je n'ai pas dit les attaques des Mexicains sur nos logements
et leur insistance à les brûler, tandis que nous opérions cette sortie.
Pendant la bataille, nous prîmes deux papes que Gortès nous recom-
manda de bien garder. J'ai vu souvent chez les Mexicains et les Tlas-
caltèques des peintures représentant ces combats et notre montée au
grand temple : ils considèrent le fait comme héroïque, et quoiqu'ils
nous représentent tous couverts de blessures, ensanglantés et entou-
rés de cadavres, ils tiennent pour un haut fait d'armes que nous ayons
pu monter et osé incendier leurs grandes idoles, tandis que tant de
guerriers se massaient dans les enfoncements de l'édifice, d'autres en
plus grand nombre remplissant les cours et les degrés eux-mêmes,
et que d'autre part nos tours étaient déjà détruites. Quoi qu'il en soit,
disons que nous revînmes dans nos quartiers, au prix des plus extrê-
mes fatigues. Beaucoup d'Indiens nous suivirent dans notre retraite
en bataillant sans cesse, mais un plus grand nombre encore s'achar-
360 CONQUÊTE
nait contre nos logements où l'on avait déjà pratiqué dans un mur
une brèche par où ils allaient entrer, lorsque notre retour les fit re-
culer. Ce répit ne les empêcha nullement de continuer le reste du
jour à lancer des pieux, des pierres et des flèches, de même que la
nuit suivante, au milieu de cris furieux.
Mais cessons un moment de parler de leur constance à nous har-
celer, comme je viens de le conter, et disons que nous passâmes la
nuit à panser les blessés, à enterrer les morts, à préparer notre sortie
du lendemain, à boucher les trouées et les brèches, à consolider les
murs et à tenir conseil sur les moyens que nous pourrions employer
pour combattre sans courir autant de risques de mort. Mais nous eûmes
beau délibérer, nous ne trouvions pas de remède à la situation. Disons
aussi les malédictions que les gens de Narvaez lançaient contre Gortès,
leurs paroles peu mesurées, maudissant le pays et Diego Velasquez
qui les y avait envoyés tandis qu'ils vivaient paisiblement dans leurs
établissements de Cuba; ils en étaient hors d'eux-mêmes et privés de
toute raison. Revenons à notre conseil : il y fut décidé que nous de-
manderions une trêve pour sortir de Mexico. Mais, lorsque le jour se
leva, un plus grand nombre de guerriers, tombant sur nous, inves-
tirent absolument notre quartier, nous lançant plus de flèches, plus
de pierres, accompagnées de cris plus désordonnés que les jours pré-
cédents. D'autres bataillons s'efforçaient d'entrer, sans que les canons
ni les escopettes les fissent reculer, malgré les pertes qu'ils éprou-
vaient.
Alors Gortès résolut d'inviter le grand Montezuma à parler aux as-
saillants du haut d'une terrasse pour leur enjoindre de cesser le com-
bat, puisque nous voulions sortir de la ville. On assure que Monte-
zuma répondit, lorsqu'on lui donna connaissance du désir de Gortès :
« Qu'est-ce que Malinche réclame de moi? Je ne veux ni vivre ni
l'entendre, puisque je me vois en cet état à cause de lui. » Et il re-
fusa de bouger. Il ajouta du reste, à ce qu'on prétend, que ses sujets
ne voulaient plus ni voir Gortès ni écouter ses promesses trompeuses
et ses mensonges. Le Père de la Merced et Christoval de Oli se pré-
sentèrent alors à lui avec de grandes marques de respect et lui adres-
sèrent des paroles très-affectueuses. Montezuma répondit : « Je suis
convaincu que je n'obtiendrai nullement qu'ils cessent la guerre,
parce qu'ils se sont donné un autre souverain et se promettent de ne
laisser vivant aucun de vous. Je crois donc que vous allez tous mou-
rir dans cette capitale. »
Cependant, au fort d'une des grandes attaques du dehors, Monte-
zuma se résolut à s'avancer vers le parapet d'une terrasse, entouré
d'un grand nombre de nos soldats qui le couvraient. Il se mit à
adresser à ses sujets les paroles les plus affectueuses, les engageant à
cesser leurs attaques pour nous laisser sortir de Mexico. Beaucoup
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Gravé par Erhard.
Bnp Erhard
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 361
de dignitaires et d'officiers mexicains Je reconnurent ; ils firent aussi-
tôt garder le silence à leurs hommes et en obtinrent qu'ils cessassent
de lancer leurs projectiles. Quatre d'entre eux s'approchèrent au
point de pouvoir parler au prince et de l'entendre. Ils lui dirent les
larmes aux yeux : « 0 seigneur et notre grand seigneur, combien vos
souffrances nous inspirent de regrets, non moins que les malheurs
de vos fils et de vos parents ! Nous vous faisons savoir que nous
avons pris pour souverain un de vos cousins. » Ils lui dirent son nom ;
c'était Goadlavaca, seigneur d'Iztapalapa, et non Guatemuz, qui ne
fut roi que deux mois après. Les quatre dignitaires dirent encore à
Montezuma qu'il fallait en finir ; qu'ils avaient promis à leurs idoles
de ne mettre bas les armes qu'après notre massacre à tous ; que du
reste ils priaient chaque jour Huichilobos et Tezcatepuca de le pré-
server de tout mal tant qu'il serait en notre pouvoir; que s'il en sor-
tait, comme ils en avaient l'espoir, ils l'auraient encore, et mieux
qu'avant, pour leur roi ; que pour à présent il voulût bien leur par-
donner.
A peine avaient-ils fini ces paroles qu'une grêle de pierres et de
pieux tomba sur la terrasse. Nos soldats avaient pris soin de couvrir
la personne du prince ; mais comme ils s'aperçurent qu'on cessait de
tirer pendant qu'il parlait à ses sujets, ils manquèrent de prendre la
même précaution dans un de ces moments, et c'est alors que le mal-
heureux monarque fut frappé de trois pierres et d'une flèche, à la
tête, au bras et à la jambe. A la suite de l'accident, on le pria de se
laisser soigner et de manger; mais on eut beau user auprès de lui
des plus douces paroles, il se refusa à rien faire, et tout d'un coup,
sans nous y attendre aucunement, nous apprîmes qu'il était mort.
Gortès le pleura et tous nos capitaines et soldats en firent autant.
Plusieurs de nous, qui l'avions connu et fréquenté, le pleurâmes
comme un père; et certes on ne saurait en être surpris, si l'on songe
combien il était bon. Il avait gouverné, dit-on, dix-sept ans. Ce fut.
le meilleur roi qui régna sur les Mexicains. Personnellement, il
avait vaincu en trois combats singuliers à propos de pays qu'il sou-
mit à son empire1.
1. Clavijero dit : « Relativement aux causes de la mort de Montezuma et aux cir-
constances qui s'y rattachent, les récits des historiens sont si variés et si contradic-
toires, qu'il est absolument impossible d'y démêler la vérité. Les Mexicains en accu-
sent les Espagnols qui à leur tour en rejettent la faute sur les Mexicains. Je ne saurais,
quant à moi. me résoudre à croire que les Espagnols se fussent décidés à ôter la
vie à un roi dont ils avaient reçu tant de bienfaits et dont la mort ne pouvait leur
faire attendre que des malheurs.,.. Cortès et Gomara affirment que Montezuma mouru t
du coup de pierre de ses propres sujets; Solis assure que la mort fut la conséquence
de son refus de se laisser panser. Bernai Diaz ajoute qu'il s'obstina à se laisser mourir
de faim. Le chroniqueur Herrera dit que la blessure n'était pas mortelle et que le ro i
mourut de colère et de chagrin. Le l'ère Sakaffun et les historiens mexicains »>t tez-
362 CONQUÊTE
CHAPITRE CXXVII
Montczuma étant mort, Cortès résolut de le faire savoir aux capitaines et dignitaires
qui nous faisaient la guerre; ce qui arriva à ce sujet.
J'ai dit la tristesse qui s'empara de nous lorsque nous vîmes que
Montezuma était mort. Le Père de la Merced s'en affligea beaucoup
aussi, car, bien qu'il ne l'eût pas quitté un instant, il n'avait pu par-
venir à le rendre chrétien. Il eut beau le presser de devenir croyant
en lui représentant qu'il allait mourir de ses blessures : Montezuma
lui répondait qu'il s'occupât seulement du soin de les faire panser.
Après beaucoup de délibérations, Cortès résolut d'envoyer un pape
et un dignitaire, de ceux que nous gardions prisonniers, pour aller
annoncer au cacique Goadlavaca, élevé à la dignité royale, ainsi qu'à
ses officiers, que le grand Montezuma avait cessé de vivre, chargeant
ces émissaires de dire qu'eux-mêmes l'avaient vu mourir; qu'ils
avaient été témoins de la manière dont s'était passé ce triste événe-
ment, causé sans nul doute par les blessures que ses propres sujets
lui avaient faites. Ils devaient dire aussi que nous en étions tous
grandement peines ; que nous désirions qu'il fût enterré en grand
seigneur qu'il était et que l'on élût pour lui succéder son cousin qui
se trouvait avec nous, attendu que c'était à ce prince ou à quelques
autres de ses enfants que l'héritage appartenait, et nullement à celui
dont on avait fait choix ; que l'on convînt d'un armistice pour que
nous sortissions de Mexico; que si l'on ne s'empressait pas de le
faire, maintenant que Montezuma n'était plus, lui qui nous inspi-
rait du respect et nous avait empêchés de ruiner la capital nous
exécuterions une sortie dans laquelle nous brûlerions leurs maisons
et leur causerions les plus grands dommages.
Pour qu'on ne pût douter de la mort du monarque, Cortès or-
donna que six dignitaires mexicains et presque tous les papes que
nous retenions captifs prissent le corps du défunt sur leurs épaules
pour le remettre aux capitaines mexicains, en leur rapportant les der-
nières paroles du mourant, qu'eux-mêmes avaient pu entendre,
puisqu'ils étaient présents. Ils dirent en effet à Coadlavaca toute la
vérité, à savoir que ses propres sujets l'avaient tué d'une flèche et
de trois coups de pierre. En le voyant mort, les Mexicains firent en-
tendre de grands gémissements et des cris lugubres qui parvenaient
cucans affirment que les Espagnols le tuèrent ; l'un d'eux assure même qu'un soldat
lui enfonça son épée dans la région de l'aine.... Acosta, Torquemada et Betancourt
renvoient ce malheur au jugement de Dieu. » (Clavijero, livre IX.)
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 363
jusqu'à nos oreilles. Mais cela ne fut pas une raison de cesser leurs
attaques contre nous ; ils continuèrent de nous lancer une grêle de
pieux, de pierres et de flèches; ce fut même pis qu'auparavant. Ils
nous criaient avec plus de défi que jamais : « C'est à présent que
vous allez payer la mort de notre roi et vos outrages à nos divinités !
L'armistice que vous nous demandez sortez, venez ici, et nous
vous ferons voir de quelle manière cela se traite ! » Ils disaient en-
core tant d'autres choses que je ne m'en souviens plus, mais ils
ajoutaient qu'ils avaient élu un excellent roi, dont le cœur n'était
pas assez amolli pour qu'on pût le tromper par de fausses paroles,
comme on avait fait avec le bon Montezuma; quant aux funérailles
du roi, nous n'avions pas besoin de nous en inquiéter, mais de son-
ger plutôt à nos existences, car dans deux jours il ne resterait pas
un seul de nous pour envoyer de pareils messages. Ces paroles se
mêlaient aux cris, aux sifflets et à une grêle de projectiles, tandis
que d'autres bataillons s'efforçaient toujours d'incendier nos quar-
tiers.
Voyant cela, Cortès et nous tous fûmes d'avis de faire une sortie le
lendemain et de porter nos attaques en un point de la ville bâti un
peu hors de l'eau, dans le but d'y causer le plus de mal possible.
Nous devions aller aussi vers la chaussée, nos cavaliers chargeant les
bataillons ennemis et les forçant avec leurs lances à reculer jusqu'à
tomber dans la lagune, dût-on dans ces charges risquer la vie des
chevaux. On concerta cette mesure afin de voir si les morts et les
ruines qui en seraient la conséquence auraient pour résultat de faire
cesser la guerre ou de diminuer assez les hostilités pour qu'il nous fût
permis de sortir de la ville sans éprouver d'autres pertes en hommes.
Le lendemain, nous nous conduisîmes en effet en gens de cœur,
nous tuâmes beaucoup d'ennemis, on brûla plus de vingt maisons,
et nous arrivâmes bien près de la terre ferme ; mais tout cela ne fut
rien en comparaison de la perte que nous fîmes de plus de vingt
soldats et des nombreuses blessures que nous reçûmes, sans pouvoir
nous emparer d'aucun des ponts, qui du reste étaient presque tous
détruits. Une multitude de Mexicains tomba sur nous ; ils avaient
pris soin de placer des obstacles et des palissades sur tous les points
qui leur paraissaient accessibles à nos chevaux.
Nos malheurs furent donc bien grands ce jour-là, et cependant l'on
va voir qu'ils devinrent plus déplorables encore. Gela nous amènera
à dire que nous résolûmes de sortir de Mexico. Mais auparavant,
rappelons que notre attaque de ce jour avec nos cavaliers eut lieu
un jeudi. Il me souvient que là se trouvaient Sandoval, et Lares le
bon cavalier, et Gonzalo Dominguez, et Juan Velasquez de Léon, et
Francisco de Morla et quelques autres des plus solides cavaliers
de Cortès et de Narvaez : mais les soldats de celui-ci étaient
364 CONQUÊTE
réellement épouvantés et pleins d'inquiétude, car ils ne s'étaient pas
vus jusque-là, comme nous, aux prises avec les Indiens1.
CHAPITRE GXXVIII
Comme quoi nous convînmes que nous sortirions de Mexico et ce que l'on fit
à ce sujet.
Nous ne pouvions plus douter que chaque jour nos forces dimi-
nuaient, tandis que celles des Mexicains allaient croissant; nous
voyions que beaucoup des nôtres avaient péri, que la plupart étaient
blessés, que nous avions beau nous battre en gens de cœur, nous ne
1. Bernai Diaz ne fait pas de Mexico une description qui puisse éclairer suffisam-
ment le lecteur et lui permettre de bien comprendre la longue série des événements
qui vont suivre et qui emprunteront la plus grande partie de leur originalité à la
présence des eaux. La relation de Cortès à ce sujet est très-curieuse à connaître. En
voici la partie la plus intéressante au point de vue hydrographique :
« .... La province de Mexico est circulaire et entourée de tous côtés de montagnes
hautes et escarpées. La plaine dont elle se compose possède environ soixante-dix
lieues de circuit. Deux lagunes, l'une d'eau douce et l'autre, plus grande, d'eau salée,
occupent presque toute son étendue, car des embarcations y naviguent dans l'inté-
rieur d'une circonférence de plus de cinquante lieues. Elles sont séparées par un
groupe de hauts monticules qui occupent le centre de la plaine et elles finissent par
se joindre en un étroit espace qui s'abaisse entre ces monticules et la grande sierra.
Cet espèce de défilé ne dépasse pas en largeur la portée d'une arbalète. Les villes et
villages construits sur ces deux lacs trafiquent ensemble au moyen d'embarcations,
sans qu'il soit nécessaire de communiquer par terre. Comme d'ailleurs la lagune d'eau
salée s'élève et décroît comme la mer, son excédant des crues se déverse dans la
lagune d'eau douce par un courant rapide, ainsi que le pourrait faire un grand fleuve,
et par conséquent l'eau douce se précipite dans le lac salé lorsque le niveau de
celui-ci s'abaisse.
« Cette grande ville de Mexico est fondée dans la lagune d'eau salée, de manière
que, de n'importe quelle partie de ses bords au cœur de la ville, il y a deux lieues de .
distance. Elle a quatre entrées au moyen de chaussées artificielles d'une largeur de
deux lances de cavalerie. Son étendue égale celles de Séville et de Cordoue. Ses rues
principales sont fort larges et très-droites. Quelques-unes parmi celles-ci sont par-
tagées de manière qu'une moitié de la rue est en terre ferme et l'autre moitié en
canaux dans lesquels les embarcations circulent. De distance en distance des tran-
chées coupent les terre-pleins des rues pour en faire communiquer les eaux de l'une
à l'autre, et sur toutes ces tranchées, dont quelques-unes sont fort larges, sont posés
des ponts construits en madriers épais, bien joints et artistement travaillés. Il y en a
sur lesquels pourraient passer dix cavaliers de front. Je reconnus donc aisément que
si les habitants de la capitale en arrivaient à la pensée de quelque trahison, les
moyens ne leur en manqueraient pas, la ville étant construite comme je viens de
dire et de telle sorte qu'il suffirait de lever les ponts aux entrées et aux sorties pour
nous faire mourir de faim, sans qu'il nous fût possible de nous rendre à terre. Aussi,
à peine entré dans la ville, je me hâtai de construire quatre brigantins et les achevai
en peu de temps, de telle sorte qu'ils pouvaient transporter à terre trois cents hommes
et y conduire les chevaux au moment voulu. » (2* Caria relation al Emperador
Carlos V.)
DP: LA NOUVELLE-ESPAGNE. 565
pouvions réussir à écarter nos ennemis qui, jour et nuit, étaient
constamment sur nous. D'autre part les poudres s'épuisaient; les
vivres et l'eau allaient finir; le grand Montezuma était mort; on refu-
sait l'armistice que nous proposions; enfin la mort partout devant
nos yeux, la rupture des ponts nous coupant la retraite. Dans cette
situation, Gortès et nous tous capitaines et soldats convînmes de
nous échapper pendant la nuit, à l'heure où les bataillons ennemis
seraient le moins sur leurs gardes. Afin de les mieux abuser, nous
leur envoyâmes ce jour-là même un de leurs papes, que nous avions
capturé et qui occupait parmi eux un rang des plus élevés, en le fai-
sant accompagner par quelques autres prisonniers. Nous les priions
de nous laisser partir paisiblement dans huit jours, moyennant quoi
nous leur donnerions tout l'or qui était en notre pouvoir. Cette pro-
position était faite pour qu'ils reHchassent momentanément leur
surveillance, et afin de pouvoir nous en aller cette nuit même.
Il faut dire aussi que nous avions un soldat appelé Botello, homme
honorable, instruit dans les lettres latines, qui avait résidé à Rome,
et possédait la réputation d'un nécromancien; on disait qu'il avait
son petit démon familier; quelques-uns l'appelaient : l'Astrologue.
Or il avait annoncé quatre jours auparavant que, d'après l'aspect des
astres et ses augures, si nous ne quittions point Mexico la nuit
prochaine et si nous attendions encore, aucun soldat n'en sortirait
plus vivant. Plusieurs fois déjà il nous avait dit que Gortès éprou-
verait de grandes difficultés, qu'il perdrait momentanément sa position
et ses honneurs, mais qu'il reprendrait ensuite son rang de grand
seigneur et d'homme riche. Il disait encore bien d'autres choses de
cette nature.
Mais laissons là Botello; nous aurons à le reprendre plus tard. Di-
sons l'ordre qui fut donné immédiatement de fabriquer, avec des ma-
driers et de fortes cordes à balistes, un pont destiné à être porté par
nos hommes, pour remplacer ceux qui étaient détruits. On désigna
quatre cents Indiens Tlascaltèques et cent cinquante de nos soldats
pour le transporter, le placer et le garder, pendant que toute notre
armée, nos cavaliers et nos bagages effectueraient le passage ; on
choisit deux cent cinquante Tlascaltèques avec cinquante des nôtres
pour emporter l'artillerie; on devait envoyer en avant-garde, avec
mission de frayer le chemin, Gronzalo de Sandoval, Francisco de
Azcvcdo le Gentil, Francisco de Lugo, Diego de Ordas, Andrès de
Tapia, huit officiers de Narvaez et cent soldats, jeunes et très-alertes,
pour leur venir en aide. Gortès lui-même, Alonso de Avila, Ghris-
toval de Oli, Bernardino Vasquez de Tapia, quelques autres de nos
capitaines dont je ne me rappelle pas les noms, et cinquante soldats,
devaient se tenir au centre, avec les bagages, les gens du service et
les prisonniers, prêts à courir vers l'endroit où leur présence serait le
366 CONQUETE
plus nécessaire. Pour l' arrière-garde on choisit Juan Velasquez de
Léon Pedro de Alvarado, plusieurs cavaliers et cent soldats, ainsi
que la plus grande partie des hommes de Narvaez. On désigna trois
cents Tlascaltèques, avec trente soldats, pour garder les prisonniers
et veiller sur dona Marina et dona Luisa.
Tout étant ainsi convenu, la nuit arriva. Gortès pensa aux soins à
prendre pour enlever le trésor, après en avoir opéré la répartition. Il
donna l'ordre en conséquence à son camarero Ghristoval de Guzman
et à quelques autres de ses domestiques de retirer l'or, l'argent et les
joailleries de la chambre où ils se trouvaient et de les porter à la
grande salle, avec l'aide de plusieurs Tlascaltèques. Il ordonna en
même temps aux officiers du Roi, Alonso de Avila et Gonzalo Mexia,
de mettre à part tout l'or de Sa Majesté, pour le transport duquel il
donna sept chevaux blessés et boiteux, une jument et plus de quatre-
vingts Indiens de Tlascala. On prit ainsi pour le Roi tout ce qu'il fut
possible d'emporter en grands lingots ; mais il resta encore dans la
salle beaucoup d'or entassé. Ce fut alors que Gortès appela son secré-
taire Pedro Hernandez, ainsi que quelques notaires du Roi, et il leur
dit : « Veuillez rendre témoignagne que je ne puis rien faire pour
conserver plus d'or. Nous possédons dans ce palais ensemble pour
environ sept cent mille piastres; vous voyez qu'il nous est impossible
de tout emporter et de mettre en sûreté au delà de ce que nous avons
fait. Par conséquent, s'il est des soldats qui veuillent prendre de l'or,
dès à présent je le leur donne, puisqu'autrement il est destiné à se
perdre parmi ces chiens d'Indiens. »
Entendant cela, plusieurs soldat0 de Narvaez et quelques-uns des
nôtres se chargèrent de ces richesses. Quant à moi, j'avoue que jamais
l'or n'excita mon envie et que je ne pensais qu'à sauver mon existence
que je voyais en grand péril. Je pris soin néanmoins de mettre la
main dans une valise et d'en retirer quatre chalchihuis, pierres pré-
cieuses que les Indiens ont en grande estime, et j'eus la précaution
de les bien cacher sous les armures qui couvraient ma poitrine.
Gortès s'empressa de faire serrer la valise avec les chalchihuis qui y
étaient encore et il la donna en garde à son majordome. Je ne doute
pas que, si je n'avais déjà eu soin de cacher sur ma poitrine les quatre
pierres que j'avais prises, le général ne les eût demandées; or, plus
tard, cette épargne me fut très-utile pour soigner mes blessures cl
me procurer des vivres.
Reprenons notre récit. On nous instruisit de ce qui était convenu
avec Gortès sur la manière d'effectuer le départ et de transporter les
pièces de bois destinées à former les ponts. La nuit était obscure, il
il y avait un peu de brouillard, et il bruinait; il n'était pas encore
minuit. On commença à filer avec les madriers de nos ponts, placés
dans les rangs convenus, et les équipages, l'artillerie, quelque)?. Cava-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 367
liers et les Indiens Tlascaltèques avec l'or se mirent en route. Le pont
fut construit et le passage commença dans l'ordre que j'ai dit :
d'abord Sandoval et plusieurs cavaliers; après eux, Cortès, ceux qui
l'accompagnaient à cheval et plusieurs autres soldats à pied. Mais,
en cet instant, s'élevèrent tout à coup des cris, des sifflets et les sons
des trompettes, du côté des Mexicains qui criaient en leur langue :
«Tatelulco! Tatelulco ! partez en grande hâte avec vos canots! les
teules s'en vont, arrêtez-les au passage des ponts ! »
Et à l'instant, sans nous y attendre, nous vîmes tant de guerriers
fondre sur nous, et la lagune couverte de tant d'embarcations, qu'il
nous était impossible de plus rien faire, tandis que déjà plusieurs
de nos soldats avaient passé. Une multitude énorme de Mexicains se
jeta sur le pont pour le détruire et ils se hâtaient tellement à blesser
et à massacrer nos hommes que chacun en prenait à sa guise, sans
attendre et sans aider son voisin. Et comme d'ailleurs il est vrai de
dire qu'un mal ne vient jamais seul, il pleuvait, les chevaux glissaient
sur le sol, l'épouvante les gagnait et ils allaient tomber dans la la-
gune. Le pont, du reste, ne tarda pas être complètement détruit, car
le nombre des Mexicains s'efforçant d'en enlever les derniers restes
était si considérable que nous avions beau nous en défendre et les tuer
en foule, il devint désormais impossible de mettre le moins du monde
ce pont à profit. Il en résulta que la tranchée se combla bien vite de
chevaux morts, de cavaliers — car, n'ayant pu se sauver à la nage,
ils succombèrent pour la plupart, — de Tlascaltèques, d'Indiens na-
borias, de bagages, de valises et de canons.
C'était une horreur de voir et d'entendre la multitude des nôtres
qui se noyaient, eux et leurs chevaux; le grand nombre de soldats
qu'on tuait dans l'eau et d'autres qu'on plaçait dans les embarcations;
les plaintes, les pleurs, les gémissements de ceux qui criaient : « Au
secours! aidez-moi! je me noie! on me tue! » D'autres appelaient à
leur aide Notre Dame sainte Marie et le seigneur saint Jacques ;
quelques-uns demandaient un appui pour arriver aux madriers du
pont; c'étaient ceux qui, se jetant à la nage, s'aidaient des cadavres et
des bagages pour se hisser jusqu'à l'endroit où se voyaient encore
des restes de nos madriers. Quelques-uns de ces malheureux étaient
déjà montés et se croyaient délivrés de tout péril, lorsque se préci-
pitaient sur eux de nombreux guerriers ennemis qui les assommaient
à coups de casse-tête ou les achevaient avec leurs lances et leurs
llèches.
Groit-on que le départ et la marche aient été effectués par nous
dans l'ordre convenu? Maudit sort! rien de pareil n'eut lieu. Cortès,
les capitaines et les soldats qui passèrent les premiers à cheval se vi-
rent obligés, pour sauver leur vie et arriver en terre ferme, de jouer
de l'éperon, sur la chaussée, sans s'attendre les uns les autres ; cl ils
368 CONQUÊTE
firent bien; caries hommes à cheval ne pouvaient se livrer à aucune
attaque, attendu que les Mexicains se laissaient glisser dans la la-
gune aussitôt qu'on les chargeait. D'ailleurs, des canots, des ter-
rasses et de la rue, l'ennemi criblait nos cavaliers de flèches, de pieux
et de pierres, et tuait leurs chevaux avec de longues lances en ma-
nière de pertuisanes, fabriquées par nos adversaires avec les espadons
qu'ils nous avaient pris. Toutes les fois, au surplus, qu'un cavalier
en chargeant tuait quelque Indien, il était sûr qu'immédiatement on
massacrait sa monture, de sorte qu'il fallut ménager l'ennemi en sui-
vant la chaussée sans charger. Il est bien aisé de voir d'ailleurs que,
d'une part, il nous était impossible de nous défendre dans l'eau; d'un
autre côté, sans escopettes, sans arbalètes et par une nuit obscure,
que pouvions-nous faire de plus que ce que nous faisions, c'est-à-dire
nous réunir trente ou quarante, tomber sur nos ennemis, nous débar-
rasser à coups d'épée de ceux qui nous mettaient la main dessus,
marcher et avancer jusqu'à ce que nous fussions sortis de la chaus-
sée? Pensera s'attendre les uns les autres, c'eût été folie, personne de
nous n'y aurait sauvé sa vie. Et s'il eût fait jour, les choses se fus-
sent passées pis encore. De toutes façons, nous qui eûmes la chance
d'échapper, nous devons avouer que Notre Seigneur Dieu put seul
nous donner la force qui nous sauva; car il est impossible, pour qui-
conque ne l'a pas vu, de se figurer la multitude de guerriers qui se
tenaient sur nous, et les embarcations qui s'emparaient de nos hommes
et les enlevaient pour les aller sacrifier. C'était épouvantable !
Nous nous étions réunis cinquante soldats de Gortès avec quelques-
uns de Narvaez; nous remontions la chaussée; de distance en distance
survenaient des bataillons ennemis qui voulaient mettre la main sur
nous. Je me rappelle qu'ils nous criaient : « Ho 1 ho! ho! luilones!
(c'est-à-dire : vils crapuleux!) vous êtes encore vivants, nos braves1 ne
vous ont pas encore tués ! » Nous les recevions à coups de taille et
d'estoc, et nous avions la chance de passer outre. Nous arrivâmes
enfin près de la terre ferme, non loin du village de Tacuba où se
trouvaient déjà Gonzalo de Sandoval, Ghristoval de Oli, Francisco de
Saucedo le Gentil, Gonzalo Dominguez, Lares, plusieurs autres cava-
liers et des soldats qui avaient passé avant que le pont fût détruit.
Tandis que nous approchions, nous entendîmes les voix de Ghristoval
de Oli, de Gonzalo de Sandoval et de Francisco deMorla, criant, appe-
lant Gortès qui marchait en avant de tout le monde, et lui disant :
« Attendez, général, ces soldats nous accusent de fuir et de laisser
mourir dans les tranchées et sur la chaussée tous ceux qui restent
1. L'auteur dit : los llac.anes. Le mot n'est pas espagnol. Ë. Diaz l'a sans doute
emprunté à la langue nahuatl. En aztèque, en effet, îiacauh veut dire courageux,
infatigable.
DE LA NOUVELLE -ESPAGNE. 369
derrière nous ; revenons sur nos pas pour rallier et secourir quelques
hommes qui s'avancent couverts de blessures, disant que tous les au-
tres sont morts et qu'il ne vient plus personne après eux. » A quoi
Gortès répondit que c'était par miracle que nous étions sortis des
chaussées, que si l'on rétrogradait jusqu'au pont, presque tous y per-
draient la vie avec leurs montures.
Cependant Gortès lui-même, Christoval de Oli, Alonso de Avila
Gonzalo de Sandoval, Francisco de Morla et Gonzalo Domingucz
suivis de six ou sept autres cavaliers et de quelques soldats valides se
hasardèrent à revenir sur leurs pas; mais ils n'allèrent pas bien loin.
Ils rencontrèrent Pedro de Alvarado, grièvement blessé, une lance à
la main, à pied, car on avait tué sa jument alezane. Il amenait avec
lui sept soldats, trois des nôtres et quatre de Narvaez, sérieusement
blessés également, avec huit Tlascaltèques, perdant beaucoup de sang
par leurs nombreuses blessures.
Cependant Gortès revint par la chaussée avec les capitaines et soldats
que je viens de dire. Nous nous arrêtâmes pour reprendre haleine dans
les grandes places qui précèdent Tacuba; mais déjà on était venu de
Mexico, qui n'est pas éloigné, criant et donnant avis aux Tacubains
aux gens d'Escapuzalco et aux habitants de Tenayuca, pour qu'on
nous coupât la retraite. Il en résulta que de nouveau on fit pleu-
voir sur nous des pieux, des pierres et l'on vint nous menacer avec
les longues lances auxquelles on avait ajusté les épées prises sur
nos hommes dans la déroute. De notre côté, nous faisions bonne con-
tenance en nous défendant et parfois nous marchions sur eux à l'of-
fensive.
Revenons à Pedro de Alvarado. Lorsque Gortès, les autres capitaines
et les soldats le virent en cet état et apprirent de sa bouche qu'il ne
venait plus personne après lui, ils pleurèrent amèrement. Pedro de
Alvarado et Juan Velasquez de Léon, avec vingt autres cavaliers et
plus de cent soldats, avaient été, en effet, placés à l'arrière-garde.
Gortès demanda où étaient les autres et la réponse fut que tous avaient
péri, y compris Juan Velasquez de Léon, la plupart des cavaliers qui
étaient avec lui, tant des gens de Narvaez que des nôtres, et plus de
cent cinquante soldats qui les suivaient. Pedro de Alvarado raconta
que, les chevaux étant morts, ils se réunirent au nombre de quatre-
vingts hommes pour se venir en aide et ils réussirent à traverser la
première tranchée sur les cadavres, les bagages et les chevaux noyés.
Je ne me rappelle pas bien ce détail du passage sur les cadavres et
nous ne prîmes pas garde à ce qu'il disait à Gortès sur ce sujet; mais
ce que je sais bien, c'est que sur cette première tranchée on tua Juan
Velasquez et plus de deux cents hommes qui le suivaient, sans qu'on
pût rien pour les sauver. Quant à la seconde tranchée, on peut dire
que Dieu leur lit une bien grande grâce en permettant qu'ils y con-
24
370 CONQUÊTE
servassent leurs vies; car, chaussées et ponts, tout était couvert de
guerriers ennemis.
Il faut bien que je dise quelque chose relativement à ce malheu-
reux pont où l'on a placé ce que l'on appelle « le Saut d'Alvarado ».
Je dois avouer qu'au moment de l'événement personne ne s'arrêta à
vérifier le fait de savoir si ce capitaine sauta peu ou beaucoup. Nous
avions bien assez à faire pour disputer nos vies au grand nombre de
Mexicains qui tombaient sur nous; en ce moment donc nous ne pou-
vions nullement voir pareille chose ni tourner notre attention sur les
distances franchies. La vérité est qu'en arrivant sur ce point, Alva-
rado passa, comme il le dit lui-même à Gortès, en s'aidant des baga-
ges, des chevaux et des cadavres de nos soldats. Il est facile de voir
en effet que, s'il avait voulu sauter en prenant sa lance pour appui,
la tranchée était bien profonde, et on ne comprend pas qu'il eût pu
faire porter un bout sur le fond et s'appuyer de l'autre. Il est d'ail-
leurs certain que l'ouverture était trop large pour qu'il pût la fran-
chir, de quelque légèreté qu'il fût doué. J'ai encore une autre raison
pour dire que ce saut n'était possible ni sur la lance ni d'autre fa-
çon. Un an plus tard, en effet, lorsque nous revînmes faire le siège
de Mexico et prendre la ville, je me trouvai souvent sur ce même
pont, combattant contre les bataillons mexicains. Ils avaient élevé
des palissades et des obstacles sur le point même qu'on appelle au-
jourd'hui : le Saut d'Alvarado. J'y ai souvent parlé de ce fait avec les
camarades, et jamais nous ne pûmes nous arrêter à la pensée qu'il
y eût un homme capable d'un saut pareil.
Mais suspendons notre jugement sur ce détail, pour dire que nos
capitaines s'assurèrent qu'aucun soldat ne venait plus; et d'ailleurs,
Pedro de Alvarado affirma que tout était plein de guerriers ennemis
et que si quelques-uns des nôtres étaient restés vivants derrière
nous, on ne manquerait pas de les massacrer au passage des ponts.
Si maintenant encore, quelques personnes, qui ne le savent nulle-
ment et ne purent le voir, s'obstinaient à prétendre que ce saut de
Pedro de Alvarado fut une réalité dans la nuit de notre fuite et sur
cette tranchée de la lagune, je répète qu'il est impossible qu'il l'ail
jamais franchie de cette manière. Pour qu'on en soit bien sûr, j'af-
firme que la base du pont et la hauteur de l'eau sont aujourd'hui
dans le même état qu'alors; or l'on voit que l'élévation du bord et la
profondeur de la tranchée sont telles qu'Alvarado n'aurait pas pu at-
teindre le fond avec le bout de sa lance. J'insiste sur ce détail parce
que je veux aussi que mes lecteurs sachent qu'il y eut à Mexico un
soldat, nommé Ocampo, qui vint avec ceux de Garay. C'était un char-
latan, grand fabricant de libelles diffamatoires et autres pasquinades.
Il fit figurer méchamment dans ses écrite beaucoup de nos capitai-
nes, avec de vilaines accusations qui ne doivent pas être répétées,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 371
parce qu'elles sont fausses. G'esl là qu'entre autres choses sur Pedro
de Alvarado, il l'accuse d'avoir laissé périr son compagnon Juan Ve-
lasqucz de Léon, avec plus de deux cents soldats et tous les cavaliers
formant l'arrière-gardc, pour s'échapper, lui, en franchissant cette
grande distance et réalisant le mot du dicton : « Il sauta et la vie fut
sauve! »
Mais reprenons le fil de notre récit. Il fallait se hâter de décider
quelque chose pour éviter qu'après avoir réussi à nous sauver jus-
qu'à Tacuba, nous finissions par périr tous jusqu'au dernier; car un
grand nombre d'habitants de Tacuba, d'Escapuzalco, de Tcnayuca et
d'autres villages environnants nous harcelaient sans cesse, obéissant
à l'ordre qu'ils avaient reçu de Mexico, de courir à notre rencontre
au passage des ponts et sur les chaussées. Ils s'abritaient dans les
plantations de maïs, d'où ils parvenaient à nous faire le plus grand
mal. Ils achevèrent même trois de nos soldats blessés. Nous convîn-
mes donc de sortir du village et des champs voisins le plus tôt possi-
ble. Six ou sept Tlascaltèques, qui connaissaient, ou plutôt devinaient
la direction de Tlascala, sans aller en droite ligne, nous servirent de
guides et nous permirent d'arriver à un groupe de maisons qui se
trouvaient au pied d'un cerro. Là s'élevait un temple, espèce d'ora-
toire fortifié, où nous nous reposâmes. Qu'on me permette de répéter
que nous étions toujours poursuivis par les Mexicains qui nous cri-
blaient de flèches, de pieux et de pierres, et nous entouraient, à ren-
dre la situation épouvantable. Peut-être les lecteurs m'accuseront-ils
d'abuser de ce récit; je suis moi-même aussi fatigué de dire cette
poursuite qu'ils peuvent l'être de l'entendre; mais enfin je décris, et
puisqu'à tout instant nos ennemis revenaient sur nous, nous harce-
laient et nous entouraient, il faut bien que moi-même je le redise, en
ajoutant que chaque fois ils nous tuaient du monde.
Disons au surplus comme quoi nous eûmes à nous défendre dans
le temple érigé en fortifications. Nous nous y logeâmes d'abord et y
pansâmes nos blessés, après l'avoir éclairé avec des feux. Nous n'a-
vions du reste rien à manger. Mais, avant d'aller plus loin, rappelons
que plus tard, après la prise de la ville de Mexico, à la place même
de ce temple, nous bâtîmes une église qu'on appela : Notre-Dame-
des-Remèdes ; elle est actuellement l'objet d'une grande dévotion de
la part des habitants et des grandes dames de Mexico qui y font des
pèlerinages. Nous nous étions donc réfugiés dans ce temple; c'était
vraiment pitié de nous voir panser et couvrir nos blessures avec
quelques mauvais morceaux de nos vêtements de coton. Elles s'étaient
refroidies, enflées, et nous causaient les plus vives douleurs. Alors
commencèrent nos pleurs, en remarquant les soldats et les chevaux
(|ui étaient absents. Qu'étaient devenus et Juan Yclasquez de Léon,
et Francisco de Salccdo, et Francisco de Moila, et Lares le bon ca-
372 CONQUETE
valier, et tant d'autres de l'armée de Gortès? Pourquoi en nommer
si peu? C'est que vraiment, s'il fallait dire tous ceux qui man-
quaient, nous n'en finirions pas de longtemps. Les soldats de Nar-
vaez restèrent presque tous dans les tranchées, chargés de leur or.
Que devinrent encore tant de Tlascaltèques qui avaient la mission de
porter les lingots ou de nous aider de leur secours? Le pauvre astro-
logue Botcllo, à quoi lui servit son astrologie, puisqu'il trouva là sa
fin comme les autres? Disons encore que là moururent aussi les fils
de Montezuma et les prisonniers que nous emmenions avec nous, et
Gacamatzin, et quelques autres roitelets.
Ce n'était pas tout que de penser à tant de malheurs : il nous fal-
lait bien encore songer au sort qui allait s'ouvrir devant nous. Car
enfin nous étions tous blessés; nous n'avions sauvé que vingt-trois
chevaux. L'artillerie et les poudres, nous n'en rapportâmes absolu-
ment rien; les arbalètes, nous n'en sauvâmes que fort peu; nous les
mîmes du reste en état et nous préparâmes des flèches. Le malheur
de notre position encore, c'est que nous ignorions absolument quels
sentiments nous trouverions chez nos amis de Tlascala. Au milieu de
toutes ces angoisses et perplexités, la nuit ne nous empêcha pas d'ê-
tre entourés de Mexicains qui criaient et faisaient pleuvoir sur nous
une grêle de projectiles. C'est dans cette situation que nous résolûmes
de nous mettre en marche, vers minuit. Les Tlascaltèques passèrent
devant pour nous guider ; nous plaçâmes les blessés au centre, les
boiteux s'appuyant sur des bâtons, les plus grièvement atteints mon-
tant en croupe sur les chevaux impropres au combat, tandis que la
cavalerie saine nous protégeait en avant et sur les flancs. Ainsi ran-
gés, nous nous mîmes en route ; les Tlascaltèques blessés se réfugiè-
rent au centre de notre bataillon, tandis que ceux d'entre eux qui
étaient valides et ceux d'entre nous qui conservions encore des forces
faisions face à nos ennemis acharnés, car les Mexicains ne cessaient
de nous harceler, criant, vociférant, sifflant et disant : « Vous allez
en un lieu où pas un de vous ne conservera la vie. » Nous ne pou-
vions comprendre encore ce qu'ils voulaient dire, mais on ne va pas
tarder à le voir. J'ai oublié de conter la joie que nous ressentîmes en
revoyant notre dona Marina et dona Luisa, fille de Xicotenga; elles
avaient été sauvées, au passage des ponts, par quelques Tlascaltè-
ques, frères de cette dernière, qui étaient partis au premier rang.
Presque tous les travailleurs naborias1 qu'on nous avait donnés à
Tlascala et à Mexico périrent dans les tranchées avec les autres.
Nous arrivâmes ce même jour à un grand village, appelé Cualqui-
tan, qui plus tard appartint à Alonso de Avila. Il est vrai que nous
1. Le mot naboria n'est pas espagnol. Il est formé de la langue nahuall et signifie:
serviteur libre, non entaché d'esclavage.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 373
entendions encore des cris et des vociférations ; on nous lançait tou-
jours mille projectiles, mais cela devenait plus supportable. De là nous
prîmes la direction de petits villages, et bientôt les Mexicains nous
suivirent en plus grand nombre; ils se réunissaient en masse, fai-
sant tous leurs efforts pour nous achever. Ce fut là qu'en cherchant
à nous entourer et en nous criblant de pieux et de flèches, ils nous
tuèrent deux soldats, déjà estropiés, et un cheval, tandis qu'un grand
nombre parmi nous reçurent de nouvelles blessures. Nous en tuâmes
quelques-uns de nos estocades et nos cavaliers leur firent aussi
éprouver des pertes. Nous passâmes la nuit dans ces petits villages,
et nous y mangeâmes le cheval qu'on nous avait tué.
Le lendemain, de fort bonne heure, nous nous mîmes en route
dans l'ordre accoutumé et mieux que jamais sur nos gardes avec la
moitié de nos cavaliers en avant. Après avoir cheminé un peu plus
d'une lieue en plaine, alors que nous croyions être définitivement en
sûreté, nous vîmes venir trois de nos cavaliers, nous criant que les
champs étaient couverts de guerriers mexicains nous attendant.
A cette nouvelle, nous prîmes peur certainement, beaucoup même
mais non au point d'en perdre tout courage et de ne tenter aucun
effort pour leur échapper. Nous résolûmes au contraire de tenir bon
jusqu'à la mort. Nous nous donnâmes un instant de repos, nous
convînmes de la conduite de nos cavaliers, qui devaient charger et re-
culer au petit galop, sans s'arrêter devant l'ennemi, en balafrant les
figures, essayant de rompre les rangs des Indiens. Quant à nos sol-
dats, ils devaient faire en sorte que toutes les estocades traversassent
l'ennemi par les entrailles, s'efforçant de bien venger nos morts et
nos blessés et d'échapper, Dieu aidant, avec la vie sauve.
Après nous être recommandés du fond du cœur à Dieu et à sainte
Marie, nous invoquâmes le nom du seigneur saint Jacques, En ce mo-
ment, l'ennemi commençait à nous entourer. Nos cavaliers mar-
chant cinq de front, entamèrent la charge, et nous les suivîmes tous
ensemble. Quel spectacle que cette terrible bataille ! Comme nos corps
s'entrelaçaient avec ceux de nos adversaires et avec quelle furie ces
chiens se livraient au combat ! Que de blessures et de morts ils nous
infligeaient avec leurs lances, leurs casse-tête et leurs espadons!
Quant à nos cavaliers, comme le champ de bataille était en plaine,
il fallait voir avec quelle dextérité ils jouaient de leurs lances, char-
geant et reculant tour à tour au petit galop. Leurs blessures et celles
de leurs montures ne les empêchaient pas de se battre en gens de
cœur. En cet instant on eût dit, chez nous tous qui avions des che-
vaux, que nos forces surexcitées s'élevaient au double. Quoique nous
fussions tous blessés et que nous vinssions de recevoir de nouvelles
atteintes, nous étions loin de songer à des soins présents : nous n'eu
avions pas le temps; une seule pensée nous guidait, celle de nous
374 CONQUETE
approcher assez pour mettre à profit de bonnes estocades. Et Cortès,
et Ghristoval de OH, et Gonzalo de Sandoval, et Pedro de Alvarado,
qui après la mort de sa jument avait pris un cheval de ceux provenant
de Narvaez, il fallait les voir courant de tous côtés, portant le dés-
ordre dans les rangs indiens, quoiqu'ils fussent eux-mêmes très-
grièvement blessés. A tous ceux d'entre nous qu'on voyait aux prises
avec l'ennemi, Gortès criait de réserver les coups d'estocade et les
bonnes entailles pour les gens de qualité, reconnaissables à leurs
grands panaches dorés et à leurs riches armures ornées de devises.
Et comme le valeureux et intrépide Sandoval s'efforçait à nous donner
du cœur en s'écriant : « Attention! c'est aujourd'hui le grand jour
de victoire. Espérez en Dieu que nous sortirons d'ici vivants pour
les grandes fins auxquelles la Providence nous réserve ! » En atten-
dant, beaucoup d'entre nous étaient blessés ou tués.
Revenons à Gortès, à Ghristoval deOli, à Sandoval, à Pedro de Alva-
rado, à Gonzalo Dominguez et à beaucoup d'autres que je ne nomme
pas ici. Disons aussi que nous autres soldats nous nous battions avec
grande ardeur; et certes à qui la devions-nous, cette ardeur? c'était
bien à Notre Seigneur Jésus-Christ, et à Notre Dame la Vierge sainte
Marie, et au seigneur saint Jacques, qui assurément nous donnaient
leur aide, ainsi que le certifiait plus tard un des capitaines deGuatemuz
qui assista à la bataille. Or Dieu voulut que Gortès, avec les capi-
taines que je viens de dire, arrivât au lieu où se tenait le général
mexicain, à côté de son drapeau déployé, affichant ses riches armes
d'or et se pavanant sous ses panaches argentés. Gortès, ayant vu
l'homme au drapeau entouré d'un grand nombre de Mexicains cou-
verts de riches panaches, s'écria en s'adressant à Pedro de Alvarado,
à Gonzalo de Sandoval, à Ghristoval de Oli et aux autres capitaines :
« Attention, senores; chargeons ces personnages! » Et aussitôt, s'étant
recommandés à Dieu, Gortès, Ghristoval de Oli, Sandoval, Alonso de
Avila et d'autres caballeros se précipitèrent ensemble. Gortès vint
donner du poitrail de son cheval sur le général mexicain et abattit
son drapeau. En même temps ses officiers enfoncèrent les rangs de
l'énorme bataillon ennemi. Un nommé Juan Salamanca, natif de Onti-
veros, qui montait une excellente jument grise, suivit notre général
et finit d'abattre le commandant ennemi, qui n'était pas encore tombé
sous l'effort de Gortès. Il acheva de le tuer, enleva son riche panache
et le présenta à Gortès en disant qu'à lui revenait de droit le plumet,
puisqu'il avait le premier abattu le drapeau et fait chanceler celui qui
le portait. Mais plus tard ce fut ce panache que Sa Majesté donna
pour écusson à Salamanca et c'est de lui que se servent ses des-
cendants.
Revenons à la bataille. Dieu nous fit la grâce qu'après la mort du
commandant porte-drapeau et le massacre de quelques autres qui l'en-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 375
touraient, l'ardeur de nos ennemis se refroidît considérablement. Ils
commencèrent donc à plier et à reculer, tandis que nos cavaliers
tombaient dessus et les abîmaient de leurs lances. Quant à nous, nous
ne souffrions plus de nos blessures, nous ne sentions ni faim ni soif;
on eût dit que nous n'avions éprouvé jusque-là ni malheurs ni fatigues ;
nous mettions à profit la victoire, tuant et blessant nos ennemis à
souhait. Quant à nos amis de Tlascala, ils étaient devenus des lions;
ils se conduisaient en gens de valeur avec leurs épées, leurs espadons
et d'autres armes dont ils s'emparèrent sur le champ de bataille.
Nos cavaliers ayant cessé leur poursuite, nous nous rassemblâmes
pour rendre grâces à Dieu qui nous avait permis d'échapper à cette
énorme multitude; car on n'avait jamais vu et on ne vit jamais dans
les Indes, en bataille rangée, un si grand nombre de guerriers réunis.
Là se trouvait la fine fleur de Mexico, de Tezcuco et de Saltocan, tous
bien convaincus qu'aucun de nous sans exception ne sortirait vivant
de la mêlée. Gomme ils étaient pour la plupart officiers et personnages
de qualité, on les voyait couverts d'or, de panaches et de devises. Un
village appelé Otumba se trouvait près du lieu où se livra cette mé-
morable et terrible bataille ; — on peut bien l'appeler ainsi et dire que
Dieu seul nous permit d'en sortir vivants. Les Mexicains et les Tlas-
caltèques en ont fait de nombreuses peintures et représentations
sculptées, de même que pour d'autres mémorables combats que nous
eûmes à soutenir contre les Guluans jusqu'à la prise de leur capitale.
J'appellerai maintenant l'attention des curieux lecteurs sur ce fait,
que, lorsque nous revînmes à Mexico au secours d'Alvarado, nous
formions un total de treize cents hommes, y compris les cavaliers,
au nombre de quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingts arbalétriers, au-
tant d'hommes d'escopette et plus de deux mille Tlascaltèques, avec
beaucoup d'artillerie. Notre seconde entrée à Mexico avait eu lieu le
jour de la Saint-Jean de juin 1520, et notre fuite le 10 du mois de
juillet suivant. Nous livrâmes la mémorable bataille d'Otumba le 14
de ce même mois de juillet. Et maintenant que nous avons échappé
à tous les périls dont je viens de parler, je veux porter l'attention sur
le nombre d'hommes qu'on nous tua, tant à Mexico, au passage
des chaussées et des ponts, que dans les autres rencontres, dans la
bataille d'Otumba et sur les routes. J'affirme que dans l'espace de
cinq jours on nous massacra et sacrifia huit cent soixante hommes,
en y comprenant soixante-dix soldats que l'on tua dans le village de
Tustcpeque, avec cinq femmes de Castille. Ces derniers appartenaient
à la troupe de Narvaez. Nous perdîmes en même temps douze cents
Tlascaltèques. Il faut dire aussi qu'alors périrent Juan de Alcantara,
le vieux, avec les trois habitants de la Villa Rica qui étaient allés à
la recherche de la part d'or qui leur revenait, comme je 1 ai dit au
chapitre qui en a traité ; d'où il résulta que non-seuiement ils perdi-
376 CONQUÊTE
rent leur or, mais aussi la vie ; et si l'on veut bien le remarquer, on
verra que nous tous ne profitâmes guère des trésors qui nous étaient
échus en partage. Il est encore à noter que, s'il mourut plus
d'hommes de la troupe de Narvaez que de celle de Gortès au passage
des ponts, ce fut parce qu'ils se mirent en route chargés d'une quan-
tité d'or dont le poids les empêcha de nager et de se tirer des tranchées.
Oublions un instant tant de malheurs pour dire que nous avancions
enfin sur notre route en faisant éclater notre joie, mangeant des ca-
lebasses que dans le pays on appelle allotes. Or, remarquez qu'en
mangeant nous ne ralentissions nullement notre marche en avant
vers Tlascala, car nous voulions avant tout sortir du pays où les
Mexicains pouvaient former des masses compactes contre nous. Ils
ne cessaient pas encore, en effet, de crier et de nous mettre dans
l'impossibilité de venir à bout de leurs forces ; ils continuèrent de
nous lancer des projectiles jusqu'à notre arrivée à un petit village,
toujours en pays ennemi, où nous trouvâmes un temple fortifié dans
lequel nous pûmes nous reposer une nuit et panser nos blessures.
Il est vrai que les bataillons mexicains étaient toujours à notre pour-
suite, mais ils n'osaient plus guère arriver jusqu'à nous ; le petit
nombre de ceux qui s'en approchait semblait dire : « Voilà que vous
allez sortir de nos terres. » Du village où nous passâmes la nuit on
voyait des monticules semblables à ceux qui s'élèvent près de Tlas-
cala; cette vue nous rendait joyeux en nous donnant les illusions de
notre propre domicile. Et cependant, étions-nous bien sûrs que les
Tlascaltèques nous conservaient leur fidélité et leur bon vouloir? Sa-
vions-nous davantage si nos compatriotes de la Villa Rica étaient ac-
tuellement morts ou vivants ?
Gortès nous pria d'observer que nous étions peu nombreux, puis-
que nous ne dépassions pas quatre cent quarante hommes, avec vingt
chevaux, douze arbalétriers et sept hommes d'escopette, sans la
moindre poudre, tous blessés, boiteux ou estropiés de nos bras ; que
Notre Seigneur Jésus-Christ nous avait fait la grâce d'échapper vivants,
faveur insigne pour laquelle nous ne devions cesser de chanter ses
louanges ; que notre nombre venait de s'abaisser au chiffre de notre
départ de Cuba, puisque nous étions quatre cent cinquante lors de
notre entrée à Mexico. Gortès ajouta que maintenant il nous priait
de ne causer aucun dommage, aucun ennui aux gens de Tlas-
cala et d'avoir soin de ne leur prendre quoi que ce fût. Cette dernière
observation s'adressait aux hommes de Narvaez, parce qu'ils ne s'é-
taient pas encore habitués comme nous à témoigner, en campagne,
d'une entière soumission à leur chef. Gortès dit encore qu'il avait l'es-
poir de trouver les Tlascaltèques bons et loyaux pour nous ; mais
que si le contraire arrivait (ce qu'il plairait à Dieu de ne pas per-
mettre), il espérait qu'en gens de cœur nous retrouverions la vi-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 377
gueur de nos bras et de nos poignets, et qu'en tout cas il s'agissait
d'avancer en nous tenant bien sur nos gardes. Nos éclaireurs prirent
donc les devants et c'est ainsi que nous arrivâmes à une fontaine si-
tuée sur le penchant d'une colline. On voyait tout près comme un
reste de palissade et de parapet déjà vieux. Nos amis de Tlascala
nous avertirent que c'étaient là les limites qui séparaient le territoire
tlascaltèque de celui des Mexicains.
Nous nous donnâmes un bon temps de repos pour nous laver et
manger les quelques misérables vivres que nous avions pu nous pro-
curer. Nous reprîmes bientôt notre route et arrivâmes à un village
tlascaltèque appelé Grualiopar. On nous y fournit à manger, mais pas
avec prodigalité ; et d'ailleurs ce n'était qu'au moyen des pièces d'or
ou des chalchihuis dont plusieurs d'entre nous étaient porteurs et
sans lesquels on ne donnait rien. Nous y prîmes un jour de repos et
nous y pansâmes nos blessures et celles de nos chevaux. Aussitôt
qu'on sut, dans la capitale de Tlascala, la nouvelle de notre appro-
che, Maceescaci et les principaux personnages, avec la plupart des
habitants, et Xicotenga le vieux et Chichimecatecle, et les gens de
Griiaxocingo, s'empressèrent de partir pour nous rendre visite. Quand
ils arrivèrent au village où nous étions, ils furent embrasser Cortès,
ainsi que tous nos capitaines et soldats. La plupart avaient les lar-
mes aux yeux, surtout Maceescaci, Xicotenga, Chichimecatecle et Te-
capaneca, qui dirent à Cortès : « 0 Malinche, Malinche, combien
nous avons de regret pour votre malheur et celui de vos frères, ainsi
que du grand nombre des nôtres qui sont morts avec vous! Nous
vous avions recommandé bien souvent de ne pas vous fier aux Mexi-
cains, qui devaient un jour où l'autre vous faire la guerre. Vous n'a-
vez pas voulu nous croire. Maintenant que le mal est fait, il n'y a pas
d'autre remède possible que de panser vos blessures et vous donner
à manger. Vous êtes chez vous; prenez du repos; nous irons ensuite
à notre capitale; nous vous y logerons. Et ne va pas croire, Malinche,
que ce soit peu pour vous d'être sortis vivants de cette forte et puis-
sante ville et de ses ponts. Nous vous assurons au contraire que si
auparavant nous vous tenions pour gens de valeur, maintenant nous
vous estimons plus encore. Nous n'ignorons pas que plusieurs hom-
mes et femmes de nos villages pleurent la mort de leurs fils, de leurs
maris, de leurs frères et de leurs parents; ne vous en affligez pas et
pensez que vous devez rendre grâce à vos dieux qui vous ont conduits
jusqu'ici après vous avoir arrachés des mains d'une si grande multi-
tude de guerriers qui vous attendaient à Otumba où, nous le sûmes
il y a quatre jours, on devait tous vous massacrer. Nous voulions al-
ler à votre secours avec trente mille de nos guerriers ; si nous ne pû-
mes partir, c'est que nos hommes étaient dispersés, et nous nous oc-
cupions à les réunir. »
378 CONQUÊTE
Nous tous, Cortès, capitaines et soldats, nous les embrassâmes, les
assurant de notre reconnaissance. Notre général leur donna à tous des
joyaux d'or et quelques pierreries de celles qui avaient pu être sau-
vées; nous imitâmes à l'envi cette conduite, faisant quelque cadeau à
nos vieilles connaissances. Quelle joie ils témoignèrent en voyant
dona Luisa et doïia Marina sauvées du péril ! que de pleurs, que de
tristesse, en apprenant que tant d'Indiens n'étaient pas revenus et
avaient perdu la vie! Maceescaci surtout était désolé de la mort de sa
fille dona Elvira, et il pleura la perte de Juan Yelasquez de Léon, à
qui il l'avait donnée. C'est dans ces sentiments que nous nous ren-
dîmes à la capitale de Tlascala avec tous les caciques. Gortès fut loger
chez Maceescaci. Xicotenga offrit sa maison à Pedro de Alvarado.
Nous soignâmes nos blessures et préparâmes notre convalescence.
Quelques soldats moururent et quelques-uns tardèrent à guérir. Je
m'arrêterai là pour dire ce qui nous arriva ensuite.
CHAPITRE CXXIX
Comme quoi nous fûmes au chef-lieu de Tlascala et ce qui nous y arriva.
Il y avait une journée entière que nous étions dans le petit viltage
de Gualiopar lorsque les caciques de Tlascala, ainsi que je l'ai dit,
vinrent nous faire leurs offres généreuses, bien dignes d'être rappe-
lées et honorées de notre reconnaissance, si l'on remarque surtout
la position critique où nous nous trouvions. Quand nous arrivâmes à
la capitale tlascaltèque, on nous y logea comme j'ai dit. Il paraît que
Cortès s'empressa de s'informer de l'or, valant environ quarante mille
piastres, qui formait la part réservée aux habitants de la Villa Rica
et qui avait été apporté à Tlascala. Maceescaci et Xicotenga le
vieux, appuyés du dire d'un de nos soldats, qui était resté là blessé
et n'avait point assisté à notre déroute de Mexico, répondirent qu'un
certain Juan de Alcantara et deux autres habitants étaient venus de
la Villa Rica et avaient tout emporté, sur une lettre de Gortès que
notre soldat montrait et que les messagers avaient laissée aux mains
de Maceescaci, contre la remise de l'or. En s'informant de la manière
et du moment de leur départ, on arriva à comprendre qu'il avait eu
lieu dans les jours mêmes où Mexico nous faisait la guerre, et que
par conséquent ils avaient été tués en route et l'or leur avait été
enlevé.
Nous avions encore le chagrin de ne rien savoir de la Villa Rica
et de craindre qu'il ne fut arrivé quelque malheur à nos camarades.
Cortès se décida à écrire, au moyen de trois Tlascaltèques, pour faire
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 379
connaître à la Villa les grands dangers que nous venions de courir à
Mexico et comment nous avions réussi à sauver nos vies, mais sans
mentionner le nombre des hommes qui avaient succombé. Il recom-
mandait aux gens du port d'être bien sur le qui-vive, de redoubler
de surveillance et de lui envoyer quelques soldats valides s'ils en
avaient; il ajoutait qu'on gardât bien Narvaez et Salvatierra, et que,
s'il y avait de la poudre ou des arbalètes, on lui en expédiât, parce
qu'il prétendait retourner aux environs de Mexico. Il suppliait en
même temps Caballero, qui était resté en qualité de commandant et
de capitaine de la mer, d'empêcher qu'aucun navire allât à Cuba et
que Narvaez recouvrât sa liberté; que si deux des navires de Narvaez
qui étaient restés au port lui paraissaient peu propres à supporter la
mer, il les fît échouer et lui en envoyât les matelots avec toutes leurs
armes.
Les messagers partirent train de poste et revinrent de même, avec
des lettres où l'on disait qu'on n'avait pas été attaqué ; que quant à
Juan de Alcantara et aux deux autres habitants qu'on avait envoyés
chercher l'or, ils avaient dû être massacrés en route; les gens de la
Villa savaient, par le cacique gros de Gempoal, la guerre qu'on nous
avait faite à Mexico. Le capitaine de la mer écrivait aussi qu'il exécu-
terait tout ce que Gortès lui commandait; qu'il enverrait les soldats;
qu'un des navires était bon; que l'autre, on le ferait échouer; qu'il
expédierait ses matelots dont le nombre était insignifiant, attendu que
beaucoup d'entre eux étaient tombés malades et avaient succombé.
Ce secours promis de la Villa Rica ne tarda pas en effet à arriver : il
consistait en quatre soldats et trois marins, en tout sept hommes,
commandés par un certain Lencero, qui fut plus tard le propriétaire
de l'auberge qui porte son nom. Lorsqu'ils arrivèrent à Tlascala,
comme ils étaient maigres et malades, nous en faisions l'objet de nos
railleries, nous moquant d'eux et les appelant : « le grand renfort de
Lencero. » Sur sept soldats, cinq étaient atteints de bubas et les
deux autres enflés du ventre.
Mais ne plaisantons pas et disons plutôt ce qui nous arriva à Tlas-
cala avec Xicotenga le jeune et sa grande malveillance pour nous. On
n'a pas oublié qu'il avait commandé toutes les forces de Tlascala
lorsqu'on nous y fit la guerre dont j'ai parlé dans le chapitre qui s'y
rapporte. Le fait est que lorsqu'on sut dans cette ville que nous étions
sortis de Mexico en fuyards, qu'on nous avait tué beaucoup de monde,
tant des nôtres que de ceux de Tlascala qui nous accompagnaient, et
que nous venions chercher secours et protection dans cette province,
Xicotenga le jeune se mit à convoquer ses parents, ses amis et tous
ceux qu'il croyait devoir partager ses sentiments, leur disant que, de
jour ou de nuit, au moment qui paraîtrait le plus opportun, il fallait
tomber sur nous, nous massacrer et faire alliance avec h1 soigneur
380 CONQUÊTE
de Mexico, Coadlavaca, qu'on venait d'élever àla dignité royale ; qu'au
surplus, avec les étoffes que nous avions laissées en garde à Tlascala
et l'or que nous n'aurions pas manqué d'emporter en sortant de
Mexico, on trouverait des éléments de butin et le moyen de s'enri-
chir. Lorsque le vieux Xicotenga, son père, apprit cela, il l'en que-
rella vivement et lui dit d'abandonner ses projets; que c'était mal et
que si Maceescaci et Chichimecatecle venaient à tout savoir, ils l'en
puniraient peut-être de mort ainsi que ceux qu'il aurait entraînés
dans son plan. Mais le père avait beau dire; le jeune homme n'en
prenait aucun souci et continuait à chercher les moyens de réaliser
son dessein. Tant il fit que Chichimecatecle, qui était son ennemi
mortel, en eut connaissance. Il le dit à Maceescaci et ensemble ils
firent un accord et même convoquèrent un conseil auquel on fit assis-
ter Xicotenga le vieux et les caciques de Guaxocingo. On arrêta et
amena prisonnier Xicotenga le jeune devant la réunion.
Alors Maceescaci prit la parole et dit que sans doute on n'avait pas
oublié que, pendant au moins cent ans avant l'époque présente, ja-
mais on n'avait vu à Tlascala la prospérité dont on jouissait depuis
que les teules y étaient passés; qu'en aucun temps leur province
n'avait été aussi respectée ; qu'on y avait des étoffes de coton, de l'or
et du sel, dont on ne mangeait plus depuis longtemps, que partout
où les Tlascaltèques allaient en compagnie des teules, on les honorait
pour eux-mêmes et on n'avait pas dédaigné de les combattre et d'en
tuer un grand nombre récemment à Mexico ; il ne fallait pas oublier
d'ailleurs que leurs aïeux avaient depuis longtemps prophétisé qu'il
viendrait des hommes des pays où le soleil se lève pour les gouver-
ner. Pour quel motif maintenant Xicotenga méditerait-il ses trahi-
sons et ses plans de guerre avec le but de nous massacrer? C'était
là une vilaine action, et il était impossible d'excuser une telle mé-
chanceté et de pareilles folies, rêvées par un homme de mauvais cœur;
tandis qu'il était bien plus naturel, en nous voyant victimes de cette
déroute, de venir à notre aide, pour que, une fois remis de nos bles-
sures, on tombât de nouveau sur les villages amis de Mexico.
A ces observations de Maceescaci et de Xicotenga l'aveugle, le
jeune guerrier répondit que son dessein était très-sensé, puisqu'il
avait pour objet de faire la paix avec les Mexicains. Il ajouta d'autres
impertinences que ses auditeurs ne purent souffrir; Maceescaci, Chi-
chimecatecle et même le vieux père aveugle se levèrent irrités, saisi-
rent le jeune Xicotenga par ses vêtements, les lui déchirèrent et, le
poussant outrageusement, l'envoyèrent rouler au bas des degrés sur les-
quels ils se trouvaient, après l'avoir mis en très-mauvais état. Ils l'au-
raient tué s'ils n'en avaient été empêchés par les égards qu'ils devaient à
son père; mais ils s'emparèrent de tous ses partisans et les retinrent
en prison. Comme d'ailleurs nous n'étions en ce moment que des
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 381
réfugiés nous ne jugeâmes pas qu'il y eût opportunité à réclamer un
châtiment, et Gortès ne se hasarda pas à parler à ce sujet. Je fais
mémoire ici de cet événement pour qu'on voie à quel point les Tlas-
callèqucs furent bons et loyaux à notre égard et combien nous leur
étions redevables, surtout au vieux Xicotenga qui avait, dit-on, con-
damné son fils à mort après avoir pris connaissance de sa trahison
et de ses projets.
Mais revenons à notre récit. Il y avait déjà vingt-deux jours que
nous étions dans cette ville, occupés à préparer notre convalescence
en pansant nos blessures, lorsque Gortès résolut d'aller à la province
de Tepeaca, située près de là, et à quelques autres villages du district
voisin, appelé Gachula, afin d'y venger la mort de plusieurs soldats,
tant de notre expédition que de celle de Narvaez, qui y avaient été
massacrés en passant pour se rendre à Mexico. Notre général en
avertit ses capitaines; mais lorsqu'on en donna avis aux soldats de
Narvaez, leur annonçant qu'ils allaient de nouveau partir en guerre;
comme ils n'en avaient guère l'habitude et qu'ils venaient d'échapper
au désastre de Mexico, au passage des ponts et à la bataille d'Otumba;
comme ils aspiraient d'ailleurs à revenir à l'île de Cuba, à leurs In-
diens et à leurs mines d'or, ils maudirent et Gortès et sa manie de
conquête.
Andrès de Duero était le plus mécontent de tous, je veux dire
celui-là même qui avait été l'associé du général, ainsi que je l'ai suf-
fisamment expliqué dans les deux chapitres qui traitent de ce sujet.
Ils ne trouvaient pas assez de malédictions pour les lancer contre l'or
que Gortès leur avait donné, à lui et aux autres capitaines, puisque
tout se perdit au passage des ponts. Satisfaits, au surplus, d'avoir pu
échapper vivants aux affreuses attaques que les Mexicains leur avaient
livrées, ils résolurent de dire à Gortès qu'ils ne voulaient nullement
aller à Tepeaca ni faire aucune campagne, mais bien retourner à leurs
établissements, ajoutant qu'ils avaient assez perdu en abandonnant
Cuba. Gortès leur répondit d'une manière affable et affectueuse, dans
l'espoir de les gagner à son dessein d'aller à Tepeaca; mais les
pourparlers furent inutiles. Ils ne se rendirent pas à ses raisonne-
ments.
Voyant d'ailleurs que leur refus n'avait aucune influence sur la dé-
termination de Gortès, ils prirent le parti de lui faire des sommations
légales par-devant notaire, pour qu'il se décidât à revenir à la Villa
Rica. Ils lui objectaient que nous n'avions ni chevaux, ni escopettes,
ni arbalètes, ni poudre, ni fil pour fabriquer des cordes d'arc, ni pro-
visions d'aucune espèce; que nous étions tous blessés; que, des deux
troupes réunies de Gortès et de Narvaez, il ne restait plus que quatre
cent quarante soldats; que les Mexicains nous prendraient tous nos
ports, nos passages, et que nos navires seraient bientôt rongés par
382 CONQUÊTE
les tarets. A ces raisons ils en ajoutèrent une infinité d'autres pour
en faire la base de leur sommation. Après l'avoir lue et remise à
Cortès, on reçut de lui pour réponse l'exposé de plus de motifs favo-
rables qu'on n'en avait allégué de contraires. Au surplus, la plupart
de ceux qui étaient venus avec Cortès le prièrent de ne donner l'auto-
risation de partir ni aux gens de Narvaez ni à aucune autre personne,
attendu que nous devions tous nous mettre en mesure de servir Dieu
et le Roi, ce qui était plus louable que de retourner à Cuba.
Après la réponse de Cortès, lorsque les gens qui lui avaient fait la
sommation s'aperçurent que nous nous efforcions de seconder ses pro-
jets et de mettre obstacle à la réalisation de leur plan; quand d'ailleurs
ils nous entendirent prétendre qu'il serait contraire au service de Dieu
et de Sa Majesté d'abandonner un général en campagne, il s'ensuivit
l'échange de beaucoup de pourparlers dont le résultat définitif fut
que les mutins se résolurent à accompagner notre chef dans toutes
ses entreprises. Mais Cortès leur promit que, l'occasion s'en présen-
tant, il leur permettrait de retourner à l'île de Cuba. Ils n'eu conti-
nuèrent pas moins leurs plaintes contre cette conquête qui leur avait
coûté si cher, puisqu'elle avait eu pour conséquence l'abandon de
leurs maisons, la perte de leur repos et leur arrivée dans un pays où
leur vie était sans cesse menacée. Ils prétendaient que si nous entrions
encore en guerre avec le pouvoir de Mexico, — chose qui ne pouvait
manquer d'arriver tôt ou tard, — il nous serait certainement impos-
sible de soutenir les attaques de nos ennemis, à en juger par ce qu'on
avait vu à Mexico, au passage des ponts et dans la mémorable bataille
d'Otumba. Ils ajoutaient que Cortès, d'une part, ne voulant pas cesser
de commander, tenait à continuer d'être le maître, tandis que nous,
d'un autre côté, n'ayant absolument rien à perdre que nos personnes,
nous ne refusions nullement de le suivre. Ils disaient encore bien
d'autres choses que les circonstances obligeaient à ne pas réprimer.
Mais il ne se passa pas longtemps sans que notre chef leur donnât
enfin l'autorisation du départ, ainsi que j'aurai soin de le dire en son
lieu.
Pour à présent, quoique je sois las de relever les erreurs du chro-
niqueur Gromara, il faut bien que je parle des informations que, dit-il,
on lui donna, et qui certainement ne lui ont pas fait écrire la vérité.
Je ne me suis pas arrêté dans tous les chapitres à relever ses erreurs;
mais maintenant, au sujet des sommations dont je viens de parler, je
ne saurais omettre de faire remarquer que le chroniqueur ne dit nul-
lement si ce furent les gens de Narvaez ou les nôtres qui les adres-
sèrent à Cortès. En écrivant ce qu'il écrit, il n'a pas d'autre but que
d'élever Cortès jusqu'aux nues et d'humilier tous ceux qui partirent
avec lui. Nous avons donc cru, nous les véritables conquistadores, qui
voyons qu'on écrit ainsi notre histoire, que sans nul doute G-omara
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 383
reçut sa récompense pour dénaturer les faits, car il est certain que
c'était nous qui soutenions Cortès dans toutes ses batailles et ren-
contres, et je ne vois pas pourquoi le chroniqueur vient maintenant
nous enlever notre mérite en donnant à entendre que nous sommions
le général de se retirer.
Gomara prétend encore qu'en répondant à ces sommations, Gortès
nous disait, pour relever notre courage, qu'il enverrait chercher Juan
Velasquez de Léon et Diego de Ordas, l'un au Panuco avec ses trois
cents soldats, et l'autre au Guazacualco avec ses hommes. Or, comment
cela aurait-il pu être ainsi, puisque, lorsque nous revînmes à Mexico
au secours de Pedro de Alvarado, on abandonna le projet d'envoyer
Juan Velasquez de Léon au Panuco et Diego de Ordas au Guazacualco,
ainsi que je l'ai longuement écrit dans le chapitre qui en a traité?
Ces capitaines, au contraire, revinrent à Mexico avec nous au secours
de Pedro de Alvarado; il est même certain que, dans la déroute,
Juan Velasquez de Léon mourut au passage des ponts, et que Diego
de Ordas n'en sortit qu'au prix de trois blessures des plus graves,
comme je l'ai raconté avec les détails de l'événement. D'où l'on peut
conclure qu'il ne manque au chroniqueur Gomara, pour compléter sa
belle rhétorique, que de dire les faits tels qu'ils se sont passés.
Je n'ai pu m'empêcher de remarquer encore qu'à propos de la ba-
taille d'Otumba il prétend que, sans le secours personnel de Gortès
nous aurions tous été perdus, et qu'il fut le seul auteur de la victoire
en donnant du poitrail de son cheval sur le chef qui portait l'étendard
de Mexico. J'ai déjà dit et je répète que Gortès est digne de toutes
les louanges pour avoir été un bon et valeureux capitaine, mais que
nous devons surtout rendre grâces à Dieu, qui intervint de sa divine
miséricorde pour nous aider et nous soutenir. J'ajoute qu'il faut féli-
citer Gortès d'avoir eu à ses côtés tant de braves officiers et de coura-
geux soldats qui, après Dieu, furent sa force et son soutien. C'est
nous qui chargions les bataillons ennemis; c'est avec notre aide qu'il
put faire et soutenir de si brillantes campagnes, comme je l'ai expli-
qué dans les chapitres qui précèdent; car Gortès ne se séparait jamais
des capitaines que j'ai déjà nommés et que je nommerai encore :
Pedro de Alvarado, Ghristoval de Oli, Gonzalo de Sandoval, Francisco
de Morla, Luis Marin, Francisco de Lugo, Gonzalo Dominguez, ainsi
que d'autres bons et valeureux soldats qui marchaient à pied, car en
ce temps-là nous ne pûmes partir de Cuba qu'avec seize chevaux, et,
les eût-on payés mille piastres, on n on aurait pas trouvé davantage.
Gomara assure donc que Cortès seul fut le vainqueur d'Otumba.
Pourquoi ne parle-t-il point de l'héroïque conduite des capitaines
que je viens de nommer et de leurs courageux soldats, dans cette
mémorable bataille? Ce silence donne à croire qu'il n'écrit que pour
la glorification de Gortès, puisqu'il ne fait mention d'aucun de nous.
384 CONQUÊTE
Qu'on demande cependant à cet intrépide soldat, qui s'appelait Chris-
toval de Olea, combien de fois il se trouva mêlé personnellement aux
efforts que l'on faisait pour sauver la vie de notre commandant ! C'est
même dans cet honorable emploi qu'il perdit sa propre existence, avec
beaucoup d'autres camarades, pour protéger celle de son chef, dans
les tranchées et les ponts, au siège de Mexico. J'oubliais de dire
qu'une autre fois, dans l'affaire de Suchimilco, Olea fut grièvement
blessé en sauvant Cortès, et je rappellerai une fois pour toutes, afin
d'éviter toute erreur, qu'il ne faut pas confondre Christoval de Olea
avec Christoval de Oli.
Quant à ce que dit le chroniqueur de la charge personnelle de
Cortès sur le chef mexicain, qui eut pour effet d'abattre sa bannière,
le fait est irrécusable; mais j'ai déjà rapporté qu'un certain Juan de
Salamanca, natif d'Ontiveros, et qui devint, après la prise de Mexico,
alcalde mayor de Guazacualco, fut celui qui tua ce chef d'un coup de
lance, enleva son riche panache et l'offrit à Cortès. C'est même ce
panache que Sa Majesté donna pour écusson à Salamanca. Si je fais
mémoire de tout cela, ce n'est pas pour empêcher qu'on glorifie notre
capitaine Cortès, ni pour diminuer son mérite : on lui doit tous les
honneurs, toutes les louanges, toute la gloire des batailles et vic-
toires jusqu'à la conquête définitive de la Nouvelle-Espagne, autant
qu'on puisse en prodiguer en Gastille aux capitaines les plus renom-
més, à l'égal des triomphes dont les Romains honoraient Pompée,
Jules César et les Scipions; et encore dirai-je que Cortès est plus
digne d'éloge que les grands hommes de l'ancienne Rome.
Gomara dit aussi que Cortès fit tuer secrètement Xicotenga le jeune,
à Tlascala, à cause des trahisons qu'il méditait pour nous faire périr.
Ce n'est pas ainsi que cela se passa : où notre général donna l'ordre
de le pendre, ce fut dans un village près de Tezcuco, ainsi que je
l'expliquerai bientôt en en donnant les motifs.
Le chroniqueur dit aussi que tant de milliers d'Indiens faisaient
campagne avec nous, qu'il embrouille ses comptes à force de les
exagérer. Il prétend encore, à propos des villes, des bourgs et des vil-
lages, que les maisons se comptaient par milliers, tandis qu'il n'y en
avait pas la cinquième partie de ce qu'il avance. Si Ton effectuait le
total de tout ce qu'il énumère dans son livre, on trouverait dans ce
pays plus de millions d'hommes que dans toute la Castille; car il ne
l'ait pas plus de cas de dire mille que quatre-vingt mille, et c'est en
cela qu'il met son mérite, cherchant toujours à conter dans son his-
toire ce qu'il croit agréable à ses lecteurs, sans s'inquiéter de la réa-
lité de ce qu'il écrit. Que les curieux lecteurs veuillent bien remar-
quer la différence qu'il y a entre son histoire et mon récit, lequel
est littéralement la fidèle reproduction de ce qui est arrivé. Qu'on ne
se laisse ,pas éblouir par la rhétorique et le style fleuri de Gomara;
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 385
il est bien entendu que son élégance dépasse même ma grossièreté.
Mais, dans mon livre, la vérité tient lieu d'art et de savoir-faire.
Cessons donc de nous occuper de tant d'erreurs pour dire que, quant
à moi, je me dois à la réalité des faits et nullement à la flatterie en-
vers les personnes. Déplorons, en finissant, non-seulement le tort
que le chroniqueur a causé en se basant sur des informations erro-
nées, mais celui dont il a été l'occasion pour le docteur Illescas et
pour Pablo Jovio, qui ont emprunté son récit.
Reprenons le fil de notre histoire, et disons comme quoi nous con-
vînmes de marcher sur Tepeaca. Ce qui arriva dans cette campagne,
je le vais dire à la suite l.
CHAPITRE CXXX
Comme quoi nous fûmes à la province de Tepeaca. Ce que nous y fîmes,
et autres choses qui advinrent.
Cortès demanda aux caciques de Tlascala cinq mille hommes de
guerre, afin de se mettre en campagne dans le but de châtier les vil-
lages où l'on avait tué quelques Espagnols. C'étaient surtout Tepeaca,
Cachula et Tecamachalco, qui se trouvaient à six ou sept lieues de
Tlascala. C'est avec une véritable satisfaction que les caciques avaient
armé à cet effet quatre mille Indiens, car Maceescaci et Xicotenga le
vieux désiraient marcher contre ces villages, plus encore que nous-
mêmes, attendu qu'on était venu piller plusieurs établissements dé-
pendant de Tlascala, outrage qui les disposait à merveille à porter la
guerre chez ces voisins. D'autre part, après que les Mexicains nous
eurent chassés de leur capitale, sachant que nous avions cherché un
refuge chez les Tlascaltèques, ils ne doutèrent pas un moment qu'une
fois rétablis nous ne tombassions, avec le secours des troupes de
Tlascala, sur les pays les plus rapprochés de nos alliés. Aussi s'em-
pressèrent-ils d'envoyer, dans toutes les provinces où ils supposaient
que nous irions, plusieurs bataillons d'hommes de guerre pour y
tenir garnison. C'était à Tepeaca que se trouvait réuni le plus grand
nombre de ces guerriers. Maceescaci et Xicotenga ne l'ignoraient pas
1. Les conditions de la campagne de Cortès vont changer de la manière la plus
radicale. Ce grand homme de guerre vient de perdre, à la sortie de Mexico, son artil-
lerie, la plus grande partie de ses chevaux, son armement le plus ordinaire même,
pour tomber dans une situation qui le rend sous ce rapport inférieur aux ennemis
avec lesquels il va se trouver aux prises. C'est ici que son génie, absolument isolé
des moyens matériels qui d'abord lui avaient assuré une supériorité marquée sur ses
adversaires, devient l'unique guide et le soutien de la campagne entièrement nou-
velle qui va s'ouvrir.
25
386 CONQUETE
et on peut même dire qu'ils vivaient à ce sujet dans une crainte con-
tinuelle.
Quand nous fûmes tous bien préparés, nous nous mîmes en marche
sans artillerie et sans escopettes, puisque nous avions tout perdu au
passage des ponts. Il est vrai néanmoins que quelques escopettes
avaient été sauvées; mais nous n'avions pas de poudre. Nous partîmes
au nombre de seize cavaliers, six arbalétriers et quatre cent vingt
soldats, la plupart armés d'épées et de rondaches, avec quatre mille
alliés de Tlascala. Nous n'emportions de provisions que pour un jour,
parce que le pays où nous allions est bien peuplé, bien pourvu de
maïs, de poules et de petits chiens de la contrée ; nos éclaireurs mar-
chaient en avant, selon l'habitude. Ce fut dans le plus grand ordre que
nous arrivâmes en un point distant de trois lieues de Tepeaca, où nous
nous reposâmes une nuit. A notre passage dans les maisons et les
établissements qui étaient sur la route, nous trouvions tout dégarni
d'ustensiles et de provisions, car on avait su que nous nous dispo-
sions à attaquer ces villages. Afin de ne rien faire, du reste, qui ne
fût absolument justifiable et strictement dans les règles, Gortès fit
annoncer que nous allions à Tepeaca, au moyen de six Indiens et
quatre femmes, pris dans la localité où nous avions fait halte. Ils
avaient mission de dire que nous nous rendions dans ce bourg pour
y découvrir les auteurs de la mort de dix-huit Espagnols qui avaient
été massacrés, sans motif aucun, tandis qu'ils gagnaient Mexico. Nous
voulions aussi savoir pourquoi, tout récemment, quelques bataillons
mexicains, aidés des habitants de Tepeaca, étaient venus dévaliser
plusieurs établissements appartenant à nos alliés les Tlascaltèques.
Gortès faisait dire encore aux habitants de Tepeaca de venir paisible-
ment au-devant de lui à l'endroit où nous nous trouvions, afin de
contracter alliance avec nous et de s'engager à renvoyer les Mexicains
de leurs villages, sans quoi nous marcherions contre eux, et, les tenant
pour rebelles et pour assassins de grande route, nous mettrions tout
à feu et à sang dans leur pays et les réduirions en esclavage.
Quelle que fût la fierté des paroles que nous leur fîmes adresser
par les six Indiens et les quatre femmes de leur propre village, ils
trouvèrent des termes plus fiers encore pour la réponse qu'ils nous
envoyèrent par ces six mêmes Indiens accompagnés de deux Mexi-
cains; ceux-ci n'hésitèrent pas à venir, parce qu'ils savaient très-bien
que nous ne faisions jamais aucun outrage, et que nous donnions
plutôt quelque petit présent aux messagers qu'on nous adressait. Ceux
qui vinrent de Tepeaca en cette occasion s'exprimaient, au nom des
capitaines mexicains, en paroles altières qui leur étaient inspirées
par les victoires récemment remportées sur nous aux ponts de Mexico.
Gortès fit donner une pièce d'étoffe à chacun des messagers, en les
chargeant encore de sommer les habitants de Tepeaca de venir lui
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 387
parler sans aucune crainte, ajoutant que, puisque les Espagnols qu'on
avait lues ne sauraient être rappelés à la vie, il ne pouvait plus être
question que de traiter de la paix, avec la résolution de pardonner les
assassinats par eux commis. On leur écrivit une lettre à ce sujet. Ce
n'est pas qu'on eût l'espoir qu'ils la comprissent, mais on voulait que,
par la vue du papier de Castille, ils ne pussent douter que c'était un
message de nous. Gortès pria les deux Mexicains venus avec les six
Indiens de Tepeaca, de nous rapporter la réponse. Ils revinrent en
effet, disant que nous ne devions point passer outre, mais retourner
par où nous étions venus, sans quoi les Mexicains espéraient bien
faire bombance avec nos corps, plus encore qu'à Mexico lors du pas-
sage des ponts, et après la bataille d'Otumba.
En présence de cette situation, Gortès se concerta avec ses capitaines
et soldats, et il fut convenu qu'un notaire dresserait un acte de tout
ce qui s'était passé, par lequel on tiendrait désormais pour esclave
tout allié de Mexico qui aurait causé mort d'homme parmi les Espa-
gnols, ainsi que l'avaient déjà fait ceux qui, après avoir juré obéis-
sance à Sa Majesté, s'étaient révoltés, nous tuant environ huit cent
soixante hommes et soixante chevaux. Devaient au surplus être inscrites
dans la même catégorie les différentes peuplades qui avaient agi en
brigands et assassins de grande route. Après avoir dressé ce docu-
ment, on le porta à la connaissance des Tepeacans, en les invitant
encore à entrer dans notre alliance. Mais ils persistèrent à répondre
que, si nous ne nous hâtions de nous en retourner, ils tomberaient
sur nous ; et ils se préparèrent en conséquence, tandis que nous en
faisions autant de notre côté.
Le lendemain, nous eûmes en effet une grande bataille avec les
Mexicains et les Tepeacans, dans une plaine couverte de plantations
de maïs et de magueyes. Quoique nos adversaires se battissent avec
courage, ils furent promptement défaits par nos cavaliers. Il est vrai
que nous autres, fantassins, ne perdîmes pas non plus notre temps,
et il est surtout juste de dire que nos alliés de Tlascala combattirent
et se lancèrent à la poursuite de l'ennemi avec la plus grande ardeur.
Il y eut là beaucoup de morts parmi les Mexicains et les habitants de
Tepeaca. Nous perdîmes seulement trois Tlascaltèques; on nous
blessa deux chevaux dont l'un mourut. Des blessures que reçurent
douze de nos soldats, aucune ne fut dangereuse. Après la victoire
nous réunîmes plusieurs Indiennes et des enfants qu'on ramassa dans
la campagne et dans les maisons. Quant aux hommes, nous crûmes
devoir les abandonner aux amis de Tlascala, qui en faisaient leurs
esclaves.
Lorsque ceux de Tepeaca virent que les Mexicains, malgré leurs
fanfaronnades, ne les empêchaient pas d'être battus les uns et les
autres, on convint que, sans en rien dire aux gens de la garnison, on
388 CONQUÊTE
viendrait nous trouver dans notre quartier. Nous accueillîmes leur
démarche et reçûmes leur serment d'obéissance à Sa Majesté. On
chassa les Mexicains des maisons de Tepeaca, où nous entrâmes
nous-mêmes à leur place. C'est là que nous fondâmes une ville qui
reçut le nom de Segura de la Frontera, parce que la localité se trou-
vait sur la route de la Villa Rica, au centre d'un grand nombre de
villages assujettis à Mexico et d'une campagne couverte de plantations
de maïs, et que, d'autre part, ce point était situé aux confins des
terres de Tlascala. On nomma les alcaldes et les regidores, et l'ordre
fut donné de faire des expéditions aux alentours, surtout contre les
peuplades où des Espagnols auraient été tués. C'est alors qu'on fit
fabriquer le fer qui devait servir à marquer les esclaves ; la marque
figurait la lettre G, qui voulait dire : Guerre. Nous partîmes de
Segura de la Frontera pour parcourir tous les environs. Nous fûmes
à Cachula, à Tecamachalco, au village des Guayavas et en d'autres
villages dont je ne me rappelle pas les noms. C'est à Cachula qu'on
avait tué quinze Espagnols; nous y fîmes un grand nombre d'esclaves.
Nous n'employâmes d'ailleurs pas plus de quarante jours pour châtier
et pacifier définitivement tout le district.
Ce fut en ce même temps que l'on éleva, à Mexico, un autre grand
seigneur à la dignité royale, parce que celui qui nous chassa de la
capitale venait de mourir de la petite vérole.l Le nouveau monarque
était neveu ou proche parent de Montezuma; on l'appelait Guatemuz1.
C'était un jeune homme de vingt- cinq ans, de bel aspect pour un In-
dien et d'un courage à toute épreuve. Il imposait de telle manière à
ses sujets que tous en avaient peur. Il était marié avec une fille de
Montezuma, qui, eu égard à la race, pouvait être regardée comme une
belle femme. Lorsque Guatemuz, roi de Mexico, apprit la déroute de
sa garnison de Tepeaca et sut que les habitants de cette localité,
ayant juré obéissance à Sa Majesté l'Empereur Charles-Quint, nous
servaient et nous donnaient des vivres, et que d'ailleurs nous nous
étions établis sur leur territoire, il en vint à craindre de voir notre
influence s'étendre vers Guaxaca2 et autres provinces qui viendraient
augmenter nos alliances. Il envoya donc des messagers dans toutes ces
localités, pour engager les Indiens à être sur le qui-vive et à se tenir
constamment sous les armes. Il faisait remettre des joyaux d'or aux
caciques; il dispensait plusieurs peuplades de payer tribut et surtout
il prenait soin d'envoyer de vaillants capitaines avec de bonnes garni-
sons, afin d'empêcher que nous envahissions ces contrées. Il y faisait
1. Bernai Diaz a commis la faute de transformer beaucoup trop la plupart des noms
propres. 11 abuse actuellement de cette babitude à propos du personnage le plus
intéressant de cette histoire. Guatemuz, c'est Guatimozin, le malheureux monarque
que nous verrons bientôt se couvrir de gloire à la défense de sa capitale.
2. Cette province et sa capitale portent actuellement le nom de Oajaca.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 389
proclamer qu'on eût à se défendre avec fermeté contre nous, afin d'é-
viter qu'il ne leur arrivât la même chose qu'à Tepeaca, siège de
notre villa, dont on n'était pas éloigné de plus de douze lieues. Pour
qu'il n'y ait pas confusion, je dirai qu'un de ces villages dont je viens
de parler s'appelle Gachula, et l'autre Guacachula. Je réserve pour
une opportunité meilleure le soin de raconter ce qui se passa à
Guacachula, afin de dire qu'à cette époque des messagers arrivèrent
de la Villa Rica, annonçant qu'un navire de Cuba venait d'y abor-
Mer avec des soldats.
CHAPITRE CXXXI
Comme quoi un navire vint de Cuba, envoyé par Diego Velasquez, ayant pour capi-
taine Pedro Barba. Le moyen dont se servit, pour s'emparer de sa personne, l'ami-
ral que Cortès avait chargé de garder la mer.
Tandis que nous étions occupés dans cette province de Tepeaca à
châtier ceux qui avaient causé la mort de nos dix-huit compatriotes,
et que, invités par nous à vivre en paix, les habitants prêtaient le ser-
ment d'obéissance à Sa Majesté, des lettres nous furent envoyées de
la Villa Rica pour annoncer l'arrivée d'un navire commandé par un
hidalgo, nommé Pedro Rarba, grand ami de Gortès. Il avait été lieu-
tenant de Diego Velasquez à la Havane. Il n'amenait avec lui que
treize soldats, un cheval et une jument, parce que son navire était de
fort petites dimensions. Il apportait des lettres à ce même Pamphilo
de Narvaez que Diego Velasquez avait envoyé contre nous. On croyait
fermement que la Nouvelle-Espagne s'était rangée sous son drapeau;
c'est même pour cela que Diego Velasquez lui faisait dire que, dans
le cas où il n'aurait pas déjà tué Gortès, il se hâtât de le lui envoyer
prisonnier à Cuba, pour qu'il pût lui-même l'expédier en Gastille,
conformément aux ordres de don Juan Rodriguez de Fonseca, évêque
de Rurgos et archevêque de Rosano, président du Conseil des Indes,
qui en demandait l'envoi avec plusieurs de nos capitaines. Diego Ve
lasquez ne doutait pas que nous n'eussions été complètement défaits;
il croyait du moins que Narvaez était devenu le véritable commandant
de la Nouvelle-Espagne.
Or, aussitôt que Pedro Rarba fut entré dans le port et qu'il y eut
jeté l'ancre, l'amiral de la mer, nommé Pedro ou Juan Caballero,
s'empressa d'aller lui rendre visite dans une embarcation montée par
de bons matelots et bien munie d'armes soigneusement dissimulées.
Il se rendit ainsi au navire de Pedro Rarba. Après l'échange des poli-
tesses habituelles : « Gomment se porte Votre Grâce ? » après s'être
mutuellement salués et embrassés, selon l'usage, Pedro Caballero
390 CONQUETE
s'informa du senor Diego Velasquez, gouverneur de Cuba : comment
allait sa santé ? A quoi Pedro Barba répondit qu'il était très-bien. Vint
ensuite le tour du senor Pamphilo de Narvaez, à propos duquel le
Pedro Barba et les personnes qui venaient avec lui demandèrent com-
ment allaient ses affaires avec Gortès. On répondit que tout marchait
fort bien; que Gortès était en fuite, toujours révolté, avec une ving-
taine de ses compagnons; que Narvaez était riche et prospère, et le
pays excellent. En continuant la conversation, les visiteurs dirent à
Pedro Barba qu'il y avait un village tout près sur la côte ; qu'il voulu*
bien débarquer pour s'y reposer et y fixer son séjour ; qu'on lui four-
nirait des vivres et tout ce dont lui et ses Hommes auraient besoin,
attendu que ce village en avait l'obligation.
Bref, les paroles des visiteurs furent si engageantes que les nou-
veaux venus se laissèrent conduire à terre dans l'embarcation de Pedro
Gaballero et dans quelques autres canots provenant des navires mouillés
dans le port. Lorsque l'amiral, entouré d'un bon nombre de matelots,
les vit définitivement débarqués, il dit à Pedro Barba : «Vous êtes mes
prisonniers, au nom de mon seigneur et capitaine Gortès. » C'est ainsi
qu'on s'emparad'eux ; ils en furent tout ébahis. Les voiles, le gouvernail et
la boussole furent retirés du navire et les hommes envoyés à Gortès,
à Tepeaca. Nous eûmes grand plaisir à apprendre le secours qui nous
venait au meilleur moment, car, durant la petite campagne dont je
viens de parler, nous n'étions pas tellement à l'abri des accidents que
plusieurs d'entre nous n'y reçussent des blessures, tandis que d'au-
tres tombèrent malades de fatigue. Gomme nous étions toujours
chargés de nos armes et que nous ne nous reposions ni jour ni nuit,
le sang et la poussière se figeaient dans nos entrailles et nous les
rendions ensuite par le corps et par la bouche ; c'est au point qu'en
quinze jours nous perdîmes cinq de nos camarades, de douleur au
côté1.
Je dois dire aussi qu'avec Pedro Barba arrivait un certain Francisco
Lopez, qui plus tard fut habitant et devint regidor de Guatemala. Gor-
tès fit à Barba un très-honorable accueil ; il le nomma capitaine d'ar-
balétriers et il en reçut la nouvelle que Diego Velasquez se préparait
à envoyer de Cuba un autre petit navire chargé de provisions. Ce bâ-
timent vint en effet huit jours après. Son capitaine .était un hidalgo
natif de Médina del Gampo, nommé Rodrigo Morcjon de Lobera; il
amenait avec lui huit soldats, une jument, six arbalètes et beaucoup
de fil à fabriquer des cordes d'arcs. On s'empara d'eux par le même
1. Ce fait est des plus dignes de remarque. Cinq morts par la pleuro-pncumonie!
Il n'est pas nécessaire de dire que l'auteur se fait illusion sur la cause de ces atteintes.
Le froid des nuits après les ardeurs solaires du jour, voilà l'ennemi réel du soldat en
campagne sur ce plateau. La fluxion de poitrine est, aujourd'hui comme alors, l'en-
nemi le plus redoutable du plateau.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 391
procode employé pour Pedro Barba et on les envoya à Segura de la
Frontera. Nous nous réjouîmes beaucoup de ces renforts ; Cortès leur
faisait très-bon accueil et donnait des emplois aux nouveaux venus.
Grâce à Dieu, nous augmentions ainsi nos forces, de soldats, d'arba-
lètes et de deux ou trois chevaux.
Je m'arrêterai là pour dire ce que faisaient à Guacachula les garni-
sons de Mexico préposées à la garde de la frontière, et comme quoi
les caciques de ce bourg vinrent demander secrètement l'appui de
Gortès pour chasser du pays les Mexicains.
CHAPITRE GXXXI1
Comme quoi les habitants de Guacachula vinrent demander l'appui de Cortès à cause
des mauvais traitements et des vols dont ils étaient victimes de la part des Mexi-
cains. Ce que l'on fit à ce sujet.
J'ai déjà dit que le roi nouvellement élu de Mexico envoyait de
puissantes garnisons à ses frontières. Il en forma une surtout, très-
vigoureuse et composée de nombreux guerriers, à Guacachula, et
une autre encore à Ozucar1, bourg qui n'était pas éloigné du premier
de pKis de deux ou trois lieues. Il redoutait en effet que nous n'en-
vahissions ,de ce côtelés peuplades assujetties à Mexico. Ces troupes,
qui se montaient à un nombre considérable et qui d'ailleurs étaient
sous l'impression d'un changement de règne, se rendaient coupables
d'un grand nombre de vols et de vexations envers les habitants des
villages où elles séjournaient. Ge fut au point que cela devenait
insupportable, car, disait-on, ces guerriers volaient les étoffes, le
maïs, les poules, les joailleries en or, s'emparant de préférence des
filles et des femmes quand elles étaient jolies, et portant l'audace
jusqu'à leur faire subir les derniers outrages sous les yeux de leurs
maris, de leurs pères et de leurs parents. Les gens de Guacachula
savaient d'ailleurs que les habitants de Gholula vivaient tranquille-
ment en [paix depuis que les Mexicains n'étaient plus chez eux, et
que la même chose arrivait actuellement à Tepeaca, à Tecamachalco
et à Gachula. Ge fut pour ces raisons que quatre des principaux
personnages du lieu vinrent secrètement trouver Gortès pour le
prier d'envoyer des teules et des chevaux afin de mettre fin aux ou-
trages et aux vols des Mexicains, assurant que tous les habitants du
village et d'autres lieux environnants nous aideraient à détruire les
troupes mexicaines.
Aussitôt que Gortès en eut connaissance, il résolut d'expédier Ghris-
1. Aujourd'hui Yzucar.
392 CONQUETE
toval de Oii avec presque tous nos cavaliers et arbalétriers, et un bon
nombre de Tlascaltèques, attendu qu'après le bénéfice qu'ils avaient
retiré de l'expédition de Tepeaca, le nombre de nos auxiliaires de Tlas-
cala augmentait chaque jour dans notre quartier. Le général désigna
pour marcher sous les ordres de Christoval de Oli quelques capitaines
venus avec Narvaez, de sorte que l'expédition se composa d'environ
trois cents soldats et de nos meilleurs chevaux. On prit donc le che-
min de cette province. Mais il paraît qu'en route des Indiens dirent
aux hommes de Narvaez que les campagnes et les maisons étaient
pleines de guerriers mexicains, en plus grand nombre que dans l'af-
faire d'Otumba; que Gruatemuz lui-même, seigneur de Mexico, com-
mandait les troupes, et tant d'autres choses que les gens de Narvaez
en furent intimidés. Gomme d'ailleurs ils n'avaient nulle envie de
faire campagne et de se trouver dans des combats , mais plutôt de
retourner à Cuba, et que le souvenir de leurs périls à Mexico, aux
chaussées, aux ponts et à Otumba leur inspirait la crainte de se voir
bientôt dans des difficultés analogues, ils s'adressèrent à Christoval de
Oli pour le prier de ne point aller plus loin et de revenir sur ses pas
sans s'exposer à des batailles pires que les antérieures, où tous per-
draient la vie. Ils firent ressortir les difficultés de la situation, lui
donnant à entendre que si, quant à lui, il voulait marcher en avant,
il s'y hasardât, à la bonne heure, mais que la plupart d'entre eux
refuseraient de faire un pas de plus.
Christoval de Oli était certainement un vaillant capitaine ; aussi
leur répondit-il qu'il ne s'agissait pas de retourner, mais d'avancer;
qu'ils avaient beaucoup de bons chevaux et de combattants ; que,
s'ils faisaient un pas en arrière, les Indiens les mépriseraient; qu'on
était en rase campagne ; qu'il ne battrait pas en retraite; mais qu'il
marcherait en avant. Les soldats de Cortès l'appuyaient dans sa
résolution de ne point reculer, alléguant qu'ils s'étaient vus dans
d'autres guerres plus dangereuses, et que, malgré tout, grâce à Dieu,
ils avaient obtenu la victoire. Mais rien n'y fit, on perdit son temps
à tout ce qu'on put dire. Bien au contraire, ceux de Narvaez suppliè-
rent tant Christoval de Oli de revenir sur ses pas et d'écrire de Cho-
lula1 à Cortès sur ce sujet, qu'ils lui tournèrent la tête et le firent
se résoudre à reculer. Lorsque Cortès l'apprit, il se fâcha fort; il
envoya à Oli deux arbalétriers de plus, en lui écrivant qu'il était
émerveillé de son grand courage, mais qu'il lui enjoignait de ne fai-
blir devant aucune résistance et de ne point abandonner une si belle
entreprise. En voyant cette lettre Christoval de Oli poussa des cris
t. Les différentes éditions de Bernai Diaz qui ont été à ma disposition disent
« Gholula » ; mais c'est certainement une erreur. L'auteur aura voulu dire « Ca-
chula ».
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 393
de mécontentement, accusant ses conseillers de lui avoir fait com-
mettre une faute grave. Aussitôt, sans plus tergiverser, il donna
l'ordre général de marcher avec lui, ajoutant néanmoins que quicon-
que ne voudrait pas le suivre pourrait retourner au quartier comme
un lâche, sûr que Gortès lui infligerait un châtiment mérité.
On se mit en route. Ghristoval de Oli suivait, furieux comme un
lion, le chemin de Guacachula avec tout son monde, lorsque, avant
d'avoir fait une lieue, il reçut la visite de deux caciques de ce bourg;
ils venaient lui dire tout ce qui concernait la situation des Guluans
et lui expliquer comment il devait les attaquer et de quelle manière
il pouvait s'attendre à être secouru. Gela étant entendu, il donna ses
ordres aux cavaliers, aux arbalétriers et aux soldats, et, conformé-
ment aux instructions convenues, il tomba sur les Mexicains. Geux-ci
se battirent d'abord à merveille; ils nous blessèrent quelques soldats,
tuèrent deux chevaux et en blessèrent huit, en se couvrant de palis-
sades et autres défenses préparées dans le village. Malgré tout, une
heure de combat suffit pour mettre les Mexicains en fuite. On assure
que nos Tlascaltèques se conduisirent très-vigoureusement, tuant et
faisant prisonniers beaucoup d'Indiens. Gomme d'ailleurs ils étaient
appuyés par les habitants de toute la province, ils infligèrent de
grandes pertes aux Mexicains qui battirent précipitamment en
retraite et furent demander de nouveaux éléments de résistance à un
bourg appelé Ozucar, lieu bien et dûment fortifié, où se trouvait
une autre forte garnison de Mexicains. Dans leur retraite ils détrui-
sirent un pont pour s'opposer au passage des chevaux.
Mais Ghristoval de Oli, devenu furieux, ne resta pas longtemps à
Guacachula. Il partit pour Ozucar avec tous les soldats qui purent le
suivre et avec nos nouveaux alliés de Guacachula; il passa la rivière,
tomba sur les Mexicains et les enfonça du premier choc. On lui tua
deux chevaux; lui-même reçut deux blessures, dont l'une à la cuisse;
son cheval fut aussi grièvement atteint. Il ne resta que deux jours à
Ozucar; mais comme les Mexicains avaient été complètement défaits,
ce court délai suffit pour que les caciques et seigneurs de ce bourg et
d'autres environnants vinssent demander la paix et se donner pour
vassaux de notre Roi et seigneur. Tous ces districts étant donc paci-
fiés, Ghristoval de Oli s'en revint avec ses soldats à notre Villa de la
Frontera. Je n'assistai pas à cette campagne, et je dis dans mon récit
absolument ce que l'on m'a raconté. Gortès, accompagné de nous tous,
alla au-devant des gens de l'expédition et nous nous revîmes avec la
plus grande joie. Nous rîmes fort du premier conseil qu'on donnait à
Oli de revenir sur ses pas; il en rit comme nous, disant que quel-
ques-uns de ses soldats s'occupaient plus du souvenir de leurs mines
de Cuba que de leurs armes; il jurait du reste ses grands dieux que,
s'il devait encore faire campagne, il ne voudrait voir autour de lui que
394 CONQUÊTE
les soldats pauvres de Cortès, et nullement les hommes riches de
Narvaez, qui avaient la prétention de commander plus que lui.
Nous interromprons le fil de notre récit pour dire que le chro-
niqueur Gomara prétend que Ghristoval de Oli rebroussa chemin,
quand il allait à Guacachula, uniquement parce qu'il comprit mal
ses interprètes i et crut à quelque trahison ourdie contre nous. Or,
il n'en fut pas ainsi : la vérité est que les principaux capitaines de
Narvaez, entendant certains Indiens assurer que nous étions attendus
par un nombre de Mexicains supérieur à celui que nous avions eu à
combattre à Mexico et à Otumba, et que nos ennemis étaient com-
mandés par Guatemuz lui-même, furent pris de frayeur à la pensée
de se hasarder dans ces nouveaux combats, après s'être échappés à
grand'peine de la déroute de Mexico, et telle fut la raison qui les
poussa à conseiller la retraite à Ghristoval de Oli, tandis que celui-ci
s'obstinait à marcher en avant. Le chroniqueur dit encore que Gortès
se résolut à faire lui-même cette campagne, en voyant Ghristoval de
Oli y renoncer. Cela n'est pas exact, puisque ce fut ce capitaine, le
mestre de camp lui-même, qui la termina, ainsi que je l'ai dit. Il
prétend aussi, par deux fois, que les gens de Narvaez apprirent à
Guaxocingo, quand ils passaient dans ce bourg,- qu'ils étaient atten-
dus par un grand nombre de milliers d'Indiens. J'assure que c'est
encore là une erreur, parce qu'il est clair que, pour aller dé Tepeaca
à Gachula, il aurait fallu faire un détour en arrière s'il s'était agi de
passer par Guaxocingo. C'est absolument comme si, pour aller de
Médina del Gampo à Salamanca, nous prétendions passer par Valla-
dolid ; il n'y a pas de différence.
Mais c'est assez parler sur ce point ; disons plutôt qu'à cette épo-
que mouilla au port connu sous le vilain nom de Bernai, près de la
Villa Rica, un navire arrivant du Panuco. C'était un de ceux qu'avait
envoyés Garay, aux ordres d'un capitaine nommé Gamargo. Je vais
dire à la suite ce qui en advint.
CHAPITRE GXXXIII
Comme quoi arriva au port de la Villa Rica un des navires que Francisco Gara)
avait envoyés au Panuco. Ce qui s'ensuivit.
Nous étions à Segura de la Frontera, ainsi que je viens de l'expli-
quer, lorsque des lettres vinrent annoncer à Gortès qu'un des navires
que Francisco Garay avait envoyés au Panuco, ayant pour capitaine
1. Bernai Diaz écrit : naguatatos <• interprètes. Le mot vaguatalos est imité du
mot aztèque nahuatlato, qui veut dire « interprète ».
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 395
un nommé Camargo, venait d'arriver au port. Il amenait soixante
soldats, tous malades, le ventre enflé et atteints de jaunisse1. Ce
capitaine disait qu'un autre officier, envoyé au Panuco également par
Garay et qui s'appelait Alvarez Pinedo, avait été victime d'une atta-
que des Indiens du pays qui l'avaient massacré, lui, tous ses soldats,
ses chevaux, et brûlé ses navires. Témoin de ce malheur, Camargo
s'était embarqué avec les soldats que j'ai dits, et il venait demander
secours au port où il nous savait établis. La nécessité où il s'était vu
de se défendre contre les Indiens avait épuisé ses ressources ; tous
étaient du reste, je le répète, maigres, jaunes et enflés. On disait que
le capitaine Camargo avait été Frère dominicain, bien réellement
membre de cet ordre. Tout ce monde, avec son commandant, s'en fut
à la Frontera à petites journées, car leur état de faiblesse leur ren-
dait la marche pénible. Cortès, les voyant si enflés et si jaunes,
comprit bien que ce n'étaient pas là gens à se battre ; nous n'y ga-
gnions que la peine de leur donner des soins. Il fit du reste un
accueil très-favorable au chef et à ses hommes. Je ne me rappelle pas
bien ce que devint le capitaine Camargo, mais il me semble qu'il ne
tarda pas à mourir; quelques soldats moururent aussi. Nous leur
faisions la mauvaise plaisanterie de les appeler « les verts-pansus »,
à cause de leur couleur de moribonds et des dimensions de leur
ventre.
Je ne m'arrêterai pas à dire exactement l'époque des arrivées à la
Villa Rica : c'étaient toujours des navires de Garay; ils venaient à la
distance d'environ un mois les uns des autres. Bornons-nous à dire
qu'ils y arrivèrent tous et admettons que ce soit en effet à peu près
trente jours les uns après les autres. Je m'exprime ainsi parce qu'ap-
parut bientôt un certain Miguel Diaz de Auz, capitaine de Francisco de
Garay qui l'avait envoyé pour renforcer Alvarez Pinedo, établi, pensait-
il, au Panuco. Mais, arrivé à sa destination, il ne trouva pas vestige
de la flottille de Garay ; il n'eut pas de peine, du reste, à se persua-
der que ses compatriotes avaient été massacrés, vu que les Indiens
l'attaquèrent lui-même aussitôt qu'il se présenta avec son navire. Ce
fut ce motif qui le décida à gagner notre port ; il y débarqua ses sol-
dats, qui dépassaient le chiffre de cinquante, avec sept chevaux. Ils
vinrent immédiatement se joindre à Cortès; ce secours fut des meil-
leurs et des plus opportuns, car le besoin s'en faisait sentir. Je vois,
du reste, de l'intérêt à dire quel homme était ce Miguel Diaz de
Auz. Ce fut un bon serviteur de Sa Majesté dans tous les événements
des guerres et conquêtes de la Nouvelle-Espagne. Après la pacifica-
tion de ces pays, il eut un procès avec un beau-frère de Cortès, nommé
1. Tous ces ventres enflés des soldats de Garay paraissent indiquer des malades
atteints d'hypertrophie du foie par suite d'impaludisme.
396 CONQUÊTE
Andrès de Barrios, natif de Séville, qu'on surnommait le Danseur.
Il s'agissait de la propriété d'une moilié de Mestitan. Le jugement
porta qu'on lui paierait sur les rendements de ce bourg un intérêt de
plus de deux mille cinq cents piastres, à la condition qu'il n'y entre-
rait point pendant deux ans, attendu qu'il était accusé d'y avoir fait
mourir indûment un certain nombre d'Indiens.
Quoi qu'il en soit, nous dirons que, peu de jours après l'arrivée de
Miguel Diaz de Auz, on vit paraître au port un autre navire envoyé
également par Graray comme renfort pour sa flottille, dans la croyance
que tout le monde se portait bien sur le fleuve Panuco. Le capitaine
était un certain Ramirez, homme âgé, que pour ce motif on surnomma
« le Vieux », dans le but de le distinguer des deux autres Ramirez
qui se trouvaient déjà parmi nous. Ils amenaient quarante soldats,
dix chevaux ou juments, quelques arbalétriers et diverses armes.
Francisco de Graray passait donc son temps à aventurer ainsi un
navire après l'autre, n'ayant pas d'autre chance que de travailler à
ravitailler Gortès ; et je n'ai pas besoin de dire à quel point ces se-
cours étaient opportuns pour nous. Tous ces nouveaux soldats s'en
vinrent à Tepeaca où nous nous trouvions. Gomme d'ailleurs les hom-
mes de Miguel de Auz arrivèrent gros et bien portants, nous les
surnommâmes « les râblés ». Quant aux soldats du vieux Ramirez,
comme ils venaient couverts d'une grosse armure de coton très-
lourde, pour se garantir des flèches, nous les appelâmes « les bâ-
tés ». Gortès, au surplus, fit le meilleur accueil à ces capitaines
quand ils arrivèrent en sa présence.
Mais nous cesserons de nous entretenir des bons auxiliaires qui
nous vinrent de Garay, pour dire comme quoi notre général envoya
Sandoval en expédition contre deux villages appelés Xalacingo et
Gacatami,
CHAPITRE GXXXIV
Comme quoi Cortès envoya Gonzalo de Sandoval pour pacifier les bourgs de Xala-
cingo et Cacatami, avec deux cents soldats, vingt cavaliers et douze arbalétriers,
lui donnant pour mission de découvrir quels étaient les Espagnols qu'on y avait
tués ainsi que les armes qu'on leur avait prises, voir le pays que c'était et exiger
l'or qu'on y avait enlevé; ce qui advint encore.
Gortès possédait donc déjà un bon nombre de soldats. Il avait reçu
un premier renfort au moyen des deux petits navires de Diego Yelas-
quez, avec lesquels étaient venus les capitaines Pedro Barba et Rodrigo
Morejon de Lobera, à la tête de vingt-cinq soldats avec deux chevaux
et une jument. Ensuite étaient arrivés les trois bâtiments de Graray :
le premier, avec le capitaine Camargo, le second monté par Miguel
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 397
Diaz de Auz et le troisième avec le vieux Ramirez, amenant ensemble
environ cent vingt soldats, seize chevaux ou juments, ces dernières
toutes de brio et bonnes coureuses. Gorlès avait eu la nouvelle que
dans deux bourgs, appelés Gacatami et Xalacingo, on avait donné la
mort à plusieurs soldats de Narvaez qui se rendaient à Mexico. C'est
aussi dans ces villages qu'on avait volé à Juan de Alcantara et à deux
autres Espagnols de la Villa Rica, après les avoir tués, la part d'or
échue à tous les habitants du port, ainsi que je l'ai dit déjà dans le
chapitre qui en a traité. Notre général choisit, pour commander une
nouvelle expédition contre les coupables, le capitaine Gonzalo de San-
doval, qui était alguazil mayor, homme valeureux et de bon conseil.
Il emmenait avec lui deux cents soldats, la plupart appartenant aux
vieilles troupes de Gortès, vingt cavaliers, douze arbalétriers et bon
nombre de Tlascaltèques.
Avant d'arriver à ces villages, il sut qu'on y était bien préparé, que
les habitants avaient reçu le secours de garnisons mexicaines et se
tenaient bien pourvus de bonnes palissades et munitions de guerre,
persuadés qu'ils étaient qu'à cause des attentats commis contre les
Espagnols, nous ne tarderions pas à marcher contre eux pour les
châtier, comme nous avions fait à Tepeaca, à Gachula et à Tecama-
chalco. Sandoval mit sa troupe et ses arbalétriers en bon ordre; il
convint avec ses cavaliers comment ils devaient marcher et charger
l'ennemi. Avant de franchir les limites des territoires hostiles, il en-
voya aux Indiens un messager, les engageant à se présenter pacifi-
quement et à rendre l'or et les armes qu'ils avaient volés, avec l'as-
surance que la mort des Espagnols leur serait pardonnée. Ces messages
lurent renouvelés trois ou quatre fois, et la réponse fut toujours que
si nous allions chez eux, de même qu'ils avaient tué et mangé les
teules que nous leur réclamions, ils tueraient et mangeraient notre
capitaine, ainsi que tous ceux qu'il amenait avec lui.
Les messages étant restés sans résultat, Sandoval envoya dire une
dernière fois aux Indiens qu'il les réduirait en esclavage, pour avoir
été des traîtres et des assassins de grande route ; qu'ils eussent à se
préparer à bien se défendre. Sur ce, Sandoval se mit en marche avec
ses compagnons et il attaqua l'ennemi par deux côtés à la fois. Les
Mexicains et les naturels de ce village se battirent très-bien; néan-
moins, sans que je veuille donner ici des détails sur l'action, Sandoval
les défit complètement. Les Mexicains et les caciques des villages
prirent la fuite ; on les poursuivit et l'on captura beaucoup de femmes
et d'enfants, négligeant d'en faire autant des Indiens, pour ne pas se
donner le souci de les garder. Nous trouvâmes dans quelques temples
du village beaucoup de vêtements, des armes, des freins de chevaux,
deux selles et bien d'autres objets à l'usage de la cavalerie, que l'on
avait offerts aux idoles. Sandoval résolut de rester là trois jours. Les
398 CONQUÊTE
caciques des deux villages vinrent demander pardon et jurer obéis-
sance à Sa Majesté. Le capitaine exigea qu'ils rendissent l'or enlevé
aux Espagnols assassinés, avant qu'il leur pardonnât. Ils répondirent
que les Mexicains avaient pris l'or et l'avaient aussitôt envoyé à
Mexico au nouveau seigneur qu'ils s'étaient donné pour roi; de sorte
qu'il n'en restait plus. Sandoval leur répliqua que, pour obtenir l'oubli
de leurs crimes, ils devaient aller où se trouvait Malinche, qui leur
pardonnerait après leur avoir parlé. Gela dit, il se mit en route et
s'en retourna, avec une grande quantité de femmes et d'enfants que
l'on marqua au fer comme esclaves. Cortès se réjouit beaucoup de le
voir revenir dans un état satisfaisant, quoiqu'il y eût dans ses rangs
huit soldats grièvement blessés, que trois chevaux fussent morts et
que lui-même portât les traces d'un coup de flèche. Je ne fis pas cette
campagne : j'étais très-malade de fièvres et je rendais du sang par la
bouche. Grâce à Dieu, je revins à la santé parce qu'on me saigna plu-
sieurs fois1.
On sait donc que Gonzalo de Sandoval avait dit aux caciques de
Xalacingo et de Cacatami de se rendre auprès de Gortès pour lui de-
mander la paix. Ce ne furent pas seulement ces villages qui firent
cette démarche, mais bien d'autres eacore des environs. Ils apportè-
rent des provisions à la ville où nous étions et jurèrent tous obéissance
à Sa Majesté. Cette expédition eut les plus importants résultats : la
paix fut établie dans tous ces districts, et il s'ensuivit que Gortès acquit
dans la Nouvelle-Espagne entière une si grande réputation non-seu-
lement d'homme pratiquant la justice, mais encore de guerrier valeu-
reux, qu'il inspirait de la crainte à tout le monde et surtout à Guatemuz,
le roi nouvellement élu à Mexico. Il y gagna une telle autorité et une
si grande influence qu'on venait lui soumettre, de pays lointains, des
procès d'indigènes, surtout en affaires se rapportant aux distinctions
de seigneurs et de caciques. Gomme la petite vérole se répandit dans
toute la Nouvelle-Espagne, beaucoup de hauts personnages en furent
victimes. Il y eut donc lieu de rechercher souvent à qui devait appar-
tenir la succession des caciques et seigneuries, et comment se parta-
geraient les terres et vassaux ; c'était à ce propos qu'on venait fré-
quemment trouver Gortès, comme s'il eût été le maître absolu de tout
le pays, afin que sa seule autorité élevât les nouveaux seigneurs au
rang qui leur appartenait.
Ge fut à cette époque qu'on vint d'Ozucar et de Gruacachula, au
sujet d'une proche parente de Montczuma qui était mariée avec le
seigneur d'Ozucar. Ils eurent un fils qui paraissait justement à quel-
ques-uns devoir être l'héritier de cette seigneurie, en sa qualité de
neveu de Montezuma. Néanmoins il ne manqua pas de gens pour
L Selon toute probabilité, notre auteur lui-même fut atteint de pneumonie.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 399
prétendre que les droits à la succession étaient en faveur d'un autre
seigneur. Il en résulta de graves discussions à propos desquelles on
fut consulter Gortès, qui déclara que l'héritage devait tomber aux
mains du parent de Montezuma; et sa décision fut immédiatement
exécutée. On se présenta de même de plusieurs autres peuplades des
environs, au sujet de procès; notre général décidait la remise des
terres en litige aux mains de ceux qui lui paraissaient être les ayants-
droit.
En ce même temps, il eut connaissance que neuf Espagnols avaient
été tués dans le bourg de Gocotlan, situé six lieues plus loin, et que
nous avions déjà surnommé Gastilblanco, ainsi que je l'ai dit plus
haut en en donnant le motif. Notre chef envoya encore Gonzalo de
Sandoval pour y infliger un châtiment et en obtenir la pacification.
Gelui-ci partit avec trente cavaliers, cent soldats, huit arbalétriers,
cinq hommes d'escopette et un certain nombre de Tlascaltèques. Ces
alliés, qui furent des meilleurs soldats, se montrèrent toujours très-
fidèles. Sandoval dépêcha cinq dignitaires de Tepeaca pour présenter
nos sommations aux habitants du bourg, avec mille protestations
obligeantes, en ajoutant toutefois que, s'ils ne se présentaient pas à
lui, il irait les combattre et les emmènerait en esclavage. Mais il pa-
raît qu'il y avait une garnison de Mexicains destinée à protéger cette
peuplade. Ils s'empressèrent de répondre que Gruatemuz était leur
roi; qu'ils n'avaient pas à se rendre à l'appel d'un autre seigneur
quelconque ; que si du reste on avançait vers eux, on les trouverait
en rase campagne; que leur décision n'était pas moindre que celle
dont ils avaient fait preuve à Mexico, sur les chaussées et au passage
des ponts ; qu'au surplus ils savaient fort bien à quel degré s'élevait
notre grande valeur. Sandoval, ayant entendu ces propos, forma les
rangs dans l'ordre que devaient garder au combat les cavaliers, les
fusiliers et les arbalétriers; il ordonna aux Tlascaltèques de ne pas
se jeter sur l'ennemi tout d'abord, afin de ne point mettre obstacle
aux charges des cavaliers et de ne pas courir eux-mêmes le risque
d'être blessés par les arbalètes, les escopettes ou les pieds des che-
vaux. Ils ne devaient donc pas bouger avant que les forces de San-
doval eussent chargé l'ennemi ; mais, à peine la déroute commencée,
ils avaient l'ordre de s'acharner à la poursuite des Mexicains pour
s'emparer d'eux.
Tout cela étant convenu, Sandoval se mit en marche vers le bourg.
L'ennemi en sortit pour venir à sa rencontre avec deux bataillons de
guerriers, en un point où se trouvaient des défenses artificielles et
des terrains coupés de ravins. Ils y tinrent bon quelques instants,
tandis que les arbalètes et les escopettes leur causaient le plus grand
mal; mais enfin Sandoval put arriver à franchir les palissades avec
ses cavaliers, A la vérité on lui blessa là neuf chevaux, et l'un d'eux
400 CONQUETE
mortellement; quatre soldats y reçurent aussi des blessures. Tou-
jours est-il qu'il franchit le mauvais pas et que ses cavaliers purent
se déployer. Quoique le sol fût très-inégal et couvert de pierres, il
put se précipiter sur les bataillons ennemis et les ramener jusqu'au
bourg. Là, ils s'arrêtèrent sur une grande place et s'abritèrent encore
derrière des défenses et sur des temples où ils prirent un solide
appui. Ils se battaient avec beaucoup de valeur; mais enfin on eut
raison d'eux et on tua sept Indiens. Il n'était pas nécessaire de recom-
mander la poursuite aux Tlascaltèques : outre qu'ils étaient fort bons
soldats, ils y trouvaient leur bénéfice, surtout à cause du voisinage de
leur pays avec l'endroit où l'on se battait. On prit beaucoup de femmes
et d'enfants.
Sandoval resta là deux jours et fit appeler les caciques du bourg
par des dignitaires de Tepeaca qui étaient avec lui. Ils obéirent à son
appel et demandèrent pardon pour les assassinats commis sur les
Espagnols. Sandoval répondit que s'ils rendaient les vêtements et
tout ce qu'ils avaient volé, on leur pardonnerait. Mais ils répliquè-
rent que tout avait été brûlé, qu'on n'avait rien gardé et qu'ils avaient
déjà fini de manger la plupart de ceux qui furent tués ; que cinq
teules avaient été envoyés vivants à leur seigneur Gruatemuz; que du
reste leurs méfaits étaient assez châtiés par la mort de leurs compa-
triotes qui venaient d'être tués sur le champ de bataille et dans le
village; qu'on leur pardonnât; qu'ils auraient soin de fournir des
vivres dans le bourg où Malinche se trouvait. Sandoval, convaincu
qu'on ne pouvait mieux faire, leur pardonna, tandis que de leur côté
ils promettaient de servir fidèlement en tout ce qui leur serait com-
mandé. Après quoi, il revint à la ville où il fut bien reçu par Gortès
et par nous tous. Mais j'en resterai là pour dîre comment on marqua
au fer les esclaves que l'on prit dans ces provinces.
CHAPITRE GXXXV
Comme quoi on rassembla les femmes et les esclaves provenant des affaires de
Tepeaca, de Cachula, de Tecamachalco, de Caslilblanco et de tous les pays en dé-
pendant, pour qu'on les marquât au fer, au nom de Sa Majesté; ce qui advint à ce
sujet.
Lorsque Gonzalo de Sandoval fut revenu à la ville de Segura de
la Frontera, comme tout était pacifié dans cette province et que par
conséquent nous n'avions plus à faire de~ nouvelles expéditions, les
peuplades des environs ayant juré obéissance à Sa Majesté, Gortès,
d'accord avec les commissaires du Roi, résolut de marquer au fer
les esclaves, afin d'y prélever son cinquième après avoir mis à part le
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 401
quint de Sa Majesté. A cet effet, il fit mettre à l'ordre du jour et
proclamer dans le quartier et par la ville que tous les soldats eussent
à présenter les pièces qu'ils auraient acquises, sous le délai de deux
jours, dans une maison désignée à cet effet, pour qu'on les mar-
quât au fer. Nous nous empressâmes d'y aller avec toutes les Indiennes
et enfants que nous avions pris. Quant aux hommes, nous n'en
désirions pas, à cause du souci qu'on aurait eu de les garder; nous
n'avions d'ailleurs pas besoin de leurs services, puisque nos amis les
Tlascaltèques étaient là pour nous les rendre. Toutes les pièces étant
réunies et le fer prêt, avec la marque G qui veut dire Guerre en
deux tours de main, sans que nous y prissions garde, on mit de
côté le quint royal, ainsi que le cinquième de Gortès. Au surplus, la
nuit aidant, après que nous eûmes remis nos esclaves dans la mai-
son, on s'était empressé de choisir et de cacher les meilleures In-
diennes, de sorte que, quand nous revînmes, on n'en vit pas une seule
passable, et, au moment de les répartir, on n'avait plus à nous donner
que des vieilles qui ne valaient rien.
Ce fut là une occasion de murmures contre Gortès et contre ceux
qui l'aidaient à détourner et à cacher les bonnes Indiennes. Il y eut
même des soldats de Narvaez qui osèrent le dire à notre o-énéral
jurant leurs grands dieux qu'ils n'avaient jamais su qu'il y eût deux
rois dans les pays de Sa Majesté, de manière qu'on y dût prélever
deux cinquièmes royaux. Un de ces soldats était Juan Bono de Quexo
qui ajouta d'ailleurs qu'on ne resterait pas en un pareil pays et qu'il
ferait tout savoir en Castille, à Sa Majesté et aux membres du
Conseil royal des Indes. Un autre soldat s'exprima encore plus claire-
ment, disant au général qu'il ne lui avait pas suffi de répartir l'or de
Mexico de la manière qu'on savait, c'est-à-dire qu'en faisant les parts
Gortès prétendit qu'on n'avait trouvé que trois cent mille piastres
tandis que, au moment d'entreprendre notre fuite de la capitale on
dut constater légalement qu'on en abandonnait plus de sept cent mille •
que maintenant, après que le pauvre soldat avait essoufflé ses pou-
mons et s'était fait cribler de blessures pour posséder une bonne
Indienne, on n'en avait que les jupons et les chemises, les pièces de
choix ayant été déjà prises et cachées. Il ajoutait que, lorsqu'avait
paru l'ordre du jour demandant qu'on les présentât à la marque,
chaque soldat avait cru qu'on lui rendrait ses propres pièces, après
en avoir estimé la valeur pour en retirer exactement le quint de
Sa Majesté; que du reste il ne serait nullement question d'un cin-
quième à donner à Gortès... Il murmurait bien d'autres choses pires
encore.
Notre général, l'ayant entendu, répondit doucereusement et avec
calme qu'il jurait sur sa conscience (c'est ainsi qu'il faisait ses ser-
ments) qu'on n'en agirait plus ainsi à l'avenir; que les Indiennes,
26
402 CONQUÊTE
bonnes ou mauvaises, seraient mises à l'enchère, les bonnes adjugées
pour telles et les mauvaises à leur juste prix, de sorte qu'on n'aurait
plus à lui chercher dispute. Du reste, on ne fit plus d'esclaves à
Tepeaca; mais bientôt j'aurai l'occasion de dire qu'on en reprit la
coutume à Tezcuco. Pour à présent je n'ajouterai pas un mot à ce
sujet et je porterai l'attention sur des événements pires encore que
la question des esclaves.
J'ai dit, on s'en souvient, que pendant la triste nuit où nous sor-
tîmes de Mexico en fuyards, il resta dans l'appartement de Gortès
plusieurs lingots d'or qu'on abandonna, après avoir chargé tout ce
qu'on put sur les chevaux et la jument et à l'aide des Tlascaltèques,
sans compter ce que les amis préférés et quelques soldats purent en
détourner. Considérant alors que ce qui restait serait perdu et tom-
berait au pouvoir des Mexicains, Gortès assura par écriture de notaire
que quiconque voudrait prendre de cet or abandonné pourrait le
faire, puisque, de toute façon, il fallait le regarder comme perdu.
Plusieurs soldats de Narvaez et quelques-uns des nôtres en prirent
leur bonne charge. Il y en eut qui, pour le conserver, perdirent la
vie. Quant à ceux qui eurent la chance de sauver leur butin, ils n'y
purent parvenir qu'en courant les plus grands dangers et en s'expo-
sant aux blessures les plus sérieuses.
Or, Gortès, à Segura de la Frontera, vint à savoir que plusieurs
lingots d'or circulaient dans le campement sur les tables de jeu; au
surplus, comme dit le proverbe, l'or et l'amour sont difficiles à cacher.
Notre chef fit donc proclamer que, sous peine de graves châtiments,
on eût à produire tout l'or qui avait été sauvé; les porteurs en garde-
raient le tiers, tandis que la totalité serait prise à tout individu qui
ne l'aurait pas présentée. Plusieurs des soldats qui possédaient cet
or ne voulurent point le rendre. A quelques-uns Gortès le prit en
entier à titre d'emprunt, ayant plutôt recours à la force qu'à la bonne
volonté. Mais bientôt , comme on s'aperçut que presque tous les
capitaines et même les commissaires du Roi en possédaient des sacs
bien remplis, on jugea prudent de ne pas donner suite à l'ordre du
jour, et il n'en fut plus question. Il n'en résulta pas moins que cette
mesure méditée par Gortès fut très-mal jugée.
Abandonnons ces propos pour raconter comme quoi la plupart des
capitaines et principaux personnages venus avec Narvaez demandèrent
l'autorisation de retourner à Cuba ; nous allons dire comment Gortès
la leur donna, et ce qui advint encore;
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 403
CHAPITRE GXXXVI
Comment les capitaines et principales personnes que Narvaez avaient amenés avec
lui demandèrent l'autorisation de retourner à l'île de Cuba; comme quoi, l'ayant
obtenue, ils se mirent en route. Comment Cortès envoya des ambassadeurs en Cas-
tille, à Santo-Domingo et à Jamaïque, et ce qui advint en toutes ces choses.
Les capitaines de Narvaez virent bien qu'en comptant les arrivées
de Cuba et celles qui provenaient des envois que Francisco de Graray
faisait à son expédition, ainsi que je l'ai dit en son lieu, les renforts
ne manqueraient décidément pas à notre armée. S'étant assurés
d'ailleurs que les peuplades de la province de Tepeaca étaient défini-
vement pacifiées, ils ajoutèrent les promesses à la prière pour obtenir,
après bien des explications, que Gortès leur permît de retourner à
l'île de Cuba, attendu qu'il s'y était engagé déjà depuis longtemps.
Notre chef s'empressa de leur en donner l'autorisation, assurant que
s'il reconquérait la Nouvelle -Espagne avec la ville de Mexico, il
donnerait à Andrès de Duero, son associé, plus d'or qu'il ne lui en
avait donné jusque-là. Il fit encore des promesses dans le même sens
aux autres capitaines, surtout à Agustin Bermudez. Il ordonna qu'on
les pourvût des provisions qu'on avait en ce moment : maïs, petits
chiens salés, ainsi que quelques poules, et il leur fit donner un de
ses meilleurs navires. Il écrivit à sa femme, Gatalina Juarès la Mer-
caïda, et à Juan Juarès, son beau-frère, qui vivaient alors dans
l'île de Cuba. Il leur envoyait quelques lingots et des joyaux d'or,
leur faisant savoir en même temps tous les malheurs qui nous étaient
arrivés lorsque nous fûmes chassés de Mexico.
Quoi qu'il en soit, nous nommerons ici les personnes qui deman-
dèrent l'autorisation de retourner à Cuba, non sans emporter quelques
richesses. Ce furent : Andrès de Duero , Agustin Bermudez, Juan
Bono deQuexo,Bernardino de Quesada, Francisco Velasquez le Bossu,
parent de Diego Velasquez, gouverneur de Cuba; Gonzalo Garrasco,
celui-là même qui vit maintenant à Puebla, après être retourné à la
Nouvelle-Espagne ; un certain Melchor de Velasco, qui devint habi-
tant de Guatemala ; un certain Ximenez, qui revint plus tard vivre à
Quaxaca, après avoir été chercher ses fils ; le commandeur Léon de
Cervantes, qui ramena ses filles et les maria très-honorablement à
son retour à Mexico. Partit encore un nommé Maldonado, natif de
Medellin, qui se trouvait malade; ne le confondons pas avec Maldo-
nado qui se maria avecdona Maria delRincon, ni avec Maldonado le
gros, ni avec cet autre qu'on appelait Alvaro Maldonado le Rageur,
qui se maria avec une dame appelée Maria Arias. Partit aussi un
404 CONQUÊTE
certain Vargas , habitant de la Trinité , qu'on appelait à Cuba le
Galant. Remarquez que je ne veux pas dire le Vargas qui fut beau-
père de Christoval Lobo et devint plus tart habitant de Guatemala.
Partit encore un marin, soldat de Cortès, nommé Gardenas ; c'était
celui-là même qui disait un jour à un de ses camarades qu'on ne
pouvait plus dormir en paix, puisqu'on avait deux rois dans la Nou-
velle-Espagne. Ge fut à lui que Gortès donna trois cents piastres
pour qu'il allât rejoindre sa femme et ses enfants. Pour éviter du
reste de prolonger cette liste en faisant mémoire de tous les partants,
je me contentera^ de dire que beaucoup d'autres, dont les noms ne
me reviennent pas, entreprirent ce voyage de retour.
Toujours est-il que nous nous hasardâmes à demander à Gortès
pourquoi il autorisait tant de départs , en considérant combien peu
nous restions avec lui. Il nous répondit qu'il agissait ainsi pour évi-
ter des scandales et mettre fin à des démarches importunes; que du
reste nous voyions bien que quelques-uns de ceux qui retournaient à
Cuba ne servaient pas à grand'chose en fait de guerre et de campagne,
et qu'il valait mieux rester seuls que continuer à être en mauvaise
compagnie. Il envoya Pedro de Alvarado pour présider à leur embar-
quement, lui donnant l'ordre de revenir, immédiatement après, à la
ville de la Frontera.
Disons aussi que Gortès envoya en Castille Diego de Ordas et
Alonso de Mendoza, natif de Medellin ou de Gaceres, pour y traiter
d'affaires qui lui étaient personnelles. Je n'eus pas la moindre con-
naissance de ce dont ils furent chargés concernant l'expédition, car
notre chef ne nous dit absolument rien de ce qu'il envoyait traiter
avec Sa Majesté. Je ne sus pas non plus ce qui arriva à ces envoyés en
Castille, si ce n'est que l'évêque de Burgos criait sur les toits et de-
vant Ordas que nous tous, aussi bien Gortès que les soldats partis
avec lui, n'étions que de mauvais traîtres, accusation qu'Ordas rele-
vait dans les meilleurs termes. Ge fut alors que cet envoyé fut
nommé commandeur de Santiago et reçut pour écusson le volcan qui
se trouve près de Guaxocingo et de Cholula. Quant aux affaires qu'il
traita, je dirai bientôt ce que nous en sûmes par correspondance.
Abandonnons ce point de notre histoire, pour dire que Gortès com-
missionna Alonso de Avila, qui était capitaine et intendant de la
Nouvelle-Espagne, en lui adjoignant un autre hidalgo nommé Fran-
cisco Alvarez Ghico, homme très-rompu aux affaires. Il les envoyait
avec un autre navire à l'île de Santo-Domingo, dans le but de faire
au Tribunal suprême qui s'y trouvait installé et aux Frères hiérony-
mitos qui en étaient les gouverneurs, le récit de tout ce qui nous
était arrivé, les priant d'approuver tout ce que nous fîmes en con-
quérant le pays et en battant les forces de Narvaez. Nos envoyés de-
vaient expliquer comment nous avions fait des esclaves parmi les
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 405
peuplades où des Espagnols avaient été assassinés et où l'on s'était
soustrait à l'obéissance jurée à notre Roi et seigneur; ils devaient
dire aussi que nous étions dans l'intention de traiter de même tous
les villages qui s'étaient ligués contre nous en faveur des Mexi-
cains. Gortès suppliait en même temps qu'on fît tout savoir, en Cas-
tille, à notre grand Empereur; qu'on voulût bien se souvenir des
grands services que nous ne cessions de rendre et qu'ainsi, par l'in-
tercession du Tribunal royal, nous fussions traités avec justice et
protégés contre la malveillance et les actes dont nous poursuivait
sans cesse l'évêque de Burgos, archevêque de Rosano.
Gortès envoya en même temps un autre navire à l'île de Jamaïque,
à la recherche de chevaux et juments. La commission en fut donnée à
un capitaine nommé Solis, que nous appelâmes Solis de la Huerta
après la prise de Mexico; il était le gendre de celui que nous nom-
mions le bachelier Ortega. Je n'ignore pas que quelques curieux lec-
teurs me demanderont comment il se faisait que, sans argent, Gortès
envoyât ainsi Diego de Ordas traiter des affaires enCastille ; car enfin,
pour aller en Gastille, comme en d'autres lieux, il faut des espèces ;
d'autant plus qu'il envoya en commission, à Santo-Domingo, Alonso
de Avila et Francisco Alvarez Ghico, et que même il fit acheter des
juments et des chevaux à l'île de Jamaïque. A tout cela je réponds
que sans doute nous sortîmes de Mexico en fuyards dans cette nuit
dont j'ai si souvent parlé ; mais, comme il restait beaucoup de lin-
gots abandonnés et entassés dans la grande salle, presque tous les
soldats en prirent leur part, en particulier les cavaliers et mieux en-
core les gens de Narvaez. Quant aux commissaires de Sa Majesté, ils
emportèrent des valises préparées à l'avance. Au surplus, on avait
chargé d'or plus de quatre-vingts Indiens Tlascaltèques, par ordre
de Gortès ; ils étaient à la tête de tout le monde lorsqu'on gagna les
ponts, et il est naturel de penser qu'ils réussirent à sauver plusieurs
charges de métal et que tout ne se perdit pas dans le passage de la
chaussée. Quant à nous, pauvres soldats, qui n'avions point de com-
mandements et qui n'étions que commandés, nous ne songeâmes
guère qu'à sauver nos vies d'abord et à panser nos blessures ensuite.
Aussi ne fîmes-nous pas grand cas de l'or et ne nous mîmes-nous
point en peine de savoir s'il en sortit beaucoup de charges ou non par
les ponts. Gortès et quelques-uns de nos capitaines purent donc faire
main basse sur l'or que certains Tlascaltèques avaient sauvé. Nous
eûmes même le soupçon qu'on s'empara des quarante mille piastres
destinées à la Villa Rica, en faisant répandre le bruit qu'elles avaient
été volées. C'est avec ces ressources que Gortès put envoyer des émis-
saires en Gastille pour ses affaires personnelles, aussi bien qu'à Santo-
Domingo pour le Tribunal suprême, en même temps que, d'autre
part, il faisait acheter des chevaux. Pour ce qui est de l'or que chacun
406 CONQUÊTE
des soldats avait pu prendre, on le gardait en secret, malgré l'ordre
qui avait été donné de le présenter.
Laissons ce sujet pour dire que Cortès, après avoir pacifié toutes
les peuplades du district de Tepeaca, décida qu'un certain Francisco
de Orozco resterait à la ville de Segura de la Frontera en qualité de
commandant, avec environ vingt soldats blessés ou malades. Gela
fait, nous nous rendîmes avec presque toutes nos forces à Tlascala,
où l'ordre fut donné de couper du bois dans le but de construire
treize brigantins qui devaient nous servir à attaquer Mexico, car il
nous paraissait impossible, sans ce secours, de nous rendre maîtres
des eaux de la lagune, ni de pousser nos attaques, ni d'entrer par
les chaussées dans la capitale, à moins de faire courir à nos exis-
tences les risques les plus sérieux. Ce fut Martin Lopez qui dirigea
cette coupe et fut chargé de dessiner les carènes et de prendre toutes
les mesures pour que ces embarcations fussent légères et bonnes voi-
lières, comme cela était nécessaire pour le but auquel on les desti-
nait. Ce constructeur fut en outre un excellent soldat et servit très-
bien Sa Majesté en toute cette campagne. A propos de ces brigantins
il se conduisit en homme résolu, et l'on peut dire que, si nous n'a-
vions pas eu la chance qu'il vînt des premiers en notre compagnie, il
eût fallu demander un maître de son métier en Gastille, l'on eût
perdu beaucoup de temps dans l'attente, et peut-être même ne fût-il
venu personne.
Quoi qu'il en soit, pour revenir à notre sujet, le fait est que quand
nous arrivâmes à Tlascala, notre grand ami et sujet loyal de Sa Ma-
jesté, Maceescaci, était mort de la petite vérole. Nous en fûmes tous
affligés et Gortès, comme il disait lui-même, en éprouva autant de
regret que si c'eût été son propre père. Il s'habilla de deuil et plu-
sieurs de nos capitaines l'imitèrent ; quant à nous, nous aidions notre
chef à honorer le plus possible les fils du défunt. Gomme d'ailleurs
les avis étaient partagés, à Tlascala, au sujet de la charge du cacique,
Gortès désigna un fils légitime de Maceescaci pour lui succéder, en
considération de l'ordre qu'avait formulé le vieillard avant de mou-
rir. Maceescaci, entre autres conseils, avait même pris soin de dire à
ses fils et à ses parents qu'ils ne devaient point se soustraire au com-
mandement de Malinche et de ses frères, parce que c'était nous cer-
tainement qui étions appelés à régner sur le pays. Nous ne parlerons
donc plus du vieux cacique, puisqu'il a cessé de vivre ; mais disons
que Xicotenga, Ghichimecatecle et tous les autres caciques de Tlas-
cala vinrent faire à Gortès leurs offres de services, soit pour couper le
bois qui devait être employé à construire les brigantins, soit pour
toute autre chose qu'il lui plairait de commander dans le but de faire
la guerre aux Mexicains. Notre chef les serra affectueusement dans
ses bras, rendant grâces à tout le monde, surtout au vieux Xicotenga
DE LA. NOUVELLE-ESPAGNE. 407
et à Ghichimccatecle. Il fit ensuite tous ses efforts pour obtenir que
Xicotenga se fît chrétien. Le bon cacique y consentit volontiers et ce
fut au milieu de la fête la plus solennelle que le Père de la Merced
le baptisa en lui donnant le nom de don Lorenzo de Vargas.
Revenons à nos brigantins. Martin Lopez donna une telle impul-
sion à la coupe, avec le secours des Indiens, qu'en peu de jours on
eut tout le bois nécessaire. Chaque madrier reçut son numéro d'or-
dre indiquant la place qu'il devait occuper, ainsi qu'ont l'habitude de
le faire les maîtres et calfats. Lopez fut aidé dans son travail par
Andrôs Nunez et par un vieux charpentier, appelé Ramirez, qu'une
blessure avait rendu boiteux. Gortès envoya chercher à la Villa Rica
beaucoup de fer et la clouterie des navires que nous avions mis à la
côte, les ancres, les voiles, les cordages, l'étoupe et enfin l'outillage
propre à ce genre de construction. Il fit venir tous les forgerons qu'on
avait, ainsi qu'un certain Hernando de Aguilar, qui aidait à battre le
fer ; et comme il y avait en ce temps trois de nos hommes qui por-
taient le même nom, nous avions pris l'habitude de l'appeler « le
Mâchefer Aguilar ». L'officier choisi pour aller chercher ces objets
fut un nommé Santa Gruz, de Rurgos, très-bon soldat, fort actif, qui
devint plus tard regidor de Mexico. Il apporta tout ce qui avait été
retiré des navires, même les chaudières pour préparer le goudron,
employant pour cela plus de mille Indiens de charge que toutes les
peuplades ennemies de Mexico s'empressèrent de mettre à sa disposi-
tion. Gomme nous n'avions point de poix pour fabriquer notre gou-
dron et que les Indiens ne la savaient point faire, Gortès envoya
quatre matelots, entendus en ce genre de travail, pour qu'ils fussent
la préparer sur une plantation de pins qui se trouvait près de Gruaxo-
cingo.
Je m'occuperai maintenant d'un sujet qui n'est guère en rapport
avec ce que nous sommes en train de raconter. C'est que quelques
curieux, qui connaissaient très-bien Alonso de Avila et le savaient
bon capitaine, très-courageux, trésorier de la Nouvelle-Espagne, bon
guerrier et plus enclin à batailler qu'à traiter des affaires avec les
Frères hiéronymites, gouverneurs des îles, demandaient pourquoi
Gortès l'avait choisi pour émissaire, tandis qu'il avait à ses côtés des
hommes plus habitués à ce genre d'occupations, comme par exemple
Alonso de Grado, Juan de Gaceres le Riche et bien d'autres dont on
faisait l'énumération. Eh bien ! je réponds que Gortès choisit Alonso
de Avila parce qu'il le savait un homme solide, bien capable de ré-
pondre pour nous comme il le trouverait juste; il l'envoya encore
parce qu'il avait eu des querelles avec d'autres capitaines et qu'il ne
se gênait guère pour faire au général n'importe quelle observation lui
paraissant opportune. Cortès voulait ainsi éviter des esclandres,
donner à Andrès de Tapia la capitainerie devenue vacante, et la tré-
408 CONQUÊTE
sorerie à Alonso de Grado : tels furent les motifs qui firent choisir
Avila pour envoyé.
Reprenons maintenant le fil de notre narration. Gortès, voyant
qu'on avait achevé de couper le bois pour les brigantins et que d'ail-
leurs les hommes dont j'ai fait mention étaient partis pour Cuba, en
nous débarrassant de ces dangereux parasites amenés par Narvaez,
qui s'obstinaient sans cesse à réveiller en nous de nouvelles craintes
et nous détournaient de l'idée d'aller faire le siège de Mexico en
nous disant que nous n'étions point assez nombreux pour soutenir le
choc de cette capitale; Cortès,dis -je, se voyant délivré de cette source
de découragements, prit la résolution de marcher sur Tezcuco avec
tout son monde. Ce ne fut pas sans donner lieu à un grand nombre
de conférences et de contestations, parce que quelques-uns d'entre
nous prétendaient qu'Ayocingo, par sa situation, par ses canaux, par
ses tranchées, par sa proximité de Ghalco, serait préférable au canal
et à l'estuaire de Tezcuco, pour construire nos brigantins. D'autres,
au contraire, s'obstinaient à dire que Tezcuco méritait. mieux notre
choix, vu que c'était un point central entouré d'un grand nombre de
villages, et qu'en ayant pour nous cette ville il nous serait plus facile
de faire des sorties utiles contre tous les petits pays formant le dis-
trict de Mexico. Au surplus, une fois fixés dans cette place, nous se-
rions en mesure de prendre les plus sages partis en rapport avec la
marche des événements.
On était déjà convenu de suivre ce dernier avis, lorsque trois sol-
dats porteurs d'un message de la Villa Rica vinrent donner la nou-
velle qu'un navire de fort tonnage était arrivé de Castille et des îles
Canaries avec un chargement de bonnes arbalètes, trois chevaux,
beaucoup d'effets mercantiles, des escopettes, poudre, fil d'arbalètes,
et autres objets d'armement. Le propriétaire des marchandises et du
navire était un certain Juan de Burgos ; le maître commandant se
nommait Francisco Medel. Il nous venait un renfort de treize sol-
dats. Cette nouvelle nous causa une grande joie. L'entrain que nous
mettions déjà à préparer notre départ pour Tezcuco s'augmenta par
le bon effet de ce nouvel arrivage; car Gortès s'empressa de faire
acheter les armes, la poudre et presque tous les objets du charge-
ment. Bien plus, Juan de Burgos lui-même, Medcl et tous les passa-
gers s'en vinrent où nous étions et nous causèrent en arrivant une
satisfaction très-grande, par le secours qu'ils nous apportaient en une
occasion si opportune. Je me rappelle que là se trouvait un certain
Juan del Espinar, qui devint plus tard un riche habitant de Guate-
mala. Là venait aussi un nommé Sagredo, oncle d'une dame du
même nom qui vivait à Cuba ; ils étaient natifs de Medellin. Venait
encore un Basque, appelé Monjaraz, lequel se disait l'oncle d'Andrès
et de Gregorio de Monjaraz qui se trouvaient avec nous, et au sur-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 409
plus père d'une très-belle femme qui vint bientôt à Mexico. Voici
pourquoi je fais mémoire de ce personnage. Il ne nous suivit pas
tout d'abord dans nos combats et dans nos attaques, parce qu'il se
trouvait souffrant et malade. Lorsqu'il fut rétabli et que nous com-
mencions à assiéger Mexico, il se vanta d'être un audacieux soldat
et manifesta le désir de voir comment nous en venions aux mains
avec les Mexicains, témoignant du peu de cas qu'il faisait du cou-
rage des Indiens. Il s'aventura, en conséquence, à monter sur un
temple élevé construit en tourelle, et nous ne pûmes jamais savoir
comment nos ennemis s'emparèrent de lui et lui donnèrent la mort
ce jour-là même. Mais plusieurs de nos camarades, qui l'avaient
connu à l'île de Santo - Domingo , prétendirent que ce fut par per-
mission divine qu'il périt de cette mort, parce qu'il avait tué sa
femme, excellente, honorable et fort belle personne, sans qu'elle eût
fourni aucun prétexte qui pût lui servir d'excuse. Gela n'empêcha
pas qu'il trouvât des faux témoins qui accusèrent la défunte de ma-
léfices.
Laissons ces événements arrivés en d'autres temps, et contons
comme quoi nous fûmes à Tezcuco et ce qui nous advint encore.
CHAPITRE GXXXVII
Comment nous prîmes avec toute notre armée le chemin de Tezcuco. Ce qui nous
arriva en route, et autres choses qui advinrent.
Lorsque Cortès se vit si bien approvisionné d'escopettes, de poudre,
d'arbalètes et de chevaux ; connaissant d'ailleurs le grand désir que
nous avions tous, capitaines et soldats, de tomber sur la capitale de
Mexico, il résolut de s'adresser aux caciques de Tlascala pour en
obtenir dix mille Indiens guerriers qui feraient avec nous l'expédi-
tion de Tezcuco, ville considérable qui, après Mexico, est une des
plus grandes de la Nouvelle-Espagne. A peine leur eut-il adressé sa
demande, accompagnée d'un éloquent discours , que le vieux Xico-
tenga, dont le nom était Lorenzo de Vargas depuis qu'il était devenu
chrétien, s'empressa de répondre qu'il le ferait bien volontiers et
qu'il donnerait non-seulement dix mille hommes, mais bien davan-
tage encore si l'on en avait le désir, proposant pour capitaines un
de leurs plus valeureux caciques, accompagné de notre grand ami
Ghichimecatecle. Gortès lui en adressa les plus vifs remerciements.
On fit une grande revue; mais je ne pourrais dire quel nombre nous
formions en soldats et autres auxiliaires. Toujours est-il qu'un cer-
tain jour après Pâques de Nativité de l'an 1520, nous nous mîmes
410 CONQUÊTE
en route et cheminâmes en bon ordre, ainsi que c'était notre
coutume.
Nous fûmes passer la nuit dans un village dépendant de Tezcuco ;
les habitants nous y fournirent ce qui nous était nécessaire. Au delà
de ce point, nous entrions dans les dépendances de Mexico; aussi
marchâmes-nous mieux sur nos gardes, l'artillerie, les arbalétriers et
les escopettiers dans le meilleur ordre. Quatre cavaliers nous précé-
daient en éclaireurs , s'aidant de quatre soldats très-agiles, armés
d'épées et de rondaches, qui avaient pour mission de bien examiner
les chemins pour s'assurer que les chevaux y pourraient passer ; car
l'avis nous était parvenu, quand nous étions déjà en route, qu'on
avait accumulé des obstacles dans un mauvais passage et obstrué
les sentiers de la montagne avec des abatis d'arbres. On avait en
effet reçu la nouvelle, tant à Mexico qu'à Tezcuco, que nous nous
dirigions sur cette dernière ville. Nous ne rencontrâmes cependant,
ce jour-là, aucun embarras. Nous allâmes passer la nuit à trois lieues
de distance, au pied de la sierra. Nous y éprouvâmes un froid ex-
cessif et nous attendîmes le jour, protégés par nos éclaireurs, nos
sentinelles et nos espions.
Le jour étant venu, nous commençâmes à monter pour franchir un
petit passage, à travers de fort mauvais ravins et des tranchées qu'on
avait pratiquées sur la route, qui se trouvait au surplus partout ob-
struée par des pins et d'autres arbres abattus. Mais comme nous
avions avec nous un grand nombre d'alliés tlascaltèques, on réussit
promptement à enlever les obstacles. Nous cheminâmes en bon
ordre, nous faisant précéder par une capitainerie d'escopettiers et
d'arbalétriers. Nos alliés continuant du reste à couper et à enlever
les troncs d'arbres, nos chevaux purent passer, et nous arrivâmes au
haut de la sierra. Nous commençâmes même la descente, jusqu'à ce
que nous parvînmes à un point d'où l'on découvrait la lagune de
Mexico et les grandes villes qui s'élevaient au milieu de ses eaux. A
cet aspect, nous rendîmes grâces à Dieu qui permettait que nous
pussions la revoir. Nous nous rappelâmes alors notre récente défaite,
notre fuite de Mexico, et nous nous promîmes bien, si Dieu avait la
bonté de nous accorder meilleure chance , de nous montrer plus
avisés dans la manière de faire le siège de la ville. Nous descen-
dîmes décidément la sierra où nous apercevions la fumée de différents
foyers entretenus comme signaux par des émissaires de Tezcuco et
des autres peuplades qui en dépendaient. A quelques pas plus loin,
nous donnâmes sur un bataillon de gens de guerre mexicains et
tezcucans qui nous attendaient en un passage difficile où se trouvait
un pont jeté sur un ravin profond, occupé par un fort courant d'eau.
Nous n'eûmes pas de peine à mettre ces gens-là en déroute et nous
effectuâmes le passage sains et saufs. Il fallait entendre alors les
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 411
vociférations et les cris que nos adversaires lançaient du lieu où ils
étaient établis et du fond des ravins , mais sans rien entreprendre
contre nous. C'était d'ailleurs un terrain où nos chevaux ne pou-
vaient les poursuivre ; mais nos amis les Tlascaltèques leur pre-
naient des poules et ne ménageaient rien de tout ce qu'ils pouvaient
enlever, quoique Gortès eût bien recommandé de ne traiter en en-
nemis que ceux qui nous feraient la guerre ; à quoi nos alliés répon-
daient que si ces gens étaient animés envers nous de bons sentiments
et d'intentions pacifiques, ils ne viendraient point nous attendre sur
la route comme ils l'avaient fait , en essayant d'empêcher notre
passage sur le pont du ravin.
Rentrons mieux dans notre sujet, pour dire que nous fûmes passer
la nuit dans un village abandonné , dépendant de Tezcuco. Nous
prîmes soin d'organiser nos rondes, nos veilleurs et nos éclaireurs,
craignant que plusieurs bataillons mexicains, postés pour nous at-
tendre dans des passages dangereux, ne se décidassent à tomber sur
nous cette nuit même. Leur présence en ces lieux nous fut révélée
par cinq guerriers de Mexico dont nous nous emparâmes au passage
du premier pont et qui nous dirent ce qu'il en était de ces forces
placées en embuscade. Mais nous sûmes bientôt qu'ils n'osèrent ni
nous attendre ni nous attaquer. Ce résultat fut dû aussi à ce qu'il n'y
avait pas la meilleure entente entre les Mexicains et les Tezcucans.
Peut-être en furent-ils empêchés encore par le mauvais état où ils
se trouvaient, attendu qu'ils n'étaient point encore tout à fait ré-
tablis des atteintes de la petite vérole qui s'étendit et fit des ravages
dans tout le pays1. En outre, ils savaient comment toutes les garni-
sons de Mexicains avaient été défaites par nous à Guacachula, à
Ozucar, à Xalacingo et à Gastilblanco; ce qui leur faisait croire que
toutes les forces de Tlascala et de (juaxocingo marchaient avec nous.
Il trouvèrent donc bon de ne pas nous attendre, et certes c'était bien
Notre Seigneur Jésus-Christ qui conduisait ainsi toutes nos affaires.
Aussitôt qu'il fit jour, nous formâmes nos rangs en bon ordre,
mettant l'artillerie, les escopettes et les arbalètes à leur place,
tandis que nos éclaireurs exploraient le pays au devant de nous. Nous
entreprîmes ainsi notre marche sur Tezcuco , qui était à deux lieues
du point où nous venions de passer la nuit. Nous n'avions pas en-
core fait une demi-lieue, lorsque nous vîmes accourir vers nous nos
éclaireurs, tout joyeux ; ils dirent à Cortès qu'une dizaine d'Indiens
étaient en route, sans armes et portant des enseignes d'or en forme
de girouettes. Partout où nos hommes passaient, du reste, ils n'é-
1. Du temps de Cortès, comme de nos jours, la tendance de certaines maladies à
constituer des états épidémiques existait sur tout le plateau. La variole s'y étendit
alors avec une telle rapidité qu'elle l'avait envahi tout entier en moins de trois mois.
412 CONQUÊTE
taient plus accueillis, comme les jours précédents, par des cris et
des vociférations ; les habitants paraissaient au contraire fort pacifi-
ques. Nous nous réjouîmes tous de cette bonne nouvelle, et Gortès
donna l'ordre de faire halte, jusqu'à ce qu'arrivèrent sept Indiens de
distinction, natifs de Tezcuco, précédés d'un drapeau d'or au bout
d'une longue lance. En s'approchant de nous, ils abaissèrent ce dra-
peau et se courbèrent eux-mêmes en signe de paix. Quand ils furent
tout à fait en présence de notre chef, qui avait à ses côtés dona Ma-
rina et Greronimo de Aguilar, ils lui dirent : « Malinche, Gocovaizin,
notre seigneur, roi de Tezcuco, t'envoie offrir son amitié, et il t'at-
tend pacifiquement dans sa capitale; en témoignagne de quoi il te
prie d'accepter ce drapeau d'or. Il te supplie en grâce d'ordonner à
tous les Tlascaltèques et à tes frères qu'ils ne fassent aucun mal
dans ce pays et que tu veuilles bien transporter tes quartiers dans la
ville, où il te sera donné tout ce dont tu auras besoin. » Ils ajoute-
rent au surplus que les bataillons qui se trouvaient postés dans les
ravins obstruant les mauvais passages n'étaient nullement composés
de Tezcucans , mais de Mexicains envoyés par Guatemuz.
Gortès, en apprenant ces bonnes dispositions, s'en réjouit avec nous
tous. Il embrassa les messagers, surtout trois d'entre eux qui étaient
parents du bon Montezuma, et que pour la plupart nous avions con-
nus lorsqu'ils étaient capitaines de ce monarque. Après avoir ainsi
fait bon accueil aux ambassadeurs, Gortès manda les capitaines tlas-
caltèques et, s'adressant à eux très-affectueusement, il leur ordonna
de ne faire aucun mal et de ne rien prendre aux habitants du pays,
puisqu'ils se conduisaient pacifiquement. Ils respectèrent cet ordre,
qui n'allait pas, du reste, jusqu'à défendre qu'on s'emparât de ce qui
était nécessaire à la subsistance, c'est-à-dire du maïs, des haricots et
même des poules et des petits chiens dont les maisons étaient rem-
plies. Ensuite, Gortès tint conseil avec ses officiers, et tous sans ex-
ception pensèrent que cette manière de demander la paix indiquait
quelque feinte, attendu que, si la démarche eût été sincère, on se se-
rait présenté en apportant des vivres et avec un peu moins de préci-
pitation. Néanmoins, Gortès reçut le drapeau, qui était d'une valeur
d'environ quatre-vingts piastres; il rendit grâces aux messagers,
ajoutant que nous n'avions point l'habitude de maltraiter les sujets de
Sa Majesté; que, bien au contraire, nous prenions soin de favoriser
tous leurs intérêts, et que, s'ils étaient fidèles à leurs promesses,
nous les protégerions contre les Mexicains. Notre chef ajoutait qu'il
avait déjà donné des ordres pour que les Tlascaltèques ne fissent au-
cun tort aux habitants du pays, qu'on avait pu voir leur complète
soumission à cet égard, et qu'à l'avenir ils se conduiraient toujours
ainsi; du reste, Gortès n'ignorait pas que dans cette ville on avait
tué environ quarante Espagnols, nos frères, ainsi que deux cents
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 413
Tlascaltèques, lorsque nous sortîmes de Mexico; on avait ajouté à ce
crime Je vol de plusieurs charges d'or et d'autres dépouilles des mal-
heureux assassinés; il priait donc leur seigneur Gocovaizin et tous les
capitaines et caciques de Tezcuco de rendre l'or et les vêtements,
promettant d'oublier la mort de ses compatriotes, puisque le mal
était sans remède.
Les messagers répondirent qu'ils diraient tout cela à leur seigneur,
ainsi que Gortès leur en donnait l'ordre; mais que celui qui fit tuer
les Espagnols et prit leurs dépouilles, ce fut Goadlavaca, que l'on
éleva au pouvoir, à Mexico, après la mort deMontezuma; que la plu-
part des teules furent emmenés dans cette capitale, où on les sacrifia
à Huichilobos. Gortès, ayant reçu cette réponse, mais ne voulant ni
les contrarier ni leur inspirer la moindre crainte, crut convenable de
se taire et de les renvoyer simplement avec des souhaits, en gardant
l'un d'eux près de nous.
Nous nous mîmes en route immédiatement et nous rendîmes à un
faubourg de Tezcuco nommé G-uautinchan ou Huaxutlan, je ne me
rappelle pas bien. On nous y donna bien à manger et tout ce qui
nous était nécessaire; je dois même dire que nous détruisîmes cer-
taines idoles qui se trouvaient dans les appartements où nous logeâ-
mes. Le lendemain de bonne heure, nous entrâmes dans la ville de
Tezcuco. Dans les rues, dans les maisons, nous n'apercevions ni
femmes, ni enfants, mais uniquement des Indiens ombrageux et hos-
tiles. Nous nous établîmes dans des logements en forme de grandes
salles, où Gortès réunit tous nos capitaines et la plupart de nos sol-
dats, pour nous recommander de ne point sortir des vastes cours qui
se trouvaient là et de nous bien tenir sur nos gardes jusqu'à ce qu'on
sût quels sentiments animaient la ville, qui pour à présent ne lui
paraissait pas bien pacifique. Il ordonna à Pedro de Alvarado, à
Ghristoval de Oli et à des soldats, dont je faisais partie, de monter
au grand temple, qui était très-élevé, en nous protégeant par l'es-
corte de vingt escopettiers. Nous devions, de là, porter nos regards
sur la lagune et sur la ville, qui en effet nous apparaissait tout en-
tière. Nous pûmes alors nous assurer que les habitants des villages
prenaient la fuite avec leurs biens transportables, leurs enfants et
leurs femmes, les uns vers la montagne, les autres vers les glaïeuls
qui encombraient une partie de la lagune. Du reste les eaux étaient
partout convertes d'embarcations grandes et petites.
Gortès, ayantappris tout cela, voulut faire arrêter le seigneur de Tez-
cuco qui lui avait fait offrir le drapeau d'or; mais, lorsque les papes
que Gortès envoya pour messagers furent l'appeler, on s'aperçut qu'il
s'était déjà mis en sûreté, ayant été le premier à se réfugiera Mexico,
accompagné d'un grand nombre de dignitaires. Nous passâmes donc
la nuit suivante en prenant le plus grand soin de nous protéger par
414 CONQUÊTE
des rondes et des éclaireurs. Le jour venu, de bonne heure, Cortès
fit appeler les Indiens principaux de Tezcuco, parce que, en sa qua-
lité de grande capitale, la ville renfermait plusieurs caciques et sei-
gneurs contraires au prince qui avait pris la fuite, avec lequel ils
avaient eu des démêlés et des désaccords en ce qui touchait le gou-
vernement de la ville. Quand ils furent en présence de Gortès qui
leur demandait quand et comment Gocovaizin avait commencé à gou-
verner, ils répondirent que l'envie du commandement l'avait poussé à
faire périr son frère aîné, nommé Cuxcuxca, et qu'il avait été aidé
dans la perpétration de cette action criminelle par Coadlavaca, grand
seigneur de Mexico, celui-là même qui nous fit la guerre et nous
chassa de sa capitale après la mort de Montezuma; que du reste il y
avait d'autres princes ayant plus de droits au trône de Tezcuco, et,
entre autres, un jeune homme qui en ce temps-là se fit solennelle-
ment chrétien, reçut le baptême des mains du Père de la Merced ,et
s'appela Fernand Gortès parce que notre chef fut son parrain. On
nous rapporta que ce jeune prince était le fils légitime du roi et
seigneur de Tezcuco appelé Nezabal Pintzintli.
Quoi qu'il en soit, sans perdre de temps, on organisa de grandes
fêtes dans la ville entière, et on le proclama roi et seigneur légitime,
en y procédant par les cérémonies qui étaient pratiquées chez les Tez-
cucans en pareilles circonstances. Gela se fit très-pacifiquement et
au milieu des témoignages les plus affectueux de la part de ses sujets
de la ville et des peuplades voisines. Il gouvernait d'une ma,nière
absolue et il était partout obéi. Au surplus, pour le mieux éclairer
touchant notre sainte foi, polir ses manières et lui enseigner notre
langue, Gortès ordonna qu'il eût pour mentors Antonio de Villareal,
qui fut le mari d'une belle personne nommée Isabel de Ojeda, et un
certain bachelier appelé Escobar. Pour empêcher qu'aucun Mexicain
entrât en arrangement avec le nouveau roi, il nomma commandant de
Tezcuco un bon soldat du nom de Pedro Sanchez Farfan, époux de
la bonne et honorable dame Maria de Estrada.
Cessons de nous entretenir de la manière dont fut organisé le ser-
vice de ce cacique, et disons combien il fut aimé et obéi par ses su-
jets. Ajoutons que Gortès le pria de lui fournir un certain nombre de
travailleurs indiens pour creuser et élargir les canaux par où les bri-
gantins devaient arriver à la lagune aussitôt qu'ils seraient achevés
et capables de mettre à la voile. On fit comprendre au roi et à ses
principaux dignitaires quel était le but qu'on se proposait d'atteindre
avec ces navires et de quelle manière nous devions investir Mexico.
Le prince ne se mit pas seulement à notre disposition avec ses vas-
saux de la ville, mais encore il promit d'envoyer des messagers aux
peuplades environnantes pour les décider à se déclarer sujettes de Sa
Majesté et à contracter alliance avec nous contre les Mexicains. Gela
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 415
étant ainsi convenu, on mit le plus grand soin à nous bien loger.
Chaque capitainerie reçut ses quartiers et prit les instructions pour
le lieu où l'on devait accourir si les Mexicains se présentaient. Nous
faisions en effet bonne garde au bord de la lagune, parce que Guatc-
muz envoyait de temps en temps de grandes pirogues et d'autres em-
barcations montées par de nombreux guerriers qui venaient essayer
de nous surprendre.
En ce même temps, certains villages dépendant de Tezcuco envoyè-
rent demander paix et pardon pour les erreurs commises dans les
guerres précédentes et pour la part qu'ils avaient prise à la mort de
plusieurs Espagnols. C'étaient les habitants du district de G-uautin-
chan. Cortès leur parla très-affectueusement et s'empressa de leur
pardonner. Disons aussi que pas un jour ne se passait sans que sept
ou huit mille Indiens travaillassent au canal. Ils le creusaient et
l'élargissaient au point qu'on aurait pu y naviguer avec des navires
de grand tonnage. D'autre part, voyant qu'en notre compagnie se
trouvaient sept mille Tlascaltèques désireux de gagner de l'honneur
en guerroyant contre les Mexicains, Cortès voulut mettre à profit
cette fidélité et marcher contre une ville appelée Iztapalapa, par où
nous avions passé la première fois que nous fûmes à Mexico. C'était
précisément le grand cacique de cette ville qu'on avait élu roi après
la mort de Montezuma, sous le nom de Coadlavaca. Nous subissions
les plus grands dommages de la part de ses habitants qui s'obsti-
naient à contrarier les desseins de Chalco, Talmanalco, Mecameca et
Ghimaloacan, tous fort désireux de s'allier avec nous. Comme au sur-
plus nous étions depuis douze jours à Tezcuco sans rien entreprendre
qui mérite d'être conté, nous exécutâmes notre entreprise contre Izta-
palapa.
CHAPITRE GXXXVIII
Comme quoi nous fûmes à Iztapalapa avec Cortès, qui emmenait avec lui Christoval
de OH et Pedro de Alvarado, laissant Gonzalo de Sandoval pour garder Tezcuco. De
ce qui nous advint dans l'attaque de ce village.
J'ai donc dit que nous étions à Tezcuco depuis douze jours et que
nous avions les Tlascaltèques avec nous. Or il fallait se procurer des
vivres, et notre nombre était si considérable que les habitants de
Tezcuco n'y pouvaient suffire. Il importait cependant qu'ils n'eussent
pas à en souffrir. Comme d'ailleurs les Tlascaltèques étaient désireux
de se mesurer avec les Mexicains et de venger le grand nombre des
leurs qui avaient été tués et sacrifiés dans les dernières déroutes,
Cortès décida que, gardant lui-même le commandement, il prendrait
416 CONQUÊTE
avec lui Pedro de Alvarado, Christoval de Oli, treize cavaliers, vingt
arbalétriers, six escopettiers, deux cent vingt soldats, tous les Tlas-
caltèques et vingt dignitaires de Tezcuco, que nous donna le roi don
Fernando ; ils étaient parents de celui-ci et en même temps ennemis
de (juatemuz. Il fut donc arrêté que nous prendrions ainsi la route
d'Iztapalapa et marcherions sur cette ville, située à quatre lieues de
Tezcuco. J'ai déjà dit, dans le chapitre qui en a traité, que ses mai-
sons étaient édifiées moitié dans l'eau et moitié en terre ferme.
Nous avançâmes en bon ordre, ainsi que nous en avions l'habi-
tude. Mais de leur côté, les Mexicains, sachant notre coutume
d'attaquer différentes peuplades pour leur faire ensuite accepter nos
secours, prenaient soin de se ménager contre nous de bonnes trou-
pes, des éclaireurs et des noyaux de garnisons. Aussi s'empressè-
rent-ils de faire savoir aux habitants d'Iztapalapa ce qui les menaçait,
afin qu'ils prissent leurs mesures, et ils leur envoyèrent un secours
d'environ huit mille hommes. Il en résulta que, en bons guerriers,
les auxiliaires mexicains et les soldats du district d'Iztapalapa nous
attendirent en terre ferme et soutinrent un bon moment, avec grande
valeur, le combat contre nous. Mais lorsque nos cavaliers les chargè-
rent et qu'ils reçurent le choc de nos arbalétriers et de nos escopet-
tiers, tandis que nos amis les Tlascaltèques pénétraient dans leurs
rangs comme des chiens enragés, nos adversaires abandonnèrent
tout à coup leurs positions et rentrèrent dans la ville. Cette retraite
était préméditée. Ce ne fut qu'une ruse combinée par nos ennemis et
dont les suites auraient pu nous coûter cher si nous ne nous fussions
empressés de sortir de la ville où nous étions entrés.
Voici en effet ce qui arriva. Ils simulèrent une fuite; mais ils ga-
gnèrent en canots la lagune, les maisons bâties dans l'eau et les
massifs de plantes aquatiques. Gomme d'ailleurs il était nuit, ils
nous laissèrent prendre nos logements en terre ferme sans faire au-
cun bruit et sans opposer de résistance. De notre côté, satisfaits du
butin que nous avions pris, de la victoire que nous venions de ga-
gner, nous nous livrions tranquillement à la joie. Gela ne nous em-
pêchait pas d'avoir nos veilleurs, nos rondes, et même nos coureurs
en terre ferme ; mais ce à quoi nous ne nous attendions nullement,
c'est qu'une telle quantité d'eau se précipita tout à coup sur la vil-
le, que si les dignitaires de Tezcuco dont nous étions accompagnés
n'avaient poussé des cris pour nous avertir de prendre la fuite au
plus tôt, nous aurions certainement tous été noyés. Gela provenait de
ce que nos ennemis pratiquèrent des tranchées à travers la chaussée
et dirigèrent ainsi sur nous les eaux de deux grandes acequias. Nos
pauvres amis les Tlascaltèques n'avaient pas l'habitude des grandes
rivières et ne savaient point nager; aussi deux d'entre eux périrent-ils
en cette circonstance. Quant à nous, nous courûmes les plus grands
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 417
dangers pour nos vies; bien trempés du reste et perdant toutes nos
poudres, nous sortîmes de là sans nul bagage et passâmes une fort
mauvaise nuit, transis de froid et sans souper. Le pire de tout fut
que nos ennemis, les gens d'Iztapalapa et les Mexicains, en sûreté
dans leurs maisons et sur leurs embarcations, remplissaient l'air de
leurs cris de joie et de moquerie.
Mais l'affaire allait devenir pour nous bien plus triste encore; on
savait en effet à Mexico le dessein qu'on avait formé de nous noyer
en jetant sur nous l'eau des acequias à travers la chaussée. Aussi
envoya-t-on plusieurs bataillons pour nous attendre à terre et sur la
lagune. Ces gens-là, lorsque le jour parut, nous attaquèrent avec
tant de furie que nous eûmes fort à faire pour résister et nous épar-
gner une déroute. Ils nous tuèrent deux soldats et un cheval, et nous
blessèrent plusieurs Espagnols et un certain nombre de Tlascaltè-
ques. Mais bientôt et peu à peu ils lâchèrent pied, ce qui nous per-
mit de revenir à Tezcuco, à moitié couverts de honte pour la moquerie
dont ils nous avaient rendus victimes avec leur noyade. Il faut dire
aussi que nous n'avions pas ajouté grand'chose à notre réputation
dans le dernier combat qu'ils nous livrèrent, car il ne nous restait
plus de poudre. Nos ennemis n'en gardèrent pas moins la crainte
que nous leur inspirions; ils eurent d'ailleurs assez à faire pour en-
terrer ou brûler leurs morts, panser les blessés et réparer leurs mai-
sons. J'interromprai là ce récit pour dire comme quoi d'autres peu-
plades envoyèrent à Tezcuco traiter de la paix, et ce que nous tîmes
encore.
CHAPITRE CXXXIX
Comme quoi trois villages des confins de Tezcuco envoyèrent des propositions de
paix, demandant pardon pour les guerres passées et pour la mort des Espagnols;
des excuses qu'ils présentèrent à cet égard ; comme quoi Gonzalo de Sandoval fut
porter secours à Chalco et à Talmanalco contre les Mexicains; et ce qui advint
encore.
Il y avait deux jours que nous étions revenus à Tezcuco, après
notre attaque d'Izlapalapa, lorsque des envoyés de trois villages se
présentèrent à Gortès, demandant pardon pour des faits de guerre et
pour leur participation à la mort des Espagnols. Ils s'en excusaient
du reste en disant que leur conduite avait été motivée par l'ordre de
Goadlavaca, l'élu des Mexicains après la mort de Montezuma, avec
les sujets duquel ils s'étaient vus forcés de faire campagne; que s'ils
avaient tué, fait prisonniers ou dépouillé quelques teules, ce n'avait
été que pour obéir à leur roi; que du reste les Mexicains avaient
emmené tous les Espagnols pour les sacrifier dans leur capitale, em-
27
418 CONQUÊTE
portant aussi l'or, les dépouilles et les chevaux; que, ne se considé-
rant pas comme coupables, puisqu'ils avaient dû obéir contraints par
la force, ils espéraient obtenir le pardon du passé. Les villages qui
envoyaient ces émissaires étaient Tepetszcuco et Otumba. Je ne me
rappelle pas le nom du troisième ; mais ce que je n'ai pas oublié,
c'est que ce fut à Otumba qu'eut lieu la fameuse bataille qu'on nous
livra lorsque nous sortîmes de Mexico en fuyards. Là se réunirent le
plus grand nombre de bataillons de guerriers qu'on ait vus s'armer contre
nous dans la Nouvelle-Espagne ; c'est là que nos ennemis avaient cru
qu'aucun de nous n'échapperait vivant, ainsi que je l'ai dit plus lon-
guement dans les chapitres qui en ont traité. Gomme ces villages se
sentaient coupables et venaient de voir que les habitants d'Iztapalapa
avaient été fort maltraités dans notre attaque, malgré leurs tentatives
pour nous noyer et leurs deux batailles à l'aide des Mexicains auxi-
liaires, ne voulant pas d'ailleurs se trouver dans de nouvelles ren-
contres semblables aux antérieures, ils firent demander la paix avant
que l'idée nous vînt de marcher contre eux dans le but de les châtier .
Gortès, voyant bien qu'il n'était pas temps de faire autre chose, s'em-
pressa de leur pardonner ; mais ce ne fut pas sans leur adresser de
vifs reproches au sujet de leur conduite. Ils s'engagèrent du reste à
demeurer toujours ennemis des Mexicains, jurant vasselage à Sa Ma-
jesté et promettant de nous servir, comme d'ailleurs ils le firent fort
bien.
Outre ces trois peuplades, dont nous ne parlerons plus, j'ai à
dire qu'un autre village, qui se trouve dans la lagune et porte le nom
de Mezquique, — nous l'appelions aussi Venenzuela, — envoya des
émissaires pour faire la paix et demander notre alliance. C'étaient des
gens qui ne s'entendaient jamais avec les Mexicains, contre lesquels
ils professèrent toujours des sentiments d'animosité. Gortès et nous
tous attachâmes beaucoup d'importance à la démarche faite par ce
village, en considérant qu'ainsi nous aurions un allié dans l'intérieur
même de la lagune et qu'il nous servirait à attirer les autres peuplades
qui l'entouraient. Gortès leur en témoigna de la gratitude, leur fit
des offres de service et leur donna congé dans les termes les plus
llatteurs. Nous en étions là, lorsqu'on vint dire au général que de
nombreux bataillons de Mexicains étaient en marche contre les quatre
villages qui avaient été les premiers à accepter notre amitié. C'étaient
Guautinchan, Huaxutlan et deux autres dont je ne me rappelle pas
les noms. Les habitants faisaient savoir qu'ils n'osaient point attendre
l'attaque dans leurs maisons et qu'ils étaient disposés à s'enfuir dans
les bois ou à se réfugier à Tezcuco où nous étions. Tant ils dirent à
Gortès pour l'engager à les secourir, qu'il se résolut à préparer vingt
cavaliers, deux cents soldats, treize arbalétriers et dix escopettiers. Il
s'adjoignit Pedro de Alvarado et Christoval de Oli, qui était mestre
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 419
de camp, et nous partîmes vers les villages en détresse, situés à
environ deux lieues de Tezcuco.
Il était en effet certain que les Mexicains en avaient menacé les
habitants de porter chez eux la guerre et de détruire leurs demeures,
parce qu'ils s'étaient offerts à être nos alliés, et aussi parce qu'ils
étaient en désaccord avec Mexico, à propos de terrains semés de maïs,
qui était prêt à être récolté et dont les Tezcucans et les habitants de
ces villages approvisionnaient nos quartiers. Les Mexicains, de leur
côté, prétendaient s'emparer du maïs, affirmant qu'il leur appartenait
et que ces mêmes villages avaient toujours eu la coutume d'ensemen-
cer ces terrains et d'en réserver la récolte pour les papes des idoles de
Mexico. Ces prétentions opposées avaient déjà causé entre eux beau-
coup de morts d'hommes. Gortès, s'étant fait tout expliquer, profita
de notre expédition pour exhorter nos alliés à bannir toute crainte et
à rester dans leurs maisons, promettant que, lorsqu'ils auraient à
faire la récolte de leur maïs, tant pour leur'usage que pour les besoins
de nos quartiers, il enverrait un de nos capitaines avec des cavaliers
et des soldats pour protéger les travailleurs. Ces paroles de notre
chef suffirent à les tranquilliser, et nous revînmes à Tezcuco. Depuis
lors, quand nous avions besoin de maïs, nous avertissions les por-
teurs de tous ces villages, et nous allions faire notre provision à l'aide
de nos alliés de Tlascala, de dix cavaliers, cent soldats et quelques
arbalétriers ou gens d'escopette. Je puis d'autant mieux raconter tout
cela, que j'y fus moi-même deux fois, et, Tune d'elles, nous eûmes
une rencontre avec de gros bataillons mexicains qui étaient arrivés
dans plus de mille canots et nous attendaient, embusqués dans les
plantations de maïs. Gomme nous avions de bons auxiliaires, quoique
nos ennemis se battissent très-bien, nous réussîmes à les faire rem-
barquer. Ils tuèrent un de nos. soldats ; nous eûmes douze des nôtres
blessés et un beaucoup plus grand nombre parmi les Tlascaltèques.
Les Mexicains ne s'en retournèrent pas triomphants : quinze ou vingt
d'entre eux restèrent en effet morts sur le carreau et nous emmenâmes
cinq prisonniers.
Pour changer, je dirai que bientôt nous eûmes la nouvelle que les
habitants de Ghalco, de Talmanalco et d'autres villages qui en dé-
pendaient, désiraient s'allier avec nous et qu'ils en étaient empêchés
pa1* les Mexicains qui tenaient garnison chez eux et leur causaient les
plus grands dommages, s'emparant même de leurs femmes, surtout
quand elles étaient belles, et leur faisant subir les derniers outrages
sous les yeux de leurs pères, de leurs mères et de leurs maris. Au
surplus, le bois était déjà coupé à Tlascala et préparé pour la con-
struction des brigantins; mais le temps se passait sans qu'il fût
possible de l'amener à Tezcuco, ce qui nous causait à tous le plus
grand regret. En outre, on vint du village de Venenzuela , appelé
420 CONQUÊTE
aussi Mezquique, ainsi que d'autres peuplades alliées, dire à Cortès
que les Mexicains les harcelaient sans cesse pour les punir d'avoir
l'ait alliance avec nous. De leur côté les Tlascaitèques, du moins quel-
ques-uns d'entre eux qui s'étaient fait un butin en vêtements, sel,
or et autres dépouilles, auraient bien voulu retourner dans leur pays;
mais ils n'osaient l'entreprendre à cause de l'insécurité des chemins.
Cortès vit bien qu'il lui serait impossible d'envoyer à la fois des se-
cours aux villages qui les demandaient, et un appui à Chalco pour
que cette ville pût se déclarer ouvertement en notre faveur; car en
même temps, à Tezcuco , nous étions dans la nécessité d'avoir sans
cesse l'oreille au guet et de nous tenir sur le qui-vive. Il se résolut
donc à tout abandonner pour le moment, afin de ne penser qu'à
Chalco et à Talmanalco, où il envoya Gonzalo de Sandoval et Fran-
cisco de Lugo avec quinze cavaliers, deux cents fantassins, des arba-
létriers et des gens d'escopette, accompagnés de nos alliés de Tlas-
cala. Ils devaient d'abord, à Chalco, faire en sorte de mettre en
déroute la garnison mexicaine, n'importe par quels moyens, et se
rendre de là à Talmanalco, afin que la route de Tlascala fût définiti-
vement ouverte et qu'on pût aller à la Villa Rica et en revenir sans
être inquiété en route par les troupes mexicaines.
Dès que cela fut résolu, Cortès en fit donner secrètement connais-
sance aux habitants de Chalco par des messagers tezeucans , afin
qu'ils se tinssent prêts à tomber, soit de jour, soit de nuit, sur la
garnison mexicaine. Comme les gens de Chalco ne désiraient pas
autre chose, ils prirent soin de se préparer le mieux possible. Conzalo
de Sandoval crut opportun de placer à l'arrière-garde, en avançant,
cinq cavaliers et autant d'arbalétriers, avec la plupart des Tlascaitè-
ques porteurs du butin qu'ils avaient acquis dans les guerres. Mais
les Mexicains, qui avaient des espions- partout , eurent avis de notre
ordre de marche sur Chalco; aussi prirent-ils soin de s'assurer,
outre la garnison de la ville, le concours d'autres bataillons qui tom-
bèrent sur l'arrière-garde où se trouvaient les Tlascaitèques avec
leur butin et les traitèrent fort mal, sans que nos arbalétriers et nos
cavaliers leur pussent être d'aucun secours, car deux de ceux-ci
furent tués et les autres blessés. Sandoval eut beau revenir rapide-
ment sur l'ennemi et le mettre en déroute en tuant sept Mexicains;
il n'en résulta pas moins que, comme la lagune était près de là, ils
purent remonter dans les embarcations qui les avaient amenés ; car
les adhérents mexicains abondaient dans ce district. Après les avoir
mis en fuite, il put porter son attention sur ses cavaliers, ses arbalé-
triers et ses gens d'escopette placés à l'arrière-garde. Il vit alors
([lie deux arbalétriers étaient morts et que tous les autres, ainsi que
les chevaux, étaient blessés. Mais il ne s'apitoya pas au point de
manquer de dire à ceux qui restaient qu'ils avaient fait preuve de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 421
faiblesse en résistant si mal à l'ennemi et en défendant si peu leurs
propres personnes et celles de nos alliés. Il se montra très-courroucé
contre eux , et comme ils étaient nouvellement arrivés de Castille, il
sut leur dire qu'on voyait bien qu'ils n'entendaient rien à la guerre.
Après cela il mit en sûreté tous les Indiens de Tlascala avec leurs
bagages et il se disposa à dépêcher les lettres que Cortès envoyait à
la Villa Rica, pour informer le commandant de cette place de tout ce
qui concernait nos nouvelles conquêtes et du dessein qu'on avait
formé de faire le siège de Mexico. Cortès lui recommandait de se
tenir bien soigneusement sur ses gardes et de lui envoyer quelques
soldats, s'il en avait qui fussent assez dispos pour porter les armes;
ils devraient s'arrêter à Tlascala et ne pas passer outre, parce qu'ils
s'exposeraient à des dangers jusqu'à ce qu'on eût pu mieux assurer
la sécurité des routes. Ces messagers étant partis et les Tlascaltèques
retournés dans leur pays, Sandoval revint à Chalco , qui n'était pas
loin de là, ayant soin de se protéger par ses éclaireurs, parce qu'il
n'ignorait pas que les villages et les établissements qu'il était obligé
de traverser l'exposaient à des rencontres avec l'ennemi.
Il était déjà arrivé près de Chalco , lorsqu'il vit venir à lui une
troupe nombreuse de Mexicains qui, l'abordant en rase campagne
sur des plantations de maïs et de magueyes, firent pleuvoir sur lui
une grêle de pieux, de flèches et de pierres à fronde, et se jetèrent
la lance au poing sur les cavaliers, dans le but de tuer leurs che-
vaux. Sandoval, se voyant aux prises avec une si grande multitude
de guerriers, anima ses hommes, chargea deux fois les Mexicains et,
à l'aide du peu d'alliés qui lui étaient restés, faisant d'ailleurs bon
usage de ses escopettes et de ses arbalètes, il les mit enfin en pleine
déroute; mais il eut cinq hommes, six chevaux et plusieurs alliés
blessés. Quoi qu'il en soit, il battit l'ennemi et il le poursuivit avec
un tel entrain qu'il lui fit bien payer le mal que tout d'abord il en
avait reçu. Les habitants de Chalco, qui n'étaient pas loin, ayant
connu la nouvelle de sa victoire, vinrent lui faire accueil à son re-
tour, sur la route, le fêtant et lui prodiguant les plus grands hon-
neurs. On prit dans cette bataille huit Mexicains, dont trois étaient
des personnages de haute distinction.
Le lendemain de cet événement, Sandoval annonça qu'il voulait
retournera Tezcuco. Les gens de Chalco prétendirent l'accompagner,
dans le but de parler à Malinche et d'amener avec eux deux fils du
cacique de cette province, qui était mort peu de jours auparavant de
la petite vérole et qui, avant de mourir, avait recommandé à tous
ses dignitaires et aux vieillards d'aller présenter ses enfants à notre
capitaine pour qu'ils fussent reconnus seigneurs de Chalco par son
intervention. Il avait ajouté que tous ses subordonnés devaient avoir
soin de devenir les sujets du grand Roi des teules, attendu que leurs
422 CONQUÊTE
aïeux avaient prédit que leur pays serait un jour commandé par des
hommes barbus venus d'où le soleil se lève, et que tout ce qu'on
avait pu voir jusqu'alors prouvait que nous étions ces hommes-là.
Sandoval partit donc pour Tezcuco avec toute son armée, emmenant
les fils du défunt cacique, quelques autres dignitaires et les huit
prisonniers mexicains.
Lorsque Gortès apprit son retour, il en éprouva une grande joie.
Sandoval se retira à son logement après avoir fait à son chef le rap-
port de son voyage et lui avoir expliqué les motifs qui faisaient venir
de Ghalco les personnages qui le suivaient. Geux-ci se rendirent du
reste auprès de Gortès. Après lui avoir présenté leurs humbles res-
pects, ils lui exprimèrent le désir d'être les vassaux de Sa Majesté,
et le prièrent de confirmer les dignités héréditaires dans les per-
sonnes de ces jeunes hommes, ainsi que leur père mourant en avait
manifesté la volonté. En terminant leur allocution, ils lui offrirent
des joyaux d'or pour une valeur d'environ deux cents piastres. Gortès,
ayant tout compris par l'entremise de dona Marina et d'Aguilar, té-
moigna beaucoup d'affection aux envoyés et les embrassa. Il assigna
la seigneurie de Ghalco au frère aîné, avec un peu plus de la moitié
des peuplades qui en dépendaient. Talmanalco et Ghimaloacan, avec
Ayocingo et les autres villages du district, devinrent le partage du
frère cadet.
Des pourparlers s'établirent et se prolongèrent entre Gortès, d'une
part, et les envoyés ainsi que les jeunes caciques nouvellement élus,
d'autre part; après quoi ceux-ci témoignèrent le désir de repartir
pour leur pays. Ils promirent qu'ils serviraient Sa Majesté et nous
tous en son royal nom, contre les Mexicains, ajoutant du reste qu'ils
n'avaient jamais varié dans ces sentiments et que s'ils n'étaient pas
venus plus tôt jurer obéissance, c'est qu'ils en avaient été empêchés
par les garnisons mexicaines qui occupaient leurs provinces. Ils rap-
pelèrent aussi à Gortès que, deux Espagnols étant allés chez eux
chercher du maïs avant que nous eussions été chassés de Mexico, ils
avaient pris soin de leur donner un sûr asile à Guaxocingo, où ils
eurent la chance d'arracher leurs vies aux Mexicains qui les vou-
laient faire périr. Cette action nous était du reste connue depuis quel-
ques jours, l'un de ces Espagnols s'étant rendu antérieurement à
Tlascala. Gortès témoigna à ces Indiens beaucoup de reconnaissance
et il les pria d'attendre encore deux jours parce qu'il devait envoyer
à la recherche du bois et des planches un de ses capitaines qui les
emmènerait avec lui et les laisserait en passant dans leur pays,
évitant ainsi que les Mexicains leur causassent du dommage en route.
Gela les rendit fort contents et ils en témoignèrent leur recon-
naissance.
Laissant maintenance sujet, je dirai que Gortès envoya à Mexico
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 423
les huit prisonniers dont Sandoval s'était emparé dans le combat de
Ghalco. Ils devaient aller dire à Guatemuz, nouvellement élu roi,
cfue notre général avait le plus vif désir que lui et ses Mexicains ne
devinssent pas la cause de leur propre ruine et de celle de leur capi-
tale; qu'il le priait, en conséquence, de se soumettre à la paix en
recevant la promesse qu'on leur pardonnerait les morts et les dom-
mages qu'ils nous avaient fait souffrir et pour lesquels on n'exigerait
d'eux aucune réparation ; que si la guerre leur avait valu quelques
succès dans le principe, ils ne pouvaient manquer d'y trouver à la
fin leur perte assurée ; que nous n'ignorions pas leurs immenses
préparatifs en palissades, munitions, magasins de pieux et de flè-
ches, lances , casse-tête, pierres à frondes et toutes sortes de provi-
sions de guerre dont ils ne cessaient de s'occuper. Pourquoi perdre la
temps dans ces préparatifs ? Gruatemuz veut-il donc que tous les
siens périssent et que la ville soit détruite? Qu'il veuille bien songer
au grand pouvoir de Notre Seigneur Dieu, en qui nous croyons, que
nous adorons et qui vient sans cesse à notre aide ; qu'il considère
que toutes les peuplades qui l'entourent embrassent notre cause, et
que les Tlascaltèques , entre autres, ne désirent que guerre, pour
avoir l'occasion de se venger des massacres et trahisons doni ils ont
été victimes de la part des Guluans; que les Mexicains mettent bas
les armes , par conséquent, et qu'ils acceptent la paix , bien sûrs
qu'ils recevront de nous beaucoup d'honneurs. Dona Marina et
Aguilar ajoutèrent à ces raisonnements bien d'autres conseils.
Les huit Indiens nos messagers se rendirent auprès de Gruatemuz,
qui ne voulut ni les écouter ni envoyer aucune réponse. Il n'en fut
que plus ardent à construire des palissades, à réunir des provisions
de guerre et à faire savoir à toutes les provinces que si l'on pouvait
s'emparer de quelqu'un de nous par surprise, on devait l'amener à
Mexico pour le sacrifier, et qu'on eût à se tenir armé et prêt à venir
aussitôt qu'il en donnerait l'ordre. Il répandait partout de grandes
promesses et dispensait des tributs habituels. Mais cessons un mo-
ment de parler des préparatifs de guerre qui se faisaient à Mexico,
pour dire que plusieurs Indiens des villages de Guautinchan et de
Huaxutlan se présentèrent grièvement blessés , en annonçant qu'ils
avaient été battus par les Mexicains, pour avoir accepté notre amitié
et à la suite de disputes à propos des semailles de maïs qui se fai-
saient , au temps de leur servitude , pour les papes de Mexico.
Gomme du reste ces gens habitaient près de la lagune, il ne se passait
pas de semaine qu'on ne vînt les attaquer, et on leur prenait même
quelques Indiens qui étaient emmenés à la capitale. En apprenant
cela, Gortès résolut de partir lui-même avec cent soldats, vingt cava-
liers et douze escopettiers ou arbalétriers. Il lança des coureurs pour
qu'on l'avertît aussitôt que s'avanceraient des bataillons mexicains.
424 CONQUETE
Il n'était pas encore à deux lieues de Tezcuco lorsqu'un mercredi
matin , de bonne heure, il se trouva en présence de l'ennemi. Il ne
tarda pas à disperser les Mexicains et il les obligea à gagner la la-
gune où ils reprirent leurs bateaux. On en tua quatre, on en prit
trois et Gortès revint aussitôt à Tezcuco. Après cette leçon, les Gu-
luans cessèrent de tomber sur ces peuplades.
Abandonnons ce sujet et disons comment Gortès envoya Gonzalo de
Sandoval àTlascala pour chercher le bois des brigantins, et ce que ce
capitaine fit en route.
CHAPITRE CXL
Comme quoi Gonzalo de Sandoval fut à Tlascala chercher le hois des brigantins,
et ce qu'il fit dans un village que nous appelâmes « le village moresque ».
Gomme nous avions grand désir de voir nos brigantins construits
et d'être enfin occupés au siège de Mexico, au lieu de perdre notre
temps à ne rien faire, notre capitaine Gortès jugea convenable d'en-
voyer Gonzalo de Sandoval pour aller chercher le bois de construc-
tion. Il devait emmener deux cents soldats, vingt arbalétriers ou gens
d'escopette, quinze hommes à cheval et un bon nombre de Tlascaltè-
ques avec vingt dignitaires de Tezcuco; les messagers de Ghalco et
les deux jeunes princes en profiteraient pour se faire reconduire sains
et saufs à leurs résidences. Avant le départ, on obligea les Tlascal-
tèques et les habitants de Ghalco à contracter alliance; car ceux-ci
avaient appartenu à la ligue mexicaine dont ils étaient les confé-
dérés, de sorte que, quand les Mexicains marchaient sur Tlascala,
ils s'adjoignaient un certain nombre de leurs alliés de Ghalco qui se
trouvaient sur leur route. Aussi ceux-ci étaient-ils mal vus des
Tlascaltèques, avec lesquels ils vivaient en ennemis. Mais Gortès,
comme je viens de le dire, leur fit contracter amitié, et à partir de
ce jour ils vécurent en alliés et s'aidèrent toujours les uns les autres.
Gortès recommanda également à Sandoval qu'après avoir reconduit
les personnages de Ghalco dans leur pays, il se rendît à un village si-
tué non loin de là sur la route, qui dépendait de Tezcuco, et auquel
nous donnâmes le nom de « village moresque ». On y avait tué une
quarantaine de soldats, tant de Narvaez que des nôtres, ainsi qu'un
grand nombre de Tlascaltèques, et volé trois charges d'or lorsqu'on
nous chassa de la capitale. Les victimes de cet attentat furent des
Espagnols qui venaient de Vera Gruz à Mexico, à l'époque où nous
marchâmes au secours de Pedro de Alvarado. Gortès recommanda
bien à Sandoval d'infliger à ce village un châtiment sévère, tout en
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 425
reconnaissant que les Tezcucans l'auraient mérité davantage puis-
qu'ils avaient été les initiateurs et les fauteurs de cette mauvaise ac-
tion, à cause de la confraternité d'armes dans laquelle ils vivaient
alors avec la grande ville de Mexico. Or, vu la difficulté des circon-
stances, on n'avait pas jugé à propos de châtier Tezcuco pour ce mé-
fait.
Quoi qu'il en soit, Gonzalo de Sandoval fit tout ce que son chef lui
commandait. Il se rendit à la province de Ghalco, pour laquelle du
reste il n'était pas nécessaire de se détourner beaucoup de sa route ;
il y laissa les deux jeunes gens qui en étaient les caciques, et il se
rendit au village moresque. Mais, avant l'arrivée de nos troupes, les
habitants surent par leurs espions notre marche contre eux; ils aban-
donnèrent leurs demeures et s'enfuirent vers les bois. Sandoval les
poursuivit et, comme ils lui inspirèrent quelque pitié, il n'en tua
que trois ou quatre; mais il prit plusieurs femmes et jeunes filles et
s'empara de quatre personnages du bourg auxquels il parla avec
bonté et demanda pourquoi ils avaient tué tant d'Espagnols. Ils ré-
pondirent que les Tezcucans et les Mexicains surprirent ces teules
dans une embuscade : ce fut à une montée où ils ne pouvaient mar-
cher que l'un après l'autre, à cause de l'étroitesse du défilé. Là, on
tomba sur eux et on s'en empara. Les Tezcucans les amenèrent dans
leur ville et se les partagèrent avec les Mexicains. Les gens du vil-
lage moresque n'avaient fait qu'obéir à ce qu'on leur commandait ;
au surplus, ce ne fut qu'une vengeance en souvenir du seigneur de
Tezcuco, Gacamatzin, que Gortès avait retenu prisonnier et qui périt
au passage des ponts.
On remarqua dans ce village beaucoup de sang espagnol dont on
avait teint les murs du temple, en l'offrant aux idoles, après avoir tué
les victimes. On trouva ausssi les peaux de deux visages qu'on avait
écorchés ; on les avait tannées comme on fait pour les peaux de gants
•et, ainsi préparées et garnies de leur barbe, on les entretenait en of-
frande devant les idoles. On découvrit encore quatre cuirs de che-
vaux tannés avec leur poil, attachés à leurs ferrures et suspendus
dans l'intérieur du grand temple devant l'image des divinités. Diffé-
rents costumes d'Espagnols assassinés étaient là également en of-
frande devant les mêmes dieux. Nous découvrîmes, sur une pierre
appartenant au mur de la maison où ils furent emprisonnés, une in-
scription tracée au charbon et disant : « Ici fut enfermé le malheu-
reux Juan Yuste, avec plusieurs autres qui étaient en sa compagnie. »
Ce Juan Yuste fut un des cavaliers massacrés; c'était un hidalgo ap-
partenant à la catégorie d'hommes distingués que Narvaez avait
amenés avec lui. Ce spectacle excita la pitié et les regrets de San-
doval et de tous ses soldats; mais que faire, si ce n'est user d'indul-
gence avec ce village, puisque les habitants en avaient fui, emme-
426 CONQUÊTE
nant enfants et femmes? Quelques-unes de celles-ci, que l'on put
prendre, pleuraient leurs pères et leurs maris. Ce que voyant, San-
doval mit en liberté les dignitaires dont il s'était emparé, ainsi que
toutes les femmes, leur enjoignant d'aller appeler les habitants du
village. Ceux-ci vinrent en effet, demandèrent pardon, jurèrent obéis-
sance à Sa Majesté et promirent de toujours nous servir contre les
Mexicains. Quand on leur réclama l'or volé aux Tlascaltèques, à leur
passage en ce lieu, ils répondirent que le vol fut commis par d'au-
tres, et que les Mexicains et les seigneurs de Tezcuco l'emportèrent,
prétendant que cet or venait de Montezuma, qui l'avait enlevé de ses
temples et donné à Malmche pendant qu'on le retenait prisonnier.
Changeons de sujet pour dire que Sandoval prit la route de Tias-
cala et qu'étant arrivé près de la capitale où résidaient les caciques,
il rencontra le convoi organisé pour le transport du bois des brigan-
tins, que plus de huit mille Indiens portaient sur leurs épaules. Un
égal nombre d'hommes, armés et empanachés, marchait à l'arrière-
garde, et deux mille de plus suivaient à titre d'auxiliaires pour re-
layer ceux qui portaient les provisions. Chichimecatecle, que, d'après
mes dires antérieurs, on connaît pour un Indien qualifié et valeu-
reux, marchait à la tête de tous les Tlascaltèques et était très-bien
secondé par deux hommes distingués , ses compatriotes , appelés
Teulepile et Teutical , avec quelques autres caciques d'importance.
Martin Lopez, celui-là même qui organisa la coupe du bois et fit les
calculs pour le sciage des planches, avait le commandement général
de l'expédition et marchait en compagnie d'autres Espagnols dont je
ne me rappelle pas les noms. Sandoval éprouva une grande joie en
les rencontrant, parce qu'il se vit ainsi débarrassé du souci d'attendre
à Tlascala qu'il lui fût possible de se mettre en marche avec tous ces
matériaux de construction. Ils cheminèrent pendant deux jours dans
l'ordre que j'ai dit; ils entrèrent alors en pays mexicain et à partir
de ce moment ils entendaient pousser contre eux des vociférations
qui venaient d'établissements et de ravins disposés de telle sorte qu'il
était impossible d'y faire aucun mal aux insulteurs, au moyen de nos
chevaux et de nos escopcttes.
Martin Lopez, qui avait la responsabilité de toutes choses, dit
alors qu'il serait bon d'avancer avec plus de précautions. Les Tlas-
caltèques l'avaient en effet prévenu qu'il était à craindre que les
Mexicains ne tombassent sur lui avec de grandes forces et ne le mis-
sent en déroute, au milieu de l'embarras que lui causait le transport
du bois et des provisions. Sandoval , en conséquence , ordonna que
les cavaliers, les arbalétriers et les escopettiers marchassent les uns
à l'avant-garde, les autres en protégeant les flancs du convoi. Il
donna l'ordre en même temps à Chichimecatecle, qui commandait
aux Tlascaltèques , de rester à l'arrière-gardc avec Gonzalo de San-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 427
doval lui-même. Le cacique crut devoir s'en offenser, s'imaginant
qu'on ne comptait pas sur sa valeur ; mais les explications qu'on lui
donna lui firent juger autrement cette mesure, qu'il approuva dès
lors, surtout en voyant que le chef espagnol restait avec lui. On lui
fit en effet remarquer que les Mexicains avaient l'habitude de sejeler
sur les bagages et l'arrière-garde ; après l'avoir ainsi compris, il
pressa Sandoval dans ses bras en le remerciant de l'honneur qu'on
lui faisait.
Avec deux jours de marche de plus, on arriva en vue de Tez-
cuco. Mais, avant d'entrer dans la ville, les Tlascaltiques se cou-
vrirent de leurs panaches et de leurs plus beaux habits. Ainsi
préparés, se mettant en bon ordre, battant du tambour et sonnant de
la trompette , ils défilèrent pendant une demi-journée , sans rompre
les rangs, criant, sifflant et disant : « Vive, vive l'Empereur notre
seigneur ! » et « Castille ! Gastille! » et « Tfascala ! Tlascala! » C'est
ainsi qu'ils entrèrent à Tezcuco. Gortès et quelques-uns de nos capi-
taines furent au-devant du convoi. Notre général fit les meilleures
promesses et les plus belles offres à Ghichimecatecle et aux chefs qui
le suivaient. Les madriers et les planches, ainsi que tout le reste des
matériaux de construction des brigantins, furent rangés sur les bords
des canaux et des estuaires où ils devaient être mis en chantier. A
partir de ce moment, Martin Lopez entreprit sa besogne avec la plus
grande ardeur. Les principaux Espagnols qui l'aidaient dans ce tra-
vail étaient : Andrès Nunez ; le vieux Ramirez, quoique boiteux d'une
blessure; un certain Hernandez, scieur de son métier; quelques char-
pentiers ; deux forgerons avec leurs forges, et un certain Hernando
de Aguilar , qui aidait à battre le fer. Tout ce monde mit le plus
grand empressement à l'ouvrage jusqu'à ce que les brigantins fus-
sent entièrement montés. Il ne leur manquait plus que d'être cal-
fatés et munis de leur mâture, avec les cordages et les voiles. Je ne
dois pas omettre de parler du grand soin que nous prenions de
nous garder dans nos quartiers au moyen de veilleurs et de senti-
nelles, avec un piquet permanent préposé à la surveillance des bri-
gantins. Gomme ils étaient tout près de la lagune, les Mexicains
tentèrent trois fois d'y mettre le feu ; nous prîmes même quinze In-
diens parmi les auteurs de ces tentatives. Nous sûmes , du reste ,
par ces prisonniers , tout ce qu'on faisait à Mexico et ce que Gua-
temuz projetait contre nous; c'est-à-dire que pour aucun motif il ne
devait y être question de faire la paix, mais de mourir tous, s'il le
fallait, les armes à la main, pour ne laisser aucun de nous vivant.
Je dois dire encore qu'il envoyait des messagers à tous les villages
dépendant de Mexico, pour les rappeler à leurs devoirs et leur faire
remise des tributs qui lui étaient dus. Dans la capitale , d'ailleurs,
les préparatifs ne cessaient ni jour ni nuit. Les habitants consoli-
428 CONQUÊTE
daient leurs maisons, approfondissaient les tranchées des ponts,
élevaient des palissades très-résistantes, mettaient à point les pieux et
les machines qui les lançaient. Ils fabriquaient de longues lances pour
tuer nos chevaux, y attachant les lames des épées qu'ils nous avaient
prises la nuit de notre déroute; ils mettaient leurs frondes en état,
faisant provision de pierres roulées ; ils préparaient leurs espadons à
deux mains et une autre arme plus grande imitant le casse-tête, ainsi
que toute espèce d'autres engins de guerre.
Revenons aux canaux d'où devaient sortir nos brigantins. Nous les
avions faits assez profonds et assez larges pour que des navires d'un
tonnage raisonnable y pussent naviguer; car, je le répète, plus de
huit mille travailleurs Indiens y étaient constamment occupés. Mais
abandonnons un instant ce sujet, pour dire comme quoi Gortès décida
une attaque sur Saltocan.
CHAPITRE GXLI
Comme quoi notre capitaine Cortès partit pour une expédition au village de Saltocan.
qui est situé dans la lagune, à environ six lieues de Mexico. Comment il alla de ce
point à d'autres villages ; ce qui lui arriva dans cette entreprise.
Environ quinze mille Tlascaltèques étaient venus à Tezcuco avec le
convoi amenant le bois de construction de nos brigantins. Il y avait
déjà cinq jours qu'ils étaient dans cette ville, sans rien y faire qui
mérite d'être conté. Les provisions commençaient à leur manquer, et
comme d'ailleurs leur commandant Ghichimecatecle était un homme
valeureux et fier, il dit à Gortès qu'il avait le désir de se distinguer
au service de notre grand Empereur en bataillant contre les Mexi-
cains, non-seulement pour faire preuve de bons sentiments à notre
égard, mais encore pour se venger des meurtres et des pillages dont
les Tlascaltèques avaient eu à souffrir, soit à Mexico, soit dans leur
propre pays. Il priait donc en grâce qu'on lui dît où il pourrait ren-
contrer nos ennemis. Gortès répondit qu'il lui était reconnaissant
pour ces bonnes dispositions et qu'il avait l'intention d'aller, le len-
demain même, à un village appelé Saltocan, situé à cinq lieues de
Tezcuco dans les eaux de la lagune avec une entrée praticable par
terre. Bien qu'on eut sommé ses habitants de se présenter en signe
de paix, ils s'y s'étaient refusés. On leur avait même envoyé tout ré-
cemment un message au moyen de gens de Tepetezcuco et d'Otumba,
leurs voisins. Mais, au lieu de se soumettre, ils maltraitèrent nos
messagers, en blessèrent même quelques-uns, leur donnant pour
réponse qu'ils ne se croyaient ni moins forts ni moins valeureux que
nous; que nous n'avions qu'à nous rendre chez eux, où nous les trou-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 42'J
verions prêts à "combattre; que leurs idoles dictaient ce langage en
leur donnant l'assurance qu'ils pourraient tous nous détruire.
C'est pour cela que Gortès se prépara à marcher en personne contre
ce village et il donna Tordre que deux cent cinquante soldats, trente
cavaliers, plusieurs arbalétriers et gens d'escopette, avec Pedro de
Alvarado et Christoval de Oli, se préparassent à venir avec lui. Il
emmenait aussi tous les Tlascaltèques, une capitainerie d'hommes de
guerre de Tezcuco, et beaucoup de personnages principaux de cette
ville, y laissant, pour la garder, Gonzalo de Sandoval, avec la recom-
mandation de bien surveiller les brigantins et notre quartier, de
crainte que les Mexicains n'y fissent quelque surprise de nuil. J'ai
dit, en effet, que nous étions obligés d'avoir constamment l'oreille au
guet, d'abord parce que nous étions presque aux portes de Mexico,
et ensuite parce que nous habitions la grande ville de Tezcuco, dont
tous les habitants comptaient des parents et des amis parmi les
Mexicains. Il donna l'ordre à Sandoval et au constructeur Martin
Lopez d'avoir terminé dans quinze jours les brigantins, de manière
qu'on pût les lancer et naviguer sur la lagune. Gela fait, il se disposa
à entreprendre son expédition. Après avoir entendu la messe, il partit
avec son armée.
Il était en marche et parvenu en un point rapproché de Saltocan,
lorsqu'il donna sur de gros bataillons mexicains qui l'attendaient dans
une embuscade où ils se croyaient assurés d'avoir raison de nos
hommes et de tuer nos chevaux. Mais Gortès se mit à la tête de ses
cavaliers et, après une décharge d'escopettes et d'arbalètes, on leur
courut sus, et l'on en tua un certain nombre. Les ennemis reculèrent
alors vers les bois et vers des terrains où nos chevaux ne pouvaient les
suivre; mais nos amis de Tlascala en prirent ou tuèrent une trentaine.
Gortès fut passer la nuit dans un groupe de maisons, se tenant bien
sur ses gardes à l'aide de ses coureurs, de ses espions et de ses pa-
trouilles, n'oubliant pas qu'il était entouré d'un grand nombre de
villages très-peuplés. Il savait d'ailleurs que Guatemuz avait envoyé au
secours de Saltocan plusieurs bataillons embarqués et naviguant dans
des estuaires qui s'avançaient profondément au milieu des terres.
Quand le jour parut, les Mexicains et les gens de Saltocan enga-
gèrent le combat, nous lançant une grande quantité de pieux, de
floches et de pierres à fronde, sans quitter leurs canots. Ils blessèrent
dix-neuf soldats et beaucoup de nos alliés tlascaltèques. De notre
côté, les cavaliers ne leur faisaient aucun mal, parce qu'ils ne pou-
vaient ni courir, ni traverser les estuaires qui étaient pleins d'eau ;
et d'ailleurs la chaussée qui donnait accès au village avait été détruite
peu de jours auparavant et remplacée par des excavations profondes
qui la transformaient en canal. Aussi nous était-il impossible de
pénétrer dans le village et de causer le moindre mal à nos ennemis.
430 CONQUETE
Il est vrai que nos arbalétriers et nos gens d'escopette tiraient sur les
hommes qui passaient en canots ; mais ceux-ci avaient pris soin d'é-
lever des défenses en bois sur les bordages, et ils savaient très-bien
en profiter pour se mettre à l'abri. Voyant qu'ils ne parvenaient à
rien faire et ne réussissaient point à découvrir la chaussée qui aupa-
ravant conduisait au village, puisque tout était couvert d'eau, nos
soldats pestaient contre ce bourg et contre notre expédition infruc-
tueuse. Ils étaient en même temps tout honteux d'entendre les voci-
férations des Mexicains et des habitants du village qui les traitaient,
eux et Malinche lui-même, de femmes sans vigueur, criant que notre
chef n'avait d'autre mérite que celui de les tromper par ses fausses
paroles et ses mensonges.
En ce moment, deux Indiens de Tepetezcuco, qui venaient avec les
nôtres et vivaient au plus mal avec ceux de Saltocan, dirent à un de
nos soldats qu'étant venus trois jours auparavant en ce même lieu,
ils avaient vu les habitants couper la chaussée, la noyer et la couvrir
avec l'eau d'un canal voisin; mais que, un peu plus loin, le chemin
n'était pas encore détruit et qu'il allait jusqu'au village. Éclairés par
cette révélation, nos arbalétriers et nos gens d'escopette prennent le
chemin que les Indiens leur ont signalé; ils marchent en bon ordre,
séparés et à pas lents, les uns s'occupant de la charge et les autres
exécutant le tir. Après eux, les pieds dans l'eau et quelquefois enfon-
çant plus haut que la ceinture, tous nos soldats effectuent le passage,
suivis de quelques-uns de nos alliés. Pendant ce temps, Gortès, avec ses
hommes à cheval, les attendait en terre ferme, assurant leurs derrières,
de crainte que les Mexicains ne leurtombassent dessus. Tandis que nos
hommes traversaient les endroits inondés, dans l'ordre que j'ai dit,
les ennemis tirant sur eux en toute sûreté en blessèrent un grand
nombre. Mais les nôtres, toujours désireux d'arriver à la chaussée
qui était à sec, continuaient leur chemin malgré tout, jusqu'à ce que,
atteignant leur but, ils purent suivre la route de terre ferme et arri-
ver au village. Là, ils mirent tant d'ardeur au combat qu'ils firent un
grand nombre de victimes parmi les Mexicains. Ceux-ci payèrent
donc bien les railleries qu'ils nous avaient d'abord adressées.
On fit là un bon butin en étoffes de coton, en or et en dépouilles
de toutes sortes. Gomme d'ailleurs le village était bâti dans Peau de
la lagune, les habitants et les Mexicains auxiliaires s'étaient jetés
dans leurs bateaux avec tout ce qu'ils pouvaient emporter, en prenant
la direction de Mexico. Nos soldats, voyant le village désert, en brû-
lèrent quelques maisons ; mais ils n'osèrent pas y passer la nuit,
parce qu'il était entouré d'eau, et ils se résolurent à revenir à l'en-
droit où Gortès les attendait. On prit là de fort bonnes Indiennes;
nos Tlascaltèqucs firent une riche provision d'étoffes, de sel, d'or et
d'autres dépouilles, et l'on fut passer la nuit dans un groupe de mai-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 431
sons à une lieue de Saltocan. On pansa les blessures ; un seul soldat mou-
rut, peu de jours après, d'une flèche qui lui avait traversé la gorge. On
plaça des veilleurs, on envoya des éclaireurs battre la campagne et l'on
lit partout bonne garde, parce que ce pays est très-peuplé de Guluans.
Le lendemain, notre armée prit la route d'un grand village appelé
Colvatitlan, et tandis qu'on marchait, les habitants des localités
qu'on traversait, stimulés par d'autres Mexicains qui venaient se
joindre à eux, lançaient à nos troupes des cris et des insultes, parce
que c'étaient des terrains où nos cavaliers ne pouvaient se déployer
et qu'il était impossible de faire aucun mal à l'ennemi à cause des
canaux dont il était entouré. On arriva ainsi au village que l'on vou-
lait atteindre, mais on le trouva abandonné et dépouillé de tout ce
qui avait pu être enlevé; on y passa la nuit en faisant bonne garde.
Le jour suivant, nos troupes prirent la direction d'un grand village
nommé Tenayuca ; c'était celui-là même que nous avions l'habitude
d'appeler « le bourg des Serpents » , la première fois que nous
vînmes à Mexico, parce que nous remarquâmes dans le temple prin-
cipal deux grandes sculptures de mauvais aspect, représentant des
serpents, qui étaient l'objet des adorations de ces Indiens. On trouva
le village désert; ses habitants avaient fui et s'étaient réfugiés en un
bourg situé plus loin. De là on se rendit à un autre village appelé
Escapuzalco, distant d'environ une lieue du précédent. Les habitants
l'avaient déserté. C'est là, du reste, qu'on travaillait l'or et l'argent
du grand Montezuma, et c'est pour cela que nous avions l'habitude
de l'appeler « le village des Orfèvres».
Notre chef partit ensuite pour Tacuba, qui est située une demi-
lieue plus loin. C'était l'endroit même où nous prîmes du repos dans
la triste nuit où nous sortîmes en détresse de Mexico; on nous y tua
alors quelques soldats, ainsi que je l'ai dit au chapitre qui en a
parlé. Revenons à l'actualité pour dire qu'avant que notre petite ar-
mée fût arrivée à Tacuba, plusieurs bataillons provenant des points
par où elle avait passé, venant aussi de ce village et de Mexico, qui
est très-près de là, s'étaient réunis pour attendre Cortès en rase cam-
pagne. Ils se jetèrent tous ensemble sur les nôtres, de telle sorte
que notre général eut de la peine à rompre leurs rangs en les char-
geant avec ses cavaliers. On se rapprocha tellement de l'ennemi qu'on
dut faire usage de l'épée pour l'obliger à reculer. La nuit étant ve-
nue, nous nous reposâmes en ayant soin de nous bien garder. Le
lendemain de bonne heure, les Mexicains, massés en plus grand
nombre que la veille, avancèrent sur nous en bon ordre et réussirent
à blesser quelques-uns des nôtres; mais nos troupes les repoussèrent
et, après les avoir obligés à rentrer dans leurs habitations et dans
leurs retranchements, elles purent se précipiter sur Tacuba, brûler
quelques maisons et saccager les autres.
432 CONQUÊTE
Quand on apprit cela à Mexico, on y résolut d'envoyer contre Cor-
tès des forces plus considérables. L'ordre leur fut d'ailleurs donné de
combattre et de simuler une retraite désordonnée, afin d'attirer peu
à peu notre armée sur la chaussée, en prenant soin, aussitôt qu'on
verrait venir les nôtres, de se montrer toujours plus effrayés en se
retirant. Les troupes mexicaines exécutèrent parfaitement le strata-
gème; de sorte que Gortès, se croyant victorieux, les fit poursuivre
jusqu'au premier pont. Lorsque les Mexicains s'aperçurent que notre
chef l'avait passé, le voyant décidément tombé dans le piège, ils l'at-
taquèrent en nombre très-considérable, les uns par terre, les autres
en canots et quelques-uns du haut des terrasses ; ils le mirent ainsi
dans une position si critique qu'il se crut définitivement perdu. La
multitude des ennemis était en effet très-considérable autour de lui,
sur le pont même où il était arrivé, de sorte qu'il lui devenait déjà
impossible de s'y défendre. Un alferez porteur de son drapeau voulut
soutenir le choc de l'ennemi, mais il fut blessé très -grièvement et
tomba dans l'eau où il fut sur le point d'être noyé. Les Mexicains
réussirent même à le prendre et ils allaient le placer sur leurs em-
barcations, lorsqu'il eut le courage et la force de leur échapper avec
son drapeau. Cinq de nos soldats périrent dans cette affaire et plu-
sieurs y furent blessés. Reconnaissant alors à quel point sa conduite
avait été inconsidérée lorsqu'il s'était hasardé à entrer ainsi sur cette
chaussée, et voyant combien les Mexicains le lui avaient fait payer
cher, Gortès donna l'ordre de la retraite. Nos hommes commencèrent
donc à reculer, sans cesser de faire face à l'ennemi, les fantassins pied
à pied, rompant comme dans une passe d'armes, tandis que nos ar-
balétriers et nos gens d'escopette se conduisaient de leur mieux, les
uns chargeant l'arme, les autres faisant le tir, et de leur côté les ca-
valiers s'efforçant de pousser quelques petits retours offensifs, bien
qu'avec précaution, parce qu'on se jetait sur leurs chevaux. Bref, ce
fut ainsi que Gortès échappa encore une fois aux mains des Mexi-
cains, et il ne manqua pas de rendre grâces à Dieu quand il se vit en
terre ferme.
C'est là qu'un certain Pedro de Ircio, dont j'ai déjà parlé, voulant
tirer vengeance de l'alferez Juan Volante qui était tombé dans la la-
gune, avec lequel il vivait en mauvais termes par suite de rivalités
d'amourettes, lui adressa quelques paroles blessantes. Certes, on peut
assurer qu'une semblable conduite fut très-blâmable, attendu que
l'alferez était un valeureux soldat, ainsi qu'il en donna des preuves
en cette circonstance même, comme dans plusieurs autres. Du reste,
avec le temps, Ircio eut à se repentir des mauvais sentiments qu'il
nourrissait contre Juan Volante. Mais laissons là Pedro de Ircio et
disons que pendant les cinq jours que Gortès passa à Tacuba, il ne
cessa pas un moment d'être aux prises avec les Mexicains et leurs
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 433
alliés. Au surplus, dans sa retraite, exécutée par le chemin même où il
avait passé en venant, les Mexicains poussaient des cris contre lui, con-
vaincus qu'il était en fuite. Ils n'eurent pas tort du reste de le croire
en proie à de légitimes appréhensions. Ils formèrent des embuscades
sur sa route, l'attendant dans des positions où ils espéraient tuer nos
chevaux et se distinguer à nos dépens. Gortès, comprenant leur des-
sein, leur dressa un piège dans lequel il blessa et tua à l'ennemi un
très-grand nombre d'hommes, tout en perdant de son côté un soldai
et deux chevaux; mais il obtint ainsi que les Mexicains abandonnas-
sent la poursuite. En doublant ses marches il arriva enfin à un vil-
lage appelé Aculman, dépendant de Tezcuco, qui s'en trouve à deux-
lieues de distance.
Ayant appris son arrivée en ce lieu, nous fûmes au-devant de lui
avec Gonzalo de Sandoval, accompagnés des caciques, ainsi que d'un
grand nombre de personnages distingués, et honorés de la présence
de don Fernando, le roi de Tezcuco. L'entrevue nous causa à tous une
grande joie, car plus de quinze jours s'étaient passés sans que nous
eussions rien su de Gortès, ni de ce qui lui était arrivé. Après lui
avoir souhaité la bienvenue et débattu avec lui certaines questions
militaires, nous retournâmes à la ville cette même après-midi, parce
que nous n'osions point laisser nos quartiers sans y taire bonne
garde. Mais Gortès resta dans ce village, et, le jour suivant, il rentra
à Tezcuco. Les Tlascaltèques, qui revenaient chargés de riches dé-
pouilles, demandèrent l'autorisation de regagner leur pays. Notre
chef la leur ayant donnée, ils s'en retournèrent en passant par des
chemins sur lesquels les Mexicains n'entretenaient pas d'espions, et
ils sauvèrent ainsi tout leur butin.
Il y avait quatre jours que notre capitaine prenait du repos en pres-
sant les travaux des brigantins, lorsque se présentèrent des envoyés de
certains villages de la côte du nord pour faire leur paix avec nous
et se déclarer les vassaux de Sa Majesté. C'étaient les bourgs de
Tucapan, de Mascalcingo et de Naullran, avec quelques autres peu-
plades du même district. Leurs émissaires étaient porteurs d'un
présent en or et en étoffes de coton. Quand ils arrivèrent devant Gor-
tès, ils témoignèrent de leur respect, et après avoir présenté leur
offrande, ils dirent qu'ils lui demandaient en grâce de les admettre
dans son amitié, attendu qu'ils voulaient être les vassaux du Roi de
Gastille. Ils ajoutèrent que lorsque les Mexicains avaient tué les teules
dans l'affaire d'Aimeria, en combattant sous les ordres de Quctzalpo-
poca,— celui-là même que nous avions fait brûler par sentence, — tous
les villages dont ils étaient actuellement les messagers s'étaient en-
gagés à venir en aide aux teules. Or, en entendant ce discours, Gortès
n'avait pas oublié que ces villages aidèrent, au contraire, les Mexi-
cains lors de la mort de Juan de Escalante et des six soldats qui pé-
28
434 CONQUÊTE
rirent avec lui. Il montra cependant aux messagers la plus grande
bienveillance. Il reçut leurs présents, les admit comme vassaux de
l'Empereur notre seigneur et ne leur demanda aucun compte des
événements passés ; il n'en fit même pas mention, parce que les cir-
constances ne permettaient pas d'agir autrement. Il usa des plus
douces paroles en congédiant ces envoyés.
En ce même moment arrivèrent devant Gortès des émissaires d'autres
villages déjà nos alliés, pour demander secours contre les Mexicains,
dont ies forces considérables étaient entrées sur leur territoire où elles
avaient enlevé plusieurs Indiens après en avoir maltraité beaucoup
d'autres. Alors aussi vinrent des gens de Chalco et de Talmanalco,
assurant que si on ne les secourait sur l'heure, ils étaient perdus ;
car une grande multitude d'ennemis tombait sur eux. En faisant
leurs doléances, ils montraient une toile de nequen sur laquelle ils
avaient peint au naturel les bataillons qui marchaient contre eux.
Mais Gortès ne savait que dire, que répondre, que faire pour porter
remède de tant de côtés à la fois. Il voyait en effet que plusieurs de
nos soldats étaient blessés et souffrants, que huit étaient morts de
douleur au côté, après avoir rendu un sang mêlé de boue par la
bouche et même par le nez ' ; ce malheur était la conséquence de la
fatigue causée par le poids des armes, par les marches que nous fai-
sions à tout instant et par la poussière qu'il nous y fallait avaler. Au
surplus, en pensant qu'il lui était mort trois ou quatre hommes de
blessures dans les mouvements continuels de sorties et de rentrées
auxquels nous nous livrions, Gortès se résolut à répondre aux villa-
ges nos premiers alliés, en employant les paroles les plus flatteuses,
qu'il ne tarderait pas à marcher à leur secours, mais que jusque-là il
les engageait à se faire appuyer par les peuplades voisines et à atten-
dre les Mexicains en rase campagne pour leur livrer bataille ; ils
pouvaient être certains qu'en les voyant ainsi disposés à la résistance,
l'ennemi en éprouverait quelque crainte, attendu que ses forces di-
minuaient progressivement en s'éparpillant contre des révoltés cha-
que jour plus nombreux. Tant il leur dit enfin, au moyen de nos
interprètes, que leur courage s'en trouva relevé; mais ce ne fut pas
au point de mépriser les secours de leurs voisins, pour lesquels ils
demandèrent des lettres à Gortès. J'entends bien qu'ils ne devaient
point en comprendre le contenu ; mais on savait partout que ce signe
passait parmi nous pour chose sérieuse, et que quand on le faisait
circuler c'était en manière d'ordre ou d'affaire de haute importance.
Nos alliés s'en trouvèrent donc très-satisfaits. Ils montrèrent ces let-
tres à leurs voisins et les appelèrent à leur aide. Puis, suivant les
conseils de Gortès, ils attendirent les Mexicains en rase campagne et
1. Il est question là de nouveaux eus mortels de pneumonie.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 435
curent avec eux une rencontre dans laquelle l'avantage leur resta,
grâce au secours de leurs alliés.
Revenons à nos rapports avec Ghalco. Il était très-important pour
nous que cette province fût débarrassée des Guluans. C'est par là, en
effet, qu'il nous fallait passer pour aller à la Villa Rica de la Vera
Gruz, ainsi qu'à Tlascala, et en revenir; c'est encore ce pays qui de-
vait approvisionner nos quartiers, car les terres y sont très-riches en
maïs. Notre général donna donc l'ordre à G-onzalo de Sandoval, al-
guazil mayor, de s'apprêter à se rendre à Ghalco le lendemain de
bonne heure. Il mit à sa disposition vingt cavaliers, deux cents sol-
dats, douze arbalétriers, dix hommes d'escopette et les Tlascaltèques
qui nous restaient, en nombre fort restreint, puisque, ainsi que je
viens de le dire, la plupart étaient retournés chez eux chargés de
butin. Sandoval emmena aussi un bataillon de gens de Tezcuco et se
fit accompagner du capitaine Luis Marin qui était son intime ami.
Nous restâmes, Gortès, Pedro de Alvarado, Ghristoval de Oli et les
autres soldats, à la garde de la ville et des brigantins.
Je ne laisserai pas partir Gonzalo de Sandoval pour Ghalco, sans
dire que lorsque j'étais occupé à écrire dans cette histoire tout ce qui
arriva à Gortès dans son expédition de Saltocan, je me trouvai par
hasard en présence de deux hidalgos fort curieux qui avaient lu le
récit de Gomara. Ils me dirent que j'avais oublié trois choses dont le
chroniqueur faisait mention au sujet de cette expédition de Gortès.
La première, c'est que Gortès s'approcha de Mexico avec treize bri-
gantins et qu'il se battit contre les forces de Guatemuz postées sur
la lagune dans de grandes embarcations et des pirogues. Un autre
oubli, c'est que Gortès, lorsqu'il entra par la chaussée de Mexico, eut
des pourparlers avec les seigneurs et les caciques de la capitale et
les menaça de les faire mourir de faim en interceptant leurs provi-
sions. Une dernière omission enfin, c'était que Gortès n'avait pas
voulu dire aux habitants de Tezcuco qu'il allait à Saltocan, de crainte
qu'on en avertit les Mexicains. Je répondis à ces hidalgos que les
brigantins n'étaient point construits en ce moment-là. Et d'ailleurs
comment Gortès aurait-il pu les amener par la route de terre qu'il
avait suivie? Gomment aurait-il pu faire passer ses chevaux par la
lagune, ou se faire suivre par tant de monde? On ne peut vraiment
s'empêcher de sourire au récit de tout ce que le chroniqueur a écrit.
La vérité est que lorsque Gortès s'engagea sur la chaussée de Ta-
cuba, ainsi que je l'ai dit, il eut fort à faire pour en échapper, lui et
son armée, à moitié en déroute. Et puis, en ce temps-là, nous n'avions
point encore investi Mexico de manière à lui couper les vivres. Les
Mexicains ne s'en trouvaient nullement privés, car ils n'étaient en-
core entoures que de leurs vassaux. Gomara a donc tort de placer ici
ce qui se passa plus tard lorsque nous les serrions de plus près. Il
436 CONQUÊTE
se trompe encore lorsqu'il prétend que Cortès prit un détour pour
aller à Saltocan, afin que les gens de Tezcuco l'ignorassent. Je ré-
ponds qu'il lui fallut bien passer par le pays et par les villages de
Tezcuco, puisqu'il n'y avait pas d'autre chemin. Le chroniqueur n'est
donc pas dans le vrai en ce qu'il écrit; mais je comprends que ce
n'est pas lui qui en a la faute : elle est au personnage qui l'informa et
qui, pour élever aux nues celui qu'il avait en vue, se plaît à grandir
son importance, cachant sous des récits controuvés les faits héroï-
ques dont nous étions les auteurs. La voilà, la vérité. Les hidalgos
qui m'interrompaient en furent Lien convaincus et ils virent clair
dans les événements aussitôt que je les leur eus expliqués tels qu'ils
s'étaient passés.
A présent, laissons ce propos et revenons au capitaine Gonzalo de
Sandoval. Il partit de Tezcuco après avoir entendu la messe et arriva
à Ghalco au jour naissant. Je vais dire ce qui en advint.
CHAPITRE GXL1I
Comme quoi le capitaine Gonzalo de Sandoval fut à Chalco et à Talmanalco
avec toute son armée, et ce qui arriva dans cette expédition.
J'ai dit dans le chapitre précédent comme quoi les villages de
Ghalco et de Talmanalco envoyèrent demander du secours à Cortès
parce que de gros bataillons s'étaient réunis pour leur faire la guerre.
Tant ils prièrent, que notre chef se décida à envoyer Gonzalo de San-
doval avec deux cents soldats, vingt cavaliers, dix ou douze arbalé-
triers, autant d'hommes d'escopette, nos amis de Tlascala et un ba-
taillon de Tezcucans. Il emmenait avec lui le capitaine Luis Marin,
qui était son intime ami. Après avoir entendu la messe, le 12 du
mois de mars 1521, il fut passer la nuit dans des établissements dé-
pendant de Chalco et il arriva le lendemain à Talmanalco au lever du
j our. Les caciques et les capitaines du lieu lui firent le meilleur ac-
cueil. Après lui avoir donné à manger, on lui conseilla de se diriger
sur un grand village, appelé Guaztepeque, où il trouverait toutes les
forces réunies des Mexicains, si l'on ne les rencontrait pas en route
avant d'y arriver. Tous les gens armés de la province de Ghalco s'of-
fraient à marcher avec lui. Sandoval trouva bon le conseil de partir
sur-le-champ. Formant soigneusement ses rangs, il se mit en route
et alla passer la nuit à Ghimaloacan, bourg qui dépendait de Chalco.
Des espions qui avaient été placés sur le chemin pour surveiller les
Guluans vinrent avertir que l'ennemi se trouvait à peu de distance de
là attendant caché dans des ravins et prêt à combattre. Gomme Sando-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 437
val était un homme fort avisé, il plaça les escopettiers et les arbalé-
triers à l'avant-garde; il donna l'ordre aux cavaliers de marcher par
groupes de trois, leur recommandant, lorsqu'ils verraient le tir des
arbalétriers et des escopettiers décidément engagé, de ne jamais se
séparer et de charger au petit galop, avec la lance en travers, pre-
nant soin de ne pas donner de la pointe, mais de balafrer simple-
ment l'ennemi à la lace jusqu'à réussir à le mettre en fuite. Il pres-
crivit aux fantassins de se former en masse compacte et de ne se jeter
sur l'ennemi que lorsqu'ils en auraient reçu l'ordre. On lui avait dit
en effet que les Mexicains étaient fort nombreux (ce qui était exact)
et qu'ils se trouvaient postés en des passages difficiles. Il ignorait
si l'on avait pratiqué des tranchées ou élevé des palissades et il
jugeait prudent d'avoir tout son monde sous la main, de crainte
qu'il ne lui arrivât quelque échec.
On poursuivait la marche en avant, lorsqu'on vit tout à coup appa-
raître dans trois directions les bataillons mexicains, criant, sonnant
de la trompette, battant leurs atabales, pourvus de toutes armes,
ainsi qu'ils en ont l'habitude. Ils se précipitèrent sur les nôtres
comme des lions furieux. Sandoval, voyant l'ennemi si résolu, se dé-
partit de l'ordre qu'il avait déjà donné et commanda aux cavaliers de
charger les Mexicains avant qu'ils fussent arrivés jusqu'à lui. Se
mettant lui-même à leur tête et animant leur courage, il s'écria :
« Santiago ! et sus en avant! » Ce choc mit le désordre dans quel-
ques bataillons mexicains ; mais ils n'en furent pas à ce point dérou-
tés qu'ils ne pussent se rallier et faire face de nouveau. Ils mettaient
à profit les inégalités du sol sur lequel nos cavaliers n'avaient pas li-
bre carrière. Ceux-ci donc ne purent point se livrer à la poursuite.
Il en résulta que Sandoval renouvela ses premiers ordres, enjoignant
à ses arbalétriers et gens d'escopette d'attaquer en tête et de front ;
les hommes armés de rondaches devaient se jeter sur les flancs de
l'ennemi.. Lorsque l'action serait ainsi engagée et que les Mexicains
commenceraient à en souffrir, si l'on entendait un coup de feu partir
de l'autre côté du ravin, ce serait le signal pour que tous les cava-
liers ensemble chargeassent afin de déloger l'ennemi de son poste et
faire en sorte de le ramener en plaine tout près de là. Sandoval re-
commanda en même temps à nos alliés de suivre le mouvement des
Espagnols.
Cet ordre reçut son exécution. Il résulta du choc un grand nombre
de blessés parmi nos hommes, parce que la multitude d'ennemis qui
tomba sur eux était considérable. Quoi qu'il en soit, on les obligea à
reculer; mais. ils gagnèrent d'autres passages, pour nous difficiles.
Sandoval avec ses cavaliers se hasarda néanmoins à les poursuivre,
sans réussir à en prendre plus de trois ou quatre. Le chemin était
du reste si mauvais que le cheval d'un certain Gonzalo Dominguez
438 CONQUÊTE
roula sur le sol et tomba sur son cavalier, qui mourut, peu de jours
après, de cette mauvaise chute. Je fais ici mémoire de ce malheur,
parce que ce Gonzalo Dominguez était un de nos meilleurs cavaliers
et un des plus valeureux soldats que Gortès eût amenés avec lui.
Nous l'estimions à l'égal de Ghristoval de Oli et de Sandoval. Cette
mort nous causa à tous les plus vifs regrets.
Revenons à Sandoval et à sa troupe. Il poursuivit l'ennemi jusqu'aux
approches du village de Guaztepeque. Mais, avant qu'il y arrivât,
plus de quinze mille Mexicains en sortirent à sa rencontre. Ils com-
mencèrent à l'entourer, lui Messant plusieurs soldats et cinq chevaux.
Mais ici le terrain était plat et l'on put faire une charge en règle
sur deux bataillons ennemis, ce qui décida les autres à tourner le dos
et à fuir jusqu'au village. Là ils s'abritèrent derrière des palissades.
Du reste nos soldats et nos alliés coururent à leur poursuite; nos ca-
valiers les suivirent dans d'autres directions, de manière que sans
s'arrêter nulle part nos ennemis s'enfermèrent tous dans le bourg,
en des points où il ne fut pas possible de les atteindre.
Sandoval, croyant qu'ils ne penseraient plus à combattre ce jour-là,
donna l'ordre à ses hommes de se reposer. On pansa les blessés et
on commença à manger du butin considérable qu'on avait fait. Mais
à peine le repas était-il entamé que deux cavaliers et deux soldats
qui avaient mission les uns de courir la campagne, les autres de
surveiller sur place, accoururent en criant aux armes et avertissant
qu'un grand nombre de bataillons mexicains allaient fondre sur
nous. Gomme nous étions toujours équipés, on sauta en selle à l'ins-
tant et l'on arriva à une vaste place au moment où l'ennemi y dé-
bouchait aussi. Une autre sérieuse bataille s'engagea. Les Mexicains
firent bonne contenance pendant quelque temps en s'abritant derrière
des parapets d'où ils réussirent à blesser quelques-uns des nôtres.
Mais Sandoval les pressa si bien avec nos cavaliers, escopettiers et
gens d'arbalète, nos fantassins jouèrent si bien de leurs épées qu'on
les délogea du village et qu'on les fit fuir vers les ravins, d'où ils ne
sortirent plus ce jour-là.
Le capitaine Sandoval, après ce combat, rendit grâces à Dieu et fut
se reposer et passer la nuit en un parc ou grand jardin très-beau,
qu'il y avait dans le village. On y remarquait de superbes édifices et
les plus belles choses qu'on eût vues jusque-là dans la Nouvelle-Es-
pagne. Tout y était à ce point admirable que cette résidence parais-
sait assurément fort digne d'être occupée par un grand prince. On
ne put pas dans le moment parcourir tous ces vastes jardins qui
avaient plus d'un quart de lieue de longueur. Cessons du reste pour le
moment de nous en entretenir. Je dois dire au surplus que je n'assistai
pas à cette attaque ; je ne parcourus pas, par conséquent, des pre-
miers, ce beau site; ce ne fut qu'environ vingt jours plus tard, lors-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 439
que je vins avec Cortcs, dans Ja manœuvre entreprise pour faire le
tour de la lagune en passant par ces grands villages, ainsi que je le
dirai bientôt. La raison qui me fit manquer la première campagne, ce
fut une blessure causée par un coup de lance que je reçus à la gorge,
qui me mit en danger de mort et dont je garde une cicatrice visible.
Je la reçus à Iztapalapa, lorsqu'on nous y serra de si près. C'est
donc parce que je ne fis pas cette dernière campagne de Sandoval,
que je m'exprime dans mon récit en disant : Ils allèrent, ils firent
ceci, il leur arriva cela; et nullement : Nous fimés, je fi*, je vins,
ou : Je me trouvai dans cette affaire. Il n'en est pas moins vrai que
tout se passa au pied de la lettre ainsi que je le raconte ; car on sait
toujours au grand quartier exactement ce qui se «passe dans les expé-
ditions : aussi n'y peut-on dire ni plus ni moins que ce qui est
arrivé.
J'abandonnerai cette explication pour retourner au capitaine Gon-
zalo de Sandoval, qui, le lendemain du combat, n'entendant plus le
bruit des guerriers mexicains, fit appeler les caciques du village au
moyen de cinq Indiens choisis parmi ceux que nous avions pris dans
les batailles précédentes. Deux d'entre eux étaient des personnages
distingués. Il envoya dire qu'on bannît toute crainte et qu'on vînt
pacifiquement près de lui, leur assurant entre autres choses que le
passé serait pardonné. Les Indiens s'acquittèrent de ce message de
paix; mais les caciques n'osèrent pas venir, à cause de la crainte que
les Mexicains leur inspiraient. Ce môme jour, Sandoval envoya des
émissaires à un autre grand village situé deux lieues plus loin et ap-
pelé Acapistla, priant les habitants d'observer que la paix est chose
désirable et qu'ils ne devaient point faire la guerre; en les invitant à
bien se souvenir de ce qui était arrivé aux bataillons culuans qui
tous avaient été mis en déroute au bourg de Guaztepeque, il les ad-
jurait de vivre en paix avec nous et de chasser les garnisons mexicai-
nes de leur district, ajoutant que, s'ils n'agissaient pas ainsi, il por-
terait la guerre chez eux et les châtierait. La réponse fut que Sando-
val pouvait les attaquer quand il voudrait, qu'ils espéraient bien faire
bombance avec les chairs espagnoles et prodiguer de bons sacrifices
à leurs idoles.
En entendant cette réponse, les caciques de Ghalco, qui étaient
avec Sandoval, sachant qu'il y avait dans ce village d'Acapistla une
garnison beaucoup plus nombreuse destinée à porter la guerre à Ghaleo
aussitôt que Sandoval y serait revenu, prièrent ce capitaine de mar-
cher contre ce bourg pour en chasser les Culuans. La pensée de
Sandoval était de n'y pas aller, d'abord parce qu'il souffrait d'une
blessure et qu'il avait plusieurs soldats et des chevaux blessés, et en-
suite parce qu'ayant déjà soutenu trois batailles, il ne lui paraissait
pas opportun d'outrepasser ce que Cortès lui avait commandé. Ajou-
440 CONQUETE
tons que quelques caballeros de l'expédition de Narvaez, qui étaient
en sa compagnie, lui conseillaient de retourner à Tezcuco sans aller
à Acapistla, assurant que ce bourg était bien fortifié et qu'on y pou-
vait craindre quelque événement fâcheux. Mais le capitaine Luis
Marin le poussait à entreprendre cette attaque et à faire ce qui serait
en son pouvoir; les caciques de Chalco prétendaient en effet que si
les Espagnols s'en retournaient sans avoir défait les troupes du vil-
lage ennemi, celles-ci se précipiteraient sur Chalco aussitôt qu'elles
sauraient le retour de Sandoval à Tezcuco. Gela décida Sandoval à
tenter l'attaque. Il prépara ses soldats et il partit.
Gomme la distance n'est que de deux lieues, il ne tarda pas à se
trouver en vue du village ; mais, avant qu'il y fût arrivé, une grande
multitude de guerriers se porta à sa rencontre; on lui lança une telle
quantité de pieux, de flèches, de pierres à fronde, que cela tombait
sur les Espagnols dru comme grêle et qu'on blessa trois chevaux et
plusieurs soldats sans que les nôtres pussent causer aucun dommage
à l'ennemi. Gela fait, les Indiens gagnent les escarpements des ro-
chers et leurs j)oints fortifiés, et de là ils font entendre leurs cris de
guerre, les sons de leurs conques marines et les battements de leurs
atabales. Sandoval, comprenant la situation, fait mettre pied à terre
à quelques-uns. de ses cavaliers, ordonne aux autres de se tenir en
plaine et de s'assurer s'il ne vient pas des renforts mexicains pendant
qu'on ira combattre dans le village. Quand il vit au surplus que les
caciques de Chalco, leurs capitaines et la plupart de leurs Indiens
s'occupaient à tournoyer sans oser en venir aux mains avec l'ennemi,
voulant les éprouver, il leur dit : « Que faites-vous là? que n'enta-
mez-vous le combat! pourquoi ne pénétrez-vous pas dans le village?
Nous sommes là, nous vous protégerons. » Ils répondirent qu'ils n'o-
saient pas parce que c'était un point trop fortifié, et que du reste Sandoval
et ses frères les teules étaient venus précisément pour servir de bou-
clier et d'appui à ceux de Chalco dans cette attaque. Le capitaine
alors forma ses rangs de telle sorte que, lui à la tête, les gens d'es-
copette et les arbalétriers commencèrent l'attaque en gravissant les
rochers. Dans cette montée ils reçurent un grand nombre de blessu-
res; Sandoval y fut de nouveau personnellement très-maltraité; il y
eut plusieurs blessés parmi nos alliés. Mais, malgré tout, il entra
dans la place en faisant le plus grand mal à l'ennemi, qui fut surtout
fort malmené par nos alliés de Chalco et nos amis les Tlascaltèques.
Pour ce qui est de nos soldats, si l'on en excepte le premier moment
où il fallut forcément s'escrimer pour mettre l'ennemi en fuite, ils ne
s'acharnaient nullement contre les Indiens, toute blessure inutile
leur paraissant une cruauté; ils ne s'occupèrent réellement qu'à se
munir de quelques bonnes Indiennes et à se faire un peu de butin.
Au surplus, ils reprochaient à nos alliés leur cruauté et mettaient le
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 441
plus grand zèle à leur arracher des mains les Indiens, hommes et
femmes, pour en empêcher le massacre1. Quoi qu'il en soit, nous di-
rons que les guerriers mexicains chargés de la défense descendaient
précipitamment du haut des rochers vers un ravin au fond duquel
coulait un ruisseau. Plusieurs y arrivaient blessés et teignaient de
leur sang l'eau courante; mais cette eau n'en fut en réalité troublée
que le temps qu'il faudrait pour dire un Ave. C'est là cependant que
Je chroniqueur Gomara dit dans son histoire que le ruisseau était à
ce point ensanglanté que nos hommes aimaient mieux souffrir de la
soif que d'y boire. A cela je réponds qu'il y avait en bas du village
des fontaines d'eau claire et que nos soldats n'avaient pas besoin d'en
chercher ailleurs.
Gela étant terminé, Sandoval s'en retourna à Tezcuco avec tout son
monde, emportant un grand butin dans lequel figuraient de très-bon-
nes Indiennes. D'autre part, lorsque Guatemuz, seigneur de Mexico,
connut ces événements et la défaite de ses armées, il en éprouva, dit-
on, le plus vif chagrin, en voyant surtout que les habitants de Ghalco,
qui étaient ses sujets et ses vassaux, avaient osé prendre trois fois
les armes contre ses forces. Dans son dépit il résolut que, profitant
du retour de Sandoval à Tezcuco, on mettrait en campagne une mul-
titude de guerriers qu'il leva à l'instant dans la ville de Mexico et
dont il grossit les rangs par d'autres qui se trouvaient aux bords de
la lagune. Environ vingt mille Mexicains, bien munis de toutes ar-
mes, partirent dans plus de deux mille grandes embarcations et se
précipitèrent tout à coup sur le pays de Ghalco, décidés à lui causer
le plus de mal possible. Gela se fit, du reste, avec une telle prompti-
tude qu'à peine Sandoval arrivant à Tezcuco s'abouchait-il avec notre
général, qu'apparurent d'autres messagers de Ghalco, venus en canots
par la lagune, demandant de nouveau l'appui de Gortès. Ils disaient
que vingt mille Mexicains, montés sur deux mille embarcations, s'é-
taient montrés tout à coup et qu'on eût à y porter remède le plus tôt
possible. Or Sandoval arrivait en ce même moment devant Gortès et
lui faisait le rapport de ce qu'il avait accompli dans son expédition.
Mais, irrité de ce nouveau message, notre chef refusa d'entendre le
capitaine, croyant que c'était sa faute si nos alliés de Ghalco étaient
de nouveau maltraités. Incontinent, sans plus de délai et sans l'écou-
ter davantage, il lui donna Tordre de repartir après avoir laissé ses
blessés au quartier de Tezcuco. Sandoval s'en fut donc avec tous ses
hommes valides; mais il ressentit un vif chagrin des dures paroles de
son chef .et en voyant qu'il s'obstinait à ne pas écouter ses explica-
1. Le soin que l'auteur prend de défendre les Espagnols du reproche de cruauté
provient surtout de l'accusation que Las Casas a fait peser sur eux à propos de ce fait
d'armes.
442 CONQUÊTE
tions. Il arriva au but avec son armée très-fatiguée de la marche et du
poids des armes.
Mais, d'autre part, il paraît que les habitants de Chalco, ayant eu
connaissance, au moyen de leurs espions, de l'arrivée subite des Mexi-
cains chez eux et du dessein que Cruatemuz avait formé de cette atta-
que, ne voulurent point attendre notre secours et firent prévenir leurs
voisins des provinces de Guaxocingo et de Tlascala, lesquels s'empres-
sèrent d'accourir, fort bien armés, cette nuit-là même. En se joignant
aux guerriers de Chalco, ils formèrent un ensemble de plus de vingt
mille hommes ; et comme d'ailleurs ils avaient déjà perdu la crainte
que les Mexicains leur inspiraient jusque-là, ils les attendirent de
pied ferme, se battirent avec un grand courage et tuèrent ou prirent
quinze chefs et dignitaires ennemis, faisant en outre un très- grand
nombre de prisonniers parmi les simples guerriers. Cette bataille
fut considérée comme déshonorante pour les Mexicains, puisqu'ils
furent vaincus par les habitants de Chalco, chose plus humiliante que
s'ils avaient succombé sous nos propres coups. En arrivant à Chalco,
Sandoval vit donc qu'il n'y avait plus rien à faire ni rien à redouter,
attendu que très-probablement les Mexicains ne reviendraient point
sur cette ville. Il s'en retourna à Tezcuco, emmenant avec lui les pri-
sonniers culuans. Gortès se réjouit grandement de ce retour; mais
Sandoval se montra très-irrité de ce qui s'était passé ; il ne lui rendit
pas visite et il ne voulut point parler à notre chef, quoique celui-ci
lui fît dire qu'il avait mal compris les événements et cru que les cho-
ses s'étaient mal arrangées par la faute de Sandoval qui, malgré sa
belle armée d'hommes à pied et à cheval, serait revenu sans avoir
vaincu les Mexicains. Malgré tout, ces deux capitaines ne tardèrent
pas à redevenir bons amis, car Cortès ne perdait aucune occasion de
faire tout ce qu'il pouvait pour satisfaire Sandoval.
Je laisserai là ce récit pour dire que nous convînmes de marquer
au fer toutes les pièces d'esclaves, hommes et femmes, dont on s'était
emparé en très-grand nombre. Je dirai aussi qu'il arriva alors un
navire de Castille et ce qui advint encore.
CHAPITRE CXLIII
Comment on marqua au fer rouge les esclaves à Tezcuco, et comme quoi nous eûmes
la nouvelle qu'un navire était arrivé à la Villa Rica. Je dirai les passagers qui le
montaient et autres choses qui advinrent.
Comme Sandoval venait d'arriver avec un grand nombre d'escla-
ves, et que d'ailleurs il y en avait déjà beaucoup qui provenaient
des précédentes campagnes, il fut convenu qu'on les marquerait au
DE LA NOUVELLE-ESPAGXK. 443
fer1. On fit donc circuler l'ordre do les réunir en une maison qui fut
désignée dans ce but. La plupart d'entre nous présentèrent les pièces
qu'on avait prises, pour qu'on leur appliquât la marque de Sa
Majesté, ainsi que cela avait été précédemment convenu avec Gortès ;
je l'ai dit dans le chapitre qui en a traité. Nous pensions qu'on nous
les rendrait après que nous aurions payé le quint royal sur le prix
qui serait assigné comme valeur à chaque pièce. Mais il n'en fut pas
ainsi, et je puis bien dire que si les choses se passèrent fort mal
pour nous à Tepeaca, ainsi que je l'ai conté déjà, ce fut bien pire
encore à Tezcuco, où, après le cinquième du Roi, il en fallut payer
un autre pour Gortès et plusieurs avantages encore pour les capitai-
nes. Au surplus, dans la nuit qui précéda le partage, lorsque toutes
les pièces étaient rassemblées, les meilleures Indiennes disparurent.
Cependant Gortès nous avait bien promis que les bonnes pièces se-
1. Cette barbare coutume ne se perpétua pas, heureusement, dans la nouvelle
colonie : l'horreur qu'elle excita la fit détruire bientôt par disposition royale. Cortès,
qui en fut le promoteur, en éprouva quelques remords dès le début même, car il s'en
excuse dans sa deuxième Lettre à Charles-Quint. Voici la traduction du passage qui
s'y rapporte :
« Dans une certaine partie de cette province (Tepeaca) où l'on tua les dix Espa-
gnols dont j'ai parlé, par suite de l'humeur guerrière et révolutionnaire des habitants,
je fis quelques esclaves dont le cinquième fut réservé aux commissaires de Votre
Majesté. J'ai suivi cette conduite parce qu'en sus d'avoir tué nos Espagnols et de
s'être rebellés contre le service de Votre Altesse, ces hommes mangent tous de la chair
humaine ; le fait est si vulgairement connu que je n'en envoie nulle preuve à Votre
Majesté. Je fus également conduit à la nécessité de faire ces esclaves pour inspirer
quelque crainte aux Culuans et aussi par suite de la croyance où je suis, en voyant
autour de moi des populations si nombreuses, que, si je n'exerçais pas contre elles
quelque châtiment empreint jusqu'à un certain point de cruauté, on ne les verrait
jamais s'amender. » (Cortès, 2e Lettre.)
Le remords que Cortès éprouvait à propos de sa conduite dans le fait de l'esclavage
des Indiens, devint plus manifeste à la lin de ses jours : on le vit en effet, au dire des
historiens, s'ingénier à obtenir des consultations théologiques lui prouvant qu'il n'y
avait nulle immoralité à réduire, en certaines circonstances, ses semblables en escla-
vage. Mais, eût-il trouvé des raisons pour calmer ses scrupules au point de vue de
l'esclavage considéré en lui-même, on ne voit pas comment sa conscience aurait pu
lui montrer comme légitime la coutume barbare de se servir du fer rouge pour mar-
quer les esclaves.
J'ai voulu, du reste, à ce sujet, m'éclairer relativement au point du corps sur lequel
cette marque était appliquée. Bernai Diaz n'en parle nullement. Cependant il y a un
passage de son livre qui est explicite à ce sujet; c'est le discours des personnages de
qualité à Guatimozin, aux derniers jours du siège de Mexico, pour l'engager à ne pas
se rendre. Ils lui disent : « .... Tous tes sujets, tes vassaux de Tepeaca, de Chalco, de
Tezcuco même, ainsi que de tant d'autres villes et villages.... tu vois qu'il en a fait
des esclaves et qu'il les a marqués au visage ». Il est inutile de chercher ailleurs des
preuves nouvelles ; ce passage est suffisamment clair : c'est bien au visage que la
marque était appliquée le plus souvent. 11 ne devait sans doute pas en être toujours
ainsi, car les conquérants s'entouraient quelquefois de femmes esclaves que leur
beauté faisait préférer. Il n'est pas naturel de croire qu'ils les vissent de sang-froid
défigurées par le fer rouge. On peut voir du reste un peu plus loin (page 444) un pas-
sage dans lequel Bernai Diaz nous raconte qu'on prenait soin de les soustraire à ce
traitement inique en les faisant passer pour naborias, c'est-à-dire servantes libres.
kk'i CONQUÊTE
raient vendues publiquement pour leur valeur véritable, tandis que
les inférieures seraient cotées plus bas. Mais les choses ne se passè-
rent pas avec cette justice, parce que les commissaires royaux qui
étaient chargés des esclaves faisaient absolument à leur volonté : de
sorte que, comme je l'ai dit," ce fut encore pis qu'autrefois. Il en ré-
sulta qu'à l'avenir, lorsque nous autres soldats arrivions à nous em-
parer de quelques bonnes Indiennes, de crainte qu'on ne nous les
prît comme les précédentes, nous ne les présentions plus à la marque
et nous les cachions, prétendant qu'elles s'étaient enfuies; et alors,
pour peu que l'on fût en bons termes avec Cortès, on les amenait nui-
tamment pour être marquées; un prix convenable leur était assigné,
sur lequel se prélevait le quint royal. Un grand nombre de ces Indien-
nes, du reste, demeuraient dans nos logements, à titre de naborias,
car nous disions qu'elles s'étaient présentées volontairement à nous,
venant de Tlascala ou des villages voisins.
Je veux dire aussi qu'au bout de trois mois de possession, des
femmes esclaves qui vivaient en notre compagnie et se trouvaient dans
le quartier royal, étaient parvenues à distinguer quels étaient ceux
d'entre nous qui traitaient bien ou mal les Indiennes ouvrières, et
quels aussi avaient la réputation d'être des caballeros. Il en résultait
qu'après qu'elles avaient été vendues publiquement au plus offrant,
s'il arrivait qu'elles tombassent aux mains de qui leur déplaisait ou
les avait maltraitées, elles disparaissaient sur-le-champ et on ne les
revoyait plus. Il était, du reste, fort inutile de faire des réclamations
à leur propos. En outre, tout était prétexte pour nous inscrire comme
débiteurs dans les livres royaux, soit à propos des adjudications, soit
pour solde des quints du Roi. Il en résultait que, quand il s'était agi
de partager le butin en or, presque aucun soldat ne reçut sa part,
qui était absorbée par le dû marqué dans les livres, lequel était tou-
jours supérieur, au point que plus tard il fut encore réclamé plusieurs
piastres d'or que recouvrèrent fort bien les commissaires royaux.
Finissons sur ce sujet, pour dire comme quoi en ce même temps
arriva un navire de Gastille, et, avec lui, pour trésorier de Sa Majesté,
un certain Julian de Alderete, natif de Tordecillas. Venait encore un
Orduna, le vieux, qui devint habitant dePuebla et qui, après la prise
de Mexico, fut chercher quatre ou cinq de ses filles qu'il maria très-
honorablement; il était natif aussi de Tordecillas. Là venait, en ou-
tre, un Frère franciscain, appelé fray Pedro Melgarejo de Urrea, na-
tif de Séville. Il apportait certaines bulles du seigneur saint Pierre,
qui servaient à laver nos consciences lorsqu'elles en arrivaient à s'ê-
tre par trop surchargées dans les guerres que nous faisions. En peu
de mois le religieux put s'en retourner riche et tranquille en Gastille.
Il avait, du reste, amené comme commissaire chargé des bulles un
certain Geronimo Lopez, qui devint plus tard secrétaire à Mexico.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. kkb
Parce navire vinrent encore Antonio Carvajal, actuellement habitant
de Mexico, très-avancé en âge, qui commanda un brigantin, et Ge-
ronimo Ruiz de la Mota, natif de Burgos, qui commanda aussi un
brigantin et, après la prise de Mexico, devint gendre d'Orduiïa. Ar-
riva en même temps un certain Brionès, natif de Salamanca, qui fut
pendu dans cette province de Guatemala1 pour avoir essayé de soule-
ver les troupes, quatre ans après sa désertion lors de la campagne de
Honduras. Dans cet arrivage, parmi beaucoup d'autres dont je ne me
souviens pas, vint encore un certain Alonzo Diaz de la Reguera, qui
devint habitant de Guatemala et qui demeure actuellement à Val-
ladolid. Ce navire, venant de Gastille, était naturellement porteur
de beaucoup d'armes et d'une grande quantité de poudre; il avait
enfin un plein chargement de toute sorte de choses dont nous nous
réjouîmes fort. Quant aux nouvelles de Gastille qu'il apportait, je ne
me les rappelle pas bien ; mais il me semble qu'on disait que l'évêque
de Burgos n'avait plus la haute main dans les affaires du gouverne-
ment, Sa Majesté ayant cessé d'être bien avec lui dès qu'Elle arriva
à connaître nos bons et loyaux services, tandis que l'évêque Lui écri-
vait en Flandre le contraire de ce qui se passait, pour favoriser Diego
Yelasquez. Sa Majesté reconnut clairement que tout ce que. nos pro-
cureurs Lui disaient en notre nom était la vérité, et ce fut pour cette
raison que l'évêque n'était plus cru en ce qu'il rapportait.
Changeons de matière pour dire que Gortès vit enfin que les bri-
gantins étaient achevés, tandis que de notre côté nous avions tous le
vif désir de concourir à l'investissement de Mexico. En ce même temps
au surplus, les habitants de Ghalco firent dire encore une fois que les
Mexicains marchaient contre eux, et ils demandaient du secours.
Gortès leur répondit qu'il voulait aller en personne dans leur pays
et n'en pas revenir avant d'avoir chassé l'ennemi de tous ces districts
réunis. Il fit préparer trois cents soldats, trente cavaliers, la plupart
des arbalétriers et gens d'escopette que l'on avait et des hommes le-
vés à Tezcuco même. Marchèrent en sa compagnie : Pedro de Alva-
rado, Andrès de Tapia, Ghristoval de Oli, le trésorier Julian de Aldc-
rete cl fray Pedro Melgarejo, qui venait d'arriver à notre quartier. J'y
fus aussi, parce que Gortès me donna l'ordre de marcher avec lui. Je
vais dire ce qui nous arriva dans cette campagne.
1. 11 ne faut pas oublier, en voyant cette manière de ^'exprimer de l'auteur, qn il
a composé son manuscrit pendant son long séjour à Guatemala.
446 CONQUÊTE
CHAPITRE GXLIV
Comme quoi notre capitaine Cortès entreprit une expédition dans laquelle on lit le
tour de la lagune; visitant toutes les villes et grands villages qu'on trouva sur ses
bords. Ce qui nous advint dans cette entreprise.
Cortès avait donc envoyé dire aux habitants de Ghalco qu'il leur
porterait un secours assez efficace pour que les Mexicains cessassent
à l'avenir de leur faire la guerre. Nous étions, en effet, fatigués des
allées et venues qui se renouvelaient chaque semaine pour leur venir
en aide. Il réunit et prépara un corps expéditionnaire consistant en
trois cents soldats, trente cavaliers, vingt arbalétriers, quinze hom-
mes d'escopette, le trésorier Julian de Alderete, Pedro de Alvarado,
Andrès de Tapia et Christoval de Oli. Le moine fray Pedro Melgarejo
partit avec la troupe. Notre chef me donna l'ordre aussi de marcher
avec lui, et un grand nombre de Tlascaltèques et d'alliés tezeucans le
suivirent également. Cortès laissa pour garder la ville et les brigantins
Gronzalo de Sandoval avec une force respectable de fantassins et de
cavaliers. Cela fait, un matin (ce fut le vendredi 5 avril 1521), nous
entendîmes la messe et nous fûmes passer la nuit à Talmanalco, où
l'on nous reçut fort bien.
Le lendemain, nous arrivâmes à Chalco qui n'en est pas éloigné.
Cortès manda tous les caciques de la province, et, quand ils furent
arrivés, il leur adressa la parole par l'intermédiaire de dona Marina
et de Geronimo de Aguilar, pour leur expliquer que le but de la
campagne était devoir s'il ne serait pas possible de faire alliance avec
quelques-uns des villages les plus rapprochés de la lagune, et d'étu-
dier les points qui devaient nous servir à compléter l'investissement
de la grande ville de Mexico. Cortès les informait, en outre, que nos
brigantins, au nombre de treize, seraient employés à naviguer partout
sur le lac, et il exprimait le désir que leurs guerriers fussent prêts à
partir avec nous le lendemain. Après avoir bien compris ce discours,
tous, d'une voix, répondirent qu'ils le feraient ainsi. Le lendemain
nous fûmes passer la nuit au village de Chimaloacan, où vinrent se
joindre à nous plus de vingt mille alliés de Chalco, de Tczcuco, de
Guaxocingo, de Tlascala et autres villages. Le nombre en fut si con-
sidérable que, dans aucune autre expédition, depuis mon arrivée à la
Nouvelle-Espagne, jamais je ne vis une multitude d'auxiliaires pa-
reille à celle qui se joignit à nous en ce moment. Je me hâte d'ajouter
que ce grand nombre d'hommes n'était attiré que par l'espoir du bu-
tin et surtout par le désir de se rassasier de chair humaine après la
bataille, car on ne doutait pas qu'on n'eût bientôt à en venir aux
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 447
mains avec l'ennemi. C'est comme si l'on disait qu'en Italie, lors-
qu'une armée changeait de lieu, elle était suivie par des corbeaux,
des milans et autres oiseaux de proie qui aiment à se repaître des
corps morts après un sanglant combat. J'ai toujours cru que nous
étions suivis de même par tant de milliers d'Indiens1.
Quoi qu'il en soit, reprenons notre récit pour dire que dans une
plaine près de là, nous assura-t-on, nous attendaient des bataillons
de Mexicains, suivis de tous leurs alliés des environs, prêts à nous
livrer bataille. Gortès nous recommanda de bien nous tenir sur le
qui-vive, en sortant de ce village de Chimaloacan. Nous entendîmes
la messe de grand matin et nous nous mîmes en marche en bon or-
dre, avançant entre deux rangées de rochers où se trouvaient cons-
truites des palissades derrière lesquelles s'abritaient en sûreté une
foule d'Indiens et d'Indiennes, qui, du haut de leurs points fortifiés,
poussaient contre nous des cris et des vociférations. Mais, sans nous
arrêter au désir de les combattre, nous avançâmes en silence jusqu'au
grand village de Yautepeque, que ses habitants avaient déserté et
dans lequel nous ne fîmes aucune halte. Nous arrivâmes dans une
plaine où se trouvaient quelques fontaines peu abondantes. Là s'éle-
vait aussi un grand monticule rocheux, transformé en forteresse très-
difficile à prendre, ainsi que l'événement va nous le démontrer. Lors-
que nous en approchâmes, nous pûmes nous assurer qu'il était cou-
vert d'hommes de guerre. Du haut de leurs positions ils nous lançaient,
en poussant des cris, beaucoup de pieux, de pierres et de flèches,
dont ils blessèrent trois de nos hommes.
Gortès donna l'ordre d'arrêter, disant que tous ces Mexicains pre-
naient soin de se mettre en lieu sûr pour nous railler de ce que
nous n'osions pas les attaquer. Il s'exprimait ainsi en faisant allusion
à ceux de nos ennemis au milieu desquels nous venions de passer.
Incontinent, il donna l'ordre à quelques cavaliers et arbalétriers de
faire en partie le tour du penol1 afin de s'assurer s'il n'y aurait pas
une montée plus facile pour arriver au sommet et combattre l'ennemi.
Ils obéirent et dirent au retour que le meilleur endroit était celui où
nous étions; que partout ailleurs il n'y avait aucun point accessible
et que i'on ne voyait que des rochers abrupts. Gortès nous ordonna
aussitôt d'entreprendre la montée, l'alfcrez Ghristoval dcl Corral en
avant avec d'autres porteurs de guidons que nous tous devions suivre,
1. L'anthropophagie, chez les Mexicains, se mêlait d'une manière si intime aux pra-
tiques du culte que, généralement, on ne mangeait que les chairs des victimes des
sacrifices'.' Ce passage et quelques autres encore de l'écrit de U. Diaz indiqueraient qu'il
était fait à cette règle de hideuses exceptions.
2. Le mol j>càol s'emploie pour désigner un monticule isolé de plus eu moins
giande étendue, le plus souvent habitable sur ses lianes, et bien plutôt sur son som-
me! élargi en l'orme de plateau. De toute façon, ces situations entraînent l'idée de
défense facile pour ceux qui s'y trouvent.
448 CONQUETE
tandis que notre chef, avec ses cavaliers, attendrait au bas dans la
plaine pour empêcher que d'autres bataillons mexicains tombassent
sur nos bagages ou sur nous-mêmes au moment où nous serions oc-
cupés à l'attaque.
A peine avions-nous commencé notre montée sur lepenol, que les
guerriers qui s'y trouvaient se prirent à lancer sur nous des pierres
et des rochers d'un énorme volume; c'était épouvantable à voir comme
ils roulaient et sautaient en tombant ! Ce fut vraiment un miracle que
nous n'en fussions pas écrasés tous. Ce n'était certainement pas le
fait d'un capitaine sensé, mais une mesure bien inconsidérée, que de
nous lancer dans une pareille entreprise. A mes pieds mourut un
soldat du nom de Martinez Valenciano, qui avait été maître échan-
son en Gastille; il était coiffé d'un casque, ce qui n'empêcha pas
qu'il tombât sans proférer une parole. Et nous montions toujours....
Les meules1 (c'est ainsi que nous appelions les grosses pierres) con-
tinuaient à rouler en sautant les rochers ; elles nous tuèrent deux au-
tres soldats qui s'appelaient Gaspar Sanchez, neveu du trésorier de
Cuba, et un certain Bravo. Et nous montions encore.... Bientôt fut
frappé à mort un autre de nos braves, appelé Alonzo Rodriguez ;
deux encore furent précipités avec des blessures à la tête. La plupart
d'entre nous avaient déjà reçu des contusions aux jambes ; et cepen-
dant ou s'obstinait à nous pousser en avant.
Quant à moi, comme j'étais en ce temps-là fort agile, je ne m'éloi-
gnai pas de l'alferez Gorral. Nous avancions ensemble en suivant les
enfoncements naturels creusés dans les rochers de distance en dis-
tance, courant le risque d'être enlevés par quelque avalanche de pier-
res, au moment où nous passions d'une excavation à l'autre. Ce fut
un bien grand bonheur d'y pouvoir échapper. L'alferez était parvenu
à se garantir derrière de gros troncs d'arbres épineux qui naissent
dans ces mêmes excavations. Il était blessé à la tête, le sang ruisselait
sur sa figure et son drapeau était en morceaux. Il me cria : « Bernai
Diaz del Gastillo, ce n'est pas la peine d'aller plus loin: prenez bien
garde de vous faire atteindre par quelqu'une de ces pierres ou de ces
grosses meules! Restez dans l'enfoncement où vous êtes! » Il était
d'ailleurs presque impossible de se tenir en place, même en s'aidant
do ses mains; à plus forte raison n'était-il pas aisé de continuer à
monter. Je vis en ce moment Pedro Barba, le capitaine d'arbalétriers,
avec deux autres soldats, s'escrimer à marcher comme nous en met-
tant à profit les enfoncements des rochers. Je lui criai, du haut de
ma position : « Seigneur capitaine, n'allez pas plus loin ; vous serez
impuissant à vous tenir, même en vous aidant de vos mains; prenez
1. Le texte espagnol dit galgas, que je traduis par « meules » ; mais l'auteur a peut-
être voulu dire que les soldais axaient eu la joyeuseté de les appeler « levrettes » en
les \o\ant sauter si fort. Gtdya peut en effet se traduire ainsi.
DE LA NOtfVELLE-ESPAGNE. 449
garde de rouler jusqu'en bas! » A peine avais-je dit ces paroles que,
n'écoutant que son courage, ou cédant peut-être au désir de s'expri-
mer en grand seigneur, il s'empressa de me répondre que je ne de-
vrais point parler ainsi, mais bien monter encore. Ces mots agacèrent
ma petite personne et me firent lui répliquer : « Eh bien! voyons
comment vous monterez jusqu'à moi ! » Et aussitôt je gravis le rocher
beaucoup plus haut. En ce même instant, du sommet de l'escarpement
s'élancèrent tant de grosses pierres, entassées là dans ce but, que
Pedro Barba fut blessé et qu'un de ses soldats tomba mort ;- ce qui
fit qu'ils n'avancèrent pas d'un pas de plus.
En ce moment l'alferez Gorral poussa des cris pour dire qu'on trans-
mît de rang en rang jusqu'à Gortès l'assurance qu'il était impossible
de monter davantage et que malheureusement la retraite ne s'effec-
tuerait pas sans nous faire courir de graves dangers. Gortès n'eut pas
de peine à comprendre la position; car, même en bas sur la plaine,
où il se trouvait, trois soldats avaient été tués et sept grièvement bles-
sés par les grosses meules qui étaient lancées de ces escarpements. Il
eut même le pressentiment que la plupart d'entre ceux qui étaient
montés seraient déjà morts ou couverts de blessures graves. Lu point
où il était, il ne pouvait pas bien distinguer tous les contours de la
roche. Bientôt, du reste, des signaux, des cris et des coups d'escopette
nous avertirent de battre en retraite. Alors, en bon ordre, passant
d'un enfoncement de rocher à l'autre, nous descendîmes, très-mal-
traités, couverts de sang, nos drapeaux en pièces et laissant huit sol-
dats morts. Gortès crut, malgré tout, devoir rendre grâces à Dieu
quand il nous vit près de lui. Pedro Barba lui conta ce qui nous était
arrivé à tous deux ; l'alferez Gorral le lui dit aussi dans le courant de
son rapport sur la force de cette position; il ajoutait que c'était mira-
cle que nous n'eussions pas été écrasés par l'avalanche de ces grandes
meules, tant le nombre en avait été considérable; et notre aventure
se sut dans tout le campement.
Quoi qu'il en soit, il s'agit maintenant de dire qu'un grand nombre
de bataillons mexicains campaient en des points où nous n'avions pu
ni les voir, ni deviner leur présence. Ils attendaient là le moment fa-
vorable pour porter secours aux guerriers du penol. Ils avaient juste-
ment deviné, du reste, que nous ne réussirions pas à arriver jusqu'aux
hauteurs, et ils étaient convenus que, pendant que nous combattrions
dans ce dessein, les hommes du pefiol d'un côté et eux-mêmes d'au-
tre part tomberaient à la fois sur nous. Il fut fait comme c'était con-
venu : ils s'avancèrent pour porter secours aux assiégés. Gortès, averti
de leur approche, donna l'ordre aux cavaliers et à nous tous de mar-
cher à leur rencontre. La manœuvre s'exécuta aussitôt. Nous mar-
chions en plaine, traversant quelquefois des champs fertiles entrecou-
pés de monticules. Nous y donnâmes la chasse à nos ennemis jusqu'à
•2\)
450 CONQUETE
ce que l'on arrivât à d'autres rochers fortement défendus. On tua
bien peu d'Indiens dans cette poursuite, parce qu'ils avaient l'adresse
de se réfugier en des points où il était impossible de les atteindre.
Nous revînmes ensuite au penol dont nous avions tenté l'assaut;
mais nous ne tardâmes pas à décider que nous établirions notre
campement plus loin, car ici il n'y avait point d'eau. Nous n'avions
pas bu de tout le jour, ni les chevaux non plus, parce que les fontai-
nes dont j'ai parlé ne fournissaient que delà boue. Nos ennemis, éta-
blis là en si grand nombre, les arrêtaient à leurs points d'émergence.
Nous descendîmes donc, à travers des champs cultivés, jusqu'à un
autre penol, situé à environ une lieue et demie. Nous espérions y
trouver de l'eau; malheureusement, il n'y en avait que fort peu.
Quelques mûriers du pays et douze ou treize maisons s'élevaient au
pied de la sierra fortifiée. Nous y fîmes halte; mais, aussitôt que
nous y arrivâmes, du haut des fortifications les guerriers commen-
cèrent à crier et à nous lancer de grosses pierres, des pieux et des
flèches. Il y avait là plus de monde qu'au premier penol et les dé-
fenses y étaient plus considérables, comme nous pûmes nous en as-
surer bientôt. Nos arbalétriers et nos gens d'escopette essayèrent de
tirer sur eux ; mais ils étaient postés si haut, et couverts par tant de
palissades qu'on ne leur pouvait faire aucun mal. Quant à monter
jusqu'à eux, il n'y fallait pas penser. A la vérité, nous l'essayâmes
deux fois, parce que nous avions remarqué que par les maisons il y
avait des passages; mais nous ne pûmes faire que deux petits détours,
ce qui suffit du reste à nous convaincre que, plus haut, ce penol était
mieux défendu encore que le premier. De sorte que l'on peut dire
qu'à propos d'aucun des deux nous ne gagnâmes grand'gloire. La vé-
rité est que la victoire y appartint aux Mexicains et à leurs confé-
dérés.
Nous passâmes la nuit au pied des mûriers; nous mourions de
soif. Nous convînmes que le lendemain tous les arbalétriers et gens
d'escopette iraient se poster au haut d'un penol voisin, qui était ac-
cessible, bien qu'avec quelque difficulté. De là les arbalètes et les
escopettes pourraient porter jusqu'au fort défendu et le réduire. Cor-
tès ordonna à Francisco Verdugo et au trésorier Julian de Alderete
de s'entourer d'arbalétriers solides. Il donna l'ordre aussi au capi-
taine Pedro Barba de se former une troupe, et il décida que presque
nous tous nous tenterions une attaque en profitant des passages des
maisons dont j'ai parlé. Nous commençâmes en effet notre mouve-
ment. Mais on nous lançait tant de pierres, grandes et petites, que
plusieurs sodats en furent blessés. Quant à monter, nous n'y réus-
sissions nullement et il n'y fallait pas penser, car nous avions do la
peine à nous tenir en place en nous aidant des pieds et des mains.
Nous en étions là de notre côté lorsque les arbalétriers et les esco-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 451
pcttiers parvinrent à organiser leur tir au haut du penol dont j'ai
parlé; leurs armes portaient jusqu'à l'ennemi; pas très-bien, à la
vérité; cependant on en tuait et l'on en blessait quelques-uns.
Ce combat durait depuis environ une demi-heure, lorsque, grâce
à Notre Seigneur Dieu, nos adversaires se décidèrent à demander la
paix. Ils y furent obligés parce qu'ils n'avaient point d'eau et que
sur le plateau formé par le sommet du penol s'étaient réfugiés les
habitants de tous les environs, hommes, femmes et enfants. Pour
que nous comprissions bien leurs intentions pacifiques, les femmes
agitaient leurs mantes et battaient leurs mains l'une contre l'autre,
voulant ainsi donner à entendre qu'elles nous feraient du pain et des
tortillas. En même temps les guerriers cessèrent de lancer des pieux,
des pierres et des flèches. Gortès, ayant compris, donna l'ordre qu'on
ne leur fit plus aucun mal, et on les avertit par signes qu'ils eussent
à envoyer cinq d'entre eux pour traiter de la paix. Ils descendirent en
effet, et, s'adressant respectueusement au général, ils le prièrent de
leur pardonner, faisant observer qu'ils n'étaient montés sur ces hau-
teurs fortifiées que dans un but de protection et de défense. Gortès
leur dit d'un ton un peu irrité, au moyen de nos interprètes doiia
Marina et Aguilar, qu'ils avaient mérité la mort pour avoir commencé
les hostilités, mais que, puisqu'ils se rendaient, pourvu qu'ils allas-
sent à l'autre penol appeler les caciques et les notables qui s'y trou-
vaient, et qu'ils prissent soin d'apporter nos morts, on leur pardon-
nerait le passé ; qu'ils eussent à se soumettre, sans quoi l'on marche-
rait contre eux et on les cernerait jusqu'à ce qu'ils mourussent de
soif. Nous savions en effet qu'ils n'avaient point d'eau et qu'il y en a
fort peu dans ce district. On fut donc leur porter cette sommation
ainsi que Gortès le commandait.
Nous ne parlerons plus de cette démarche jusqu'à l'arrivée de la
réponse; mais nous dirons que notre général eut une conversation
avec le Frère Melgarejo et le trésorier Alderete sur les guerres qui
avaient eu lieu avant leur arrivée à la Nouvelle-Espagne. On parla
du peTwl, de la grande puissance des Mexicains, des superbes villes
qu'ils avaient vues depuis leur arrivée. Ces deux personnages ajou-
taient que, si Févêque de Burgos informait de la vérité l'Empe-
reur notre maître, au lieu de Lui écrire le contraire, le souverain
nous comblerait d'honneurs; car ils ne pouvaient comprendre qu'on
eût jamais rendu, à aucun roi dans le monde, de plus grands servi-
ces que ceux que nous avions rendus nous-mêmes en nous empa-
rant de tant de villes, sans que Sa Majesté en eût la moindre con-
naissance.
Nous laisserons de côté beaucoup d'autres propos de cette nature,
pour raconter comme quoi Gortès commanda à l'alferez Gorral, à deux
autres capitaines, Juan Xaramillo et Pedro de Ircio, et à moi qui me
452 CONQUÊTE
trouvais alors avec eux, de monter en haut du penol, d'examiner l'état
des défenses, de voir s'il y avait beaucoup d'Indiens tués ou blessés
par nos coups et quel était le nombre des personnes qui s'y étaient
réfugiées. En nous donnant cet ordre, il ajouta : « Faites bien atten-
tion, senores, à ne pas leur prendre un seul grain de mais. » Je
crus comprendre, quant à moi, qu'il nous donnait ainsi l'avertisse-
ment de mettre notre expédition à profit. Nous montâmes au pefiol
par d'assez mauvais passages et je pus m'assurer que c'était une
meilleure défense que la première, parce qu'on n'y voyait que de la
roche taillée. Arrivés près du sommet, nous vîmes qu'il n'y avait accès
à la forteresse que par une ouverture qui ne dépassait pas deux fois
la dimension de l'entrée d'un silo ou de la bouche d'un four. En par-
venant tout à fait en haut, on voyait un plateau avec des pelouses
très-étendues entièrement couvertes de gens de guerre, de femmes
et d'enfants. Nous y trouvâmes vingt morts et un grand nombre de
blessés. Les Indiens n'avaient plus une goutte d'eau à boire. Tout
leur avoir et leurs ménages étaient empaquetés à côté d'un grand
nombre de ballots d'étoffes faisant partie des tributs qu'ils payaient
à Gruatemuz. Lorsque je vis tant de charges d'étoffes destinées au fisc,
la pensée me vint d'en mettre sur les épaules de quatre naborias
tlascaltèques que j'avais amenés avec moi. J'employai au même usage
quatre des Indiens préposés à la garde de ces objets : j'en plaçai une
charge sur chacun d'eux. Pedro de Ircio, s'en étant aperçu, me dé-
fendit de rien emporter. Je m'obstinai à prétendre le contraire ; mais,
comme il était capitaine, il fallut bien faire ce qu'il ordonnait. Il me
menaça de tout dire à Gortès, me rappelant que notre général avait
commandé de ne pas prendre aux Indiens un seul grain de maïs. Je
répondis que c'était vrai, mais que c'était justement ce mot-là qui
m'avait donné l'idée de m'cmparer des étoffes. Quoi qu'il en soit, on
ne me laissa rien emporter.
Nous descendîmes rendre compte à Gortès de ce que nous avions
vu, conformément à ses ordres. Après avoir fait le rapport de tout,
Pedro de Ircio, pensant être agréable au général, et dans l'intention
de me brouiller avec lui, s'empressa de dire : « On n'a rien pris à
l'ennemi ; il est vrai que Bernai Diaz del Castillo avait déjà chargé
de pièces d'étoffes les épaules de huit Indiens, et il les aurait rappor-
tées si je n'y avais mis empêchement. » Gortès, à moitié en colère,
répondit : « Pourquoi n'a-t-il pas emporté son butin? Que n'êtes-vous
resté vous-même là-haut avec les Indiens et leurs étoffes! Voyez donc
comme ils ont bien compris que je leur donnais cette mission pour
qu'ils en fissent leur profit!... Et à ce pauvre Bernai Diaz, le seul
qui avait su me bien entendre, on lui enlève le butin pris sur ces
chiens d'Indiens, qui ne manqueront pas de rire des morts et des
blessés qu'ils nous ont faits! » En entendant cela, Pedro de Ircio
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 453
prétendit remonter à la citadelle; mais Certes lui répondit qu'il n'é-
tait plus temps et qu'il eût à n'y point retourner.
N'insistons pas sur ce souvenir et disons comme quoi les guerriers
du premier penol se résolurent à traiter avec nous. Après bien des
pourparlers tendant à obtenir notre pardon, ils jurèrent obéissance
à Sa Majesté. Mais, comme il n'y avait pas d'eau dans ce district,
nous prîmes la route du village de Guaztepeque, dont il a été ques-
tion dans un chapitre précédent et qui possède ce parc déjà vanté par
moi comme étant le plus beau que j'eusse vu dans ma vie. Gortès et
le trésorier Alderete, l'ayant examiné et parcouru en partie, le trou-
vèrent admirable et assurèrent qu'ils n'avaient rien connu de mieux
en ce genre dans toute la Gastille. Nous nous y établîmes pour la nuit.
Les caciques du village vinrent offrir leurs services à Gortès, attendu
que Gonzalo de Sandoval avait déjà fait la paix avec eux lors de sa
campagne en ce district, ainsi que je l'ai longuement conté dans la
partie de mon récit qui s'y rapporte. Nous passâmes donc la nuit en
ce lieu, et, le lendemain de très-bonne heure, nous partîmes pour
Gornabaca. Nous donnâmes sur quelques bataillons de guerriers mexi-
cains provenant de cette ville. Nos cavaliers les suivirent plus d'une
lieue et demie, jusqu'à un autre grand village appelé Tepuztlan, dont
les habitants s'étaient si peu tenus sur leurs gardes, que nous tombâ-
mes chez eux avant qu'ils eussent pu être avertis par les espions
chargés de nous surveiller. Nous trouvâmes là de très-bonnes Indien-
nes et un excellent butin. Quant aux Mexicains et aux hommes du
village, ils avaient jugé prudent de ne pas se trouver en notre pré-
sence. Gortès manda par trois ou quatre fois les caciques, leur enjoi-
gnant de se soumettre et les menaçant, en cas de refus, de brûler le
village et de marcher sur eux. La réponse fut qu'ils ne viendraient
point présenter leur soumission. Alors, dans le but de faire un exem-
ple qui imposât aux autres peuplades, notre chef donna l'ordre de
mettre le feu à la moitié des maisons les plus rapprochées de nous.
En cet instant même se présentèrent les caciques du village que nous
avions traversé ce jour-là même et que j'ai appelé Yautepeque; ils
jurèrent obéissance à Sa Majesté.
Le lendemain, nous nous mîmes en marche vers une ville plus con-
sidérable nommée Goadalbaca, que par corruption nous appelons
maintenant Guernavaca. Là se trouvaient un grand nombre de guer-
riers tant mexicains que natifs. Cette ville était très-bien défendue
par un ruisseau peu abondant, coulant au fond d'un ravin qui compte
plus de huit estados* de profondeur. Les habitants s'en servent
comme d'un rempart. Il n'y avait pas d'autre passage pour les che-
1. Estado est une mesure de longueur déterminée par la taille la plus habituelle
<U- l'homme, soit environ 1 mètre 65 centimètres.
454 CONQUÊTE
vaux que deux ponts qu'on avait eu soin de détruire ; il en résultait
pour la ville une défense si parfaite qu'il nous était impossible de
joindre nos ennemis et qu'il fallut nous contenter de les inquiéter
d'un côté à l'autre du ravin, tandis qu'ils lançaient eux-mêmes sur
nous une grande quantité de pieux, de flèches et de pierres à fronde.
Nous en étions là lorsqu'on vint avertir Certes qu'à environ une demi-
lieue plus loin existait un passage pour les chevaux. Il s'y rendit avec
ses cavaliers, tandis que nous nous occupions nous-mêmes de cher-
cher par où nous pourrions traverser. Nous découvrîmes alors que
des arbres inclinés sur le ravin pouvaient nous servir à passer de
l'autre côté. A la vérité, trois des soldats qui l'essayèrent glissèrent
sur la branche, roulèrent dans l'eau et l'un d'eux se brisa la jambe ;
cependant nous effectuâmes ainsi ce passage au prix des plus grands
périls. Quant à moi, lorsque j'en fus là, je me vis en sérieux danger;
la tête me tourna; mais malgré tout je passai. Vingt ou trente soldats
et plusieurs Tlascaltèques en firent autant et nous tombâmes tout à
coup sur le dos des Mexicains, tandis qu'ils lançaient des flèches
contre nos hommes. En voyant cette attaque qu'ils avaient crue im-
possible, ils supposèrent tout d'abord que nous étions plus nombreux,
d'autant mieux qu'en ce moment arrivèrent Ghristoval de Oli, Pedro
de Alvarado et Andrès de Tapia, avec d'autres cavaliers, après, avoir
effectué leur dangereux passage sur un pont ruiné, en exposant sé-
rieusement leurs vies. Nous nous précipitâmes ensemble sur nos en-
nemis qui prirent la fuite vers la montagne et différents endroits du
ravin où il fut impossible de les atteindre. Peu d'instants après, Cor-
tès lui-même arriva avec tous les autres cavaliers.
On fit, dans cette ville, un grand butin en étoffes très-riches et en
bonnes Indiennes. Gortès trouva opportun de nous y faire passer la
journée. Nous nous y établîmes dans les très-beaux jardins du grand
cacique. Il est inutile de redire ici les précautions dont nous nous
entourions en espions, en sentinelles et en éclaireurs. Or, ceux-ci
vinrent dire à Gortès qu'une vingtaine d'Indiens approchaient, avec
toutes les apparences d'être des caciques et des notables chargés de
quelque message ou venant traiter de la paix. C'étaient en effet les
caciques de la ville. Quand ils arrivèrent en présence de Gortès, ils
se livrèrent à de grands témoignages de respect et lui offrirent des
joailleries en or, en le priant de leur pardonner pour ne s'être pas
soumis tout de suite; c'est que le roi de Mexico leur avait fait ordon-
ner la résistance, attendu qu'ils étaient en un lieu fortifié, leur en-
voyant au surplus un bon bataillon mexicain pour leur venir en aide ;
mais maintenant ils voyaient bien qu'il ne saurait exister de pays
assez défendu pour arrêter nos attaques et empêcher nos victoires; ils
priaient en conséquence notre chef d'accepter leur soumission. Gortès
les reçut avec bon visage et leur dit que nous étions les sujets d'un
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 455
grand seigneur appelé l'Empereur don Carlos, qui honore de ses fa-
veurs tous ceux qui le servent. Il ajouta qu'il acceptait leur soumis-
sion au nom de l'Empereur; puis ils jurèrent obéissance à Sa Majesté.
Je me rappelle que ces caciques prétendirent que, pour avoir retardé
leur soumission, les dieux des Espagnols avaient permis qu'ils en
fussent châtiés d'avance dans leurs biens et dans leurs personnes1.
J'abandonnerai ce sujet pour dire que le lendemain de bonne
heure nous nous mîmes en route pour une autre ville, appelée Suchi-
milco. Je vais conter ce qui nous advint en chemin; dans cette ville
et dans nos rencontres avec l'ennemi, jusqu'à notre retour à Tez-
cuco.
CHAPITRE CXLV
De la grande soif dont nous eûmes à souffrir en route, et de l'extrême péril dans
lequel nous nous vîmes à Suchimilco, à propos des batailles et des combats que
nous eûmes à soutenir contre les Mexicains et les habitants de cette ville ; des nom-
breuses autres rencontres que nous eûmes jusqu'à notre arrivée à Tezcuco.
Nous nous mîmes en route pour Suchimilco, grande ville dont
presque toutes les maisons sont bâties dans la lagune d'eau douce; elle
est située à environ deux lieues de Mexico. Nous traversâmes une
vaste foret de pins, en conservant le meilleur ordre dans nos rangs,
ainsi que nous en avions l'habitude; mais nous ne rencontrâmes
point d'eau en route. Gomme nous étions chargés de nos armes, que
la journée était avancée et le soleil très-ardent, la soif nous tourmen-
tait beaucoup, et nous étions malheureusement dans le doute si nous
pourrions l'étancher à peu de distance2. Nous ne savions même pas,
après avoir marché quelque temps, à combien de lieues nous nous
trouvions encore d'un puits que, disait-on, nous devions rencontrer
1. Certes, au sujet de ce singulier propos des caciques, a dit dans une de ses
lettres : « Après que nous leur eûmes brûlé leurs maisons et leurs biens, ces Indiens,
accompagnés de plusieurs autres qui venaient se déclarer vassaux de Votre Majesté,
nous dirent que. s'ils avaient tardé quelque temps à nous demander notre amitié,
c'était dans la pensée de recevoir d'avance le châtiment de leur faute par le dommage
que nous leur causions, bien convaincus que nous serions ensuite moins courroucés
contre eux. » (Correspondance de Cortès. Lettre 3.)
2. Il n'est pas inutile de dire ici que cette expédition est annoncée à tort par l'au-
teur comme une exploration autour de la lagune. Cortès en effet me parait être sort
de la vallée en suivant la route qui va aujourd'hui de Chalco au district d'Amilpas,
lequel se trouve au versant opposé des montagnes. C'est sur ce versant opposé, et en
dehors par conséquent de la vallée de Mexico, que l'expédition se poursuit par Yaute-
pcque jusqu'à Cuernavaca. Le retour ne s'est pas effectué par le môme chemin, niais
bien dans la direction que suivent aujourd'hui même les diligences de Cuernavaca à
Mexico par Huichilaque, passant ainsi par un point qui se trouve à un peu plus de
3000 mètres d'altitude.
456 CONQUÊTE
en chemin. Cortès voyait bien à quel point ses hommes étaient fati-
gués; nos alliés les Tlascaltèques n'en pouvaient plus; l'un d'eux
mourut même de soif, et il me semble qu'un de nos soldats, qui
était vieux et malade, mourut aussi par la même cause. Notre chef
crut donc devoir s'arrêter à l'ombre des pins, en donnant l'ordre à
six cavaliers d'aller en avant, sur la route de Suchimilco, pour s'assu-
rer de la distance qu'il y avait de là à quelques habitations ou au
puits dont on nous avait parlé, afin que nous y fussions passer la
nuit. Ghristoval de Oli, un certain Valdenebro, Pedro Gronzalès de
Truxillo et quelques autres hommes très-valeureux allaient partir
pour cette commission, lorsque moi-même je fis en sorte de m'écarter
en un lieu où Cortès et les cavaliers ne pussent pas me voir; je me
munis de trois de mes pionniers tlascaltèques fort courageux et très-
agiles, et je courus après nos cavaliers jusqu'à ce qu'ils m'aperçurent.
Ils m'attendirent, dans le but de m'obliger à retourner, de crainte
que je ne fusse victime de quelque attaque des Mexicains contre
laquelle ma défense fût inutile. Je m'obstinai à vouloir les suivre, et
comme j'étais l'ami de Ghristoval de Oli, il me permit de continuer
ma route, en me recommandant d'avoir mes deux poignets préparés
au combat et mes jambes bien alertes pour m'échapper au besoin.
J'avais donc tellement soif que j'aventurai ma vie pour chercher
l'occasion de la satisfaire.
Une demi-lieue plus loin, plusieurs établissements et des maisons
dépendant de Suchimilco s'élevaient sur le versant de la montagne.
Nos cavaliers s'écartèrent de la route pour chercher de l'eau dans les
maisons. Ils en trouvèrent et ne manquèrent pas de s'en rassasier.
L'un de mes Tlascaltèques découvrit et m'apporta un grand cruchon
comme il y en a dans le pays, complètement rempli; mes domesti-
ques et moi en bûmes à souhaits. Je résolus du reste de m'en retour-
ner où Cortès avait fait halte ; car les Indiens du lieu commençaient
à s'appeler et à crier contre nous. J'emportai mon cruchon plein
d'eau, au moyen de mes Tlascaltèques. Je rencontrai Cortès qui
s'était mis en route avec sa troupe ; je lui dis qu'il y avait de l'eau et
que j'en avais bu dans des établissements qui n'étaient pas loin.
J'ajoutai que j'en apportais une provision que j'avais eu bien soin de
cacher, de crainte qu'on ne me la prît, attendu que, là où la soif
règne, la loi disparaît. Cortès et quelques autres caballeros en burent
et se réjouirent fort. On doubla le pas, de façon que nous arrivâmes
aux maisons avant le coucher du soleil. On y trouva de l'eau, bien
que peu abondante. La soif, du reste, continuait à être si grande,
que quelques-uns de nos soldats se prirent à sucer une plante qui
ressemble à des cardons et s'en abîmèrent la bouche, la langue et
les lèvres. Les cavaliers revinrent en ce moment et dirent que le
puits était encore bien loin, que les Indiens de tout ce district jetaient
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 457
le cri de guerre et qu'il serait bon de passer la nuit en ce lieu. On
plaça des sentinelles, on expédia des espions et des coureurs. Je fus
l'un des hommes désignés pour la veillée; je crois me rappeler qu'il
plut cette nuit-là et qu'il fit grand vent.
Le lendemain de grand matin, nous nous mîmes en route et nous
arrivâmes à Suchimilco à huit heures. Je voudrais savoir dire main-
tenant la multitude de guerriers qui nous attendaient, les uns en
terre ferme, les autres au passage d'un pont qu'ils avaient détruit ;
dire aussi les palissades et les parapets qu'ils y élevèrent, et les
lances qu'ils avaient faites au moyen des armes dont ils s'étaient
emparés lors de notre déroute de Mexico, et le nombre considérable
de chefs indiens armés de nos brillantes épées, les flèches et les pieux
à deux dards, et l'énorme amas de pierres à fronde, et les grands
espadons à deux mains, tranchants de chaque côté J'assure qu'on
voyait partout la terre ferme couverte d'ennemis. Lorsque nous arri-
vâmes au pont, les Indiens se battirent avec nous près d'une demi-
heure, pendant laquelle il nous fut impossible de rompre leurs
rangs, quoi que nous fissions avec nos arbalètes, nos escopettes et
nos charges répétées. Le pire de tout c'est que «d'autres bataillons
mexicains venaient derrière nous. Quand nous nous en aperçûmes,
nous nous précipitâmes par le pont et par la lagune, les uns nageant,
les autres passant à gué et quelques-uns buvant tant d'eau malgré
eux qu'ils en sortirent le ventre enflé. Au passage de ce pont , on
nous blessa un grand nombre d'hommes et deux de nos soldats
furent tués. Mais bientôt, rendus en terre ferme, nous donnâmes la
chasse à nos ennemis à bons coups d'épée, à travers les rues, tandis
que de son côté Cortès, à la tête des cavaliers, se déployait sur le sol
sec et allait tomber sur une force de plus de dix mille Indiens, tous
Mexicains, qui venaient d'arriver au secours des habitants de la ville.
Ils se battaient avec un tel courage qu'ils attendaient la charge des
nôtres sans broncher, la lance en avant. Ils nous blessèrent quatre
cavaliers.
Gortès se trouva engagé dans cette dangereuse mêlée. Son cheval
bai brun, excellent animal qu'on avait surnommé le Muletier, s'arrêta
épuisé parce qu'il était très-gras et qu'ayant eu quelque temps de
repos il se fatiguait plus facilement. Les Mexicains, qui étaient très-
nombreux, portèrent la main sur Gortès et lui firent mettre pied à
terre ; d'aucuns disent même qu'ils le précipitèrent violemment sur
le sol. Quoi qu'il en soit, en ce moment arrivèrent beaucoup d'autres
guerriers mexicains, dans le but d'enlever vivant notre chef. Heureu-
sement leur dessein fut deviné par quelques Tlascaltôques et par un
soldat très-courageux, nommé Christoval de Olea, natif de la Vieille-
Gastille, pays de Médina del Gampo. Ils arrivèrent à temps, s'ouvri-
rent un chemin à coups d'estoc et de taille, permettant ainsi à Gortès
458 CONQUÊTE
de se remettre en selle, grièvement blessé à la tête, tandis qu'Olea
recevait trois dangereux coups de sabre. En cet instant , nous, les
soldats espagnols qui étions les moins éloignés, nous accourûmes en
toute hâte. Gomme dans chaque rue de la ville se trouvaient des
bataillons ennemis, et que du reste chacun de nous était obligé de
suivre son drapeau, il était naturel que nous ne pussions pas être
tous ensemble, mais que nous fissions notre devoir en des directions
différentes, ainsi que d'ailleurs notre chef l'avait ordonné. Cependant
nous comprîmes qu'il y avait beaucoup à faire du côté où se trouvait
Gortès, à cause des grands cris et des vociférations que nous y enten-
dions; aussi, au grand péril de nos vies, au milieu de la multitude
d'Indiens qui se trouvait là, nous dirigeâmes-nous vers notre géné-
ral. Déjà quinze cavaliers s'y étaient réunis, faisant face, sur le bord
d'une acequia, à l'ennemi qui de son côté se garantissait derrière des
parapets et des palissades. Lorsque nous arrivâmes, nous mîmes nos
adversaires en fuite, sans que cependant ils tournassent complète-
ment le dos. Quant au soldat Olea, qui couvrit Gortès, il avait reçu
trois dangereuses blessures et perdait beaucoup de sang. Voyant
d'ailleurs que toutes les rues se remplissaient d'ennemis, nous priâ-
mes Gortès d'aller s'abriter derrière des parapets pour qu'on pût
panser ses blessures en même temps que celles d'Olea. Nous revîn-
mes donc sur nos pas en recevant une pluie de pierres, de pieux et
de flèches qu'on nous lançait de derrière les palissades, tandis que
d'autre part les Mexicains, nous croyant décidément en retraite, nous
faisaient une poursuite sérieuse.
En ce moment arrivèrent Pedro de Alvarado, Andrès de Tapia, Ghris-
toval de Oli et la plupart des cavaliers qui avaient été avec eux dans
une autre direction. Oli avait la figure ensanglantée; Pedro de Alvarado
était blessé, et son cheval également; tous les autres, du reste,
avaient chacun sa blessure. Ils s'accordaient à dire qu'ils avaient eu
tant de Mexicains à combattre qu'ils pouvaient à peine s'en défendre.
Il paraît que, lorsque nous étions arrivés sur le pont dont j'ai parlé,
Gortès leur avait donné l'ordre de se partager, la moitié des cava-
liers devant aller d'un côté, et l'autre moitié par ailleurs, ce qui fit
qu'ils eurent à combattre des bataillons différents. Mais, tandis que
nous étions occupés à panser nos hommes et à bander les blessures
avec des étoffes de coton, après les avoir enduites d'huile chaude, on
entendit tout à coup des cris tumultueux mêlés aux sons des trompet-
tes et des conques marines, provenant de plusieurs rues, d'où débou-
chèrent en même temps des bataillons innombrables de Mexicains qui
se précipitèrent dans les cours où nous étions en train de faire nos
pansements. Ils nous lancèrent tant de pieux et de pierres qu'ils nous
blessèrent plusieurs hommes. Mais ils ne furent pas heureux dans
leur attaque ; nous les chargeâmes à l'instant et bon nombre d'entre
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 459
eux restèrent étendus sans vie sous nos coups d'estoc et de taille.
Nos cavaliers, de leur côté, ne tardèrent pas à les atteindre ; ils en
tuèrent beaucoup et eurent à déplorer la perte d'un homme, en même
temps que deux de leurs chevaux furent blessés. Pour cette fois du
moins nous les chassâmes tous de l'enclos où nous nous trouvions.
Gortès, voyant qu'il n'y avait plus d'ennemisdevant nous, ordonnaque
nous fussions nous reposer dans les préaux au milieu desquels s'éle-
vaientles oratoires de la ville. Plusieurs de nos soldats montèrent] usqu'au
sommet du plus haut des temples, où les habitants entretenaient leurs
idoles. Ils virent de là la grande ville de Mexico et toute la lagune,
car le monument dominait les alentours. Ils aperçurent venant vers
nous environ deux mille embarcations sorties de la capitale, pleines
de guerriers. Nous sûmes en effet le lendemain que Guatemuz, roi de
Mexico, les avait envoyées afin qu'on tombât sur nous ce jour-là même
et la nuit suivante. Il expédiait en même temps par terre environ dix
mille hommes, pensant qu'au moyen d'une double attaque on empê-
cherait qu'aucun de nous sortît vivant de cette ville. Il avait aussi
apprêté dix mille hommes de renfort afin de se ménager des troupes
fraîches pour l'heure où le combat serait déjà engagé. Nous apprîmes
tout cela le jour suivant, de la bouche de cinq capitaines mexicains
que nous fîmes prisonniers. Mais Notre Seigneur Jésus-Christ eut la
bonté de disposer les événements d'autre sorte. Lorsque nous vîmes
venir ce nombre considérable d'embarcations, nous ne doutâmes pas
qu'elles ne fussent dirigées contre nous. On prit soin d'exercer la plus
grande surveillance dans notre campement. On plaça des piquets de
soldats sur les débarcadères et au bord des canaux par où l'on sup-
posait que l'ennemi pourrait venir aborder. Les cavaliers se tinrent
prêts toute la nuit, les chevaux sellés et bridés, attendant sur la chaus-
sée et sur la terre ferme. Les capitaines, et Gortès à leur tête, veillè-
rent et firent des rondes toute la nuit. Quant à moi, on me mit avec dix
autres soldats en surveillance sur des murailles bâties à chaux et à
sable. On nous pourvut très-bien de pierres, d'arbalètes, d'escopettes
et de longues lances, afin que, si l'ennemi abordait en canots sur ce
point, qui était un embarcadère, nous fissions assez de résistance pour
l'obliger à rebrousser chemin. D'autres soldats reçurent mission de
garder différents canaux.
Or, tandis que moi et mes camarades nous faisions bonne garde,
nous entendîmes le bruit de plusieurs embarcations qui s'appro-
chaient en maniant sourdement les rames, dans le but de prendre
terre en ce débarcadère où nous nous trouvions. Nous lançâmes des
pierres aux Indiens et, les menaçant de nos lances, nous leur résistâmes
au point qu'ils n'osèrent pas débarquer. Nous envoyâmes un de nos
soldats pour en avertir Gortès; mais aussitôt d'autres embarcations
chargées de combattants firent sur nous une seconde attaque, nous
460 CONQUÊTE
lançant grand nombre de pieux, de pierres et de flèches. Notre résis-
tance ne fut pas moindre que la première fois, et malheureusement
nous eûmes deux des nôtres blessés à la tête. La nuit étant très-
obscure, du reste, ces embarcations, rétrogradant, furent se joindre
à celles des capitaines de la flottille, el toutes ensemble elles réussi-
rent à accoster dans un autre endroit , après avoir suivi des canaux
profonds. Les Indiens n'étant pas habitués à combattre la nuit, ceux-
ci firent leur jonction avec les bataillons que Guatemuz avait envoyés
par terre, et ils formèrent ainsi un ensemble de plus de quinze mille
hommes. Je veux dire aussi, sans me vanter, que lorsque notre cama-
rade fut donner avis à Gortès de l'arrivée d'un grand nombre d'em-
barcations de guerre sur le point qui nous était confié, notre chef
s'empressa de venir nous parler en s'accompagnant de dix cavaliers.
Mais, comme il s'approchait sans proférer aucune parole, nous
criâmes, moi et un Portugais des Algarves nommé Gonzalo Sanchez,
en demandant : « Qui va là? Vous ne pouvez donc pas parler? » Et
nous lançâmes trois ou quatre pierres. Or, comme Gortès reconnut
nos voix, il dit au trésorier Julian de Alderete, au Frère Pedro Mel-
garejo et à Ghristoval de Oli, qui l'accompagnaient dans sa ronde :
« Il est inutile qu'on ajoute personne ici ; il y a déjà parmi ceux qui
s'y trouvent deux de ces hommes qui vinrent des premiers avec moi ;
ils méritent toute notre confiance pour la garde de ce poste et pour
n'importe quelle autre mission où le courage est le plus nécessaire. »
Après cela , Gortès nous recommanda d'avoir présent à l'esprit le
danger où nous étions tous, et il s'achemina vers d'autres postes.
Le silence suivit, et puis, tout à coup, nous entendîmes passer un
soldat auquel on donnait le fouet à propos de la veillée; il apparte-
nait aux hommes de Narvaez.
Je veux aussi faire mémoire que nos gens d'escopette n'avaient
plus de poudre et que les arbalétriers étaient sans flèches, ces muni-
tions ayant été épuisées la veille dans l'ardeur du combat. Gortès dut
donc ordonner cette nuit même aux arbalétriers de mettre en état
toutes les flèches qu'on pourrait réunir; on les garnirait de plumes
et de fers ; car nous emportions toujours avec nous, dans les expédi-
tions, un approvisionnement de plusieurs charges de bois de flèches,
ainsi que cinq charges de pointes en cuivre et tout le nécessaire afin
que cette arme ne nous manquât jamais, en quelque point que nous
fussions. Les arbalétriers passèrent la nuit à empenner les flèches et
à les garnir de pointes. Pedro Barba, qui était leur capitaine, ne
cessa de surveiller le travail , et Gortès lui-même y apportait son
coup d'œil de temps en temps.
Quoi qu'il en soit, aussitôt que le jour parut, les bataillons mexi-
cains vinrent entourer le préau où nous nous trouvions; mais
comme on ne nous prenait jamais au dépourvu , les cavaliers d'un
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 461
côté marchant en terre ferme et nous les fantassins d'autre part,
aidés de nos amis les Tlascaltèques, nous tombâmes sur les Mexicains
et nous leur tuâmes ou blessâmes trois de leurs principaux chefs,
sans compter que plusieurs autres moururent le lendemain. Nos alliés
ramassèrent un bon butin et nous fîmes prisonniers cinq notables
qui nous informèrent relativement aux bataillons que Guatemuz avait
envoyés contre nous. Plusieurs de nos soldats furent blessés dans
cette rencontre; l'un d'eux même ne tarda pas à mouri'r. Tout n'était
pas fini, du reste, avec ce combat. Nos cavaliers, en faisant la pour-
suite, furent donner dans les dix mille hommes de troupes fraîches
que Guatemuz envoyait comme renfort à ceux qui étaient déjà arrivés.
Les chefs mexicains qui commandaient étaient armés de nos épées ,
avec lesquelles ils se livraient à des bravades, assurant qu'ils allaient
tous nous tuer avec nos propres armes.
Lorsque nos hommes se virent si peu nombreux en présence de
bataillons si considérables, ils se méfièrent et cherchèrent un refuge,
afin de ne pas en venir aux mains avant que Gortès et nous arrivas-
sions à leur aide. A peine le sûmes-nous, que tous les cavaliers qui
étaient au quartier se mirent en route, et cela malgré leurs blessures
et celles de leurs chevaux; nous partîmes aussi, tous les soldats et
arbalétriers, avec nos alliés tlascaltèques. Nous attaquâmes avec une
telle ardeur qu'une mêlée s'ensuivit à l'instant, et, au moyen de nos
estocades, nous obligeâmes l'ennemi à reculer avec sa malechance et
à nous laisser le champ libre. Toujours est-il que nous prîmes là
quelques autres notables et nous sûmes par eux que Guatemuz avait
donné des ordres pour qu'on envoyât une nouvelle flottille et plus de
guerriers encore par terre. Il disait à ses hommes d'armes que plu-
sieurs d'entre nous étaient déjà morts, d'autres blessés et tous fatigués
des derniers combats ; que sans doute nous cesserions d'être sur nos
gardes, persuadés qu'on n'enverrait plus personne contre nous; que
par conséquent , en expédiant un grand nombre d'hommes, il assu-
rerait notre défaite. Or, si auparavant nous étions en alerte, nous y
fûmes bien plus encore après avoir appris ces nouvelles. Il fut du
reste convenu que nous n'attendrions point de nouveaux combats et
que le lendemain nous sortirions de cette ville. Nous passâmes la
journée à panser les blessés, mettre nos armes en état et apprêter
des flèches.
Nous en étions là lorsque nos Tlascaltèques et quelques soldats
vinrent à savoir que cette ville était riche et qu'il y avait des établis-
sements très-grands pleins d'étoffes d'habillement et de chemises de
femmes, en coton; on y avait aussi réuni de l'or et différents objets,
ainsi que des tissus travaillés avec des plumes. Nos hommes surent
où se trouvaient ces maisons, que quelques prisonniers de Suchi-
milco leur indiquèrent. Elles étaient situées dans la lagune d'eau
462 CONQUÊTE
douce ; on y pouvait arriver par une chaussée coupée par trois ponts
dont les tranchées permettaient de passer d'un canal à l'autre. Nos
soldats s'y rendirent, et comme ces établissements étaient en effet
remplis d'étoffes et sans aucune garde, ils prirent, eux et plusieurs
Tlascaltèques, leur bonne charge de tissus et d'objets en or. Ainsi
pourvus, ils s'en revinrent au quartier d'où d'autres soldats , en les
voyant, partirent en toute hâte vers les mêmes établissements.
Il y étaient entrés et s'occupaient à retirer leur butin d'énormes
caisses en bois, lorsqu'arriva une grande flottille d'embarcations de
guerre de Mexico. Les guerriers tombent sur nos hommes à l'impro-
viste, blessent plusieurs soldats et en prennent quatre vivants
qu'on emmène à Mexico. Les autres échappèrent à ce grand danger.
Ceux qui furent emportés s'appelaient Juan de Lara et Alonso Her-
nandez; je ne me rappelle pas le nom des deux autres; je sais seule-
ment qu'ils appartenaient à la compagnie d'Andrès de Monjaraz. Par
ces quatre prisonniers qu'on lui amena, Chiatemuz apprit que nous
tous, gens de cette expédition de Gortès, nous étions fort peu nom-
breux et que plusieurs étaient blessés. Du reste, il sut tout ce qu'il
désirait au sujet de notre voyage. Après avoir retiré de nos pauvres
camarades tous les renseignements qui l'intéressaient, il leur fit cou-
per les bras et les jambes, qu'il envoya à plusieurs villages devenus
nos alliés, leur faisant savoir qu'aucun de nous ne retournerait vivant
à Tezcuco. Avec les cœurs et le sang de ces quatre malheureuses vic-
times, il fit des offrandes à ses idoles. Après quoi il s'empressa d'en-
voyer d'autres flottilles d'embarcations guerrières, et des bataillons
par la voie de terre, avec ordre de faire tous leurs efforts pour empêcher
qu'aucun de nous sortît vivant de Suchimilco.
Quoique je sois fatigué d'écrire tant de rencontres que nous eûmes
avec les Mexicains dans ces quatre journées, je ne puis m'cmpêcher
d'en parler encore. Au point du jour, en effet, tant de Guluans arri-
vèrent de Mexico par les estuaires et par la terre ferme , que nous
eûmes bien de la peine à nous frayer un chemin à travers leurs rangs.
Nous pûmes cependant sortir de la ville et arriver à une grande place
qui en était peu distante et servait de marché aux habitants. Quand
nous y fûmes réunis et prêts à partir avec tout notre bagage, Gortès
nous adressa la parole pour nous parler du grand danger où nous
nous trouvions. Nous savions en effet, à n'en pouvoir douter, que sur
notre route toutes les forces que Ton avait pu envoyer de Mexico
nous attendaient dans les passages difficiles, tandis que d'autres
guerriers se tenaient embarqués sur les canots dans les estuaires. Il
nous conseillait en conséquence, et même il nous en donnait l'ordre,
de nous délivrer de tout embarras, abandonnant notre bagage et notre
petit avoir, afin que nous n'en fussions pas gênés au moment du
coiribat. Mais nous lui répondîmes tout d'une voix qu'avec le secours
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 463
du bon Dieu nous étions certainement hommes à défendre nos biens
nos vies et sa propre personne, considérant que ce serait nous amoin-
drir que de faire ce qu'il conseillait. Sur ce, voyant notre résolution
Gortès s'écria qu'il s'en remettait pour tout à la grâce de Dieu. Et
aussitôt il régla l'ordre de marche : le bagage et les blessés au centre
les cavaliers répartis moitié en avant, moitié à l'arrière-garde. C'est à
ce dernier poste que prirent place également les arbalétriers avec
tous nos alliés, car c'est là que nous portions toujours* notre plus sé-
rieuse attention, eu égard à la coutume que les Mexicains avaient de
tomber sur les bagages. Quant aux gens d'escopette, il ne nous
étaient plus d'aucune utilité, attendu que la poudre était épuisée. Ce
fut ainsi que nous entreprîmes notre marche.
Lorsque les bataillons mexicains arrivés ce jour-là virent que nous
nous éloignions de Suchimilco, ils se figurèrent, non sans raison
que la crainte qu'ils nous inspiraient nous empêchait de les attendre.
Ils tombèrent sur nous tout à coup, en si grand nombre, que deux
soldats en furent blessés et deux autres en moururent huit jours
après. Ils essayèrent de rompre nos rangs et de pénétrer jusqu'aux
bagages ; mais comme nous avions pris les mesures que j'ai dites, ils
ne purent réussir dans leur dessein. D'ailleurs, pendant notre marche
et jusqu'à notre arrivée à une ville appelée Guyoacan, qui se trouve à
environ deux lieues de Suchimilco, les attaques furent incessantes de
la part de guerriers embusqués en des endroits où nous ne pou-
vions rien entreprendre contre eux, tandis qu'ils étaient parfaitement
postés pour lancer sur nous une pluie de pierres, de pieux et de
flèches. Gomme du reste les estuaires et les canaux n'étaient pas loin,
ils y trouvaient un refuge facile. Nous arrivâmes, vers dix heures, à
Guyoacan, que nous trouvâmes déserte. Il est utile de dire qu'à envi-
ron deux lieues de Mexico se trouvent une foule de villes rapprochées
les unes des autres: Suchimilco, Guyoacan, Ghohuilobusco, Iztapalapa,
Goadlavaca, Mezquique et trois ou quatre villages, la plupart construits
dans les eaux de la lagune, ne sont en effet séparés que par des dis-
tances d'une lieue et demie à deux lieues. Tous ces centres de popu-
lation avaient contribué à former contre nous, à Suchimilco, un
ensemble considérable de guerriers indiens. Nous trouvâmes donc,
comme j'ai dit, Guyoacan dégarnie d'habitants. Cette ville est bâtie
en terre ferme. Nous résolûmes d'y passer cette journée et la sui-
vante pour y panser nos blessés et faire des flèches, car nous ne pou-
vions méconnaître que nous aurions encore des combats à soutenir
avant d'arriver à nos quartiers de Tezcuco.
Le surlendemain, de bonne heure, nous nous mîmes en marche,
dans le même ordre, pour Tacuba, qui se trouve à deux lieues de là.
En trois endroits différents, nons eûmes à repousser les attaques d'un
grand nombre de bataillons ennemis. Nous les fîmes reculer et nos
464 CONQUETE
cavaliers les poursuivirent autant que ]e sol le permit, jusqu'à ce truc
nos adversaires atteignissent le refuge des estuaires et des canaux.
Nous suivions notre route dans l'ordre déjà indiqué, lorsque l'idée
vint à Gortès de s'écarter avec dix cavaliers et de guetter les guerriers
mexicains qui sortaient des embarcations pour renouveler leurs
attaques contre nous. Il avait avec lui quatre hommes de son service
d'écurie. Les Mexicains firent semblant de fuir; Gortès se mit à leur
poursuite avec les cavaliers et ses quatre serviteurs. Au moment où
la prudence allait arrêter sa marche, un bataillon ennemi placé en
embuscade tomba sur lui et sur ses cavaliers, blessant les chevaux,
et si nos hommes n'avaient tourné bride avec la plus grande rapidité,
ils eussent certainement été tués ou faits prisonniers. Les Mexicains
prirent deux des quatre serviteurs de Gortès et les amenèrent vivants
à Cruatemuz qui les fit sacrifier. N'insistons pas sur cet échec dû à
l'imprudence de Cortès, mais disons que nous étions parvenus à Ta-
cuba enseignes déployées, avec toute notre armée et notre bagage au
complet. Pedro de Alvarado, Ghristoval de Oli et la plupart des cava-
liers étaient arrivés aussi, tandis que Gortès, avec ses dix hommes à
cheval, ne paraissait pas encore. Nous soupçonnâmes qu il leur était
arrivé quelque malheur et nous prîmes le parti d'aller à sa recherche,
avec Pedro de Alvarado , Ghristoval de Oli, Andrès de Tapia et
quelques autres cavaliers, vers les estuaires où nous les avions vus
s'écarter. En ce moment apparurent deux des serviteurs d'écurie qui
avaient suivi leur maître et qui eurent la chance d'échapper ; ils s'ap-
pelaient Monroy et Tomas de Rijoles. Ils annoncèrent que, grâce à
leur agilité, ils avaient pu se sauver et que Gortès arrivait lentement
avec ses hommes, parce que leurs chevaux étaient blessés. Ils ne tar-
dèrent pas à paraître, en effet, et nous nous livrâmes à la joie en les
voyant, tandis que Gortès était fort triste et avait presque les larmes
aux yeux. Les malheureux qui furent enlevés et sacrifiés s'appelaient,
l'un Francisco Martin Vendobal (ce surnom lui avait été donné parce
qu'il était à moitié fou), et l'autre Pedro Gallego. Au moment où
Gortès arriva à Tacuba, il tombait une forte pluie; nous fîmes halte
environ deux heures sur des places très-spacieuses.
Notre chef, accompagné d'autres capitaines, du trésorier Alderete,
qui était malade, ainsi que du moine Melgarcjo et de plusieurs sol-
dats, monta au haut du grand temple de la ville. De là l'on dominait
la capitale de Mexico , qui n'est pas éloignée, toute la lagune et les
autres villes dont les édifices sont construits dans ses eaux. En
voyant tant de cités, dont plusieurs d'une étendue si considérable,
s'élevant des flots mêmes de la lagune, le moine et le trésorier Aldc-
retc furent remplis d'admiration ; leur étonnement redoubla lorsqu'ils
portèrent leurs regards sur la grande ville de Mexico , sur les eaux
qui l'entourent, sur ce nombre prodigieux d'embarcations, les unes
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 465
vides, les autres pleines de provisions, et quelques-unes occupées à
la pêche. Ils confessèrent alors que nos exploits dans la Nouvelle-Es-
pagne ne pouvaient plus se considérer comme des événements
humains et qu'il y fallait voir la grande miséricorde de Dieu qui en
était l'auteur. Ils répétèrent souvent, au surplus, qu'ils ne se rappe-
laient pas avoir lu dans n'importe quelle histoire que les sujets d'un
roi eussent jamais rendu de tels services à leur souverain. En se
livrant chaque jour à de pareils aveux, ils promettaient d'en faire le
récit fidèle à Sa Majesté. Nous ne rapporterons pas d'autres propos qui
eurent lieu en ce même endroit. Nous ne dirons pas davantage les
consolations que le moine prodiguait àCortès, fort attristé de la perte
de ses deux serviteurs d'écurie. En compagnie de notre chef du
reste, nous portâmes tous notre vue depuis Tacuba sur le Tatelulco,
le grand temple de Huichilobos et le palais dans lequel nous avions
résidé ; nous contemplions toute la ville, les ponts et la chaussée
par où nous sortîmes en fuyards. En présence de ce spectacle, Gortès
se prit à soupirer et tomba dans une tristesse plus grande encore que
celle qu'il ressentait, avant de monter au sommet du temple, en pen-
sant aux hommes qu'on venait de lui tuer. C'est à propos de ce fait
que l'on composa la ballade :
En Tacuba était Gortès,
Avec son bataillon fameux,
Rempli de douleur et de peine,
Bien triste, hélas! et bien soucieux,
D'une main appuyant sa tête
Et tenant l'autre sur sa hanche. . . .
Je me rappelle qu'un soldat, appelé le bachelier Àlonso Perez,
lequel, après la conquête de la Nouvelle-Espagne, devint habitant et
fiscal 1 de Mexico, adressa la parole à notre chef, et lui dit: « Géné-
ral, ayez moins de tristesse; de pareils malheurs arrivent souvent
dans les guerres ; on ne dira pas, du reste, que vous êtes comme Né-
ron, contemplant du haut de la roche Tarpéienne l'incendie de Rome. »
Gortès lui répondit qu'on voulût bien considérer combien de fois il
avait vainement fait offrir la paix aux guerriers de Mexico; que du
reste, s'il était triste, c'était en pensant aux grandes difficultés que
nous aurions à surmonter pour rentrer dans cette ville en vainqueurs;
mais qu'il espérait, avec l'aide de Dieu, l'entreprendre bientôt.
Laissons ces propos et ces complaintes qui n'étaient pas de saison,
et disons comme quoi il fut mis en question parmi tous nos chefs et
soldats si nous nous dirigerions sur la chaussée qui était tout près
de Tacuba où nous étions alors; mais comme nous n'avions point de
1. Magistrat accusateui'.
466 CONQUÊTE
poudre, que notre provision de ilèches était bien amoindrie, et que
d'ailleurs la plupart des soldats étaient blessés ; nous rappelant aussi
qu'environ un mois auparavant Gortès avait essayé de pénétrer sur
cette chaussée avec beaucoup d'hommes et qu'il s'y était vu en grand
péril d'essuyer une déroute complète, ainsi que je l'ai dit précédem-
ment, il fut résolu que nous continuerions à marcher en avant, de
crainte que nous n'eussions à supporter quelque autre attaque des
Mexicains ce jour-là môme ou la nuit suivante. Tacuba est en effet,
pour ainsi dire, aux portes de Mexico, et il était naturel de soup-
çonner que G-uatemuz, excité par la vue de nos soldats qu'on lui avait
amenés vivants, enverrait de nouvelles forces contre nous. Nous nous
mîmes donc en marche et nous traversâmes Escapuzaîco, que nous
trouvâmes désert. Nous nous rendîmes ensuite à Tenayuca, grand
centre que nous appelions « la ville des Serpents »; j'ai déjà dit en
effet, en son lieu, que ses habitants adoraient comme idoles trois
serpents sculptés dans le plus grand de leurs temples. Nous trou-
vâmes la ville inhabitée.
De là nous nous rendîmes à Gruatitlan. Il plut très-fort toute cette
journée ; comme du reste nous avions sur nos épaules le poids de nos
armes que nous n'abandonnions ni jour, ni nuit, cet embarras et la
pluie qui tombait nous causaient une fatigue extrême. Nous arri-
vâmes au village à l'entrée de la nuit : les maisons en étaient aban-
données. La pluie dura 'jusqu'au jour; le sol était couvert d'une
boue épaisse. Les habitants, réunis à des bataillons mexicains, rem-
plissaient l'air de cris désordonnés en se tenant dans des endroits où
nous ne pouvions les atteindre. Gomme la nuit était très-obscure et
la pluie toujours abondante, on ne pouvait établir des rondes et pla-
cer des gardes de nuit. Il y eut un peu de désordre, car il n'était
guère possible de se tenir dans ses postes. Je dis cela parce qu'ayant
été chargé de faire le premier quart, je sais bien que je ne vis venir
à moi aucune ronde, ni aucune quadrilla, et il en fut de même dans
tout le campement. Ne parlons plus de ce manque de soin et disons
que le lendemain nous nous mîmes en marche vers un autre village
considérable dont je ne me rappelle pas le nom; nous y enfoncions
dans la boue, et les habitants l'avaient abandonné.
Le jour suivant, nous traversâmes encore des villages déserts, et
enfin le lendemain nous atteignîmes le bourg d'Aculman qui dépen-
dait de Tezcuco. On sut dans cette dernière ville que nous approchions
et l'on en sortit pour venir au-devant de Cortès. Plusieurs Espagnols
récemment arrivés de Gastille furent au nombre des visiteurs. Là ve-
nait surtout le capitaine Gonzalo de Sandoval, accompagné de plu-
sieurs soldats et honoré de la compagnie de don Fernando, roi de
Tezcuco. Les plus grands honneurs furent rendus à Gortès par nos
anciens camarades, par les nouveaux venus de Gastille et surtout par
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 467
les habitants des villages du district. On apportait beaucoup de pro-
visions de bouche. Sandoval rentra du reste le soir même à Tezcuco
avec tout son monde, pour surveiller ses quartiers. Le lendemain ma-
tin, Gortès prit avec nous le chemin de la ville. Sans égard pour nos
fatigues, pour nos blessures, pour les camarades que nous avions
laissés morts derrière nous, pour les malheureux qui avaient été sa-
crifiés par les Mexicains; au lieu de protéger notre repos et les soins
à donner à nos blessures, quelques notables parmi les hommes de
Narvaez avaient organisé une conspiration dans le but de donner la
mort à Gortès, à Gonzalo de Sandoval, à Pedro de Alvarado et à An-
drès de Tapia. Ce qui advint à ce sujet, je vais le dire à la suite.
CHAPITRE GXLVI
Gomme quoi nous arrivâmes à Tezcuco en compagnie de Certes avec toute notre
armée, de retour de notre visite aux villages qui entourent la lagune ; de la conju-
ration ourdie par quelques hommes des troupes de Narvaez pour tuer Certes et ceux
qui voudraient le défendre ; comme quoi l'auteur principal de cette bagarre fut un
ancien ami de Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, que Cortès lit pendre confor-
mément à une sentence ; comme quoi aussi on marqua au fer les esclaves et l'on
se mit en garde dans nos quartiers et dans tous les villages nos alliés : on passa
des revues, on lança des ordres du jour, et autres choses qui advinrent encore.
Je viens de raconter à quel point nous revenions maltraités et cou-
verts de blessures, de cette dernière expédition. Gela n'empêcha pas
qu'un grand ami du gouverneur de Cuba, appelé Antonio de Villa-
fana, natif de Zamora ou de Toro, s'entendît avec quelques autres
soldats de Narvaez, que pour leur honneur je ne veux pas nommer,
afin de mettre à mort Gortès aussitôt qu'il reviendrait de sa grande
tournée. On devait agir comme suit : un navire étant arrivé de Cas-
tille, quelques-uns des hommes qui étaient du complot devaient ap-
porter une lettre scellée, sous prétexte qu'elle venait d'Espagne, du
père de notre général, et la présenter à Gortès pendant qu'il serait
assis à table à côté de ses capitaines et soldats. Tandis qu'il s'occu-
perait à la lire, les conspirateurs étaient convenus de se jeter à coups
de poignards sur lui ainsi que sur les officiers et soldats qui pren-
draient sa défense. Tout étant bien combiné de la sorte, le bon Dieu
voulut ([ue les conjurés s'en ouvrissent à deux des principaux per-
sonnages qui revenaient d'expédition avec nous et que je ne nommerai
pas. On avait déjà choisi l'un d'eux pour être un des capitaines géné-
raux après la mort de Gortès, et en même temps d'autres soldats de
Narvaez étaient désignés pour les places d'alguazil mayor, d'alfcrez,
d'alcaldes, de regidores, de commissaire, de trésorier, de contrôleur et
autres principaux emplois. On avait même pris la précaution de par-
468 CONQUETE
tagcr entre les conjurés notre avoir et nos chevaux. Cette conspiration
resta secrète pendant deux jours après notre retour de Tezcuco. Mais,
grâce à Dieu, les choses ne se passèrent pas au gré de ces forcenés.
La nouvelle-Espagne en eût été perdue et nous eussions tous péri;
car, infailliblement, des partis divers et des désordres n'auraient pas
manqué de s'en suivre.
Fort heureusement un soldat dévoila le complot à Cortès, l'exhor-
tant à y porter remède sans retard, avant qu'on prît plus d'ardeur à
la chose, et cet honnête soldat lui certifia que plusieurs personnes de
qualité se trouvaient mêlées à l'affaire. Notre chef fit beaucoup de
promesses et donna de grandes récompenses à l'auteur de cette dé-
couverte et il s'empressa d'en faire secrètement confidence à nos ca-
pitaines, Pedro de Alvarado, Francisco de Lugo, Ghristoval de Oli,
(jonzalo de Sandoval, Andrès de Tapia, à moi-même, ainsi qu'aux al-
caldes ordinaires Luis Marin et Pedro de Ircio, et à tous ceux d'entre
nous qu'on savait être attachés à la personne du général. Aussitôt
instruits, nous prîmes nos armes et sans perdre de temps nous nous
transportâmes avec Cortès à la demeure d'Antonio de Villafana, avec
qui se trouvaient en ce moment un grand nombre de conspirateurs.
Quatre alguazils que Cortès avait amenés mirent la main sur Villa-
fana; les capitaines et soldats qui étaient là en sa compagnie voulu-
rent fuir, mais notre général les en empêcha et en fit arrêter quel-
ques-uns. S'étant donc emparé de la personne de Villafana, Cortès
lui arracha de dessus la poitrine les papiers où se trouvaient les si-
gnatures des conjurés; il en prit connaissance et, s'étant assuré que
plusieurs personnages qualifiés y figuraient, il ne voulut pas que
leurs noms restassent entachés de cette infamie et il fit en consé-
quence répandre le bruit que Villafana avait avalé ses papiers et qu'on
n'avait pu ni les lire ni les voir.
On lui fit son procès ; à l'interrogatoire, il avoua la vérité ; on pré-
senta beaucoup de témoignages dignes de foi, et la sentence fut pro-
noncée par les alcaldes ordinaires assistés de Cortès et du mestre de
camp Christoval de Oli. Villafana s'étant confessé au Père Juan Diaz,
on le pendit à une fenêtre de la maison qu'il avait habitée. Cortès ne
voulut pas que cette infamie pesât sur aucun autre soldat, quoique
l'on eût pris la mesure d'en mettre plusieurs en prison afin d'ins-
pirer la crainte d'une justice plus complète. Mais les circonstances
ne se prêtaient pas à ces vengeances : on prit donc le parti de dissi-
muler et Cortès organisa une garde destinée à veiller sur sa per-
sonne. Un hidalgo nommé Antonio de Quiilones, natif de Zamora,
en fut le capitaine, avec douze soldats , braves gens d'un courage
éprouvé qui veillaient sur le général nuit et jour. En outre, Cortès
nous recommanda, à tous ceux qu'il savait lui être attachés, de ne
pas perdre de vue sa personne. A partir de ce jour, du reste, malgré
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 4R9
Je bon vouloir qu'on s'efforça d'afficher pour les hommes qui avaien-l
trempé dans la conspiration, on ne cessa jamais de se méfier d'eux.
Nous ne parlerons plus de cet événement, afin de dire qu'il fut or-
donné que tous les Indiens et Indiennes dont nous nous étions em-
parés dans les dernières expéditions seraient présentés à la marque,
sous deux jours, dans une maison désignée pour cet usage. Je ne veux
pas dire ici plus que je n'ai dit autrefois à propos des* autres occa-
sions où cette même opération fut pratiquée. J'ajouterai seulement
que, si la conduite qu'on tint alors avait été blâmable, ce fut bien pis
encore dans cette circonstance ; car, après avoir prélevé le quint
royal, Gortès prit le sien, et une trentaine de parts furent en sus at-
tribuées aux capitaines. Lorsque les Indiennes que nous présentions
se distinguaient par leur beauté ou par d'autres qualités, on les fai-
sait disparaître pendant la nuit, et on ne les revoyait plus qu'au bout
de quelques jours. Il en résultait que plusieurs pièces échappaient à
la marque et on les gardait ensuite en qualité d'ouvrières. Laissons
ce sujet pour dire ce qui fut ordonné dans nos quartiers.
CHAPITRE CXLVII
Comme quoi Cortès ordonna à tous les villages alliés situés près de Tezcuco de faire
provision de flèches et de pointes de cuivre; et ce qui advint encore en nos quar-
tiers royaux.
Après l'exécution d'Antonio de Villafana, l'apaisement ne tarda
point à se faire parmi les conjurés qui s'étaient proposé d'assassiner
Gortès, Pedro de Alvarado, Sandoval et tous ceux qui auraient pris
leur défense, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre précédent. Gortès
voyait d'ailleurs que les brigantins complètement achevés étaient
munis de leurs cordages, de leurs voiles et d'un nombre de rames dé-
passant le nécessaire, tandis que d'un autre côté le canal par lequel
ils devaient arriver à la lagune était assez large et suffisamment pro-
fond. Il fit donc dire à tous les villages alliés des environs de Tezcuco
que chacun eût à préparer huit mille pointes de flèches en cuivre,
conformément aux modèles qu'on leur faisait remettre et qui venaient
de Gastille. Il ordonna aussi que dans chaque village on mît en œuvre
et qu'on polît huit mille flèches d'un bois excellent dont on leur re-
mit l'échantillon. Il leur donna un délai de huit jours pour présenter
le tout à nos quartiers. Gela fut exécuté dans le temps prescrit. On
apporta plus de cinquante mille flèches avec un égal nombre de
pointes, préférables à celles de Gastille. Gortès donna l'ordre à Pedro
Barba, qui était alors capitaine des arbalétriers, de répartir les pro-
visions de pointes et de flèches entre tous les hommes de cette arme,
470
CONQUÊTE
leur enjoignant au surplus d'en reviser les dépôts afin de les empen-
ner au moyen d'une colle, meilleure que celle de Castille, que l'on
préparait avec des racines et que l'on appelle cactle. Il voulut encore
que Pedro Barba obligeât chaque arbalétrier à avoir deux cordes en
bon état, et autant de noix, afin que si une corde se rompait ou que la
noix s'égarât, on pût à l'instant les remplacer ; on devait encore
s'exercer au tir et s'assurer de la portée de chaque arme. On donna
en conséquence aux hommes beaucoup de fil de Valence pour leurs
cordes ; car le navire de Juan de Burgos, que j'ai dit être arrivé de-
puis peu de Castille, en avait apporté une grande provision ainsi que
beaucoup de poudre, bon nombre d'arbalètes et autres armes, y com-
pris les espingoles, et beaucoup de ferrures. Cortès ordonna égale-
ment aux cavaliers de ferrer les chevaux, de tenir les lances prêtes et
de faire chaque jour des exercices de manège pour enseigner aux che-
vaux tout genre d'évolution et d'attaque.
Ces dispositions prises, il envoya des messagers avec des lettres à
notre ami Xicotenga le vieux, que j'ai dit s'être fait chrétien sous le
nom de don Lorenzo de Vargas, à son fils Xicotenga le jeune ainsi
qu'à ses frères et à Ghichimecatecle, leur faisant savoir qu'après la
fête de Corpus Christi nous partirions de Tezcuco pour commencer
l'investissement de Mexico. Gortès demandait l'envoi de vingt mille
guerriers tlascaltèques auxquels on ajouterait ceux de Guaxocingo et
de Gholula, devenus leurs frères d'armes. On savait du reste déjà à
Tlascala l'époque et l'ordre convenus pour nos mouvements, au moyen
de leurs compatriotes mêmes, qui partaient journellement de nos quar-
tiers, chargés du butin fait dans les expéditions. Le général manda
aussi aux habitants de Ghalco, de Talmanalco et aux peuplades qui
en dépendaient, de se tenir prêts pour le moment où nous les appel-
lerions. On leur faisait savoir qu'il s'agissait d'investir Mexico et on
leur désignait l'époque de notre marche. On donna le même avis à
don Fernando, roi de Tezcuco, à ses notables et à ses sujets, ainsi
qu'aux villages alliés. Ils répondirent tous en môme temps qu'ils exé-
cuteraient fidèlement les ordres de Gortès en se trouvant au rendez-
vous. Les Tlascaltèques vinrent en effet aussitôt après la Pentecôte.
On convint qu'il serait passé une revue dans un des jours de cette so-
lennité. Je vais dire à la suite ce qui fut décidé.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 471
CHAPITRE CXLVIII
Comment on passa une revue sur les grandes places de Tezcuco. Des cavaliers, des
arbalétriers,, des escopettiers et des soldats qui en firent partie. Désordres du jour
qui furent publiés, et bien d'autres choses que Ton lit.
Quand on eut publié les ordres du jour dont j'ai parlé et qu'on eut
envoyé les messagers aux alliés de Tlascala et de Chalco, ainsi que
des avis opportuns à tous les villages, Gortès convint avec nos capi-
taines et soldats qu'on passerait une revue le lundi de la Pentecôte
de l'an 1521. Cette revue eut lieu en effet sur les grandes places de
Tezcuco. Se trouvaient présents : quatre-vingt-quatre cavaliers; six
cent cinquante soldats armés d'épées, de rondaches et quelques-uns
de lances; cent quatre-vingt-quatorze arbalétriers et gens d'espingoJe.
Sur ces derniers on prit pour les brigantins ce que je vais dire : pour
chaque navire douze arbalétriers et gens d'escopette, qui ne devaient
pas être employés à manier les rames; on prit aussi sur nos hommes
douze rameurs pour chaque brigantin, six de chaque bord; on nomma
en outre un capitaine par brick. Il en résulta qu'il fallut, pour chaque
bâtiment vingt - cinq hommes, y compris le capitaine, et comme le
nombre des brigantins était de treize, cela formait un ensemble de
deux cent quatre-vingt-huit hommes; en y ajoutant les artilleurs qui
furent désignés en sus des vingt-cinq soldats, la flottille employa en
tout trois cents hommes, d'après le compte que j'en ai fait. Gortès ré-
partit entre les navires les canons de bronze1 et les fauconneaux que
nous avions, avec toute la poudre qui lui parut nécessaire. Gela fait
il ordonna de publier les règlements auxquels nous aurions tous à
nous soumettre :
Premièrement, que personne n'eût l'audace de blasphémer les noms
de Notre Seigneur Jésus-Christ, de Notre Dame sa Mère bénie, des
saints apôtres ou d'autres saints quelconques, sous peine des plus sé-
vères châtiments;
Secondement, qu'aucun soldat n'exerçât de mauvais traitements
contre les alliés qui venaient à notre aide; qu'on se gardât de rien
leur prendre, fût-ce même des choses qu'ils auraient acquises comme
butin, pas plus que des Indiens ou des Indiennes, de l'or, de l'argent
ou des chalchihuis ;
Troisièmement, qu'aucun soldat n'eût l'audace de sortir du campe-
1. Le texte espagnol dit : tiros de fraiera. 11 m'a semblé que le mot frulera n'exis-
tait pas dans la langue et que c'est fruslera qu'on a voulu dire. En ce cas. ce sciaient
des canons fondus, en bronze ou laiton, et tournés, parce que le mot fruslera entraîne
l'idée de raclure métallique.
472 CONQUETE
ment, soit de jour, soit de nuit, pour aller chez les peuplades alliées
ou n'importe en quel autre lieu, dans le but de s'approvisionner de
vivres ou pour quelque autre motif que ce fût, sous les peines les
plus sévères;
Quatrièmement, que tous les soldats se munissent de bonnes ar-
mures bien matelassées, avec gorgerets, oreillons, visières, et de bon-
nes rondaches, et qu'ils n'oubliassent pas que, l'ennemi faisant usage
d'une multitude de pieux, de pierres, de flèches et de lances, il était
nécessaire de se munir des armures prévues par l'ordre du jour;
Cinquièmement, que personne ne jouât ni son cheval, ni ses ar-
mes sous n'importe quelle forme, à peine des châtiments les plus
sévères;
Sixièmement enfin, qu'aucun soldat1, cavalier, arbalétrier ou esco-
pettier ne se couchât ou ne s'endormît sans avoir sur lui toutes ses
armes et sans être chaussé de ses sandales, excepté les cas de blessu-
res ou de maladie, afin que nous fussions toujours prêts, à quelque
moment que les Mexicains vinssent nous attaquer.
On fit aussi publier les lois ordinaires de l'ordonnance militaire,
comme, par exemple, la peine de mort pour tout homme qui s'endort
pendant son quart de veillée ou qui abandonne le poste à lui confié.
On publia en outre qu'un soldat ne pourrait aller d'un quartier à un
autre sous peine de mort, sans la permission de son capitaine. On
mit encore à l'ordre du jour que serait puni de mort tout homme qui
abandonnerait son chef en campagne ou en bataille, ou qui prendrait la
fuite. Tout cela étant dûment rendu public, je vais dire les dispo-
sitions qu'on prit ensuite.
- CHAPITRE CXLIX
Comme quoi Cortès fit choix des matelots qui devaient ramer sur les brigantins et
leur désigna les capitaines qui les y commanderaient: d'autres choses qu'on fit
encore.
Quand on eut passé la revue dont j'ai parlé, Cortès s'aperçut qu'on
n'avait pas tous les hommes qu'il faudrait pour ramer. On savait quels
1. Très-souvent, dans le cours de son récit, on voit Bernai Diaz employer cette
expression : « nous, les soldats », en appliquant ce mot non pas d'une manière géné-
rale, mais avec la signification de fantassins ne faisant usage ni d'arbalète, ni d'armes
à feu. J'en prends occasion de dire que l'armée de Cortès se divisait, au point de vue
de l'armement, en cinq catégories : les canonniers, les cavaliers armés de lances, les
escopettiers, les arbalétriers et ce que Bernai Diaz appelle « les soldats d'épée et ron-
dache », qui ajoutaient quelquefois la pique à leurs moyens de défense et d'attaque.
Sans vouloir décrire l'armement des Indiens, je dois porter l'attention du lecteur
sur une arme d'attaque dont ils faisaient usage comme projectile et qui rappelle, ce
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 473
étaient ceux qui avaient manœuvré sur nos navires, échoués au port,
lorsque nous vînmes avec Gortès; on connaissait aussi les matelots de
Narvaez et ceux qui étaient arrivés de Jamaïque. Tous étaient inscrits
en cette qualité ; et l'on avait eu soin de les prévenir qu'ils auraient
à ramer. Mais tous ensemble ne formaient pas le nombre nécessaire
pour les treize brigantins; d'ailleurs beaucoup d'enlre eux -refusaient,
disant qu'ils ne rameraient pas. Gortès fit alors faire des recherches
pour connaître ceux qui avaient été matelots ou s'étaient occupés de
pèche, et savoir si quelques soldats provenaient de Palos, de Moguer,
de Triana, del Puerto ou de n'importe quel autre port ou lieu ha-
bité par des matelots; à tous ces gens -là il ordonna sous les peines
les plus sévères de se rendre aux brigantins. Ils eurent beau s'en ex-
cuser en prétendant qu'ils étaient hidalgos, Gortès ne les força pas
moins à ramer. C'est ainsi qu'il arriva à réunir cent cinquante hom-
mes dans ce but, et certes ils furent bien mieux partagés que nous
autres, obligés d'aller batailler sur les chaussées; ils eurent même la
chance de s'enrichir à force de butin, comme j'aurai occasion de le
dire par la suite. Gortès leur donna donc l'ordre de se rendre aux bri-
gantins; les arbalétriers et les escopettiers, la poudre, les canons,
les flèches, tout ce qui était nécessaire enfin y fut réparti comme il
convenait.
Le pavillon royal fut arboré sur tous les navires, et chacun eut un
guidon distinctif. Voici quels furent les chefs désignés pour les com-
mander : Grarcia Holguin, Pedro Barba, Juan de Limpias Garvajal,
le Sourd, Juan Xaramillo, Geronimo Ruiz de la Mota, Garvajal, sup-
pléant du précédent, qui est maintenant d'un âge très-avancé et de-
meure dans la rue de San Francisco; un certain Portillo, récemment
venu de Castille, très-bon soldat, mari d'une fort belle femme; un
Zamora, qui fut maître constructeur et a vécu à Gruaxaca; un certain
Gormenero, matelot et bon soldat ; un nommé Lerma, Ginès Nortès,
Brionès, natif de Salamanca, Miguel Diaz de Auz et un autre capi-
taine dont je ne me rappelle pas le nom. Après avoir fait ces nomi-
nations, Gortès recommanda à tous les arbalétriers, escopettiers, sol-
dats, rameurs, d'obéir aux commandants qu'il leur donnait et de
ne pas s'exposer à des châtiments sévères en s'écartant de leurs de-
voirs. Il donna à chaque capitaine les instructions qui lui convenaient
en propre, lui désignant les postes des chaussées qu'il devait secon-
der, ainsi que les capitaines de terre avec lesquels il devait s'entendre.
me semble., les javelots des anciens. Bernai Diaz l'appelle « vara » en langue
espagnole. J'ai cm devoir traduire cette expression par le mot» pieu » qui me parait
Im correspondre dans l'espèce. En outre, comme il dit souvent que ce projectile avait
été passé au feu, j'ai compris que c'étaient des pieux dont on grillait ou carbonisai!
légèrement la pointe pour la durcir. C'est dans ce sens que j'ai dit quelquefois: ■ des
pieux durcis au feu », et môme, en nf exprimant moins justement, « des pieux grillés ».
474 CONQUÊTE
Gortès venait de terminer ces diverses dispositions, lorsqu'on vint
lui dire que les chefs tlascaltèques approchaient avec une grande
quantité de guerriers. Ils étaient commandés, à titre de capitaine
général, par Xicotenga le jeune, celui-là même qui était un des chefs
principaux lors de nos guerres avec Tlascala; c'est encore lui qui
voulut nous trahir, à Tlascala, lorsque nous revînmes en déroute de
Mexico, ainsi que je l'ai dit déjà plusieurs fois. Il avait à ses côtés
deux de ses frères, fils du bon vieillard don Lorenzo Vargas. Il ame-
nait un grand nombre de Tlascaltèques et d'habitants de Guaxocingo,
ainsi qu'un capitaine de Gholula; ce dernier venait avec peu de
monde, car je pus m'assurer en général qu'après le châtiment qu'on
leur infligea, les Gholultèques ne se joignirent jamais aux Mexicains,
et qu'ils nous suivirent difficilement nous-mêmes, préférant rester
en observation, au point que, lorsque nous fûmes chassés de Mexico,
ils ne se prononcèrent même pas contre nous. Quoi qu'il en soit,
pour en revenir à notre récit, en apprenant l'approche de Xicotenga,
de ses frères et d'autres chefs qui venaient au rendez-vous vingt-
quatre heures avant le jour convenu, Gortès sortit à leur rencontre
jusqu'à un quart de lieue de Tezcuco, avec Pedro de Alvarado et
quelques autres capitaines. En abordant Xicotenga et ses frères, no-
tre général les traita avec beaucoup d'égards et les embrassa ainsi
que tous les autres chefs. Ils marchaient en bon ordre, leur extérieur
très-brillant, avec de grandes enseignes, chaque capitainerie distincte,
drapeaux flottants avec le gros oiseau blanc aux ailes déployées qui
est leur emblème national; leurs alferez faisaient flotter les enseignes
et les étendards; chaque homme avait son arc et ses flèches, ou son
espadon à deux mains, ou bien encore des pieux avec la machine
pour les lancer; d'autres étaient armés de casse-tête et de grandes
ou petites lances; leurs têtes étaient couvertes de panaches; ils mar-
chaient en gardant les rangs, criant, sifflant et disant : « Vive l'Em-
pereur notre seigneur! » et « Gastille, Gastille! Tlascala! Tlascala! »
Ils firent leur entrée à Tezcuco en défilant pendant plus de trois
heures. Gortès leur ménagea de très-bons logements et leur fit don-
ner à manger de tout ce qu'il y avait dans nos quartiers. Après les
avoir encore embrassés et leur avoir promis de les rendre riches, il
prit congé d'eux en renvoyant au lendemain le soin de leur dire ce
qu'ils auraient à faire et les engageant à se reposer, attendu qu'ils
arrivaient très-fatigués.
En ce même moment, du reste, on recevait dans nos quartiers des
lettres adressées du village de Ghinanta, situé à quatre-vingt-dix
lieues de Mexico, par un soldat appelé Hernando de Barrientos. Il
nous disait qu'à l'époque où nous fûmes chassés de la capitale, les
Mexicains avaient donne la mort à trois de ses camarades dans les
lieux mêmes d'exploitation de mines où le capitaine Pizarro les avait
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. &75
laissés avec la recommandation de parcourir tout le district afin de
s'assurer s'il y avait de riches gisements d'or, ainsi que je l'ai dit
dans un chapitre précédent. Barrientos ajoutait que, quant à lui, il
avait réussi à se réfugier dans ce village de Ghinanta où il se trou-
vait et dont les habitants étaient ennemis des Mexicains. C'est de là
même que l'on nous apporta les piques lorsque nous marchâmes con-
tre Narvaez. Je ne parlerai pas de plusieurs autres particularités
dont il était question dans cette lettre, parce qu'elles s'écarteraient de
notre récit. Gortès lui répondit en l'informant de nos mesures pour
investir la capitale; il lui enjoignait de donner des énoomiendas'1 à
tous les caciques de ces provinces et de ne pas sortir de ce pays avant
d'en avoir reçu l'ordre, de crainte que les Mexicains ne lui donnas-
sent la mort en route. Quoi qu'il en soit, laissons ce sujet pour dire
comme quoi Gortès prit ses dispositions pour commencer l'investisse-
ment de Mexico, quels furent les commandants et ce qui arriva dans
cette entreprise.
CHAPITRE CL
Comme quoi Gortès forma trois divisions de soldats, de cavaliers, d'arbalétriers et de
gens d'escopette pour aller par terre effectuer l'investissement de la grande ville de
Mexico. Des capitaines qu'il mit à la tête de chaque division, et des soldats, cava-
liers, arbalétriers, escopetlicrs qu'il répartit entre eux ; ainsi que les postes et les
villes où nos quartiers devaient être établis.
Gortès désigna Pedro de Alvarado pour commander à cent cin-
quante soldats d'épée et de rondache, dont quelques-uns seraient
1. Rëpartimiento et encomienda. Ces deux mots sont d'une traduction difficile, pré-
cisément parce qu'ils désignent des choses qui ne se sont point passées dans les pays
de notre langue. On les mit surtout en usage après la découverte de l'Amérique, pour
désigner l'état de servitude dans lequel les Indiens furent relégués. Après la conquête,
on ne se demanda point si l'Indien devait continuer à s'appartenir à lui-même ou
s'il tomberait dans l'esclavage au bénéfice du vainqueur. Il fut dès le premier mo-
ment considéré comme mineur, inapte à se gouverner lui-même et ne pouvant agir
que sous l'influence d'un tuteur, c'est-à-dire d'un maître. On voulut cependant sauver
les apparences et on crut y être parvenu parle mot encomienda qui signifiait que les
Indiens étaient simplement recommandés à celui dont ils devaient recevoirdes ordres.
Il fut alors mis en question si cette propriété serait, pour le possesseur, temporaire
ou définitive ; le point en fut longtemps débattu, et Bernai Diaz fera entrevoir plus
tard (chap. ccxi) l'ardeur avec laquelle chacun donna son avis. Le fait est, pour res-
ter dans les termes mêmes du mot encomienda, que la situation de l'Indien auquel
il était applicable n'entraînait pas l'idée de perpétuité. 11 pouvait changer de maître
par la volonté du donateur ou par disposition administrative et par suite d'autres
circonstances qui le rendaient vacant. Il m'a été très-difficile de remplacer le mot
encomienda par son équivalent en français; j'ai tourné la difficulté en voyant uni-
quement dans la situation les droits du possesseur et j'ai donné à leur ensemble la
désignation de « commanderie ». c'est-à-dire le droit de commander et de faire
470 CONQUÊTE
munis de lances. Il leur adjoignit trente cavaliers et dix-huit hom-
mes d'espingole et d'arbalète. Il lui donna pour lieutenants Jorge de
Alvarado son frère, Gutierrez de Badajoz et Andrès de Monjaraz.
Chacun d'eux aurait sous ses ordres cinquante soldats; les gens d'es-
copette et d'arbalète devaient se répartir par parts égales. Pedro de
Alvarado, qui gardait pour lui les hommes à cheval, devait avoir le
commandement général de la division, laquelle se complétait par
huit mille Tlascaltèques, y compris leurs chefs. Je fus désigné pour
marcher sous Pedro de Alvarado, et le poste assigné à notre division
fut la ville de Tacuba. Gortès voulut que les armes dont nous serions
pourvus fussent excellentes, que nous eussions des oreillons, des gor-
gerets et des visières, parce que les pieux et les pierres devaient
tomber sur nous comme grêle et que nous nous trouverions aux pri-
ses avec des guerriers munis d'épées, de lances, de casse-tête, d'es-
padons à deux mains, dont nous ne pourrions nous défendre qu'à la
condition d'être protégés par de bonnes armures. Cette précaution
n'empêcha pas que chaque jour de combat ne nous coûtât quelques
hommes tués et blessés, ainsi que je vais bientôt le dire.
Passons à une autre division. Cortès donna à Christoval de Oli,
qui était mestre de camp, trente cavaliers, cent soixante-quinze sol-
dats et vingt hommes d'escopette ou d'arbalète, avec le même arme-
ment que les gens de Pedro de Alvarado. Ses trois lieutenants fu-
rent Andrès de Tapia, Francisco Verdugo et Francisco de Lugo, en-
tre lesquels on répartit les soldats, les arbalétriers et les escopettiers.
Christoval de Oli, qui devait avoir le commandement général de la
division, conservait les cavaliers sous sa main. Il recevait également
huit mille Tlascaltèques, avec ordre d'établir ses quartiers dans la
ville de Guyoacan, qui se trouve à deux lieues de Tacuba.
Gonzalo de Sandoval, qui était alguazil mayor, eut le commandement
de la troisième division. Cortès lui donna vingt-quatre cavaliers,
quatorze arbalétriers ou gens d'escopette, cent cinquante soldats ar-
més d'épées, de rondaches et de lances, et plus de huit mille In-
diens de Ghalco, de Cuaxocingo et d'autres villages alliés qu'il de-
vait traverser. On lui assigna pour lieutenants ses amis Luis Marin
et Pedro de Ircio, entre lesquels seraient répartis les soldats, les
arbalétriers et les escopettiers, tandis que Sandoval garderait pour
lui les cavaliers ainsi que le commandement supérieur de la division.
Il devait établir son campement près d'Iztapalapa, avec ordre de
faire le plus de mal possible à cette ville, jusqu'à ce qu'il reçût d'au-
tres instructions. Ce capitaine ne s'éloigna d'ailleurs de Tezcuzo que
lorsque Cortès, qui devait commander les brigantins, fut sur le point
usage, d'où je fais dériver le mot « commandeur » appliqué à celui qui était mis
en possession de ce droit. « Commanderie » et « commandeur » dans ma traduction
désignent encomienda et encomendador du texte espagnol.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 477
de mettre à la voile sur la lagune. La flottille était montée par trois
cents soldats, y compris les arbalétriers et gens d'escopette, confor-
mément aux dispositions antérieures. Il résulte de ce qui précède
qu'avec Pedro de Alvarado et Christoval de Oli nous allions d'un côté,
tandis que Sandoval allait dans l'autre direction. J'ajouterai, pour
que ceux qui ne connaissent ni ces villes ni la lagune me puissent
comprendre, qu'en partant de Tezcuco les uns allaient à droite et les
autres par le chemin opposé, pour en arriver presque à se rejoindre
en contournant la lagune1.
Quoi qu'il en soit, nous dirons que chaque chef reçut les instruc-
tions convenables , avec l'ordre de partir le lendemain matin. Pour
diminuer les embarras de la marche, nous fîmes prendre les devants
aux bataillons tlascaltèques jusqu'aux confins des terres mexicaines.
Or, comme les Tlascaltèques avançaient sans nul souci, ayant à leur
tête Ghichimecatecle et d'autres capitaines avec leurs troupes, ils s'a-
perçurent tout à coup que Xicotenga le jeune, qui était leur général
en chef, ne se trouvait plus avec eux. Ghichimecatecle s'informa de
ce qu'il était devenu et arriva à savoir qu'il avait repris cette nuit-là
même le chemin de Tlascala, dans le but de s'emparer par force de
la charge de cacique, avec les vassaux et territoires appartenant à
Ghichimecatecle lui-même. La raison de cette conduite, au dire des
Tlascaltèques, c'est qu'ayant vu tous les capitaines de Tlascala, et
surtout Ghichimecatecle, partis en campagne, Xicotenga le jeune au-
1. Force des armées de Cortès eu égard aux alliés qui vinrent à son secours.
Lorsque Cortès eut effacé les impressions de la Nuit triste par ses nouvelles victoires
et que décidément il se mettait en route de Tlascala pour marcher sur Mexico, il
pouvait compter sur une armée considérable et solide d'alliés. S'il ne s'en entoura pas
dès les premiers jours de sa marche, ce fut par la considération dont parle Bernai
Diaz, de ne pas éveiller la susceptibilité des ennemis des Tlascaltèques, que l'on
allait trouver sur la route. Il ne prit donc tout d'abord qu'un petit nombre des hommes
qui lui étaient offerts; mais il put compter dès lors, pour le moment qui lui paraî-
trait opportun, sur la quantité de guerriers dont, d'après quelques historiens, on
passa la revue à Tlascala avant le départ de Cortès. Je ne parlerai pas des opinions
diverses des auteurs sur l'importance numérique de ces alliés; je citerai seulement le
dire d'Ojedaqui était présent et qui fut commandant des troupes auxiliaires : il affirme
qu'on tint prêts à marcher cent cinquante mille hommes lorsque Cortès se disposait
à partir pour la capitale. Cette immense troupe resta donc en réserve jusqu'au jour
où Cortès se décida définitivement à investir Mexico. Elle ne se composait pas seule-
ment de Tlascaltèques : elle comprenait aussi un grand nombre de guerriers de Guaxo-
cingo, de Cholula et Tepeaca.
Quoi qu'il en soit des détails qui précèdent, nous avons vu dans Bernai Diaï que
Corlôs, s'étant décidé à investir Mexico, partagea ses troupes en quatre sections, eu n
comprenant la flotte des brigantins qui forma la quatrième. Les trois autres furent
confiées au commandement de Sandoval, d'Oli et d'Alvarado. Chacun de ces chefs
emmenait avec lui environ vingt-cinq mille alliés. D'après Coites lui-même les troupes
auxiliaires dépassaient le chiffre de soixante-quinze mille hommes. Elles augmentè-
ivni plus tard pendant le siège, de manière à dépasser le chiffre énorme de deux cent
mille guerriers. (Vo\cz Clavijero — traduction mexicaine — JUstoria anligua de
Mejieo, pages 272 et 283.)
478 CONQUETE
gura qu'il n'aurait plus d'opposants , attendu que son père aveugle
lui paraissait, en sa qualité de père, devoir lui être un auxiliaire,
que d'ailleurs notre ami Maceescaci était mort et que Chichimeca-
teclc aurait été le seul à craindre. Au surplus, ajoutait-on, on avait
toujours été persuadé que ce jeune chef n'était animé d'aucun désir
d'aller faire la guerre aux Mexicains, car on l'avait souvent entendu
dire que ses compatriotes et nous-mêmes devions tous y trouver la
mort.
Lorsque Chichimecatecle , dont les possessions étaient ainsi me-
nacées, reçut cette nouvelle , il revint sur ses pas en toute hâte et
retourna à Tezcuco pour en donner connaissance à Gortès. Notre
chef, ayant tout appris, ordonna que sur-le-champ trois notables de
Tezcuco, et deux de Tlascala, amis du fugitif, partissent pour l'en-
gager à revenir, en lui disant que Gortès l'en priait, dans l'unique
but de combattre les Mexicains, ennemis de son pays, lui faisant
observer que si son père, don Lorenzo de Vargas, n'était pas vieux et
aveugle comme il l'était, il s'empresserait certainement de marcher
contre Mexico. Les messagers devaient ajouter qu'en voyant à quel
point tous les habitants de Tlascala servaient fidèlement Sa Ma-
jesté , il avait le devoir de leur épargner la honte de sa con-
duite. Gortès lui fit faire , en outre, les plus grandes promesses ,
assurant qu'il récompenserait son retour par de l'or et par des
étoffes. Mais Xicotenga répondit que, si son père et Maceescaci
avaient voulu le croire, les Espagnols n'en seraient pas arrivés à
commander ainsi dans son pays et à faire faire à ces caciques tout ce
que désirait Gortès; qu'au surplus, pour ne pas perdre le temps en
vains discours, il se refusait à venir.
Ayant reçu cette réponse, Gortès donna aussitôt l'ordre à un al-
guazil, suivi de quatre cavaliers et accompagné de cinq Indiens nota-
bles de Tezcuco, de partir en toute hâte et de pendre le chef rebelle
n'importe où l'on pourrait se saisir de sa personne. Notre capitaine
ajoutait : « Il n'y a pas à espérer que ce jeune homme se corrige ;
nous devons nous attendre à ce qu'il soit toujours pour nous traître,
méchant et mauvais conseiller ; les circonstances d'ailleurs ne
nous permettent pas de le supporter davantage; le passé et le pré-
sent ont comblé la mesure. » Pedro de Aîvarado, ayant connu toutes
ces particularités, intercéda beaucoup pour le coupable. Je ne sais si
Gortès lui donna bon espoir, mais il recommanda certainement en
secret à l'alguazil et aux cavaliers de ne pas épargner la vie du fugitif.
Ge désir fut du reste accompli, car on le pendit dans un village dé-
pendant de Tezcuco. Tel fut le résultat de ses trahisons. Quelques
Tlascaltèques prétendirent que son père don Lorenzo de Vargas avait
envoyé dire à Gortès que son fils était un pervers, qu'on ne devait
pas se fier à lui et qu'il serait opportun de le faire périr.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 479
Toujours est-il que , pour ce motif, nous retardâmes d'un jour
notre marche. Mais le lendemain, 13 mai 1521, nous partîmes deux
divisions ensemble , attendu qu'avec Christoval de Oli et Pedro de
Alvarado nous avions à suivre la même route. Nous devions passer
la nuit dans un village dépendant de Tezcuco, appelé Aculman. Or
Christoval de Oli fit prendre les devants à quelques-uns de ses
hommes pour s'assurer des logements en ayant soin de les marquer
par des branches vertes placées sur les terrasses des maisons. Il en
résulta que lorsque nous arrivâmes avec Pedro de Alvarado, nous ne
trouvâmes plus où nous loger. Sur ce, nous avions déjà mis la main
à nos épées, menaçant les hommes de Christoval de Oli; nos chefs
eux-mêmes s'étaient lancé des défis, lorsque, fort heureusement, des
deux parts, il y eut quelques hommes raisonnables qui s'interposè-
rent, et le bruit s'apaisa, non pas cependant d'une manière absolue,
puisque tous gardaient leur rancune. On fit savoir l'affaire à Cortès,
qui envoya en toute hâte fray Pedro Melgarejo et le capitaine Luis
Marin, en écrivant d'ailleurs à nos chefs et à nous tous pour nous
adresser des reproches à propos de la querelle et nous engager à
faire la paix. Les messagers réussirent en effet à rétablir l'union;
mais nos commandants, Pedro de Alvarado et Christoval de Oli, ces-
sèrent pour toujours d'être bien ensemble.
Le lendemain les deux divisions se mirent en route et allèrent
passer la nuit dans un grand village abandonné de ses habitants, vu
qu'il était eu territoire mexicain. Le jour suivant, nous fûmes cou-
cher dans la grande ville de Gruautitlan, dont j'ai déjà parlé; ses
habitants l'avaient aussi quittée. Le lendemain nous atteignîmes les
deux villages de Tenayuca et d'Escapuzalco, également déserts. Nos
alliés les Tlascaltèques y établirent leurs logements et ils mirent
même à profit l'après-midi pour visiter les établissements du lieu,
d'où ils rapportèrent des vivres. Ayant pris la précaution de nous
entourer de bons veilleurs et d'hommes qui battaient la campagne,
ainsi que nous avions l'habitude de le faire pour éviter d'être surpris,
nous passâmes la nuit en cet endroit. J'ai déjà dit plusieurs fois que
la ville de Mexico est tout près de Tacuba. La nuit venue, nous en-
tendîmes les grands cris qui , de la lagune , étaient lancés contre
nous. Les Mexicains nous criaient des injures, disant que nous n'a-
vions pas le courage d'en venir aux mains avec eux. Leur intention
était de nous indigner par ces insultes, espérant ainsi nous engager
au combat cette nuit même, et pouvoir sans aucun risque pour eux
nous causer du dommage. Mais nous voyions tant d'embarcations
pleines de gens de guerre et les chaussées tellement couvertes d'en-
nemis; nous avions eu d'ailleurs tant à souffrir d'autres fois en ces
lieux, que nous résolûmes de ne pas nous montrer avant le jour sui-
vant. C'était un dimanche. Après que le Père Juan Diaz nous eut dit
480 CONQUETE
la messe, nous nous recommandâmes à Dieu et nous convînmes que
les deux divisions ensemble iraient couper l'eau de Ghapultepeque,
dont la capitale est approvisionnée et qui passait à moins d'une
demi-lieue de Tacuba.
Nous étions en marche pour aller détruire les conduites , lorsque
nous donnâmes dans une foule de guerriers qui nous attendaient en
chemin, parce qu'ils avaient bien compris que ce serait là le premier
tort que nous chercherions à leur faire. Ils nous rencontrèrent près
d'un fort mauvais passage et commencèrent à lancer sur nous des
pieux et des pierres à fronde qui nous blessèrent trois soldats ; mais
nous leur fîmes bien vite tourner le dos. Nos amis de Tlascala les
poursuivirent, tuèrent vingt d'entre eux et firent sept ou huit prison-
niers. Après les avoir ainsi mis en fuite, nous brisâmes les conduites
qui menaient les eaux à la ville et, à partir de ce moment, on en
fut privé pendant toute la durée du siège. Gela fait, nos chefs
convinrent que nous irions à l'instant même en reconnaissance sur
la chaussée de Tacuba, où l'on tenterait tous les efforts possibles
pour s'emparer d'un des ponts.
Quand nous entrâmes sur la chaussée , il y avait dans la lagune
tant d'embarcations pleines de guerriers et tant d'ennemis sur la
chaussée elle-même, que cette vue nous remplit d'étonnement. Ils
firent pleuvoir sur nous une telle quantité de pieux, de flèches et de
pierres à fronde, que du premier jet ils blessèrent trente des nôtres,
dont trois mortellement. Malgré le dommage qu'ils nous causaient,
nous poursuivîmes notre route sur la chaussée jusqu'au premier
pont. Il me sembla, du reste, que l'ennemi facilitait notre marche
pour nous amener près de la tranchée. Quand les Mexicains nous y
virent , une si grande multitude de guerriers tomba sur nous que
nous n'étions plus maîtres de nos mouvements ; car enfin, qu'aurions-
nous pu faire sur cette chaussée, qui n'a pas plus de huit pas de lar-
geur, contre des forces si considérables, composées d'hommes qui,
déployés des deux côtés de la route, tiraient sur nous comme à
l'affût?
A la vérité, nos arbalétriers et nos gens d'escopette ne cessaient
pas un moment de décharger leurs armes sur les embarcations ; mais
nous ne causions guère de dommage aux gens qui les montaient,
parce qu'ils avaient garni leurs canots de panneaux en bois. Quant
aux bataillons qui se hasardaient sur la chaussée, ils se jetaient à
l'eau aussitôt que nous les chargions. Leur nombre était si considé-
rable qu'il nous était impossible de nous soutenir . Nos cavaliers
d'ailleurs n'étaient d'aucun secours, car ceux de nos ennemis qui
étaient déjà dans la lagune blessaient les chevaux des deux côtés de
la chaussée, tandis que si l'on voulait charger les bataillons qui
étaient devant nous, ils s'empressaient d'échapper en se jetant à
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 481
l'eau. D'autres groupes de Mexicains , à l'abri derrière des parapets
nous attendaient, armés de longues lances, fabriquées au moyen des
armes qu'ils nous avaient prises lors de notre déroute de Mexico.
Nous combattîmes ainsi environ une heure ; l'ennemi nous harce
lait avec tant de vigueur que nous ne pouvions plus résister, e
notre position s'aggravait par l'approche d'une nouvelle flottille qui
venait d'un autre côté pour nous couper la retraite. Ce que voyant,
nous ordonnâmes aux Tlascaltèques qui venaient avec nous et qui
encombraient la chaussée de l'évacuer à l'instant , attendu d'ailleurs
qu'il ne leur était pas possible de combattre contre des gens qui se
tenaient dans la lagune. Nous résolûmes donc de ne pas pousser
plus avant notre entreprise et de revenir sur nos pas en bon ordre.
Lorsque les Mexicains nous virent reculer et donner aux Tlascaltè-
ques l'ordre de quitter la chaussée, il fallait entendre les cris et les
vociférations qu'ils lançaient contre nous ! il fallait voir comme ils
s'enhardissaient à se jeter sur nous et à nous attaquer de pied ferme !
Quant à moi, je ne saurais le raconter dignement, ni faire com-
prendre à quel point l'ennemi encombra la chaussée des pieux, des
flèches et des pierres qu'il fit pleuvoir sur nous , sans compter que
ces projectiles tombaient dans l'eau encore en plus grand nombre.
Quand nous nous vîmes en terre ferme, nous rendîmes grâces à
Dieu pour nous avoir délivrés de cette terrible attaque. Huit de nos
soldats périrent dans l'action, et plus de cinquante furent blessés.
Au surplus, les ennemis ne cessaient pas de nous insulter en criant
de leurs embarcations ; nos alliés tlascaltèques leur répondaient en
les défiant de prendre terre, offrant d'en venir aux mains avec eux,
arrivassent-ils en nombre double du leur. Tel fut notre premier ex-
ploit : couper leur eau et faire une reconnaissance sur la lagune, et
cela, comme on voit, sans nous y couvrir de gloire.
Nous passâmes la première nuit dans nos quartiers; un cheval
mourut; on pansa les blessés et l'on plaça soigneusement des veil-
leurs et des sentinelles. Le lendemain de bonne heure, Christoval de
Oli annonça qu'il prétendait aller occuper le poste de Guyoacan qui
lui avait été assigné et qui se trouvait à la distance d'une lieue et
demie. Pedro de Alvarado et d'autres avec lui eurent beau le prier de
ne point séparer les deux divisions et de les laisser ensemble, il ne
voulut jamais y consentir. C'était un chef intrépide, et comme d'ail-
leurs dans la reconnaissance que nous fîmes la veille le résultat ne
fut pas heureux, il prétendit que c'était la faute de Pedro de Alvarado
si notre attaque avait eu lieu d'une façon tout à fait inconsidérée. Il
ne voulut donc point rester et partit pour le poste que Gortès lui
avait assigné, tandis que nous fixâmes là notre quartier. Or, ce ne fut
pas une bonne mesure de séparer en un tel moment ces deux divi-
sions. Si les Mexicains eussent été informés du peu d'hommes que
31
482 CONQUETE
nous eûmes pendant les cinq jours que nous passâmes séparés de la
sorte avant que les brigantins arrivassent, et si l'ennemi fût tombé
successivement sur nous et sur Ghristoval de Oli, il nous aurait mis
en grave danger et nous aurait causé les plus grands dommages. De
sorte que nous restâmes à Tacuba et Ghristoval de Oli gagna ses
quartiers de Cuyoacan, sans tenter aucune reconnaissance et sans
nous hasarder sur les chaussées. Chaque jour nous avions à subir en
terre ferme les attaques des Mexicains qui venaient nous provoquer
dans l'espoir de nous attirer en des lieux où ils pussent être maîtres
de nous sans exposer leurs personnes.
J'en resterai là pour dire que Gonzalo de Sandoval partit de Tezcuco
quatre jours après la fête de Corpus Christi, en passant par des
routes où il ne rencontrait guère que des alliés ou des sujets de Tez-
cuco. A peine arrivé à la ville d'Iztapalapa, il commença ses attaques,
brûlant grand nombre de maisons parmi celles qui étaient bâties en
terre ferme, caria plupart sont construites dans la lagune. Mais il ne se
passa pas longtemps sans que plusieurs bataillons mexicains vinssent au
secours de la place. Sandoval dut engager une vraie bataille avec eux
et soutenir de sérieuses rencontres sur terre, tandis que les hommes
montés sur les embarcations lançaient une pluie de projectiles, lui
blessant toujours quelques soldats. Pendant qu'ils se battaient de la
sorte, Sandoval et ses troupes s'aperçurent que, sur une éminence
près d'Iztapalapa, l'ennemi faisait de grands signaux de fumée
auxquels répondaient d'autres peuplades appartenant à la lagune.
C'était un appel fait à toutes les embarcations de Mexico et des vil-
lages d'alentour, parce qu'on venait de voir Gortès sortir de
Tezcuco avec les treize brigantins. Notre général en effet ne resta pas
un moment de plus à Tezcuco après le départ de Sandoval.
La première action qu'il livra en entrant dans la lagune consista en
une attaque contre lepenoî situé dans un îlot près de Mexico. C'était
le refuge non-seulement des habitants de la ville, mais encore d'autres
Mexicains du dehors qui étaient venus s'y retrancher. Du reste,
toutes les embarcations de la capitale, ainsi que celles des autres
villes et villages édifiés dans l'eau ou près de la lagune, comme
Suchimilco, Cuyoacan, Iztapalapa, Huichilobusco, Mexicalcingo et
bien d'autres dont je neveux pas embarrasser mon récit, gagnèrent la
lagune et s'assemblèrent pour se porter contre Cortès. Cette mesure
eut pour conséquence de diminuer les attaques d'Iztapalapa contre
Sandoval. Comme d'ailleurs la plupart des habitations de cette ville
étaient dans l'eau, ce capitaine ne put continuer à leur causer aucun
dommage. Mais, au début des engagements, il tua un grand nombre
d'ennemis, et d'ailleurs la quantité considérable d'alliés qu'il avait lui
servit à faire beaucoup de prisonniers. Sandoval demeura tout à fait
isolé dans son poste d'Iztapalapa. Il ne pouvait en effet se porter sur
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 483
Guyoacan qu'au moyen d'une chaussée qui traversait la lagune. Or,
s'il s'y était hasardé, à peine y serait-il entré que l'ennemi l'aurait
mis en déroute en l'attaquant de deux côtés par eau, sans qu'il pût se
défendre. Il se résolut donc à rester tranquille.
Cortès, voyant que les embarcations se réunissaient en si grand
nombre contre ses brigantins, en éprouva, non sans raison, quelque
crainte: il y en avait en effet plus de quatre mille, et cela lui parut
être une raison d'abandonner l'attaque qu'il avait entreprise contre
le peîïol et de se porter dans une partie de la lagune d'où il pût aisé-
ment prendre le large et se diriger où il voudrait, s'il se voyait
menacé de trop près. Il ordonna donc à ses capitaines de la flottille
de ne rien entreprendre contre les embarcations ennemies jusqu'à ce
qu'on vît fraîchir davantage le vent de terre, qui se levait du reste en
ce moment. Les ennemis, voyant reculer nos brigantins, jugèrent
cette manœuvre motivée par la crainte qu'ils inspiraient, — et le
soupçon était véritablement fondé; — les chefs mexicains ordonnèrent
en conséquence à tout leur monde de tomber sur nos navires. Mais
en cet instant le vent se prit à souffler fortement et en bonne direction.
Le temps favorisant alors le zèle de nos rameurs, Cortès donna l'ordre
de fondre sur les embarcations ennemies. On mit tout de suite le dé-
sordre parmi elles ; on prit et l'on tua beaucoup d'Indiens. Les canots
qui échappèrent coururent se réfugier au milieu des maisons bâties
dans l'eau, en des endroits où nos brigantins ne les pouvaient poursuivre.
Ce fat là le premier combat qui eut lieu sur la lagune; Cortès en
sortit victorieux; grâces soient rendues au bon Dieu pour toutes
choses. Amen !
Après cet heureux événement, Cortès se rendit avec ses brigantins
à Guyoacan où étaient établis les quartiers de Christoval de Oli. Il se
trouva aux prises avec un grand nombre de Mexicains qui l'atten-
daient à des passages dangereux, dans l'espoir de lui prendre ses
navires. Comme les attaques provenaient d'une part des embarcations
de la lagune et d'autre part des tours du temple de la ville, notre gé-
néral fit débarquer quatre canons dont le tir tuait ou blessait une
multitude d'Indiens. Les artilleurs agissaient avec tant de précipita-
tion qu'ils mirent le feu à leur provision de poudre, et quelques-uns
d'entre eux eurent les mains et le visage légèrement brûlés. Cortès
envoya aussitôt son brigantin le plus léger à Iztapalapa, au quartier
de Sandoval, pour y prendre toute sa poudre, faisant dire à ce chef
de ne pas bouger de son poste. Cortès ne cessa pas d'ailleurs d'être
aux prises avec les Mexicains jusqu'à ce qu'il fît sa jonction avec
Oli; et, même dans les deux premiers jours qu'il resta en sa compa-
gnie , un grand nombre d'ennemis continuèrent contre lui leurs
attaques.
Comme j'étais alors à Tacuba sous Pedro de Alvarado. il m'est
484 CONQUÊTE
facile de dire exactement ce que nous faisions de notre côté. Or,
ayant su que Gortès voguait par la lagune, nous nous hasardâmes à
avancer sur la chaussée, non comme la première fois, mais avec les
plus grandes précautions. Nous arrivâmes jusqu'au pont. Les arba-
létriers et les escopettiers agissaient dans le meilleur ordre, les uns
tirant tandis que les autres chargeaient les armes. Alvarado avait du
reste donné l'ordre aux cavaliers de ne pas nous suivre. Ce fut ainsi
que tantôt nous attaquions, tantôt nous gardions la défensive pour
empêcher le débarquement des Mexicains ; de toute façon, chaque
jour nous en venions aux mains et nous prenions soin de réparer les
mauvais passages. Au milieu de ces manœuvres on nous tua trois
soldats.
Nous dirons maintenant comme quoi Gonzalo de Sandoval, qui
était à Iztapalapa, voyant qu'il lui était impossible de faire aucun mal
aux habitants de cette ville parce qu'ils étaient dans l'eau, tandis que
ses soldats en recevaient du dommage, résolut de se porter sur les
maisons bâties dans la lagune même. Il commença de nouvelles
attaques dans ce but. Guatemuz, ayant eu connaissance de cette ma-
nœuvre, envoya aux assiégés un grand nombre d'auxiliaires, avec
ordre de couper la chaussée par laquelle les gens de Sandoval s'étaient
introduits, afin de leur fermer toute issue et de les tenir enveloppés. Il
expédia plus de monde encore sur ce point par une autre direction.
Gortès se trouvait alors avec Ghristoval de Oli; lorsqu'il vit une flot-
tille considérable se diriger sur Iztapalapa, il résolut de se porter lui-
même vers cet endroit avec ses brigantins et toutes les forces de
Ghristoval de Oli, pour secourir Sandoval. Notre chef s'avançait donc
par la lagune et Ghristoval de Oli par la chaussée, lorsqu'ils s'aper-
çurent qu'un grand nombre de Mexicains s'occupaient à détruire
cette dernière voie, ce qui leur fit comprendre que Sandoval se trou-
vait certainement dans les maisons qu'on isolait ainsi. On fit alors
avancer les brigantins vers ce point et on ne tarda pas à apercevoir
Sandoval se défendant contre les guerriers de Guatemuz. L'approche
de Gortès fit cesser le combat. Notre chef donna l'ordre alors à San-
doval d'abandonner Iztapalapa et d'aller par terre s'occuper de l'inves-
tissement sur une autre chaussée qui va de Mexico au village de
Tepeaquilla, appelé actuellement Notre-Dame de Guadalupe, où se
sont opérés et s'opèrent encore des miracles dignes- d'admiration.
Disons maintenant comment Gortès distribua ses brigantins, et ce
qui advint ensuite.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. /é85
CHAPITRE CLI
flomme quoi Cortès fit la répartition do douze brigantins et mit à terre les hommes
du treizième, qu'on appelait le Tapageur; et ce qui advint encore.
Lorsque Cortès eut compris, comme nos capitaines et nous tous,
que sans les brigantins il nous serait impossible de porter nos
attaques contre Mexico en passant par les chaussées, il en envoya
quatre à Pedro de Alvarado, il en prit six pour lui-même au quartier
de Ghristoval de Oli et il en fit remettre deux à Gonzalo de Sandoval
pour sa chaussée de Tepeaquilla. Quant au plus petit des brigantins,
il ne voulut plus qu'il naviguât, de crainte que les embarcations
ennemies ne le fissent chavirer, vu son peu de résistance. Ceux qui le
montaient furent répartis entre les douze autres navires, qui en avaient
besoin, vu que \ingt de leurs hommes avaient été atteints de bles-
sures graves. Quand dans notre quartier de Tacuba nous reçûmes
l'auxiliaire des brigantins, Pedro de Alvarado leur ordonna d'avancer
deux de chaque côté de la chaussée, et nous engageâmes sérieusement
le combat, nos navires portant le désordre parmi les canots ennemis
qui nous attaquaient de la lagune Cette manœuvre nous permit de
prendre aux Mexicains quelques ponts et quelques palissades. Quand
nous étions aux prises avec eux, du reste, ils nous lançaient tant de
pierres, de pieux et de flèches que, malgré nos bonnes armures, ils
nous blessaient presque tous, ce qui ne nous empêchait pas de com-
battre incessamment jusqu'à ce que la nuit vînt nous arrêter. Du
côté des Mexicains, les combattants avaient la facilité de se relever
de temps en temps, leurs bataillons se remplaçant les uns les autres
et nous montrant atout instant des armes et des enseignes différentes.
Il fallait voir comment les défenseurs postés sur les terrasses des
maisons faisaient tomber sur nos brigantins une grêle de projectiles!
Je ne saurais quant à moi le décrire exactement, et nul ne le pourra
comprendre si ce n'est nous autres qui nous trouvâmes là et qui
recevions cette pluie de flèches et de pieux qui venait couvrir la
chaussée.
Lorsqu'avec la plus grande peine nous étions parvenus à enlever
à l'ennemi quelque pont ou quelque palissade et que nous les laissions
ensuite sans défense, nos adversaires s'en emparaient la nuit suivante,
creusaient de nouveau les tranchées, les fortifiaient mieux qu'aupa-
ravant et pratiquaient des trous profonds couverts par les eaux, de
manière que, lors de nos prochaines attaques, nous tombassions dans
ces excavations et qu'ainsi les hommes qui montaient les canots pus-
sent plus facilement nous mettre en déroute. Ils cachaient dans ce but
486 CONQUÊTE
des embarcations en des points où nos brigantins ne les pouvaient
découvrir, afin que, au moment où Ton nous verrait embarrassés dans
ces trous cachés sous l'eau, on pût, à la fois par terre et par la la-
gune, se jeter aisément sur nous. Pour qu'il fût impossible aux bri-
gantins d'accourir à notre aide, l'ennemi enfonçait des pieux sur les-
quels nos navires venaient s'échouer. C'est ainsi que chaque jour nous
avions des engagements.
J'ai déjà dit, au surplus, que nos chevaux ne nous servaient pas à
grand'chose sur les chaussées, parce que si nos cavaliers chargeaient
et arrivaient sur nos adversaires, ceux-ci se laissaient glisser dans
l'eau ou s'abritaient de palissades derrière lesquelles d'autres guer-
riers nous attendaient avec des lances et des faux plus longues que
celles dont nous faisons usage habituellement. Ces armes étaient de
celles qu'on nous prit lorsque nous sortîmes de Mexico. C'est avec
ces lances et avec les flèches tirées de la lagune qu'on blessait et
tuait nos chevaux sans que les Mexicains reçussent le moindre dom-
mage. Voyant du reste combien peu d'ennemis l'on parvenait à at-
teindre sur les chaussées, les cavaliers n'aimaient pas à faire courir
ces risques à leurs montures, car un cheval valait alors huit cents
piastres; quelques-uns étaient même payés plus de mille, et souvent
on n'en trouvait à aucun prix. Je dirai maintenant que lorsque la nuit
séparait les combattants, nous pansions nos blessures avec de l'huile.
Un de nos camarades, appelé Juan Catalan, nous les traitait avec des
signes de croix et des enchantements ; elles guérissaient du reste
promptement*, ce qui m'est une occasion de redire que Notre Sei-
gneur Jésus-Christ non-seulement nous faisait la grâce de soutenir
notre courage, mais nous prodiguait chaque jour mille faveurs. C'est
ainsi que, blessés et couverts de bandages, il nous fallait combattre
du matin au soir; car si les blessés fussent restés en repos au quar-
tier, il n'y aurait pas eu vingt hommes sains dans chaque attaque
pour aller à l'ennemi. Nos alliés les Tlascaltèques, ayant vu comment
notre homme nous traitait avec des signes de croix, s'en venaient
aussi vers lui quand ils étaient atteints, et cela en si grand nombre,
que notre rebouteur avait bien du mal à panser tout le monde.
Quant à nos capitaines, nos alferez et leurs aides, ils recevaient
journellement comme nous des blessures et revenaient avec leurs
drapeaux brisés ; et j'ajoute que tous les jours il nous fallait un nou-
veau porte-enseigne, car nous sortions des combats en tel état qu'on
n'avait plus ensuite assez de force pour se battre et soutenir en même
temps le drapeau. Et au surplus, pense-t-on par hasard que nous
1. Il ne faut rire de la naïveté de ce passage qu'après en avoir retiré notre protit.
Il nous prouve en effet que sous le climat de Mexico les blessures ont une naturelle
tendance à guérir rapidement toutes seules. Cela était vrai au temps de Cortès de même
qu'aujourd'hui.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 487
avions suffisamment à manger? J 13 ne parle pas des tortillas de mais,
que nous possédions en abondance, mais des provisions plus natu-
rellement rafraîchissantes pour nos blessés. Maudit sort! nous n'a-
vions rien de tout cela. Ce qui nous ravivait c'étaient les quelîtes1,
sorte d'herbage dont les Indiens font usage, ainsi qu'une espèce de
prune 2 du pays, quand il y en avait, et des figues de Barbarie, dont
c'était alors la saison. On menait aux quartiers de Cortès et de
Sandoval la même existence que chez nous. Il ne se passait pas un
seul jour sans que des bataillons mexicains renouvelassent leurs at-
taques, et cela, ainsi que je l'ai dit, depuis le matin, jusqu'au soir.
G-uatemuz prenait soin dans ce but de désigner les bataillons destinés
à chaque chaussée. Le Tatelulco et les villes de la lagune étaient
au surplus convenus de signaux, de telle sorte qu'en se guidant sur
les avis de la tour du grand temple, les uns partaient par terre, les
autres dans des embarcations, et les choses se trouvaient réglées de
manière que les chefs étaient désignés d'avance, ainsi que le moment
du départ et les lieux de destination.
Quant à nous, nous changeâmes notre manière de combattre, de la
façon suivante. Ayant vu que toutes les tranchées de la lagune dont
nous nous emparions pendant le jour étaient reprises et réparées
pendant la nuit, et qu'ainsi nous n'y gagnions que le désagrément dé-
faire tuer quelques-uns de nos camarades et de recevoir tous des
blessures, nous résolûmes de venir nous établir ensemble sur la
chaussée, en une petite place où se trouvaient élevées des tours d'i-
doles dont nous nous étions rendus maîtres. Il y avait là l'espace né-
cessaire pour un campement. A la vérité l'emplacement n'était pas
commode : nous nous mouillions quand il pleuvait ; rien ne nous y
garantissait du soleil ni des nuits sereines. Nous laissâmes à Tacuba
les Indiennes qui faisaient notre pain, sous la protection de nos ca-
valiers et de nos amis de Tlascala, qui avaient d'ailleurs la mission
de garder nos derrières, de peur que les habitants des villages d'à
lentour ne tombassent sur nous pendant que nous combattrions sur
les chaussées. Après avoir établi là notre camp, toutes les fois que nous
prenions des maisons à l'ennemi, nous nous empressions de les dé-
truire, et si nous nous emparions d'une tranchée, nous la comblions à
1. Le mot quilitl, en langue nahuatï, est employé actuellement pour désigner une
plante dont on mange la feuille comme nos épinards, auxquels elle ressemble par la
forme et presque par le goût. Je ne sais pas son nom botanique ; mais il est certain
qu'à l'époque du siège de Mexico par Cortès le mot quilill avait une signification géné-
rique et voulait dire légumes frais. Cela est si vrai que même encore aujourd'hui ce
mot entre dans la composition de plusieurs expressions destinées à spécifier diffé-
rentes sortes de légumes, comme par exemple ytzmiquilitl (Verdolaga — Portulaca
rubra), etc.
2. L'auteur veut parler ici du fruit que l'on appelle au Mexique capulin {Prunus
capulin).
488 CONQUÊTE
l'instant. Nous détruisions les maisons, ai-jedit, parce que le feu n'y
prenait que difficilement, et d'ailleurs l'incendie ne se propageait pas
de l'une à l'autre, vu qu'elles étaient bâties dans l'eau et ne commu-
niquaient entre elles que par des ponts ou au moyen d'embarcations.
Quand nous entreprenions d'ailleurs d'y aborder à la nage, on nous
faisait beaucoup de mal du haut des terrasses ; de sorte que notre sé-
curité commandait impérieusement cette destruction.
Lorsque nous avions pris quelque palissade, quelque pont ou quel-
que mauvais passage où la résistance était facile, on organisait le ser-
vice de manière à les garder aussi bien la nuit que le jour. Pour cekj
toute la division faisait chaque nuit la veillée, de façon que la pre-
mière compagnie, composée d'environ quarante soldats, prenait la garde
depuis la fin du crépuscule jusqu'à minuit ; une autre compagnie,
également de quarante hommes, remplaçait la première jusqu'à deux
heures avant le lever du jour; mais les premiers ne sortaient pas du
lieu de la veillée : ils se couchaient sur le sol pendant ce second quart
que Ton appelait la modorra*. Ensuite arrivaient quarante et quel-
ques soldats qui faisaient la veillée de l'aube, c'est-à-dire pendant en-
viron deux heures, jusqu'à la venue du jour plein. Les soldats qui
avaient précédé ces derniers aux heures de la rnodorra ne s'en al-
laient pas non plus; il fallait qu'ils restassent là; de sorte que nous
nous trouvions en ligne environ cent vingt soldats lorsque le jour ve-
nait à paraître. Il y avait même des nuits où le péril nous paraissait
si menaçant que, de la chute du jour à l'aurore, tous les hommes de
notre quartier restaient réunis pour recevoir le choc des Mexicains et
empêcher qu'ils fissent une trouée parmi nous. Nous avions su en ef-
fet, par les révélations de quelques chefs capturés précédemment, que
Cruatemuz avait imaginé et convenu avec ses capitaines que de jour
ou nuitamment on s'efforcerait de nous couper sur notre chaussée,
avec l'espoir qu'après nous avoir vaincus, nous les gens d'Alvarado,
il leur serait facile de venir à bout de Gortès et de Gronzalo de Sando-
val sur leurs chaussées respectives. On avait combiné aussi que les
neuf villes ou villages de la lagune, y compris Tacuba, Escapuzalco
et Tenayuca, réuniraient leurs forces et tomberaient sur nos derrières
le jour où les guerriers de Mexico nous attaqueraient eux-mêmes.
On résolut en outre de nous enlever une nuit nos provisions et toutes
les Indiennes qui étaient occupées à Tacuba à nous faire du pain.
Quand nous connûmes ces projets, nous engageâmes nos cavaliers,
qui étaient tous à Tacuba, ainsi que nos alliés tlascaltèques, à veiller
et à être en alerte la nuit entière. Gualemuz, du reste, exécuta ce
qu'il avait résolu. Un grand nombre de bataillons furent mis en mou-
vement; quelquefois c'était vers minuit qu'ils tombaient sur nous;
1. Modorra est un mot espagnol qui veut dire sommeil lourd [coma).
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 489
d'autres nuits c'était à l'heure de \&modorra; souvent aussi vers le
jour naissant; aujourd'hui ils procédaient dans le plus grand silence;
une autre fois avec des cris épouvantables, ne nous laissant au sur-
plus aucun instant de tranquillité. En arrivant près de l'endroit où
nous veillions, ils nous criblaient de projectiles; quelques-uns nous
attaquaient môme à la lance. De toutes façons ils nous blessaient du
monde, mais comme nous leur résistions vigoureusement, ils se reti-
raient eux-mêmes avec beaucoup de blessés. Un grand nombre d'en-
nemis, d'autre part, tombaient sur nos bagages; mais nos cavaliers,
aidés par les Tlascaltèques, les repoussèrent souvent avec avantage
parce que, dans ces expéditions de nuit, ils ne s'obstinaient guère à
l'attaque. Voilà donc comment se passaient nos veillées : il avait beau
pleuvoir, venter, geler; il fallait toujours se tenir là, blessés et bai-
gnant dans la boue ; et encore, pour surcroît de charge, ainsi que
diraient les hommes de peine , nous étions obligés de nous soutenir
en ne mangeant que des tortillas, des légumes et des figues de Bar-
barie. A quoi nous servaient d'ailleurs toutes ces manœuvres exécu-
tées avec tant de fatigues, au prix d'un grand nombre de blessures et
de la mort de quelques camarades? Quand, après avoir pris un pont,
nous en comblions la tranchée, l'ennemi la déblayait de nouveau quand
le jour était fini, parce qu'il nous était impossible de la défendre
pendant la nuit. Nous la reprenions et nous la comblions encore le
jour suivant, et eux de leur côté s'en rendaient maîtres de nouveau,
et la creusaient comme auparavant, en la fortifiant davantage au
moyen de palissades.
Ce manège dura jusqu'à ce que les Mexicains changèrent de tac-
tique, comme j'aurai occasion de le dire bientôt. Pour à présent, ces-
sons déparier des batailles que nous avions à soutenir tant chez nous
qu'aux quartiers royaux de Gorlès et de Sandoval. Mais nous deman-
derons quel avantage nous avions gagné en coupant à la capitale
l'eau de Ghapultepeque et en surveillant l'entrée des approvisionne-
ments par les trois chaussées. Nos brigantins ne servaient à rien
pour atteindre ce but, puisqu'ils s'employaient dans nos quartiers
à garder nos derrières contre les gens des canots pendant nos com-
bats avec l'ennemi et à nous soutenir contre les attaques venant des
terrasses des maisons. La vérité est que les Mexicains introduisaient
beaucoup d'eau et de provisions provenant des neuf villes ou villages
de la lagune et d'autres bourgs alliés, qui au moyen de canots
faisaient porter pendant la nuit du maïs, des poules et tout ce qu'on
désirait dans la capitale. Pour éviter ce ravitaillement, les chefs de
nos trois camps convinrent que deux brigantins feraient la ronde
pendant la nuit par toute la lagune, afin de donner la chasse aux
embarcations chargées de provisions et d'eau potable, avec ordre de
détruire ou d'amener à l'un des quartiers tous les canots dont on
490 CONQUÊTE
pourrait s'emparer. Ce projet était évidemment louable. Il est vrai
que, pour combattre et nous garder pendant la nuit, ces deux
brigantins nous faisaient faute ; mais ils nous rendaient un
grand service en empêchant l'eau et les vivres d'entrer dans la
place. Malgré tout , les embarcations ne cessaient pas leur trafic
habituel. Gomme d'ailleurs les Mexicains ne se cachaient guère sur
la destination de leurs chargements, il ne se passait pas un jour sans
que nos brigantins, qui les poursuivaient, capturassent quelques
canots et revinssent avec des Indiens pendus aux vergues.
Quoi qu'il en soit, nous devons dire maintenant la ruse à laquelle
les assiégés eurent recours pour tenter de s'emparer de nos brigan-
tins et tuer ceux qui les montaient. J'ai dit que chaque soir et chaque
matin nos bricks allaient à la recherche des embarcations ennemies,
et en coulaient ou en capturaient un grand nombre. Or, les Mexi-
cains se résolurent à armer trente pirogues, espèce de chaloupes
d'un port considérable, et à les garnir de rameurs et de guerriers
d'élite. On les cacha pendant la nuit parmi des massifs de roseaux,
en des endroits où les brigantins ne pouvaient les apercevoir. Tan-
dis que ces grandes embarcations restaient couvertes de branchages,
on lançait aux approches de la nuit deux ou trois canots qui se don-
naient les airs de vouloir introduire de l'eau ou des provisions au
moyen d'excellents rameurs. Les Mexicains avaient d'ailleurs planté
au fond de l'eau un grand nombre de gros madriers, dans des points
où il leur semblait que les brigantins devraient accourir pour leur
livrer combat; ils avaient l'espoir de les y faire échouer. Au moment
donc où ces canots commençaient à voguer sur la lagune, témoignant
d'une certaine hésitation et s'adossant aux massifs de roseaux, deux
de nos brigantins se dirigent vers eux. L'ennemi simule alors une
retraite vers les massifs où les trente pirogues sont embusquées. Les
brigantins le suivent et ils arrivent à l'endroit même où se trouvent
les pirogues, quand tout à coup celles-ci, se démasquant, sortent en-
semble et se précipitent sur nos bricks. Du premier choc tous nos
soldats, rameurs et capitaines sont blessés, sans pouvoir se livrer à
aucune évolution à cause des pieux dont le fond est encombré. C'est
là que les Mexicains tuèrent un de nos chefs, appelé Portillo, bon
soldat qui avait fait la campagne d'Italie ; Pedro Barba, un autre bon
capitaine, reçut également des blessures dont il mourut trois jours
plus tard. Un brigantin fut pris. Ces navires provenaient du quartier
de Gortès : celui-ci éprouva une vive peine de cet événement, dont il
tira du reste vengeance quelques jours plus tard à l'occasion d'autres
embuscades, ainsi que je le dirai en son lieu.
Pour le moment, changeant de sujet, nous dirons comme quoi
aux camps de Gortès et de Gonzalo de Sandoval on se battait tou-
jours fort vivement, surtout chez Gortès qui à tout instant faisait in-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 491
cendier ou abattre des maisons et combler 'des tranchées. Il prenait
soin de niveler chaque jour tout ce dont il pouvait s'emparer; il fai-
sait dire sans cesse à Pedro de Alvarado de ne jamais franchir aucun
pont ni tranchée sans avoir eu le soin de tout combler auparavant,
abattant de même ou incendiant toute maison prise. C'était avec les
briques et les boiseries des édifices détruits que nous comblions les
tranchées sur lesquelles les ponts étaient jetés. Nous devons ajouter
que nos amis de Tlascala se conduisaient en guerriers pleins de
courage, nous appuyant de leurs secours pendant toute cette guerre.
Mais disons aussi comme quoi les Mexicains, voyant qu'on rasait
toutes les maisons et que l'on comblait les coupures des chaussées,
résolurent de changer encore leur tactique. Leur nouveau plan con-
sistait à creuser un fossé très-large avec pont-levis, et tellement pro-
fond qu'en maint endroit on perdait pied quand nous le traver-
sâmes ; l'ennemi y avait d'ailleurs pratiqué un grand nombre de
trous qu'on ne pouvait voir au fond de l'eau. Les bords de ce fossé
étaient défendus par des parapets et des palissades ; il y avait aussi
des pieux enfoncés sous l'eau dans le sol, en des endroits où nos
brigantins viendraient échouer s'ils nous portaient secours lorsque
nous engagerions l'attaque pour nous emparer de ces travaux ; car les
Mexicains pensaient bien que la première chose que nous entrepren-
drions serait de détruire ces obstacles et traverser le fossé pour en-
trer dans la ville. Ils avaient pris soin de tenir prêtes et cachées un
grand nombre d'embarcations bien défendues par des* guerriers de
choix.
Un dimanche matin, beaucoup de bataillons vinrent nous assaillir
de trois côtés à la fois, avec une telle ardeur que nous eûmes fort à
faire pour nous maintenir et échapper à une déroute. Or, Pedro de
Alvarado avait déjà ordonné en ce temps-là à la moitié des cavaliers
qui étaient à Tacuba de passer la nuit sur la chaussée, où ils ne cou-
raient plus les mêmes risques qu'au début, parce que, les maisons
étant détruites, il n'y avait plus de terrasses, de sorte que nos cava-
liers pouvaient courir en certains lieux de la chaussée sans que leurs
chevaux fussent exposés à être blessés par les gens apostés sur les
maisons ou dans les canots. Revenons donc à la situation qui nous
était faite par les trois bataillons qui tombaient sur nous avec tant
de furie, l'un par le grand fossé, l'autre par les ruines des maisons
détruites, tandis que le troisième se jetait sur nos derrières par le
chemin de Tacuba; d'où il résultait que nous étions, peut-on dire,
enveloppés. Nos cavaliers, appuyés par nos alliés de Tlascala, char-
gèrent l'ennemi qui nous attaquait par derrière, et nous-mêmes nous
combattîmes avec grand courage les deux autres bataillons jusqu'à
ce que nous les forçâmes à reculer. Mais leur premier mouvement
en arrière n'était qu'une feinte. Nous nous emparâmes de la première
492 CONQUÊTE
#
palissade, et ils ne tardèrent pas à abandonner la seconde, derrière
laquelle ils s'étaient d'abord repliés en y faisant résistance. Nous
croyant victorieux, nous traversâmes le fossé à gué, car il n'y avait
aucun trou dans la direction de notre passage, et nous continuâmes
notre poursuite à travers de grandes maisons et des tours apparte-
nant à des oratoires; l'ennemi avait toujours l'air de fuir et de se re-
plier, sans cesser de nous lancer des pieux, des pierres à fronde et
une pluie de flèches.
Or, en un point où nous ne pouvions les apercevoir, une multitude
de guerriers se tenaient cachés. Ils en sortent et tombent sur nous,
tandis que d'autres nous attaquent du haut des terrasses et par les ou-
vertuies des maisons. Alors ceux qui avaient simulé la retraite se
jettent sur nous avec ensemble et la mêlée devient si vive que nous
n'y tenons plus et qu'il nous faut nous résoudre à lâcher pied, mais
dans le plus grand ordre. Cependant, les Mexicains avaient déjà eu
le temps de rassembler une flottille de canots dans le fossé que nous
leur avions pris ; on lui avait fait occuper le point par où nous avions
traversé sans y rencontrer aucune excavation, ce qui nous obligea à
nous diriger vers une autre partie de la tranchée où l'eau était très-
profonde et les excavations nombreuses. Gomme d'ailleurs nous recu-
lions, vivement pressés par une multitude de guerriers, il fallut en-
trer dans l'eau et tenter le passage, les uns à la nage, les autres
comptant sur le fond; mais la plupart de ceux-ci s'enfonçaient dans
les trous. Ce fut alors que les canots se précipitèrent sur nous; ils
nous prirent cinq hommes, qu'ils menèrent à Gruatemuz, et blessèrent
presque tous les autres. Quant aux brigantins, dont nous attendions
Je secours, ils ne pouvaient approcher, embarrassés qu'ils étaient par
les pieux enfoncés dans la lagune. Les embarcations et les guerriers
postés sur les terrasses des maisons leur faisaient d'ailleurs beaucoup
de mal avec leurs projectiles; deux soldats y furent tués et nous eû-
mes là un grand nombre de blessés.
Pendant ce temps, nous étions dans les excavations du grand fossé
et ce fut vraiment un miracle que nous n'y perdissions pas la vie
jusqu'au dernier. Pour moi, déjà plusieurs Indiens s'étaient emparés
de ma personne, lorsque j'eus l'adresse de me dégager, et Notre Sei-
gneur Jésus-Christ me donna assez de courage pour qu'à force d'es-
tocades je pusse me sauver avec un bras grièvement blessé. Lorsque,
sorti de l'eau, j'arrivai en lieu sûr, je n'eus pas le temps de me ré-
jouir, car je ne pus me tenir debout et je tombai privé de sentiment.
Cette défaillance provint sans doute du violent effort que j'avais fait
pour me dégager et aussi de la grande quantité de sang que je per-
dais. Je puis dire que, tandis que l'ennemi me tenait en ses mains,
ma pensée se recommandait à Notre Seigneur Dieu et à Notre Dame
sa Mère bénie; ajoutons à cela le grand effort dont je viens de parler;
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 493
bref, ce fut ainsi que je pus me tirer de là. Grâces soient rendues au
bon Dieu pour toutes les faveurs qu'il m'a faites !
Je dirai aussi que Pedro de Alvarado et ses cavaliers eurent assez
à faire à enfoncer les bataillons qui étaient venus nous prendre par
derrière sur la route de Tacuba, de sorte qu'ils ne purent pas s'avan-
cer au delà du fossé et des palissades. Il faut excepter un seul d'en-
tre eux, arrivé depuis peu de Castille. Il y perdit la vie et l'on tua
son cheval. Pedro de Alvarado, ayant vu de loin que nous reculions,
allait partir à notre secours avec quelques autres cavaliers. S'il eut
traversé le fossé, nous fussions nécessairement revenus sur les In-
diens. Or, si cela fût ainsi arrivé, pas un cavalier, pas un cheval, pas
un soldat n'eût eu la vie sauve, car les dispositions de l'ennemi
étaient bien prises pour que nos hommes fussent tombés dans les
trous au milieu de tant de guerriers, que tous les chevaux auraient péri
sous les coups de longues lances fabriquées dans ce but. Et d'ailleurs
nos adversaires attendaient apostés sur les terrasses des maisons, car
l'événement se passait en un point déjà fort avancé dans la ville.
Animés par cette victoire, les Mexicains ne cessèrent pas durant
toute cette journée, qui était un dimanche, de harceler nos quartiers
avec des forces tout aussi considérables. Ils entravaient à ce point
nos mouvements, qu'ils purent se livrer à l'espoir de notre complète
déroute. De notre côté nous eûmes la chance de nous soutenir, d'a-
bord à l'aide de nos canons de bronze, grâce ensuite à notre vigueur
au combat, et à la condition que toutes nos forces se réunissent pour
veiller ensemble pendant la nuit entière. Quoi qu'il en soit, nous de-
vons dire qu'en apprenant ces événements, Gortès en fut très-vive-
ment contrarié. Il écrivit sur-le-champ à Pedro de Alvarado, au
moyen d'un brigantin, qu'il eût à bien prendre garde, en tout état
de chose, de ne pas dépasser une seule tranchée sans la combler;
que tous les cavaliers couchassent sur les chaussées à côté de leurs
chevaux sellés et bridés, et que décidément nous ne songeassions plus
à gagner du terrain vers la ville avant d'avoir rempli le grand fossé
avec de la terre et des pièces de bois. Il ajoutait qu'on devait prendre
dans le camp toute espèce de précautions pour se garder. Ayant donc
reconnu que nous avions la faute de cette mauvaise aventure, désor-
mais nous ne pensâmes plus qu'à faire tous nos efforts pour combler
ce grand fossé. Nous parvînmes en quatre jours à ce résultat, grâce
à un travail excessif, au prix d'un grand nombre de blessures et de la
mort de six de nos camarades, et en prenant soin que nos trois com-
pagnies veillassent pendant la nuit dans l'ordre dont j'ai parlé précé-
demment.
Gomme les Mexicains de leur côté veillaient en se relevant par
quart, on peut dire que nous étions bien près les uns des autres à ces
heures de service. Les choses se passaient du reste ainsi : ils entrete-
494 CONQUÊTE
liaient toute la nuit de grands foyers allumés ; les gens qui étaient
de garde s'écartaient du feu et, à la distance où nous nous trouvions,
nous ne pouvions les apercevoir, la grande clarté produite par le
foyer nous aveuglant de manière à nous empêcher de voir nos adver-
saires. Mais nous les entendions distinctement lorsqu'ils se rele-
vaient et qu'ils venaient entretenir leurs feux. Il y eut des nuits pen-
dant lesquelles la pluie, qui tombait alors en abondance, éteignait
leurs foyers; mais ils s'empressaient de les rallumer sans bruit, sans
parler entre eux, faisant en sorte de se comprendre au moyen de sif-
flets. Il faut dire que lorsque nos escopettiers et nos arbalétriers
s'apercevaient qu'on venait relever les gardes, ils lançaient sur eux,
au juger, des pierres et des flèches perdues. Nous ne leur faisions pas
grand mal par cette manœuvre ; ils étaient d'ailleurs placés en des
endroits où nous ne pouvions les joindre, lors même que nous l'eus-
sions voulu, à cause d'un autre fossé très-profond qu'ils avaient
creusé à la hâte, et aussi parce qu'ils se dérobaient derrière des palis-
sades et des parapets. Du reste, ils lançaient également sur nous, en ti-
rant au juger, des pierres, des pieux durcis au feu et des flèches.
Outre ces dures veillées, nous devons dire que nous passions tou-
tes nos journées à avancer sur la chaussée en nous battant avec l'en-
nemi dans le plus grand ordre. Ce fut ainsi que nous parvînmes à
lui prendre le fossé dont j'ai parlé, derrière lequel il faisait ses gardes
de nuit. Le nombre de Mexicains qui chaque jour tombaient sur
nous était si considérable et ils nous lançaient tant de projectiles
qu'ils nous blessaient tous, malgré le bon ordre avec lequel nous
procédions et quoique nous eussions de bonnes armures. Lorsque la
journée s'était passée en un combat continuel, que la nuit approchait
et que d'ailleurs on ne voyait pas d'opportunité à aller plus avant, il
fallait songer à nous mettre prudemment en retraite. Les Mexicains
avaient toujours de gros bataillons prêts à être employés pour ces
heures-là, dans l'espoir qu'une bonne attaque faite au moment où
nous reculions assurerait notre déroute. Ils se précipitaient alors sur
nous comme des tigres en fureur et s'avançaient jusque dans nos
rangs. Quand nous fûmes bien au courant de cette habitude, nous
prîmes soin d'organiser notre retraite comme je vais dire. Nous fai-
sions d'abord évacuer la chaussée par nos alliés tlascaltèques qui
nous demandaient en grand nombre la faveur d'en venir aux mains
avec l'ennemi. Gomme d'ailleurs les Mexicains étaient fort rusés, ils
n'avaient pas d'autre désir que de convertir en embarras la présence
de nos alliés ; ils nous attaquaient donc alors dans trois directions à
la fois, avec l'espoir de resserrer tous nos hommes dans un cercle
étroit ou de prendre quelqu'un de nous dans la retraite. Nous recon-
nûmes bien vite que l'encombrement résultant du grand nombre de
Tlascaltèques nous empêchait de nous battre librement dans toutes
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 495
les directions. Gela nous décida à les faire sortir à temps de la chaus-
sée, prenant soin de les envoyer en lieu sûr. Délivrés de cet embar-
ras, nous commencions à reculer vers notre campement sans tourner
le dos, faisant face à l'ennemi, les escopettiers et les arbalétriers étant
organisés de manière que les uns chargeaient pendant que les autres
faisaient le tir, nous appuyant du reste sur nos quatre brigantins qui,
placés deux de chaque côté de la chaussée, nous protégeaient contre
les embarcations et contre les pierres venant des terrasses des mai-
sons non encore détruites. Malgré cette bonne entente, il nous fal-
lait courir les risques les plus sérieux jusqu'à notre rentrée au camp.
A notre retour, nous pansions nos blessures avec de l'huile chaude et
nous les serrions avec des bandes d'étoffes du pays. Notre souper
consistait en tortillas qu'on nous apportait de Tacuba, en légumes et
même en figues de Barbarie pour ceux qui avaient la chance d'en
avoir. Gela fait, nous marchions encore pour aller monter notre garde
au bord du fossé dont j'ai parlé; et de nouveau, lorsque l'aube ve-
nait, il fallait recommencer à se battre sans qu'il y eût moyen de
faire autrement, puisqu'aux premières lueurs du jour les bataillons
ennemis étaient déjà sur nous, arrivant jusqu'à notre camp, nous
criant des injures.... Et c'est au milieu de ces fatigues que nous pas-
sions notre temps.
Mais cessons pour un moment de parler du camp de Pedro de Al-
varado, et occupons-nous de celui de Gortès qui de nuit et de jour
avait à soutenir des combats incessants dans lesquels on lui tuait ou
blessait un grand nombre d'hommes, de la même manière du reste
que ce qui avait lieu dans notre campement de Tacuba. On sait que
notre général employait deux brigantins à donner la chasse pendant
la nuit aux embarcations qui tentaient d'entrer à Mexico chargées
d'eau et de provisions. Il paraît qu'un des brigantins s'empara de
deux notables qui se trouvaient dans l'un de ces nombreux canots.
Gortès sut par eux que les Mexicains tenaient cachés en embuscade
dans des massifs de plantes aquatiques quarante pirogues et un égal
nombre de canots, pour s'emparer de quelqu'un de nos brigantins,
comme ils avaient déjà réussi à le faire précédemment. Gortès flatta
beaucoup ces deux prisonniers; il leur donna des étoffes et leur pro-
mit de les enrichir avec des terres après qu'il aurait pris Mexico. Il
leur fit demander par dona Marina et Aguilar à quel endroit se trou-
vait l'embuscade, car ce n'était plus le même que la première J'ois.
Les notables dévoilèrent le lieu et l'emplacement où se cachaient les
pirogues; ils donnèrent même avis que nos ennemis avaient planté
au fond de l'eau beaucoup de gros madriers, sur lesquels nos bri-
gantins iraient s'échouer en voulant éviter les embarcations, rendant
ainsi possibles leur capture et le massacre de tous les hommes qui
seraient à bord.
496 CONQUETE
Sur cet avis, Cortès ordonna à six brigantins d'aller s'embusquer
cette nuit même dans un massif de roseaux distant d'un quart de
lieue de l'endroit où se trouvaient les pirogues ; ils devaient s'y tenir
dissimulés en se couvrant de branchages. Ils partirent en maniant
silencieusement la rame et ils restèrent toute la nuit dans l'attente.
Le lendemain, de bonne heure, Gortès fit avancer un autre brigantin
qui feignit de vouloir donner la chasse aux canots chargés de provi-
sions. Il ordonna d'y embarquer les deux notables faits prisonniers,
pour qu'ils indiquassent le lieu où se tenaient les pirogues, afin que
le brigantin pût prendre cette direction. De leur côté, les Mexicains
envoyèrent comme précédemment deux embarcations, qui semblaient
chargées de vivres, en appât dans les environs de leur embuscade,
avec l'espoir que le brigantin se laisserait amorcer et les suivrait.
On peut donc dire que l'ennemi et nous étions guidés en ce mo-
ment par la même pensée. Le brigantin expédié par Gortès, voyant
les embarcations destinées par les Indiens à l'amorcer, se mit à les
poursuivre tandis qu'elles simulaient la fuite vers l'endroit où les
pirogues étaient embusquées. Bientôt notre brick fait semblant de
ne point oser s'aventurer jusqu'à terre et il commence à se mettre en
retraite. En le voyant rétrograder, les pirogues et un grand nombre
d'autres embarcations se dirigent sur lui avec la plus grande furie.
Elles font force de rames et le suivent tandis qu'il vogue comme en
fuyant vers l'endroit où nos autres brigantins sont embusqués. L'en-
nemi le poursuit toujours. Mais en cet instant des coups d'escopette
se font entendre : c'est le signal qui doit indiquer aux six brigantins
le moment du départ. Quand ils l'entendent ils s'élancent en grande
hâte et tombent sur les pirogues et sur les embarcations, les faisant
chavirer, tuant un grand nombre de guerriers et ramassant beaucoup
de prisonniers. De son côté, le brick lancé par Gortès, qui avait déjà
gagné le large, vira de bord, et vint au secours de ses camarades. Il
résulta de cette manœuvre un grand butin d'embarcations, et de nom-
breux prisonniers. Les Mexicains à l'avenir n'osaient plus nous ten-
dre des pièges ni travailler si ostensiblement au ravitaillement de la
place. Et c'est ainsi que se succédaient les événements de la guerre
pour les brigantins dans la lagune et pour nous autres sur les
chaussées.
C'est ici le moment de dire que les villes et villages qui étaient bâ-
tis dans la lagune même et dont j'ai si souvent parlé déjà, ne pou-
vaient manquer de voir que nous remportions des victoires chaque
jour, sur la terre ferme aussi bien que sur les eaux du lac; et d'ail-
leurs les habitants de Ghalco, de Tezcuco, de Tlascala, qu'on avait
vus se joindre à nous, causaient les plus grands dommages sur
plusieurs territoires, y faisant prisonniers nombre d'Indiens et d'In-
diennes. Les alliés des Mexicains jugèrent donc opportun d'entrer en
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 497
pourparlers, et, après avoir résolu tous ensemble de se présenter à
Gortès, ils vinrent lui demander humblement pardon en faisant ob-
server que s'ils avaient causé quelque ennui aux Espagnols, c'était par
suite de l'ordre qu'ils en recevaient et de l'impossibilité où ils se
voyaient de faire autrement. Gortès se réjouit beaucoup de leurs in-
tentions pacifiques, et nous ne nous réjouîmes pas moins dans les
campements de Pedro de Alvarado et de Gronzalo de Sandoval lors-
que nous en fûmes instruits. Du reste, Gortès leur accorda son par-
don de l'air le plus aimable et en leur adressant beaucoup de flatte-
ries, leur rappelant néanmoins qu'ils avaient mérité les plus grands
châtiments pour s'être mis au service des Mexicains. Ges nouvelles
recrues étaient les habitants d'Iztapalapa, Huichilobusco, Guyoacan
Mezquique, tous ceux enfin de la lagune et de l'eau douce. Gortès leur
assura que nous ne lèverions nullement le siège avant que les Mexi-
cains se rendissent ou que nous les eussions achevés à force d'atta-
ques. Il leur enjoignit de nous prêter le secours de toutes les em-
barcations en leur pouvoir, pour harceler la capitale, ajoutant qu'ils
eussent à venir s'installer eux-mêmes dans nos campements et à les
ravitailler de vivres, ce qu'à l'instant ils promirent de faire. Ils vin-
rent travailler en effet au camp de Gortès, mais les vivres apportés
étaient insuffisants et la mauvaise volonté évidente. Quant à l'instal-
lation de Pedro de Alvarado, elle n'eut réellement jamais lieu; il s'en-
suivait que nous étions toujours dans l'eau, car ceux qui connaissent
le pays n'ignorent pas qu'en juin, juillet et août les pluies y sont in-
cessantes.
Revenons-en du reste à nos chaussées et aux combats que nous li-
vrions chaque jour aux Mexicains. Nous leur prenions plusieurs édi-
fices d'idoles, des maisons, des tranchées et des ponts établis entre
leurs habitations; nous rasions tout et nous comblions les fossés avec
les briques et les boiseries des maisons détruites. Nous montions la
garde sur ces ruines; mais, malgré nos efforts, l'ennemi creusait de
nouveaux fossés et élevait d'autres palissades. Or, il arriva que parmi
nous on considérait comme déshonorant que quelques-uns ne s'occu-
passent qu'à détruire des ponts et à combler des fossés, tandis que
d'autres faisaient front à l'ennemi et bataillaient avec lui. Pour effa-
cer ces différences entre travailleurs et combattants, Pedro de Alva-
rado ordonna qu'une compagnie entière s'occuperait un jour aux tran-
chées, tandis que les deux autres en viendraient aux mains avec les
Mexicains. Le jour suivant, une autre compagnie ferait ce travail pen-
dant vingt-quatre heures, jusqu'à ce que les trois y eussent passé à
la ronde. C'est en continuant cet ordre d'occupations que nous ne
laissions plus sur pied aucune des constructions dont nous avions
réussi à nous emparer, et de la sorte, aidés par nos alliés les Tlas-
caltèques, nous avancions peu à peu dans la ville. Mais, lorsque nous
32
498 CONQUÊTE
revenions sur nos pas, les trois compagnies réunissaient leurs forces
pour combattre, car c'était le moment du grand danger. J'ai déjà dit
que, pour le diminuer, nous commencions par faire évacuer la chaus-
sée aux Tlascaltèques, ayant reconnu qu'ils nous étaient un véritable
embarras au moment du combat.
Mais revenons maintenant aux camps de Cortès et de Gonzalo de
Sandoval. On y était constamment harcelé, de nuit comme de jour,
par l'ennemi, qui y employait un grand nombre de bataillons du côté
de terre et toute une flottille d'embarcations sur la lagune. Il était
absolument impossible de s'en délivrer et de les faire reculer. Devant
Gortès se trouvait une tranchée très-profonde, fort difficile à prendre.
Les Mexicains y avaient élevé de nombreuses défenses; il était d'ail-
leurs impossible de la traverser autrement qu'à la nage; mais si l'on
essayait de la franchir ainsi, on était assailli par des guerriers armés
de flèches, de pierres, de pieux, de casse-tête, d'espadons à deux
mains, de lances en forme de faux et des épées que l'ennemi nous
avait prises et qu'il avait montées sur de longs manches. Les ba-
taillons ainsi armés accouraient en foule, tandis que la lagune se cou-
vrait d'embarcations. Auprès de ces défenses, du reste, s'élevaient
les terrasses des maisons d'où l'ennemi lançait une pluie de pierres
dont on ne pouvait que difficilement se garantir; on blessait ainsi
beaucoup des hommes de Gortès, quelques-uns mortellement. D'autre
part, Jes brigantins ne pouvaient venir à leur aide, arrêtés qu'ils
étaient par les obstacles sur lesquels ils venaient donner. La division
de Gortès eut donc beaucoup à souffrir pour prendre cette position;
elle fut plusieurs fois sur le point d'y éprouver une déroute; quatre
soldats furent tués dans les combats et une trentaine environ en sor-
tirent blessés. Comme il était déjà tard le jour où l'on parvint à s'en
rendre maîtres, il fallut renoncer à combler le fossé avant de se met-
tre en retraite. On recula donc au milieu des plus grands dangers, en
continuant de combattre vigoureusement, avec plus de trente de nos
soldats blessés et un grand nombre de Tlascaltèques en mauvais état.
Je dois dire maintenant comme quoi Guatemuz fit modifier sa tac-
tique par ses capitaines, ordonnant à toutes ses forces de continuer
les attaques contre nous d'une manière incessante. C'était le lende-
main la Saint-Jean de juin, jour anniversaire de notre entrée à Mexico,
lorsque nous y revînmes pour secourir Alvarado et qu'on nous y mit
en pleine déroute, ainsi que je l'ai dit au chapitre qui en a traité. Il
paraît que Guatemuz en gardait bonne note : il voulut donc qu'on
poussât à fond l'attaque contre nos trois campements, avec le plus de
forces possible, par terre aussi bien que par eau au moyen des em-
barcations, pour en finir une bonne fois avec nous, ainsi que Huichi-
lobos l'avait, dit-on, ordonné. L'attaque devait avoir lieu de nuit, au
quart de la modorra. Afin d'empêcher les brigantins de nous secou-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 499
rir> les Mexicains avaient enfoncé des poteaux au fond de la lagune
dans presque toutes les directions, pour que nos bricks vinssent s'y
échouer. L'ennemi procéda si subitement et avec une telle furie qu'il
aurait pénétré dans notre camp, nous faisant courir ainsi les plus
grands risques, n'eût été la présence des cent vingt soldats, tous fort
habitués à combattre, qui nous trouvions de garde en ce moment.
Nous opposâmes une rude résistance; quinze des nôtres furent bles-
sés, dont deux moururent huit jours plus tard. L'embarras fut grand
également dans le eamp de Gortès qui eut plusieurs morts et blessés
et il en fut de même dans le quartier de Sandoval. L'ennemi renou-
vela cette même attaque deux nuits de suite, non sans avoir, de son
côté, beaucoup de blessés et de morts.
Guatemuz, ses capitaines et ses papes, voyant que ces deux der-
niers assauts n'avaient rien produit, convinrent de tomber sur notre
quartier de Tacuba, avec toutes leurs forces, au quart de l'aurore. Les
Mexicains se précipitèrent sur nous avec une telle bravoure qu'ils
nous enveloppèrent de toutes parts, nous mirent un peu en désordre
et se rendirent presque maîtres de nous. Mais le bon Dieu voulut
nous inspirer du courage; nous pûmes nous rallier, et, nous appuyant
en partie sur nos brigantins, combattant corps à corps, lançant de
bonnes estocades, jouant habilement de l'épée, nous réussîmes à les
faire un peu reculer. Pendant ce temps, nos cavaliers ne restaient
pas oisifs; les arbalétriers et les hommes d'escopette faisaient aussi de
leur mieux, ayant beaucoup de peine à contenir d'autres bataillons
qui s'étaient déjà emparés de nos derrières. Huit de nos soldats fu-
rent tués dans cette mêlée, et Pedro de Alvarado lui-même fut griè-
vement atteint à la tête. Si nos alliés de Tlascala se fussent entassés
cette nuit-là sur la chaussée, nous eussions couru les plus sérieux
dangers, par suite de l'embarras que leur grand nombre aurait jeté
dans nos mouvements; mais l'expérience du passé faisait que nous
les renvoyions à temps à Tacuba, et de cette manière nous nous déli-
vrions de ce souci. Quant à cette bataille, elle nous permit de tuer bon
nombre de Mexicains et de prendre quatre de leurs principaux per-
sonnages.
Je comprends bien que les curieux lecteurs seront fatigués de voir
chaque jour des combats; mais il ne m'est pas possible de conter au-
trement, car, pendant les quatre-vingt-treize jours que nous assié-
geâmes cette puissante capitale, nous avions continuellement des ba-
tailles à livrer. C'est pour cela que je suis forcé d'en renouveler les
récits et de dire comment et quand et de quelle manière les choses
se sont passées. Si je n'inscris pas ici en chapitres distincts ce qu
appartenait à chaque jour en particulier, c'est pour éviter une prolixité
qui n'aurait pas de fin, à la manière des livres d'Amadis et autres cé-
lébrités de la chevalerie* A l'avenir, du reste, je me propose de moins
500 CONQUÊTE
m'arrêtcr au détail des combats et des rencontres que nous avions
jour et nuit, les racontant Je plus brièvement possible, jusqu'à ce que
nous arrivions à la Saint-Hippolyte, jour où, grâces à Notre Seigneur
Jésus-Christ, nous prendrons possession de cette grande capitale,
nous emparant en même temps de son roi Gruatemuz et de ses capi-
taines. Avant d'arriver à ce résultat, nous eûmes à essuyer de grands
malheurs et l'on verra même que nous fûmes sur le point d'être tous
perdus, surtout du côté de Gortès, par la faute de ses capitaines, ainsi
qu'on va le voir à la suite.
CHAPITRE CLII
Comme quoi les Indiens mexicains firent éprouver à Cortès une déroute, lui prirent
soixante-deux soldats espagnols, enlevés vivants pour être sacrifiés, et le blessèrent
lui même à la jambe ; du grand danger que nous courûmes par sa faute.
Cortès finit par voir qu'on ne gagnait rien à vouloir combler toutes
les tranchées et les fossés pleins d'eau dont nous nous emparions
chaque jour, parce que les Mexicains les creusaient de nouveau les
nuits suivantes, les couvrant de défenses de plus en plus redouta-
bles. Il devenait d'ailleurs bien fatigant de s'occuper toujours et
tous ensemble, blessés comme nous l'étions, à ces travaux de tran-
chées à combler et de ponts à détruire. Notre général résolut donc
d'ouvrir un conseil avec les capitaines et soldats de son quartier,
Ghiïstoval de Oli, Francisco Verdugo, Andrès de Tapia, l'alferez Cor-
ral, Francisco de Lugo; il en écrivit même à Pedro de Alvarado et à
Gonzalo de Sandoval, dans Je but de mettre en question avec tous
ses chefs et soldats s'il paraîtrait convenable d'entrer par un seul as-
saut au cœur de la ville jusqu'au Tatelulco, cette grande place de
Mexico, plus vaste que celle de Salamanca, et d'y établir nos trois
camps une fois que nous y serions parvenus, afin de faire rayonner
de ce point les attaques sur toutes les rues de la ville, évitant ainsi
les fatigues, les travaux ainsi que la garde des tranchées et des ponts,
non moins que les périls de nos retraites journalières. Comme il ar-
rive d'ordinaire en de pareilles réunions, plusieurs opinions furent
émises. Quelques-uns prétendaient que ce n'était point un dessein
prudent que de vouloir s'introduire absolument dans le cœur de la
capitale ; qu'il paraissait plus raisonnable de rester tels qu'on était,
bataillant, détruisant, incendiant des maisons. Les raisons que nous
donnâmes, nous qui émettions cet avis, c'est que, si nous pénétrions
jusqu'au Tatelulco après avoir abandonné toutes les chaussées et
tous les ponts sans y laisser aucune garde, les Mexicains, forts de leur
nombre», appuyés de leur multitude d'embarcations, creuseraient de
DE LA NOUVKLLK-ESPAGNK. 501
nouveau les fossés, rétabliraient les ponts dont nous ne serions plus
maîtres, et emploieraient toutes leurs forces à de nouvelles attaques,
de nuit comme de jour. Nous ajoutions qu'en ce cas, vu les nom-
breux obstacles des madriers enfoncés sous l'eau, nos brigantins se-
raient dans l'impossibilité devenir à notre aide; ce qui se réduisait
à prouver qu'en suivant le projet de Gortès, ce serait nous qui de-
viendrions les assiégés, tandis que l'ennemi aurait pour lui la terre
ferme et la lagune, c'est-à-dire le champ libre. Nous lui écrivîmes
à ce sujet, afin d'éviter d'être victimes du même désastre qu'autrefois
lorsque nous sortîmes de Mexico en fuyards.
Gortès, ayant entendu les avis de tout le monde et pesé les raisons
sur lesquelles ils étaient appuyés, leur donna pour conclusion que le
lendemain nous partirions des trois camps avec la plus grande vi-
gueur, tant les cavaliers que les arbalétriers, escopettiers et soldats,
et que nous enlèverions tous les ponts à l'ennemi jusqu'à la place du
Tatelulco, enjoignant aux trois divisions, aux Tlascaltèques, aux
Tezcucans et aux villages et villes de la lagune qui avaient récem-
ment juré obéissance à Sa Majesté, de venir appuyer nos brigantins
avec toutes leurs embarcations. Le matin donc, après avoir entendu
la messe et nous être recommandés à Dieu, nous sortîmes de notre
campement sous les ordres de notre capitaine Pedro de Alvarado;
Gortès partit de son côté et Gonzalo de Sandoval également, avec tous
les capitaines. Les ponts et les palissades étaient enlevés avec beau-
coup d'entrain; nos ennemis résistaient en guerriers valeureux;
Gortès s'avançait victorieux et Gonzalo de Sandoval n'était pas moins
heureux de son côté. Quant à nous, notre division avait déjà enlevé
une palissade et un pont, à la vérité, au prix de grandes fatigues,
parce que Gmatemuz avait fait garder ce point par une force considé-
rable. Nous eûmes beaucoup de soldats atteints de graves blessures
dans cette attaque : l'un d'eux mourut même sur le coup: plus de
mille de nos alliés tlascaltèques sortirent de là fort maltraités, la tête
couverte de blessures. Malgré tout, nous avancions toujours, très-fiers
de notre triomphe.
Revenons à Gortès et à son monde. Us venaient de s'emparer d'un
fossé très-profond, après lequel les Mexicains avaient adroitement
ménagé une petite chaussée très-étroite, avec l'espoir d'obtenir ce qui
en effet arriva bientôt à notre général. Gortès avançait entouré de ses
capitaines et de ses soldats victorieux; la chaussée était remplie de
nos alliés à la poursuite des Mexicains qui, en simulant une retraite
précipitée, ne laissaient pas pour cela de lancer sur nous leurs pro-
jectiles. Ils faisaient au surplus halte de temps en temps, comme s'ils
avaient résisté à Gortès et dans le but réel de l'amorcer à leur pour-
suite, en prenant soin de fuir aussitôt que nos hommes se précipi-
taient victorieux sur leurs pas. Mais, on le sait, la roue delà Fortune
502 CONQUÊTE
tourne parfois à l'adversité et les plus grandes prospérités font place
aux plus déplorables tristesses. Gomme Gortès, donc, s'avançait
triomphant sur l'ennemi, il advint que, par manque de précaution et
parce qu'il plut à Notre Seigneur Jésus-Christ de le permettre, lui-
même ainsi que ses capitaines et soldats oublièrent de combler der-
rière eux la dernière tranchée dont ils s'étaient emparés. La petite
chaussée sur laquelle ils avançaient avait été d'ailleurs adroitement
rétrécie par l'ennemi, l'eau la recouvrait en certains points et partout
elle était souillée par une vase épaisse. Les Mexicains les virent avec
joie s'aventurer dans ce passage sans combler le fossé ; c'était préci-
sément ce qu'ils avaient désiré. Dans cette attente ils avaient tenu en
réserve un grand nombre de bataillons aux ordres de valeureux capi-
taines, et plusieurs embarcations étaient préparées sur la lagune, se
tenant en des points où nos brigantins ne leur pouvaient faire aucun
mal, à cause des obstacles qu'on y avait préparés, et sur lesquels ils
seraient venus s'échouer.
En ce moment donc, l'ennemi revint sur Gortès et sur ses soldats
avec la plus grande furie, en poussant des cris et des hurlements. Le
choc fut si vigoureux et si soudain que nos hommes n'y purent ré-
sister, et tous furent d'avis de faire reculer leurs compagnies dans
le meilleur ordre. Mais lorsque, toujours en butte à la rage de l'en-
nemi, ils furent arrivés au point difficile de la chaussée, le désordre
se mit dans leurs rangs et ils se prirent à fuir sans plus songer à la
résistance. Notre Gortès, les voyant débandés, essayait de les encou-
rager en criant : « Tenez, tenez, camarades, tenez ferme! Qu'est-ce
donc? Est-ce ainsi que vous tournez le dos ! » Mais il ne put ni les
retenir ni s'opposer à leur fuite. Alors, sur cette chaussée étroite et
glissante, au passage de cette tranchée qu'on n'avait point comblée,
les ennemis, s'appuyant sur leurs embarcations, mirent Gortès en dé-
route, le blessèrent à une jambe, lui enlevèrent vivants soixante et
quelques soldats et lui tuèrent six chevaux.
Notre général lui-même avait déjà été saisi par six ou sept capi-
taines mexicains; mais le bon Dieu voulut bien lui donner la vigueur
nécessaire pour se défendre et se délivrer de leurs étreintes, malgré
la blessure qu'il avait à la jambe. D'ailleurs en ce moment arriva à
son aide un très-valeureux soldat, nommé Ghristoval de Olea, natif
de la Vieille-Castille (il ne faut pas le confondre avec Ghristoval de
Oli). Voyant notre chef au milieu de tant d'Indiens, il s'escrima avec
une telle bravoure qu'il tua quatre des capitaines qui avaient mis la
main sur Cortès. Un autre vaillant soldat, appelé Lerma, vint à son
secours ; joignant leurs efforts, ils parvinrent à faire lâcher prise à
l'ennemi; mais le malheureux Olea y perdit la vie et Lerma lui-même
fut sur le point de mourir de ses blessures. D'autres soldats, qui
étaient déjà fort maltraités, accoururent, s'emparèrent de Gortès et
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 503
l'aidèrent à se soustraire à ce pressant danger. En cet instant d'ail-
leurs, arriva Quinones, le capitaine de sa garde. Gortès, saisi par les
bras, fut retiré de l'eau ; on lui fournit un cheval sur lequel il put
échapper à la mort. En ce moment accourut encore son camarero ou
majordome, Ghristoval de Guzman, qui lui amenait un autre cheval.
Les Mexicains, qui se tenaient sur les terrasses des maisons, très-
fiers de leur victoire, s'emparèrent du malheureux Guzman et l'enle-
vèrent vivant pour le mener à Guatemuz. L'ennemi continua la pour-
suite contre Gortès et sa division jusqu'à ce qu'ils fussent rentrés dans
leur campement; et même, lorsqu'après le désastre les Espagnols se
furent réfugiés en lieu sûr, les bataillons victorieux ne cessaient pas
de se porter sur eux, criant, vociférant des injures, les accusant de
lâcheté.
Cessons un moment de parler de Gortès et de sa défaite pour en
revenir à nous, c'est-à-dire à la division de Pedro de Alvarado. Nous
avancions fiers de nos triomphes, lorsque, au moment où nous nous
y attendions le moins, nous voyons venir à nous un grand nombre
de bataillons mexicains, poussant des cris furieux, ornés de superbes
banderoles et la tête couverte de beaux panaches. Ils jettent à nos
pieds cinq têtes, dégouttant de sang, qu'ils venaient de couper à nos
camarades enlevés à Gortès; en même temps ils nous crient : « C'est
ainsi que nous allons vous tuer, comme nous avons massacré déjà
Malinche et Sandoval, ainsi que tous ceux qui étaient avec eux. Voilà
leurs têtes, reconnaissez-les bien! » Sur ce, ils nous serraient de
près et en arrivaient même à porter la main sur nos personnes, sans
que nous pussions retirer aucun profit de nos épées, de nos esto-
cades, des décharges de nos arbalétriers et de nos escopettiers ; ils
continuaient aussi à nous cribler de projectiles avec toute la sécurité
du tir à la cible. Malgré tout, nous ne laissions pas entamer nos
rangs dans notre retraite. Nous avions d'ailleurs fait parvenir à nos al-
liés tlascaltèques l'ordre de débarrasser au plus tôt la chaussée et les
mauvais passages. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Ayant vu les
cinq têtes ensanglantées et entendu dire que Malinche, Sandoval et
les teules qui étaient avec eux avaient été massacrés, avec la menace
du même sort pour nous tous, nos alliés furent saisis de frayeur et
crurent à la réalité de cette nouvelle; c'en fut assez pour qu'ils s'em-
pressassent d'évacuer la chaussée sans retard. Quant à nous, tout en
revenant sur nos pas, nous entendions des sons lugubres s'élever du
grand temple des divinités Huichilobos et Tezcatepuca, dont la hau-
teur dominait toute la ville : c'étaient les tristes roulements d'un
grand tambour, comparable aux instruments infernaux; ses vibra-
tions étaient telles qu'on l'entendait à deux ou trois lieues à la ronde.
A côté de lui résonnaient en même temps un grand nombre d'ata-
bales. C'est qu'en ce moment, ainsi que plus tard nous le sûmes, on
504 CONQUÊTE
offrait aux idoles dix cœurs et une grande quantité de sang de nos
malheureux camarades.
Détournons nos regards de ces sacrifices pour dire que nous con-
tinuions à revenir sur nos pas et que les attaques dirigées contré
nous étaient incessantes tant du côté de la chaussée que des terras-
ses des maisons et des embarcations de la lagune. En cet instant, de
nouveaux bataillons se précipitent sur nos rangs, envoyés par Gua-
temuz. Us étaient excités par le son de la trompe de guerre qu'on
destinait adonner le signal des combats à mort; elle annonçait aux
capitaines qu'ils devaient s'emparer de l'ennemi ou mourir à ses cô-
tés. Ses éclats étaient si aigus qu'on en avait les oreilles assourdies.
Aussitôt que les bataillons et leurs chefs les eurent entendus, il fal-
lait voir avec quelle rage ils cherchaient à enfoncer nos rangs pour
mettre la main sur nous ! C'était épouvantable ! Et maintenant que
j'y reporte ma pensée, il me semble voir encore ce spectacle; mais il
me serait impossible de le décrire. La vérité que je dois confesser ici,
c'est que Dieu seul pouvait nous soutenir, après les blessures que
nous avions reçues ; ce fut bien lui qui nous sauva, car autrement
nous n'aurions jamais pu revenir à notre camp. Je lui rends mille
grâces et je chante ses louanges pour m'avoir délivré des mains des
Mexicains, cette fois comme en tant d'autres circonstances.
Quoi qu'il en soit, reprenant mon récit, je dois dire que nos cava-
liers faisaient des charges continuelles, et deux canons placés près
du camp, — l'un faisant feu pendant qu'on chargeait le second, —
nous furent d'un bon secours pour nous soutenir. La chaussée, en
effet, était absolument couverte de guerriers ennemis qui venaient
jusqu'aux maisons, nous lançant des projectiles et nous traitant déjà
comme des vaincus. C'est là que nos canons en tuaient réellement
un grand nombre. Celui qui nous rendit ce jour-là, dans cette arme,
le plus grand service, fut un hidalgo, nommé Pedro Moreno de Me-
drano, qui demeure actuellement à Puebla. Il était chargé en ce mo- ♦
ment de l'artillerie ; la plupart de nos anciens artilleurs avaient péri
et ceux qui restaient étaient grièvement blessés. Ce Pedro Moreno de
Medrano, outre qu'il fut toujours un courageux soldat, nous fournit
en cette journée notre meilleur appui. Du reste, pendant que nous
étions ainsi dans les angoisses et couverts de blessures, nous ne sa-
vions rien ni de Gortès, ni de Sandoval, ni de leurs hommes ; nous
ignorions s'il était vrai qu'on les eût mis en déroute et massacrés,
ainsi que les Mexicains l'avaient prétendu lorsqu'ils jetèrent à nos
pieds les cinq têtes qu'ils portaient à la main en les tenant par les
cheveux et la barbe, assurant qu'ils avaient mis à mort Malinche, San-
doval et tous les teulesy tandis qu'ils nous menaçaient de pareil sort
pour ce jour-là même. Il nous était impossible de savoir la vérité,
parce que nos divisions combattaient à une demi-lieue de distance
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 505
l'une de l'autre; le point où Gortès avait été vaincu se trouvait plus
éloigné encore. Nous étions donc fort affligés.
Réunissant les blessés à ceux qui étaient encore sains et saufs et
formant ainsi une masse compacte, nous résistâmes de nouveau au
choc terrible des Mexicains qui se jetaient sur nous avec la confiance
que leurs attaques ne laisseraient pas en ce jour un seul de nous vi-
vant, Pour ce qui est de nos brigantins, l'ennemi s'était déjà emparé
de l'un d'eux; trois soldats y avaient été tués, le commandant était
blessé, ainsi que la plupart des hommes qui le montaient. Un second
brigantin, commandé par Juan Xaramillo, accourut à son aide. Les
Mexicains avaient fait échouer encore sur un autre point, d'où il ne
pouvait se dégager, un de nos bricks, commandé par Juan de Lim-
pias Caravajal, qui devint sourd par suite de la rage qu'il éprouva en
cette circonstance (il demeure actuellement à Puebla). Il combattit
personnellement avec tant de courage et il sut si bien animer ses
rameurs qu'ils parvinrent à arracher les pieux du fond de l'eau. Ils
sortirent de là tous grièvement blessés, mais on sauva ce brigantin,
qui donna le premier exemple de l'enlèvement des obstacles de la
lagune.
Quant à Gortès, la plus grande partie de son monde avait péri; le
reste était blessé ainsi que lui-même. En cet état, ils voyaient les
Mexicains continuer à les attaquer jusqu'en leurs propres quartiers
et jeter aux pieds des soldats, qui résistaient encore, quatre autres
têtes ensanglantées des malheureux camarades qu'on avait enlevés
vivants. L'ennemi criait que c'étaient les restes duTonatio (ou Pedro
de Alvarado), de Gonzalo de Sandoval et de deux autres teules; il
ajoutait que nous avions tous été massacrés. On assure qu'à cette nou-
velle Gortès et ceux qui l'entouraient sentirent redoubler leur abatte-
ment; mais ce ne fut pas au point que notre général s'en montrât
grandement découragé. Il recommanda en ce moment au mestre de
camp Ghristoval de Oli et aux autres chefs de prendre bien garde de
se laisser entamer par les Mexicains qui les pressaient et ordonna
que blessés et bien portants prissent soin de se tenir en masse com-
pacte. Il détacha Andrès de Tapia avec trois cavaliers pour aller par
terre à Tacuba, où se trouvait notre campement, afin de savoir ce
que nous étions devenus, et, dans le cas où il aurait la chance de ne
pas nous trouver en déroute complète, nous conter ce qui lui était ar-
rivé et nous encourager à faire bonne garde dans nos quartiers de
jour comme de nuit, en nous tenant en masse compacte. Il nous en-
voyait là une recommandation inutile, car nous avions la coutume
d'en agir ainsi. Andrès de Tapia et les trois cavaliers qui l'accompa-
gnaient eurent soin de presser le pas. Malgré leur diligence, ils ne
purent éviter une pluie de pieux et de flèches que les Mexicains firent
tomber sur eux en un mauvais passage de la route, car Guatemuz
506 CONQUÊTE
avait fait établir un cordon d'Indiens coupant tous les chemins, pour
empêcher que nous pussions recevoir des nouvelles les uns des au-
tres. Andrès de Tapia fut blessé. En sa compagnie venaient les va-
leureux (juillen de la Loa, Valdenebro et Juan de Guellar. Arrivés
à notre campement, ils se réjouirent beaucoup en nous voyant com-
battre contre les forces mexicaines qui s'étaient toutes réunies pour
tomber sur nous. Ils nous racontèrent ce qui était arrivé à Gortès
dans sa déroute et ce que notre chef les avait chargés de nous dire.
Ils ne nous avouèrent pas le nombre de leurs morts; ils parlaient
seulement de vingt-cinq hommes, ajoutant que les autres étaient
sains et saufs.
Nous parlerons maintenant de Cronzalo de Sandoval, de ses capi-
taines et de ses soldats. Il s'était avancé triomphant de son côté par
les rues qu'il était chargé d'attaquer. Mais lorsque les Mexicains en
eurent fini avec Gortès, ils tombèrent sur lui et sur son monde de
telle façon qu'on ne put plus se soutenir. L'ennemi lui tua deux sol-
dats et lui blessa tout le reste de sa troupe; lui-même reçut trois
blessures, à la cuisse, au bras et à la tête. Au plus fort du combat,
on présenta à leurs regards six têtes des hommes de Gortès, en disant
que c'étaient celles de Malinche, du Tonatio et d'autres chefs, avec
la menace du même sort pour Gonzalo de Sandoval et ceux qui étaient
avec lui; et là-dessus ils lui firent éprouver les plus rudes attaques.
Ge voyant, l'excellent capitaine Sandoval recommanda à ses officiers
et soldats de s'armer plus que jamais de courage, de ne point perdre
confiance, de ne commettre aucune faute, aucun désordre dans les
rangs pendant qu'ils reculeraient sur la chaussée, qui était fort
étroite. Son premier soin fut de faire évacuer celle-ci par les Tlascal-
tèques, dont le nombre était considérable, afin qu'ils ne missent
point obstacle à sa retraite. Appuyé de ses brigantins et à l'aide de
ses arbalétriers et escopettiers, il put enfin arriver à son camp, après
avoir perdu deux hommes et ramenant le reste de sa troupe blessé
et découragé. Se voyant hors de la chaussée, mais toujours entouré
de Mexicains, il s'efforça de relever le courage des siens, les exhor-
tant à se tenir en masse compacte de jour comme de nuit, faisant
bonne garde dans le camp pour éviter une déroute complète. Sandova)
crut du reste pouvoir se reposer de ces soins sur le capitaine Luis
Marin, dont la conduite était irréprochable; il prit avec lui quelques
cavaliers et, tout blessé qu'il était, couvert de bandages, il partit en
toute hâte vers le camp de Gortès. Il reçut en route sa bonne part de
projectiles, car, ainsi que je l'ai déjà dit, Guatemuz avait placé des
Indiens guerriers sur tous les chemins, afin d'intercepter les courriers
d'un camp à l'autre, espérant parvenir ainsi plus facilement à nous
vaincre.
Sandoval, arrivé en présence de Gortès, lui dit ; « 0 capitaine,
DE LA iNOUVELLE-ESPAGNE. 507
qu'est-ce donc! Sont-ce bien là les conseils de prudence à la guerre
que vous me donniez toujours? Gomment est arrivé ce malheur? »
Gortès lui répondit en versant des larmes : « Sandoval mon fils, ce
sont mes péchés qui me l'ont mérité; quant à l'affaire, je n'y suis pas
aussi répréhensihle qu'on le dit. Le vrai coupable c'est le trésorier
Juan de Alderete, à qui j'avais ordonné de faire combler le mauvais
pas où l'on nous a défaits; comme il n'est pas habitué à recevoir des
ordres à la guerre, il n'a pas obéi. » Mais en ce moment se présen-
tait le trésorier lui-même, pour avoir des nouvelles de Sandoval et
apprendre si sa troupe était aussi en déroute ou détruite. Il répondit
au général que c'était bien lui, Gortès, qui avait toute la faute de ce
malheur; car, s'étant vu un moment victorieux et voulant suivre la
bonne chance, il s'était écrié : « En avant, caballeros! » sans songer
à faire combler les tranchées et les mauvais passages. Le trésorier
ajoutait que, s'il en avait reçu l'ordre, il l'eût exécuté avec sa compa-
gnie et à l'aide de ses amis. On reprochait encore beaucoup à Gortès
de n'avoir pas donné assez tôt, aux nombreux Tlascaltèques qu'il avait
amenés, l'ordre d'évacuer la chaussée.
«Te ne mentionnerai pas quelques autres explications échangées avec
aigreur entre Gortès et le trésorier, et j'en arriverai à dire qu'en ce mo-
ment abordèrent deux brigantins qui s'étaient trouvés avec Gortès au
combat de la chaussée; on n'avait plus de leurs nouvelles depuis la
déroute. Il parait qu'ils furent retenus par les obstacles du fond de
l'eau, sur lesquels ils avaient échoué. Leurs commandants rappor-
taient qu'un grand nombre d'embarcations les entourèrent en les at-
taquant vigoureusement. Tout le monde, du reste, était blessé à bord.
Ils disaient que, grâce premièrement au secours du bon Dieu, favo-
risés ensuite par un bon vent et faisant de prodigieux efforts sur leurs
rames, ils avaient eu la chance de rompre les pieux qui les retenaient
et de pouvoir ainsi se sauver. Gortès en éprouva une grande joie, car
jusque-là, bien qu'il n'eût- pas voulu le dire afin de ne point décou-
rager son monde, il avait cru ces deux brigantins perdus.
Quoi qu'il en soit, notre général, revenant à Sandoval, lui donna
commission d'aller en toute hâte à notre quartier de Tacuba pour
s'assurer si l'on nous avait défaits ou savoir dans quel état nous nous
trouvions, lui recommandant, dans le cas où il nous rencontrerait
encore vivants, de nous aider à faire résistance et à éviter de laisser
rompre nos rangs. Gortès ordonna à Francisco de Lugo d'accompagner
Sandoval, pensant bien qu'il y aurait des bataillons ennemis sur la
route; il rappela qu'il avait déjà envoyé Andrès de Tapia avec trois
cavaliers pour prendre de nos nouvelles, et il témoigna quelque crainte
qu'on ne les eût tués en route. Là-dessus il embrassa Gonzalo de San-
doval et prit congé de lui en disant : « Vous voyez que je ne puis
pas être partout; c'est à vous que je recommande tous ces soins, car,
£08 CONQUÊTE
regardez, je suis blessé et boiteux. Je vous prie de porter votre sur-
veillance sur nos trois camps. Je pense bien que Pedro de Alvarado,
ses officiers et ses soldats se seront conduits en gentilshommes au
combat; mais j'ai bien peur que ces chiens d'ennemis, avec leurs
puissants moyens, ne leur aient infligé une déroute; car vous voyez
ce qu'ils ont fait de moi et de ma division. » Sandoval et Francisco
de Lugo arrivèrent en toute hâte à l'endroit où nous étions. C'est à
l'heure de vêpres qu'ils se présentèrent à notre camp, tandis que nous
avions déjà eu connaissance de la déroute de Gortès avant la grand'-
messe.
Sandoval nous trouva en train de nous battre avec des Mexicains
qui voulaient forcer l'entrée de notre camp, les uns par les ruines
d'une maison détruite, d'autres par la chaussée et quelques-uns en-
core au moyen d'embarcations par la lagune. Ils avaient fait échouer
un brigantin sur les obstacles du fond, tuant deux soldats et blessant
tout le monde à bord. Sandoval nous aperçut, moi et quelques autres
hommes, plongés dans l'eau plus haut que la ceinture pour aider le
brigantin à revenir en eau plus profonde. Plusieurs Indiens étaient
sur nous, les uns avec les épées qu'ils avaient prises à Gortès dans
sa déroute, les autres avec des espadons affilés, cherchant à nous cri-
bler d'entailles; je reçus là un coup de flèche. Ils avaient fait appro-
cher un grand nombre de canots pour réunir de puissants efforts sur
ce point, et déjà ils tenaient amarré le brigantin avec des cordes pour
l'enlever et l'emmener à l'intérieur de la ville. Sandoval, nous voyant
en cet état, nous cria : «Courage, camarades, tâchez d'empêcher qu'on
l'emmène! » Or, nous fîmes si bien que nous pûmes le pousser en
lieu sûr, mais avec tous ses matelots blessés, ainsi que je l'ai dit, et
deux soldats morts.
En ce moment un grand nombre de bataillons mexicains se préci-
pitèrent sur la chaussée, nous blessant tous, aussi bien les cavaliers
que les soldats. Sandoval reçut un grand coup de pierre sur le visage.
Pedro de Alvarado vola à son secours avec un autre cavalier, tandis
que la masse d'ennemis augmentait et que nous lui faisions front.
Sandoval nous donna l'ordre de reculer lentement en protégeant leurs
chevaux, et comme nous n'exécutions pas ce mouvement aussi vite
qu'il l'aurait désiré, il s'écria : « Vous voulez donc qu'à cause de vous
l'ennemi nous tue, moi et tous ces gentilshommes! Pour l'amour de
Dieu, camarades, repliez-vous donc ! » En ce moment il reçut une nou-
velle blessure et son cheval fut atteint également. Alors, nous fîmes
évacuer la chaussée par nos alliés et nous nous mîmes à reculer peu
à peu, tenant tête à l'ennemi, sans jamais tourner le dos, comme si
nous avions fait des passes d'armes : les arbalétriers et les fusiliers
combinaient leurs manœuvres de manière que les uns s'occupaient du
tir tandis que les autres armaient ou chargeaient les escopettes, pre-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 509
liant soin, du reste, de ne pas tirer tous ensemble. Les cavaliers opé-
raient quelques charges; Pedro Moreno Medrano employait son temps
à charger ses pièces et à faire feu; mais il avait beau abattre des
Mexicains avec ses boulets, on ne parvenait pas à les repousser, ils
étaient toujours sur nous, bien convaincus qu'ils nous emmèneraient
tous pour être sacrifiés cette nuit même.
Nous parvînmes enfin à nous retirer en sûreté près de notre cam-
pement, laissant entre l'ennemi et nous un grand fossé très-profond
et rempli d'eau qui nous mettait hors de portée des pierres , des
pieux et des flèches. Sandoval, Francisco de Lugo et Andrès de
Tapia se trouvaient avec Pedro de Alvarado. Chacun d'eux contait ce
qui lui était arrivé.et Ton s'entretenait des ordres donnés par Gortès,
lorsque tout à coup se firent entendre les sons funèbres du grand
tambour de Huichilobos, ainsi que d'un nombre effrayant d'atabales,
de conques marines, de cornets et de trompes.
Le bruit en était épouvantable et lugubre. Nos regards se portè-
rent à l'instant sur les hauteurs du grand temple d'où s'élevait ce
triste fracas, et nous aperçûmes nos pauvres camarades qui avaient
été enlevés à Gortès pour être conduits au sacrifice. Nous voyions
ces malheureuses victimes poussées, bousculées, frappées, souffletées
par leurs bourreaux. Quand ils furent arrivés au petit plateau qui
termine le temple et qui sert d'asile aux maudites idoles, quelques-
uns d'entre eux furent forcés de recevoir des couronnes de plumes
sur leur tête, et, tenant des éventails à la main , ils étaient obligés
de se livrer à la danse devant Huichilobos. Après cet exercice déri-
soire, ils étaient enlevés et étendus sur la pierre des sacrifices; là,
avec un grand coulelas d'obsidienne, on leur ouvrait la poitrine, et
leur cœur était arraché pour être offert tout palpitant aux idoles en
présence desquelles se faisait le sacrifice. On prenait ensuite le corps
par les pieds et on l'envoyait rouler sur les marches du grand esca-
lier jusqu'en bas où il était attendu par des bouchers qui coupaient
les bras et les jambes et écorchaient la face pour en tanner la peau à
la manière des peaux de gants. Ils conservaient ces visages sans en
détacher la barbe, afin de les faire présider aux folies de leurs festins
bachiques. Les chairs étaient accommodées au chilmole* et servaient
à leurs repas. Tous nos malheureux camarades furent sacrifiés de la
sorte. On en mangeait les bras et les jambes, tandis que les cœurs
et le sang étaient offerts aux idoles, et qu'on jetait le tronc et les en-
trailles aux lions , aux tigres et aux serpents entretenus dans la
ménagerie, ainsi que cela se trouve expliqué dans le chapitre qui en
a parié.
Nous eûmes donc le spectacle de cette grande cruauté, nous tous
1. Sauce claire à base de piment.
510 CONQUÊTE
qui étions réunis dans notre quartier avec Pedro de Alvarado, Gonzalo
de Sandoval et les autres chefs. Le lecteur se fera sans doute une
juste idée des sentiments d'angoisse que cela nous inspirait et qui
faisaient dire à chacun de nous : « Grâces à Dieu qui a permis que
ce ne fût pas mon tour aujourd'hui d'être enlevé pour le sacrifice ! »
Quoique nous trouvant près des victimes Comme nous l'étions, il
nous était impossible d'aller à leur aide; nous ne pouvions faire
autre chose que prier le bon Dieu de nous préserver d'une aussi
cruelle mort. Au surplus, à l'heure même du sacrifice un grand
nombre de bataillons ennemis se précipitèrent sur nous de tous côtés,
sans que nous pussions rien faire pour les en empêcher et pour nous
défendre de leur approche. Ils nous criaient : « Attention à ce spec-
tacle ! C'est ainsi que vous mourrez tous; nos dieux nous l'ont promis
bien souvent. » D'autre part , les menaces qu'ils faisaient à nos
alliés de Tlascala étaient formulées en termes si révoltants qu'ils
en perdaient tout courage, d'autant plus que l'ennemi lançait sur eux
des jambes d'Indiens grillées et des bras de nos soldats en disant :
« Mangez de la chair des teules et de vos frères; nous nous en
sommes rassasiés, et à votre tour vous pourrez vous régaler de nos
restes. Et remarquez bien que toutes ces maisons que vous avez dé-
truites, nous vous obligerons à les reconstruire avec de meilleurs
matériaux qu'auparavant, pierres, chaux, marbre, et au surplus
très-bien peintes. Allez donc prêter votre secours à ces teules : vous
les verrez tous marcher au sacrifice ! »
Guatemuz fit encore plus. Après avoir remporté cette victoire sur
Gortès, il envoya aux villes et villages qui étaient entrés dans notre
alliance, ainsi qu'à tous ses parents, des pieds et des mains de nos
soldats, des visages encore ornés de leur barbe, et les têtes des che-
vaux qu'on nous avait tués. Il leur faisait dire que plus de la moitié
de nos hommes avait péri, que nous ne tarderions pas à être achevés,
qu'ils devaient abandonner notre alliance et revenir aux Mexicains,
faute de quoi il les ferait tous détruire. Il ajoutait bien d'autres
choses pour qu'ils désertassent nos quartiers et nous abandonnassent,
attendu que sous peu nous devions tous mourir de leurs mains. En
effet, leurs attaques étaient continuelles, de nuit comme de jour;
mais comme nous étions sans cesse sur pied, veillant tous ensemble,
en compagnie de Gonzalo de Sandoval, de Pedro de Alvarado et des
autres chefs, qui partageaient nos veilles, l'ennemi avait beau venir
en grand nombre pendant la nuit, nous lui résistions toujours à
merveille. Nos cavaliers, de leur côté, se divisaient, une moitié sur-
veillant Tacuba et l'autre sur la chaussée. Voici encore une mésaven-
ture déplorable : c'est que toutes les tranchées, tous les fossés que
nous avions comblés, les Mexicains les avaient déjà rétablis et pro-
tégés par des défenses bien plus considérables qu'auparavant. Quant
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 511
aux habitants des villes de la lagune qui étaient entrés récemment
dans notre alliance et nous avaient fourni le secours de leurs embar-
cations, on peut dire comme le proverbe, qu'ils étaient venus chercher
de la laine, mais qu'il revinrent tondus, car beaucoup y avnient
perdu la vie, plus de la moitié des embarcations avaient été détruites
et un grand nombre de combattants s'en retournèrent couverts de
blessures. Malgré cela, ils refusèrent de se porter au secours des
Mexicains, car ils étaient réellement mal avec eux. Ils se contentè-
rent de rester dans l'expectative.
Mais cessons pour un moment de raconter tant de misères, et
revenons-en à nous louer de la prudence avec laquelle nous nous
conduisions dans notre camp. Disons aussi comme quoi Sandoval,
Francisco de Lugo, Andrès de Tapia et les autres caballeros qui
étaient venus dans notre quartier, crurent le moment arrivé de re-
tourner dans leur campement et d'instruire Gortès de l'état dans lequel
nous nous trouvions. Ayant fait diligence, ils arrivèrent et dirent à
notre général à quel point Pedro de Alvarado et ses soldats étaient
dignes d'éloges, tant pour leur manière de se battre que pour le
soin qu'ils prenaient de faire bonne garde. Bien plus, Sandoval, qui
m'honorait de son amitié , raconta à Gortès comment il m'avait ren-
contré avec quelques amis, m'escrimant, dans l'eau jusqu'à la cein-
ture, à la défense d'un brigantin échoué sur des obstacles; il ajoutait
que sans notre secours l'ennemi eût massacré les matelots et le com-
mandant du navire. Je ne rapporterai pas ici toutes les louanges qui
furent faites de ma personne , car d'autres les ont assez répétées, et
le camp entier en eut connaissance.
Lorsque Gortès reçut ces nouvelles et connut la prudence qui ré-
gnait dans notre quartier, son cœur en ressentit du soulagement.
Cependant il ordonna que pour le moment les trois divisions eussent
à s'abstenir d'en venir aux mains avec les Mexicains : c'est-à-dire
que nous ne devions plus chercher à nous emparer ni des ponts ni
des travaux de l'ennemi, mais nous borner uniquement à défendre
nos positions, en y évitant toute atteinte grave. Quant à nous battre,
l'occasion ne nous en eût pas manqué, car depuis la veille au point
du jour nos adversaires étaient réunis aux abords de notre camp ,
nous lançant des pierres, des flèches et des pieux et nous insultant
par les propos les plus insolents. Malgré tout, nous restâmes quatre
jours sans passer le grand fossé très-profond et très-large qui défen-
dait nos positions; Gortès et Sandoval en firent autant de leur coté.
Or si nous nous obstinions à nous tenir tranquilles sans nous efforcer
de combattre et de regagner les défenses ennemies ainsi que les
tranchées refaites, c'était parce que nous étions tous sérieusement
blessés et fatigués des gardes et du poids de nos armes , sans que
nous eussions pu nous réconforter au moyen d'une bonne nourriture.
512 CONQUÊTE
Noire armée était d'ailleurs affaiblie , depuis la veille, par la perte
de soixante et tant de soldats appartenant aux trois divisions , ainsi
que de sept chevaux. Gortès nous donna donc l'ordre que j'ai dit de
rester tranquilles , pour nous assurer un peu de repos et pour nous
ménager le loisir de méditer sur ce que nous devions faire désor-
mais. J'en resterai là pour à présent et je dirai bientôt notre nouvelle
manière de combattre et ce qui advint dans notre quartier.
CHAPITRE GL111
De la manière dont nous combattions, et comme quoi nos alliés s'en retournèrent
chez eux.
Voici la conduite que nous avions adoptée dans les trois camps.
Nous montions la garde tous ensemble pendant la nuit sur les
chaussées ; les brigantins se tenaient à côté de nous ; la moitié des
cavaliers faisait la ronde vers Tacuba, où l'on fabriquait notre pain
et où se trouvaient nos bagages ; l'autre moitié se tenait vers les
ponts et la chaussée. Au point du jour nous réconfortions nos cœurs
en nous préparant à résister à l'ennemi qui s'évertuait à forcer nos
positions pour nous infliger une dernière déroute. On se conduisait
de même aux camps de Gortès et de Sandoval. Gela ne dura d'ailleurs
que cinq jours , parce qu'ensuite nous adoptâmes des dispositions
différentes, ainsi que je vais le dire. Mais auparavant rappelons que
les Mexicains faisaient chaque jour des sacrifices et de grandes fêtes
dans le temple principal du Tatelulco. Ils y battaient sans cesse le
maudit tambour, l'accompagnant du bruit de leurs trompes, de leurs
atabales et de leurs conques marines, ainsi que de cris et d'horribles
hurlements. Toutes les nuits ils entretenaient d'énormes feux au
moyen de grands bûchers, et, à la lueur de ces sinistres embrase-
ments, ils sacrifiaient quelques-uns de nos malheureux compagnons
à leurs maudites idoles, Huichilobos et Tezcalepuca, auxquelles ils
demandaient avis. A les croire , ils devaient nous massacrer tous
cette nuit même ou dans la matinée du jour suivant. Il paraît en
effet que ces divinités perverses, afin de mieux les tromper et de les
éloigner de toute idée pacifique, leur inspiraient la confiance qu'ils
nous achèveraient tous, de même que les Tlascaltèques et quiconque
s'unissait à nous. Nos alliés, qui entendaient ces funestes prédic-
tions, les tenaient d'autant mieux pour certaines qu'ils nous voyaient
déjà en déroute.
Détournant maintenant l'attention de ces propos des idoles, disons
comme quoi tous les matins plusieurs bataillons mexicains se réu-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 513
nissaient pour nous attaquer et nous entourer. Ils se relevaient de
temps en temps, faisant alterner à nos yeux des insignes et des cos-
tumes de différents aspects. Lorsque du reste nous étions aux prises
avec eux, ils nous adressaient des paroles méprisantes, nous traitant
de gens de peu de cœur, de vauriens, incapables de rien construire
ou de rien faire : ni maisons, ni cultures de maïs ; ajoutant que nous
n'étions bons qu'à voler leur capitale comme de mauvaises gens, sor-
tis de noire pays en fuyards et en déserteurs de notre Roi et sei-
gneur. Ils proféraient cette dernière insolence parce qu'autrefois Nar-
vaez leur avait fait dire que nous étions venus sans l'autorisation de
notre Roi, ainsi que je l'ai rapporté déjà. Nos ennemis nous disaient
encore que dans huit jours il ne resterait pas un seul de nous vivant,
attendu que leurs divinités le leur avaient bien promis la nuit précé-
dente. Ils nous débitaient beaucoup de méchancetés sur le même ton
et ils ajoutaient pour y mettre le comble : « Remarquez à quel point
vous êtes méprisables : vos chairs sont d'un goût si mauvais, leur
amertume de fiel est si prononcée qu'il nous est impossible de les
avaler! » Il paraît en effet que dans ces derniers jours où ils s'étaient
rassasiés de nos malheureux camarades, le bon Dieu voulut que les
chairs leur en parussent amères. Mais s'ils se permettaient ces inso-
lences avec nous, c'était bien pis avec les Tlascaltèques ; ils leur
criaient qu'ils les auraient pour esclaves afin de les faire servir les
uns aux sacrifices, les autres aux travaux des champs, et la plupart
à la réédification des maisons que nous avions détruites, Huichilobos
leur ayant promis qu'elles seraient refaites de leurs mains à chaux
et à sable. A la suite de ces menaces venaient de vigoureuses atta-
ques : ils avançaient à travers les ruines des maisons renversées ; à
l'aide de leurs nombreuses embarcations ils se portaient sur nos der-
rières et souvent ils nous parquaient dans les chaussées. Mais Notre
Seigneur Jésus-Christ nous réconfortait chaque jour au moment où
nos forces n'y auraient pas suffi, ce qui faisait que nous repoussions
nos ennemis en en renvoyant un grand nombre blessés, tandis que
plusieurs tombaient morts devant nous.
Nous cesserons pour un moment de parler de ces vigoureuses atta-
ques, pour dire comme quoi nos alliés de Tlascala, de Gholula, de
Guaxocingo et même ceux de Tezcuco, prirent la résolution de s'en
retourner en leur pays et l'exécutèrent sans que Gortès, ni Pedro de
Alvarado, ni Sandoval s'en pussent douter. La plupart s'en allèrent;
, il ne resta au quartier de Gortès que le brave Suchel, qui s'appela
don Carlos après son baptême. Frère de don Fernando, roi de Tez-
cuco, il passait pour un homme d'un grand courage. Une quarantaine
de parents et d'amis demeurèrent avec lui. Au quartier de Sandoval,
environ cinquante hommes seulement ne partirent pas. Quant à
notre camp, il n'y resta que don Lorenzo Vargas et le valeureux Chi-
33
514 CONQUÊTE
chimecatecle avec environ quatre-vingts Tlascaltèques, leurs parents
ou vassaux. Nous voyant ainsi délaissés et ne comptant plus qu'un
si petit nombre d'alliés, nous tombâmes dans une grande affliction,
Cortès, Sandoval et chacun de nous, dans ses quartiers respectifs,
demandaient à ceux qui étaient restés les raisons du départ de leurs
camarades. Ils répondaient que les Mexicains s'entretenant de nuit
avec leurs idoles en recevaient la promesse qu'ils viendraient à bout
de nous massacrer tous ; nos alliés ajoutaient foi à la réalisation de
ces menaces, et la peur les mettait en fuite. Ils croyaient d'autant
mieux ce que l'ennemi leur disait, qu'ils nous voyaient tous blessés,
tandis que beaucoup d'entre nous avaient péri et que plus de douze
cents de leurs compatriotes manquaient à l'appel, ce qui leur faisait
craindre pour eux tous le même sort. Ils se souvenaient aussi que
Xicotenga le jeune, pendu par ordre de Gortès, avait su par révéla-
tion de ses devins que nous devions périr jusqu'au dernier. C'étaient
là les raisons qui avaient fait fuir presque tous nos alliés.
On juge si Cortès en ressentit un vif regret ; mais il refoula ce
sentiment dans son cœur pour dire d'un ton joyeux qu'il n'y avait
rien à craindre, ce que les Mexicains nous criaient n'étant que men-
songes inventés pour décourager nos auxiliaires. Il ajouta tant de
promesses, en termes si affectueux, qu'il inspira à ceux qui restaient
la pensée de ne nous point quitter. Nous tînmes d'ailleurs les mêmes
discours à Gbichimecatecle et aux deux Xicotenga. Ge fut dans ces
conférences de Gortès avec Suchel que celui-ci, grand seigneur en
toutes choses et homme très -courageux, lui dit un jour : « Seigneur
Malinche, tu ne devrais pas prendre souci du repos que tu te donnes
en ce moment dans ton quartier, mais au contraire faire ordonner au
Tonatio (c'est-à-dire à Pedro de Alvarado) de rester tranquille dans
le sien, et à Sandoval à Tepeaquilla; que les brigantins veillent
chaque jour à ce qu'il ne puisse entrer dans la capitale ni de l'eau,
ni des vivres. Forcément, puisqu'il y a dans la ville tant de milliers
de xiquipiles de guerriers, avec un pareil nombre d'hommes les pro-
visions doivent bientôt s'achever ; l'eau qu'ils boivent est à moitié
saumâtre, car ils la prennent dans des trous creusés en terre; ils en
recueillent aussi de celle qui tombe nuit et jour en pluie constante.
C'est cela qui sert à soutenir leurs existences; mais que deviendront-
ils si tu leur coupes les vivres et l'eau qui vient du dehors? La faim
et la soif leur seront plus funestes que tes attaques. » En entendant
ce discours, Gortès serra Suchel dans ses bras, le remercia et lui
promit de riches concessions de villages pour l'avenir. Certes plu-
sieurs d'entre nous avaient déjà donné ce même conseil à notre géné-
ral; mais nous sommes d'une telle trempe qu'attendre si longtemps
ne pouvait être de notre goût et que nous étions entraînés à l'assaut
immédiat.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 515
Après avoir réiléchi à ce conseil que nous tous capitaines et soldats
lui avions à l'envi répété, Cortès envoya deux brigantins à notre
quartier et à celui de Sandoval pour nous dire de rester encore trois
jours en repos sans faire aucune attaque sur la ville. C'est en consi-
dérant l'audace des Mexicains depuis leur victoire qu'il n'osa pas en-
voyer un brigantin seul et qu'il en expédia deux à la fois. Une chose
nous fut d'un grand secours, c'est que nos brigantins s'étaient en-
hardis à détruire les estacades que les Mexicains avaient prodiguées
dans la lagune pour les faire échouer. Nos matelots y parvenaient en
ramant avec vigueur sur l'obstacle et, pour se ménager une impul-
sion plus forte, ils prenaient leur élan de plus loin, ouvrant du reste
toutes les voiles quand le vent était favorable, mais comptant princi-
palement sur l'effort des rames. Ils parvinrent ainsi à rester vraiment
maîtres de la lagune et même d'un grand nombre de maisons qui
s'écartaient un peu de la ville, ce qui diminua d'autant la jactance
des Mexicains. Revenons maintenant à nos attaques. Quoique nous
n'eussions plus d'alliés, nous recommençâmes nos travaux pour com-
bler le grand fossé que j'ai déjà dit se trouver devant notre campe-
ment. Chaque compagnie à son tour s'occupait péniblement à appor-
ter du bois et des décombres pendant que les deux autres soutenaient
des combats. J'ai déjà expliqué qu'il était convenu que nous alterne-
rions ainsi dans les travaux. Quatre jours suffirent pour qu'à force
de fatigues nous eussions tout à fait comblé la tranchée. Cortès en
faisait autant, et dans le même ordre, en son quartier. Il mettait
même personnellement la main à l'œuvre, charriant des briques et
des madriers jusqu'à ce que les excavations fussent nivelées et
qu'ainsi l'on obtînt la sécurité pour la retraite sur les chaussées et
les ponts. Sandoval s'occupait de même dans son camp. D'autre part,
les brigantins se tenaient désormais près de nous sans crainte des
obstacles ; de sorte que de nouveau nous gagnions peu à peu du ter-
rain vers la ville.
De leur côté, les bataillons ennemis ne cessaient pas un moment
leurs attaques; fiers de leur récente victoire, ils s'avançaient jusqu'à
nous, se mêlant, pour ainsi dire, à nos rangs, et de temps en temps
ils se relayaient entre eux pour mettre aux prises avec nous de nou-
velles troupes plus fraîches. Leurs cris et leurs hurlements étaient
affreux ; tout à coup l'on entendait le cor de Guatemuz, et alors ils
se jetaient sur nous avec une telle ardeur qu'ils portaient la main sur
nos personnes, sans que nos épées et nos estocades, dont nous fai-
sions bon usage, pussent nous être d'aucune utilité. Comme au sur-
plus, après Dieu, nous n'attendions le salut que de notre courage au
combat, nous faisions bonne contenance jusqu'à ce que les volées de
nos escopettiers et de nos arbalétriers, ainsi que les charges de nos
cavaliers, dont la moitié était toujours avec nous, forçassent l'ennemi
516 CONQUÊTE
à ne pas dépasser ses limites; et de la sorte, grâce à la protection des
brigantins, qui ne redoutaient plus les estacades, nous avancions peu
à peu dans la ville. Nous combattions ainsi jusqu'au moment où les
approches de la nuit nous indiquaient qu'il était l'heure de songer
à revenir sur nos pas. J'ai déjà dit plusieurs fois que ce mouvement
devait être opéré dans le plus grand ordre, parce qu'alors les Mexi-
cains appliquaient tous leurs soins à couper notre retraite sur la
chaussée et dans les passages difficiles. Ils en avaient toujours agi
ainsi, mais ils recouraient d'autant plus volontiers à ces tentatives
depuis qu'elles leur avaient valu une grande victoire sur nous. Or,
le jour dont je parle actuellement, ils étaient parvenus à forcer nos
rangs et à nous rompre en trois endroits; mais, grâce à Notre Sei-
gneur Dieu et au prix d'un grand nombre de nos soldats blessés,
nous réussîmes à nous rallier en tuant beaucoup de monde et en fai-
sant de nombreux prisonniers. Nous n'avions d'ailleurs plus d'alliés
à qui donner l'ordre de débarrasser la chaussée. Nos cavaliers nous
furent là d'un grand secours; ils eurent deux chevaux blessés pen-
dant le combat. Nous revînmes nous-mêmes couverts de blessures à
nos quartiers. Nous pansâmes nos plaies avec de l'huile et les entou-
râmes de bandages en toile de coton. Notre repas se composa de tor-
tillas au piment, de quelques herbages et de figues de Barbarie. Gela
fait, nous recommençâmes tous ensemble la veillée.
Ne manquons pas de raconter maintenant ce que les Mexicains
continuaient de faire toutes les nuits sur les hauteurs de leurs tem-
ples. Ils battaient ce maudit tambour dont les sons tristes et lugu-
bres portaient au loin et dépassaient en horreur tout ce qu'on aurait
pu imaginer. D'autres instruments, pires encore, faisaient entendre
en même temps leur musique infernale. Les Mexicains allumaient de
grands feux et poussaient des cris aigus ; car c'était le moment où
l'on sacrifiait nos malheureux camarades pris à Gortès. Ces sanglan-
tes cérémonies se prolongèrent pendant dix jours et nous sûmes par
trois capitaines mexicains faits prisonniers que le dernier sacrifice
fut celui de Ghristoval de Oruzman, qui avait été conservé dix-huit
jours vivant. C'est pendant ces supplices que Huichilobos parlant à
nos ennemis leur promettait la victoire, avec l'assurance que nous
péririons tous de leur main avant huit jours, à la condition de nous
livrer d'incessants combats, quelques pertes qu'il leur en coûtât.
C'est ainsi que ces divinités les abusaient.
Quoi qu'il en soit, à peine le jour commençait-il à poindre que les
forces dont Guatcmuz pouvait disposer tombaient sur nous de tous
côtés. Comme d'ailleurs nous avions comblé le Fossé, détruit les ponts
et aplani la chaussée, l'ennemi, mettant notre ouvrage à profit, avait,
ma foi! l'audace d'avancer jusqu'à notre camp et de lancer sur nous
des pierres, des pieux et des flèches; mais heureusement nos canons
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 517
les renvoyaient à distance, et Pedro Moreno Medrano,qui était chargé
de l'artillerie, leur faisait le plus grand mal. Us nous lançaient par-
fois de nos propres traits avec des balistes: car, durant les journées
qu'ils curent auprès d'eux cinq arbalétriers vivants en compagnie de
Ghristoval de (juzman, les Mexicains les obligeaient à leur montrer
comment on dressait les balistes et de quelle façon on s'en servait
pour lancer les traits; mais ceux qu'ils nous envoyèrent ne nous firent
jamais aucun mal.
Gortès et Sandoval combattaient vigoureusement de leur côté. L'en-
nemi faisait jouer aussi les balistes contre eux. Nous avions toutes
ces nouvelles par Sandoval et à l'aide des brigantins qui allaient de
notre quartier à celui de Gortès, ainsi qu'à l'autre camp. Notre géné-
ral nous écrivait sans cesse pour nous prescrire notre manière de
combattre et tout ce que nous avions à faire, nous recommandant
surtout de nous bien garder, de laisser toujours la moitié de nos ca-
valiers à Tacuba pour protéger le bagage et les Indiennes qui nous
fabriquaient du pain, et d'avoir continuellement l'esprit attentif à ce
que l'ennemi ne parvînt pas à rompre nos rangs pendant la nuit :
car des prisonniers qui se trouvaient au quartier de Gortès rappor-
taient que Gruatemuz recommandait souvent de tomber la nuit sur
notre camp, attendu qu'il n'y avait plus de Tlascaltèques pour venir
à notre aide. Il n'ignorait pas, en effet, que tous nos alliés nous avaient
abandonnés. Mais j'ai dit déjà bien des fois que nous n'omettions ja-
mais de faire bonne garde.
Je dois maintenant répéter que nous avions chaque jour de rudes
combats à soutenir et que chaque jour aussi nous continuions à ga-
gner quelques ponts et quelques barricades, ainsi que des coupures
sur les chaussées, et comme les brigantins se hasardaient maintenant
à voguer par tous les endroits de la lagune sans crainte des estaca-
des, ils avaient fini par nous être d'un grand secours. Ceux que Gor-
tès avait au service de son camp donnaient la chasse aux embarca-
tions chargées d'eau et de vivres pour la ville; ils récoltaient d'ail-
leurs sur la lagune une sorte de limon qui, desséché, avait comme
un goût de fromage1. Du reste, ils ramenaient toujours un grand
nombre de prisonniers.
Nous reviendrons maintenant aux quartiers de Gortès et de Gon-
zalo de Sandoval pour dire que chaque jour ils enlevaient des ponts
et des palissades. Il s'était déjà passé treize jours depuis la grande
1. Les Indiens recueillent encore aujourd'hui sur les bords de la lagune, et vien-
nent vendre à la ville une masse que Tondit être des œufs de moucheron môles d'une
substance gélatineuse provenant de nuées de ces petits animaux. Je ne puis que repré-
senter à peu près par des lettres le mot par lequel je l'ai entendu désigner: agoua-
oulle. Cela possède, en effet, un goût fort de mauvais fromage. On le vend particuliè-
rement les vendredis de carême.
518 CONQUÊTE
déroute de Gortès; Suchel, frère de don Fernando, roi de Tezcuco,
s'apercevait que nous redevenions nous-mêmes et que la promesse,
faite par Huichilobos, de notre mort certaine dans dix jours, était ab-
solument mensongère. Il envoya donc prier le roi son frère d'expédier
à Gortès le plus grand nombre de guerriers qu'il pourrait réunir dans
Tezcuco. Conformément à sa demande, plus de deux mille hommes
arrivèrent au bout de deux jours; je me rappelle qu'ils étaient accom-
pagnés par Pedro Sanchez Farfan et Antonio de Yillaroel, mari de la
dame Ojeda. Ces deux militaires étaient restés à Tezcuco, Farfan à
titre de capitaine, et Yillaroel comme précepteur de don Fernando.
Gortès se réjouit fort de l'arrivée de ce secours, et il adressa aux nou-
veaux venus les paroles les plus flatteuses. En ce même temps revin-
rent aussi beaucoup de Tlascaltèques, avec leurs chefs, commandés
par un de leurs capitaines qui était un cacique de Topeyanco, nommé
Tecapaneca. Il vint encore beaucoup d'Indiens de Guaxocingo et un
très-petit nombre de Gholula.
Ayant appris leur arrivée, Gortès leur fit donner l'ordre de venir à
son camp pour qu'il pût leur parler, et il prit soin de faire garder les
chemins afin de les défendre si les Mexicains songeaient à les atta-
quer. Notre général, quand ils parurent devant lui, leur adressa la
parole par l'entremise de dona Marina et de Geronimo de Aguilar. Il
leur dit qu'ils n'avaient jamais pu douter du bon vouloir qui l'avait
toujours animé et l'animait encore pour eux, tant à cause des servi-
ces rendus par eux à Sa Majesté que pour les bons offices dont nous
leur étions redevables; que si en marchant sur la capitale il les fit
venir avec nous pour abattre les Mexicains, son intention était qu'ils
pussent retourner riches dans leur pays après s'être vengés de leurs
ennemis, et nullement de mettre à profit leurs efforts pour la con-
quête de cette grande ville. Gortès ne méconnaissait, disait-il, ni leur
bonté éprouvée ni les secours qu'ils nous avaient prêtés; cependant
il les avait toujours ménagés, leur enjoignant sans cesse d'évacuer les
chaussées, afin que, livrés à nous-mêmes et débarrassés de leur mul-
titude, nous pussions combattre à notre aise; bien souvent déjà nous
leur avions dit que l'auteur de nos victoires et notre souverain appui
est Notre Seigneur Jésus-Christ, en qui nous croyons et que nous ado-
rons. Pour être partis, continuait le général, au moment le plus cri-
tique de la guerre et pour avoir abandonné leur chef désemparé au
milieu du combat, ils avaient mérité la mort; mais, par considération
pour leur ignorance des lois de la guerre, le pardon devait leur être
accordé; il les priait de considérer que, sans nul besoin de leur aide,
nous n'avions point cessé de détruire des maisons et de prendre des
barricades. Notre chef finit son discours en leur enjoignant de ne plus
tuer aucun Mexicain, parce que son intention était de les engager à
faire la paix.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 519
Gela dit, il serra Chichimecatecle dans ses bras, ainsi que les deux
jeunes Xicotenga et Suchel, le frère de don Fernando, promettant de
leur donner des terres et des vassaux plus qu'ils n'en avaient déjà, en
témoignage de sa haute estime pour leur constance à rester dans nos
campements. Il adressa également des paroles amicales àTecapaneca,
seigneur de Topeyanco, et aux caciques de Guaxocingo et de Gholula,
qui se tenaient dans le quartier de Sandoval. Après ces entretiens,
chacun retourna à son poste.
Laissons maintenant ces propos pour reparler encore des attaques
que nous livrions et de celles dont nous avions à nous défendre. En
réalité, nous ne faisions pas autre chose que batailler jour et nuit, et
le soir, dans nos retraites, beaucoup de nos soldats étaient toujours
blessés. Il me paraît inutile de donner le détail de toutes ces actions.
Il me semble plus important de dire qu'il pleuvait alors toutes les
après-midi et que nous nous réjouissions quand l'eau tombait de bonne
heure; car nos ennemis trempés par la pluie combattaient avec moins
d'ardeur, et comme ils nous laissaient reculer plus librement, c'était
pour nous l'occasion d'un peu de repos. Quelque fatigué que je sois de
raconter tant de batailles, je l'étais plus encore d'avoir à les soutenir,
d'autant que j'y étais blessé. Le lecteur taxera peut-être de prolixité
mes redites à ce sujet, mais je l'ai prévenu qu'il ne m'est pas possi-
ble d'abréger davantage, puisque pendant quatre-vingt-treize jours
nous ne cessâmes jamais de combattre. Cependant j'omettrai désormais
dans mon récit tout ce qui pourra en être retranché.
Disons donc que comme nos trois divisions avançaient dans la ville,
Gortès, Sandoval et Alvarado chacun de son côté, nous parvînmes au
point où se trouvait la fontaine à laquelle les assiégés, ainsi que je l'ai
dit, puisaient leur eau saumâtre. Nous la détruisîmes, de manière que
l'ennemi ne pût plus en retirer aucun profit. Gomme d'ailleurs en ce
point beaucoup de Mexicains faisaient bonne garde, nous eûmes à es-
suyer une volée de projectiles et nos cavaliers eurent à se défendre des
longues lances avec lesquelles on les attendait, car nos chevaux pou-
vaient enfin courir partout sur un sol ferme, aplani et sec, dans les
rues dont nous nous étions rendus maîtres. Nous abandonnerons ces
récits pour raconter comme quoi Gortès envoya des messagers à Grua-
temuz, l'invitant à la paix. Gela se passa comme je vais dire.
520
CONQUÊTE
CHAPITRE CUV
Comme quoi Cortès envoya prier Guatemuz d'accepter des conditions de paix.
Voyant que décidément nous avancions dans la ville en nous ren-
dant maîtres d'un grand nombre de ponts, de chaussées et de barri-
cades, et que d'ailleurs nous avions détruit beaucoup de maisons,
Cortès se résolut à mettre à profit la présence dans le camp de trois
notables, capitaines de Mexico, que nous avions faits prisonniers, pour
les envoyer à Guatemuz, dans le but de l'engager à faire la paix avec
nous. Ces notables répondirent qu'ils n'oseraient point se charger
d'un tel message, craignant que Guatemuz ne les fît mettre à mort.
Mais enfin, à force de pourparlers, de prières et de promesses que
Cortès leur prodigua, grâce sans doute aussi aux étoffes dont il leur
fit présent, les messagers se décidèrent à partir. Ce qu'ils étaient
chargés de dire à Guatemuz, c'est que notre général le priait de se
résoudre à la paix, promettant qu'au nom de Sa Majesté il pardonne-
rait les morts et les dommages que les Mexicains nous avaient causés
et qu'il les comblerait de bénéfices en considération de l'affection qu'ils
lui inspiraient et en pensant que Guatemuz, proche parent du grand
Montezuma son ami, était marié avec la fille du prince défunt. Il n'é-
tait pas moins guidé d'ailleurs par le regret que lui inspirait la né-
cessité d'achever la destruction de cette grande ville et par le désir
de mettre fin au massacre journalier des habitants et des malheureux
réfugiés.
Notre chef faisait dire à Guatemuz de vouloir bien considérer que
déjà il lui avait témoigné trois ou quatre fois le même désir, tandis
que lui, cédant aux inspirations de sa jeunesse et aux conseils de son
entourage, obéissant surtout à ses maudites idoles et aux papes qui
le poussaient au mal, il s'était refusé à venir à nous et avait préféré
continuer la guerre. Déjà il avait pu voir le nombre considérable de
morts que les batailles avaient causées parmi ses guerriers; nous
avions pour nous toutes les villes et les villages des environs, et ré-
cemment d'autres encore s'étaient prononcés contre la capitale. Notre
général priait en grâce les Mexicains de prendre enfin en pitié la
perte de leur grande ville et de tant de vassaux. Les messagers de-
vaient ajouter que les provisions des assiégés étaient déjà finies,
qu'ils n'avaient point d'eau et que Cortès ne l'ignorait nullement.
Notre chef dit encore bien d'autres choses parfaitement senties. Nos
interprètes les firent très-bien comprendre aux trois notables, qui de-
mandèrent à être porteurs d'une lettre de Cortès, Ce n'est pas qu'on
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 521
la pût comprendre, mais il était Lien enlendu que lorsque nous en-
voyions quelque message, un papier semblable à ceux que les Mexi-
cains appellent amatles était pour eux un signe de valeur authen-
tique.
En se présentant devant leur seigneur Guatemuz, les trois messa-
gers se prirent à pousser des soupirs et à verser des larmes en lui
expliquant ce que Gortès lui faisait dire. Le prince et les capitaines
qui étaient avec lui en parurent d'abord irrités et traitèrent d'imper-
tinente hardiesse la conduite des ambassadeurs. C'est le moment de
dire que Guatemuz était un vrai gentilhomme. Il était jeune et son
corps gardait les proportions les plus élégantes ; son visage avait une
expression agréable ; son teint était plutôt blanc que de la couleur de
sa race; il avait environ vingt-trois ans et était marié avec une très-
belle jeune femme, fille du grand Montezuma son oncle. Nous avons
su plus tard que ce prince eut d'abord la pensée de faire la paix et
qu'il ouvrit un conseil à ce sujet avec tous ses capitaines et les princi-
paux papes des idoles. Il leur dit que son désir était de ne plus être
en guerre avec Malinche et nous tous. Les raisons qu'il leur en don-
nait étaient qu'ils avaient déjà mis en pratique tout ce que l'art delà
guerre peut inspirer, ayant recours à un nombre infini de moyens
d'attaque, mais que nous sommes d'une telle nature qu'au moment
où ils nous croyaient définitivement vaincus, nous retombions sur eux
avec plus de vigueur ; qu'ils savaient actuellement de combien d'élé-
ments de force nous nous étions accrus par l'arrivée de nouveaux al-
liés ; que toutes les villes leur étaient contraires; que les brigantins
avaient appris à briser les estacades et qu'enfin nos chevaux pou-
vaient courir à bride abattue dans les rues de la ville. Il fit au surplus
la peinture de la pénurie où ils étaient en fait d'eau et de vivres, et il
pria, il ordonna même que chacun donnât son avis, que les papes
eux-mêmes se prononçassent et n'hésitassent pas à révéler ce
qu'ils avaient entendu dire à leurs dieux Huichilobos et Tezcale-
puca. Il finit en disant que nulle crainte ne devait empêcher qu'aucun
d'eux expliquât ses sentiments avec la plus grande sincérité.
Il paraît qu'il lui fut répondu : « Seigneur et grand seigneur, tu es
notre seigneur et roi, et la royauté te sied à merveille, puisque tu t'es
montré homme de caractère en toutes choses, et que d'ailleurs cette
royauté t'appartient par droit de naissance. La paix dont tu parles
est sans doute chose désirable; mais penses-y bien : depuis que ces
leules sont entrés dans notre pays et dans cette ville, tout a marché
pour nous de mal en pis. Veuille bien considérer le résultat des dons
et services dont notre seigneur, ton oncle, le grand Montezuma, fut
prodigue envers eux. Considère également ce qui advint à ton cousin
Cacamatzin, roi de Tezcuco, non moins qu'à tes autres parents les
seigneurs d'Izlapalapa, de Cuyoacan, deTacuba et de Talatzingo. Que
522 CONQUÊTE
sont-ils devenus? Quant aux fils de notre grand seigneur Monte-
zuma, ils sont tous morts. En fait d'or et de richesses de cette ville,
rien ne nous est resté. Tous tes sujets, tes vassaux de Tepeaca, de
Chalco, de Tezcuco même, ainsi que de tant d'autres villes et vil-
lages.... tu vois qu'il en a fait des esclaves et qu'il les a marqués au
visage. Mais, avant toute chose, considère ce que nos dieux t'ont
promis; c'est là-dessus que tu dois te guider, au lieu de mettre ta
confiance en Malinche et en ses paroles. Certainement, mieux vaut
pour nous mourir tous en combattant dans notre capitale que de
nous voir tomber aux mains de qui nous rendra esclaves et nous fera
souffrir mille tortures. » Les papes à leur tour lui assurèrent que les
dieux leur avaient promis la victoire, trois nuits auparavant, à l'heure
du sacrifice. A toutes ces raisons, G-uatemuz répondit d'un ton un
peu courroucé : « Vous voulez donc qu'il en soit ainsi? C'est bien,
ménagez le maïs et toutes les autres provisions qui nous restent, et
mourons tous en combattant. Mais que désormais personne n'ait l'au-
dace de me parler de paix; si quelqu'un l'osait, je le ferais mettre à
mort. » Là-dessus, tous promirent de combattre de jour comme de
nuit et de mourir pour la défense de la ville. A la suite de ce conseil,
ils firent un accord avec les habitants de Suchimilco et de quelques
villages qui s'engagèrent à introduire de l'eau au moyen d'embarca-
tions pendant la nuit. On creusa d'ailleurs de nouveaux puits en des
points où il était possible d'obtenir de l'eau; mais elle avait toujours
un goût saumâtre.
Nous cesserons de parler des conseils tenus par les assiégés, pour
dire que Cortès et nous tous fîmes trêve pendant deux jours à nos
attaques sur la ville, en attendant la réponse à notre message. Or, au
moment où nous y pensions le moins, de nombreux bataillons mexi-
cains tombèrent sur nos trois quartiers, nous attaquant avec une
telle vigueur qu'on aurait dit des lions furieux acharnés sur nos per-
sonnes. Certainement aucun d'eux ne doutait que nous ne fussions
vaincus. Je parle ici de nous qui nous trouvions former le quartier
de Pedro de Alvarado. Quant à Cortès et à Sandoval, nous sûmes
qu'on les avait harcelés également et qu'ils eurent beaucoup de mal
à se défendre, bien qu'ils fissent à l'ennemi plus de morts et de bles-
sés qu'ils n'en avaient eux-mêmes. Tout à coup, au milieu des com-
bats, se fit entendre le cor de Guatemuz et il fallut mettre tous nos
soins à éviter d'être rompus. J'ai déjà dit en effet que les Mexicains
donnaient alors tête baissée sur nos épées et nos lances, cherchant à
s'emparer de nos personnes ; mais, comme nous étions habitués à
toutes sortes de rencontres et à recevoir des blessures et même la
mort de la main de nos ennemis, nous osions décidément les attendre
de pied ferme.
Ils nous livrèrent pendant six ou sept jours ces mêmes combats
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 523
dans lesquels nous en blessions et tuïons un grand nombre ; mais
ils ne reculaient pas pour cela, car ils ne faisaient aucun cas de la
mort. Je me rappelle qu'ils disaient : « A quoi pense donc Malinche,
quand il nous propose chaque jour la paix? Ne sait-il pas que nos
idoles nous ont promis la victoire, que nous avons des provisions
plus qu'il n'en faut et qu'aucun de vous ne conservera la vie? Donc,
qu'on ne parle plus de paix; les paroles sont bonnes pour les fem-
mes; aux hommes il ne faut que des armes! » Ce disant, ils tom-
baient sur nous de nouveau comme des chiens enragés, frappant et
parlant tout à la fois; le jour se passait ainsi en combats incessants
jusqu'à ce que la nuit vînt nous séparer. Alors, ainsi que je l'ai dit,
nous revenions sur nos pas dans le plus grand ordre, parce que de
gros bataillons se précipitaient sur nous en nous suivant. Il nous
fallait faire évacuer la chaussée par nos alliés qui étaient revenus plus
nombreux qu'auparavant. Nous regagnions nos pauvres abris où tous
ensemble nous recommencions la garde de nuit, mangeant, en fai-
sant la veille, notre misérable et maigre souper que j'ai déjà décrit
plusieurs fois, pour recommencer les combats au lever du jour, sans
qu'on nous donnât davantage le temps de respirer. C'est ainsi que
nous passâmes encore plusieurs journées.
Nous en étions là lorsqu'il nous survint une autre affaire. Il fut
fait une alliance entre les trois provinces de Mataltzingo, Malinalco
et d'autres peuplades dont je ne sais plus les noms, qui se trouvaient
à environ huit lieues de Mexico, dans le but de tomber sur nos der-
rières, tandis que nous serions occupés à combattre avec les Mexi-
cains. Il était convenu qu'alors ils nous étreindraient de part et d'au-
tre et nous mettraient en désordre. Des pourparlers s'engagèrent à
ce sujet dans nos campements, et ce qui fut résolu, je le vais dire à
la suite.
CHAPITRE CLV
Comme quoi Gonzalo de Sandoval marcha contre les provinces qui voulaient porter
secours à Guatemuz.
Pour que l'on comprenne bien ce que je vais conter, il est indis-
pensable de revenir un peu sur les événements qui suivirent la dé-
route de Gortès, lorsqu'on lui prit pour les sacrifier soixante et tant
de soldats. Je puis bien dire aujourd'hui soixante-deux, puisque,
tout compte fait, ce chiffre a été reconnu le véritable. J'ai dit que
Guatemuz envoya à Mataltzingo, à Malinalco et à beaucoup d'autres
villages les têtes de nos chevaux, ainsi que les peaux des figures
écorchées, les pieds et les mains de. nos soldats qui avaient péri dans
524 CONQUÊTE
les sacrifices. Il leur fit dire que la moitié de nos hommes étaient
morts, et pour en finir avec nous il les priait de venir à son aide,
dans le but de nous occuper jour et nuit à des combats qui nous obli-
geraient à leur faire face pour nous défendre. Or, tandis que nous
combattrions ainsi, les forces mexicaines sortiraient de la capitale
pour nous attaquer d'un autre côté. La victoire ne pouvait être dou-
teuse et Gruatemuz promettait à ses nouveaux alliés qu'ils s'empare-
raient de plusieurs de nous pour les sacrifier à leurs idoles et se ras-
sasier de nos corps. La chose fut présentée de telle manière que l'on
y ajouta une foi entière. D'ailleurs Gruatemuz avait à Mataltzingo
beaucoup de parents du côté de sa mère. Aussitôt qu'ils eurent vu
les têtes et les peaux de visages dont j'ai parlé, et qu'ils se furent pé-
nétrés de ce qu'on leur envoyait dire, ils se mirent en mesure de
réunir toutes leurs forces et de voler au secours de Mexico et de son
roi. Ils étaient déjà en marche contre nous lorsqu'en route ils tom-
bèrent sur trois villages, pillèrent les établissements et enlevèrent
plusieurs enfants pour les sacrifier. Ces peuplades le firent savoir à
Cortès, lui demandant secours et protection. En apprenant cette nou-
velle, notre général fit partir Andrès de Tapia avec vingt cavaliers,
cent soldats et un grand nombre d'alliés. Ce secours fut efficace, car
Tapia fit reculer l'ennemi jusqu'au pays de son origine, après lui avoir
causé de sérieux dommages, et il revint au camp, où Cortès en éprouva
la plus grande joie.
En ce même temps des messagers vinrent de Cuernavaca, deman-
dant secours contre les guerriers de Mataltzingo, de Malinalco et
d'autres provinces, qui venaient contre leur ville. Cortès, pour ce
cas, choisit Gronzalo de Sandoval et l'envoya avec vingt cavaliers,
quatre-vingts soldats des plus valides, choisis dans les trois quar-
tiers, et un grand nombre d'alliés. Dieu sait en quel état nous res-
tions alors, courant les plus grands risques pour nos vies, car nous
étions la plupart grièvement blessés et nous n'avions aucune bonne
provision pour nous soutenir. Il y aurait certainement beaucoup à
dire au sujet de la conduite de Sandoval dans cette campagne termi-
née par la déroute de l'ennemi; je n'en parlerai pas, pour ne point
en allonger mon récit. Ce capitaine, du reste, se hâta de revenir pour
appuyer sa division. Il ramena avec lui deux notables de Matal-
tzingo, après avoir laissé cette province plus désireuse de paix que de
guerre. Cette campagne fut très-utile parce que d'un côté elle eut
pour conséquence qu'il ne fut plus fait de dommage aux villages de
nos alliés, et d'autre part, en empêchant que ce nouvel ennemi con-
tinuât sa marche sur nous, elle eut pour effet de faire voir à Gua-
temuz et à ses capitaines qu'ils n'avaient à attendre aucun secours
de ces provinces. On mettait ainsi fin à cette menace que les Mexi-
cains nous faisaient toujours en combattant ; qu'ils nous massacre-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 525
raient certainement, à l'aide des guerriers de Mataltzingo et d'autres
provinces conformément à la promesse de leurs dieux.
Terminons-en avec l'expédition de Sandoval, pour dire comme
quoi Cortès fit de nouveau proposer la paix à Guatemuz, promettant
de lui pardonner le passé. Il lui faisait dire qu'il avait reçu nouvelle-
ment, du Roi notre seigneur, l'ordre de ne point continuer à détruire
là capitale et de ne plus ravager le pays ; aussi avait-il suspendu les
hostilités et ne s'était-il livré à aucune attaque dans les cinq jours
qui venaient de finir. Notre chef faisait observera Guatemuz que la
ville n'avait plus ni eau ni vivres d'aucune sorte ; que plus de la moitié
en était rasée; que, quant au secours qu'il attendait de Mataltzingo,
les deux notables venus de cette province pourraient raconter ce qui
était arrivé en route aux troupes envoyées. Cortès faisait faire en
outre les plus grandes promesses à Guatemuz par ces mêmes messa-
gers indiens venus de Mataltzingo qui devaient en même temps lui
donner la nouvelle de ce qui s'était passé. Guatemuz se refusa à
répondre, se bornant à leur ordonner de retourner dans leur pays, et
il les fit partir immédiatement.
Après leur départ, les guerriers mexicains sortirent de la ville par
trois points différents, avec plus de furie que jamais, et se précipitè-
rent en même temps sur nos trois divisions en nous portant les plus
rudes coups. Nos armes en blessaient et en tuaient un grand nombre,
mais on eût dit qu'ils n'avaient pas d'autre désir que de mourir en
combattant. C'est alors qu'au plus fort de la mêlée ils nous disaient :
Tenitoz Rey Castilla ? lenitoz axaca ? ce qui veut dire en leur lan -
gue : « Que dira le Roi de Castille? que dira-t-il maintenant? » Et
là-dessus une pluie de pieux, de pierres et de flèches qui couvraient le
sol et la chaussée.
Tout cela ne nous empêchait pas de nous emparer peu à peu de la
plus grande partie de la ville. Nous remarquions d'ailleurs que, sans
cesser de combattre avec vigueur, nos adversaires ne relevaient plus
leurs bataillons aussi fréquemment que d'habitude et qu'en outre ils
ne creusaient plus de tranchées ni ne consolidaient aucune de leurs
chaussées. La seule chose qui ne témoignât en eux aucune défaillance,
c'était leur poursuite quand nous revenions sur nos pas; ils y met-
taient une telle ardeur qu'ils en arrivaient toujours à porter la main
sur nos personnes. Malheureusement nos poudres s'étaient épuisées
dans les trois campements; mais un navire venait d'arriver à la "\ il la
Rica. Il avait appartenu à une flottille du licencié Lucas Vasqucz de
Aillonqui se perdit et fut déroutée dans les îles de la Floride. Ce sur-
vivant du désastre arriva donc à notre port, apportant quelques soldats,
de la poudre, des arbalètes et différents autres objets. Le lieutenant
Rodrigo Rangel, qui était resté à la Villa Rica pour garder Narvaez,
se hâta d'envoyer à Cortès les soldats, la poudre et les arbalètes.
526 CONQUÊTE
Revenons aux travaux du siège. Notre général, d'accord avec ses
capitaines et soldats, donna l'ordre de pousser l'assaut jusqu'au
Tatelulco, c'est-à-dire la vaste place où s'élevaient le grand temple
et les oratoires. En conséquence Cortès, Sandoval et nous-mêmes,
chacun de son côté, nous continuions à nous emparer de ponts et de
barricades. Notre chef s'avança jusqu'à une petite place où se trou-
vaient d'autres oratoires; on y voyait une série de poutres d'où pen-
daient les têtes de plusieurs de nos soldats tués dans les déroutes
précédentes. Nous remarquâmes que leurs cheveux et leurs barbes
étaient plus longs que pendant leur vie; je ne l'aurais pas cru si je
ne l'avais vu moi-même trois jours après; car, comme notre division
s'empara de deux tranchées, nous avançâmes jusque-là, je les vis et
je reconnus moi-même trois soldats qui avaient été mes camarades.
A ce spectacle nos yeux se mouillèrent de larmes. Pour le moment
nous laissâmes là ces tristes restes; mais, douze jours plus tard, les
têtes furent enlevées et nous les enterrâmes avec d'autres , qu'on
avait offertes aux idoles, dans une église que nous construisîmes et
qu'on appelle actuellement l'église des Martyrs. Quoi qu'il en soit,
la division de Pedro de Alvarado, combattant sans cesse, arriva au
Tatelulco. Il y avait tant de Mexicains réunis là pour la garde de
leurs idoles et de leurs temples; ils y avaient accumulé tant de tra-
vaux de défense, qu'il nous fallut au moins deux heures pour les
enlever. Nos chevaux pouvaient d'ailleurs courir en tous sens; ils
furent presque tous atteints de blessures, mais ils nous rendirent de
grands services et leurs cavaliers blessèrent de leurs lances beaucoup
d'ennemis.
Comme les Indiens formaient trois groupes principaux, nos trois
compagnies se séparèrent pour les aller combattre. L'une d'elles,
commandée par Gutierrez de Badajoz, reçut de Pedro de Alvarado
l'ordre de monter au temple de Huichilobos; elle y combattit vail-
lamment contre les guerriers et les nombreux papes qui se trouvaient
dans les oratoires. Mais la résistance fut si acharnée que le capitaine
Gutierrez fut obligé de reculer, et il descendait déjà les escaliers du
temple, lorsque Pedro de Alvarado nous donna l'ordre d'abandonner
notre propre champ de bataille pour voler à son secours. Or les
bataillons avec lesquels nous étions aux prises se mirent à nous
poursuivre pendant que nous franchissions les degrés du temple. Il
y aurait beaucoup à dire ici au sujet des difficultés que nous rencon-
trâmes les uns et les autres pour enlever à l'ennemi ces fortes posi-
tions dont j'ai déjà mentionné l'élévation considérable. Nous eûmes à
soutenir là des combats où nous fûmes tous grièvement blessés. Gela
ne nous empêcha pas de mettre le feu à leurs idoles et d'arborer nos
drapeaux sur ces hauteurs, en continuant à nous battre sur la terrasse
où régnait l'incendie, toujours entourés d'un si grand nombre d'en-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 527
nemis qu'il nous paraissait impossible de nous maintenir. La nuit
nous surprit au milieu de ces dangers.
Tendant ce temps, Gortès et ses capitaines poursuivaient leurs opé-
rations dans d'autres faubourgs et dans des rues très-éloignées du
grand temple. En voyant les flammes qui le consumaient et nos dra-
peaux arborés sur ces hauteurs, notre général ressentit une grande
joie; ses hommes et lui-même auraient bien voulu se trouver avec
nous, mais cela ne leur était pas possible : nous étions séparés par
un quart de lieue de distance, par des ponts et des tranchées dont
on n'était point encore maître. D'ailleurs l'ennemi combattait vail-
lamment dans l'endroit où Gortès se trouvait, ce qui l'empêchait
d'arriver au cœur de la ville aussi vite qu'il l'eût désiré. Mais, quatre
jours plus tard, Gortès et Sandoval lui-même parvinrent à faire leur
jonction avec nous. Ils établirent leurs logements de manière que
nous pouvions communiquer ensemble et aller d'un quartier à l'autre
à travers les ruines des maisons détruites, tandis que les ponts et
les barricades avaient été rasés et les fossés remplis de toutes parts.
Il fallut alors que Guatemuz et ses guerriers se repliassent dans la
partie de la ville dont les maisons étaient construites dans l'eau, car
les palais qui formaient sa résidence étaient déjà démolis. Malgré
tout, les Mexicains continuaient leurs sorties contre nous, et lorsqu'a-
près les avoir poursuivis nous revenions sur nos pas selon notre habi-
tude, ils nous harcelaient plus encore qu'auparavant.
Cependant, les jours s'écoulaient et l'ennemi ne parlait nullement
de se rendre. Gortès résolut alors de lui tendre des pièges; voici com-
ment il s'y prit. Il choisit dans les trois divisions de quoi réunir trente
cavaliers et cent soldats des plus agiles et des plus résolus; il leur
adjoignit mille Tlascaltèques pris aussi dans les trois quartiers. Nous
nous cachâmes un matin de fort bonne heure dans de vastes bâtiments
qui avaient appartenu à un grand seigneur mexicain. Gela fait, Gortès
s'avança selon son habitude dans les rues et sur les chaussées avec le
restant des cavaliers et des soldats, ainsi que les arbalétriers et les
gens d'escopette. Quand il fut arrivé à une tranchée recouverte d'un
pont et que le combat s'engagea avec les bataillons ennemis rassem-
blés là pour la défense et secourus par d'autres forces que Guatemuz
envoyait pour garder le pont, Gortès, s'étant assuré que le nombre
des ennemis était considérable, fit semblant de commencer la retraite
et de faire, dans ce but, évacuer la chaussée encombrée d'alliés, afin
de mieux persuader aux Mexicains qu'il revenait en effet sur ses pas.
Tout d'abord on ne le poursuivait guère, mais enfin l'ennemi, voyant
Gortès en fuite, se précipite sur lui en combattant avec toutes les
forces qu'on avait réunies en ce lieu. Lorsque notre général s'aperçoit
que les Mexicains ont dépassé les maisons où le piège est tendu, il
fait tirer deux coups d'arquebuse; c'était le signal convenu pour
528 CONQUÊTE
sortir de l'embuscade. Les cavaliers se précipitent les premiers, les
soldats ensuite et tous ensemble nous tombons sur eux et nous nous
en donnons à cœur joie. Cortès, d'autre part, revient sur ses pas ; les
Tlascaltèques opèrent de leur côté et alors commence une vraie' bou-
cherie. On en tua et blessa tellement que désormais ils n'osèrent plus
nous suivre dans nos retraites. Pedro de Alvarado leur dressa également
une embuscade; je ne m'y trouvai pas, parce que Gortès m'avait re-
tenu pour prendre part à la sienne.
Nous dirons maintenant comme quoi notre général ordonna à nos
trois compagnies de rester dans le Tatelulco en s'y tenant bien sur
leurs gardes, donnant pour raison que nous avions plus d'une demi-
lieue à faire pour arriver à l'endroit où l'on pouvait maintenant ren-
contrer l'ennemi. Trois jours se passèrent sans rien faire qui mérite
d'être conté, car notre général avait fait cesser les attaques sur la ville
et la destruction des maisons, dans le but d'inviter de nouveau les
Mexicains à se rendre. Ce fut donc pendant notre séjour au Tatelulco
que Gortès envoya encore proposer la paix à Gruatemuz, l'engageant à
ne pas se méfier de nous et lui promettant d'honorer sa personne et
de l'entourer de respect, ajoutant qu'il continuerait à régner sur
Mexico, sur ses territoires et sur ses villes comme par le passé. Il
envoyait en présent des vivres et des friandises, des tortillas, des
poules, des cerises1, des figues de Barbarie et du gibier, tout ce qu'on
avait enfin. G-uatemuz réunit ses capitaines en conseil. On résolut de
répondre qu'on se décidait à la paix, qu'on attendrait trois jours,
après lesquels Gortès et le roi auraient une entrevue pour établir les
préliminaires d'un accord. Mais la vérité fut que les Mexicains
devaient employer ces trois jours à relever les ponts, à creuser des
fossés, à faire provision de pierres, de pieux et de flèches et à élever
des barricades. Guatemuz envoya quatre notables pour porter sa
réponse. Nous Crûmes tous que ses résolutions étaient sincères. Gortès
fit servir abondamment à boire et à manger aux messagers et les ren-
voya porteurs des mêmes provisions qu'il avait déjà données en pré-
sent. Guatemuz de son côté fit repartir des émissaires pour offrir à
notre général deux pièces de riches étoffes, avec ordre de donner l'as-
surance que le monarque viendrait après le délai convenu.
Or, pour en finir à ce propos, nous dirons qu'il ne pensa jamais à
venir au rendez-vous, parce qu'on lui donnait le conseil de ne point
ajouter foi aux paroles de notre général, lui mettant devant les yeux
la triste fin du grand Montczuma et de ses parents, ainsi que le mas-
sacre de tout ce qu'il y avait de plus noble parmi les Mexicains. On
1. L'auteur dit bien cerezas (cerises); il n'y en avait cependant point dans ce pays.
Je ne saurais dire quel est le fruit qu'il prétend désigner, à moins que ce ne soit
celui-là même qu'il a déjà appelé prunes [ciruelas), et que nous avons dit être le fruit
du Prunus capulin.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 529
l'engageait à faire dire qu'il était malade et à lancer sur nous tous
ses guerriers, avec l'espoir qu'il plairait enfin aux dieux de leur don-
ner la victoire, après l'avoir tant de fois promise. Gomme d'ailleurs
nous attendions (juatemuz et qu'il ne venait pas, il fallut bien se con-
vaincre qu'il nous avait joués, d'autant plus qu'au même moment les
bataillons mexicains tombèrent sur Cortès, enseignes déployées, avec
tant d'entrain qu'il avait peine à se soutenir contre eux. La même
chose se passa dans le camp de Sandoval et dans le nôtre, et ce fut
avec une telle ardeur de la part de l'ennemi, qu'on eût dit que la
guerre venait de recommencer. Gomme au surplus notre confiance en
la paix avait amené chez nous quelque négligence, plusieurs de nos
soldats furent atteints et trois si grièvement blessés que l'un d'eux en
mourut. L'ennemi nous tua deux chevaux et en blessa plusieurs autres.
Les Mexicains n'eurent guère le temps de se réjouir de leur succès
et il le payèrent bien cher, car Gortès donna l'ordre de recommencer
nos attaques et d'entreprendre l'assaut de la partie de la ville où ils
s'étaient réfugiés. Mais, voyant que décidément nous nou? emparions
peu à peu de la ville entière, Gruatemuz fit dire à Gortès qu'il voulait
parler avec lui sur une de leurs tranchées, notre général se tenant sur
un bord, tandis que lui, Gruatemuz, se tiendrait de l'autre côté. On
fixa pour cette entrevue la matinée du lendemain. Gortès s'y rendit
pour s'entretenir avec le roi; mais celui-ci refusa de venir. Il se
borna à envoyer plusieurs notables pour dire qu'il ne se hasardait pas
à se présenter, craignant que pendant les pourparlers on ne le tuât à
coups d'arbalètes et d'espingoles. Gortès eut beau faire serment qu'il
ne leur causerait aucun ennui, il ne réussit pas à s'en faire croire. Ge
fut dans cette entrevue que deux des notables tirèrent d'une besace
dont ils étaient porteurs des tortillas, une cuisse de volaille et des
cerises; ils s'assirent fort tranquillement et mangèrent tout à l'aise
afin que Gortès le vît et comprît bien qu'ils n'en étaient pas réduits à
la disette. Donc, notre général dut se résoudre à faire dire à G-uate-
muz que, puisqu'il ne voulait point venir, bien loin d'en prendre
souci, il se décidait à pénétrer dans tous leurs édifices, et alors il
verrait bien s'il était vrai qu'ils eussent encore des provisions de maïs
et de poules. Néanmoins il se passa encore quatre ou cinq jours sans
qu'il y eût aucune attaque.
Ge fut alors qu'un grand nombre de pauvres Indiens sortaient de
nuit, poussés par la faim, pour se rendre au camp de Gortès et au
nôtre. En présence de ce spectacle, notre général résolut de faire
cesser, quoi qu'il advînt, les hostilités, dans l'espoir que les assiégés
changeraient enfin de résolution et se décideraient à capituler. Mais
ils ne se rendaient pas. Or, il y avait dans le camp de Gortès un
soldat, se disant revenu des guerres d'Italie où il aurait été le com-
pagnon du Grand Capitaine. Il s'était, disait-il, trouvé dans l'échauf-
34
530 CONQUÊTE
fourée de Garayana1 et dans d'autres grandes batailles; il parlait
beaucoup d'engins de guerre, assurant qu'il se ferait fort de dresser
une catapulte sur le Tatelulco et qu'en tirant avec elle pendant deux
jours sur la partie de la ville où Gruatemuz était réfugié, il l'obligerait
certainement à se rendre. Tant il dit enfin à ce sujet qu'on lui permit
de mettre la main à l'œuvre. On apporta de la pierre, de la chaux, du
bois, ainsi qu'il le demandait; des charpentiers furent mis à ses
ordres; on se procura de la clouterie et enfin tout Ce qui était indis-
pensable pour la fabrication de la catapulte. On fit en conséquence
deux frondes avec des cordes bien solides; on apporta des pierres plus
grandes que des jarres du poids d'une arroba. Or, la catapulte étant
montée et armée comme le soldat l'avait ordonné, il dit qu'elle était
prête et qu'on pouvait s'en servir. On la chargea d'une pierre arron-
die ; mais ce qui advint c'est que, le coup parti, la pierre ne fit aucun
chemin en avant; elle s'éleva perpendiculairement et retomba sur la
machine. Gortès, à cette vue, fut très-irrité contre le soldat qui avait
dirigé cette manœuvre; il n'était pas moins fâché contre lui-même,
attendu qu'il avait toujours pensé que cet homme n'entendait rien aux
choses de la guerre et aux manœuvres d'une attaque, et qu'au surplus
cette prétention de dire qu'il s'était trouvé dans les campagnes qu'il
mentionnait, n'était que fanfaronnade et envie de parler. Il disait
s'appeler Sotelo et être natif de Séville. Notre général fit démolir
immédiatement son engin.
Mais laissons ce sujet pour dire que Gortès, voyant que ce n'était là
qu'une catapulte pour rire, ordonna à Gonzalo de Sandoval de pren-
dre avec lui les douze brigantins et de s'introduire dans le quartier
de la ville où Guateniuz s'était réfugié; car, en cet endroit, il était
impossible d'entrer dans les maisons ou dans les palais autrement que
par eau. Aussitôt Sandoval avertit tous les capitaines de brigantins,
et ce qu'il fit, et la manière dont tout se passa, je vais le dire à ]a suite.
CHAPITRE GLVI
Comment on prit Guatemuz 2.
Ayant vu que la catapulte ne servait décidément à rien qu'à l'irriter
contre le soldat qui en eut la pensée, comprenant d'autre part que
1. Le texte espagnol dit : Chirinolà de Garayana. On peut supposer queGarayana
mal écrit est pour Garillano et que l'auteur veut parler de la déroute des Français
battus par Gonzalve de Cordoue sur le Garigliano, le 27 décembre K>03.
2. Puisqu'on va voir disparaître dans ce chapitre une des personnalités les plus
ntéressantes de l'histoire, il serait important de faire observer que les dernières
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 531
Gruatcmuz et ses capitaines ne songeaient nullement à se rendre,
Gortès donna à Sandoval l'ordre d'entrer avec les brigantins dans le
quartier de la ville où s'était réfugié Guatemuz avec la fleur de ses
capitaines, accompagne des personnages les plus notables apparte-
nant à la haute noblesse de Mexico. Il lui donna pour instructions
de ne tuer ni blesser qui que ce fût, à moins d'être lui-même attaqué,
et, même en ce cas, de se borner à la défensive, sans faire aucun mal
aux personnages, tout en continuant à détruire les maisons et les
ouvrages élevés dans la lagune. Notre général monta au haut du grand
temple pour voir comment Sandoval opérerait son entrée. Il était
accompagné de Pedro de Alvarado, Luis Marin, Francisco de Lugoet
autres soldats.
Or, lorsque Sandoval entra avec ses brigantins dans l'endroit où se
trouvait Guatemuz, ce monarque, se voyant investi, craignit décidé-
ment d'être pris ou mis à mort. Il avait préparé d'avance cinquante
grandes pirogues pour le cas où il se verrait serré de trop près, afin
de fuir avec elles, gagner des massifs de roseaux et de là, se rendant
à terre, se cacher dans des villages amis; il avait en même temps
ordonné à ses notables, aux personnages qui étaient avec lui en cette
partie de la ville et à ses capitaines de faire comme lui dans un cas
analogue. Voyant donc que nous entrions dans leurs habitations, ils
s'embarquent dans des canoas où ils avaient déjà d'avance réuni leur
or et leurs joyaux ainsi que leurs familles, et le roi prend le large vers
la lagune, accompagné d'un grand nombre de capitaines et de nota-
bles. La lagune apparut à l'instant couverte d'embarcations et San-
doval ne tarda pas à recevoir la nouvelle que Guatemuz était en fuite
avec sa noblesse. Il donna aussitôt aux brigantins l'ordre de cesser la
destruction des maisons et de se mettre à la poursuite des canoas en
portant toute leur attention et leur adresse à connaître par où Guate-
muz faisait route. Il ajouta qu'on ne devait lui faire absolument aucun
mal ni aucune offense, mais tâcher seulement de s'emparer de sa per-
sonne. Gomme du reste un certain Garcia Holguin, ami de Sandoval,
commandait un brigantin très-fin voilier et muni de bons rameurs,
Sandoval lui donna l'ordre de se porter vers le point par lequel on lui
avait assuré que Gruatemuz et sa suite devaient passer avec leurs
grandes pirogues. Il lui recommanda, pour le cas où il le pourrait
joindre, de le faire prisonnier, sans offenser aucunement sa personne.
Gela dit, le capitaine Sandoval prit lui-même une autre direction
scènes de la résistance héroïque de ce grand homme ont été imparfaitement décrites
par Bernai Diaz. IVeseolt en donne une idée très-juste et très-saisissante dans une
exposition des plus dramatiques. C'est mon devoir d'y renvoyer les lecteurs de ce
livre. Quant à moi, je ne saurais ici faire autre chose que rendre hommage au cou-
rage intrépide et au caractère vraiment héroïque de Guatimozin, dont notre auteur a
trop singulièrement estropié le nom en l'appelant « Gualemnz ».
532 CONQUÊTE
avec le reste des brigantins. Mais, grâce à Dieu Notre Seigneur,
Garcia Holguin put atteindre les embarcations où se trouvait Guate-
muz. A la façon d'une des pirogues, au luxe des voilures et des
tentes et surtout à l'apparence de l'un des personnages, Holguin
reconnut que c'était le grand roi de Mexico. Il fit signe d'arrêter et,
comme on s'y refusait, il simula l'intention de tirer sur les fuyards
avec les espingoles et les arbalètes. A cette vue, Guatemuz, impres-
sionné, s'écria : « Ne tirez pas, je suis le roi de Mexico et de tout ce
pays! Ce que je te demande, c'est que tu ne mettes la main ni sur ma
femme, ni sur mes enfants, ni sur aucune autre dame ou chose
quelconque que je mène avec moi; je te prie de ne prendre que moi
seul et de me conduire à Malinche. » En entendant ces paroles, Hol-
guin éprouva une grande joie; il s'approcha, embrassa le monarque
et le fit monter dans son brigantin avec sa femme et vingt notables
qui l'accompagnaient. Les traitant avec le plus grand respect, il les
pria de s'asseoir à l'arrière du brick sur des nattes et des étoffes. Il
leur fit servir ce qu'il avait apporté à manger. Quant aux embarcations
où se trouvaient leurs richesses, il n'y toucha aucunement, se limi-
tant à les mener à la remorque avec son brigantin.
En cet instant Gonzalo de Sandoval se posta en un point d'où il
pouvait voir tous ses brigantins et il leur fit le signal de se rallier à
lui. Il sut alors que Garcia Holguin avait fait Guatemuz prisonnier
et qu'il l'amenait à Gortès. En recevant cette nouvelle, il donna l'ordre
à ses hommes de faire force de rames, et lorsqu'il fut près de Holguin, il
lui dit de remettre le prisonnier entre ses mains. Mais Holguin s'y
refusa, en répondant que c'était lui qui l'avait pris et que Sandoval
n'y était pour rien; à quoi celui-ci repartit que cela lui paraissait
vrai sans doute, mais qu'il était, lui, le commandant de toute la flot-
tille et que par conséquent Holguin se trouvait sous ses ordres; qu'en
considération de son amitié pour lui et sachant que son brick était le
meilleur voilier, il l'avait choisi pour lui faire exécuter la manœuvre
qui consistait à suivre et prendre Guatemuz; c'était donc à titre de
commandant en chef que le prisonnier devait lui être maintenant
remis. Malgré tout, Holguin s'obstinait à refuser, lorsqu'un autre
brigantin se prit à faire force de rames pour gagner ses étrennes en
portant le premier la bonne nouvelle à Gortès qui, comme je l'ai dit,
était près de là, suivant les mouvements de Sandoval du haut du
grand temple. On lui raconta le différend qui s'était élevé entre San-
doval et Holguin touchant la possession du prisonnier. Aussitôt qu'il
l'eut appris, Gortès dépêcha les capitaines Luis Marin et Francisco de
Lugo pour aller mettre fin à la question en lui amenant Gonzalo de
Sandoval et Holguin, accompagnés de Guatemuz et de sa famille qu'on
devait continuer à traiter avec le plus grand respect. Il se chargeait
de décider à qui appartenaient le prisonnier et l'honneur de sa capture-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 533
Pendant qu'on remplissait ce message, Cortès fit dresser une es-
trade, la recouvrit le mieux possible de tapis et d'étoffes et y fit
placer des sièges. Il commanda en outre et fit apporter tous les
genres de vivres qu'il avait pour son usage. Sandoval et Holguin
arrivèrent avec Gruatemuz et l'amenèrent devant Gortès. Le monarque
se présenta d'un air respectueux et Gortès l'embrassa avec joie, lui
témoignant les sentiments les plus affectueux, ainsi qu'à tous ses
capitaines. Guatemuz, s'adressant alors à Gortès, lui dit : cr Seigneur
Malinche, j'ai fait ce que je devais pour la défense de ma ville et de
mes sujets; faire davantage m'est impossible, et puisqu'enfin la force
m'amène prisonnier devant toi et me met en ton pouvoir, prends ce
poignard que tu portes à ta ceinture et frappe-moi mortellement. »
Ces paroles furent dites au milieu des larmes et des sanglots, tandis
que les autres seigneurs qui l'entouraient versaient aussi des pleurs
abondants. Cortès, prenant le ton le plus affectueux, lui répondit, au
moyen de doïïa Marina et d'Aguilar, nos interprètes, qu'il estimait
sa conduite et honorait sa personne en proportion des efforts qu'il
avait faits pour défendre sa capitale; que cela n'était nullement une
faute dont on pût lui faire un crime, mais bien une action digne
d'être louée. Il ajouta que ce qu'il aurait désiré, c'est qu'en se voyant
vaincu Guatemuz eût songé volontairement à se rendre pour arrêter
à temps la destruction de la ville et le massacre de ses sujets ; mais
que, tout étant déjà fini sans qu'on pût remédier au passé, il les priait,
lui et tous ses capitaines, de calmer les sentiments de leurs cœurs,
bien convaincus qu'à l'avenir Mexico et les provinces qui en dépen-
dent seraient gouvernées sans nulle atteinte à ce qui existait aupara-
vant. Guatemuz et ses capitaines répondirent qu'ils lui en sauraient
gré.
Notre général s'informa de l'épouse du monarque et des femmes
des autres capitaines qu'on lui avait dites venir avec Guatemuz.
Celui-ci répondit lui-même qu'il avait prié Gonzalo de Sandoval et
Garcia Holguin de les laisser dans les embarcations jusqu'à ce qu'on
connût la volonté de Malinche. Gortès les envoya chercher à l'instant
et leur fit servir à manger de tout ce qu'il avait et le mieux possible pour
les circonstances. Bientôt, comme il était tard et que le temps était
à l'orage, notre général ordonna à Gonzalo de Sandoval de partir pour
Guyoacan, emmenant avec lui Guatemuz, sa femme, sa famille et tous
les notables qui l'accompagnaient. Pedro de AlvaradoetGhristoval de
Oli reçurent l'ordre aussi de se rendre chacun dans ses quartiers.
Quant à nous, nous fûmes à Tacuba. Sandoval, après avoir remis
Gruatemuz aux mains de Gortès dans la ville de Guyoacan, s'en revint
à Tepeaquilla où se trouvaient ses quartiers.
La prise de Guatemuz et de ses capitaines cul lieu à L'heure de
vêpres, le 13 août, jour de la Sainl-Hippolyte de Tan 1521. Grâces
534 CONQUÊTE
soient rendues à Notre Seigneur Jésus-Christ et à Notre Dame sa
Mère bénie; amen! Cette nuit-là, jusqu'à minuit, la pluie, le ton-
nerre et les éclairs furent plus forts que jamais. Quand on eut pris
Gruatemuz, nous tous, les soldats de cette campagne, restâmes
assourdis comme des gens qui auraient été longtemps enfermés dans
un clocher au milieu d'un continuel carillon, et autour desquels se
ferait tout à coup le silence par la cessation du bruit des cloches. Je
m'exprime ainsi non sans raison, car durant les quatre-vingt-treize
jours du siège de la capitale, nous entendions sans cesse les Mexi-
cains s'interpellant à l'envi, les uns s'animant à l'attaque des chaus-
sées, les autres criant aux embarcations de tomber sur les brigantins
et sur nous autres dans les tranchées, quelques-uns adressant leurs
commandements à ceux qui élevaient des barricades ou creusaient
des fossés, plusieurs apportant et distribuant les pierres, les pieux
et les flèches; les femmes arrondissant les pierres destinées à être
lancées par la fronde; et, d'autre part, les oratoires et toutes les mai-
sons de ces maudites idoles avec leurs tambours, leurs cors, la grande
timbale et tant d'autres instruments lugubres qui ne cessaient jamais
leur vacarme. Il en résultait que de jour comme de nuit nous n'en
finissions jamais avec ce grand tapage, de telle sorte que nous ne
pouvions nous entendre les uns les autres. Or, aussitôt que Gruatemuz
fut pris, les cris et tous les bruits cessèrent: c'est pour cela que j'ai
dit que nous nous trouvâmes dans le même état que si nous eussions
été auparavant au milieu des cloches.
Quoi qu'il en soit, nous dirons maintenant que les traits et toute la
personne de Gruatemuz respiraient l'élégance; sa figure était allongée
et d'un aspect agréable; quand il regardait, ses yeux, dont les lignes
étaient irréprochables, s'animaient d'un éclat doux et caressant, avec
un fond de gravité. Il avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans; son
teint était plus blanc qu'il ne l'est chez les autres Indiens, naturel-
lement bronzés. On disait que sa femme, personne fort jeune et d'une
grande beauté, était fille de Montezuma, oncle du prince.
Avant d'aller plus loin, nous devons dire où aboutit le différend
entre Sandoval et Garcia Holguin au sujet de la prise de Gruatemuz.
Cortès leur dit que les Romains avaient vu une dispute analogue en-
tre Marius et Lucius Cornélius Sylla. Ce fut à l'occasion de la prise
de Jugurtha opérée par Sylla chez le roi Bocchus. Il paraît que lors-
que Sylla entra en triomphe dans Rome après ses nombreux et hé-
roïques hauts faits, il fit placer à ses côtés Jugurtha avec une chaîne
de fer au cou. Marius, témoin de ce spectacle, prétendit que c'était
lui, et non son adversaire, qui devait triompher de Jugurtha, et que
si le triomphe restait à Sylla, ce ne pourrait être qu'à la condition
d'avouer qu'il le devait à Marius, parce qu'en effet celui-ci, agissant
au titre de capitaine général, lui avait donné l'ordre de recevoir le
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 535
prisonnier des mains du roi Bocchus, tous étant ses subordonnés.
Mais Sylla. qui était patricien romain, jouissait d'une grande faveur
au lieu que Marius, natif de la petite ville d'Arpino et par conséquent
étranger à Rome, quoiqu'il eût été sept fois consul, ne fut point aussi
favorisé que son compétiteur. De là les guerres civiles entre les deux
et jamais il ne fut décidé à qui devait appartenir la prise de Jugur
llia. Revenant au fait, Gortès dit qu'il en ferait Je /apport à Sa Ma-
jesté et que l'événement servirait à former un écus^on pour celui des
deux qu'il plairait à Sa Majesté de favoriser; mais qu'il fallait atten-
dre de Castille la détermination royale. Deux ans plus tard vint une
ordonnance de Sa Majesté, qui donnait pour entourage aux armes de
Gortès les rois Montezuma, grand seigneur de Mexico, Gacamatzin,
seigneur de Tezcuco, les seigneurs d'Iztapalapa, de Guyoacan et de
Tacuba, le seigneur de Mataltzingo et. d'autres provinces, qu'on di-
sait proche parent du grand Montezuma et héritier légitime du
royaume de Mexico, et enfin ce même Gruatemuz qui avait été l'objet
du différend.
Nous laisserons tout autre sujet pour parler maintenant des têtes et
des corps morts qui se trouvaient dans les maisons où Guatemuz s'é-
tait réfugié. Or il est vrai (Amen! je le jure) que l'eau, les édifices
et les travaux de défense étaient si remplis de cadavres et de têtes
que je ne saurais en décrire exactement l'horreur. Dans les rues mê-
mes et dans' les places du Tatelulco, on ne voyait pas autre chose et
nous ne pouvions circuler qu'au milieu des têtes et des corps morts.
J'ai lu le récit de la destruction de Jérusalem, mais je doute qu'il y
ait eu là un massacre comparable à ceux de cette capitale. Le nombre
d'Indiens guerriers qui disparurent est incalculable; la plupart de
ceux qui étaient venus des provinces et des villes dépendant de
Mexico, dans l'espoir de trouver un refuge au milieu de la capitale, y
moururent victimes de la guerre. Je le répète, le sol, la lagune, les
travaux de défense, tout était plein de cadavres, et il s'en exhalait
une telle puanteur qu'il n'y avait pas d'homme qui la pût supporter.
C'est pour cette raison qu'après la prise de Guatemuz, chaque capi-
taine regagna ses quartiers, ainsi que je l'ai dit, et Gortès tomba ma-
lade à cause des odeurs qu'il fut obligé de respirer dans les jours
qu'il séjourna au Tatelulco.
Quoi qu'il en soit, il convient de dire que nos camarades des bri-
gantins furent les mieux partagés. Us firent un excellent butin, parce
qu'ils avaient la facilité d'aller dans certaines maisons bâties dans
l'eau où ils présumaient qu'il y aurait de l'or, des étoffes et autres
richesses. Us en trouvaient encore au milieu des massifs de roseaux
où les Indiens allaient faire des cachettes lorsqu'on leur avait enlevé
des maisons ou des quartiers entiers. Il faut dire aussi que, sous le
prétexte de donner la chasse aux embarcations qui approvisionnaient
536 CONQUÊTE
la ville, si nos camarades rencontraient des canots montés par de
hauts personnages qui fuyaient vers la terre ferme pour se réfugier
chez leurs voisins les Otomis, ils les dépouillaient de tout ce qu'ils
emportaient avec eux. Quant à nous, les soldats qui combattions sur
les chaussées et en terre ferme, nous n'avions pas d'autre bonne for-
tune que celle de recevoir beaucoup de flèches, des coups de lance et
toute sorte de blessures de pieux et de pierres. Au surplus, lorsque
nous parvenions à nous emparer d'une ou de plusieurs maisons, les
habitants en étaient déjà partis en emportant tout ce qu'ils possé-
daient. On sait bien que nous n'y pouvions parvenir par eau et qu'il
nous fallait avant tout combler les tranchées par où nous passions.
C'est pour ces raisons que j'ai déjà dit, au chapitre qui traite de ce
sujet, que lorsque Gortès fit choix des matelots dont on devait compo-
ser le service des brigantins, ces camarades furent mieux partagés que
ceux destinés à combattre sur terre. Ce qui contribua le mieux à don-
ner de l'évidence à ce que je dis, c'est que les capitaines mexicains
et Guatemuz lui-même, lorsque Cortès leur demanda compte du tré-
sor de Montezuma, répondirent que les hommes des brigantins en
avaient pris une bonne partie.
Abandonnons ce sujet pour un moment et disons qu'en considérant
la grande puanteur qui s'exhalait de la ville, Gruatemuz pria Cortès
de permettre que tout ce qui restait encore de Mexicains dans la ca-
pitale sortît et se réfugiât dans les villages d'alentour. Notre général
donna l'ordre qu'il en fût ainsi. Pendant trois jours et trois nuits, les
trois chaussées furent absolument couvertes d'Indiens, de femmes et
d'enfants sortant à 1a file sans discontinuer, si maigres, si sales, si
jaunes, si infects, que c'était vraiment pitié de les voir. Cortès fut vi-
siter la ville aussitôt après qu'elle fut évacuée. Il trouva, ainsi que
je l'ai dit, toutes les maisons pleines d'Indiens morts et, au milieu
des cadavres, quelques pauvres Mexicains qui n'avaient pas la force
de sortir; leurs déjections étaient comme une espèce de saleté com-
parable, à ce que rejettent les porcs amaigris qui ne mangent que des
herbages. Le sol de la ville était partout remué pour mettre à nu les
racines des plantes que les assiégés faisaient bouillir pour leur nour-
riture. Ils avaient même mangé l'écorce des arbres. Nous ne trou-
vâmes pas la moindre eau douce dans la ville; toute l'eau était salée.
Il est important aussi de faire remarquer que les habitants ne man-
gèrent point la chair des vrais Mexicains, mais seulement celles de
leurs ennemis de Tlascala et les nôtres, quand ils en purent prendre1.
Il n'y eut certainement jamais dans le monde un peuple qui ait eu
tant à souffrir de la faim, de la soif et des combats sans trêve.
1. Je prie le lecteur de porter son attention sur ce fait, certainement très-curieux,
qui nous montre des cannibales affamés préférant la mort à l'usage des chairs de leurs
concitoyens non sacrifiés préalablement ix leurs dieux.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 537
Mettons fin au récit de ces horreurs et disons que Cortès donna
l'ordre de réunir tous les brigantins sous des hangars qui ne tardè-
rent pas à être construits. Reprenons du reste un peu nos petits ba-
vardages. Quand on eut pris cette grande ville si renommée dans le
monde, on commença par rendre grâces à Dieu Notre Seigneur et à
sa Mère bénie, en leur faisant un certain nombre de vœux. Mais en-
suite Cortès voulut qu'il fût donné un grand banquet à Cuyoacan
pour témoigner de la joie que causait cet événement. On avait pour
cela une bonne provision de vin venue par un navire qui était arrivé
récemment à notre Villa Rica; on avait aussi des porcs amenés de
Cuba. Notre chef fit convier à la fête tous les capitaines et il ajouta
quelques soldats des trois divisions, car il convenait de ne pas les ou-
blier. Quand nous arrivâmes, les tables n'étaient pas encore mises et
il n'y avait pas de sièges pour plus du tiers des capitaines et soldats
qui se trouvaient réunis.Tl y eut beaucoup de désordre. Mieux eût valu
certainement ne pas faire ce banquet, à cause de certaines vilaines
choses qui s'y passèrent. Ajoutons que la plante de Noé fut cause que
plusieurs firent des sottises. Il y eut des camarades qui, après le re-
pas, ne surent pas retrouver la porte et firent sur les tables ce qui
était destiné aux basses-cours1. Les uns disaient qu'ils achèteraient
un jour des chevaux avec des selles d'or; il y eut des arbalétriers se
vantant qu'ils n'auraient plus dans leurs carquois que des flèches
faites avec l'or recueilli sur les terres dont on devait leur donner la
possession; d'autres s'en allèrent roulant parles marches des esca-
liers. On enleva enfin les tables, et les dames qui se trouvaient là
commencèrent à danser avec des galants chargés de leurs armes; c'é-
tait à pouffer de rire. Elles étaient en petit nombre; il n'y en avait
du reste pas d'autres ni dans tout le camp ni dans toute la Nouvelle-
Espagne. Je ne dirai pas leurs noms et je ne parlerai point des criti-
ques qui s'en firent le lendemain.
Ce qu'il importe de raconter, c'est qu'à la suite des désordres qu'il
y eut dans ce banquet et au bal, le Père Rartolomé de Olmcdo fit en-
tendre des plaintes, disant à Sandoval à quel point cela lui paraissait
répréhensible et ajoutant que c'était là une triste façon de rendre
grâces à Dieu et de mériter qu'il nous protégeât à l'avenir. Sandoval
s'empressa de faire connaître à Cortès les plaintes du moine; notre
général le fît donc appeler et lui dit . «Mon père, je n'ai pu refuser
aux soldats cette occasion d'amusement et de gaîté que Votre Révé-
rence connaît; mais je ne l'ai point fait sans répugnance. C'est à Vo-
1. Je demande bien pardon à mon lecteur si je donne cette interprétation aux
paroles de Bernai Diaz. La traduction est un peu libre, mais je crois qu'elle rond
exactement la pensée de l'auteur. Voici ce que dit le texte : y hombres hubo en él}
que despues dehaber comido anduvi&pon sobre las mesas, que no acertaban dsalir
ni patio.
538 CONQUETE
tre Révérence qu'il appartient maintenant d'ordonner une procession,
de dire une messe et de faire un prêche pour en prendre occasion de
recommander aux soldats de ne point enlever les filles des Indiens,
de ne pas voler, de ne point chercher querelle et de se conduire en
bons chrétiens catholiques, afin de mériter que Dieu nous favorise. »
Le Père Bartolomé sut gré au général de cette pensée, car il ignorait
qu'Alvarado y fût pour quelque chose et croyait que l'idée venait seu-
lement de son ami Gortès. Le moine fit donc une procession à laquelle
nous assistâmes avec nos drapeaux déployés et quelques croix de dis-
tance en distance, en chantant les litanies et faisant suivre le défilé
d'une image de Notre Dame. Le lendemain, le Père Bartolomé prê-
cha; à la messe plusieurs communièrent à la suite de Gortès et d'Al-
varado, et nous rendîmes tous grâces à Dieu pour notre victoire.
Je mettrai fin à ce sujet pour raconter quelques autres particulari-
tés que j'avais oubliées et qui paraîtront peut-être maintenant trop
vieilles et hors de propos. Nos amis Ghichimecatecle et les deux jeu-
nes Xicotenga, fils de don Lorenzo de Vargas, appelé de son vrai nom
Xicotenga le vieux et l'aveugle, combattirent valeureusement contre
les forces mexicaines et nous aidèrent avec une extrême vigueur. Un
frère du roi de Tezcuco, nommé Suchel et qui s'appela plus tard don
Carlos, se conduisit toujours en homme de courage et fit des actions
d'éclat. Un capitaine, natif d'une ville de la lagune et dont je ne me
rappelle pas le nom, fit aussi des merveilles. Plusieurs autres capi-
taines enfin, appartenant aux peuplades qui vinrent à notre secours,
combattirent très-vigoureusement à nos côtés. Gortès les fit tous ve-
nir en sa présence, leur parla, les glorifia et leur rendit grâces pour
l'aide qu'ils nous avaient donnée, accompagnant le tout de bonnes
promesses, assurant qu'un jour il leur donnerait des terres et des
vassaux et les rendrait grands seigneurs; après quoi il les congédia.
Gomme d'ailleurs ils s'étaient bien munis en étoffes de coton, en or,
en luxueuses dépouilles, ils s'en revinrent riches et contents dans leur
pays, non sans emporter plusieurs charges de bandes de chairs d'In-
diens mexicains qu'ils répartirent ensuite entre leurs parents et amis
et dont on mangea en grandes fêtes comme étant les restes de leurs
ennemis.
Maintenant que sont finis tous ces terribles combats et ces batail-
les que nuit et jour nous avions à soutenir avec les Mexicains, je
rends grâces à Dieu qui m'y préserva de tout mal et je veux racon-
ter une chose bien étrange qui m'arriva lorsque je vis ouvrir les poitri-
nes et arracher les cœurs aux soixante-deux soldats de Gortès qu'on
emmena vivants et qu'on offrit aux idoles. Ce que je vais dire fera
peut-être penser à quelques personnes que je n'avais pas grand cou-
race; mais si elles réfléchissent mieux, elles comprendront que ce
qui m'advint provenait au contraire de l'excès d'ardeur avec lequel je
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 53 9
m'exposais chaque jour au plus fort du combat; car, en ce temps-là,
je me piquais d'être un bon soldat et je passais en effet pour tel, pré-
cisément parce que je faisais sans cesse, sous les yeux de mes chefs,
tout ce qui est le propre d'un militaire courageux et intrépide. Mais
j'eus le malheur de voir comment on menait chaque jour nos cama-
rades au sacrifice. Je voyais même ouvrir leurs poitrines et en arra-
cher le cœur encore frémissant. Je vis couper les pieds et les jambes
de nos soixante-deux soldats pour en faire d'horribles repas. La peur
me vint alors qu'on ne fit un jour la même chose de moi-même, car
par deux feis on m'avait déjà pris et enlevé, et je ne sais comment
Dieu me permit d'échapper de leurs mains. Je me souvins en ce mo-
ment du martyre de mes camarades, et désormais je fus poursuivi
par la peur d'une si cruelle mort. Et je le dis ainsi parce qu'en effet,
au moment d'aller combattre, il m'entrait dans le cœur une sorte de
tristesse et d'effroi. Je me jetais alors tête baissée clans la bataille en
me recommandant à Dieu et à Notre Dame sa sainte Mère bénie, et
bientôt la frayeur s'en allait.
C'était certes chose bien étrange pour moi d'être pris de cette peur
inaccoutumée, car, après m'être trouvé dans tant de rencontres pé-
rilleuses, j'aurais dû avoir maintenant le cœur plus endurci que ja-
mais et le courage comme incarné en ma personne; puisqu'enfm, si
je n'ai rien oublié, je puis dire que j'étais venu à la découverte avec
Francisco Hernandez de Gordova, et avec Grijalva, et que je revins
avec Cortès ; je me trouvais aux affaires du cap Cotoche, de Saint-
Lazare, autrement dit Gampêche, de Potonchan et de la Floride, ainsi
que je l'ai écrit longuement à propos du voyage de découvertes de
Francisco Hernandez de Gordova. Avec Grijalva, je me retrouvai en-
core à Potonchan; et avec Cortès, j'étais à Tabasco, à Gingapacinga,
dans toutes les batailles et rencontres de Tlascala; dans l'affaire de
Gholula; et lorsque nous défîmes Narvaez, je fus de ceux qui prirent
l'artillerie, au nombre de dix-huit pièces toutes prêtes, toutes char-
gées avec leurs boulets de pierre, et dont nous nous emparâmes au
prix des plus grands dangers. Je me trouvais dans la grande déroute,
lorsque les Mexicains nous chassèrent de Mexico, ou pour mieux dire
lorsque nous en sortîmes en fuyards, et qu'on nous tua dans l'espace
de huit jours huit cent cinquante soldats. Je fis les expéditions de Te-
peaca, de Gachula et de leurs environs; j'étais dans les rencontres
qu'on eut avec les Mexicains à propos des plantations de maïs, lors-
que nous séjournions à Tezcuco; j'étais aussi à Iztapalapa quand on
nous voulut noyer. Je me trouvais à l'assaut des penole* qu'on ap-
pelle actuellement les forteresses de Cortès. J'assistais à l'entrée de
Suchimilco et à un grand nombre d'autres rencontres. Je fus des pre-
miers à commencer l'investissement de Mexico, avec Pedro de Alva-
rado, lorsque nous coupâmes l'eau de Chapultepeque et lorsque nous
540 CONQUÊTE
livrâmes le premier assaut sur la chaussée avec ce même capitaine;
et lorsqu'on mit notre division en déroute et qu'on nous prit six sol-
dats vivants, j'étais là, puisqu'on me saisit et qu'on m'emportait aussi,
au point qu'en me comptant on parlait de sept prisonniers, tant il est
vrai qu'ils me tenaient et qu'ils m'emmenaient déjà pour me sacrifier
avec les autres. Je m'étais trouvé enfin dans toutes les batailles que
j'ai racontées et que nous eûmes à soutenir jour et nuit, jusqu'au mo-
ment où je fus témoin des sacrifices cruels qu'on fit, devant mes yeux,
de nos soixante -deux camarades. Or j'ai dit qu'après avoir assisté à
tant de batailles et traversé tant de périls, il n'était pas naturel d'a-
voir peur comme j'avais eu en dernier lieu. Et maintenant, que les
caballeros qui s'entendent aux choses de la guerre et qui se sont vus
en péril de mort, me disent comment ils qualifient ma peur actuelle :
provenait-elle d'une défaillance ou bien au contraire d'un grand élan
personnel? Le fait est que d'une part je voyais bien qu'il fallait dé-
fendre sa personne et je la défendais avec résolution ; mais, d'autre
part, il s'agissait de combattre en des endroits où la mort était plus
que jamais à craindre; le cœur tremblait pour ce dernier motif et je
n'avais par conséquent que la peur du supplice.
En lisant l'énumération des batailles où je me suis trouvé, le lec-
teur aura remarqué que, d'après mes autres récits, Gortès et plu-
sieurs de nos capitaines eurent à soutenir bien d'autres combats qui
ne sont pas mentionnés en ce passage et auxquels je n'assistai point,
parce qu'il y en eut tant, qu'eussé-je été de fer, il m'eût été impossi-
ble de résister à tout ; et d'autant moins que j'avais la mauvaise chance
d'être toujours blessé, d'être souvent souffrant et que par conséquent,
je ne pouvais me trouver dans toutes les rencontres. Et encore est-il
vrai de dire que les fatigues, les dangers, les combats à mort par où
j'ai dit que j'ai passé ne sont rien en comparaison de ce que j'eus à
souffrir postérieurement à la prise de Mexico, comme on le verra lors-
qu'il en sera temps.
Il importe maintenant que j'explique pourquoi, à propos des cama-
rades qui périrent dans toute cette campagne mexicaine, j'ai pris l'ha-
bitude de dire : on les emporta, on les enleva, et jamais : on les tua.
C'est que les guerriers qui se battaient contre nous, ne tuaient pas tout
de suite les soldats qu'ils enlevaient vivants, bien qu'il leur eût été
facile de les massacrer immédiatement. Ils se contentaient de leur
porter des blessures assez graves pour qu'ils ne pussent pas se dé-
fendre, et après cela ils les emmenaient vivants afin de les sacrifiera
leurs idoles; avant de les tuer alors, ils les obligeaient souvent à dan-
ser devant Huichilobos, qui était leur dieu de la guerre. Voilà pour-
quoi j'ai pris l'habitude de dire qu'on les enlevait.
Abandonnons maintenant ce sujet, pour dire ce que fit Gortès après
la prise de Mexico,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 541
CHAPITRE CL VII
Comme quoi Cortès donna Tordre do réparer les conduites d'eau de Chalputepeque,
et mille autres choses qui arrivèrent.
Le premier ordre que Cortès fit parvenir à Guatemuz, ce fut d'a-
voir à réparer les conduites d'eau de Chalputepeque, de manière à les
mettre en l'état où elles se trouvaient avant la guerre, et qu'ainsi
l'eau pût suivre sa voie ordinaire pour arriver à Mexico. Il voulut
aussi qu'on enlevât des rues de la capitale les têtes et les corps morts
pour les enterrer, afin que la propreté régnât partout et que la ville
fût débarrassée de ces émanations fétides. L'ordre tendait encore à
obtenir que les chaussées et les ponts fussent remis en leur état ha-
bituel. Cortès voulut, au surplus, que les palais et les maisons fus-
sent reconstruits à nouveau et habités dans un délai de deux mois. Il
indiqua les quartiers où la population mexicaine devait s'établir et la
partie de la ville qu'on aurait à laisser libre pour servir à l'établisse-
ment des Espagnols.
Nous mettrons de côté, pour un instant, ces ordres et d'autres com-
mandements dont je ne garde pas le souvenir, pour dire que Guate-
muz et tous ses capitaines se plaignirent à Cortès que quelques-uns
de nos chefs qui se trouvaient dans les brigantins, de même que plu-
sieurs de ceux qui avaient combattu sur les chaussées, nous avions
enlevé des filles et des femmes d'un grand nombre de personnages
marquants. Ils lui demandaient en grâce de vouloir les leur faire
rendre. Cortès répondit qu'on aurait bien du mal à les reprendre aux
camarades qui les tenaient déjà; qu'on les cherchât, du reste, et
qu'on les conduisît devant lui ; qu'il verrait si elles étaient devenues
chrétiennes, assurant au surplus que si elles voulaient retourner
avec leurs pères et leurs maris, il s'empresserait de les faire rendre.
Il donna l'ordre de les chercher dans tous les quartiers, enjoignant
aux soldats qui les posséderaient de restituer toutes celles qui vou-
draient s'en aller librement avec les leurs. Plusieurs personnages de
rang élevé allaient ainsi à leur recherche de maison en maison, et si
bien, qu'ils les trouvèrent. Or, la plupart d'entre elles ne voulurent
suivre ni père, ni mère, ni mari, mais bien rester avec les soldais
dont elles étaient devenues les compagnes. D'autres se cachèrent;
quelques-unes, d'ailleurs, déclarèrent qu'elles ne voulaient plus être
idolâtres. Il y en eut même qui étaient déjà enceintes; de sorte que
trois seulement s'en allèrent, Cortès ayant donné l'ordre exprès de les
laisser partir.
Nous abandonnerons ce sujet pour dire que le général fit construire
542 CONQUÊTE
des arsenaux protégés par des retranchements en manière de forte-
resses, afin d'y loger les brigantins. Il en nomma Pedro de Alvarado
gouverneur, en attendant que vînt de Gastille un certain Salazar, sur-
nommé de la Pedrada. Nous dirons aussi que l'on recueillit l;or, l'ar-
gent et les joailleries qui se trouvèrent à Mexico. Ce fut en réalité
bien peu de chose; car la plus grande partie, ainsi que le bruit s'en
répandit, avait été jetée dans les eaux de la lagune par ordre de Gua-
temuz, quatre jours avant qu'on s'emparât du prince. On assurait
aussi que les Tlascatèques, ainsi que les gens de Tezcuco, de Guaxo-
cingo, de Cholula, et tous nos autres alliés qui faisaient campagne,
en avaient augmenté leur butin. On disait encore que les hommes de
nos brigantins en prirent également leur bonne part. Mais les com-
missaires de Sa Majesté prétendaient que Gruatemuz avait caché les
trésors royaux. Gortès se réjouissait, du reste, qu'on ne les eût pas
découverts, espérant ainsi garder tout pour lui. Toujours est-il que,
pour ces motifs, il fut convenu que Guatemuz et le seigneur de Ta-
cuba, son cousin et son favori, seraient mis à la question.
Certes, Gortès eut lieu de se repentir d'avoir torturé de la sorte un
grand personnage comme Guatemuz, roi d'un pays trois fois plus
grand que la Gastille, et cela à propos de richesses vainement cher-
chées jusque-là, tandis que tous les majordomes delà cour de Mexico
affirmaient qu'il n'existait pas d'autres trésors que ce que les com-
missaires du Roi avaient déjà en leur pouvoir. Or, cela ne montait
qu'à trois cent quatre-vingt mille piastres d'or, que l'on avait déjà
fondues et réduites en lingots. Un cinquième en fut prélevé pour la
couronne et une autre part semblable pour Gortès. Lorsque ceux des
conquistadores qui n'aimaient pas le général virent qu'il y avait si
peu d'or, ils disaient au trésorier Julian de Alderete que, dans l'es-
poir de pouvoir tout garder pour lui, Gortès n'aurait eu nulle envie
qu'on prît Guatemuz ni qu'on le mît actuellement à la question. La
réalité est que notre chef, craignant d'être en butte à des accusations,
voyant d'ailleurs qu'il ne pourrait s'opposer à cette mesure, consentit
au supplice de ce souverain et du seigneur de Tacuba; on leur brûla
les pieds avec de l'huile bouillante. Ge que l'on réussit à leur faire
confesser alors, c'est que, quatre jours avant qu'on s'emparât d'eux,
ordre avait été donné de jeter l'or à la lagune, en même temps que
les canons, les escopettes et les arbalètes pris aux Espagnols lors de
notre fuite de Mexico et lorsqu'en dernier lieu Gortès subit une dé-
route. On se transporta à l'endroit que Guatemuz avait indiqué ; on
fit plonger de bons nageurs, mais on ne trouva absolument rien. Gc
que je puis certifier pour en avoir été témoin, c'est que nous fûmes
avec Guatemuz dans les palais qui formaient sa résidence habituelle.
Il y avait un grand bassin très-profond, d'où nous retirâmes un soleil
en or, pareil à celui dont Montczuma nous avait fait présent, ainsi
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 543
qu'un grand nombre de joailleries et quelques pièces de peu de va-
leur, appartenant à Guatemuz lui-môme. Quant au seigneur de Ta-
cuba, il prétendit avoir caché dans ses habitations, situées à quatre
lieues de cette ville, plusieurs objets en or, ajoutant que si on le con-
duisait sur les lieux, il indiquerait où ils étaient enterrés et s'em-
presserait de les livrer. Pedro de Alvarado y alla avec six soldats dont
je faisais partie. Mais, quand nous fûmes arrivés, le malheureux
prince assura n'avoir fait cet aveu que dans l'espoir de mourir en
route ; il dit ensuite qu'on le pouvait tuer, car il n'avait ni or, ni
joyaux d'aucune espèce. Il fallut s'en retourner sans butin, et ce fut
fini : nos n'eûmes plus de lingots à fondre.
Il est vrai de dire que la garde-robe privée de Montezuma, qui
appartint ensuite à Guatemuz, ne fournit pas grand'chose en bijoux
et en pièces d'or. Ce qu'il y eut, on le mit de côté pour en gratifier
Sa Majesté. Il y avait là, du reste, une certaine quantité de joyaux de
différentes formes, admirablement travaillés. Je craindrais de m'é-
tendre outre mesure si j'en donnais ici le détail et la description; je
n'en embarrasserai donc pas ma relation; mais je dois dire en toute
vérité, en me faisant l'écho de ce que bien d'autres prétendirent, que
la part que l'on fit à Sa Majesté valait bien deux fois plus que ce que
l'on réunit pour le partage. Le tout fut envoyé à l'Empereur, notre
seigneur, au moyen d'Antonio de Quinones et d'Alonso de Avila, qui
revint en ce temps-là de l'île de Saint-Domingue. Je dirai plus loin
quand et comment ils entreprirent ce voyage.
Mais changeons de sujet, pour dire que moi-même et quelques au-
tres camarades nous plongeâmes dans l'endroit où Guatemuz préten-
dait avoir jeté son or. Chaque fois nous en retirions quelques pièces
de peu de valeur. Mais Gortès et le trésorier Julian de Alderete
s'empressèrent de nous les réclamer. Ils se rendirent eux-mêmes
avec nous au point où nous avions fait ce butin. Ils s'étaient munis
de bons nageurs, au moyen desquels ils recueillirent pour une va-
leur d'environ quatre-vingt-dix à cent piastres en perles enfilées, en
canards, en petits chiens, en breloques et en autres misères de rien
qui vaille, peut-on dire, si on les compare au bruit que l'on avait
répandu de la grande quantité d'or qui avait été submergée. Quoi qu'il
en soit, nous tous, capitaines et soldats, nous faisions des réflexions
sur le peu d'or que l'on trouvait et sur les minces parts qui nous en
étaient données. Le Père fray Bartolomé de Olmedo, Alonso de Avila,
de retour de l'île de Saint-Domingue, où il avait été envoyé en qua-
lité de procureur, Pedro de Alvarado et d'autres caballeros et capi-
taines, dirent à Gortès que, puisqu'il y avait si peu d'or, on ferait
bien de distribuer la part générale de tous entre les manchots, les
boiteux, les borgnes, les aveugles, les sourds, les victimes de brûlu-
res par suite d'explosions et quelques autres qui se trouvaient ac-
544 CONQUÊTE
tuellement malades de douleur de côté1. Ils prétendaient que ce
serait une action louable de tout céder dans ce but et que certaine-
ment nous autres, qui étions bien portants, nous approuverions cette
mesure. Mais il s'agit de comprendre que, s'ils s'exprimaient ainsi
avec Gortès, c'était après mûre réflexion et dans l'espoir qu'il ajoute-
rait un appoint aux misérables parts qui paraissaient nous revenir;
car ils ne perdaient pas le soupçon que l'on tenait tout caché.
Le général répondit qu'il calculerait les parts qui revenaient à cha-
cun et qu'après mûr examen il apporterait remède à toutes choses.
Or comme nous tous, capitaines et soldats, voulions savoir ce qui
nous revenait, nous insistions pour qu'on fît les comptes et qu'on
déclarât à combien de piastres chacun avait droit. Il fallut donc se
résoudre à bien examiner les choses, et l'on finit par dire qu'il reve-
nait cent piastres à chaque cavalier ; pour ce qui est des arbalétriers,
des escopettierset des gens d'épée et de rondache, je ne me souviens
pas du montant de leurs parts. Le fait est que lorsqu'on eut connais-
sance de la valeur des lots, aucun soldat ne voulut accepter le sien.
Des murmures s'élevèrent contre Gortès et contre le trésorier Aide-
rete. Mais celui-ci disait, pour sa décharge, qu'il était impossible de
répartir davantage, parce que Gortès prélevait sur la masse un cin-
quième égal à celui de Sa Majesté et que d'ailleurs il se rembour-
sait de la perte des chevaux qui avaient été tués. Le trésorier ajoutait
qu'on n'avait pas compris dans la masse générale plusieurs autres
pièces qui devaient être adressées à Sa Majesté, et qu'au surplus
c'était à Gortès et non à lui que nous devions nous en prendre.
Or il y avait, dans chacune des trois divisions de l'armée, des sol-
dats qui avaient été amis et commensaux de Diego Velasquez, gou-
verneur de Guba, qui étaient venus avec Narvaez et qui n'aimaient pas
notre général. Quand ils virent qu'on ne leur donnait pas la part d'or
qu'ils auraient désirée, ils ne voulurent pas recevoir ce qu'on leur
offrait. En ce moment, Gortès résidait àCuyoacan; il avait ses logements
dans des palais dont les murs, récemment blanchis à la chaux, se
prêtaient à merveille à ce qu'on y pût écrire avec du charbon ou au-
tres substances colorantes. Or, chaque matin on y voyait figurer des
inscriptions, en vers et en prose, pleines de malice et de pensées sa-
tiriques. Un jour on y lisait que le soleil, la lune, le ciel, les étoiles,
la mer et la terre ont tous leur course réglée et que si quelqu'un
d'eux s'incline au delà des limites pour lesquelles il a été créé, il ne
tarde pas à y rentrer; et c'est ainsi, ajoutait l'inscription, qu'il en
arriverait à propos de l'ambition immodérée dont Gortès faisait preuve
1. Lé lecteur aura l'occasion de remarquer la fréquence avec laquelle l'auteur parle
des soldats atteints de « douleur de côté » (dolor de coslado). On appelle ainsi vul-
gairement la pleurésie ou pleuro-pneumonie. C'est encore aujourd'hui un genre de
maladie fort redouté sur le plateau.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 545
en son commandement. D'autres disaient qu'il nous traitait, nous,
comme chose plus conquise que le pays même objet de notre con-
quête; que nous ne devions plus nous appeler les conquérants de la
Nouvelle-Espagne, mais les conquis de FernandCortès. D'autres écri-
vaient que ce n'était pas assez de prendre sa part du butin en qualité
de général, qu'il lui fallait encore son cinquième comme s'il était le
Roi, sans compter d'autres bénéfices dont il était avantagé. Quel-
qu'un écrivit cette exclamation : « 0 que mon âme est triste jusqu'à
ce que ma part soit venue ! » Quelques autres y prétendaient que
Diego Velasquez avait dépensé son avoir afin de découvrir toute la
côte jusqu'au Panuco, pour que Gortès en eût la jouissance. Bien
d'autres choses étaient inscrites dans un sens analogue; on lisait
même sur ces murs des paroles qui ne seraient pas bonnes à répéter
dans ce récit.
Gortès lisait toutes ces choses en sortant chaque matin. Or, ces
pasquinades étaient les unes en prose, les autres en vers, quelques-
unes d'un style agréable, dans une forme qui convenait aux fins que
l'on s'était proposées, et nullement comme ici je l'expose. Comme
d'ailleurs Gortès "était un peu poète, il se piquait d'adresser des ré-
ponses toutes à la louange de ses actions héroïques, au détriment de
celles de Diego Velasquez, de Grijalva et de Narvaez. Il le faisait en
bons termes, appropriant la forme à son dire. Mais chaque jour les
inscriptions devenaient plus éhontées, jusqu'à ce qu'enfin Gortès se
résolut à écrire ce qui suit : « Muraille blanchie est papier d'imbéci-
les....» Mais la nuit suivante on écrivit à la suite de ces mots:
« .... Et de gens judicieux aussi bien que de bonnes vérités. » Gor-
tès n'ignorait pas qui écrivait toutes ces choses. C'était un certain
Pirado, ami de Diego Velasquez et gendre du vieux Ramircz qui
vécut à Puebla; c'était Villalobos, celui qui s'en revint en Gastille;
c'étaient aussi un nommé Mancilla et d'autres qui aidaient volontiers
à lancer des traits contre le général. Les choses en vinrent à ce point
que fray Bartolomé de Olmedo crut devoir dire à Cortès de ne pas
permettre que cela allât plus loin, et d'employer des moyens de pru-
dence pour qu'il ne fût plus rien écrit sur la muraille. Le conseil
était bon. Gortès ordonna que personne n'eût plus l'indiscrétion d'é-
crire ces pasquinades malicieuses, assurant qu'il châtierait sévère-
ment les effrontés qui oseraient se le permettre. Gela produisit, ma
foi, son effet.
Nous en finirons sur ce sujet pour dire que plusieurs de nous
étaient endettés, car les arbalètes coûtaient cinquante ou soixante
piastres, une escopette cent, un cheval huit cents ou mille piastres et
! quelquefois davantage; une épée valait cinquante piastres, ainsi de
suite en ce qui regarde la cherté de toutes les choses que nous de-
vions acheter. Au surplus, un chirurgien qui s'appelait maître Jean
35
546 CONQUÊTE
et qui savait soigner certaines mauvaises blessures, faisait monter le
traitement à des prix excessifs. Un médecin nommé Murcia, qui était
apothicaire et barbier, se mêlait aussi de nous soigner. Toutes ces
dettes et autres misères que nous devions, on demandait à en être
payé sur les parts de butin qui nous revenaient. Gortès, dans le but
de porter remède à cet état de choses, désigna deux personnes con-
sciencieuses, expertes dans les prix des objets, pour qu'elles appré-
ciassent ce que pouvaient valoir les effets et les armes dont nous
avions profité à crédit. L'un de ces commissaires-priseurs s'appelait
Santa Clara, homme très-honoral>le, et l'autre était un certain Lle-
rena. Il fut ordonné que les évaluations ainsi faites de chacune des
choses qui nous avaient été vendues et des traitements des médecins
seraient mutuellement acceptées par les intéressés, et que si l'ar-
gent nous manquait pour les acquitter, on attendrait deux ans encore.
On prit, en outre, la mesure d'ajouter trois carats d'alliage à tout
or que l'on fondait, afin que les paiements fussent plus faciles. Or,
en ce même temps il arriva des marchands avec des navires à la Villa
Rica. Ce fut à ce propos qu'après avoir cru que cet alliage serait un
soulagement pour le pays et pour les conquistadores, nous pûmes
nous convaincre que non-seulement il n'en serait pas ainsi, mais qu'il
en résultait un véritable préjudice. Dans le but d'arriver aux bénéfi-
ces qu'ils s'étaient proposés, en effet, les trafiquants ajoutaient cinq
carats aux prix de leurs marchandises. C'est à cela que nous servit
notre monnaie aux trois carats de tepuzque1 (ce mot veut dire cuivre
en langue indienne). Nous puisâmes dans cette mésaventure l'habi-
tude d'une manière de parler qui subsiste encore entre nous. Pour
désigner des personnages de rang élevé et vraiment méritants, nous
nous contentons habituellement de dire : Monsieur un tel (Juan,
Martin, ou Alonso), et nous appelons de même, seulement par leurs
noms, les gens d'un égal mérite. Mais lorsque des différences indivi-
duelles se remarquent entre eux, nous faisons ressortir ces différen-
ces en disant : Monsieur Tejtuzque un tel.
Revenons à notre récit pour dire qu'après avoir reconnu l'injustice
de faire circuler l'or sous cette forme, on le lit savoir à Sa Majesté
pour qu'elle mît fin à cet abus et qu'il ne se propageât pas dans la
Nouvelle-Espagne. L'Empereur eut la bonté d'ordonner que la cir-
culation en fût prohibée ; qu'à l'avenir on payât avec cet or de mau-
vais aloi tous les droits fiscaux et toutes amendes jusqu'à ce qu'il fût
épuisé, et qu'on n'en pariât plus. C'est ainsi que tout cet or se ren-
dit en Castillc. Je veux aussi faire mémoire qu'à cette même époque
on pendit deux orfèvres qui falsifiaient les timbres en les appliquant
sur du cuivre pur.
1. L'auteur <lit ailleurs plus justement lepuztle. En langue nahuatl, eu effel
lejjuzlli veut dire euivre ou 1er.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 547
J'avoue que je me suis trop arrêté à conter de vieilles histoires en
m'écartant de mon récit. Il est temps d'y revenir pour dire que,
voyant l'effronterie de plusieurs de ses hommes à lui réclamer des
parts de butin plus élevées, à prétendre qu'il gardait tout pour lui et
à lui demander des avances à titre de prêt, Gortès prit la résolution
de se délivrer de cet embarras en faisant occuper toutes les provin-
ces qui lui paraissaient bonnes à coloniser. Il envoya Sandoval àTus-
tepeque, lui enjoignant d'y châtier des garnisons mexicaines qui, lors
de notre fuite de Mexico, avaient tué soixante personnes appartenant
à l'expédition de Narvaez, et parmi elles six femmes de Gastille, qui
s'étaient arrêtées en cette localité. Ce capitaine avait aussi mission de
coloniser Medellin et de passer à Gruazacualco dans le même dessein.
Ordre fut donné aussi d'aller conquérir la province de Panuco. Ro-
drigo Rangel devait rester dans la Villa Rica avec Pedro de Ircio.
Gortès envoya Juan Velasquez Ghico à Golima, et un certain Villafuerte
à Zacatula. Ghristoval de Oli fut destiné à aller à Mechoacan. Ce
capitaine s'était déjà marié avec une dame portugaise nommée
dona Filipa de Araujo. Francisco de Orozco fut destiné à coloniser
Guaxaca.
Du reste, à l'époque même où nous prîmes Mexico, lorsque dans
toutes ces provinces que je viens de dire on apprit la destruction de
la capitale, leurs caciques et personnes de qualité n'y pouvaient
ajouter foi. Gomme d'ailleurs ils étaient fort éloignés, ils envoyaient
des personnages de distinction pour féliciter Gortès de sa victoire et
s'offrir à lui en qualité de vassaux de Sa Majesté. Gcs émissaires
étaient au surplus chargés de s'assurer s'il était vrai que cette cé-
lèbre Mexico, tant redoutée par eux, fût actuellement en ruines. Ils
apportaient de grands présents en or pour notre générai, et ils se fai-
saient suivre de leurs enfants en bas âge pour leur montrer la
grande capitale et leur répéter le mot si connu parmi nous : « Ici
fut Troie. »
Il importe maintenant que je dise les conversations que j'ai eues
avec quelques curieux lecteurs qui me demandent pour quelle raison,
nous, les vrais conquistadores de la Nouvelle-Espagne et de la puis-
sante ville de Mexico, nous marchions sur d'autres provinces, au
lieu de rester dans la capitale pour la coloniser. Je trouve la question
raisonnable et voici comment j'y réponds. Nous découvrîmes dans les
livres des revenus de Montezuma quels étaient les lieux d'où l'or lui
venait, et dans quelles parties du pays il y avait des mines, du cacao et
des étoffes. Or nous avions précisément l'ambition d'aller dans tous
les endroits signalés sur ces registres comme ayant été le point de
départ des tributs en or pour le grand Montezuma. Nous y étions
poussés surtout en voyant partir, de Mexico, un de nos principaux
chefs, ami de Gortès, le capitaine Sandoval; et d'autant plus qu'il
548 CONQUETE
était à notre connaissance que les environs de Mexico n'avaient ni
mines d'or, ni coton, ni cacao, mais simplement du maïs et des ma-
gueyes qui servent à fabriquer le vin du pays, circonstances qui nous
faisaient regarder comme pauvre le lieu où nous étions et nous pous-
saient à partir vers des provinces éloignées, dans le Lut de les colo-
niser. Nous commîmes en cela une grave erreur. Je me rappelle, à ce
propos, que je fus parler à Cortès pour lui demander l'autorisation de
partir avec Sandoval; il me répondit : « Sur ma conscience, Bernai
Diaz del Gastillo, mon frère, je crois que vous avez tort; je voudrais
vous voir rester ici avec moi ; mais si vous avez décidé d'aller avec
votre ami (jonzalo de Sandoval, partez, et bonne chance; je prendrai
toujours soin qu'il ne vous manque rien, mais je suis sûr que vous
vous repentirez de vous être séparé de moi. »
Reparlons encore une fois de la part qui nous revenait du butin en
or, afin de dire que tout resta entre les mains des commissaires du
Roi, en payement des femmes esclaves que nous nous étions adjugées
dans les encans publics.
Je ne ferai pas mémoire ici du nombre exact des cavaliers, arbalé-
triers et escopettiers qui s'adjoignirent aux divers capitaines à desti-
nation des provinces à coloniser. Je ne dirai pas non plus quels jours
de quels mois furent fixés pour leur départ. Ce serait là allonger
inutilement mon récit. Il suffira de dire que ce fut peu de temps
après la prise de Mexico et de Guatemuz, et que deux mois plus tard
notre général envoya encore deux capitaines en d'autres provinces.
Nous avons maintenant à raconter qu'en ce même temps arrivait à
la Villa Rica, avec deux navires, un certain Christobal de Tapia, ins-
pecteur1 des établissements qui se fondaient à Saint-Domingue ;
quelques-uns disaient même qu'il était le gouverneur de la forteresse
principale de cette île. Il venait muni de provisions avec des lettres
missives de Don Juan Rodriguez de Fonseca, pour que le gouverne-
ment de la Nouvelle-Espagne lui fût livré par nous. Je vais dire à la
suite ce qui arriva à ce sujet.
]. Le texte espagnol dit veedor. J'ai eu la tentation de laisser le mot non traduit.
Il est en effet difficile pour moi de dire son véritable équivalent en français. Factor,
vecdur, lesorero, contador sont en effet quatre termes qui servent à désigner quatre
situations différentes dans les emplois des tinances royales. Il a été malaisé pour moi
de me faire une idée exacte des attributions afférentes à chacun des employés dont
les titres se représentent par les quatre mots qui précèdent. Je crois cependant que
le factor exerçait les droits d'intendance générale ; le vecdor était chargé des inspec-
tions- le lesorero et le contador se partageaient à différents titres les attributions
de caissier et de comptable.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 549
CHAPITRE CL VIII
Comme quoi débarqua à la Villa Rica un certain Christobal de Tapia qui venait
pour être gouverneur.
Aussitôt que Gortès eut donné ses ordres de départ aux capitaines
et soldats par moi nommés, pour pacifier et coloniser les provinces,
il apprit l'arrivée d'un certain Christobal de Tapia, inspecteur de
l'île de Saint-Domingue, qui venait avec des provisions de Sa Majesté,
visées par don Juan Rodriguez de Fonseca, pour qu'il fut reconnu
comme gouverneur de la Nouvelle-Espagne. Outre ces provisions, il
apportait plusieurs lettres missives de l'évêque pour Gortès, ainsi
que pour quelques-uns des conquistadores et des capitaines venus
avec Narvaez. Ces lettres avaient pour but d'obtenir leur bon vouloir
en faveur de Christobal de Tapia. En sus de ces lettres pliées et
scellées au sceau de l'évêque, il y en avait d'autres signées en blanc
afin que Tapia, en arrivant à la Nouvelle-Espagne," y pût inscrire
tout ce qui serait conforme à ses désirs. Toutes les lettres, du reste,
contenaient de grandes promesses de la part de l'évêque, qui nous
faisait entrevoir des bénéfices considérables pour le cas où nous ins-
tallerions Tapia dans son gouvernement. Mais il y était dit que,
dans le cas contraire, Sa Majesté ne manquerait pas de nous faire
châtier.
Tapia exhiba donc ses pouvoirs, à la Villa Rica, à Gonzalo de Al-
varado, frère de Pedro de Alvarado, qui était alors le lieutenant de
Cortès dans cette ville, parce que Rodrigo Rangel, qui en était aupa-
ravant l'alcalde mayor, y avait commis je ne sais quelles folies qui lui
firent enlever cet emploi. Mis en présence de ces pouvoirs, Gonzalo
de Alvarado témoigna son respect en les élevant au-dessus de sa tête
comme provenant de son Roi et seigneur; mais pour ce qui était d'en
exécuter le contenu, il demandait à réunir les alcaldes et les regi-
dores de cette ville pour en traiter en conseil, dans le but de voir de
quelle manière lesdits pouvoirs avaient été obtenus et comment tous
ensemble ils y donneraient obéissance. Alvarado ajoutait que, quant.
à lui, il ne pouvait parler qu'en son propre nom, et que d'ailleurs il
importait d'examiner si Sa Majesté savait réellement que ces pou-
voirs eussent été destinés à leur but actuel. Cette réponse ne fui. pas
du goût de Tapia. On lui conseilla, du reste, de se rendre sans re-
tard à Mexico où se trouvait Coriès avec ses capitaines et soldais,
dans l'espoir qu'ils s'empresseraient tous d'obéir aux lettres en ques-
tion. Quoi qu'il en soit, avant de les présenter, Tapia crut devoir
écrire à Cortès pour lui expliquer comment il venait en qualité de
550 CONQUÊTE
gouverneur. Or, comme notre général était doué d'une grande
finesse, en voyant la missive courtoise du nouveau venu ainsi que les
offres, promesses et menaces de i'évêque de Burgos, il s'empressa de
répondre aux compliments de Tapia par des paroles mieux choisies
et plus flatteuses encore, très-mielleuses, très-amicales, et toutes
pleines de politesses. En même temps il ordonna à certains de nos
capitaines de se présenter à Tapia; ce lurent Pedro de Alvarado,
G-onzalo de Sandoval, Diego de Soto, un certain Valdenebro et le ca-
pitaine Andrès de Tapia. Il leur fit dire, par des courriers, qu'ils
différassent pour le moment les soins à donner à la colonisation des
provinces où ils se trouvaient et qu'ils se rendissent à la Villa Rica
où devait être encore Ghristobal de Tapia. Par son ordre, au sur-
plus, devait y aller, avec eux, le moine fray Pedro Melgarojo de
Urrea.
Mais Tapia était déjà en route vers Mexico, pour se rendre auprès
de Gortès. Il rencontra en chemin les susdits capitaines, ainsi que le
moine. Tous ensemble, employant les meilleures paroles et pro-
messes, obtinrent que le voyageur revînt sur ses pas jusqu'à Gem-
poal. Là, ils le prièrent de montrer encore une fois ses pouvoirs pour
qu'ils jugeassent la nature des ordres de Sa Majesté, la connaissance
où Elle était de leur destination et l'authenticité de sa signature
royale, promettant, du reste, de leur donner obéissance au nom de
Fernand Gortès et de toute la Nouvelle-Espagne, attendu qu'ils
avaient la mission d'agir ainsi. Tapia s'empressa de leur présenter
de nouveau et de leur signifier ses pouvoirs. Alors, tous nos capi-
taines témoignèrent de leur respect en les voyant et les portèrent
humblement au-dessus de leurs têtes comme émanant de notre Roi
et seigneur. Pour ce qui était d'exécuter les ordres qui y étaient con-
tenus au nom de notre seigneur l'Empereur, ils demandèrent à en
référer à Sa Majesté, prétendant qu'Elle en ignorait la portée et ne
savait absolument rien des faits qui s'y rattachaient. Ils ajoutèrent
que Ghristobal de Tapia n'était nullement dans les conditions dési-
rables pour être leur gouverneur et que I'évêque de Burgos, l'ennemi
de tous les conquistadores de la Nouvelle-Espagne, se permettait d'in-
tervenir dans leurs affaires sans en instruire dûment Sa Majesté,
cherchant à favoriser Diego Velasquez et Tapia, dans le but de ma-
rier avec l'un d'eux une demoiselle Fonseca, sa propre nièce.
Tapia tomba malade de dépit en voyant qu'il ne tirait aucun parti
ni de ses discours, ni de sa commission, ni de toutes ses promesses,
pas plus que des compliments contenus dans ses lettres. Nos capi-
taines, du reste, écrivaient à Gortès tout ce qui se passait, le priant
d'envoyer des disques d'or et des lingots avec lesquels ils comptaient
calmer les transports de Tapia. L'or vint par des courriers rapides,
ce (fui permit d'acheter audit Tapia ses nègres, trois chevaux et un
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 551
de ses navires. L'autre navire lui servit à s'embarquer, et il revint à
Saint-Domingue d'où il était parti. Lorsqu'il y arriva, les juges du
Haut Tribunal, dont c'était la résidence, et les Frères hiéronymites,
qui en étaient gouverneurs, témoins de ce singulier retour, se mon-
trèrent très-courroucés contre lui, parce qu'avant son départ de l'île
pour la Nouvelle-Espagne ils lui avaient intimé l'ordre exprès de ne
pas y aller en des circonstances qui pussent nuire au développement
de nos conquêtes dans le Mexique. Mais, comptant sur l'appui de l'é-
vêque de Burgos don Juan Rodriguez de Fonseca, il s'était refusé à
obéir, parce qu'il n'ignorait pas que les auditeurs n'oseraient jamais
contrecarrer les volontés de l'évêquc qui était président du Conseil
des Indes, Sa Majesté se trouvant encore en Flandre et n'étant point
de retour en Gastille.
Nous en finirons là avec Tapia , pour dire que Gortès envoya
Pedro de Alvarado coloniser Tutepeque, qui était un pays très-riche
en mines d'or. Mais, pour que ceux qui ne connaissent pas ces loca-
lités n'en ignorent, je ferai observer que le Tustepeque où fut envoyé
(jonzalo de Sandoval n'est pas le même que le Tutepeque où va
actuellement Pedro de Alvarado, et je prends soin de m'expliquer
ainsi pour qu'on ne m'accuse pas d'avoir fait partir deux capitaines
pour coloniser une seule province d'un nom unique , tandis que ce
sont deux pays distincts.
Gortès résolut aussitôt d'occuper le fleuve Panuco, parce qu'il avait
reçu la nouvelle des grands préparatifs de Francisco de Graray pour
venir fonder cette même colonie, attendu que, paraît-il, Sa Majesté
lui avait attribué le gouvernement et la conquête de ce pays, ainsi
que je l'ai longuement raconté dans les chapitres précédents à propos
des navires dont G-aray s'était fait précéder et qui furent vaincus et
repoussés par les Indiens de cette province de Panuco. Notre général
s'empressa donc de procéder, afin que, si Garay venait, il trouvât la
colonisation installée au nom de Gortès.
Changeons de sujet et disons comme quoi Gortès expédia encore
une fois Rodrigo Rangel à la Villa Rica en qualité de lieutenant, à
la place de Gronzalo de Alvarado, avec ordre de lui envoyer sans retard
Pamphilo de Narvaez à Cuyoacan où il résidait encore , attendant
pour s'établir à Mexico qu'on eût fini les maisons et les palais qu'il
devait habiter. S'il demanda l'envoi de Pamphilo de Narvaez, c'est
qu'il avait appris que celui-ci avait dit à Tapia, qui arrivait à la
Villa Rica avec ses provisions : « Senor Tapia, il me paraît que vous
venez aussi bien pourvu que je l'étais moi-même, pour en arriver
sans doute à un pareil résultat ; or voyez où j'en suis, après avoir
possédé une si bonne armée; croyez-m'en, veillez sur votre personne,
de crainte qu'il ne vous en coûte la vie. Ne perdez pas inutilement
votre temps, car la bonne chance de Gortès et de ses soldats n'est pas
552 CONQUÊTE
encore finie. Faites en sorte qu'on vous donne un peu d'or en
échange de toutes ces choses que vous apportez et allez-vous-en en
Gastille vous présenter à Sa Majesté. Vous ne manquerez pas là de
quelqu'un qui vous aide. Vous pourrez dire alors tout ce qui se passe,
ayant, comme vous l'avez, l'appui de l'évêque de Burgos. En agissant
ainsi, vous serez Lien avisé. »
Quoi qu'il en soit , disons que Narvaez se mit en route pour
Mexico; il vit les grandes villes et les peuplades du parcours; il
tomba en admiration en apercevant Tezcuco et plus encore en voyant
Guyoacan. Son étonnement redoubla à l'aspect de la grande lagune
avec les villes qui s'y trouvent édifiées, et Mexico îa plus vaste de
toutes. Gortès, ayant su son approche, ordonna qu'on lui rendît les
plus grands honneurs. Arrivé devant lui, Narvaez tomba à genoux
et voulut lui baiser les mains, mais Gortès s'en défendit, le fit lever,
l'embrassa en lui témoignant la plus vive amitié et le fit asseoir à
son côté. Narvaez prenant alors la parole lui dit : « Seigneur capi-
taine, je dis maintenant en vérité que la moindre action de Votre
Grâce et de ses valeureux soldats dans la Nouvelle-Espagne, ce fut
de me battre et de me faire prisonnier malgré les forces qui m'accom-
pagnaient; et il en eût été de même si celles-ci eussent été plus con-
sidérables; car j'ai vu le grand nombre de villes et de pays que
Votre Grâce a domptés et assujettis au service de Dieu Notre Sei-
gneur et de l'Empereur Gharles-Quint. Votre Grâce peut chanter ses
louanges et se tenir en aussi haute estime que je le dis ici et que le
diront sans doute les capitaines les plus renommés de ce temps,
étant bien assuré que Votre Grâce peut se placer à la tête des
hommes illustres et pleins de gloire qui ont vécu jusqu'à nos jours ;
car il n'existe pas une autre ville aussi fortement défendue que
Mexico ; aussi Votre Grâce et ses valeureux soldats sont-ils dignes
des plus grandes et des plus nombreuses faveurs de Sa Majesté. » A
ces louanges et à d'autres encore Gortès se contenta de répondre que
nos personnes n'auraient pas eu assez de valeur pour accomplir tout
ce qui avait été fait et qu'il y fallait reconnaître la haute miséricorde
de Dieu Notre Seigneur, qui toujours nous aidait, ainsi que la bonne
fortune de notre grand Empereur.
Nous abandonnerons ce colloque et nous ne parlerons pas des pro-
messes, que Narvaez fit à Gortès, d'être son humble serviteur, pour
dire comme quoi, dans ce même temps, notre général transporta sa
résidence à l'illustre et grande ville de Mexico. Il y choisit les em-
placements destinés à la construction des églises , monastères et
maisons royales, ainsi que des espaces pour les places publiques.
Il y donna aussi des terrains (solares) à tous les habitants. Je ne
perdrai pas mon temps à raconter la manière dont cette capitale est
aujourd'hui édifiée ; mais, au dire d'un grand nombre de personnes
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 553
qui ont visité bien des parties de la chrétienté, on n'a jamais vu une
ville plus populeuse, plus étendue, et possédant do plus beaux
édifices, bien pourvus d'habitants. Gortès s'occupait des dispositions
que je viens de dire et il en était arrivé à son meilleur temps de
repos, lorsqu'il lui vint des lettres du Panuco lui annonçant que
toute la province, habitée par une race très-belliqueuse et nombreuse
en gens de guerre, venait de se soulever et de prendre les armes. On
y avait déjà tué plusieurs des soldats envoyés par Gortès pour la
coloniser. Notre général était prié d'expédier sans retard les plus
grands renforts dont il pourrait disposer. Gortès résolut à l'instant
d'y aller en personne , parce que tous ses capitaines étaient partis
pour conquérir ailleurs. Il emmena autant de combattants qu'il en
put réunir , des cavaliers, des arbalétriers et des gens d'escopette.
Heureusement , plusieurs des hommes que Tapia avait amenés ve-
naient d'arriver à Mexico. D'autres s'y trouvaient déjà, provenant du
malheureux voyage de Lucas Vasquez de Aillon à la Floride. On en
avait, aussi quelques-uns qui étaient venus des îles à cette même
époque. Après avoir laissé à Mexico un bon noyau de défense avec
Diego de Soto, natif de Toro , pour commandant, Gortès se mit en
campagne. Il avait bien peu de ferrures pour ses nombreux chevaux,
car ceux-ci dépassaient le nombre de cent trente. Du reste, il emme-
nait deux cent cinquante hommes, tant arbalétriers et escopettiers
que gens à cheval ; il s'adjoignit aussi dix mille Mexicains.
Déjà alors Ghristobal de Oli était revenu de Mechoacan, après avoir
pacifié la province. Il avait amené plusieurs caciques et avec eux le
fils du cacique Gonci qui était le plus grand seigneur de toutes ces
provinces. Ce capitaine avait rapporté en même temps beaucoup
d'or mélangé d'argent et de cuivre. Gortès dépensa dans cette expé-
dition du Panuco une grosse somme que plus tard il réclama à Sa
Majesté en remboursement de ses avances. Mais les commissaires
du trésor royal ne voulurent pas en tenir compte et se refusèrent à
en rien payer, prétendant que si Gortès avait fait cette dépense pour
conquérir la province, c'était afin d'empêcher, en s'en emparant, que
Francisco de Garay, qui venait pour en être le gouverneur, pût la
faire tomber en son pouvoir, attendu que Gortès avait eu connais-
sance que ledit Garay allait arriver de l'île de la Jamaïque avec une
grande flotte et une puissante armée.
Reprenons plus spécialement notre récit et disons comme quoi
Gortès arriva avec toutes ses forces à la province du Panuco. Ayant
trouvé les habitants disposés à se battre, il leur fit, à plusieurs re-
prises, proposer la paix; mais ils refusèrent de se soumettre. En
quelques jours eurent lieu plusieurs rencontres. On lui tua trois
soldats ; on en blessa trente, et quatre chevaux furent tués dans deux
batailles où les Indiens l'avaient attendu de pied ferme.
554 CONQUÊTE
Parmi les Mexicains nos auxiliaires, il y eut deux cents blessés et
environ cent morts; car les guerriers guastèques — c'est ainsi qu'on
les nomme dans ces provinces — s'étaient réunis au nombre de
soixante mille hommes pour venir attendre notre général. Notre Sei-
gneur permit heureusement qu'ils fussent mis en déroute. Tout le
champ de bataille où ces combats eurent lieu fut couvert de morts et
de blessés naguatèques, naturels de ces provinces. Il en résulta qu'ils
renoncèrent dès lors à s'entendre pour nous faire la guerre.
Gortès resta huit jours dans un village situé non loin du lieu où
s'étaient livrés ces rudes combats, afin de soigner les blessés et d'en-
terrer les morts. Les provisions y étaient abondantes. Notre général,
pour engager l'ennemi à faire la paix, envoya le moine fray Barto-
lomé de Olmedo, accompagné de dix caciques , personnages choisis
parmi les prisonniers que l'on avait faits dans ces batailles. On leur
adjoignit dona Marina et Geronimo de Àguilar, que Gortès emmenait
toujours avec lui. Fray Bartolomé de Olmedo adressa à nos adver-
saires les plus judicieuses paroles, en leur demandant comment les
habitants de ces provinces pourraient s'empêcher de devenir vassaux
de Sa Majesté , quand ils avaient vu ou su que, malgré sa grande
puissance et ses guerriers valeureux, Mexico était aujourd'hui dé-
solée et en ruines ; mais ils pouvaient se présenter sans crainte s'ils
étaient disposés à accepter des conditions de paix ; Gortès , au nom
de Sa Majesté, leur pardonnerait les assassinats commis sur les Espa-
gnols, En somme, le discours de fray Bartolomé de Olmedo respirait
d'une part tant de sentiments d'amitié et laissait percer d'un autre
côté de si terribles menaces, <|ue, se sentant sans cesse harcelés,
ayant va périr beaucoup des leurs tandis que tous leurs villages
étaient incendiés et ruinés, ces Indiens se résolurent enfin à se sou-
mettre et vinrent trouver Gortès, lui offrant en présent des bijoux en
or, qui à la vérité n'étaient pas d'une grande valeur. Notre général
reçut leur soumission d'un air caressant et avec les démonstrations
les plus affectueuses.
Aussitôt après, il se rendit, suivi de la moitié dé son monde, au
bord d'un fleuve appelé Ghila, à cinq lieues de distance de la mer. Il
envoya des messagers à toutes les peuplades de l'autre rive du fleuve
pour les inviter à se soumettre; mais elles s'y refusèrent, acharnées
qu'elles étaient encore contre nous à la suite des' massacres, faits
pendant deux ans, des hommes envoyés par Garay pour coloniser les
pays arrosés par ce fleuve, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui
en a traité. Ces Indiens croyaient qu'ils auraient aussi facilement
raison de Gortès et le traiteraient de la même manière. Gomme d'ail-
leurs ils habitaient des lieux entourés de lagunes, de rivières et de
marécages qui leur formaient de puissantes défenses naturelles , ils
avaient déjà assassiné des messagers de paix que Gortès leur avait
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. ^">55
envoyés en d'autres circonstances et, quant à présent, ils se conten-
tèrent pour toute réponse de retenir durant quelques jours en capti-
vité les nouveaux émissaires. Dans l'espoir d'en arriver enfin à un
arrangement avec eux et de voir finir leurs mauvais desseins, Gortès
attendit quelque temps avec patience. Mais comme ils ne se décidè-
rent cà aucune démonstration pacifique, notre général fit recueillir
sur la rivière toutes les embarcations qu'il fut possible de trouver;
on leur en adjoignit quelques autres qu'on fabriqua avec les restes
de vieux navires de Graray, et l'on transporta, de nuit, de l'autre côté
du fleuve cent cinquante soldats , la plupart arbalétriers et escopet-
tiers, ainsi que cinquante hommes à cheval.
Mais les principaux personnages de ces provinces avaient l'œil ou-
vert sur les démarches de nos troupes. En les voyant en mouvement,
nos ennemis résolurent de les laisser passer et ils les attendirent de
pied ferme sur l'autre rive- S'il est vrai de dire qu'un grand nombre
de Guastèques s'étaient réunis contre Gortès dans les premières ren-
contres , il n'est pas moins exact d'affirmer qu'ils furent plus nom-
breux cette fois, et qu'ils se précipitèrent sur les nôtres comme des
lions en furie. Dès le premier choc, ils tuèrent deux soldats, en bles-
sèrent une trentaine, causèrent la mort de trois chevaux et en bles-
sèrent une quinzaine, ainsi qu'un très-grand nombre de nos alliés
mexicains. Mais nos troupes les serrèrent de si près qu'ils ne tinrent
pas longtemps et qu'ils prirent la fuite, laissant sur le champ de
bataille un grand nombre de morts el de blessés. La lutte finie, les
nôtres furent passer la nuit dans un village que ses habitants avaient
abandonné; on plaça des sentinelles et on lança des éclaireurs. Les
vivres du reste ne manquèrent pas pour le souper. Le jour venu,
nos hommes se mirent à parcourir le village et ils découvrirent dans
un temple d'idoles plusieurs vêtements de soldats suspendus aux
murailles, ainsi que des peaux de visages, tannées comme des peaux
de gants, portant encore la barbe et les cheveux. C'étaient les malheu-
reux restes de nos compatriotes qu'on avait tués après les avoir en-
levés aux capitaines envoyés par Graray pour coloniser le fleuve Pa-
nuco. Quelques-uns de nos soldats reconnurent plusieurs de ces
visages comme ayant été ceux de leurs amis. Ils sentirent leurs
cœurs se briser à la vue de ces déplorables restes; on les retira du
lieu où ils se trouvaient pour les inhumer ailleurs.
Nos hommes abandonnèrent ce village pour se porter sur un autre
lieu; mais, comme ils reconnaissaient que les naturels du pays étaient
très-belliqueux, ils avaient soin de marcher en se tenant bien sur
leurs gardes, avançant en ordre de bataille, afin de ne pas être surpris.
Nos éclaireurs donnèrent dans des bataillons indiens qui se tenaient
embusqués, prêts à tomber sur nos chevaux et sur nos hommes aussi-
tôt qu'on aurait mis pied à terre, après être entrés dans les maisons.
556 CONQUÊTE
Se voyant découverts, nos ennemis n'eurent plus le loisir d'exécuter
leur dessein; mais cela ne les empêcha pas de se mettre en mouve-
ment avec la plus grande ardeur et d'attaquer bravement les nôtres.
Pendant plus d'une demi-heure nos cavaliers et nos gens d'escopette
se virent dans l'impossibilité de les faire reculer et de les tenir éloi-
gnés. On nous tua deux chevaux et on nous en blessa sept. Quinze de
nos soldats reçurent des blessures qui furent mortelles pour trois
d'entre eux. Nous remarquâmes chez ces Indiens une particularité que
nous avions bien rarement eu l'occasion de voir parmi les gens de leur
race : c'est qu'après avoir été débandés une fois, ils avaient le courage
de se reformer, et de cette manière ils revinrent jusqu'à trois fois de
suite au combat. Mais enfin, voyant combien de monde nos hommes
leur tuaient ou leur blessaient, ils reculèrent et s'en furent chercher
un refuge derrière un fleuve considérable et à couvant rapide. Nos
cavaliers et nos tirailleurs leur firent la poursuite et en blessèrent un
grand nombre.
Le lendemain, les nôtres furent d'avis de battre la campagne et de
se rendre à d'autres villages qui étaient déserts. Ils y trouvèrent un
grand nombre de jarres remplies de vin du pays, rangées dans des
souterrains qui formaient des celliers. On s'arrêta cinq jours dans ces
villages; mais, comme ils étaient abandonnés de leurs habitants, on
résolut de retourner au fleuve de Ghila. De là, Gortès renouvela ses
tentatives pour décider à la soumission tous les villages situés de ce
côté du fleuve, qui jusque-là s'étaient montrés hostiles. Gomme on
leur avait tué beaucoup de monde, la crainte leur vint qu'on ne tom-
bât encore sur eux; aussi s'empressèrent-ils de faire dire qu'ils se
présenteraient dans un délai de quatre jours, pendant lesquels ils
chercheraient des bijoux en or pour les offrir en présent. Gortès atten-
dit les quatre jours qu'ils avaient demandés; mais ils ne vinrent pas
pour le moment. Notre général se décida en conséquence à tomber sur
un très-grand village situé sur le bord d'une lagune et très-bien
défendu par les rivières et les marécages qui l'entouraient. Il disposa
qu'on profiterait d'une nuit obscure et pluvieuse, pour traverser cette
lagune dans des embarcations qu'il avait réunies rapidement à cet
effet les attachant, deux à deux, tandis que quelques-unes restaient
isolées. On devait s'aider aussi dans ce but de barques très-bien
construites, et se porter sur une certaine partie du village, en fai-
sant route de manière à n'être ni vus ni soupçonnés par les habi-
tants. Beaucoup de Mexicains auxiliaires étaient avec les nôtres. Tous
ensemble ils tombèrent, sans être aperçus, sur le village, qui fut
détruit de fond en comble; on y fit un grand carnage et un fructueux
butin dont nos alliés prirent une bonne part. En apprenant cet évé-
nement la plus grande partie des peuplades de ce district convin-
rent, dans l'espace de cinq jours, qu'on se soumettrait au vainqueur.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 557
Quelques villages s'y refusèrent, profitant de leur éloignement. Il
était pour le moment impossible à nos troupes de pénétrer jusqu'à
eux.
Je passerai sous silence une foule d'autres événements, afin de ne
pas en embarrasser inutilement mon récit. Je me bornerai à dire que
Gortès fonda une villa avec un noyau de cent trente habitants, com-
prenant vingt-sept cavaliers et trente-six arbalétriers ou gens d'esco-
pette, qui complétèrent le nombre total de cent trente que je viens de
dire. Cette villa, à laquelle on donna le nom de Santisteban del Puerto,
est située à environ une lieue du fleuve Chila. Gortès attribua en pro-
priété aux colons de cette villa tous les villages qui s'étaient soumis
et il choisit pour leur capitaine et son lieutenant un certain Pedro
Vallcjo. Étant sur le point de partir de cette ville pour Mexico, notre
général apprit, à n'en pouvoir douter, que trois villages qui avaient
déjà été des premiers à nous faire la guerre dans cette province et se
trouvaient des plus compromis dans le meurtre d'un grand nombre
d'Espagnols, s'occupaient de nouveau à soulever et à attirer dans leur
parti les autres villages d'alentour, en dépit de leur soumission et de
l'obéissance qu'ils avaient jurée à Sa Majesté. Les habitants de ces
villages insoumis disaient qu'à peine Gortès parti pour Mexico avec
ses soldats et ses cavaliers, ils tomberaient, soit de jour, soit de nuit,
sur les hommes qui restaient comme colons et qu'on ferait d'excel-
lents festins de leurs chairs. A cette nouvelle, et ne pouvant douter
de la vérité, Gortès se résolut à faire brûler leurs maisons. Mais ils
ne tardèrent pas à les relever et à revenir occuper leurs villages.
Nous dirons maintenant que Gortès, avant de partir de Mexico pour
cette expédition, avait fait dire à la Vera Gruz qu'on lui envoyât un
navire chargé de vin, de vivres, de biscuits et de ferrures, attendu
qu'en ce temps-là il n'y avait pas de blé au Mexique pour faire du
pain. Or, il paraît qu'étant en route pour le Panuco avec le charge-
ment demandé, le navire fut assailli par de forts vents du nord qui le
poussèrent en un endroit où il se perdit. Trois hommes seulement
purent se sauver sur des planches et atterrir en une petite île couverte
de grands amas de sable, à trois ou quatre lieues de la terre ferme.
Il y avait là beaucoup de loups marins qui venaient passer la nuit sur
le sable ; les naufragés en tuèrent quelques-uns et ils eurent l'adresse
de cuire leur chair, après s'être procuré du feu au moyen du frotte-
ment de deux morceaux de bois, ainsi que le font les Indiens, qui en
ont l'expérience. Us se mirent à creuser vers le milieu de l'île des
excavations en forme de puits, qui leur fournirent de l'eau quelque
peu saumâtre. Ils trouvèrent encore un fruit ressemblant à nos figues;
et de la sorte, au moyen de ces fruits, des loups marins et de l'eau
saumâtre, ils réussirent à se soutenir pendant plus de deux mois.
Pendant ce temps, on attendait à la villa de Santisteban le vin, les
558 CONQUETE
vivres et les ferrures. Gortès dut écrire à Mexico à ses majordomes, en
se plaignant qu'on ne lui eût pas expédié les objets demandés. Au
reçu de cette lettre, on tint pour certain que le navire s'était perdu.
Alors les employés de Gortès firent partir un petit bâtiment à la
recherche de celui dont on soupçonnait la perte. Dieu permit qu'on
tombât sur l'île même où se trouvaient les trois Espagnols, restes de
l'équipage naufragé; on y fut attiré par les signaux de fumée que ces
pauvres gens y entretenaient nuit et jour. Qu'on juge de leur joie en
apercevant le navire ! Ils s'y embarquèrent et regagnèrent la villa.
L'un d'eux, qui devint habitant de Mexico, s'appelait Geliano.
Nous dirons maintenant qu'au moment où notre capitaine Cortès se
mettait décidément en route pour Mexico, il reçut la nouvelle qu'on
s'était révolté dans des villages situés sur des sierras d'un accès diffi-
cile, et que les rebelles menaçaient sérieusement d'autres peuplades
pacifiques et soumises. Il dut se résoudre à aller de ce côté avant de
revenir à Mexico. Tandis qu'il suivait son chemin, les habitants révoltés
de la province, instruits de sa marche, l'attendirent embusqués en un
mauvais passage. Ils tombèrent à l'arrière-garde sur le bagage,
tuèrent quelques Indiens parmi les porteurs et enlevèrent leurs char-
ges. Gomme le chemin était mauvais, les cavaliers qui accoururent à
la défense crevèrent, dans leur empressement, deux de leurs chevaux.
Mais en arrivant aux villages insoumis, les nôtres firent payer cher
ces méfaits aux habitants. Les Espagnols avaient avec eux un grand
nombre d'alliés mexicains : ceux-ci, pour venger la perte de ce qu'on
leur avait enlevé au mauvais passage de la route dont j'ai parlé, tuè-
rent et réduisirent en captivité beaucoup d'Indiens. Le cacique et le
principal chef furent pendus après restitution de ce qu'ils avaient volé.
Gela fait, Gortès donna l'ordre aux Mexicains ses alliés de ne plus
faire de mal à personne, et sans plus tarder il envoya aux principaux
personnages et aux papes de la localité l'ordre de se soumettre. Ils se
présentèrent, en effet, et jurèrent obéissance à Sa Majesté. Notre
général fit passer la charge de cacique au frère de celui qu'on avait
pendu et il s'en revint à Mexico, laissant dans les maisons du village
les habitants bien châtiés et définitivement pacifiés.
Je n'irai pas plus avant sans dire qu'entre toutes les contrées de la
Nouvelle-Espagne il n'y a pas de gens plus sales, plus méchants et
de plus mauvaises habitudes que ceux de cette province du Panuco.
Ils sont avides de sacrifices, extrêmement cruels, ivrognes, malpro-
pres et entachés de mille vices honteux. Du reste, à bien juger les
choses, ils en furent justement châtiés, par le fer et le feu, à deux ou
trois reprises. Il leur arriva pire encore, puisqu'ils eurent plus tard
pour gouverneur Nuno de Guzman qui, usant des pouvoirs de sa charge,
les rendit presque tous esclaves et les envoya aux îles pour y être
vendus, comme je le dirai plus longuement en son lieu.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 559
Reprenons maintenant notre récit pour dire à quoi Cortès s'occupa
et ce qu'il fit une fois de retour à Mexico.
CHAPITRE GLIX
Comme quoi Cortès et les commissaires du Roi convinrent d'envoyer à Sa Majesté
tout l'or qui lui revenait pour son quint royal sur les dépouilles de Mexico, et
comme quoi on Lui adressa, comme Lui appartenant en propre, la garde-robe en
or et joyaux qui avait appartenu à Montezuma et à Guatemuz. De ce qui advint à
ce sujet.
A son arrivée à Mexico, de retour du Panuco, Gortès s'occupa du
soin de faire réédifier et repeupler la ville. Alonso de Avila, dont j'ai
déjà parlé dans les chapitres précédents, était d'ailleurs revenu de l'île
de Saint-Domingue, apportant la réponse sur ce que Gortès avait
envoyé négocier avec le Haut Tribunal et les Frères hiéronymites,
gouverneurs des îles. Il en résultait que pouvoir nous était donné de
conquérir toute la Nouvelle-Espagne, marquer au fer les esclaves dans
les conditions que nous avions décrites et faire le partage des Indiens
selon la coutume établie dans les îles Espanola, Cuba et Jamaïque.
Gcs pouvoirs devaient durer jusqu'à ce que Sa Majesté en eût été
instruite ou qu'elle jugeât opportun de donner d'autres ordres. A cet
effet, les Frères hiéronymites envoyèrent rapidement un navire en
Gastille, pour Lui faire le rapport de ces événements. L'Empereur,
qui était fort jeune encore et se trouvait alors en Flandre, y reçut les
informations des Frères hiéronymites. Il est vrai que l'évêque de
Burgos était président du Gonseil des Indes; mais, comme on savait
qu'il nous était contraire, on ne lui donna pas connaissance de cette
communication, de même qu'on omettait de traiter avec lui un grand
nombre d'autres affaires importantes, parce qu'on l'y savait mal dis-
posé. Quoi qu'il en soit, comme Gortès tenait Alonso de Avila pour un
homme entreprenant et que d'ailleurs il n'était guère bien avec lui,
il désirait l'éloigner de sa personne» Sa croyance était que, s'il avait
été à Mexico, au lieu d'être à Saint-Domingue, lorsque Christobal de
Tapia arriva avec ses pouvoirs, il eût été certainement contraire à ses
intérêts à lui Gortès, car il était fort dévoué à l'évêque de Burgos,
dont il avait été le serviteur et qui lui adressa des lettres en cette
circonstance.
Notre général faisait donc en sorte de l'éloigner de sa personne le
plus possible; aussi, lorsqu'il revint de ce voyage, crut-il convenable
de suivre le conseil de fray Bartolomé de Olmedo en mettant sous
son commandement la ville de Guatitlan pour le liât ter et le tenir
satisfait. Il lui donna en outre quelques pièces d or, et, à force de
560 CONQUÊTE
bonnes paroles et de grandes promesses, le commandement de cette
ville étant d'ailleurs fort bon et très-productif, Cortès s'en fit un tel
ami et si dévoué serviteur qu'il n'hésita pas, plus tard, à l'envoyer
en Castille avec l'assistance de Antonio de Quiïiones, capitaine de sa
garde, en qualité tous deux de procureurs de la Nouvelle-Espagne et
de Cortès. Ils emmenaient deux navires chargés de quatre-vingt-huit
mille castillans en lingots d'or. Ils emportaient aussi les trésors de
la garde-robe de Montezuma, qui étaient passés au pouvoir de Gua-
temuz. Ce fut un présent considérable, bien digne de notre puissant
Empereur. Il y avait, en effet, un grand nombre de bijoux très-riches,
de grosses perles, dont quelques-unes arrivaient aux dimensions d'une
noisette, et beaucoup de chalchihuis ou pierres fines ressemblant à
nos cmeraudes; elles étaient du reste si nombreuses que, pour ne
pas en entraver mon récit, je ne chercherai pas à en rappeler le détail
à mes souvenirs. Nous envoyâmes en même temps des fragments d'os
de géants, que nous trouvâmes dans un oratoire de Guyoacan et qui
ressemblaient à d'autres grands fémurs qu'on nous donna à Tlascala
et dont nous avions fait la remise en un premier envoi. Leurs dimen-
sions étaient considérables. On emmena aussi trois tigres et bien
d'autres choses dont je ne me souviens plus actuellement.
Le conseil municipal de Mexico écrivit à Sa Majesté par le départ
de ces procureurs. Quant à nous, la plupart des conquistadores, nous
écrivîmes aussi en même temps que la municipalité. Fray Bartolomé
de Olmedo et le trésorier Julian de Alderete en firent autant. Il n'y
eut qu'une voix pour faire l'éloge des nombreux, bons et loyaux ser-
vices que Cortès et tous les conquistadores avions rendus et rendions
encore constamment à la couronne. Nous racontions tout ce qui était
arrivé depuis que nous commençâmes le siège de Mexico et comme
quoi la mer du Sud avait été découverte, assurant au surplus que
tous ces pays étaient fort riches. Nous suppliâmes Sa Majesté de
nous envoyer un évêque et des religieux de tout ordre, renommés
pour leur savoir et leur vie exemplaire, afin qu'ils nous aidassent à
implanter plus solidement notre sainte foi catholique dans ces con-
trées. Nous priâmes tout d'une voix Sa Majesté de faire à Cortès la
faveur du gouvernement de la Nouvelle-Espagne, puisqu'il était si
bon et si loyal serviteur de la couronne; et quant à nous tous, les
conquistadores, nous demandions que l'Empereur daignât nous faire
la grâce, pour nous et pour nos enfants, de ne pas donner à d'autres
personnes, mais de nous réserver les emplois royaux de trésoriers, de
contrôleurs, d'intendants, de notaires publics, d'inspecteurs, nous
assurant en même temps les places de gouverneurs de forteresses.
Nous suppliâmes Sa Majesté de ne pas envoyer d'avocats, bien cer-
tains qu'à peine ils auraient foulé le sol du pays, nous verrions com-
mencer les disputes et les dissensions, attendu qu'ils sèmeraient par-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 561
toul le désordre avec leurs livres. On porta à sa connaissance ce qui
concernait Christobaldc Tapia : comment il était venu par disposition
de don Juan Rodriguez de Fonseca, évêque de Burgos, quoiqu'il ne
convînt nullement pour gouverneur, certains que nous étions que la
Nouvelle-Espagne serait perdue s'il y restait à ce titre.
Nous priâmes également l'Empereur de daigner rechercher et sa-
voir, au juste, ce qu'étaient devenus les lettres et rapports que nous
Lui avions adressés, rendant compte de tout ce qui était advenu dans
cette Nouvelle-Espagne, attendu que nous tenions pour certain que
l'évêque ne les Lui avait pas envoyés et Lui avait écrit au contraire
l'opposé de ce qui arrivait, afin de favoriser son ami Diego Velasquez
et Ghristobal de Tapia dans le but de le marier avec une de ses pa-
rentes nommée doïia Petronila de Fonseca. Nous informâmes égale-
ment Sa Majesté qu'on nous avait présenté des pouvoirs contresignés
et expédiés par ledit évêque de Burgos et que nous avions tous incliné
nos poitrines vers la terre en signe d'obéissance et désireux, en effet
d'obéir; mais, voyant que Tapia n'était pas un homme propre à la
guerre, qu'il n'y avait pas été élevé et qu'il ne possédait point la sa-
gesse nécessaire pour gouverner, il fut convenu qu'on en appellerait
de ses pouvoirs en suspendant leur exécution jusqu'à ce qu'on eût
informé la personne royale de tout ce qui était arrivé, ainsi que nous
le faisions actuellement en sujets loyaux, comme nous y sommes
naturellement obligés envers notre Roi et seigneur, pouvant assurer
que, les poitrines inclinées vers la terre, nous nous tenions prêts à
exécuter ses royaux commandements en tout ce que Sa Majesté juge-
rait convenable d'ordonner. Nous suppliâmes encore l'Empereur de
faire parvenir à l'évêque de Burgos l'ordre de ne plus s'ingérer dans
aucune affaire de Gortès et de nous tous, parce qu'il s'exposait à inter-
rompre la marche des événements et des conquêtes de la Nouvelle-
Espagne dont les intérêts nous étaient confiés en même temps que le
soin de pacifier les provinces conquises. L'évêque de Burgos avait
ordonné, en effet, aux employés de la Contratacion de Séville nom-
més Pedro de Ysasaga et Juan Lopez de Recalte, de ne laisser adres-
ser à Gortès ou aux hommes qui se trouvaient avec lui ni armes ni
soldats, ni quoi que ce fût qui pût leur être favorable.
On fit encore à Sa Majesté le rapport relatif à l'expédition de Gortès
pour pacifier la province duPanuco, comme, en effet, il la pacifia; on
racontait, à ce sujet, les dures batailles qu'il eut à soutenir contre les
naturels du lieu ; on expliquait à quel point les habitants étaient de
vaillants guerriers, et comment ils avaient mis à mort dans leur pro-
vince les capitaines et tous les soldats que Francisco de Garay y avait
envoyés, parce que ces infortunés n'avaient aucun savoir-faire dans
les pratiques de la guerre. On ajoutait que Gortès avait dépensé envi-
ron soixante mille piastres dans cette campagne, qu'il les réclamait
36
56 2 CONQUÊTE
au commissaire du trésor royal et en obtenait un refus de paiement.
Nous informions aussi Sa Majesté que présentement Garay avait une
flotte dans l'île de la Jamaïque pour venir coloniser le fleuve Panuco.
Afin qu'il ne lui arrivât pas ce qui était advenu à ses capitaines qui
tous avaient été tués, nous suppliions Sa Majesté d'ordonner qu'il ne
sortît point de son île jusqu'à ce que cette province fût complètement
pacifiée, comptant sur nous pour la conquérir et Ja mettre plus tard
en son pouvoir, attendu que, s'il venait en ce moment, les naturels
de ce pays, les Mexicains surtout, en voyant deux commandants, ne
manqueraient pas de se soulever. On écrivit encore à l'Empereur bien
d'autres choses. Gortès surtout n'oublia rien dans son encrier, s'éten-
dant longuement dans sa lettre sur ce qui était arrivé, au point d'en
remplir vingt et une grandes pages. Gomme je la lus en entier et la
compris à merveille, j'en puis dire ici le contenu comme je viens de
le faire. Au surplus notre général priait Sa Majesté de l'autoriser à
aller à l'île de Cuba pour en arrêter le gouverneur Diego Velasquez
et l'envoyer en Castille, afin que Sa Majesté pût le faire châtier et
qu'ainsi il ne vînt plus porter le désordre dans la Nouvelle-Espagne
et ne continuât pas à envoyer des émissaires chargés de donner la
mort à Gortès.
Finissons-en avec ces lettres pour raconter le voyage de nos procu-
reurs depuis leur sortie du port de la Vera Gruz. Partis le 20 du mois
de décembre 1522, ils firent bon voyage et débouchèrent du canal de
Bahama. En route, deux tigres, sur les trois qu'ils emmenaient, s'é-
chappèrent de leur cage et blessèrent deux matelots ; de sorte qu'on
dut se résoudre à tuer le troisième qui restait, parce qu'il était très-
sauvage et qu'on avait de la peine à s'en défendre. Ils continuèrent
leur voyage jusqu'à l'île Tercera. Antonio de Quinoncs, l'un des com-
mandants, qui se vantait volontiers de sa vaillance et qui était, du
reste, fort enclin à la galanterie, se lia intimement dans cette île avec
une femme, à propos de laquelle il eut une querelle. Il y reçut une
estafilade à la tête et en mourut quelques jours après. De sorte que
Alonso de Avila resta seul commandant. Il n'était pas arrivé bien
loin de l'île, faisant route vers l'Espagne, lorsque le corsaire français
Jean Florin tomba sur lui et captura les deux navires avec tout l'or
qu'ils contenaient. Il s'empara de Alonso de Avila et l'emmena pri-
sonnier en France. En ce même voyage Jean Florin captura encore
un autre navire qui venait de Saint-Domingue. Il y prit vingt mille
piastres, un grand nombre de perles, du sucre, des cuirs de bœufs et
revint ainsi très-riche dans son pays. Il lit de grands présents au roi
et au grand amiral de France avec les produits en or de la Nouvelle-
Espagne dont il s'était emparé. La France entière était émerveillée
en voyant les richesses que nous envoyions à notre grand Empereur.
Le roi de France lui-même en fut pris de l'envie d'avoir sa part de la
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 563
Nouvelle-Espagne; car il pensait el disait que l'or qui venait de ce
pays suffirait à notre Empereur pour qu'il pût faire la guerre à la
France; et cependant il n'était pas encore question du Pérou, dont
la découverte n'était point faite. Il n'y avait de connu, je l'ai déjà
dit, que la Nouvelle-Espagne, les îles de Saint-Domingue, de San
Juan, de Cuba et de Jamaïque.
On rapporte que le roi de France dit ou plutôt envoya demander
à notre grand Empereur comment il se faisait que le monde eût été
partagé entre lui et le roi de Portugal sans qu'il en eût sa part; qu'ils
eussent à montrer le testament de notre père Adam, afin qu'on vît
s'il les avait constitués ses uniques héritiers et seigneurs de tous ces
pays qu'ils avaient pris pour eux seuls, sans lui en attribuer aucun. Il
en résultait en sa faveur la légitimité de toute prise qu'il pourrait
faire sur la mer; aussi donna-t-il l'ordre à Jean Florin de repartir
sans retard avec une autre flotte, pour chercher à gagner sa vie sur
l'Océan. Le corsaire revenait de ce nouveau voyage et se trouvait en-
tre l'Espagne et les îles Canaries avec un grand butin d'étoffes variées,
lorsqu'il donna dans trois ou quatre gros et forts bâtiments de la
flotte de Biscaye qui l'attaquèrent de deux côtés à la fois, assaillirent
ses navires, les mirent en déroute et s'emparèrent de lui ainsi que
d'un grand nombre de Français. On captura la flotte de Jean Florin
et on l'amena prisonnier à Séville, en l'établissement de la Gontrata-
cion1, avec plusieurs autres capitaines. Bientôt on les mit en route
pour les présenter à Sa Majesté qui, en en recevant la nouvelle, or-
donna qu'il fût fait justice de leurs personnes sur le grand chemin,
et ils furent pendus au passage du Pico. Et voilà où vinrent aboutir,
et notre or, et les capitaines qui l'emportèrent, et Jean Florin qui le
captura.
Reprenons notre récit en disant qu'on emmena Alonso de Avila
prisonnier en France où on l'enferma dans une forteresse, avec l'es-
poir d'obtenir une grosse rançon pour sa personne; et il était bien
gardé, à cause de la 'grande quantité d'or dont il avait été porteur.
Le prisonnier, grâce à son adresse, sut si bien s'entendre avec l'offi-
cier français chargé de le surveiller dans sa prison que, dans le but
de faire savoir en Gastille comment il était retenu en captivité et
qu'ainsi on pût offrir une rançon pour le délivrer, il obtint qu'on en-
voyât, en poste, toutes les lettres et tous les pouvoirs dont il était
porteur, avec ordre de les remettre, à la cour de Sa Majesté, au li-
cencié Nufiez, cousin de Gortès, qui était rapporteur du Conseil royal,
ou à Martin Cortès, père de notre général, qui vivait à Mcdellin, ou
encore à Diego de Ordas, qui se trouvait à la cour. Les pièces furent
entourées de tels soins qu'elles parvinrent à leurs destinataires, qui
1 . Établissement public de l'administration générale des Inde-
564 CONQUÊTE
les adressèrent aussitôt en Flandre à Sa Majesté, sans en rendre nul
compte ni en donner aucune connaissance à l'évêque de Burgos. Ce-
lui-ci réussit cependant à savoir la chose et dit se réjouir que tout
l'or eût été perdu et capturé.
Laissons là l'évêque pour en revenir à Sa Majesté qui, en apprenant
ces nouvelles, regretta vivement la perte de son or; mais Elle vit un
motif de se réjouir dans la pensée que tant de richesses eussent pu
Lui être adressées et que le roi de France eût eu l'occasion de se
convaincre qu'il suffirait de ces présents pour qu'on pût faire la
guerre à son royaume. En outre, l'Empereur fit ordonner à l'évêque
de Burgos qu'il eût à favoriser et appuyer de son aide toutes les af-
faires qui concerneraient Gortès et la Nouvelle-Espagne, ajoutant qu'il
ne tarderait pas à revenir en Gastille et qu'alors II s'occuperait de
faire la lumière sur les discordes et procès entre Diego Velasquez et
Cortès.
Abandonnant ce sujet, nous dirons que nous apprîmes, à la Nou-
velle-Espagne, la perte de l'or et des richesses de la garde-robe de
Montezuma, la captivité d'Alonso de Avila et tout ce qu'au surplus
j'ai déjà rapporté. Nous en éprouvâmes le plus vif regret. Inconti-
nent, Gortès se mit à chercher et à réunir tout l'or qu'il lui fut possible
de rencontrer, et il en fit fabriquer un canon en or mélangé et* en
argent apporté de Mechoacan, afin de l'envoyer à Sa Majesté. On
donna à ce canon le nom de Phénix. Il est bon de dire aussi que la
ville de Guatitlan, que Gortès avait donnée à Alonso de Avila, resta
toujours sa propriété; son frère Gil Gonzalez de Benavides ne l'eut
en son pouvoir que trois ans plus tard, lorsqu'il vint de l'île de Cuba
et que déjà don Alonso de Avila, sorti des prisons de France, était
arrivé à Yucatan en qualité de trésorier. Ce fut alors que celui-ci
transmit ses pouvoirs à son frère, pour qu'il eût la jouissance de ses
possessions; mais il ne voulut jamais lui en faire le transfert défi-
nitif.
Nous abandonnerons ces vieilles histoires qui n'importent nulle-
ment à notre récit, et pendant que Gortès achève de faire fondre son
canon et de réunir l'or qui devait être envoyé à Sa Majesté, nous di-
rons ce qui advint à Sandoval et aux autres capitaines que notre
général avait envoyés coloniser les provinces dont j'ai parlé. Je sais
bien que quelques curieux lecteurs demanderont pourquoi, lorsque
Gortès envoya Pedro de Alvarado , Gonzalo de Sandoval et d'autres
capitaines pour conquérir et pacifier divers pays, je n'ai pas terminé
mon récit relatif à ce qu'ils firent dans ces provinces et à ce qui
advint à chacun d'eux dans son expédition. Ils seront surpris que je
revienne actuellement à ce sujet en obligeant mon récit à faire plu-
sieurs pas en arrière. Le motif que j'en donne, c'est que, tandis
qu'ils étaient en route vers les provinces à conquérir, arrivait aux
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 565
portes de la Villa Rica Ghristobal de Tapia, déjà mentionné par moi
bien souvent dans ce récit, venant en qualité de gouverneur du la
Nouvelle-Espagne. Gortès fut pris du désir de mettre en question ce
qu'il conviendrait de faire en cette conjoncture, et comme il tenait
Pedro de Alvarado et Gonzalo de Sandoval pour des chefs expéri-
mentés et de bon conseil, voulant s'assurer leur avis et leur bon vou-
loir, il envoya des courriers rapides les appeler. Il en résulta qu'ils
laissèrent en suspens leurs opérations et leurs conquêtes. Ainsi que
je l'ai dit, ils se rendirent où il convenait d'aller pour l'affaire de
Ghristobal de Tapia, qui était plus importante pour le service de
Sa Majesté, attendu qu'il fut tenu pour certain que, si Tapia était
resté en qualité de gouverneur, la Nouvelle -Espagne et Mexico n'au-
raient pas tardé à se soulever comme autrefois. Sur ces entrefaites,
Ghristobal de Oli revint aussi de Mechoacan , pays peu éloigné de
Mexico et que ce chef trouva fort pacifique. On lui donna là beau-
coup d'or et d'argent. Gomme d'ailleurs il était nouvellement marié
à une femme jeune et belle, il mit de la hâte à son retour. Au
surplus, après l'affaire, de Tapia, survint le soulèvement du Pa-
nuco, et Gortès lui-même fut obligé de s'occuper de sa pacification,
ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui s'y réfère. On perdit aussi
du temps pour écrire à Sa Majesté, envoyer l'or et régler les pou-
voirs que nous donnâmes à nos procureurs que j'ai déjà nommés.
C'est à cause de ces embarras, arrivés les uns après les autres, que
je suis obligé de rappeler maintenant à mes souvenirs les événements
dont il s'agit et qui se passèrent comme je vais dire.
CHAPITRE GLX
Gomme quoi Gonzalo de Sandoval arriva avec son armée à un village appelé Tustc-
peque; ce qu'il y fit. Comme quoi aussi il avança jusqu'à Guazacualco et tout ce
qui lui advint encore.
Gonzalo de Sandoval étant arrivé à un village appelé Tustepeque,
toute la province envoya faire sa soumission, à l'exception de certains
capitaines mexicains qui avaient trempé dans l'assassinat de soixante
Espagnols, y compris quelques femmes de Gastille, qui s'étaient
arrêtés malades dans ce village, à l'époque de Narvaez. Cette déplo-
rable tuerie coïncida aussi avec notre déroute de Mexico. Deux mois
après l'assassinat de ces malheureux, je fus avec Sandoval à ce village
et je logeai dans une sorte de petite tour qui était un oratoire d'idoles,
où nos compatriotes s'étaient fortifiés quand on se souleva contre eux.
On les y investit et, par la faim, par la soif et à forer de blessures,
ils y perdirent tous la vie. Je dis queje m'établis sur celte petite tour,
566 CONQUÊTE
parce qu'il y avait beaucoup de moustiques pendant le jour dans ce
village de Tustepeque. Là, grâce à la hauteur du monument et au
courant d'air, on avait moins d'insectes qu'en bas. J'avais aussi choisi
cet endroit parce qu'il était voisin du logement occupé par Sandoval.
Pour revenir à notre récit, je dois dire que notre chef fit en sorte de
s'emparer des capitaines mexicains qui avaient attaqué et mis à mort
nos soixante pauvres soldats. Il eut la chance de prendre le principal
d'entre eux; il le fit juger et on le brûla vif en exécution de la sen-
tence. Il y en avait d'autres avec lui qui méritaient la même peine;
mais on fit semblant d'ignorer leurs méfaits ; le supplicié paya pour
tout le monde.
Gela fait, Sandoval invita à la soumission certains villages zapo-
tèques, autre province qui se trouve à environ dix lieues de Tuste-
peque; les habitants s'y étant refusés, notre chef envoya, pour les y
contraindre, un capitaine appelé Briones (je l'ai déjà nommé plusieurs
fois) qui commanda l'un des brigantins et avait été soi-disant bon
soldat en Italie. Il lui donna cent hommes environ en y comprenant
trente arbalétriers et gens d'escopette, et avec eux cent alliés fournis
par les villages qui venaient de se soumettre. Tandis que le Briones
marchait en bon ordre avec sa troupe, les Zapotèques, paraît-il, appri-
rent qu'il avançait contre leurs villages. Ils lui dressèrent une embus-
cade sur son chemin et le forcèrent à reculer en toute hâte, roulant
en désordre sur les pentes de la montagne jusqu'en bas. On lui blessa
plus du tiers des soldats qu'il avait emmenés ; l'un d'eux mourut
môme de ses blessures. Les sierras sur lesquelles ces villages se trou-
vent bâtis sont si rudes et si escarpées que des chevaux n'y peuvent
point monter et que les soldats s'y voyaient obligés de marcher à pied,
un à un, par des sentiers très-étroits, comme des moutons dont on
fait le compte. Il y a des brouillards et de la rosée qui rendent les
chemins très -glissants. Les habitants étaient armés de lances plus
longues que les nôtres, faites d'un couteau d'obsidienne long d'une
brasse et qui coupait mieux que nos épées. Ils se servaient aussi d'un
bouclier long avec lequel ils pouvaient couvrir tout leur corps ; avec
cela beaucoup de flèches, de pieux et de pierres. Ces Indiens sont fort
alertes et merveilleusement rusés; ils ont l'habitude de communiquer
entre eux au moyen de sifflements et de cris qui forment écho et
résonnent longuement dans la montagne. Toujours est-il que le capi-
taine Briones s'en revint avec sa troupe fort maltraitée et atteint lui-
même d'une flèche. Le village où il fut défait s'appelle Tiltepeque.
Plus tard, quand ce village fut soumis, on le donna, en commanderie,
à un soldat appelé Ojeda, le Borgne, qui vit actuellement dans le bourg
de San-Ildefonso.
Lorsque Briones se présenta à Sandoval pour lui faire le rapport
de ce qui était arrivé et raconter son aventure avec ces valeureux In-
DE LA NOUVELLE -ESPAGNE. 567
dicns, comme Sandoval était d'un naturel bienveillant, et qu'au sur-
plus Briones se targuait d'une grande bravoure, prétendant qu'en
Italie il avait tué, blessé, pourfendu des têtes et des corps d'hommes,
notre chef se permit de lui dire : « Vous paraît-il, capitaine, que ces
pays-ci soient différents de ceux où vous fîtes autrefois la guerre? »
Briones répondit un peu fâché qu'il jurait ses grands dieux qu'il ai-
merait mieux guerroyer contre canons et grandes armées, voire môme
contre Turcs et Maures, que d'en venir aux mains avec ces Zapotè-
ques, et il en donnait des raisons qui paraissaient fondées. Gela n'em-
pêcha pas que Sandoval répliquât qu'il voudrait bien ne l'avoir point
envoyé, puisqu'il s'était ainsi fait battre. Il ajouta qu'il aurait cru
qu'après s'être tant vanté de ses hauts faits en Italie, il ferait ici de
plus courageux efforts. Gomme d'ailleurs Briones était venu depuis
peu de Castille, Sandoval lui dit : « Que penseront donc à présent les
Zapotèques? Ils prétendront sans doute que nous ne sommes pas des
hommes autant qu'ils nous croyaient l'être. »
Abandonnons le sujet de cette expédition, puisqu'elle fit du tort au
lieu d'être utile, et disons comment Sandoval envoya demander la
soumission d'une autre province appelée Xaltepeque, appartenant en-
core aux Zapotèques et confinant à une autre province habitée parles
Minxes, hommes très-agiles et très-belliqueux, qui étaient en querelle
avec les habitants de Xaltepeque, ceux-là mêmes que Sandoval venait
d'inviter à vivre en paix avec nous. Vingt caciques et personnages
marquants, choisis parmi eux, vinrent se présenter en apportant un
présent d'or en grains récemment recueilli dans les mines et placé
dans dix petits tubes. Ils présentaient en même temps des joyaux de
différentes formes. Ils étaient vêtus de longues robes de coton, des-
cendant jusqu'aux pieds, et ornées de dessins variés, comme qui di-
rait des burnous à la mode mauresque. Arrivés près de Sandoval, ils
firent leur offre d'un air respectueux et le capitaine la reçut avec un
visage joyeux. Il leur lit donner des verroteries de Castille, leur pro-
diguant, du reste, les égards et les flatteries. Ils demandèrent à notre
chef le secours de quelques tentes (on sait que c'est ainsi qu'ils ap-
pelaient les Espagnols), pour marcher ensemble contre les villages
des Minxes, leurs ennemis, qui portaient la guerre chez eux. Mais
Sandoval ne pouvait en ce moment disposer d'aucun homme pour
leur prêter le secours demandé, attendu que ceux dont Briones s'était
servi avaient tous des blessures; d'autres se trouvaient malades et
quatre étaient morts, car le pays est très-chaud et malsain. Il employa
donc les meilleures paroles pour leur dire qu'il enverrait à Mexico
prier Malinche de leur expédier beaucoup de teules; qu'ils eussent à
se maintenir jusqu'à leur arrivée; qu'en attendant, du reste, dix des
nôtres iraient avec eux pour étudier les passages et le pays, afin de
mieux faire plus tard la guerre à leurs ennemis. La vérité est que
568 CONQUÊTE
Sandoval n'eut cette idée que pour saisir l'occasion d'observer les vil-
lages et les mines d'où ils avaient retiré l'or qu'ils apportaient.
Ce fut ainsi qu'il leur donna congé, gardant seulement trois d'entre
eux, auxquels il ordonna de rester pour marcher en notre compagnie.
Sans retard du reste, il dépêcha pour aller visiter les villages et les
gisements aurifères, un soldat appelé Alonso del Gastillo, le Réfléchi.
Sandoval m'ordonna d'y aller avec lui, en compagnie de six autres
soldats, avec la recommandation de Lien examiner les mines et la na-
ture de ces villages. Mais je veux dire pourquoi ce capitaine, qui al-
lait avec nous en qualité de chef, était appelé Gastillo le Réfléchi. La
raison est celle-ci. Il y avait dans la compagnie de Sandoval trois sol-
dats du nom de Gastillo; l'un d'eux était un vrai galant et il s'en
vantait en ces temps-là ; c'était moi : aussi m'appelait-on Gastillo le
Galant. Quant aux deux autres Gastillo, l'un d'eux était ainsi fait,
qu'il s'absordait toujours dans ses pensées. Lorsqu'on était en conver-
sation avec lui, il réfléchissait longtemps à ce qu'il devait dire, et
quand il se décidait à répondre et à parler, il avait une distraction et
proférait des choses à nous faire rire. C'es,t ce qui nous le fit appeler
Gastillo le Distrait. L'autre, c'était Alonso del Gastillo, celui-là même
qui allait nous commander. Il était très-prompt à parler tout à coup de
n'importe quoi; il répondait toujours nettement à ce qui lui était de-
mandé : nous l'appelions Gastillo le Réfléchi.
Nous laisserons ces plaisanteries pour revenir à dire que nous fûmes
dans cetle province voir les mines. Nous emmenâmes un grand nom-
bre d'Indiens des villages. Ils s'occupèrent à laver des dépôts dans
des sortes de baquets, sur trois rivières différentes. En chaque en-
droit, ils obtinrent de l'or dont ils remplirent quatre petits tubes
longs comme le doigt médius et un peu moins épais que les tuyaux
des plumes de nos canards de Castille. Nous retournâmes avec cet
échantillon d'or auprès de Sandoval qui s'en réjouit et fut convaincu
que le pays était riche. Il s'occupa incontinent à faire le partage de
toutes ces peuplades et de la province entière entre les Espagnols
qui devaient les habiter en qualité de colons. Il prit pour lui certains
villages dont l'ensemble formait le Gruazpaltepeque, pays avoisinant
les mines et passant dans ce temps-là pour être ce qu'il y avait de
mieux dans la province. Il en retira même tout de suite quinze mille
piastres d'or, et il était convaincu qu'il venait de s'adjuger un lot
excellent. Il attribua Xaltepeque, qui nous avait fourni l'or que nous
rapportâmes, au capitaine Luis Marin qui se crut gratifié d'un opu-
lent comté. Or, tout cela se trouva être fort mauvais, aussi bien ce
que Sandoval prit pour lui que ce qu'il donna à Luis Marin. Notre
chef voulait que moi aussi je restasse en cette province où il me don-
nait d'excellents Indiens d'un fort gros produit; et plût à Dieu que je
les eusse acceptés! On appelait ces lieux Maltlatan et Orizaba. C'est
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 569
là que se trouvent aujourd'hui les plantations du Vice-Roi. Dans ce
lot se voyait encore le village qu'on appelle Ozotequipa. Je ne les vou-
lus point accepter. Il me sembla qu'en n'accompagnant point Sando-
val dont j'étais l'ami, j'aurais fait une chose indigne des sentiments
dont j'étais personnellement animé. Mon chef comprit bien ma pen-
sée, et il est très-vrai que je me conduisis ainsi pour me trouver à
côté de lui dans les batailles, si nous avions à en livrer encore. N'en
parlons plus et disons que Sandoval appela Medellin le bourg qu'il
fonda, pour se conformer à l'ordre de Gortès qui était natif de Me-
dellin enEstramadure. Ge fut alors un port situé sur le fleuve appelé
Ghalchocueca, que nous avions nommé autrefois Rio de Banderas.
C'est le lieu même où nous avions acquis seize mille piastres, au moyen
d'échanges. Les embarcations remontaient par ce fleuve, avec les mar-
chandises venues de Castille, jusqu'à ce que le port fût transféré à
Yera Gruz.
Nous prendrons maintenant le chemin de Guazacualco qui se trouve
à environ soixante lieues de la Villa de la Vera Gruz, laquelle était
déjà colonisée. Nous entrâmes dans une province appelée Gitla, la
plus fraîche, la mieux approvisionnée et la plus peuplée que nous
eussions vue jusque là. Elle se soumit à nous à l'instant. C'est de ce
district que j'ai déjà parlé comme ayant douze lieues de long, autant
de largeur et comme étant partout couvert d'habitants. Nous arri-
vâmes au grand fleuve de Guazacualco. De là nous fîmes appeler les
caciques des autres villages, celui où nous étions étant le chef-lieu
de la province. Mais trois jours se passèrent sans qu'ils vinssent ou
fissent parvenir une réponse. Gela nous convainquit qu'ils se propo-
saient d'être hostiles. Il est, en effet, certain que leur avis avaiï. été
d'abord de ne pas nous laisser passer le fleuve. Mais, après réflexion,
ils résolurent de se présenter à nous au bout de cinq jours. Ils ap-
portèrent des vivres et quelques bijoux d'un or très-fin, en disant
que, lorsque nous voudrions passer l'eau, ils amèneraient beaucoup
de grandes embarcations. Sandoval leur en témoigna de la reconnais-
sance et il prit conseil de quelques-uns d'entre nous pour savoir si
nous devions nous hasarder à passer tous ensemble et d'une seule fois
sur les embarcations. Nous conseillâmes de faire d'abord traverser le
fleuve par quatre soldats qui seraient chargés de sonder les disposi-
tions d'un petit village situé sur la rive, et de s'assurer si les habi-
tants nous étaient hostiles, tandis qu'avant de nous embarquer tous
ensemble, nous garderions avec nous le cacique principal appelé To-
chel. Les quatre soldats partirent donc; ils examinèrent ce qui fai-
sait l'objet de leur commission et ils revinrent en faire le rapport à
Sandoval, assurant que tout était pacifique. Le fils du cacique Tochel
vint même en leur compagnie, apportant un autre présent en or, de
peu de prix, il est vrai. Sandoval lui fit mille flatteries; il lui donna
£70 CONQUÊTE
l'ordre d'amener cent canots, amarrés deux à deux, et nous transpor-
tâmes sur l'autre rive tous les chevaux, un des jours de la Pâque du
Saint-Esprit.
Pour ne pas perdre le temps en vaines paroles, nous nous occupe-
rons tout de suite du village qui se trouvait sur la rivière. Nous lui
donnâmes le nom de bourg du Saint-Esprit, et nous l'appelâmes de
ce nom insigne d'abord parce que nous vainquîmes Narvaez le jour
de la fête du Saint-Esprit; ensuite parce que nous l'avions pris
pour notre mot d'ordre lors de la rencontre dans laquelle nous bat-
tîmes ce général et le fîmes prisonnier ; en outre, parce que nous ve-
nions de traverser ce fleuve en un jour de cette même fête ; et, enfin,
parce que tous ces districts se soumirent sans nous avoir fait d'abord
la guerre. Cette province fut alors colonisée par la fleur des cavaliers
et soldats partis de Mexico avec Sandoval. Ce furent : Sandoval lui-
même, Luis Marin, un certain Diego de Grodoy, le capitaine Fran-
cisco de Médina, Francisco Marmolejo, Francisco de Lugo, Juan
Lopez de Aguirre, Hernando de Montes de Oca, Juan de Saiamanca,
Diego de Azamar, un certain Mantilla, un soldat appelé Mexia
Rapapelo, Alonso de Grado, le licencié Ledesma, Luis de Busta-
mante, Pedro Gastellar, le capitaine Briones et moi, avec plusieurs
autres caballeros et personnes de qualité; je n'en finirais pas si je
devais tous les nommer ici, mais tenez pour certain que, quand il
s'agissait d'une réjouissance publique ou d'une revue, nous nous
présentions sur la place environ quatre-vingts cavaliers, avec cette
particularité que quatre-vingts cavaliers, alors, c'était plus que ne
seraient cinq cents aujourd'hui. La raison en est qu'il n'y avait dans
la Nouvelle-Espagne que très-peu de chevaux et qu'ils étaient fort
chers. Il en résultait qu'un petit nombre d'entre nous seulement
pouvaient arriver à en acheter.
Quoi qu'il en soit, je vais dire comment Sandoval partagea entre
nous cette province et ces villages, après les avoir fait visiter, distin-
guer les terrains et apprécier les mérites de toutes les localités. Les
districts qui entrèrent dans le partage furent les suivants : d'abord
(juazacualco, Gruazpaltepeque, Tepeca, Chinanta et le pays des Zapo-
tèques ; de l'autre côté du fleuve, le district de Gopilco, Ciinatan,
Tabasco, les sierras de Gachula, tous les Zoqueschas, Tacheapa,
Ginacatan, tous les Quilenes et Papanachasta. Nous tous qui nous
trouvions dans le chef-lieu en ce moment, nous eûmes notre part des
peuplades que je viens de nommer; et certes il eût mieux valu que je
ne fusse pas resté en ce lieu, comme le prouvera ce qui advint ensuite;
car le sol est pauvre et nous eûmes à supporter des procès avec trois
bourgs qui se colonisèrent plus tard ; ce furent la Villa Rica de Vera
Gruz à propos de Guazpaltepeque, Chinanta et Tepeca; le bourg de
Tabasco pour Cimatan et Topeco; Chiapa relativement aux Quilenes
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 071
et auxZoques, et enfin San Ildefonso à propos des Zapolèques. Tons
ces différends provinrent de ce que ces bourgs furent colonisés alors
que nous avions déjà colonisé nous-mêmes Guazacualo. Nous serions
riches, aujourd'hui, si Ton nous eût laissé nos premières limites. La
raison qui attira des colons postérieurement sur les centres en ques-
tion, c'est que Sa Majesté daigna ordonner qu'on enclaverait dans
leurs dépendances tous les villages d'Indiens les plus rapprochés de
chaque bourg nouveau. Il en résulta que de toutes parts on nous rogna
les basques et nous restâmes frustrés. Tels furent les motifs qui fi-
rent avec le temps dépeupler Guazacualco, de sorte qu'après avoir
possédé la population la plus fleurie, composée des plus généreux con-
quistadores qu'il y eût dans la Nouvelle-Espagne, c'est aujourd'hui
un petit bourg qui ne compte que fort peu d'habitants.
Reprenons notre récit et disons qu'au moment où Sandoval s'occu-
pait du soin de peupler Guazacualco et travaillait à la soumission
d'autres provinces, il vint des lettres annonçant qu'un navire- était
entré dans le fleuve d'Aguayalco ; là se trouvait un mauvais port à
quinze lieues de distance du point où nous étions. Dans ce navire
venait de Cuba la senora dona Catalina Juarez Mercayda, femme de
Cortès ; elle arrivait en compagnie de Juan Juarez, son frère, qui
devint habitant de Mexico, et d'une dame Zambrano avec ses enfants,
fils et filles, issus de son union avec Yillegas, de Mexico. La grand'-
mère venait avec eux, ainsi que plusieurs autres dames mariées ' . Il
me semble que là vint aussi Elvira Lopez, la Longue, alors épouse de
Juan de Palma, qui était venu avec nous, et qui plus tard fut pendu,
ce qui fît que la susdite Elvira devint la femme d'un certain Argueta.
Là venait aussi Antonio Diosdado, qui plus tard se fit habitant de
Guatemala. Arrivèrent encore bien d'autres individus dont je ne me
rappelle pas les noms. Gonzalo de Sandoval, ayant reçu cette nou-
velle, s'entoura de la plus grande partie de ses capitaines et soldats,
et nous fûmes ensemble recevoir la dame de notre général, ainsi que
la plupart de celles qui venaient en sa compagnie. Je me rappelle
qu'il avait tellement plu, qu'il nous était impossible de mettre à
profit les chemins frayés et de traverser les rivières et ruisseaux, tant
ils avaient grossi en sortant de leurs lits. Les vents du nord avaient
été très-forts et c'était précisément à cause de ce mauvais temps
que le navire en question, craignant d'être jeté à la côte, entra au
port d'Aguayalco. La senora dona Catalina Juarez Mercayda et toutes
ses compagnes se réjouirent beaucoup de nous voir. Nous les condui-
sîmes, sans retard, au bourg de Guazacualco, Sandoval s'empressa
d'en donner la nouvelle à Cortès par des courriers rapides, et il se
1. Cet arrivage de dames espagnoles mérite d'attirer notre attention, car, jusque-
là, l'expédition ne comptait pas au delà de dix ou douze femmes de Caslille. que nous
aurons du reste l'occasion de nommer plus tard.
572 CONQUÊTE
mit en route pour Mexico avec Briones, Francisco de Lugo et d'autres
caballeros pour accompagner ces dames. On a dit qu'en recevant la
nouvelle, Gortès éprouva du regret de cette arrivée; mais la vérité
est qu'il ne le fit nullement paraître et qu'il ordonna qu'on allât à la
rencontre des dames et qu'il leur fût rendu les plus grands honneurs
dans tous les villages qu'elles traverseraient pour arriver à Mexico.
Il y eut dans cette ville des réjouissances publiques et des carrousels.
Nous apprîmes que l'épouse de Gortès mourut d'un accès d'asthme
trois mois après son arrivée.
Nous devons dire maintenant ce qui advint à Villafuerte qui avait
été coloniser Zacatula, ainsi qu'à Juan Alvarez Ghico qui alla à Co-
lima. Le premier de ces chefs fut très-vivement attaqué; on lui tua
quelques hommes. Tout le pays s'était soulevé; personne ne voulait
ni obéir ni payer tribut. La même chose arriva à Juan Alvarez Ghico.
Gortès. en recevant ces nouvelles, éprouva le plus vif regret. Ayant
sous la main Chris toval de Oli qui venait d'arriver riche de l'affaire
de Mechoacan, après avoir pacifié cette province, notre général crut
devoir profiter de sa bonne chance en l'envoyant pacifier les deux
provinces de Zacatula et de Golima. Il résolut donc de l'expédier et
lui donna quinze cavaliers avec trente arbalétriers et gens d'escopette
pour l'accompagner. Tandis qu'il était en route et s'approchait de
Zacatula, les naturels du lieu l'attendirent de pied ferme en un mau-
vais passage, lui tuèrent deux soldats et lui en blessèrent quinze, ce
qui ne l'empêcha pas de les mettre en déroute. Il arriva au bourg où
se trouvait Villafuerte avec les colons qui n'osaient se rendre aux
villages dont ils avaient la commanderie, de crainte qu'il ne leur ar-
rivât malheur, sachant qu'on avait tué quatre Espagnols dans ces
localités. Il arrivait, en effet, dans les provinces et dans les villes
colonisées, que les Indiens sur lequels s'exerçait la commanderie se
soulevaient quand on leur demandait le payement des tributs et met-
taient à mort tout ce qu'ils pouvaient d'Espagnols. Lorsque Ghnsto-
val de Oli fut assuré de la tranquillité de cette province qui s'était
décidément soumise, il se rendit de Zacatula à Golima. Il trouva
celle-ci en état de guerre ouverte et il eut quelques rencontres avec
les naturels du lieu qui lui blessèrent un grand nombre d'hommes ;
mais il finit par les battre complètement et par les soumettre. Je ne
sais pas bien ce qu'il advint de Juan Alvarez Ghico qui était allé là
comme commandant de l'expédition ; mais il me semble qu'il mourut
dans cette campagne. Ayant achevé la pacification de Golima et la
croyant définitive, Christoval de Oli, qui était marié avec une belle
Portugaise que j'ai dite s'appeler doua Felipa de Araujo, reprit, le
chemin de Mexico. Mais à peine y était-il de retour qu'on se souleva
de nouveau à Golima et à Zacatula. En ce même moment arrivait à
Mexico Gronzalo de Sandoval avec doua Gatalina Juarez Mercayda,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 573
Juan Juarcz et toutes les compagnes de voyage dont j'ai parlé plus
haut. Cortès fui d'avis de charger ce capitaine de la pacification de
ces provinces. Il partit donc avec un petit nombre de cavaliers qu'on
lui donna, et environ quinze arbalétriers et gens d'escopette choisis
parmi les vieux conquistadores; il arriva à Colima, y châtia deux ca-
ciques et y fit si adroitement les choses qu'il établit la paix dans
toute la province, laquelle ne se souleva jamais plus. Il passa par Za-
catula, y obtint le même résultat et se rendit aussitôt à Mexico.
Revenons maintanant à Guazacualco pour dire qu'aussitôt après le
départ de Sandoval pour la capitale, avec dona Gatalina Juarez, la
plupart des provinces qui formaient les commanderies entrèrent en
état de rébellion et nous eûmes la plus grande peine à les pacifier
de nouveau. Le premier soulèvement eut lieu dans le pays de Xalte-
peque et des Zapotèques, dont les villages se trouvaient situés sur
de mauvaises sierras très-élevées. A leur exemple, on se souleva
aussi dans les districts de Gimatan et de Copilco, parsemés de riviè-
res et de marécages. D'autres provinces en firent autant, et même à
douze lieues de notre bourg il y eut des villages qui assassinèrent
leurs commandeurs. Tout cela nous donna beaucoup à faire pour ar-
river à la pacification. Nous étions en expédition avec le capitaine
Luis Marin, unalcalde ordinaire et tous les regidores de notre bourg,
lorsqu'on nous apporta des lettres annonçant qu'un navire venait
d'arriver au port avec Juan Bono de Quexo, natif de Biscaye, et que
le bâtiment, qui était petit, avait remonté le fleuve jusqu'au chef-
lieu. Il était dU- qu'il apportait des lettres et des provisions de Sa
Majesté, dont on devait nous faire la notification. On nous priait de
revenir au bourg le plus tôt possible en suspendant la pacification
de la province.
Ayant reçu cette nouvelle, nous fûmes tous avec le lieutenant Luis
Marin, les alcaldes et les regidores, voir ce qu'on voulait de nous.
Après nous être embrassés et nous être donné la bienvenue les uns
aux autres, Juan Bono, qui était bien connu de nous depuis son ar-
rivée avec Narvaez, nous dit qu'il nous demandait en grâce de bien
vouloir nous réunir en conseil pour qu'il pût nous notifier certaines
provisions de Sa Majesté et mettre en notre pouvoir des lettres de
don Juan Rodriguez de Fonscca, qu'il apportait pour nous tous. Il
paraît, du reste, qu'il apportait aussi des blancs-seings à la signa-
ture de l'évêque. Or, en attendant qu'on fût nous requérir où nous
nous trouvions, Juan Bono prit soin de s'informer des noms des re-
gidores. Il put alors inscrire dans les lettres signées en blanc les
offres que l'évêque nous faisait, pour le cas où nous livrerions le
pays à Ghristobal de Tapia, car Juan Bono ignorait qu'il s'en fût re-
tourné à Saint-Domingue. L'évêque s'était persuadé, en effet, que
nous ne voudrions pas le recevoir, et dans cette conviction il envoya
5 74 CONQUÊTE
Juan Bono on commission. Il y avait pour moi, en ma qualité de regi-
dor, une lettre de l'évêque lui-même, écrite par Juan Bono. Lorsque
nous fûmes entrés en conseil et que nous eûmes vu les dépêches et
les provisions, sans qu'auparavant nous eussions pu pressentir ce
que c'était, nous terminâmes prestement cette affaire en disant que
Tapia était déjà retourné en Gastille et que lui, Juan Bono, n'avait
qu'à aller à Mexico, où se trouvait Gortès, qui lui dirait ce qui serait
à sa convenance. Lorsque le voyageur apprit que Tapia n'était plus
dans le pays, il devint fort triste et il s'embarqua dès le lendemain.
Il se rendit à la Villa Rica et de là à Mexico. Ge qui arriva alors, je
l'ignore; seulement j'entendis dire que Gortès lui donna un secours
pour retourner à la côte, et que de là il s'en revint en Gastille.
Nous interromprons notre récit, quoiqu'il y eût, à ce sujet, bien
des choses à dire encore; car, pendant tout le temps que nous rési-
dâmes dans ce bourg, nous nous vîmes dans la nécessité de faire
d'incessantes expéditions, au prix de grandes fatigues, contre les pro-
vinces révoltées. Mais revenons à Pedro de Alvarado pour dire ce qui
lui advint dans sa colonisation de Tutepeque.
CHAPITRE GLXI
Comment Pedro de Alvarado fut à Tutepeque pour fonder une villa ; ce qui lui advint
dans la pacification de cette province et dans l'établissement de la villa.
Il nous faut revenir quelque peu en arrière, pour entamer le récit
de l'expédition que Pedro de Alvarado entreprit sur Tutepeque.
Après la prise de Mexico, la nouvelle de la ruine de cette capitale
s'étant répandue dans les districts et provinces, on venait de toutes
parts pour féliciter Gortès et s'offrir pour sujets de Sa Majesté. Au
nombre des villages qui firent cette démarche, il en faut compter un
nommé Teguantepeque des Zapotèques. Ses envoyés apportèrent à
Gortès un présent en or, en disant que d'autres villages un peu plus
éloignés, appartenant au district de Tutepeque, étaient leurs mortels
ennemis, qu'ils les attaquaient sans cesse parce que Teguantepeque
avait envoyé faire le serment d'obéissance à Sa Majesté ; que ces en-
nemis habitaient la côte de la mer du Sud, et qu'ils étaient fort riches
tant en joyaux d'or qu'en gisements miniers. Ces émissaires deman-
daient à Gortès avec beaucoup d'instances qu'il voulût bien leur
donner le secours de cavaliers, d'arbalétriers et de gens d'escopette
pour marcher contre leurs ennemis. Gortès répondit très-affectueuse-
ment qu'il enverrait avec eux le Tonatio (on sait qu'on appelait ainsi
Pedro de Alvarado). 11 pria fray Bartolomé d'aller avec Alvarado à
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 575
qui il donna environ cent quatre-vingts soldats, en y comprenant
trenle-cinq cavaliers, lui prescrivant de demander vingt hommes de
plus, la plupart arbalétriers, à la province de Guaxaca où comman-
dait un certain Francisco de Orozco, attendu que cette province était
déjà pacifiée. Ce chef régla son départ sur Tordre qui lui était donné
et partit de Mexico en l'année 1522. Il avait reçu de Gortès la com-
mission de voir en route certains peûoles que Ton disait révoltés;
mais il rencontra partout des gens pacifiques et pleins de bon vou-
loir, dans les quarante jours qu'il lui fallut pour arriver à Tutepe-
que.Le seigneur du lieu, ainsi que toutes les personnes de qualité, en
apprenant qu'il approchait de la ville, en sortirent pour aller au-de-
vant de lui de l'air le plus pacifique. Ils l'emmenèrent loger dans la
partie la mieux peuplée de l'endroit, là même où le cacique avait ses
oratoires et ses vastes demeures. Les maisons étaient très- rappro-
chées les unes des autres et couvertes en chaume; la province ne
faisait pas usage de terrasses dans les constructions, parce que la
chaleur y est considérable.
Fray Bartolomé dit à Alvarado, ainsi qu'à ses capitaines et soldats,
qu'il n'était pas prudent de s'installer dans des maisons si rappro-
chées les unes des autres, parce que, si on y mettait le feu, il serait
impossible d'échapper aux flammes. Le conseil parut bon et la réso-
lution fut prise de se transporter aux dernières maisons de la ville.
A peine y fut-on installé que le cacique s'empressa d'apporter au ca-
pitaine de grands présents en or et des vivres. Chaque jour que l'on
passa dans cette localité, ces mêmes présents en or furent sans cesse
renouvelés. Alvarado, voyant qu'il y avait tant de ce métal précieux,
commanda au cacique des étriers en or sur le modèle de ceux qu'il
lui donna pour être imités. On ne tarda pas à les apporter ainsi faits.
Mais, à peu de jours de là, il fit mettre ce même cacique en prison,
parce que des gens de Teguantepeque lui dirent que cette province
allait se soulever, et que lorsqu'on avait logé ses soldats dans les
maisons des idoles ce n'avait été que dans l'intention d'y mettre le
feu et de les faire tous mourir. Ce fut à cause de cela qu'il fit arrêter
le cacique. Quelques Espagnols de bonne foi et très-dignes d'être
crus assurèrent que cette mesure fut prise pour lui arracher plus
d'or encore, et que sans aucune raison ni justice on le laissa mourir
en prison. Quoi qu'il en soit, il est certain que ce cacique donna à
Pedro de Alvarado plus de trente mille piastres, et qu'il mourut d'en-
nui et des effets de la prison. Les consolations et les encouragements
de fray Bartolomé de Olmedo ne suffirent pas pour l'empêcher de
succomber à la colère et à l'affliction. Un de ses fils lui succéda dans
la charge de cacique. Alvarado lui arracha encore plus d'or qu'à son
père.
Il envoya ensuite visiter les villages du district et il les répartit
576 CONQUETE
entre les nouveaux colons. Il fonda un bourg auquel il donna le nom
de Segura, parce que la plupart de ceux qui en devinrent les habi-
tants avaient déjà habité Segura de la Frontera, qui était Tepeaca.
Gela étant fait, comme d'ailleurs il avait ramassé une bonne somme
de piastres d'or, il se proposa de la présenter à Cortès à Mexico. Il
lui fut, au surplus, mandé d'apporter à la capitale, quand il viendrait,
tout l'or qu'il pourrait recueillir, afin qu'on l'envoyât à Sa Majesté,
attendu que les Français s'étaient emparés de ce qu'on avait fait re-
mettre par Alonso de Avila et Quinones. Il lui était recommandé de
n'en rien donner à aucun des soldats qui l'accompagnaient. Alvarado
se préparait à partir pour Mexico lorsque quelques hommes, la plu-
part arbalétriers et gens d'escopette, formèrent une conjuration dans
le but de donner la mort à Pedro de Alvarado et à ses frères, parce
qu'ils emportaient tout l'or sans en faire le partage, et qu'ayant de-
mandé plusieurs fois leurs parts, ces soldats n'avaient obtenu que
des refus. Ils se plaignaient aussi qu'on ne leur eût pas donné de
bons Indiens en partage. Si un nommé Trebejo, qui faisait partie de
la conjuration, ne l'eût découverte à fray Bartolomé de Olmedo, les
conjurés fussent tombés cette nuit-là même sur leurs victimes. Alva-
rado apprit le complot par le moine, qui le lui révéla à l'heure des
vêpres, tandis qu'ils allaient à cheval à la chasse sur des plaines cou-
vertes de pâturages 4 et que marchaient en leur compagnie, à cheval
aussi, quelques-uns de ceux qui faisaient partie de la conjuration.
Voulant dissimuler avec eux, il leur dit : « Senores, je viens d'être
pris de douieur au côté; regagnons nos logements et qu'on appelle
un barbier pour me saigner. » A peine arrivé, il manda ses frères
Jorge et Gonzalo Gromez, ainsi que les alcaldes et alguazils. On ar-
rêta les membres de la conjuration, et on fit justice de deux d'entre
eux, en les pendant. C'étaient un certain Salamanca, natif du Gon-
dado, qui avait été pilote, et un Levantin nommé Bernardo. Ils mou-
rurent en bons chrétiens, car fray Bartolomé s'occupa d'eux avec
zèle.
1. Le texte espagnol dit : Yendo a caballo â casa por unas cabanas. J'ai déjà
fait remarquer dans ma première édition combien il me paraissait difficile de tra-
duire le mot cabanas. J'y trouvais même alors une difficulté telle que je me résolus
à croire que ce mot était le résultat d'une faute d'impression. Je me demande aujour-
d'hui; non sans raison, si le mot cabana n'aurait pas été employé, au temps de
Bernai Diaz, dans une acception différente de celle qu'il a aujourd'hui. En parlant de
sa signification première qui lui fait désigner une de ces cabanes roulantes servant
aux bergers à garder leurs troupeaux parqués [tendant la nuit, on en était arrivé à
appeler cabana l'ensemble du troupeau lui-même. Par extension n'aurait-on pas dé-
signé par le même mot le pâturage limité sur lequel il devait prendre sa nourriture ?
S'il en était ainsi, et je le crois, on aurait pu appeler cabana un lieu de pâturage où
les chevreuils nombreux du Mexique se seraient réunis en troupeaux. En ce cas très-
probable, on devrait dire, comme je traduis aujourd'hui, qu'Alvarado allait à la
chasse « sur des plaines couvertes de pâturages. »
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 577
Cet exemple suffit pour apaiser les autres mutins. Alvarado partit,
aussitôt après, pour Mexico, avec tout l'or, le bourg étant définitive-
ment fondé. Mais ceux qui restèrent en qualité de colons ne tardè-
rent pas à s'apercevoir que ce qui leur était échu en partage dans le
pays n'avait pas grande valeur ; la contrée était très-chaude et mal-
saine1. Plusieurs d'entre eux tombèrent malades; les naborias et les
esclaves qu'ils avaient amenés étaient morts. Le pays était d'ailleurs
infesté de vampires, de moustiques et même de punaises. Ajoutez à
cela, surtout, qu'Alvarado avait emporté tout l'or sans leur en laisser
la moindre parcelle. Ils convinrent donc de sortir de peine en aban-
donnant le bourg. Plusieurs d'entre eux s'en revinrent à Mexico,
quelques-uns à Gruaxaca et à Guatemala; d'autres se dispersèrent en
différentes directions. Gortès, l'ayant su, envoya faire une enquête et
il découvrit que c'étaient les alcaldes et les regidores qui avaient fait
décider en conseil de déserter les lieux. Les coupables furent con-
damnés à mort. Mais fray Bartolomé pria instamment Gortès de ne
pas les faire pendre, de sorte que la peine fut changée en exil. C'est
ainsi que se passèrent les affaires de Tutepeque. Jamais à l'avenir
on ne put coloniser cette province, quoique le pays fût riche, parce
qu'il était très-malsain. Lorsque les naturels de la contrée virent que
les colons avaient déserté, se souvenant de la cruauté dont Pedro de
Alvarado avait fait preuve sans aucune raison qui la justifiât, ils se
soulevèrent de nouveau. Alvarado dut refaire la campagne ; il les en-
gagea à la soumission, et ils s'y résolurent sans combattre.
Disons, en outre, que Gortès avait réuni environ quatre-vingt mille
piastres d'or pour les envoyer à Sa Majesté et que le canon était ter-
miné, lorsque vint la nouvelle que Francisco de Garay était arrivé au
Panuco avec une grande flotte. Ce qui advint à ce sujet, je vais le dire
à la suite.
CHAPITRE GLXII
Comme quoi Francisco de Garay vint de la Jamaïque au Panuco avec une
grande flotte. Ce qui lui advint et plusieurs choses qui arrivèrent.
J'ai déjà dit dans un autre chapitre, qui parle de Francisco de
Garay, qu'il était gouverneur de l'île de la Jamaïque et possesseur
d'une grande fortune. Il apprit que nous avions découvert de
riches pays lorsque nous vînmes avec Fernando Hernandez de Gor-
1. Cette contrée, basse et humide, appartenant actuellement à l'État d'Oajaca, vers
Tehuantepeque, est aujourd'hui moins malsaine qu'alors, mais sujette encore à l'im-
paludisme comme tous les points du pays se rapprochant du niveau de la mer.
37
578 CONQUÊTE
doba et Juan de Grijalva. Il savait que nous avions rapporté à l'île
de Cuba vingt mille piastres d'or qui furent remises à Diego Velasquez,
gouverneur de cette île. Il avait eu connaissance également que
Gortès partait pour la Nouvelle-Espagne avec une autre flotte. Tout
cela avait donné à Graray l'envie de conquérir quelques pays, ayant
à cette fin de meilleurs moyens que tout autre. Il en causa avec Anton
de Alaminos, qui fut notre pilote en chef lorsque nous fîmes la dé-
couverte. Celui-ci lui révéla que ce pays était très-riche et très-
peuplé, surtout à partir du fleuve Panuco, et il l'engageait à en
demander la concession à Sa Majesté. Bien informé par ce pilote et
par quelques autres qui s'étaient trouvés avec lui lors de cette décou-
verte, Garay résolut d'envoyer à la cour son majordome, appelé Juan
de Torralva, avec des lettres et de l'argent, pour prier les person-
nages qui étaient actuellement président et auditeurs de Sa Majesté
de vouloir bien lui octroyer le gouvernement du fleuve Panuco, avec
tous les autres pays qu'il découvrirait et qui ne seraient pas déjà
colonisés. Gomme Sa Majesté était alors en Flandre , que Juan Ro-
driguez de Fonseca se trouvait être le président du Conseil des Indes
et avait la haute main en toutes choses, il en résulta que les licenciés
Zapata et Vargas, ainsi que le secrétaire Lope de Conchillos, appor-
tèrent à Garay des lettres le nommant adelantado et gouverneur du
fleuve de San Pedro et San Pablo, avec tout ce qu'il parviendrait à
découvrir.
Ce fut sur ces lettres qu'il envoya incontinent trois navires avec
deux cent quarante soldats, plusieurs chevaux, des hommes d'esco-
pette et d'arbalète et des provisions, sous le capitaine Alonso Alvarez
Pineda ou Pinedo, dont j'ai déjà parlé. J'ai dit aussi que, cette flotte
ayant été envoyée, les Indiens du Panuco la détruisirent et tuèrent
le capitaine Pineda, ainsi que tous les soldats et chevaux qui étaient
avec lui, à l'exception d'environ soixante hommes qui s'en vinrent
avec un des navires à la Villa Rica, réclamant notre protection, sous
le commandement du capitaine Camargo. A la suite de ces trois vais-
seaux dont il n'avait aucune nouvelle, Garay en envoya deux autres
avec des provisions, des chevaux et un grand nombre d'hommes, com-
mandés par le capitaine Miguel Diaz de Auz et un certain Ramirez.
Tout cela s'en vint également à notre port, après avoir reconnu qu'il
n'y avait sur le fleuve Panuco aucun autre vestige de l'expédition de
Garay que les carcasses de ses navires. A la vérité, j'ai déjà dit tout
cela dans une autre partie de mon récit ; mais il était nécessaire de
nous reporter au début de cette affaire pour qu'elle fût bien com-
prise. Nous arrivons maintenant à lui donner plus d'à-propos, car,
lorsque Francisco de Garay en vint à reconnaître qu'il avait dépensé
beaucoup d'or et entendit parler de la bonne chance de Cortès ainsi
que des importantes villes qu'il avait découvertes, et des grandes
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 579
richesses que l'on trouvait dans le pays, il en eut plus d'envie que
jamais et il se sentit pris du désir d'y aller en personne en armant
dans ce but la plus grande flotte qu'il lui serait possible de réunir.
Il rassembla onze vaisseaux et deux bricks, en tout treize voiles. Il
arma cent trente-six cavaliers et huit cent quarante soldats , la plu-
part gens d'arbalète et d'espingole. Il les approvisionna fort bien de
tout le nécessaire, c'est-à-dire de pain de cassave, de porc salé et de
viande de bœuf séchée ; car il y avait déjà beaucoup de ce bétail dans
l'île, et comme Garay était riche et qu'il avait de tout dans sa pro-
priété, il ne regardait pas à la dépense. Si l'on considère vraiment
que cette expédition fut armée à la Jamaïque, on est forcé d'avouer
que ce fut là beaucoup de chevaux.
Il sortit de cette île avec toute sa flotte, vers la fête de la Saint-
Jean de juin de l'année 1523. Il aborda à l'île de Cuba au port
appelé Xagua. Là il apprit que Gortès avait déjà pacifié la province
de Panuco, fondé une ville et dépensé dans cette expédition plus de
soixante mille piastres d'or, et que ce général avait fait supplier Sa
Majesté de lui en donner le commandement conjointement avec celui
de la Nouvelle-Espagne. Il eut ainsi occasion de connaître les faits
héroïques de Gortès et de ses compagnons d'armes ; il sut qu'avec
deux cent soixante-six soldats nous avions mis en déroute Pamphilo
de Narvaez accompagné de ses treize cents hommes, cent cavaliers,
autant de gens d'arbalète et d'espingole, et dix-huit canons. Tout
cela fit que la fortune de Gortès lui inspira des craintes. Pendant que
G-aray séjournait au port de Xagua, il reçut la visite de plusieurs
habitants de Cuba; huit ou dix personnes de qualité de cette île s'en
vinrent en sa compagnie. Vint aussi le voir le licencié Zuazo, envoyé
par le Haut Tribunal de Saint-Domingue pour contrôler l'adminis-
tration de Diego Velasquez. Ils étaient à causer ensemble sur la for-
tune de Gortès et sur les motifs qu'il y avait pour Garay de craindre
des désaccords avec lui au sujet de la province de Panuco, lorsqu'il
pria le licencié de l'accompagner pour servir de médiateur entre les
deux. Zuazo répondit qu'il ne pouvait pas partir immédiatement sans
avoir rendu compte de sa mission, mais qu'il ne tarderait pas à se
rendre au Panuco. L'ordre fut donné de faire voile et l'on se dirigea
vers le fleuve. On essuya un fort mauvais temps pendant la tra-
versée; cela fit remonter les pilotes jusqu'à la hauteur du fleuve de
Palmas, où l'on mouilla le jour de la fête de Santiago. Garay fit re-
connaître le pays, qui ne parut pas bon aux soldats envoyés dans
ce but.
L'envie ne leur vint pas de rester en ce lieu, mais bien de se rendre
au fleuve même du Panuco et à la ville que Gortès y avait fondée,
afin de se rapprocher ainsi davantage de Mexico. En recevant, ce con-
seil, Garay trouva bon d'exiger de tous -ses soldats le serment de ne
580 CONQUETE
pas abandonner son drapeau et de lui obéir au titre de capitaine
général. Il nomma au surplus des alcaldes et des regidores et tout
ce qui concernait l'administration d'une ville. Il voulut que ce bourg
portât le nom de Garayana. Il fit débarquer tous les chevaux et tous
les hommes et ordonna aux navires de suivre la côte sous les ordres
du capitaine Griïjalva. Quant à lui, restant à terre avec toute son
armée, il longea le littoral sans s'éloigner de la mer. Ayant marché
deux jours par des pays déserts et marécageux, il arriva à un grand
fleuve qui descendait des montagnes qu'on apercevait à environ cinq
lieues de distance ; on le traversa au moyen de mauvaises embarca-
tions qui se trouvèrent en ce lieu. Après cette traversée , on ren-
contra un village qui avait été abandonné ce jour-là; il y avait là
des vivres en abondance , consistant en maïs, poules, et en excel-
lentes goyaves. Garay y prit quelques Indiens qui comprenaient la
langue de Mexico. Il les flatta, leur donna des chemises et les en-
voya comme messagers à d'autres habitations qu'on lui disait être
près de là, afin qu'on le reçût sans faire résistance. Il contourna un
marais, arriva aux villages et y fut accueilli pacifiquement. On lui
donna très-bien à manger des poules du pays et un autre volatile
ressemblant assez à nos oies en bas âge et qu'on prenait dans les
lagunes. Mais comme beaucoup des soldats de Garay étaient fatigués
et que d'ailleurs on ne leur donnait rien des vivres que les Indiens
apportaient, ils se soulevèrent et s'en furent dépouiller les Indiens
des peuplades qu'on visitait. On séjourna là , du reste, pendant trois
jours, après lesquels on recommença à marcher avec des guides.
L'expédition arriva au bord d'un grand fleuve qu'on ne put tra-
verser qu'au moyen de canots qui furent fournis par les habitants
pacifiques des villages qu'on venait de voir. On fit passer les che-
vaux à la nage; chaque canot poussé à la rame remorquait un cheval
tiré par le licou. Or, comme ces animaux étaient nombreux et peu
faits à cet exercice, cinq se noyèrent. On sortit de la rivière pour
entrer dans un mauvais marécage, et c'est ainsi qu'on arriva au pays
du Panuco, au prix des plus grandes fatigues. On eut alors l'espoir
de trouver des vivres en abondance, mais tous les villages en étaient
dépourvus ; il n'y avait ni maïs, ni provisions d'aucune sorte ; les
habitants étaient très-irrités , à cause des combats qu'ils avaient eu
à soutenir contre Gortès, peu de temps auparavant. C'est pour cela
que, dans les endroits où il restait encore quelque chose, on avait
tout enlevé et mis en sûreté. En voyant venir tant d'Espagnols, eu
effet, suivis de tant de chevaux, on prit peur, et on laissa les villages
sans habitants, de sorte que là où Garay pensait avoir du repos, il ne
trouvait que l'occasion de plus de fatigues. D'autre part, comme les
maisons où il arrivait étaient abandonnées , il y avait beaucoup de
vampires, de punaises et de moustiques, et c'était une nouvelle
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 581
guerre à soutenir. Il eut à souffrir d'une autre mésaventure : c'est
que les navires qui avançaient le long de la côte n'étaient pas arrivés
au port et l'on n'en avait aucune nouvelle; or, c'est précisément là
qu'on avait gardé beaucoup de provisions. On s'éclaira, à ce sujet,
au moyen d'un Espagnol qui vint au-devant des gens de l'expédition ;
on le trouva dans un village qui dépendait des colons de Santisteban
du Port. Cet Espagnol avait fui les menaces de la justice, à cause
d'un délit qu'il avait commis. Il leur dit que les colons avaient leur
résidence dans un bourg près de là, que Mexico était un excellent
pays et que tous ses résidents étaient fort riches.
Lorsqu'ils apprirent ces nouvelles, un grand nombre de soldats de
Garay questionnèrent davantage le fuyard et surent par lui que le
district de Mexico était excellent, tandis que celui du Panuco valait
beaucoup moins. Ces soldats se débandèrent alors et s'en allèrent
pillant à travers le pays, en se dirigeant vers Mexico. Garay, voyant
que ses hommes se mutinaient et qu'il ne pouvait les contenir, en-
voya un de ses capitaines, appelé Diego de Ocampo, à la villa de
Santisteban , pour s'enquérir des sentiments de Pedro de Vallejo,
lieutenant de Gortès dans cette résidence. Il écrivit même à cet offi-
cier qu'il était porteur de pouvoirs de Sa Majesté pour gouverner
ces provinces en qualité de commandant militaire; il lui disait encore
qu'il avait abordé avec ses navires au fleuve de Palmas, et il racon-
tait les grandes fatigues qu'il avait eu à endurer en route. Vallejo
rendit les plus grands honneurs à Diego de Ocampo ainsi qu'à ceux
qui venaient avec lui; il leur fit une réponse satisfaisante et leur dit
que Gortès se réjouirait d'avoir pour commandant un nouveau colon
aussi distingué, mais qu'il avait payé fort cher la conquête de cette
province et que Sa Majesté lui avait fait la grâce de l'en nommer
gouverneur; que Garay pouvait venir, quand il le voudrait, avec son
armée, bien certain que lui, Vallejo, serait son serviteur; qu'il le
priait néanmoins de vouloir bien ordonner à ses soldats de ne plus
commettre de vexations envers les Indiens, et de ne pas les voler,
attendu que déjà deux villages s'étaient plaints. Aussitôt après, Val-
lejo écrivit à Gortès, par des courriers rapides; il lui envoya même la
lettre de Graray, et obtint que Diego de Ocampo en écrivît une autre.
Il priait le général d'aviser, l'invitant à envoyer sur-le-champ de nou-
veaux soldats ou à venir en personne.
Ayant reçu ces dépêches, Gortès manda fray Bartolomé, Pedro de
Alvarado, Gonzalo de Sandoval, ainsi que Gonzalo de Ocampo, frère
du Diego de Ocampo qui était venu avec Garay. Il leur confia des ti-
tres qu'il tenait de Sa Majesté et qui le mettaient en possession de
tout ce qu'il aurait conquis, jusqu'à ce que l'on eût éclairci le litige
à débattre entre lui et Velasquez. Ces personnages furent chargés
d'aller notifier ces titres à Garay. Quoi qu'il en soit, Gonzalo de
582 CONQUETE
Ocampo étant revenu avec la réponse de Vallejo à Garay, celui-ci la
trouva satisfaisante et il crut devoir se rapprocher de la villa de San-
tisteban du Port avec toute son armée. Cependant Pedro de Vallejo
formait ses plans, d'accord avec tous les habitants du bourg, en se
fondant sur l'avis qu'il avait reçu de cinq soldats déserteurs de Ga-
ray, arrivés en ce lieu, qui prétendaient que les forces de leur chef
campaient habituellement sans précaution et sans surveillance. Elles
étaient pour le moment dans un bon et grand village appelé Nacha-
plan. Gomme les gens de Vallejo connaissaient bien le pays, ils tom-
bèrent tout à coup sur cette troupe, lui prirent environ quarante sol-
dats et les emmenèrent à la villa de Santisteban du Port où les
prisonniers s'estimèrent eux-mêmes de bonne prise. Vallejo donna
pour raison de sa conduite que ces hommes, sans avoir notifié leurs
pouvoirs et leurs titres, s'en allaient rançonnant le pays. Garay en
éprouva un grand souci; il fit réclamer ses soldats à Vallejo, le me-
naçant de la justice de notre Roi et seigneur. Vallejo répondit que,
quand il aurait vu les lettres royales, il s'inclinerait devant elles et
obéirait ; que mieux eût valu qu'Ocampo les apportât quand il vint,
pour qu'on eût pu s'y soumettre; qu'en attendant, il priait Garay d'or-
donner à ses soldats de ne point voler ni saccager les villages de Sa
Majesté.
En ce moment arrivèrent fray Bartolomé, Alvarado et les capitaines
que Gortès avait envoyés avec ses titres. Gomme Diego de Ocampo
était alors alcalde mayor à Mexico au nom de Gortès, il commença
par faire des sommations à Garay, lui enjoignant de ne point entrer
ainsi dans ce pays, attendu que Sa Majesté avait ordonné que Gortès
en fût le possesseur. En demandes et réponses, pour lesquelles fray
Bartolomé servit d'intermédiaire, quelques journées se passèrent, et
en attendant, plusieurs soldats de Garay désertaient à l'envi; ils
étaient au quartier à la nuit tombante et l'aurore ne les y retrouvait
plus. Garay s'apercevait que les capitaines de Gortès avaient beau-
coup de cavaliers et de gens d'escopette et qu'à tout instant il leur
venait encore du monde. D'autre part, il apprenait que, parmi ses
navires auxquels il avait ordonné de suivre le rivage, deux s'étaient
perdus par suite d'un coup de vent du nord; les autres bâtiments se
trouvaient à l'embouchure du fleuve, mais le lieutenant Vallejo leur
avait intimé l'ordre d'entrer dans la rivière, de crainte qu'il ne leur
arrivât quelque malheur, comme dans la dernière tempête; s'ils ne
s'empressaient d'obéir, il les tiendrait pour des corsaires vivant de
pillage. Les capitaines répondirent que Vallejo cessât de s'occuper
d'eux et de leur signifier ses ordres, qu'ils resteraient où ils vou-
draient. Cependant Francisco de Garay en arrivait à redouter la bonne
fortune de Gortès.
Au milieu de touc cela, l'alcalde mayor Diego de Ocampo, Pedro
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 583
de Alvarado et Gonzalo de Sandoval avaient des entrevues secrètes
avec les soldats de Garay et les capitaines des navires qu'ils s'effor-
çaient de décider à mouiller au port et à livrer leur bâtiments à Cor-
tès. Martin de San Juan Lepuzcuano et un certain Castromocho, com-
mandants de bord, se livrèrent avec leurs navires au lieutenant Val-
lejo, représentant de Gortès. Aussitôt qu'il en eut pris possession,
Vallejo s'en fut intimer au capitaine Grijalva, qui était à l'embou-
chure du fleuve, l'ordre d'y entrer et d'y jeter l'ancre ou de s'en aller
au large où il voudrait. Mais Grijalva lui répondit par des coups de
canon. On se résolut alors à envoyer en canot un notaire royal, ap-
pelé Vicente Lopez, pour sommer Grijalva de faire son entrée et lui
porter des lettres de Pedro de Alvarado et de fray Bartolomé, renfer-
mant la promesse des faveurs de Gortès. Après les avoir lues, voyant
du reste que tous les autres bâtiments étaient entrés dans le fleuve,
Grijalva se décida à faire de même avec son vaisseau amiral. Le lieu-
tenant Vallejo s'empressa de lui notifier alors qu'il le faisait prison-
nier au nom de Fernand Gortès. Mais il ne tarda pas à le mettre en
liberté, lui et tous les autres, par égard aux paroles de fray Bartolomé
qui lui dit : « Menons nos affaires sans verser de sang, puisque cela
se peut ainsi; nous n'en ferons que plus de plaisir à Dieu et à notre
Empereur. »
Lorsque Garay comprit sa mauvaise situation, quand il vit ses sol-
dats mutinés et dispersés, quelques navires perdus et les autres pris
par Gortès, s'il était triste avant ces événements, bien plus triste en-
core il devint en se sentant en pleine déroute. Il protesta, en som-
mant les capitaines de Gortès de lui rendre ses navires ainsi que tous
ses soldats, assurant qu'il voulait se rendre au plus tôt au fleuve de
Palmas. 11 exhiba les pouvoirs et les titres qu'il avait en sa posses-
sion; mais il assura que, pour ne pas entrer dans des débats avec
Gortès, il voulait se retirer. Ges caballeros lui répondirent qu'à la
bonne heure, il pouvait partir, et que, quant à eux, ils ordonneraient
à ses soldats mutinés, qui s'étaient éparpillés dans la province et dans
les villages, de venir rejoindre leur chef et de se rendre à bord des
navires. Ils prirent leurs mesures pour approvisionner Garay de tout
le nécessaire, en vivres, armes, canons et poudre. Ils promirent d'é-
crire à Gortès de vouloir bien faire pour lui tout ce dont il serait be-
soin. Garay se montra satisfait de ces promesses. On publia immé-
diatement dans la ville les ordres de ralliement et l'on envoya dans
les villages des alguazils chargés de s'emparer des soldats mutinés
pour les ramener à Garay; mais on eut beau les menacer de peines
sévères, ce fut en vain, on ne put rien obtenir d'eux. Quelques-uns,
qu'on réussit à prendre, disaient qu'ils étaient arrivés à la province de
Panuco et que dès lors ils n'étaient point obligés de suivre leur chef
plus loin, ni de respecter davantage le serment qu'ils avaient fait. Ils
584 CONQUÊTE
ajoutaient d'autres raisons qu'ils supposaient péremptoires, préten-
dant que Garay ne savait ni commander, ni faire la guerre. Lorsque
celui-ci reconnut qu'on n'obtenait rien ni des rappels, ni des démar-
ches sincèrement pratiquées par les capitaines de Gortès pour rassem-
bler ses soldats, il fut vraiment désespéré. Dans cet état d'abandon
général, les capitaines lui conseillèrent d'écrire à Gortès et lui promi-
rent d'intercéder pour lui obtenir l'autorisation d'aller au fleuve de
Palmas; ils ajoutèrent qu'ils connaissaient assez le bon naturel de
Gortès pour être convaincus que celui-ci l'aiderait en tout ce qui se-
rait possible, et que, du reste, Pedro de Alvarado et le moine s'offri-
raient à être sa caution.
Garay se résolut, en conséquence, à écrire immédiatement à Gortès.
Il lui fit le rapport de son voyage et de ses malheurs. Il lui disait
que., si cela lui paraissait convenable, il irait le voir et lui communi-
querait des choses utiles au service de Dieu et de Sa Majesté, lui
recommandant au surplus le soin de sa dignité et de son rang, et le
suppliant d'aviser à son sujet de telle sorte que son honneur n'en
reçût aucune atteinte. Fray Bartolomé, Pedro de Alvarado, Diego de
Ocampo et Gkmzalo de Sandoval écrivirent en même temps à Gortès
en faveur de Garay, afin qu'il fût aidé en toute chose , en considéra-
tion de la grande amitié qui les avait unis autrefois. Au reçu de ces
lettres, Gortès se sentit pris de commisération pour Garay ; il lui ré-
pondit avec beaucoup de douceur qu'il regrettait grandement toutes
ses peines ; qu'il le priait de s'en venir à Mexico ; qu'il promettait de
''aider en tout ce qu'il lui serait possible, avec la meilleure volonté
du monde, et qu'il s'en remettait à ses œuvres pour le prouver. Il
envoya des ordres pour qu'on lui rendît les plus grands honneurs
partout où il passerait, lui donnant tout le nécessaire ; il eut même
soin de lui faire parvenir des douceurs pour la route. En arrivant à
Tezcuco, Garay y trouva un banquet préparé pour le recevoir; quand
il s'approcha de la capitale, Gortès et plusieurs caballeros en sortirent
pour aller au-devant de lui. Garay était dans l'admiration à l'aspect
de tant de villes et surtout en voyant Mexico. Gortès l'emmena dans
ses palais, qu'il s'occupait à relever en ce moment. Quand ils se
furent fait leurs politesses mutuelles, Garay raconta au général ses
malheurs et ses peines, le priant de vouloir bien y porter remède,
ce qui lui fut promis avec la plus grande sincérité. La médiation de
fray Bartolomé, de Pedro de Alvarado et de Gonzalo de Sandoval ne
fut pas indifférente à ce résultat. Trois ou quatre jours après son
arrivée, pour rendre l'amitié plus durable et plus sûre, fray Bartolomé
mit en avant le mariage d'une fille de Gortès, appelée dona Gatalina
Gortès y Pizarro, qui était fort jeune, avec un fils de Garay posses-
seur du majorât de la famille, qui était venu sur la flotte avec son
père, à titre de commandant. Gortès approuva cette pensée et s'em
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 585
pressa de constituer en dot à doua Catalina une grande somme en
piastres d'or. Il fut, en outre, convenu que Garay irait coloniser le
fleuve de Palmas et que Gortès lui fournirait le nécessaire pour la
pacification de cette province, y compris des capitaines et des soldats
de son armée, afin qu'il pût s'en reposer sur eux des soins de la
guerre. Toutes ces promesses et le sincère bon vouloir qu'il reconnut
en Gortès rendirent Garay très-joyeux, et je ne doute pas, quanta
moi, que notre général n'eût tout fait ainsi qu'il l'avait réglé et
promis.
Toujours est-il que Garay fut prendre ses logements chez un
nommé Alonso de Yillanueva, parce que Gortès construisait , en ce
moment, ses grands palais avec des cours si spacieuses que c'était
admirable. Alonso de Villanueva était allé à l'île de la Jamaïque
lorsque Gortès lui donna la commission d'acheter des chevaux. Je ne
saurais affirmer s'il fit plus tard ou alors cette visite; mais ce que je
' sais c'est qu'il était grand ami de Garay et que c'est à cause de cette
amitié ancienne que celui-ci pria Gortès de le laisser habiter la mai-
son de Villanueva. De toute façon, on lui rendait tous les honneurs
possibles ; les habitants de Mexico lui formaient entourage. Rappe-
lons qu'en ce même temps se trouvait à Mexico Pamphilo de Narvaez,
celui-là même que nous avions mis en déroute, ainsi que je l'ai ra-
conté ailleurs. Il fut rendre visité à Garay; ils s'embrassèrent et ils
se confièrent mutuellement leurs chagrins et leurs malheurs. De
propos en propos, Narvaez, parlant de sa grosse voix, en arriva à dire
à Garay en souriant : « Senor adelantado don Francisco de Garay ,
quelques soldats déserteurs m'ont affirmé que vous aviez l'habitude
de dire aux hommes de votre expédition : « Attention, conduisons-
« nous en hommes, et battons-nous honorablement contre ces soldats
« de Gortès; ne nous laissons pas prendre au dépourvu comme on
« prit Narvaez. » Eh bien! moi, je vous dis, senor don Francisco de
Garay, qu'on me creva cet œil dans le combat, qu'on me vola, me
brûla tout ce je possédais; on me tua même mon alferez et grand
nombre de soldats; on arrêta tous mes capitaines; de sorte qu'on
peut bien assurer qu'on ne me prit pas tant au dépourvu qu'on l'a
fait avec vous-même. Sachez qu'il n'y a jamais eu dans le monde un
être plus fortuné que Gortès. Il a de tels capitaines et soldats que
chacun d'eux, en particulier, a pu se dire heureux comme Octavien
en toutes les entreprises, comme Jules César lorsqu'il s'est agi de
vaincre et plus qu'Annibal dans l'action et dans les batailles. » Garay
répondait qu'il n'était pas nécessaire de le lui dire; qu'on voyait dans
les faits la vérité de tout cela; et d'ailleurs, quel homme au monde,
avec si peu de soldats, se fût hasardé à faire échouer ses navires et à
pénétrer au milieu de si valeureuses peuplades et de si grandes
villes en y portant la guerre? Et Narvaez renchérissait en racontant
586 CONQUETE
d'autres hauts faits de Cortès. Ils continuèrent ainsi longtemps leur
entretien sur les conquêtes de la Nouvelle-Espagne.
Nous mettrons de côté tous les éloges qu'entre eux ils nous adres-
sèrent, pour dire que Garay sollicita de Gortès en faveur de Narvaez
l'autorisation de retourner à l'île de Cuba rejoindre sa femme dona
Maria de Valenzuela, personne fort riche en propriétés minières,
sans compter les nombreux Indiens que possédait Narvaez. Outre ces
sollicitations de Garay, appuyées de prières réitérées, la femme de
Narvaez avait elle-même, par lettres, supplié Gortès de vouloir bien
laisser partir son mari; car elle connaissait notre général depuis
son séjour à Cuba, où ils avaient été compères. Cortès finit par
accorder cette autorisation et fournit même un secours de deux mille
piastres d'or. Cette faveur ainsi obtenue, Narvaez remercia très-
humblement Gortès; il lui fit les plus grandes promesses d'être son
serviteur en toutes choses, et il partit pour Cuba.
Nous devons dire maintenant ce que devinrent Garay et sa flotte.
La nuit de Noël de l'année 1523, Garay alla avec Gortès à matines. Elles
furent célébrées par de très-beaux chants et fray Bartolomé officia à
la messe de minuit. Au retour de l'église, on lit un déjeuner très-
gai, et une heure après, avec l'air vif du matin, étant déjà d'ailleurs
mal disposé," Garay fut pris d'une douleur de côté accompagnée de
forte fièvre. Les médecins lui ordonnèrent une saignée et le pur-
gèrent ; mais, voyant que le mal empirait, ils prièrent fray Bartolomé
de dire au malade qu'il allait mourir, qu'il se confessât et qu'il fît
son testament. Fray Bartolomé remplit sa mission, annonçant au
malade que sa fin approchait, qu'il eût à s'y préparer en bon chré-
tien et honorable gentilhomme, et qu'il ne perdît point son âme
après avoir perdu son avoir. Garay lui répondit : « Père, vous avez
raison, je veux que vous me confessiez cette nuit même ; je désire,
recevoir le saint corps de Jésus-Christ et faire mon testament. » Il
fit, en effet, très-honorablement tout cela : après avoir communié, il
signa ses dernières volontés, nommant pour exécuteurs testamen-
taires Gortès et fray Bartolomé de Olmedo, et ensuite, le quatrième
jour de sa maladie, il rendit son âme à Notre Seigneur Jésus-Christ
qui l'avait créée. C'est là un effet du pays de Mexico; on y meurt en
trois ou quatre jours de cette douleur de côté; je l'ai déjà dit une
autre fois ; nous le savions fort bien, par expérience, depuis notre
séjour à Tezcuco et à Guyoacan où succombèrent plusieurs de nos
soldats 1. Garay étant mort — que Dieu lui pardonne! Amen! — on
lui rendit les plus grands honneurs à ses funérailles, et Gortès ainsi
1. Ce passade est on ne peut plus intéressant. Il démontre en effet que, dés celle
première campagne el après un court séjour, le climat du plateau développe parmi
les Espagnols les caractères pathologiques destinés à constituer leurs périls constants
dans l'avenir.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 587
que plusieurs autres gentilshommes portèrent son deuil. C'est ainsi
que le malheureux Garay mourut hors de son pays, dans une maison
étrangère, loin de sa femme et de ses enfants.
Laissons ce sujet pour en revenir à la province du Panuco. Lors-
que Graray s'en vint à Mexico, comme ses capitaines et ses soldats
restèrent sans chef et sans personne qui les commandât, chacun des
hommes que je vais nommer et qui étaient venus en compagnie de
Graray, voulait devenir capitaine général. C'étaient Juan de Grijalva,
Gonzalo de Figueroa, Alonso de Mendoza, Lorenzo de Uloa, Juan de
Médina le Borgne, Juan de Villa, Antonio de la Cerda, et un certain
Tahorda. Ce dernier fut le plus turbulent de tout le quartier de Ga-
ray. Mais, de préférence à eux tous, un fils de Garay, celui-là même
que Cortès voulait marier avec sa fille, fut désigné pour les comman-
der. Malheureusement, ni ceux que je viens de nommer, ni aucun de
ses subordonnés ne voulaient lui obéir; on ne lenait nul compte de
ses ordres. Bien plus, ils se réunissaient par quinze ou vingt hommes,
et ils s'en allaient pillant les villages, abusant des femmes, enlevant
étoffes, poules et tout ce qu'ils trouvaient, comme s'ils eussent été en
pays de Maures. Quand les Indiens de la province eurent vu cette con-
duite, ils furent d'avis tout d'une voix de se réunir pour les mettre à
mort. En fort peu de jours, ils sacrifièrent plus de cinq cents Espa-
gnols et en firent leurs repas. Ces malheureux appartenaient tous à
l'expédition de Garay. Il y eut des villages où l'on sacrifia plus de
cent Espagnols à la fois. Dans les autres peuplades, on s'emparait seu-
lement de ceux qui étaient débandés, pour les sacrifier et les manger.
Us n'étaient point organisés pour la résistance et refusaient d'obéir
aux habitants de Santisteban, laissés là par Cortès comme colons.
D'ailleurs les Indiens qui les attaquaient se réunissaient en si grand
nombre que les Espagnols ne pouvaient se défendre. Ces guerriers
en arrivèrent à un tel degré d'audace que plusieurs d'entre eux se je-
tèrent même sur la ville, renouvelant leurs attaques nuit et jour, au
point qu'elle courut vraiment le risque d'être enlevée. N'eussent été
sept ou huit vieux conquistadores de la troupe de Cortès et le capi-
taine Vallejo, qui avaient soin de placer des sentinelles, de faire des
rontles et d'inspirer du courage à tous les autres, certainement l'en-
nemi fût entré dans la ville. Ces conquistadores recommandaient aux
autres soldats de Garay de se tenir constamment avec eux, leur tai-
sant observer qu'on était mieux en rase campagne, que c'était là qu'il
fallait attendre l'ennemi et qu'on ne devait point revenir à la ville.
Ces recommandations furent suivies; on eut à soutenir trois rencontres,
et quoique le capitaine Vallejo y fût tué, en même temps que plusieurs
autres y recevaient des blessures, on mit les Indiens en déroute et on
en tua un grand nombre. Ces indigènes étaient tous si furieux, qu'en
une seule nuit ils brûlèrent et grillèrent plus de quarante Espagnols;
588 CONQUÊTE
ils tuèrent aussi quinze chevaux. Plusieurs des victimes, prises en un
seul village, étaient des soldats de Gortès; les autres provenaient de
l'expédition de Garay.
Lorsque Gortès apprit le carnage de cette province, il en éprouva
une telle irritation qu'il voulut marcher lui-même contre les habitants ;
mais, comme il s'était fracturé un bras, il ne put faire campagne. Il
donna immédiatement à Sandoval l'ordre de partir avec cent soldats,
cinquante cavaliers, deux canons, quinze arquebusiers ou arbalétriers
et huit mille alliés tlascaltèques et mexicains. Il lui prescrivit de ne
revenir qu'après avoir châtié les rebelles de manière qu'ils n'eussent
plus la tentation de recommencer. Gomme Sandoval était homme d'une
grande valeur et qu'il ne s'endormait pas quand il avait à accomplir
quelque chose d'importance, il ne perdit pas de temps en route. Il
eut la prudence de bien expliquer aux cavaliers comment ils devaient
attaquer et reprendre haleine. Bientôt, il apprit que tous les guerriers
de ces provinces l'attendaient dans deux défilés difficiles. Il résolut alors
d'envoyer la moitié de son monde vers l'un des passages, tandis qu'il
se porterait lui-même sur l'autre, avec le reste de sa troupe. Il or-
donna aux gens d'arbalète et d'espingole de s'organiser de manière
que les uns fissent la charge et les autres le tir, attaquant ferme, jus-
qu'à voir si l'on pourrait mettre l'ennemi en fuite. De leur côté, les
Indiens lançaient tant de pieux, de flèches et de pierres qu'ils bles-
sèrent plusieurs de nos soldats et un grand nombre de nos alliés.
Sandoval s'obstina devant ce défilé jusqu'à la nuit et il envoya dire
qu'on en fît autant pour l'autre mauvais passage; mais il ne put par-
venir ni à y pénétrer, ni à déloger l'ennemi de ses positions.
Le lendemain de bonne heure, ce capitaine, voyant qu'il n'arrivait
à rien en s'obstinant sur ce point, se décida à envoyer un avis au
bataillon qui se trouvait à l'autre défilé, et il fit semblant de lever le
camp et de reprendre, comme s'il était découragé, la route de Mexico.
Les naturels de ces provinces qui se trouvaient réunis là crurent réel-
lement que c'était la crainte qui le faisait reculer. Ils se portèrent sur
la route, le suivant avec de grands cris et vociférant des injures. Mais
ils eurent beau s'acharner contre sa troupe, Sandoval n'opérait sur eux
aucun retour offensif. Ge stratagène avait pour but de leur faire ou-
blier toute prudence, afin qu'après avoir perdu trois jours, on profi-
tât de la nuit pour tomber sur les défilés et y passer avec toute l'ar-
mée. Gela se fit ainsi en effet. A minuit, Sandoval revint sur ses pas,
prit l'ennemi au dépourvu et passa avec ses cavaliers. Mais ce ne fut
pas sans courir les plus grands dangers; trois chevaux furent tués et
beaucoup de soldats blessés. Quand le général se vit sur un meilleur
terrain et délivré de ces mauvais passages avec tout son monde, il
prit une direction, en désigna une autre au reste de sa troupe et tous
ensemble tombèrent sur de gros bataillons ennemis qui s'étaient re-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 589
formés pendant la nuit après avoir eu connaissance de Ja volte-face
des Espagnols. Leur nombre était si considérable que Sandoval crai-
gnit réellement d'être rompu et mis en déroute. Il donna donc à tous
ses soldats l'ordre de le rejoindre et de combattre en une seule masse.
Voyant du reste et entendant dire que les Indiens, qui s'avançaient
jusqu'à la pointe des épées comme des tigres enragés, avaient enlevé
six lances à ceux de ses cavaliers qui n'étaient pas accoutumés à la
guerre, Sandoval en fut si irrité qu'il- s'écria qu'il eût mieux valu n'a-
mener que peu de soldats connus de lui et non pas ceux qu'il avait
dans ses rangs. Il expliqua alors à ces recrues de quelle manière on
devait combattre : avancer avec la lance un peu en travers, ne pas
s'arrêter à donner de la pointe, mais balafrer les visages, courir en
avant et continuer ainsi jusqu'à ce que l'ennemi fût en fuite. Il ajou-
tait que c'est chose bien connue que, si l'on s'arrête au coup de lance,
l'Indien s'empresse de porter la main sur l'arme; que si l'ennemi
tourne le dos, il faut le suivre au petit galop, toujours la lance un
peu en travers; et si, malgré tout, il réussit à se saisir de l'arme,
— car quelquefois, quoi qu'on fasse, cela arrive, — alors il s'agit de,
la lui arracher sans retard, et pour cela il faut serrer son cheval en-
tre les jambes, assurer solidement la lance dans la main, porter le
bout du manche sous l'aisselle pour mieux l'appuyer, faire alors un
effort pour l'enlever à l'ennemi et, s'il ne veut pas la lâcher, le traî-
ner en poussant son cheval.
Après avoir donné cette leçon sur la manière de combattre, voyant
tous ses fantassins et cavaliers bien réunis, il s'en fut passer la nuit
sur le bord d'une rivière. Il eut soin de choisir les vedettes, de placer
les sentinelles avancées, de mettre des éclaireurs en campagne et il
ordonna que les chevaux restassent sellés toute la nuit. Il recom-
manda aussi que les arbalétriers, les arquebusiers, les gens d'esco-
pette et les soldats fussent toujours bien sur leurs gardes. Il donna
l'ordre aux Tlascaltèques et Mexicains auxiliaires de tenir leurs ba-
taillons un peu éloignés de nous, vu l'expérience acquise au siège de
Mexico, ne voulant pas que, si l'ennemi tombait la nuit sur notre
camp, la foule de nos alliés y produisît de l'embarras. Sandoval prit
cette précaution parce qu'il craignait une attaque, ayant su que plu-
sieurs bataillons indiens se réunissaient près de son campement.
Cela lui fit penser qu'ils viendraient certainement l'assaillir cette
nuit même ; il se confirmait dans cette opinion en entendant des cris,
le son des cornets et le bruit des tambours à peu de distance de là.
En outre nos alliés avaient dit à Sandoval que l'ennemi se vantait
qu'on le tuerait ce jour-là même, avec tout son monde, aussitôt que
l'aube aurait paru. En même temps nos éclaireurs vinrent, par deux
fois, avertir qu'on entendait les Indiens s'appeler et s'assembler de
toutes parts.
590 CONQUETE
Le jour venu, Sandoval fit mettre toutes ses compagnies en bon
ordre, il répéta aux cavaliers ce qu'il leur avait déjà recommandé, et,
cela fait, il se mit en route, marchant à travers des groupes de mai-
sons vers le lieu où l'on entendait le son des cornets et le bruit des
tambours. Il avait à peine marché un demi-quart de lieue, lorsque
trois bataillons de guerriers s'avancèrent à sa rencontre. Ils commen-
çaient déjà à l'entourer, lorsque, s'en apercevant, il commanda à ses
cavaliers de charger, la moitié d'un côté, la moitié de l'autre. On lui
tua deux des soldats récemment venus de Castille et trois chevaux;
mais il mit les Indiens en un tel désordre qu'il put désormais les
poursuivre en en tuant et blessant à sa guise, de manière à leur ôter
l'envie de se réunir contre nous comme autrefois. De leur côté, nos
alliés mexicains et tlascaltèques faisaient le plus grand mal aux vil-
lages ; ils prirent beaucoup de monde et ils brûlèrent toutes les habi-
tations qui se trouvaient sur la route, jusqu'à ce que Sandoval fût ar-
rivé au bourg de Santisteban du Port. Il y trouva les colons dans un
grand abattement, les uns blessés grièvement, les autres fort ma-
lades; le pire de tout, c'est qu'ils n'avaient de maïs ni pour eux, ni
pour leur vingt chevaux; car nuit et jour l'ennemi renouvelait ses at-
taques, de manière à leur enlever toute possibilité de s'approvisionner
de maïs ni de n'importe quelle autre chose; les combats n'avaient pas
faibli un seul jour jusqu'à l'arrivée de Sandoval. Mais, dès ce mo-
ment même, les attaques cessèrent.
Tous les habitants du bourg furent rendre visite au nouveau capi-
taine, lui parler et le remercier en chantant ses louanges pour être
venu les secourir dans un moment si opportun. Les hommes de Ga-
ray lui dirent que, n'eût été le secours considérable de sept ou huit
vieux conquistadores de Cortès, ils auraient couru les plus grands
dangers pour leur vie ; que ces huit hommes faisaient chaque jour
des sorties, obligeant les autres soldats à les suivre, et ils résistaient
de manière à ne pas laisser entrer l'ennemi dans la ville. Gomme ils
étaient devenus les chefs et que tout se faisait par leur ordre, ils
avaient pris la mesure d'installer les malades et les blessés dans l'in-
térieur du bourg et de faire camper tous les valides au dehors. C'est
ainsi qu'ils avaient réussi à contenir l'ennemi. Sandoval les em-
brassa tous ; ces vieux conquistadores étaient de sa connaissance et
même de ses amis, surtout un certain Navarrete Garrazcoza et Ala-
milla, avec cinq autres, tous soldats de Cortès, Il fit donner à chacun
d'eux des cavaliers, des arbalétriers et des gens d'escopette, pris
parmi ceux qu'il avait amenés, et il les détacha dans deux directions,
pour qu'ils pussent se procurer du maïs et des provisions, battre le
pays et prendre autant d'ennemis qu'il serait possible, surtout des
caciques. Sandoval en disposa ainsi parce qu'il avait une blessure
grave à la cuisse et le visage meurtri d'un coup de pierre» Gomme
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 591
d'ailleurs un grand nombre de ses hommes étaient blessés, il passa
trois jours dans la ville sans sortir pour combattre. S'il se permit
ces trois jours de repos, c'est qu'il avait pu envoyer les capitaines
que je viens de dire et qu'il comptait sur leur conduite, non sans rai-
son, puisqu'ils expédièrent tout de suite du maïs et d'autres provi-
sions pour la ville, ainsi qu'un grand nombre d'Indiennes et d'en-
fants, avec cinq personnages de qualité, chefs de guerriers, dont ils
avaient réussi à s'emparer.
Sandoval fit mettre en liberté tout le petit monde, garda les per-
sonnages et envoya dire à ses soldats de ne prendre, à l'avenir, que
des hommes qui auraient trempé dans la mort des Espagnols, lais-
sant libres les femmes et les enfants et se contentant d'inviter les vil-
lages à la paix. Ils le firent ainsi. Il y avait dans le bourg quelques-
uns des principaux personnages de l'expédition de Garay; c'étaient
eux qui avaient été cause du soulèvement de cette province ; j'en ai
nommé la plupart dans le chapitre précédent. Voyant que Sandoval
ne leur donnait aucune mission en leur confiant des troupes, ainsi
qu'il l'avait fait- pour les sept vieux conquistadores de Gortès, ils com-
mencèrent à murmurer contre ce chef; ils excitaient même d'autres
soldats à médire de lui et de ses actes; ils formaient le dessein de se
révolter, en gardant la possession du pays, sous prétexte qu'ils étaient
avec le fils de Francisco de Garay qui s'en pouvait dire le véritable
commandant. Sandoval, l'ayant appris, leur parla dans les meilleurs
termes, en disant : « Senores, on m'assure qu'au lieu de m'être re-
connaissants pour le secours que, grâce à Dieu, je vous ai porté,
vous lancez des paroles que des caballeros comme vous ne devraient
jamais proférer. Je n'enlève rien à votre honneur et à votre rang en
choisissant, p*our aller guerroyer, ceux que vous aviez déjà ici pour
commandants et capitaines. Si je vous avais trouvés chargés du com-
mandement de cette place, je serais répréhensible en vous enlevant
cet emploi; mais je voudrais bien savoir pourquoi vous ne briguiez
pas ces postes honorables lorsque vous étiez investis. Ce que vous me
disiez tout d'une voix il n'y a pas longtemps, c'est que, n'eussent été
ces sept vieux soldats, vous vous seriez vus en de plus grands em-
barras. Pour ces raisons, et aussi parce qu'ils connaissent le pays
mieux que vous, j'ai dû les préférer pour marcher. Sachez, senores,
que pendant nos campagnes dans le Mexique nous ne portions pas
l'attention sur ces vétilles; nous ne pensions qu'à servir loyalement
Sa Majesté. Je vous prie en grâce de faire de même dorénavant. Je
ne serai pas longtemps dans cette province; si je n'y perds la vie, je
partirai pour Mexico. Celui qui restera après moi comme lieutenant
de Gortès vous donnera sans doute de grands emplois ; quant à moi,
je vous prie seulement de m'excuscr. » Voilà comment il en finit avec
eux; mais ils ne lui en continuèrent pas moins leur mauvais vouloir.
592 CONQUÊTE
Le lendemain, Sandoval partit avec tous ceux qui étaient venus
avec lui de Mexico et il s'adjoignit les sept conquistadores qu'il avait
déjà envoyés en expédition. Il s'y prit de telle façon qu'il arrêta vingt
caciques qui tous avaient trempé dans la mort de plus de six cents
Espagnols, tant des troupes de Garay que des colons laissés dans la
ville par Gortès. Il fit convier à la paix la plus grande partie des peu-
plades de la province. Plusieurs se soumirent ; il sut dissimuler avec
d'autres qui ne se hâtaient pas de venir. Après cela, il envoya des
courriers rapides à Gortès pour rendre compte de tout ce qui était ar-
rivé, lui demander ce qu'il fallait faire des prisonniers et — Pedro
de Vallejo, lieutenant de Gortès, étant mort d'un coup de flèche —
savoir qui commanderait à sa place. Il écrivait aussi que les soldats
que j'ai déjà nommés s'étaient conduits en hommes résolus. En li-
sant la lettre, Gortès se réjouit beaucoup de voir que cette province
fût déjà pacifiée. Le général, au moment où il reçut ce message, se
trouvait entouré de plusieurs des premiers conquistadores et de quel-
ques autres soldats venus récemment de Gastille. Il dit devant eux :
« 0 Gonzalo de Sandoval, à quel point je suis votre obligé et de quels
embarras vous venez de me sortir! » A la suite de ces paroles, tous à
l'envi se prirent à répéter que c'était un prodigieux capitaine et qu'on
pouvait placer son nom entre les plus renommés. Quoi qu'il en soit,
Gortès lui répondit à l'instant qu'afm de rendre plus solennel le
châtiment de ceux qui s'étaient rendus coupables de tant d'assassi-
nats d'Espagnols, de vols de propriétés et de massacres de chevaux,
il allait envoyer l'alcalde mayor Diego de Ocampo pour ouvrir contre
eux une instruction, afin qu'on exécutât l'arrêt prononcé par la jus-
tice. Il ordonnait de condescendre à tout ce qui serait possible vis-à-
vis des indigènes de cette province et de ne point permettre que les
gens de Garay ou n'importe quelles autres personnes les volassent ou
leur infligeassent de mauvais traitements. Après avoir pris connais-
sance de cette lettre et su l'arrivée d'Ocampo, Sandoval s'en réjouit
grandement. Deux jours après, on procéda contre les capitaines et les
caciques qui avaient contribué à la mort des Espagnols. La sentence
fut prononcée conformément à leurs aveux. Quelques-uns furent pen-
dus ou brûlés vifs; on pardonna à certains autres, et la dignité do
cacique fut transférée aux fils et frères des suppliciés, ainsi que cela
leur revenait de droit.
Il paraît que Diego de Ocampo apportait des instructions et des or-
dres de Gortès pour rechercher ceux qui s'étaient livrés au pillage,
avaient fomenté des complots, attisé les rancunes et excité les autres
soldats à se mutiner. Il devait les embarquer sur un navire qui les
ramènerait à l'île de Cuba. Cortès envoya même deux mille piastres
pour que Juan de Grijalva pût y retourner aussi, et l'ordre de lui
fournir toute espèce de secours pour aller à Mexico dans le cas où il
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 5'j3
voudrait y venir. Le fait certain, c'est que tous se prêtèrent bien vo-
lontiers à retourner à l'île de Cuba où ils possédaient des Indiens. On
leur lit donner beaucoup de provisions en maïs, poules et tous autres
produits du pays, et ils regagnèrent ainsi leurs domiciles habituels.
Ces dispositions étant prises, un certain Vallecillo fut nommé com-
mandant de la province, tandis que Sandoval et Diego de Ocampo
s'en retournèrent à Mexico. Ils furent bien reçus par Gortès et par la
capitale entière où l'on avait craint pour eux une déroute. On s'y ré-
jouit donc beaucoup et on fit de grandes fêtes à l'occasion du retour
de Sandoval victorieux. Fray Bartolomé de Olmedo demanda à Gortès
qu'il fût rendu grâces à Dieu publiquement, et on célébra une grande
fête en l'honneur de Notre Dame. Fray Bartolomé de Olmedo y fit un
sermon bien dévot et digne de sa haute instruction. Désormais on
n'eut plus à réprimer aucun soulèvement dans cette province.
Nous abandonnerons ce sujet pour dire ce qui arriva au licencié
Zuazo dans son voyage, en venant de Cuba à la Nouvelle-Espagne.
CHAPITRE CLX1II
Comme quoi, le licencié Alonso de Zuazo venant sur une caravelle à la Nouvellc-
Espagne avec, deux moines de la Merced, amis de fray Bartolomé de Olmedo, le bâ-
timent fut s'échouer sur de petites îles appelées les Vivoras. De la mort de l'un des
moines, et de ce qui arriva encore.
J'ai déjà parlé, dans un précédent chapitre, de la visite que le li-
cencié Zuazo fit à Francisco de Garay, au village de Xagua, près du
bourg de la Trinidad, dans l'île de Cuba. On sait que celui-ci insista
pour que le licencié vînt avec la flotte, afin de servir de médiateur
entre Gortès et lui ; car il pensait bien qu'ils se trouveraient en désac-
cord au sujet du gouvernement du Panuco.
Alonso de Zuazo lui promit qu'il réaliserait ce projet, aussitôt
qu'il aurait rendu compte au Tribunal, qui l'en avait chargé, de son
inspection dans l'île de Cuba où il se trouvait alors. Sa mission ter-
minée, il s'empressa de faire son rapport, afin de pouvoir s'embar-
quer sans retard pour la Nouvelle-Espagne, ainsi qu'il l'avait pro-
mis. Il devait emmener avec lui deux moines de la Merced, fray Gon-
zalo de Pontevedra et fray Juan Varillas, natif de Salamanca. Celui-ci,
grand ami du Père Bartolomé de Olmedo, avait demandé à ses supé-
rieurs l'autorisation d'aller le rejoindre et le seconder dans son minis-
tère. Il vivait à Cuba avec fray Gonzalo en attendant l'occasion de se
rendre auprès de fray Bartolomé. Zuazo, qui se disait parent de fray
Juan, l'invita à partir avec lui. Ils s'embarquèrent sur un petit na-
vire. Ils avaient déjà doublé le cap Saint-Antoine, qu'on appelle aussi
38
594 CONQUÊTE
des Gamatabeis, race sauvage qui ne s'est pas soumise aux Espagnols.
Tandis qu'ils naviguaient, soit que le pilote fît fausse route, soit que
leur petit bâtiment eût été entraîné par les courants, il fut s'échouer
sur des îles qui s'élèvent au milieu de récifs appelés les Vivoras, non
loin d'autres brisants nommés les Alacrans, sur lesquels viennent se
perdre grand nombre de navires. Ce qui sauva Zuazo, ce fut la pe-
titesse de son bâtiment. Afin de l'alléger et de pouvoir arriver sans
toucher fond à une petite île que l'on voyait près de là, on se résolut
à jeter à la mer le porc salé et d'autres objets qui formaient la pro-
vision de vivres. Les requins s'acharnèrent aussitôt contre la salai-
son. Ils se saisirent même de l'un des matelots qui se trouvait dans
l'eau jusqu'à la ceinture; ils le mirent en pièces et l'avalèrent. A en
juger par l'acharnement avec lequel ces animaux s'obstinaient sur le
sang de ce malheureux, on peut croire que tous les autres matelots
auraient péri également, s'ils n'eussent réussi à gagner la caravelle
en grande hâte.
Quoi qu'il en soit, ils s'ingénièrent le mieux possible, et ils arri-
vèrent à l'île avec leur bâtiment; mais comme ils avaient jeté à l'eau
leur cassave et les autres provisions, ils n'avaient rien à manger, ni
rien à boire, ni feu, ni quoi que ce soit qui pût leur servir à s'ali-
menter, excepté des lanières de bœuf desséché qui n'avaient pas été
lancées à la mer. Ils eurent la chance d'avoir à bord deux Indiens de
Cuba qui étaient experts à faire du feu avec de petits morceaux de
bois qu'on trouvait dans cet îlot. Ils réussirent ainsi à allumer un
foyer. Ensuite ils creusèrent un puits dans le sable et ils en retirè-
rent une eau saumâtre. Gomme l'île était petite et que le sable la re-
couvrait, un grand nombre de tortues y venaient déposer leurs œufs.
Aussitôt qu'ils les voyaient venir, les Indiens de Cuba couraient les
retourner les pattes en l'air. Chacun de ces animaux arrive à pondre
jusqu'à cent œufs de la grosseur de ceux de nos canards. Les treize
naufragés eurent de quoi se bien nourrir avec la chair et Jes œufs de
ces tortues. Au surplus les matelots tuaient des loups marins qui ve-
naient la nuit sur les sables de l'île ; ce fut encore une fort bonne
nourriture. On en était là, lorsque deux charpentiers qui étaient abord
de la caravelle et qui avaient eu la chance de conserver leurs outils,
résolurent de construire une embarcation avec laquelle on pût navi-
guer à la voile. Avec des planches, des clous, des étoupes, des cor-
dages et des toiles qu'ils retirèrent du navire perdu, ils confection-
nèrent un bon bateau dans lequel s'embarquèrent trois matelots et
un Indien de Cuba. Ils emportaient pour provisions des tortues, des
loups marins grillés et de l'eau saumâtre; ils se munirent d'une carte
et d'une boussole, et, après s'être recommandés à Dieu, ils entrepri-
rent leur voyage vers la Nouvelle-Espagne.
Naviguant tantôt avec beau temps, tantôt par des vents contraires,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 595
ils curent la chance d'arriver au port de Calchocuca, situé sur le
lleuve des Banderas, où venaient alors se décharger les marchandises
provenant de Gastille. Ils remontèrent jusqu'à Medellin où un cer-
tain Simon de Guenca commandait en qualité de lieutenant de Gortès.
Les matelots arrivés dans le bateau lui contèrent les embarras où se
trouvait le licencié Alonso Zuazo. Aussitôt Guenca se procura un
équipage et un petit navire qu'il expédia en toute hâte, avec beaucoup
de provisions, à l'île ou se trouvait Zuazo, auquel il écrivit que Gor-
tès se réjouirait beaucoup de son arrivée. Il fit savoir en même temps
cet événement à notre général en lui apprenant l'envoi du navire
chargé de provisions. Gortès se réjouit beaucoup de cette bonne dis-
position prise par son lieutenant, à qui il fit parvenir l'ordre de don-
ner à Zuazo, aussitôt qu'il arriverait au port, tout ce dont il aurait
besoin, des vêtements, des chevaux, et de l'envoyer sans retard à
Mexico. Le petit navire arriva à l'île avec beau temps, causant une
joie extrême à Zuazo et à son monde. Mais, malheureusement, nous
avons à dire qu'avant son arrivée fray Gonzalo était mort en peu de
jours par suite de l'impossibilité où il se trouvait de digérer les ali-
ments de l'île. Cet événement avait causé le plus grand regret à fray
Juan et à Zuazo. On recommanda son âme à Dieu et on s'embarqua.
Le temps ayant été favorable, on arriva à Medellin. Les voyageurs
furent reçus avec les plus grands honneurs et dirigés immédiatement
sur Mexico. Gortès envoya à leur rencontre ; il les reçut dans ses pa-
lais et il se livra, en leur compagnie, aux plus grandes réjouissances.
Le général nomma le licencié Alonzo de Zuazo son alcalde mayor, et
tel fut le résultat de son voyage.
En abandonnant ce récit, je dois dire que ce que je viens de ra-
conter je l'appris par une lettre que Gortès écrivit à la municipalité
de Guazacualco; il y disait tout ce que je viens de détailler. Au sur-
plus, deux mois après, les matelots qui étaient venus apporter la
nouvelle de la perte de Zuazo arrivèrent avec la même embarcation
dans notre bourg. Pendant qu'ils s'occupaient de la construction
d'une barque avec le produit du chargement de l'ancienne, ils nous
racontaient leurs aventures de la manière que je viens de dire.
Et maintenant, je conterai comme quoi Gortès envoya Pedro de
Alvarado pacifier les provinces de Guatemala.
596 CONQUÊTE
CHAPITRE CLXIV
Comme quoi Cortès envoya Pedro de Alvarado à la province de Guatemala pour
qu il en soumît les habitants et y fondât une ville. De ce qui se lit à cet égard.
Cortès eut toujours des aspirations élevées et un grand désir de do-
mination. Il voulut en tout singer Alexandre de Macédoine, et il y
fut grandement aidé par les bons capitaines et les merveilleux soldats
qu'il eut toujours à son service. Après avoir pris et colonisé Mexico,
Guaxaca, Zacatula, Colima, Vera Cruz, Panuco et Guazacualco, ayant
entendu dire que la province de Guatemala possédait un grand nom-
bre de villages bien peuplés et qu'elle était riche en mines, il résolut
de l'envoyer conquérir et coloniser par Pedro de Alvarado. Il y avait
même expédié déjà des émissaires pour engager les habitants à venir
faire leur soumission ; mais ils n'avaient point voulu se rendre à son
invitation. Il donna à Alvarado, pour cette expédition, environ trois
cents soldats, dont cent vingt fusiliers et arbalétriers, cent trente-cinq
cavaliers, quatre canons avec beaucoup de poudre, un artilleur appelé
Usagre, environ deux cents Tlascaltèques ou Gholultèques et cent
Mexicains de la plus haute valeur. Fray Bartolomé de Olmedo de-
manda à Cortès l'autorisation de partir avec Alvarado, dont il était
grand ami, pour aller prêcher la foi de Jésus-Christ aux habitants de
Guatemala; mais Cortès, qui était très-lié avec le moine, s'y refusait
en promettant d'envoyer avec Alvarado un bon prêtre venu d'Espagne
en compagnie de Garay, et engageant fray Bartolomé à vouloir bien
rester afin de prêcher la fête de Noël. Cependant le moine le fatigua
tellement de ses prières qu'il obtint de partir avec Alvarado. A la vé-
rité, Cortès ne s'y prêta pas de bien bonne grâce, car il avait pris
l'habitude de parler de toutes ses affaires avec fray Bartolomé. Le gé-
néral donna ses instructions à Alvarado, l'invitant à faire en sorte
que les Guatémaltèques acceptassent la paix sans qu'il fût nécessaire
de les combattre; il recommanda aussi qu'au moyen des interprètes
qui l'accompagnaient, fray Bartolomé de Olmedo leur prêchât les cho-
ses relatives à notre sainte foi : qu'il ne leur permît ni sacrifices, ni
vols, ni vices contre nature ; qu'il détruisît partout les grandes cages
où l'on a l'habitude de renfermer les Indiens esclaves pour les engrais-
ser et les manger; qu'on enlevât ces malheureux de leur prison; qu'on
tâchât de décider, par les voies de douceur, les Guatémaltèques à ve-
nir bénévolement jurer obéissance à Sa Majesté, et qu'on n'oubliât
jamais de faire usage avec eux des meilleurs traitements.
Fray Bartolomé de Olmedo demanda qu'on lui adjoignît, en qualité
d'aide, le prêtre dont j'ai déjà parlé, venu avec Garay et très-recom-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 597
mandable, disait-on. Cortès le céda, en lui souhaitant bonne chance.
Pedro de Alvarado prit congé du général et de tous les caballeros ses
amis qui se trouvaient à Mexico. Ils se firent mutuellement leurs
adieux et il partit de cette ville le treizième jour du mois de décem-
bre 1523. Cortès lui prescrivit de passer par des peîioles qui s'étaient
soulevés dans la province de Gruantepeque, non loin de la route qu'il
devait suivre. Il les soumit. On les appelle peîioles de G-uelamo, parce
qu'ils appartenaient alors à la commanderie d'un soldat de ce nom.
Il se rendit de là à Teguantepeque, grande ville appartenant aux Za-
potèques, où on l'accueillit fort bien , attendu que les habitants en
étaient déjà pacifiés et qu'ils avaient même envoyé une mission à
Mexico pour jurer obéissance à Sa Majesté, visiter Cortès et lui ap-
porter un présent en or.
De Teguantepeque, Alvarado passa à la province de Soconusco,
dont la population ne s'élevait pas alors à moins de quinze mille In-
diens. Il y fut reçu pacifiquement; les habitants offrirent un présent
en or et se déclarèrent vassaux de Sa Majesté. Parti de Soconusco, il
allait arriver à des peuplades connues sous le nom de Zapotitlan,
lorsque se présenta un mauvais passage avec un pont sur une rivière.
Il y trouva beaucoup de bataillons de guerriers qui l'attendaient pour
lui en fermer l'entrée. Il fallut engager une bataille avec eux. On lui
tua un cheval ; plusieurs soldats furent blessés et l'un d'eux mourut
de ses blessures. Les Indiens qui s'étaient réunis contre Alvarado
provenaient non-seulement de Zapotitlan, mais des autres villages du
district. On avait beau leur blesser beaucoup de monde, on ne réus-
sissait pas à les faire reculer. Il fallut en venir aux mains avec eux
trois fois de suite : mais enfin Notre Seigneur Dieu daigna permettre
qu'ils fussent vaincus et qu'ils se soumissent à Alvarado.
En s'éloignant de Zapotitlan, ce capitaine prit le chemin d'un bourg
considérable appelé Quetzaltenango. Avant d'y arriver, il lui fallut
soutenir d'autres combats avec ses habitants, non moins que contre
des voisins de Utatlan, chef-lieu de certains villages qui entourent
Quetzaltenango. Dans ces rencontres quelques soldats reçurent des
blessures, mais, en revanche, Pedro de Alvarado et son monde tuè-
rent et blessèrent un grand nombre d'Indiens. Bientôt se présenta la
montée d'un passage d'une lieue et demie de long; on commença à
l'entreprendre en faisant régner le plus grand ordre entre les arbalé-
triers, les gens d'escopette et tous les soldats. Au point le plus élevé
de ce passage, il se trouva qu'on venait de faire le sacrifice d'une
grosse Indienne qui était sorcière et d'un de ces petits chiens que les
Indiens élèvent, qui ne savent pas aboyer1 et qui sont bons à man-
1, On a voulu tirer de ce signe la preuve que ce chien comestible notait pas un
chien. Mais cependant les lévriers de fine race n'aboient pas; qui s'avise «Je dire néan-
moins que ce ne sont pas des chiens?
598 CONQUETE
ger. Ce sacrifice est signe de guerre. Un peu plus loin, on rencontra
un grand nombre de guerriers qui attendaient et qui commencèrent à
entourer les forces d'Alvarado. Gomme le passage était mauvais et le
sol raboteux, les chevaux ne pouvaient ni courir, ni charger, ni ser-
vir à quoi que ce fût; mais les arbalétriers, les fusiliers et les soldats
d'épée et de rondache en vinrent aux mains avec l'ennemi, déployant
la plus grande vigueur, se battant dans les montées et les descentes
du passage, jusqu'à ce qu'ils arrivassent à un ensemble de ravins où
il fallut recommencer la mêlée, dans un combat très-sérieusement
disputé, avec d'autres bataillons ennemis qui attendaient en cet en-
droit. Ils eurent recours, du reste, pour y amener nos troupes, à un
stratagème dont ils étaient convenus d'avance et qui consistait à si-
muler une retraite pendant que Pedro de Alvarado se battrait avec
eux, afin de s'en faire suivre jusqu'à un point où six mille guerriers
indiens étaient postés pour l'attendre. Ces guerriers, qui étaient d'Uta-
tlan et des peuplades qui en dépendent, espéraient bien les achever
tous dans ces ravins. Pedro de Alvarado et ses soldats se battirent
contre eux avec la plus grande résolution ; ils eurent trois hommes et
deux chevaux blessés; mais, malgré tout, nos troupes vainquirent les
Indiens et les mirent en fuite. A la vérité, ils ne s'en allèrent pas bien
loin, car ils ne tardèrent pas à se rallier et à se renforcer par l'arrivée
d'autres bataillons. Ainsi refaits, ils revinrent à la charge comme de
vaillants soldats, avec la croyance qu'ils allaient cette fois mettre Pe-
dro de Alvarado en pleine déroute. Le combat eut lieu près d'une fon-
taine où ils tinrent si solidement qu'ils se mêlaient à nos soldats; il y
eut même des Indiens qui se réunirent à trois pour attendre le pas-
sage d'un cheval et faire des efforts communs pour le jeter à terre;
d'autres prenaient ces animaux par la queue. Pedro de Alvarado se
vit réellement en sérieux embarras, car les ennemis étaient en si
grand nombre qu'il ne pouvait se défendre de tant de côtés à la fois
contre les bataillons qui tombaient sur lui et les siens. Nos troupes
en arrivèrent à un grand degré d'excitation sous l'influence des en-
couragements de fray Bartolomé de Olmedo qui les exhortait à tenir
ferme dans le but de servir Dieu et d'étendre sa sainte foi, leur pro-
mettant les secours de son saint ministère et leur criant de vaincre
ou de mourir dans le combat. Et malgré tout, les Espagnols craigni-
rent un moment d'être mis en déroute, tant ils se virent serrés de
près. Mais enfin, ils firent si bien qu'avec leurs espingoles, leurs ar-
balètes et le secours de bonnes entailles, ils réussirent à éloigner un
peu l'ennemi. De leur côté, les cavaliers ne perdaient pas leur temps:
jouer de la lance, charger et poursuivre, ce fut leur lot; jusqu'à ce
qu'enfin l'ennemi fut mis en telle déroute que pendant trois jours il
ne put rallier ses forces.
Alvarado, ne voyant plus d'Indiens à combattre, s'installa en rase
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 599
campagne sans s'approcher des lieux habités, campant et maraudant
pour ses provisions de bouche. Bientôt il se transporta avec toute son
armée au village de Quetzaltenango où il apprit que dans les derniè-
res batailles il avait tué deux chefs, grands seigneurs de Utatlan. Il
en était à se reposer et à soigner ses blessés, lorsqu'il reçut avis que
toutes les forces des villages des environs allaient de nouveau l'assail-
lir, attendu que plus de deux xiquipiles — c'est-à-dire seize mille
Indiens, puisqu'un xiquipil comprend huit mille guerriers — s'étaient
déjà réunis et mis en route avec la résolution de vaincre ou mourir.
En l'apprenant, Pedro de Alvarado fut s'établir au milieu d'une plaine
où les troupes ennemies, avec une grande impétuosité, commencè-
rent à l'entourer en lançant des pieux, des flèches et des pierres et
en en venant aux mains avec leurs lances. Mais comme le sol était en
plaine et que les chevaux pouvaient y courir en toutes directions,
on tomba sur l'ennemi avec une telle vigueur, qu'on lui fit à l'in-
stant tourner le dos; ce qui n'empêcha pas, du reste, que nous
n'eussions de notre côté plusieurs soldats et un cheval blessés. Quant
aux Indiens, ils perdirent plusieurs personnages élevés, tant de ce
village que de la contrée entière, de telle sorte qu'à partir de cette
victoire on y craignait beaucoup Pedro de Alvarado. Les habitants de
tout le district convinrent de lui faire demander la paix et de lui en-
voyer un présent en or de peu de valeur pour la lui faire accepter.
Cette mesure fut prise à la suite d'un accord entre les caciques de la
province. Mais il faut savoir qu'ils étaient parvenus à réunir un plus
grand nombre de combattants qu'au début de la guerre et qu'ils leur
avaient donné l'ordre secret de se tenir dans les ravins du village
d'Utatlan. S'ils faisaient demander la paix, c'était donc pour modérer
les manœuvres de Pedro de Alvarado et de son armée qui, de Quet-
zaltenango où ils étaient établis, faisaient des excursions d'où ils ra-
menaient des Indiens et des Indiennes prisonniers. Leur but était
aussi d'attirer notre général à Utatlan, village entouré de ravins, dans
l'espoir qu'en l'y tenant dans des endroits où il serait facile d'avoir
raison de nos hommes, on tomberait sur eux avec les nombreux guer-
riers qui étaient préparés et apostés secrètement dans ce but.
Disons donc que plusieurs personnages arrivèrent devant Alvarado
avec leurs présents. Après lui avoir rendu hommage à leur manière,
ils lui demandèrent le pardon de leurs manœuvres passées et s'offri-
rent pour vassaux de Sa Majesté, le priant de vouloir bien venir avec
eux dans leur grand village, situé au centre d'autres peuplades, et
placé en un lieu paisible où ils pourraient lui offrir leurs services. Pe-
dro de Alvarado les reçut très-affectueusement sans se douter le moins
du monde de leurs ruses. Après leur avoir reproché qu'ils nous eus-
sent reçus en ennemis, il accepta leurs propositions de paix, et le
lendemain il les suivit à Utatlan avec toute son armée. Ce fut en s'y
600 CONQUETE
introduisant qu'il reconnut, la force de cette place. Elle avait en effet
deux portes, dont l'une donnait accès à la ville après avoir monté un
escalier de vingt-cinq marches. L'autre porte terminait une chaussée
très-mauvaise et détériorée en maint endroit. Les maisons étaient join-
tes l'une à l'autre et les rues fort étroites. Il n'y avait, dans la place,
ni femme ni enfant ; des ravins l'entouraient. Du reste, on ne pour-
voyait nos troupes de vivres que tard et fort mal ; les caciques parais-
saient fort changés dans leur langage à notre égard.
Des Indiens de Quetzaltenango avertirent Pedro de Alvarado qu'on
devait tuer les Espagnols dans le bourg cette nuit même s'ils y res-
taient, que dans ce but on avait posté dans les ravins un grand
nombre de guerriers, avec le dessein, aussitôt qu'on aurait mis le
feu aux maisons, de se joindre aux habitants d'Utatlan et de
tomber sur nos hommes de deux côtés à la fois, dans l'espoir
que, le feu et la fumée les aveuglant, on les brûlerait vifs tous en-
semble. Pedro de Alvarado, comprenant le danger où il était, fit avertir
ses capitaines et toute l'armée qu'il fallait à l'instant gagner la cam-
pagne ; il leur expliqua bien les risques qu'ils couraient et qu'ils
comprirent à merveille. Ils s'empressèrent donc de se rendre à une
plate-forme avoisinant les ravins, car, au milieu de si mauvais pas-
sages, ils n'avaient pas la facilité d'arriver vite à la plaine. En atten-
dant, Pedro de Alvarado ne cessa pas un instant de se montrer plein
de bienveillance avec les caciques et les principaux personnages du
lieu et de tout le district. Il leur disait qu'à cause de la coutume des che-
vaux de paître en liberté à certaine heure du jour, il se voyait obligé de
sortir du village, où les maisons rapprochées laissaient peu de place
dans les rues. Les caciques, du reste, firent paraître leur dépit en les
voyant sortir. Mais le moment arriva où Pedro de Alvarado ne put
se contenir sur la trahison qu'ils méditaient et les bataillons qu'on
avait réunis dans les ravins. Il fit arrêter le cacique du village et il
avait déjà ordonné d'en faire justice en le brûlant vif, lorsque fray
Bartolomé de Olmedo, dans le dessein de lui révéler et proclamer la
foi de Jésus-Christ pour lui administrer le baptême, demanda un
jour de sursis. A la vérité, il n'y parvint même pas en deux jours;
mais enfin Jésus permit que le cacique se fît chrétien : le moine le
baptisa, et il demanda et obtint d'Alvarado qu'on ne le brûlât pas,
mais qu'on le pendît. Le général confirma dans son fils la dignité de
cacique, et, cela fait, s'éloignant des ravins, il gagna la plaine où il
fallut en venir aux mains avec les bataillons qui avaient été apostés
dans ce but. Après avoir exercé contre nos troupes ses forces et son
mauvais vouloir, l'ennemi fut mis en pleine déroute.
Nous dirons maintenant qu'en ce même temps on sut dans une
grande ville appelée Guatemala les batailles que Pedro de Alvarado
avait eu à soutenir après être entré dans cette province; qu'il avait
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 601
été vainqueur dans toutes les rencontres ; qu'en ce moment il se
trouvait dans les dépendances d'Utatlan et que de là il faisait des
incursions et dirigeait ses attaques contre les villages environnants.
Gomme les habitants d'Utatlan et leurs vassaux étaient ennemis des
Guatémaltèques, ceux-ci résolurent d'envoyer des émissaires à Pedro
de Alvarado avec des présents en or et de se déclarer les vassaux de
Sa Majesté, faisant dire, du reste, que si Ton avait besoin d'utiliser
leurs personnes pour cette guerre, ils s'empresseraient de venir.
Pedro de Alvarado les reçut volontiers et leur fit rendre grâces pour
leurs offres. Le général, afin de s'assurer de leur franchise, et aussi
pour avoir des guides dans un pays qu'il ne connaissait pas, leur fit
demander deux mille hommes armés, afin qu'en arrivant dans les
ravins et dans les mauvais pas où les routes étaient coupées et le
passage impossible à nos hommes, ces auxiliaires les pussent aplanir
si cela devenait nécessaire, et qu'en tout cas ils servissent à porter le
bagage. Immédiatement les Guatémaltèques les envoyèrent avec leurs
capitaines.
Pedro de Alvarado resta sept ou huit jours dans la province d'Utat-
lan, faisant des expéditions contre des villages rebelles qui s'étaient
soulevés après avoir juré obéissance à Sa Majesté. On marqua au fer
des hommes esclaves et beaucoup d'Indiennes, et, après avoir prélevé
le quint royal, on en répartit le reste entre les soldats. Pedro de
Alvarado s'en fut ensuite à la ville de Guatemala où il fut bien
accueilli et bien logé. Après leur arrivée, comme Alvarado contait à
fray Bartolomé de Olmedo et à ses capitaines que jamais il ne s'était
vu dans un embarras aussi grand que lors des batailles avec les gens
d'Utatlan qui étaient intraitables, bons guerriers, ajoutant qu'on avait
fait un bon butin, fray Bartolomé répondit que c'était Dieu qui avait
fait toute chose et que, pour qu'il leur fît la grâce de les appuyer
désormais, il ne serait pas mal de le remercier et de célébrer une
grande fête en l'honneur du bon Dieu et de sa Mère; tout le monde
entendrait la messe et il ferait un sermon aux Indiens. Alvarado et
ses capitaines répondirent au Père que c'était juste et qu'il fallait
faire une fête à la Vierge. On bâtit un autel. En un jour et demi
tous se confessèrent, le moine leur donna la communion et après la
messe il prononça un sermon. Il y avait là un très-grand nombre
d'Indiens auxquels le moine fit une longue instruction sur notre
foi, disant maintes choses conformes à la théologie, que le Frère
connaissait, dit-on, à merveille. Il plut à Dieu que plus de trente
Indiens voulussent être baptisés. Le moine les baptisa, en effet, deux
jours après. Plusieurs autres désirèrent en faire autant, après avoir
vu que nos hommes entraient en communication plus facile avec les
baptisés, qui se montraient généralement très-satisfaits d'Avarado.
Les caciques de cette ville apprirent au général que près de là, au
602 CONQUÊTE
bord d'une lagune, il y avait des villages en possession d'un penol
très- Lien fortifié. Les habitants, qui étaient leurs ennemis, leur fai-
saient souvent la guerre. Étant peu éloignés, du reste, ils savaient
fort bien que Pedro de Alvarado était là; s'ils ne venaient pas jurer
obéissance comme les autres villages, c'est qu'ils étaient méchants et
gens de fort mauvaises qualités. Ce village s'appelle Atitlan. Pedro
de Alvarado les fit prier de venir faire leur soumission, leur assurant
qu'ils seraient par lui bien traités et ajoutant beaucoup d'autres pro-
pos doucereux. Ils maltraitèrent les messagers pour toute réponse.
Voyant le mauvais succès de cette première démarche, Alvarado en-
voya d'autres émissaires pour leur parler de soumission. 11 renou-
vela trois fois la tentative et trois fois il en reçut des paroles inso-
lentes.
Alors Pedro de Alvarado résolut de marcher contre eux; il emmena
environ cent quarante soldats, dont vingt arbalétriers ou fusiliers, et
quarante hommes à cheval, auxquels il adjoignit deux mille Guaté-
maltèques. En arrivant près du village, il lui fit encore proposer la
paix, mais on lui répondit par l'arc et la flèche. A peu de distance
de là, tandis qu'il marchait en enfonçant dans l'eau, deux gros batail-
lons indiens se portèrent à sa rencontre avec de longues lances, d'ex-
cellents arcs et flèches et d'autres armes en grand nombre, couverts
d'ailleurs de cuirasses, battant leurs atabales et portant des panaches
ainsi que des devises. Le combat dura quelques instants ; plusieurs
de nos soldats furent blessés; mais l'ennemi ne résista pas long-
temps ; il prit la fuite, cherchant un refuge sur le penol. Pedro de
Alvarado poursuivit les vaincus et leur prit ie penol sans retard, leur
tuant beaucoup de monde et leur faisant un grand nombre de blessés;
il y en eût même eu davantage s'ils ne s'étaient jetés tous à l'eau et
n'avaient passé dans une petite île non loin de là. On mit à sac les
maisons qui s'élevaient près de la lagune, et, cela fait, les Espagnols
furent s'installer au milieu d'une plaine plantée de maïs où ils passè-
rent la nuit. Le lendemain de bonne heure, ils se rendirent au village
d'Atitlan qu'ils trouvèrent abandonné. Alvarado ordonna de courir la
campagne et de pénétrer dans Jes nombreux enclos de cacaoyers. On ]ui
amena deux personnages du bourg, qu'on venait d'arrêter; il les joi-
gnit à ceux qu'on avait pris la veille et les envoya pour qu'ils eussent
à conseiller aux autres caciques de se soumettre, promettant qu'ils
seraient par lui honorés et considérés et s'engageant à rendre tous
les prisonniers. Il ajoutait que dans le cas où ils refuseraient de se
présenter, il leur ferait la guerre comme aux habitants de Quetzalte-
nango et d'Utatlan, qu'il leur couperait les plants de cacaos et leur
causerait tous les dommages possibles. Toujours est-il que par ces
paroles et ces menaces il obtint qu'ils se soumissent sans retard,
qu'ils offrissent un présent en or et se donnassent pour vassaux de Sa
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 603
Majesté. Gela fait, Pedro de Alvarado s'en revint à Guatemala avec
son armée.
Fray Bartolomé de Olmedo s'occupait de prêcher aux Indiens la
sainte foi; il disait la messe sur un autel qu'on venait d'élever, sur-
monté d'une croix que les naturels adoraient en imitant nos propres
adorations. Le moine plaça là également une sainte Vierge apportée
par Garay et que celui-ci lui avait donnée à l'heure de sa mort. Elle
était petite, mais très-belle. Les Indiens s'en étaient épris. Frav
Bartolomé leur expliquait ce qui la concerne, et ils l'adoraient. Alva-
rado passa quelques jours sans faire rien autre chose que ce que j'ai
conté. Pendant ce temps, tous les villages du district et quelques
autres de la côte du sud, habités par les Pipiles, vinrent présenter
leur soumission. Ils se plaignaient que sur la route par où ils devaient
passer se trouvait un village du nom d'Izquintepeque, appartenant à
de fort mauvaises gens qui ne leur permettaient pas de traverser
leurs terres et allaient mettre à sac leurs demeures, avec bien d'autres
choses sur lesquelles on formula des griefs. Pedro de Alvarado fit
appeler ces insoumis, mais ils se refusèrent à venir; bien plus, ils
adressèrent des paroles arrogantes au général, qui se décida à mar-
cher contre eux avec la plupart de ses soldats, des cavaliers, des esco-
pettiers ou arbalétriers et un grand nombre d'alliés de Guatemala. Il
leur tomba dessus un matin à l'improviste, leur causant les plus
grands dommages et faisant un butin considérable. Gela fut très-
répréhensible. Il eût mieux valu ne pas le faire et suivre bien plutôt
les règles de la justice en se conformant aux ordres de Sa Majesté.
Et puisque j'ai cru devoir raconter la conquête et la pacification de
Guatemala ainsi que de ses provinces, je dirai qu'un habitant de ces
pays, parent d'Alvarado, appelé lui-même Gonzalo de Alvarado, expli-
que tous ces faits d'une manière complète dans des mémoires où mes
lecteurs verront ces événements plus au long avec tout ce qui manque
à mon récit. Je crois devoir m'exprimer ainsi, parce que je ne fus pas
à cette expédition et que je n'ai visité ces provinces qu'en 1524, épo-
que où elles furent entièrement soulevées. Ce fut lorsque nous reve-
nions des Higueras et de Honduras avec le capitaine Luis Marin, en
route pour retournera Mexico. Nous eûmes alors quelques rencontres
avec des habitants de Guatemala. Ils avaient pratiqué beaucoup de
tranchées, coupant le rocher pour nous empêcher de passer à travers
des ravins profonds; et même, entre les villages de Juanagazapa et
Petapa, en des failles profondes, nous fûmes retenus deux jours par
des combats que nous livrèrent les naturels. J'y fus blessé d'une
flèche, mais légèrement. Nous le traversâmes enfin, quoiqu'à grand'-
peine, malgré la présence dans ce mauvais pas d'un grand nombre de
guerriers de Guatemala et autres villages.
Je laisserai ce sujet pour le présent, parce qu'il y a beaucoup à en
604. CONQUÊTE
dire et qu'il faudra, quand il en sera temps, que je fasse mémoire de
quelques autres faits qui s'y rapportent et qui se passèrent à l'époque
où l'on disait que Cortès et nous tous qui avions été avec lui aux
Higueras avions péri dans l'expédition. Nous en resterons donc là,
pour le moment, afin de parler de la flotte que Cortès envoya aux
Higueras et à Honduras. Mais auparavant, je veux faire observer que
les Indiens de Guatemala n'étaient point de vrais guerriers. Ils ne
tenaient bon que dans les ravins, leurs flèches ne faisaient aucun
mal et ils n'attendaient jamais le choc en rase campagne.
CHAPITRE GLXV
i
Comme quoi Cortès envoya une flotte pour conquérir et pacifier les provinces de
Higueras et de Honduras, choisissant Christoval de Oli pour capitaine général de
l'expédition. Ce qui advint je vais le dire à la suite.
Cortès reçut donc la nouvelle qu'il y avait des districts très-riches
et de bons gisements miniers à Higueras et Honduras. Des pilotes
qui avaient été dans le pays, ou non loin de là, lui avaient même fait
croire qu'ils avaient rencontré des Indiens péchant dans l'eau de mer
et que, retournant leurs filets, ils avaient remarqué qu'au lieu de
plomb les poids nécessaires à la pêche étaient en or mêlé de cuivre.
Ils dirent aussi qu'en ce lieu se trouvait un détroit au moyen duquel
on passait de la côte du nord à celle du sud. Nous sûmes aussi que
Sa Majesté avait écrit à Cortès pour le charger, lui ordonner même
de s'enquérir, avec zèle et sollicitude, et de tâcher de découvrir par
tous les moyens s'il y aurait un détroit, un port, un endroit quel-
conque pour les épices. Soit donc qu'il voulût se mettre à la recherche
de ce détroit, soit qu'il fût mû par l'idée de l'or, Cortès résolut d'en-
voyer, comme commandant d'une expédition dans ce pays, Christoval
de Oli qui était mestre de camp à la prise de Mexico et marié avec
une Portugaise appelée doîîa Felipa de Araujo, dont j'ai déjà parlé.
Il faisait choix de ce chef parce que c'était une de ses créatures,
tenant tout de sa main. Il avait eu d'ailleurs de très-bons Indiens en
partage près de Mexico : toutes raisons qui faisaient croire à Cortès
qu'il lui serait fidèle. Comme au surplus un si long voyage par terre
n'était pas sans inconvénient au point de vue des fatigues et des frais,
notre général fut d'avis de faire l'expédition par mer, les embarras et
le coût devenant ainsi moins considérables. Il donna donc à Oli cinq
navires et unbrigantin bien armés, bien pourvus de poudre et soigneu-
sement approvisionnés. Il lui confia trois cent soixante-dix soldats
dont cent hommes d'arbalète etd'cspingole, ainsi que vingt chevaux.
Dans le nombre il y avait cinq de nos conquistadores venus dès le
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 605
début avec Cortès, qui avaient très-bien servi Sa Majesté dans toutes
les conquêtes et possédaient déjà leurs maisons et un avoir de tout
repos; et j'en fais mention parce qu'il ne servait à rien de dire à
Gortès: «Seilor, permettez que je me repose; je suis fatigué de
servir; » il fallait marcher par force où il commandait d'aller. Oli
emmena avec lui un certain Briones, natif deSalamanca, qui fut capi-
taine de brigantin et soldat en Italie. C'était un homme remuant, fort
ennemi de Gortès. Ghristoval de Oli emmena encore d'autres hommes
qui n'étaient pas non plus au mieux avec le chef de la conquête, parce
qu'ils disaient n'avoir pas à s'en louer au sujet de la distribution des
Indiens et du partage du butin en or; aussi n'aimaient-ils point le
général.
Quoi qu'il en soit, Gortès leur donna pour instructions qu'on irait
de la Villa Rica à la Havane où l'on trouverait Alonso de Contreras,
vieux soldat de Gortès, natif de Orgaz, qui avait emporté six mille
piastres pour acheter des chevaux, de la cassave, des porcs et des
salaisons, ainsi que plusieurs autres choses utiles à une expédition.
Gortès l'avait envoyé avant Ghristoval de Oli, parce qu'il avait eu la
la crainte que les Havanais, en voyant la flotte, ne voulussent vendre
plus cher les chevaux et tous les autres approvisionnements. Il or-
donna à Ghristoval àa Oli de prendre, en passant à la Havane, les
chevaux dont Contreras aurait fait l'acquisition, puis de se diriger
vers les Higueras qui en étaient rapprochées, et pour lesquelles la
traversée était généralement facile. L'ordre de Cortès était qu'après
avoir débarqué, Oli cherchât à obtenir la soumission des naturels de
ces provinces, par la douceur et sans verser le sang, en même temps
qu'il s'efforcerait de fonder une ville sur un bon port. Il devait aussi
rechercher les gisements d'or et d'argent, s'enquérir s'il existait un
détroit et quel port il y avait sur la côte sud, si décidément il y allait.
Il lui adjoignit deux prêtres, dont l'un savait la langue mexicaine, et
lui recommanda que, sans perdre de temps, on prêchât aux Indiens
les vérités relatives à notre sainte foi, qu'on ne leur permît point les
vices contre nature et les sacrifices, dont on chercherait avec douceur les
moyens d'arracher la coutume ; qu'on détruisît toutes les cages en bois
où les Indiens engraissaient des hommes et des femmes destinés à
être mangés; qu'on les mît en pièces en rendant la liberté à ces pauvres
prisonniers. Oli reçut enfin l'ordre de planter des croix partout. Gor-
tès lui donna un grand nombre d'images de Notre Dame pour qu'el-
les fussent placées dans les villages, et il lui adressa ces parole's :
« Ghristoval de Oli, mon fils, attention à tout faire comme je vous
l'ai dit. »
Après que tous deux se furent donné le baiser d'adieu de la ma-
nière la plus cordiale, Ghristoval de Oli prit congé de Cortès et de
toute sa maison. Il se rendit à la Villa Rica où la ilotte était très-
603 CONQUÊTE
bien préparée pour le départ, et, à une certaine date dont je ne me
souviens plus1, il s'embarqua avec tout son monde. Le beau temps
favorisa son arrivée à la Havane où il trouva que Ton avait acheté les
chevaux et tout l'approvisionnement. Il y rencontra cinq soldats que
Diego de Ocampo avait chassés du Panuco parce que c'étaient de
vrais bandits très-turbulents. J'ai déjà dit quelques-uns de leurs
noms dans le chapitre qui traite de la pacification du Panuco, et je
crois inutile de les nommer ici de nouveau. Le fait est qu'ils donnè-
rent à Christoval de Oli le conseil de se soulever contre le général,
et cela sans retard, puisqu'il allait en un pays qui avait la répu-
tation d'être riche, avec une bonne flotte bien approvisionnée, à la
tête de cavaliers et de bons soldats ; ils l'engageaient à cesser dès
lors de regarder Gortès comme son chef et d'avoir recours à lui pour
n'importe quelle affaire. Briones, dont j'ai parlé antérieurement, avait
déjà fait en secret les mêmes insinuations à Christoval de Oli, ainsi
qu'au gouverneur de cette île, ennemi mortel de Gortès et qui, je l'ai
dit bien des fois, s'appelait Diego Velasquez. Celui-ci vint au port
où se trouvait la flotte. Il fut alors convenu que tous deux s'empa-
reraient du pays des Higueras et de Honduras pour Sa Majesté et
au nom du Roi pour Christoval de Oli, à condition que Diego Ve-
lasquez pourvoirait l'expédition du nécessaire et ferait agir en Cas-
tille, pour qu'on lui attribuât le commandement du pays. Telle fut
l'association formée au sujet de la flotte.
Je veux dire ici maintenant quelles étaient les qualités d'Oli et
l'aspect de sa personne. Il était intrépide à pied et à cheval, extrême-
ment résolu, mais bien plus fait pour recevoir des ordres que pour
commander aux autres. Il avait trente-six ans et il était natif des
environs de Baeza ou de Linares. Il était de haute taille, fortement
membre, large d'épaules, de bonne tournure, un peu blond, d'un
bel aspect de visage, bien qu'ayant la lèvre inférieure fendue et
comme partagée par une fissure. Il avait la voix forte et parlait d'un
ton imposant ; sa conversation était agréable, et, entre autres quali-
tés, il était généreux. Au commencement de l'expédition il se montra
des meilleurs serviteurs de Cortès, mais l'ambition de commander et
de ne plus recevoir d'ordres l'aveugla. Ajoutez à cela les mauvais
conseils et aussi cette circonstance qu'il avait été employé dans la
maison de Diego Velasquez, lorsqu'il était plus jeune et qu'il exerçait
l'emploi d'interprète dans l'île de Cuba. Il se souvint donc du pain
dont il s'était nourri dans cette famille, quoiqu'on réalité il eût dû se
reconnaître l'obligé de Gortès plus que de Diego Velasquez.
Cet accord étant fait, plusieurs habitants de l'île de Cuba, ceux
surtout qui lui conseillèrent cette défection , s'embarquèrent avec
1. Ce fut en 1523.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 607
Christoval de Oli. Gomme il n'avait plus rien à faire dans l'île au
sujet de ses bâtiments, son approvisionnement étant terminé, il or-
donna à toute sa flotte de faire voile et il fut débarquer avec beau
temps dans une anse située à quinze lieues du port de Gaballos. Il y
arriva le troisième jour de mai et pour cette raison il donna à la ville
qu'il y fonda le nom de Triomphe de la Croix. Il nomma pour ses
alcaldcs et regidores les soldats que Gortès lui avait désignés à Mexico
comme devant être par lui honorés et pourvus d'emplois. Il prit pos-
session du pays pour Sa Majesté, et pour Fernand Gortès au nom du
Roi.
Ces mesures étaient prises de la sorte pour que les amis de Gortès
ne pussent pas croire qu'il se conduisait en rebelle, et afin de tâcher
de s'en faire des alliés pour le jour où ils seraient mis au courant des
choses. Il faut dire encore qu'il ignorait si le pays serait aussi riche
en mines qu'on l'avait dit. Il visait donc à deux buts à la fois, c'est-à-
dire que si l'on trouvait de bonnes mines et que le pays fût riche et
bien peuplé, on se soulèverait avec la contrée; tandis que si les
choses prenaient une moins bonne tournure, il s'en retournerait à
Mexico rejoindre sa femme, reprendre ses possessions et se disculper
vis-à-vis de Gortès en prétendant que, s'il s'était ainsi conduit avec
Diego Yelasquez, ce n'était que pour en obtenir des provisions et des
hommes, sans songer aucunement à s'entendre avec lui en quoi que
ce fût; qu'on avait, du reste, bien pu le voir, puisqu'il avait pris pos-
session du pays au nom de Gortès. Telles furent donc ses arrière-
pensées, ainsi que l'attestaient beaucoup de ses amis avec lesquels
il s'en était expliqué. Laissons pour un moment Triomphe de la
Croix dûment colonisée sans que Gortès en sache absolument rien
pendant huit mois; j'aurai forcément à y revenir, et si j'abandonne
ici cette affaire, c'est pour dire ce qui nous arriva à Gruazacualco et
comme quoi Gortès m'envoya avec le capitaine Luis Marin pacifier la
province de Ghiapa.
CHAPITRE CLXVI
Comme quoi nous tous qui restâmes pour colons du Guazaeualco nous étions con-
stamment occupés à pacifier les provinces qui se soulevaient; comme quoi encore
Gortès donna l'ordre au capitaine Luis Marin d'aller conquérir et pacifier la
province de Chiapa, et à moi de marcher avec lui et avec fray Juan de las Va-
rillas, moine de la Merced et parent de Zuazo. De ce qui arriva dans celte expé-
dition.
Nous étions donc en qualité de colons, dans le bourg de Guaza-
eualco, un grand nombre de vieux conquistadores et de personnes de
qualité; des étendues considérables de territoire se trouvaient répar-
608 CONQUÊTE
ties entre nous : c'étaient la province de Guazacualco elle-même,
Gitla, Tabasco, Gimatan et Chontalpa; sur les hauteurs des sierras,
c'étaient encore Cachula, Zoqué, Quilenes jusqu'à Ginacatan, Cha-
mula, la ville de Ghiapa des Indiens, Papanaustla et Pinula; dans la
direction de Mexico c'était aussi la province de Xaltepeque, Guaz-
paltepeque, Ghinanta, Tepeca et d'autres villages. Il nous arriva
comme à la plupart des provinces de la Nouvelle-Espagne, qui, au
début de la conquête, se soulevaient lorsqu'on allait demander les
tributs; on y tuait même les chefs des commanderies et on s'empa-
rait des Espagnols qu'on pouvait prendre sans danger. Aucun de nos
districts ne fit défaut à la révolte; aussi ne cessions-nous jamais
d'être organisés en bataillon, allant de village en village, occupés à
les pacifier. Gomme les habitants de Gimatan refusaient de faire acte
de soumission en venant au chef-lieu et qu'ils ne tenaient nul
compte des ordres qu'on leur adressait, le capitaine Luis Marin, ne
voulant point envoyer contre eux un nombreux bataillon, fut d'avis
que quatre colons seulement fussent traiter de la paix. On me choisit
pour l'un d'eux. Les autres étaient Rodrigo de Enao, natif de Avila,
un semi-Basque appelé Francisco Martin et un nommé Francisco
Ximenès, natif d'Inguixuela en Estramadure. Les ordres de notre
capitaine étaient d'engager les Indiens à la paix en employant pour
cela des termes affectueux et bienveillants, sans proférer une seule
parole qui pût les irriter.
Nous étions en route vers cette province, dont les habitations se
trouvent entourées de marais et de grandes rivières, lorsque, arrivés
à deux lieues du principal village, nous envoyâmes des messagers
qui devaient y annoncer notre arrivée. Pour toute réponse, trois
bataillons d'Indiens armés de lances et d'arcs se portèrent contre
nous. Du premier choc ils tuèrent deux de nos camarades et me
firent une blessure à la gorge. Gomme, en ce moment, il m'était
impossible de la bander et d'étancher le sang qui s'en écoulait, ma
vie se trouva en un sérieux danger. Quant à mon camarade, Francisco
Martin, qui n'était pas encore blessé, voyant que nous n'étions que
deux pour faire front à nos ennemis, bien que nous réussissions à
en blesser quelques-uns, il trouva bon de prendre la fuite et de se
réfugier dans des embarcations qui stationnaient sur la rivière de
Macapa. Je restai donc seul et grièvement blessé. Cherchant alors à
éviter qu'on m'achevât, je m'enfonçai entre des massifs, hors de moi
et à peu près sans sentiment. Lorsque je repris mes sens, je m'écriai
avec une ferme résolution: « Que Notre Dame me protège, s'il est
vrai que je doive mourir aujourd'hui, ici, au pouvoir de ces chiens! »
Gela dit, je me ranimai de telle façon que, sortant des massifs, je
tentai une trouée à travers les Indiens qui, grâce à mes entailles et cà
mes coups d'estoc, me laissèrent glisser entre leurs mains. A la
DP: LA NOUVELLE-ESPAGNE. 600
vérité, ils me blessèrent encore, mais je pus réussir à gagner les
embarcations où se trouvait déjà mon camarade Francisco Martin
avec quatre Indiens alliés, les mêmes que nous avions amenés pour
porter notre bagage, et qui, nous voyant aux prises avec les Cima-
tèques, avaient abandonné leur charge pour se réfugier sur la rivière.
Ce qui précisément nous sauva la vie, à moi et à Francisco Martin,
c'est que l'ennemi perdit du temps à piller nos hardes et nos valises.
Pour en finir, nous devons dire que Dieu nous fit la grâce de ne pas
perdre la vie en ce lieu.
Nous traversâmes dans les embarcations cette rivière, qui est
large, profonde et pleine de caïmans. De crainte que les Cimatèques
ne nous suivissent, nous errâmes huit jours par les bois. La nouvelle
de l'événement ne tarda pas à être connue à Gruazacualco. Les In-
diens qui nous avaient accompagnés, de même que les quatre qui
étaient restés dans les embarcations, annoncèrent que nous étions
morts. En voyant que deux de nous étaient blessés et deux autres
sans vie, ils s'étaient enfuis, nous laissant dans la mêlée, et ils arri-
vèrent en peu de jours à Guazacualco. Gomme nous ne paraissions
pas et qu'on n'y avait plus de nouvelles de nous, on crut réellement
que nous étions morts, ainsi que les Indiens l'avaient annoncé. Con-
formément à la coutume qui existait alors dans les Indes, le capitaine
Luis Marin s'empressa de répartir entre d'autres conquistadores les
villages que nous possédions; il avait déjà envoyé des messagers
à Gortès pour lui demander les nouveaux titres de possession;
notre avoir était vendu, lorsqu'après vingt-trois jours d'absence
nous arrivâmes à notre chef-lieu. Nos amis s'en réjouirent, tan-
dis que ceux qui avaient déjà reçu nos Indiens en conçurent un vif
regret.
Le capitaine Luis Marin, voyant que nous ne réussissions pas à
pacifier ces provinces et qu'on tuait beaucoup de nos soldats, résolut
d'aller à Mexico pour demander à Gortès plus d'hommes, d'autres se-
cours et des munitions de guerre. En attendant son retour, l'ordre
nous était donné de ne point sortir du bourg pour aller à d'autres vil-
lages éloignés, et de nous limiter à ceux qui ne dépassaient pas quatre
ou cinq lieues, pour nous approvisionner de vivres. En arrivant à
Mexico, il rendit compte à Gortès de tous les événements, et il en re-
çut l'ordre de revenir à G-uazacualco avec un secours de trente soldats
parmi lesquels se trouvaient Alonso de Grrado, dont j'ai déjà parlé, et
fray Juan de las Varillas, qui était venu avec Zuazo. Celui-ci disait
bien haut qu'il avait fait ses grandes études dans son collège de
Santa-Gruz de Salamanca, où il naquit; on assurait même qu'il était
de bonne et noble race. Gortès avait ordonné à Marin de se porter,
avec tous les colons de Guazacualco et les nouveaux soldats qu'il
amenait, sur la province soulevée de Ghiapa, afin de la pacifier et d'y
610 CONQUÊTE
fonder une ville. Le capitaine étant de retour avec ces ordres, nous
nous préparâmes tous à faire campagne, les colons aussi bien que les
nouveaux venus. Nous commençâmes par frayer des chemins à tra-
vers des bois et de mauvais marécages. Nous étendions sur ceux-ci
des troncs d'arbres et des branchages, pour que les chevaux y pus-
sent passer. Ce ne fut qu'en surmontant de grandes difficultés que
nous pûmes arriver à un village nommé Tezpuntlan que jusqu'alors
nous n'avions pu atteindre qu'en remontant la rivière en canots,
parce qu'il n'y avait pas de communication par terre.
De là nous nous rendîmes sur la sierra à un autre village ap-
pelé Gachula. Pour qu'on ne puisse confondre, je ferai observer que
ce Gachula se trouve dans la province de Ghiapa, et je m'exprime
ainsi parce qu'il y a près de Puebla de los Angeles un autre village
du même nom. Nous gagnâmes ensuite de petits hameaux qui dépen-
dent de Gachula. Nous nous occupâmes de nous frayer une route en
remontant le bord de la rivière qui servait de communication avec
Ghiapa, parce qu'il n'existait aucun chemin par terre. Tous les habi-
tants d'alentour avaient grande peur des Ghiapanèques, car ils
étaient en ce temps-là les meilleurs guerriers que j'eusse vus
dans la Nouvelle-Espagne, en comprenant même dans la compa-
raison les Tlascaltèques, les Mexicains, les Zapotèques et les Min-
xes. Je puis bien en parler ainsi puisque jamais Mexico n'avait
pu les soumettre. Cette province était alors très-peuplée; les naturels
en étaient extrêmement belliqueux. Ils portaient sans cesse la guerre
sur les pays limitrophes, à Ginacatan, à toutes les peuplades quile-
nayas de la lagune et aux villages des Zoques. Ils pillaient constam-
ment et réduisaient en captivité d'autres peuplades où le butin était
facile. Ils faisaient, avec les habitants qu'ils tuaient, des sacrifices et
des bombances. Sur les chemins qui conduisent à Teguantepeque ils
tenaient embusqués, en des passages difficiles, des guerriers char-
gés d'arrêter les marchands indiens qui trafiquaient d'une province à
l'autre. Aussi les communications s'arrêtaient-elles quelquefois entre
des pays voisins. Ils avaient même obligé certaines peuplades à
transporter leur domicile près de Ghiapa ; là, ils les traitaient en es-
claves et s'en servaient pour faire leurs semailles.
Revenons-en à notre expédition. C'était le temps du carême de
l'an 1524, quoique je ne me rappelle pas bien la date. Avant d'arri-
ver à Ghiapa il y eut une revue de tous les cavaliers, arbalétriers et
gens d'espingole faisant partie de l'expédition. Elle n'avait pu se faire
plus tôt, parce que quelques-uns de notre ville et d'autres du dehors
ne s'étaient pas encore réunis à nous; ils parcouraient les villages de
la sierra de Gachula, demandant les tributs que l'on était obligé de
leur payer. Voyant qu'un grand capitaine était là avec de vrais guer-
riers pour Jes protéger, ils osaient aller de toutes parts chez des In-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 611
diens qui, auparavant, se refusaient à tout tribut, parce qu'ils ne
faisaient pas le moindre cas de nous.
Revenons à la revue. On constata la présence de vingt-sept cava-
liers propres à la guerre et cinq autres inutiles au service, quinze
arbalétriers, huit hommes d'espingole, un canon, de la poudre et un
soldat artilleur. Celui-ci disait qu'il avait été en Italie, et je men-
tionne cette vanterie parce qu'il ne valait pas grand'chose et qu'il était
fort lâche. Nous avions, en outre, soixante soldats d'épée et rondache
environ quatre-vingts Mexicains et le cacique de Cachula avec quel-
ques autres personnages pris parmi les siens. Les Indiens de Cachula
dont j'ai parlé marchaient en tremblant de peur. Nous les fîmes
avancer à force de flatteries, afin qu'ils nous aidassent à ouvrir la
route et à porter le bagage. En avançant toujours en bon ordre
voyant que nous approchions des villages ennemis, quatre soldats
dont je faisais partie, hommes très-agiles, marchaient en avant pour
surveiller et découvrir la campagne. J'abandonnai mon cheval et mis
pied à terre ; car des cavaliers ne pouvaient nullement courir sur ce
terrain. Nous marchions avec une demi-lieue d'avance sur notre ar-
mée. Les Chiapanèques, qui sont grands chasseurs, faisaient alors la
chasse au chevreuil. Ils nous virent approcher et aussitôt ils s'aver-
tirent au moyen de grands signaux de fumée. Quand nous arrivâmes
plus près de leurs habitations, nous vîmes qu'ils avaient de belles
routes et de beaux plants de maïs et autres végétaux. Le premier vil-
lage que nous rencontrâmes s'appelle Estapa, à quatre lieues environ
de la capitale. Les habitants l'avaient abandonné. Nous y trouvâmes
beaucoup de maïs, des poules et d'autres provisions qui nous fourni-
rent l'occasion d'un bon dîner et d'un aussi bon souper.
Tandis que nous reposions dans ce village, comptant sur les veil-
leurs, les sentinelles et les éclaireurs dont nous nous étions entourés
deux de nos cavaliers qui couraient la campagne vinrent nous donner
avis et jeter l'alarme, disant qu'un grand nombre de guerriers chia-
panèques approchaient. Toujours bien sur nos gardes nous nous
portâmes au-devant d'eux, avant qu'ils arrivassent au village. Nous
eûmes à soutenir une grande bataille, car ils avaient beaucoup de
pieux durcis au feu, avec des machines pour les lancer des arcs des
ilèches, des lances plus longues que les nôtres et de bonnes armures
de coton. Il étaient ornés de panaches et quelques-uns portaient des
massues semblables aux casse-tête. Le sol du lieu où se livra la ba-
taille leur fournissait des pierres en abondance, de sorte que les
frondes nous faisaient le plus grand mal. Us nous environnèrent de
telle sorte qu'au premier choc ils tuèrent deux de nos soldats et
quatre chevaux. Fray Juan, treize soldats et plusieurs de nos alliés
furent atteints; le capitaine Luis Marin reçut deux blessures. La ba-
taille dura toute l'après-midi jusqu'à ce qu'il fît nuit. Comme l'ob-
612 CONQUÊTE
scurité était grande et que d'ailleurs l'ennemi avait éprouvé le fil de
nos épécs, les coups de nos escopettes, de nos arbalètes et de nos
lances, il se replia, à notre plus grande joie. Nous trouvâmes quinze
morts sur le champ de bataille et plusieurs blessés qui n'avaient pu
fuir; deux de ceux-ci, qui étaient des personnages, nous donnèrent
avis que tout le pays était en armes, prêt à nous attaquer le lende-
main. Nous passâmes la nuit à enterrer les morts et à soigner les
blessés, surtout notre capitaine qui se trouvait fort mal de ses bles-
sures et avait perdu beaucoup de sang. Elles s'étaient d'ailleurs re-
froidies parce qu'il n'avait pas voulu se retirer de la bataille pour les
faire panser à temps.
Après avoir pris ces soins, nous plaçâmes des veilleurs et des sen-
tinelles et lançâmes des éclaireurs dans la campagne. Nos chevaux
étaient sellés et bridés et tous les soldats se tenaient prêts, car il
était certain que l'ennemi tomberait sur nous cette nuit même.
Gomme d'ailleurs nous avions déjà pu voir son intrépidité dans la
dernière bataille, où ni arbalètes, ni lances, ni espingoles, ni estoca-
des ne les pouvaient faire reculer, nous les jugions fort bons guer-
riers et très-hardis au combat. Un ordre du jour publié à l'instant
même réglait comment, le lendemain, les cavaliers devraient attaquer
en se groupant de cinq en cinq, la lance un peu croisée, sans donner
de la pointe avant de meitre l'ennemi en fuite, mais bien l'arme
haute, balafrer les figures, bousculer et continuer la course en avant.
Déjà Luis Marin leur avait parlé bien d'autres fois de cet ordre de
combat, et nous-mêmes les vieux conquistadores nous avions donné
cet avis aux nouveaux venus de Gastille. Mais quelques-uns de ceux-
ci négligèrent d'en profiter; ils pensaient qu'en donnant un bon coup
de pointe à leur adversaire, ils faisaient une grande chose. Malheu-
reusement quatre d'entre eux arrivèrent à un résultat contraire, parce
que l'ennemi porta la main sur leurs lances, s'en empara et s'en ser-
vit pour blesser leurs chevaux. Je dois dire au surplus qu'ils se réu-
nissaient six ou sept Indiens et entouraient les chevaux de leurs bras,
pensant les enlever à la force du poignet. Ils firent même rouler à
terre un des cavaliers; ils l'auraient certainement enlevé pour le sa-
crifier si nous ne lui eussions porté secours. Malgré tout, il mourut
deux jours après.
Quoi qu'il en soit, le lendemain de bonne heure, nous résolûmes de
continuer notre route vers la ville de Ghiapa; et certes on pouvait
bien la qualifier de ville, et de ville bien peuplée encore, avec les
maisons et les rues parfaitement ordonnées. Elle possédait d'ailleurs
plus de quatre mille habitants, sans compter plusieurs autres peu-
plades d'alentour qui lui étaient assujetties. Nous marchions en bon
ordre, le canon prêt à tirer cl l'artilleur bien averti de ce qu'il avait
à faire. A peine avions-nous avancé d'un quart de lieue que nous
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 613
nous trouvâmes en présence de toutes les forces de Chiapa; la plaine
ef les coteaux s'en voyaient couverts. Les guerriers étaient munis de
panaches et de bonnes armures; ils avaient de grandes lances, des
flèches, des pieux avec leurs machines à les lancer, ainsi que des
pierres et des frondes. Ils poussaient des cris, des vociférations, des
sifflets en se jetant sur nous avec une épouvantable ardeur, courant
combattre corps à corps comme des lions enragés. Alors notre damné
artilleur (et c'est bien damné qu'on peut dire), pris de peur, trem-
blant, ne sut ni viser ni mettre le feu à son canon, et lorsque, à force
de cris de notre part, il réussit à tirer, il blessa trois de nos soldats
et ne fit aucun mal à l'ennemi. Le capitaine, voyant la situation, fit
charger tous les cavaliers marchant en pelotons ainsi que c'était con-
venu, tandis que les gens d'escopette, les arbalétriers et les hommes
d'épée et rondache, se serrant en corps pour ne pas être coupés, nous
portèrent un puissant secours. Mais les ennemis qui se précipitèrent
sur nos rangs étaient si nombreux que tous autres que nous, qui
avions l'expérience des grandes batailles, en eussent été grandement
effrayés; et nous-mêmes nous ne pouvions nous empêcher d'admirer
la fermeté de nos adversaires. Fray Juan nous encourageait en assu-
rant que Dieu et l'Empereur récompenseraient nos fatigues, tandis
que notre capitaine Luis Marin nous disait : « Holà ! senores, saint
Jacques et en avant! Enfonçons encore une fois l'ennemi avec réso-
lution. » Et aussitôt, redoublant nos efforts, nous les attaquâmes do
telle manière qu'en un instant nous leur fîmes tourner le dos.
Gomme le sol était pierreux, il ne se prêtait guère au mouvement
de nos chevaux; aussi la poursuite était-elle difficile. En essayant
d'atteindre les fuyards, cependant, nous nous étions éloignés un peu
du champ de bataille en nous tenant fort peu sur nos gardes, ren-
dant grâces à Dieu pour notre grand succès et croyant que bien cer-
tainement l'ennemi ne se rallierait plus, au moins ce jour-là. Et
pourtant, derrière un groupe de rochers se cachaient des bataillons
en plus grand nombre que les précédents. Us étaient pourvus de
toutes armes; plusieurs d'entre eux portaient des cordes, dans le but
de lacer nos chevaux et de les faire tomber ensuite en tirant sur les
lacs. Ils avaient préparé également et tendu en différents endroits
plusieurs filets pareils à ceux qui leur servent à prendre des che-
vreuils, afin d'en embarrasser nos montures. Ils tenaient, enfin, en
réserve une bonne provision de cordes pour nous garrotter. Tous ces
bataillons que je viens de dire s'élancent à notre rencontre et, nous
attaquant comme de solides guerriers, ils nous criblent de pieux, de
flèches et de pierres, au point de blesser encore une fois presque tous
nos hommes. Ils prirent quatre lances à nos cavaliers et tuèrent deux
soldats et cinq chevaux. Ils emmenaient au milieu d'eux une vieille
Indienne très-grosse. Ils la tenaient, disait-on, pour une déesse. En
614 CONQUETE
sa qualité de devineresse, elle avait assuré qu'aussitôt qu'elle arri-
verait en personne à l'endroit où nous combattrions, la victoire se
déclarerait contre nous. Elle portait de l'encens et des idoles de
pierre sur un de ses bras; son corps était peint en entier et du coton
était partout collé sur cet enduit. Elle s'élança sans la moindre
crainte au milieu des Indiens nos alliés qui s'avançaient en corps
avec leurs commandants. En un moment la maudite déesse fut mise
en pièces.
Cependant, en voyant une si grande multitude de guerriers en-
nemis combattre avec une telle audace, le capitaine Luis Marin et
nous tous en éprouvâmes une grande surprise. Après avoir prié le
moine de nous recommander à Dieu, nous attaquâmes dans l'ordre
habituel et, rompant peu à peu les rangs des Indiens, nous réussîmes
à les faire fuir. Les uns cherchèrent un refuge dans des amas de ro-
chers les autres s'élancèrent dans la rivière voisine et s'échappèrent
à la nage, car ce sont d'excellents nageurs. Après cette nouvelle dé-
route nous nous reposâmes un moment, le moine chanta un Salve
que quelques soldats, bons chanteurs, accompagnèrent dans un très-
juste accord, et nous les imitâmes tous en rendant grâces à Dieu.
Nous trouvâmes le lieu où se donna la bataille couvert de morts et de
blessés ennemis.
Nous convînmes de nous rendre à un village situé sur le bord de
la rivière à peu de distance de la capitale. Il y avait là d'excellentes
prunes; nous étions, en effet, en carême, et c'est l'époque de la ma-
turité de ce fruit qui réussit très-bien en cet endroit. Nous y res-
tâmes la plus grande partie du jour occupés à enterrer les morts en
un lieu où les naturels du pays ne pussent ni les voir ni les décou-
vrir. Nous pansâmes les soldats blessés et dix chevaux, et nous réso-
lûmes de passer là la nuit en prenant la précaution de nous protéger
par des veilleurs et des espions. Un moment après minuit, nous
vîmes venir à notre campement dix Indiens de qualité provenant des
peuplades qui avoisinent la capitale de Chiapa ; ils traversaient la ri-
vière, qui est très-profonde en cet endroit, dans cinq embarcations
dont ils maniaient les rames sans bruit. C'étaient, comme j'ai dit,
dix personnages indiens des villages placés sur la rive. Aussitôt
qu'ils débarquèrent de notre côté, ils furent arrêtés par nos veilleurs
et ils parurent s'en réjouir. Arrivés devant notre capitaine, ils lui di-
rent : « Senor, nous ne sommes pas Chiapanèques ; nous sommes
natifs des provinces de Xaltepeque. Ces maudits habitants de Chiapa
nous ont tué beaucoup de monde dans les guerres qu'ils nous ont
faites, et ils ont emmené en captivité dans ce pays la plupart des sur-
vivants de nos villages avec femmes et enfants. Ils nous ont pris tout
notre avoir et depuis douze ans ils nous tiennent en esclavage; nous
labourons leurs terres pour leurs semailles et leurs plants de maïs ;
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 615
ils nous forcent à aller à la pêche et nous obligent à faire tous les mé-
tiers, tandis qu'ils nous prennent nos filles et nos femmes. Nous ve-
nons vous donner avis que nous vous amènerons cette nuit même un
grand nombre d'embarcations pour que vous passiez la rivière, chose
que vous ne pourriez faire autrement sans grande difficulté; nous
vous indiquerons aussi un gué qui, à la vérité, est un peu profond.
Mais ce que nous vous demandons en grâce, capitaine, c'est qu'a-
près vous avoir rendu ce service, lorsque vous aurez décidément
vaincu et défait ces Ghiapanèques, vous nous donniez le pouvoir de
sortir d'entre leurs mains et de retourner dans nos pays. Pour que
vous ne doutiez pas de la vérité de nos paroles, nous vous offrirons
en présent trois joyaux d'or qui furent des diadèmes; nous les tenons
cachés dans les embarcations avec lesquelles nous avons passé l'eau
et qui sont actuellement sur la rivière avec nos frères et camarades.
Nous vous apportons aussi des poules et des prunes. »
Ils demandèrent la permission d'aller chercher ces objets bien en
silence, de peur d'être aperçus par les Ghiapanèques qui veillaient et
gardaient les passages de la rivière. En entendant ce discours et
voyant l'aide inespérée qui lui arrivait pour traverser ce puissant et
rapide cours d'eau, notre capitaine rendit grâces à Dieu, se montra
plein de bienveillance pour ces messagers et promit non-seulement de
faire ce qu'ils demandaient, mais encore de leur donner des étoffes et
leur part des dépouilles de la capitale. Il sut par eux que dans les
dernières batailles nous avions tué ou blessé plus de cent vingt Ghia-
panèques et que l'ennemi avait préparé pour le lendemain d'autres
guerriers en grand nombre. Ges émissaires disaient encore qu'on
obligeait les habitants de leurs villages à combattre contre nous,
mais que nous n'avions rien à craindre d'eux, attendu qu'ils étaient
disposés à nous secourir. Ils ajoutaient que les Ghiapanèques se dis-
posaient à nous attendre au passage de la rivière, quoiqu'ils regar-
dassent comme impossible que nous eussions la pensée de l'effec-
tuer; mais que si nous en arrivions là, c'était sur ce passage qu'ils
comptaient pour nous mettre en déroute. Après nous avoir donné cet
avis, deux des Indiens restèrent avec nous et les autres regagnèrent
leurs villages pour y donner l'ordre de nous amener de très-bonne
heure vingt embarcations; ils remplirent ainsi parfaitement leurs
promesses.
Après leur départ, nous prîmes quelque repos le restant de la nuit,
non sans avoir recours à nos précautions en veilleurs, espions et
bonnes rondes, parce que nous entendions déjà la rumeur des guer-
riers ennemis qui se rassemblaient sur la rive au son des trompettes
et cornets et aux battements des tambours. Le jour se lit et nous
vîmes qu'on nous amenait ouvertement les embarcations, à la vue des
habitants de Ghiapa. Ceux-ci, paraît-il, avaient découvert que les ré-
616 CONQUÊTE
sidents des villages, se révoltant contre eux, s'étaient fortifiés et se
déclaraient pour nous. On en avait pris quelques-uns ; les autres s'é-
taient barricadés dans un grand temple, et il en était résulté que la
guerre s'allumait entre les Chiapanèques et les peuplades que je viens
de dire. Nos nouveaux amis s'empressèrent de nous montrer le gué,
nous engageant à passer la rivière en toute hâte, de peur qu'on n'eût
le temps de sacrifier les camarades qu'on leur avait pris cette nuit
même. Nous arrivâmes au gué qu'on nous indiqua; malheureusement
il était très-profond. Nous nous mîmes alors dans le meilleur ordre,
arbalétriers, gens d'escopette, cavaliers, nos nouveaux alliés des vil-
lages dans leurs embarcations, tous en corps pour mieux supporter
la force du courant, ayant de l'eau jusqu'à la poitrine. Nous réussis-
sions grâce à Dieu à traverser et à approcher de la rive opposée ; mais,
avant de l'atteindre, nous vîmes venir à nous un grand nombre de
guerriers ennemis qui firent pleuvoir sur nos hommes des pieux
lancés avec leurs machines, ainsi qu'une grêle de flèches, de pierres
et de grandes piques, qui blessèrent la plupart d'entre nous ; quel-
ques-uns furent atteints deux ou trois fois. Deux chevaux furent tués;
un cavalier, appelé Guerra ou Guerrero, natif de Tolède, étant entré
dans le fort du courant, se noya pendant le passage, et son cheval ar-
riva seul à terre. Toujours est-il qu'on nous retint un bon moment
dans l'eau; car, ne pouvant faire reculer l'ennemi, il nous était im-
possible de gagner la rive. Mais, en ce moment, les gens des vil-
lages qui s'étaient enhardis contre les Ghiapanèques vinrent les pren-
dre par derrière, blessant et tuant un grand nombre de ceux qui nous
retenaient dans la rivière en combattant. Ils firent ainsi éclater la
grande animosité qu'ils ressentaient pour avoir été maintenus un si
grand nombre d'années en captivité. Grâce à ce secours, nous finîmes
de prendre terre, nous tous les cavaliers d'abord, et ensuite les arba-
létriers, les gens d'escopette, les soldats d'épée et de rondache et nos
alliés mexicains. Nous donnâmes à nos ennemis une si rude leçon que
pas un ne put tenir. Immédiatement, sans perdre de temps, formant
nos rangs en bon ordre, enseignes déployées, un grand nombre d'In-
diens des petits villages nous accompagnant, nous fîmes notre entrée
dans la capitale.
Nous arrivâmes ainsi à la partie la plus peuplée du centre de la
ville où s'élevaient les oratoires et le grand temple; mais les maisons
étaient là si rapprochées les unes des autres, que nous ne voulûmes
pas nous hasarder à y établir nos quartiers. Nous préférâmes la cam-
pagne et les parties habitées où nous ne courions aucun péril, allât-
on jusqu'à y mettre le feu. Notre capitaine envoya inviter à la paix les
caciques et les chefs de la capitale, employant pour messagers trois
Indiens des villages qui s'étaient joints à nous et dont l'un s'appelait
Xaltepcquc. Il leur adjoignit six chefs chiapanèques que nous avions
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 017
faits prisonniers dans les dernières batailles. On devait dire aux In-
diens qu'ils eussent à venir faire leur soumission, que le passé leur
serait pardonné; que, s'ils ne se présentaient pas, nous les irions
chercher, portant chez eux une guerre pire que celle qu'ils venaient
de subir et dans laquelle nous brûlerions leur capitale. Ces fières pa-
roles les décidèrent à venir sur l'heure. Us apportèrent même un pré-
sent en or, en se disculpant de leurs attaques contre nous. Ils jurè-
rent, du reste, obéissance à Sa Majesté et prièrent Luis Marin de ne
pas permettre que nos alliés incendiassent aucune maison; car ceux-
ci, avant d'entrer dans la ville, avaient brûlé plusieurs édifices dans
un petit village que nous rencontrâmes en deçà de la rivière. Notre
capitaine promit d'agir ainsi qu'ils le demandaient et il donna l'or-
dre, en effet, aux Mexicains qui marchaient avec nous et à nos
alliés de Gachula de ne causer aucun dégât ni dommage. Je crois de-
voir dire encore que ce Gachula, dont je parle, n'est pas celui qui
est situé près de Mexico, mais bien un village appelé de même et
qui s'élève sur la route de Ghiapa en des sierras par où nous pas-
sâmes.
Quoi qu'il en soit, nous dirons que nous trouvâmes, dans cette
ville, trois cages construites avec des barreaux en bois et pleines de
captifs attachés avec des colliers au cou. C'étaient des prisonniers
faits sur les grandes routes. Les uns étaient de Guantepeque, les au-
tres Zapotèqucs. Il y avait des Quilènes et même quelques naturels
de Soconusco. Nous les délivrâmes de leurs prisons et chacun s'en
fut dans son pays. Nous vîmes dans les temples de bien laides
ligures d'idoles qu'on adorait ; fray Juan brisa tout cela. Nous trou-
vâmes devant ces images grand nombre d'hommes et d'enfants sa-
crifiés, ainsi que beaucoup de choses qui nous révélèrent les vices
contre nature auxquels se livraient ces Indiens. Luis Marin ordonna
de faire savoir à tous les villages des environs qu'ils eussent à se
soumettre et à venir jurer obéissance à Sa Majesté. Les premiers
qui se présentèrent furent les habitants de Ginacatan, Copanaustla,
Pinola, Guequiztlan, Chamula et d'autres villages quilènes dont je ne
me rappelle pas les noms, ainsi que quelques peuplades de la langue
zoque, Tous jurèrent obéissance à Sa Majesté. Il étaient stupéfaits
qu'étant si peu nombreux nous eussions pu vaincre les Ghiapanè-
ques ; ils en témoignèrent du reste une grande satisfaction, parce
qu'ils étaient au plus mal avec eux.
Nous restâmes cinq jours dans cette ville. Fray Juan y dit la
messe; quelques soldats se confessèrent, le moine fit un sermon aux
Indiens en parlant leur langue qu'il savait très-bien et que les natu-
rels se réjouirent d'entendre. Us adorèrent la sainte croix; ils disaient
qu'ils se feraient baptiser ; que nous paraissions être de braves gens,
et ils s'éprirent d'affection pour fray Juan. En ce même temps, un
618 CONQUETE
soldat de notre armée s'écarta de notre camp et s'en fut, sans licence
du capitaine, au village de Chamula qui avait fait sa soumission. Il
emmenait avec lui un Indien mexicain de nos alliés. Il demanda de
l'or aux habitants en disant que c'était par ordre du capitaine. On lui
donna quelques joyaux, et, comme on se refusait à lui en donner da-
vantage, il fit prisonnier le cacique. Témoins de cet excès, les gens
du village, voulurent mettre à mort ce militaire imprudent et
étourdi; non-seulement ils se révoltèrent, mais ils entraînèrent dans
la révolte les habitants d'un autre village voisin appelé Gueyhuistlan.
Aussitôt que le capitaine Luis Marin connut cette aventure, il fit
arrêter ce soldat et ordonna qu'on le transportât par des moyens ra-
pides jusqu'à Mexico où Gortès prendrait soin de le châtier. Luis
Marin fut obligé d'agir ainsi parce que ce militaire comptait parmi les
principaux de l'armée. Pour son honneur, je ne dirai pas ici son nom,
jusqu'à ce que s'en présente une occasion nouvelle, lorsqu'il se ren-
dra coupable d'un pire méfait ; car il était méchant et cruel avec les
Indiens, ainsi que je le dirai plus loin. Gela étant fait, Luis Marin fit
prier les habitants du village de Chamula de venir traiter de leur
soumission, en faisant savoir qu'il avait châtié par son envoi à Mexico
l'Espagnol qui fut leur demander de l'or et commit des excès chez
eux. Ils nous firent une mauvaise réponse, et elle dut nous paraître
d'autant plus mauvaise que nous craignîmes le soulèvement des au-
tres villages d'alentour. Il fut donc convenu que nous marcherions
contre les révoltés et que nous n'abandonnerions pas la partie avant
qu'ils se soumissent. Cette résolution étant prise, fray Juan adressa
do doucereuses paroles aux caciques chiapanèques et, s'exprimant en
leur langage qu'il connaissait déjà, leur enseigna les vérités relatives
à notre sainte foi, les exhorta à abandonner leurs idoles, leurs sacri-
fices, leurs vices contre nature et leurs vols ; il planta des croix et
plaça l'image de Notre Dame sur un autel que nous leur fîmes élever.
Notre capitaine leur exposa que nous étions les vassaux de Sa Ma-
jesté impériale, ainsi que beaucoup d'autres choses qu'il convenait
de leur dire. Après cela nous fîmes occuper plus de la moitié de la
capitale par nos colons. Quant aux habitants des deux villages qui de-
vinrent nos alliés, nous fournirent des embarcations pour passer la
rivière et nous aidèrent de leurs secours dans la guerre, ils sortirent
de la domination des Chiapanèques avec tous leurs biens, leurs fem-
mes et leurs enfants. Ceux qui formaient le village de Xaltepeque
furent s'établir à dix lieues de Ghiapa en descendant la rivière ; tan-
dis que les habitants d'Istatlan s'en revinrent dans leur pays de
Guantepeque.
Revenons-en à notre départ pour Chamula. Nous envoyâmes prier
les habitants de Ginacatan, qui étaient des gens cultivés, la plupart
trafiquants, de vouloir bien nous amener deux cents Indiens pour
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 619
porter nos bagages. Nous les avertissions en outre que nous passe-
rions par leur village qui se trouve sur la route de Chamula. Notre
capitaine demanda à la ville de Ghiapa deux cents autres Indiens
guerriers, munis de leurs armes, pour marcher avec nous. Tout cela
fut accordé sans retard. Nous sortîmes un matin de la capitale et lû-
mes passer la nuit sur des salines où les habitants de Cinacatan
avaient pourvu à tous nos besoins et, le lendemain, vers midi, nous
arrivâmes à leur village où nous séjournâmes durant la fête de Pâ-
ques de Résurrection. De là nous fîmes encore offrir la paix aux Gha-
multèques, mais ils ne l'acceptèrent pas. Il nous fallut donc marcher
contre eux. Leurs demeures se trouvaient à environ trois lieues de
distance de Cinacatan, dans une situation qui transformait le village
en véritable forteresse très-difficile à prendre. Il était d'ailleurs dé-
fendu par un fossé profond, du côté où nous devions attaquer. La po-
sition était plus difficile encore et plus forte dans d'autres directions.
Aussitôt que nous approchâmes avec notre armée, ils lancèrent sur
nous, des hauteurs, tant de pieux, de pierres et de flèches que le sol
en était couvert. Ils étaient armés de lances d'une grande dimension,
terminées par des lames d'obsidienne de deux varas de long et plus
tranchantes que nos épées. Ils étaient munis aussi d'une sorte de
rondache en forme de bouclier oblong, qui leur sert à couvrir tout
leur corps au moment du combat. Ils le plient, quand ils n'en ont
pas besoin, de manière à n'en être plus gênés. Gomme j'ai dit, du
reste, ils mettaient tant d'ardeur à lancer leurs flèches et leurs pierres
qu'ils blessèrent cinq de nos soldats et deux chevaux. Avec cela des
cris, des hurlements, des sifflets, le bruit des tambours, le son de
leurs conques marines c'était à remplir de frayeur quiconque ne
les eût pas connus. Voyant tout cela, Luis Marin comprit bien que
les chevaux ne pourraient rendre aucun service sur ce sol rocailleux :
il les fit descendre en plaine et abandonner la côte escarpée en forme
de fortin où nous nous trouvions. Il donnait cet ordre aussi à cause
de la crainte que l'on avait de voir tomber sur nos derrières les guer-
riers de Quyathuitlan1 qui s'étaient soulevés, et dans, le but de nous
en garantir par la résistance de nos cavaliers.
Gela fait, nous commençâmes à envoyer des flèches à l'ennemi et à
l'attaquer à coups d'escopette. Mais nous ne pouvions lui faire aucun
mal derrière les palissades dont il s'était couvert, tandis que lui, au
contraire, réussissait à blesser un grand nombre des nôtres. C'est
ainsi que nous passâmes ce premier jour à reconnaître que nos adver-
saires ne faisaient aucun cas de nous. Si nous tentions un semblant
d'assaut dans les points où ils avaient élevé des palissades crénelées,
1. L'auteur écrit ainsi, mais c'est évidemment le même village qu'il a déjà appelé
Gueyhuistlan deux pages plus haut.
620 CONQUÊTE
nous trouvions en face de nous, placés là pour la défense des points
que nous attaquions, plus de deux mille hommes armés de lances.
Nous aventurer d'ailleurs à entrer de force dans l'intérieur de leurs
défenses, c'était nous exposer à être précipités de si haut que nous
serions tombés en morceaux jusqu'au fond, et ce n'était pas la peine
d'aller courir ce grand risque. Après avoir délibéré sur le genre d'at-
taque que nous devions adopter, nous tombâmes d'accord que nous
ferions venir du bois et des planches d'un village voisin abandonné.
Nous en construisîmes des machines à abri, sous chacune desquelles
vingt hommes pouvaient tenir. Ainsi protégés, nous aidant de pio-
ches, de pics en fer que nous avions, ainsi que d'une sorte de houe
en bois que nous trouvions dans le pays, nous creusions au-dessous
de leurs travaux de défense et nous les faisions écrouler. Nous réus-
sîmes ainsi à ouvrir une brèche; d'autre façon nous ne serions parve-
nus à rien. Nous avions tout étudié, en effet, et reconnu qu'à plus
d'une lieue de là, en suivant le contour de la place, se trouvait une
mauvaise porte encore plus difficile à forcer que celle où nous nous
obstinions, parce qu'au-dessous d'elle il y avait une descente presque
à pic, de telle façon que vouloir entrer par là, c'était à vrai dire ten-
ter les abîmes. Revenons donc à nos palissades-abris. Grâce à leur
secours, nous réussissions à ruiner les ouvrages de l'ennemi. Il est
^rai qu'on nous lançait, des hauteurs, de la poix et de la résine en
feu, de l'eau bouillante mêlée de sang et quelquefois de la braise et
des cendres incandescentes. On nous causait donc de grands domma-
ges; et d'autant plus qu'en nous lançant beaucoup de grosses pierres,
nos adversaires réussirent à démolir nos engins. Il fallut reculer
pour les réparer. Gela fait, nous revînmes sur les Indiens. Mais
quand ils virent que nous agrandissions les brèches, quatre de leurs
papes, accompagnés de quelques personnages de qualité, montèrent
sur leurs travaux de défense en se couvrant de leurs boucliers et se
protégeant par des panneaux de bois, et ils nous dirent : « Vous vou-
lez donc de l'or? Entrez dans notre place, nous en avons beaucoup. »
Et ils accompagnèrent ces paroles d'une avalanche d'or fin, de grains
vides et autres joyaux contournés en spirale ou simulant le canard ;
tout cela était suivi d'une nuée de flèches, de pieux et de pierres.
Nous avions déjà ouvert deux brèches, mais la nuit tombait et, comme
d'ailleurs il se mit à pleuvoir, il nous fallut renvoyer le combat au
jour suivant. Nous passâmes là la nuit en nous entourant des meil-
leures précautions. Notre capitaine fit ordonner en même temps à nos
cavaliers qui se trouvaient en plaine de ne pas s'éloigner de leurs
positions et d'avoir leurs chevaux sellés et bridés.
Quant aux Ghamultèques, ils passèrent la nuit à battre leurs atabale s,
à sonner de leurs trompettes, criant, vociférant et disant qu'ils nous
tueraient tous le lendemain, attendu que leur idole le leur avait as-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 621
sure. Quand le jour parut, nous recommençâmes à travailler à agran-
dir les brèches en nous protégeant de nos abris. De leur côté, nos
ennemis s'ingéniaient à la défense avec grand courage. Ils blessèrent
môme ce jour-là cinq des nôtres; je reçus, pour ma part, un bon
coup de lance qui traversa ma cuirasse, et certainement j'en fusse
mort si mes défenses n'eussent été bien matelassées de coton; car,
malgré leur parfaite facture, elles furent traversées, beaucoup de
coton en sortit et je fus blessé, mais légèrement. Il était plus de
midi; il tomba une pluie fort abondante, à laquelle succéda un épais
brouillard. Gomme ces sierras sont élevées, il y a souvent des nuages
et l'eau y tombe en grande quantité. Notre capitaine, sous cette
grosse averse, s'éloigna du combat; mais comme j'avais plus que lui
l'habitude des vieilles guerres du Mexique, je remarquai qu'au mo-
ment où le brouillard s'épaississait, nos ennemis lançaient moins de
cris qu'auparavant; je les vis s'adosser à leurs huttes et à leurs dé-
fenses, tandis que, de leurs nombreuses lances qui dépassaient les
barbacanes, environ deux cents seulement continuaient à remuer.
Je soupçonnai qu'ils voulaient s'éloigner ou que déjà ils faisaient ce
mouvement. Je me hasardai donc à entrer par une brèche, suivi d'un
de mes camarades. Nous nous trouvâmes en face de deux cents guer-
riers qui se jetèrent sur nous à grands coups de lances, et, si des In-
diens de Ginacatan ne fussent venus à notre secours, en appelant
nos soldats, qui s'empressèrent de nous suivre sur la brèche, c'en
était l'ait de nos existences. Les Ghamultèqucs qui nous résistaient
avec leurs lances, voyant approcher ce renfort, pr-irent le parti de
fuir, attendu que leurs camarades s'étaient déjà retirés dès le début
du brouillard. Notre capitaine avec tous ses soldats et ses alliés
entra dans la place. Tout ce qui était transportable en avait été en-
levé; les enfants et les femmes avaient fui en passant par la porte
difficile située sur un ravin très-profond et accessible seulement par
une mauvaise montée, moins praticable encore à la descente. Nous
leur fîmes une poursuite dans laquelle on prit beaucoup de femmes
et d'enfants, ainsi que trente hommes. On ne trouva pas de dépouilles
de valeur dans le village, mais seulement quelques provisions.
Après avoir fait notre butin, nous nous retirâmes dans la direction
de Ginacatan et nous fûmes d'avis de camper sur le bord d'une rivière
à l'endroit même où se trouve aujourd'hui bâtie la ville de Giudad
Real, qu'on appelle aussi Ghiapa de los Espanoles. Ge fut là que
Luis Marin choisit parmi les prisonniers six Indiens avec leurs fem-
mes, pour les charger d'inviter les gens de Ghamula à se présenter
sans crainte, sur la promesse qu'on leur rendrait tous les prisonniers.
Les envoyés remplirent leur mission et, dès le lendemain, les vaincus
vinrent faire soumission et emmenèrent tout leur monde sans qu'il
restât un seul homme avec nous. Après que ce village eut juré obéis-
622 CONQUÊTE
sance à Sa Majesté, Luis Marin le mit en mon pouvoir, parce que
Gortès lui avait écrit de Mexico qu'il eût à me donner une des meil-
leures localités conquises. Luis Marin agit ainsi parce que j'étais de
ses bons amis et que je fus le premier soldat qui entra dans la place.
Gortès m'envoya expressément les titres de ma commanderie. Je reçus
les tributs de huit années. Giudad Real n'était pas encore fondée ;
elle se fonda plus tard au détriment de ma colonie qui servit à cette
fin.
Quoi qu'il en soit, nous dirons que je priai frère Juan de prêcher
à mes Indiens. Il le fit volontiers. Il éleva un autel, planta une croix
et exposa une image de la Vierge. Quinze personnes furent baptisées
tout d'abord. Le moine avait l'espoir qu'ils seraient bons catholiques,
et je m'en réjouissais, parce que j'avais pour eux l'affection que l'on
a pour son bien. Mais nous devons dire que, malgré la pacification
de Ghamula, les gens de Guegustitlan ' qui s'étaient soulevés refu-
saient de se soumettre, en dépit des appels que nous leur faisions.
Notre capitaine fut donc d'avis d'aller à eux dans leurs villages, et je
dis villages parce qu'il y en avait trois, tous situés sur des hauteurs
fortifiées. Nous laissâmes nos blessés et nos bagages à l'endroit où
nous avions placé notre campement, et nous tous, les plus sains et les
plus agiles, nous accompagnâmes notre capitaine, avec trois cents
Indiens guerriers, que les habitants de Ginacatan nous donnèrent. Il
y avait environ quatre lieues du point où nous étions aux villages de
Guegustitlan. Nous suivions notre route, lorsque nous trouvâmes
tous les chemins embarrassés de madriers et d'arbres abattus, de
façon que des chevaux n'y pouvaient passer. Nous déblayâmes tout
cela en enlevant les madriers et les arbres. Nous fûmes à l'un des
trois villages, qui était situé en un lieu fortifié. Nous le trouvâmes
rempli de combattants qui commencèrent à crier, à vociférer et à
lancer sur nous des pieux et des flèches. Ils avaient des lances, des
boucliers oblongs et des espadons à deux mains faits avec de l'obsi-
dienne, qui coupent comme un rasoir, et semblables à ceux de Gha-
mula. Obéissant aux ordres de notre capitaine, nous montions vers
la forteresse qui était d'un accès encore plus difficile que celle de
Ghamula, lorsque ses habitants furent d'avis de prendre la fuite et
d'abandonner le village sans y laisser aucune provision. Les Cinaca-
tèques prirent, deux Indiens qu'ils amenèrent au capitaine. Il les lit
mettre en liberté pour qu'ils fussent inviter à la paix tous leurs com-
patriotes. Nous attendîmes un jour la réponse. Au bout de ce temps,
ils se soumirent tous et apportèrent quelques présents en or de peu
de valeur, avec des plumes de quetzales, ornement très-estimé parmi
eux. Ensuite nous nous en revînmes à notre camp.
1. C'est une autre orthographe du même village déjà présenté sous deux aspects
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 623
Nous ne parlerons pas d'une foule d'autres choses qui se passèrent
et qui intéressent peu notre récit, mais nous dirons qu'après avoir
regagné nos quartiers, nous débattîmes en conseil la question de
savoir s'il ne serait pas bon de fonder une ville dans le lieu même
où nous étions, ainsi que Gortès nous l'avait ordonné. Quelques-uns
de nous disaient que ce serait convenable, tandis que d'autres parmi
ceux qui possédaient de bons Indiens à G-uazacualco étaient d'avis
contraire. Ils donnaient pour raisons que nous n'avions pas de fers
pour les chevaux, que nous étions peu nombreux, presque tous blessés,
en présence d'un pays très-garni d'habitants , de villages pour la
plupart fortement défendus et situés sur des sierras élevées ; que
nous ne pourrions point nous soutenir, ni faire usage de nos che-
vaux.... Ils disaient encore une infinité d'autres choses. Le pire fut
que le capitaine Luis Marin et le notaire royal Diego de Godoy, qui
se mêlait de toutes choses, n'avaient pas un grand désir de coloniser,
mais -aspiraient plutôt à retourner à nos installations de Guazacualco.
D'autre part, Alonso de Grado, dont j'ai déjà parlé précédemment,
personnage plus brouillon qu'homme de guerre, était porteur, paraît-il,
d'un titre secret de commanderie signé de Gortès, lui donnant, après
pacification, la moitié de la ville de Ghiapa. S'appuyant sur ce titre,
il réclamait au capitaine Luis Marin l'or que donnèrent les Indiens
et celui que l'on prit dans les temples de cette capitale. Gela formait
environ la somme de quinze cents piastres. Mais Luis Marin préten-
dait que ce butin devait servir à payer les chevaux tués dans cette
expédition. Pour cela, et à l'occasion d'autres désaccords, ils étaient
fort mal ensemble. Il y eut entre eux un tel échange de paroles qu'A-
lonso de Grado, qui avait un mauvais naturel, s'oublia dans son
langage. Celui qui s'entremettait pour aigrir les choses, c'était le
notaire Godoy lui-même. Il en résulta que Luis Marin les fit arrêter
tous les deux et les maintint les fers aux pieds et aux mains pendant
six ou sept jours. Il résolut d'envoyer Alonso de Grado prisonnier à
Mexico, tandis qu'à force d'offres, de promesses et grâce à certaines
interventions, il remit Godoy en liberté. C'était le pire qu'il pouvait
faire ; car Grado et Godoy s'entendirent aussitôt pour écrire à Gortès
par voie rapide et lui dire le plus grand mal de Luis Marin. Alonso
de Grado s'adressa même à moi, me priant d'écrire pour le dis-
culper auprès de notre général en lui disant du mal de Marin, parce
que Godoy prétendait que Gortès donnerait tout crédit au contenu de
ma lettre. J'écrivis, en effet, mais pour rapporter ce qui me paraissait
être la vérité, n'accusant nullement le capitaine Marin. Toujours est-il
que celui-ci envoya Grado prisonnier à Mexico, après lui avoir fait
jurer qu'il se présenterait à Gortès dans le délai de quatre-vingts
jours, attendu que, parla voie que nous avions suivie, il y avait cent
quatre-vingt-dix lieues de Cinatan à la capitale.
624 CONQUÊTE
Quoi qu'il en soit de toutes ces discordes et de ces embarras, aussi-
tôt Grado parti, nous résolûmes d'aller châtier les habitants de Gi-
natan qui avaient tué les deux Espagnols, lorsque nous eûmes la
chance, le Basque Francisco Martin et moi, d'échapper de leurs
mains. Quand nous étions en route pour arriver chez des peuplades
dites de Tapelola, et bien avant d'y parvenir, nous eûmes à traverser
des passages si mauvais dans la sierra, soit pour la montée, soit pour
Ja descente, qu'il parut très-difficile de pouvoir franchir ces obsta-
cles. Luis Marin fit prier les caciques de ces villages de vouloir bien
arranger les chemins de manière à rendre le passage possible. Ils
s'empressèrent d'obéir. Les- chevaux passèrent, au prix de mille fati-
gues. Nous gagnâmes de là d'autres villages appelés Silo, Suchiapa
et Coyumelapa, et enfin Panguaxaya. Après cela, nous arrivâmes à un
ensemble de peuplades appelées Tecomayacatal et Teapan qui en ce
temps-là ne formaient qu'un seul village des plus considérables de
cette province, ayant ses maisons très-rapprochées les unes des au-
tres. Il dépendait, du reste, de la commanderie qui m'était attribuée
par Cortès. La population qui y était très-nombreuse se réunit aux
habitants d'autres peuplades et tous ensemble vinrent nous attaquer
au passage d'une rivière très-profonde qui traverse leur grand vil-
lage. Ils blessèrent six soldats, tuèrent trois chevaux et nous obligè-
rent à combattre un bon moment avec eux. Nous pûmes néanmoins
traverser le cours d'eau et les mettre en fuite. Ils gagnèrent la mon-
tagne après avoir incendié eux-mêmes leurs maisons. Nous passâmes
cinq jours à soigner les blessés et à faire de petites expéditions où
l'on prit de fort bonnes Indiennes.
Nous envoyâmes alors proposer la paix à nos ennemis, en promet-
tant de leur rendre les prisonniers que nous avions faits et de leur
pardonner les méfaits de la dernière guerre. La plupart des Indiens
se présentèrent et peuplèrent de nouveau leurs villages en réclamant
leurs femmes et leurs enfants conformément à notre promesse. Le
notaire Diego de Godoy conseillait au capitaine Luis Marin de ne
pas les rendre et de les marquer au fer du Roi, attendu qu'on était
dans l'habitude d'en agir ainsi envers tous ceux qui se rebellaient
sans motif après avoir juré obéissance. Godoy ajoutait que, puisque
ces villages nous avaient attaqués, nous criblant de flèches et nous
tuant trois chevaux, on' devait se rembourser de la valeur de ces
montures au moyen des Indiens captifs. Quant à moi, je répliquai
qu'il ne fallait point les marquer, que ce ne serait point juste, puis-
qu'ils venaient pacifiquement se soumettre. Nous eûmes à ce sujet,
Godoy et moi, un sérieux débat; nous nous lançâmes de gros mots
et même quelques estocades dont nous nous blessâmes tous deux,
jusqu'à ce qu'on nous séparât et qu'on nous apaisât. Le capitaine
Luis Marin était excellent; il n'avait pas de méchanceté; aussi dit-il
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 625
qu'il n'était point juste de faire le contraire de ce qu'en grâce je de-
mandais. Il donna l'ordre qu'on rendît aux caciques toutes les femmes
et la plupart des autres prisonniers, et, cela fait, nous les laissâmes
dans leurs demeures, complètement pacifiés.
De là nous marchâmes sur le bourg de Cinatan et les peuplades de
Talatupan. Avant d'y arriver, nous nous aperçûmes que les habitants
avaient élevé des ouvrages en bois percés de meurtrières, à côté d'une
forêt et non loin de grands marécages. Aussitôt que nous approchâ-
mes, ils firent pleuvoir tout à coup sur nous une grêle de flèches
avec non moins d'entente que de courage. Ils blessèrent vingt sol-
dats, tuèrent deux chevaux, et si nous n'avions point réussi à prendre
immédiatement le dessus en détruisant leurs ouvrages et leurs meur-
trières, ils nous en eussent tué et blessé bien davantage. Ils couru-
rent se réfugier sur les marécages. Les Indiens de ces provinces sont
de très-bons archers ; ils traversent avec leurs flèches deux armures
bien matelassées de coton superposées l'une à l'autre, ce qui n'est
pas une mince affaire. Nous restâmes deux jours dans ce village, les
engageant à venir faire leur soumission; mais ils s'y refusèrent. Nous
étions, quant à nous, très-fatigués. Il y avait là un grand nombre de
marécages recouverts d'une couche mobile sur laquelle ni chevaux
ni aucune personne ne peuvent s'aventurer sans s'embourber; on
n'en sort qu'en se traînant sur les pieds et les mains, et encore est-ce
merveille qu'on y réussisse, tant ces marais sont dangereux.
Pour ne pas m'étendre plus longuement à ce sujet, j'en viendrai à
dire que nous fûmes tous d'avis de retourner à notre bourg de (jua-
zacualco. Nous passâmes par de certains villages de la Ghontalpa
appelés Gruimango, Nacatxu, Xuica, Teotitan Copilco, d'autres en-
droits encore, et Ulapa et les rivières de Ayagualulco et de Tonala.
Nous arrivâmes enfin au bourg de Guazacualco. Sur l'or pris à Chiapa
et à Ghamula, on préleva le sou par livre pour payer les chevaux qui
avaient été tués dans l'expédition.
Pour changer de sujet, nous dirons qu'Alonso de Grado arriva à
Mexico devant Gortès, qui, sachant les motifs de son voyage, lui dit
d'un ton irrité : « Gomment donc, senor Alonso de Grado, vous ne
pouvez décidément tenir en place nulle part? Ce dont je vous prie
c'est que vous changiez cette mauvaise habitude; sinon, je vous en-
verrai à l'île de Cuba, dussé-je pour cela vous donner trois mille
piastres, pour que vous en puissiez vivre; car je ne puis plus vous
souffrir. » Mais Alonso de Grado s'humilia de telle sorte qu'il par-
vint encore une fois à être bien avec Gortès à qui Luis Marin et fray
Juan avaient cependant écrit tout ce qui était arrivé.
,1c m'arrêterai là pour dire ce qui advint dans la capitale d'Espa-
*gne relativement à l'évêque de Burgos, archevêque de Rosano.
40
626 CONQUÊTE
CHAPITRE CLXVII
Comme quoi nos procureurs qui étaient en Castille récusèrent l'évêque de Burgos,
et de ce qui advint encore.
J'ai dit dans des chapitres précédents que don Juan Rodriguez de
Fonseca, évêque de Burgos et archevêque de Rosano, intriguait beau-
coup en faveur des affaires de Diego Velasquez, tandis qu'il se montrait
contraire aux intérêts de Gortès et de nous tous. Mais, grâce à Notre
Seigneur Jésus-Christ, l'an 1521, fut élu à Rome comme Souverain Pon-
tife Notre Saint Père le Pape Adrien de Lobayna, qui en ce moment
était en Castille en qualité de son gouverneur et résidait dans la ville
de Vitoria. Nos procureurs s'empressèrent d'aller baiser ses pieds sa-
crés, et un grand seigneur allemand, de la chambre de Sa Majesté,
nommé de Lasoa, vint présenter à Sa Sainteté les félicitations de
l'Empereur. Or, ce de Lasoa avait eu connaissance des hauts faits,
des grandes actions de Gortès et de nous tous dans la conquête de la
Nouvelle-Espagne, non moins que des puissants, nombreux, bons et
notables services que nous rendions constamment à Sa Majesté,
aussi bien que de la conversion de tant de milliers d'Indiens qui em-
brassaient notre sainte foi. Il paraît donc que ce caballero allemand
supplia le Saint Père Adrien de vouloir bien s'occuper personnelle-
ment des différends qui existaient entre Cortès et l'évêque de Burgos.
Il en résulta que Sa Sainteté prit très-sérieusement l'affaire à cœur,
parce que, outre les plaintes que nos procureurs exprimèrent devant
le Saint Père, d'autres personnes de qualité avaient été se plaindre
du même évêque à propos de dommages et d'injustices dont il était
accusé de s'être rendu coupable. Sa Majesté étant alors en Flandre,
en effet, l'évêque de Burgos, qui était président des Indes, y gouver-
nait toutes choses et il était fort mal vu. Nous sûmes que nos procu-
reurs ne manquèrent pas d'énergie pour le récuser. On vit d'ailleurs
se réunir dans la capitale Francisco de Montejo, Diego de Ordas, le
licencié Francisco Nunez, cousin de Cortès, et Martin Cortès, son
père. Appuyés de la faveur de plusieurs autres grands seigneurs dont
le plus ardent fut le duc de Bejar, ils récusèrent l'évêque avec une
grande fermeté, donnant pour raisons des allégations excellemment
prouvées.
Ils disaient d'abord que Diego Velasquez avait donné à l'évêque
un grand village de l'île de Cuba dont les Indiens retiraient des mi-
nes l'or qui lui était ensuite envoyé en Castille; tandis qu'il n'attri-
bua aucune peuplade à Sa Majesté, quoiqu'il lui en eût dû plus qu'à
l'évêque. Us disaient encore qu'en Tan 1517, lorsque nous nous réu-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 627
nîmes cent dix soldats aux ordres du capitaine Francisco Hernandez
de Gordova, et qu'après avoir acheté à nos frais des navires, des pro-
visions et tout Je reste, nous partîmes pour découvrir la Nouvelle-
Espagne, l'évêque de Burgos rapporta à Sa Majesté que Velasquez
avait fait cette découverte, ce qui évidemment n'était pas vrai. Ils
rappelaient au surplus que Diego Velasquez lui-même envoya en ex-
pédition au pays que nous avions découvert un de ses neveux appelé
Juan de Grijalva qui poussa ses découvertes plus loin, acquérant en
même temps plus de vingt mille piastres d'or; que la plus grande
partie de cette valeur fut envoyée par Velasquez à l'évêque sans y
prélever aucune part pour Sa Majesté; tandis que lorsque Gortès vint
conquérir la Nouvelle-Espagne, ce capitaine envoya un présent à
l'Empereur, consistant en un soleil d'or et une lune d'argent, beau-
coup d'or en grains tel qu'il vient des mines, une grande quantité de
joailleries et des palets en or de différentes grosseurs ; que Gortès et
nous tous nous écrivîmes à Sa Majesté, rendant compte de tout ce
qui arrivait; que notre général envoya, à titre de porteurs de nos
messages et présents, Francisco de Montejo et Alonso Hernandez
Puertocarrero, cousin du comte de Medellin ; que l'évêque ne vou-
lut pas les écouter; qu'il leur prit tout l'or destiné à Sa Majesté,
leur adressa des paroles malsonnantes, les appela traîtres faisant les
affaires d'un autre plus traître encore; qu'il fit main basse sur les
lettres adressées à l'Empereur, en écrivit à leur place d'autres qui
disaient le contraire, prétendant que son ami Diego Velasquez offrait
ce présent; mais que l'évêque n'envoya nullement la totalité à l'Em-
pereur, attendu qu'il en garda la moitié ou la meilleure part;
qu'Alonso Hernandez Puertocarrero, un des procureurs envoyés par
Cortès, ayant sollicité de l'évêque l'autorisation d'aller en Flandre où
Sa Majesté se trouvait, fut arrêté par son ordre et mourut en prison ;
que ledit évêque envoya, à la maison de la Contratacion de Séville,
au trésorier Pedro Ysasaga et à Juan Lopez de Rccalte, qui y ré-
sidaient à titre de commissaires de Sa Majesté, l'ordre de ne donner
aucun secours à l'expédition de Gortès, ni en soldats, ni en armes, ni
en quoi que ce fût; que le même évêque pourvoyait aux grades et
aux emplois sans consulter Sa Majesté, y nommant des hommes qui
ne le méritaient nullement, qui n'avaient ni aptitudes, ni savoir pour
commander, ainsi que cela arriva à propos de Christobal de Tapia, à
qui il promit le gouvernement de la Nouvelle-Espagne, dans le but
de marier avec lui ou avec Diego Velasquez sa propre nièce doua Pe-
tronila de Fonseca ; que le même évêque approuvait et donnait pour
véritables les faux rapports et les accusations émanant des procureurs
de Diego Velasquez, qui étaient Andrès de Duero, Manuel de Roxas
et le prêtre Benito Martin, lesquels rapports il envoyait à Sa Majesté
comme étant exacts, tandis qu'il détournait comme mensongers les
628 CONQUÊTE
rapports, cependant très-véri cliques, que nous adressions, Gortès et
nous tous, les bons serviteurs de Sa Majesté.
Les mêmes personnages accumulèrent bien d'autres charges, ac-
compagnées de bonnes preuves, sans qu'on pût en rien effacer, mal-
gré les allégations de la partie contraire. Tout cela étant écrit et mis
au net fut envoyé à Zaragoza où se trouvait Sa Sainteté à cette épo-
que. Le Saint Père vit ces rapports et lut les motifs sur lesquels s'ap-
puyait notre récusation ; il vit aussi dans les dossiers de Diego Ve-
lasquez qu'on avait beau alléguer les avances qu'il avait faites poul-
ies navires et pour les frais ; ses prétentions tombaient devant la pen-
sée qu'il ne s'était mis nullement en rapport avec notre Roi et sei-
gneur, mais seulement avec son ami l'évêque de Burgos, tandis que
Gortès avait rempli toutes ses obligations comme loya] serviteur.
Voyant tout cela, Sa Sainteté, usant de son pouvoir de gouverneur
de Gastille, outre qu'Elle était le Pape, ordonna à l'évêque de Burgos
de se démettre de ses droits d'intervenir dans les affaires et procès de
Gortès et de ne plus s'occuper de quoi que ce fût concernant les In-
des. Sa Sainteté proclama au surplus Fernand Gortès gouverneur de
la Nouvelle-Espagne, ajoutant que si Diego Velasquez avait fait quel-
ques avances, nous les lui devions rembourser. Elle envoya à la Nou-
velle-Espagne des bulles avec un grand nombre d'indulgences pour
les hôpitaux et les églises; Elle écrivit une lettre recommandant à
Gortès et à nous tous qui étions en sa compagnie de montrer toujours
le plus grand zèle pour les conversions d'Indiens, à la condition de
ne les obtenir ni par des supplices, ni par le pillage, mais bien paci-
fiquement et par les meilleurs moyens possible, en interdisant d'ail-
leurs et en empêchant les sacrifices, les vices contre nature et autres
turpitudes. Le Saint Père disait encore, dans sa lettre, qu'en sus des
grands services que nous rendions à Dieu Notre Seigneur et à l'Em-
pereur, le Pape, en sa qualité de notre père et pasteur, avait le devoir
de prier Dieu pour nos âmes en raison des grands biens que nos bras
avaient procurés à toute la chrétienté. Sa Sainteté nous envoyait en-
core dans ses lettres d'autres saintes bulles pour nos absolutions per-
sonnelles. Lorsque nos procureurs virent les ordres du Saint Père
agissant au double titre de Souverain Pontife et de gouverneur de la
Gastille, ils envoyèrent sans retard, par des voies rapides, des cour-
riers à Sa Majesté, qui était revenue de Flandre et se trouvait déjà
en Espagne. Us emportaient même des lettres de Sa Sainteté pour
notre monarque. S'étant bien informé sur tout ce que je viens de dire,
l'Empereur confirma les ordres du Souverain Pontife et déclara Gor-
tès gouverneur de la Nouvelle-Espagne, recommandant de payer à
Diego Velasquez ce qu'il aurait dépensé de son bien propre pour l'ar-
mement de la flotte, ordonnant en même temps que le gouvernement
de l'île de Cuba lui fût enlevé pour avoir envoyé une expédition aux
DR LA NOUVELLE-ESPAGNE. 629
ordres dePamphilo deNarvaez sans autorisation de Sa Majesté, malgré
la défense que lui en faisaient la Haute Cour royale de justice ainsi
que les Frères hiéronymites qui résidaient à Saint-Domingue à titre
de gouverneurs de l'île, lesquels, dans le but d'empêcher le départ de
cette flotte, lui adressèrent un auditeur de la même Haute Cour, ap-
pelé Lucas Vasquez de Aillon, que l'on arrêta et envoya comme pri-
sonnier à bord d'un navire, au lieu de lui obéir.
Quoi qu'il en soit, lorsque l'évêque de Burgos apprit ce que je viens
de dire, qu'il connut les ordres de Sa Sainteté et de Sa Majesté et
qu'il en eut reçu la notification légale, il en ressentit un tel chagrin
qu'il en tomba malade. Il quitta la capitale et se rendit à Toro où
était le palais de sa résidence. Son frère don Antonio de Fonseca
seigneur de Coca et d'Alaexos, eut beau se remuer en sa faveur il
lui fut impossible de le réintégrer dans son gouvernement an-
térieur.
Laissons donc ce sujet pour dire qu'à cette grande abondance de fa-
veurs succédèrent pour Gortès de nouvelles contrariétés; car il fut
poursuivi de rudes accusations à propos de Pamphilo de Narvaez, de
Christobal de Tapia et du pilote Gardenas, duquel j'ai dit, dans le
chapitre qui en a traité, qu'il était tombé malade de tristesse parce
qu'on ne lui avait pas donné sa part du premier or que l'on envoya
en Gastille. Gortès fut encore accusé par Gonzalo de Umbria, pilote
auquel il avait fait mutiler les pieds pour sa défection avec un navire
en compagnie de Cermeno et de Pedro Escudero, qui furent pendus.
CHAPITRE CLXVIIÏ
Comme quoi Pamphilo de Narvaez, Christobal de Tapia, un pilote appelé Conzalo de
Umbria et un autre soldat du nom de Cardenas comparurent devant Sa Majesté,
sous la protection de l'évêque de Burgos, quoique celui-ci n'eût plus pouvoir d'in-
tervenir dans les affaires des Indes, puisqu'on lui avait retiré cet emploi, et qu'il
vécût à Toro. Tous ces gens que je viens de nommer formulèrent des plaintes contre
Cortès par-devant Sa Majesté. De ce qui se fit à oe sujet.
Je viens de dire dans le chapitre qui précède que Sa Sainteté avait
parfaitement compris les services considérables que Cortès et nous
tous qui étions en sa compagnie, en qualité de conquistadores, avions
rendus à Dieu Notre Seigneur, à Sa Majesté et à toute la chrétienté.
J'ai dit encore que Cortès fut favorisé du titre de gouverneur de la
Nouvelle-Espagne; j'ai mentionné les bulles et les indulgences que le
Saint Père envoya pour nous tous. J'ai raconté aussi que, Sa Majesté
ayant connu les ordres du Saint Père, après s'être dûment informée
de la vérité, y donna son approbation en y ajoutant d'autres disposi-
630 CONQUÊTE
tions royales. J'ai dit, au surplus, que l'emploi de président des Indes
fut enlevé à l'évêque de Burgos qui s'en alla habiter la ville de Toro.
Maintenant j'ajoute qu'en ce même temps arriva enGastillePamphilo
de Narvaez, celui-là même qui avait été capitaine de l'expédition que
Diego Velasquez envoya contre nous. Alors aussi survint Christobal
de Tapia, lequel avait été envoyé par l'évêque pour se mettre à la
tète du gouvernement de la Nouvelle-Espagne. En leur compagnie
venaient le pilote Gonzalo de Umbria et un autre soldat appelé Car-
denas. Tous ensemble s'en furent à Toro demander la protection de
l'évêque de Burgos pour élever contre Cortès des plaintes devant Sa
Majesté qui était revenue de Flandre. L'évêque ne désirait rien tant
que de voir des griefs surgir contre Gortès et nous tous; aussi les
accueillit-il et leur fit-il de telles promesses que les procureurs de
Diego Velasquez, qui se trouvaient à la capitale, se réunirent sans
perdre de temps. C'étaient Bernardino Velasquez, que le gouverneur
avait envoyé de Cuba pour travailler en sa faveur, Benito Martin et
Manuel de Boxas. Ils se présentèrent ensemble à l'Empereur notre
seigneur, et se plaignirent fortement de Gortès. Les points qu'ils
débattirent contre lui furent que Diego Velasquez avait envoyé colo-
niser trois fois la Nouvelle-Espagne, dépensant une grande quantité
de piastres en navires, armes, provisions et objets donnés aux soldats;
qu'il expédia Fernand Gortès comme capitaine d'une flotte avec
laquelle celui-ci se souleva sans jamais plus avoir recours à Velasquez
pour n'importe quelle chose. On prétendit également, outre ce qu'on
vient de dire, que Diego Velasquez envoya Pamphilo de Narvaez à la
tête de plus de treize cents soldats, avec dix-huit navires, beaucoup
de chevaux, des gens d'espingole et des arbalétriers, muni d'ailleurs
de lettres patentes et provisions de Sa Majesté contresignées par
l'évêque de Burgos, président des Indes, pour que le gouvernement
de la Nouvelle-Espagne lui fût livré, toutes choses auxquelles Gortès
refusa obéissance, préférant le combattre, le vaincre, lui tuer son alfe-
rez et ses capitaines, lui crever un œil, lui brûler tout son avoir et le
faire prisonnier, lui Narvaez, avec tous les autres chefs qui étaient en
sa compagnie. Les plaignants ajoutaient que, malgré ce désastre,
l'évêque de Burgos prit soin d'envoyer Christobal de Tapia, ici pré-
sent, lequel partit, en effet, pour aller prendre le gouvernement de
ces pays au nom de Sa Majesté; mais que Gortès ne voulut pas lui
obéir et qu'il l'obligea à se rembarquer. On l'accusait encore d'avoir
exigé, au nom du Roi, des Indiens de toutes les villes de la Nouvelle-
Espagne, beaucoup d'or qu'il prenait, cachait et conservait en son
pouvoir. On disait que, contre la volonté de ses soldats, il s'attribua,
comme s'il eût été roi, le cinquième du butin trouvé à Mexico. On
l'accusait d'avoir fait brûler les pieds à Guatemuz et à d'autres caci-
ques pour en obtenir de l'or; de n'avoir point donné aux soldats
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 631
leurs parts de prises, gardant tout pour lui-même ; d'avoir construit
des palais et maisons quasi-fortifiés ayant les dimensions d'un grand
village, à l'édification desquels il faisait contribuer toutes les villes
des alentours de Mexico, dont les habitants étaient contraints à
apporter, de fort loin, du bois de cyprès et de la pierre. On préten-
dait aussi qu'il avait empoisonné Franscisco de Graray pour lui
prendre ses soldats et sa flotte.
On formula bien d'autres accusations, en si grand nombre même
que Sa Majesté se montrait réellement fâchée de tant d'injustices
accumulées contre Gortès, tout en croyant que c'étaient des vérités.
En sus de tout cela, comme Narvaez avait le verbe haut, voici — écou-
tez-le bien — ce qu'il se permit de dire : «Et pour que Votre Majesté
sache bien à quel point arrivèrent les choses, la nuit qu'on me fit pri-
sonnier après ma déroute, je Lui ferai remarquer qu'ayant cru
mettre mes provisions royales en sûreté en les cachant sur ma poi-
trine, tandis que mon œil était déjà crevé et que je pouvais craindre
que tout brûlât, parce que déjà le feu avait pris partout dans le loge-
ment où j'étais, un des capitaines de Gortès, appelé Alonso de Avila,
celui-là même qui est actuellement prisonnier en France, me retira
violemment du sein ces titres, qu'il ne voulut point me rendre, et il
proclama que ce n'étaient point des provisions royales, mais des
obligations dont je venais faire le recouvrement. » On assure qu'en
ce moment l'Empereur ne put s'empêcher de rire, et sa réponse fut
qu'il ferait rendre justice en toutes choses.
L'ordre fut donné par l'Empereur de réunir un certain nombre de
caballeros de son conseil et de sa chambre royale, personnages dont
Sa Majesté attendait toute justice. Ce furent Mercurio Gatilinario,
grand chancelier italien, de Lasoa, le docteur de laRocha Flamencos,
Hernando de Vega, seigneur de Grrajoles et grand commandeur de
Gastille, le docteur Lorenzo Gralindez de Garavajal et le licencié Var-
gas, trésorier général de Gastille. Sa Majesté, ayant appris qu'ils
s'étaient constitués, leur fit parvenir l'ordre de bien considérer, en
toute justice, les débats et contradictions entre Gortès et Diego Ve-
lasquez, ainsi que les dires des plaignants, et de juger en tout selon
le droit, sans s'attacher aux personnes, ni favoriser aucune d'elles,
n'ayant en vue que la justice. En présence de cet ordre royal, les
juges convinrent de tenir leurs audiences dans le palais même du
grand chancelier, et ils firent parvenir l'ordre de comparaître à Nar-
vaez, à Ghristobal de Tapia, au pilote Umbria, à Gardenas, à Manuel
de Roxas, à Benito Martin et à un Velasquez, ces trois derniers étant
procureurs de Diego Velasquez. Comparurent aussi, pour Gortès,
son père Martin Gortès, le licencié Francisco Nunez, Francisco de
Montejo et Diego de Ordas. Ordre fut donné aux commissaires de
Diego Velasquez de formuler toutes les plaintes, demandes et griefs
632 CONQUÊTE
contre Cortès. Ils répétèrent ce qui avait déjà été dit devant Sa Ma-
jesté.
A cela, les commissaires de Gortès répondaient qu'en ce qui regarde
l'allégation de Diego Velasquez d'avoir été le premier à envoyer découvrir
la Nouvelle-Espagne, en dépensant une grande quantité de piastres
d'or, cela ne se passa point ainsi, attendu que le véritable auteur de
la découverte fut don Francisco Hernandez de Cordova avec cent dix
soldats qui découvrirent ces pays à leurs dépens ; que Diego Velas-
quez était digne de châtiment pour avoir donné l'ordre à ceux qui
firent cette découverte d'aller à l'île des (juanajes dans le but d'y
prendre des Indiens par la force, afin de les faire servir comme
esclaves. Cette réponse fut accompagnée de preuves qui ne furent
suivies d'aucune contradiction. On répondit aussi que, s'il était vrai
que Diego Velasquez avait envoyé son parent Grijalva avec une autre
flotte, il n'était pas moins exact qu'il ne lui avait pas donné pour
instructions de coloniser, mais d'acquérir de l'or par échanges et que
les capitaines qui commandaient les navires firent à peu près tous les
frais de l'expédition, et nullement Diego Velasquez; que l'un des
capitaines fut Francisco de Montejo, actuellement présent, et les
autres, Pedro de Alvarado et Alonso de Avila; qu'on acquit vingt
mille piastres que s'appropria Diego Velasquez pour les envoyer à
l'évêque de Burgos, dans le but d'en obtenir des faveurs, sans y pré-
lever pour Sa Majesté d'autre part que celle que lui dicta son caprice,
tandis qu'il donnait par surcroît de bénéfice, à l'évêque, dans l'île de
Cuba, des Indiens qui lui recueillaient de l'or; qu'au contraire, il
n'assigna aucun village à Sa Majesté, quoiqu'il eût dû se considérer
comme son obligé bien plus que celui de l'évêque. Tout cela fut très-
bien prouvé et nullement contredit. .
On assura encore que si Velasquez envoya Fernand Gortès avec une
troisième flotte, il est certain que ce fut par la grâce de Dieu et au
profit de l'Empereur notre maître et seigneur, attendu que si un
autre capitaine y fût allé à sa place, il aurait été certainement défait,
tant fut grande la multitude des guerriers qui se réunirent contre
nous ; que d'ailleurs, quand Diego Velasquez l'envoya, ce ne fut pas
avec l'ordre de coloniser, mais d'acquérir par échanges, fait qui fut
dûment prouvé, attendu que si Gortès se décida à s'établir, c'est
qu'il en fut requis par ses compagnons d'armes et qu'il s'y résolut
parce qu'il vit que c'était utile au service de Dieu et de Sa Majesté:
mesure très-judicieuse dont le rapport fut fait à Sa Majesté en même
temps qu'on Lui envoya tout l'or que Ton put recueillir et qu'on Lui
écrivit à ce sujet deux lettres qui devaient La mettre au courant de
tout ce que je viens de dire ; qu'enfin, quant aux ordres royaux, Gortès
et tous ses compagnons d'armes se disaient toujours prêts à y obéir
avec le plus grand respect.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 633
On détailla tout ce que i'évêque de Burgos faisait en faveur de
Diego Velasquez : que nous expédiâmes nos commissaires avec de
l'or et des lettres; que I'évêque tenait nos nobles services cachés;
qu'il n'envoyait nullement nos lettres à Sa Majesté, mais d'autres
lettres arrangées à sa façon; qu'il gardait pour lui la plus grande
partie de l'or que nous envoyions; qu'il détournait tout ce que nous
jugions convenable de faire savoir à Sa Majesté, sans Lui rien dire
de ce qu'il eût été obligé de découvrir à notre Roi et seigneur; que,
nos commissaires ayant voulu aller en Flandre se présenter à la per-
sonne royale, il arrêta l'un d'eux, Alonzo Hernandez Puertocarrcro,
cousin du comte de Medellin, qui mourut en prison ; que I'évêque
lui-même avait donné l'ordre aux commissaires de la maison de la
Contratacion de Séville de ne fournir à Gortès aucun secours, ni en
armes, ni en hommes, et de le contrecarrer en toute chose; qu'on
avait toujours la bouche pleine du mot de traîtres qui nous était
appliqué; qu'en tout cela, I'évêque était guidé par son projet de marier
une de ses nièces, appelée dona Petronila de Fonseca,avec Yelasquez
ou avec Tapia, à la condition de le faire gouverneur de Mexico. Nos
commissaires appuyèrent tous ces dires par la présentation de la
copie des lettres que nous écrivîmes à Sa Majesté et sur grand nombre
d'autres preuves. La partie adverse ne put contredire en rien nos
allégations, parce qu'il n'y avait vraiment pas de raisons pour le
faire.
Pour ce qui regarde ce qu'on disait de Narvaez : que Diego Velas-
quez l'avait envoyé avec dix-huit navires, treize cents soldats, cent
chevaux, quatre-vingts hommes d'escopette et autant d'arbalétriers,
en faisant pour ce des dépenses considérables; atout cela il fut ré-
pondu que Diego Velasquez avait encouru la peine capitale pour avoir
organisé cette expédition sans l'autorisation de Sa Majesté; que
quand il envoyait ses commissaires en Castille, il ne s'adressait nul-
lement à notre Roi et seigneur ainsi qu'il en avait l'obligation, mais
simplement à I'évêque de Burgos; que le Haut Tribunal de Saint-
Domingue et les Frères hiéronymites, qui étaient gouverneurs de
l'île, firent parvenir à Diego Velasquez, à Cuba, sous des peines sé-
vères, la défense d'envoyer cette flotte avant que Sa Majesté en fût
informée et qu'il pût agir par autorisation royale, attendu que faire
autrement, c'était desservir Dieu et Sa Majesté et apporter le trouble
dans la Nouvelle-Espagne au moment où Gortès et ses compagnons
d'armes s'occupaient de la conquête et de la conversion de tant d'In-
diens qui embrassaient notre sainte foi catholique ; que pour empê-
cher le départ de la flotte on lui envoya un auditeur de l'Audience
royale elle-même, le licencié Lucas Vasquez de Aillon, et qu'au lieu
de lui obéir ainsi qu'aux royaux commandements qu'il apportait, on
l'arrêta et, sans considération aucune, on l'envoya prisonnier à bord
634 CONQUÊTE
d'un navire. Nos commissaires ajoutèrent qu'attendu que Narvaez
était là présent, lui qui s'était rendu coupable de ce délit insensé,
-voisin du crime de lèse-majesté et méritant la mort, supplique était
faite aux caballeros par moi nommés, actuellement constitués en
juges, d'ordonner qu'il lui fût appliqué un juste châtiment. On ré-
pondit qu'à cet égard il serait fait justice.
Revenons encore une fois à ce que disaient nos commissaires pour
notre décharge. Eu égard à ce qu'on prétendait, que Gortès ne voulut
point obéir aux pouvoirs dont Narvaez était porteur, qu'il lui fit la
guerre, le vainquit, lui creva un œil, le prit avec tous ses compa-
gnons et capitaines et mit le feu à leurs logements, il fut répondu
qu'aussitôt que Narvaez arriva à la Nouvelle-Espagne et y débarqua,
la première chose dont il s'occupa fut d'envoyer dire au grand roi
Montezuma, alors en prison par ordre de notre général, qu'il était
venu pour le délivrer et pour faire périr les compagnons de Gortès ;
que par suite il agita tout le pays de façon à soulever les provinces
déjà pacifiées; qu'en apprenant qu'il était arrivé au port de Yera
Gruz, Gortès lui écrivit très-affectueusement, lui donnant l'assurance
que s'il apportait une commission émanée de Sa Majesté, une fois
ses pouvoirs vus, on y prêterait obéissance avec le respect qu'on doit
à son Roi et seigneur ; que Narvaez ne voulut pas répondre aux let-
tres de Gortès et, continuant dans son camp à l'appeler traître, quoi-
qu'il fût un loyal serviteur de Sa Majesté, il fit proclamer une guerre
sans quartier contre lui et ses compagnons ; que Gortès l'envoya sup-
plier plusieurs fois d'accepter la paix, le priant en même temps de
ne pas troubler la Nouvelle-Espagne et de ne pas causer la perte de
tout le monde, et assurant qu'il était prêt à porter ses conquêtes là
où Narvaez voudrait, tandis que celui-ci ferait choix, pour les siennes,
des lieux qui lui plairaient le plus, et qu'ainsi tous deux travaille-
raient au service de Dieu et de Sa Majesté en pacifiant le pays en-
tier; mais que Narvaez ne voulut pas répondre à ses propositions.
Lors donc que Gortès vit que toutes ces considérations ne servaient à
rien, qu'on ne lui faisait pas voir les provisions royales et que Nar-
vaez avait commis la grande folie d'arrêter l'auditeur de Sa Majesté,
résolu à le châtier pour ce délit, il fut d'avis d'aller à lui pour voir
personnellement ses provisions royales et apprécier les motifs qui
avaient amené l'arrestation de l'auditeur. Nos commissaires assure
rent que Narvaez avait conçu le projet de faire Gorlès prisonnier; on
en donna d'irrécusables preuves, surtout par le témoignage d'Andrès
de Duero lui-même, qui faisait partie de la troupe de Narvaez quand
il débarqua, et qui avertit Gortès de cette détermination. Les parti-
sans de Diego Velasquez ne trouvèrent rien à reprendre aux faits al-
légués.
Quant à ce grief que, Francisco de Garay étant venu au Panuco
DE LA N0UVELLE-E3PAGNE. 635
avec un grand matériel de guerre et des provisions de Sa Majesté
qui le constituaient gouverneur de cette province, Gortès aurait eu
recours à la ruse et déployé beaucoup d'activité pour amener la dé-
fection de ses troupes, pour faire que les Indiens de la province tuas-
sent un grand nombre de ses hommes, pour lui prendre quelques
navires et commettre enfin d'autres excès qui laissèrent Garay con-
vaincu de sa perte et de l'abandon de ses capitaines et de ses sol-
dats, de telle sorte qu'il n'eut d'autre ressource que de venir frapper
à la porte de Gortès, lequel le logea dans ses palais et au bout de
huit jours lui fit servir un déjeuner dont Garay mourut empoisonné...,
on répondit à cette accusation en alléguant que cela ne s'était point
passé ainsi, car Gortès n'avait nul besoin des soldats de Garay ni de
leur défection ; mais Garay, n'étant pas homme de guerre, ne savait
nullement se conduire avec ses hommes ; il ne sut pas d'ailleurs, en
débarquant, débuter par un sol sec et ferme, mais s'étant fourvoyé
dans de grands cours d'eau et de mauvais marécages infestés de mous-
tiques et de vampires, tandis que ses soldats recevaient la nouvelle
de la grande prospérité de Mexico, de ses richesses et de la réputa-
tion de grande libéralité de Gortès, il fournit lui-même les véritables
causes de la désertion de ses hommes ; au surplus, les soldats de l'ex-
pédition s'occupaient à piller les Indiens des villages de ces pro-
vinces et à leur prendre leurs filles et leurs femmes, ce qui fut cause
qu'on se souleva contre eux et qu'on tua les Espagnols dont il était
parlé. Quant aux navires, Gortès ne s'en était point emparé, puisque
d'eux-mêmes ils s'étaient échoués sur la plage.
Nos commissaires continuant leur réponse dirent encore que si
Gortès envoya ses capitaines, ce fut pour qu'ils parlassent à Garay et
lui offrissent leurs services de la part de leur général; ce fut aussi
pour qu'ils vissent les provisions royales et s'assurassent si elles con-
tredisaient celles dont Gortès était auparavant possesseur. Ils ajou-
taient que Garay, se voyant sans soldats, avec ses navires échoués
sur la côte, résolut de se réfugier à Mexico ; que Gortès donna l'ordre
exprès de lui rendre sur la route les plus grands honneurs, lui fit of-
frir un banquet à Tezcuco, sortit au-devant de lui quand il s'appro-
chait de la capitale et le logea ensuite dans son propre palais; que
là, un mariage fut convenu entre leurs enfants; que Cortès lui offrit
ses secours et sa protection pour aller coloniser le fleuve de Palmas;
s'il tomba malade, c'est qu'il plut à Dieu de l'enlever de ce monde ;
quelle faute Gortès pouvait-il en avoir? Nos commissaires ajoutèrent
qu'on avait fait à Garay des obsèques magnifiques, qu'on avait porté
son deuil et que les médecins qui le soignèrent déclaraient sous ser-
ment qu'il était mort de douleur de côté; que telle était la vérité. Et
personne ne se leva pour y contredire.
En ce qui regarde le cinquième qu'on accusait Gortès de prélever
636 CONQUÊTE
sur le butin, comme s'il eût été roi, il fut répondu que quand on le
proclama capitaine général et grand justicier jusqu'à ce qu'il plût à
Sa Majesté d'en disposer autrement, les soldats offrirent de lui donner
le cinquième des lots après le prélèvement du quint royal ; que s'il
l'accepta, c'est parce qu'il avait l'habitude de dépenser au service de
Sa Majesté tout ce qu'il possédait, ainsi que cela arriva pour la pro-
vince du Panuco à l'occasion de laquelle il dépensa environ soixante
mille piastres d'or de son bien ; qu'il envoya en présent à Sa Majesté
beaucoup d'or pris sur ce qui lui était revenu de son cinquième; et de
ce fait, comme de toutes les autres allégations, on fournit des preuves
auxquelles il ne fut nullement contredit par les commissaires de
Diego Yelasquez.
En ce qui regarde ce qu'on, disait : que Gortès avait pris aux sol-
dats les parts qui leur revenaient, il fut répondu qu'on leur assigna
des lots conformément au compte de l'or que l'on trouva à Mexico, ce
qui fut en réalité fort peu de chose, parce que les trésors avaient été
pillés par les Indiens de Tlascala et de Tezcuco, ainsi que par les
autres guerriers qui assistèrent aux attaques. Il ne s'éleva là-dessus
aucune contradiction.
Pour ce qui est du fait que Gortès aurait donné l'ordre de brûler
les pieds, avec de l'huile bouillante, à Gruatemuz et à. d'autres caci-
ques, pour en obtenir de l'or, on répondit que cet acte fut accompli
par les commissaires de Sa Majesté, contrairement à la volonté de
Gortès, dans le but d'arriver à découvrir les trésors de Montezuma;
ce qui fut surabondamment démontré.
Sur l'accusation d'avoir construit de somptueux édifices, dont l'é-
tendue arrivait aux proportions d'un bourg, et pour lesquels Gortès
faisait apporter arbres et pierres de lointains pays, il fut répondu que
les palais sont, en effet, magnifiques, comme méritaient de l'être
des choses faites pour le service de Sa Majesté, et qu'en ce cas se
trouve tout ce que Gortès possède, car tout a été bâti au nom du Roi ;
que les arbres et cyprès croissent près de la ville et y sont amenés
par eau ; quant aux pierres, il y en avait tant dans les ruines des
temples d'idoles qu'on avait détruits, qu'il n'était nullement besoin
de les faire venir du dehors ; pour ce qui est de les tailler, il ne fut
pas nécessaire de faire autre chose que prier le grand roi Guatemuz
d'en charger ses ouvriers constructeurs et ses charpentiers, qui étaient
extrêmement nombreux et qui furent appelés de tous les villages,
selon l'habitude où l'on était dans le pays de faire édifier par les In-
diens les palais et les maisons des grands seigneurs.
En ce qui regarde les plaintes de Narvaez, qu'Alonso de Avila lui
aurait pris par force ses provisions royales et refusé de les lui resti-
tuer en répandant le bruit que ce n'était autre chose que des obliga-
tions souscrites par des débiteurs de Narvaez pour des chevaux qu'il
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 637
leur avait vendus et dont il venait l'aire le recouvrement, et que tout
cela se serait passé par ordre de Gortès..., il fut répondu qu'on n'a-
perçut aucunes provisions, mais réellement trois obligations rela-
tives à des chevaux et juments que Narvaez avait vendus à crédit ; que
Gortès ne vit jamais les titres royaux susdits et qu'en aucune façon il
ne donna l'ordre de les lui prendre.
A la plainte du soldat Umbria^ à qui Gortès aurait fait couper et
déboîter les pieds * sans aucun motif, il fut répondu qu'on les lui
coupa par suite d'un arrêt de justice, parce qu'il avait voulu se sou-
lever avec un navire, abandonner son capitaine en temps de guerre et
s'en revenir à Cuba avec d'autres hommes, que Gortès fit pendre en
exécution d'une sentence.
Pour ce qui est de la prétention de Gardenas, alléguant qu'on ne
lui aurait point donné sa part du premier or qu'on envoya à Sa Ma-
jesté, la réponse fut que ce soldat avait signé avec beaucoup d'autres
qu'il renonçait à sa part, parce que tout devait être envoyé à Sa Ma-
jesté ; que, nonobstant, Gortès lui avait donné trois cents piastres
pour qu'il les apportât à sa femme et à ses enfants; qu'au surplus
Gardenas n'était nullement un homme de guerre, mais un sot de mince
valeur, fort bien payé par les trois cents piastres. Nos commissaires
dirent encore, à la suite de tout cela, que, si Gortès marcha contre
Narvaez, le vainquit, lui creva un œil, le fit prisonnier avec ses au-
tres chefs et brûla leurs logements, ce fut bien Narvaez qui en eut
toute la faute pour les motifs précédemment allégués; qu'il s'agis-
sait, au surplus, de châtier la grande folie qu'il avait commise en ar-
rêtant un auditeur de Sa Majesté; que Dieu Notre Seigneur, ayant
daigné reconnaître que la justice était du côté de Gortès et de ses com-
pagnons d'armes, fit la grâce à ce général de lui donner la victoire et
de permettre qu'avec deux cent soixante-six soldats, sans aucun che-
val, sans arquebuses ni arbalètes, mais avec son seul savoir-faire et
ses présents en or, il défît Narvaez, lui crevât un œil et le prît lui et
ses capitaines, tandis que ceux-ci possédaient contre Gortès treize
cents soldats, dont cent cavaliers et autant d'arbalétriers ou de gens
d'escopette. On ajouta que si Narvaez fût resté en qualité de capitaine
général, la Nouvelle-Espagne eût été perdue.
Quant à Ghristobal de Tapia, qui serait venu prendre le gouver-
nement de la Nouvelle-Espagne en s'appuyant sur des provisions de
Sa Majesté, auxquelles on aurait refusé obéissance, à cela on ré-
pondit que Ghristobal de T^pia, là présent, s'était tenu pour fort heu-
reux d'avoir pu vendre ses chevaux et ses nègres ; que s'il eût été à
1. L'auteur dit ici : Coi-lês le mandé cortar y deszocar lus />i>:s sîn choisit nin-
guna, ce qui est justement traduit par mon texte. Mais il est raisonnable de croire
que ces expressions de 13. Diaz sont exagérées. 11 s'agit ici simplement d'une mutila-
tion portant sur les orteils, ainsi que je l'aï fait observer antérieurement.
638 CONQUÊTE
Mexico montrer ses papiers, Gortès lui aurait donné obéissance;
mais que, les caballeros et les municipalités des villes et bourgs ayant
reconnu qu'il convenait que Gortès fût pour lors à la tête du gouver-
nement, Tapia n'en ayant nullement les aptitudes, ils en appelèrent
de ses provisions à Sa Royale Majesté, ainsi qu'il apparaîtra par la
vue des actes qui furent dressés à ce sujet.
Lorsque l'exposition des griefs fut terminée de part et d'autre et
que les juges eurent bien pesé les réponses et les allégations de Fer-
nand Gortès avec les preuves y attenantes ; ayant apprécié pendant
cinq jours les difficultés et les doutes qui provenaient des dires des
uns et des autres, ils résolurent d'en référer à l'avis de Sa Majesté.
Ge fut alors que, dans un accord commun, on s'arrêta au jugement
qui suit. On proclama d'abord que Gortès et nous tous, les vrais con-
quistadores qui partîmes avec lui, nous étions de bons et loyaux ser-
viteurs de Sa Majesté ; les juges glorifièrent notre heureuse fortune;
ils louèrent et honorèrent beaucoup les grandes batailles que nous
livrâmes aux Indiens, non moins que notre intrépidité dans les com-
bats. On n'oublia pas de remarquer qu'étant nous-mêmes si peu
nombreux, nous avions su mettre Narvaez en déroute; ils im-
posèrent silence à la prétention de Diego Velasquez de disputer à
Gortès le gouvernement de la Nouvelle-Espagne, ajoutant que s'il avait
fait quelques dépenses relativement à ces expéditions, il avait la liberté
de les réclamer à Gortès par-devant la justice ; ils proclamèrent en-
suite que Gortès serait gouverneur de la Nouvelle -Espagne confor-
mément à ce que le Souverain Pontife avait ordonné; on approu-
vait comme bons , au nom de Sa Majesté , les reparlimientos que
Gortès avait faits, et on lui donnait le pouvoir de distribuer le pays
dorénavant comme il l'entendrait, en même temps qu'on admettait
ce qui s'était fait jusque-là, considérant que tout avait été juste-
ment exécuté pour le service de Dieu et de Sa Majesté. Relativement
aux affaires de Garay et aux accusations dont elles étaient la base,
attendu que l'information n'était pas complète à ce sujet, il fut
résolu qu'on en différerait l'examen et qu'on enverrait contrôler les
faits sur place.
Quant au grief de Narvaez prétendant qu'on lui avait arraché du
sein ses pouvoirs et que l'auteur du fait était Alonso de Avila , ac-
tuellement prisonnier en France à la suite de sa capture par le
fameux corsaire Jean Florin lorsque celui-ci s'empara de la garde-
robe de Montezuma, les juges résolurent qu'il en serait informé en
France même et qu'Avila serait cité à comparaître en cour de Sa
Majesté, pour qu'on sût quelle était sa réponse. Pour ce qui était des
deux pilotes Umbria et Gardenas, il leur fut donné des titres royaux
pour qu'on leur assignât dans la Nouvelle-Espagne un nombre d'In-
diens qui assurât une rente de mille piastres à chacun d'eux. Ordre
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 639
fut donné que nous tous, Jes conquistadores, fussions les préférés,
qu'on nous donnât de bonnes commanderies d'Indiens, et que les
premiers sièges d'honneur nous fussent réservés dans les lieux pu-
blics, dans les saintes églises, comme partout ailleurs.
La sentence étant ainsi prononcée par les caballeros que Sa Ma-
jesté avait choisis pour juges , on la porta à signer à Valladolid où
résidait Sa Majesté qui venait d'arriver de Flandre et avait donné
l'ordre d'y établir sa cour royale et son conseil. Sa Majesté apposa
sa signature et rendit en même temps quelques décrets royaux ten-
dant à chasser toute sorte de renégats de la Nouvelle-Espagne, afin
qu'aucune contradiction n'y existât dans la conversion des naturels
du pays. Ordre fut donné également pour qu'il n'y eût point d'avo-
cats pendant quelques années, parce que partout où ils apparais-
saient ils apportaient le désordre, des procès, des débats et des que-
relles. Toutes ces dispositions furent signées de Sa Majesté, para-
phées par les caballeros qui avaient été les juges, ainsi que par don
Garcia de Padilla, dans sa ville de Valladolid, le 17 du mois de mai
de l'an quinze cent et tant. Le tout était contresigné du secrétaire
don Francisco de Los Gobos, qui devint plus tard grand commandeur
de Léon.
Ce fut alors que Sa Majesté impériale écrivit à Gortès et à tous
ceux qui étaient partis avec lui, pour nous remercier des bons et
remarquables services que nous Lui rendions. En ce même temps, le
roi don Fernand de Hongrie, roi des Romains, comme on l'appelait,
frère de celui qui est actuellement Empereur, écrivit une autre lettre
en réponse à celle que Gortès lui avait adressée en lui offrant plu-
sieurs joyaux d'or. Il lui disait connaître les nombreux et grands
services qu'il avait rendus à Dieu d'abord et ensuite à son seigneur
et frère l'Empereur et à toute la chrétienté ; il l'invitait à lui faire
savoir tout ce qui pourrait l'intéresser, afin qu'il intercédât pour lui
auprès de l'Empereur son seigneur et frère, considérant que le cœur
généreux de Gortès était digne de toute faveur. Il lui recommandait
aussi dans cette lettre de donner ses commanderies aux valeureux
soldats qui l'avaient aidé et il terminait par des offres et promesses.
Je me rappelle que la signature était ainsi formulée : « Moi le Roi
et Infant de Gastille, » et le tout contresigné du secrétaire « de
Gastillejo ». Cette lettre , je la lus deux ou trois fois à Mexico, car
Gortès me la faisait voir pour que je susse en quelle estime nous
étions tenus, nous, les vrais conquistadores de Sa Majesté.
Aussitôt que nos commissaires eurent en main ces dépêches , ils
résolurent d'envoyer rapidement, comme porteurs, un certain Ro-
drigo de Paz, cousin de Gortès et parent du licencié Francisco Nunez,
ainsi qu'un hidalgo d'Estramadure , parent de Gortès également,
appelé Francisco de Las Gasas. S'étant embarqués sur un navire bon
6k0 CONQUETE
voilier, ils prirent la route de l'île de Cuba. A Santiago, où Diego
Velasquez se trouvait en qualité de gouverneur, on lui notifia les
sentences et provisions royales pour qu'il se désistât de ses procès
avec Gortès et lui demandât le montant des frais qu'il avait faits.
Cette notification se fit au son des trompettes. Diego Velasquez en
tomba malade de chagrin et, peu de mois après, il mourut dans le
mécontentement et la pauvreté.
Pour que je n'aie pas à revenir sur ce que Francisco de Montejo et
Diego de Ordas négocièrent en Gastille pour leur propre compte, je
le dirai maintenant ici. Francisco de Montejo, par faveur de Sa Ma-
jesté, fut nommé gouverneur civil et militaire de Yucatan et Gozumel;
il reçut, en outre , des titres de Don et de Seigneurie. Sa Majesté
confirma à Diego de Ordas la possession des Indiens qui lui avaient
été donnés dans la Nouvelle-Espagne; il fut nommé commandeur
de Santiago et reçut pour armoiries le volcan qui se trouve près de
G-uaxocingo. Ce fut avec ce résultat qu'ils s'en revinrent à la Nou-
velle-Espagne. Ordas retourna, deux ou trois ans après, en Castille,
et y obtint le droit de conquérir le Maranon où il alla perdre la vie
et ses biens.
Nous dirons maintenant que l'évêque de Burgos apprit les faveurs
dont Sa Majesté avait comblé Gortès, ainsi que nous tous, les con-
quistadores, et comme quoi les juges étaient parvenus à connaître les
conventions qui avaient existé entre lui et Diego Velasquez, comment
il s'emparait de l'or envoyé à Sa Majesté, cachait ou interprétait mal
nos nombreux services, tandis qu'il exaltait ceux de son ami Diego
Velasquez. Ne pouvant résister à ces coups, de triste et pensif qu'il
avait été jusque-là , il tomba sérieusement malade. Une cause qui
contribua à ce résultat fut le chagrin que lui causa un sien neveu,
don Alonso de Fonseca, devenu archevêque de Santiago, tandis qu'il
avait rêvé cet archevêché pour lui-même.
Abandonnant ce sujet, nous dirons que Francisco de Las Casas et
Rodrigo de Paz arrivèrent à la Nouvelle-Espagne ; ils entrèrent à
Mexico avec les provisions royales données par Sa Majesté, qui
établissaient Gortès gouverneur. Quelle allégresse! Que de réjouis-
sances on organisa ! Combien d'hommes se transformèrent en cour-
riers rapides pour aller gagner leurs étrennes en donnant les pre-
miers la bonne nouvelle dans les villes ! De combien d'honneurs on
combla Las Casas, Rodrigo de Paz et quelques autres qui venaient
avec eux, procédant de Medellin, pays natal de Gortès ! Notre gé-
néral fit Francisco de Las Casas capitaine et lui assigna un bon
village appelé Anguitlan. Il donna à Rodrigo de Paz d'autres bons
et riches villages, il le nomma son premier majordome et son sécré-
tai re emplois dans lesquels celui-ci prit un tel ascendant qu'il com-
mandait à Gortès lui-même. Le général n'oublia pas ceux qui venaient
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 641
de Medcllin son pays; à tous il donna des Indiens. Quant au pro-
priétaire du navire porteur de la bonne nouvelle, Gortès lui donna
assez d'or pour qu'il s'en revînt riche en Gastille.
Laissons ce sujet des réjouissances et des récompenses pour ré-
pondre à ce que certains curieux lecteurs m'ont demandé, non sans
raison : comment j'ai pu savoir ce qui se passa en Espagne, au sujet
des ordres donnés par Sa Sainteté et relativement aux griefs formulés
contre Gortès, avec les réponses qu'y firent nos commissaires, la
sentence qui suivit et autres particularités dont je viens de parler;
comment, dis-je, j'ai pu savoir ces choses, tandis que j'étais alors
occupé de la conquête de la Nouvelle-Espagne et de ses provinces,
et ne pouvais, par conséquent, ni rien voir, ni rien entendre par moi-
même de ce dont il s'agit. Je réponds que non-seulement je pus savoir
ces faits, mais qu'ils vinrent à la connaissance de tous ceux des con-
quistadores qui les voulurent apprendre en les lisant dans quatre ou
cinq lettres qui en faisaient le récit circonstancié et disaient où,
comment et à quel moment arrivèrent toutes les choses par moi
racontées. Ces lettres et ces mémoires étaient écrits de Gastille par
nos commissaires, afin de nous faire savoir qu'ils s'occupaient cha-
leureusement de nos affaires. Quant à moi, je dis bien souvent alors
qu'ils me paraissaient porter tout leur zèle sur les intérêts de
Gortès et les leurs propres, tandis que nous autres, qui avions tout
conquis par nos armes et porté Gortès à ce rang élevé, ce que nous
obtenions uniquement , c'était une succession non interrompue de
fatigues accumulées. Prions Dieu, Notre Seigneur, qu'il lui plaise
nous donner du courage et graver dans le cœur de notre grand Em-
pereur le désir de faire accomplir les décrets de sa droite justice,
puisqu'en tout il est très-catholique.
Mais passons outre et disons de quoi Gortès s'occupa après sa no-
mination de gouverneur.
CHAPITRE CLXIX
De quoi Gortès s'occupa après sa nomination de gouverneur de la Nouvelle-Espagne ;
comment et de quelle manière il répartit des villages d'Indiens, et autres choses
qui se passèrent. Conférences qu'eurent entre elles, à ce sujet, quelques personnes
reconnues sages.
Ge qu'il nous a paru, à moi et à quelques autres vieux conquista-
dores, hommes d'expérience et de bon conseil, c'est qu'en recevant
sa nomination de gouverneur de la Nouvelle-Espagne, Gortès aurait
dû se rappeler les événements qui s'étaient succédé depuis son dé-
part de l'île de Guba. Il aurait dû voir tous les embarras dans les-
ii
642 CONQUETE
quels il s'était trouvé et distinguer dans ses souvenirs les hommes
qui lui furent favorables lorsque, en débarquant sur la plage, nous
le nommâmes capitaine général et grand justicier de la Nouvelle-Es-
pagne. Il aurait dû se demander quels furent ceux qui se trouvèrent
à ses côtés dans toutes les campagnes, à Tabasco comme à Cingapa-
cinga, dans les trois batailles de Tlascala et dans l'affaire de Cholula,
lorsqu'on avait déjà préparé avec du piment les grandes jarres dans
lesquelles on devait nous faire bouillir pour nous manger ensuite.
Qui se mit d'ailleurs de son parti, lorsque six ou sept soldats, qui
ne l'aimaient pas, le requéraient de retourner à la Villa Rica, sans
aller à Mexico, en lui faisant la peinture de la grande valeur des
guerriers ennemis et des fortes défenses de la capitale? Quels furent
ceux qui entrèrent avec lui à Mexico et l'aidèrent à mettre le grand
Montezuma en prison? Lors de l'arrivée de Narvaez avec sa flotte,
quels soldats Gortès emmena-t-il en sa compagnie? Qui l'aida à met-
tre cet ennemi en déroute et à le faire prisonnier ? Quels furent ceux
qui retournèrent avec lui à Mexico pour secourir Pedro de Alvarado,
et se trouvèrent mêlés aux grandes batailles qu'on nous livra, jusqu'à
ce que nous sortîmes de la capitale en fuyards, perdant huit cent
cinquante hommes sur les treize cents soldats que nous étions, y
compris ceux qui furent tués à Tustepeque et sur les grandes routes,
alors qu'au nombre de quatre cent quarante seulement, couverts de
blessures, nous eûmes la chance d'échapper par la grande miséri-
corde du bon Dieu?
Gortès n'aurait pas dû oublier non plus qui l'avait aidé, après
deux jours de fuite, à sortir du grand danger encouru dans la terri-
ble et mémorable bataille d'Otumba. Qui lui prêta son secours, au
surplus, pour conquérir Tepeaca, Gachula et son district dans lequel
se trouvaient Ozucar, G-uacachula et autres villages, ainsi que pour
le retour vers Tezcuco en marche sur la capitale? Il n'aurait pas dû
oublier les nombreuses expéditions que nous fîmes en prenant Tez-
cuco pour point de départ, celle d'Iztapalapa où Ton prétendit se dé-
faire de nous en nous noyant sous les eaux de la lagune, et les
batailles que nous eûmes à soutenir contre les habitants de cette
ville aidés des Mexicains qui vinrent à leur secours. Pourquoi ne pas
se souvenir encore de l'attaque sur Saltocan, sur les pénales qu'on
appelle aujourd'hui del Marqués, et autres expéditions semblables?
Qui le suivait dans le circuit que nous fîmes par les grandes villes
du bord de la lagune, dans les nombreuses rencontres et les batailles
que nous soutînmes pendant ce voyage, surtout à Suchimilco et à
Tacuba? Et, de retour à Tezcuco, qui aida Gortès à se défendre de
la conjuration qui avait pour but de lui donner la mort, lorsqu'il se
vit obligé de faire pendre Villafana? Et cela fait, qui l'aida à s'empa-
rer de Mexico? Qui l'accompagna pendant ces quatre-vingt-treize
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 643
mémorables journées, bataillant jour et nuit, supportant fatigues et
blessures jusqu'à ce qu'on fit prisonnier Guatemuz, le roi qui avait
alors le commandement de cette place? Qui le secourut et le favorisa
lorsque vint à la Nouvelle-Espagne un certain Ghristobal de Tapia
pour en être reconnu le gouverneur?
Gortès aurait dû se rappeler quels furent les soldats qui écrivirent
trois fois à Sa Majesté pour louer les bons, nombreux et grands ser-
vices qu'il Lui avait rendus, disant qu'il était digne des plus grandes
faveurs et surtout d'être fait gouverneur de la Nouvelle-Espagne. Je
ne veux pas mettre en mémoire ici bien d'autres services que nous
rendîmes à Gortès. Mais enfin, puisqu'il est aujourd'hui gouverneur
et qu'après Dieu c'est à nous qu'il l'a dû, il serait bien juste qu'il se
souvînt de nous, valeureux et bons soldats, qui nous trouvâmes mê-
lés à toutes ses grandes actions, et qu'il inscrivît dans ses mémoires
Pierre, Paul et Martin qui s'en sont rendus dignes. Il serait bon
qu'il se rappelât ces soldats et camarades que leur sort amenait à Go-
lima, à Zacatula, au Panuco ou à Guazacualco, et même ceux qui
furent obligés de fuir lorsqu'on abandonna Tutepeque. Tous étaient
pauvres; aucun n'eut la chance de recevoir quelques bons Indiens. Il
y avait cependant de quoi les satisfaire et les tirer d'embarras; Gor-
tès n'aurait pas dû manquer de le faire, puisque Sa Majesté le lui
avait recommandé bien des fois dans ses royales missives. Mais il ne
donnait rien de son bien. N'aurait-il pas dû cependant les soulager
dans leurs misères et les préférer à tous autres ? En écrivant à nos
commissaires qui étaient en Gastille, ne devait-il pas obtenir que
nous fussions tous favorisés? Notre général eût dû se croire obligé de
demander par lettres à Sa Majesté, pour nous et nos enfants, tous
emplois et charges royales qu'il y aurait à donner dans la Nouvelle-
Espagne. Malheureusement, on peut dire que le mal des autres on
le porte au bout de son poil; Gortès ne pensait qu'à lui : aussi sut-il
être gouverneur avant d'être marquis, et marquis quand il revint de
Gastille.
Quoi qu'il en soit, nous parlerons de la justice qu'il y aurait eu à
répartir tous les pays de la Nouvelle-Espagne de la manière suivante,
conformément à l'avis de plusieurs de ses conquistadores connus
pour la prudence et la maturité de leur esprit. Ge qu'il aurait fallu,
c'eût été partager la Nouvelle-Espagne en cinq lots ; donner à Sa Ma-
jesté, pour son quint royal, la cinquième partie des meilleures villes
et chefs-lieux ; laisser le second lot sans destination fixe, afin que ses
rentes servissent aux églises, hôpitaux, monastères, et que Sa Majesté
pût y puiser pour honorer de ses faveurs quelques hommes qui l'au-
raient bien servie en Italie, car il y en avait pour tout le monde.
Quant aux trois lots restant, on aurait dû les répartir entre Gortès et
tous les vrais conquistadores, selon le mérite reconnu à chacun, et
644 CONQUÊTE
stipuler que ce serait en cession perpétuelle, chose que Sa Majesté eût
alors considérée comme juste, parce qu'Elle n'avait rien dépensé dans
cette conquête, ne connaissant absolument pas l'existence de ce pays
qui fut découvert quand Elle était en Flandre. Considérant qu'en su-
jets loyaux nous mettions entre ses mains une des plus belles parties
du monde, Elle aurait trouvé raisonnable de nous y favoriser par des
parts personnelles; nous les posséderions maintenant et l'on ne nous
verrait pas abattus et marchant de mal en pire, car plusieurs d'entre
nous n'ont pas même de quoi manger. Que deviendront les fils que
nous laisserons après nous?
Je veux dire maintenant à qui furent assignés les villages par Gor-
tès. Il en donna en première ligne à Francisco de Las Casas, à Ro-
drigo de Paz, à l'intendant des finances (factor), à l'inspecteur [vee-
dor): au trésorier, qui étaient venus récemment de Castille, à un
certain Avalos et à Saavedra, ses parents, à un certain Barrios avec
lequel il maria une sœur de sa femme dona Gatalina Juarez, à Alonso
Lucas, à Juan et à Luis de La Torre, à Villegas, à Alonso Valiente
et à un certain Ribera le Borgne. Et pourquoi en nommé-je si peu?
En réalité il donna ce qu'il y avait de mieux dans la Nouvelle-Espa-
gne à toutes gens originaires de Medellin et à des serviteurs de
grands seigneurs qui venaient lui faire des contes de son goût. Je ne
dis pas qu'il fit mal de donner à tout le monde, puisqu'il y avait où
prendre; mais je prétends que Gortès eût dû préférer à tout les or-
dres de Sa Majesté, en couvrant de sa protection les soldats qui l'ai-
dèrent à s'élever à son mérite actuel et au rang qu'il occupait. Main-
tenant que c'est fait, il serait inutile d'en vouloir parler encore; mais
toujours est-il que, quand il s'agissait d'entrer en expédition, d'en-
treprendre des attaques et toutes choses qui étaient à sa convenance,
Gortès se rappelait bien où nous étions et il nous faisait requérir pour
les guerres et les batailles, comme je le dirai plus loin.
Il sera bon que je cesse de raconter tant de misères et de dire à
quel point Gortès nous tenait assujettis, puisque le passé n'a plus
de remède; mais je ne puis m'empêcher de faire mémoire de quel-
ques paroles du général dites à l'époque où la place de gouverneur
lui fut enlevée pour la donner à Luis Ponce de Léon qui, en mou-
rant, désigna pour le remplacer Marcos de Aguilar, ainsi que j'aurai
bientôt à le dire. Donc, à cette époque, moi et quelques caballeros
ou capitaines de ses anciens qui l'aidâmes dans les conquêtes, nous
fûmes le prier de nous donner quelques Indiens pris dans la grande
quantité qu'il possédait, attendu que Sa Majesté avait ordonné qu'il
lui en fût enlevé un certain nombre et qu'on devait bientôt les lui
prendre, comme, du reste, peu de temps après, il lui fut fait. Il ré-
pondit que nous devions tout souffrir en patience ainsi qu'il le souf-
frait lui-même ; que si Sa Majesté lui faisait la grâce de le réintégrer
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 645
dans le gouvernement, il promettait sur sa conscience (c'est ainsi
qu'il jurait) de ne plus retomber dans les fautes passées, d'assigner
de bons repartimientos à ceux qui lui étaient désignés par Sa Majesté
et de redresser les torts qu'il avait eus autrefois. Il était dans la con-
viction que ses conquistadores satisfaits se contentaient de ses pro-
messes et de ses douces paroles.
Quoi qu'il en soit, nous dirons qu'en ce même temps, ou quelques
jours plus tôt, vinrent de Castille les commissaires des finances roya-
les de Sa Majesté, Alonso de Estrada, trésorier, natif de Giudad Real,
l'inspecteur Gonzalo de Salazar et le contador Rodrigo de Albornoz,
natif de Paladinas, car Julian de Alderete était mort; vinrent encore
un certain de la Garna, l'inspecteur Pedro Almindes Chirino, natif do
Ubeda ou de Baeza, ainsi que beaucoup d'autres personnes préala-
blement pourvues d'emplois. Je veux dire maintenant qu'à cette épo-
que aussi un certain Rodrigo Rangel, dont j'ai souvent parlé, s'en
vint voir Gortès pour le prier (puisqu'il ne s'était pas trouvé à la prise
de Mexico, ni dans aucune des batailles de la Nouvelle-Espagne, de
vouloir bien le nommer capitaine et le charger d'aller conquérir les
villages zapotèques avec lesquels on était en guerre, pour qu'il y
trouvât l'occasion de faire parler de lui ; il emmènerait avec lui Pe-
dro de Ircio qui serait son conseiller en tout ce qu'il y aurait à faire.
Or Gortès connaissait bien ce Rodrigo Rangel ; il savait qu'il n'était
apte à aucun emploi, parce qu'il était toujours malade, affligé de
grandes douleurs de bubas, très-défait, avec de longues jambes amai-
gries, couvert d'ulcères, le corps et la tête criblés de plaies. Notre
général lui refusait ce commandement en faisant observer que les
Indiens Zapotèques étaient difficiles à dompter à cause des grandes
et hautes sierras où ils ont établi leurs demeures et qui sont diffici-
lement accessibles à la cavalerie; il y a là continuellement des nua-
ges et des brouillards, les chemins y sont étroits, glissants, et l'on
n'y peut marcher qu'à la condition de voir ses pieds se confondre avec
la tête de celui qui vient derrière. Or, remarquez bien ce que je dis
là, parce que c'est littéralement exact, car celui qui est devant et
celui qui le suit marchent les pieds de l'un touchant à la tête de l'au-
tre. Gortès lui disait donc que ce n'était pas la peine d'aller dans ces
pays, et que s'il y allait enfin, il devait s'entourer de soldats agiles et
robustes ayant l'expérience de la guerre. Mais comme Rangel était
très-entêté ot d'ailleurs compatriote de Gortès, il finit par obtenir ce
qu'il demandait. La vérité est, ainsi que nous le sûmes plus tard,
que Gortès trouva bon de l'envoyer mourir ailleurs, parce que c'était
une fort mauvaise langue.
Il écrivit, en conséquence, à Gruazacualco, à dix ou douze compa-
gnons d'armes pour nous prier de partir au secours de Rangel. Je fus
du nombre de ceux qu'il désigna pour marcher; du reste, tous ceux
646 CONQUÊTE
auxquels Cortès écrivit se mirent en route. J'ai déjà dit qu'il y a de
très-grandes montagnes dans la partie peuplée du pays des Zapotè-
ques, que ses habitants sont très-lestes et très-agiles et que par leurs
cris et leurs sifflements ils remplissent les échos de leurs vallées.
Nous comprîmes qu'avec Rangel pour nous commander nous ne
pourrions ni aller en avant, ni rien faire de bon. Quand nous arri-
vions à un village, nous le trouvions abandonné; les maisons d'ail-
leurs n'y étaient pas rapprochées, celles-ci étant perchées sur la
montagne et celles-là enfoncées dans la vallée ; au surplus, il pleu-
vait fort et le pauvre Rangel poussait des cris de douleur à cause de
ses bubas; d'autre part nous avions tous fort peu d'envie de marcher
en sa compagnie. Nous comprenions par conséquent que nous per-
dions notre temps, avec la perspective de quelques désastres dans le
cas où par hasard les Zapotèques, hommes agiles, armés de grandes
lances plus longues que les nôtres, excellents archers, nous dresse-
raient quelque embûche et se présenteraient tout à coup en nous fai-
sant front ; car nous ne pouvions avancer qu'un à un dans ces étroits
chemins. Rangel était d'ailleurs plus malade qu'au départ. Il fut donc
d'avis d'abandonner cette funeste campagne (bien funeste, pouvons-
nous dire) et que chacun s'en revînt chez soi. Pedro de Ircio, qui l'ac-
compagnait à titre de conseiller, fut le premier à lui donner cette idée,
et il s'empressa de le laisser seul et de s'en retourner à la Villa Rica
où il résidait. Quant à Rangel, il dit qu'il s'en voulait aller avec nous
à Guazacualco, parce qu'il y faisait chaud et que le climat y serait
favorable à la guérison de son mal. Pour ce qui est de nous qui ha-
bitions ce bourg, nous considérâmes comme une plus mauvaise af-
faire de l'emmener maintenant avec nous que d'être partis avec lui à
la guerre.
En arrivant à Guazacualco il prétendit aller pacifier les provinces
de Gimatan et de Tulapan qui, je l'ai dit dans le chapitre qui en a
traité, s'étaient refusées à se soumettre, profitant des grandes rivières
et des marécages mouvants au milieu desquels leurs habitants vi-
vaient. Outre l'importance de ces marais pour la défense, ils sont na-
turellement bons archers, faisant usage d'arcs excellents qu'ils ma-
nient avec la plus grande adresse. Rangel, à cet effet, nous montra
des provisions signées de Fernand Gortès et disant qu'il était envoyé
à titre de capitaine pour conquérir les provinces insoumises, en par-
ticulier celles de Gimatan et Tulapan. Il somma la plupart des habi-
tants du bourg d'aller avec lui. Gortès était si redouté qu'en voyant
ces provisions, quels que fussent nos regrets d'ailleurs, nous n'osâ-
mes pas résister. Nous partîmes avec Rangel au nombre de cent sol-
dats, les uns à pied, les autres à cheval, avec vingt-six arbalétriers ou
fusiliers. Nous marchâmes par Tonala, Ayagualulco, Copilco et Za-
cualco. Nous passâmes en canots et en radeaux plusieurs rivières;
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 647
nous traversâmes Teutitan, Gopilco et tous les villages de la Ghontalpa
qui étaient soumis. Nous arrivâmes ainsi à cinq lieues environ de
Gimatan. La plupart des guerriers de la province nous attendaient
dans des mauvais pas au milieu de marécages. Ils s'étaient fait des
enceintes avec des palissades en gros madriers et se tenaient dedans,
derrière des parapets percés de meurtrières par lesquelles ils pou-
vaient lancer leurs projectiles. Ils nous firent tout d'abord essuyer
une si dure volée de flèches et de pieux durcis au feu tirés avec des
machines , qu'ils tuèrent sept chevaux et blessèrent huit soldats.
Rangel qui était à cheval reçut au bras une flèche qui pénétra peu pro-
fondément. Quant à nous, les anciens conquistadores, nous avions en-
gagé Rangel à se faire précéder par des hommes agiles, marchant à
pied, pour reconnaître les chemins et les pièges de l'ennemi. Nous
lui avions dit, nous souvenant du passé, que ces Indiens se battaient
bien et recouraient souvent à des ruses. Gomme il avait l'habitude de
parler beaucoup, il s'écria « qu'à ce compte, par Dieu ! s'il nous
croyait, les choses iraient autrement ; que nous fussions donc à l'a-
venir les capitaines et que nous prissions la conduite de Ja cam-
pagne. »
Quoi qu'il en soit, nous pansâmes les soldats et quelques chevaux
qu'on nous avait blessés, en sus des sept qui furent tués. Rangel
m'ordonna d'aller devant en reconnaissance avec son lévrier, animal
d'humeur sauvage, deux soldats très-agiles et quelques arbalétriers.
Quant à lui, on lui conseillait de rester en arrière avec les cavaliers,
tandis que les soldats et les arbalétriers se tiendraient prêts à me
suivre en avant. Nous poursuivions donc ainsi notre route vers le
village de Gimatan, qui dans ce temps-là avait une population nom-
breuse. Nous donnâmes dans des palissades et des défenses pareilles
aux précédentes. L'ennemi lança sur ceux de nous qui allaient en
avant une telle volée de flèches et de pieux que le lévrier fut tué
raide et que j'eusse péri moi-même si je n'avais été couvert d'une
bonne armure ; car je reçus sept flèches qui s'arrêtèrent sur l'épaisse
couche de coton dont j'étais cuirassé. Gela ne m'empêcha pas d'être
atteint à une jambe, tandis que tous mes camarades furent blessés.
J'élevai la voix alors pour crier à des Indiens alliés qui venaient peu
après nous de faire avancer tout de suite les arbalétriers, les fantas-
sins et les gens d'escopette, mais que les cavaliers restassent en ar-
rière, attendu qu'il leur serait impossible de charger et d'être d'au-
cune utilité, tout en s'exposant à recevoir des coups de flèches. Les
camarades s'avancèrent à l'instant comme je l'avais fait dire, parce
que, lorsque j'entrepris ma marche, il avait été convenu que les cava-
liers resteraient loin en arrière, tandis que les autres se tiendraient
prêts à avancer sur le signal ou l'ordre qui leur en serait donné. Les
arbalétriers et les gens d'escopette étant accourus, nous réussîmes à
648 CONQUETE
déloger l'ennemi de ses palissades. Mais il se réfugia sur des terrains
marécageux et mouvants où personne ne pouvait s'aventurer et d'où
l'on ne pouvait sortir autrement que sur les pieds et les mains en y
recevant de bons secours. En ce moment Rangel arriva avec ses ca-
valiers. Gomme il y avait là tout près plusieurs maisons qui avaient
été abandonnées par leurs habitants, nous nous y reposâmes ce jour-
là en y prenant soin de panser nos blessés.
Le lendemain, nous nous mîmes en route vers le village de Gima-
tan. Nous avions à traverser de grandes savanes au milieu desquelles
se trouvaient de fort mauvais marécages. Nos ennemis nous atten-
daient sur l'un d'eux. Ce fut de leur part une ruse préméditée de
nous attendre ainsi en rase campagne, dans l'espoir que les cavaliers,
désireux de les atteindre et de les frapper de leurs lances, se jette-
raient sur eux à bride abattue et s'embourberaient dans les marais.
Ce qu'ils avaient combiné arriva en effet. Nous avions eu beau dire à
Rangel de bien faire attention aux marécages qu'il y avait en grand
nombre et de ne point courir à bride abattue sur ces savanes, de
crainte de voir les chevaux s'embourber, attendu que les Indiens
avaient l'habitude de ces ruses et qu'ils élevaient des travaux de dé-
fense et des meurtrières sur le bord des marais ; Rangel n'en voulut
rien croire et il fut le premier à s'embourber. On lui tua son cheval
et déjà plusieurs Indiens s'étaient jetés dans le marais pour s'emparer
de sa personne. Ils l'auraient enlevé vivant pour le sacrifier, si l'on
ne se fût empressé de lui porter secours ; ce qui n'empêcha pas qu'il
en sortît la tête blessée par-dessus les plaies dont elle était déjà cou-
verte. Gomme toute cette province est très peuplée, il y avait près de
là un autre petit village sur lequel nous nous portâmes ; ses habitants
prirent la fuite. Rangel put y soigner ses blessures, ainsi que trois
soldats qui avaient été atteints. De là nous gagnâmes d'autres mai-
sons, également abandonnées, leurs habitants s'étant enfuis en ce
moment même. Il y avait là de grandes défenses de madriers formant
enceinte avec meurtrières.
Nous nous y reposions depuis moins d'un quart d'heure lorsque tant
de guerriers cimatèques se jetèrent sur nous en nous entourant, qu'ils
tuèrent un soldat et deux chevaux et nous donnèrent fort à faire pour
les décider à s'éloigner. Rangel souffrait beaucoup de sa tête en ce
moment; outre cela, beaucoup de moustiques et de grands vampires
le piquaient et lui suçaient le sang; il ne dormait ni jour ni nuit.
Pendant ce temps il pleuvait sans cesse. Dans ces circonstances,
quelques soldats nouvellement venus de Castille, et que Rangel avait
amenés avec lui, voyant que les Indiens de cette province nous ayant
fait front en trois endroits différents avaient tué onze chevaux et deux
soldats, sans compter le grand nombre de ceux qui étaient blessés,
conseillèrent à Rangel de retourner sur ses pas sans dépasser cet
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 649
endroit, attendu que le pays était impraticable à cause de ses marais
et que lui-même se trouvait très-malade. Le capitaine avait certaine-
ment ce désir; mais, voulant faire croire que ce n'était pas unique-
ment sa pensée et sa volonté personnelles, mais Lien l'avis d'un grand
nombre des siens, il résolut d'ouvrir un conseil à ce sujet en y
appelant les personnes qu'il savait partager sa manière de voir, afin
que le retour fût résolu. En ce même moment nous nous étions
réunis vingt soldats pour voir si nous pourrions faire quelques pri-
sonniers dans des enclos de cacaoyers qui étaient près de là. Nous
ramenânes deux Indiens et trois Indiennes.
Ce fut alors que Rangel me prit à part et me demanda conseil. Il
me parla des souffrances de sa tête, me dit que les autres soldats le
poussaient à revenir auprès de Gortès, et il me fit part de tout ce qui
était arrivé. Je lui reprochai cette retraite, et comme nous étions de
vieilles connaissances de Cuba depuis plus de quatre ans, je lui dis :
« Gomment, senor! que voulez-vous que l'on dise de vous en voyant
qu'étant arrivé presque aux portes de Gimatan, vous veuillez vous en
retourner? Gortès ne l'approuvera nullement, et des malicieux qui ne
vous aiment pas vous lanceront à la face qu'ici, de même qu'à l'attaque
contre les Zapotèques, vous n'avez rien fait de bon, quoique vous
eussiez à votre disposition tant de vieux conquistadores pris parmi
les habitants mêmes de Guazacualco ! Pour notre honneur donc et
pour le vôtre, moi et quelques autres soldats nous sommes d'avis
d'aller en avant. J'irai moi-même en éclaireur avec mes camarades,
reconnaissant les marais et les bois et, avec l'aide des arbalétriers et
des gens d'escopette, nous arriverons au chef-lieu de Gimatan. Voici
mon cheval ; confiez-le à quelqu'un qui sache faire bon usage de la
lance et ait le courage de le bien conduire; je ne pourrais m'en servir
moi-même dans ce que je vais entreprendre, attendu que d'autres
armes que la lance y seront en jeu. Quant à vous, restez un peu en
arrière avec tous les cavaliers. » Après avoir entendu mon avis, Ro-
drigo Rangel, qui avait l'habitude de brailler fort et de parler beaucoup,
sortit de la maisonnette où il prenait conseil, et à grands cris il appela
tout le monde en disant : « Le sort en est jeté, nous allons en avant;
par Dieu! (c'était son ton et son jurement habituels) Bernai Diaz
del Gastillo m'a dit la vérité et fait voir ce qui convient à tous ! »
Quelques soldats en eurent du regret, d'autres s'en réjouirent.
Nous commençâmes à marcher en bon ordre, les arbalétriers et gens
d'escopette à mes côtés, les cavaliers en arrière à cause des bois et
marais où leurs chevaux ne pouvaient courir. Nous arrivâmes à un
autre village qu'on venait d'abandonner, et de là nous gagnâmes le
chef-lieu même de Gimatan. Nous y reçûmes une bonne volée de
flèches et de pieux, mais nous ne tardâmes pas à mettre en fuite
l'ennemi qui incendia lui-même, en partant, ses propres maisons.
650 CONQUÊTE
Nous prîmes quinze Indiens, hommes et femmes. Nous les em-
ployâmes à faire appeler les Gimatèques pour les inviter à la paix
avec la promesse de pardonner leurs hostilités. Les maris des femmes
que nous avions prises et les parents des enfants dont nous nous
étions emparés se présentèrent à nous. Nous leur rendîmes les pri-
sonniers, et de leur côté ils s'engagèrent à faire accepter la paix par
tout le village; mais ils ne revinrent nullement avec la réponse.
Rangel me dit alors : « Par Dieu ! vous m'avez trompé ! Vous allez
repartir avec quelques camarades et vous aurez à me trouver autant
d'Indiens et d'Indiennes que vous m'avez donné le conseil d'en lâcher ! »
Cinquante soldats partirent donc sous mes ordres vers de petites
fermes établies sur le sol mouvant des marais, mais nous n'osâmes
point y entrer, quoique les habitants se fussent enfuis en gagnant des
terrains couverts de broussailles et d'arbrisseaux épineux appelés
œiguaquetlan, dont les maudites épines traversent les pieds. Nous
prîmes six hommes et femmes, avec leurs enfants, dans des enclos
de cacaoyers et nous revînmes à l'endroit où s'était arrêté notre capi-
taine. Notre prise l'apaisa; il relâcha aussitôt nos prisonniers pour
qu'ils allassent inviter les Gimatèques à la paix: mais ceux-ci se
refusèrent à se présenter à nous. Nous résolûmes alors de retourner
à notre bourg de Guazacualco. Et voilà où aboutit l'expédition des
Zapotèques et de Gimatan, et voilà aussi le résultat de la grande
renommée que Rangel recherchait lorsqu'il fut demander à Gortès
d'aller à cette conquête.
Deux ans plus tard, ou un peu plus, nous retournâmes aux pro-
vinces des Zapotèques et autres ; nous les conquîmes et nous les pa-
cifiâmes. Le bon fray Bartolomé de Olmedo, qui était un saint moine,
s'employa beaucoup auprès des habitants; il leur prêchait et ensei-
gnait les articles de notre foi. Il y baptisa plus de cinq cents Indiens.
Mais, en vérité, il était vieux et fatigué; il ne pouvait guère aller par
voies et par chemins, car il avait une dangereuse maladie.
Nous changerons de sujet pour dire que Gortès envoya à Sa Majesté,
en Gastille, environ quatre-vingt mille piastres d'or, aux soins de
Diego de Soto, natif de Toro, accompagné, je crois, d'un certain Ribera
le Borgne, qui avait été secrétaire de notre général. Il envoya, en
même temps, le riche canon en or et en argent qu'on appela Y oiseau
Phénix. Il adressait aussi à son père, Martin Gortès, plusieurs mil-
liers de piastres d'or. Je dirai à la suite ce qui advint à ce sujet.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 651
CHAPITRE CLXX
Comme quoi le capitaine Fernand Cortès envoya en Castille, à Sa Majesté, quatre-
vingt mille piastres en or, ainsi qu'un canon ; c'était une couleuvrine très-riche-
ment sculptée de différents dessins ; elle était en entier, ou en grande partie, en or
bas mêlé d'argent de Mechoacan et s'appelait PMnix. Il envoya aussi à son père
Martin Cortès environ cinq mille piastres d'or, et je vais dire ce qui advint à ce
sujet.
Cortès avait réuni environ quatre-vingt mille piastres d'or ; la cou-
leuvrine appelée Phénix était complètement achevée; c'était une
pièce très-belle, fort digne d'être offerte à un grand monarque comme
Tétait notre Empereur. On lisait dans une inscription qui y était
sculptée : Cet oiseau naquit sans égal; personne ne me vaut pour
vous servir et vous n'avez pas votre pareil dans V univers. Tout cela
fut adressé à Sa Majesté par l'entremise d'un hidalgo natif de Toro,
appelé Diego de Soto, et je ne me rappelle pas bien s'il fut accompa-
gné d'un certain Juan de Ribera, qui avait été secrétaire de Cortès et
portait sur l'œil une taie qui le rendait borgne. Mon opinion est que
Ribera était homme de mauvais cœur. Lorsqu'il jouait aux cartes et
aux dés, il me parut toujours qu'il y trichait. Il avait d'ailleurs ses
vilains côtés; je n'hésite pas à m'exprimer ainsi, parce qu'en arrivant
en Castille il garda pour lui les piastres d'or que Cortès lui avait con-
fiées pour son père. Et comme celui-ci les lui réclama, Ribera étant
par lui-même mal inspiré et ne gardant aucun souvenir des bienfaits
de Cortès, lui qui n'avait été qu'un pauvre homme, au lieu de procla-
mer la vérité en faveur de son maître, se prit à en dire du mal et à
raisonner son dire d'une telle façon qu'on y ajoutait tout crédit, sur-
tout l'évêque de Burgos ; car Ribera s'exprimait avec éloquence et il
avait été d'ailleurs secrétaire de Cortès. Narvaez, Christobal de Tapia,
les commissaires de Diego Velasquez et plusieurs autres l'aidèrent à
mal parler. Comme au surplus on venait d'apprendre la mort de Fran-
cisco de Garay, ils se réunirent tous pour recommencer leurs plain-
tes contre Cortès par-devant l'Empereur. Us disaient que les juges
nommés par Sa Majesté avaient agi avec partialité sous l'influence
des présents que Cortès leur avait fait tenir dans ce but; ils parlèrent
tant et de si perfide façon qu'ils réussirent à jeter du trouble dans les
affaires de Cortès et à faire peser sur lui une telle défaveur, que tout
aurait fort mal tourné pour le général, n'eût été l'intervention en sa
faveur du duc de Bejar, qui se porta sa caution jusqu'à ce que Sa
Majesté eût envoyé contrôler ses actes, assurant d'avance qu'on ne le
trouverait nullement en faute. Le duc se conduisit ainsi parce qu'il
avait déjà été question de marier Cortès avec une de ses nièces, appe-
652 CONQUÊTE
lée dona Juana de Zuniga, fille du comte de Aguilar don Carlos de
Arellano et sœur de certains caballeros favoris de l'Empereur.
Ce fut d'ailleurs en ce moment qu'arrivèrent les quatre-vingt mille
piastres d'or avec les lettres de Cortès, dans lesquelles il rendait grâ-
ces à Sa Majesté et Lui offrait ses services, à l'occasion de la grande
faveur qui lui avait été faite en l'élevant à la dignité de gouverneur du
Mexique, et à propos de la justice exercée en son honneur par sen-
tence de la Junte composée de caballeros de son conseil royal et de
sa chambre privée. Toujours est -il que tout ce qui avait été dit con-
tre Cortès se calma, de nouveau, sous le prétexte qu'on enverrait con-
trôler ses actes; mais pour le moment on n'en parla plus.
Cessons de nous entretenir de ces nuages prêts à crever sur la tête
de Cortès et parlons de son canon et de l'inscription dans laquelle il
exaltait lui-même ses propres services jusqu'au sublime. Cela se sut à
la cour où certains ducs, marquis, comtes et personnages de grande
valeur se tenaient pour d'aussi grands serviteurs de Sa Majesté; ils
pensaient même qu'il n'y avait point de chevaliers qui l'eussent ser-
vie aussi bien qu'eux-mêmes. Ils virent dans ce canon une occasion de
murmures et contre Cortès et au sujet de l'inscription qu'il y avait
fait graver. D'autres grands seigneurs, comme par exemple l'amiral
de Castille, le duc de Bejar et le comte de Aguilar, dirent à ces mê-
mes gentilshommes, qui avaient murmuré en traitant l'inscription de
la couleuvrine de prétentieusement fanfaronne : « Il ne faudrait pour-
tant pas trop s'étonner que Cortès ait inscrit ces paroles sur ce canon;
car enfin, voyons un peu, y a-t-il eu de notre temps aucun capitaine
qui puisse se vanter d'aussi hauts faits que les siens, qui ait conquis
tant de pays sans que Sa Majesté y dépensât quoi que ce fût, et dans
lesquels tant de gens se soient convertis à notre sainte foi? Au sur-
plus, ce n'est pas seulement Cortès, mais les soldats et les compa-
gnons d'armes qu'il eut à ses côtés, qui l'aidèrent à s'emparer d'une
si puissante capitale si fortement peuplée et à conquérir une si grande
étendue de pays; ceux-là sont bien dignes que Sa Majesté les honore
de ses nombreuses faveurs. Si nous voulons bien considérer les cho-
ses, nous qui parlons, nous avons hérité nos blasons, nos titres, nos
rentes, de ceux de nos ancêtres qui firent des actions héroïques au
service de la couronne royale et des monarques qui régnaient alors,
de la même manière que Cortès et ses compagnons d'armes l'ont fait
de nos jours. » Ces paroles mirent fin à l'incident de l'inscription.
Pour que la couleuvrine ne dépassât point Séville , Sa Majesté la
donna à don Francisco de Los Cobos , grand commandeur de Léon.
Elle fut fondue à Séville et l'on en sépara l'or fin dont la valeur, dit-
on, s'élevait à vingt mille ducats. Quoi qu'il en soit, on ne put man-
quer de voir que Cortès venait d'envoyer ce canon et cet or, ni oublier
les richesses adressées autrefois sous forme de lune en argent et de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. G53
soleil en or, avec d'autres joyaux également de ce métal, par l'entre-
mise de Francisco de Montejo et de Hernandez Puertocarrero, pas plus
que le second envoi fait au moyen d'Alonso de Avila et de Quinoncs
et qu'on peut considérer comme la chose la plus riche qui eût existé
dans la Nouvelle-Espagne, — je veux dire la garde-robe de Monte-
zuma, de lluatemuz et des autres grands rois de Mexico, dont Jean
Florin, le corsaire français, parvint à s'emparer — . Gomme tout cela se
sut en Castille, Gortès acquit une grande renommée en Espagne, ainsi
qu'en beaucoup d'autres parties de la chrétienté, et partout on chanta
ses louanges.
Nous laisserons ce sujet, pour dire où vint aboutir le procès de
Martin Gortès contre Ribera, relativement aux quelques milliers de
piastres que le conquistador envoyait à son père. Ribera, venant à
passer par la ville de Gadahalso pendant que le procès suivait son
cours, y mangea des tranches de jambon et mourut subitement, sans
confession, immédiatement après le repas. Que Dieu lui pardonne!
Amen!
Sortons des événements de Castille pour en revenir à parler de la
Nouvelle-Espagne. Gortès s'occupait toujours à faire que la ville de
Mexico se repeuplât entièrement de naturels mexicains comme elle
était auparavant. Il leur donna des franchises et des libertés, et décida
qu'ils ne payeraient aucun tribut à Sa Majesté avant d'avoir recon-
struit leurs maisons, réparé les chaussées, les ponts, rebâti tous les
édifices, refait les conduites par lesquelles circulait l'eau qui venait
de Ghapultepeque à la ville, et élevé les églises aussi bien que les
hôpitaux dans la partie occupée par les Espagnols. Le bon Père fray
Rartolomé de Olmedo veillait à ces derniers soins en qualité de supé-
rieur et grand vicaire. Il avait, du reste, recueilli dans un hôpital
tous les Indiens malades, il les soignait très-charitablement et faisait
encore bien d'autres choses intéressantes. En ce moment arrivèrent
de Castille au port delà Vera Gruz douze moines franciscains dont le
vicaire général était un excellent Frère appelé fray Martin de Valen-
cia, natif d'un bourg de Tierra de Campo nommé Valencia de don
Juan1. Ce très-révérend moine avait reçu sa nomination du Saint
Père, comme supérieur et vicaire. Je vais dire ce qui se fit, à son arri-
vée, pour le recevoir.
1. Valencia de don Juan est située à trente ou quarante kilomètres sud de la ville
de Léon, dans l'un des districts de cette partie de l'Espagne qui portent le nom de
Tierra de Campo.
654 CONQUÊTE
CHAPITRE GLXXI
Comme quoi arrivèrent au port de la Vera Cruz douze moines franciscains d'une
très-sainte vie, ayant pour vicaire et gardien fray Martin de Valencia, religieux si
bon qu'il eut la réputation de faire des miracles; il était natif d'un bourg de Tiena
de Campo appelé Valencia de don Juan. De ce que Cortès fit à son arrivée.
Ainsi que je l'ai dit dans les chapitres qui en ont traité, nous avions
écrit à Sa Majesté pour La supplier de nous envoyer des moines fran-
ciscains de bonne et sainte vie, afin qu'ils nous aidassent à convertir
et à instruire les naturels de ce pays, dans l'intention d'en faire des
chrétiens, leur prêchant notre très-sainte foi ainsi que fray Bartolomé
de Olmedo avait commencé de le faire dès le moment que nous entrâ-
mes dans la Nouvelle-Espagne. Cortès avait écrit à ce sujet, avec nous
tous les conquistadores, à fray Francisco de Los Angeles, qui était gé-
néral des franciscains et devint plus tard cardinal, pour lui demander
en grâce que les franciscains qu'il enverrait fussent des hommes de
vie exemplaire, afin que notre sainte foi fût toujours exaltée et qu'ainsi
les naturels de ces pays reconnussent la vérité de ce que nous leur
disions en guerroyant contre eux : que Sa Majesté enverrait des reli-
gieux de meilleure vie que la nôtre, pour leur expliquer et leur prê-
cher notre sainte foi. Ils nous demandaient s'ils seraient comme fray
Bartolomé de Olmedo, et nous répondions affirmativement. Nous
avons donc à dire maintenant que le général fray Francisco de Los
Angeles nous fit, en effet, la grâce d'envoyer les moines que nous
avions demandés. Ce fut alors que vint avec eux fray Torrihio
Motalma, auquel les caciques et seigneurs de Mexico donnèrent le
nom de Motolinea, mot qui veut dire « Frère pauvre, » parce que tout
ce qui lui était donné pour l'amour de Dieu, il le redonnait aux
Indiens, allant quelquefois jusqu'à se priver de manger pour eux; i\
avait des habits déchirés et marchait pieds nus. Il prêchait sans cesse
aux Indiens, qui l'aimaient grandement en reconnaissant que c'était
un saint homme.
Mais reprenons notre récit. Cortès, ayant appris que les religieux
étaient arrivés au port de la Vera Cruz, fit dire dans tous les villages
d'Indiens, comme dans tous les points occupés par les Espagnols, que
quand les moines approcheraient, on eût à balayer les chemins et à
prendre soin de leur dresser un campement partout où ils s'arrête-
raient hors des lieux habités ; tandis que, lorsqu'ils arriveraient à des
villes ou villages d'Indiens, on devrait aller au-devant d'eux pour les
recevoir au son des cloches, prenant soin que tout le monde, après la
réception faite, les traitât avec le plus grand respect. Les naturels du
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 655
pays auraient à se munir de cierges allumés et de croix autant que l'on
en pourrait trouver. Au surplus, pour témoigner déplus d'humilité et
pour en donner l'exemple aux Indiens, Cortès ordonna que les Espa-
gnols fléchiraient le genou devant les moines et leur baiseraient la
main ainsi que la robe. Il leur fit parvenir beaucoup de friandises
pour la route en leur écrivant très-affectueusement. Lorsqu'ils appro-
chèrent de Mexico, Gortès lui-même, accompagné de fray Bartolomé
de Olmedo, de nos valeureux capitaines et courageux soldats, sortit
de la ville pour aller au-devant d'eux, emmenant à sa suite Guate-
muz, roi de Mexico, les principaux personnages mexicains et un grand
nombre de caciques d'autres villes. Quand on arriva à peu de dis-
tance des moines, Gortès mit pied à terre et nous l'imitâmes tous. En
arrivant près des Révérends, le premier qui fléchit le genou devant
fray Martin de Yalencia, pour lui baiser les mains, ce fut Gortès lui-
même; mais le moine ne voulut pas y consentir, ce qui fit que le
conquistador se contenta de lui baiser la robe. Le Père fray Barto-
lomé les salua et les embrassa très-tendrement, tandis que nous
tous, capitaines et soldats présents, ainsi que Guatemuz et les
seigneurs de Mexico, nous baisions leurs robes en fléchissant le
genou. Lorsque G-uatemuz et les autres caciques virent Gortès se
prosterner pour le baise-main, ils en furent d'autant plus émer-
veillés que les moines s'avançaient pieds nus, jaunes et maigres,
couverts de haillons et sans monture. En voyant Gortès, qu'ils
s'étaient habitués à regarder comme une idole ou comme un dieu, se
mettre ainsi à genoux devant eux, tous les Indiens imitèrent cet
exemple, de sorte qu'aujourd'hui encore, lorsque des religieux se pré-
sentent, on les accueille toujours avec ce même respect que je viens
de dire. Je dois, ajouter que, toutes les fois que Gortès parlait avec
ces moines, il avait l'habitude de tenir sa toque à la main, en témoi-
gnant d'une respectueuse soumission. J'allais oublier dédire que fray
Barlolomé, par ordre de notre chef, donna aux moines l'hospitalité
dans une magnifique maison où il alla vivre avec eux et les traita
somptueusement.
Laissons-les y goûter leur heureuse chance, pour dire que trois
mois et demi plus tard arrivèrent douze moines dominicains dont Je
provincial ou prieur était un certain moine appelé fray Tomas Ortiz,
d'origine basque. On disait qu'il avait été déjà provincial dans un
pays appelé Pointe-du-Dragon. Dieu permit qu'ils fussent atteints,
en arrivant, du mal de modorra, dont la plupart moururent. J'aurai
à le redire plus tard, en expliquant quand, comment et avec qui ils
arrivèrent, ainsi que des circonstances concernant le prieur, et d'au-
tres choses qui se passèrent. Il est du reste arrivé, depuis, beaucoup
de bons moines de sainte vie appartenant au même ordre de saint
Dominique. Ils furent d'une sainteté exemplaire, très-zélés dans l'in-
656 CONQUÊTE
struction à donner à ces provinces de Guatemala en ce qui regarde
notre foi, et très-utiles au Lien de tout le monde.
Je cesserai d'écrire sur ce sujet des moines pour dire que Gortès
craignait toujours qu'en Gastille les commissaires de Diego Velas-
quez, gouverneur de Cuba, ne s'alliassent avec l'évêque de Burgos
pour le desservir auprès de l'Empereur notre seigneur. D'autre part,
il sut, par des lettres de son père, ou de Diego de Ordas, qu'on for-
mait le projet de le marier avec dona Juana de Zuniga, nièce du duc
de Bejar don Alvaro de Zuniga. Aussi s'eiforça-t-il d'envoyer tout
l'argent qu'il put réunir en tributs et en dons provenant des caciques
de tout le pays, d'abord pour que le duc de Bejar pût avoir une idée
de ses grandes richesses en même temps que de ses actes héroïques,
mais surtout pour obtenir les faveurs et les bonnes grâces de Sa
Majesté. Il envoya donc trente mille piastres en écrivant à l'Empe-
reur, et c'est cela que je vais expliquer à la suite.
CHAPITRE GLXXII
Comment Cortès écrivit à Sa Majesté en lui envoyant trente mille piastres d'or. Com-
ment il s'occupait de la conversion des Indiens et de la réédification de Mexico.
Comme quoi il avait envoyé Christoval de Oli pacifier les provinces de Honduras
accompagné d'une bonne armée, avec laquelle il se rebella. Comment Cortès fit le
récit d'autres choses qui s'étaient passées au Mexique ; et par le navire qui portait
ces lettres le trésorier de Sa Majesté Rodrigo de Albornoz en envoya d'autres en
secret, dans lesquelles il parlait en mauvais termes de Cortès et de nous tous qui
avions commencé l'expédition avec lui ; quelles mesures Sa Majesté ordonna de
prendre à cet égard.
Lorsque Gortès reçut de Sa Majesté le titre de gouverneur de la
Nouvelle-Espagne, il lui parut convenable de faire savoir au Roi de
quelle manière il s'occupait de la conversion des Indiens et de la
réédification de la grande ville de Tenustitlan-Mexico. Il Lui raconta
également comment il avait envoyé un capitaine appelé Christoval de
Oli coloniser des provinces du nom de Honduras avec cinq navires
bien approvisionnés, un grand nombre de soldats, beaucoup de che-
vaux, des canons, des escopettes, des arbalètes et toute espèce d'ar-
mes, dépensant plusieurs milliers de piastres dans la formation de
cette armée avec laquelle Christoval de Oli s'était soulevé contre lui
sur les conseils de Diego Velasquez, gouverneur de l'île de Cuba,
tous deux s'étant entendus pour cela à bord de la flotte. Gortès ajou-
tait que si Sa Majesté daignait le permettre, il enverrait sans retard
un autre capitaine pour s'emparer de cette même flotte et faire pri-
sonnier le rebelle; ou que, même, il marcherait en personne contre
lui, attendu que si on le laissait sans châtiment, d'autres capitaines
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 657
s'enhardiraient à se révolter avec leurs troupes, puisqu'il était inévi-
table qu'on en expédiât pour conquérir et coloniser d'autres pays
qui restaient en état d'hostilité. Aussi suppliait-il Sa Majesté de lui
donner tout pouvoir pour ce faire. Il se plaignit aussi de Diego Vc-
lasquez, non-seulement à propos de ce qu'il avait fait avec Ghristoval
de Oli, mais encore pour ses machinations continuelles, pour ses
scandales et pour les lettres qu'il écrivait de l'île de Cuba, demandant
(ju'on mît à mort Gortès ; d'où résultait qu'à peine sortis de Mexico
pour aller conquérir quelques villages belliqueux qui se soulevaient,
les hommes du parti de Diego Velasquez tramaient des conspirations
pour se défaire de sa personne et s'emparer du gouvernement, con-
duite qu'il s'était déjà vu forcé de punir une fois par la mort de l'un
des principaux coupables. Ces plans, du reste, avaient l'appui de
l'évêque de Burgos, président des Indes et grand ami de Diego Ve-
lasquez.
Gortès écrivait à l'Empereur qu'il lui envoyait trente mille piastres
d'or, ajoutant que si les tracasseries et les conjurations antérieures
ne l'en eussent empêché, il aurait recueilli beaucoup plus, et qu'avec
l'aide de Dieu, non moins que par suite de la bonne fortune de Sa
Majesté royale, il enverrait tout ce qui serait possible parles navires
qui partiraient du Mexique. Il écrivit en même temps à son père,
Martin Gortès, et à son parent, Francisco Nunez, qui était rapporteur
au conseil royal de Sa Majesté. Il écrivit encore à Diego de Ordas,
en faisant savoir tout ce que je viens de mentionner. Il dénonçait la
conduite de Rodrigo de Albornoz, trésorier à Mexico, qui murmurait
secrètement contre Gortès, parce qu'il n'avait pas eu d'aussi bons In-
diens qu'il aurait voulu, et aussi parce qu'il avait demandé en ma-
riage une dame, fille du cacique de Tezcuco, qui lui fut refusée et
qu'on maria en ce même temps avec une personne de qualité. Dans
ses lettres, Gortès avertissait que ce personnage avait été secrétaire
en Flandre, qu'il était l'un des serviteurs de don Juan Rodriguez de
Fonseca, évêque de Burgos, et que, du reste, il avait pour habitude
de beaucoup écrire, quelquefois même en chiffres, et, selon toute
probabilité, il écrivait des faussetés à l'évêque lui-même en sa qua-
lité de président des Indes, car à cette époque nous ne savions point
encore qu'on lui avait enlevé cet emploi. Gortès avertissait ses cor-
respondants qu'il leur donnait ainsi avis sur toute chose. Il envoya
ses lettres en double pour qu'on en pût faire le rapport à Sa Majesté
qui était revenue de Flandre, parce qu'il craignait que l'évêque de
Burgos, — qui, en sa qualité de président, avait ordonné à Pedro de
Ysasaga et à Juan Lopez de Recalte, commissaires de la maison de
Contratacion de Séville, de lui envoyer en poste toutes les lettres et
dépêches de Gortès afin de savoir ce qui y était écrit, — ne fût en me-
sure de prendre les devants et de prévenir la remise des lettres par
658 CONQUÊTE
nos commissaires. Nous ignorions, en effet, alors dans la Nouvelle-
Espagne que la charge de président des Indes eût été enlevée à don
Juan Rodriguez de Fonseca, évêque de Burgos.
Quoi qu'il en soit de ces lettres de Gortès, je dois dire que par ce
même navire qui les emportait le trésorier Albornoz en envoyait d'au-
tres à Sa Majesté, à l'évêque de Burgos et au Conseil royal des Indes.
11 y rappelait par chapitres distincts et répétait toutes les causes et
motifs qui avaient fait auparavant accuser Gortès lorsque Sa Royale
Majesté le fit juger par des membres de son conseil ; ce qui avait
donné pour résultat de proclamer que nous étions de loyaux servi-
teurs de Sa Majesté. Outre ces accusations qui avaient eu lieu déjà,
Albornoz ajoutait aujourd'hui que Gortès avait l'habitude de deman-
der à tous les caciques de la Nouvelle-Espagne un grand nombre de
disques d'or et de leur faire recueillir beaucoup de produits des mi-
nes en disant que c'était pour envoyer à l'Empereur, tandis qu'il gar-
dait le tout pour lui-même sans rien envoyer à Sa Majesté. Il disait
aussi que le conquistador avait fait élever des édifices en forme de
forteresses et recueillir plusieurs filles de grands seigneurs pour les
marier avec des soldats espagnols ; que des personnes honorables les
lui demandaient pour femmes légitimes, et qu'il les refusait afin de
les garder en qualité de concubines. Albornoz disait encore que tous
les caciques et principaux personnages avaient pour lui les égards
que l'on a pour un roi, et que dans le pays on ne connaissait d'autre
souverain ni seigneur que Gortès qui, comme un roi, prélevait le quint
sur toute chose ; qu'il possédait un trésor consistant en une grande
quantité de lingots d'or. Albornoz finissait en disant qu'il ne savait
pas bien si le général était déjà un rebelle ou s'il resterait fidèle à
l'avenir ; mais qu'il croyait nécessaire que Sa Majesté, sans perdre
de temps, envoyât dans le pays un gentilhomme accompagné de
bons soldats bien armés, pour enlever à Gortès son commandement
et sa seigneurie. Ses lettres s'étendaient encore longuement sur le
même sujet. Mais je cesserai de parler de leur contenu pour dire
qu'elles tombèrent aux mains de l'évêque de Burgos qui résidait à
Toro.
Gomme alors se trouvaient à la cour et Pamphilo de Narvaez, et
Ghristobal de Tapia et tous les commissaires de Diego Yelasqucz,
l'évêque prit occasion de la lettre d' Albornoz pour obtenir qu'ils
adressassent de nouvelles plaintes à Sa Majesté contre Gortès, au
sujet de tout ce qui avait été antérieurement débattu, en assurant
que les juges saisis de leurs griefs avaient témoigné d'une grande
partialité en faveur du conquistador, et qu'ils priassent Sa Majesté de
porter l'attention sur ce que son commissaire et trésorier venait d'é-
crire récemment. En témoignage des faits, ils présentèrent les lettres
dont j'ai parlé. En les voyant, en entendant les paroles que Narvaez
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 659
proférait d'un ton élevé, selon son habitude, pour demander justice,
Sa Majesté crut à la vérité de ses allégations. Gomme d'ailleurs l'é-
vêque de Burgos, Juan Rodriguez de Fonseca, leur avait procuré
l'appui de plusieurs lettres favorables, l'Empereur leur répondit :
« Je veux décidément envoyer châtier Gortès, puisqu'on l'accuse à ce
point de mal faire, n'importe les sommes d'or qu'il enverra; car la
justice est une richesse bien supérieure à tous les trésors qu'il pour-
rait adresser. » Il ordonna que des mesures fussent prises pour dé-
pêcher, sans délai, l'amiral de Saint-Domingue, qui partirait aux frais
du conquistador avec six cents soldats et l'ordre de trancher la tête à
Gortès, s'il était trouvé coupable, en même temps qu'on châtierait
tous ceux qui s'employèrent à la déroute de Pamphilo de Narvaez. Pour
que l'amiral n'hésitât pas à partir, Sa Majesté lui promit l'amirauté
de la Nouvelle-Espagne pour l'obtention de laquelle il intriguait
beaucoup à la cour.
Quoique toutes les dépêches et provisions fussent signées, l'amiral
retarda quelques jours son voyage. Peut-être n'osait-il pas partir;
peut-être aussi n'avait-il pas des ressources suffisantes; peut-être
encore hésitait-il devant le conseil qu'on lui donnait de bien méditer
sur la bonne chance de Gortès, de se souvenir que Narvaez en avait
essuyé une déroute complète, malgré les forces qui l'accompagnaient,
et de penser qu'il allait aventurer son existence et sa position sans
être sûr d'arriver à ses fins ; car il se pourrait que ni Gortès ni au-
cun de ses compagnons d'armes ne fussent trouvés coupables et qu'au
contraire leur loyauté fût clairement prouvée. Il paraît d'ailleurs
qu'on fit voir à Sa Majesté que c'était une bien grande largesse de
donner ainsi l'amirauté de la Nouvelle-Espagne pour le peu de ser-
vices qui pourraient être rendus dans cette expédition. D'autre part,
pendant que l'amiral se préparait au départ pour la Nouvelle-Espa-
gne, la nouvelle en arriva aux commissaires de Gortès, à son père
don Martin, et à fray Pedro Melgarejo de Urrea. Ils possédaient la
copie des lettres que Gortès avait adressées; ils y apprirent que le
trésorier Albornoz et quelques autres personnes, qui n'étaient pas
bien avec le conquistador, jouaient double jeu. Se réunissant, en con-
séquence, ils furent trouver le duc de Bejar pour lui relater tout ce
que je viens de dire et lui faire voir les lettres de Gortès.
En apprenant qu'on envoyait si légèrement l'amiral avec un grand
nombre de soldats, le duc éprouva un très-vif regret, car il nourris-
sait toujours son projet de marier Gortès avec sa nièce doua Juana
de Zuniga. 11 alla, sans plus attendre, trouver Sa Majesté en prenant
soin de se faire suivre par quelques comtes ses parents et amis. Le
vieux Martin Gortès et fray Pedro Melgarejo étaient avec eux. Après
avoir (ait à l'Empereur toutes les démonstrations respectueuses
et humbles salutations qui sont dues à notre seigneur et Roi, le duc
660 CONQUÊTE
supplia Sa Majesté de ne point écouter la voix d'un homme comme
le trésorier Albornoz, qui était un ennemi de Cortès, et de vouloir
bien attendre d'autres rapports plus dignes de foi et de crédit, avant
d'envoyer une expédition. Le duc osa même demander à Sa Majesté
comment Elle, qui était si chrétienne et d'une droiture si grande
pour faire justice, se déterminait si vite à donner l'ordre d'arrêter
Gortès et tous ses soldats, qui Lui avaient rendu tant de bons et
loyaux services qu'on n'avait rien vu d'égal dans le monde ni lu dans
aucune histoire comme ayant été fait par des sujets pour le service
des rois ses prédécesseurs. Le duc ajouta qu'il avait déjà offert sa
tête pour caution de Gortès et de ses compagnons d'armes, sûr qu'ils
étaient fidèles et loyaux et qu'ils continueraient de l'être à l'avenir;
que maintenant, il engageait sa tête encore et sa situation élevée,
avec le plus grand plaisir, affirmant pour toujours notre loyauté,
dont Sa Majesté recevrait plus tard le témoignage. En outre, on fit
voir à l'Empereur les lettres que Gortès écrivait à son père et dans
lesquelles il expliquait pourquoi le trésorier Albornoz médisait de
son chef, alléguant que c'était parce qu'il n'en avait pas reçu d'aussi
bons Indiens qu'il les demandait, et que la fille d'un grand cacique
lui avait été refusée. Le duc pria encore Sa Majesté de vouloir bien
considérer combien de fois Gortès Lui avait adressé de grandes som-
mes d'or; et à tout cela il ajouta beaucoup d'autres raisons en faveur
du conquistador. Il fit tant enfin que SaMajesté vit clairement que la
justice était du côté de Gortès et de nous tous les premiers conquis-
tadores. Elle ordonna, en conséquence, que des mesures fussent prises
pour confier l'information à une personne de qualité et de savoir,
animée de la crainte de Dieu.
En ce temps-là la cour était à Tolède. Le corregidor, comte de
Alcaudete, avait pour lieutenant un licencié nommé Luis Ponce de
Léon, cousin du comte don Martin de Gordova. Sa Majesté fit appeler
ce licencié et lui donna l'ordre de partir sans retard pour la Nou-
velle-Espagne pour y contrôler les actes de Gortès et l'y châtier ri-
goureusement par sentence judiciaire dans le cas où il serait trouvé
coupable des faits dont il était accusé. Luis Ponce de Léon répondit
qu'il accomplirait les ordres royaux. Il commença ses apprêts de
voyage, mais il ne mit pas un bien grand empressement à partir,
puisqu'il tarda deux ans et demi pour arriver à la Nouvelle-Es-
pagne.
Je mettrai de côté, pour le moment, et les partisans du gouverneur
de Cuba, Diego Velasquez, accusateurs du conquistador, et le licencié
Luis Ponce de Léon, qui, comme je l'ai dit, s'occupait des apprêts de
son voyage. Quoique je doive m'écarter un peu du fil de mon récit,
je me transporterai au-devant des événements pour dire qu'au bout
de deux ans seulement nous apprîmes tout ce que je viens de racon-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 661
ter des lettres de Gortès et d'Albornoz, parce que Martin Gortès l'é-
crivit de la capitale. Je veux que les curieux lecteurs sachent aussi
que c'était une coutume d'Albornoz d'écrire à Sa Majesté le contraire
des événements. Je pense bien que les personnes qui ont été dans la
Nouvelle-Espagne et dans la ville de Mexico n'ignorent pas que le
Vice-Roi don Antonio de Mendoza fut un homme des plus illustres
et grandement digne de mémoire. (Que Dieu l'ait en sa sainte gloire !)
Gomme il gouvernait très-justement, Rodrigo de Albornoz n'était
guère bien avec lui. Il écrivit donc à Sa Majesté pour médire de son
gouvernement. Mais les lettres qu'il envoya à la cour furent ren-
voyées à la Nouvelle-Espagne et mises aux mains du Vice-Roi.
Celui-ci, les ayant lues et s'étant mis au courant des médisances, fit
appeler Rodrigo de Albornoz à qui, en paroles très-calmes, pronon-
cées lentement, — car il avait l'habitude de parler bas et sans se
presser, — il présenta ses propres lettres en lui disant : « Puisque
vous êtes dans l'habitude d'écrire à Sa Majesté, écrivez-lui du moins
la vérité. Tenez-vous, en attendant, pour un vil misérable et sortez
d'ici. » Ce fut ainsi que le trésorier fut chassé et couvert de honte.
Cessons de parler de tout cela. Aussi bien Cortès ignorait à cette
époque ce qui se tramait contre lui à la cour et il envoyait une expé-
dition à Honduras contre Ghristoval de Oli. Je vais dire ce qui advint
à ce sujet.
CHAPITRE CLXXIII
Comme quoi Cortès, ayant su que Christoval de Oli s'était soulevé avec sa flotte en
s'alliant à Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, envoya contre lui le capitaine
Francisco de Las Casas. Je vais dire, à la suite, ce qui arriva.
J'ai besoin de reprendre mon récit de plus haut afin de pouvoir être
bien compris. J'ai dit, dans le chapitre qui s'y rapporte, que Cortès
avait envoyé Christoval de Oli aux Higueras et à Honduras et que
ce chef s'était soulevé avec sa flotte. En apprenant cette révolte faite
avec l'appui de Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, Cortès devint
fort soucieux; mais comme il avait du cœur et ne se laissait pas faci-
lement duper en pareil cas, il avait aussitôt écrit à Sa Majesté, dans
une lettre dont j'ai déjà parlé, son projet de marcher lui-même ou
d'envoyer d'autres chefs contre Christoval de Oli. Or, en ce même
temps était arrivé de Castille un gentilhomme appelé Francisco de
Las Casas, homme de toute confiance et parent de Gortès. Celui-ci
résolut de l'envoyer contre Oli avec cinq navires bien armés, bien
approvisionnés, et cent soldats, parmi lesquels quelques conquista-
dores du Mexique venus de l'île de Cuba avec Cortès, C'étaient Pedro
662 . CONQUÊTE
Moreno Medrano, Juan Nunez de Mcrcado, Juan Vello, et d'autres
que je ne nomme pas et qui moururent en route.
Francisco de Las Casas, pourvu de pouvoirs suffisants et porteur
de l'ordre d'arrêter Christoval de 0!i, partit du port de Vera Gruz
avec ses bons navires bien ravitaillés, en déployant le pavillon aux
armes royales. Le temps ayant été favorable, il arriva à la baie déjà
appelée Triomphe de la Croix, où Christoval de Oli tenait sa flotte
réunie et aux bords de laquelle se trouvait la ville du même nom
nouvellement fondée, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui en a
parlé. Lorsque Christoval de Oli vit ces nouveaux bâtiments mouillés
dans son port, quoique Francisco de Las Casas eût fait arborer des
signaux de paix, il ne crut nullement à la sincérité de cette démons-
tration pacifique , et il donna l'ordre d'armer fortement deux cara-
velles et d'y réunir un grand nombre de soldats. Cela fait, il adressa
aux nouveaux venus la défense de descendre à terre. Ce voyant, Las
Casas, qui était un homme résolu, fit mettre ses canots à la mer, les
monta d'hommes bien armés, avec des fauconneaux, des espingoles et
des arbalètes, et se mit à leur tête dans le dessein de prendre terre
n'importe comment. De son côté Christoval de Oli se prépara à s'op-
poser à la descente. Il en résulta un combat dans lequel Las Casas
coula l'une des caravelles ennemies, tua quatre soldats et en blessa
quelques autres.
Christoval de Oli n'avait pas là tout son monde, parce que deux
jours auparavant il avait envoyé deux compagnies pour remonter une
rivière appelée Pichin et y arrêter un autre capitaine, du nom de
Gil Gonzalez de Avila, qui prétendait faire la conquête de cette pro-
vince, attendu que la rivière de Pichin appartenait au gouvernement
du Golfo Dulce. Comme il attendait à tout instant le retour de ses
troupes, Christoval de Oli fut d'avis de faire des ouvertures de paix à
Francisco de Las Casas, pensant bien que si celui-ci prenait terre, il
faudrait en venir aux mains. Il demandait donc la cessation des hos-
tilités, parce qu'il n'avait point ses soldats près de lui. De son côté,
Las Casas résolut de passer la nuit suivante à bord de ses navires en
s'éloignant de terre et en restant sur le qui-vive, peut-être aussi dans
l'espoir de gagner une autre baie pour y débarquer. A ces raisons,
il faut ajouter qu'on lui avait remis secrètement pendant le combat
une lettre où on l'avertissait que quelques soldats partisans de Cor-
tès, qui se trouvaient avec Oli, se prononceraient en sa faveur, et que
par conséquent il ne devait pas manquer de gagner la terre pour ar-
rêter Christoval de Oli.
Les choses en étaient là, quand la bonne fortune de celui-ci et le
mauvais sort de l'autre firent que cette nuit même s'élevât un fort vent
du nord, qui jeta à la côte les navires de Francisco de Las Gasas,
Tout ce qu'il apportait se perdit, trente soldats se noyèrent et tous
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 663
les autres furent faits prisonniers. Ceux-ci, mouillés par l'eau de
la mer et par la pluie qui tombait en abondance, moulus de fatigue,
transis de froid, restèrent deux jours sans manger. Ghristoval de Oli,
joyeux et triomphant du malheur de Francisco de Las Casas, fit faire
aux autres soldats dont il s'empara le serment d'être toujours pour
lui contre Cortès, si celui-ci venait en personne dans ce pays. Quand
ils eurent juré, il les mit en liberté, se contentant de garder en
prison Francisco de Las Casas. Les capitaines qu'il avait envoyés
pour arrêter Gril Gonzalez de Avila revinrent en ce même temps. Ce
Cil Gonzalez était venu en qualité de gouverneur et commandant du
Golfo Dulce. Il y avait fondé une ville qu'on appela San Gil de Buena
Yista, à une lieue environ du port qui actuellement s'appelle Golfo
Dulcp. Le fleuve Pichin, en ce temps-là, coulait sur un sol peuplé
de grands villages. Gil Gonzalez ne conservait près de lui qu'un pe-
tit nombre d'hommes, parce que la plupart étaient tombés malades
et quelques-uns avaient été employés à coloniser la ville de San Gil
de Buena Yista. Ce fut en apprenant cette nouvelle que Christoval de
Oli envoya pour qu'on s'emparât de leurs personnes, et, comme ils
firent résistance, on tua huit Espagnols de la troupe de Gil Gonzalez
ainsi qu'un neveu de celui-ci, nommé Gil de Avila. Christoval de Oli
se sentait très-joyeux et très-content en voyant deux capitaines pri-
sonniers en son pouvoir. Comme il jouissait d'ailleurs de la réputa-
tion d'un vaillant guerrier et que bien certainement il l'était, désireux
que le fait fût connu dans toutes les îles, il en écrivit à Cuba à son
ami Diego Velasquez, et tout aussitôt il s'enfonça dans le pays en
partant de Triomphe de la Croix pour se rendre au village de Naco,
qui, dans ce temps-là, comme bien d'autres localités du district, était
très-fortement garni d'habitants, tandis qu'aujourd'hui il est en rui-
nes aussi bien que tous ceux qui l'entouraient. Si j'en parle ici, c'est
que je les ai vus et les ai visités : San Gil de Buena Vista, Rio de Pi-
chin et Rio de Balama. J'ai parcouru tous ces lieux à l'époque où j'y
fus, plus tard, avec Cortès, ainsi que je le raconterai longuement
quand il en sera temps. Je reprends mon récit pour dire que Ghristo-
val de Oli, s'étant établi à Naco avec ses prisonniers et une force
respectable, entreprenait des sorties vers d'autres localités. Dans
l'une d'elles, il envoya Briones en qualité de commandant. Ce Brio-
nes avait été des premiers à lui conseiller sa rébellion. Il était très-
turbulent ; il avait même perdu les lobules des deux oreilles, et il
racontait qu'étant dans une forteresse, on les lui avait coupés parce
que, avec quelques autres capitaines, il avait refusé de se rendre. Il
fut plus tard pendu à Guatemala pour avoir provoqué des troupes à la
rébellion.
Revenons à notre récit. Comme il avait été envoyé en expédition à
la tête d'un certain nombre d'hommes, le bruit se répandit au quar-
664 CONQUÊTE
tier de Ghristoval de Oli qu'il s'était révolté avec tous les soldats qui
se trouvaient en sa compagnie et qu'il avait pris la route de la Nou-
velle-Espagne. Le fait était vrai. Lorsque Francisco de Las Casas et
Gril Gonzalez de Avila, qui étaient prisonniers, en eurent connais-
sance, ils trouvèrent le moment opportun pour donner la mort à
Ghristoval de Oli. Gomme d'ailleurs ils vaguaient en liberté, hors de
prison, parce qu'Oli comptant sur sa propre valeur ne faisait aucun
cas d'eux , les prisonniers s'entendirent secrètement avec les soldats
amis de Gortès et convinrent qu'au cri : « Ici pour le Roi, et pour
Gortès au nom du Roi, contre ce tyran ! » on se précipiterait à coups
de couteau sur le capitaine. Le plan étant fait, Francisco de Las
Casas disait à Oli , en riant, comme par une sorte de plaisanterie :
« Senor capitaine, lâchez-moi; j'irai à la Nouvelle-Espagne parler à
Gortès et lui expliquer ma déroute; je serai votre avocat pour qu'il
vous laisse le gouvernement de ce pays en qualité de son lieutenant.
Considérez que vous êtes une créature de Gortès, que ma captivité ne
vous sert à rien et que je vous suis plutôt un embarras dans vos
conquêtes. » Ghristoval de Oli répondit qu'il se trouvait très-bien
ainsi et qu'il se réjouissait d'avoir un homme tel que lui en sa com-
pagnie. Francisco de Las Casas lui dit alors : « En ce cas, veillez
bien sur votre personne, parce qu'un jour ou l'autre je ferai en sorte
de vous tuer. » Il est vrai qu'il disait cela moitié raillant, moitié
riant; aussi Christoval de Oli n'en fit-il aucun cas, et tout le monde
prit-il la chose gaîment.
Cependant la trame était bien ourdie avec les amis de Cortès. Un
soir, le souper était fini, le couvert enlevé, les maîtres d'hôtel et les
pages partis ; Juan Nunez de Mercado et d'autres soldats du parti
de Gortès, bien instruits du projet, étaient là présents; Francisco de
Las Casas et Cil Gronzalez de Avila tenaient chacun un couteau de
bureau affilé comme un rasoir, bien caché aux regards, attendu
qu'on ne leur laissait porter aucune arme. On parlait des conquêtes
du Mexique et de la bonne étoile de Cortès ; Christoval de Oli était
bien éloigné de penser à ce qui allait arriver, lorsque tout à coup
Francisco de Las Casas le prit par la barbe et lui enfonça son couteau
dans la gorge. Gil Gonzalez de Avila et les soldats de Cortès se pré-
cipitèrent aussitôt et le criblèrent de tant de blessures qu'il lui fut im-
possible de se défendre. Cependant, comme il était fortement membre
et très-vigoureux, il parvint à glisser de leurs mains en s'écriant: « A
moi, mes hommes! » Mais comme tous ses gens étaient à souper,
sa mauvaise étoile voulut qu'ils n'accourussent pas assez vite ; Chris-
toval de Oli prit donc le parti de fuir et fut se cacher dans des massifs
d'herbe, en attendant le secours des siens. Ils vinrent, en effet, en
grand nombre à son aide ; mais Francisco de Las Casas lança le cri :
« A moi pour le Roi et pour Cortès contre ce tyran qu'on ne peut
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 665
plus souffrir ! » En entendant le nom de Sa Majesté et celui de
Cortès, ceux qui accouraient au secours de Ghristoval de Oli n'osè-
rent plus le défendre, et se laissèrent arrêter au nom et par l'ordre
de Las Casas. Après cela, on fit publier à son de trompe que qui-
conque connaîtrait la cachette de Ghristoval de Oli et ne la découvri-
rait pas serait puni de mort. On ne tarda pas à savoir où il était; on
l'arrêta, on instruisit son procès et, en exécution de la sentence pro-
noncée par les deux capitaines, on l'égorgea sur la place publique de
Naco. Ainsi mourut Ghristoval de Oli, pour avoir écouté de méchants
conseillers et s'être mis en état de révolte, lui, homme de grand cou-
rage, sans considérer que Gortès l'avait fait son mestre de camp et
récompensé par de très-bons Indiens. Il était marié, on le sait, avec
une Portugaise appelée doîla Felipa de Araujo et il en avait une fille.
Gomme j'ai dit , dans un chapitre précédent, ce qui concernait sa
taille, ses traits, son caractère et le pays de sa naissance, je n'ai pas
à le répéter maintenant.
Francisco de Las Casas et Gril Gonzalez de Avila, se voyant libres
par la mort de leur ennemi, réunirent leurs soldats et se partagèrent
le commandement en très-bon accord. Las Casas fonda la ville de
Truxillo. Il lui donna ce nom parce qu'il était natif de Truxillo en
Estramadure. Gil Gonzalez envoya des courriers à San Gil de Buena
Vista, qu'il avait colonisée, pour y annoncer ce qui était arrivé et y
faire parvenir à son lieutenant, nommé Armenta, l'ordre de rester en
l'état où il se trouvait, sans se permettre aucun changement, pendant
que lui-même irait à la Nouvelle-Espagne demander à Cortès le
secours de quelques soldats, assurant du reste qu'il ne tarderait pas
à être de retour. Tout cela étant ainsi combiné, les deux capitaines
convinrent d'aller à Mexico afin d'avertir Gortès de ce qui était arrivé.
J'en resterai là pour reprendre ce récit quand il sera temps, et pour
dire actuellement ce que Cortès résolut, sans savoir absolument rien
de ce qui s'était passé à Naco.
CHAPITRE CLXXIV
Comme quoi Fernand Cortès partit de Mexico en route pour les {figureras à la recherche
de Ghristoval de Oli, de Francisco de Las Casas, et d'autres capitaines et soldats.
lies gentilshommes et capitaines que Cortès choisit à Mexico pour aller en sa com-
pagnie ; du train et du service dont il s'entoura jusqu'à son arrivée à Guazacualoo,
et d'autres choses qui advinrent.
Peu de mois après avoir envoyé Francisco de Las Casas contre
Christoval de Oli, Fernand Gortès en arriva à craindre que son armée
expéditionnaire n'eût pas réussi dans son entreprise. On lui disait
666 CONQUÊTE
d'ailleurs que le pays était très-riche en or. Il devint donc à la fois
ambitieux d'acquérir ce métal et inquiet à propos des contre-temps
qui pouvaient être arrivés à l'armée. Son esprit était obsédé par la
pensée des malheurs que la mauvaise étoile peut entraîner dans ces
sortes d'expédition. Gomme par nature il était homme de cœur, il
conservait le regret d'y avoir envoyé Francisco de Las Casas, au lieu
de marcher en personne , bien que sachant parfaitement que celui
qu'il avait choisi à sa place était de taille à faire face à tout événe-
ment. Ces pensées l'amenèrent à résoudre qu'il partirait lui-même.
Il laissa Mexico bien pourvue d'artillerie dans ses forts et dans ses
chantiers. Il nomma pour gouverner à sa place, en qualité de ses
lieutenants, le trésorier Alonso de Estrada et le contador Albornoz.
Certes, s'il eût connu les lettres que celui-ci écrivait en Castille à Sa
Majesté pour le desservir, il se fût bien gardé de lui laisser ses pou-
voirs, et je ne sais pas trop ce qui serait advenu au médisant lui-
même.
Quoi qu'il en soit, Gortès donna la place de premier alcalde au
licencié Zuazo et il nomma son parent, Pvodrigo de Paz, lieutenant
d'alguazil mayor et majordome de tous ses biens. Il laissa Mexico
approvisionnée le mieux possible ; il recommanda aux hauts em-
ployés de finances de Sa Majesté, auxquels il laissait la direction
du gouvernement, de mettre le plus grand zèle dans la conversion
des indigènes ; il fit la même recommandation à fray Torribio Moto-
linea, de l'ordre de Saint-François, et au père fray Bartolomé de 01-
medo, moine de l'ordre de Notre-Dame de la Merced, qui jouissait
à Mexico d'une très-grande autorité et d'une très-haute estime. Il en
était digne, du reste, car c'était un moine excellent et un religieux
plein de mérite. Il pria tout le monde de bien veiller à ce que
Mexico et d'autres provinces ne tombassent pas en état de rébellion,
et, dans le but d'y assurer davantage la paix, il résolut d'en éloigner
les personnes qui représentaient le mieux le prestige des caciques.
Il emmena avec lui, par conséquent, le plus élevé de tous, Gua-
temuz, celui-là même qui était à la tête de la résistance lorsque nous
prîmes la capitale. Il emmena aussi le seigneur de Tacuba, ainsi
qu'un certain Juan Velasquez, capitaine de Guatemuz, et beaucoup
d'autres personnages entre lesquels Tapiezuela était le principal. Il
se fit suivre encore par quelques caciques de la province de Me-
choacan et par l'interprète doua Marina, car Geronimo de Agui-
lar1 était mort. Il emmenait plusieurs caballeros et capitaines de-
venus habitants de Mexico. Ce furent Gonzalo de Sandoval, qui était
alguazil mayor, Luis Marin, Francisco Marmolejo, Gonzalo Rodrigucz
1. Nous aurons à porter 1 attention sur la mort précoce de cet utile interprète de
l'expédition, surtout à cause de la singulière maladie qui termina ses jours.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 667
de Ocampo, Pedro de Ircio, Avalos et Saave&rà, qui étaient frères,
Palacios Rubios, Pedro de Saucedo le Camus, Geronimo Ruiz do la
Mota, Alonso de Grado, Santa Cruz deBurgos, Pedro de Solis, que
nous appelions Gasquete, Juan Xaramillo, Alonso Valiente, un cer-
tain Navarrete, un Serna, Diego de Mazariegos, cousin du trésorier,
Gil Gonzalez de Benavides, Hernan Lopez de Avila, Gaspar de Gar-
nica et plusieurs autres dont je ne me rappelle pas les noms. Gortès
emmena encore fray Juan de Las Varillas, de Salamanquc, Frère de
la Merced, un prêtre séculier, deux moines franciscains flamands qui
prêchaient et étaient bons théologiens. Il avait pour majordome un
certain Garranza, et Juan de Yazo pour maître d'hôtel, ainsi que Ro-
drigo Manusco; pour sommelier, Gervan Bejarano ; pour maître du
service, un certain San Miguel qui vécut à Guaxaca. Il emporta un
grand service de vaisselle en argent et en or, qui était à la charge et
sous la surveillance d'un certain Tello de Médina. Il eut pour camarero
un nommé Salazar, natif de Madrid; pour médecin, le licencié Pedro
Lopez, qui devint habitant de Mexico ; pour chirurgien, maître Diego
de Pedraza. Il avait aussi plusieurs pages dont l'un était Francisco
de Montejo, qui devint , avec le temps, capitaine dans le Yucatan
(remarquez que je ne parle pas ici de son père qui fut gouverneur
civil et militaire). Gortès emmena aussi deux pages porteurs de
lances dont l'un s'appelait Puebla, huit garçons d'écurie et deux
chasseurs fauconniers appelés Perales, ainsi que Garci Garo et Al-
varoMontafïes. Gonzalo Rodriguez de Ocampo était son grand écuyer.
Il emmenait encore cinq joueurs de hautbois et autres instruments à
vent, un danseur de corde et un escamoteur montreur de marion-
nettes. Il avait des mulets conduits par trois muletiers espagnols,
ainsi qu'un grand troupeau de porcs qui prenaient leur nourriture
en chemin. Avec les grands caciques dont j'ai parlé, marchaient trois
mille Mexicains armés en guerre, sans compter un grand nombre
d'Indiens destinés à leur service.
Gortès était sur le point de se mettre en voyage lorsque l'intendant
[factor) Salazar et l'inspecteur des rentes (veedor) Ghirinos, qui res-
taient à Mexico sans emploi et sans qu'on eût fait autant de cas d'eux
qu'ils l'auraient désiré, se lièrent étroitement avec le licencié Zuazo,
Rodrigo de Paz et tous les anciens conquistadores et amis de Cortès
qu'on laissait dans la capitale ; ils se réunirent tous pour sommer
Gortès de ne pas sortir de Mexico et d'y rester pour gouverner le pays,
lui faisant observer que son départ produirait le soulèvement de toute
la Nouvelle-Espagne. Il s'ensuivit de longues conférences et des ex-
plications de Gortès, données aux auteurs de la sommation. N'ayant
point réussi à le convaincre de rester, l'intendant et l'inspecteur pré-
tendirent l'accompagner et le servir jusqu'à Guazacualco, ville qui se
trouve sur la route qu'il devait suivre. On partit de Mexico dans la
668 CONQUÊTE
disposition que je viens de décrire. Ce serait conter des merveilles
que de dire les grandes fêtes et les belles réceptions qu'on leur mé-
nageait dans tous les villages du parcours. Plus de cinquante person-
nes, tant soldats que gens sans domicile fixe, nouvellement arrivées
de Gastille, se joignirent à l'expédition pendant le voyage. Le général
partagea sa troupe en deux divisions et les fit marcher dans deux di-
rections différentes, de crainte qu'il n'y eût nulle part assez de vivres
pour tout ce monde. Pendant qu'on faisait route, l'intendant, Gonzalo
de Sandoval et l'inspecteur des rentes se montraient très-empressés
auprès de Cortès, le premier surtout, car il ne parlait jamais à son
chef qu'après avoir baissé sa toque jusqu'à terre, prenant soin du reste
de faire toujours mille révérences et d'employer des paroles choisies,
très-affectueuses et d'une rhétorique calculée, pour lui dire de retour-
ner à Mexico et de ne pas affronter un si long et si pénible voyage,
dont il faisait ressortir les graves inconvénients. De temps en temps
même, pour l'égayer, il se prenait à chanter et à lui dire en musique .Re-
tournons-nous-en, père Cortès, retournons-nous-en ; et Cortès lui
répondait du même ton : En avant, mon fils, en avant; ne croyez
nullement aux augures; il arrivera ce que Dieu voudra. En avant,
mon fils, etc.
Abandonnons ici l'intendant et ses douces paroles, pour dire que
pendant la route Xaramillo se maria par-devant témoins avec dona
Marina, dans un petit village appartenant à Ojeda, le Borgne, près
d'un bourg appelé Orizaba1. Marchons- encore, et disons qu'en sui-
vant le chemin de Guazacualco l'expédition arriva à un grand bourg
nommé Guazpaltepeque, appartenant à la commanderie de Gonzalo de
Sandoval. Alors, comme nous sûmes à Gruazacualco que Cortès venait
avec tant de gentilshommes, nous nous réunîmes, le premier alcalde,
le capitaine, tout le conseil municipal et les regidores, et nous fîmes
trente-trois lieues pour aller le recevoir en route et lui souhaiter la
bienvenue, comme s'il eût dû nous en résulter quelque bien. Je m'ex-
prime ainsi pour que les curieux lecteurs et toutes autres personnes
comprennent quel cas on faisait de Cortès et à quel point il était craint.
Fût-ce bon, fût-ce mauvais, on ne faisait, en réalité, que ce qu'il vou-
lait. De Guazpaltepeque il se dirigea vers notre ville. Ses contrariétés
commencèrent au passage d'une grande rivière qu'il rencontra en
route. Trois embarcations chavirèrent dans la traversée. Il y perdit de
l'argent et des vêtements; Juan Xaramillo en fut pour la moitié de
son bagage. On ne put tenter aucun sauvetage, parce que le fleuve
était rempli de gros caïmans. De là, nous fûmes à un village appelé
Uluta, et dès lors nous accompagnâmes Cortès sans jamais sortir des
1. Gomara a prétendu que l'on enivra Xaramillo pour lui faire épouser Marina.
B. Diaz a déjà protesté contre cette accusation. (Vo\ez ch. xxxvn.)
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 669
lieux habités jusqu'à Gruazacualco. Nous avions pris soin de réunir un
grand nombre d'embarcations qui devaient être attachées deux à deux
sur notre grand fleuve, non loin du chef-lieu; il y en avait, plus de
trois cents. Que dirai-je de la grande réception que nous fîmes à Cor-
tès avec des arcs de triomphe, des fêtes où l'on simulait des surprises
entre Maures et chrétiens, et d'autres réjouissances avec feux d'artifi-
ces? Nous logeâmes aussi bien que possible notre chef et tous ceux
qui venaient en sa compagnie.
Il resta parmi nous six jours pendant lesquels l'intendant (factor)
ne cessait de lui dire qu'il eût à retourner sur ses pas; qu'il portât
l'attention sur ceux qui étaient les dépositaires de ses pouvoirs; que
le contador Albornoz n'était qu'un agitateur, un homme à double
face, ami du nouveau, et que le trésorier son collègue se vantait d'ê-
tre le fils du Roi catholique ; que tous deux, après avoir reçu leurs
pouvoirs, et même avant, avaient paru se rechercher pour parler en
secret, et qu'on ne pouvait s'empêcher d'en garder une mauvaise im-
pression.
Avant d'en arriver à ces conversations, Gortès avait déjà lu des let-
tres qu'on adressait de Mexico, dans lesquelles on critiquait le gou-
vernement des hommes qu'il avait laissés à sa place. Les amis de l'in-
tendant Salazar prenaient soin de l'en avertir, et là-dessus celui-ci
disait à Cortès que lui aussi saurait gouverner, et l'inspecteur égale-
ment, puisque c'était ainsi que gouvernaient à Mexico les gens qui en
étaient chargés par Gortès.... et sur ces mots tous deux offraient leurs
services en termes si mielleux, en paroles si affectueuses, que le gé-
néral se laissa convaincre au point de donner tous les pouvoirs du
gouvernement au factor Salazar et au veedor Ghirinos, pour le cas où
ils reconnaîtraient que Estrada et Albornoz cessaient de faire leur de-
voir au service de Dieu et de Sa Majesté. Ges pouvoirs devinrent
l'occasion de malheurs et de graves discordes pour Mexico, ainsi que
je le dirai après avoir employé quatre chapitres à décrire le long et
pénible voyage qui se termina par notre arrivée à une ville appelée
Truxillo. Jusque-là, je ne conterai rien des événements de la capi-
tale. Mais je dirai que le Père fray Bartolomé de Olmedo et les Frères
franciscains murmuraient contre Gortès pour avoir commis la légèreté
de signer ces pouvoirs : «Plaise à Dieu, disaient-ils, que Gortès n'ait
pas lieu de s'en repentir! »Et ils ne se trompaient pas, ainsi que nous
le verrons bientôt. Mais les prédictions des Frères importaient peu à
Gortès, qui ne faisait pas grand cas de ces moines, bien que ce fus-
sent de fort bons religieux. Il avait pour eux bien moins d'inclination
que pour Je Père Bartolomé de Olmedo, lequel était toujours son con-
seiller.
Quoi qu'il en soit, je dois dire que lorsque le factor Salazar et l'in-
specteur prirent congé de Gortès pour aller à Mexico, ce fut avec
670 . CONQUETE
force compliments et embrassades. Le factor paraissait étouffé par les
sanglots; on eût dit qu'il allait pleurer au moment de partir, tandis
qu'il serrait étroitement sur son sein les pouvoirs de Cortès tels qu'il
les avait désirés et tels aussi que son secrétaire et son ami intime,
Alonso Valiente, avait pris soin de les rédiger. Ils partirent donc pour
Mexico, emmenant avec eux Hernan Lopez de Avila, affligé de fortes
douleurs et tout perclus de bubas. Laissons-les en route. Je ne dirai
pas un mot, jusqu'à ce qu'il en soit temps, des grandes querelles et
disputes qu'il y eut à Mexico. J'attendrai pour cela que Cortès et tous
les caballeros que j'ai nommés, ainsi que bien d'autres qui partirent
avec eux de Guazacualco, soient arrivés au terme de leur voyage, après
avoir traversé tant de difficultés que nous fûmes sur le point de nous
perdre tous ensemble, ainsi que bientôt je le dirai. Gomme il arriva
en même temps deux ou trois événements importants, et que je ne
veux pas interrompre le fil du récit de l'un d'eux pour passer à l'au-
tre, j'ai résolu de continuer par ceux qui ont rapport à notre très-
laborieux et pénible voyage.
CHAPITRE GLXXV
De ce que fit Cortès après le départ du Factor et du Veedor pour Mexico. Des fatigues
que nous eûmes à supporter dans noire long voyage ; des ponts que nous jetâmes
et de la faim que nous eûmes à supporter dans les deux ans et trois mois que nous
restâmes en route.
Lorsque l'intendant et l'inspecteur des rentes eurent pris congé,
le premier soin de Cortès fut d'écrire à la Villa Rica, à un de ses
majordomes, appelé ÎSimon de Cuenca, pour lui ordonner de charger
deux petits navires de biscuits de maïs ; car dans ce temps-là on ne
faisait point encore au Mexique de pain de froment. Le chargement
se compléterait au moyen de six barriques de vin, huile et vinaigre,
porc salé, ferrures et quelques autres provisions. Le voyage devait se
faire en suivant la côte du nord1, Cortès se réservant de désigner à
Simon de Cuenca, commandant de cette petite expédition, le point
où il devrait aborder. En même temps, notre chef ordonna que tous
ics habitants de Guazacualco marchassent avec lui, en ne laissant au
li Déjà plusieurs fois Bernai Diaz a donné cette dénomination de côte du nord a
toute la partie des terres auxquelles on aborde en venant de l'Atlantique et du golfe
du Mexique. Néanmoins la réalité est qu'à partir de Guazacualro, par exemple, jus-
qu'au Rio Bravo del Norte, cette dénomination de côte du nord est absolument immé-
ritée, puisqu'elle borne là partie orientale des terres du Mexique. Ce nom de côte du
nord doit donc être considéré comme provenant de l'idée d'opposition que fait naître
l'habitude d'appeler la côte opposée du pays sur l'Océan Pacifique ou mer du Sud : la
côte sud.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 671
bourg que les malades. J'ai déjà dit que ce chef-lieu avait été colo-
nisé par les conquistadores les plus anciens du Mexique, la plupart
hidalgos, qui figurèrent dans les premières campagnes. Lorsqu'il
était déjà Lien temps de nous reposer de nos grandes fatigues et de
nous occuper d'acquérir des biens et quelques propriétés, Gortès nous
donnait l'ordre d'entreprendre une marche de plus de cinq cents
lieues à travers des pays pour la plupart en état de guerre ouverte.
Il nous fallut donc laisser perdre tout ce que nous possédions, at-
tendu que nous restâmes plus de deux ans et trois mois dans cette
campagne.
Nous apportâmes nos armes et emmenâmes nos chevaux, car per-
sonne n'osait opposer un refus, et si quelqu'un s'y hasardait, Gortès
employait la force pour l'obliger à marcher. En réunissant les gens
de Gruazacualco à ceux de Mexico, nous formions une troupe de deux
cent cinquante hommes, dont cent trente cavaliers, et le reste en gens
d'escopette et d'arbalète, sans compter quelques recrues de nouveaux
venus de Castille. Gortès me donna, à titre de capitaine, le comman-
dement de trente Espagnols et de trois mille Indiens mexicains, avec
ordre de marcher contre les villages soulevés du district de Gimatan
et d'y retenir avec moi les trois mille Indiens auxiliaires. Si je trou-
vais cette province à l'état de paix, ou si ses habitants venaient se
soumettre volontairement à Sa Majesté, j'avais ordre de ne leur cau-
ser aucun ennui et de ne leur imposer d'autre obligation que celle de
fournir les vivres à ma troupe. Mais s'ils refusaient de se soumettre,
je devais leur en faire trois fois la sommation, en termes bien com-
préhensibles, par-devant le notaire qui m'accompagnait et avec l'as-
sistance de témoins. S'ils résistaient encore, l'ordre était de les
attaquer, et pour ce cas Gortès me donna ses pouvoirs et ses instruc-
tions, que je conserve encore aujourd'hui, signés de son nom et du
secrétaire Alonso Valiente. Je fis la campagne ainsi qu'il l'avait or-
donné, et tous ces villages furent pacifiés. Mais, peu de mois après,
comme ils virent qu'il restait peu d'Espagnols à Gruazacualco, et que
les vieux conquistadores étaient partis avec Gortès, ils se soulevèrent
de nouveau. Quoi qu'il en soit, je me rendis avec mes soldats espa-
gnols et les Indiens mexicains au village appelé Iquinuapa, où notre
général m'avait donné rendez-vous. Quant à Gortès, il partit de Grua-
zacualco, fut à Tonala, à huit lieues de distance, continua sa route,
traversa une rivière en canots, arriva à un autre village appelé Aya-
gualulco, et passa encore une rivière à l'aide d'embarcations. A sept
lieues d'Ayagualulco, il eut à traverser un estuaire qui se prolonge
jusqu'à la mer; il fallut pour cela qu'on lui fabriquât un pont d'un
demi-quart de lieue de long. Ge fut véritablement chose admirable
de voir comment ce travail fut exécuté. Gortès prenait du reste soin
d'envoyer on avant deux capitaines habitants de Guazacualco, dont
672 CONQUETE
l'un, homme très-actif, s'appelait Francisco de Médina ; il savait fort
bien commander aux indigènes.
Après la traversée de ce pont, on passa par d'autres villages j usqu'à la.
rencontre de la rivière de Mazapa qui descend de Chiapa et que les marins
appellent « le fleuve à deux embouchures ». On y fit usage d'un grand
nombre d'embarcations attachées deux à deux. Après ce passage, on
arriva aux peuplades d'Iquinuapa où j'étais allé moi-même avec ma
troupe. Il fallut encore traverser un cours d'eau sur des ponts que
nous fabriquâmes avec des madriers; bientôt on en fit autant sur un
estuaire, et l'on arriva au bourg de Copilco. C'est là que commence
la province de la Ghontalpa. Elle était alors très-peuplée, couverte
partout de plants de cacaoyers, et fort pacifique. Après en être sortis,
nous traversâmes Nacaxuxuica et arrivâmes à Zagutan en franchis-
sant une autre rivière à l'aide de canots. Ce fut là que Gortès perdit de
la ferrure. Les habitants de ce village nous parurent très-pacifiques
lors de notre arrivée; mais la nuit suivante ils prirent la fuite et se
réfugièrent sur des marais de l'autre côté de la rivière. Cortès fut
d'avis que nous fussions à leur poursuite dans la forêt, mesure bien
peu réfléchie et de mince profit. Les soldats qui l'exécutèrent ne pu-
rent traverser le cours d'eau qu'au prix de grandes fatigues ; nous
réussîmes, néanmoins, à ramener sept personnages de qualité et
quelques jeunes hommes ; mais nous n'en retirâmes aucun avantage,
attendu qu'ils prirent la fuite, nous laissant seuls et sans guides.
En ce moment, se présentèrent à nous les caciques de Tabasco avec
cinquante embarcations chargées de maïs et de provisions. Nous
vîmes venir à nous également des Indiens appartenant aux villages
de la commanderie dont j'étais alors propriétaire. Ils avaient aussi
des canots chargés de vivres. Les villages d'où ils venaient appartien-
nent au district de Teapan. Nous prîmes ensuite la direction de Te-
petitan et Iztapa. Il y avait une rivière considérable appelée Ghilapa,
pour le passage de laquelle nous perdîmes quatre jours à construire
des barques. Je dis à Gortès que je savais, par ouï-dire, qu'en mon-
tant la rivière on trouvait un village portant le même nom, et qu'il
serait bon d'y envoyer cinq des Indiens que nous emmenions pour
guides, employant à cela un canot en mauvais état que nous décou-
vrîmes en cet endroit, pour faire prier ce village de vouloir bien
nous fournir quelques embarcations. Gortès ordonna qu'il fût fait
ainsi.
Un de nos soldats partit avec les cinq Indiens ; ils remontèrent le
fleuve et rencontrèrent en route deux caciques avec six embarcations
et des vivres. Ge fut avec ce secours que nous fîmes tous notre tra-
versée en employant quatre jours à ce passage. De là nous fûmes à
Tcpetitan; nous trouvâmes le village désert et ses maisons brûlées.
Nous apprîmes que peu de jours auparavant des peuplades voisines
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 673
lavaient attaqué et incendié, emmenant en captivité beaucoup de ses
habitants. Pendant les trois jours qui suivirent notre passage de la
rivière Chilapa, nous marchâmes sur un sol marécageux dans lequel
les chevaux enfonçaient jusqu'au ventre. La campagne du reste était
cultivée dans une grande étendue. Nous arrivâmes au village d'Iztapa
d'où la peur avait fait fuir les Indiens au-delà d'un autre cours d'eau
très-considérable. Nous leur fîmes la poursuite et pûmes ramener les
caciques ainsi qu'un grand nombre d'Indiens avec leurs femmes et
leurs enfants. Gortès leur adressa des paroles bienveillantes et donna
l'ordre qu'on remît en leur pouvoir les quatre Indiennes et les trois
Indiens que nous avions faits prisonniers dans les bois. En retour de
ce bon procédé, ils apportèrent en présent à Gortès quelques pièces
d'or de peu de valeur.
Nous restâmes là trois jours parce qu'il y avait de l'herbe bonne
pour les chevaux et beaucoup de maïs. Notre chef fut d'avis que ce
serait un endroit favorable à la fondation d'une ville, car on lui don-
nait l'assurance qu'il y avait, dans les alentours, des lieux habités pro-
pres à assurer sa prospérité future. Il s'informa, auprès des caciques
et des marchands d'Iztapa, du chemin que nous devions suivre, en
leur montrant une étoffe de nequen qu'il avait apportée de Guaza-
cualco, et sur laquelle étaient dessinés tous les villages de notre
route jusqu'à Hueyacala (grande Acala en langue du pays, parce
qu'il y en a une autre qu'on appelle Acala la petite). On nous assura
alors qu'il y avait sur la plus grande partie de notre chemin beau-
coup de rivières et d'estuaires, et que, pour arriver au village de Ta-
maztepeque, nous aurions à traverser un grand estuaire et trois
cours d'eau, en passant trois jours en route. En apprenant cette nou-
velle, Gortès pria tous les caciques de nous suivre pour faire des
ponts, et de vouloir bien amener des canots; mais ils ne voulurent
pas y consentir. Nous fîmes notre provision de maïs grillé et de légu-
mes pour les trois jours, dans la confiance que ce qu'on nous avait
dit était exact; mais les Indiens ne nous parlaient de trois journées
à faire que pour se délivrer plus facilement de nous. En réalité, il y
avait sept jours de route. Nous trouvâmes les rivières sans aucun
pont et sans embarcations. Il nous fallut fabriquer, avec de gros ma-
driers, un pont où passèrent nos chevaux et pour la confection du-
quel tous nos soldats et capitaines durent s'employer à couper et à
transporter le bois, avec le secours des Mexicains qui faisaient tout
leur possible aussi. Nous mîmes à ce travail trois jours pendant les-
quels nous n'avions à manger que des herbes et une racine sauvage
qu'on appelle dans le pays quecuexque, qui nous mit le feu sur la
langue et dans la bouche.
Après avoir traversé l'estuaire, nous ne rencontrâmes aucun che-
min. Il fallut, nous en ouvrir un avec nos épées et avancer ainsi, pen-
674 CONQUÊTE
dant deux jours, avec la croyance que nous allions droit au village.
Or, un matin, nous aboutîmes à notre point de départ. Lorsque Cor-
tès s'en aperçut, il faillit éclater de dépit ; il entendait d'ailleurs
murmurer autour de lui, médire de sa personne, critiquer l'expédi-
tion, se plaindre de la disette où l'on était, dire qu'il n'écoutait que
son caprice sans réfléchir à ce qu'il entreprenait, et qu'il serait pré-
férable de retourner à Mexico au lieu de s'obstiner à mourir tous de
faim. La forêt, au surplus, était très-épaisse, et les arbres très-éle-
vés, au point que rarement on y pouvait apercevoir le ciel. Lorsque
l'on montait sur quelques-uns des plus hauts arbres pour reconnaî-
tre le pays, on ne réussissait à rien voir, tant le bois était épais
partout. Deux des guides que nous emmenions prirent la fuite, tan-
dis que le troisième qui nous resta, étant très-malade, ne savait nous
rien dire du chemin ou de n'importe quelle autre chose. Heureuse-
ment, comme Gortès était en tout très-soigneux et ne manquait jamais
de précautions, nous étions pourvus d'une boussole et d'un pilote
appelé Pedro Lopez. Se guidant alors par le dessin de l'étoffe prise
à Griiazacualco, qui marquait tous les villages, Gortès ordonna qu'on y
suivît l'indication de la boussole à travers les bois. Nous nous mîmes
donc à ouvrir la route dans la direction de l'est, coupant les brous-
sailles avec nos épées : c'était, en effet, cette direction que l'étoffe
assignait au village. Gortès avouait du reste que si dès le lendemain
nous ne rencontrions pas quelque lieu habité, il ne savait guère ce
que nous allions devenir. Quant à nous, soldats, je dirai que tous ou
à peu près nous désirions retourner à la Nouvelle-Espagne. Cepen-
dant nous suivions notre route à travers les bois, lorsqu'il plut à
Dieu que nous aperçussions des arbres, dont on faisait la coupe de-
puis longtemps, et bientôt un petit sentier, ce qui fit que Pedro Lo-
pez et moi, qui, avec d'autres soldats, tenions la tète en ouvrant le
chemin, nous courûmes dire à Gortès de se réjouir, puisque non loin
de là il y avait des habitations. La nouvelle produisit un grand con-
tentement dans toute l'armée. Avant d'arriver aux établissements, se
présentèrent une rivière et des marais que nous traversâmes sans re-
tard, quoique avec beaucoup de difficultés.
Nous arrivâmes au village, qui avait été abandonné le jour même.
Nous y trouvâmes de quoi manger abondamment : du maïs, des ha-
ricots et d'autres légumes, et, comme nous mourions de faim, nous
nous repûmes sans mesure; les chevaux eux-mêmes se remirent, et
nous rendîmes grâces à Dieu pour tout ce qui venait d'arriver. Le
danseur de corde ou voltigeur, comme nous avions l'habitude de l'ap-
peler, et trois Espagnols, nouvellement venus de Gastille, étaient
morts en route. Quant aux Indiens de Mechoacan et aux Mexicains,
il en mourait un grand nombre ; beaucoup d'autres tombaient mala-
des et rcstaieDt désespérés sur les chemins, Gomme du reste le vil-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 675
lagc était désert et que nous n'avions ni guides ni connaissance des
lieux, Gortès donna l'ordre à deux capitaines d'aller par les planta-
tions et par les Lois à la recherche des habitants. Quelques autres
soldats partirent dans des canots qui se trouvaient sur la rivière près
du village et rencontrèrent un grand nombre de fuyards dont une
trentaine, cédant à nos paroles engageantes, nous suivirent, en
compagnie de la plupart des caciques et des papes. Cortès leur parla
affectueusement au moyen de dofla Marina. Ils apportèrent beaucoup
de maïs et de poules, et ils indiquèrent le chemin que nous devions
suivre pour arriver au village d'Izguatepeque qui se trouvait situé à
trois journées de là, c'est-à-dire à environ seize lieues, et avant le-
quel nous devions voir un autre centre habité dépendant de Tamaz-
tepeque d'où nous allions partir.
Avant d'aller plus loin, je veux dire qu'au milieu de la disette
dont nous eûmes tant à souffrir, aussi bien les Espagnols que les
Mexicains, il paraît que certains caciques de Mexico s'étaient empa-
rés de deux ou trois Indiens des villages que nous laissions derrière
nous, et les tenaient cachés parmi leurs porteurs de bagages dont
on leur avait fait revêtir le costume. En route, ils les tuèrent et les
mangèrent après les avoir fait rôtir dans des fours qu'ils creusèrent
en terre et garnirent de pierres, comme ils avaient l'habitude de le
faire à Mexico. Ils s'étaient saisis encore des deux guides que nous
avions eus avec nous et qui avaient pris la fuite; ils les mangèrent
également. Gortès, étant parvenu à le savoir, fit appeler les caciques
mexicains, les tança fortement et menaça de les châtier s'ils se por-
taient encore à de pareils excès. Un moine franciscain, de ceux qui
étaient avec nous, prêcha des choses saintes et utiles et, aussitôt après
le sermon, Gortès ayant rendu une sentence de mort contre un Indien
mexicain, le fit brûler vif pour l'assassinat des hommes qui avaient
été mangés. Il savait bien que tous avaient trempé dans le même
crime, mais il voulut paraître juste en faisant semblant de croire
qu'il ne connaissait pas d'autres coupables que celui qu'il faisait
brûler.
Je ne conterai pas en détail et tout au long beaucoup d'autres
fatigues que nous eûmes à supporter. Quant aux joueurs de hautbois
et autres musiciens que Gortès amenait, comme ils avaient été habi-
tués aux douceurs en Castille et qu'ils ne connaissaient point les
dures fatigues, la faim les avait rendus malades et ils ne faisaient
plus de musique au général, excepté l'un d'eux, cependant, qui fai-
sait pester nos soldats toutes les fois qu'ils l'entendaient. Us compa-
raient ses chants au glapissement du renard et du chacal et ils di-
saient que mieux eût valu avoir du maïs à manger que de se nourrir
de musique.
Pour en revenir à notre sujet, je dirai que quelques personnes
676 CONQUÊTE
m'ont demandé comment il se faisait qu'ayant souffert de tant de
disette que je l'ai dit, nous n'eussions pas mangé le troupeau de
porcs qu'on avait amené pour Cortès, attendu que le droit disparaît
devant la faim, et que d'ailleurs, en présence de la souffrance géné-
rale, Gortès aurait dû partager ses provisions entre tout le monde.
A cela je réponds qu'un chef d'office et majordome de Gortès, Guinea,
homme rusé et faux, prétendit faire croire qu'au passage des rivières
les requins et les caïmans avaient mangé les porcs, et, pour que
nous ne pussions les voir, on les faisait marcher en retard de quatre
journées après nous. D'ailleurs, vu le nombre d'hommes que nous
étions, tout le troupeau n'aurait pas suffi pour un jour de vivres.
Toutes ces raisons firent qu'on ne les mangea pas : on se conduisit
ainsi au surplus pour ne pas fâcher Gortès.
Quoi qu'il en soit, nous dirons encore que dans tous les villages
et chemins par où nous passions, nous tracions des croix partout où
il y avait des arbres, surtout des ceibas, sur lesquels on pût les
graver. Les croix restaient empreintes; et l'on peut dire qu'elles
sont ainsi plus durables que faites de madriers, parce que l'écorce en
croissant les rend parfaitement apparentes. On mettait aussi des
inscriptions en des points accessibles à la vue. On y disait : « Gortès
est passé par ici à telle époque. «Gela se faisait ainsi afin que si d'au-
tres personnes allaient à notre recherche, elles pussent savoir que
nous étions plus loin dans cette même direction.
Revenons à notre route vers Ciguatepecad. Environ vingt Indiens
du village de Tamaztepeque vinrent avec nous. Ils nous aidèrent à
traverser deux rivières en bateau et sur des radeaux. Ils s'employè-
rent même à aller comme messagers dire aux caciques du village où
nous allions de n'avoir aucune crainte, que nous ne leur causerions
nul ennui. Gela fit que plusieurs d'entre eux restèrent dans leurs
maisons en nous attendant. Ge qui arriva là, je le vais dire à la
suite1.
1. Une des plus tristes choses des campagnes de Cortès, c'est assurément son entre-
prise sur Honduras à la recherche de Christoval de Oli, après la rébellion de ce capi-
taine. Le récit de Bernai Diaz est si confus qu'on a de la peine à se faire une juste
idée de l'itinéraire qui fut suivi dans cette déplorable expédition et des difficultés
qu'il y fallut vaincre. Celles-ci provenaient en partie des conditions du sol, en partie
aussi de la température élevée qui est constamment ressentie dans cette contrée.
Quel est en effet le pays parcouru par Cortès? Parti de Guazacualco, il ne s'éloigne
que timidement de; la côte, à cause du besoin où il se trouve de communiquer avec
les deux navires auxquels il a donné rendez-vous. Donc, après s'être légèrement
détourné vers le sud, il oblique à gauche et prend une dire< tion à peu près rectiligne
vers Test, traversant ainsi, dans son ignorance du pays, les points les plus abaissés
du sol de ces parages, entrecoupés partout d'innombrables cours d'eau qui grossis-
sent à tout instant, sortent de leur lit, y rentrent el laissent à découvert d'immondes
marécages. Si l'on considère «pu; la température était très-éjevée3 (pie les nuits se
[tassaient sans abri, que les hommes marchaient la plupart dans un état d'esprit qui
produisait un abattement moral incessant; si d'ailleurs on rapproche de ces circons-
DE LA NOUVELLE -ESPAGNE. 677
CHAPITRE GLXXVI
Comme quoi, après être arrivé au village de Ciguatepecad, Cortès envoya Francisco
de Médina comme capitaine à la recherche de Simon de Cuenca, pour qu'ils vins-
sent, avec les deux navires dont j'ai déjà parlé, à Triomphe de la Croix, au Golfo
Dulce. De ce qui advint encore.
Étant arrivé au village que je viens de dire , Gortès adressa des
flatteries aux caciques et aux personnages de qualité, en leur offrant
des pierres précieuses de Mexico. Il s'informa d'eux où allait aboutir
la grande et forte rivière qui passait près des habitations ; on lui
répondit qu'elle débouchait dans les estuaires où se trouve un centre
habité appelé Hueyatasta, non loin d'un autre village du nom de
Xicalango. Gortès crut qu'il serait bon d'envoyer deux Espagnols en
canots pour qu'ils visitassent la côte nord et pussent avoir des nou-
velles du capitaine Simon de Guenca ainsi que des deux navires qu'il
avait fait charger de vivres pour sa campagne. Il écrivit à ce capi-
taine , lui faisant part de nos difficultés et lui donnant l'ordre de
continuer sa route en suivant le littoral. Après s'être bien enquis
des moyens d'aller par ce fleuve jusqu'au village dont je viens de
parler, Gortès envoya donc deux Espagnols, dont le principal était ce
même Francisco de Médina déjà nommé par moi d'autres fois. Il lui
signa des pouvoirs pour partager le commandement avec Simon de
Guenca. Médina était un homme fort actif et il connaissait bien cotte
contrée. Ce fut lui, du reste, qui causa la rébellion du village de
Ghamula lors de notre expédition avec Luis Marin pour la conquête
de Ghiapa, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui en a traité. Certes,
il eût actuellement mieux valu que Gortès ne le chargeât pas de ses
pouvoirs, à cause du résultat qui en fut bientôt la conséquence. Il
descendit, en effet, la rivière et arriva à l'endroit où Simon de Guenca
était avec ses deux navires, près de Xicalango, attendant des nou-
velles de Gortès. Après lui avoir donné les lettres de notre chef, Me-
tances le manque de nourriture ou du moins l'usage d'aliments peu salubres et insuf-
fisants, on se demande comment Cortès put conserver quelques hommes pour arriver
au terme de son voyage. Il se décida néanmoins à prendre la direction du su. les! qui
devait le conduire au lieu de sa destination, c'est-à-dire au fond du golfe de Honduras,
vers la pointe que la mer vient former au sud du Yucatan anglais d'aujourd'hui.
La distance à parcourir était alors comme aujourd'hui hérissée des mille obstacles
inséparables d'un pays très-chaud, fortement boisé, bas et partout coupé par «les bras
de rivières qui débordent. Les difficultés qui en résultent pour la vie de l'homme ont
été si grandes de tout temps, qu'aujourd'hui encore la partie moyenne du terrain par
lequel le Yucatan se lie au continentest restée presque complètement inhabitée^ mal-
gré les ressources que d'ailleurs on y pourrait trouver comme éléments de production
et de trafic,
678 CONQUÊTE
dina lui présenta ses titres de capitaine commandant, et sur-le-champ
ils en arrivèrent à échanger quelques aigreurs à propos du comman-
dement. Il s'ensuivit qu'on en vint aux mains; on se battit et, des
deux parts, moururent tous les Espagnols qui étaient à bord des
navires, à l'exception de six ou sept. Lorsque les Indiens de Xica-
lango ot de Hueyatasta virent cette querelle, ils tombèrent sur eux,
achevèrent de les tuer tous et brûlèrent les navires, de sorte qu'il se
passa deux ans et demi avant que nous en eussions des nouvelles.
Laissons donc ce sujet et revenons au village de Giguatepecad où
nous étions. Les principaux parmi les Indiens dirent à Gortès qu'il
y avait trois journées de route jusqu'à Hueyacala et qu'il aurait à tra-
verser deux rivières dont l'une était très-large et très-profonde,
après lesquelles se trouvaient de grands marais mouvants. Ils dirent
également que, sans embarcations, il ne pourrait faire effectuer le
passage, ni par les chevaux, ni par les hommes. On envoya en con-
séquence deux soldats accompagnés de trois personnages indiens qui
devaient les guider dans l'exploration des lieux, pour qu'ils vissent
bien la rivière et les marécages et s'assurassent de la manière dont
nous pourrions les traverser. Recommandation leur était faite de pré-
parer un bon rapport à ce sujet. Ces deux soldats s'appelaient l'un
Martin Garcia, de Valence, alguazil de l'armée, l'autre Pedro de
Ribera. Martin Garcia, à qui la recommandation avait particulière-
ment été faite, examina les cours d'eau, les parcourut entièrement au
moyen de petits canots qu'il trouva sur la rivière et conclut qu'on
pourrait jeter des ponts et passer. Mais il ne prit pas soin d'exa-
miner les mauvais marécages qui se trouvaient une lieue plus loin.
Il revint dire à Gortès qu'en faisant des ponts on passerait, et l'on
resta convaincu que les marais n'offriraient pas les difficultés qu'on
y trouva plus tard.
Gortès me fit appeler, ainsi que Gonzalo Mexia. Il m'ordonna
d'aller avec quelques personnages de Giguatepecad au district d'A-
cala, avec la recommandation de flatter les caciques et de les décider
par de bonnes paroles à ne pas s'enfuir. Ce district d'Acala se com-
posait d'environ vingt villages, situés les uns en terre ferme, les
autres sur des îlots, et dont les habitants pouvaient se visiter en
canots par les rivières et les estuaires. Les trois Indiens que nous em-
menions pour guides s'enfuirent la première nuit que nous passâmes
sur la route. Ils n'osèrent pas aller plus avant, parce que, nous dit-
on plus tard, nous allions chez leurs ennemis, les deux districts
étant en guerre. Il nous fallut donc marcher sans guides; nous tra-
versâmes les marais avec les plus grandes difficultés. Quand nous
arrivâmes au premier village d'Acala, les habitants nous en parurent
agités et hostiles; mais, avec des paroles affectueuses et quelques
verroteries^ ils furent séduits et ils se laissèrent prier d'aller à Ci-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 679
guatepecad voir Malinche et lui porter des vivres. Il paraît que,
lorsque nous arrivâmes chez eux, ils n'avaient pas la moindre con-
naissance du voyage de Gortès et du nombre considérable de cavaliers
el de Mexicains qui venaient avec lui. Mais, le lendemain, des trafi-
quants indiens leur annoncèrent que notre général s'avançait avec
de grandes forces. Les caciques se montrèrent dès lors plus accessi-
bles qu'à notre arrivée, à la pensée d'envoyer des vivres; ils se con-
tentèrent néanmoins de dire que lorsque notre armée serait arrivée
chez eux, ils se mettraient à son service en faisant ce qui leur serait
possible pour l'alimenter. Mais, pour ce qui était d'aller où nous
étions, ils s'y refusaient, parce que c'était le pays de leurs ennemis.
On en était là de ces pourparlers, lorsque se présentèrent deux Espa-
gnols avec des lettres de Gortès qui m'ordonnaient de partir sous
trois jours, apportant les provisions que je pourrais me procurer,
parce que les habitants du village où je l'avais laissé venaient de
s'enfuir. Il m'annonçait qu'il se mettait en route vers Acala sans em-
porter de maïs parce qu'il n'en trouvait nulle part. Il me pressait
d'obtenir des caciques qu'ils n'abandonnassent pas leurs habitations.
Les messagers me dirent, en outre, que Gortès avait envoyé, pour
remonter la rivière à partir de Ciguatepecad, quatre Espagnols, dont
trois récemment arrivés de Gastille, qui devaient aller dans d'autres
villages qu'on disait peu éloignés, afin d'y réclamer des vivres ; ces
envoyés n'étaient point revenus et l'on craignait qu'ils n'eussent été
tués. Malheureusement, telle fut la vérité.
Revenons à Gortès pour dire qu'il se mit en route. Il arriva en
deux jours à la grande rivière dont j'ai parlé. Il déploya la plus
grande activité pour la construction d'un pont. Les difficultés furent
telles, et la grosseur des madriers si considérable, que les Indiens
d'Acala restèrent dans l'admiration en voyant l'entrelacement des
bois se faire de cette manière. Il fallut passer quatre jours à ce tra-
vail. Gomme Gortès était sorti du village avec tout son monde,
sans aucunes provisions, la faim et les fatigues furent extrêmes pen-
dant les quatre jours qui suivirent; et encore faut- il dire qu'ils
ignoraient s'ils trouveraient du maïs plus loin et s'ils allaient entrer
dans une province pacifique. Quelques-uns des vieux soldats se sou-
lageaient en abattant certains arbres élevés en forme de palmiers,
dont le fruit rappelle des noix à très-fortes coquilles; ils les torré-
fiaient et les mangeaient après les avoir cassées. Heureusement, j'ai
à dire que la nuit même qu'ils achevèrent l'installation de leur pont,
j'arrivai avec mes trois compagnons de route, apportant cent trente
charges de maïs, quatre-vingts poules, du miel, des haricots, du sel
et des fruits. Tous les soldats étaient dans l'attente de ces provi-
sions, parce qu'ils savaient que c'était moi qui étais chargé de les
procurer, et Gortès disait à tout le monde qu'on ne tarderait pas à
680
CONQUETE
avoir de quoi manger, puisque c'était moi qui étais allé chercher les
vivres à Acala, à moins que les Indiens ne m'eussent tué, comme les
quatre Espagnols qu'il avait envoyés aux provisions. Pour en revenir
à mon affaire, aussitôt que j'arrivai au pont avec le maïs et tout le
reste, comme il faisait nuit, chaque soldat en enleva ce qu'il put et
ils s'emparèrent de tout, sans rien laisser, ni pour Gortès, ni pour San-
doval ni pour aucun capitaine, malgré les cris qu'on leur adressait en
disant : « N'y touchez pas, c'est pour le capitaine Gortès! » Son ma-
jordome Garranza et le chef d'office Gruinea crièrent aussi en entou-
rant le maïs de leurs bras et priant qu'on leur en laissât au moins
une charge ; mais, au milieu de l'obscurité de la nuit , les soldats
répondaient : « Vous et Gortès, vous mangiez vos excellents porcs
en nous regardant mourir de faim, et vous preniez tout pour vous
sans faire aucun cas de nos plaintes. »
Lorsque Gortès sut qu'on avait tout enlevé et qu'on n'avait rien laissé
pour lui, perdant toute patience, il se prit à jurer et à piétiner dans
un tel état de colère qu'il menaçait de faire des perquisitions et de
châtier les pillards aussi bien que tous ceux qui parlaient des porcs
qu'il avait mangés. Mais bientôt il s'aperçut que la colère n'était pas
de saison et qu'il criait dans le désert. Il me fit appeler et me de-
manda d'un ton fâché si c'était ainsi que je surveillais les provisions.
Je lui répondis qu'il eût dû envoyer des gardes pour remplir cet of-
fice, mais que, se fût-il lui-même mis à leur tête, on lui eût tout pris,
parce que la faim — que Dieu nous en préserve! — ne connaît pas
de loi. S'apercevant enfin que le mal était sans remède et comme
il éprouvait un grand besoin, il se mit à me flatter en employant des
paroles mielleuses, devant le capitaine Gonzalo de Sandoval, et me
dit : « 0 senor Bernai Diaz del Gastillo, mon frère, pour l'amour de
moi, si vous avez laissé quoi que ce soit caché sur la route, venez-y
donc avec moi; je pense bien que vous n'aurez point négligé d'appor-
ter quelque chose pour vous et votre ami Sandoval. » En entendant
ces paroles, et en voyant la manière dont elles étaient prononcées,
j'eus vraiment pitié de lui. Au surplus, Sandoval me dit : « Je n'ai,
pardieu ! pas moi-même la moindre parcelle de maïs à griller et à
faire du cacalote* . » Je leur fis donc savoir que la nuit suivante, au
quart de la modorra, lorsqu'on reposerait dans le quartier, nous
irions à la recherche de douze charges de maïs, vingt poules, trois
pots de miel, haricots, sel et deux Indiennes pour fabriquer le pain,
que l'on m'avait donnés pour moi-même dans ce village. J'ajoutai :
« Il y faut aller pendant la nuit, sans quoi les soldats nous enlève-
1. Cacalotl, en langue nahuatl, veut dire « corbeau ». Il est donc probable que
ce nom a été donné à cette préparation de maïs à cause de la couleur foncée que
prend cette graine quand on la grille.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 681
raient tout en route. Nous partagerons, dis -je à Cortès, entre Votre
Grâce, Sandoval, moi et mon monde. » Il se réjouit grandement et
m'embrassa. Sandoval, de son côté, me dit qu'il irait lui-môme avec
moi à la recherche des provisions. Nous eûmes la chance de tout ra-
mener, et ils purent satisfaire leur grande faim. Je donnai aussi l'une
des Indiennes à Sandoval. Gortès me demanda alors si les moines
avaient de quoi manger; à quoi je répondis que Dieu en prenait soin
plus que lui-même, attendu que tous les soldats leur donnaient de ce
qu'ils avaient enlevé pendant la nuit, de sorte qu'il n'y avait pas à
craindre qu'ils mourussent de faim. J'ai voulu faire mémoire de tou-
tes ces particularités pour qu'on comprenne à quelles difficultés peu-
vent arriver les capitaines dans des pays inconnus, puisque Gortès
lui-même, qui était habituellement si redouté, fut laissé sans un
grain de maïs à manger, et que le capitaine Sandoval, ne voulant pas
confier à un autre la part qui lui revenait, fut la chercher en per-
sonne, tandis qu'il aurait eu tant de soldats pour envoyer à sa
place.
Nous abandonnerons ce récit de la faim que nous endurâmes et
des difficultés des ponts à construire, pour dire qu'une lieue plus
loin nous rencontrâmes de si mauvais marécages, qu'il ne servait à
rien d'y mettre des troncs d'arbres, des branches, ou n'importe quels
autres supports pour y faire passer nos chevaux. Tout leur corps s'y
enfonçait; nous crûmes un moment qu'aucun d'eux n'en pourrait sor-
tir et que tous y perdraient la vie. Nous nous obstinâmes cependant
à aller en avant, parce qu'on voyait la terre ferme et un bon chemin à
demi-portée d'arbalète. Heureusement, au milieu des fatigues de ces
pauvres animaux, il se fit dans le marais comme une espèce de ruelle
d'eau et de boue où ils purent enfin s'escrimer sans courir le risque
d'y perdre la vie, car ils réussissaient à nager à moitié au milieu de
ce mélange boueux. Ils arrivèrent ainsi sur la terre solide et nous en
rendîmes grâces à Dieu. Gortès m'ordonna de retourner sans délai à
Acala, de bien surveiller les caciques pour qu'ils se tinssent tran-
quilles, et de me hâter d'envoyer des provisions sur la route. Je le fis
ainsi, et, le jour même de mon arrivée à Acala, ayant attendu qu'il
fît nuit, j'envoyai trois Espagnols, qui m'avaient suivi, avec plus de
cent Indiens chargés de maïs et autres provisions. J'avais eu la pré-
caution de dire à Gortès, quand je le quittai, d'aller en personne at-
tendre le convoi sur la route, de crainte qu'on s'en emparât comme
l'autre fois. Il m'écouta et prit en effet les devants avec Sandoval et
Luis Marin, de sorte que tout resta en leur pouvoir. Ils en firent le
partage, et, le lendemain, vers le milieu du jour, ils arrivèrent à Acala.
Les caciques allèrent lui souhaiter la bienvenue en lui apportant
des vivres. J'en resterai là et je dirai bientôt ce qui se passa encore.
682 CONQUÊTE
CHAPITRE CLXXVII
A quoi s'occupa Cortès après être arrivé à Acala et connsne quoi, en un village plus
loin dépendant d'Acala, il fit pendre Guatemuz, grand seigneur de Mexico, et un
autre cacique, seigneur de Tacuba ; et la raison pourquoi, et autres choses qui arri-
vèrent.
Lorsque Cortès fut arrivé à Hueyacala (c'est bien ainsi qu'on l'ap-
pelle), les caciques du bourg se présentèrent pacifiquement à lui. Il
leur adressa la parole, au moyen de doïia Marina, en ternies qui pa-
rurent leur plaire, et il leur distribua différents objets de Castille. On
apporta du maïs et autres provisions. Bientôt Cortès fit appeler tous
les caciques pour s'informer auprès d'eux du chemin que nous de-
vions suivre. Il leur demanda aussi s'ils avaient eu connaissance
d'autres hommes comme nous, à barbe longue et faisant usage de
chevaux ; il voulut savoir encore s'ils avaient vu des navires voguant
par la mer. Ils répondirent qu'à huit journées de là il y avait beau-
coup d'hommes à barbe longue, des femmes de Castille, des chevaux
et trois acales (ils donnent ce nom aux navires). Cortès se réjouit
beaucoup de cette nouvelle, et comme il demandait quels étaient les
chemins par lesquels nous devions passer, on lui apporta des étoffes
sur lesquelles en voyait tout dessiné, même les rivières, les maré-
cages et les bourbiers. Notre général les pria alors d'aller jeter des
ponts sur les cours d'eau et d'amener beaucoup d'embarcations,
chose qui se pouvait bien faire, puisqu'ils avaient tant de monde et
que leurs villages étaient considérables. La réponse fut que les vil-
lages montaient, en effet, au nombre de vingt, mais que la plupart
refusaient de leur obéir, surtout quelques-uns qui se trouvaient situés
entre des rivières ; qu'il était par conséquent indispensable d'en-
voyer des leules (c'est ainsi qu'on appelait nos soldats), pour obliger
ces villages récalcitrants à apporter du maïs, ainsi que d'autres objets,
et à ne pas s'écarter de l'obéissance en leur qualité de sujets d'Acala.
Sur cet avis , Cortès manda un certain Diego de Mazariegos,
cousin du trésorier Alonso de Estrada, le lieutenant-gouverneur
actuel de Mexico. Il le pria d'observer à quel point il estimait sa
personne, puisqu'il allait lui faire l'honneur de l'envoyer en qualité
de capitaine vers ces villages et d'autres des environs. En lui don-
nant cette commission , il lui dit en secret que, ne comprenant pas
encore très-bien les choses de ce pays, attendu qu'il était nouvelle-
ment arrivé de Castille et manquait d'expérience relativement aux
Indiens il devait m'emmencr en sa compagnie et ne pas faire autre
chose que ce que je lui conseillerais. Mazariegos se conforma à ces
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 683
instructions. Je n'aurais pas voulu inscrire ce fait dans mon récit, de
crainte qu'on ne puisse croire que je me vante. Je ne le mentionne-
rais pas certainement s'il n'avait été public dans tout le campement
et si je ne l'eusse vu figurer en pompeux caractères dans des lettres
et des rapports que Gortès écrivit à Sa Majesté pour lui faire savoir
tout ce qui se passait et ce qui était advenu dans le voyage de Hondu-
ras. Voilà la raison qui me détermine à en parler ici.
Mais revenons à notre affaire. Nous partîmes environ quatre-vingts
soldats, avec Mazariegos, dans des embarcations que les caciques nous
fournirent. Quand nous arrivâmes aux habitations, tout le monde
nous donna volontiers de ce qu'il y avait; de sorte que nous ramenâ-
mes environ cent embarcations chargées de maïs, poules, miel, sel et
dix Indiennes qui étaient déjà esclaves. Les caciques vinrent visiter
Gortès. Il résulta de cette petite campagne que notre armée eut abon-
damment de quoi manger. Mais, au bout de quatre jours, la plupart
des caciques désertèrent ; il ne resta que trois guides avec lesquels
nous entreprîmes notre route. Nous traversâmes deux rivières, l'une
d'elles sur unpont qui se rompit quand nous passions, et l'autre à l'aide
de plusieurs barques. Nous arrivâmes ainsi à un autre village dépendant
d'Acala. Il avait été abandonné; nous y trouvâmes néanmoins quel-
ques vivres, et du maïs que les habitants avaient caché dans les bois.
Nous mettrons de côté, un moment, les difficultés de notre route,
pour dire que Gruatemuz, grand cacique de Mexico, et d'autres per-
sonnages mexicains, qui marchaient avec nous, avaient mis en ques-
tion et peut-être même décidé de nous massacrer tous, pour rentrer
ensuite à Mexico, réunir toutes leurs forces en y arrivant, attaquer
ceux de nos hommes qui étaient restés dans la capitale et se mettre
enfin en rébellion ouverte. Ceux qui découvrirent le projet à Gortès fu-
rent deux grands caciques mexicains nommés Tapia et Juan Velas-
quez. Ge dernier avait été capitaine général de Gruatemuz lors des
guerres de Mexico. Dès que Gortès eut appris l'affaire, il se proposa
de l'instruire, non-seulement au moyen de ceux qui l'avaient dévoilée,
mais encore auprès de plusieurs autres caciques qui s'y trouvaient
compromis. Ils confessèrent que, comme ils nous voyaient marcher
sans précaution, dans un grand état de mécontentement, que plu-
sieurs soldats avaient été malades, que les vivres nous manquaient,
que quatre chanteurs ainsi que le voltigeur et cinq soldats étaient
morts de faim, que trois Espagnols avaient déserté vers Mexico, s'en
retournant au hasard à travers les pays par lesquels ils étaient venus,
et préférant la mort à la marche en avant, les conspirateurs avaient
pensé qu'il serait opportun de tomber sur nous au passage de marais
ou de quelque rivière, attendu que les Mexicains étaient au nombre
de trois mille, bien armés de lances et même d'épées. Gruatemuz avoua
que c'était bien cela que d'autres avaient proposé , mais qu'il n'en
684 CONQUÊTE
avait nullement, eu lui-même la première pensée; qu'il ignorait du
reste si tout le monde avait pris part au projet et s'il devait réelle-
ment s'exécuter. Il disait même que, quant à lui, il n'avait jamais
songé à sa réalisation et croyait qu'il n'y avait eu autre chose que des
conversations à ce sujet. Quant au cacique de Tacuba, il avoua que
Guatemuz et lui s'étaient dit entre eux qu'il valait mieux mourir d'une
bonne fois que périr un à un chaque jour en chemin, en ayant le spec-
tacle de la faim qu'enduraient leurs femmes et leurs parents. Sans
autres preuves, Gortès donna l'ordre de pendre Guatemuz et le sei-
gneur de Tacuba, cousin du prince.
Avant le supplice, les Frères franciscains et le moine de la Merced
s'efforcèrent de relever le courage des condamnés, par l'entremise de
l'interprète dona Marina, et les recommandèrent à Dieu. En mar-
chant à la mort Gruatemuz dit : « 0 capitaine Malinche, depuis long-
temps je te comprenais et je connaissais fort bien la fausseté de tes
paroles; je savais que tu me réservais cette mort, puisque j'avais
commis la faute de ne pas m'arracher moi-même la vie lorsque tu
entras dans ma ville de Mexico. Pourquoi me fais-tu mourir injuste-
ment? Que Dieu t'en demande compte ! » Le seigneur de Tacuba dit
qu'il bénissait sa mort puisqu'il lui était donné de périr en même
temps que son seigneur Guatemuz. Avant d'être pendus, ils furent
confessés par fray Juan, de la Merced, qui connaissait un peu leur
langue. Quant aux caciques, qui pour des Indiens pouvaient être re-
gardés comme de bons chrétiens véritablement croyants, ils priaient
les Frères de recommander à Dieu les condamnés. Et moi, je pris
vraiment en pitié Guatemuz et son cousin, pour les avoir connus dans
leurs grandeurs. Je ne pouvais d'ailleurs oublier qu'ils m'honoraient
de leurs prévenances, pendant la route, en toutes choses dont je pou-
vais avoir besoin, et surtout en me fournissant des Indiens pour aller
chercher la nourriture de mon cheval. Ces supplices furent très-in-
justes et ils passèrent pour tels aux yeux de nous tous qui fîmes cette
exp<
(édition ',
1. La mort de ce héros eut lieu dans des circonstances qui impriment à la vie de
Cortès une tache ineffaçable. Le supplice du prince est inexcusable à tous les points
de vue possibles; il est donc très-intéressant de savoir comment l'historien aux gages
de Cortès, Gomara, a raconté ce crime impardonnable. Voici son récit :
« Cortès emmenait avec lui Quahulimoc (Guatimozin) et beaucoup d'autres grands
seigneurs mexicains, alin qu'ils ne troublassent point la capitale et le pays ; il avait
en même temps trois mille Indiens pour servir aux transports. Quahutimoc souffrait
avec peine qu'une garde le surveillât sans cosse : il conservait d'ailleurs toutes les
aspirations d'un roi ; il voyait les Espagnols privés de tout appui du dehors, affaiblis
par leurs marches et perdus dans un pays inconnu. La pensée lui vint alors de les
massacrer, Cortès surtout, pour se venger d'eux, rentrer à Mexico aux cris de liberté
et se proclamer roi comme il l'était auparavant. 11 s'en ouvrit aux seigneurs qui étaient
en sa compagnie et il en donna avis aux Indiens mexicains, alin qu'en un même jour
ls massacrassent tous les Lspagnols qui se trouvaient dans la campagne, en faisant
DE LA. NOUVELLE-ESPAGNE.
Nous poursuivîmes notre route dans le meilleur ordre possible,
de crainte que les Mexicains ne se soulevassent en voyant pendre leur
roi. Mais ils étaient tellement abattus par la faim et les maladies
qu'ils n'y songeaient aucunement. Après l'exécution donc, nous mar-
châmes dans la direction d'un autre petit village. Avant d'y entrer
nous traversâmes en bateaux une rivière très-profonde. Nous trou-
vâmes les maisons abandonnées ; les habitants avaient fui ce jour-là
même. En cherchant à nous procurer des vivres dans des fermes iso-
lées, nous trouvâmes huit Indiens qui étaient des ministres d'idoles.
Ils consentirent volontiers à venir avec nous au village. Gortès leur
adressa la parole au moyen de dona Marina pour obtenir qu'ils appe-
lassent leurs compatriotes, qu'ils bannissent toute crainte et nous ap-
portassent des vivres. A leur tour, ils prièrent Gortès d'ordonner qu'il
ne fût point touché à des idoles qui se trouvaient à côté de la maison
même où le général s'était logé; à ces conditions ils apporteraient à
manger et feraient pour nous tout ce qui serait possible. Gortès ré-
pondit qu'il agirait ainsi, qu'on ne toucherait à rien; mais à quoi bon
garder ces idoles qui ne sont que du vieux bois, de la terre cuite et
de mauvaises choses qui les trompent? Et il leur prêcha de telles vé-
rités au moyen des moines et de dona Marina, qu'ils promirent d'a-
bandonner leurs dieux, et ils apportèrent vingt charges de maïs avec
quelques poules. Gortès leur demanda s'ils savaient à combien de
soleils de là se trouvaient des hommes barbus comme nous,
ainsi que des chevaux. Ils répondirent qu'il y avait sept soleils et
remarquer qu'ils n'étaient que deux cents, ne possédant que cinquante chevaux et
vivant en état de querelle, divisés en plusieurs partis. Si l'exécution eût été aussi
adroite que la pensée était juste, le plan aurait été sérieux, car Gortès avait très-peu de
monde, et les Espagnols s'entendaient fort mal entre eux. Us étaient si peu nombreux
alors, parce qu'une partie des forces espagnoles se trouvait à Quahutemallam avec
Alvarado, à Higueras avec Casas, et aux mines de Micliuacan. Les Mexicains tirent leur
plan pour le jour où ils verraient les Espagnols mal gardés ou faciles à prendre au
piège. Obéissant en attendant aux ordres préparatoires de Quahutimoe, ils faisaient
grand bruit toutes les nuits avec leurs atabales, leurs porte-voix et leurs conques
marines. Comme ce tapage était hors de leurs habitudes, les Espagnols s'en préoccu-
pèrent et en recherchèrent les causes ; ils se méfièrent des Indiens ; je ne sais si
c'était déjà parce qu'ils possédaient quelque indice ou même la certitude sur leurs
projets. Le fait est qu'ils ne s'éloignaient plus qu'armés, et môme dans les processions
qu'ils faisaient pour la réussite de Certes, ils menaient à côté d'eux leurs chevaux
sellés et bridés. Mexicalcmco, qui porta plus tard le nom de Chrislobal, découvrit à
(ni ii s la conjuration et le plan de Quahutimoe, lui montrant un papier où figuraient
les noms des grands seigneurs qui tramaient ce projet de massacre. Cortès loua beau-
coup la conduite de Mexicalcinco, lui promit ses plus grandes faveurs, et lit arrêter
dix personnages, dont les noms se lisaient dans la liste, sans qu'aucun d'eux put savoir
ce qui arrivait aux autres. Il leur demanda combien ils étaient de conspirateurs, fai-
sant croire successivement à celui qu'il interrogeait qu'il le savait déjà par d'autres.
A son dire, c'était si certain qu'aucun d'eux ne le pouvait nier. C'est ainsi que tous
arrivèrent à avouer que Quahutimoc, Covanccochein et Tetepanquezatl avaient été les
promoteurs du projet. » (Comara, Croniea de la Nueva Espana, cap. clxx.)
686 CONQUÊTE
que le bourg où vivaient les gens à cheval s'appelait Nito. Us
s'offrirent à nous servir de guides jusqu'à un autre village, en
nous disant que nous aurions à camper une nuit à la belle étoile
avant d'y arriver. Gortès leur donna l'ordre de faire une croix sur un
arbre très-grand appelé ceiba, qui se trouvait auprès des maisons de
leurs idoles.
Je veux dire aussi que notre général était mal portant, et, de plus,
pensif et soucieux à propos du pénible voyage que nous faisions.
Gomme d'ailleurs il avait fait pendre injustement Ghiatemuz et son
cousin le seigneur de Tacuba, que la faim était une calamité quoti-
dienne, que des Espagnols tombaient malades et qu'un grand nom-
bre de Mexicains mouraient, il en arriva, paraît-il, à passer des nuits
sans dormir, obsédé qu'il était par ses pensées. Il se leva dans un de
ces moments et alla se promener en un édifice occupé par des idoles.
C'était l'établissement principal de ce petit village. Il manqua d'at-
tention en marchant, tomba d'une hauteur de deux estados et se
blessa sérieusement à la tête. Il ne dit pas un mot de cela et se con-
tenta de faire panser ses blessures, laissant passer son mal et le
souffrant en patience. Le lendemain, de bonne heure, nous poursui-
vîmes notre route avec nos guides et, sans qu'il nous arrivât rien qui
mérite d'être conté, nous fûmes passer la nuit sur le bord d'un es-
tuaire aux pieds de montagnes très-élevées.
Le jour suivant, nous marchâmes encore et nous arrivâmes, vers
l'heure de la grand'messe, à un village nouvellement construit dont
les habitants avaient fui ce jour-là même et s'étaient réfugiés sur des
marécages. Les maisons étaient neuves et paraissaient achevées de-
puis peu de jours. On voyait dans le village des retranchements faits
de forts madriers entourés d'une enceinte de gros troncs d'arbres so-
lidement liés. Au-devant du village étaient creusés des fossés pro-
fonds, en arrière desquels s'élevaient deux enceintes, dont l'une
présentait des parapets avec tours et meurtrières. D'un autre côté l'en-
ceinte se continuait par des rochers très-élevés dont le sommet était
approvisionné de pierres propres à être lancées à la main. Sur une
autre face enfin, la défense de la place se complétait au moyen d'un
grand marais qui en faisait la force. En entrant dans les maisons,
nous aperçûmes un grand nombre de coqs d'Inde et de poules cuits
et assaisonnés au piment, ainsi que les Indiens ont l'habitude de les
manger. Nous y trouvâmes aussi cette forme de pain de maïs qu'ils
appellent tamales. Nous ne pûmes, d'une part, nous empêcher d'être
surpris d'une pareille chose et, d'un autre côté, nous nous réjouîmes
de trouver tant à manger, non sans y voir un sujet de réflexion, le
cas nous paraissant nouveau Nous trouvâmes aussi une grande ha-
bitation remplie de petites lances, d'arcs et de ilèchcs. Nous cher-
châmes dans les environs pour savoir s'il y avait des champs cultivés
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 687
et des habitants ; mais nous ne découvrîmes rien de pareil, pas
môme un grain de maïs.
Nous en étions là, lorsque nous vîmes venir à nous une quinzaine
d'Indiens qui sortaient des marais. C'étaient des personnages de ce
village. Ils appuyèrent les mains sur le sol et baisèrent la terre;
après quoi, ils dirent à Cortès, presque en pleurant, qu'ils sup-
pliaient en grâce qu'on ne brûlât ni maison ni quoi que ce fût dans
le village; qu'ils étaient venus récemment s'établir en ce lieu et s'y
fortifier parce que leurs ennemis (il me semble qu'ils les appelaient
Lacandones) leur avaient détruit déjà deux villages qu'ils habitaient
plus loin, les pillant et leur tuant beaucoup de monde; que nous ne
tarderions pas à voir les ruines de leurs anciennes habitations incen-
diées, sur la route que nous devions suivre, au milieu d'une plaine.
Ils donnèrent ensuite des détails sur la manière employée par leurs
ennemis pour leur faire la guerre et sur les causes qui avaient pro-
duit leurs grandes inimitiés. Gortès leur demanda comment il se
faisait qu'ils eussent tant de coqs et de poules cuits. Ils répondirent
qu'ils attendaient d'un moment à l'autre l'arrivée de leurs ennemis
qui devaient venir les attaquer. Gomme, dans le cas où ceux-ci se-
raient victorieux, ils prendraient nécessairement leurs biens, leurs
poules et leurs propres personnes pour les emmener en captivité,
voulant éviter que ces pillards en eussent ainsi la jouissance, ils
avaient convenu de tout manger à l'avance, se promettant de se rat-
traper en allant aux villages de l'ennemi et en pillant tous ses biens
s'ils avaient la chance de le vaincre. Gortès repartit qu'il regrettait
beaucoup leur état de guerre, mais qu'étant en roule il n'y pouvait
porter aucun remède. Ge village et les autres que nous traversâmes
le lendemain forment un district appartenant aux Mazotèques, ce
qui signifie en leur langue : « pays de chevreuils ». Certainement il
se trouve ainsi très-bien nommé, comme on le verra bientôt. Deux
de ces Indiens vinrent avec nous ; ils nous montrèrent leurs habita-
tions brûlées et ils expliquèrent à Gortès comment des Espagnols vi-
vaient dans un pays qui était au-devant de nous.
Je m'arrêterai là et je dirai comme quoi nous sortîmes du village
le lendemain et ce qui nous advint encore en route.
CHAPITRE CLXXVIII
Comme quoi nous continuâmes notre voyage, et ce qui dous advint
Après être sortis du village muré (c'est ainsi que nous l'appelions
désormais), nous arrivâmes à un chemin qui se continuait en plaine,
688 CONQUÊTE
sur des pâturages sans arbres, sous un soleil si fort et si ardent que
jamais nous n'avions encore éprouvé de pareilles chaleurs. Sur ces
rases campagnes, il y avait tant de chevreuils et ils fuyaient si len-
tement que nous réussissions à les atteindre à cheval pour peu que
nous voulussions les poursuivre. On en tua une vingtaine; nous de-
mandâmes aux guides pourquoi ces animaux couraient si peu et ne
s'épouvantaient nullement à la vue de nos chevaux ou de n'importe
quelle autre chose. Ils répondirent que dans les villages des Mazotè-
qucs on les tenait pour divinités, parce qu'on leur en trouvait la
figure, et que d'ailleurs les idoles avaient ordonné d'épargner leurs
vies et de ne point les effrayer. Cet ordre ayant été respecté, les che-
vreuils avaient pris l'habitude de ne pas fuir. Un cheval appartenant
à un parent de Gortès, appelé Palacios Rubios, mourut de s'être
livré à cette chasse, sa graisse ayant fondu dans son corps sous l'in-
fluence de la grande chaleur et d'une course précipitée. Bientôt nous
arrivâmes aux maisons incendiées. C'était pitoyable de voir ainsi
tout détruit et brûlé.
En route, comme Gortès avait l'habitude de se faire précéder par
des éclaireurs à cheval et par d'agiles piétons, ceux-ci rencontrèrent
deux Indiens natifs d'un autre village situé plus loin et par lequel
nous devions passer. Ils revenaient de la chasse, portant un grand
lion1 et beaucoup d'iguanes2, sorte de reptiles de petite taille, qui
sont très-bons à manger. On demanda si leurs villages étaient près
de là; ils répondirent affirmativement et promirent de servir de gui-
des. Ces villages étaient situés sur un îlot près d'un lac d'eau douce,
dans la direction de notre route. Nous ne pouvions y arriver par là
qu'à la condition d'une petite traversée en canots. Nous fîmes donc
un détour de plus d'une demi-lieue et nous découvrîmes un gué où
l'eau nous montait à la ceinture. Nous trouvâmes dans ce village Ja
moitié seulement de ses habitants ; les autres s'étaient empressés de
prendre la fuite et de se cacher, avec ce qu'ils possédaient, dans des
massifs de roseaux, non loin de leurs plantations. Beaucoup de nos
soldats passèrent la nuit au milieu des plants de maïs. Ils y trouvè-
rent de quoi souper largement et s'approvisionner pour les jours
suivants. Un grand lac d'eau douce s'étendait auprès des habitations;
il était plein de grands poissons de la forme de nos aloses, mais de
bien peu de goût et remplis d'arêtes. Nous en primes beaucoup avec
de vieilles toiles et des filets en mauvais état que nous trouvâmes
dans le village. Il y en avait certainement plus de mille.
1. C'est sans cloute do l'ocelot que l'auteur veut parler ici, de même que dans les
autres passages où il a employé le mot de « lion >>.
2. L'auteur écrit : muchas iguanas, (jue son de hechura de sierpes chiens. Cette
définition de l'iguane est inexacte, puisque C'est un énorme lézard dont la tadle est
réellement surprenante pour un Européen.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 689
Nous nous munîmes là de guides que nous surprîmes au milieu de
champs labourés. Lorsque Gortès leur eut parlé, au moyen de dona
Marina, les priant de nous conduire aux villages où se trouvaient les
hommes barbus et les chevaux, ils se réjouirent en voyant qu'on ne
leur faisait aucun mal. Ils répondirent qu'ils nous enseigneraient
bien volontiers le chemin, mais qu'ils avaient cru jusque-là que nous
cherchions à les faire périr. Cinq d'entre eux nous accompagnèrent
par une route d'abord très-large, mais qui en avançant davantage
devenait peu à peu plus étroite, à cause d'une grande rivière débou-
chant dans un estuaire qui se trouvait à peu de distance. C'est sur
ses eaux que les Indiens s'embarquaient en canots pour aller au vil-
lage vers lequel nous marchions, qui s'appelle Tayasal et se trouve
situé dans un îlot. On n'y peut arriver que par eau et nullement par
terre. Ses maisons et ses temples brillaient par leur blancheur à plus
de deux lieues de distance. C'était le chef-lieu d'autres villages plus
petits et peu éloignés.
Revenons à notre récit. Comme nous vîmes que le chemin large
que nous suivions auparavant était devenu un sentier très-étroit, nous
comprîmes que les habitants du pays communiquaient entre eux par
l'estuaire, et ils nous dirent qu'il en était ainsi, en effet. Nous con-
vînmes de passer la nuit au pied d'un groupe de montagnes élevées.
Quatre escouades de nos soldats s'avancèrent par les sentiers qui
conduisaient à l'estuaire, dans le but d'y prendre des guides. Dieu
permit qu'on capturât deux embarcations et dix Indiens avec deux
femmes. Ces embarcations étaient chargées de maïs et de sel. Les
prisonniers furent amenés à Cortès qui les flatta et leur parla très-
affectueusement au moyen de l'interprète dona Marina. Ils dirent être
natifs du village situé dans l'îlot, lequel se trouvait à environ quatre
lieues de là. Cortès voulut que la plus grande des embarcations nous
restât avec quatre Indiens et les deux femmes. L'autre canot fut en-
voyé au village avec six Indiens et deux Espagnols, afin de prier le
cacique d'expédier des embarcations pour nous aider à passer la ri-
vière, l'assurant qu'on ne lui causerait aucun ennui. On lui adressait
en même temps, quelques verroteries de Gastille.
Gela fait, nous continuâmes notre route par terre jusqu'à la rivière.
L'une des embarcations se mit en mouvement par l'estuaire pour
atteindre le même point. Le cacique et d'autres personnages atten-
daient au passage avec cinq pirogues1. Ils apportaient cinq poules
et du maïs. Gortès leur témoigna une grande bienveillance et, après
beaucoup d'explications, il se décida à aller avec eux au village dans
1. Cette partie de l'itinéraire est fort obscure. Il ne m'a pas été possible de rendre
Ife passage plus clair au moyen de ma traduction. Je me suis limité à le traduire lit-
téralement et avec la plus grande fidélité.
44
690 CONQUÊTE
ces mêmes embarcations. Il emmenait avec lui trente arbalétriers.
Quand il fut arrivé aux maisons, on lui donna à manger et il lui fut
offert un peu d'or mélangé ainsi que quelques étoffes. On dit à Cor-
tès qu'il y avait des Espagnols comme nous dans des villages dont
l'un s'appelait Nito. C'était le San Gril de Buena Yista du Golfo
Duke. On ajouta que beaucoup d'autres se trouvaient à Naco, et
qu'il y a d'un village à l'autre environ dix journées de marche, Nito
étant sur la côte nord et Naco loin dans les terres. Gortès nous dit
alors que sans doute Christoval de Oli avait réparti son monde entre
deux bourgs, car nous ne savions rien encore des hommes de Gil
Gonzalez de Avila par qui fut fondée San Gril de Buena Vista.
Revenons à notre voyage. Nous traversâmes tous cette grande ri-
vière en canots et nous passâmes la nuit à deux lieues de là, ne
voulant pas aller plus loin avant que Gortès revînt du village. Il arriva
bientôt. Il nous fit abandonner le cheval noir qui était resté malade
par suite de lâchasse au chevreuil; sa graisse s'était" fondue dans
son corps et il ne pouvait plus tenir debout. Nous perdîmes dans ce
village un nègre et deux Indiennes ouvrières, qui désertèrent. La
même chose nous arriva avec trois Espagnols dont l'absence ne fut
remarquée que trois jours plus tard. Ils avaient mieux aimé rester
avec les ennemis que de continuer à nous suivre au prix de tant de
fatigues. Ge jour-là je fus très-malade de la fièvre, à la suite d'une
forte insolation qui avait agi sur ma tête, car j'ai dit que le soleil
était extrêmement brûlant. On put le reconnaître du reste bientôt,
aux fortes pluies qui commencèrent à tomber et qui ne cessèrent pas
un seul instant pendant trois jours et trois nuits. Nous ne nous ar-
rêtâmes pas en route, néanmoins; car, eussions-nous voulu attendre
le beau temps, nous n'avions point de provisions de maïs, et la
crainte de le voir manquer nous eût obligés à continuer notre mar-
che. Deux jours plus tard nous arrivâmes à des monticules recouverts
de pierres qui coupent comme des rasoirs. Nos soldats furent à la
recherche d'autres chemins pour que nous pussions abandonner cette
sierra des Pedernales1] mais, à plus d'une lieue de distance de part
et d'autre, ils ne trouvèrent aucune autre foute que celle où nous
passions. Nos chevaux y éprouvèrent de grandes souffrances, car, la
pluie aidant, ils glissaient, tombaient, se blessaient aux quatre jam-
bes et quelquefois au corps lui-même. Quand nous arrivâmes à la
descente, c'était pire encore, et, plus nous descendions, plus la
difficulté était grande. Huit chevaux y moururent et la plupart des
autres n'en sortirent que très-affaiblis. Un soldat nommé Palacios
Rubios, parent de Gortès, s'y cassa la jambe. Nous rendîmes grâces
à Dieu et chantâmes ses louanges, quand nous nous vîmes délivrés
1. Ce mot s'emploie pour désigner l'obsidienne.
DE LA. NOUVELLE-ESPAGNE. 691
de la sierra des Pedernales — c'est ainsi que nous l'appelions dé-
sormais.
Nous approchions d'un village appelé Taica, marchant joyeuse-
ment dans l'espoir d'y trouver des vivres. Mais, avant d'y arriver,
nous rencontrâmes un cours d'eau qui descendait de la montagne à
travers de gros obstacles et des précipices. Gomme il avait plu pen-
dant trois jours et trois nuits, le torrent coulait avec furie, faisant
tant de fracas sur d'énormes blocs de rochers, que le bruit s'en en-
tendait à plus de deux lieues de distance. L'eau était au surplus
très-profonde, et il était inutile de songer à la passer à gué. Nous
résolûmes donc de jeter un pont d'un rocher à l'autre. Nous nous
hâtâmes tellement à le faire, au moyen de gros troncs d'arbres, qu'en
trois jours nous pûmes commencer notre passage. Mais ce délai suffit
aux Indiens du village pour cacher leur maïs, ainsi que toutes au-
tres provisions, et se mettre eux-mêmes en sûreté, de telle sorte que
nous ne pouvions nulle part les rencontrer dans les alentours. En
attendant, la faim qui nous tourmentait nous plongeait dans la stu-
peur en nous concentrant dans la pensée de nos fatigues et de nos
besoins. Quant à moi, j'avoue que je ne sentis jamais mon cœur aussi
brisé qu'en ce moment à la vue de ce dénûment qui me privait moi-
môme du nécessaire et me mettait dans l'impossibilité de rien donner
à mes gens, quoique nous cherchassions nos moyens d'existence à
plus de deux lieues à la ronde. Ajoutez à tout cela que j'avais la
fièvre. Nous étions à la veille de Pâques de la Résurrection de Notre
Seigneur Jésus-Christ. Que le lecteur veuille bien considérer quelles
Pâques nous allions passer sans rien avoir à manger ; quelle joie, si
nous eussions pu nous procurer seulement un peu de maïs !
Dans cette situation, Cortès envoya les gens de son service, ses gar-
çons d'écurie, accompagnés des guides, chercher du maïs à travers
bois et précipices. Le premier jour de Pâques, ils en apportèrent en-
viron une fanega1. En présence du besoin toujours plus pressant,
Gortès fit appeler quelques soldats, la plupart habitants de Guaza-
cualco ; j'étais de ce nombre. Il nous pria instamment de fouiller tout
le pays à la recherche de vivres, en nous pénétrant bien de l'état où
nous étions. Pedro de Ircio était présent lorsque nous reçûmes cet or-
dre. Gomme il avait l'habitude de parier beaucoup, il demanda à no-
tre capitaine de le désigner pour commander cette expédition. Gortès
répondit que c'était bien, qu'il le ferait. Mais, en entendant ces paro-
les, sachant bien que Pedro de Ircio ne pouvait guère marcher à pied et
qu'il serait pour nous un embarras au lieu d'un secours, je dis en secret
à Gortès et au capitaine Sandoval que Pedro de Ircio ne devrait pas être
désigné pour cela, attendu qu'il ne pourrait nullement traverser avec
1. Ce mol désigne une mesure contenant douze celemines (picotins).
692 CONQUETE
nous les boues et les marécages. Il avait, en effet, les jambes courtes,
et il n'était nullement propre à remplir cette mission. Il ne servait,
en réalité, qu'à parler beaucoup, en même temps qu'il était incapable
de toute expédition. J'ajoutai que, s'il venait avec nous, il ne ferait
que s'arrêter et s'asseoir en route à tout instant. En conséquence, Cor-
tès lai ordonna de rester.
Nous partîmes au nombre de cinq, avec deux guides, vers un en-
droit traversé par des rivières profondes. Après les avoir passées, nous
arrivâmes sur des marais et, bientôt, à des fermes isolées où se trou-
vaient réunis la plupart des habitants du village. Nous découvrîmes
quatre maisons remplies de maïs et de haricots, environ trente pou-
les et des melons du pays que l'on appelle ayotes. Nous nous empa-
râmes de quatre Indiens et de trois femmes ; de sorte que nos Pâques
devinrent meilleures, d'autant plus que, cette nuit même, arrivèrent
environ mille Mexicains auxquels Cortès avait donné l'ordre de nous
suivre pour qu'ils eussent à manger. Remplis de joie, nous mî-
mes sur les épaules des Mexicains toute la quantité de maïs qu'ils
purent porter et nous les envoyâmes à notre chef pour qu'il fît le
partage de ces vivres. Nous lui adressâmes en même temps, pour lui-
même et pour Sandoval, vingt poules ainsi que les Indiens et les In-
diennes, et quant à nous, nous restâmes en place pour garder les deux
maisons remplies de maïs, de crainte que les habitants du village ne
le brûlassent ou ne le fissent disparaître pendant la nuit. Le len-
demain nous allâmes plus avant avec nos guides et nous découvrîmes
d'autres établissements. Il y avait là du maïs, des poules et une grande
variété de légumes. Je fis un peu d'encre et j'écrivis à Cortès, sur une
peau de tambour, d'envoyer beaucoup d'Indiens, parce que j'avais dé-
couvert d'autres fermes pleines de maïs. Gomme d'ailleurs je lui avais
déjà adressé les Indiens, les Indiennes et le reste, tout le monde le
sut dans le campement, de sorte que le lendemain nous vîmes venir
trente soldats et plus de cinq cents Indiens qui repartirent tous
avec leurs charges. Ce fut de cette manière que, grâce à Dieu, notre
camp fut approvisionné. Nous restâmes cinq jours dans ce village de
Taica.
Je voudrais dire maintenant, à propos du dernier pont et de tous
les autres que nous avions faits en route, que lorsque ces provinces
furent définitivement pacifiées et que les Espagnols, passant par ces
chemins, rencontraient quelques-uns des ponts qui n'étaient pas en-
core ruinés après un grand nombre d'années, ainsi que les gros ar-
bres dont nous nous étions servis pour les construire, ils tombaient
en admiration devant ce spectacle, de telle façon qu'ils gardent en-
core l'habitude de dire : « Ce sont les ponts de Cortès, » comme on
dirait : « Voilà les colonnes d'Hercule! » Laissons ces souvenirs, puis -
qu'ils intéressent peu notre récit, et disons comme quoi nous conti-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 693
nuâmes notre route vers un autre village appelé Tania ; nous mimes
deux jours pour y arriver. Nous le trouvâmes abandonné. En y cher-
chant des vivres, nous découvrîmes du maïs et quelques légumes, mais
en petite quantité. Nous parcourûmes les environs à la recherche d'un
chemin ; mais nous ne trouvions partout que des rivières et des ruis-
seaux. Les guides que nous avions amenés, du dernier village laissé
derrière nous, échappèrent une nuit à la surveillance des soldats char-
gés de les garder; c'étaient des recrues récemment venues deCastille,
qui sans doute s'endormirent. Lorque Gortès l'apprit, il voulut leur in-
fliger un châtiment; mais, cédant à des prières, il leur pardonna. Il
s'occupa de faire chercher des guides et des routes, mais il était inu-
tile de s'enquérir d'une voie de terre, attendu que le village était par-
tout entouré de rivières et de petits cours d'eau. Il fut impossible
d'ailleurs de se saisir d'aucun Indien. Pour comble de malheur, il
pleuvait sans cesse, et nous ne pouvions rien faire sous tant d'a-
verses.
Dans cette situation, l'ignorance du chemin que nous devions sui-
vre mettait Gortès et nous tous dans la plus grande angoisse. Ce fut
alors que notre chef, s'adressant à Pedro de Ircio et à quelques autres
capitaines de Mexico, leur dit d'un ton irrité : «Je voudrais bien qu'il
y eût quelqu'un parmi vous qui nous trouvât maintenant un chemin
et des guides, au lieu de laisser tout faire par les habitants de Gruaza-
cualco. » A ces mots, Pedro de Ircio se munit de cinq soldats de sa
connaissance et de ses amis, et s'en fut d'un côté. Un certain Fran-
cisco Marmolejo, personne de qualité, prit une autre direction avec
six hommes. Santa Gruz, de Burgos, qui fut regidor à Mexico, partit
également de son côté avec d'autres camarades. Ils passèrent trois
jours en recherches ; mais ils eurent beau faire, ils ne purent trouver
ni chemins ni guide, mais partout de l'eau, des ruisseaux et des ri-
vières. Lorsque Gortès les vit revenir sans aucun résultat, il faillit
éclater de colère et il chargea Sandoval de me faire connaître les gran-
des difficultés où nous étions, et de me prier, en son nom, d'aller
chercher des guides et m'informer de notre route. Il ne prit cette me-
sure, du reste, qu'en lui donnant des formes affectueuses, en manière
de prière, attendu qu'il savait que j'étais malade et que j'avais encore
les fièvres, à ce point même que Gortès m'ayant fait des insinuations,
avant d'employer Sandoval, pour que je partisse avec Francisco Mar-
molejo qui était mon ami, j'avais été obligé de répondre qu'il m'était
impossible de marcher, parce que j'étais malade et fatigué; que du
reste c'était toujours mon tour de travailler et qu'il serait juste d'en
envoyer d'autres.
Maintenant donc ce fut Sandoval qui vint à moi pour me supplier
de partir avec deux camarades de mon choix, Gortès assurant qu'après
Dieu c'était de moi qu'il attendait le secours de nouvelles provisions,
694 CONQUÊTE
Puisque donc il n'avait ni regret ni honte de m'envoyer tandis que
j'étais souffrant, je demandai qu'on fît partir avec moi Hernando de
Aguilar et un certain Hinojosa, deux hommes que je savais capables
de supporter la fatigue. Nous partîmes en suivant le cours de cer-
tains ruisseaux. On voyait en dehors de leurs lits, dans la forêt, des
traces perceptibles aux branches coupées. Nous suivîmes ces indices
pendant plus d'une lieue. Nous nous éloignâmes bientôt du ruisseau,
et nous découvrîmes deux petites habitations qui avaient été aban-
données ce jour-là même. Après les avoir dépassées, nous continuâ-
mes à suivre les traces de la forêt, et nous ne tardâmes pas à voir,
sur le penchant d'un coteau, des plants de maïs et une maison qui
nous parut habitée. Comme c'était l'heure du coucher du soleil, nous
nous cachâmes dans le bois, jusqu'à une heure plus avancée de la
nuit. Pensant alors que les habitants de ces demeures seraient livrés
au sommeil, nous avançâmes en silence, nous tombâmes précipitam-
ment sur les habitations, et prîmes trois Indiens, une vieille femme
et deux jeunes qui, dans cette race, pouvaient passer pour belles. Ils
possédaient deux poules et un peu de maïs. Nous nous emparâmes du
tout et des Indiens eux-mêmes, et nous revînmes très-contents au
campement.
Lorsque Sandoval, qui s'était avancé des premiers pour nous at-
tendre le soir sur la route, apprit la nouvelle, il ne se tenait pas de
joie. Nous nous présentâmes à Gortès qui estima notre prise au delà
de tout ce qu'on eût pu lui donner en ce moment. Sandoval dit alors
à Pedro de Ircio : « Bernai Diaz del Gastillo eut bien raison de dire
l'autre jour, lorsqu'il fut chercher du maïs, qu'il ne voulait y aller
qu'avec des hommes agiles, et non avec des gens qui s'en vont tout
le temps lentement, en racontant ce qui advint au comte de Urena et
à don Pedro Giron, son fils (c'est que Pedro de Ircio répétait souvent
ces contes-là) ; mais vous n'avez pas raison, vous, de dire que Bernai
Diaz ne faisait que s'obstiner à vous mettre mal avec moi et avec notre
général. » Tout le monde rit de cette observation, et Sandoval la fit
parce que Pedro de Ircio était en mauvais termes avec moi. Quant à
Gortès, il me rendit grâce pour ma petite campagne en disant : «J'ai
toujours eu la confiance qu'il reviendrait avec du butin. »
Cessons ces vanteries, qui n'apportent aucun profit, d'autant plus
que d'autres prirent soin de raconter ces faits à Mexico quand ils
firent le rapport sur ce pénible voyage. Revenons- en à dire que Cortès
prit ses informations auprès des guides et des deux femmes. Ils
étaient d'accord pour assurer qu'en suivant le cours d'une certaine
rivière, nous devions arriver à un village situé à deux journées de là;
on l'appelait Oculizti. Il possédait plus de deux cents maisons, et
était abandonné depuis peu de jours. Nous descendîmes donc la ri-
vière, et nous gagnâmes quelques grands établissements appartenant
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 695
à des Indiens marchands qui s'en servaient comme d'une station ;
nous y passâmes la nuit. Le lendemain nous reprîmes notre descente
par la rivière, et au bout d'une demi-lieue nous trouvâmes un bon
chemin qui nous fit arriver ce même, jour-là au village d'Oculizti. I]
y avait beaucoup de maïs et de légumes. Dans un temple d'idoles,
nous trouvâmes une vieille toque rouge et une sandale qu'on avait
offertes à ces divinités. Quelques soldats qui s'étaient écartés par les
ravins ramenèrent à Gortès deux vieillards indiens et quatre femmes
qu'ils avaient pris dans des champs de maïs dépendant de ce village.
Gortès leur demanda, au moyen de doïïa Marina, quel était notre che-
min, et à quelle distance se trouvaient les Espagnols. On répondit
qu'il faudrait deux jours pour y arriver, qu'il n'y avait jusque-là au-
cune habitation* et que nos compatriotes vivaient sur le bord de la
mer. Immédiatement Gortès donna l'ordre à Sandoval de partir avec
six autres soldats, et de marcher jusqu'à la mer, faisant en sorte de
savoir d'une façon ou d'une autre si Jes Espagnols qui résidaient là
avec Ghristoval de Oli étaient nombreux, car en ce moment nous ne
pensions pas qu'il y eût aucun autre capitaine dans le pays. Gortès
voulait se renseigner à cet égard dans le but de tomber, pendant la
nuit, sur Ghristoval de Oli s'il était là, de s'emparer de sa personne
et se rendre maître de ses hommes.
Gonzalo de Sandoval partit donc avec ses six soldats et trois In-
diens qu'il emmenait du village d'Oculizti pour servir de guides. Ar-
rivé sur la côte du nord, il vit venir par la mer une embarcation con-
duite à la rame et à la voile. Il se cacha pendant le jour dans un bois,
parce qu'il voyait que ce bateau, monté par des Indiens marchands,
voguait en longeant la côte, et allait entrer dans le fleuve de Golfo
Duke avec son chargement de sel et de maïs. La nuit venue, il les
surprit dans une anse qui servait de port à ces sortes d'embarcations.
Sandoval monta à bord avec deux de ses hommes, et, à l'aide des
Indiens rameurs, il se mit à côtoyer le rivage, tandis que les autres
soldats suivaient par terre, le grand "fleuve n'étant pas éloigné, d'a-
près ce qu'on venait de lui faire savoir. Gomme ils en approchaient,
le hasard voulut que quatre des colons de la ville vinssent ce matin
même avec un canot, en compagnie d'un Indien de Cuba, du service
de Gil Gonzalez de Avila; ils traversèrent la rivière à la recherche
d'un fruit appelé zapoie, pour le manger cuit au four, parce qu'ils
étaient en grande disette et presque tous malades, sans oser s'éloi-
gner pour faire des provisions, par suite de la guerre que leur fai-
saient les Indiens des environs, qui leur avaient tué dix soldats
depuis le départ de Gil Gonzalez de Avila. Les colons s'occupaient
à secouer les zapotes pour les faire tomber, et deux des hommes
étaient sur l'arbre même quand ils virent venir du côté de la mer
l'embarcation où se trouvaient Gonzalo de Sandoval et ses compa-
696 CONQUETE
gnons. Ils furent saisis d'étonnement à la vue d'une chose si nouvelle,
et ils ne savaient s'ils devaient fuir ou attendre. Sandoval, en appro-
chant, leur cria de ne pas avoir peur, ce qui fit qu'ils restèrent en
place, remplis de surprise.
Le capitaine s'informa, et il apprit par eux comment et de quelle
façon se trouvaient établis là les gens de Gil Gonzalez de Avila, la
déroute de l'armée de Las Casas, comment Christoval de Oli garda
prisonniers Las Casas et Gil Gonzalez de Avila, comme quoi l'on avait
égorgé le rebelle à Naco, par suite de la sentence qui fut prononcée
contre lui; comme quoi encore ces deux chefs étaient partis pour
Mexico. Sandoval apprit également combien il y avait d'Espagnols
dans la ville, la faim qu'ils y enduraient, le supplice de la pendaison
subi, peu de jours auparavant, par le capitaine Armenta, lieutenant
de Gil Gonzalez, pour n'avoir pas voulu laisser partir les colons pour
Cuba. Sandoval résolut d'amener ces hommes à Cortès, sans rien en-
treprendre et sans aller à la ville en son absence, voulant que notre
capitaine fût avant tout renseigné par eux-mêmes. Alors un soldat
appelé Alonso Ortiz, qui devint plus tard habitant du bourg de San
Pedro, pria en grâce Sandoval de permettre qu'il prît une heure d'a-
vance pour tout apprendre à Cortès, afin de gagner ses étrennes. Gela
fut ainsi fait. Cortès se réjouit beaucoup de ces nouvelles, et le camp
entier se félicita avec lui, dans la croyance que là finiraient toutes
les fatigues que nous supportions. Malheureusement, elles furent
plus que doublées dans la suite, ainsi que j'aurai occasion de le dire.
Cortès donna à Ortiz, pour la bonne nouvelle, un cheval gris, fort
bon, qu'on appelait Tête de Maure; chacun de nous lui donna aussi
quelques petiies choses de ce qu'on avait. Bientôt arriva Sandoval
avec les soldats et l'Indien de Cuba. Ils dirent à Cortès tout ce que
j'ai déjà rapporté, et davantage encore, en réponse à ce qui leur était
demandé. On lui apprit, entre autres nouvelles, qu'il y avait dans un
port, à une demi-lieue de là, un navire qu'on s'occupait à calfater,
dans le but d'y embarquer tous les colons de ce bourg qui devaient
s'en retourner à Cuba ; c'était précisément pour avoir voulu mettre
empêchement à ce départ que le capitaine Armenta avait été pendu.
La raison de ce supplice était encore que le défunt voulait faire périr
par le garrote un prêtre qui soulevait les habitants : ceux-ci, du
reste, élurent pour lieutenant un nommé Antonio Nieto, à la place
d'Armenta qu'ils avaient pendu.
Nous cesserons de porter l'attention sur ces récits pour nous occu-
per des larmes qu'on versait dans la ville à propos des absents qu'on
ne voyait pas revenir, et qui s'étaient éloignés pour aller chercher du
fruit. On crut que les Indiens, les tigres ou les lions leur avaient
donné la mort. L'un d'eux était marié, et sa femme le pleurait. Tous
les habitants, y compris le prêtre, qui s'appelait le bachelier Vêlas-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 697
quez, pleuraient comme elle. Ils se réunirent dans l'église pour sup-
plier le bon Dieu de venir à leur aide et de ne pas permettre que plus
de malheurs fondissent sur la colonie. Quant à la femme, elle ne ces-
sait de prier pour l'âme de son mari.
En attendant, Gortès donnait l'ordre à toute l'armée de se diri-
ger vers la mer, distante de six lieues; il y avait à traverser, en route,
un estuaire très-profond qui avait ses hautes et ses basses marées. Il
nous fallut attendre une demi-journée, que les eaux fussent au plus
bas. Nous y passâmes, tantôt d'un pied mal assuré, tantôt à la nage,
et nous arrivâmes ainsi au grand fleuve du Golfo Dulce. Celui qui
voulut entrer le premier dans la ville, qui se trouvait à deux lieues de
distance, ce fut Gortès lui-même, avec six soldats, ses garçons d'écu-
rie. Il fit usage pour cela de deux embarcations liées ensemble; l'une
d'elles était celle dont s'étaient servis les colons de Gril Gonzalez pour
aller chercher des zapotes; l'autre provenait des Indiens auxquels
Sandoval l'avait prise sur la côte. En prévision de ce besoin, on les
avait tirées à terre et cachées dans la forêt afin de s'en servir pour la
traversée. On les remit à l'eau, on les lia l'une à l'autre bien solide-
ment, et Cortès effectua le passage avec ses domestiques; après quoi
il donna l'ordre de s'en servir pour faire passer deux chevaux. On s'y
prit de la manière suivante : on manœuvrait à la rame ; les chevaux
tenus par le licou suivaient de très-près à la nage. On procédait avec
le plus grand soin, en évitant d'allonger la corde, afin de ne pas s'ex-
poser à faire chavirer le bateau. Gortès ordonna que personne ne pas-
sât à l'aide de ces mêmes moyens avant de recevoir une lettre de lui,
car cette traversée ne s'effectuait pas sans péril. Gortès eut même, un
moment, du regret de s'être embarqué, parce que le courant du fleuve
avait une grande violence. Je m'arrêterai là, et bientôt je dirai ce qui
nous advint encore.
CHAPITRE CLXXIX
Comme quoi Cortès entra dans la ville habitée par les hommes de Gil Gonzalez de
Avila. De la grande joie que ressentirent tous les colons et ce que Cortès ordonna.
Après que Cortès eut traversé le grand fleuve du Golfo Dulce de la
manière que j'ai dite, il se rendit à la ville colonisée par les Espa-
gnols de Gil Gonzalez de Avila. Ils habitaient à deux lieues de là, sur
la côte, et nullement au point même où ils s'étaient établis d'abord et
qui avait reçu le nom de San Gil de Bucna Vista. A la vue d'hommes
à cheval et de six piétons s'avançant au milieu de leurs habitations, ils
éprouvèrent une surprise extrême; mais quand ils surent que c'était
ce même Cortès, si renommé dans tous les pays des Indes et même
698 CONQUÊTE
en Castille, ils ne se tenaient plus de joie. Lorsqu'ils furent tous ve-
nus lui baiser les mains et lui souhaiter la bienvenue, Gortès leur
parla très-affectueusement et il donna l'ordre au lieutenant Nieto de
se rendre à l'endroit où l'on carénait le navire et d'en ramener les
deux canots qu'ils possédaient, ainsi que des canoas, s'il y en avait,
en prenant soin de les lier deux à deux. Il ordonna également qu'on
réunît toute la cassave qu'on aurait et qu'on la portât au capitaine
Sandoval pour qu'elle fût répartie entre les hommes de son armée,
attendu qu'on n'avait point à leur donner à manger le moindre pain
de maïs. Le lieutenant s'occupa de faire les recherches prescrites ;
mais on ne trouva pas plus de cinquante livres de cassave, parce
qu'on ne mangeait plus dans la localité d'autre chose que des zapotes
cuits au four, des légumes et quelques poissons qu'on prenait à la
pêche. Quant à la cassave, on la gardait en prévision du retour à Cuba
après que le navire serait calfaté.
Au moyen des deux bateaux et de huit matelots, Gortès écrivit à
Sandoval pour lui recommander de rester le dernier avec le capitaine
Luis Marin afin de surveiller le passage delà rivière et de bien prendre
garde qu'il ne s'embarquât chaque fois que le nombre d'hommes dé-
signé. On effectua donc la traversée en prenant soin, à chaque voyage,
de peu charger les embarcations, parce que le courant était très-fort
et la hauteur de l'eau considérable. Chaque bateau remorquait deux
chevaux ; mais aucun de ces animaux ne devait entrer à bord, de crainte
de chavirer et de se perdre au milieu de cette rapidité du fleuve. Il
s'éleva une difficulté au sujet des premiers à passer. Un certain Saa-
vedra et son frère Avalos, parents de Gortès, voulaient traverser avant
tout le monde ; Sandoval leur promettait qu'ils passeraient au voyage
suivant, les trois moines devant traverser d'abord, parce qu'il était
juste de réserver cette première politesse pour eux. Gomme Saavedra
se savait parent de Gortès, il prétendait que Sandoval se tût et ne lui
fit aucune opposition ; aussi lui répondit-il sans lui garder le respect
qu'il convenait. D'autre part Sandoval ne permettait point ces écarts;
les paroles s'aigrirent et Saavedra saisit son poignard. Sandoval était
en ce moment dans le fleuve avec de l'eau jusqu'aux genoux, veillant
à ce qu'on ne surchargeât point les bateaux. En cet état, il se jeta sur
Saavedra, lui saisit la main qui tenait le poignard, le renversa dans
l'eau et, si nous ne nous étions pas empressés de les séparer, Saavedra
aurait certainement passé un mauvais moment; nous tous, du reste,
nous prîmes le parti de Sandoval.
Nous mettrons de côté ce petit débat pour dire que nous employâmes
quatre jours au passage du fleuve. Pour ce qui était de manger, il ne
fallait pas même y penser; nous n'avions que quelques pacayas l, qui
1. Fruit d'un inga auquel la douceur de sa pulpe a l'ait donner, par les créoles de
nos colonies, le nom de pois surr<:.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 699
viennent sur un petit palmier, et des sortes de noix que nous grillions ;
après quoi on les cassait pour en manger le contenu. Un soldat ap-
pelé Tarifa disparut avec son cheval en passant dans une canna, el
l'on n'en entendit plus parler. Deux chevaux se noyèrent encore; l'un
d'eux appartenait à un certain Solis Casquete, qui poussait des hurle-
ments à propos de sa perte, maudissant Cortès et son voyage. Men-
tionnons ici l'horrible faim dont on souffrait pendant ce pénible pas-
sage et les murmures qui s'élevèrent contre Cortès, contre son arrivée
et même contre nous tous qui le suivions. Quand nous fûmes parvenus
aux habitations du port, nous vîmes qu'il n'y avait plus rien à manger,
pas même une bouchée de cassave ; les habitants n'en avaient pas pour
eux-mêmes. Ils ne connaissaient du reste aucun chemin, si ce n'est
pour aller jusqu'à deux villages qui étaient près de là et que l'on
venait d'abandonner. Dans cette extrémité, Cortès donna l'ordre au
capitaine Luis Marin de partir avec les hommes de Guazacualco à la
recherche de maïs, ainsi que je vais le raconter à la suite.
CHAPITRE CLXXX
Comme quoi, le lendemain de notre arrivée au port auquel je ne connais point d'autre
nom que celui de San Gil de Buena Vista, nous fûmes, au nombre de quatre-vingts
soldais tous à pied, avec le capitaine Luis Marin, chercher du maïs el explorer le
pays. Ce qui advint encore je le vais dire à la suite.
Quand nous arrivâmes au port que Gil Gonzalez de Avila avait
colonisé, les habitants n'avaient plus de vivres, ils étaient au nombre
de quarante hommes et quatre femmes de Castille, dont deux mulâ-
tresses; tous étaient malades, avec des figures d'un jaune très-prononcé.
Comme nous n'avions rien à manger ni pour eux, ni pour nous-mêmes,
il nous tardait fort d'aller aux provisions. Cortès ordonna alors que le
capitaine Luis Marin partît avec ceux de Guazacualco à la recherche de
maïs. Nous fûmes avec lui au nombre de quatre-vingts soldats, tous à
pied jusqu'à ce qu'on se fût assuré si les chemins étaient praticables
pour les chevaux. Nous emmenâmes avec nous un Indien de Cuba qui
devait nous conduire à des fermes et à des villages, à huit lieues de là.
Nous y découvrîmes beaucoup de maïs, une infinité de plants de ca-
caoyers, des haricots et des légumes. Il en résulta que nous eûmes
bien à manger et que nous pûmes faire dire à Cortès d'envoyer tous
nos Indiens mexicains pour emporter du maïs. En attendant, avec le
secours d'autres Indiens, il fut possible de lui en adresser tout de
suite dix fanegas, et nous envoyâmes en même temps chercher nos
chevaux.
Cortès, voyant ainsi que nous étions dans un bon pays, apprenant
700 CONQUÊTE
d'ailleurs, par des marchands indiens dont on s'était emparé dans la
rivière du Golfo Dulce, que le lieu où nous étions se trouvait sur la
route qui conduit à Naco, où l'on avait supplicié Ghristoval de Oli,
Cortès, dis-je, ordonna àGonzalo de Sandoval de suivre nos traces avec
la plus grande partie de l'armée et de séjourner au milieu de ces éta-
blissements jusqu'à nouvel avis. Sandoval arriva où nous étions et se
convainquit qu'il y avait suffisamment de ressources. Il s'en réjouit
beaucoup et il ne tarda pas à faire parvenir à Gortès trente fanegas
de maïs au moyen d'Indiens mexicains. On en fit le partage entre tous
les habitants du port. Gomme ils mouraient de faim et qu'ils avaient
pris l'habitude de ne manger que des zapotes cuits et de la cassave,
ils consommèrent avec excès des tortillas faites du maïs que nous
avions envoyé; leurs ventres s'en enflèrent et, comme ils étaient déjà
malades auparavant, seize d'entre eux en moururent.
On en était là de cette grande disette, lorsque, grâce à Dieu, arriva
au port un navire qui venait de l'île de Guba avec sept chevaux,
quarante porcs, huit pipes de viande en tasajo *, du pain de cassave,
quinze passagers et huit matelots. Le chargement de ce navire appar-
tenait à un certain Anton de Gamargo à qui Gortès l'acheta tout entier
à crédit. Il le répartit entre les habitants. Gomme ils se remplirent
outre mesure de viande salée, et que d'ailleurs ils avaient été long-
temps privés de nourriture et grandement affaiblis, ils en prirent un
dérangement de ventre auquel quatorze succombèrent.
Voulant, du reste, profiter de i'arrivée de ce navire et de la pré-
sence de ses matelots, Gortès jugea opportun d'aller examiner ce
grand fleuve, le sonder, le mesurer, s'assurer si l'on trouverait des
pays peuplés en le remontant, et quelle serait la valeur de leur terri-
toire. Dans cette pensée, il donna des ordres pour qu'on calfatât un
brick ayant appartenu à Gil Gonzalez de Avila, et qui était échoué sur
la côte ; il fit mettre en état un bateau qu'on transforma en un bâti-
ment de décharge ; on attacha quatre canots deux à deux. Gela fait,
Gortès s'empara des trente soldats et des huit matelots récemment
arrivés, et s'adjoignant vingt Indiens mexicains, il prit le comman-
dement du tout et il entra dans le fleuve. Après l'avoir remonté pen-
dant dix lieues, il découvrit une grande lagune qui paraissait avoir
six lieues de largeur. Les bords n'en étaient point habités, parce que
le pays était susceptible d'être inondé. Ayant remonté encore le
fleuve, il arriva en un point où le courant était plus rapide qu'aupa-
ravant. Il y avait d'ailleurs des chutes que le brick et les autres em-
barcations ne pouvaient dépasser. Il résolut donc de les laisser là
dans une crique, à la garde de six Espagnols, et de suivre lui-même
1. Tasajo, viande salée ou non, quelquefois fumée, et le plus généralement séchée
au soleil et taillée en lanières.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 701
par terre un chemin étroit qui le conduisit à des villages abandonnés.
Il arriva ensuite dans des champs de maïs où il s'empara de trois In-
diens qui le menèrent dans de petits villages très-riches en maïs et en
poules, et qui même avaient des faisans que dans le pays on appelle
sacachueles. Il y avait aussi des perdrix et des palombes. Du reste,
cette manière d'élever des perdrix, je la vis moi-même pratiquée
dans beaucoup de villages du district du Golfo Dulce lorsque je fus
à la recherche de Cortès, ainsi que je le dirai bientôt.
Quoi qu'il en soit, Cortès prit là des guides, continua sa route et
arriva dans d'autres peuplades de Ginacatan Tencintle, qui possé-
daient de grandes cacaoyères, des plants de maïs et des champs de
coton. Avant d'y entrer, nos voyageurs entendirent des sons d'ataba-
les el de trompettes accompagnant des jeux et des bacchanales. Pour
ne pas être vus, Cortès se cacha dans le bois avec ses soldats, et
quand il pensa qu'il était temps de faire son attaque, ils tombèrent
tous ensemble sur le village et se saisirent de dix hommes et de
quinze femmes, ce qui fit que la plupart des Indiens du village cou-
rurent immédiatement chercher leurs armes, revinrent avec arcs, flè-
ches et lances, et commencèrent à combattre les nôtres. Cortès se
précipita sur eux avec tout son monde, et ils criblèrent de blessures
huit des principaux Indiens du lieu.
Voyant que la partie devenait mauvaise pour eux et que leurs fem-
mes étaient prisonnières, les ennemis envoyèrent quatre vieillards,
dont deux prêtres d'idoles, qui vinrent humblement prier Cortès de
leur rendre les captifs, apportant du reste quelques joyaux d'or de
peu de valeur. Cortès leur adressa la parole au moyen de dorïa Ma-
rina qui était là avec son mari, Juan Xaramillo, car Cortès ne pou-
vait traiter sans elle aucune affaire avec les Indiens. Il leur dit qu'ils
eussent à transporter le maïs, les poules, le sel et tout l'approvision-
nement qu'il leur signala, à l'endroit où étaient restés nos brigan-
tins et les autres embarcations, promettant qu'aussitôt après il ren-
drait les prisonniers. On leur fit comprendre en quel endroit de la
rivière stationnaient nos marins. Ils répondirent qu'ils le feraient
ainsi en passant par un estuaire qui était près de là et qui débou-
chait au fleuve. Ils fabriquèrent des barques qu'ils firent glisser le
mieux qu'ils purent à moitié dans l'eau, jusqu'à les conduire en un
point où elles voguaient avec facilité. Il est vrai que Cortès avait
promis de rendre tous les prisonniers; mais ensuite il lui parut con-
venable de garder trois femmes avec leurs maris, pour que les unes
fissent du pain et les autres le service d'Indiens. On ne les rendit
donc pas. Ce voyant, les Indiens du village s'appellent, s'assemblent,
et, des hauteurs mêmes des berges du fleuve, ils font pleuvoir sur
les nôtres une grêle de flèches et de pierres, de telle sorte que Cor-
tès reçut une blessure à la figure, et que douze soldats furent blessés
702 CONQUÊTE
en même temps. Une barque se brisa; la moitié de son chargement
se perdit, et un Mexicain se noya.
Il y a tant d'insectes sur ce fleuve que les voyageurs ne pouvaient
s'en garantir; mais Cor tes souffrait tout en patience. Il effectua son
retour vers la station dont j'ignore le nom, et il l'approvisionna bien
mieux qu'elle ne l'était auparavant. J'ai dit que le village jusqu'où
Gortès remonta s'appelait Ginacatan. Je sais maintenant qu'il est
situé à soixante lieues de Guatemala. Gortès mit vingt-six jours à ce
voyage, aller et retour. Gomme il reconnut qu'il ne serait pas oppor-
tun de s'établir en ce lieu parce qu'il n'y a point de villages d'indi-
gènes, et que d'ailleurs il se voyait bien approvisionné en ajoutant
à ce qu'il avait déjà ce qu'il apportait maintenant, il résolut d'écrire
à Gonzalo de Sandoval qu'il eût à partir sans retard pour Naco. Il
lui faisait savoir en même temps tout ce que je viens de dire de
son voyage du Grolfo Dulce,et lui annonçait qu'il se proposait de co-
loniser le port de Gaballos. Il le priait, au surplus, de lui envoyer
dix soldats de G-uazacualco, prétendant que sans eux il n'était pas à
l'aise dans ses expéditions.
CHAPITRE CLXXXI
Connue quoi Cortès s'embarqua avec tous les soldats qu'il avait amenés en sa com-
pagnie et ceux qui se trouvaient à San Gil de Buena Vista, et fut fonder une colonie
au point que Ton appelle aujourd'hui Port de Gaballos, auquel on donna le nom de
ISatîvité, et de ce que l'on y fit.
Ayant compris que le site choisi par les hommes de Gril Gonzalez
de Avila pour coloniser n'était pas favorable, Gortès résolut de s'em-
barquer sur les deux navires et le brigantin avec toutes les personnes
qui se trouvaient dans ce port, sans en laisser une seule. Après huit
jours de navigation, il fut débarquer au point de la côte qui s'appelle
aujourd'hui Puerto de Gaballos. Il reconnut que cette baie serait
bonne pour y créer un port. Gomme d'ailleurs il apprenait par les
Indiens que, non loin de là, le pays était habité, il fut d'avis de fon-
der une ville qu'il appela Natlvidad. Il y nomma Diego de Godoy
pour son lieutenant, et il fit deux reconnaissances vers des villages
qui n'étaient pas éloignés et qui sont abandonnés actuellement; il y
apprit qu'à peu de distance existaient d'autres endroits habités. Il
approvisionna la colonie de maïs. Ayant su au surplus que le village
de Naco, où Ghristoval de Oli fut égorgé, n'était pas éloigné, il écri-
vit à Gonzalo de Sandoval, dans la croyance qu'il y était [déjà arrivé
et s'y trouvait établi. Il le priait de lui envoyer dix soldats de Gua-
zacualco, sans lesquels, disait sa lettre, il se sentait mal à l'aise dans
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 703
ses expéditions. Il lui disait qu'il voulait aller au port de Honduras
où se trouvait la colonie de Truxillo, tandis que Sandoval, avec ses
soldats, devait s'occuper à pacifier le pays où il était, en y fondant
une ville La lettre arriva aux mains de Sandoval lorsque nous étions
encore aux établissements dont j'ai parlé, n'ayant nullement avancé
vers Naco.
Nous cesserons un instant de parler de Gortès et de ses petites expé-
ditions qui avaient pour base le port deCaballos où il se trouvait. Nous
ne dirons rien non plus de la grande quantité de moustiques dont il était
piqué nuit et jour, et grâce auxquels, ainsi que je le lui entendis dire
plus tard, il passait de si mauvaises nuits qu'il en avait la tête sans
sentiment, par suite du manque de sommeil. Gronzalo de Sandoval,
ayant donc reçu les lettres de Gortès, se transporta sans retard aux
villages de Guyoacan, à sept lieues de là. Il ne lui fut pas possible de
se rendre immédiatement à Naco comme Gortès l'ordonnait, parce
qu'il importait de ne pas abandonner en route beaucoup de soldats
qui s'étaient écartés vers d'autres établissements pour assurer leur
nourriture et celle de leurs chevaux. La raison de son retard était
aussi qu'il lui fallait traverser une rivière très-profonde et non guéa-
ble. Force fut d'y laisser une embarcation pour le passage des Espa-
gnols qui restaient en arrière et d'un grand nombre d'alliés mexi-
cains malades qui nous suivaient. Il y avait encore la considération
que de quelques villages voisins, qui confinaient à la rivière et au
Grolfo Dulce, venaient chaque jour des Indiens guerriers qui atta-
quaient nos hommes. Afin d'éviter quelques dommages de leur part,
ainsi que des morts d'Espagnols ou de Mexicains, Sandoval ordonna
que huit soldats s'occupassent à garder ce poste. Ce fut moi qu'il dé-
signa pour les commander. Nous devions avoir continuellement la
cauoa du passage ramenée à terre, et rester toujours en alerte, afin
que, si les passagers nous appelaient, nous fussions prêts à les con-
duire sur l'autre rive.
Une nuit, un grand nombre d'Indiens guerriers des villages et des
établissements voisins vinrent sur nous, croyant que nous n'étions
point sur nos gardes et pensant qu'ils pourraient nous prendre notre
embarcation; ils tombèrent donc à l'improviste sur les abris où nous
nous trouvions, et y mirent le feu. Mais ils n'avaient pas réussi à
s'approcher si inopinément que nous n'eussions pu nous en douter.
Nous nous étions massés ensemble, les huit soldats et les quatre seuls
Mexicains qui fussent valides ; nous chargeâmes l'ennemi, et, à bon-
nes entailles, nous le reconduisîmes par où il était venu. Deux de
nos soldats et un Indien reçurent des coups de flèche, mais leurs bles-
sures furent peu de chose.
Après cette leçon, je me proposai d'aller avec trois camarades aux
fermes où je présumais qu'il était resté des Indiens et des Espagnols
704 CONQUÊTE
malades, à la distance d'environ une lieue. Nous ramenâmes de là
Diego de Mazariegos, que j'ai déjà nommé d'autres fois, quelques
Espagnols qui étaient en sa compagnie, et des Indiens mexicains ma-
lades. Nous leur fîmes passer la rivière, et nous partîmes tous pour
nous réunir à Sandoval. En route, nous nous aperçûmes qu'un Espa-
gnol, de ceux que nous avions recueillis dans les fermes, se trouvait
fort malade : c'était un des nouveaux venus de Castille, fils de Gé-
nois et natif des Canaries. Gomme il était au plus mal, et que d'ail-
leurs nous n'avions à lui donner que des tortillas et du jwio/e1, il
mourut en chemin lorsque nous n'avions plus qu'une demi-lieue à
faire pour arriver au camp de Sandoval. Malheureusement, je n'avais
personne pour emporter ses restes. Quand nous arrivâmes auprès de
notre chef, je lui racontai notre voyage et la mort du compatriote. Il
se fâcha contre moi de ce que, entre nous tous ou à l'aide d'un che-
val, nous n'eussions pas trouvé le moyen de rapporter le cadavre.
Nous lui fîmes observer que chacun de nos chevaux avait déjà deux
malades, que leurs cavaliers étaient revenus à pied, et que, par consé-
quent, nous n'avions pas pu le ramener. Un de mes camarades d'ex-
pédition, appelé Bartolomé de Villa-Nueva, répliqua à Sandoval, d'un
ton arrogant, que c'était bien assez d'avoir à transporter sa personne,
sans qu'il fût nécessaire de charger les morts sur son dos; qu'il mau-
dissait d'ailleurs les fatigues et les pertes que Cortès nous avait fait
éprouver. Pour toute réponse, et sans aucun retard , Sandoval nous
ordonna, à moi et à Villa-Nueva, d'aller à l'instant enterrer le dé-
funt. Nous emmenâmes deux Indiens mexicains, et, munis d'une pio-
che, nous partîmes pour creuser sa tombe, l'enterrer et placer une
croix sur ses restes. Nous trouvâmes dans ses poches une petite bourse
avec des dés et un écrit qui disait où il était né, de qui il était fils et
de quoi il avait été possesseur à Ténériffe. Avec le temps, on put
envoyer ce petit document aux Canaries. Que Dieu lui pardonne!
Amen!
Je dirai maintenant que Sandoval résolut d'aller à d'autres villa-
ges près du lieu où existent des mines qu'on découvrit trois ans plus
tard. De là nous fûmes à Quinistan, et le lendemain, à l'heure de la
messe, nous arrivâmes àNaco. C'était un bourg très-bon en ce temps-
là. Il avait été abandonné ce même jour par ses habitants. Après avoir
pris nos logements autour d'une grande place, — celle au milieu de
laquelle Ghristoval de Oli fut égorgé, — nous nous assurâmes que les
habitations étaient bien pourvues de maïs, de haricots et de piments.
On y trouva aussi un peu de sel, et c'était bien la chose que nous
1. Aujourd'hui on appelle pinole dans l'État de Tabasco et peut-être dans le paya
dont il s'agit ici. une bouillie faite avec un mélange de maïs et de cacao. Dans d autres
parties du Mexique, ce mot est appliqué à la bouillie de maïs grillé.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 705
désirions le plus. Nous installâmes, du reste, là nos bagages comme
si" nous eussions dû y passer la vie. Il y a dans ce bourg la meilleure
eau que nous ayons bue dans toute la Nouvelle-Espagne, et un bel
arbre qui, à l'heure de la siesta, quelles que fussent les ardeurs du
soleil, paraissait rafraîchir le cœur avec son ombre; il tombait de ses
feuilles comme une mince rosée qui réconfortait nos têtes. Ce bourg
était très -peuplé à cette époque et placé dans un site excellent; il était
entoure de beaucoup d'autres peuplades moins grandes. Il y avait
beaucoup de sapotes rouges, et aussi de la petite espèce.
J'en resterai là pour dire bientôt ce qui nous y arriva.
CHAPITRE GLXXXII
Comme quoi le capitaine Gonzalo de Sandoval commença à pacifier celte province de
Naco. Des grandes rencontres qu'il eut avec les habitants, et ce que l'on lit encore.
Après que nous fûmes arrivés au bourg de Naco, et que nous eû-
mes fait provision de maïs, de haricots et de piments, Gonzalo de San-
doval adressa mille flatteries à trois personnages de l'endroit, dont nous
nous étions emparés dans un champ de maïs. Il leur donna des ver-
roteries de Castille, et il les pria d'aller appeler les autres caciques,
promettant qu'il ne leur serait fait aucun mal. Ils y furent, en effet,
et obtinrent que deux caciques se présentassent; mais il ne fut pas
possible de faire repeupler le village. On en obtenait seulement de
temps en temps quelques vivres. Ils ne nous faisaient du reste ni bien
ni mal, et nous nous conduisions de même avec eux. C'est ainsi que
nous passâmes les premiers jours.
J'ai déjà dit que Gortès avait écrit à Gonzalo de Sandoval de lui
envoyer à Puerto de Caballos dix soldats de Guazacualco qu'il lui
nommait, et dont je faisais partie. Mais je me trouvais alors un peu
malade. Je priai donc Sandoval de transmettre mes excuses, parce
que je me sentais mal disposé. Gomme d'ailleurs il ne demandait pas
mieux lui-même, je réussis à rester avec lui. Il se contenta d'envoyer
huit soldats très-solides et propres à tout événement. Ils partirent de
fort mauvaise humeur en maudissant Gortès et son voyage; et ils
avaient bien raison, car il n'était pas certain que le pays qu'ils
avaient à traverser fût bien pacifique. Sandoval résolut, du reste,
d'exiger des caciques de Naco que cinq Indiens des principaux de
l'endroit les accompagnassent jusqu'au port de Caballos, les mena-
çant, pour le cas où il serait fait le moindre mal à l'un quelconque
de nos soldats, de brûler leur bourg et de porter la guerre parmi eux.
Il prescrivit aussi qu'il leur fût donné abondamment à manger dans
i5
706 CONQUETE
tous les villages où ils passeraient. Ils poursuivirent leur voyage jus-
qu'au port de Caballos où ils trouvèrent Cortès prêt à s'embarquer
pour Truxillo. Il se réjouit de Jeur arrivée, apprit que nous étions
en bon état, emmena les nouveaux venus à bord des navires et s'em-
barqua, laissant au port de Gaballos Diego de Grodoy pour capitaine,
avec quarante colons qui provenaient presque tous de la troupe de
Gil Gonzalez de Avila et des derniers arrivages des îles.
Après le départ de Cortès, son lieutenant Godoy, qui était resté au
port, commença à faire des sorties avec ses soldats les plus valides
sur les villages environnants, dont deux furent pacifiés. Mais, en
voyant que les hommes restés au bourg étaient la plupart malades, et
qu'il en mourait chaque jour, les Indiens ne faisaient aucun cas
d'eux et ne leur apportaient plus de vivres. Gomme les colons eux-
mêmes n'étaient pas hommes à en aller chercher, ils vivaient en
grande disette, et, en peu de jours, la moitié mourut. Trois des sur-
vivants même s'en allèrent; ils s'en vinrent où nous étions avec San-
doval.
Je les laisserai dans ce piteux état, et j'en reviendrai à Naco pour
dire que Sandoval avait beau envoyer chercher les Indiens du bourg
et des villages voisins, ils se refusaient à venir reprendre leur rési-
dence et ne tenaient nul compte de nos appels. Notre chef résolut
alors d'aller les trouver en personne et de les obligera revenir. Nous
fûmes donc aux villages de Girimonga, d'Aculaco et trois autres en-
core qui n'étaient pas éloignés de Naco. Tous les habitants se pré-
sentèrent pour jurer obéissance à Sa Majesté. Nous nous rendîmes
ensuite à Quizmitan et à d'autres peuplades de la sierra où nous ob-
tînmes le même résultat. Tous les Indiens de ce district se soumirent,
et comme on ne leur demandait rien autre chose que ce qu'ils vou-
laient donner volontairement, ils n'hésitaient pas à venir à nous. Il
en résulta que tout le pays fut pacifié jusqu'à l'endroit où Cortès fonda
la ville de Puerto de Gaballos. Et, au fait, il faut bien que j'en re-
vienne à Cortès, qui fut débarquer au port de Truxillo ; et comme
deux ou trois choses arrivaient en même temps, ainsi que je l'ai déjà
dit dans d'autres chapitres, et que je dois faire passer ma plume à
pas comptés par les lieux conquis et dire les moyens que nous em-
ployions pour les conquérir et les coloniser, ainsi que l'ont vu clai-
rement les curieux lecteurs, force m'est de cesser, pour à présent, de
parler de Sandoval et de tout ce qui lui advint dans la province de
Naco, pour dire ce que Cortès lit à Truxillo.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 707
CHAPITRE CLXXXIII
(Homme quoi Cortès débarqua au port appelé Truxillo. Comment tous les habitants do
la ville furent au-devant de lui pour le recevoir et se réjouirent beaucoup avec lui.
De tout ce qu'il lit en ce lieu.
Cortèi: s'étant donc embarqué au port de Caballos en emmenant en
sa compagnie plusieurs des soldats venus avec lui de Mexico et
ceux que Gonzalo de Sandoval lui avait envoyés, il navigua avec
beau temps, et arriva en six jours au port de Truxillo. Lorsque les
colons qui y vivaient et que Francisco de Las Casas y avait laissés su-
rent que c'était Cortès qui arrivait, ils coururent tous au rivage, qui
n'était pas éloigné, et s'empressèrent de lui baiser les mains. Plu-
sieurs d'entre eux faisaient partie de ces bandits qui avaient été
chassés du Panuco, et qui donnèrent à Christoval de Oli le conseil
de se soulever. Se sentant coupables, ils vinrent supplier Cortès de
leur pardonner. Le capitaine leur fit un accueil aimable, leur promit
beaucoup, les embrassa et leur accorda son pardon. Il se rendit en-
suite à l'église, et, quand il eut fait ses prières, on le logea le mieux
possible et on lui rendit compte de tout ce qui était arrivé à Fran-
cisco de Las Casas et à Gil Gonzalez de Avila, expliquant en même
temps pourquoi ces capitaines firent égorger Christoval de Oli, com-
ment ils avaient pacifié quelques villages de la province et étaient
partis pour Mexico. Cortès, les ayant entendus, honora tout le monde
de ses bonnes paroles, et laissa à chacun son emploi, si ce n'est qu'il
nomma capitaine général de ces provinces son cousin Saavedra, —
mesure que tous approuvèrent, du reste ; — et ensuite il fit appeler à
lui les habitants du district. Gomme on y avait su qu'il était le capi-
taine Malinche, le conquérant de Mexico, ils accoururent à son appel,
lui apportant en présent une grande quantité de provisions.
Quand il vit réunis tous les caciques des quatre plus gros villages,
Gortès leur adressa la parole par l'entremise de dona Marina, leur
expliquant les vérités relatives à notre sainte foi, et disant que nous
étions les vassaux du grand Empereur don Carlos d'Autriche ; que ce
monarque comptait de puissants seigneurs parmi ses vassaux, et
qu'il nous avait envoyés dans ce pays pour abolir les vices honteux,
les idolâtries et les vols, nous recommandant de ne pas permettre
qu'on mange de la chair humaine, qu'on continue les sacrifices, qu'on
se pille, qu'on se fasse la guerre les uns aux autres, mais voulant
qu'ils soient tous frères et qu'ils se traitent en conséquence. Il leur
dit être venu aussi pour qu'ils jurassent obéissance à un si grand Roi
et seigneur que l'est le nôtre, ajoutant qu'ils devaient concourir à son
708 CONQUÊTE
service au moyen de ce qu'ils possèdent, comme nous le faisions
tous, nous ses sujets. Dona Marina, qui s'y entendait à merveille,
leur dit beaucoup d'autres choses encore, et surtout que s'ils n'accou-
raient pas se soumettre à Sa Majesté, ils en seraient châtiés. Fray
Juan de Las Varillas et les deux moines franciscains que Gortès avait
amenés leur prêchèrent des choses saintes et utiles, et deux Indiens
mexicains, qui savaient déjà la langue espagnole, aidés des autres
interprètes, traduisirent les paroles des Frères de Saint-François.
Cortès ajouta, du reste, qu'il leur ferait justice en toute chose, selon
la volonté de notre Roi et seigneur. Ii y eut encore beaucoup d'autres
conférences après lesquelles les caciques, qui avaient tout compris,
se déclarèrent les vassaux de Sa Majesté, assurant qu'ils feraient tout
ce qu'il plairait à Gortès de leur commander.
Il leur dit, en conséquence, de vouloir bien apporter des vivres à
la ville, et il leur ordonna d'envoyer un grand nombre d'Indiens avec
leurs haches pour abattre des arbres qui y formaient comme une
épaisse forêt, afin qu'on pût dorénavant apercevoir la mer et le port.
Il leur donna l'ordre aussi d'aller en canot faire appel à trois ou quatre
villages situés dans les îlots et dont les habitants sont connus sous le
nom de Guanages, afin qu'ils apportassent du poisson, lequel est chez
eux très-abondant. Cela fut fait ainsi, et, dans un délai de cinq jours,
on vint de la part de ces villages offrir en présent du poisson et des
poules. Gortès leur fit donner quelques truies, prises au troupeau
qu'il amenait de Mexico, et un verrat qu'on trouva à Truxillo, pour
qu'on les multipliât, car un Espagnol lui avait dit que le pays était
propre à cet élevage, à la condition de laisser les animaux en liberté
dans les îles. Les choses se passèrent, en effet, comme il l'avait dit,
car, au bout de deux ans, le nombre en avait tellement augmenté
qu'on allait leur faire la chasse. Je laisserai tout cela, en priant le
lecteur de ne pas m'accuser de prolixité à propos de mes vieilles
histoires, et je dirai qu'il vint tant d'Indiens pour le déboisement de
la ville que dans deux jours on put voir distinctement la mer. On
bâtit d'ailleurs quinze maisons dont une très-bonne pour Gortès. Gela
fait, notre chef voulut savoir quels étaient les villages et districts
rebelles qui refusaient de se soumettre. Ceux qui l'informèrent furent
des caciques de Papayeca qui était le chef- lieu d'autres peuplades; ce
fut alors un centre important, tandis qu'aujourd'hui il ne compte
qu'un petit nombre d'habitants. Ils donnèrent à Gortès la liste de
beaucoup de villages insoumis qui étaient situés sur de grandes
sierras où ils avaient élevé des défenses. Notre chef se proposa d'y
envoyer Saavedra avec les soldats qu'il lui parut convenable de confier
à ce capitaine. S'étant adjoint les huit hommes de Guazacualco, Saa-
vedra poursuivit sa route jusqu'au district révolté. Tout se soumit,
à l'exception de trois villages qui s'y refusèrent. Gortès était redouté
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 709
des indigènes, et, d'ailleurs, si renommé, que tout Je monde le res-
pectait, même les peuplades d'Olancho, région qui devint célèbre
plus tard par les riches mines qu'on y découvrit. Partout dans ces
provinces on l'appelait le capitaine Hue, Hue de Marina, ce qui si-
gnifie « vieux capitaine qui emmène dona Marina1 ».
Laissons un instant Saavedra marchant sur les villages appelés, je
crois, des Acaltecas et qui ne voulaient pas se soumettre, pour revenir
à Gortès, qui était à Truxillo. Déjà plusieurs de ses hommes se trou-
vaient malades; c'étaient les Frères franciscains, un des cousins de
Gortès appelé Avalos, le licencié Pedro Lopez, le majordome Garranza,
le chef d'office Guinea, Juan Flamenco, et beaucoup d'autres soldats,
aussi bien de ceux qui venaient avec lui que de la troupe qui était
déjà à Truxillo, voire même Anton de Garmona, qui avait amené le
navire avec son chargement de provisions. Gortès résolut de les envoyer
tous à l'île de Cuba, à la Havane, ou à Saint-Domingue, si le temps
paraissait favorable en mer. Il leur fournit, dans ce but, un bâtiment
bien conditionné, calfaté et pourvu du meilleur approvisionnement
qu'il fut possible de réunir. Il écrivit à l'Audience royale de Saint-
Domingue, aux Frères hiéronymites, et à la Havane, rendant compte
de la manière dont il était parti de Mexico à la recherche deGhristoval
de Oli, racontant au surplus comme quoi il avait confié ses pouvoirs
aux commissaires de Sa Majesté, son pénible voyage, comment Ghris-
toval de Oli avait fait arrêter le capitaine Francisco de Las Casas,
envoyé par son chef pour s'emparer de la flotte et l'enlever au re-
belle; comment celui-ci avait fait prisonnier Gil Gonzalez de Avila,
qui était le gouverneur du Golfo Dulce; comme quoi enfin, pendant
qu'ils étaient captifs, les deux capitaines s'entendirent entre eux,
poignardèrent Oli et, ayant prononcé une sentence contre lui, s'em-
parèrent de sa personne et le firent égorger. Gortès disait enfin que,
présentement, il s'occupait de coloniser ce pays et les peuplades dé-
pendant de la ville de Truxillo ; que le sol y était riche en mines, et
qu'on eût à lui envoyer des soldats, attendu qu'ils avaient de la peine
à gagner leur vie à Saint-Domingue. En preuve que ce pays était riche
en or, il envoya plusieurs joyaux et des pièces de sa propre garde-
robe, ainsi que de la vaisselle qu'il avait apportée de Mexico, et même
des objets de ses propres dressoirs. Il désigna comme capitaine de ce
navire son cousin Avalos. Il lui donna l'ordre de prendre, en route,
vingt-cinq soldats qu'avait laissés dans les îlots, près de Gozumcl,
un chef de bande, venu pour assaillir les Indiens.
Avalos partit du port de Honduras et, voguant tantôt avec beau
temps, tantôt avec vent contraire, il était déjà parvenu à dépasser la
1. A partir de ce moment, ce génie tutélaire de la conquête disparaît dans l'oubli
et l'ingratitude des conquistadores. L'histoire n'en fait plus mention,
710 CONQUETE
pointe de Saint-Antoine, qui se trouve près des sierras de Gruani-
guanico, à soixante ou soixante-dix lieues de la Havane, lorsqu'un
gros temps poussa le navire et le fit échouer sur la côte. Les moines,
le capitaine Avalos et plusieurs soldats se noyèrent; quelques-uns
réussirent à se sauver, soit dans le canot, soit sur des planches, et,
après mille fatigues, ils arrivèrent au port de la Havane. De là, la
nouvelle se répandit dans toute l'île de Cuba que Gortès et nous tous
vivions encore. On le sut aussi en peu de jours à Saint-Domingue,
parce que le licencié Pedro Lopez, l'un des médecins de l'expédition,
qui se sauva sur une planche, écrivit à l'Audience royale de Saint-
Domingue, au nom de Gortès, tout ce qui était arrivé. Il rapportait
comme quoi ce général s'occupait en ce moment de l'établissement de
Truxillo, où il avait besoin de vivres, de vin et de chevaux ; qu'on
apportait beaucoup d'or pour faire l'acquisition de ces objets, mais
que tout s'était perdu dans le naufrage, comme je viens de dire. Ces
nouvelles réjouirent fout le monde, parce que le bruit s'était répandu
— et on le croyait — que Gortès et nous tous avions cessé de vivre ;
cette conviction avait eu pour origine l'arrivée à la Espanola d'un
navire parti de la Nouveile-Espagne. Aussitôt qu'on sut à Saint-Do-
mingue que Gortès s'occupait de la colonisation des provinces dont
j'ai parlé, les auditeurs et les marchands s'empressèrent de charger
deux vieux navires de chevaux, de poulains, de chemises, de toques
et de colifichets, sans vivres ni fruits d'aucune sorte, à l'exception
d'une pipe de vin. Sauf les chevaux, tout le chargement n'était que
bagatelles. On s'occupait de le préparer en attendant que les navires
arrivassent, car ils n'étaient pas encore au port.
Je reviens à Gortès pour dire que, tandis qu'il était à Truxillo, des
Indiens des îles Glanages, situées à huit lieues de distance, vinrent
lui adresser des plaintes. Ils disaient qu'un navire était venu mouiller
près de leur village; le canot du bord avait débarqué des Espagnols
armés d'escopettes et d'arbalètes, qui prétendaient s'emparer par la
force des sujets de l'île. A en croire ces messagers, ce n'étaient que
des bandits comme ceux qui, les années précédentes, leur avaient
enlevé beaucoup d'Indiens qu'ils emmenèrent prisonniers dans un
autre navire pareil à celui qui était mouillé au port. Ils demandaient
à Cortès de mettre ordre à cette affaire. A cette nouvelle, notre chef
fit armer un brick avec la meilleure artillerie qu'on eût, et y embarqua
vingt soldats commandés par un bon capitaine. Ils avaient ordre de
s'emparer, atout prix, du navire dont les Indiens parlaient et de le lui
amener avec tous les Espagnols qui le montaient, attendu qu'ils ne
faisaient que piller les sujets de Sa Majesté. Il ordonna aussi aux
Indiens d'armer leurs embarcations, de se bien munir eux-mêmes de
pieux et de flèches, d'entourer ainsi le brick et de l'aider à s'emparer
de ceux dont ils avaient à se plaindre. Il donna pour tout cela des
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 711
pouvoirs au capitaine. Celui-ci s'avança, en conséquence, avec son
înick armé, entouré d'un grand nombre de canots d'indigènes de ces
îlots. Mais les hommes du navire qui était à l'ancre, les voyant venir,
ne jugèrent pas prudent d'attendre; ils s'empressèrent d'appareiller
et de prendre la fuite, comprenant Lien que c'était à eux que l'on en
voulait, et il ne fut pas possible à notre brick de les atteindre. On
sut plus tard que ce navire flibustier était commandé par un certain
bachelier Moreno, qui avait été envoyé pour une affaire à Nombre
de Dios par l'Audience royale de Saint-Domingue. Soit que les cou-
rants l'eussent entraîné, soit que ce fût un projet médité d'avance, le
fait est qu'il allait capturer des Indiens aux îles Cruanages.
Quant à Gortès, il continua à s'occuper delà pacification de la pro-
vince. Mais voyons ce qui arriva àSandoval, à Naco.
CHAPITRE GLXXXIV
Comme quoi le capitaine Gonzalo de Sandoval, qui était à Naco. s'empara de quarante
soldats espagnols et tic leur capitaine, tous venus de Nicaragua, qui cousaient des
dommages et pillaient les Indiens des villages par où ils passaient.
Pendant que Sandoval était à Naco, s'occupant de la pacification de
la plupart des villages de cette province, se présentèrent à lui quatre
caciques de deux villages appelés Quecuspa et Tanchinalchapa. Ils
disaient que chez eux se trouvaient des Espagnols nous ressemblant,
avec des armes et des chevaux, qui leur prenaient leurs biens, leurs
filles et leurs femmes, et les attachaient avec des chaînes de fer. Cette
nouvelle mit Sandoval en grande colère; il demanda à quelle distance
étaient leurs habitations, et apprit qu'il faudrait une journée pour y
arriver. Il fit apprêter le mieux possible ceux qu'il destinait à l'y
suivre, avec leurs armes, les chevaux, les arbalètes et les espingoles.
Nous partîmes soixante hommes en sa compagnie. En arrivant aux
villages où se trouvaient ces soldats, nous les surprîmes au repos,
sans qu'ils soupçonnassent le moins du monde que nous allions les
capturer. En nous voyant approcher, ils voulurent courir aux armes ;
mais ce fut en vain; nous nous emparâmes du capitaine et d'un grand
nombre d'entre eux, sans qu'une goutte de sang eût été versée départ
ni d'autre. Sandoval, leur adressant la parole, non sans mauvaise hu-
meur, leur demanda s'il leur paraissait juste de piller de la sorte les
sujets de Sa Majesté, et si c'était ainsi qu'ils comprenaient la bonne
manière de conquérir et de pacifier. Il fit enlever les fers qui enchaî-
naient quelques Indiens et Indiennes, et les rendit immédiatement
aux caciques du village. Il renvoya tous les autres captifs à leurs
habitations, peu éloignées de là. Puis il ordonna au capitaine, un
712 CONQUÊTE
nommé Pedro de (iarro, de se tenir pour prisonnier avec tout son
monde, et de se préparer à nous suivre au bourg de Naco. Nous nous
mîmes en route avec eux. Ils emmenaient dans leurs rangs beaucoup
d'Indiennes de Nicaragua, quelques-unes fort belles, ainsi que des
ouvrières pour le service. La plupart d'entre eux avaient des chevaux.
Gomme nous étions maltraités et défaits par nos longs voyages, et
que d'ailleurs nous n'avions pas même d'Indiennes pour faire notre
pain, ils étaient de grands seigneurs en comparaison de nos misères.
Quand nous arrivâmes à Naco, Sandoval les logea convenablement,
parce qu'il y avait parmi eux des hidalgos et quelques personnes de
qualité. Après un jour de repos, le capitaine Grarro, voyant que nous
étions des gens de Gortès, devint vraiment l'ami de Sandoval et le
nôtre, se montrant très-joyeux d'être en notre compagnie.
Il convient de dire tout de suite comment et pourquoi ce capitaine
se trouvait là avec ses soldats. Il paraît que Pedro Arias de Avila,
gouverneur de Terre-Ferme, avait envoyé un de ses capitaines, du
nom de Francisco Hernandez, personne de qualité, pour conquérir et
pacifier le pays de Nicaragua, avec tout ce qu'il pourrait découvrir.
Il lui donna un certain nombre de soldats, tant cavaliers qu'arbalétriers.
Hernandez arriva aux provinces de Nicaragua et de Léon, les pacifia
et y fonda des colonies. Il se voyait ainsi à la tête d'un grand nombre
de soldats, heureux dans son entreprise, et éloigné de Pedro Arias de
Avila; les mauvais conseillers ne lui manquaient pas d'ailleurs. Pla-
çons à leur tête un certain bachelier Moreno, dont j'ai parlé. L'Au-
dience royale d e Saint-Domingue et les Frères hiéronymites, gouverneurs
des îles, l'avaient envoyé à Terre-Ferme à propos d'un procès relatif,
je pense, à la mort de Balboa, gendre de Pedro Arias qui l'avait fait
égorger injustement après l'avoir marié avec sa fille dona Isabel Arias
de Penalosa. Or, ce bachelier Moreno avait dit au capitaine Francisco
Hernandez qu'après avoir conquis n'importe quel pays, il devrait
s'adresser directement à notre Roi et seigneur pour en être gouver-
neur, et qu'en agissant ainsi, il ne serait nullement un traître. Le
bachelier ajoutait qu'en faisant égorger Balboa, quoiqu'il fût son
gendre, Pedro Arias avait foulé aux pieds toute justice, parce que
Balboa avait pris la précaution d'envoyer ses fondés de pouvoirs à Sa
Majesté pour être nommé gouverneur civil et militaire de ce qu'il
pourrait découvrir. Sous l'influence de ces discours, Francisco Her-
nandez s'était décidé à envoyer son capitaine Pedro de Grarro à la
recherche d'un port sur la côte nord, afin de notifier à Sa Majesté la
conquête, la pacification et la colonisation faites par lui de ces pro-
vinces, et obtenir d'en être nommé gouverneur, en se fondant aussi
sur la considération qu'elles étaient trop éloignées du siège de gouver-
nement de Pedro Arias. Ce fut lorsqu'il était en route pour l'exécution
de ces ordres que nous fîmes Pedro de Grarro prisonnier,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 713
Après s'être mis au courant du but de son voyage, Sandoval en
causa secrètement avec lui. Il fut convenu qu'on le ferait savoir à
Cortès, qui était à Truxillo, Sandoval étant bien convaincu que le
général donnerait son concours pour que Francisco Hernandez fut
réellement gouverneur de Nicaragua. Cet accord étant fait, les deux
chefs choisirent dix homrr.es, cinq des nôtres et un nombre égal de
ceux de Garro, pour aller à Truxillo porter les lettres, en suivant la
côte; car c'est là que résidait alors Cortès, ainsi que je l'ai dit dans
un des chapitres précédents. Ils emmenèrent environ vingt Indiens
de Nicaragua pour qu'ils aidassent au passage des rivières. En route,
il leur fut impossible de traverser la rivière de Pichin; il en fut de
même pour celle de Balama à cause de crues considérables; de sorte
qu'ils revinrent à Naco au bout de quinze jours, sans avoir rien fait
de ce qui leur était ordonné. Sandoval en fut si irrité qu'il maltraita
verbalement celui qui avait commandé l'expédition, et, sans plus
attendre, il ordonna au capitaine Luis Marin de se mettre en route à
travers le pays, avec dix soldats dont cinq de Grarro et un égal nombre
des nôtres. Je fus désigné pour prendre part à l'expédition.
Nous partîmes tous à pied et traversâmes en route plusieurs vil-
lages soulevés contre nous. Je n'en finirais pas si je devais rapporter
en détail les grandes difficultés qu'il nous fallut surmonter, les ren-
contres que nous eûmes avec les Indiens, les rivières que nous pas-
sâmes en bateau ou à la nage, la faim qui nous tourmenta souvent,
et bien d'autres calamités dignes de mémoire. Il y eut des jours où
il nous fallut traverser jusqu'à trois rivières considérables en canots
ou à la nage. Quand nous arrivâmes à la côte, nous rencontrâmes un
grand nombre d'estuaires remplis de caïmans. A dix lieues de
Triomphe de la Croix, deux journées nous furent nécessaires pour
traverser le fleuve de Xagua, tant la crue l'avait rendu rapide. Ce fut
là que nous trouvâmes les ossements de sept chevaux ayant appartenu
à la troupe de Christoval de Oli, et qui avaient succombé à la mau-
vaise nourriture dont ils firent usage. Nous continuâmes notre route
vers Triomphe de la Croix; nous y vîmes des débris de navires
échoués à la côte; de là nous arrivâmes en quatre jours à un village
appelé Quemara, où les Indiens guerriers nous attaquèrent en grand
nombre. Ils avaient de grandes lances très-massives qu'ils poussaient
de la main droite en les faisant glisser sur le bras gauche muni d'une
rondache, comme nous faisons avec nos piques. Ils s'approchaient à
nous toucher; mais heureusement, avec les arbalètes que nous avions
emportées, et à bonnes entailles, nous les obligeâmes à nous laisser
le passage, et nous continuâmes notre route avec deux de nos soldats
blessés. Ces Indiens, du reste, ne croyaient pas que nous fussions des
hommes de Cortès; ils nous prirent pour des soldats d'un autre chef;
qui allaient chez eux dans le dessein de faire des prisonniers.
714 CONQUÊTE
Là s'arrête du reste le récit de nos fatigues, car deux jours après
nous arrivâmes à Truxillo. Avant d'y entrer, vers l'heure de vêpres,
nous aperçûmes cinq cavaliers ; c'était Cortès qui faisait sa prome-
nade sur la côte avec quelques autres caballeros. En nous apercevant,
de loin, ils ne surent guère que penser de cette apparition; mais
lorsque Cortès nous eut reconnus, il mit pied à terre et vint nous em-
brasser, les larmes aux yeux, en disant : « 0 mes frères et camarades,
combien j'avais le désir de vous voir et d'apprendre comment vous
étiez ! » Il était si maigre qu'il nous fit pitié ; nous sûmes en effet
qu'il avait failli mourir de fortes fièvres et du chagrin dont il était
accablé. Il ne savait absolument rien encore des affaires de Mexico.
Quelques autres personnes nous dirent que sa mort avait paru si im-
minente, qu'on avait déjà préparé une robe de franciscain pour l'en
envelopper dans sa tombe. Il revint à pied, à la ville, avec nous. Il
nous reçut chez lui et nous soupâmes en sa compagnie. Il était si dé-
nué de tout, qu'il ne put même nous donner assez de cassave pour
apaiser notre faim. Quand nous lui eûmes fait le rapport de ce qui
nous amenait et lu les lettres concernant le concours qu'on lui deman-
dait pour Francisco Hernandez, il répondit qu'il ferait pour celui-ci
tout ce qu'il pourrait. Trois jours avant notre arrivée à Truxillo, on y
avait reçu les deux petits navires porteurs des chargements qu'on
envoyait de Saint-Domingue, consistant en chevaux, poulains,, vieilles
armes, quelques chemises, des toques rouges et autres objets de peu
de valeur ; sauf une pipe de vin, ils n'apportaient absolument rien
dont on pût tirer profit pour vivre. Il aurait certainement mieux valu
ne les point envoyer, car l'achat de ces misères ne servit qu'à nous
endetter.
Nous étions en compagnie de Cortès, occupés à lui raconter notre
pénible voyage, lorsqu'on vit venir par la mer. un navire sous voile.
Quand il fut arrivé au port, nous apprîmes qu'il venait de la Havane,
envoyé par le licencié Zuazo, que Cortès avait laissé à Mexico en qua-
lité d'alcalde mayor. Il apportait quelques friandises pour Cortès
avec une lettre qui contenait ce qui suit. Si je n'en rapporte pas
exactement les termes, je suis certain d'en donner au moins le sens.
CHAPITRE CLXXXY
Comme quoi le licencié Zuazo envoya de la Havane une lettre à Cortès dont le contenu
est comme je vais dire.
Le navire ayant mouillé au port, un hidalgo qui en était capitaine
descendit à terre et s'empressa d'aller baiser les mains à Cortès en lui
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 715
remettant une lettre du licencié Zuazo. Notre capitaine, l'ayant par-
courue, fut pris d'une telle tristesse qu'il se retira dans son logement
comme étouffé par les sanglots et n'en sortit que le lendemain matin.
C'était un samedi. Il se confessa, le soir même, àfray Juan et lui !<■-
commanda de dire le lendemain, de très-bonne heure, une messe de
Notre Dame. Il y communia et, en sortant, il nous pria de l'écouter
pour savoir ce qui s'était passé dans la Nouvelle-Espagne, et apprendre
qu'on avait répandu le bruit de notre mort, qu'on avait disposé de nos
biens, vendu notre avoir à l'encan, et pris nos Indiens qu'on distri-
buait entre d'autres Espagnols sans mérite . Enfin, nous allions
voir, car il commença à lire la lettre dont je vais dire le contenu. Et
d'abord, nous prîmes connaissance de celles que le père de Certes et
Ordas avaient écrites de Castille, annonçant que le contador Albornoz
avait été hostile dans tout ce qu'il écrivit à Sa Majesté et à l'évêque
de Burgos. Ils disaient les dispositions prises par Sa Majesté à ce
propos, qui consistaient à envoyer l'amiral de Saint-Domingue avec
six cents hommes, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui en a traité.
On nous expliquait que le duc de Bejar s'était porté caution pour
Cortès et pour nous tous, engageant ses dignités et sa tête, affirmant
que nous étions de loyaux serviteurs de Sa Majesté, et autres particu-
larités dont j'ai fait mention ailleurs. On nous révélait encore que le
droit de conquérir le fleuve de Palmas avait été assigné à Narvaez,
qu'un certain Nuno de Guzman recevait le gouvernement du Panuco,
et, enfin, que l'évêque de Burgos avait cessé de vivre.
En ce qui regardait les affaires de la Nouvelle-Espagne, les lettres
nous mettaient au courant de ce qui va suivre. On se rappelle que Cortès
avait donné, lorsqu'il était à Guazacualco, des pouvoirs et des provi-
sions au Factor Gonzalo de Salazaret à Pedro AlmindezChirinos pour
devenir gouverneurs de Mexico, dans le cas où ils verraient que le
trésorier Alonso de Estrada et le contador Albornoz ne gouvernaient
pas' d'une manière satisfaisante. Or, aussitôt que le Factor et le
Veedor arrivèrent à Mexico avec leurs pouvoirs, ils réussirent à se
faire fort bons amis du licencié Zuazo qui était l'alcalde mayor de
Cortès, de Rodrigo de Paz, alguazil mayor de notre général, d'An-
drès de Tapia, de Jorge de Alvarado et de la plupart des conquista-
dores de Mexico. Se voyant secondés par tant de bonnes amitiés, ils
affichèrent la prétention de gouverner à la place du trésorier et du
contador. Beaucoup de bruit se fit à ce sujet; il y eut un grand
nombre de morts d'hommes, les uns prétendant favoriser le Factor et
le \eedor, et les autres voulant témoigner leur amitié au trésorier et
au contador. Mais, à la fin, ce furent Gonzalo de Salazar et Pedro
Almindez Ghirinos qui furent les gouverneurs, tandis que leurs adver-
saires et ceux qui les favorisaient furent emprisonnés. Chaque jour on
entendait parler de coups d'épée et de désordres. Tous les Indiens
71 fi CONQUÊTE
dont on déclarait la vacance étaient donnés par les gouvernants àleurs
amis, Jors même qu'ils n'avaient aucun mérite pour cela. Quant au
licencié Zuazo, on ne lui laissait nullement rendre la justice. Rodrigo
de Paz fut mis en prison parce qu'il avait prétendu modérer le gouver-
nement. Ce fut alors que le licencié Zuazo intervint pour rétablir une
certaine harmonie entre le Factor, le trésorier, le contador et Rodrigo
de Paz ; mais cet accord ne dura que huit jours. En même temps, on
voyait se soulever les provinces des Zapotèques et des Minxes, et un
village construit en forteresse sur un grand penol, connu sous le nom
de Goatlan. On envoya contre eux beaucoup de soldats nouvellement
arrivés de Gastille, et beaucoup d'autres qui ne faisaient pas partie
des vieux conquistadores. LeVeedor Ghirinos se mit à leur tête.
La lettre de Zuazo donnait encore d'autres nouvelles : d'après
elle, les nouveaux gouvernants se livraient à de grandes dépenses,
sur les finances de Sa Majesté et les fonds contenus dans la caisse
royale. Les vivres abondaient tellement dans les palais où ils rési-
daient qu'on n'y voyait que l'orgie et le jeu. Quant aux Indiens, on
avait pris l'habitude de ne faire aucun cas d'eux; aussi ceux du
penol faisaient-ils de fréquentes sorties sur le quartier du Veedor à
qui ils tuèrent plusieurs soldats en en blessant un grand nombre
d'autres. Ce voyant, le Factor prit le parti d'envoyer à côté de Ghi-
rinos un des capitaines de Gortès, Andrès de Monjaraz, qui était de-
venu son ami. Malheureusement ce Monjaraz se trouvait en ce mo-
ment perclus de bubas et tout à fait incapable de rien entreprendre
d'utile, tandis que d'autre part les Indiens se montraient enhardis de
leurs triomphes et que la rébellion était chaque jour plus à craindre
dans Mexico. En attendant, le Factor employait tous les moyens pour
arriver à la possibilité d'envoyer de l'or en Gastille à Sa Majesté et
au grand commandeur de Léon don Francisco de Los Gobos. Ce fut
alors aussi qu'il fit courir le bruit que Gortès et nous tous avions été
massacrés par les Indiens dans un village appelé Xicalango.
A cette même époque encore revenait de Gastille Diego de Ordas
que Gortès avait envoyé en qualité de procureur de la Nouvelle-
Espagne. Or il ne fit autre chose que se procurer à lui-même une
commanderie de Santiago, le titre de propriété de ses Indiens et le
volcan de Guaxocingo pour armoiries. Dès qu'il arriva à Mexico, il
manifesta l'intention d'aller à la recherche de Gortès, après avoir vu
les discordes et disputes qui régnaient dans la capitale. A cet effet, il
crut devoir se faire le grand ami du Factor. Quoi qu'il en soit, il fit
voile avec un navire et un brigantin dans le but d'aller voir si Gortès
était mort, et il suivit la côte jusqu'au village de Xicalango où avaient
péri Simon de Guenca, le capitaine Francisco de Mcdina et les Espa-
gnols qui étaient avec eux, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui en
a traité. Ordas se contenta d'apprendre cette nouvelle et reprit la
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 717
roule de la Nouvelle-Espagne. Jugeant inutile d'y débarquer, il
écrivit simplement au Factor, par l'entremise de quelques passagers,
qu'il tenait pour certaine la mort de Cortès. Après avoir lancé ce
bruit, il mit à profit le même navire pour aller à l'île de Cuba
acheter des juments et des génisses.
Le Factor, ayant reçu la lettre d'Ordas, s'en allait la montrant à
tout le monde à Mexico et répandait partout la nouvelle de la mort
de Cortès et de nous tous qui étions partis avec lui. Il prit le deuil,
il lit dresser un catafalque à l'église principale de Mexico et célébrer
une cérémonie funèbre en l'honneur de Cortès. Cela fait, il se pro-
clama gouverneur et capitaine général de la Nouvelle-Espagne, au
son des trompettes et des atabales. Il ordonna que les femmes qui
avaient perdu leurs maris dans l'expédition de Cortès eussent à prier
pour leurs âmes et à se remarier. Il fit même parvenir cet ordre à
Craazacualco et dans d'autres villes. La femme d'un certain Alonso
Valiente, appelée Juana de Mancilla, refusa de se remarier, préten-
dant que Cortès ni aucun de nous n'étaient morts et que les anciens
conquistadores n'étaient pas des gens sans cœur comme ceux qui se
trouvaient devant le peiïol de Coatlan aux ordres du Veedor Ghirinos
et qui se laissaient attaquer par les Indiens au lieu de les attaquer
eux-mêmes. Elle ajoutait que Dieu lui inspirait l'espoir de voir bien-
tôt de retour à Mexico et son mari et Cortès et les vieux conquista-
dores; qu'en somme elle ne voulait point se remarier. Ce fut à cause
de ce discours que le Factor la fit fouetter publiquement dans les rues
de Mexico, en l'accusant de maléfices. Au surplus, comme les flat-
teurs et les traîtres ne manquent pas dans ce monde, on en vit surgir
un que nous avions pris jusque là pour un honnête homme, et que,
pour son honneur, je ne veux pas nommer ici. Il déclara au Factor,
devant un grand nombre de personnes, qu'il était tombé malade de
frayeur, parce qu'en passant près du Tatelulco, où se trouve l'église
de Santiago, là même où s'élevait autrefois l'idole de Huichilobos, il
avait clairement vu dans le préau les âmes de Cortès, de dona Marina
et du capitaine Sandoval brûlant au milieu des flammes et qu'il avait
été saisi du mal d'épouvante. Un autre individu, que j'avais toujours
cru digne de bonne réputation et que pour cela je ne veux pas nom-
mer non plus, dit au Factor qu'il se passait sur les places de Tezcuco
de vilaines choses qu'on attribuait aux âmes de Cortès et de dona
Marina. Tout cela n'était que mensonges et trahisons. La vérité, c'est
que ces personnages parlaient ainsi pour s'attirer les faveurs du
Factor, ou parce que celui-ci leur en avait fait un ordre.
En même temps arrivèrent aussi à Mexico Francisco de Las Casas
et Gil Gonzalez de Avila, ceux-là mêmes qui avaient fait égorger
Ghristoval de Oli. Témoins de ces troubles, et voyant que le Factor
s'était fait proclamer gouverneur, Las Casas qualifia publiquement
718 CONQUÊTE
ces faits de mauvaises actions, ajoutant qu'on ne devrait point per-
mettre pareilles choses, parce que Gortès était vivant — il le croyait
du moins ainsi — et qu'en supposant que sa mort fût réelle, ce qu'à
Dieu ne plût, Pedro de Alvarado conviendrait mieux pour gouverner
que le Factor, attendu qu'il était plus qualifié, plus gentilhomme et
pourvu de plus de mérite; que, par conséquent, on devrait l'appeler
à la capitale. Son frère Jorge de Alvarado, le trésorier lui-même et
d'autres habitants de Mexico lui écrivirent pour qu'il revînt en tout
cas avec sa troupe, dans la conviction qu'on s'efforcerait de le faire
gouverneur jusqu'à ce que l'on sût si Gortès était vivant et pendant
qu'on avertirait Sa Majesté pour savoir si Elle daignait ordonner
autre chose. Ces lettres firent que Pedro de Alvarado prit la route de
Mexico ; mais il reçut du Factor de telles menaces de mort qu'il en
fut réellemeut impressionné. Il n'ignorait pas, d'ailleurs, qu'on avait
pendu Rodrigo de Paz et mis en prison le licencié Zuazo, et pour ces
raisons il s'en revint au pays qu'il avait mission de conquérir.
Entre temps, le Factor avait recueilli autant d'or qu'il lui avait été
possible, à Mexico et dans la Nouvelle-Espagne, afin d'en prendre
occasion d'envoyer pour messager à Sa Majesté un de ses amis, appelé
Pena, avec des lettres secrètes. Francisco de Las Casas, le licencié
Zuazo et Rodrigo de Paz osèrent y faire opposition ; le trésorier et le
contador eux-mêmes se joignirent à eux pour prétendre qu'il ne de-
vait point annoncer que Gortès était mort, attendu que cela n'était
pas certain, et qu'au surplus, s'il voulait absolument envoyer de l'or
à Sa Majesté, ce serait fort bien, pourvu que ce fût celui du quint
royal; mais que, même en ce cas, cela devrait se faire d'accord avec
le trésorier et le contador et nullement au nom seul du Factor.
Malgré tout, l'or était déjà transporté à bord des navires qui se te-
naient prêts à faire voile. Mais Las Casas se mit en route, porteur
d'ordres de Zuazo et de recommandations de Rodrigo de Paz, des
hauts employés des finances de Sa Majesté et de quelques conquis-
tadores, pour aller empêcher ce départ du navire jusqu'à ce qu'on pût
écrire à notre Roi les conditions dans lesquelles se trouvait la Nou-
velle-Espagne; car en ce moment le Factor s'opposait à ce que d'au-
tres personnes écrivissent et il avait prétendu ne laisser embarquer
que ses propres nouvelles. Lorsqu'il vit d'ailleurs que Las Casas et
le licencié n'étaient pas précisément de ses amis et lui faisaient op-
position, il donna l'ordre de les arrêter et d'instruire le procès de
Francisco de Las Casas et de Gril Gonzalez de Avila, pour le sup-
plice qu'ils avaient fait subir à Oli. On prononça une sentence qui les
condamnait à être égorgés. Le Factor allait les faire exécuter, quoi-
qu'ils eussent interjeté appel par-devant Sa Majesté, lorsqu'enfin, à
force de démarches, on obtint que le recours fût admis. Les con-
damnés furent envoyés enCastilleavec les pièces relatives à leur procès.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 719
Après cela, il (it retomber tout son ressentiment sur Zuazo lui-
même et, bon gré mal gré, on le mit sur une mule, on le transporta
à Vera Cruz et on l'envoya à l'île de Cuba sous le prétexte qu'il aurait
à y rendre compte de sa conduite de magistrat. Quant à Rodrigo de
Paz, ({ai avait été mis en prison, on exigeait de lui qu'il produisît l'or
et l'argent appartenant àCortès, attendu qu'en qualité de majordome
il devait connaître l'existence de ces richesses et qu'il n'ignorait pas
sans doute où elles étaient cachées. Elles seraient envoyées à Sa
Majesté, comme chose usurpée par Gortès sur le trésor royal. Gomme
il ne livrait pas cet or, qui évidemment devait être en son pouvoir, le
Factor lui fit appliquer la question : on lui brûla les pieds et le bas
des jambes avec de l'huile bouillante. Le malheureux, faible et malade
par suite de sa captivité, fut sur le point d'en mourir. Voyant au sur-
plus que, s'il en revenait, il ne tarderait pas de porter plainte à Sa
Majesté, le Factor donna l'ordre qu'on le pendît comme bandit et
perturbateur. En même temps, il ordonnait aussi qu'on arrêtât la
plupart des soldats et des habitants de Mexico connus pour être des
partisans de Gortès. Jorge de Alvarado et Andrès de Tapia cherchèrent
un refuge dans la maison des Frères franciscains. Du reste, presque
tout le monde était du parti de Gortès, quoique plusieurs des anciens
conquistadores se fussent alliés au Factor parce qu'ils en recevaient
de bons Indiens et qu'ils commençaient à crier : Vice le vainqueur!
Le nouveau gouverneur, au surplus, avait fait enlever du dépôt royal
toutes les armes, avec ordre de les apporter dans son palais. On retira
l'artillerie de la forteresse et de l'arsenal pour la pointer devant l'ha-
bitation du gouverneur qui en nomma commandant don Luis de Gruz-
man, parent du duc de Mcdina-Sidonia. Un certain Artiaga reçut le
grade de capitaine de sa garde, dont devaient faire partie, pour veiller
sur sa personne, Ginès Nortez, Cronzalez Sabiote et quelques autres
soldats qui avaient appartenu à Gortès.
La lettre de Zuazo conseillait encore à Gortès d'aller le plus tôt pos-
sible mettre ordre aux affaires de Mexico, parce qu'en sus des calamités
et des scandales qu'on vient de lire, il existait de bien pires choses :
Je Factor avait, en effet, écrit à Sa Majesté qu'on venait de trouver
dans la garde-robe de Gortès un poinçon avec lequel il marquait l'or
qui lui était apporté secrètement par les Indiens, afin de n'en pas
payer le quint royal. Pour qu'on jugeât, du reste, à quel point en
étaient arrivées les choses à Mexico, la lettre de Zuazo faisait savoir
qu'un habitant de Guazacualco était venu dans cette ville afin de
revendiquer pour lui un certain nombre d'Indiens restés vacants par
suite de la mort d'un autre résident du bourg. Il eut beau s'exprimer
à voix basse et appuyer son dire des meilleures raisons en assurant
à une femme, chez laquelle il recevait l'hospitalité, qu'elle avait eu
tort de se remarier, parce que son mari, ainsi que tous ceux qui par-
720 CONQUÊTE
tirent avec Cortès, était certainement vivant; le propos fut bien vite
rapporté au Factor qui, en l'apprenant, envoya chercher par quatre
alguazils le voyageur qu'on amena garrotté à la prison publique.
Il voulait le faire pendre comme perturbateur; mais le pauvre mal-
heureux, nommé Gronzalo Hernandez, se ravisa, et dit qu'ayant vu
pleurer la femme il s'était permis de lui dire que son mari était vivant,
uniquement pour la consoler, mais que sa conviction était que nous
étions tous morts. Il s'ensuivit que le gouverneur lui fit donner les In-
diens qu'il réclamait, avec l'ordre de ne pas rester davantage à Mexico,
l'avertissant que, s'il s'avisait de parler encore, on le ferait pendre.
La lettre de Zuazo se terminait par la triste nouvelle que, peu de
temps après le départ de Cortès de Mexico, le bon Père fray Barto-
lomé était mort1. Ce fut un saint moine; tout Mexico le pleura. On
l'inhuma en grande pompe dans l'église de Santiago. Les Indiens
restèrent sans manger depuis le moment de sa mort jusqu'à ce qu'il
fut enterré. Les Pères franciscains qui prêchèrent à ses obsèques
dirent que c'était un saint homme, et que si l'Empereur lui devait
beaucoup, les Indiens lui devaient encore davantage, puisqu'à l'Empe-
reur il n'avait donné que de nouveaux sujets, et qu'aux Indiens il
avait révélé la connaissance de Dieu en gagnant ainsi leurs âmes
pour le paradis. Il avait converti et baptisé plus de deux mille cinq
cents Indiens dans la Nouvelle-Espagne, selon l'aveu que le défunt
en avait fait au prédicateur lui-même. Sa mort fut une grande perte,
parce que son ascendant et la sainteté de son caractère apaisaient bien
des discussions et des querelles; en outre, il faisait le plus grand bien
aux pauvres. Zuazo ajoutait encore dans sa lettre que Mexico était
perdue, et il finissait par ces paroles : « Ce que je viens de dire à
Votre Grâce s'est passé absolument comme je l'ai dit; c'est de la sorte
que vont les hommes que j'ai laissés là-bas; ils m'envoyèrent pri-
sonnier sur une mule pour m'embarquer dans ce navire où je suis
encore chargé de fers. »
Lorsque Cortès acheva de lire, nous tombâmes tous dans une tris-
tesse et une irritation des plus grandes, aussi bien contre Cortès, qui
venait de nous amener où nous étions à travers tant de fatigues, que
contre le Factor, de qui nous recevions tant de préjudices. Nous n'a-
vions que des pensées de malédiction pour l'un comme pour l'autre,
et nos cœurs bondissaient de colère. Quant à Cortès, il ne put retenir
1. Ce saint homme, dont la judicieuse tolérance contrastait bien souvent avec les
mesures fanatiques commandées par Cortès, fut la ligure la plus intéressante de cette
aventureuse campagne. 11 en est certainement une victime. 11 commença en effet par
gagner des fièvres intermittentes, en même temps que Cortès, dès leur arrivée à la
côte. Le voyage qu'il lit à Tutepèque avec Àlvarado dut agir dans le même sens, et,
selon toute probabilité, il fut victime des conséquences viscérales de son impalu-
disme,
DE LA NODVELLE-ESPAGNE. 721
ses larmes; emportant sa lettre, il eourut se renfermer dans son
logement et refusa de nous voir jusqu'après le milieu du jour. Alors,
tous ensemble, nous le priâmes de s'embarquer sans retard dans les
trois navires qui étaient là, avec nous, pour la Nouvelle-Espagne.
Mais il nous répondit d'un ton doux et affectueux : « 0 mes fils et mes
camarades, je ne puis m'empêcher de reconnaître que le Factor, ce
mauvais homme, est devenu très-puissant, et je craindrais qu'en nous
sachant débarqués au port, il ne se livrât à quelque acte plus audacieux
et plus éhonté encore que tous ceux dont il s'est rendu coupable, en
me tuant, me noyant ou me jetant en prison, et non-seulement moi,
mais vous-mêmes et vos personnes avec la mienne. Avec le secours de
Dieu, je m'embarquerai bientôt, mais cela ne peut se faire qu'avec
quatre ou cinq de vous ; ma marche doit rester secrète ; mon débarque-
ment doit être ignoré à Mexico, jusqu'à ce que nous entrions sans
avoir été reconnus dans la capitale. En outre, Sandoval est à Nacoavec
peu de soldats, il doit continuer à combattre dans le pays, surtout
vers Guatemala qui n'est pas encore pacifié. Il importe que vous,
senor Luis Marin, vous repartiez accompagné de tous les camarades
avec lesquels vous êtes venu à ma recherche; vous devez rejoindre
Sandoval pour prendre la direction de Mexico. »
Il me faut dire maintenant que Gortès écrivit au capitaine Francisco
Hernandez qui était à Nicaragua, celui-là même qui avait chargé Pedro
de Garro de lui chercher un port. Notre général lui offrait ses services
promettant de faire pour lui tout ce qui serait possible et lui adressant
deux mules chargées de ferrures, parce qu'on savait qu'il en manquait.
Il lui envoya également des outils pour les mines, des vêtements riches
pour sa garde-robe, quatre tasses et pots d'argent de sa propre vais-
selle, et quelques joyaux d'or. Il confia le tout à un hidalgo nommé
Cabrera, l'un des cinq soldats qui vinrent avec nous à la recherche
de Gortès. Ce Cabrera devint plus tard capitaine de Yenalcazar. Ce fut
un vigoureux soldat et un véritable homme de caractère. Il était natif
de la Vieille-Castille. Devenu mestre de camp de Blasco Nunez Vêla,
il mourut dans la même bataille que le Vice-Roi. Je veux dire main-
tenant qu'ayant appris que Gortès devait revenir à la Nouvelle-Espagne
par la voie de mer, j'allai lui demander en grâce de m'emmener avec
lui, en considération de ce que je m'étais toujours trouvé à ses côtés
au milieu de ses guerres et de ses fatigues, l'aidant sans cesse de
mon appui. J'ajoutais que le moment était venu de me prouver qu'il
appréciait les services que je lui avais rendus, aussi bien que mon
amitié, et qu'il ne méprisait pas ma présente prière. Il m'embrassa et
me dit : « Si je vous emmène avec moi, qui donc accompagnera
Sandoval? Je vous prie, mon fils, d'aller avec votre ami; je vous
promets, — et par ma barbe je le jure! — que je vous comblerai de
mes fuveurs en reconnaissant que je vous le dois depuis longtemps.»
46
722 CONQUÊTE
C'est-à-dire que mes paroles ne servirent à rien; il ne permit pas que
je partisse avec lui.
Je veux raconter un autre fait. Pendant que nous étions dans cette
ville de Truxillo, un Espagnol du nom de Rodrigo Maïiueco, maître
d'hôtel de Gortès et courtisan d'habitude, voulant égayer son patron,
un jour qu'avec une grande raison il était fort triste, paria avec
d'autres caballeros qu'il monterait armé de toutes pièces jusqu'à la
maison que les Indiens venaient de bâtir pour Gortès dans la province.
Or cette maison était située sur un rocher assez élevé. En montant
cette côte escarpée, sous le poids de ses armes, il prit un effort et il
en mourut.
Quoi qu'il en soit, les habitants de cette ville, ayant reconnu que
Gortès ne leur donnait pas les emplois qu'ils auraient désirés, com-
mençaient à se mutiner, lorsque Gortès les apaisa en promettant
qu'il les emmènerait à Mexico en sa compagnie et qu'alors il leur
donnerait des emplois honorables. J'ajouterai que notre chef envoya
à Naco Diego de Godoy qu'il avait d'abord placé comme capitaine au
port de Gaballos. Il devait emmener avec lui quelques habitants ma-
lades qui ne trouvaient pas sur place de quoi s'alimenter et avaient
à souffrir le tourment causé par les puces et les moustiques. Il pa-
raissait utile que pour fuir toutes ces misères ils s'en fussent à Naco,
qui est un pays bien meilleur. Quant à nous, nous devions prendre
avec le capitaine Luis Marin la route de Mexico et, si l'occasion était
favorable, nous avions l'ordre de visiter la province de Nicaragua pour
que Gortès en pût demander le gouvernement à Sa Majesté, s'il re-
venait à Mexico. Après que Gortès nous eut embrassés, nous l'embar-
quâmes; il fit voile vers Mexico, et nous partîmes dans la direction
de Naco, nous sentant bien heureux à la pensée que nous allions
faire route vers la capitale. Ge fut avec beaucoup de fatigues et une
grande disette de vivres que nous arrivâmes à Naco. Sandoval s'en
réjouit grandement. A notre arrivée, nous apprîmes que Pedro de
Garro avait pris congé de Sandoval avec sa troupe, et s'était mis en
route, tout joyeux, vers Nicaragua pour rendre compte au capitaine
Francisco Hernandez de ce qu'il avait convenu avec Sandoval. Le
lendemain de notre entrée à Naco, nous partîmes dans la direction de
Mexico, tandis que les soldats de la compagnie de Grarro qui étaient
allés avec nous à Truxillo prenaient le chemin de Nicaragua avec le
présent et la lettre que Gortès envoyait à Francisco Hernandez. Je ne
parlerai pas de notre route afin de pouvoir dire ce qui arriva à Fran-
cisco Hernandez avec le gouverneur Pedro Arias de Avila à propos de
ce présent.
de la nouvelle-Espagne. 723
CHAPITRE GLXXXVI
Comme quoi certains amis «le Pedro Arias de Avila partirent en poste de Nicaragua
pour lui faire savoir que Francisco Hernandez. qu'il \ avait envoyé en qualité de
capitaine, s'était mis en correspondance avec Cortès en se soulevant contre lui avec
leto provinces de Nicaragua. Ce que Pedro Arias fit à ce propos.
Un soldat appelé Garavito et un de ses camarades, du nom de
Zamorano, qui étaient des intimes de Pedro Arias de Avila, gouver-
neur de Terre-Ferme, surent que Cortès avait envoyé des présents à
Francisco Hernandez, avec lequel aussi Pedro de Garro et quelques
autres soldats entretenaient des rapports secrets. Le soupçon leur
était venu qu'on voulait livrer ces provinces à Cortès. Au surplus, le
Garavito était ennemi personnel de notre général, parce qu'au temps
de leur jeunesse, dans l'île de Saint-Domingue, Cortès l'avait gratifié
de quelques bonnes entailles, à propos d'amourettes. Pedro Arias,
ayant donc reçu, des lettres qui le mettaient au courant de ce qui se
passait, partit en toute hâte avec un grand nombre de soldats à pied
et à cheval, et il alla s'emparer de la personne de Francisco Hernan-
dez. Quant à Pedro de Garro, ayant eu vent de l'arrivée de Pedro Arias
et de son ressentiment contre lui, il prit la fuite et s'en vint avec
nous. Francisco Hernandez aurait certainement eu le temps de faire
de même; mais il ne le voulut pas, dans l'espoir que Pedro Arias se
conduirait avec lui bien autrement qu'il ne le fit, parce qu'ils avaient
été grands amis. On fit le procès à Hernandez. La cause étant instruite,
il fut déclaré coupable de rébellion; sentence fut prononcée contre lui,
et Pedro Arias le lit égorger dans la ville même où il commandait. Et
voilà où vinrent aboutir le voyage de Garro et les présents de Cortès.
Je m'arrêterai là pour dire ensuite comme quoi Cortès fut ramené par
la tempête au port de Truxillo et ce qui arriva encore.
CHAPITRE CLXXXVU
Comme quoi Cortès, allant par mer à Mexico, essuya une tempête et fut obligé de
revenir deux fois au port de Truxillo, et ce qui lui advint en ce lieu.
J'ai dit dans le chapitre qui précède que Cortès s'embarqua pour
se rendre à Mexico. Il éprouva, paraît-il, des contrariétés en mer par
le mauvais temps, de sorte qu'un jour il perdit son mât de misaine.
Il lui fallut donner l'ordre de revenir faire relâche à Truxillo. Gomme
72'i CONQUÊTE
il était faible, mal dispos, brisé par le mal de mer et fort soucieux au
sujet de son retour à la Nouvelle-Espagne, car il craignait d'être pris
par le Factor, il fut d'avis qu'il n'était point opportun de retourner
en ce moment à Mexico. Ayant débarqué à Truxillo, il donna à fray
Juan, qui était parti avec lui,, l'ordre de célébrer des messes d'invo-
cation au Saint-Esprit, de faire des processions et des prières à Dieu
Notre Seigneur et à sainte Marie Notre Dame la Vierge, pour de-
mander l'inspiration de faire ce qui conviendrait le mieux à leur saint
service. Il paraît que le Saint-Esprit l'éclaira dans le sens de ne pas
faire en ce moment le voyage, mais de conquérir et de coloniser ce
pays où il était. En conséquence, sans aucun retard, il envoya trois
messagers à bride abattue pour arrêter notre marche sur Mexico. Il
nous adressait des lettres pour nous prier de ne pas aller plus avant,
mais de nous occuper à conquérir et à coloniser le pays, attendu que,
son saint ange gardien l'éclairant et lui inspirant cette pensée, il avait
résolu d'y conformer sa conduite. Quand nous vîmes cette lettre et
l'autorité avec laquelle il nous donnait cet ordre, nous ne pûmes
réellement pas y tenir; nous lui lançâmes mille malédictions, souhai-
tant que le malheur le poursuivît en toutes ses entreprises, puisque
nous lui devions tant de calamités. Nous dîmes donc au capitaine
Sandoval que, s'il voulait coloniser, il gardât près de lui ceux qui
consentiraient à rester; d'ailleurs Gortès nous avait assez traités en
gens conquis; nous jurions de ne pas l'attendre un instant de plus,
et nous allions poursuivre notre route vers le pays de Mexico dont
nous nous étions rendus maîtres. Sandoval était de notre avis. La
seule chose qu'il put obtenir de nous, ce fut que nous écrivissions à
Gortès par les mêmes messagers qu'il venait de nous envoyer avec
ses ordres, pour lui donner connaissance de notre résolution. Il reçut
en peu de jours nos lettres signées de nous tous. Dans sa réponse, il
fit les plus belles promesses à ceux qui voudraient rester, et il ajoutait
en post-scriptum que si l'on ne voulait pas obéir à ses ordres, peu lui
importait, attendu qu'il y avait des soldats en Castille et partout
ailleurs.
A la lecture de cette lettre, nous eûmes la tentation de poursuivre
notre route vers Mexico et de perdre tout ménagement envers lui.
Mais Sandoval, qui s'en aperçut, nous parla très-affectueusement, en
nous suppliant d'attendre quelques jours, tandis qu'il irait en per-
sonne engager Gortès à s'embarquer. Nous lui écrivîmes donc, en
réponse à sa lettre, qu'il devrait nous prendre en pitié et avoir pour
nous plus de considération qu'il ne paraissait en avoir; il ne pouvait
oublier que c'était lui qui nous avait conduits où nous étions; qu'à
cause de lui on nous avait dépouillés en vendant notre avoir et nos
Indiens; que la plupart de nous étaient mariés et n'avaient absolu-
ment aucune nouvelle de leurs femmes et de leurs enfants. Nous
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 725
finissions en le priant de s'embarquer sans retard et de prendre la
route de Mexico, attendu que si, comme il le disait, il y a des soldats
en Gastille et partout ailleurs, lui-même n'ignorait pas qu'il y avait à
Mexico des gouverneurs et des capitaines qui nous rendraient nos
Indiens dès notre retour, quelque regret qu'ils en eussent, sans qu'il
fût nécessaire d'attendre Gortès pour les recevoir de sa main.
Sandoval partit donc, emmenant avec lui le camus Saucedo et un
maréchal ferrant du nom de Francisco Donaire. Il montait son bon
cheval qu'on appelait Motilla, Il jurait en partant qu'il ferait embar-
quer Gortès et l'obligerait à partir pour Mexico. Et puisque j'ai porté
le souvenir sur le cheval Motilla, je dois dire qu'il était supérieur à
la course, beau et bien fait, châtain foncé et le meilleur qu'il y eût
dans la Nouvelle-Espagne. Il était si bon que Sa Majesté en eut
connaissance et que Sandoval avait un moment pensé à lui en faire
présent. Sandoval, du reste, m'avait prié de lui céder mon cheval, qui
était excellent aussi, soit pour la course, soit pour la fatigue. Il m'a-
vait coûté six cents piastres lorsque je l'achetai à son propriétaire
Avalos, frère de Saavedra, attendu qu'un autre, dont j'étais posses-
seur, fut tué dans une rencontre en entrant dans le village connu
sous le nom de Zulaco. Sandoval en échange du mien m'en donna un
autre qui ne vécut que deux mois en ma possession, vu qu'on me le
tua dans une autre bataille. Je restai avec un mauvais poulain que
j'acquis des marchands qui vinrent à Truxillo, ainsi que je l'ai, dit
dans le chapitre qui en a traité. Mais c'est assez parler des avaries
de nos chevaux et de mes misères. Revenons-en à dire qu'avant de
partir Sandoval nous traita tous de la manière la plus affectueuse.
Il désigna Luis Marin pour nous commander. Nous nous portâmes
sur des villages appelés Marayani et de là au bourg d'Acalteca qui
avait alors un grand nombre de maisons. Nous devions y attendre la
réponse de Gortès.
Sandoval arriva en peu de jours à Truxillo. Gortès se réjouit beau-
coup de le voir; mais, en prenant connaissance de ce que nous lui
écrivions, il ne sut d'abord à quoi se résoudre, car il avait déjà en-
voyé avec tous les soldats son cousin Saavedra, qui était capitaine,
pour pacifier les villages insoumis. En somme, Sandoval eut beau
importuner Gortès de ses prières, et se faire appuyer par Pedro Sau-
cedo et fray Juan de Las Yarillas, qui désirait aussi retourner à
Mexico pour savoir quelles avaient été les dispositions de fray Bar-
tolomé et s'il était venu d'autres Frères de son ordre ; Gortès s'ob-
stina à ne pas s'embarquer. Ce qui arriva alors, je vais le dire à la
suite.
726 CONQUÊTE
CHAPITRE CLXXXV1II
Comme quoi Cortès envoya un navire à la Nouvelle-Espagne avec un de ses serviteurs
nommé Martin de Crantes pour capitaine, porteur de lettres et pouvoirs pour que
Francisco de Las Casas et Pedro de Alvarado fussent chargés du gouvernement, s'ils
étaient là, et, à leur défaut, Alonso de Estrada et Albornoz.
Gronzalo de Sandoval ne put donc pas obtenir que Gortès s'embar-
quât. Celui-ci s'obstina à vouloir conquérir et coloniser ce pays qui
dans ce temps-là était très-peuplé. On lui faisait même la réputation
d'avoir beaucoup de mines d'or. Il fut donc convenu entre eux qu'on
enverrait immédiatement un navire à Mexico, avec un serviteur de
Gortès, appelé Orantes, homme actif, bien propre à inspirer confiance
pour n'importe quelle affaire importante. Il devait partir comme ca-
pitaine du bâtiment, emportant des pouvoirs pour Pedro de Alvarado
et Francisco de Las Casas s'ils se trouvaient être à Mexico, afin qu'ils
exerçassent toutes les prérogatives du gouvernement de la Nouvelle-
Espagne jusqu'au retour de Cortès. Si ces personnages n'étaient
point à Mexico, le trésorier Alonso de Estrada et le contador Albor-
noz devraient gouverner, conformément aux pouvoirs qu'ils avaient
primitivement reçus, tandis que ceux du Factor et du Veedor se-
raient considérés comme révoqués. Cortès écrivit très-affectueusement
au trésorier et même à Albornoz, quoiqu'il eût connaissance des let-
tres que celui-ci avait adressées contre lui à Sa Majesté. Il écrivit en
même temps à tous ses amis les conquistadores, prenant soin au sur-
plus de recommander à Martin de Orantes de débarquer dans une
baie située entre Yera Cruz et le Panuco. Il en fit du reste un ordre
au pilote et aux matelots en y ajoutant une bonne récompense en ar-
gent. Ceux-ci ne devaient débarquer aucune autre personne que
Orantes, et il leur était prescrit de lever l'ancre et de faire voile tout
aussitôt pour le Panuco. Le navire choisi fut le meilleur des trois
que l'on avait. On le pourvut de provisions; on entendit la messe;
on fit voile immédiatement après, et Notre Seigneur fit à ceux qui le
montaient la grâce d'un si beau temps qu'ils arrivèrent fort vite à la
Nouvelle-Espagne. Ils s'en furent droit à la baie désignée, près du
Panuco; Martin de Orantes la connaissait très-bien. Il descendit à
terre en rendant grâces à Dieu.
Pour qu'on ne pût le reconnaître, Orantes abandonna ses habits
et, conformément aux ordres de Gortès, il se déguisa en paysan au
moyen de vêlements qu'il avait emportés tout faits de Truxillo. Ses
lettres et les pouvoirs avaient été très soigneusement attachés et dis-
tribués sur son corps de manière à ne rien laisser d'apparent. Il on-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 727
treprit la route à pied vers Mexico, car c'était un excellent marcheur.
Lorsqu'il arrivait dans des villages où il y avait des Espagnols, il se
mêlait aux Indiens, afin d'éviter toute conversation qui pût le faire
reconnaître de ses compatriotes. Dans les cas où il ne pouvait faire
autrement, il n'avait guère à craindre d'être découvert, parce que
nous étions sortis de Mexico depuis deux ans et trois mois, et que,
pendant ce temps, sa barbe avait beaucoup crû. Lorsque quelqu'un
lui demandait son nom, où il allait, d'où il venait, et qu'il ne pouvait
s'empêcher de répondre, il disait s'appeler Juan de Flechilla et être
laboureur. De sorte que, trois jours après avoir débarqué, il entrait
nuitamment à Mexico et gagnait la maison des Frères de Saint-Fran-
çois. Il y rencontra beaucoup de réfugiés, parmi lesquels Jorge de
Alvarado, Andrès de Tapia, Juan Nunez de Mercado, Pedro Moreno
Medrano et d'autres conquistadores amis de Cortès. Lorsqu'ils virent
Orantes, qu'ils apprirent que Gortès était vivant et qu'ils reçurent
ses lettres, ils ne se tenaient pas de joie les uns et les autres; ils en
sautaient et dansaient de plaisir. Les Frères franciscains, fray Torri-
bio Motolinea surtout, ainsi que fray Domingo Altamirano, se li-
vraient à de grands transports de joie, en rendant grâces à Dieu pour
ce qu'ils venaient d'apprendre. Aussitôt, sans plus attendre, ils fer-
mèrent toutes les portes du monastère, afin qu'aucun des nombreux
traîtres qu'il y avait partout ne pût donner avis et fournir l'occasion
de conciliabules à ce sujet.
A minuit on porta les choses à la connaissance du Trésorier, du
Gontador Albornoz et d'autres amis de Gortès. Aussitôt instruits, ils
se rendirent sans bruit au couvent de Saint-François, virent les pou-
voirs que Gortès leur envoyait et convinrent, avant tout, d'aller s'em-
parer du Factor. La nuit se passa à faire parvenir l'avis aux vrais
amis et à préparer des armes pour aller le lendemain de bonne heure
s'assurer de la personne du gouverneur. Quant au Veedor, il se
trouvait en ce moment à l'attaque du perwl de Goatlan. Quand le jour
parut, le Trésorier sortit avec tous les partisans de Gortès ; Martin
de Orantes marchait en évidence, afin que, l'ayant reconnu, tout le
monde pût se réjouir. Ils tombèrent sur les logements du Factor en
criant : « Vive, vive le Roi notre seigneur! et au nom du Roi, Fer-
nand Gortès qui est vivant et qui revient à la capitale ! Voilà son ser-
viteur Orantes î » Lorsque les habitants entendirent un tel vacarme
de si bonne heure,- mêlé de cris de Vive le Roi! ils accoururent tous
aux armes, ainsi qu'ils y étaient obligés, leur intention étant de sou-
tenir les intérêts de Sa Majesté, dans la croyance que c'était tout
autre chose. Mais quand ils entendirent que Gortès était vivant et
qu'ils virent Orantes, ils en éprouvèrent une très-vive joie. Un grand
nombre de personnes se réunirent et entourèrent le Trésorier pour
lui donner leur concours, tandis que le Gontador paraissait prendre
728 CONQUÊTE
la chose froidement; je crois même qu'il en avait du regret et qu'il
jouait double jeu, au point qu'Alonso de Estrada lui en fit le repro-
che, et il y eut entre eux un échange de vilaines paroles, prononcées
avec aigreur, qui ne satisfirent pas beaucoup le Gontador.
Cependant le Factor fut averti de ce qui se passait, de sorte que
lorsqu'on s'approcha de ses habitations on le trouva parfaitement sur
ses gardes; car le Gontador lui-même lui avait fait parvenir l'avis
qu'on allait s'emparer de sa personne. Il s'était empressé de faire
pointer devant la maison qu'il habitait les pièces aux ordres du ca-
pitaine don Luis Guzman, cousin du duc de Medina-Sidonia. Ses
officiers avaient fait appel à un grand nombre de soldats. Ces chefs
étaient Artiaga, GinesNortes et Pedro Gonzalez. Aussitôt qu'arrivèrent
le Trésorier, Jorge de Alvarado, Andrès de Tapia, Pedro Moreno, avec
tous les autres conquistadores, y compris le Gontador qui s'avançait
mollement et de mauvaise humeur avec les gens de sa maison, ils se
mirent tous à crier : « Ici pour le Roi et Fernand Cortès au nom du
Roi ! » et ils se précipitèrent les uns par les portes, les autres par
les terrasses, un grand nombre par deux autres voies différentes.
Les partisans du Factor perdirent tout de suite courage. Le capitaine
de l'artillerie prit la fuite d'un côté, les artilleurs s'en allèrent d'un
autre en abandonnant leurs pièces; Artiaga mit un grand empresse-
ment à se cacher; Gines Nortes passa par les fenêtres d'un corridor
et se laissa glisser jusqu'en bas; personne ne resta avec le Factor, à
l'exception de Pedro Gonzalez Sabiote et quatre autres de ses servi-
teurs. Se voyant abandonné, le Factor prit lui-même une mèche et
voulut mettre le feu à ses canons, mais ses ennemis arrivèrent avec
tant de précipitation qu'on ne lui laissa le temps de rien faire, et
que, là même, on s'empara de sa personne. Il fut gardé à vue pen-
dant qu'on fabriquait une cage de gros madriers. Il y fut enfermé, et
on lui donnait à manger à travers les barreaux. Et voilà où vint
aboutir son gouvernement. On en donna avis par des messagers à
toutes les villes de la Nouvelle-Espagne en y faisant parvenir la nou-
velle de ce qui était arrivé.
Les choses ayant pris cette tournure, quelques personnes s'en ré-
jouirent, mais, naturellement, ceux à qui le Factor avait donné des
Indiens et des places en eurent du regret. L'événement fut connu au
pefwl de Goatlan et à Guaxaca où le Veedor se trouvait. En l'appre-
nant, celui-ci en éprouva une si grande tristesse que le chagrin le
rendit malade; il abandonna l'emploi de commandant à Andrès de
Monjaraz qui était affligé de bubas, et il s'en vint rapidement à Tez-
cuco se réfugier au monastère de Saint-François. Le Trésorier et le
Gontador, installés déjà comme gouverneurs, furent instruits de sa
fuite et donnèrent l'ordre de l'arrêter même dans l'intérieur du mo-
nastère, attendu qu'avant qu'il y fût entré des alguazils avec des sol-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 729
dais avaient été expédiés pour s'emparer de sa personne n'importe où
on le trouverait, après l'avoir dégradé de son rang de capitaine.
Ayant su qu'il était à Tezcuco, ils furent l'enlever du couvent, le
conduisirent à Mexico et l'enfermèrent dans une autre cage sembla-
ble à celle du Factor.
Des courriers rapides furent envoyés, à Guatemala, à Pedro de
Alvarado, pour lui faire connaître l'emprisonnement du Factor et du
Vcedor. On lui recommandait, — le point où il se trouvait n'étant
pas éloigné de Truxillo, — d'aller à la recherche de Gortès pour l'a-
mener à Mexico. Dans ce but, on lui remettait des lettres avec le
rapport des événements que je viens de raconter, détaillant toutes
les circonstances qui s'y rattachaient. Au surplus, la première chose
dont s'occupa le Trésorier, ce fut d'honorer la personne de Juana de
Mancilla qui avait été fouettée par ordre du Factor comme coupable
de maléfices. Pour ce faire, il ordonna une cavalcade de tous les ca-
balleros de Mexico et, au milieu d'eux, le Trésorier lui-même la
plaça en croupe sur son cheval, lui faisant parcourir les rues de la
capitale et disant qu'il la proclamait ainsi véritablement matrone
romaine. Ce fut de la sorte que le Trésorier la releva, avec honneur,
de l'affront qu'elle avait reçu du Factor, et l'on fit de grandes réjouis-
sances pour déclarer qu'à l'avenir on la nommerait dona Juana de
Mancilla. On disait au surplus partout qu'elle était digne de tous
éloges, attendu que le Factor ne put jamais obtenir qu'elle se rema-
riât ni qu'elle avouât autre chose que ce qu'elle avait d'abord pré-
tendu, c'est-à-dire que son mari, Gortès et nous tous vivions encore.
CHAPITRE CLXXXIX
Comme quoi le Trésorier, avec un grand nombre d'autres caballeros, pria les Frères
franciscains d'envoyer fray Diego de Altamirano, parent de Cortès, avec un navire,
à Truxillo, pour ramener le général, et ce qui arriva.
Le Trésorier et un grand nombre de partisans de Gortès ne tar-
dèrent pas à s'apercevoir qu'il convenait que son retour à la Nouvelle-
Espagne ne se fît pas attendre, car les conciliabules commençaient;
le Gontador ne voyait pas de bon œil que le Factor et le Veedor res-
tassent en captivité et, sur toutes choses, Gortès lui inspirait de la
crainte pour le moment où il serait instruit de ce que lui-même avait
écrit à Sa Majesté. On convint donc qu'on irait prier les Frères fran-
ciscains d'autoriser fray Diego Altamirano à aller à Truxillo, bien
accompagné, dans un navire qu'on lui avait préparé avec tout le né-
cessaire, afin d'en ramener Gortès. Ce moine était son parent, et,
avant d'entrer dans la vie monastique, il avait été soldat et homme
730 CONQUÊTE
de guerre ; il s'entendait d'ailleurs très-bien en affaires. Les moines
approuvèrent la demande; quant à fray Altamirano, il en avait ferme-
ment le désir.
Nous le laisserons donc préparer son voyage, pour dire que le Con-
tador, malveillant et dissimulé, ne voyait pas de sang-froid le Factor
et le Yeedor emprisonnés. Il s'apercevait d'ailleurs que les événe-
ments tournaient à l'avantage de Gortès. Gomme il avait au surplus
pour amis un grand nombre de bandits qui ne rêvaient que troubles
et disputes et qui, naturellement, préféraient le Factor et Chirinos
parce qu'ils en recevaient de l'or et des Indiens, ils firent l'accord de
se réunir en grand nombre, et ils ne manquèrent pas d'entraîner avec
eux quelques personnes de qualité et de tous rangs. Leur projet était
de mettre en liberté le Factor et le Veedor et de massacrer le Tréso-
rier avec tous les employés de la prison. On assure que le Gontador
était au courant de ce qu'on méditait et en éprouvait une grande joie.
Dans le but de réaliser leur plan, ils parlèrent secrètement à un ser-
rurier nommé Guzman qui fabriquait aussi des arbalètes, homme vil
qui était dans l'habitude de dire des farces et des pasquinades. On le
chargea, dans le plus grand secret, de fabriquer les clefs qui ouvri-
raient les portes de la prison, ainsi que les cages où se trouvaient le
Factor et le Veedor. Promesse lui fut faite de le bien payer, et on lui
donna un morceau d'or en gage du prix de sa façon. On mit beau-
coup d'insistance pour lui recommander la discrétion. Le serrurier
affirma en paroles joyeuses et enjouées que la chose lui plaisait, mais
qu'il leur recommandait d'être eux-mêmes plus discrets qu'ils ne ve-
naient de l'être en n'hésitant pas à lui découvrir — sachant l'homme
qu'il était — un événement dans lequel ils jouaient si gros jeu ; qu'ils
prissent bien garde, par conséquent, de ne pas le révéler à d'autres,
et que, quant à lui, il se réjouissait fort que le Factor et le Veedor
sortissent de prison. Il eut soin ensuite de demander quels individus,
et combien, étaient dans le complot, dans quel lieu ils devaient se
réunir pour accomplir cette bonne œuvre, et quel jour, et à quelle
heure. On s'empressa de lui expliquer très-clairement tout ce qui était
convenu.
Il commença donc son travail, conformément au modèle qu'on lui
présentait; mais il se gardait bien d'y rechercher la perfection; il
voulait au contraire qu'on ne pût pas ouvrir avec ses clefs. S'il avait
l'air d'y apporter de la correction, c'était pour qu'on vînt à son établi
et qu'il pût savoir plus à fond le plan tel qu'il était formé. Plus il
retardait donc la fabrication des clefs, mieux il pénétrait tous les se-
crets. Lorsqu'cnfin le jour vint d'en faire usage et qu'elles furent li-
vrées décidément pour bonnes, tout le monde étant prêt et armé, le
serrurier s'en fut à la maison du Trésorier Alonso de Estrada et le
mit au courant de tout ce qui se passait. Aussitôt, et sans aucun dé-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 731
lai, le Trésorier envoya secrètement prévenir les partisans de Gortès
pour qu'ils eussent à se tenir prêts, sans en souffler mot au Gontador.
On se précipita sur la maison où se trouvaient réunis les libérateurs
duFactor. Vingt hommes armés y furent pris, les autres s'enfuirent
sans qu'on pût les atteindre. Les recherches faites pour constater le
mobile de la réunion prouvèrent qu'elle avait pour but de mettre en
liberté ceux que j'ai nommés et de tuer le Trésorier; on découvrit
aussi que le Gontador approuvait le complot. Parmi les conspirateurs,
on trouva trois ou quatre individus très-turbulents, bandits qui
avaient figuré dans les troubles et querelles qu'on venait de voir dans
ces derniers temps; l'un d'eux avait même fait subir les derniers ou-
trages à une dame de Gastille. On procéda contre eux au moyen du
bachelier Ortega, compatriote de Gortès, qui était alors alcalde mayor.
Trois furent condamnés à être pendus, et quelques autres au fouet.
Les pendus étaient Pastrana, Yalverde et Escobar. Je ne me rap-
pelle pas les noms de ceux qui furent fouettés. On craignit pendant
quelques jours que les partisans du Factor ne tuassent le serrurier
pour avoir découvert ce qu'on lui avait tant recommandé de tenir se-
cret.
Nous cesserons de parler de cette aventure, puisqu'après tout les
coupables sont morts, et, quoique ce que je vais dire maintenant ait
l'air de beaucoup s'écarter du cours naturel de mon récit, on verra
cependant que j'en parle bien à propos.
On se souvient que le Factor envoya un navire à Sa Majesté avec
tout l'or qu'il put réunir, ainsi que je l'ai dit dans les chapitres pré-
cédents. Il écrivit à l'Empereur que Gortès était mort, qu'on lui avait
fait ses funérailles et mille autres choses qui étaient à sa convenance,
en suppliant Sa Majesté de l'honorer du gouvernement de la Nou-
velle-Espagne. Mais en même temps, paraît-il, dans le navire por-
teur de ces dépêches partirent aussi quelques lettres fort secrètes
dont le Factor n'eut aucune connaissance, et qui étaient destinées à
l'Empereur, dans le but de lui faire savoir tout ce qui se passait
réellement dans la Nouvelle-Espagne, y compris les injustices et les
atrocités dont le Factor et le Veedor s'étaient rendus coupables.
D'autre part, Sa Majesté avait déjà su, par l'entremise de l'Audience
royale de Saint-Domingue et des Frères hiéronymites, que Gortès
était vivant et s'occupait de servir la couronne royale en conquérant
et en colonisant la province de Honduras. Aussitôt que le Conseil
royal des Indes et le grand commandeur de Léon l'avaient su, ils
s'étaient empressés de le faire connaître à Sa Majesté. Il paraît que
l'Empereur notre seigneur dit alors : « C'est une faute qu'on a com-
mise dans la Nouvelle-Espagne en se soulevant contre Gortès ; en
cela, on m'a rendu un bien mauvais service, puisque décidément il
est en vie. Je me forme de lui une telle idée que je ne doute pas
732 CONQUÊTE
qu'il ne fasse châtier les malfaiteurs par la justice aussitôt qu'il arri-
vera à Mexico. »
Revenons à notre récit pour dire que le moine Altamirano s'em-
barqua à Yera Gruz ainsi que c'était convenu, et, le temps le favori-
sant, il arriva en peu de jours au port de Truxillo où Gortès se trou-
vait. Lorsque les habitants de la ville et Gortès virent approcher un
grand navire sous voile, ils n'hésitèrent pas à penser qu'il venait de
la Nouvelle-Espagne pour prendre le général et l'amener à Mexico.
Il mouilla dans le port. Aussitôt le moine sauta à terre, entouré de
ceux qu'il amenait avec lui. Gortès en reconnut quelques-uns qu'il
avait déjà vus à Mexico ; tous accoururent lui baiser les mains, et le
moine l'embrassa. Après l'échange de quelques paroles bonnes et
saintes, ils s'en furent à l'église faire leur prière et de là aux loge-
ments, où fray Diego Altamirano dit à Gortès qu'il était son cousin,
et lui raconta les événements de Mexico comme je viens de les dé-
crire. Il rapporta ce que Francisco de Las Gasas avait fait pour Gortès,
ainsi que son départ pour la Gastille ; mais le général savait déjà
tout cela par la lettre du licencié Zuazo, ainsi que je l'ai expliqué
dans le chapitre qui en a traité.
Gortès se montra très-peiné de tous les événements, et il dit que,
puisque Notre Seigneur Dieu avait permis que cela arrivât, il y
avait lieu de l'en remercier, en considérant surtout que la tranquillité
était rétablieà Mexico. Il ajouta qu'il voulait s'en retourner par la voie
de terre, n'osant plus se confier à la mer, attendu que, s'étant em-
barqué deux fois de suite, il lui avait été impossible de faire route, à
cause des fortes vagues et des courants contraires; que sans doute il
en serait de nouveau très-fatigué, parce que sa faiblesse était fort
grande. Cependant les pilotes lui firent observer que l'on était ac-
tuellement au mois d'avril, que les courants n'existaient plus et que
les vents étaient favorables. Il eu résulta qu'il résolut de s'embar-
quer; mais il n'était pas possible de faire voile immédiatement; il
fallait attendre l'arrivée du capitaine Gonzalo de Sandoval qui avait
été envoyé peu de jours auparavant aux villages d'Olancho, à cin-
quante-cinq lieues de distance. Il était chargé de chasser du pays un
capitaine de Pedro Arias de Avila, nommé Roxas, que son chef avait
envoyé de Nicaragua pour découvrir le pays et rechercher des mines,
après que Francisco Hernandez eut été égorgé ainsi que je l'ai dit.
Les Indiens de cette province d'Olancho, en effet, s'étaient plaints à
Gortès que des soldats, venus de Nicaragua, leur prenaient femmes
et filles et volaient leurs poules et tout ce qu'ils possédaient. Sandoval
était parti sans retard, emmenant soixante hommes. Il voulut faire
Roxas prisonnier; mais quelques caballeros intervinrent de part et
d'autre, et on les fit amis tous les deux. Roxas donna même à San-
doval, à ce propos, un jeune Indien pour qu'il lui servît de page. Ce
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 733
fut alors qu'on remit à Sandoval la lettre de Cortès lui enjoignant de
revenir le plus tôt possible avec tout son monde, et lui faisant con-
naître l'arrivée du moine ainsi que tous les événements de Mexico.
Dans la grande joie qu'il en éprouvait, il lui tardait fort de se mettre
en route. Il s'empressa d'exiger de Roxas qu'il évacuât les lieux, et
il entreprit sa marche de retour au pas accéléré. Cortès eut le plus
grand plaisir à revoir Sandoval. Il donna ses instructions sur tout ce
qu'il aurait à faire au capitaine Saavedra qui allait rester en qualité
de son lieutenant dans cette province. Il écrivit au capitaine Luis
Marin et à nous tous que nous eussions à prendre la direction de
Guatemala. Il nous disait tout ce qui s'était passé à Mexico, l'arrivée
du moine et l'emprisonnement du Factor et du Veedor, tel qu'on l'a lu
précédemment. Il ordonna également que le capitaine (jodoy, qui
était à Puerto de Gaballos, s'en fût à Naco avec son monde. Il donna
toutes ses lettres à Saavedra avec ordre de les envoyer sans retard ;
mais celui-ci ne voulut point les remettre, et ce fut évidemment par
méchanceté, car il commit l'indiscrétion de faire comprendre qu'il
n'avait pas voulu les laisser parvenir à leur adresse. Nous ne les vîmes
jamais.
Quoi qu'il en soit, Cortès se confessa à frère Juan. Il reçut le corps
de Notre Seigneur Jésus-Christ un matin de bonne heure, parce que,
malade comme il l'était, il craignait vraiment de mourir. Il s'em-
barqua avec tous ses amis. Le temps ayant été favorable, beaucoup
plus que quand il avait voulu partir pour la Nouvelle-Espagne, il arriva
à la Havane, descendit à terre, et tous les habitants de la ville qui le
connaissaient se réjouirent de le voir. On l'invita à une collation et,
là, il apprit par un navire, arrivé peu de jours auparavant de la Nou-
velle-Espagne, que Mexico était paisible et tranquille, et que les In-
diens qui s'étaient fortifiés sur le pefiol de Goatlan et vivaient en guerre
avec les Espagnols, avaient eu hâte de se soumettre au Trésorier, sous
certaines conditions, aussitôt qu'ils surent que Cortès et ses com-
pagnons les conquistadores vivaient encore. Bientôt je reprendrai
la suite.
CHAPITRE CXC
Comme quoi Cortès s'embarqua à la Havane pour aller à la Nouvelle-Espagne cl arriva
à la Vera Cruz avec beau temps. Des réjouissances qui accompagnèrent son arrivée.
Cortès se reposa cinq jours à la Havane; comme il lui tardait fort
d'arriver à Mexico, il donna à tout son monde l'ordre d'embarquer,
mit à la voile et, en douze jours, grâce à un temps favorable, il arriva
près du port de Medellin, en face de l'île de Sacrificios. Il fit mouiller
734 CONQUÊTE
en cet endroit pour y passer la nuit et ordonna que vingt soldats qui
lui étaient attachés descendissent à terre, non loin de San Juan d'Uloa.
Le hasard voulut qu'après avoir marché à pied environ une demi-
lieue, ils rencontrassent un convoi de chevaux venant au port d'Uloa
avec des passagers qui devaient s'embarquer pour la Castille. Cortès,
averti du fait, put alors se rendre à Vera Gruz au moyen des chevaux
et des mules du convoi, parcourant ainsi la distance d'environ cinq
lieues. Il défendit que personne donnât avis de, son arrivée. Étant
entré dans la ville deux heures avant le jour, il alla droit à l'église
dont la porte était ouverte, et y pénétra avec les personnes qui l'ac-
compagnaient. Le jour se faisant, le sacristain ne tarda pas à venir.
Cet homme était un des nouveaux venus de Castille; il ne connaissait
ni Gortès ni ceux qui étaient avec lui. Voyant l'église pleine d'étran-
gers, il gagna la rue en criant, appelant l'autorité et demandant qu'on
fît sortir du temple les étrangers qui l'encombraient. Réveillés par
ces cris, l'alcalde mayor et les alcaldes ordinaires vinrent avec trois
alguazils, accompagnés d'un grand nombre d'habitants armés, dans
la pensée que c'était bien autre chose. Tous entrèrent subitement en
réclamant, d'un ton fort arrogant, que les intrus sortissent de l'église.
Gortès était si défait par les fatigues du voyage qu'ils ne le reconnu-
rent que lorsqu'ils l'entendirent parler. Quant à fray Juan de Las
Varillas, il était reconnaissable à sa robe blanche, bien que le voyage
de mer l'eût un peu dégradée. S'étant assurés que c'était bien Gortès,
ils s'empressèrent d'aller lui baiser les mains et lui donner la bien-
venue. De son côté, le général embrassa les conquistadores^ qui vi-
vaient dans la ville, les appelant par leurs noms, s 'informant de leur
santé et leur adressant les paroles les plus amicales. Incontinent on
dit la messe, et ensuite on conduisit Gortès aux établissements de Pedro
Moreno Medrano où il résida huit jours, pendant lesquels on célébra
des fêtes et des réjouissances. On ne tarda pas, du reste, à envoyer
des messagers à Mexico pour y annoncer son arrivée. Gortès écrivit en
même temps au Trésorier, au Gontador — quoiqu'il sût que celui-ci
n'était pas de ses partisans, — à ses amis et au monastère de Sainî-
François. Tout le monde se réjouit de ces nouvelles, et comme les
Indiens des environs en eurent connaissance, ils s'empressèrent d'ap-
porter au conquistador de l'or, des étoffes, des poules et des fruits.
Gortès partit de Medellin. Le chemin qu'il devait parcourir avait
été partout réparé et nettoyé ; les logements où il devait s'arrêter
étaient ornés de branchages et pourvus de toutes les provisions néces-
saires pour lui et sa nombreuse suite. Je ne saurais dire tout ce que
les Mexicains firent pour témoigner leur allégresse. Tous les villages
qui entourent la lagune se réunirent pour lui envoyer sur la route un
grand présent en joyaux d'or, étoffes, poules, et une collection des
fruits de la saison, s'excusant de ne pouvoir faire davantage à cause de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 735
l'imprévu de son retour, et ajoutant que lorsqu'il serait dans la capi-
tale, ils feraient mieux leur devoir et le serviraient comme leur maître
(fui les a conquis et les traite avec justice. Bien d'autres villages se
conduisirent de la même manière. Tlascala surtout n'oublia rien de
ses antécédents : les personnages principaux furent au-devant de lui
pour le réjouir de leurs danses et de leurs jeux, en y ajoutant l'hom-
mage d'objets de consommation. Quand il fut arrivé à trois lieues de
Tezcuco, qui est une ville presque aussi grande et aussi peuplée que
la capitale elle-même, on en vit sortir le Contador Albornoz, venu là
pour recevoir Gortès et faire en sorte de se l'attirer, car il en avait
grandement peur. Il se fit un entourage des Espagnols de tous les
villages des environs, en sus de ceux qu'il avait amenés en sa compa-
gnie. Les caciques de cette ville se portèrent au-devant de Gortès, à
deux lieues de distance, en lui donnant le spectacle de leurs jeux et
de leurs danses qu'ils s'ingénièrent à varier. Tout cela rendit Gortès
très-satisfait.
A son entrée à Tezcuco, une autre réception solennelle lui fut faite.
Après y avoir passé la nuit, il partit le lendemain de bonne heure pour
Mexico. En route, il reçut des lettres du Trésorier, de la municipalité
et de tous les caballeros et conquistadores ses amis. On le priait de
s'arrêter dans des villages à deux lieues de la capitale, et de ne pas
y entrer ce jour-là, quoiqu'il l'eût pu facilement, parce qu'on désirait
qu'il ne le fît que le lendemain matin, afin que tout le monde pût
jouir du spectacle de la grande réception qu'on lui préparait. A l'heure
dite, donc, on vit sortir de Mexico pour aller à sa rencontre le Tré-
sorier suivi des conquistadores, des caballeros, de la municipalité et
de tous les employés. Ils avaient tous revêtu leurs plus riches habits,
avec chausses et pourpoints. Une musique composée de toute sorte
d'instruments les accompagnait. Les caciques mexicains venaient à
part, s'ingéniant à varier leurs devises et leurs costumes du mieux
qu'ils avaient pu. La lagune était couverte d'embarcations montées
par des guerriers indiens armés de la même manière qu'au temps de
(juatemuz, lorsqu'ils nous combattaient sur les chaussées. Les jeux
et les réjouissances furent tels que je ne pourrais réussir à les décrire
en détail, car, pendant tout le jour, dans les rues de Mexico, on ne
vit que danses et amusements de toute sorte, et, la nuit venue, les
fenêtres des maisons s'illuminèrent. J'allais oublier le meilleur : c'est
que les Frères franciscains, le lendemain de l'entrée de Gortès, firent
de grandes processions en chantant les louanges de Dieu et le remer-
ciant de la grâce qu'il leur avait faite par le retour du conquistador.
Pour en revenir à l'entrée de Cortès dans la capitale, je dois dire
qu'il s'en fut bien vite au monastère de Saint-François, où il fit dire
des messes, chanter des actions de grâces et remercier Dieu d'avoir
permis qu'il sortît vivant des difficultés de la campagne de Honduras,
736 CONQUÊTE
et qu'il pût revenir à cette capitale. Il se rendit ensuite à ses établis-
sements, dont la belle ordonnance représentait des palais somptueux,
et là il était servi, respecté et regardé par tous comme un véritable
prince. Les Indiens de toutes les provinces le venaient visiter et lui
apportaient des présents en or. Les caciques rebelles du penol de
Goatlan vinrent eux-mêmes lui souhaiter la bienvenue et lui présenter
leurs offrandes. Le retour de Gortès à Mexico eut lieu au mois de juin
de l'année 1524 ou 1525 ^ Après avoir pris du repos, il donna des
ordres pour qu'on arrêtât les bandits et qu'on se livrât à une instruc-
tion sur les détestables manœuvres du Factor et du Veedor. Il fit
arrêter Gonzalo ou Diego de Ocampo — je ne me rappelle pas bien le
nom de baptême — sur lequel on avait trouvé les manuscrits de pam-
phlets diffamatoires. On s'empara également d'un certain Ocana, le
notaire public, qui était fort avancé en âge, et qu'on appelait le corps
et l'âme du Factor. Ces arrestations laites, Gortès, considérant com-
bien sa conduite serait fondée en justice, eut la pensée de procéder
contre le Factor et le Veedor. S'il l'eût fait, pas une personne en Gas-
tille n'aurait donné tort- à Gortès, et Sa Majesté l'eût certainement
approuvé. Je l'entendis dire moi-même aux membres du Conseil
royal des Indes, en présence de Mgr l'cvêque fray Bartolomé de Las
Casas, en l'an 1540, lorsque je fis un voyage rendu nécessaire par mes
procès. Gortès, en cette circonstance, manqua de tact, et on l'accusa
de faiblesse à ce propos.
CHAPITRE GXCI
Comme quoi, en ce temps-là, arriva au port de Saint-Jean d'Uloa, avec trois navires,
le licencié Luis Ponce de Léon, qui vint ouvrir une enquête au sujet de Cortès; et
ce qui arriva à ce sujet ; et il faut revenir un peu sur ses pas pour qu'on comprenne
bien ce que je vais dire.
J'ai dit dans les chapitres qui ont précédé à quel point on se plai-
gnit de Cortès auprès de Sa Majesté, lorsque la cour était à Tolède.
Les auteurs de ces plaintes étaient les partisans de Diego Velasquez,
assistés de ceux que j'ai déjà nommés, avec le renfort des lettres d'Al-
bornoz. Gomme Sa Majesté y avait ajouté foi, croyant que c'était la
vérité, Elle avait dépêché l'amiral de Saint-Domingue avec un grand
nombre de soldats, pour aller arrêter Gortès et tous ceux qui l'aidè-
1. Ces dates de Bernai Diaz sont erronées. Cortès partit de Mexico pour Honduras
le 12 octobre 1524, et il débarqua à Medcllin, de retour de celte expédition, à la lin
de mai 1Ô26. Nous lisons en efl'et dans sa lettre écrite à Charles Quint, de Mexico, le
3 septembre 1 T>26 : « Je partis (de la Havane) le 16 mai 1526. et en huit jours j'arrivai
au port de Chalchioueea (Medellin. >>
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 737
rcnt à mettre Narvaez en déroute. J'ai dit aussi que le duc de Bejar,
don Alvaro de Zuniga, aussitôt qu'il l'eut su, avait été prier Sa Ma-
jesté de ne pas ajouter foi à des lettres écrites par des ennemis de
Cortès, avant de s'être informée de la vérité à d'autres sources. L'a-
miral ne partit pas, et j'en ai dit les raisons; j'ai dit aussi que Sa Ma-
jesté prit des mesures pour envoyer un hidalgo qui se trouvait alors
à Tolède, le licencié Luis Ponce de Léon, cousin du comte d'Alcau-
dete, avec ordre d'ouvrir une enquête, et, s'il trouvait Cortès cou-
pable, de le châtier de manière à faire une éclatante justice. Pour
qu'il ne méconnût aucune des accusations portées contre Gortès, cet
envoyé emportait avec lui des mémoires contenant l'exposé de tous
les griefs et de toutes les informations qui devaient servir de hase à
l'enquête. Il partit donc avec trois navires — je ne me rappelle pas
bien si c'était trois ou quatre — et, favorisé par le beau temps, il
arriva au port de Saint-Jean d'Uloa. Il débarqua et s'en vint à la ville
de Medellin. Gomme on apprit qui il était, et sa qualité de juge
chargé d'ouvrir une enquête contre le conquistador, un majordome de
celui-ci, qui résidait au port, Gregorio de Villalobos, se hâta d'en
instruire Gortès, qui le sut à Mexico au bout de quatre jours. Il fut
surpris par cette arrivée si subite. Il eût voulu la connaître à l'avance,
pour aller rendre tous les honneurs au licencié, et lui faire la meil-
leure réception possible.
Au moment où les lettres lui arrivèrent, il était au couvent de Saint-
François, pour y recevoir la communion et prier avec humilité afin
que Dieu lui vînt en aide en toutes choses. Comme il ne put douter
de la nouvelle, il dépêcha à l'instant des messagers pour savoir quels
étaient ceux qui venaient, et s'ils apportaient des lettres de Sa Ma-
jesté. Mais, deux jours après que la première nouvelle en avait été
reçue, arrivèrent trois émissaires envoyés par le licencié Luis Ponce
de Léon, avec des lettres pour Gortès. L'une d'elles était de Sa Ma-
jesté. Il y vit la confirmation du fait que l'Empereur avait ordonné de
contrôler sa conduite. En voyant les missives royales, il les baisa et
les porta à son front humblement et avec le plus grand respect, en
disant qu'il se trouvait honoré de ce que Sa Majesté daignât envoyer
quelqu'un pour l'écouter en toute justice. Incontinent, il dépêcha des
messagers porteurs de sa réponse à Luis Ponce lui-même, avec de
douces paroles et des promesses beaucoup mieux exprimées que je ne
saurais moi-même le dire, le priant de lui faire savoir par lequel des
deux chemins il désirait venir, attendu qu'il y avait à la fois une
grande route et un chemin de traverse pour arriver à la capitale. Il
désirait le savoir, afin de préparer ce qui convenait pour le délégué
d'un si puissant Roi et seigneur.
Aussitôt qu'il eut pris connaissance des lettres, le licencié répondit
qu'il était arrivé très-fatigué de la mer, qu'il voulait se reposer quel-
47
738 CONQUÊTE
ques jours, et qu'il lui rendait grâces pour les bons sentiments dont
il faisait preuve. Quelques habitants de Medellin étaient ennemis de
Cortès ; quelques autres, pris parmi les exilés du Panuco, avaient
fait la campagne de Honduras et n'étaient pas bien avec lui. Ils se
mirent d'accord avec des lettres qu'écrivirent de Mexico à Luis Ponce
plusieurs autres ennemis du conquistador, et ils dirent au juge que
Gortès voulait faire justice du Factor et du Veedor avant que le licen-
cié arrivât à Mexico. Ils l'avertissaient qu'il eût à bien veiller sur sa
personne, attendu que Cortès ne lui avait fait offrir ses services avec
tant d'insistance qu'afm de savoir par lequel des deux chemins il vou-
lait faire son voyage, et qu'ainsi il pût mieux se défaire de sa per-
sonne; que, du reste, il ne fallait nullement croire ni à ses paroles,
ni à ses promesses. Ils lui dirent encore bien d'autres méchancetés
dont Gortès se serait rendu coupable, soit au sujet de Narvaez et do
Garay, soit à propos des soldats qu'il avait abandonnés dans le Hon-
duras, et des trois mille Mexicains qui moururent dans ce voyage.
Ils ajoutaient, sur ce chapitre, que sans doute le capitaine Diego de
Godoy, qui était resté sur les lieux, avec environ trente soldats ma-
lades, était déjà mort ainsi que tous ses hommes. (Ce qu'ils dirent de
Godoy et de ses soldats se trouva être la vérité.) Les auteurs de ces
rapports suppliaient le juge de partir sans retard et rapidement pour
Mexico, sans souci d'autres affaires; qu'il prît exemple sur ce qui
était arrivé à Narvaez, à Yadelantado Garay et à Ghristobal de Tapia,
auquel Gortès ne voulut point obéir, et qu'il renvoya par où il était
venu. Ils accumulèrent encore contre Gortès beaucoup d'autres accu-
sations de torts et de folies dont il se serait rendu coupable, afin de
prévenir le juge contre lui, et finirent en lui donnant l'assurance que
Gortès ne lui obéirait nullement.
Le licencié Luis Ponce avait amené avec lui plusieurs hidalgos.
C'étaient l'alguazil mayor Proano, natif de Gordova, avec un de ses
frères; Salazar de la Pedraza, qui venait pour commander la forte-
resse et qui mourut aux premiers jours de douleur de côté1; un cer-
tain licencié ou bachelier Marcos de Aguilar; un soldat du nom de
Bocanegra, de Gordova, et quelques moines de l'ordre de Saint-
Dominique, dont le provincial était fray Tomas Ortiz, que l'on disait
avoir été quelque temps prieur dans un pays dont je ne me rappelle
plus le nom. Du reste, tous ceux qui vinrent en sa compagnie di-
saient qu'il était plus apte à négocier des affaires qu'à exercer son
ministère sacré. Je voulais donc dire que Luis Ponce prit conseil de
ces hidalgos qui venaient en sa compagnie, pour décider s'il irait
immédiatement à Mexico. Tous furent d'avis qu'il devait partir et ne
I. Qu'on veuille bien remarquer lu fréquence des malheurs causés par la pneu-
monie*
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 739
s'arrêter ni jour ni nuit en route, car ils ajoutaient foi à toutes les
méchancetés qu'on venait de dire de Gortès. Il en résulta que, lors-
que les messagers de celui-ci arrivèrent à Medellin avec ses lettres,
en réponse à celle que le licencié avait écrite, et avec de bonnes pro-
visions qu'ils avaient apportées pour la route, le licencié se trouvait
déjà près d'Iztapalapa.
Une grande réception l'attendait dans^cette ville, où il eut le spec-
tacle d'une vive allégresse et du contentement que Cortès ressentait à
propos de son arrivée, et qu'il témoigna en lui faisant offrir un grand
banquet. Lorsqu'on y eut mangé d'excellentes choses, Andrès de Ta-
pia, qui avait rempli l'office de maître d'hôtel, demanda au licencié
s'il voulait qu'on lui servît de la crème de lait et du fromage frais,
choses rares et considérées comme des primeurs en ce temps-là. Tous
les caballeros qui dînaient avec lui se réjouirent de la proposition et
acceptèrent l'offre. Or, la crème et les fromages étaient délicieux.
Quelques-uns des convives en mangèrent tellement, que l'un d'eux
en eut l'estomac dérangé, et il rendit l'excédant, parce qu'il avait réel-
lement consommé outre mesure. Les .autres personnes n'eurent nulle
conscience que cela leur eût fait aucun mal. Ge fut alors que ce moine
qui venait en qualité de prieur ou de provincial, fray Tomas Ortiz,
prétendit que la crème et les fromages étaient mêlés de réalgar, et
que cette crainte l'avait empêché d'en manger. Mais quelques-uns des
convives affirmèrent qu'ils avaient vu le moine s'en rassasier en di-
sant que c'était excellent. Gomme Tapia avait eu l'office de maître
d'hôtel ce jour-là, il fut soupçonné d'une action dont il n'eut jamais
la pensée. D'ailleurs Gortès n'assistait pas à cette réception d'Iztapa-
lapa, ayant dû rester à Mexico; on répandit secrètement le bruit qu'il
avait envoyé à Luis Ponce un bon présent en disques et lingots d'or.
Quant à moi, je l'ignore et je ne l'affirme nullement, d'autant moins
que bien des gens disaient que rien de pareil ne s'était passé.
Iztapalapa étant située à deux lieues de Mexico, Gortès avait pré-
paré des courriers pour qu'on l'avertît du moment où le juge parti-
rait pour la capitale, afin qu'il pût aller au-devant de lui. Il y fut, en
effet, à la tête de toute la cavalerie qu'il y avait dans la ville, et dont
firent partie Gonzalo de Sandoval, le Trésorier Alonso de Estrada, le
Gontador, tous les membres du corps municipal, les conquistadores,
Jorge et Gromez de Alvarado. Quant à Pedro de Alvarado, il n'était
pas à Mexico dans ce moment-là, mais à Guatemala, à la recherche
de Cortès et de nous tous. Beaucoup d'autres caballeros, nouvellement
arrivés de Gastille, sortirent également pour assister à la réception.
Lorsque la rencontre eut lieu sur la chaussée, Gortès et Luis Ponce
se firent les plus grandes politesses. Le licencié se conduisit, pour
toutes choses, en homme bien élevé; il refusait d'abord de marcher à
la main droite, ainsi que Gortès prétendait lui en faire les honneurs ;
740 CONQUÊTE
il se fit prier longtemps, et il n'accepta enfin qu'après un grand échange
de courtoisies. A leur entrée dans la ville, Luis Ponce ne put s'empê-
cher d'admirer ses puissants éléments de résistance, comme il avait
admiré déjà le grand nombre de villes qui frappèrent ses regards au-
tour de la lagune. Il regardait comme incontestable que jamais il n'y
eut un capitaine au monde qui conquît tant de pays et réussît à pren-
dre une si forte place avec aussi peu de soldats. Ge fut avec ces con-
versations qu'ils arrivèrent au monastère de Saint-François, où on
leur dit une messe après laquelle Gortès pria le licencié Luis Ponce
de vouloir bien présenter les provisions royales et faire tout ce que
Sa Majesté lui avait ordonné, parce que lui, Gortès, à son tour, au-
rait à réclamer justice contre le Factor et le Veedor. Le licencié ré-
pondit qu'on réserverait ce soin pour un autre jour. De là, Gortès, ac-
compagné de toute la cavalerie qui était allée le recevoir, le conduisit
dans ses palais pour qu'il y prît sa résidence dans des appartements
ornés de tapisseries. Il lui fut servi un dîner d'apparat avec tant de vais-
selle d'or et d'argent, et dans un ordre si parfait, que Luis Ponce dit
lui-même à voix basse à l'alguazil mayor Proaoo et à un certain Bo-
canegra qu'à juger Gortès dans ses manières, dans ses paroles et
dans ses façons d'agir, on aurait cru qu'il était depuis bien long-
temps un grand seigneur.
J'abandonnerai ces louanges, puisqu'elles n'intéressent nullement
notre récit, pour dire que le lendemain ils se rendirent tous à l'église
principale. La messe étant dite, ordre fut donné de réunir le corps
municipal de la capitale, les employés des finances royales, les capi-
taines et les conquistadores de Mexico, pour qu'ils eussent à se pré-
senter au licencié. Lorsque celui-ci s'en vit entouré, deux notaires ou
greffiers étant là, l'un représentant la municipalité, l'autre venu avec
lui de Gastille, il présenta ses provisions royales, que Gortès s'em-
pressa de baiser avec respect et de porter sur sa tête en disant qu'il y
donnait obéissance, comme étant les ordres de son Roi et seigneur,
et il ajouta que, la poitrine inclinée vers la terre, il accomplirait tou-
tes les volontés royales. Môme chose fut faite par tous les conquis-
tadores, le corps municipal et les employés des finances de Sa Ma-
jesté. Après cela, le licencié prit les bâtons de justice des mains de
l'alcalde mayor, des alcaldes ordinaires, de la hermandad et des algua-
zils. Après les avoir eus quelques instants en son pouvoir, il les leur
rendit, et dit à Gortès : « Seigneur capitaine, Sa Majesté m'ordonne
de prendre en mains les pouvoirs de gouvernement que vous avez
exercés; ce n'est pas que vous ne soyez digne de beaucoup d'autres et
plus hauts emplois, mais nous devons faire ce que notre Roi et sei-
gneur commande. » Gortès lui rendit grâce du ton le plus respectueux
en disant qu'il serait toujours prêt à faire ce qui serait ordonné poul-
ie service de Sa Majesté, ce que Luis Ponce verrait bientôt; de même
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 741
qu'on reconnaîtrait, au moyen des informations et enquêtes, combien
il avait servi loyalement notre Roi et seigneur, et à quel point avaient
été empreints de méchanceté les conseils qu'on avait donnés au licen-
cié et les lettres à lui écrites. Luis Ponce répondit que partout où il
y a des hommes bons, il y en a aussi qui ne le sont pas; qu'ainsi va
Je monde; qu'en fin de compte, on dit toujours du bien de ceux qui
ont fait de bonnes œuvres, et le contraire arrive à ceux qui en ont fait
de mauvaises. C'est à cela que cette journée fut employée.
Le lendemain, après qu'il eut entendu la messe dans le palais même
où il logeait, le licencié, employant les plus grands égards, fit appe-
ler Gortès par un caballero. Alors, en présence du prieur fray Tomas
Ortiz, et en l'absence de tous les autres, la réunion étant entre eux
trois, le licencié Luis Ponce dit à Gortès d'un ton respectueux :
« Seigneur capitaine, vous n'ignorez pas que Sa Majesté m'a ordonné
d'attribuer de bons Indiens en encomienda à tous les conquistadores
qui vinrent de l'île de Cuba et s'employèrent à conquérir ce pays et
cette capitale, ainsi qu'à tous les autres conquistadores qui arrivèrent
ensuite, avec la recommandation de donner la préférence et d'attri-
buer des faveurs spéciales à ceux qui vinrent les premiers. Je m'ex-
prime ainsi, parce que j'ai su que plusieurs des conquistadores qui
partirent avec vous n'ont reçu que des repartimientos misérables,
tandis que vous en avez donné de meilleurs à des personnes sans
mérite qui sont arrivées récemment de Castille. S'il en est ainsi, vous
devez savoir que ce n'est pas pour cela que Sa Majesté vous a nom-
mé gouverneur, mais pour accomplir ses royaux commandements. »
Gortès répondit qu'il avait donné des Indiens à tout le monde, et que
le hasard avait voulu que les uns en reçussent de bons, et les autres
de pires; que tout cela pouvait être corrigé, puisque c'était à cette in-
tention que le juge était venu de Castille, et très-certainement les
conquistadores l'avaient bien mérité.
Il fut également demandé à Gortès ce qu'il en était des conquista-
dores qu'il avait emmenés au Honduras en sa compagnie, comment il
se faisait qu'il les y eût abandonnés mourants de faim, un certain
Godoy surtout qu'il laissa à la tête de quarante ou cinquante hommes
à Puerto de Gaballos, et que les Indiens assassinèrent parce que tous
ceux qui l'entouraient étaient malades. (Tout cela devint vérité, ainsi
que j'aurai l'occasion de le dire.) Le licencié ajouta qu'il eût été juste
que, puisqu'ils avaient contribué à gagner cette capitale et la Nouvelle-
Espagne, ils se reposassent en jouissant des résultats, tandis qu'on
emploierait les nouveaux venus de Castille à conquérir d'autres pays
et à les coloniser.
Il s'informa de Luis Marin et de Bernai Diaz dcl Gastillo, nomina-
lement de quelques autres encore, et en général de tous ceux que
Cortès avait emmenés. Celui-ci répondit que pour attaquer et faire
742 CONQUETE
la guerre, il n'oserait point aller dans de lointains pays sans avoir à
ses côtés des soldats bien éprouvés ; que, du reste, ces conquistadores
ne tarderaient pas à être dans la capitale, puisqu'ils étaient en chemin
pour y retourner, et que le licencié pourrait s'occuper de leur venir
en aide et de leur donner de bonnes commanderies d'Indiens.
Luis Ponce lui demanda encore, et cette fois avec un certain ton
de dureté, pourquoi il avait marché contre Christoval de Oli à une si
grande distance sans l'ordre de Sa Majesté, en abandonnant Mexico
et l'exposant à se perdre. Cortès répondit que, comme capitaine gé-
néral de Sa Majesté, il avait cru que cela convenait à son royal ser-
vice, afin d'éviter pour l'avenir que d'autres capitaines se soulevas-
sent, et que du reste il en avait donné connaissance d'abord à Sa
Majesté.
En outre, le licencié interrogea Gortès au sujet de la déroute et de
la captivité de Narvaez; il voulut savoir pourquoi Francisco de Garay
avait perdu sa flotte et ses soldats et était mort si rapidement; com-
ment et pourquoi Gortès avait fait rembarquer Ghristobal de Tapia.
Il demanda encore bien d'autres choses dont je ne fais pas ici mention.
Gortès répondit à tout en donnant de si bonnes raisons que Luis
Ponce en parut satisfait sur bien des points. Du reste, toutes ces
demandes étaient consignées dans les mémoires que le licencié avait
apportés de Castille et dans ses notes à propos des nombreux rapports
qu'on lui avait faits en route et sur d'autres choses qui résultaient des
informations prises à Mexico.
Après cela Gortès se rendit à sa demeure. Quant à fray Tomas
Ortiz, qui avait assisté à la conférence, il alla prendre à part trois
conquistadores, amis de Gortès, pour leur dire que Luis Ponce voulait
lui trancher la tête, parce que tel était l'ordre de Sa Majesté, et que
pour en arriver à ce résultat il lui avait fait subir l'interrogatoire que
nous venons de détailler. Le moine ne s'arrêta pas là, car, le lende-
main de bonne heure, il le répéta à Gortès dans les termes suivants :
« Seigneur capitaine, comme je vous aime fort, et que c'est un devoir
de mon ministère d'avertir en pareil cas, je crois devoir vous dire que
Luis Ponce est porteur de pouvoirs de Sa Majesté pour vous faire
égorger. » Lorsque Gortès reçut cette confidence, après l'interroga-
toire que j'ai dit, il devint chagrin et pensif, quoique, d'autre part,
on lui eût assuré que ce moine était un homme turbulent et de mau-
vais cœur, et qu'il ne fallait pas croire grand'chose de ce qu'il disait.
Il paraît, en effet, qu'il n'avait adressé ces paroles à Gortès qu'atin de
lui inspirer l'idée de le prendre pour intermédiaire et son interces-
seur, dans le but d'éviter l'exécution d'un pareil ordre, et aussi afin
que Gortès le récompensât avec quelques lingots d'or. D'autres per-
sonnes prétendirent que Luis Ponce avait été lui-même l'auteur de ce
bruit, pour inspirer de la crainte à Gortès et se faire adresser des
DE LA NOUVELLE-ESPAGXK. 743
prières tendant à empêcher ce suppliée: Cortès, ayant compris la
situation, répondit au moine, avec grande politesse et en lui faisant
mille promesses, que jusque-là il avait eu la confiance que Sa Majesté,
en sa qualité de Roi très-chrétien, enverrait répandre sur lui ses la-
veurs pour les bons, nombreux et loyaux services qu'il lui avait tou-
jours rendus ; qu'on ne le trouverait coupable d'aucune félonie, il en
avait la pleine confiance, et qu'il tenait le senor Luis Ponce pour un
homme incapable de s'écarter des ordres donnés par Sa Majesté. En-
tendant cela et voyant que Cortès ne le priait nullement d'intercéder
pour lui auprès de Luis Ponce, le moine en resta tout confus. Je dirai
ce qui advint encore; mais jamais Cortès ne lui donna aucune des
sommes qu'il lui avait promises.
CHAPITRE CXCII
Comme quoi ie licencié Luis Ponce, après avoir présenté les provisions royales et reçu
hommage, fit annoncer publiquement qu'une enquête était ouverte contre Cortès et
tous ceux qui avaient rempli des fonctions judiciaires; comme quoi encore il fut
atteint du mal de modorra et en mourut, et ce qui arriva encore.
Lorsque Luis Ponce eut présenté les royales provisions et qu'avec
tous les signes du respect il eut reçu obéissance de Cortès, du corps
municipal et des conquistadores, il fit publier qu'une enquête générale
était ouverte au sujet de Cortès, des magistrats et de tous ceux qui
avaient été capitaines. Il fallut voir alors avec quelle précipitation
présentèrent leurs plaintes contre Cortès beaucoup de gens qui n'étaient
pas bien avec lui et d'autres qui réclamaient en toute justice. Les
témoins accouraient en foule et la ville se remplit de débats judi-
ciaires. Les uns prétendaient qu'il ne leur avait pas donné leur part
d'or ainsi qu'il y était obligé; les autres se plaignaient de n'en avoir
point reçu d'Indiens, conformément aux ordres de Sa Majesté, tandis
qu'il les donnait à des créatures de son père Martin Cortès et à d'au-
tres individus qui n'avaient que le mérite d'être les serviteurs de
personnages de Castille. Quelques-uns lui réclamaient des chevaux
qu'on leur avait tués dans les guerres, en alléguant que, quoiqu'il y
eût eu un grand butin en or où l'on aurait pu puiser pour payer, on
ne les avait nullement indemnisés, afin de garder tout ce que l'on
avait acquis. Quelques autres se plaignaient d'atteintes portées à leurs
personnes par ordre de Cortès.
Revenons-en à notre enquête pour dire qu'à peine était-elle ou-
verte, Notre Seigneur Jésus-Christ, pour nos péchés et notre mal-
heur, permit que le licencié Luis Ponce tombât malade de modorra.
Il fut pris d'une forte fièvre en venant d'entendre la messo au monas-
744 CONQUÊTE
tère de Saint-François. S'étant mis au lit, il fut pendant quatre jours
somnolent, sans avoir les idées bien nettes ; la plus grande partie du
jour et de la nuit se passait à dormir1. Les médecins qui le soignaient,
le licencié Pedro Lopez, le docteur Ojeda et un autre praticien que le
malade avait amené de Castille, comprirent bien clairement cet état
et furent tous d'avis qu'il se confessât et reçût les saints sacrements.
Le licencié lui-même s'y soumit volontiers et, lorsqu'il eut accompli
ce devoir avec la plus grande humilité et contrition, il fit son testa-
ment, par lequel il désignait pour le remplacer dans le gouvernement
le licencié Marcos de Aguilar qu'il avait amené de l'île Espanola.
Quelques personnes assuraient qu'il était bachelier et nullement
licencié et qu'il n'avait point les aptitudes propres au commande-
ment. Les conditions de cette transmission de pouvoirs furent que
tous les procès et débats, enquêtes et emprisonnement du Factor et
du Veedor resteraient en l'état où cela se trouverait à sa mort, jusqu'à
ce que Sa Majesté fût instruite de ce qui se passait. Ordre devait être
donné à ce sujet pour que des messagers partissent avec un navire afin
d'informer Sa Majesté. Le testament fait, et les affaires spirituelles
étant en règle, le licencié rendit son âme à Notre Seigneur Jésus-
Christ le neuvième jour de sa maladie.
Après sa mort, le deuil et la tristesse furent grands et ressentis
vivement par tous les conquistadores, qui le pleurèrent comme s'il
eût été leur père, car ils comprenaient que le défunt était réellement
venu dans ce pays pour faire justice et récompenser tous ceux qui au-
raient servi convenablement Sa Majesté, comme il le recommandait
avant de mourir. On trouva, consigné dans les instructions qu'il
apportait de Sa Majesté, l'ordre de donner aux conquistadores les
meilleurs repartimientos d'Indiens, de manière qu'ils se reconnussent
préférés en toutes choses. Gortès et la plus grande partie des cabal-
leros delà capitale se revêtirent d'habits de deuil. On inhuma Ponce
de Léon en grande pompe au couvent de Saint- François, et l'on brûla
à ses funérailles autant de cire qu'on en put alors recueillir. Cette
cérémonie se fit réellement avec toute la solennité possible en ce
temps-là. J'entendis dire par quelques caballeros, qui assistèrent à sa
maladie, que Luis Ponce était musicien et d'humeur joyeuse; on
avait pris l'habitude d'aller chez lui pincer de la guitare pour le dis-
traire, et lui-même, dans sa maladie, étant étendu sur son lit, de-
manda qu'on lui jouât un air de danse, pendant lequel il fredonna,
battant du pied la mesure, jusqu'à ce que l'air fût fini; il perdit la
parole aussitôt que la musique cessa. Quand il fut mort et enterré,
comme je viens de le dire, il fallait entendre dans tout Mexico les
1. Ce sommeil obstine et cette intelligence abolie caractérisent assez la stupeur
typhoïde, pour qu'il soit permis de croire qu'il s'agit ici du typhus et que Luis Ponce
mourut victime de cette maladie.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 745
médisances des gens qui étaient mal avec Cortès et avec Sandoval
disant et affirmant qu'ils lui avaient administré le poison dont il était
mort, de même que Cortès l'avait fait pour Francisco de G-aray. Celui
qui l'affirmait avec le plus d'insistance c'était fray Tomas Ortiz le
prieur de quelques moines qui étaient venus avec lui. Or, il mourut
lui-même de rnodorra deux mois après, ainsi que d'autres frères de
son ordre. Je veux dire aussi qu'une épidémie pestilentielle s'était
déclarée dans le navire avec lequel Luis Ponce était venu ; plus de
cent personnes qui y étaient embarquées furent atteintes demodorra
et de souffrances dont quelques-unes moururent pendant la traversée;
plusieurs autres succombèrent à Medellin après être débarquées.
Peu de moines furent épargnés, et le bruit se répandit que cette ma-
ladie s'était propagée au Mexique1.
CHAPITRE CXCIII
Comme quoi, après la mort du licencié Ponce de Léon, le licencié Marcos de Aguilar
commença à gouverner. Des disputes qu'il y eut à ce sujet. Comment il se lit que
ie capitaine Luis Marin et nous tous qui marchions en sa compagnie rencontrâmes
Pedro de Alvarado qui allait chercher Cortès. Nous nous réjouîmes les uns et les
autres, parce que, le pays étant en guerre, nous allions pouvoir le traverser avec
moins de danger.
Sans prétendre s'écarter des prescriptions du testament de Luis
Ponce, la plus grande partie des conquistadores qui étaient mal avec
Cortès voulaient que l'enquête se poursuivît telle qu'elle s'était com-
mencée. Mais Cortès objecta que si l'on devait respecter ce testament,
on ne pouvait plus s'occuper de sa personne ; néanmoins, si Marcos
de Aguilar jugeait à propos de continuer l'enquête, il ferait volontiers
des vœux pour elle. Il y avait un autre genre d'opposition de la part
du corps municipal, qui prétendait que Luis Ponce n'avait pu ordon-
ner dans son testament que le licencié Aguilar s'emparât seul du
gouvernement, d'abord parce qu'il était vieux, caduc, perclus de bubas
et de peu d'autorité : tout en sa personne en était la preuve; il ne
savait rien des choses du pays, et n'en avait jamais eu aucune espèce
de notion, de même qu'il ne possédait nulle connaissance sur le
mérite des personnes; au surplus, il n'inspirait aucun respect; on lui
obéirait difficilement, et, par conséquent, pour que tout le monde
1. Quelle que soit l'affection dont il est ici question, elle ne saurait être considérée
comme un mal mexicain, puisqu'elle prit naissance à bord du navire pendant la tra-
versée. Si ce fut un typhus, comme c'est probable, on ne saurait admettre (pie le
typhus moderne du pays ait pris là son origine, puisque celui-ci ne sévit que sur les
plateaux et épargne généralement cette même partie des côtes sur lesquelles débar-
quèrent et moururent les malades du navire infecté.
746 CONQUÊTE
ressentît une crainte salutaire et que la justice de Sa Majesté fût
acceptée avec soumission, il devait choisir Gortès pour son collègue
au gouvernement, jusqu'à ce que Sa Majesté en disposât autrement.
Mais Marcosde Aguilar répondit qu'il ne s'écarterait en rien de ce que
Luis Ponce avait fixé dans son testament, qu'il gouvernerait seul, et que
si on voulait lui imposer un autre gouverneur par la force, on ne
ferait nullement ce que Sa Majesté avait ordonné. Sans parler des
remontrances de Marcos de Aguilar, Gortès redoutait réellement les
conséquences de toute autre détermination. Les fondés de pouvoirs
des villes et des bourgs de la Nouvelle-Espagne eurent beau le solli-
citer pour qu'il s'efforçât d'entrer au gouvernement, promettant
d'amener peu à peu par de bonnes paroles Marcos de Aguilar à cette
résolution, en lui faisant voir qu'il était très-souffrant et que c'était un
service à rendre à Dieu et à Sa Majesté; je le répète, on eut beau
faire et beau dire, Gortès ne voulut pas qu'on insistât sur ce point, et
prétendit que le vieux Aguilar devait gouverner seul. Et cependant,
il était tellement impotent, tellement étique, qu'une femme de Gastille
lui donnait à teter, et qu'il avait chez lui des chèvres dont il buvait le
lait. En ce même temps, au surplus, un fils qu'il avait amené avec
lui mourut de modorra, de la même manière que Luis Ponce1.
J'abandonnerai ce sujet pour le reprendre en son lieu. Je veux
maintenant porter mes pas en arrière pour dire ce que fit le capitaine
Luis Marin, qui était resté à Naco avec tout son monde, en attendant
la réponse de Sandoval, qui devait lui dire si Gortès s'était oui ou non
embarqué. Nous ne reçûmes jamais ces lettres. On se rappelle que j'ai
dit comme quoi Sandoval se sépara de nous pour aller faire embarquer
Gortès vers la Nouvelle-Espagne, avec promesse de nous écrire ce qui
arriverait, afin que nous fissions route vers Mexico sous les ordres
de Luis Marin. Quoique Sandoval et Gortès eussent écrit par deux
voies différentes, nous ne reçûmes jamais leurs lettres, parce que
Saavedra eut la méchanceté de ne pas vouloir nous les envoyer. Il fut
alors convenu entre Luis Marin et nous tous que, sans retard, quel-
ques-uns de nos cavaliers iraient à Truxillo prendre des nouvelles de
Gortès. Francisco Marmolejo fut désigné pour commander cette petite
expédition, et je fus un des dix qui en firent partie. Nous traversâmes
un pays hostile jusqu'à Olancho, qui s'appelle actuellement Guayape;
c'est le district où l'on exploita plus tard de riches mines d'or. Là,
deux Espagnols malades et un nègre nous donnèrent la nouvelle que
Gortès s'était embarqué peu de jours auparavant avec tous les caballeros
1. On voit à quel point le typhus paraît s'implanter, dès les premiers temps, parmi
les Espagnols, de manière à constituer, avec la pneumonie, les deux causes princi-
pales de mortalité. L'avenir ne vint nullement démentir l'originalité de celte inÛuence.
Encore aujourd'hui, c'est ainsi que les races européennes sont le plus fréquemment
victimes du climat.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 747
et conquistadores qui étaient avec lui; que la ville de Mexico l'avait
envoyé chercher, tous ses habitants étant désireux d'être à son service;
qu'un moine franciscain était venu à sa recherche, et qu'un cousin
de Gortès, nommé Saavedra, restait en qualité de capitaine, près de
là, au milieu de villages hostiles. Nous nous réjouîmes de ces nou-
velles, et nous écrivîmes au capitaine Saavedra au moyen d'Indiens
de ce village d'Olancho, qui était pacifié. Nous reçûmes en quatre
jours sa réponse, dans laquelle il nous faisait plusieurs rapports.
Nous rendîmes grâces à Dieu et, à grandes journées, nous arrivâmes
à l'endroit où Luis Marin se trouvait. Je n'ai pas oublié que nous
lançâmes des pierres contre le pays que nous venions de quitter,
espérant bien qu'avec l'aide de Dieu nous serions bientôt à Mexico.
En marchant toujours, nous rencontrâmes Luis Marin dans un vil-
lage appelé Acalteca. Il se réjouit beaucoup des nouvelles que nous
apportions. Étant ensuite partis vers le village de Madiani, nous y
trouvâmes six soldats de la compagnie de Pedro de Alvarado, qui
allaient nous chercher. L'un deux était Diego de Villanueva, con-
quistador et bon soldat, un des fondateurs de cette ville de Guatemala,
et natif de Villanueva de la Serena, dans le Maestrazgo de Alcantara.
En nous reconnaissant, nous nous embrassâmes les uns les autres, et
comme nous nous informions du capitaine Pedro de Alvarado, ils
répondirent qu'il était non loin de là avec plusieurs caballeros, mar-
chant à la recherche de Gortès et de nous tous. Ils nous racontèrent
ce qui était arrivé à Mexico, comment on avait fait appeler Pedro de
Alvarado pour qu'il se chargeât du gouvernement, et la raison qui
l'empêcha d'y aller, c'est-à-dire la crainte du Factor, ainsi que je l'ai
dit dans le chapitre qui en a traité. Ayant continué notre route, nous
rencontrâmes au bout de deux jours Pedro de Alvarado et ses soldats
près du village de la Choluteca Malalaca. Je ne saurais dire à quel
point il se réjouit d'apprendre que Gortès était retourné à Mexico, car
il évitait ainsi la nécessité d'un pénible voyage à sa recherche. Ce fut
un grand souci de moins pour tout le monde.
Pendant que nous étions à Choluteca, vinrent plusieurs capitaines
de Pedro Arias de Avila : c'étaient Garavito, Campanon et d'autres
dont je ne me rappelle pas les noms. Ils nous dirent qu'ils venaient
à la découverte du pays et pour fixer des limites avec Pedro de Alvarado.
Étant arrivés nous-mêmes avec Luis Marin, nous nous trouvâmes
pendant trois jours dans ce village réunis ensemble, les gens de
Pedro Arias, ceux de Pedro de Alvarado et les nôtres. Ce fut là que
Pedro de Alvarado chargea Gaspar Arias de Avila, qui lui était dévoué
et qui devint plus tard habitant de Guatemala, de traiter certaines
affaires avec Pedro Arias de Avila. J'entendis dire que c'était à propos
de mariages. Quoi qu'il en soit, la troupe de Pedro Arias resta dans
ce village, tandis que nous prîmes la route de Guatemala. Il pleuvait
7 48 CONQUÊTE
très-fort en ce temps-là ; aussi rencontrâmes-nous, avant d'arriver à
la province de Guzcatlan, une rivière appelée Lempa, grossie au point
qu'il ne nous fut pas possible de la traverser. Nous fûmes d'avis de
couper un énorme ceiba dont le tronc était si gros que nous pûmes y
creuser la plus grande canoa que j'eusse vue jusque-là. Ce fut ainsi
qu'au prix de difficultés inouïes nous pûmes passer cette rivière. Mais
nous n'avions pas un grain de maïs. Nous arrivâmes ensuite à des
villages du nom de Ghapanastiques où les Indiens tuèrent un de nos
soldats appelé Nicuesa, et en blessèrent trois autres qui étaient allés
à la recherche de vivres et qui fuyaient en déroute lorsque nous pûmes
accourir à leur aide. Le fait resta impuni parce que nous ne vou-
lûmes pas nous arrêter. C'est dans cette province que se trouve aujour-
d'hui établi le bourg de San Miguel.
De là nous arrivâmes à la province de Guzcatlan qui était en guerre ;
nous y trouvâmes des vivres abondants. Nous étant mis ensuite en
route vers certains villages situés près de Petapa, nous donnâmes
dans des sierras où les Guatémaltèques avaient fait des coupures dans
le roc, et, mettant à profit des ravins profonds, ils nous y attendirent
de pied ferme. Il nous fallut trois jours pour prendre ces positions
et passer outre. Je reçus là un coup de flèche qui ne me fit qu'une
blessure légère. Gela nous conduisit à Petapa, et le lendemain nous
entrâmes dans cette vallée que nous surnommâmes ciel Tuerto, où se
trouve actuellement édifiée la capitale de Guatemala. À cette époque,
tout le pays était soulevé et opposé à notre passage. Je me rappelle
qu'en descendant un coteau nous sentîmes tout à coup le sol trembler
d'une telle façon que plusieurs soldats tombèrent à terre, car la se-
cousse dura assez longtemps. Nous nous dirigeâmes ensuite vers le
site où se trouvait la ville ■ de Guatemala la vieille, résidence des
caciques Ginacan et Sacachul. Il y avait, à peu de distance avant d'en-
trer à la ville, un ravin très-profond dans lequel nous attendaient tous
les bataillons guatémaltèques dans le but d'empêcher notre passage ;
mais nous les fîmes reculer avec leur malechance, et nous fûmes passer
la nuit dans la ville. Les logements et les maisons étaient somp-
tueusement édifiés et richement entretenus, comme appartenant à des
caciques et grands seigneurs qui dominaient toutes les provinces des
environs.
Nous en sortîmes pour aller camper en rase campagne. Nous fîmes
des baraquements où nous passâmes dix jours pleins, pendant lesquels
Pedro de Alvarado envoya deux fois faire des offres de paix aux habi-
tants de Guatemala et à d'autres villages qui se trouvaient dans ce
district. Ce fut pour attendre leurs réponses que nous prolongeâmes
notre séjour en cet endroit. Aucun d'eux ne voulut se soumettre.
Nous nous résolûmes donc à continuer notre route en faisant de fortes
journées; mais nous ne jugeâmes pas à propos de passer par l'endroit
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 7 i9
où Pedro de Alvarado avait laissé sa troupe aux ordres de son frère
Gonzalo qui en devint capitaine, parce que tout ce pays nous était
hostile. Ce fut au village d'Olintepequc que nous les rencontrâmes.
Nous nous y reposâmes quelques jours, après quoi nous nous rendîmes
à Soconusco et de là à Teguantcpeque. Ce fut dans ce dernier trajet
que moururent deux Espagnols habitants de Mexico qui venaient de
faire avec nous cette pénible expédition, ainsi qu'un cacique mexicain,
appelé Juan Yelasquez, qui avait été capitaine de Guatemuz. Nous
accélérâmes notre marche pour arriver ensuite à Guaxaca, parce que
nous venions d'apprendre la mort de Luis Ponce et bien d'autres
choses que j'ai décrites. On faisait beaucoup d'éloges du défunt en
même temps qu'on nous disait qu'il était venu pour faire exécuter les
volontés de Sa Majesté. Il nous tardait fort d'arriver à Mexico. Notre
troupe se composait de quatre-vingts soldats aux ordres de Pedro de
Alvarado.
Arrivés à Ghalco, nous fîmes savoir à Gortès que nous entrerions à
la capitale le lendemain ; nous le priions de tenir nos logements prêts,
et nous lui faisions savoir que nous revenions couverts de haillons,
attendu qu'il y avait deux ans et trois mois que nous étions partis de
cette ville. Quand on sut à Mexico que nous avions déjà atteint Izta-
palapa, Gortès, plusieurs caballeros et le corps municipal prirent la
chaussée pour se porter au-devant de nous et nous recevoir. Avant
d'aller nulle autre part, mal vêtus comme nous étions, nous nous
rendîmes à l'église principale pour remercier Notre Seigneur Jésus-
Christ de nous avoir ramenés dans cette capitale. Au sortir de l'é-
glise, Gortès nous conduisit dans ses palais où l'on nous avait pré-
paré un magnifique repas qui fut très-bien servi. Le logement de
Pedro de Alvarado se trouvait dans la forteresse, où était sa demeure
parce qu'il en avait été nommé le gouverneur en même temps que de
l'arsenal. Sandoval emmena Luis Marin dans sa maison et Andrès
de Tapia installa dans la sienne le capitaine Luis Sanchez et moi.
Nous y reçûmes mille politesses. Sandoval m'y envoya des habits
pour me vêtir, de l'or et du cacao pour mes besoins. Gortès et plu-
sieurs habitants de la ville se conduisirent de même envers d'autres
soldats et amis bien connus qui venaient avec nous.
Le jour suivant, après nous être recommandés à Dieu, nous sor-
tîmes par la ville, mon camarade le capitaine Luis Sanchez et moi,
sous le patronage du capitaine Sandoval et d'Andrès de Tapia avec
lesquels nous fûmes rendre visite au licencié Marcos de Aguilar, qui
était gouverneur, ainsi que je l'ai dit, par suite des dispositions tes-
tamentaires du licencié Luis Ponce qui lui avait transmis ses pou-
voirs. Nos protecteurs qui nous accompagnaient expliquèrent à Marcos
de Aguilar qui nous étions et les services que nous avions rendus,
aiin de le prier de nous donner des Indiens à Mexico, parce que ceux
7^0 CONQUETE
de Guazacualco n'étaient d'aucun produit. Après nous avoir fait les
plus grandes promesses, il nous dit qu'il n'avait nul pouvoir pour
donner ou ôter des Indiens, attendu que le testament de Luis Ponce
de Léon, fait au moment de mourir, avait déterminé que toutes les
affaires concernant procès et vacations d'Indiens de la Nouvelle-Es-
pagne resteraient en l'état où elles se trouveraient, jusqu'à ce que
Sa Majesté en décidât autrement; que s'il lui était envoyé pouvoir
pour distribuer des Indiens, il nous donnerait certainement ce qu'il
y avait de mieux dans le pays. Sur ce nous prîmes congé de lui.
En ce même temps, Diego de Ordas revint de l'île de Cuba. On
sait que ce fat lui qui écrivit au Factor les lettres dans lesquelles il
était dit que nous tous qui étions partis avec Gortès avions péri dans
la campagne. Sandoval et d'autres cabaileros lui demandèrent avec
quelque aigreur pourquoi il avait écrit ce qu'il ignorait, n'en ayant
pas la nouvelle sûre, et à quoi bon ces mauvaises lettres qui auraient
pu être la cause de la perte de la Nouvelle -Espagne. A cela Diego
de Ordas répondit en jurant ses grands dieux que jamais il n'avait
écrit pareille chose, et qu'il s'était borné à dire que dans un village
appelé Xicalango étaient venus deux pilotes avec deux bâtiments
montés de leurs capitaines et matelots; que dans un combat l'un et
l'autre parti s'étaient massacrés, et que les Indiens avaient achevé
quelques matelots qui restaient encore vivants dans les navires; que
l'on eût à produire ses propres lettres pour vérifier s'il en était ainsi;
si le Factor avait ajouté ses commentaires ou changé les lettres d'Or-
das pour d'autres, il n'en avait nullement la faute. Pour éclairer le
débat, le Factor et le Veedor étaient là enfermés dans leurs cages ;
mais Gortès n'osait exercer sa justice contre eux par égard pour les
dispositions de Luis Ponce de Léon. Gomme les difficultés ne lui
manquaient pas d'autres parts, il résolut de se taire au sujet du Factor
jusqu'à ce que vinssent d'autres ordres de Sa Majesté, de crainte' qu'il
ne lui arrivât malheur sur ce point. D'ailleurs, ce fut alors que Gortès
leur intenta un procès pour qu'ils eussent à lui rembourser un grand
nombre de ses propres valeurs qu'ils ordonnèrent de vendre ou que
l'on consacra à dire des messes pour le repos de son âme, toutes
choses qui ne furent que des manœuvres criminelles dans le but de
faire croire à la ville que nous étions réellement morts, en rendant
tout le monde témoin des bonnes œuvres et des cérémonies que l'on
faisait au nom de Gortès. Ce fut au milieu de ce désordre qu'un habi-
tant de Mexico, appelé Juan Gaceres, le riche, se rendit acquéreur des
biens du conquistador, à la condition que toutes les messes qui se-
raient dites pour l'âme de Gortès servissent à la sienne propre.
Maintenant je cesserai de raconter mes vieilles histoires pour dire
comme quoi Diego de Ordas s'aperçut qu'on n'avait plus aucun res-
pect pour Gortès, qu'on ne faisait pas le moindre cas de lui depuis
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 751
l'arrivée de Luis Ponce par lequel le gouvernement lui fut enlevé,
que beaucoup de gens perdaient à son propos toute réserve et le te-
naient pour peu de chose. Ce voyant, du reste, comme il était réel-
lement homme de bon conseil, il le poussa à organiser son service
en grand seigneur, à exiger qu'on lui donnât le titre de Seigneurie,
à siéger sous un dais et à ne plus se faire appeler seulement Gortès,
mais « don Hernando Gortès ». Ordas lui dit encore de bien se rap-
peler que le Factor avait appartenu à la maison du grand comman-
deur don Francisco de Los Gobos qui commandait actuellement toute
la Castille, qu'il aurait peut-être besoin un jour de ce personnage;
que lui Gortès n'avait pas grand crédit auprès de Sa Majesté et du
Gonseil royal des Indes ; qu'il se gardât bien par conséquent de don-
ner la mort au Factor avant qu'il fût condamné par la justice, car on
soupçonnait à Mexico que son intention était de le faire périr dans
sa cage.
Et puisque l'occasion en paraît opportune, je veux dire ici, avant
de passer outre, pourquoi, sans aucune explication, quand il s'est
agi dans cet écrit de parler de Gortès, je ne l'ai jamais appelé don
Hernando, ni gratifié des titres de marquis ou capitaine, mais sim-
plement Gortès tout court; la cause en est que lui-même se glo-
rifiait qu'on l'appelât Gortès seulement, et quanta marquis, il ne l'était
pas encore en ce temps-là. Ge nom de Gortès était, en effet, aussi
estimé en Castille que Jules Gésar ou Pompée chez les Romains, et de
notre temps chez nous Gonzalo Hernandez, surnommé le Grand Ca-
pitaine, ainsi qu'Annibal chez les Carthaginois, ou encore l'invincible
caballero Diego Garcia de Paredes.
Cessons de blasonner pour dire que le Trésorier Alonsode Estrada
maria deux de ses filles, à celte même époque, l'uneavec Jorge de Alva-
rado, frère de don Pedro de Alvarado, et l'autre avec un caballero du
nom de don Luis de Guzman, fils de don Juan de Saavedra, comte de
Castellar. Il fut alors convenu que Pedro de Alvarado irait en Castille
supplier Sa Majesté de l'honorer du gouvernement de Guatemala el,
en attendant, il envoya Jorge de Alvarado terminer la pacification de
ce pays en qualité de capitaine. En allant à cette expédition, Jorge de
Alvarado prit en route environ deux cents Indiens de Tlascala, de
Gholula, de Mexico, de Guacachula et d'autres provinces, qui lui fu-
rent d'un grand secours dans cette guerre. Ge fut en ce même temps
que Marcos de Aguilar envoya coloniser la province de Ghiapa,
faisant choix pour cela d'un caballero nommé don Juan Enriquez de
Guzman, proche parent du duc de Medina-Sidonia. Il envoya colo-
niser également la province de Tabasco où se trouve le lleuvc
Grijalva, par le capitaine hidalgo Baltasar Osorio, natif de Sé-
villc. Le capitaine Alonso de Hcrrera, natif deXérez, l'un des anciens
soldais de Gortès, fut envoyé pour pacifier les villages des Zapotè-
752 CONQUETE
ques, qui se trouvent sur des sierras très-élevées. Je ne raconterai pas
actuellement ce que chacun de ces capitaines fit dans sa conquête ;
je me tairai ace sujet, jusqu'à ce que le temps vienne d'en reparler.
Quant à présent, je veux raconter comment mourut en ce temps-là
Marcos de Aguilar, et ce qui arriva relativement à son testament, dans
la clause qui remettait le gouvernement aux mains du Trésorier.
CHAPITRE GXGIV
Comme quoi Marcos de Aguilar mourut, ordonnant par testament que le trésorier
Alonso de Estrada se chargeât du gouvernement, à la condition de ne rien résoudre
au sujet du procès du Factor et du Veedor, ni sur le fait de donner ou de retirer des
Indiens, jusqu'à ce que Sa Majesté ordonnât ce qui serait le mieux à sa convenance,
lestant ainsi dans les limites du testament de Luis Ponce de Léon.
Tandis que Marcos de Aguilar avait en mains les rênes du gouver-
nement, il était souffrant, étique et malade de bubas. Les médecins
avaient ordonné qu'il se nourrît du sein d'une femme de Castille et
ne prît que du lait de chèvre avec lequel il se soutint près de huit
mois. Il finit par succomber à son affection habituelle, compliquée de
fièvre. Il ordonna, par disposition testamentaire, que le trésorier
Alonso de Estrada gouvernerait après lui, sans dépasser ni amoindrir
les pouvoirs déterminés par Luis Ponce de Léon. Mais le corps muni-
cipal de Mexico et les fondés de pouvoirs des villes, qui se trouvaient
alors dans la capitale, furent d'avis qu'Alonso de Estrada serait inca-
pable de gouverner seul aussi bien qu'il conviendrait, parce que Nuno
de (juzman, qui était venu deux ans auparavant de Castille en qualité
de gouverneur de la province du Panuco, dépassait ses limites et en-
trait dans les domaines de Mexico en disant que c'étaient des dépen-
dances de sa province. Gomme d'ailleurs, dès son arrivée, il se con-
duisait avec peu de mesure, il faisait peu de cas des ordres contenus
dans ses provisions. Ainsi il arriva qu'un habitant de Mexico, appelé
Pedro Gonzalez Truxillo, personnage de haute origine, ayant dit ne
pas vouloir vivre sous son autorité, mais sous celle deMexico, attendu
que les Indiens de sa commanderie n'appartenaient pas au Panuco,
les pourparlers s'étant d'ailleurs poursuivis sur ce ton, Nuno de
Gruzman, sans plus d'explications, ordonna qu'on le pendît. Il com-
mit, en outre, d'autres folies, et fit pendre encore quelques Espagnols,
sous prétexte d'inspirer du respect pour son gouvernemenl. Il man-
quait d'égards pour Alonso de Estrada, le Trésorier, dont il ne fai-
sait aucun cas, quoiqu'il fût gouverneur. C'est précisément à la vue
de ces folies de Nuno de Gruzman que le corps municipal de Mexico
et d'autres caballeros habitants de la capitale, dans le but de l'obli-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 753
ger à plus de retenue et à mieux suivre les ordres de Sa Majesté, sup-
plièrent le Trésorier d'associer Gortès à son gouvernement, dans la
conviction que cela convenait au service de Dieu et de Sa Majesté.
Mais le Trésorier refusa. Quelques personnes prétendent que ce fut
Gortès qui ne voulut point accepter, afin d'éviter que de méchantes
langues dissent qu'il voulait forcément dominer. On murmurait d'ail-
leurs le soupçon qu'il avait hâté la mort d'Aguilar, en fournissant ce
qui en fut la cause.
Quoi qu'il en soit, on s'arrêta à la mesure d'associer au gouverne-
ment du Trésorier, qui l'accepta, Gonzalo de Sandoval, alors alguazil
mayor, et personnellement tenu en haute estime. Mais quelques per-
sonnes prétendirent que, si le Trésorier n'opposa pas un refus, c'est
qu'il espérait marier une de ses filles avec Sandoval. Plût au ciel que
cela eût eu lieu, parce que Sandoval en aurait peut-être acquis plus
de prestige, et il serait parvenu à devenir gouverneur en titre, attendu
que la Nouvelle-Espagne n'était pas encore arrivée alors au degré de
considération qu'elle possède aujourd'hui. Je dois donc dire que, sous
le double gouvernement du Trésorier et de Gronzalo de Sandoval,
comme en ce pauvre monde il y a partout des hommes qui commet-
tent des folies, il y en eut un, nommé Proarïo, qui se vit dans la né-
cessité de fuir la justice en s'en allant dans le pays de Xalizco (plus
tard il devint très-riche). En sa qualité de gouverneur, Sandoval était
tenu de faire justice à son sujet; mais il ne le put aucunement, quel-
que diligence qu'il y mît, parce que le coupable s'était enfui où il
n'était plus possible de le prendre. Faute de ne pouvoir agir, force
fut de dissimuler.
Nous laisserons cette affaire pour dire que pendant que l'on faisait,
en faveur de l'association de Gortès avec le Trésorier, des démarches
qui amenèrent Sandoval au gouvernement, ainsi que je l'ai conté, on
conseilla à Alonso de Estrada d'aller en Gastille pour faire un rap-
port, à ce sujet, à Sa Majesté. On le poussait même à dire que San-
doval était devenu l'associé du Trésorier, uniquement parce que celui-
ci y fut contraint, afin de ne point se voir obligé de consentir à ce
que Gortès gouvernât avec lui. Au surplus, quelques personnes qui
n'étaient pas bien avec Gortès écrivirent pour leur propre compte des
lettres dans lesquelles on disait qu'il avait fait donner du poison à
Luis Ponce de Léon, à Marcos de Aguilar et à Padelantado Garay ;
ils prétendaient qu'on avait mis du réalgar dans des fromages frais
qui furent servis à Iztapalapa, et que, pour cette raison, un moine de
l'ordre de Saint-Dominique n'en avait pas voulu manger. Or, tout ce
que l'on écrivait ainsi sur Gortès n'était que méchancetés et calom-
nies inventées pour lui nuire. On y ajoutait l'affirmation qu'il voulait
faire mourir le Factor et le Vcedor.
Le contador Albornoz, qui n'avait jamais été bien avec Gortès, re-
48
754 CONQUÊTE
vint aussi en Castille à cette même époque. Sa Majesté et les mem-
bres du Conseil royal des Indes lurent les lettres dont je viens de par-
ler, et entendirent les rapports du contador Albornoz, qui venaient à
l'appui de tout ce qui était contraire à Gortès ; ils se souvinrent d'ail-
leurs des déroutes de Narvaez et de Garay, du retour de Tapia, de ce
qu'on racontait sur Gatalina Juarez la Mercayda, première femme du
conquistador ; ils étaient d'ailleurs mal informés sur bien d'autres
sujets, et ils ajoutèrent une foi complète à ce qu'actuellement on ve-
nait de leur écrire. De tout cela il résulta que Sa Majesté ordonna
qu'Alonso de Estrada gouvernerait seul, qu'on rendrait définitif tout
ce qu'il avait fait jusque-là, y compris les répartitions d'Indiens, et
qu'on eût à retirer de prison et de leurs cages le Factor et le Veedor,
en leur rendant leurs biens.
Les provisions royales furent expédiées immédiatement par un
navire bon voilier. Il fut décidé au surplus que, pour châtier Gortès
de tout ce dont il était accusé, on ferait partir un caballero du nom
de don Pedro de la Gueva, grand commandeur d'Alcantara, accom-
pagné de trois cents soldats, aux frais de Gortès, avec ordre de lui
trancher la tête s'il était trouvé coupable, et d'exercer la même jus-
tice sur tous ceux qui , conjointement avec lui, auraient desservi Sa
Majesté; il devait en même temps distribuer entre les divers con-
quistadores partie des villages qui seraient enlevés à Gortès. Ordre
fut donné aussi d'envoyer des juges pour installer un Haut Tribunal
à Mexico, dans la confiance qu'ainsi régnerait la bonne justice. Le
commandeur don Pedro de la Gueva faisait donc ses préparatifs de
départ pour la Nouvelle-Espagne; mais, soit à l'occasion de certains
propos qu'il y eut à la cour, soit qu'on ne lui eût point donné autant
de milliers de ducats qu'il en demandait pour le voyage, soit encore
la crainte de se trouver en conflit avec la justice du Haut Tribunal,
l'expédition traîna en longueur, et enfin il ne partit point. Peut-être
la cause principale fut-elle que le duc de Bejar s'offrit encore une fois
pour notre caution.
Pour en revenir au Trésorier, je dois dire que, se voyant à ce
point honoré des faveurs de Sa Majesté, tant de fois gouverneur, à
présent encore chargé par l'Empereur de gouverner seul, comme on
lui faisait d'ailleurs croire qu'on avait informé Sa Majesté qu'il était
fils du Roi catholique, il devint très-glorieux, et j'avoue qu'il avait
raison. Sa première mesure fut d'envoyer à Ghiapa comme capitaine
un de ses cousins nommé Diego de Mazariegos ; il était chargé d'ou-
vrir une enquête sur la conduite de don Juan Enriquez de Gruzman,
qui avait été envoyé au même titre par Marcos de Aguilar. Gruzman
fut convaincu d'avoir commis plus de vols dans cette province qu'il
n'y avait fait de bonnes actions. Le Trésorier envoya aussi conquérir
et pacifier les villages des Zapotèques et Minxes. On devait les atta-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 755
quer par deux points à la fois, afin de les mieux obliger à se sou-
mettre. Le commandant choisi pour entamer l'expédition par le nord
fut un certain Barrios, nouvellement arrivé de Gastillc à Mexico, qui
avait été, disait-on, un très-vaillant capitaine en Italie. — Il ne faut
pas le confondre avec Barrios de Séville, qui fut le beau-frère de
Gortès. — Il emmena cent soldats dont plusieurs arbalétriers ou
gens d'escopette. Il était déjà arrivé, avec tout son monde, dans une
partie des villages zapotèques connus sous le nom de Tiltepeque,
lorsqu'une nuit les naturels du lieu tombèrent sur lui et sa troupe
d'une manière si subite, que Barrios et sept soldats furent tués, et
la plupart des autres reçurent des blessures. Il est même certain
que tous eussent péri, s'ils ne se fussent résolus à prendre la fuite et
à aller se réfugier dans des villages déjà pacifiés. Par ce fait, on
verra la différence qu'il y a entre les anciens conquistadores et les nou-
veaux venus de Castille qui ne connaissent rien des ruses et de la ma-
nière de guerroyer des Indiens. Et voilà à quoi aboutit cette campagne.
Parlons maintenant de l'autre capitaine nommé Figuero , natif de
Caceres, qui entreprit son attaque par Guaxaca ; on disait qu'il avait
déjà commandé en Espagne; il était, du reste, un des amis du
trésorier Alonso de Estrada. Il emmenait cent soldats de ceux nou-
vellement arrivés de Castille à Mexico; plusieurs d'entre eux étaient
arbalétriers ou gens d'escopette ; il y avait même dix hommes à
cheval. En arrivant aux provinces des Zapotèques, Figuero fît appeler
un certain Alonso de Herrera, qui commandait déjà trente hommes
dans ces villages, par suite de l'ordre qu'il en avait reçu de Marcos
de Aguilar, ainsi que je l'ai dit au chapitre qui en a traité. Alonso
de Herrera se rendit à l'appel de Figuero qui avait pour instructions
de le maintenir sous son commandement. Soit que leurs propos
eussent été trop vifs , soit que Herrera refusât de rester en compa-
gnie de Figuero, tous deux mirent l'épée à la main et Herrera blessa
grièvement Figuero, ainsi que trois de ses soldats qui lui portaient
secours. Se voyant ainsi blessé, avec un bras hors d'usage, n'osant
d'ailleurs pas pénétrer au milieu des sierras des Minxes qui étaient
très-hautes et très-difficiles à pacifier, remarquant en outre que les
soldats qu'il avait amenés étaient impropres à cette conquête, Figuero
prit le parti d'employer son temps à violer les sépultures des caci-
ques de cette province. Il y trouva une très-grande quantité de
joyaux d'or, avec lesquels on avait coutume, autrefois, d'inhumer
les principaux personnages de la contrée. Il mit à cette opération un
tel zèle qu'il en retira environ cent mille piastres d'or. Après y avoir
ajouté d'autres objets de prix qu'il enleva de deux de ces villages, il
résolut d'abandonner la campagne et de s'éloigner de ces peuphulrs
qu'il laissa dans un état de guerre pire que celui où elles étaient
quand il y arriva.
756 CONQUÊTE
Il revint à Mexico, et, de là, il partit pour la Gastille avec son or.
S'étant embarqué à Vera Cruz, il eut si mauvaise chance que le
navire sur lequel il était essuya une grosse tempête et fut jeté à la
côte non loin du port, de sorte que Figuero y périt avec son or;
quinze passagers se noyèrent et tout fut perdu. Et voilà où abouti-
rent les capitaines que le Trésorier envoya pour conquérir des vil-
lages qui ne furent réellement pacifiés que lorsque nous, les habi-
tants de G-uazacualco, nous nous occupâmes de les soumettre. Gomme
ils sont situés sur des sierras très-élevées où les chevaux ne peuvent
point parvenir, j'eus pour ma part le corps brisé des trois campagnes
que je fis pour les combattre, parce que, vaincus par nos armes
dans la belle saison5 ils se soulevaient de nouveau quand les pluies
revenaient, et tuaient les Espagnols isolés. Mais enfin, se voyant
obstinément poursuivis par nous, ils finirent par se soumettre défi-
nitivement. Parmi eux se trouve actuellement un bourg que nous
fondâmes sous le nom de San Alfonso.
Abandonnant maintenant le souvenir de capitaines qui ne savent
nullement l'art de faire campagne, je reprendrai mon récit pour dire
qu'en apprenant que l'on avait criblé de blessures son ami le capi-
taine Figuero, le Trésorier donna l'ordre qu'on allât s'emparer d'A-
lonso de Herrera. Mais il fut impossible de l'atteindre, parce qu'il
se réfugia au milieu des sierras, de sorte que les alguazils qui avaient
été envoyés se contentèrent d'amener un des soldats qui le suivaient.
Lorsque ce malheureux arriva à Mexico » le Trésorier , sans l'en-
tendre, ordonna qu'on lui coupât la main droite. Ge soldat, qui était
hidalgo, s'appelait Gornejo. En outre , en ce même temps, un garçon
d'écurie de G-onzalo de Sandoval, s'étant pris de querelle avec un
serviteur du Trésorier, lui appliqua quelques bonnes entailles; le
fait irrita si fort le gouverneur qu'il condamna le coupable à avoir la
main coupée. Gela se passait au moment où Gortès et Sandoval ne
se trouvaient pas à Mexico. Ils en étaient sortis pour aller résider à
Gornabaca, dans le double but de fuir les troubles et les bavardages,
et d'aller apaiser certains désaccords qui existaient entre les caciques
de cette ville. Quand ils apprirent par leurs correspondances que
Gornejo et le garçon d'écurie étaient en prison et qu'on allait leur
couper les mains, ils s'empressèrent de revenir à Mexico. Mais, en
voyant que c'était chose faite et qu'il n'y avait plus de remède, ils
éprouvèrent un grand ressentiment pour l'affront qui leur était fait
par le Trésorier, et l'on assure que Cortès lui adressa des paroles
qu'il aurait mieux aimé ne pas entendre. La crainte lui vint même
qu'on ne voulût attenter à sa vie, et, dans cette pensée, le Trésorier
réunit soldats et amis pour s'en faire une garde; il fit même sortir
de leurs cages leFactor et le Vccdor, afin qu'en leur qualité d'officiers
civils de Sa Majesté ils se prêtassent mutuellement appui contre Gortès.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 757
Huit jours après leur délivrance, Je Faclor et quelques autres
ennemis de Gortès conseillèrent au Trésorier de l'exiler de la capi-
tale, prétextant qu'on n'y pourrait jamais gouverner convenablement,
ni posséder la tranquillité, ni se voir libres de troubles, tant que
Gortès résiderait dans la ville. Lorque l'ordre d'exil fut signé, on
alla le notifier au général qui promit de s'y soumettre, ajoutant qu'il
rendait grâces à Dieu que des personnes sans mérite d'aucune sorte,
indignes de remplir n'importe quel emploi, l'eussent exilé d'un pays
et d'une capitale découverts par lui et par ses compagnons d'armes
et conquis au prix de son sang nuit et jour répandu, ainsi que par le
sacrifice de nombreuses existences de valeureux soldats. Il dit encore
qu'il irait en Gastille faire son rapport à Sa Majesté en demandant
justice contre eux, et il finit en affirmant que c'était là une grande
félonie du Trésorier qui méconnaissait ainsi les services qu'il avait
reçus de Gortès. Il sortit de Mexico, alla à son bourg de Guyoacan,
de là à Tezcuco et peu de jours après à Tlascala. Ge fut alors que la
femme du Trésorier, appelée dona Marina Gutierrez de la Gaballcria,
honorable dame digne de souvenir pour ses nombreuses vertus,
voyant la folie que son mari avait commise en mettant en liberté le
Factor et le Veedor et en prononçant l'exil contre Gortès, témoigna
du chagrin qu'elle éprouvait en disant au Trésorier : « Plaise à Dieu
qu'il ne vous arrive aucun malheur pour ce que vous venez de
faire ! » Elle lui rappela alors les nombreuses faveurs et les bienfaits
dont il était redevable à Gortès, ainsi que les villages d'Indiens qu'il
en avait reçus ; elle l'engagea à faire sa paix avec lui pour que Gortès
revînt à la capitale; elle l'avertit encore qu'il eût à veiller sur lui de
crainte qu'on n'attentât à sa personne. Elle lui dit enfin tant de
choses qu'au rapport de bien des gens le Trésorier se repentit d'a-
voir exilé Gortès et mis en liberté le Factor et le Veedor, attendu
que ceux-ci trouvaient à redire à tout et étaient sans cesse con-
traires à Gortès.
En ce même temps arriva de Gastille don fray Julian Garces, pre-
mier évêque de Tlascala. Il était natif de l 'Aragon et, en l'honneur
du très-chrétien Empereur notre seigneur, il s'intitula Carolin. Ge
fut d'ailleurs un grand prédicateur. Etant venu occuper son diocèse
de Tlascala, il apprit ce que le Trésorier avait fait au sujet de l'exil
de Gortès et le désapprouva fort. Dans le but de ramener la con-
corde entre eux, il se rendit à la ville de Tezcuco et de là, comme on
était sur le bord de la lagune, il prit place dans deux grandes embar-
cations et il s'en vint à la ville de Mexico avec deux prêtres, un
moine et tout son bagage. Son voyage fut connu dans la capitale
avant qu'il y parvînt. On en sortit pour aller le recevoir en grande
pompe avec croix, clergé, moines, municipalité, conquistadores, ca-
balleros et tous les soldats qui se trouvaient à Mexico. Lorsque l'é-
758 CONQUÊTE
vêque se fut reposé deux jours, le Trésorier en fit son intermédiaire
pour qu'il se rendît là où Gortès se trouvait en ce moment, afin de
l'attirer à lui et le convaincre de revenir à Mexico en lui annonçant
que l'ordre d'exil était levé. Le prélat, se conformant à ce désir, en-
gagea en effet des pourparlers pour cette réconciliation ; mais il ne
put rien obtenir de Gortès qui se rendit de Tezcuco à Tlascala, ainsi
que je l'ai dit, très-bien accompagné par un nombreux cortège de
caballeros et de toute espèce de personnes. Il ne s'occupait que du
soin de réunir tout l'or et l'argent qu'il lui serait possible, pour
aller en Gastille. En sus de ce qu'on lui payait des tributs de
ses villages, il mettait en gage des rentes et des Indiens prêtés
par ses amis. Le capitaine G-onzalo de Sandoval et Andrès de Tapia
faisaient également leurs préparatifs. Ils recueillaient dans leurs
possessions tout l'or et tout l'argent qu'ils pouvaient, car ils devaient
partir avec leur chef.
Pendant que Gortès était à Tlascala, un grand nombre d'habitants
d'autres villes, ainsi que des soldats qui n'avaient point de comman-
deries d'Indiens, allèrent lui rendre visite. Les caciques de Mexico
couraient se mettre à son service. Gomme les hommes amis de trou-
bles, de scandales et de changements ne manquent jamais, des gens
de cette sorte allaient lui dire que, s'il voulait se proclamer roi de la
Nouvelle-Espagne, le moment serait opportun et qu'ils étaient là pour
le soutenir. Gortès fit arrêter deux individus qui venaient lui faire ces
propositions; il leur adressa de violentes réprimandes, les appelant
traîtres, et il fut sur le point de les faire pendre. Il reçut encore une
lettre de Mexico que d'autres bandits lui adressèrent en lui parlant
de la même manière. C'était, disait-on, dans le but de le tenter
et d'en obtenir quelque parole compromettante au sujet de cette vi-
laine affaire. Mais comme Gortès était avant tout un loyal serviteur
de Sa Majesté, il répondit à ceux qui venaient avec de tels desseins
qu'ils ne se présentassent plus devant lui pour parler de pareilles tra-
hisons, et il les menaça de les faire pendre. Sans plus tarder, il écri-
vit à l'évêque pour l'avertir de ce qui se passait et l'engager à dire au
Trésorier qu'en sa qualité de gouverneur il eût à faire châtier les traî-
tres qui venaient lui donner de tels conseils, sans quoi il les enverrait
lui-même au supplice.
Laissons Gortès préparer, à Tlascala, son voyage en Gastille, et re-
venons au Trésorier, au Factor et au Veedor. Ainsi qu'il y avait des
bandits partisans de bruits et de querelles, qui allaient s'adresser à
Gortès, il y en avait aussi qui disaient au Trésorier et au Factor que
Gortès préparait du monde pour venir les massacrer, sous le prétexte
que c'était pour aller en Gastille; que les caciques de Mexico, de Tez-
cuco, de Tlascala, et de la plus grande partie des villages situés autour
de la lagune, se trouvaient actuellement en sa compagnie, attendant
DE LA NQUVEI^LE-ESPAGNE. 759
l'ordre d'entrer en campagne. Le Faclor, le Veedor et Je Trésorier en
arrivèrent alors à croire qu'il voulait les faire périr; aussi, afin de
savoir la vérité à cet égard, envoyèrent-ils importuner l'évêque pour
qu'il daignât s'informer de ce qu'il en était. Ils écrivirent môme à
Gortès en lui faisant mille promesses et en lui demandant leur par-
don. L'évoque trouva la proposition raisonnable et regarda sa mission
de conciliateur comme une bonne occasion de visiter Tlascala. Quand
il eut vu Gortès, la réception que lui fit toute cette province, la grande
loyauté du conquistador, et su ce qu'il avait fait en arrêtant les bandits,
ce qu'il avait écrit au gouvernement à ce propos, il s'empressa d'envoyer
des messagers au Trésorier pour lui assurer que Gortès était un très-
loyal caballero aussi bien qu'un grand serviteur de Sa Majesté; qu'il
pourrait figurer en notre temps parmi les plus fameux soutiens de la
couronne royale; que l'unique chose à laquelle il pensait était de se
préparer à visiter Sa Majesté, et que l'on pouvait abandonner tout soup-
çon de ce qu'on avait craint. Il ajoutait encore dans sa lettre que le
Trésorier avait pris une mesure peu judicieuse en condamnant Cortès
à l'exil ; il employait à ce propos les paroles suivantes : « 0 seigneur
Trésorier Alonso de Estrada, comme vous avez indignement gâté cette
affaire! »
En cessant de parler de cette lettre, je ne me souviens pas bien si
Gortès revint à Mexico pour dicter sa volonté aux personnes qui de-
vaient être chargées de sa maison et du recouvrement de ses tributs;
mais je me rappelle qu'il donna son principal pouvoir au licencié Juan
Altamirano, à Diego de Ocampo, à Alonso Valiente et à Santa Gruz,
deBurgos, mais surtout à Altamirano. Il avait réuni un grand nombre
d'oiseaux différents de ceux de Gastille, — chose bien digne d'être vue
— deux tigres, plusieurs barriques de liquidambar, du baume durci,
un autre baume liquide comme de l'huile, quatre Indiens passés maî-
tres dans l'art de faire voltiger des baguettes avec les pieds, jeu re-
marquable pour la Gastille et pour n'importe quel pays ; d'autres In-
diens encore, adroits danseurs, faisant des poses qui laisseraient croire
qu'ils volent dans les airs; il emmenait trois Indiens bossus et nains
dont le corps était monstrueusement replié. Il devait montrer enfin
des Indiens et des Indiennes dont la peau était toute blanche et que
leur grande blancheur empêchait de voir clair. Les caciques de Tlas-
cala le supplièrent d'admettre en sa compagnie trois enfants des prin-
cipaux personnages de la province; l'un d'eux était fils de Xicotenga,
l'aveugle, qui s'appela aussi don Lorenzo de Vargas ; il s'adjoignit
encore quelques caciques mexicains. Pendant qu'il préparait ainsi son
départ, il reçut de Vera Gruz la nouvelle que deux navires bons voi-
liers venaient d'y arriver, apportant des lettres de Gastille. Ce qu'elles
disaient, je le vais conter à la suite.
760
CONQUÊTE
CHAPITRE CXCV
Comme quoi vinrent d'Espagne des lettres pour Cortès du cardinal de Siguenza don
Garcia de Loyosa qui était président des Indes et fut ensuite archevêque de Séville,
et de plusieurs autres caballeros, afin qu'en tout état de choses il partît sans retard
pour la Castille ; et on lui apporta la nouvelle que son père Martin Cortès était
mort ; et ce qu'il fit à ce sujet.
J'ai dit dans le chapitre qui précède ce qui était arrivé entre Cortès,
le Trésorier, le Factor et le Veedor, ainsi que le motif qui avait fait
exiler de Mexico le conquistador. J'ai dit aussi que l'évêque de Tlas-
cala tenta deux fois de jouer le rôle de conciliateur, mais que jamais
Cortès ne voulut répondre ni à des lettres, ni à n'importe quelle con-
versation, et qu'il se prépara pour aller en Castille. Ce fut alors que
lui vinrent des lettres de don Garcia de Loyosa, du duc de Bejar et
de quelques autres caballeros, lui disant que, comme il était absent,
des plaintes étaient faites à Sa Majesté pour prétendre qu'il avait
commis de méchantes actions et fait donner la mort à des gouverneurs
envoyés par Sa Majesté. On lui faisait par conséquent comprendre la
nécessité de son retour pour laver son honneur. On lui donnait en
même temps la nouvelle de la mort de son père, Martin Cortès. En
lisant ces lettres, il éprouva le double grand regret d'apprendre qu'il
avait perdu son père et de se voir accuser de choses d'une fausseté
évidente. Il redoubla son deuil, car il le portait encore, en ce temps-
là, pour la mort de sa femme dona Catalina Juarez la Mercayda. La
perte de son père lui causa un grand chagrin. Il fit célébrer, à son
intention, le mieux qu'il put, une cérémonie funèbre.
Si jusque-là Cortès avait eu un grand désir d'aller en Castille, ce
fut bien plus encore à partir de ce moment, et il pressa davantage
son départ. Il donna l'ordre de partir pour Vera Cruz à un de ses
majordomes nommé Pedro Ruis de Esquivel, natif de Séville, afin de
lui acheter deux navires qui venaient d'y arriver et qu'on lui disait
être neufs et bons voiliers. Esquivel s'approvisionna de biscuits, de
porcs, de viande salée et de tout ce qui concernait les vivres du bord,
largement, ainsi qu'il convenait à un grand seigneur aussi riche que
Cortès l'était. Il acheta dans ce but toutes choses qu'on pouvait se
procurer dans la Nouvelle-Espagne, bonnes pour les traversées de
mer et pouvant s'y conserver. Il en prit tant qu'il en restait encore
à bord quand il arriva en Castille, à ce point même et d'un si grand
nombre d'espèces , qu'il y eût eu pour l'entretien de deux navires
pendant deux années, quand même ils auraient porté plus de monde.
Le majordome s'en fut donc par la lagune de Mexico avec une
grande canoa, pour se rendre au village d'Ayotzingo où se trouve le
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 7ôl
débarcadère. Il prit ce chemin pour aller plus vite exécuter ce que
Cortès lui commandait. Il emmenait six Indiens mexicains et un
nègre avec un certain nombre de lingots d'or qui devaient servir à
l'achat des navires. Quelqu'un l'attendit en embuscade sur le lac
même et lui donna la mort. On ne put jamais connaître l'auteur du
crime. La canoa, les six Indiens et le nègre rameurs ne reparurent
plus. Quatre jours plus tard Esquivel seul fut retrouve sur un petit
îlot, à moitié dévoré déjà par les oiseaux de proie. Beaucoup de
soupçons se firent jour au sujet de la mort de ce majordome, parce
que, disait-on, il était homme à se vanter des aventures qui lui ar-
rivaient avec les petites et les grandes dames. On ajoutait différentes
autres méchantes choses qu'on l'accusait de faire et que je crois ne pas
devoir spécifier dans ce récit. Il en résultait qu'il n'était pas aimé;
aussi ne fit-on pas de grandes recherches sur les causes et les auteurs
de sa mort, de sorte que le mystère ne fut jamais éclairci. Que Dieu
lui pardonne !
Cortès s'empressa d'envoyer d'autres majordomes pour régler l'af-
faire de ces navires, y charger les vivres et embarquer les barriques
de vin. Il fit publier partout qu'il offrait le passage gratuit, y compris
les vivres, à quiconque voudrait aller en Gastille avec l'autorisation
du gouverneur. Gela fait, Cortès, accompagné de Gonzalo de Sandoval,
de Tapia et d'autres caballeros, partit pour la Vera Cruz où il s'em-
barqua après s'être confessé et avoir reçu la communion. Notre Sei-
gneur Dieu lui fit la grâce d'un si bon voyage qu'il arriva en Gastille
en quarante et un jours sans s'être arrêté à la Havane ni dans aucune
autre île. Il fut débarquer non loin de la ville de Palos, près de Notre-
Dame de la Ravida. Quand les voyageurs se virent à terre, ils tom-
bèrent à genoux, levèrent les mains au ciel et rendirent grâces à
Dieu pour les faveurs qu'ils en recevaient sans cesse. Leur arrivée
en Castille eut lieu au mois de décembre de l'an 1527. Gonzalo de
Sandoval débarquait, paraît-il, très-souffrant, de sorte qu'aux grandes
joies succédèrent les tristesses, car, bien peu de jours après, Dieu
permit qu'il fût enlevé de ce monde dans la ville de Palos et dans
l'hôtellerie d'un cordier, fabricant de voiles, câbles et cordages. Cet
hôtelier vola treize lingots d'or à Sandoval avant qu'il mourût, et sous
ses yeux. Le voleur eut soin de choisir le moment où il n'y avait
personne en compagnie du malade, car, agissant de ruse, il avait
envoyé ses serviteurs chercher Cortès en toute hâte à la Ravida. San-
doval vit retirer les lingots de la caisse où ils étaient enfermés, mais
il n'osa pousser aucun cri, parce que, faible, maigre et souffrant
comme il était, il craignit que ce méchant homme ne lui appliquât
l'oreiller ou le matelas sur la bouche pour l'étouffer. Le cordier ayant
pris la fuite se réfugia en Portugal avec son or, et on ne put jamais
en rien obtenir.
762 CONQUÊTE
Lorsque Cortès apprit que Sandoval était au plus mal, il se trans-
porta en toute hâte dans l'endroit où se trouvait son ami. Le malade
lui rapporta la mauvaise action de l'hôtelier qui lui avait enlevé ses
lingots d'or et s'était enfui. On eut beau mettre beaucoup de zèle à le
ravoir, comme le voleur se trouvait en Portugal, on ne put empêcher
qu'il gardât tout. Mais l'état de Sandoval ne cessant d'empirer chaque
jour, les médecins qui le soignaient lui conseillèrent de se confesser,
de recevoir les saints sacrements et de faire son testament. Il accom-
plit ces devoirs avec la plus grande dévotion. Il institua plusieurs
legs en faveur des pauvres et des monastères; il nomma Cortès pour
son exécuteur testamentaire. Ses légataires furent ses sœurs, dont
l'une se maria, plus tard, avec un fils bâtard du comte de Medellin.
Ses devoirs spirituels étant remplis et son testament fait, il rendit
son âme à Notre Seigneur Dieu qui l'avait créée. Sa mort causa un
regret général; on inhuma ses restes avec la plus grande pompe pos-
sible dans le monastère de la Ravida. Cortès et tous les caballeros
qui étaient avec lui se vêtirent de deuil. Que Dieu lui pardonne!
Amen!
Cortès envoya immédiatement des courriers à Sa Majesté, au car-
dinal de Siguenza, au duc de Bejar, au comte d'Aguilar et à d'autres
caballeros, pour leur faire savoir qu'il avait débarqué dans ce port, et
que Gronzalo de Sandoval venait de mourir. Il ht ressortir ses qualités
personnelles et les grands services qu'il avait rendus à Sa Majesté,
assurant que ce fut un capitaine grandement renommé, soit pour
commander aux autres, soit pour sa propre valeur au combat. En
recevant les lettres, Sa Majesté se réjouit de l'arrivée de Cortès, en
même temps qu'Elle éprouva le plus grand regret pour la mort de
Sandoval, dont la personnalité généreuse Lui était connue. Cette fin
malheureuse fut vivement sentie par le cardinal don Garcia de Loyosa
et par le Conseil royal des Indes. Le duc de Bejar, le comte d'Aguilar
et d'autres caballeros firent également éclater leur joie, mais ne man-
quèrent pas de témoigner de leur tristesse à propos de la perte de
Sandoval. Bientôt le duc de Bejar et le comte d'Aguilar allèrent
ensemble faire des rapports plus étendus à Sa Majesté, qui avait
. déjà la lettre de Cortès. Le duc de Bejar dit en l'abordant qu'il n'avait
jamais douté de la grande loyauté de celui dont il s'était porté caution,
qui avait rendu de si remarquables services à Sa Majesté, et qui était
prêt à témoigner de ses loyales intentions en toutes choses, ainsi que
ses devoirs envers son Roi et seigneur l'y obligeaient, et comme il
l'avait prouvé par ses œuvres. Le duc dit ces paroles parce qu'au
temps des accusations contre Cortès devant Sa Majesté il avait offert
trois fois sa tête et ses dignités comme caution en faveur de ce gé-
néral et de nous tous qui marchions avec lui, pour garantir que nous
étions de loyaux et excellents serviteurs de Sa Majesté, et dignes des
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 763
plus grandes faveurs (car en ce temps-là le Pérou n'était point encore
découvert, et il n'existait rien jusqu'alors de sa renommée, qui vint
plus tard).
Sa Majesté s'empressa de donner l'ordre qu'on rendît les plus grands
honneurs à Gortès dans toutes les villes et bourgs où il passerait. Le
duc de Medina-Sidonia lui fit à Séville une réception magnifique et
lui offrit en présent d'excellents chevaux. Après s'être reposé deux
jours dans cette ville, il hâta le pas pour aller à Notre-Dame de Gua-
dalupe faire sa neuvaine. Il eut l'heureuse chance qu'en ce moment
s'y était rendue aussi la senora dona Maria de Mendoza, femme du
grand commandeur de Léon, don Francisco de LosGobos, accompagnée
de plusieurs dames de haut rang, entre autres une jeune demoiselle,
sa sœur, qui se maria deux ans plus tard avec l'adelantado des Ca-
naries. Lorsque Gortès le sut, il en éprouva une grande joie. Il s'em-
pressa d'aller faire ses dévotions à Notre-Dame, de distribuer des
aumônes aux pauvres, et de donner ses ordres pour la célébration de
messes. Gela fait, revêtu des habits de deuil qu'il portait pour son
père, pour sa femme et pour G-onzalo de Sandoval, il se fit entourer
des caballeros qu'il avait amenés de la Nouvelle-Espagne et d'autres
qui étaient accourus lui offrir leurs services, et il fut présenter ses
respectueux hommages à la senora dona Maria de Mendoza, à la
demoiselle sa sœur, qui était fort belle, et aux autres dames venues
avec elles.
Cortès était en tout un caballero accompli et de belle humeur; la
renommée de ses hauts faits remplissait la Gastille; il ne manquait
ni de grâce ni d'expression dans sa causerie; il se montrait surtout
très-généreux, et, comme il en avait les moyens, il commença à offrir
de magnifiques dons en joyaux d'or de différents modèles à toutes les
dames qui étaient présentes. Après les bijoux, il offrit des panaches
en plumes vertes parsemées de paillettes d'argent et d'or mêlées de
perles. En tout ce qu'il distribua, il eut soin d'accentuer ses préfé-
rences pour la senora dona Maria de Mendoza et sa sœur. Après avoir
fait ces riches distributions, il donna à la jeune demoiselle, pour elle
seule, quelques palets en or très-fin pour qu'ils servissent à faire des
bijoux. Ensuite il fit distribuer beaucoup de liquidambar et du baume
pour des parfums. Il ordonna aux Indiens jongleurs de donner une
représenlation devant ces dames en jouant des bâtons avec leurs pieds,
ce qui causa à celles-ci beaucoup de plaisir ot même de l'admiration.
Outre cela, Gortès ayant su que sur la route où avait passé la jeune
demoiselle, une de ses mules s'était cassé une jambe de devant, il fit
acheter secrètement une excellente paire de ces animaux, et ordonna
qu'on les remît au majordome qui était au service de la senora. Il
resta dans le bourg de Guadalupe jusqu'à ce que les dames partissent
pour la cour, qui en ce temps-là résidait à Tolède. Il les accompagna,
76<a CONQUÊTE
les servit, les fêta par des banquets, et sut enfin, selon son habitude,
se montrer si plein d'égards, que la senora dona Maria de Mendoza
offrit de le marier avec sa sœur. Si Gortès n'eût pas été déjà fiancé
avec la senora dona Juana de Guzman, nièce du duc de Bejar, cer-
tainement il eût pu, par cette union, obtenir les plus grandes faveurs
du grand commandeur de Léon, ainsi que de la senora dona Maria
de Mendoza, sa femme, et Sa Majesté lui eût donné, en ce cas, le
gouvernement de la Nouvelle-Espagne.
Ne parlons donc plus de ce mariage, puisque toutes les choses sont
conduites et guidées par la main de Dieu. Je dirai seulement que la
senora dona Maria de Mendoza écrivit au grand commandeur de Léon,
son mari, pour exalter grandement les mérites de Gortès, assurant que
la renommée de ses héroïques hauts faits n'était rien en comparaison
de ce qu'elle avait pu connaître de ses qualités personnelles, de sa
conversation et de sa générosité. Elle fit ressortir d'autres mérites
qu'elle avait reconnus en lui, ainsi que les bons offices qu'elle lui
devait. Elle priait, en conséquence, son mari de le tenir pour son bon
serviteur, et de le faire connaître à Sa Majesté, en La suppliant de
répandre sur lui ses faveurs. Le commandeur, en lisant la lettre de
sa femme, en éprouva de la joie et, comme il était le familier de
l'Empereur le plus en faveur dans ces temps-là, il montra cette lettre
à Sa Majesté, en La priant d'honorer Gortès en toute chose, ce qu'EUe
fit assurément, ainsi que je vais bientôt l'expliquer. De leur côté, le
duc de Bejar et l'amiral dirent à Gortès qu'en apprenant son arrivée
en Gastille, Sa Majesté avait témoigné son désir de le voir et de le
connaître après en avoir reçu tant de services, et entendu contre lui
tant de plaintes au sujet des méchancetés et des perfidies dont on le
prétendait coupable. Lorsque Gortès arriva à la cour, Sa Majesté lui
fit réserver un logement. Le duc de Bejar, le comte d'Aguilar et
d'autres grands seigneurs leurs parents allèrent au-devant de lui en
l'entourant des plus grands égards.
Le lendemain, l'autorisation lui en étant accordée, il fut se mettre
aux pieds de Sa Majesté, en se faisant accompagner et honorer du
duc de Bejar, de l'amiral, et du grand commandeur de Léon. Après
avoir demandé la parole, il tomba à genoux sur le sol ; mais Sa Ma-
jesté s'empressa de lui donner l'ordre de se relever. Alors il com-
mença à détailler les grands et remarquables services qu'il avait
rendus, les événements de ses conquêtes, son voyage à Honduras,
les trames ourdies à Mexico par le Factor et le Veedor, et tout ce qui
se présenta à ses souvenirs. Mais comme le récit en eût pu devenir
trop prolongé, ne voulant point ennuyer l'Empereur, il lui dit : «Votre
Majesté sera sans doute fatiguée de m'entendre, et il n'est pas juste
qu'un sujet de ma sorte ait la hardiesse d'abuser des bontés d'un aussi
grand Empereur et Roi du monde que l'est Votre Majesté. Gomme
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 765
ma langue n'est point habituée à parler à Votre Royale Personne,
et qu'il pourrait arriver que mes paroles n'exprimassent pas les évé-
nements, avec tout le respect que je Lui dois, j'ai apporté ce mé-
moire dans lequel Votre Majesté pourra voir — si Elle a la honte de
]G lire — tous les faits en détail et tels qu'ils se sont passés. » Gela
dit, Gortès tomha encore à genoux pour haiser les pieds de Sa Ma-
jesté à l'occasion de la grande faveur dont Elle venait de l'honorer en
daignant l'écouter. Mais l'Empereur notre seigneur le fit lever, tan-
dis que l'amiral et le duc de Bejar déclaraient à Sa Majesté qu'il était
digne des plus grands honneurs. Incontinent Gortès fut nommé
marquis del Valle. L'Empereur lui fit attribuer à ce propos un cer-
tain nombre de villages ; il allait même lui faire donner le manteau
de Saint-Jacques, mais comme on n'avait pas pris soin d'y assigner
un revenu, il n'en fut pas question pour le moment. A la vérité, je ne
saurais dire comment cela se passa. Gortès fut nommé en outre capi-
taine général de la Nouvelle-Espagne et de la mer du Sud. A l'an-
nonce de cette nouvelle faveur, il fléchit le genou encore une fois
pour se mettre aux pieds du Roi, mais Sa Majesté lui ordonna de se
relever.
Après ces grandes libéralités royales, quelques jours s'étaient à
peine écoulés depuis son arrivée à Tolède, lorsque Gortès tomba
malade et arriva à telle extrémité, qu'on crut qu'il allait mourir. Le
duc de Bejar et le grand commandeur don Francisco de Los Gobos
supplièrent Sa Majesté, en considération de ses grands services, de
vouloir bien le visiter dans sa demeure avant qu'il mourût. L'Empe-
reur, accompagné des ducs, marquis et comtes, et de don Francisco
de Los Gobos, lui rendit visite, en effet. Ge fut là une insigne faveur,
et toute la cour en était convaincue. Lorsque Gortès fut rétabli, comme
il était devenu un grand familier de Sa Majesté, et que le comte de
Nasao, le duc de Bejar et l'amiral de Gastille l'honoraient de leurs
faveurs, un dimanche qu'il fut à la messe, Sa Majesté étant déjà
rendue à l'église avec les ducs, marquis et comtes, tous sur leurs
sièges conformément au cérémonial et à la qualité de chacun, Gortès
se présenta un peu fêtard, avec intention, passa devant ces illustres
seigneurs en relevant ses basques de deuil, et il fut s'asseoir près
du comte de Nasao qui occupait le siège le plus rapproché de l'Em-
pereur. L'ayant vu passer ainsi devant tant de grands seigneurs, on
en murmura, voyant en cela la conduite d'un présomptueux, d'un
audacieux même; on la traita d'irrévérence indigne de l'homme dont
on vantait la bonne tenue. Or, parmi ces ducs et marquis se trou-
vaient le duc de Bejar, l'amiral de Gastille et le comte d'Aguilar. Us
dirent que ce fait de Gortès ne devait pas être attribué à un manque
d'égards, puisque Sa Majesté, voulant l'honorer, lui avait ordonné de
s'asseoir auprès du comte de Nasao. Au surplus, Sa Majesté avait
766 CONQUÊTE
fait observer que Gortès et ses compagnons d'armes avaient conquis
tant de pays, que toute la chrétienté avait des devoirs envers lui,
tandis qu'eux tous avaient hérité leurs titres et dignités de leurs an-
cêtres à qui revenait le mérite des services rendus. Le duc de Bejar
ajoutait que c'était parce que Gortès était fiancé avec sa nièce que Sa
Majesté désirait qu'il fût honoré.
Du reste, jetlois dire que, se voyant à ce point le favori de l'Em-
pereur, du comte de Nasao, du duc de Bejar et même de l'amiral,
possesseur, au surplus, du titre de marquis, Gortès s'accoutuma à
attacher un tel prix à sa personne qu'il en arriva à ne plus faire le cas
qu'il devait des gens qui avaient contribué à son élévation en l'hono-
rant de leur aide pour que Sa Majesté le fît marquis. Dans ce cas
étaient le cardinal fray Crarcia de Loyosa, Gobos, la senora dona Maria
de Mendoza, et les membres du Conseil royal des Indes. Gortès n'en
tenait plus aucun compte et réservait tous ses égards pour le duc de
Bejar, le comte de Nasao et l'amiral. Bien convaincu d'ailleurs que sa
réussite était assurée par le seul fait d'être le familier de seigneurs
si considérables, il se mit à supplier Sa Majesté, avec la plus grande
insistance, de lui faire la grâce du gouvernement de la Nouvelle-Espa-
gne. Il étalait à nouveau ses services à ce sujet et promettait qu'étant
gouverneur il s'en irait par la mer du Sud découvrant des îles et des
pays très-riches. Il offrait à cette occasion sa personne avec des protes-
tations nouvelles, mettant en avant encore une fois, comme interces-
seurs, le comte de Nasao, le duc de Bejar et l'amiral. Mais Sa Ma-
jesté lui répondit qu'il eût à rester satisfait du marquisat bien rente
dont Elle lui avait fait présent, en considérant qu'Elle devait donner
aussi à ceux qui l'avaient aidé à conquérir le pays et qui le méritaient
certainement, attendu que, l'ayant conquis, il était bien naturel qu'ils
en eussent la jouissance.
À partir de ce moment commença la décadence du grand prestige de
Gortès, parce que, au dire de beaucoup de personnes, le cardinal pré-
sident et les autres membres du Conseil royal des Indes avaient eu
une réunion avec l'assistance de Sa Majesté au sujet des affaires et des
récompenses du conquistador, et la conclusion en avait été qu'on ne
devait pas le nommer gouverneur. D'autres prétendaient que le grand
commandeur et la senora dona Maria, de Mendoza lui furent con-
traires, parce qu'il ne faisait plus aucun cas de leurs personnes. Que
ce soit pour l'une ou pour l'autre raison, le fait est que l'Empereur ne
voulut plus l'entendre, quoi que l'on fît auprès de Lui au sujet de ce
gouvernement. Sa Majesté partit, en ce temps-là, pour aller s'embar-
quer à Barcelone et se rendre en Flandre. Plusieurs ducs et marquis
l'accompagnèrent, et Gortès ne cessait de les employer pour supplier
l'Empereur de le nommer à cette dignité, jusqu'à ce que Sa Majesté
répondît au comte de Nasao qu'il eût à ne plus Lui parler à ce sujet,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 767
attendu que Gortès avait déjà reçu un marquisat dont la rente dépas-
sait celle que le comte de Nasao lui-même retirait de toute sa si-
tuation.
Nous laisserons Sa Majesté s'embarquer en Lui souhaitant un bon
voyage, pour en revenir à Gortès et parler des grandes fêles que l'on
fit à propos de son mariage, non moins que des riches bijoux qu'il
donna à la senora dofia Juana de Zuniga. La richesse en fut telle,
qu'au dire de qui les avait vus il n'en fut jamais donné de plus estimés
en Gastille. C'est à tel point que la Sérénissime Impératrice dona
Isabel avait eu le désir de les posséder, après avoir entendu ce que
lui en disaient les lapidaires. On assurait même qu'en lui faisant pré-
sent de quelques-uns de ces bijoux, Gortès s'était trompé dans le choix,
ou bien qu'intentionnellement il n'avait pas voulu lui en donner d'aussi
beaux qu'à la marquise sa femme.
Je veux encore rappeler le souvenir d'autres choses qui arrivèrent
à Gortès, du temps qu'il était à la cour. Il triomphait très-joyeuse-
ment. Quelques personnes qui venaient d'Espagne et qui s'étaient
trouvées en sa compagnie nous dirent que la Sérénissime Impératrice
dona Isabel ne s'intéressait plus aux affaires de Gortès, comme Elle le
faisait au début de son séjour à la cour, parce qu'Elle était parvenue à
connaître son ingratitude envers le cardinal, le Conseil royal des Indes
et même le grand commandeur de Léon, ainsi qu'à l'égard de la se-
nora dona Maria de Mendoza. Elle avait su, en outre, qu'il possédait
des pierres précieuses supérieures à celles dont il Lui fit présent. Mal-
gré cela, cependant, Elle ordonna au Conseil royal des Indes de l'aider
en toutes choses. Ce fut alors que Gortès prit l'engagement d'envoyer
par la mer du Sud deux grands navires de guerre bien pourvus, avec
soixante-dix soldats et leurs capitaines, bien armés de toutes armes,
le tout à ses frais, pour aller découvrir des îles et d'autres pays, à la
condition que certaines faveurs lui seraient assurées à propos de
chaque découverte. Je m'en remets aux conventions qui furent écrites
alors, parce que je ne m'en souviens plus.
En ce même temps se trouvait à la cour également don Pedro de
la Gueba, grand commandeur d'Alcantara, frère du duc d'Albuquer*
que. G'était ce même caballero que Sa Majesté avait désigné pour
aller à la Nouvelle-Espagne avec un grand nombre de soldats et l'ordre
de trancher la tête à Gortès s'il le trouvait coupable, ainsi qu'à toute
autre personne convaincue de quelque acte contraire au service de Sa
Majesté. En voyant Gortès déjà fait marquis par Sa Majesté et marié
avec la senora dona Juana de Zuniga, il en éprouva une grande joie.
Des relations journalières s'établirent entre le commandeur don Pedro
de la Gueba et le marquis don Fernando Gortès. Or, le commandeur
fit joyeusement observer à son nouvel ami que s'il avait été à la
Nouvelle-Espagne avec le nombre de soldats qui fut décrété^ l'eût-il
768 CONQUÊTE
trouvé innocent, on n'aurait pu éviter de faire tomber sur Cortès les
frais de l'expédition qui se seraient montés à plus de trois cent mille
piastres ; d'où il résultait que Gortès avait bien mieux fait de venir en
personne s'entendre avec Sa Majesté. D'autres conversations nom-
breuses eurent encore lieu, je ne les rapporterai pas ici. Des personnes
qui y assistaient nous les écrivaient de Gastille, avec toutes les circons-
tances que j'ai déjà consignées dans mon récit. Nos procureurs aussi
avaient soin de nous tenir au courant de toutes choses, et Gortès lui-
même ne manquait pas d'écrire au sujet des grandes faveurs qu'il
obtenait de Sa Majesté; mais il se garda bien de parler des causes
qui l'avaient empêché d'être gouverneur.
Je dirai maintenant que, peu de jours après qu'il fut fait marquis,
Gortès envoya un messager à Rome pour baiser en son nom les pieds
sacrés de Notre Saint Père le Pape Clément, parce qu'Adrien, qui
s'était tant occupé de nous, était mort depuis trois ou quatre ans. Ce
fut un hidalgo nommé Juan de Herrada qui partit en qualité de son
envoyé. Il adressa, par son entremise, à Sa Sainteté, des pierres pré-
cieuses, des bijoux en or, et deux Indiens jonglant avec les pieds. Il
fit longuement le rapport de son arrivée en Gastille, des pays qu'il
avait conquis et des services qu'il avait rendus à Dieu d'abord et à
notre grand Empereur ensuite. Gela se trouvait accompagné d'un long
mémoire détaillant l'étendue des pays, la nature de leurs produits,
les Indiens idolâtres devenus chrétiens et beaucoup d'autres choses
qu'il convenait de dire à Notre Très-Saint Père. Gomme je n'ai jamais
connu bien en détail ce qu'on nous rapportait à cet égard, je cesserai
d'en parler. Je dois dire cependant que j'appris tout ce que je viens de
raconter par Juan de Herrada lui-même, lorsqu'il vint de Rome à la
Nouvelle-Espagne. Nous sûmes alors que Gortès avait supplié Sa
Sainteté de vouloir bien diminuer le montant des dîmes. Et pour que
les curieux lecteurs sachent bien ce que c'était que ce Juan de Herrada,
je dirai que ce fut un bon soldat et qu'il était avec nous à Honduras,
lorsque nous y fûmes avec Gortès. A son retour de Rome, il alla au
Pérou, et là, don Diego de Almagro le choisit comme gouverneur de
son fils don Diego le jeune ; car il avait été le familier d'Almagro,
c'est-à-dire de celui-là même qui commandait en qualité de capitaine
les hommes dont Francisco Pizarre le vieux fut victime. Herrada de-
vint plus tard mestre de camp d'Almagro le jeune.
Revenons-en à dire ce qui arriva à Juan de Herrada à Rome. Lors-
qu'il eut baisé les pieds de Sa Sainteté, offert les présents que Gortès
Lui envoyait et présenté les Indiens jongleurs, Sa Sainteté estima fort
cette conduite à son égard et dit qu'Elle rendait grâces à Dieu pour
la découverte de tant de pays et pour la conversion d'un si grand
nombre d'hommes qui avaient embrassé notre sainte foi. Elle ordonna
qu'on fît des processions et que tout le monde offrît à Dieu des actions
DE LA NOUVELLE -ESPAGNE. 769
de grâces pour cet événement. Elle assura que Gortès et ses soldats
avaient rendu de grands services à Dieu, à l'Empereur don Garlos
notre seigneur et à toute la chrétienté, ajoutant que nous étions dignes
de toutes les faveurs. Bientôt le Saint Père nous envoya des bulles
absolvant nos fautes et tous nos péchés, avec des indulgences pour les
hôpitaux et les églises. A l'exemple de son prédécesseur Adrien, Sa
Sainteté proclama bons et bien faits tous les actes de Gortès dans la
Nouvelle-Espagne ; mais j'ignore si Elle fit quelques concessions dans
la question des dîmes. Le Saint Père écrivit à Gortès en réponse à sa
lettre. Je n'ai point su le contenu de sa missive. Je ne puis transcrire ici
que ce que je parvins à savoir par Juan deHerrada et par un soldat nom-
mé Gampo, qui venaient de Rome. Après avoir séjourné à Rome dix
jours, et fait travailler les Indiens jongleurs devant Sa Sainteté et les
cardinaux, à leur grand contentement, Juan de Herrada eut l'honneur
d'être nommé comte palatin par le Saint Père qui, en outre, lui fit
donner une certaine quantité de ducats pour son retour, avec une lettre
de recommandation pour l'Empereur notre seigneur, afin d'en obtenir
qu'il fût nommé capitaine et qu'on lui donnât de bons Indiens en cn-
comienda. Gomme Gortès n'était plus rien dans le gouvernement de la
Nouvelle-Espagne et que, du reste, il ne faisait pour lui aucune des
choses demandées par le Saint Père, Herrada s'en alla au Pérou, où
il fut capitaine.
CHAPITRE GXGVI
Comme quoi, Cortès étant en Castille, avec le titre de marquis, l'Audience royale vint
à Mexico ; de quoi elle s'occupa.
Gortès étant en Gastille avec le titre de marquis, l'Audience royale
arriva à Mexico, conformément aux ordres de Sa Majesté. Son prési-
dent était ce même Nuno de Gruzman qui avait gouverné le Panuco.
Quatre licenciés venaient pour auditeurs : on les nommait Matienzo
né en Biscaye ou près de la Navarre ; Delgadillo, de Grenade, et un
certain Maldonado, de Salamanque. Je ne veux pas dire le licencié
Alonso Maldonado, le bon, qui fut le gouverneur de Guatemala.
Vint aussi un licencié nommé Parada, habitant de l'île de Cuba. Ces
auditeurs étant arrivés à Mexico, il leur fut fait une grande réception
aux portes mêmes de la ville. Quinze jours après leur arrivée, ils se
mirent à l'œuvre et se montrèrent très-zélés, et fort intègres dans
l'administration de la justice. Ils avaient des pouvoirs aussi étendus
que jamais Vice-Roi ou président les put avoir, pour faire leurs re-
partimientos perpétuels, avec ordre de préférer les conquistadores à
49
770 CONQUÊTE
tous autres et de leur faire beaucoup de concessions, conformément
aux désirs de Sa Majesté. En même temps ils envoyèrent annoncer
leur installation à toutes les villes et bourgs occupés par les Es-
pagnols dans la Nouvelle-Espagne, pour qu'on y nommât des procu-
reurs, chargés de présenter les mémoires et les recensements des In*
diens de chaque province, afin d'en faire la répartition perpétuelle.
En peu de jours, on vit se réunir à Mexico tous les fondés de pouvoirs
des villes et des bourgs et tous les conquistadores. J'étais en ce
temps-là dans la capitale, en qualité de procureur-syndic de la ville
de (ruazacualco, où j'avais ma résidence. En voyant les avis donnés
par le président et les auditeurs, je retournai précipitamment à (jua-
zacualco pour contribuer à élire ceux qui devaient aller à Mexico en
qualité de procureurs de la répartition perpétuelle. Dès mon arrivée
il y eut des contrariétés nombreuses au sujet de cette élection, parce
que quelques-uns voulaient qu'on élût leurs amis, tandis que d'autres
s'y refusaient. Enfin il résulta des votes que le capitaine Luis Marin
et moi fûmes les élus.
Lorsque les procureurs de la plus grande partie des villes et des
bourgs furent réunis à Mexico, nous demandâmes qu'on procédât aux
7'epartimientos perpétuels, ainsi que Sa Majesté l'avait ordonné. Mais
en ce moment-là Nuno de (xuz.man, Matienzo et Delgadillo étaient
sens dessus dessous, parce que les deux autres auditeurs, Maldonado
et Parada, étaient morts de douleur de côté aussitôt leur arrivée à la
capitale1. Si Gortès avait été là, la méchanceté de quelques gens l'eût
accusé de les avoir fait périr. Quoi qu'il en soit, ce malheur fut cause
que la répartition ne se fit point de la manière que Sa Majesté l'avait
ordonnée. Quelques personnes qui étaient en mesure de bien savoir
les choses prétendirent que ce fut l'œuvre du Factor Salazar, qui était
devenu l'ami de Nuno de (juzman et de Delgadillo, au point qu'on
ne faisait plus que sa volonté, de sorte que tout aboutit au résultat
qu'il avait conseillé, c'est-à-dire que pour rien au monde il ne serait
fait de répartition perpétuelle, de crainte que, si on l'effectuait, les
gouvernants ne fussent plus aussi maîtres de la situation. 11 était
naturel de croire, en effet, que les conquistadores et les colons n'au-
raient plus pour eux le même respect dès lois qu'on ne pourrait ni
leur enlever des Indiens, ni leur en donner plus que ceux attribués par
le partage; tandis que, dans le cas contraire, les gouvernants conser-
veraient toujours la haute main sur eux, avec la prérogative de donner
et d'ôter autant qu'ils le voudraient, s'assurant ainsi les moyens les
plus sûrs d'être riches et puissants. Il fut en même temps convenu
entre le Factor, Nuno de Gruzman et Delgadillo que le premier irait
en Castille demander pour Nuno de (iiizman la place de gouverneur
1. Encore la pneumonie.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 77 1
de la Nouvelle-Espagne, parce qu'ils avaient su que Cortès n'était
plus en faveur auprès de Sa Majesté autant que lors de son arrivée
en Gastille, et que cet emploi lui avait été refusé malgré les puis-
santes intercessions que l'on fit agir auprès de l'Empereur. Le Factor,
donc, s'embarqua à bord d'un navire appelé la Sornosa; mais il fut jeté
par une tempête sur la côte du (juazacualco où il réussit à se sauver au
moyen d'un canot. De là il revint à Mexico. Il n'alla donc pas en Gastille.
Je dirai maintenant à quoi s'occupèrent Nuïïo de Guzman, Ma-
tienzo et Delgadillo, aussitôt qu'ils furent arrivés à Mexico. Leur
première mesure fut d'ouvrir, au sujet du Trésorier Alonso de Es-
trada, une enquête dont les résultats lui furent favorables. S'il eût
été aussi ferme que nous avions cru qu'il le serait, il fût resté gou-
verneur, attendu que Sa Majesté ne lui avait nullement fait enlever
cet emploi; bien au contraire, ainsi que je l'ai dit dans un autre cha-
pitre, un ordre de Sa Majesté était venu peu de mois auparavant pour
que le Trésorier gouvernât seul, sans association avec Gronzalo de
Sandoval. Par la même occasion, Sa Majesté avait approuvé toutes ses
eneomiendaSj tandis que Nuno de Gruzman était seulement nommé
président et répartiteur conjointement avec les auditeurs. Au sur-
plus, si le Trésorier eût eu la fermeté d'assumer de nouveau les pou-
voirs de gouverneur, il eût reçu l'appui de tous les habitants de
Mexico et de nous tous les conquistadores qui nous trouvions en ce
moment dans la capitale, car il était pour nous évident que Sa Ma-
jesté ne lui avait nullement enlevé cet emploi. Nous avions d'ailleurs
pu constater, lors de son gouvernement, qu'il faisait justice, agissait
avec fermeté et montrait le plus grand zèle dans l'accomplissement
des ordres de Sa Majesté. A peu de jours de là il mourut du chagrin
que lui causaient les événements.
Il faut dire maintenant que parmi les choses dont eurent à s'occu-
per les membres de l'Audience royale, ils se montrèrent fort hostiles
aux intérêts du Marquis. Ils envoyèrent à Guatemala ouvrir une en-
quête au sujet de Jorge de Alvarado. Celui qui fut chargé de cette
mission était un nommé Orduna le vieux, natif de Tordecillas.
J'ignore absolument quel en fut le résultat. Alors s'élevèrent à Mexico
lir.mcoup de réclamations contre Cortès par l'entremise du fiscal. Le
FactorSalazar présenta aussi ses dénonciations contre le conquistador.
Les écrits qu'il lut au tribunal dans ce but n'avaient aucune retenue;
il disait des paroles peu mesurées par lesquelles il prétendait que
Cortès avait desservi bien souvent les intérêts de Sa Majesté Impé-
riale, avec d'autres imputations si dégradantes et si pleines de mé-
chancetés, que le licencié Juan Allamirano, à qui avaient été confiés
les pouvoirs de l'accusé quand il partit pour la Gastille, se leva, et
s'avaneant la tète découverte à la barre du tribunal, dit au président
et aux auditeurs, d'un ton respectueux, qu'il suppliait Leurs Hau-
772 CONQUÊTE
tcsses qu'ordre fût donné au Factor d'être plus réserve dans ses écrits,
qu'on ne permît pas de telles attaques contre le Marquis, un digne
caballero 'et un très-grand serviteur de Leurs Hautesses, et que le
plaignant restât dans les convenances en demandant justice. Cette
réclamation du licencié ne servit à rien, puisque le lendemain le
Factor se présenta avec des écrits pires encore. La vérité est, d'après
ce que nous sûmes plus tard, que Nuno de Guzman et Delgadillo lui
laissaient la liberté de tout dire. Il en résulta que le licencié Alta-
mirano, le Factor, le président et les auditeurs en arrivèrent à se
lancer des mots et des provocations repréhensibles. Les choses en
vinrent au point qu'Altamirano porta la main à son poignard, en
menaça le Factor, et il allait l'en frapper, si celui-ci ne se fût em-
pressé de se faire un rempart de Nuno de Guzman, de Matienzo et de
Delgadillo. Toute la ville en fut troublée. On conduisit le licencié
Altamirano à la prison de l'arsenal, et le Factor fut consigné dans sa
demeure. Nous nous réunîmes, tous les conquistadores, pour adresser
nos prières au président en faveur d'Altamirano, ce qui le fit retirer
de la prison après trois jours. Nous obtînmes même que les deux ad-
versaires se réconciliassent.
Nous eûmes à traverser bientôt une plus grosse tourmente. En ce
même temps, en effet, arrivait à Mexico un parent du capitaine
Pamphilo de Narvaez, du nom deZavallos. Il était envoyé de Cuba par
Maria de Yalenzuela, femme de Narvaez, à la recherche de son mari,
qui avait été au fleuve de Palmas en qualité de gouverneur, et que
l'on disait avoir perdu la vie. Il était, muni des pouvoirs nécessaires
pour recouvrer son avoir et ses biens partout où il en trouverait,
étant dans la conviction d'ailleurs que Narvaez était venu à la Nou-
velle-Espagne. Quand Zavallos fut arrivé à Mexico, — d'après ce que
plus tard il dit lui-même, et comme on le crut généralement, —
Nuno de Guzman, Matienzo et Delgadillo furent le trouver secrète-
ment pour lui conseiller de nous intenter un procès, à nous tous les
conquistadores qui avions aidé Gortès lorsqu'on défit Narvaez, qu'on
lui creva un œil et brûla son avoir. Il devait demander aussi l'ap-
plication de la peine capitale contre tous ceux qui seraient con-
vaincus d'avoir causé mort d'homme dans celte affaire. Lorsque Za-
vallos eut présenté sa plainte dans les termes qui lui avaient été
dictés, et que l'enquête fut terminée à ce sujet, on arrêta tous les
conquistadores qui se trouvaient dans la capitale et qui furent con-
vaincus d'avoir assisté à cette campagne. Le nombre s'en éleva à plus
de deux cent cinquante. J'en faisais moi-même partie. Nous fûmes
condamnés à payer une certaine somme en or de tepuzque, et l'on
nous exila à cinq lieues de Mexico; mais on ne tarda pas à lever l'or-
dre d'exil, et l'on ne réclama même pas l'amende à plusieurs d'entre
nous, vu que c'était fort peu de chose.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 773
Après cet orage, des personnes (fui n'aimaient pas Gortès portèrent
contre lui une autre plainte : c'était d'avoir prélevé à son bénéfice
une grande quantité d'or, de bijoux et d'argent sur le butin fait à
Mexico, y compris la garde-robe de Guatemuz, sans donner aux con-
quistadores au delà d'une somme de quatre-vingts piastres. On l'ac-
cusait de dire qu'il avait envoyé le tout en Gastille en présent à Sa
Majesté, tandis qu'il en avait gardé la plus grande partie pour lui-
môme et que la part adressée à l'Empereur fut pillée en pleine mer
par le corsaire français Jean Florin, qui plus tard fut pendu au pas-
sage du Pico, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre qui en a parlé.
Demande était faite au tribunal pour que Gortès fût condamné à
payer à la fois ce que Jean Florin a\ait volé et ce que lui-même avait
tenu caché. On formula encore d'autres plaintes. Sur toutes, Gortès
fut condamné au remboursement et l'on vendit ses biens dans ce but.
On s'arrangea encore de manière à obtenir que Juan Juarez, beau-
frère de Gortès, élevât une plainte au tribunal, à propos de la mort
de sa sœur dona Gatalina Juarez la Mercayda, ce qui fut fait ainsi
qu'on le lui avait conseillé, et des témoins furent présentés pour dire
comment et par quel moyen elle était morte1.
Après ces débats vint une opposition. Gomme on formulait contre
Gortès la plainte que je viens de dire au sujet de la garde-robe de
Gruatemuz et des richesses provenant du butin de Mexico, nous nous
réunîmes plusieurs amis de Gortès dans la maison de Garcia Holguin,
avec l'autorisation d'un alcalde ordinaire. Nous signâmes un écrit affir-
mant que nous ne voulions absolument aucune part ni de l'or ni de
la garde-robe que l'on réclamait; nous disions ne pas demander que
Gortès fût obligé à payer n'importe quoi à ce sujet, attendu qu'il était
à notre connaissance claire et certaine qu'il envoyait le tout à Sa Ma-
jesté, tandis que nous-mêmes regardions comme très-juste de rendre
ce service à notre Roi et seigneur. Le président et les auditeurs,
ayant vu notre pétition à cet égard, nous firent tous arrêter, sous pré-
texte que, sans leur autorisation, nous ne pouvions ni nous réunir,
ni signer quoi que ce fût. Nous fûmes condamnés à sortir de la capi-
tale à cinq lieues de distance; mais comme on présenta au juge l'au-
torisation que nous avions reçue de Palcalde, l'ordre d'exil fut levé, ce
qui n'empêcha pas que l'événement nous causât des dérangements et
des préjudices.
Après cela, on fit publier l'ordre à tous les descendants, jusqu'au
quatrième degré, d'Indiens et de Maures brûlés vifs ou condamnés
par la sainte Inquisition à revêtir l'habit de San-Benito, qu'ils eus-
sent à sortir de la Nouvelle-Espagne, dans le délai de six mois, sons
1. L'auteur fait ici allusion à l'accusation do meurtre, portée contre Cortôs. sur la
personne de sa femme.
774 CONQUÊTE
peine de la confiscation de la moitié de leurs biens. Il fallut voir, à
ce propos, comme on s'accusait et l'on se jetait l'infamie les uns aux
autres. Néanmoins deux personnes seulement sortirent de la Nouvelle-
Espagne à la suite de ce décret. Quant aux conquistadores, comme ils
étaient réellement si bons et si soumis aux ordres de Sa Majesté, on
ne manquait jamais de donner des Indiens, aussitôt qu'on en avait, à
tous ceux qui méritaient réellement ce titre. Ce qui perdit la situation,
ce fut la trop grande liberté qu'on avait de marquer des esclaves ;
car, dans la province du Panuco, le fer fut appliqué à un si grand
nombre que le pays fut presque dépeuplé. Nuno de Guzman, qui était
généreux et de noble caractère, envoya en étrennes le titre de pro-
priété du village de Guazpaltepeque au contador Albornoz qui était
revenu depuis peu de Gastille, marié avec la seîiora dona Gatalina de
Loaisa. Il venait, avec l'autorisation de Sa Majesté, pour créer un
établissement de cannes à sucre près du bourg de Gempoal qu'il dé-
truisit en peu d'années.
Revenons à dire que Nuno de Guzman renouvelait souvent ces sortes
de libéralités, marquait au fer un grand nombre d'esclaves et s'ingé-
niait à causer à Gortès beaucoup de préjudices. On prétendait aussi
que le licencié Delgadillo entrait dans des associations et faisait attri-
buer des Indiens aux personnes qui lui offraient quelques rentes. Il
nomma d'ailleurs son frère, appelé Berrio, alcalde mayor de la ville de
Guaxaca. Ce fonctionnaire vendait ses faveurs et tourmentait les habi-
tants. Il plaça aussi dans le bourg des Zapotèques un autre employé
appelé Delgadillo comme lui, qui se laissait suborner et commettait
des injustices. Le licencié Matienzo était au surplus trop vieux. Enfin,
on éleva contre le tribunal tant de plaintes appuyées de preuves et
confirmées par les lettres des prélats et des moines, que Sa Majesté
et le Conseil royal des Indes, au vu de ces rapports et de ces lettres,
donnèrent l'ordre de destituer sans retard les membres de l'Audience
royale, en promettant leur châtiment et mettant à leur place un autre
président et des auditeurs vraiment lettrés, consciencieux et équita-
bles. Ordre fut donné également qu'on fût à la province du Panuco
s'assurer du nombre d'esclaves qui avaient été marqués au fer. Ce fut
au vieux Matienzo que Sa Majesté confia cette enquête, parce qu'il fut
reconnu moins coupable et meilleur juge que les autres. On annula
les autorisations de marquer des esclaves; ordre fut envoyé de briser
tous les fers qui servaient dans ce but, et à l'avenir de ne plus réduire
personne en captivité. On prit même la mesure de faire le recense-
ment de ceux qui étaient en esclavage dans toute la Nouvelle-Espagne
pour abolir le droit de les vendre et de les faire passer d'une province
à l'autre. On annula aussi toutes les encomiendas et tous les repar-
timientos d'Indiens faits par Nuno de Guzman et les auditeurs en
faveur de parents, d'amis et d'autres personnes sans mérite, et on les
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 775
inscrivit au nom des personnes que Sa Majesté avait désignées pour
les posséder.
Je dois mentionner ici le nombre considérable de procès et débats
qui curent lieu sur le fait d'enlever actuellement les Indiens possédés
en vertu des attributions faites par Nuno de Guzman et les auditeurs.
Les uns alléguaient qu'ils étaient conquistadores sans l'être, d'autres
colons de tant d'années, ajoutant que, s'ils avaient paru être favorisés
parce qu'on les voyait se livrer à des allées et venues dans la demeure
du président et des auditeurs, on devait savoir qu'ils n'agissaient ainsi
que pour les servir, les honorer, les accompagner et leur prêter appui
en tout ce qui regardait le service de Sa Majesté, et nullement à titre
de serviteurs personnels ou de partisans dévoués. Chacun apportait
ainsi à sa défense les raisons qui lui paraissaient les plus avantageuses.
Les choses enfin marchèrent de telle manière que bien peu de gens
qui avaient reçu des Indiens se les virent enlever. Il n'y eut guère
que ceux que je vais dire. Le village de Guazpaltepeque fut enlevé
au' condator Albornoz qui l'avait reçu de Nuno de G-uzman en qualité
d'étrennes. Un certain Villaroel, mari d'Isabel de Ojeda, perdit aussi
un village du district de Gornabaca. On ôta également des Indiens à
un majordome de Nuno de Guzman appelé Villegas, ainsi qu'à
d'autres parents et serviteurs des auditeurs. Différentes personnes les
eurent à leur place. Aussitôt qu'on sut à Mexico qu'on venait de des-
tituer, en Gastille, les membres de l'Audience royale, Nuno de Gruzman,
Delgadillo et Matienzo s'occupèrent de nommer des procureurs pour
aller en Castille avec mission de rétablir leurs affaires au moyen de
preuves diverses ; et, à cet effet, ils réunirent des témoins de leur
choix, commissionnés pour dire qu'ils étaient des juges intègres et
qu'ils suivaient exactement les ordres de Sa Majesté, avec d'autres
assertions à leur convenance qui seraient jugées propres à les faire
passer en Castille pour des magistrats estimables.
Afin d'élire convenablement ces fondés de pouvoirs qui devaient
être chargés de veiller à leurs intérêts aussi bien qu'à ceux de la capitale
de la Nouvelle-Espagne et de son gouvernement, ordre fut donné de
réunir dans l'église principale tous les procureurs des villes et bourgs,
qui se trouvaient en ce temps -là à Mexico, en leur adjoignant quelques
conquistadores qui étaient devenus des personnages marquants. Comme
j'en étais, je dirai qu'on prétendit que nos votes se portassent sur le
Faetor Salazar. Or, quoique Nuno de Guzman, Matienzo et Delgadillo
eussent commis quelques inconséquences dans des actes dont j'ai fait
mention, au demeurant ils étaient si bons pour tous les conquistadores
et les colons, qu'ils nous donnaient toujours partie des Indiens qui
vaquaient. Aussi crurent-ils que nous voterions pour le Faetor, qui
était celui qu'ils désiraient envoyer en leur nom. Mais quand nous
fûmes réunis dans l'église principale, ainsi que l'ordre en était donné,
776 CONQUETE
ce ne fut que cris, vociférations et vacarme de la part des personnes
qui n'avaient pas été invitées à la réunion. Elles entrèrent par force
dans l'église et refusèrent de se taire ou de sortir quand nous leur en
fîmes donner Tordre. En un mot, c'étaient des clameurs comme si Ton
se fût trouvé à une réunion libre en place publique. Ce voyant, nous
nous résolûmes à aller dire au président et aux auditeurs que nous
renvoyions l'élection au jour suivant et que nous élirions celui qui
nous paraîtrait convenir le mieux, dans l'édifice même où le tribunal
avait l'habitude de tenir séance. Mais, nous étant aperçus qu'on ne vou-
lait voir sortir du vote que des amis de Nuno de G-uzman, Delgadillo
et Matienzo, nous convînmes que l'on nommerait une personne du
parti des auditeurs et une autre de celui de Gortès. Ce fut ainsi que
les votes désignèrent Bernardino Vasquez de Tapia pour le conquis-
tador et Antonio de Carvajal, qui avait été capitaine d'un brigantin,
pour les membres du tribunal. Ce qui me parut dès lors bien clair,
c'est que l'un et l'autre inclinaient à prendre les intérêts de Nuno de
Guzman bien mieux que ceux de Gortès; et certainement ils avaient
raison, parce que les membres du tribunal nous étaient plus favo-
rables que Gortès et accomplissaient mieux que lui les volontés de Sa
Majesté dans la répartition des Indiens, tandis que notre général
aurait pu nous les donner mieux que personne tout le temps qu'il eut le
pouvoir entre les mains. Mais nous sommes, nous autres Espagnols,
à ce point pétris de loyauté que, par cela seul qu'il avait été notre
capitaine, nous avions de l'attachement pour Gortès beaucoup plus
qu'il ne mettait de bonne volonté à nous favoriser, quoique Sa
Majesté le lui eût ordonné et qu'il le pût faire si facilement alors qu'il
était gouverneur.
L'élection faite, il s'éleva d'autres contestations relativement aux
points que nos fondés de pouvoirs auraient à soutenir. Le président et
les auditeurs, en effet, prétendaient que, sauf l'avis de tous les élec-
teurs, il conviendrait au service de Dieu et de Sa Majesté que Gortès
ne revînt pas à la Nouvelle-Espagne, attendu que sa présence entraî-
nerait toujours des divisions et des troubles, et empêcherait par con-
séquent l'établissement d'un bon gouvernement ; peut-être même
voudrait-il se rendre indépendant en soulevant le pays. Mais nous
tous, les procureurs des villes et bourgs, nous repoussions ce soupçon,
en assurant que Gortès était un très-grand et très-loyal serviteur de
Sa Majesté. Ge fut au milieu de ces débats qu'arriva à Mexico don
Pedro de Alvarado, qui revenait de Gastille avec les titres de gouver-
neur de Guatemala, à'adelantado et de commandeur de Santiago. Il
s'était marié avec une dame du nom de dofïa Francisca de la Cueva,
qui mourut en abordant à la Vera Cruz. Il arriva donc à Mexico avec
toute sa maison, en grand deuil. S'étant mis au courant des différents
articles des instructions émanées du président et des auditeurs, il
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 777
contribua à faire convenir que lui-même et les procureurs des villes
et bourgs écriraient, à Sa Majesté tout ce que l'Audience royale pré-
méditait. Les fondés de pouvoirs que j'ai dits s'en furent donc en Cas-
tiileavec leurs instructions au sujet de ce qu'ils devaient demander.
Mais les membres du Conseil royal des Indes reconnurent bien vite
que tout était inspiré par la passion et par la haine contre Cortès, et
ne voulurent rien faire qui secondât les vues de Nuiïo de Guzman et
des autres auditeurs, et d'autant moins que déjà il était ordonné par
Sa Majesté que leur emploi leur fût enlevé. D'autre part, Gortès se
trouvait alors en Caslille; il leur fut naturellement contraire en tra-
vaillant pour son honneur et sa dignité. Du reste, il commença à se
préparer à revenir à la Nouvelle-Espagne, accompagné de la marquise
sa femme et de toute sa maison. En attendant ce voyage, je raconte-
rai comment Nuno de Guzman fut coloniser une province appelée
Xalizco, et qu'il y réussit beaucoup mieux que Gortès n'eut la chance
de le faire en tout ce qu'il voulut découvrir par la suite, ainsi qu'on le
verra bientôt.
CHAPITRE GXGVII
Comme quoi Nuno de Guzman apprit, comme chose certaine, par lettres de Castille,
qu'on lui enlevait son emploi, attendu que Sa Majesté avait ordonné qu'on destituât
et lui et les auditeurs et que d'autres vinssent à leur place. 11 résolut d'aller con-
quérir et pacilier la province de Xali/xo qui s'appelle actuellement la Nouvelle-
Galice.
Nuno de Guzman apprit par des lettres authentiques qu'on le des-
tituait de sa présidence, ainsi que ses collègues les auditeurs, et qu'il
en venait d'autres à leur place. Mais comme il était encore président,
il en profita pour réunir tous les soldats qu'il put, soit cavaliers, soit
arbalétriers et gens d'escopette, pour qu'ils marchassent avec lui
contre une province appelé Xalizco. S'il y avait des gens qui ne vou-
lussent pas y aller volontairement, il les y obligeait par la force ou il
les contraignait à payer un remplaçant qui partît pour eux. A ceux
qui avaient des chevaux on les prenait, leur en payant tout au plus la
moitié de la valeur. Les habitants riches de Mexico contribuèrent pour
leur part. Il emmena un grand nombre d'Indiens mexicains porteurs,
ainsi que d'autres qui devaient lui prêter leursecours pour la guerre.
Il fit beaucoup de tort aux villages par où il passait, avec tout l'em-
barras de son bagage. Il arriva ainsi à la province de Mechoacan. Les
naturels du lieu avaient beaucoup d'or provenant des temps passés,
un peu bas, parce qu'il était allié d'argent. On lui en donna une cer-
taine quantité ; mais comme Gazonci, qui était le plus grand cacique
773 CONQUÊTE
de la province, ne fournissait j)as tout ce qu'on lui avait demandé,
Nuiïo de Guzman le mit à la question en lui brûlant les pieds. Au sur-
plus il exigeait de lui des Indiens et des Indiennes pour son service;
et à la suite d'autres déloyautés dont on se rendit coupable envers le
pauvre homme, Guzman ordonna qu'on le pendît. Ce fut une des plus
mauvaises actions qu'un président ou autre personne quelconque ait
jamais faites. Il en fut blâmé par tous ceux qui l'accompagnaient et
qui taxèrent le fait de cruaulé. Il emmena beaucoup d'Indiens de cette
province, les obligeant à porter des fardeaux jusqu'à l'endroit où il
fonda la ville de Gompostelle, aux frais excessifs du trésor de Sa Ma-
jesté et aux dépens des habitants de Mexico qu'il avait entraînés par
force avec lui. Gomme je ne fis point cette expédition, je n'en parle-
rai pas davantage. Ce que je sais bien, c'est que Gortès et Nuno de
Gruzman ne furent jamais bien ensemble. Ge crue je sais encore,
c'est que Nuno de Guzman resta dans cette province jusqu'à ce que
Sa Majesté ordonna qu'on irait à ses frais à Xalizco pour l'arrêter et
l'amener prisonnier à Mexico, afin qu'il eût à répondre aux plaintes
et se soumettre aux sentences de l'Audience royale nouvellement
arrivée à la capitale. On devait aussi le mettre en prison à la demande
de Matienzo et de Delgadillo. J'en resterai là pour dire que l'Au-
dience royale de Mexico arriva, et ce qu'elle fit.
CHAPITRE GXGVIII
Comme quoi l'Audience royale arriva à Mexico et ce qu'on fit.
J'ai dit dans le chapitre précédent que Sa Majesté avait destitué
l'Audience royale de Mexico, et donné pour nulles les eneomiendas
d'Indiens concédées par le président et les auditeurs qui résidaient
dans la capitale, attendu que ces concessions s'étaient faites en faveur
de leurs parents ou partisans dévoués, et d'autres personnes qui
n'avaient aucun mérite. Sa Majesté ordonnait en même temps qu'on
donnât ces eneomiendas aux conquistadores qui n'avaient eu que de
pauvres reparti mientos. Cette résolution fut prise parce qu'il fut re-
connu que les membres du tribunal ne faisaient nulle justice et n'ac-
complissaient point les ordres royaux. On ordonna, en conséquence,
de faire partir d'autres auditeurs de savoir et de conscience, leur re-
commandant bien qu'en toutes choses ils fissent bonne justice. Don
Sébastian Ramirez de Yillacscusa, qui était alors évêque de Saint-
Domingue, fut nommé leur président. On choisit quatre licenciés
pour auditeurs; ce furent le licencié AlonsoMaldonado, de Salaman-
que, le licencié de Gainos, de Toro ou de Zamora, le licencié Vasco
DE LA NOUVELLE- ESPAGNE. 779
de Quiroga, de Madrigal, qui fut ensuite évêque de Mechoacan, et le
licencie! Salmcron, de Madrid. Les auditeurs arrivèrent à Mexico
avant l'évêque de Saint-Domingue. Il fut fait deux solennelles récep-
tions, d'abord aux auditeurs, qui vinrent les premiers, et ensuite au
président, quand il arriva peu de jours après.
Immédiatement fut ouverte une enquête générale. De toutes les vil-
les et bourgs se présentèrent plusieurs habitants et fondés de pouvoirs,
et même des caciques et des dignitaires, élevant tant de plaintes au
sujet du président et des auditeurs précédents, pour préjudices, cor-
ruption, injustices dont ils avaient été victimes, que les nouveaux
président et auditeurs qui ouvrirent l'enquête en étaient comme stu-
péfaits. Les procureurs de Gortès,àleur tour, détaillèrent leurs griefs
pour biens et propriétés qui avaient été aliénés en ventes publiques,
ainsi que je l'ai dit précédemment. Il en résultait que s'ils eussent
dû payer le montant de leurs condamnations, cela se serait élevé à
environ deux cent mille piastres d'or. Gomme Nuno de Guzman se
trouvait à Xalizco et refusait d'aller à la Nouvelle -Espagne au sujet
de l'enquête, Dclgadillo et Matienzo répondaient aux demandes qui
leur étaient faites qu'elles étaient à la charge de Nuno de Guzman
qui, en sa qualité de président, ordonnait toutes choses; qu'on eût
par conséquent à l'envoyer quérir et qu'il vînt à Mexico se défendre
des charges qui pesaient sur lui. Mais l'Audience royale avait eu
beau lui adresser ses sommations à Xalizco pour qu'il vînt person-
nellement à la capitale, il avait opposé un refus. De leur côté, le pré-
sident et les auditeurs, désirant éviter de troubler la Nouvelle-Espa-
gne, dissimulèrent l'événement et le portèrent à la connaissance de
Sa Majesté. Ce fut alors que le Conseil royal des Indes se décida à
envoyer à ce sujet un licencié nommé de la Torre, que l'on disait na-
tif de Badajoz, afin qu'il poursuivît une instruction à ce propos dans
la province même de Xalizco, et qu'il fît conduire le délinquant en
prison dans la maison d'arrêt de la capitale. Il avait mission de faire
payer par Nuno de G-uzman Je montant des condamnations de nous
tous, les conquistadores, à propos des affaires de Narvacz et des si-
gnatures, lorsqu'on nous mit en prison, ainsi que je l'ai conté dans
un autre chapitre.
Je laisserai le licencié de la Torre préparer son départ pour la
Nouvelle-Espagne et je dirai où aboutit la première enquête. Dclga-
dillo et Matienzo virent vendre leurs biens en payement du montant
des sentences rendues contre eux, et comme cela ne suffisait point à
couvrir la totalité, on les mit en prison pour l'excédant. Pour ce qui
est d'un frère de Dclgadillo, Berrio, qui était alcalde mayor àGuaxaca,
on découvrit sur son compte tant de griefs et défaits de subornation,
qu'on vendit tous ses biens pour payer ce qu'il avait prélevé injuste-
ment; on l'arrêta pour la somme qui ne put être payée et il mourut
780 CONQUÊTE
en prison. On découvrit les mêmes délits à propos d'un autre parent
de Delgadillo, qui portait ce même nom et qui était alcalde mayor
chez les Zapotèques. Comme le précédent, il mourut en prison. Les
nouveaux juges étaient donc si équitables et si intègres dans leurs ar-
rêts qu'ils ne songeaient qu'à obéir à Dieu et à Sa Majesté, s'effor-
çant de faire comprendre aux Indiens qu'ils désiraient les favoriser
et les instruire dans la sainte doctrine. En outre, ils abolirent la cou-
tume de marquer les esclaves et prirent bien d'autres mesures loua-
bles.
Gomme les licenciés Salmeron et Gainos étaient âgés, ils résolurent
d'envoyer demander à Sa Majesté l'autorisation de rentrer en Gastille.
Étant restés quatre ans à Mexico, ils étaient déjà riches. Les services
qu'ils avaient rendus dans leur emploi étaient d'ailleurs incontesta-
bles. Sa Majesté ordonna que la licence de retour leur fût accordée,
sous réserve d'une enquête qui fut faite et trouvée satisfaisante.
Le président don Sébastian Ramirez, alors évêque de Saint-Domingue,
fut aussi en Gastille, parce que Sa Majesté l'avait fait appeler pour
s'éclairer auprès de lui sur les choses de la Nouvelle-Espagne et afin
de le nommer président de la chancellerie royale de Grenade. En peu
de temps, on le fit passer à celle de Valladolid et on lui donna l'évê-
ché de Tui. Peu de jours après, l'évêché de Léon étant venu à vaquer,
on le lui confia. Pendant ce temps il était toujours président de la
chancellerie de Valladolid, et il devint dans ces jours mêmes évêque
de Guenca. De sorte que les bulles de nomination tombèrent sur lui
sans désemparer, et toutes ces faveurs étaient dues à ce qu'il avait été
excellent juge à Mexico. Malheureusement, la mort ne tarda pas à le
frapper, et je crois, quant à moi, qu'il alla jouir de la gloire céleste
avec les bienheureux, parce qu'autant que je pus en juger lorsque je
le connus et le fréquentai à l'époque où il était président à Mexico,
il fut en tout équitable et bon. A ces différents titres même, avant
d'être évêque de Saint-Domingue, il avait été inquisiteur à Séville.
Revenons à notre récit pour dire que le licencié Maldonado reçut
l'ordre de Sa Majesté d'aller à la province de Guatemala, Honduras et
Nicaragua, en qualité de président et gouverneur. Il fut en tout bon
et équitable, et un grand serviteur de Sa Majesté. 11 obtint même
le titre d'adelantado de Yucatan à la suite de stipulations qu'il avait
faites, par contrat de mariage, avec son beau-père don Francisco de
Montejo. Quant au licencié Quiroga, il fut si bon qu'on lui donna l*é-
vêché de Mechoacan.
Nous cesserons de parler de ces hommes que leurs vertus firent
prospérer, et nous dirons que Delgadillo et Matienzo s'en retournè-
rent en Gastille et sur leurs terres, fort pauvres, très-mal famés, et
qu'ils moururent, dit-on, deux ou trois ans après.
Ge fut à cette même époque que Sa Majesté ordonna que l'illustris-
DE LA NOUVELLE-*ESPAGNE. 1b 1
simo et bon caballero, digne de louable mémoire, don Antonio de
Mendoza, frère du marquis de Mondejar, vînt à la Nouvelle-Espagne
en qualité de Vice-Roi. En même temps partirent aussi, comme audi-
teurs, le docteur Quesada, natif de Ledesma; le licencié Tejada, de
Logrono; le licencié Maldonado, qui n'était pas encore président du
Guatemala, gardait son emploi d'auditeur, et il en venait enfin un
autre, le licencié Loaisa, natif de Giudad Real. Gomme celui-ci était
déjà vieux, il resta trois ou quatre ans seulement à Mexico, où il re-
cueillit quelques piastres pour retourner en Castille, et il revint dans
sa maison. Peu de temps après, on envoya un licencié de Séville ap-
pelé Santillana, qui fut plus tard docteur. Tous ces hommes-là furent
d'excellents juges. Après qu'on leur eut fait une réception solennelle
à leur entrée dans la capitale, on publia l'ouverture d'une enquête
générale contre le président et les derniers auditeurs, qui tous furent
reconnus équitables et bons, ayant fait usage de leurs emplois con-
formément à la justice.
Nous reprendrons maintenant notre récit sur Nuno de Guzman (fui
continuait à rester en Xalizco. Le Vice-Roi don Antonio de Mendoza
sut que Sa Majesté envoyait le licencié de la Torre pour instruire
contre lui à Xalizco même, l'enfermer dans la prison publique et
l'obliger à payer ce qui serait reconnu juste au Marquis Del Valle,
ainsi qu'aux conquistadores pour leur condamnation au sujet de
Narvaez. Voulant le favoriser, lui éviter des tracas et écarter de lui
tout affront, le Vice-Roi l'envoya appeler, l'engageant à venir sans
retard à Mexico sur sa parole et lui désignant ses propres palais pour
demeure. Nuno de Guzman accepta et s'y rendit incontinent. Le
Vice-Roi lui rendait tous les honneurs, le favorisait en tout et le fai-
sait manger à sa table, lorsque le licencié de la Torre arriva à
Mexico. Gomme il était porteur de l'ordre de Sa Majesté pour mettre
immédiatement en prison Nuno de Guzman et exercer contre lui toute
justice, il crut devoir d'abord en donner connaissance au Vice-Roi.
Mais il paraît qu'il ne reconnut pas en lui tout le bon vouloir qu'il
en attendait et alors il résolut défaire enlever l'accusé du palais même
du Vice -Roi où il se trouvait. Il élevait la voix à ce propos pour dire
bien haut: « Voilà ce que Sa Majesté commande; voilà ce que l'on
doit faire et nullement autre chose. » Et là-dessus il Je fit conduire
à la prison publique de la ville. Guzman y resta enfermé quelques
jours jusqu'à ce que le Vice-Roi obtînt qu'il en sortît. On reconnut
alors que le licencié de la Torre avait assez de fermeté pour ne pas
permettre que la justice perdît son cours et pour faire marcher droit
l'enquête contre Nuno de Guzman.
Gomme du reste la méchanceté humaine n'oublie jamais de médire
de ce (fui prête le flanc à la médisance, elle s'aperçut que le licencie
de la Torre aimait un peu le jeu, surtout celui des caries. Il ne jouait
782 CONQUÊTE
cependant que le triomphe ou la primera, et seulement comme passe-
temps. Or, à cette époque, on faisait usage d'un vêtement à manches
larges et longues, — les juristes surtout — . Un je ne sais qui, agis-
sant sans doute par inspiration de Nuno de Guzmun, introduisit dans
Tune des manches du licencié de la Torre un jeu de petites cartes, et
il prit soin de l'y attacher de telle sorte qu'il ne pût s'en échapper
immédiatement. Lors donc que le licencié, accompagné de personnes
de qualité, traversait un jour la place de Mexico, l'individu, quel qu'il
fût, qui avait placé le jeu de cartes, eut l'adresse de le détacher de
telle sorte, que les cartes tombaient une à une en marquant sur la
place les traces du passage du licencié. Les personnes qui l'accompa-
gnaient ayant aperçu cette chute des cartes l'en avertirent, le priant
de regarder ce qu'il emportait dans sa manche. En voyant cette mysti-
fication, le licencié dit avec colère : « Il paraît qu'on ne voudrait pas
ici me voir exercer équitablement la justice; mais si je vis, je la ferai
de manière que Sa Majesté ne pourra ignorer l'irrévérence qu'on a
commise envers moi. » Peu de jours après il tomba malade, et, soit
par le chagrin que cela lui occasionna, soit à cause des fièvres qui sur-
vinrent, il mourut1.
CHAPITRE CXCIX
Comme quoi don Hernando Cortès, Marquis Del Valle, revint d'Espagne marié avec
la senora doua Juanade Zuniga, avec le titre de Marquis Del Valle et capitaine gé-
néral de la Nouvelle-Espagne et de la mer du Sud; comment il amena avec lui le
Père fray Juan Lcguizamo et onze autres Frères de la Merced, et de la grande ré-
ception qui lui fut faite.
Gomme il y avait longtemps que Cortès était en Gastille, se voyant
enfin marié, marquis, capitaine général de la Nouvelle-Espagne et de
la mer du Sud, il fut pris du désir de retourner à Mexico pour y
occuper sa maison et son rang et prendre possession de son marqui-
sat. Il sut d'ailleurs que les choses, dans la Nouvelle-Espagne, se
trouvaient en l'état que j'ai dit; aussi s'empressa-t-il de faire ses
préparatifs et il s'embarqua avec toute sa maison, emmenant en sa
compagnie douze moines de la Merced destinés à continuer l'œuvre
commencée par fray Bartolomé et les religieux qui vinrent après lui.
Ceux qui partaient actuellement n'étaient pas moins bons ni moins
vertueux que les précédents; pour tels d'ailleurs ils furent donnés à
Cortès par le général de la Merced obéissant aux ordres du Conseil
1. Encore une mort regrettable. Qu'on veuille bien remarquer la quantité relative-
ment considérable de décès eu égard au petit nombre d'Européens et au rang occupé
par les victimes.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 783
des Indes. Le prieur de ces religieux était fray Juan de Leguizamo,
Basque lettré et saint homme, disait-on, qui était au surplus le con-
fesseur du. Marquis et de la Marquise. Ils s'embarquèrent tous, et, le
beau temps aidant, Cortès arriva à bon port avec tous les siens, à
l'exception d'un des douze moines qui mourut au port de la YeraCruz.
Il y eut réception, mais pas avec la solennité d'autrefois. Cortès con-
tinua son voyage en passant par certaines villes de son marquisat et,
à son arrivée à Mexico, une autre réception lui fut faite. Il s'occupa
immédiatement de produire -ses titres de Marquis et de se faire pro-
clamer capitaine général de la Nouvelle-Espagne et de la mer du
Sud; il demanda au Vice-Roi et à l'Audience royale que l'on fît le re-
censement de ses vassaux de la manière qu'il s'était imaginé ; mais
je pensé qu'en le faisant on obéit bien plutôt à l'ordre qu'en avait
donné Sa Majesté.
D'après ce que je compris, lorsque le marquisat lui fut donné,
Cortès avait supplié Sa Majesté qu'il lui fût fait l'attribution de cer-
taines villes et villages contenant un nombre stipulé d'habitants tri-
butaires. Comme je ne suis pas bien sûr de cela, je m'en remets aux
caballeros et aux personnes qui le savent mieux que moi, ainsi qu'aux
différents procès qu'il y eut à ce sujet. Le Marquis, lorsqu'il demanda
à Sa Majesté la concession des vassaux dont je parle, se forma l'idée
que chaque maison d'habitants, de caciques ou de dignitaires de ses
villes devrait compter seulement pour un tributaire, comme si nous
disions que ni garçons déjà mariés, ni gendres, ni autres Indiens qui
se trouvaient dans la maison à titre de serviteurs ne devraient compter
pour absolument rien et que chaque habitant, chef de famille, serait
inscrit pour tributaire unique, eût-il ou n'eût-il pas plusieurs fils,
gendres ou serviteurs. L'Audience royale de Mexico détermina que la
supputation serait faite par un de ses auditeurs appelé le docteur
Quesada. Celui-ci commença le recensement de cette manière : le pro-
priétaire de chaque maison était un tributaire, et, s'il avait des fils
d'un âge suffisant, chaque fils était également tributaire ; s'il avait des
gendres, chacun d'eux comptait de la même manière; les Indiens qui
étaient à son service, fussent-ils esclaves, s'inscrivaient aussi chacun
pour un tributaire. Il en résultait que beaucoup de maisons avaient
dix, douze et même quinze personnes de cette catégorie.
Gela n'empêcha pas que Cortès persistât dans son idée. Il la pro-
posa et il en fit la formelle demande à l'Audience royale pour que
chaque maison fût considérée comme un habitant et comptât pour
un tributaire seulement. Si, lorsque le Marquis pria Sa Majesté de
lui faire la grâce de son marquisat, il lui eût déclaré qu'il désirait
telle ville, tel bourg avec ses habitants et résidents actuels, Sa Ma-
jesté n'eût pas manqué de les lui concéder. Mais le Marquis crut et
tint pour certain qu'en spécifiant le nombre de vassaux au lieu des
784 CONQUETE
villes, il retirerait plus d'avantages; or il arriva au résultat contraire,
et de là la nécessité de procès qui ne lui manquèrent jamais. Une
autre conséquence, c'est qu'il eut des froissements désagréables avec
le docteur Quesada, auteur du recensement, et même avec le Vice-
Roi et l'Audience royale. Rapport en fut fait à Sa Majesté par le
tribunal, pour qu'on sût à quoi s'en tenir sur la manière de compter
les vassaux, ce qui fit que l'opération resta en suspens un certain
nombre d'années, pendant lesquelles le Marquis préleva ses tributs
sans faire la supputation dont il s'agit. .
Revenons à notre récit pour dire que, peu de jours après ces dé-
bats, Gortès partit de Mexico avec la Marquise pour une ville de son
marquisat appelée Cornabaca. Il y fixa sa résidence de telle façon
qu'il ne ramena plus sa famille à Mexico. Au surplus, comme il
avait stipulé, avec la Sérénissime Impératrice Isabel, de glorieuse
mémoire, et le Conseil royal des Indes, qu'il enverrait, à ses frais,
une flotte sur la mer du Sud pour découvrir des îles et des pays,
il se mit à construire des navires dans un port appartenant alors à
son marquisat, qui s'appelait Teguantepeque, et dans les ports de
Zacatula et d'Acapulco. Je vais dire, à la suite, les expéditions qu'il
fit et comme quoi il ne futplus jamais heureux dans les entreprises où
il mit la main, tous ses projets se convertissant, pour lui, en épines
et en mauvais résultats. Nufïo de Guzman eut plus de succès, ainsi
que je le dirai bientôt.
CHAPITRE GG
Des fiais que le Marquis don Hernando Cortès fit dans l'organisation des Hottes qu'il
envoya à la déeouverte et comment en tout le reste il ne fut pas heureux ; et j'ai
besoin de revenir beaucoup sur mes pas dans mon récit pour que Ton comprenne
bien ce que je vais dire.
Lorsque Marcos de Aguilar gouvernait la Nouvelle-Espagne en
vertu des pouvoirs que lui transmit le licencié Luis Ponce de Léon
en mourant, ainsi que je l'ai dit avant que Gortès fût en Gastillc, ce-
lui-ci mit à la mer quatre navires qu'il avait fabriqués dans la pro-
vince de Zacatula, bien pourvus de vivres et d'artillerie, avec de
bons matelots, deux cent cinquante soldats, beaucoup d'objets de
mercerie de Gastillc et tout le nécessaire en comestibles et biscuits
pour plus d'une année. Le capitaine commandant de l'expédition était
un bidalgo du nom de Saavedra. Il fit voile avec destination aux Mo-
luques aux îles des Épices, ou la Chine. C'était en exécution d'un
ordre de Sa Majesté qui l'écrivit à Cortès de la ville de Grenade, le
22 juin 1526. Gomme Gortès nous fit voir cette lettre, à moi et à
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 785
d'autres conquistadores qui lui tenions compagnie, je puis bien le
dire et l'affirmer ici. Sa Majesté ordonnait même à Gortès de faire
en sorte que les capitaines qu'il enverrait se missent à la recherche
d'une flotte qui était partie de Gastille pour la Chine, ayant pour ca-
pitaine un certain fray don Garcia de Loaisa, commandeur de Saint-
Jean de Rhodes. Pendant que Saavedra préparait son voyage, venait
aborder à la côte de Gruantepeque une patache qui était partie de
Gastille avec la flotte du commandeur en question. Un certain Ortuno
de Lango, natif de Portugaletc, en était le capitaine. Alvaro de Saa-
vedra Ceron s'informa auprès de lui et eut recours également aux
pilotes qui venaient dans la patache pour savoir tout ce qu'il désirait
connaître. Il s'adjoignit même un pilote et deux matelots, au moyen
d'une bonne rétribution, et en obtint qu'ils partissent avec lui. Il
leur fit raconter leur voyage et prit leur avis sur la route qu'il devait
suivre maintenant et, après cela, il donna ses instructions et ses or-
dres de la manière que les capitaines et les pilotes qui vont à la
découverte ont l'habitude de le faire ; cela fait, on entendit la messe
et, se recommandant à Dieu, ils firent voile du port de Esguatanejo,
dans la province de Golima ou de Zacatula, je ne sais pas bien. Ge
fut au mois de décembre de Tan 1527 ou 1528.
Notre Seigneur Jésus-Christ leur fit la grâce d'assurer leur route
de manière qu'ils fussent aux Moluques et dans d'autres îles. Je ne
connais ni les peines, ni la faim, ni les souffrances qu'ils eurent à
endurer, pas plus que les maladies dont ils souffrirent dans le
voyage; mais je vis trois ans après à Mexico un matelot de ceux qui
s'étaient trouvés avec Saavedra. Il contait, au sujet de ces îles et des
villes qui y sont édifiées et qu'ils visitèrent, des choses dont j'étais
émerveillé. C'est à ces mêmes îles et à ces mêmes pays que l'on en-
voie maintenant de Mexico des flottes destinées à trafiquer et à pour-
suivre les découvertes. J'entendis dire que les Portugais qui s'y
trouvaient comme commandants d'expéditions arrêtèrent Saavedra ou
quelques-uns de ses hommes, et les emmenèrent en Gastille, ou que,
du moins, Sa Majesté en eut connaissance1. Gomme il y a tant d'an-
nées que cela s'est passé, et que je ne m'y trouvais nullement, je n'en
parlerai pas davantage. En fait de choses vues personnellement par
moi, je ne puis mentionner que la lettre écrite à Gortès par Sa Ma-
jesté.
J'ai à dire maintenant qu'au mois de mai 1532, Cortès, de retour
de Gastille, envoya du port d'Acapulco une autre expédition compo-
sée de deux navires bien pourvus du nécessaire en tous genres, avec
1. Le texte espagnol est ici fort obscur. Voici comment il est conçu : V aun ai
decir, que los Portugueses que cslaban por capitanes enellas, que prcndiêvon
al Saavedra, à à génie suya, y que los llevâron d Caslilla, 6 que luvo dello noft-
cia Su Magestad.
50
786 CONQUÊTE
des matelots en nombre suffisant, de l'artillerie, des vivres et quatre-
vingts soldats d'escopette et d'arbalète. Il en nomma commandant un
certain Diego Hurtado de Mendoza. Ces deux navires étaient desti-
nés à découvrir la côte du sud; ils devaient se mettre à la recherche
d'îles et de terres nouvelles. La raison de ce départ, ainsi que je l'ai
dit dans le chapitre qui en a traité, c'est que Gortès l'avait ainsi
convenu avec le Conseil royal des Indes lorsque Sa Majesté fut partie
en Flandre. Pour en revenir au voyage des deux navires, j'ai à dire
que, tandis que Hurtado avançait sans trop remonter en pleine mer,
sans chercher des îles ni faire quoi que ce soit qui mérite d'être
conté, plus de la moitié des soldats de l'un des navires se mutinè-
rent et se séparèrent de sa compagnie. On a prétendu que les mutins
avaient fait un accord avec le capitaine pour que, au moyen du na-
vire avec lequel ils naviguaient, ils s'en retournassent à la Nouvelle-
Espagne. Mais il n'est pas croyable que le capitaine leur donnât ja-
mais cette licence ; il est plus naturel de penser qu'ils la prirent
eux-mêmes sans la demander. Quoi qu'il en soit, ils avaient déjà viré
de bord et s'en retournaient, lorsqu'ils furent assaillis par un temps
contraire qui les poussa vers la terre ; ils y firent de l'eau et arrivè-
rent ensuite avec de grandes difficultés à Xalizco, où ils donnèrent la
nouvelle de leur aventure, qui de là se répandit jusqu'à Mexico. Gela
causa un grand déplaisir à Gortès. Quant à Diego Hurtado, il suivit
encore la côte; mais on n'entendit plus rien dire ni de lui, ni du
navire, qui ne reparut jamais.
Nous ne parlerons plus de ces bâtiments, puisqu'ils se perdirent,
et je dirai que Gortès s'empressa d'envoyer deux autres navires qui
étaient déjà prêts dans le port de Gruantepeque. Il les approvisionna
convenablement en pain, viande et tout le nécessaire le mieux qu'il
était possible dans ce temps-là. Il y mit beaucoup d'artillerie, de
bons matelots et soixante soldats commandés par un hidalgo du
nom de Diego Bezerra de Mendoza — de la famille des Bczcrra de
Badajoz ou de Merida. — L'un des navires avait aussi pour capitaine
un certain Hernando de Grijalva, qui se trouvait être sous les ordres
de Bezerra. Le pilote en premier était un Basque appelé Ortuïio Xi-
menès, qu'on disait grand cosmographe. Gortès ordonna à Bezerra de
se mettre à la recherche de Diego de Hurtado, et, s'il ne le trouvait
point, de gagner la haute mer à la découverte d'îles et terres nou-
velles, parce qu'on parlait beaucoup de l'existence d'îles riches en
perles. Le pilote Ortuno Ximcnès, en s'entretenant, avant son dé-
part, des choses de la mer avec d'autres pilotes, promettait de les
conduire à des pays fortunés — c'est bien ainsi qu'on les nomme —
abondant en toutes sortes de richesses, et il répétait tellement que
tout le monde y deviendrait riche, que plusieurs finissaient par le
croire» La première nuit après leur départ de GriiaiUepcque, il s'éleva
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 787
un gros temps avec vent contraire qui sépara les deux navires, et ils
ne se rejoignirent jamais plus. Ils l'auraient pu cependant, parce que
le beau temps ne tarda pas à revenir; mais Hernando de Grijalva,
désirant ne plus se trouver sous la main de Bezerra, gagna la pleine
mer en se séparant volontairement de celui-ci, parce (pie Bezerra
était orgueilleux et homme de mauvais cœur; je dirai bientôt où cela
le mena. Hernando de Grijalva, en se séparant de son supérieur,
obéissait aussi au désir d'arriver à la gloire pour lui-même, s'il avait
la chance de découvrir quelques pays. Il s'éloigna donc à plus de
deux cents lieues en mer, et y découvrit une île déserte qu'il appela
Santo-Tomc.
Laissons là Grijalva et son voyage, et venons- en à dire ce qui ad-
vint à Bezerra avec le pilote Ortuno Ximenès. Il s'éleva entre eux un
désaccord pendant le voyage, et comme Bezerra était mal vu de la
plupart des gens qui montaient le navire, Ortuno convint avec quel-
ques matelots basques et des soldats qui avaient eu des mots avec
Bezerra, de tomber sur lui une nuit et de le tuer. Ils le firent, en
effet; ils lui donnèrent la mort pendant son sommeil, en même temps
qu'à quelques autres soldats, et, n'eussent été les Frères francis-
cains qui faisaient partie de l'expédition, et qui s'empressèrent de
les séparer, il y aurait eu beaucoup plus de mal. Le pilote Ximenès,
aidé de ses compagnons, s'en alla avec le navire; mais, à la prière
des moines, ils relâchèrent un moment sur un point de la province
de Xalizco, pour déposer à terre les blessés et les Frères. Ortuno
Ximenès poursuivit ensuite sa route, et rencontra une île qu'il ap-
pela Santa Gruz, où l'on prétendit qu'il y avait des perles, et qui
était peuplée d'Indiens semi-sauvages. Ils descendirent à terre pour
faire de l'eau ; mais les naturels les reçurent en gens de guerre et
les tuèrent. De sorte qu'il ne resta que les matelots qui étaient à
bord, lesquels, voyant leurs camarades morts, revinrent au port de
Xalizco avec leur bâtiment, en racontant ce qui était arrivé, avec l'as-
surance que le pays découvert était bon, bien peuplé et riche en
perles. On ne tarda pas à savoir ces nouvelles à Mexico, et Cortès,
en les apprenant, éprouva un très-vif regret. Mais comme il était
homme de cœur et que son esprit ne restait jamais en repos, il ré-
solut, à la vue de tous ces insuccès, de ne plus envoyer de capitaines,
et de partir en personne.
En ce moment-là, il venait de sortir du chantier trois navires d'un
bon tonnage dans le port de Guantepcque. Ayant reçu la nouvelle
qu'il y avait des perles dans l'endroit où l'on tua Ortuno Ximenès,
comme d'ailleurs il avait toujours eu la pensée d'aller découvrir des
pays habités dans la mer du Sud, le désir lui vint d'essayer de colo-
niser de ce côté. Il est vrai aussi qu'il en était convenu avec la Séré-
nissime Impératrice doua Isabel, de glorieuse mémoire, et avec le
788 CONQUETE
Conseil royal des Indes, lorsque Sa Majesté s'en fut en Flandre.
Quand on sut à la Nouvelle-Espagne que le Marquis en personne
allait partir, on crut que l'entreprise serait d'un résultat avantageux
et certain. On vit alors accourir grand nonïbre de soldats, cavaliers,
arquebusiers, arbalétriers, et, entre autres, trente ou quarante hom-
mes mariés. Ils formèrent à eux tous un ensemble d'environ trois
cent vingt personnes, y compris les femmes légitimes. Les navires
furent très-bien approvisionnés de biscuits, viande, huile, vin et vi-
naigre, ainsi que d'autres objets utiles en pareil cas. On prit beau-
coup de produits d'échange, trois forgerons avec leur forge, deux
charpentiers munis de leurs outils, ainsi que bien d'autres choses
que je ne détaille pas ici pour ne point entraver mon récit. Ayant
fait choix de pilotes expérimentés et de bons matelots, il fit savoir
que ceux qui voudraient aller s'embarquer au port de Guantepeque,
où se trouvaient les navires, eussent à s'y rendre, afin que sa marche
fût moins embarrassée par terre. Quant à lui, il partit de Mexico
avec le capitaine Andrès de Tapia et avec d'autres chefs et soldats,
emmenant en môme temps des prêtres et des moines qui lui disaient
la messe, ainsi que des médecins ou chirurgiens pourvus d'une
pharmacie.
Quand ils arrivèrent au port où ils devaient s'embarquer, les trois
bâtiments venus de Guantepeque s'y trouvaient déjà. Gomme d'ail-
leurs tous les soldats arrivaient les uns avec leurs chevaux, les autres
à pied, Cortès s'adjoignit les personnes qu'il lui parut convenable
d'emmener et il fit un premier transport à l'île qu'on avait appelée
Santa Cruz, où l'on disait qu'il y avait des perles. Il y arriva avec
beau temps; c'était au mois de mai 1536 ou 1537, je ne me rappelle pas
bien. Immédiatement il fit repartir les navires pour aller chercher le
reste des soldats, les femmes mariées et les chevaux, qui attendaient
avec le capitaine Andrès de Tapia. Ils s'embarquèrent sans retard ;
mais, bientôt, ils furent assaillis par une tourmente qui les poussa
vers l'embouchure d'une grande rivière qu'ils appelèrent Saint-
Pierre-et-Saint-Paul. Profitant d'un retour de beau temps, ils se re-
mirent en route et ne tardèrent pas à essuyer une nouvelle tempête
qui sépara les trois navires. L'un d'eux put arriver au port de Santa
Gruz où Cortès se trouvait; un autre toucha fond et s'échoua sur la
côte de Xalizco. Les soldats qui le montaient, mécontents du voyage
et des fatigues qu'ils avaient endurées, restèrent à Xalizco ou s'en
retournèrent en partie à la Nouvelle -Espagne. Le troisième navire
fut poussé vers une baie qu'on appela Guayabal parce qu'il y avait
tout autour grande abondance du fruit qu'on appelle goyave. Gomme
il s'était échoué en arrivant, il fut obligé de retarder son départ vers
le lieu où Cortès attendait avec impatience à cause de l'épuisement
de ses provisions. La viande et le biscuit étaient embarqués à bord
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. , 789
du navire qui se perdit sur la côte de Xalizco; c'est de cette circon-
stance que venaient les angoisses de Gortès et de tous les soldats, qui
n'avaient plus rien à manger, attendu que les naturels de l'île, vi-
vant à l'état sauvage et sans nulle prévision, ne cultivaient pas le
maïs. Ils subsistaient des fruits que la nature envoie et du produit
de leur pêche. Vingt-trois hommes de la troupe de Gortès moururent
de faim et de souffrances ; un grand nombre étaient malades et le
maudissaient, lui, son port et sa découverte.
Ce voyant, il résolut d'aller en personne, sur le navire qui l'avait
rejoint, avec cinquante soldats, des charpentiers, deux forgerons et
trois calfats, à la recherche des deux autres navires, pensant bien que
le mauvais temps qui s'était déchaîné les avait fait échouer quelque
part. Il découvrit l'un d'eux perdu sur la côte de Xalizco sans aucun
soldat. L'autre était non loin de là sur des récifs. A force de peines et de
fatigues, il réussit à les remettre à flot et, après y avoir fait un tra
vail de carénage, il put revenir à l'île de Santa Gruz avec ses trois
bâtiments. Les soldats qui l'y attendaient, extrêmement affaiblis pour
n'avoir point pris de nourriture substantielle depuis plusieurs jours,
mangèrent de la viande en tel excès qu'ils y gagnèrent un grand dé-
rangement d'entrailles et des souffrances dont moururent la moitié
d'entre eux. Ce fut pour s'arracher à la vue de tant de misères que
Gortès partit à la découverte d'autres pays et tomba sur la Californie
et son golfe. Gomme, du reste, il se trouvait faible et fatigué, il avait
un vif désir de s'en revenir à la Nouvelle-Espagne; mais, par honte
de s'entendre dire qu'il avait dépensé d'énormes sommes sans décou-
vrir aucun pays utile, que la chance l'abandonnait dans toutes ses en-
treprises et qu'il succombait aux malédictions des soldats et vrais
conquistadores de la Nouvelle-Espagne, il s'obstinait à ne pas s'en re-
tourner.
Cependant, comme la Marquise doua Juana de Zurïiga, sa femme,
n'avait aucune nouvelle, si ce n'est qu'un navire avait échoué sur la
côte de Xalizco, elle était très-chagrine et livrée à la crainte que
Gortès ne fût mort ou perdu quelque part. Elle envoya donc deux na-
vires à sa recherche; l'un de ces bâtiments était celui-là même avec
lequel Grijalva était revenu à la Nouvelle-Espagne après être parti
avec Bezerra. L'autre, tout à fait neuf, sortait des chantiers de Guan-
tepeque. Les deux navires furent chargés des provisions qu'il était
possible de se procurer dans ce temps-là. Un capitaine appelé Ulloa
devait les commander. La Marquise écrivit très-affectueusement à
son mari, employant prières et douces paroles pour l'engager à re-
venir à Mexico reprendre son rang et son marquisat. Elle le sup-
pliait de porter ses regards sur ses fils et ses filles pour se résoudre à
cesser sa lutte contre la fortune, en se contentant, du souvenir de ses
actions héroïques et de la renommée qui accompagnait en tous lieux
790 CONQUÊTE
sa personne. Le Vice-Roi don Antonio de Mendoza lui écrivit égale-
ment dans les termes les plus affectueux, lui demandant en grâce de
revenir à la Nouvelle-Espagne. Les deux bâtiments arrivèrent avec
beau temps au lieu où Gortès se trouvait. Quand il vit les lettres du
Vice-Roi et les prières de la Marquise et de ses enfants, il résolut de
laisser 1b commandement, les hommes et toutes les provisions au ca-
pitaine Ulloa, et, s'étant embarqué, il s'en vint au port d'Acapulco.
Il entreprit immédiatement son voyage de terre et, à grandes jour-
nées, il arriva à Gornabaca où se trouvait la Marquise dont la vue lui
causa la plus grande joie. Tous les habitants de Mexico, y compris le
Vice-Roi et l'Audience royale, se réjouirent de son retour, attendu
que le bruit s'était répandu à Mexico que tous les caciques de la Nou-
velle-Espagne voulaient se soulever en voyant que Gortès n'était plus
dans le pays. Au surplus, les soldats et capitaines qu'il avait laissés
dans l'île ou dans le golfe de Californie effectuèrent leur retour; mais
je ne saurais dire s'ils revinrent par leur propre inspiration ou si le
Vice-Roi et l'Audience royale intervinrent pour leur en donner l'auto-
risation.
Peu de mois après, Gortès, s'étant un peu remis par le repos, en-
voya quelques autres bâtiments bien pourvus de pain, de viande et
de bons matelots, avec soixante soldats et d'excellents pilotes. Le ca-
pitaine Francisco de Ulloa fut leur commandant. S'il envoya cette
fois ces nouveaux bâtiments, ce fut sur Tordre exprès de l'Audience
royale de Mexico, en accomplissement de la promesse que Gortès
avait faite à Sa Majesté, ainsi que je l'ai dit dans les chapitres pré-
cédents. Quoi qu'il en soit, ils partirent du port de Natividad au mois
de juin de l'an quinze cent trente et tant, — je ne me rappelle pas
exactement l'année. — Gortès ordonna au capitaine de suivre la côte
et d'achever de descendre toute l'étendue de la Californie, s'occupant
de chercher le capitaine Diego Hurtado qui n'avait point reparu. Il
employa, aller et retour, sept mois dans ce voyage sans rien faire, à
ma connaissance, qui mérite d'être conté, et il s'en revint au port de
Xalizco. Il y avait peu de jours qu'Ulloa était descendu à terre et
prenait du repos, lorsqu'un soldat qui l'avait accompagné dans
l'expédition l'attendit en un endroit où il le tua à force d'estocades;
et voiià à quoi aboutirent les voyages et découvertes que le Marquis
entreprit. J'entendis dire, bien des fois, qu'il avait dépensé dans ces
expéditions trois cent mille piastres d'or. Ce fut pour que Sa Majesté
lui en remboursât une partie et pour régler l'affaire de la supputa-
tion des vassaux, qu'il résolut d'aller en Castillc. Il y était conduit
aussi par la pensée d'exiger en justice, de Nuflo de Guzman, une
certaine somme que l'Audience royale l'avait condamné à payer à
Gortès comme compensation des biens qu'il lui fit vendre. Nuno de
Gruzman avait été transporté, en effet, en Castillc comme prisonnier.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 791
En résumé, si nous considérons bien les choses, il est aisé de voir
que Cortès ne fut heureux en rien depuis qu'il conquit la Nouvelle-
Espagne. On disait que c'était par suite des malédictions qui tom-
baient sur lui.
CHAPITRE CGI
Comme quoi on fit de grandes fêtes et des banquets à Mexico en réjouissance de la
paix célébrée entre l'Empereur Très-Chrétien notre seigneur, de glorieuse mémoire,
et le roi François de France lors de l'entrevue d'Aigues-Mortes.
En 1538, on reçut à Mexico la nouvelle que l'Empereur Très-Chré-
tien notre seigneur, de glorieuse mémoire, s'était rendu en France
et que le roi François lui avait fait une réception magnifique dans
un port qu'on appelle Aiguës-Mortes, où fut célébrée la paix. Les
rois s'embrassèrent très-amicalement en présence de Mme Éléonore,
reine de France, femme du roi François Ier, et sœur de l'Empereur
notre seigneur, d'heureuse souvenance. De grandes et solennelles
fêtes eurent lieu à cette occasion. Ce fut en l'honneur de la célébra-
tion de cette paix que le Vice-Roi don Antonio de Mendoza, le Mar-
quis Del Valle, l'Audience royale et un certain nombre de caballeros
conquistadores firent de grandes réjouissances. En ce même temps,
le Marquis Del Valle et le Vice-Roi don Antonio de Mendoza s'é-
taient réconciliés, oubliant les rancunes qui avaient pris leur origine
dans la manière de compter les vassaux du Marquis et aussi dans les
préférences que le Vice-Roi parut avoir pour Nuno de Gruzman, afin
que celui-ci ne payât point à Cortès les sommes qu'il lui devait du
temps où il fut président. On résolut donc de célébrer de grandes
fêtes et réjouissances. Elles furent si belles en effet, que je n'en vis
jamais de pareilles dans la Castille, en joutes, tournois, courses de
taureaux, rencontres entre caballeros et autres simulacres d'actions de
guerre. Et ce n'est rien encore que tout cela, en comparaison d'autres
jeux qu'on inventa, à l'imitation des Romains, les entrées triom-
phales des consuls et illustres capitaines vainqueurs, et les grands
placards, et les superbes annonces dont chaque chose était précédée.
L'invention de tout cela appartint à un chevalier romain appelé Luis
de Léon, personnage distingué, natif de Rome, que l'on disait des-
cendre de famille patricienne.
Toutes ces fêtes étant terminées, le Marquis prit ses mesures
pour équiper d'autres bâtiments avec les provisions nécessaires,
pour aller en Castille supplier Sa Majesté de vouloir bien lui rem-
bourser une partie de ce qu'il avait dépensé dans l'armement des na-
vires par lui envoyés à la découverte. Il avait d'ailleurs toujours son
792 CONQUÊTE
procès avec Nufio de Guzman, qui se trouvait actuellement prison-
nier en Espagne par ordre de l'Audience royale. Il plaidait aussi à
propos du mode de supputation de ses vassaux. Cortès me pria d'aller
avec lui en Espagne, dans la pensée que j'aurais là-bas des chances
de réussir dans mes demandes de villages auprès des membres du
Conseil royal des Indes, beaucoup mieux que par l'Audience royale
de Mexico. Je m'embarquai donc et je fus en Castille, tandis que le
Marquis ne partit que deux mois plus tard, par la raison, disait-il,
qu'il n'avait point encore réuni tout l'or qu'il voulait emporter, et
aussi parce qu'il était malade du cou-de-pied à cause d'une blessure
qu'il y avait reçue. Gela se passait en l'an 1540. La Sérénissime Im-
pératrice dona Isabel, de glorieuse mémoire, était morte à Tolède le
1er mai de l'année précédente. Ses restes furent ensevelis dans la
ville de Grenade. Sa mort avait été accompagnée de grands et una-
nimes regrets. La plupart des conquistadores portèrent le deuil.
Quant à moi, en mes qualités de regidor de la ville de Guazacualco
et de conquistador des plus anciens, je me mis en grand deuil et je
partis ainsi pour la Castille. A mon arrivée à la capitale, je me vêtis
plus rigoureusement encore, ainsi que j'y étais obligé par la mort de
la Reine notre souveraine.
En ce même temps arrivait aussi à la capitale Hernando Pizarro,
qui venait du Pérou, également habillé en grand deuil, avec plus de
quarante personnes qui l'accompagnaient. Alors encore se présentait
à Madrid, où la cour résidait, Gortès avec toute sa maison en deuil
rigoureux. Lorsque les membres du Conseil royal des Indes apprirent
que Cortès approchait de Madrid, ils envoyèrent au-devant de lui
pour le recevoir, et mirent à sa disposition, pour y loger, le palais
du commandeur don Juan de Castille. Plus tard, dans les occasions
où Cortès se rendait au Conseil royal des Indes, un auditeur s'avan-
çait jusqu'à la porte de la salle des audiences pour le recevoir et le
conduire avec les signes du respect jusqu'à l'estrade où le président
don fray Garcia de Loyosa, cardinal de Siguenza, qui devint arche-
vêque de Séville, se tenait avec les auditeurs, le licencié Gutierrez
Yelasquez, l'évêque de Lugo, le docteur don Juan Bernai Diaz de
Luco et le docteur Beltram. On plaçait pour Cortès un siège à côté
de ceux qui étaient occupés par ces personnages, et on l'écoutait.
Le conquistador ne revint jamais plus à la Nouvelle-Espagne,
parce que, dès ce moment, s'ouvrit une enquête sur son compte, et
Sa Majesté ne voulut en aucune façon lui accorder l'autorisation d'y
retourner, quoiqu'il eût pour intercéder en sa faveur l'amiral de Cas-
tille, le duc de Bejar et le grand commandeur de Léon. La senora
dona Maria de Mendoza fut elle-même sa protectrice ; mais Sa Ma-
jesté ne voulut pas céder; au contraire, Elle confirma l'ordre de le
retenir jusqu'à ce qu'il eût purgé son enquête, qui du reste ne finit
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 793
jamais. Les membros du Conseil royal des Indes alléguaient pour
excuse que la licence de retour ne pouvait lui être donnée tant (pie
Sa Majesté ne serait pas revenue de Flandre, où elle était allée à
l'occasion du châtiment de Grand. A cette même époque, Nufio de
Guzman reçut l'ordre de s'exiler de ses terres pour ne résider qu'à
la capitale, et on le condamnait en même temps à payer un certain
nombre de piastres d'or. Malgré cela, on ne le dépouilla point des
Indiens de sa commanderie de Xalizco. Il se présenta, du reste, lui
et ses gens en deuil. Et comme nous nous montrions dans la capitale,
le Marquis Gortès, Pizarro, Nuno de Guzman, et nous qui venions de
la Nouvelle-Espagne pour affaires, ainsi que ceux qui étaient arrivés
du Pérou, tout le monde enfin en grand deuil, les gens qui nous
voyaient ainsi nous firent la plaisanterie de nous appeler les Indiens
Péruliens i en funèbres.
Revenons à notre récit pour dire qu'en ce même temps on empri-
sonna Hernando Pizarro à la Mota de Médina. Ce fut alors aussi que
je m'en retournai à la Nouvelle-Espagne. J'y appris que peu de
mois auparavant s'étaient soulevés les habitants de Gochitlan sur
les penoles de la province de Xalizco, et que le Vice-Roi don An-
tonio de Mendoza avait envoyé, pour en obtenir la pacification, quel-
ques capitaines dont faisait partie un certain Ghristoval de Onate.
Les Indiens mutinés donnaient grandement à faire aux Espagnols et
aux soldats qui avaient été envoyés de Mexico. Il en résulta qu'ils
firent demander du secours à don Pedro de Alvarado, qui dans ce
moment se trouvait retourné à ses navires construits à Guatemala
pour aller en Chine. Il vola au secours des Espagnols qui combat-
taient sur les penoles, amenant avec lui un grand nombre de soldats.
Il mourut peu de jours après, à la suite d'une chute dans laquelle
un cheval lui écrasa le corps, comme je vais le dire bientôt. Je lais-
serai un instant ce sujet pour rappeler le souvenir de deux autres
flottes qui sortirent de la Nouvelle-Espagne, l'une organisée par le
Vice-Roi don Antonio de Mendoza, et l'autre, celle dont je viens de
parler, qui fut construite par Pedro de Alvarado.
1. Je dis Péruliens, et non pas Péruviens, parce que le texte espagnol écrit Peru-
lero au lieu de Peruano.
794 CONQUÊTE
CHAPITRE GGI1
Comme quoi le Vice-Roi don Antonio de Mendoza envoya trois navires à la découverte
par la mer du Sud, et à la recherche de Francisco Vasquez Coronado, qui était à la
conquête de la Cibola, avec des provisions et un secours de soldats.
J'ai déjà dit dans le précédent chapitre que le Vice-Roi don An-
tonio de Mendoza et l'Audience royale de Mexico avaient envoyé à 1a
découverte des sept villes autrement dites « de la Gibola » une expé-
dition commandée par le capitaine don Francisco Vasquez Coronado,
natif de Salamanque, qui s'était marié avec une senora fille du tré-
sorier Alonso de Estrada. Outre ses nombreuses vertus, elle était
réputée pour sa grande beauté. Francisco Vasquez était resté gouver-
neur du pays, quoique l'emploi lui en eût été retiré. Quand il partit
pour ce long voyage de terre avec un grand nombre de soldats à
cheval et des gens d'escopette ou d'arbalète, il avait laissé en pas-
sant pour son lieutenant à Xalizco un hidalgo nommé Orïate. Il pa-
raît du reste qu'un moine franciscain, fray Marcos de Nica, l'avait
déjà précédé dans le pays des sept villes ou l'accompagnait dans le
voyage pour y aller avec lui, — je ne connais pas bien au juste cette
particularité. — Quand ils y arrivèrent et qu'ils virent les campagnes
couvertes de troupeaux de vaches et de taureaux énormes de notre
race de CastiJle , les villages et les habitants nageant dans l'abon-
dance, les maisons pourvues d'escaliers et d'étages, le moine crut
qu'il conviendrait de revenir à la Nouvelle-Espagne, ainsi qu'il le fit
du reste, pour en faire le rapport au Vice-Roi don Antonio de Men-
doza, en le priant d'envoyer par la côte du sud un navire avec des
ferrures, des canons, delà poudre, des arbalètes, des armes de toute
espèce, du vin, de l'huile et du biscuit, attendu que le pays se trou-
vait former la côte de la mer du Sud, et qu'avec cet arrivage Fran-
cisco Vasquez et ses compagnons recevraient un secours efficace
pour rester définitivement dans le pays. C'est pour cette raison que
les trois navires dont je parle furent envoyés aux ordres du capitaine
général Hernando de Alarcon, qui avait été maître d'hôtel du Vice-
Roi. Un autre navire était commandé par l'hidalgo Marcos Ruiz de
Pvoxas, natif de Madrid. On disait que le troisième bâtiment était
confié à un nommé Maldonado. Je n'étais point de cette expédition et
je ne la connais que par ouï-dire. Les pilotes et les capitaines reçu-
rent leurs instructions relativement à la conduite qu'ils devaient
suivre.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 795
CHAPITRE GCIII
D'une grande (lotte qui fut organisée par l'Adelantado don Pedro de
Alvarado en l'an l.">37.
Il est juste qu'on fasse mémoire d'une excellente flotte que l'Ade-
lantado don Pedro de Alvarado organisa, en 1537, dans la province
de Guatemala dont il était gouverneur, sur un port de la mer du
Sud qu'on appelle Acaxatla. Ce fut pour accomplir certaines clauses
d'une convention qu'il fit avec Sa Majesté la seconde fois qu'il alla
en Gastille lorsqu'il en revint marié avec une senora du nom de doiïa
Beatrix de la Gueva1. Il résultait de cet accord que l'Adelantado de-
vait armer à ses frais certains navires et les fournir de pilotes, mate-
lots, soldats, provisions et tout le nécessaire, pour les envoyer à la
découverte vers la Chine, les Moluques ou n'importe quelles autres
îles des Épices. Sa Majesté s'engageait à lui garantir dans ces pays
certains avantages et des rentes. Gomme je ne connais point les dé-
tails de ce qui fut convenu, je m'en remets aux différents articles de
la convention et je n'en embarrasserai pas mon récit, mais je dois
dire que l'Adelantado fut toujours un bon serviteur de Sa Majesté,
ainsi qu'il apparut dans la conquête de la Nouvelle-Espagne aussi
bien que dans son expédition au Pérou. Partout il engagea valeureu-
sement sa personne, avec ses quatre frères qui servirent également
Sa Majesté autant qu'il leur fut possible. Actuellement, en ce qui
regardait son entreprise vers le couchant, il voulut dépasser dans
ses préparatifs toutes les flottes qui avaient été formées par le Mar-
quis Del Valle et dont j'ai fait une longue mention dans les chapitres
qui en ont parlé. C'est pour cela qu'il lança dans la mer du Sud
treize bâtiments d'un bon tonnage , dont une galère et une patache,
tous très-bien approvisionnés de pain , de viande, de bonnes pipes
d'eau et de toutes espèces de vivres que l'on pouvait alors se pro-
curer. On y mit une bonne artillerie et on les confia aux soins d'ex-
cellents pilotes et d'autant de matelots qu'il était nécessaire. Il im-
porte de remarquer que pour la construction d'une si puissante
flotte on était fort éloigné du port de Vcra Gruz qui se trouve à deux
cents lieues de distance du point où les navires furent armés. Or,
1. Il importe de faire observer que don Pedro de Alvarado, dans deux voyages qu'il
lit en Espagne, se maria deux fois et que ses deux femmes portent le même nom de
famille. La première, qui se nommait doua Francisca de la Gueva, mourut en arrivant
à Vera Cruz lors du premier retour d'Alvarado. Celle dont il est question maintenant,
dona Beatrix de la Cueva, est celle-là même que nous verrons bientôt être victime,
à Guatemala, d'une effroyable catastrophe se liant à un tremblement de terre .
796 CONQUÊTE
c'est de la Vora Gruz qu'il fallut apporter le fer, la clouterie et les
ancres, les barriques et tant d'autres choses indispensables à cette
organisation.
Alvarado dépensa, en cette affaire, plus de milliers de piastres d'or
qu'on n'en eût dépensé en Castille pour construire quatre-vingts na-
vires à Séville. Les frais furent tels enfin qu'Alvarado n'y put suffire
ni avec les richesses qu'il avait apportées du Pérou1, ni avec l'or
qu'on tirait pour lui des mines de Guatemala, ni avec les avances que
lui offrirent ses parents et ses amis, augmentées de ce que des négo-
ciants lui prêtèrent. S'il eût voulu rendre plus facile le transport de ses
ancres, de ses ferrures et de bien d'autres objets, en ayant recours au
port de Caballos, il eût rencontré l'inconvénient qu'il ne venait alors
aucun navire ni aucun trafiquant dans ce port qui n'était point déve-
loppé comme aujourd'hui. Et ce ne fut rien encore que la dépense faite
pour les bâtiments, en comparaison de ce qu'il fut obligé de donner
à des capitaines, à l'alferez, à des mestres de camp, à six cent cin-
quante soldats, pour l'achat d'un grand nombre de chevaux, qui va-
laient alors trois cents piastres les bons, et les ordinaires cent cin-
quante et deux cents piastres ; et les arquebuses, et la poudre, et
les arbalètes, et toutes sortes d'armes enfin... tout cela fit monter la
dépense à des proportions qu'on imaginera sans peine. Alvarado eut
réellement le plus véhément désir de rendre un grand service à Sa
Majesté en arrivant par le couchant à la Chine, aux Moluques et aux
Épices, et en y conquérant quelques îles nouvelles, sans omettre de
faire que le trafic s'en établît ensuite par l'intervention de son gou-
vernement personnel, puisqu'il aventurait dans l'entreprise sa fortune
et lui-même.
Les navires étaient définitivement prêts à faire voile, chacun avait
son étendard royal, ses pilotes, ses capitaines, ses instructions sur ce
qu'il avait à faire et la route qu'il devait suivre, ses avis pour les si-
gnaux de nuit et sa part de tous les soldats, qui montaient comme
je l'ai dit à six cent cinquante avec plus de deux cents chevaux. Après
avoir entendu la messe du Saint-Esprit, l'Adelantado prit lui-même
le commandement de la flotte et fit voile, je ne sais quel jour de
l'année 1538 2, dans la direction du port de la Purification qui se
trouve non loin de Xalizco, où il devait faire de l'eau et prendre d'au-
tres soldats et plus de vivres. Le Vice-Roi don Antonio de Mendoza
entendit parler de cette puissante flotte qui pour le pays était bien
1. Pedro de Alvarado avait entrepris et exécuté avant cette époque, en 1534, une
expédition restée célèbre, à propos de laquelle se fit la fameuse traversée de la Cor-
dillère, pour aller de la côte à Quito, traversée dans laquelle une infinité d'hommes
périrent de froid et d'accidents de soroche. Alvarado arriva à Quito et en sortit
chargé d'immenses richesses.
2. Hcrrera place ce départ en 1541.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 797
considérable, du grand nombre de soldats, de chevaux et de la forte
artillerie qu'elle emportait. Il considéra que c'était chose admirable
qu'Alvarado eût pu réunir et armer treize navires sur la côte du sud
cl s'adjoindre tant de soldats en un point si éloigné du port de Yera
Cruz et de Mexico. C'est, en effet, bien extraordinaire pour toute
personne qui connaît le pays et qui n'ignore pas les dépenses que ces
choses y comportent. Le Vice-Roi don Antonio de Mendoza ayant donc
su que ces préparatifs étaient faits pour aller jusqu'à la Chine, que
les pilotes et les cosmographes lui disaient être accessible par le cou-
chant, ainsi que cela lui fut affirmé du reste par un de ses parents
appelé Yillalobos qui était versé dans l'art de la navigation, il résolut
d'écrire de Mexico à l'Adelantado afin de lui faire des offres pour
qu'il consentît à s'associer avec lui, en lui cédant une partie de la
Hotte. Dans le but de réaliser ce projet, il envoya don Luis de Cas-
tilla et un majordome appelé Agustin Guerrero.
L'Adelantado ayant pris connaissance des instructions dont ils
étaient porteurs pour entrer en accord, et l'affaire étant bien débattue,
il fut convenu qu'Alvarado et le Vice-Roi auraient une entrevue dans
un village appelé Chiribitio, dans la province de Mechoacan et dans la
commanderie de Juan de Alvarado, parent de l'Adelantado lui-même.
Lorsque le Vice-Roi sut où ils devaient se rencontrer, il s'empressa
de partir en poste de Mexico, pour se rendre au village en question,
où l'Adelantado l'attendait déjà pour causer de l'affaire. L'entrevue
eut lieu et il fut convenu qu'ils iraient ensemble visiter la flotte. Ils
y furent, en effet, et, la visite étant faite, ils revinrent tous deux à
Mexico afin d'y choisir un capitaine général qui serait définitivement
le commandant de l'expédition. L'Adelantado voulait que le choix
tombât sur Juan de Alvarado son parent, — je ne veux pas dire celui
de Chiribitio, mais bien un neveu qui possédait des Indiens à Gua-
temala. — Mais le Vice-Roi prétendait que Villalobos partageât avec
lui le commandement. Sur ces entrefaites, l'Adelantado se vit dans la
nécessité de revenir à son gouvernement de Guatemala pour des
affaires de haute importance; il mit cependant tout de côté, pour pou-
voir rejoindre sa flotte. Il s'en fut par terre au port de la Natividad
où se trouvaient ses navires et ses soldats, afin de présider lui-même
à leur départ. On était sur le point de faire voile quand il reçut une
lettre de Onate, qui remplissait les fonctions de lieutenant-gouverneur
de la province de Xalizco, en l'absence de Francisco Vazqucz Goro-
nado, lequel était allé aux sept villes de la Cibola en qualité de capi-
taine, ainsi que je l'ai dit au chapitre qui en parle. La lettre disait à
Alvarado que, puisqu'il était un si grand serviteur de Sa Majesté, une
occasion se présentait de faire prévaloir ses services. Il le priait en
grâce de vouloir bien aller lui porter secours en personne avec des
soldats, des chevaux et des arquebusiers, attendu qu'il était entouré
798 CONQUETE
de telle sorte que, si l'on n'accourait à son aide, il lui serait impos-
sible de se défendre contre un nombre considérable de bataillons
d'Indiens guerriers qui se trouvaient aux penoles de Cochitlan, où ils
avaient tué déjà un grand nombre d'Espagnols, ce qui lui inspirait la
crainte d'une déroute complète. La lettre faisait la peinture de beau-
coup d'autres dommages et finissait en disant que si les Indiens sor-
taient victorieux de ces affaires des penoleé, il en pourrait résulter un
grand danger pour la Nouvelle-Espagne.
Lorsque l'Adelantado eut lu la lettre et bien pesé son contenu, et
que d'ailleurs d'autres Espagnols lui eurent fait comprendre le péril
dans lequel ils se trouvaient, il s'empressa de réunir ses soldats, ca-
valiers, arquebusiers, arbalétriers, et il partit à marches forcées pour
rendre le service demandé. Lorsqu'il arriva au campement, les assié-
gés étaient tout à fait consternés, et l'on peut croire que sans l'aide
d'Alvarado les Indiens les eussent tous massacrés. Mais son arrivée
diminua quelque peu leur ardeur, sans faire cesser néanmoins leurs
valeureuses attaques. Au plus fort d'un combat à travers des rochers
escarpés, le cheval d'un des cavaliers perdit pied et roula jusqu'en
bas, en faisant des sauts furieux, sur le point même où se trouvait
Alvarado, qui n'eut pas le temps de se garer. L'animal le prit au
passage, l'entraîna violemment et, tombant sur lui de tout son poids,
le mit en piteux état. Il se sentait très-malade, mais comme on ne
croyait pas que le mal fut si grand et qu'on désirait lui assurer de
meilleurs soins, on l'emporta sur une litière jusqu'au bourg le plus
rapproché, qu'on appelait la Purification. Il commença à être pris de
spasme avant de terminer le voyage, de sorte que, peu de jours après
son arrivée au bourg, s'étant confessé et ayant reçu la communion, il
rendit son âme à Dieu Notre Seigneur qui l'avait créée. Quelques
personnes prétendirent qu'il avait fait son testament, mais il n'a ja-
mais paru. Le malheureux périt pour avoir été emporté du camp; si
on l'y eût laissé en lui donnant des soins raisonnables, il n'eût point
été pris du spasme1. Nous devons des actions de grâces à Notre Sei-
gneur pour tout ce qu'il daigne faire et ordonner : Alvarado est mort;
que Dieu lui pardonne ! On l'inhuma dans ce bourg avec toute la
pompe possible. J'ai ouï dire que Juan de Alvarado, de la comman-
derie de Ghiribitio, transporta ses restes au chef-lieu de ses posses-
sions, en prenant soin de faire célébrer des messes, de grandes cé-
rémonies funèbres et de distribuer des aumônes pour le repos de
son âme.
Lorsqu'on apprit sa mort au campement de Gochitlan et dans la
1. Il est probable qu'il est ici question de tétanos; car, encore aujourd'hui, dans
les points de l'Amérique où j'ai résidé et observe des cas fréquents de cette maladie
la plupart des habitants, je pourrais dire tout le monde, appelle le tétanos pasmo et
dit d'un malade : ne jjaamô, pour signifier qu'il a élé atteint du tétanos
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 799
flotte, comme il n'y avait plus ni capitaine général ni chef à qui l'on
dût obéissance, nombre de soldats s'en furent chacun de son côté
après avoir reçu la paye qu'on leur donna. Lorsque la nouvelle fut
connue à Mexico, le Vice-Roi et la plupart des caballcros de la ville
en éprouvèrent un vif regret. La troupe en détresse, voyant que l'Ade-
lantado n'était plus, envoya par courriers rapides prier le Vice-Roi
de voler à son secours. Celui-ci étant empêche mit à sa place le
licencié Maldonado et fit tout son possible. Bientôt il partit lui-même,
emmenant autant de soldats qu'il en put réunir, et Dieu permit que
les Indiens des pénales fussent vaincus. Le Vice-Roi s'en revint à
Mexico après cette victoire, ayant eu à supporter pendant plusieurs
jours les plus extrêmes fatigues.
En cessant de parler du grand service que l'Adelantado rendit et de
la mort qu'il trouva en secourant les assiégés, je dois dire que,
lorsque sa déplorable fin fut connue à Guatemala, la tristesse fut
profonde et les pleurs intarissables dans sa famille. Sa chère femme
dona Beatrix de la Gueva se meurtrissait le visage, s'arrachait les
cheveux, et les dames et les demoiselles à marier qui lui formaient
compagnie l'imitaient dans les démonstrations de sa douleur ; sa tendre
et aimée fille et ses fils, don Francisco de la Gueva, son gendre,
second cousin du duc d'Albuquerque, qui lui succédait dans le gouver-
nement de la province, tous furent plongés dans une douleur extrême
Les conquistadores habitants du pays éprouvèrent les regrets les plus
vifs, et l'on célébra des cérémonies funèbres très-solennelles. L'évêque
don Francisco Marroquin, de bonne mémoire, s'associait à toutes ces
douleurs et, s'entourant de tout son clergé, il priait Dieu chaque jour
pour l'âme du défunt en brûlant des cierges et en accompagnant les
prières de tout l'apparat possible; car le digne évêque mit le plus
grand zèle à l'accomplissement de ces devoirs funèbres. Je dois men-
tionner un majordome de l'Adelantado qui, pour témoigner davantage
de la douleur que lui causait la mort de son maître, ordonna que
tous les murs des maisons fussent peints en noir au moyen d'une
substance ineffaçable.
J'ai entendu dire qu'un grand nombre de caballeros portaient leurs
consolations à la senora Beatrix de la Gueva, veuve de l'Adelantado,
la priant de ne point se faire tant de peine pour la mort de son mari
et l'engageant à rendre grâces à Dieu qui en avait ainsi disposé. Elle
répondait, en bonne chrétienne, qu'elle le faisait réellement ainsi;
mais comme les femmes sont pleines de pitié pour ce qu'elles aiment
réellement, elle ajoutait qu'elle désirait mourir plutôt que d'avoir à
supporter tant de peines dans ce triste monde* Je rappelle ici ce sou-
venir parce que le chroniqueur Francisco Lopcz de Gomara a fait dire
à cette dame que Notre Seigneur Jésus-Christ ne pouvait lui réserver
un plus grand malheur que celui-là, et il prétend qu'à cause de ce
800 CONQUÊTE
blasphème Dieu permit que cette ville fût assaillie par une tempête
d'eau, de cendres, de pierres et de gros troncs d'arbres qui s'échap-
pèrent d'un volcan situé à une demi-lieue de Guatemala, détruisant la
plus grande partie des édifices occupés par la senora veuve de l'Ade-
lantado, tandis qu'elle se trouvait en prière dans l'une d'elles avec ses
dames et demoiselles. Toutes furent ensevelies sous les débris et la
plupart y périrent étouffées. Or, les paroles que Gomara prête à cette
dame ne furent pas celles qu'il dit, mais telles que je les ai moi-même
rapportées, et si Notre Seigneur Jésus-Christ eut une raison pour
l'enlever de ce monde, c'est encore le secret du bon Dieu. J'aurai à
parler plus tard, quand il en sera temps, de cette inondation et de ce
tremblement de terre; pour le moment je veux m'occuper de plusieurs
autres choses dignes de remarque.
Après que l'Adelantado eut si bien servi Sa Majesté avec ses quatre
frères Jorge, Gonzalo, Gomez et Juan, il mourut sans laisser à ses
enfants aucun des villages qui formaient sa commanderie, quoiqu'il
les eût gagnés et conquis en venant découvrir cette Nouvelle-Espagne,
avec Grrijalva d'abord, et ensuite avec Gortès. Et voyez comme tous
moururent, lui, ses fils, sa femme, ses frères ; et voyez combien ces
malheurs méritent attention ! J'ai dit comment l'Adelantado finit ses
jours dans l'affaire de Gochitlan; son frère Jorge mourut dans la ville
de Madrid où il allait demander à Sa Majesté la récompense de ses
services; ce fut en l'an 1540. Gomez de Alvarado termina ses jours au
Pérou. Je ne me rappelle passiGonzalo mourut àGuaxacaou à Mexico.
Juan de Alvarado, lui, succomba tandis qu'il était en route pour l'île
de Cuba, afin de veiller à mettre en sûreté les biens qu'il avait laissés
dans ce pays. Quant aux fils de l'Adelantado, l'ainé, appelé don Pedro,
partit pour la Castille en compagnie d'un de ses oncles qui portait
aussi le nom de Juan et fut habitant de Guatemala. Le jeune homme
allait baiser les pieds de l'Empereur notre seigneur, pour Lui rap-
peler les services de son père. On n'eut jamais aucune nouvelle d'eux,
ce qui fit croire ou qu'ils s'étaient perdus en mer, ou qu'ils avaient été
emmenés en captivité par les Maures. Don Diego, le fils cadet, se
voyant sans ressource, s'en fut au Pérou et mourut dans une bataille.
Pour ce qui est de dona Beatrix, sa veuve, j'ai déjà dit comment la
tempête l'enleva de ce monde avec d'autres dames qui étaient en
sa compagnie. Que les curieux lecteurs veuillent bien maintenant
porter leur attention sur ce que je viens de raconter; ils y verront
l'Adelantado mourir seul, loin de sa tendre épouse, séparé de ses
filles chéries, tandis que sa femme périt éloignée de son époux adoré;
ils verront encore ses fils succomber l'un en allant en Castille, le se-
cond au Pérou dans une bataille, et d'autre part ses frères mourir
comme je l'ai dit. Que Notre Seigneur Jésus-Christ les emmène dans
sa sainte gloire! Antenl
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 801
On a fait dernièrement dans cette ville de Guatemala deux sépulcres
près de l'autel de la sainte église principale, pour inhumer dans
l'un d'eux les restes de l'Adelantado don Pedro de Alvarado, qui sont
enterrés provisoirement dans le village de Ghiribitio. L'autre tombeau
est destiné à don Francisco de la Gueva et à dona Leonor de Alvarado
sa femme, et fille de l'Adelantado, lorsqu'il plaira à Dieu de les en-
lever de cette vie; car c'est à leurs frais que doivent être rapportés
les restes de leur père, et ce sont eux qui ont fait préparer les sé-
pulcres dans la sainte église.
Nous abandonnerons ce triste sujet pour en revenir à la flotte. Une
année environ après qu'Alvarado fut mort, le Vice-Roi don Antonio
de Mendoza donna l'ordre qu'on prît quelques-uns des meilleurs na-
vires parmi les treize que l'Adelantado destinait à naviguer vers l'occi-
dent jusqu'en Chine. Il choisit pour les commander son parent, le
capitaine Villalobos, et il lui prescrivit de suivre la direction qu'Alva-
rado s'était proposée. Je ne connais pas bien le résultat de ce voyage,
et c'est pour cette raison que je n'en allongerai pas mon récit. Mais
j'ai ouï dire que les héritiers de l'Adelantado ne reçurent jamais rien,
ni du produit des navires, ni de la valeur de leur armement; ils per-
dirent tout. Nous n'en parlerons plus, et je dirai ce que fit Gortès.
CHAPITRE GGIV
De ce que lit le Marquis Del Valle, tandis qu'il était en Castille.
Sa Majesté revint en Castille après avoir châtié la ville de Gand.
Elle s'occupa immédiatement d'organiser la flotte qui devait aller
attaquer Alger. Le Marquis Del Valle lui fit accepter ses services et
emmena en sa compagnie son fils aîné, ainsi qu'un autre fils qu'il
avait eu de dona Marina, plusieurs écuyers et hommes de service,
des chevaux et un grand équipage. Il s'embarqua dans une bonne
galère, en compagnie de donEnrique Henriquez. Gomme Dieu permit
qu'une grosse tempête se déchaînât sur la flotte royale, elle se perdit
presque en entier. La galère que montait Gortès échoua également.
Lui, ses fils et tous les caballeros qui l'accompagnaient eurent la
chance d'échapper après avoir couru les plus grands dangers pour
leur vie. En de pareils moments, quand on a la mort sous les yeux,
on n'a pas toujours toute la présence d'esprit qui serait nécessaire;
aussi plusieurs des serviteurs de Cortès dirent-ils qu'on l'avait vu
attacher à son bras des linges contenant des bijoux et des pierreries
d'un haut prix que comme un grand seigneur il avait emportés sans
besoin. Dans le désordre et l'empressement de sortir sain et sauf tic
802 CONQUÊTE
la galère, au milieu de la multitude de gens qui l'entouraient, les
bijoux et les pierreries qu'il emportait se perdirent. Leur valeur,
disait-on, était considérable et montait à un chiffre élevé de piastres
d'or.
Revenons-en à la grande tempête et à la perte des caballeros et
soldats qui périrent. Les capitaines et les mestres de camp qui for-
maient le conseil royal de guerre poussèrent Sa Majesté à lever le
blocus d'Alger et à faire voile vers Bougie, attendu qu'avec cette tem-
pête qu'il plaisait à Notre Seigneur Dieu de leur envoyer, on ne
pouvait rien de plus que ce qui avait été fait. Gortès ne fut point
appelé à figurer dans la réunion et à donner son avis. Quand il en fut
instruit, il dit que, sauf le bon plaisir de Sa Majesté, avec l'aide de
Dieu et la bonne fortune de notre Empereur, on devrait essayer de
prendre Alger par la seule force des soldats qui formaient le campe-
ment. Après quoi, il saisit l'occasion de faire l'éloge de ses capitaines
et de ses compagnons d'armes de la conquête de Mexico, en disant
que nous avions su souffrir la faim, les fatigues, et qu'en n'importe
quelle circonstance où il avait recours à nous, nous faisions des
actions héroïques; car, ajoutait-il, blessés, couverts de bandages,
nous ne refusions jamais de combattre, de prendre des villes et des
forteresses, dussions-nous mille fois aventurer nos existences. Plu-
sieurs caballeros qui l'avaient entendu dirent à Sa Majesté qu'il eût
été bon de l'appeler au conseil de guerre, et que ne pas le faire avait
été une faute. Quelques autres personnes prétendirent que, si l'on ne
l'y fit pas figurer, ce fut parce qu'on s'attendait à l'entendre émettre
un avis contraire, tandis qu'au milieu de la tourmente il n'y avait pas
lieu de penser à autre chose qu'à mettre en sûreté Sa Majesté et la
plus grande partie des caballeros de la flotte royale, parce que le
péril était imminent. On ajoutait qu'avec l'aide de Dieu l'occasion
ne manquerait pas , plus tard , de venir recommencer le siège
d'Alger. Il en résulta qu'on s'en fut à Bougie, et de là on revint en
Gastille.
Gomme le Marquis était très-fatigué et de son voyage par Bougie
et de son séjour à la cour; comme au surplus il était déjà vieux et
brisé par ses peines, il désirait vivement aller se reposer dans la
Nouvelle-Espagne s'il en obtenait la licence. Il avait envoyé chercher
à Mexico sa fille aînée, dona Maria Gortès, qu'il devait marier avec
don Alvaro Pcrcz Osorio, fils du marquis d'Astorga et futur héritier
du marquisat, auquel il avait promis cent mille ducats d'or en
mariage avec un grand trousseau de linge et de bijoux. Il fut à
Sévillc pour recevoir sa fille. Malheureusement, le mariage fut rompu,
par la faute, disait-on, de don Alvaro Perez Osorio. Le Marquis en
conçut un tel dépit que la fièvre et la dysenterie qui en furent la con-
séquence le mirent bien vite à toute extrémité. Le mal empirant sans
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 803
cesse, il résolut de sortir de Séville, afin de s'isoler d'un grand
nombre de gens qui l'importunaient de leurs affaires, et il se rendit à
Caslilleja de la Cuesta, pour s'y occuper de son âme et régler son tes-
tament. Après qu'il eut mis bon ordre à ses affaires, ainsi qu'il con-
venait, et reçu les saints sacrements, il plut à Notre Seigneur Jésus-
Christ de l'enlever de ce pénible monde; il mourut le 2 du mois de
décembre 1547. Ses restes furent inhumés dans la chapelle du duc de
Medina-Sidonia, en deuil sévère, avec un nombreux clergé accompagné
d'une foule considérable de caballeros. Ses ossements furent trans-
portés ensuite à la Nouvelle-Espagne et déposés dans un sépulcre à
Cuyoacan ou àTezcuco, — je ne sais pas bien, — parce qu'il en avait
disposé ainsi dans son testament. Je dirai, d'après mes souvenirs,
l'âge qu'il avait à sa mort. Nous partîmes de Cuba pour la Nouvelle-
Espagne avec Cortès l'an 1519; il disait alors dans ses conversations
avec nous qu'il avait trente-quatre ans ; avec les vingt-huit qui se
passèrent ensuite jusqu'à son dernier moment, cela fait soixante-deux.
Ses fils et filles légitimes furent : don Martin Cortès, qui est actuelle-
ment marquis ; dona Maria Cortès, qui fut fiancée à don Alvaro Perez
Osorio, héritier du marquisat d'Astorga, et qui se maria, depuis, avec
le comte de Luna de Léon; dona Juana, qui se maria avec don Her-
nando Enriquez, futur héritier du marquisat de Tarifa, et dona Cata-
lina de Arellano, décédée à Séville. La senora dona Juana de Zufiiga,
leur mère, ramena ces dernières en Castille, lorsqu'un moine de
Saint-Dominique, du nom d'Antonio de Zufiiga, frère de la Marquise,
fut les chercher à la Nouvelle-Espagne. Une autre fille du Marquis,
nommée dona Leonor Cortès, se maria à Mexico avec un certain
Juanes, de Tolosa, en Biscaye, homme riche d'environ cent mille
piastres et propriétaire d'excellentes mines d'argent. Le jeune mar-
quis, qui vint à la Nouvelle-Espagne, se montra très-irrité de cette
union.
Cortès eut encore deux fils illégitimes. L'un d'eux, don Mari in
Cortès, qui devint commandeur de Santiago, était fils de l'interprète
dona Marina; l'autre, don Luis Cortès, qui devint aussi commandeur
de Santiago, était issu d'une dame Hermosilla. Il eut aussi trois filles
hors mariage : l'une d'elles d'une Indienne de Cuba, du nom dePizarro;
une autre, d'une Indienne mexicaine. Les deux furent richement
dotées, parce que, dès leur enfance, il leur avait assigné de bons
Indiens dans des villages du district de Chinanta. D'ailleurs, dans son
testament, les legs furent nombreux. Je ne le sais pas exactement,
mais j'ai la confiance qu'en homme sage il en ordonna justement. Il
avait eu le temps d'y penser et son âge d'ailleurs lui permettait d'agir
avec maturité. Il en aura profité pour décharger sa conscience. Je
sais qu'il fit bâtir un hôpital à Mexico; il ordonna qu'en sa ville de
Cuyoacan, à deux lieues de la capitale, il fût fondé un monastère de
804 CONQUÊTE
religieuses et qu'on transportât ses restes à la Nouvelle-Espagne. Il
laissa de bonnes rentes pour que ses volontés testamentaires pussent
s'accomplir. Ses legs furent louables, nombreux et dignes d'un bon
chrétien. Je ne les énumère point ici, pour éviter des longueurs et
parce que je ne me les rappelle pas tous exactement.
Les devises que Gortès inscrivit dans l'écusson qui figurait sur ses
armes et sur son service étaient celles d'un soldat valeureux rappelant
ses faits héroïques; elles étaient en latin, et, comme je ne connais
point cette langue, je ne saurais les inscrire ici1. Dans son blason
figuraient sept têtes de rois rattachées entre elles par une chaîne. Selon
ce que je crois, ce furent les rois que je vais dire : Montezuma, grand
seigneur de Mexico; Gacamatzin, son neveu, qui fut aussi grand sei-
gneur de Tezcuco ; Goadlavaca, seigneur d'Iztapalapa et d'autres lieux ;
le seigneur de Tacuba; le seigneur de Guyoacan; un autre grand ca-
cique des provinces de Tulapa, près de Matalcingo, qu'on disait être
le fils d'une sœur de Montezuma et très-proche héritier de la couronne
de Mexico; le dernier roi enfin fut Gruatemuz, celui-là même qui nous
fit la guerre et qui défendait la capitale quand nous nous emparâmes
et d'elle et de ses provinces. Voilà les sept grands caciques qui figu-
raient dans les blasons et armoiries du Marquis. Je ne me rappelle
pas qu'il y eût d'autres grands personnages qui portassent le titre de
roi, parmi les prisonniers que nous fîmes, ainsi que je l'ai dit dans
les chapitres qui en ont parlé.
Je poursuivrai ma tâche en peignant de Gortès le physique et le
caractère. Il avait belle taille avec un corps membru harmonieuse-
ment développé. Son visage, d'un aspect peu réjoui et d'une couleur
presque cendrée, aurait eu plus d'élégance s'il eût été plus allongé.
Son regard était à la fois doux et grave; sa barbe foncée et rare cou-
vrait peu sa figure; ses cheveux, de la même teinte, avaient la coupe
de l'époque. Il avait la poitrine large et les épaules bien taillées. Son
corps était mince, son ventre effacé ; la jambe et la cuisse bien faites,
quoique les genoux fussent un peu tournés en dedans. Il était bon
cavalier et très-adroit à toutes sortes d'armes à pied comme à cheval;
il savait d'ailleurs très-bien s'en servir et il était surtout homme de
cœur et de résolution, ainsi qu'il convient à un bon soldat.
J'entendis dire que dans l'île Espanola, lorsqu'il était jeune, il com-
mit quelques espiègleries avec les femmes; il ferraillait même quel-
quefois à leur propos avec des gens de courage et d'adresse, et la
victoire était toujours de son côté. Aussi avait-il près de la lèvre infé-
rieure les traces d'une blessure, reçue dans ces combats, que l'on
pouvait distinguer en y portant l'attention, quoique la barbe la dis-
simulât.
1. Voici quelle était sa devise favorite, d'après Goinara : Judicium Domini appfd'
hendUeus} et fvrlitudo Ejus corrobui'avil bracliiuin meurn.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 805
Dans ses mouvements, dans ses façons de parler, à table, dans sa
toilette, en tout enfin, il avait l'aspect et les manières d'un grand
seigneur. Il s'habillait à la mode du temps, mais il faisait peu de cas
des soieries damassées ou satinées, préférant à tout une élégante
simplicité. Il ne portait pas non plus de grandes chaînes d'or, mais
une chaînette de ce métal d'un travail délicat d'où pendait un mé-
daillon figurant l'image de Notre Dame la Vierge Marie tenant son
précieux Fils dans les bras, avec une inscription latine; tandis que
l'effigie de saint Jean-Baptiste se voyait sur la face opposée avec une
autre devise.
Il avait au doigt une bague surmontée d'un diamant de grande va-
leur. On voyait sur sa toque, en velours selon l'usage de l'épcque,
une médaille dont je ne me rappelle pas la gravure, sinon que l'une
des faces portait son chiffre. Plus tard il s'habitua à ne plus faire-
usage que de toques en drap sans aucun médaillon. Il se faisait servir
richement, comme il convenait à un grand seigneur, employant tou-
jours deux maîtres d'hôtel, des majordomes, plusieurs pages, avec
tout le train de maison qui convenait à son rang; une nombreuse
vaisselle d'argent et d'or complétait son service. Il dînait à midi et
buvait une tasse de vin mêlé d'eau, d'environ une pinte. Il soupait
aussi ; mais il n'était pas friand dans son manger ; il se souciait peu
des mets délicats et chers, excepté dans les circonstances où ils étaient
nécessaires et quand il importait d'en faire la dépense. Il était très-
affable avec ses capitaines et compagnons d'armes, surtout envers nous
qui étions partis en même temps que lui de Cuba. Il possédait la lan-
gue latine et j'entendis dire qu'il était bachelier en droit. Quand il
causait avec des lettrés, il pouvait répondre en latin à ce qu'on lui
disait. Il était un peu poëte et il composait volontiers en prose et en
vers. Il parlait avec mesure et très-correctement ; il disait tous les
matins ses prières dans un livre d'heures et il entendait la messe avec
dévotion. La Vierge Marie était sa patronne de prédilection, ainsi que
tout bon chrétien la devrait avoir, la tenant toujours pour sa meilleure
avocate. Il était dévot aussi aux seigneurs saint Pierre, saint Jacques
et saint Jean-Baptiste, et il faisait souvent l'aumône. Quand il jurait,
c'était ainsi : « Sur ma conscience, » et lorsque quelques soldats de
nos amis le mettaient en colère, il avait coutume de dire : «Oh! que
le malheur vous accable! » S'il était fortement irrité, les veines de
son front et de son cou se gonflaient. Quelquefois, dans un accès de
colère, il jetait son manteau à terre, sans jamais proférer de paroles
inconsidérées ou injurieuses à l'adresse d'aucun capitaine ou soldat.
Il était très-patient ; car nous ne manquions pas de camarades qui
montraient peu de retenue dans leurs paroles, et il ne dépassait jamais
les convenances dans la réponse qu'il leur faisait, ne leur adressant
jamais une méchanceté, lors même qu'il eût eu raison de le faire, Il
806 CONQUÊTE
leur disait tout au plus : « Taisez-vous ! » ou bien : « Allez-vous-en, et
que Dieu vous suive ! A l'avenir, prenez garde à ce que vous dites :
cela pourrait vous coûter cher; je vous ferais châtier. »
Il était très-entêté, surtout dans les questions de guerre. Nous
avions beau lui donner nos conseils et lui adresser nos observations
sur ses résolutions inconsidérées en fait de combats ; il ne faisait nul
cas de nous, ainsi que cela nous arriva lorsque nous fîmes notre cam-
pagne autour de la lagune et contre les]3e?lo/esque l'on appelle main-
tenant « les penoles du Marquis. » Dans cette dernière affaire, nous
lui disions qu'il ne fallait pas nous ordonner de prendre les redoutes
du sommet, mais bien entourer les penoles et en faire le siège ? à
cause des rochers qu'on nous lançait du haut des forts et vu l'impos-
sibilité où nous étions de nous défendre contre l'impétuosité de leur
chute ; que c'était donc s'aventurer et courir à la mort sans que notre
courage et notre prudence nous fussent d'aucun secours. Gela ne l'em-
pêcha pas de s'obstiner contre nos avis. Il fallut commencer à monter;
nous courûmes de grands dangers; dix ou douze soldats moururent;
le reste de nos hommes se retira blessé, la tête en sang, sans réussir à
rien, jusqu'à ce qu'on se décida à adopter une autre conduite. De
même dans la campagne que nous fîmes à Honduras, à propos de
l'affaire de Ghristoval de Oli, qui s'était soulevé avec sa flotte : je lui
conseillai plusieurs fois de passer par le haut des sierras ; mais il
s'obstina à prétendre qu'il valait mieux longer la côte. Ce ne fut pas
non plus une bonne mesure, attendu que, si l'on avait suivi mon
conseil, nous aurions partout trouvé des pays habités. Pour que les
gens qui y ont passé me donnent raison, je ferai observer qu'il s'agis-
sait d'aller de Guazacualco en droite ligne sur Ghiapa, de Chiapa à
Gruatemala, et de ce dernier point à Naco, où se trouvait alors Ghris-
toval de Oli.
Quoi qu'il en soit, lorsque nous arrivâmes avec notre flotte à la
Villa Rica, et que l'on commença les travaux de la forteresse, le pre-
mier qui prit la pioche et transporta sur son dos la terre retirée
pour les fondations, ce fut Gortès. Au moment d'un combat quelcon-
que, je le vis toujours s'exposer à nos côtés. A la bataille de Tabasco,
où il commanda les cavaliers, il se battit vaillamment. Pour en revenir
à la Villa Rica, j'ai déjà dit ce qu'il faisait pour la forteresse ; rappe-
lons maintenant sa conduite relativement aux treize navires qu'il se
résolut à faire échouer conformément à l'avis de nos valeureux capi-
taines et soldats, et non comme le raconte Gomara. Dans les combats
de Tlascala, trois fois il nous commanda avec la plus grande intrépidité.
Pour ce qui est de notre entrée à Mexico avec quatre cents soldats, ce
fut une chose bien surprenante, surtout si l'on considère qu'il eut la
hardiesse de prendre le grand Montezuma dans son propre palais, au
milieu de ses innombrables guerriers ! Il n'est pas inutile d'ajouter
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 807
que cette action fut combinée; d'après les conseils de nos capitaines et
de la plupart de nos soldats. Une autre chose bien digne de mémoire
c'est la détermination de brûler vifs, devant le palais de Montezuma,
les capitaines mexicains qui avaient contribué à la mort de Juan de
Escalante, un de nos chefs, et de sept de ses hommes; je ne me rap-
pelle pas bien les noms des capitaines indiens suppliciés, mais ce n'est
point d'une grande importance pour notre récit. Cortès ne fit-il pas
preuve aussi d'une audace surprenante lorsque, à l'aide de présents de
lingots d'or, de démarches adroites, de ruses de guerre, il vainquit
Pamphilo de Narvaez, capitaine de Diego Velasquez, qui avait treize
cents soldats dont quelques-uns hommes de mer, quatre-vingt-dix
cavaliers, un égal nombre d'arbalétriers et quatre-vingts escopettiers ;
tandis que nous n'étions que deux cent soixante-six hommes, sans
chevaux, sans escopettes ni arbalètes, armés seulement de piques,
d'épées, de poignards et de rondaches; ce qui n'empêcha pas que nous
vainquîmes Narvaez et le fîmes prisonnier!
Continuons encore. Lorsque nous fûmes entrés une seconde fois à
Mexico, marchant au secours d'Alvarado, et avant que nous en fussions
sortis en fuyards, quand nous montâmes au haut du grand temple de
Huichilobos, je vis Cortès se conduire en courageux homme de guerre,
bien que sa valeur et la nôtre ne nous fussent d'aucun profit, je suis
bien forcé de l'avouer. Et dans la bataille si renommée d'Otumba,
lorsque nous fûmes attendus de pied ferme. par l'élite des vaillants
guerriers mexicains et leurs alliés, qui pensaient nous tuer tous jus-
qu'au dernier, que fit Cortès? Ne se montra-t-il pas d'un courage
héroïque, quand il donna du poitrail de son cheval sur le capitaine
porte-drapeau de Cuatemuz, abattit son étendard, et ralentit l'ardeur
de ces courageux bataillons qui combattaient avec tant de vaillance?
Alors, après Dieu, ii dut la victoire au secours que lui donnèrent nos
intrépides capitaines Pedro de Alvarado, Gonzalo de Sandoval,
Ghristoval de Oli , Diego de Ordas, Gonzalo Dominguez, Lares,
Andrès de Tapia, et d'autres généreux soldats que je ne nomme point
ici, nous tous qui n'avions pas de chevaux; et il faut ajouter que les
hommes de Narvaez contribuèrent également au succès. Celui qui
dans cette affaire tua le capitaine porte-étendard, ce fut un certain
Juan de Salamanca, natif d'Ontiveros, qui lui arracha son riche pa-
nache et le donna à Cortès.
Continuons encore pour dire que notre chef était également avec
nous dans la dangereuse bataille d'Iztapalapa et qu'il s'y conduisit
en brave capitaine. Il fut valeureux aussi dans l'affaire de Suchimilco,
lorsque les Mexicains se saisirent de sa personne, le renversèrent sur
le sol, et que certains Tlascaltèques nos alliés se présentèrent pour
le secourir, appuyés surtout par un courageux soldat appelé Christobal
de Olea, natif de la Yieille-Castille (attention à ce que je vais dire) :
808 CONQUÊTE
Lien autre était Christoval de Oli, qui fut mestre de camp et différent
du Christobal de Olea dont je parie actuellement. Je le répète ici pour
qu'on ne raisonne pas à ce sujet, et qu'on n'aille pas dire que je me
trompe. Gortès fit également montre de sa vaillance lorsqu'un jour
que nous étions occupés au siège de Mexico, et qu'il se tenait sur
une petite chaussée étroite, il fut mis en déroute par les Mexicains,
qui lui enlevèrent soixante-deux soldats et avaient déjà porté la main
sur notre chef lui-même, qu'ils blessèrent à une jambe et qu'ils em-
menaient pour le sacrifier ; mais il réussit à s'en délivrer grâce à Dieu,
grâce à son grand courage, grâce surtout au secours de ce même
Christobal de Olea, qui l'avait déjà secouru à Suchimilco et qui, dans
cette circonstance, l'aida à remonter en selle et lui sauva encore la
vie en perdant lui-même la sienne au milieu de tant d'autres victimes
dont j'ai parlé. Maintenant que j'écris sa triste fin, je crois le voir, ce
pauvre Christobal de Olea, avec sa taille, son aspect, son grand cou
rage, et je suis pris de tristesse, car il était de mou pays et parent de
quelques-uns de mes proches. Je ne continuerai pas, du reste, à faire
ici le récit des prouesses et vaillances de notre Marquis Del Valle;
car il y en a tant et de si considérables, que je ne finirais pas de
les raconter. J'en reviendrai donc à son portrait, que j'ai déjà com-
mencé.
Il aimait beaucoup les cartes et les dés. Quand il jouait il se mon-
trait très-affable et disait mille de ces facéties habituelles au jeu de
dés. Quand nous étions en campagne, il se livrait à des soins minu-
tieux; il faisait des rondes la nuit et surveillait lui-même les veillées;
il entrait dans les logements des soldats, et s'il trouvait ceux-ci sans
armes et déchaussés, il les tançait et les reprenait sévèrement en di-
sant qu'il n'y a que les mauvais moutons qui trouvent la laine trop
lourde. Lorsque nous fîmes la campagne de Honduras, je lui connus
une habitude que je n'avais pas remarquée en lui dans les expédi-
tions précédentes : s'il ne dormait pas un instant après son repas, il
sentait une révolution d'estomac, rendait ses aliments et en éprouvait
du malaise. Lorsque nous étions en chemin on étendait, sous un ar-
bre ou tout autre abri, un manteau ou un tapis qu'on avait toujours
sous la main dans ce but, et là, quelque chaleur qu'il fît, la pluie
fût-elle forte, il ne manquait jamais de faire un court sommeil avant
de se remettre en route. Je remarquai également que pendant la guerre
de la Nouvelle-Espagne il était mince et son ventre effacé, tandis qu'a-
près la campagne de Honduras il devint gros et ventru. Je vis encore
qu'il teignait en noir sa barbe que j'avais connue grise auparavant.
Il est important que je dise que pendant son premier séjour à la Nou-
velle-Espagne et son premier voyage en Castillc, il avait l'habitude
d'être très-généreux ; tandis que quand il revint, en 1540, il passait
pour avare au point qu'un de ses serviteurs, du nom d'Ulloa, frère de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 809
celui qui fut tué, lui intenta un procès à propos de gages non payés;
mais il est juste de ne pas perdre de vue qu'à partir du moment où
nous fûmes maîtres de la Nouvelle-Espagne, il resta toujours en hutte
à de grandes difficultés et il dépensa des sommes considérables dans
l'organisation de ses flottes. Il ne fut heureux ni en Californie, ni dans
son expédition de Honduras, ni dans d'autres entreprises postérieures
à la conquête. Peut-être que le bonheur qui le fuyait alors lui était
réservé pour le ciel. Je crois fermement qu'il en a été ainsi, parce
qu'il fut excellent gentilhomme, très-dévot à la Sainte Vierge, à l'a-
pôtre saint Pierre et à d'autres saints. Que le bon Dieu lui pardonne
ses péchés! qu'il me les pardonne aussi et qu'il me donne une bonne
fin; c'est chose plus importante que les conquêtes que nous fîmes,
plus importante aussi que les victoires que nous remportâmes sur les
Indiens.
CHAPITRE CCV
Des valeureux capitaines et courageux soldats qui partirent de l'île de Cuba avec le
fortuné et très-vail!ant capitaine don Hernando Cortès, qui, après la conquête de
Mexico, fut Marquis Del Valle et acquit d'autres dignités.
D'abord, le Marquis lui-même, don Hernando Cortès; il mourut
près de Séville, dans un village appelé Castilleja de la Guesta.
Don Pedro de Alvarado, qui, après la prise de Mexico, fut com-
mandeur de Santiago, Adelantado et gouverneur de Guatemala, Hon-
duras et Chiapa; il mourut dans l'affaire deXalizco, lorsqu'il fut por-
ter secours à une troupe d'Espagnols de Cochitlan, ainsi que je l'ai
expliqué dans le chapitre qui en a parlé.
Gronzalo de Sandoval, qui fut un capitaine des plus éminents, al-
guazil mayor et gouverneur de la Nouvelle -Espagne avec Alonso de
Estrada. Sa Majesté eut connaissance de ses héroïques hauts faits. Il
mourut dans le bourg de Palos, lorsqu'il allait baiser les pieds de Sa
Majesté, en compagnie de Cortès.
Ghristoval de Oli, capitaine valeureux qui fut mestre de camp dans
les guerres de Mexico et mourut à Naco par sentence de justice, pour
s'être révolté avec une flotte que Cortès lui confia.
Ces trois capitaines que je viens de nommer furent loués et vantés
devant Sa Majesté par Cortès, lorsqu'il fut à la cour. Il dit en effet à
l'Empereur notre seigneur qu'il avait eu dans son armée, quand il
conquit Mexico et la Nouvelle -Espagne, trois capitaines qui méri-
taient autant d'estime que les plus renommés qu'il y eût eu dans le
monde. Le premier dont il parla lut don Pedro de Alvarado qui, outre
son courage, avait le don personnel de s'attirer les autres et de les
810 CONQUÊTE
former à la guerre. Il ajouta que Ghristoval de Oli était un Hector
aussi bien dans la mêlée qu'en combat corps à corps, et que s'il eût
eu autant de jugement que de courage, il aurait été supérieur au hé-
ros troyen; malheureusement, il avait besoin d'être commandé. Quant
à Sandoval, il le jugeait homme de bon conseil autant qu'il était un
vaillant capitaine; il le regardait comme un des meilleurs chefs
qu'ii y eût jamais eu en Espagne, aussi complet en toutes choses que
l'on puisse se l'imaginer. Gortès dit encore à Sa Majesté qu'il eut en
nous de bons et valeureux soldats qui combattaient avec la plus grande
intrépidité ; et sur cela Bernai Diaz del Gastillo se permettra de faire
observer que si ce que Gortès dit là il l'eût écrit dans le premier rap-
port qu'il fit à Sa Majesté sur les affaires de la Nouvelle-Espagne,
c'eût été bien mieux qu'aujourd'hui. Malheureusement, alors, dans
ce qu'il disait à Sa Majesté, il s'attribuait tout l'honneur de nos vic-
toires et de nos conquêtes, ne prenant aucun soin de nommer les ca-
pitaines et les valeureux soldats qui l'aidaient, ne faisant aucune men-
tion de notre concours héroïque, et se bornant à écrire à Sa Majesté :
«Je fis ceci, j'ordonnai à un de mes capitaines de faire cette autre
chose. » Et nous restâmes en blanc jusqu'à ce qu'enfin, un jour, il
ne put s'empêcher de faire mention de nous. Mais revenons à notre
récit.
Partirent aussi avec Gortès :
Un autre bon et bien valeureux capitaine, Juan Velasquez de Léon,
qui mourut à Mexico au passage des ponts.
Don Francisco de Montejo, qui, après la conquête de Mexico, fut
Adelantado du Yucatan ; il mourut en Gastille.
Luis Marin, qui fut capitaine au siège de Mexico, chef éminent et
intrépide; il mourut de sa belle mort.
Pedro de Ircio, cœur présomptueux, homme de moyenne taille, à
jambes courtes, parlant beaucoup, se vantant d'avoir fait et refait en
Gastille; mais ce que nous voyions et pouvions connaître de lui, c'est
qu'il n'était propre à rien, et nous avions l'habitude de dire que
c'était encore un héros sans œuvres ; il fut pendant quelque temps
capitaine sous Sandoval, sur la chaussée de Tepeaquilla.
Andrès de Tapia, autre bon capitaine et très-vaillant soldat ; il mou-
rut à Mexico de mort naturelle.
Juan de Escalante, qui fut capitaine à la Villa Rica et y resta quand
nous partîmes pour Mexico ; il mourut par le fer des Indiens dans la
bataille d'Almcria, ville située entre Tucapan et Gcmpoal. En sa
compagnie furent tués sept soldats dont je ne me rappelle pas les
noms. On lui tua aussi son cheval. Ge fut notre première déroute
dans la Nouvelle-Espagne.
Alonso de Avila; il fut capitaine et le premier trésorier-payeur
nommé dans la Nouvelle-Espagne. Il était courageux et quelque peu
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 811
querelleur. Don Hernando Cortès, qui connaissait son naturel, vou-
lant éviter des discordes, résolut de l'envoyer en qualité de procureur
à l'île Espanola où résidaient l'Audience rpyale et les Frères hié-
ronymites qui étaient gouverneurs. Il emporta de bons lingots et des
bijoux d'or que notre chef lui donna pour le tenir satisfait. Passons.
Francisco de Lugo, qui commanda dans quelques campagnes ;
homme très-valeureux, fils bâtard d'un caballero de Médina del
Gampo, appelé Alvaro de Lugo, le vieux, et seigneur de quelques vil-
lages situés près de Médina del Gampo. Il est mort de mort natu-
relle.
Andrès de Monjaraz, qui fut quelque temps capitaine au siège de
Mexico. Il était très-malade de bubas et affligé de fortes douleurs qui
le rendaient très-souvent inutile à la guerre. Il mourut de mort natu-
relle.
Gregorio de Monjaraz, frère du précédent, bon soldat; il devint
sourd pendant le siège de Mexico. Il mourut de mort naturelle.
Diego de Ordas, qui était capitaine lors de notre première entrée à
Mexico. Il fut commandeur de Santiago après la conquête de la Nou-
velle-Espagne. Il mourut étant gouverneur dans la province du Rio
de Maraiion.
Quatre frères de Pedro de Alvarado : Jorge de Alvarado, qui fut
capitaine un certain temps dans l'affaire de Mexico et ensuite dans
la province de Guatemala; il mourut à Madrid en l'an 1540; Gomez
Alvarado, qui mourut au Pérou; un autre qui s'appelait Gonzalo de
Alvarado ; Juan de Alvarado, qui était bâtard, mourut en mer en allant
à l'île de Cuba acheter des chevaux.
Juan Xaramillo fut capitaine d'un brigantinau siège de Mexico ; ce
fut lui qui se maria avec l'interprète dona Marina. C'était un homme
prééminent. Il mourut de mort naturelle.
Ghristobal Flores, homme de valeur qui mourut dans les affaires
de Xalizco où il alla avec Nuïlo de Gruzman.
Martin de Gramboa, employé aux écuries de Gortès; mourut de
mort naturelle.
Un certain Gaicedo, homme riche; mourut de mort naturelle.
Francisco de Saucedo, natif de Médina de Rioseco, surnommé par
nous le Galant, parce qu'il soignait beaucoup sa personne; il avait
été, disait-on, maître d'hôtel chez l'amiral de Gastille. Il mourut au
passage des ponts.
Gonzalo Dominguez, homme intrépide, excellent cavalier; mourut
aux mains des Indiens.
Francisco de Morla, soldat intrépide, bon cavalier, natif de Xerez ;
mourut au passage des ponts.
Un autre bon soldat nommé de Mora, natif de Giudad Rodrigo ;
mort aux peùoles de la province de Guatemala.
812 CONQUÊTE
Francisco de Bonal, homme de valeur, natif de Salamanque ; mou-
rut de mort naturelle.
Un certain Lares, très-intrépide, bon cavalier; mort au passage des
ponts.
Un autre Lares, arbalétrier; mort également au passage des ponts.
Simon de Cuenca, majordome de Cortès ; tué par les Indiens dans
l'affaire de Xicalango. Dix autres soldats, dont je ne me rappelle pas
Jes noms, moururent en sa compagnie.
Francisco de Médina, natif de Aracena, commanda dans une expé-
dition; il mourut aux mains des Indiens dans l'affaire de Xicalango,
en compagnie de quinze autres soldats, dont je ne me rappelle pas les
noms.
Un certain Maldonado, que nous surnommions le Large, natif de
Salamanque ; personnage prééminent qui avait commandé différentes
expéditions. Il est mort de mort naturelle.
Deux frères, Francisco et Juan Alvarez Ghico, natifs de Fregenal.
Francisco Alvarez était homme d'affaires, très-maladif; mort à l'île
de Saint-Domingue. Juan Alvarez mourut dans l'expédition de Golima,
au pouvoir des Indiens.
Francisco de Terrazas, majordome de Gortès et personnage préémi-
nent. Il mourut de mort naturelle.
Ghristobal del Gorral, notre premier alferez au siège de Mexico,
homme très-intrépide ; il retourna en Gastille où il est mort.
Antonio de Villareal, mari d'Isabel de Ogeda. Il changea plus tard
son nom pour se faire appeler Antonio Serrano de Gardona. Mourut
de mort naturelle.
Francisco Rodriguez Magarino, personnage prééminent ; mourut
de mort naturelle.
Francisco Flores, qui devint habitant de Guaxaca ; personnage
d'un très-noble caractère ; il mourut de mort naturelle.
Alonso de G*rado, homme plus entendu en affaires que dans les
choses de la guerre; à force d'importuner Gortès, il en obtint de se
marier avec dona Isabel, fille de Montezuma. Il mourut de mort na-
turelle.
Quatre soldats surnommés les Solis. L'un d'eux, qui était vieux,
mourut au passage des ponts. Un autre Solis était appelé par nous
Gasquete, à cause de ses gamineries; il mourut à Guatemala de mort
naturelle. Un troisième avait été surnommé par nous Pedro Solis
Tras de la Puerta, parce qu'il avait l'habitude de se tenir derrière la
porte en regardant ceux qui passaient dans la rue sans être vu lui-
même. Il fut le gendre d'Ordufia le vieux, qui habitait Puebla. Il
mourut de mort naturelle. Le quatrième Solis était désigné entre
nous par « celui de la guerre » ; nous l'appelions aussi « Sarrau de
soie », parce qu'il aimait se vêtir de soierie. Il mourut de mort naturelle.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 813
Lïnlrépide soldat du nom de Bénites, qui mourut au passage des
ponts.
Un autre soldat intrépide, Juan Ruano, qui mourut également au
passage des ponts.
Bernardino Vasquez de Tapia, homme prééminent et riche, qui est
mort de mort naturelle.
Un très-intrépide soldat du nom de Christobal de Olea, natif de
Mcdina del Gampo. On peut bien assurer qu'après Dieu, c'est à lui
que Cortès a dû la vie : une fois d'abord à Suchimilco, quand il se
vit en si grand danger au moment où les Indiens mexicains l'avaient
fait tomber de son cheval appelé le Muletier; Olea arriva des pre-
miers à son secours, et se conduisit de telle sorte que Cortès put se
remettre en selle, pendant que nous arrivions quelques autres sol-
dats à son aide. Olea fut grièvement blessé. La dernière fois que ce
vaillant homme porta secours à Cortès, ce fut lorsque les Indiens
mexicains le mirent en déroute sur la petite chaussée, lui prirent
soixante-deux soldats, et le tenaient lui-même entre leurs mains pour
l'emmener sacrifier, après lui avoir fait une entaille à la jambe. Le
bon Olea, avec son intrépidité accoutumée, combattit si bravement,
qu'il l'arracha de leur pouvoir en y laissant sa propre vie. Mainte-
nant que j'écris cet événement, mon cœur s'attendrit; je crois le voir
avec son bon aspect et son grand courage, ainsi qu'il apparaissait
souvent à mon regard quand il nous aidait dans nos attaques. C'est
à propos de cette déroute que Cortès écrivait à Sa Majesté qu'il était
mort vingt-huit hommes; mais j'ai bien dit qu'il en périt soixante-
deux. Et pour qu'il n'y ait pas de confusion dans ce que j'écris ici
d'Olea, et que quelques personnes n'aillent pas croire que je m'écarte
de la vérité, qu'on sache bien que l'un est Christobal de Olea, natif
de la Yieille-Castille : c'est celui dont je viens de parler ; landis que
l'autre, Ghristoval de Oii, qui fut mestre de camp, était natif d'Ubeda
ou de Linares ; et je le dis parce que ces deux capiiaines portaient
presque le même nom. Revenons à notre énumération.
Était aussi parti avec nous de Cuba un bon soldat, manchot, à qui
l'on avait coupé une main en Castille par sentence de justice. Il mou-
rut au pouvoir des Indiens.
Un autre soldat appelé Tuvilla, boiteux d'une jambe, qui préten-
dait s'être trouvé avec le Grand Capitaine dans l'affaire de Garellano1 ;
il mourut au pouvoir des Indiens.
Deux frères nommés Gonzalo et Juan Lopez de Ximena: Conzalo
Lopez mourut au pouvoir des Indiens; Juan Lôpez fut alcalde mayor
à la Vera Cruz. Il est mort de mort naturelle.
1. Il veut dire sans doute la déroute des 1-Vancais battus par Gou/.alve de Cordoue
le 27 décembre 1503, sur le Garigliano.
814 CONQUÊTE
Juan de Guellar, bon cavalier, qui se maria d'abord avec une pe-
tite-fille du seigneur de Tezcuco, nommée dona Ana, qui était une
très-belle personne. Il est mort de mort naturelle.
Un autre Guellar, parent de Francisco Verdugo, habitant de Mexico.
Il est mort de mort naturelle.
Santos Hernandez, homme âgé, natif de Soria, que nous surnom-
mions « le Bon vieux cavalier traqueur » ; il mourut de mort na-
turelle.
Pedro Moreno Medrano, habitant de la Yera Gruz, où il fut sou-
vent alcalde ordinaire; il était très-équitable dans ses arrêts de jus-
tice; postérieurement il alla vivre à Puebla. Ge fut un bon serviteur
de Sa Majesté, aussi bien comme soldat que comme magistrat. Il
mourut de mort naturelle.
Juan de Limpias Garvajal, bon soldat et capitaine de brigantin. Il
devint sourd pendant la campagne, et mourut de mort naturelle.
Melchor de Galvez, qui fut habitant de Guaxaca. Il est mort de
mort naturelle.
Roman Lopez, qui perdit un œil après la prise de Mexico. Ge fut
un personnage prééminent; il est mort à Guaxaca.
Villandrado, qu'on disait parent du comte de Ribadeo, homme
prééminent ; il est mort de mort naturelle.
Un certain Osorio, natif de la Vieille-Castille, bon soldat et homme
important. Il mourut à la Vera Gruz.
Rodrigo de Gastaneda ; il fut interprète et bon soldat. Il est mort
en Gastille.
Un certain de Pilar, bon interprète, qui mourut dans l'affaire de
Guyoacan quand il fut avec Nuno de Guzman.
Un autre soldat appelé Granado. Il vit à Mexico.
Martin Lopez; ce fut un excellent soldat et en même temps maître
constructeur des treize brigantins qui furent d'un excellent secours
pour la prise de Mexico; il servit très-bien Sa Majesté comme soldat.
Il vit à Mexico.
Juan de Naxara, bon soldat et arbalétrier, qui servit très-bien dans
la campagne.
Un certain Ogeda, habitant du pays des Zapotèques. On lui creva
un œil pendant le siège de Mexico.
Un certain de Lacerna, qui fut propriétaire de mines d'argent; il
avait une balafre sur la figure, reçue dans la campagne; je ne sais pas
ce qu'il est devenu.
Alonso Hernandez Pucrtocarrero, cousin du comte de Medellin,
caballero prééminent, qui fut en Gastille la première fois que nous
envoyâmes un présent à Sa Majesté; il emmenait en sa compagnie
Francisco de Montejo, avant qu'il fût nommé Adclantado. Ils empor-
tèrent beaucoup d'or en grain et des bijoux diversement façonnés.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 815
avec le soleil d'or et la lune d'argent. L'évêque de Burgos, don ,]uan
Rodriguczde Fonseca, archevêque de Rosano, fit arrêter Alonso Hcr-
nandez Puertocarrero, parce qu'il prétendait aller en Flandre avec le
présent pour parler à iSa Majesté, et parce qu'il favorisait les intérêts
de Gortès. L'évêque prit pour prétexte de son emprisonnement l'ac-
cusation portée contre Puertocarrero d'avoir enlevé et emmené à
Cuba une femme mariée. Il mourut en Gastille. C'était un des princi-
paux compagnons d'armes qui partirent avec nous, et si je ne l'ai
point inscrit à son rang, c'est parce que je l'avais oublié.
Un autre bon soldat appelé Alonso Luis ou Juan Luis ; il était de
très-haute taille, ce qui lui fit donner par nous pour sobriquet : le
Petit. Il mourut au pouvoir des Indiens.
Autre bon soldat, Hernando Burgueïlo, natif d'Aranda de Duero.
Il est mort de mort naturelle.
Un autre bon soldat appelé Alonso de Monroy. On disait qu'il était
fils d'un commandeur de Santisteban. Pour qu'on en ignorât, il se
faisait appeler Salamanca. Il mourut au pouvoir des Indiens.
Allons encore :
Un certain Yillalobos, natif de Santa Olalla, qui revint riche en
Gastille.
Un certain Tirado, de laPuebla; c'était un homme d'affaires. Il
mourut de mort naturelle.
Juan del Rio. Il s'en fut en Gastille.
Juan Rico de Alanis ; bon soldat qui mourut au pouvoir des Indiens.
Gonzalo Hernandez de Alanis, soldat très-intrépide.
Juan Rico de Alanis, qui mourut de mort naturelle.
Un certain Navarrete, habitant du Panuco, qui mourut de mort
naturelle.
Francisco Martin de Vendabal, que les Indiens enlevèrent vivant
pour le sacrifier avec un de ses camarades appelé Pedro Gallego. Ces
deux morts eurent lieu parlafaute de Gortès qui prétendit dresser une
embuscade à des bataillons mexicains, tandis qu'il s'y fit prendre lui-
même et qu'on lui enleva ces deux soldats sous ses propres yeux, sans
qu'ils pussent s'en défendre, pour les aller sacrifier.
Trois soldats du nom de Truxillo. L'un, natif de Truxillo, était très-
intrépide ; il mourut aux mains des Indiens; l'autre, natif de Huelva.
tvès-courageux soldat également, mourut au pouvoir des Indiens; \c
troisième, natif de Léon, eut encore la même mort.
Un soldat du nom de Juan Flamenco, qui mourut de mort na-
turelle.
Francisco de Barco. natif de Barco d'Avila, qui fut capitaine à la
Ghoiulleca; mourut de mort naturelle.
Juan Perez, qui avait tué sa femme surnommée & la fille de la Va-
chère »: il mourut de mort naturelle;
816 CONQUÊTE
»
Un autre bon soldat qu'on appelait Naxera le Bossu, homme extrê-
mement intrépide, qui mourut à Coiima ou à Zacatula.
Encore un bon soldat nommé Madrid, le Bossu, qui mourut égale-
ment à Golima ou à Zacatula.
Un autre soldat appelé Juan de Inhiesta, qui fut arbalétrier. Mou-
rut de mort naturelle.
Un certain Alamilla, qui fut habitant du Panuco et bon arbalétrier.
Mourut de mort naturelle.
Un certain Moron, grand musicien, habitant de Golima ou de Zaca-
tula. Mourut de mort naturelle.
De Varela,bon soldat, habitant de Golima ou de Zacatula. Mort de
mort naturelle.
Un certain deValladolid, habitant de Golima ou de Zacatula. Mourut
aux mains des Indiens.
Un certain de Villafuerte, homme de valeur, qui fut marié avec une
parente de la première femme de Gortès ; il devint habitant de Zaca-
tula ou de Golima; il est mort de mort naturelle.
Un certain Gutierrez, habitant de Golima ou de Zacatula; mort de
mort naturelle.
Un autre bon soldat appelé Valladolid, le Gros, qui mourut aux
mains des Indiens.
Un certain Pacheco, habitant de Mexico, personnalité prééminente;
mort de mort naturelle.
Hernando de Lerma, ou de Lema, homme âgé qui fut capitaine;
mort de mort naturelle.
Un certain Suarez, le Vieux, qui tua sa femme d'un coup de pierre
à moudre le maïs ; mort de mort naturelle.
Un certain Angulo, Francisco Gutierrez et un autre jeune homme
qu'on appelait Santa Clara, anciens habitants delà Havane, qui mou-
rurent aux mains des Indiens.
Garci Garo, habitant de Mexico, mort de mort naturelle.
Un jeune homme appelé Larios, habitant de Mexico, qui eut des
procès à propos de ses Indiens; mort de mort naturelle.
Juan Gomez, habitant de Guatemala; s'en retourna riche en Gastille.
Les deux frères Ximenez, natifs de Linguijuela d'Estramadure ;
l'un mourut aux mains des Indiens et l'autre de mort naturelle.
Les deux frères Florin, qui moururent aux mains des Indiens.
Francisco Gonzalez de Naxera, avec un fils du nom de Pedro et deux
neveux portant le nom de Ramirez. Francisco Gonzalez mourut sur les
penoles de la province de Guatemala, et ses neveux au passage des
ponts.
Un soldat appelé Amaya, qui habita Guaxaca; mourut de sa mort
naturelle.
Les deux frères Carmona, natifs de Xerez; morts de mort naturelle.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 817
Les deux frères Vargas, natifs de Séville. L'un mourut aux mains
des Indiens et l'autre de mort naturelle.
Un autre bon soldat appelé Polanco, natif d'Avila, habitant de Gua-
temala, mort de mort naturelle.
Hernan Lopez de Avila, dépositaire de biens de défunts; il s'en
retourna riche en Gastille.
Juan de Aragon, habitant de Guatemala; mort de mort naturelle.
Un certain de Gieza, très-adroit et très-fort au jet de la barre ; mou-
rut aux mains des Indiens.
Un certain Santisteban, homme âgé, arbalétrier, habitant de Ghiapa;
mort de mort naturelle.
Bartolomé Pardo, mort aux mains des Indiens.
Bernardino de Coria, habitant de Ghiapa, père d'un individu qui se
faisait appeler Centeno; il mourut de mort naturelle.
Pedro Escudero et Juan Cermeno, avec un frère de ce dernier. Les
trois très-bons soldats. Pedro Escudero et Juan Germeno furent pendus
par ordre de Gortès, parce qu'ils se préparaient à déserter avec un
navire pour aller à l'île de Cuba avertir Diego Velasquez de l'envoi
que nous avions fait de messagers avec or et argent pour Sa Majesté,
afin qu'il les fît arrêter à la Havane. Ils furent dénoncés par Bernardino
de Goria et ils moururent pendus.
Gonzalo de Umbria, le pilote, très-bon soldat à qui Gortès fit mu-
tiler les orteils parce qu'il allait partir avec les autres en qualité de
pilote. Plus tard il alla en Gastille se plaindre à Sa Majesté et il fut
très-hostile à Gortès. Sa Majesté lui fit donner un titre royal de mille
piastres de rentes annuelles provenant de villages d'Indiens de la
Nouvelle-Espagne; mais il ne partit jamais de Castille, parce qu'il
avait peur de Gortès.
Rodrigo Rangel, personnage marquant, sérieusement perclus de
bubas; il ne fit jamais la guerre de manière à mériter qu'on en fasse
mémoire. Il mourut de ses douleurs.
Francisco de Orozco, également malade de bubas et très-souffrant.
Il avait été soldat en Italie et il commanda quelque temps à Tepeaca
pendant que nous faisions le siège de Mexico. J'ignore ce qu'il est
devenu et où il est mort.
Un soldat appelé Mesa, ancien artilleur en Italie, qui le fut aussi à
la Nouvelle-Espagne. Il se noya dans une rivière après la prise de
Mexico.
Un autre très-courageux soldat appelé Arbolanche, natif de la Vieille-
Gastille. Mort aux mains des Indiens.
Un autre soldat, Luis Velasquez, natif d'Arcvalo ; mourut à Hon-
duras, lorsque nous y fûmes avec Gortès.
Martin Garcia, de Valence, bon soldat; mort à Honduras.
Un autre bon soldat appelé Alonso de Barrientos, qui sortit de Tuztc-
818 CONQUÊTE
peque pour se réfugier chez Jes Indiens de Ghinanta pendant le sou-
lèvement de Mexico. Dans cette affaire de Tuztepeque moururent
soixante-six soldats et cinq femmes de Castille, provenant des troupes
de Narvaez et des nôtres, sous les coups de la garnison mexicaine qui
était dans la province.
Un certain Almodovar, le vieux, avec son fils Alvaro et deux neveux
du même nom. L'un de ceux-ci mourut aux mains des Indiens; le
vieillard, Alvaro et l'autre neveu moururent de mort naturelle.
Les deux frères Martinez, de Fregenal, braves gens qui moururent
aux mains des Indiens.
Un bon soldat appelé Juan del Puerto, qui mourut perclus de
bubas.
Un autre bon soldat appelé Lagos, qui mourut aux mains des In-
diens.
Un moine de Notre-Dame de la Merced, appelé frère Bartolomé de
Olmedo, théologien, bon chantre, homme vertueux; mort de mort
naturelle.
Un autre soldat appelé Sancho de Avila, natif de Garrobillas. On
disait qu'il avait emporté de l'île de Saint-Domingue, pour la Gastille,
six mille piastres d'or, en lingots, qu'il avait recueillis dans des mines
riches. A son arrivée en Gastille, il les joua, les dépensa et s'en vint
avec nous. Les Indiens le tuèrent.
Alonso Hernandez, de Palos, homme âgé, avec deux neveux, dont
l'un, Alonso Hernandez, était bon arbalétrier; je ne me rappelle pas le
nom de l'autre. Alonso Hernandez mourut aux mains des Indiens, et
les neveux, de mort naturelle.
Un autre bon soldat appelé Alonso de la Mesta, natif de Séville ou
d'Axarafe; mort de mort naturelle.
Un autre bon soldat du nom de Rabanal Montanes; mourut au
pouvoir des Indiens.
Un autre excellent homme appelé Pedro de Guzman; se maria avec
une dame de Valence appelée Francisca de Valticrro, s'en fut au Pérou
où ils moururent gelés, dit-on, lui, sa femme, un cheval, des nègres
et d'autres personnes.
Un bon arbalétrier appelé Christoval Diaz, natif du Golmenar de
Arenas ; mourut de mort naturelle.
Un autre soldat nommé Retamales; les Indiens le tuèrent dans les
affaires de Tabasco.
Un autre intrépide soldat appelé Ginès Nortès; mort aux mains des
Indiens dans les affaires du Yucatan.
Un autre soldat très-adroit, et très-intrépide, appelé Luis Alonso,
qui jouait finement de son épée; il mourut au pouvoir des Indiens.
Alonso Catalan, bon soldat; mourut aux mains des Indiens.
Juan Siciliano, habitant de Mexico; mort de mort naturelle.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 819
Un autre bon soldat, qu'on appelait Ganillas, tambour en Italie et
dans la Nouvelle-Espagne. Il mourut aux mains des Indiens.
Hernandez, secrétaire de Gortès, natif de Sévillc; mourut aux mains
des Indiens.
Juan Diaz, affligé d'une grande taie sur l'œil, natif de Burgos
chargé de l'achat des provisions de Cortès; mourut au pouvoir des
Indiens.
Diego de Coria, habitant de Mexico; mourut de mort naturelle.
Un autre jeune soldat, appelé Juan Nuncz Mercado, natif de Guellar
ou de Madrigal, selon certaines personnes; ce soldat devenu aveugle
demeure actuellement à Puebla.
Un autre bon soldat, le plus riche de tous ceux qui partirent avec
Gortès, appelé Juan Sedeno, natif d'Arevalo; il eut à lui un navire
une jument, un nègre, des porcs, beaucoup de pain et de la cassave;
il mourut de mort naturelle, et ce fut un personnage prééminent.
Un certain de Balnor, qui fut habitant de Trinidad; il mourut aux
mains des Indiens.
Un certain Zaragoza, homme âgé, père de Zaragoza le notaire de
Mexico; il mourut de mort naturelle. .
Un bon soldat appelé Diego Martin d'Ayamonte; il mourut de mort
naturelle.
Un autre soldat appelé Gardenas, qui disait lui-même être le neveu
du commandeur de Gardenas; il mourut aux mains des Indiens.
Il y eut un autre Gardenas, homme de mer, pilote, natif de Triana.
Ge fut celui qui disait n'avoir jamais vu de pays où il y eût deux rois
comme dans la Nouvelle-Espagne, parce que Gortès prélevait un
cinquième du butin comme s'il eût été roi, après avoir prélevé le
quint royal; il en tomba malade et il s'en revint en Gaslille où il en
lit le rapport à Sa Majesté avec d'autres préjudices qu'il disait avoir
soufferts. Il fut très-hostile à Gortès, et Sa Majesté lui fit donner un
titre royal le faisant propriétaire d'Indiens d'un millier de piastres
de rente. Il s'en revint avec cela à Mexico où il mourut de mort na-
turelle.
Un autre bon soldat appelé Arguelo, natif de Léon, mort aux mains
des Indiens.
Un autre soldat, Diego Hernandez, natif de Salces de Los Gallegos
qui aida à scier le bois des brigantins ; devenu aveugle, il mourut de
mort naturelle.
Un autre soldat, d'une force extraordinaire et d'un grand courage
appelé Vasquez; il mourut aux mains des Indiens.
Un autre soldat, arbalétrier, nommé Arroyuelo, natif, disait-on,
d'Olmcdo; il mourut aux mains des Indiens.
Un certain Pizarro, qui exerça le commandement dans quelques
expéditions. Gortès disait qu'il était son parent (en ce lcmps-Jà aucun
820 CONQUETE
Pizarre n'était en renom, car le Pérou n'était pas encore découvert);
il mourut aux mains des Indiens.
Alvaro Lopcz, qui fut habitant de Puebla ; il mourut de mort naturelle.
.Un autre soldat nommé Yanez, natif de Gordoue; il alla avec nous
à Honduras. Pendant son voyage, sa femme prit un autre mari; quand
il fut de retour, il ne voulut pas la reprendre. Il mourut de mort
naturelle.
Un bon soldat, fantassin agile, Portugais, du nom de Magallanes ;
il mourut aux mains des Indiens.
Un autre Portugais, orfèvre; mourut aux mains des Indiens.
Un autre Portugais encore, homme âgé, appelé Martin de Alpe-
drino; il mourut de mort naturelle.
Un autre Portugais du nom de Juan AJvarez Rubazo ; mourut de
mort naturelle.
Un autre intrépide Portugais appelé Gonzalo Sanchez ; mort de
mort naturelle.
Un autre Portugais qui fut habitant de Puebla, appelé Gonzalo
Rodriguez, personnage prééminent; mort de mort naturelle.
Deux autres Portugais habitants de Puebla, appelés Villanueva,
d'une taille élevée; je ne sais pas ce qu'ils sont devenus, ni s'ils sont
morts.
Trois soldats du nom d'Avila. L'un d'eux appelé Gaspar fut gendre
de Ortigosa le notaire; il mourut de mort naturelle. Un autre Avila
était camarade assidu du capitaine Andrès de Tapia; il mourut aux
mains des Indiens. Quant au troisième, je ne me rappelle pas où il
alla habiter.
Deux frères appelés Vandada, natifs, disait-on, du pays d'Avila. Ils
moururent aux mains des Indiens.
Trois soldats qui s'appelaient Espinosa; l'un était Basque ; il mourut
au pouvoir des Indiens. Un autre était nommé par nous l'Espinosa de
la Bénédiction, parce qu'il avait toujours le mot de «bonne bénédic-
tion» dans la bouche; sa conversation était fort bonne à ce sujet; il
mourut aux mains des Indiens. Le troisième Espinosa était natif
d'Espinosa de Los Monteros; il mourut aux mains des Indiens.
Pedro Peron, de Tolède; mort de mort naturelle.
Un autre bon soldat appelé Villasinda, natif de Portillo, qui devint
moine franciscain; il mourut de mort naturelle.
Deux bons soldats qui s'appelaient San Juan. Nous appelions l'un
d'eux San Juan l'Altier, parce qu'il était très-présomptueux; il mourut
aux mains des Indiens. Nous appelions l'autre San Juan de Vichila;
il était Galicien; il mourut de mort naturelle.
Un autre bon soldat appelé Izquierdo, natif de Castromocho, habi-
tant du bourg de San Miguel dans le Guatemala; il mourut de mort
naturelle.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 821
Un certain Aparicio Martin,- qui se maria avec une nommée Ja
Médina; il était natif de Médina de Rioseco et iJ devint habitant de
San Miguel. Il mourut de mort naturelle.
Un bon soldat appelé Caceres, natif de Truxillo, mourut aux mains
des Indiens.
Un autre bon soldat appelé Alonso de Herrera, natif de Xerez; il
fut capitaine dans le pays des Zapotèques, où il sabra un autre capi-
taine nommé Figuero, à propos de disputes sur le commandement.
Craignant les vengeances du Trésorier Alonso de Estrada qui était
alors gouverneur, et voulant éviter d'être arrêté, il s'en fut à la cam-
pagne du Maranon, dans laquelle il mourut aux mains des Indiens,
tandis que Figuero se noya en allant en Gastille.
Un jeune homme du nom de Maldonado, natif de Medellin, qui fut
malade de bubas ; j'ignore s'il est mort de mort naturelle; il ne faut
pas le confondre avec un Maldonado de la Yera Gruz, qui fut le mari
de dona Maria del Rincon.
Un autre soldat appelé Morales, homme âgé et boiteux, qu'on di-
sait avoir été soldat du commandeur Solis. Il fut alcalde ordinaire à
la Villa Rica, où il rendait équilablement la justice.
Un autre soldat, Escalona le jeune ; mourut aux mains des Indiens.
Trois soldats, habitants tous les trois de la Villa Rica. Us ne firent
jamais campagne dans la Nouvelle-Espagne. Ils s'appelaient Arevalo,
Juan Léon et Madrigal; ils moururent de mort naturelle.
Un autre soldat qui s'appelait Lencero. C'est à lui qu'appartenait
la ferme dite aujourd'hui de Lencero, qui se trouve entre Vera Gruz
et Puebla. Ce fut un bon soldat et plus tard il devint moine rédemp-
toriste.
Alonso Duran, un peu âgé, voyant peu clair, aide-sacristain; devint
aussi rédemptoriste.
Un autre soldat appelé Navarro, familier du capitaine Sandoval,
qui se maria plus tard à la Vera Cruz; mourut de mort naturelle.
Un autre bon soldat appelé Alonso de Talavera, familier aussi du
capitaine Sandoval ; il mourut aux mains des Indiens.
Deux indigènes nommés Juan et Pedro Mazanilla; Pedro mourut
aux mains des Indiens, et Juan, qui devint habitant de Puebla, mou-
rut de mort naturelle.
Un soldat du nom de Benito Bejel, tambour en Italie et dans Ja
Nouvelle-Espagne ; mort de mort naturelle.
Alonso Romero, habitant delà Vera Gruz; homme riche et préémi-
nent; mort de mort naturelle.
Un soldat appelé Sindos de Portillo, natif de Portillo, propriétaire
de bons Indiens ; il fut riche, vendit ses Indiens et ses autres biens,
répartit tout entre les pauvres, se fit frère rédemptoriste et mena une
sainte vie.
822 CONQUÊTE
Un autre bon soldat appelé Quintero, natif de Moguer, eut de bons
Indiens, fut riche, donna tout au nom du bon Dieu, se fit franciscain
et fut bon religieux.
Un autre soldat appelé Alonso de Aguilar, propriétaire de la ferme
dite actuellement d'Aguilar, qui se trouve entre la Vera Gruz et
Puebla; ce fut un homme riche; il eut de bons Indiens: il vendit
tout, le donna au nom du bon Dieu, se lit frère dominicain et fut
très-bon religieux.
Un autre soldat appelé Burguillos, propriétaire de bons Indiens;
homme riche, donna tout et se fit frère franciscain. Plus tard il aban-
donna le couvent.
Un autre bon soldat appelé Escalante, homme riche et bon cava-
lier, se fit moine franciscain. Il sortit du monastère et devint de nou-
veau homme mondain ; mais, un mois après, il reprit la robe du moine
et fut bon religieux.
Un autre soldat appelé Gaspar Diaz, natif de la Vieille-Castille, fut
un homme riche, tant par ses Indiens que du fruit de son trafic; il
donna tout au nom du bon Dieu, se réfugia dans la forêt de pins de
Gruaxocingo, dans un endroit très-solitaire, où il fit un ermitage; il
y vécut en ermite d'une vie sainte, au milieu des jeûnes et des dis-
ciplines, au point de devenir maigre et faible, ne se couchant jamais
autrement que sur le sol recouvert d'un peu de paille. L'évêque
don fray Juan de Zumarraga, l'ayant su, lui fit parvenir l'ordre de ne
pas mener une aussi rude vie. L'ermite Gaspar Diaz acquit un tel
renom que d'autres voulurent l'imiter en allant vivre en sa com-
pagnie, et tous menèrent une sainte existence. Au bout de quatre
ans d'isolement, Dieu lui fit la grâce de l'enlever dans sa sainte gloire.
Un autre soldat appelé Ribadeo, natif de la Galice, que nous avions
surnommé Beberreo, parce qu'il buvait beaucoup de vin; il mourut
aux mains des Indiens, dans l'affaire d'Almeria.
Un autre soldat que nous appelions Galleguillo (petit Galicien),
parce qu'il était bas de taille; il mourut aux mains des Indiens.
Un intrépide soldat appelé Lerma; ce fut un de ceux qui contri-
buèrent à sauver la vie de Cortès, comme je l'ai dit au passage qui en a
traité. Il déserta chez les Indiens par suite de la crainte que lui ins-
pirait Cortès, dont il avait contribué à sauver la vie, à cause de cer-
tains motifs de ressentiment que ce chef eut contre lui et que, pour
son honneur, je ne veux pas expliquer. On n'entendit parler ni de sa
mort ni de son existence, ce qui nous donna fort à penser.
Un autre bon soldat appelé Pinedo, ancien serviteur de Diego Ve-
lasquez, gouverneur de Cuba. Il déserta de Mexico pour se rendre
au camp de Narvaez quand vint ce capitaine; mais des Indiens le
tuèrent en route. On soupçonna que ce fut par ordre de Cortès.
Un autre soldat, bon arbalétrier, appelé Pedro Lopez ; il mourut
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 823
do mort naturelle. Il y eut un autre Pedro Lopez, arbalétrier, qui
fui avec Alonso de AviJa à l'île Espafiola, où il resta.
Trois forgerons; l'un s'appelait Juan Garcia, un autre Hernan
Martin; celui-ci se maria avec la nommée Gatalina Marquez, la Ber-
nmdé ; j'ai oublié le nom du troisième. L'un d'eux mourut aux mains
des Indiens, et les deux autres de mort naturelle.
Un autre soldat appelé Alvaro Gallego, qui fut habitant de Mexico
et beau-frère des nommés Zamora ; il mourut de mort naturelle.
Un autre soldat déjà vieux nommé Paredes, père d'un Paredes qui
se trouve actuellement dans le Yucatan; il mourut aux mains des In-
diens.
Un autre soldat appelé Gonzalo Mexia Rapapelo ; il disait lui-même
qu'il était neveu d'un certain Mexia dont la profession était de voler,
en compagnie d'un appelé Centeno, du temps du roi don Juan. Il
mourut aux mains des Indiens.
Pedro de Tapia, qui mourut perclus après la prise de Mexico.
Les pilotes : Anton de Alaminos et un de ses fils qui s'appelait
comme lui : il était natif de Palos; un certain Camacho, de Triana;
Juan Alvarez, le manchot, de Huelva; un certain Sopuerta, du Con-
dado, homme déjà âgé; un nommé Cardenas (celui-ci est le pilote qui
devint malade de chagrin en voyant qu'on prélevait sur le butin
deux cinquièmes, dont l'un pour Gortès); le nommé Gonzalo de Um-
bria, et un pilote nommé Graldin. J'ai oublié les noms de quelques
autres. Celui que je vis domicilié à Mexico, ce fut Sopuerta. Tous les
autres s'en furent à Cuba, à la Jamaïque, en d'autres îles et en Cas-
tille pour y chercher la vie dans leur métier, à cause de la crainte
que leur inspirait Gortès avec lequel ils étaient mal, parce qu'ils
avaient donné à Francisco de Garay l'avis des pays qu'il devait de-
mander à Sa Majesté. Quatre d'entre eux élevèrent des plaintes de-
vant l'Empereur contre Gortès. Ce furent les deux Alaminos, Car-
denas et Gronzalo de Umbria. Il leur fut distribué des titres royaux
pour qu'on leur donnât, dans la Nouvelle-Espagne, mille piastres
de rentes. Cardenas fit le voyage, mais les autres n'y revinrent ja-
mais.
Un autre soldat appelé Lucas Ginovez; il était pilote. Il est mort
aux mains des Indiens. Il y eut aussi un Lorenzo Ginovez qui fut ha-
bitant de Guaxaca et était marié avec une vieille Portugaise. Il mou-
rut de mort naturelle.
Un autre soldat, appelé Enrique, natif de Palencia. Il s'asphyxia
de fatigue en succombant au poids des armes et à la grande chaleur.
Un autre soldat, Ghristoval de Jaen ; il était charpentier; il mou-
rut aux mains des Indiens.
Un certain Ochoa, Basque riche et prééminent, qui fut habitant de
Guaxaca. Il mourut de mort naturelle.
824 CONQUÊTE
Un homme bien intrépide du nom de Zamudio; il s'en fut en
Gastille pour avoir porté des blessures à certaines personnes à Mexi-
co ; en Espagne il fut capitaine d'une compagnie armée. Il mourut à
Locasiil avec, beaucoup d'autres caballeros espagnols.
Un soldat appelé Cervantes le Fou ; c'était un truand et un hâ-
bleur. Il mourut aux mains des Indiens.
Un nommé Plazuela ; les Indiens le tuèrent.
Un bon soldat appelé Alonso Ferez Maite, qui partit marié avec
une Indienne très-belle de Bayamo ; il mourut aux mains des In-
diens.
Martin Vasquez, natif d'Olmedo, homme riche et prééminent qui
fut habitant de Mexico ; il mourut de mort naturelle.
Sébastian Rodriguez, bon arbalétrier, fut trompette après la prise
de Mexico; mourut de mort naturelle.
Un autre arbalétrier du nom de Penalosa, camarade de Sébastian
Rodriguez ; il mourut de mort naturelle.
Un soldat nommé Alvaro, homme de mer natif de Palos ; on di-
sait qu'il avait eu avec des Indiennes du pays trente fils en trois ans.
Les Indiens le tuèrent à Honduras.
Un autre soldat qu'on appelait Juan Perez Malinche. Je lui enten-
dis donner plus tard le nom d'Artiaga. Il habita Puebla, fut riche et
mourut de mort naturelle.
Un bon soldat appelé Pedro Gonzalez Sabiote; il mourut de mort
naturelle.
Un autre bon soldat appelé Geronimo de Aguilar. Je le mets dans
la liste, parce que nous le trouvâmes à la pointe de Gotoche étant
captif chez les Indiens ; il fut notre interprète et il mourut perclus
de bubas.
Un autre soldat, Pedro de Valenciano, habitant de Mexico, mort
de mort naturelle.
Il y eut trois soldats du nom de Tarifa : l'un, qui habita Guaxaca,
était marié à une femme appelée Gatalina Munoz ; il mourut de
mort naturelle. Un autre s'appelait le Tarifa des Grands-Services,
parce qu'il disait sans cesse qu'il servait Sa Majesté, et qu'on ne lui
donnait rien pour ça ; il était natif de Séville et grand hâbleur. Le
troisième se distinguait par le nom de Tarifa des Mams-Rlanches ;
il était aussi de Séville, et nous le surnommions comme je viens
de dire, parce qu'il n'était pas propre à la guerre ni à la fatigue,
et ne savait que parler des choses qui étaient arrivées anciennement
à Séville. Il mourut dans le fleuve du Golfo Dulce, au Honduras,
où il se noya avec son cheval. L'un et l'autre ne reparurent plus.
Un autre bon soldat appelé Pedro Sanchez Farfan, qui fut capi-
taine à Tezcuco pendant que nous faisions le siège de Mexico ; il
mourut de mort naturelle.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 825
Un autre soldat, Alonso de Escobar, qui l'ut page de Diego Velas-
qucz. On en faisait beaucoup de cas. Les Indiens le tuèrent. Il y en
eut un autre qu'on appelait le bachelier Escobar ; il était pharmacien
et pratiquait la médecine et la chirurgie; il devint fou et mourut de
mort naturelle. Il y eut encore un autre Escobar, fort courageux,
mais tellement turbulent qu'il mourut pendu pour avoir outragé une
femme mariée et s'être mis en révolte.
Un autre soldat nommé de Santiago, natif de Huelva ; il revint
riche en Gastille. Un camarade du précédent, appelé Ponce, mourut
aux mains des Indiens.
Un certain Mendez, déjà âgé, mourut aux mains des Indiens.
Il y eut trois soldats qui moururent dans les affaires de Tabasco.
L'un d'eux s'appelait Saldana; je ne me rappelle pas les noms des
deux autres.
Un autre bon soldat et arbalétrier, homme âgé, grand joueur de
cartes ; il mourut aux mains des Indiens.
Un autre soldat âgé, avec son fils, que nous appelions Orteguilla
qui fut page de Montezuma. Le vieillard et le fils furent tués par les
Indiens.
Un autre soldat appelé de Gaona, natif do Médina de Rioseco ; il
mourut aux mains des Indiens.
Un autre soldat appelé Juan de Gaceres, qui devint très-riche et
habita Mexico ; il mourut de mort naturelle.
Un autre soldat, Gonzalo Hurones, natif de Las Garrobillas ; il
mourut de mort naturelle.
Un autre soldat déjà âgé, qu'on appelait Ramirez le Vieux; il mou-
rut de mort naturelle, étant habitant de Mexico.
Un autre soldat fort intrépide nommé Luis Farfan ; il mourut aux
mains des Indiens.
Un autre soldat, Morillas ; il mourut aux mains des Indiens.
Un autre soldat nommé de Roxas, qui s'en alla ensuite au Pérou.
Un certain Astorga, homme âgé qui habita Guaxaca; mort de mort
naturelle.
Deux frères du nom de Tostado; l'un mourut aux mains des In-
diens ; l'autre de mort naturelle.
Encore un bon soldat appelé Raldovinos, qui mourut au pouvoir
des Indiens.
Je veux inscrire encore ici dans ma liste Guillen de la Loa, An-
drès Nunez, maître Pierre de la Harpa, et trois autres soldats qui
provenaient du navire envoyé par Garay, ainsi que je l'ai dit. Je
les inscris ici avec ceux de Gortès, parce qu'ils firent campagne avec
lui dès le début. Guillen de la Loa mourut d'un coup de canon ;
les autres moururent soit de mort naturelle, soit aux mains des In-
diens.
826 CONQUÊTE
Un certain Porras, homme à cheveux roux, grand chanteur; il
mourut aux mains des Indiens.
Un certain Ortiz, grand joueur de mandoline et maître de danse ;
il venait avec un camarade appelé Bartolomé Grarcia. Ortiz était mi-
neur dans l'île de Cuba; lui et Garcia amenèrent le meilleur cheval
de l'expédition. Gortès le leur prit ou le leur acheta. Les deux mou-
rurent au pouvoir des Indiens.
Un autre bon soldat appelé Serrano, bon arbalétrier ; il est mort
au pouvoir des Indiens.
Un vieillard appelé Pedro Valencia, natif d'une localité située près
de Placencia ; il mourut de mort naturelle.
Un autre soldat du nom de Quintero, maître constructeur de navi-
res. Les Indiens le tuèrent.
Alonso Rodriguez, qui laissa de bonnes mines dans l'île de Cuba.
Il était riche et il mourut au pouvoir des Indiens dans les pétioles,
où l'on dit à présent que Gortès fut vainqueur. Là mourut aussi un
autre bon soldat appelé Gaspar Sanchez, neveu du trésorier de Cuba,
avec six autres soldats qui provenaient de Narvaez.
Un certain Pedro de Palma, premier mari d'Elvira Lopez, la Lon-
gue ; il mourut pendu avec un autre soldat appelé Trebejo, natif de
Fuente Guinaldo. Gil Gonzalez de Avila ou Francisco de Las Gasas
les fit pendre, en compagnie d'un prêtre, pour avoir été rebelles et
embaucheurs dans l'armée, quand on s'en revenait de Naco à la Nou-
velle-Espagne, après le supplice de Ghristoval de Oli. Ces soldats et
ce prêtre appartenaient à la troupe qui partit avec Ghristoval de Oli,
et ils étaient venus de Cuba avec Cortès. On me fit voir le gros arbre
auquel ils furent pendus, quand je venais des Higueras avec Luis Marin.
Mais continuons notre liste :
Fray Juan de Las Varillas, moine de la Merced, bon théologien,
homme vertueux; mort de mort naturelle.
Un certain Andrès de Mola, était Levantin; mort aux mains des
Indiens.
Un bon soldat appelé Alberza, natif de Villanueva de la Serena ;
mort aux mains des Indiens.
Il y eut un certain nombre de bons soldats, hommes de mer, pilotes,
maîtres et contre-maîtres; les plus jeunes, sortis des navires que nous
. fîmes échouer, furent la plupart fort courageux dans les campagnes
et dans les batailles; je ne mets pas ici leurs noms, parce que je ne
me les rappelle pas tous.
Nous eûmes d'autres soldats, hommes de mer; les uns s'appelaient
les Pénates, et les autres les Pinsones ; les premiers natifs de Gi-
braleon, et les derniers, de Palos. Quelques-uns d'entre eux mouru-
rent aux mains des Indiens, et les autres furent en Castillc présenter
des plaintes contre Gortès.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 827
Je veux aussi m'inscrire dans cotte liste après tout le monde, puis-
que je vins à la découverte de ce pays deux fois avant Gortès, cl La
troisième fois avec lui-même, ainsi que je l'ai dit dans le chapitre
qui en a parlé. Je rends grâce à Dieu Notre Seigneur, et à Notre
Dame la Vierge Sainte Marie, sa Mère bénie, pour m'avoir préservé
d'être sacrifié comme l'on sacrifia en ce temps-là la plupart de mes
camarades dont je viens de donner la liste; et cette liste, je l'ai
faite, afin qu'après avoir Vu clairement nos actions héroïques, on
sache aussi quels furent les valeureux capitaines et les courageux
soldats qui conquirent cette partie du Nouveau-Monde, et qu'on n'at-
tribue pas à un seul capitaine l'honneur, la gloire et notre valeur
commune.
CHAPITRE CCVI
De la taille, de la proportion du corps, de l'âge de certains capitaines valeureux et
courageux soldats de l'expédition de Cortès lorsque nous vînmes conquérir la Nou-
velle-Espagne.
J'ai déjà dit, dans le chapitre qui traite de la mort du Marquis
don Hernando Gortès à Gastilleja de la Cuesta, son âge, l'aspect, les
qualités de sa personne, son caractère et toutes choses que le lecteur
trouvera dans cette partie de mon livre s'il les veut connaître. J'ai dit
également, dans le chapitre qui en a traité, relativement à Ghristoval
de Oli, lorsqu'il partit pour les Higueras, l'âge qu'il avait, son carac-
tère et ses qualités physiques ; c'est là que mes lecteurs pourront lire
ce qui s'y rapporte. Je veux maintenant parler de l'âge, de l'aspect
et des qualités de Pedro de Alvarado. Il fut commandeur de San-
tiago, adelantado et gouverneur de Guatemala, Honduras et Chiapa;il
avait environ trente-quatre ans quand il partit pour notre campagne.
D'une taille bien prise, il avait les formes élégantes, le visage gai et
le regard affable. Sa grâce était telle, que les Indiens mexicains lui
donnèrent le surnom de Tonatio% qui veut dire « le Soleil ». Il était
très-agile et bon cavalier, généreux et de conversation aimable. Il
s'habillait avec propreté et élégance, employant pour cela de riches
étoffes, et il portait au cou une chaînette en or avec un médaillon
dont je ne me rappelle pas l'inscription ; un de ses doigts était orné
d'une bague avec un beau diamant. Gomme j'ai dit le lieu où il ter-
mina ses jours et d'autres choses concernant sa personne, je ne crois
pas devoir parler davantage de lui dans ce chapitre.
L'adelantado Francisco de Montejo, homme de moyenne stature et
d'un aspect réjoui, était ami des fêtes et bon cavalier. 11 avait, à son
départ, environ trente-cinq ans, et s'était consacré jusque-là beau-
828 CONQUÊTE
coup plus aux affaires qu'aux choses de la guerre; naturellement très-
généreux, il dépensait au delà de ses revenus. Il fut adelantado et
gouverneur du Yucatan. Il mourut en Gastille.
Le capitaine Gronzalo de Sandoval fut un homme de grande vail-
lance. Il avait, quand il partit, environ vingt-deux ans. Il fut alguazil
mayor de la Nouvelle-Espagne, et son gouverneur pendant onze mois,
conjointement avec le Trésorier Alonso de Estrada. Il était de belle
taille, Lien membre et de proportions élégantes. Sa poitrine et la
partie supérieure de son dos étaient larges et bien développées; ses
genoux se tournaient légèrement en dedans. Son visage était gras-
souillet; sa barbe et ses cheveux, modérément crépus et châtains; la
voix très-claire, quelquefois un peu haute, il zézayait légèrement en
parlant. Il n'avait reçu qu'une instruction rudimentaire ; il n'était
nullement ambitieux de posséder de l'or, mais il avait un grand zèle
pour l'accomplissement de ses devoirs comme bon capitaine. Dans
toutes les campagnes que nous fîmes, il mit toujours la plus grande
attention à faire retomber tous ses soins sur les soldats de bonne con-
duite, qu'il favorisait et protégeait de son aide. Il n'était pas homme
à s'habiller richement, mais toujours avec simplicité, comme un bon
soldat. Il posséda le meilleur cheval et le plus vite de l'armée, docile
à la bride, tournant aisément dans tous les sens, à ce point même
qu'on n'en vit jamais de meilleur ni en Gastille ni dans ce pays. Il
était bai brun, avec une étoile sur le front et une balzane au pied
gauche. On l'appelait Motilla. Quand il s'agit aujourd'hui de qualifier
de bons chevaux, on a pris l'habitude de dire : « Pour ce qui est de
la bonté, il est bon comme Motilla. » Le valeureux capitaine Sandoval
mourut dans le bourg de Palos, quand il alla en Gastille pour baiser
les pieds de Sa Majesté, en compagnie de don Hernaodo Gortès. C'est
de lui que Gortès disait à Sa Majesté qu'il y eut, parmi ses intrépides
et valeureux soldats, un si vaillant capitaine, qu'on pouvait l'inscrire
entre les plus valeureux qui fussent connus dans le monde entier, et
qu'il aurait pu commander à plusieurs grandes armées, étant aussi
remarquable dans l'action que dans le conseil. Il était natif de Medel-
lin, et hidalgo. Son père fut gouverneur d'une forteresse.
Arrivons à parler d'un autre capitaine qu'on appelait Juan Velas-
quez de Léon, natif de la Vieille-Castille. A son départ, il était âgé
d'environ vingt-six ans. Il avait bonne taille; son corps était droit et
membru, ses épaules et sa poitrine bien développées, ses proportions
partout élégantes, le visage plein, la barbe un peu crépue et foncée,
la voix grosse et forte avec un léger bégaiement. Il fut d'un caractère
très-déterminé; il parlait avec distinction, et s'il arrivait à posséder
quelque avoir, il le partageait avec ses camarades. Dans l'île Espa-
nola, disait-on, il avait tué en combat singulier un caballero mar-
quant du pays, homme riche, qui s'appelait Basaltas. Après ce mal-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 829
heur, il eut soin de se cacher, de façon que ni la justice de l'île ni
l'Audience royale ne purent jamais se saisir de sa personne pour en
faire justice, car lorsqu'il arrivait à être découvert, il se défendait
vaillamment contre les alguazils. Il put ainsi se rendre à l'île de
Cuba, et de là il passa à la Nouvelle-Espagne. Il fut bon cavalier,
et soldat des plus intrépides, à pied comme à cheval. Il mourut au
passage des ponts, lorsque nous sortîmes de Mexico en fuyards.
Diego de Ordas était né en Tierra de Campos1. Il avait environ
quarante ans quand nous partîmes. Il commanda les soldats d'épée
et de rondache, parce qu'il n'était pas cavalier. Il fut à la fois coura-
geux et homme de conseil; il était de bonne taille, membru, très-
plein de visage, avec barbe rare et presque noire. Son parler n'était
pas facile pour la prononciation de certaines paroles qu'il disait en
bégayant. Il était généreux, et de conversation agréable. Il fut com-
mandeur de Santiago. Sa mort eut lieu dans le Maranon, tandis qu'il
était capitaine ou gouverneur, je ne le sais pas exactement.
Le capitaine Luis Marin fut de bonne taille, membru et plein de
valeur. Il était cagneux; sa barbe un peu rousse, le visage allongé et
gai, avec quelques marques qu'on aurait dites de petite vérole. Il
avait environ trente ans quand nous partîmes. Il était natif de San
Lucar, et il zézayait comme les gens de Séville. Il fut bon cavalier
et homme de conversation agréable. Il mourut dans les affaires de
Mechoacan.
Le capitaine Pedro de Ircio était de moyenne taille et court de jam-
bes; il avait le visage gai, parlait beaucoup trop, disant qu'il ferait et
qu'il entreprendrait.... et il contait sans cesse des histoires de don
Pedro Giron et du comte d'Urena. C'était un brave sentimental, et
c'est pour cela que nous l'avions surnommé le « Héros sans œuvres ».
11 mourut à Mexico sans avoir rien fait qui mérite d'être conté.
Le premier contador de Sa Majesté, choisi par Cortès jusqu'à ce
que le Roi notre seigneur en disposât autrement, était de bonne taille,
d'un visage réjoui, d'une conversation expressive, claire et bien rai-
sonnée, du reste très- courageux. 11 avait trente-trois ans quand il vint
avec nous. Autre qualité : il était généreux avec ses camarades, mais
hautain, désireux de commander et de ne pas obéir, et en même temps
envieux. Il était si orgueilleux et turbulent, que Cortès ne pouvait
pas le supporter; aussi l'envoya-t-il en Castille, en qualité de procu-
reur, avec Antonio de Quinoncs, natif de Zamora. Il les fit porteurs
de la garde-robe et des richesses de Montezuma et de Guatcmuz, que
les Français capturèrent en s'emparant aussi de la personne de Alonso
de Avila, Quinoncs ayant été tué à la Tercera. Alonso de Avila revint
1. L'historien Herrera dit : né à Castroverde, dans le royaume de Léon. Il y a <n
effet, dans cette partie de l'Espagne, des plaines remarquables qui portent le nom
de Tierra de Campos, spécialement dans la province de Palencia.
830 CONQUÊTE
deux ans après à la Nouvelle-Espagne. Il mourut dans le Yucatan ou
à Mexico. Cet Alonso de Avila était l'oncle des fils de Gril Gonzalez de
Benavides qui furent égorgés à Mexico, événement dont j'ai déjà
parlé dans mon récit.
Andrès de Monjaraz fut capitaine au siège de Mexico ; il était d'une
bonne stature et d'un visage gai, avec une barbe presque noire. Il
causait bien; mais il fut toujours malade de bubas, et c'est pour cela
qu'il ne fît pas grand'chose qu'on puisse raconter. Si j'en fais ici
mention, c'est pour qu'on sache bien qu'il était capitaine. Il avait
trente ans quand nous partîmes. Il mourut des suites de ses bubas.
Passons à un très-valeureux soldat appelé Ghristobal de Olea, natif
du pays de Médina del Gampo ; il avait vingt-six ans quand il partit
avec nous; il était membru, de formes bien prises, de taille moyenne;
bonne poitrine, épaules bien faites, visage un peu plein, d'un aspect
paisible, barbe et cheveux un peu crépus, et la voix claire. Ce soldat
fut si intrépide en tout ce que nous lui vîmes faire, et toujours si
disposé à combattre, que nous étions tous pleins de sympathie et de
respect pour lui. Ce fut lui qui sauva don Hernando Gortès dans l'af-
faire de Suchimilco, quand les bataillons mexicains, l'ayant précipité
de son cheval, le tenaient entre leurs mains pour l'emmener et le sa-
crifier. Il le sauva encore une fois lorsque, sur la petite chaussée de
Mexico, ils s'étaient emparés de lui, déjà blessé à une jambe, pour
l'emporter plein de vie au sacrifice, soixante-deux soldats ayant déjà
été enlevés vivants. L'intrépide Olea s'escrima tellement, que malgré
ses graves blessures il tua ou maltraita, d'estoc et de taille, tous les
Indiens qui emportaient Gortès, et les obligea à le lâcher, lui sauvant
ainsi la vie, tandis que lui-même restait mort sur la place.
Je veux parler maintenant de deux soldats, l'un Gonzalo Domin-
guez, et l'autre Lares; ils furent d'une telle vaillance, que nous les
estimions à l'égal de Ghristobal de Olea. Ils étaient membrus, de
belles formes, de visage gai, beaux parleurs et de bon caractère.
Pour tout dire en un mot, en fait de louange, j'affirmerai qu'on peut
les compter parmi les plus valeureux soldats qu'il y ait eu en Cas-
tille. Lares mourut à la bataille d'Otumba, et Dominguez dans l'af-
faire de Guantepeque, par la chute d'un cheval qui tomba sur lui.
Passons à un autre bon capitaine et valeureux soldat appelé Andrès
deTapia, Il avait environ vingt-quatre ans quand il partit avec nous;
son teint était d'une couleur légèrement bistrée, son visage peu gai,
son corps bien formé et la barbe rare. Il fut bon capitaine, à pied
comme à cheval, et mourut de mort naturelle.
Si je devais décrire les traits et les formes de tous les capitaines et
valeureux soldats qui partirent avec Gortès, j'en allongerais mon mil
outre mesure. En considérant d'ailleurs à quel point d'intrépidité et
de bravoure nous en étions généralement arrivés, je me vois forcé de
DE LA NQUVJELLE-ESPAGNE. 831
reconnaître que tous nos noms mériteraient d'être écrits en lettres
d'or. Si je ne mentionne pas ici beaucoup d'autres valeureux capitai-
nes qui appartinrent à la troupe de Narvaez, c'est parce que mon in-
tention, en commençant ce récit, a été de ne m'occuper que des faits
héroïques et des grandes actions qui nous appartinrent, à nous qui
passâmes avec Gortès à la Nouvelle-Espagne. Je ne veux parler que
du capitaine Pamphilo de Narvaez lui-même, qui vint à l'île de Cuba,
contre Gortès, avec treize cents soldats, sans compter les marins. Nous
les battîmes avec deux cent soixante-six soldats seulement. On aura
vu dans mon récit comment, quand et de quelle manière le fait se
passa. Narvaez paraissait avoir environ quarante-deux ans; il était de
haute taille, fortement membre, d'un visage allongé, de barbe blonde
et d'agréable aspect. Ses paroles et sa voix étaient creuses et profon-
des, comme sortant d'un souterrain. Il montait bien à cheval, et on
le disait courageux. Il était natif de Valladolid ou de Tudela deDuero,
et marié à une dame nommée Maria du Yalenzuela. Il fut capitaine
dans l'île de Cuba, et quoique riche on le disait très-mesquin. Il per-
dit un œil dans sa déroute. Il avait l'habitude de s'exprimer d'une
manière sensée. Il fut en Castille parler à Sa Majesté, pour se plain-
dre de Gortès et de nous tous. L'Empereur l'honora du gouvernement
d'un pays en Floride, où il se perdit en dépensant tout ce qu'il pos-
sédait.
Plusieurs curieux lecteurs et caballeros ayant lu les mémoires
qu'on vient de voir, relatifs à nous tous, capitaines et soldats, qui
passâmes avec le fortuné et valeureux don Hernando Gortès, marquis
Del Valle, de l'île de Cuba à la Nouvelle-Espagne; voyant, aussi que
je décris les formes de leurs corps, l'aspect de leurs figures, leur âge,
leur caractère, les lieux de leur naissance et les points où ils sont
morts.... ces personnes, dis-je, sont restées émerveillées de constater
qu'après tant d'années je conserve encore leur souvenir, sans en avoir
rien oublié. Je réponds à cela qu'il n'est nullement étonnant que je
me rappelle maintenant leurs noms, puisque nous n'étions que cinq
cent cinquante compagnons d'armes, et que nous causions toujours
ensemble, pendant les marches comme pendant les veillées, dans les
batailles comme dans les rencontres de guerre, nous entretenant aussi
de ceux d'entre nous qui perdaient la vie dans ces combats, et du
malheur des victimes qu'on nous enlevait pour les sacrifier. Nous
étions donc en continuelle communication les uns avec les autres, et
en revenant de nos batailles les plus sanglantes et les plus disputées,
nous pouvions voir et nous comptions ceux qui nous manquaient ;
aussi m'a-t-il été facile de les mentionner dans ce récit. On n'en sera,
du reste, pas surpris, si l'on réfléchit que, dans les temps passés, il
y eut de vaillants capitaines qui, dans leurs campagnes, apprenaient
les noms de leurs soldats, les connaissaient, les appelaient, savaient
832 CONQUÊTE
même dans quelles provinces ou dans quels pays ils étaient nés, quoi-
que dans ces temps-là chaque armée se composât communément de
trente mille hommes. Les histoires qui les concernent disent que Mi-
thridate, roi de Pont, fut un de ceux qui connaissaient ainsi leurs
armées. Un autre encore, c'était le roi des Épirotes, autrement connu
sous le nom d'Alexandre. On dit aussi qu'Annibal, le grand capitaine
carthaginois, connaissait tous ses soldats. De notre temps, le grand
et vaillant capitaine Gonzalo Hernandez de Gordova connaissait la
plupart des militaires qui composaient ses bataillons; et il en a été
de même pour beaucoup d'autres vaillants guerriers.
Je dis plus : je les ai tous tellement gravés dans mon esprit, dans
mon cœur et dans ma mémoire, que si je savais peindre et sculpter
leurs corps, leurs figures, leurs tailles, leurs mouvements, leurs vi-
sages, leurs traits, comme le faisaient et le grand peintre Apelles, de
si grande renommée, et les peintres de notre temps , Berruguete,
Michel-Ange et le fameux Burgalais, qui est, dit-on, un autre
Apelles... je crayonnerais au naturel tous ceux dont je viens de
parler; je pourrais même dessiner l'aspect de chacun en marchant au
combat, et le courage dont il y faisait preuve. Grâces soient rendues
à Dieu et à Notre Dame sa Mère bénie, qui m'ont préservé d'être
sacrifié aux idoles, et m'arrachèrent de tant d'autres périls et mauvais
pas, pour que je puisse aujourd'hui faire revivre ces souvenirs!
CHAPITRE GGVII
Des choses qui sont dites dans ce livre sur les mérites que nous avons, nous
les véritables conquistadores; lesquelles seront agréables à entendre1.
J'ai dit quels furent les soldats qui partirent avec Gortès et où ils
sont morts. Pour achever de faire connaître nos personnes, je dirai
que la plupart d'entre nous étaient hidalgos ; quelques-uns peut-être
n'appartenaient pas aux descendances les plus claires ; mais nous
savons qu'il n'est pas donné aux hommes d'être tous égaux, de même
qu'ils ne sauraient l'être en générosité et en vertus. Nous pouvons
bien, du reste, abandonner ce récit relatif à nos antiques noblesses,
car nos noms ont reçu un lustre bien plus estimable des faits héroï-
ques et des grandes actions dont nous avons été les auteurs en nous
battant nuit et jour et en servant notre seigneur et Roi par la décou-
verte de ce pays, jusqu'à conquérir à nos frais la Nouvelle-Espagne,
la grande ville de Mexico et tant d'autres provinces, quoique étant si
éloignés de la Gastille et sans pouvoir espérer d'autre secours que
celui de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est l'aide véritable. Si
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 833
nous portons l'attention sur les écrits des anciens, et si les laits se
sont accomplis comme ils le disent, nous verrons que dans les temps
passés nombre de caballeros lurent exaltés et élevés à des situations
considérables, en Espagne comme en d'autres lieux, pour des services
rendus alors, dans les guerres et dans d'autres actions, aux rois qui
régnaient à leur époque. J'ai remarqué que quelques-uns de ces
caballeros qui gagnèrent des titres d'États et devinrent illustres ne
faisaient campagne et ne livraient des batailles qu'en recevant des
traitements et des salaires ; outre qu'ils étaient ainsi rétribués, on
leur donnait encore des villes, des châteaux et de grandes terres en
dons perpétuels, avec des privilèges et des franchises, toutes choses
que leurs descendants ont héritées d'eux. Au surplus, lorsque le Roi
don Jayme de Aragon conquit et gagna sur les Maures une partie de
ses États, il les répartit entre les caballeros et les soldats qui l'aidè-
rent à les gagner. C'est depuis lors qu'ils sont puissants et qu'ils
possèdent leurs blasons. Rappelons aussi la conquête de Grenade et
le temps du Grand Capitaine à Naples; rappelons encore le prince
d'Orange. A Naples, on donna des terres et des seigneuries à ceux
qui combattirent dans les guerres et les batailles.
Quant à nous, nous gagnâmes à Sa Majesté cette Nouvelle-Espagne,
sans qu'Elle en eût la moindre connaissance. J'ai fait mémoire de
toutes ces choses pour qu'on porte les yeux aussi sur les nombreux,
bons, notables et loyaux services que nous rendîmes à Dieu, au Roi
et à toute la chrétienté. Qu'on les mette en balance et qu'on en me-
sure l'intérêt ; on trouvera sans doute que nous sommes aussi dignes
d'être exaltés et récompensés que le furent en leur temps les hommes
dont je viens de parler. Qu'on me permette de dire qu'entre les
valeureux soldats dont j'ai fait mémoire dans les pages qui précèdent,
il y eut beaucoup d'intrépides compagnons d'armes qui me faisaient,
à moi, la réputation d'un soldat assez méritant. Que les curieux lec-
teurs veuillent bien considérer en effet mon récit avec attention ; ils
verront dans combien de batailles et rencontres de guerre très-dange-
reuses je me suis trouvé depuis que je commençai mes découvertes ;
deux fois je fus saisi et solidement étreint par un grand nombre de
Mexicains contre lesquels je combattais, et ils m'emportaient pour
me sacrifier, lorsqu'il plut à Dieu me donner assez de force pour
m'échapper de leurs mains, tandis que, dans ce même moment, on
enlevait un grand nombre de mes camarades pour les conduire au
supplice; sans compter tant d'autres périls, tant de fatigues, tant
de faim et de soif et tant de difficultés enfin qui augmentent le
mérite de ceux qui vont découvrir des contrées nouvelles. Tout cela
se trouve reproduit en détail dans mon récit. Je n'en parlerai donc
plus et je dirai les avantages et les bénéfices qui ont été la consé-
quence de nos illustres conquêtes.
834 CONQUÊTE
CHAPITRE GGVIII
Comme quoi les Indiens de la Nouvelle-Espagne avaient l'habitude des sacrifices
et des vices honteux que nous les obligeâmes à abandonner, tandis que nous les
instruisîmes dans les choses saintes de la bonne doctrine.
Puisque j'ai déjà rendu compte de nos actes dans ce livre, il est
juste que je fasse maintenant ressortir les bénéfices qui ont été la
conséquence de nos conquêtes pour le service de Dieu et de Sa Ma-
jesté, mpJgré le nombre considérable d'existences qu'elles coûtèrent à
mes valeureux compagnons d'armes. Un bien petit nombre d'entre
nous est encore vivant, et ceux qui sont morts ont péri sacrifiés, leurs
cœurs et leur sang ayant été offerts aux idoles mexicaines, Tezcate-
puca et Huichilobos. C'est donc le cas de parler ici des nombreux éta-
blissements de sacrifices humains que nous trouvâmes dans les villes
et les provinces conquises, qui toutes étaient infestées de cette bar-
bare coutume et de mille méchantes choses encore. Je voudrais dire
combien de victimes étaient sacrifiées chaque année. D'après le calcul
que firent certains religieux franciscains venus les premiers à la Nou-
velle-Espagne, après fray Bartolomé de Olmedo, trois ans et demi
avant l'arrivée des dominicains qui furent d'excellents moines, on
trouva qu'à Mexico, y compris quelques villages voisins édifiés dans
la lagune, il était offert aux idoles, annuellement, environ deux mille
cinq cents personnes de tout âge. Avec ce qui se passait dans d'autres
provinces, le compte en monterait considérablement plus haut.
Les pratiques adoptées étaient cruelles et variées en si grand
nombre, que je n'en donnerai point ici les descriptions détaillées;
je me bornerai à faire mémoire de ce que je vis moi-même ou dont
j'entendis parler. Les Indiens avaient l'habitude de sacrifier la peau
du front, les oreilles, la langue, les lèvres, les bras, les jambes, et en
général les parties molles et charnues. Dans certaines provinces on
écorchail les victimes au moyen de couteaux d'obsidienne fabriqués
dans ce but. Les temples, qu'on appelait eue*, étaient si nombreux,
que je les voue à la malédiction1. Je pourrais dire, ce me semble,
qu'on les voyait dans ce pays, comme parmi nous en Gastille se
voient nos saintes églises, nos paroisses, nos ermitages et nos em-
blèmes sur la voie publique. C'est bien ainsi, en effet, qu'on avait
édifié dans la Nouvelle-Espagne les maisons d'idoles pleines de dé-
mons et de figures diaboliques. Outre ces temples, tous les Indiens,
1. Ce passage demande une note dont l'importance est trop considérable pour que
la place soit ici suffisante Je la renvoie à la (in du livre.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 835
hommes ou femmes, possédaient chacun deux autels; l'un à côté de
leur lit, l'autre à la porte d'entrée de leur maison, et, dans l'intérieur
du domicile, des coffrets et des armoires pleins d'idoles menues et
grandes, avec de petites pierres, des morceaux d'obsidienne, des
livrets d'un papier fait avec des écorces d'arbre, qu'ils appellent amatl,
et sur lesquels ils écrivaient en caractère du temps les événements
passés.
Outre ce qui précède, j'ai à dire que la plupart des Indiens étaiont
honteusement vicieux, surtout ceux qui vivaient vers les côtes et les
parties chaudes du pays : erdnt quasi omnes sodomiâ commqculaii,
et adolescentes mulli, muliebriter vestiti, ibant publiée, cibum quœ-
rentes ab isto diabolico et abominabili labore1. Pour ce qui est de
manger de la chair humaine, on peut dire qu'ils en faisaient usage
absolument comme nous de la viande de boucherie. Dans tous les
villages ils avaient l'habitude de construire des cases de gros ma-
driers, en forme de cages, pour y enfermer des hommes, des femmes,
des enfants, les y engraisser et les envoyer au sacrifice quand ils
étaient à point, afin de se repaître de leur chair. En outre, ils étaient
sans cesse en guerre, provinces contre provinces, villages contre
villages, et les prisonniers qu'ils réussissaient à faire, ils les man-
geaient après les avoir préalablement sacrifiés. Nous constatâmes la
fréquence de la pratique honteuse de l'inceste entre le fils et la mère,
le frère et la sœur, l'oncle et les nièces. Les ivrognes étaient nom-
breux, et je ne saurais dire les saletés dont ils se rendaient coupables;
j'en citerai une seule que nous rencontrâmes dans la province du Pa-
nuco : in anum tubulos quosdam introducebant, et implebanl ven-
trem vino in regionibus eorum collecto, sicut more nostro immit-
titur clyster, — inaudita turpitudo!2 Ils prenaient autant de femmes
qu'ils en désiraient, et ils avaient du reste une grande quantité d'au-
tres vices et méchantes habitudes3.
Or, toutes ces turpitudes par moi racontées, ce fut nous, les véri-
tables conquistadores, échappés à tant de guerres, de batailles et de
dangers de mort, ce fut nous qui y mîmes fin, grâce à Notre Seigneur
Jésus-Christ et au secours d'en haut. A la place de ces pratiques hon-
teuses, nous établîmes les bonnes coutumes, et nous instruisîmes ces
peuples dans la sainte doctrine. Il est vrai dédire que deux ans après
nous, lorsque déjà la plus grande partie du pays était pacifiée, et que
1. Les paroles de Bernai Diaz sont empreintes ici d'un loi réalisme qu'elles paraî-
traient choquantes au lecteur si elles étaient traduites littéralement en français
2. Les mêmes raisons que précédemment m'obligent à employer de nouveau la
langue des Domains.
3. Bernai Diaz a eu le tort grave de ne parler que des vices el des habitudes hon-
teuses des Aztèques*. C'était un peuple à beaucoup d'égards estimable. D'autres histo-
riens plus justes nous ont dit sur leurs mœurs, sur leurs habitudes intimes, sur leur
éducation, etc., des choses dignes de respect.
836 CONQUÊTE
les mœurs et manières de vivre imposées par nous existaient partout,
vinrent à la Nouvelle-Espagne d'excellents moines franciscains qui
donnèrent l'exemple et prêchèrent les saintes vérités. Trois ou quatre
ans après eux sont venus également de bons Frères dominicains qui
ont achevé de déraciner les vices en recueillant les meilleurs fruits de
la propagation de la sainte doctrine et des idées chrétiennes parmi
les naturels. Mais, si l'on veut y réfléchir, après Dieu, c'est bien à
nous que sont dus le prix et la récompense de ces bienfaits avant
toute autre personne, avant les moines eux-mêmes, à nous les vérita-
bles conquistadores, qui découvrîmes ces pays et les conquîmes, en
ayant l'honneur, dès le principe, d'enlever leurs idoles aux habitants,
et de leur donner les premières leçons de doctrine sacrée; d'autant
plus que nous avions avec nous des moines de la Merced et que, lors-
que le commencement est bon, la suite et la fin deviennent facilement
dignes de louanges. Les curieux lecteurs ont pu réellement se con-
vaincre que nous instruisîmes la Nouvelle-Espagne dans les bonnes
coutumes de chrétienté et de justice.
Je m'arrêterai un instant, pour dire ensuite la plus grande partie
des bienfaits dont, après Dieu, nous avons été la source pour les na-
turels de la Nouvelle-Espagne.
CHAPITRE CCLX
Connue quoi nous inspirâmes de bonnes et saintes doctrines aux Indiens de la Nou-
velle-Espagne. De leur conversion, et comment ils furent baptisés; ils acceptèrent
notre sainte foi; et nous leur enseignâmes les métiers de Castille et l'habitude de
pratiquer la justice.
Après que nous eûmes détruit dans le pays les idolâtries et les
vices qui y étaient répandus, grâce à Notre Seigneur Dieu, grâce
aussi à la bonne fortune et à la sainte chrétienté des très- chrétiens
Empereurs don Carlos de glorieuse mémoire, et de notre Roi, très-
heureux seigneur et Roi très-invincible des Espagncs, don Felipe,
notre maître, son bien-aimé et cher fils , — à qui Dieu donne un
grand nombre d'années de vie avec augmentation de ses royaumes,
dont puissent jouir dans ces temps heureux lui et ses descendants ! —
on a baptisé depuis notre conquête toutes les personnes qui existaient
dans le pays, hommes, femmes, enfants, et celles qui sont nées après
nous, dont les âmes auparavant allaient se perdre dans les enfers.
Aujourd'hui il y a un grand nombre de bons religieux du seigneur
saint François, de saint Dominique, de Notre Dame de la Merced et
d'autres ordres encore, qui parcourent les villages en y prêchant et
en baptisant toute créature qui se trouve clans l'âge prescrit par notre
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 837
sainte mère l'Église de. Home. Il résulte des saints sermons qui leur
sont faits que l'Évangile s'enracine dans leurs cœurs; ils se confessent
chaque année et on donne la communion à ceux qui ont une connais-
sance plus éclairée de notre sainte foi.
En outre, ils ont des églises richement pourvues d'autels et de
tout ce qui sert au saint culte divin : des croix, des candélabres, des
cierges, des calices, des patènes , des plateaux grands et petits, des
encensoirs, le tout en métal d'argent. Ils sont bien fournis aussi
de chapes, chasubles et frontaux; les villes et les villages riches pos-
sèdent même des ornements en velours, damas, satin, taffetas de
couleurs et dessins variés, avec des fourreaux pour les croix, très-
bien travaillés en or et soie, quelquefois ornés de perles. Les croix
mortuaires sont recouvertes de satin noir sur lequel sont brodées
des têtes de mort d'une ressemblance imposante. Les brancards à
reliques et à saintes images ont des couvertures de diverses valeurs.
On possède aussi le nombre de cloches voulu selon l'importance des
localités. Ne manquent pas non plus les chantres des chapelles, d'ex-
cellentes voix, ténors, sopranos et contraltos. Il y a déjà des orgues
dans quelques endroits, et partout on a des flûtes, des hautbois, des
saquebuttes et des musettes. Pour ce qui est des trompettes aiguës
et graves, il n'y en a pas dans mon pays de la Vieille-Castille autant
qu'on en voit dans cette province de Guatemala. C'est le cas de
rendre grâces à Dieu et d'admirer comment les naturels servent la
sainte messe, surtout lorsque la disent les franciscains ou les rédemp-
torisles dans les villages mêmes où sont établies leurs cures.
Une autre bonne chose due à l'enseignement des religieux, c'est
que tous les Indiens , hommes, femmes et enfants en âge d'ap-
prendre, savent dans leur propre langue toutes les prières qu'ils sont
obligés de dire. Ils ont acquis aussi une excellente coutume, qui in-
dique le respect des choses saintes du christianisme : c'est, lorsqu'ils
passent devant l'image d'un saint, un autel ou une croix, de courber
la tête avec humilité, tomber à genoux et réciter un Pater ou un
Ave. Nous, les conquistadores, nous leur enseignâmes à entretenir
des cierges de cire allumés devant les saints autels et les croix ; car,
avant nous, il n'avaient pas appris à faire usage de la cire dans ce
but. Outre ce que je viens de dire, nous les instruisîmes dans la
coutume de se montrer respectueux et obéissants envers les moines
et les prêtres, ne négligeant point, lorsque ces saints hommes appro-
cheraient de leurs villages , d'aller les recevoir avec des cierges
allumés, pendant que les cloches seraient mises en branle ; n'ou-
bliant pas non plus de leur offrir leur nourriture, choses qu'ils n'o-
mettent jamais de faire actuellement, car ils remplissent avec exacti-
tude tous leurs devoirs envers les prêtres.
Outre les bonnes coutumes dont je viens de parler, ils en ont
8S8 CONQUÊTE
acquis d'autres, saintes et louables. Ainsi, quand arrive le jour de
Corpus Çhristi ou de Notre Dame, ou quelqu'une des fêtes solen-
nelles qui nous ont inspiré les pratiques des processions, tous les
habitants des villages situés aux environs de cette ville de Guatemala
sortent avec leurs croix, tenant en main des cierges allumés et por-
tant sur leurs épaules des brancards richement ornés, surmontés de
l'image du saint qu'ils ont choisi pour patron. Ils s'avancent ainsi
en chantant les litanies et d'autres oraisons sacrées, au son des flûtes
et des trompettes. Ils se livrent aux mêmes cérémonies dans l'inté-
rieur de leurs propres villages, aux jours de ces mêmes fêtes solen-
nelles. Ils ont aussi la coutume des offrandes les dimanches, aux
Pâques et surtout le jour de la Toussaint.
Continuons encore pour dire que la plupart des Indiens de ce pays
ont très-bien appris tous les métiers qui sont en usage parmi nous
en Gastille. Ils ont, pour cela, leurs ateliers, leurs ouvriers, et ils en
retirent leurs moyens d'existence. Les orfèvres qui travaillent l'or et
l'argent, soit au marteau, soit à la fonte, sont des artisans très-
adroits. Les lapidaires et les peintres ne sont pas moins estimables.
Les ciseleurs exécutent les travaux les plus délicats avec leurs fins
instruments d'acier, spécialement sur l'émeri, où très-souvent ils
représentent toutes les scènes de la Passion de Notre Rédempteur et
Sauveur Jésus-Christ, et cela avec une telle perfection que, si je ne
l'avais vu de mes propres yeux, je n'aurais jamais pu croire que ce
fût là l'ouvrage de simples Indiens. Je me figure qu'Apelles , ce
peintre si renommé de l'antiquité, et ceux de notre temps, Berru-
guete et Michel-Ange, ainsi qu'un autre plus moderne, natif de
Burgos, que j'ai cité récemment et dont la renommée est si grande,
ne réussiraient pas à faire, avec leurs pinceaux les plus délicats,
quelque chose de comparable aux travaux sur l'émeri et aux reli-
quaires qui sortent des mains de trois Indiens mexicains, passés
maîtres dans cet art, qu'on appelle Andrès de Aquino, Juan de la
Cruz et le Crespillo. En outre, la plupart des fils d'Indiens de qua-
lité savent la grammaire, et ils s'y seraient instruits excellemment si
cela ne leur avait été défendu par le Saint Synode qui fut tenu par
ordre du Révérendissime archevêque de Mexico. Beaucoup de ces
jeunes gens savent lire, écrire et copier des livres de plain-chant.
Il y a des ouvriers qui tissent la soie, le satin, le taffetas; d'autres
qui fabriquent des draps de laine dont la trame a jusqu'à vingt-
quatre centaines de fil; ils font également de la frise, de la bure, de
la manta et des couvertures; ils sont cardeurs et tisserands, abso-
lument comme on l'est à Ségovie et à Cuenca; ils savent aussi fabri-
quer des chapeaux et du savon. Il y a deux choses seulement qu'ils
n'ont pu apprendre, malgré le soin qu'ils y ont apporté : faire du
verre et de la pharmacie. Mais j'ai une si bonne idée de leur intel-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 839
ligence que je garde l'espoir de les y voir réussir, car quelques-uns
d'entre eux sont déjà chirurgiens et herboristes. Ils sont d'ailleurs
prestidigitateurs, joueurs de marionnettes et fabricants de bonnes
mandolines. Quant à être laboureurs, ils l'étaient d'instinct avant
que nous fussions arrivés à la Nouvelle-Espagne.
Actuellement ils élèvent du bétail de toute espèce ; ils domesti-
quent des bœufs, labourent leurs champs, sèment du blé, l'appro-
prient quand il est mûr et le portent aux marchés ; ils en font du
pain et du biscuit. Ils ont planté sur leurs terres et leurs héritages
tous les arbres fruitiers que nous avons apportés d'Espagne, et ils
en vendent les produits. Ils en ont tant aujourd'hui qu'ayant cru
reconnaître que les pêches sont mauvaises pour la santé et que les
plants de bananiers portent trop d'ombrage, ils se sont résolus à
supprimer partout ces espèces et à les remplacer par des cognassiers,
des pommiers et des poiriers pour lesquels ils ont une plus grande
estime.
Je raconterai maintenant comme quoi nous leur avons enseigné à
respecter et à faire observer la justice. Il en résulte qu'ils élisent
chaque année leurs alcaldes ordinaires, les regidores , les greffiers,
les alguazils, les fiscales et les syndics. Ils ont des maisons munici-
pales avec leurs concierges, et s'y réunissent deux fois par semaine ;
ils y administrent la justice, prenant soin de veiller au règlement de
ce qu'ils se doivent entre eux et châtiant de la peine du bâton cer-
tains faits criminels; mais s'il y a eu mort d'homme ou faute grave,
ils renvoient l'affaire devant les gouverneurs, toutes les fois qu'il
n'y a pas surplace un haut tribunal royal. Si j'en crois les personnes
qui me paraissent bien informées, à Tlascala, à Tezcuco, à Gholula,
à Gruaxocingo , à Tepeaca et dans d'autres grandes villes, quand il
doit y avoir réunion en conseil municipal , les gouverneurs et les
alcaldes se font précéder par des massiers avec leurs masses dorées,
comme ont l'habitude de le faire les Vice-Rois de la Nouvelle-Espagne.
Ils appliquent du reste la justice avec la même équité, la même au-
torité que cela se passe parmi nous, et ils témoignent du désir de
connaître nos lois, afin d'en faire la base de leurs jugements. Au
surplus, les caciques sont riches : ils possèdent des chevaux bien
harnachés, avec de belles selles; ils sortent en promenades dans les
villes, dans les bourgs, dans les différentes peuplades, où ils vont se
récréer ; ils agissent de même dans leurs propres villages, ayant
toujours soin d'amener des Indiens pour les accompagner et leur
servir de pages. Dans certains endroits ils font des carrousels, des
courses de taureaux ; ils organisent des jeux de bagues, surtout aux
fêtes de Corpus Chrisli, de saint Jean, de saint Jacques, de Notre
Dame d'août et du saint patron du lieu. Plusieurs d'entre eux atten-
dent les taureaux de pied ferme, fussent-ils très -sauvages.
840 CONQUETE
Ils sont bons cavaliers^ surtout à Chiapa des Indiens; les caciques,
comme j'ai dit, ont presque tous des chevaux; quelques-uns possèdent
même des troupeaux de juments et de mules; ils s'en servent pour le
transport du bois à brûler, du maïs, de la chaux et autres produits
qu'ils vont offrir en vente. Beaucoup d'Indiens sont arrieros de pro-
fession, de la même manière que nous le voyons en Gastille. Pour
tout dire en un mot, ils s'adonnent avec perfection à tous les métiers
jusqu'à faire même de la tapisserie. Je n'en dirai pas davantage à ce
sujet, mais je ferai encore mention de quelques autres grandes choses
dont nous avons été la source dans cette Nouvelle-Espagne.
CHAPITRE GGX
De plusieurs autres avantages qui ont été la conséquence de nos illustres
conquêtes et de nos travaux.
On a lu dans les précédents chapitres ce que je raconte des bien-
faits qui ont suivi nos illustres hauts faits et nos conquêtes. Je dois
mentionner actuellement l'or, l'argent, les pierres précieuses, la
cochenille, les laines, la salsepareille elle-même et les cuirs d'animaux,
qui, de la Nouvelle-Espagne, ont été envoyés en Gastille à notre Roi
et seigneur, soit pour son quint royal, soit à l'occasion des nombreux
présents que nous Lui avons fait offrir depuis que nous nous sommes
rendus maîtres de ce pays; sans compter les quantités considérables
de produits qu'emportent les passagers et les marchands. C'est au
point que, depuis que le sage roi Salomon fit édifier le temple sacré
de Jérusalem avec l'or et l'argent qu'on lui envoya de Tarsis, d'Ophir
et de Saba, on n'a jamais entendu parler, dans aucune histoire de
l'antiquité, de plus d'or et d'argent qu'il n'en est allé de ce pays en
Gastille. Je m'exprime ainsi, bien que l'on ait rapporté du Pérou pour
beaucoup de milliers de piastres de ces métaux, parce que, du temps que
nous conquîmes la Nouvelle-Espagne, il n'était nullement question
du Pérou qui n'était pas encore découvert, et dont on ne fit même
la conquête que dix ans plus tard. Or, nous, dès le début même de la
campagne, ainsi que je l'ai dit, nous commençâmes d'envoyer à Sa
Majesté de richissimes présents. G'est pour celte raison et pour bien
d'autres dont je parlerai, que je place la Nouvelle-Espagne à la tête
de tous les pays découverts. Nous savons en effet que dans les
événements du Pérou les capitaines, les gouverneurs et les soldats
ont été en proie à des guerres civiles constantes; on s'y noyait dans le
sang, et l'on eut à déplorerune quantité énorme de morts d'hommes.
Dans cette Nouvelle-Espagne, au contra ire, nous avons toujours eu
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 841
tk nous aurons sans cesse à l'avenir les poitrines inclinées vers la
ïerre au nom de notre Roi et seigneur, toujours prêts à réserver nos
vies et nos biens pour les sacrifier au seul service de Sa Majesté.
Que l'on considère au surplus combien de villes, de bourgs et de
villages de ce pays sont aujourd'hui peuplés d'Espagnols. Leur
liombre est déjà si grand que je l'ignore, et que, n'en pouvant déter-
miner toute l'importance, j'aime mieux n'en pas dire un mot de plus.
Qu'on remarque bien aussi les évêchés actuellement établis : il y en
a dix, sans compter l'archevêché de l'insigne ville de Mexico. Il y a
trois Audiences royales, ainsi que je l'expliquerai plus longuement, de
même que je dirai les gouverneurs, les archevêques et les évêques
qui ont déjà existé dans le pays. Voyez aussi les saintes églises cathé-
drales et les monastères qui comptent tant de dominicains, francis-
cains, rédemptoristes et augustins ! Considérez encore les hôpitaux el
les grandes indulgences qui y sont attachées, l'édifice sacré de Notre-
Dame de (juadalupe qui s'élève sur les terrains de Tepeaquilla, où
était situé le campement de Gonzalo de Sandoval alors que nous prîmes
Mexico; admirez les saints miracles qui s'y sont faits et s'y renou-
vellent encore chaque jour, et rendons grâces à Dieu et à Notre Dame
sa Mère bénie pour tous ces biens, en pensant que de là nous vinrent
la grâce et l'appui qui nous firent conquérir ces contrées où le chris-
tianisme est déjà si florissant.
Mettez encore en ligne de compte qu'il existe, à Mexico, un collège
universitaire où l'on apprend la grammaire, la théologie, la rhétorique,
la logique, la philosophie et autres arts et sciences. Il y a déjà des
caractères et des maîtres imprimeurs pour le latin comme pour la
langue castillane, et l'on peut y acquérir des diplômes de licencié
et de docteur. Je pourrais encore parler de bien d'autres magni-
ficences; je pourrais mentionner, par exemple, les riches mines
d'argent qu'on a découvertes et que Ton découvre chaque jour, par
lesquelles notre Castille est devenue prospère, s'atlirant l'estime et le
respect de tous1. Si ce n'est pas assez de ce que je viens de dire
de nos conquêtes, je prierai les lettrés et les sages de bien examiner
cependant tous les points de mon récit, du commencement à la fin,
et j'espère encore qu'ils y verront que dans nulle histoire au monde
et dans l'ensemble d'aucuns événements humains il n'a pu être ques-
tion d'hommes qui aient acquis plus de royaumes et de seigneuries
que nous n'en avons gagné, nous les vrais conquistadores, pour notre
Roi et seigneur. Je veux ajouter que parmi ces conquistadores, mes
1. Le lecteur ne doit pas perdre de vue que Berna! Diaz écrit ce passage en lôG8.
quarante sept ans par conséquent après la prise de Mexico. Quoiqu'un demi-siècle
soit suffisant pour opérer beaucoup de réformes dans un pays conquis, l'auteur a bien
raison de s'enorgueillir de la rapidité avec laquelle tant de merveilles avaient été
opérées par les Espagnols, pour ainsi dire sous ses yeu\,
842 CONQUÊTE
compagnons d'armes — et il y en eut de bien renommés pour leur vail-
lance— on m'avait marqué ma place d'honneur, et je suis, celui dont
les services datent du plus loin; et je le dis encore, c'est moi, moi,
moi qui suis le plus ancien d'entre eux, et je suis sûr d'avoir servi Sa
Majesté en bon soldat.
Je voudrais maintenant faire une question, ou plutôt entamer un
dialogue. J'ai vu la bonne et grande Renommée qui résonne dans le
monde au sujet des loyaux, nombreux et notables services que nous
avons rendus à Dieu, à Sa Majesté et à toute la chrétienté; elle crie à
haute voix qu'il serait juste et raisonnable que nous eussions de
bonnes rentes, beaucoup meilleures même que celles dont ont été
'honorées d'autres personnes qui n'ont servi Sa Majesté ni en cette
conquête ni en aucune autre entreprise. Aussi demande-t-elle où sont
nos palais et nos demeures et quelles armoiries les distinguent de
tous les autres. Y a-t-on sculpté, pour en conserver la mémoire, nos
faits héroïques et nos armes, ainsi qu'on le pratique en Espagne pour
les caballeros dont j'ai parlé dans un chapitre précédent, qui servirent
dans les temps passés les monarques qui régnaient alors? Car nos
actions héroïques ne sont pas inférieures à celles de nos prédécesseurs;
elles sont au contraire dignes d'un renom durable, et elles peuvent
s'inscrire entre les plus insignes qu'il y ait eu dans le monde.
Au surplus, l'illustre Renommée s'est informée de nous tous les
conquistadores qui avons échappé aux batailles passées, et de nos
compagnons d'armes qui sont morts; elle demande où sont leurs sé-
pulcres et quelles armoiries les recouvrent. A tout cela on peut lui ré-
pondre en peu de mots : « 0 vous, excellente et illustre Renommée,
désirée et glorifiée par les hommes bons et vertueux, je ne voudrais
point entendre prononcer votre nom insigne entre les méchants qui
se sont efforcés de mettre un voile sur nos faits héroïques, de crainte
que vous ne cessiez d'élever nos personnes au rang qui leur convient.
Noble dame, je vous fais savoir que, sur les cinq cent cinquante sol-
dats qui partîmes avec Gortès de l'île de Cuba, aujourd'hui, en l'an-
née 1568 où je transcris ce récit, il n'existe plus dans toute la Nouvelle-
Espagne que cinq d'entre nous; tous les autres sont morts, les uns
dans les batailles que j'ai décrites, aux mains des Indiens et sacrifiés
à leurs idoles ; quelques autres ont fini leur carrière par une mort
naturelle. On me demande où sont leurs sépulcres, et je réponds qu'ils
ont été ensevelis dans les ventres des Indiens qui mangèrent leurs
jambes, leurs bras, leurs chairs, leurs pieds et leurs mains, tandis
que leurs entrailles ont été dévorées par les tigres, les serpents et les
lions que l'on entretenait en ce temps-là dans des cages solides comme
un monument de la magnificence royale. Voilà les sépulcres de mes
compagnons d'armes; voilà leurs armoiries! Je me figure donc aujour-
d'hui que leurs noms devraient du moins s'inscrire en lettres d'or,
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 843
puisqu'ils ont fini par cette cruelle mort pour servir Dieu et Sa Ma-
jesté, en répandant la lumière parmi les hommes qui vivaient dans
les ténèbres, et aussi pour acquérir quelques richesses, après lesquel-
les tous les hommes ont l'habitude de courir. »
Non satisfaite- avec cette réponse, l'illustre Renommée me demande
ce que sont devenus les hommes de Narvaez et de Garay. Je réplique
que ceux de Narvaez s'élevèrent au nombre de treize cents, sans comp-
ter les marins, et il n'en reste vivants aujourd'hui que dix ou onze
seulement ; la plupart sont morts dans les batailles, ou sacrifiés, et
leurs corps ont été mangés par les Indiens ni plus ni moins que les
nôtres. Quant aux hommes de Garay, partis de la Jamaïque, en leur
ajoutant les trois bataillons qui vinrent à Saint-Jean d'Uloa avant le
pass ge de Garay lui-même avec le reste de son monde, ils formaient
à mon compte un ensemble de douze cents soldats ; presque tous fu-
rent sacrifiés dans la province de Panuco, et mangés par les naturels
du pays. En outre, la louable Renommée demande ce que sont deve-
nus quinze autres soldats qui abordèrent à la Nouvelle-Espagne, pro-
venant de la déroute de Lucas Vasquez de Aillon, quand il périt
dans la Floride. Je réponds qu'ils sont tous morts. Et maintenant je
vous fais savoir, excellente Renommée, que, de tous ceux dont j'ai
parlé comme ayant appartenu à la troupe de Gortès, cinq seulement
vivons encore ; nous sommes bien vieux, affligés de maladies, très-
pauvres, chargés de fils, de filles à marier et de petits-enfants, avec
de fort mesquins revenus ; et nous passons ainsi notre triste vie au
milieu des fatigues et des misères.
Et puisque j'ai rendu compte de tout ce qu'on m'a demandé, et de
nos palais, et de nos armoiries, et de nos sépulcres, je vous supplie,
illustrissime Renommée, d'élever encore plus à l'avenir votre excel-
lente et très-puissante voix, pour que dans le monde entier se puis-
sent voir clairement nos grandes prouesses, afin de rendre vains les
efforts des méchants qui prétendent les obscurcir par leur langage pé-
tri d'une infatigable envie. A cette prière la très -vertueuse Renom-
mée répond qu'elle fera volontiers ce que je lui demande; car elle
s'étonne qu'à l'exemple du marquis Gortès qui les possède, nous
n'ayons point obtenu les meilleurs repartit nientox d'Indiens, attendu
que nous les avions bien gagnés, et que Sa Majesté en avait ainsi dis-
posé. Ge n'est pas à dire qu'on nous en dût donner autant qu'à notre
chef, mais du moins une part modérée. En outre, la louable Renom-
mée dit encore que les actions du valeureux et intrépide Gortès seront
toujours estimées et reproduites parmi les hauts faits des vaillants
capitaines, mais qu'il n'y a nulle ombre de la mémoire d'aucun de
nous dans les récits historiques du chroniqueur Francisco Lopez de
Gomara ni dans ceux du docteur Illescas qui a. écrit le Pontifical, pas
plus que dans les pages de chroniqueurs plus récents. D'après leurs
844 CONQUÊTE
livres, seul Je Marquis Gortès découvrit et conquit toutes choses; tan-
dis que nous, capitaines et soldats, qui soumîmes réellement ces con-
trées, nous restons en blanc, sans qu'il y ait nul souvenir de nos per-
sonnes ni de nos conquêtes.
La Renommée se réjouit beaucoup de pouvoir reconnaître claire-
ment que tout est vrai dans le récit que je viens de faire, lequel récit
dit au pied de la lettre ce qui s'est passé, sans aucune flatterie répré-
bensible, sans efforts pour mettre en lumière un seul capitaine au
préjudice de beaucoup d'autres chefs et valeureux soldats, ainsi que
l'ont fait Francisco Lopez de Gomara et les autres chroniqueurs qui
imitent son histoire. La bonne Renommée m'a promis au surplus
qu'elle le criera d'une voix claire partout où elle se trouvera. Indé-
pendamment de sa voix, si ma chronique s'imprime, on ne pourra
manquer, en la voyant, de lui donner une foi complète; et ainsi tom-
beront dans l'obscurité les flatteries des écrits qui m'ont précédé.
Outre ce que je viens de dire sous forme de, dialogue, un docteur,
auditeur de l'Audience royale de Guatemala, m'a demandé comment
il se faisait que Gortès, quand il écrivait à Sa Majesté, et lorsqu'il
fut la première fois en Gastille, n'eût point intercédé pour nous tous,
attendu qu'après le secours du bon Dieu, ce fut à nous qu'il dut d'ê-
tre marquis et gouverneur. Je répondis alors et je répète aujourd'hui
qu'ayant pris pour lui tout ce qu'il y avait de mieux dans la Nouvelle-
Espagne, lorsque Sa Majesté l'en fit gouverneur, il crut réellement
qu'il en serait toujours le maître absolu et qu'il aurait par conséquent
la liberté de nous donner ou de nous ôter les Indiens qu'il voudrait ;
c'est la raison qu'on peut supposer et qui explique qu'il ne parlât
point de nous et qu'il n'écrivît pas à notre sujet. Mais, au temps où
Sa Majesté lui donna son marquisat, importunée pour lui concéder
définitivement le gouvernement de la Nouvelle-Espagne , ainsi qu'il
l'avait eu déjà, Elle répondit que sa première faveur devait suffire.
Dans cette situation, Gortès ne crut pas devoir s'inquiéter de nous,
qui en aurions tant besoin aujourd'hui, et il se contenta de penser à
ses intérêts.
Au surplus, le Factor, le Veedor et d'autres caballeros de Mexico
écrivirent à Sa Majesté que Gortès avait pris pour lui les meilleures
p'rovinces et les villages de choix de la Nouvelle-Espagne, donnant en
outre d'autres lots excellents à ses parents et amis qui étaient venus
récemment de Gastille, ne réservant ainsi que fort peu de chose poul-
ie domaine royal. Nous sûmes plus tard que Sa Majesté, au temps où
Elle s'embarqua à Rarcelone pour la Flandre, avait ordonné à Gortès
de distribuer ce qu'il avait déjà de trop à nous tous qui partîmes avec
lui. Si notre chef, lorsque fut conquise la Nouvelle-Espagne, l'eût divi-
sée en cinq parties, il eût pu y choisir, — et c'eût été bien fait, — dans
les meilleures provinces et grandes villes, de quoi former le quint
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 845
royal pour notre Roi et seigneur. Il eût pris un cinquième et demi
pour lui-même, à la condition d'y faire une part aux églises, monas-
tères et dépenses municipales. Quant aux récompenses que Sa Majesté
voudrait attribuer aux serviteurs des guerres d'Italie et des campagnes
contre Turcs et Maures, les deux cinquièmes et demi restants y au-
raient pourvu si on eût, pris soin de les partager entre eux et nous
tous, nous assurant ainsi nos parts aussi Lien qu'à Cortès. Il est clair
que notre Empereur, étant le Roi Très-Chrétien, considérant que cette
conquête ne lui avait rien coûté, se fût empressé de nous faire ces
faveurs.
Quant à demander justice, aux temps dont nous parlons, nous n'au-
rions su ce que cela voulait dire ni à qui nous adresser pour récom-
penser nos services ou redresser les torts dont nous souffrions pen-
dant la campagne; nous n'avions que Cortès, qui était notre chef et
qui possédait réellement toute l'autorité. Il fallut donc rester dupés
avec le peu qu'on nous donnait, jusqu'à ce que nous vîmes qu'ayant
été en Castille se présenter à Sa Majesté, Francisco de Montejo en
reçut la faveur d'être adelantado et gouverneur de Yucatan, avec la con-
firmation du don des Indiens qu'il possédait déjà à Mexico, et d'autres
grâces dont il fut encore favorisé. Diego de Ordas, qui alla aussi se
présenter à Sa Majesté, fut fait commandeur de Santiago et proprié-
taire réel des Indiens qu'il avait reçus dans la Nouvelle-Espagne.
Don Pedro de Alvarado, qui fut aussi baiser les pieds de Sa Majesté,
fut fait adelantado et gouverneur de Guatemala et Chiapa, ainsi que
commandeur de Santiago et possesseur réel des Indiens qu'il avait
déjà. Après eux arriva Cortès, qui fut fait marquis et capitaine général
de la mer du Sud.
Lorsque nous, les conquistadores, nous aperçûmes que ceux qui ne
se présentaient pas à. Sa Majesté ne trouvaient personne qui demandât
au Roi des grâces pour eux, nous nous décidâmes à l'envoyer supplier
de vouloir bien nous faire la concession perpétuelle des biens qui se-
raient vacants. Comme notre droit apparut clairement, lorsque la pre-
mière Audience royale s'installa à Mexico avec Nuno de Guzman pour
président, et pour auditeurs le licencié Delgadillo, natif de Grenade,
Matienzo, de Riscaye, et deux autres qui moururent en arrivant, Sa
Majesté ordonna expressément à Nuno de Guzman de faire le dénom-
brement des Indiens de la Nouvelle-Espagne et d'en voir l'ensemble,
afin que les personnes qui tenaient de Cortès des repartimientos trop
considérables ne les gardassent pas en entier. On devait en distraire
le nécessaire pour que nous, les conquistadores, pussions recevoir
les villages du meileur produit, et que les chefs-lieux et les villes les
plus considérables fussent attribués au patrimoine royal. Sa Majesté
ordonna également de compter les vassaux de Cortès, pour qu'on ne
lui attribuât que le nombre stipulé dans les prérogatives de son mai-
846 CONQUETE
quisat, et je ne me souviens pas de ce qui fut décidé relativement au
restant.
Si Nuïïo de Guzman et les auditeurs ne firent pas le repaHimiento
perpétuel, ce fut la faute de quelques conseillers que pour leur honneur
je ne veux point nommer ici. Ils lui disaient que les attributions étant
définitivement faites, les conquistadores et les colons, se voyant pos-
sesseur perpétuels de leurs Indiens, n'auraient plus autant de respect
pour les gouvernants, qui verraient ainsi diminuer leur autorité par
le seul fait de ne pouvoir plus ni donner ni enlever, circonstance qui
détruirait la nécessité de venir leur demander du secours. D'une autre
façon, au contraire, disaient les conseillers, les gouvernants pourraient
attribuer à qui ils voudraient les biens en vacance, tout en restant
riches eux-mêmos et en conservant leur puissance. Telles furent les
raisons qui empêchèrent de faire les repartimientos perpétuels. Il est
vrai néanmoins que Xuno de Guzman et les auditeurs, aussitôt que
des Indiens vaquaient, prenaient soin de les répartir entre les conquis-
tadores et les colons ; ils n'étaient pas, pour eux tous, aussi méchants
qu'on voulait bien dire, car ils cherchaient toujours à les satisfaire
et à subvenir à leurs besoins. On peut donc assurer que si l'on enleva
si rondement aux juges l'Audience royale, ce fut à cause des froisse-
ments qu'ils eurent avec Gortès et au sujet de la marque des Indiens
pour en faire des esclaves.
Je finirai là ce chapitre pour passer à un autre, et parler encore du
reparHmiento perpétuel .
CHAPITRE OCXI
nomme quoi en l'an 1550, la cour étant à Valladolid, se réunirent aux séances du
Conseil royal clos Indes certains prélats et caballeros venus de la Nouvelle-Espagne
et du Pérou à titre de procureurs, et d'autres hidalgos là présents, pour faire eu
sorti; d'obtenir qu'on procédât au reparHmiento perpétuel. Ce qui fut discuté dans
la Junte, je le vais dire à la suite.
En l'an 1550 vint du Pérou à la cour, qui était alors à Valladolid,
le licencié de la Gasca, amenant en sa compagnie un moine domini-
caiu appelé don fray Martin le Régent, à qui Sa Majesté fit la faveur,
à cette occasion, de l'évêché de Gharcas. On vit alors réunis dans la
capitale don fray Bartolomé de Las Casas, évêque de Ghiapa, don
Vasco de Quiroga, évêque de Mechoacan, et d'autres caballeros qui
venaient en qualité de procureurs de la Nouvelle-Espagne et du Pérou,
ainsi que plusieurs hidalgos attirés par des procès en cours devant
Sa Majesté. Us se trouvèrent donc tous ensemble à Valladolid, et ce
fut pour me joindre à eux qu'on me fit appeler comme étant le plus
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 847
ancien conquistador de la Nouvelle-Espagne. De la G-asca et tous les
autres Péruliens avaient apporté un grand nombre de milliers de
piastres d'or, tant pour Sa Majesté que pour eux-mêmes. Ce qu'ils
destinaient à l'Empereur, ils l'envoyèrent à Augusta en Allemagne,
où se trouvait alors Sa Majesté, ainsi que le très-fortuné don Felipe,
Roi des Espagnes, notre seigneur, son très-aimé et très-cher fils que
Dieu garde. Certains caballeros accompagnèrent cet envoi, à titre de
procureurs du Pérou, afin de supplier l'Empereur de nous l'aire la grâce
d'un ordre pour qu'on exécutât les repartimientos perpétuels. Or
déjà, paraît-il, semblable supplique Lui avait été faite plusieurs fois
avant cette époque de la part de la Nouvelle-Espagne, spécialement
lorsque furent en Gastille un certain Gonzalo Lopez et Alonso de Yil-
lanueva avec d'autres caballeros fondés de pouvoirs de Mexico. Actuel-
lement Sa Majesté fit attribuer l'évêché de Palencia au licencié de la
G-asca, qui fut éveque et comte de Pernia, parce qu'il eut la chance
que cet évêché devînt vacant au moment où il arrivait en Gastille. On
disait aussi à la cour que cette faveur lui était accordée à l'occasion de
la paix qui venait d'être rétablie au Pérou, et à la suite de laquelle
apparaissaient de nouveau l'or et l'argent, que les Contreras avaient
détournés.
Relativement à la perpétuité des repartimientos d'Indiens, ce que
Sa Majesté jugea prudent de faire, ce fut d'avertir le marquis de
Mondejar, qui était président du Conseil royal des Indes, le licencié
Gutierrez Velasquez, le licencié Tello de Sandoval, le docteur Hernan
Perez de la Fuente, le licencié Gregorio Lopez, le docteur Riberade-
neyra et le licencié Rriviesca, qui en étaient les auditeurs, pour qu'ils
eussent à se réunir, examiner et discuter la manière de faire lerepar-
timiento sans que le service de Dieu et le patrimoine royal eussent à
en souffrir. Ces prélats et caballeros s'étant assemblés dans la maison
de Pedro Gonzalez de Léon où siégeait le Conseil royal des Indes, il
fut mis en question par l'illustrissime Junte si l'on donnerait les
Indiens à perpétuité dans la Nouvelle-Espagne et au Pérou ; je ne
me rappelle pas bien s'il fut parlé aussi du nouveau royaume de
Grenade et de Robotan, mais je crois qu'ils furent compris dans
l'examen commun, à propos duquel, du reste, on s'appuya sur des
considérations bonnes et saintes.
On dit d'abord que, si les concessions étaient perpétuelles , les
Indiens seraient mieux soignés et instruits dans notre sainte foi;
s'ils tombaient malades, ils seraient traités comme des membres de
la famille, et du reste on les dispenserait d'une certaine partie de
leurs tributs. On prétendait encore que les maîtres de commander] es
mettraient alors plus de zèle à perpétuer leur situation en ménageant
de gros héritages, en plantant des vignes, en ensemençant leurs
terres et en élevant des troupeaux; de cette façon, du reste, on verrait
848 CONQUÊTE
cesser les procès et les discussions au sujet des Indiens, sans qu'il
fût plus besoin, à l'avenir, d'avoir des inspecteurs dans les villages;
la paix et l'union régneraient entre les soldats par le seul fait de
savoir que les présidents et les gouverneurs n'auraient plus le pouvoir,
lorsque les Indiens viendraient à vaquer, de les distribuer pour des
motifs deparenté'ni pour d'autres raisons sur lesquelles on se basait
alors. Au surplus, en accordant la perpétuité à ceux qui L'auraient
servie, Sa Majesté déchargerait justement sa conscience royale.
D'autres excellentes raisons furent encore mises en avant. On dit
aussi qu'il serait bon de chasser du Pérou tous les bandits qui auraient
desservi Sa Majesté.
Après que tous ceux qui faisaient partie de l'illustre Junte eurent
bien discuté ce que je viens de dire, la plupart des procureurs, imités
par d'autres caballeros, furent d'avis et votèrent que les repartimien-
tos seraient perpétuels. Mais il y eut en même temps des voix con-
traires. Le premier opposant fut l'évêque de Ghiapa, secondé par son
collègue fray Rodrigo, de l'ordre de Saint-Dominique, par le licencié
de la (jasca, évêque de Palencia et comte de Pernia, par le marquis
de Mondejar qui, ne voulant se rallier ni à l'un ni à l'autre parti,
préféra rester dans l'expectative, écouter ce qui se disait et voir de
quel côté se portaient le plus de voix; tous les caballeros que je viens
de nommer prétendirent qu'il ne s'agissait point de donner des In-
diens à perpétuité ni à vie, mais bien de les enlever à ceux qui les
possédaient actuellement, attendu qu'il y avait au Pérou des gens en
possession de bonnes rentes d'Indiens, qui, au lieu de cela, auraient
mérité châtiment, et qui, par là même, étaient indignes qu'on leur
en fît aujourd'hui la concession perpétuelle. On assurait d'ailleurs
que dans bien des localités du Pérou où l'on croyait à l'existence delà
paix et de la pacification réelle, se trouveraient des soldats qui, voyant
qu'il n'y avait plus rien à leur donner, se mutineraient et feraient
naître encore plus de discordes qu'autrefois.
Ge fut alors que don Vasco de Quiroga, évêque de Mechoacan, qui
était de notre parti, demanda au licencié de la Gasca pourquoi, au
lieu de châtier des traîtres et des bandits dont il connaissait fort bien
les mauvaises actions, il leur a\ait distribué des Indiens. Là-dessus
de la Gasca se prit à rire et répondit : « Croyez-vous, senores, que
c'ait été peu de chose pour moi de sortir en paix, sain et sauf de leurs
mains, après en avoir écartelé et puni quelques-uns en bonnejustice? »
Il y eut encore plusieurs dires à ce sujet. Nous répliquâmes à notre
tour, en nous aidant de l'appui de quelques autres senores avec les-
quels nous étions, que l'on devrait donner les Indiens à perpétuité
aux véritables conquistadores de la Nouvelle-Espagne, partis avec
Cortès, Narvaez et Garay, qui étaient en bien petit nombre, la plupart
étant morts dans les batailles au service de Sa Majesté; nous ajoutions
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 849
qu'en récompensant ainsi notre conduite envers l'Empereur on pour-
rait se réserver d'agir avec moins de générosité à l'égard de tous
autres.
Nous en étions là pour notre part dans l'ordre de la discussion,
lorsque quelques-uns des prélats et membres du Conseil de Sa Ma-
jesté proposèrent de tout suspendre jusqu'au retour en Gastille de
l'Empereur notre seigneur, que l'on attendait chaque jour, afin
qu'une chose de tant de gravité et d'importance pût se décider en sa
présence. Mais l'évêque de Mechoacan et quelques caballeros dont je
faisais partie, qui appartenions à la Nouvelle-Espagne, nous répli-
quâmes encore que, puisqu'à notre sujet l'on avait déjà émis des
votes approhatifs, on devrait déclarer la perpétuité pour la Nouvelle-
Espagne seulement, laissant aux procureurs du Pérou le soin de
veiller à leurs propres intérêts, attendu que Sa Majesté, en donnant
ses ordres, s'était montrée favorable à la pensée de faire des conces-
sions perpétuelles dans la Nouvelle-Espagne. Il y eut encore une
grande discussion à ce sujet; des allégations furent émises, à la suite
desquelles nous prétendîmes que si l'on ne voulait point accorder la
perpétuité au Pérou, on devrait du moins prendre en considération
les grands services que nous avions rendus à Sa Majesté et à toute la
chrétienté. Mais nos raisons ne servirent à rien auprès des membres
du Conseil des Indes, ni pour l'évêque fray Bartolomé de Las Casas,
pas plus que pour fray Rodrigo, évêque de Charcas, son collègue ;
ils se contentèrent de dire qu'au retour de Sa Majesté d'Augusta
d'Allemagne, on ferait en sorte que les conquistadores se trouvassent
satisfaits; de sorte que tout resta en suspens.
Je dirai maintenant qu'on écrivit, par un navire, à la Nouvelle -Es-
pagne. Lorsque l'on sut à Mexico ce qui s'était passé à Valladolid,
ainsi que je viens de le raconter, les conquistadores tombèrent d'ac-
cord pour envoyer des procureurs qui s'occuperaient seulement de
leurs intérêts devant Sa Majesté. Le capitaine Andrès de Tapia, Pe-
dro Morcno Medrano et Juan de Limpias Carvajal, le Sourd, de
Puebla, m'écrivirent à la ville de Guatemala, vu que déjà j'étais de
retour d'Espagne. Ils me rendaient compte des conquistadores qui
avaient pris la résolution d'envoyer leurs pouvoirs; dans leur rapport
ils me citaient comme étant un des plus anciens. Je fis voiries lettres
à plusieurs autres compagnons d'armes de cette ville de Guatemala,
afin d'en obtenir quelques secours pour qu'il fût possible d'expédier
les procureurs ; mais leur départ, paraît-il, ne put avoir lieu, faute
d'argent. Ce que Ton mit en question alors à Mexico, ce fut d'asso-
cier les conquistadores à tous les autres habitants, pour envoyer des
fondés de pouvoir en Gastille ; mais ce projet ne se réalisa pas davan-
tage. Ce qu'il y eut de certain, c'est que, par la suite, notre Roi et
seigneur don Felipe, — que Dieu garde et laisse vivre longues an-
850 CONQUETE
nées avec augmentation de ses royaumes, — daigna consigner, dans
ses ordonnances et provisions données à cet effet, que les conquista-
dores et leur fils devaient être préférés en toutes choses, et les coloni-
sateurs anciens après eux, ainsi qu'on le peut voir dans les cédules
royales.
CHAPITRE GGX1I
De quelques autres conférences et rapports dont mention va être faite
et qui seront agréables à entendre.
Je venais de mettre au net mon récit lorsque deux licenciés me
supplièrent de le leur confier, afin qu'ils pussent s'instruire en détail
sur tout ce qui s'était passé dans les conquêtes de Mexico et de la
Nouvelle-Espagne, et aussi pour qu'ils parvinssent à savoir les diffé-
rences qui existaient entre mes assertions et les écrits des chroni-
queurs Francisco Lopez de Gromara et le docteur Illescas, relative-
ment aux faits héroïques du Marquis Del Valle. Je leur confiai mon
manuscrit, dans la pensée que toujours les sages laissent quelque
chose de leur empreinte sur les sots illettrés comme moi; mais je les
priai de ne rien corriger au sujet des conquêtes, de ne point ajou-
ter, de ne rien distraire, attendu que tout ce que j'écris est très-véri-
dique. Lorsque les deux licenciés l'eurent lu, — l'un d'eux possédait
à merveille sa rhétorique et s'en vantait, — ils m'en firent de grands
éloges et louèrent beaucoup l'excellente mémoire qui m'avait permis
de ne rien oublier de tout ce qui nous était arrivé depuis les doux
fois que je vins à la découverte avant Gortès jusqu'à la dernière ex-
pédition que je fis avec lui : c'est-à-dire l'année 1517 avec Francisco
Hernandez de Gordova, en 1518 avec Juan de Grijalva, et en 1519
avec Gortès. Les licenciés me dirent au surplus que, quant au style,
mon histoire est écrite dans le genre familier du langage de laVieille-
Gastille, genre le plus goûté de notre temps, attendu que ma narra-
tion, au lieu de procéder par des explications fleuries et pleines
d'apprêt comme en usent certains chroniqueurs qui ont écrit sur les
choses de la guerre, se poursuit avec une simplicité complète, démon-
trant ma conviction que la vérité est le meilleur ornement du récit.
Ils me firent encore observer qu'à leur avis je me loue beaucoup
trop moi-même au sujet des batailles et rencontres dans lesquelles
je me suis trouvé. Il leur paraîtrait plus naturel que d'autres l'eus-
sent fait à ma place. Ils ajoutaient que, pour donner plus de crédit à
ce que j'avance, je devrais citer le témoignage et les rapports de quel-
ques chroniqueurs qui en auraient déjà traité, comme ont coutume
de faire ceux qui écrivent sur des événements passés en s'appuyant
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 851
de l'autorité des livres qui les ont précédés ; ils prétendaient que cette
conduite serait préférable à mon habitude de dire : « Je fis telle
chose, et telle autre m'arriva », parce que l'on ne peut pas se porter
pour témoin de soi-même. Je répondis alors à cela, et je répète au-
jourd'hui que, dans une lettre que le Marquis Del Valle écrivit de
Mexico à Sa Majesté en Gastille, en 1540, en parlant de ma personne
et de mes services, il Lui faisait savoir que j'étais venu à la Nou-
velle-Espagne deux fois avant lui-même, et que j'y revins pour la
troisième fois en sa compagnie. Il y disait m'avoir vu maintes fois
de ses propres yeux batailler en courageux soldat dans les campagnes
du Mexique et à la prise de plusieurs villes, m'honorant par des
actes dignes d'attention et sortant souvent de ces combats griève-
ment blessé. Il rappelait encore que je fus à Honduras en sa compa-
gnie, et bien d'autres choses marquées dans sa lettre que je ne
détaille point ici, pour ne pas en allonger inutilement mon récit.
L'illustrissime Vice-Roi don Antonio de Mcndoza écrivit également
à Sa Majesté et lui détailla ce qu'il savait des capitaines, au nombre
desquels je comptais alors; son récit était conforme à ce que le Mar-
quis Del Valle avait dit de moi. Je dois mentionner aussi les témoi-
gnages nombreux que je présentai en 1549 au Conseil royal des Indes.
Veuillez donc voir, messieurs les licenciés, si les dires de Cortès et du
Vice-Roi don Antonio de Mendoza, ainsi que mes preuves juridi-
ques, sont des témoignages satisfaisants.
Si ce n'est pas assez, je vous présenterai encore un témoin qui ne
saurait être surpassé dans le monde entier : c'est l'Empereur lui-
même, notre seigneur don Carlos V, qui, dans sa lettre royale scel-
lée de son sceau, ordonnait aux Vice-Rois et présidents qu'eu égard
aux nombreux et bons services qu'il savait avoir reçus de moi, je
fusse préféré et favorisé en toutes choses, de même que mes enfants.
De toutes ces lettres, je possède les originaux, dont les copies restè-
rent aux archives du secrétaire Ochoa de Luyando. Voilà ce que j'a-
vais à dire aux licenciés pour ma justification. Malgré tout, s'ils
voulaient encore des témoignages, je leur dirais de regarder la Nou-
velle-Espagne qui est trois fois plus grande que notre Gastille et telle-
ment peuplée d'Espagnols déjà que, vu le nombre considérable de
villes et bourgs, je ne les énumérerai point dans mon récit; qu'ils
voient encore les grandes richesses qui partent chaque jour de ce
pays pour la Gastille. Quant à moi, ce que je vois, c'est que les chro-
niqueurs Cromara et docteur Illescas se refusèrent à rien dire de nos
faits héroïques, laissant en blanc notre honneur et notre propre re-
nommée,— réhabilitée dans cet écrit, — pour attribuer à Cortès seul
toute la gloire. Eussent-ils eu raison dans les éloges qu'ils font de
notre chef, ils n'auraient pas dû oublier de mentionner les autres
conquistadores; car, en ce qui me regarde, je puis dire que j'eus ma
852 CONQUETE
part dans les grands faits d'armes de Cortès, attendu que je me trou-
vai toujours à ses côtés dans toutes les batailles où il était lui-même,
et dans bien d'autres à propos de conquêtes de provinces que par ses
ordres j'entrepris avec des capitaines mes compagnons d'armes; le
lecteur verra dans mon récit où, quand et comment elles eurent lieu.
J'ai aussi ma part dans l'inscription de la couleuvrine appelée « l'oi-
seau Phénix » qui fut fabriquée à Mexico en or et argent mêlés de
cuivre, et envoyée en présent à Sa Majesté. Or cette inscription di-
sait : Cet oiseau naquit sans égal; personne ne me vaut pour vous
servir' et vous n'avez pas votre pareil dans l'univers; une part m'est
encore due dans cette glorification de notre chef.
Au surplus, lorsque Cortès fut pour la première fois en Castille
baiser les pieds de Sa Majesté, il dit dans son rapport qu'il avait eu
dans les campagnes mexicaines de valeureux compagnons d'armes;
il ajouta qu'à son avis jamais les anciennes chroniques de Rome
n'avaient parlé de guerriers plus remarquables par leur courage. J'ai
ma part aussi dans cet éloge. Lorsqu'il fut à Alger au service de Sa
Majesté, au milieu des événements qui furent la conséquence de la
levée du blocus sous les efforts de la tempête, on assure qu'il saisit
une occasion pour combler d'éloges les conquistadores ses compa-
gnons ; j'en ai ma part sans nul doute, puisque je l'eus dans ses faits
d'armes lorsque je l'accompagnai toujours de mon aide. Quant à ce
que les licenciés prétendent, que je me loue trop moi-même et qu'il
faudrait laisser ce soin à d'autres, je réponds que c'est vrai et qu'en
fait de qualités et de bonnes actions, il est des choses à propos des-
quelles les hommes se louent les uns les autres sans laisser ce soin
à ceux que l'éloge concerne; mais si l'on ne s'est point trouvé dans
nos batailles, si l'on ne les a pas vues ni comprises, comment pour-
rait-on les raconter? Qui donc les dira? Seront-ce les oiseaux qui
volaient dans les airs pendant que nous étions occupés à combattre ?
Ou bien les nuages qui planaient sur nos têtes? Ce soin ne devra-
t-il pas plutôt être laissé à nous, capitaines et soldats, qui nous
trouvions mêlés à l'action?
Si vous aviez remarqué, Messieurs les licenciés, que dans mon
récit j'eusse ôté leurs parts d'honneur et de gloire à quelques-uns
des valeureux capitaines et courageux soldats qui furent mes compa-
gnons d'armes dans les conquêtes, pour m'attribuer tout cet honneur
et toute cette gloire à moi-même, il serait juste sans doute de m'en
faire restituer une partie ; mais il est certain que je ne me donne
môme pas les éloges que je devrais, et ce que j'en dis dans cet écrit,
c'est parce que je désire qu'il reste un souvenir de moi. Je veux
maintenant me permettre une comparaison, à la vérité bien élevée
d'un côté et trop modeste d'un autre, en ce qui regarde un pauvre
soldat comme moi. Quoi qu'il en soit, les chroniques des Co))imen-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 853
taires disent que le grand général et guerrier Jules César assista à
cinquante-trois batailles rangées; eh Lien ! moi je dis que je me suis
trouvé dans plus de batailles que Jules César, et cela se voit claire-
ment du reste dans mon histoire Les chroniqueurs disent aussi
que ce capitaine fut très-valeureux, très-habile au maniement des
armes, plein d'entrain au moment de la bataille, tandis que dans ses
loisirs nocturnes il écrivait ses héroïques actions. Quoiqu'il eût plu-
sieurs écrivains à son service, ne voulant pas s'en rapporter à leurs
soins, il traçait tout de sa propre main; mais il y a bien dos années
de cela et nous ne savons plus aujourd'hui si tout en est certain:
tandis que ce que je raconte, c'est hier, peut-on dire, que cela s'est
passé. Il est donc naturel que dans ce récit je fasse mention des ba-
tailles et des événements auxquels je me suis trouvé mêlé, afin que
dans les temps futurs on puisse dire : « Voilà ce que fit Bernai Diaz
del Castillo », et qu'ainsi ses fils et descendants puissent jouir de la
gloire de ses héroïques actions, de même que nous voyons aujour-
d'hui les renommées et les armoiries provenant des valeureux capi-
taines du temps passé honorer beaucoup de nos chevaliers modernes
et des seigneurs à nombreux vassaux.
Je veux terminer là. ce sujet, de crainte qu'en m'y étendant davan-
tage quelques personnes malignes et de méchante langue ne viennent
dire qu'elles n'y prêtent pas volontiers l'oreille et que je sors des li-
mites où je devrais me renfermer. Peut-être, en continuant, mon récit
s'attirerait-il leur aversion. Toujours est-il que ce que j'ai dit s'est
passé hier, peut-on dire, et nullement dans des temps très-reculés
comme les histoires romaines. Il existe encore des conquistadores
pour affirmer que ce que je raconte a eu lieu comme je le dis. Le
monde est ainsi fait que si en quelque chose j'étais obscur ou répré-
hensible, ils seraient là pour me contredire. Mon histoire même est
un témoignage; elle a beau être vraie, des malins s'empresseraient
d'y faire opposition si cela était réellement possible.
Je veux, pour que l'on comprenne bien ce que je viens de dire,
faire connaître les batailles et rencontres dans lesquelles je me suis
trouvé depuis que je vins découvrir la Nouvelle-Espagne jusqu'à sa
pacification complète. Outre celles que je nommerai, il y en eut beau-
coup d'autres auxquelles je n'assistai pas, soit que je fusse griève-
ment blessé, soit que je souffrisse de quelqu'une de ces maladies que
les fatigues de la guerre rendent plus sérieuses. Il faut savoir aussi
que, les provinces à conquérir étant nombreuses, quelques-uns d'en-
tre nous faisaient certaines expéditions pendant que d'autres marcha ien l
ailleurs. Mais voici les combats ou batailles auxquelles j'assistai :
D'abord une sérieuse rencontre à la pointe de Gotoche, lorsque je
vins découvrir la Nouvelle-Espagne et. Yucatan avec le capitaine
Francisco Hernandez de Cordova.
854 CONQUÊTE
Bientôt, dans les affaires de Champoton, une bataille en rase cam-
pagne dans laquelle on nous tua la moitié de nos camarades et d'où
je sortis grièvement blessé, tandis que le capitaine y reçut deux bles-
sures dont il mourut.
Peu après, dans ce même voyage, au cap de la Floride, lorsque
nous fûmes faire de l'eau, une sérieuse rencontre où je fus blessé,
tandis qu'on enlevait vivant un de nos soldats.
Quand je vins avec un autre capitaine du nom de Juan de Grijalva,
une bataille rangée avec les habitants de Champoton, dans le même
lieu où nous nous étions déjà battus sous Francisco Hernandez. Cette
lois-ci on nous tua dix soldats, et le capitaine fut grièvement blessé.
Plus tard, — lorsque je vins pour la troisième fois, avec le capi-
taine Cortès, — aux affaires de Tabasco, autrement dites du fleuve de
Grijalva, deux batailles rangées sous le commandement de ce capi-
taine.
A notre arrivée à la Nouvelle-Espagne, l'affaire de Cingapacinga,
encore avec Cortès.
Peu de jours après, trois batailles rangées, dans la province de
Tlascala, avec Cortès.
Bientôt, le danger couru à Cholula.
Après être entré à Mexico, j'assistai à l'arrestation de Montezuma.
Je n'inscris pas l'événement comme un fait de guerre, mais à cause
de la hardiesse dont nous fîmes preuve en nous emparant d'un si
puissant seigneur.
Environ quatre mois plus tard, lorsqu'arriva le capitaine Narvaez
contre nous, amenant treize cents soldats, dont quatre-vingt-dix cava-
liers, quatre-vingts arbalétriers et quatre-vingt-dix espingardiers,
tandis que nous n'étions que deux cent soixante-six pour marcher
contre lui, le mettre en déroute et le faire prisonnier; cela toujours
sous les ordres de Cortès.
Bientôt nous marchâmes au secours d'Alvarado que nous avions
laissé à Mexico pour garder Montezuma, lorsque la capitale se sou-
leva. Les Mexicains renouvelèrent constamment les attaques pendant
huit jours et huit nuits consécutifs et nous tuèrent huit cent soixante
soldats. Je compte qu'en six jours je me trouvai mêlé à six batailles.
Bientôt j'assistai à celle que nous livrâmes sur les champs d'Otumba,
et, peu de temps après, à une autre bataille rangée en marchant sur
Tepeaca, sous le commandement du capitaine et marquis Cortès.
Plus tard, lorsque nous marchions sur Tezcuco, une rencontre avec
les Mexicains et les Tezcucans, Cortès étant notre capitaine.
Deux batailles rangées dans lesquelles je reçus à la gorge un dan-
gereux coup de lance, en compagnie de Cortès.
Bientôt deux rencontres avec les Mexicains lorsque nous marchâ-
mes au secours de quelques villages de Tezcuco, à propos d'une ques-
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 855
tion de plantations de maïs sur un terrain situé entre Tezcuco et
Mexico.
Plus tard, lorsque je fus avec le capitaine Cortès autour de la la-
gune, visitant les places les mieux défendues du district, et surtout
ce que Ton appelle aujourd'hui « les pétioles du Marquis », où l'on
nous tua huit soldats et où nous courûmes les plus grands dangers
pour nos vies en essayant un assaut fort inconsidéré, aux ordres de
Cortès.
Bientôt, la bataille de Cornabaca, sous le même capitaine.
A la suite, les trois batailles de Suchimilco où nous courûmes les
plus grands dangers et où l'on nous tua quatre soldats ; en compagnie
de Cortès.
Au siège de Mexico, dans les quatre-vingt-treize jours qu'il nous
fallut pour la prendre, nous avions à livrer bataille presque tous les
jours et toutes les nuits; je fais le calcul que les batailles et rencon-
tres auxquelles j'assistai à cette occasion dépassèrent le nombre de
quatre-vingts.
Après la prise de Mexico, le capitaine Cortès m'envoya pacifier les
provinces de Grua^acualco, Chiapa et Zapotèques ; j'assistai à la prise
de la ville de Chiapa, à deux batailles rangées et à une rencontre.
Dans les affaires de Chamula et de (ruitlan, deux combats en-
core.
A Teapa et à Cimatan, deux autres rencontres, dans lesquelles on
tua deux de mes camarades, et où je fus moi-même grièvement blessé
à la gorge.
J'oubliais de dire que lorsque l'on nous chassa de Mexico, et que
nous en sortîmes en fuyards, pendant neuf journées que nous luttâmes
jour et nuit, j'assistai à quatre autres batailles.
Plus tard, avec Cortès, la campagne de Honduras et des Higueras,
qui dura deux ans et trois mois sans revenir à Mexico. Dans le village
de Culacotu nous eûmes une bataille rangée dans laquelle on me tua
mon cheval qui m'avait coûté six cents piastres.
Après mon retour à la Nouvelle-Espagne, j'aidai à pacifier les sierras
des Zapotèques et Minxes, qui s'étaient soulevés pendant que nous
étions occupés à la précédente campagne.
Je ne compte pas une infinité d'autres .rencontres, parce que ce
serait à n'en pas finir. Je ne mentionnerai pas davantage bien des cir-
constances dans lesquelles je me suis trouvé en grand péril de ma
personne.
Je ne dirai pas non plus que je fus des premiers à commencer l'in-
vestissement de Mexico, quatre ou cinq jours avant Cortès. Je puis
d'ailleurs rappeler que je vins à la découverte de la Nouvelle-Espagne
deux fois avant ce capitaine. En outre, ainsi que je l'ai dit, j'assistai
à la prise de la grande ville de Mexico; je contribuai à lui couper l'eau
856
CONQUÊTE
de Chapultepeque, de telle sorte qu'il n'y eut plus d'eau douce jus-
qu'après la prise de la capitale.
Il résulte de l'énumération qu'on vient de voir que je me suis trouvé
dans cent dix-neuf batailles ou rencontres. Il n'est pas extraordinaire
que je m'en vante, puisque c'est l'exacte vérité. Ce ne sont d'ailleurs
pas là de vieux contes ni des récits d'histoires romaines de dates
éloignées; ce ne sont pas non plus des fictions de poëte; rien n'est
plus patent, plusvéridique que les nombreux et remarquables services
rendus par moi d'abord à Dieu, ensuite à Sa Majesté et à toute la
chrétienté. Merci mille fois à Notre Seigneur Jésus-Christ qui a sauvé
ma vie de tant de dangers, pour que je puisse actuellement tracer
cette si véridique histoire ! J'ajouterai — et je m'en fais gloire — que
j'ai assisté à autant de batailles et rencontres que l'Empereur Henri
IV, d'après l'histoire.
APPENDICE1
Des signes et planètes qu'il y eut dans le ciel de la Nouvelle-Espagne avant notre ar-
rivée. Pronostics et déclaration que les Indiens mexicains firent et dirent à ce sujet;
et d'un signe encore qu'il y eut dans le ciel, et autres choses dignes qu'on s'en
souvienne.
Les Indiens mexicains disaient que peu de temps avant notre arrivée à la
Nouvelle-Espagne, on vit dans le ciel une empreinte rouge et verdâtre,
ronde comme une roue de charrette, à laquelle adhérait une marque, comme
une raie indiquant un chemin venant d'où le soleil se lève pour aboutir à
la nuance rouge de la figure ronde. Montezuma, grand cacique de Mexico,
fit appeler ses papes et ses devins, pour qu'ils portassent leur attention sur
ce signe qu'ils n'avaient jamais vu, et qu'ils croyaient n'avoir jamais existé.
Les papes, paraît-il, consultèrent à ce sujet l'idole Huichilobos. La réponse
fut qu'il allait y avoir beaucoup de pestes et de grandes guerres, avec sa-
crifice abondant de sang humain. Or, nous vînmes en ce même temps avec
Gortès, et, dix mois après nous, Narvaez avec un nègre atteint de petite vé-
role. Le mal se commuiqua à tous les Indiens du village de Cempoal, et de
là s'étendit à la Nouvelle-Espagne entière, où il y eut grand foyer de souf-
frances. En outre, il y a à considérer les combats qu'on nous livra à Mexico
lorsque nous marchâmes au secours de Pedro de Alvarado, et qu'on nous
tua ou sacrifia huit cent cinquante hommes-, par où l'on voit que les pro-
nostics portés à propos des signes célestes devinrent une vérité. Quant à
nous, nous ne les vîmes jamais \ je les mentionne sur le dire des Mexicains,
1. La première édition des Mémoires de Bernai Diaz finit avec le chapitre ccxir. C'est
elle que j'ai suivie dans ma traduction ; c'est donc ici que je devrais finir moi-même
les Mémoires de mon auteur en me conformant à la première pensée de son éditeur,
le moine Alonso Remon. Mais je ne puis perdre de vue que la seconde édition, publiée
dans la môme année que la première, c'est-à-dire en 1632, contient un chapitre deux
cent treizième. J'ignore absolument quelle fut la raison qui le fit distraire une pre-
mière fois et qui lui valut en second lieu les honneurs de l'impression. Ce que je sais,
c'est qu'il est d'un mérite inférieur au reste de l'ouvrage et qu'il n'y devrait figurer
qu'à titre d'appendice, dans le but unique de ne rien omettre de ce qui est sorti de la
plume de l'auteur. C'est cette considération qui me le fait inscrire ici pour compléter
moi-même mon travail. {Le traducteur.)
858 CONQUÊTE
qui en conservaient le souvenir dans leurs écrits, vus et considérés par nous
comme très-authentiques.
Ce que j'ai vu, moi, et ce que virent tous ceux qui le voulurent voir en
l'an 1527, ce fut, pendant la nuit, une marque dans le ciel représentant
comme une longue épée, entre la province du Panuco et la ville de Tezcuco,
et qui ne changea nullement de place pendant vingt jours. Les papes et les
Indiens mexicains prétendirent que c'était l'annonce d'une peste prochaine.
Or, peu de jours après, apparurent la rougeole et une autre maladie sembla-
ble à la lèpre, avec une très-mauvaise odeur. Beaucoup de gens en furent
victimes, quoique beaucoup moins que de la petite vérole.
Je veux dire aussi qu'en l'an 1528, dans la ville de Guazacualco, il plut
une avalanche de gros grumeaux qui ne ressemblaient en rien à ce qui tombe
habituellement du ciel. Quand cela arrivait sur le sol, ce qui paraissait d'a-
bord être de l'eau s'agglomérait en petits crapauds un peu plus grands que
les plus grosses mouches. La terre en resta couverte. Bientôt ils commen-
cèrent à sautiller en prenant la direction de la rivière, qui n'était pas éloi-
gnée, et, sans se confondre dans leur marche, sans dévier de la ligne droite,
ils furent se jeter à l'eau. Comme ils étaient nombreux et le terrain très-
échauffé par suite des fortes chaleurs, tous ne purent pas arriver jusqu'au
fleuve; beaucoup restèrent en chemin, et des oiseaux de proie en mangèrent
la plus grande partie. Ceux qui persistèrent sur le sol y laissèrent une très-
mauvaise odeur; de sorte qu'il nous fallut donner des ordres pour les enle-
ver, afin de nous délivrer de l'infection.
D'autres personnes dignes de foi assurèrent également qu'en un village
près de Vera Cruz, appelé Cempoal, il y eut une grande pluie de petits cra-
pauds près d'une plantation de sucre existant alors non loin du bourg et
appartenant au contador Albornoz.
Et comme cet événement d'une pluie de crapauds n'a pas été à la portée
des regards de tout le monde, je fus tenté d'abord de n'en pas parler, parce
que, de l'avis du sage, les merveilles ne sont pas à dire. Mais un caballero
de cette ville, personne de qualité, appelé Juan de Guzman, ayant pris con-
naissance de mon récit, me dit que c'était très-vrai, et qu'un jour qu'il ve-
nait de la province du Yucatan avec un autre hidalgo, il plut tant de petits
crapauds que leurs manteaux de voyage se couvrirent d'un grand nombre
de ces animaux provenant de la coagulation de l'eau, et qu'il fallut se secouer
pour les faire tomber. Un autre habitant de Guatemala, du nom de Cosme
Roman, dit aussi qu'il avait plu de petits crapauds sur la vieille ville à une
époque qui coïncide avec le récit de Guzman.
Revenons-en à la grande tourmente qu'il y eut à Guatemala en 1541, au
mois de septembre. Il plut tant, pendant trois jours et trois nuits, que le
cratère d'un volcan, situé à une lieue de la ville de Guatemala, se remplit
d'eau ; l'un des côtés du dépôt se fendit et l'eau en sortit avec une telle im-
pétuosité qu'elle entraîna une avalanche de pierres et d'arbres, au point que
si je n'avais vu moi-même ces débris je n'aurais osé y ajouter foi. Comme
deux paires de bœufs furent impuissantes à enlever les blocs qui étaient
tombés, ces énormes pierres sont encore là pour prouver le fait, et même
les arbres avec leurs grandes racines et un amas de pierres plus petites.
L'eau, dit-on, se précipitait en forme de limon fangeux, et il faisait en même
temps un vent si impétueux que ce liquide boueux se massait en vagues
élevées tombant avec un bruit assourdissant qui empêchait les habitants de
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE. 859
distinguer entre eux le son de leurs voix, et les pères d'entendre l'appel de
leurs enfants. La tourmente eut lieu un samedi vers dix heures du soir, le
11 septembre de l'année que j'ai dite. Cette avalanche de pierres, de troncs
d'arbres, d'eau et de boue se précipita sur environ la moitié de l'étendue
de la ville de Guatemala, enlevant et détruisant les maisons sur son pas-
sage, quelles que fussent leur résistance et leur solidité; un grand nombre
d'hommes, de femmes et d'enfants y périrent. Là se perdirent les bijoux et
l'ameublement des habitants, tandis que d'autres maisons, assez éloignées
pour que la tourmente n'eût pas la force de les détruire, se remplirent d'eau,
de boue et de pierres, avec des arbres en travers jusqu'à la hauteur des
fenêtres.
Ce fut au plus fort de l'ouragan que courut se mettre en prières dans son
oratoire l'illustre dame doua Beatrix de la Cueva, femme de l'adelantado
don Pedro de Alvarado; quelques dames et des demoiselles qu'elle avait
amenées de Castille pour les marier se trouvaient avec elle. Tandis qu'elle
priait le bon Dieu de la préserver de la tempête, au moment où elle ne s'y
attendait pas, l'eau et la boue se précipitèrent avec tant de bruit et d'impé-
tuosité, que la maison s'effondra avec l'oratoire et les engloutit. Quelques-
unes furent emportées par l'eau, de telle sorte qu'une seule dame en put
échapper ; elle s'appelle doua Leonor de Alvarado, fille de l'adelantado. On la
trouva perdue entre de grosses pierres et des troncs d'arbres, et ses domes-
tiques l'ayant reconnue l'enlevèrent sans sentiment et morte à demi. Elle
est maintenant mariée avec don Francisco de la Cueva, que l'on dit cousin
du duc d'Albuquerque. Ils ont des fils qui sont d'excellents gentilshommes
et des filles très-généreuses en âge d'être mariées. Je crois qu'on sauva en-
core deux dames dont je ne me rappelle pas les noms.
Je n'abandonnerai point ce triste sujet sans dire que, le jour étant venu,
plusieurs personnes prétendirent qu'au plus fort de la tempête on entendit
des sifflements, des cris et des hurlements épouvantables; c'étaient des dé-
mons qui roulaient avec les pierres, car, sans leur secours, il eût été impos-
sible que de si gros blocs de rocher et des arbres si énormes eussent pu se
mettre en mouvement. On ajoutait qu'au milieu des vagues se voyaient une
vache avec une seule corne, et deux formes d'hommes comme deux nègres
de méchant aspect et grimaçant, qui criaient à haute voix et disaient : « Lais-
sez passer, laissez passer! tout doit finir aujourd'hui! » Les personnes qui
venaient aux portes ou aux fenêtres de leurs habitations, cherchant à s'ex-
pliquer ce que cela pouvait être, étaient prises à l'instant d'une grande
frayeur; et si l'on s'obstinait à passer d'une rue à l'autre pour se porter
secours entre pères et enfants, maris et femmes, on était entraîné par le
torrent de boue jusqu'à la rivière, qui était près de là.
Outre ces désastres, d'autres considérables fondirent sur les pauvres In-
diens qui habitaient plus haut dans la direction suivie par les pierres, l'eau
et la fange; tous furent noyés; que Dieu pardonne à tout le monde !
On prétendit que cette grande dame dont j'ai déjà parlé d'autres fois et
qui perdit alors la vie, avait reçu peu de jours auparavant la nouvelle que
son mari l'adelantado don Pedro de Alvarado avait été tué lorsqu'il portait
secours aux soldats espagnols de Cochitlan, ainsi que je l'ai rapporté et écrit
longuement. En apprenant ce triste événement, elle s'arrachait les cheveux,
se meurtrissait le visage, se lamentait et faisait peindre en noir les murs de
sa maison. Après s'être livrée aux soins des funérailles, elle sentait chaque
860 CONQUÊTE
jour augmenter ses regrets pour son mari défunt-, elle élevait la voix en se
lamentant, refusait de manger et repoussait toute consolation. Cependant,
respectant la coutume de visiter les veuves et ceux qui sont dans la tristesse,
plusieurs caballeros de cette ville se rendaient près d'elle et lui adressaient
des paroles tendant à soulager ses peines; ils lui disaient que puisque le
bon Dieu avait jugé convenable d'enlever le défunt de ce monde, son devoir
était cîe prier pour l'âme de don Pedro et de rendre grâces à Dieu pour l'évé-
nement; ils ajoutaient encore d'autres choses qu'on a l'habitude d'exprimer
en pareille situation.
On prétend que la dame répondit que sans doute elle rendait grâces à
Dieu pour ce qui était arrivé, mais qu'elle n'avait ici-bas aucune autre con-
solation et que Dieu Notre Seigneur n'aurait pu lui faire pire mal que de
lui enlever son mari. Or plusieurs personnes assurèrent que si ces paroles
sortaient réellement du cœur, elles furent des plus répréhensibles ; que Dieu
Notre Seigneur, ne s'y trompant nullement, considéra comme juste de châ-
tier le blasphème par cette grande tempête et la mort de la dame avec toutes
ses demoiselles, suivie de la perte des habitants, femmes, enfants, Indiens,
Indiennes, avec la ruine totale des maisons et de tous les biens. Les secrets
de Dieu sont impénétrables dans tout ce qu'il a trouvé bon de faire; nous
devons lui rendre grâces, chanter ses louanges et le supplier d'un cœur
contrit de nous pardonner nos fautes. Après mon arrivée à Guatemala, j'en-
tendis dire que cette dame n'avait jamais proféré de telles paroles et s'était
contentée de dire qu'elle désirait mourir avec son mari ; tout le reste fut
inventé. Pour en revenir aux pierres qui furent entraînées dans cette ava-
lanche, je dirai qu'elles sont si grandes que, lorsque des étrangers viennent
dans cette ville, ils les vont visiter et restent en admiration devant elles.
Après cette grande catastrophe, les habitants qui avaient eu la chance d'y
échapper s'occupèrent de la recherche des corps morts et de leur inhuma-
tion. Mais ils n'osèrent point continuer à vivre dans la ville. La plupart
d'entre eux, presque tous même, s'en furent à leurs établissements cham-
pêtres ; d'autres se bâtirent des domiciles et des cabanes au milieu des cam-
pagnes, jusqu'à ce qu'il fut convenu entre tous les habitants qu'on fonderait
de nouveau la ville sur le lieu où elle s'élève actuellement, et qui était au-
paravant occupé par des plantations de maïs. Il est certain que le choix du
site fut des plus mauvais. Il eût été mieux pour les habitants et plus con-
venable pour ceux qui trafiquent de l'établir à Petapa ou sur la plaine de
Chimaltenango; car, si nous y voulons bien réfléchir, depuis que la ville a
été rebâtie en cet endroit, les tremblements de terre et les désastres causés
par les crues de la rivière ne lui ont jamais manqué.
Mettant do côté maintenant ce sujet du mauvais choix de l'emplacement,
je veux rappeler ce qui fut convenu dans cette ville entre le dernier évoque,
digne de mémoire, et différents caballeros : on décida que tous les ans, le
11 septembre, une procession sortirait de l'église principale et se dirigerait
de très-bonne heure vers l'ancienne ville, portant les croix, avec les digni-
taires, le clergé séculier, les moines, marchant d'un cœur contrit, en chan-
tant les litanies et d'autres saintes oraisons, la plupart priant et demandant
à Dieu miséricorde, pour qu'il daigne pardonner nos péchés et ceux des
personnes qui moururent dans la tourmente. On avançait ainsi jusqu'à
l'église de la capitale ruinée, que l'on conservait toujours en bon état, ornée
de branchages et de bonnes tapisseries, avec des autels toujours prêts pour
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE.
que les prêtres et les moines y disent la messe. Après le saint sacrifice, on
disait 1rs prières des morts pour tous ceux qui sont inhumés en ce lieu. On
bâtissait de petits monuments funéraires au-dessus des sépultures des per-
sonnes de distinction, on y plaçait des faisceaux de cire allumés, et l'on fai-
sait l'offrande de pain, de vin et de viande; tandis que pour d'autres tombes
on se conduisait en rapport avec le rang qu'avaient occupé les défunts.
Dans la plupart de ces cérémonies on faisait des sermons; révoque que
j'ai mentionné déjà assistait habituellement à la procession. En mourant il
laissa par testament une rente qui devait servir à payer les prêtres qui di-
raient ces messes. Le sermon entendu et la cérémonie finie, un grand nom-
bre de caballeros et de seîioras qui avaient pris soin de faire apporter leur
ordinaire, des goûters et des dîners fins, à la mode espagnole, s'en allaient
se divertir dans quelques parcs, dans des jardins ou même en pleine cam-
pagne, à Limitation de la coutume qu'on a en Castille d'emporter son dé-
jeuner lorsqu'on va faire une procession, un vœu ou une invocation aux
saints hors la ville. Je ne nie suis jamais trouvé mêlé aux cérémonies dont
je viens de parler. Si j'en fais mention, c'est que dans les papiers et mé-
moires de feu l'évêque don Francisco Marroquin se trouvaient décrits les
tremblements de terre avec toutes les circonstances qui s'y rattachent, de
la manière que j'ai racontée. Cela m'a été rapporté au surplus par des per-
sonnes dignes de foi qui se trouvaient là lors de l'inondation -, quant à moi,
j'étais à Chiapa à cette époque. D'autres temps sont venus, et maintenant
les curés et dignitaires de cette sainte église de Guatemala affirment que
l'évêque don Francisco Marroquin, d'heureuse mémoire, n'a laissé aucune
rente pour perpétuer la procession qui d'abord s'était faite, de sorte qu'après
tant d'années écoulées tout se trouve oublié aujourd'hui.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I
A quelle époque je partis de Castille et ce qui m'advint |
CHAPITRE II
De la découverte de Yucalan et d'une rencontre que nous eûmes avec les natu-
rels
ô
CHAPITRE III
De la découverte de Campêche 6
CHAPITRE IV
Comme quoi nous débarquâmes dans une baie entourée de plantations de maïs,
non loin du port de Potoncban. Combats qu'on nous y livra 10
CHAPITRE V
Comme quoi nous convînmes de retourner à l'île de Cuba. De la soif et des diffi-
cultés qu'il nous fallut surmonter jusqu'à notre arrivée au port de la Havane.. 12
CHAPITRE VI
Comme quoi vingt soldats débarquèrent à la baie de la Floride, et avec nous le
pilote Alaminos, pour chercher de l'eau; guerre que les naturels du pa\s nous
firent, et ce qui advint encore avant notre arrivée à la Havane 14
CHAPITRE VII
Des souffrances que j'endurai pour arriver à un bourg appelé Trinidad 18
CHAPITRE VIII
Comme quoi Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, envoya une autre flotte aux
pays que nous découvrîmes 19
CHAPITRE IX
Comme quoi nous fûmes débarquer à Champoton 23
CHAPITRE X
Comme quoi nous continuâmes notre voyage et entrâmes à la bouche de Ter-
minus, nom que nous lui donnâmes alors i'i
CHAPITRE XI
Comme quoi nous arrivâmes au fleuve de Tabasco, appelé Grijalva. et ce qui
nous y advint . , 25
CHAPITRE XII
Comme quoi nous vîmes le village d'Aguayaluco, auquel nous donnâmes le
nom de Rambla 28
864 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE XIII
Comme quoi nous arrivâmes à un fleuve que nous nommâmes rio Banderas et
nous acquîmes quatorze mille piastres 29
CHAPITRE XIV
Comme quoi nous arrivâmes au port de San Juan de Culua 31
CHAPITRE XV
Comme quoi Diego Velasquez envoya un petit navire à notre recherche 33
CHAPITRE XVI
Ce qui nous arriva en côtoyant les sierras de Tusta et de Tuspa 34
CHAPITRE XVII
Comme quoi Diego Velasquez envoya son procureur en Castille 37
CHAPITRE XVIII
De quelques réflexions au sujet de ce que Francisco Lopez de Goniara, mal in-
formé, a écrit dans son histoire 38
CHAPITRE XIX
Comme quoi nous revînmes encore avec une autre flotte aux pays récemment
découverts, ayant pour capitaine Fernand Cortès, qui fut plus tard marquis del
Valle et posséda d'autres dignités. Difficultés qui s'élevèrent pour empêcher
qu'il fût nommé commandant 41
CHAPITRE XX
Des choses que fit et disposa Fernand Cortès après avoir été élu commandant,
comme j'ai dit 44
CHAPITRE XXI
De ce que fit Cortès à son arrivée au bourg de la Trinidad; des civils et mili-
taires qui s'y réunirent pour partir en sa compagnie, et de ce qui nous advint
encore 46
CHAPITRE XXII
Comme quoi Diego Velasquez envoya en poste deux de ses serviteurs à la Trinidad
avec des pouvoirs et des ordres pour enlever à Cortès son commandement et
prendre sa flotte; et ce qui se passa, je vais le dire à la suite 48
CHAPITRE XXIII
Commequoi le capitaine Fernand Cortès s'embarqua avec tous ses hommes, civils
et militaires, pour aller à la Havane, par la route du sud, et envoya au même
port un de ses navires par la route nord; et ce qui advint encore 49
CHAPITRE XXIV
Comme quoi Diego Velasquez envoya son employé, appelé Gaspar de Carnica,
avec pouvoirs et commandements, pour que, en tout état de choses, on arrêtât
Cortès et qu'on lui retirât la flotte ; et de ce qui se fit à ce propos 53
CHAPITRE XXV
Comme quoi Cortès fit voile avec tout son monde, caballeros et soldats, vers l'île
de Cozumel, et ce qui lui advint en ce lieu 54
CHAPITRE XXVI
Comme quoi Cortès commanda une revue de toute son armée et de ce qui nous
advint encore ÔG
CHAPITRE XXVII
Comme quoi Cortès eut connaissance que deux Espagnols se trouvaient au pou-
voir des Indiens, vers le cap Cotoche, et ce qu'on fit à ce propos 57
CHAPITRE XXVIII
Comme quoi Cortès lit la répartition des navires et désignales capitaines qui de-
TABLE DES MATIERES. 865
vaient s'embarquer dans chacun d'eux; on instruisit les pilotes de ce qu'ils au-
raient à faire; on convint des signaux de nuit; et autres choses qui nous ad-
vinrent 60
CHAPITRE XXIX
Comme quoi l'Espagnol esclave des Indiens, qu'on appelait Geronimo Aguilar,
sut que nous avions relâché à Cozumel et s'en vint avec nous, et ce qui arriva
encore g|
CHAPITRE XXX
Comment nous nous rembarquâmes et nous fîmes voile vers le rio Grijalva et de
ce qui nous advint dans le voyage 64
CHAPITRE XXXI
Comment nous arrivâmes au fleuve Grijalva, appelé Tabasco en langue indienne:
des combats qu'on nous y livra, et ce qui nous arriva encore avec les habitants. 66
CHAPITRE XXXII
Comment Corlès commanda à tous les capitaines d'aller avec des groupes de
cent hommes voir l'intérieur du pays, et de ce qui nous advint à ce propos 69
CHAPITRE XXXIII
Comment Cortès nous ordonna de nous tenir prêts à aller le lendemain au-devant
des bataillons ennemis et fit sortir les chevaux des navires; ce qui nous advint
encore dans la bataille que nous eûmes avec les habitants 71
CHAPITRE XXXIV
Comme quoi tous les caciques de Tabasco et de ses provinces nous livrèrent ba-
taille, et de ce qui arriva à ce propos 73
CHAPITRE XXXV
Comment Cortès fit appeler tous les caciques de ces provinces et de ce qui se passa
encore à ce sujet 76
CHAPITRE XXXVI
Comme quoi tous les caciques et calachonis vinrent avec un présent, et ce qui
arriva à ce sujet 7y
CHAPITRE XXXVII
Comme quoi dona Marina était cacique, fille de grands seigneurs et maîtresse de
villages et vassaux ; et comment elle fut amenée à Tabasco 82
CHAPITRE XXXVIII
Comment nous arrivâmes à Saint-Jean d'Uloa avec tous nos navires, et de ce
qui nous y advint 84
CHAPITRE XXXIX
Comment Tendidle alla parler à son maître Montezuma et lui porter le présent,
et de ce que nous fîmes dans notre campement. 88
CHAPITRE XL
Comme quoi Cortès envoya chercher un autre port et un siège de colonisation, et
de ce que l'on fit à ce sujet 90
CHAPITRE XLI
Ce qu? l'on fit au sujet du trafic de l'or, et autres choses qui arrivèrent dans
le campement 93
CHAPITRE XLH
Comme quoi nous proclamâmes Fernand Cortès capitaine général et grand justi-
cier, jusqu'à ce que Sa Majesté en jugeât comme bon lui semblerait. De ce
qu'on fit à ce suje t 96
CHAPITRE XLIII
Comme quoi les partisans de Diego Velasquez contrariaient les pouvoirs que
nous avions donnés à Cortès. Ce que l'on fit h ce sujet 99
■").")
866 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE XLIV
Comme quoi on prit la mesure d'envoyer Pedro de Alvarado vers l'intérieur du
pays pour chercher du maïs et des provisions. Ce qui arriva encore 101
CHAPITRE XLV
Comment nous entrâmes à Cempoal qui était alors un point intéressant. De ce
qui nous y arriva 104
CHAPITRE XLYI
Comme quoi nous entrâmes à Quiavistlan qui était un village fortifié, et y fû-
mes reçus pacifiquement 107
CHAPITRE XLVII
Comme quoi Cortès fit arrêter ces cinq percepteurs de Montezuma et ordonna
que désormais les Totonaques n'obéiraient ni ne payeraient de tribut. De la
rébellion qui s'effectua contre Montezuma 1 10
CHAPITRE XLVIU
Comme quoi nous convînmes de peupler la Villa Rica de la Vera Cruz, de con-
struire une forteresse au milieu des savanes auprès d'une saline, et non loin
du port vilainement dénommé où se trouvaient mouillés nos navires; et de ce
qui arriva. 112
CHAPITRE XLIX
Comme quoi le cacique gros et d'autres personnages vinrent se plaindre à Cor-
tès qu'une garnison de Mexicains se trouvait dans un gros bourg appelé Cinga-
pacinga, y causant beaucoup de dommages. De ce qu'on fit à ce sujet 115
CHAPITRE L
Comme quoi quelques soldats du parti de Diego Velasquez, voyant que décidé-
ment nous voulions rester et qu'on commençait à pacifier les villages, dirent
qu'ils ne voulaient assister à aucune attaque^ mais s'en retourner à l'île de
Cuba 117
CHAPITRE LI
De ce qui nous arriva à Cingapacinga ; comme quoi à notre retour par Cempoal
nous détruisîmes les idoles, et d'autres choses qui arrivèrent 118
CHAPITRE LU
Comme quoi Cortès fit construire un autel; on y plaça une image de Notre
Dame et une croix; on dit la messe et on baptisa les huit Indiennes 123
CHAPITRE LUI
Comme quoi nous arrivâmes à notre Villa Rica de la Vera Cruz et ce qui nous
y advint 125
CHAPITRE LIV
Du rapport et de la lettre que nous envoyâmes à Sa Majesté avec nos procureurs
Alonso Hernandez Puertocarrero et Francisco de Montejo, et qui portaient la
signature de quelques-uns de nos capitaines et soldats 127
CHAPITRE LV
Comment Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, eut avis certain par ces lettres
que nous envoyions des procureurs avec un message et des présents pour notre
Roi, et ce qui fut fait à ce sujet 130
CHAPITRE LVI
Comme quoi nos procureurs débouchèrent avec beau temps du canal de Bahamaj
arrivèrent en Castille en peu de jours et ce qui leur arriva en Cour 132
CHAPITRE LVH
Comme quoi nos envoyés partirent vers Sa Majesté avec tout l'or, les lettres et
les rapports combinés dans notre campement. Evénements de justice par or-
dre de Cortès 135
TABLE DES MATIÈRES. 867
CHAPITRE LVIH
Comme quoi nous résolûmes de marcher sur Mexico et <Ie détruire notre (loi If-
avant de partir ; et ce qui se passa encore. Comme quoi le fait de détruire nos
navires fut le résultat du conseil et de raccord entre les amis de Cortès 137
CHAPITRE LIX
D'un discours que Cortès nous adressa après avoir détruit les navires, et com-
ment nous disposâmes notre départ pour Mexico 139
CHAPITRE LX
Comme quoi Cortès se rendit au point où le navire était mouillé et prit six soldats
et matelots qui étaient sortis du bord; de ce qui arriva à ce sujet 141
CHAPITRE LXI
Comme quoi nous résolûmes d'aller à la ville de Mexico et fûmes par TIascala d'a-
près le conseil du cacique; de ce qui nous arriva tant en actions de guerre
qu'en d'autres choses 143
CHAPITRE LXH
Comment nous prîmes la résolution d'aller par TIascala et y envoyâmes des mes-
sagers pour qu'on trouvât bon notre passage par cette ville. Comme quoi on
arrêta nos messagers ; et ce qu'on fit encore 147
CHAPITRE LXIH
Des guerres et des batailles que nous eûmes à soutenir contre les Tlascaltèques,
et de ce qui advint encore loi
CHAPITRE LXIV
Comme quoi nous nous installâmes dans des établissements et des villages ap-
pelés Teoacingo ou Teuacingo, et de ce que nous y fîmes 154
CHAPITRE LXV
De la grande bataille que nous eûmes à soutenir contre le gouvernement de TIas-
cala; comme quoi Notre Seigneur Dieu voulut nous donner la victoire ; et ce
qui se passa encore 157
CHAPITRE LXVI
Comme quoi le jour suivant nous envoyâmes des émissaires aux caciques de TIas-
cala, les engageant à la paix, et de ce qu'ils firent à ce sujet 160
CHAPITRE LXVH
Comme quoi nous envoyâmes encore des messagers aux caciques de TIascala
pour qu'ils voulussent bien conclure la paix; de ce qu'ils firent et convinrent à
ce sujet 164
CHAPITRE LXYIII
Comme quoi nous convînmes d'aller à un village qui était près de notre campe-
ment, et de ce que l'on fit à ce sujet 166
CHAPITRE LXIX
Comme quoi, lorsque nous revînmes de Cinpacingo avec Cortès, nous fûmes ac-
cueillis dans notre camp par certaines allocutions; et de ce que Cortès répondit. 167
CHAPITRE LXX
Comme quoi le capitaine Xicotenga avait sous la main vingt mille guerriers de
choix pour tomber sur notre camp, et de ce que l'on fit à ce sujet 172
CHAPITRE LXXI
Comme quoi les personnages qu'on avait envoyés pour traiter de la paix ar-
rivèrent à notre camp; du discours qu'ils nous adressèrent et de ce qui se
passa encore 174
CHAPITRE LXXH
Comme quoi des envoyés de Montezuma. grand seigneur de Mexico, arrivèrent à
notre camp ; du présent qu'ils apportèrent 177
868 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE LXXIII
Comme quoi Xicotenga, capitaine général de Tlascala, vint traiter de la paix
de ce qu'il nous dit et de ce qui advint 178
CHAPITRE LXXIV
Comme quoi les vieux caciques de Tlascala vinrent à notre camp pour prier Cor-
tès et nous tous de ne plus tarder d'aller à la ville, et ce qui arriva à ce sujet. 182
CHAPITRE LXXV
Comment nous fûmes à la ville de Tlascala et de ce que firent les vieux caciques;
d'un présent qu'on nous offrit, et comme quoi ils nous présentèrent leurs filles
et leurs nièces, et de ce qui arriva encore 184
CHAPITRE LXXVI
Comme quoi l'on dit la messe en présence de_plusieurs chefs, et d'un présent que
les vieux caciques apportèrent 1 86
CHAPITRE LXXVII
Comme quoi les caciques présentèrent leurs filles à Cortès et à nous tous ; ce que
Ton fit à ce sujet 188
CHAPITRE LXXVIII
Comme quoi Cortès demanda à Maceescaci et à Xicotenga des renseignements
sur Mexico, et du récit qu'on lui fit 190
CHAPITRE LXXIX
Comme quoi notre capitaine Fernand Cortès convint avec tous nos autres capi-
taines et soldats que nous irions à Mexico ; de ce qui advint à ce propos 195
CHAPITRE LXXX
Comment le grand Monlezuma envoya quatre personnages de grande distinction
avec un présent en or et des étoffes ; de ce qu'ils dirent à notre capitaine 197
CHAPITRE LXXXI
Comment les gens de Cholula envoyèrent quatre Indiens d'un rang peu distingué
pour se disculper de ne pas être venus à Tlascala ; de ce qui arriva à ce sujet. 199
CHAPITRE LXXXH
Comment nous fûmes à la ville de Cholula, et de la réception que l'on nous y fit. 200
CHAPITRE LXXX1II
Comme quoi dans la ville de Cholula on avait formé le projet de nous massacrer
par ordre de Monlezuma, et de ce qui nous arriva à ce sujet 202
CHAPITRE LXXXIV
Des messagers et des propositions que nous envoyâmes au grand Monlezuma... 215
CHAPITRE LXXXV
Comme quoi Monlezuma envoya un grand présent en or ; de ce qu'il nous faisait
dire; comment nous convînmes d'aller à Mexico, et de ce qui advint ensuite. 217
CHAPITRE LXXXVI
Comme quoi nous commençâmes à marcher vers la ville de Mexico; de ce qui ar-
riva en route, et de ce que Montezuma nous fit dire 219
CHAPITRE LXXXVII
Comme quoi le grand Montezuma nous envoya d'autres ambassadeurs avec un
présent en or et des étoffes; ce qu'ils dirent à Cortès et ce qu'il répondit.. . . 223
CHAPITRE LXXXVIII
De la solennelle réception que le grand Montezuma nous lit, à Corlès et à nous
tous lors de notre entrée dans sa capitale de Mexico 227 |
CHAPITRE LXXXIX
Comment le grand Montezuma vint nous visiter dans nos logements avec plu-
sieurs caciques ; de la conversation qu'il eut avec notre général 231
TABLE DES MATIÈRES. 869
CHAPITRE XC
Comme quoi, dès le lendemain, notre général fut rendre visite à Montezuma, et
des conversations qu'ils eurent ensemble 233
CHAPITRE XCI
Des manières et de la personne de Montezuma, et comme quoi c'était un grand
seigneur 236
CHAPITRE XCII
Comme quoi notre capitaine sortit pour voir la ville de Mexico, le Tatelulco qui
est sa grande place, et le temple de Huichilobos; et de ce qui advint encore.. 243
CHAPITRE XCHI
Comme quoi nous bâtîmes une église avec son autel dans nos logements et érigeâ-
mes une croix au debors. Comme quoi encore nous découvrîmes la salle et la
chambre cachée où se trouvait le trésor du père de Montezuma; et comment
on convint de faire le monarque prisonnier 2.'>3
CHAPITRE XCIV
Comment eut lieu la bataille que les chefs mexicains livrèrent à Juan de Esca-
lante. et comment on le tua, lui, le cheval, six autres soldats et plusieurs de
nos amis totonaques
l.M
CHAPITRE XCV
De l'emprisonnement de Montezuma et de ce qui fut fait à ce sujet. 2â9
CHAPITRE XCVI
Comme quoi notre général envoya à la Villa Rica pour lieutenant et commandant
de place un hidalgo nommé Alonso de Grado, en remplacement de l'alguazil
mayor Juan de Escalante. tandis qu'il fit retomber ce titre sur Gonzalo de San-
doval qui fut alguazil mayor depuis ce moment. Ce qui arriva à ce sujet je le
vais dire à la suite 266
CHAPITRE XCVH
Comme quoi, Montezuma étant notre prisonnier, Corlès et nous tous lui faisions
fête; comment on l'autorisa même à visiter ses temples 260
CHAPITRE XCVIII
Comment Cortès donna l'ordre de construire deux bricks solides et bons voiliers
pour naviguer sur la lagune; comme quoi aussi Montezuma demanda à
Cortès l'autorisation d'aller faire ses prières au temple; ce que Cortès répondit
et comment il accorda cette permission 273
CHAPITRE XCIX
Comme quoi nous lançâmes les bricks ; comme quoi aussi le grand Montezuma
dit qu'il voulait aller à la chasse; il fut avec les brigantins jusqu'à un penol
où il y avait beaucoup de chevreuils et quantité d'autre gibier, et où personne
n'entrait sans s'exposer à de graves peines 274
CHAPITRE C
Comme quoi les neveux du grand Montezuma s'efforçaient de réunir autour d'eux
plusieurs autres .seigneurs, pour que l'on mît Montezuma en liberté en nous
chassant de la capitale 277
CHAPITRE CI
Comme quoi Montezuma, plusieurs caciques et bon nombre de personnages des
districts jurèrent obéissance à Sa Majesté, et de plusieurs autres choses qui se
passèrent 283
CHAPITRE CH
Comme quoi Cortès fit en sorte d'être renseigné sur les mines d'or, en quoi elles
consistaient, dans quelles rivières elles se trouvaient: et aussi sur les bons
ports, depuis le Panuco jusqu'à Tabasco, surtout le fleuve Guazacualco. De ce
qui arriva à ce sujet 2K.~»
870 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE CIII
Comme quoi revinrent les capitaines que notre général avait envoyés visites les
mines et sonder le port et la rivière Guazacualco 287
CHAPITRE CIV
Comme quoi Cortès dit au grand Montezuma qu'il ordonnât à tous les caciques du
pays de payer tribut à Sa Majesté, et de ce qu'on fit à ce sujet 290
CHAPITRE CV
Comme quoi l'on partagea l'or que l'on avait acquis, tant celui que Montezuma
avait donné que ce que l'on recueillit dans les villages. Ce ce qui advint à un
soldat à ce propos 293
CHAPITRE CVI
Comme quoi il y eut des discussions entre Juan Yelasquez de Léon et le trésorier
Gregorio Mexia au sujet de l'or qui manquait dans les tas avant qu'on le fondît.
Ce que Cortès fit à cet égard 296
CHAPITRE CVII
Comme quoi le grand Montezuma dit à Cortès qu'il voulait lui donner une de
ses filles en mariage. Ce que Cortès lui repondit : il la prit cependant. Comme
quoi elle était servie et honorée au titre de fille d'un si grand seigneur 297
CHAPITRE CVIH
Comme quoi le grand Montezuma dit à Cortès de sortir de Mexico avec tous ses
soldats, parce que les caciques el les papes voulaient se soulever et nous faire
une guerre à mort, attendu que c'était ainsi convenu à la suite du conseil qu'en
avaient donné les idoles. Ce que Cortès fit à ce sujet 299
CHAPITRE CIX
Comme quoi Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, se hâta d'envoyer sa flotte
contre nous, avec Pamphilo de Narvaez pour capitaine général, et comment
vint avec lui le licencié Lucas Vasquez de Aillon, auditeur du Haut Tribunal
de Saint-Domingue. Ce que l'on fit à ce sujet 302
CHAPITRE CX
Comme quoi Pamphilo de Narvaez arriva au port de Saint-Jean d'Uloa, qu'on
appelle Vera Cruz, avec toute sa flotte ; et de ce qui lui advint 304
CHAPITRE CXI
Comme quoi Pamphilo de Narvaez envoya sommer de se rendre avec tous les
siens Gonzalo de Sandoval, qui commandait à la Villa Rica. Ce qui arriva à
ce sujet 306
CHAPITRE CXH
Comme quoi Cortès écrivit à Narvaez et à quelques-uns de ses amis personnels,
en particulier à Andrès de Duero, secrétaire de Diego Velasquez, après s'être
bien renseigné sur le fait de savoir quel était le commandant de l'expédition,
combien elle avait d'hommes, quelles étaient ses provisions de guerre et les
faits et gestes de nos trois déserteurs passés à Narvaez. Comme quoi notre gé-
néral apprit que Montezuma envoyait de l'or et des étoffes à Narvaez, ainsi que
les réponses de celui-ci; comme quoi encore le licencié Lucas Vasquez de Aillon,
auditeur du Tribunal de Saint-Domingue, venait avec l'expédition, et de quels
ordres il était porteur 309
CHAPITRE CXIII
Comme quoi des paroles irritantes furent échangées entre le capitaine Pamphilo
de Narvaez et l'auditeur Lucas Vasquez de Aillon, qui fut arrêté et envoyé
prisonnier à Cuba ou en Castille. Ce qui advint à ce propos 312
CHAPITRE CXIV
Comme quoi Narvaez, avec toute son armée, s'en vint à la ville de Cempoal; ce
qu'il fit à ce sujet et ce que nous faisions en même temps dans la ville de
Mexico. Comme quoi nous résolûmes de marcher contre Narvaez 314
TABLE DES MATIÈRES. 871
CHAPITRE CXV
Comment le grand Montezuma demanda à Certes s'il était vrai qu'il voulût mar-
cher contre Narvaez, quoique les forces de celui-ci fussent bien supérieures au\
nôtres, ajoutant que, s'il nous arrivait malheur, il en éprouverait beaucoup
de regret 316
CHAPITRE CXV1
Comme quoi Cortès résolut avec tous nos capitaines et soldats d'envoyer encore
une fois au quartier de Narvaez le Père de la Merced, homme fin et à ressources,
qui devait se présenter en humble serviteur de Narvaez, dont il aurait l'air
d'embrasser la cause plutôt que celle de Cortès. Il devait aussi s'aboucher se-
crètement avec les artilleurs Rodrigo Martin et Usagre, et parler à Andrès de
Duero, le priant de venir s'entendre avec Cortès. Il lui était enjoint de donner
en mains propres la lettre qu'il apportait à Narvaez et de faire bien attention
à toutes choses. Du reste il était porteur de plusieurs disques et chaînes d'or
pour en faire le partage 320
CHAPITRE CXVII
Comme quoi le Père Rartolomé de Olmedo, de l'ordre de Notre Dame de la Merced,
fut à Cempoal où se trouvait Narvaez avec tous ses officiers; ce qui se passa
à ce sujet et la remise de la lettre 322
CHAPITRE CXVHI
Comme quoi notre camp fut passé en revue. On apporta deux cent cinquante
piques très-longues, ayant des lames en cuivre, que Cortès avait fait
fabriquer dans le pays des Chichinatèques ; nous nous exercions à les ma-
nier dans le but d'attaquer les cavaliers de Narvaez. De beaucoup d'autres
choses qui advinrent dans le campement 325
CHAPITRE CXIX
Comme quoi vinrent à notre campement Andrès de Duero, le soldat Usagre et deux
Indiens de Cuba, domestiques de Duero; quel était ce Duero et pourquoi il
venait ; ce que nous en sûmes et ce qui fut convenu 326
CHAPITRE CXX
Comme quoi arrivèrent au camp de Narvaez Juan Velasquez de Léon et son écuyer
appelé Juan del Rio, et de ce qu'il advint 329
CHAPITRE CXXI
De ce que l'on fit dans le quartier de Narvaez après que nos émissaires en furent
partis 334
CHAPITRE CXXII
De ce qui fut convenu dans notre camp pour marcher contre Narvaez ; le discours
que Cortès nous adressa, et ce que nous répondîmes 335
CHAPITRE CXXIII
Comme quoi, après la défaite de Narvaez, que je viens de conter, se présentèrent
les Indiens de Chinanla que Cortès avait fait appeler, et de quelques autres
choses qui arrivèrent 345
CHAPITRE CXXIV
Comme quoi Cortès envoya au port Francisco de Lugo avec deux soldats, char-
pentiers de navires, pour amener à Cempoal tous les maîtres et pilotes de la flotte
de Narvaez, avec ordre aussi d'enlever des vaisseaux les voiles, les gouvernails
et les boussoles, afin qu'il ne fût pas possible de donner avis à Cuba, à Diego
Velasquez, de ce qui était arrivé. Comme quoi encore on nomma un amiral. . . 346
CHAPITRE CXXV
Comme quoi nous nous mîmes en route à marches forcées avec Cortès et ses ca-
pitaines, ainsi que. tous les hommes de Narvaez, excepté ce général lui-même
et Salvatierra, qui restèrent prisonniers 350
872 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE CXXYI
Comme quoi on nous attaqua à Mexico; les combats qu'on nous livra, et autres
choses qui nous arrivèrent 353
CHAPITRE CXXVII
Montezuma étant mort, Cortès résolut de le faire savoir aux capitaines et digni-
taires qui nous faisaient la guerre ; ce qui arriva à ce sujet 362
CHAPITRE CXXVIII
Comme quoi nous convînmes que nous sortirions de Mexico et ce que l'on fit
à ce sujet 364
CHAPITRE CXXIX
Comme quoi nous fûmes au chef-lieu de Tlascala et ce qui nous arriva 378
CHAPITRE CXXX
Comme quoi nous fûmes à la province de Tepeaca. Ce que nous y fîmes et
autres choses qui advinrent 385
CHAPITRE CXXXI
Comme quoi un navire vint de Cuba, envoyé par Diego Velasquez, ayant pour
capitaine Pedro Rarba. Le moyen dont se servit, pour s'emparer de sa per-
sonne, l'amiral que Cortès avait chargé de garder la mer 89
CHAPITRE CXXXII
Comme quoi les habitants de Guacachula vinrent demander l'appui de Cortès à
cause des mauvais traitements et des vols dont ils étaient victimes de la part
des Mexicains. Ce que l'on fit à ce sujet 39 1
CHAPITRE CXXXIII
Comme quoi arriva au port de la Villa Rica un des navires que Francisco Garay
avait envoyés au Panuco. Ce qui s'ensuivit 394
CHAPITRE CXXXIV
Comme quoi Cortès envoya Gonzalo de Sandoval pour pacifier les bourgs de
Xalacingo et Cacatami, avec deux cents soldats, vingt cavaliers et douze arba-
létriers, lui donnant pour mission de découvrir quels étaient les Espagnols
qu'on y avait tués ainsi que les armes qu'on leur avait prises, voir le pays que
c'était et exiger l'or qu'on y avait enlevé ; ce qui advint encore 396
CHAPITRE CXXXY
Comme quoi on rassembla les femmes et les esclaves provenant des affaires de
Tepeaca, de Cachula, de Tecamachalco, de Castilblanco et de tous les pays en
dépendant, pour qu'on les marquât au fer, au nom de Sa Majesté; ce qui ad-
vint à ce sujet 400
CHAPITRE CXXXVT
Comment les capitaines et principales personnes que Narvaez avaient amenés
avec lui demandèrent l'autorisation de retourner à l'île de Cuba; comme quoi,
l'ayant obtenue, ils se mirent en route. Comment Cortès envoya des ambassa-
deurs en Castille, à Santo-Domingo et à Jamaïque, et ce qui advint en toutes
ces choses 403
CHAPITRE CXXXV1I
Comment nous prîmes avec toute notre armée le chemin de Tezcuco. Ce qui nous
arriva en route, et autres choses qui advinrent 409
CHAPITRE CXXXVIH
Comme quoi nous fûmes à Iztapalapa avec Cortès, qui emmenait avec lui Chris-
toval de Oli et Pedro de Alvarado, laissant Gonzalo de Sandoval pour garder
Tezcuco. De ce qui nous advint dans l'attaque de ce village 415
TABLE DES MATIÈRES. 873
CHAPITRE CXXXIX
Comme quoi trois villages des confins de Tezcuco envoyèrent, des propositions de
paix, demandant pardon pour les guerres passées et pour la mort des Espa-
gnols; des excuses qu'ils présentèrent à cet égard; comme quoi Gonzalo de
Sandoval fut porter secours à Chalco et à Talmanalco contre les Mexicains, et
ce qui advint encore 417
CHAPITRE CXL
Comme quoi Gonzalo de Sandoval fut à Tlascala chercher le bois des brigantins,
et ce qu'il fit dans un village que nous appelâmes « le village moresque ». ... 424
CHAPITRE CXLI
Comme quoi notre capitaine Corlès partit pour une expédition au village de
Saltocan, qui est situé dans la lagune, à environ six lieues de Mexico. Com-
ment il alla de ce point à d'autres villages; ce qui lui arriva dans cette entre-
prise 428
CHAPITRE CXLII
Comme quoi le capitaine Gonzalo de Sandoval fut à Chalco et à Talmanalco avec
toute son armée, et ce qui arriva dans cette expédition 436
CHAPITRE CXLIII
Comment on marqua au fer rouge les esclaves à Tezcuco, et comme quoi nous
eûmes la nouvelle qu'un navire était arrivé à la Villa Rica. Je dirai les pas-
sagers qui le montaient et autres choses qui advinrent 442
CHAPITRE CXLIV
Comme quoi noire capitaine Cortès entreprit une expédition dans laquelle on fit
le tour de la lagune, visitant toutes les villes et grands villages qu'on trouva
sur ses bords. Ce qui nous advint dans cette entreprise 446
CHAPITRE CXLV
De la grande soif dont nous eûmes à souffrir en roule, et de l'extrême péril
dans lequel nous nous vîmes à Suchimilco, à propos des batailles et des com-
bats que nous eûmes à soutenir contre les Mexicains et les habitants de cette
ville; des nombreuses autres rencontres que nous eûmes jusqu'à notre arrivée
à Tezcuco 455
CHAPITRE CXI AI
Comme quoi nous arrivâmes à Tezcuco en compagnie de Cortès avec toute
notre armée, de retour de notre visite aux villages qui entourent la lagune ; de
la conjuration ourdie par quelques hommes des troupes de Narvaez pour
tuer Cortès et ceux qui voudraient le défendre; comme quoi l'auteur principal
de cette bagarre fut un ancien ami de Diego Velasquez, gouverneur de Cuba,
que Cortès fit pendre conformément à une sentence : comme quoi aussi on
marqua au fer les esclaves et l'on se mit en garde dans nos quartiers et dans
tous les villages nos alliés; on passa des revues, on lança des ordres du
jour, et autres choses qui advinrent encore 467
CHAPITRE CXLVII
Comme quoi Cortès ordonna à tous les villages alliés situés près de Tezcuco de
faire provision de flèches et de pointes de cuivre; et ce qui advint encore en
nos quartiers royaux 46i
CHAPITRE CXLVIII
Comment on passa une revue sur les grandes places de Tezcuco. Des cavaliers,
des arbalétriers, des escopettiers et des soldats qui en firent partie. Des
ordres du jour qui furent publiés, et bien d'autres choses que l'on fit 47 1
CHAPITRE CXLIX
Comme quoi Cortès fit choix des matelots qui devaient ramer sur les brigantins
et leur désigna les capitaines qui les y commanderaient; d'autres choses
qu'on fit encore 472
874 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE CL
Comme quoi Cortès forma trois divisions de soldats, de cavaliers, d'arbalétriers et
de gens d'escopette pour aller par terre effectuer l'investissement de la grande
ville de Mexico. Des capitaines qu'il mit à la tête de chaque division, et des sol-
dats, cavaliers, arbalétriers, escopcttiers qu'il répartit entre eux; ainsi que les
postes et les villes où nos quartiers devaient être établis 475
CHAPITRE CLI
Comme quoi Cortès fit la répartition de douze brigantins et mit à terre les
hommes du treizième, qu'on appelait le Tapageur; et ce qui advint encore.. 485
CHAPITRE CLH
Comme quoi les Indiens mexicains firent éprouver à Cortès une déroule, lui pri-
rent soixante-deux soldats espagnols, enlevés vivants pour être sacrifiés, et le
blessèrent lui-même à la jambe; du grand danger que nous courûmes par sa
faute 500
CHAPITRE CLIH
De la manière dont nous combattions, et comme quoi nos alliés s'en retournèrent
chez eux 512
CHAPITRE CLIV
Comme quoi Cortès envoya prier Guatemuz d'accepter des conditions de paix... 520
CHAPITRE CLV
Comme quoi Gonzalo de Sandoval marcha contre les provinces qui voulaient por-
ter secours à Guatemuz 5?3
CHAPITRE CLVI
Comment on prit Guatemuz 530
CHAPITRE CLVII
Comme quoi Cortès donna l'ordre de réparer les conduites d'eau de Chapultepe-
que, et mille autres choses qui arrivèrent 541
CHAPITRE CLVIII
Comme quoi débarqua à la Villa Rica un certain Christobal de Tapia qui venait
pour être gouverneur 549
CHAPITRE CLIX
Commme quoi Cortès et les commissaires du Roi convinrent d'envoyer à Sa Ma-
jesté tout l'or qui Lui revenait pour son quint royal sur les dépouilles de Mexico,
et comme quoi on Lui adressa, comme Lui appartenant en propre, la garde-
robe en or et joyaux qui avait appartenu à Montezuma et à Guatemuz. De ce
qui advint à ce sujet 559
CHAPITRE CLX
Comme quoi Gonzalo de Sandoval arriva avec son armée à un village appelé
Tustepeque; ce qu'il y fit. Comme quoi aussi il avança jusqu'à Guazacualco
et tout ce qui lui advint encore 565
CHAPITRE CLXI
Comment Pedro de Alvarado fut à Tutepequc pour fonder une villa; ce qui lui
advint dans la pacification de cette province et dans l'établissement de la villa. 574
CHAPITRE CLXH
Comme quoi Francisco de Garay vint de la Jamaïque au Panuco avec une
grande flotte. Ce qui lui advint et plusieurs choses qui arrivèrent 577
CHAPITRE CLXIII
Comme quoi, le licencié Alonso de Zuazo venant sur une caravelle à la Nouvelle-
Espagne avec deux moines de la Merced, amis de fray Rartolomé de Olmedo, le
bâtiment fut s'échouer sur de petites îles appelées les Vivoras. De la mort de
l'un des moines, et de ce qui arriva encore 593
TABLE DES MATIÈRES. 875
CHAPITRE CLXIY
Comme quoi Corlès envoya Pedro de Alvarado à la province de Guatemala pour
qu'il en soumit les habitants et y fondât une ville. De ce qui se Ut à cet égard. 59G
CHAPITRE CLXV
Comme quoi Cortès envoya une (lotte pour conquérir et pacifier les provinces de
{Ligueras et de Honduras, choisissant Christoval de Oh pour capitaine général
de l'expédition. Ce qui advint je vais le dire à la suite 604
CHAPITRE CLXYI
Comme quoi nous tous qui restâmes pour colons du Guazacualco nous étions con-
stamment occupés à pacilier les provinces qui se soulevaient; comme quoi en-
core Cortès donna l'ordre au capitaine Luis Marin d'aller conquérir et pacifier
la province de Chiapa, et à moi do marcher avec lui et avec fray Juan de las
Yarillas, moine de la Merced et parent de Zuazo. De ce qui arriva dans cette
expédition 607
CHAPITRE CLXVII
Comme quoi nos procureurs qui étaient en Castille récusèrent l'éveque de Burgos,
et de ce qui advint encore 626
CHAPITRE CLXVIII
Comme quoi Pamphilo de Narvaez, Christobal de Tapia. un pilote appelé Gonzalo
de Umbria et un autre soldat du nom de Cardenas comparurent devant Sa Ma-
jesté, sous la protection de l'éveque de Burgos, quoique celui-ci n'eût plus
pouvoir d'intervenir dans les affaires des Indes, puisqu'on lui avait retiré cet
emploi, et qu'il vécût à Toro. Tous ces gens que je viens de nommer formu-
lèrent des plaintes contre Cortès par-devant Sa Majesté. De ce qui se fit à ce
sujet 629
CHAPITRE CLXIX
De quoi Cortès s'occupa après sa nomination de gouverneur de la Nouvelle-
Espagne; comment et de quelle manière il répartit des villages d'Indiens, et
autres choses qui se passèrent. Conférences qu'eurent entre elles, à ce sujet,
quelques personnes reconnues sages 641
CHAPITRE CLXX
Comme quoi le capitaine Femand Cortès envoya en Castille, à Sa Majesté, quatre-
vingt mille piastres en or, ainsi qu'un canon ; c'était une couleuvrine très-
richement sculptée de différents dessins; elle était en entier, ou en grande
partie, en or bas mêlé d'argent de Mechoacan et s'appelait Phénix. Il envoxa
aussi à son père. Martin Cortès, environ cinq mille piastres d'or, et je vais
dire ce qui advint à ce sujet 6 al
CHAPITRE CLXXI
Comme quoi arrivèrent au port de la Vera Cruz douze moines franciscains d'une
très-sainte vie, ayant pour vicaire ei. gardien fray Martin de Valencia, religieux
si bon qu'il eut la réputation de faire des miracles; il était natif d'un bourg
de Tierra de Campo appelé Valencia de don Juan. De ce que Cortès fit à son
arrivée , 6ô4
CHAPITRE CLXXII
Comment Cortès écrivit à Sa Majesté en lui envoyant trente mille piastres d'or.
Comment il s'occupait de la conversion des Indiens et de la réédilîcation de
Mexico. Comme quoi il avait envoyé Christoval de OU pacifier les provinces de
Honduras accompagné d'une bonne armée, avec laquelle il se rebella Com-
ment Corlès fil le récit d'autres choses qui s'étaient passées au Mexique ; et
par le navire qui portait ces lettres, le trésorier de Sa Majesté, Rodrigo de Al-
bornoz, en envoya d'autres en secret, dans lesquelles il parlait en mauvais
termes de Cortès et de nous tous qui avions commencé l'expédition avec lui ;
quelles mesures Sa Majesté ordonna de prendre à cet égard 656
876 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE CLXXIII
Comme quoi Cortès, ayant su que Christoval de Oli s'était soulevé avec sa flotte
en s'alliant à Diego Yelasquez, gouverneur de Cuba, envoya contre lui le capi-
taine Francisco de Las Casas. Je vais dire, à la suite, ce qui arriva 661
CHAPITRE CLXXIV
Comme quoi Fernand Cortès partit de Mexico en route pour les Higueras à la re-
cherche de Christoval de Oli, de Francisco de Las Casas, et d'autres capitaines
et soldats. Des gentilshommes et capitaines que Cortès choisit à Mexico pour
aller en sa compagnie : du train et du service dont il s'entoura jusqu'à son
arrivée à Guazacualco, et d'autres choses qui advinrent 665
CHAPITRE CLXXV
De ce que fit Cortès après le départ du Factor et du Veedor pour Mexico. Des
fatigues que nous eûmes à supporter dans notre long voyage; des ponts que
nous jetâmes et de la faim que nous eûmes à supporter dans les deux ans et
trois mois que nous restâmes en route 670
CHAPITRE CLXXVI
Comme quoi, après être arrivé au village de Ciguatepecad, Cortès envoya Fran-
cisco de Médina comme capitaine à la recherche de Simon de Cuenca, pour
qu'ils vinssent, avec les deux navires dont j'ai déjà parlé, à Triomphe de la
Croix, au Golfo Dulce. De ce qui advint encore 67 7
CHAPITRE CLXXVII
A quoi s'occupa Cortès après être arrivé à Acala et comme quoi, en un village
plus loin dépendant d'Acala, il fit pendre Guatemuz, grand seigneur de Mexico,
et un autre cacique, seigneur de Tacuba; et la raison pourquoi, et autres
choses qui arrivèrent 682
CHAPITRE CLXXVIII
Comme quoi nous continuâmes notre voyage, et ce qui nous advint 687
CHAPITRE CLXXIX
Comme quoi Cortès entra dans la ville habitée par les hommes de Gil Gonzalez
de Avila. De la grande joie que ressentirent tous les colons et ce que Cortès
ordonna 697
CHAPITRE CLXXX
Comme quoi, le lendemain de notre arrivée au port auquel je ne connais point
d'autre nom que celui de San Gil de Ruena Vista, nous fûmes, au nombre de
quatre-vingts soldats, tous à pied, avec le capitaine Louis Marin, chercher du
maïs et explorer le pays. Ce qui advint encore je vais le dire à la suite 699
CHAPITRE CLXXXI
Comme quoi Cortès s'embarqua avec tous les soldats qu'il avait amenés en sa
compagnie et ceux qui se trouvaient à San Gil de Ruena Vista, et fut fonder une
colonie au point que l'on appelle aujourd'hui Port de Caballos, auquel on
donna le nom de Nativité, et de ce que Ton y fit 70J
CHAPITRE CLXXXII
Comme quoi le capitaine Gonzalo de Sandoval commença à pacifier celte pro-
vince de Naco. Des grandes rencontres qu'il eut avec les habitants, et ce que
l'on fit encore T05
CHAPITRE CLXXXIII
Comme quoi Cortès débarqua au port appelé Truxillo. Comment tous les habi-
tants de la ville furent au-devant de lui pour le recevoir et se réjouirent beau-
coup avec lui. De tout ce qu'il fit en ce lieu 707
CHAPITRE CLXXXIV
Comme quoi le capitaine Gonzalo de Sandoval, qui était à Naco, s'empara de
quarante soldats espagnols et de leur capitaine, tous venus de Nicaragua,
TABLE DES MATIERES. 877
qui causaient «les dommages et pillaient les Indiens des villages par où ils pas-
saient 711
CHAPITRE CLXXXV
Comme quoi le licencié Zuazo envoya de la Havane une lettre à Cortès dont le
contenu est comme je vais dire 714
CHAPITRE CLXXXVI
Comme quo icertains amis de Pedro Arias de Avila partirent en poste de Nicara-
gua pour lui faire savoir que Francisco Hernandez, qu'il y avait envoyé en qua-
lité de capitaine, s'était mis en correspondance avec Cortès en se soulevant
contre lui avec les provinces de Nicaragua. Ce que Pedro Arias fit à ce propos. 723
CHAPITRE CLXXXVH
Comme quoi Cortès, allant par mer à Mexico, essuya une tempête et fut obligé
de revenir deux fois au port de Truxillo. et ce qui lui advint en ce lieu 723
CHAPITRE CLXXXVIH
Comme quoi Cortès envoya un navire à la Nouvelle-Espagne avec un de ses ser-
viteurs nommé Martin de Orantes pour capitaine, porteur de lettres et pou-
voirs pour que Francisco de Las Casas et Pedro de Alvarado fussent chargés
du gouvernement, s'ils étaient là, et, à leur défaut, Alonso de Estrada et Al-
bornoz 726
CHAPITRE CLXXXIX
Comme quoi le Trésorier, avec un grand nombre d'autres caballeros, pria les
Frères franciscains d'envoyer fray Diego de Altamirano, parent de Cortès, avec
un navire, à Truxillo, pour ramener le général, et ce qui arriva 729
CHAPITRE CXC
Comme quoi Cortès s'embarqua à la Havane pour aller à la Nouvelle-Espagne et
arriva à la Vera Cruz avec beau temps. Des réjouissances qui accompagnèrent
son arrivée 733
CHAPITRE CXCI
Comme quoi, en ce temps-là, arriva au port de Saint-Jean d'Uloa, avec trois na-
vires, le licencié Luis Ponce de Léon, qui vint ouvrir une enquête au sujet de
Cortès; et ce qui arriva à ce sujet; et il faut revenir sur ses pas pour qu'on
comprenne bien ce que je vais dire 736
CHAPITRE CXCII
Comme quoi le licencié Luis Ponce, après avoir présenté les provisions royales
et reçu hommage, fit annoncer publiquement qu'une enquête était ouverte
contre Cortès et tous ceux qui avaient rempli des fonctions judiciaires;
comme quoi encore il fut atteint du mal de modorra et en mourut, et de
ce qui arriva encore 743
CHAPITRE CXCIII
Comme quoi, après la mort du licencié Ponce de Léon, le licencié Marcos de
Aguilar commença à gouverner. Des disputes qu'il y eut à ce sujet. Comment
il se lit que le capitaine Luis Marin et nous tous qui marchions en sa compa-
gnie rencontrâmes Pedro de Alvarado qui allait chercher Cortès. Nous nous
rejouîmes les uns et les autres, parce que, le pays étant en guerre, nous
allions pouvoir le traverser avec moins de danger 74.">
CHAPITRE CXCIV
Comme quoi Marcos de Aguilar mourut, ordonnant par testament que le trésorier
Alonso de Estrada se chargeât du gouvernement, à la condition de ne rien ré-
soudre au sujet du procès du Factor et du Veedor, ni sur le fait de donner ou
de retirer des Indiens, jusqu'à ce que Sa Majesté ordonnât ce qui serait le
mieux à sa convenance, restant ainsi dans les limites du testament de Luis
Ponce de Léon ' °2
878 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE CXCV
Gomme quoi vinrent d'Espagne des lettres pour Cortès du cardinal de Siguenza
don Garcia de Loyosa qui était président des Indes et fut ensuite archevêque
de Séville, et de plusieurs autres caballeros, afin qu'en tout état de choses il
partît sans retard pour la Castille; et on lui apporta la nouvelle que son père
Martin Cortès était mort: et ce qu'il fit à ce sujet 760
CHAPITRE CXCYI
Comme quoi, Cortès étant en Castille, avec le titre de marquis, 1 Audience royale
vint à Mexico ; de quoi elle s'occupa . • 769
CHAPITRE CXCVII
Comme quoi Nuno de Guzman apprit, comme chose certaine, par lettres de Cas-
tille, qu'on lui enlevait son emploi, attendu que Sa Majesté avait ordonné
qu'on destituât et lui et les auditeurs et que d'autres vinssent à leur place. II
résolut d'aller conquérir et pacifier la province de Xalizco qui s'appelle actuel-
lement la Nouvelle-Galice 777
CHAPITRE CXCVIII
Comme quoi l'Audience royale arriva à Mexico et ce qu'on fit 778
CHAPITRE CXCIX
Comme quoi don Hernando Cortès, Marquis Del Valle, revint d'Espagne marié
avec la senora dona Juana de Zuniga. avec le titre de Marquis Del Valle et ca-
pitaine général de la Nouvelle-Espagne et de la mer du Sud; comment il
amena avec lui le Père fray Juan Leguizamo et onze autres Frères de la Mer-
ced, et de la grande réception qui lui fut faite 782
CHAPITRE CC
Des frais que le Marquis don Hernando Cortès fit dans l'organisation des flottes
qu'il envoya à la découverte, et comment en tout le reste il ne fut pas heureux;
et j'ai besoin de revenir beaucoup sur mes pas dans mon récit pour que Ton
comprenne bien ce que je vais dire. 784
CHAPITRE CCI
Comme quoi on fit de grandes fêtes et des banquets à Mexico en réjouissance de
la paix célébrée entre l'Empereur Très-Chrétien notre seigneur, de glorieuse
mémoire, et le roi François de France lors de l'entrevue d'Aigues-Mortes 791
CHAPITRE CCII
Comme quoi le Vice-Roi don Antonio de Mendoza envoya trois navires à la décou-
verte par la mer du Sud, et à la recherche de Francisco Vasquez Coronado,
qui était à la conquête de la Cibola, avec des provisions et un secours de
soldats 794
CHAPITRE CCHI
D'une grande flotte qui fut organisée par l'Adelantado don Pedro de Alvarado en
l'an 1537 793
CHAPITRE CCIV
De ce que fit le Marquis Del Valle, tandis qu'il était en Castille 801
CHAPITRE CCV
Des Valeureux capitaines et courageux soldats qui partirent de l'île de Cuba avec
le fortuné et très-vaillant capitaine don Hernando Cortès, qui, après la conquête m
de Mexico, fut Marquis Del Valle et acquit d'autres dignités 809
CHAPITRE CCYI
De la taille, de la proportion du corps, de l'âge de certains capitaines valeureux
et couragetix soldats de l'expédition de Cortès lorsque nous vînmes conquérir
la Nouvelle-Espagne 827
CHAPITRE CCVH
Des choses qui sont dites dans ce livre sur les mérites que nous avons, nous, les
véritables conquistadores; lesquelles seront agréables à entendre ; 832
TABLE DES MATIÈRES. 879
CHAPITRE CCVIII
Comme quoi les Indiens de toute la Nouvelle-Espagne avaient l'habitude des sa-
crifices et des vices honteux que nous les obligeâmes à abandonner, tandis
<iue nous les instruisîmes dans les choses saintes de la bonne doctrine 83'i
CHAPITRE CCIX
Comme quoi nous inspirâmes de bonnes et saintes doctrines aux Indiens de la
Nouvelle-Espagne. De leur conversion, et comment ils furent baptisés; ils ac-
ceptèrent notre sainte foi ; et nous leur enseignâmes les métiers de Castillc et
l'habitude de pratiquer la justice 836
CHAPITRE CCX
De plusieurs autres avantages qui ont été la conséquence de nos illustres con-
quêtes et de nos travaux 840
CHAPITRE CCXI
Comme quoi en l'an 1550, la cour étant à Valladolid, se réunirent aux séances du
Conseil royal des Indes certains prélats et caballeros venus de la Nouvelle-Es-
pagne et du Pérou à titre de procureurs, et d'autres hidalgos là présents, pour
faire en sorte d'obtenir qu'on procédât au reparlimiento perpétuel. Ce qui fut
discuté dans la Junte, je le vais dire à la suite 846
CHAPITRE CCXII
De quelques autres conférences et rapports dont mention va être faite et qui se-
ront agréables à entendre 850
APPENDICE
Des signes et planètes qu'il y eut dans le ciel de la Nouvelle-Espagne avant notre
arrivée. Pronostics et déclaration que les Indiens mexicains firent et dirent à ce
sujet; et d'un signe encore qu'il y eut dans le ciel, et autres choses dignes
qu'on s'en souvienne 857
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
RÉFLEXIONS FINALES DU TRADUCTEUR
En achevant cette longue et difficile traduction, je ne puis
m'empêcher d'éprouver un double sentiment d'admiration et de
regrets : d'admiration, d'abord, pour ce vieux conquistador qui
termine modestement sa carrière en jetant un regard passionné
sur les faits d'armes de ses généreux compagnons, et en retra-
çant d'une main mal exercée, mais sous l'inspiration d'un cœur
plein de vigueur, la carrière glorieuse et la fin généralement pré-
maturée de tous ceux qui suivirent le brillant capitaine dans
cette romanesque conquête de la Nouvelle-Espagne. Quant à
mes regrets, ils tiennent à deux causes. Je ne puis, en effet, après
m'être livré à de longs et durables efforts pour m'assimiler la
chronique de l'honnête et valeureux soldat, je ne puis, dis-je,
m'en séparer sans tristesse, tant elle m'a paru, dans toutes ses
parties, imprégnée d'un sain esprit de moralité et de patrio-
tisme, avec un je ne sais quoi de vivant qui rend constamment
la personnalité de l'auteur présente, visible, sympathique. A
cela s'ajoute l'attrait d'une exposition qui paraîtrait le résultat
de l'art et du savoir-faire, si la naïveté qui se trahit à chaque
pas ne venait dire sans cesse que l'inspiration naturelle, absolu-
ment dénuée d'artifice et de parti pris, a été le seul guide du
narrateur.
L'autre cause qui motive mes regrets, c'est de voir qu'on ait
si peu fait pour un écrit aussi méritoire, dans le pays même sur
lequel en rejaillit tout l'honneur. On comprendra sans peine que
des circonstances fortuites aient prolongé pendant soixante ans
son séjour dans des bibliothèques presque ignorées; mais il est
bien naturel de regretter qu'une chronique qui retrace des faits
si extraordinaires, avec une fidélité qu'on pourrait dire photo-
graphique, qui reflète à un si haut degré la vigueur de caractère
et l'esprit merveilleux d'entreprise des enfants de l'Espagne à
une époque si glorieuse pour ses annales, n'ait été jugée digne,
pendant deux siècles, que d'une édition confuse, reproduisant,
sans commentaires honorables pour l'auteur, le manuscrit in-
correct d'un soldat absolument illettré; car, malgré les négligen-
50
882 RÉFLEXIONS FINALES
ces de style et les imperfections grammaticales, nulle part il
n'existe de mémoires qui lui soient supérieurs par l'exactitude
des détails et par l'intérêt d'une exposition des plus attachantes.
Encore aujourd'hui, on ignore ce qu'il y a de vrai dans les récla-
mations d'un descendant de Bernai Diaz, au sujet de la fidélité
de reproduction du véritable manuscrit du soldat conquistador.
On lit, en effet, les révélations suivantes dans l'introduction de
M. Enrique de Vedia :
« Le hasard a mis entre nos mains un document qui dit quels
furent les parents de Bernai Diaz, et donne quelques renseigne-
ments peu connus relativement à son livre, lequel, tel que nous
le possédons, ne serait pas absolument conforme au manuscrit
sorti de ses mains. Vers l'an 1689, don Francisco de Fuentes
y Guzman Jimenes de Urrea écrivait, dans sa résidence de Gua-
temala, l'histoire de cette province dont nous avons en ce mo-
ment sous les yeux la première partie manuscrite en deux vo-
lumes in-8°. Quelques courts extraits de cette œuvre font con-
naître des circonstances relatives à l'auteur, ses rapports de pa-
renté avec notre Bernai Diaz, et plus d'une particularité concer-
nant le conquistador et son livre. On lit au chapitre premier,
qui sert d'introduction : « M'étant appliqué, à l'âge de ma pre-
« mière jeunesse, à lire, non-seulement avec curiosité, mais avec
« des sentiments intimes de vénération et de tendresse, le brouil-
« Ion Iborrador) original du valeureux et héroïque capitaine Ber-
ce nal Diaz del Castillo, mon bisaïeul, dont nous tous, ses des-
cc cendants, nous conservons le vieux manuscrit par respect pour
ce son estimable mémoire, je vis venir en cette ville de Guate-
cc mala, en 1675, le livre imprimé par le Révérend Père maître
ce fray Alonso Remon, de l'ordre sacré de Notre-Seigneur de la
ce Merced, rédemption des captifs. Je trouvai que l'imprimé n'é-
ce tait pas d'accord en plusieurs parties avec son vénérable au-
ee teur, parce que, en certains points, il y a des additions, et,
ce dans d'autres, moins de détails que n'en donne mon bisaïeul.
ce Ainsi je reconnus l'altération du manuscrit dans les chapi-
ee très CLXIV et GLXXI, de même qu'en d'autres parties de la
ce suite de cette histoire, dans lesquelles, non-seulement on
ce amoindrit le mérite et le degré de fidélité de mon Castillo,
« mais encore on a diminué l'importance de quelques grands
ce héros, bien dignes des lauriers et des récompenses d'une juste
ce renommée pour leur gloire peu commune, etc.... »
Ce parent indigné continue à témoigner par quelques lignes
encore du déplaisir qu'il éprouve à voir qu'on n'ait pas respecté
davantage le manuscrit du vieux conquistador. Mais, si cette in-
dignation était réellement légitime, il me semble qu'il aurait
formulé plus nettement les points sur lesquels l'altération a
porté. On ne voit que quatre ou cinq passages dénoncés en
DU TRADUCTEUR. 883
termes d'une désignation péremptoire. Or, on peut affirmer que,
sans être précisément indifférents, ces passages ne peuvent pas
être considérés bien légitimement comme étant des parties
essentielles de l'œuvre. Je ne suis donc pas de l'avis des personnes
estimables qui me paraissent avoir donné à ces altérations pré-
sumées plus d'importance qu'elles n'en méritent. Les récrimina-
tions du parent de Bernai Diaz me semblent démontrer, au con-
traire, que nous possédons l'œuvre réelle du chroniqueur de la
Nouvelle-Espagne. Il est naturel de croire, en effet, que ses
descendants, possesseurs inutiles d'un manuscrit révéré dans la
famille, auront été indignés en voyant qu'il était dérobé, peut-
on dire, à leur adoration égoïste pour devenir le domaine de
tout le monde, sans nulle intervention de leur part. Si le livre
imprimé eût été essentiellement différent du manuscrit qui était
entre leurs mains, ils auraient exprimé leur rancune en faisant
beaucoup plus de tapage. C'est du moins mon avis, et ce sera,
je l'espère, celui des personnes qui s'attacheront à juger saine-
ment ce débat. Je me confirme déjà dans cette pensée en voyant
qu'on s'occupe beaucoup, dans les parties de l'Amérique que
cela intéresse particulièrement, de la chronique de Bernai Diaz.
Il en a été fait une édition à Mexico; l'ouvrage y est très-goûté,
et il existe bien peu de personnes, possédées de la curiosité de
la lecture, qui n'en aient eu connaissance.
Serait-il possible que, si ce qui a été publié de Bernai Diaz
s'écartait très -sensiblement d'un manuscrit original connu
quelque part, il n'eût pas été fait, de nos jours surtout, des efforts
pour rendre le fait authentiquement public? Ce que je viens de
dire, du reste, ne ressort pas uniquement d'une préoccupation
qui me soit personnelle. Je n'ignore pas que, tout récemment
des hommes instruits, constitués en société littéraire dans une
ville des plus intéressantes d'Espagne, se sont proposé de faire
toutes les démarches nécessaires pour éclairer ce mystère et
préparer une édition de Bernai Diaz qui soit digne du mérite
historique de cet auteur. Ces mesures ne peuvent manquer
d'avoir toutes mes sympathies. Je me promets d'en suivre les
résultats, afin d'en faire profiter mon livre si les circonstances
en indiquent l'utilité. En attendant, on peut présumer que l'œu-
vre que je viens de traduire est, ou tout à fait celle de Bernai
Diaz sans suppressions ni changements d'importance, ou bien
cette œuvre même transcrite et corrigée par l'auteur sous l'in-
fluence de conseils étrangers ou de souvenirs personnels devenus
plus précis. Des œuvres qui ont cette originalité de style et d'al-
lures ne s'altèrent pas sans que cela soit facilement perceptible
pour un lecteur attentif. Or, celle de Bernai Diaz possède une telle
unité dans son exposition et dans sa forme littéraire qu'il n'est
pas possible d'y admettre l'existence de lacunes ou de substi-
884 RÉFLEXIONS FINALES DU TRADUCTEUR.
tutions importantes. Ce que la faute des copistes aurait pu nous
transmettre en ce genre d'altération ne saurait, à mon avis,
avoir modifié le texte véritable d'une manière bien sensible, et
surtout essentielle. Il n'est d'ailleurs pas croyable que les auto-
rités administratives, appelées à en permettre l'impression en
1632, eussent proclamé légèrement l'authenticité et la légitimité
de sa provenance sur des données illusoires.
Le chapitre CCXII, au surplus, dans le passage qui est relatif
à la consultation des lettrés, me paraît être la preuve évidente
qu'il a existé deux manuscrits tracés tous les deux par la main
de Bernai Diaz, et que celui qui a été entre les mains du Frère
Remon était le dernier en date, puisqu'il contenait les corrections
de l'auteur. Le manuscrit qu'il avait donné à lire aux lettrés ne
renfermait, en effet, nullement ce chapitre qui estla conséquence
de leurs commentaires.
Dans différents autres passages de sa chronique, le narrateur
s'arrête de même pour nous dire que des caballcros lui ont fait
des observations sur les points traités dans les articles qui moti-
vent cette confidence faite au lecteur. Cela suppose la lecture
d'un brouillon primitif par différentes personnes, et ce que l'au-
teur nous dit à ce sujet prouve jusqu'à l'évidence qu'il a refait
ces chapitres ou que du moins il les a allongés pour nous faire
ses confidences. Bernai Diaz a donc transcrit lui-même le pre-
mier jet de son histoire et en le transcrivant il a modifié certains
points qui lui ont paru répréhensibles. 11 l'avoue du reste dans
sa préface; car nous y lisons : « J'ai achevé de mettre au net mon
histoire sur mes notes et mes brouillons, dans cette ville loyale
de Guatemala.... le 26 du mois de février de l'an quinze cent
soixante-huit ». Ce sont ces notes et ces brouillons, que les des-
cendants de Bernai Diaz conservaient précieusement entre leurs
mains. Ce sont ces brouillons qui ont motivé les plaintes que
M. Enrique de Yedia nous a fait connaître. Rien ne nous dit que
le travail définitif dont ils furent la base en ait été la reproduc-
tion absolument exacte ; le contraire paraîtrait plus naturel, et
je persiste à croire que le manuscrit définitif qui en est sorti est
plus digne de représenter la pensée intime et complète de l'au-
teur sur la mémorable campagne qu'il a décrite. Je n'hésile pas
du reste à exprimer ma conviction que c'est bien cette dernière
transcription qui est venue en Espagne et qui a été livrée à l'im-
pression par le Frère Alonso Remon. Ce fut l'avis aussi du grand
historien Herrera; car il a copié plusieurs passages du manus-
crit de Bernai Diaz, témoignant ainsi de la confiance que lui
inspirait cet estimable écrit, dont sans doute l'authenticité ne
lui parut pas douteuse.
NOTES DU TRADUCTEUR
LES CONQUISTADORES DE LA NOUVELLE-ESPAGNE
Voici, d'après M. Manuel Orozoo y Berra, une liste des noms de treize cent
soixante-dix-sept conquistadores, marquant par c ceux venus avec Cortès,
par ca avec Camargo, par s avec Salcedo, par g avec Garay, par n avec
Narvaez, par p avec Ponce.
Abarca Pedro de, c.
Abarca Pedro de, n.
Abrego Gonzalo, c.
Acevedo Bartolomé, n.
Acevedo Francisco rie.
Acevedo Luis, c.
Aguilar Alonso, c.
Aguilar Gerônimo de, c.
Aguilar Francisco, c.
Aguilar Juan, p.
Aguilar Garcia de, c.
Aguilar Hernando, g.
Aguilar de Campo Juan, n.
Agandes Diego, n.
Aguado Juan Martin, n.
Albaida Anton de, c.
Alaminos Anton, et son fil
Alaminos Anton, c.
Alaminos Gonzalo de, c.
Alamos Gerônimo, c.
Albuquerque Domingo.
Albuquerque Francisco
tin, c.
Alamilla, c.
Alaniz Alonso, p.
Alaniz Gonzalo, n.
Alaniz Pedro, c.
Alcântara Juan.
Alcântara Pedro, c.
Albornoz Rui, s.
Aldama Juan, c.
Alderete Julian, c.
Alfaro Elias 6 Martin
dado, n.
Almonte Pedro, c.
Almodovar.
Almodovar, le vieux, c.
Almodovar Alvaro, c.
Alonso Martin, de Sevilla,
Aloi.so Martin, de Frontcr
Alonso Martin, Portugais,
Alonso Andrés, p.
Alonso Alvaro, de Jerez, c
Alonso Luis, le petit, c.
Alonso Luis, c.
Alonso Rui, s.
Alpedrino Martin de, c.
Altamirano Diego, c.
Altamirano Francisco, c.
Altamirano Lie. Juan, a.
Alvarado D. Pedro, c.
Alvarado Jorge, c,
Mar-
Sol-
c.
a, c.
G.
Alvarado Gomcz, c.
Alvarado Juan, c.
Alvarado Gonzalo, c.
Alvarado Pablo, c.
Alvarado Hernando, c.
Alvarez Juan, c.
Alvarez Alonso, ca,
Alvarez Alonso, N.
Alvarez Melchor, de Teruel, C
Alvarez Pedro, marinero, c.
Aïvarcz Chico Juan.
Alvarez Chico Rodrigo, c
Alvarez Chico Francisco, c.
Alvarez Galeote Juan. n.
Alvarez Reibaso Juan.
Alvarez Santaren Juan, n.
Alvarez Vivano Juan, c.
Alva Lorenzo, n.
Alvaro, c.
Alverza.
Amaya.
Amaya Pedro, c.
Angulo Juan, s.
Anguiano Antonio, ca.
Anton Martin, c.
Anton Martin, n.
Aparicio Martin, n.
Aponte Esléban de, n.
Aîïasco Rodrigo de, a.
Aragon Juan.
Arbolanche, c.
Arévalo Alonso de, M.
Arévalo Francisco, c.
Arévalo Luis, c.
Arévalo Melchor, n.
Arévalo Pedro, n,
Arcos Gonzalo de, ca.
Arcos Hernando, ca.
Arguela Hernando de, ca.
Arguello, c.
Arias Antonio de, n.
Arriaga Antonio de, w.
Arroyuilo, c.
Armenta Pedro, n.
Aruega, n.
Arteega Domfngo, s.
Asturiano Francisco, c.
Avalos Melchor, n.
Avila Sàncno, c.
A vila Gaspar de, n.
Avila Alonso, ca.
Avila Alonso, c.
Avila Juan, n.
Avila Luis, c.
Aviles, n.
Avilica, n.
Ayamonte Diego Martin de, c.
Aztorga Bartolomé, n.
Aznar Antonio, n.
Azaniir Diego, c.
Bacaraez Pedro de, g.
Radaies Diego, n.
Badajoz Gutierre de, n.
Baez Pedro, c.
Baldivia, c.
Balnor, c.
Ballestero Juan, c.
Ballesteros Bodrigo, n.
Barba Pedro, c.
Barahona Saftcho de, c.
Barahona Martin, n.
Barco Francisco del.
Barro Jikui, premier mari de
Leonor de Solis, c.
Barrientos Alonso de.
Barrientos Hernando, c.
Barrios Andres de, c.
Bartolomé Martin, a.
Bartolomé Martin, c.
Banrioy Juan, n.
Rautista, c.
Bautista, n.
Bautista, c.
Bautista de la Purificaeion, c.
Becerra Alvaro, c.
Becerra Andres.
Becerril Santiago, n.
Bejarano Sébastian, A.
Bejarano Diego, s.
Bejel Benito, c.
Bi'navente Pedro de, n.
Benavidcz Alonso, .\.
Benavidez Nicolas, c.
Benitez Alonso, n.
Benitez Sébastian, c.
Berlànga Diego Garcia de, n.
Berganciano Juan, c.
Berganciano Pedro, s.
Berrio Francisco, n.
Berrio lViiro, c.
Berrio Pedro, n.
D rra Pedro de.
Bermudez Battasar, mari de do-
ua Iseo Velasqurz de Cuellar.
866
LISTE DE CONQUISTADORES
Bermudez Agustin. n.
Bermudez Diego, n.
Bernai Juan, n.
Benito, c.
Bibriesca Garcia, n.
Blasco Pedro, c.
Bonnl Francisco de, c.
Bonilla Alonso de, n.
Bono Quejo Juan, n.
Bola Martin, g.
Borgona Estéban de, n.
Borja Antonio de, n.
Botello Blas, c.
Bravo Antonio, c.
Brica Juan, c.
Briones Pedro, n.
Briones Francisco, n.
Briones Gonzalo, c.
Bueno Alonzo, ca.
Bueno Tomas, c.
Burgos Juan, c.
Burgos Bodrigo, c.
Burgueno Hernando, p.
Burguillos Gaspar, c.
Bustamanle Luis, n.
Caballero Pedro, c.
Cabezon Cristôbal. s.
Cabra Juan, N.
Cabra Juan, a.
Cabrero Hernando, c.
Câceres Delgado Juan, C.
Câceres Juan, c.
Câceres Manuel, c.
Caicedo Antonio, c.
Calero Diego, n.
Calvo Pedro, g.
Camacho de Triana.
Campo Blas de, p.
Camargo Toribio, c.
Cancino Pedro, c.
Cano Alonso, c.
Cano Juan, marié avec une fille
deMontezuma. n.
Canto Andres del, c.
Cantillana Francisco, N.
Cantillana Hernando, n.
Canamero Juan, n.
CandosôCindos del Portillo, c.
Carabaza, c.
Cansono Diego, le mataron los
Indios de Oajaca, n.
Càrdenas Juan, c,
Càrdenas Luis, c.
Cardonel Alonso, n.
Caro Garci, ballestero, c.
Carmona Juan, c.
Carmona Juan, c.
Carrasco Gonzalo, c.
Carrascosa Juan, n.
Carrillo Jorge, n.
Carrillo Juan, c.
Cnrrion Hipôlito de, n.
Carrion liodrigo de, c.
Cartagena Juan de, c.
Carvajal Antonio de, c.
Carvajal Turrcm-aos Antonio, c.
Carvajal Hernando, ca.
Canillas, c.
Ci rmeno Juan, n.
Cermeno Juan, c.
Cermeno Diego, c.
Celos Bartolomé, c.
Castaneda Bodrigo de, n.
Casas Francisco de las, n.
Casas Martin de las, c.
Casanova Francisco, n.
Castellar Pedro del, c.
Castollanos Diego, c.
Castellanos Pedro, c.
Castaîïo Juan, n.
Castillo Antonio del, c.
Castillo Diego del, n.
Castillo Francisco, G.
Castillo Pedro, n.
Castro Andrés, ca.
Castro Pedro, c.
Catalan Alonso.
Catalan Juan, c.
Cazamori Gutierre, c.
Cerezo Gonzalo, n.
Cervantes Leonel de, c.
Cervantes, c.
Cevallos Alonso de, c.
Clémente, c.
Cieza.
Ci fuentes Francisco, c.
Cisneros Juan, n.
Cimancas Pedro de, c.
Corbera Asencio, n.
Cordero Anton, c.
Cordero Gregorio, n.
Golmenero, c.
Colmenero Juan Estéban, c.
Conillen Francisco, p.
Contreras Alonso, c.
Collazos Pedro de, n.
Coronel Juan, n.
Coronado, c.
Corral Cristôbal del, c.
Corral Juan.
Correa Diego, c.
Correa Juan, c.
Coria Bernardino de.
Coria Diego de, s.
Cortés D. Hernando.
Cortés de Zûniga Alonso.
Cortés Juan, nègre, esclave de
F. Cortés.
Cortés Francisco.
Cortés Juan, son cuisinier.
Cristôbal Martin, c.
Cristôbal Martin, c.
Cristôbal Martin, de Sevilla, n.
Cristôbal Gil, c.
Cubillas Juan, c.
Cuellar Juan de, c.
Cuellar Bartolomé, c.
Cuellar Francisco, c.
Cuellar Vêlez Juan, n.
Cuadros Francisco, n.
Cuadros Pedro de, n.
Cuenca Simon de, c.
Cuesta Alonso de la, c.
Cuevas Juan, c.
Cuvieta Sébastian de, c.
Chavarrin Bartolomé, n.
Cbacon Gonzalo, c.
Chavelas Francisco, n.
Cbavez Hernando, n.
Chavez, c.
Chavez Martin, n.
Chiclana Anton de, c.
Chico Pedro, ca.
Dâvila Alonso, c.
Dàvila Bodrigo, n.
Daza Francisco, c.
Dazeo Francisco, c.
Delgado Alonzo, c.
Delgado Juan, ca.
Diaz Bartolomé, c.
Diaz Juan. c.
Diaz de Auz ou Arauz Miguel, c
Diaz do la Régnera Alonso.
Diaz Bartolomé, n.
Diaz de Médina Bernardino, n
Diaz Peon Diego, n.
Diaz de Alcali Diego, N.
Diaz Juan.
Diaz Cristôbal, n.
Diaz Gaspar, n.
Diaz Miguel, c.
Diaz Domingo, c.
Diaz Galafate Francisco, n.
Diaz de Azpeitia Juan, n.
Diaz de Sotomayor Pedro, c
Diaz de Penalosa Bui, n.
Diaz del Castillo Bernai, ei Ga-
lan, c.
Diego Martin, c.
Domingo Martin, c.
Domingo, Génois, n.
Dominguez Arias Francisco, n.
Dominguez Gonzalo, c.
Dorantes Martin, c.
Duero Andres de, n.
Duero Sébastian, n.
Uuran Juan, n.
Ebora Sébastian de, mulâtre, n.
Ecijoles Tomas, c.
Ecija Andres de, c.
Enamorado Juan, c.
Encina Juan de la, p.
Enrique.
Escalante Juan, c.
Escalante Pedro, c.
Escalona Francisco, n.
Escalona Juan,c.
Escalona Pedro, n.
Escalona Pedro de, <,.
Escobar Alonso de.
Escobar, médecin, c.
Escobar Juan, c.
Eseobar Pedro, mari de Beatnz
Palacios, n.
Escacena Antonio, c.
Escudero Pedro.
Escudero Juan, c.
Escudero Diego, c.
Espinar Juan, c.
Espindola Garcia, n.
Espindola Juan de, c.
Espinosa, Basque, c.
Espinosa, c.
Espinosa de los Monteros, c.
Espinosa Martin, a.
Espinosa Bodrigo de, n.
Esquivel Alonso, c.
Estéban Martin de Guelva, c.
Estéban Miguel, c.
Estéban, n.
Estrada Alonso, c.
Estrada Francisco, n.
Evia liodrigo de, c.
Farfan Luis, c.
Fernandez Pedro, secrétaire de
Cortés en 1519.
Fernandez Juan,
Fernandez Juan, c.
Fernandez (Je Ocampo Juan, n.
Fernandez Juan, c.
Fernandez Juan, c.
Flamenco Juan, c.
Flandes Juan de, n.
Floriano Gerônimo, ^.
Flores Cristôbal, c.
Flores Fran< isco, n.
Florines, c ) f -
Florines. c, ^1,lH>-
Fonseca Diego, a.
PranCO Alonso, a.
Franco Bartolomé, n.
Franco Pedro, c.
Francisco Martin, ca.
Francisco Martin, c.
Fuente Hernando, n.
Fuentes, alferez de Narvaez.
Fuentes Diego, n.
Fuenterrabja Juanes de, c.
Frias Hernando de, s.
Frias Luis, c.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE.
887
Gamboa Cristôbal Martin d
Garcia Martin, c.
Garcia Juan, n.
Garcia Bartolomé.
Garcia Bravo Alonso, ca.
Garcîa Alonso, de, Algarrpvil-
las, n.
( rarcia Alonso, n.
( rarcia Andres, c.
i rarcia I liego, c.
Garcia Holguin D. Juan, c.
Garcia Domingo, c.
( rarcia Anton, c.
Garcia de Albuquerque Do-
mingo, N.
Garcia Estéban, c.
Garcia de Rivera Francisco, s.
Garcia Francisco, n.
Garcia Gines, c.
Garcia Juan, de Vera Cru/., c.
Garcia Juan, de Lepas, c.
Garcia Juan, de Bejar, c.
Garcia de Beaz Juan, N.
Garcîa Gamacho Juan, n.
Garcia Julian, c.
Garcia Luis, c.
Garcîa Martin.
Garcia Casavi Pedro t c.
( îarcia Pedro, n.
Gallego Pedro.
Gallego Alvaro, N.
Gallego Andres, n.
Gallego Bartolomé, c.
Gallego Benito, ca.
Galiego Diego, a.
Gallego Francisco, c.
Gallego Francisco, c.v.
Gallego Gonzalo, c.
Gallego Pedro, s.
Gallego Cristôbal, C.
Gallego Lope, a.
Gallegos de Andratfa Juan, mari
de dona Isabel Montézuma, n.
Galdin, c.
Gaona, c.
Gamez Alonso, c.
Gallardo Antonio, c.
Gallardo Pedro, c.
Garro Pedro, cap i tan, n.
Garrido Diego, c.
Garrido Juan, nègre, c.
Garrido Pedro, c.
Garrido Cristôbal, a.
Gai In Gomez, n.
( ialan Juan, n.
Gabarro Antonio, c.
( ialvez Melcbor, c.
Gamarra, n.
Galeote Alonso, 'c.
Galeote Antonio, c.
Galeote Gonzalo, n.
Garzon Francisco, n.
Garnica Gaspar, c.
Galindo Juan, c.
Gomez Alonso, N.
Gomez Alonso, c.
Gomez Andres, c.
Gomez Pedro, c.
Gomez Cornejo Diego, n.
Gomez Domingo, c.
Gomez Francisco, do Palos, c.
Gomez de Jerez Hexnan, n.
(louiez de Almazan Juan. n.
( romez Juan, barbier, n.
Gomez Juan, n.
Gomez de Herrera Juan, c.
Gomez de Guevara Juan, c.
Gomez Juan, c.
Gomez Nicolas, c.
Gomez Pedro, .\\
Gomez de Miguel Pedro, A.
Gomez Rodrigo, n.
Gonzalez de N'âjara Pedro, c.
Gonzalez de Nâjara Francisco,
Gonzalez Pedro Sabiote.
Gonzalez de Portugal Alonso, n.
Gonzalez Alonso, c.
i Gonzalez Bartolomé, n.
Gonzalez Rui, n.
Gonzalez de Heredia Juan.
Gonzalez de Trujillo Pedro.
Gonzalez Diego, n..
( Gonzalez Diego, c.
Gonzalez Dâvila Gil, C.
Gonzalez liernando, c.
Gonzalez de Nu j ara Hernando, n.
Gonzalez de Léon Juan, mari de
Francisca de Ordaz. c.
Gonzalez Reaies Juan. c.
Gonzalez Juan, marie, c.
Gonzalez Nufio, c.
Gonzalez Pedro, c.
Gollorin Francisco, n.
Grande Francisco, N.
Guerra Martin, n.
Goleste Antonio.
Goleste Alonso.
Godoi Diego, c.
Godoi Bernardino, s.
Godoi Gabriel, N.
Geronimo Martin, n.
Gines Martin, n.
Grado Alonso de, C.
Granado Alonso Martin, c.
Granado Francisco, c.
Guisado Alonso, c.
Guisado Francisco, G.
Griego Juan, c.
Grijalva Alonso, c.
Grijalva Francisco, C.
Grijalva Sébastian, n.
Guia Hernando, c.
Guia Juan, N.
Guia Juan, n.
Guia Juan . Juan Guia était nègre
Il fut l'introducteur de la petite
vérole a Mexico.
Guia deSalcedo Sancho, n.
Guidela, nègre truhan de Nar-
vaez.
Guillen Juan, c.
Gutierrez Antonio, c.
Gutierrez Francisco, c.
Gutierrez Antonio, c.
Gutierrez Alvaro, N.
Gutierrez de Salamanca Hernan.
Gutierrez Diego, n.
Gutierrez Diego, c.
Gutierrez Diego, c.
Gutierrez Francisco, a.
Gutierrez Francisco, n.
Gutierrez Gaspar, n.
Gutierrez Gomez, CA.
Gutierrez Duran Juan, c.
Gutierrez Pedro, N.
Gutierrez Pedro, c.
Gutierrez Pedro, n.
Guzman Pedro, n.
Guzman Juan ô Estéban, c.
Guzman Cristôbal. c.
Guzman Gabriel, c.
G ii/iiiui Luis, n.
Hernandez Santos, c.
Hernandez Portocarrero Alonsoc
Hernandez de Alaniz Gonzalo, n.
Demande/ de Palo Alonso, C
Hernandez Alonso et son frère, c
Hernandez Diego, c.
Hernandez Maya Alonso, c.
Hernandez Puebles Alonso, g.
Hernandez Bartolomé, c.
Hernandez Pedro, c.
Hernandez Carreler© Alonso, c.
Hernandez Rlas, n,
Hernandez Nino Diego, n,
Demande/ Morallos Francisco, g
Hernandez Diego, c.
Demande/ Perez Francisco, c.
Demandez Balsa Francisco, n.
Hernandez Francisco, c.
Hernandez Francisco, c.
Hernandez de Derrera Garci, c.
Hernandez Gonzalez n.
Demande/ de Mozquera Gon-
zalo, c.
Demande/ Rendon Gon/alo, n.
Hernandez de Zâhori Gonzalo, g.
Demande/ Gon/alo, N.
Hernandez Rejarano Gonzalo, c.
Hernandez Gonzalo, c.
Hernandez Hermoso Gonzalo. n.
Hernandez Montemaycr Gon-
zalo, c.
Demandez Juan, n.
Demandez Tavira Juan, c.
Hernandez Luis, p.
Hernandez Martin, n.
Hernandez Roldan Pedro, n.
Hernandez Pedro, c.
Hernandez Pedro, c.
Hernandez Pedro, c.
Hernandez Pedro, p.
Demandez de Côrdoba Ro-
drigo, c.
Demande/ Santos, C.
Hernandez Cristôbal, n.
Hernandez de Côrdoba Cris-
tôbal, c.
Hernandez Cristôbal, n.
Hernandez Cristôbal, c.
Hernan Martin, n.
liernando Martin, c.
Hernando Alonso, c.
Herrera Alonso, c.
Herrera Bartolomé, n.
Herrera del Lago Alonso. c.\.
Herrera Pedro, c.
Hoyos Gomez de, c.
Hoyos Gonzalo de, c.
Heredia, c.
Hojeda. Ce fut lui qui pansa les
brûlures de Guatimozin quand
on le soumit au supplice de
l'huile bouillante, c.
I [uemes Miguel. G.
H u rt ado Hernando. c.
llurtado Alonso, c.
lluerlo Juan del, c.
Hèrmosilla Juan, c
Hidalgo Alonso, g.
Ruelano Alonso, <..
Hurones Gonzalo, c
lllan Diego, c.
Illan Luis, c.
[llescas Hernando. N.
Ircia Pedro de, c.
Ircio Martin, c.
Inhiesla Juan de, G.
Irejo Alonso Martin, c.
Izquierdo Martin, p.
Jaca Alonso Martin, c.
Jaen Cristôbal de, ci
Jaen Gonzalo, c.
Jara Cristôbal, N.
Jaramillo Juan, mari de Mari-
na, N.
Jaramillo Cristôbal. c.
Jerez Pedro de, m.
Jerez Cristôbal, c.
Jerez Alonso de, «'.
888
LISTE DE CONQUISTADORES
Jerez Juan, c.
Jimenez Alonso, n.
Jimenez de Herrera Alonso, n
Jimenez Francisco, n.
Jimenez Gonzalo, c.
Jimenez Hernando, c.
Jimenez Juan, N.
Jimenez Juan, c.
Jimenez Miguel, c.
Jùan Bautista, c.
Juan Martin, c.
Juan Martin, c.
Juan, Basque, n.
Juan, Génois, c.
Juan Aparicio, c.
Juan, meunier, n.
Juan, page, n.
Juan Lorenzo, s.
Juarez Juan, c.
Julian Francisco, G.
Juliano Juan, c.
Lagos Gonzalo, n.
Lara Juan, n.
Lares, c.
Lares, l'arbalétrier, c.
Lariz Luis, c.
Larios Juan, n.
Lâzaro Martin, n.
Lâzaro, c.
Ledesma Francisco, c.
Ledesma Juan, n.
Lencero, c.
Léon Juan, c.
Léon Andrés de.
Léon Juan, n.
Léon Alvaro, c.
Léon Diego, n.
Léon Diego, ca.
Léon Gonzalo, n.
Lerma ô Lema Hernando de, c.
.Lerma Lope, n.
Lepuzcano Rodrigo, c.
Lezama Hernando, c.
Lezcano.
Limpias Carbajal Juan de, n.
Limon Juan, n.
Lobo de Sotomayor Rui, n.
Lopez de Jimena Gonzalo.
Lopez de Jimena Juan, c.
Lopez Roman.
Lopez Martin, c.
Lopez de Avila Hernan.
Lopez Alvaro, c.
Lopez Alonso, p.
Lopez Alonso, n.
Lopez Andrés, n.
Lopez Bartolomé, c.
Lopez Bartolomé, c.
Lopez Martin, c.
Lopez Gerônimo, c.
Lopez Anton, c.
Lopez Diego, c.
Lopez Francisco, le courrier, c.
Lopez Francisco, de Marchena.c.
Lopez Francisco, de Luguerra,N.
Lopez Morales Francisco, c.
Lopez Gard, n.
Lopez de Avila Hernando, n.
Lopez Juan, de Seville, c.
Lopez Juan, de Zàragoza, c.
Lopez Juan, de Honda, n.
Lopez Sanchez, c.
Lopez Alcântara Pedro, c.
Lopez Pedro, o.
Lopez Pedro, n.
Lopez Pedro, c.
Lopez Cano Rodrigo, c.
Lopez Roman, c.
Lopez Crislôbal, c.
Lopez Inigo, c.
Lorenzo.
Loa Guillen de la, g.
Lozano Pedro
Lozano Francisco, n.
Lozano Juan, n.
Loza Juan, n.
Lozana Pedro de, .n.
Lucas, a.
Luco Alonso de, c.
Lugo Francisco de, c.
Lugo Alonso del.
Lugo Luis de, c.
Lugon Pablo de, c.
Luis Martin, c.
Luis, n.
Llerena Garcia de.
Macias Alonso, g.
Maldonado Francisco, n.
Maklonado Francisco Pedro.
Maldonado Alvaro.
MalJonado Manuel, c,
Maldonado Pedro, c.
Malbenda Pedro de, majordome
de Narvaez.
Marta Pedro de, n.
Madrid, c.
Madrid Alonso de, ca.
Madrid Francisco, in.
Madrigal Juan de, c.
Manusco Rodrigo, <:.
Magallanes Juan, c.
Manzanilla Juan, y.
Manzanilla Pedro, a.
Mallorquin Anton, c.
Mallorquin Gabriel, c.
Mallorquin Juan, ca.
Marroquino Francisco, g.
Marin Luis, c.
Marmolejo Antonio, n.
Marmolejo Luis, a.
Martin Narices, Juan, c.
Martin, Br., c.
Martin, n.
Martinez Valenciano, c.
Martinez Hernando, c.
Martinez Gallego Juan, n.
Martinez Villeras Juan, c.
Martinez Rodrigo, c.
Martinez Zebrian, n.
Mansilla Juan de, n.
Marquez Juan, capitaine, c.
Marquez Juan, le fondateur, ca.
Marquez Juan, l'arbalétrier, n.
Marquez Juan, Gallicien, c.
Mata Alonso de, notaire, n.
Mata Alonso, c.
Mayorga Baltasar de, n.
Maya Antonio.
Mazas Cristobal, n.
Mazariegos Diego, c.
Mejfa Gonzalo, c.
Mejia Aparicio, n.
Mejia Diego, c.
Mejia Francisco, c.
Medel Francisco.
Medel Hernando, n.
Médina Francisco, c.
Médina Francisco, capitaine, N
Médina Gonzalo, c.
Médina Juan Tello de, n.
Médina Juan, c.
Mendez de Sotomayor Hernan-
do, N.
Mendez de Sotomayor Juan, n
Mendez de Alcântara Juan. c
Melgarejo Juan, n.
Melgarejo Màrcos, n.
Melgarejo de Frrea, ca.
Mesa, c.
Mesta Alonso de la. c.
Mendoza Alonso, c.
Mérida Antonio de, c.
Mezquita Diego de la, c.
Mezquita Martin de la, c.
Meneses Pedro, c.
Mino Rodrigo, n.
Miranda Francisco, c.
Miguel Estéban.
Miguel de Santiago, n.
Miguel Francisco de, n.
Milla Francisco, c.
Millan Juan. c.
Milles Juan, p.
Moguer Rodrigo de, ca.
Mola Andrés de, c.
Morla Francisco de, c,
Mora Alonso de, p.
Mora Jimenez Juan, n.
Morales Alonso de, c.
Morales Cristobal, n.
Morales Esteban.
Morales Juan, ca.
Morales Juan, n.
Morales Miguel, n.
Morales Cristobal, c.
Morillas.
Moreno Medrano Pedro.
Moreno Blas, a.
Moreno Diego, n.
Moreno Juan, p.
Moreno Pedro, de Aragon, n.
Moreno Isidro, c.
Morejon Lobera Rodrigo, c.
Morante Cristobal, c.
Moron Alonso, g.
Moron Pedro.
Morico Pedro, p.
Morcillo Alonso, n.
Morcillo Andrés.
Morcillo Alvaro, c.
Morcillo Francisco, c.
Molina Antonio de, s.
Monjaraz Andrés, c.
Monjaraz Gregorio, c.
Monjaraz Martin.
Monjaraz Pedro, c.
Montalvo Alonso, n.
Montejo Francisco de, c.
Monroy Alonso de.
Montafio Francisco, n.
Monte Martin, n.
Monterroso Blas, c.
Montero Diego de, p.
Montero Diego, cuisinier de Cor
tés.
Montero Francisco, c.
Montes Hernando de, c.
Montes Pedro de, c.
Montanes Pedro, c.
Montesinos Juan, c.
Mosco Sébastian, c.
Motrico Alonso de, c.
Motrico Diego, c.
Motrico Francisco, g.
Muda Julian de la, c,
Mu nos Gregorio Martin, n.
Muîios Juan, n.
Maestro Juan, Br., n.
Maestre Juan, chirurgien de Nar-
vaez.
Nàjara Juan, c.
Najara Juan (autre), c.
Nàjara Lèiva Juan, n.
Nàjara Moreno Pedro, n.
Najara Rodrigo, c.
Nàjara. <;.
N.iipe I liego, C.
Nao Rodrigo de la, c.
Napolitano Luis, c.
Narvaez Gonzalo, c.
DE LA NOUVELLE-ESPAGNE.
889
Navarro Felipe, n.
Navarrete Alonso, c.
Niebla Hernando, c.
Nifio de Escobar Alonso, n.
Nifio Domingo, c.
Nino Juan, ca.
Nieto Pedro, n.
Nieto Gomez, n.
Nortes Gines, n.
Nortes Alonso, n.
Noburcas Francisco, n.
Nufiez Mercado Juan, c.
Nunez Andres, capitaine, c.
Nufiez Anton, p.
Nunez Andres, soldat, c.
Nunez Juan.
Nunez Trejo Diego, n.
Nunez de Guzman Diego, n.
Nunez de San Miguel Diego, m.
Nunez Sedefïo Juan, c.
Nufiez Juan, n.
Nunez de Cuesta Juan, n.
Oblanco Gonzalo.
Ocampo Andres.
Ocampo Bartolomé, ca.
Ocampo Alvaro, n.
Ocampo Diego, c.
Ocana Alonso, c.
Ocafia Francisco, c.
Ochoa Juan, g.
Ochoa Gonzalo, a.
Ochoa de Asia, c.
Ochoa de Veraza, n.
Ochoa, c.
Olea Cristôbal de, c.
Olea Hernando, c.
Olmedo Fr. Bartolomé, c.
Olid Cristôbal de, c.
Olmos Francisco, mari de Rea-
triz Bermudez.
Oliver Antonio.
Olvera Diego.
Olvera Martin, ca.
Oliveros Francisco, c.
Ojeda Alonso de, c.
Ojeda Luis, s.
Ojeda Cristôbal, n.
Ofia Pedro de, c.
Ordaz Diego de, c.
Ordafia Francisco, n.
Ordufia Alonso, g.
Ordufia Francisco, s.
Ordufia Pedro de, c.
Orozco Francisco, n.
Orozco Melgar Juan, n.
Orteguilla, père, c.
Orteguilla, (ils, c.
Ortega Juan.
Ortiz, c.
Ortiz de Zûniga Alonso, n.
Ortiz Estéban, n.
Ortiz Cristôbal, c.
Osorio Juan, n.
Ovalle Juan, n.
Ovando Diego.
Ozma Hernando, n.
Padilla Hernando, n.
Pacheco Cristôbal.)
Paez Francisco Bernai, c.
Paez Lorenzo, a.
Palma Pedro de.
Palma Miguel de la, n.
Palomares Nicolas de. c.
Paniagua Gomez de. c.
Pardo Bartolomé, n.
Pardo Rodrigo, n.
Paradinas Sébastian, s.
Paredes Bernardino, c.
Pastrana Alonso de, p.
Pantoja Juan, n,
Payo Lorenzo, n.
Paz Pedro, c.
Paz Rodrigo de, c.
Papelero Anton, n.
l'.rrz Juan, capitan, c.
Perez Maite Alonso, c.
Perez Alonso, Br., n.
Perez Alonso, c.
Perez Pareja Alonso, c.
Perez Bartolomé, ca.
Perez Hernan.
Perez de Arteaga Juan, c.
Perez Alonso, c.
Perez Alonso, de Beiar, c.
Perrz Cardo Francisco, c.
Perez Francisco, le sourd, n.
Perez Francisco, tailleur, n.
Perez Garcia, c,
Perez Hernando, n.
Perez de Gama Juan, n.
Perez Juan, n.
Perez Juan, c.
Perez Juan, n.
Perez Juan, interprète, n.
Perez de la Higuera Juan, c.
Perez Juan, le jeune, s.
Perez Martin, c.
Pedraza Mese Diego, n.
Pedro, c.
Pedro Martin, de Coria, c.
Pedro Martin, n.
Pedro Pablo, n.
Pedro Francisco, c.
Pefia Rodrigo de, c.
Pefia Pablo, c.
Pefia Vallejo Juan de la, n.
Pefia Francisco de la, n.
Penaflor Alonso, c.
Pefialosa Diego, c.
Penalosa Francisco, c.
Penaranda Alonso, n.
Pefiate Alonso et son frère, c.
Pefiate, c.
Peinado Antonio, c.
Peron de Toledo Pedro, c.
Perol Pedro, n.
Pilar Garcia del, n.
Pizarro Diego, c.
Pizarro Pablo, c.
Pinzon Juan, c.
Pinzon Gines, c.
Pinzon Juan, n.
Pinedo Cristôbal, c.
Pineda Diego.
Pinto Nufio, n.
Plazuela, c.
Plaza Juan de la, ca.
Placencia Juan, n.
Ponce Diego, c.
Ponce de Léon Juan.
Ponce Pedro, s.
Polanco Gaspar, n.
Porras, cantor, c.
Porras Sébastian de.
Porras Holguin Diego de, c.
Porras Diego, c.
Porras Francisco, n.
Porras Pedro Martin de, n.
Portillo Alonso, n.
Porlillo Juan, c.
Portillo Carlos, c.
Portillo Francisco, c.
Portillo Salado Juan, n.
Portillo Pedro Alonso de, n.
Portillo Vasco de, n.
Portocarrero Pedro, n.
Proafio Diego Hernandez de, a.
Prado Alonso, c.
Prado Juan de, c.
Prisa Martin de la, a.
Prieto Sébastian, n.
Puebla Alonso de la, n.
Puente Alonso de la, c.
Puerto Juan del, c.
Puerto Martin, n.
Quemada Antonio, c.
Quemado Bartolomé, c.
Quesada Bernardino, c.
Quesada Itodrigo.
Quesada Cristôbal, c.
Quevedo Francisco, c.
Quijada Diego, n.
Quintana Francisco, c.
Quintero Alonso, c.
Quintero Alonso de Pâlos, c.
Quintero Juan, c.
Quifiones Antonio, c.
Rabanal, montafiés, c.
Ramirez, el viejo.
Ramirez Francisco, n.
Ramirez Gonzalo, s.
Ramirez Pedro.
Ramirez Gregorio, c.
Ramos de Lares Martin,
Ramos Lopez Juan, c.
Rapalo Batista, c.
Rangel Rodrigo, c.
Rascon Alonso, n.
Retamales Pablo, c.
Rangino, c.
Reyes Diego, c.
Redondela Francisco de
Reguera Alonso de la, c.
Retes Gonzalo, n.
Remo Juan, c.
Reina, c.
Ribadeo, c.
Rieros Alonso, a.
Rio Alonso del, n.
Rio Antonio, c.
Rio Juan del, c.
Rio Pedro del, c.
Rico Valiente Juan, c.
Rico de Alaniz Juan, c.
Rico de Alaniz Juan, c.
Rivera Juan de, c.
Rivera Diego, c.
Rivera Juan Martin de, c.
Rivas Gregorio de, c.
Rijoles Tomas, c.
Robles Hernando, s.
Robles Juan, n.
Robles Pedro, N.
Rodas Antonio de, n.
Rodas Nicolas de, n.
Rodas Pedro, n.
Rodriguez Magarino Francisco
c.
Rodriguez Gonzalo, c.
Rodriguez Sébastian, c.
Rodriguez Alonso, c.
Rodriguez Alonso, n.
Rodriguez Alonso, marié, c.
Rodriguez Alonso, c.
Rodriguez de Villafuerte Juan,c.
Rodriguez Rejarano Juan, c.
Rodriguez Francisco, n.
Rodriguez Francisco, c.
Rodriguez Francisco, g.
Rodriguez Gines, g.
Rodriguez Cano Gonzalo, n.
Rodriguez delà Magdalena Gon-
zalo, c.
Rodriguez Gonzalo, s.
Rodriguez Hernando, c.
Rodriguez Juan, n.
Rodriguez Juan, a.
Rodriguez Dpnaire Juan, c.
Rodriguez Escobar, c.
Rodriguez Cristôbal, c
890
LISTE DE CONQUISTADORES
Rodriguez Francisco, p.
Rodeta Francisco Santosde la. n.
Rojas Antonio, c.
Rojas Diego, alferez de Nar-
vaez, n.
Rojas Andres, c.
Romo Juan, n.
Roman Rartolomé. p.
Roman Rodrigo, c.
Romano Pedro, c.
Romero Alonso, c.
Romero Rartolomé. c.
Romero Pedro, c.
Romero, N.
Ronda Anton de, N.
Rosas Andres, c.
Rosas Juan, el cazador, n.
Ruano Juan, c.
Ruiz Alonso, de Radajoz. c.
Ruiz Gil Alonso. s.
Ruiz de Guevara Juan, prêtre, n.
Ruiz Marcos, de Sevilla.c.
Ruiz da la Mo ta Gerônimo, N.
Ruiz de Alaniz Juan. n.
Ruiz Juan, de Salamanca, ca.
Ruiz Marcos, de Moguer. a.
Ruiz tle Monjaraz Pedro, g.
Ruiz Requena Pedro, c.
Ruiz Pedro, c.
Ruiz Cristôbal, c.
Rustifian Juan de, p.
Saavedra Pedro, c.
Saavedra Ceron Andres, c.
Salamanca Alonso, c.
Salamanca Juan, n.
Salamanca Diego, barbier, n.
Salamanca Gaspar, n.
Salamanca Miguel, de n.
Salas Rartolomé.
Salazar Juan, page de Cories.
Salazar Hernando, a.
Salazar Rodrigo de, c.
Saldana Alonso. n.
Saldana Pedro de n.
Salderan Gomez de, N.
Salcedo Francisco, c.
Salcedo Diego, n.
Salcedo Juan, N.
Salces Bartolomé, s.
Salvatierra Alonso, a.
Salvatierra Francisco, c.
Salvatierra Pedro, c.
Salvatierra Rodrigo de. s.
Salinas Gerônimo, n.
Salinas Garcia, c.
Sandoval Gonzalo de, c.
Sandoval Alvaro, n.
Sagredo.
Sancho, n.
Sanchez Gonzalo.
Sanchez Fartan Pedro, mari de
Maria Fstrada, n.
Sanchez Antonio, s.
Sanchez Bartolomé, c.
Sanchez Benito, c.
Sanchez Diego, n.
Sanchez dé Ortega Diego, n.
Sanchez Fstéban, c.
Sanrhe/. Francisco, n.
Sanchez Ortigosa Hernan, n.
Sanchez (larcia.de Fregenal, c.
Sanchez Gaspar, nr.
Sanchez I raspar,A.
Sanchez Colm«nares Gil, c.
Sanchez Gonzalo, c.
Sanchez Gonzalo, ca.
Sanchez Juan, c.
Sanchez Luis, c.
Sanchez Agraz Lorenzo, ca.
Sanchez Martin, s.
Sanchez Léon, de Tregenas, n.
Sanchez Garzon Miguel, n.
Sanchez Cristôbal, n.
Santa Clara Bernardino de, n.
Santiesteban Pedro, c.
San Juan, le poseur, c.
San Juan, de Vichila, c.
Santiago Bernardino de, g.
Santa Cruz Burgales, c.
Santos Francisco.
Santa Ana Anton.
Santiago Diego, c.
San Pedro Diego, c.
Santa Cruz Diego, <■.
Santa Cruz Francisco, n.
San Lucas Gaspar de, c.
Santa Maria Gerônimo de, p.
Santiago Gregorio de, c.
San Sébastian Juan de c.
Santa Ana Juan, c.
San Miguel Melchor, c.
Santo Domingo Miguel de, n.
Santiago, Basque, n.
Santaren Jorge, n.
Sancedo Francisco de.
Sébastian, n.
Sedefio Juan, c.
Sedeno Goltero Juan, a.
Sedefio Juan de Segura, c.
Segura Rodrigo. Il mourut à
Puebla à l'âge de no ans, c.
Sepûlveda Pedro, n.
Sema Alonso de la, c.
Serrano de Cardona Antonio, c.
Serrano Pedro, c.
Siciliano Juan, c.
Sifontes Francisco de, c.
Solis Diego, c.
Solis Francisco, c.
Solis Francisco, c.
Solis Barraza Pedro, c.
Solis Pedro tras de la puerla.
Solis de la guerre, c.
Solis le Vieux, c.
Solis Casquete, c.
Sobino Gonzalo, s.
Sopuerta Diego Sanchez de. c.
Soto Cristôbal, n.
Soto Sébastian de, n.
Soto Pedro de, c.
Soto Diego, c.
Sotelo Antonio, c.
Suegra Juan de, c.
Suarez Diego, c.
Suarez Lorenzo, c.
Suarez Mendo, n.
Taborda Diego de, c.
Tablada Hernando, n.
Talavera Alonso de.
Talavera Juan de, a.
Talavera Pedro, \.
Tapia Andres de, c.
Tapi a Pedro de.
Tapia, tambour de Navaez.
Tapia Hernando, n.
Tapia Luis, N,
Tarifa Hernando, c.
Tarifa Gaspar, <:,
Tarifa Francisco, n.
Tavira Andres de, n.
Tavira Bartolomé. c.
Tejada Alonso de. N.
Terrazas Francisco de. c.
Terrazas de Mayorga, N.
Terraeta Anton, n.
Telle/. Francisco, <•..
Tirado Juan, c.
Tirado Juan, s.
Tirado Julian, n.
Tobar Juan. s.
Tobar Martin, c.
Tobar el comendador, N.
Toledo Alonso de, s.
Torre Alonso de la, c,
Torre Juan, c.
Torces Alonso, c.
Terres de Côrdoba Juan-
Torres Diego, c.
Torres Hernando. c.
Torres Juan, c.
Torres Juan, c,
Torres Juan, c.
Thomas, s.
Torrecicas, c.
Tostado Juan, n-.
Tostado Miguel, c.
Tostado Pedro, n.
Toro Juan de, c.
Tovilla Andres de la, n.
Trejo Alonso Martin de. c.
Trejo Rafaël de, c.
Trevejo, c,
Trujillo Rodrigo de, n.
Trujillo Pedro, s.
Trujillo Hernando, N.
Trujillo Alonso, a.
Trujillo Andres, s.
Trujillo, de Léon.
Umbria Gonzalo de. <:.
Utrera Alonso de, n.
Utrera Pedro de, c.
Ubidez Pedro de, a.
Urbeta Pedro de, c.
Usagre Bartolomé, < .
Usagre Diego, ca.
Vazquez de Tapia Bernardino, c.
Vazquez Alonso, c.
Vazquez Martin, c.
Vasquez Francisco, c.
Vazquez de Montercy Gonzalo, n.
Vazquez Juan, n.
Vasquez Martin, c.
Varillas Fr. Juan, c.
Varela Valladolid Juan. c.
Valladolid, c.
Vargas Alonso, s.
Vargas Francisco, c.
Vargas Hernando. c.
Valdes Luis, n.
Valle Juan del, c.
Vadillo Rodrigo de, n.
Vanegas Cristôbal, n.
Vallecillo Capitan, c.
Vandadas, deux frères, c.
Valenciano Pedro, n.
Valencia Pe:ln, c.
Vallejo Pedro de. c.
Valdinebro Diego, c.
Vaena, c.
Valiente Alonso, secrétaire de
Cortés, n.
Valiente Andres, c.
Valverde Francisco, n.
Valdivieso Juan, c.
Valdovinos Cristôbal. c.
Valdovinos Juan, n.
Velazquez de Léon Juan. c.
Velazquez Luis, a.
Velazquez Diego, n.
Velazquez Francisco, le bossu, i ,
Velazquez Alonso Martin, c.
Velazquez de Lara Francisco, n.
Velazquez Mudarra, n.
Velazquez de Valhuerla. \.
Vello Juan, c,
Vellido Juan. N.
Verdugo Francisco, t.
Vergara Alonso de, n.
Vergara Juan, p.
Vergara Martin, N.
DE LA NOUVEL-LE-ESPAGNIO.
89!
Veger Benito, c.
Velasco Melchor, c'
Velasco Pedro de, ca.
Veintemilla Mateo de, c.
Veintemilla Antonio, g.
Veintemilla Sébastian, N. _
Vega Francisco, apothicaire, c.
Vera Juan de, n.
Vera Miguel de, c.
Vera Vasco de, c.
Veadatal Francisco Martin do, c.
Veraza Miguel, c.
Vêlez Juan, c.
Villandrando Rodrigo, n.
Villasinda Rodrigo de, p.
Villalobos Gregorio, <:.
Villalobos Pedro, c.
Villacorta Juan de, g.
Villacorta Melchor, c.
Villafeliz Leonardo, n.
Villadiego, c.
Villagran, n.
Villasanta Miguel de, n.
Villareal Antonio de.
Villanueva Bartolomé, c.
Villanueva Bernardine, c.
Villanueva Alonso Hernando, c
Villanueva Alonso, c.
Villanueva Pedro, s.
Villaroel Antonio de, c.
Villafûente Juan de, n.
Villafana Antonio, c.
Victoria Alonso de, n.
Victoria Gristôbal de, n.
Vizcaino Pedro, c.
Volante Juan, n.
Xanuto Bartolomé, c.
Xiuja Pedro, c.
Yafiez Alonso, c.
Yanez Alonso, c.
Yuste Juan, n.
Yerraeta Antonio, c.
Zafra Oistôbal Martin, c.
Zambrano Alonso, p.
Zamora Alonso, c.
Zamora Diego, n.
Zamora Alvaro, interprète, n.
Zamora Francisco, n.
Zamora Nicolas, c.
Zamorano Pedro, a.
Zamudio Juan, c.
Zamudio Juan, n.
Zavallos Francisco, c.
Zanabria Diego, c.
Zârate Bartolomé, n.
Zaragoza Miguel de, n.
Zentino, c.
Zuazo Alonso de, c.
li-' Marina, la Malinche.
Estrada Maria de, n.
Bermudez de Velasco Beati
Hernandez Beatriz, c.
Vera Maria de, c.
Hernandez Klvira, c.
Rodrigo Isabel, c.
Hernandez Beatriz, fille d'
ra, c.
Marquez Catalina, c.
Ordas Beatriz, c.
Ordaz Francisca, c.
Palacios Beatriz. mulâtres
Juana Martin.
17. *.
se, n
La liste qui précède a été formée d après le Diccionario de hisloria y de
geografia (article conquistadores). Elle nous permet de faire quelques ré-
flexions au sujet des noms de personnes de la chronique de B. Diaz. Il est
souvent très-difficile d'y deviner si ces personnes possèdent un double nom
patronymique ou si le second ne fait que désigner le lieu de naissance. Ainsi
nous y voyons un personnage désigné par : « Santa-Cruz Burgales. » M. Ve-
dia, éditeur de B. Diaz dans la collection de Rivadeneyra, a corrigé les pre-
mières éditions en écrivant : Santa-Cruz, burgales; ce qui se traduit par:
Santa-Cruz, de Burgos. Je n'oserais affirmer que la correction soit juste ;
M. Orozco n'a pas cru devoir l'adopter dans la liste qui précède.
D'autres noms m'ont mis dans des doutes analogues, et l'on pourra voir
que je les ai résolus différemment dans mes deux éditions. Je ne donne pas
à cette difficulté plus d'importance qu'elle n'en mérite ; mais je crois devoir
la mentionner, car je tiens à prouver que j'ai fait tous les efforts possibles
pour rendre, sous tous les rapports, ma seconde édition irréprochable. Un
nom, dans cette liste, me paraît mériter une attention spéciale : «Aruega».,
C'est un artilleur. Bernai Diaz l'appelle « el Siciliano Aruega » à la fin de
son livre, tandis qu'il figure dans le commencement sous le nom d\ir-
benga, levanlisco1. J'ai cru devoir laisser subsister cette faute, parce que je
ne suis pas absolument certain que c'en soit une, quoique je ne croie pas
qu'il ait existé deux artilleurs de ces deux noms dans l'armée de Cortès.
On lira également dans cette liste : « Fuenterrabia Juanes de. » B. Diaz
a écrit : Juanes de Fuenterrabia. J'ai traduit par Juanes de Fontarabie, con-
trairement à l'opinion de M. Orozco qui n'a pas cru — peut-être avec rai-
son — devoir corriger l'auteur de la chronique.
t. J'avais d'abord pensé que cette qualification de levanlisco, « Levantin, » était employée par
B. Diaz pour désigner des riverains de la partie la plus orientale de la Méditerranée espagnole, au
sud-'eât du pays. Mais je vois par le Levantin Aruega, qui parait avoir été Sicilien, que ce mot
désigne des Orientaux étrangers à ce pays.
CONSIDERATIONS MEDICALES
SUR LA CAMPAGNE DE FERNAND CORTÈS
Il n'est pas sans intérêt de faire observer, à propos de cette conquête, que
les Européens, en arrivant dans le Nouveau Monde, y vont apporter des
aptitudes particulières pour contracter certaines maladies à un degré in-
connu parmi les indigènes, tandis que ceux-ci se verront eux-mêmes vic-
times d'affections non observées jusqu'alors dans leur propre pays. De cet
amalgame va résulter sans doute une série ignorée jusque là de nouveaux
malheurs, d'autant plus digne du reste d'attirer nos regards que ce métis-
sage d'un autre genre se perpétuera dans l'avenir jusqu'à nous rendre té-
moins nous-mêmes, de nos jours, et peut-être victimes de ces entités nou-
velles résultant de l'échange entre le Monde Ancien et l'Amérique. C'est
ainsi que nous avons vu un nègre, amené par Narvaez, communiquer la
variole aux Indiens, en 1520-, et remarquez que les tempéraments des hom-
mes d'Amérique s'en montrent tellement avides qu'ils s'emparent du mal
d'une manière à peu près exclusive; car, dès lors qu'ils en sont atteints, ce
mal se répand parmi eux avec une rapidité sans égale et envahit le pays en-
.tier en quelques jours en dédaignant absolument pour longtemps les sujets
espagnols devenus indignes de ses prédilections. Cette immunité des pre-
miers temps est attestée par trop d'historiens sérieux pour qu'il soit possible
d'avoir des doutes à cet égard. Nous avons d'abord en sa faveur le silence
de B. Diaz qui n'eût certainement pas manqué de nous parler des effets du
mal parmi ses compagnons d'armes si, en réalité, il y eût eu des victimes,
llerrera l'affirme dans divers passages de son histoire et Juan de Torque-
mada émet la même conviction1.
1. « Plusieurs auteurs, dit Herrera, ont assuré que le mal provint de Castille et
qu'il se communiqua aux indigènes au moyen de leur trafic et de leurs entretiens avec
les Castillans. Mais d'autres, qui prirent à tâche de bien s'informer du passé de ce
pays, assurèrent que la maladie ne vint pas d'Espagne, mais qu'elle régnait naturel-
lement parmi ces Indiens et qu'elle s'y développait de temps en temps, de même que
dans les îles et d'autres contrées de Terre-Ferme des Indes occidentales. Il est clair,
en effet, que si le mal fût venu de Castille, on l'eût vu attaquer ici les Castillans ; tan-
dis que, ni alors, ni plus tard, aucun d'eux n'en a été atteint. Il y a d'ailleurs dans les
Indes des maladies qui sévissent sur les Castillans et nullement sur les Indiens, tan-
dis que d'autres attaquent les Espagnols nés dans ce pays en épargnant les gens ar-
rivés de Castille aussi bien que les indigènes.... » (llerrera, décade II. liv. III, ch. xiv,
CONSIDERATIONS MÉDICALES. 893
Ce n'est pas dire que cette préservation se soit continuée jusqu'à nos
jours-, il est au contraire très-certain que les Européens sont actuellement
atteints, en Amérique, presque à l'égal des indigènes sinon autant qu'eux-
mêmes. Mais, dans les premières années de l'invasion du mal, le nombre
considérable d'Indiens qui peuplaient alors le pays et leurs aptitudes spé-
ciales à contracter la maladie eurent pour effet de l'accaparer d'une ma-
nière exclusive pour leur race, et s'ils ne gardèrent pas pour toujours le
privilège d'en assurer la durée, ce n'en est pas moins une chose remar-
quable que la contagion ait ainsi manifesté, pendant un certain temps, ses
prédilections marquées pour les habitants de l'Amérique à côté d'un dédain
bien reconnu pour les étrangers qui l'avaient importée.
L'occasion nouvelle de réflexion que nous puisons dans le début même
du récit de Bernai Diaz, c'est que l'expédition de Cortès, ainsi que celle de
Grijalva qui l'avait précédée, ne fut nullement victime, sur la plage de sable
d'Uloa, des émanations qui n'existaient pas alors et qui se dévoilèrent un
siècle plus tard par les symptômes de la fièvre jaune. A en juger par ce qui
arrive sujourd'hui, la présence des Espagnols n'était pas cependant indis-
pensable pour que ce désolant fléau des côtes du golfe se développât. Il est
vrai que pour être atteint il faut que l'on soit originaire d'un pays étranger
à ces localités ; mais l'expérience nous a appris que les naturels eux-mêmes
n'en sont pas exempts pourvu qu'ils soient nés sur les hauteurs de l'inté-
rieur du pays. Ils auraient donc pu, à l'époque de la conquête comme au-
jourd'hui, être victimes de cette maladie en voyageant sur les côtes. Le mal
est d'ailleurs si bien et si sensiblement caractérisé par les deux signes aux-
quels il a dû ses noms modernes, qu'il n'aurait pu échapper à l'attention
des observateurs, fussent-ils des plus vulgaires. Le silence des consquista-
dores et le défaut de tout renseignement des indigènes à ce sujet mettent
donc hors de doute la non-existence de cette maladie jusqu'à l'époque bien
postérieure où elle appela l'attention pour la première fois. C'est par con-
séquent un mal de création moderne et il est naturel de l'inscrire, quoi
qu'on dise, dans la catégorie d'affections que des causes inconnues ou une
réunion d'hommes nouveaux et dépaysés font naître tout à coup, sans
qu'aucun lien de" filiation les rattache à quelques accidents identiques ayant
déjà existé en d'autres lieux.
Le récit de Bernai Diaz nous permet de juger que la côte du golfe pro-
duisait alors sur ses habitants, surtout s'ils étaient étrangers, ce que nous
voyons de nos jours être la conséquence de l'habitation d'un pays chaud à
sol humide, marécageux ou fortement boisé. Plusieurs hommes de l'expédi-
tion, Cortès lui-même et le Père Olmedo y furent atteints de fièvres inter-
mittentes dont les suites se firent encore sentir pendant le séjour à Tlas-
cala. Mais les effets de ces localités devinrent plus notables chez les hommes
qui firent sur les bords du golfe un séjour plus prolongé et qui parvinrent
plus tard au campement de Cortès « maigres, jaunes et enflés du ventre »,
pour employer les expressions mêmes de notre auteur. Selon toute probabi-
lité, ces malades atteints d'impaludisme étaient affligés d'accès intermit-
p. 82.) Voyez encore le même auteur; décade I, liv. I, ch. V. et décade II, liv. X,
ch. iv. Juan de Torqucniada dit aussi : « Comme les Indiens alliés virent avec admi-
ration que le mal (variole) épargnait les Castillans, ils crurent qu'ils étaient préser-
vés et protégés par quelque grande divinité. » {Monarquia indiana, lib. IV, c. lxxxi.)
894 CONSIDÉRATIONS MÉDICALES
tents avec complication d'hypertrophie du foie et de la rate, comme le se-
raient de nos jours ceux qui s'aventureraient sur ces localités dans des con-
ditions analogues.
Le passage des compagnons d'armes de Cortès sur les parties basses du
pied de la Cordillère n'exerça donc sur eux aucune influence insolite à la-
quelle ils n'eussent été initiés par leur long séjour dans l'île de Cuba. L'as-
pect de la végétation, la température élevée, l'humidité atmosphérique,
tout, en un mot, dut concourir à leur donner les illusions d'une contrée
absolument semblable à celle d'où s'effectua leur départ. Ce fut dans cette
croyance qu'ils s'aventurèrent vers les hauteurs du plateau en s'enga-
geant dans le passage qui aboutit au pied de la montagne à laquelle on
donne de nos jours le nom de Coffre de Perote. Ils arrivèrent ainsi à l'alti-
tude de deux mille trois cents mètres, à propos de laquelle B. Diaz nous a
dit : « Il venait de la Sierra Nevada un vent glacial qui nous faisait grelot-
ter.... et comme nous n'avions que nos armes pour nous couvrir, nous
sentîmes un froid extrême. » Ce dut être en effet un phénomène étrange
pour ces hommes que l'étude des choses naturelles et la connaissance des
lieux n'avaient nullement préparés à un changement si radical dans les
conditions atmosphériques. Mais ce que Bernai Diaz n'avoue que d'une
manière inconsciente, c'est l'action débilitante que les conquistadores ne
purent manquer de ressentir en débutant sur ces hauteurs. Quelque favo-
risé que l'on soit, en effet, d'un tempérament exceptionnel, personne ne
saurait échapper d'une manière absolue à cette action déprimante des at-
mosphères raréfiées, du moins pour les moments qui suivent immédiatement
l'ascension. Aussi devons-nous être pleins d'admiration pour cette poignée
d'hommes qui, mis aussitôt en présence de troupes innombrables, aguer-
ries et déterminées, n'écoutent que leur courage et, s'animant parle senti-
ment du danger, puisent dans leur résolution héroïque les forces que le cli-
mat paraissait devoir leur refuser.
Mais voyez l'aveu sincère que notre auteur ne peut s'empêcher de faire
au souvenir de ces terribles journées : « Nos chevaux suivirent l'ennemi
peu de temps, tant la fatigue était grande.... Nous n'eûmes pas la pensée
de les poursuivre, car nous étions si fatigués que nous rie pouvions plus
nous tenir debout » (cl), lxiii et lxiv). Quelles que soient h l'avenir les dures
épreuves que les conquistadores se verront obligés de traverser, jamais
plus notre chroniqueur ne nous parlera d'un pareil abattement physique.
C'est qu'en réalité ils paraissent ne l'avoir ressenti qu'au début de leur cam-
pagne sur le plateau. Plus tard, en effet, le sentiment du danger, l'habi-
tude de la fatigue, l'entraînement et l'émulation produisent chez ces hom-
mes, déjà fortement trempés par des qualités de race, une vigueur et une
constance dans la lutte, telles qu'on n'en avait peut-être pas vu d'exempl<'
à aucune époque de l'histoire. Cela ne veut pas dire qu'ils ne cédèrent ja-
mais aux influences climatériqucs ; Bernai Diaz, au contraire, parle de quel-
ques victimes, et il n'est pas sans intérêt pour nous de nous arrêter à des
considérations sur les causes de leur mort -, car on en peut retirer la con-
viction que, dès les premiers temps de leur séjour sur le plateau, les Es-
pagnols virent se développer parmi eux les maladies dont ils sont encore
de nos jours le plus fréquemment et le plus dangereusement atteints. H
serait sans doute téméraire de dire si les affections dont ils souffrirent
alors et auxquelles ils succombent encore de nos jours attaquaient égale-
SUR LA CAMPAGNE DE FEHNAND CORTBS. 895
ment les indigènes ayant l'époque de la conquête, ou si les tempéraments
européens s'y trouvèrent plus spécialement prédisposés sous l'influence du
climat-, mais il y a des raisons de croire que les grandes épidémies ont
changé de caractère et diminué de gravité sur le plateau depuis que la
race dominante ne représente plus en majorité l'élément indien sans aucun
mélange de sang européen. A l'époque de la conquête, on conservait le sou-
venir d'épidémies meurtrières qui marquaient par des taches lugubres cer-
taines époques du passé de ces contrées. La campagne de Cortës se pour-
suivit au milieu des désastres causés par l'épidémie de variole de Panhée
1520. Vingt-cinq ans plus tard, en 1545, et trente et un ans après, eu
1576, le Père Sahagun fut témoin de deux épidémies, de nature probable-
ment identique, qui firent des ravages incalculables parmi les Indiens. Le
moine Juan de Torquemada, qui assista également à ces désastres, a écrit
que la première causa la mort de huit cent mille indigènes et que la seconde
fit deux millions de victimes. Sahagun, qui ne s'est pas aventuré jusqu'à
donner le chiffre total des décès, n'en écrivait pas moins ce qui suit pendant
que le plus déplorable de ces deux lléaux régnait encore : « .... En 1545, se
présenta une autre épidémie de laquelle les indigènes sortirent fort dimi-
nués. Grand nombre de villages restèrent déserts et ils ne se sont plus re-
peuplés depuis lors. Trente ans après arrivait le fléau qui règne actuelle-
ment. Beaucoup d'endroits ont déjà été dévastés ; le mal augmente chaque
jour, etl'on peut croire que, s'il dure trois ou quatre mois encore, il ne res-
tera plus personne... »
Ces cruels ravages sévissaient presque exclusivement sur les Indiens;
mais on aurait tort de croire que les Espagnols en étaient absolument pré-
servés, car le Père Sahagun nous a dit : « Je me trouvais à Mexico pendant
cetle épidémie (1545). J'enterrai plus de dix mille morts, et, vers la fin du
fléau, j'en fus moi-même atteint, et je me vis à toute extrémité. » Il nous
parle de plusieurs moines malades, et Juan de Torquemada signale éga-
lement quelques victimes parmi ses coreligionnaires. Malgré ces accidents,
on peut considérer comme certain que les indigènes servirent presque ex-
clusivement d'aliment à cette cruelle dévastation1.
1. Il me paraît intéressant de transcrire in extenso le passage de Torquemada
qui traite de ce sujet. Le voici :
« L'année 1545, il y eut une très grande peste qui sévit contre les Indiens. Elle dura
six mois pendant lesquels la mortalité fut si grande qu'elle ruina et dépeupla la plus
grande partie du pays, ce qui commença la décadence et la dépopulation de ce
royaume. » (Torquemada, liv. V, eh. xm.) « En l'année 1576, il s'établit parmi les In-
diens une peste qui dura plus d'un an. Elle fut si considérable qu'elle ruina et détruisit
presque tout le pays; la partie des Indes que nous appelons la Nouvelle-Espagne en
lut presque complètement dépeuplée. C'était épouvantable de voir la quantité de
inonde qui mourait. 11 y eut des maisons dans lesquelles des malades s'acheminaient
à la mort à côté des cadavres de ceux qui n'étaient déjà plus, tandis (pic personne
ne conservait ni assez de santé ni assez de force pour soigner les premiers et donner la
sépulture aux autres. Dans les villes et dans les grands villages on pratiquait des
tranchées profondes et du malin au soir les religieux ne s'occupaient qu'à charrier
des cadavres et à les entasser dans ces fosses, attendant le coucher du soleil poul-
ies couvrir déterre, sans les entourer d'aucune de ces cérémonies dont <>n fait usage
pour enterrer les défunts; car le nombre eu était si grand que le temps aurait man-
qué pour ce faire. Pour tout dire en un mot, la somme de morts lut si considérable
celte année-là, que pour continuer à croire que ce pays était bien le même que celui
conquis par Fernand Cortès et ses compagnons, il fallut que ceux qui étaient venus
896 CONSIDÉRATIONS MÉDICALES
Quel était ce mal meurtrier? Il n'est pas possible que les détails exacts
de ses symptômes n'existent pas quelque part. On les connaîtra un jour
sans doute, lorsque l'on aura dépouillé les nombreux manuscrits et corres-
pondances qui se rapportent à cette époque. Jusque-là, nous ne pouvons
nous guider que sur des conjectures. Et d'abord, le nom qui lui est resté
indique combien peu les Espagnols s'en préoccupèrent, puisque ce nom ap-
partient à la langue nahuatl et ne correspond à aucune maladie en particu-
lier. L'expression matlazahuall qui désigne, en effet, ces deux grandes épi-
démies de 154.5 et 1576, se compose du terme générique azahuatl, qui
signifie lèpre, contagion ou maladie épidémique en général, et d'un quali-
ficatif que je ne me hasarde pas à traduire, mais qui pourrait bien être
matlactli (dix) pour déterminer un mal qui décuplait les victimes, ou peut-
être aussi matlalin (vert) pour désigner un aspect sensible des malades :
"peste verte, comme on a dit ailleurs la peste noire. Toujours est-il que ce
n'est pas là un nom de maladie. Il n'a pas été inventé autrement que celui
de huezahuatl (hucy azahuatl, grande peste), par lequel les Aztèques dési-
gnèrent l'épidémie meurtrière de variole de 1520.
On ne comprend pas que Sahagun, qui faillit lui-même en être victime,
ne nous ait donné aucune description de ses symptômes. Il parle, à la vé-
rité, d'hémorrhagies nasales intenses; il dit même « qu'il sortait par la bou-
che des hommes et des femmes indigènes une grande quantité de sang,
comme si c'eût été de l'eau... » (liv. VIII, en. i, p. 273). Si, du reste, on
parcourt ses écrits à ce sujet, ainsi que ceux des Pères Torquemada et Gri-
jalva, on voit que ces auteurs, très-abondants dans la peinture des mal-
heurs de toute sorte résultant de ces épidémies, ne parlent qu'avec la plus
grande indifférence des symptômes éprouvés par les malades. On y voit ce-
pendant désignés de la céphalalgie, des vomissements, des taches rouges
ou brunissantes sur la peau, et surtout des hémorrhagies qui par elles-
mêmes étaient un danger imminent. Si l'on avait quelque tendance à voir
là les signes du typhus grave qui règne aujourd'hui sur l'Anahuac (typhus
exanthématique, fièvre pétéchiale), on serait détourné de cette pensée par
l'hémorrhagie abondante, « comme si c'eût été de l'eau, » qui s'effectuait par
la bouche des malades. On cesserait de le croire, surtout, en se souvenant
peu de temps après lui et qui survécurent à tant de malheurs en rendissent témoi-
gnage après avoir vu le passé et le présent.
«De grands efforts furent faits tant par le vice-roi que par l'archevêque de Mexico
don Pedro Moia de Contreras. Tous les ecclésiastiques, du reste, chacun dans la
sphère de son administration, prodiguaient leurs soins incessants, aussi bien dans
l'intérêt spirituel que pour les besoins matériels. Mais tout ce qu'on put faire n'em-
pêcha pas que la mortalité s'étendît à près d'une année et demie de durée, en faisant
un nombre extraordinaire de victimes. Le fléau ayant enfin cessé, le vice-roi don
Martin Enriquez voulut savoir combien il avait péri de monde dans la Nouvelle-Es-
pagne. On prit en conséquence des informations dans tous les villages et faubourgs
et on trouva que les morts s'étaient élevés à plus de deux millions, chose qui paraît
incroyable et par laquelle on vit que la mortalité présente avait dépassé celle de 1545
de douze cent mille personnes, puisque la peste de celte année-là ne lit (pie huit cent
mille victimes. Tout cela fait bien comprendre la quantité considérable d'habitants
qu'il y avait dans le pays avant que la mort y eût fait tant de ravages, et à quel
point il eût été impossible, si Dieu ne l'eût ainsi décrété, que les premiers Espagnols,
avec le marquis dcl Valle, en eussent fait la conquête, car il eût suffi aux Indiens de
les attaquer en lançant sur eux des poignées de terre, pour les ensevelir et couvrir
leurs restes de monticules élevés. » (Torquemada, liv. Y. ch. xxn.)
SUK LA CAMPAGNE DE FEKNAND COUTES. 897
que ces épidémies des temps passés envahirent le pays entier, tandis que le
typhus Ici que nous le connaissons n'a nulle tendance à gagner les côtes et
à descendre aux niveaux qui sont le domaine de la fièvre jaune ou vomito
prieto. Nous savons d'ailleurs par B. Diaz que, de son temps, le vulgaire
appelait le typhus mal de modorra, et les médecins fièvre maligne, ainsi
que le prouve le rapport fait par eux à propos de la mort de Garay1. Les
moines espagnols s'en seraient tenus à ces dénominations ou y auraient fait
allusion si le matlazahuatl avait été cette maladie-là.
Pour tous ces motifs, il ne serait pas déraisonnable de croire que les épi-
démies de 1545 et 1576 furent causées par une scarlatine maligne compli-
quée de purpura hsemorrhagica, analogue au cas très-saisissant que j'ai dé-
crit dans le tome II, page 91, de la première édition de mon ouvrage :
Influence de la pression de Vair sur la vie de Vkomme :
« En 1869, j'eus occasion de voir à Mexico un jeune homme de vingt-cinq
ans, M. de La Torre, natif de Veracruz et arrivé depuis peu dans cette ca-
pitale. C'était un homme magnifique, d'une stature élégante, de forces mus-
culaires peu communes. Après deux jours de forte fièvre d'incubation avec
céphalalgie intense et vomissements répétés, des taches scarlatineuses ap-
parurent d'abord à la face et gagnèrent promptement tout le corps. Dès le
lendemain, la tète, les pieds et les mains se tuméfièrent de façon très-nota-
ble, et les conjonctives injectées firent saillie sur la cornée. Au troisième
jour de l'éruption, la peau prit partout une teinte foncée et une hémorrha-
gie nasale fréquemment répétée arriva à des proportions réellement inquié-
tantes. Dès le lendemain, la transsudation d'un sang aqueux et noirâtre se
généralisa à toutes les muqueuses : les gencives la fournissaient d'une ma-
nière continue-, des selles liquides l'amenaient au dehors avec fréquence
l'urine elle-même en était fortement colorée. Au cinquième jour, ces symp-
tômes alarmants continuèrent sans interruption, quoi que nous fissions
pour y porter remède. Limonade sulfurique, chlorure de fer, boissons gla-
cées; rien ne put procurer le moindre soulagement, et le malade s'éteignit
par la perte du sang, à la fin du septième jour, en conservant jusqu'au der-
nier moment toute son intelligence.
« Malgré l'analogie que cette affection présenta avec certains cas graves
de purpura haemorrhagica fébrile, il n'est pas douteux que les symptômes
d'incubation et les premiers phénomènes de l'éruption furent très-caractéris-
tiques de la scarlatine. Le diagnostic put d'autant mieux les prendre pour
base assurée, que nous avions en ce môme moment dans la ville une forte
épidémie de cette maladie. »
Quoi qu'il en soit, bien d'autres épidémies ont désolé périodiquement le
Mexique depuis la conquête. Les principales ont été : celles de variole des
années 1779 et 1796; celle de fièvre bilieuse de 1813; celle de scarlatine de
1825; les choléras de 1833, 1850 et 1854. Ces terribles fléaux n'en excluent
pas un grand nombre d'autres, dont la fréquence est venue démontrer de
tout temps que la tendance de la plupart des maladies à se propager à l'état
épidémique caractérise d'une manière déplorable les influences de la cli-
matologie de l'Anahuac. Mais il est très-certain, — et c'est à cette conclu-
sion que j'ai voulu conduire les détails qui précèdent, — que plus la race
indienne pure disparaît, pour faire place au type métis qui s'empare inseri-
1. Herrera, décade III, liv. IX, cli. vin.
898 CONSIDERATIONS MÉDICALES
siblement du pays, moins considérables sont les ravages que ces épidémies
produisent. Je neveux pas, en m'exprimant ainsi, faire allusion à la variole,
qui a trouvé dans l'usage de la vaccine les motifs d'une diminution générale
très-sensible -, mais j'ai voulu dire que les autres grandes épidémies que les
Indiens appelèrent matlazahuatl , cocolixtli, ne se renouvellent plus de nos
jours, et que cette dernière expression ne s'applique guère par eux qu'à
quelques épidémies légères de typhus pétéchial ou même à des cas isolés de
cette maladie. Il paraît donc prouvé que les anciens indigènes, soit par
suite d'aptitudes spéciales, soit à cause de leur manière de vivre, donnaient
plus de prise à ces fléaux périodiques que les races mélangées qui leur suc-
cèdent et prospèrent à leur place dans le pays.
Les conquistadores apportèrent donc sur les plateaux du Mexique des dis-
positions individuelles qui, du moins au point de vue des épidémies propres
de ces contrées, leur donnaient des avantages marqués sur les indigènes. Ils
n'en cédèrent pas moins aux influences du climat en contractant, plus qu'ils
n'eussent dû le faire dans leur pays, des pleuro-pneumonies graves et des
typhus dont plusieurs d'entre eux furent victimes. C'est ainsi que, au cha-
pitre cxxxi, qui traite des événements de la campagne que Cortès entreprit
contre Tepeaca, Cachula et Guacachula, après les désastres de la Nuit
triste, Bernai Diaz nous dit : « Nous eûmes grand plaisir à apprendre le
secours qui nous venait au meilleur moment, car, durant la petite campa-
gne dont je viens de parler, nous n'étions pas tellement à l'abri des acci-
dents que plusieurs d'entre nous n'y reçussent des blessures, tandis que
d'autres tombèrent malades de fatigue. Comme nous étions toujours char-
gés de nos armes et que nous ne nous reposions ni jour ni nuit, le sang et
la poussière se figeaient dans nos entrailles et nous les rendions ensuite par
le corps et par la bouche; c'est au point qu'en quinze jours nous perdîmes
cinq de nos camarades, de douleur de côté. »
Et plus loin, au chapitre cxxxiv, notre auteur, parlant d'une expédition
aite par Sandoval dans les pays de Xalacingo et Catamani, nous apprend
ce qui suit : « Je ne fis pas cette campagne : j'étais très malade de fièvres
et je rendais du sang par la bouche. Grâce à Dieu, je revins à la santé, parce
qu'on me saigna plusieurs fois. »
Plus loin encore, au chapitre clxii, B. Diaz, rendant compte de la mort
de Garay, nous dit les paroles significatives suivantes :
« La nuit de Noël de l'année 1523, Garay alla avec Cortès ta matines.
Elles furent célébrées par de très-beaux chants et fray Bartolomé officia à
la messe de minuit. Au retour de l'église, on fit un déjeuner très-gai, et
une heure après, avec l'air vif du matin, étant déjà d'ailleurs mal disposé,
Garay fut pris d'une douleur de côté accompagnée de forte fièvre. Les mé-'
decins lui ordonnèrent une saignée et le purgèrent ; mais, voyant que le
mal empirait, ils prièrent fray Bartolomé de dire au malade qu'il allait
mourir, qu'il se confessât et qu'il fit son testament. Fray Bartolomé rem-
plit sa mission, annonçant au malade que sa fin approchait, qu'il eût à s'y
préparer en bon chrétien et honorable gentilhomme, qu'il ne perdît point
son âme après avoir perdu son avoir. Garay lui répondit : « Père, vous
« avez raison, je veux que vous me confessiez cette nuit même; je désire re-
« cevoir le saint corps de Jésus-Christ et faire mon testament. » Il fit, en
effet, très-honorablement tout cela : après avoir communié, il signa ses
dernières volontés, nommant pour exécuteurs testamentaires Cortès et
fray Bartolomé de Olmedo, et ensuite, le quatrième jour de sa maladie, il
SUR LA CAMPAGNE DE FERNAND CORTES. 899
rendit son âme à Notre Seigneur Jésus-Christ qui Pavait créée. C'est là un
effet du pays de Mexico-, on y meurt en trois ou quatre jours de cette dou-
leur de côté ; je l'ai déjà dit une autre fois ; nous le savions fort bien, par
expérience, depuis notre séjour à Tezcuco et à Cuyoacan où succombèrent
plusieurs de nos soldats. »
Il n'est pas possible d'être plus clair. Ce passage curieux nous dispense
de chercher à donner une nouvelle force à notre exposition en citant d'au-
tres cas analogues que nous pourrions trouver encore. Passons au typhus.
Cette affection n'est pas aussi clairement désignée que la pneumonie dans
la chronique de B. Diaz. Elle me paraît néanmoins des mieux établies par
le passage suivant du chapitre cxcn, que je cite ici tout entier pour que le
lecteur n'ait pas l'embarras d'aller à sa recherche :
« Revenons-en à notre enquête pour dire qu'à peine elle était ouverte, que
Notre Seigneur Jésus-Christ, pour nos péchés et notre malheur, permit que
le licencié Luis Ponce tombât malade de modorra. Il fut pris d'une forte
fièvre en venant d'entendre la messe au monastère de San Francisco.
S'étant mis au lit, il fut pendant quatre jours somnolent, sans avoir les
idées bien nettes; la plus grande partie du jour et de la nuit se passait à
dormir.' Les médecins qui le soignaient, le licencié Pedro Lopez, le docteur
Ojedaet un autre praticien que le malade avait amené de Castille, compri-
rent bien clairement cet état et furent tous d'avis qu'il se confessât et reçût
les saints sacrements. Le licencié lui-même s'y soumit volontiers et, lors-
qu'il eut accompli ce devoir avec la plus grande humilité et contrition, il fit
son testament, par lequel il désignait pour le remplacer dans le gouverne-
ment le licencié Marcos de Aguilar qu'il avait amené de l'île Espaîïola.
...Le testament fait et les affaires spirituelles étant en règle, le licencié
rendit son âme à Dieu, le neuvième jour de sa maladie. »
Si le lecteur veut bien porter ses regards sur cette partie des récits de
B. Diaz, il y verra les indignes accusations que les ennemis de la gloire de
Cortès articulèrent contre son honneur et sa probité. Ils assurèrent que
Ponce de Léon était mort empoisonné par ordre du conquistador. La calom-
nie rendit nécessaire un rapport officiel dans lequel les médecins déclarè-
rent que le licencié était mort de fièvre maligne *, dénomination qui corres-
pond assurément à l'une des formes des affections typhoïdes, de même que
l'expression de mal de modorra (mal comateux) en rappelle parfaitement
le symptôme dominant que les nosologistes ont désigné par le mot de
« typhus ».
«Celui qui affirmait l'empoisonnement avec le plus d'instance, dit B. Diaz,
c'était fray Tomas Ortiz, le prieur de quelques moines venus avec lui. Or, il
mourut lui-même de modorra deux mois après, ainsi que d'autres frères de
son ordre. » Le fils du successeur de Ponce de Léon meurt également de
cette maladie.
Il résulte du court examen qui précède que la pneumonie et le typhus,
qui sont encore aujourd'hui les causes les plus fréquentes de mort pour les
Européens établis sur le haut plateau du Mexique, se développèrent parmi
les Espagnols dès l'époque de leur première invasion avec Fernand Cortès.
Et, quant au typhus, il est certain que celui qui règne actuellement sur
l'Anahuac d'une manière endémique n'a trouvé aucun motif de s'éteindre
L Voyez Ilerrera, décade III, liv. IX, eh. vin.
900 CONSIDERATIONS MEDICALES
ni dans le temps écoulé ni dans les modifications de races. S'il est vrai que
quelques conditions locales d'encombrement ou de malpropreté ont pu
quelquefois en aggraver l'importance, il est incontestable aussi qu'il
lui a été donné de se perpétuer en tous lieux sur le plateau, indépen-
damment de ces circonstances aggravantes. Ce serait une occasion de
reconnaître que ce typhus peut trouver en nous-mêmes ses raisons d'être,
sous l'influence d'une météorologie spéciale, en dehors de toute action spé-
cifique de nature infectieuse. On pourrait d'autant mieux le croire sur
l'Anahuac, que les atteintes les plus graves y sont le résultat de fatigues
avec insolation au milieu des campagnes les plus pures et les mieux aérées.
Il est au surplus une chose dont on ne peut manquer d'être frappé en
lisant les détails de B. Diaz sur les innombrables combats que les conquis-
tadores furent obligés de livrer : c'est qu'ils y recevaient fréquemment des
blessures, et que sans avoir le plus souvent ni le loisir ni les moyens de les
soigner, il leur fallait affronter les hasards de nouvelles rencontres et four-
nir le contingent de veilles et sentinelles. Cependant les suites graves
paraissent en, avoir été relativement rares. Il est permis de croire d'ailleurs
que l'habileté des chirurgiens de l'expédition comptait pour peu de chose
dans les causes de ce résultat. Notre auteur nous fait comprendre, en effet,
que les blessés n'avaient pas souvent recours à leur intervention. « Lorsque
la nuit séparait les combattants, dit-il, nous pansions nos blessures avec de
l'huile. Un de nos camarades, appelé Juan Catalan, nous les traitait avec des
signes de croix et des enchantements; elles guérissaient du reste prompte-
ment, ce qui m'est une occasion de redire que Notre Seigneur Jésus-Christ
non-seulement nous faisait la grâce de soutenir notre courage, mais nous
prodiguait chaque jour mille faveurs. C'est ainsi que, blessés et couverts de
bandages, il nous fallait combattre du matin au soir-, car si les blessés
fussent restés en repos au quartier, il n'y aurait pas eu vingt hommes sains
dans chaque attaque pour aller à l'ennemi. Nos alliés les Tlascaltèques,
ayant vu comment notre homme nous traitait avec des signes de croix, s'en
venaient aussi vers lui quand ils étaient atteints, et cela en si grand nombre,
que notre rebouteur avait bien du mal à panser tout le monde (ch. eu). »
Quelque désir que l'on ait d'imiter B. Diaz dans sa foi robuste qui lui faisait
reconnaître une intervention surnaturelle dans la guérison rapide des bles-
sures dont lui et ses compagnons d'armes étaient couverts, on ne peut s'em-
pêcher d'admirer de nos jours l'heureuse influence du climat pour la marche
favorable des plaies en général. Ce que notre auteur nous apprend nous re-
porte donc assez loin vers le passé pour nous faire voir que les actions natu-
relles sont immuables-, car ce qui agissait favorablement sur leurs blessures
il y a trois cent cinquante ans nous procure encore aujourd'hui les mêmes
résultats heureux dans le même pays. On ne saurait nier qu'il n'y ait plus
de dignité à constater ainsi la constance de volonté d'un être surhumain
dans les choses de la nature que de subordonner sa conduite capricieuse
aux appels individuels faits à son intervention par tous les Juan Catalan de
la terre.
Cette logique naturelle des phénomènes que nous nous sommes donné la
mission d'étudier est encore apparue dans la propagation endémique con-
stante sur l'Anahuac, depuis 1520 jusqu'à nos jours, du typhus et delà pleuro-
pneumonie, pour prouver que les mêmes causes dans les conditions
ambiantes ne sauraient jamais manquer de produire leurs effets les plus
SUR LA CAMPAGNE DE FERNAND GORTES. 901
essentiels sur des êtres de môme espèce. S'il n'en a pas été de même des
grandes épidémies qui non-seulement ont varié de nature depuis des siè-
cles reculés jusqu'à nos jours, mais encore ont diminué sensiblement d'in-
tensité, c'est que les conditions qui les produisent sont multiples et dépen-
dent elles-mêmes de phénomènes inconnus qu'aucun lien immuable n'en-
chaîne. Ce qu'il y a d'intéressant pour nous à noter dans ces inconstances,
c'est que les sujets appelés à en être victimes ont eux-mêmes une notable
influence sur la plus ou moins grande force avec laquelle ils sont frappés;
car nous voyons les grands azahuatls qui dévoraient autrefois les Aztèques
avec tant de férocité, diminuer ou s'éteindre avec eux, en traitant avec plus
de bénignité leurs successeurs ou en les épargnant d'une manière absolue.
Mais il est écrit que, n'importe sous quelle forme, l'humanité ne cessera
jamais de souffrir. A la place de ces fléaux disparus et qui épargnèrent en
d'autres temps les races européennes au Mexique, la fièvre jaune y sévit
aujourd'hui, sinon sur le pays tout entier, du moins à ses portes et dans
tous les lieux qui sont les liens les plus naturels de communication avec
l'Ancien Monde. Il est aussi le plus sérieux obstacle aux libres rapports entre
les habitants. Or, dans cet écrit, dont le but ne peut être une étude médicale
purement professionnelle, il nous convient de mettre en lumière tout ce qui
peut favoriser ou combattre le progrès et le mouvement des hommes. C'est
à ce point de vue unique que les maladies ont mérité d'attirer notre atten-
tion d'une manière générale, et il nous a paru important surtout de faire voir
l'originalité de leur influence dans les pays très-variablement nivelés. Au
Mexique, en effet, quoique la nature ait favorisé les hommes de toutes les
conditions climatériques capables de séduire par la variété et par le con-
traste, on ne s'arrête guère à la tentation d'en profiter qu'en se promettant
d'agir avec la plus grande mesure. On n'ignore pas que des changements
inconsidérés de niveaux y exposent la santé aux plus sérieux mécomptes et,
de même que l'Européen choisit son temps pour aborder ce pays, les habitants
de ses régions centrales ne traversent eux-mêmes qu'en tremblant les ports
du golfe et n'y établissent leur séjour que pour des intérêts de la plus
sérieuse gravité. Ces entraves au libre trafic sont un inconvénient dont j'ai
déjà, dans ma préface, fait entrevoir toute la gravité. Je lui reconnais une
telle importance que je n'hésite pas à y porter pour la seconde fois l'atten-
tion du lecteur. Franchir cent lieues en plaine, fût-ce du sud au nord, c'est
changer à peine de conditions climatériques, et c'est cette circonstance qui
établit l'unité hygiénique des nations dont les niveaux ne sont pas profon-
dément troublés. Mais, dans les contrées montagneuses d'Amérique, faire
dix lieues en certaines directions, pour changer de résidence, c'est se livrer
aux hasards d'un acclimatement. Je veux bien admettre, si on le désire, que
la tentative ne soit pas toujours dangereuse-, mais c'est un devoir pour tout
hygiéniste sérieux de livrer au moins le fait aux appréciations du praticien
et de la statistique, en démontrant d'avance que le raisonnement permet
d'en prédire la plupart des conséquences.
M'étendre davantage sur ce sujet, ce serait sortir des limites que cette
courte étude a dû s'imposer. Je ne saurais oublier, en effet, que je l'écris à
propos d'un commentaire à faire sur la chronique de Bernai Diaz et que je
ne dois par conséquent m'appesantir que sur les idées que sa lecture sug-
gère. Ces récits variés présenteraient cependant encore bien des points di-
902 CONSIDÉRATIONS MÉDICALES.
gnes d'intéresser les personnes qui ont quelque goût à s'occuper des
questions de médecine ou d'hygiène. Il en est un surtout qu'on me par-
donnerait difficilement d'avoir passé sous silence ; il a trait aux syphilitiques
de la campagne de Fernand Cortès. Personne ne saurait m'en vouloir d'ail-
leurs d'avoir traité ce point délicat, puisque le Père jésuite Clavijero n'a
pas dédaigné d'en faire le sujet d'un chapitre intéressant de son livre.
LES SYPHILITIQUES
DE LA CAMPAGNE DE FERNAND CORTÈS
Mes lecteurs n'auront pas oublié, sans doute, les discussions animées qui
se sont élevées, à différentes époques, à propos de l'origine de la syphilis
développée en Europe, et attirant, pour la première fois, l'attention vers la
fin du quinzième siècle. Quelques savants, d'une compétence éclairée, ne
doutèrent pas qu'elle ne vînt d'Amérique à la suite de Christophe Colomb,
et ils prétendirent en avoir donné les preuves irrécusables. D'autres, non
moins estimables, ne se contentèrent pas de nier cette origine américaine -,
ils entreprirent de prouver que la syphilis n'était nullement connue au Nou-
veau Monde lors de sa découverte par les Espagnols. Ces derniers auteurs
n'allaient pas jusqu'à prétendre qu'il n'existait en Amérique aucune affection
de nature vénérienne, mais que les maladies de ce type n'y affectaient que
des caractères simples, sans altérer la constitution entière par un empoi-
sonnement diathésique. A ce compte, ce que les Européens y auraient trouvé
ne serait que l'analogue des affections de ce genre qu'on avait toujours
observées en Europe, même avant l'invasion de la syphilis à la fin du quin-
zième siècle. J'avoue que la lecture attentive de la chronique de Bernai Diaz
ne permet guère de conserver cette illusion. On y voit des conquistadores,
partis sains de Cuba, présenter, trois ans après, des accidents tertiaires de
nature syphilitique, sans qu'il paraisse possible d'admettre d'autre contact
que celui de femmes indigènes. D'autres auteurs, le Père Bernardino de Sa-
hagun surtout, ont d'ailleurs écrit des passages qui ne semblent pas per-
mettre le doute sur l'existence de la syphilis constitutionnelle chez les
Aztèques avant l'expédition de Cortès. Cet écrit a pour but de mettre le lec-
teur en mesure de se former une opinion définitive à ce sujet. Peut-être en
retirera-t-il comme moi la conviction que, indépendamment de tout contact
entre l'Europe et l'Amérique, la syphilis était connue dans le monde entier,
aux dernières années du quinzième siècle, et, à plus forte raison, en 1519,
époque de l'expédition de Fernand Cortès.
Cortès partit de Cuba, le 10 février 1519, avec onze navires chargés d'hom-
mes et de provisions. Arrivé à l'île de Cozumel, il passa son armée en revue
et, en ayant fait le dénombrement exact, il se trouva à la tête de cinq cent
huit soldats, sans compter les pilotes, les maîtres d'équipage et les matelots,
904 LES SYPHILITIQUES
au nombre de cent neuf. Bernai Diaz, dans sa chronique, ne fait aucune
mention des femmes qui accompagnaient l'expédition -, de sorte qu'il sera
nécessaire de nous livrer plus loin à des recherches, pour être exactement
éclairés à ce sujet. Cortès poursuit sa marche en passant par Cozumel; tou-
chant à l'île de la lagune de Terminos; séjournant à Tabasco, à Vera Cruz,
à Cempoal; combattant à Tlascala, à Gholula, pour arriver enfin à Mexico
le 8 novembre 1519, juste neuf mois après le départ de la Havane. Il im-
porte a l'intérêt du sujet que nous allons traiter de faire observer que, dans
ce long parcours, aucun contact n'a pu s'établir entre les hommes de l'ex-
pédition et des individus de race européenne qui fussent étrangers à l'armée
expéditionnaire ; car ces pays n'avaient pas encore eu de communication
avec les habitants de l'Ancien Monde, si l'on en excepte les deux campagnes
de Cordova et de Grijalva, qui touchèrent à peine les côtes, dans le cours
des deux années précédentes, sans songer à y former le moindre établis-
sement.
Quatre jours après l'arrivée de Cortès à Mexico, le célèbre conquérant
demande et obtient l'autorisation de visiter le grand temple de cette capi-
tale. C'est à propos de cette visite, restée célèbre dans les annales de la
campagne, que Bernai Diaz nous dit les paroles significatives suivantes :
« Nous nous mîmes à descendre aussitôt les degrés du temple. Or, comme
il y en avait cent quatorze et que quelques-uns de nos soldats étaient ma-
lades de bubas ou de mauvaises humeurs, ils eurent mal aux cuisses en
descendant2. »
Il est nécessaire de faire observer ici, avant d'aller plus loin, que cette
expression de bubas fut celle qu'on adopta le plus généralement en Espagne,
à la fin du quinzième siècle, pour désigner l'ensemble des accidents syphi-
litiques qui affligèrent si étrangement l'Europe à cette époque. Dans la
croyance de B. Diaz, donc, plusieurs soldats de l'expédition étaient atteints
de cette affreuse maladie. Ceux dont il parle actuellement, comme ayant
éprouvé des douleurs aux cuisses par suite de la descente du temple, avaient
probablement des bubons aux aines; car, si les douleurs avaient été rhu-
matoïdes, elles auraient pris généralement tout le membre et, en ce cas,
Bernai Diaz aurait dit sans doute « jambes » au lieu de « cuisses », parce
que ce dernier mot est moins dans les habitudes du langage. Selon toute
probabilité donc, les hommes dont parle l'auteur de la chronique étaient
porteurs de bubons qui ne gênaient pas les malades au point de rendre la
marche ordinaire impossible, et qui ne devenaient douloureux d'une ma-
nière bien notable que dans les circonstances d'efforts exceptionnels, comme
sont ceux de la montée et de la descente d'un escalier à marches trop nom-
breuses.
Nous ne trouvons dans Bernai Diaz aucun passage qui intéresse cette
étude, jusqu'à une époque séparée de la précédente par un laps de temps
considérable. Cortès a séjourné à Mexico neuf mois. Chassé de cette capi-
tale au milieu des scènes de la Nuit triste, il a trouvé un refuge auprès de
ses fidèles Tlascaltèques. Là, soucieux de la position qui lui est faite par les
événements et méditant déjà les moyens de se venger de sa terrible défaite,
1. Voy. Bernai Diaz, p. 56 de ma traduction.
2. Page 230.
DE LA CAMPAGNE DE FERNAND CORTÈS. 905
il veut, avant tout, savoir ce qui est advenu au port de la Vera Cruz pen-
dant qu'il était soumis lui-même dans la capitale à de si rudes épreuves. Il
écrit donc au commandant de cette place pour le prier de lui donner de ses
nouvelles et de lui faire parvenir, si c'est possible, un renfort de combat-
tants. Mais, malheureusement, il n'était pas au pouvoir de Pedro Caballero,
commandant de Vera Cruz, de satisfaire bien convenablement Gortès en ce
dernier point. Il avait peu de monde, et d'ailleurs presque tous ses hommes
étaient malades. Il se décida cependant à faire un envoi à propos duquel
nous lisons dans Bernai Diaz le passage suivant :
« Ce secours promis de la Villa Rica ne tarda pas en effet à arriver; il consistait
en quatre soldats et trois marins, en tout sept hommes, commandés par un certain
Lencero, qui fut plus tard le propriétaire de l'auberge qui porte son nom. Lorsqu'ils
arrivèrent à Tlascala, comme ils étaient maigres et malades, nous en faisions l'objet
de nos railleries, nous moquant d'eux et les appelant « le grand renfort de Lencero».
Sur sept soldats, cinq étaient atteints de bubas et les deux autres enflés du ventre L »
Gomme Bernai Diaz ne donne aucune autre explication sur les hommes
qui se trouvent désignés à notre attention dans ce passage, nous n'en dirons
pas, ici du moins, un mot de plus. Mais, en suivant l'ordre des pages de
l'auteur, nous arrivons au cas le plus curieux que sa chronique ait offert à
nos méditations.
Nous sommes au moment où Cortès, complètement relevé de ses mal-
heurs passagers, est devenu maître de Mexico après un siège formidable.
S'occupant alors de faire rayonner au loin son autorité dans tout l'empire
mexicain et même au delà de ses limites, il expédie ses capitaines pour con-
quérir les pays qui résistent encore. C'est à cette période des événements de
la conquête que se rattachent les faits à propos desquels je prie le lecteur
de porter son attention à la page 645 de Bernai Diaz et de lire toute la
campagne de Rodrigo Rangel, cet infortuné capitaine « toujours malade,
affligé de grandes douleurs de bubas, très-défait, avec de longues jambes
amaigries, couvert d'ulcères, la tête et le corps criblés de plaies. » Qu'on
le suive dans sa double campagne des Zapotèques et de Chiapa pour l'en-
tendre a pousser des cris de douleur à cause de ses bubas, » soupirer à
chaque pas et aspirer au départ pour Guazacualco, « dans l'espoir que la
chaleur de ce bourg serait favorable à la guérison de son mal ». Suivez-le
encore dans ses mésaventures sur le sol marécageux de Cimatan; vous l'en-
tendrez toujours se plaindre de sa tète et vous dire « qu'il ne dort ni jour
ni nuit ». Le malheureux revient enfin de sa triste campagne, après vous
avoir montré ce que peuvent les efforts d'un guerrier syphilitique aux prises
avec les douloureuses conséquences de son mal.
Le cas de Rangel se présente en effet avec les signes les plus manifestes
d'une constitution profondément altérée par la syphilis. Sa tête est couverte
de tumeurs gommeuses ulcérées; il en existe aussi dans d'autres parties du
corps et le malade est en proie aux douleurs ostéocopes les plus vives.
Limitons-nous, pour le moment, à inscrire ici ces premières données.
Nous arrivons maintenant à la regrettable époque où Cortès, en route
pour sa campagne de Honduras, est arrivé à Guazacualco d'où il expédie à
Mexico Salazar et Chirinos porteurs de pouvoirs éventuels pour se substi-
tuer à l'autorité de ceux qu'il avait laissés dans la capitale avec la mission
1. Page 379.
906 LES SYPHILITIQUES
de gouverner à sa place la Nouvelle-Espagne. Bernai Diaz dit simplement
à ce propos les paroles suivantes, qui sont pour nous des plus signifi-
catives :
« Ils partirent donc pour Mexico, emmenant avec eux Hernan Lopez de Avila,
affligé de fortes douleurs et tout perclus de bubas '. »
C'est désigner de la manière la plus manifeste des accidents tertiaires
de syphilis avec douleurs ostéocopes et souffrances rhumatoïdes permanen-
tes. Ce sujet fut du reste plus heureux que bien d'autres camarades d'infor-
tune ; car le chroniqueur nous dit plus loin :
« Hernan Lopez de Avila, dépositaire de biens de défunts, s'en retourna riche en
Castille8. »
On peut conclure de ce second passage qu'il avait eu l'heureuse chance
de se rétablir des souffrances dont il était question en premier lieu. Tel ne
fut pas le cas du malheureux Rangel, qui, d'après Bernai Diaz, mourut des
suites de ses bubas, car nous lisons à la fin de sa chronique :
« Rodrigo Rangel, personnage marquant, sérieusement perclus de bubas, ne fit
jamais la guerre de manière à mériter qu'on en fasse mention. Il mourut de ses dou-
leurs5. »
A l'époque où le Factor et le Veedor, abusant de la confiance de Cortès,
s'étaient violemment emparés du gouvernement de la Nouvelle-Espagne
pendant que leur chef se trouvait à Honduras, nous voyons un des capi-
taines conquérants mis en évidence par Bernai Diaz dans les termes qui
suivent :
« Quant aux Indiens, on avait pris l'habitude de ne plus faire aucun cas d'eux:
aussi ceux du pefiol de Coatlan faisaient-ils de fréquentes sorties sur le quartier de
Chirinos à qui ils tuèrent plusieurs soldats en en blessant un grand nombre d'autres.
Ce voyant, le Factor prit le parti d'envoyer à côté de Chirinos un des capitaines de
Cortès, Andrès de Monjaraz, qui était devenu son ami. Malheureusement ce Monjaraz
se trouvait en ce moment perclus de bubas et tout à fait incapable de rien entre-
prendre d'utile4. »
A la fin de sa chronique, le même auteur, dans le passage fort curieux
où il fait les portraits des principaux chefs de l'expédition, s'exprime de la
manière suivante :
« Andrès de Monjaraz fut capitaine au siège de Mexico; il était d'une bonne sta-
ture et d'un visage gai, avec une barbe presque noire. Il causait bien; mais il fut
presque toujours malade de bubas et c'est pour cela qu'il ne fit pas grand chose qu'on
puisse raconter. Si j'en fais ici mention, c'est pour qu'on sache qu'il était capitaine.
Il avait trente ans quand nous partîmes. Il mourut des suites de ses bubas11. »
Nous allons voir maintenant le cas le plus obscur, mais aussi le plus
intéressant : il s'agit de don Geronimo de Aguilar, le célèbre interprète de
la campagne. Il importe beaucoup de noter ici les circonstances qui précé-
dèrent son engagement dans les rangs des compagnons d'armes de Cortès.
Parti d'Espagne à une époque difficile à préciser, il était allé d'abord se
fixer en Terre-Ferme. Les événements l'en firent sortir en compagnie de
douze compatriotes avec lesquels il fit voile pour se rendre à la Jamaïque.
Poussés par des courants et par les vents contraires, ils furent jetés sur
1. Page 670. — 2. Page 817. — 3. Page 817. — '*. Page 716. — 5. Page 830,
DE LA CAMPAGNE DE FERNAND CORTÈS. 907
les côtes alors inconnues du Yucatan où ils se perdirent. Parvenus à terre
après avoir couru les plus grands dangers pour leur vie, ils furent saisis
par les naturels qui les firent tous périr, à l'exception de deux, Gonzalo
Guerrero et Geronimo de Aguilar, dont il est actuellement question. Il
allait être sacrifié aux idoles, lorsqu'il parvint à s'échapper et à se réfugier
chez un cacique qui se prit de pitié pour lui et le couvrit de sa protection
en le faisant son esclave. Il sut s'attirer l'affection de son maître d-^ns
l'humble condition où il se trouvait réduit. C'est le moment de dire qu'A-
guilar avait fait ses études de théologie en Espagne et était ordonné diacre-
Ses vœux de chasteté avaient donc été déjà prononcés. Outre le respect
dont il était animé pour cette situation particulière, le naufragé, s'étant vu
sur le point d'être sacrifié aux affreuses divinités du pays, adressa de fer-
ventes prières à la Vierge Marie, s'engageant de nouveau à ne jamais s'ap-
procher d'une femme infidèle, dans le but d'obtenir, par la faveur de cette
céleste protection, le bonheur de se voir un jour en liberté.
11 remplissait scrupuleusement cette promesse avec toutes les consé-
quences qui en découlaient naturellement. Sa continence et sa réserve
avaient attiré l'attention de son maître. Soit gaieté de caractère, soit désir
de le mettre à l'épreuve pour le mieux connaître, celui-ci s'ingéniait à re-
nouveler sans cesse autour du pauvre Aguilar les occasions qui auraient
pu le séduire. Mais ce fut toujours en vain. Agacé de cette résistance, le
cacique prétendit la soumettre à une épreuve plus scabreuse que toutes les
précédentes. C'est l'historien Herrera qui nous a rendu compte de cette
tentative. Cet écrivain, qui met ordinairement dans ses détails historiques
une retenue exemplaire, s'est légèrement écarté de ses habitudes en nous
racontant à ce propos l'aventure égrillarde qui va suivre.
Nous traduisons textuellement cet auteur (décade II, livre IV, chap. vin):
« Le cacique, voyant qu'il vivait si chastement, toujours les yeux baissés devant
les femmes, s'efforça bien souvent de le faire succomber à la tentation. Il espérait
surtout y réussir une nuit qu'il l'envoya à la pêche accompagné d'une très-belle
Indienne, âgée seulement de quatorze ans, à laquelle le maître avait suggéré les
moyens de provocation dont elle devait faire usage auprès d'Aguilar. Il lui fournit un
hamac qui devait servir à les faire reposer ensemble. Arrivés à la côte, en attendant
les approches du jour, qui étaient l'heure propice à la pêche, l'Indienne suspendit son
hamac aux branches de deux arbres, s'y coucha et appela Aguilar pour qu'ils s'y
reposassent de compagnie. Mais il poussa la modestie jusqu'à s'étendre sur le sable
au bord de l'eau, à peu de distance d'un foyer qu'il avait allumé. L'Indienne tantôt
l'agaçait en l'appelant, tantôt l'accusait de n'être point un homme, puisqu'il préfé-
rait le froid de la nuit à la douceur de se réchauffer près d'elle. Il faut avouer qu'il
éprouva plusieurs moments d'hésitation, mais enfin il s'arrêta à la résolution de se
vaincre et de remplir la promesse qu'il avait faite au bon Dieu, c'est-à-dire qu'il ne
s'approcherait point d'une femme infidèle, afin d'obtenir sa délivrance en récom-
pense de sa vertu. La pêche étant terminée, il revint auprès de son maître.... »
Ce que ce souvenir a de vraiment intéressant pour nous, c'est que nous
nous trouvons en présence d'un homme bien pur jusque-là de toute souil-
lure. Il n'apporte pas en lui le germe de cette cruelle maladie qui, depuis
un très-petit nombre d'années, avait éveillé l'attention et excité l'horreur
dans presque toute l'Europe. Ce fut à Cozumel qu'Aguilar s'unit au corps
expéditionnaire de Fernand Cortès après une captivité de huit années,
passa avec lui à Tabasco, à Sacrificios, à Cempoal, à Tlascala, et ne se
sépara de son chef dans aucun des faits mémorables de cette extraordinaire
campagne. C'est dans ce pays conquis qu'il termina ses jours, en 1524, sans
908 LES SYPHILITIQUES
être revenu dans sa patrie. Singulière destinée de cet homme d'abord si
vertueux ! d'après Bernai Diaz, sans qu'aucun détail préalable eût pu faire
soupçonner cette fin, le malheureux Aguilar mourut de la syphilis parvenue
à ses accidents tertiaires ; car le chroniqueur nous dit ces simples paroles :
Muriô tullido de bubas; « il mourut perclus de syphilis. » Où prit- il ce mal?
Fut-ce au contact d'une femme espagnole ou d'une Indienne ? Rien absolu-
ment ne peut dissiper le doute à ce sujet. Il ne se maria pas assurément,
puisque son état de diacre s'opposait à une union légitime. La connaissance
qu'il eut de la langue aztèque, sinon au début, du moins peu après son
arrivée au sein du pays, rendait ses communications et ses choix très-faciles
parmi les femmes indigènes. Il est présumable que ce fut dans son com-
merce avec les personnes de cette race qu'il puisa les germes de la maladie
dont il fut victime.
Un homonyme du précédent, don Marcos de Aguilar, fut désigné par le
licencié don Luis Ponce de Léon, à son lit de mort, comme gouverneur
général de la Nouvelle-Espagne et chargé de poursuivre l'enquête ouverte
sur la conduite antérieure de Cortès. La pensée de mettre Aguilar à la tête
du gouvernement ne fut approuvée d'abord que par un bien petit nombre
de personnes. Le corps municipal de Mexico s'y montra surtout notablement
contraire. Voici en quels termes Bernai Diaz en a parlé :
« Il y avait un autre genre d'opposition de la part du corps municipal, qui préten-
dait que Luis Ponce n'avait pu ordonner dans son testament que le licencié Aguilar
s'emparât seul du pouvoir, d'abord parce qu'il était vieux, caduc, perclus de bubas,
et de peu d'autorité '.... »
Quelques pages plus loin, le chroniqueur écrit :
« Tandis que Marcos de Aguilar avait en mains les rênes du gouvernement, il était
souffrant, étique et malade de bubas. Les médecins avaient ordonné qu'il se nourrît
du sein d'une femme de Castille et ne prît que du lait de chèvre avec lequel il se
soutint près de huit mois. Il finit par succomber à son affection habituelle, compli-
quée de fièvre2. »
Ce cas obscur n'appartient pas à l'armée de Cortès. Marcos de Aguilar
était en effet venu récemment de l'île de Saint-Domingue, en compagnie
du licencié Ponce de Léon, quelque temps après la prise de Mexico et
l'expédition de Honduras. Si j'en parle ici, c'est pour ne rien omettre de ce
que Bernai Diaz a dit au sujet delà maladie dont nous nous occupons. Le
cas de Marcos de Aguilar est d'ailleurs à inscrire parmi ceux qui ont pris
très-ostensiblement leur origine en des pays étrangers au Mexique.
Bernai Diaz nous fait encore les révélations suivantes dont on peut
regretter la trop grande concision :
« Francisco de Orozco, également malade de bubas, était très-souffrant. Il avait été
soldat en Italie et il commanda quelque temps à Tepeaca pendant que nous faisions
le siège de Mexico. J'ignore ce qu'il est devenu et où il est mort3. »
« Un bon soldat, appelé Juan del Puerto ; mourut perclus de bubas1. »
« Un jeune homme du nom de Maldonado, natif de Medellin ; fut malade de bubas.
J'ignore s'il est mort de mort naturelle4. »
Tels sont les noms et les cas — quelques-uns vaguement spécifiés — qu'il
est possible de relever dans le livre de Bernai Diaz. Si ce n'est pas assez
1, Page 745. — 2. Page 752. — 3. Page 817. — 4. Page 818. — 5. Page 821.
DE LA CAMPAGNE DE FERNAND COUTES. 909
pour satisfaire absolument la science et dissiper tous les doutes, ils suffi-
sent du moins à exciter vivement la curiosité du lecteur. Le desideratum
certainement le plus regrettable se rapporte à l'impossibilité où l'on est do
déterminer exactement, pour chacun des cas, le lieu d'origine de l'infection
d'abord, et ensuite la nationalité des femmes qui en ont été le point de
départ. Au sujet du premier de ces doutes, je ferai les réflexions suivantes,
sans témoigner d'aucune prétention à l'exactitude rigoureuse. Les quelques
soldats que Bernai Diaz nous dit avoir souffert des « cuisses» en descen-
dant du grand temple de Huichilobos étaient sans doute porteurs de bubons
aux aines. Or, ils étaient partis de Cuba neuf mois auparavant. Cela me
paraîtrait un délai bien considérable pour assigner à cette île le point de
départ de pareils symptômes. Quant à en avoir pris le germe en route —
chose qui paraîtrait plus admissible — le doute se présenterait encore sur
le fait de savoir si la maladie provenait du contact avec une femme euro-
péenne ou avec une femme indigène. Laissant l'explication de ce mystère
pour tout à l'heure, nous nous trouvons en présence d'une autre incerti-
tude: le mal n'aurait-il pu provenir en route, pour des soldats antérieure-
ment sains, de la fréquentation de femmes indigènes successivement con-
taminées par les nouveaux venus? Bernai Diaz ne nous met nullement en
mesure d'éclaircir ce dernier point, et je me vois forcé d'y laisser planer le
doute, sans aucune prétention à y porter la lumière.
Quant au fait de s'être infectés en route même, au moyen de femmes
espagnoles malades avant le départ, je crois pouvoir affirmer que cela ne
s'est nullement produit dans les premiers temps de la campagne; car je ne
pense pas qu'il ait été embarqué par Cortès d'autres femmes qu'un fort
petit nombre qui accompagnèrent leurs maris, et dont il devient facile de
donner les noms en s'éclairant, en dehors de Bernai Diaz, de l'autorité de
quelques historiens-, car notre chroniqueur, qui a été si minutieux pour tous
les détails concernant le personnel de l'expédition, ne fait absolument
aucune mention des femmes qui partirent. C'est à peine si, dans le courant
de son récit, il nomme trois ou quatre compagnons d'armes à propos des-
quels il ajoute : « Ce fut le mari d'une telle dame. » Du reste, un passage
de lui dit clairement qu'il n'y avait point de femmes de Castille dans la
Nouvelle-Espagne, avant la prise de Mexico, en dehors de quelques-unes,
en petit nombre, qui avaient assisté au siège de cette capitale. Que le lec-
teur veuille bien porter les yeux sur ce qu'il écrit à propos d'un banquet
scandaleux qui eut lieu pour fêter la prise définitive de cette ville :
« On enleva enfin les tables, et les dames qui se trouvaient là commencèrent à
danser avec des cavaliers chargés de leurs armes; c'était à pouffer de rire. Kilos
étaient en petit nombre; il n'y en avait du reste pas d'autres ni dans tout le camp
ni dans toute la Nouvelle- Espagne. Je ne dirai pas leurs noms et je ne parlerai
point des critiques qui s'en firent le lendemain '. »
Cette réserve de Bernai Diaz n'a pas été imitée par d'autres historiens
qui ont trouvé des raisons plus respectables pour honorer ces dames d'un
souvenir et faire oublier la peccadille que notre auteur fait peser sur elles.
Herrera, en effet, nous a dit à propos des combats célèbres du siège de
Mexico :
« Beatriz de Palacios, qui était mulâtresse, fut d'un grand secours lorsque Cortès
fut chassé de Mexico aussi bien que pendant le siège qui suivit. Elle était mariée avec
1. l'âge &37.
910 LES SYPHILITIQUES
un soldat nommé Pedro de Escobar. Elle mit une telle ardeur à servir son mari et les
hommes de sa compagnie que, le voyant fatigué des combats qu'il soutenait pendant
le jour, elle montait la garde pendant la nuit et faisait sentinelle à sa place avec le
plus grand zèle. Après cela elle déposait les armes et, s'en allant aux champs cueillir
des blettes, elle revenait les faire cuire pour les servir à son mari et. à ses camarades.
Elle pansait les blessés, sellait les chevaux et faisait mille autres choses aussi bien
que le meilleur soldat. Ce fut elle qui. en compagnie de quelques autres, soigna
Cortès et ses compagnons d'armes de leurs blessures lorsqu'ils arrivèrent maltraités
à Tlascala, prenant soin, en même temps, de leur confectionner des vêtements avec
l'étoffe du pays. Toutes ensemble, du reste, répondirent à Cortès, qui les invitait à
rester à Tlascala pour se reposer de leurs fatigues : que des femmes castillanes se
déshonoreraient en laissant leurs maris aller affronter seuls les périls de la campagne ;
qu'elles étaient résolues à mourir partout avec eux. Celles qui parlaient ainsi étaient:
Beatriz de Palacios, Maria de Estrada, Juana Martin, Isabel Rodriguez, la femme
d'Alonso Valiente, et quelques autres1. »
De son côté, Glavijero rapporte ce qui suit dans son livre de la Conquête
du Mexique :
« Ces assauts devinrent fameux par la valeur qu'y déployèrent quelques femmes
espagnoles qui avaient accompagné volontairement leurs maris à la guerre et qui,
aguerries par les fatigues qu'elles eurent à supporter et par les exemples de courage
dont elles étaient témoins, s'étaient converties en véritables soldats. Elles montaient
la garde, marchaient à côté de leurs maris, cuirassées de coton, avec épée et ron-
dache, et se précipitaient résolument au milieu des troupes ennemies, augmentant
ainsi, malgré leur sexe, le nombre des assiégeants. Ces femmes s'appelaient : Maria
de Estrada, Beatriz Bermudez de Velasco. Juana Martin, Isabel Rodriguez et Beatriz
Palacios2. »
Voilà donc des dames certainement dignes d'éloges. A côté des qualités
incontestables dont on vient de lire la peinture, y aurait-il des raisons pour
soupçonner des taches qui seraient en rapport avec ce que pourrait faire
supposer la scène scandaleuse décrite par Bernai Diaz? Ferons-nous à ces
dames l'injure de les regarder comme un élément possible de propagation
infectieuse parmi leurs compatriotes?
Outre que la réputation acquise plus tard par ces honorables Espagnoles
serait en contradiction avec une pareille pensée, nous limitant ici à faire du
réalisme pur, nous affirmerons qu'aucun de leurs maris ne figure dans la
liste des infectés de Bernai Diaz 5.
Avec toutes ces données, nous pouvons asseoir, je crois, une première
affirmation: c'est que, depuis le départ de Cuba (10 février 1519) jusqu'à
la prise de Mexico (13 août 1521), les soldats de Cortès ne se sont point
trouvés en contact avec des femmes espagnoles susceptibles d'être regar-
dées pour eux comme un élément d'infection syphilitique. Il est vrai qu'il
était venu des femmes avec Narvaez, mais la plupart ou peut-être toutes
avaient péri à Tustepeque sous le fer des Mexicains 4.
D'ailleurs, revenons-en à l'affirmation de Bernai Diaz, qui, dans le pas-
sage précédemment cité, prétend qu'il n'y avait point, « ni dans le camp ni
dans tout le pays, » d'autres femmes espagnoles que celles dont il vient de
parler.
Les soldats de l'expédition de Cortès ont-ils donc été infectés au Mexique
1. Herrera, décade III, pages 39 et 40. — 2. Clavijero, édition mexicaine, page '294.
3. Don Manuel Orozco y Berra, dans son article « Conquistadores », donne la liste des femmes
de l'expédition de Cortès. Voyez à la fin de cette liste, page 891.
4. Page 5§5.
DE LA CAMPAGNE DE FERNAND CORTÈS. 911
même, ou sont-ils partis malades de Cuba? Le fait de l'infection sur place
n'est pas douteux pour Geronimo de Aguilar, ainsi que nous l'avons Sait
ressortir précédemment. Quant à Rangel, Lopez de Avila et Andrès de Mon-
jaraz, Bernai Diaz nous en parle au moment du départ de Cuba sans faire
soupçonner aucunement qu'ils fussent entachés de maladie; ce qui me pa-
raît signifier qu'ils étaient bien portants, du moim en apparence*.
La question se trouve réduite à rechercher par d'autres moyens si la sy-
philis existait au Mexique avant l'arrivée des Espagnols, puisque par eux-
mêmes ils ne peuvent point servir à dévoiler ce mystère. J'avouerais qu'en
dehors de leurs souffrances et des circonstances qui s'y rattachent, on ne
trouverait nulle part les traces d'aucun souvenir capable de dissiper ce nou-
veau doute, si l'on n'avait à citer deux passages bien curieux du P. Saha-
gun, qui feraient fortement supposer l'existence de la syphilis parmi les
Aztèques avant l'invasion de leur pays par les Européens. Je ne veux pas
dire qu'il n'y ait pas un plus grand nombre de passages du même auteur et
d'autres écrivains, contenant des assertions au sujet de ce mal, mais que
deux endroits surtout du P. Sahagun me paraissent propres à entraîner les
convictions du lecteur. Je n'ignore pas du reste que Gomara, dans la pre-
mière partie de sa Chronique générale des Indes et dans son Introduction,
au paragraphe qui a pour titre : « Les bubas sont venues des Indes », pré-
tend que tous les Indiens de l'île Espafiola sont atteints de bubas. Il ressasse
alors la vieille et absurde histoire des Espagnols qui reviennent de cette île
avec Colomb et apportent le mal en Espagne d'abord et en Italie ensuite, où
les soldats français de Charles VIII auraient eu occasion d'en être infectés
à la suite de cet arrivage. La chronologie a fait depuis longtemps justice
de cette assertion sans valeur. Le témoignage de Gomara à ce sujet n'a ab-
solument aucun intérêt. Il n'est que l'écho de ce qui se disait de son temps
en Espagne,, à Séville surtout, ainsi que le démontrent les écrits du méde-
cin Diaz de Islas, par la lecture desquels Astruc se laissa abuser. Il y a ce-
pendant un passage de Gomara qui mérite attention à ce sujet, mais cet in-
térêt, comme l'on va voir, est absolument étranger à son propre dire. Dans
la deuxième partie de sa Chronique générale des Indes, en effet, cet au-
teur, après avoir raconté que l'expédition de Narvaez, en 1520, fut l'oc-
casion de la propagation de la variole au Mexique, s'écrie dans un accès
d'humanité douteuse : « Il me paraît donc que, de la sorte, les Indiens pavè-
rent bien cher les bubas qu'ils avaient communiquées aux Espagnols, ainsi
que je Vai dit dans un autre chapitre ». Ces dernières paroles 3c rappor-
tent à ce qui a déjà été dit des Indiens des Antilles, et ne regardent nulle-
ment les Indiens du Mexique. Mais voici comment ce passage acquiert une
réelle valeur.
Il existe une très-curieuse édition mexicaine de Gomara faite dans les
circonstances suivantes. Cet écrit de l'auteur espagnol fut traduit en lan-
gue nahuatl, aussitôt après son apparition, par un Indien lettré nommé
Chimalpain, qui modifia certains passages et en démentit certains autres,
de façon à laisser croire que ce qu'il écrit indique des faits qui sont tous, à
sa connaissance, très-dignes de crédit. A tout cela s'ajoutent les commen-
taires de Péditeur érudit Bustamante qui présenta l'édition de Gomara à la
fois comme œuvre originale de cet auteur espagnol et comme traduction de
Chimalpain.
1. Voir les pages 47 et 52. Rangel y appâtait si bien portant que Coflès le désigne pour son
camarero, emploi qui devait lo rapprocher constamment de sa personne.
912 LES SYPHILITIQUES
Or, dans le point qui nous intéresse, l'œuvre de Gomara ainsi modifiée
et commentée dit : « Il me paraît donc que, de la sorte, les Indiens payèrent
bien chéries bubas qu'ils avaient communiquées aux Espagnols. » Chimal-
pain supprime : « ainsi que je l'ai dit dans un autre chapitre », membre de
phrase qui s'applique aux Indiens des Antilles. L'auleur aztèque contempo-
rain delà conquête paraît donc accepter aussi comme vraie cette imputation
de Gomara en ce qui regarde son propre pays. D'autant plus que l'éditeur
Bustamante ajoute, en renvoi, ce singulier commentaire qui confirme la
même pensée : « L'avantage a été pour les Indiens dans cet échange. Com-
bien d'Européens sont morts, en effet, de syphilis depuis l'année 1492 ! »
La conviction de l'existence du mal dans les îles comme sur le conti-
nent américain avant l'arrivée des Espagnols existait par conséquent dans
l'esprit de l'auteur aztèque qui avait pu en juger par son observation per-
sonnelle.
Mais à cela on peut objecter que de pareilles convictions ne disent qu'une
chose : c'est qu'une affection de nature vénérienne existait chez les indi-
gènes américains avant la conquête; mais rien ne prouve que cette maladie
fût réellement constituée par les symptômes diathésiques et les phéno-
mènes, dits tertiaires de nos jours, qui caractérisent la syphilis. Or, nous
allons voir que les témoignages de l'existence d'une affection simplement
vénérienne chez les Américains sont réellement très-nombreux. Je ne par-
lerai pas d'Oviedo, qui cependant avait vu lui-même, mais dont l'observa-
tion se rapporte aux Antilles particulièrement. Je ne veux m'occuper que
de ce qui regarde le Mexique, parce que Bernai Diaz parle de conquista-
dores malades de bubas et que c'est sur eux que doit porter notre étude.
C'est à leur propos, comme je l'ai déjà dit, que la question se trouve ré-
duite à découvrir si la vraie syphilis existait au Mexique avant qu'ils y fus-
sent arrivés. Le premier passage important du P. Sahagun à. ce sujet dit
ce qui suit (livre Ier, chapitre xiv, de son Historia gênerai de las cosas de
Nueva Espana), à propos de la description des fêtes qui étaient célébrées
dans le courant de l'année pour honorer les nombreuses divinités aztèques :
« On appelait ce dieu Macuilxoehitl; c'était la divinité du feu, el le dieu de prédi-
lection des gens qui habitaient les maisons des grands seigneurs et les palais des
princes. On Taisait chaque année en son honneur une grande fête appelée Xochi-
thuitl, qui était inscrite parmi les fêtes mobiles dont je parle dans le quatrième livre
qui traite de l'art divinatoire. Pendant les quatre derniers jours qui précédaient cette
fête, tous ceux qui devaient prendre part à sa célébration, les hommes aussi bien que
les femmes, observaient un jeûne rigoureux et, si, dum duraret iempus jejuniî,
homo quidam cum muliere fornicavelur , aut cum hominc mulier} dicebant jeju-
nium contaminatum esse} et ab islo Deus irascens morbis pudendorum talia
facientes castigabat, ut sunt hœmorrhoides, penis putritudo, furunculi, iningui-
uibus abcessus, etc. ' ; — car on croyait que ces maladies étaient le châtiment
infligé par ce dieu pour les raisons que je viens de dire. Aussi lui faisait-on des
vœux et des promesses pour qu'il apaisât ces souffrances et cessât d'en affliger les
hommes. »
D'autres passages du même auteur, sans avoir autant d'importance, con-
firment le fait de la manière la plus claire.
Ainsi, à l'appendice du livre II, page 196, Sahagun, traitant des divers
amusements auxquels les Aztèques se livraient à propos de la célébration
d'une fête religieuse dédiée au dieu de la guerre, dit qu'on s'y déguisait en
Cet ctaetc) a paraît indiquer qu'il y avait encore d'autres soulfrances de même provenance.
DE LA CAMPAGNE DE FEHNAND COUTES. 913
personnages variés et que, entre autres caprices, on avait celui de simuler
les souffrances des lépreux et des vénériens (tambien tomaban personages
de enfermos, como son los leprosos y bubosos).
Au livre III, chapitre n, le même auteur, parlant des attributs du dieu
Tczcatlipuca, nous apprend que cette divinité donnait aux vivants pauvreté,
misère et des maladies contagieuses ou incurables : lèpre, bubas, goutte,
gale, autant de maux que ce dieu envoyait aux hommes lorsqu'il se fâchait
contre ceux qui enfreignaient les vœux et les pénitences dont ils s'étaient
fait une obligation, ou qu'on se livrait à des actes conjugaux dans les jours
déjeune.
Un des passages les plus curieux du livre de Sahagun sur le sujet qui
nous occupe se trouve à l'appendice du livre III, chapitre n. L'auteur nous
parle des croyances des Aztèques sur les peines et les récompenses d'une
autre vie, et il nous dit à ce propos que le vrai ciel ne pouvait être accessi-
ble aux vénériens après leur mort. Ils étaient obligés de s'arrêter à un pa-
radis intermédiaire, appelé « terrestre». Voici les paroles de Sahagun à ce
sujet : « Ceux qui vont en ce paradis sont les gens tués par la foudre ou
noyés, les lépreux, les vénériens, les galeux, les goutteux et les hydropi-
ques » (y los que van alla son los que matan los rayos, 6 se ahogan en el
agua, y los leprosos, bubosos, sarnosos, gotosos é hidropicos) .
Au livre IV, chapitre n, Sahagun, énumérant les signes adverses ou pro-
pices sous lesquels on venait au monde, nous dit que le signe appelé Chi-
comcxuchitl était un signe de malheur, que presque toutes les femmes qui
y naissaient devenaient brodeuses, « lesquelles étaient presque toujours
malades de leur corps par le fait seul d'être nées sous ce signe, d'où il leur
venait gale, mal vénérien et autres maladies contagieuses ».
Pour couronner dignement cette revue puisée dans l'ouvrage de Saha-
gun, citons un passage du livre important de Juan de Torquemada sur l'his-
toire et les mœurs des anciens Mexicains. Parlant des nombreuses cha-
pelles qui étaient édifiées dans le préau du grand temple de Mexico, il dit :
« Il y avait un autre édifice appelé Netlatiloyan, qui veut dire « où l'on se
« cache. » C'était un refuge de lépreux. Le dieu s'appelait Nanahuatl, c'est-
à-dire Buba. On lui sacrifiait des gens atteints de cette maladie *. »
11 ressort clairement de la première de ces citations, corroborée par les
suivantes, qu'il y avait au Mexique, avant l'arrivée des Espagnols, des phé-
nomènes pathologiques simplement vénériens ou formellement syphiliti-
ques, se caractérisant par la gonorrhée, peut-être le chancre, peut-être des
tumeurs indurées, mais à coup sûr le bubon inguinal, dur ou suppuré,
sans qu'on puisse affirmer encore s'il était syphilitique ou purement véné-
rien. Rien n'indique dans ces passages le degré de gravité des symptômes
quant à l'infection générale. Mais voici, à quelques pages plus loin, dans
l'ouvrage du P. Sahagun, un éclaircissement nouveau et de la plus haute
importance. Cet auteur, énumérant les remèdes dont les Aztèques faisaient
usage contre les différentes maladies auxquelles ils étaient sujets, s'exprime
de la manière suivante :
« La maladie des bubas se traite en buvant une décoction de la plante appelée
tlclletnoitl, en prenant en même temps quelques bains, et en saupoudrant les parties
1. « Mabia otro edificio, llamado Netlatiloyan, que quiere decir: donde se asconden. Era lupar de
leprosos y su dios se llamaba Nanahuatl (Buba). A estos los sacrilicaban algunos de esla enferme-
dad. » (Livre VIII, ebap. xiv, p. 152 du tome 11.)
38
914 LES SYPHILITIQUES
malades avec la plante pulvérisée appelée llaquequelzal ou même un peu de limaille
de cuivre. Ces bubas sont de deux sortes : les unes, très-sordides, portent le nom de
tlacaconanaoall; les autres, qui sont moins repoussantes, s'appellent lecpilnanaoatl
et quelquefois puchonanaoatl1. Celles-ci font éprouver de grandes douleurs; elles
rendent perclus des pieds et des mains et s'enracinent dans les os. Lorsqu'elles feront
explosion au dehors, le malade prendra de la bouillie de maïs mêlée d'une graine
appelée michivauhtli, ou bien la décoction de racine de quauhtcpatli, quatre ou cinq
fois par jour, en ayant soin de prendre quelques bains. Si le malade devient perclus,
il boira la décoction de racine de tlatlapanaltic et se fera appliquer une saignée
Ces remèdes seront même mis en usage pour l'autre sorte de bubas dont j'ai déjà
parlé2. »
Que pourrait-on désirer de plus après la lecture de ce curieux passage ?
Qu'y manque-t-il, en effet, pour désigner non-seulement la syphilis avec les
différents groupes de symptômes qui caractérisent son évolution protéi-
forme, mais encore la connaissance parfaite que les Aztèques paraissaient
avoir delà solidarité de ces divers accidents? Il est certes bien surprenant
de voir régner parmi eux la conviction que les ulcères et autres signes ex-
érieurs étaient de même nature que les douleurs et les déformations os-
seuses. Le savaient-ils par eux-mêmes ou Pavaient-ils appris par les Espa-
gnols ?
Sahagun est arrivé au Mexique en 1529, huit ans par conséquent après
la prise de Mexico. C'était trop peu de temps pour que les Indiens se fus-
sent déjà espagnolisés. Ils avaient encore leur langage propre sans altéra-
tion d'aucune sorte. S'ils eussent porté l'attention pour la première fois sur
les symptômes syphilitiques comme résultant d'une maladie récemment
importée, ils eussent probablement adopté les termes qui la désignaient en
espagnol, du moins pour en faire les radicaux des mots nouveaux qu'ils
auraient employés. Ils eussent aussi, en ce cas, adopté les pratiques cura-
tives des étrangers, sans chercher les moyens de guôrison dans des plantes
indigènes dant ils n'auraient pas eu le temps encore de connaître les pro-
priétés dans l'espèce.
On me fera observer peut-être que ce que je viens de dire serait incon-
testable si Sahagun avait écrit sous l'inspiration des premiers jours qui
suivirent son arrivée dans le pays. Mais il n'en a pas été ainsi. L'estimable
franciscain composa son livre en langue nahuatl, ce qui suppose un séjour
d'au moins vingt années et nous conduit à trente ans après la conquête. Ce
laps de temps aurait été bien suffisant pour que les Indiens se fussent fa-
miliarisés avec les habitudes des conquistadores, et pour qu'ils envisa-
geassent comme inhérentes à leur propre nature les maladies que le vain-
queur leur aurait apportées.
Je réponds que ces observations sont des plus raisonnables : mais ce qui
le serait beaucoup moins ce serait d'attribuer aux Aztèques d'alors le soin
particulier d'inventer des appellations nouvelles et d'approprier aux
1. Nous ne devons pas omettre de donner la signification véritable de ces dénominations en lan-
gue nahuatl. Il ne faut pas en effet que la pensée du lecteur puisse s'égarer à ccoire qu'elles renfer-
ment un intérêt quelconque relatif à l'origine ou à la provenance du mal. Ces trois mots sont com-
posés d'abord d'un terme générique, nanaoall, qui veut dire « lèpre » ou « mal vénérien », et d'un
mot spécifique différent pour chacun d'eux {tlacaco, lecpil elpucho), désignant trois aspects diffé-
rents de la maladie : « sale, propre, ou gonflé. » Les deux premiers de ces mots composés, llaca-
conanaoatl et teepilnanaoatl, se trouvent dans le dictionnaire célèbre de Molina, qui fut imprimé
au Mexique en 1571: Ce moine distingué les a traduits par l° « bubas grandes et pestilentielles»;
2° « petites bubas ». On ne trouve pas dans son Dictionnaire la double expression puclwiianaoatl ;
mais on peut croire que le terme spécifique pucho ou puço dérive de poclialma (tumesco) et donne
à l'ensemble du mot la signification de « bubas envenimées avec enflure ».
2. Sahagun. Historia gênerai de las cosas de Nueva Espaùa, liv X, ch. xxviu, § 5.
DE LA CAMPAGNE DE FERNAND GORTES. 915
souffrances importées toute une longue série de remèdes en rapport avec les
diverses manifestations du mal. Les pauvres Indiens, soumis dès le début
des triomphes espagnols à la plus abjecte servitude, perdirent bien vite
toute initiative et virent l'apathie la plus inerte succéder à l'activité et à
l'éducation virile d'autrefois. Courbés sous le joug dont ils étaient accablés,
ils n'avaient aucun désir de lutter contre ce qui tendait à les détruire, et
quand la maladie venait à les atteindre, ils ne savaient que courber la tète
et se laisser mourir. Voyez ce que Sahagun lui-même nous a dit ' lorsque,
parvenu à une grande vieillesse, il traduisait son manuscrit aztèque en es-
pagnol, en y ajoutant quelques chapitres d'impressions nouvelles. Pendant
les terribles épidémies de 1545 et 1576, dont il fut le témoin, les Indiens
restaient inertes en présence du mal, attendant tout soutien des Européens
qui les avaient dominés et dont le nombre était encore trop peu considéra-
ble, en même temps que leur esprit de charité envers la race était trop peu
prononcé pour qu'il en pût résulter un secours réellement efficace. Ce fut
donc bien certainement à cet abattement moral des Indiens et à ce grand
abandon d'eux-mêmes par eux-mêmes que durent s'attribuer en majeure
partie les ravages effrayants de ces époques calamiteuses.
Lorsque donc on nous parle d'habitudes de prévoyante initiative et de
soins mesurés provenant d'inspirations personnelles des Indiens, ce n'est
pas dans les années troublées qui suivirent de plus ou moins près la con-
quête qu'il faut en aller constater l'existence. Ce que Sahagun nous dit des
remèdes employés par eux contre Ies6u6as,en reconnaissant à celles-ci tous
les caractères symptomatiques que nous avons reproduits, c'est à l'époque de
l'indépendance du pays qu'il le faut rapporter, et nullement au temps pos-
térieur à la chute de Mexico.
Quelles raisons pourrions-nous avoir d'ailleurs pour nous refuser à croire
que ces phénomènes franchement syphilitiques, désignés en dernier lieu
par Sahagun, ne sont autre chose que les éléments de Vet caetera sur lequel
nous avons précédemment attiré l'attention et qui termine l'énumération
des souffrances à propos desquelles, bien avant l'arrivée des Espagnols,
l'on adressait des prières aux dieux pour être délivré de cette cruelle
affection? Il est, en effet, difficile d'admettre que les Aztèques eussent pris
l'habitude de pratiques religieuses avec promesses et vœux faits devant les
autels de leurs divinités, pour une maladie peu rebelle et qui n'eût point
affecté des caractères d'une gravité et d'une durée exceptionnelles.
Nul obstacle ne pourrait donc plus arrêter nos convictions, n'était le
doute au sujet du degré de confiance que mérite l'auteur sur lequel
nous venons de nous appuyer. Or, là encore, notre adhésion sans limites se
trouve commandée par le soin, la circonspection, la conscience qui ont pré-
sidé à la composition de l'œuvre du P. Sahagun. Il nous dit, en effet,
lui-même2 que tout fut écrit sous l'inspiration de conférences variées avec
des lettrés indiens instruits dans la langue espagnole, avec des vieillards
indigènes qui avaient eux-mêmes pratiqué ce qu'il s'agissait de décrire,
avec des hommes enfin qui, s'étant déjà mis au courant de ce qui concer-
nait la civilisation européenne, n'avaient rien oublié des coutumes et des
mœurs mexicaines, auxquelles ils étaient, pour la plupart peut-être, al ta-
chés encore par des sympathies secrètes.
1. Loc. cit., liv. XI, chap. xn, § 7. Cette œuvre se trouve aussi dans la collection célèbre de lord
Kingsborough.
2. Loc. cit., préface de l'auteur.
916 LES SYPHILITIQUES DE LA CAMPAGNE DE GORTÊS.
Les nombreuses considérations qui précèdent me paraissent légitimer
les conclusions suivantes:
1° Il y avait, d'après Bernai Diaz, un certain nombre de syphilitiques
parmi les compagnons d'armes de Fernand Cortès.
2° Bien que le mal eût pu prendre sa source en Europe même, et surtout
à Cuba, avant leur départ pour le Mexique, il y a des raisons de croire que
plusieurs d'entre eux étaient bien portants avant d'entreprendre la cam-
pagne.
3° Pendant plus de deux ans et demi, ils ne furent point dans la possibi-
lité de se contaminer par un commerce impur avec des femmes d'Eu-
rope.
k° Il paraît fort probable que quelques-uns prirent au Mexique même le
germe de leur maladie.
5° On le peut d'autant mieux croire que les écrits du Père franciscain
Sahagun parlent, comme de choses certaines, de la syphilis des Aztèques
et des remèdes dont ils faisaient usage contre elle, avant l'arrivée des Es-
pagnols.
6° 11 en résulterait que .cette maladie existait réellement au Mexique
avant la découverte de ce pays par les Européens'.
1. Celte feuille était déjà sous presse lorsque, le 5 juillet, a été faile à la Société
d'anthropologie de Paris une communication des plus importantes, qui a un très-
grand intérêt pour le sujet que nous venons de traiter ici. Un médecin distingué de
notre marine militaire recueillit, il y a trois ans; à Arica, ville située au sud de la
côte du Pérou, trois crânes d'enfants, bien conservés, que les vagues résultant d'une
furieuse tempête venaient de mettre à découvert dans un ancien cimetière de Péru-
viens d'avant la conquête de l'Amérique. M. le professeur Parrot, dont la compétence
éclairée est si connue, a fait remarquer à la Société que ces crânes présentaient les
traces non équivoques d'ostéite syphilitique. D'après ce savant maître, cette forme
d'ostéite est surtout le fait de la syphilis héréditaire et se rencontre tout particulière-
ment chez les enfants. IJ a fait voir des pièces recueillies dans son service actuel,
dont les altérations sont tout à fait semblables à celles des crânes présentés, et il a
fait observer qu'il fallait que la syphilis fût étrangement commune parmi les anciens
Péruviens, puisque l'on en trouve des traces évidentes sur les trois seuls crânes d'en-
fants que le hasard a fournis. M. le professeur Broca a dit avec juste raison que la
déformation artificielle, dont deux de ces crânes portent la trace, aura pu faire éclater
plus facilement les manifestations syphilitiques chez des sujets imprégnés de ce vice.
Il a ajouté que cette communication serait d'un intérêt tout à fait hors ligne, s'il était
réellement prouvé que ces crânes ont été extraits d'un cimetière ne contenant que
des sujets antérieurs à la conquête de l'Amérique. Il y aurait peut-être là une raison
de douter, si le donateur de ces restes anatomiques, qui mérite toute confiance, ne
s'était assuré sur place que les inhumations en ce lieu se rapportent bien certaine-
ment aux époques anciennes du pays. Ces crânes seraient donc une preuve nouvelle
ajoutée à celles que je viens d'énumérer et bien plus péremptoire que n'importe la-
quelle d'entr'cllcs, pour mettr.e hors de doute l'existence de la syphilis en Amérique
avant sa découverte par les Européens.
LES SACRIFICES HUMAINS
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES
Quand il est question d'anciens Mexicains, si l'on se limite à des considé-
rations superficielles sur leur degré de mérite, on les qualifie sans hésiter,
soit de peuple détestablement barbare, soit de nation sympathiquement civi-
lisée, selon que l'on s'est attaché à les envisager exclusivement, d'une part,
dans l'ensemble de leurs louables coutumes législatives et sociales, ou,
d'autre part, dans leurs abominables pratiques religieuses, avec les sacrifices
humains etle cannibalisme qui s'y trouvaient associés. Ces jugements abso-
lument opposés puisent la cause de leur différence dans la conviction
assurément raisonnable, qu'aucun peuple ne saurait s'organiser en société
policée et prendre en même temps le sang de ses semblables pour base de
ses holocaustes ou l'anthropophagie pour but de ses meilleures satisfactions
culinaires. Cet assemblage bizarre et en quelque sorte paradoxal est cepen-
dant un fait indéniable de l'histoire des hommes qui vécurent au Mexique
pendant les deux derniers siècles qui précédèrent la conquête. Sans prétendre
l'expliquer, je me propose d'en soumettre les détails les plus saillants à
l'attention de mes lecteurs. Je commencerai par les sacrifices.
On a dit que la religiosité forme le caractère dominant et distinctif du
règne humain. On peut ajouter, en toute vérité, que l'habitude de l'offrande
à un Dieu créateur proclame que le sacrifice est la base essentielle des pra-
tiques de toute religion. Il n'est pas oiseux de faire remarquer que le chris-
tianisme, loin d'échapper à cette loi, l'a consacrée à tout jamais en prenant
la mort de l'Homme-Dieu pour point de départ de ses croyances et de ses
pratiques. Il y a plus : dans la pensée des chrétiens, ce sacrifice sublime fut
d'un tel poids aux yeux du Dieu créateur, qu'il eut la puissance d'apaiser sa
colère, sans nuire à l'équilibre de sa justice, en faveur de l'humanité vouée
jusqu'alors à l'expiation par suite de la désobéissance du premier homme.
Il ne faut donc pas se récrier contre les Aztèques pour le fait d'avoir étayé
leurs cérémonies religieuses sur la pratique, en elle-même respectable, du
sacrifice. Notre répulsion doit être réservée pour le seul fait d'avoir choisi les
victimes parmi leurs semblables; et encore faut-il reconnaître qu'ils n'ont
pas été l'unique peuple entaché de cette abominable coutume. «La vitalité du
sang, a dit le comte Joseph de Maistre, ou plutôt l'identité du sang et de
la vie étant posée comme un fait dont l'antiquité ne doutait nullement et
918 LES SACRIFICES HUMAINS
qui a été renouvelé de nos jours, c'était aussi une opinion aussi ancienne
que le monde, que le ciel irrité contre la chair et le sang ne pouvait être
apaisé que par le sang; et aucune nation n'a douté qu'il n'y eût dans l'effu-
sion du sang une vertu expiatoire ! Or, ni la raison ni la folie n'ont pu
inventer cette idée, encore moins la faire adopter généralement. Elle a sa
racine dans les dernières profondeurs de la nature humaine, et l'histoire,
sur ce point, ne présente pas une seule dissonance dans l'univers. La
théorie entière reposait sur le dogme de la réversibilité. On croyait
(comme on a cru, comme on croira toujours) que l'innocent pouvait payer
pour le coupable, d'où l'on concluait que, la vie étant coupable, une vie
moins précieuse pouvait être offerte et acceptée pour une autre. On offrit
donc le sang des animaux1 »
Peu à peu cette pensée de la réversibilité fut saisie du scrupule que les
animaux s'éloignaient trop de la nature humaine pour que leur sang inno-
cent pût remplacer le sang de l'homme dans le sacrifice. La substitution
dès lors crut devoir recruter des victimes parmi les créatures que l'espèce
faisait identiques, et l'homme en arriva à demander la protection et le
secours de la divinité au moyen du sang humain lui-même, qui devint la
base de l'offrande. L'histoire nous présente bien des peuples comme ayant
cédé à cette détestable erreur, et si les Aztèques méritent d'en être blâmés
plus que tous autres, ce n'est que pour s'être livrés à ces horribles pratiques
avec une ardeur et une prédilection qui permettent de penser que les dévots
et les prêtres y trouvaient comme une sorte d'infernale volupté. On en
pourra juger par les détails qui vont suivre.
Les temples étaient partout très-nombreux, parmi les habitants du
Mexique à l'époque de la conquête. Leurs formes variaient beaucoup, mais
elles imitaient bien souvent le somptueux modèle qui s'élevait à la place du
Tatelulco et dont Bernai Diaz nous donne une description obscure à la
page 250. On en aura une idée juste si l'on veut bien se représenter
une base quadrangulaire, d'environ cinquante mètres de côté, dépassant d'à
peu près huit mètres le niveau du sol. Sur cette première assise élevez une
autre masse de forme identique dont les côtés surgiront avec un mètre et
demi de retrait sur la précédente. Au-dessus de cette seconde élévation,
construisez-en une troisième, puis une quatrième, puis encore une cin-
quième, en observant pour chacune d'elles le mètre et demi de retrait sur
celle qui l'a précédée. Vous aurez ainsi réduit successivement les masses
étagées de telle sorte que la dernière se terminera par une plate-forme
carrée de trente-huit mètres de côté. Là s'élevaient deux tourelles dans l'in-
térieur desquelles trônaient les hideuses idoles. En face d'elles une masse
pierreuse, oblongue, généralement un monolithe, s'élevait à la hauteur
d'environ quatre-vingts centimètres. Sa face supérieure, légèrement convexe
dans le sens de sa longueur, était destinée à recevoir les victimes que l'on y
plaçait couchées sur le dos. Il résultait de la forme même de la pierre que,
le haut et le bas du corps étant ramenés à un niveau inférieur, la poitrine
était fortement en saillie et s'offrait aisément aux coups barbares du grand
prêtre qui consommait le sacrifice. \Q'est en effet sur la poitrine que portait
cette attaque inhumaine, car tout l'intérêt de cet acte religieux consistait à
1. Joseph de Maistre. Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 339.
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 919
saisir vivement le cœur pendant qu'il palpitait encore, pour l'offrir à la
cruelle idole tout dégouttant de sang. }
Il est difficile de deviner, ne possédant aucun renseignement positif sur
cette pratique, par quel procédé l'ouverture était faite sur la paroi en saillie
de la poitrine et comment on introduisait la main pour en arracher violem-
ment cet organe. Si Ton en juge cependant par quelques représentations
graphiques qui ont été faites de cette lugubre cérémonie, on peut croire que
cet acte atroce, présidé par lej^rar.d-prêtrequi en était le principal exécuteur,
recevait le secours de cinq aides vigoureux destinés à s'emparer de la vic-
time et à la contenir immobile sur la pierre du sacrifice. Chacun d'eux sai-
sissait soit un bras, soit une jambe, soit la tête, tandis que le grand prêtre,
muni d'un lourd et tranchant couteau d'obsidienne qu'il tenait des deux
mains, l'élevait le plus haut possible au-dessus de la poitrine et le poussait
violemment de manière à entamer, par un coup bien assuré, les parties car-
tilagineuses des côtes aux points de leur jonction avec l'os sternum. Si l'on
conçoit que cet instrument de supplice était dirigé un peu obliquement de
haut en bas, on arrive à comprendre qu'en s'enfonçant profondément, il
pût faire une grande entaille qui descendait jusqu'à l'estomac en divisant le
diaphragme. Il en résultait une énorme incision qui pouvait facilement
donner accès à la main, en procédant surtout de bas en haut et de droite à
gauche. Le cœur était saisi par des doigts vigoureux dressés à ce barbare
exercice. Attiré au dehors et délivré de ses attaches résistantes de nature
vasculaire au moyen de l'instrument tranchant, il était immédiatement
porté aux pieds de la divinité en l'honneur de laquelle se faisait le sacrifice
et,~nïèlé à de l'encens sur lequel on entretenait un brasier, il apportait long-
temps encore au visage de l'idole l'odeur du sang et de la fumée. Ce n'est
pas tout en fait d'horreur -,Qe fanatisme exaltant les passions du prêtre,
celui-ci plongeait à plusieurs reprises la main dans la poitrine de la victime
et la retirait en aspergeant les murs du temple, et même les assistants, de
ses doigts ensanglantés.lTel était, en peu de mots, le dénoûment de cette
cruelle cérémonie.
11 paraîtrait impossible d'y rien ajouter qui pût en rendre l'horreur plus
saisissante. Il est cependant certain qu'on était parvenu, par des pratiques
secondaires et par des préparatifs hideux, à rendre ce genre de sacrifice plus
dégoûtant encore. L'habitude émoussant peu à peu la sensibilité de ces
prêtres fanatiques, ils avaient recours à des moyens accessoires pour raviver
en eux un reste de volupté. Les victimes souffraient trop peu à leur guise.
Aussi imaginaient-ils en certaines circonstances de faire allumer un bûcher
pour y puiser un moyen d'augmenter cet affreux martyre. Sahagun dit en
effet (tome I, livre II, chap. X) : « On leur liait les pieds et les mains; ainsi
attachés, les assistants ou les prêtres les chargeaient sur leurs épaules et se
livraient sous ce poids à des danses variées autour d'un grand brasier
allumé. Tout d'un coup on lançait la victime sur la partie la plus ardente du
foyer, on la laissait se griller un instant et, vivante encore, on la saisissait
avec un crochet et, la traînant violemment sur le sol, on venait rapidement
la placer sur la pierre du sacrifice où l'on s'empressait de lui arracher le
cœur. C'est ainsi qu'on augmentait les supplices de ces infortunés. »
Ce n'est pas tout encore. Il faut croire que les spectateurs habituels de
ces scènes sanglantes en étaient venus à y prendre part d'une manière ac-
tive. Ils y trouvaient une sorte de volupté qu'ils cherchaient à raviver par
des pratiques qui paraissent incroyables. Ils briguaient l'honneur de rem-
920 LES SACRIFICES HUMAINS
placer la pierre des sacrifices. Prenant ces malheureux sur leur dos, ils ve-
naient les offrir au couperet du prêtre et se donnaient ainsi l'immonde plai-
sir d'éprouver la sensation produite par les derniers frémissements de la
chair des victimes mourantes et par le contact du sang qui ruisselait sur
eux de toutes parts. Citons, en témoignage, ces mots de Sahagun : « On
entourait la femme qui ce jour-là devait être sacrifiée et qu'on avait obli-
gée à revêtir les attributs de la déesse en l'honneur de laquelle se faisait la
cérémonie. C'est ainsi que, chantant et dansant, on veillait toute la nuit
qui précédait le jour du sacrifice. L'aurore étant venue, tous les nobles et
les gens de guerre venaient danser dans les cours intérieures du temple en
obligeant la malheureuse femme à se livrer à la danse comme eux, accom-
pagnée de plusieurs femmes vêtues des mêmes ornements que la victime.
On arrivait ainsi au temple en dansant. On l'y faisait monter et, en arrivant
à la dernière plate-forme, un des assistants la prenait sur lui dos à dos;
dans cette situation, on lui tranchait la tête et immédiatement on lui arra-
chait le cœur qui était offert au soleil. » Voyez encore ce passage du même
auteur : « Quand la victime était arrivée sur la plate- forme, un assistant
la prenait sur son dos; on lui tranchait la tête et immédiatement on s'em-
pressait de l'écorcher. Un garçon des plus robustes se vêtissait de cette
peau sanglante. Celui-ci, ainsi revêtu, était conduit en grande solennité,
entouré de plusieurs captifs, au temple de Vitzilopuchtli et lui-même, en
présence de ce dieu, arrachait le cœur à quatre captifs, abandonnant tous
les autres au couteau préparé du grand prêtre. » (Chap. xi.)
Nous venons de mentionner pour la première fois cette dégoûtante céré-
monie qui consistait à écorcher les victimes du sacrifice et à se revêtir de
leur peau sanglaute. Cette horrible pratique était très-fréquente et l'on
comprend que le fanatisme de ceux qui s'y livraient dût être poussé à l'ex-
trême, car elle se mêlait à des particularités si révoltantes que l'on comprend
à peine qu'elles aient été possibles, et il ne faut rien moins que le témoignage
du franciscain Sahagun pour qu'on puisse y ajouter une foi entière. Ainsi
par exemple, quelques-uns de ceux qui se vêtissaient de cette façon faisaient
vœu de conserver les peaux des victimes sur leur corps jusqu'à ce que la
putréfaction les fît tomber en lambeaux, et c'était mi milieu de cérémonies
auxquelles on attachait une haute importance, quB, le jour étant venu de
s'en débarrasser, on se livrait à cet acte avec un soin religieux au milieu
d'ablutions sacrées. Je ne veux point que le lecte ir me suppose, un seul
instant, mû par un vain désir de critique, lorsque jii parais me complaire à
des récits si horribles. Le peuple qui nous offre ce spectacle me semble être
en effet aussi à plaindre qu'à blâmer, car l'horreur même de ces pratiques
indique qu'il ne pouvait y être entraîné que par suite d'une aberration d'es-
prit que tous les fanatismes permettent de comprendre. Ce ne pouvait être
certainement dans le but de procurer aux sens une satisfaction réelle que
ces malheureux, victimes de croyances erronées et sanguinaires, se livraient
ainsi à ces actes immondes qui les tenaient pour plusieurs jours entourés
de pourriture. Le désir de se créer des mérites aux yeux des divinités
qu'ils adoraient pouvait seul les entraîner à cette débauche de sentiments et
de sensations.
Quelque répugnance qu'on éprouve, en effet, à donner le nom de prati-
ques religieuses à cet ensemble de cérémonies entachées de la cruauté la
plus répugnante, on ne peut douter que les Aztèques n'y aient été pous-
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 921
ses par le sentiment illusoire de devoirs envers leurs idoles. On y décou-
vre même quelques particularités où l'horrible se mêle à la pureté philoso-
phique des pensées qui les ont inspirées. Je n'en citerai qu'un seul exem-
ple où Ton verra le plus abominable des sacrifices s'entourer des couleurs
d'une poésie sentimentale qui, à certains points de vue, n'est pas dénuée
de charme. Il s'agissait de faire une démonstration sensible de la vanité
des grandeurs et des jouissances humaines et de traduire, par une pratique
religieuse aztèque, ce mot d'une croyance autrement pure : Vanitas vanita-
tum et omnia vanitas. On choisissait tous les ans pour cela un jeune homme
bien constitué, de figure agréable, d'un développement physique réunissant
toutes les qualités qui donnent de l'attrait à la personne. Pendant douze
mois, on se complaisait à l'entourer de tout ce qui peut procurer le bon-
heur matériel sur la terre. Laissons parler Sahagun. « On prenait soin,
dit-il, de choisir pour ce recrutement les captifs de l'aspect le plus sympa-
thique. On voulait qu'ils fussent aussi distingués par tous genres d'habiletés
et de qualités physiques qu'il serait possible d'imaginer. Ils ne devaient
avoir aucun défaut corporel. Le choix de ce jeune homme était fait pour un
an, on le dressait à jouer avec perfection de la flûte et à porter galamment
les fleurs et les roseaux fumants dont font usage les grands seigneurs et
les habitués de cour. On l'habituait à fumer avec grâce et à humer élégam-
ment le parfum des fleurs, comme le font les grands et les princes »
Le bon franciscain continue à peindre longuement les voluptés dont on
entourait ce jeune homme pendant un an. Les mets les plus délicats étaient
servis sur sa table -, ses vêtements se distinguaient par la recherche la plus
exquise; quatre jeunes filles choisies parmi les plus belles et les plus élé-
gantes étaient chargées de lui témoigner tous les sentiments de l'amour le
plus vif, pendant le dernier mois de sa vie. Enfin le jour venait où tous les
charmes de cette existence devaient tout à coup s'évanouir. La mort allait
terminer par le sacrifice cette série, hélas! trop courte, de plaisirs et d'en-
chantements. Mais il ne doit rester à l'heure de la mort absolument rien qui
rappelle les jours de la félicité passée. On refusera même à la victime dé-
gradée les honneurs du grand temple. Embarqué sur un canot, ce jeune
homme traversera la lagune pour aller mourir dans un temple des plus
modestes, devant une idole généralement abandonnée. Ses femmes se sont
déjà éloignées de lui; il arrive au temple; en en montant le premier degré
il brise ses instruments; à chaque pas de plus il arrache un lambeau de ses
riches vêtements pour arriver presque nu au pied de l'idole subalterne. Là,
obscurément, sans entourage, sans aucune parole, aucun regard d'adieu, il
reçoit la mort sous le couperet d'un prêtre vulgaire.
Vous me direz que voilà un acte dérisoire et barbare, bien digne de ré-
probation. Il se renouvelait cependant tous les ans chez les Aztèques. Le
jour même où l'on arrivait au sinistre dénouement que je viens de décrire,
il était fait choix d'un autre jeune captif destiné à remplacer dans ses joies
éphémères et dans son abominable supplice celui qui venait d'expirer,
afin de perpétuer par une démonstration sensible l'idée qu'on devait conti-
nuellement se faire de la vanité des plaisirs et des gloires mondaines.
L'usage dont on ne peut supporter le récit sans sentir le cœur se soulever
d'indignation, c'est celui qui consistait à sacrifier en un même jour un
grand nombre d'enfants en bas âge. Cette cérémonie cruelle et repoussante
avait lieu toutes les fois qu'il s'agissait de demander à l'une des idoles pro-
922 LES SACRIFICES HUMAINS
tectrices des saisons, des pluies abondantes, lorsqu'une sécheresse prolon-
gée avait paru mettre en péril les fruits de l'année. Les enfants qui devaient
être les victimes étaient habillés avec propreté et couverts de fleurs. On
en remplissait de magnifiques litières et l'on se mettait en route vers le
penchant d'une montagne, parce que tel était l'usage : les pluies étaient de-
mandées au ciel par des sacrifices faits en plein air et hors la ville. Les
petits êtres entassés sur les lugubres litières n'ignoraient pas toujours le
sort qui les attendait. Aussi poussaient-ils des cris aigus, capables d'atten-
drir les cœurs les plus féroces, que le fanatisme n'aurait pas animés. Mais
les prêtres, prévoyant les effets d'un attendrissement trop grand parmi la
foule, témoin de ce spectacle, avaient eu soin de répandre la conviction que
le sacrifice était d'autant plus assuré d'un résultat heureux, que les cris et
les clameurs des enfants seraient plus considérables. Il en résultait que le
peuple aveuglé, bien loin de s'attendrir à l'aspect des larmes de ces petits
êtres, y voyait un pronostic heureux et s'empressait d'adresser au ciel des
actions de grâces.
Ce qui, d'une manière générale, à propos de sacrifices, répugne le plus au
sentiment humain, c'est qu'en se fondant sur la pensée que cet acte sanc-
tifiait la victime, les prêtres et les dévots exigeaient que la cérémonie bar-
bare fût entourée des signes de l'allégresse. La victime elle-même devait
témoigner de sa joie avant de mourir, et se livrer à la danse en présence de
l'idole pour laquelle le sacrifice allait se faire. Ces croyances et ces coutu-
mes masquaient tellement l'horreur que l'acte aurait dû inspirer, qu'il exis-
tait des exemples de sacrifices volontaires, même parmi les personnages les
plus élevés. L'honneur qui paraissait à tous devoir résulter du sang versé
pour glorifier les dieux, inspirait au plus grand nombre le désir de la
mutilation ou de la souffrance volontaire. Si quelque chose pouvait faire
excuser la barbarie des pratiques du temple, ce serait donc cette manie du
martyre sur soi-même, puisque l'on doit y voir la preuve d'une conviction,
d'une croyance, regrettable tant qu'on voudra, mais qui fait comprendre et
pardonner peut-être ce que, a priori, il est bien juste de poursuivre de sa ré-
probation. Ainsi, il y avait des prêtres de cette religion barbare qui se mu-
tilaient sur différents points du corps, et un grand nombre d'entre eux
n'avaient plus d'oreilles; ils les avaient coupées et offertes à quelque idole
de prédilection. Des pratiquants sincères de cette religion sanguinaire s'en-
fonçaient des instruments aigus dans les chairs; ils se piquaient la peau
avec des épines de maguey, de manière à répandre leur sang en abondance.
Ces mêmes épines, ils en traversaient leur langue, et une ouverture y étant
ainsi pratiquée, ils l'entretenaient béante en y passant de temps en temps
des pailles ou d'autres corps de même forme. Si leur sensibilité morale était
émoussée à l'aspect de la souffrance des autres, on voit aussi par ces
derniers détails qu'ils ne la redoutaient pas pour eux-mêmes, parce qu'ils y
attachaient, d'une manière générale, l'idée, pour eux respectable, de sanc-
tification *.
1. Voici les paroles de Clavijero à ce sujet : « Les Mexicains étant habitués au
sacrifice sanguinaire de leurs prisonniers devinrent aussi fort prodigues de leur
propre sang, bien convaincus que celui de leurs victimes, abondamment répandu, ne
suffisait pas pour apaiser la soif diabolique de leurs divinités. On ne peut pas lire
sans horreur les austérités auxquelles ils se livraient, soit pour se punir de leurs
fautes, soit pour se préparer dignement à quelques-unes de leurs fêtes. Ils traitaient
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 923
Rien ne serait plus propre, du reste, à démontrer à quel point le fanatisme
les avait aveuglés, que de supputer le nombre des victimes sacrifiées chaque
année devantlusautelsde leurs divinités. Les auteursquis'en sont occupés va-
rient tellement dans le chiffre auquel ils arrivent par leurs calculs, qu'il n'est
pas possible de-les prendre indistinctement pour guides de la vérité. Ce qui
est irrécusable, c'est que le calendrier mexicain était surchargé de fêtes
nombreuses, à ce point même que Prescott se demande, avec raison, com-
ment ce peuple pouvait trouver le temps de se livrer encore à quelques
pratiques utiles, après en avoir tant perdu dans les cérémonies qui le rete-
naient au temple. Or, sinon toutes, du moins le plus grand nombre de ces
fêtes étaient couronnées par le sacrifice d'une ou de plusieurs victimes. Il y
avait au surplus à Mexico même un nombre considérable de temples. Il y
en avait aussi partout ailleurs dans le pays, et dans tous le sacrifice était en
honneur. On demandait partout des victimes, et lorsque la provision s'en
épuisait, les prêtres, qui n'admettaient pas le chômage, prêchaient à haute
voix l'imminence de calamités si l'on ne s'empressait de fournir aux dieux
la proie dont ils étaient avides. A Mexico, alors, chaque nuit, ils faisaient
entendre les sons terribles et lugubres du grand tambour du dieu de la
guerre, annonçant sa colère et demandant du sang pour ses autels. On s'ar-
mait à cet appel, et on portait la guerre sur des pays habituellement enne-
mis, non pour tuer, non pour ravager, mais dans l'unique but de faire des
captifs voués à la voracité des idoles auxquelles chacun à son tour devait
être sacrifié.
On arrivait ainsi à un chiffre annuel considérable, que la plupart des his-
toriens n'osent pas évaluer à moins de vingt mille, tandis que d'autres le
feraient monter à plus du double, pour tout le pays s'entend, et en calcu-
lant d'après les besoins ordinaires des pratiques religieuses. Mais il y avait
des circonstances exceptionnelles qui réclamaient un plus grand nombre de
victimes, telles que le couronnement d'un roi, la fondation d'un temple, etc.
Les historiens rapportent que lorsqu'on fonda le dernier grand temple de
Mexico, il fut immolé, en une semaine, environ soixante-dix mille captifs.
Torquemada, qui paraît s'être livré à des recherches scrupuleuses à ce su-
jet, donne le chiffre de soixante-douze mille trois cent quarante-quatre.
Ixtlilxochitl, qui, comme dit Prescott, vise à la précision, adopte le chiffre
de quatre-vingt mille quatre cents, et il ajoute que les captifs massacrés
dans la capitale pendant le cours de cette mémorable année furent au nom-
bre de plus de cent mille. Le Codex TeUcriano-rcmensis, écrit cinquante
ans environ après la conquête, réduit le nombre en question à vingt mille,
en s'appuyant surtout sur cette considération que le roi Ahuitzotl, qui ré-
gnait alors, était d'un caractère doux et modéré1.
leur chair comme si elle eût été insensible, et ils répandaient leur sang comme s'il
eût été un liquide superflu de leur corps.... Outre ces grandes austérités, les vigiles
et jeûnes étaient très-fréquents parmi les Mexicains; il n'y avait presque pas de fête à
laquelle ils ne se préparassent par des jeûnes de plus ou moins de jours, selon que
le prescrivait leur rituel. Leurs jeûnes, autant qu'on en peut juger par leur his-
toire, consistaient à s'abstenir de viande et de vin, et à ne manger qu'une fois par jour,
en un seul repas que les uns faisaient au milieu du jour et d'autres plus tard en-
core, tandis que quelques-uns restaient sans rien manger jusqu'à l'entrée de la nuit.
En général, le jeûne était accompagné de vigile et d'effusion de sang. Au surplus, il
ne leur était point permis, pendant qu'il durait, de s'approcher d'aucune femme.
1. Voy. Prescott, tome I, Introduction, p. 63.
924 LES SACRIFICES HUMAINS
Voici du reste les paroles de Clavijero au sujet de cette sanglante fête :
« Le temple étant fini, le roi invita à la cérémonie de sa dédicace les rois
alliés et toute la noblesse des deux royaumes. On vit accourir la foule la plus
nombreuse qui se fût jusqu'alors portée sur Mexico. Quelques chroniqueurs
affirment que le nombre des assistants qui affluèrent à cette fête s'éleva
à six millions. Ce chiffre peut bien avoir été exagéré, mais il n'est pas abso-
lument invraisemblable, attendu que le pays était très-peuplé, que la fête
devait être empreinte de nouveauté et de grandeur, et que les habitants du
Mexique étaient accoutumés à voyager à pied sans nullement s'embarrasser
de bagages. La fête dura quatre jours, pendant lesquels on sacrifia sur les
hauteurs du temple tous les prisonniers que l'on avait pu faire dans les
quatre années précédentes. Les historiens ne s'accordent pas au sujet du
nombre des victimes. Torquemada prétend qu'elles s'élevèrent au nombre
de soixante-dix mille trois cent quarante-quatre. D'autres affirment qu'il y
en eut soixante-quatre mille. Pour donner un aspect plus imposant à cet
acte horrible, on fit placer les victimes sur deux files, chacune d'environ
un mille et demi de long. Elles commençaient dès le point de départ des
chaussées de Tacuba et Iztapalapa pour se terminer au temple lui-même,
où les malheureux étaient sacrifiés aussitôt qu'ils y parvenaient. La fête
étant terminée, le roi fit remettre des présents à tous les invités, ce qui fait
supposer une dépense énorme. Cela se passa en l'année 1486. »
Une pareille boucherie ne se comprendrait pas sans qu'il y eût un
nombre considérable de ministres chargés de l'exécuter. Ce nombre était
en effet, d'habitude singulièrement élevé. On en peut avoir une idée appro-
chée par les paroles suivantes de Juan de Torquemada : a Les villages qui
étaient possédés par le grand temple de Mexico s'unissaient pour faire les
semailles, récolter et conserver les fruits pour l'entretien des prêtres et
ministres qui étaient employés à son seul service, et s'élevaient ordinai-
rement au delà de cinq mille individus. Ils habitaient tous, nuit et jour,
dans le temple même. » (Torquemada, Monarquia indiana, lib. VIII,
cap. xx.) « Leurs rangs et leurs fonctions, dit Prescott, étaient détermi-
nés avec soin : les plus instruits dans la musique dirigeaient les chœurs;
d'autres surveillaient la célébration des fêtes dans l'ordre du calendrier.
Les prêtres étaient aussi chargés de l'éducation de la jeunesse, de la garde
des peintures hiéroglyphiques et des traditions orales. Les plus hauts di-
gnitaires de l'ordre se réservaient le rite affreux des sacrifices. Le sommet
de la hiérarchie était occupé par deux grands-prêtres.... Ces deux pontifes,
égaux en dignités, ne cédaient le pas qu'au roi-, encore agissait-il rare-
ment sans prendre leur avis dans les affaires d'importance. »
Après ces détails sommaires sur les pratiques des sacrifices, force est,
malgré la répugnance que j'en éprouve, de porter les yeux sur la plus
abominable des coutumes du peuple aztèque, à tant d'égards intéressant et
qui a perdu tous droits à l'estime des hommes, par l'avidité avec laquelle
il se précipitait sur les membres de ses victimes pour en faire les délices
de ses principaux repas. Certes, l'anthropophagie a déshonoré le souvenir
de bien des nations barbares ; mais leur barbarie même, leur défaut absolu
de culture, l'ignorance sur tous les points de morale, les désordres de con-
duite en toutes choses, l'absence de toute organisation sociale, contribuent
à faire excuser cette horrible coutume chez des peuples qu'aucun degré de
civilisation n'est encore venu éclairer. Ce n'est pas là assurément un moyen
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 925
d'excuse admissible pour les Aztèques; car nous verrons bientôt à quel
point ils auraient été dignes d'estime, par l'ensemble de leurs coutumes
législatives et sociales, si l'habitude des sacrifices humains, d'une part, et.
plus encore, la coutume de se repaître de la chair de leurs semblables ne
faisaient oublier leurs qualités, d'ailleurs respectables, pour ne laisser pen-
ser qu'à leur anthropophagie, indice assuré de l'extrême dégradation
d'esprit et de cœur dans laquelle ils étaient plongés.
L'auteur à propos duquel nous écrivons ces commentaires a dit aux lec-
teurs, dans plusieurs passages de son livre, le degré d'horreur que cette
inhumaine coutume inspirait aux conquistadores. On ne saurait en être
surpris, car les détails que l'on connaît à cet égard sont bien propres à
inspirer les répulsions les plus vives pour le peuple qui en a été coupable
Je sais bien que Ton a voulu, jusqu'à un certain point, excuser cette sur-
prenante coutume chez un peuple d'ailleurs civilisé, en disant que les Aztè-
ques ne faisaient, en général, usage de la chair des victimes qu'après
qu'elle avait été en quelque sorte sanctifiée par le sacrifice. Il est très-
certain, en effet, qu'à ce point de vue le temple était comme une espèce
d'abattoir, d'où sortait, chaque jour, cet élément repoussant d'alimentation.
L'histoire nous apprend qu'après qu'on avait offert le cœur des victimes aux
idoles, les cadavres encore chauds et dégouttants de sang étaient lancés
par les degrés du temple, sur lesquels ils roulaient jusqu'aux cours infé-
rieures. Là, des prêtres d'un rang secondaire s'en emparaient et s'empres-
saient de les dépecer. Les bras, les cuisses et les jambes étaient livrés au
propriétaire de la victime-, tandis que le tronc et les entrailles s'expédiaient
vers les ménageries royales pour servir d'aliment aux bêtes féroces. Dans
les grands jours d'abondants holocaustes, les victimes dépassant les appé-
tits ou les besoins ordinaires de consommation, on prenait soin de couper
les chairs en lanières et de les sécher au soleil, pour en assurer la conser-
vation et les faire servir à l'usage dans les jours où le couteau du prêtre
aurait été moins prodigue. Si l'on veut bien porter ses regards sur le pas-
sage du livre de Bernai Diaz où l'auteur nous raconte le châtiment de Cho-
lula, on verra que les habitants de cette ville avaient déjà préparé à l'avance
les grandes jarres dans lesquelles ils devaient conserver, à l'aide d'une
préparation de sel et de piment, les chairs des Espagnols qu'ils espéraient
sacrifier.
Jusque-là, nous ne voyons donc toujours que des victimes passant préa-
lablement par le temple avant d'être dévorées, et nous n'avons aucune
raison de croire encore que la chair humaine fût consommée sans avoir été
offerte à quelqu'une des divinités. Nous avons même un grand nombre de
preuves de la répugnance que les Mexicains éprouvaient pour l'usage ali-
mentaire des restes de leurs semblables, avant que le prêtre l'eût autorisé.
Mais aucun fait historique ne saurait la faire mieux comprendre que le siège
fameux et la destruction de Mexico par Fernand Gortès. Après trois mois
de combats sans trêve, en proie à une disette absolue, les assiégés déraci-
naient les arbres et les plantes de toute espèce qui étaient dans l'intérieur
de la ville, pour chercher dans une alimentation misérable le moyeu de
prolonger leurs jours sans se rendre. Ces précaires ressources étant épui-
sées, ils mouraient de faim plutôt que de toucher aux corps morts de leurs
frères d'armes qui succombaient à tout instant sous les coups de l'ennemi.
Lorsque Gortès entra définitivement dans les derniers retranchements des
Mexicains, il ne trouva que des gens mourant de faim à côté des nombreux
926 LES SACRIFICES HUMAINS
cadavres qui auraient pu prolonger leur existence, s'ils n'avaient éprouvé
de l'horreur pour la pensée de se repaître des restes de leurs camarades,
sans qu'ils eussent au préalable passé par le sacrifice.
Ces détails suffisent, sans doute, pour établir ce fait qui est réellement,
jusqu'à un certain point, une excuse en faveur de ce peuple dégradé; mais
on aurait tort de croire qu'il en ait été, parmi eux, toujours ainsi. Le livre
de Bernai Diaz renferme surtout deux passages qui prouveraient que les
Mexicains savaient parfois se défaire de ce scrupule. Nous lisons, en effet,
au chapitre cxliv, le passage suivant : «Le lendemain, nous fûmes passer
la nuit au village de Chimaloacan, où vinrent se joindre à nous plus de
vingt mille alliés de Chalco, de Tezcuco, de Guaxocingo, de Tlascala et
autres villages. Le nombre en fut si considérable que, dans aucune autre
expédition, depuis mon arrivée à la Nouvelle-Espagne, jamais je ne vis
une multitude d'auxiliaires pareille à celle qui se joignit à nous en ce
moment. Je me hâte d'ajouter que ce grand nombre d'hommes n'était
attiré que par l'espoir du butin et surtout par le désir de se rassasier de
chair humaine après la bataille-, car on ne doutait pas qu'on dût bientôt
en venir aux mains avec l'ennemi. C'est comme si l'on disait qu'en Italie,
lorsqu'une armée changeait de lieu, elle était suivie par des corbeaux,
des milans et autres oiseaux de proie qui aiment à se repaître des corps
morts, après un combat sanglant. J'ai toujours cru que nous étions suivis
de même par tant de milliers d'Indiens ». Et plus loin, au chapitre clvi,
lorsque, Mexico ayant été prise, les troupes alliées se préparaient à retourner
dans leurs pays, Bernai Diaz nous dit : « Comme d'ailleurs ils s'étaient bien
munis en étoffes de coton, en or, en luxueuses dépouilles, ils s'en revin-
rent riches dans leurs pays, non sans emporter plusieurs charges de
bandes de chair d'Indiens mexicains, qu'ils répartirent ensuite entre leurs
parents et amis et dont on mangea en grandes fêtes, comme étant les
restes de leurs ennemis. »
D'après ces citations, on peut voir que les prémices de chair humaine
n'étaient pas toujours réservées au culte des idoles. Dans de certaines cir-
constances, et surtout lorsqu'il s'agissait de cadavres d'ennemis, on n'hési-
tait pas à les utiliser pour des provisions de vivres, sans que le temple eût
servi d'intermédiaire.
Il n'en est pas moins vrai que c'est à l'intervention des pratiques reli-
gieuses que le peuple aztèque paraît avoir emprunté, dès ses débuts mêmes,
tous les prétextes qui pouvaient justifier à ses yeux cette si surprenante
et inhumaine coutume. C'est bien le prêtre qui, après avoir sacrifié à ses
dieux sanguinaires une innocente victime, a trouvé d'abord une satisfaction
personnelle à se repaître de ses restes et qui, pour faire excuser cet acte en
lui-même, l'a présenté ensuite à ses fidèles comme une conséquence natu-
relle des rites d'un culte dont il était le représentant consacré. L'usage de
la chair humaine était, en effet, si commun et si constant dans l'intérieur
des temples, que Bernai Diaz a bien soin de nous faire remarquer, dans sa
visite au grand temple de Mexico (chap. xcn), les énormes marmites tou-
jours prêtes à recevoir les membres des victimes destinées à la nourri-
ture. Quant à l'existence de ce goût en dehors du sanctuaire, elle ne sau-
rait être douteuse ; il est bien certain qu'on trouvait partout à l'usage de
cet aliment un plaisir recherché, et, s'il en faut croire des pages nombreu-
ses de notre auteur, il n'y aurait point eu de banquet de quelque impor-
tance sans que ce mets y eût figuré au rang le plus distingué. Aussi, les
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 927
Mexicains, avant leur soumission définitive et pendant qu'ils se défendaient
encore avec la plus grande ardeur contre les envahisseurs de leur pays,
prenaient-ils soin de leur dire, sur un ton de menace et à tout instant,
« qu'ils auraient bientôt la joie de faire bombance avec leur chair », pensée
qui était chez eux toujours inséparable de l'idée de victoire.
Gela ne nous empêchera pas de dire que ce n'était point là un aliment
facilement accessible en tout temps au commun des hommes. D'une manière
générale non plus, si l'on en juge par les goûts que l'on voit exister ac-
tuellement chez les survivants de' la race, les Mexicains n'étaient pas préci-
sément très-portés à l'usage d'une alimentation purement animale. Leurs
mets préférés se puisaient, sans doute alors comme aujourd'hui, dans les
nombreuses espèces végétales dont quelques-unes étaient cultivées par eux
avec le plus grand soin. Mais les gens d'un rang peu vulgaire, à qui leur
fortune permettait de varier leurs plaisirs en général et leur satisfaction
culinaire en particulier, paraissent avoir eu, chez les Aztèques, un goût
prononcé pour la chair de leurs semblables. D'une manière générale, les
lois permettaient au Mexicain d'agir, sinon tout à fait à son gré, du moins
le plus souvent en maître absolu de la vie d'une créature qui était son
esclave. L'esclavage était donc admis par les lois? Oui, sans doute; mais il
faut s'empresser de dire, et nous répéterons bientôt à leur louange que,
moins inhumains qu'il ne nous a été donné de le voir de nos jours dans les
pays où l'esclavage est légal, les Aztèques n'admettaient pas que la liberté
des hommes se perdît par héritage. L'esclavage était personnel et les fils
d'esclaves naissaient libres. Il est donc naturel de se demander comment
on perpétuait l'existence de cette classe vouée au caprice de ses maîtres.
C'était la guerre d'abord qui servait à ce recrutement incessant. Celui
qui faisait un captif en était peut-être souvent le propriétaire. Il en faisait
l'usage qui était à sa convenance en le destinant, soit aux travaux qui lui
étaient utiles, soit à l'exercice de sa dévotion en le sacrifiant aux dieux,
indépendamment de la pensée de faire usage ensuite des chairs de sa vic-
time. Chez quelques-uns le raffinement culinaire était le but principal de
l'offrande faite aux idoles. En ce cas, fort commun, on voyait les maîtres
d'esclaves se livrer à une pratique bizarre et répugnante à laquelle on n'ose-
rait ajouter foi si elle n'était attestée par tous les historiens et répétée h
satiété par Bernai Diaz. On prenait soin d'engraisser les captifs et on ne
les envoyait sacrifier au temple que quand on les voyait arrivés bien au
point désiré pour être mangés avec goût. On les enfermait, pour ce faire,
dans de grandes cages en bois dont les barreaux solides permettaient la
surveillance constante du maître et aussi, disons-le, la distraction de ces
pauvres malheureux si étrangement prédestinés. Je dis la distraction, et ce
n'est pas sans motif; car pourrait-on croire que, quelque dégradés qu'ils
fussent dans leur intelligence, ces infortunés eussent pu conserver une
tendance quelconque à l'embonpoint en concentrant continuellement leur
pensée dans la prévision du sort qui les attendait? D'autre part, est-il aisé
de comprendre qu'il pût exister n'importe quelle circonstance pour eux ca-
pable de les distraire au point d'engraisser sans y prendre garde et de satis-
faire étourdiment les goûts du maître? Il faut bien croire qu'il en était ainsi,
puisque l'usage des cages existait. Il n'est pas croyable qu'il se fût perpétué
s'il n'avait pas donné le résultat qu'on en attendait. C'est invraisemblable
tant que l'on voudra; mais il est certain que ces malheureux engraissaient.
Il y en avait pourtant, paraît-il, qui se laissaient gagner par la tristesse
928 LES SACRIFICES HUMAINS
au détriment du but recherché. Il n'était pas alors de moyens ingénieux
auxquels le propriétaire n'eût recours pour dissiper cet abattement et cet
état d'esprit. La famille entière se réunissait autour du captif; on lui con-
tait des histoires, on lui donnait les mets les plus appétissants, et, quand
cela ne suffisait pas, on avait recours à un moyen que vraiment je n'ose-
rais dire si le R. P. franciscain Bernardino de Sahagun ne me mettait en
mesure de rapporter ici ses propres paroles : « Lorsqu'on voyait appro-
cher, dit-il, la fête où l'on devait sacrifier les esclaves en l'honneur du-dieu
du feu, ceux qui par dévotion en avaient acheté quelques-uns dans ce but
et les avaient engraissés avec le même soin que des porcs que l'on destine
à la table, prenaient soin de les mettre en évidence un ou deux jours avant
la cérémonie, et chacun s'ingéniait à revêtir son captif avec des papiers
peints et tous les ornements qui étaient les attributs de cette divinité. Ils se
livraient à cette démonstration dans le but de faire ostentation aux yeux de
tous de leur richesse et de leur dévotion, pour que celle-ci fût utile à l'aug-
mentation de l'autre. Les maîtres qui tuaient ces esclaves s'appelaient teal-
tiani, ce qui veut dire baigneurs, parce qu'ils avaient l'habitude de baigner
chaque jour, avec de l'eau chaude, ceux qu'ils destinaient à la mort. On les
entourait de ce soin et de bien d'autres pour qu'ils ne cessassent pas d'en-
graisser jusqu'au dernier jour de leur vie. Aussi leur donnait-on des mets
de choix en abondance et chaque propriétaire d'esclave avait l'habitude de
lui procurer, pour en être accompagné, réjoui et distrait, une fille de joie
qui avait mission de ne pas le laisser tomber dans des pensées de tristesse,
afin qu'il pût engraisser » '.
Quelque incroyable que soit le fait avec ses derniers détails, le témoignage
de Sahagun le rend irrécusable. De tels soins, un souci si constant de l'en-
graissement de la victime, un tel raffinement culinaire, tout cela à propos
d'un être humain qu'on destine à contribuer avec honneur aux délices de
la table.... n'est-ce pas la preuve la plus évidente de la dégradante aberra-
tion d'esprit à laquelle ce peuple était arrivé au sujet de la valeur réelle de
l'homme, valeur dont l'essence même ne saurait être détruite par l'humi-
liation à laquelle sa destinée peut parfois le faire descendre dans la société
où il lui a été donné de vivre!
Mais je n'ai parlé que de la guerre comme moyen employé par les Mexi-
cains pour recruter leurs esclaves. C'était en effet le plus ordinaire pour se
procurer des captifs destinés à alimenter le goût des sacrifices. Mais « la
loi, dit Prescott, reconnaissait plusieurs sortes d'esclaves.... : les crimi-
nels, les débiteurs publics, les personnes qui, par suite d'une extrême pau-
vreté, renonçaient d'elles-mêmes à leur liberté, et les enfants vendus par
leurs propres parents. Dans ce dernier cas, qui d'ordinaire avait aussi la
pauvreté pour cause, l'usage des parents était de substituer, avec le con-
sentement du maître, d'autres enfants aux premiers, à mesure qu'ils gran-
dissaient, afin de répartir ainsi le plus également possible, sur tous les
membres de leurs familles, le fardeau de la servitude. Ce renoncement vo-
lontaire à la liberté s'explique par la douceur de l'esclavage chez les Aztè-
1. Para ello dabanlos de corner delicada y regaladamenlc y acompafiaba cada
dueiïo del esclavo a este con una moza pûblica para que le alegrase y retozasc, le re-
galase, y no le consintiese estar triste, y que de este modo engordasc. (Livre H,
chapitre xxxvin.)
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 929
ques. Le contrat de vente devait s'exécuter en présence d'au moins quatre
témoins. Les services exigibles étaient déterminés avec la plus grande pré-
cision. L'esclave pouvait avoir sa propre famille, posséder des biens et même
d'autres esclaves. Ses enfants étaient libres, personne ne pouvant naître
esclave au Mexique — honorable restriction, inconnue, je crois, à tous les
pays civilisés où la loi sanctionnait l'esclavage — . Les maîtres ne vendaient
leurs esclaves que lorsqu'ils y étaient réduits par une extrême pauvreté.
Ils leur rendaient souvent leur liberté au moment de leur mort, et quelque-
fois même, comme il n'y avait aucune répugnance naturelle fondée sur la
différence de sang et de race, ils contractaient des mariages avec eux. Ce-
pendant l'esclave rebelle ou vicieux pouvait être conduit au marché, portant
autour du cou un collier, qui indiquait sa mauvaise nature, pour y être
vendu publiquement. En cas de seconde vente, on le réservait pour les
sacrifices. »
Je choisis ces paroles de Prescott parce qu'elles résument exactement et
fidèlement ce que l'on peut lire plus détaillé dans Torquemada, Sahagun et
Clavijero. Ce passage de l'auteur américain est d'ailleurs un témoignage
curieux de la douceur de mœurs qui, chez les Aztèques, s'unissait, malgré
le contraste, avec les horreurs des sacrifices. Il se termine par des paroles
qui indiquent au surplus que, quoiqu'il fût habituellement d'usage de re-
cruter des victimes parmi les captifs de la guerre, le maître avait le pou-
voir de les choisir ailleurs parmi ses esclaves. Il est même triste de dire
que les raffinements de la gourmandise faisaient tomber ces choix sur l'âge
tendre que l'innocence, le besoin naturel de défense, et tant d'autres cir-
constances qu'il est inutile de détailler, devraient le plus justement proté-
ger contre toute cruauté. Les enfants étaient souvent sacrifiés sous le pré-
texte de demander des pluies rémunératrices à la divinité des saisons; mais
la réalité était que les chairs de ces pauvres victimes excitaient les désirs
de ces raffinés en voluptés culinaires. Les mains potelées et grassouillettes
du bas âge souriaient, dit-on, aux appétits des rois, des princes et des
grands seigneurs. On en servait même sur la table de ce bon Montezuma,
à l'époque de la conquête par les Espagnols.
Je sais qu'on a voulu excuser ces écarts des goûts naturels, en disant que
les Mexicains s'y trouvèrent portés par la nécessité de se procurer une
nourriture animale substantielle, que l'absence de grands mammifères
refusait, en dehors de l'homme lui-même. Cela ne me paraît nullement
admissible. Il est certain d'abord que ce peuple n'éprouvait nullement le
besoin d'une nourriture fortement animalisée. Comme je l'ai déjà dit, les
Aztèques qui vivent aujourd'hui et qui peuvent aisément acquérir, à bas prix,
des viandes d'une qualité autrement appétissante, s'en abstiennent volon-
tairement et n'y ont recours que d'une manière fort exceptionnelle. Il est
certain, d'ailleurs, que les anciens Mexicains n'étaient pas privés des moyens
de se procurer des aliments animaux. Ils avaient en tous lieux le dindon,
les canards sauvages, le petit chien comestible, les chevreuils, les cerfs et
tant d'autres choses dont la suffisante abondance pouvait satisfaire, chez les
gens aisés, des goûts qui n'auraient pas eu les végétaux pour but de pré
dilection exclusive. Nul doute donc que l'anthropophagie des Aztèques ne
doive être considérée comme étant la conséquence d'une aberration morale
qui se constate sans s'expliquer, mais qui s'excuse presque par la pensée
que le prêtre en donna l'exemple et que les enseignements du temple la
justifièrent chez un peuple ignorant, devenu superstitieux, tenant pour juste,
39
930 LES SACRIFICES HUMAINS
louable et sensé tout ce que la religion, quelque barbare qu'elle fût en elle-
même, prêchait aux fidèles par de constantes pratiques. Les hommes les
plus sensés, ceux que l'éducation désignait à l'attention de tous comme les
moins capables de céder à des impressions mensongères, étaient les pre-
miers à courir au temple pour se jeter aux pieds de ces idoles sanguinaires,
et nul ne croyait que la morale la plus pure et la plus exigeante pût être
offensée par cette débauche de chair humaine qui transformait les autels en
abattoir et en un débit de boucherie.
C'est ce qui fait comprendre qu'aucun sentiment honorable n'ait été exclu
de la civilisation dont le peuple aztèque paraît avoir hérité de ceux qui
l'avaient précédé sur l'Anahuac. Les Mexicains ne trouvaient rien de sur-
prenant dans le bizarre et, pour nous, choquant assemblage de mœurs
douces et de meurtres jugés méritoires. Ils pratiquaient dans la vie ordinaire
le respect de leurs semblables et se distinguaient par l'aménité la plus
sympathique dans les rapports sociaux. Ecoutons, pour nous en convaincre,
le récit suivant du moine Sahagun.
Il s'agit d'une cérémonie particulière, à la suite de laquelle un maître
amenait son captif au temple et en faisait faire le sacrifice. Le corps lui en
ayant été livré tout entier par le prêtre, il l'emportait dans la maison qui
lui avait servi la nuit précédente à préluder par des fêtes et des réjouissances
au sanglant sacrifice. « Là, on s'occupait à écorcher le cadavre du mal-
heureux supplicié. Aussitôt après, le maître partait chargé de ces tristes restes
pour se rendre à sa résidence. Le corps était alors divisé en morceaux et
les chairs en étaient offertes en partage aux parents et amis du possesseur.
Quant à celui-ci, il ne mangeait nullement de cette chair, parce qu'il était
dans la croyance que c'était sa propre chair à lui-même, attendu que dès
l'instant qu'il en avait fait son captif, il l'avait tenu pour fils, et le captif
lui-même pour son père; aussi se refusait-il à manger de cette chair, tandis
qu'il se rassasiait sans scrupule de celle des autres captifs. » Carlos Maria
de Bustamante, éditeur, au Mexique, du livre de Sahagun, a noté ce passage
de l'auteur en s'écriant avec juste raison : « Quelle fiction absurde et con-
traire à la nature! tenir pour son père un monstre de férocité qui préparait
ainsi froidement la mort de son captif! Tout est abominable, détestable
dans le culte mexicain. » Quelque juste que puisse paraître ce cri d'indi-
gnation, le récit qui précède n'en met pas moins en évidence un singulier
mélange, existant chez les Aztèques, de sentiments délicats et de coutumes
sanguinaires.
Nous allons encore en trouver d'autres preuves en poursuivant notre
examen des mœurs de ce peuple étrange. Les temples où s'élaboraient tant
de cérémonies cruelles, où vivaient tant de prêtres sans cesse possédés de la
soif du sang, étaient en même temps le refuge de l'éducation la plus pure
pour les garçons et les filles séparément. Celles-ci étaient confiées à des
matrones respectables qui étaient chargées de les instruire des règles de la
plus saine morale et s'acquittaient de ce devoir de la manière la plus digne
d'estime. On enseignait aux jeunes filles à pratiquer tout ce qui peut faire
l'honneur d'une respectable famille-, on tenait présents à leur esprit, à
mesure qu'elles grandissaient, tous les devoirs les plus sacrés d'une union
légitime -, car elles restaient dans la retraite, isolées de tout bruit, de toute
secousse extérieure, jusqu'à l'époque de leur mariage. La loi, du reste, pro-
tégeait les époux et préludait à la moralité de leur union en en garantissant
l'authenticité par des usages dont il ne nous importe pas de donner les
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 931
détails. L'adultère au surplus entraînait presque toujours la peine capitale.
Les jeunes hommes recevaient aussi, non loin du sanctuaire, dans l'enclos
du temple, les leçons qui devaient les préparer à être des guerriers robustes.
Les pratiques de leur système d'éducation rappelaient absolument celles
dont les Spartiates faisaient usage à l'époque florissante de leur histoire. Je
me propose de livrer à la curiosité de mes lecteurs la traduction d'un cha-
pitre entier de Sahagun, où l'on verra quelques réflexions intéressantes à
ce sujet. Ce dessein me dispense de m'y étendre davantage en ce moment.
Mais je veux dire ici même que le septième livre de l'ouvrage de Saha-
gun, dédié tout entier aux discours et conversations qui étaient en usage
entre les Aztèques dans les circonstances les plus délicates de la vie, pour-
rait être considéré dans les pays les plus avancés en civilisation comme
l'ensemble de préceptes de la morale philosophique et religieuse la plus
pure. Il commence par une prière aux dieux, dont ce peuple faisait usage
pour implorer la cessation d'une épidémie meurtrière. A la suite, il nous
dit en quels termes les Aztèques demandaient à leurs divinités protection
contre la pauvreté, force contre leurs ennemis en temps de guerre, bien-
veillance de leur gouvernement, la grâce de remplacer un roi qui meurt
par un autre digne de louanges, et enfin, la faveur de les débarrasser d'un
personnage couronné qui abusait de sa puissance. Toutes ces prières, aux-
quelles la tradition donnait toujours la même forme, renferment l'expres-
sion de sentiments d'une dignité que les peuples les plus civilisés n'auraient
nulle raison de désavouer.
Au chapitre qui suit (le neuvième) le roi élu se prosterne devant son
idole favorite pour lui demander des inspirations qui le mettent en mesure
de bien gouverner. On dirait que cette invocation est, d'un bout à l'autre,
le langage d'un roi chrétien plein de ferveur et de foi, s'humiliant devant
son Dieu au lieu de s'inspirer d'une fierté sauvage. Les chapitres qui sui-
vent indiquent les colloques, en longs discours, qui s'établissaient entre le
roi élu et ceux qui prenaient la parole au nom de ses sujets. Pas un mot ne
se lit, dans ces longs entretiens, qui ne puisse être considéré comme digne
de la sagesse d'une nation vieillie dans les pratiques les plus recommanda-
bles d'un gouvernement policé.
Bientôt, arrivant aux chapitres XVII et suivants, Sahagun nous dit les
raisonnements pleins d'une morale tendresse que les pères et mères adres-
saient à leurs enfants. On y voit l'ensemble de pensées et de conseils que
l'inspiration la plus chrétienne ne pourrait rendre meilleurs. Bien plus, non
contents d'enseigner la morale, les parents s'efforçaient d'instruire leurs en-
fants dans les pratiques de la civilité, en termes qui indiquent l'habitude des
mœurs les plus douces et de l'aménité la plus parfaite dans les rapports
sociaux.
Le reste de ce livre de l'ouvrage de Sahagun s'étend sur les cérémonies
du mariage et les différentes particularités du ménage, qui en étaient la
suite, de manière à faire comprendre l'importance que ce peuple attachait
aux plus minimes détails de la vie de famille. Pas une expression, pas un
mouvement désordonné du cœur, pas un écart aux plus saines idées de
morale ne vient, en tout cela, porter l'attention du lecteur sur les déplora-
bles et cruelles pratiques dont nous avons précédemment donné le détail. Il
est bien certain qu'il y avait chez chaque Aztèque deux personnalités dis-
tinctes : l'homme du temple et l'homme de la famille ; celui-là se laissant
emporter par le fanatisme sacerdotal; celui-ci, rendu à lui-même, obéissant
932 LES SACRIFICES HUMAINS
aux inspirations humaines et tranquilles que la tradition perpétuait dans le
foyer domestique.
On trouve dans la religion si cruelle et si sanguinaire des Aztèques plus
d'un point de ressemblance avec les pratiques sacrées du catholicisme. Les
Mexicains avaient l'habitude de baptiser leurs enfants. « Avant de leur don-
ner un nom, dit Prescott, on aspergeait d'eau leurs lèvres et leur poitrine ;
on priait le Seigneur de permettre que cette eau sainte effaçât le péché con-
tracté par ces enfants avant la fondation du monde, et leur donnât ainsi
une nouvelle naissance. » (Voy. un passage de Sahagun qui donne des
détails minutieux à cet égard, au livre VI, chapitre xxxvn, de son ouvrage.)
Ce qui surprend plus que toute autre chose dans cette comparaison de deux
religions d'une morale si différente, c'est l'usage de la confession que l'on
trouve incontestablement établie chez les Aztèques. Ils vivaient dans la
croyance que leurs prêtres avaient le pouvoir de pardonner leurs péchés.
« Celui qui avait résolu de se confesser, dit Sahagun, s'approchait d'un des
ministres, qui avait mission de l'entendre ; il lui disait : « Seigneur, je vou-
er drais m'élever à Dieu tout-puissant qui est le protecteur de tous; je vou-
« drais lui dire en secret mes péchés. » Le prêtre lui répondait : « Soyez le
« bienvenu, mon fils ; ce que vous prétendez faire sera pour votre bien et
« vous en retirerez avantage. » Après quelques détails qui tiennent au céré-
monial, le pénitent jetait un peu d'encens sur un petit brasier qui brûlait à
côté de lui et s'adressant au feu : « Vous, Seigneur, disait-il, qui êtes le
« Père et la Mère des dieux et la divinité la plus ancienne, sachez que vient
« à vous votre sujet, votre serf, pleurant, plein de tristesse, assailli d'une
« vive douleur, parce qu'il reconnaît s'être trompé, avoir glissé sur quel-
ce ques ordures de péché et sur quelques délits graves qui ont mérité la
« mort; et de tout cela il vient à vous peiné et contrit. Seigneur miséri-
<c cordieux, appui et défenseur de tous, recevez-moi en pénitence et daignez
« écouter les angoisses de votre serf et vassal. »
« Après avoir entendu cette prière, le prêtre répondait : « Mon fils, tu es
« arrivé à la présence de Dieu protecteur de tous ; tu es venu pour lui dé-
« clarer tes mauvaises odeurs et tes pourritures intérieures; tu viens lu,
« ouvrir les secrets de ton cœur; attention! prends garde de tomber dans
« la faute de marcher à coté, en mentant dans la présence de Notre Sei-
« gneur ; découvre-toi, mets à nu toutes tes vergognes en présence de
« Notre Dieu et Seigneur. Il est certain que tu es devant lui, quoique tu ne
« sois pas digne de le voir et qu'il ne t'adresse pas la parole, parce qu'il est
« invisible et impalpable. Eh bien! regarde comme tu arrives; quel cœur
« rapportes-tu? Ne vacille pas à dire tes secrets en sa présence; raconte ta
« vie ; présente tes œuvres, tes excès et tes offenses tels que tu les as faits ;
« fais couler tes méchancetés en sa présence; détaille tout avec tristesse à
« Notre Seigneur Dieu qui favorise toutes ses créatures, tend ses bras et se
« tient prêt à t'embrasser et à t'enlever sur ses épaules. Attention ! n'omets
« de rien dire par honte ou par faiblesse. »
« La confession étant terminée, si le pénitent n'a pas à se reprocher des
péchés graves, son confesseur lui dit : « Mon fils, tu jeûneras, tu fatigueras
« ton estomac par la faim et ta bouche par la soif, mangeant seulement une
« fois à midi pendant quatre jours.... » La pénitence étant reçue, le péni-
tent revenait à son domicile et il faisait en sorte de ne plus commettre les pé-
chés dont il s'était confessé, parce qu'on était dans la croyance que si l'on
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 933
retombait dans les mêmes fautes, on ne pouvait plus en être pardonné. En
général ce n'étaient que les vieillards qui se confessaient ainsi, surtout pour
des péchés graves comme seraient l'adultère, etc. Les motifs qui les faisaient
s'en confesser étaient de se délivrer ainsi de la peine de mort qui était édic-
tée par les lois contre les crimes. Nous devons dire que les ministres qui
écoutaient les péchés en gardaient le secret; ils ne révélaient jamais ce qu'ils
avaient appris en confession, car ils pensaient que ce n'étaient pas eux qui
l'avaient entendue, mais Dieu lui-même en présence duquel les péchés
avaient été dévoilés. On ne pensait nullement qu'un homme les eût enten-
dus, ni qu'on les eût dits à un homme, mais à Dieu seul. A ce sujet, nous
savons qu'après la conquête et durant le règne du christianisme, les Indiens
continuent à vouloir se confesser et faire pénitence à propos de péchés
graves et publics comme sont l'homicide, l'adultère, etc. Ils pensent qu'il
en est encore de même qu'au temps passé où la justice ordinaire avait l'ha-
bitude de tenir pour effacés des crimes pardonnes dans la confession. C'est
pour cela que maintenant l'assassin et l'adultère conservent l'habitude de
se réfugier dans nos monastères, sans se vanter de ce qu'ils ont fait, disant
seulement qu'ils veulent faire pénitence; ils s'occupent dans nos jardins;
ils balayent nos demeures, obéissant à tout ce qu'on leur commande. Après
quelques jours passés ainsi, ils se présentent à la confession et là ils décla-
rent secrètement leurs péchés et les motifs qui les portent à faire pénitence.
La confession étant terminée, ils en demandent une attestation signée du
confesseur, dans l'intention de la présenter à ceux qui gouvernent, — gou-
verneurs ou alcaldes, — pour prouver qu'ils ont fait pénitence, se sont con-
fessés, et que par conséquent la justice n'a rien à voir avec eux. Presque
aucun de nos religieux ne connaît cette supercherie, parce qu'ils ignorent
la coutume ancienne dont j'ai parlé; ils croient que ce billet de confession
leur est demandé afin de prouver que les pénitents se sont confessés dans
l'année.
a II résulte, du reste, de tout ce qui précède que, malgré de nombreux
péchés commis dans leur jeunesse, les Indiens ne se confessaient que quand
ils étaient devenus vieux, afin de ne pas se voir obligés d'interrompre leurs
fautes avant la vieillesse ; car ils étaient dans la croyance que les péchés de
rechute ne pouvaient plus être pardonnes. Mais il y a les meilleures raisons
pour croire que les anciens habitants de la Nouvelle-Espagne croyaient à
l'obligation de se confesser une fois dans la vie, et cela, ils le pensaient par
pure inspiration naturelle, avant d'avoir possédé aucune notion des choses
de notre foi. » (Sahagun, liv. I, chap. xn.)
Tous ces détails sont donnés par Sahagun, l'historien sincère par excellence,
qui était arrivé au Mexique huit ans après la prise de la capitale, et qui s'était
par conséquent trouvé en contact, par suite des devoirs de son ministère,
avec toutes les particularités qu'il a si bien décrites. Nous lui emprunterons,
à ce même sujet, un souvenir précieux qui se lie intimement avec la relation
qui précède. S'il est vrai de dire que les Aztèques pratiquaient un acte
religieux qui a la plus grande analogie avec la confession des catholiques,
il n'est pas moins exact de rappeler qu'ils avaient aussi quelque chose qui
ressemblait à notre communion. Dans une des fêtes dédiées au dieu Vitzilo-
puchtli, on prenait les graines de plusieurs plantes comestibles ; on les faisait
moudre très-finement; on en formait une pâte avec laquelle on s'ingéniait à
sculpter une statue ressemblant le mieux possible à l'image qu'on vénérait
934 LES SACRIFICES HUMAINS
de cette divinité. Le jour suivant un personnage qui, dans la cérémonie,
prenait le nom de Quetzalcoalt venait enfoncer un dard dans le cœur du dieu
simulé, en présence du roi lui-même venu pour présider à la cérémonie. On
supposait alors que le dieu était mort, et l'on s'empressait de le mettre
religieusement en pièces. Le cœur était adressé au monarque par les prêtres
eux-mêmes, qui, au surplus, partageaient avec le plus grand soin les restes
du dieu défunt entre les divers quartiers de la ville. Chacun des habitants,
en prenant une parcelle, l'avalait dévotement avec la conviction qu'il man-
geait le dieu lui-même. (Voy. Sahagun, livre III, chap. i, § 2.)
Cette cérémonie, singulière chez un peuple anthropophage, reporte
naturellement notre pensée sur l'habitude qu'il avait prise, par respect pour
un précepte religieux, de ne faire usage de chair humaine qu'à la condition
de l'avoir au préalable sanctifiée par le sacrifice. La communion dont nous
venons de donner les détails permet de supposer que les idées du temple
et les enseignements religieux faisaient vivre ce peuple dans la croyance
d'un rapport mystérieux entre la communion divine et l'assimilation à soi-
même des restes sanctifiés de ses semblables devenus la propriété des dieux
au moyen de l'offrande. Il est vrai de dire que la gourmandise se mêlait
trop souvent à cette confiance crédule, mais il paraît néanmoins certain que
l'aveuglement qui se liait à la croyance servait d'excuse même aux gens
assez instruits pour raisonner les pratiques sanglantes, parce qu'ils étaient
en même temps assez dévots pour les justifier.
Bien d'autres circonstances, dont les détails ne sont pas dans l'intention
de cet écrit, se réuniraient pour honorer de quelque intérêt ce peuple aztèque
que ses habitudes d'anthropophagie paraîtraient devoir vouer au mépris, sans
mélange d'aucun éloge. Il est très-certain que les Mexicains possédaient à un
haut degré le respect et le culte des belles choses de la nature. Ils aimaient
les productions champêtres et les cultivaient avec le plus grand zèle ; leurs
jardins d'agrément dépassaient en soins minutieux ce que l'on connaissait
chez les meilleurs peuples de l'Europe à l'époque de la conquête. Les plantes
les plus rares y étaient l'objet d'une sollicitude constante, et l'on s'efforçait
d'y mettre sous les yeux du visiteur la collection complète de la flore du
pays, non pas avec désordre, mais avec une certaine entente des qualités
distinctives des végétaux. C'est à tel point que Prescott a cru pouvoir dire
« qu'il n'est pas impossible que les Mexicains aient suggéré l'idée des jar-
dins botaniques, dont les premiers ne furent fondés en Europe qu'un
grand nombre d'années après la conquête » (Prescott, Introduction, p. 111
de la traduction d'Amédée Pichot). Les plantes utiles à l'alimentation étaient
l'objet de soins fort bien entendus, dont l'ensemble témoigne d'un goût très-
prononcé des Aztèques pour l'agriculture. Celle-ci était, en effet, fortement
en honneur parmi eux. Peu de classes de la société avaient la prétention de
s'en abstraire. Les moyens de traiter la terre étaient admirablement pratiqués.
Ils connaissaient les assolements, l'usage des engrais, etc. , ety avaient recours
avec discernement. Ils avaient des plantes alimentaires précieuses dont ils
tiraient avantage de la façon la plus sensée. Le maïs est digne d'être men-
tionné en tête de toutes; ils n'ignoraient aucun moyen d'en tirer avantage,
et, avant que la canne à sucre eût été importée parmi eux, ils avaient deviné
que la saveur sucrée de la tige de cette plante était utilisable, et ils l'utili-
saient, en effet, dans des préparations comme nous faisons aujourd'hui avec
le sucre. La banane, quoiqu'on ait contesté le fait, était déjà probablement
ET L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES AZTÈQUES. 935
un fruit de leur sol, avant d'y prospérer par les soins des Européens en un
nombre considérable de variétés. Le cacao, la vanille et le maguey étaient
des produits naturels dont l'usage compliqué se prêtait à mille formes.
.... Mais je sens que je m'égare; les intentions de cet écrit devaient se
limiter aux sacrifices et à l'anthropophagie qui s'y trouvait liée. J'allais
oublier que je ne dois parler de la civilisation réelle des Mexicains qu'en en
indiquant les preuves les plus élémentaires. Quand j'aurai ajouté qu'ils
étaient très-avancés dans les connaissances astronomiques et qu'ils savaient
fort bien, sauf le fer, utiliser les métaux dont leur sol est prodigue, j'aurai
dit tout ce que je m'étais proposé de faire savoir au lecteur, pour qu'il puisse
juger du contraste qui existait chez les anciens Aztèques entre leurs cou-
tumes réellement louables, dues peut-être à une civilisation antérieure
d'une origine qui leur était étrangère, et les pratiques barbares dont la
religion leur faisait une loi en en perpétuant l'habitude.
UN CHAPITRE
DU PÈRE BERNARDINO DE SAHAGUN
On sait que le Père franciscain Sahagun, après avoir composé son livre
en langue nahuatl, le traduisit en espagnol dans les derniers jours de sa
vie. Arrivé au chapitre xxvn, qui avait pour titre : « Des membres inté-
rieurs et extérieurs de l'homme et de la femme, » il y trouva un tel réalisme
qu'il n'osa pas le traduire dans la langue espagnole, qui cependant n'était
guère prude à cette époque. Il se décida à remplacer ce qu'il effaçait par les
curieuses révélations qu'on va lire et qui forment un excellent complément
aux chapitres ccviii et ccix de Bernai Diaz.
RELATION TRÈS-DIGNE DE REMARQUE FAITE PAR L'AUTEUR A LA PLACE DU
CHAPITRE XXVII, LIVRE X, NON TRADUIT DE LA LANGUE NAHUATL.
Après avoir décrit l'habileté que possédaient les Mexicains dans la pratique des
différents métiers avant leur conversion au christianisme, l'auteur raconte les vices
et les vertus qu'ils ont acquis depuis lors. Nous savons d'abord par expérience qu'ils
ont les meilleures aptitudes pour apprendre et pratiquer les arts mécaniques ainsi
que l'usage en est connu parmi les Espagnols. Ils savent mettre à profit, par exemple,
les leçons de géométrie pour construire des édifices, et ils sont, autant que les Espa-
gnols, bons maçons, menuisiers et tailleurs de pierre. Ils connaissent à merveille les
métiers de tailleurs, cordonniers, ouvriers en soie, imprimeurs, écrivains, lecteurs,
comptables, musiciens de plain-chant, organistes, joueurs de flûte, de sacquebutte et
de trompette. Ils savent la grammaire, la logique, la rhétorique, l'astronomie et la
théologie ; car l'expérience nous a appris qu'ils ont des aptitudes pour s'y instruire et
enseigner ces différentes branches, et nous pouvons assurer que l'habileté ne leur
manque nullement pour apprendre quoi que ce soit et en faire usage. S'il est vrai
qu'ils témoignèrent de plus d'aptitudes encore dans les temps passés, soit dans l'ad-
ministration de la chose publique, soit dans le service de leurs dieux, c'est qu'ils
vivaient sous un régime plus en rapport avec leurs aspirations et leurs besoins ; aussi
élevaient-ils leurs enfants avec la plus grande sévérité jusqu'à ce qu'ils fussent
adultes, non dans l'habitation de leur propre père, — puisque chacun n'avait pas
également les moyens de les élever chez lui ainsi qu'il était convenable de le faire,
— mais bien en communauté, dans des établissements, sous la direction de maîtres
zélés et sévères, prenant soin de mettre à part et séparément les hommes et les fem-
mes. Là on leur enseignait la meilleure manière d'honorer leurs dieux et le devoir de
respecter les pouvoirs publics et d'obéir à ceux qui les exercent. On avait recours à
de sévères châtiments pour punir ceux qui se montraient désobéissants et irrespec-
UN CHAPITRE DU PÈRE BERNARDINO DE SAHAGUN. 937
tueux envers leurs maîtres, et l'on prenait surtout le plus grand soin pour empêcher
que les personnes qui avaient moins de cinquante ans bussent des liqueurs enivrantes;
on les soumettait le jour et la nuit à des exercices de force et on les élevait ainsi dans
la plus grande austérité, de façon que les vices et les tentations de la chair ne pus-
sent trouver occasion de s'enraciner ni chez l'homme ni chez la femme. Ceux qui
vivaient dans les temples étaient assujettis jour et nuit à tant d'occupations, ils étaient
d'ailleurs si sobres que leur esprit n'avait pas le temps de tourner aux pensées sen-
suelles. Les guerres qu'ils se faisaient entre eux étaient si fréquentes, que les hom-
mes qui appartenaient au métier des armes ne voyaient presque jamais cesser leurs
fatigues. Cette manière de se conduire était bien en rapport avec les principes d'une
philosophie naturelle et morale, car les douceurs et la fertilité du climat aussi bien
que l'influence des astres y pousseraient aisément la nature humaine à l'oisiveté et à
la pratique vicieuse des plaisirs sensuels. L'expérience avait donc démontré aux
naturels de ce pays que, pour ne pas sortir du chemin de la morale et de la vertu, il
était nécessaire d'être austères et de s'adonner rigoureusement, d'une manière inces-
sante, à des occupations utiles au bien public. Comme toutes ces pratiques cessèrent
à l'arrivée des Espagnols, qui prirent à tâche de fouler aux pieds toutes les coutumes
et toutes les habitudes administratives des naturels, avec la prétention de les réduire
à vivre comme en Espagne, autant dans les pratiques divines que dans les choses
humaines, par le seul fait de les considérer comme idolâtres et barbares, on en arriva
à détruire toutes les coutumes intimes établies parmi les Indiens. Il fut en effet
indispensable de faire disparaître tout souvenir d'idolâtrie avec les édifices qui s'y
rattachaient, non moins que la plupart des coutumes administratives qui se mêlaient
aux rites de la religion et se manifestaient par des cérémonies superstitieuses dans
presque toutes les branches du gouvernement. Tout dut donc être remanié, et il
devint nécessaire de faire vivre les naturels sous un régime nouveau qui ne rappelât
en rien les idolâtries passées. Mais on est arrivé maintenant à reconnaître que cette
nouvelle manière de vivre fait les hommes vicieux, produit en eux de fort mauvais
penchants et de pires œuvres qui les rendent odieux à la divinité et aux hommes, sans
compter les mauvaises maladies et l'abréviation de leur vie. On voit donc la nécessité
de chercher un remède à ces maux, et comme il paraît à tout le monde que la cause
principale en est dans l'ivrognerie, comme d'ailleurs on a renoncé à la rigueur
extrême de châtier ce vice par la peine de mort, on a pris l'habitude de punir les ivro-
gnes en les fouettant, en leur rasant la tête et les vendant comme esclaves pour un
certain nombre de mois ou même d'années. Mais ce n'est pas là un châtiment suffisant
pour qu'aucun d'eux cesse de s'enivrer. On n'y aboutit pas davantage par des prédica-
tions fréquentes contre ce vice ; les menaces de l'enfer ne lui sont pas non plus un
frein suffisant. Ces ivresses sont d'ailleurs si désordonnées et si préjudiciables à la
chose publique, à la santé comme au salut de ceux qui s'y livrent, que par elles des
morts d'hommes sont fréquemment à déplorer, car ils se malmènent les uns les
autres, en paroles et en actions, et ils se tuent entre eux fort souvent. De là naissent
aussi de grandes dissensions publiques, et les hommes du gouvernement se déshono-
rent, se rapetissent et manquent aux devoirs de leurs charges en les jugeant indi-
gnes d'eux. Ce vice en fait classer un grand nombre comme étant incapables
d'exercer le ministère sacerdotal, d'autant plus que les Indiens, et surtout ceux qui
s'enivrent, paraissent inhabiles à se maintenir dans les règles de la continence et de
la chasteté nécessaires aux vraies pratiques du sacerdoce. Au début de la conquête,
on fit pour eux l'expérience de la vie monastique, parce qu'il nous parut qu'ils avaient
des aptitudes pour les choses de l'Eglise et la vie religieuse. On commença donc par
vêtir de la robe de Saint-François deux jeunes Indiens des plus intelligents et réser-
vés qu'il y eût, et qui s'étaient déjà fait connaître de nous en prêchant avec beaucoup
de ferveur à leurs compatriotes les choses de notre sainte foi catholique. Il nous sem-
bla que si, sous l'habit du moine et en donnant l'exemple des vertus de notre saint
ordre franciscain, ils continuaient à prêcher avec la même onction que par le passé,
ils arriveraient à produire les meilleurs fruits sur les âmes en les initiant à la pra-
tique des vérités de notre sainte religion. Mais l'expérience démontra qu'ils n'avaient
point les qualités nécessaires pour cela, de sorte qu'il fallut se résoudre à les défro-
quer, et, depuis lors, nous n'avons plus admis d'Indiens dans notre ordre, et on les a
tenus pour inhabiles à l'exercice du sacerdoce. Au début, lorsque nos moines igno-
raient encore la langue des indigènes, ils se contentaient d'instruire le mieux qu'ils
938 IX CHAPITRE
pouvaient ceux qui leur paraissaient avoir des aptitudes, pour les faire prêcher en
leur présence. Mais, lorsque les nôtres eurent appris les langues indigènes et purent
commencer à prêcher seuls, on enleva aux Indiens cette prérogative, en reconnaissant
qu'ils axaient la bassesse de se montrer honnêtes et recueillis en apparence, sans
l'être en realite, genre d'hypocrisie qui leur est fort naturel. 11 ne faut du reste pas
être surpris de trouver en eux ces défauts, ordinaires en leur pa\s. parce que les
Espagnols qui j habitent, et plus encore ceux qui y sont nés. acquièrent ces mêmes
tendances non moins que les Indiens eux-mêmes : ils ont bien tout l'extérieur euro-
péen, tandis que leurs qualités n*ont rien de leur provenance. Nos natifs de l'Espagne,
s'ils n'v prennent garde, deviennent tout autres peu d'années après leur arrivée dans
le pays, et j'ai toujours pense que cela est le résultat du climat et de la latitude. C'est
une bonté de voir que les Indiens d'autrefois, hommes judicieux et >ages. surent
remédier aux dangers que le séjour de celte contrée fait courir, au moyen de pra-
tiques qui en étaient la préservation, tandis que nous succombons à nos mauvais
penchants. Il en resuite que nous voyons croître une population, tant espagnole
qu'indienne, fort difficile à conduire el à sauver. Les pères et les mères n'ont pas
l'autorité suffisante sur leurs enfants, fils et tilles, pour les écarter des vices et des
aspirations sensuelles dont ce pays est l'origine. Les anciens habitants furent très-
bien inspirés lorsqu'ils abandonnèrent l'éducation de leurs tils aux pouvoirs publies
qui se substituaient aux droits paternels. Si celte méthode n'eût été empoisonnée par
les riles et les superstitions de l'idolâtrie, elle m'eût paru excellente. Je crois, par
conséquent, que si on la dépouillait de toute pratique idolâtre en la faisant chrétienne
et si on l'introduisait à nouveau dans la nation indo-espagnole, il en résulterait un
grand bien et on arriverait â délivrer ceux qui gouvernent de bien des difficultés
provenant de l'une et de l'autre race. Il nous est déjà impossible de supporter ceux
qui s'élèvent dans nos écoles, parce que. n'étant plus retenus par la crainte et l'assu-
jettissement d'autrefois, ne se croyant plus conduits avec la rigueur et la sévérité des
temps idolâtres, ils n'obéissent point, ne s'instruisent nullement et ne suivent aucun
conseil, bien différents en cela de leurs devanciers à l'époque des antiques rigueurs
scolaires. Tout d'abord, à l'imitation de leurs anciennes habitudes qui reunissaient les
enfants dans les temples où on les dressait â la discipline, au respect de leurs dieux
et â l'obéissance nationale, nous voulûmes les élever de même dans nos établisse-
ments, nous les réunîmes en un édifice qui s'élevait près de nos demeures. Nous les
habituions à se lever au milieu de la nuit et à chanter les matines de Notre-Dame : au
petit jour nous leur faisions reciter les heures : nous exigions même d'eux qu'ils se
llaiToliassent pendant la nuit et s'occupassent à des oraisons mentales. Mais, comme
ils" ne s'adonnaient pas aux travaux matériels d'autrefois, comme l'eût demandé la
force de leurs aspirations sensuelles, comme d'ailleurs ils mangeaient beaucoup
mieux que dans les anciens temps, par suite de la douceur et de la compassion dont
noie; avons l'habitude parmi nous, ils commencèrent à ressentir des ardeurs sen-
suelles et â s'instruire dans des pratiques lascives. Il fallut se résoudre â les faire
sortir de nos demeures pour qu'ils allassent passer la nuit chez leurs parents : ils ve-
naient le matin aux écoles pour apprendre â lire, écrire et chanter, et c'est ainsi qu'on
en use actuellement. Mais ces exercices se sont relâchés insensiblement avec le temps,
car on ne trouve point parmi les indigènes de gens qui aient assez d'amour-propre et
d'aptitude pour se rendre capables d'enseigner eux-mêmes comme nous. Si nous ne
nous en occupons pas personnellement, il n'y a pas dans nos écoles un seul individu
qui enseigne à lire, écrire et faire de la musique, de sorte que tout est en décadence.
Nous voulûmes aussi porter nos expériences sur les femmes, pour voir s'il ne serait
pas possible de peupler des couvents comme au temps de l'idolâtrie où elles servaient
dans les temples en observant les règles de la chasteté. Nous voulûmes donc savoir si
elles pourraient de même devenir nonnes de la religion chrétienne avec l'observation
- -.eux perpétuels qui s'y rapportent. On lit dans ce but des monastères et des con-
grégations de femmes; on les instruisit dans les choses spirituelles : plusieurs d'entre
elles ont appris â lire et à écrire.
Celles qui nous parurent être les mieux instruites dans la foi et les pins judi-
cieuses matrones furent instituées par nous directrices des autres, pour qu'elles les
guidassent et les instruisissent dans les choses du christianisme et des bonnes cou-
tumes. Tout d'abord, ainsi que nous avions cru que les hommes pourraient être de
bons religieux et de bons prêtres, nous crûmes qu'elles seraient aussi des religieuses
DU PERE BERNARDIXO DE SAHAGUN. 939
recommandables : niais nous nous trompâmes ; l'expérience démontra qu'ils n'étaient
ni les uns ni les autres, pour l'heure, capables de tant de perfection, et un mit tin
aux congrégations et aux. monastères auxquels nous avions d'abord sonsré. A pi -
même, nous en sommes encore à avouer que le temps n'est pas venu de recommencer
l'épreuve.
On prit encore une autre mesure en certains points de la Nouvelle-Espagne où les
moines ont établi leur demeure, comme à Cholula. à Vexotzinco, etc. Elle consistait
à faire résider les nouveaux mariés tout près des Monastères pour qu'ils vinssent
chaque jour y entendre la messe. On leur expliquait les vérités du christianisme et
les convenances des pratiques matrimoniales. C'était un bon moyen pour les sous-
traire aux influences malfaisantes de l'idolâtrie et de plusieurs autres habitudes aux-
quelles ils auraient pu rester attachés par suite de leurs conversations avec leurs pa-
rents. Mais cela dura peu. parce que ces adeptes tirent comprendre à nos religieux
que leur idolâtrie, avec tous ses rites et cérémonies, était déjà chose tellement ou-
bliée qu'il n'y avait plus de motif pour prendre toutes les précautions dont nous fai-
sions usage, attendu qu'ils étaient tous baptisés et sincères serviteurs du vrai Dieu.
Or tout cela était faux, ainsi que nous pûmes nous en convaincre plus tard: car. en-
eore aujourd'hui, ils n'ont pas cessé de conserver parmi eux des restes honteux d'ido-
lâtrie, d'ivrognerie et de plusieurs autres mauvaises habitudes, autant de choses qui
auraient disparu si l'on avait poursuivi notre entreprise sur le pied où nous l'avions
commencée, et si. au lieu de l'avoir exécutée en un petit nombre de localités, on v
avait procédé partout avec persévérance jusqu'à ce jour. Mais actuellement le remède
est déjà impossible.
Nous nous vîmes dans de bien grandes perplexités lorsqu'il nous fallut, au début,
marier selon le christianisme ceux qui l'étaient déjà d'après les mœurs du pays, et
surtout, lorsqu'ils avaient plusieurs femmes, pour leur attribuer celle qui leur reve-
nait de droit : car lorsque nous en vînmes à examiner les différents degrés de pa-
renté et à rechercher quelle avait été réellement la première en date, pour la choisir
définitivement, nous nous vîmes dans un véritable labyrinthe de difficultés, attendu
que les intéressés étaient dans l'habitude de mentir au sujet de la priorité et inven-
taient des supercheries afin d'être mariés à celle qui leur plaisait le mieux. Pour que
nous pussions donc arriver à savoir avec laquelle ils avaient fait la cérémonie en
usage quand on prenait une femme légitime, il nous fallut pénétrer dans leurs moeurs
et nous mettre au courant des cérémonies et des rites de l'infidélité idolâtre. Or.
comme nous n'avions qu'une connaissance fort imparfaite de la langue, nous com-
prenons maintenant que presque jamais nous ne fûmes dans le vrai tout d'abord.
Pour ce qui est des autres sacrements, ceux de la confession et de la communion,
par exemple, nous avons eu de telles difficultés pour les y dresser justement, que
même aujourd'hui il n'y en a qu'un fort petit nombre qui aillent les recevoir par les
voies légitimes, ainsi qu'il serait dû. Il résulte pour nous un véritable tourment d'es-
prit en voyant clairement combien peu ils ont profité dans la connaissance du chris-
tianisme. Au commencement . les jeunes gens nous aidèrent beaucoup, tant ceux
que nous élevions dans nos écoles, que ceux qui s'élevaient dans nos préaux ; car. à
l'imitation des coutumes anciennes, nous élevions dans l'intérieur des écoles les fils
de bonnes familles, leur enseignant là à lire, à écrire et à chanter, tandis que nous
enseignions dans nos préaux la doctrine chrétienne aux fils des prolétaires. On en
rassemblait un grand nombre: après quelques heures de leçons, un moine partait
avec eux: on montait au haut d'un temple et on le faisait disparaître en peu de jours.
Ce fut ainsi qu'on détruisit rapidement tous les eues et tous les autres édifices desti-
nés au service des idoles, dont il ne resta plus vestige. Ces jeunes gens furent très-
utiles pour cette exécution. Ceux que nous avions à demeure furent d'un secours très-
efficace pour extirper les cérémonies idolâtres qui se pratiquaient nuitamment, et
pour mettre fin aux ivrogneries et aux danses auxquelles ils s'adonnaient en secret
aussi pendant la nuit, pour honorer leurs idoles. Ils tâchaient de savoir pendant le
jour le lieu où de pareilles choses devaient se passer la nuit suivante. Appuyés
alors par soixante ou cent de nos hommes, ils partaient avec un ou deux de nos
Frères et ils tombaient sur les délinquants, les arrêtaient et les conduisaient att
au couvent où l'on prenait soin de les châtier en leur imposant une pénitence. Nous
leur enseignions la doctrine chrétienne et les obligions à se rendre la nuit à matines
et à se flageller. Cela durait quelques semaines, jusqu'à ce qu'ils se montrassent
940 UN CHAPITRE
repentants de leurs méfaits et offrissent de ne plus s'en rendre coupables. C'est ainsi
qu'ils sortaient catéchisés et punis. Ils servaient d'exemple aux autres qui décidément
n'osaient plus tomber en faute. S'ils le faisaient, du reste, ils étaient pris au piège et
recevaient le châtiment dont je viens de parler. Nos jeunes gens parvinrent à inspirer
une telle peur à ce pauvre peuple que, bientôt, il ne fut plus nécessaire d'aller avec
eux ni de les envoyer en force, quand il y avait quelques divertissements nocturnes.
Il suffisait qu'ils se réunissent dix ou douze et, les délinquants fussent-ils cent ou
même deux cents, ils les arrêtaient tous et les menaient attachés au couvent pour y
faire pénitence. Ce fut ainsi qu'on mit fin à ces scènes idolâtres ; car personne n'osa
plus s'y livrer publiquement ou d'une manière qui pût être découverte. Lors-
qu'ils voulaient faire quelque fête pour se réjouir sans penser au culte ou pour
en prendre occasion d'inviter leurs parents ou amis, ils le faisaient avec l'ap-
probation préalable des moines, en garantissant à l'avance qu'il ne devait y avoir
absolument rien qui touchât à l'idolâtrie et qui fût capable d'offenser le vrai Dieu.
Bientôt cessa cette immixtion des Frères dans les choses dont je viens de par-
ler, parce qu'on ne vit plus rien qui méritât publiquement d'être châtié. Il en
résulta que les Indiens perdirent la crainte qu'ils avaient auparavant, car ils vi-
rent aussi que les jeunes gens qui s'élevaient dans les monastères cessèrent d'y cou-
cher et d'y prendre leurs repas, l'habitude étant maintenant qu'ils restent chez leurs
parents. Actuellement, arrivassent-ils à savoir l'existence de pratiques idolâtres ou
de débauches, ces jeunes adeptes n'oseraient plus les dénoncer. Il est vrai aussi que
défense a été faite aux moines d'enfermer ou de châtier qui que ce soit dans leurs éta-
blissements, pour n'importe quel délit. Il en résulte qu'ils chantent, s'enivrent et cé-
lèbrent leurs fêtes quand ils veulent et comme ils l'entendent; ils se livrent à leurs
chants antiques absolument de la même manière qu'ils le faisaient au temps de leur
idolâtrie. Ils ne se conduisent pas, il est vrai, tous ainsi; mais les délinquants sont
nombreux, sans que personne puisse entendre ce qu'ils disent, parce qu'ils sont très-
discrets dans leur manière de faire. Si dans leurs divertissements ils font usage de
quelque scène inventée depuis leur conversion et où il soit question des choses de
Dieu et des saints, tout est plein d'erreurs et d'hérésies, et, même alors, dans leurs
danses accompagnées de chants, on voit apparaître bien des pratiques émanant de
leurs anciennes superstitions et de leurs rites idolâtres, surtout lorsqu'ils ne se voient
entourés de personne qui les comprenne. Cela se pratique surtout parmi les mar-
chands quand ils célèbrent leurs fêtes et leurs banquets avec des invités. Ces désor-
dres empirent chaque jour sans que personne s'efforce d'y porter un remède ; car ce
n'est compris que d'un petit nombre qui n'ose rien dire. Les débauches d'ivrognerie
deviennent à tout instant plus communes. Les châtiments qu'on leur oppose, bien loin
d'être une barrière au désordre, contribuent plutôt à l'augmenter. Il est certain que
quelques-uns des jeunes gens qui s'élevaient d'abord dans nos maisons nous révé-
laient les choses idolâtres que faisaient leurs pères quoiqu'ils fussent baptisés, ce qui
nous mettait à même de les châtier. Mais ils en étaient punis de mort ou châtiés sé-
vèrement par leurs propres pères. Actuellement même, ayant su bien des choses di-
gnes de reproche et de châtiment, nous les signalons dans nos prédications. Aussitôt
il s'établit une surveillance tout autour de ceux qui les font, pour arriver à connaître
le dénonciateur de ce qui s'est dit en chaire. Presque toujours ils arrivent à le décou-
vrir et ils le châtient indirectement, d'une manière dissimulée, en faisant peser sur
lui de lourds services matériels et en le rendant victime de plusieurs autres vexations
dont il n'ose nullement se plaindre, et auxquelles il ne voit aucun remède. Ces mal
heureux viennent s'en entretenir avec nous en secret, nous priant de n'en rien dire,
de crainte qu'ils n'aient à souffrir encore davantage, ce qui nous met dans la néces-
sité de nous taire et de nous contenter de recommander l'affaire au bon Dieu pour
qu'il daigne y porter remède.
Nous recevons un grand secours pour la diffusion de la foi de la part de ceux à qui
nous avons enseigné la langue latine. Les habitants de ces pays ne faisaient usage ni
de lettres ni de caractères d'aucune sorte, et, ne sachant ni lire ni écrire, ils s'enten-
daient par des images et des peintures. Tout leur passé et les livres qui s'y rappor-
taient étaient peints avec des signes et des figures d'une telle précision qu'ils con-
servaient le souvenir de tout ce que leurs ancêtres avaient fait et consigné dans leurs
annales, pour plus de mille ans avant l'arrivée des Espagnols dans ce pays. La plus
grande partie de ces livres et de ces écritures fut brûlée en même temps qu'on dé-
DU PERE BERNARDINO DE SAHAGUN. 941
truisit les autres choses qui se rapportaient à l'idolâtrie. Mais on en conserva un grand
nombre qui restèrent cachés et que nous avons vus. On les conserve même avec soin
et c'est par là que nous avons pu nous mettre au courant de leur passé. Aussitôt que
nous fûmes arrives dans le pays pour y prêcher la foi, nous rassemblâmes des jeunes
gens dans nos établissements, ainsi que je l'ai dit, et nous commençâmes à leur
apprendre la lecture, l'écriture et le chant. Comme ils réussirent à s'y instruire nous
prîmes nos mesures pour leur enseigner la grammaire; on fit à Mexico un collège
dans ce but, dans les dépendances de Santiago Tlallelolco. On fit choix, dans les vil-
lages des environs et dans toutes les provinces, des jeunes gens les mieux doués et
qui savaient bien lire et écrire, et on les logea dans le collège même, où ils prenaient
leurs repas, leurs sorties étant du reste très-rares. Les Espagnols et les moines d'au-
tres ordres qui virent cette entreprise se fonder se prirent à rire bien fort et à nous
railler, considérant comme hors de doute que personne ne serait assez habile pour
enseigner la grammaire à des gens qui possédaient si peu d'aptitudes. Mais, après que
nous eûmes travaillé avec eux deux ou trois ans, ils arrivèrent à se bien pénétrer de
toutes les matières qui concernent la grammaire, comprirent, parlèrent écrivirent le
latin et même composèrent des vers héroïques. Ce voyant, les Espagnols laïques ou
ministres du culte furent surpris que cela eût été possible. Ce fut moi qui travaillai
avec ces élèves les quatre premières années et qui les initiai dans tous les points
relatifs à la langue latine. Lorsque les laïques et les gens du clergé se convainquirent
que les Indiens progressaient et étaient capables de plus encore, ils commencèrent à
élever des objections et à contrecarrer l'affaire dans le but d'empêcher qu'elle se
poursuivit. Comme je me trouvai mêlé à la discussion, puisque c'était moi qui ensei-
gnais la grammaire aux élèves du collège, il me sera facile de dire avec vérité l'op-
position qui était faite et les réponses qu'on adressait aux opposants. Ceux-ci disaient
que puisque ces gens-là ne devaient pas entrer dans les ordres, à quoi cela servait-il
de leur enseigner la grammaire ? On les mettait ainsi en danger de devenir hérétiques,
et, en lisant les saintes Écritures, ils s'apercevraient que les anciens patriarches
avaient plusieurs femmes à la fois, absolument comme ils en avaient eux-mêmes
l'habitude: d'où il résulterait qu'ils se refuseraient à croire ce qu'actuellement nous
leur prêchons, c'est-à-dire que personne ne peut avoir qu'une femme comme épouse
légitime, in facie Ecclesiae. On mettait en avant d'autres objections de même nature,
auxquelles il était répondu que, même dans le cas de ne pas être ordonnés prêtres,
nous voulions savoir jusqu'où allaient leurs aptitudes, afin que, après l'avoir su par
expérience, nous pussions affirmer ce dont ils étaient capables et qu'ainsi on se con-
duisît avec eux conformément à leurs capacités, en saine justice, ainsi que nous y
sommes obligés envers notre prochain. Pour ce qui regarde l'accusation qu'on nous
lançait, de les exposer à devenir hérétiques, nous répondions qu'attendu que ce n'é-
tait point à cela que nous visions, mais plutôt à les mettre en mesure de mieux com-
prendre les choses de la foi; comme nous sommes les sujets d'un prince très-chrétien,
il serait toujours possible de réprimer les écarts s'ils venaient à se présenter. Pour
ce qui est des femmes, l'Évangile rapporte le châtiment que le Rédempteur infligea à
l'homme qui prenait plusieurs femmes, conformément à l'usage d'autrefois. On prê-
chera donc ce passage des Écritures aux Indiens, qui seront obligés de le croire, et
s'ils y sont rebelles, on les châtiera comme hérétiques, attendu que les autorités
ecclésiastiques et séculières en ont le pouvoir. Il y eut à ce sujet plusieurs autres
altercations qu'il serait trop long d'énumérer ici.
Il y a plus de quarante ans que ce collège existe, et l'on ne peut accuser ses élèves
d'aucun délit, ni contre Dieu, ni contre l'Église, ni contre le Roi, ni contre la chose
publique. Mais ils ont donné leur concours à la fondation et au maintien de notre
sainte foi catholique: car, s'il existe des sermons, des critiques et des exposés de
doctrine en langue indienne pouvant paraître et étant en effet libres de toute hérésie,
ce sont ceux-là mêmes qui ont été faits par eux. Comme ils sont déjà instruits dans
la langue latine, ils nous font comprendre le véritable sens des mots et les tournures
de leur langue, ainsi que les choses incongrues que nous disons parfois dans nos ser-
mons ou que nous mettons dans nos écrits. Ils nous corrigent tout cela, et rien de ce
qui doit être traduit en leur langue ne peut être privé de fautes si cela n'est passé
sous leurs yeux. Il n'y a qu'eux qui puissent écrire convenablement les langues latine,
espagnole et même indienne. Pour ce qui est de l'orthographe et de la bonne écriture,
seulement ceux qui s'élèvent parmi nous les possèdent. Après les avoir instruits pen-
942 UN CHAPITRE DU PÈRE BERNARDINO DE SAHAGUN.
danl plus de dix ans dans la discipline et les règles qui devaient être observées dans
le collège, lorsque déjà il existait des élèves capables d'enseigner et paraissant pro-
pres à la direction de rétablissement, nos moines en ordonnèrent quelques-uns; on
élut parmi eux un recteur et un conseil pour diriger le collège, et on les laissa seuls
pour professer et se gouverner comme ils l'entendraient pendant vingt ans. Ce temps
fut suffisant pour que Tordre et les bonnes règles du collège tombassent absolu-
ment, en partie par la faute du majordome qui était Espagnol, en partie par suite de
la négligence et du manque de soins du recteur et du conseil, par la faute aussi des
moines qui ne surveillèrent pas la marche des choses. Quoi qu'il en soit, l'entreprise
arriva à sa ruine. Quarante ans après la fondation du collège, on procéda à l'examen
de sa situation et on reconnut que tout était perdu. Il fallut s'arrêter à d'autres me-
sures, faire d'autres ordinations outre les premières, afin que le collège pût de nou-
veau marcher. Je me trouvais à la première fondation du collège et j'assistai de
même à la seconde qui donna plus de difficultés que la précédente. L'épidémie qui
éclata il y a trente et un ans fit beaucoup diminuer les élèves, et celle de l'année ac-
tuelle 1376 n'a pas été moins funeste à l'établissement, car il n'y reste presque plus
personne; quasi tous sont partis, morts ou malades. J'ai grand'peur que tout échoue
encore complètement, d'abord parce que les Indiens sont difficiles à conduire et très-
peu désireux d'apprendre, ensuite parce que les Frères se fatiguent de la peine qu'ils
causent pour les mettre en voie de progrès, et par-dessus tout parce que je vois que
ni laïques ni prêtres ne favorisent l'entreprise, pas même par le secours d'un mara-
védis. Si don Antonio de Mendoza (Dieu Tait en sa sainte gloire!), qui fut vice-roi de
cette Nouvelle-Espagne, ne les eût aidés de son propre bien et d'une petite rente qui
n'en peut soutenir fort médiocrement qu'un petit nombre, il ne serait déjà plus ques-
tion ni du collège ni de ses élèves. Cela eût servi cependant à produire le plus grand
bien dans ce peuple d'indigènes et à conserver au Roi notre seigneur plus de sujets
qu'il n'en a et qu'il n'en aura par la suite, car ils diminuent chaque jour. J'ai vu de
mes propres yeux que dans l'épidémie d'il y a trente ans, la plupart moururent de
faim et aussi parce qu'il n'y avait personne qui sût soigner les malades et leur ap-
pliquer des médecines. La même chose arrive dans l'épidémie actuelle et il en sera
de même dans celles qui viendront plus tard, jusqu'à ce que la race s'achève. Si
l'on eût pris soin d'instruire ces Indiens dans la grammaire, la logique, la philoso-
phie naturelle et la médecine, ils auraient pu porter un secours efficace à beaucoup
de ceux qui sont morts; car, dans celte ville de Mexico, nous voyons guérir ceux que
l'on parvient à soigner comme il convient en temps opportun, tandis que tous les
autres meurent. Comme d'ailleurs les médecins et les barbiers espagnols qui savent
soigner sont peu nombreux et ne peuvent donner leurs secours qu'à peu de malades,
d'autant moins qu'ils sont fatigués et que plusieurs succombent, il n'y a déjà plus
personne qui veuille secourir les Indiens pauvres, de sorte qu'ils meurent pour n'a-
voir pu obtenir ni aide ni médecine d'aucune sorte.
TABLE GENERALE DE L'OUVRAGE
Pages .
Préface du traducteur.. . .
Avertissement au lecteur,
Préface de l'auteur
XXIX
XXXI
table analytique des chapitres '
Bernai Diaz, parti d'Espagne en 1514, va
d'abord à Terre-Ferme, puis à Cuba. L'expédition
du Yucatan est organisée par le capitaine Her-
nandez de Cordova. B. Diaz y prend part avec
cent dix camarades 1
II. Départ de la Havane (février 1517). Combat
de la pointe de Cotoche 3
III. Découverte de Saint-Lazare (Campèche).
Attaqués par les indigènes, les Espagnols se
rembarquent. Ils mouillent à Potonchanou Cham-
poton pour faire de l'eau 6
IV. Bataille de Champoton. Les Espagnols per-
dent cinquante-sept hommes; Cordova est griè-
vement blessé 10
V. Ils abandonnent un de leurs navires et retour-
nent à Cuba. Privations qu'ils endurent. ... 12
VI. En route ils débarquent à la Floride, poussés
par la soif. Attaqués, ils repoussent les Indiens
et se rembarquent. Retour à la Havane. Mort de
Cordova. Diego Velasquez, gouverneur de Cuba,
se donne tout l'honneur de la campagne. . . . 14
VIL B. Diaz va par mer à Trinidad avec quel-
ques amis ; ils font naufrage et regagnent la
Havane à grand'peine 18
VIII. Velasquez organise une flotte de quatre na-
vires qu'il confie à Grijalva (1518). Bernai Diaz
est de l'expédition. Grijalva touche à Matanzas,
puis à Cozumel 19
IX. Débarquement à Champoton, Combat meur-
trier 23
X. Découverte de la baie.de Terminos... 24
. XL Arrivée au fleuve Grijalva (Tabasco).
Échanges avec les Indiens. Les Espagnols ap-
prennent qu'il y a de l'or à Culua (Mexico). Ils
se rembarquent 25
XII. Les navires longeant la côte passent en vue
de Aguayaluco, du fleuve San Antonio, du Gua-
zacualco, dn fleuve Alvarado. et arrivent au Rio
Banderas 28
XIII. Là, les Espagnols rencontrent des émis-
saires de Montezuma et acquièrent par échanges
de l'or pour quatorze mille piastres. Ils prennent
possession du pays au nom de l'Empereur. Dé-
couverte de l'ile des Sacrifices 29
XIV. Débarquement sur la plage de Saint-Jean
d'LTIoa. Sacrifices humains. Grijalva, voulant co-
loniser le pays, envoie Pedro de Alvarado. avec
un navire, demander du renfort à Velasquez,
gouverneur de Cuba 31
XV. Alvarado arrive avec le produit de l'expé-
dition, tandis que Velasquez se désolait de l'échec
de Christoval de Oli qu'il avait envoyé à la re-
cherche de Grijalva et qui était revenu sans nou-
velles " 33
XVI. — Pendant ce temps les Indiens attaquent
un des navires de Grijalva. Les soldats deman-
dent le retour, qui s'effectue. Relâche au fleuve
San Antonio. Les haches d'or en cuivre. Les
premiers orangers du Mexique. Retour de Gri-
jalva à Cuba 34
XVII. — Velasquez envoie son chapelain en
Espagne pour obtenir du Conseil des Indes, par
l'évêque de Burgos, les pouvoirs les plus éten-
dus 37
XVIII. — Chapitre consacré par B. Diaz à cri-
tiquer la chronique de Lopez de Gomara et ;i en
relever les erreurs 38
XIX. — Diego Velasquez envoie une flotte
aux pays découverts par Grijalva. Intrigues de
Fernand Cortès pour s'en faire nommer comman-
dant. Ce qu'était cet hidalgo, sa famille, etc.
Il réussit et reçoit le commandement de la flotte
(novembre 1518) 'il
XX. — Ses rivaux éconduits essaient de faire
revenir le gouverneur sur son choix: l'adresse de
Cortès l'emporte. Il hâte ses préparatifs et s'em-
1. La table des matières de B. Diaz m'a semblé tellement insuffisante, si confuse et si peu propre
à faciliter les recherches, que j'ai cru devoir en composer une seconde, dans le but de présenter au
regard du lecteur la succession des principaux événements avec plus de clarté. On verra plus aisé-
ment dans cette nouvelle table le mouvement des troupes et l'itinéraire qu'elles suivent dans leurs
expéditions, et l'on se trouvera ainsi mieux en mesure de porter sa lecture sur les faits de la cam-
naene au sujet desquels on désire s'éclairer d'une manière spéciale.
pagt
944
TABLE.
barque. Bernai Diaz quille avec lui Santiago de
Cuba 44
XXI. — Relâche à Trinidad. Cortès fait d'im-
portantes recrues et complète ses approvisionne-
ments < • • • 46
XXII. — Velasquez, circonvenu par son entou-
rage, dépêche des envoyés pour s'opposer au dé-
part de la Hotte et en ôter le commandement à
Cortès. Celui-ci, par ses largesses et ses protes-
tations de dévouement, séduit les envoyés, per-
suade ses compagnons et répond à Velasquez par
des assurances de fidélité. Puis il achève ses pré-
paratifs 48
XXIII. — Départ pour la Havane. Après plu-
sieurs incidents et un retard de Cortès, le per-
sonnel de l'expédition est réuni à la Havane.
Nouvelles recrues. Derniers préparatifs. Dénom-
brement des chevaux 49
XXIV. — Velasquez envoie arrêter Fernand
Cortès. Celui-ci met l'émissaire du gouverneur
dans ses intérêts, gagne les partisans de Velas-
quez et lui écrit qu'il part et qu'il est son meil-
leur serviteur 53
XXV. — Départ de la Havane pour Cozumel
(10 février 1519). Alvarado, arrivé le premier,
enlève des vivres et de l'or aux Indiens. Colère
de Cortès qui leur fait tout rendre et harangue
les habitants, montrant ainsi sa future politique
dans a conquête qui va commencer 54
XXVI. — Revue de l'armée, dénombrement des
forces , 56
XXVII. Cortès apprend qu'il existe deux Espa-
gnols prisonniers chez les Indiens. Il envoie à
leur recherche. L'un d'eux refuse de le suivre.
L'autre, Geronimo de Aguilar, sera l'interprète
de l'expédition. Cortès détruit les idoles à Cozu-
mel 57
XXVIII. — Départ de Cozumel ; une voie d'eau
à l'un des navires oblige la flotte à rentrer au
port; le départ est retardé de quatre jours. . 60
XXIX. — Ce retard permet à Aguilar de re-
joindre l'expédition. Histoire du captif 61
XXX. — Départ définitif de Cozumel (4 mars
1519). Escobar est envoyé en reconnaissance dans
la baie de Terminos. On passe devant Champoton
sans débarquer, à cause des vents contraires. 64
XXXI. — Arrivée le 12 mars au fleuve Grijalva
(Tabasco). Les habitants sont hostiles. Cortès
essaie de les engager à la paix, mais ils s'oppo-
sent en armes au débarquement. Combat de Ta-
basco. Prise de possession solennelle au nom du
roi d'Espagne 66
XXXII. — Deux troupes de cent hommes vont
reconnaître le pays et reviennent fort maltraitées.
Un interprète indien a passé à l'ennemi et le guide
de ses conseils 69
XXXIII. — Préparatifs des Espagnols; débar-
quement des chevaux. On marche vers la ville,
au-devant des Indiens 71
XXXIV. —Grande bataille de Tabasco. Pre-
mier emploi des chevaux contre les Indiens de la
Nouvelle-Espagne; ils perdent huit cents guer-
riers. Gomara et le miracle des saints apôtres. 73
XXXV. — Pourparlers avec les Indiens. Epi-
sode des chevaux et des canons 76
XXXVI. — Les Indiens de Tabasco offrent des
femmes aux Espagnols, parmi lesquelles celle
qui devint doua Marina. Baptême de ces Indiennes.
Les caciques jurent obéissance au roi d'Espagne.
Départ de l'armée pour Saint-Jean d'Uloa... 78
XXXVII. — Histoire de doua Marina. Ses re-
lations avec Cortès. Services qu'elle rendit à la
conquête 82
XXXVIII. — Deux envoyés de Montezuma, roi
de Mexico, viennent visiter les Espagnols avec
des présents. Cortès fait demander une entrevue
tu monarque 84
XXXIX. — Nouvelle arrivée de présents; mais
Montezuma refuse de recevoir les Espagnols. 88
XL. — Les messagers de Montezuma rappor-
tent un second refus plus catégorique. On caté-
chise les Indiens 90
XLI. — Les partisans de Diego Velasquez
obligent Cortès à réglementer le trafic de l'or et à
nommer un trésorier. Les Indiens et les messa-
gers quittent furtivement le camp espagnol. Des
Indiens de Cempoal , ennemis des Mexicains,
viennent visiter Cortès 93
XLIl. — Les partisans de Diego Velasquez ré-
clament le retour à Cuba ; mais les amis de Cortès
le proclament capitaine général de la Nouvelle-
Espagne au nom du roi. Fondation de la Villa
Rica de la Vera Cruz ; nomination aux emplois
civils et militaires.... 96
XLIII. — Discordes au camp, apaisées par
l'adresse du général 99
XLIV. — Cortès envoie Alvarado en recon-
naissance. Départ pour Quiavistlan. Les sacri-
fices humains loi
XLV. — Arrivée à la ville de Cempoal. Ré-
ception des Espagnols par les caciques ennemis
des Mexicains 104
XL VI. — Les percepteurs de Montezuma vien-
nent à Quiavistlan pour rançonner les villages
totonaques qui ont accueilli Cortès 107
XLVII. — Cortès fuit emprisonner les per-
cepteurs et conclut une alliance avec les Toto-
naques contre Montezuma. Mais il renvoie se-
crètement à celui-ci deux des prisonniers avec un
message 1 10
XLVIII. — Bons effets de la politique de
Cortès. Montezuma, enchanté de son procédé,
lui envoie des présents par ses neveux, mais
ses menaces aux Totonaques révoltés démon-
trent sa rancune secrète 112
XLIX. — Les caciques demandent secours à
Cortès contre les Mexicains établis à Cingapa-
cinga 115
L. — Au moment de partir pour cette localité,
les partisans de Velasquez demandent à retourner
à Cuba. Cortès les autorise à le faire ; mais, à son
instigation, ses amis s'y opposent 117
LI. — Campagne de Cingapacinga. Destruc-
tion des idoles totonaques. Réconciliation des
habitants de Cingapacinga et de Cempoal. . 118
LU. — Baptême de huit Indiennes et retour à
la Villa Rica 123
LUI. — Nouvelles de Cuba. L'armée envoie
tout l'or acquis au roi d'Espagne, avec des délé-
gués pour lui rendre compte de ce qui s'est passé
depuis le départ de Cuba. . 125
LIV. — Départ des délégués. Détail des lettres
dont ils étaient porteurs. Malgré la défense de
Cortès, ils relâchent à Cuba, et l'un d'eux instruit
Velasquez de ce qui se passe 127
LV. — Velasquez, furieux, se plaint de Cortès
au tribunal de Saint-Domingue, qui repousse ses
griefs. Alors il équipe une flotte qu'il confie à
Narvaez, avec ordre de s'emparer du rebelle. 130
LVI. — Les délégués de Cortès, arrivés en Es-
pagne, sont en butte aux persécutions de l'évèque
TABLE.
945
de Burgos, président du Conseil des Indes. Mais
l'empereur finit par être informé et par promettre
justice à Cortès et à ses soldats 1 32
LVII. — Complot dans le camp de Cortès;
châtiment des conjurés. Préparatifs de départ
pour Mexico 135
LVIII. — Pour empêcher les désortions et
renforcer sa troupe, Cortès prend la résolution
de faire échouer ses navires après en avoir retiré
les équipages. Juan de Escalante reste à la Villa
Rica en qualité décommandant 137
LIX. — On va quitter Cempoal, quand de la
Villa Rica on annonce la présence d'un navire
suspect en vue. Cortès part en toute hâte pour
le port 139
LX. — Le navire est envoyé par Garay, gou-
verneur de la Jamaïque. Cortès s'empare par la
ruse de six des hommes de l'équipage. Le reste
se rembarque et lui échappe. Il retourne à Cem-
poal 141
LXI. — Départ de l'armée pour Tlascala, en
route vers Mexico. A Cocotlan ( Castilblanco ),
les Espagnols apprennent pour la première fois
ce qu'est la grande capitale (août 1519). Cortès
harangue les indigènes et veut ériger des croix;
le Père Olmedo l'en dissuade 143
LXII. — Départ de Castilblanco. Arrivée à
Xalacingo. Des messagers envoyés à Tlascala,
retenus prisonniers, s'échappent et rapportent les
préparatifs des Tlascaltèques. Marche en avant,
et premier engagement avec ceux-ci 147
LXIII. — Deuxième combat; les Tlascaltèques
sont repoussés, mais après avoir causé quelques
pertes aux Espagnols et leur avoir tué un cheval
et son cavalier (2 septembre 1519) 151
LXIV. — Après un jour de repos, les Espa-
gnols font quelques reconnaissances pour pren-
dre des Indiens et les dépêcher comme messagers
au général tlascaltèque Xicotenga le jeune. Les
envoyés reviennent en annonçant que celui-ci ne
veut pas entendre parler de paix, et qu'il com-
mande à cinquante mille hommes. Cortès se
prépare à combattre 154
LXV. — Troisième bataille (5 septembre). La
mésintelligence des chefs ennemis donne à Cortès
une victoire inespérée 157
LXVI. — Cortès offre la paix à Tlascala. Les
caciques consultent les prêtres qui conseillent
d'attaquer les Espagnols pendant la nuit. Nou-
velle bataille, victoire de Cortès qui de nouveau
offre la paix à Tlascala 160
LXVII. — Les caciques acceptent les proposi-
tions de paix et désignent des envoyés pour trai-
ter avec Cortès; mais le général tlascaltèque
Xicotenga refuse d'obéir et prétend continuer les
hostilités, ce qui empêche le départ des en-
voyés 164
LXVIII. — Petite expédition de Cinpacingo.
Attitude pacifique des Indiens 166
LXIX. — Au retour de Cortès, les partisans
de Diego Velasquez lui conseillent le retour à
Cuba. Discours de Cortès en réponse aux mécon-
tents 167
LXX. — Xicotenga, toujours décidé à conti-
nuer la guerre, envoie des espions au campe-
ment espagnol. Ceux-ci, découverts, sont ren-
voyés mutilés à leur chef 172
LXXI. — Arrivée au camp des envoyés charges
de demander la paix. Ils annoncent la venue du
général tlascaltèque et des caciques; joie dos
soldats espagnols 174
LXXII. — Des ambassadeurs viennen t trouve
Cortès de la part de Montezuma, qui félicite le
général, et promet tribut et soumission au roi
d'Espagne, à condition que Cortès renoncera à
aller à Mexico. Cortès renvoie sa réponse après
la conclusion de la paix avec Tlascala 177
LXXIII. — Xicotenga vient au camp conclure
la paix et faire acte de soumission au roi d'Es-
pagne; il invite Cortès à entrer à Tlascala. Il en
est dissuadé par les ambassadeurs mexicains qui
voient avec dépit la paix conclue entre Tlascala et
les Espagnols. Nouveaux présents de Montezuma
engageant Cortès à se méfier des Tlascaltèques.
Cortès diffère sa réponse au monarque... 178
LXXIV. — Insistance des caciques pour déci-
der Cortès à venir dans leur ville. Discours de
Maceescaci. Explication du nom de Malinche
donné par les Indiens à Cortès 182
LXXV. — Entrée à Tlascala (23 septembre
1519) 184
LXXVI. — Messe solennelle en présence des
caciques. Ceux-ci offrent leurs filles aux Espa-
gnols 186
LXXVII. — Cortès répond qu'il ne peut ac-
cepter les Indiennes comme compagnes de ses
soldats, que si les Tlascaltèques abandonnent leurs
idoles. Refus très-net de ceux-ci. Le Père Ol-
medo dissuade Cortès d'insister. Les Indiennes
sont baptisées et réparties entre les capitaines.
Doua Luisa, femme d'Alvarado 188
LXXVIII. — Cortès se fait donner par les ca-
ciques des renseignements sur Mexico et sur les
guerres des Tlascaltèques avec Montezuma. La
prophétie concernant les Espagnols. Expédition
de Ordas au Popocatcpetl ; ce capitaine découvre,
du haut du volcan, Mexico et sa vallée. Les cages
où s'engraissent les prisonniers 190
LXXIX. — Cortès, malgré les avis des caci-
ques tlascaltèques, prend la résolution d'aller à
Mexico en passant par la ville de Cholula.. 195
LXXX. — Montezuma, redoutant l'entente des
Tlascaltèques et de Cortès, invite le général à
venir dans sa capitale. Réponse de Cortès.. 197
LXXXI. — Les Cholultèques répondent à un
message de Cortès qu'ils n'iront pas à Tlascala,
mais qu'ils veulent bien accueillir les Espagnols
dans leur ville 199
LXXXII. — Départ pour Cholula avec deux
mille alliés tlascaltèques. Les caciques de Cho-
lula s'excusent près de Cortès et l'invitent à en-
trer dans leur ville, mais en refusent l'entrée à
leurs ennemis les Tlascaltèques. Ils jurent obéis-
sance au roi d'Espagne 200
LXXXIII. — Entrée à Cholula. Montezuma
ordonne aux caciques d'armer les habitants et de
massacrer les Espagnols. Préparatifs des Cho-
lultèques. Le complot est révélé par des papes,
et grâce à l'intelligence de dofia Marina. Ven-
geance de Cortès qui ordonne le massacre des
traîtres. Mais il feint de ne pas croire à la con-
nivence du monarque mexicain. Celui-ci, ins-
truit des événements de Cholula et plus perplexe
que jamais, consulte ses idoles dont les prêtres
lui conseillent de laisser entrer les Espagnols
dans la capitale, espérant qu'une fois entrés on
s'en défera plus facilement. Justification , par
l'auteur, du massacre des Cholultèques 202
LXXXIV. — Message de Cortès à Monte-
zuma 215
LXXXV. — Le monarque mexicain répond en
désavouant le* Cholultèques. Les Tlascaltèques
fournissent mille auxiliaires pour aller à Mexico.
Les guerriers de Cempoal quittent les Espagnols,
n'osant les accompagner à la capitale 217
LXXXVI. — Cortès, évitant une embuscade
60
946
TABLE.
mexicaine préparée à Chalco, passe par Talma-
nalco. Les villages environnants le reçoivent pa-
cifiquement et se plaignent à lui du despotisme
des Mexicains 219
LXXXVII. — Montezuma, voyant approcher
les Espagnols, leur fait faire les plus brillantes
promesses, à la condition qu'ils renonceront à
entrer dans sa capitale. Cortès persiste dans sa
résolution et gagne Iztapalatengo. Le monarque
envoie son neveu Cacamatzin au-devant des Es-
pagnols. Arrivée à Iztapalapa. Les grands ca-
ciques viennent recevoir la troupe de Cortès. 223
LXXXVIII. — Entrée des Espagnols à Mexico
(8 novembre 1519). Réception solennelle faite à
Cortès par le monarque mexicain. Installation de
l'armée dans un des palais de Montezuma. 227
LXXXIX. — Le prince fait une visite à Corlès.
Encore la prédiction des Aztèques concernant les
Espagnols. Conversation du général espagnol
avec Montezuma 231
XC. — Cortès rend au monarque sa visite.
Il essaye en vain de le décider à abandonner ses
idoles. Montezuma comble de présents les capi-
taines espagnols 233
XCI. — Portrait de Montezuma; ses moeurs;
ses habitudes; sa table; sa maison. Les arsenaux
de Mexico. Le palais des oiseaux. La ménagerie
et les sacrifices. Les arts et métiers chez les
Mexicains 236
XCII. — Les Espagnols visitent le grand
temple des idoles mexicaines. Description du
Tatelulco, la grande place de Mexico, et du mar-
ché qui s'y tenait. Le temple; les idoles Huichi-
lobos et Tezcatepuca ; les sacrifices humains.
Cortès revient à la charge et demande à Monte-
zuma de construire une église au sommet du
temple. Refus irrité du prince. Description de
l'édifice et de ses dépendances. Les temples chez
les Aztèques 243
XCIII. — Construction d'une chapelle. Dé-
couverte du trésor d'Axayaca. Les Espagnols
prennent la résolution de s'emparer de Monte-
zuma. La nouvelle de la défaite et de la mort de
Juan de Escalante à Almena les décide à hâter
l'exécution de ce projet 253
XCIV. — Affaire d'Almeria. Juan de Esca-
lante, commandant la Villa Rica, est blessé mor-
tellement en marchant au secours des Totona-
ques attaqués par les Mexicains. La tète d'un
Espagnol est envoyée à Montezuma 257
XCV. — Cortès s'empare du monarque et le
retient prisonnier dans son quartier. Genre de
vie du prince captif. Le général espagnol fait
brûler vifs les capitaines auteurs de l'attaque
d'Almeria. Montezuma mis aux fers. Le page
Ûrteguilla. Réflexions de B. Diaz sur l'audacieux
coup de main des Espagnols 259
XCVI. — Cortès envoie, comme commandant
de la Villa Rica, Alonso de Grado en remplace-
ment d'Escalante. Conduite et châtiment de cet
officier. Nomination deSandoval à sa place. 266
XCVII. — Les distractions de Montezuma cap-
tif. Le totoloque. Les incongruités de Truxillo.
Montezuma donne une Indienne à B. Diaz. 269
XCVI1I. — Cortès fait construire deux bricks
pour naviguer sur la lagune. Montezuma, avec
l'autorisation de Cortès, va faire ses dévotions
au grand temple, escorté par les Espagnols. 273
XCIX. — Les bricks lancés, Corlès y fait
monter le monarque pour aller à une partie de
chasse dans un penol delà lagune. L'épervierde
Montezuma 274
C. — Cacamatzin, roi de Tezcuco et neveu de
Montezuma, essaie de soulever le pays contre les
Espagnols; mais son oncle, à l'instigation de
Cortès, le fait arrêter et le remet au général
qui le retient prisonnier dans son quartier avec
plusieurs hauts personnages. Un frère du prince
est proclamé roi de Tezcuco à sa place 277
CI. — Montezuma jure obéissance au roi d'Es-
pagne et promet de lui payer tribut 233
CIL — Cortès envoie ses capitaines visiter les
gisements d'or à Zacatula et à Tuztepeque et ex-
plorer le Guazacualco 285
CIII. — Relation des voyages d'exploration
ordonnés par Cortès. Les gisements d'or. Le
tleuve Guazacualco. 287
CIV. — Montezuma ordonne à ses provinces
de payer tribut à l'Empereur don Carlos; il fait
don aux Espagnols du trésor de son père. Un
cacique qui refuse d'obéir est emprisonné.. 290
CV. — Partage de l'or. Mécontentement des
soldats. Le pilote Cardenas. Insinuations contre
Cortès 293
GVI. — Juan Velasquez de Léon se prend de
querelle avec Gonzalo Mexia qui l'accuse d'avoir
détourné de l'or 296
CVII. — Cortès arrache à Montezuma l'autori-
sation d'élever un autel et une croix au sommet
du grand temple. Mécontentement du prime;
sourde irritation des Mexicains 297
CVIII. — Les papes, exploitant les exigences
des Espagnols, essaient de soulever le peuple.
Poussé par eux, Montezuma somme Cortès de
quitter Mexico et de se rembarquer. Le général
cnerche à gagner du temps en faisant construire
des navires, et prétend emmener le prince en
Espagne. On s'attend à une attaque ; précautions
des Espagnols 299
CIX. — Velasquez envoie de Cuba dix-neuf
navires portant quatorze cents hommes, com-
mandés par Narvaez, avec ordre de s'emparer de
Cortès. Le tribunal de Saint-Domingue cherche
vainement à s'opposer au départ. Son manda-
taire part avec Narvaez pour tâcher d'obtenir un
arrangement 302
CX. — Montezuma apprend avant Cortès l'ar-
rivée de Narvaez à Saint-Jean d Uloa. Il en ins-
truit le général, qui comprend que c'est contre
lui que cette flotte est expédiée et commence par
s'attacher ses soldats par des présents 304
CXI. — Narvaez envoie sommer Sandoval qui
s'empare des messagers et les expédie à Mexico.
Cortès les comble de présents et les renvoie au
quartier de Narvaez 306
CXII. — Lettre de Cortès à Narvaez. Le con-
quistador noue des intelligences dans le camp
ennemi 309
CXIII. — Narvaez sévit contre les soldats de
son quartier gagnés par Cortès. 11 embarque
pour l'Espagne l'auditeur Vasquez de Aillon.
Mais celui-ci gagne Saint-Domingue et de là l'Es-
pagne où il travaille en faveur de Cortès. 312
CXIV. — Narvaez va camper à Cempoal, en
route pour Mexico. Cortès prend la résolution
de marcher contre lui, en laissant Alvarado avec
quatre-vingt-trois hommes pour garder Monte-
zuma et sa capitale 314
CXV. — Conversation et adieux de Cortès et
du prince captif. Départ de l'armée. Les Tlas-
caltèques refusent leurs troupes, ne voulant pas
combattre des teules. Les sommations de Nar-
vaez. Sandoval se joint à Cortès avec son monde.
Le cheval de Salvatierra le furibond 316
CXVI.
Corlès écrit à Narvaez afin de le
TABLE.
947
décider à s'entendre avec lui pour achever la
soumission de la Nouvelle-Espagne 320
CXVII. — Le Père Olmcdo, porteur de la
lettre de Cortès et de présents pour les officiers
de Narvaez, arrive au quartier de celui-ci. Il lui
persuade que Cortès est disposé à se soumettre,
et le décide à envoyer Andrès de Duero au camp
de Cortès, mais dans le but de l'attirer dans une
embuscade et de s'en emparer 322
CXVIII. — Cortès se fait fournir par lesChi-
chinatèques deux cents piques et deux mille auxi-
liaires et passe en revue ses deux cent soixante-
six hommes 323
CXIX. — Duero vient visiter Cortès. Leur en-
tente pour préparer la défaite de Narvaez. Ve-
lasquez de Léon est envoyé par son général au
camp de Narvaez. L'armée se rapproche de Cem-
poal 326
CXX. — Velasquez est bien reçu par Narvaez
qui veut le gagner à son parti. Refus du capi-
taine. Le général veut le faire arrêter, puis se
ravisant l'invite à dîner et passe en sa présence
une revue de ses troupes. Querelle du capitaine
avec son parent Velasquez. Son retour au camp
de Cortès avec le Père Olmedo 329
CXXI. — Narvaez met à prix les têtes de
Cortès et de Sandoval et prend position en avant
de Cempoal. Le mauvais temps le fait rentrer dans
la ville, où il attend Cortès 334
CXXII. — Cortès harangue sa troupe et donne
ses ordres. Marche sur Cempoal. Fausse alerte.
Passage de la rivière. Prise de l'artillerie. Nar-
vaez se retranche au sommet d'un temple II est
blessé et pris. Victoire complète de Cortès. L'armée
ennemie passe sous son drapeau. Les pertes des
deux partis 335
CXXIII. — Arrivée à Cempoal des deux mille
alliés chinantèques. Cortès, n'en ayant plus be-
soin, les renvoie dans leurs villages 345
CXXIV. — Cortès nomme un amiral et fait dé-
semparer la flotte de Narvaez. On rend leurs
armes aux soldats du général vaincu ; méconten-
tement des hommes de Cortès. La variole à la
Nouvelle-Espagne. Cortès prépare la conquête des
provinces non encore soumises, quand il reçoit
la nouvelle d'un soulèvement de Mexico. Alva-
rado est investi dans ses quartiers et demande
du secours. Plaintes des Mexicains contre ce
capitaine 346
CXXV. — Cortès part pour Mexico à marches
forcées. Arrivé dans la capitale (juin 1520), il
s'enquiert des causes du soulèvement et blâme
vivement Alvarado. Doutes qui planent sur cet
événement. Réticences de Rernal Diaz 350
CXXVI. — Montezuma demande un entretien
à Cortès, qui fait une réponse brutale à ses en-
voyés. Les hostilités éclatent dans la ville. Sortie
des Espagnols qui rentrent avec peine au quartier.
Assauts répétés contre leurs logements. Nouvelle
sortie plus meurtrière que la première. Protégés
par des tours, les Espagnols gagnent le grand
temple qu'ils prennent d'assaut ; mais ils sont
forcés de rentrer dans leurs logements. Sur les
instances de Cortès, Montezuma harangue son
peuple du haut d'une terrasse; mais le prince est
blessé mortellement 353
CXXVI1. — Cortès fait remettre aux caciques
et à Coadlavaca, le nouveau roi de Mexico, le
corps de Montezuma, en demandant une trêve
pour quitter la ville. Refus insolent des Mexicains.
Les Espagnols tentent de s'ouvrir un passage
pour gagner la terre ferme ; mais ils trouvent
les ponts détruits et ils sont obligés de rentrer
dans leurs logement? 362
CXXVIII. — Les Espagnols construisent des
ponts volants et sortent de leurs quartiers pour
gagner la terre ferme. Au passage de la première
tranchée, les Mexicains prennent l'alarme et les
attaquent. Désastre de la Nuit triste (io juil-
let 1520). Après avoir subi des pertes énormes,
les débris de l'armée débandée gagnent la terre
ferme. Le saut d'Alvarado. Retraite sur Tlascala ;
bataille d'Otumba (14 juillet). L'armée, réduite
à quatre cent quarante hommes, arrive à Tlascala ;
accueil loyal des caciques 364
CXXIX. — Nouvelles de la Villa Rica ; maigres
renforts de cette ville. Intrigues du jeune chef
Xicotenga pour faire massacrer les Espagnols. Il
échoue. Cortès médite la reprise de la campagne.
Mécontentement des soldats de Narvaez. Vigou-
reuse sortie de B. Diaz contre le chroniqueur
Gomara 378
CXXX. — Cortès commence à isoler Mexico en
soumettant les provinces qui l'environnent. Prise
de Tepeaca. Les Indiens réduits en esclavage.
Fondation de Segura delà Frontera. Coadlavaca,
roi de Mexico, meurt de la variole et est remplacé
par Guatemuz (Guatimozin) 385
CXXXI. — Arrivée à la Villa Rica d'un navire
envoyé à Narvaez par Diego Velasquez. Le com-
mandant du port s'en empare par ruse et expédie
l'équipage à Cortès. Quelques jours après, nou-
veau renfort de même provenance 389
CXXXII. — Cortès, sur la demande des habi-
tants, envoie Oli contre les Mexicains établis à
Guacachula. Oli, d'abord entravé par le mauvais
vouloir des gens de Narvaez, chasse les garnisons
mexicaines, de concert avec les habitants de la
province, et soumet le pays 391
CXXXIII. — Arrivée successive de trois na-
vires anvoyés au Panuco par Garay, gouverneur
de la Jamaïque, et dont les équipages renforcent
Cortès 394
CXXXIV. — Sandoval va châtier les popula-
tions de Xalacingo et Cacatami, coupables du
massacre de plusieurs Espagnols lors de la déroute
de Mexico. Beaucoup de villages jurent obéissance.
L'influence de Cortès grandit; il devient l'ar-
bitre des provinces conquises. Sandoval est
chargé de châtier Cocollan (Castilblanco), et
réussit dans sa mission 396
CXXXV. — La marque des esclaves. Méconten-
tement des soldats contre Cortès qui leur fait
rendre l'or pris à Mexico 400
CXXXVI. — Cortès, importuné par certains
capitaines et soldats de l'armée de Narvaez, les
autorise à partir pour Cuba. Il envoie des délé-
gués en Espagne et à Saint-Domingue pour s'as-
surer l'appui des Frères hiéronymites. Mort du
cacique Maceescaci. Xicotenga se fait chrétien.
Cortès s'occupe de la construction de treize bri-
gantins destinés à prendre part, sur la lagune,
au siège de Mexico. Arrivée de renforts en hom-
mes et en matériel 403
CXXXVII. — L'armée, renforcée de dix mille
Tlascaltèques, marche sur Tezcuco. Passage de
la sierra. Combat avec les Mexicains. Les Tez-
cucans demandent la paix et font leur soumission.
Le roi de Tezcuco se réfugie à Mexico. Cortès
fait élire à sa place un de ses parents, chrétien,
et dont le général espagnol était le parrain. Creu-
sement d'un canal pour la construction et le lan-
cement de la flottille 409
CXXXVI II. — Attaque d"Iztapalapa. Stratagème
des Mexicains qui simulent la fuite pour attirer
les Espagnols et rompent h s digues pour tenter
de les noyer. Retraite sur Tezcuco 415
CXXXIX. — Tepetezcuco. Otumba, Mezquique
se soumettent. Plusieurs villages sur la lagune
9kS
TABLE.
en font autant et assurent les approvisionnements
des Espagnols. Sandoval est envoyé pour protéger
Chalco et rendre libre la route de Tlaseala. Les
caciques de cette ville demandent l'investiture
de Cortès. Le général fait offrir la paix à Gua-
timozin, qui ne répond qu'en activant ses prépa-
ratifs de défense 417
CXL. — Cortès envoie Sandoval à Tlaseala
pour escorter le convoi qui amène les matériaux
des brigantins. En route, Sandoval châtie un vil-
lage dont les habitants ont massacre des Espagnols
lors de la déroute de Mexico. Organisation du
convoi escorté par Sandoval. Son entrée à Tez-
cuco. Construction de la flottille. Tentatives des
Mexicains pour l'incendier ; leurs préparatifs de
défense 424
CXLI. — Expédition de Saltocnn. Combat
meurtrier. Prise et sac de ce bourg. Cortès passe
à Colvatitlan, Tenayuca, Escapuzalco et pousse
jusqu'à Tacuba où il passe cinq jours. Attiré
sur la chaussée par un simulacre de fuite des
Mexicains, il est sur le point d'être mis en dé-
route. Sorti de ce mauvais pas, il rentre à Tez-
cuco pour surveiller la construction des bri-
gantins 428
CXLII. — Sandoval part de Tezcuco pour
protéger Chalco menacé par les Mexicains. Les
combats qu'il livre. Retour à Tezcuco. Nouveau
débarquement des Mexicains, qui sont repoussés
par les villages alliés des Espagnols 436
CXL1II. — La marque des esclaves et le
partage du butin. Murmures dans le camp. Arrivée
d'un navire avec des nouvelles d'Espagne; dis-
grâce de l'évêque de Burgos, protecteur de Ve-
lasquez 442
CXLIV. — Cortès prélude à l'investissement
de Mexico par une expédition sur les bords de
la lagune. L'attaque des penols. Repoussés d'a-
bord , les Espagnols finissent par s'en rendre
maîtres, à cause du manque d'eau de leurs dé-
fenseurs. Bernai Diaz manque une bonne aubaine.
Marche sur Cuernavaca, par Guaztepeque. Atta-
que et prise de Cuernavaca 446
CXLV. — Marche sur Suchimilco; l'armée
éprouve les souffrances de la soif. Combats de
Suchimilco ; Cortès est blessé et manque d'être
pris. Après quatre jours de luttes incessantes, des
renforts innombrables envoyés de Mexico obligent
Cortès à évacuer la ville avec des pertes sérieuses.
Retour à Tezcuco par Cuyoacan, Tacuba, Esca-
puzalco, Tenayuca, Guatitlan et Aculman, au
milieu de combats incessants 455
CXLVI. — Découverte d'une conspiration
ourdie pendant l'absence de Cortès, par les amis
de Diego Velasquez, gouverneur de Cuba, dans
le but de se défaire du général et de s'emparer
du commandement. Supplice du chef des con-
jurés. Cortès se donne une garde du corps. En-
core la marque des esclaves 767
CXLVII. — Cortès fait préparer des armes
de trait et convoque les contingents alliés en vue
de l'investissement de Mexico 469
CXLVIII. — Grande revue des troupes es-
pagnoles et des auxiliaires. Ordres du jour con-
cernant la discipline 4 71
CXLIX. — Composition des équipages de
la flottille. Arrivée à Tezcuco du contingent tlas-
caltèque. L'entrée des guerriers indiens dans la
ville 472
CL. — Cortès partage son armée en trois divi-
sions et les envoie : celle de Sandoval à Iztapalapa,
celle de OU à Cuyoacan et celle d'Alvarado à Ta-
cuba. Le général commandera la flottille. Trahison
du jeune chef Xicotenga ; son supplice. Marche
d'Oli et d'Alvarado. Dissensions entre ces deux
chefs. Destruction des conduites d'eau gui ali-
mpfltft"t ivipflifnr Attaque malheureuse de 1
chaussée de Tacuba. Opérations de Sandoval
contre Iztapalapa. Les brigantins de Cortès met-
tent en déroute la flotte des canots ennemis. San-
doval manque être coupé à Iztapalapa ; dégagé
par Cortès et Oli, il évacue son campement et
s'en va occuper la chaussée de Tepeaquilla. 475
CLI. — Cortès désarme un de ses brigantins et
distribue les douze autres entre ses trois divi-
sions pour les appuyer dans leurs attaques sur
les chaussées. Combats incessants et souffrances
des Espagnols. Leurtactique et celle de l'ennemi.
Opérations de la flottille; un des brigantins est
pris dans une embuscade. Échec d'Alvarado
attiré sur la chaussée de Tacuba par un strata-
gème de l'ennemi. Revanche des brigantins; dé-
sastre naval des Mexicains. Plusieurs villes des
bords de la lagune se détachent de l'alliance mexi-
caine. Attaque générale de l'ennemi sur les trois
quartiers espagnols ; elle est repoussée 485
CLII. — Malgré l'avis de ses capitaines, Cortès
ordonne un assaut général, dans le but de péné-
trer dans la ville de vive force par les trois chaus-
sées. Sa division est mise en déroule avec des
pertes énormes; lui-même est blessé et sur le
point d'être fait prisonnier. Alvarado est égale-
ment repoussé avec perte; autant en arrive à San-
doval. Récriminations des capitaines. Terrible
nuit de la défaite; les Mexicains égorgent solen-
nellement les prisonniers, à la lueur des bûchers,
et à la vue des Espagnols consternés. L'armée
assiégeante, épuisée de fatigue, reste sur la dé-
fensive 500
CLIII. — Les Mexicains continuent leurs ré-
jouissances et leurs sacrifices. Épouvantés par
leurs menaces, les alliés abandonnent les Espa-
gnols, qui, réduits à leurs propres forces, se
contentent d'affamer la ville tout en continuant
les travaux d'approche et repoussant les sorties
des assiégés. Retour des contingents alliés, ras-
surés par l'inanité des prédictions des dieux
mexicains. Les Espagnols, avançant dans la ville,
détruisent les puits qui l'alimentaient d'eau po-
table 512
CL1V. — Cortès fait offrir la paix à Guati-
mozin. Conseillé par les prêtres de ses idoles, il
refuse. Portrait du monarque mexicain. Les sor-
ties des assiégés redoublent 520
CLV. — Guatimozin soulève les villes de la
terre ferme et les décide à attaquer les derrières
des Espagnols. Ils sont battus par Oli et Sando-
val, sans que cet échec décourage les assiégés.
Dans un assaut général donné par les trois divi-
sions, Alvarado réussit à s'emparer du grand
temple. Cortès et Sandoval le rejoignent quatre
jours après. Guatimozin se replie sur la partie de
la ville bâtie dans la lagune même. Sommé de
rendre la ville, il cherche à gagner du temps et
tente une suprême attaque qui est repoussée.
Après avoir consenti à une entrevue avec Cortès,
il ne s'y rend pas, craignant quelque trahison.
Les Indiens mourant de faim quittent la ville en
masse. La catapulte de Sotelo 523
CLVI. — Attaque des brigantins sur le quar-
tier où s'est réfugié Guatimozin. Fuite du mo-
narque, qui est fait prisonnier avec 'sa suite
(13 août 1521). Contestations à propos de sa cap-
ture. Attitude du jeune prince devant Cortès. Sa
prise met fin, au siège qui a duré quatre-vingt-
treize jours. État épouvantable de la ville ; Cortès
en fait sortir les habitants. Réjouissances des
vainqueurs : orgie, bal et procession. Coup d'œil
rétrospectif de l'auteur sur ses exploits et ses
dancers 530
TABLE.
949
CL VII. — Cortès fait reconstruire et repeupler
la capitale. Construction d'un arsenal et d'une for-
teresse. La recherche de l'or. Guatimozin et le sei-
gneur de Tacuba sont mis à la question. Partage
de l'or; mécontentement de l'armée, murmures
contre Cortès. La monnaie de tepuzque. Pour
occuper son armée, Cortès envoie ses capitaines
conquérir les provinces non encore soumises de
la Nouvelle-Espagne 541
CLVIII. — Christobal de Tapia débarque avec
des pouvoirs du Conseil des Indes pour prendre
le gouvernement de la Nouvelle-Espagne. Cir-
convenu par les capitaines envoyés par Cortès à
sa rencontre, il se rembarque après s'être vu re-
fuser l'obéissance. Narvaez est appelé à Mexico
par Cortès qui lui rend la liberté. Le général fixe
sa rés dence dans la capitale. Il prend le com-
mandement d'une expédition contre le Panuco
révolté. Relation de cette campagne. Fondation
de Santisteban du Port. Naufrage d'un navire
chargé de ravitailler cette colonie. La province
du Panuco pacifiée, Cortès rentre à Mexico. 549
CLIX. — De retour dans la capitale, le général
réunit le plus d'or possible et l'envoie, avec le
trésor particulier de Montezuma, au roi d'Espa-
gne, par deux de ses capitaines, porteurs de let-
tres pour l'Empereur. Le contenu de ces lettres.
Les navires tombent aux mains d'un corsaire fran-
çais; mais le capitaine Avila, quoique fait pri-
sonnier, parvient à remettre à l'Empereur les
lettres où Cortès plaide sa cause contre Velasquez
(décembre 1522) 559
CLX. — Relation de l'expédition de Sandoval
à Tustepeque et dans les provinces voisines. Dé-
faite d'un de ses lieutenants. Il soumet les pro-
vinces de Tustepeque et de Xaltepeque qu'il dis-
tribue à ses soldats. Fondation de Medellin sur
le rio de Banderas. Soumission et colonisation
du Guazacualco. B. Diaz y reste comme colon.
Arrivée à la Nouvelle-Espagne de la femme de
Cortès; sa mort trois mois plus tard. Sandoval
soumet Zacatula et Colima, provinces où avaient
échoué des capitaines envoyés par Cortès. Révol-
tes dans les provinces soumises; leur répression.
Tentative de Velasquez pour se faire livrer la
Nouvelle-Espagne ; il échoue encore 565
CLXI. — Expédition d'Alvarado à Tutepeque
(1522). Sa cupidité et sa cruauté. Des mécontents
conspirent contre lui ; leur châtiment. Après son
départ, les colons abandonnent la province qui
se révolte de nouveau. Nouvelle expédition d'Al-
varado 574
CLXII. — Garay, gouverneur de la Jamaïque,
obtient l'autorisation de coloniser le Panuco. Il
arme treize navires et débarque avec un millier
d'hommes (juin 1523). Mal reçus par les naturels,
manquant de vivres et entendant parler de la
richesse de Mexico, ses soldats se débandent.
Vallejo, lieutenant de Cortès à Santisteban du
Port, refuse obéissance à Garay, le surprend et
lui enlève quarante hommes. Garay, voyant ses
soldats déserter et sa flotte se livrer aux capitaines
de Cortès, se décide à aller à Mexico s'entendre
avec le général. Sa réception clans la capitale.
Cortès lui promet de l'aider pour une expédition
au fleuve de Palmas. Projets de mariage entre la
fille de Cortès et le fils de Garay. Cortès autorise
Narvaez à retournera Cuba. Mort de Garay (1523).
Soulèvement des provinces du Panuco; massacre
de presque toute l'armée amenée par Garay. San-
doval, envoyé par Cortès, dégage Santisteban
assiégé et pacifie définitivement le pays après de
sanglants combats. Châtiment des caciques ré-
voltés 577
CLXIII. — Départ du licencié Zuazo de l'île de
Cuba pour la Nouvelle-Espagne. Son naufrage.
Son arrivée à Mexico; il est nomme par Cortès
alcalde mayor 593
CLXIV. — Expédition d'Alvarado à Guate-
mala. Nombreux combats qu'il a à soutenir à
Zapotitlan, Quelzaltenango, Utatlan. Supplice
d'un cacique. Soumission des Guatémaltèques.
Pacification d'Atitlan. Relation confuse et écourtée
que l'auteur termine en renvoyant le lecteur à
d'autres historiens 596
CLXV. — Cortès envoie Oli coloniser Hon-
duras, avec ordre de relâcher à la Havane, pour y
prendre des chevaux. Oli s'embarque (1523) avec
six navires et trois cent soixante hommes. A la
Havane, il se laisse séduire par Velasquez qui
lui conseille de se révolter contre Cortès et de
conquérir le Honduras à leur profit commun.
Portrait de Oli. Il débarque et prend possession
du pays au nom de Cortès pour ce ménager une
excuse en cas d'échec 604
CLXV1. — Révoltes dans les provinces de
Guazacualco, où commande le capitaine Luis
Marin. Expéditions pour les réprimer. Dangers
que court B. Diaz envoyé en mission. Campagne
de Chiapa. Combats soutenus par les Espagnols
de Guazacualco ; ils entrent de vive force dans
la capitale. Soumission des habitants. Rébellion
de Chamula causée par les exactions d'un chef
espagnol. Siège en règle de cette place forte.
B. Diaz y entre le premier par la brèche. Il en
reçoit la commanderie pour récompense. Muti-
nerie de quelques officiers. Querelle de B. Diaz
avec le notaire royal. Pacification de villages in-
soumis. Retour à Guazacualco 607
CLXVII. — Événements d'Espagne. Les pro-
cureurs de Cortès mettent dans ses intérêts le
pape Adrien, dont l'appui les aide à obtenir jus-
tice pour le conquérant contre Velasquez et Pé-
vèque de Burgos. Celui-ci perd son crédit à la
cour et Cortès est nommé gouverneur de la Nou-
velle-Espagne 626
CLXVIII. — Les ennemis de Cortès portent
leurs plaintes à l'évèque de Burgos qui les sou-
tient devant l'Empereur. Un conseil se réunit
pour juger le litige. Griefs des adversaires du
conquistador; répliques de ses défenseurs. Le
jugement est favorable à Cortès, sous réserve
d'indemnités à Velasquez et à quelques autres
plaignants. Lettres de l'Empereur et de son frère
à Cortès. Dépit de Velasquez; sa mort. Réjouis-
sances à la Nouvelle-Espagne en apprenant ces
nouvelles et la nomination de Cortès comme gou-
verneur 629
CLXIX. — Longues récriminations de B. Diaz
sur l'ingratitude, de Cortès envers ses compa-
gnons d'armes. Éloge de ceux-ci, énumération de
leurs services. Expédition chez les Zapotèques et
les Cirnatèques, commandée par Rodrigo Ran-
gel ; les bubas de ce capitaine. Son échec ; retour
à Guazacualco 641
CLXX. — Cortès envoie à l'Empereur un canon
en or et en argent, le Phénix, pour le remercier
de son titre de gouverneur. Jalousie des courti-
sans ; faveur du conquistador 651
CLXXI. — Arrivée à la Nouvelle-Espagne de
douze moines franciscains. Réception solennelle
qui leur est faite par Cortès 654
CLXXII. — Cortès envoie de l'or à l'Empe-
reur et lui écrit pour lui demander l'autorisation
de marcher contre Oli révolté, et réclamer contre
les intrigues de ses ennemis. Le trésorier Al-
bornoz le dénonce en Espagne comme visant à
s'emparer du pouvoir suprême et coupable de
concussions. Les ennemis de Cortès triomphent
et l'Empereur décide d'envoyer une flotte contre
lui et d'ouvrir une enquête sur sa conduite
950
TABLE.
Mais l'intervention du duc de Bejar apaise l'o-
rage 656
CLXXIII. — Cortès envoie Las Casas contre
Christoval de Oli à Honduras. La flotte de Las
Casas, battue par la tempête, est jetée à la côte
et lui-même fait prisonnier avec sa troupe. De
concert avec un autre capitaine, également prison-
nier de Oli, ils complotent le meurtre de celui-ci.
Oli, blessé, est pris et mis à mort. Ses troupes
rentrent dans l'obéissance. Départ des deux ca-
pitaines peur Mexico 661
CLXXIV. — Cortès quitte Mexico pour aller à
ia recherche des capitaines envoyés contre Oli. Il
emmène Guatimozin, par crainte d'une révolte
dans la capitale. Faste qu'il déploie. Le gouver-
nement est confié au trésorier Estrada et au con-
tador Alhornoz. En route le factor Salazar et le
veedor Chirinos obtiennent de Certes des pou-
voirs pour prendre la place des deux premiers, et
retournent à la capitale. A Guazacualco les colons
de cette ville se joignent à l'expédition 665
CLXXV. — B. Diaz, envoyé comme capitaine
à Cimatan, soumet le district et est rejoint à
Iquinuapa par la troupe de Cortès. Passage de
nombreuses rivières. Difficultés de la marche.
L'armée s'égare. Murmures parmi les troupes.
Famine et maladies. Les auxiliaires mexicains
mangent des prisonniers 670
CLXXVI. — Cortès envoie à Xicalango un
capitaine pour rejoindre deux navires chargés de
vivres auxquels il a donné rendez-vous. Les ca-
pitaines se disputent le commandement, les Es-
pagnols s'entretuent et sont achevés par les In-
diens qui pillent les navires. L'armée de Cortè-
arrive à Acala. B. Diaz devient le meilleur pour-
voyeur de l'expédition livrée à la famine.. 677
CLXXVII. — Découverte d'un complot trame
par les chefs mexicains et Guatimozin pour atta-
quer les Espagnols, détruire l'armée et soulever
la capitale. Supplice du prince et du seigneur de
Tacuba. L'armée, continuant sa marche au milieu
de toutes sortes de privations, arrive chez les
Mazotèques 682
CLXXVIII. — Arrivée à Tagasal. Les Indiens
affirment l'existence d'Espagnols à Naco et Nito.
Toujours des passades de rivières. La sierra des
Pedernales. Les villages abandonnés laissent les
Espagnols sans vivres. B. Diaz se multiplie et,
grâce à lui. on trouve à manger. Taïca. Les
ponts de Cortès. Arrivée à Oculizti. Sandoval
prend les devants et rencontre quatre colons de
San Gil de Buena Vista. Il apprend d'eux les
événements relatifs à la mort d'Oli, la disette
dont souffrent les habitants, et leurs préparatifs
pour abandonner le pays et retourner à Cuba.
Cortès, laissant son armée, traverse le Golfo
Dulce et fait son entrée dans la ville au milieu de
la joie des colons 687
CLXXIX. — L'armée effectue le passage du
Golfo Dulce et arrive au port qu'elle trouve en
proie à la famine et aux maladies 697
CLXXX. — Arrivée d'un navire venant de
Cuba avec des provisions. Cortès en profite pour
explorer le fleuve et remonter son cours jusqu'à
Cinacatan 699
CLXXXI. — Cortès envoie Sandoval à Naco.
Lui-même gagne par mer Puerto de Caballos et
y fonde la colonie de Natividad 702
CLXXXII. — Pendant que Sandoval pacifie
la province de Naco, Cortès s'embarque pour
Truxillo. Bernard Diaz fait partie du corps de
Sandoval 705
CLXXXIII. — Arrivée de Cortès à Truxillo.
colonie fondée par Gil Gonzalez de Avila. Dis-
cours et sermons. Les caciques jurent obéissance
à l'Empereur. Saavedra, cousin de Cortès, sou-
met quelques villages rebelles. Départ pour Cuba
des nombreux malades de l'expédition. Leur
naufrage. Quelques-uns se sauvent et répandent
aux Antilles la nouvelle de l'existence de Cortès
que l'on croyait mort, sur des bruits venus de
Mexico 707
CLXXXIV. — Sandoval capture quarante
hommes appartenant aux troupes de Francesco
Demandez, lequel cherchait à se soustraire à l'au-
torité de Pedro Arias de Avila, gouverneur de
Terre-Ferme. Sandoval, jugeant que Cortès en-
trerait volontiers en pourparlers avec Hernandez,
le fait prévenir à Truxillo. B. Diaz est du
voyage. A son arrivée à Triomphe de la Croix
(Truxillo), il trouve Cortès relevant d'une maladie
grave et la colonie en proie à la disette.. . . 711
CLXXXV. — Une lettre du licencié Zuazo,
alcalde mayor de Mexico pour Cortès, chassé par
la révolution et réfugié à la Havane, apporte des
nouvelles de Castille et de la Nouvelle-Espagne.
Le Factor et le Veedor (Salazar et Chirinos) se
sont emparés du pouvoir à Mexico, ont répandu
le bruit du massacre de Cortès et de son armée,
vendu leurs biens, obligé à se remarier les fem-
mes des conquistadores. La terreur rè?ne dans
la capitale et les provinces se révoltent. Gil Gon-
zalez de Avila et Las Casas sont condamnés à
mort, puis exilés ainsi que Zuazo. Un majordome
de Cortès est misa la question, puis pendu. 7 i-i
CLXXXVL — Arias de Avila fait mettre à
mort Francisco Hernandez, pour être entré en re-
lations avec Cortès 723
CLXXXYII. — Hésitations de Cortès. Il en-
voie à Sandoval, en route pour Mexico, l'ordre
de rester à Naco. Mécontentement des soldats de
Sandoval. Celui-ci part pour décider le général à
s'embarquer, mais il ne peut rien obtenir. . . 723
CLXXXVIII. — Cortès, resté à Truxillo, en-
voie à la Nouvelle-Espagne Orantes avec ses pou-
voirs pour révoquer le Factor et le Veedor, et
donner le gouvernement à Alvarado et Las Ca-
sas, ou, à leur défaut, au trésorier Estrada et au
contador Albornoz. Voyage de Orantes. Déguisé
en Indien, il pénètre nuitamment à Mexico et se
réunit aux amis de Cortès. Le gouvernement est
renversé ; emprisonnement du Faclor et du
Veedor 726
CLXXXIX. — Vn moine franciscain part pour
Truxillo, afin d'instruire Cortès de ce qui s'est
passé, et de le ramener à Mexico. Complot pour
délivrer le Factor et le Veedor; châtiment des
conjurés. Cortès, instruit du rétablissement de
l'ordre à Mexico, rallie Sandoval, laisse Saave-
dra comme lieutenant à Truxillo et s'embarque
pour la Havane 729
CXC. — Après un court séjour à Cuba, Cor-
tès se rembarque pour la Nouvelle-Espagne. Son
arrivée à Vera Crus. Enthousiasme des indi-
gènes; accueil qu'il reçoit en route. Sa rentrée
solennelle dans la capitale (juin 1526) 733
CXCI. — Arrivée du licencié Luis Ponce de
Léon, chargé par l'Empereur d'ouvrir une en-
quête sur la conduite de Cortès. Avances et
politesses du conquistador, réserve du juge. Son
départ pour Mexico : incidents du voyage ; sa ré-
ception. Il reçoit de Cortès le gouvernement,
puis l'interroge sur tous les griefs amassés
contre lui : réponses du conquérant. Intrigues
du moine fray Tomas Ortiz 736
CXCII. — Ouverture de l'enquête sur la con-
duite de Cortès; elle est interrompue par la mort
du licencié Ponce de Léon, atteint du mal de
modorra. Son testament ordonne la suspension
TABLE.
951
de l'enquête et désigne pour lui succéder le li-
cencié Marcos de Aguilar 743
CXCIII. — Les habitants veulent adjoindre
Cortès à Aguilar ; Le conquistador refuse de ren-
trer au gouvernement. Retour à Mexico, après
deux ans et trois mois d'absence, des troupes
laissées au Honduras par Cortès. Relation de ce
voyage auquel prend part B. Diaz. Réception
faite aux conquistadores du Honduras. Démar-
ches de notre auteur pour obtenir une comman-
derie d'Indiens dans la province de Mexico, au
lieu de celle qu'il possède à Guazacualco. Cortès
intente un procès au Factor et au Veedor pour
obtenir la restitution de ses biens vendus par
eux pendant sa campagne du Honduras 745
CXCIV. — Mort de Marcos de Aguilar qui
désigne pour son successeur le trésorier Alonso
de Estrada. Sandoval lui est adjoint comme co-
gouverneur. Nouvelles intrigues contre Cortès à
la cour d'Espagne ; Estrada est désigné pour
gouverner seul, le Factor et le Veedor sont mis en
liberté et réintégrés dans leurs biens. Expédi-
tions malheureuses contre des provinces révol-
tées. Vexations exercées contre Cortès; exilé de
la capitale, il prend la résolution de partir pour
l'Espagne afin de porter ses plaintes à l'Empe-
reur et de repousser les accusations auxquelles il
est en butte. Sollicité de s'emparer du pouvoir,
il s'y refuse et continue ses préparatifs de dé-
part 752
CXCV. — Nouvelles d'Espagne. Les amis de
Cortès l'engagent à venir en personne se justifier
et confondre ses ennemis. Il apprend en m me
temps la mort de son père. Il hâte ses préparatifs ;
assassinat mystérieux d'un de ses majordomes.
Il s'embarque avec Sandoval et arrive en Espa-
gne (décembre 1527). Mort de Sandoval. Cortès
se rend à la cour, prodiguant sur sa route les
présents et se faisant des amitiés puissantes. Sa
présentation à l'Empereur qui le nomme marquis
del Valle et capitaine général de la Nouveile-
Espagne et de la mer du Sud. Le duc de Bejar,
son protecteur et son admirateur, le fiance avec
sa nièce. Cortès demande le gouvernement de la
Nouvelle- Espagne qui lui est refusé. Son ma-
riage avec doua Juana de Zufiiga. Il envoie des
présents au pape Clément 7t>0
CXCVI. — Arrivée à Mexico des juges de
l'Audience royale. Le repart imiento. B. Diaz est
nommé procureur pour Guazacualco. Intrigues
autour des gouvernants. Le Factor part pour
l'Espagne; il fait naufrage et revient a Mexico.
Enquête sur les actes du trésorier Estrada; sa
mort. Le Factor intente un procès à Cortès ab-
sent, devant l'Audience royale; les biens du con-
quistador sont vendus. Condamnation à l'amende
et à l'exil des soldats qui ont pris part à la dé-
faite de Narvaez. L'Audience royale est destituée
pour ses exactions. Ses réclamations n'aboutissent
point. Une réunion électorale à Mexico.. . . 769
CXCVII. — Nufio de Guzman, président des-
titué de l'Audience royale, prolite de son reste
de pouvoir pour aller conquérir la province de
Xalizco (Nouvelle-Galice). Exactions qu'il y com-
met 777
CXCVIII. — Installation de la nouvelle Au-
dience royale, qui redresse les griefs des con-
quistadores et de Cortès, et punit les précédents
gouvernants. D. Antonio de Mendoza, premier
vice-roi de la Nouvelle- Espagne. L'enquête
contre Guzman. Le licencié de la Torre et son
jeu de cartes 778
CXCIX. — Retour de Cortès à la Nouvelle-
Espagne. Contestations pour la supputation des
revenus de son marquisat. Le marquis del Valle
et la marquise vont résider à Cuernavaca.. . 782
CC. — Relations de diverses expéditions en-
voyées parCortès, à ses frais, sur la mer du Sud.
Toutes échouent. En 1537, Cortès lui-même n'est
pas plus heureux dans une expédition qu'il com-
mande en personne. Echec et mort d'Ulloa, en-
voyé par lui, peu après, en Californie. L'étoile de
Cortès s'est éclipsée à jamais 7 si
CCI. — Réjouissances à Mexico, à l'annonce
de la paix entre l'Empereur et le roi de France
(1538). Second voyage de Cortès en Espagne,
où il va soutenir ses procès contre Nufio de Guz-
man et à l'occasion des revenus de son marqui-
sat. B. Diaz part aussi pour l'Espagne. Récep-
tion de Cortès à la cour. Pizarre, de retour du
Pérou, se trouve à Madrid en même temps que
lui. Interminable enquête contre Cortès, à qui
l'on refuse l'autorisation de retourner à la Nou-
velle-Espagne. Emprisonnement de Pizarre. Re-
tour de B. Diaz au Mexique 791
CCII. — Expédition envoyée par le vice-roi
Antonio de Mendoza sur la mer du Sud.. . 794
CCIII. — Pedro de Alvarado, gouverneur de
Guatemala, organise une grande Hotte pour ex-
plorer la mer du Sud; il dépense en préparatifs
les richesses qu'il a rapportées du Pérou. Le
vice-roi Mendoza s'offre a être de moitié dans
l'expédition. Alvarado accepte. Il est sur le point
de faire voile du port de Natividad (1538), quand
il reçoit une demande de secours du gouverneur
de Xalizco, serré de près par les Indiens rebelles.
Alvarado dégage les Espagnols, mais il périt ac-
cidentellement aux pétioles de Cochitlan. Ses
troupes se dispersent, mais le vice-roi soumet la
province révoltée. Réflexions de i'auteur sur la
lin tragique des membres de la famille des Al-
varado 795
CCIV. — Cortès prend part à l'expédition
contre Alger. Son naufrage. Levée du blocus d'Al-
ger. Retour en Espagne. Chagrins du conquérant ;
sa mort à Castilleja de la Cuesta (2 décem-
bre 1547). Sa descendance légitime et illégitime.
Testament du conquérant, ses armoiries. Son por-
trait, ses habitudes, son vêtement, son train de
maison; ses qualités et ses défauts. Récapitula-
tion de ses services et de ses victoires 801
CCV. — Enumération des capitaines et soldats
partis de Cuba avec Cortès à la découverte de la
Nouvelle-Espagne, et pour lesquels l'auteur ré-
clame une part de gloire dans la conquête. 809
CCVI. — Portraits des principaux capitaines
de l'armée espagnole : Alvarado, Sandoval, Juan
Velasquez de Léon, Diego de Ordas, Luis Marin,
Pedro de Ircio, Alonso de Avila, Andrcsde Mon-
jaraz, Olea, etc. Quelques naïves réflexions de
l'auteur 827
CCVII. — Où l'auteur fait l'éloge des con-
quistadores de la Nouvelle- Espagne et exalte
leurs services 832
CCVIII. — Mœurs et coutumes des Indiens
avant la conquête : religion, sacrifices, etc.. 34
CCIX. — Etat du même pays, une fois soumis
aux Espagnols : religion, culte, instruction, arts
et métiers, justice, etc 836
CCX. — Richesses de la Nouvelle-Espagne,
dont le royaume de Castille a profité. L'auteur,
dans une naïve prosopopée, adresse à la Renom-
mée les doléances des conquérants du Mexique,
dont les intérêts et la gloire ont soulfert de l'in-
justice des gouvernants et de l'ingratitude de
Cortès 840
CCXI. — La question des repartimicnlos en
Espagne (1550). Discussions, au Conseil royal
des Indes, sur le parlago des Indiens entre les
conquistadores. Bernai Diaz y assiste comme re-
présentant de ses compagnons d'armes 846
952
TABLE.
CCXH. — L'auteur défend son œuvre contre
les objections réelles ou feintes qu'on lui pour-
rait faire. Il attaque la personnalité absorbante de
Cortès et revendique pour ses compagnons une
part de gloire dans les événements de la Nou-
velle-Espagne. Qui les louerait, s'il n'était là
pour faire leur éloge? Ënumération des cent dix-
neuf batailles auxquelles il a assisté 850
CCXIII. — Chapitre parasite , évidemment
ajouté après coup, et dans lequel l'auteur ra-
conte les événements les plus disparates : mé-
téorologie de fantaisie, pluie de crapauds, érup-
tion volcanique, inondation de Guatemala en
1541 ; mort de la veuve de Pedro de Alvarado.
Ruine et reconstruction de la capitale de Gua-
temala ; pèlerinages, etc 857
Table des matières (sommaires de l'auteur) page 863
réflexions finales uu traducteur — 881
Notes du traducteur — 885
Liste de conquistadores de la Nouvelle-Espagne — 885
Considérations médicales sur la campagne de Fernand Cortès — 892
Les syphilitiques de la campagne de Fernand Cortès — 903
Les sacrifices humains et l'anthropophagie chez les Aztèques — 917
Un chapitre du Père Bernardino de Sahagun — 936
FIN DE LA TABLE.
ERRATA
Quelques fautes typographiques — en fort petit nombre, heureusement
— pourraient être relevées dans ce gros volume. Je crois inutile de le
faire-, c'est un travail que le lecteur effectuera sans peine. Mais deux erreurs
graves doivent être soigneusement signalées.
lieu de : Diego, lisez : Diego Velasquez.
— dans nos quartiers.
Page 33
— 96
au
Diego,
dans ce camp,
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
Réseau rjc: bibliothèques
UmvtnHé d Ottawa
Erhéar r p
; 2
ut 2006
il r
Librar\ Network
Lniversit\ of Ottawa
Date Due
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F 1E3D .DSMM3 1577
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