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Full text of "Homère et Socrate"

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SOC^^TE 



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COLLECTION MICHEL LCVV 



HOMERE 



ET 



SOCRATE 



OUVRAGES 



DB 



A. D£ LAMARTINE 



PARU8 Din LA COLLBCTIOI UCaBL U¥T 



Antan 

Ghristophe Golomb 

Cic^ron 

Les confidences. 

Genevieve, Histoire d*une servante • 

GrazieUa «•••••«•• 

Guillaume Tell, Bernard Palissy • . 

Hdolse et Ab^lard 

Hom^re et Socrate , 

Jeanne d^Arc 

Nouvelles confidences. . . • « . . . 

R^gina 

Rustem 

Toussaint-Louverture 



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Conlommiert. * Typographie A« MOUSSIH. 



HOMilRE 



ET 



SOCRATE 



PAR 



A. DE LAMARTINi: 




PARIS 

MIGBEL LiVT FRJIftES, LIBRAIRES iDITEURS 

iVB TITIIXIIB, S BIS, BT BOULBVABD DBS ITAI.IBR8, 19 
A LA LIBRAnilX HOUTXIiLI 

4863 

Tons droits rcsenr^s 



^ihAma^ 



UNIVERSITY 

-f JUL 1961 

OF OXFORD 



R 



HOMfiRE 



C'est une des facultes les plus naturelles 

et les plus universelles de rhomme, que 

de reproduire en lui par rimagination et 

la pensee, et en dehors de lui par I'art et 

par la parole, Tunivers materiel et TuniT. 

i 



^aM 



2 HOMfiRE 

vers moral au sein duquel il a ete place 
par la Providence. L'homme est le miroir 
pensant de la nature. Tout s'y retrace, 
tout s'y anime , tout y renait par la poe- 
sie. C'est une seconde creation que Dieu 
a permis a rhomme de feindre en refle- 
tant Tautre dans sa pensee et dans sa pa- 
role, un verbe inferieur, mais un verba ve- 
ritable qui cree, bien qu'il ne cree qu'a- 
vec les elements, avec les images et avec 
les souvenirs, des choses que la nature a 
creeesavantlui; jeu d' enfant, mais jeudi- 
vin de notre ame avec les impressions 
qu'elle regoit de la nature ; jeu par lequel 
nous reconstruisons sans cesse cette figure 
passagere du monde exterieur et du monde 



hom£:r£ 3 

interieur, qui se peint, qui s'efface et qui se 
renouvelle sans cesse devant nous. Voila 
pourquoi le mot poesie veut dire creation. 

La memoire est le premier element de 
cette creation, parce qu'elle retrace les cho- 
ses passees et disparues a notre ame. Aussi 
les Muses, ces symboles de I'inspiration , 
furent-elles nommees les filles de memoire 
par Tantiquite. 

L'imagination est le second, parce qu'elle 
colore ces choses dansle souvenir et qu'elle 
les vivifie. 

Le sentiment est le troisieme, parce qu'a 
la Yue ou au souvenir de ces choses surve- 
nues et repeintes dans notre ame, cette sen- 
sibilite fait ressentir a I'homme des impres- 



k HOMflRE 

sions physiques ou morales presque aussi 
intenses et aussi penetrantes que le seraient 
les impressions de ces choses memes, si 
elles etaient reelles et presentes dgvant nos 
yeux. 

Le jugement est le quatrieme, parce qu*il 
nous enseigne dans quel ordre, dans quelle 
proportion, dans quels rapports, dans quelle 
juste harmonie nous devons combiner et 
coordonner entre eux ces souvenirs, ces 
fant6mes, ces drames, ces sentiments ima- 
ginaires ou historiques, pour les rendre le 
plus conformes possible a la realite, ^la na- 
ture, a la vraisemblance, afln qu'ils produi- 
sent sur nous-memes etsurles autresune im- 
pression aussi entiere que si Tart etait v6rite. 



H0M£A£ 5 

Le cinquieme element necessaire de cette 
creation ou de celte poesie, c'est le don 
d'exprimer par la parole ce que nous voyons 
et ce que nous sentons en nous-memes, de 
produire en dehors ce qui nous remue en 
dedans, de peindre avec les mots, de donncr 
pour ainsi dire aux paroles de la couleur, 
de leur donnerl'impression, lemouvement, 
la palpitation, la vie, la jouissance ou la 
douleur qu'eprouvent les fibres de notre pro- 
pre coeur a la vue des objets que nous ima- 
ginons. II faut pour cela deux choses : la 
premiere, que les langues soient deja tres- 
riches, tres-fortes et tres-nuancees d'expres- 
sions, sans quoi le poete manquerait de 
couleurs sur sa palette ; la seconde, que le 



6 HOMfeRE 

poete lui-memc soitun instrument humain 
de sensations , tres-impressionnable , tres- 
sensitif et tres-complet , qu'il ne manque 
aucune fibre humaine a son imagination ou 
a son ccBur, qu'il soit une veritable lyre vi- 
vante a toutes cordes, une gamme humaine 
aussi etendue que la nature, afln que toute 
chose, grave ou legere, douce ou triste, 
douloureuse ou delicieuse, y trouve son re- 
tentissement ou son cri. II faut plus encore, 
il faut que les notes de cette gamme hu- 
maine soient tres-sonores et tres-vibrantes 
en lui, pour communiquer leur vibration 
aux autres ; il faut que cette vibration inte- 
rieure enfante sur ses levres des expressions 
fortes, pittoresques, frappantes, qui se gra- 



hom£re 7 

vent dans Tesprit par I'energie meme do 
leur accent. C'est la force seule de Timpres- 
sion qui cree en nous le mot, car le mot 
n'est que le contre-coup de la pensec. Si la 
pensee frappe fort, le mot est fort ; si ello 
frappe doucement il est doux ; si elle frappe 
faiblement, il est faible. Tel coup, tel mot : 
voila la nature ! 

Enfln, le sixi^me element necessaire k 
cette creation interieure et exterieure qu'on 
appelle poesie, c'est le sentiment musical 
dans Toreille des grands poetes, parce que 
la poesie chante au lieu de parler, el que 
tout chant a besoin d'une musique qui le 
note et le rende plus retentissant et plus 
voluptueux i nos sens et k notre ftme. El si 



t HOMtrilK 

vous me demandez : Pourquoi le chant est- 
il une condilion de la languepo6tique? je 
Tous repondrai : Parce que la parole chantee 
est plus belle que la parole simplement par- 
lee. Mais si vous allez plus loin, et si vous 
me demandez : Pourquoi la parole chantee 
est-elle plus belle que la parole parlee? je 
vous repondrai que je n*en sais rien, et 
qu'il faut le demander a Celui qui a fait les 
sens et I'oreille de Thomme plus voluptueu- 
sement impressionnes par la cadence, par 
la symetrie, par la mesure et par la melodie 
des sons et desmots, que par les sons et les 
mots inharmoniques jetes au hasard; j3 
vous r6pondrai que le rhythme et Tharmo- 
nie sont deux lois mysterieuses de la na-^ 



HOM£:n£ 9 

ture, qui constituent la souveraine beaute 
ou Tordre dans la parole. Les spheres elles- 
memes se meuvent aux mesures d'un 
rhythme divin, les astres chantent ; et Dieu 
n'estpas seulement le grand architecte, Ic 
grand mathematicien, le grand poete des 
mondes, il en est aussi le grand musicien. 
La creation est un chant dont il a mesure 
la cadence et dontil ecoute la melodic. 



Mais le grand poete, d'apres ce que je 
viens de dire, ne doit pas etre done seule- 
ment d'une memoire vaste, d'une imagina- 
tion riche, d'une sensibilite vive, d'unjuge- 
ment sur, d'une expression forte, d'un sens 
musical aussi harmonieux que cadence ; il 



10 IIOMfeUE 

faut qu'il soit un supreme philosophe, car 
la sagesse est Tame et la base de ses chants ; 
il faut qu'il soit legislateur, car il doitcom- 
prendre les lois qui regissent les rapports 
des liommes entre eux, lois qui sont aux 
societes huraaines et aux nations ce que le 
ciment est aux edifices ; il doit etre guerrier, 
car il chante souvent les batailles rangees, 
les prises de villes, les invasions ou les de- 
fenses de territoire paries armees; il doit 
avoir le cceur d'un heros, car il celebre les 
grands exploits et les grands devouements 
^ de rheroisme ; il doit etre historien, car ses 
chants sont des recits ; il doit etre Eloquent, 
car il fait discuter et haranguer ses person- 
nages ; il doit etre voyageur, car il decrit la 



HOM^RE 11 

terre, la mer, les montagnes, les produc- 
tions, les monuments, les moeurs des ditI6- 
rents peuples; il doit connaitre la nature 
animee ct inanimee, la geographic, Tastro- 
nomie, la navigation, ragriculture, les arts, 
les metiers meme les plus vulgaires de son 
temps, car il parcourt dans ses chants le 
ciel, la terre, TOcean, et il prend ses com- 
paraisons, ses tableaux, ses images dans la 
marche des astres, dans la manoeuvre des 
vaisseaux, dans les formes et dans les habi- 
tudes des animaux les plus doux ou les plus 
feroces, matelot avec les matelots, pasteur 
avec les pasteurs, laboureur avec les labou- 
reurs, forgeron avec les forgerons, lisserand 
avec ceux qui fllent les toisons des trou- 






12 HOMilUE 

peaux ou qui tissent les toiles, mendiant 
meme avec les mendiants aux portes des 
chaumieres ou des palais. II doit avoir Tame 
naive comme celle des enfants, tendrc, 
compatissante et pleine de pitie comme celle 
des femmes, ferme et impassible comme 
eelle des juges et des vieillards, car il recite 
les jeux, les innocences, les candeurs de 
Venfance, les amours des jeunes hommes 
et des belles vierges, les allachements et les 
dechirements du coeur, les attendrissements 
de la compassion sur les miseres du sort ; il 
ecrit avec des larmes, son chef-d'oeuvre est 
d'en faire couler. II doit inspirer aux hom- 
ines la pitie, cette plus belle des sympathies 
humaines, parcc qu'elle est la plus desinte- 



HOMilUE 13 

ressee. Eafin, il doit tre un homme pieux 
et rempli de la presence et du culte de la 
Providence, car il parle du ciel autant que 
de la terre. Sa mission est de faire aspircr 
les hommes au monde invisible et supe- 
rieur, de faire proferer le nom supreme i 

toute chose, meme muette, et de remplir 
tontes les emotions qu'il suscite dans Tesprit 
on dans le cceur de je ne sais quel pressen- 
timent immortel et infini, qui est I'atmo- 
«phere et comme Telement invisible de la 

Divinite- 

« 

Tel devrait etre le poete parfait : homme 
multiple, resume vivant de tons les dons, 
de toutes les intelligences, de tons les ins- 
tincts, de toutes les sagesses> de toutes les 



lA H0M£RE 

tendresses, de toutes les verlus, de tous les 
heroi'smes de Tame; creature aussi com- 
plete que Targile humaine peut comporter 
de perfection. 

Aussi, qu'une fois cet homme apparaisse- 
sur la terre, deplace, par sa superiority 
meme, parmi le commun des homines^ 
rincredulit6 et Ten vie s'attachent a ses pas 
comme I'ombre au corps. La fortune, ja- 
louse de la nature, le fuit; le vulgaire^ 
incapable de le comprendre, le meprise- 
comme un h6te importun de la vie com- 
mune ; les femmes, les enfants et les jeune^ 
gens Tecoutent chanter en secret et en se 
cachant des vieillards, parce que ces chants 
r6pondent aux fibres encore neuves et sen- 



IIOMEUE 15 

sibles de leurs coeurs. Les hommes murs 
hochenl la tete, ils n'aiment pas qu'on en- 
leve ainsi leurs lils et leurs femmes aux 
froides realites de la vie ; ils appelent reves 
les idees et les sentiments que cos genies 
inspires font monter k la tete et au coeur 
de leurs generations; les vieillards crai- 
gnent pour leurs lois et leurs moBurs, les 
grands et les puissants pour leur domina- 
tion, les courtisans pour leurs faveurs, les 
rivaux pour leur portion de gloire. Les de- 
dains affectes ou reels etouffent la renora- 
mee de ces hommes divins, la misere et 
rindigence les promenent de ville en ville, 
I'exil les ecarte, la persecution les montre du 
doigt ; un enfant ou un chien les conduit, 



HOMfeUE 

inUrmes , aveugles' ou mendiant de porte 
en porte, ou bien un cachot les enferme ; 
et on appelle leur genie demence, afin de se 
dispenser meme de pitie I 

Et ce n'est pas seulenient le vulgaire qui 
traite ainsi ces hommes de memoire; non, 
ce sont des philosophes tels que Platon, 
qui font des lois ou des voeux de proscrip- 
tion contre les poetes I Platon avait raison 
dans son anatheme contre la poesie ; car 
si I'aveugle de Chio etait entre a Athenes, 

le peuple aurait peut-etre detrone le philo- 
sophe. II y a plus de politique pratique 

dans un chant d'Homere que dans les uto- 

pies de Platon ! 



II 



Homere est cet ideal, cet homme surhu- 
main, m6connu et persecute de son temps, 
iflimortel apres sa disparition de la terre. 
Voici rhistoire de sa vie : 

Quelques savants ont pretendu et pr6ten- 
dent encore qu'il n'a pas exists, et que ses 
poemes sont des rapsodies ou des fragments 
de poesie recousus ensemble par des rap- 



18 HOMfellE 

sodes^ chanteurs ambulants qui parcouraient 
le Grece et TAsie en improvisant des chant s^ 
populaires. Gette opinion est Tatheisme da 
genie, elle se refute par sapropre absurdite. 
Cent Homeres ne seraient-ils done pas plusv 
merveilleux qu'un seul? L'unite et la per- 
fection egale des oeuvres n'atlestent-elles 
pas Tunite de pensee et la perfection de 
main de I'ouvrier? Si la Minerve de Phidias^ 
avait ete brisee en morceaux par les Bar- 
bares, et qu'on m'en rapportat un a un le.s 
membres mutiles et exhumes, s'adaptant 
I^rfaitement les uns aux autres et portant 
to us Tempreinte du meme ciseau depuis 
I'orteil jusqu'a la boucle de cheveux, dirais- 
je, en contemplant tous ces fragments d'in- 



H0M£:R£ 19' 

comparable beaute : Cette statue n'est pas 
d'un seul Phidias, elle est Tceuvre de mille 
ouvriers inconnus qui se sont rencontres 
par hasard a faire successivement ce chef- 
d'oeuvre de des^in et d'execution? Non, je 
reconnaitrais, a Tevidence de Tunite de con- 
ception, Tunite d'artiste, et je m'ecrierais : 
C'est Phidias I comme le monde entier s'e- 
crie : G'est Homere I Passons done sur ces 
increduliles , vestiges de Tautique cnvie 
qui a poursuivi ce grand homme j usque 
dans la posterite, et disbns comment il a 
vecu. 
Homere est ne 907 ans (1) avant la nais- 



(1) Sdon la chronologie des marbres de Paros. 



20 HOM&RE 

sance du Christ. II etait de race grecque, 
soit qu'il eut vu le jour a Ohio, ile de I'ar- 
chipel grec qui touche a TAsie-Mineure, 
soit qu'il eut regu la vie a Smyrne, ville 
asiatique, mais colonisee par des Grecs. 

Les Grecs sortaient alors de la peri ode 
primitive de leur formation, periode pasto- 
rale, guerriere, agricole, navale, pour en- 
trer dans la periode intellectuelle et mo- 
rale : serablables en cela aux neiges de 
leur Thessalie et de leur mont Olympe, 
qui roulent leurs eaux troubles et impe- 
tueuses avant de s'appaiser et de se clari- 
fierdans leurs vallees. Ce peuple, destine 
a occuper sur un aussi petit espace une si 
grande place dans le monde de Thistoire, 



H0M£:R£ 2f 

a « 

de la pensee et des arts, etait une agr6ga- 
tion de cinq ou six races, les unes euro- 

peennes, les autres africaines, les autres 
asiatiques, que la contiguite de TEurope, 
de TAsie et de TAfrique avait melees en- 
semble dans ce carrefour du monde ancien, 
frontiere indecise de trois continents. Leur 
noyau natal 6tait dans les rochers de I'fipire 
et de la Mac6doine ; mais la rudesse du 
montagnard, Tesprit d'aventure du marin, 
la douceur de TAsiatique, la religion de 
I'Egyptien, la pensee de Tlndien, la mo- 
bilite du Perse, etaient si bien fondus dans 
leur physionomie physique et dans leur 
genie multiple, que ce peuple etait par sa 
beaute, son heroisme, sa grSce, son carac- 



112 HOMfiRE 

tere a la fois entreprenant et flexible comme 
un resume de tousles peuples. Les forets de 
TEurope lui avaient donne leurs moeurs he- 
roiques et sauvages, TEgypte ses pretres et 
ses divinites, les Pheniciens leur alphabet, 
les Perses et les Lydiens leurs arts et leur 
poesie, les Gretois leur Olyrape et leurs 
lois, les Thraces leurs armes, les Hellenes 
leur navigation et leur federation en tribus 
independantes, les Hindous leurs mysteres 
et leurs allegories religieuses ; en sorte que 
leur del etait une colonie de dieux comme 
leurs continents et leurs lies etaient une 
colonie d'hommes de toutes sources. Leurs 
aptitudes 6taient aussi diverses que leurs 
origines. 



H0M£RE 23 

La mer de Tarchipel grec, c'est le lac 

Leman de TOrient. Ayant pour contours ccs 

golfes, ces anses, ces detroits qui s'insi- 

niient entre les caps de ces tferres dentelees, 

«lle baigne les c6tes les plus Apres et les 

plus gracieuses tour a tour, et semble avoir 

ete creusee pour amolir le choc entre les 

deux continents oil Bysance s'asseoit inde- 

oise sur les deux rivages. Les voiles aussi 

multiplies que les oiseaux de la mer navi- 

guent sans cesse d'une lie a Tautre, et de 

I'Afrique a TAsie, et de TAsie a TEurope, 

-comme des essaims d'une meme famille qui 

Tont s'entrevisiter au printemps sur leurs 

divers rochers. 

Le climat de cette contree montagneuse 



24 H0M£RE 

et maritime est aussi varie que ses sites et 
aussi tempere que sa latitude. Depuis les 
neiges eternelles de la Thessalie jusqu'a 
Tete perpetuel des vallees de la Lydie et 
jusqu'a la fraiche ventilation des iles, toutes 
les rigueurs, toutes les chaleurs et toutes 
les tiedeurs de temperature s'y touchent, 
s'y contrastentou s'y confondent sur les 
montagnes, dans les plaines et sur les flats. 
Le ciel y est limpide comme en Bgypte, la 
terre f6conde comme en Syrie, la mer fan- 
tot caressante et tantot orageuse comme 
aux tropiques. Les sites et les scenes de la 
nature y sont, a pen de distance et dans nn 
cjadre qui les rapproche, grands, bornes, 
sublimes, gracieux, alpestres, maritimes^ 



HOMfiRE 2& 

recueillis ou sans bornes comme Timagi- 

nation des hommes. Tout s'y peint en traits 

imposants, pittoresques, 6blouissants dans 

les yeux. Tant6t hymne, tantot poeme, tan- 

tot elegie, tantot cantique, tantdt strophe 

voluptueuse, cette terre est la terre qui 

peint, qui parle et qui chante le mieux a 

tons les sens. Les ecueils murmurants du 

Peloponese, les caps foudroyes d'eclairst 

du Taurus, les golfes sinueux de TEubee,. 

les larges canaux du Bosphore, les anse& 

melancoliques de TAsie-Mineure, les lies- 

vertes ou bleuitres egrenees sur les flots^ 

comme les bouees flottantes d'une ancre 

qui rattacherait les deux rivages; Tile de 

Crete avec ses cent villes ; Rhodes, qui a 

2 



26 HOMfeRE 

pris son nom de la rose ou le lui a donne ; 
Scyros, reine des Gyclades ; Naxos ; Hydra, 
sentinelle avancee de la Grece continen- 
tale ; Tile de Chypre, assez vaste pour deux 
royaumes ; Ghalcis, qu'un pont sur TEuripe 
reunit a TEurope ; Tenedos, qui ouvre ou 
qui ferme les Dardanelles ; Lemnos, Mity- 
lene ou Lesbos, qui semble imiter sur une 
petite echelle les monts, les vallees, les 
gorges et les golfes du continent de TAsie 
qu'elle regarde en face; Ghio, qui pr6- 
sente, comme une double terrasse de fleurs 
sur ses deux flancs opposes, ses oliviers 

a I'Europe et ses orangers a FAsie ; Samos, 
qui creuse ses ports et qui 61eve ses cimes 

aussi haul que le mont Mycale avec lequel 



UOM^RE 27 

elle entrelace ses pieds; d'innombrables 
groupes d'autres iles encore, dont chacune 
avait son peuple, ses moeurs, ses arts, ses 
temples, ses dieux, ses fables, son histoire, 
sa renommee dans la famille grecque, mais 
dont toutes parlaient deja la merne langue 
et chantaient dans les memes vers : telle 
etait la Grece an temps de cette incarnation 
de la poesie dans la personne d'Homere. 
Elle attendait un historien, un chantre na- 
tional, le poete de ses dieux, de ses heros, 
de ses exploits, pour constituer son unite 
d'imagination et de c61ebrite dans le pre- 
sent et dans ravenir. 

Dans son hymne a YApoIlon de Ddos^ dieu 
de I'inspiration grecque, Homere lui-memc 



1^8 HOMfiRE 

decrit en quelques vers geographiques ces 
groupes d'iles et de continents, qui conte- 
naienl toute la poesie de la nature : 

« Vous aimez,' dit-il an dieu, les som- 
mets des hautes montagnes, les lieux ethe- 
res d'ou le regard plonge et plane au loin, 
les fleuves qui courent a la mer, les pro- 
montoires inclines vers les flots et les lar- 
ges ports I... Oui, depuis que votre mere 
Latone, s'appuyant sur le mont Gynthus, 
vous enfanta au murmure des vagues 
hleuatres que Thaleine sonore des vents 
poussait vers les deux rivages, vous regnez 
sur ces lieux et sur leurs habitants, 

» Sur ceux de Crete et d'Athenes, 



IlOMfeKE 29 

» Sur ceux qui peuplent Tile d'Egine, et 
TEubee, celebre par ses vaisseaux ; fig6e, 
Iresie et la maritime Peparethe ; TAthos, 
Samos de Thrace, les sommets du Pelion ; 
les montagnes boisees de Tlda ; Imbros, aux 
edifices repandus sur sa.cote ; I'inaccessible 
Lemnos; Ohio, la plus belle des iles de 
TArchipel ; le Mimas escarpe et les pics du 
Coryce ; Claros, qui eblouit les matelots, et 
Esagee, dont le regard cherche la cime 
dans le ciel ; Samos, ruisselante de sources, 
et le mont Mycale, aux gradins de collines; 
Milet et Cos, le sejour des Meropes; Guide, 
oil regnent les orages; Naxos et Faros, oil 
la mer blanchit sur les ecueilsl CetteDelos, 
continue-t-il, oil Latone, saisie des dou- 

2. 



m^ 



30 IIOMflRE 

leurs de Tenfantement, entoure le palmier 
de ses bras et presse de ses genoux Therbe 
tnoUe! laterre qui la portait en sourit... 
Aussilot Delos se couvre d*or, conime la 
tete d'une montagne couronnee de forets^ 
C'esl dans cette ile que se rassemblent Ics 
loniens (peuple de Smyrne) aux robes flot- 
tantes, avec leurs enfants et leurs chasles 
epouses. En les voyant reunis en face du 
temple, on les prendrait pour des ini- 
mortels exempts de vieillesse. L'ame s'e- 
panouit en contemplant la beaute des hom- 
mes, la stature majestueuse des femmes, 
leurs rapldes valsseaux, leurs merveilleuses 
richesses... » 
Puis le poete se repliant sur lui-meme, i 



HOMfeRE 31 

la fin de cette enumeration, et s*adressant 
aux fiUes de Delos : 

« Si jamais, leur dit-il dans la derniere 
strophe, si jamais parmi les mortels qucl- 
que voyageur malheureux aborde ici et 
qu'il vous dise : 

» — Jeunes fiUes, quel est le plus inspire 
des chantres qui visitent voire lie, et le- 
quel aimez-vous le mieux ecouter ? 

j> Repondez alors toutes, en vous souvc- 

nant de moi : 

» — C'est rhomme aveugle qui habitc 
la montagneuse Chio ; ses chants I'empor- 

teront eternellement dans Tavenir sur tous 
les autres chants I » 



Z2 HOMfeRE 

Voila en quelques vers d^Homere lui- 
mSme, le site, le temps, les peuples, les 
moeurs de la Grece a son avenement. 

Nous empruntons naivement le recit de sa 
vie aux traditions antiques et locales qui se 
sont transmises de bouche en bouche 
parmi les hommes les plus interesses a se 
souvenir de lui, puisqu il etait leur gloire. 

« 

Les traditions, toutes merveilleuses qu'elles 
paraissent, sont I'erudition des peuples; 
nous y croyons plus qu'aux savants qui 
viennent apres des siecles les contester ou 
les dementir. En I'absence de livres ecrits, 
la memoire des nations est le livre inedit 
de leur race. Ce que le pere a raconte au 
Ills et que le fils a redit a ses enfants d'age 



HOMfeRE 33 

en age n'est jamais sans fondement dans la 
realite. En remontant de generations en 
generations k I'origine de ces traditions de 
famille ou de race qui se grossissent de 
quelques fables dans leur cours, on res- 
semble a un homme qui remonte le cours 
d'un fleuve inconnu, on fmit par arriver k 
une source petite sans doute, mais a la 
source d'une verite. 

Disons done ce qu'ont dil les Grecs com- 
temporains et la posterite d'Homere sur le 
genie le plus antique et le plus national de 
leur race. 



Ill 



II y avait dans la ville de Magnesie, co- 
lonie grecque de TAsie-Mineure, separee de 
Smyrne par une chaine de montagnes, un 
homme originaire de Thessalie, nomme 
Melanopus. II etait pauvre, comme le sont 
en gen6ral ces hommes errants qui s'exilent 
de leur pays, ou ne les retiennent ni maison, 
ni champs paternels. II se transporta de 



36 HOM&RE 

Magnesie dans une autre ville neuve et peu 
eloignee, qui s'appelait Cym6. Melanopus 
s'y maria avec une jeune Grecque aussi 
pauvre que lui, fiUe d'un de ses compatrio- 
tes, nomme Omyrethes. II en eut une fiUe 
unique, a laquelle il donna le nom de Cri- 
theis. II perdit bientot sa femme; et se sen- 
tant lui-meme mourir, il legua sa fiUe , 
encore [enfant, a un de ses amis qui 
etait d'Argos et qui portait le nom de 
C16anax. 

La beaute de Critheis porta malheur a 
Torpheline et porta bonheur a la Grece et 
au monde. II semble que le plus merveil- 
leux des hommes fut predestine a ne pas 
connaitre son pere, comme si la Providence 



H0M£RE 37 

avait voulu jeter un mystere sur sa nais- 

sance, afin d'accroitre le prestige autour de 

son berceau. Gritheis inspira Tamour k un 

inconnu, se laissa surprendre ou s6duire. 

Sa faute ayant eclate aux yeux de la famille 

de Gleanax, cette famille craignit d'etre des- 

honoree par la presence d'un enfant illegi- 

time a son foyer. On cacha la faiblesse de 

Gritheis, on Tenvoya dans une autre colo- 

nie grecque qui se peuplait en ce temps -la 

au fond du golfe d'Hermus et qui s'appelait 

Smyrne. Gritheis, portant dans ses flancs 

celui qui couvrait son front de honte et 

qui devait un jour couvrir son nomde cel6- 

brite, reQutasile a Smyrne chez un parent de 

Gleanax, ne en Beotie et transplante dans 

3 



3S BOllkM 

la nouvelle colonie grecque, il se nommaif 
Ismenias. On ignore si cet hamme connais- 
sait ou ignorait T^tat de Critheis, qui pas- 
sait sans doute pour veuve ou pour mariee 
k Cyme. 

Quoi qu'il en soil, Forpheline ayant un 
jour accompagn6 les femmes et les lilies 
de Smyrne au bord du petit fieuve Meles, 
oti Ton celebrait en plein champ une fete 
en rhonneur des dieux, fat surprise par les 
douleurs de renfantemcnl. Son enfant vint 
au monde au milieu d*iine procession a la 
gloire des divinit^s dont il devait repandre 
le culte au chant des hymnes, sous un pla- 
tane, sur Therbe, an bord du ruisseau. Les 
compagnes de Grith6i5 ramen^rent la jeune 



H0M£RE 39 

fille et rapporterent Tenfant nu, dans leurs 
bras, a Smyrne^ dans la maison d'Ismenias. 
G'est de ce jour que le ruisseau obscur qui 
serpente entre les cypres et les joncs autour 
du faubourg de Smyrne a pris un nom qui 
regale aux fleuves. La gloire d'un enfant 
remonte , pour I'eclairer , jusqu'au brin 
d'herbe ou il fut couche en tombant du sein 
de sa mere. Les traditions racontent et les 
anciens ont 6crit qu'Orphee, le premier des 
poetes grecs qui chanta en vers des hymnes 
aux immortels, fut dechire en lambeaux 
par les femmes du mont Rhodope, irritees 
de ce qu'il enseignait des dieux plus grands 
que les leurs ; que sa tete, separee de son 
corps, fut jet^e par elles dans THebre^ 



ho hom£:re 

fleuve dont Tembouchure est i plus de cent 
lieues de Smyrne ; que le fleuve roula cette 
tele encore harmonieuse jusqu'i la mer; 
que les vagues, k leur tour, la porterent 
jusqu'a Tembouchure du Meles; qu'elle 
echoua sur I'herbe pres de la prairie ou 
Critheis mil au monde son enfant, comme 
pour venir d'elle-meme transmettre son 
4me et son inspiration k Hom6re. Les ros- 
signols pres de sa tombe , ajoutent-ils, 
chantent plus melodieusement . qu'ail- 
leurs (1). 

Soit qu'Ismenias fut trop pauvre pour 
nourrir la mere et I'enfant, soit que la 

(1) M. de Marcellus, Episodes littiraires en Orient, 
tome II. 



j 



hom£re lii 

naissance de ce flls sans pere eut jete quel- 
que ombre sur la reputation de Crith6is, il 
la congedia de son foyer. EUe chercha pour 
elle et pour son enfant un asile et un pro- 
tecteur de porte en porte . 

II y a\ait en ce temps-1^, a Smyrne, un 
hommepeu riche aussi, mais bon et inspire 
par le coeur, tel que le sont souvent les 
hommes detaches des choses perissables 
par Tetude des choses eternelles. II se 
nommait Ph6mius, il tenait une ecole de 
chant. On appelait le chant, alors tout ce 
qui parle, tout ce qui exprime, tout ce qui 
peint a Timagination, au coeur, au sens, 
tout ce qui chante en nous, la gramm^ire, 
la lecture, r6criture, les lettres, Teloquence, 



42 HOMilRfi 

les vers, la musique ; car ce que les anciens 
entendaient par musique s'appliquait k 
Y&axe autant qu'aux oreilles. Les vers se 
chantaient et ne se recitaieut pa& Gette 
musique n'etait qiie Tart jde confornier le 
vers a Taccent et Taccent au vers. Voil^ 
pourquoi on appelait Tecole de Phemius 
une ecole de musique : musique de Y&me 
et de I'oreille, qui s'emparait de Thomme 
tout entier. 



Phemius avait, pour tout salaire des soins 
qu'il prenait de cette jeunesse, la retribu- 
tion, non en argent, mais en nature, que 
les parents lui donnaient pour*prix de Tedu- 
cation recue par leurs fils. Les montagnes 



HOMfiR£ hS 

qui encadrent le golfe d'Hermus, au fond 
duquel s'eleve Smyrne, ^talent alors, comme 
elles sont encore aujourd*hui, une contrte 
pastorale, riche en troupeaux ; les femmes 
filaient les laines pour faire des tapis, in- 
dustrie liereditaire de I'lonie. Chacun des 
enfants, en venant 4 Tecole de Phemius, lui 
apportait une toison enUere ou une poign6e 
de toison des brebis de son p6re. Phemius 
les faisait filer par ses servantes, les teignait 
et les echangeait ensuite, pretes pour le 
metier, centres 1^ choses necessaires k la 
vie de rhomme. Grith6is, qui avait entendu 
parler de la bonte de oe maitre d'ecole pour 
les enfants, parce qu'elle songeait d'avance 
sans doute k lui coafler le sien quand 11 



Uli HOMfeRE 

serait en 4ge, conduisit son flls par la main 

» 

au seuil de Phemius. II fut touche de la 
beaute et des larmes de la jeune flUe, de 
rage et de I'abandon de Tenfant ; il regut 
Critheis dans sa maison comme servante; 
il lui permit de garder et de nourrir avec 
elle son flls; il employa la jeune Magne- 
sienne a filer les laines qu'il recevait pour 
prix de ses legons ; il trouva Critheis aussi 
modeste, aussi laborieuse et aussi habile 
qu'elle etait belle; il s'attacha a Tenfant 
dont I'intelligence precoce faisait presager 
je ne sais quelle gloire a la maison ou les 
dieux Tavaient conduit ; il proposa a Cri- 
theis de Tepouser et de donner ainsi un 
p6re a son" flls. L'hospitalite et Tamour de 



H0M£R£ lib' 

Phemius, Tinteret de Tenfant, toucherent k 
la fois le coeur de la jeune femme ; elle devint 
Fepouse du maitre d'ecole et la maitresse 
de la maison dont elle avait aborde le seuil 
en suppliante quelques annees aupara- 
vant. 



Phemius s'atlacha de plus en plus au petit 
Melesigene. Ce nom, qu'on donnait familie- 
rement a Homere, veut dire enfant de Melds, 
en memoire des bords du ruisseau oil il 
etait ne. Son pere adoptif I'aimait k cause 
de sa mere, et aussi k cause de lui. Institu- 
teur et pere k la fois pour cet enfant, il lui 
prodiguait tout son coeur et tons les secrets 
de son art. Homere, dont Y&me etait ou- 

3. 



46 H0M£AE 

verte aux legons de Phemius par sa ten- 
dresse, et que la nature avait doue d'une 
intelligence qui comprenait et d'une me- 
moire qui reproduisait toutes choses, re- 
compensait les soins du vieillard et rejouis- 
sait Torgueil de Critheis. On le regardait 
comme bientot capable, malgre sa tendre 
jeunesse, d'enseigner lui-meme dans Tecole 
et desucceder un jour a Phemius. Les dieux 
lui destinaient a son insu moins de bon- 
heur et une autre gloire : le. monde a ensei- 
gner, et la gloire immortelle a conquerir. 
L'enfant adorait son pere dans son maitre ; 
et', pour eterniser sa reconnaissance, il 
donna plus tard le nom de Phemius a un 
chantre divin dans ses poemes. 



IV 



Phemius mourut, laissant pour heritage 
a Tenfant son modique bien et son ecole. 
Critheis, privee do Tappui qu'elle avait 
trouve dans la tendresse de cet homme hos- 
pitaller qui lui avait ouvert jusqu'a son 
coBur, s'attrista jusqu*it la mort et suivit le 
vieillard au tombeau, Homere resta seul, a 
peine adolescent, dans cette maison oil 11 



US HOMfiRE 

avait tout regu et tout perdu. Sa sagesse 
supplea en lui les annees ; il continua a tenir 
I'ecole de Phemius et il en accrut bientot la 
renommee, ainsi que Phemius lui-meme 
Tavait pr6sage en mourant. Le chantre futur 
de Ylliade et YOdyssee enseignant la musi- 
que aux enfants, presque enfant lui-meme, 
parlant et chantant dans une langue inspi - 
ree par les dieux, parut aux habitants de 
Smyrne un oracle qui verifiait le prodige de 
sa naissance divine apres de leur fleuve 
Meles. Les hommes mtirs, les m6res de 
famille, les vieillards eux-memes allaient 
s'etonner et s'attendrir k ses legons. Les mar- 
chands de ble et de laines, les etrangers que 
le commerce ou la curiosite attirait de toutes 



H0M£RE /i9 

les iles de la Gr6ce ou de toutes les villes 
maritimes de rionie, sur leurs vaisseaux, 
dans la rade frequentee de Smyrne, enten- 
daient parler de ce phenomene. Apres leurs 
vaisseaux charges, ils ne voulaient pas re- 
partir sans avoir entendu une de ses legons ; 
ils reportaient la renomm6edujeune maitre 
d'ecole dans leur pays. 



Un de ces etrangers se nommait Mentes; 
il etait possesseur et pilote a la fols de son 
navire. II venait chercher du froment de 
Lydie, pour le transporter a Leucade, dans 
rile montagneuse de Lesbos. Plus amoureux 
des chants divins que les autres navigateurs 
de la rade, il ne cherchait pas seulement la 
fortune, xnais la sagesse et la science, sor 



52 H0M£RE 

les terres qu'il visitait. Frappe du genie et 
de la sup6riorite d'Homere sur tous les 
hommes qu'il avait entendus dans les ecoles 
ou dans les temples de la Grece et de Tlonie, 
il se lia d'amitie avec le jeune Melesigene; 
11 lui depeignait les terres, les iles, les mers, 
les cultes, les villes, les ports des rivages 
divers oil son commerce de grains le con- 
duisait ; il le convainquit que le livre vivant 
et inflni de la nature etait la veritable ecole 
de toute verite, de toute poesie, de toute 
sagesse; il enflamma Tesprit du jeune 
homme du desir de lire par ses propres 
yeux dans ce livre des dieux. Homere, a qui 
les images et les couleurs manquaient pour 
rendre sensibles les in^puisables concep- 



hom£:re 53 

tions de son esprit, renonga gen6reusement 
k la fortune et a la renommee domestique 
qui lui souriaient dans sa patrie, pour aller 
enrichir son imagination, nourrir son ftme, 
et recueillir des impressions et des images 
sur toute la terre. II ferma son 6cole, vendit 
la maison et les laines dePhemius; et, pre- 
nant pour maison le vaisseau de Mentes, il 
lui paya le prix de ce foyer errant pour 
plusieurs annees. 



YI 



Homere, en compagnie de son ami et de 
son pilote Mentes, navigua ainsi pendant 
un espace de temps inconnu. Voyageur, 
trafiquant, matelot, chantre tour a tour ou 
tout a la fois, il visita Tfigyple, source alors 
de toute lumiere et patrie originelle de tous 
les dieux. du paganisme, FEspagne, lltalie, 
les rivages de la mer Adriatique, ceux du 



56 hom£:re 

Peloponnese, les iles, les 6cueils, les conti- 
nents ; conversant avec tons les peuples, 
prenant legon de tons les sages, et recueil- 
lant, sur des notes perdues depuis, les des- 
criptions, les souvenirs, les histoires, les 
symboles dont il construisit plus tard ses 
poemes. II revenait pauvre de biens, riche 
d'impressions, pour se reposer enfin dans 
sa patrie et pour s'y reconstruire une exis- * 
tence mercenaire, quand une maladie des 
yeux, qu'il avait fatigues du soleil, de con- 
templations et d'etudes, Tarreta dans Tile 
dlthaque, ou Mentes avait aborde pour son 
trafic. Mentes, oblige de porter la cargaison 
de son navire k Lesbos, confia Homere ma- 
lade a un habitant d'ltaque, riche, compa- 



HOMftRE 57 

tissant et ami des poetes, nomme Mentor, 
fils d'Alcinoiis. Mentor prodigua au chantre 
divin tons les soulagements de la medecine 
et toutes les tendresses de rhospitalit6. 
Homere, qui payait de gloir6 les dettes de 
son coeur, immortalisa bientot Mentor et 
Alcinous, en faisant de Tun Toracle de toute 
sagesse, de Tautre le modele de la f elicits 
de rhomme champetre, recueilli, apres une 
vie agitee, dans la culture de ses jardins. 
II fit d'lthaque la scene de son poeme de 
VOdyssie, il y trouva les traditions de son 
heros Ulysse, il les grava dans ses souve- 
nirs, et il fit de cette petite ile une grande 
memoire. 
Le repos dans le domaine d' Alcinous, les 



58 hom£;re 

soins de Mentor, les baumes des medecins 
dlthaque, dont il donna le nom a ces 
hommes divins qui guerissent les blessures 
des mortels, lui rendirent la vie et la sante. 
Mentes, fldele a sa promesse, traversa la 
mer fegee pour venir le reprendre k Ithaque* 
Homere navigua encore plusieurs annees 
avec lui. Frappe une seconde fois de cecite 
dans le port de Colophon, il y fut laisse 
pour se guerir par Mentes, com me il avait 
et6 depose k Ithaque. Mais ni le sejour sur 
terre, ni Tart du medecin ne purent preva- 
loir contre la volonte des dieux : il devint 
aveugle, et le tableau de la nature qu'il avait 
tant contemple s'effaga completement de- 
vant ses yeux. Ce tableau n'en fut que plus 



H0M£RE 59 

colore, plus vif et plus en relief dans son 
imagination. Ce qu'il ne voyait plus au de- 
hors, il le revit en dedans ; la memoire lui 
rendit tout. Le regret meme de cette lumiere 
du jour, de cette face des mers et des terres, 
des hommes qu'il cessait de voir, donna 
quelque chose de plus p6netrant et de plus 
melancolique a ce souvenir du monde dis- 
paru. II retourna sa vision en lui-meme, et 
11 peignit mieux ce qu'il s'affligeait de ne 
plus regarder. 



VII 



La premiere image qui lui remonte au 
ccBur apres avoir perdu tout espoir de gue- 
rison, fut eelle de la patrie. L'oiseau bless6 
cherche k s'abattre sur le nid qui Ta vu nai- 
tre. II se fit rapporter k Smyme, dans la 
maison de Pli6mius et pres du tombeau de 
Gritheis, sa mere. II y rouwit une 6cole ; 
mais sa longue absence avait fait oublier 



62 hom£:re 

son nom et son art a ses concitoyens, d'au- 
tres avaientpris sa place dans larenommee. 
Sa cecite semblait un signe de la colere des 
dieux.On ne croyait pas qu'un homme prive 
du plus n6cessaire de ses sens put enseigner 
le plus sublime des arts. Sa voix retentit 
dans le vide, son ecole resta deserte, ses 
anciens amis ne le reconnurent pas. L'indi- 
gence le forga de chanter de porte en porte 
des vers populaires, pour arracher a Tindif- 
ference de ses compatriotes le pain neces- 
saire a sa subsistance et au salaire de Ten- 
fant qui servait de guide a ses pas. Toujours 
noble et majestueux d'expressions et d'atti- 
tude dans cette humiliante condition de 
mendiant aveugle, il ressemblait a un dieu 



H0M£RE 63 

de ses fables, se souvenant de sa superiorit6 
divine quand il demandait Taumdne aux 
mortels. Ulysse, sous les haillons d'un men- 
diant dans YOdyssee, est un souvenir de ce 
temps de sa vie immortalise par le poete. 

Mais, soit que ses concitoyens devinssent 
sourds k ses chants, soit que la honte qui 
chasse les hommes dechus des villes ou ils 
ont ete heureux, rendit le s6jour de Smyrne 
plus cruel que la faim au coeur d'Homere, 
il en sortit pour aller chercher de ville en 
ville des auditeurs plus compatissants. H 
traversa k pied la plaine de THermus 
pour aller d'abord k Cyme, patrie de sa 
m6re et de son ai'eul, oil 11 esperait sans 
doute retrouver quelques souvenirs d'eux 



eu hom£re 

dans des vieillards amis des parents de son 
nom. La lassitude Tarreta d'abord a Neoti- 
chos, petite ville naissante, colonie de Cyme, 
b4tie au pied du mont Sedene et au bord 
de THermus. Comme il est d'usage parmi 
les mendiants qui lient conversation avec 
les pauvres artisans plut6t qu'avec les ri- 
ches, parce que les uns travaillent en plein 
air tandis que les autres sont a I'abri dans 
leurs maisons ou dans leurs jardins, Ho- 
mere entra dans Tatelier d'un corroyeur qui 
tannait le cuir, et il improvisa ses premiers 
vers aux flls de Cyme : 

« vous qui habitez la ville repandue sur 
la coUine, au pied du mont Sedene cou- 
ronne de sombres forets, et qui buvez les 



hom£;re 65 

ondes fraiches ^e THermus au lit ecumant, 
plaiignez rhomme errant qui n'a point de 
demeure k lui, et pretez lui le seuil et le 
foyer de Thospitalite. » 

Le corroyeur, emu de compassion et sen- 
sible a I'accent de cette supplication chantee 
en vers k sa porte, fit entrer Homere, lui 
offrit un siege dans son atelier et un asile 
dans sa maison. La merveille de ce men- 
diant qui parlait la langue des dieux se re- 
pandit de bouche en bouche dans la villa ; 
la foule s'attroupa k la porte du corroyeur ; 
les principaux d'entre le peuple entrerent 
dans la boutique, et, s'asseyant autour de 
I'aveugle, ils se complurent k I'interroger et 
a lui faire reciter ses vers bien avant dans 



66 HOM&AE 

la nuit. U recita un poeme herol'gue sur la 
ville de Thebes, chere aux Grecs, et des 
hymnes aux dieux immortels, qui rempli- 
rent ses auditeurs de patriotisme et de piete. 
La patrie et le ciel sont les deux notes qui 
resonnentle plus universellement dans Ydme 
des hommes reunis. Us le prirent pour un 
mendlant divin qui cachait le dieu sous 
Thumanite. L'entretien se prolongea et se 
detourna ensuite, entre Homere et les sages 
de la ville, sur les plus belles poesies qu'Or- 
phee et ses disciples avaient repandues dans 
la memoire du peuple. U les jugea et les 
loua en homme capable de les egaler. II re- 
vela dans le sublime inspire le souverain 
artiste. Ses auditeurs le supplierent d'hono- 



H0M£R£ 67 

rer leur ville par un long sejour ; ils envie- 
rent au corroyeur la gloire d'avoir et6 le 
premier bote de cet inconnu ; ils lui envoye- 
rent des presents pour avoir leur part et 
leur gloire dans Thospitalite que le tanneur 
de cuir donnait au chantre des dieux. 



. J 



VIII 



II vecut de sa lyre un certain temps k 
Neotichos. On montrait encore, du temps 
d'Herodote, la place oil il s'asseyait pour 
reciter ses vers et le peuplier antique dont 
les premieres feuilles etaient tomb6es sur 
son front. 

Ayant epuise r6tonnement et radmiration 
des habitants, il craignit qu'une plus longue 



70 HOMilRE 

hospitalite ne leur fut importune, et il par- 
tit aussi pauvre qu'il etait arrive, ne leur 
ay ant emprunte que la vie. II dirigeases 
pas vers Cym6, et composa, en marchant, 
quelques vers k I'honneur des Cymeens, 
pour meriter d'eux un bon accueil. II passa 
par Larisse. A la demande des citoyens, il 
leur dicta une inscription en vers sur une 
colonne elev6e a la m6moire d'un roi qui 
leur 6tait cher : ces vers subsistent encore, 
Arriv6 aux portes de Cyme, il se nomma, il 
se fit reconnaitre pour un descendant des 
Cymeens. Introduit dans rassembl6e des 
vieillards, il les enchanta par ses poemes. 
Ghann6 lui-meme de rencontrer des hom- 
mes si amoureux de la lyre, il prit Tengage* 



HOM&RE 71 

ment de rester au milieu d'eux et de donner 
rimmortalite k leur patrie, si la ville voulait 
seulement lui assurer Tabri et la sabsis- 
tance. Les vieillards Tengagerent k se pre- 
senter devant le s6nat, pour faire ratifler ce 
contra t entre ses concitoyens et lui. Un 
cort6ge d'admirateurs I'y accompagna. De- 
bout devant les senateurs, il renouvela sa 
demande, puis se retira, apres avoir chant6, 
pour attendre la d6cision des grands. Tous 
inclinaient k nourrir Hom6re pour ce salaire 
de memoire et de gloire qu'il promettait k 
la ville. Mais un homme se leva, un de ces 
hommes chagrins qui se croient plus sages 
que la foule parce qu'ils n'ont ni ses enthou- 
siasmes ni son cceur. II representa que, si 



72 HOMfeRE 

la ville s'engageait ainsi k recueillir et a 
Bourrir tous les chantres aveugles errants 
dans rionie, elle ruinerait le tresor public. 
Le senat, ne voulant pas paraitre moins sage 
et moins 6conome des deniers du peuple 
que ce senateur, changea d'avis et refusa 
rhospitalit6 k Homere. Le chef du senat fut 
cliarg6 d'aller communiquer cette dure r6- 
ponse au poete : il s'assit sur une pierre k 
c6te de lui, et t4cha d'adoucir ce refus par 
les considerations de prudence et d'interet 
public qui avaient determine le vote du^ 
s6nat. Homere, contrist6 etindigne de la 
durete de ses concitoyens, 6clata en g6mis- 
sements et en reproches devant la foule 
attendrie qui Tentourait : 



hom£;re 73 

« A quel sort miserable, s'6criait-il en 
chantant et pleurant k la fois, les dieux 
m'ont-ils abandonn6 ? Berce sur les genoux 
d'une tendre mere, j'ai suce son lait dans 
cette ville, dont les plages sont baignees par 
les flots de la mer, et dont le Meles, d6sor- 
mais sacre, arrose les jardins. Poursuivi par 
rinfortune, et les yeux priv6s de la lumi^re 
du jour, je venais ici, patrie de ma mere, 
pour y conduire avec moi les Muses, fllles 
aimables de Jupiter, et pour assurer une 
etemelle renomm6e a Cyme I... et ses habi- 
tants refusent d'entendre leurs voix divines I 
Qu'ils soient desherit6s de tout souvenir, et 
qu'ils subissent les peines dues k ceux qui 
insultent au malheur et qui repoussent Tin- 

5 



7h HOM&RS 

digent \ Mais moi, leprit-U, je sauiai d'un 
cQQur ferme supporter, quel qu'il soit, le 
destlB que les dieux m'ont fait en m'infli^ 
geant la vie l Deja mes pieds inpatients 
m'eutrainent d'eux-memes loin de cetie 
ville ingrate ) » 

U partit, en demandant aux dieux que 
Cyme ne donn&t jamais naissance k un 
cbaatre capable de 16guerla renammee^ sa 
patrie. 




IX 



11 se traina jusqu'a Plioc6e, autre colonie 
grecque de I'lonie, qui devint le berceau de 
Marseille. Le golfe, entour6 de rochers et 
ombrage de platanes, ressemble k un port 
creuse par la seule nature pour attirer sur 
les bords un peuple de navigateurs. La 
poesie fleurissait a Phocee plus qu'ailleurs, 
parce que la mer inspire la reverie et le 



76 H0M£RE 

chant. II y avait une ecole de chant c61ebre 
dans la ville, tenue par un homme eloquent, 
mais jaloux et astucieux, qui connaissait le 
g6nie d'Homere par les recits des marchands 
de Smyrne, voisine de Phocee. II se nom- 
mait Thestoride. En apprenant Tarrivee du 
pauvre aveugle, Thestoride felgnit d'etre 
emu d'une g6nereuse piti6. U alia au-devant 
de lui et lui offrit dans son 6cole le toil et 
la table, k condition qu'Homere transcrirait 
pour lui les poemes qu'il avait chantes dans 
ses voyages et tons ceux que les Muses lui 
inspireraient a Favenir. Homere, contraint 
par la misere et la c6cite, consentit k ces 
dures exigences de Thestoride, et vendit son 
genie pour gagner sa vie. 



HOMfiRE 77 

Ce fut 1^ qu'il ecrivit le plus accompli de 
ses poemes, Ylliade^ ceuvre a la fois natio- 
nale et religieuse, oil les mceurs des Grecs, 
les exploits de leurs h6ros et les fables de 
leurs dieux sont chantes dans des vers 
qu'aucune langue n'egala jamais. 



Cependant Thestoride ayant enrichi sa 
m6moire d'un grand nombre de vers ache- 
tes de son h6te, et craignant que le larcin 
ne fut trop facilement decouvert s'il les 
r6citait comme siens a Phocee, alia 6tablir 
une ecole dans Tile de Chio. L^ il s'enrichit 
en chantant et en vendant les depouilles 
d'Hom6re, pendant que le veritable auteur 
languissait et mendiait lui-meme a Phocee. 



78 HOMtRE 

Mais c'etait peu de se voir derober sa gloire, 
il fut accus6 de derober lui-meme celle de 
Thestoride. Des matelots revenant de Ghio 
oik iis avaient entendu ce rapsode, et enten- 
dant Homere reciter sur le port de Phoc6e 
les memes vers, d^clarerent que ces chants 
etaient d'un poete de Ohio. A ce dernier 
coup du sort, Homere, patient jusque-la, 
s'indigna contre cette derision des dieux. il 
voulut aller oonfondre son calomniateur k 
Ghio. II supplia des matelots qui partaient 
pour oette lie de le recevoir sur leur barque, 
promettant de leur payer le prix de sa Ira- 
versee en poemes dont les Grecs des plus 
humbles professions etaient amoureux. Ces 
matelots compatissants le prirent ^ bord, 



HOMiRE 7» 

Gomme un gage de la protection des dieux. 
II chanta pour eux tout le jour. lis le d^po- 
s^rent, la nuit, sur un 6cueil de Tile oil Us 
ne descendirent pas eux-memes. II s*end0T- 
mit pres du rivage sous un pin, dont 
un fruit secou6 par le vent tomba sur 
sa tete. Ge pin lui rappela les bois de 
Cym6, sa patrie, et Tingratitude de la ville 
k Fombre de iaquelle 11 6tait all6 en vain 
chercher Tabri de sa vie. U exprima un 
amer souvenir dans des vers adress6s k 
Tarbre. Se levant enfin, il essaya de trouver 
k t&tons sa route vers la ville. Le belement 
d*un troupeau de ch6vres Tattire par le 
bruit, qui lui fait esp6rer le voisinage d'un 
berger. Des chiens de garde se jettent sur 



80 H0M£R£ 

ses haillons en aboyant. Le berger, nomme 
Glaucus, les rappelle et court vers le voya- 
geur pour le d61ivrer de la dent des chiens. 
fimu de pitie, il ne pent comprendre com- 
ment un homme prive de la vue a pu gravir 
seul cette cote escarp6e. II prend Homere 
par la main, le conduit dans sa cabane, 
allume du feu, prepare sa table frugale, et 
y fait asseoir avec lui le poete, les chiens 
aboyant k leurs pieds pour demander leur 
part du repas. 

Homere improvisa en vers des conseils 
aux bergers, pour discipliner ces vigilants 
gardiens des troupeaux. II se souvint plus 
tard de cette aventure, et il se retraga lui- 
m&me dans YOdyss^, sous la figure d'Ulysse 



H0M£RE 81 

gronde, puisreconnu par son chien. L'ima- 
gination ne se compose que des lambeaux 
de la memoire. 

Apres le repas, Homere entretint le berger 
des lieux, des choses, des hommes qu'il 
avait vus dans ses longs voyages ; et il lui 
chanta les plus belles parties de ses poemes 
qui retracent la vie pastorale ou la vie des 
matelots. Le berger, fascine par la science, 
la sagesse et la poesie de son bote, oubliait 
les heures de la nuit. lis s'endormirent en- 
fin sur les memes feuilles. 



5. 



X 



Avant Taurore, le berger, laissant Hom6re 
endormi dans sa cabane, alia h la ville voi- 
sine raconter k son maltre la rencontre qu'il 
avait faite de ce divin vieillard et Thospita- 
lite qtfil Ini avait donn^e: Le maltre lui re- 
prochason imprudence de s'etre 116 ainsi 
anx belles paroles d'un inconmi. li ordonna 
Dependant i Glaucus de lui amener son 



8/i hom£:re 

hdte k Bolisse, pour qu'il jugeftt lui-meme 

desmerveilles de cet etranger. Homeresuivit 

le berger, channa le maitre par son entre- 

tien et par ses vers. On lui confla Teduca- 
tion des enfants de la maison. Au bruit de 

son arrivee dans Tile de Ohio, Thestoride, 

tremblant d'etre dementi et confondu par la 

presence de celui dontil avaitvole lagloire, 

s'enfuit de Tile et alia cacher ailleurs sa 

honte et son nom. 

Apr6s avoir erev6 les enfants du maitre 

de Glaucus k Bolisse, Homere, de plus en 

plus celebre, alia fonder une 6cole publique 

dans la ville maritime de Ghio, capitale de 

rile. II retrouva sur cette terre 6trangere 

toute la faveurpopulaire qu'il n'avait pu re- 



H0M£RE 85 

trouver a Smyrne, sa patrie. La jeunesse de 
Tile se pressait en foule a ses lemons ; il de- 
vint assez riche des dons des peres et des 
meres pour se donner k lui-meme la dou- 
ceur d'une famille. Ilepousa unefille de Tile, 
qui prefera en lui la liimi^re divine du ge- 
nie k la lumiere des yeux. On pent juger de 
I'amour qu'il eut pour elle par les delicieu- 
ses peintures de la tendresse conjugale, 
dont il attendrit partout ses recits. II eut 
pour fruits de cet amour tardif deux flUes : 
Tune mourut dans sa fleur, I'autre se maria 
k Ohio et perpetua son sang dans cette ile 
devenue la patrie de sa vieillesse. 



Ge fut dans la douce aisance et dans le 



86 HOMlSRE 

loisir de sa vie d'epoux et de p^.re k Ghio 
qu'il composa VOdy^see, poeme de sa vieil- 
lesse, resume de ses voyages, de ses impres- 
sions, de ses infortunes et de son bonhenr, 
dans leqael ii fait revivre, agir et parier, 
sous des noms chers a sa memoire, led- 
m^me et tons les personnages qui revivaient 
par leuTS bienfaits dans son coBur: 

Phimius, t son cher maltre et son second 
p^re, qui Temporte sur tous les mortels 
dans Tart des chants, et qui pressant du 
doigt les fibres de la lyre, prelude A ses re- 
cits melodieux ; » 

Mentds^ son ami et son pilote de mer en 
mer, dont il dit : 

« Je me glorifie du nom de Kw^, flte du 



H0M£RE S7 

genereux Anchyale ; je commande oxix Ta- 
phiens consommes dans Tart de gouvemer 
les navires sur les flots ; » 

PenMope, sons le nom de laqnelle il c61e- 
bre « la beant6 et la fidelite d'une chaste 
6pouse que ni les seductions, ni Tor des 
jeunes pretendants, ni les bruits r6pandus 
de la mort d'Dlysse, ni les absences, ni les 
adversites, ni les haillons de son mari, ne 
peuvent detacher de son amour et de sa re- 
ligion du lit conjugal ; » 

Tychyns, Touvrier tanneur qui lui donna 

le premier Thospitalite k J»feotichos et dont 

* 

il eternise, en passant le nom sur le bou- 
clier d'Ajax : 
« Ajax porte nn bouclier d'airain, sem- 



88 H0M£R£ 

blable au flanc arrondi d'une tour; sept 
peaux de boBuf, les unes sur les autres, re- 
couvrent le bouclier. EUes sortent des 
mains de Tychius, le plus habile des enfants 
de Neotichos dans Tart de tanner, de cou- 
per et de coudre le cuir. » 

II n'oublia pas meme ses esclaves, et le 
fidele vieillard Eumie est sans doute le sou- 
venir poetise d'un de ces vieux serviteurs 
que Tattachement et les annees incorporent 
a la f amille et qui en suivent les prosperit6s 
et les decadences comme Tombre de I'arbre 

domestique croit et decroit sur le seuil avec 

% 

les printemps et les hivers. 

Le bruit de sa renommee se repandit tard, 
mais immense, avec ses vers, d'ile en ile, 



H0M£RE 89 

de port en port, dans Tlonie et dans toute 
la Grece. Chaque navire, en partant de Ohio, 
emportait un lambeau de ses poemes dans 
la memoire des matelots ou des guerriers ; 
chaque voile, en abordant Tile dont il avait 
fait son s6jour, lui amenait des admirateurs 
et des disciples. II vieillissait dans la gloire 
plus que dans les ann6es. Historien de la 
Grece autant que son poete, chaque ville, 
chaque colonic, chaque famille du conti- 
nent ou des lies le suppliait de donner la 
memoire k son nom, k ses exploits ou k ses 
fables. II 6tait, comme Minos, juge des vi- 
vants et des morts; il tenait les clefs de 
Tavenir, grand pretre de la post6rite, cette 
divinity qui passionne tons les grands coeursl 



90 HOM&RE 

Jamais la poesie sur la terre n*exerga uae 
telle souverainete avant les prophetes. Le 
g^nie s'6tait fait plus que roi, 11 s'etait &it 
dieu, le dieu de rimmortalitd humaine. 



XI 



Chaque terre de la Grece voulait garder 
la trace du pied de cet aveugle, que chaque 
terre avait repousse quelques annees aupa- 
ravant. Les citoyens et les envoy6s des vil- 
les venaient en deputation le chercher sur 
leur vaisseau et le supplier de visiter la Grece 
pleine de son nom. 

II ceda, au terme de ses ann6es, k ces ins- 



92 H0M£RE 

tances de sapatrie. II avait sans dojate perdu 
la compagne de sa vie, qui Taurait retenu, 
si elle eut vecu encore, dans le foyer de ses 
jours heureux, dont le vieillard ne doit pas 
s'6carter, de peur d'6garer son tombeau. II 
partit pour visiter une derniere fois toute 
la Grece, patrie de ses vers et de son nom. 
II navigua d'abord vers Tile montueuse de 
Samos. II y d6barqua le jour oil Ton y cele- 
brait une fete en Thonneur des dieux. Re- 
connu, au moment oil il descendait sur la 
plage, par un habitant de Tile qui I'avait 
entendu k Ohio, le bruit del'arriv^e du poete 
se repandit k I'instant dans la ville ; les Sa- 
miens accoururent et le prierent d'illustrer 
de sa presence leur ceremonie. II se rendit 



hom£:re 93 

au temple avec le cortege : et, etant arrive 
sur le seuil au moment ou Ton venait d'al- 
lumer le feu sacre : 

« SamiensI chanta-t-il en vers inspires 
par la lueur du feu domestique, les enfants 
sont la gloire des peres, les tours sont la 
force des villes, les coursiers sont la beaute 
des prairies ou ils bondissent, les vaisseaux 
sont la grace des mers, les richesses sont la 
prosperite des maisons ; les chefs et les vieil- 
lards, assis sur leurs trones dans la place 
publique, sont un des plus majestueux spec- 
tacles que les yeux des hommes puissent 
contempler. Mais iln'estrien surlaterre de 
plus auguste et de plus pieux que la demeure 
d'une famille eclairee par le feu du foyer. » 



^U HOMiiRE 

Les Samiens, ravis de Thonneur que cet 
h6te faisait a leur He, lui donnerent la place 
la plus elevee au festin et le reconduislrent 
en grande pompe k la maison oh son lit 
etait pr6par6. 

Le lendemain, en se promenant dans Tile 
dont il se faisait d6crire les sites et les 
villes pour reconnaitre avec Fesprit ce qu'il 
avait vu jadis avec les yeux, il passa pres 
d'un four allume ou des potiers de terrefa- 
Qonnaient des vases et cuisaient Fai^ile. II fnl 
encore reconnu et entoure par ces ouvriers. 
lis le pri^rent de s'arreter un moment au- 
pres de leur atelier et de leur chanter 
quelques vers propres k immortaliser 
leur art; ils lui offrirent, pour prix de sa 



HOMiiRE 95 

condescendance, les plus belles ceuvres de 
leurs mains. Homere sourit, s'assit sur une 
amphore renversee et lear chaata ces vers, 
eelebres depuis dans les ateliers des mou* 
leurs d'argile sous le titre de la Fournaise. 

« O vous, qui petrissez I'argile et qui 
m^offrez une coupe en salaire de mes vers ! 
ecoutez un de mes chants I 

« Je finvoque, 6 Minerve, deesse indu- 
striensel Daigne descendre au milieu de ces 
hommes et preter ta main liabile a leur 
travail 1 Que les vases qui vont sortir de 
cette foumaise, et surtout eeux qui sont 
destines aux autels des dieux, se colorent 
egalement sous la vapeur enjBammee des 
briquesl Qu'ils se dureissent par d<^6 a 



96 HOM&RK 

un feu sagement gradue, et qu'ils se ven- 
dent, recherches pour leur elegance et leur 
solidite, dans les rues et dans les marchfe 
de la Grece, afin que leur prix fassent Tai- 
sance de Touvrier et ne demente pas Teloge 
du poete I Mais si vous voulez me tromper, 
moi, aveugle, et ne pas me donner les cou- 
pes offertes, j'invoque contre votre four- 
neau les fl6aux des dieuxl... Que le feu de- 
vore votre poterie, que le four fasse enten- 
dre un bruit semblable aux grincements 
de dents d'un cheval furieux 1... Que le 
potier gemissant contemple en larmes sa 
mine... et que personne ne puisse se bais- 
ser pour regarder dans le four sans avoir 
le visage ronge par la reverberation de 



hom£:re 97 

la flamme qui consumera vos vases!... » 
II passa rhiver entier k Samos. Bien qu'il 
ne fut plus contraint par rindigence k ven- 
dre ses chants pour un morceau de pain, il 
continua k chanter de temps en temps par 
reconnaissance pour les habitants hospita- 
llers de File, des vers appropries aux fortu- 
nes ou aux conditions des maisons qu'il 
visitait dans ses doux et demiers loisirs. 
Un enfant le guidait dans les rues des villes 
ou dans les sentiers des campagnes. La 
memoire des Samiens a garde de pere en 
fils quelques-unes de ces benedictions po6- 
tiques de Taveugle de Ohio , comme des 
medailles qu'on retrouve ga et \k dans le 
sable de ces plages. 



9S UOMtRB 

Hom^, en souvenir de son ancienne 
mendicity, portait a la main, k Texemple 
des mendiants antiques, une branche d'ar- 
bre garnie de ses feuilles. 

« Nous voici arrives, chantait-il a Tenfant 
son guide, pr6s de la vaste maison qu'habite 
un citoyen opulent, maison qui retentit 
sans cesse du bruit des clients et des servi- 
teurs. Que ses portes s'ouv^nt pour laisser 
entrer la fortune, et, avec elle, la s6r6nite 
et le loisir! Qu'aueune amphore ne reste 
jamais vide dans cette heureuse demeure, et 
que la huche y soit toujours pleine de fleur 
de farine I Que la jenne epouse du ills de 
la maison, toutes les fois qu'elle en sort, 
soit trainee sur un char, et que les mules 



HOM&RE 99 

aux pieds durs la ramenent de meme dans 
sa demeure, oil, les pieds poses sur un ta- 
bouret incruste d'ambre, elle travaille de 
I'aiguille a ourdir un riche tissu. Quant k 
moi, je reviendrai a ce toit, seulement 
comme y revient Thirondelle au retour de 
I'annee... » 

Les petits enfants de Samos ont chante 
longtemps ces vers de porte en porte, en 
allant queter aux fetes religieuses consa- 
crees a la bienfaisance et a la mendicitey 



XII 



Au retour du printemps , des vagues 
aplanies et des vents tiedes, il reprit sa na- 
vigation vers le golfe d'Athenes. Les mate- 
lots du navire qui le portait ayant 6t6 rete- 
nus par la tempete dans la rade de la petite 
lie dlos, Homere sentit que la vie se retirait 
de lui. II se fit transporter au bord de Tile 
pour mourir plus en paix, couch6 au soleil, 

6. 



102 HOMilRE 

sur le sable du rivage. Ses compagnons lui 
avaient dresseune couchesous la voile, au- 
pres de la mer. Les habitants riches de la 
ville eloignee du rivage, informes de la 
presence et de la maladie du poete, descen- 
dirent de la coUine pour lui offrir leur de- 
meure et pour lui apporter des soulage- 
ments, des dons et des hommages. Les 
bergers, les pecheufs et les matelots de la 
o6te accaururent poor lui demander des 
oracles^ comme a una voix des dieux sur la 
terre. II continaa k parler en langage divin 
mveo les hommes lettr^ et k s'entretenir, 
jusqu'^ son dernier ficmpir, avec les hom- 
mes simples dont il wait d^crit tant de fois 
l08 mosurS) les tramyu et les misdres dans 



HOM&RE ij$$ 

ses poemes. Son dme avait pasa6 tout en- 
tiere dans leur m^moire avecses chants; en 
la rendant aux dieux, il ne Tenlevait pas a 
la terre, Elle etait devenue Timd de ioute la 
Grece; elle allait de^enir bientdt cello de 
toate I'antiquit^. 



Apr6s qn'il eut expire sur cette plage, au 
bord des flots, comme un naufrage de la 
vie, Tenfant qui servait de lumi^es k ses 
pas, ses compagnons, les habitants de la 
ville, les pecheurs de la c6te Ini crenserent 
me tombe dans le sable, k la place meme 
oti il avait voalu mourir. Dsy roul^nt 
one roc^, sor laquelle ils gray^rent au ci- 
aeau ces mots : 



iOk HOM&RE 

« Cette plage recouvre la tete sacree du 
divin Homere. » 

los garda k jamais la cendre de celui a qui 
elle avait donn6 ainsi la supreme hospita* 
lit6. La tombe d'Hom6re consacra cette ile, 
jusque-li obscure, plus que n'aurait fait son 
berceau que sept villes se disputent encore. 
La tradition de la plage oil le vieillard 
aveugle fut enseveli se perdit heureusement 
dans la suite des temps et dans les vicissi- 
tudes de rile. NuUe rivalite de funerailles, 
de monument ou de vaine piete ne troubla 
son dernier sommeil. Sa sepulture fut dans 
tons les souvenirs, son monument dans ses 
propres vers. On montre seulement dans 
rile de Ohio, pr6s de la ville, un banc de 



H0M£RE 106 

pierre semblable a un cirque et ombrag6 
par un platane qui s'est renouvel6, depuis 
trois mille ans^ par ses rejetons, qu'on 
appelle I'lficole d'Hom6re. G'estli, dit-on, 
que Taveugle se faisait conduire par ses 
fllles, et qu'il enseignait et chantait ses 
poemes. De ce site on apergoit les deux 
mers, les caps de I'lonie, les sommets nei- 
geux de TOlympe, les plages dor6es des lies, 
les voiles qui se plient en entrant dans leurs 
anses, ou se d6ploient en sortant des ports. 
Ses fllles voyaient pour lui ces spectacles, 
dont la magnificence et la variete auraient 
distrait ses inspirations. La nature, cruelle 
et consolatrice, semblait avoir voulu le re- 
cueillir tout entier dans ces spectales inte- 



106 H0M£RE 

rieurs, en jetant un voile sur sa vue. G'est 
depuis cette 6poque, dit-ou dans les lies de 
rArchipel, que les hommes attribuerent a 
la c6cit6 le don d'inspirer le chant, et que 
les bergers impitoyables creverent les yeox 
aux rossignolSy pour ajouter k rinstinct de 
la melodie dans r&me et dans la voix de ce 
pauvre oiseau. 



XIII 



Voila I'histoire d'Homdre. EUe est simple 
comme la nature, triste comme la vie. EUe 
consiste a souffrir et k chanter. C'est, en 
general, la destin6e des poetes. Les fibres 
qu'on ne torture pas ne rendent que peu de 
sons. La poesie est un eri : nul ne le jette 
bien retentissant, s'il n'a 6t6 frapp6 au coeur. 
Job n'a cri6 k Dieu que sur son fumier et 



108 HOM&RE 

dans ses angoisses. De nos jours comme 
dans Tantiquite, il faut que les hommes qui 
sont doues de ce don choisissent entre leur 
genie et leur bonheur, entre la vie et Tim- 
mortalite. 

Et, maintenant, la poesie vaut-elle ce 
sacrifice? Quelle fut I'influence d'Homere 
sur la civilisation, et en quoi merita-t-il le 
nom de civilisateur ? 

Pour repondre a cette question, il suffit 
de lire. 

Supposez, dans Tenfance ou dans I'ado- 
lescence du monde, un homme k demi sau- 
vage, doue seulement de ces instincts 61e- 
mentaires, grossiers, feroces, qui formaient 
le fond de notre nature brute, avant que la 



HOMi:R£ 109 

societe, la religion, les arts eussent petri, 
adouci, vivifle, spiritualise, sanctifie le coeur 
humain ; supposez qu'a un tel homme, isole 
au milieu des forets et livr6 a ses appetits 
sensuels, un esprit celeste apprenne Tart 
de lire les caracteres graves sur le papyrus, 
et qu'il disparaisse apres en lui laissant seu- 
lement entre les mains les poesies d'Homere I 
L'homme sauvage lit, et un monde nou- 
veau apparait page par page k ses yeux. II 
sent eclore en lui des milliers de pens6es, 
d'images, de sentiments qui lui etaient in- 
connus ; de materiel qu'il etait un moment 
avant d*avoir ouvert ce livre, il devient un 
etre intellectuel et bientot apres un etre 
moral. Homerelui revele d'abord un monde 



no HOMiRB 

sup6rieiir, une immortality de T&me, un 
jugcment de nos actions apres la vie, une 
justice souveraine, une expiation, une r6- 
mun6ration selon nos vertus ou nos crimes, 
des cieux et des enfers, tout cela alt^rS de 
fables ou d'all6gories sans doute, mais tout 
cela visible et transparent sous les symbo- 
les, conmie la forme sous le vfitement qui 
la r6v61een lavoilant. Illuiapprend ensuite 
la gloire, cette passion de Testime mutuelle 
et de Festime 6temelle, donn6e aux hom- 
mes Gomme Tinstinct le plus rapproch6 de 
la vertu. II lui apprend le patriotisme dans 
les exploits de ces hdrcs qui quittent leur 
royaume patemel, qui s'arrachent des bras 
de leura meres et de leurs epouses pour 



!•■*. 



HOMfiRE Hi 

aller sacrifier leur sang dans des expeditions 
nationales, comme la guerre de Troie^ pour 
illustrer leur commune patrie; il lui ap- 
prend les calamites de ces guerres dans les 
assauts et les incendies de la cit6 troyenne ; 
il lui apprend Tamitie dans Achille et Pa- 
trode, la sagesse dans Mentor, la fidelite 
conjugale dans Andromaque^ la piete pour 
la vieillesse dans le -vieux Priam, k qui 
Achille rend en pleurant le corps de son fils 
Hector ; Thorreur pour Toutrage des morts 
dans ce cadavre d'Hector traine sept fois 
autour des murs de la patrie ; la piete dans 
Astyanax, son ills, emmene en esdavage^ 
dans le sein de sa mere, par les Grecs ; la 
vengeance des dieux dans la mort precoce 



112 HOM&RE 

d'Achille; les suites de rinfldfilite dans 
Hel6ne ; le m6pris pour la trahison du foyer 
domestique dans M§n61as ; la saintete des 
lois; Tutilite des metiers, I'invention et la 
beaut6 des arts : partout, enfln, Tinterpre- 
tation des images de la nature, contenant 
toutes un sens moral, revele dans chacun 
de ses phenomenes sur la terre, sur la mer, 
dans le ciel ; sorte d'alphabet entre Dieu et 
I'homme, si complet et si bien 6pele dans 
les vers d'Homere, que le monde moral et 
le monde mat6riel, reflechis Tun dans I'autre 
comme le firmament dans I'eau, semblent 
n'etre plus qu'une seule pensee et ne parler 
qu'une seule et mfime langue k Tintelli- 
gence de I'aveugle divin ! Et cette langue 



H0M£R£ 113 

encore cadencee par un tel rhythme de la 
mesure et pleine d'une telle musique des 
mots, que chaque pensee semble entrer 
dans Tame par Toreille, non-seulement 
comme une intelligence, mais aussi comme 
une volupt6 ! 

N*est-il pas evident qu'apres un long et 
familier entretien avec ce livre, rhomme 
brutal et feroce aurait disparu, et rhomme 
intellectuel et moral serait 6clos dans ce 
barbare auquel les dieux auraient ainsi 
enseigne Ho mere? 

Eh bien, ce qu'un tel poete aurait fait 
pour ce seul homme, Homere le fit pour 
tout un peuple. A peine la mort eut-elle 
interrompu ses chants divins, que les Ra/p- 



li& HOMfiRI 

^odes ou les HomSrideSj chantres ambulants, 
Toreille et la m6moire encore pleines de ces 
vers, se r6pandireiit dans toutes les ties et 
danstontes lesvillesde la Gr6ce, emportant 
a Fenvi chacun un des fragments mutil6s 
de ses poemes et les rocltant de generation 
en generation aux fetes publiques, aux ce- 
remonies religieuses, aux foyers des palais 
ou des cabanes, aux ecoles des petits en- 
fants ; en sorte qu'une race enti^re devint 
r6dition vivante et imperissable de ce livre 
universel de la primitive antiquite. Sous 
Ptol^mee Philopator , les Smym6ens lui 
erigerent des temples et les Argiens lui 
rendirent les honneurs divins. L'4me d'un 
seul homme souffla pendant deux mille ans 



H0M£R£ 115 

sur cette partie de Tunivers. En 884 avant 
J.-G.y Lycurgue rapporta ^ Sparte les vers 
d'Homere pour en nourrir r&me des ci- 
toyens. Puis vlnt Solon, ce fondateur de la 
d^mocratie d'Athenes, qui, plus homme 
d'£ltat que Platon, sentit ce qu'il y avait de 
civilisation dans le genie, et qui fit recueil- 
lir ces chants 6pars comme les Remains 
recueillirent plus tard les pages divines de la 
SybiUe. Puis vint Alexandre le Grand, qui, 
passionne pour rimmortalite de sa renom- 
mee, et sachant que la clef de Tavenir est 
dans la main des poetes, fit faire une cas- 
sette d'une richesse merveilleuse pour y 
enfermer les chants d'Homere, et qui les 
pla§ait toujours sous son chevet pour avoir 



116 HOMilRE 

des songes divins. Puis vinrent les Ro- 
mains, qui, de toutes leurs conquetes en 
Gr^, n'estim^rent rien k I'egal de la con- 
quete des poemes d'Homere, et dont tous 
les poetes ne furent que les echos prolonges 
de cette voix de Chio. Puis vinrent les te- 
n6bres des ages barbares, qui envelopperent 
pres de mille ans TOccident d'ignorance, et 
qui ne commencerent a se dissiper qu'a Te- 
poque oil les manuscrits d'Homere retrou- 
ves dans les cendres du paganisme rede- 
vinrent I'etude la source et Fenthousiasme 
de Vesprit humain. En sorte que le monde 
ancien, histoire, poesie, arts, m6tiers, civi- 
lisation, moeurs, religion, est tout entier 
dans Homere; que le monde litt6raire 



H0M£RE 117 

meme modeme precede k moiti6 de lui, et 
que, devant ce premier et ce dernier des 
chantres inspires, aucun homme, quel qu'il 
soit, ne pourrait, sans rougir, se donner & 
lui-meme le nom de poete. Demander si un* 
tel homme pent compter au rang des civili- 
sateurs du genre humain, c'est demander si 
le genie est une clart6 ou une obscurit6 sur 
le monde ; c'est renouveler le blaspheme de 
Platon ; c'est chasser les poetes de la civili- 
sation; c'est mutiler riiumanit6 dans son 
plus sublime organe, I'organe de I'infini I 
c'est renvoyer k Dieu ces plus souveraines 
facult6s, de peur qu'elles n'offusquent les 
yeux jaloux et qu'elles ne fassent paraitre le 
monde reel trop obscur et trop petit, com- 

7. 



118 H0M£RE 

par6 k la splendeur de rimagination et k la 
grandeur de la nature I 



FIN DE HOMiRE 



SOCRATE 



I 



Toutle monde coimait ce nom» synonyme 
de sagesse ; un petit nombre connait sa 
doctrine ; nul ne connait de sa vie que ses 
conversations et sa mort. 

Ge n*est pas un proph^tOi ce n'est pas un 



120 SOGRATE 

rev61aleur, ce n'est pas un fondateur de 
religion ou de secte; il ne parle pas aux 
hommes au nom de Dieu, il ne leur im- 
pose aucune foi, il ne s'enveloppe pas de 
mysteres, il ne promulgue point d'ora- 
cles, il ne fait pas de prodiges; il est 
homme, il subit tout de rhumanite, jus- 
qu'k ses faiblesses et k ses doutes. Mais 
11 vit bien , il parle bien , il meurt bien , 
c'est-i-dire qu'il accomplit simplement, 
dans toute son humilite et dans toute 
sa grandeur, ce role que la Providence im- 
pose k tout homme ici-bas : penser juste, 
vivre honnetement, mourir avec espe- 
rancel 
Tel est Socrate, la plus pure incarnation 



SOGRATE 121 

du bon sens et de la philsosophie pratique 
que la Grece, sa patrie, ait montr6e & Tan- 
tiquite. 



II 



Nous ne dirons que peu de chose de sa 
vie; car vivre, pour lui, ce fut penser. Nous 
raconterons surtout ici sa mort, le plus bel 
acte de sa vie ; et nous la raconterons dans 
la langue oil Ton doit etemiser les choses 
etemelles, c'est-^-dire dans la langue des 
vers. Nos lecteurs trouveront peut-etre 
quelque diversion impr6vue, mais permise 



illTIM T ~ — i 



12& SOGRATE 

k Taridite de nos recits en prose, dans ce 
chant 6pic[ue et philosophique , compose 
par nous a un 4ge oil Thomme chante avant 
de raisonner. A vingt ans il ne sort du 
coeur que des hymnes : c'6tait notre tge 
quand nous ecrivimes cette mort de Socrate. 



Ill 



Socrate etait d'Athenes, capitale politique, 
policee, lettree, artistique, de cette Gr6ce 
qui etait alors surtout la capitale de 
Tesprit humain. II 6tait flls d'un pauvre 
sculpteur et d'une sage-femme. On assure 
que ces deux metiers, qui nourrissaient sa 
famille, lui donn^rent, avec les premieres 
impressions de son enfance, les premieres 



126 SOCRATE 

vocations de son genie : comme son pere 
le scultpteur, adorer le beau, le rechercher, 
le reproduire dans Vdme comme Tartisan le 
reproduisait dans la pierre ; comme sa m^re, 
aider Thomme a naitre a la lumiere et I'en- 
fanter k la v6rit6. 

Le jeune Socrate eut plus de peine et plus 
de m6rite qu'un autre homme k degrossir 
et k sculpter en lui-meme ce modele du 
beau intellectuel qui fut la passion et le tra- 
vail de sa vie. La nature ne lui avait donnS 
en le formant aucune de ces noblesses ou 
de ces gr&ces corporelles dont sont dou6s 
en general ce& favoris de la Providence, qui 
portent dans leurs traits les signes ext6rieurs 
de cette beauts et de cette vertu rayonnant 



SOGRAT£ 127 

de leur &me a travers Tenveloppe des sens. 
U dtait petit de taille, lourd de stature ; il 
avait lea epaules hautes et larges com me 
celles d'un homme destind a transporter les 
blocs de marbre dans Tatelier de son pere, 
le cou gros et court, la tete ronde et non 
allongee en ovale, la bouche trivialement 
fendue pour le rlre, les levres 6paisses pour 
la sensualit6, le nez informe et releve de 
Silene, les yeux railleurs, le front rude, 
proeminent et mal 6baucli6. Tout ce visage, 
quoique souverainement intelligent dans 
son expression g6nerale, annongait plut6t 
les instincts chamels et les app6tits gros- 
siers de rhomme de peine que les divines 
aspirations de I'homme de pens6e. 



128 SOGRATE 

C'est de cette forme inculte , rebelle et 
lourde, qu'il fallait faire sortir a force de 
coups de ciseau la plus pure beauts morale 
et la plus immaterielle image de la vertu 
qui ait jamais ravi la Grece antique. Ce fut 
Foeuvre de la vie de Socrate. II se dit, en 
regardant les blocs de pierre 6bauch6s par, 
le marteau de son pere : 

c Puisque la beaute sort de 1&, je la feral 
sortir de moi-meme, » 

II se dit en entendant raconter a sa m^re 
les souffrances des m6res qu'elle avait ac- 
couchees dans sa journ^e : 

« Puisque I'homme physique nait avec 
tant de gemissements et tant d'efforts, ni 



.J 



SOCRATE 129 

efforts ni g6missements ne me coiiteront 
pour faire naitre rhomme intellectuel et 
moral a la v6rite et h la vertu ! » 



lit* . . '.i.^^s* 



IV 



Socrate prit le metier de son pere, il ga- 
gna sa vie dans I'atelier. Seulement le 
p6re n'6tait qu'artisan, le fils devint 
promptement artiste : le type id6al et exquis 
de beaute qu'il portait en lui eclata bientdt 
sous sa main en contours, en attitudes, en 
visages plus parfaits que les 6bauclies de 
son p6re. On montrait, dit Xenophon, son 



132 SOCRATE 

disciple et son Mstorien, un groupe des 
trois Graces voil6es sculpte avec tant de 
bonheur par le jeune Socrate qu'il pouvait 
supporter, sans trop d'inferiorite, le voisi- 
nage des plus divines statues de Phidias. 
Les Atli6niens en d6cor6rent le portique du 
Parthenon, chef-d'oeuvre d'architecture, qui 
ne contenait lui-meme que des chefs-d'oeu- 
vre. 






Mais Socrate aspirait secretement k sculp- 
ter des Ames et non des pierres. II ne don- 
nait a sa profession que ce qui 6tait stricte- 
ment necessaire k la vie de sa famille ; il 
employait tout le superflu de son temps a 
la reflexion, a la lecture, k I'etude, k la fr6- 
quentation des 6coles de philosopbie et 

8 



13A SOCRATE 

d'eloquence, qu'une innombrable nuee de 
rh6teurs et de philosophes, les uns sages, 
les autres chimeriques ou pervers, elevaient 
alors de toutes parts dans Athenes. Genie 
eminemment sincere et critique, Socpate 
discemait promptement le vrai du faux 
dans ces doctrines. II s'incorporait le bien,. 
il raillait le mal. II etait la terreur etle fleau 
des sophistes, ces charlatans de sagesse ; it 
n'admettait aucune de leurs affirmations sur 
parole ; il leur demandait raison de tout, et^ 
dlnterrogation en interrc^tion les embar- 
rassant dans leurs reponses et les forQaat 
promptement k se contredire, il les livrait a 
la risee de leurs auditeurs, et se retirait heu- 
reux d'avoir premuni Tesprit de leurs dis- 



SOGRATE 135 

ciples centre leurs reveries et leurs subtili- 
tes. Plein de d6f6rence, au contraire, pour 
les vrais sages, il s'asseyait comme un petit 
enfant parmi les sectateurs d'Anaxagore. II 
ecoutait avec ravissement parler des dieux, 
de la justice, des lois, de rimmortalite, 
cette certitude de I'esperance. Socrate sor- 
tait de leurs leQons penetre de m6pris pour 
les choses passageres, qui ne sont que la 
route des choses eternelles. II se considerait 
comme un voyageur qui fait une halte dans 
rh6tellerie dela terre, maisqui ne s'attache 
a aucun des meubles de la maison, sachant 
bien qu'ils ne lui appartiennent pas et qu'il 
ne les emportera pas le lendemain avec lui. 
II s'y reposait et s'y puriflait seulement de 



136 SOGRATE 

toutes les souillures de la mati^re, pour pa- 
raitre bientdt plus respectueusement devant 
les dieux. 



VI 



Mais, non content de se perfectionner lui- 
meme, Socrate etait possed6 de la passion 
plus desint6ress6e et plus divine encore de 
perfectionner les autres. 11 employait k ins- 
truire, k corriger, k edifier ses concitoyens 
de toutes les classes, tout le temps qull 
pouvait raisonnablement distraire de ses oc- 
cupations domestiques. Souvent meme, et 

8. 



138 SOGRATE 

sa femme en gemissait avec raison, il ou- 
bliait les necessites de son propre foyer 
pour les meditations speculatives dans les- 
quelles il restait comme aneanti, la tete en- 
tre les mains, pendant des journees entieres, 
et pour les commerces philosophiques avec 
les premiers venus qui lui demandaient la 
sagesse. 

Insensiblement la juslesse profonde de 
ses reparties, la nonveaute de ses id6es, la 
simplicit6 toujours p6n6trante, inattendne, 
de ses demonstrations, la vulgarity des ima- 
ges on des paraboles qtf il emprantait anx 
metiers les plus usuels de la vie pour 61ever 
rftme de ses interlocuteurs aux plus subli- 
mes conceptions de Tesprif , comme ttn or- 



SOCKATE i3» 

16vte se sert de la pins vile poussidre pour 
polir le diamant, attirdrent autour de So* 
crate un cercle de disciples. 

Athenes etait une r6publique litre, riche, 
oisive, amoureuse de doctrines, de contro- 
verses, de sectes, de v6rites, de sophismes, 
de mensonges meme; son gouvernement, 
qui se tenait sur la place publique, n*6tait 
qu'un perpetuel entretien des citoyens entre 
eux sur la politique, les lois, la religion, la 
nature, les dieux. Dans ce beau climat ot 
rhomme vit au soleil, les portiques a6r6s 
des temples, les jardins publics, les ateliers 
des artistes, les boutiques ouvertes des arti- 
sans, les nies, les places, les marchfe, 
6laient autant d'academies et d'ecoles oil 



1/iO SOCRATE 

chacun discourait avec tous, et oti le plus 
Eloquent, le plus corrupteur ou le plus sage 
enlevait des groupes d'auditeurs k ses ri- 
vaux. La conversation perpetuelle 6tait en 
r6alit6 la premiere institution d'Athenes. 
EUe suppl^ait k ce qu'est chez nous la 
presse periodique depuis la decouverte de 
rimprimerie, avec cette difference, cepen- 
dant, que la presse parle un & un 5. des lec- 
teurs isoles et ne comporte ni le dialogue 
ni la r6plique, tandis que la conversation 
en plein air d'Athenes se changeait en dia- 
logues animes, et attroupait en secte ou en 
6cole les oisifs et les disciples autour du 
discoureur le .plus 6cout6. C'est ce qui fit 
que Socrate, quoique parlant sans cesse et 



SOGRATE 141 

de tout, n'6crivit rien ; que ses legons furent 
toutes des dialogues avec ses auditeurs, et 
(lu'aprfis sa mort ses disciples Platon et 
Xenophon 6crivireiit de m6moire, et sous 
cette forme obligee de dialogues, les doc- 
trines qu'ils avaient entendues et not6es 
pendant la vie de leur maitre. 



VII 



Gependant Socrate, qui 6tait avant tout 
un homme de devoir et de bon sens, ne n^- 
gligea aucune des fonctions de la vie civile, 
du soldat, du citoyen, du maglstrat, de 
rhomme d'fitat, sous pr6texte de dedain 
pour les choses du monde et de contempla- 
tion exclusive des choses d'en haut. II com- 
prit et il voulut montrer par son exemple 



lAA SOCRATE 

que servir les hommes, c'est le meilleur 
moyen de servir les dieux, et que la defense 
et le gouvemement de sa patrie sont des 
devoirs obligatoires du citoyen libre dans 
la r6publique. Sa conscience, son principal 
sens, parce qu'elle est le sens du devoir, 
etait si juste, si forte et si infaillible en lui, 
qu'elle lui paraissait physiquement une 
parole interieure qui parlait dans sa poi- 
trine et qu'il appelait de bonne foi son oracle 
ou son g6nie. Cette conscience lui com- 
manda d'etre un h6ros dans I'occasion pen- 
dant les guerres de sa patrie, et il le fut. 



.L^^ 



> •• * 



YIII 



Au siege de Potidee, le jeune Alcibiade 
ayant ete fait prisonnier par les ennemis, 
Socrate se jeta avec une poignee d' Athenians 
dans la mel6e, dispersa les vainqueurs qui 
entrainaient leur proie, et ramena Alcibiade 
delivre au prix de son sang. 

A [son re tour, Athenes lui ayant d6ceme 
le prix de la valeur, il proclama Alcibiade 

9 



iUe SOGRATE 

plus brave que lui, puisqu'il 6tait plus jeune 
et plus beau, et qu'en exposant sa vie il 
exposait davantage. A la bataile de D61ium 
dans la Beotie^ les Ath6niens vaincus 
allaient perir tous par la faute ou par la Ifi- 
chete de leurs gen6raux, capricieusement 
nomm6s par les d6magogues, lorsque So- 
crate, se precipitant k rarrifire-garde, grou- 
pant autour de lui les v6t6rans et faisant 
reculer Tennemi, releva un autre de ses 
disciples, X6nophon, du champ de bataille, 
et le rapporta sur ses 6paules au camp. 

La paix le rendit k ses etudes et k ses dis- 
ciples. L*h6roisme qu'il avait montre k Tar- 

c 

m6e, le desinteressement d'ambition, meme 
de gloire, qu'il montra en reprenant sa pro- 



- ^^ 



SOGRATE 147 

fession, le design^rent aux suffrages de la 
republique pour les grandes magistratures 
auxquelles nommait le peuple. II y montra 
les vertus de la politique, plus rares et plus 
difflciles que celles de la guerre :1a justesse 
de vues, rimpartialite, la moderation, la 
resistance inflexible aux entrainements, aux 
passions, aux fureurs populaires. Les ami- 
raux d'Athenes n'ayant pu, apr6s une d6faite 
navale, donner la sepulture aux citoyens 
morts, furent condamnes a un injuste sup- 
plice par le peuple. Leur vie ou leur mort 
dependait du^vote de Socrate, qui ce jour-la 
presidait le senat. Ses coUegues, intimides 
par les cris et par les armes de la multitude, 
avaient c6de le sang des generaux pour 



illS SOGRATE 

saiiver leur propre vie, Socrate offrit la 
sienne pour sauver les innocents. 11 triom- 
pha de la colere d'Athenes , qui n'osa pas 
violer en lui la loi vivante. Mais de ce jour 
la multitude cessa de Taimer, et les dema- 
gogues ne lui pardonnerent jamais, depuis, 
de- les avoir empeches de commettre un 
crime. Sa mort date de ce refus dans le 
cceur de ses ennemis. 



fcflfirite 



IX 



La calomnie commenga k s'attacher a son 
nom, et le poete Aristophane, le Beautear- 
chais d'Athenes, amusa le peuple a ses de- 
pens dans une comedie personnelle intitulee 
les NuSes. Socrate, dans cette comedie, est 
represente aux yeux de la multitude comme 
un reveur eveille, suspendu entre ciel et 
terre, et demandant des oracles aux Nud^s, 



150 SOGRATE 

divinites flottantes et insaisissables, qui lui 
repondenl au milieu des brouillards. G'est 
la vengeance de la routine centre la pensee 
et du prejuge contre la sagesse. Aristophane, 
vil adulateur des sottises et des supersti- 
tions cheres a Tignorance du vulgaire, sou- 
levait a la fois le rire et la colere du peuple 
contre le plus sage des Atli6niens : le rire 
en accusant Socrate de s'elever plus haut 
que les tetes de la foule, la colere en Taccu- 
sant de chercher dans le ciel un dieu plus 
immateriel que les dieux de chair qu'elle 
s'6tait forges avec ses plus abjectes creduli- 
tes. Aristophane fut ainsi le premier meur- 
trier de Socrate. Ce Camille Desmoulins 
d'Athenes, en livrant le sage au ridicule, le 



SOGRATE 151 

livrait d'avance au bourreau. Quand on veut 
tuer la victime, on commence par la depouil- 
ler de son respect. La rage du peuple com- 
mence toujours par la risee des demago- 
gues. 



Toutefois la philosophie ne fut pas le 
vrai crime de Socrate, ce fut la politique. 
On ne Taccusa d'impi6te envers les dieux 
du pays que pour masquer sous un pre- 
texte sacre la haine qu'on lui portait a un 
autre titre. 

Deux partis divisaient perpetuellement la 
republique d'Athenes. Les amis d'une sage 



< 



154 SOGRATE 

liberte ayant pour limite et pour garantie 
des lois justes, et pour magistrats les ci- 
toyens les plus eclair6s et les plus vertueux 
de la republique, composaient le premier 
de ces partis ; les anarchistes, les radicaux, 
les demagogues, les adulateurs de la multi- 
tude, composaient le second. G'est le parti 
qui bouleversait sans cesse Athenes. Socrate 
Tabhorrait; il ne d6guisait ni son mepris 
pour une demagogie ignorante et turbu- 
lente, ni son indignation contre les corrup- 
teurs de la republique, II disait hautement 
que la tete devait gouveraer les membres 
dans rfitat comme dans le corps humain, 
que rinstruction , la moralite , la vertu , 
etaient des conditions indispensables k Tad- 



ftOGRilTE 155 

mission des eitofras dans les assemblies 
pnbliques et dans les magistratures de la 
r6publique; que tirer les magistrals au sort, 
c'6tait livrer la rSpublique au hasard ; qu'il 
fallait les &itB avec disoemement et apr^s 
des epreu'ves, gages de lenr probity ci^ique 
et de leur capaeit& Bn nn mot, ii 6tait par- 
tisan da saSiage populaire k plusieurs de- 
gr^ dans la nomination des hommes in* 
vestis de fonctions publiques. II voulait , 
non raristocratie ayeugle et souvent iniqne 
dn rang ou delaricbesse^mais raristocratie 
di^ne et personnelle de Tintelligence et de 
la vertu. 

Ges opinions, qnoigue si sages , ^talent 
en ce moment d'autant pins snspectes h 



156 SOGRATE 

Athenes, que la r6publique venait a peine 
de briser le joug des trente tyrcms, et que 
demander des conditions de sup6riorite et 
d'ordre k un peuple ivre de la liberte recon- 
quise, c'etait presque, aux yeux des d6ma- 
gogues, paraitre regretter la tyrannie. So- 
crate I'avait bravee cependant en face pen- 
dant qu'elle 6tait debout; et maintenant 
qu'elle etait renversee, il 6tait devenu aussi 
odieux aux agitateurs de la populace d' Athe- 
nes qu'il avait 6t6 redoutable aux tyrans. 
II subissait le sort de tons les hommes 
justes dans tons les siecles, proscrits par 
les deux exc6s, parce que sa conscience lui 
defendait de participer aux injustices d'en 
bas comme aux injustices d'en haut. On 



SOGRATE 157 

cherchait un moyen de perdre cet homme 
dont la moderation offusquait la popularite 
des demagogues, comme elle avait offense 
quelque jours auparavant, la toute-puissance 
des trente tyrans. 






XI 



Un certain Anytus, riche citoyen d'Athe- 
nes, qui avait concoura an renversement 
de la tyrannie et qni avait conqnis par la la 
faveur dn penple s'eff orgait Iftchement de 
conserver cette faveur par les plus viles 
condescendances k tons les caprices et k 
tons les prejng6s de la multitude. Les multi- 
tudes aiment les superstitions, parce qu'elles 



160 SOGRATE 

sont les servilit6s de Tesprit et les saintetes 
de rignorance. Anytus et ses amis resolurent 
d'accuser Socrate de blaspheme centre les 
idoles, ces diviiiit6s de la foule. Un poete 
infame, nomme Melitus, autrefois disciple 
de Socrate, maintenant devenu son ennemi 
par cette basse envie qui ne laisse pas par- 
donner la gloire a ceux qui ne peuvent I'at- 
teindre, se chargea de Taccusation d'impiete 
contre son ancien maitre, 

M61itus etait un desces hommes quisanc- 
tiflent leur haine aux yeux du peuple en 
Tattribuant a un zele devorant pour la cause 
des dieux, Ainsi ils impriment habilement 
a leur passion le caractere divin de leur 
cause; ils placent leurs vengeances person- 



SOGRATE 161 

nelles au rang des choses saintes. lis calom- 
nient, ils outragent, ils denoncent, ils frap- 
pent leurs ennemis au nom du ciel. Les 
superstitieux de bonne foi les admirent et 
leur tiennent compte de la pers6cution 
comme d'une piete. 

Tel 6tait M61itus a Athenes. II avait ecrit 
de mauvais livres, mais il s'etait constitue 
le vengeur du vieux culte ; il avait des clients 
dans le ciel. Le peuple n'osait plus le me- 
priser, de peur de m6priser en lui les dieux. 



XII 



Ge jeune iioimne accusa Socrate, devaut 
las xnagistrats, d'lntroduire des croyances, 
des divinites, des nouveaut^ dans Tesprlt 
de la jeunesse. La philosophie etait suspecte 
au peuple parce qu'elle repandait du jour 
sur les myst^res, et que la lumiere seule 

m 

est un attentat contra les t^ndbres. Socrate 
ne Youlut pas se defendre, sans doute parce 



164 SOGRATE 

qu*il aurait fallu mentir. II n*avait jamais 
commis d'autre impiete que de penser, et, 
bien que ses pensees s'elevassent au-dessus 
des miserables symboles qu'adorait alors 
la Grece, il n'avait jamais insulte au culte 
de ses concitoyens, pensant que radoration 
de la Divinite etait une chose si sainte en 
elle-meme, qu'il ne fallait pas la contrister 
meme quandelle setrompaitdedieu.Ilavait 
meme pousse le respect et la condescen- 
dance pour le culte legal de sa patrie beau- 
coup trop loin pour un philosophe, en sui- 
vant (dit Xenophon) tons les rites de la 
religion populaire et en offrant des sacri- 
fices aux dieux de TOlympe dans Finterieur 
de sa maison et dans les temples, II retrouva 



SOCRATE 165 

sa conscience plus entiere et plus incorrup- 
tible devant les juges. 
« Si vous me renvoyez absous, leur dit-il, 

a condition que je cesserai de philosopher, 
je vous repondrai sans hesiter : Atheniens, 
je vous honore et je vous aime, mais j'obei- 
rai plutot a Dieu qu'^ vous ! » 



XIII 



Les juges, au nombre de cinq cent cin* 
quante-six, se partagerent en deux opinions. 
Socrate ne fut condamn6 qu'^t la majorite 
de trois voix par le parti des demagogues 
r6uni au parti des fanatiques. La loi d'A- 
th^nes, en pareil cas, autorisait le condamne 
k racheter sa vie par un exil ou par une 
amende h laquelle 11 6tait tenu de se con- 



168 SOGRATE 

damner lui-meme en se reconnaissant cou- 
pable. Socrate plaisanta jusqu'au bout avec 
la vie et avec la mort. 

a Atheniens, dit-il avec cette ironie legere, 
mais amere, qui etait la force, mais aussi le 
vice de ses discours (car Tironie blesse en 
convainquant), Atheniens 1 pour avoir con- 
sacre ma vie entiere au service et k la mo- 
ralisation de ma patrie, je me condamne 
moi-meme a etre nourri le reste de mes 
jours dans le Prytanee, aux d6pens de la 
republique. » 

Les juges, ainsi provoques, porterent la 
sentence de mort k une forte majorite. 

« Ce n'est point un mal, dit Socrate apres 
avoir enlendu son arret; il n'y a aucun mal 



SOCRATE 169 

pour rhomme religieux, ni pendant sa vie, 
ni apres sa mort. Dieu ne Tabandonne 
jamais. Ma mort est leur volonte. Je n'ai 
aucun ressentiment contre ce peuple ni 
contre ces juges. lis vont vivre et je vais 
mourir. Dieu sait seul lequel a le meilleur 
sort d'eux ou de moi. » 



10 



XIV 



Sa sentence portait qu'il boirait la cigue, 
breuvage empoisonne qui donnait la mort 
sous la forme du sommeil. La loi defendait 
de mettre k mort aucun condamne josqu'au 
retour d'une galere que les Atheniens en- 
voyaient tons les ans a Tile de Delos porter 
des tribus au temple d'Apollon Delien. So- 
crate passa oes jours k s'entretenir avec ses 



172 SOCRATE 

amis. Nous allons donner maintenant le 
dernier de ces jours et le dernier de ces 
entretiens, conserv(^s par Platon dans le 
dialogue dont nous fimes autrefois un 
poeme. 



LA MORT DE SOCRATE 



POEME PHILOSOPHIQUE 



Le soleil, se levant aux sommets de THymette, 

Du temple de Th^s^e illuminait le falte, 

£t, frappant de ses feux les murs du Parthenon, 

Gomme un furtif adieu glissait dans la prison. 

On voyait sur les mers une poupe dor^e, 

An bruit des hymnes saints, voguer vers le Pir6e, 

£t c*6tait ce vaisseau dont le fatal retour 



I 



SOCRATE 173 

Devait aux condamn^s marquer leur dernier jour. 
Mais la loi d^fendait qu'on leur 6Uit la vie 
Tant que le doux soleil 6clairait Tlonie, 
De peur que ses rayons, aux vivants destine, 
Par des yeux sans regards ne fussent profane, 
Ou que le malheureux, en fermant sa paupi^re, 
N'eCkt k pleurer deux fois la vie et la lumi^re. 
Ainsi Thomme, exil6 du champ de ses aleux, 
Part avant que Taurore ait ^clair^ les cieux. 



Attendant le r^veil du ills de Sophronique, • 
Quelques amis en deuil erraient sousle portique; 
Et sa femme, portant son ills sur ses genoux, 
Tendre enfant dont la main joue ayec les verrous, 
Accusant la lenteur des ge61iers insensibles, 
Frappait du front Tairain des portes inflexibles. 
La foule inattentive au cri de ses douleurs 
Demandait en passant le sujet de ses pleurs, 
Et reprenant bient6t sa course suspendue, 
Et dans les longs parvis par groupes r^pandue, 

10. 



ilh SOCRATE 

Recueiflait oes vains ImhUb dam le paiple aen^ 
Parlait d'autela dtooits et des dieux bUuspMrn^ 
Et d'un culte noineau corrompant la jeimesse, 
Et de ce Dim sans nom, stranger dans la Gr^oe. 
G'^tait queiqae insensi, quelqne raonstre odieux, 
Quelque noavel Oreste aYeogi^ paries diem, 
Qu'atteignait & la fin la tardire jastice 
Et que la terre an del dcYait en sacrifice. 
Socrate ! et c^^ait toi qni, dans les fen jeU, 
Mourais pour la justice et pour la Y6rit6 1 



Enfin de la prison les gonds broyants ronl^r»it. 
A pas lents, reeil baiss^, les amis 8*6coQtei«nt 
Mais Socrate, jetant \m regard sur les flots 
Et leur montrant dn doigt la loile Yets D6!ob : 
« Regardez snr les mers cette ponpe flenrie; 
G'est le yaissean sacr6, Phenreuse Tbterie ! 
Saluons-la, dit-il : cette voile est la moit 1 
Mon dme, aussitM qn^elle, entrera dans le port 
Et cependant parlez ; ^ qae oe joar soprtoe, 



SOCRATE 17$ 

Dans noB doax eniretiens, s^^coale encor de mftme I 
Ne jetons point aux vents les restes dn festin: 
Des dons saerto des dieoi nsons jnsqo'k la fin. 
L'heureux vaissean qai toache an tenne du voyage 
Ne SQspeDd pai sa course k Taspect dn rivage ; 
Mais, cour(mii6 de fleurs, et les voiles anx vents, 
Dans le port qai Fappeile il entre avec des chants. 



» Les pontes ont dit qu'avant sa derni^re heure 
En sons hannonieax le doux cygne se plenre : 
Amis, n'en croyez rien! Toiseau m^lodienx 
D'un plus sublime instinct fdt dou^ par les dieux. 
Du riant Eurotas pr^s de quitter la rive, 
L'^me, de ce bean corps k demi fngitive, 
S'avan9ant pas k pas Ters nn monde enchants, 
Voit poindre le jour pur de rimmortalit^, 
Et, dans la douce extase fnik ce regard la noie, 
Sur la terre en moarant elle exhale sa joie. 
Vous qui pris du tombeau venez pour m^^cout^, 
Je suis un cygne aussi ; je meurs, je puis chanter 1 » 



176 SOGRATE 

Sous la \oikit, k ces mots, des sanglots ^clat^rent. 
D'un cercle plus ^troit ses amis Tentour^rent : 
« Puisque tu vas mourir, ami trop t6t quitt^, 
Parle-nous d*esp6rance et d'immortalit^I 
— Je le veux bien, dit-il ; mais ^loignons les femmes, 
Leurs soupirs 6touff6s amolliraient nos Ames. 
Or iliaut, d^daignant les terreurs du lambeau, 
Entrer d*un pas hardi dans un monde nouveau ! 



» Yous le savez, amis : souvent, d^s ma jeunesse, 
Un g^nie inconnu m'inspira la sagesse 
£t du monde futur me d^couvrit les lois. 
, £tait-ce quelque dieu cach^ dans une voix ? 
Une ombre m'embrassant d'une amiti6 secrete ? 
L'^choderavenir?la muse du po^te? 
Je ne sais; mais Tesprit qui me parlait tout bas, 
Depuis que de ma fin je m'approche k grands pas, 
En accents mieux compris me parle, me console ; 
Je reconnais plus t6t sa divine parole, 
Soit qu*un coeur affranchi du tumulte des sens 



SOCRATE 17 

Avec plus de Bilence ^ooute ses accents ; 
Soit que, comme Foiseau, Tinvisible g^nie 
Redouble vers le soir sa touchante harmonie ; 
Soit plul6t qu'oubliant le jour qui va finir, 
Mon &me, suspendue aux bords de Tavenir, 
Distingue mieux le son qui part d'un autre monde, 
Gomme le nautonnier, le soir, errant sur Tonde, 
A mesure qu'il vogue et s*approche du bord, 
Distingue mieux la voix qui sMl^ve du port. 
Get invisible ami jamais ne m'abandonne, 
Toujours de son accent mon oreille r^sonne, 
Et sa voix dans ma voix parle seule aujourd'hui. 
Amis, ^coutez done \ ce n'est plus moi, c'est lui !... » 



Le front calme et serein, Toeil rayonnant d'espoir, 

Socrate k ses amis fit signe de s'asseoir. 

A ce signe muet, soudain ils ob^irent, 

Et sur les bords du lit en silence ils s'assirent. 

Symnias abaissait son manteau sur ses yeux ; 

Griton d'un oeil pensif interrogeait les cieux; 



178 SOGRATE 

G^b^s penchait k teire on front in6laiicoiiqiie ; 
Anaxagore, arm6 d*an rire sardonique, 
Semblait, dn philosophe enviant rheoreux sort, 
Hire de la fortune et d6fier la mort; 
Et, le dos appay^ sur la porte de bronze, 
Les bras entrelac^, le serviteor des Ooze, 
De doute et de pitM tour k tour combatta, 
Murmurait sourdement : « Que M sert sa yerto f » 
Mais PhMon, regrettant Tami plus qne le sage, 
Sous ses chevenx ^pars yoilant son beau Tisage, 
Plus pr^s du lit ftin^bre au pied du mattre assis, 
Sur ses genoQx pli^s se penchait somme un fils, 
Levait ses yeux vollds sur Tami qull adore, 
Rougissait de pleurer, et le pleurait encore. 

Du sage, cependairt, la terreslre doulew 
N'osait point alt«rer les traits ni la coulcur; 
Son regard ^Iev6 loin de nous semblait lire; 
Sa bouche, ot reposalt son gracieux sourire, 
Toute prftte k parler s'entr'ouyrait k derai ; 
Son oreille 6contait son invisible ami ; 



SOCRATE 179 

Ses cheveuz, efflenr^s da souffle de rautomoe, 
Dessinaient sar sa t^te une p4le couronne, 
Et, de l*air matinal par moments agiUs, 
R^pandaient sar son front des reflets argents 
Mais, k travers ce front oti son Ame est trac6e, 
On voyait rayonner sa sublime pens^, 
Gomme k travers TalMtre et Fairain transparenta 
La lampe, sur Tautel jetant ses feux mourants, 
Par son ^lat voM se trahissant encore, 
D*un reflet lumineux les frappe et les corole. 
Gomme Foeil sur les mers suit la voile qui part, 
Sur ce front solennel attachant leur regard, 
A ses yeux suspendus, ne respirant qu'k peine, 
Ses amis attentifs retenaient leur haleine : 
Leurs yen le contemplaient pour la dernifere fois. 
lis allaient pour jamais emporter cette voix ! 
Gompie la vague s'ouvre au souffle errant d'fole, 
Leur &me impatiente attendait sa parole. 
Enfin dtt ciel sur eux son regard s'abaissa, 
Et lui, comme autrefois, sourit, et comment : 



m 



180 SOCRATE 

« Quoi ! vous pleurez amis ! vouspletirez quand mon &m<e, 
Semblable au pur encens que la pr^tresse enflamme, 
Affranchie k jamais du yil poids de son corps^ ':" 
Va s'envoler aux dieux, et, dans de saints transports^ 
Saluant ce jour pur qu'elle entrevit peut-^trc, 
Chercher la v^rit^, la voir et la connaitre I 
Pourquol done vivons-nous, si ce n'est pour mourir '? 
Pourquoi pour la justice ai-je voulu souffrir? 
Pourquoi dans cette mort qu'on appelle la vie, 
Gontre ses vils penchants luttant, quoique asservie, 
Mon dme avec mes sens a-t-elle combattu? 
.Sans la mort, mes amis, que serait la vertu? 
G'est le prix du combat, la celeste couronne 
Qu'aux bornes de la course un saint juge nous donne, 
La voix m^me de Dieu qui nous rai^elle k Ixiu 
Amis, b6nissons-la ! je Tentends aujourd'hui^ 
Je pouvais, de mes jours disputant quelque restes* 
Me faire r^p^ter deux fois Tordre celeste : 
Me pr^servent les dieux d'en prolonger le cours! 
En esclave attentif, ils m'appellent, j'y cours I 



SOCRATE 181 

Et vous, si vous m'aimez, comme aux plus belles f^tes, 
Amis, faites couler des parfums sur vos t^tes ! 
Suspendez une offrande aux murs de la prison ; 
Et, le front couronn6 d'un verdoyant feston, 
Ainsi qu'un jeune 6poux qu'une foule einpress6e, 
Semant de chastes fleurs le seuil du gyn^c^e. 
Vers le lit nuptial conduit aprfes le bain, 
Dans les bras de la mort menez-moi par la main I 



» Qu'est-ce done que mourlr? Briser ce nceud infame. 

Get adultfere hymen de la terre avec TAme, 

D'un vil poids, h la tombe, enfm se d^cliarger. 

Mourir n'est pas mourir ; mes amis, c'est changer, 

Tant qu'il vit, accabl6 sous le corps qui Tenchalne, 

L'homme vers le vrai bien languissamment se tralne, 

Et, par ses vils besoins dans sa course arr^t^. 

Suit d'un pas chancelant ou perd la v^rit^. 

Mais celui qui, touchant au terme qu'il implore, 

Voit du jour ^tevnel ^tinceler Faurore, 

Gomme un rayon du soir remontant dans les cieux, 

11 



■fti 



182 SOGRATE 

ExiM de leur sein, remonte au sein des dieux ; 
Et, buvanl k longs traits le nectar qui Tenivre, 
Du jour de son tr6pas il commence de vivre I 

— Mais mourir c'est souffrir ; et souffrir est un maL 

— Amis, qu'en savons-nous? Et quand Finstant fatal, 
Gonsacr6 par le sang comme un grand sacrifice, 
Pour ce corps immol6 serait un court supplice, 
N'est-ce pas par un mal que tout bien est produit? 
L'6t6 sort de Thiver, le jour sort de la nuit. 

Dieu lui-m6me a nou6 cette 6ternelle chalhe ; 
Nous fAmes k la vie enfant6s avec peine, 
Et cet heureux tr^pas, des faibles redouts, 
N'est qu'un enfantement k Timmortalit^. 

» Cependant de la mort qui pent sonder Tabime ? 
Les dieux ont mis leur doigt sur sa 16vre sublime : 
Qui sait si dans ses mains, prates h la saisir, 
L'Ame, incertaine, tombe avec peine ou plaisir ? 
Pour moi qui vis encor, je ne sais, mais je pense 



SOGRATE i%9 

Qu'il est quelque mystfere au fond de ce silence ; 

Que des dieux indulgents la s6v6re bont6 

A jusque dans la mort cach^ la volupt^, 

Oomme, en blessant nos coeurs de ses divines armes, 

L' Amour cache souvent un plaisir sous des lannes. » 

L'incr6dule C6bfes k ce discours sourit ; 

<c Je le saurai bientdt, dit Socrale. U reprit : 

« Oui, le premier salut de Thomme k la lumi^re, 
Quand le rayon dor6 vient baiser sa paupi^re, 
L'accent de ce qu'on aime k la lyre m61^, 
Le parfum fugitif de la coupe exhal6, 
La saveur du baiser quand de sa l^vre errante 
L'amant cherche, la nuit, la l^vre de Tamante, 
Sont moins doux k nos sens que le premier transport 
De rhomme yertueux afi&anchi par la mort ; 
Et pendant qu'ici-bas sa cendre est recueillie, 
Emport6 par sa course, en fuyant il oublie 
De dire m^me au monde un 6ternel adieu : 
Ce monde 6vanoui disparalt devantDieuI... » 



18/i SOCRATE 



II se tut, et C6b6s rompit seul le silence : 

« Me preservent les dieux d'offenser TEsp^rance, 

Cette divinity qui, semblable h TAmour, 

Un bandeau sur les yeux, nous conduit au vrai jour I 

Mais puisque de ces bords comme elle tu t'envoles, 

H61as I et que voil^ tes supr^mes paroles, 

Pour m'instruire, 6 mon maitre et non pour faffliger, 

Pennels-moi de r^pondre et de t'interroger. » 

Socrate avec douceur inclina son Yisage, 

Et G^b^s en ces mots interrogea le sage : 



« L'toe, dis-tu, doit vivre au deli du tombeau. 
Mais si r&me est pour nous la lueur d'un flambeau, 
Quand la flamme a des sens consume la mati^re, 
Quand le flambeau s'^teint, que devient la lumi^re 
La ciart^, le flambeau, tout ensemble est d^truit, 
Et tout rentre h la fois dans une m^me nuit. 
Ou si rame est aux sens ce qu'est k cetle lyre 



SOCRATE 186 

L'harmonieux accord que notre main en tire, 
Quand le temps ou les vers en ont us^ le bois, 
Quand la corde rompue a cri^ sous nos doigts, 
Et quand les nerfs brisks de la lyre expirante 
Sont foul^s sous les pieds de la jeune bacchante, 
Qu'est devenu le bruit de ces divins accords ? 
Meurt-il avec la lyre? et Ttoe avec le corps?... » 
Les sages h ces mots, pour sonder ce mystfere, 
Baissant leurs fronts pensifs et regardant la terre, 
Cherchaient une r^ponse et ne la Irouvaient pas, 
Se parlant Tun k I'autre, ils murmuraient tout bas : 
« Quand la lyre n'est plus, oil done est Tharmonie ? » 
Et Socrate semblait attendre son genie. 



Sur Tune de ses mains appuyant son menton, 
L'autre se promenait sur le front de Ph6don, 
Et, sur son cou d'ivoire errant h Taventure, 
Garessait, en passant, sa blonde chevelure ; 
Puis, d^tacliant du doigt un de ses longs rameaux 
Qui pendaient jusqii'^ terre en flexibles anneaux, 



186 SOGRATE 

Faisait sur ses genoax flotter leurs molles oodes, 
Ou dans ses doigts distraits roulait leurs tresses blondes. 
Il parlait en jouant oomme un vieillard divin 
Qui m^le la sagesse aux coupes d*un festin. 

« Amis, r^me n'est pas Tincertaine lumi^re 
Dont le flambeau des sens ici-bas nous ^claire, 
Elle est Tceil immortel qui voit ce faible jour 
Nallre, grandir, baisser, renaltre tour h tour, 
Et qui sent hors de soi, sans en 6tre affaiblie, 
P&lir et sMclipser ce flambeau de la vie : 
Pareille k Tceil mortel qui dans Tobscurit^ 
Conserve le regard en perdant la clart6. 

» L'ame n'est pas aux sens ce qu'est k cette lyre 
L'harmoni^ux accord que notre main en tire : 
Elle est le doigt divin qui seul la fait fr6mir, 
L'oreille qui I'entend ou chanter ou g6mir, 
L'auditeur attentif, I'invisible g^nie 
Quijuge, enchalne, ordonne etr^gle rharmome, 
Et qui des sons discords que rendent tous les sens 



SOCRATE 187 

Forme au plaisir des dieux des concerts ravissants I 
En vain la lyre meurt el le son s'^vapore : 
Sur ces debris muets Toreille ecoute encore. 
Es-tu content, C^bfts? — Oui, j'en crois tes adieux, 
Socrate est immortel I — Eh bien, parlons des dieux ! » 



Et d^j^ le soleil 6tait sur les montagnes, 

^t, rasant d'un rayon les flots et les campagnes, 

Semblait, faisant au monde un magnifique adieu, 

Aller se rajeunir au sein brillant de Dieu. 

Les troupeaux descendaient des sommets du Taygfete; 

L'ombre dorinait d^jh sur les flancs de THymette; 

Le Githeron nageait dans un oc6an d^or ; 

Le pfecheur matinal, sur Tonde errant encor, 

Mod^rant prfes du bord sa course suspendue, 

Repliait, en chantant, sa voile d6tendue ; 

La fli^te dans les bois, et ces chants sur les mers, 

Arrivaient jusqu'^ nous sur les soupirs des airs, 

Et venaient se mfeler k nos sanglots funfebres, 

Gomme un rayon du soir se fond dans les t^n^bres. 



188 SOCRATE 

« Hdtons-Dous, mes amis I void Fbeure du bain I 
Eflclaves, versez Feau dans le vase d'airain ! 
Je veux oiTrir aux dieux une vlctime pure. » 
II dit ; et se plongeant dans Fume qui murmure, 
Gomme fait k Tautel le sacriflcateur, 
II puisa dans ses mains le Clot lib^rateur, 
Et, le versant trois fois sur son front quMl inonde, 
Trois fois sur sa poitrine en fit ruisseler Tonde ; 
Puis, d'un voile de pourpre en essuyant les flota, 
Parfuma ses cheveux el reprit en ces mots : 
« Nous oublions le dieu pour adorer ses traces ! 
Me preserve Apollon de blasphemer les Graces, 
H6b6 versant la vie aux celestes lambris, 
Le carquois de TAmour, ni I'^cbarpe d'Iris, 
Ni surtout de Venus la brillante ceinture 
Qui d'un nceud sympathique enchalne la nature, 
Ni reternel Saturne ou le grand Jupiter, 
Ni tons ces dieux du ciel, de la terre et de Pair 1 
Tons ces toes peuplant TOlympe ou I'Elysfee 
Sont rimage de Dieu par nous divinis^e, 



SOCRATE 189 

Des lettres de son nom sur la nature 6crit, 
Une ombre que ce Dieu jelte sur notre esprit ! 
A ce titre divin ma raison les adore, 
Gomme nous saluons le soleil dans Taurore, 
Et peut-Atre qu'enfin tous ces dieux inventus, 
Get enfer et ce ciel par la lyre chanl6s, 
]Ne sont pas seulement un songe du g^nie, 
Mais les brillants degr^s de T^chelle infinie 
Qui, des 6tres sem6s dans ce vaste univers, 
S6pare et r^unit tous les astres divers. 



» Peut-^tre qu'en effet, dans Timmense 6tendue, 
Dans tout ce qui se meut une &me est r^pandue ; 
Que ces astres brillants sur nos t^tes sem^s 
Sont des soleils brillants et des feux animus ; 
Que roc6an frappant sa rive 6pouvant6e, 
Ayec ses flots grondants roule une dme irritiie ; 
Que notre air embaum6, volant dans un ciel pur, 
Est un esprit flottant sur desailes d'azur ; 
Que le jour est un ceil qui r^pand le lumi^re ; 



190 SOGRATE 

La nuit, une beauts qui voile sa paupi^re : 

Et qu'eniin dans te ciel, sur la terre, en tout lieu, 

Tout est intelligent, tout yit, tout est un dieu I 



» Mais, croyez-en, amis, ma voix prfete k s'^teindre, 
Par delA tous ces dieux que notre oeil pent atteindre, 
U est sous la nature, il est au fond des cieux 
Quelque chose d'obscur et de myst^rieux 
Que la n^cessit^, que la raison proclame, 
Et que voit seulement la foi, cet oeil de Tdmet 
Gontemporain des jours et de r^ternit6 1 
Grand comme rinfini, seul comme funit^ 1 
Impossible k nommer, h nos sens impalpable 1 
Son premier attribut, c'est d'etre inconcevablel 
Dans les lieux,dans les temps,hier, demain, aujourd^hni, 
Descendons, remontons, nous arrivons h lui) 
Toutce que vous voyez estsa toute-puissance. 
Tout ce que nous pensonsest sa sublime essence! 
Force, amour, v^rit^, cr^ateur de tout bien, 
C'est le Dieu de vos dieux ! c>st le seul 1 c'est le mien I . . . » 



SOGRATE 191 

II parlait ; mais un bruit retentit sous la vodte. 
Le sage interrompu tranquillement 4coute. 
£t nous vers Toccident nous tournons tous les yeux : 
H61as I c'6tait le jour qui s'enfuyait des cieux ! 



En d6tournant les yeux, le serviteur des Onze 
Lui tendait le poison dans la coupe de bronze. 
Socrate la regut d'un front toujours serein, 
Et, comme un don sacr6, relevant dans sa main, 
Sans suspendre un moment la phrase commenc^e, 
Avant de la vider acheva sa pens6e. 

Sur les flancs arrondis du vase au large bord, 
Qui jamais de son sein ne versait que la mort, 
L'artiste avait fondu sous un souffle de flamme 
L'histoire de Pisych6, ce symhole de I'clme ; 
Et, symbole plus doux de Timmortalit^, 
Un l^ger papillon en ivoire sculpts, 



191 SOCRATE 

Plongeant sa trompe avide en ces ondes mortelles, 
Formait Tanse du vase en d^ployant ses ailes. 
Psyche, par ses parents d6vou6e k TAmour, 
Quittant avant I'aurore un superbe s^jour, 
D'une pompe funfebre allait environn^e 
Tenter comme la mort ce divin hym6n6e ; 
Puis seule, assise, en pleurs, le front sur ses genoux, 
Dans un desert afTreux attendait son ^poux. 
Mais, sensible k ses maux, le volage Z^phire, 
Gomme un d6sir divin que le ciel nous inspire, 
Essuyant d'un soupir les larmes de ses yeux, 
Dormante, sur son sein Tenlevait dans les cieux. 
On voyait son beau front pench^ sur son ^paule 
Livrer ses longs cheveux aux doux baisers d'tole, 
£t Z^pkir, succombant sous son chaimant fardeau, 
Lui former de ses bras un amoureux berceau, 
Efileurer ses longs oils de sa brtklante haleine 
Et, jaloux de TAraour, la lui rendre avec peine. 



SOCRATE 193 

Ici, le tendre Amour, sur des roses couch^, 
Pressait entre ses bras la tremblante Psyche, 
Qui, d'un secret effroi ne pouvant se d^fendre, 
Recevaitses baisers sans oser les lui rendre; 
Gar le celeste 6poux, trompant son tendre amour, 
Toujours du lit sacr6 fuyaitavec le jour. 

Plus loin, par le d^sir en secret 6veill6e, 
Et du voile nocturne k demi d6pouill6e, 
Sa lampe d'une main et de Fautre un poignard, 
Psych6, risquant Tamour, h61as I centre un regard, 
De son 6poux qui dort tremblant d'etre entendue, 
Se penchait vers le lit, sur un pied suspendue, 
Reconnaissait TAmour, jetait un cri soudain, 
Et Ton voyait trembler la lampe dans sa main. 

Mais de Thuile briilante une goutte 6panch6e, 
S'6chappant par malbeur de la lampe pench^e, 
Tombait sur le sein nu de Tamant endormi. 
L' Amour impatient, s'^veillant k demi, 



194 SOGRATE 

Gontemplait tour k tour cepoignard, cette goutte, 
Et fuyait indign^ vers la celeste voClte : 
Embl^me mena^ant des d^sirs indiscrets 
Qui profanent les dieux, pour les voir de trop prte! 

La vierge cette fois crrante sur la terre 
Pleurait son jeune amant, et non plus sa mis^re. 
Mais TAmour h la fin, de ses larmes touch6, 
Pardonnait k sa faute, et Theureuse Psycb^ 
Par son c61este ^poux dans roiympe ravie, 
Sur les l^vres du dieu buvant des ilots de vie, 
S'avangait dans le ciel avec timidity ; 
Et Ton voyait V^us sourire k sa beauts. 
Ainsi par la yertu P&me divinis^e 
Revient, ^aleaux dieux, r^ner dans r^lys^l 

Mais Socrate ^levant sa coupe dans ses mains : 
u OiTrons, offrons d'abord aux maitres des humains 
De rimmortalit6 cette heureuse pr6mice 1 » 
II dit ; et vers la terre inclinant le calice, 



SOGRATE 195 

Gomme pour ^pargoer un nectar pr^ieux. 
En versa seulement deux gouttes pour les dieux, 
Et, de sa I^vre avide approchant le breuvage, 
Le vida lentement sans changer de visage, 
Gonime un convive avant de sortir d'un festin, 
Qui de sa coupe d'or verse un reste de vin, 
Et, pour mieux savourer le dernier jus qu'il goiite, 
LMncline lentement et le bois goutte k goutte. 
Puis, sur son lit de mort doucement 6tendu, 
II reprit aussit6t son discours suspendu : 



« Esp^rons dans les dieux, et croyons-en notre ftmel 
De Tamour dans nos coeurs alimentons la flamme I 
L'amour est le lien des dieux et des mortels ; 
La crainte ou la douleur profane leurs autels. 
Quand vient Theureux signal de notre d^Iivrance, 
Amis, prenons vers eux le vol de Tesp^rance ! 
Point de fun^bre adieu t point de cris t point de pleurs t 
On couronne ici-bas la victime de fleurs : 
ue de joie et d'amour notre kaxe couronn^e 



196 SOGRATE 

S'avance au-devant d'eux, comme k son hym^n^el 
Ge 8ont 1^ les festons, les parfums pr^cieux, 
Les voix, les instruments, les chants m^lodieux, 
Dont r&me, convoqu6e k ce banquet supreme, 
Avant d'aller aux dieux, doit s'enchanter soi-m^e ! 

» Relevez done ces fronts que reffroi fait p41ir ! 

Ne me demandez plus s'il faut m'ensevelir ; 

Sur ce corps, qui fut moi, quelle huile on doit r^pandre; 

Dans quellieu,dans quelle urne 11 fautgarder ma cendre, 

Qu'imporle k vous, k moi, que cevil v^tement 

De la flamme ou des vers devienne Taliment? 

Qu'une froide poussi^re k moi jadisunie 

Soit balay^e aux Hots ou bien aux g^monies ? 

Ce corps vil, compost des ^Itoents divers, 

Ne sera pas plus moi qu'une vague des mers, 

Qu'une feuille des bois que Taquilon promfene, 

Qu'un atome flottant qui fut argile humaine. 

Que le feu du biicher dans les airs exhale, 

Ou le sable mouvant de vos chemins foul^ I 



SOCRATE 197 

» Mais je laisse en partant k cette terre ingrate 
Un plus noble debris de ce que fiit Socrate : 
Mon g^nie k Platon I k vous tous mes vertus I 
Mon kme au justes dieux I ma vie k M 61itus, 
Gomme au chien d6vorant qui sur le seuil aboie. 
En quittant le festin, on jette aussi sa proie!... » 

Tel qu'un triste soupir de la rame et des flols 
Se m^le sur les mers aux chants des matelots, 
Pendant cet entretien une funfebre plainle 
Accompagnait sa voix sur le seuil de Pence inte. 
H^las ! c'^tait Myrtho demandant son 6poux, 
Que rheure des adieux ramenait parmi nous ! 
L'^arement troublait sa d-marche incertaine, 
Et, suspendus aux plis de sa robe qui traine, 
Deux enfants, les pieds nus, marchant k ses c6t(^s, 
Suivaient en chacelant ses pas pr^cipit^s. 
Avec ses longs cheveux elle essuyait ses larmes ; 
Mais leur trace profonde avait fl^tri ses charmes, 
Et la mort sur ses traits r^pandait sa pAleur. 



198 SOGRATE 

On edt dit qu'en passant rimpuissante douieur, 
Ne pouvant de Socrate atteindre la grandeftme, 
Avait respect6 1'homme et profane la femme. 
De terreur et d'amour saisie h son aspect, 
Elle pleurait sur lui dans nn tendre respect. 
Telle, aux f6tes du dieu pleura par CytMr^e, 
Sur le corps d' Adonis la bacchante 6plor^e, 
Partageant de V6nus les divines douleurs, 
R^chaufTe tendrement le marbre de ses pleurs, 
De sa bouche muette avec respect Teffleure, 
Et paralt adorer le beau dieu qu'elle pleure. 
Socrate, en recevant ses enfants dans ses bras, 
Baisa sa joue humide et lui parla tout bas. 
Nous vlmes une larme, et ce fut la dernifere, 
Sous ses cils abaiss^s rouler dans sa paupi^re. 
Puis, d'un bras d^faillant ofTrant ses fils aux dieux : 
« Je fus leur p6re ici, vous T^tes dans les cieux I 
Je meurs, mais vous vivez I Veillez sur leur enfancel 
Je les l^gue, 6 dieux bons, k votre providence I... » 



^ Mrfll 



J 



SOGRATE 199 

Mais d^jk le poison dans ses veines vers^ 
Enchalnait dans son cours le flot du sang glac6. 
On voyait vers le coeur, comme une onde tarie, 
Remonter pas ^ pas la chaleur et la vie, 
Et ses membres roidis, sans force et sans couleur, 
Du marbre de Pares imitai^t la p&leur. 
£n vain PhMon, pencli6 sur ses pieds quUl embrasse^ 
Sous sa briilante haleine en r6chauiTait la glace ; 
Son front,ses mains,ses pieds se gla^aient sous nos doigts* 
II ne nous restait plus que son &me et sa voix : 
Semblable au bloc divin d'oii sortit Galat^e 
Quand une dme immortelle k TOlympe emprunt^e. 
Descendant dans le marbre k la voix d'un amant, 
Fait palpiter son coeur d'un premier sentiment, 
Et qu'ouvrant sa paupi^re au jour qui vient d'6clore, 
Elle n'est plus un marbre, et n'est pas femme encore. 

£tait-Ge de la mort la p41e majesty 

Ou le premier rayon de Timmortalit^? 

Mais son front rayonnant d'une beaut6 sublime 



200 SOGRATE 

Brillait comme Taurore aux sommets de Didyme, 

Et nos yeux qui cherchaient k saisir son adieu, 

Se d^tournaient de crainte et croyaient voir un dieu ! 

Ouelquefois, Toeil au del, il rftvait en silence ; 

Puis, d^roulant les flots de sa sainte Eloquence, 

Comme un homme enivr^ du doux jus du raisin 

Brisant cent fois ie fil de ses discours sans fin, 

Ou comme Orph^e errant dans les demeures sombres, 

En mots entrecoup6s il parlait ^ des ombres. 

« Courbez-vous, disait-il, cyprfes d'Acadtous! 
Courbez-vous, et pleurez ; vous ne le verrez plus ! 
Que la vague, en frappant le marbre du Pir^e, 
Jette avec son 6cume une voix 6plor6e 1 
Les dieux Font rappeW I ne le savez-vous pas? 
Mais ses amis en deuil, ou portent-ils leurs pas I 
Voil^ Platon, C6bfes, ses enfants et sa femme 1 
Voil^ son Cher Ph6don, cet enfant de son dme I 
lis vont d'un pas furtif, aux lueurs de Pliceb^, 
Pleurer sur un cercueil aux regards d6rob6. 



M«i 



SOCRATE 201 

Et, pencli6s sur mon urne, ils paraissent attendre 
Que la voix qu'ils aimaient sorte encore de ma cendre. 
Oui, je vais vous parler, amis, comme autrefois, 
Quand, pench^s sur mon lit, vous aspiriez ma voix ! 
Mais que ce temps est loin I et qu'une courte absence 
Entre eux et moi, grands dieux, a jet6 de distance I 
Vous qui cherchez si loin la trace de mes pas, 
Lcvez lesyeux, voyez I... lis ne m'entendent pas 1 
Pourquoi ce deuil ?pourquoi cespleurs dont tu t'inondes? 
fipargnesau moins,Myrto,teslongues tresses blondes (1); 
Tournes vers moi tes yeux de larmes essuy^s I 
Myrto, Platon. C^b^s, amis !... si vous saviezl 



» Oracles, taisez-vous I tombez, voix du Portique I 
Fuyez, vaines lueurs de la sagesse antique I 
Nuages color^s d'une vaine clart6, 
£vanouissez-vous devant la v6rit6 1 
D'un inefifable hymen je la vois pr6s d'^clore ; 

(!) Socrate eut deux femmes, Xanlippe ct Myrto. 



204 SOCRATE . 

Jusqu'au bord du tr^pas Tinterrogeait encore : 

« Dors-tu ? lui disait-il La mort, est-ce un sommeil ? » 

U recueillil sa force, et dit : « C'est un r^veil ! 

— Ton ceil est-il voil6 par des ombres funfebres ? 

— Non ; je vols un jour pur poindre dans les t6n6bres ! 
— N'entends-tu pas des cris, des gemissements ? — Non ; 
J'entends des astres d'or qui munnurent un nom ! 

— Que sens-tu? — Ce que sent la jeune chrysalide 
Quand, livrant k la terre une d^poullle aride, 
Aux rayons de Taurore ouvrant ses faibles yeux. 
Le souffle du matin la roule dans les cieux. 

— ^Ne nouslrompais-tu pas? r^ponds : L'Ame 6tait-elle...? 

— Croyez-en ce sourire, elle 6tait immortelle !... 

— De ce monde imparfait qu'attends-ti^i pour sortir ? 

— J'attends, comme la nef, un souffle pour partir. 

— D'od viendra-t-il ? — Du ciel I — Encore une parole I 

— Non ; laisse en paix mon ftme, afin qu'elle s'envole l» 
11 dit, ferma les yeux pour la demi^re fois. 

II resta quelque temps sans haieine et sans voix. 
Un faux rayon de vie, errant par intervalle, 



SOCRATE *i05 

D'une pourpre mourante 6clairait son front pale. 

Ainsi, dans un soir pur de Tarrifere-saison, 

Quand d^^ le soleil a quitt6 Thorizon, 

Un rayon oubli6 des ombres se d^gage 

Et colore en passant les flancs d'or d'un nuage. 

Enfin plus librement il semble respirer, 

Et, laissant sur ses traits son doux sourir errer, 

« Aux dieux lib^rateurs, dit-il, qu'on sacrifie I 

lis m'ont gu6ri ! — De quoi? dit C^b6s. — De la vie !...» 

Puis un 16ger soupir de ses l^vres coula, 

Aussi doux que le vol d'une abeille d'llybla, 

£tait-ce...?Je ne sais ; mais, pleins d'un saint dictame, 

Nous sentlmes en nous comme une seconde &me!... 



Gomme un lis sur les eaux et que la rame incline, 
Sa t^te mollemenl penchait sur sa poitrine; 
Ses longs cils que la mort n'a ferm^s qu'^ demi, 
Retombant en repos sur son ceil endormi, 

12 



206 SOGRATE 

Semblaient comme autrefois, sous leur ombre abaias^e, 

Recueillir le silence ou voiler la pens^e ; 

La parole surprise en son dernier essor 

Sur sa 16vre entr'ouverte, h^las I errait encor, 

Et ses traits, oil la vie a perdu son empire, 

£taient conune frapp^s d'un ^ternel sourire I 

Sa main, qui conservait son geste habituel, 

De son doigt ^tendu montrait encore le ciel ; 

Et quand le doux regard de la naissante aurore, 

Dissipant par degr^s les ombres qu'il colore, 

Gomme un phare allum^ sur un sommetlointain, 

Vint dorer son front mort des ombres du matin. 

On eti dit que V6nus, d'un deuil divin suivie, 

Venait pleurer encor sur son amant sans vie ; 

Que la triste Phceb^ de son pAle rayon 

Garessait, dans la nuit, le sein d'Endymion ; 

Ou que du haut du ciel Vkme heureuse du sage 

Revenait contemplerle terrestre rivage, 

Et, visitant de loin le corps qu'elle a quitt6, 

R6fl6chissait sur lui T^clat de sa beauts, 



SOCRATE 207 

Gona&e un astre berc6 dans un del sans nuage 
Aime k voir dans les flots briller sa chaste image. 



Onn'entendait autoar ni plainte ni soupir.. . 
G'est ainsiqu'il mourut, si c'6tait Ik mourir \ 



Ainsi, en effet, mourut Socrate. 

« Tous ceux, dit Xenophon, cjui ont 
connu Socrate le regrettent encore, parce 
qu'ils trouvaient en lui les plus grands se- 
cours pour la recherche de la vertu. Je Tai 
Men connu, je Tai depeint tel que je Tai vu : 
si pleux, qu'il n'osait rien entreprendre sans 
avoir interroger sa conscience, qu'il appelait 
son genie, Tavis du ciel; si juste, qu'il ne 
s'est jamais permis de faire le moindre tort 



208 SOCRATE 

k personne , et qu'il faisait du bien a tous 
ceux qui allaient klui; si temperant, qu'il 
pr6ferait toujours ce qui etait le'plus hou- 
nete k ce qui etait le plus agreable ; si in- 
faillible en prudence qu'il ne se trompait 
jamais entre le bon et le mauvais parti. 
Tel en verite m'a paru Socrate, c'est-a-dire 
le meilleur et par la meme le plus heureux 
des mortels. » 



I 



XVI 



Quant a nous, tout en admirant avecXeno- 
phon la sagesse du philosophe de la Grece, 
nous ne pouvons nous empecher de lui prefe- 
rer mille fois les sagesses plus divines de Tln- 
de, de la Chine, et surtout de la revelation 
chretienne. La sagesse de Socrate n'est qu'in- 
telligence, elle n'est pas assez amour. Elie 
pense bien, elle ne se devoue pas assez. Le 

d2. 



210 SOGRATE 

sacrifice, ce complement de toute vertu et ce 
prix de toute verite, lui manque, malgre le 
supplice tout politique et nuUemen treligieux 
de Socrate. II est sage, il n'est pas martyr ; il 
s'accommode avec lesjinceurs, les croyances, 
les vices meme decents de son epoque et 
de son pays. II donne des conseils tres-spiri- 
tuels et tres-habiles de vertu k ceux qui lui 
en demandent, mais il] en donne de vices 
aussi aux jeunes gens et aux courtisanes. 
II croit en un Dieu unique, intelligence et 
providence des mondes, et il adore en pu- 
blic des divinit6s chamelles et multiple 
formees k Timage^de Thomme. II meurt 
bien, mais il meurt pour lui-meme autant 
que pour la verite. Sa mort meme est una 



SOGRATE 211 

bonne fortune de sa destin^e, qu'il saisit 
en homme de souveraine intelligence. 

« Je suis vieux , dit-il k Xenophon , je 
n'aurais plus qu'i dechoir dans mes sens et 
dans mon esprit, c'est Theure de mourir k 
propos. » 

Socrate temoigne pen de tendresse pour le 
genre humain, meme pour sa femme et po ur 
ses enfants ; toujours homme d'esprit plu s 
qu'homme de devouement a ses sembla- 
bles. Ses entretiens quelques sublimes qu'ils 
soient par moments, attestent ce defaut de 
divine charite dans sa nature et dans sa sa-- 
gesse. II raille quelquefois, il semoque soi>* 
vent, il plaisante toujours. L'ironie, qui 
rend la verite meme offensante, est la forme 



212 SOGAATE 

perp6tuelle de ses dialogues ; il precede par 
interrogation captieuses, comme pour for- 
cer son interlocuteur a se couper ; il le mene 
de d6tour en detour en lui cachant avec art 
le but oil il veut le conduire. II prend a la 
fin son antagoniste par ses propres aveux, 
comme on prendrait une verite au piege. 
II est constamment epilogueur, presque ja- 
mais lyrique. Platon, son divin disciple, lui 
a mis des ailes; sans cela iL ramperait 
souvent terre a terre. 

De tout ceci nous concluons que Socrate 
ne fut ni le plus sage, ni le plus vertueux, 
ni le plus religieux surtout des philosophes 
de I'antiquite mais qu'il fut le plus spirituel 
et le plus aimable des honnetes gens d'A- 



i 



SOCRATE 213 

thenes ; qu'il sut bien penser, bien parler, 
bien mourir, mais qu'il sut aussi bien vivre, 
et qu'en un mot, il y eut selon nous, trop 
de prudence dans sa sagesse et trop d'ha- 
bilete dans sa vertu. 
La Charite n'etait pas nee dans le monde. 



FIN DE SOCRATE 



G0LI.EGTI01I MICHEL LfiVT 

^ — I franc le volume — 

1 frane dO centimes relM A I'anglalse 



A, DB LAMARTINE 



HOMERE 



ET 



SOCRATE 




PARIS 

MICHEL Lfivy FRfeRES, LIBRAIRES fiDITEURS 

RUE VIYIENNE^ % BIS^ ET BOULEVARD DBS ITALIENS^ 15 

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

1863 



/ 



• » ., 



COLI^ECnOli MKnil. 1.£VV. — Cr. fo-i8, 1 rr. le volnme. 

veot. Potsias. Vlcomte d« Liani;, 4 v. M. BAdlg***. Soavenira d« I'i 

l<«CI«Bl«a.Cblte«ax d« Fmnr^, St. Not. que «spafnoIe« i 

d« Cli«Dtillj. Emot. de Pulydore Marftji H. R^woil ( Traduetewtr). UsTtl 
qoini Niilts dii Pere-Lacbai!i«. Famille Nout. Mont'e. Doctear americain 
Lambert. Ilist.de Cent treoteFeinines.ll^ L. Bejrband. Dernier des C 
dfcin dr Pecq.Deroiere S(enr grise.Dragon 
roDTC. Comeidie et Coinedieu. Marquise 
oe Relverano. Balzac et ViHocq. 

IIIMebrand(7Vae{. Wocqwier).Schnef 
da la Vie lioiland8i^e. Cbambre obfcore. 

DoffHuimi {Trad, Champfleury). Con- 
te» ptii'thiiines. 

A> n*HaMi|r«. Femtnes comire elles 
lunt. L'Amour coinjne il est. Pecherei^e. 

rb. DaiBO. Cbalse de paille. Bobeme 
doree, 2 t. Cucbon de saint Antoine. 

r. V. HtiBo [Trud.). Sonnets de 
Sliak^peare. Faust an^laif de &larIowe. 

P. nHfceniMft. Sonv. d'na Cbef de bo- 
rean arabe. 

J. Janla. Cham, de traverse. Conies 
litter. Conieiifantastiq. L'Ane mort. Con- 
fe^^ion. (^or ponr denx Amours. 

fit. Jobvjr. Amonr d'un Negre. 

A. Karr. Les Femmes. Aeatbe et CA> 
cile. Pn«men. bors da mon Jardia. Sods 
las Tilienls. Puignte de V^rilte. Voy. aa- 
toor de mon Jardin. Suiree« d^ Saiote* 
Adiesse. Penelope normaude. Encore le$ 
Fammas. Truis cents Pagen. Guftpes, 6 v. 
Menus Prupu». Suns les orangers. Le? 
Fleur8.Rauul.Ro»«s noire^et RoFes bleoes. 



. Paridennas at ProviDfiiales. 
9n—» at Hlondaa. Fannaa bomiAtat 
Dtniimt MarqolfM. 

A. Adasi. Sri^v. d*nB Uoaician. Dam. 
9a>>Tenirr d'nn Miisieien 

•. d*Ala«iB. L'Em^Mraor Soaloaqoa at 
•■ Empire. 

Aahlai d'Arvlaa. {Trad, Th, GmUier 
pis). LovXw biiarrai. 

A* AMalaat. IIlsL faotast. da PierroC 

X.Aiibryvi. Femmade Tiort-einq ans. 

■• Aairlcr. I'o^ies rompiatas. 

J. Aniraa. Milinnab. 

Tk.dr BanTltlv.Odesfoaanbalasqnes. 

tikm Barbara. Hist. imoDTanlas. 

■agar de Baaavalr. CbaTaliar de 
SaMl-4>eoi^.Atentnricr. atCoortiMnes. 
Bbfl. eaTalieres. Mile de Cboisy. Cber.de 
CWmy. Cabaret def« Morts. 

A. da Br raard. Portr. da la Maroiiisa. 

C%« da Baraard. Nn-nd rordien. ilom- 
Ba ainaoa.Gerfaut. Ailes dlcare.Gentilh. 
«MiMgBard, S v.Beau-pire, S t. Paravent. 
Faaa do Lioo.L'Ecoeil.Th^Atreet Poiiiee. 

■■• €. Bartaa. Bonhaur inpuaaable. 



■• Bavilbat. Malnii. 

m. Bravard. Petite YUlt. LtMOBaor 

das Femmes. 

A. da Br^bat. Sctnaa da la via contam- 
yaraiBa. Bras d'acier. 

■aui Bwcbaa. En Provinee. 

■• Bbssa. Music ena contemporalns. 
Carlaa ( Trad, de M. Souoe$treh 
jeone^ Femmaa. 

■• il» Carac. Itrama sons la Terreor. 

BMfIa Cbrrajr. Bnit jonra sons I'Eqoa. 
tm. Mtitii da la Savane. KiTultes do 
>af*. fteciU de Kibyiie. Seines da la vie 
aBAIg^ie. Ihst.etma'ure Babyles. 

€^ d« rbabrttlan. Voienrsd'or.Sapho. 

CkasipllaHry. Lxrentriqnes. Avent. de 
aua Manette. Rtelisme. SonlTr. dn Prof. 
BaHail. Premiers Beaux-Joors. U^orie^ 
Steuot. Souv. des Funambulea. BonrgeoU 

dc Molincbart. Sensations da Joaquin. 
ftaaa-Caillon. 

••• SouTanin d'oD ofBclardn S>m de 
jMiares. 

■. Cauarlcnca (Trad. Woeatder), 
Sataes de is Vie flamande, S v. Fleaii dn 
Village. D«mo»de TArgenU Veill^esFIa- 
BaMCft. Mire Job. Guerre des Paysans. 
■aarek do boir. LOrpbeiina. Batavia. 
Aaiihen, t v. Soovenin de Jann«ssa. 
XiM de Frandre, S t. 

C'tw^-riaurf . Voyages at Voyagears. 

€>. Baatrasuaa. Uistoiras d'amour et 
#vgent. 

Caaai. Baab. Bals masqofa. Jen da Is 
iMue. Cbalne d'Ur. Fruit defendn. Cbfit 
m AtrMne. Pondra at la naige. Marquise 
da Farabire. 

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iMvan dn Sabara. 

B. BalMf. A ventures parlsiennas. L'one 
a* 1 antra. 

Blcbena {Trvd, A. Piehof). Mev. 
la lante, 2 ▼. Conies de Nofil. 
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Bamaa. Viean Desert, 2 v. Mai- 
ana da glace, t v. Cbarles le T^meraire, 2 v. 
Alas. Bvaaaa Ola. Avent. de qnatre 
Vannes. Vie a vingt ans. Anlonine. l)ame 
MB Camtiiab. Boite d'Argent. 
X. Byata. Peanx nolras. Femmes dn 
Boaveao manda. 

Waal FAvral. Toanr da Tigras. Bar- 
Aavas fees* 

«k riaabert. Madame Bovary, 2 T. 

▼•deFanrllle. Mairq. d« Pazaval. Cons* 

ant de Tan VII 1. Iieox Belles-Ssur». 

■swcaTattralar. Monde et Coroedle. 

Th.Ciaa<iar.Beaux-Art« •!> Eitrope,2v. 

VaastaBtiBopie.L 'A rt modeme.GroteKq oes 

- da Clrardia. Margna- 

Marquise de Pontanges. 

eilla ^lUe * sea Ne< 



Is. KaaHBari Trad, 0. Stttuben). 
Scenes dii Ghetto. Juifs de la Hob^me. 

A. da^ l.aBMr«laa. Las Confldencas. 
^iuuT. Con6dewea. Tonss. Lonvertura. 

V. da Ijiprada. Psycb^ 

Tb. Lavall^. Hist, de Park, 9 v. 

J. I.eraaite. P(>ignard de Cri.-tal. 

J.de la Madeira. Ames en peine. 

F«Blallcnil«.(:apitaineLaBo)ie.Marcel. 
Mem. <le Don J nan. 2 v.Monsieiir Corbeaii. 

X. llaraiier. Au Bord de la Newa. 
Drames intimei«. Grande Dame ru!<»a. 

F. Hayaard. De Detl«i A Cawnpor?. 
Drame dau» lex merit burMes. 

Mery .H i»t. de Familie. Salons et Sooter- 
rains de Paris. Andre Cbtoier. Nni|^ an- 
eliti>es. ^i^itK italiennes. Moits^espagnoles. 
Niiils d'Orient. Cb&teaa vert. CbMse au 
Cha.stre. 

P. Htearlaa. Seines da Foyar. Tyrans 
de Village. 

P. de WtalAaea. Mim. d'nn Gentilb. dn 
siecie dernier. Caract. et ricits dn temps. 
Cliron. euniemp. Di^t. intimes. Hist sen- 
tlm. et milit. Avent. dn lenips paasi. 

F. Moraand. Vie arabe. Bernerette. 

II. Murger. Iternier Rendez-vous. Pays 
Latin. Seen. deCampaene. Buveursd'ean. 
Vacancas de Camitle. Roman de touted le> 
Femmes. Seen, de la Vie de Bobeme. 
Propos de ville et propos de th^tra. Seen, 
de la vie de jeune^se. Sabot rouge. Ma- 
dame Olympe. A moii reuses. 

P. de Mumiet. Rdvolette. Puylanrenx. 

A.de lla««ei» de Balaae^ tt. Baad. 
Tiroir do It table. .Paris at Pari^iens. Pa- 
risiennes a Paris. • 

Nadar. Quand j'iUis £tndiant Miroir 
anx Aloiiettes. 

Gerard de IVervral. Bobime galante. 
Marquis de Fayolles. Filles do Feu. Sou- 
venirs d'Allemagne. 

rbarlea Nadidr iTrad.). Vicain de 
Wakefield. 

P. Parrel. Bourgeois da campagne. 
Avoeats et memiiers. 

Aai^dee'Pirbat. PoStes ampuranx. 

Bk Plouvier. Dernieres Amours. 

Bdirard Pee {Trad, Baudelaire). 
Hist, exlraontinaires. ^Jouv. List.exlraor- 
diuHires. Aventnres d'A. Gordon-Pym. 

F. Paaaard. Etudes antiques. 

A. de Paatatariia. Cont. et r^lonv. 
Mem. d'un Aotaire. Fin dn Proces. Con- 
tes d'un Plant, de cboux. Pourq. je reste 
a la Campagne. Ur et Clinquant. 



Voyag.Coq dn Cloctier. Indnst.en V. 
Jer6me Paturoi, Pa«ition sociile. 
Palnrot, Republique. Ce qii'on pe 
dans uneRue.ComtessedeMauier 
reboors. Vie de Corsaire. Vie <le I' 

A. Ballaad. Martyrs da Foy- 
Tb^eEa Raaaat.Com&lie u'e 
J. de Malat-Fcliz. Scenes . 

de Gentilhomme. 

J. Saadeaa. Sacs at Parebemioi 
velles. Cutberine. 

6. Plaad. Ill-toira da ma Vie, IOt 

{irat. Valentine. Indiana. Jeaniii\ .V 
>iable. Petite Fadette.Francoi» !e< I 
Taveriuo. Consuelo, 3 v. Comt. : 
doI.-<t8dt, 2 V. Andri.IIorsre.Jaoqiie^. 
2 V. Lucreua Fioriani. Pecbe'de H 
toine, 2 v. Lettras d'un VoyageLir. 
nicir d'Angibanlt. Pitrinino, 2 v. £ 
Derniere Aldini. Secretaire intinie. 

B. 9cribe. TbeAtre, 20 v. Nou 
nintoriet. et Prov. Piquillo Allinf^, 

Alb. Saraad. A quoi tient I'Arro 
Fr. PUialie. M6m. do Diable, 2 «. 
Cadavres. (^uatre Sceor*. CodT. pi 
2 V. An Jonr le Jour. Marguerite. 
tre d'ecola. Bananier. EuTalie 1' 
Si Jeun. savaiL.. si Viaili. puii*a:i 
Hnit jours an CUtaan. 'loneeiller i 
Malheur complaL Magneti$ear. Lj 
Port de Crileil. Cumt. de Monrior 

Seruas. Etea Meudon. Drame* iac.'i 
laison n* 3 de la r.da Provence. A< 
Cadet de Famille. Amours de B ::■ 
Olivier Dnharoel. Chit, des Pvrere^ 
Rftve d*Amuur. Diane et Louise. ^ 
Ann. Cont. pour lesentants. i^iuat-^ 
^atbantel. Cumte de Toulouse. V) 
de Besiers. Satumin Ficbet, 2 v. 

WL Mauveelra. Pfailos. soiu ie* 
Coafess.d'onUnvrier.Coindu Fea.j 
de la Vie in time. Chron. de !a 
Clairiiraa. ScAn. da CbooaDneria. 
la Prairie. Darn. Paysans. Ea \i\ 
taine. Scin. at R&its des A I pes. i 
d'Eao. Soirtet de Meudon. Ecld 
Femmes. Souv. d'an Vieillard. iv>! 
Filets. Cunt4s et Noon Fuyer bre:<y 
Pern. Bretons, 2 w, Ange^ ia ' 
Sur la Peloase. Ricbe et Paavr«. < 
de Jennesae. Reprouveb et Elo:i, 2 
Famille. Pierre et Jean. Deux II 
Pendant la Moisson. Bord do Lbc^ 
me.-> Parisians. Sons las umbrag^^ 
cocsgne. Memorial de Famille. Su t 
Bab-Breton, 2 v. L'Homme et I'j 
Monde ^el qu'il sera. Histoires o'ou* 
SuiiK la tonnella. Theitre d« la Je 

Maria flauvreatra. Paul Ferrc 
auit de VangtaU. 

B. Siaabaa. Scioaa de 1« Vie j 
Alsaca. 

Be SCcadhal. L*Amoar. R<k 
Nnir. Chartreuse de Parma. Pronei 

Roma, 2. y. Chroniq. italienr.?^. 
d'nn toiiri!;te, 2 v. Vie de Ro»$iri 

Mw B.%ltawa (Trod, forcaiie 
venirs heurenx, 8 v. 

B. SaS. Sept Ptebte capitaux : 
gr)eil,2v.L'£avie,Colere,2 V. lui- 
res^e, 2 v. Avarice, (lt>urmaDdt>e. \ 
et €iilberte, 3 v. Adela Varneuii. (J 
Dame. Clemanee Rervi. 

B. Tesler. Amour et Finance. 

I<. t:ibacb. Secrets do UiaOie. 

O. de ¥allee. Manianrs d^arfttf 

A. Tarqnerie. Pru6!s et Gni.iai 

M. ¥alrey. Martba da Mootbrai 
les sans Dot. 

F. ^BVajr. Anglais eba enx. l^oai 
y a cent ans. 

*•* M»« la dnebaaM d<OrleaBa. 

*** Zunavas «t Chiaaanrs a pta^ 



»AMS. — IMPUMEMB Sk BDOUAAD BLOT, BUS SAIMT-I^UIS. 48. 



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