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Full text of "Honoré de Balzac, 1799-1850"

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HANDBOLND 
AT  THE 


UMNERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


BIBLIOTHEQUE    CONTEM  PO  RAIN  E 

FERDINAND     BRUNETIERE 

DE      L'aCADEMIE       FHANgAISE 


\ 


HONORE  DE  BALZAC 


17O0-185O 


CINQUIEME     EDITION 


%S^ 


PARIS 

CALMANN-LEVY,     ^DITEURS 
3,    RUE     AUBER.    3 


HONORE   DE   BALZAC 


DU  MfiME   AUTEUR 


LIBRAIRIE   CAL.MANN-LfiVY 

HISTOIRE     ET     LITTERATURE,     l""e  seric 1    vol. 

—  _                  2e  s^rie 1    — 

—  —                 3«  s6rio 1    — 

QUESTIOiNS    DE    CRITIQUE 1     — 

NOUVELLES    QUESTIONS    DK    CRITIQUE 1      — 

ESSAIS     SUR     LA     LITTERATURE     CONTi;  M  FOR  AINE  .  1      — 
NOUVEAUX    ESSAIS    SUR   LA    LITTERATUllE  CONTEM- 

PORAINE 1      — 

LE     ROMAN    NATURALIST  E 1      — 

VARIETES   LITTERAIRES   1       — 

LIBRAIRIE    HACHETTE 

ETUDES  CRITIQUES  SLR  l'hISTOIRE  DE  LA  LITTE- 
RATURE    FRANQAISE 7    VOl. 

L'jJvOLUTION    DES    genres   dans    L'hISTOIRE    DE    LA 

LITTWRATURE.    TomC   I" 1     — 

LESEPOQUES     DU     THEATRE-FRAN  TAIS 1     — 

L'eVOLUTION  DE  LA  POESIE  LYRIQUE  AU  XIXe  SIECLE.  2    — 

LIBRAIRIE   PERRIN 

DISCOURS    DE    COMUAT .  2vol. 

DISCOURS    ACADEMIQUES 1      — 

SUR    LES    CHEMINS    DK    LA    CROYANCE 1      — 

LIBRAIRIE    DELAGRAVE 

MANUEL      DE       l'hISTOIRE       DE       LA       LITTERATURE 

FRAN^AISE 1      — 

HISTOIRE    DE    LA    LITTERATURE    FRANgAISE    CLAS- 

siQUE,  !■■«  paitie 1    — 


EMILE   COLIN   ET   C"   —   IMPRIMERIE  DE  LAGNT 


FERDINAND     BRUNETIERE 


PR    L'ACADEMIE    FRAN5AISE 


HONORE  DE  BALZAC 


1799-1850 


,-'8-,pro4 


Ce  ne  sonl  pas  des  romans  comme  on 
I'avait  entendu  avant  lui,  que  les  livrcs 
imperissab'tes  de  ce  grand  critique. 

[GEORGE    SAND] 


CS^ 


s.. 


■  PTr<dS^\AJL. 


PARIS 
GALMANN-LEVY,    EDITEURS 

3,   RUE   AUBER,   3 

Published  aVril  k,  nineleen  hundred  and  six.  Privilege  of  copyright  in 
the  United  States  reierved,  under  the  Act  approved  March  third, 
nineteen  hundred  and  five,  by  J.  B.  Lippincolt  Company. 


PQ 

By 


AVANT-PROPOS 


I 


Si  Ton  a  pu  dire  de  Moliere  qu'il  etait,  non 
seulement  le  plus  grand  des  auteurs  comiques, 
mais  «  la  Gomedie  »  meme,  on  pent  dire  de 
Balzac  qu'il  a  ete,  non  seulement  le  plus  grand, 
le  plus  fecond,  et  le  plus  divers  de  nos  roman- 
ciers,  mais  «  le  Roman  »  meme ;  et  I'objet  du 
present  volume  est  de  montrer  qu'en  le  disant 
3n  ne  dit  rien  que  d'absolument  et  d'exacte- 
ment  vrai.  G'est  pourquoi  le  lecteur  est  prie 
de  ne  pas  chercher  dans  les  pages  qui  suivent 
une  biographie  d'Honore  de  Balzac,  —  ou  ce 
que  Ton   appelle  aujourd'hui  de  ce  nom,  — 


II  AVANT-PROPOS 

des  renseignements  sur  ses  origines,  des  anec- 
dotes sur  son  temps  de  college,  la  chronique 
de  ses  amours,  et  le  fastidieux  recit  de  ses 
querelles  avec  les  journaux  ou  avec  les  libraires, 
mais  uniquement  une  Elude  sur  I'oeuvre,  ou, 
sans  doute,  on  ne  s'est  point  abstenu  de  parler 
de  riiomme  et  du  roman  de  sa  vie,  quand  on 
I'a  cru  n6cessaire,  mais  enfm  ou  Von  a  voulu 
surtout  definir,  expliquer,  et  caracteriser  cette 
(Euvre,  telle  que  Ton  croit  qu'elle  serait  encore, 
si  Balzac,  au  lieu  de  naitre  a  Tours,  fut  ne,  par 
exemple,  a  Caslelnaudary,  et  qu'au  lieu  de  faire 
son  droit,  il  eut  etudi6  la  medecinel 

Pour  la  definir,  —  on  s'est  attache  tout 
d'abord  k  montrer  en  quoi  les  romans  de  Balzac 
differaient  de  tous  ceux  qui  les  ont  precedes; 
et  comment,  par  quelles  qualites,  ou,  si  Ton 
le  veut,  par  quels  defauts,  I'imitation  de  Balzac 
s'etait  impos6e  depuis  cinquante  ans  a  tous  les 
romanciers  qui  lui  ont  succede.  Non  pas  d'ail- 
leurs  qu'a  ce  propos  on  ait  exprime  des  pre- 
ferences ou  essaye  de  donner  des  rangs,  et  on 


AVANT-PROPOS  III 

n'a  mis  Balzac  ni  au-dessus  ni  au-dessous  de 
personne;  mats  c'est  un  fait  que,  depuis  cin- 
quante  ans,  un  bon  roman  est  un  roman  qui 
ressemble  d'abord  a  un  roman  de  Balzac,  lout 
de  meme  que,  pendant  cent  cinquante  ans,  une 
bonne  comedie  a  6t6  celle  qui  ressemblait  ci 
une  comedie  de  Moli^re ;  —  et  on  a  tache  de 
donner  les  raisons  de  ce  fait.  II  est  clair,  apres 
cela,  que  la  valeur  intrinseque  des  romans  de 
Balzac  ne  saurait  etre  etrangere  ni  a  ce  fait, 
ni  aux  raisons  de  ce  fait. 

En  second  lieu,  pour  mettre  cette  valeur  en 
lumiere,  —  je  n'ai  pas  feint  d'ignorer  ce  que 
d'autres  ont  pu  deja  dire  du  roman  de  Balzac; 
et,  au  contraire,  je  me  suis  efforce  de  faire  que 
cette  Etude  fut  non  pas  un  simple  resume,  ni 
uniquement  une  discussion,  mais,  comme  on 
dit,  une  «  mise  au  point  »  des  jugements  de 
la  critique  sur  I'oeuvre  du  grand  romancier. 
Et,  en  effet,  —  me  permettra-t-on  de  le  dire 
en  passant  ?  —  je  ne  connais  rien  de  plus  im- 
pertinent que  cette  methode  a  la  mode,  qui 
consiste  aujourd'hui,    quelque  sujet  que  Ton 


IV  AVANT-PROPOS 

Iraite,  a  le  trailer  comme  si  personne  avant 
nous  ne  s'en  etait  avise,  n'y  avait  rien  compris 
du  tout,  ou  n'en  avait  rien  dit  que  de  parfaite- 
ment  n^gligeable.  Mais,  au  contraire,  il  n'y  a 
rien  de  negligeable  en  critique,  non  plus  qu'en 
hisloire;  et  les  jugements  que  Ton  a  port6s 
avant  nous  sur  un  Balzac  ou  sur  un  Moliere, 
se  sont  litt6ralement  «  incorpores  »  a  leur 
oeuvre,  et  de  telle  sorts  qu'on  ne  puisse  les  en 
detacher  qu'aux  depens  de  la  signification  de 
cette  oeuvre. 

Enfin,  et  pour  achever  de  caracteriser  la  na- 
ture de  I'oeuvre  de  Balzac,  —  on  a  essaye  de 
montrer  qu'une  part  du  genie  de  Balzac,  et  non 
la  moindre,  6tait  d'avoir  compris  que  le  roman, 
en  son  temps,  n'etant  pas  constitu6  comme 
genre,  dans  une  independance  entiere  des 
genres  voisins,  tels  que  le  r^cit  d'aventures,  et 
tels  que  la  com6die  de  mceurs,  il  suffisait,  pour 
le  renouveler,  ou,  ci  vrai  dire,  pour  le  «  creer  » 
de  lui  assurer,  en  en  posant  les  conditions, 
cette  independance  ou  cette  «  autonomie ».  Gar, 
je  ne  sais  pas  aujourd'hui  s'il  y  a  une  «  hierar- 


AVANT-PROPOS  V 

chie  des  genres  I  »  Mais,  que  les  «  genres  lit- 
teraires  »  existent,  et  qu'ils  aient  des  carac- 
teres  determines ;  que  ces  caracteres  evoluent ; 
et,  comme  les  caracteres  des  especes  dans  la 
nature,  qu'en  evoluant,  ils  s'expriment  ou  se 
realisent,  selon  les  circonstances,  avec  plus  ou 
moins  de  bonheur,  de  force  ou  de  precision, 
de  cela  j'en  suis  sur;  —  et  je  voudrais  que 
dans  ce  volume  on  en  trouvat  la  preuve. 

G'est  ce  que  j'ai  cru  que  je  pouvais  faire  de 
mieux  en  ecrivant  ces  pages  sur  Balzac.  Une 
oeuvre  comme  la  sienne,  je  veux  dire  :  de  cette 
ampleur  et  de  cette  solidite,  a  pu  dependre 
en  son  temps,  mais  ne  depend  plus  aujourd'hui 
des  circonstances  de  sa  production.  Que  savons- 
nous  de  la  vie  de  Shakespeare?  et  des  circons- 
tances de  la  production  &' Hamlet  ou  d'OteUo'? 
Si  ces  circonstances  nous  etaient  mieux  con- 
nues,  croit-on,  et  qui  dira  serieusement,  que 
notre  admiration  pour  Tun  ou  I'autre  drame  en 
fut  accrue?  Le  serait-elle,  si  c'etait  un  «  por- 
trait »  que  le  personnage  du  More  de  Venise, 


VI  AVANT-PROPOS 

ou  si  Shakespeare  s'etait  peint  lui-meme  sous 
les  traits  du  prince  de  Danemark?  Ainsi  de 
Balzac!  et  quoique  cinquaiite  aiis  a  peine  nous 
s6parent  de  lui.  Son  oeuvre  existe  «  en  soi  » 
si  je  puis  ainsi  dire,  et  en  dehors  de  lui,  par 
consequent.  C'est  pour  cela  qu'il  est  Balzac. 
S'il  n'6tait  pas  Balzac,  j'aurais  peut-etre  essays 
d'ecrire  sa  biographie.  Des  6crivains  tres  me- 
diocres  ont  eu  quelquefois  une  vie  tres  inte- 
ressante,  et  en  la  racontant  on  oublie  la  me- 
diocrite  de  leur  oeavre.  Mais,  en  v6rit6,  j'au- 
rais cru  faire  injure  ci  la  m^moire  de  Balzac 
de  le  traiter  comme  s'il  eut  eu  noni...  Jules 
Sandeau,  ou  Charles  de  Bernard;  et  j'aurais  cru 
manquer  a  la  premiere  obligation  du  critique 
ou  de  I'historien  de  la  litterature,  en  parlant 
de  rhomme  plus  et  autrement  qu'il  n'etait  ne- 
cessaire  pour  I'intelligence  de  son  oeuvre. 


HONORE  DE  BALZAC 

1799  —  1850 


CHAPITRE    PREMIER 

DU    ROMAN    MODERNE    AVANT    BALZAC 

Lorsque  le  jeune  Honore  de  Balzac,  en  1819, 
ayant  a  peine  termine  ses  etudes,  commenga 
bravement,  dans  une  mansarde  de  la  rue  Les- 
diguieres,  son  apprentissage  de  la  vie  litteraire, 
sans  autre  vocation,  plus  precise  ou  plus  imp6- 
rieuse,  que  celle  de  se  faire  un  nom  par  le 
moyen  de  sa  plume  et  une  fortune  par  le 
moyen  de  son  nom,  deux  formes  de  roman  se 
partageaient  la  faveur  du  public  :  c'^taient  le 
roman  «  personnel  »,  et  le  roman  historique.     / 

Les  engines  prochaines  du  roman  personnel, 
—  je  dis :  prochaines,  car  le  lecteur  ne  s'attend 

1 


2  HONORE    DE    BALZAC. 

pas  que  nous  remontions  jusqu'a  VCklyssee,  — 
dataicnt,  dans  la  litterature  europeenne,  du 
Gil  Bias  de  Le  Sage,  et,  par  dela  Lc  Sage,  de 
cette  veine  espagnole  du  roman  picaresque, 
qui  s'etait  ouverte  avec  le  Lazarille  de  Tonnes 
[1554]  et  tarie  avec  le  Marcos  cVObregon  [lGi8]. 
II  consiste  essentiellement  dans  le'recit  d'aven- 
tures  dont  le  narrateur  a  commence  par  etre 
le  li6ros,  et  ces  aventures  ayant  moins  pour 
objet  de  meltre  ses  qualites  ou  ses  vertus  en 
lumiere,  que  de  retracer  le  dessein  d'une  vie 
humaine,  et  la  fortune  plus  ou  moins  singu- 
liere  d'une  condition  priv6e. 

«  L'histoire,  a-t-on  dit  de  nos  jours,  —  et  le 
mot  passe  la  portee  des  freres  de  Goncourt,  qui 
Font  dit,  —  est  du  roman  qui  a  ete;  le  roman 
est  de  l'histoire  qui  aurait  pu  etre.  » 

On  ne  s'en  rend  compte  nulle  part  mieux 
que  dans  le  Gil  Bias  de  Le  Sage,  a  moins  que  ce 
ne  fut  dans  les  Memoires  de  d'Artagnan,  de 
Gourtils  de  Sandras,  un  de  ses  contemporains. 
Rendons  a  chacun  ce  qui  lui  est  du,  et  faisons 
lionneur  a  ce  pauvre  diable  d'avoir  mis  au 
monde  les  personnages  fameux  d'Athos,  d'Ara- 
mis  et  de  Porthos  I  Mais  ce  que  n'a  pas  vu  Goiir- 


IIONORE    DE    BALZAC.  3 

tils  de  Sandras  —  qui  d'ailleurs  est  illisible, 
tandis  que  Le  Sage  est  un  de  nos  bons  ecrivains, 
—  c'est  que,  des  aventures  tres  particulieres  ou 
extraordinaires,  qui  nous  interessent  a  cause 
de  leur  singularite  meme,  ne  nous  interessent 
qa'une  fois,  et  nous  les  oublions  promptement. 
Elles  ne  font  pas  trace  en  nous,  et  elles  ne  s'y  , 
confondent  point  avec  les  lemons  de  I'expe- 
rience.  Notre  connaissance  de  la  vie  commune 
n'en  est  pas  accrue.  Car,  elle  ne  Test  que  par 
le  recit  d'aventures  qui  auraient  pu  etre  les 
ndtres;  et,  comme  c'est  justement  ce  que  nous 
ne  saurions  dire  ni  de  celles  de  d'Artagnan,  ni 
de  celles  de  Lazarille  de  Tormes,  c'est  donccette 
raison  qui  fait  la  superiority  de  Gil  Bias.  Le 
roman  picaresque  pent  avoir  d'autres  merites, 
et  nous  convenons  qu'il  les  a.  Les  moeurs  y  sont 
plus  caracterisees ;  le  gout  de  terroir  en  est  plus 
prononce;  c'est  I'Espagne  tout  entiere  offerte  k 
notre  curiosite,  I'Espagne  de  Charles-Quint  et 
de  Philippe  IL  Mais  le  Gil  Bias  de  Le  Sage  est 
plus  voisin,  lui,  de  la  definition  du  roman,  et 
peut-etre  I'eut-il  realisee  des  1715,  si  deux 
choses  ne  Ten  avaient  perpetuellement  de- 
tourne:  I'intention  comique  ou  satirique,  et  la 


4  HONORE    DE    BALZAC. 

pretention  au  style.  L'auteur  de  Gil  Bias  n'a 
jamais  oubli6  qu'il  6tait  celui  de  Turcaret;  et  se 
trouvant  rMuit,  d'autre  part,  a  faire,  pour  de 
I'argent,  une  besogne  qui  n'etait  qu'a  demi 
dans  ses  gouts,  il  a  tenu  du  moins  a  prouver 
que,  si  les  dieux  I'eussent  permis,  il  etait  ca- 
pable de  mieux  faire,  ou  autre  chose.  Le  Sage, 
en  imitant  quelquefois  la  vie,  songe  bien  moins 
a  I'imiter  qu'ci  rival iser  avec  l'auteur  des  Carac- 
ihres  et  celui  de  Tarlufje. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  pendant  une  cinquan- 
taine  d'annees,  —  a  la  suite  et  sur  les  brisees 
de  l'auteur  de  Gil  Bias,  —  le  roman  affecLa 
presque  universellement,    en    France,   et    en 

[Angleterre,  ou  d6ja  quelques-uns  de  ses  chefs- 
d'oeuvre  se  preparaient,  la  forme  du  r6cit  per- 

'sonnel.  Bobinson  Crusoe  [1719];  les  Voyages  de 
Gulliver  [1727] ;  Manon  Lescaut  [1732] ;  Marianne 
[1735],  et  generalement  tous  les  remans  de 
Marivaux  et  de  I'abbe  Prevost,  sont  des  recits 
personnels,  a  J'etais  la,  telle  chose  m'advint...  » 
Pour  differents  qu'ils  soient  a  tous  autres  egards, 
tous  ces  romans  se  ressemblent  en  ceci  que 
les  heros  de  I'aventure  s'y  racontent  eux- 
memes;  et  il  ne  faut  point  douter  que,  dans 


HONORE    DE    BALZAC.  5 

revolution  du  genre,  cette  predilection  pour  la 
forme  du  recit  personnel  ne  tienne  a  I'intention  ' 
de  rendre  le  roman  plus  conforme  a  la  reality. 
Ces  conteurs  d'eux-memes  sont  comme  autant 
de  «  temoins  »  de  leur  temps,  qui  d^posent. 
Leur  parole  authentique  le  recit  de  leurs  aven- 
tures.  On  discuterait  peut-etre  avec  I'abbe  Pre- 
vost,  on  ^piloguerait,  on  revoquerait  tel  detail 
en  doute  I  mais,  le  moyen  de  contredire  Ma- 
rianne, la  Marianne  de  Marivaux,  ou  le  cheva- 
lier Des  Grieux?  et  si  quelqu'un  doit  ou  peut 
savoir  avec  exactitude  ce  qui  leur  est  arrive, 
n'est-ce  pas  eux?  C'est  ainsi  que,  par  I'interme- 
diaire  du  recit  personnel,  s'introduit  dans  le 
roman  un  accent  de  realite  qui  le  rapproche 
de  sa  definition.  En  essayant  de  lui  com- 
muniquer  le  genre  d'int^ret  qui  plaisait  dans 
les  Memoires,  on  donnait  au  roman  personnel 
quelque  chose  de  cet  air  vecu,  qui  est  tout 
ce  qu'on  trouve  quelquefois  dans  les  Memoires 
eux-memes,  et  qui  suffit  a  les  faire  lire.  De 
quelque  fagon  que  I'histoire  soit  6crite,  on  s'y 
plait,  parce  qu'elle  est  I'histoire. 

Le  succes  du  roman  par  lettres,  —   de  la 
forme   de   Clarisse   Harlowe    [1748]    ou   de   la 


6  nONORE    DE    BALZAC. 

Nouvelle  Ilelo'ise  [1762 J  —  n'interrompit  ni  ne 
coiitraria  la  vogue  du  roman  personnel,  et,  lout 
au  contraire,  on  peut  dire,  il  faut  meme  dire 
qu'il  ne  contribua  qu'a  la  favoriser.  Et,  en 
effct,  si  la  «  correspondance  »,  n'6tant  pour 
ainsi  dire  qu'un  journal  a  deux,  n'est  done 
aussi  qu'une  forme  de  la  «  confession  »,  ou 
de  la  «  confidence  »,  on  voit  comment  le 
a  roman  par  lettres  »  continue  et  prolonge,  en 
I'elargissant  et  en  la  diversifiant,  la  forme  du 
recit  personnel.  C'est  bien  elle-meme  que  Gla- 
risse  Harlowe  analyse,  comme  faisait  Marianne; 
et  Saint-Preux,  sous  ce  rapport,  ne  dilTere  du 
chevalier  Des  Grieux  que  pour  s'anatomiser 
plus  complaisamment. 

Seulement,  et  a  cause  de  ceci  que,  plus  on 
met  de  complaisance  a  s'anatomiser,  et  plus 
on  se  decouvre  d'originalite,  le  «  roman  par 
correspondance)),  tout  en  continuant  le  roman 
personnel,  le  detourne  de  son  objet,  en  le 
detournant  de  la  representation  de  la  vie  com- 
mune, pour  le  diriger  vers  I'analyse  psyclio- 
logique.  Rappelons-nous  a  ce  propos  le  debut 
des  Confessions  de  Rousseau,  il  a,  dit-il,  la 
pretention  de  n'etrefait,  lui,  Rousseau,  comme 


HONORE    DE    BALZAC.  7 

personne...  G'est  pourquoi,  dans  la  Nouvelle 
Helo'ise,  et  bient6t  dans  Werther  [1774],  ce  que 
Ton  va  s'efforcer  de  noter,  comme  aiissi  bieii 
dans  les  Liaisons  dangereuses,  c'est  en  combieii 
de  manieres  un  homme  pent  differer  d'un  autre 
homme,  une  femme  d'une  autre  femme;  et  le 
roman  personnel  se  transforme  en  une  repre- 
sentation des  cas  exceptionnels.  Ghacun  desor- 
mais  va  chercher  en  soi,  et  ne  trouvera  qu'eii 
lui,  la  matiere  de  son  observation.  Ge  qu'il  y 
croira  voir  de  commun  avec  les  autres  hommes, 
il  le  negligera,  pour  ne  retenir  que  ce  qu'ii 
s'attribuera  de  propre  et  de  particulier,  ou 
d'unique,  pour  mieux  dire.  Ge  quelque  chose 
d'unique,  il  n'ecrira  qu'afm  de  le  mettre  en 
lumiere.  Et,  comme  notre  originalite,  quelque 
idee  que  nous  nous  en  formions,  n'est  jamais 
aussi  rare,  ni  surtout  aussi  complete  que  nous 
!e  voudrions,  c'est  ce  qui  explique  ce  que 
Ton  va  voir  s'introduire  de  revolutionnaire,  en 
meme  temps  que  d'orgueilleux,  dans  le  roman 
personnel.  «  Voila  mon  histoire,  et  telle  qu'elle 
est,  ne  ressemblant  sans  doute  a  celle  de  per- 
sonne, ne  concevez-vous  pas  i'estime  que  je 
m'inspire?  Mais  combien  cette  histoire  ne  serait- 


8  IIONORE    DE    BALZAC. 

elle  pas  plus  originale  encore,  si  j'avais  pu  me 
developper  plus  librement,  c'est-a-dire  dans  un 
monde  ou  les  conventions  ne  fussent  pas  un 
constant  et  perp6tnel  obstacle  a  la  libre  expan- 
sion du  Moi!  »  Ainsi  s'expriment  et  vont  s'ex- 
primer  tour  a  tour  Werther  [1774J,  Rem  [1802], 
Ddfhine  [1802],  Corinne  [1807],  Adolphe  [1816], 
Indiana  [1831],  Valentine  [1832],  I'Amaury  de 
Volupte  [1833] ;  —  et,  sous  I'influence  du  roman- 
tisme,  le  roman  personnel  va  devenir  I'apo- 
theose  du  Moi. 

On  sait  que  le  «  romantisme »  consiste  essen- 
tiellement  dans  cette  apoth^ose.  On  sait  aussi 
que,  sans  aller  jusqu'a  I'apotheose,  I'exaltation 
du  Moi  par  lui-meme  est  en  tout  temps  le 
principe  du  «  lyrisme  ».  G'est  I'explication  du 
caractere  universellcment  lyrique  de  la  litte- 
rature  romantique,  en  Angleterre  comme  en 
France,  en  Italic  comme  en  Allemagne!  Mais 
par  la  s'explique  aussi  la  deviation  du  roman 
personnel,  et  comment,  —  par  quelle  oscillation 
d'une  6gale  amplitude,  — autant  que,  de  1715  a 
,  1760,  il  s'etait  approch6  de  la  definition  gene- 
rale  du  roman,  autant,  de  1760  a  1820,  il  s'en 
est  ecart6. 


HONORE    DE    BALZAC, 


* 
*    * 


Heureusement  que,  des  deux  grands  ecri- 
vains,  —  fort  inegaux,  —  qui  deviennent  sous 
\e  Consulat  les  maitres  de  la  litterature,  Fun, 
I'auteur  de  Delphine,  est  aussi  I'auteur  de  Co- 
rinne;  et,  quelle  que  soit  rimportance  de  Bene 
dans  I'oeuvre  du   second,  les  Martyrs  n'en  ont 
pas  une  moindre.  Corinne  et  les  Martyrs'  II  n'y 
a  rien  de  plus  «  demode  »  dans  I'histoire  des 
litteratures  modernes,  et  rien  surtout  de  plus 
«  d6colore  ».  Et  cependant ! . . .  Cependant,  sans 
compter  que,  jusque  de  nos  jours,  il  ne  s'ecrit 
pas  un  roman   sur  I'ltalie  qui    ne  procede  k 
quelques  6gards  de  Corinne,  et  que,  quand  des 
millions  de   lecteurs    devorent  un    roman   du 
genre  de  Quo    Vadis?  c'est  du  Chateaubriand 
qu'ils   lisent,  —  des   Martyrs   a   peine   moins 
«  poncifs  »,  ou  i<  poncifs  »  d'une  autre  maniere, 
k  la  maniere  de  1895  au  lieu  de  I'etre  a  celle  de 
1809;  —  il  y  avait,  dans  ces  livres  fameux, 
deux  choses  capables  de  contrebalancer  ce  qu'ils  , 
ont  par  ailleurs  de  trop  personnel  :  il  y  avait 
le  sens  de  I'exotisme,  et  celui  de  I'histoire.  C'est 

1. 


10  HOxNORE    DE    BALZAC. 

ce  que  sut  parfailement  discerner  un  Ecossais, 
Walter  Scott,  que  la  jeune  critique,  d'uiie 
maniere  generale,  traite  assez  d^daigneuse- 
ment;  —  et  j'ajoute  :  assez  injustement.  Gar 
elle  ne  saurait  faire  que  son  r61e  dans  revo- 
lution du  roman  moderne  n'ait  ete  conside- 
rable, et  nul,  precis6ment,  nous  aurons  a  le 
dire,  ne  I'a  mieux  vu  que  Balzac.  Geux  qui  s'en 
sont  etonnes  :  —  tel,  Emile  Zola,  —  n'avaient 
pas  le  sens  de  I'histoire;  et  il  est  certes  permis 
h.  un  romancier  de  n'avoir  pas  le  sens  de 
I'histoire,  mais  ce  qui  ne  saurait  I'^tre  a  I'liis- 
torien  de  la  litt6rature,  ce  serait  d'oublier  dans 
'  revolution  du  roman  la  part  de  Walter  Scott 
et  du  roman  historique. 


*  * 


Ce  n'etait  pas  du  tout  qu'il  y  eut  disette  ou 
rarete  de  «  romaus  historiques  »,  avant  Walter 
Scott ;  et,  pour  ne  rien  dire  de  ceux  de  La  Gal- 
prenede,  dans  le  gout  de  sa  Cleopdtre  ou  de  son 
Pharamond,  nous  venons  nous-memes  d'indi- 
quer  ce  qu'il  y  avait  d'historique  dans  des 
romans  comme  le  Gil  Bias  de  Le  Sage,  et  meme 


HONORE    DE    BALZAC.  11 

comme  ces  Memoires  cl'un  homme  de  qualite,  de 
I'abbe  Prevost,  dont  on  sait  que  Manon  Lescaul 
n'est  qu'un  episode.  Les  femmes  surtout,  — 
madaiiue  de  La  Fayette  au  xyii°  siecle,  avec  Zayde 
et  la  Princesse  de  Clems,  et  au  xviii®  siecle  ma- 
demoiselle de  La  Force,  madame  de  Fontaine, 
madame  de  Tencin,  mademoiselle  de  Lussan,  — ■ 
s'etaient  exercees  dans  ce  genre  de  roman.  Mais, 
romanciers  ou  romancieres,  leur  dessein  n'avait 
6t6  que  de  «  vulgariser  »  ou  de  «  romancer  »  les 
donn6es  de  I'histoire,  quand  encore  I'liistoire  ne 
leur  avait  pas  servi  d'un  facile  pretexte  a  s'epar- 
gner  le  labeur  de  I'invention.  Ajoutez  qu'on 
trouve  tout  dans  I'liistoire,  et  que,  tout  ce 
qu'on  y  trouve  etant...  historique  ou  reel,  on 
defie  commodement,  du  fond  d'une  vieille 
«chronique»,  le  reproche  d'invraisemblance 
Inversement  ou  reciproquement,  quand  on  a  le 
gout  de  rinvraisemblable  ou  du  simple  roma- 
nesque,  il  n'est  que  le  « situer  »  dans  I'histoire; 
et,  de  la,  tant  de  Memoires  apocryphes  et 
■iV Anecdotes  suspectes,  dont  les  litteratures  mo- 
dernes  sont  presque  toutes  encombrees.  Mais,  si 
le  sens  de  I'histoire  consiste  dans  la  perception 
des  differences   qui  distinguent   les  epoquea; 


12  HONORE    DE    BALZ\C. 

dans  la  connaissance  intime  du  detail  caract6- 
ristique ;  et  surtout  dans  celle  des  rapports  que 
«  les  moeurs  »  soutiennent  avec  les  coutumes, 
avec  les  usages,  avec  les  lois,  c'est  vraiment  ce 
qu'on  pent  dire  que  les  romanciers,  avant 
Walter  Scott,  et  les  historiens  eux-memes  n'a- 
vaient  pas  poss^de  avant  Chateaubriand, 

On  le  comprendra  mieux  si  Ton  se  reporte 
aux  Lettres  sur  VHistoire  de  France  [1820-1 825 1 
d'Augustin  Thierry,  et  que  Ton  y  relise  les 
raisons  de  son  egale  admiration  pour  Chateau- 
briana  et  pour  Walter  Scott,  pour  I'auteur  des 
Martyrs,  —  non  d'Atala  ni  de  ifen^,  —  et  pour 
le  romancier  d'lvanhoe.  Elles  sont  les  m^mes ; 
et  elles  se  ramenent  toutes  a,celle-ci  qu'ils  se 
sont  avisos  Tun  et  I'autre,  les  premiers,  de 
cette  chose  bien  simple,  que  les  sentiments  ou 
les  id6es  d'un  contemporain  de  Louis  XIV 
differaient  en  plusieurs  points  des  idees  ou 
des  sentiments  d'un  contemporain  de  Dago- 
bert  ou  de  Chilp6ric.  Et,  en  effet,  je  suis 
oblige  de  le  redire,  il  ne  parait  point  qu'on  le 
soupQonnM  avant  eux.  La  «  couleur  locale  »,  — 
dont  on  devait  tant  abuser,  —  est  une  acquisi- 
tion litteraire  du  romantisme;  et,  laissant  de 


HONORE    DE    BALZAC.  13 

c6t6  la  question  de  savoir  quel  profit  en  ont 
tir6  finalement  I'histoire  ou  la  litterature,  on 
ne  saurait  nier  que  la  recherche  de  la  «  cou-  > 
leur  locale  »  ait  marque  un  moment,  ou  une 
phase  capitale  de  revolution  du  roman. 

Car,  quels  motifs  I'avaient  empcche  jus- 
qu'alors  de  se  proposer  d'etre  une  exacte  imi- 
tation de  la  vie?  11  y  avait  d'abord  le  caractere  /. 
aristocratique  de  la  litterature.  La  dignite  des 
genres  litteraires  se  mesurait  a  I'ideal  tragique, 
et  on  croyait,  —  a  tort  d'ailleurs,  —  que 
le  premier  caractere  de  la  tragedie  fut  la  con- 
dition royale  ou  souveraine  des  personnes. 
Mais,  surtout,  et  par  suite,  il  y  avait  des  de-  2 
tails  que  Ton  considerait  comme  vulgaires,  dont 
la  transcription  litteraire  passait  pour  indigne 
de  I'artiste,  avec  lesquels  d'ailleurs  on  croyait 
etre  si  familier  qu'ils  ne  pouvaient  que  paraitre 
fastidieux  au  lecteur;  et,  precisement,  c'etait 
tons  les  details  que  nous  tenons  pour  expres- 
sifs  de  la  vie,  et  qui  le  sont  :  le  mobilier,  le 
costume,  les  usages  de  la  vie  journaliere,  la 
maniere  de  manger  ou  de  se  divertir... 

Insistons   un   peu    sur  ce  point,   qui  peut- 
etre  a  quelque  importance,  puisqu'il  ne  s'agit 


14  HONORE    DE    BALZAC. 

I  de  rien  de  moins  que  de  I'introduction  dans 
1  le  roman  du  plein  sens  de  la  realite.  Si  nous 
nous  proposons  d'imiler  fidelement  la  vie, 
nous  ne  nierons  certes  pas  qu'elle  ait  des 
parties  nobles,  et  qu'elle  en  ait  de  vulgaires 
ou  de  basses,  mais  nous  reconnaitrons  qu'aucun 
detail  n'est  «  meprisable  »,  ni  surtout  «  inu- 
tile »,  des  qu'il  peut  contribuer  a  nous  donner, 
de  quelque  maniere  que  ce  soit,  la  sensation 
de  la  vie.  G'est  pr^cisement  ce  que  Ton  voyait 
dans  les  romans  de  Walter  Scott,  et  on  y  aimait 
justement  ce  genre  de  details.  Mais  alors,  com- 
ment et  pourquoi,  par  quelle  etrange  contra- 
diction, des  details  qui  semblaient  essentiels  k 
la  resurrection  du  passe  seraient-ils  inutiles  a 
la  representation  du  temps  ou  nousvivons?  Le 
«  costume,  dit-on,  ne  fait  pas  I'homme  »  ; 
et  c'est  une  question  qui  vaudrait  la  peine 
d'etre  examinee.  Sous  le  lourd  equi|)ement 
d'un  haut  baron  du  moyen  age,  un  hoinme 
de  guerre  n'est  pas  le  meme  qu'un  elegant 
marquis  de  Fontenoy.  Et,  les  «  coutumes  », 
ci  defaut  du  «  costume  »,  croit-on  qu'elles 
n'influent  pas  sur  les  moeurs  et  sur  les  carac- 
teres  ? 


HONORE    DE    BALZAC.  15 

S'il  plait  done  a  I'art  de  ne  s'attacher,  pour 
le  representer,  qu'a  ce  que  ces  habitudes  out 
de  plus  general  ou  de  plus  universel,  et  s'il 
lui  convient  ainsi  de  realiser  «  le  type  »,  par 
I'elimination  de  la  difference,  il  le  peut,  c'est 
assurement  son  droit  :  le  droit  de  la  sculpture 
grecque,  de  la  peinture  italienne,  et  du  theatre 
frangais  classique !  Mais  il  a  le  droit  aussi  de 
ne  s'attacher  qu'a  ces  differences;  et  on  ne 
voit  vraiment  pas  pourquoi  la  notation  en 
serait  reputee  moins  esthetique  que  relimi- 
nation  ?  Cela  dependra  du  genre  que  Ton  trai- 
tera,  d'abord,  et  de  la  maniere  dont  on  s'y 
prendra.  Ou,  en  d'autres  termes  :  Fart  a  un 
droit  de  representation  sur  la  vie  tout  entiere, 
et  la  vie,  c'est  la  vie  dans  sa  beaute,  dans  sa 
grandeur,  dans  son  intensite,  mais  aussi,  — 
et  pourquoi  non  ?  —  dans  sa  complexite,  dans 
sa  diversite,  dans  sa  vulgarite  1  Et  si  ces  de- 
tails vulgaires  sont  justement  ceux  qui  peu- 
vent,  et  qui  peuvent  seuls,  en  caracterisant 
la  figure  du  passe,  la  ranimer,  ils  ne  sont 
done  point  si  «  vulgaires  »  qu'on  les  avait 
crus  ;  le  mot  meme  de  «  vulgarite  »  devra 
prendre  un  sens  qu'il  n'avait  point,  il  devien- 


16  HONORS    DE    BALZAC. 

dra  s^^nonyme  d'une  sorte  de  verite  plus  hum- 
ble ou  plus  intime;  et,  surtout,  ce  qui  fut  un 
6l6ment  de  vie  dans  le  pass6  n'en  deviendra  pas 
un  d'insignifiance  dans  le  present. 

C'est  ce  que  le  roman  moderne  devait 
apprendre  a  I'ecole  du  roman  historique;  et,  en 
meme  temps,  c'est  ce  qui  pent  servir  k  classer, 
dans  I'histoire  litteraire,  un  genre  dont  il 
semble  que  la  critique  ait  jusqu'ici  mal  deter- 
mine la  place. 

Le  roman  historique  proprement  dit,  a  la 
mani^re  de  Walter  Scott,  —  le  roman  dont 
les  modeles  ou  les  chefs -d'cEuvre  sont  Ivanhoe, 
Quentin  Durward,  fAbbe,  le  Monastere,  Mob  Roy, 
ou  les  Fiances  de  Manzoni,  ou  encore  le  Der- 
nier des  Barons,  d'Edward  Bulwer  Lytton,  et 
V Henry  Esmond  de  Thackeray,  —  ce  roman  est 
necessairement,  et  ne  pouvait  etre  qu'un 
I  genre  de  transition.  Son  r61e  a  6te,  dirai-je 
de  preparer  I'avenement  du  roman  r6aliste? 
mais  plutdt  d'en  debrouiller  et  d'en  pre- 
ciser  les  conditions.  Le  roman  historique, 
n'ayant  de  moyen  propre  et  legitime  d'attirer 
et  de  retenir  I'interet  que  la  litteralite  de  son 
imitation  du  pass6,  si  je  puis  ainsi  dire,  et  un 


HONORE    DE    BALZAC.  17 

scrupule  d'exactitude  que  Ton  pourrait  compa- 
rer a  celui  des  peintres  de  I'ecole  hollandaise, 
il  a  comme  impost  ce  scrupule,  par  un  choc 
en  retour,  ci  la  representation  de  la  realite  con- 
tern  poraine;  et,  de  cette  litteralite  de  I'imita- 
tion,  il  a  fait  comme  une  loi  du  genre.  Ce 
qu'il  ressuscitait  etait  ce  qui  jadis  avait  fait 
vivre ;  ce  qui  fait  vivre  aujourd'hui  est  done  ce 
qui  fera  durer  dans  I'avenir.  Voila  la  legon  du 
roman  historique;  et  voila  pourquoi  la  fortune 
de  Walter  Scott  ne  pouvait  avoir  qu'un  temps. 
11  y  a  ainsi,  dans  I'histoire  litteraire,  comme 
dans  la  nature,  des  genres  ou  des  especes  dont 
la  fortune  et  I'existence  meme  sont  liees  aux 
circonstances,  ci  un  m.oment  precis  de  leur 
evolution,  et  qui  meurent  de  leur  victoire. 
On  ne  les  fera  pas  revivre;  le  fleuve  ne  re- 
fluera  pas  vers  sa  source;  le  roman  historique 
n'est  pas  une  espece  fixe  de  son  genre.  Mais 
il  a  eu  son  heure  et  son  role;  et  cette  heure, 
si  Ton  pent  ainsi  dire,  a  dure  quinze  ou 
vingt  ans  en  France ;  et  ce  sont  les  quinze  ou 
vingt  ans  pendant  lesquels  s'est  61abor6e  la 
definition  du  roman  dans  Toeuvre  d'Honore  de 
Balzac. 


18  HONORE    DE    BALZAC. 


*     * 


Ge  n'est  cependant  ni  par  de  vrais  «  ijmans 
hisloriques  »,  ni  j)ar  des  «  roiiians  person- 
nels »,  que  debuta  I'ambitieux  jeune  homme, 
en  depit  de  I'exemple,  ni  par  des  romans  que 
Ton  puisse  appeler  «  balzaciens  »,  puisqu'il  les 
a  lui-meme  express6ment  exclus  de  son  oeuvre. 
Et  aussi  devrait-on  rayer  du  catalogue  de  ses 
romans  VHeritiere  de  Birague  [1822],  le  Vicaire 
des  Ardennes  [1822],  Argow  le  Pirate  [1824]  et 
Jane  la  Pale  [1825],  si  ces  r^cits  bizarres  ne 
jetaient  quelque  lumiere,  a  la  fois,  sur  les  ori- 
gines  du  talent  de  Balzac,  et  sur  un  616ment 
trop  oublie  de  revolution  du  roman  mederne. 
G'est  ce  qu'a  tres  bien  montre,  dans  une  re- 
cente  et  excellente  Etude,  un  de  ses  biographcs 
ou  critiques,  M.  Andre  Le  Breton,  a  qui  nous 
ne  ferons  qu'une  querelle  :  c'est  d'avoir  nomm6 
du  nom  de  «  roman  populaire  »,  un  genre  de 
roman  contemporain  du  melodrame  de  Guil- 
bert  de  Pixerecourt,  mais  qui  n'a  vraiment  de 
populaire  que  de  n'etre  pas  litteraire;  — 
et   peut-etre   n'est-ce  pas   assezl  II  n'est  pas 


HONORE    DE    BALZAC.  19 

prouve,  du  moins,  que  ce  qui  ii'est  pas  litte- 
raire  soit,  et  pour  cette  seule  raison,  populaire; 
et  si  je  crois  devoir  en  faire  la  remarque, 
ce  n'est  pas  qu'en  assignant  au  roman  de  Balzac 
des  origines  populaires,  je  craignisse  de  lui 
manquer  de  respect,  ni  qu'en  distinguant  le 
«  populaire  »  de  1'  «  antilitteraire  »,  je  veuille 
flatter  les  pretentions  de  la  democratie,  mais 
il  faut  s'entendre  sur  le  sens  des  mots ;  et  le 
mot  de  «  populaire  »,  qui  n'exprime  que  tres 
imparfaitement  le  caractere  des  romans  de 
Ducray-Duminil  ou  de  Pigault-Lebrun  —  Victoi 
ou  VEtifant  de  la  Foret,  Monsieur-  Botte,  Mon 
onde  Thomas,  —  n'exprime  pas  mieux  la  nature 
de  la  dette  de  Balzac  envers  ces  devanciers 
oublies. 


*    * 


Si  ce  genre  de  roman,  —  que  caracterisent 
la  complication  de  I'intrigue,  I'atrocite  des 
6venements,  et  je  ne  sais  quelle  vibration  ou 
quel  tremolo  du  style,  —  procede  en  France  de 
I'ecole  anglaise  de  Lewis,  I'auteur  du  Moine 
[1797],  d'Anne  Radcliffe,  I'auteur  des  Mysteres 


20  HONORE    DE    BALZAC 

du  Chateau  d'Udolphe  [1797]  et  du  r6v6rend  Ma- 
turin,  I'auteur  de  Melmoth  le  Vagabond,  — c' est 
,  ce  que  je  n'examinerai  point.  Je  ne  crois  pas, 
I  d'autre  part,    avec  certains  historiens    de    la 
I  litterature,  que  ce  «  goiit  de  I'atroce  »  ait  6te 
favoris6   ni  d6velopp6  par  les  6v6nements  de 
;  la  Revolution  frangaise.  II   faudrait,  en  effet, 
pour  le  croire,  n'avoir  pas  lu  les  longs  romans 
de  Pr6vost,  son  Cleveland,  qui  est  de  1734,  et 
son  Doyen  de  Kilkrine,  qui  est  de  1736.  II  fau- 
drait aussi  ne  pas  connaitre,  ou  avoir  oubli6 
I'histoire  du  Th64tre  Frangais,   et  de  qiielles 
horreurs,  quand  on  r6duit,  m6me  les  tragedies 
de  Corneille  et  de  Racine,  Rodogune  ou  Iphi- 
genie,  au  principal  de  leur  intrigue,  Timagi na- 
tion de  nos  peres  s'est  d6lectee  pendant  deux 
cents    ans.    II   y   a   encore    Atree    et    Thyeste, 
Rhadamiste  et  Zenobie.   Le  th64tre  de  Shakes- 
peare, et  celui  de  Dryden,  ne  sont  assurement 
pas    moins    riches    en    peripeties    sanglantes. 
D'oij  je  conclus  que   le    «  gout  de  I'atroce  », 
est  malheureusement  int^rieur  k  I'humaine  na- 
ture;  et  j'ai  souvent  pense    qu'en   admirant 
la  tragedie  de  «  purger  les  passions  »  Aristote 
avait  voulu  la  louer  de  donner  le  change  k 


HONORE    DE    BALZAC.  21 

nos  instincts  de  ferocite.  Le  melodrame  de 
Guilbert  de  Pixerecourt  et  le  roman  de  Ducray- 
Duminil  n'ont  done,  a  cet  egard,  apporte  rien 
de  nouveau;  et  il  faut  chercher  ailleurs  la 
raison  de  leur  succes. 

Je  la  trouve  dans  le  caractere  de  I'intrigue, 
prodigieusement  naive  et  en  meme  temps 
extremement  compliqu6e;  je  la  vols  encore 
dans  la  part  que  le  dramaturge  ou  le  roman - 
cier,  pour  peu  qu'ils  ne  soient  pas  trop  inex- 
perimentes  en  leur  art,  ont  toujours  soin  d'y 
faire  ci  I'intervention  du  hasard  ou  de  la 
fortune;  et  je  la  vols  enfin  dans  la  since- 
rite  communicative  de  I'emotion  que  I'auteur 
eprouve  lui-meme  en  presence  de  son  oeuvre. 
La  question  qui  se  pose  est  de  savoir  ce  que  '■ 
la  critique  doit  penser  de  la  legitimite  de  ces 
moyens. 

...  Si  vis  me  flere  dolendum  est 
Primum  ipsi  tibi... 

c'est  une  opinion  d'Horace,  et  Boileau  I'a  prise 
a  son  compte  en  ce  vers  : 

Pour  me  tirer  des  pleurs  il  faut  que  vous  pleuriez. 

mais  il  n'y  a  rien  de  plus  contraire  a  la  pra- 


22  H0N0R6    DE    BALZAC. 

tique  de  I'art  classique,  en  general ;  et  je  mon- 
trerais  aisement  que,  de  cette  emotion  person- 
nelle  de  I'auteur,  on  ne  trouve  pas  trace,  a^'ant 
,  Voltaire  et  avant  Prevost,  avant  Zaire  et  avant 
Cleveland,  dans  This  Loire  du  drame  ou  du  ro- 
man  frangais.  De  quel  c6t6  penche  I'aulcur 
d^Androtnaque,  du  c6t6  de  Pyrrhus  ou  du  cot6 
d'Oreste,  du  cote  d'Hermione  ou  du  c6te  d'An- 
dromaque?  et  de  quel  c6t6  I'auteur  meme  du 
Misanthrope,  du  c6t6  de  Philinte  ou  du  c6te 
d'Alceste;  j'oserai  demander  :  du  c6te  de  C6li- 
mene  ou  du  c6te  d'Eliante?  Un  classique  ne 
«  prend  parti  »  que  quand  les  lois  du  genre 
ly  obligent,  comme  Moliere  dans  son  Avare  ou 
clans  Tartuffe,  qui  n'auraient  plus  de  raison 
d'etre,  s'ils  n'etaient  une  satire,  et  done  una 
derision  non  douteuse  de  I'avarice  et  de  I'hy- 
pocrisie;  ou  quand  la  donn6e  morale  du  sujet 
I'exige  absolument,  comme  Racine  dans  Phedre 
ou  dans  Britannicus.  On  n'a  guere  vu  qu'Ernest 
Renan  qui  incliuEit  du  c6t6  de  Neron,  et  Renan 
ne  faisait  pas  de  theatre. 

Pour  I'intervention  du  hasard  dans  I'intrigue, 
elle  est  toujours,  aux  yeux  des  grands  clas- 
siques,   la  negation  meme  de  I'art.  Mais  elle 


IIONORE    DE    BALZAC.  23 

n'en  est  pas  moins  un  moyen  d'action  tres 
puissant,  et,  de  toutes  les  sources  du  «  pathe- 
tique  »,  Tune  des  plus  abondantes.  Prevost,  dans 
ses  longs  romans,  ct  meme  dans  Manon  Les- 
caut,  en  a  lire  le  parti  le  plus  habile;  et  avec 
quel  succcs!  nous  le  savons  par  le  temoignage 
de  cette  grande  enamour^e  de  Julie  de  Lespi- 
nasse.  Aussi  bien,  le  hasard  joue  son  rdle  dans 
les  affaires  humaines  !  II  a  done  le  droit  de 
I'occuper  aussi  dans  la  litterature.  On  se  de- 
mande  meme  a  ce  propos  si  le  «  romanesque  » 
ne  serait  pas  un  autre  nom  du  hasard,  plus 
litteraire?  et,  en  effet,  ce  qui  est  «  necessaire  » 
est  rarement  romanesc{ue.  Un  roman  est,  sans 
doute,  et  doit  etre  autre  chose,  mais  il  est 
d'abord  un  recit  d'evenements  qui  pouvaient  ne 
pas  arriver.  II  n'est  pas  bien  bon  s'il  n'est  que 
cela,  mais  il  faut  qu'il  soit  cela  I  Gil  Bias  est 
cela;  Manon  Lescaut  est  cela;  Clarisse  IJarlowe 
est  cela;  le  Pere  Goriot  sera  cela. 

Et  quant  a  la  complication  de  I'intrigue,  je 
ne  me  bornerai  pas  k  dire  qu'elle  est  un  puis- 
sant moyen  de  soutenir  I'interet,  mais  elle  en 
est  le  principal.  Ne  faisons  pas  les  degoutes,  et 
ne  nous  piquons  pas  d  un  sot  diletlantisme  I  II 


24  nONORE    Di;    BALZAC. 

n'y  a  guere  romaii_sans_«_intrigue  »,  et  il  n'y 
a  point  d' «  intrigue  »  sans  quelque  complica- 
tion d'6v6nements.  Qu'on  ne  nous  objecte  point 
les  Adolphe  ou  les  Mene,  ni  surtout  un  Obe?-- 
mann.  Adolphe  et  Hene  ne  sont  point  des  ro- 
mans  :  Hene,  c'est  un  poeme,  et  Adolphe  n'est 
qu'une  «  etude  analytique  »  !  Mais  Delphine, 
Corinne,  Indiana^  Valentine  sont  des  romans, 
parce  qu'une  intrigue  en  fait  le  lien.  Et  il  est 
d'ailleurs  possible  que  cette  intrigue  soit  faible; 
que  les  perip6ties  n'en  aient  rien  d'assez  im- 
prevu ;  que  le  denouement  au  contraire  en  soit 
trop  attendu;  mais  c'est  une  intrigue,  et,  sans 
cette  intrigue,  il  ne  demeurerait  de  ces  quatre 
r6cits  inegalement  celebres  qu'une  revendica- 
tion  passionn6e  du  droit  de  la  femme  k  Tin- 
dependance  et  k  I'amour. 

Je  le  dis  tout  de  suite  :  c'est  ici  le  profit 
que  Balzac  a  tire  de  son  apprentissage  du  ro- 
man  qu'on  appelle  «  populaire  »,  et  de  ses 
premiers  essais.  En  6crivant  le  Vicaire  des  Ar- 
dennes ou  Argow  le  Pirate,  il  s'est  rendu  compte, 
un  peu  confusement,  que,  quelle  que  soit  I'ori- 
ginalite  des  «  modeles  »  d^couverts  par  son 
observation  ou  congus  par  son  imagination ; 


HONORE    DE    BALZAC.  2o 

quelle  que  soit  la  singularite  psychologique 
des  «  cas  de  conscience  »  ou  de  passion,  que 
pouvait  offrir  a  notre  curiosity  le  spectacle  mou- 
vant  de  la  vie ;  quelque  cote  des  mojurs  con- 
temporaines  qu'il  pretendit  mettre  en  lumiere 
et  quelque  these,  morale  ou  sociale,  qu'il  voulut 
soutenir ;  quelques  prejuges  ou  conventions 
qu'il  se  proposat  d'attaquer,  et  de  detruire,  s'il 
le  pouvait ;  et  quelque  talent  enfin  d'expression 
ou  de  style  dont  il  se  sentit  capable  et  impa- 
tient de  faire  preuve,  il  fallait  «  un  nceud  » 
dans  un  roman,  et  que  ce  «  noeud  »  ne  pouvait 
etre  que  celui  d'une  intrigue.  II  faut,  dans  un 
roman  «  qu'il  se  passe  quelque  chose  »  et  que, 
de  ce  quelque  chose,  dependent  une  ou  plu- 
sieurs  destinees  humaines.  G'est  a  ce  «  quelque 
chose  »  qu'il  faut  qu'on  ait  I'art  d'interesser 
le  lecteur;  et  nous  discuterons  ensuite  la  legi- 
timite  de  notre  emotion,  nous  examinerons  la 
qualite  des  moyens  dont  I'auteur  a  us6  pour 
nous  interesser,  nous  les  accepterons  ou  nous 
les  repousserons,  nous  les  jugerons  d'un  em- 
ploi  trop  facile  ou  d'une  trop  forte  invraisem- 
blance;  mais  il  faut  que  le  romancier  nous 
«  interesse  »  !  et  il  n'y  saurait  reussir  qu'en 

2 


26  HONORE    DE    BALZAC. 

nous  racontant  des  «  avenlurcs  ».  G'est  ce  que 
tant  de  romanciers  ont  oubli6  depuis  Balzac, 
et  aussi,  pour  preciser  davantage,  qu'il  n'y 
avail  pas  d'  «  aventures  »,  a  moins  du  risque 
de  la  fortune,  du  bonheur,  de  I'honneur  ou  de 
la  vie.  II  se  pourrait  que  Balzac  lui-meme  ne  se 
le  fut  pas  toujours  rappele. 


Pour  le  moment,  il  nous  suffit  d'avoir  vu  oCi 
en  6tait  le  roman,  et  particulierement  le  roman 
franQais,  quand  Balzac  va  commencer  d'ecrire. 
Ajoutons  qu'a  cette  date  aucune  reputation  ac- 
quise  ne  faisait  obstacle  k  sa  jeune  ambition; 
et  elle  avait  le  champ  libre  devant  elle.  Litte- 
,  rairement,  le  roman  etait  consid^rt^  comme  nn 
.  genre  «  inf6rieur  »  et,  aussi  bien,  en  France, 
dans  le  cours  entier  de  Fage  classique,  aucun 
ecrivain  de  marque  n'avait-il  songe  au  roman 
comme  a  un  moyen  d'atteindre  la  cel^brite.  Si 
Ton  faisait  dans  le  passe  quelque  cas  de  I'au- 
teur  de  Gil  Bias,  c'etait  comme  satirique ; 
Manon  Lescaut  6tait  fort  eloignee  d'etre  au  rang 
ou  nous  I'avons  placee  depuis  lors,  et  I'auteur 


HONORE    DE    BALZAC.  27 

de  Cleveland  et  du  Doyen  de  Killerine,  qu'on 
lisait  beaucoup,  ne  passait  dans  Thistoire  de  la 
litterature  que  pour  un  besogneux  ouvrier  de 
lettres.  On  n'avait  point  decouvert  les  Liaisons 
dangereuses.  Si  Ton  faisait  une  exception  pour 
I'auteur  de  la  Nouvelle  Heloise,  c'est  qu'il  etait 
Rousseau,  I'auteur  du  reste  de  son  oeuvre,  et 
de  cette  Heloise,  on  ne  retenait  guere,  pour  les  \ 
discuter,  que  les  dissertations  d'un  caractere  ' 
moral,  politique  ou  social.  Symptdnie  caracte-  ' 
ristique  et  temoignage  eloquent  de  la  mince 
estime  ou  Ton  tenait  le  roman  :  aucun  roman-/ 
cier,  comme  tel,  a  titre  unique  de  romancier, 
ne  faisait,  ni,  depuis  163S,  n'avait  fait  partie 
de  r Academic  frangaise !  Jules  Sandeau  sera  le 
premier;  et  si  je  ne  me  trompe.  Octave  Feuillet 
—  en  1862  seulement,  —  le  second.  C'est  assez 
dire  quel  elan  le  roman  attendait  de  I'homme 
qui  serait  capable  de  le  lui  donner,  —  comme 
notre  comedie  frangaise  avant  Moliere,  ou  le 
drame  anglais  avant  Shakespeare;  —  et  quelle 
carriere  s'ouvrait  devant  cet  homme.  Essayons 
de  voir  en  quelles  circonstances,  et  a  quelles 
conditions,  Balzac  Test  devenu. 


GHAPITRE  II 

LES   ANNEES    d' APPRENTISSAGE 

Konor6  de  Balzac,  ou  Balzac,  —  ou  plus 
exacloment  Balssa,  puisque  c'est  le  nom  que 
porte  I'acte  de  baptfime  de  son  pere,  sur  les 
registres  de  la  paroisse  de  Canezac,  dans  le 
dopartementduTarn,  —  estn6  le  20  mai  1709, 
a  Tours,  «  I'une  des  villes  les  moins  litteraires 
de  France  »,  du  moins  est-ce  lui  qui  le  dit, 
ou  son  pere  exergait  alors  les  fonctions  d'«  ad- 
ministrateur  de  I'hospice  g6n6ral  ».  Sa  mere, 
Laure  Sallambier  de  son  nom  de  jeune  fille, 
etait  d'origine  parisienne.  Rien  ne  serait,  done 
plus  vain  que  d'entreprendre  ici  de  caracleri- 
ser,  k  I'occasion  du  fils  de  cette  Parisienne  et 


HONORE    DE    BALZAC.  20 

d'un  Languedocien,  la  Toiirainc  et  «  le  tem- 
p6rament  tourangeau  ».  C'est  dans  un  «  ta- 
bleau de  la  France  »,  ci  la  maniere  de  Michelet, 
qu'il  convient  de  caracteriser  la  Touraine  ou  la 
Bretagne,  parce  que  cela  n'y  tire  point  k  con- 
sequence, mais  non  dans  une  6tude  sur  Balzac 
ou  sur  Chateaubriand,  oii  il  faut  tAcher  d'etre 
pr6cis ;  et,  s'il  existe  peut-etre  un  «  tem- 
perament tourangeau  »,  chose  dont  je  no  suis 
pas  tres  stjr,  on  ne  voit  pas  bicn  de  qui 
Balzac  I'aurait  h6rit6;  ni  comment,  ne  I'ayant 
h6rit6  ni  de  pere  ni  de  mere,  il  I'aurait  con- 
tract6  au  college  de  Venddme  ou,  de  neuf  a 
quinze  ans,  il  fit  ses  premieres  etudes.  G'elail, 
dit-on,  un  «gros  enfant  joulTlu)),  qui  devait  res- 
sembler  a  tous  les  «  gros  enfants  joulTIus  » ;  et 
on  conte  que  d6jci  sa  vocation  litt6raire  precoce 
6merveillait  ses  jeunes  camarades,  mais  on 
le  conte  aussi  de  beaucoup  d'ecoliers  qui  ne 
sont  pas  devenus  pour  cela  I'auteur  de  Cesar 
Birotteau,  ni  meme  de  VlUritiere  de  Birague. 
Toutes  ces  recherches,  en  v6rite,  sont  bicn  inu- 
tiles  1  et  aussi,  depuis  soixante-quinze  ou  cent 
ans  qu'on  s'y  livre,  n'ont-elles  gu6re  abouti  qu'^ 
etablir  magistralement  leur   entiere  inulilite. 

2. 


30  HONORE    DE    BALZAC. 

Le  jeune  homme  acheva  ses  etudes  a  Paris, 
ou  son  pere,  en  1814,  avail  ete  nomme  «  direc- 
teur  des  vivres  de  la  premiere  division  mili- 
taire  a  ;  et,  ses  etudes  terminees,  il  coinmenc^a 
de  faire  sou  droit,  en  1816.  On  a  cru  devoir 
noter,  a  ce  propos,  que,  pour  I'inilier,  selon 
I'usage  et  la  tradition,  a  la  pratique  en  meme 
temps  qu'ala  tli6orie,  ses  parents  lui  firent  faire 
un  stage  de  dix-huit  mois  chez  un  avou6,  et  un 
autre  stage,  de  dix-huit  mois  egalement,  chez 
un  nolaire.  Le  nolaire  s'appelait  maitre  Passez, 
et  I'avou^,  maitre  Guyonnet-Merville.  Le  second 
aurait  servi  de  modele  k  ce  Derville  qu'on  verra 
si  souvent  reparaitre  dans  la  Comedie  humaine; 
et  on  pent  s'amuser  h  reehercher  si  Ton  ne 
retrouverait  pas  quelques  traits  du  premier 
chez  les  nombreux  nolaires  de  Balzac,  et,  })ar 
exemple,  chez  I'un  de  ceux  qui  sont  les  heros 
du  Contrat  de  mariage. 

Youlons-nous  d'ailleurs  nier  que,  de  ce  pas- 
sage aux  affaires,  Balzac  ait  tir6  quelque  prollL? 
En  aucune  maniere,  et  bien  que  les  occupations 
qui  sont  ordinairement  celles  d'un  troisieme 
ou  quatrieme  clerc,  ne  soient  pas  de  nature  a 
le  faire  penetrer  tres  profondement  dans  les 


HONORE    DE    BALZAC.  31 

arcanes  du  droit  et  de  la  procedure.  Je  vou- 
drais  etre  aussi  plus  certain  que  je  ne  le  suis 
de  la  solidite  des  connaissances  juridiques  de 
Balzac.  Mais  ce  que  je  ne  mets  pas  en  doute, 
c'est  que,  s'il  n'avait  pas  puise  ses  connais- 
sances juridiques  chez  le  notaire  ou  chez  I'a-voue, 
11  les  eut  puisees  certainement  ailleurs,  etant 
Balzac,  et  son  oeuvre  n'en  serait  pas  moins 
tout  ce  qu'elle  est.  Les  hommes  de  genie  savent 
beaucoup  de  choses  sans  les  avoir  apprises,  et 
nous,  qui  ne  savons  les  memes  choses  qu'a 
la  condition  de  les  avoir  etudiees,  nous  voulons 
qu'ils  les  aient  apprises  comme  nous.  Nous 
avons  tort !  Balzac  nous  aurait  demande  volon- 
tiers  a  quelle  ecole,  et  sur  quels  champs  de 
bataille,  le  vainqueur  d'Arcole  et  de  Bivoli 
avait  appris  I'art  de  la  guerre? 

Aussi  bien,  et  tandis  que  le  jeune  homme 
accomplissait  ou  subissait  ces  trois  annees  de 
stage,  d'autres  anibi lions  I'avaient-elles  deja 
detourne  de  I'etude  du  droit.  II  avait  couqu  ! 
I'idee  d'un  drame  de  Cromwell  [1819],  —  qui  , 
etait  le  sujet  dont  on  pent  dire  qu'a  cette 
epoque  il  hantait  toutes  les  imaginations  fran- 
gaises,  poetes,  historiens,  professeurs,  —  et, 


32  HONORE    DE    BALZAC. 

pour  s'y  preparer,  il  devorait  «  nos  qiiatrc 
auteurs  tragiques  »  sur  lesquels  il  portait  ce 
jugement  curieux  :  «  Cr6billon  me  rassure; 
Voltaire  m'epouvante ;  Corneille  me  transporle; 
Racine  me  fait  quitter  la  plume.  »  [Correspon- 
dance  generale.  1820,  n°  YIII.]  Mais  quand  il 
eut  consacr6  quinze  mois  d'application  a  ce 
drame,  il  s'avisa  d'en  vouloir  faire  I'epreuve 
sur  sa  famille  et  ses  amis  assembles.  Un  juge 
competent,  —  on  conte  que  c'6tait  Andrieux, 
I'auteur  du  Meunier  Sans-Souci,  r6p6titeur  ci 
rEcole  polytechnique  et  professeur  au  College 
de  France,  —  declara  que  I'auteur  de  cetle  rap- 
sodie  devait  faire  «  quoi  que  ce  fut,  hormis  dela 
litterature  ».  [Balzac,  sa  vie  et  ses  ceuvres,  par 
Laure  Surville,  sa  soeur,  1856.]  Get  homme 
de  beaucoup  d'esprit,  et  de  gout,  eCit  peut- 
etre  porte,  quelques  annees  plus  tard,  le  meme 
jugement  sur  Eugenie  Grandet  et  sur  le  Pere 
Goriotl  Mais  Balzac,  qui  ne  pouvait  pas  le 
prevoir,  accepta  la  decision  en  ce  qui  regardait 
Cromwell,  et  meme  le  theMre ;  et  c'est  alors 
qu'il  se  tourna  du  c6te  du  reman.  VHoritiere 
de  Birague  [1822]  allait  etre  son  premier  essai 
dans  ce  genre. 


HONORE    DE    BALZAC  33 


* 

*    * 


C'est  k  dater  aussi  de  ce  moment  que  com- 
mence pour  lui  la  vie  fievreuse  et  desordonnee 
qui  sera  desormais  la  sienne,  ou  les  aventures 
ne  tiendront  que  fort  peu  de  place,  mais  qui  n'en 
sera  pas  moins  plus  epuisante  que  celle  d'aucun 
de  ses  contemporains,  que  I'existence  decousue, 
mais  joyeuse,  du  vieil  Alexandre  Dumas,  et 
que  I'existence  laborieuse,  mais  si  reguliere,  de 
Victor  Hugo.  «  Le  feu  a  pris  rue  Lesdiguieres, 
n°  9,  a  la  tete  d'un  pauvre  gargon,  —  ecrivait-il 
a  sa  soBur  confidente,  —  et  les  pompiers  n'ont  pu 
I'eteindre  ».  L'incendie  allait  durer  vingt-cinq 
ans  sous  la  cendre,  et  le  «  pauvre  gargon  »  de- 
vait  s'y  consumer.  Disons  d'ailleurs  que  c'est 
ici  le  beau  cote  de  la  vie  et  du  caractere  de 
Balzac.  Sa  confiance  en  lui-meme,  qui  ne  va 
pas  toujours  sans  charlatanisme,  —  et,  tout  a 
I'heure,  il  ne  nous  sera  que  trop  facile  d'en 
dormer  plus  de  preuves  que  nous  ne  vou- 
drions,  —  n'a  eu  d'egale  que  son  acharnement 
au  travail;  et  il  est  vrai  que  les  details  qu'on 
lit  a  ce  sujet  dans  sa  Correspondance  ne  vontpas 


34  HONORE    DE    BALZAC. 

sans  quelque  exageration,  —  il  a  su,  comme 
Dumas,  trouver  le  temps  de  «  s'amuser  »,  et 
un  peu  de  la  meme  maniere;  —  mais  rare- 
ment  existence  humaine  se  depensa  dans  un 
plus  penible  et  forcen6  labeur. 

Avec  tous  les  appetUs,  n'ayant  trouv6  dans 
son  berceau  nul  moyen  de  les  satisfaire,  Balzac 
a'a  demands  de  ressources  qu'au  travail,  et, 
dans  la  lutte  acharn6e  qu'il  a  soutenue  Irente 
ans  conlre  la  dette,  on  doit  dire  qu'il  n'a  ja- 
mais compt6  que  sur  lui-m6me,  et  sur  lui  seul. 
Aussi  ne  sommes-nous  pas  de  ceux  qui  lui 
reprocherons  bien  severement  de  n'avoir  pas 
eu  des  gouts  plus  modestes,  ou  des  ambitions 
plus  bourgeoises,  avec  plus  d'ordre  dans  ses 
affaires.  Bossuet  lui -meme,  —  que  peut-etre 
on  ne  s'attendait  pas  a  voir  paraitre  en  cette 
occasion,  —  n'a-t-il  pas  avoue  quelque  part 
«  qu'il  ne  pouvait  travailler,  s'il  etait  a  I'etroit 
dans  son  domestique  » ?  Je  ne  suis  done 
point  offense  de  voir  la  place  que  les  questions 
d'argent  ont  tenue  dans  la  vie  de  Balzac.  II  est 
possible  qu'elles  en  tiennent  trop  dans  sa  Cor- 
rcspondance,  et  notamment  dans  la  volumineuse 
collection  de  ses  Lettres  a  VEtrangere.  Gela  plai- 


HONORE    DE    BALZAC.  35 

salt  sans  doute  a  la  comtesse  Hanska  de  cons- 
tater  qu'en  toute  occurrence  la  fertilite  des 
ressources  de  Balzac  6tait  superieure  a  ses 
embarrasi  et,  en  effet,  le  spectacle  n'est  pas 
banal  de  voir  ses  chefs-d'oeuvre  s'engendrer 
de  ses  besoins  de  luxe,  et  sa  f6condit6,  non 
seulement  n'etre  pas  tarie  dans  sa  source, 
mais  croitre,  pour  ainsi  dire,  avec  les  exi- 
gences de  ses  creanciers,  les  necessites  de  sa 
situation,  et  I'^normite  de  ses  gains.  Qui  ne 
sent  d'ailleurs  que,  si  les  questions  d'ar- 
gent  avaient  tenu  dans  sa  vie  moins  de  place, 
elles  en  tiendraient  moins  aussi  dans  son 
oeuvre ;  et  qui  doute  que  I'ceuvre  y  perdit, 
je  ne  veux  pas  dire  de  sa  «  beaute  »,  mais 
cerlainement  de  son  caractere  et  de  sa  «  mo- 
dernite  »  ? 

Une  fois  cependant  il  faillit  succomber,  et  ce 
fut  aux  environs  de  1825,  quand  VHerUiere  de 
Birague,  Clotilde  de  Lusignan,  Argow  le  Pirate  et 
Jane  la  Pale  ne  lui  ayant  pas  rap})orte  tout 
ce  qu'il  en  avait  espere,  son  impatience  prit 
une  autre  voie  de  brusquer  la  fortune,  et 
que,  d'homme  de  lettres,  —  car  de  1825  a  1828, 
il  ne  devait  rien  ou  presque  rien  produire,  — 


o 


6  HONORE    DE    BALZAC. 


il  se  fut  fait  libraire,  imprimeur,  et  fondeur  de 
caracteres  d'imprimerie.  Sur  cet  Episode,  assez 
mal  connu  jiisqu'a  ce  jour,  de  la  vie  de  Balzac, 
le  lecteur  nous  permettra  de  le  renvoyer  au 
livre  tout  recent  de  MM.  Gabriel  Hanolaux  et 
Georges  Vicaire  :  la  Jeunesse  de  Balzac  :  Balzac 
imprimeur.  [Paris,  1903,  Librairiedes  Amateurs.] 
Mais  nous  devons  pourtant  rappeler   ici   que 
I'entreprise,  apres  trois  ans  de  deboires,  se  ter- 
mina  en  1828  par  une  liquidation  d^sastreuse, 
qui  laissa  Balzac  debiteur  «  a  divers  »  d'une 
centaine  de  mille  francs,  et  sans  un  sou  pour 
les  payer.  Et,  de  fait,  comme  il  reprit  coura- 
geusement  sa  plume,   pour  ne  la  plus  poser 
qu'^    sa    mort,    cette    fdcheuse    aventure    ne 
vaudrait  pas  la  peine  qu'on  y  insisttlt,  s'il  ne 
fallait  voir,  dans  cette  dette  enorme,  qui  ne 
sera  finie  de  payer  qu'en  1838,  et  en  ^change 
de  quelles  autres  dettes  1  une  excuse  assez  na- 
turelle  de  I'dprete  de  Balzac  en  matiere  d 'ar- 
gent; et  puis,  si  ce  n'etait  1^  vraiment,  dans  la 
maison  de  la  rue  des  Marais-Saint-Germain,  — 
aujourd'hui  rue  Visconti,  —  qu'il  avait  com- 
mence son  apprentissage  de  la  vie  pratique. 
Car,  ce   n'est  point  du  tout,  a  notre  avis, 


HONORE    DE    BALZAC.  37 

pour  avoir  fait  un  stage  chez  le  notaire  et  chez 
I'avoue,  mais  pour  avoir  eu  lui-meme  a  se  de- 
battre  contre  de  vrais  creanciers,  que  Balzac  a 
decrit  si  dramatiquement  les  peripeties  de  la 
deconfiture  de  Cesar  Birotteau,  de  meme  que, 
dans  Illusions  'perdues,  quand  il  retracera  les 
angoisses  de  David  Sechard,  il  n'aura  qu'a  se 
souvenir  de  celles  qu'il  a  subies,  quand  il 
faisait,  comme  David,  metier  d'imprimeur. 

G'est  ce  genre  d'experience  qui  avait  fait 
defaut  aux  romanciers  ses  predecesseurs,  les- 
quels,  depuis  Le  Sage  jusqu'a  madame  Sand, 
ont  tons  vecu  bourgeoisement,  et  ainsi,  du  tra- 
vail, ou  de  la  misere  meme,  n'ont  connu  que 
la  forme  livresque,  je  veux  dire  celle  qui  n'a 
pour  sanction  ni  la  ruiiie  totale,  ni  le  deshon- 
neur  commercial,  ni  la  responsabilite  penale. 
On  devenait  «  gentilhomme  »  autrefois,  quand 
on  se  faisait  homme  (je  lettres ;  on  prenait 
I'epee,  comme  Rousseau,  n'eut-on  quitte  que 
de  la  veille  la  livree  de  Totfice  ou  de  I'anti- 
chambre;  et  du  temps  de  Balzac  on  devenait 
au  moins  «  bourgeois  » ;  on  se  classait  dans 
les  professions  liberales,  d'ou  Ton  regardait  d'un 
peu  haut,  —  et  dut-on  crever  de  faim  quand  on 

3 


38  HONORE    DE    BALZAC. 

renlrait  dans  sa  mansarde,  —  les  metiers  qui 
sueiit  au  labeur,  ou  le  marchand  qui  vendait 
de  la  toile  a  I'enseigne  du  Chat-qui-'pelote.  G'est 
une  des  raisons  pour  lesquelles  la  substance 
et  la  vie  manquaient  au  roman,  qui,  de  tous 
les  genres,  est  sans  doute  celui  dont  les  racines 
doivent  plonger  le  plus  profondement  dans  la 
reality.  Si  le  roman,  avec  d'autres  qualit^s,  — 
d'interet  et  d'emolion,  d'eloquence  et  de  pathe- 
tique,  —  n'etait  qu'une  tres  peile  imitation  de  la 
vie,  c'est  que  la  plupart  des  romanciers  n'avaient 
pas  eux-memes  v6cu,  au  sens  propre,  au  sens 
reel,  au  sens  «  affaire  »,  du  mot,  si  je  puis 
ainsi  dire;  et  ils  s'etaient  g6neralement  mis, 
en  se  faisant  hommes  de  lettres  au  sortir  du 
college,  dans  une  situation  a  regarder  passer 
la  vie  du  fond  de  leur  cabinet. 

Mais  Balzac,  lui,  a  vraiment  vecu!  Son  expe- 
rience a  ete  pratique  et  effective;  s'il  ne  I'a 
pas  continuee  longtemps,  —  quoique  trois 
ans,  et  a  I'Eige  qu'il  avait  alors,  de  vingt-six  a 
vingt-neuf  ans,  soient  quelque  chose  dans  une 
existence  d'homme,  —  il  Fa  prolongee  dans 
le  sens  ou  les  circonstances,  et  le  hasard,  si 
Ton    veut,    I'avaient    une    ibis    orientee.    De 


HONORE    DE    BALZAC.  39 

ses  entreprises  commerciales  et  industrielles, 
n'etant  sorti  qu'avec  des  dettes,  il  est  demeure 
passionnement  curieux  de  la  maniere  doiit  les 
Popinot  et  les  Crevel,  les  du  Tillet  et  les  Nu- 
cingen,  les  Pilleraut  et  les  Crottat,  les  Roguin 
et  m^me  les  Gobseck  pouvaient  avoir  fait  for- 
tune. II  s'est  interesse  a  ce  que  les  Birotteau 
fabriquaient  dans  leurs  «  laboratoires  ».  11  a 
.  suivi  le  cours  de  la  Bourse  et  celui  des  den- 
rees  :  le  cours  des  grains,  celui  de  la  garance  et 
de  I'indigo.  Disons  le  mot  :  il  a  compris  que, 
ce  que  le  genie  meme  ne  saurait  apprendre 
que  de  la  vie,  c'est  la  vie,  et  la  vie,  non  pas 
telle  qu'il  nous  plait  a  chacun  de  nous  la  re- 
presenter,  mais  telle  qu'on  la  vit,  autour  de 
nous,  de  notre  temps,  a  tons  les  degres  de 
I'echelle  sociale,  et  la  vie  agit6e,  ou  plutot  com- 
posee  de  preoccupations  et  d'inquietudes,  qui 
n'ont  rien  de  tres  releve,  le  plus  souvent,  ni  de 
tres  singulier,  ni  surtout  de  tres  rare,  mais 
qui  sont  la  vie,  et  qu'on  ne  saurait  done  omettre 
dans  la  representation  qu'on  se  propose  de  nous 
en  donner.  Empressons-nous  d'ajouter,  que 
s'il  y  en  a  d'autres  et  de  moins  vulgaires,  Bal- 
zac ne  les  a  pas  ignorees. 


AtaZUryii 


40  HONORE    DE    BALZAC. 


* 

*    * 


Au  nombre  des  personnes  qui  6taient  inter- 
venues  pour  le  sauver  de  la  faillile  menagante, 
une  femme  s'etait  trouvee,  madame  de  Berny, 
dont  on  savait  bien,  —  par  la  Correspondance  et 
par  les  Lettres  a  VEtrangere,  —  qu'elle  avail 
occupe  dans  la  vie  de  Balzac  une  grande  place, 
mais  dont  la  physionomie  distingu6e,  tou- 
chante  et  douloureuse,  demeurait  encore  a 
demi  noy6e  dans  I'ombre.  Rencontre  assez 
inattenduel  c'est  I'examen  des  comptes  de  I'im- 
primerie  de  Balzac  qui  a  procure  a  MM.  Hano- 
taux  et  Vicaire  le  moyen  de  remettre  en  lumiere 
la  figure  de  madame  de  Berny. 

Madame  de  Berny,  —  femme  d'un  magistral 
et  mere  de  neuf  enfants,  —  avait  quarante- 
cinq  ou  quarante-six  ans,  quand  elle  devint 
I'amie  de  Balzac,  ^ge  lui-meme  alors  de  vingt- 
trois  ans.  Fille  d'un  musicien  de  Louis  XVI, 
—  il  s'appelait  Hinner,  —  et  d'une  femme 
de  chambre  de  Marie-Antoinette,  madame  de 
Berny  avait  v6cu  sa  premiere  jeunesse  a  la 
Cour.   Son  pere  etant  mort  en  1784,  sa  mere 


HONORE    DE    BALZAC.  41 

s'etait  remariee,  en  1787,  avec  le  chevalier  de 
Jarjayes,  aide-major  general,  homme  de  con- 
fiance  de  la  reine,  et  Tun  de  ceux  qui  tenterent 
de  la  faire  evader  de  la  prison  du  Temple  : 
on  retrouve  son  nor  i  dans  tons  les  Memoires  de 
I'epoque.  Six  ans  plus  tard,  en  pleine  Terreur, 
le  8  avril  1793,  la  jeune  fille  etait  devenue 
madame  de  Berny.  «  Filleule  du  roi  et  de 
la  reine,  —  disent  d'elle,  et  avec  raison, 
MM.  Hanotaux  et  Vicaire,  —  elevee  dans  les 
cercles  intimes,  temoin  des  dernieres  fetes 
et  des  premieres  douleurs,  ayant  ressenti  le 
choc  de  toutes  les  grandes  crises,  confidente 
des  complots,  depositrice  des  secrets,  ayant  eu 
dans  les  mains  les  lettres,  les  anneaux,  les 
meches  de  cheveux  ;  —  il  s'agit  de  deux  anneaux 
d'oreille  et  d'une  mecjie  de  ses  cheveux 
que  Marie-Antoinette  avait  fait  parvenir,  du 
pied  de  I'echafaud,  au  chevalier  de  Jarjayes ; 
—  que  d'evenements  dans  une  telle  vie!  Que 
d'emotions  dans  ce  coeur  blesse  1  Quels  drames 
lus  et  devines  dans  ce  regard  deja  lointain  I  Quel 
livre  ouvert  que  cette  memoire  vivante,  et  avec 
quelle  passion  le  jeune  interrogaleur  de  la  vie 
ne  devait-il  pas  le  feuilleterl  »  Et,  plus  loin, 


42  HONORE    DE    BALZAC. 

\  les  memes  biographes  attribuent  a  cette  pre- 
miere liaison  de  Balzac,  non  seulement  ce  qu'on 
trouve  de  couleur  historique  dans  un  recit 
tel  que  VEnvers  de  VHistoire  contempoimne,  par 
exemple,  ou  dans  un  Episode  sons  la  TerreuTy 
mais  encore,  si  le  mot  n'etait  un  peu  ambi- 
tieux,  la  formation  politique  du  romancier,  et 
ce  «  royal isme  »  dont  les  explosions  inat ten- 
dues  contrastent  si  fort,  pour  ne  pas  dire  qu'elles 

^  jurent  avec  le  caractere  general  de  son  oeuvre. 
II  convient  cfobserver  qu'au  moins  ce  royalisme 
lui  a-t-il  valu  I'admiration,  et  I'adhesion,  de 
critiques  ou  de  biographes  qui  ne  pardonne- 
raient  a  un  romancier  democrate  ni  les  liberies 
de  la  Cousine  Bette,  ni  «  I'immoralite  »  d'wn 
Menage  de  garqon. 

Mais  c'est  autre  chose  encore  que  Balzac 
appi-it  de  madame  de  Berny ;  et  « la  filleule  de 
la  reine  »  fut  vraiment  une  educatrice  pour  le 
fils  du  «  directeur  des  vivres  de  la  premiere 
division    militaire    ».    Elle    n'en    fit    pas    un 

,  «  homme  bien  eleve  »  :  le  temperament  etait 
trop  fort;  la  personnalite  trop  exterieure;  I'es- 
time  et  la  satisfaction  de  soi  trop  debordantes. 
Mais,    avec   la   douce    et    presque    maternelle 


IIONORE    DE    BALZAC.  43 

autorite  que  lui  donnait  son  age,  madame  de 
Berny  degrossit,  elle  forma,  elle  «  styla  »  aux 
usages  du  monde,  le  bruyant,  petulant  et  vul- 
gaire  gargon  de  ses  premieres  lettres,  celui  qui 
confondait  si  facilement  le  gros  rire  du  commis- 
voyageur  «  en  balade  »  avec  le  sourire  de 
I'homme  d'esprit;  et  elle  n'en  fit  pas  un  gen- 
tilhomme,  —  ce  qui  I'aurait  lui-meme  beaucoup 
gene  pour  accomplir  la  tdche  qui  devait  etre  la 
sienne,  —  mais  elle  lui  ota  ce  qu'on  pouvait 
lui  enlever  de  ses  allures  naturellement  char- 
latanesques.  «  Fais,  mon  cheri,  —  lui  ecrivait- 
elle  en  1832,  c'est-a-dire  a  une  epoque  ou  leur 
liaison  remontait  a  plus  de  dix  ans,  —  fais 
que  toute  la  foule  t'apergoive,  de  partout,  par 
la  hauteur  oii  tu  seras  place,  mais  ne  lui  crie 
'pas  de  f admirer.  »  G'est  un  conseil  dont  Balzac 
n'a  pas  autant  profite  qu'on  le  voudrait. 

On  ne  saurait  evidemment,  sans  se  rendre 
assez  ridicule,  essayer  de  preciser  quelle  fut  la 
nature  des  sentiments  que  Balzac  eprouva 
pour  madame  de  Berny.  Mais  si  peut-etre  il 
n'est  pas  inutile  d'avoir  aime  soi-meme,  pour 
comprendre  et  pour  representer,  au  theatre  ou 
dans  le  roman,  les  passions  de  I'amour,  ce  fut 


44  HONORE    DE    BALZAC. 

un  singulier  bonheur,  pour  Balzac,  a  I'age  des 
amours  vulgaires,  que  d'avoir  rencontre  madame 
de  Berny.    «  II  n'y  a  que  le  dernier   amour 
d'une   femme  qui  satisfasse  le    premier  d'un 
homme  »,  a-t-il  6crit  dans  la  Duchesse  de  Lan- 
geais.  L'education   sentimentale  de  Balzac  n'a 
pas  ete  faite,  comme  cclle  de  la  plupart  de  ses 
contemporains,  au  hasard  des  rencontres  de  la 
vie  parisienne,   par  une    madame   Dudevant, 
comme  l'education  de  Musset,  ou  par  une  ma- 
dame Colet,  comme  celle  de  Gustave  Flaubert, 
et  encore  bien  moins  par  les  madame  Schontz 
ou   les  Malaga  de  son  temps;  mais  par   une 
femme  qui  etait  «  du  monde  »  ;  a  laquelle  il 
ne  semble  pas  que  sa  faiblesse  ait  rien  enlev6 
de    la    consideration  qui  Fentourait ;  et  dont 
la    tendresse  inquiete,  la  sollicitude  vigilante, 
I'affection    passionnee    n'ont    sans    doute    pu 
qu'epurer  une  conception  de  I'amour,  qui  peut- 
etre,  n'eut  pas  autrement  differe  beaucoup  de 
celle  que  Ton  retrouve  dans  les   Contes  drola- 
tiques.   Si  je  voulais  chercher  dans  son  oeuvre 
la    femme   dont    les    traits    rappelleraient    le 
mieux  madame  de  Berny,  je  la  verrais  plut6t 
dans  Marguerite  Claes,  la  victime  de  la  He- 


HONORE    DE    BALZAC.  45 

cherche  de  rAbsolu,  que  dans  madame  de  Mort- 
sauf,  I'assez  depiaisante  heroine  du  Lys  dans  la 
Vallee.  Et  on  pent  ajouter  que,  dans  aucun  de 
ses  personnages,  ou  dans  aucun  endroit  de 
son  oeuvre,  non  pas  meme  dans  les  nombreuses 
lettres  de  sa  Correspondance  ou  il  parle  d'elle, 
Balzac  n'a  mieux  exprime  qu'en  Balthasar 
Claes  la  nature  de  son  affection  pour  cette 
grande  amie  de  sa  jeunesse,  elle,  toujours  prete 
a  tout  lui  sacrifier,  et  lui,  comme  Balthasar, 
toujours  pret,  dans  I'interet  du  «  grand 
CEuvre  »,  a  la  depouiller  et  a  la  desesperer  en 
I'adorant.  «  Vous  comprenez,  —  ecrivait-il  a 
I'etrangere,  en  1834,  en  lui  parlant  de  madame 
de  Berny,  —  vous  comprenez  que  je  n'ai  pas 
trace  Claes  pour  faire  comme  lui  I  »  On  ne 
se  defend  guere  d'un  reproche  de  ce  genre, 
et  on  ne  va  soi-meme  au-devant  de  lui,  que 
quand  on  craint  de  I'avoir  merite. 

Je  n'ecris  pas  ici  la  chronique  des  amours 
de  Balzac,  et  meme,  je  I'avoue,  s'il  n'y  avait 
eu  que  moi  pour  soulever  le  voile  qui  nous 
derobait  la  figure  de  madame  de  Berny,  je 
I'aurais  laisse  retomber,  et  il  I'abriterait  encore. 
J'aurais  eu  tort,  assurement,  et  je  n'en  fais 

3. 


46  HONORE    DE    BALZAC. 

I'aveu  que  pour  m'en  excuser.  Ge  n'est  pas 
pour  «  s'inserer  »  dans  la  biograpliie  de  Balzac 
que  madame  de  Berny  Fa  aime  1  Et  cependant, 
qui  repondrait  que  la  vague  idee  d'etre  un 
jour  associ6e  publiquenient  a  la  gloire  de  cet 
aflame  de  celebrity  n'ait  pas  et6  pour  quelque 
chose  dans  la  persistance  de  son  affection? 
Mais  si  Ton  ne  pent  dire  avec  certitude  que  ce 
soit  le  cas  de  madame  de  Berny,  c'est  sure- 
ment  celui  de  la  comiesse  Hanska,  et  c'est  ce 
qui  nous  oblige  a  dire  quelques  mots  d'elle. 
Un  n'ecrit  pas,  du  fond  de  I'Ukraine,  a  un 
homme  de  lettres,  que  d'ailleurs  on  ne  connait 
point,  pour  Changer  avec  lui  de  purs  propos 
d'esthetique,  et  deux  autres  sentiments,  en 
general,  se  glissent  dans  una  correspondance  de 
ce  genre,  qui  sont  :  I'esperance  plus  lointaine 
d'etre  admise  au  parlage  de  la  gloire  du 
grand  homme;  et  I'intention,  plus  prochaine, 
de  le  troubler  un  pen. 

Ai-jebesoin,  apres  cela,  de  rappeler  que  nous 
avons,  de  Balzac  a  madame  Hanska,  tout  un 
volume  de  lettres,  —  et  nous  en  aurons  bientot 
deux,  —  qui  contiennent  sur  Balzac  lui-meme,  et 
aussi  Sur  quinze  ou  dix-huit  ans  de  notre  histoire 


HONORE    DE    BALZAC.  47 

litteraire,  les  renseignements  les  plus  precieux? 
11  y  a  la,  par  exemple,  un  certain  Jules  San- 
deau,  que  Ton  nous  apprenait  k  respecter 
dans  ma  jeunesse,  et  qui  semble  avoir  joue, 
comme  ami,  dans  la  vie  de  Balzac,  un  role 
non  moins  piteux  que,  comme  amant,  dans 
celle  de  madame  Sand.  On  y  trouve  encore, 
sur  madame  Sand,  precisement,  sur  Alexandre 
Dumas,  sur  Eugene  Sue,  sur  Victor  Hugo, 
de  curieux  jugements,  et  la  vraie  opinion  de 
Balzac  sur  ses  emules  de  popularite.  II  dit 
notamment  de  madame  Sand,  au  lendemain 
d'une  visite  a  Nohant  :  «  Elle  salt  et  dit  d'elle- 
meme  ce  que  j'en  pense,  sans  que  je  le  lui  aie 
dit  :  qu'elle  n'a  ni  la  force  de  conception,  ni  ^ 
le  don  de  construire  des  plans,  ni  la  faculty 
d'arriver  au  vrai,  ni  I'art  du  pathetique,  mais 
que  sans  savoir  la  langiie  frangaise,  elle  a  le  style, 
et  elle  dit  vrai.  »  [Lettres  a  VEtrancfere,  1838,  ' 
n"  CXXXV.]  Et,  naturellement,  tout  ce  que  n'a 
pas  madame  Sand,  —  avec,  en  plus,  laconnais- 
sance  de  la  langue  frangaise,  —  on  entend  bien 
que  c'est  ce  qu'il  croit  avoir  lui-meme.  Ce  sent  ; 
aussi  les  qualites  qu'il  croit  essentielles  au  ro- 
man,  et,pour  le  moment,  nousn'en  voulons  pas 


48  HONORE    DE    BALZAC. 

dire davantage.  Mais,  acet  egard,  un  autre  juge- 
ment  n'est  pas  moins  interessant  a  noter,  et  c'est 
Tun  de  ceux  qu'il  a  portes  sur  Walter  Scolt. 
«  Voila  douze  ans  que  je  dis  de  Waller  Scott 
ce  que  vous  m'en  ecrivez,  —  Madame  Haiiska 
venait  probablement  de  le  decouvrir  !  — 
Aupres  de  lui  lord  Byron  n'est  rien  ou  presque 
rien.  Vous  vous  trompez  sur  le  plan  de  Kenil- 
worth  :  au  gre  de  tous  les  faiseurs  et  au  mien, 
c'est-a-dire  de  tous  les  gens  du  metier,  le  plan 
de  cette  oeuvre  est  le  plus  grand,  le  plus  com- 
plet,  le  plus  extraordinaire  de  tous.  II  est  le 
chef-d'oeuvre,  sous  ce  point  de  vue;  — on  remar- 
quera  que  c'est  lui,  partout,  qui  souligne,  — 
comme  les  Eaux  de  Saint-Ronan  sont  le  chef- 
d'oeuvre  comme  detail  et  patience  du  fiiii; 
comme  les  Chroniques  de  la  Canongate  sont  le 
chef-d'tt'uvre  comme  sentiment ;  Imnhoe  [le  pre- 
mier volume  s'entend],  le  chef-d'oeuvre  hislo- 
rique ;  rAntiquaire  comme  poesie ;  la  Prison 
d'Edimbourg  comme  interet.  Tous  ont  un  merile 
particulier,  mais  le  genie  est  partout. »  [Lettres 
a  I'Etrangere,  1838,  n°  GXXXIII.]  On  aime,  pour 
une  fois,  entendre  Balzac  parler  de  son  art  1 
Et  les  Lettres    a  VEtrangere    offrent    enfm    ce 


HONORE    DE    BALZAC.  49 

genre  d'interet  tie  nous  montrer  Balzac  aux 
prises  avec  im  sentiment  dont  la  nature  est 
aussi  difficile  a  determiner  que  I'inlluence  en 
serait  impossible  a  nier  sur  toute  une  direc- 
tion de  son  oeuvre. 

G'est  le  plus  fervent  des  Balzaciens  —  puis- 
qu'il  y  a  des  Balzaciens  comme  il  y  a  des 
Molieristes,  —  M.  le  vicomte  de  Spoelbercli  de 
Lovenjoul,  qui  nous  a  vraiment  revele  dans 
un  Roman  (Tamour  [Paris,  1893,  Calmann- 
LevyJ,  et  depuis,  par  la  publication  des  Lett  res 
a  VEtramjere  [Paris,  1899,  Calmann-Levy],  la 
personne  d'Eveline  Rzewuska,  comtesse  Hanska, 
qui  devait  porter  un  jour  le  nom  de  madame 
de  Balzac. 

Elle  n'est  pas  tres  interessante,  et  on  a 
quelque  peine  a  comprendre  d'abord  la  grande 
passion  dont  il  semble  que  Balzac  se  soit  epris 
pour  elle.  II  est  vrai  que  cette  passion  n'etait 
pas  tres  absorbante,  si  Ton  fait  attention 
qu'apres  deux  rencontres  a  Geneve  et  a  Neucha- 
tel,  ils  ne  se  virent  qu'une  seule  fois,  a  Vienne, 
de  1834  a  1842,  —  qui. font  huit  ans  de  temps, 
—  et,  apres  la  mort  du  comte  Hanski,  trois  ou 
quatre  fois  seulement,  de  1842  a  1848,  je  serais 


50  HONORE    DE    BALZAC. 

tent6  de  dire  :  «  entre  deux  trains  »,  si  I'expres- 
sion  n'anticipait  un  peu  sur  I'^poque.  La 
«  correspondance  »  n'en  est  d'ailleurs  que  plus 
abondante,  et  encore  n'en  avons-nous  qu'une 
partie,  puisqu'enfin  pour  deux  cent  quarante- 
huit  lettres  de  Balzac,  dont  quelques-unes  sont 
des  volumes,  nous  n'en  avons  pas  une  de  ma- 
dame  Hanska?  On  aimerait  cependant  les  con- 
naitre.  Oii  sont-elles;  et  qui  nous  les  donnera? 
Elles  nous  aideraient  pcut-6tre  a  nous 
retrouver  dans  celte  histoire  d'amour,  car, 
pour  les  lettres  de  Balzac,  et  k  I'exceplion  des 
premieres,  j'entends  celles  de  1833  k  1836,  je 
ne  puis  m'empecher  de  trouver  que  la  passion 
y  Sonne  faux.  Je  ne  veux  pas  dire  qu'elle  ne 
soit  pas  sincere!  Mais  la  passion,  presque  tou- 
jours,  Sonne  faux  dans  les  «  correspondances  » 
amoureuses  des  hommes  de  lettres.  lis  sont, 
presque  toujours,  en  dessus  ou  au-dessous  du 
ton.  Et,  dans  les  lettres  de  Balzac  a  madame 
Hanska,  I'aisance  est  vraiment  singuliere,  pour 
ne  pas  dire  un  peu  suspecte,  avec  laquelle  il 
passe,  des  protestations  les  plus  ardentes,  aux 
affaires  de  son  interet  ou  de  sa  vaniie  litte- 
raire.  «OhI  ma  gentille  Eve,  —  lui  ecrit-il,  par 


HONORE    DE    BALZAC.  51 

exemple,  —  mon  Dieu,  que  je  t'aime!  A  bientot 
done!  Plus  que  dix  jours  et  j'aurai  fait  tout 
ce  que  je  devais  faire !  J'aurai  imprime  quatre 
volumes  in  octavo  en  un  mois.  II  n'y  a  que 
Famour  qui  puisse  faire  de  telles  choses!  Mon 
amour,  oh!  souffre  du  retard,  mais  ne  m'en 
gronde  pas!  Pouvais-je  savoir,  quand  je  t'ai 
promis  de  revenir,  que  je  vendrais  treiite-six 
mille  francs  les  Etudes  de  moeurs  et  que  j'aurais 
a  atermoyer  pour  neuf  mille  francs  de  proces? 
Je  me  mets  a  tes  genoux  ch6ris,  je  les  baise, 
je  les  caresse,  oh!  je  fais  en  pensee  toutes  les 
folies  de  la  terre;  je  te  baise  avec  ivresse,  je  te 
tiens,  je  te  serre,  je  suis  heureux  comme  sont 
heureux les anges dans  le  sein  de  Dieu.  »  [Lettres 
a  rEtrangere,  1833,  n"  XXIIL]  Et,  comme  les 
anges  quittent  sans  doute  parfois  «  le  sein  de 
Dieu  »  pour  «  bibeloter  »,  il  I'informe  la-des- 
sus  qu'il  s'est  donne,  pour  sa  chambre,  «  les 
deux  plus  jolis  bras  de  cheminee  qu'il  ait 
jamais  vus  »,  et  puis,  pour  ses  festins,  deux 
candelabres.  «  II  connaissait  en  fureteur  tous 
les  magasins  de  bnc  a  brae  de  I'Europe,  »  a  dit 
Sainte-Beuve. 
Quel  est  done  le  secret  de  eette  longue  cor- 


52  nONORE    DE    BALZAC. 

respondance,  et,  —  quoique  d'ailleurs  Balzac  ne 
se  refusal  aucune  distraction,  — de  cette  longue 
fidelite?  C'est  peut-etre  et  d'abord  qu'aimant  a 
conter  ses  affaires,  ce  qui  n'amuse  pas  toujours 
les  autres,  parce  qu'oii  a  chacun  les  sicnnes, 
Balzac  avait  trouve  dans  la  comtesse  Hanska 
une  confidente  incomparable,  a  laquelle  il  ne 
dissimulait  rien  de  ses  embarras  d'argent,  un 
peu  exageres  quelquefois,  ni  des  prodigcs  de 
labeur,  parfois  imaginaires,  qui  lui  permet- 
taient  d'y  faire  face.  L'6talage  de  sa  force  est  un 
des  traits  distinclifs  du  caractere  de  Balzac,  et, 
pendant  dix-huit  ans  la  comtesse  Hanska  lui  a 
permis  d'etaler. 

Dirai-je  qu'avec  cela  elle  etait  «  la  com- 
tesse »  Hanska?  une  etrangere  et  une  grande 
dame?  En  ces  temps  de  romantisme,  c'etait 
un  singulier  honneur  pour  un  homme  de 
lettres  que  d'Mre  «  distingue  »  par  une  etran- 
gere et  une  grande  dame.  Balzac  y  fut  cer- 
tainement  tres  sensible.  Peu  de  ses  contempo- 
rains  pouvaient  se  vanter  d'etre  aimes  d'une 
«  comtesse  polonaise ;  »  et  sa  liaison,  vague- 
ment  soupgonnee,  avec  madame  Hanska  lui 
etait,    parmi    les    «  confreres  »,    comme    un 


IIONORE    DE    BALZAC.  53 

titre  de  noblesse  ou  un  privilege  d'aristocratie. 
II  y  voyait  aussi  peut-etre  un  excellent  moyen 
de  «  reclame  ».  Et  quand,  en  1841,  apres  la 
mort  du  comte  Hanski,  Tesperance  lui  vint 
d'epouser,  ce  mariage  lui  parut  sans  doute  la 
revanche,  longtemps  attendue,  de  ses  decep- 
tions de  toute  sorte !  Madame  Hanska  la  lui  fit 
attendre  neuf  ans. 

Enfm,  —  et  comme  en  lui  I'observateur  se 
retrouvait  toujours,  —  je  ne  doute  pas  qu'il 
n'ait  aime  en  madame  Hanska  le  modele  aris- 
tocratique  d'apres  lequel  il  a  trace  plus  d'une 
de  ses  figures  de  femmes,  et,  sans  qu'on  puisse 
dire  exactement  lesquels,  il  doit  y  avoir  plus 
d'un  trait  d'elle  dans  les  comtesses  et  les 
duchesses  de  la  Comedie  humaine.  Autant  que 
madame  de  Berny,  mais  d'une  autre  maniere, 
madame  Hanska  a  ete  pour  Balzac  le  juge 
feminin  qu'un  romancier  songe  toujours  a 
satisfaire ;  dont  il  aime  a  contenter  les  gouts 
autant  qu'a  reproduire  les  traits;  et  aupres  de 
laquelle  il  se  fait  un  merite  a  lui-meme  de  la 
flatterie  caressante  qu'il  mele  a  la  fidelite  de 
son  imitation. 

De  telle  sorte  que,  tandis  que  les  amours  de 


54  HONORE    DE    BALZAC. 

lant  d'hommes  de  lettres,  n'ont  reussi  g6n6- 
ralement  qu'ci  les  detourner  de  leur  CEuvre, 
ce  qui  est  le  cas  de  Musset;  on  n'ont  servi  qu'^ 
diversifier  la  monotonie  de  leur  existence  et  k 
les  delasser  de  la  continuite  de  leur  labeur,  ce 
qui  est  le  cas  de  George  Sand ;  an  contraire, 
le  genie  de  Balzac  s'est  enrichi  des  legons  de 
son  experience  amoureuse,  et  s'en  est  servi 
comme  d'un  moyen  d'atteindre  plus  profond6- 
ment  la  realite.  La  encore  est  I'une  des  raisons 
qui  allaient  faire  de  lui  le  maitre  du  roman. 
Ni  sa  vie  ne  s'est  jamais  s6paree  de  son  art, 
ni  son  art  ne  s'est  distingue  de  sa  vie,  et  c'est 
meme  pour  cela  que,  par  une  contradiction 
qui,  an  fond,  n'en  est  pas  une,  mais  qu'il  faut 
essayer  de  resoudre,  on  est  etonn6,  quand  on 
relit  attentivement  sa  correspondance,  de  voir 
combien  y  sont  clairsemees,  ou  «  espacees  », 
les  preoccupations  d'art. 


Report ez-vous,  pour  bien  entendre  ceci,  aux 
jours  h^roiques  du  romantisme,  et  lisez  les 
premiers  Lundis,  les  Lundis  militants  de  Sainte 


HONORE    DE    BALZAC.  5S 

Beuve,  ses  Portraits  contemporains,  on  la  Preface 
de  Mademoiselle  de  Maupin,  ou  encore,  et  pins 
pres  de  nons,  la  Corres'pon.dance  de  celni  qne 
j'appellerais  «  le  dernier  des  romantiqnes  »,  — 
je  venx  dire  Gnstave  Flaubert,  —  si  fimile  Zola 
n'avait  pas  existe.  La  preoccnpation  d'art  y  est 
constante,  si  meme  on  ne  doit  dire  qu'elle  y  va 
jnsqu'a  I'obsession.  Qn'est-ce  qne  I'art?  et  qnel  'i 
en  est  I'objet?  Get  objet,  par  qnels  moyens 
parviendrons-nons  a  le  realiser?  Jnsqn'a  qnel 
point  devrons-nons  pousser  la  fidelite  de  I'imi- 
tation?  la  recherche  du  pathetiqne?  le  sonci 
de  la  forme  et  dn  style?  Toute  realite  sera- 
t-elle  digne  de  notre  attention  ?  et,  sons  pre- 
texte  de  la  «  moraliser  »  aurons-nons  le  droit, 
de  I'embellir?  ou,  inversement,  le  droit  de  la 
«  vulga riser  »  pour  en  faire  la  satire,  an  detri- 
ment de  la  ressemblance  ?  Toutes  ces  questions, 
qui  s'agitent  autour  de  lui  dans  les  cenacles, 
si  Balzac  ne  les  ignore  pas,  on  ne  voit  pas  dn 
moins  qn'il  s'en  inquiete  beaucoup ;  —  et  cela 
parait  d'abord  un  peu  surprenant. 

G'est  qu'il  est,  a  vrai  dire,  moins  soncieux 
cFart  ou  de  perfection  que  de  sncces.  II  n'avait 
que    vingt-trois    ans    quand    il   ecrivait   a   sa 


56  HONORE    DE    BALZAC. 

soeur  :  «  A  quoi  bon  la  fortune  et  la  jouissance 
quand  la  jeunesse  sera  passee?  Le  vieillard  est 
un  liomme  qui  a  dine  et  qui  regarde  les  autres 
manger,  et  moi  je  suis  jeune,  mon  assiette  est 
vide  et  j'ai  faim.  Laure,  Laure,  mes  deux  seuls 
et  immenses  desirs,  elre  celebre  et  etre  aime,  — 
c'est  lui  qui  souligne,  —  seront-ils  jamais  satis- 
faits?  y>  [Correspondance,  1822,  n°  XY.]  II  ne 
dit  pas  :  «  Produire  quelque  chef-d'oeuvre  » 
ni  meme  :  «  Perpetuer  mon  nom  dans  la  me- 
moire  des  horn  mes.  »  II  dit  :  «  Etre  celebre;  » 
et  il  veut  dire  de  cette  celebrite  «  qui  paie  ». 
C'est  un  c6te  facheux  de  son  caractere.  La 
r6alite  lui  sulfit;  elle  lui  suffira  toujours;  et, 
comme  ecrivain  ou  comme  homme,  son  genie 
pourra  la  depasser,  mais  son  ideal,  son  ambi- 
tion d'art,  n'ira  jamais  au  dela  de  se  rendre 
I  maitre  d'elle.  Ge  sera  la  limite  aussi  de  sa 
conception  d'art.  II  ne  nourrira  point  de  reve 
de  perfection  solitaire;  il  «  n'hypothequera 
pas  »  son  labeur  a  «  la  Posterite  '» ;  il  n'atten- 
dra  pas  de  I'avenir  la  compensation  de  ses 
deboires,  ou  la  revanche  de  ses  insucces.  La 
gloire  ne  sera  toujours  pour  lui  que  «  d'elrf> 
celebre  »,   et   de   I'etre  acluellement,  pour  et 


IIONORE    DE    BALZAC.  57 

parmi  ses  contemporains,  de  la  fagon  qu'on 
Test  en  son  temps,  sur  les  boulevards,  dans 
les  joiirnaux,  chez  les  libraires,  et  notamment 
par  I'etalage  du  luxe  que  ses  romans  lui  auront 
valu.  Car,  sa  philosophie  de  Tart,  ci  cet  egard, 
est  bien  simple  :  le  genie  cree  la  fortune,  et 
la  fortune  prouve  le  genie.  Citons,  a  ce  sujet, 
ce  passage  d'une  lettre  de  1836  : 

«  Je  suis  alle  trouver  un  speculateur  nomme 
Bohain,  qui  a  fait  la  premiere  Europe  litteraire, 
et  a  qui  j'avais  rendu  quelques  services  fort 
desinteresses.  II  a  aussitot  convoque  I'homme 
qui  a  tire  Chateaubriand  de  peine,  et  un  capi- 
taliste  qui  depuis  pen  de  temps  fait  de  la 
librairie.  Et  voici  le  traite  qui  est  sorti  de  nos 
quatre  tetes. 

1°  On  m'a  donne  cinquante  mille  francs  pour 
6teindre  mes  dettes  urgentes  ; 

2°  On  m'assure  pendant  la  premiere  annee, 
quinze  cents  francs  par  mois.  La  deuxieme  je 
puis  avoir  trois  mille  francs  par  mois,  et  la 
quatrieme  quatre  mille,  jusqu'a  la  quinzieme 
annee,  si  je  donne  un  nombre  determine  de 
volumes.  II  n'y  a  entre  nous  ni  auteurs,  ni 
libraires,  mais  des  societaires.  J'apporte  I'ex- 


58  HONORE    DE    BALZAC. 

ploitation  de  toules  mes  cBuvres  faites  ou  a  faire 
pendant  quinze  ans.  Mes  trois  associ6s  s'enga- 
gent  a  faire  I'avance  de  tous  les  frais,  et  a  me 
donner  moiti6  dans  tous  les  b6n6fices  au  des- 
sus  du  cout  du  volume.  Mes  dix-huit,  vingt- 
quatre  ou  quarante-huit  mille  francs  et  les 
cinquante  mille  francs  donnes  sont  imputes 
sur  ma  part. 

»  Voilci  le  fond  de  ce  traite  qui  me  delivre  a 
jamais  des  journaux,  des  libraires  et  des  proces. 

»  ...  II  est  mille  fois  plus  avantageux  que 
celui  de  M.  de  Chateaubriand,  a  c6te  de  qui 
la  speculation  me  place,  car  je  ne  vends  rien 
de  mon  avenir,  tandis  que  pour  cent  mille 
francs  et  douze  mille  francs  de  rentes,  qui  en 
deviendront  vingt-cinq  quand  il  aura  publie 
quelque  chose,  —  et  encore  viageres,  —  M.  de 
Chateaubriand  a  tout  abandonne.  »  [Lettres  a 
VEtrangere,  1836,  n°  GXVII.] 

Est-ce  un  artiste,  est-ce  un  ecrivain  que  nous 
entendons?  et  qui  prendrait  cette  lettre  pour 
une  «  lettre  d'amour  >■>  ?  Mais  c'est  bien  Balzac 
qui  parte,  c'est  le  vrai  Balzac,  et  ce  qu'il  y  a 
de  plus  surprenant,  ici,  que  tout  le  reste,  c'est 
que  cette  indiilerence  ci  la  question  d'art  est 


HONORE    DE    BALZAC.  59 

j ustement,  quand  on  y  prend  ^arde,  Tune  des 

raisons  de  la  vqjf^l^r  dn  rnmfin  dp  R;ilZf"" 

On  a  dit  du  vieux  Dumas  qii'il  etait  «  une 
force  de  la  nature  » ;  et  jamais  eloge  plus 
pompeux  ne  fut  moins  merite  :  le  vieux  Dumas 
ne  fut  qu'un  negre,  tout  heureux  d'exploiter 
des  blancs,  et  qui  en  riait  jusqu'aux  oreilles. 
Mais  c'est  a  Balzac  que  convient  le  mot  de 
Michelet:  «  Une  force  de  la  nature  »  !  Oui,  si 
Ton  entend  par  ce  mot  une  puissance  obscure 
et  indeterminee,  une  fecondite  sans  mesure  ni 
regie;  une  sourde  activite,  qui  s'accroit  des 
obstacles  qu'on  lui  oppose,  et  qui  tourne  ceux 
qu'elle  ne  renverse  pas ;  une  inconscience  dont 
les  effets  ressemblent,  en  les  surpassant,  a 
ceux  du  plus  profond  calcul,  inegale  d'ailleurs, 
capricieuse,  «  tumultuaire  »,  si  j'ose  ainsi  dire, 
et  capable  en  sa  confusion  d'engendrer  des 
«  monstres  »  aussi  bien  que  des  chefs-d'oeuvre  : 
tels  sont  precisement  I'imagination  et  le  genie 
de  Balzac.  Une  telle  force  n'a  pas  besoin  d'art. 
Tout  ce  qu'elle  contient  en  soi  aspire  n^ces- 
sairenient  a  etre,  et  sera,  si  les  circonstances 
le  permettent.  Elle  ne  forme  pas  d'autres 
projets,  elle  n'a  pas  d'autres  intentions,  plus 


GO  HONORE    DE    BALZAC. 

lointaines  ou  plus  d6liberees,  que  de  se 
manifester,  que  de  s'exercer,  et  si  Ton  le  veut, 
que  d'6tonner  le  monde,  par  la  grandeur  de 
son  deploiement.  Encore  cela  ne  depcnd-il  pas 
d'elle,  et  de  meme  que  Balzac  n'6crit  nial 
qu'autant  qu'il  s'applique  a  bien  6crire,  de 
meme  ses  plus  mauvais  romans,  —  et  il  en  a 

I  fait  quelques-uns  de  detestables,  au  premier 
rang  desquels  aucune  consideration  ne  m'em- 

j  pechera  de  mettre  la  Femme  de  trente  ans,  — 
sont-ils  ceux  ou  il  a  voulu  faire  preuve  de  plus 
de  penetration  ou  de  delicatesse,  de  psycholo- 
gie,  de  litterature  ou  d'art  qu'il  n'en  avait. 

L'art  de  Balzac,  e'est  sa  nature;  et  tel  n'est 
pas  le  cas  de  tous  les  grands  artistes,  —  parmi 
lesquels,  au  contraire,  on  en  citerait  plusieurs 
dont  Part  ne  consiste  que  dans  le  triomphe 
qu'ils  ont  remport6  sur  leur  nature,  —  mais 
peut-etre  est-ce  le  cas  de  tous  les  «  createurs  ». 
On  ne  fait  vraiment  «  concurrence  a  I'elat 
civil  »,  selon  le  mot  du  grand  romancier, 
qu'avec  des  proced6s  analogues  ou  semblables 
a  ceux  de  la  nature,  consciente  peut-etre  de 
son  but,  mais  inconsciente  des  moyens  qu'elle 
prend,   ou  pluldt  qui  lui  sont  imposes  pour 


HONORE    DE    BALZAC.  Gl 

I'atteindre.  Et  voila  pourquoi  les  dissertations 
d'art  sont  rares  dans  la  Corj^espondance  de  Bal- 
zac. Mais,  aussi,  voila  pourquoi  ses  grands 
romans  ne  sont  pas  moins  de  I'art,  parce  que 
I'art  est  naturellement  compris  dans  la  nature, 
et  qu'on  n'a  done  soi-meme  qu'a  suivre,  pour 
ainsi  parler,  le  cours  naturel  de  son  genie,  des 
qu'on  est,  comme  Balzac,  une  «  force  de  la  na- 
ture ».  II  sera  d'ailleurs  toujours  plus  prudent 
de  ne  pas  se  croire  une  «  force  de  la  nature  », 
et  d'attendre,  pour  s'en  aviser,  que  I'evene- 
ment  en  ait  decide. 


CIIAPITRE  III 


LA   COME  DIE  HU  MAINE 


Ce  qui  nous  intoresse  de  quelques  6crivains, 
ou  dans  leur  oeuvre,  et  notamment  dans  I'uiuvre 
de  la  plupart  des  contemporains  de  Balzac, 
c'est  eux-m^mes ;  et,  dans  le  Lac  ou  dans  la 
Tristesse  croiympio,  dans  les  Nuits  de  Musset, 
dans  sa  Confession  d\m  enfant  du  siecle^  dans 
les  premiers  romans  au  moins  de  George  Sand, 
ce  que  nous  essayons  de  retrouver,  ce  sont  les 
«  etats  d'ame  »,  tres  personnels  et  tres  parti- 
culiers,  qui  furent,  a  un  moment  donne  de 
leur  vie  reelle,  ceux  de  madame  Sand  et  de 
Victor  Hugo,  de  Lamartine  et  d' Alfred  de  Mus- 
set. A  la  verite,  nous  pourrions,  nous  devrions 


IIONORE    DE    BALZAC.  63 

meme   faire   attention   que,   si    nous    sommes 
curieux  de  connaitre  leurs  «  etats  d'dme  »,  c'est 
qu'ils  sont  les  auteurs  de  leurs  oeuvres.  Si  le 
Lac  n'etait  pas  tout  ce  qu'il  est  par  ailleurs,  et, 
quoi  qu'il  soit,  si  nous  n'estimions  pas  qu'il  le 
serait  encore,  nous  nous  soucierions  assez  peu 
de  savoir  quelle  ou  qui  fut  Elvire,  et  la  nature 
des  sentiments  que  Lamartine  eprouva  pour  elle. 
La  Confession  dfun  enfant  du  siecle  est  un  «  docu- 
ment »  essentiel  de  la  biographie  d' Alfred  de 
Musset.  Mais  quel  interet  prendrions-nous  a  la 
biographie  de  Musset,  s'il  n'etait  Alfred  de  Mus- 
set, et  j'entends  par  la,  non  pas  Alfred,  fils  de 
son  pere,  etfrere  de  Paul,  dont  «  les  etats  d'ame  » 
nous  seraient,  je  pense,  totalement  indifferents, 
mais  le  poete  de  ses  Nuits  et  I'auteur  de  son 
Theatre'!  Une  litterature  purement  personnelle 
rra_  d' interet  pourJ'historien  que  dans  la  me- 
sure  ou  elle  a  reussi  a  se  rendre  impersonnelle, 
et  «  le  subjectif  »  ne  sort  du  domaine  de  la  sin- 
gularite  psychologique  ou  pathologique,  pour 
entrerdans  celui  del'art,  qu'en  «s'objectivant». 
Je  m'excuse  d'employer  ces  termes ;  mais  I'usage 
en  est  devenu  courant,  et  il  y  aurait  aujourd'hui 
plus  de  pedantisme  a  les  eviter  qu'a  s'en  servir. 


64  IIONORE    DE    BALZAC. 

Ce  qui  pourtant  demeure  vrai,  c'cst  qu'on 
ne  saurait  etudier  les  ecrivains  de  celte  famille, 
—  et  de  cette  epoque,  —  que  dans  la  succes- 
sion chronologique  de  leurs  oeuvres,  puisque 
cette  succession  est  celle  meme  de  leurs  sen- 
timents. On  ne  saurait  non  plus  isoler  ou  de- 
tacher de  leur  biographic  I'examen  de  leurs 
oeuvres,  puisque  leurs  oeuvres  ne  sont  que  des 
\  moments  de  leur  biographic.  Tel  est  le  cas  de 
George  Sand.  Le  veritable  interet  de  ses  pre- 
miers romans,  —  Valentine,  Indiana,  Lelia 
meme,  —  c'est  d'etre  sa  propre  histoire,  ou  du 
moins  I'expression  de  son  reve.  Mais  comment 
elle  est  passee  de  ses  premiers  romans  k  ceux 
de  sa  troisieme  et  derniere  maniere,  —  Le 
Marquis  de  Villemer  et  Mademoiselle  La  Quin- 
tinie,  —  on  ne  se  I'expliquerait  pas,  ou  on  se 
I'expliquerait  mal,  si  Ton  n'inserait  enire  les 
uns  et  les  autres  ses  romans  socialistes  :  le 
Conipagnon  du  tour  de  France  ou  le  Peche  de 
M.  Antoine,  avec,  et  surtout,  I'enum^ration  des 
influences  politiques  et  masculines,  sous  les- 
quelles  elle  les  a  composes :  Lamennais,  Pierre 
Leroux,  Michel  de  Bourges,  Agricol  Perdiguier 
et  Charles  Poncy.  Lorsque  les  oeuvres  sont  en 


HONORE    DE    BALZAC.  65 

quelque  sorte  les  creatures  des  circonstances, 
alors,  pour  les  comprendre,  il  est  indispen- 
sable de  preciser  les  circonstances  de  leur 
production.  II  ne  Test  pas  moins  d'enchainer 
ces  circonstances  les  unes  aux  autres ;  et  on 
n'y  peut  reussir,  —  quoique  I'histoire  litt6- 
raire  et  la' critique  Taient  plus  d'une  fois  oublie, 

—  qu'en  respectant  la  chronologic.  VArt  de 
verifier  les  dates  est  et  demeurera  le  fondement 
de  toute  espece  d'histoire. 

Mais  Balzac  est  d'une  autre  famille,  et  le 
caractere  le  plus  apparent  de  son  oeuvre  en  est  . 
justement  «  Tobiectivite  ».  Ses  romans  ne  sont 
point  des  confessions  de  sa  vie;  et  le  choix  de 
ses  sujets  ne  lui  a  jamais  ete  dicte  par  des 
raisons  particulieres,  et  en  quelque  sorte  pri- 
vees.  II  ne  s'y  raconte  ni  ne  s'y  explique,  ou 
encore,  quand  il  s'y  raconte,  il  s'y  deguise;  et 
en  s'y  expliquant  il  ne  veut  point  etre  reconnu, 
Ses  declarations  reit^rees  sont  formelles  a  cet 
egard.  Allons  plus  loin,  et  disons  que,  d'une 
maniere  generate,  ce  n'est  pas  Balzac  qui  choisit 
son  sujet,  mais  ce  sont  ses  sujets  qui  le  prennent, 
pour  ainsi  dire,  et  qui  s'imposent  a  lui.  Aussi 

—  et  en  dehors  de  ses  besoins   d'argent,  — 

4. 


66  HONORE    DE    BALZAC. 

voyons-nous  qu'il  a  loujours  a  la  fois  trois 
Gu  quatre  romans  sur  le  m6tier,  Mais  il  en 
a  bien  plus  encore  dans  la  tete !  Ou  plulot, 
son  oeuvre  entiere,  et  on  y  comprend  les  par- 
ties qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  d'en  realiser,  est 
presente  ensemble  h.  son  esprit,  et  ce  n'est 
point  quand  il  le  veut,  ni  parce  qu'il  le  vcut, 
que  tel  ou  tel  fragment  s'en  detache;  —  voyez 
par  exemple,  dans  sa  Correspondance,  combien 
d'ann6es,  avant  de  I'ocrire  en  quinze  jours, 
il  a  port6  Cesar  Birottenu ;  —  mais  c'est  que  le 
moment  en  est  venu.  I)e  1^,  cet  air  de  mcessite 
qui  est  celui  de  ses  grands  romans :  il  fallait 
que  ces  romans  fussent,  et  qu'ils  fussent 
precis^ment  ce  qu'ils  sont  I  De  la,  la  rapidite 
prodigieuse,  et  qui  I'etonne  parfois  lui-meme, 
avec  laquelle  il  en  a  ecrit  ou  «  redig6  » 
quelques-uns  :  il  ne  les  savait  pas  si  milrs,  en 
quelque  sorte,  ni,  tandis  qu'il  les  sentait  s'agiler 
confusement  en  lui,  dejii  prets  a  vivre  de  leur 
vie.  De  la,  encore,  ce  qu'ils  ont  de  vivant  ou 
vraiment  d'  «  organique  » ;  et  de  la  les  rap- 
ports ou  les  liaisons  qu'ils  soutiennent  tous 
les  uns  avec  les  autres,  et  que  le  plan  de  la 
Gomedie  humaine    a   rendues   plus   manifestes, 


HONORE    DE    BALZAC.  67 

mais  qui  ne  seraient  ni  moins  etroites  ni  moins 
certaines  quand  rexecution  de  ce  plan  serait 
encore  moins  achevee  qu'elle  ne  Test. 

II  a  d'ailleurs  tres  bien  senti  que  ce  carac- 
tere  organique,  —  et  unique,  —  faisait  I'ori- 
ginalite  de  son  oeuvre;  et,  tel  qu'il  etait,  il  n'a 
point  fait  difficulte  d'en  avertir  ses  contem- 
porains.  J'ai  vu,  souvent  citee,  cette  phrase 
d'une  lettre  a  sa  soeur  [1833]  a  propos  d' Eu- 
genie Grandet  :  «  Ah!  il  y  a  trop  de  millions 
dans  Eugenie  Grandet  ?  Mais,  bete,  puisque 
i'histoire  est  vraie,  veux-tu  que  je  fasse  mieux 
que  la  verite?  »  Et  les  bons  Balzaciens  de  se 
recrier  sur  la  force  d'illusion  que  semblent 
indiquer  ces  mots,  sans  observer  que,  dans 
une  autre  lettre,  du  meme  temps  [fin  decem- 
bre  1833]  et  adressee,  celle-ci,  a  madame 
Zulma  Garraud,  dont  il  recloute  beaucoiip  plus 
le  jugement  que  celui  de  sa  soeur,  Balzac  s'ex- 
pjiquait  en  ces  termes  sur  le  meme  sujet:  «  Je 
ne  puis  rien  dire  de  vos  critiques,  si  ce  n'est 
que  les  faits  sont  contre  vous.  A  Tours,  il  j  a 
un  epicier  en  boutique  qui  a  huit  millions ; 
M.  Eynard,  simple  colporteur,  en  a  vingt;  il  a 
en  treize  millions  en  or  chez  kii;  il  les  a  places 


68  HONORE    DE    BALZAC. 

en  1814  sur  le  grand-livre,  a  cinquante-six 
francs,  et  ainsi  s'en  est  fait  vingt.  Neanmoins, 
dans  la  prochaine  edition,  je  baisserai  de  six 
millions  la  fortune  de  Grandet.  »  L'histoiro, 
quoique  vraie,  n'etait  done  pas  tellement  vraie, 
que  la  verite  n'en  soufifrit  quelques  acconimo- 
dements  I 

Mais  une  autre  phrase,  que  j'emprunte  6ga- 
lement  k  une  leltre  adressee  a  madame  Zulina 
Garraud,  et  datee  du  30  Janvier  1834,  est 
bien  plus  imporlanle  :  «  Vous  avez  6te  bien 
pen  touchee  de  ma  pauvre  Eugenie  Grandet, 
qui  peint  si  bien  la  vie  de  province;  mais  une 
oeuvre  qui  doit  contenir  toutes  les  figures  et 
toutes  les  positions  sociales,  ne  pourra,  je  crois, 
etre  compiise  que  quand  eUe  sera  terminee.  » 

A  cette  date,  il  ne  veut  encore  parler  que  de 
ses  Etudes  de  moeurs,  dont  la  premiere  edition 
va  paraitre,  en  septembre  1834,  —  je  veux  dire 
la  premiere  edition  sous  ce  titre,  —  chez  la 
veuve  Gh.  Bechet.  II  n'a  encore  donne  de  ses 
grands  romans,  a  cette  meme  date,  que  les 
Chouans,  la  Peau  de  chagrin  et  Eugenie  Grandet. 
Mais  ce  que  neanmoins  il  sait  parfaitement, 
c'est  qu'Eugenie  Grandet  n'est  pas  isolee  dans 


HONORE    DE    BALZAC.  69 

son  oeuvre;  —  un  Kenilworth  apres  leqiiel  il 
ecrira  un  Quentin  Durward ;  une  Indiana  qui 
sera  suivie  d'une  Valentine;  une  CJironique  de 
Charles  IX  qui  n'aura  rien  de  commun  avec 
une  Colomba  que  d'etre  signee  du  meme  nom; 
—  mais  elle  a  des  prolongements,  des  «  corres- 
pondances  »,  des  ramifications  qu'il  n'entrevoit 
pas  tres  clairement  lui-meme,  qui  existent 
pourtant,  et  qui  se  debrouilleront  k  mesure 
qu'il  avancera  dans  son  oeuvre.  Ainsi,  des  freres 
et  des  soeurs,  dans  le  temps  de  leur  premiere 
enfance  ou  de  leur  jeunesse  meme,  n'ont  de 
commun  entre  eux  qu'un  certain  air  de  fa- 
mille,  et  encore  ne  I'ont  pas  toujours,  mais,  a 
mesure  qu'ils  avancent  en  age,  les  traits  qui 
les  individualisaient  s'attenuent,  ils  retournent 
au  type  de  leurs  auteurs,  et  on  voit  bien  qu'ils 
sont  les  enfants  du  meme  pere  et  de  la  meme 
mere.  Les  romans  de  Balzac  soutiennent  entre 
eux  une  liaison  de  ce  genre.  Ils  tirent,  eux 
aussi,  leur  naissance  d'une  commune  origine; 
et  cette  origine  commune  est  une  pensee  pre- 
miere, que  chacun  d'eux  exprime  par  un  de 
ses  aspects,  et  cependant,  et  en  meme  temps, 
dans  son  integrite. 


7.0  HONORE    DE    BALZAC. 

G'est  ce  qu'il  a  essaye  de  faire  dire  par  un 
certain  F6lix  Davin,  dans  les  deux  Introduc- 
tions qu'il  lui  a  sans  doute  a  peu  pres  dictees, 
en  1834  et  en  1835,  Tune  pour  ses  Etudes  de 
mcEurs,  et  I'autre  pour  ses  Etudes  fhilosopJdques; 

on  ne  comprend  guere  que,  des  morceaux 
de  cette  importance,  il  n'ait  pas  tenu  a  les 
6crire  lui-meme.  [Gf.  Gh.  de  Lovenjoul,  Histoire 
des  OEuvres  de  Balzac,  pages  46-64,  et  pages 
194-207.]  II  faut,  helas !  en  convenir  :  I'eloge 
mis  a  part,  qui  va  d'ailleurs  jusqu'a  I'immo- 
destie,  ces  deux  prefaces  ne  sont  que  du  gali- 
matias tout  pur,  et  du  galimatias  pr^tentieux. 
Nous  ne  savons  plus  aujourd'hui  qui  etait 
Felix  Davin;  et,  en  verite,  nous  n'eprouvons, 
a  lire  ses  Introductions,  aucun  desir  de  le  con- 
naitre  davantage,  ni  lui,  ni  les  romans  que  je 
trouve  catalogues  sous  son  nom  dans  les  reper- 
toires :  Une  Fille  naturelle,  ou  VBistoire  d'un  sui- 
eide.  Mais  trouverons-nous  Balzac  lui-meme 
beaucoup  plus  clair,  dans  ce  passage  capital 
d'une  de  ses  lettres  a  madame  Hanska  : 

«  Les  Etudes  de  moeurs  representeront  tous 
les  effets  sociaux  sans  que  ni  une  situation  de 


HONORE    DE    BALZAC.  71 

la  vie,  ni  une  physionomie,  ni  un  caractere 
d'homme  ou  de  femme,  ni  une  profession,  ni 
une  maniere  de  vivre,  ni  une  zone  sociale, 
ni  un  pays  frangais,  ni  quoi  que  ce  soit  de 
I'enfance,  de  la  vieillesse,  de  I'age  mur,  de  la 
politique,  de  la  justice,  de  la  guerre  ait  et6 
oublie. 

»  Cela  pose,  I'histoire  du  coeur  humain  tracee 
fil  a  fil,  I'histoire  sociale  faite  dans  toutes  ses 
parties,  voila  la  base.  Ge  ne  seront  pas  des  fails 
imaginaires ;  ce  sera  ce  qui  se  passe  partout. 

»  Alors,  la  seconde  assise  est  les  Etudes  philo- 
sophiques,  car  apres  les  ejfets  viendront  les 
causes.  Je  vous  aurai  peint  dans  les  Etudes  de 
mceurs  les  sentiments  et  leur  jeu,  la  vie  et  son 
allure.  Dans  les  Etudes  philoso'phiques ,  je  vous 
dirai  pourquoi  les  sentiments,  sur  quoi  la  vie; 
quelle  est  la  partie,  quelles  sont  les  conditions 
au  dela  desquelles  ni  I'homme  ni  la  societe 
n'existent,  et  apres  I'avoir  parcourue  pour  la 
decrire  [la  soci6te]  je  la  parcourrai  pour  la 
juger.  Ainsi,  dans  les  Etudes  de  mceurs,  sont  les 
mdividualites  typisees,  dans  les  Etudes  philoso- 
'phiques sont  les  types  individualises.  Ainsi,  par- 
tout  j'aurai  donne  la  vie  :  au  type,  en  I'indi- 


72  HONORE    DE    BALZAC. 

vidudlisant,  a  I'individu  en  le  typisant.  J'aurai 
donne  de  la  pensee  au  fragment;  j'aurai  donn6 
a  la  pensee  la  vie  de  I'individu. 

»  Puis,  apres  les  e/fets  et  les  causes,  viennent 
les  Etudes  analyliqiies,  dont  fait  partie  la  Phy- 
siologic du  marioge,  car,  apres  les  e/fets  et  les 
causes  doivent  se  rechercher  les  frinci'pes.  Les 
mwurs  sont  le  spectacle;  les  causes  sont  les  cou- 
lisses et  les  machines.  Les  principes,  c'est  Vauteur; 
mais  a  mesure  que  Tceuvre  gagne  en  spirale 
les  hauteurs  de  la  pensee,  elle  se  resserre  et 
se  condense.  S'il  faut  vingt-quatre  volumes  pour 
les  Etudes  de  mceurs,  il  n'en  faudra  que  quinze 
pour  les  Etudes  philosophiques;  il  n'en  faut  que 
neuf  pour  les  Etudes  analytiques.Ainsi,  I'homTiie, 
la  soci6t6,  I'humanil^  seront  decrits,  juges,  ana- 
lyses sans  repetitions,  et  dans  une  ceuvre  qui 
sera  comme  les  Mille  et  une  Nuits  de  I'Occident. 

»  Quand  tout  sera  fmi,  ma  Madeleine  grattee, 
mon  fronton  sculpte,  mes  planches  debarras- 
sees,  mes  derniers  coups  de  peigne  donnes, 
j'aurai  eu  raison  ou  j'aurai  eu  tort.  Mais  apres 
avoir  fait  la  poesie,  la  demonstration  de  tout 
un  systeme,  j'en  ferai  la  science  dans  VEssai 
sur  les  forces  humaines.  Et  sur  les  bases  de  ce 


HONORE    DE    BALZAC.  73 

palais,  moi,  enfant  et  rieur,  j'aiirai  trac6  I'im- 
mense  arabesque  des  Cent  conies  drolatiques.  » 
[Lettres  a  PEtrcmgere,  1834,  n°  LXXII.J 

Non  1  en  verite,  toute  cette  logomacliie  n'est 
pas  tres  claire !  et  nous  pouvons  ajouter  que, 
de  la  confusion  qu'elle  exprime,  Balzac,  avee 
tout  son  genie,  ne  se  debarbouillera  jamais.  11 
dit  pourtant  ce  qu'il  veut  dire  I  Et  ce  qu'il 
veut  dire,  c'est  que,  de  meme  que  Tindividu 
n'existe  qu'en  fonction  de  la  societe,  par  elle^ 
en  elle,  et  pour  elle;  ainsi,  chacun  de  ses 
romans  n'a  de  sens^  ou  tout  son  sens,  que  dans 
son  rapport  avec  la  Comedie  humaine.  La  der- 
niere  forme,  et  on  serait  tente  de  dire  «  la 
derniere  incarnation  »  de  ces  desseins  gigan- 
tesques,  —  dont  I'ensemble,  jusqu'en  1841,  ne 
se  presentait  a  I'esprit  de  Balzac  que  sous  le 
titre,  assez  pen  synthetique,  d'Etudes  sociales, 
—  est,  en  effet,  la  Coimdie  humaine^  dont  le  Pros- 
'pectus  parut  au  mois  d'avril  18i2. 


* 

*  * 


On  conte  [Gf.  Gh.  de  Lovenjoul,  Histoire  des 

OEuvres  de  Balzac,  appendice,  p.  414]  que  I'id^e 

5 


74  HONORE    DE    BALZAC. 

de  ce  litre,  —  a  laquelle  je  ne  sais  pourqiioi 
la  plupart  de  ses  biographes,  depuis  madame 
Surville,  sa  scEur,  jusqu'a  M.  Andr6  Le  Bre- 
ton, attachent  una  3i  grande  importance,  —  lui 
aurait  et6  suggeree  par  I'un  de  ses  amis,  le 
marquis  de  Belloy,  au  retour  d'un  voyage  d'lta- 
lic,  ou  sans  doute  ce  jeune  homme  avail  decoii- 
vert  Danle;  et,  depuis  lors,  entre  la  Divine 
Comedie  du  grand  Florentin  et  la  Comedie  hu- 
maim  de  notre  Balzac,  c'est  ci  qui  nous  raon- 
trera  je  ne  sais  quels  rapports  intimes  et 
insoupQonnes  du  romancier  lui-meme.  Mais  la 
verit6,  c'est  que,  de  ces  rapports  intimes,  on  a 
beau  y  regarder,  on  n'en  discerne  seulement 
pas  I'ombre;  et  toutes  les  belles  phrases  qu'on 
pourra  faire,  sur  I'enfer  de  Dante  et  I'enfer  ou 
s'agitent  les  «  damn^s  »  de  Balzac,  ne  seront 
jamais  que  des  phrases. 

Je  crois  done  tout  bonnement  qu'en  donnant 
k  son  oeuvre  ce  litre  de  la  Comedie  humaine, 
Balzac  a  pris  le  mot  au  sens  tout  simple  ou 
Favait  pris  Mussel : 

Toujours  monies  acteurs  et  m6me  comedie; 
El  quoi  qu'ait  invente  rhiimaine  hypocrisie, 
Rien  de  vrai  la-dessous  que  le  squelette  iiumain. 


HONORE    DE    BALZAC.  75 

C'est  encore  le  sens  ou  le  prendra  Vigny, 
dans  sa  Maison  du  Berger  : 

Je  n'entends  ni  vos  cris,  ni  vos  soupirs,  a  peine 

Je  sens  passer  sur  moi  la  comedie  Immaine, 

Qui  clierclie  en  vain  au  del  ses  muets  spectateurs. 

Et,  tout  bonnement,  c'est  le  sens  qui,  dans 
la  langue  de  Moliere  et  de  La  Fontaine,  s'offre 
naturellement  a  I'esprit  du  lecteur.  C'est  aussi 
celui  que  je  retrouve,  dans  une  phrase  de  Balzac 
lui-meme,  que  j'emprunte  a  la  dedicace  qu'il  a 
faite  de  son  roman  d' Illusions  perdues  a  Victor 
Hugo  :  «  Les  journalistes  n'eussent-ils  done  pas 
appartenu,  comme  les  marquis,  les  financiers, 
les  medecins  et  les  procureurs,  a  Moliere  et  a 
son  tliedtre?  Fourquoi  done  la  Comedie  humaine, 
qui  castigat  ridendo  mores,  excepterait-elle  une 
puissance,  quand  la  presse  parisienne  n'en 
excepte  aucune?  » 

Je  ne  suis  etonne  que  d'une  chose,  laquelle 
est  que,  Balzac  etant  depuis  1833  comme  en 
travail  de  son  idee  maitresse,  il  ait  attendu  jus- 
qu'en  1841  pour  lui  trouver  un  nom,  et  j'ajou- 
terai  :  le  seul  nom  qui  lui  convint,  si  d'ail- 
leurs  il  est   bien  entendu  qu'a  ce  nom  nous 


I 


76  HONORS    DE    BALZAC. 

n'attribuerons  aucune  signification  symbolique 
ou  mystique.  La  Comedie  humaine,  c'est  la  come- 
die  que  se  joue  I'humanit^  k  elle-mSme,  chacun 
de  nous,  tour  ci  tour  ou  ensemble,  —  comme 
on  est  en  economie  politique  a  la  fois  produc- 
teur  et  consommateur,  —  y  elant  acteur  ou 
spectateur.  On  nait,  on  vit,  on  peine,  on  aime, 
on  hait,  on  pardonne  et  on  se  vcnge,  on 
s'entr'aide  et  on  se  nuit,  on  se  revolte  et  on 
se  resigne,  on  rit  et  on  pleure,  on  s'indigne 
et  on  se  moque,  on  se  dispute,  on  se  bat, 
on  s'agite,  on  s'apaise,  —  et  on  meurt. 
C'est  ce  qui  se  passe  dans  les  romans  de 
Balzac...  Et  qu'importe,  apres  cela,  le  titre 
sous  lequel  il  les  a  tous  rassembles,  si  nous 
avons  une  fois  bien  compris  la  solidarite  qui 
les  lie? 

Nous  donnons  ici,  d'apres  M.  de  Lovenjoul 
[Histoire  des  OEuvres  de  Balzac,  pp.  217  et 
suiv.],  le  catalogue  des  oeuvres  qui  devaient 
composer  la  Comedie  humaine,  et  dont  les  der- 
niers  details  ont  6te  definitivement  arretes  par 
Balzac  en  1845  ; 


HONORE    DE    BALZAC.  77 

LA    COMEDIE    HUMAINE 

PREMlfiRE    PARTIE 
ETUDES    DE   MCEURS 

Scenes  de  la  Vieprivee. 

1°  Les  Enfants  ;  —  2°  un  Pensionnat  de  demoi- 
selles ;  —  S**  Interieur  de  college ;  —  4°  la  Mai- 
son  du  Chat- qui -pelote  ;  —  5°  le  Bal  de 
Sceaux ;  —  ^^  M6moires  de  deux  jeunes  ma- 
riees  ;  —  7°  la  Bourse;  —  8°  Modeste  Mignon  ; 

—  9°  un  Debut  dans  la  Vie;  —  10''  Albert 
Savarus;  —  11°  la  Vendetta;  —  12°  line  dou- 
ble Famille;  —  13°  la  Paix  du  Menage  ;  — 
14°  Madame  Firmiani ;  — 15°  Etude  de  femme ; 

—  16°  la  Fausse  maitresse;  —  17°  une  Fille 
d'Eve;  — 18°le  Colonel  Chabert;  —  19°  le 
Message ;  —  20°  la  Grenadiers  ;  —  21°  la  Femme 
abandonn^e  ;  —  22°  Honorine  ;  — 23°  Beatrix  ; 

—  24°  Gobseck ;  —  25°  la  Femme  de  trente 
ans ;  —  26°  le  Pere  Goriot ;  —  27°  Pierre 
Grassou  ;  —  28°  la  Messe  de  I'athee ;  —  29°  I'ln- 
terdiction ;  —  30°  le  Contrat  de  mariage ;  — 
31°  Gendres  et  belles -meres;  —  32°  Autre  Etude 
de  femme. 


78  IIONORE    DE    BALZAC. 

Scenes  de  la  Vie  de  'province. 

33°  Le  Lys  dans  la  Vallee ;  —  34°  Ursule 
Mirouet;  —  35°  Eug6nie  Grandet;  —  36°  les 
C6libataires.  I.  Pierrette;  —  37°  II.  le  Cur6  de 
Tours ;  —  38°  III.  un  Menage  de  gargon ;  — 
39°  les  Parisiens  en  province  :  I.  I'lllustre  Gau- 
dissart  ;  —40°  II.  les  Gens  rides ;  —  41°  III.  La 
Muse  du  d6partement;  —  42°  IV.  une  Actrice 
en  voyage ;  —  43°  la  Fern  me  sup6rieure ;  — 
44°  les  Rivalites  :  I.  rOriginal;  —  45°  II.  les 
Heritiers  Boisrouge;  —  46°  III.  la  Vieille  fille  ; 

—  47°  les  Provinciaux  a  Paris  :  I.  le  Cabinet 
des  antiques;  —  48°  II.  Jacques  de  Metz ;  — 
49°  Illusions  perdues  :  I.  les  Deux  poetes ;  — 
50°  II.  un  Grand  homme  de  province  k  Paris ; 

—  51°  III.  les  Souffrances  de  I'inventeur. 

Scenes  de  la  Vie  parisienne. 

52°  Histoire  des  Treize  :  I.  Ferragus ;  — 
53°  II.  la  Duchesse  de  Langeais  ;  —  54°  III.  la 
Fille  aux  yeux  d'or ;  —  55°  les  Employes  ;  — 
56°  Sarrasine;  —  57°  Grandeur  et  decadence 
de  Cesar  Birotteau ;  —  58°  la  Maison  Nucingen ; 


HONORE    DE    BALZAC.  79 

—  59°  Facino  Cane;  —  60"  les  Secrets  cle  la 
princesse  de  Gadignan ;  —  61°  Splendeurs  et  mi- 
seres  des  Courtisanes  :  I.  Comment  aiment  les 
filles;  —  62°  II.  A  combien  I'amom*  revient  aux 
vieillards;  —  63°  III.  Ou  menent  les  mauvais 
chemins; — 64°  IV.  la  derniere  Incarnation  de 
Vautrin  ;  —  6S°  les  Grands,  VHoipital  et  le  Peuple; 

—  66"  un  Prince  de  la  Boheme  ;  —  67°  les 
Gomediens  sans  le  savoir  ;  —  68°  Echantillon  de 
causerie  frangaise ;  —  69°  une  Vue  du  Palais ;  — 
70° les  Petits  bourgeois;  —  71°  Entre Savants;  — 
72°  le  Theatre  comme  il  est ;  —  73°  les  Freres  de  la 
consolation :  I'Envers  de  I'histoire  contemporaine. 

Scenes  de  la  Vie  'politique. 

74°  Un  Episode  sous  la  Terreur;  —  75°  VHis- 
loire  et  le  Roman;  —  76°  une  tenebreuse  Affaire ; 

—  77° /es  Deux  Amhitieux;  —  78°  V Attache  d'am- 
bassade ;  —  79°  Comment  on  fait  un  Ministere ;  — 
80°  le  Depute  d'Arcis;  —  81°  Z.  Marcas. 

Scenes  de  la  Vie  militaire. 

82°  Les  Soldats  de  la  Republique;  —  83°  V En- 
tree en  campagne ;  —  84°  les  Vendeens ;  —  85°  les 


80  HONORE    DE    BALZAC. 

Chouans ;  —  86"  les  Frmi^ais  en  Egypte  :  I.  Le 
Prophete;  —  87"  II.  Le  Pacha;  —  88°  III.  Une 
Passion  dans  le  desert ;  —  89"  VArmee  rou- 
lante;  —  90°  la  Garde  consulaire;  —  91"  Sous 
Vienne :  I.  Un  Combat ;  —  92"  II.  VArmee  as- 
siegee;  —  93°  III.  la  Plains  de  Wagram;  — 
94"  V Auhergiste ;  —  95"  les  Anglais  en  Espagne; 
—  96°  Moscow,  —  97°  la  Bataille  de  Dresde;  — 
98"  les  Trainards ;  —  99"  les  Partisans ;  —  100° 
line  Croisiere;  —  101"  les  Pontons;  —  102"  la 
Campagne  de  France;  —  103°  le  Dernier  Champ 
de  bataille;  —  104°  VEmir;  —  105°  la  Penis- 
siere;  —  106"  le  Corsaire  algerien. 

Scenes  de  la  Vie  de  campagne. 

107"  Les  Paysans ;  —  108°  le  Medecin  de 
campagne;  —  109°  le  Juge  de  paix;  —  110"  le 
Gur6  de  village;  —  111"  les  Environs  de  Paris. 

DEUXIEME  PARTIE 
ETUDES    PHILOSOPHIQUES 

112°  Ze  Phedon  d'aujourd'hui;  —  113"  laPeau 


HONORE    DE    BALZAC.  81 

de_chagrin;  —  114°  Jesus-Christ  en  Flandre; 

—  115°  Melmoth  reconcilie ;  —  116°  Massimilla 
Doni;  —  117°  le  Chef-d'oeuvre  inconnu;  — 
118°  Gambara;  —  119°  la  Recherche  de  I'Ab- 
solu  ;  —  120°  le  President  Fritot;  —  121°  le  Phi- 
lanthrope; —  122°  I'Enfant  maud  it;  —  123° 
Adieu;  —  124°  les  Marana;  —  125°  le  Requi- 
sitionnaire;  —  126°  el  Verdugo ;  —  127°  un 
Drame  au  bord  de  la  mer;  — 128°  Maitre  Cor- 
nelius; —  129°  I'Auberge  rouge;  —  130°  Sur 
Catherine  de  Medicis  :  1.  Le  Martyr  calviniste; 

—  131°  II.  La  Confession  de  Ruggieri ;  —  132° 
III.  Les  Deux  Reves;  —  133°  le  Nouvel  Abei- 
lard;  —  134°  I'Elixir  de  longue  vie;  —  135°  la 
Vie  et  les  Aventures  d'une  idee;  —  136°  les  Pros- 
crits;  —  137°  Louis  Lambert;  —  138°  Sera- 
phita. 

TROISlfiME     PARTIE 
]&TUDES     ANALYTtQUES 

139°  Anatomie  des  Corps  enseignants;  — 140° la 
Physiologic  du  mariage;  —  141°  Pathologic  de 
la  Vie  sociale;  —  142°  Monographie  de  la  vertu; 

5. 


82  HONORE    DE    BALZAC. 

—  143"  Dialogue  philosophique  et  politique  sur  la 
perfection  du  xix^  siede. 

Les  litres  en  italiques  sont  ceux  des  ouvrages 
que  Balzac  n'a  pas  eu  le  temps  d'ecrire,  et 
on  voit  qu'ils  sont  encore  assez  iiorabieux. 
D'autre  part,  on  remarquera  que  deux  au 
moins  de  ses  chefs-d'oiuvre,  la  Cousiue  Bette 
et  le  Cousin  Pons,  qui  ne  datent,  en  elTet,  que 
de  1846  et  1847,  ne  figurent  pas  sur  ce  pro- 
gramme. Faut-il  d'ailleurs  regretter  qu'il  n'ait 
pas  pu  le  remplir?  et,  par  exemple,  regar- 
derons-nous  comme  une  grande  perte  pour  les 
lettres  frangaises,  que  tout  ce  qu'il  a  donne  des 
Scenes  de  la  Vie  militaire  se  r^duise  a  ses  Chouans, 
et  a  la  tres  mediocre  nouvelle  intitulee:  une 
Passion  dans  le  desert'?  Admirable  matiere  en- 
core a  mettre  en  declamations!  La  Plaine  de 
Wagrani,  la  Bataille  de  Dresde,  la  Campagne  de 
France,  quels  sujets,  pourrait-on  dire,  sous  la 
plume  d'un  Balzac!  et  fallait-il  qu'un  sort 
jaloux  reservat  Thonneur  d'ecrire  le  roman  de 
la  guerre  au  genie  d'un  Tolstoi !  Oui !  mais, 
d'autre  part,  on  ne  pent  s'empecher  d'observer 
que  cette  seule  nomenclature  des  Scenes  de  la 


HONORE    DE    BALZAC.  83 

Vie  militaire,  —  qui  commence  avec  les  Soldats  de 
la  Rqmblique,  en  1793,  pour  se  terminer  avec  le 
Corsaire  algerien,  en  1830,  —  a  quelque  chose  ' 
de  bien  systematique,  et  qui  ne  releve  pas  tant 
de  Finspiration  personnelle  et  vecuedu  roman-  ; 
cier,  que  de  I'obligation  qu'il  s'est  imposee  de 
remplir  la  toute  1  etendue  de  son  cadre.  II  fal- 
lait  qu'il  yeut,  dans  sa  Comedie,  des  scenes  de  la 
vie  militaire,  parce  que  la  vie  militaire  est  un 
aspect  de  la  vie  contemporaine,   et,  dans  ces 
scenes  de   la  vie   militaire,   ii   fallait    que    la 
Republique,  I'Empire  et  la  Restauration  eus- 
sent  chacun  leur  part,  puisque  c'est  de  1792  k  ' 
183S  que  la  societe  qu'il  decrit  a  vecu.  Cela  est 
un  peu  bien  artificiel ! 

C'est  encore  ainsi  que,  dans  les  Scenes  de  la 
Vieprivee,  devaient  figurer  les  Enfants;  Un  Pen- 
sionnat  de  Demoiselles ;  Interieur  de  college,  pour 
une  seule  raison,  qui  n'est  peut-etre  pas  que 
ces  sujets  fussent  pour  le  romancier  d'un  bien 
vif  interet,  mais  farce  que  I'un  des  problemes 
de  la  vie  contemporaine  est  celui  de  I'educa- 
tion,  et  ce  probleme,  aux  environs  de  1840, 
Balzac  s'est  apergu  qu'a  peine,  dans  son  Louis 
Lambert,     I'avait-il    effleure.    Rapportons    au 


8'4  HONORE    DE    BALZAC. 

m6me  scrupule,  et  au  meme  dessein,  VAnatomie 
des  Corps  enseignants.  Et,  assur^ment,  puisque 
c'etait  ainsi  qu'il  avait  conQU  son  monument, 
de  telle  sorte  que  «  quoi  que  ce  soil  de  I'en- 
fance,  de  la  vicillesse,  de  I'^ge  mur...  n'y  fM 
oublie  » ,  on  ne  peut  que  lui  savoir  gr6  de  I'avoir 
voulu  complet,  ou  conforme  k  I'id^e  qu'il  s'en 
6tait  faite.  Nous  craignons  seulement  que,  cette 
id6ft  meme,  il  n'eut  risque  de  la  d^naturer,  en 
pr6tendant  lui  donner  plus  de  rigueur  ou  plus 
de  precision  qu'elle  n'en  comportait.  D'orga- 
nique  et  de  vivante  qu'elle  6tait  sous  sa  pre- 
miere forme,  la  solidarity  qui  lie  les  unes  aux 
autres  les  parties  de  son  oeuvre  fCit  devenue 
plus  apparente  peut-6tre,  mais  sCirement  plus 
artificielle,  en  devenant  geom6trique  et  logique. 
Les  proportions  architecturales  n'en  eussent  et6 
r-ealis6es  exterieurement  qu'aux  depens,  si  je 
puis  ainsi  dire,  de  la  qualite  propre  et  intrin- 
seque  des  materiaux.  Des  recits  d'une  documen- 
tation savante  et  laborieuse,  mais  ennuyeux 
peut-^tre,  comme  ses  Employes,  y  eussent  altern6 
avec  tant  de  chefs-d'oeuvre  spontanement  jaillis 
4e  I'inspiration  du  poete.  Et  I'intensite  de  vie 
ue  ces  chefs-d'oeuvre  eux-memes  n'en  eut  pas 


HONORE    DE    BALZAC.  85 

sans  doute  ete  diminuee,  mais,  puisque  tout  se 
tient,  je  ne  sais  si  I'effet  total  de  la  Comedie 
humaine,  k  de  certains  6gards,  n'en  e^t  pas  6te 
moins  saisissant.  Decidement  «  Dieu  fait  bien 
ce  qu'il  fait  »  !  et  nous  ne  dirons  pas,  avec  la 
formule  banale,  que  Balzac  est  mort  a  temps 
pour  sagloire;  mais  nous  ne  dirons  pas  aussi 
le  contraire ;  et,  prenant  son  oeuvre  telle  qu'elle 
est,  nous  ne  regretterons  pas  que  la  mort  ne 
lui  ait  pas  permis,  en  voulant  la  perfection- 
ner,  de  la  gdter. 


*    * 


Mais  on  comprendra  mieux  maintenant  que, 
pour  I'analyser  et  la  juger,  nous  ne  nous  atta- 
chions  pas  a  la  presenter  dans  sa  succession 
chronologique.  II  se  trouve,  en  fait,  que  Balzac 
n'a  rien  ecrit  de  superieur  au  Cousin  Pons  et  a 
la  Cousine  Bette,  qui  sont  respectivement,  nous 
venons  de  le  dire,  la  seconde  de  1846,  et  le 
pr'imier  de  1847.  L'idee  commune  qui  les 
relie,  —  celle  des  drames  sombres  et  secrets 
que  I'in^galite  des  conditions  engendre  dans 
les   families,   entre  gens  du  meme  nom,  du 


86  HONORE    DE    BALZAC 

m6me  sang,  de  la  merae  origine,  —  est  I'une 
des  plus  fecondes  que  Ton  puisse  concevoir 
en  siijets  emouvants,  et  en  sujets  dont  la 
portee  sociale  6gale  ou  surpasse  I'interet  roma- 
nesqiie.  Mais  la  Bechcrche  de  I'Absolu,  qui  est  de 
1834,  et  Eugenie  Grandet,  qui  est  de  1833,  ne 
me  semblent  inferieurs  en  rien,  —  quoique 
moins  touU'us,  —  kla  Cousine  Bette  ou  au  Cousin 
Pons;  et  certainement,  comme  expression  ou 
'  representation  de  ce  que  Balzac  y  a  voulu 
,  peindre,  ils  les  valent.  Pendant  dix-huit  ann6es 
de  production  intensive,  Balzac,  bon  ou  mau- 
vais,  n'a  ele,  a  proprement  parler,  ni  au- 
dessous  ni  au-dessus  de  Balzac. 

Par  exemple,  c'est  en  1842,  au  lendemain  de 
la  publication  d'un  Menage  de  Garqon  \la  Ba- 
boii  ilk  use  \,un  autre  encore  de  ses  chefs-d'oeuvre, 
qu'il  a  definitivement  «  abim6  »,  si  je  I'ose  dire, 
sa  Femme  de  trente  am,  si  heui'eusement  coni- 
mencee  en'  1831,  Et  la  raison  en  est  la  meme. 
Au  travers  des  explications  que  nous  avons 
donnees,  et  par  dela  ces  explications,  si  Ton  a 
commence  d'entrevoir  la  nature  d'imagination 
I  de  Balzac,  on  se  sera  rendu  compte  que  la 
succession  de  ses  oeuvres  en  librairie  n'avait 


HONORE    DE    BALZAC.  87 

rien  de  commun  avec  leur  clironologie  reelle. 
On  I'a  vu,  nous  I'avons  fait  remarquer  pour 
Cesar  Birotteau ;  et,  s'il  avail  vecu,  et  qu'il  eut 
donne,  vers  1850  ou  1852,  sa  Bataille  on  ses 
Heritiers  Boirouge,  ses  lettres  a  madame  Haiiska 
nous  sont  temoin  qu'il  les  aurait  done  portes 
environ  vingt  ans,  puisqu'il  en  parle  des  1834. 
II  y  a  encore  une  Smur  Marie  des  Anges,  dont  il 
annonce,  en  cette  meme  annee  1834,  a  son 
6diteur  Werdet,  que  le  manuscrit  est  termine. 
II  lui  ecrit  meme  tout  expres,  et  uniquement, 
pour  I'inviter  a  venir  chercher  ce  manuscrit  a 
Nemours,  ou  il  a  fui  ses  creanciers ;  et  cepen- 
dant  Sceur  Marie  des  Anges  n'a  jamais  paru. 
D'autres  que  nous,  s'ils  le  veulent,  eclairciront 
le  mystere.  Mais  ce  que  nous  tenons  a  dire, 
c'est  qu'a  dater  de  1832  ou  1833,  au  plus  tard, 
et  a  partir  des  Chouans,  —  ou  de  la  Peau  de 
chagrin,  que  je  rapporterais  a  sa  premiere  ma- 
niere,  —  I'oeuvre  entiere  de  Balzac  etant  confu- 
sement  contemporaine  dans  sa  tete,  il  nous 
faut  done,  pour  I'apprecier,  I'avoir,  nous  aussi, 
tout  entiere  et  a  la  fois  sous  I'oeil. 

C'est   ce  qui   a   ete   ni    raieux   compris   ni 
mieux  dit  par  personne  que  par  George  Sand, 


88  HONORE    DE    BALZAC. 

dont  on  pensera  sans  doute  avec  nous  que  le 
t6moignage  a  ici  une  importance  et  une  auto- 
rit6  particulieres  : 

«  Et  nous  aussi,  comme  la  critique,  quand 
nous  avons  lu  un  ^  un,  et  jour  par  jour,  ces 
livres  extraordinaires,  a  mesure  qu'il  les  pro- 
duisait,  nous  ne  les  avons  pas  tons  aim6s. 
II  en  est  qui  ont  choqu6  nos  convictions,  nos 
gouts,  nos  sympathies.  Tant6t  nous  avons  dit  : 
«  C'est  trop  long,  »  et  tant6t :  «  C'est  trop  court.  » 
Quelques-uns  nous  ont  sembl6  bizarres  et  nous 
ont  fait  dire  en  nous-meme,  avec  chagrin : 
«  Mais  pourquoi  done  ?  A  quoi  bon  ?  Qu'est-ce 
que  cela?  » 

»  Mais,  quand  Balzac,  trouvant  enfm  le  mot 
de  sa  destin6e,  le  mot  de  I'enigme  de  son  ge- 
nie, a  saisi  ce  titre  admirable  et  profond  :  la 
Comedie  humaine  ;  quand,  par  des  efforts  de 
classement  laborieux  et  ingenieux,  il  a  fait 
de  toutes  les  parties  de  son  oeuvre  un  tout 
logique  et  profond,  chacune  de  ces  parties, 
meme  les  moins  goiltees  par  nous  au  debut, 
ont  repris  pour  nous  leur  valeur  en  reprenant 
leur  place.  Chacun  de  ces  livres  est,  en  effet, 
la  page  d'un  grand  livre,  lequel  serait  incom- 


HONORE    DE    BALZAC.  89 

plet,  s'il  eiit  omis  cette  page  importante.  Le 
classement  qu'il  avait  entrepris  devait  etre 
I'oeuvre  du  reste  de  sa  vie ;  aussi  n'est-il  point 
parfait  encore ;  mais,  tel  qu'il  est,  il  embrasse 
tant  d'horizons  qu'il  s'en  faut  peu  qu'on  ne 
voie  le  monde  entier  du  point  oii  il  vous 
place.  » 

Nous  renoncerons  encore,  tandis  que  nous 
y  serons,  a  une  habitude  inv6ter6e,  maisun  peu 
f^cheuse,  de  la  critique;  et  nous  n'entrepren- 
drons  pas,  pour  caracteriser  le  roman  de 
Balzac,  de  le  comparer  lui-meme  aux  roman- 
ciers  ses  contemporains.  Sainte-Beuve  ecrivait, 
au  lendemain  de  la  mort  du  romancier,  dans 
ses  Causeries  du  Lundi :  «  II  y  aurait,  dans  un 
travail  moins  incomplet,  et  si  Ton  etait  libre 
de  se  donner  carriere,  h.  bien  etablir  et  a 
graduer  les  rapports  vrais  entre  le  talent 
de  M.  de  Balzac  et  celui  de  ses  plus  celebrcs 
contemporains  :  madame  Sand,  Eugene  Sue, 
Alexandre  Dumas.  En  un  tout  autre  genre, 
mais  avec  une  vue  de  la  nature  humaine  qui 
n'est  pas  plus  en  boau  ni  plus  flattee,  M.  Me- 
rimee  pourrait  se  prendre  comme  opposition 
de  ton   et   de  maniere,  comme  contraste...  » 


90  HONORE    DE    BALZAC. 

G'est  tout  justement  ce  que  je  pense  qu'il  ne 
faut  pas  fa  ire.  II  ne  faut  pas  le  faire,  parce 
que  les  romans  de  Balzac  ne  sont  pas  des  recits 
isoles,  dont  chacun  se  sufTise  a  Jui-meme,  ni 
qui  puissent  done  etre  juges  ou  apprecies  inde- 
pendamment,  et  comme  par  abstraction  de 
I'ensemble  dont  lis  font  partie.  Cette  raison, 
qui  ^tait  excellente  en  1850,  est  aujourd'liui 
meilleure  encore,  apres  un  demi-siecle  ecoul6. 
Mais  il  ne  faut  pas  le  faire,  il  ne  faut  pas  com- 
parer Eugenie  Grandet  k  Carmen,  ou  les  Parents 
Pauvres  au  Juif-Eirant,  —  pas  plus  que  Ton  ne 
compare  la  comedie  de  Moliere  aux  drames  de 
Sedaine  ou  de  Diderot,  —  parce  que  Carmen 
et  Eugenie  Gi^andet,  les  Parents  Pauvres  et  le  Juif- 
Errantj  ne  procedent  pas  de  la  meme  inten- 
tion, ni,  comme  nous  le  montrerons,  du  meme 
systeme  d'art,  Ou  plulot  encore,  les  Parents 
Pauvres  et  Eugenie  Grandet  ne  procedent,  en 
v6rite,  d'aucun  systeme  d'art,  mais  d'une  in- 
tention generate  de  «  representer  la  vie  y\  fut- 
ce  aux  depens  de  ce  qu'on  avait  jusqu'a  Balzac 
appele  du  nom  d'art;  —  et  on  ne  peut  done, 
pour  les  juger  ou  les  apprecier,  les  «  comparer  » 
qu'avec  la  vie. 


HONORE    DE    BALZAC.  91 

Et  pour  la  meme  raison,  nous  n'attacherons 
pas  a  la  question  du  «  style  »  de  Balzac  I'im- 
portance  que  je  vois  qu'on  lui  attribue  encore 
de  nos  jours.  Le  style  de  Balzac,  —  dont  je  crois 
connaitre  les  defauts  aussi  bien  que  persoune, 
pour  me  les  6tre  jadis  exag6res  a  moi-meme, 
sous  I'influence  de  la  rhetorique  de  Flaubert, 
' —  ce  style,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  est 
«  vivant  »,  d'une  vie  singuliere,  a  la  fagon  du 
style  de  Saint-Simon,  par  exemple ;  et  que 
peut-on  demander  davantage  a  un  ecrivain 
dont  la  grande  ambition  a  et6  de  «  faire  con- 
currence a  I'etat  civil  »  ?  II  se  pourrait  d'ail- 
leurs  que,  depuis  cent  vingt-cinq  ans,  la  no- 
tion meme  du  «  style  »  eut  6volue,  comme 
beaucoup  de  choses,  et  avec  ces  choses.  II  se 
pourrait  que,  de  quelque  fagon  qu'il  le  disc, 
un  bon  ecrivain  fut  tout  simplement  celui 
qui  dit  tout  ce  qu'il  veut  dire,  qui  ne  dit 
que  ce  qu'il  veut  dire,  et  qui  le  dit  exactement 
comme  il  a  voulu  le  dire.  Ce  n'est  pas  toujours 
le  cas  de  Balzac.  Mais,  encore  une  fois,  ce  n'est 
la  qu'une  consideration  secondaire,  une  ques- 
tion de  grammaire  ou  de  rhetorique ;  et  le  vrai 
point  est  de  savoir  si  quelques-uns  des  defauts 


92  HONORE    DE    BALZAC. 

que  Ton  releve  dans  le  style  de  Balzac  n'y 
seraient  pas  en  quelque  maniere  la  rangon  de 
la  vie?  Nous  essaierons  plus  loin  de  repondre 
k  la  question. 

En  attendant,  et  pour  appr^cier  a  sa  vraie 
valeur  le  roman  de  Balzac,  laissant  Ici  tout  ce 
qui  nous  guiderait  et  nous  servirait  aussi  bien 
dans  I'appr^ciation  des  romans  de  George  Sand, 
par  exemple,  que  des  siens,  il  nous  faut  done 
nous  efforcer  d'en  reconnaitre  et  d'en  dire  le 
m^rite  propre,  original,  et  tout  ci  fait  singulier, 
C'est  ce  que  je  vais  essayer  de  faire  en  essayant 
d'en  preciser  la  signification  historique;  —  de 
dire  comment  s'y  m6lent  la  v6rit6  de  I'observa- 
tion  et  le  genie  de  I'invention ;  —  et  quelle  en 
est  enfin  la  signification  ou  la  portee  sociale. 


GHAPITRE  IV 

LA     SIGNIFICATION     HISTORIQUE    DES    ROMANS 

DE    BALZAC 

On  pourrait  avancer,  sans  exageration  ni 
paradoxe,  que,  de  tons  les  romans,  les  seuls 
qui  n'ont  point  de  valeur  documentaire  ou  , 
historique  averee,  sont  precisement  ceux  qui 
se  donnent  eux-memes  pour  historiques  :  le 
Quentin  Durward  de  Walter  Scott,  par  exemple; 
ou  le  Cinq -Mars  d' Alfred  de  Vigny;  ou  le 
Lalreaumont  d'Eugene  Sue.  «  Le  roman  de 
Quentin  Durward,  qu'on  admire  surtout  dans 
ce  qui  est  historique,  causa  une  grosse  colere 
a  Honors  :  contrairement  a  la  foule,  il  trou- 
vait  que  Walter  Scott  avait  etr^^gement  defi- 
gure  Louis  XI,  roi  encore  mai  compris,  selon 


94  HONORE    DE    BALZAC. 

lui  :  »  c'est  madame  Surville,  dans  sa  notice 
sur  son  frere,  qui  s'exprime  ainsi.  Mais 
lui-meme,  a  son  tour,  dans  une  lettre  a 
madame  Hanska,  du  20  Janvier  1838  :  «  Sue 
est  un  esprit  born6  et  bourgeois,  incapable 
de  comprendre  une  telle  grandeur  [celle  dj? 
Louis  XIV  et  de  son  temps],  lui  qui  ne  vit  que 
des  miettes  du  mal  vulgaire  et  banal  de  notre 
pitoyable  society  actuelle.  II  s'est  senti  6cras6 
a  I'aspect  gigantesque  du  grand  siecle,  et  s'est 
veng6  en  calomniant  I'epoque  la  plus  belle,  la 
plus  grande  de  notre  histoire,  dominee  par  la 
puissante  et  feconde  ikfluence  du  plus  grand 
de  nos  rois.  »  G'est  ainsi  qu'on  pent  toujours 
contester  ou  discuter  la  valeur  historique 
d'un  roman  «  historique ;  »  et  qui  sait  si  la 
Catherine  de  Medicis  de  Balzac,  dans  le  Secret 
des  Rugcjieri,  est  plus  vraie  que  le  Louis  XI  de 
Walter  Scott,  en  son  Quentin  Durward,  ou  le 
Louis  XIV  d'Eugene  Sue  en  son  Latreaumont? 
Je  me  garderais  bien  d'en  repondre. 

Mais  un  roman  contemporain,  dans  lequel 
meme  le  romancier  ne  se  sera  pas  propose  de 
peindre  les  moeurs  de  son  temps,  et  encore 
moins  de  les  «  satiriser  » ,  mais  tout  simple- 


HONORE    DE    BALZAC.  9S 

ment  de  coiiler  une  histoire,  et  de  «  plaire  », 
comme  disait  Moliere,  sans  autre  ni  plus  am- 
bitieuse  intention,  ce  roman,  quelle  qu'en  soit 
la  valeur  a  tons  autres  egards,  et  quand  elle 
serait  nuUe,  aura  toujours  et  necessairement 
quelque  valeur  historique  ou  documentaire ; 
et,  par  exemple,  tel  est  le  cas  des  romans  de 
celui  que  Ton  a  quelquefois  appele  le  «  meil- 
leur  des  Aleves  »  de  Balzac,  Charles  de  Bernard 
du  Grail,  I'auteur  de  la  Femme  de  Quarante  am. 
La  raison  en  est  que  Ton  ne  saurait  «  plaire  » 
a  ses  contemporains,  sans  flatter  leurs  gouts 
de  quelque  maniere  (on  salt  qu'il  y  a  moyen 
de  les  flatter,  meme  en  les  contrariant,  ou  en 
en  ayant  Fair),  et  comment  les  contrarierait-on 
ou  les  flatterait-on  sans  les  exprimer?  II  n'y  a 
done  pas  de  roman  contemporain  qui  ne  soit, 
en  quelque  mesure,  un  «  document  »  sur  I'es- 
prit  de  son  temps;  qui  n'en  temoigne  ou  qui 
n'en  depose,  independamment  meme  de  toute 
intention  du  romancier;  et,  en  ce  sens,  il  ne 
semblera  pas  que  ce  soit  faire  un  grand  eloge 
des  romans  de  Balzac  que  d'en  louer  la  valeur 
historique  ou  documentaire. 

Mais  il  faut  distinguer !  Pas  plus  en  histoire 


96  HONORE    DE    BALZAC. 

ou  en  art  qu'en  justice,  tous  les  temoigna2;es 
n'ont  la  meme  valeur  ou  la  m6me  autorite  : 
tous  les  documents  ne  sont  pas  du  meme 
ordre.  Le  fecond  abbe  Prevost  a  6crit  une 
vinglaine  de  romans  :  je  n'en  nommerais  pas 
plus  detrois,  en  commengant  par i'V/anon  Lescaut, 
qui  aient  une  valeur  historique  certaine.  lis 
sont  bien  de  leur  temps,  mais  lis  n'expriment 
rien  ou  presque  rien  de  ce  temps ;  et  c'etait  ce 
qui  desolait  Taine,  qu'on  ne  trouvdt,  —  dans 
les  Memoires  (Tun  homme  de  qualite,  non  plus  que 
dans  Cleveland,  —  aucun  renseignement  sur 
I'histoire  des  mcBurs,  en  France,  au  xvni^  siecle. 
Les  romans  de  Prevost  sont  de  leur  temps 
comme  en  sont  les  romans  de  madame  Cotlin, 
si  I'on  veut,  et  comme  la  plupart  des  romans 
de  George  Sand  sont  du  leur,  c'est-a-dire  dans 
la  mesure  ou  I'on  ne  pent  pas,  quand  on  le 
voudrait,  «  ne  pas  etre  de  son  temps  ».  Et, 
certes,  ni  les  uns  ni  les  autres,  —  je  dis  aussi 
ceux  de  madame  Cottin,  —  on  ne  devrait  les 
n^gliger,  dans  une  etude  sur  revolution  de  la 
sensibility  litteraire  depuis  deux  cents  ans!  lis 
seraient,  et  ils  resteront,  des  documents  essen- 
tiels  du  sujet.  Mais  on  I'entend  d'une  autre 


HONORE    DE    BALZAC.  97 

maniere  quand  on  loue  des  romans  de  Balzac 
leur  verite  «  documentaire  »  ou  historique,  et 
on  veut  dire,  litteralement,  que  I'ensemble 
en  equivaut  a  des  Memoires  pour  servir  a  rhis- 
toire  de  la  societe  de  son  temps.  Les  Memoires  de 
Guizot  ont  sans  doute  un  autre  genre  de  me- 
rite:  ils  n'eclairent  pas  mieux  que  la  Comedie 
humaine,  d'un  jour  plus  franc,  souvent  plus 
cru,  I'histoire  intime  des  quinze  annees  de  la 
Restauration  et  des  dix-huit  ans  de  la  monar- 
chie  de  juillet;  —  et  j'ajoute  qu'ils  n'en  eclai- 
rent  qu'une  partie. 

«  Mon  ouvrage  a  sa  geographie  comme  il  a 
sa  genealogie  et  ses  families,  ses  lieux  et  ses 
choses,  ses  personnes  et  ses  faits,  »  lisait-on 
dans  V Avant-propos  de  la  Comedie  humaine,  et 
c'est  d'abord  ce  qui  en  fait  la  valeur  historique. 
Gherchez  en  effet,  et,  si  vous  le  pouvez,  me- 
surez  dans  I'oeuvre  des  predecesseurs  de  Bal- 
zac la  place  qu'y  occupait  la  province.  Elle  est 
nulle,  pour  ainsi  dire,  et  nos  romans  frangais 
du  xvni®  siecle  ne  sent  jamais  «  localises  »  qu'a 
Paris  ou  a  Tetranger,  dans  I'Espagne  de  Le  Sage, 
ou  dans  I'Angleterre  de  I'abbe  Prevost.  Mais, 
dans  Foeuvre  de  Balzac,  il  a  raison  de  le  dire. 

6 


V 


98  HONORE    DE    BALZAC. 

c^est  toute  uiie  «  geographie  de  la  France  »  que 
I'on  trniivft,  line  geographie  pit.toresqiie  et  une 
Seographie  anim6e.  Aussi,  plusieurs  de  ses 
descriptions  de  villes  et  de  provinces  sont-elles 
justement  demeur^es  c6lebres,  comme  la  des- 
cription de  la  petite  ville  de  Guerande,  par 
exemple,  dans  Beatrix,  ou  celle  du  pays  de 
Fougeres,  dans  les  Chouans.  Rappelons  encore, 
tout  au  commencement  de  la  Recherche  de  VAh- 
solu,  ce  que  Ton  pourrait  appeler  I'anal^se, 
plut6t  que  la  description,  des  moeurs  fla- 
mandes;  et,  s'il  est  permis  d'en  faire  incidem- 
ment  la  remarque,  n'hesilons  pas  a  y  recon- 
naltre  les  premiers  lineaments  d'une  methode 
qui  deviendra  celle  de  I'historien  de  la  Pein- 
ture  flamande,  le  malencontreux  Alfred  Michiels, 
et  celle  meme  de  I'illustre  historien  de  la 
Litterature  anglaise.  Mais  on  verra  mieux,  un 
pcu  plus  loin,  lout  ce  que  la  critique  de  Taine 
doit  au  roman  de  Balzac. 

G'est  qu'aux  yeux  de  Balzac,  la  description 
romanesque,  —  tres  differente  en  ce  point,  et 
en  plusieurs  autres,  de  la  description  poetique, 
—  n'existe  pas  en  soi,  ni  pour  elle-meme, 
comme,  par  exemple,  les  descriptions  de  Victor 


HONORE    DE    BALZAC.  99 

Hugo  dans  Notre-Dame  de  Paris.  La  description 
poetique,  et  surtout  la  description  romantique, 
est  a  soi-meme  sa  raison  d'etre  et  son  but,  sor, 
moyen  et  sa  fin.  Nous-memes,  nous  n'y  deman 
dons  au  poete  que  de  s'exalter  sur  le  theme 
qu'il  lui  a  plu  de  choisir;  et  pen  nous  importe, 
apres  cela,  que  le  principe  de  cette  exaltation 
soit  dans  la  beaut6  du  theme,  on  dans  I'inten- 
site  de  son  emotion  personnellel  Mais  les  des- 
criptions de  Balzac  out  toujours  quelque  raison 
d'etre  en  dehors  d'elles-memes;  et  cette  raison 
d'etre,  aux  yeux  ou  dans  I'intention  de  Balzac, 
6tant  toujours  explicative  des  causes  qui  ont 
fagonne  dans  le  cours  du  temps  les  etres  ou  les 
lieux,  les  descriptions  de  Balzac,  rien  qu'a  ce 
titre,  sont  done  toujours  historiques.  On  peut 
d'ailleurs  les  trouver  quelquefois  moins  «  expli- 
catives  »  qu'il  ne  les  a  crues  lui-meme,  et,  alors, 
en  ce  cas,  un  pen  tongues,  pour  ne  pas  dire 
interminables.  Toutes  ses  re  voltes  contre  cette 
critique  ne  le  defendront  pas  de  I'avoir  plus 
d'une  fois  meritee.  Car,  theoriquement,  il  est 
possible  que  nous  ne  soyons  rien  de  plus  que 
les  creatures  de  Fair  ambiant  ou  du  milieu 
natal;  et  on  ne  pense  pas,  on  ne  sent  pas  sur- 


100  HONORE   DE   BALZAC. 

tout  en  Provence  comnie  en  Bretagne,  ou  k 
BesanQon  comme  a  Caen.  Le  regime  de  vie  a 
aussi  son  influence,  la  qualit6  de  la  nourriture 
et  la  nature  de  la  boisson,  biere  ou  vin,  schie- 
dam  ou  whisky:  nous  en  convenons  sans  diffi- 
I  cult6.  Mais,  en  fait,  il  ne  parail  pas  «  n6cessaire» 
I  que  la  douloureuse  aventure  d'Eugenie  Grandet 
\  se  soit  deroul6e  ci  Saumur,  ou  celle  de  Bal- 
thasar  Claes  ci  Douai,  plutot  qu'ci  N6rac,  par 
exemple,  ouqu'a  Villeneuve-d'Agen.  Au  surplus, 
ce  ne  sont  1^  que  des  questions,  ou,  si  je  puis 
ainsi  dire,  que  des  chicanes  d'  «  especes  »,  qui 
ne  retranchent  rien  de  la  valeur  intrinseque 
des  descriptions.  Qu'elles  expliquent  ou  non, 
et,  dans  le  sens  philosophique  du  mot,  qu'elles 
«  determinent  »  ou  qu'elles  ne  «  delerminent  » 
pas  les  personnages  du  romancier,  les  descrip- 
tions de  Balzac  sont  ce  qu'elles  sont;  et,  si 
^rien,  h  sa  date,  n'a  6t6  plus  neuf  que  cette 
Hntroduction  de  la  «  geographie  de  la  France  » 
dans  le  roman,  on  doit  dire  aujourd'hui  que, 
dans  cet  art  de  meler  le  passe  local  au  present, 
et  de  les  fixer  ensemble  dans  une  inoubliable 
image,  Balzac,  depuis  un  demi-siecle,  n'a  pas 
ete  surpasse. 


HONORE    DE    BALZAC.  101 

Gar,  —  c'est  uii  point  qu'il  convient  d'indi- 
quer  sans  y  insister,  —  d'autres  romanciers,  a 
son  exemple  et  sur  sa  trace,  comprenant  ce 
qu'il  y  avait  de  ressources  pour  le  reman  dans 
la  peinture  des  moeurs  provinciales,  ont  bien 
pu  r^ussir  a  nous  rendre  une  image,  celui-ci 
de  sa  Bretagne  et  celui-la  de  sa  Provence,  un 
autre  de  ses  Flandres,  et  un  autre  encore  de 
son  Languedoc  ou  de  son  Quercy  natal  1  Mais 
Balzac,  lui,  c'est  la  Bretagne  et  la  Normandie, 
c'est  Alengon  et  c'est  Angouleme,  c'est  Gre- 
noble et  c'est  Besangon,  c'est  Nemours  et  c'est 
Issoudun,  c'est  la  Touraine  et  c'est  la  Cham- 
pagne 1  De  1830  a  1850,  la  «  vie  de  province  » 
en  France,  n'a  pas  eude  peintreplus  universel; 
et,  dira-t-on  peut-etre  la-dessus  que  la  ressem- 
blance  des  portraits  qu'il  nous  a  donnes  est 
quelquefois  discu table?  Ce  n'est  pas  mon  avis  I 
Mais  quand  on  s'attarderait  a  discuter  cette 
ressemblance,  quand  nos  provinces  ounos  villes 
refuseraient  de  se  reconnaitre  dans  son  Eugenie 
Grandet  et  dans  son  Ursule  Mirouet,  dans  sa 
Pierrette  et  dans  sa  Rahouilleuse,  dans  sa  Beatrix 
et  dans  son  Cure  de  Tours,  il  resterait  encore 
que  tous   ces  portraits  different   les  uns  des 

6. 


102  HONORE    DE    BALZAC. 

autres;  que,  de  cbaciin  d'eux,  nons  recevons 
une  impression  Ires  particuliere;  que  celte 
impression  devient  dans  notre  souvenir  inse- 
parable de  leur  original;  et  le  sens  de  I'liis- 
toire,  en  lant  qu'il  est  le  sens  de  la  diver- 
site  des  epoques  ou  des  lieux,  peut-il  elre, 
sera-t-il  jamais  qnelque  chose  d'autre  ou  de 
plus  ?  II  en  est  des  6poques  en  histoire, 
comme  des  «  styles  »  en  art,  qui  ne  consti- 
tuent des  «  styles  »  ou  des  «  epoques  »  que 
par  leurs  differences,  et  ces  differences  ne  sont 
perQues,  etne  peuvent  I'etre,  que  dans  leur  jux- 
taposition ou  dans  leur  succession.  Mais  qu'y 
a-t-il  au  dela  de  ces  differences,  et  meme  y 
a-t-il  quelque  chose? 


*  * 


C'est  ce  que  je  voudrais  mieux  montrer 
encore  en  reprenunt  ici  une  indication  de 
Sainle-Beuve.  et  en  parcourant  quatre  ou  cinq 
des  romans  de  Balzac,  dans  I'ordre  ou  se  sont 
succ6de  les  epoques  de  I'histoire  contemporaine 
dont  ils  sont  des  illustrations,  des  episodes,  ou 
des  monuments. 


IIONORE    DE    BALZAC.  103 

Voici,  par  exemple,   les  Chouans  [1829],  qui 
ne  son.t  pas,  je  le  dis  tout  de  suite,  un  de  ses 
bons  romans,  et  qu'en  vain  a-t-il  refaits  pour 
les  adapter  au  plan  de  la  Comedie  humaine,  ils 
n'en  demeurent  pas   moins   un   roman  de  sa 
premiere  maniere  :  je  veux  dire  celle  qu'il  a 
desavouee.  Ce  qui  fait  que  les  Chouans  ne  sont  f 
pas  un  des  bons  romans  de  Balzac,  c'est  qu'ils  ) 
sont  historiques  a  la  maniere  des  romans  de  I 
Walter  Scott.  On  essaie  de  nous  y  interesser  a 
la  «  resurrection  »  d'une  epoque  historique,  par 
le  moyen  d'une  donnee  sentimentale  dont  le 
romanesque  passe  les  bornes  de  I'invraisem- 
blance;  et  le  developpement  de  cette  donnee  i 
rappelle,  meme  a  ceux  qui  ne  les  ont  pas  lus,  le 
melodramatique  d'Argow  le  Pirate  et  de  VHe- 
ritiere  de  Birague.   II  y  a  la  des  fantomes,  il  y 
a  des  souterrains,  il  y  a  des  cachettes  «  pleines 
d'or  »  ;  il  y  a  aussi  des  etres  humains  a  I'e- 
preuve  des  balles,  et  meme  de  la  baionnelte, 
aussi   longtemps  du  moins  qu'il  le  faut  pour 
conduire   I'intrigue   jusqu'a  son  denouement. 
II   y  a   encore  une  «  courlisane  amoureuse  »  . , 
—  nous  sommes  en  1829,   —  et  un   «  mar- 
quis »  dont  I'araour  refait  a  sa  mailresse  une 


104  HONORE    DE    BALZAC. 

virginity.  Mais  rien  de  tout  cela  n'empeche 
quelques  traits  de  se  d^gager  du  brouillamini 
de  I'intrigue,  et,  en  somme,  Balzac  a  bien  fait 
de  ne  pas  renier  ses  Chouans.  lis  ne  sont  pas 
«  decid6ment  »  un  «  magnifique  poeme  », 
comma  Balzac  les  qualifiait  quand  il  les  relut 
pour  la  derniere  fois,  en  1843,  mais,  «  le  pays 
et  la  guerre  y  sont  decrits  avec  un  bonlieur  et 
une  perfection  rares  ».  Et  puis,  plus  impartial 
k  ses  d6buts  qu'il  ne  le  sera  plus  tard,  Balzac, 
dans  ses  Chouans,  a  merveilleusement  saisi  et 
rendu  ce  qu'il  y  eut  de  complexe  dans  ce  mou- 
vement  de  la  chouannerie,  ou  tant  de  mobiles 
inavouables  se  melerent,  pour  le  rendre  inutile, 
a  tant  de  d6sinteressement ;  oii  des  deux  parts 
il  fut  deploye  tant  d'h^roisme,  sans  doute, 
mais  aussi  tant  de  ferocite;  et  sur  lequel,  en 
verite,  ce  que  Ton  pent  dire  de  plus  juste,  c'est 
que  I'histoire  n'a  pas  encore  prononce  son  juge- 
ment. 

Franchissons  maintenant  un  intervalle  de 
cinq  ou  six  ans,  1799-1806,  et  lisons  Une  te- 
nebreuse  Affaire  [1841].  Ce  beau  roman,  dont  je 
vols  que  certains  biographes  ou  critiques  de 
Balzac  ne  parlent  qu'avec  une  espece  de  moue 


HONORE   DE    BALZAC.  103 

dedaigneuse,  n'en  est  pas  moins,  a  mon  sens, 
un  de  ses  chefs-d'oeuvre;  et  il  ne  suffit  pas, 
pour  I'avoir  condamne,  de  I'avoir  appele  un 
«  roman  policier  »  :  I'execution  est  trop  som- 
maire.  On  a  toujours  aime  les  «  hisloires  de  bri- 
gands*, non  seulement  en  France,  mais  dans 
toutes  les  litt6ratures ;  et  qu'est-ce  done  que  les 
Miserables,  dont  je  vols  les  memes  juges  faire 
une  si  singuliere  estime,  sinon  un  «  roman 
policier  »?  En  est-il  pour  cela  plus  mauvais? 
Ou,  par  hasard,  le  drame  ou  le  roman  d'une 
conspiration  ne  serait-il  done  «  litteraire  », 
qu'autant  que  la  conspiration  daterait  pour 
le  moins  du  temps  de  Louis  XIII?  et  ces- 
serait-il  de  I'etre  pour  devenir  ce  que  Ton 
appelle  un  peu  meprisamment  «  policier  » 
quand  c'est  la  vie  de  Napoleon  qui  s'y  joue? 
Voila  de  bien  singulieres  distinctions  I 

Pour  nous,  ind6pendamment  de  I'int^ret 
propre  de  I'intrigue,  et  de  I'originalite  de 
quelques  caracteres,  tels  que  celui  du  regisseur 
Michu  et  de  Laurence  de  Cinq-Gygne,  il  y  a 
trois  choses,  dans  Une  tenebreuse  Affaire,  qui 
mettent  ce  roman  au  premier  rang  de  I'oeuvre 
de  Balzac.  Je  ne  sache  pas  d'abord  que,  nulle 


106  HONORE    DE    BALZAC. 

part,  dans  aucun  autre  roman,  ni  peut-etredans 
aucun  livre   d'histoire,  on  ait  mieux  recons- 
,   titue    la  pesante  atmosphere  qui  fut  celle  ou 
respira   la  France,  de  1804  a   1812  environ. 
Un  seul  homme  6tait  tout  un  grand  pays,  qui 
ne  vivait,  ou  ne  semblait  vivre,  que  de  I'im- 
pulsion  que  cet  homme  lui  communiquait.  La 
ou  il  6tait,  la  battait  le  coeur  de  la  France,  et, 
de  ce  centre  k  la  circonference,  les  pulsations 
ne  s'en  transmettaient  que  ralenties  et  dimi- 
nuees.  On  somnolait  dans  la  paix  du  silence, 
et    toutes    les    fonctions    sociales    semblaient 
interrompues,  qui  n'avaient  pas  pour  objet  de 
procurer  de  I'argent,  des  hommes,  et  des  vic- 
toires   a   I'Empereur.   Gependant,    sous    celte 
formidable  compression,  —  a  laquelle,  main- 
tenant  que  nous  la  connaissons  mieux   qu'au 
temps    de  Balzac,   on  n'en  citerait  guere  qui 
soit  comparable  dans  I'histoire, — des  rancuries 
veiilaient,  habilesa  se  dissimuler,  d'inexpiables 
rancunes,  qui  n'etaient   retenues  de  se  mani- 
fester  imprudemment  ou  pr6maturement,  que 
par   la    crainte   de   ne   pas  aboutir;    et  c'est 
f  encore  ce  que  Balzac  a  bien  vu.  Peut-etre  n'y 
]  a-t-il  jamais  eu,  pas  meme  ci  Rome  sous  les 


HONORE    DE    BALZAC.  107 

Empereurs,  de  pouvoir  plus  instable  ni  plus 
menace  que  celui  de  Napoleon ;  et,  si  j'osais 
dire  que  I'une  des  raisons  de  ses  guerres 
perpetuelles  est  dans  le  besoin  qu'il  avail  du 
prestige  de  la  victoire  pour  se  maintenir  sur 
son  trone,  je  ne  dirais  rien  qu'il  ne  fut  ais6 
de  prouver  par  des  temoignages  que  Ton 
emprunterait  a  ses  historiens  les  plus  autori- 
s^s  :  a  M.  Frederic  Masson,  par  exemple,  dans 
son  livre  sur  Napoleon  et  sa  famille ;  ou  a 
M.  Albert  Soreldans  son  livre  sur  T Europe  et  la 
Revolution  franqaise.  Et  ce  que  Balzac  a  encore 
tres  bien  vu,  —  6claire  d'ailleurs  qu'il  6tait, 
et  renseigne,  comme  pouvait  I'etre  M.  Thiers, 
par  les  survivants  de  I'Empire,  nombreux 
encore  en  1840,  —  c'est  le  jeu  de  quelques 
hommes,  et  de  quelques-uns  de  ces  survivants 
eux-memes,  qui,  se  rendant  bien  compte  que 
I'Empire  ne  durerait  pas  toujours,  ni  meme 
longtemps,  se  preoccupaient  principalement, 
en  le  servant,  de  le  faire  tomber,  et  s'il  tom- 
bait,  de  le  faire  tomber  d'une  chute  qui  leur 
tut  utile,  et  meme  avantageuse. 

Glassons  done,    avec   Balzac,   Une   tenebreuse 
Affaire,  dans  les  Scenes  de  la   Vie  politique,  et 


108  HONORE    DE    BALZAC. 

SI  nous  voulons  a  force,  parce  qu'en  effet, 
la  police  y  joue  son  r61e,  que  ce  soil  «  un  roman 
policier  »,  disons  alors  qu'un  roman  policier, 
quand  il  est  de  Balzac,  et  qu'il  s'intitule  line 
tenebreuse  Affaire,  passe  en  int^ret,  comme  en 

\  importance  hislorique,  des  romans  beaucoup 
plus  «  distingues  »,  peut-6tre,  tels  qu' Adolphe, 

:  par  exemple,  et  tels  qu' Obermann.  Mais  ce 
qu'il  est  de  plus,  par  rapport  aux  Chouans, 
c'est  une  suite,  une  continuation,  c'est  un  ta- 
bleau expressif  et  representatif  d'un  moment 
historique,  precis  et  determine,  dont  il  nous 
rend  k  la  fois  les  caracteres,  les  couleurs,  et 
surtout  I'atmosphere.  Et,  pour  achever  d'un 
dernier  trait  la  ressemblance,  Balzac,  dans 
une  scene  admirable,  a  voulu  que  la  fiert6  de 
Laurence  de  Cinq-Gygne  s'inclin^t  devant  le 
prestige  de  celui  qui,  ce  soir-1^,  se  preparait 
k  remporter  le  lendemain  la  victoire  d'lena, 
puisque  I'Empereur  6tait  de  ces  hommes  a 
I'influence  personnelle  desquels  on  ne  se  sous- 
trait  guere,  et  dont  il  fallait  s'6loignerd'abord, 
ou  ne  jamais  s'approcher,  si  Ton  voulait  con- 
server  a  leur  6gard  la  liberte  de  ses  rancunes, 
de  ses  haines,  et  de  son  jugement. 


HONORE   DE   BALZAC.  109 

Que  dirai-je  maintenant  de  Cesar  Birotteau 
[1837]  et  ou  trouverons-nous  un  tableau  plus 
vivant  des  premieres  annees  de  la  Restaura- 
tion?  Le  titre  du  roman,  a  lui  tout  seul,  ne 
resume-t-il  pas  deja  toute  une  6poque:  Gran- 
deur et  Decadence  de  Cesar  Birotteau,  marchand 
'parfumeur,  adjoint  au  maire  du  IP  arrondis- 
sement  de  Paris,  chevalier  de  la  Legion  d'honneur  ? 
Si  d'ailleurs  on  a  cru  pouvoir  dire  (TUne  tens- 
breuse  Affaire  qu'il  fallait  etre  presque  magistrat 
pour  en  suivre  I'intrigue,  c'est  une  critique 
ou  un  6loge  que  Ton  ne  saurait  faire  de  Cesar 
Birotteau,  attendu  que  le  roman  est  de  ceux 
ou  Ton  pourrait  soutenir  qu'il  ne  se  passe 
exactement  rien;  et,  sans  aucun  doute,  avant 
la  revolution  operee  par  Balzac  dans  le  roman, 
on  I'eut  ditl  Cesar  Birotteau,  ayant  invente  la 
double  Pate  des  Sultanes  et  VEau  carminative,  fait 
fortune;  puis,  pour  avoir  voulu  aller  trop  vite, 
Cesar  Birotteau  se  mine;  et,  en  verite,  c'est 
tout  le  roman.  Comment,  d'un  pareil  sujet,  oii 
pas  plus  qu'il  n'y  a  d'intrigue,  pas  plus  il  n'y 
a  de  caracteres  qui  sortent  de  I'ordinaire  ni 
presque  du  commun;  ou  Ton  ne  voit  point 
de  violentes  passions  dechainees,  ou  I'amour 

7 


110  HONORE   DE    BALZAC. 

menie  n'a  rien,  pour  ainsi  dire,  que  de  calme, 
de  laisonnable  et  de  bourgeois;  dont  tous  les 
personnages  ne  sont  que  de  petites  gens,  et 
dont  la  catastrophe  enfin  ne  consiste  qu'en 
une  faillite,  comment  Balzac  a-t-il  pu  tirer  le 
roman  qu'est  Cesar  Birolleau?  G'est  pr6cisement 
ce  que  nous  essayons  d'expliquer,  et  quand 
nous  y  aurons  reussi,  si  nous  y  reussissons,  la 
presente  6tude  sera  terminee.  Mais,  pour  le 
moment,  nous  n'en  voulons  signaler  que  la 
valeur  de  representation  historique ;  et  jamais 
adaptation  d'un  sujet  a  une  6poque  d^terminee 
ne  fut  sans  doute  plus  parfaite.  Reduite  aux 

I  proportions  de  ce  qu'on  appelle  un  taiiicau-de 
genre,  c'est  bien  ici  la  Restauration  tout  entiere. 
Plus  vieux  d'une  vingtaine  d'aimees,  Cesar 
Birolteau  ne  serait  pas  Cesar,  mais  Ragon, 
son  pred6cesseur  a  i'enseigne  de  la  Reine  des 
Roses;  et,  plus  jeune  de  vingt  ans,  il  y  serait 
son  propre  successeur,  le  triomphant  Crevel. 

C'est  de  cinq  ou  six  ans  encore  que  nous 
avangons  dans  I'histoire  du  siecle,  avec  la 
Rubouilieuse  [1842],  qui  n'est  assurement  pas 
ie  plus  «  moral  »  des  romans  de  Balzac,  mais 

'qui  en  est  sans  doute  I'un  des  plus    a   natu- 


HONORE   DE   BALZAC.  Ill 

ralistes  »,  et,  surtout,  a  juste  litre,  I'un  des 
plus  admires.  Car,  nous  partageons  cette  admi- 
ration 1  Seulement,  et  tandis  que  ce  que  Ton  y 
admire  le  plus,  depuis  que  Taine,  dans  son 
Essai  sur  Balzac,  en  a  comme  ramasse  et  con- 
centre tous  les  traits  sous  le  grossissement  de 
son  style,  c'est  le  caractere  de  Philippe 
Bridau,  I'un  des  «  monstres  »  les  plus  odieux 
et  les  plus  complets  de  la  Comedie  humaine,  ou 
il  y  en  a  tant,  je  ne  nie  pas  qu'en  effet  ce  Bri- 
dau ne  soit  une  des  plus  vigoureuses  creations 
de  Balzac,  et  |je  souscris  a  tout  ce  que  Taine 
en  a  pu  dire,  mais  c'est  autre  chose  que 
i'apprecie  dans  un  Menage  de  Gargon.  Je  ne 
m'y  interesse  pas  moins  au  commandant 
Gilet,  le  tyran  redoute  d'lssoudun,  ou  au  ca- 
pitaine  Giroudeau  qu'au  colonel  Bridau  lui- 
meme.  Les  silhouettes  a  peine  indiquees  du 
«  dragon  »  Carpentier,  de  V  «  artilleur  »  Mi- 
gnonet,  du  capitaine  Potel  ou  du  capitaine 
Renard,  ne  me  sont  pas  indifferentes.  J'aime 
a  im'aginer  d'apres  elles  ce  qu'eussent  ete 
les  Scenes  de  la  Vie  militaire.  Et,  de  fait,  ce 
sont  la  trois  ou  quatre  biographies  dont  les 
accidents   et   la  diversite  jettent  une   singu- 


112  HONORE   DE   BALZAC. 

Here  lueur  sur  un  autre  aspect  de  la  Restau- 
ration. 

Dans  le  meme  temps  que  les  Birotteau  fai- 
saient  fortune,  que  devenaient  en  effet  ces 
«  demi-soldes  »,  colonels  de  vingt-cinq  ans,  ci 
qui  Ton  contestait  jusqu'ci  leur  grade  acquis  sur 
les  derniers  champs  de  bataille  de  I'Empire,  et 
que,  du  sommet  de  leurs  ambitions,  exaltees 
par  I'exemple  de  ces  marechaux,  Ney  ou  Murat, 
dont  ils  connaissaient  I'histoire,  la  paix  avail, 
pour  ainsi  dire,  precipites  dans  la  r6gularit6 
de  la  vie  civile?  Si  quelques-uns  d'entre  eux, 
a  I'imitation  des  grands  chefs,  s'etaient  rallies 
aux  Bourbons,  et  continuaient  de  servir  leur 
pays  sous  le  drapeau  blanc,  d'autres  avaient 
d6pouill6  tout  esprit  militaire  en  d6posant 
I'uni forme,  etaient  devenus  de  vagues  fonc- 
tionnaires,  s'etaient  tant  bien  que  mal  accom- 
modes  aux  temps  nouveaux.  Mais  d'autres 
encore,  decorant  du  nom  de  fid^lite  au  grand 
homme  leur  bruyante  incapacite  de  se  sou- 
mettre  k  aucune  regie,  promenaient  de  caf6s 
en  caf6s  leur  redingote  de  coupe  militaire  et 
leurs  propos  insultants,  leur  ruban  de  la  Le- 
gion  d'honneur  et   leurs  appetits  inassouvis. 


HONORE   DE   BALZAC.  113 

Le  commandant  Gilet  et  le  colonel  Bridau  sont 
des  «  lascars  »  de  cette  espece.  Quelques  restes 
de  vertus  militaires,  —  la  bravoure  physique, 
le  sang-froid  en  presence  du  danger,  la  rapi- 
dite  de  la  decision,  un  mepris  de  la  vie  qui^ 
d'ailleurs  s'accorde  fort  bien,  tant  qu'on  vit, 
avec  le  ferme  propos  de  tirer  de  la  vie  tout  ce 
que  Ton  pourra  de  jouissances,  —  ne  servent 
qu'a  masquer  en  eux  les  pires  des  vices  et  les 
plus  dangereux.  De  tels  hommes  caracterisent 
une  epoque.  Leurs  vices  ou  leurs  appetits 
pen  vent  bien  etre  de  tous  les  temps;  leur 
maniere  de  les  satisfaire  n'est  que  de  sa  date. 
Expressifs  ou  representatifs,  ils  le  sont  sur- 
tout  d'un  ensemble  ou  d'un  concours  de  cir- 
constances  qui  ne  se  sont  rencontrees  qu'une 
fois,  et  dont  ils  ont  commence  par  etre  les 
«  creatures  »  avant  d'en  devenir  1'  «  expres- 
sion ».  Et  peut-etre,  au  lieu  de  «  creatures  » 
devrais-je  dire  «  les  produits  »,  si  peut-etre  ce 
mot  rendait  mieux  encore  ce  qu'il  y  a  d'eux 
en  eux  qui  n'est  pas  d'eux,  mais  du  «  mo- 
ment »  et  comme  on  dit ,  de  1' «  ambiance  » 
ou  ils  ont  evolue ;  et  c'est  ce  qui  acheve  d'en 
preciser  la  signification  historique.  Ce  sont  des 


114  HONORE   DE    BALZAC. 

]  «  documents  »  de  premier  ordre  que  les  deux 
/  ou  trois  biographies  militaires  d'wn  Menage  de 
Gargon,  et  pour  dire  tout  ce  que  j'en  pense,  je 
doute  si  les  archives  du  IVtinisterede  la  guerre, 
dans  leurs  dossiers,  en  contiennent  de  plus 
authentiques,  et  de  plus  interessantes .  Des 
biographies  civiles,  non  moins  interessantes,  et 
qui  completent  le  tableau  de  I'epoque,  sont 
celles  du  munitionnaire  du  Bousquier,  dans  la 
Vieille  Fille,  ou  encore,  dans  Illusions  perdues, 
celle  du  baron  Sixte  du  Ch^telet. 

Meme  valeur  historique  encore  dans  I'avant- 
dernier  des  grands  romans  de  Balzac  :  c'est  la 
Cousine  Betle  [1846];  et,  sous  ce  rapport,  je  ne 
sache  rien  de  plus  instructif  que  la  confron- 
tation du  personnage  de  Crevel  avec  celui  de 
Cesar  Birotteau.  La  vanite  de  Birotteau  se  con- 
tenait  encore  dans  les  bornes  de  sa  profession ; 
on  pent  meme  dire  qu'elle  s'y  complaisait ;  il 
etait  heureux  d'etre  quelqu'un  «  dans  la  par- 
fumerie  » ;  et  quoique,  naturellement,  ce  par- 
fumeur  arrive  n'eut  pas  de  lui-meme  une  me- 
diocre idee,  cependant  il  s'inclinait  encore,  il 
s'inclinait  meme  avec  une  sorte  de  fierte,  devant 
les  «  superiorites  sociales  »,  et,  j  usque  dans  la 


HONORS   DE   BALZAC.  115 

fortune,  il  avait  le  sentiment  de  ce  qui  lui  man- 
quait.  Mais,  precis6ment,  c'est  ce  qui  manque 
k  Crevel,  le  sentiment  de  quelque  chose  qui  lui 
manquerait,  ou  que  quelque  chose  pourrait  lui 
manquer  !  et  devant  quelles  «  superiorites 
sociales  »  ce  bourgeois  s'inclinerait-il,  s'ils  sont 
devenus,  lui  et  ses  pairs,  depuis  1830,  et  en 
trois  jours,  toutes  les  superiorites  sociales?  Et, 
en  effet,  qu'y  a-t-il  au-dessus  d'un  bourgeois  i 
liberal  de  1840;  d'un  homme  qui  «  s'est  fait 
lui-meme  » ;  et  a  qui  son  succes  est  une  preuve 
de  son  merite,  sa  fortune,  une  garantie  de  son 
intelligence,  la  consideration  qui  I'entoure,  un 
temoignage  du  prix  que  les  autres  hommes 
attachent  a  tout  ce  qu'il  possede?  un  homme 
qui  n'a  qu'un  signe  a  faire  pour  devenir,  sous 
le  nom  de  depute,  une  fraction  du  souverain 
de  son  pays  ?  et  que  la  vente  en  gros  de 
r  «  fiau  carminative  »  ou  de  1'  «  huile  de  Ma- 
cassar »  a  rendu  I'egal  de  toutes  les  besognes 
sous  lesquelles  autrefois  ont  pli6  les  Turgot  et 
les  Colbert,  les  Mazarin  et  les  Richelieu  ?  Ce  ', 
bourgeois,  c'est  Crevel  1  et  Balzac  n'a  jamais  \ 
trace  de  portrait  plus  criant  de  ressemblance,  ? 
qui  soit  moins    une    caricature    en    ce    qu'il  • 


116  HONORE   DE   BALZAC. 

semble  avoir,  par  endroits,  d'excessif,   ni  en 
qui  se  resume  ou  s'abrege,  avec  plus  de  verity, 
I'histoire  de  toute  une  generation.    La    Heine 
s  des  JRoses  est  toujours  la  Heine  des  Moses,  mais 
I  toute  une  transformation   s'est  accomplie  de 
I  Cesar  Birotteau  a  Gelestin  Crevel  :  la  Cousine 
>  Belle  est  un  episode  de  cette  transformation. 
Et,  dans  le  r^cit  de  cet  Episode,  il  y  a  beau- 
coup  d'autres  choses,  mais  rien  de  plus  re- 
marquable  que  le  relief  et  la  saisissante  verit6 
des  traits  par  lesquels,  en  s'opposant  k  tous 
ceux  qui  Font  precede,  il  s'affirme,  si  Ton  ose 
ainsi  dire,  contemporain  de   son  epoque.  La 
jmonarchie    de   Juillet   revit    dans    la   Cousine 
I  Betle^  comme  les  annees  heureuses  de  la  Res- 
■  tauration  dans  Cesar  Birolleau,  et  comme  dans 
'.les  Chouans  I'esprit  de  la  Revolution. 


* 
*  * 


On  voit  peut-etre  ce  que  nous  voulons  dire, 
en  insistant  sur  la  signification  proprement 
historique  des  romans  de  Balzac;  et  combien 
ce  genre  d'historicite  difTere,  tout  en  en  pro- 
cedant,  du   caractere  des  romans  de  "Walter 


HONORE   DE   BALZAC.  117 

Scott.  Mais  faut-il  aller  plus  loin,  et  par 
exemple,  faut-il  faire  6tat  des  jugements  histo- 
riques  de  Balzac,  en  tant  que  tels,  et  comme 
on  fait  des  jugements  de  Guizot,  par  exemple, 
ou  meme  de  Michelet,  sur  la  Revolution,  sur 
I'Empire,  sur  la  Restauration  ?  G'est  I'opinion 
de  quelques  balzaciens  fervents,  et  si  nous 
les  laissions  dire,  une  centaine  de  pages  du 
Medecin  de  campagne  [1833],  —  c'est  le  chapitre 
intitule  :  le  Napoleon  du  Peuple,  —  contien- 
draient  autant  de  verit6  que  les  vingt  volumes 
de  Thiers  sur  le  Consulat  et  I'Empire.  On  cite 
aussi  les  conversations  des  hommes  d'Etat  de 
la  Comedie  humaine,  les  Rastignac  et  les  de 
Marsay,  dont  I'une  des  plus  curieuses  est 
celle  qui  sert  de  Post-scriptum  a  Une  tmebreuse 
Affaire.  Mais  ce  n'est  la,  je  pense,  qu'un 
exemple  du  besoin  que  nous  avons  de  con- 
fondre  les  genres  I  et,  au  lieu  d'etre  d'admira- 
bles  romans,  si  la  Cousine  Bette  ou  un  Menage 
de  Gargon  6taient  de  vraies  «  histoires  » ,  quel 
Men,  je  veux  dire  quel  honneur  croit-on  qu'il 
en  revint  a  Balzac  ?  Est-ce  done  qu'en  affectant 
les  allures  de  I'independance  d'esprit,  nous 
serions   toujours    esclaves    des    categories    de 

7. 


118  HONORE   DE   BALZAC. 

I'ancienne  rh6toriqne?  croirions-nons  encore 
avec  elle  que  le  roman  est  un  «  genre  infe- 
rieur  i>  ?  et,  meme  quand  il  s'agit  du  roman  de 
Balzac,  nous  innaginerions-nous  que  nous  en 
relevons  en  quelque  sorte  le  ra^rite,  en  le  rap- 
prochant  lantdt  du  «  drame  »  ou  tanl6t  de 
r  «  histoire  »,  tandis  qu'au  contraire  son  origi- 
nal! te  veritable,  —  et  toute  cette  6tude  ne 
tend  qu'a  le  prouver,  —  est  d'avoir  egale  ou 
rempli  sa  propre  definition.  Les  romans  de 
1  Balzac  ne  soiit  p^s  dpi  rhistnirft,  ni  siipfoiit.  des 
«  romans  historiques  »,  mais  ils  ont  une  signi- 
ficatioD,  une  valeur,  une  portee  JiLsiariques,  et 
cette  valeur  est  ce  qu'elle  doit  6tre  pour  qu'en 
6tant  historiques,  et  de  cette  maniere.  ses 
romans  soient  pourlant  des  romans. 

Ce  qu'il  est  permis  d'ajouter,  c'est  que  cette 
valeur  a  paru  se  preciser  et  s'accroitre,  depuis 
qu'une  maniere  nouvelle  d'6crire  I'histoire 
s'est  accreditee  parmi  nous.  D6ja,  tous  les 
Memoires  qu'on  a  publies  depuis  une  cinquan- 
taine  d'ann^es  sur  la  Bevolution  et  sur  I'Em- 
pire,  avaient  ete  corame  autant  de  «  preuves  k 
I'appui  »  des  divinations  ou  des  inductions  du 
grand  romancier.  Mais,  quand  au  contenu  des 


HONORE   DE   BALZAC.  119 

Memoires  sont  venus  se  joindre  les  resultats 
des  recherches,  ou  des  fouilles,  oper^es  dans  les 
archives,  c'est  alors  qu'on  a  pu  s'etonner  a  bon 
droit  de  la  justesse  et  de  la  profondeur  du 
«  sens  historique  »  de  Balzac. 

Je  songe,  en  ecrivant  ceci,  k  tels  recits  que 
M.  Ernest  Daudet  a  rassembles  naguere  dans 
un  volume  intitule  :  la  Police  et  les  Chouans  sous 
le  premier  Empire,  et  au  Tournebut  de  M.  G.  Le- 
ndtre.  On  trouvera  dans  le  premier  I'histoire 
authentique  et  en  quelque  sorte  officielle  de 
{'enlevement  du  senateur  Clement  de  Ris,  his- 
toire  qui  est  le  theme  fondamental  d'Une  tem- 
breuse  Affaire;  et  Tournebut  n'est  autre  chose 
que  le  compte  rendu  complet  et  detaille  de 
I'aff^ire  que  Balzac  a  r^sumee  dans  VEnvers  de 
rhistoire  contemporaine.  On  pourra  se  convaincre, 
a  cette  occasion,  du  r61e  considerable  que  «  la 
police  »  a  joue  dans  la  politique  des  cinquante 
premieres  annees  du  siecle  qui  vient  de  finir, 
et  peut-etre  jugera-t-on  que  les  moyens  poli- 
ciers  des  agents  de  Balzac  font  moins  d'hon- 
neur  a  la  fecondite  de  son  imagination  qu'a  la 
fid61ite  de  son  observation.  Mais  on  y  verra 
surtout  de  quelle  maniere  nouvelle  de  trailer 


120  HONORE   DE   BALZAC. 

I'histoire  Balzac  a  et6  I'initiateur  en  son  temps. 
Et,  peut-etre,  a  cette  occasion  voudra-l-on 
s'etonner  avec  nous  que  plusieurs  de  ceux  qui 
n'en  doivent  qu'^  lui  la  connaissance  et  I'art, 
se  soient  acquittes  de  leur  dette  en  la  reglant, 
de  preference,  avec  Stendhal  et  les  freres  de 
Goncourt. 

«  En  saisissant  bien  le  sens  de  cette  compo- 
sition, —  lisons-nous  encore  dans  V Avant-pro- 
pos  de  la  Comedie  humaine,  —  on  reconnaitra 
que  j'accorde  aux  faits  constants,  quotidiens, 
secrets  ou  patents,  aux  actes  de  la  vie  indivi- 
duelle,  a  leurs  causes  et  a  leurs  principes,  au- 
tant  d'importance  que  jusqu'alors  les  historiens 
en  ont  attache  aux  6v6nements  de  la  vie  pu- 
blique  des  nations.  La  bataille  inconnue  qui 
se  livre  dans  une  vallee  de  I'lndre,  en  Ire 
madame  de  Mortsauf  et  la  passion  [le  Lys  dans 
la  Vallee],  est  peut-etre  aussi  grande  que  la 
plus  illustre  des  batailles  connues.  »  Et,  selon 
son  habitude  quand  il  parle  de  lui-meme,  il 
exagere !  Entre  la  bataille  qui  se  livre  dans  le 
ccEur  de  madame  de  Mortsauf,  et  je  ne  dis  pas 
la  plus  illustre,  mais  la  moins  fameuse  des 
«  batailles  connues  »,  il  y  aura  toujours  cette 


HONORE   DE    BALZAC.  121 

difference  que  la  moins  fameuse  des  «  batailles 
connues  »  a  interrompu  ou  change  des  milliers 
de  destin6es  humaines,  tandis  qu'apres  tout  la 
defaite  ou  la  victoire  de  madame  de  Mortsauf 
sur  elle-meme  et  sur  sa  passion,  n'interesse 
qu'elle-meme...  et  ce  grand  nigaud  de  Felix  de 
Vandenesse.  Ce  n'est  pas  moi  qui  I'appelle  un 
grand  nigaud !  c'est  madame  de  Manerville, 
a  laquelle  il  avait  eu  I'imprudence  ou  la  fa- 
tuite  d'adresser  le  manuscrit  du  Lys  dans  la 
Vallee.  Mais  n'epiloguons  pas  sur  le  choix  de 
I'exemple  I  Au  lieu  du  Lys  dans  la  Vallee,  sup- 
posons  qu'il  s'agisse  de  la  Cousins  Bette;  et 
comprenons  ce  que  Balzac  a  voulu  dire. 

II  a  cru,  pour  I'avoir  observe,  que  nos  actions, 
meme  publiques,  etaient  toujours,  comme  on 
dit  aujourd'hui,  «  conditionn6es  »  par  les  cir- 
constances  de  notre  vie  privee.  II  a  cru  que  les 
causes,  qui  dans  un  cas  donn6  determinaient 
les  actions  d'un  homme  en  un  sens,  et  celles 
d'un  autre  homme  dans  un  autre  sens,  etaient 
situees  en  general  plus  loin  et  plus  profonde- 
ment  qu'on  ne  le  pense,  et  ne  dependaient  pas 
tant  de  I'heure  ou  de  la  circonstance,  que 
d'une  longue  premeditation  des  acteurs,  incon- 


122  HONORE   DE   BALZAC. 

sciente,  mais  non  pas  pour  cela  tout  k  fait  ni 
pr^cisement  involontaire.  «  Je  me  suis  seuti 
pousser  par  une  force  interieure,  ci  laquelle  je 
n'ai  pu  resister.  —  Examinons  un  peu  cela,  et 
voyons  si  la  direction  que  vous  avez  donnee  a 
voire  vie  n'aurait  pas  eu  pour  objet  de  rendre 
cette  force  irresistible  ».  Si  c'est  bien  ainsi  que 
se  pose  aujourd'hui  la  question  du  determi- 
nisme  historique,  ne  devons-nous  pas  rappeler 
que  c'est  bien  ainsi  qu'elle  se  pose  d6ja  dans 
les  romans  de  Balzac?  Et  s'il  serait  aise  de 
montrer,  comme  nous  le  montrerons,  que  c'est 
bien  a  lui,  Balzac,  et  non  a  un  autre,  philo- 
sophe  ou  historien,  que  toute  une  moderne 
6cole  a  emprunte  cette  conception  de  I'histoire, 
n'est-ce  pas  une  preuve  encore,  s'il  en  fallait 
donner  une  derniere,  de  la  profondeur  de  son 
sens  historique? 

Mais  la  valeur  historique  d'un  roman  lei  que 
la  Consine  Bette  ou  Cesar  Birotteau  n'en  cons- 
titue  pas  lout  le  nierite,  et  sur  tant  d'autres 
romans,  —  meltons  Mauprat  ou  Mananna,  — 
s'ils  n'avaient  que  cette  superiorite,  seraient-ils 
les  romans  qu'ils  sont?  Je  le  crois,  pour  ma 
part,  et  je  viens  d'essayer  d'en  dire  les  raisons. 


HONORE   DE   BALZAC  123 

La  «  ressemblance  avec  la  vie  »  n'est,  si  Pon  le  / 
veut,  qu'un  merite  du  roman.  mais  elle  en  est  I 
un  merite.  on  plntAt  le  m^rite  essentipL  Nous 
voudrions  que  Ton  eiit  ici  commence  de  Ten-  *' 
trevoir.  Et  si  le  roman  de  Balzac  a  certainement 
d'autres  qualit^s,  nous  voudrions  que  Ton  vit 
bien,   dans  le  chapitre  suivant,   la  liaison  de 
ces  autres  qualites  avec  cette    qualite    fonda- 
mentale   et   premiere.    La  valeur  proprement 
litt6raire  ou  esthetique   du  roman    de  Balzac 
n'est  qu'un  prolongement  de  ce  que  nous  en 
avons  appel6  la  signification  historique. 


CIIAPITRE  V 

LA  VALEUR  ESTHETIQUE  DU  ROMAN 
DE  BALZAC 

Existe-t-il  des  qualites  que  Ton  puisse 
nommer  proprement  «  litteraires  »  ;  dont  la 
presence  ou  la  realisation  suffise  a  differencier 
une  oeuvre  litteraire  de  celle  qui  ne  le  serait 
pas ;  et  des  qualites,  en  dehors  desquelles  il 
pourrait  d'ailleurs  y  avoir  tous  les  merites  que 
Ton  voudrait,  mais  rien  de  litteraire?  On  le  pen- 
sait  jadis;  et  Balzac  lui-meme  n'etaitpaseloigne 
de  le  croire  quand,  dans  une  phrase  tres  curieuse 
que  nous  avons  citee  plus  haut,  apres  avoir 
declare  que  George  Sand  n'avait  ni  «  la  force 
de  la  conception  »,  ni  «  le  don  de  construire  un 
plan  »,  ni  « la  faculte  d'arriver  au  vrai  »,  ni 


HONORE   DE    BALZAC.  125 

«  I'art  du  pathetique  »,  il  ajoutait  qu'en  re- 
vanche elle  avait  eu  «  le  style  » ;  —  et  c'etait 
assezde  cette  qualite,  reputee  « litteraire  »  entre 
toiites,  pour  qu'elle  fut  a  bon  droit  devenue 
George  Sand,  c'est-^-dire  le  seul  romancier  dont 
la  popularite,  aux  environs  de  1838,  surpassat 
ou  egaldt  la  sienne.  Mais,  de  plus,  Balzac  ne 
semblait-il  pas  dire,  en  s'exprimant  ainsi,  que 
des  qualites  telles  que  «  le  don  de  construire 
un  plan  »,  ou  telles  que  «  I'art  du  pathetique  », 
etaient  autant  de  qualites  essentielles  au  roman, 
et  sans  lesquelles  il  eut  pretendu  volontiers 
que  Ton  pouvait  bien  etre,  —  comme  George 
Sand,  precisement,  —  un  tres  grand  ecrivain, 
mais  non  pas  un  romancier?  11  y  avait  done 
aux  yeux  de  Balzac,  des  qualites  «  litte- 
raires  ».  II  y  en  avait  de  generales,  telles  que 
le  style,  et  de  particulieres  a  tel  ou  tel  genre; 
il  y  en  avait  de  communes  a  tous  les  ecrivains, 
comme  le  don  de  «  construire  un  plan  »,  et  il  y 
en  avait  de  propres  au  poete,  au  dramaturge, 
ou  au  romancier.  Ges  qualites,  propres  au  ro- 
mancier, si  nous  recherchions  dans  quelle  me- 
sure  sa  Comedie  humaine  les  a  realisees,  nous 
ne  le  trahirions  done  pas,  et,  en  somme,  on  le 


126  nONORE   DE   BALZAC. 

jugerait  d'apres  ses  principes,  si  Ton  ^tudiait 
tour  k  tour  dans  son  oeuvre,  «  la  force  de  la 
conception  »,  «  la  faculty  d'arriver  au  vrai  »,  et 
«  I'art  du  path6tique  ». 

On  dirait  en  ce  cas,  on  poiirrait  dire,  que  les 
((Conceptions))  de  Balzac  sont  quelquefois  admi- 
rables,  —  ad  mi  rabies  de  force,  comme  par 
exemple  dans  le  Pere  Goriot  ou  dans  Une  tene- 
h'eme  Affaire,  et  admirables  de  simplicity, 
comme  dans  Eugenie  Grandet  ou  dans  Cesar 
Birotteau,  —  mais  elles  sont  quelquefois  etran- 
ges,  pour  ne  pas  dire  folles,  comme  dans  la 
Femme  de  Trente  ans,  par  exemple,  et  quelque- 
fois assez  grossieres,  comme  dans  la  Derniere 
incarnation  de  Vautrin.  Lequel  des  deux  est  une 
«  conception  y>  du  romantisme  le  plus  extra- 
vagant :  Jacques  Collin,  dit  Trompe-la-Mort,  ou 
Edmond  Dantes,  comte  de  Monte-Cristo  ?  Les 
Petits  Bourgeois  sont  encore  une  «  conception  )) 
bien  extraordinaire!  A  un  autre  point  de  vue 
Fun  des  plus  beaux  romans  de  Balzac,  Ursule 
Mirouet  [1841],  est  tout  a  fait  gM6  par  I'in- 
tervention  du  «  mesmerisme  ))  ou  du  «  magne- 
tisme  »  dans  Faction ;  et  j'aime  mieux  ne 
point   parler   de   la  JPmu   de   c/tagnn^  [1831] , 


HONORE   DE   BALZAC.  127 

de  Louis  Lambert  [1832]  ou  de  Seraphita  [1834]. 
Je  dois  seulement  rappeler  que  Taine  trouvait 
la  fin  de  Seraphita  «  belle  comme  un  chant  de 
Dante  »  I 

On  pourrait  dire  encore  que,  dans  quelques- 
uns  de  ses  romans,  tels  que  la  Recherche  de 
VAbsolu,  le  Lys  dans  la  Vallee,  Albert  Savariis 
(1842)  et  meme  le  Cousin  Pons,  Balzac  a  pousse 
«  I'art  du  pathetique  »  presque  aussi  loin  qu'on 
le  puisse  porter.  De  quelque  maniere  qu'il  y 
atteigne,  et  frequemment,  il  faut  bien  le  recon- 
naitre,  par  des  moyens  ou  des  procedes  que 
Ton  pourrait  appeler  peu  «  litteraires  »,  I'inten- 
site  de  I'emotion  est  souvent  extraordinaire  dans 
les  grands  romans  de  Balzac.  Mais,  soyons  sin- 
ceres,  et  surtout  soyons  justes,  pour  les  Dumas 
et  les  Sue  :  ne  I'est-elle  pas  aussi  dans  quelques 
endroits  des  Mysteres  de  Paris ;  et  meme  de  Monte- 
Cristo  ? 

Et  sans  doute,  enfin,  on  pourrait  dire  que, 
si  «  la  faculte  d'arriver  auvrai  »   n'est  ni  la 


derniere  ni  la  moindre  des  qualit6s   propres^ 
du  romancier,  nul  assur6ment,  en  son  temps,  a 
ni  depuis,  —  j'ose  le  dire  sans  plus  attendre,  — 
ne  Pa  poss6d6e  au  meme  degr6  que  Balzac.  On  5 


428  HONORE   DE   BALZAC. 

vient  pr6cisement  de  le  voir  dans  ce  que  nous 
avons  dit  de  la  «  signification  historique  » 
de  son  oeuvre;  et  je  pense  que  tout  a  I'heure 
on  le  verra  mieux  encore.  Mais,  de  toutes  ces 
observations,  qu'il  serait  ais6  de  poursuivre  et 
de  developper,  et  qu'au  surplus  on  a  vingt  fois 
faites,  qu'en  resulterait-il?  et  quand  la  justesse 
en  serait  6vidente,  quand  la  profondeur  en 
serait  admirable,  n'auraient-elles  pas  toujours 
ce  defaut  que  ni  «  Tart  du  pathetique  »,  ni 
a  la  faeult6  d'arriver  au  vrai  »,  ni  «  la  force 
de  la  conception  » ,  ou  mfeme  «  le  don  de 
construire  des  plans  » ,  n'etant  caracteris- 
tiques  et  constitutifs  du  roman,  —  je  veux  dire 
ne  I'etant  pas  plus  que  du  drame,  ou  de  la 
comedie,  —  ce  ne  serait  pas,  ou  ce  serait  a 
peine  le  romancier  que  nous  aurions  montre 
dans  I'oeuvre  de  Balzac. 

Qu'on  nous  pardonne  de  revenir  et  d'insister 
sur  ce  point,  puisque,  a  vrai  dire,  nous  n'au- 
rions  pas  entrepris  cette  etude,  si  ce  n'en  etait 
ici  la  raison  d'etre,  et,  a  nos  yeux,  le  grand 
interet.  Le  roman  de  Balzac  est  autre  que  le 
j  roman  de  ses  devanciers,  et  s'il  est  autre,  c'est 
I   surtout  en  ceci  qu'il  n'est  ni  la  comedie,  ni  le 


HONORE   DE    BALZAC.  129 

drame,   «  racontes  »   en  quelque  sorte  au  lieaf 
d'etre  «  Merits  pour  la  scene  ».  Si  done  ni  laf 
solidite  des  «  plans  »,  ni  la  «  force  des  con- " 
ceptions  »    ne    sont   des    merites   propres   au 
roman,  et,  pour  ainsi  parler,  des  parties  essen- 
tielles  de  sa  definition,  nous  n'avons  rien  dit, 
nous  non  plus,   d'essentiel  ci  notre  sujet,    si 
nous  ne  trouvons  a  louer  dans  Balzac  que  la 
«  force  de  ses  conceptions  »,  et  la  «  solidit6  de 
ses  plans  ».  Nous  voulons  en  dire  autre  chose, 
et  nous  le  voulons  parce  que  nous  le  devons. 
Nous  pouvons  done,  chemin  faisant,  comparer 
son  Grandet  ci  I'Harpagon  de  Moliere,  —  de 
quoi  d'ailleurs  on  ne  s'est  pas  fait  faute,  —  et 
pourquoi   pas  ses  ambitieux  a  ceux  de  Cor- 
neille?  Les  ambitieux  de  Corneille  n'aspiraient 
pas  tous  k  des  tr6nes,  et  ceux  de  Balzac  n'as- 
pirent  pas  moins  a  la  domination  qu'a  I'argent. 
Mais  ces  comparaisons  ne  sont  toujours  qu'un 
amusement.  Elles  ne  vont  pas  au  fond  de  la  ' 
chose.  Et  je  sais  qu'il  est  difficile  «  d'aller  au 
fond  de  la  chose  »  :  nous  n'effleurons  de  tout 
que  les  superficies!  Mais  c'est  pourtant  comme 
«  roman  »  qu'il  faut  qu'on  essaie  de  caracteriser 
le  roman  de  Balzac,  et  je  ne  congois  de  moyen 


130  HONORE    DE    BALZAC. 

d'y  reussir  que  de  le  prendre  par  celles  de  ses 
qualiles  ou  ceux  de  ses  defauls  qui  nous  pa- 
raissent  n'appartenir  uuiquement  qu'au  roman 
de  Balzac. 


* 

*  * 


Ce  ne  sera  pas  en  nous  efforgant  de  d^m^ler 
ce  qu'il  y  a  de  «  romantisme  »  dans  son  oeuvre, 
si,  d'aiileurs,  et  conime  nous  le  croyons,  ee 
qu'elle  contient  de  plus  g^  romantique  »  pour- 
rait  bien  etre  aussi  ce  qu'elie  contient  de  moins 
«  balzacien  ».  On  n'echappe  jamais  entierement 
a  son  temps,  et,  ne  fut-ce  que  pour  le  peindre, 

1 11  est  necessaire  de  I'avoir  un  pen  vecu.  II  y  a 
done  en  Balzac  des  traits  d'un  romantique;  il 

•y  en  a  m^me  plusieurs;  et  on  voit  bien,  si  Ton 
prend  la  peine  d'y  regarder  d'assez  pres,  que 
la  Comedie  humaine  est  contemporaine  de  Huy 
Bias.  Le  choix  de  certains  sujets,  —  nous 
avons  deja  signale  la  Demiere  incarnation  de 
Vautrin,  —  I'exageration  de  quelques  carac- 
teres,  la  sensibilite  declamatoire  qui  lui  a 
dicte  les  premieres  pages  du  Lys  dans  la  Val- 
lee :  «  A  quel  talent  nourri  de  larmes  devrons- 


HONORE   DE   BALZAC.  131 

nous  un  jour  la  plus  emouvante  6legie,  la 
peinture  des  tourments  subis  en  silence  par 
les  4mes  dont  les  racines  tendres  encore  ne 
rencontrent  que  de  durs  cailloux  dans  le  sol 
domestique,  dont  les  premieres  frondaisons 
sont  decliirees  par  des  mains  haineuses,  dont 
les  fleurs  sont  atteintes  par  la  gelee  au  moment 
ou  elles  s'ouvrent  ?  »  tout  cela,  tout  ce  gali-  * 
matias,  qui  n'est  pas  rare  dans  Balzac,  «  r6tat 
d'dme  »  dont  il  est  generalement  Texpressioii, 
ou  encore,  la  psycliologie  pretentieuse  et  swe- 
denborgienne  de  Louis  Lambert  et  de  Seraphita, 
c'est  done  la  part  du  romantisme  dans  I'aeuvre 
de  Balzac;  —  et  ni  Balzac,  ni  le  romantisme 
n'ont  de  raisons  de  s'en  vanter. 

Mais,  apres  cela,  je  dis  que  Balzac,  tout 
contemporain  qu'il  soit  du  romantisme,  et 
sous  plus  d'un  rapport,  romantique  lui-meme, 
n'a  rien  accepte  du  romantisme,  si  du  moins, 
comme  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  dire,  le  » 
romantisme  est  la  doctrine  d'art,  —  plus  ou 
moins  consciente,  il  n'importe,  mais  en  tout 
cas  assez  precise,  —  dont  les  poesies  de  Victor 
Hugo,  les  drames  du  vieux  Dumas,  et  les  pre- 
miers romans  de  George  Sand :  Indiana,  Valen- 


132  HONORE   DE    BALZAC. 

tine,  Jacques,  sont  et  demeureront  les  monu- 
ments historiques.  Dans  la  mesure  ou  le 
romantisme  est  surtout  une  question  d'art, 
nous  avons  vu  qu'il  n'y  en  avait  guere  de  plus 
indifferente  k  Balzac.  G'est  la  representation 
de  la  vie  qui  Tint^resse,  et  non  pas  du  tout  la 
realisation  de  la  beaut6,  comme  s*il  se  rendait 
compte,  un  peu  confus6mpnt.,  gn'pn  arf^  ((  la 
'realisation  de  la  beaute  »  ne  s'obtient  guere 
q u'aux  d^pens,  ou  au  detriment  de  la  fidelity 
dfi  rimitation  dp.  la  vip  H  en  est  de  la  vie 
comme  de  la  nature,  qui  n'est  de  soi  ni  belle  ni 
laide;  mais  elles  sont  toutes  les  deux  ce  qu'elles 
sont,  et  sans  doute  ce  qu'elles  doivent  etre;  et 
on  ne  les  enlaidit  ou  on  ne  les  embellit  I'une 
et  I'autre,  on  ne  les  «  flatte  »  ou  on  ne  les 
«  calomnie  »,  qu'en  commengant  par  en  alte- 
rer,  d'une  maniere  systematique  et  dans  un 
sens  convenu,  les  rapports  reels.  Aussi  voyons- 
nous  que,  par  une  consequence  inevitable  de 
cette  doctrine  d'art,  le  romantisme  a  constam- 
ment  tendu  vers  la  representation  du  rare  ou 
de  I'extraordinaire  :  le  brigand  heroique  ou  la 
courtisane  amoureuse,  plus  vierge  en  ses  d6bor- 
dements  qu'aucune  fille  de  bonne  mere.  Mais, 


HONORE   DE    BALZAC.  133 

k  cet  egard  encore,  on  ne  pent  pas  etre  moins- 
romantique  que  Balzac;  et  quelques  types  sin- 
guliers  ou  exceptionnels  de  force  et  de  gran- 
deur,   —    Grandet    ou    Bridau,    Vautrin    ou 
Henares,  des  dues  de  Soria,  —  que  Ton  puisse 
rencontrer  dans  son  CEUvre,  ce  que  cette  oeuvre  f 
est  essentiellement,  c'est  une  rehabilitation,  si 
je  puis  ainsi  dire,  de  «   I'humble  verite  »,  de  i 
la  verite  quotidienne,   de  cette  verite  dont  la  ' 
comedie  meme,  et  le  vaudeville,  et  le  roman, 
jusqu'a  Balzac,  ne  s'etaient  inspires,  tant  ils  la 
trouvaient  vulgaire !  que  dans  une  intention  de 
caricature  ou  de  satire  evidente.  Et  enfin,  si 
le  romantisme  a  surtout  consiste  dans  Feta-  'I 
lage  du  Moi  de  I'ecrivain,  ou  encore  dans  la  \ 
reduction  systematique  du  spectacle  du  vaste 
monde  au  champ  de  la  vision  personnelle  du 
poete  ou  du  roniancier,  qui  niera  qu'au  con- 
traire  I'oeuvre  entiere  de   Balzac    ne   soit   un 
perpetuel  effort  pour  subordonner  sa  maniere 
individuelle  de  voir,  —  necessairement  etroite, 
et  «  simpliste  »  en  tant  qu'individuelle,  —  au 
conlrdle  d'une  realite  qui  lui  est  par  definition 
ext^rieure,    ant6rieure,   et   superieure  ?   Non, 
assurement,  Balzac  n'est  pas  un  romantique! 

8 


134  HONORE    DE   BALZAC. 

La  Comedie  humame  ne  serait  pas  ce  qu'elle  est, 
si  Balzac  etait  un  romantique !  et,  n'6tant  pas 
un  romantique,  que  dirons-nous  qu'il  ait  ete 
dans  le  siecle  de  George  Sand  et  de  Victor 
Hugo? 

II  a  et6  ce  que  nous  appelons  de  nus  jours 
un  <t  naturaliste  »  ;  et  il  I'a  et6  dans  tous  les 
sens  du  mot,  si  seulement  on  veut  bien  se  rap- 
peler  cette  phrase  de  VAvant-propos  de  la 
Comedie  humaine  :  «  II  a  existe,  il  existera  de 
tout  temps  des  especes  sociales  comme  il  y  a 
des  especes  zoologiques.  »  On  salt  d'ailleurs, 
par  le  meme  Ava7it-propos,  et,  aussi  bien,  par 
vingt  autres  endroits  de  son  oeuvre,  qu'il 
aimait  a  se  r6clamer  de  Geoffroy  Saint-Hilaire 
et  de  Guvier.  Voyez,  notamnient,  dans  la  Peau_ 
de  chagrin,  les  consultations  que  deraande  a 
quelques  savants,  son  Raphael  de  Valentin,  et 
je  ne  veux  pas  dire  le  degre  d'information, 
mais  I'intelligente  curiosite  qu'elles  denotent. 
II  avait  dit  encore,  pour  mieux  preciser  la 
nature  de  son  ambition  :  «  La  societe  ne  fait- 
elle  pas  de  Fhomme,  suivant  les  milieux  ou 
son  action  se  deploie,  autant  d'hommes  diffe- 
rents   qu'il  y  a  de  varietes  en  zoologie?  Et, 


HONORE   DE   BALZAC.  135 

ceci,  on  pourrait  dire  que  c'est  tout  le  Lamarc- 
kisme.  » 

Mais,  la  remarque  faite,  c'est,  —  naturelle- 
ment,  —  dans  le  sens  esthetique  du  mot,  que 
nous  I'appelons  un  «  naturaliste  » ;  et  ce  mot, 
depuis  le  xvii®  siecle,  a  regu,  dans  la  langue 
litt6raire,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  une 
signification  nettement  definie.  «  L'opinion\ 
qu'on  appelle  naturaliste,  dit  un  texte  de  ce 
temps-la,  est  celle  qui  estime  necessaire  I'exacte 
imitation  de  la  nature  en  toutes  choses.  » 
D^veloppons  un  pen  ceci  :  nous  ne  serous  pas 
loin  d'avoir  caracteris6  le  roman  de  Balzac,  si 
nous  montrons  en  quoi  La  vieille  Fille  ou  le 
Cure  de  Tours,  sont  des  romans  «  naturalistes  » . 
Et  nous  pourrions  alors  faire  un  pas  de  plus, 
ou  meme  deux.  II  y  aurait  moyen  de  montrer 
que  les  romans  de  Balzac  ne  sont  des  romans 
que  dans  la  mesure  ou  ils  sont  «  naturalistes  », 
et  qu'ils  se  classent  eux-memes  entre  eux,  je 
serais  tent6  de  dire  automatiquement,  selon 
qu'ils  r6pondent,  avec  plus  ou  moins  d'exac- 
titude,  aux  exigences  d'un  art  naturaliste.  Le 
grand  defaut  de  son  Vautrin  n'est  que  d'etre  un 
roman  romantique. 


136  IIONORE   DE   BALZAC. 


* 
*    * 


Naturalistes,  c'est-a-dire  conformes,  d'inten- 
tion  et  de  tait,  k  la  r6alit6  de  la  vie^  les  romans 
I  de  Balzac  le  sont  done,  en  premier  lieu,  par 
j  la  diversity  des  conditions  qu'ils  mettent  en 
1  scene ;  et,  sans  doute,  a  I'enoncer  aujour- 
d'hui,  ce  n'est  rien  que  cela !  mais  si  cepen- 
dant  nous  voulons  mesurer  la  portee  de  I'in- 
novation,  ou  de  la  revolution,  songeons  aux 
romans  de  ses  contemporains,  ceux  de  George 
Sand,  par  exemple  :  Indiana,  Valentine,  Mauprat, 
ou  aux  nouvelles  de  Merim^e  :  la  double  Meprise, 
Arsene  Guillot,  la  Venus  d'Ule.  Quelle  est  la 
«  condition  »  des  personnages  de  George  Sand 
et  de  M6rim6e?  lis  n'en  ont  point,  a  moins  que 
ce  soit  une  «  condition  »,  que  d'etre  heros  de 
roman;  et  on  oserait  dire  qu'avant  de  les 
faire  entrer  dans  «  la  vie  litteraire  »,  et  pour 
les  y  introduire,  leurs  auteurs  ont  commence 
par  les  «  abstraire  »  de  la  vie  reelle.  Quel 
regiment  a  commande  «  le  colonel  Delmare  »? 
et  quelles  negociations  ont  conduites  les  diplo- 
mates  qui  font  figure  dans  les   nouvelles  de 


HONORE   DE   BALZAC.  137 

Merimee?  Balzac  nous  I'eut  certainement  voulu 
dire. 

J'insiste;  —  et  le  lecteur  est  pri6  de  bien 
entendre  ce  point.  Quelle  est  la  «  condition  » 
d'Adolphe  et  d'Obermann?  du  lord  Nevil  de 
Corinnel  de  Rene?  Que  savons-nous  d'eux,  et, 
a  vrai  dire,  qu'en  savent-ils  eux-memes?  Oii 
se  sont-ils  eprouves  ?  de  quelle  vie  ont-ils 
v6cu  ?  d'oii  leur  viennent,  pour  preciser  encore 
davantage,  ces  ressources  qui  les  dispensent, 
en  toute  occasion  de  «  compter  »  ?  et  si,  —  je 
ne  dis  meme  pas  dans  nos  democraties  con- 
temporaines,  mais  dans  nos  societes  modernes, 
telles  que  nous  les  connaissons  depuis  trois 
cents  ans,  —  si  la  necessite  de  vivre,  res  angusta 
domi;  si  I'obligation  de  pourvoir  a  des  exi- 
gences qui  se  renouvellent  tons  les  jours;  si  la 
contrainte  et  le  retour  de  I'occupation  quoti- 
dienne  sont  peut-Mre  ce  qu'il  y  a  de  plus 
inlaillible  pour  briser,  ou  pour  interrompre 
I'elan  des  «  grandes  passions  »,  en  meme  temps 
que  pour  entraver  la  possibiliie  de  les  satis- 
faire,  qui  ne  voit  et  qui  ne  sent  qu'en  les 
6cartant  du  roman,  ce  n'est  pas  seulement 
d'un  6l6ment  d'interet  et  de  diversite  qu'on  le 

8. 


\ 


138  HONORE   DE   BALZAC. 

prive,  mais  c'est  de  sa  substance  meme  qu'on 
le  vide?  La  representation  de  ce  qui  constitue 
la  trame  journaliere  de  I'existence  humaine, 
et  qui  ne  fait  pas  moins  le  souci  de  la  grande 
dame  dans  son  boudoir,  que  de  Birotteau  duns 
son  comptoir,  du  due  de  Chaulieu  dans  son 
somptueux  h6tel,  que  d'Eugene  de  Rastignac 
dans  son  taudis  de  la  pension  Vauquer,  est  la 
premiere  loi  d'un  genre  qui  se  propose  pour 
principal  objet  I'imitation  fidele  ou  la  repre- 
sentation de  la  vie. 

L'originalite  de  Balzac  est  de  I'avoir  compris, 

et,  de  1^,  dans  son  oeuvre,  I'importance,  on  I'a 

d^']k  indique,  mais  surtout  le  caractere  particu- 

lier  de  la  question  d'argent.  C'est  ce  caractere 

qu'on  n'a  pas  assez  remarque.  Gar,  d'autres  que 

lui  nous  avaient,  avant  lui,  montr6  comment 

on   depense   I'argent,  ou  meme  comment  on 

se  le   procure,    a   la  fagon   des  picaros  de  Le 

Sage,  quand  on  n'a  d'autre  part  a  sa  disposition 

aucun  moyen  honnete  de  le  gagner.  On  voit 

aussi  quelque  chose  de  cela  dans  la  comedie 

de  Dancourt  et  de  Regnard.  Mais  Balzac,  le 

premier  des  romanciers.  a  essaye  de  nous  dire, 

lui,  comment  I'argent  se  gagnait,  en  combien 


HONORE   DE   BALZAC.  139 

de  manieres,  —  par  le  travail  et  par  I'econo- 
mie,  a  la  fagon  des  Birotteau,  des  Grevel  on 
des  Popinot;  —  par  la  speculation  sur  laterre, 
comme  Grandet  et  comme  Gaubertin,  ou  en 
Bourse,  comme  Nucingen;  —  par  la  politique 
et  par  la  diplomatie,  comme  Rastignac;  —  par 
I'usure  ehontee,  comme  Gobseck,  et  comme 
Rigou ;  —  par  un  beau  mariage,  comme  ce  sou- 
dard  de  Philippe  Bridau,  ou  comme  le  digne 
epoux  de  la  douloureuse  Eugenie  Grandet,  le 
president  Gruchot  de  Bonfons;...  et,  tout  de 
suite,  on  voit  la  consequence.  Pour  nous  dire 
«  comment  I'argent  se  gagne  »  il  a  fallu  qu'on 
nous  decrivit  les  moyens  de  le  gagner,  qu'on 
nous  les  fit  accepter  comme  probables,  qu'on 
nous  les  «  expliqudt  »  en  nous  en  montrant  les 
rapports  avec  le  mecanisme  ou  la  technique 
d'une  profession.  Et,  en  effet,  voici  comment 
I'argent  se  gagne  dans  la  droguerie,  [d'.mr 
Birotteau]  et  comment  on  se  fait  une  fortune 
territoriale  [Eugenie  Grandet].  Voici  de  quelle 
maniere  madame  de  Lestorade  s'y  est  prise 
[Memoi7'es  de  deux  jeunes  Mariees],  et  de  quelle 
maniere  I'Auvergnat  Remonencq  [le  Cousin 
Pons].  II  y  a  toute  une  histoire  des  transfor- 


140  IIONORE   DE   BALZAC. 

mations  de  la  papeterie  dans  Illusions  perdues 
[t.  Ill],  et  toute  une  theorie  de  la  «  haute 
banque  »  dans  la  Maison  Nucingen.  Lk  est  vrai- 
ment  I'interet  de  ia  question  d'argent  dans  le 
roman  de  Balzac.  Elle  le  particularise,  et  elle 
le  concrete;  elle  le  specialise;  et,  si  je  puis 
ainsi  dire,  elle  le  realise. 

Otez,  en  effet,  la  question  d'argent  :  que  reste- 
rait-il  &" Eugenie  Grandet,  de  la  Recherche  de  I'Ab- 
solu,  du  Pere  Goriol,  du  Contrat  de  mariage,  de 
Cesar  Birotteau,  du  Cousin  Ponsi  Mais  remarquez 
en  meme  temps  ceci  que,  ni  du  Cousin  Pons, 
ni  du  Pere  Goriot,  ni  de  la  Recherche  de  VAbsolu, 
t  ni  meme  di* Eugenie  Grandet,  la  question  d'argent 
I  ne  fait  le  principal  interet.  Elle  ne  sert  quxt 
communiquer  au  recit  un  air  do  precision  qn'il 
n'aurait  pas  sans  elle;  elle  introduit  avec  elle, 
dans  le  domaine  du  roman,  uue  infinite  de  de- 
tails que  leur  insignifiance  ou  leur  vulgarite 
pretendues  en  avaient  6cartes  jusqu'alors;  et 
puisqu'enfin  ces  details  sont  la  vie  meme,  c'est 
pour  cela  que  la  ressemblance  avec  la  yie,  et  la 
v6rite  de  I'oeuvre,  s'accroissent  de  tout  ce  qu'ils 
prennent  de  place,  avec  la  question  d'argent, 
et  la  peinture  des  conditions. 


HONORE   DE   BALZAC.  141 

«  Mon  ouvrage,  disait  a  ce  propos  Balzac, 
a...  sa  genealogie  et  ses  families,  ses  lieux  et 
ses  choses,  ses  personnes  et  ses  faits;...  il  a 
son  armorial,  ses  nobles  et  ses  bourgeois,  ses 
artisans  et  ses  paysans,  ses  politiques  et  ses 
dandys,  son  armee,  tout  son  monde  enfm.  » 
G'est  ce  que  Ton  voit  bien  dans  le  livre  que 
deux  bons  balzaciens,  M.  Anatole  Gerfbeer  et 
M.  Jules  Ghristophe,  publiaient  il  y  a  une  dou- 
zaine  d'annees,  [1893]  et  qu'ils  intitulaient : 
Mepertoire  de  la  Comedie  humaitie.  Les  biographies 
des  heros  de  Balzac  y  sont  ramass^es,  comma 
dans  un  Didionnavre,  par  ordre  alphabetique,  et, 
h  les  parcourir,  on  est  d'abord  etonne  de  les 
trouver  si  nombreuses.  On  avait  bien  retenu 
quelques  figures  principales,  typiques  ou  sym- 
bol iques,  Rastignac  et  Vautrin,  Grandet  et 
Birotteau,  Glaes  et  le  pere  Goriot,  Gobseck  et 
Gaudissart,  madame  de  Mortsauf  et  madame 
de  Lestorade,  Agathe  Rouget  et  Flore  Brasier, 
la  vicomtesse  de  Beauseant  et  la  duchesse  de 
Langeais  1  On  ne  se  doutait  pour  ainsi  dire 
pas  qu'il  y  en  eut  tant  d'autres  de  groupees 
aulour  d'elles,  et  si  vivantes,  quoique  a  peine 
6bauchees.  G'est  «  tout  un  monde  »,  oui,  Balzac 


f42  HONORE   DE   BALZAC. 

avait  raison  de  le  dire !  et  nous  ajoutons  : 
c'est  un  monde  qu'avant  lui  le  roman  ne 
s'etait  pas  avis6  de  peindre,  ou  plutot,  c'est  un 
monde  qu'avant  de  le  peindre,  et  sous  preiexte 
de  le  mieux  peindre,  —  en  ce  qu'il  avait,  disait- 
on,  d'essentiel  et  de  permanent,  —  I'art  d6- 
pouillait  syst6matiquement  de  tout  ce  qui  pou- 
vait  le  «  conditionner  »,  le  «  particulariser  »,  et 
'  le  «  localiser  ».  Le  roman  n'etait  qu'une  histoire 
d'amour,  —  pas  de  roman  sans  amour,  6cri- 
vait  Renan  il  n'y  a  pas  beaucoup  plus  d'une 
vingtaine  d'annees,  par  oii  d'ailleurs  il  prou- 
vait  bien  qu'il  n'avait  lu  ni  Cesar  Birotteau,  ni 
le  Cure  de  Tours,  ni  line  tenebreuse  Affaire,  ni  le 
Cousin  Pons,  ni  les  Paysans;  —  et  des  qu'uii 
amoureux  prenait  sa  part  dans  une  histoire 
d'amour,  il  se  changeait,  d'un  homme  reel  en 
son  type  d'amoureux,  ou  de  lui-m6me  en  son 
fant6me,  et  quand  arrivait  le  denouement,  il 

J  cessait  d'exister,  en  rentrant  dans  la  vie.  Le 

I  _       ' 

■  foman  n'etait  qu'un  reve,  dont  on  se  reveillait 
au  contact  de  la  r6alite. 

Considerons  k  present  de  plus  pres  quels 
details,  et  de  quelle  nature,  demande  ou  com- 
mande  cette  peinture  des  «  conditions  » ;  et  ce 


nONORE   DE   BALZAC.  143 

sera,  en  second  lieu,  par  I'abondance,  la  pre- 
cision et  la  minutie  de  ce  genre  de  details  que 
les  romans  de  Balzac  seront  des  romans  «  nalu- 
ralistes  ».  II  s'est  explique  sur  ce  point  dans  sa 
Recherche  de  VAhsolu  :  «  Les  evenements  de  la  1 
vie  humame,  soit  publique,  soit  privee,  sont  si  j 
intimement  lies  a  I'architecture  que  la  plupart 
des  observateurs  peuvent  reconstruire  les  na- 
tions ou  les  individus  dans  toute  la  verite  de 
leurs  habitudes,  d'apres  les  restes  de  leurs  mo- 
numents publics,  ou  par  I'examen  de  leurs 
reliques  domestiques.  L'archeologie  est  a  la 
nature  sociale  ce  que  I'anatomie  comparee  est  a 
la  nature  organisee.  Une  mosaique  revele  toute 
une  society,  comme  un  squelette  d'ichthyosaure 
sous-entend  toute  une  creation.  De  part  et 
d'autre,  tout  se  deduit,  tout  s'enchaine.  La 
cause  fait  deviner  un  eifet,  comme  chaque 
eflet  permet  de  remonter  a  une  cause.  Le  sa- 
vant ressuscite  ainsi  jusqu'aux  germes  des  vieux 
^ges.  » 

La  Recherche  de  VAhsolu  est  de  1834,  et  je 
n'ignore  pas  que,  dans  Notre-Dame  de  Paris, 
qui  est  de  1831,  Hugo,  sur  les  rapports  de  la 
civilisation  generate  et  de  I'architecture,  avait 


444  HONORE   DE   BALZAC. 

dit  quelque  chose  de  semblable.  Mais,  bien  plus 
que  «  les  monuments  publics,  »  ce  sont  ici  les 
«  reliques  domestiques  »,  qui  interessent  Balzac, 
et  k  vrai  dire,  c'est  moins  «  I'architecture  » 
que  «  I'arch^ologie  ».  On  en  trouve  la  preuve 
dans  ce  roman  m6me  de  la  Recherche  de  rAbsolu 
et  dans  la  description  qu'il  y  donne  du  mobi- 
lier  des  Claes.  II  a  le  gout  des  inventaires,  et,  ci 
ce  sujet,  c'est  dommage  que,  dans  sa  jeunesse, 
pour  la  beaut6  des  choses  qu'on  en  trouverait 
h  dire,  il  n'ait  point  fait  un  stage  chez  le 
commissaire-priseur  !  On  conte  encore,  a  ce 
propos,  que  le  «  salon  ponceau  »  qu'il  a  d6crit 
longuement  dans  la  Fille  aux  yeux  cfor,  etait  le 
sien  ou  I'un  des  siens.  II  a  aussi  le  gout  des 
descriptions  de  costumes,  et  je  ne  sais  si  Ton 
ne  pourrait  dire  qu'avec  les  documents  de  la 
Comedie  humaine,  c'est  I'histoire  meme  de  la 
mode,  entre  1820  et  1848,  qu'il  serait  facile  de 
reconstituer.  Rappelons,  en  passant,  dans  les 
Memoires  de  deux  jeunes  Mariees  [1841]  la  pre- 
miere robe  de  bal  de  Louise  de  Chaulieu,  et, 
dans  le  Cousin  Pom,  la  description  du  «  spen- 
cer »  du  bonhomme,  ou  les  enroulements  de  sa 
cravate  de  mousseline. 


HONORE   DE    BALZAC.  14 


Ces  descriptions  ont-elles  d'ailleurs  tout  I'in- 
teret  et  toute  I'importance  que  leur  attribue 
Balzac?  Ne  sont-elles  pas  quelquefois  un  peu  I 
longues?  Notre  maniere  de  nous  mettre  est- 
elle  tellement  «  adequate  »  a  noire  maniere  de 
sentir?  Si  nous  etions  habilles  comme  tout  le 
monde,  en  1844,  an  lieu  de  I'etre  comme  on 
I'etait  en  1810,  ne  serions-nous  plus  le  cousin  ( 
Pons?  et  Balzac  enfm  est-il  bien  sur  que  tout  { 
«  etat  de  lieux  »,  soit  ce  que  nous  avons  appele  ' 
depuis  lors   un   «  etat  d'dme  »?    Quelque  re- 
ponse  que   Ton  fasse  a   touies  ces  questions, 
qui  n'en  sont  qu'une,  il  pent  ici  nous  saffire 
que,  pas  plus   que  leur  valeur  historique,  la 
valeur  d'art  des  descriptions  de  Balzac   n'en 
soit    diminuee.    N'eussent-ils    aucune    utilite, 
ne   fussent-ils   la  que  pour  eux-memes,   tous 
ces  details  seraient  encore  precieux,  si  ce  sont  Z 
eux  qui  donnent,  ci  la  physionomie  des  hommes 
et  des  choses,  cet  accent  de  person  nalite  qu'on 
chercherait  en  vain  dans  les  romans  anterieurs 
ci  ceux   de  Balzac.  N'aimerait-on  pas  pour  tan  t 
savoir  dans  quel  decor,  grisaille  ou  camaieu, 
se  sont  jouees  les  Liaisons  dangereuses? 

9 


146  HONORE   DE   BALZAC. 


*    * 


Gar  ici  encore,  ne  I'oublions  pas,  Balzac  fut 

I  un  innovateur,  et  je  ne  connais  guere,  avant  les 

I  siens,  de  romans,  si  je  I'ose  dire  «  costumes » 

'ni  «  meubles  ».  Rien  ne  nous  semble  aujour- 

'  d'liui  plus  natural  que  de  rencontrer  dans  nos 

romans  ces  descriptions  de  lieux,  de  mobiliers 

et  de  costumes ;  et  je  crois  que  nous  avons  rai- 

son.^ous  avons  raison  de  penser  que  la  verite, 

la  justesse,  le  relief  et  la  couleur  de  ce  genre  de 

descriptions,  font  un  merite  essentiel  du  romaii. 

Nous  voulons   vraiment  voir  les  personnages 

auxquels  on  nous  demande  de  nous  interesser, 

et  nous  ne  les  voyons,  —  nous  ne  savons  ou 

nous  ne  pouvons  les  voir,  —  que  si  d'abord  on 

les  a  replaces  dans  leur  «  milieu  »  familier.  Nos 

peres  n'en  demandaient  pas  tant!  et  ces  exi- 

[  gences  sont  nouvelles.  C'est  le  romancier  de  la 

i  Comedie  humaine  qui  les  a  comme  incorporees  a 

la  definition  meme  du  roman.  II  va  de  soi, 

depuis  lui,  qu'un  roman  doit  en  quelque  ma- 

niere   envelopper    son    decor.  Le   decor,    qui 

sans  doute  est  le  meilleur   mojen,  puisqu'il 


HONORE   DE   BALZAC.  147 

est  le  plus  naturel,  de  «  situer»  le  roman  clans 
I'espace  et  dans  le  temps,    est    devenu   dans 
le  roman  un  element  capital  de  verite  et  de 
vie.  D'autres  ont  ete  loues  pour  avoir  introduit  , 
dans  notre  litterature  rexpression  du   «  sen-i 
timent  de  la  nature  »  :  Balzac  y  a  conquis  aux  ; 
choses,    lui,  le  droit  d'etre  «  representees  ,». 
Ne  craignons  pas  de  dire  que,   de   ces   deux 
innovations,  la  seconde,  en  ce  qui  regarde  le 
roman,  est  de  beaucoup  la  plus  considerable. 


*  * 


C'est  qu'aussi  bien,  —  et  si  nous  ecrivions 
I'histoire  de  la  litterature  de  son  temps, 
c'est  un  point  sur  lequel  il  faudrait  appuyer,  — 
Balzac,  seul  ou  presque  seul  parmi  tons  ces 
romantiques  dont  il  est  entoure  et  pour  qui, 
comme  Sainte-Beuve,  k  cette  date,  la  cri- 
tique, ou,  comme  Michelet,  I'histoire  meme, 
ne  sont,  a  proprement  parler,  que  la  chro- 
nique,  ou  «  le  papier-journal  »  de  leurs 
impressions  personnelles,  Balzac  a  le  sentiment 
profond  de  Vobjectivite,  ou  de  Vimpersonnalite, 
qui  doit  elre  celle  de  I'auvre  d'art,  en  tout 


148  HONORE   DE   BALZAC. 

genre,  et  plus  specialement  celle  du  drame  ou 
du  roman. 

Geci  ne  veut  pas  dire  qu'on  ne  le  retrouve 
pas  lui-meme  dans  ses  romans,  ni  qu'il  ne  lui 
arrive  jamais  de  mettre  ses  dons  d'observateur, 
d'inventeur  ou  de  cr6ateur,  au  service  de  ses 
idees.  A  la  v^rite,  on  ne  nommerait  pas  de 
roman  de  lui  qui  soil  ce  qu'on  appelle  une 
«  confession  »,  a  la  maniere  de  Valentine,  de 
Delphine,  ou  d'Adolphe,  ni  une  «  these  »  k  la 
maniere  du  Compagnon  du  tour  de  France j  ou 
du  Juif-Errant,  ou  des  Miserables.  Mais,  chemin 
faisaut,  et  au  cours  de  ses  recits,  il  arrive  a 
Balzac  de  s'inspirer  des  aventures  de  sa  vie ;  et, 
.  d'autre  part,  il  ne  laisse  guere  echapper  I'occa- 
t  sion  de  s'expliquer,  meme  sur  des  matieresqui, 
comme  son  apologie  du  catholicisme  dans  le 
Medecin  de  campagne,  ne  semblaient  pas  faire 
^  necessairement  parti e  de  son  sujet.  G'est  ainsi 
que  dans  VEnvers  de  lliistoire  contemporaine 
[1842-1847],  il  a  sur  le  pouvoir  de  i'associalion 
quelques  pages  d'une  lucidite  singuliere.  «  L'as- 
sociation,  une  des  plus  grandes  forces  sociales, 
et  qui  a  fait  I'Europe  du  mo^^en  4ge,  repose 
sur  des  sentiments  qui  depuis  1792,  n'existent 


HONORS   DE  BALZAC.  149 

plus  en  France,  ou  I'individu  a  triomphe  de 
I'Etat...  »  II  en  a  de  curieuses,  dans  le  Cousin 
Pons,  —  ou  elles  n'ont  d'ailleurs  absolument 
que  faire,  —  sur  «  I'occultisme  » ;  et  ce  sont 
celles  ou  il  regrette  qu'au  lieu  d'eriger  au 
College  de  France  des  chaires  de  russe  ou  de 
chinois,  on  n'en  ait  pas  fond6  de  cartomancie. 
«  II  est  singulier  qu'au  moment  ou  Ton  cree 
k  Paris  des  chaires  de  slave,  de  mandchou, 
de  litteratures  aussi  peu  professables  que  les 
litt6ratures  du  Nord,  qui,  au  lieu  de  donner 
des  leQons,  devraient  en  recevoir,  et  dont  les 
titulaires  repetent  d'eternels  articles  sur  Sha- 
kespeare, ou  sur  le  xvi®  siecle,  on  n'ait  pas 
restitue,  sous  le  nom  d'anthropologie,  I'ensei- 
gnement  des  sciences  occultes,  une  des  gloires 
de  I'ancienne  Universite.  »  Sa  sincerite  sur  cet 
article  nous  est  d'ailleurs  garantie  par  sa  Co7- 
respondance,  ou  on  le  voit  donner  d'etranges  con- 
sultations a  madame  Hanska.  Et  il  aime  enfm  a 
faire,  non  seulement  I'inform^,  dans  une  foule 
de  digressions  qui  le  detournent  assez  loin  de  , 
son  sujet,  mais  aussi  le  r^formateur,  et  le  phi-  | 
losophe,  et  I'homme  d'esprit.  G'est  dans  ce 
dernier  r61e  qu'il  est  franchement  insuppor- 


150  HONORE   DE   BALZAC. 

table,  et  Victor  Hugo  lui  meme  n'a  pas  la  plai- 
santerie  plus  lourde  que  Balzac.  Je  renvoie  le 
lecteur  qui  trouverait  le  mot  un  peu  vif,  a  la 
biographic  de'  Fritz  Briinner,  fils  de  Gedcon, 
dans  le  Cousin  Pom  :  «  Ici  commence  I'histoire 
curieuse  d'un  fils  prodigue  de  Francfort-sur- 
Mein,  le  fait  le  plus  extraordinaire  et  le  plus 
bizarre  qui  fdt  jamais  arrive  dans  cette  ville 
sage,  quoique  centrale...  »  Je  ne  I'aime  pas 
beaucoup  non  plus,  quand  il  nous  pr6sente  scs 
elegants,  «  cravates  de  maniere  k  d6sesp6rer 
toute  la  Croatie  »,  ni  quand  encore  il  met 
dans  la  bouche  de  son  Bixiou  des  «  mots  »  qui 
sentent  I'estaminet  ou  la  salle  de  redaction 
des  journaux  «  tintamarresques  ».  II  y  a  dans 
ce  grand  romancier  un  fond  de  commis- 
voyageur,  et  en  verite,  si  Ton  voulait  parler 
son  langage,  on  pourrait  dire  que,  pour 
peindre  son  «  illustre  Gaudissart»,  il  n'a  eu, 
sans  sortir  de  chez  lui,  qu'a  se  regarder  dans 
son  miroir. 

Mais  je  ne  saurais  trop  le  redire,  —  car  la  dis- 
fftinction  est  capitate,  quoiqu'une  certaine  criti- 
ique  persiste  a  n'en  pas  tenir  compte,  —  ce  n'est 
i)as  faire  de  la  «  litterature  personnelle  »  que 


HONORE   DE   BALZAC.  151 

de  se  laisser  soi-meme  entrevoir  tel  qu'oii  est  f 
dans  son  oeuvre,  ou,  pour  tout  dire  d'un  mot, 
que  d'ecrire  avec  son  temperament;  et,  sans; 
doute,  e'en  est  encore  moins  de  mettre   son 
talent  au  service  de  ses  idees. 

La  «  litterature  personnelle  »  c'est  de  se  t 
prendre  soi-meme  pour  le  sujet  plus  ou  moins 
apparent  de  son  oeuvre,  et,  si  ce  n'est  pas 
abuser  du  droit  de  se  confesser  en  public,  — 
puisque  aussi  bien,  fausses  ou  sinceres,  nous 
voyons  le  public,  en  tout  temps,  courir  a  ces 
confessions  comme  au  feu,  —  c'est  nous  prendre 
k  temoin,  nous,  lecteurs  inconnus,  de  ses  reves 
degus  ou  de  ses  ambitions  manquees :  tel  Hugo, 
jusqu'en  son  Ruy  Bias,  et  tel  Vigny  dans  son 
Chatterton  ou  dans  son  Stello,  dans  son  Samson 
comme  dans  son  Mo'ise.  On  leur  opposera  les 
declarations  de  Balzac,  dans  la  premiere  pre- 
face du  Lys  dans  la  Vallee,  qui  est  datee  de  1836, 
ou  encore  ces  lignes,  moins  connues,  qui  sont 
datees  de  1843,  et  que  j'emprunte  a  sa  corres- 
pondance  avec  madame  Hanska  :  «  Je  n'ai, 
depuis  que  fexiste,  jamais  confondu  les  pensees 
de  mon  ccEur  avec  celles  de  mon  esprit  et,  sauf 
quelques  lignes  que  je  n'ai  6crites  que  pour 


452  HONORE   DE    BALZAC. 

que  vous  les  lussiez  (comme  la  lettre  de  ja- 
lousie de  mademoiselle  de  Chaulieu),  et  dent 
je  vous  parlais  encore,  jamais  je  n'ai  exprimc 
quoi  que  ce  soil  de  mon  coeur.  C'edt  6te  le 
plus  infdme  sacrilege!  De  m6me,  je  n'ai  jamais 
portrait  qui  que  ce  soil  que  j'eusse  connu, 
excepts  G.  Planche  dans  Claude  Vlgnon,  de 
son  consentement,  et  G[eorge]  Sand  dans  Ca- 
mille  Maupin,  ^galement  de  son  consentement. 
Ainsi,  ne  me  montrez  jamais,  comme  regie  de 
conduite  dans  les  chosesdu  coeur,  ce  que  j'aurai 
ecrit.  Ce  que  j'ai  dans  Ic  cocur  ne  s'exprime 
pas  et  n'obeit  qu'i  ses  propres  lois.  » 
11  La  «  litt6rature  personnelle  »,  c'est  encore  de 
tout  rapporter a soi  comme au  centredu  monde, 
—  le  nombril,  disaient  les  anciens,  —  et  de  n'es- 
timer  la  valeur  des  choses  ou  des  hommes  qu'en 
fonction  de  I'interet  particulier  qu'elles  nous 
inspirent,  et  comme  qui  dirait  du  point  de  vue 
exclusif  de  noire  agrement  ou  de  notre  utilite. 
Tel  Alfred  de  Musset,  dans  son  oeuvre  presque 
tout  entiere,  y  compris  son  Lorenzaccio ,  et  telle 
George  Sand,  dans  ses  romans  meme  socia- 
listes. 
Et  la  <i  litterature  personnelle  »,  c'est  enfm 


HONORE   DE   BALZAC.  453 

d'imposer  aux  objets  la  vision  que  nous  nous  / 
en  formons,  sans  essayer  de  la  reformer,  sous  ] 
le  pretexte  ridicule  que  nous  ne  saurions  ja-  j 
mais  sortir  de  nous-memes,  et  que,  toutes 
choses  n'existant  que  dans  la  mesure  oij  nous 
les  percevons,  les  impressions  que  nous  en  re- 
cevons  en  ^puisent  done  pour  nous  toute  la 
realite.  Tel  Sainte-Beuve,  au  moins  dans  ses 
Portraits  contemporains  ou  dans  ses  Portraits  lit- 
teraires,  et  tel  Jules  Michelet,  dans  ses  Histoires. 
Balzac  n'est  pas  de  cette  ecole,  et  precisement, 
quelque  part  de  Iui-Efi6me  qu'il  y  ait  dans  sa 
ComMie  humaine,  —  souvenirs  du  college  de 
Venddme  dans  son  Louis  Lambert;  reminiscences 
de  sa  vie  d'etudiant  dans  la  Peau  de  chagrin ; 
rancunes  et  rancoeurs  de  son  existence  d'homme 
de  lettres  dans  un  Grand  homme  de  province  a 
Paris,  —  s'il  est  Balzac,  c'est  en  partie  parce 
qu'il  ne  fait  point  partie  de  cette  ecole. 

Car,  on  dira  ce  que  Ton  voudra  du  genie  des 
grands  romantiques,  et  nous-memes  nous  ne 
leur  mesurerons,  en  toute  autre  occurrence,  ni 
la  louange  ni  I'admiration,  mais  leur  6cole  a  | 
6t6,  de  son  vrai  nom,  celle  de  I'ignorance  et  de  ; 
lapr6somption,  Les  grands  romantiques,  d'une  \ 

9. 


154  HONORE   DE   BALZAC. 

maniere  generale,    ne  se  sont  pas  conlentes, 
comme  Ton  dit,  de  «  croire  en  eux  »,  ce  qui  est 
le  droit  de  tout  6crivain,  —  et  Balzac,    nous 
I'avons  vu,  ne  se  faisait  assuremcut  pas  une 
^  mince   idee  de  lui-meme,  —  mais  ils  ont  cru 
que   leur   genie,    lui    tout   seul,    suffisait    en 
quelque  sorte  a  leur  tache;  et  c'est  justement 
.en  quoi  leur  presomption  n'a  eu  d'egale  que 
leur  ignorance.  On  a  pu  dire  en  son  temps,  fort 
•  joliment,    de    la    celebre    madanie    Geofirin, 
I  «  qu'elle  respectait  dans  son  ignorance  le  prin- 
I  cipe  actif  de  son  originality  ».  Le  mot  n'est 
i  pas  moins  vrai  de  George  Sand  ou  de  Victor 
Hugo  que  de  madame  GeoiTrin.  Je  me  rappelle 
encore,  sur  ce  chapitre,  I'eloquente  indignation 
de  Leconte  de  Lisle,  et  j'aimais  a  I'entendre 
dire  que  jamais,  dans  I'histoire  lilteraire,  une 
ignorance  ne  s'etait  rencontree  qui  fut  com- 
parable a  celle  des  romantiques.  Et,  en  elfet, 
en  dehors  de  la  «  litterature  »  et  de  la  «  poli- 
tique »,  a    quoi   les   romantiques   se    sont-ils 
interesses  en   leur  temps?  Qur'y  a-t-il  de  plus 
superficiel  que  «  la  science  »  de  George  Sand, 
a  moins  que  ce  ne  soit  «  I'^rudition  »  d'Hugo? 
et  qui  se  douterait,  a  les  lire,  que  leur  oeuvre 


HONORE  DE   BALZAC.  1S5 

est  contemporaine  des  travaux  par  lesquels, 
tandis  que  1'  «  archeologie  »,  comme  I'appelait 
Balzac,  la  linguistique  et  la  philologie,  renou- 
velaient  la  connaissance  du  passe,  les  grands 
naturalistes,  —  Cuvier,  Geoffrey  Saiiit-Hilaire, 
Blainville,  —  et  les  physiologistes  de  I'eeole  de 
Magendie,  renouvelaient  les  sciences  de  la  na- 
ture et  de  la  vie  ? 

II  en  est  autrement  de  Balzac,  et  son  intelli- 
gente  curiosite  s'est  etendue  a  tout  ce  qui  pou- 
vait  interesser  un  homme  de  son  temps,  curio- 
site rapide,  sans  doute,  et  curiosite  souvent 
superficielle,  mais  curiosite  singulierement 
active,  et  dont  le  resultat  a  etc,  tout  en 
augmentant  la  ressemblance  exterieure  de  son 
oeuvre  avec  la  vie,  de  donner  a  cette  ceuvre  un 
fondement  qu'il  serai  t  permis  d'appeler,  et  que 
j'ai  deja  nomme  «  scientifique  ».  J'entends  par  f 
la  qu'en  meme  temps  que  des  recits,  la  plupart 
des  romans  de  Balzac  sont  des  «  enquetes  », 
et  il  faudrait  presque  dire  des  «  recueils  de 
documents  ».  Son  Cousin  Pons,  a  cet  egard,  est 
d'autant  plus  significatif  qu'ayant  ete  «  bade  » 
plus  vite  [mars-mai  1847],  les  traces  d'im- 
provisaiion  y  sont  plus  visibles  qu'ailleurs;  et 


156  HONORE   DE   BALZAC. 

on  y  saisit,  pour  ainsi  parler,  a  leur  origine, 
les  proc6d6s  de  Balzac  ou,  plus  emphalique- 
ment,  sa  «  methode  ». 

Independamment  de  la  biographic  du  per- 

sonnage  qui  donne  son  nom  au  roman,  Sylvain 

Pons,  ancien  prix  de  Rome  pour  la  musique, 

k  Cousin  Pons  ne  contient  pas  en  effet  moins 

de  cinq  ou  six  biographies  completes,  qui  sont 

eelles   du    banquier  Briinner,    de  I'Auvergnat 

Remonencq,  du  manage  Cibot,  du  docteur  Pou- 

lain  et  de  I'avocat  ou  de  1'  «  homme  de  loi  » 

Fraisier.  Or,  on  remarquera  que  deux  au  moins 

I  de  ces  biographies,  —  celle  du  banquier  Briinner 

et  celle  du  docteur  Poulain,  qui  ne  sont  pas  les 

',  moins  int6ressantes,  —  sont  h  pen  pres  etran- 

i  geres   ou   inutiles   ci  Taction.   Quclles   raisons 

Balzac  a-t-il  done  cues  de  les  raconter? 

G'est  en  premier  lieu  que,  si  le  banquier 
Briinner  et  le  docteur  Poulain  ne  font  que  tra- 
verser Taction  du  roman,  la  connaissance  que 
Ton  nous  donne  d'eux  n'est  pas  du  tout  inutile 
a  la  reconstitution  du  «  milieu  »  qui  deter- 
mine la  nature  de  cette  action.  Le  precepte 
;  classique  :  Semper  ad  eventum  festinet,  est  peut- 
i  etre  une  loi  du  drame,  et  encore  n'en  suis-je 


HONORE   DE   BALZAC.  157 

pas  absolument  convaincu  I  II  n'est   pas    une 
loi  du  roman.  D'autres  choses,  dans  le  roman,  | 
plusieurs  autres  choses,  passent  avant  la  rapi-  • 
dite  du  recit,  et  le  denouement  n'y  doit  jamais  | 
etre  la  raison  de  ce  recit.  Mais,  en  second  lieu, 
ces   biographies  si  completes  sont  le  procede  i 
legitime,  s'il  en  fut,  et  naturel,  dont  le  roman-  \ 
cier    se   sert    pour    «   6tablir  »     ses    person-  ^ 
nages,  et  les  soustraire    aux  besoins  de    son  , 
intrigue,  ou  a  I'arbitraire  de  sa  propre  ima-  | 
gination.  Le  banquier  Briinner  et  le  docteur 
Poulain    n'auront    qu'un    geste    a    faire    ou 
quelques   mots  a  dire,  mais  ce  qu'ils  diront 
ou  ce  qu'ils  feront  ne  sera  pas,   ne  devra  pas 
Mre  une  «  invention  »  du  romancier.  Et,  a  plus 
forte   raison,   I'Auvergnat    Remonencq   ou    la 
femme    Cibot,    qui    sont    des     etres    ou    des 
instincts  plus  elementaires.  Ni  leurs  discours  / 
ni    leurs    actions    ne    doivent    sortir    comme  4 
d'une  boite  a  surprises,  mais  de  toute  une  exis-  | 
tence  dont  ils  sont  le  prolongement  ou  la  con-  / 
tinuation    normale.    C'est    ce   qui  donne  aux  's 
«  dessous  »  des  romans  de  Balzac  leur  incom- 
parable solidite.  Meme  quand  tons  les  elements 
n'ont  pas  eu  le  temps  d'en  etre  fondus,  et  que, 


158  HONORE   DE    BALZAC. 

comme  le  Cousin  Pons,  le  recit  demeure  ina- 
cheve,  les  «  morceaux  en  sont  bons  » .  Le 
document  subsiste ;  la  valeur  en  est  acquise 
k  I'histoire;  et,  avec  un  pen  de  complaisance 
ou  de  flatterie  bien  inofl'ensive,  c'est,  encore 
une  fois,  ce  qu'il  est  permis  d'appeler  le  carac- 
tere  «  scientifique  »  du  roman  de  Balzac 

Si  d'ailleurs  on  pensail  peut-elre  que,  ))arnii 
les  «  documents  »  qu'il  a  ainsi  rassembles,  le 
document   physiologique   et   surtout   patholo- 

;  gique  abonde,  nous  n'en  disconviendrions  pas. 

I  Et,  a  ce  propos,  ce  serait  un  compte  curieux  a 
dresser  que  celui  des  nombreuses  maladies 
que  Balzac  a  d^crites,  —  et  soign6es,  —  dans  sa 
Comedie  humaine,  depuis  I'apoplexie  sereuse  du 
pere  Godot,  jusqu'a  la  «  plique  polonaise  »  de 
mademoiselle  de  Bournac,  dans  VEnvers  de 
VHistoire  contemporaine.  La  maladie  I'interesse  : 
elle  I'interesse  en  philosophe,  pour  les  revela- 
tions qu'elle  nous  apporte  sur  les  singularites 
de  la  nature  humaine,  si  nous  ne  connaissons 
qu'a  demi  ceux  que  nous  n'avons  vus  qu'en 
parfaite  sante;  et  elle  I'interesse  comme  roman- 
cier,  pour  le  role  qu'elle  joue  dans  les  com- 
plicalions  quotidiennes  de  la  vie.  Comment  se 


HONORE   DE   BALZAC.  1S9 

fait-il,  en  effet,  que  nous  ayons  repugne  si 
longtemps  a  faire  a  la  maladie,  dans  I'art,  en 
general,  et,  en  particulier,  dans  le  roman,  la 
place  que  nous  savons  bien  qu'elle  tient,  et 
que  nous  lui  faisons  dans  I'histoire?  Balzac 
la  lui  a  conquisel  et  si  Ton  veut  qu'il  ait 
abuse  plus  d'une  fois  de  sa  science  medicale, 
ou  plutot  du  droit  de  faire  le  docteur  dans 
une  matiere  qu'il  ne  connaissait  souvent  que 
de  la  veille,  je  le  veux  bien  aussi,  mais  ce  n'en  t 
est  pas  moins  un  trait  de  ressemblance  de  })lus 
de  son  oeuvre  avec  la  vie,  et  sans  doute  un 
de  ceux  qui  en  accusent  le  plus  nettement  le 
caractere  «  naturaliste  ». 

Ce  n'est  pas  seulement  qu'une  part  de  realite, 
—  qui  n'entrait  point  jusqu'alors  dans  la  de- 
finition du  roman,  —  s'y  trouve  ainsi  d6sormais 
enclose.  Mais,  des  descriptions  ou,  pour  mieux 
dire,  des  monographies  de  ce  genre,  caracte- 
risent  elles-memes  un  changement  total  d'atti- 
tude  du  peintre  a  I'egard  de  son  modele.  Nous 
nous  degageons  enfin  du  romantisme,  et  meme, 
en  un  certain  sens,  du  classicisme.  Le  peinlre 
g  fait  d6sormais  abdication  de  ses  gouts,  et,  pav 
principe,  —  de  dessein  principal  et  forme,  —  il  y 


160  nONORE   DE   BALZAC. 

*ne  s'applique  ni  a  representer  «  ce  quMl  aime  » 
ni  ce  qu'il  croit  pouvoir  «  embellir  » ;  mais  il 
reproduit__iiiiiaiLein£nL  ■«   ce    qui    est  »,    et 
«  parce  que  cela  est  ».  Le  savant,  le  zoologiste, 
Geoffro}^   Saint-Hilaire,  Blainville,    ou    Cuvier 
font-ils  un  choix  parmi  les  animaux?  S'appli- 
quent-ils  a  I'etude  ou  k  Tanatomie  des  uns  en 
negligeant  ou  en  d^daignant  celle  des  autres? 
S'int6ressent-ils  k  ceux-ci   en  raison  de  leur 
beaut6,  et  k  ceux-la  en  raison  de  Futility  dont 
ils  peuvent  Mre  a  I'homme?  G'etait  encore  le 
point  de  vue  de  Buffon,  et  c'etait   ce   qui   liii 
permettait    d'dcrire    la    phrase    :    «    La  plus 
noble  conquete  que  Thomme  ait  jamais    faite, 
est   celle  de  ce  fier    animal...    »    Mais  il   ne 
js'agit    plus  maintenant   d'utilit6    ni    de   con- 
jquete!    II     faut    prendre    les     choses    telles 
jqu'elles  nous    sont  donnees.   Comprenons-les, 
si  nous  le  pouvons,    et  tachons  de  percer  le 
mystere  dont  elles  s'enveloppent !  Rendons-nous 
compte,  nous  le  devons,  des  rapports  qu'elles 
soutiennent  toutes  entre  elles,  et  sans  quelque 
intelligence      desquels      nous      ne      saurions 
elles-memes   les  entendre.   Etudions-les,   sans 
parti  pris,    ni   secrete  intention,    sans  pre- 


HONORE   DE   BALZAC.  161 

tention  surtout  de  les   «  embellir  »,  coninie 
on  disait  jadis,  ou  de  les  redresser,  et  ainsi  de 
leur  apprendre  ce  qu'elles  devraient  etre.  La 
subordination,  ou,    comme  on  dira    bientot. 
Fejitiere  soumission  de  robservateur  a  Tobjet ) 
de   son    observation,  c'est  la   methods  qui  a  1 
renouvele  la  science  :  elle  inau^ure  avec  Balzac 
un  renouvellement  de  Tart  du  theatre  et  de  ( 
celui  du  roman.  Ou  plutot  encore,  elle  ramene  : 
le  roman  a  ses  veritables  conditions,  qu'il  me- 
connaissait    depuis    deux  cent  cinquante  ans; 
elle  efface  en  lui    ce   qui    survivait   encore  de 
ses  origines  epiques;  et  elle  lui  donne  la  pos- 
sibilite  de  se  developper  conformement  a  une 
loi  qui  soit  proprement  la  sienne,  et  non  plus 
la  loi  commune  du  drame  ou  de  la  comedie. 


* 
*  * 


Quelques  consequences  resultent  de  la,  dont 
I'une  des  premieres  est  que,  —  sans  devenir  tout 
a  fait  indifferent,  parce  qu'il  y  a  des  degres 
en  tout,  —  le  choix  du  «  sujet  »  n'a  cependant  " 
plus  I'importance  qu'il  avait  pour  les  class iques, 
et  surtout  pour  les  romantiques.  II  ne  faut  point 


162  HONORE  DE   BALZAC. 

faire  grand  fond  sur  les  comparaisons  d'un 
art  a  un  autre  art,  et  je  ne  sache  rien  de  plus 
decevant  que  ce  qu'on  appelait  naguere  I'esthe- 
tique  generale!  Mais  je  ne  puis  m'empecher 
d'observer  que  dans  I'histoire  de  la  peinture, 
c'est  ainsi  qu'on  avait  vu  I'importance  du«  sujet » 
decroitre,  a  mesure  que  Ton  serrait  la  r6alit6 
de  plus  pres;  et  la  valeur  d'art  des  ceuvres 
n'avait  pas  pour  cela  diminue.  L'interet  s'etait 
seulement  deplac6.  Eugene  Fromenlin  I'a  mon- 
tr6  dans  ce  livre  admirable  qui  a  pour  titre  : 
les  Maitres  d' Autrefois,  et  dont  il  n'y  aurait  qu'a 
modifier  legerement  le  vocabulaire  pour  en 
faire  une  eloquente  apologie  du  roman  natura- 
liste.  Ce  que  les  Hollandais  du  xvn^  siecle  out 
demande  a  leurs  peintres,  g'a  ete  de  leur  «  faire 
leur  portrait  » ,  et  non  pas  du  tout  de  les 
emouvoir  pour  des  cliimeres,  dont  la  solidit6 
de  leur  bon  sens  ne  faisait  aucun  cas,  ou  pour 
des  images  d'un  passe  dont  ils  s'eloignaient 
cliaque  jour  davantage.  Qu"est-ce  a  dire  ?  sinon 
qu'en  de  telles  conditions,  tout  est  «  sujet  » 
pour  I'artiste  qui  saura  s'y  prendre,  et  c'est  la 
maniere  dont  il  traitera  ce  sujet  qui  en  fera 
l'interet   principal.   Voyez    la-dessus   quelque 


IIONORE   DE   BALZAC.  163 

toile  de  Mieris  ou  de  Gerard  Dow,  de  Terburg 
ou  de  Metsu,  mais  voyez  surtout  les  Rem- 
brandt d'Amsterdam  ou  les  Franz  Hals  de 
Harlem.  L'interet  de  leurs  toiles  est  d'avoir 
ete  «  vecues  »,et  apres  deux  cent  cinquante  ans 
ecoules,  cela  nous  suffit  encore,  comme  a  leurs 
contemporains  1 

C'est  une  revolution  du  meme  genre  que 
Balzac  a  operee  dans  le  roman,  et,  comme  les 
Hollandais,  en  faisant  de  I'art  avec  des  elements 
reputes  indignes  de  I'art.  Je  connais  quelques- 
uns,  meme  de  ses  admirateurs,  qui  ne  sont 
pas  tres  surs  qu'il  ait  bien  fait,  et  qui  nous 
designeraient  au  doigt  dans  la  Comedie  humaine 
plus  d'un  episode  a  en  retrancher.  On  exa- 
minera  leurs  motifs  quand  il  sera  question 
de  la  «  moralite  »  de  I'oeuvre  de  Balzac. 
Mais,  en  attendant,  ce  qu'il  faut  bien  dire  et 
surtout  ce  qu'il  faut  bien  voir,  c'est  qu'entre 
certains  principes  de  Balzac,  et  certaines 
liberies  de  representation  qu'il  s'est  donnees, 
il  n'y  a  ni  contradiction,  ni  incompatibilite. 
Son  r61e,  en  effet,  n'est  que  representer  la  vie, 
telle  qu'il  la  voit  ou  qu'il  croit  la  voir,  en 
nous  rendant  juges  de  la  realite  de  sa  vision, 


164  HONORE   DE    BALZAC. 

et,  si  Ton  veut  d'ailleurs  que  nous  la  jugions 
ensemble,  nous  et  lui,  en  juges  impartiaux, 
ne  faut-il  pas  bien  que  I'enquete  ait  6te  com- 
plete? Elle  ne  pent  I'etre  6videmment  que  si 
nous  accordons  k  toutes  les  parties  de  la  vie, 
non  pas  du  tout  la  m6me  importance,  —  rien 
ne  serait  moins  con  forme  a  la  r6alite,  —  mais 
le  meme  int6r6t  d'observation ;  et  c'est  ce  que 
signifie  precis6ment  la  doctrine  de  la  subordi- 
nation ou  de  la  soumission  a  I'objet.  Natura- 
listes,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  trouver 
I'elephant  plus  interessant  que  le  ciron,  et  s'il 
arrive  que  I'un  des  deux  doive  occuper  dans 
I'echelle  biologique  une  place  plus  conside- 
rable que  Tautre,  cela  ne  tient  k  aucune  rai- 
son  qui  releve  de  notre  libre  choix. 

On   pourrait   peut-etre   expliquer   par  cette 

«  indifference  au  sujet  »  les  insucces  r^iteres 

de  Balzac  au  theatre ;  et,  en  effet,  de  cinq  ou 

six  pieces  que  Ton  a  de  lui,  si  son  Mercadet  se 

trouve  etre  encore  jouable,   c'est  qu'il   a   ete 

refait  par  ce  maitre  charpentier  qui  avait  nom 

I  Adolphe  d'Ennerj.  On  ne  congoit  pas  de  drame 

I  ou  de  comedie  sans  un  «  sujet,  »  c'est-a-dire 

I  une  aventure,  dont  le  commencement,  le  mi- 


HONORE   DE   BALZAC.  16S 

lieu  et  la  fin  s'equilibrent,  conformement  k 
certaines  regies,  ou  de  certaines  lois,  si  Ton 
veut;  et  Moliere  lui-meme,  avec  son  Misan- 
thrope, ou  Le  Sage,  avec  son  Turcaret,  n'ont  pu 
faire  qu'il  en  fut  autrement.  G'est  a  notre 
curiosite  qu'il  faut  que  le  theatre  s'adresse 
d'abord ;  et,  il  pent  bien  avoir  d'autres  moyens 
de  satisfaire  cette  curiosite,  mais  il  n'en  a  pas 
d'autres  de  I'emouvoir,  que  de  I'interesser  «  a 
la  chose  qui  va  se  passer  ».  Et  je  ne  dis  pas 
apres  cela,  que  Balzac  lui-meme  n'ait  pas 
essaye,  dans  ses  romans,  de  s'adresser  plus 
d'une  fois  a  ce  genre  de  curiosite,  ni  que  peut- 
etre  il  n'eut  pas  bien  fait  de  s'y  adresser  plus 
souvent.  Je  constate  seulement  ce  fait  que 
son  impuissance  relative  de  dramaturge  semble 
en  quelque  maniere  liee  a  I'une  de  ses  qualites 
essentielles  comme  romancier  :  les  Messources 
de  Quinola  sont  la  rangon  d'Eugenie  Grandet, 
et  de  Cesar  Birotteau. 

Et   voici   enfin,  de  toutes  les  consequences 
qui  decoulent  de  cette  «  soumission  de  I'auteur 

au  sujet  »  la  plus  importante  peut-etre  :  c'est  . 

i 

qu'aucun  «  sujet  »  n'ayant  en  soi  de  valeur  \ 
absolue,  I'interet  que  nous  y  prenons  depend 


166  HONORE    DE   BALZAC. 

en  grande  partie  de  son  rapport  avec  d'autres 
sujets,  et  ainsi  la  Comedie  humaine  nous  appa- 
rait,  au  terme  de  cette  analyse  de  la  valeur 
esth6tique  des  romans  de  Balzac,  comme  la 
forme  tout  k  fait  adequate  du  roman  de  Balzac. 
Ses  sujets,  a  ses  propres  yeux,  —  nous 
I'avons  dit  plus  haut,  mais  ce  n'etait  qu'une 
supposition  qu'il  s'agissait  de  transformer  en 
\  une  certitude,  —  n'ont  toute  leur  signilica- 
"  tion  qu'  «  en  fonction  »  les  uns  des  autres, 
et  de  la  I'importance  qu'il  attache  k  ses 
divisions  :  «  Schies  de  la  Vie  parisienne. 
Scenes  de  la  Vie  de  province,  Scenes  de  la  Vie 
politique.  »  Sommes-nous  d'ailleurs  bien  sCirs 
du  «  sens  »  de  ces  divisions,  et  croirons-nous 
s6rieusement  avec  lui  que  chacune  d'elles 
a  formule  une  epoque  de  la  vie  humaine  »  ? 
Les  scenes  de  la  vie  de  province  ou  de  la  vie 
parisienne  ne  sont-elles  pas  necessairement 
des  scenes  de  la  vie  priv6e  ou  de  la  vie  poli- 
tique? Si  les  Scenes  de  la  Vie  parisienne  nous 
offrent  bien  «  le  tableau  des  gouts,  des  vices 
et  de  toutes  les  choses  effrenees  qu'excitent  les 
mceurs  particulieres  aux  capitales,  »  —  et 
encore  peut-on  vraiment  le  dire  de  Cesar  Birot- 


HONORE   DE   BALZAC.  167 

teau  ?  —    croirons-nous    que   Modeste  Mignon, 
Beatrix,  le  Pere  Goriot  nous  representent  «  I'en- 
fance,  I'adolescence  et  leurs  fautes  »,    tandis 
qu' Eugenie  Grandet,  le  Cure  de  Tours,  Un  grand 
homme  de  'province  a  Paris  nous  representeraient 
«  I'dge  des  passions,  des  calculs,  des  interets 
et  de  I'ambition  »  ?  Ges  distinctions  sont  bien 
subtiles,  et  il  faut  convenir  qu'on  ne  les  aper- 
Qoit  pas  aussi  nettes  que  Balzac  les  aurait  vou- 
luesl  Mais  elles  n'ont  pas  moins  leur  raison 
d'etre,  et  cette  raison  d'etre  est  qu'en  s'eclai- 
rant  les  unes  les  autres,  Scenes  de  la  Vie  de  pro- 
vince ou  Scenes  de  la  Vie  parisienne,  elles   font  ) 
participer  le   detail  a  la   vie  des  ensembles;  i 
et,  non  seulement  ce  qu'on  eut  pu  croire  insi-  1 
gnifiant  ne  Test  plus,  mais  rien  n'est  insigni-  I 
fiant,  et,  comme  en  zoologie,  tout  se  met  en 
place,  et  s'ordonne,  et  se  classe. 

Par  tons  ces  caracteres,  les  romans  de  Bal- 
zac sont  done  encore  des  romans  naturalistes ; 
et  si  peut-etre  on  se  fut  tout  a  I'heure  etonne 
de  nous  voir  tant  insister  sur  ce  point,  peut- 
etre  aussi  commence-t-on  a  voir  le  moLif  de 
cette  insistance.  G'est  qu'a  vrai  dire,  il  n'y  va  de 
rien  de  moins  que  de  revolution  capitale  de  la 


168  HONORE   DE   BALZAC. 

litterature  frangaise  au  xix'  siecle,  et  d'une  trans- 
formation du  roman,  si  profonde  et  si  radi- 
cale,  que  la  maniere  meme  de  lire  les  romans 
qui  out  precede  ceux  de  Balzac  en  a  et6  changee. 


* 

*  * 


C'est  de  Balzac  surtout  qu'il  s'agit  ici,  mais 
une  maniere  de  le  louer  qui  vaul  sans  doute 
mieux  que  tous  les  dithyrambes,  est  d'essayer 
de  defmir  la  nature  propre  de  son  action.  Or, 
a  cet  egard,  on  nesauraitmeconnaitre  qu'entre 
1840  et  1850,  si  Ton  a  vu  le  «  naturalisjne. » 
se  d6gager  du  «  roman tisme.,  »  pour  finir  _par 
s'y  opposer,  et  par  en  triompher.  c'est  le  roman 
de  Balzac  qui  a  6te  le  principal  agent  de_J_a 
transformation.  On  a  parte  plus  d'une  fois  de 
I'influence  des  romanciers  contemporains  de 
Balzac  sur  Balzac  lui-meme,  et  cette  influence 
ne  parait  pas  douteuse.  II  a  voulu,  en  6crivant 
le  Lys  dans  la  Vallee,  refaire  le  roman  de  Sainte- 
Beuve,  et  on  peut  retrouver,  dans  sa  Corres- 
pondance,  les  raisons  de  ce  caprice,  en  y  rele- 
vant les  traces  de  I'impression  que  lui  avait 
causee  Volupte.  Son  jugement  vaut  bien  qu'on  le 


HONORE    DE   BALZAC.  169 

transcrive  :  «  II  a  paru  un  livre,  tres  bien  pour 
certaines  ames,  souvent  mal  ecrit,  faible,  Idche, 
diffus,  que  tout  le  monde  a  proscrit,  mais  que 
j'ai  lu  courageusement,  et  ou  il  y  a  de  belles 
choses.  G'est  Volupte,  par  Sainte-Beuve.  Qui  n'a 
pas  eu  sa  madame  de  Couaen  est  indigne  de 
vivre.  II  y  a  dans  cette  amitie  dangereuse  d'une 
femme  mariee  pres  de  laquelle  I'dme  rampe, 
s'eleve,  s'abaisse,  indecise,  ne  se  resolvant  ja- 
mais a  de  I'audace,  desirant  la  faute,  ne  la  com- 
mettant  pas,  toutes  les  delices  du  premier  dge.  » 
Et  un  peu  plus  loin,  il  indique,  en  meme  lemps 
que  I'un  des  defauts  du  livre,  le  motif  qu'il 
aura,  lui,  Balzac,  de  le  refaire.  <  G'est  un  livre 
puritain.  Madame  de  Couaen  n'est  pas  assez 
femme,  et  le  danger  n'existe  pas  !  »  [Lettres  a 
rEtrangere,  1833,  N°  LXIX.]  Balzac  s'est  pro- 
pose de  mettre  un  peu  plus  de  sensualite  dans 
le  roman  de  Sainte-Beuve. 

On  a  essaye  aussi  de  nous  le  montrer 
subissant  I'influence  d'Eugene  Sue ;  mais  au 
contraire,  —  et  precisement  apres  1840,  —  si  le 
mystificateur  de  Plik  et  Plok,  de  La  Vigie 
de  Coatven,  et  d* Attar-Gull,  est  devenu  auteur 
des  Mysleres  de  Paris  et  du  Juif- Errant  y   ce 

10 


170  HONORE   DE    BALZAC. 

serait  plul6t  Eugene  Sue  qui  aurait  subi  I'in- 
fluence  de  Balzac.  Observons  la  chronologie  1 
Apres  quoi,  si  nous  sommes  tenths  de  retrouver 
quelques  reminiscences  des  Mysteres  de  Paris 
dans  la  Derniere  incarnation  de  Vautrin,  rappe- 
lons-nous  a  temps  que  le  personnage  de  Vau- 
trin 6tait  dej^  tout  entier  dans  le  Pere  Goriot. 
Balzac  n'a  6te  envieux  que  des  succes  d'argent 
d'Eugene  Sue. 

Enfin,  quant  a  George  Sand,  le  jugement  de 
Balzac  sur  Jacques  suffira,  je  pense,  k  montrer 
s'il  a  pu,  meme  inconsciemment,  songer  jamais 
a  I'i miter  :  «  Jacques,  le  dernier  roman  de 
madame  Dudevant,  est  un  conseil  donne  aux 
maris  qui  genent  leurs  femmes,  de  se  tuer 
pour  les  rendre  libres.,..  Ce  livre  est  faux 
d'un  bout  a  I'autre.  line  jeune  fille  naive  — 
c'est  lui  qui  souligne,  —  quitte,  apres  six 
mois  de  mariage,  un  homme  superieur  pour 
un  freluquet,  pour  un  dandy,  sans  aucune 
raison  physiologique  ni  morale.. .  Tous cesauteurs 
courent  dans  le  vide,  —  ici  c'est  nous  qui  souli- 
gnons,  — :  so7it  monies  a  cheval  sur  le  creux ;  il 
ny  a  rien  de  vrai.  J'aime  mieux  les  ogres,  le 
Petit  Poucet  et  la  Belle  au  bois  dormant.  »  [Lettres  a 


HONORE   DE   BALZAC.  171 

I'Etrangere,  1834,  N"  LXXL]  On  n'est  guere  en 
danger,  semble-t-il,  de  subir  I'influence  d'un 
ecrivain  sur  lequel  on  s'explique  avec  cette 
liberie. 

Sans  doute,  ce  n'est  pas  a  dire  qu'a  lui  tout 
seul,  et  par  la  seule  contagion  de  son  succes, 
Balzac  ait  opere  la  transformation  que  nous 
essayons  de  r6sumer.  II  y  a  eu  d'autres  causes 
ou,  comme  on  dit  aujourd'hui,  d'autres  facteurs 
de  revolution  du  romantisme  vers  le  natura- 
lisme.  Par  exemple,  on  s'est  apergu,  vers  1840, 
qu'une  litterature  person nelle  etait  ou  devenait 
necessairement, —  et  promptement, —  monotone 
ou  extravagante.  Elle  devient  monotone,  parce 
qu'a  vrai  dire,  et  en  depit  de  notre  vanite, 
chacun  de  nous,  fut-il  Hugo,  Lamartine  ou 
Musset,  n'a  en  somme  que  fort  pen  de  choses 
a  dire  de  lui  -  meme ,  et  entre  lesquelles , 
assurement,  de  I'un  a  I'autre,  du  poete  du  Lac 
a  celui  de  la  Tristesse  d'Olympio,  la  maniere  de 
les  dire  met  quelque  difference,  mais  ce  sont 
pourtant  les  memes  choses ;  et  nous  les  recon- 
naissons.  line  litterature  personnelle  veut-elle 
cependant  eviter  ce  reproche  ?  II  faut  alors 
qu'elle  cherclie  son  original!  16  dans  le  rare  ou 


172  H0N0R6   DE   BALZAC. 

dans  I'exceplionnel,  et,  en  ce  cas,  que  I'artiste, 
en  se  contorsionnant,  se  fasse  une  maniere  de 
denaturer,  pour  se  Tapproprier,  tout  ce  qu'il 
represente ;  et,  de  cela,  les  Burgraves  ou  Buy 
Bias  sont  demeur6s  des  exempies  fameux.  U  y 
a  un  furieux  jugement  de  Balzac  sur  Buy  Bias, 
dans  ses  Lettres  a  VEtrangere,  et  tel,  j'en  ai 
peur,  que  si  Victor  Hugo  I'eiit  connu,  son  opi- 
nion sur  Balzac  ne  serait  peut-etre  pas  celle 
qu'il  a  exprim^e  en  1850,  aux  obseques  du 
grand  romancier. 

D'un  autre  c6t6,  il  y  avait  une  telle  contra- 
diction, si  profonde,  entre  I'esthetique  du  ro- 
mantisme  et  I'esprit  g6n6ral   du   siecle,   qu'il 
6tait  bien  difficile  qu'elle  n'eclatAt  pas  sur  plus 
d'un  point  a  la  fois.  A  la  pouss6e  d'individua- 
lisme   qui   avait  caract^rise  les  ann6es  de  la 
Revolution  et  de  I'Empire,  un  commencement 
;  de  resistance  se  faisait  done  partout  sentir,  qui 
I  n'6tait  encore,  k  proprement  parler,  ni  ce  qu'on 
\  allait  bient6t  appeler  le  «   positivisme  »,  ni  le 
;  «    socialisme    »,    mais    qui    les   annongait   en 
I  quelque  sorte  I'un  et  I'autre.   L'un  des  repre- 
I  sentants  de  cette  resistance  est  le  grand  philo- 
J  sophe  qui  fut  Auguste  Comte,  si  sup6rieur  k 


HONORE   DE   BALZAC.  173 

tous    les    universitaires   qui  affectaient  de  le 
dedaigner.    Son    Cours    de  philosophie   positive, 
acheve  de  rediger  en  1842,  nous  offre,   avec 
la  Comedie  humaine,  datee  elle  aussi  de  1842, 
de  remarquables  analogies.   La  moins   symp- 
tomatique  n'est  pas   sans  doute  I'importance, 
nouvelle  alors,  que  Balzac  et  Comte  attachent 
aux  sciences  de  la  vie,  qu'ils  considerent  tous 
les  deux  comme  les  veritables  sciences.  Et,  en 
effet,  les  autres  sciences  ne  sont  que  les  sciences 
de  I'abstraction  ou   de  la  pensee  pure,   mais } 
celles-ci  sont  les  sciences  de  la  realite.  C'estf 
precisement  aux  environs  de  1840  que  ces  idees  | 
commencent  a  se  repandre;   et  on  comprend-''' 
ais6ment  qu'ayant  pour  objet  d'enl6ver  Thomme 
h  I'inutile,  oiseuse,  et  vaniteuse  contemplation 
de  soi-meme ,  pour  I'inciter  a  s'6tudier  d'abord 
en  tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  mais  autre  chose 
que    lui,    les   effets   de    ces    idees  se   fassent 
ensemble   partout  sentir  ou    I'individualisme 
avait   domine  trop  longtemps;  et  qu'ainsi  la  < 
transformation    de  la  litterature    nous   appa-  { 
raisse  comme  une  consequence  de  la  transfor- 
mation generate  des  esprits. 

Ajoutons,  si  Ton  le  veut,  qu'il  y  a  en  littera- 

10. 


174  IIONORE   DE   BALZAC. 

ture  des  genres,  commo  le  theatre,  qui  ne  s'ac- 
commodent  pas  longtemps  de  n'etre  pour  le 
poete  qu'un  moyen  dc  s'expliquer,  de  se  com- 
menter,  ou  de  s'admirer  lui-meme;  et  recon- 
I  naissons  franchement,  a  cette  occasion,  qu'ZTer- 
{  nani,  le  Roi  s'amuse,  les  Burgraves  ne  sont  pas  du 
I  th^cltre.  Le  Chatterton  de  Vigny  n'en  est  pas 
:  davantage,  ni  le  TheAtre  de  Musset  :  On  ne 
badine  pas  avec  I'amow,  ou  //  ne  faut  jurer  de 
rien.  Sur  quoi,  je  ne  pretends  nullement  que 
rinteret  litteraire  ou  que  la  valeur  d'art  en 
soit  moindre  :  Charles  Lamb  ne  Ten  aurait 
trouvee  que  plus  considerable,  lui,  qui  ne  re- 
prochait  a  Shakespeare  que  de  ne  pas  etre 
parfaitenient  injouable.  Car  il  a  fallu,  disait-il, 
que,  pour  s'accommoder  aux  exigences  de  la 
scene,  ce  prince  des  poetes  condescendit  k 
s'humaniser,  et  en  s'humanisant,  a  se  «  vul- 
gariser  ».  Et,  pour  ma  part,  c'est  une  opinion 
que  je  ne  partage  pas !  Mais  ce  qui  du  moins 
est  certain,  c'est  que,  si  quelque  genre  en  litte- 
rature  demande  imperieusement  que  I'auteur 
«  s'aliene  »,  pour  ainsi  parler,  de  lui-menie,  et 
ne  se  montre  jamais  a  nous  qu'en  «  s'objec- 
tivant  »,  c'est  le  theatre.  Aucun  dramaturge 


HONORE   DE   BALZAC.  175 

n'a  ete  le  «  montreur  »   de    soi  -  meme ;  oii 
pluiot,   et   si    nous  renversons   la    phrase,   la 
formule  sera  plus  exacte  :  aucun  «  montreur  » 
de  soi-meme  n'a  ete  Shakespeare  ou  Moliere. 
Le  succes  d'Alexandre  Dumas,  et  celui  d'Eu- 
gene  Scribe,  —  que  ce  negre  hilare,   mais  ja-^ 
loux,  SB  donnait  les  airs  de  mepriser  si  fort,  | 
quoiqu'ils    fussent    de    la  meme    famille    de  | 
fabricateurs  dramatiques,  —  a  denonce  sur  la 
scene  la  faussete  de  I'ideal  romantique ;  et  on 
a  reconnu,  des  ce  temps-la,    que  si  le    Verre 
d'eau,   par    exemple,   et   line   Chaine,  sont  du 
thedtre,  il  faut  absolument  que  Lelia  et  la  Con- 
fession d'un  enfant  du  siecle  ne  soient  pas  du 
roman . 

Mais,   de  toutes  ces  causes  de  transforma- 
tion, je  croirais  volontiers  que  I'influence  du  I 
roman  de  Balzac  a  ete  la  plus  active,  litterai-l 
rement,    en  raison  de   la  simplicite  du  prin- 
cipe  de  la  «  subordination  au  sujet  »,  et  de  sal 
fecondite.  Qu'aucun  aspect  de  la  realite  ne  fut 
indigne,  en  soi,  d'etre  represente  par  I'art,  et 
que    I'objet  de  I'art  ne  consistat  meme  qu'a 
reproduire  fidelement  cette  realite,  si  le  classi- 
cisme  avait  6te  la  negation    ou    du   moins   la 


176  HONORE   DE   BALZAC. 

restriction  perpetuelle  de  ce  paradoxe,  et  si  le 
romantisme  en  6tait  la  contradiction,  le  roman 
de  Balzac  en  ^taitla  demonstration.  Gommenc^e 
par  Je  Curd  de  Tours  [1832]  et  par  Eugenie  Grandet 
[1833],  la  demonstration  s'6tait  poursuivie, 
d'ann6e  en  annee,  avec  la  Recherche  de  fAbsolu 
[1834],  le  Pere  Goriot  [1834],  le  Contrat  de  mariage 
[1835],  la  vieille  FiUe  [1836],  Cesar  Birotteau 
[1837],  le  Cure  de  Village  [1839],  Une  tenebreuse 
Affaire  [1841],  autant  de  r^cits  dont  on  pourrait 
dire,  —  avec  un  peu  d'exage ration,  pour  se 
mieux  faire  entendre,  et  k  I'exception  toutefois 
I  du  dernier,  —  que  I'intrigue  est  h.  peu  pres  nidle, 
\  et  qui  valent,  nous  I'avons  dejci  dit,  non  point 
i  en  depit,  mais  a  cause  de  cette  nullite  meme ! 
Ce  n'etait  la  rien  de  moins  qu'un  d^placement 
de  I'ideal  d'art  qui  avait  jusqu'alors  6te  celui 
du  romantisme.  Rien  ne  s'etait  vu  de  plus 
considerable,  depuis  I'epoque  ou  Moliere  et 
Racine  avaient  oper6,  au  coiur  du  classicisme, 
la  revolution  qui  I'avait  transform^  jadis, 
vers  1660,  en  un  «  naturalisme  »  uniquement 
tempore  par  les  convenances  mondaines.  Et, 
—  coincidence  assez  remarquable!  —  c'etait, 
dans  I'un  et  dans  I'autre  cas,  le  meme  moyen 


HONORE   DE   BALZAC.  177 

qui  avait  souverainement  agi,  je  A^eux  dire  la 
determination  de  la  formule  definitive  d'un 
genre  par  les  maitres  de  ce  genre  :  la  comedie 
de  Moliere  au  xvii®  siecle,  et,  au  xix'  siecle,  le 
roman  de  Balzac. 


* 

*  * 


Je  n'ignore  pas,  j'ai  meme  des  raisons  p(?r- 
sonnelles  de  ne  pas  ignorer  la  resistance  que 
la  critique,  —  ou  les  critiques,  —  et  les  histo- 
riens  de  la  litterature  opposent  a  la  doctrine 
de  revolution  des  genres.  Et  je  conviens  d'ail- 
leurs  que,  pour  autoriser  cette  resistance,  s'ils 
n'invoquent  en  general  que  de  pauvres  rai- 
sons, cependant  ils  ne  manqueraient  pas  d'ar- 
guments  specieux.  lis  les  trouveront  peut-etre 
un  jour  !  Mais  on  en  a  oppos6  de  plus  specieux 
encore  au  «  Darwinisme  »,  et,  quelques  modifi- 
cations profondes  que  les  progres  des  sciences 
biologiques  aient  apportees  depuis  quarante- 
cinq  ans  aux  doctrines  de  Darwin,  ni  ces  pro- 
gres ni  ces  arguments  n'ont  pu  faire  que  les 
expressions,  devenues  classiques,  de  «  selec- 
tion naturelle  »  et  de  «  concurrence   vitale  » 


178  HONORE   DE   BALZAC. 

ne  continuent  d'exprimer  des  «  fails  ».  G'est  ici 
tout  ce  que  je  dirai  de  revolution  des  « genres  », 
dans  I'histoire  de  la  litterature  et  de  I'art.  Les 
genres  6voluent,  ou  ils  se  transforment,  c'est 
un  fait ;  la  transformation  ne  se  realise  qu'en 
des  circonstances  et  sous  des  conditions  defi- 
nies,  c'est  un  autre  fait;  et  enfin  e'en  est  un 
troisieme  que,  «  comme  il  y  a  un  point  de 
bonte  ou  de  maturite  dans  la  nature  »,  pareil- 
I  lenient,  il  y  a  un  point  de  perfection  dans  I'^vo- 
i  lution  d'un  genre. 

Le  ronian  de  Balzac  a  plus  d'une  fois  louche 

ce   point   de  perfection.   II   est   venu  ajouter 

au  roman,  tel  qu'on   le  concevait  avant  lui, 

precisement  ce  qui  lui  manquait  pour  etre  le 

roman,  et  non  le  conte,  par  exemple,  ou  la 

nouvelle ,  ou   la  comedie.   Ce    qui  avait  em- 

p6ch6  le  roman   d'atteindre  la  perfection  de 

son  genre,  c'est  qu'a3ant  pour  objet,  —  et  par 

force  ou    par  nature,    non    par  choix,  —  la 

representation  de  la  vie  commune,  une  fausse 

esthetique  lui  imposait  cette  strange  condition 

I  de   representer  la  vie  commune  en  s'interdi- 

(  sant  la  representation  des  elements  qui  la  cons- 

I  tituent.  Imaginons  des  Hollandais,   empeches 


HONORE   DE   BALZAC.  179 

de  peindre  les  ustensiles  de  cuisine,  la  casse- 
role et  le  chaudron,  le  vase  de  gres  ou  le  pot 
a  tabac,  le  jupon  de  leurs  vieilles  femmes  ou 
les  hauts-de-chausses  de  leurs  «  magots  »  ;  et 
demandons-nous  ce  qui  subsisterait  de  la 
peinture  hollandaise?  Telle  etait,  ou  k  peu 
pres,  la  condition  que  Ton  avait  faite  au 
roman.  Et  longtemps,  quoiqu'elle  fut  contra- 
dictoire,  les  romanciers  I'avaient  subie,  parce 
que,  d'une  part,  les  classiques  les  plus  intran- 
sigeants  n'auraient  ose  nier  que  1' « imitation 
de  la  nature  et  de  la  vie  »  fiit  au  moins  le 
fondement,  sinon  le  terme  de  I'art,  et  ils  ne 
pouvaient  done  ouvertement  nier  la  legitimit6 
du  roman;  mais,  d'autre  part,  on  exigeait 
qu'il  ne  s'attachat,  dans  la  representation  de 
la  nature  ou  de  la  societe,  qu'a  ce  qui  les 
particularisait,  les  singularisait,  et  les  caracte- 
risait  le  moins.  G'est  Balzac  qui  le  premier  a 
triomph6  de  ces  exigences,  et  ainsi  permis  au 
roman  de  se  «  realiser  ». 

Qu'arrivait-il,  avant  kii,  quand  par  hasard  un 
romancier  s'avisait  de  faire  entrer  dans  son 
recit  des  Elements  qui,  par  definition,  comme 
la  description  d'un  mobilier  ou  d'un  costume, 


180  HONORE    DE   BALZAC. 

ou  encore  commecelle  d'une  maladie,  n'6taient 
pas  reputes  litt^raires  ?  11  se  «  disqualifiait  » 
lui-meme,  au  regard  de  I'opinion  comme  de  la 
critique ;  et,  dans  I'histoire  des  efforts  du  ro- 
man  vers  la  perfection  de  son  genre,  tout 
6tait  done  k  recommencer  1  Les  choses,  nous 
I'avons  vu,  n'avaient  un  peu  change  qu'avec 
Walter  Scott,  quand  on  avait  bien  dtj  recon- 
naitre  que  ces  moyens,  reputes  mMiocrement 
I  litteraires,  6taient  les  seuls  qu'il  y  eut  de  «  si- 
;  tuer  »,  ou  de  «  localiser  »  un  recit  dans  I'his- 
jtoire.  Nous  avons  essaye  de  dire,  dans  le 
present  chapitre,  comment  Balzac  avait  fait  le 
reste.  Avons-nous  assez  dit  qu'il  I'avait  fait 
sans  presque  y  prendre  garde?  par  une  ins- 
piration de  genie ;  et  non  point  du  tout, 
comme  Hugo,  dans  la  Preface  de  Cromwell,  en 
vertu  d'une  theorie  d'art  specialement  elaboree 
dans  des  cenacles  de  litterateurs  ?  Et  sans 
doute  aussi  c'est  pourquoi,  de  la  Preface  de 
Cromwell,  ni  de  son  esthetique  presque  gro- 
tesque, il  ne  demeure  a  peu  pres  rien,  tandis 
que  nous  verrons  plus  loin  quel  les  ont  ete  les 
consequences  de  I'oeuvre  de  Balzac. 
Est-ce  done  a  dire  que  Ton  se  fut  mepris 


HONORE   DE   BALZAC.  181 

jusqu'a  Balzac,  noii  seulement  sur  les  moyens 
de  porter  le  roman  k  la  perfection  de  son  genre, 
mais  sur  I'objet  meme  du  roman?  Gela  se 
pourrait,  et  n'aurait  rien  de  tres  extraordi- 
naire :  les  poetes  et  les  critiques,  en  France, 
ne  se  sont-ils  pas  mepris,  pendant  plus  de 
deux  siecles,  sur  les  conditions  du  lyrisme? 
Mais  ici  c'est  autre  chose,  et  la  verite,  c'est  que 
pendant  longtemps  «  la  representation  de  la 
vie  »  n'a  pas  ete  consideree  comme  un  objet 
digne  de  I'art.  Ge  qui  a  et6  en  question 
durant  tout  I'age  classique,  ce  ne  sont  pas  les 
moyens  d'acheminer  le  roman  vers  sa  perfec- 
tion, c'est,  au  fond,  le  roman  comme  genre  lit- 
teraire.  Et  aussi,  c'est  pourquoi,  durant  tout 
I'age  classique,  pas  plus  en  Italic  qu'en  An- 
gleterre  ou  en  Espagne  qu'en  France,  aucun 
grand  <5crivain,  —  a  I'exception  du  seul  Cer- 
vantes, et  don  Quichotte  est-il  un  roman  ?  — 
ne  s'est  exerce  dans  le  roman.  Des  romanciers 
ont  pu  se  rencontrer,  qui  furent  de  remarquables 
ecrivains,  Daniel  de  Foe,  par  exemple,  en 
Angleterre  ou,  chez  nous,  Alain  Ren6  Le  Sage, 
mais  ce  n'est  ni  a  son  Gil  Bias  que  Le  Sage,  ni 
a  son  Rohinson  que  de  Foe  ont  appliqu6  leur 

11 


182  HONORE   DE   BALZAC. 

principal  efl'ort.  Inverseinent,  un  ecrivain  de 
quelque  consideration,  duranl  tout  I'age  clas- 
sique,  s'il  avait  compose  quelques  romans, 
n'y  voyait  que  pure  bagatelle;  et  quiconque 
eCit  dit  ci  Voltaire  que  son  Candide  ou  son 
Zadig  enterreraient  sa  Zaire,  et  meme  son 
Charles  XII,  Voltaire  eut  trouve  I'impertinence 
singuliere.  Encore  Candide  et  Zadig  ne  sont- 
ils  point  des  «  representations  de  la  vie  » 1 
G'etait  done  bien  le  roman,  comme  tel,  que 
I'cige  classique  avait  meprise,  regarde  comme 
un  genre  inferieur,  delegue  a  ceux  qui  n'etaient 
point  capables  de  VOde  ou  la  Tragedie,  voire 
de  VEpttre  ou  du  Vaudeville.  Mais  aussi  c'est 
pourquoi,  rien  qu'en  le  relevant  de  cette  con- 
dition d'inferiorite,  Balzac  a  fait  une  si  grande 
chose.  «  Quelle  vanit6  que  la  peinture  qui 
attire  notre  admiration  par  I'imitation  de 
clioses  que  nous  n'admirons  point  1  »  Ge  prin- 
cipe  avait  ete  celui  de  I'age  classique.  Balzac  I'a 
ren verse  sans  retour,  en  montrant  et  en  justi- 
fiant  le  pourquoi  de  cette  admiration. 

G'est  qu'aussi  bien  si,  comme  en  pein- 
ture, I'objet  que  nous  «  imitons  »  n'est  qu'une 
fleur,  ou  un  arbre,    ou  meme  lin  animal,  il 


HONORE   DE   BALZAC.  183 

n'y  a  de  place  qu'4  la  litteralite  de  rimitation 
et  a  la  virtuosite  de  I'artisle.   Je   le  dis   du 
moins,  sans  en  etre  absolument  sur,   et  lout 
pret  a  croire  qu'il  y  a  quel  que  chose  de  plus 
dans  un  paysage  de  Ruysdael.  Mais  ce  qui  est 
bien    certain,  c'est   que,   quand   on    «  imite » 
une  civilisation  ou  une  societe    tout    entiere,- 
alors,    la   fidelite  de  I'imitation  va  plus  loin 
qu'elle-meme ;  et  la  «  representation  de  la  vie  » 
devient  necessairement  une  «  etude  de  mcEurs_»,  \ 
comme  disait  Balzac,  ou  une  «  etude  sociale  »,  l 
comme  nous  disons  aujourd'hui.  On  ne  pent  i 
ecrire  le  Pere  Goriot  ou  la  Cousine  Bette  sans  y 
envelopper,  fut-ce  involontairement,  une  ana- 
lyse des  conditions  de  la  famille  frangaise  au 
xix^  siecle,  et  on  ne  pent  peindre  le  Medecin  de 
campagne  ou  le  Cure  de  village  sans  y  mettre 
en  lumiere  la  structure  intime  de  cette  society. 
En  oe  sens,  il  y  a  vraiment  dans  la  Comedie  \ 
humaine  ce  qu'on    appelle   de    nos  jours    une  f 
sociologie.  C'est  elle  qu'il  nous  faut   etudier  * 
maintenant   dans   les   romans   de  Balzac,    et, 
apres  avoir  essaye   d'en   dire  la  signification 
historique   et    la  valeur    esthetique,    il  nous 
faut  essayer  d'en  mesurer  la  portee  sociale. 


CHAPITRE  VI 

LA  PORTEE  SOCIALE  DU  ROMAN 
DE  BALZAC 

On  n'  «  observe  »  pas  pour  I'unique  satis- 
faction d'  «  observer*,  — quoique  d'ailleurs  le 
plaisir  puisse  en  etre  extremement  vif,  —  et, 
meme  dans  I'ordre  scienlifique,  ou  surtout  dans 
I'ordre  scientifique,  aucune  «  observation  » 
n'est  a  elle-meme  sa  fin.  C'est  ce  que  ne 
savent  pas  toujours  ceux  qui  se  d6corent  ou 
qu'on  lionore  de  ce  nom  d'  «  observateurs  »  ; 
gens  qui  confondent  communement  la  science 
avec  la  statistique,  I'erudition  avec  un  sys- 
teme  de  ficbes ;  et  dont  on  pourrait  dire  qu'ils 
«  observent  »  les  fails  comme  les  philat^listes 
collectionnent   les   timbres-poste.  II  n'y  en  a 


HONORE   DE   BALZAC.  185 

jamais  assezl  et  si  quelqu'un,  un  beau  jour,  tire 
quelque  parti  de  leur  collection,  ils  ne  lui  en 
voudront  pas;  mais,  en  attendant,  ils  ne  se 
soucient,  eux,  et  ils  ne  s'enorgueillissent  que 
de  I'avoir  formee. 

L'  «  observation  »  de  Balzac  est  quelque 
chose  de  plus,  et  de  tres  different.  «  J'ai  ete 
pourvu  d'une  grande  puissance  d'observalion, 
—  ecrivait-il  a  madame  Hanska,  tout  au  debut 
de  leur  liaison,  au  commencement  de  1833,  — 
parce  que  j'ai  6ie  jete  a  travers  toutes  sortes 
de  professions,  involontairement.  Puis,  quand 
j'allais  dans  les  hautes  regions  de  la  societe,  je 
souftrais  par  tous  les  points  ou  la  souffrance 
arrive,  et  il  n'y  a  que  les  ames  meconnues  et 
les  pauvres  qui  sachent  observer,  parce  que 
tout  les  froisse,  et  que  I'observation  resulte 
d'une  souffrance.  La  memoire  n'enregistre  rien 
que  ce  qui  est  douleur.  A  ce  titre  elle  vous 
rappelle  une  grande  joie,  car  un  plaisir  [un 
grand  plaisir]  louche  de  bien  pres  a  la 
douleur.  Ainsi  la  societe  dans  toutes  ses  phases, 
du  hmii  en  hgs^  ainsi  les  Mr/islniinns^  les  religions, 
les  histoires.  le  tern.ps  preaentj  tout  a  ete  analyse  el 
observe  far  moij  »  II  y  a  \k  un  peu  d'exagera- 


186  HONORE   DE   BALZAC. 

tion  et  meme  de  charlatanisme.  «  Les  legisla- 
tions; les  religions;  les  histoires  »;  c'est  beau- 
coup  :  et  Balzac  les  a  peut-6tre  devinees,  mats 
«  analys^es  »  I  ou  s6rieusement,  consciencieu- 
sement  6tudi6es,  c'est  une  autre  affaire,  et 
le  correspondant  de  1'  «  Etrangere  »  ne  se 
mocjue-t-il  pas  un  peu  d'elle?  Si  les  legisla- 
tions, les  religions,  les  liistoires  ne  sont  peut- 
^tre  pas  I'arcane  qu'en  voudraient  faire  quel- 
ques-uns  de  ceux  qui  les  etudient,  —  et  qui 
les  monopoliseraient  volonliers,  s'ils  le  pou- 
vaient,  —  elles  ne  se  laissent  pourtant  pas 
surprendre  en  moins  de  temps  que  Ton  n'en 
met  h.  6crire  Clotilde  de  Lusignan;  et,  de  fait,  on 
ne  voit  que  trop,  quand  il  pretend  toucher 
a  de  certains  sujets,  combien  I'erudition  de 
Balzac  est  superficielle.  C'est  ce  que  Sainte- 
Beuve  lui  prouvera  [Gf.  Port  Royal,  edit,  in-18, 
I,  549-559];  et  c'est  ce  que  jamais  ils  ne  se 
pardonneront  I'un  a  I'autre... 

Mais  ce  qui  est  int6ressant  ici,  c'est  I'id^e 
que  Balzac  se  forme  de  I'observation.  Tdchons 
en  effet  de  le  bien  entendre.  Que  veut-il  dire 
quand  il  se  vante  «  d'avoir  tout  observe  » ? 
II  n'a  point  pris  de  «  notes  »,  ni  constitue  de 


HONORE   DE   BALZAC.  187 

«  dossiers  » !  Ou  en  eut-il  trouv6  le  temps? 
Au  sens  ou  Ton  entend  communement  le  mot, 
Balzac  n'a  pas  eu  le  loisir  d'  «  observer  » ; 
et,  d'ailleurs,  il  n'en  eiit  pas  eu  la  patience. 
Mais  il  a  «  observe  »  tout  ce  qu'il  lui  fallait 
connaitre  pour  pouvoir  «  realiser  »  le  monde 
qu'il  portait  dans  sa  tete,  et  lui  communiquer 
ce  principe  ou  ce  souffle  de  vie  sans  lequel 
des  «  dossiers  »  et  des  «  notes  »,  quel  qu'en 
soit  le  contenu,  ne  sont  de  leur  vrai  nom 
que  d'inutiles  paperasses.  Ayant  sa  vision  a  lui, 
complete,  sinon  precise,  —  ou  confuse,  mais 
totale,  —  d'  «  une  societe  dans  toutes  ses  phases  » , 
il  n'a  demande  a  Y  «  observation  »  que  les 
moyens  actuels  de  donner  un  corps  a  sa  visiop, 
Et,  pour  la  ressemblance  de  cette  vision  avec 
la  realite,  ce  n'est  point  du  tout  en  les  con- 
frontant,  ou  en  les  contrdlant  I'une  par  I'autre, 
qu'il  s'en  est  assure,  mais  en  les  rapportant 
I'une  et  I'autre  ci  leurs  causes  generatrices,  et 
en  obsei'vant,  de  meme  qu'il  inventait,  si  je 
puis  ainsi  dire,  dans  la  direction  de  la  nature. 
Naturaliste,  de  fait,  I'observation  de  Balzac 
est  sociale  d'intention;  et  peut-etre  devrions- 
nous  dire  qu'elle  est  sociale  en  tant  que  natu- 


188  IIONORE   DE    BALZAC. 

raliste,  si  precis6ment  rhomme  naturel  est 
rhomme  social,  et  non  pas  celui  que  Ton 
commence  par  isoler  ou  par  abstraire  de  la 
society  pour  le  mieux  observer. 

Quand  nous  parlons  de  la  port6e  sociale  du 
roman  de  Balzac,  nous  n'avons  done  point 
\d'egard  ci  ses  opinions  politiques  ou  reli- 
j  gieuses,  qui  n'ont  rien  eu  de  tres  profond, 
■  ni  de  tres  original;  et  surtout  qui  n'ont  que 
d'assez  lointains  rapports  avec  la  qualite  de 
son  oeuvre,  et  la  nature  de  son  genie.  Je  veux 
dire  par  lii  que,  si  Balzac,  au  lieu  de  se  declarer 
«  catholique »  et  «  royaliste»,  avait  professe  des 
opinions  exactement  contraires,  je  ne  vois  pas 
bien  ce  qu'il  y  aurait  de  change  dans  la  con- 
ception de  son  Pere  Goriot,  ou  dans  le  dessin 
de  son  Cousin  Pons.  Nous  voyons  parfaitement 
ce  que  ne  serait  pas  Delphine  si  madame  de 
Stael  etait  n€e  «  catholique  » ;  mais  le  critique 
ou  I'historien  serait  assurement  tres  subtil,  qui 
retrouverait  dans  Atala  le  «  royalisme »  de  Cha- 
teaubriand. C'est  ce  qu'il  faut  dire  de  Balzac. 
S'il  lui  est  arrive  d'ecrire  un  roman  tout  ex- 
pres,  comme  le  Medecin  de  campagne,  pour  y 
exprimer   son  ideal   religieux  et   politique  a 


HONORE   DE   BALZAC.  189 

la  date  de  1833,  on   I'y  retrouve,   naturelle- 
ment;  et,  dans  une  analyse  du  Medecin  de  cam- 
pagne,   il  faudrait  done  discuter  les  opinions 
que  Balzac  a  mises  dans  la  bouche  du  docteur 
Benassis.  Mais,  d'une  maniere  general  p.,  Tart.  d^J 
Balzac,  sa  conception  de  Tart  et  de  la  vie,  la; 
representation  qu'il  nous  en  a  donnee  dans-sat 
Comedie  humaine,  ne  sont  ni  necessairement.  ni  I 
meme  tres  etroitement   solid^'rps  dp.  sp.s  npi-t 
nions  politiques  ou  religieuses. 

II  a  essaye,  je  le  sais  bien,  de  se  persuader 
le  contraire  a  lui-meme,  et  il  I'a  essaye  perse- 
veramment  et  obstinement,  dans  les  Prefaces 
que  nous  avons  vu  qu'il  dictait  a  Felix  Davin, 
et  dans  VAvaiit-propos  de  la  Comedie  humaine', 
—  et  je  pense  qu'il  y  a  reussi.  II  ne  I'a  pas  per- 
suade a  ses  contemporains,  qui,  tout  en  I'ad- 
mirant,  ont  semble  faire  assez  pen  de  cas  de 
sa  politique  ou  de  sa  «  sociologie  ».  Les  opi-j 
nions  politiques  ou  religieuses  de  Balzac,  — [ 
quoi  que  d'ailleurs  nous  en  pensions,  et  quel 
nous  les  partagions  ou  non,  —  ne  font  pas 
corps  avec  son  oeuvre.  EUes  s'en  distinguent, 
et  on  les  en  detache.  Et  elles  pen  vent  d'ail- 
leurs   avoir    leur    int^ret,    mais    cet    interet 

11. 


190  HONORE   DE    BALZAC. 

n'est  pas  d'une  autre  nature  que  celui  que 
nous  inspirent  les  opinions  de  George  Sand  ou 
de  Victor  Hugo. 

On  nous  excusera  d'insister  sur  ce  point. 
Mais  ce  serait  gravement  alt^rer  la  physionomie 
vraie  de  Balzac  que  de  se  le  representer  sous 
le  bonnet,  si  j'ose  ainsi  dire,  d'un  docteur  es 
sciences  sociales.  La  competence  et  I'autorite 
ne  s'improvisent  pas  plus  en  matiere  poli- 
tique ou  religieuse  qu'en  matiere  scientifique; 
et,  pas  plus  que  les  romanciers  ou  les  drama- 

j  turges  ses  contemporains,  Balzac,  avant  de 
toucher  aux  choses  de  la  politique  et  de  la 
religion,    n'a  pris  la  peine  ou  ne  s'est  donn6 

1  le  loisir  de  les  etudier.  G'est  pourqu'oi,  lors- 
qu'il  affirme,  par  exemple,  que  «  le  christia- 
nisme,  et  surtout  le  catholicisme,  6tant  un 
systeme  complet  de  repression  des  tendances 
d6prav6es  de  Thomme,  est  le  plus  grand  ele- 
ment d'ordre  social  »,  nous  entendons  bien  ce 
qu'il  veut  dire,  —  et  il  se  pent  qu'il  ait  raison, 
comme  il  se  peut  qu'il  ait  tort,  —  mais  on 
serait  etonne  si  nous  discutions  s6rieusement 
son  affirmation!  II  ne  faut  pas  non  plus  nous 
le  dissimuler:  une  apologie  du  christianisme 


HONORE   DE   BALZAC.  191 

sera  toujours  suspecte  sous  la  plume  de  I'au- 
teur  de  Splendeurs  etMiseres  des  Courtisanes, 
pour  ne  rien  dire  des  Petites  Mlseres  de  la  Vie 
conjugate  ou  de  la  Physiologie  du  Mariage,  qui 
sqnt  des  livres  parfaitement  indecents.  Mais 
quand  Balzac  ne  serait  pas  I'auteur  de  quel- 
ques-uns  de  ses  romans,  il  nous  suffirait  de 
connaitre  I'histoire  de  sa  vie,  pour  etre  bien 
assures  qu'entre  la  negociation  de  deux  traites 
de  librairie,  ou  I'achat  de  deux  meubles  de 
Boulle,  n'ayant  jamais  sans  doute  etudie  serieu- 
sement  le  catholicisme  ou  le  christianisme,  ce 
qu'il  en  a  pu  dire  ne  saurait  done  passer  la 
portee  d'une  boutade;  et  son  autorite  n'en  est 
vraimeni  pas  une. 

Laissons  done  de  cote  les  dissertations  dont 
il  a  pu  remplir  son  Cure  de  village  ou  son  Me- 
decin  de  campagne !  Laissons  de  cote  les  obser- 
vations qu'il  a  pu  faire,  en  passant,  sur  le 
«  systeme  des  concours  »,  ou  sur  le  «  pouvoir 
de  I'association  ».  Ce  que  Ton  veut  dire,  quand, 
on  parle  de  la  portee  sociale  des  romans  de;| 
Balzac,  c'est  que,  comme  nous  venons  d'en 
faire  tout  a  I'heure  la  remarque,  la  society 
qu'il  a  representee  dans  son  oeuvre  est  «  une 


192  HONORE   DE    BALZAC. 

society  complete*,  ou  presque  complete,  pour- 
vue  de  tous  ses  organes,  dont  aucun  n'est  con- 
sider6  dans  son  independance,  et  pour  lui-meme 
ou  pour  lui  seul,  mais  dans  son  rapport  avec 
les  autres  et  avec  I'ensemble.  On  veut  dire  encore 
que,  dans  un  genre  tel  qu'etait  avant  lui   le 

I  roman,  denature,  fausse,  des6quilibre  par  la 
preponderance  qu'y  oecupait  la   peinture  des 

:  passions  de  Tamour,  Balzac,  en  introduisant  la 
representation  des  autres  passions,  en  a  fait  une 
image  representative  de  la  soci^t6  tout  entiere, 
dont  la  preoccupation  principale,  en  aucun 
temps,  quoi  qu'on  en  disc,  n'a  ete  d'  «  aimer  ». 
EUe  ne  I'a  jamais  ete  qu'en  litterature,  et 
surtout  depuis  les  romantiques.  Et  on  veut 
dire  encore,  —  si  Ton  se  rappelle  ici  ce  que 
nous  avons  dit  de  la  «  valeur  historique  » 
du  roman  de  Balzac,  —  que,  dans  la  des- 
cription ou  la  representation  de  cette  societe, 
il  a  eu  I'art  d'en  faire  pressentir  les  modifi- 
cations prochaines,  et  ainsi,  de  nous  mon- 
trer  a  I'oeuvre,  dans  le  mecanisme  de  leur 
fonctionnement  quotidien,  les  ressorts  dont 
il  avait  commence  par  mettre  les  principes 
k  nu. 


IIONORE   DE   BALZAC.  193 


* 
*    * 


Une   «    societe   complete  »,    avec    tous    ses 
organes,  ou,  ainsi  qu'il  dit  lui-meme  «  avec 
sa  genealogie  et  ses  families...  ses  nobles,  ses  | 
bourgeois,  ses  artisans  et  ses  paysans,  ses  poli- 
tiques  et  ses  dandys  »,  et  on  pourrait  ajouter: 
ses  magistrats  et  ses  diplomates,  ses  gens  de 
lettres  et   ses  hommes  d'affaires,  ses  avou6s, 
ses  medecins,  ses  commergants,  ses  militaires, 
c'est  effectivement  ce  qui  ne  s'etait  point  vu 
dans  le  roman,  avant  Balzac,  et  depuis  lui, 
nous  pouvons  le  noter  des  a  present,  c'est  ce 
qui  ne  s'est  point  revu.  Les  heros  de  Balzac  ne  | 
vivent,  pour  ainsi  parler,  qu'en  «  fonction  »  les  I 
uns  des  autres,  d'une  vie  qu'on  pent  appeler  j 
«  sociale  »  par  excellence,  et  dont  les  accidents  | 
ne  dependent,  pour  ainsi  dire,  pas  d'eux,  mais 
des  circonstances,  et  par  consequent  des   in- ; 
Alienees  qui   les  fagonnent. 

<c  II  n'y  aqu'un  animal,  ecrivait-il  dans  VAvant- 
propos  de  la  Comedie  humaine.  Lecreateur  ne  s'est 
servi  que  d'un  seul  et  meme  patron  pour  tous 
les  etres  organises.  L'animalestunprincipequi 


194  HONORE   DE   BALZAC. 

prend  sa  forme  exl^rieure,  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  les  differences  de  sa  forme,  dans 
les  milieux  on  il  est  appele  ci  se  d6velopper. 
Les  especes  zoologiques  resultent  de  ces  diffe- 
rences. »  Et  plus  loin  :  «  II  a  done  existe,  il 
existera  done  de  tout  temps  des  especes 
sociales  comme  il  y  a  des  especes  zoologiques.  » 
L'analogie  est  sans  doute  plus  apparenle  que 
r^elle.  Quoi  que  Balzac  en  dise,  il  n'est  pas 
vrai  que  «  les  differences  qui  existent  en  Ire 
un  soldat,  un  ouvrier,  un  administrateur...  » 
soient  «  aussi  considerables  »  que  celles  qui 
distinguent  «  le  loup,  le  lion,  I'ane,  le  corbeau, 
le  requin  et...  le  veau  marin  ».  Les  «  especes 
zoologiques  »  varient-elles?  G'est  un  point  dont 
nos  savants,  en  depit  de  Lamarck  et  de  Darwin, 
ne  torn  bent  pas  encore  d'accord,  un  demi- 
siecle  apr^s  Balzac.  Mais  il  semble  pourtant 
plus  facile  de  faire,  avec  un  ouvrier,  un  soldat 
et  meme  un  marechal  de  France,  —  11  y  en-a 
des  exemples  dans  Thistoire  et  dans  le  roman 
de  Balzac,  —  qu'un  lion  avec  un  Ane  ou  qu'un 
loup  avec  un  veau  marin ;  et  les  «  especes 
sociales  »  ont  une  tout  autre  plasticity  que  les 
especes  de  la  nature. 


HONORE   DE   BALZAC.  195 

La  formule  n'en  est  pas  moiiis  celle  des  per- 
sonnages  de  Balzac.  lis  prennent  vraiment  «  leur 
forme  »  ou  «  les  differences  de  leur  forme  », 
dans  les  milieux  ou  «  ils  sont  appeles  a  se  deve- 
lopper  »  ;  et  c'est  ainsi  qu'un  soudard,  comme 
Philippe  Bridau,  un  vermicellier,  comme  le 
pere  Goriot,  un  soldat  sorti  du  rang,  comme 
le  commandant  Genestas,  des  femmes  comme 
la  duchesse  de  Langeais,  madame  de  Nucin- 
gen,  madame  Camusot  de  Marville,  deviennent 
dans  sa  Comedie  I'expression  d'une  condition 
sociale  tout  entiere,  avec,  si  je  puis  ainsi  dire, 
ses  «  tenants  »  et  ses  «  aboutissants  »,  les 
circonstances  desa  formation,  I'enchevetrement 
de  ses  effets  et  de  ses  causes,  sa  valeur  indi- 
viduelle  et  typique  a  la  fois.  «  Non  seulement 
les  hommes,  a  dit  encore  Balzac,  mais  encore 
les  6venements  principaux  de  la  vie  se  formu- 
lent  par  des  types.  II  y  a  des  situations  qui  se 
representent  dans  toutes  les  existences,  des 
phases  typiques,  et  c'est  la  I'une  des  exacti- 
tudes que  j'ai  le  plus  cherchees.  »  A  sa  place, 
dans  VAvant-propos  de  la  Comedie  hwname,  cette 
phrase  est  un  peu  obscure.  On  ne  voit  pas 
bien  comment  «  les  evenements  principaux  de 


196  HONORE  DK  BALZAC. 

la  vie  se  formulent  par  des  types  ».  Mais  pour 
I'entendre,  nous  n'avons  qu'a  la  rapprocher  de 
celte  autre  phrase  :  «  Mayenne  et  Gharleville 
ont  leur  Grandet,  comme  Saumur  » ;  et  n'est-il 
pas  vrai  qu'aussitdt  tout  s'6claire?  Les  ro- 
mans  de  Balzac  sont  des  romans  sociaux  en  ce 
sens  que  les  individus  n'y  existent  reellement 
pas  en  dehors  et  ind6pendamment  de  la 
classe  dont  ils  sont  les  repr6sentants,  ni  con- 
s6quemment,  de  la  «  soci6t6  »  dont  ils  sont 
les  creatures. 

lis  sont  encore  «  sociaux  »  pour  la  persis- 
tance  avec  laquelle,  dans  la  plupart  d'entre 
eux,  sans  chercher  d'ailleurs  a  6tablir  aucune 
these,  Balzac  a  essaye  de  reconnaitre  et  de 
mettre,  disions-nous,  a  nu  les  ressorts  essentiels 
de  cette  societe. 

C'est  ainsi  qu'il  s'est  complu  a  etudier,  dans 

{ une  s6rie  d'  «  arrivistes  »,  qui  va  de  son  Ras- 
|>  i  tignac  a  son  Vautrin,  ce  dechainement  d'ener- 

!;  gie  brutaleprovoqueparl'exemple  de  Napoleon 
et  de  sa  prodigieuse  fortune,  et  dont  la  critique 
s'obstine,  je  ne  sais  pourquoi,  k  vouloir  voir  le 
modele  ou  I'incarnation  dans  le  Julien  Sorel 
de  Stendhal.  [Le  Rouge  et  le  Noir,  1830.]  Mais, 


HONORE    DE   BALZAG.  197 

en  comparaison  de  ce  que  sont  les  heros  de 
I'energie  dans  le  roman  de  Balzac,  ce  Julien  Sorel  / 
n'est  qu'un  fantoche,  en  qui  je  ne  voudrais  pas 
decider  ce  qu'il  convient  d'admirer  le  plus,  de 
I'incoherence  du  personnage,  ou  de  la  fatuite  de  I 
son  auteur.  Le  seul  Rastignac  de  Balzac  est  plus  ^ 
vrai  dans  un  de  ses  gestes,  que  Julien  Sorel 
dans  toute  sa  personne;  et,  si  Ton  veut  des 
modeles  de  cette  energie  suscitee  dans  les  ima- 
ginations de  la  jeunesse  d'alors  par  I'emula- 
tion  de  Napoleon,  c'est  dans  la  Comedie  humaine 
que  Ton  les  trouvera.  On  sait  que  I'un  de 
leurs  caracteres  est  I'absence  de  toute  espece 
de  scrupule,  et  c'est  ce  que  Ton  a  quelquefois 
appele  rinimoralite  de  Balzac.  Nous  revien- 
drons  dans  un  instant  sur  ce  point,  mais  ici, 
ou  il  ne  s'agit  que  de  la  verite  humaine  de 
I'imitation,  nous  nous  bornerons  a  demander 
quels  scrupules,  de  quelle  nature,  ont  done 
arrete  dans  leurs  entreprises  un  Napoleon,  un 
Talleyrand  ou  un  Fouche? 

Ce  que  Balzac  n'a  pas  mis  en  une  moindre 
lumiere,  c'est,  dans  la  societe  nouvelle,  issue  de  > 
la  Revolution,  la  desorganisation  de  la  famille  f 
par  la  poussee  de  I'individualisme.  Ici  encore  | 


198  IIONORE   DE   BALZAC. 

nous  ne  discutons  pas,  et  nous  nous  defen- 
dons  d'aborder  le  fond  de  la  question.  Si  c'est 
la  famille  ou  si  c'est  I'individu  qui  doit  etre 
consid6r6  comme  la  «  cellule  »  primitive  de 
I'organisme  social,  les  romans  de  Balzac  n'ap- 
portent  aucun    argument  dans   I'un   ou  dans 
I'autre  sens.  Nous  n'avons  pasdavantage  a  nous 
6tendre  en  considerations  sur  le  droit  d'ainesse, 
ou  sur  nos  lois  successorales,  puisque  Balzac, 
dans  ses  r^cits,  n'a  jamais  traite  I'un  et  I'autre 
sujet  que  par  maniere  de  digression.  Mais  tout 
,  ce  qu'il  suffitdedire,  c'est  que,  si  la  dissociation 
des  anciennes  coutumes  familiales  est  en  partie 
I'oeuvre  du  temps,  sans  aucun  doute,  mais  en 
partie  aussi  I'oeuvre  de  la  Revolution  frangaise, 
nul  ne  I'a  mieux  vu  que  Balzac ;  et  sa  Comedie 
humaine  est  comme  impregnee  de  cette  convic- 
tion. II  a  le  nouvel  individualisme  en  haine,  et, 
en  un  certain  sens,  contre  ce  grand  ennemi  de 
toute  abnegation,  comme  de  tout  esprit  de  soli- 
darity, son  ceuvre  n'est  qu'une  espece  de  requi- 
sitoire,  ou  plutdt  de  croisade.  C'est  en  quoi  je  la 
liens  pour  eminemment  sociale.    Elle  ramene 
constamment  sous  le  regard  de  notre  attention 
ce  probleme  social  entre  tous,  de  I'organisation 


HONORE   DE   BALZAC.  199 

de  la  famille  dans  son  rapport  avec  la  societe. 
Eugenie  Grandet,  le  Pere  Goriot,  un  Menage  de 
Gaj'Qon,  Modeste  Mignon,  la  Muse  du  Departement, 
les  Soujfrances  d'un  Irwenteur,  le  Cousin  Pons,  la 
Cousine  Bette  sont  essentiellement  des  «  drames 
de  famille  ».  Et  s'il  s'en  degage  une  legon,  c'est 
celle-ci,  que,  par  la  desorganisation  de  la  fa-  | 
mille,  les  societes  modernes  s'acheminent  vers 
un  etat  de  choses  ou ,  la  tyrannie  de  la  loi 
s'exercant  universellement,  sans  obstacle  et| 
sans  intermediaire,  il  n'y  aura  pas  de  milieu 
entre  I'individualisme  anarchique,  d'une  part, 
et  I'ecrasement  de  I'individu  par  la  collectivite 
anonj^me  et  impersonnelle. 

«  La  famille  sera  toujours  la  base  des  so- 
cietes. Necessairement  temporaire,  incessam- 
ment  divis6e,  recomposee  pour  se  dissoudre 
encore,  sans  liens  entre  I'avenir  et  le  passe,  la 
famille  d'autrefois  n'existe  plus  en  France. 
Ceux  qui  ont  proced6  k  la  demolition  de  I'an- 
cien  edifice  ont  ete  logiques  en  partageant  ega- 
lement  les  biens  de  la  famille,  en  amoindris- 
sant  I'autorite  du  pere,  en  faisant  de  tout 
enfant  le  chef  d'une  nouvelle  famille,  en  sup- 
primant    les    grandes    responsabilites ;    mais 


200  UONORE   DE   BALZAC. 

rfitat  social  reconstruit  est-il  aussi  solide  avec 
ses  jeunes  lois,  encore  sans  longues  epreuves, 
que  la  monarchie  I'etait  avec  ses  anciens  abus  ? 
I  En  pcrdant  la  solidarite  des  families,  la  societe 
'  a  perdu  celte  force  fondamentale  que  Montes- 
quieu avail  decouverte  et  nommee  Vhonneur. 
Elle  a  tout  isole  pour  mieux  dominer,  elle  a 
tout  partage  pour  afTaiblir.  Elle  regne  sur  des 
unites,  sur  des  chiffres  agglom6r6s  comme  des 
grains  de  hU  dans  un  tas.  Les  interets  gene- 
raux  peuvent-ils  rem  placer  les  families?  Le 
temps  a  le  mot  de  cette  grande  question.  » 
[Le  Cure  de  village.] 

En  attendant  qu'on  en  vienne  k  cette  extr6- 

mile,  ce  que  Balzac  a  encore  admirablement 

,  vu  et  montre  dans  son  oeuvre,  c'est  le  develop- 

)  pement    d'une  forme  d'egoisme   qui   s'oppose 

i  en  quelque  mesure  a  cette  tyrannic  de  la  collec- 

tivite.  Les  egoistes  de  Balzac  sont  d'une  espece 

particuliere,  dont  le  trait  distinctif  consiste  en 

ceci  que  leur  conscience  n'a  jamais  hesite,  — 

et  en  admettant  qu'ils  aient  une  conscience,  — 

sur  la  legitimite  de  leur  droit  a  la  vie  et  au 

succes.  Et,  en  effet,  leur  egoisme,  celui  d'Eu- 

gene  de  Rastignac  ou  de  Celestin  Crevel,  par 


HONORE   DE   BALZAC.  201 

exemple,  fait  partie,  pour  ainsi  dire,  d'un  sys- 
teme  social  a  la  conservation  et  au  maintien 
duquel  il  concourt.  Si  nous  en  voulions  croire 
quelques  economistes,  «  la  concurrence  »  serait 
«  r^me  du  commerce  »,  et  on  sait  que  peu  leur 
importe  au  prix  de  quelles  mines  et  de  quels 
desastres  elle  s'exerce !  Qu'importe  k  la  societe ' 
la   deconfiture   d'un   Cesar   Birotteau,  si   Ton 
fabrique  toujours  plus  d'  «  huile  de  macas- 
sar »,  et  que,  de  jour  en  jour,  I'industrie  nous 
la  livre  ci  meilleur  marche?  Ainsi,  les  egoistes  | 
de   Balzac  estiment  que  leur  succes  n'est  pas  i 
seulement   le  leur,  mais    celui  de  toute  une  I 
clientele,  qu'ils  trainent   avec  eux,   et   m6me  | 
celui  de    toute  une  classe.  C'est  ce  qui    leur 
donne  en   eux-memes  une  confiance  dont  la 
securite  n'a  d'6gale    que  I'enormite  de  leurs 
app6tits.  En  s'appliquant  a  reussir,  et  dans  la 
mesure    ou    ils   y    parviennent,    ils    donnent 
I'exemple   du    succes !    Leur   histoire,    a    eux 
autres,  devient  ce   que  Balzac  appelle   «  une 
formule  de  vie  »  I  On  dirait  de  ces  milliar- 
daires    americains    qui,     n'ayant    jamais    eu 
d'autres  preoccupations  que  de  gagner  de  I'ar- 
gent,    se  trouvent,  en  le  gagnant  et  pour  le 


202  HONORE   DE   BALZAC. 

gagner  plus  vite,  avoir  transforme  toute  une 
Industrie  et,  par  la  transformation  de  cette 
industrie,  la  maniere  dont  vivaient  des  milliers 
de  leurs  semblables.  C'est  encore  en  ceci  que 
le  roman  de  Balzac  a  vraiment  une  portee 
sociale. 

Aussi,  conQoit-on  ais6ment  que,  preoccup6  de 
reconnaitre,  de  saisir  et  de  fixer  tous  ces 
traits,  Balzac  n'ait  donn6  dans  son  oeuvre 
qu'une  place  tout  k  fait  secondaire  a  la  pein- 
i  ture  des  passions  de  Tamour,  tandis  qu'au 
contraire  il  en  faisait  une  considerable  a  la 
question  d'argent.  Nous  n'avons  pas  k  revenir 
sur  ce  point.  Mais  nous  pouvons  ajouter  quel- 
ques  mots  a  ce  que  nous  en  avons  deja  dit ; 
et,  sans  doute,  il  n'est  pas  inutile  de  bien 
voir  comment  la  portee  sociale  des  romans  de 
Balzac  resulte,  pour  une  part,  de  cette  subor- 
dination des  passions  de  i'amour. 

J'ai  tache  d'expliquer  ailleurs,  et  plus  d'une 
fois,  les  raisons  du  prestige  universel  qu'exer- 
Qait,  au  theatre  ou  dans  le  roman,  la  repre- 
sentation des  passions  de  I'amour.  Les  passions 
de  I'amour  sont  les  plus  «  universelles  »  de 
toutes,    et   chacun   de    nous    pent    se    flatter 


HONORE   DE    BALZAC.  203 

d'avoir  en  lui  de  quoi  les  ressentir,  ou  au 
moins  de  quoi  les  comprendre.  Mais,  apres 
cela,ramour,  le  grand  amour,  I'amour  passion, 
celui  qui  se  deploie  dans  les  drames  de  Sha- 
kespeare, ou  dans  les  tragedies  de  Racine,  ce 
genre  d'amour  est  assez  rare;  —  et  peut-6tre 
faut-il  nous  en  feliciter !  La  race  du  chevalier 
Des  Grieux,  et  des  Valentine  ou  des  Indiana 
n'est  pas  de  celles  dont  on  doive  encourager  la 
multiplication.  11  y  en  aura  toujours  assez! 
Mais  ce  qui  est  surtout  vrai,  c'est  qu'en  sem-  ' 
blant  faire  de  Tamour  I'unique  preoccupation  ] 
de  ses  heros,  le  roman.  jusqu'a  Balzac,  a  j 
fauss6  la  representation  de  la  vie.  L'humanit6, 
en  general,  est  preoccupee  de  tout  autre  chose 
que  d'amour;  d'autres  interets  la  sollicitent, 
et  d'autres  necessites  lui  font  sentir  leur  poids. 
L'amour  n'est  et  n'a  jamais  ete,  ni  ne  pent  etre 
la  grande  affaire  que  de  quelques  desoeuvres, 
dont  le  temps  n'est  ni  de  I'argent,  ni  du  tra- 
vail, ni  de  Taction,  ni  quoi  que  ce  soit  qui  se 
puisse  transformer  en  utility  sociale.  C'est 
pourquoi  les  amoureux  auront  done  leur  place 
dans  la  representation  du  drame  de  la  vie; 
mais  ils   n'y   auront  que  leur  place;  et,   de 


204  HONORE   DE   BALZAC. 

leur  amour  meme,  aussi  souvent  que  la  v6rit6 
du  r6cit  I'exigera,  des  preoccupations  6tran- 
g6res  a  cet  amour  les  en  detourneronl. 

Complete,  en  ce  sens  que  tous  les  elements 
qui  forment  la  soci616  contemporaine  de  Balzac 
y  figurent  en  Jeur  rang,  la  representation  Test 
done  en  ce  sens  aussi  qu'aucun  des  ressorls  n'y 
est  omis  qui  actionnent  cette  soci6te.  «  Social  » 
par  la  nature  des  preoccupations,  je  ne  dirai 
pas  qui  le  dominent,  mais  qui  le  remplissent, 
et  meme  qui  s'y  font  quelquefois  jour  comme 
a  I'insu  de  i'auteur,  le  roman  de  Balzac  est 
;  «  social  »  ])ar  la  nature  des  moyens  qui  lui 
j  servent  a  manifester  ces  preoccupations.  On 
remarquera  que  c'est  precisement  ce  qui 
manque  aux  romans  de  George  Sand,  qui  tous 
ou  presque  tous,  de  1830  a  1848,  ont  eu  des 
pretentions  «  sociales  ».  —  «  Nous  pr6parons 
une  revolution  pour  les  moeurs  futures  »,  disait- 
cUe  a  Balzac  lui-meme  en  1838,  —  mais  dont 
les  moyens  sont  demeures  purement  «  litte- 
raires  »  ou  «  oratoires  »,  et  dont  les  person- 
nages  n'ont  pense,  pourrait-on  dire,  qu'en 
fonction  de  leur  amour  I  Les  romans  de  George 
Sand,  je  dis  les  meilleurs,  sont  des  romans  k 


HONORE   DE   BALZAC.  205 

pretentions  sociales,  mais  de  peu  de  portee 
sociale,  et  que  la  «  beaute  du  style  »  n'em- 
peche  pas  d'etre  aujourd'hui  gen6ralement 
illisibles  :  les  romans  de  Balzac  ont  d'autant 
plus  de  port6e  qu'ils  ont  moins  de  pretentions; 
—  et  le  meilleur  a  cet  egard  n'en  est  pas  le 
Medecin  de  campagne. 


* 
*  * 


Je  consens  d'ailleurs  que,  dans  la  mesure 
oij  il  n'est  pas  indifferent  a  une  doctrine  de 
pouvoir  se  reclamer  ou  s'autoriser  de  I'adhe- 
sion  d'un  grand  esprit,  on  6tende  un  peu  au 
dela  de  ces  conclusions,  la  «  portee  sociale  » 
des  romans  de  Balzac.  S'il  est  done  une  fois 
bien  entendu  qu'avec  tout  son  genie  —  qui, 
par  ailleurs,  I'eleve  si  fort  au-dessus  d'un  M.  de 
Bonald  ou  d'un  Joseph  de  Maistre,  —  Balzac 
n'est  cependant  ni  I'un  ni  I'autre  de  ces  deux 
grands  esprits,  il  y  a  lieu,  non  pas  de  discuter,  1 
nous  I'avons  dit,  mais  de  relever,  ou  d'enre-  ' 
gistrer  quelques-unes  de  ses  opinions.  Elles 
ne  sont  denuees  ni  de  quelque  justesse,  ni 
meme,  et  en  d6pit  de  la  maniere  dont  il  les 

12 


206  HONORE   DE   BALZAC. 

a  fornixes,  c'est-a-dire  sans  grande  6tude  ni 
reflexion,  de  quelque  profondeur. 

G'est  ainsi  qu'il  est  interessant  de  le  voir,  en 
toute  occasion,  lui,  Balzac,  le  contemporain  de 
George  Sand  et  de  Victor  Hugo,  —  non  moins 
incapable  qu'eux,  je  ne  dis  pas  de  subir  per- 
sonnellement  aucun  joug,  mais  de  s'astreindre 
yk  aucune  discipline,  —  denoncer  Tindividua- 
\  lisme  coinme^Torigine  a  pen  pres  unique  des 
I maux  qui  travaillent  la  societ6  de  son  temps . 
II  en  accuse  ailleurs  «  le  manque  de  religion  » 
et  «  la  toute-puissance  de  I'argent  ».  Mais  le 
grand  ennemi,  c'est  I'individualisme ;  et,  en 
effet,  ce  sont  de  dangereux  personnages  que 
des  «  individualistes  »  comme  son  Rastignac, 
son  Vautrin,  ou  son  Bridau,  L'accuserons- 
nous,  a  ce  propos,  de  contradiction,  et  fein- 
drons-nous,  avec  une  ironie  facile  et  banale, 
de  nous  etonner  que  ses  principes  ne  soient 
pas  d'accord  avec  son  «  temperament  » ?  En 
aucune  maniere!  nous  surtout  qui  croyons 
que  les  «  principes  »  nous  ont  6te  donnes 
pour  contredire  et  regler  les  «  temperaments  » . 
Mais,  ce  qui  sera  beaucoup  plus  juste,  et  con- 
forme  a  la  realite,  nous  verrons  dans  la  guerre 


HONORE   DE   BALZAC.  207 

que  Balzac  n'a  pas  cesse  de  faire  a  I'indivi- 
dualisme,  —  depuis  le  Medecm  de  campagne 
jusqu'a  la  Cousine  Bette,  —  une  conclusion 
de  son  enqiiete  sur  la  societe  de  son  temps,  et 
une  conclusion  dont  la  vraisemblance  se  for- 
tifie,  pour  ainsi  dire,  de  tout  ce  qu'elle  a  de 
contraire  au  temperament  du  romancier.  Pour 
qu'une  telle  conclusion  s'imposat  a  Balzac 
n'a-t-il  pas  fallu  qu'elle  lui  parut  d'une  evi- 
dence ou  d'une  clarte  Men  aveuglante?  —  et 
ceci  vaut  sans  doute  la  peine  d'etre  note. 

Voici  maintenant  sur  le  suffrage  universel  ; 
une  page  que  j'emprunte  au  Medecin  de  cam-  ^ 
pagne;  c'est  le  docteur  Benassis  qui  parte  : 

c(  Le  suffrage  universel,  que  reclament  au- 
jourd'hui  les  personnes  appartenant  a  I'oppo- 
sition  dite  constitutionnelle ,  fut  un  principe 
excellent  dans  I'Eglise,  parce  que,  comme  vous 
venez  de  le  faire  observer,  cher  pasleur,  les 
individus  y  etaient  tous  instruits,  disciplines 
par  le  sentiment  religieux,  imbus  du  meme 
systeme,  sachant  bien  ce  qu'ils  voulaient  et  ou 
lis  allaient.  Mais  le  triomphe  des  idees  k  I'aide 
desquelles  le  liberabsme  moderne  fait  impru- 
demment  la  guerre  au  gouvernement  prospere 


208  HONORE   DE   BALZAC. 

des  Bourbons  serait  la  perte  de  la  France  et 
des  libdraux  eux-m6mes.  Les  chefs  du  cole 
gauche  le  savent  bien.  Pour  eux,  cette  lutte  est 
une  simple  question  de  pouvoir.  Si,  a  Dieu  ne 
plaise,  la  bourgeoisie  abattait,  sous  la  banniere 
de  I'opposition,  les  superiorities  sociales  contre 
lesquelles  sa  vanit6  regimbe,  ce  triomphe  serait 
immediatement  suivi  d'un  combat  soutenu  par 
la  bourgeoisie  contre  le  pen  pie,  qui,  plus  tard, 
verrait  en  elle  une  sorte  de  noblesse,  mesquine, 
il  est  vrai,  mais  dont  les  fortunes  et  les  privi- 
leges lui  seraient  d'autant  plus  odieux,  qu'il 
les  sentirait  de  plus  pres.  Dans  ce  combat,  la 
society,  je  ne  dis  pas  la  nation,  p6rirait  de  nou- 
veau,  parce  que  le  triomphe  loujours  momen- 
tane  de  la  masse  souffrante  implique  les  plus 
grands  d^sordres.  Ce  combat  serait  acharne, 
sans  tr^ve,  car  il  reposerait  sur  des  dissidences 
instinctives  ou  acquises  entre  les  electeurs, 
dont  la  portion  la  moins  6clairee,  mais  la  plus 
nombreuse,  I'emporterait  sur  les  sommites  so- 
ciales dans  un  systeme  ou  les  suffrages  se  comp- 
tent  et  ne  se  pesent  pas. 

»  Telles  sont  les  raisons  qui  m'ont  conduit  k 


HONORE   DE   BALZAC.  209 

penser  que  le  principe  de  I'election  est  un  des  i 
plus  funestes  a  I'existence  des  gouvernements 
modernes.  Certes,  je  crois  avoir  assez  prouve  ( 
mon  attachement  a  la  classe  pauvre  et  souf- 
frante,  je  ne  saurais  etre  accuse  de  vouloir  son 
malheur;  mais,  tout  en  I'admirant  dans  la 
voie  laborieuse  ou  elle  chemine,  sublime  de 
patience  et  de  resignation,  je  la  declare  inca- 
pable de  participer  au  gouvernement.  Les  pro- 
letaires  me  semblent  les  mineurs  d'une  nation, 
et  doivent  toujours  rester  en  tutelle.  Ainsi, 
selon  moi,  le  mot  election  est  pres  de  causer 
autant  de  dommage  qu'en  ont  fait  les  mots 
conscience  et  liberte,  mal  compris,  mal  defmis, 
et  jetes  aux  peuples  comme  des  symboles  de 
revolte  et  des  ordres  de  destruction.  » 

Je    ne    voudrais    pas   encore    traiter    trop 
negligemment  quelques-unes  des  vues  qu'il  a 
exprimees  sur  le  catholicisme,  et  qui  font  de  I 
lui,  avec  Lamennais,  un  des  precurseurs  de  ce  . 
que  Ton  a  depuis  lors  appele  le  «  catholicisme  \ 
social  ».  Meme,  il  a  evite  I'ecueil  ou  s'est  brise 
r'auteur    des    Paroles  (Tun  Croyant,   et    tandis 
que  celui-ci  fmissait,  dans  son  ardeur  demo- 
cratique,  par  faire  des  deux  mots  de  «  catho- 

12. 


210  nONOR^  DE    BALZAC. 

licisme  »  et  de  «  d^mocratie  »  deux  termes 
toujours  convertibles,  —  et,  de  tout  ce  qu'ils 
repr^sentent,  deux  choses  constamment  ade- 
quates,  —  Balzac  a  tres  bien  vu  qu'on  pouvait 
etre  un  excellent  Chretien,  sans  etre  un  «  demo- 
crate  »,  et  surtout  un  parfait  «  democrale  », 
sans  etre  aucunement  chrelien.  «  Ge  pretre, 
dit-il  de  Tun  de  ceux  qu'il  a  mis  en  scene  dans 
son  Cure  de  village,  I'abb^  Dutheil,  apparlenait 
k  cette  minime  portion  du  clerge  frangais  qui 
penche  vers  quelques  concessions,  qui  voudrait 
associer  VEglise  aux  inierets  populaires  pour  lui 
faire  reconquerir,  par  I'application  des  vraies 
doctrines  evangel iques,  son  ancienne  influence 
sur  les  masses,  qu'elle  pomrait  alors  relier  a 
la  monarchie.  »  II  revient  sur  la  meme  idee, 
dans  un  autre  endroit  du  meme  r6cit,  par  la 
bouche  de  I'abbe  Bonnet,  —  c'est  le  «  cur6  de 
village  » :  —  «  Initie  peut-etre  par  mes  peines 
aux  secrets  de  la  charite,  comme  I'a  definie  le 
grand  saint  Paul  dans  son  adorable  E'pltre,  je 
voulus  panser  les  plaies  du  pauvre  dans  un 
coin  de  terre  ignore,  puis,  prouver  par  mon 
exemple,  si  Dieu  daignait  benir  mes  efforts, 
que    la    religion    catholique,    prise    dans    ses 


HONORE   DE   BALZAC.  2H 

ceuvres  humaines,  est  la  seule  vraie,  la  seule 
bonne  et  belle  puissance  civilisatrice.  »  C'est,  on 
le  voit,  tout  un  programme ;  et  ce  n'est  pas  a 
Balzac  que  les  Ketteler,  les  Manning  et  les 
Gibbons  Font  emprunte,  mais  c'est  pourtant  le 
leur;  et  il  I'a  formule  avant  eux. 

Encore  moins  meconnaitrons-nous  qu'a  de- 
faut  d'une  connaissance  approfondie  des  v6rites 
de  la  religion  —  qu'il  ne  semble  pas  que 
Balzac  ait  possedee,  —  ce  meme  programme 
implique  une  singuliere  intelligence  des  condi- 
tions qui  etaient  aux  environs  de  1840  les  con- 
ditions necessaires  de  la  renovation  sociale  du 
catholicisme.  Et  si  ces  conditions  n'ont  ete  dis- 
cernees  par  personne  plus  nettement  que  par 
le  romancier  de  la  Comedie  humaine,  qu'est-ce 
k  dire,  sinon  que  la  philosophie  sociale  de  ses 
romans,  decidement,  a  enfonce  plus  avant,  plus 
profondement  qu'on  ne  croyait  dans  I'analyse 
de  la  «  societe  »  de  son  temps,  d'une  part?  et, 
d'autre  part,  qu'on  ne  saurait  negliger,  sous 
pretexte  qu'elle  est  d'un  romancier,  une  opi- 
nion qui  depuis  lors,  k  mesure  meme  qu'on  la 
discutait,  a  paru  se  rapprocher  davantage  de  la 
v6rite?  Me  permettra-t-on  de  faire  observer  k 


212  HONORS   DE   BALZAC. 

ce  propos,  qu'en  ce  point,  comme  en  plusieurs 
autres,  que  nous  avons  signal6s  plus  haut,  la 
rencontre  est  singuliere  des  opinions  de  Balzac, 

\   dans   son    Cure   de  village,  dont   la   redaction 

';  definitive  est  de  1845,  avec  Auguste  Comle,  en 
son   Cours  de  fldlosophie  positive,   que   celui-ci 

/  professait  en  1842.  La  aussi,  comme  on  sait, 
dans  le  Cours  de  philosophie  positive,  se  trouve 
une  tres  belle  apologie  de  la  «  verlu  sociale 
du  christianisme  »,  et  j'ajoute:  une  trace  de 
I'influence  de  Joseph  de  Maistre  sur  Auguste 
Comte  aussi  profonde  que  I'influence  de  Bonald 

■  sur  Balzac.  II  en  faudra  tenir  compte  quand 
on    essaiera    d'6baucher    I'histoire    des    id^es 

\  au  XTX*  siecle,  et,  pour  I'ecrire,  de  demeler  les 
courants   et   les   contre-courants   qui  se   sont 

i  confondus,  divises,  opposes,  contraries,  r^unis 

Hour  a  tour,  et  dont  personne  encore,  pas 
meme  M.  Georges  Brandes,  —  le  critique  danois 
dont  le  grand  ouvrage  ne  tient  pas  les  pro- 
messes  de  son  titre,  —  n'a  determine  la  direc- 
tion, la  force,  ni  le  nombre. 

Ce  qu'^n  tout  cas  on  ne  saurait  nier,  c'est 
I'accord  d'un  Balzac  et  d'un  Comte  en  plus 
d'un   point   de  leur   philosophic.   Ce  qui   est 


HONORE   DE   BALZAC.  213 

int^ressant,  c'est  de  voir  cet  accord  s'engen- 
drer,  pour  ainsi  dire,  de  I'application  de  la 
meme  methode.  L'auteur  de  la  Comedie  hu- 
maine,  lui  aussi,  est  un  «  positiviste  » ;  et  tous 
les  deux,  Comte  et  Balzac,  Balzac  et  Gomte, 
c'est  un  peu  de  la  meme  maniere  qu'ils  ont 
entendu  «  Tobservation  ».  Ennemis  non  moins 
acharnes  I'un  que  I'autre  de  tout  ce  qui  se  \ 
nomme  des  noms  d' «  individualisme  »  ou  de 
«  subjectivisme  »,  c'est  la  «  valeur  objective  » 
de  la  chose  qu'ils  se  sont  I'un  et  I'autre  effor- 
ces  de  mettre  hors  de  doute,  et  de  maintenir 
contre  les  interpretations  toujours  arbitraires, 
en  tant  que  personnelles,  de  I'eclectisme  et  des 
romantiques.  Non  seulement  il  n'est  pas  vrai, 
en  fait,  que  chaque  chose  apparaisse  a  chacun 
de  nous  sous  un  aspect  different,  que  deter- 
minerait  son  «  idiosyncrasie  » ;  et  il  n'y  a  la 
qu'une  prodigieuse  et  impertinente  illusion  de 
I'orgueil;  mais  la  meme  r6alit6  s'impose  a 
toutes  les  intelligences ;  et,  de  chaque  chose,  il 
n'y  a  qu'une  vision  qui  soit  exacte  et  «  con- 
forme  a  I'objet,  »  de  meme  que,  de  chaque 
fait,  il  n'y  a  qu'une  formule  qui  soit  scienti- 
fique.  Le  pere  Grandet  «  ressemble   »  ou  il 


214  HONORE   DE   BALZAC. 

«  ne  ressemble  pas  » ;  madame  de  Mortsauf 
est  «  vraie  »  ou  elle  n'est  pas  «  vraie  » ;  on 
ne  saurait  formuler  deux  jugements  sur  Celes- 
tin  Crevel  ou  sur  Cesa-r  Birotteau;  et  contre 
cette  evidence  il  n'y  a  ni  sophisme,  —  ni  infir- 
mite,  —  qui  puisse  prevaloir. 

Encore  une  fois,  il  est  curieux  qu'une  pa- 
reille  legon  se  degage,  avec  la  meme  clarte,  de 
deux  oeuvres  aussi  diverses  que  la  Comedie 
Jntmaine  et  le  Cours  de  philosophie  posiitive,  con- 
Ques  et  realisees  dans  des  milieux  si  differents, 
s6par6es  Tune  de  I'autre,  si  je  puis  ainsi  dire, 
par  une  telle  distance  morale ;  mais  le  fait 
n'est  pas  douteux;  et  sans  doute  on  pensera 
qu'il  meritait  d'etre  mis  en  lumiere,  pour 
lui-meme  d'abord,  en  raison  de  son  interet 
propre ;  pour  les  claries  qu'il  peut  contribuer 
k  Jeter  sur  le  mouvement  des  idees  aux  envi- 
rons de  1840;  et  enfm  pour  I'autorite  qu'en 
peuvent  recevoir  de  certaines  id^es,  a  la  vrai- 
semblance  ou  a  la  probabilite  desquelles  il 
n'est  pas  indifferent  d'avoir  ete  soutenues  par 
des  esprits  aussi  differents  et  aussi  puissants 
qu'un  Comte  et  qu'un  Balzac. 


CHAPITRE   Vll 


LA   MORALITE  DE   l'cEUVRE   DE   BALZAC 


II  etait  difficile  qu'une  telle  representation 
de  la  vie,  si  fidele  et  si  complete,  n'attirdt  pas 
a  Balzac  le  reproche  d'  «  immoralit6  » ;  et  aussi 
ne  le  lui  a-t-on  pas  epargne.  II  s'en  est  plaint, 
ironiquement,  dans  la  preface  de  la  seconde 
Edition  de  son  Pere  Gonot,  et  amerement,  dans 
V Avant-propos  de  sa  Comedie  humaine.  «  Le 
reproche  d'immoralite.  qui  n'a  jamais  failli  a 
r^crivain  courageux,.  est  le  dernier  qui  reste  a 
faire  quand  on  n'a  plus  rien  a  dire  a  un  poete. 
Si  vous  etes  vrai  dans  vos  peintures,  si  a  force 
de  travaux  diurnes  et  nocturnes  vous  parvenez 
a  ecrire  la  langue  la  plus  difficile  du  monde, 


216  HONORE   DE  BALZAC. 

on  vous  jette  alors  le  mot  immoral  k  la  face. 
Socrate  fut  immoral,  Jesus-Christ  fut  immo- 
ral ;  tous  deux  ils  furent  poursuivis  au  nom 
des  soci6t6s  qu'ils  renversaient  ou  r^formaient. 
Quand  on  vent  tuer  quelqu'un,  on  le  taxe 
(I'immoralite.  »  Et,  quelques  pages  plus  loin, 
dans  son  desir  d'6carter  le  reproche,  il  ajoute  : 
«  II  me  sera  peut-etre  permis  de  faire  remar- 
quer  combien  il  se  trouve  de  figures  irre- 
prochables  [comme  vertu]  dans  les  portions 
publiees  de  cet  ouvrage  :  Pierrette  Lorrain, 
Ursule  Mirouet,  Constance  Birolteau,  Eugenie 
Grandet,  Marguerite  Claes,  Pauline  de  Ville- 
noix,  madame  Jules,  five  Chardon,  mademoi- 
selle d'Esgrignon,  madame  Firmiani,  Agathe 
Rouget,  Ren6e  de  Maucombe,  enfin,  bien  des 
figures  du  second  plan,  qui,  pour  6tre  moins 
en  relief  que  celles-ci,  n'en  offrent  pas  moins 
au  lecteur  la  pratique  des  vertus  domestiques, 
Joseph  Lebas,  Genestas,  Benassis,  le  cure 
Bonnet,  le  medecin  Minoret,  Pillerault,  David 
Sechard,  les  deux  Birotteau,  le  cure  Chaperon, 
le  juge  Popinot,  Bourgeat,  les  Sauviat,  les 
Tascheron,  et  bien  d'autres,  ne  resolvent-ils 
pas  le  difficile  probleme  litteraire  qui  consiste 


HONORE   DE   BALZAC.  217 

k  rendre  interessant  un  personnage  vertueux?  » 
Mais  on  ne  I'a  point  ecoute  dans  sa  justifica- 
tion, et,  jusque  de  nos  jours,  il  se  trouve  encore 
des  critiques  ou  des  historiens  de  la  littera- 
ture  pour  renouveler  contre  lui  ce  reproche 
d'immoralit^.  Dans  quelle  mesure  I'a-t-il  me- 
rite?  G'est  ce  qu'il  nous  faut  examiner  d'un 
pen  pres,  car  je  crains,  a  vrai  dire,  qu'il  ne 
s'agisse  ici  d'une  meprise  assez  grave,  et  que 
Ton  ne  se  trompe,  non  seulement  sur  ce 
qu'il  faut  nommer  du  nom  de  «  moralite  dans 
I'art  »,  chose  vague  et  mal  definie,  mais  sur 
les  conditions  elles-memes  du  roman.  Une 
c<  representation  de  la  vie  »  doit-elle  etre  plus 
«  morale  »  que  ne  Test  la  vie  meme ;  pour 
quelles  raisons,  au  nom  de  quels  principes ;  et 
si  Ton  decidait  qu'elle  dut  I'etre,  que  devien: 
drait  alors  cette  fidelite  de  reproduction  sans 
laquelle  il  ne  saurait  y  avoir  de  «  representa- 
tion de  la  vie  » ? 


* 
*  * 


En  quoi  consiste  done  cette  immoralite,  et, 
avec   Sainte-Beuve,   la  verrons-nous   dans   ce 

13 


218  HONORB   DE   BALZAG. 

qu'il  appelait  «  le  caractere  asiatique  »  du  style 
de  M.  de  Balzac?  Le  passage  est  trop  joli  pour 
que  nous  ne  le  citions  pas  tout  entier  :  «  J  "Mime 
du  style  de  M.  de  Balzac,  —  6crivait  Suinte- 
Beuve  en  1850,  au  lendemain  merae  de  la 
mort  du  grand  romancier,  et  avant  que  les 
professeurs  de  rhetorique  ne  s'en  fussent  em- 
pares  pour  le  confronler  avec  les  «  modeles  », 
—  j'aime  cette  efflorescence  (je  ne  sais  pas 
trouver  un  autre  mot)  par  laquelle  il  donne 
a  tout  le  sentiment  de  la  vie  et  fait  fris- 
sonner  la  page  elle-meme.  Mais  je  ne  puis 
accepter,  sous  le  convert  de  la  physiologie. 
Tabus  continuel  de  cette  qualite,  ce  style  si 
souvent  chatouilleux  et  dissolvant,  6nerve, 
rose,  et  veine  de  toules  les  teintes,  ce  stvle 
d'une  corruption  delicieuse,  tout  asiatique, 
comme  diraient  nos  maitres,  plus  brise  par 
places  et  plus  amolli  que  le  corps  d'un  mime 
antique.  Petrone,  au  milieu  des  scenes  qu'il 
decrit,  ne  regrette-t-il  pas  quelque  part  ce 
qu'il  appelle  oralio  pudica,  le  style  pudique,  et 
qui  ne  s'abandonne  pas  ci.  la  fluidite  de  tons  les 
mouvements  ?  »  [Causeries  du  Lundi,  t.  II. 
Lundi,  2  septembre  1850.] 


HONORE   DE    BALZAC.  219 

Je  ne  trouve  pas,  pour  ma  part,  qu'en 
aucun  endroit  de  son  cEuvre,  le  style  de  Balzac, 
et  quoi  que  d'ailleurs  on  en  pense,  ait  ces 
qualites  de  seduction,  de  gMce  impudique  et 
perverse,  de  penetration  subtile,  et  de  fluidite 
savante,  que  Sainte-Beuve  lui  prete.  II  y  a, 
dans  la  nature  meme  de  Balzac,  une  indelicatesse 
ou,  si  Ton  pouvait  ainsi  s'exprimer,  une  non- 
delicatesse  native,  qui  est  le  contraire  de  ce  que 
de  telles  qualites  impliqueraient  de  souplesse 
et  de  ratfmement.  Mais  une  chose  est  ici  mer- 
veilleusement  vue,  —  et  surtout  pour  I'avoir  et6 
du  vivant  meme  de  Balzac,  ou  pen  s'en 
faut,  —  qui  est  la  liaison  de  sa  «  maniere 
d'ecrire  »  et  de  son  «  immoralite  »,  en  tant 
qu'elles  sont  I'une  et  I'autre  une  consequence 
necessaire  de  sa  conception  du  roman.  L'irre-  i 
gularite  de  son  style  et  rimmoralit6  de  son 
oeuvre  procedent  ensemble,  et  ne  procedent 
peut-6tre,  que  de  la  ressemblance  meme  de 
son  roman  avec  la  vie. 

G'est  ce  que  je  suis  tent6  de  croire  quand  je 
vois,  sous  ce  nom  d'immoralile,  qu'on  lui  re- 
proche  encore  des  sujets  com  me  celui  du  Pere 
Goriot,  ou  de  la  Mabouilkuse,  ou  du  Cousin  Pons^ 


220  HONORE   DE   BALZAC. 

ou  de  la  Cousine  Bette,  lesquels,  je  I'avoue,  ne 
sont  point  des  r6cits 

...  pour  les  pelites  filles 
Dont  on  coupe  le  pain  en  tartines;.. 

mais  qui  n'en  sont  pas  moins  au  premier  rang 
de  ses  chefs-d'oeuvre,  et  qu'aucun  moraliste 
n'oserait  proposer  d'en  retrancher.  Nous  con- 
viendrons  d'ailleurs  que,  d'une  mani^re  g6n6- 
rale,  dans  la  Comedie  humaine,  les  gredins  et  les 
scel^rats  de  Balzac,  ou  ses  maniaques,  Vau- 
trin  lui-m^me,  le  Vautrin  du  Pere  Goriot,  et  ses 
NucJngen,  ses  Philippe  Bridau,  ses  Grandet, 
ses  Glaes,  ses  du  Tillet,  ses  Gobseck,  ses  Hulot, 
ses  Marneffe  ont  une  autre  allure,  et  surtout 
un  autre  relief  que  ses  «  honnetes  gens  ».  Les 
honnetes  gens  de  Balzac  ressem blent  trop  sou- 
vent  a  de  pures  ganaches  :  ainsi  son  David 
Sechard,  —  quoique  sublime,  —  ou  ses  deux 
Birotteau ;  et  la  vertu  de  quelques-unes  de  ses 
heroines,  Eugenie  Grandet,  par  exemple,  ou 
Agathe  Rouget,  ne  va  pas  sans  quelque  niai- 
serie.  Que  dirons-nous  encore?  Que  son  pessi- 
misme  «  enlaidit  la  laideur  » ;  que,  dans  son 
oeuvre,  le  crime  ou  le  vice  ne  sont  pas  assez 


HONORE   DE   BALZAC.  221 

souvent  punis,  ni  la  vertu  toujoiirs  suffisam- 
ment  recompensee ;  et  que  I'humanite,  quelque 
peu  d'estime  que  Ton  en  fasse,  vaut  pourtant 
mieux  que  I'idee  qu'en  donne  la  Comedie  hu- 
maine?Cesi  en  effet  un  peu  tout  cela  que  Ton  veut 
dire,  quand  on  parle  de  rimmoralite  du  roman 
de  Balzac;  et  nous,  quand  on  aura  it  raison  sur 
tons  ces  points,  ce  qui  n'est  pas  du  tout  prouve, 
nous  le  d6fendrions  pourtant  contre  ce  reproche 
d'immoralit^. 

II  faut  prendre  enfin  les  choses  telles  qu'elles 
sont,  et  surtout  quand  il  s'agit,  comme  ici, 
d'une  oeuvre  et  d'un  homme  qui  n'ont  eu 
d'autre  ambition  que  de  les  repr^senter.  Sup- 
pose que  I'oeuvre  de  Balzac  ne  fftt  qu'une 
galerie  de  scelerats  ou  un  asile  de  maniaques, 
serait-elle  done  plus  riche  en  ce  genre  de  mons- 
tres  que  I'oeuvre  de  Shakespeare,  ou  que  celle 
meme  du  «  grand  Corneille  »?  Les  tragiques 
du  passe  jouissent,  en  v6rit6,  d'un  singulier 
privilege  I  Que  ce  soit  un  Eschyle  en  son  Aga- 
memnon ou  un  Sophocle  en  son  OEdipe  roi ;  un 
Shakespeare  en  son  Hamlet  ou  en  son  Roi  Lear ; 
un  Corneille  en  sa  Rodogune,  —  celle  de  ses 
tragedies  qu'il   pr6ferait  k  toutes  les   autres, 


222  HONORE   DE   BALZAC. 

—  ou  un  Racine  en  son  Bajazet,  ils  ne  mettent 
commun^ment  que  d'affreux  criminels  en 
scene,  et,  drame  ou  tragedie,  quand  on  r^duit 
tous  ces  chefs- d'cEuvre  a  Tessentiel  de  leur 
intrigue,  il  ne  s'agit,  a  la  lettre,  que  de  savoir 
lequel  des  deux  egorgera  I'aulre :  d'figisthe 
ou  d'Agamemnon,  d'Hanilet  ou  de  sa  mere, 
de  Rodogune  ou  de  Cleopcitre?  Cependant  on 
n'accuse  d'immoralit6  ni  Gorneille,  ni  Shakes- 
peare, ni  Eschyle;  et,  au  contraire,  on  s'accorde 
a  reconnaitre  en  eux  ce  qu'on  appelle  de  nos 
jours,  des  «  professeurs  d'6nergie  mora?<i  ». 
Pourquoi  cela?  Le  crime  changerait-il  de  nom 
quand  il  est  commis  par  des  «  personnes  sou- 
veraines  »?  Si  jadis  on  a  pu  le  croire,  —  et 
non  pas  sans  quelque  raison,  —  c'est  ce  qu'on 
ne  croit  plus  de  nos  jours,  ou  du  moins  c'est 
ce  qu'il  serait  difficile  de  nous  faire  admettre. 
Seulement,  en  ce  cas,  saehous  renoncer  ci  des 
critiques,  dont  I'apparente  solidite,  n'etant 
fondee  que  sur  ces  conventions,  chancelle  ou 
s*6croule  avec  elles.  II  n'y  a  pas  plus  d'immoralite 
dans  le  sujet  de  la  Derniere  incarnation  de  Vau- 
trin  qu'il  n'y  en  a  dans  les  sujets  habituels 
du  drame  et  de  la  tragedie  classiques  :  il  3'  a 


HONORE  DE   BALZAC.  223 

seulementpluscrinvraisemblance,etdesmoyens 
plus  fous,  comme  d'ailleurs  dans  Hernani,  dans 
Ruy  Bias  ou  dans  les  Bur  graves. 

Mais,  dira-t-on,  Buy  Bias  et  Bodogune,  Baja- 
zet  et  Hamlet^  OEdipe  et  Agamemnon,  c'est  de 
I'histoire!  et  I'histoire...  Oui,  je  sais,  I'liistoire 
a  tons  les  droits,   sans  en  excepter  celui   de 
faiisser  la  verite  pour   raccomraoder  aux  be- 
soins   des    poetes  I  Apres   quoi,    sommes-nous 
bien  surs  que  ce  soit  ici  de  I'histoire?  Et  si 
oui,  c'est  alors  que   cette   question  de  mora- 
lite  ou  d'immoralite  prend  toute  son  ampleur. 
Le  roman,  description  et  representation  de  la 
vie  contemporaine,  reclame  les  memes   droits 
que  I'histoire,    chronique  et  restitution  de  la 
vie  du    passe.  Au  nom  de  quoi  les  lui  refuse- 
rons-nous  ?  Si  cette  «  representation  de  la  vie  » 
n'etait  pas  avant  Balzac  Fobjet  propre  et  unique 
du  roman,  nous  avons  montre  que,  depuis  lui, 
et  par  lui,  elle  I'etait  devenue.    Elle  est  de- 
venue  non  seulement  son  objet,  mais  sa  raison 
d'etre.   Qui  limitera  1  etendue  de  cette  repre- 
sentation? Gar  les  raisons  au  nom  desquelles 
on  essaierait  dela  limitercondamneraient  dlm- 
moralite    I'en^eignement     de    I'histoire    elle- 


224  HONORE  DE   BALZAC. 

m^me.  Ge  que  nous  perniettons  k  Saint- 
Simon,  pourquoi  le  refuserons-nous  ^  Balzac? 
et,  si  Ton  pretend  que  les  personnages  de  Saint- 
Simon  ont  pour  eux  d'avoir  exists,  que  nous 
importe,  k  nous,  qui  ne  les  connaissons  que 
par  lui?  La  po^sie  n'est-elle  pas  souvent «  plus 
vraie  »  que  I'hisloire?  et  lequel  des  deux  est  le 
«  plus  romanesque  »,  de  Rastignac,  ou  du 
fameux  Lauzun? 


* 

*  * 


Qu'est-ce  done  ci  dire?  et  sous  ce  nom 
d'  «  immoralilu  «,  ce  que  Ton  dispute  ou  ce 
que  Ton  conleste  k  Balzac,  ne  serait-ce  pas  sa 
conception  d'art?  ce  que  Ton  refuse  de  recon- 
naitre  au  roman,  ne  serait-ce  pas  le  droit,  qu'il 
reclame  depuis  Balzac,  a  la  «  representation 
totale  de  la  vie?  »  Nos  critiques  et  nos  histo- 
riens  de  la  litterature  n'ont  pas  I'air  de  s'en 
apercevoir,  mais  I'art  n'est  toujours  pour  eux, 
comme  pour  nos  maitres,  depuis  Boileau  jus- 
qu'^  Sainte-Beuve,  qu'un  «  clioix  »,  et  par  suite 
une  limitation.  Le  principe  de  cette  limitation, 
et  la    raison  de  ce  choix  peuvent   d'ailleurs 


HONORE   DE   BALZAC.  22b 

varier  d'une  6cole,  et  surtout  d'une  6poque  a 
une  autre;  et  la  variation  peut  aller  jusqu'a  la 
contradiction.  L'objet  de  I'art,  pour  nos  clas-  j 
siques,  a  et6  la  determination  des  caracteres  1 
de  rhumanit6  moyenne,  et,  sur  cette  base,  le  ( 
perfectionnement  de  la  vie  civile.   «  Homere,  '^ 
et  tant  d'autres  poetes,  dont  les  ouvrages  ne 
sont  pas  moins  graves  qu'ils  sont  agreables, 
ne  celebrent  que  les  arts  utiles  a  la  vie  humaine, 
ne  respirent  que  le  bien  public,  la  patrie,  la 
society,  et  cette  admirable  civilite  que  nous  avons 
expliqu6e.  »  C'est  Bossuet  qui  s'exprime  ainsi ; 
e'est  la  legon  qui  se  d^gage  de  VArt  poetique  de 
Boileau;  c'est  une  de  celles  que  Ton  pourrait 
tirer  de  la  fable  de  La  Fontaine  et  de  la  co- 
m6die  de  Moliere ;  c'est  encore  et  surtout  I'opi- 
nion  de  Voltaire.  La  litt^rature  a  une  fonction 
sociale  :  I'art  est  pour  nos  classiques  tout  autre 
chose  qu'un  jeu.  Et,  dans   une  telle  concep- 
tion de  I'art,  rien  n'est  plus  facile  a  concevoir, 
et  a  d^finir,  que  la  «  moralite  »  ou   «  I'im- 
moralite  »  de  I'cEuvre  d'art. 

La  definition  est  moins  ais^e  quand  l'objet  \ 
de  I'art  est,  comme  pour  nos  romantiques,  la 
manifestation  de  la  perspnnalil6  de  Fartiste, 

13. 


226  HONORS   DE    BALZAC. 

ou  la  realisation  de  la  bcaute.  Ne  nous  altar- 
dons  pas  a  la  chercherl  Mais  voyons,  (aclions 
de  bien  voir  que,  dans  Tun  comnie  dans  I'autre 
cas,  perfectionnement  de  la  vie  civile  ou  rea- 
lisation de  la  beaut6,  quel  que  soit  le  prin- 
cipe  ou  la  raison  du  choix,  I'art  est  toujours 
conQU  comme  un  choix ;  et,  classique  ou  ro- 
manlique,  I'artiste  est  done  tou jours  celui  qui 
c  separe  »,  qui  distingue,  et  qui  choisitjSon 
motlele,  qui  d'ailleurs  est  toujours  la  nature, 
6tant  la  devant  ses  yeux,  il  n'en  imite  ou  n'en 
reprodiiit,  ni,  daus  un  cas,  ce  qui  serait  d'un 
mauvais  exemple  ou  d'un  facheux  conseii, 
comme  le  trouble  ou  I'agiiation  des  sens,  ni, 
dans  I'autre  cas,  ce  qui  pourrait  nuire  a  la 
beaute  ou  a  I'homogeneile  de  la  repr6sentalion, 
mais,  dans  I'un  comme  dans  I'autre,  il  «  choi- 
sit  »,  puisqu'il  rejette  et  il  rclient,  il  exagere 
ou  il  attenue,  il  combine  et  il  arrange,  il 
montre  et  il  ne  montre  pas  1  G'est  ce  que  Ton 
remarquera,  dans  la  peinture  meme  de  ses 
«  monstres  »  :  I'lago  de  Shakespeare,  ou  son 
Richard  III,  la  Rodogune  de  Gorneille,  le 
Neron  de  Racine,  le  Claude  Frollo  de  Victor 
Hugo  ou  son  don  Sallusle ;  et,  a  plus  forte  rai- 


HONORE   DE    BALZAC.  227 

son,  dans  le  dessin    qu'ils   tracent    de   leurs 

«  personnages  sympathiques  »  :'  Desdemone  ou 

Cordelia,  Chimene,  Iphigenie,  la  Esmeralda  on 

dona  Maria  de  Neubourg.  La   fidelite  de  I'imi- 

tation,  pour  exacte  qu'elle  soit  dans  le  detail, 

se  subordonne  a  autre  chose,  et  c'est  pour- 

quoi,  dans  Britannicus  et  dans   Othello,  —  pas 

plus  que  dans   Tartuffe  et  dans  le  Misanthrope^ 

dans  Gil  Bias  et  dcnis  Clarisse  Harlowe,  —  la 

fidelity  de  i'imitation  n'est  ia  mesure  ni  le  juge 

de  la  valeur  de  I'oeuvre  d'art  ou  de  I'inten- 

tion  de  I'artiste. 

Or,  precisement,  c'est  de  ce  systeme,  eomme 

de  tous  ceux  qui  s'y    rapporteat  ou  qui  s'en 

rapprochent,  —  et  il  y  en  a  plus  d'un,  —  que 

la  conception  d'art  de  Balzac  est  le  contraire. 
p 

II  n'y  a  pas  lieu  de  clioisir  I  Voila  I'enseigne-  | 
ment  que  son  oeuvre  nous  donne,  attendu  que  \ 
si  nous  choisissons,  nous  ne  «  representons  »  '.. 
plus,  puisque  nous  eliminons,  nous  corrigeons,  l 
et  nous  mutilons^ 

II  n'y  a  pas  lieu  de  clioisir  entre  les  sujets; 
et,  en  ellet,  quelles  combinaisons  nos  roman- 
ciers  ont-ils  inventees,  je  dis  les  Victor  Du- 
cange  et  les  Ponson  du  Terrail,  dont  la  compli- 


228  H0N0R6    DE   BALZAC. 

cation,  ou  I'horreur,  ou  la  bizarrerie,  n'aient 
pas  6t6  surpass6es  par  la  reality?  C'est  ce  que 
Ton  voit  bien  quand  6clate,  par  hasard,  dans 
notre  society  contemporaine,  —  et  n'ai-je  pas 
tort  de  dire  par  hasard?  —  una  de  ces affaires 
que  Ton  est  convenu  d'appeler  «  scandaleuses  », 
et  dont  les  d6bats,  tout  d'un  coup,  laissent  ap- 
paraitre,  comme  par  une  large  d^chirure  du 
voile  qui  la  dissimulait,  toute  la  laideur  de  la 
r^alit6.  Pr6tendons-nous  supprimer  cette  lai- 
deur? et,  si  nous  en  supprimons  la  represen- 
tation, que  deviendra  la  «  ressemblance  avec  la 
vie  »?  C'est  pourquoi,  pas  plus  qu'entre  les  su- 
jets,  11  n'y  a  lieu  de  choisir  entre  les  details 
qui  concourent  ci  I'expression  de  cette  ressem- 
blance. Est-cequeles  naturalistes  «  choisissent», 
lorsqu'ils  decrivent  un  animal  ou  une  phmte, 
etn'en  retiennent-ils  que  les  organes  nobles,  tous 
les  autres  6tant  d6clar6s  de  moindre  ou  de  nul 
int6r6t  ?  Non,  sans  doute;  et  la  raison  en  est 
qu'un  detail  qui  longtemps  avait  pass6  pour 
insignifiant  s'est  trouv6  souvent  devenir  tout 
k  coup  capital  ou  essentiel.  On  ne  sait  ce  que 
sera  la  science  de  demain  !  mais,  en  attendant, 
ce  que  nous  lui  devons,  c'est  de  preparer  pour 


HONORE   DE   BALZAC.  229 

elle  des  descriptions  tres  completes,  et  de  dres- 
ser des  inventaires  qui  6puisent  les  caracteres 
des  choses.  Et  il  ne  faut  pas  meme  enfin  que 
le  romancier  choisisse,  pour  ainsi  dire,  entre 
ses  personnages,  ni  qu'il  penche  trop  6videm- 
ment  pour  les  uns  ou  pour  les  autres !  Gar  la 
sinc6rit6  de  I'observation  et  la  v6rit6  de  la  «  re- 
presentation »  s'accommoderaient  mal  de  cette 
partiality  d^claree  de  I'observateur  et  du  peintre; 
et  puisque  tons  les  etres,  en  tant  qu'objets  de 
son  observation,  sont  egaux  devant  la  science, 
ils  doivent  done  I'etre  aussi  devant  I'art,  en 
tant  qu'objets  de  ses  «  representations  ».  C'est 
ce  que  George  Sand  n'a  jamais  pu  admettre. 

II  apparait  ainsi  clairement  qu'en  repro- 
chant  a  Balzac  «  I'immoralite  »  de  quelques- 
uns  de  ses  sujets,  ou  cette  «  immoralite  »  plus 
subtile,  qui  consiste  a  decrire  les  moeurs  de  ses 
«  monstres  »,  comme  il  ferait  des  objets  les  plus 
indifferents,  avec  le  meme  sang-froid  et  la 
meme  «  objectivity  »,  c'est  sa  conception  du 
roman  qu'on  lui  reproche,  et  ce  qu'on  dispute 
au  roman  lui- meme  c'est  le  droit  d'etre  une 
«  representation  de  la  vie  ».  «  Quand  meme  la 
vie  serait   aussi  laide   que    le  dit  Balzac,  — 


230  IIONORE  DE   BALZAC. 

ecrit  a  ce  propos  M.  Andre  Le  Breton,  son 
dernier  biograplie,  —  oe  n'est  pas  a  la  misan- 
thropie  que  I'liomme  de  genie  a  missioH  de 
nous  conduire,  c'est  a  la  pitie  et  a  la  resigna- 
tion. Ou  pluldt,  sa  mission  €st  de  nous  r6- 
concilier  avec  eelle  pauvre  vie  tant  calomniee, 
de  nous  rendre  les  beaux  espoirs,  les  illusions 
f^condes;  et  j'aurai  loiijours  peine  a  croire  que 
I'optimisme  de  Corneille  et  de  Hugo  ne  soit 
pas  superieur  au  pessimisme  de  Balzac.  »  Je 
le  veux  bien ;  quoique  d'ailleurs  ni  Theodore, 
ni  Bodogune,  ni  Heradius,  ni  PertJvarile,  qui 
sont  bien,  je  crois,  de  Corneille,  ni  les  romans 
ou  les  drames  de  Hugo,  —  Notre-Dame  de 
Paris,  le  Roi  s  amuse.  Buy  Bias,  les  Miserablcs 
eux-memes  —  ne  respirent  lant  d'optimisnie  I 
Quant  a  decider,  apres  cela,  si  «  I'oplimisnie 
de  Corneille  et  de  Hugo  »  est  ou  non  «  supe- 
rieur  au  pessimisme  de  Balzac  »,  j'entends 
bien  que  c'est  une  question  de  morale,  mais 
on  ne  resout  pas  un  probleme  d'estheti(|ue 
par  une  question  de  morale;  on  s'y  d6robe! 
et  il  ne  suflit  pas  a  la  condamnation  de  la 
v6rite  dans  le  roman  que  la  verite  soit  d6plai- 
sante,  ou  meme  insupportable  a  voir. 


HONORE  DE   BALZAC.  231 

Je  prie  le  lecteur  de  vouloir  bien  y  faire 
attention  :  nous  ne  con  fond  ons  point  ici, 
comme  Balzac  eut  voulu  qu'on  le  fit,  la  science 
avec  I'art;  et  nous  ne  revendiquons  point  pour 
le  second  tous  les  droits  qu'on  passe  a  la  pre- 
miere. L'art  est  une  chose,  la  science  en  est 
une  autre,  et  ni  leur  objet  a  tous  deux,  ni  leur 
methode,  par  consequent,  n'est  la  meme.  lis  ne 
relevent  point  non  plus  de  la  meme  juridiction. 
Nous  admettons  encore  que,  si  Ton  ne  saurait 
imposer  de  limite  aux  investigations  et  a  la  ■ 
curiosite  de  la  science,  on  puisse  au  contraire 
poser  des  bornes  a  l'art,  et  qu'on  I'oblig^  en 
quelque  sorte  au  respect  de  certaines  conven- 
tions. Et  nous  ajoutons  que  ce  n'est  point  une 
pure  convention,  —  quoi  que  Balzac  €n  ait  pu 
dire,  et  Taine  depuis  lui,  —  si  nous  refusons 
ou  si  nous  disputons  au  romancier  le  droit 
d'affecter,  en  presence  de  I'liomme,  k  hau taine 
indifference  du  naturaliste  en  presence  de 
I'animal.  Nous  disons  seulement  que  tout  cela 
n'est  pas  la  question.  La  seule  question  est  de 
savoir  si,  comme  I'histoire,  le  roman  a  ou  n'a 
pas  en  principe  le  droit  de  repr^senter  la  vie 
dans  sa  totality.  S'il  ne  I'a  pas,  c'est  bien  I  la 


232  HONORE   DE   BALZAC. 

cause  est  entendiie;  et  il  ne  reste  plus  qu'a 
dire  quel  sera  I'objet  du  roman,  si  ce  sera  «  de 
nous  rendre  les  beaux  espoirs  el  les  illusions 
fecondes  »,  ou  de  faire  briller  k  nos  yeux  la 
virtuosity  du  romancier !  Mais,  s'il  a  le  droit 
de  «  repr6senter  la  vie  dans  sa  totality  »,  ses 
libert6s  devront  alors  6tre  les  memes  que  celles 
de  rhistoire,  a  laquelle  je  ne  vois  pas  que  Ton 
ait  jamais  reproch6  de  nous  dire  toute  la  v6rit6 
sur  les  choses  et  les  hommes  du  pass6.  Je  dis 
que  c'est  ce  droit,  rien  de  plus,  mais  rien  de 
moins,  que  Balzac  a  revendiqu6 ;  et  il  I'a  con- 
quis  pour  toujours  au  roman.  Non  seulement 
le  roman  a  le  droit  de  «  repr^senter  »,  comme 
rhistoire,  «  la  vie  dans  sa  totalile  »,  mais  ce 
droit,  depuis  Balzac,  est  proprement  sa  raison 
d'etre,  et  on  ne  pourrait  le  lui  disputer  sans 
ramener  le  genre  a  la  m6diocrite  de  sa  forme 
classique^j 

Si  nous  acceptons  cette  definition  du  roman, 
le  romancier  n'aura  plus  guere  que  deux  ma- 
nieres  d'etre  «  immoral  »,  ou  meme  qu'une 
seule,  comme  I'historien,  et  ce  sera  de  se 
tromper,  volontairement  ou  involontairement, 
sur  I'importance  relative  des  faits  dans  la  vie 


HONORE   DE   BALZAC.  233 

d'ensemble   de   I'humanite.  Le    modele,  a  cet  | 

6gard,  d'un   historien   parfaitement  immoral,  | 

c'est  le  vieux  Michelet,  avec  sa  manie  de  ne  voiri 

i 
que  des  «  affaires  de  femmes  »  dans  I'histoire,  | 

ou,  sans  doute,  il  y  en  a  beaucoup,  et  souvent 
de  tres  fdcheuses,  mais  qui  ne  sont  pas  pour- 
tant  toute  Fhistoire,  et  auxquelles  on  ne  sau- 
rait  uniquement  reduire  meme  I'histoire  du 
regne  de  Louis  XV  ou  de  celui  de  la  grande  Ca- 
therine. Mais  precisement,  nous  I'avons  dit,  c'est 
ce  que  Balzac  n'a  eu  garde  de  faire,  et  ce  qu'il 
convient  d'admirer  dans  sa  Comedie,  ou  pour 
mieux  dire,  dans  le  plan  de  sa  Comedie  humaine,  • 
c'est  I'effort  qu'il  a  fait  pour  essayer  de  pro- 
portionner  le  nombre  et  I'importance  de  ses  \ 
etudes  a  I'importance  r6elle  des  choses.  S'il  ^ 
s'est  tromp6  sur  le  nombre  ou  sur  la  vraie 
nature  des  ressorts  qui  font  mouvoir  les 
hommes;  s'il  n'a  pas  fait  la  place  assez  large 
aux  passions  de  I'amour;  et  s'il  I'a  faite  au 
contraire  trop  grande  a  la  haine,  a  I'avarice,  a 
I'ambition,  c'est  un  autre  problemel  Mais  il  a 
fait  effort  pour  ne  pas  se  tromper;  la  question 
a  cesse  d'etre  une  question  de  morale ;  et,  sans 
doute,  apres  cela,  ce  n'est  pas  sa  faute,  mais 


234  HONORE   DE   BALZAC. 

celle  de  la  societe  de  son  temps,  si,  dans  la 
peinture  qu'il  nous  en  a  laissee,  la  repre- 
sentation du  vice  y  est,  si  je  puis  ainsi  dire, 
plus  copieuse  que  celle  de  la  vertu. 

A-t-il  d'ailleurs  pass6  la  mesure  dans  celte 
representation  du  vice  ?  Et,  —  ce  qui  serait 
encore  une  maniere  d'etre  « immoral »,  —  a-t-il 
insisle,  dans  ses  romans,  avec  une  complai- 
sance de  mauvais  gout,  sur  de  certains  details 
qu'il  est  convenu  qu'on  ne  doit  .qu'indiqucr? 
G'est  ce  que  Taine  semble  dire  quelque  part  : 
«  La  vie  animale  surabondait  en  lui,  nous 
dit-il.  On  I'a  trop  vu  dans  ses  romans.  11 
y  hasarde  maint  detail  d'histoire  secrete,  non 
pas  avec  le  sang-froid  d'un  physiologiste,  mais 
avec  les  yeux  allumes  d'un  gourmet  et  d'un 
gourmand  qui,  par  une  porte  entre-baill6e, 
savoure  des  yeux  quelque  lippee  franciie  et 
friande.  »  [Nouveaua;  Essais  de  critique  et  d'his- 
toire, 3^  edition,  1880,  p.  61.]  G'est  beaucoup 
dire,  et  ces  details  «  d'histoire  secrete  »,  ou 
«  s'allument  les  yeux  »  de  Balzac,  on  voudrait, 
afin  d'en  pouvoir  juger,  que  Taine,  sans  les 
reproduire,  en  eut  du  moins  indique  le  lieu. 
S'il  y  en  a  quelques-uns  dans  les  Contes  dro- 


HONORE   DE   BALZAC.  235 

latiqiies,  j'en  connais  de  «  cyniques  »  dans  la 
Comedie  humaine,  mais  bien  peu  que  Ton  puisse 
qualifier  de  «  libertins  » ;  et  tout  est  dans  cette 
nuance.  De  telle  sorte  que  «  I'inimoralite  » 
de  Balzac,  a  vrai  dire,  n'est  qu'une  forme  de 
sa  (c  grossierete  »  ou  de  sa  «  vulgarite  ».  Puis- 
sent  les  Balzaciens  ne  pas  trop  se  recrier  sur  ces 
mots,  et  comprendre  qu'il  se  pourrait  que  ce 
fussent  encore  la  deux  des  conditions  sans 
lesquelles  on  ne  saurait  pleinement  et  com- 
pletement  «  representer  »  la  vie  1 


* 

*  * 


Evidemment,  il  est  facile  de  n'etre  ni  «  gros- 
sier  »,  ni  «  vulgaire  »,  quand  on  ne  met  en 
scene,  an  theatre  ou  dans  le  roman,  que  des 
personnes  «  tres  distinguees  »,  qui  n'echangent 
entre  elles,  dans  des  mobiliers  tres  somptueux 
ou  dans  des  paysages  tres  aristocratiqucs,  que 
des  propos  tres  galants  ou  tres  nobles.  On  n'y 
reussit  pas  toujoursi  Et  meme  il  est  arrive  a 
Balzac  d'y  echouer,  precisement  quand  il  lui 
eut  surtout  importe  d'y  reussir,  et  qu'il  n'y  a 
d'ailleurs  epargne  ni  les  subtilites  de  son  ana- 


236  HONORE   DE   BALZAC. 

l^'se,  ni  les  efforts  ou  plutdt  les  contorsions  de 
son  style.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  ses  «  gens  du 
monde  »,  ses  grands  seigneurs  et  ses  <■<  du- 
chesses ».  Sainte-Beuve,  —  qui  6tait  du  meme 
temps  et  du  m6me  monde,  —  nous  en  a  ga- 
ranti  la  ressemblance.  «  Qui,  mioux  que  lui,  a 
\  point  les  vieux  et  les  belles  de  I'Empire?  Qui 
svrtout  a  plus  delicieusement  louche  les  duchesses 
et  les  vicomtesses  delafin  de  la  Restaur alion? .. .  » 
\  Je  pr6f6re  le  t6moignage  de  Sainte-Beuve,  qui 
■'  a  connu,  sur  leur  declin,  quelques-unes  de  ces 
«  vicomtesses  »  ou  de  ces  « duchesses  »,  madame 
de  Beauseant  ou  madame  de  Langeais,  k  I'opi- 
nion  de  quelques  honn6les  universitaires,  ou  de 
quelques  s^veres  magistrats,  qui  n'ont  point 
retrouv6  dans  ces  dames  leur  id6al  d'6ldgancc, 
de  distinction,  et  d'aristocratie.  Mais  c'est 
d'une  maniere  generate  que  Balzac  est  «  gros- 
sier  »,  com  me  il  est  «  vulgaire  »,  sans  presqne 
s'en  apercevoir,  et  tout  simplement  parce 
qu'il  y  a  des  choses  qui  lui  echappent,  ce  qui 
est,  en  tout  art,  la  vraie  maniere,  et  j'ose- 
rais  dire  la  bonne,  d'etre  vulgaire  et  d'etre 
grossier.  On  ne  fait  pas  du  Jordaens  quand 
on  a  le    temperament  de   Van    Dyck,    encore 


HONORE   DE   BALZAC.  237 

qu'on  soit  tous  les  deux  Flamands,  et  tous 
les  deux  de  I'ecole  de  Rubens.  Pareillement, 
on  ne  cree  ni  Gaudissart  ni  Bixiou  sans  en  avoir 
soi-meme  quelques  traits!  Mais  ne  serai t-ce 
pas  dommage  que  nous  n'eussions  ni  Bixiou, 
ni  Gaudissart;  et,  si  ce  sont  bien  des  types  de 
leur  temps,  voudrions-nous  que  Balzac  les  eut 
ecartes  de  son  oeuvre,  comme  n'etant  pas  des 
personnes  assez  distingu^es? 

Ici  encore,  et  si  Ton  accepte  le  roman 
comme  une  «  representation  »  de  la  vie,  dont 
le  premier  merite  est  dans  sa  fidelite,  c'est  la 
meme  question  qui  revient  :  «  Balzac  a-t-il 
passe  la  mesure?  et  la  vie,  qui  tout  a  I'heure 
ne  nous  est  pas  apparue  plus  immorale  dans 
son  oeuvre  qu'elle  ne  Test  en  realite,  nous  y 
apparait-elle  plus  «  grossiere  »  ou  plus  «  vul- 
gaire  »  que  nature?  »  Je  reponds  encore  que 
je  ne  le  crois  point. 

Je  fais  la  part  de  son  temperament,  qui  n'a 
rien  eu  d'aristocratique,  en  depit  de  ses  doc- 
trines, et  dont  on  a  vu  que  ni  madame  de 
Berny,  ni  la  comtesse  Hanska  n'avaient  pu 
reussir  a  modifier  un  peu  profondement  la 
vulgarite  native.  Mais  la  veritable  explication, 


238  IIONORE   DE   BALZAC. 

que  ne  donnent  point  la  plupart  des  critiques, 
c'est  que  «  la  representation  de  la  vie  »,  (itant 
Tobjet  du  roman,  le  «  modele  »,  enlre  I'au- 
teur  de  Gil  Bias  et  celui  de  la  Cousine  Bette, 
a  change.  Ou,  en  d'autres  termes  encore,  revo- 
lution dont  Balzac  a  416  le  grand  ouvrier  dans 
I'histoire  du  roman  moderne,  n'est  elle-mcme 
que  I'expression  d'une  evolution  qui  s'accom- 
plissait  en  meme  temps  dans  les  moeurs ;  et 
c'est  justement  ce  qui  fait  rincomparable  ori- 
ginalite  du  ruraan  de  Balzac.  Tandis  qu'autour 
de  lui  ses  rivaux  de  popular! t6,  quand  ils  ne 
sont  pas,  comme  Dumas  ou  comme  Eugene 
Sue,  de  simples  amuseurs,  ou,  moins  encore 
que  cela,  des  exploiteurs  de  leur  talent,  n'imi- 
tent  de  la  vie  de  leur  temps  que  ce  qu'on  en 
avail  pourainsi  dire  imite  de  lout  temps,  —  et, 
par  exemple,  ce  qui  nous  permet  aujourd'hui 
de  comparer  Manon  Lescaut  avec  la  Dame  aux 
Camelias,  — c'est  a  ce  que  son  temps  lui  offre  de 
caracteres  nouveaux,  de  singulariies  «  non 
encore  vues  »  que  Balzac  s'attache ;  et  precise- 
ment  c'est  ce  que  des  lecleurs  nourris  dans 
les  classiques  eprouvent  infiniment  de  peine  h. 
lui  pardonner.  Ce  qui   leur  deplait,   dans  sa 


HONORE   DE   BALZAC.  239 

maniere  de  concevoir  et  de  representer  la  vie, 
c'est  ce  qui  les  choque  dans  son  style,  et  lis  le 
trouvent,    si  je  puis  ainsi  dire,   scandaleuse- 
ment  «  moderne  ».  Mais  les  memes  conside- 
rations le  justifient  toujours,  et  s'il  est  «  res-  | 
semblant  »,  ce   n'est   pas  k   lui  seul,  ni  prin-  \^ 
cipalement,    que    nous   devrons   reprocher  sa  j 
«  grossierete  »  ni  sa  «  vulgarite  ». 

Que  Ton  dise  done  que,  depuis  cent  cin- 
quante  ou  deux  cents  ans,  de  profonds  chan- 
gements  se  sont  operes  dans  la  structure 
intime  des  societ6s  modernes ;  que  le  moindre 
de  ces  changements  n'est  peut-etre  pas  celui 
qui  a  renverse  les  rapports  des  conditions  et 
la  hierarchie  des  classes  sociales ;  et  que  la 
morale  meme,  toujours  immuable  en  son  prin- 
cipe,  mais  diverse  en  ses  applications,  n'a  pas 
pu  ne  pas  subir  le  contre-coup  de  ces  change- 
ments, on  pent  le  dire,  il  faut  le  dire,  et  on 
aura  raison  de  le  dire !  Ce  sont  ces  changements 
que  le  roman  de  Balzac  a  en  quelque  sorte 
enregistr6s.  Le  roman  de  Balzac  est  «vulgaire» 
dans  la  mesure  ou  \i  vie  s'est  elle-meme  «  vul-  ' 
garis^e  »  depuis  deux  siecles,  en  se  soumet- 
tant  a  des  exigences  nouvelles;  et  il  est  « gros- 


240  IIONORE   DE   BALZAC. 

sier  »  clans  la  mesure  ou,  si  nous  ne  sommes 
pas,  un  a  un,  et  individuellement,  plus  « gros- 
siers  »  que  nos  peres,  on  ne  saurait  nier  cepen- 
dant  que  la  civilisation  moderne  ait  developpe, 
en  general,  «  la  grossieret6  ». 

Est-ce  la  ce  que  Ton  a  quelquefois  voulu  dire 
en  parlant  du  caractere  «  democrat! que  »  de 
I'oeuvre  de  Balzac?  A  quoi  je  sais  bien  que 
Ton  a  r6pondu  que  Tart  6tait  toujours  «  aristo- 
cratique  » ;  mais  ce  n'est  la  qu'une  Equivoque, 
k  moins  que  ce  ne  soil  una  sottise.  II  est 
possible  qu'un  artiste  soit  toujours  en  quelque 
maniere  un  «  aristocrate  »,  et  possible  aussi 
que  I'existence  d'une  «  aristocratic  »  soit  n6- 
cessaire  au  d6veloppement  de  I'art,  —  ce  n'est 
pas  Texemple  d'Athenes  ou  celui  de  Florence 
qui  prouveraient  le  contraire  1  —  mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'une  oeuvre  d'art  pent 
etre  marqu6e  d'un  caractere  plus  ou  moins 
«  democratique  » ;  et  c'est  le  cas  des  trognes 
enlumin6es  de  Jordaens  par  rapport  aux  ber- 
gers  enrubannes  de  Watteau.  C'est  aussi  le  cas 
des  romans  de  Balzac.  Je  ne  parte  pas  des 
traits  sous  lesquels  y  est  representee  I'aristo- 
cratie,  et  qui  en  sont  comme  une    perp6tuelle 


HONORE   DE    BALZAC.  241 

satire,  d'autant  plus  dpre  qu'elle  est  souvent 
inconsciente.    Voyez,   dans    la    vieille    Fille,   le 
personnage  du  chevalier  de  Valois,  ou,  dans 
Illusions  perdues,  le  tableau  de  la   «   haute  so- 
ciete   »   d'Angouleme,    sous    la   Restauration. 
Voyez  aussi   tons  les  Ghaulieu  dans  les    Me- 
moires  de  deux  Jeunes  Mariees.  Mais  les  romans 
de  Balzac  sont  «  democratiques  »,  par  la  ren-  ] 
contre  et  le  melange  qu'on  y  voit  de  toutes  les  \ 
conditions  sociales,  y  compris  celles  qu'avant  ^ 
Balzac  on  ne   mettait  en  scene   que  pour   en 
faire  un  objet  de   ris6e.  lis   sont  «  democra- 
tiques »,  par   et  pour   les    moyens    qu'on    y 
emploie   de    parvenir,  et   qui    n'ont  rien   ou 
presque  rien  de  commun   avec  ceux  dont  on 
use,  par  exemple,  dans  les  Memoires  de  Saint- 
Simon,  lis  sont  «  democratiques  »,  par  la  na-f 
ture  des  sentiments  qu'y  eprouvent  les  person- 
nages,  et   aux  meilleurs   desquels  il  est  rare, 
qu'un  peu  de  cette  envie  ne  se  mele  point  qui, 
bien  plus  encore  que  la  «  vertu  »,  quoi  qu'en 
ait  dit  Montesquieu,  est  le  principe  des  d6mo- 
craties.  lis  sont  «  democratiques  »,  par  la  de- 
fiance  qu'on    y   temoigne   de    F «  individua- 
lisme  »,  qui  est,  au  contraire,  lui,  le  principe 

14 


% 


242  HONORE   DE   BALZAC. 

>  des  aristocraties.  lis  sont  «  d6mocratiques  », 
^^  I  par  les  qualites  comme  par  les  defauts  d'un 
style,  dans  le  torrent  duqnel  roulent  indis- 
tinctement  des  termes  emprunt^s  de  I'argot  de 
tous  les  metiers-,  des  m^taphores  tir6es  de 
I'exercice  de  tbutes  les  professions,  des  calem- 
bours  et  des  plaisanteries  ramass6s  dans  tous 
(  {  les  milieux,  lis  sont  encore  «  democratiques  », 
I  par  Fair  m^rae  qu'on  y  respire,  par  les  pro- 
messes  de  fortune-  et  de  succes  qu'ils  font  mi- 
roiter  aux  yeux  de  la  jeunesse,  par  la  maniere 
dont  toutes  les  satisfactions  y  sont  offertes  en 
proie  a  I'instinct  egalitaire,  aucune  ambition 
n'y  etant  interdite  a  personne,  ni  contrainle 
par  aucun  pr^juge.  Et  ils  sont  «  d6mocra- 
^  tiques  »  enfin,  par  la  fidelite  avec  laquelle  ils 
rendent  la  puissairee  de  ce  mouvement  social 
dont  la  prodigieuse  acceleration,  en'  d6pit  de 
toutes  les  oppositions  et  de  tous  les  obstacles, 
sera  sans  doute  pour  Tavenir  le  phenomene 
essentiel  et  caract6ristique  du  xix*  siecle.  Et 
c'est  pourquoii,  quand  on  les  appelle  «  de- 
mocratiques »,  il  se  peut  que  le  mot  d^plaise 
a  quelques  dilettantes ;  qu'il  ait  besoin  d'etre 
explique,  comme  nous  essayons  de  le  faire  ici 


HONORE   DE   BALZAC.  243 

meme;  qu'il  etit  etonne  et,  si  Ton  le  veut, 
indigne  Balzac ;  mais  on  salt  ce  que  Fon  veut 
dire;  on  le  salt  parfaitement ;  et  on  le  dit 
aussi  clairement  qu'on  le  puisse  dire  d'un  seul 
mot. 

Concluons  done,  sur  «  la  morale  »  des  ro- 
mans  de  Balzac,  qu'ils  ne  sont  a  proprement 
parler,  ni  «  moraux  »  ni  «  immoraux  »,  mais 
ce  qu'ils  sont  et  ce  qu'ils  devaient  etre,  en 
tant  que  «  representation  »  de  la  vie  de  son 
temps.  lis  sont  «  immoraux  »  comme  I'histoire  ] 
et  comme  la  vie,  ce  qui  revient  a  dire  qu'ils  = 
sont  done  aussi  «  moraux  »  comme  elles, 
puisque  sans  doute,  a  un  moment  donne  deleur 
Evolution,  elles  ne  peuvent  6tre  autres  qu'elles 
ne  sont.  Et  il  est  assurement  permis  de 
penser  que  les  «  legons  »  qu'elles  donnent, 
—  si  toutefois  c'est  leur  affaire  de  donner  des 
IcQons;  et  j'en  doute,  pour  ma  part,  —  ne  sont 
pas  les  meilleures  legons,  ni  meme  de  vraies 
legons,  je  veux  dire  que  Ton  doive  suivre! 
Mais  je  ne  vois  pas  qu'on  en  puisse  faire  aucun 
reproche  a  celui  qui,  comme  Balzac,  s'est  borne 
k  les  enregistrer ;  ou  du  moins,  encore  une 
fois,  ce   n'est   pas   sa  «   morality  »  que  Ton 


244  IIONORE   DE   BALZAC. 

incrimine,  en  ce  cas,  c'est  la  conception  qu'il 
s'est  form^e  de  son  art,  et  ce  que  Ton  conteste 
c'est  la  valeur  ou  la  «  l^gitimitd  »  de  cette  con- 
ception. Nous  avons  essaye  de  montrcr  qu'on 
ne  le  pouvait  guere  qu'au  nom  d'un  id6al 
d'art  aboli  d6i=ormais.  II  nous  reste  mainte- 
nant  k  faire  voir  que  la  legitimit6  de  cette 
conception  se  prouve  d'une  autre  maniere, 
par  la  rapidity,  Tetendue  et  I'universalite  de 
Tempire  qu'elle  a  exerc^e  sur  les  contempo- 
rains  et  les  successeurs  de  Balzac. 


CHAPITRE    VIII 

l'INFLUENCE   DE    BALZAC 

«  Si  rapide  et  si  grand  qu'ait  6te  le  succ^s  de 
M.  de  Balzac  en  France,  6crivait  Sainte-Beuve 
en  1850,  il  fut  peut-etre  plus  grand  encore  et 
plus  incontest6  en  Europe.  Les  details  qu'on 
pourrait  donner  a  cet  egard  sembleraient  fa- 
buleux  et  ne  seraient  que  vrais...  II  y  a  plus 
de  deux  siecles  deja,  en  1624,  Honor6  d'Urfe, 
I'auteur  du  fameux  roman  de  VAstree,  qui 
vivait  en  Piemont,  regut  une  lettre  tres  se- 
rieuse  qui  lui  6tait  adress6e  par  vingt-neuf 
princes  ou  princesses,  et  dix-neuf  grands 
seigneurs  d'Allemagne;  lesdits  personnages 
I'informaient  qu'ils  avaient  pris  les  noms  des 

14. 


246  HONORE   DE    BALZAC. 

h^ros  et  heroines  de  VAstree,  et  s'etaient  cons- 
titu^s  en  Academie  des  vi^ais  amants...  Ce  qui 
est  arriv6  Ici  a  d'Urf6  s'est  renouvele  a  la  leltre 
pour  M.  de  Balzac.  II  y  a  eu  un  moment  ou,  k 
Venise,  par  exemple,  la  societe  qui  s'y  trouvait 
r^unie  imagina  de  prendre  les  noms  de  ses 
principaux  personnages  et  de  jouer  leur  jeu. 
On  ne  vit  pendant  toute  une  saison  que  Rasti- 
gnacs,  duchesses  de  Langeais,  duchesses  de 
Maufrigneuses,  et  on  assure  que  plus  d'un 
acteur  et  d'une  actrice  de  cette  com^die  de 
soci6t6  tint  ci  pousser  son  role  jusqu'au 
bout... 

»  Ge  que  je  dis  de  Venise  se  reproduit  a  des 
degres  divers  en  dilTerents  lieux.  En  Hongrie, 
en  Pologne,  en  Russie,  les  romans  de  M.  de 
Balzac  faisaient  loi...  Par  exemple,  ces  ameu- 
blements  riches  el  bizarres,  ou  il  entassait  k 
son  gr6  les  chefs-d'ueuvre  de  vingt  pays  et  de 
vingt  epoques,  devenaient  une  realite  apies 
coup;  on  copiait  avec  exactitude  ce  qui  nous 
semblait  a  nous  un  reve  d'artiste  millionnaire; 
on  se  meublait  d  la  Balzac.  » 

Parmi  tant  d'autres  temoignages  que  Ton 
aurait  pu  citer  de  I'iufluence  de  Balzac  sur  ses 


HONORE   DE   BALZAC.  247 

contemporains,  non  seulement  en  France,  mais 
k  I'etranger,  j'ai  choisi  celui-ci  comme  etant 
Tun  des  plus  caracteristiques,  et  en  meine 
temps  I'un  des  plus  precis.  II  est  aussi  Fun  des 
moins  suspects,  Sainte-Beuve  n'ayant  jamais 
pardonne  a  Balzac,  ni  d'avoir  pretendu  refaire 
Volupte  en  ecrivant  le  Lys  dans  la  Vallee;  ni 
d'avoir  ose  toucher  a  Port-Royal;  ni  enfm  et 
surtout  d'avoir  essaye  dans  le  roman  ce  qu'il 
tentait  a  sa  maniere,  lui,  Sainte-Beuve,  dans 
la  critique  et  dans  I'histoir^  litteraire. 

Le  renouvellement  de  la  critique  par  les 
m^thodes  ou  les  procedes  de  Sainte-Beuve 
est,  en  effet,  dans  I'histoire  du  «  genre  »,  une 
revolution  du  meme  ordre  que  celle  que  Bal- 
zac a  operee  dans  le  roman.  Avec  des  diffe- 
rences qu'a  peine  est-il  besoin  d'indiquer, 
parce  qu'elles  sautent,  pour  ainsi  dire,  aux 
yeux,  —  et  au  contraire,  ce  sont  les  analogies 
qui  echappent,  —  il  y.a  plus  de  rapports,  et 
des  rapports  plus  etroits  qu'on  ne  croirait  entre 
Port-Royal  et  la  Comedie  humaine;  et  ce  sont, 
dans  notre  litlerature  frangaise  du  xix®  siecle, 
deux  monuments  de  la  meme  nature  d'origi- 
nalite.  Sainte-Beuve  est  plus  «  lettre  »,  Balzac 


248  HONORE  DE  BALZAC. 

est  plus  «  contemporain  » ;  le  critique  est  S 
chaque  instant  inqui6t6,  tiraill6,  retenu,  para- 
lyse par  des  scrupules  dont  le  romancier  n'a 
cure ;  les  deux  esprits  ne  sont  pas  de  la  meme 
famille;  mais  ils  ont  des  curiosit^s  analogues: 
de  physiologiste  et  de  m6decin.  S'il  exisle  un 
style  «  aussi  bris6  par  places  et  plus  amolli 
que  celui  d'un  mime  antique  »,  il  se  pent  que 
ce  soit  celui  de  Balzac,  mais  e'est  aussi  celui 
de  Sainte-Beuve.  Et,  tons  les  deux  enfin,  ce 
qu'ils  ont  poursuivi  par  des  moyens  dont  ce 
style,  charg6  de  m6taphores,  n'est  lui-m6me 
qu'une  consequence,  c'est  la  «  representation  » 
ou  la  «   reproduction  de  la  vie  ». 

L^  est  le  secret  de  leur  influence;  et,  en  ce 
qui  regarde  plus  particulierement  Balzac,  peut- 
6tre  est-ce  pour  cela  que  son  influence  s'est 
exerc6e  sur  la  vie  avant  de  s'exercer  sur  la 
litterature.  «  Le  romancier  commence,  —  di- 
sait  encore  Sainte-Beuve,  t6moin  attentif  et 
interess6  de  la  transformation  —  il  touche  le 
vif,  il  I'exagere  un  peu;  la  societe  se  pique 
d'honneur  et  execute;  et  c'est  ainsi  que  ce 
qui  avait  pu  paraitre  d'abord  exag^r^  finit  par 
n'etre  plus   que  vraisemblable.  »  La  Comedie 


HONORE   DE   BALZAC.  249 

humaine  a  transforme  les  moeurs  avant  de 
renouveler  le  theMre,  le  roman,  et  I'histoire. 
Comment  cela  ?  le  subtil  critique  vient  de 
nous  le  dire;  et  en  quoi  ?  c'est  ce  que  nous 
venous  d'essayer  d'indiquer  en  considerant  la 
portee  sociale  de  I'oeuvre.  Une  transformation 
prealable  des  moeurs  a  seule  rendu  possible 
le  renouvellement  du  theMre,  du  roman,  et  de 
I'histoire  sous  I'influence  de  Balzac. 


* 

*  * 


Le  renouvellement  du  theatre,  une  critique 
un  peu  complaisante  Fa  date  pendant  long- 
temps  de  1852  ou  de  la  Dameaux  Canielias;  et 
Alexandre  Dumas  fils  ne  disaitpas  le  contraire! 
Mais,  en  realite,  la  Dame  aux  Camelias,  adapta- 
tion du  theme  classique  de  «  la  courtisane 
amoureuse  »  aux  exigences  du  boulevard,  n'a 
rien  renouvele  du  tout,  ne  contenant  elle- 
meme  rien  de  neuf,  et  n'etant,  a  vrai  dire, 
que  du  romantisme  «  bien  parisien  ».  Les 
pieces  qui  ont  vraiment  renouvel6  le  theatre, 
aux  environs  de  1855  ou  de  1856,  sont  des 
pieces  comma  les  Faux  Boiishommes,  de  Theo- 


230 


HONORE   DE   BALZAC. 


done  Barri^re;  le  Demi-Monde,  d'Alexandre 
Dumas  fils  ;  les  Lionnes  pauvres,  d'Emile  Aii- 
giei",  ou  encore  son  Mariagt  dOlympe;  et  Tin- 
fluence  de  Balzac  y  est  manifeste. 

Geci  est  d'autant  plus  remarquable  que  Bal- 
zac lui-meme,  nous  I'avons  dit,  n'a  jamais  pu 
r6ussir  au  th^itre.   Reehercher  une  k  une  les 
raisons  de  cette  malchance  de  Balzac  au  thea- 
tre, c'est  ce  qui  ne  serait  sans  doute  pas  bien 
utile!  Mais,  comma  on  ne  peut  refuser  k  quel- 
ques-uns  des  romans  de  Balzac  la  qualile  d'etre 
«  dramatiques  »,  c'est  une  preuve  de  plus  que 
le  c(  dramatique  »  et  le  «  thealral  »  sont  deux 
choses;  et  e'en  est  une  aussi  de  I'erreur  quae 
Ton   commet  quand  on   persiste  k   rapporter 
aux  memes  principes  I'esthetique  du  drame  et 
celle  du  roman.  On  pourrait  aisement  faire  un 
roman,  dans  le  gout  de  BaJzac,  avec  les  Lionnesl 
fauvres   ou    avec   le  Demi-Monde  \  mais  on  ne] 
ferait  ni  un  drame  avec  le  Cabmet  des  AntiquesA 
—  ou   ce  serait  de   tons    les  drames  le  plus! 
vulgaire,  —  ni  sans  doute  une  comedie  avecj 
la  vieille  Fille  ou  Cesai^  Birotteau. 

Par  ou  done  et  de  quelle  maniere  rinfluence| 
de  Balzac  s'est-elle  fait  sentir  aullieatre?  C'est 


HONORE   DE   BALZAC.  231 

lout  simplement  en  imposant  au  theatre  des  Au- 
gier,  des  Barriere  et  des  Dumas  une  imitation 
desormais  plus  exacte  et  plus  consciencieuse 
de  la  vie.  Pour  I'intrigue  proprement  dite,  ils 
ont  continue  de  s'inspirer  des  exemples  du  vieux 
Dumas,  et  surtout  d'Eugene  Scribe,  —  que  la 
Dame  aux  Camelias  n'avait  nullement  depos- 
sedes  de  la  domination  qu'ils  exergaient  I'un 
et  I'autre,  en  ce  temps-lci,  sur  la  scene,  —  mais 
ces  nouveaux-venus  ont  essaye  de  mettre  en 
jeu  des  interets  moins  conventionnels  que 
ceux  qui  s'agitaient  dans  une  Chaine  ou  dans 
la  Camaraderie^  dans  Mademoiselle  de  Belle-Isle 
ou  dans  les  Demoiselles  de  Saint-Cyr ;  ils  se  sont 
efforces  de  peindre,  ou  de  montrer  en  action, 
des  caract^res  moins  artificiels,  qui  fussent 
vraiment  des  caracteres,  et  non  plus,  et  seu- 
lement,  des  «  emplois  de  theatre  ». 

La,  en  effet,  etait  surtout  le  vice  du  theMre 
contemporain  de  Balzac.  Vaudeville  ou  come- 
die,  drame,  —  et  je  pourrais  dire,  livret 
d'opera-comique  ou  de  grand  opera,  I'Ambas- 
sadrice  ou  le  Prophete,  —  quelle  que  soit  la 
donnee  d'un  scenario  de  Scribe  ou  du  vieux 
Dumas,  on  y  retrouvait  toujours  les  m6mes 


2o2  HONORE   DE   BALZAC. 

«  peres  nobles  »  et  les  memes  « jeunes  pre- 
miers »,  les  memes  «  ingenues  »  et  les  memes 
«  coquettes  ».  La  peinture  des  moeurs  ne  con- 
sistait  qu'a  les  habiller,  selon  I'occasion,  en 
«  amiraux  »  ou  en  «  magistrals  »,  en  «  grandes 
dames  »  ou  en  «  femmes  du  monde  »,  en  pr6- 
fets  ou  en  banquiers,  et,  pour  les  caracteres, 
il  semblait  qu'on  s'en  remit  aux  acteurs  de 
leur  donner  quelque  consistance  en  leur  pre- 
tant  leur  personnalit6.  Ce  qui  se  ramene  a  dire 
que  le  theitre  6tait  devenu  un  art  sin  generis^ 
ou  pluldt  un  jeu,  qui  avait  ses  regies  h  lui, 
comme  le  trictrac  ou  les  tehees,  dont  les 
«  pions  »,  toujours  les  m^mes,  ne  diff^raient 
d'une  partie  k  une  autre  que  par  leur  position  ; 
un  art,  ou  le  triomphe  etait  d'accumuler  les 
difficultes  pour  avoir  I'honneur  d'en  sortir; 
et  un  art,  qui,  moyennant  cela,  pouvait  non 
pas  tout  a  fait  se  passer,  mais  se  contenter 
d'un  minimum  d 'observation,  d'interet  humain, 
el  de  style.  Je  n'appelle  pas  un  «  interet 
humain  »,  de  savoir  si  Raoul,  qui  est  quel- 
conque,  epousera  Valentine,  ou  si  Emmanuel, 
qui  n'est  personne,  denouera  «  les  chaines  de 
lleurs  »   qui   I'attachent  a  Valerie,  fites-vous 


HONORE  DE   BALZAC.  253 

encore  curieux  de  savoir  comment  la  marquise 
de  Prie  a  r6ussi  a  soustraire  mademoiselle  de 
Belle-Isle  aux  entreprises  de  Richelieu  ? 

C'est  I'influence  de  Balzac  qui  a  ruine  cette 
conception  de  I'art  dramatique.  D'autres  in- 
tentions, par  la  suite,  ont  pu  se  meler,  chez 
les  nouveaux  dramaturges,  a  cette  intention 
d'imiter  la  vie  de  plus  pres  :  Theodore  Barriere 
s'est  cru  I'etoffe  d'un  satirique,  et  Alexandre  Du- 
mas fils  la  vocation  d'un  reformateurl  Mais 
cette  idee,  que  le  thccitre  doit  aussi  lui,  «  repr6- 
senter  la  vie  »,  n'en  est  pas  moins  des  lors 
entree  dans  les  esprits;  et,  avec  cette  idee, 
c'est  I'influence  de  Balzac  que  Ton  retrouve, 
jusque  de  nos  jours,  dans  la  Parisienne  et  dans 
les  Corbeaux,  plus  agissante  que  jamais,  et 
comme  depouillee,  chez  Henri  Becque,  de  tout 
ce  qui  la  masquait  encore  chez  les  Dumas  fils 
et  les  Emile  Augier. 

Si  maintenant  on  demande  comment  I'in- 
fluence de  Balzac  s'est  fait  sentir  d'abord  au 
theatre,  quand  on  croirait  qu'elle  eut  du  s'exer- 
cer  avant  tout  dans  le  roman,  j'en  donnerai 
cette  raison  que,  si  les  contemporains  de  Balzac 
ne  Tont  assurement  pas  «  meconnu  »,  cepen- 

15 


254  HONORE   DE   BALZAC 

dant  ils  n'ont  pas  «  reconnu  »  tout  de  suite, 
conibien  ses  romans  ditteraient  de  ceux  de 
George  Sand,  d'Alexandre  Dumas,  d'Eugeiie 
Sue  ou  de  Prosper  Mtirimee.  II  n'eut  pas  fallu 
pousser  beaucoup  Sainle-Beuve,  pour  lui  faire 
declarer  que  Carmen  ou  la  Venus  d'lUe  etaient 
fort  au-dessus  du  Cabinet  des  Antiques,  ou  des 
Menioires  de  deux  jeunes  Mariees ;  et,  si  deja,  vers 
1850,  on  ne  voyait  guere  dans  Alexandre  Du- 
mas qu'un  faiseur,  la  reputation  d'Eugene  Sue 
contrebalangait  celie  de  Balzac.  Je  ne  parle  pas 
de  George  Sand,  dont  il  6tait  convenu  que  le 
style,  «  de  premiere  trempe  et  de  premiere 
qualite  »,  la  classait  au  tout  j)remier  rang. 
Aussi,  tandis  qu'on  avail  vu  loul  d'abord,  — 
et  il  ne  fallait  pas  pour  cela  de  tres  bons  yeux, 
tres  exerces  ni  tres  penetrants,  —  combien 
il  y  avait  plus  de  «  realite  »  dans  le  roman 
de  Balzac  que  dans  le  theatre  de  Scribe,  on 
avait  vu  moins  clairement  ce  qu'il  y  a  de 
difl'erence  entre  les  Parents  pauvres  et,  par 
example,  les  Memoires  du  Diable  ou  les  Mys- 
teres  de  Pai'is.  On  I'avait  d'autant  moins  vu 
que  ni  Soulie,  ni  Eugene  Sue  ne  sont  en  ve- 
rite  des  romanciers  meprisables,   et  que,   les 


HONORE    DE   BALZAC.  25S 

Parents 'pauvres  ayantparu  en  feuilletons,  comme 
les  romans  de  Sue  el  de  Soulie,  on  en  avait 
conclu,  tres  superliciellement,  qu'ils  relevaient 
comme  eux,  du  genre  du  «  roman  feuilleton  », 
—  lequel,  a  cetle  epoque,  n'etait  pas  tout  a 
fait  declass6.  Je  ne  nierai  pas  que  Balzac  ait 
lui-meme  favorise  la  confusion,  en  melairt, 
pour  les  abonnes  de  la  Presse  ou  du  Conslitu- 
tionnel,  plus  d'elements  de  «  melodrame  » 
qu'il  n'etait  necessaire,  au  recit  du  Cousin  Pons 
et  de  la  Cousine  Bette.  Cest  un  personnage, 
non  pas  meme  de  Sue,  mais  de  Dumas,  que 
le  baron  Montes  de  Montejanos,  dans  ce  der- 
nier roman;  et  a-t-on  remarque  que,  pour  en 
denouer  I'intrigue,  Balzac  n'avait  pas  eu  besoin 
de  moins  de  sept  cadavres  ? 


* 

4c     He 


G'est  pourquoi,  tandis  que  le  theatre  se  libe- 
rait  assez  promptemeiit  de  I'influence  de  Scribe 
et  de  Dumas,  pour  se  soumettre  a  celle  de  Bal- 
zac, on  ne  pent  pas  absolument  dire  que  le  ro- 
man y  resistdt,  mais  il  en  subissait  d'autres,  et 
plus  particulierement,  entre  18S0  et  1860,  celle 


256  HONOIIE   DE   BALZAC. 

de  George  Sand.  Les  romans  de  Jules  Sandeau, 
Mademoiselle  de  la  Seigliere  ou  Sacs  et  Parchemins, 
—  qui  sont  d'ailleurs  un  peu  anterieurs  a  cette 
date,  —  et  les  premiers  romans  d'Octave  Feuil- 
let,  tels  que  le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre 
ou  Bellah,  suffisent  k  en  porter  temoignage.  • 
Non  pas  que,  dans  Bellah  mSme,  et  dans  Sacs 
et  Parchemins,  d'oii  la  collaboration  d'Augier 
devait  tirer  le  Gendre  de  M.  Poirier,  on  ne  puisse 
reconnaitre  k  plus  d'un  trait  I'influence  de 
Balzac!  Mais  ni  les  tendances  de  Sandeau,  ni 
surtout  celles  de  Feuillet  n'allaient  k  I'imita- 
tion  de  la  reality.  Romanesques  I'un  et  I'autre, 
lis  6taient  id6alistes  k  la  maniere  de  George 
Sand.  La  «  representation  de  la  vie  »  se  subor- 
donnait  pour  eux  ci  des  considerations  d'un 
autre  ordre.  Et,  pour  ne  rien  dire  de  plus 
de  ce  sterile  Sandeau,  —  dont  la  Maison  de 
Penarvan,  en  1857,  allait  etre  presque  la  der- 
niere  oeuvre,  —  c'6tait  bien  dans  la  direction 
(['Indiana,  de  Vahitine,  de  Mauprat  que  le  ta- 
lent de  Feuillet  allait  continuer  de  se  deve- 
lopper,  avec  YHistoire  de  Sibylle  et  Monsieur  de 
Camors;  et  son  r6le  allait  etre  d'attaquer  ou 
de  contredire,  avec  plus  ou  moins  de  discr6- 


IIONORE   DE   BALZAC.  ^37 

tion  d'abord,  puis  ensuite  avec  une  eiitiere 
franchise,  et  en  s'emparant  des  moyens  eux- 
memes  de  George  Sand,  les  theses  ou  les  idees 
de  George  Sand. 

Un  brave  homme,  —  un  illettr^,  —  qui  devait 
realiser  ce  miracle  de  faire,  sans  aucun  talent, 
une   carriere   litteraire  de   plus   de    quarante 
ans,  I'auteur  des  Bourgeois  de  Mol'mchart  et  des 
Soufjrances  du  professeurDeltheil,^iadt8\ovs  pres-| 
que  le  seul  qui  s'efforgat  de  suvire  les  traces  de^ 
Balzac.  Et,  il  I'admirait  sincerement!  Mais,  —  il  ^ 
y  a  de  ces  predestinations,  —  ce  Ghampfleury, 
qui  devait  linir  par  une  Histoire  de  la  Carica- 
ture,   n'avait    guere    entrevu    de    la    Comedie 
humaine  que    le   c6t6  caricatural,   et  je  pense 
qu'a   ses   yeux,   tout    Balzac,    le  vrai   Balzac, 
ou  le  meilleur  Balzac,    devait    etre   dans    ses 
Pelils  Bourgeois,  ou  dans  sa  Vieille  Fille.  Nous 
nous  sommes  explique  sur  la  plaisanterie  de 
Balzac :  un  exemple  de  plus  n'en  sera   pour- 
tant   pas  inutile,  pour  eclaircir  ici  le  cas  de 
Ghampfleury.  Dans  la  vieille  Fille,  quand  ma- 
demoiselle Gormon,    en  accordant  sa  main  a 
Du   Bousquier,  a  deQU  sans  retour  les  espe- 
rances   du   chevalier   de  Valois,  le   chevalier. 


258  HONORE   DE   BALZAC. 

qui  avait  et6  jusqu'alors  Thomme  «  le  phis 
soign6  »  d'AlenQon,  se  neglige.  «  Le  linge  du 
chevalier  devint  roux  et  ses  cheveux  furent 
irregulierement  peignes.  Quelques  deots  d'ivoire 
d6serterent  sans  que  les  observateurs  du  coeur 
humain  pussent  decouvrir  a  quel  corps  el  les 
avaient  appartenu,  si  elles  etaient  de  la  legion 
etrangere,  ou  indigenes,  veg6tales  ou  ani- 
males,  si  I'Age  les  arrachait  au  chevalier,  ou 
si  elles  6taient  oubliees  au  fond  du  tiroir  de 
toilette...  »  Imaginez  trois  cents  pages  de  ce 
genre  d'esprit  :  ce  sont  les  Bourgeois  de  Mo- 
linchart,  oil  Ton  ne  sait,  en  virile,  ce  que 
Ton  doit  le  plus  admirer,  de  la  «  qualite  » 
de  ces  plaisanteries,  ou  de  I'air  de  superiorite 
sur  ses  personnages  que  se  donne  en  les  en 
accablant  ce  parfait  nigaud  de  Ghampfleury. 
C'est  ce  qu'il  appela  son  «  realisme  »  ;  et  on 
congoit  aisement  que  la  predication  ni  I'exem- 
ple  n'en  aient  entrain^  personne.  Mais  il  fit 
du  tort,  beaucoup  de  tort  k  Balzac.  Les  Bour- 
geois de  MoUnchart  et  la  critique  de  Ghamp- 
fleury ont  un  moment  accredits  cette  idee 
que  le  «  realisme  »  n'etait  qu'un  moyen  de 
caricature ;  et  que,  si  la  grande  superiorite  de 


HONORE   DE   BALZAC.  259 

Balzac  6tait  quelque  part,  elle  etait  effective- 
ment  la,  dans  sa  Vieille  Fille,  dans  son  Gau- 
dissart,  dans  son  Pierre  Grassou,  dans  ses  Em- 
ployes, dans  ses  Petits  bourgeois,  et  g6nerale- 
ment  et  d'un  mot,  dans  sa  «  satire  »,  mais  non 
pas  dans  sa  «  peinture  »  des  moeurs  de  son 
temps. 

G'est  sur  ces  entrefaites  qu'eclatait  en  1858, 
le  succes,  le  scandale,  et  le  proces  de  Madame 
Bovary;  et,  sans  doute,  rien  ne  serait  aujour- 
d'hui  plus  naturel,  ou  plus  tentant,  que  de  da- 
ter  de  la  I'influence  de  Balzac  sur  le  roman 
contemporain.  Mais  ce  serait  encore  une  erreur  1 
II  est  bien  vrai  qu'un  critique  aujourd'hui  trop 
oublie,  J, -J.  Weiss,  n'hesita  pas  d'abord  a 
ranger  le  roman  de  Flaubert  au  nombre  des 
chefs-d'oeuvre  de  ce  qu'il  appelait  nettement 
«  la  litterature  brutale  »,  et  il  en  rappro- 
chait,  —  ce  qui  n'etait  pas  mal  voir,  —  les 
Fleurs  du  Mal,  de  Baudelaire,  avec  les  Faux 
Bonshommes,  de  Theodore  Barriere,  ainsi  que 
la  Question  d'argent,  du  jeune  Alexandre  Du- 
mas. Mais  nous  possedons,  pour  cette  periode, 
une  Correspondance  tres  etendue  de  Flaubert, 
—  avec  Louise  Colet,  —  et  une  Correspondance 


260  HONORE   DE  BALZAC. 

presque    uniquement   litteraire,    ou,   tout    en 

radmirant  de  confiance,   nous  ne  voyons   pas 

qu'il  frequentcit  beaucoup  Balzac;  et  aussi  bien 

son  «  realisme  »  ou  son  «  naturalisme  »  proce- 

\  dait-il  d'une  tout  autre  origine.   Flaubert,  a 

;  cette  epoque,  6tait  surlout  un  «  romantique  », 

,  et,  quelques  annees   plus    tard,  c'est  ce  que 

I  devait  encore  prouver  Salammbd. 

Faut-il  ajouter  que  Ton  ne  comprit  pas  d*a- 
bord  toute  la  signification  de  Madame  Bovary'? 
Mais,  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Ton  n'y 
vit  point  du  tout  une  continuation  ou  une  re- 
prise du  roman  de  Balzac,  et,  en  effet,  s'il  y 
a  dans  la  litt^rature  contemporaine  une  oeuvre 
originate,  congue  directement  et  en  dehors  de 
toute  imitation  precise,  c'est  Madame  Bovary. 
Le  «  naturalisme  »  de  Flaubert  peut  se  defmir 
par  quelques  traits  analogues  a  ceux  dont  nous 
nous  sommes  servi  pour  caracteriser  celui  de 
Balzac;  mais  il  ne  s'en  inspirait  point;  et 
aussi,  ne  fit-on  g^neralement  honneur  ou 
grief  a  Flaubert  que  d'etre  I'auteur  de  son 
oeuvre,  mais  non  pas  de  I'avoir  imitee  ou  em- 
pruntee  de  personne.  Le  style,  a  lui  tout  seul, 
eut  suflQ  pour  s'y  opposer;  et,  aussi  bien,  a  lui 


HONORE   DE   BALZAC.  261 

tout  seul,  il  suffisaitpour  declarer  que  I'auteur 
de  Madame  Bovary  ne  s  etait  nullement  propose 
de  «  representer  la  vie  »,  —  qu'il  execrait,  c'est 
son  mot,  autant  que  Balzac  I'avait  aimee,  — 
mais  de  faire  servir  la  vie  a  la  realisation  dune 
doctrine  ou  d'un  ideal  d'art.  Je  ferai  meme 
observer  en  passant  que  c'est  I'une  des  rai- 
sons  pour  lesquelles  il  deplaisait  souveraine- 
ment  a  Flaubert  d'etre  toujours  appele  I'au- 
teur de  Madame  Bovary.  C'est  qu'au  lieu  d'un  \ 
roman  de  la  vie  reelle,  il  eut  voulu  que  Ton  S 
n'y  vit  qu'une  oeuvre  d'art,  et  une  oeuvre  d'art ' 
de  la  meme  nature  que  la  Tentation  de  saint 
Antoine  ou  que  Salammbo,  puisqu'elle  n'etait 
qu'une  application  des  memes  procedes  d'art 
a  la  description  des  mceurs  de  province. 

Nos  romanciers  le  croiront-ils?  C'est  ci  la 
critique,  dont  il  a  si  fort  medit,  —  parce 
qu'aussi  bien  en  son  vivant  il  avait  perce  sans 
elle,  ou  n'en  avait  guere  eprouve  que  la  mal- 
veillance,  —  et  c'est  a  Taine  en  particulier  que 
Balzac  est  redevable  d'une  part  de  sa  gloire.  i 
Serait-elle  sans  cela  la  meme,  et,  t6t  ou  tard, 
son  influence  eut-elle  ete  aussi  considerable? 
Je  ne  saurais  prouver  le  contrairel  Mais,  en  fait, 

15. 


) 


262  HONORE   UE    BALZAC. 

c'est  a  VEssai  sur  Balzac,  de  Taine,  que  I'auteur 
de  la  Comedie  humaine  doit,  historiquemeat, 
d'avoir  et6  tire  tout  ci  fait  de  pair;  mis  de 
«  plusieurs  coudees  »,  —  il  aimait  cette  ex- 
pression, —  au  dessus  des  romanciers  ses  con- 
temporains ;  et  enfin  proclame,  «  avec  Shakes- 
peare et  Saint- Simon,  le  plus  grand  magasin 
de  documents  que  nous  ayons  sur  la  nature 
humaine  ». 

Quand  le  celebre  Essai  de  Taine,  aussi  vi- 
goureux  que  briilant,  n'eut  fait  c[ue  donner  le 
signal  de  I'adoption  de  Balzac  par  la  criti(jue 
universitaire,  c'eut  6le  d6ja  quelque  chose.  En 
France,  depuis  une  centaine  d'annees,  I'adop- 
tion d'un  6crivain  par  la  critique  universitaire 
est,  ordinairement,  sa  consecration;  et,  en  tout 
cas,  c'est  elle  qui  le  met  en  passe  de  deve- 
nir  «  classique  ».  Mais,  de  plus,  on  apprenait 
dans  VEssai  de  Taine,  —  et  sous  la  plume  d'un 
ancien  normalien,  c'etait  une  legon  presque 
revolutionnaire,  —  que  «  le  bon  style  »,  car 
il  ne  disait  pas:  le  style,  mais  le  bon  style, 
«  est  I'art  de  se  faire  ecouter  et  de  se  faire 
entendre  »  ;  que  «  cet  art  varie  quand  I'audi- 
toire  varie  »  ;  et  qu'il  y  a  done  «  un  nombre 


HONORE   DE    BALZAC.  263 

infini  de  bons  styles  :  il  j  en  a  autant  que  de 
siecles,  de  nations,  et  de  grands  esprits  )^ .  Suivait 
alors  une  citation,  «  la  description  d'une  jour- 
nee  et  d'un  bouquet  »,  que  Taine  empruntait  f 
au  Lys  dans  la  Vallee,  —  mais  en  omettant  de  i 
dire  que  Balzac  n'a  pas  beaucoup  de  pages  de  ; 
cette  beaute  ni  de  cet  eclat,  —  et  il  terminait 
sur  ce  point,  en  disant :  «  La  poesie  orientale 
n'a  rien  de  plus  eblouissant,  ni  de  plus  magni- 
fique;  c'est  un  luxe  et  un  enivrement;  on  nage 
dans  un  ciel  de  parfums  et  de  lumieres,  et 
toutes  les  voluptes  des  jours  d'ete  entrent  dans 
les  sens  et  dans  le  coeur,  tressaillantes  et  bour- 
donnantes  comme  un  essaim  de  papillons 
diapres.  Evidemment  cet  homme,  quoi  qu'on  ait 
dit  et  quoi  quHl  ait  fait,  savait  sa  langue;  meme, 
il  la  savait  aussi  bien  que  personne,  seulemeyit  il 
remploijait  a  sa  fagon.  »  On  n'a  jamais  fait  de 
plus  bel  eloge  du  «  style  de  Balzac  » ;  et  nous- 
memes,  faut-il  I'avouer,  apres  un  demi-siecle 
ecoule,  nous  n'y  voudrions  pas  souscrire  sans 
faire  quelques  reserves.  Ce  n'est  pas  encore  ici 
le  lieu  de  les  exprimer,  et  nous  nous  bornons 
a  constater  que,  sur  cette  question  du  style, 
ou  la  critique  universitaire  a  toujours  affecte 


\ 


264  HONORE   DE   BALZAC. 

de  se  montrer  difficile,  et  meme  quelque  peu 
chicani^re,  —  ce  qui  ne  serait  pas  un  mal  si 
sa  grammaire  ou  sa  syntaxe  6taient  celles  de 
Moli^re  et  de  Saint-Simon,  plutdt  que  de  Con- 
diliac  et  de  Marmontel,  —  la  justification  de 
Balzac  etait  complete. 

Elle  ne  I'^tait  pas  moins  sur  un  second 
point,  c'est  k  savoir  I'assimilation  de  «  I'his- 
toire  sociale  »  ci  «  Thistoire  naturelle  »;  et 
m6me,  a  cet  6gard,  on  peut  se  demander  si  le 
critique,  non  content  de  se  faire  le  defenseur 
du  romancier,  ne  s'en  6tait  pas  deja  fait  le 
disciple.  «  Aux  yeux  du  naturaliste,  I'homme 
n'est  point  une  raison  independante,  supe- 
rieure,  saine  par  elle-meme,  capable  d'atteindre 
par  un  seul  effort  la  v6rit6  et  la  vertu,  mais 
une  simple  force,  du  m^me  ordre  que  les 
autres,  recevant  des  circonstances  son  degr6 
et  sa  direction.  »  Stendhal  ou  Merimee  I'eussent- 
t-ils  peut-^tre  admis?  Mais  c'est  incontestable 
ment  ce  que  n'eussent  conc6d6  ni  George  Sand, 
ni  les  romanciers  que  nous  avons  vus  s'inspi- 
rer  d'elle.  Et,  aussi  bien,  I'expression  de  ces 
id^es,  —  qu'on  trouvait  alors  plus  que  hardies, 
presque  immorales,  — appuy6e,  pr6cis6e,  exa- 


HONORK   DE   BALZAC.  26b 

ger^e  peut-etre,  quelques  annees  plus  tard, 
dans  VHistoire  de  la  Litterature  anglaise,  devait- 
elle  faire  quelque  peu  scandale,  meme,  —  ou 
surtout,  —  parmi  les  philosophes.  Mais,  en 
attendant,  elles  opposaient  vigoureusement  la 
conception  balzacienne  du  roman  ci  toutes  les 
autres  ;  elles  faisaient  de  I'auteur  de  la  Comedie 
humaine  parmi  les  romantiques,  un  «  observa- 
teur  »  parmi  des  visionnaires ;  et,  selon  le  voeu 
de  son  ambition  la  plus  chere,  elles  transpor- 
taient  a  son  ceuvre  de  «  poete  » ,  les  mots  dont 
il  eut  use  pour  louer  celle  d'un  Geoffroy-Saint- 
Hilaire  ou  celle  d'un  Guvier. 

Gar  le  critique  montrait  encore  que,  si  la 
«  triste  methode  anatomique  »  du  romancier 
ne  laisse  pas  d'avoir  quelques  inconvenients, 
elle  n'a  pas  du  moins  paralyse  ses  «  faculles 
d'invention  » ;  et  si  quelqu'un  a  m6rite  le  nom 
de  «  createur  »,  c'est  cet  «  observateur  ».  Pour 
le  prouver,  Taine  analysait  quelques-uns  des 
«  grands  personnages  »  de  Balzac,  de  ceux 
qu'il  ne  craignait  pas  de  comparer  aux  «  mo- 
nomanes  »  ou  aux  «  monstres  »  de  Shakes- 
peare: Philippe  Bridau,  de  la  Rabouilleuse;  le 
bonhomme  Grandet,  d'Eugenie  Grandel)  le  baron 


266  HONORS   DE   BALZAC. 

Hulot,  de  la  Cousine  Bette.  II  osait  dire  k  ce  pro- 
pos  que  «  la  grandeur  est  toujours  belle,  meme 
dans  le  malhcur  et  dans  le  crime  »,  de  quoi 
1  nous  avons  dit,  k  notre  tour,  qu'Eschyle  et 
Shakespeare,  que  Corneille  et  Racine  eussent 
assur6ment  convenu.  Et  11  concluait  en  ces 
termes  :  «  Balzac  ^chaufle  et  allume  lentement 
sa  fournaise;  on  souffre  de  ses  efforts;  on 
travaille  p6niblement  avec  lui  dans  ses  noirs 
ateliers  fumeux,  ou  il  prepare,  a  force  de 
science,  les  ftinaux  mul(i{)lies  qu'il  va  planter 
par  millions  et  dont  les  lumieres  entrecroisees 
et  concentr6es  vont  eclairer  la  campagne.  A  la 
fin  tons  s'embrasent,  le  spectateur  regarde, 
et  il  voit  moins  vite,  moins  ais6ment,  moins 
splendidementavec  Balzac  qu'avec  Shakespeare, 
mais  les  m^mes  choses,  aussi  loin  et  aussi 
avant.  »  Sous  la  plume  du  critique,  c'6tait  ici 
le  supreme  eloge,  et  c'^tait  un  eloge  comme 
personne  encore  n'en  avait  fait  un  de  Balzac. 
La  reputation  et  Tinfiuence  du  romancier 
n'allaient  plus  cesser  desormais  de  grandir,  et 
de  s'accroitre  de  tout  ce  que  le  critique  lui- 
meme  gagnerail  d'autorite. 
Ce  que  Ton  pent  remarqucr  en  effet,  c'est 


HONORE    DE   BALZAC.  267 

qu'a  dater  de  ce  moment,  la  conception  balza- 
cienne  du  roman  commence  a  triompher  des 
autres,  ou  plutdt  les  absorbe,  en  quelque 
maniere,  et  les  ramene  a  soi.  Ne  parlons 
point  d'Eugene  Sue,  qui  vient  de  mourir,  ni 
du  vieux  Dumas,  qui  ne  semble  oecupe  qu'ci 
chercher  de  quelle  maniere  il  aclievera  de  se 
disqualifier.  Ne  disons  rien  d'Hugo,  ni  de  . 
ses  Miserables,  qui  paraissent  en  1862,  et  oil  \ 
Ton  reconnait  aiseraent  des  traces  de  I'influence 
de  Balzac ;  mais  on  y  en  reconnait  aussi  de 
I'influence  d'Eugene  Sue;  et  puis,  Hugo,  comme 
Balzac,  «  veut  »  si  je  puis  ainsi  dire,  et  doit 
etre  mis  a  part.  Mais  on  ne  saurait  douter  de 
I'influence  de  Balzac  sur  la  derniere  maniere 
de  George  Sand,  celle  dont  le  chef-d'oeuvre  est 
le  Marquis  de  Villemer  ;  on  retrouve  Balzac  dans 
le  plus  celebre  des  romans  de  Feuillet,  je  veux  ? 
dire  Monsieur  de  Camors,  ou  Ton  pourrait/ 
montrer  que  I'auteur  s'est  directement  inspire 
du  Lys  dans  la  Vallee;  on  le  retrouve  dans  les 
romans  des  freres  de  Goncourt  :  Be^iee  Maur 
perin,  Madame  Gervaisais,  Germinie  Lacerteux ; 
Flaubert  lui-meme  y  vient  dans  son  Education 
senlimentale ;  et  sur  tout  on  retrouve  Balzac  dans 


268  HONORE   DE   BALZAC. 

Foeuvre  des  jeunes  romanciers  qui,  bient6t, 
sous  rimpulsion  du  plus  abondant  et  du  plus 
bruyant  d'entre  eux,  fimile  Zola,  vont  s'unir 
pour  former  I'ecole  qu'on  appellera  «  natura- 
liste  ».  On  ne  saurait  omettre  de  rappeler  a  ce 
propos  que  I'auteur  des  Rougon-Macquart  avail 
appris,  pour  ainsi  dire,  h.  lire,  dans  Vllistoire 
de  la  Litterature  anglaise. 

Sans  doute,  —  et,  dans  une  histoire  g^n^rale 
du  roman  fran^^is  au  xix^  siecle,  il  ne  fau- 

{  drait  pas  I'oublier,  —  d'autres  influences  se  sont 
comme  ajout^es  a  celle  de  Balzac,  et  notam- 

^  ment  celle  de  Dickens,  dont  au  surplus  la 
popularity  ne  date  en  France  que  de  I'^loge 

/  que  Taine  en  a  fait,  comme  de  Balzac,  et  peut- 
etre  en  en  parlant  comme  d'un  Balzac  anglais, 
plut6t  que  comme  du  vrai  Dickens.  Les  Anglais 
ne  laisserent  pas  d'en  manifester  quelque  sur- 
prise. L'influence  de  Dickens  est  surtout  sen- 
sible et  visible  dans  les  romans  d'Alphonse 
Daudet  :  le  Petit  Chose,  Fromont  jeune  et  Risler 
aim,  le  Nabob,  Numa  Boumestan.  Flaubert  aussi, 
k  ce  moment,  a  eu  sa  part  d'action,  et,  nous 
Favons  indique,  on  la  reconnait  dans  une  direc- 
tion d'art  et  de  recherche  du  style  qui  n'^tait 


HONORE   DE   BALZAC.  269 

pas  tout  ci  fait  la  direction  de  Balzac.  Le  style, 
qui  n'etait  qu'un  «  moyen  »  pour  Balzac,  etait 
une  «  fin  »  pour  Flaubert,  et  de  la,  dans  la 
conception  du  roman,  des  differences  qu'on 
pourrait  montrer  allant  jusqu'a  la  contradic- 
tion. Notons  encore,  si  Ton  le  veut,  I'influence 
de  Stendhal,  mais  en  notant  aussi  qu'elle  n'a 
pas  ete  tres  profonde,  et  qu'elle  n'a  fiaalement 
abouti  qu'a  une  glorification  demesuree  de 
I'auteur  de  la  Chartreuse  de  Parme,  —  ce  chef- 
d'oeuvre  d'ennui  pretentieux,  —  plutot  qu'a 
aucune  modification  du  roman.  On  louait  Sten- 
dhal, et  on  continuait  d'imiter  Balzac.  Mais 
toutes  ces  influences,  «  collaterales  »,  pour  ainsi 
parler,  ne  semblent  avoir  vraiment  agi  que 
dans  la  mesure  ou  elles  s'ajoutaient  a  celle  de 
Balzac;  et  on  peut  dire  que,  depuis  une  qua- 
rantaine  d'annees,  la  forme  du  roman  de  Bal- 
zac domine  sur  nos  roman  ciers  com  me  la 
forme  de  la  comedie  de  Moliere,  pendant  cent 
cinquante  ans,  s'est  imposee  a  nos  auteurs 
dramatiques. 

Dirai-je  la-dessus  qu'on  ne  les  a  ni  Tun  ni 
I'autre  egales?  Si  la  preuve  historique  en  est 
faite  aujourd'hui  pour  Moliere,  elle  ne   Test 


270  HONORE   DE   BA.LZAC. 

pas  pour  Balzac,  et,  quoique  nous  vivions  plus 
vite  aujourd'hui  qu'autrefois,  il  faut  nous  en 
feliciter,  s'il  est  done  encore  possible  que  le 
roman  de  I'avenir  nous  donne  des  Eugenie 
Grandet  et  des  Cesai-  Birotteau,  des  Rahouilleuse 
et  des  Cousine  Belle.  Aussi  bien,  dans  cette 
etude,  ne  trai tons- nous  pas  de  «  questions 
actuelles  »,  et  avons-nous  eu  soin  de  ne  pas 
faire  intervonir  les  romanciers  vivants.  Mais, 
ce  que  nous  ne  saurions  nous  dispenser  de 
faire  observer  c'est  que,  d'une  maniere  g;6n6rale, 
tout  en  subissant  I'influence  de  Balzac,  I'ecole 
natural  isle  a  denature,  retreci  singulierement, 
et  mutile  sa  conception  du  roman.  C'est  ainsi 
que,  comme  Chamj^fleury  dans  ses  Bourgeois 
de  Molinchart,  elle  a  fait  de  la  peinture  ou  de 
la  representation  de  la  vie  une  satire  ou  uno 
caricature  des  moeurs;  et,  en  m^me  temps  que 
c'etait  s'6carter  de  la  conception  de  Balzac, 
c'etait  mentir,  en  quelque  sorte,  au  nom  meme 
de  «  naturalisme  ».  Un  vrai  naturaliste  imite, 
et  ne  se  moque  point.  C'est  encore  ainsi  que, 
sans  ignorer  tout  a  fait  la  province,  I'eeole 
naturaliste  ne  s'est  pas  fait,  comme  I'auteur 
des  Sou/prances  de  VInventeur  et  de  la  Muse  du 


HONORE   DE   BALZAC.  271 

Departement,  une  obligation,  pour  ainsi  dire, 
«  professionnelle  »  de  la  connaitre,  et  elle  a 
g^neralement  semble  ne  s'interesser  qu'aux 
scenes  de  la  vie  parisienne,  Quelques  recits 
d'un  caractere  d'ailleurs  un  peu  special,  tels 
que  ceux  de  Ferdinand  Fabre  —  je  ne  nomme 
toujours  que  des  morts  —  n'infirment  pas  la 
verite  de  cette  observation.  Et  c'est  encore  ainsi 
qu'en  melant  a  ses  observations  de  perpetuelles 
intentions  de  polemique,  comme  dans  ks  JRou- 
gon-Macquart,  —  voyez  notamment  I'OEuvre,  et 
encore  Pot-Bouille,  oii,  si  j'ai  bonne  m6moire, 
c'est  en  faisant  lire  aux  cuisinieres,  du  Lamar- 
tine  et  du  George  Sand,  qu'on  les  seduit,  — 
I'ecole  naturaliste  a  manque  au  premier  des 
principes  qu'elle  proclamait,  et  qui  etail  I'im- 
partialite  de  1 'observation.  En  ecrivant  le  Lys 
dans  la  Vallee,  Balzac  avait  pu  se  proposer  de 
«  refaire  »  Volupte  :  il  n'y  a  presque  pas  un 
des  romans  de  Zola  qui  ne  soit  ecrit  contre 
ceux  de  Feuillet  et  de  George  Sand.  II  s'en 
faut  encore,  et  de  beaucoup,  que  ses  meilleurs 
romans,  VAssommoir  ou  Germinal,  toujours 
6pisodiques  ou  anecdotiques,  aient  la  valeur  ou 
la  signification  sociale  de  ceux  du  maitre. 


272  HONORE   DE   BALZAC. 

Mais  le  principe  n'en  est  pas  moins  d6sor- 
mais  acquis,  et  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que, 
quelque  modification  qu'il  subisse  ult6rieure- 
ment  dans  sa  forme,  I'objet  propre  du  roman 
n'en  sera  pas  moins  desormais  «  la  represen- 
tation de  la  vie  commune  ». 

On  a  tAch6  de  montrer  dans  cette  etude 
I'importance  de  cette  formule  tres  simple,  et 
aussi  qu'elle  impliquait,  dans  sa  simplicity,  je 
dirais  volontiers  dans  sa  naivete,  une  concep- 
tion du  roman  tres  difTerente  de  celle  qui  avait 
r6gn6  jusqu'^  Balzac.  On  ecrira  sans  doute 
encore  des  romans  «  personnels  »  et  on  6crira 
des  romans  d'aventures ;  on  ecrira  des  romans 
a  these,  dans  le  genre  de  VHistoire  de  Sibylle  et 
de  Mademoiselle  La  Quintinie;  on  ecrira  des 
romans  satiriques,  mais  non  pas,  esperons-le, 
dans  le  godt  de  Bouvard  et  Pecuchet.  Multce  sunt 
manswnes  in  domo...  Pas  plus  dans  I'avenir  que 
dans  le  passe  les  romanciers  ne  logeroot  tous 
au  meme  6tage.  L'une  des  lois  les  plus  certaines 
de  I'histoire  litteraire  n'est-elle  pas  d'ailleurs 
qu'en  quelque  genre,  et  a  quelque  moment  de 
la  duree  qu'un  chef-d'oeuvre  se  soit  produit,  il 
SB  suscite  toujours  ci  lui-meme  des  imitateurs? 


HONORE   DE   BALZAC.  273 

C'est    une    demonstration    de    Faxiome    que 
«   rien  ne  se   perd  ni  ne  se   cree  ».  Mais  la 
representation  de  la  vie,  de  la  vie  commune, 
de  la  vie  ambiante ;  de  la  vie  «  non  choisie  » , 
si  je  puis  ainsi  dire,  ni  circonscrite  par  aucun 
prejuge  d'ecole ;  de  la  vie  encadree  dans  son 
decor  reel,  observ6e,  etudiee,  rendue  dans  ce 
qu'on  en  pourrait  appeler  les  infiniment  petits, 
comme  dans  les  grandes  crises  qui  la  boule- 
versent    quelquefois;    de   la    vie    toujours    la 
meme,  et  cependant  toujours  modifi6e   par  le 
seul  et  unique  effet  de  son  propre  developpe- 
ment,  tel  sera,  selon  toute  apparence,  et  pour 
longtemps  encore,  I'objet  propre  et  particulier 
du  roman.  C'est  Balzac  qui  Fa  determine,  dans 
la  mesure  ou  Moliere  Favait  fait  pour  la  come- 
die;  et  sans  doute  c'est  pour  Favoir  determine 
dans  ce  sens  qu'a  la  longue,    son  action  se 
trouve  n'avoir  pas  6te  moins  grande  sur   les 
historiens  qu'au  thedtre  ou  dans  le  roman. 


«  En  lisant  les  seches  et  rebutantes  nomen- 
clatures de  faits  appelees  histoires,  qui  ne  s'est 


274  HONORE   DE   BALZAC. 

apergu    que    les    6crivaiiis   ont    oublio,    dans 

lous  les  temps,  de  nous  donner  rhistoire  des 

moeurs  ?  »    Gette    phrase  est    de    Balzac    lui- 

meme,  dans  VAvant-Propos  de  sa   Comedie  hu- 

maine ;  et  elle  nous  expiique  I'influence  qu'il 

a  exerc6e  sui^  la  transformation  de  I'histoire. 

On  a  fait  honneur  de  cette  transformation  au 

progres  naturel  de  la  science  et  de  I'erudition,  a 

'exemple  de  quelques  grands  historiens,  a  une 

connaissance   du   pass6   plus    precise   et  plus 

etcndue,  aux  idees   plus  justes  que   Ton  s'est 

.  formees  de  ce  qu'il  y  a  d'essenliel  dans  la  vie 

■  de  riiumanite,  et  qui  n'est  pas,  dit-on,  desavoir 

;  en  quelle  annee  naquit  Louis  XIV,  ni  comment 

I  et  par  qui  fut  gagnee  la  vicloire  de  Denain.  Mais, 

/  comment  et  pourquoi  descuriosites  nouvelles  se 

I  sont  6veillees    dans   les  esprits,   c'est   ce   que 

I  toutes  ces  raisons,  qui  ne  sont  point  des  rai- 

sons  ou  des  causes,  mais  plutot  elles-memes  des 

elYets,  ne  nous  expliquent  pas;  et  c'est  encore 

ici  que  nous  retrouvons  I'influence  de  Balzac. 

Le  roman  de  Balzac   a   rendu  a  I'histoire  ce 

qu'il  avait  lui-meme  regu  du  roman  historique. 

Walter  Scott  avait  euseigue  a  Balzac  le  prix  et 

la  signification  de  tons  ces  minces  details  que 


HONORE  DE   BALZAC.  275 

Ton  avait  regardes  jusqua  lui  comme  vul- 
gaires,  et  indignes  de  rattention  du  romancier. 
Balzac  a  enseigiie  a  la  nouvelle  ecole  historique 
que,  de  meme  qu'oii  ne  pouvait  «  represeoter 
la  vie  »,  dans  le  present,  qu'avec  I'aide  et  par 
le  moyen  de  ce  genre  de  details,  ainsi  ne 
pouvait-on  sans  recourir  a  eux,  «  la  ressus- 
citer,  dans  le  passe  »  ;  —  ce  qui  sans  doute  est 
I'objet  de  I'liistoire. 

G'est  ce  que  Ton  voit  bien  dans  I'oeuvre 
historique  des  freres  de  Goncourt,  si  supe- 
rieure,  et  cependant  tout  a  fait  analogue,  a  leur 
oeuvre  de  romanciers.  Dans  leur  histoire  de 
la  Societe  frangaise  pendant  la  Revolution  ^i  Sous 
le  Directoire,  —  comme  dans  les  monographies 
qu'ils  ont  consacrees  a  Madame  de  Pompadour, 
et  a  la  Saint- Huherti,  a  Madame  du  Barry  et  a 
Sophie  Arnould,  —  ils  ont  applique  les  memes 
precedes  qu'a  la  composition  de  leur  Renee 
Mauperin  on  de  leur  Germinie  Lacerteux;  et  ces 
precedes  leur  venaient  en  droite  ligne  du  ro- 
man  de  Balzac. 

Sur  un  sujet,  ou  sur  un  personnage  et  une 
epoque  donnes,  reunir  et  assembler  Lout  ce 
qu'il  y  a  de  details  epars  et  en  general  pen 


276  HONORE   DE  BALZAC. 

connus,  dans  les  Memoires,  dans  les  Correspon- 
dances,  dans  les  libelles,  dans  les  rapports  de 
police,  voire  dans  la  collection  des  «  affiches  » 
et  des  journaux  du  temps  ;  —  rapprocher  tons 
ces  documents,  les  confronter,  les  rectifier  au 
moyen  les  uns  des  autres,  les  concilier  quand 
lis  se  contredisent,  les  cataloguer,  les  classer 
et  les  interpreter ;  —  joindre  a  ces  temoignages, 
qui  sent  ceux  de  I'^criture,  ceux  de  I'iconogra- 
phie  et  qu'on  ne  rencontre  pas  seulement  dans 
les  Musees,  mais  chez  le  marchand  de  brie  a 
brae,  sous  la  forme  de  faience  peinte  ou  de 
manche  de  parapluie;  —  reconstituer  le  d6cor 
aulour  des  personnages,  et  les  reconnaitre  ou 
les  deviner  dans  le  choix  de  leur  mobilier,  dans 
la  couleur  des  tentures  et  dans  le  profil  des 
commodes  ventrues,  dans  les  sujets  des  tru- 
meaux,  dans  les  motifs  des  pendules,  et  au 
besoin  dans  la  composition  de  leur  garde- 
robe;  —  c'est,  nous  I'avons  vu,  ce  que  Balzac 
avait  fait,  ou  s'etait  pique  de  faire,  avant  les 
freres  de  Goncourt;  —  reportez-vous,  dans  ses 
Paysans,  k  la  biographie  qu'il  y  donne  de  made- 
moiselle Laguerre;  —  et,  sans  examiner  ce 
qu'ils  y  ont  pu  ajouter,  c'est  la  methode  qu'ib 


HONORE   DE   BALZAC.  277 

n'ont  eu  d'abord  qu'a  transposer,  pour  ecrire 
des  histoires  qui  ressemblent  a  des  romans ;  et  I 
qu'on  lirait  d'ailleurs  avec  infiniment  plus  d'in-  | 
teret  s'ils  n'avaient  comme  efface  les  grandes 
lignes  de  I'histoire,  sous  Fabondance  des  details 
et  I'exces  de  Fenchevetrement. 

La  cause  en  est  qu'ils  n'avaient  pas  saisi  le 
principe  de  la  m^thode,  et,  a  cet  egard,  leur 
erreur  a  et6  la  meme  que  celle  de  F  «  ecole 
naturaliste  »  dans  le  roman.  Eux  aussi,  ils  ont 
pris  ou  traite  comme  une  fm  ce  qui  ne  doit 
etre  pris  et  traite  que  comme  un  moyen.  Gar, 
on  aura  beau  dire,  et  on  aura  beau  protester, 
la  «  grande  histoire  »  sera  toujours  la  «  grande 
histoire  »,  —  politique  et  militaire,  diploma- 
tique et  legislative,  —  telle  que  Font  comprise 
les  grands  historiens,  depuis  Herodote  jusqu'a 
Michelet;  et  on  ne  fera  jamais  que  I'histoire 
6conomique,  par  exemple,  celle  du  prix  des 
denrees  ou  des  vicissitudes  de  I'agriculture,  ni 
m§me  celle  des  moeurs,  6gale  en  interet  le  recit 
de  la  campagne  de  France  ou  celui  des  negocia- 
tions  du  Gongres  de  Vienne.  II  y  en  a  bien  des 
raisons !  Mais  ce  qui  est  d'autre  part  tres  vrai, 
c'est  que,  pour  comprendre  ces  grands  evenc- 

16 


278  HONORE    DE   BALZAC. 

merits  de  I'histoire  ou  se  joue  la  destinee  des 
peuples,  on  ne  saurait  evaluer  avec  irop  de 
precision  les  «  petites  causes  »  dont  ils  sont 
generalement  les  grands  effets ;  et,  ces  petites 
causes,  ce  sont  justement  celles  que  le  roman 
de  Balzac  s'est  efTorce  de  mettre  en  lumiere  : 
le  temperament  des  acteurs ;  les  int6rets  quoli- 
diens  menaces  ou  leses;  les  mouvements  pro- 
fonds  del'opinion;  les  ambitions  mesquines  dis- 
simulees  sous  de  beaux  noms ;  les  drames  int6- 
rieurs  «  dont  la  garde  qui  veille  aux  barrieres 
du  Louvre  Ne  defend  pas  les  rois  » ;  les  rivalites, 
les  jalousies,  les  haines,  et  generalement  lout 
ce  qui  fait  que,  pour  etre  Louis  XIV  on  n'en 
est  pas  moins  homme,  ni  moins  femme  pour 
etre  I'imperatrice  Catherine; —  et  il  s'est  meme 
vu  qu'on  le  fut  davantage.  L'introduction  de 
cet  element  de  vie  dans  une  conception  de 
I'histoire  qui  avait  mis  jusqu'alors  sa  dignite 
dans  sa  froideur;  et  I'obligalion,  nouvelle  pour 
elle,  d'approfondir  les  causes  purement  hu- 
maines  et  en  quelque  sorte  journalieres  des 
6venements,  c'est  ce  que  I'histoire  doit  encore 
k  Balzac. 
Je  ne  dis  pas  que  les  historiens  le  lui  aient 


HONORE   DE   BALZAC.  279 

direclement  emprunte.  Je  pourrais  le  dire !  et, 
al'appui  de  mon  opinion,  j'invoqueraisl'exemple 
de  Taine  dans  ses  Origines  de  la  France  contem- 
23oraine.  II  y  en  aurait  d'autres,  —  si  je  nom-^* 
mais    des    vivants;    —  et   M.  G.  Lenotre  ou| 
M.  Frederic  Masson  reconnaitraient  volontiers,| 
j'en  suis  sur,  ce  qu'ils  doivent  a  Balzac. 

Mais  c'est  indirectement  qu'il  a  surtout  agi, 
indirectement  et  diffusement,  par  une  lente 
impregnation  des  esprits,  et  sans  que  Ton  s'en 
apergtit,  en  creant  pour  ainsi  dire,  dans  I'es- 
prit  des  lecteurs,  de  nouveaux  besoins  et  de 
nouvelles  exigences.  «  La  personne  de  I'ecri- 
vain,  son  organisation  tout  entiere  s'engage 
et  s'accuse  elle-meme  jusque  dans  ses  oeuvres; 
il  ne  les  ecrit  pas  seulement  avec  sa  pure 
pensee,  mais  avec  son  sang  et  ses  muscles.  La 
physiologic  et  I'hygiene  d'un  ecrivain  sont 
devenus  un  des  chapitres  indispensables  dans 
I'analyse  qu'on  fait  de  son  talent.  »  On  recon- 
naitra  cette  phrase  de  Sainte-Beuve  ;mais  on 
a  peut-etre  oublie  que  c'est  precisement  a 
propos  de  Balzac  qu'il  I'a  6crite;  et  nous  devons 
ajouter  d'ailleurs  que,  pas  plus  dans  son  article 
que  nous  dans  la  presente  etude,   il  ne  s'est 


280  IIONORE   DE   BALZAC. 

soucie  de  la  «  physiologie  »  ni  de  1'  «  hygiene  » 
d'llonore  de  Balzac.  On  pose  ainsi  des  prin- 
cipes ;  on  ne  les  applique  point ;  et  on  les 
impose  aux  autres!  Mais  combien  I'observation 
n'est-elle  pas  plus  vraie  des  acteurs  de  This- 
toire.  C'est  d'un  Mirabeau,  d'un  Danton,  d'un 
Robespierre,  d'un  Napoleon  qu'il  faut  dire 
«  qu'ils  n'ont  pas  agi  avec  leur  pure  pens6e, 
mais  avec  leur  sang  et  avec  leurs  muscles  »; 
et  voila  vraiment  ceux  dont  I'a'uvre  ne  s'6claire 
que  par  la  connaissance  de  leur  «  physiologie  » 
et  de  leur  «  hygiene  ». 
I  Voila  done  aussi  ce  que  nous  demandons  d6- 
sormais  a  I'histoire  de  nous  dire  ;  et  nous  le 
lui  demandons,  parce  que,  depuis  que  nous 
avons  tons,  tant  que  nous  sommes,  lu  et  relu 
les  romans  de  Balzac,  nous  savons  quelle  est, 
dans  la  formation  du  caractere  d'un  homme,  et 
dans  I'histoire  de  sa  vie,  I'importance  de  son 
«  hygiene  »  et  de  sa  «  physiologie  ».  Ou,  en 
d'autres  termes  encore,  plus  g6n6raux,  nous 
avons  tons  contracts,  dans  la  fr6quentation  de  la 
Comedie  humaine,  un  tel  besoin  de  precision  et  de 
minutie  dans  la  representation  de  la  realite,  que 
rien  ne  nous  apparait   de   reel   et  de  vrai  que 


HONORE   DE   BALZAC.  281 

SOUS  les  conditions  imposees  par  Balzac  au 
roman.  Et  c'est  ce  qui  explique  I'universalite 
de  son  influence,  telle  qu'on  vient  d'essayer  de 
la  decrire,  si  Ton  pourrait  ici  la  caracteriser  en 
disant,  qu'en  meme  temps  qu'il  donnait  a  I'art, 
pour  objet  unique  «  la  representation  de  sa 
realite  »,  en  meme  temps  Balzac  a  cree,  pour 
atteindre  et  remplir  cet  objet,  «  un  mode  de 
la  representation  de  la  r6alite  », 


CIIAPITRE   IX 


CONCLUSIONS 


11  n'est  pas  vrai  que  la  beaute  parfaite  soit 
«  comme  I'eau  pure  »,  laquelle,  ace  que  Ton  pre- 
tend, «  n'aurait  pas  de  saveur  particuliere  »  ;  et, 
il  faut  avouer  qu'au  contraire,  dans  rhistoire 
d'aucune  litterature,  le  plus  grand  ecrivain 
n'est  celui  qui  a  le  moins  de  d^fauts.  On  ne 
s'etonnera  done  pas  qu'au  d6but  de  ce  dernier 
chapitre,  ou  nous  voudrions  resumer  I'oeuvre 
de  Balzac,  —  et  lui  faire  a  lui-meme  sa  place, 
telle  que  nous  croyons  la  voir,  non  seulement 
dans  la  litterature  du  xix^  siecle,  mais  dans 
rhistoire  g6nerale  de  la  litferature  frangaise, 
—  nous  en   signalions  d'abord    les  imperfec- 


IIONORE   DE   BALZAC.  283 

tions,  et  que,  sans  vouloir  lui  en  faire  un 
reproche,  mais  en  simple  observateur,  nous 
disions  de  cette  oeuvre  qu'elle  est  singuliere- 
ment  «  inegale  »  et  «  disproportionnee  ». 


*  * 


Elle  est  «  disproportionnee  »,  si  la  repre- 
sentation qu'elle  nous  offre  de  la  vie  est  ma- 
nifestement  incomplete;  et,  par  exemple,  si 
trois  recits  en  tout  sur  une  centaine  d'ou- 
vrages :  le  Medecin  de  campagne,  le  Cure  de 
village  et  les  Paysans,  consacres  a  la  «  vie  de 
campagne  »,  n'expriment  certes  pas  I'importance 
relative,  meme  a  I'heure  qu'il  est,  de  nos  popu- 
lations rurales,  dans  la  structure  et  dans  le 
fonctionnement  organ ique  de  notre  societe 
frangaise.'  lis  sont  tous  les  trois  au  nombre  des 
plus  beaux  de  Balzac,  mais  ils  sont  insuffi- 
sants !  On  ne  voit  pas  non  plus,  ou  a  peine, 
figurer  I'artisan,  dans  la  Comedie  humaine,  ni 
I'ouvrier  de  la  grande  Industrie,  qui  n'etait 
pas,  a  la  verite,  tres  nombreux  du  temps  de 
Balzac,  entre  1830  et  I80O,  ni  surtout  carac- 
I6rise  par  des  traits  bien  particuliers ;   mais 


284  HONORE   DE   BALZAC. 

qui  existait  cependant;  et  dont  on  aimerait  que 
le  g6nie  de  Balzac  eut  pressenti  la  prochaine 
importance,  puisque  George  Sand,  entre  les 
memes  ann6es  1830  et  1850,  I'a  bien  vue.  C'est 
un  aspect  de  la  question  sociale  qui  senible 
avoir  6chapp6  a  Balzac.  Je  ne  trouve  encore 
que  bien  peu  d'  «  avocats  »,  et  de  «  profes- 
seurs  »,  dans  les  recits  du  grand  romancier, 
quoique  pourtant,  si  je  ne  me  trompe,  I'en- 
vahissement  de  la  vie  publique  par  le  profes- 
seur,  —  Guizot,  Cousin,  Villemain,  Jouffroy, 
Saint-Marc-Girardin,  Nisard,  —  et  par  I'avocat 

—  Berryer,  les  Dupin,  Garnier-Pages,  Marie, 
Belhmont,  Ledru-Rollin,  soit  I'un  des  traits 
caracteristiques  du  gouvernement  de  Juillet. 
Mais,  en  revanche,  les  hommes  d'affaires,  — 
notaires,  avou^s,  banquiers,  preteurs  sur  gages 
ou  a  la  petite  semaine,  usuriers  et  escompteurs, 

—  ne  tiennent-ils  pas  un  peu  plus  de  place 
dans  la  Comedie  humaine  qu'ils  n'en  ont  occup6 
dans  la  realite  de  ce  temps?  C'est  done,  en  ce 
cas,  que  Balzac,  tout  «  impersonnel  »  qu'il 
soit,  n'en  aurait  pas  moins  mis  un  peu  trop  de 
lui-meme,  et  de  I'histoire  de  sa  vie,  dans  son 
oeuvre  1  On  en  peut  citer  un  exemple  dans  son 


HONORE   DE   BALZAC.  28S 

David  Sechard,  a  cet  endroit  dlUusions  perdues 
oil  il  nous  explique  longuement  ce  que  c'est 
qu'un  a  compte  de  retour  »  en  banque,  ou  du 
moins  ce  que  c'etait  au  temps  de  la  Restaura- 
tion ;  et  rien  n'est  d'ailleurs  plus  curieux  que 
d'en  faire  la  comparaison  avec  les  «  documents  » 
publics  par  MM.  Hanotaux  et  Vicaire  dans  leur 
Balzac  Impiimeur.  Les  lilies  et  les  criminels 
averes  sont  encore  bien  nombreux  dans  cette 
«  societe  »  balzaciennel... 

Toutes  ces  observations,  et  toutes  celles  du 
meme  genre  que  Ton  y  pourrait  ajouter,  n'au- 
raient  aucun  int6ret,  et  on  ne  songerait  seule- 
ment  pas  a  les  faire,  s'il  s'agissait  d'un  autre 
romancier  que  Balzac  I  Elles  en  ont  un  capital 
des  qu'il  s'agit  de  I'homme  qui  a  voulu  nous 
conter  «  le  drame  a  trois  ou  quatre  mille  per- 
sonnages  que  presente  une  sociele  ».  Tout 
artiste  nous  est,  pour  ainsi  dire,  comptable  de 
la  maniere  dont  il  a  rempli  ses  intentions,  et 
meme,  du  point  de  vue  de  la  critique  et  de 
I'histoire  litteraire  toutes  pures,  c'est  la  seule 
chose  dont  il  nous  soit  comptable.  L'intention 
de  Balzac  a  ete  d'etre  complet  sur  la  societe 
de  son  temps :  nous  avons  done  le  droit,  et 


286  HONORE   DE    BALZAC. 

meme  nous  sommes  tenus  de  nous  demander 
s'il  I'a  6te?  Rappelons  au  surplus  qu'il  n'a  pas 
ignore  lui-meme  les  lacunes,  ou  du  moins 
quelques-unes  des  lacunes  de  son  oeuvre ;  et, 
en  ce  qui  louche  notamment  le  probleme  social 
de  I'education,  c'est  ce  que  nous  declarent  ces 
quatre  litres,  ou  Irois  au  moins  de  ces  quatre 
litres  que  nousavonsd^jci  relcv6sau  programme 
de  la  Comedie  :  leu  Enfants,  un  Pensionnat  de 
demoiselles,  InUrieur  de  college,  el  Anatomie  des 
corps  enseignants.  Cetle  «  anatomie  »  eili  sans 
doule  6le  pathologique. 

Un  autre  defaut  des  qiiatre-vingl-dix-sept 
ouvrages,  romans  ou  nouvelles,  qui  composent 
la  Comedie  humaine,  e'en  est  la  prodigieuse  et 
choquante  in6galil6.  La  faule  en  est  sans  doule 
aux  etranges  ou  furieux  proc6d6s  de  travail  qui 
furent  ceux  de  Balzac,  et  aux  conditions  plus 
qu'anormales  d'improvisation,  de  Mle,  et  de 
fievre  dans  lesquelles  on  a  vu  qu'il  avail  mis 
son  oeuvre  au  monde. 

Voici,  par  exemple,  la  Femme  de  Trente  ans  ; 
c'est  un  recit  d'environ  deux  cent  cinquanle 
pages,  qui  se  compose  aujourd'hui  de  six 
chapitres.    Le  premier  de  ces  chapilres,  inli- 


HONORE   DE   BALZAC.  287 

tule  le  fiendez-vous,  avait  paru  dans  la  Heme 
des  Deux  Mondes,  aux  mois  de  septembre  et 
octobre  1831,  et  le  second  ne  s'y  est  ajoute, 
sous  le  litre  de  Soujfrances  inconnues,  qu'en 
1835,  dans  la  troisieme  edition  des  Scenes  de 
la  Vie  'prime.  Mais,  auparavant,  le  troisieme, 
intitule  A  trente  ans,  avait  paru  dans  la  Hevue 
de  Paris  au  mois  d'avril  1832;  le  quatrieme: 
le  Doigt  de  Dieu,  dans  la  Mevue  de  Paris  egale- 
ment,  au  mois  de  mars  1831 ;  le  cinquieme, 
intitule  :  les  Deux  rencontres,  en  Janvier  de  la 
meme  annee;  et  enfin,  le  sixieme  :  la  Vieilksse 
d'une  mere,  toujours  dans  la  Hevue  de  Paris,  en 
1832.  Quelle  espece  d'unite  pent  offrir  un  recit 
compost  de  la  sorte,  au  hasard  d'on  ne  salt 
quelles  circonstances  ?  Et  le  miracle  n'est-il 
pas  qu'en  de  semblables  conditions  I'un  des 
premiers  souvenirs  que  le  seul  nom  de  Balzac 
evoque  dans  les  memoires,  —  ci  tort  d'ailleurs. 
—  ce  soit  celui  de  la  Femme  de  Trente  ans? 

Prenons  maintenant  les  Employes  :  «  Im- 
prime  pour  la  premiere  fois  dans  la  Presse,  du 
1"  au  14  juillet  1837,  sous  le  titre  de  la 
Femme  superieure,  ce  roman,  nous  dit  M.  de 
Lovenjoul  [Bistoire  des  OEuvres  de  Balzac,  132,133] 


288  HONORE    DE   BALZAC. 

parut  pour  la  premiere  fois  en  volume  chez 
Werdet,  2  vol.  in-8°,  en  octobre  1838  :  il 
portait  ce  meme  litre,  mais  la  version  du  jour- 
nal 6tait  augment^e  d'une  conclusion  in^dite, 
et  de  la  d^dicace  actuelle.  »  II  reparut  en  1846, 
dans  la  premiere  Edition  de  la  Comedie  humaine, 
et  Balzac  y  intercala  «  quelques  fragments  de 
la  Physiologie  de  V Employe  ».  Mais  il  n'en  put 
effacer  les  traces  d'improvisation  ;  et  tout  en  le 
regrettant,  nous  y  gagnons  que  nulle  part  peut- 
6tre,  —  pas  m6me  dans  le  Cousin  Pons  ou  dans 
les  Paysans,  —  on  ne  voit  mieux  en  quoi  con- 
siste  «  la  preparation  »  d'un  roman  de  Balzac  : 
une  s6rie  de  biographies  ou  de  monographies, 
qui  sont  la  description  des  «  variet^s  »  d'une 
meme  «  espece  sociale  » ;  des  dialogues,  oij  ces 
«  vari6tes  »  essaient  de  se  manifester  confor- 
m6ment  k  leur  nature;  et  I'ebauche  d'une 
intrigue  oii,  sous  la  suggestion  de  leurs  interets 
concordants  ou  contradictoires,  les  caracteres 
achevent  de  se  «  differencier  ».  On  ne  sera  pas 
surpris,  apres  cela,  que  les  Emploijes  soit  un 
roman  a  peu  pres  illisible,  et  il  convient  seule- 
ment  d'ajouter  que  quelques  6crivains  n'ont 
pas  le  droit  de  s'en   plaindre  :  ce  sont  tous 


HONORE   DE   BALZAC.  289 

ceux  qui  ont  essay6  de  mettre  radministra- 
tion "  en  roman ,  et  qui  n'ont  guere  trouv6 
d'autres  traits  pour  la  peindre  que  ceux  que 
Balzac  avait  esquisses. 

De  pareils  proc6des  de  composition  expli- 
quent  les  inegalites  dont  il  est  impossible  de 
ne  pas  etre  frappe  dans  la  Comedie  humaine. 
Balzac  a  travaille  trop  vite;  et  on  aura  beau 
dire  que  «  le  temps  ne  fait  rien  a  I'affaire  »  I 
c'est  un  vers  de  comedie,  qui  n'est  pas  vrai, 
meme  d'un  sonnet,  et  k  plus  forte  raison  d'un 
roman.  Si  Balzac  a  6crit,  —  et  nous  le  savons 
par  un  t6moignage  non  douteux,  —  son  Cesar 
Birotteau  en  quinze  jours,  c'est  qu'il  le  portait 
alors  dans  sa  tete,  nous  I'avons  dit,  depuis 
quatre  ou  cinq  ans.  Et  nous  avons  dit  aussi 
qu'il  y  portait  ensemble  sa  Comedie  humaine 
tout  entiere,  mais  toutes  les  parlies  n'en  etaient 
pas  ensemble  au  meme  degr6  d'avancement,  et 
les  necessites  de  la  vie  qu'il  s'etait  faite  Font 
oblige  d'en  detacher,  et  d'en  «  realiser  »  plus 
d'un  fragment  avant  que  le  temps  en  fut  venu. 
C'est  le  cas  de  ses  Paysans. 

On  ne  saurait  non  plus  se  dissimuler  qu'ayant 
congu  I'ambition  de  faire   de  son  auvre  une 

17 


290  HONORE   DE   BALZAC. 

representation  tolale  de  la  vie,  Balzac  eut  6t6 
vraiment  plusqu'un  horame  si  song^nie  s'elait 
tiouv6  constamment  egal  k  cette  ambition.  Or, 
ily  avait  en  lui,  nous  I'avons  vu,  un  fonds  de 
vulgarite  qui  devait  constamment  I'empecher 
d'exprimer  et  de  peindre  certains  sentiments 
dont  il  savait  d'ailleurs  tout  le  prix,  et  dont 
la  d^licatesse  I'aLtirait.  Je  ne  veux  pas  insister 
sur  la  Physiologie  du  Mariage  et  les  Petites  miseres 
de  la  Vie  conjugale  qui  ne  sont,  apres  tout,  que 
I'oeuvre  d'un  assez  mauvais  plaisant,  ou  d'un 
fanfaron  de  cynisme  en  gaiety ;  mais,  le  Lys  dans 
la  Vallee  ou  les  Memoir es  de  deux  jeunes  Mariees! 
quelits  etranges  id6es  serious- nous  r^duits  a 
nous  faire  de  I'amour  plalonique,  et  de  I'amour 
maternel,  s'il  nous  en  fallait  voir  Tideale  expres- 
sion dans  les  aveux  de  madanie  de  Mortsaut 
ou  dans  les  lettres  de  madame  de  Lestorade? 
La  vieille  Fille  est  queique  chose  de  plus  depiai- 
sant  encore ;  et,  reilexion  faite,  nous  avons  eu 
tort  de  reprocher  plus  haut  a  Balzac  ce  que 
Texecution  en  a  de  caricatural,  si  c'est,  en  y 
songeant,  ce  qui  sauve  uniquement  son  sujet 
d'etre  odieux. 

11  n'aimait  pas  qu'on  I'attaqudt  sur  ce  point, 


HONORE   DE   BALZAC.  291 

qu'il  sentait  ou  qu'il  savait  faible ;  et,  aux  re- 
proches  de  ce  genre,  il  repondait  par  Louis 
Lambert  et  par  Seraphita.  Mais  I'esprit  de  mys- 
ticisme  n'est  ni  I'esprit  de  distinction,  ni  I'es- 
prit de  delicatesse,  et,  s'il  est  peut-etre  «  aris- 
tocratique  »,  ce  n'est  pas  dans  le  sens  ordi- 
naire du  mot.  L'exception  en  tout  est  toujours 
«  une  »  distinction,  elle  n'est  pas  «  la  »  distinc- 
tion; et  on  pent  etre  exceptionnel,  ou  unique 
en  son  genre,  comme  Balzac  precisement,  sans 
en  etremoins  «  vulgaire  »  ou  plus  «  distingue  ». 
Aussi  ne  sont-ce  pas  seulement  les  plaisan- 
teries  de  Balzac  qui  sont  lourdes,  ce  sont  aussi 
ses  madrigaux ;  et  c'est  encore  le  galimatias 
qu'il  nous  donne,  —  dans  ses  Memoires  de  deux 
jeunes  Mariees,  par  exemple,  —  sous  la  plume 
de  madame  de  Macumer,  pour  I'hymne  de 
I'amour  triomphant.  Les  parties  senlimentales 
sont  faibles,  tres  faibles,  dans  la  Comedie 
humaine,  —  comme  elles  le  sont  dans  Moliere, 
mais  Moliere  n'etait  qu'un  auteur  comique  1  — 
et,  de  toutes  les  passions  humaines,  celles  que 
ce  grand  peintre  des  passions  a  sans  doute  le 
moins  bien  «  representees  »,  te  sont  les  pas- 
sions de  I'amour. 


292  HONORE   DE   BALZAC. 

Mais  qu'importe?  et  quand    on    signalerait 
d'autres  lacunes  ou  d'autres  d6fauts  encore  dans 
la  Comedie  humaine,  ce  n'est  point  ainsi,  —  par 
doit  et  avoir  —  que  s'6tablit  le  bilan  d'un  grand 
6crivain.  La  post6rit6  a  t6t  ftiit  d'oublier  les  d6- 
faillances  d'un  Balzac  pour  ne  se  souvenir  que 
deses  chefs-d'oeuvre,  et  le  «  r^aliser  »  lui-meme 
en  eux,  —  quand  il  en  a  laiss6 1   Ai^s  longa, 
vita  brevis  !  La  vie  est  si  courte  el  I'art  si  difficile 
qu'on  ne  demandc  meme  rien  moins  k  un  «  bel 
ouvrage »  que  d'etre  un  «  ouvrage  parfait »;  et  ni 
les  folies  sanguinaires  au  milieu  desquelles  se 
d6roule  Taction  du  Boi  Lear,  qui  n'est  pas  «  une 
action  »,  ni  les  preciosit^s  ecoeurantes  que  Sha- 
kespeare a   mises  dans  la  bouche    d'Hamlet, 
n'empechent  Hamlet   et  le  Hoi  Lear  d'etre   les 
chefs-d'oeuvre   qu'ils    sont  !    Pareillement ,   il 
suffit  a  la  gloire  de  Balzac  qu'il  soit  I'auleur 
d'Eugenie  Grandet,  de  certaines  parties  du  Pere 
Goriot,    de  la  Recherche  de  VAhsolu,    de    Cesar 
Birotleau,  de  quelques  pages  du  Lys  dans  la  Val- 
lee,    d'un   Menage   de   Gargon,  dUne    tenebreuse 
Affaire,  d'Ursule  Mirouet,  de  la  Muse  du  depar- 
tement,  du   Cure  de  village,   des  Souffrances    de 
rinventeur,  du  Cousin  Pons,  de  la  Cousine  Bette 


HONORE   DE   BALZAC,  293 

pour  que  ni  la  critique,  ni  sans  doute  le  temps 
ne  puissent  mordre  sur  son  oeuvre.  La  voila 
devant  nous,  telle  que  I'ont  faite,  et  comme 
achevee,  plus  de  cinquante  ans  ecoules  depuis 
la  mort  de  Balzac!  La  voila,  detachee  de  ses 
origines  et  des  circonstances  de  sa  production  ; 
degag^e  aussi  des  chicanes  de  la  critique; 
etablie  dans  son  rang  par  le  jugement  de  deux 
generations  I  La  voila,  telle  que  Ton  pent 
d'ailleurs  I'aimer  ou  ne  pas  I'aimer,  —  ceci 
est  affaire  de  gout,  —  mais  telle  que  Ton  n'en 
pent  meconnaitre  la  valeur  ni  celle  de  I'liomme 
qui  nous  I'a  16gueel  II  nous  reste  a  tdcher  de 
dire  quelle  fut  la  valeur  vraie  de  cet  homme, 
et  la  place  qu'il  occupe  dans  I'histoire  de  I'es- 
prit  frangais. 


* 
*  * 


L'ecrivain  n'est  pas  de  «  premier  ordre,  »  ni 
seulement  de  ceux  dont  on  peut  dire  qu'ils  ont 
regu  du  ciel,  en  nais.sant,  le  don  du  «  style  »  ;  et 
a  cet  6gard,  nuUe  comparaison  n'est  possible 
entre  lui  et  tel  de  ses  contemporains  :  George 
Sand,    par   exemple,  ou   Victor   Hugo.    «  En 


294  HONORE   DE   BALZAC. 

pensant  bien,  il  parle  souvent  mal  »,  a-t-on 
dit  de  Moliere  1  G'est  ce  qu'on  pourrait  dire 
egalement  de  Balzac;  et  lui  aussi,  trop  souvent, 
il  n'a  r^ussi  a  exprimer  sa  pensee  qu'au  moyea 
«  d'une  multitude  de  metaphores  qui  appro- 
chent  du  galimatias  ».  G'est  que,  comme  Mo- 
liere, nous  venons  de  le  voir,  il  6crit  vite,  mais, 
de  plus  que  Moliere,  il  se  corrige;.  il  refait 
jusqu'a  douze  ou  quinze  fois  ses  romans  sur 
6preuves;  il  ajoute,  il  retranche,  il  transpose, 
il  superpose  ci  la  premiere  expression  de  sa 
pensee  ce  qui  lui  semble  en  dtre  une  expres- 
sion «  plus  6crite  »  ;  il  fait  du  «  style  »  apres 
coup,  comme  il  fait  de  I'esprit^  parce  que,  dans 
un  roman,  on  demande  de  I'esprit  et  du  style; 
et,  de  m^me  qu'en  faisant  de  I'esprit  nous 
avons  dit  qu'il  n6gligeait  souvent  d'avoir  du 
gotit,  c'est  ainsi  qu'en  faisant  du  «  style  »,  il 
oublie  parfois  le  sens  propre  des  mots,  souvent 
les  regies  de  la  grammaire,  et  les  lois  memes  de 
la  syntaxe  frangaise. 

Est-ce  a  dire  qu'il  <■<  ne  sache  pas  eci-ire  »  ? 
On  a  vu  comment  Taine  I'avait  justifie  de  ce 
reproehe  et,  sans  lui  accorder  que  Balzac  «  ait 
su  sa  langue  aussi    bien  que  personne  »,  ni 


HONORE  DE   BALZAC.  295 

que  ses  Contes  drolatiques  suffisent  a  en  fairs  la 
preuve,  I'auteur  de  la  Comedie  humaine  est 
sans  doute  un  autre  «  6crivain  »  que  I'auteur 
des  Mijsteres  de  Paris,  par  exemple,  ou  meme  — 
puisqu'en  son  temps,  on  a  semble  prendre 
plaisir  a  le  lui  opposer,  —  que  le  sec  et 
pretentieux  auteur  de  Carmen  et  de  Colomba. 
Comment  done  se  fait-il  que,  de  nos  jours 
memes,  ce  reproche  d'  «  avoir  mal  ecrit  »  re- 
vienne  sous  la  plume,  et  surtout  sur  les  levres 
de  beaucoup  de  lecteurs,  qui  I'aiment  cepen- 
dant ;  qui  ne  croient  point  avoir  de  «  preju- 
ges  »  sur  la  question  du  style ;  et  qui  sans 
doute  n'expriment  ainsi  que  leur  ennui  d'avoir 
ete  genes  dans  leur  lecture  de  Balzac,  —  d'Eu- 
genie  Grandet,  de  Cesar  Birotteau,  du  Cousin 
Pons,  —  par  quelque  chose,  ils  ne  savent  quoi, 
dont  ils  ne  se  rendent  pas  compte,  et  qu'ils 
imputent,  comme  on  fait  toujours  en  pareil 
cas,  ci  I'imperfection  de  I'ecrivain? 

L'une  des  raisons  en  est  que  Balzac  lui- 
meme,  —  non  pas  tout  seul,  mais  d'accord 
avec  une  partie  de  I'opinion  de  son  temps,  —  a 
contribu6  plus  que  personne  a  modifier  pro- 
fondement  la  notion  meme  du  style;  et  cette 


296  HONORE   DE   BALZAC. 

modification  n'est  pas  encore  aujourd'hui  tout 
a  fait  consacree. 

On  s'entendait  jadis  sur  les  caracteres  d'un 
«  ouvrage  bien  ecrit  »,  et  quelque  definition 
que  Ton  donn^t  du  style,  —  car  elle  pouvait 
varier  d'une  6poque  ou  d'une  ecole  k  une  autre, 
comme  la  definition  de  I'art,  —  elle  etait  com- 
mune h  la  critique  et  aux  auteurs.  On  6crivait 
done  bien,  quand  on  ecrivait  corredement,  c'est- 
a-dire  conform6ment  aux  lois  de  la  grammaire; 

—  purement,  c'est-ci-dire  avec  des  mots  dont  la 
villa  et  la  Cour  avaient  fix6  le  sens  et  la  nuance; 

—  et  dairement,  c'est-a-dire  en  6vitant  les  am- 
phibologies et  les  Equivoques,  les  Mcheuses  ren- 
contres, ou  de  sens  ou  de  sons,  si  faciles  a  faire 
en  frangais.  A  ces  qualit^s  si  d'autres  qualites 
s'ajoutaient  de  surcroit,  elles  6taient  particu- 
lieres  ou  personnelles  k  I'^crivain  :  a  celui-ci, 
le  don  de  penser  par  images,  et,  a  celui-la, 
le  don  de  communiquer  ci  sa  phrase  le  mou- 
vement  de  sa  pens6e;  I'esprit  k  I'un,  c'est- 
a-dire  une  fagon  legerement  d6tourn6e  de  dire 
les  choses,  et  le  relief  ou  la  couleur  a  Tau- 
tre,  c'est-a-dire,  en  decrivant  I'objet,  le  don  de 
le  faire  voir.    Mais   la  correction,  la  puret6, 


HONOR]^   DE   BALZAC.  297 

la  clarte  demeuraient  toujours  les  qualites 
mattresses;  et  quiconque  ne  les  possedait  pas, 
«  ^crivait  mal  »  ou  «  n'ecrivait  pas  ».  En  ce 
sens,  a  ce  titre,  pour  toutes  ces  raisons,  il  etait 
entendu  que  Regnard  et  Le  Sage  ecrivaient 
mieux  que  Moliere;  I'auteur  de  Zaire  et  6.'Alzire 
ecrivait  mieux  que  I'auteur  de  Polyeucte  et  du 
Cid;  Condorcet  ecrivait  mieux  ou  aussi  bien 
que  Pascal.  Je  ne  parle  pas  de  Saint-Simon, 
dont  les  Memoires  firent  scandale,  quand  ils 
parurent,  en  1824,  —  combien  mutiles  cepen- 
dant  I  —  et  que  les  classiques  du  temps  les 
accueillirent  comme  quelques  lecteurs  de  nos 
jours  appr6cient  encore  le  style  de  Balzac. 

Mais  le  romantisme,  et  surtout  Balzac,  ont 
change  tout  cela!  La  question  qui  domine 
toutes  les  autres  est  aujourd'hui  de  savoir  ce 
que  s'est  propose  I'ecrivain,  et  lorsque,  comme 
Balzac,  ce  n'est  pas  «  la  realisation  de  la 
beaut6  »,  mais  «  la  representation  de  la  vie  », 
nous  nous  sommes  rendus  compte  que,  dans 
ce  cas  particulier,  nous  ne  saurions  exiger  de 
I'image  les  qualites  qui  ne  sent  pas  du  modele. 
Ce  que  nous  avons  done  ci  nous  demander 
d'abord,  ce  n'est  pas  si  le  style  de  Balzac  est 

17. 


298  nONORE   DE   BALZAC. 

«  correct  »  ou  s'il  est  «  pur  »,  mais  s'il  est 
«  vivant  »,  ou  plut6t  s'il  «  fait  vivre  »  ce  qu'il 
repr6sente;  et  le  reste  ne  vient  qu'a  la  suite. 
Veut-on  la-dessus  que  George  Sand  «  ecrive 
mieux  »  que  Balzac?  Nous  le  voulons  doncaussi, 
et  nous  avons  commence  par  le  dire;  mais,  de 
tous  les  personnages  qui  traversent  les  romans 
de  George  Sand,  en  connaissez-vous  un  qui  soit 
aussi  «  vivant  »  que  les  personnages  de  Balzac? 
C'est  toute  la  question!  Et  la  r6ponseest  deve- 
nue  facile.  Si  le  style  de  Balzac  anime  et  vivifie, 
je  ne  sais  par  quels  moyens  a  lui,  tout  ce  qu'il 
a  voulu  repr6senter,  il  a  done  atteint  son  but, 
et  Balzac,  a  vrai  dire,  ni  «  n'ecrit  ma]  »,  ni 
«  n'6crit  bien  »,  mais  il  ecrit  «  comme  il  a  dij 
ecrire  » ;  et,  on  ne  saurait,  sans  contradiction, 
lui  reprocber,  je  dis  meme  des  «  irregularites  », 
qui  peut-etre  sont  la  condition  de  la  «  vie  »  de 
son  style. 

Ce  que  Ton  peut  seulement  dire,  —  du  point 
de  vue  de  I'bistoire  de  la  langue,  —  c'est  que  la 
Comedie  humaine,  tout  en  contribuant  ^  motlifier 
profondement  I'idee  qu'avant  elle  on  se  faisait 
du  style,  n'a  point  marque  ni  ne  marquera 
dans  I'avenir  une  6poque  de  revolution  de  la 


HONORE   DE   BALZAC.  299 

langue;  et  c'est  pr6cis6ment  en  ceci,  que,  comrae 
6crivain,  Balzac  n'est  pas  du  «  premier  ordre  ». 
Les  6crivains  du  premier  ordre  sont  ceux  qui, 
sans  troubler  le  cours  d'une  langue,  ni  le  de- 
tourner  de  sa  direction  seculaire,  le  modifient; 
et,  d'un  instrument  consacre  par  la  tradition, 
nous  enseignent  a  tirer  des  accents  nouveaux, 
Tel  un  Ronsard  au  xvi^  siecle;  un  Pascal  au 
xvii^  siecle;  et,  auxix^  siecle,  un  Chateaubriand 
ou  un  Victor  Hugo.  Comment  cela?  Par  quels 
moyens?  C'est  ce  qu'il  est  quelquefois  assez 
difficile  de  dire,  mais  surtout  un  pen  long,  et 
si  nous  le  pouvions,  ce  n'est  pas  ici  que  nous 
le  ferions.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que 
leur  passage  fait  trace  profond6ment  dans  I'his- 
toire  d'une  langue,  et  on  n'ecrit  plus  « apres  eux  » , 
comme  on  faisait  avant  qu'ils  eussent  paru. 
Balzac,  6videmment,  n'est  pas  de  cette  famillel 
II  a  pu  traiter  en  quelque  sorte  la  langue  a  sa 
maniere,  et  modifier  la  notion  du  style  en 
assignant,  de  fait,  a  I'art  d'ecrire  un  tout  autre 
objet  que  lui-meme:  il  n'a  point  agi,  a  propre- 
ment  parler,  sur  I'art  d'ecrire,  et  sa  maniere, 
comme  ecrivain,  n'a  point  fait  6cole.  Elle  man- 
quait  pour  cela  de  «  puissance  »,  ou  du  moins 


300  HONORE   DE   BALZAC. 

d'un  certain  degre  de  puissance,  et  surlout 
d'  «  originalite  ».  Ses  plus  belles  pages,  qui 
ne  sont  pas  tres  nombreuses,  ou  plutdt  qu'il 
n'est  pas  facile  de  detacher  et  d'isoler  de  leur 
contexte  ou  de  leur  cadre,  sont  belles,  mais 
ne  le  sont  point  pour  et  par  des  qualit6s 
de  style  inimitables  et  uniques.  On  n'y  voit 
point  eclater  ce  don  de  I'invention  verbale 
qui  est  si  caract6ristique  du  g^nie  naturel  du 
style.  Et,  pour  achever  enfin  de  bien  marquer 
sa  place  dans  I'histoire  de  la  prose  frangaise, 
il  suffira  de  dire,  en  terminant,  que  toutes  ces 
qualites  qui  lui  manquent,  —  et  que  nous  ne 
lui  reprochons  pas  de  ne  pas  avoir  eues,  —  sont 
pr6cisement  les  qualites  d'un  Victor  Hugo. 

Mais  si  I'ecrivain  n'est  pas  du  premier  ordre, 
nous  avons  peut-etre  le  droit  de  dire,  au  terme 
de  cette  6tude,  qu'il  en  est  autrement  du  ro- 
mancier,  et  qu'aucune  litterature  de  TEurope 
moderne  n'en  a  connu  de  plus  grand.  Les 
temps  sont  desormais  passes  ou  Ton  croyait 
encore  pouvoir  lui  comparer,  comme  Sainte- 
Beuve,  I'auteur  des  Trois  Mousquetaires  ou  celui 
des  Mysteres  de  Paris;  et,  pour  parler  de  nos 
contemporains,  je  ne  pense  pas  aue  ni  I'auteur 


HONORE   DE   BALZAC.  301 

de  Crime  et  Chdtiment,  ni  celui  d'Anna  Karenine, 
qui  d'ailleurs  lui  doivent  tant,  I'aient  surpasse. 
De  quelque  point  de  vue  que  Ton  etudie  les 
romans  de  Balzac ;  et,  comme  nous  venons  de 
le  faire,  que  Ton  essaie  de  montrer  ce  qu'ils 
ont  en  eux  que  Ton  ne  trouve  qu'en  eux,  ou,  au 
contraire,  et  comme  on  le  fait  plus  souvent,  que 
Ton  essaie  de  reconnaitre  dans  Eugenie  Grandet 
ou  dans  Cesar  Birotteau,  dans  un  Menage  de 
Gargon  ou  dans  la  Cousine  Bette,  les  qualites  que 
Ton  considere  comme  essentielles  a  tout  roman, 
la  valeur  en  est  toujours  la  meme,  et  on  ne 
peut  rien  mettre  au-dessus  d'eux.  Ajoutez  que 
ce  sont  eux  qui  ont  comme  determine  la  for- 
mule  dont  le  roman  ne  s'est  plus  ecarte  depuis 
eux  qu'a  son  pire  dommage;  et,  pour  bien  sen- 
tir  le  prix  de  cet  eloge,  songez  que,  dans  les 
memes  annees  ou  Balzac  donnait  Eugenie  Gran- 
det et  le  Medecin  de  campagne,  les  romanciers  ses 
emules  mettaient  au  monde,  eux,  des  histoires 
comme  la  Salamandre,  les  Deux  Cadavres,  ou 
VAne  mort  et  la  Femme  guillotinee. 

II  n'y  a  pas  de  gloire  plus  haute,  ni,  je  le 
dirai,  plus  durable  pour  un  grand  ecrivain, 
que  de  s'etre  ainsi  rendu  comme  inseparable  a 


302  HONORE    DE   BALZAC. 

jamais  de  I'histoire  d'un  genre!  Mais,  de  plus, 
comme  un  Balzac  et  comme  un  Moliere,  quand 
11  a  fixe  les  «  modeles  »  de  ce  genre,  il  pent  sans 
doute  6tre  assure  de  vivre  dans  la  m6moire 
des  hommes,  et  qu'aucun  changement  de  la 
mode  ou  du  gotit  ne  prevaudra  contre  son 
oeuvre. 

C'est  ce  qui  me  fait  croire  que  longtemps 
encore  Balzac  demeurera  le  maitre  du  roman. 
On  ne  s'emancipera  de  I'influence  de  la  Comedie 
que  dans  les  directions  indiquees  ou  pr6vues 
par  Balzac,  et  quand  peut-etre,  un  jour, 
comme  il  est  arriv6  aux  successeurs  de  Mo- 
liere, on  trouvera  cette  influence  trop  lyran- 
nique  ou  trop  lourde,  on  ne  pourra  la  secouer 
qu'en  relournant  ci  I'observation  et  k  «  la 
representation  de  la  vie  » ;  —  ce  qui  sera 
rendre  encore  hommage  k  Balzac.  C'est  pour- 
quoi,  dans  I'ordre  litteraire,  je  ne  vols  vraiment 
pas,  au  xix^  siecle,  d'influence  comparable 
ou  sup6rieure  a  la  sienne.  Hugo  lui-meme, 
dont  nous  parlions  tout  a  I'heure,  parlage 
I'empire  du  lyrisme  avec  Lamartine,  avec 
Musset,  avec  Vign}^  avec  Leconte  de  Lisle. 
Aucun  dramaturge,  pas  meme  le  vieux  Dumas, 


HONORE   DE   BALZAC.  303 

continue  par  son  lils,  n'a  pu  se  rendre  maitre 
du  theatre,  ni  seulement  s'y  faire  la  situation 
prepond^rante  d'un  Voltaire  au  xviii^  sieclel 
Mais  Balzac  regne  dans  le  roman.  II  y  regne, 
non  seulement  en  France,  mais  a  I'etranger 
meme!  Et  on  pent  dire  avec  verite  que  quand 
on  se  lassera  de  le  lire,  de  le  relire  et  de 
I'admirer,  c'est  que  Ton  commencera  sans  doute 
a  se  lasser  du  roman  lui-meme.  Ges  sortes  de 
choses  se  sont  vues,  et  les  genres  litteraires 
ne  sont  pas  eternels  I  Mais  cela  meme  ne  por- 
tera  pas  atteinte  a  la  gloire  de  Balzac;  et  sa 
reputation,  dans  I'histoire  litt6raire,  ne  souf- 
frira  pas  plus  de  la  mort  du  roman,  si  le  roman 
doit  mourir!  que  la  gloire  de  Kacine  n'a  souf- 
fert  de  la  mort  de  la  tragedie. 

Faut-il  aller  plus  loin  ?  et  devons-nous  faire 
une  place  a  Balzac  parmi  les  philosophes  ou, 
comme  on  dit  aujourd'hui,  les  «  penseurs  » 
de  son  temps?  Je  ie  crois  encore.  Evidemment, 
Balzac  n'est  pas  un  pliilosophe  de  la  maniere 
que  I'entendent  ceux  que  Schopenhauer  appe- 
lait  «  les  professeurs  de  philosophic  »,  —  et 
c'etait  Fichte,  Hegel  et  SchellingI  II  ne  Test 
pas  non  plus,  en  ce  sens,  et  nous  I'avons  vu, 


304  HONORE   DE   BALZAC. 

que  son  absolutisme,  son  pessimisme,  et  son 
catholicisme  ne  composent  pas  ensemble  un 
systeme  li6,  ni  meme  tres  fortement  raisonne. 
Mais,  si  I'ocuvre  d'un  grand  6crivain  exprime 
necessairement,  qu'il  I'ait  d'ailleurs  ou  non 
voulu,  une  conception  de  la  vie,  comment 
douterions-nous  que  Tauteur  de  la  Comedie 
humaine  a.it  une  philosophic;  et  comment,  sans 
avoir  essay6  de  la  caract6riser,  le  quitterions- 
nous  ?  La  philosophic  de  Balzac,  c'est  sa  con- 
ception de  la  vie,  et  sa  conception  de  la  vie, 
ce  sont  les  deux  ou  trois  idees  les  plus  gene- 
rales  sur  la  vie  qui  se  d6gagent  de  son  o^uvre. 
Ajoutons  qu'^  nos  yeux,  le  «  pessimisme »,  ou 
son  contraire  «  I'optimisme  »,  auxquels  on  en 
revient  toujours  en  pareil  sujet,  ne  sont  pas 
des  idees  generates  sur  la  vie,  mais  plutot  un 
refus  d'en  avoir  ou  d'en  exprimer. 

L'idee  la  plus  generale  que  Balzac  ait  expri- 
mee  sur  la  vie,  c'est  done  celle-ci,  que  la  vie  est 
un  enchevetrement  de  causes  et  d'effets  lies 
entre  eux  par  des  «  d6pendances  mutuelles  » 
ou,  si  Ton  le  veut,  et  pour  user  du  mot  a  la 
mode,  par  «  une  solidarite  necessaire  ».  Aux 
yeux  de  Balzac.  I'existence  d'un  Rastignac  ou 


HONORE   DE   BALZAC.  305 

d'un  de  Marsay,  celle   d'un  Grandet  ou  d'un 
Bridau,  celle  d'un  Grevel  ou  d'un  Gobseck,  ne 
sont  pas  des  phenomenes  isoles,  ni  spontanes, 
qui  contiendraient  en  eux  les  causes  de  leur 
developpement,  mais  ces  existences  sont  liees, 
ou  plutot  enchainees  k  d'autres  existences,  et 
de   telle  sorte   que  les   modifications   qu'elles 
eprouvent,  si  legeres  soient-elles,  ont  des  re- 
percussions a  I'infini,  j  usque  dans  les  milieux 
ou  Ton  ne  connait  pas  meme  de  nom  Gobseck 
et  Crevel,  Grandet   et   Bridau,   Rastiguac  et 
de  Marsay.  Parce   que  le   petit  Chardon  s'est 
avise  dans  Angouleme  de  faire  des  vers  k  la 
gloire  de  madame  de  Bargeton,  nee  de  Negre- 
pelisse    d'Espard,  des   consequences    en    sont 
r6sultees  dont  I'amplitude  s'est  etendue  jus- 
qu'au  monde  des  bagnes ;  et  parce  qu'il  fallait 
cent  mille  francs  au  baron  Hulot  pour  meu- 
bler  madame  Marneffe,  des  centaines  de  pau- 
vres  diables  de  soldats  sont  morts  en  Algerie 
d'inanition  et  de   desespoir.  II  y  a  d'ailleurs 
toute  une  morale,  et  une  tres  belle  morale,  a 
induire  de  cette  liaison  des  effets  et  des  causes ; 
et  le  premier  article  en  est  qu'aucun  de  nos 
actes   n'etant    indifferent,   aucun   d'eux    n'est 


306  H0N0R1&  DE   BALZAC. 

insignifiant,  ni  ne  doit  done,  par  consequent, 
nous  6chapper  k  la  legere.  Nous  n'avons  pas, 
helas  1  besoin,  pour  «  tuer  le  mandarin  »,  de  le 
vouloir;  et  il  nous  suffit  de  laisser  le  champ 
libre  h  notre  6goTsme  ! 

Mais  cette  solidarity  ne  se  limite  pas  k  la 
circonference  de  la  vie  sociale,  et  elle  enve- 
loppe  rhumanit6  tout  entiere,  qui  sans  doute 
n'est  pas  situ6e  dans  la  nature,  selon  le  mot 
celebre,  «  comme  un  empire  dans  un  empire  ». 
De  1^,  les  analogies,  sinon  I'identit^,  de 
r  «  histoire  naturelle  »  avec  1'  «  histoire  so- 
ciale »  ;  et  de  la  I'esth^tique  de  Balzac;  mais  de 
la  aussi  la  difference  qui  distingue  cette  esthe- 
tique  de  toutes  les  autres,  et,  autant  qu'une 
esthetique,  en  fait  une  conception  ou  une  phi- 
losophic de  la  vie. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  montrer  I'iraportance 
et  surtout  la  fecondit6  de  cette  id6e.  La  cri- 
tique de  Taine  en  est  d6riv6e  tout  entiere,  au- 
tant ou  plus  que  des  logomachies  de  Hegel ; 
et  le  plus  bel  epanouissement  litteraire  que 
j'en  connaisse,  apres  la  Comedie  humaine,  est 
I'oeuvre  du  plus  grand  romancier  peut-etre  de 
I'Angleterre  au   xix*  siecle,  je  veux  dire  I'au- 


HONORE   DE   BALZAC.  307 

teur  d'Adam  Bede,  du   Moulin  sur  la  Floss  et 
de  Middlemarch.  Je  n'ai  pas  non  plus  ici  a  la 
juger,  quoique  d'ailleurs  je  n'en    fusse  nulle- 
ment  embarrass^,   et,  qu'a    la    condition   d'y 
pouvoir   mettre   une   seule   restriction,   je   la 
croie  profondement  vraie.  S'il  etait  prouve  quel 
la  solidarite  sociale  eiit  son  fondement  dans  la 
nature,   il  n'en  r^sulterait   pas  qu'elle  y  eiit' 
pour  cela  sa  loi.  Mais  ce  goae  ]€  veux  seulement 
constater,  c'est  que  cette  idee  est  V^me  ou  le 
ressort  interieur  de  I'oeuvre  de  Balzac.  Elle  en 
est  aussi  la  lumiere,  et,  —  puisque  nexus  avons 
dit,  puisqu'il  est  convenu  que  Balzac  n'estpas 
toujours  clair,  —  c'est  par  le  moyen  de  cette 
idee  que  Ton  achevera  de  comprendre  dans  ses 
nombreuses  Prefaces,  y  compris  VAvant-propos 
de  sa  Comedie    humaine,  ce   qu'il  voulait  dire 
quand  il  appuyait  sur  I'^troite  solidarite  des 
parties  de  son  oeuvre,    «  Toutes  choses  6tant 
causantes  et  causees,    aidanles  et  aidees,    je 
tiens  impossible  de  connaitre  les  parties  sans 
connaitre  le  tout,  ni  le  tout  sans  connaitre  les 
parties.  »  Lui,  qui  aimait  les  epigraphes,  c'est 
vraiment  celle-ci  qu'il  etit  dd  mettre  a  son 
oeuvre. 


308  IIONORE   DE   BALZAC. 

Gonsiderons  encore  la  fortune  que  cette  id6e 
devait  faire  et  qu'effectivement,  depuis  cin- 
quante  ans,  elle  a  faite.  On  ne  parle  aujour- 
d'hui  que  de  «  solidarity  »,  et  peut-etre,  en  en 
parlant,  ne  sait-on  pas  toujours  ires  bien  ce 
qu'on  veut  dire;  mais  les  idees  n'ont  pas  besoin 
d'etre  claires  pour  agir,  et  on  finit  tout  de 
meme  par  s'entendre.  S'il  est  done  vrai  que 
personne  en  son  temps  n'ait  fait  plus  que 
Balzac  pour  la  r6pandre,  et  de  la  meilleure 
mani^re,  en  la  sugg6rant  et  en  la  persuadant 
plut6t  qu'en  I'^nongantou  qu'en  la  d6montrant; 
si  sa  Comedie  humaine,  en  un  certain  sens,  n'est 
comme  qui  dirait  que  le  recueil  des  preuves  et 
la  vivante  illustration  de  cette  idee;  si  c'est  elle, 
en  retour,  qui  depuis  cinquante  ans  nous  a 
aid6s  a  voir  en  Balzac  un  tout  autre  esprit  et 
d'une  tout  autre  portee  que  les  romanciers  qu'on 
lui  comparait  encore  en  1850;  et  enfin,  tandis 
que  les  systemes  des  «  philosophes  »  ses  con- 
temporains,  —  dont  le  plus  illustre  s'appelait,  je 
crois,  Adolphe  Garnier,  et  dont  le  chef-d'oeuvre 
est  un  Traite  des  Facultes  de  I'dme,  —  rentraient 
dans  I'ombre,  si  ce  sont,  au  rebours,  les  id6es 
du  romancier  que  le  philosophe  eut  trait6  de 


HONORE  DE   BALZAC.  309 

((  simple  amuseur  »  qui  se  r6pandaient,  qui 
faisaient  des  disciples,  qui  s'6prouvaient  par  la 
discussion,  et  qui  devenaient  finalement  I'une 
des  bases  de  la  pensee  contemporaine,  il  faut 
qu'on  s  y  resigne !  Balzac  a  droit  au  nom  de 
«  philosophe  »  ou  de  «  penseur  » ;  —  et ,  en 
verite,  je  ne  pense  pas  que  personne  osM  de 
nos  jours  lui  en  disputer  le  titre. 


* 

*  * 


II  nous  apparait  done,  au  terme  de  cette 
etude,  comme  Tun  des  ecrivains  qui  en  France, 
au  xix^  siecle,  auront  exerce  Taction  la  plus 
profonde,  et,  a  la  distance  ou  nous  sommes  de 
lui  et  de  ses  contemporains,  je  n'en  vois  guere 
plus  de  quatre  ou  cinq  dont  on  puisse  dire 
que  I'influence  ait  rivalise  avec  la  sienne.  II  y  a 
Sainte-Beuve,  il  y  a  Balzac,  11  y  a  Victor  Hugo  ; 
il  y  a  Auguste  Comte,  dans  un  ordre  d'idees 
moins  different  qu'on  ne  le  croirait  d'abord  de 
celui  ou  s'est  developpe  le  g6nie  de  Balzac ;  il 
y  a  aussi,  il  doit  y  avoir  deux  ou  trois  savants, 
-—  Geoffroy-Saint-Hilaire  ou  Cuvier,  Claude 
Bernard  ou  Pasteur?  —  qu'il  ne  nous  appar- 


310  HONORE   DE   BALZAC. 

tient  pas  de  juger,  ef  qu'aussi  ne  nommons- 
nous  qu'avec  un  peu  d'hesitation.  Les  hommes 
de  science  nous  diront  un  jour  lequel  de  ces 
quatre  grands  liommes,  ci  moins  que  ce  ne  soit 
un  cinquienie,  a  op6re  dans  la  conception  que 
nous  nous  formons  du  monde  la  revolution  la 
plus  profonde  et  la  plus  etendue.  J'hesiterais 
moins,  si  j'etais  Anglais;  —  et  je  nommerais 
Charles  Darwin  ! 

Mais,  pour  nos  Frangais,  je  le  r^pete,  je  n'en 
vois  pas  dont  I'influence  ait  et6  plus  active  que 
celle  de  Balzac,  ni  qui  soit  encore  aujourd'hui 
plus  «  actuelle  »,  ni  qui  doive,  sans  doute,  en 
raison  de  son  caractere  d'universalite,  s'exercer 
plus  longtemps ! 

Je  n'exprime  point  ici  de  preferences,  et  sur- 
tout  je  ne  donne  pas  de  rangsl  Je  ne  fais  que 
des  constatations.  Ghacun  de  nous  garde  aussi 
le  droit  de  pr^ferer,  s'il  lui  plait,  le  poete  ins- 
pire des  Meditations,  si  naturel,  —  naturel  jus- 
qu'a  la  negligence,  —  au  poete  laborieux  et  deja 
tourmente  des  Orientales  et  des  Feuilles  d'automne. 
Gombien  encore  dans  les  Nuits  de  Musset,  la 
passion  n'est-elle  pas  plus  sincere  que  dans  les 
poesies  amoureuses  d'Hugo !  Et  combien  la  pen- 


HONORE   DE   BALZAC.  311 

see  du  grand  poete  incomplet  de  la  Colere  de  Sam- 
son et  de  la  Maison  du  Berger  n'est-elle  pas  plus 
haute,  plus  noble,  et  suitout  moins  banale, 
que  celle  du  prodigieux  ouvrier  de  la  Legende 
des  Siecles!  11  y  a  encore  d'autres  courants  ou 
d'autres  veines  dont  on  ne  trouve  presque  pas 
de  trace  dans  I'oeuvre  gigantesque  ou  cyclo- 
peenne  d'Hugo.  Le  grand  maitre  du  roman- 
tisme  n'a  pas,  si  je  puis  ainsi  dire,  absorbe 
tous  ses  heretiques;  et,  en  dehors  de  son 
influence,  on  en  pourrait  signaler  non  seule- 
ment  qui  n'ont  pas  cede  devant  la  sienne,  mais 
encore  qui  Font  contrariee.  Gependant,  il  n'en 
demeure  pas  moins  vrai  qu'a  distance,  aucune 
influence  litteraire,  pendant  le  cours  entier  du 
siecle  qui  vient  de  finir,  n'aura  egale  la  sienne; 
qu'on  la  retrouve  partout,  je  veux  dire  chez 
ceux-la  m6mes  qui  Tauront  subie  le  plus  invo- 
lontairement;  et  que,  dans  I'avenir,  comme 
dans  la  reality  du  passe,  le  «  romantisme  » 
ce  sera  Victor  Hugo. 

A  I'autre  pole  de  la  pensee  contemporaine, 
—  et  de  I'expression,  —  Auguste  Gomte  sera 
le  ccpositivismc)),  philosophe  aussi  prolbnd  que 
le  grand  poete  serait  superficiel,  si  la  qualite 


312  HONORE    DE   BALZAC. 

de  rinvention  verbale  n'avait  souvent,  chez 
Hugo,  suppled  I'insuffisance  de  I'idee.  Gar  les 
mots  expriment  des  id6es,  encore  que  plusieurs 
de  ceux  qui  les  entrechoquent  ne  s'en  rendent 
pas  toujours  tres  bien  compte;  et  on  pense, 
rien  qu'en  «  parlant  »,  quand  on  parle  comme 
Hugo,  avec  ce  sentiment,  qui  fut  le  sien,  de  la 
profondeur  des  vocables,  et  ce  don  prodigieux 
d'en  tirer  des  r6sonnances  inconnues. 

Et  dirai-je  maintenant  qu' «  entre  »  le  roman- 
tisme  et  le  positivisme,  ou  «  au-dessus  »  d'eux, 
Sainle-Beuve  et  Balzac,  freres  ennemis  recon- 
cilies  dans  le  «  naturalisme  »,  repr^senteront 
peut-etre  le  meilleur  de  I'h^ritage  intellectuel 
que  nous  aura  legue  le  xix*  siecle  ?  C'est  une 
maniere  nouvelle  de  concevoir  I'homme  et  la 
vie,  liberee  de  tout  a  priori,  d6gag6e  de  toute 
metaphysique ,  ou  plul6t  c'est  une  methode, 
une  methode  complexe  et  subtile,  comme  les 
phenomenes  eux-memes  qu'elle  se  propose 
d'etudier,  une  methode  concrete  et  positive, 
une  methode  laborieuse  et  patiente,  la  methode, 
en  deux  mots,  dont  le  Port-Rotjal  de  Fun,  la 
Comedie  humaine  de  I'autre,  sent  deux  monu- 
ments destines  k  durer  aussi  longtemps  que  la 


HONORE   DE   BALZAC.  313 

langue  fraiiQaise,  ou  plus  longtemps  peut-etrel 
et  une  methode  enfin  dont  il  y  a  lieu  de  croire 
que  les  applications,  de  jour  en  jour  plus 
6tendues  et  plus  exactes,  plus  norabreuses  et 
plus  penetrantes,  nous  feront  done  entrer  de 
jour  en  jour  plus  avant,  comme  I'esperait 
bien  Balzac,  dans  la  connaissance  de  I'homme 
et  des  lois  des  societes. 


FIN 


18 


APPENDICE    BIBLIOGRAPHIQUE 


I 


L'objet  du  present  Appendice  n'est  pas  de 
dispenser  le  lecteur  de  recourir  au  livre  capital 
de  M.  le  vicomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul  : 
Histoire  des  OEuvres  de  Balzac ;  et  nous  dirions 
volontiers  qu'au  contraire,  c'est  nous,  que  ce 
livre  eut  pu  dispenser  de  faire  cet  Appendice. 
Mais,  comme  le  livre  ne  compte  pas  moins  de 
496  pages  in -8°,  dont  la  moiti6  en  tout  petit 
texte,  nous  avons  cru  qu'un  court  Extrait  n'en 
serait  pas  inutile  pour  completer  cette  Etude,  et 
pour  permettre  surtout  de  la  controler  plus 
ais6ment. 


316  APPENDIGE   BIBLIOGRAPHIQUE 

•Nous  le  diviserons  en  trois  parties  : 

I.  Sources  a  consulter  pour  rhistoire  de  Balzac 
et  de  ses  OEuvres; 

II.  Bibliographie  des  principales  editions  origi- 
nales  ou  collectives  des  OEuvres  de  Balzac; 

III.  Etudes  critiques  a  cormdter  sur  VOEuvre  de 
Balzac. 


SOURCES     DE      l'hISTOIRE     3>E     BALZAC 


1°  Balzac  lui-meme,  dans  ses  OEuvres,  et,  notani- 
nient,  dans  : 

a]  Louis  Lambert,  pour  ses  souvenirs  du  college  de 
Vendome ; 

b]  La  Peau  de  chagrin,  pour  les  souvenirs  de  .•ia 
vie  d'etudiant; 

c]  Le  Lys  dans  la  Vallee,  pour  les  commencements 
de  sa  liaison  avec  madame  de  Berny ; 

d]  Un  grand  homme  de  j)rovince  a  Paris,  pour  S05 
relations  avec  les  libraires,  les  journaux  et  les  con- 
freres . 

Si  maintenant,  c'est  son  «  salon  ponceau  « 
qu'il  a  d6crit  dans  la  Fille  aux  yeux  d'or;  ses 

18. 


318  APPENDICE   BIBLIOGRAPHIQUE 

collections,  dans  le  Cousin  Pons;  et,  d'apros  le 
t6moignage  de  Theophile  Gautier,  son  portrait, 
aux  environs  de  1842,  qu'il  a  trac6  dans  Albert 
Savarus,  on  pent  le  croire!  On  pent  croire  ega- 
lement  qu'il  s'est  souvenu  de  la  rue  Visconti, 
quand  il  a  raconle,  dans  les  Souffrances  de  rin- 
venteur,  les  malheurs  et  les  embarras  financiers 
de  Davis  Sechard.  Mais  tous  ces  «  documents  » 

—  nous  I'avons  dit  —  ne  doivent  etre  consultcs 
qu'avec  precaution  et  employes  qu'avec  discre- 
tion, le  plus  «  autobiographique  »  d'entre  eux, 

—  qui  est  Louis  Lambert,  —  n'ayant  rien  d'une 
confession,  ni  memo  d'une  confidence;  et  le 
souvenir  y  etant  tou jours  domine  par  la  preoc- 
cupation d'adapter  le  fait  aux  exigences  de 
I'oeuvre,  et  le  detail  au  plan  d'ensemble  de  la 
Comedie  humaine. 

D'autres  «  documents  »  sont  dignes  de  plus 
de  confiance,  et  par  exemple  : 

e]  Sa  Correspondance,  formant  le  tome  XXIV  de 
I'edition  de  ses  CEuvres  completes  [voyez  ci-dessous]; 

f]  Les  deux  volumes  de  ses  Lettres  a  I'Elrangere 
[t.  I,  Paris,  1899 ;  et  t.  II,  Paris,  1906]. 

Nous  devons  d'ailleurs  faire  observer  que, 
r^dition  de  ces  trois  volumes  de  Lettres  n'ayant 
rien  de  «  critique  »,   ils  sont  encore   pleins 


APPENDICE   BIBLIOGRAPHIQUE  319 

d'obscurites,  et  nous  avons  dit,  d'autre  part,  au 
cours  meme  du  present  volume,  que  Balzac, 
dans  ses  Lettres  a  VEtrangere,  ayant  du  prendre 
une  attitude  qu'il  n'a  pas  sans  peine  soutenue 
jusqu'au  bout,  on  fera  general ement  bien  de 
ne  le  croire  que  «  sous  benefice  d'inventaire  ». 

2°  Balzac,  sa  Vie  et  ses  OEuvres,  d'apres  sa  corres- 
pondance,  par  madame  Laure  Surville,  nee  Balzac, 
Paris,  1858,  Librairie  Nouvelle. 

Gette  Notice  biographique,  due  a  la  soeur 
preferee  du  romancier,  est  reproduite  en  tete 
de  r^dition  desdiCorrespondance,a.uiome  XXIV 
de  ses  OEuvres  completes. 

3°  Histoire  des  OEuvres  de  Balzac,  par  le  vicomte 
de  Spoelberch  de  Lovenjoul  [Charles  de  Lovenjoul]. 
3®  Edition,  entierement  revue  et  corrigee  a  nouveau; 
Paris,  1888,  Galmann  Levy. 

G'est  le  livre,  avons-nous  dit,  qui  pourrait,  a 
lui  tout  seul,  tenir  lieu  de  tons  les  autres,  et 
que  nous  mettons  k  cette  place,  parce  que,  de 
la  nianiere  large  k  la  fois  et  precise  que  M.  de 
Lovenjoul  a  traite  son  sujet,  cette  Histoire  des 
OEuvres  n'6claire  pas  moins  la  biographie  de 
Thomme  que  la  bibliographie  de  I'ecrivain. 


320  APPENDICE   BIBLIOGRAPIIIQUE 

4°  Honore  de  Balzac,  par  M.  Edmond  Bire,  Paris, 
1897,  Champion. 
Details  inleressants  et  importants  sur  : 

a]  Balzac  et  VAcademie  fran^aise; 

b]  Balzac  et  Napoleon; 

c]  Balzac  royaliste; 

d]  Le  thedlre  de  Balzac;  et 

e]  La  Comedie  humaine  au  theatre. 

5  L'CEuvre  de  H.  de  Balzac,  etude  litt^raire  et 
philosophique  sur  la  Comedie  humaine,  par  M.  Mar- 
cel Barriere,  Paris,  1890,  Calmann  Levy. 

Analyse  de  I'oeuvre,  ou  plus  exactement  des 
«  Giluvres  »  de  Balzac,  conibrmement  ci  I'ordre 
ou  elles  sont  disposees  dans  Tedition  definitive 
de  la  Comedie  humaine. 

6°  Repe?'toire  de  la  «  Comedie  »  humaine  de  H.  de 
Balzac,  par  MM.  Anatole  Cerfbeer  et  Jules  Chris- 
tophe,  avec  une  Introduction  de  M.  Paul  Bourget. 
Paris,  1893,  Calmann  Levy; 

•  7°  La  Jeunesse  de  Balzac.  Balzac  imprimeur,  1823- 
1828,  par  MM.  Gabriel  Hanolaux  et  Georges  Vicaire, 
avec  trois  estampes  et  deux  portraits,  Paris,  1903, 
Librairie  des  Amateurs  [A.  FerroudJ. 


II 


RIBLIOGRAPHIE      DES      (EUVRES      DE      BALZA 


EDITIONS     ORIGINALES] 
1829. 

Les  Chouans. 

1830. 

La  Maison  du  Chat- qui- pelote.  — LeBal  de  Sceaicx, 
—  La  Vendetta.  —  U7ie  double  famille.  —  La  Paix  du 
menage.  —  Gobseck.  —  Sa?Tasine. 

1831. 

La  Peau  de  chagrin.  —  La  Femme  de  Ji^ente  ans 
[chap.  I,  IV  et  v]. 


322  APPENDICE   BIBLIOGRAPHIQUE 

1832. 

La  Femme  de  1  rente  ans  [chap,  in  et  iv].  —  La 
Bourse.  —  Madame  Firmiani.  —  Etude  de  femme.  — 
Le  Menage.  —  La  Grenadiere.  —  La  Femme  abandon- 
ne'e.  —  Le  Colonel  Chabert.  —  Le  Cure  de  lours.  — 
Louis  Lambert. 

1833. 

Ferragus.  —  La  Duchesse  de  Langeais.  —  Le  Mede- 
cin  de  campagne. 

1834. 

Eugenie  Grandet.  —  L'il lustre  Gaudissart.  —  La 
fille  aux  yeux  d'or.  —  La  Recherche  de  I'Absolu. 

183o. 

La  Femme  de  Trente  ans  [chap.  ii].  —  Le  Pere  Go- 
riot.  —  Le  Contrat  de  mariage.  —  Le  Lys  dans  la 
Valle'e.  —  Seraphita. 

1836. 

La  Messe  de  I'alhee.  —  U Interdiction.  —  La  vieille 
Fille.  —  Le  Cabinet  des  Antiques.  —  Facino  Cane. 

1837. 

Illusions  perdues  [P®  parlie  :  Les  Deux  Poetes].  — 
Cesar  Birotteau.  —  La  Femme  superieure  [plus  lard 
les  Employes]. 


APPENDICE   BIBLIOGRAPHIQUE  323 

1838. 

Le  Cabinet  des  Antiques  [2^  partie].  —  La  Maison 
Nucingen.  —  Splendeurs  et  Miseres  des  Courtisanes 
[\'^  partie]. 

1839. 

Une  Fille  d'Eve.  —  Beatrix  [1''^  et  2®  parlies].  — 
Illusiom  perdues  [2^  partie  :  Un  grand  homme  de 
Province  a  Paris.  —  Les  Secrets  de  la  princesse  de  Ca- 
dignan.  —  Le  Cure  de  village. 

1840. 

Pierrette.  —  Pierre  Grassou.  —  Un  Prince  de  la 
bolieme. 

1841. 

La  Fausse  Maftresse.  —  La  Rabouilleuse  [pi  as  tard 
Un  Menage  de  Gai'Qon].  —  Ursule  Mirouet.  —  Utie  te- 
7iebreuse  Affaire. 

1842. 

Memoires  de  deuxj  eunes  Maiiees. —  Un  Debut  dayis 
la  vie.  —  Albert  Savarus. 

1843. 

Honorine.  —  La  Muse  du  departement.  —  Illusions 
perdues  [3®  partie  :  Les  Sou ff ranees  de  I'lnventeur] .  — 
Splendeurs  et  Miseres  des  Courtisanes  [2®  partie]. 


324  APPENDICE    BIBLIOGRAPIIIQUE 

1844. 

Modeste  Mignon.  —  Madame  de  la  ChanioHe  [plus 
tard  :  L'Envers  de  I'hisloire  contemporai7ie].  —  Lcs 
Paysans  [l""*  partie]. 

1843. 
Un  homme  d'affaires. 

1846. 

Splendeurs  et  Mis&es  des  Courlisanes  [3^  partie] .  — 
La  Cousiiie  Belle.  —  Les  Comediens  satis  le  savoir. 

1847. 

La  derniei'e  Incarnation  de  Vautrin.  —  Le  Cousin 
Pom.  —  Le  Depute  d'Arcis. 

18o4. 
Les  Pelits  Bourgeois. 

Sur  ce  dernier  litre  et  celte  date,  11  convient  de 
faire  observer  que  trois  des  grands  romans  de  Bal- 
zac :  Les  Paysaiu,  le  Depute  d'Arcis  et  les  Pelits  Bo  ur- 
qeois,  n'ont  pas  6t6  termines  par  lui. 


APPENDICE   BIBLIOGRAPHIQUE  325 


B. 


EDITIONS     COLLECTIVES    DES     OEUVRES 

Scejies  de  la  Vie  prive'e,  2  vol.  in-8°,  1830,  Maine  et 
Delaunay-Vallee. 

2° 

Eomans  et  Contes  philosophiques,  3  vol.  in-8°,  1831, 
Gosselin. 

3o 

Scenes  de  la  Vie  privee,  4  vol.  in-8°,  1832,  Mame- 
Delaunay. 

4° 

Romans  et  Contes  philosophiques,  4  vol.  in-8°,  1833, 
Gosselin. 


Etudes  de  moeurs  au  xix'  siecle,  12  vol.  in-8°  1834- 
1835,  veuve  Bechet  etWerdet,  comprenant :  i° Scenes 
de  la  Vie  privee,  t.  I  a  IV,  1834-1835  ;  —  2°  Scenes  de 
la  Vie  de  province,  t.  V  a  VIII,  1834-1837 ;  — 
3°  Scenes  de  la  Vie  parisienne,  t.  IX  a  XII,  1834- 
1835. 

19 


32G  APPENDICE   BIBLIOGRAPHIQUE 

La  Come'die  humaine,  1"  Edition,  16  vol.  in-8°, 
1842-1846.  Fume,  Dubochet  et  Hetzel. 

70 

GEuvres  de  Balzac,  20  vol.  in-S",  18o3,  Veuve 
Houssiaux. 

8° 

CEuvres  completes  de  H.  de  Balzac,  24  vol.  in- 8°, 
1869-1870.  Calmann  Levy,  comprenant  :  1°  La  Co- 
medie  humaine,  t.  I  a  XVII ;  —  ^°  Theatre  complet  de 
Balzac,  t.  XVDI;  —  3oZ,es  Conies  drolatiques,  t.  XIX; 
4°  CEuvres  diverses  inedites  de  Balzac,  ou  plus  exac- 
leuient,  non  encore  reunies,  t.  XX  k  XXllI. 

5°  Con'espondance,  t.  XXIV. 

Nous  croyons  devoir  signaler,  comme  ofTrant  le 
plus  grand  inter^l  pour  I'hisloire  de  la  formation  du 
genie  de  Balzac,  —  et  nous-meme,  dans  un  autre  ou- 
vrage,  congu  sur  un  plan  plus  etendu,  nous  aurions 
essaye  d'en  tirer  parli,  —  les  Etudes  analylic/ues,  les 
Esquisses  parisietines,  et  les  Prefaces  et  notes  relatives 
aux  premieres  editions  contenues  dans  les  trois  pre- 
miers volumes  d'CEuvres  diverses  de  celte  edition. 


Ill 


ETUDES  A  GONSULTER  SUR  BALZAC 

On  en  trouvera  la  liste  complete,  —  jusqu'a 
1888^  _  dans  la  3^  edition  du  livre  de  M.  de 
Lovenjoul.  Ici,  nous  nous  bornons  a  rappeler 
celles  ciui  ont  paru  «  seulement  depuis  la  mort 
de  Balzac  »  ;  et,  parmi  ces  Etudes  elles-memes, 
non  pas  toutes  celles  qui  sont  interessantes, 
mais  seulement  celles  qui  sont  en  quelque  sorte 
inseparables  de  la  discussion  de  Foeuvre  de 
Balzac  : 

1°  Sainte-Beuve,  M.  de  Balzac,  2  septembre  1850, 
Causer ies  du  Lundi,  t.  11. 

On  pourra  se  reporter  a  un  premier  article 
de  Sainte-Beuve  sur  H.  de  Balzac,  dans  la 


328  APPENDICE    BIBLIOGRAPHIQUE 

Kevue  des  Deux  Mondes  du  15  septembre  1834, 
et  a  VAppendice  du  premier  volume  de  son 
Port-Royal,  6^  Edition,  t.  I,  p.  548; 

2*'  George  Sand,  Ilonore  de  Balzac,  imprim6  pour 
la  premiere  fois  dans  un  volume  de  madame  Sand 
intitule  :  Autour  de  la  table,  Paris,  1875,  Calmanii 
Levy,  mais  date  par  M.  de  Lovenjoul  de  1853,  et 
peul-etre  anterieur  a  cette  date. 

On  lit  dans  les  Lettres  a  VEtrangere  [t.  II, 
p.  32],  sous  la  date  du  15  avril  1842  :  «  Dans 
la  Revue  Jndependante,  publiee  par  George  Sand, 
il  s'est  gliss6,  a  son  insu,  un  affreux  article 
qui  m'a  valu  d'elle  une  lettre  de  quatre  pages 
ou  elle  s'excusait  de  son  inattention.  Je  suis 
alle  la  voir  pour  lui  expliquer  combien  les 
injustices  scrvaient  le  talent,  et,  comme  elle 
m'avait  dit  qu'elle  voulait  faire  un  grand  tra- 
vail sur  moi,  j'ai  tach6  de  la  dissuader  en  lui 
disant  qu'elle  se  creerait  des  haines  terribles. 
Elle  a  persists,  et  alors  je  I'ai  pri6e  de  faire  la 
preface  de  la  Comklie  humaine,  en  lui  laissant 
le  temps  de  se  decider.  Je  suis  retourne  chez 
elle,  et,  ses  reflexions  bien  faites,  elle  accepte, 
et  va  ecrire  une  appreciation  complete  de  mes 
oeuvres,  de  mon  entreprise,  de  ma  vie  et  de 
mon   caractere,   ce  qui   sera   une    reponse    a 


APPENDICE    BIBLIOGRAPHIQUE  329 

toutes  les  lachetes  dont  j'ai  ete  le  sujet.  EUc 
veut  me  venger...  »  Cette  maniere  d'entendre  et 
de  pratiquer  la  «  reclame  »  n'est-elle  pas  ad- 
mirable ? 

George  Sand  donna- t-elle  suite  a  son  gene- 
reux  dessein?  G'est  ce  qu'il  serait  difficile  de 
dire,  et  si  I'article  fut  redige  avant  la  mort  de 
Balzac.  Mais  les  heritiers  ou  les  editeurs  ne  la 
tinrent  pas  quitte  de  sa  promesse,  et  en  1853, 
quand  on  prepara  chez  Houssiaux  la  premiere 
edition  des  OEuvres  de  Balzac  *  ce  fut  a 
elle,  dit-on,  que  Ton  demanda  la  preface, 
et  cette  preface  ne  serait  autre,  dit-on  encore, 
que  la  notice  que  nous  signalons.  II  ne 
resterait  plus,  en  ce  cas,  qu'une  petite  6nigme 
a  resoudre,  qui  serait  de  savoir  pourquoi  cette 
notice  ne  figure  pas  en  tete  de  I'Mition  Hous- 
siaux. 

On  devra  joindre  a  cette  notice  quelques 
pages  de  la  meme  George  Sand  sur  Balzac,  au 
tome  IV  de  VHistoire  de  ma  Vie. 

3°  Theophile  Gautier,  Honore  de  Balzac,  dans 
V Artiste,  1858,  et  un  volume  in-12,  1859,  Poulet- 
Maiassis ; 

1.  Voyer  ci-dessus  :  Editions  collectives,  n"  7. 


330  APPENDICE   BIBLIOGRAPHIQUE 

4°  Taine,  Balzac,  dans  le  Journal  des  Debats,  1838, 
et  Nouveaux  Essais  de  critique  et  d'histoire,  Paris, 
1865,  Hachette ; 

5°  Emile  Zola  :  a]  Le  Roman  experimental,  1880 ; 
—  b]  Les  Romanciers  naturalistes,  1881 ; 

6°  Andre  Le  Breton,  Balzac,  I'homme  et  Vceuvre, 
Paris,  191)5,  Armand  Colin. 


TABLE 


AVANT-PROPOS I 

Chapitre    I.  —  Du  roman  moderne  avant  Balzac  .  .  1 

—  II.  —  Les  ann^es  d'apprentissage 28 

—  Ills  —  La  Comedie  humaine 62  V 

—  IV.  —  La  signification  historique  des  romans 

de  Balzac 93 

—  V .  —  La  valeur   esthetique   du   roman   de 

Balzac 124  "^ 

—  VI .  —  La  portee  sociale  du  roman  de  Balzac.  184  v/ 

—  VII.  —  La  morality  de  Toeuvre  de  Balzac  .   .  215  ly 

—  VIII.  —  L'influence  de  Balzac 245 

—  IX.  —  Conclusions 282 

APPENDICE  BIBLIOGRAPHIQUE 315 


l^MILE    COLIN  ET    C'»  —   IMPRIMERIE    DE    LAGNY    —     14778-1-07. 


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DMITRY    DE    MtREJKOWSKY 

L'Antdchrist 

Pierre  le  Grand 

JEAN    NESMY 

Les  Egar6s 

LIEUTENANT-COLONEL    PtROZ 

Par  Vocation 

MADAME  DE  RtMUSAT 
M6moires   (tomes   I  a  III) 
MATHILDE   SERAO 

Aprfes  le  Pardon  

MARCELLE    TINAYRE 

La  Rebelle 

lEon   de  TINSEAU 
Les  EtourderiesdelaCha- 

noinesse  

HENRY  VAN   DYKE 

La   Gardienne  de  la  Lu- 

mifere 

StM^NE  ZEMLAK 
L'lmpur 


|i 


200907613092 


juin.im 


PQ 
2181 
B7 
1906 


Brionetiere,   Ferdinand 
].]o»ore  de  Balzac. 


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