HANDBOLND
AT THE
UMNERSITY OF
TORONTO PRESS
BIBLIOTHEQUE CONTEM PO RAIN E
FERDINAND BRUNETIERE
DE L'aCADEMIE FHANgAISE
\
HONORE DE BALZAC
17O0-185O
CINQUIEME EDITION
%S^
PARIS
CALMANN-LEVY, ^DITEURS
3, RUE AUBER. 3
HONORE DE BALZAC
DU MfiME AUTEUR
LIBRAIRIE CAL.MANN-LfiVY
HISTOIRE ET LITTERATURE, l""e seric 1 vol.
— _ 2e s^rie 1 —
— — 3« s6rio 1 —
QUESTIOiNS DE CRITIQUE 1 —
NOUVELLES QUESTIONS DK CRITIQUE 1 —
ESSAIS SUR LA LITTERATURE CONTi; M FOR AINE . 1 —
NOUVEAUX ESSAIS SUR LA LITTERATUllE CONTEM-
PORAINE 1 —
LE ROMAN NATURALIST E 1 —
VARIETES LITTERAIRES 1 —
LIBRAIRIE HACHETTE
ETUDES CRITIQUES SLR l'hISTOIRE DE LA LITTE-
RATURE FRANQAISE 7 VOl.
L'jJvOLUTION DES genres dans L'hISTOIRE DE LA
LITTWRATURE. TomC I" 1 —
LESEPOQUES DU THEATRE-FRAN TAIS 1 —
L'eVOLUTION DE LA POESIE LYRIQUE AU XIXe SIECLE. 2 —
LIBRAIRIE PERRIN
DISCOURS DE COMUAT . 2vol.
DISCOURS ACADEMIQUES 1 —
SUR LES CHEMINS DK LA CROYANCE 1 —
LIBRAIRIE DELAGRAVE
MANUEL DE l'hISTOIRE DE LA LITTERATURE
FRAN^AISE 1 —
HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANgAISE CLAS-
siQUE, !■■« paitie 1 —
EMILE COLIN ET C" — IMPRIMERIE DE LAGNT
FERDINAND BRUNETIERE
PR L'ACADEMIE FRAN5AISE
HONORE DE BALZAC
1799-1850
,-'8-,pro4
Ce ne sonl pas des romans comme on
I'avait entendu avant lui, que les livrcs
imperissab'tes de ce grand critique.
[GEORGE SAND]
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■ PTr<dS^\AJL.
PARIS
GALMANN-LEVY, EDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Published aVril k, nineleen hundred and six. Privilege of copyright in
the United States reierved, under the Act approved March third,
nineteen hundred and five, by J. B. Lippincolt Company.
PQ
By
AVANT-PROPOS
I
Si Ton a pu dire de Moliere qu'il etait, non
seulement le plus grand des auteurs comiques,
mais « la Gomedie » meme, on pent dire de
Balzac qu'il a ete, non seulement le plus grand,
le plus fecond, et le plus divers de nos roman-
ciers, mais « le Roman » meme ; et I'objet du
present volume est de montrer qu'en le disant
3n ne dit rien que d'absolument et d'exacte-
ment vrai. G'est pourquoi le lecteur est prie
de ne pas chercher dans les pages qui suivent
une biographie d'Honore de Balzac, — ou ce
que Ton appelle aujourd'hui de ce nom, —
II AVANT-PROPOS
des renseignements sur ses origines, des anec-
dotes sur son temps de college, la chronique
de ses amours, et le fastidieux recit de ses
querelles avec les journaux ou avec les libraires,
mais uniquement une Elude sur I'oeuvre, ou,
sans doute, on ne s'est point abstenu de parler
de riiomme et du roman de sa vie, quand on
I'a cru n6cessaire, mais enfm ou Von a voulu
surtout definir, expliquer, et caracteriser cette
(Euvre, telle que Ton croit qu'elle serait encore,
si Balzac, au lieu de naitre a Tours, fut ne, par
exemple, a Caslelnaudary, et qu'au lieu de faire
son droit, il eut etudi6 la medecinel
Pour la definir, — on s'est attache tout
d'abord k montrer en quoi les romans de Balzac
differaient de tous ceux qui les ont precedes;
et comment, par quelles qualites, ou, si Ton
le veut, par quels defauts, I'imitation de Balzac
s'etait impos6e depuis cinquante ans a tous les
romanciers qui lui ont succede. Non pas d'ail-
leurs qu'a ce propos on ait exprime des pre-
ferences ou essaye de donner des rangs, et on
AVANT-PROPOS III
n'a mis Balzac ni au-dessus ni au-dessous de
personne; mats c'est un fait que, depuis cin-
quante ans, un bon roman est un roman qui
ressemble d'abord a un roman de Balzac, lout
de meme que, pendant cent cinquante ans, une
bonne comedie a 6t6 celle qui ressemblait ci
une comedie de Moli^re ; — et on a tache de
donner les raisons de ce fait. II est clair, apres
cela, que la valeur intrinseque des romans de
Balzac ne saurait etre etrangere ni a ce fait,
ni aux raisons de ce fait.
En second lieu, pour mettre cette valeur en
lumiere, — je n'ai pas feint d'ignorer ce que
d'autres ont pu deja dire du roman de Balzac;
et, au contraire, je me suis efforce de faire que
cette Etude fut non pas un simple resume, ni
uniquement une discussion, mais, comme on
dit, une « mise au point » des jugements de
la critique sur I'oeuvre du grand romancier.
Et, en effet, — me permettra-t-on de le dire
en passant ? — je ne connais rien de plus im-
pertinent que cette methode a la mode, qui
consiste aujourd'hui, quelque sujet que Ton
IV AVANT-PROPOS
Iraite, a le trailer comme si personne avant
nous ne s'en etait avise, n'y avait rien compris
du tout, ou n'en avait rien dit que de parfaite-
ment n^gligeable. Mais, au contraire, il n'y a
rien de negligeable en critique, non plus qu'en
hisloire; et les jugements que Ton a port6s
avant nous sur un Balzac ou sur un Moliere,
se sont litt6ralement « incorpores » a leur
oeuvre, et de telle sorts qu'on ne puisse les en
detacher qu'aux depens de la signification de
cette oeuvre.
Enfin, et pour achever de caracteriser la na-
ture de I'oeuvre de Balzac, — on a essaye de
montrer qu'une part du genie de Balzac, et non
la moindre, 6tait d'avoir compris que le roman,
en son temps, n'etant pas constitu6 comme
genre, dans une independance entiere des
genres voisins, tels que le r^cit d'aventures, et
tels que la com6die de mceurs, il suffisait, pour
le renouveler, ou, ci vrai dire, pour le « creer »
de lui assurer, en en posant les conditions,
cette independance ou cette « autonomie ». Gar,
je ne sais pas aujourd'hui s'il y a une « hierar-
AVANT-PROPOS V
chie des genres I » Mais, que les « genres lit-
teraires » existent, et qu'ils aient des carac-
teres determines ; que ces caracteres evoluent ;
et, comme les caracteres des especes dans la
nature, qu'en evoluant, ils s'expriment ou se
realisent, selon les circonstances, avec plus ou
moins de bonheur, de force ou de precision,
de cela j'en suis sur; — et je voudrais que
dans ce volume on en trouvat la preuve.
G'est ce que j'ai cru que je pouvais faire de
mieux en ecrivant ces pages sur Balzac. Une
oeuvre comme la sienne, je veux dire : de cette
ampleur et de cette solidite, a pu dependre
en son temps, mais ne depend plus aujourd'hui
des circonstances de sa production. Que savons-
nous de la vie de Shakespeare? et des circons-
tances de la production &' Hamlet ou d'OteUo'?
Si ces circonstances nous etaient mieux con-
nues, croit-on, et qui dira serieusement, que
notre admiration pour Tun ou I'autre drame en
fut accrue? Le serait-elle, si c'etait un « por-
trait » que le personnage du More de Venise,
VI AVANT-PROPOS
ou si Shakespeare s'etait peint lui-meme sous
les traits du prince de Danemark? Ainsi de
Balzac! et quoique cinquaiite aiis a peine nous
s6parent de lui. Son oeuvre existe « en soi »
si je puis ainsi dire, et en dehors de lui, par
consequent. C'est pour cela qu'il est Balzac.
S'il n'6tait pas Balzac, j'aurais peut-etre essays
d'ecrire sa biographie. Des 6crivains tres me-
diocres ont eu quelquefois une vie tres inte-
ressante, et en la racontant on oublie la me-
diocrite de leur oeavre. Mais, en v6rit6, j'au-
rais cru faire injure ci la m^moire de Balzac
de le traiter comme s'il eut eu noni... Jules
Sandeau, ou Charles de Bernard; et j'aurais cru
manquer a la premiere obligation du critique
ou de I'historien de la litterature, en parlant
de rhomme plus et autrement qu'il n'etait ne-
cessaire pour I'intelligence de son oeuvre.
HONORE DE BALZAC
1799 — 1850
CHAPITRE PREMIER
DU ROMAN MODERNE AVANT BALZAC
Lorsque le jeune Honore de Balzac, en 1819,
ayant a peine termine ses etudes, commenga
bravement, dans une mansarde de la rue Les-
diguieres, son apprentissage de la vie litteraire,
sans autre vocation, plus precise ou plus imp6-
rieuse, que celle de se faire un nom par le
moyen de sa plume et une fortune par le
moyen de son nom, deux formes de roman se
partageaient la faveur du public : c'^taient le
roman « personnel », et le roman historique. /
Les engines prochaines du roman personnel,
— je dis : prochaines, car le lecteur ne s'attend
1
2 HONORE DE BALZAC.
pas que nous remontions jusqu'a VCklyssee, —
dataicnt, dans la litterature europeenne, du
Gil Bias de Le Sage, et, par dela Lc Sage, de
cette veine espagnole du roman picaresque,
qui s'etait ouverte avec le Lazarille de Tonnes
[1554] et tarie avec le Marcos cVObregon [lGi8].
II consiste essentiellement dans le'recit d'aven-
tures dont le narrateur a commence par etre
le li6ros, et ces aventures ayant moins pour
objet de meltre ses qualites ou ses vertus en
lumiere, que de retracer le dessein d'une vie
humaine, et la fortune plus ou moins singu-
liere d'une condition priv6e.
« L'histoire, a-t-on dit de nos jours, — et le
mot passe la portee des freres de Goncourt, qui
Font dit, — est du roman qui a ete; le roman
est de l'histoire qui aurait pu etre. »
On ne s'en rend compte nulle part mieux
que dans le Gil Bias de Le Sage, a moins que ce
ne fut dans les Memoires de d'Artagnan, de
Gourtils de Sandras, un de ses contemporains.
Rendons a chacun ce qui lui est du, et faisons
lionneur a ce pauvre diable d'avoir mis au
monde les personnages fameux d'Athos, d'Ara-
mis et de Porthos I Mais ce que n'a pas vu Goiir-
IIONORE DE BALZAC. 3
tils de Sandras — qui d'ailleurs est illisible,
tandis que Le Sage est un de nos bons ecrivains,
— c'est que, des aventures tres particulieres ou
extraordinaires, qui nous interessent a cause
de leur singularite meme, ne nous interessent
qa'une fois, et nous les oublions promptement.
Elles ne font pas trace en nous, et elles ne s'y ,
confondent point avec les lemons de I'expe-
rience. Notre connaissance de la vie commune
n'en est pas accrue. Car, elle ne Test que par
le recit d'aventures qui auraient pu etre les
ndtres; et, comme c'est justement ce que nous
ne saurions dire ni de celles de d'Artagnan, ni
de celles de Lazarille de Tormes, c'est donccette
raison qui fait la superiority de Gil Bias. Le
roman picaresque pent avoir d'autres merites,
et nous convenons qu'il les a. Les moeurs y sont
plus caracterisees ; le gout de terroir en est plus
prononce; c'est I'Espagne tout entiere offerte k
notre curiosite, I'Espagne de Charles-Quint et
de Philippe IL Mais le Gil Bias de Le Sage est
plus voisin, lui, de la definition du roman, et
peut-etre I'eut-il realisee des 1715, si deux
choses ne Ten avaient perpetuellement de-
tourne: I'intention comique ou satirique, et la
4 HONORE DE BALZAC.
pretention au style. L'auteur de Gil Bias n'a
jamais oubli6 qu'il 6tait celui de Turcaret; et se
trouvant rMuit, d'autre part, a faire, pour de
I'argent, une besogne qui n'etait qu'a demi
dans ses gouts, il a tenu du moins a prouver
que, si les dieux I'eussent permis, il etait ca-
pable de mieux faire, ou autre chose. Le Sage,
en imitant quelquefois la vie, songe bien moins
a I'imiter qu'ci rival iser avec l'auteur des Carac-
ihres et celui de Tarlufje.
Quoi qu'il en soit, et pendant une cinquan-
taine d'annees, — a la suite et sur les brisees
de l'auteur de Gil Bias, — le roman affecLa
presque universellement, en France, et en
[Angleterre, ou d6ja quelques-uns de ses chefs-
d'oeuvre se preparaient, la forme du r6cit per-
'sonnel. Bobinson Crusoe [1719]; les Voyages de
Gulliver [1727] ; Manon Lescaut [1732] ; Marianne
[1735], et generalement tous les remans de
Marivaux et de I'abbe Prevost, sont des recits
personnels, a J'etais la, telle chose m'advint... »
Pour differents qu'ils soient a tous autres egards,
tous ces romans se ressemblent en ceci que
les heros de I'aventure s'y racontent eux-
memes; et il ne faut point douter que, dans
HONORE DE BALZAC. 5
revolution du genre, cette predilection pour la
forme du recit personnel ne tienne a I'intention '
de rendre le roman plus conforme a la reality.
Ces conteurs d'eux-memes sont comme autant
de « temoins » de leur temps, qui d^posent.
Leur parole authentique le recit de leurs aven-
tures. On discuterait peut-etre avec I'abbe Pre-
vost, on ^piloguerait, on revoquerait tel detail
en doute I mais, le moyen de contredire Ma-
rianne, la Marianne de Marivaux, ou le cheva-
lier Des Grieux? et si quelqu'un doit ou peut
savoir avec exactitude ce qui leur est arrive,
n'est-ce pas eux? C'est ainsi que, par I'interme-
diaire du recit personnel, s'introduit dans le
roman un accent de realite qui le rapproche
de sa definition. En essayant de lui com-
muniquer le genre d'int^ret qui plaisait dans
les Memoires, on donnait au roman personnel
quelque chose de cet air vecu, qui est tout
ce qu'on trouve quelquefois dans les Memoires
eux-memes, et qui suffit a les faire lire. De
quelque fagon que I'histoire soit 6crite, on s'y
plait, parce qu'elle est I'histoire.
Le succes du roman par lettres, — de la
forme de Clarisse Harlowe [1748] ou de la
6 nONORE DE BALZAC.
Nouvelle Ilelo'ise [1762 J — n'interrompit ni ne
coiitraria la vogue du roman personnel, et, lout
au contraire, on peut dire, il faut meme dire
qu'il ne contribua qu'a la favoriser. Et, en
effct, si la « correspondance », n'6tant pour
ainsi dire qu'un journal a deux, n'est done
aussi qu'une forme de la « confession », ou
de la « confidence », on voit comment le
a roman par lettres » continue et prolonge, en
I'elargissant et en la diversifiant, la forme du
recit personnel. C'est bien elle-meme que Gla-
risse Harlowe analyse, comme faisait Marianne;
et Saint-Preux, sous ce rapport, ne dilTere du
chevalier Des Grieux que pour s'anatomiser
plus complaisamment.
Seulement, et a cause de ceci que, plus on
met de complaisance a s'anatomiser, et plus
on se decouvre d'originalite, le « roman par
correspondance)), tout en continuant le roman
personnel, le detourne de son objet, en le
detournant de la representation de la vie com-
mune, pour le diriger vers I'analyse psyclio-
logique. Rappelons-nous a ce propos le debut
des Confessions de Rousseau, il a, dit-il, la
pretention de n'etrefait, lui, Rousseau, comme
HONORE DE BALZAC. 7
personne... G'est pourquoi, dans la Nouvelle
Helo'ise, et bient6t dans Werther [1774], ce que
Ton va s'efforcer de noter, comme aiissi bieii
dans les Liaisons dangereuses, c'est en combieii
de manieres un homme pent differer d'un autre
homme, une femme d'une autre femme; et le
roman personnel se transforme en une repre-
sentation des cas exceptionnels. Ghacun desor-
mais va chercher en soi, et ne trouvera qu'eii
lui, la matiere de son observation. Ge qu'il y
croira voir de commun avec les autres hommes,
il le negligera, pour ne retenir que ce qu'ii
s'attribuera de propre et de particulier, ou
d'unique, pour mieux dire. Ge quelque chose
d'unique, il n'ecrira qu'afm de le mettre en
lumiere. Et, comme notre originalite, quelque
idee que nous nous en formions, n'est jamais
aussi rare, ni surtout aussi complete que nous
!e voudrions, c'est ce qui explique ce que
Ton va voir s'introduire de revolutionnaire, en
meme temps que d'orgueilleux, dans le roman
personnel. « Voila mon histoire, et telle qu'elle
est, ne ressemblant sans doute a celle de per-
sonne, ne concevez-vous pas i'estime que je
m'inspire? Mais combien cette histoire ne serait-
8 IIONORE DE BALZAC.
elle pas plus originale encore, si j'avais pu me
developper plus librement, c'est-a-dire dans un
monde ou les conventions ne fussent pas un
constant et perp6tnel obstacle a la libre expan-
sion du Moi! » Ainsi s'expriment et vont s'ex-
primer tour a tour Werther [1774J, Rem [1802],
Ddfhine [1802], Corinne [1807], Adolphe [1816],
Indiana [1831], Valentine [1832], I'Amaury de
Volupte [1833] ; — et, sous I'influence du roman-
tisme, le roman personnel va devenir I'apo-
theose du Moi.
On sait que le « romantisme » consiste essen-
tiellement dans cette apoth^ose. On sait aussi
que, sans aller jusqu'a I'apotheose, I'exaltation
du Moi par lui-meme est en tout temps le
principe du « lyrisme ». G'est I'explication du
caractere universellcment lyrique de la litte-
rature romantique, en Angleterre comme en
France, en Italic comme en Allemagne! Mais
par la s'explique aussi la deviation du roman
personnel, et comment, — par quelle oscillation
d'une 6gale amplitude, — autant que, de 1715 a
, 1760, il s'etait approch6 de la definition gene-
rale du roman, autant, de 1760 a 1820, il s'en
est ecart6.
HONORE DE BALZAC,
*
* *
Heureusement que, des deux grands ecri-
vains, — fort inegaux, — qui deviennent sous
\e Consulat les maitres de la litterature, Fun,
I'auteur de Delphine, est aussi I'auteur de Co-
rinne; et, quelle que soit rimportance de Bene
dans I'oeuvre du second, les Martyrs n'en ont
pas une moindre. Corinne et les Martyrs' II n'y
a rien de plus « demode » dans I'histoire des
litteratures modernes, et rien surtout de plus
« d6colore ». Et cependant ! . . . Cependant, sans
compter que, jusque de nos jours, il ne s'ecrit
pas un roman sur I'ltalie qui ne procede k
quelques 6gards de Corinne, et que, quand des
millions de lecteurs devorent un roman du
genre de Quo Vadis? c'est du Chateaubriand
qu'ils lisent, — des Martyrs a peine moins
« poncifs », ou i< poncifs » d'une autre maniere,
k la maniere de 1895 au lieu de I'etre a celle de
1809; — il y avait, dans ces livres fameux,
deux choses capables de contrebalancer ce qu'ils ,
ont par ailleurs de trop personnel : il y avait
le sens de I'exotisme, et celui de I'histoire. C'est
1.
10 HOxNORE DE BALZAC.
ce que sut parfailement discerner un Ecossais,
Walter Scott, que la jeune critique, d'uiie
maniere generale, traite assez d^daigneuse-
ment; — et j'ajoute : assez injustement. Gar
elle ne saurait faire que son r61e dans revo-
lution du roman moderne n'ait ete conside-
rable, et nul, precis6ment, nous aurons a le
dire, ne I'a mieux vu que Balzac. Geux qui s'en
sont etonnes : — tel, Emile Zola, — n'avaient
pas le sens de I'histoire; et il est certes permis
h. un romancier de n'avoir pas le sens de
I'histoire, mais ce qui ne saurait I'^tre a I'liis-
torien de la litt6rature, ce serait d'oublier dans
' revolution du roman la part de Walter Scott
et du roman historique.
* *
Ce n'etait pas du tout qu'il y eut disette ou
rarete de « romaus historiques », avant Walter
Scott ; et, pour ne rien dire de ceux de La Gal-
prenede, dans le gout de sa Cleopdtre ou de son
Pharamond, nous venons nous-memes d'indi-
quer ce qu'il y avait d'historique dans des
romans comme le Gil Bias de Le Sage, et meme
HONORE DE BALZAC. 11
comme ces Memoires cl'un homme de qualite, de
I'abbe Prevost, dont on sait que Manon Lescaul
n'est qu'un episode. Les femmes surtout, —
madaiiue de La Fayette au xyii° siecle, avec Zayde
et la Princesse de Clems, et au xviii® siecle ma-
demoiselle de La Force, madame de Fontaine,
madame de Tencin, mademoiselle de Lussan, — ■
s'etaient exercees dans ce genre de roman. Mais,
romanciers ou romancieres, leur dessein n'avait
6t6 que de « vulgariser » ou de « romancer » les
donn6es de I'histoire, quand encore I'liistoire ne
leur avait pas servi d'un facile pretexte a s'epar-
gner le labeur de I'invention. Ajoutez qu'on
trouve tout dans I'liistoire, et que, tout ce
qu'on y trouve etant... historique ou reel, on
defie commodement, du fond d'une vieille
«chronique», le reproche d'invraisemblance
Inversement ou reciproquement, quand on a le
gout de rinvraisemblable ou du simple roma-
nesque, il n'est que le « situer » dans I'histoire;
et, de la, tant de Memoires apocryphes et
■iV Anecdotes suspectes, dont les litteratures mo-
dernes sont presque toutes encombrees. Mais, si
le sens de I'histoire consiste dans la perception
des differences qui distinguent les epoquea;
12 HONORE DE BALZ\C.
dans la connaissance intime du detail caract6-
ristique ; et surtout dans celle des rapports que
« les moeurs » soutiennent avec les coutumes,
avec les usages, avec les lois, c'est vraiment ce
qu'on pent dire que les romanciers, avant
Walter Scott, et les historiens eux-memes n'a-
vaient pas poss^de avant Chateaubriand,
On le comprendra mieux si Ton se reporte
aux Lettres sur VHistoire de France [1820-1 825 1
d'Augustin Thierry, et que Ton y relise les
raisons de son egale admiration pour Chateau-
briana et pour Walter Scott, pour I'auteur des
Martyrs, — non d'Atala ni de ifen^, — et pour
le romancier d'lvanhoe. Elles sont les m^mes ;
et elles se ramenent toutes a,celle-ci qu'ils se
sont avisos Tun et I'autre, les premiers, de
cette chose bien simple, que les sentiments ou
les id6es d'un contemporain de Louis XIV
differaient en plusieurs points des idees ou
des sentiments d'un contemporain de Dago-
bert ou de Chilp6ric. Et, en effet, je suis
oblige de le redire, il ne parait point qu'on le
soupQonnM avant eux. La « couleur locale », —
dont on devait tant abuser, — est une acquisi-
tion litteraire du romantisme; et, laissant de
HONORE DE BALZAC. 13
c6t6 la question de savoir quel profit en ont
tir6 finalement I'histoire ou la litterature, on
ne saurait nier que la recherche de la « cou- >
leur locale » ait marque un moment, ou une
phase capitale de revolution du roman.
Car, quels motifs I'avaient empcche jus-
qu'alors de se proposer d'etre une exacte imi-
tation de la vie? 11 y avait d'abord le caractere /.
aristocratique de la litterature. La dignite des
genres litteraires se mesurait a I'ideal tragique,
et on croyait, — a tort d'ailleurs, — que
le premier caractere de la tragedie fut la con-
dition royale ou souveraine des personnes.
Mais, surtout, et par suite, il y avait des de- 2
tails que Ton considerait comme vulgaires, dont
la transcription litteraire passait pour indigne
de I'artiste, avec lesquels d'ailleurs on croyait
etre si familier qu'ils ne pouvaient que paraitre
fastidieux au lecteur; et, precisement, c'etait
tons les details que nous tenons pour expres-
sifs de la vie, et qui le sont : le mobilier, le
costume, les usages de la vie journaliere, la
maniere de manger ou de se divertir...
Insistons un peu sur ce point, qui peut-
etre a quelque importance, puisqu'il ne s'agit
14 HONORE DE BALZAC.
I de rien de moins que de I'introduction dans
1 le roman du plein sens de la realite. Si nous
nous proposons d'imiler fidelement la vie,
nous ne nierons certes pas qu'elle ait des
parties nobles, et qu'elle en ait de vulgaires
ou de basses, mais nous reconnaitrons qu'aucun
detail n'est « meprisable », ni surtout « inu-
tile », des qu'il peut contribuer a nous donner,
de quelque maniere que ce soit, la sensation
de la vie. G'est pr^cisement ce que Ton voyait
dans les romans de Walter Scott, et on y aimait
justement ce genre de details. Mais alors, com-
ment et pourquoi, par quelle etrange contra-
diction, des details qui semblaient essentiels k
la resurrection du passe seraient-ils inutiles a
la representation du temps ou nousvivons? Le
« costume, dit-on, ne fait pas I'homme » ;
et c'est une question qui vaudrait la peine
d'etre examinee. Sous le lourd equi|)ement
d'un haut baron du moyen age, un hoinme
de guerre n'est pas le meme qu'un elegant
marquis de Fontenoy. Et, les « coutumes »,
ci defaut du « costume », croit-on qu'elles
n'influent pas sur les moeurs et sur les carac-
teres ?
HONORE DE BALZAC. 15
S'il plait done a I'art de ne s'attacher, pour
le representer, qu'a ce que ces habitudes out
de plus general ou de plus universel, et s'il
lui convient ainsi de realiser « le type », par
I'elimination de la difference, il le peut, c'est
assurement son droit : le droit de la sculpture
grecque, de la peinture italienne, et du theatre
frangais classique ! Mais il a le droit aussi de
ne s'attacher qu'a ces differences; et on ne
voit vraiment pas pourquoi la notation en
serait reputee moins esthetique que relimi-
nation ? Cela dependra du genre que Ton trai-
tera, d'abord, et de la maniere dont on s'y
prendra. Ou, en d'autres termes : Fart a un
droit de representation sur la vie tout entiere,
et la vie, c'est la vie dans sa beaute, dans sa
grandeur, dans son intensite, mais aussi, —
et pourquoi non ? — dans sa complexite, dans
sa diversite, dans sa vulgarite 1 Et si ces de-
tails vulgaires sont justement ceux qui peu-
vent, et qui peuvent seuls, en caracterisant
la figure du passe, la ranimer, ils ne sont
done point si « vulgaires » qu'on les avait
crus ; le mot meme de « vulgarite » devra
prendre un sens qu'il n'avait point, il devien-
16 HONORS DE BALZAC.
dra s^^nonyme d'une sorte de verite plus hum-
ble ou plus intime; et, surtout, ce qui fut un
6l6ment de vie dans le pass6 n'en deviendra pas
un d'insignifiance dans le present.
C'est ce que le roman moderne devait
apprendre a I'ecole du roman historique; et, en
meme temps, c'est ce qui pent servir k classer,
dans I'histoire litteraire, un genre dont il
semble que la critique ait jusqu'ici mal deter-
mine la place.
Le roman historique proprement dit, a la
mani^re de Walter Scott, — le roman dont
les modeles ou les chefs -d'cEuvre sont Ivanhoe,
Quentin Durward, fAbbe, le Monastere, Mob Roy,
ou les Fiances de Manzoni, ou encore le Der-
nier des Barons, d'Edward Bulwer Lytton, et
V Henry Esmond de Thackeray, — ce roman est
necessairement, et ne pouvait etre qu'un
I genre de transition. Son r61e a 6te, dirai-je
de preparer I'avenement du roman r6aliste?
mais plutdt d'en debrouiller et d'en pre-
ciser les conditions. Le roman historique,
n'ayant de moyen propre et legitime d'attirer
et de retenir I'interet que la litteralite de son
imitation du pass6, si je puis ainsi dire, et un
HONORE DE BALZAC. 17
scrupule d'exactitude que Ton pourrait compa-
rer a celui des peintres de I'ecole hollandaise,
il a comme impost ce scrupule, par un choc
en retour, ci la representation de la realite con-
tern poraine; et, de cette litteralite de I'imita-
tion, il a fait comme une loi du genre. Ce
qu'il ressuscitait etait ce qui jadis avait fait
vivre ; ce qui fait vivre aujourd'hui est done ce
qui fera durer dans I'avenir. Voila la legon du
roman historique; et voila pourquoi la fortune
de Walter Scott ne pouvait avoir qu'un temps.
11 y a ainsi, dans I'histoire litteraire, comme
dans la nature, des genres ou des especes dont
la fortune et I'existence meme sont liees aux
circonstances, ci un m.oment precis de leur
evolution, et qui meurent de leur victoire.
On ne les fera pas revivre; le fleuve ne re-
fluera pas vers sa source; le roman historique
n'est pas une espece fixe de son genre. Mais
il a eu son heure et son role; et cette heure,
si Ton pent ainsi dire, a dure quinze ou
vingt ans en France ; et ce sont les quinze ou
vingt ans pendant lesquels s'est 61abor6e la
definition du roman dans Toeuvre d'Honore de
Balzac.
18 HONORE DE BALZAC.
* *
Ge n'est cependant ni par de vrais « ijmans
hisloriques », ni j)ar des « roiiians person-
nels », que debuta I'ambitieux jeune homme,
en depit de I'exemple, ni par des romans que
Ton puisse appeler « balzaciens », puisqu'il les
a lui-meme express6ment exclus de son oeuvre.
Et aussi devrait-on rayer du catalogue de ses
romans VHeritiere de Birague [1822], le Vicaire
des Ardennes [1822], Argow le Pirate [1824] et
Jane la Pale [1825], si ces r^cits bizarres ne
jetaient quelque lumiere, a la fois, sur les ori-
gines du talent de Balzac, et sur un 616ment
trop oublie de revolution du roman mederne.
G'est ce qu'a tres bien montre, dans une re-
cente et excellente Etude, un de ses biographcs
ou critiques, M. Andre Le Breton, a qui nous
ne ferons qu'une querelle : c'est d'avoir nomm6
du nom de « roman populaire », un genre de
roman contemporain du melodrame de Guil-
bert de Pixerecourt, mais qui n'a vraiment de
populaire que de n'etre pas litteraire; —
et peut-etre n'est-ce pas assezl II n'est pas
HONORE DE BALZAC. 19
prouve, du moins, que ce qui ii'est pas litte-
raire soit, et pour cette seule raison, populaire;
et si je crois devoir en faire la remarque,
ce n'est pas qu'en assignant au roman de Balzac
des origines populaires, je craignisse de lui
manquer de respect, ni qu'en distinguant le
« populaire » de 1' « antilitteraire », je veuille
flatter les pretentions de la democratie, mais
il faut s'entendre sur le sens des mots ; et le
mot de « populaire », qui n'exprime que tres
imparfaitement le caractere des romans de
Ducray-Duminil ou de Pigault-Lebrun — Victoi
ou VEtifant de la Foret, Monsieur- Botte, Mon
onde Thomas, — n'exprime pas mieux la nature
de la dette de Balzac envers ces devanciers
oublies.
* *
Si ce genre de roman, — que caracterisent
la complication de I'intrigue, I'atrocite des
6venements, et je ne sais quelle vibration ou
quel tremolo du style, — procede en France de
I'ecole anglaise de Lewis, I'auteur du Moine
[1797], d'Anne Radcliffe, I'auteur des Mysteres
20 HONORE DE BALZAC
du Chateau d'Udolphe [1797] et du r6v6rend Ma-
turin, I'auteur de Melmoth le Vagabond, — c' est
, ce que je n'examinerai point. Je ne crois pas,
I d'autre part, avec certains historiens de la
I litterature, que ce « goiit de I'atroce » ait 6te
favoris6 ni d6velopp6 par les 6v6nements de
; la Revolution frangaise. II faudrait, en effet,
pour le croire, n'avoir pas lu les longs romans
de Pr6vost, son Cleveland, qui est de 1734, et
son Doyen de Kilkrine, qui est de 1736. II fau-
drait aussi ne pas connaitre, ou avoir oubli6
I'histoire du Th64tre Frangais, et de qiielles
horreurs, quand on r6duit, m6me les tragedies
de Corneille et de Racine, Rodogune ou Iphi-
genie, au principal de leur intrigue, Timagi na-
tion de nos peres s'est d6lectee pendant deux
cents ans. II y a encore Atree et Thyeste,
Rhadamiste et Zenobie. Le th64tre de Shakes-
peare, et celui de Dryden, ne sont assurement
pas moins riches en peripeties sanglantes.
D'oij je conclus que le « gout de I'atroce »,
est malheureusement int^rieur k I'humaine na-
ture; et j'ai souvent pense qu'en admirant
la tragedie de « purger les passions » Aristote
avait voulu la louer de donner le change k
HONORE DE BALZAC. 21
nos instincts de ferocite. Le melodrame de
Guilbert de Pixerecourt et le roman de Ducray-
Duminil n'ont done, a cet egard, apporte rien
de nouveau; et il faut chercher ailleurs la
raison de leur succes.
Je la trouve dans le caractere de I'intrigue,
prodigieusement naive et en meme temps
extremement compliqu6e; je la vols encore
dans la part que le dramaturge ou le roman -
cier, pour peu qu'ils ne soient pas trop inex-
perimentes en leur art, ont toujours soin d'y
faire ci I'intervention du hasard ou de la
fortune; et je la vols enfin dans la since-
rite communicative de I'emotion que I'auteur
eprouve lui-meme en presence de son oeuvre.
La question qui se pose est de savoir ce que '■
la critique doit penser de la legitimite de ces
moyens.
... Si vis me flere dolendum est
Primum ipsi tibi...
c'est une opinion d'Horace, et Boileau I'a prise
a son compte en ce vers :
Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.
mais il n'y a rien de plus contraire a la pra-
22 H0N0R6 DE BALZAC.
tique de I'art classique, en general ; et je mon-
trerais aisement que, de cette emotion person-
nelle de I'auteur, on ne trouve pas trace, a^'ant
, Voltaire et avant Prevost, avant Zaire et avant
Cleveland, dans This Loire du drame ou du ro-
man frangais. De quel c6t6 penche I'aulcur
d^Androtnaque, du c6t6 de Pyrrhus ou du cot6
d'Oreste, du cote d'Hermione ou du c6te d'An-
dromaque? et de quel c6t6 I'auteur meme du
Misanthrope, du c6t6 de Philinte ou du c6te
d'Alceste; j'oserai demander : du c6te de C6li-
mene ou du c6te d'Eliante? Un classique ne
« prend parti » que quand les lois du genre
ly obligent, comme Moliere dans son Avare ou
clans Tartuffe, qui n'auraient plus de raison
d'etre, s'ils n'etaient une satire, et done una
derision non douteuse de I'avarice et de I'hy-
pocrisie; ou quand la donn6e morale du sujet
I'exige absolument, comme Racine dans Phedre
ou dans Britannicus. On n'a guere vu qu'Ernest
Renan qui incliuEit du c6t6 de Neron, et Renan
ne faisait pas de theatre.
Pour I'intervention du hasard dans I'intrigue,
elle est toujours, aux yeux des grands clas-
siques, la negation meme de I'art. Mais elle
IIONORE DE BALZAC. 23
n'en est pas moins un moyen d'action tres
puissant, et, de toutes les sources du « pathe-
tique », Tune des plus abondantes. Prevost, dans
ses longs romans, ct meme dans Manon Les-
caut, en a lire le parti le plus habile; et avec
quel succcs! nous le savons par le temoignage
de cette grande enamour^e de Julie de Lespi-
nasse. Aussi bien, le hasard joue son rdle dans
les affaires humaines ! II a done le droit de
I'occuper aussi dans la litterature. On se de-
mande meme a ce propos si le « romanesque »
ne serait pas un autre nom du hasard, plus
litteraire? et, en effet, ce qui est « necessaire »
est rarement romanesc{ue. Un roman est, sans
doute, et doit etre autre chose, mais il est
d'abord un recit d'evenements qui pouvaient ne
pas arriver. II n'est pas bien bon s'il n'est que
cela, mais il faut qu'il soit cela I Gil Bias est
cela; Manon Lescaut est cela; Clarisse IJarlowe
est cela; le Pere Goriot sera cela.
Et quant a la complication de I'intrigue, je
ne me bornerai pas k dire qu'elle est un puis-
sant moyen de soutenir I'interet, mais elle en
est le principal. Ne faisons pas les degoutes, et
ne nous piquons pas d un sot diletlantisme I II
24 nONORE Di; BALZAC.
n'y a guere romaii_sans_«_intrigue », et il n'y
a point d' « intrigue » sans quelque complica-
tion d'6v6nements. Qu'on ne nous objecte point
les Adolphe ou les Mene, ni surtout un Obe?--
mann. Adolphe et Hene ne sont point des ro-
mans : Hene, c'est un poeme, et Adolphe n'est
qu'une « etude analytique » ! Mais Delphine,
Corinne, Indiana^ Valentine sont des romans,
parce qu'une intrigue en fait le lien. Et il est
d'ailleurs possible que cette intrigue soit faible;
que les perip6ties n'en aient rien d'assez im-
prevu ; que le denouement au contraire en soit
trop attendu; mais c'est une intrigue, et, sans
cette intrigue, il ne demeurerait de ces quatre
r6cits inegalement celebres qu'une revendica-
tion passionn6e du droit de la femme k Tin-
dependance et k I'amour.
Je le dis tout de suite : c'est ici le profit
que Balzac a tire de son apprentissage du ro-
man qu'on appelle « populaire », et de ses
premiers essais. En 6crivant le Vicaire des Ar-
dennes ou Argow le Pirate, il s'est rendu compte,
un peu confusement, que, quelle que soit I'ori-
ginalite des « modeles » d^couverts par son
observation ou congus par son imagination ;
HONORE DE BALZAC. 2o
quelle que soit la singularite psychologique
des « cas de conscience » ou de passion, que
pouvait offrir a notre curiosity le spectacle mou-
vant de la vie ; quelque cote des mojurs con-
temporaines qu'il pretendit mettre en lumiere
et quelque these, morale ou sociale, qu'il voulut
soutenir ; quelques prejuges ou conventions
qu'il se proposat d'attaquer, et de detruire, s'il
le pouvait ; et quelque talent enfin d'expression
ou de style dont il se sentit capable et impa-
tient de faire preuve, il fallait « un nceud »
dans un roman, et que ce « noeud » ne pouvait
etre que celui d'une intrigue. II faut, dans un
roman « qu'il se passe quelque chose » et que,
de ce quelque chose, dependent une ou plu-
sieurs destinees humaines. G'est a ce « quelque
chose » qu'il faut qu'on ait I'art d'interesser
le lecteur; et nous discuterons ensuite la legi-
timite de notre emotion, nous examinerons la
qualite des moyens dont I'auteur a us6 pour
nous interesser, nous les accepterons ou nous
les repousserons, nous les jugerons d'un em-
ploi trop facile ou d'une trop forte invraisem-
blance; mais il faut que le romancier nous
« interesse » ! et il n'y saurait reussir qu'en
2
26 HONORE DE BALZAC.
nous racontant des « avenlurcs ». G'est ce que
tant de romanciers ont oubli6 depuis Balzac,
et aussi, pour preciser davantage, qu'il n'y
avail pas d' « aventures », a moins du risque
de la fortune, du bonheur, de I'honneur ou de
la vie. II se pourrait que Balzac lui-meme ne se
le fut pas toujours rappele.
Pour le moment, il nous suffit d'avoir vu oCi
en 6tait le roman, et particulierement le roman
franQais, quand Balzac va commencer d'ecrire.
Ajoutons qu'a cette date aucune reputation ac-
quise ne faisait obstacle k sa jeune ambition;
et elle avait le champ libre devant elle. Litte-
, rairement, le roman etait consid^rt^ comme nn
. genre « inf6rieur » et, aussi bien, en France,
dans le cours entier de Fage classique, aucun
ecrivain de marque n'avait-il songe au roman
comme a un moyen d'atteindre la cel^brite. Si
Ton faisait dans le passe quelque cas de I'au-
teur de Gil Bias, c'etait comme satirique ;
Manon Lescaut 6tait fort eloignee d'etre au rang
ou nous I'avons placee depuis lors, et I'auteur
HONORE DE BALZAC. 27
de Cleveland et du Doyen de Killerine, qu'on
lisait beaucoup, ne passait dans Thistoire de la
litterature que pour un besogneux ouvrier de
lettres. On n'avait point decouvert les Liaisons
dangereuses. Si Ton faisait une exception pour
I'auteur de la Nouvelle Heloise, c'est qu'il etait
Rousseau, I'auteur du reste de son oeuvre, et
de cette Heloise, on ne retenait guere, pour les \
discuter, que les dissertations d'un caractere '
moral, politique ou social. Symptdnie caracte- '
ristique et temoignage eloquent de la mince
estime ou Ton tenait le roman : aucun roman-/
cier, comme tel, a titre unique de romancier,
ne faisait, ni, depuis 163S, n'avait fait partie
de r Academic frangaise ! Jules Sandeau sera le
premier; et si je ne me trompe. Octave Feuillet
— en 1862 seulement, — le second. C'est assez
dire quel elan le roman attendait de I'homme
qui serait capable de le lui donner, — comme
notre comedie frangaise avant Moliere, ou le
drame anglais avant Shakespeare; — et quelle
carriere s'ouvrait devant cet homme. Essayons
de voir en quelles circonstances, et a quelles
conditions, Balzac Test devenu.
GHAPITRE II
LES ANNEES d' APPRENTISSAGE
Konor6 de Balzac, ou Balzac, — ou plus
exacloment Balssa, puisque c'est le nom que
porte I'acte de baptfime de son pere, sur les
registres de la paroisse de Canezac, dans le
dopartementduTarn, — estn6 le 20 mai 1709,
a Tours, « I'une des villes les moins litteraires
de France », du moins est-ce lui qui le dit,
ou son pere exergait alors les fonctions d'« ad-
ministrateur de I'hospice g6n6ral ». Sa mere,
Laure Sallambier de son nom de jeune fille,
etait d'origine parisienne. Rien ne serait, done
plus vain que d'entreprendre ici de caracleri-
ser, k I'occasion du fils de cette Parisienne et
HONORE DE BALZAC. 20
d'un Languedocien, la Toiirainc et « le tem-
p6rament tourangeau ». C'est dans un « ta-
bleau de la France », ci la maniere de Michelet,
qu'il convient de caracteriser la Touraine ou la
Bretagne, parce que cela n'y tire point k con-
sequence, mais non dans une 6tude sur Balzac
ou sur Chateaubriand, oii il faut tAcher d'etre
pr6cis ; et, s'il existe peut-etre un « tem-
perament tourangeau », chose dont je no suis
pas tres stjr, on ne voit pas bicn de qui
Balzac I'aurait h6rit6; ni comment, ne I'ayant
h6rit6 ni de pere ni de mere, il I'aurait con-
tract6 au college de Venddme ou, de neuf a
quinze ans, il fit ses premieres etudes. G'elail,
dit-on, un «gros enfant joulTlu)), qui devait res-
sembler a tous les « gros enfants joulTIus » ; et
on conte que d6jci sa vocation litt6raire precoce
6merveillait ses jeunes camarades, mais on
le conte aussi de beaucoup d'ecoliers qui ne
sont pas devenus pour cela I'auteur de Cesar
Birotteau, ni meme de VlUritiere de Birague.
Toutes ces recherches, en v6rite, sont bicn inu-
tiles 1 et aussi, depuis soixante-quinze ou cent
ans qu'on s'y livre, n'ont-elles gu6re abouti qu'^
etablir magistralement leur entiere inulilite.
2.
30 HONORE DE BALZAC.
Le jeune homme acheva ses etudes a Paris,
ou son pere, en 1814, avail ete nomme « direc-
teur des vivres de la premiere division mili-
taire a ; et, ses etudes terminees, il coinmenc^a
de faire sou droit, en 1816. On a cru devoir
noter, a ce propos, que, pour I'inilier, selon
I'usage et la tradition, a la pratique en meme
temps qu'ala tli6orie, ses parents lui firent faire
un stage de dix-huit mois chez un avou6, et un
autre stage, de dix-huit mois egalement, chez
un nolaire. Le nolaire s'appelait maitre Passez,
et I'avou^, maitre Guyonnet-Merville. Le second
aurait servi de modele k ce Derville qu'on verra
si souvent reparaitre dans la Comedie humaine;
et on pent s'amuser h reehercher si Ton ne
retrouverait pas quelques traits du premier
chez les nombreux nolaires de Balzac, et, })ar
exemple, chez I'un de ceux qui sont les heros
du Contrat de mariage.
Youlons-nous d'ailleurs nier que, de ce pas-
sage aux affaires, Balzac ait tir6 quelque prollL?
En aucune maniere, et bien que les occupations
qui sont ordinairement celles d'un troisieme
ou quatrieme clerc, ne soient pas de nature a
le faire penetrer tres profondement dans les
HONORE DE BALZAC. 31
arcanes du droit et de la procedure. Je vou-
drais etre aussi plus certain que je ne le suis
de la solidite des connaissances juridiques de
Balzac. Mais ce que je ne mets pas en doute,
c'est que, s'il n'avait pas puise ses connais-
sances juridiques chez le notaire ou chez I'a-voue,
11 les eut puisees certainement ailleurs, etant
Balzac, et son oeuvre n'en serait pas moins
tout ce qu'elle est. Les hommes de genie savent
beaucoup de choses sans les avoir apprises, et
nous, qui ne savons les memes choses qu'a
la condition de les avoir etudiees, nous voulons
qu'ils les aient apprises comme nous. Nous
avons tort ! Balzac nous aurait demande volon-
tiers a quelle ecole, et sur quels champs de
bataille, le vainqueur d'Arcole et de Bivoli
avait appris I'art de la guerre?
Aussi bien, et tandis que le jeune homme
accomplissait ou subissait ces trois annees de
stage, d'autres anibi lions I'avaient-elles deja
detourne de I'etude du droit. II avait couqu !
I'idee d'un drame de Cromwell [1819], — qui ,
etait le sujet dont on pent dire qu'a cette
epoque il hantait toutes les imaginations fran-
gaises, poetes, historiens, professeurs, — et,
32 HONORE DE BALZAC.
pour s'y preparer, il devorait « nos qiiatrc
auteurs tragiques » sur lesquels il portait ce
jugement curieux : « Cr6billon me rassure;
Voltaire m'epouvante ; Corneille me transporle;
Racine me fait quitter la plume. » [Correspon-
dance generale. 1820, n° YIII.] Mais quand il
eut consacr6 quinze mois d'application a ce
drame, il s'avisa d'en vouloir faire I'epreuve
sur sa famille et ses amis assembles. Un juge
competent, — on conte que c'6tait Andrieux,
I'auteur du Meunier Sans-Souci, r6p6titeur ci
rEcole polytechnique et professeur au College
de France, — declara que I'auteur de cetle rap-
sodie devait faire « quoi que ce fut, hormis dela
litterature ». [Balzac, sa vie et ses ceuvres, par
Laure Surville, sa soeur, 1856.] Get homme
de beaucoup d'esprit, et de gout, eCit peut-
etre porte, quelques annees plus tard, le meme
jugement sur Eugenie Grandet et sur le Pere
Goriotl Mais Balzac, qui ne pouvait pas le
prevoir, accepta la decision en ce qui regardait
Cromwell, et meme le theMre ; et c'est alors
qu'il se tourna du c6te du reman. VHoritiere
de Birague [1822] allait etre son premier essai
dans ce genre.
HONORE DE BALZAC 33
*
* *
C'est k dater aussi de ce moment que com-
mence pour lui la vie fievreuse et desordonnee
qui sera desormais la sienne, ou les aventures
ne tiendront que fort peu de place, mais qui n'en
sera pas moins plus epuisante que celle d'aucun
de ses contemporains, que I'existence decousue,
mais joyeuse, du vieil Alexandre Dumas, et
que I'existence laborieuse, mais si reguliere, de
Victor Hugo. « Le feu a pris rue Lesdiguieres,
n° 9, a la tete d'un pauvre gargon, — ecrivait-il
a sa soBur confidente, — et les pompiers n'ont pu
I'eteindre ». L'incendie allait durer vingt-cinq
ans sous la cendre, et le « pauvre gargon » de-
vait s'y consumer. Disons d'ailleurs que c'est
ici le beau cote de la vie et du caractere de
Balzac. Sa confiance en lui-meme, qui ne va
pas toujours sans charlatanisme, — et, tout a
I'heure, il ne nous sera que trop facile d'en
dormer plus de preuves que nous ne vou-
drions, — n'a eu d'egale que son acharnement
au travail; et il est vrai que les details qu'on
lit a ce sujet dans sa Correspondance ne vontpas
34 HONORE DE BALZAC.
sans quelque exageration, — il a su, comme
Dumas, trouver le temps de « s'amuser », et
un peu de la meme maniere; — mais rare-
ment existence humaine se depensa dans un
plus penible et forcen6 labeur.
Avec tous les appetUs, n'ayant trouv6 dans
son berceau nul moyen de les satisfaire, Balzac
a'a demands de ressources qu'au travail, et,
dans la lutte acharn6e qu'il a soutenue Irente
ans conlre la dette, on doit dire qu'il n'a ja-
mais compt6 que sur lui-m6me, et sur lui seul.
Aussi ne sommes-nous pas de ceux qui lui
reprocherons bien severement de n'avoir pas
eu des gouts plus modestes, ou des ambitions
plus bourgeoises, avec plus d'ordre dans ses
affaires. Bossuet lui -meme, — que peut-etre
on ne s'attendait pas a voir paraitre en cette
occasion, — n'a-t-il pas avoue quelque part
« qu'il ne pouvait travailler, s'il etait a I'etroit
dans son domestique » ? Je ne suis done
point offense de voir la place que les questions
d'argent ont tenue dans la vie de Balzac. II est
possible qu'elles en tiennent trop dans sa Cor-
rcspondance, et notamment dans la volumineuse
collection de ses Lettres a VEtrangere. Gela plai-
HONORE DE BALZAC. 35
salt sans doute a la comtesse Hanska de cons-
tater qu'en toute occurrence la fertilite des
ressources de Balzac 6tait superieure a ses
embarrasi et, en effet, le spectacle n'est pas
banal de voir ses chefs-d'oeuvre s'engendrer
de ses besoins de luxe, et sa f6condit6, non
seulement n'etre pas tarie dans sa source,
mais croitre, pour ainsi dire, avec les exi-
gences de ses creanciers, les necessites de sa
situation, et I'^normite de ses gains. Qui ne
sent d'ailleurs que, si les questions d'ar-
gent avaient tenu dans sa vie moins de place,
elles en tiendraient moins aussi dans son
oeuvre ; et qui doute que I'ceuvre y perdit,
je ne veux pas dire de sa « beaute », mais
cerlainement de son caractere et de sa « mo-
dernite » ?
Une fois cependant il faillit succomber, et ce
fut aux environs de 1825, quand VHerUiere de
Birague, Clotilde de Lusignan, Argow le Pirate et
Jane la Pale ne lui ayant pas rap})orte tout
ce qu'il en avait espere, son impatience prit
une autre voie de brusquer la fortune, et
que, d'homme de lettres, — car de 1825 a 1828,
il ne devait rien ou presque rien produire, —
o
6 HONORE DE BALZAC.
il se fut fait libraire, imprimeur, et fondeur de
caracteres d'imprimerie. Sur cet Episode, assez
mal connu jiisqu'a ce jour, de la vie de Balzac,
le lecteur nous permettra de le renvoyer au
livre tout recent de MM. Gabriel Hanolaux et
Georges Vicaire : la Jeunesse de Balzac : Balzac
imprimeur. [Paris, 1903, Librairiedes Amateurs.]
Mais nous devons pourtant rappeler ici que
I'entreprise, apres trois ans de deboires, se ter-
mina en 1828 par une liquidation d^sastreuse,
qui laissa Balzac debiteur « a divers » d'une
centaine de mille francs, et sans un sou pour
les payer. Et, de fait, comme il reprit coura-
geusement sa plume, pour ne la plus poser
qu'^ sa mort, cette fdcheuse aventure ne
vaudrait pas la peine qu'on y insisttlt, s'il ne
fallait voir, dans cette dette enorme, qui ne
sera finie de payer qu'en 1838, et en ^change
de quelles autres dettes 1 une excuse assez na-
turelle de I'dprete de Balzac en matiere d 'ar-
gent; et puis, si ce n'etait 1^ vraiment, dans la
maison de la rue des Marais-Saint-Germain, —
aujourd'hui rue Visconti, — qu'il avait com-
mence son apprentissage de la vie pratique.
Car, ce n'est point du tout, a notre avis,
HONORE DE BALZAC. 37
pour avoir fait un stage chez le notaire et chez
I'avoue, mais pour avoir eu lui-meme a se de-
battre contre de vrais creanciers, que Balzac a
decrit si dramatiquement les peripeties de la
deconfiture de Cesar Birotteau, de meme que,
dans Illusions 'perdues, quand il retracera les
angoisses de David Sechard, il n'aura qu'a se
souvenir de celles qu'il a subies, quand il
faisait, comme David, metier d'imprimeur.
G'est ce genre d'experience qui avait fait
defaut aux romanciers ses predecesseurs, les-
quels, depuis Le Sage jusqu'a madame Sand,
ont tons vecu bourgeoisement, et ainsi, du tra-
vail, ou de la misere meme, n'ont connu que
la forme livresque, je veux dire celle qui n'a
pour sanction ni la ruiiie totale, ni le deshon-
neur commercial, ni la responsabilite penale.
On devenait « gentilhomme » autrefois, quand
on se faisait homme (je lettres ; on prenait
I'epee, comme Rousseau, n'eut-on quitte que
de la veille la livree de Totfice ou de I'anti-
chambre; et du temps de Balzac on devenait
au moins « bourgeois » ; on se classait dans
les professions liberales, d'ou Ton regardait d'un
peu haut, — et dut-on crever de faim quand on
3
38 HONORE DE BALZAC.
renlrait dans sa mansarde, — les metiers qui
sueiit au labeur, ou le marchand qui vendait
de la toile a I'enseigne du Chat-qui-'pelote. G'est
une des raisons pour lesquelles la substance
et la vie manquaient au roman, qui, de tous
les genres, est sans doute celui dont les racines
doivent plonger le plus profondement dans la
reality. Si le roman, avec d'autres qualit^s, —
d'interet et d'emolion, d'eloquence et de pathe-
tique, — n'etait qu'une tres peile imitation de la
vie, c'est que la plupart des romanciers n'avaient
pas eux-memes v6cu, au sens propre, au sens
reel, au sens « affaire », du mot, si je puis
ainsi dire; et ils s'etaient g6neralement mis,
en se faisant hommes de lettres au sortir du
college, dans une situation a regarder passer
la vie du fond de leur cabinet.
Mais Balzac, lui, a vraiment vecu! Son expe-
rience a ete pratique et effective; s'il ne I'a
pas continuee longtemps, — quoique trois
ans, et a I'Eige qu'il avait alors, de vingt-six a
vingt-neuf ans, soient quelque chose dans une
existence d'homme, — il Fa prolongee dans
le sens ou les circonstances, et le hasard, si
Ton veut, I'avaient une ibis orientee. De
HONORE DE BALZAC. 39
ses entreprises commerciales et industrielles,
n'etant sorti qu'avec des dettes, il est demeure
passionnement curieux de la maniere doiit les
Popinot et les Crevel, les du Tillet et les Nu-
cingen, les Pilleraut et les Crottat, les Roguin
et m^me les Gobseck pouvaient avoir fait for-
tune. II s'est interesse a ce que les Birotteau
fabriquaient dans leurs « laboratoires ». 11 a
. suivi le cours de la Bourse et celui des den-
rees : le cours des grains, celui de la garance et
de I'indigo. Disons le mot : il a compris que,
ce que le genie meme ne saurait apprendre
que de la vie, c'est la vie, et la vie, non pas
telle qu'il nous plait a chacun de nous la re-
presenter, mais telle qu'on la vit, autour de
nous, de notre temps, a tons les degres de
I'echelle sociale, et la vie agit6e, ou plutot com-
posee de preoccupations et d'inquietudes, qui
n'ont rien de tres releve, le plus souvent, ni de
tres singulier, ni surtout de tres rare, mais
qui sont la vie, et qu'on ne saurait done omettre
dans la representation qu'on se propose de nous
en donner. Empressons-nous d'ajouter, que
s'il y en a d'autres et de moins vulgaires, Bal-
zac ne les a pas ignorees.
AtaZUryii
40 HONORE DE BALZAC.
*
* *
Au nombre des personnes qui 6taient inter-
venues pour le sauver de la faillile menagante,
une femme s'etait trouvee, madame de Berny,
dont on savait bien, — par la Correspondance et
par les Lettres a VEtrangere, — qu'elle avail
occupe dans la vie de Balzac une grande place,
mais dont la physionomie distingu6e, tou-
chante et douloureuse, demeurait encore a
demi noy6e dans I'ombre. Rencontre assez
inattenduel c'est I'examen des comptes de I'im-
primerie de Balzac qui a procure a MM. Hano-
taux et Vicaire le moyen de remettre en lumiere
la figure de madame de Berny.
Madame de Berny, — femme d'un magistral
et mere de neuf enfants, — avait quarante-
cinq ou quarante-six ans, quand elle devint
I'amie de Balzac, ^ge lui-meme alors de vingt-
trois ans. Fille d'un musicien de Louis XVI,
— il s'appelait Hinner, — et d'une femme
de chambre de Marie-Antoinette, madame de
Berny avait v6cu sa premiere jeunesse a la
Cour. Son pere etant mort en 1784, sa mere
HONORE DE BALZAC. 41
s'etait remariee, en 1787, avec le chevalier de
Jarjayes, aide-major general, homme de con-
fiance de la reine, et Tun de ceux qui tenterent
de la faire evader de la prison du Temple :
on retrouve son nor i dans tons les Memoires de
I'epoque. Six ans plus tard, en pleine Terreur,
le 8 avril 1793, la jeune fille etait devenue
madame de Berny. « Filleule du roi et de
la reine, — disent d'elle, et avec raison,
MM. Hanotaux et Vicaire, — elevee dans les
cercles intimes, temoin des dernieres fetes
et des premieres douleurs, ayant ressenti le
choc de toutes les grandes crises, confidente
des complots, depositrice des secrets, ayant eu
dans les mains les lettres, les anneaux, les
meches de cheveux ; — il s'agit de deux anneaux
d'oreille et d'une mecjie de ses cheveux
que Marie-Antoinette avait fait parvenir, du
pied de I'echafaud, au chevalier de Jarjayes ;
— que d'evenements dans une telle vie! Que
d'emotions dans ce coeur blesse 1 Quels drames
lus et devines dans ce regard deja lointain I Quel
livre ouvert que cette memoire vivante, et avec
quelle passion le jeune interrogaleur de la vie
ne devait-il pas le feuilleterl » Et, plus loin,
42 HONORE DE BALZAC.
\ les memes biographes attribuent a cette pre-
miere liaison de Balzac, non seulement ce qu'on
trouve de couleur historique dans un recit
tel que VEnvers de VHistoire contempoimne, par
exemple, ou dans un Episode sons la TerreuTy
mais encore, si le mot n'etait un peu ambi-
tieux, la formation politique du romancier, et
ce « royal isme » dont les explosions inat ten-
dues contrastent si fort, pour ne pas dire qu'elles
^ jurent avec le caractere general de son oeuvre.
II convient cfobserver qu'au moins ce royalisme
lui a-t-il valu I'admiration, et I'adhesion, de
critiques ou de biographes qui ne pardonne-
raient a un romancier democrate ni les liberies
de la Cousine Bette, ni « I'immoralite » d'wn
Menage de garqon.
Mais c'est autre chose encore que Balzac
appi-it de madame de Berny ; et « la filleule de
la reine » fut vraiment une educatrice pour le
fils du « directeur des vivres de la premiere
division militaire ». Elle n'en fit pas un
, « homme bien eleve » : le temperament etait
trop fort; la personnalite trop exterieure; I'es-
time et la satisfaction de soi trop debordantes.
Mais, avec la douce et presque maternelle
IIONORE DE BALZAC. 43
autorite que lui donnait son age, madame de
Berny degrossit, elle forma, elle « styla » aux
usages du monde, le bruyant, petulant et vul-
gaire gargon de ses premieres lettres, celui qui
confondait si facilement le gros rire du commis-
voyageur « en balade » avec le sourire de
I'homme d'esprit; et elle n'en fit pas un gen-
tilhomme, — ce qui I'aurait lui-meme beaucoup
gene pour accomplir la tdche qui devait etre la
sienne, — mais elle lui ota ce qu'on pouvait
lui enlever de ses allures naturellement char-
latanesques. « Fais, mon cheri, — lui ecrivait-
elle en 1832, c'est-a-dire a une epoque ou leur
liaison remontait a plus de dix ans, — fais
que toute la foule t'apergoive, de partout, par
la hauteur oii tu seras place, mais ne lui crie
'pas de f admirer. » G'est un conseil dont Balzac
n'a pas autant profite qu'on le voudrait.
On ne saurait evidemment, sans se rendre
assez ridicule, essayer de preciser quelle fut la
nature des sentiments que Balzac eprouva
pour madame de Berny. Mais si peut-etre il
n'est pas inutile d'avoir aime soi-meme, pour
comprendre et pour representer, au theatre ou
dans le roman, les passions de I'amour, ce fut
44 HONORE DE BALZAC.
un singulier bonheur, pour Balzac, a I'age des
amours vulgaires, que d'avoir rencontre madame
de Berny. « II n'y a que le dernier amour
d'une femme qui satisfasse le premier d'un
homme », a-t-il 6crit dans la Duchesse de Lan-
geais. L'education sentimentale de Balzac n'a
pas ete faite, comme cclle de la plupart de ses
contemporains, au hasard des rencontres de la
vie parisienne, par une madame Dudevant,
comme l'education de Musset, ou par une ma-
dame Colet, comme celle de Gustave Flaubert,
et encore bien moins par les madame Schontz
ou les Malaga de son temps; mais par une
femme qui etait « du monde » ; a laquelle il
ne semble pas que sa faiblesse ait rien enlev6
de la consideration qui Fentourait ; et dont
la tendresse inquiete, la sollicitude vigilante,
I'affection passionnee n'ont sans doute pu
qu'epurer une conception de I'amour, qui peut-
etre, n'eut pas autrement differe beaucoup de
celle que Ton retrouve dans les Contes drola-
tiques. Si je voulais chercher dans son oeuvre
la femme dont les traits rappelleraient le
mieux madame de Berny, je la verrais plut6t
dans Marguerite Claes, la victime de la He-
HONORE DE BALZAC. 45
cherche de rAbsolu, que dans madame de Mort-
sauf, I'assez depiaisante heroine du Lys dans la
Vallee. Et on pent ajouter que, dans aucun de
ses personnages, ou dans aucun endroit de
son oeuvre, non pas meme dans les nombreuses
lettres de sa Correspondance ou il parle d'elle,
Balzac n'a mieux exprime qu'en Balthasar
Claes la nature de son affection pour cette
grande amie de sa jeunesse, elle, toujours prete
a tout lui sacrifier, et lui, comme Balthasar,
toujours pret, dans I'interet du « grand
CEuvre », a la depouiller et a la desesperer en
I'adorant. « Vous comprenez, — ecrivait-il a
I'etrangere, en 1834, en lui parlant de madame
de Berny, — vous comprenez que je n'ai pas
trace Claes pour faire comme lui I » On ne
se defend guere d'un reproche de ce genre,
et on ne va soi-meme au-devant de lui, que
quand on craint de I'avoir merite.
Je n'ecris pas ici la chronique des amours
de Balzac, et meme, je I'avoue, s'il n'y avait
eu que moi pour soulever le voile qui nous
derobait la figure de madame de Berny, je
I'aurais laisse retomber, et il I'abriterait encore.
J'aurais eu tort, assurement, et je n'en fais
3.
46 HONORE DE BALZAC.
I'aveu que pour m'en excuser. Ge n'est pas
pour « s'inserer » dans la biograpliie de Balzac
que madame de Berny Fa aime 1 Et cependant,
qui repondrait que la vague idee d'etre un
jour associ6e publiquenient a la gloire de cet
aflame de celebrity n'ait pas et6 pour quelque
chose dans la persistance de son affection?
Mais si Ton ne pent dire avec certitude que ce
soit le cas de madame de Berny, c'est sure-
ment celui de la comiesse Hanska, et c'est ce
qui nous oblige a dire quelques mots d'elle.
Un n'ecrit pas, du fond de I'Ukraine, a un
homme de lettres, que d'ailleurs on ne connait
point, pour Changer avec lui de purs propos
d'esthetique, et deux autres sentiments, en
general, se glissent dans una correspondance de
ce genre, qui sont : I'esperance plus lointaine
d'etre admise au parlage de la gloire du
grand homme; et I'intention, plus prochaine,
de le troubler un pen.
Ai-jebesoin, apres cela, de rappeler que nous
avons, de Balzac a madame Hanska, tout un
volume de lettres, — et nous en aurons bientot
deux, — qui contiennent sur Balzac lui-meme, et
aussi Sur quinze ou dix-huit ans de notre histoire
HONORE DE BALZAC. 47
litteraire, les renseignements les plus precieux?
11 y a la, par exemple, un certain Jules San-
deau, que Ton nous apprenait k respecter
dans ma jeunesse, et qui semble avoir joue,
comme ami, dans la vie de Balzac, un role
non moins piteux que, comme amant, dans
celle de madame Sand. On y trouve encore,
sur madame Sand, precisement, sur Alexandre
Dumas, sur Eugene Sue, sur Victor Hugo,
de curieux jugements, et la vraie opinion de
Balzac sur ses emules de popularite. II dit
notamment de madame Sand, au lendemain
d'une visite a Nohant : « Elle salt et dit d'elle-
meme ce que j'en pense, sans que je le lui aie
dit : qu'elle n'a ni la force de conception, ni ^
le don de construire des plans, ni la faculty
d'arriver au vrai, ni I'art du pathetique, mais
que sans savoir la langiie frangaise, elle a le style,
et elle dit vrai. » [Lettres a VEtrancfere, 1838, '
n" CXXXV.] Et, naturellement, tout ce que n'a
pas madame Sand, — avec, en plus, laconnais-
sance de la langue frangaise, — on entend bien
que c'est ce qu'il croit avoir lui-meme. Ce sent ;
aussi les qualites qu'il croit essentielles au ro-
man, et,pour le moment, nousn'en voulons pas
48 HONORE DE BALZAC.
dire davantage. Mais, acet egard, un autre juge-
ment n'est pas moins interessant a noter, et c'est
Tun de ceux qu'il a portes sur Walter Scolt.
« Voila douze ans que je dis de Waller Scott
ce que vous m'en ecrivez, — Madame Haiiska
venait probablement de le decouvrir ! —
Aupres de lui lord Byron n'est rien ou presque
rien. Vous vous trompez sur le plan de Kenil-
worth : au gre de tous les faiseurs et au mien,
c'est-a-dire de tous les gens du metier, le plan
de cette oeuvre est le plus grand, le plus com-
plet, le plus extraordinaire de tous. II est le
chef-d'oeuvre, sous ce point de vue; — on remar-
quera que c'est lui, partout, qui souligne, —
comme les Eaux de Saint-Ronan sont le chef-
d'oeuvre comme detail et patience du fiiii;
comme les Chroniques de la Canongate sont le
chef-d'tt'uvre comme sentiment ; Imnhoe [le pre-
mier volume s'entend], le chef-d'oeuvre hislo-
rique ; rAntiquaire comme poesie ; la Prison
d'Edimbourg comme interet. Tous ont un merile
particulier, mais le genie est partout. » [Lettres
a I'Etrangere, 1838, n° GXXXIII.] On aime, pour
une fois, entendre Balzac parler de son art 1
Et les Lettres a VEtrangere offrent enfm ce
HONORE DE BALZAC. 49
genre d'interet tie nous montrer Balzac aux
prises avec im sentiment dont la nature est
aussi difficile a determiner que I'inlluence en
serait impossible a nier sur toute une direc-
tion de son oeuvre.
G'est le plus fervent des Balzaciens — puis-
qu'il y a des Balzaciens comme il y a des
Molieristes, — M. le vicomte de Spoelbercli de
Lovenjoul, qui nous a vraiment revele dans
un Roman (Tamour [Paris, 1893, Calmann-
LevyJ, et depuis, par la publication des Lett res
a VEtramjere [Paris, 1899, Calmann-Levy], la
personne d'Eveline Rzewuska, comtesse Hanska,
qui devait porter un jour le nom de madame
de Balzac.
Elle n'est pas tres interessante, et on a
quelque peine a comprendre d'abord la grande
passion dont il semble que Balzac se soit epris
pour elle. II est vrai que cette passion n'etait
pas tres absorbante, si Ton fait attention
qu'apres deux rencontres a Geneve et a Neucha-
tel, ils ne se virent qu'une seule fois, a Vienne,
de 1834 a 1842, — qui. font huit ans de temps,
— et, apres la mort du comte Hanski, trois ou
quatre fois seulement, de 1842 a 1848, je serais
50 HONORE DE BALZAC.
tent6 de dire : « entre deux trains », si I'expres-
sion n'anticipait un peu sur I'^poque. La
« correspondance » n'en est d'ailleurs que plus
abondante, et encore n'en avons-nous qu'une
partie, puisqu'enfin pour deux cent quarante-
huit lettres de Balzac, dont quelques-unes sont
des volumes, nous n'en avons pas une de ma-
dame Hanska? On aimerait cependant les con-
naitre. Oii sont-elles; et qui nous les donnera?
Elles nous aideraient pcut-6tre a nous
retrouver dans celte histoire d'amour, car,
pour les lettres de Balzac, et k I'exceplion des
premieres, j'entends celles de 1833 k 1836, je
ne puis m'empecher de trouver que la passion
y Sonne faux. Je ne veux pas dire qu'elle ne
soit pas sincere! Mais la passion, presque tou-
jours, Sonne faux dans les « correspondances »
amoureuses des hommes de lettres. lis sont,
presque toujours, en dessus ou au-dessous du
ton. Et, dans les lettres de Balzac a madame
Hanska, I'aisance est vraiment singuliere, pour
ne pas dire un peu suspecte, avec laquelle il
passe, des protestations les plus ardentes, aux
affaires de son interet ou de sa vaniie litte-
raire. «OhI ma gentille Eve, — lui ecrit-il, par
HONORE DE BALZAC. 51
exemple, — mon Dieu, que je t'aime! A bientot
done! Plus que dix jours et j'aurai fait tout
ce que je devais faire ! J'aurai imprime quatre
volumes in octavo en un mois. II n'y a que
Famour qui puisse faire de telles choses! Mon
amour, oh! souffre du retard, mais ne m'en
gronde pas! Pouvais-je savoir, quand je t'ai
promis de revenir, que je vendrais treiite-six
mille francs les Etudes de moeurs et que j'aurais
a atermoyer pour neuf mille francs de proces?
Je me mets a tes genoux ch6ris, je les baise,
je les caresse, oh! je fais en pensee toutes les
folies de la terre; je te baise avec ivresse, je te
tiens, je te serre, je suis heureux comme sont
heureux les anges dans le sein de Dieu. » [Lettres
a rEtrangere, 1833, n" XXIIL] Et, comme les
anges quittent sans doute parfois « le sein de
Dieu » pour « bibeloter », il I'informe la-des-
sus qu'il s'est donne, pour sa chambre, « les
deux plus jolis bras de cheminee qu'il ait
jamais vus », et puis, pour ses festins, deux
candelabres. « II connaissait en fureteur tous
les magasins de bnc a brae de I'Europe, » a dit
Sainte-Beuve.
Quel est done le secret de eette longue cor-
52 nONORE DE BALZAC.
respondance, et, — quoique d'ailleurs Balzac ne
se refusal aucune distraction, — de cette longue
fidelite? C'est peut-etre et d'abord qu'aimant a
conter ses affaires, ce qui n'amuse pas toujours
les autres, parce qu'oii a chacun les sicnnes,
Balzac avait trouve dans la comtesse Hanska
une confidente incomparable, a laquelle il ne
dissimulait rien de ses embarras d'argent, un
peu exageres quelquefois, ni des prodigcs de
labeur, parfois imaginaires, qui lui permet-
taient d'y faire face. L'6talage de sa force est un
des traits distinclifs du caractere de Balzac, et,
pendant dix-huit ans la comtesse Hanska lui a
permis d'etaler.
Dirai-je qu'avec cela elle etait « la com-
tesse » Hanska? une etrangere et une grande
dame? En ces temps de romantisme, c'etait
un singulier honneur pour un homme de
lettres que d'Mre « distingue » par une etran-
gere et une grande dame. Balzac y fut cer-
tainement tres sensible. Peu de ses contempo-
rains pouvaient se vanter d'etre aimes d'une
« comtesse polonaise ; » et sa liaison, vague-
ment soupgonnee, avec madame Hanska lui
etait, parmi les « confreres », comme un
IIONORE DE BALZAC. 53
titre de noblesse ou un privilege d'aristocratie.
II y voyait aussi peut-etre un excellent moyen
de « reclame ». Et quand, en 1841, apres la
mort du comte Hanski, Tesperance lui vint
d'epouser, ce mariage lui parut sans doute la
revanche, longtemps attendue, de ses decep-
tions de toute sorte ! Madame Hanska la lui fit
attendre neuf ans.
Enfm, — et comme en lui I'observateur se
retrouvait toujours, — je ne doute pas qu'il
n'ait aime en madame Hanska le modele aris-
tocratique d'apres lequel il a trace plus d'une
de ses figures de femmes, et, sans qu'on puisse
dire exactement lesquels, il doit y avoir plus
d'un trait d'elle dans les comtesses et les
duchesses de la Comedie humaine. Autant que
madame de Berny, mais d'une autre maniere,
madame Hanska a ete pour Balzac le juge
feminin qu'un romancier songe toujours a
satisfaire ; dont il aime a contenter les gouts
autant qu'a reproduire les traits; et aupres de
laquelle il se fait un merite a lui-meme de la
flatterie caressante qu'il mele a la fidelite de
son imitation.
De telle sorte que, tandis que les amours de
54 HONORE DE BALZAC.
lant d'hommes de lettres, n'ont reussi g6n6-
ralement qu'ci les detourner de leur CEuvre,
ce qui est le cas de Musset; on n'ont servi qu'^
diversifier la monotonie de leur existence et k
les delasser de la continuite de leur labeur, ce
qui est le cas de George Sand ; an contraire,
le genie de Balzac s'est enrichi des legons de
son experience amoureuse, et s'en est servi
comme d'un moyen d'atteindre plus profond6-
ment la realite. La encore est I'une des raisons
qui allaient faire de lui le maitre du roman.
Ni sa vie ne s'est jamais s6paree de son art,
ni son art ne s'est distingue de sa vie, et c'est
meme pour cela que, par une contradiction
qui, an fond, n'en est pas une, mais qu'il faut
essayer de resoudre, on est etonn6, quand on
relit attentivement sa correspondance, de voir
combien y sont clairsemees, ou « espacees »,
les preoccupations d'art.
Report ez-vous, pour bien entendre ceci, aux
jours h^roiques du romantisme, et lisez les
premiers Lundis, les Lundis militants de Sainte
HONORE DE BALZAC. 5S
Beuve, ses Portraits contemporains, on la Preface
de Mademoiselle de Maupin, ou encore, et pins
pres de nons, la Corres'pon.dance de celni qne
j'appellerais « le dernier des romantiqnes », —
je venx dire Gnstave Flaubert, — si fimile Zola
n'avait pas existe. La preoccnpation d'art y est
constante, si meme on ne doit dire qu'elle y va
jnsqu'a I'obsession. Qn'est-ce qne I'art? et qnel 'i
en est I'objet? Get objet, par qnels moyens
parviendrons-nons a le realiser? Jnsqn'a qnel
point devrons-nons pousser la fidelite de I'imi-
tation? la recherche du pathetiqne? le sonci
de la forme et dn style? Toute realite sera-
t-elle digne de notre attention ? et, sons pre-
texte de la « moraliser » aurons-nons le droit,
de I'embellir? ou, inversement, le droit de la
« vulga riser » pour en faire la satire, an detri-
ment de la ressemblance ? Toutes ces questions,
qui s'agitent autour de lui dans les cenacles,
si Balzac ne les ignore pas, on ne voit pas dn
moins qn'il s'en inquiete beaucoup ; — et cela
parait d'abord un peu surprenant.
G'est qu'il est, a vrai dire, moins soncieux
cFart ou de perfection que de sncces. II n'avait
que vingt-trois ans quand il ecrivait a sa
56 HONORE DE BALZAC.
soeur : « A quoi bon la fortune et la jouissance
quand la jeunesse sera passee? Le vieillard est
un liomme qui a dine et qui regarde les autres
manger, et moi je suis jeune, mon assiette est
vide et j'ai faim. Laure, Laure, mes deux seuls
et immenses desirs, elre celebre et etre aime, —
c'est lui qui souligne, — seront-ils jamais satis-
faits? y> [Correspondance, 1822, n° XY.] II ne
dit pas : « Produire quelque chef-d'oeuvre »
ni meme : « Perpetuer mon nom dans la me-
moire des horn mes. » II dit : « Etre celebre; »
et il veut dire de cette celebrite « qui paie ».
C'est un c6te facheux de son caractere. La
r6alite lui sulfit; elle lui suffira toujours; et,
comme ecrivain ou comme homme, son genie
pourra la depasser, mais son ideal, son ambi-
tion d'art, n'ira jamais au dela de se rendre
I maitre d'elle. Ge sera la limite aussi de sa
conception d'art. II ne nourrira point de reve
de perfection solitaire; il « n'hypothequera
pas » son labeur a « la Posterite '» ; il n'atten-
dra pas de I'avenir la compensation de ses
deboires, ou la revanche de ses insucces. La
gloire ne sera toujours pour lui que « d'elrf>
celebre », et de I'etre acluellement, pour et
IIONORE DE BALZAC. 57
parmi ses contemporains, de la fagon qu'on
Test en son temps, sur les boulevards, dans
les joiirnaux, chez les libraires, et notamment
par I'etalage du luxe que ses romans lui auront
valu. Car, sa philosophie de Tart, ci cet egard,
est bien simple : le genie cree la fortune, et
la fortune prouve le genie. Citons, a ce sujet,
ce passage d'une lettre de 1836 :
« Je suis alle trouver un speculateur nomme
Bohain, qui a fait la premiere Europe litteraire,
et a qui j'avais rendu quelques services fort
desinteresses. II a aussitot convoque I'homme
qui a tire Chateaubriand de peine, et un capi-
taliste qui depuis pen de temps fait de la
librairie. Et voici le traite qui est sorti de nos
quatre tetes.
1° On m'a donne cinquante mille francs pour
6teindre mes dettes urgentes ;
2° On m'assure pendant la premiere annee,
quinze cents francs par mois. La deuxieme je
puis avoir trois mille francs par mois, et la
quatrieme quatre mille, jusqu'a la quinzieme
annee, si je donne un nombre determine de
volumes. II n'y a entre nous ni auteurs, ni
libraires, mais des societaires. J'apporte I'ex-
58 HONORE DE BALZAC.
ploitation de toules mes cBuvres faites ou a faire
pendant quinze ans. Mes trois associ6s s'enga-
gent a faire I'avance de tous les frais, et a me
donner moiti6 dans tous les b6n6fices au des-
sus du cout du volume. Mes dix-huit, vingt-
quatre ou quarante-huit mille francs et les
cinquante mille francs donnes sont imputes
sur ma part.
» Voilci le fond de ce traite qui me delivre a
jamais des journaux, des libraires et des proces.
» ... II est mille fois plus avantageux que
celui de M. de Chateaubriand, a c6te de qui
la speculation me place, car je ne vends rien
de mon avenir, tandis que pour cent mille
francs et douze mille francs de rentes, qui en
deviendront vingt-cinq quand il aura publie
quelque chose, — et encore viageres, — M. de
Chateaubriand a tout abandonne. » [Lettres a
VEtrangere, 1836, n° GXVII.]
Est-ce un artiste, est-ce un ecrivain que nous
entendons? et qui prendrait cette lettre pour
une « lettre d'amour >■> ? Mais c'est bien Balzac
qui parte, c'est le vrai Balzac, et ce qu'il y a
de plus surprenant, ici, que tout le reste, c'est
que cette indiilerence ci la question d'art est
HONORE DE BALZAC. 59
j ustement, quand on y prend ^arde, Tune des
raisons de la vqjf^l^r dn rnmfin dp R;ilZf""
On a dit du vieux Dumas qii'il etait « une
force de la nature » ; et jamais eloge plus
pompeux ne fut moins merite : le vieux Dumas
ne fut qu'un negre, tout heureux d'exploiter
des blancs, et qui en riait jusqu'aux oreilles.
Mais c'est a Balzac que convient le mot de
Michelet: « Une force de la nature » ! Oui, si
Ton entend par ce mot une puissance obscure
et indeterminee, une fecondite sans mesure ni
regie; une sourde activite, qui s'accroit des
obstacles qu'on lui oppose, et qui tourne ceux
qu'elle ne renverse pas ; une inconscience dont
les effets ressemblent, en les surpassant, a
ceux du plus profond calcul, inegale d'ailleurs,
capricieuse, « tumultuaire », si j'ose ainsi dire,
et capable en sa confusion d'engendrer des
« monstres » aussi bien que des chefs-d'oeuvre :
tels sont precisement I'imagination et le genie
de Balzac. Une telle force n'a pas besoin d'art.
Tout ce qu'elle contient en soi aspire n^ces-
sairenient a etre, et sera, si les circonstances
le permettent. Elle ne forme pas d'autres
projets, elle n'a pas d'autres intentions, plus
GO HONORE DE BALZAC.
lointaines ou plus d6liberees, que de se
manifester, que de s'exercer, et si Ton le veut,
que d'6tonner le monde, par la grandeur de
son deploiement. Encore cela ne depcnd-il pas
d'elle, et de meme que Balzac n'6crit nial
qu'autant qu'il s'applique a bien 6crire, de
meme ses plus mauvais romans, — et il en a
I fait quelques-uns de detestables, au premier
rang desquels aucune consideration ne m'em-
j pechera de mettre la Femme de trente ans, —
sont-ils ceux ou il a voulu faire preuve de plus
de penetration ou de delicatesse, de psycholo-
gie, de litterature ou d'art qu'il n'en avait.
L'art de Balzac, e'est sa nature; et tel n'est
pas le cas de tous les grands artistes, — parmi
lesquels, au contraire, on en citerait plusieurs
dont Part ne consiste que dans le triomphe
qu'ils ont remport6 sur leur nature, — mais
peut-etre est-ce le cas de tous les « createurs ».
On ne fait vraiment « concurrence a I'elat
civil », selon le mot du grand romancier,
qu'avec des proced6s analogues ou semblables
a ceux de la nature, consciente peut-etre de
son but, mais inconsciente des moyens qu'elle
prend, ou pluldt qui lui sont imposes pour
HONORE DE BALZAC. Gl
I'atteindre. Et voila pourquoi les dissertations
d'art sont rares dans la Corj^espondance de Bal-
zac. Mais, aussi, voila pourquoi ses grands
romans ne sont pas moins de I'art, parce que
I'art est naturellement compris dans la nature,
et qu'on n'a done soi-meme qu'a suivre, pour
ainsi parler, le cours naturel de son genie, des
qu'on est, comme Balzac, une « force de la na-
ture ». II sera d'ailleurs toujours plus prudent
de ne pas se croire une « force de la nature »,
et d'attendre, pour s'en aviser, que I'evene-
ment en ait decide.
CIIAPITRE III
LA COME DIE HU MAINE
Ce qui nous intoresse de quelques 6crivains,
ou dans leur oeuvre, et notamment dans I'uiuvre
de la plupart des contemporains de Balzac,
c'est eux-m^mes ; et, dans le Lac ou dans la
Tristesse croiympio, dans les Nuits de Musset,
dans sa Confession d\m enfant du siecle^ dans
les premiers romans au moins de George Sand,
ce que nous essayons de retrouver, ce sont les
« etats d'ame », tres personnels et tres parti-
culiers, qui furent, a un moment donne de
leur vie reelle, ceux de madame Sand et de
Victor Hugo, de Lamartine et d' Alfred de Mus-
set. A la verite, nous pourrions, nous devrions
IIONORE DE BALZAC. 63
meme faire attention que, si nous sommes
curieux de connaitre leurs « etats d'dme », c'est
qu'ils sont les auteurs de leurs oeuvres. Si le
Lac n'etait pas tout ce qu'il est par ailleurs, et,
quoi qu'il soit, si nous n'estimions pas qu'il le
serait encore, nous nous soucierions assez peu
de savoir quelle ou qui fut Elvire, et la nature
des sentiments que Lamartine eprouva pour elle.
La Confession dfun enfant du siecle est un « docu-
ment » essentiel de la biographie d' Alfred de
Musset. Mais quel interet prendrions-nous a la
biographie de Musset, s'il n'etait Alfred de Mus-
set, et j'entends par la, non pas Alfred, fils de
son pere, etfrere de Paul, dont « les etats d'ame »
nous seraient, je pense, totalement indifferents,
mais le poete de ses Nuits et I'auteur de son
Theatre'! Une litterature purement personnelle
rra_ d' interet pourJ'historien que dans la me-
sure ou elle a reussi a se rendre impersonnelle,
et « le subjectif » ne sort du domaine de la sin-
gularite psychologique ou pathologique, pour
entrerdans celui del'art, qu'en «s'objectivant».
Je m'excuse d'employer ces termes ; mais I'usage
en est devenu courant, et il y aurait aujourd'hui
plus de pedantisme a les eviter qu'a s'en servir.
64 IIONORE DE BALZAC.
Ce qui pourtant demeure vrai, c'cst qu'on
ne saurait etudier les ecrivains de celte famille,
— et de cette epoque, — que dans la succes-
sion chronologique de leurs oeuvres, puisque
cette succession est celle meme de leurs sen-
timents. On ne saurait non plus isoler ou de-
tacher de leur biographic I'examen de leurs
oeuvres, puisque leurs oeuvres ne sont que des
\ moments de leur biographic. Tel est le cas de
George Sand. Le veritable interet de ses pre-
miers romans, — Valentine, Indiana, Lelia
meme, — c'est d'etre sa propre histoire, ou du
moins I'expression de son reve. Mais comment
elle est passee de ses premiers romans k ceux
de sa troisieme et derniere maniere, — Le
Marquis de Villemer et Mademoiselle La Quin-
tinie, — on ne se I'expliquerait pas, ou on se
I'expliquerait mal, si Ton n'inserait enire les
uns et les autres ses romans socialistes : le
Conipagnon du tour de France ou le Peche de
M. Antoine, avec, et surtout, I'enum^ration des
influences politiques et masculines, sous les-
quelles elle les a composes : Lamennais, Pierre
Leroux, Michel de Bourges, Agricol Perdiguier
et Charles Poncy. Lorsque les oeuvres sont en
HONORE DE BALZAC. 65
quelque sorte les creatures des circonstances,
alors, pour les comprendre, il est indispen-
sable de preciser les circonstances de leur
production. II ne Test pas moins d'enchainer
ces circonstances les unes aux autres ; et on
n'y peut reussir, — quoique I'histoire litt6-
raire et la' critique Taient plus d'une fois oublie,
— qu'en respectant la chronologic. VArt de
verifier les dates est et demeurera le fondement
de toute espece d'histoire.
Mais Balzac est d'une autre famille, et le
caractere le plus apparent de son oeuvre en est .
justement « Tobiectivite ». Ses romans ne sont
point des confessions de sa vie; et le choix de
ses sujets ne lui a jamais ete dicte par des
raisons particulieres, et en quelque sorte pri-
vees. II ne s'y raconte ni ne s'y explique, ou
encore, quand il s'y raconte, il s'y deguise; et
en s'y expliquant il ne veut point etre reconnu,
Ses declarations reit^rees sont formelles a cet
egard. Allons plus loin, et disons que, d'une
maniere generate, ce n'est pas Balzac qui choisit
son sujet, mais ce sont ses sujets qui le prennent,
pour ainsi dire, et qui s'imposent a lui. Aussi
— et en dehors de ses besoins d'argent, —
4.
66 HONORE DE BALZAC.
voyons-nous qu'il a loujours a la fois trois
Gu quatre romans sur le m6tier, Mais il en
a bien plus encore dans la tete ! Ou plulot,
son oeuvre entiere, et on y comprend les par-
ties qu'il n'a pas eu le temps d'en realiser, est
presente ensemble h. son esprit, et ce n'est
point quand il le veut, ni parce qu'il le vcut,
que tel ou tel fragment s'en detache; — voyez
par exemple, dans sa Correspondance, combien
d'ann6es, avant de I'ocrire en quinze jours,
il a port6 Cesar Birottenu ; — mais c'est que le
moment en est venu. I)e 1^, cet air de mcessite
qui est celui de ses grands romans : il fallait
que ces romans fussent, et qu'ils fussent
precis^ment ce qu'ils sont I De la, la rapidite
prodigieuse, et qui I'etonne parfois lui-meme,
avec laquelle il en a ecrit ou « redig6 »
quelques-uns : il ne les savait pas si milrs, en
quelque sorte, ni, tandis qu'il les sentait s'agiler
confusement en lui, dejii prets a vivre de leur
vie. De la, encore, ce qu'ils ont de vivant ou
vraiment d' « organique » ; et de la les rap-
ports ou les liaisons qu'ils soutiennent tous
les uns avec les autres, et que le plan de la
Gomedie humaine a rendues plus manifestes,
HONORE DE BALZAC. 67
mais qui ne seraient ni moins etroites ni moins
certaines quand rexecution de ce plan serait
encore moins achevee qu'elle ne Test.
II a d'ailleurs tres bien senti que ce carac-
tere organique, — et unique, — faisait I'ori-
ginalite de son oeuvre; et, tel qu'il etait, il n'a
point fait difficulte d'en avertir ses contem-
porains. J'ai vu, souvent citee, cette phrase
d'une lettre a sa soeur [1833] a propos d' Eu-
genie Grandet : « Ah! il y a trop de millions
dans Eugenie Grandet ? Mais, bete, puisque
i'histoire est vraie, veux-tu que je fasse mieux
que la verite? » Et les bons Balzaciens de se
recrier sur la force d'illusion que semblent
indiquer ces mots, sans observer que, dans
une autre lettre, du meme temps [fin decem-
bre 1833] et adressee, celle-ci, a madame
Zulma Garraud, dont il recloute beaucoiip plus
le jugement que celui de sa soeur, Balzac s'ex-
pjiquait en ces termes sur le meme sujet: « Je
ne puis rien dire de vos critiques, si ce n'est
que les faits sont contre vous. A Tours, il j a
un epicier en boutique qui a huit millions ;
M. Eynard, simple colporteur, en a vingt; il a
en treize millions en or chez kii; il les a places
68 HONORE DE BALZAC.
en 1814 sur le grand-livre, a cinquante-six
francs, et ainsi s'en est fait vingt. Neanmoins,
dans la prochaine edition, je baisserai de six
millions la fortune de Grandet. » L'histoiro,
quoique vraie, n'etait done pas tellement vraie,
que la verite n'en soufifrit quelques acconimo-
dements I
Mais une autre phrase, que j'emprunte 6ga-
lement k une leltre adressee a madame Zulina
Garraud, et datee du 30 Janvier 1834, est
bien plus imporlanle : « Vous avez 6te bien
pen touchee de ma pauvre Eugenie Grandet,
qui peint si bien la vie de province; mais une
oeuvre qui doit contenir toutes les figures et
toutes les positions sociales, ne pourra, je crois,
etre compiise que quand eUe sera terminee. »
A cette date, il ne veut encore parler que de
ses Etudes de moeurs, dont la premiere edition
va paraitre, en septembre 1834, — je veux dire
la premiere edition sous ce titre, — chez la
veuve Gh. Bechet. II n'a encore donne de ses
grands romans, a cette meme date, que les
Chouans, la Peau de chagrin et Eugenie Grandet.
Mais ce que neanmoins il sait parfaitement,
c'est qu'Eugenie Grandet n'est pas isolee dans
HONORE DE BALZAC. 69
son oeuvre; — un Kenilworth apres leqiiel il
ecrira un Quentin Durward ; une Indiana qui
sera suivie d'une Valentine; une CJironique de
Charles IX qui n'aura rien de commun avec
une Colomba que d'etre signee du meme nom;
— mais elle a des prolongements, des « corres-
pondances », des ramifications qu'il n'entrevoit
pas tres clairement lui-meme, qui existent
pourtant, et qui se debrouilleront k mesure
qu'il avancera dans son oeuvre. Ainsi, des freres
et des soeurs, dans le temps de leur premiere
enfance ou de leur jeunesse meme, n'ont de
commun entre eux qu'un certain air de fa-
mille, et encore ne I'ont pas toujours, mais, a
mesure qu'ils avancent en age, les traits qui
les individualisaient s'attenuent, ils retournent
au type de leurs auteurs, et on voit bien qu'ils
sont les enfants du meme pere et de la meme
mere. Les romans de Balzac soutiennent entre
eux une liaison de ce genre. Ils tirent, eux
aussi, leur naissance d'une commune origine;
et cette origine commune est une pensee pre-
miere, que chacun d'eux exprime par un de
ses aspects, et cependant, et en meme temps,
dans son integrite.
7.0 HONORE DE BALZAC.
G'est ce qu'il a essaye de faire dire par un
certain F6lix Davin, dans les deux Introduc-
tions qu'il lui a sans doute a peu pres dictees,
en 1834 et en 1835, Tune pour ses Etudes de
mcEurs, et I'autre pour ses Etudes fhilosopJdques;
on ne comprend guere que, des morceaux
de cette importance, il n'ait pas tenu a les
6crire lui-meme. [Gf. Gh. de Lovenjoul, Histoire
des OEuvres de Balzac, pages 46-64, et pages
194-207.] II faut, helas ! en convenir : I'eloge
mis a part, qui va d'ailleurs jusqu'a I'immo-
destie, ces deux prefaces ne sont que du gali-
matias tout pur, et du galimatias pr^tentieux.
Nous ne savons plus aujourd'hui qui etait
Felix Davin; et, en verite, nous n'eprouvons,
a lire ses Introductions, aucun desir de le con-
naitre davantage, ni lui, ni les romans que je
trouve catalogues sous son nom dans les reper-
toires : Une Fille naturelle, ou VBistoire d'un sui-
eide. Mais trouverons-nous Balzac lui-meme
beaucoup plus clair, dans ce passage capital
d'une de ses lettres a madame Hanska :
« Les Etudes de moeurs representeront tous
les effets sociaux sans que ni une situation de
HONORE DE BALZAC. 71
la vie, ni une physionomie, ni un caractere
d'homme ou de femme, ni une profession, ni
une maniere de vivre, ni une zone sociale,
ni un pays frangais, ni quoi que ce soit de
I'enfance, de la vieillesse, de I'age mur, de la
politique, de la justice, de la guerre ait et6
oublie.
» Cela pose, I'histoire du coeur humain tracee
fil a fil, I'histoire sociale faite dans toutes ses
parties, voila la base. Ge ne seront pas des fails
imaginaires ; ce sera ce qui se passe partout.
» Alors, la seconde assise est les Etudes philo-
sophiques, car apres les ejfets viendront les
causes. Je vous aurai peint dans les Etudes de
mceurs les sentiments et leur jeu, la vie et son
allure. Dans les Etudes philoso'phiques , je vous
dirai pourquoi les sentiments, sur quoi la vie;
quelle est la partie, quelles sont les conditions
au dela desquelles ni I'homme ni la societe
n'existent, et apres I'avoir parcourue pour la
decrire [la soci6te] je la parcourrai pour la
juger. Ainsi, dans les Etudes de mceurs, sont les
mdividualites typisees, dans les Etudes philoso-
'phiques sont les types individualises. Ainsi, par-
tout j'aurai donne la vie : au type, en I'indi-
72 HONORE DE BALZAC.
vidudlisant, a I'individu en le typisant. J'aurai
donne de la pensee au fragment; j'aurai donn6
a la pensee la vie de I'individu.
» Puis, apres les e/fets et les causes, viennent
les Etudes analyliqiies, dont fait partie la Phy-
siologic du marioge, car, apres les e/fets et les
causes doivent se rechercher les frinci'pes. Les
mwurs sont le spectacle; les causes sont les cou-
lisses et les machines. Les principes, c'est Vauteur;
mais a mesure que Tceuvre gagne en spirale
les hauteurs de la pensee, elle se resserre et
se condense. S'il faut vingt-quatre volumes pour
les Etudes de mceurs, il n'en faudra que quinze
pour les Etudes philosophiques; il n'en faut que
neuf pour les Etudes analytiques.Ainsi, I'homTiie,
la soci6t6, I'humanil^ seront decrits, juges, ana-
lyses sans repetitions, et dans une ceuvre qui
sera comme les Mille et une Nuits de I'Occident.
» Quand tout sera fmi, ma Madeleine grattee,
mon fronton sculpte, mes planches debarras-
sees, mes derniers coups de peigne donnes,
j'aurai eu raison ou j'aurai eu tort. Mais apres
avoir fait la poesie, la demonstration de tout
un systeme, j'en ferai la science dans VEssai
sur les forces humaines. Et sur les bases de ce
HONORE DE BALZAC. 73
palais, moi, enfant et rieur, j'aiirai trac6 I'im-
mense arabesque des Cent conies drolatiques. »
[Lettres a PEtrcmgere, 1834, n° LXXII.J
Non 1 en verite, toute cette logomacliie n'est
pas tres claire ! et nous pouvons ajouter que,
de la confusion qu'elle exprime, Balzac, avee
tout son genie, ne se debarbouillera jamais. 11
dit pourtant ce qu'il veut dire I Et ce qu'il
veut dire, c'est que, de meme que Tindividu
n'existe qu'en fonction de la societe, par elle^
en elle, et pour elle; ainsi, chacun de ses
romans n'a de sens^ ou tout son sens, que dans
son rapport avec la Comedie humaine. La der-
niere forme, et on serait tente de dire « la
derniere incarnation » de ces desseins gigan-
tesques, — dont I'ensemble, jusqu'en 1841, ne
se presentait a I'esprit de Balzac que sous le
titre, assez pen synthetique, d'Etudes sociales,
— est, en effet, la Coimdie humaine^ dont le Pros-
'pectus parut au mois d'avril 18i2.
*
* *
On conte [Gf. Gh. de Lovenjoul, Histoire des
OEuvres de Balzac, appendice, p. 414] que I'id^e
5
74 HONORE DE BALZAC.
de ce litre, — a laquelle je ne sais pourqiioi
la plupart de ses biographes, depuis madame
Surville, sa scEur, jusqu'a M. Andr6 Le Bre-
ton, attachent una 3i grande importance, — lui
aurait et6 suggeree par I'un de ses amis, le
marquis de Belloy, au retour d'un voyage d'lta-
lic, ou sans doute ce jeune homme avail decoii-
vert Danle; et, depuis lors, entre la Divine
Comedie du grand Florentin et la Comedie hu-
maim de notre Balzac, c'est ci qui nous raon-
trera je ne sais quels rapports intimes et
insoupQonnes du romancier lui-meme. Mais la
verit6, c'est que, de ces rapports intimes, on a
beau y regarder, on n'en discerne seulement
pas I'ombre; et toutes les belles phrases qu'on
pourra faire, sur I'enfer de Dante et I'enfer ou
s'agitent les « damn^s » de Balzac, ne seront
jamais que des phrases.
Je crois done tout bonnement qu'en donnant
k son oeuvre ce litre de la Comedie humaine,
Balzac a pris le mot au sens tout simple ou
Favait pris Mussel :
Toujours monies acteurs et m6me comedie;
El quoi qu'ait invente rhiimaine hypocrisie,
Rien de vrai la-dessous que le squelette iiumain.
HONORE DE BALZAC. 75
C'est encore le sens ou le prendra Vigny,
dans sa Maison du Berger :
Je n'entends ni vos cris, ni vos soupirs, a peine
Je sens passer sur moi la comedie Immaine,
Qui clierclie en vain au del ses muets spectateurs.
Et, tout bonnement, c'est le sens qui, dans
la langue de Moliere et de La Fontaine, s'offre
naturellement a I'esprit du lecteur. C'est aussi
celui que je retrouve, dans une phrase de Balzac
lui-meme, que j'emprunte a la dedicace qu'il a
faite de son roman d' Illusions perdues a Victor
Hugo : « Les journalistes n'eussent-ils done pas
appartenu, comme les marquis, les financiers,
les medecins et les procureurs, a Moliere et a
son tliedtre? Fourquoi done la Comedie humaine,
qui castigat ridendo mores, excepterait-elle une
puissance, quand la presse parisienne n'en
excepte aucune? »
Je ne suis etonne que d'une chose, laquelle
est que, Balzac etant depuis 1833 comme en
travail de son idee maitresse, il ait attendu jus-
qu'en 1841 pour lui trouver un nom, et j'ajou-
terai : le seul nom qui lui convint, si d'ail-
leurs il est bien entendu qu'a ce nom nous
I
76 HONORS DE BALZAC.
n'attribuerons aucune signification symbolique
ou mystique. La Comedie humaine, c'est la come-
die que se joue I'humanit^ k elle-mSme, chacun
de nous, tour ci tour ou ensemble, — comme
on est en economie politique a la fois produc-
teur et consommateur, — y elant acteur ou
spectateur. On nait, on vit, on peine, on aime,
on hait, on pardonne et on se vcnge, on
s'entr'aide et on se nuit, on se revolte et on
se resigne, on rit et on pleure, on s'indigne
et on se moque, on se dispute, on se bat,
on s'agite, on s'apaise, — et on meurt.
C'est ce qui se passe dans les romans de
Balzac... Et qu'importe, apres cela, le titre
sous lequel il les a tous rassembles, si nous
avons une fois bien compris la solidarite qui
les lie?
Nous donnons ici, d'apres M. de Lovenjoul
[Histoire des OEuvres de Balzac, pp. 217 et
suiv.], le catalogue des oeuvres qui devaient
composer la Comedie humaine, et dont les der-
niers details ont 6te definitivement arretes par
Balzac en 1845 ;
HONORE DE BALZAC. 77
LA COMEDIE HUMAINE
PREMlfiRE PARTIE
ETUDES DE MCEURS
Scenes de la Vieprivee.
1° Les Enfants ; — 2° un Pensionnat de demoi-
selles ; — S** Interieur de college ; — 4° la Mai-
son du Chat- qui -pelote ; — 5° le Bal de
Sceaux ; — ^^ M6moires de deux jeunes ma-
riees ; — 7° la Bourse; — 8° Modeste Mignon ;
— 9° un Debut dans la Vie; — 10'' Albert
Savarus; — 11° la Vendetta; — 12° line dou-
ble Famille; — 13° la Paix du Menage ; —
14° Madame Firmiani ; — 15° Etude de femme ;
— 16° la Fausse maitresse; — 17° une Fille
d'Eve; — 18°le Colonel Chabert; — 19° le
Message ; — 20° la Grenadiers ; — 21° la Femme
abandonn^e ; — 22° Honorine ; — 23° Beatrix ;
— 24° Gobseck ; — 25° la Femme de trente
ans ; — 26° le Pere Goriot ; — 27° Pierre
Grassou ; — 28° la Messe de I'athee ; — 29° I'ln-
terdiction ; — 30° le Contrat de mariage ; —
31° Gendres et belles -meres; — 32° Autre Etude
de femme.
78 IIONORE DE BALZAC.
Scenes de la Vie de 'province.
33° Le Lys dans la Vallee ; — 34° Ursule
Mirouet; — 35° Eug6nie Grandet; — 36° les
C6libataires. I. Pierrette; — 37° II. le Cur6 de
Tours ; — 38° III. un Menage de gargon ; —
39° les Parisiens en province : I. I'lllustre Gau-
dissart ; —40° II. les Gens rides ; — 41° III. La
Muse du d6partement; — 42° IV. une Actrice
en voyage ; — 43° la Fern me sup6rieure ; —
44° les Rivalites : I. rOriginal; — 45° II. les
Heritiers Boisrouge; — 46° III. la Vieille fille ;
— 47° les Provinciaux a Paris : I. le Cabinet
des antiques; — 48° II. Jacques de Metz ; —
49° Illusions perdues : I. les Deux poetes ; —
50° II. un Grand homme de province k Paris ;
— 51° III. les Souffrances de I'inventeur.
Scenes de la Vie parisienne.
52° Histoire des Treize : I. Ferragus ; —
53° II. la Duchesse de Langeais ; — 54° III. la
Fille aux yeux d'or ; — 55° les Employes ; —
56° Sarrasine; — 57° Grandeur et decadence
de Cesar Birotteau ; — 58° la Maison Nucingen ;
HONORE DE BALZAC. 79
— 59° Facino Cane; — 60" les Secrets cle la
princesse de Gadignan ; — 61° Splendeurs et mi-
seres des Courtisanes : I. Comment aiment les
filles; — 62° II. A combien I'amom* revient aux
vieillards; — 63° III. Ou menent les mauvais
chemins; — 64° IV. la derniere Incarnation de
Vautrin ; — 6S° les Grands, VHoipital et le Peuple;
— 66" un Prince de la Boheme ; — 67° les
Gomediens sans le savoir ; — 68° Echantillon de
causerie frangaise ; — 69° une Vue du Palais ; —
70° les Petits bourgeois; — 71° Entre Savants; —
72° le Theatre comme il est ; — 73° les Freres de la
consolation : I'Envers de I'histoire contemporaine.
Scenes de la Vie 'politique.
74° Un Episode sous la Terreur; — 75° VHis-
loire et le Roman; — 76° une tenebreuse Affaire ;
— 77° /es Deux Amhitieux; — 78° V Attache d'am-
bassade ; — 79° Comment on fait un Ministere ; —
80° le Depute d'Arcis; — 81° Z. Marcas.
Scenes de la Vie militaire.
82° Les Soldats de la Republique; — 83° V En-
tree en campagne ; — 84° les Vendeens ; — 85° les
80 HONORE DE BALZAC.
Chouans ; — 86" les Frmi^ais en Egypte : I. Le
Prophete; — 87" II. Le Pacha; — 88° III. Une
Passion dans le desert ; — 89" VArmee rou-
lante; — 90° la Garde consulaire; — 91" Sous
Vienne : I. Un Combat ; — 92" II. VArmee as-
siegee; — 93° III. la Plains de Wagram; —
94" V Auhergiste ; — 95" les Anglais en Espagne;
— 96° Moscow, — 97° la Bataille de Dresde; —
98" les Trainards ; — 99" les Partisans ; — 100°
line Croisiere; — 101" les Pontons; — 102" la
Campagne de France; — 103° le Dernier Champ
de bataille; — 104° VEmir; — 105° la Penis-
siere; — 106" le Corsaire algerien.
Scenes de la Vie de campagne.
107" Les Paysans ; — 108° le Medecin de
campagne; — 109° le Juge de paix; — 110" le
Gur6 de village; — 111" les Environs de Paris.
DEUXIEME PARTIE
ETUDES PHILOSOPHIQUES
112° Ze Phedon d'aujourd'hui; — 113" laPeau
HONORE DE BALZAC. 81
de_chagrin; — 114° Jesus-Christ en Flandre;
— 115° Melmoth reconcilie ; — 116° Massimilla
Doni; — 117° le Chef-d'oeuvre inconnu; —
118° Gambara; — 119° la Recherche de I'Ab-
solu ; — 120° le President Fritot; — 121° le Phi-
lanthrope; — 122° I'Enfant maud it; — 123°
Adieu; — 124° les Marana; — 125° le Requi-
sitionnaire; — 126° el Verdugo ; — 127° un
Drame au bord de la mer; — 128° Maitre Cor-
nelius; — 129° I'Auberge rouge; — 130° Sur
Catherine de Medicis : 1. Le Martyr calviniste;
— 131° II. La Confession de Ruggieri ; — 132°
III. Les Deux Reves; — 133° le Nouvel Abei-
lard; — 134° I'Elixir de longue vie; — 135° la
Vie et les Aventures d'une idee; — 136° les Pros-
crits; — 137° Louis Lambert; — 138° Sera-
phita.
TROISlfiME PARTIE
]&TUDES ANALYTtQUES
139° Anatomie des Corps enseignants; — 140° la
Physiologic du mariage; — 141° Pathologic de
la Vie sociale; — 142° Monographie de la vertu;
5.
82 HONORE DE BALZAC.
— 143" Dialogue philosophique et politique sur la
perfection du xix^ siede.
Les litres en italiques sont ceux des ouvrages
que Balzac n'a pas eu le temps d'ecrire, et
on voit qu'ils sont encore assez iiorabieux.
D'autre part, on remarquera que deux au
moins de ses chefs-d'oiuvre, la Cousiue Bette
et le Cousin Pons, qui ne datent, en elTet, que
de 1846 et 1847, ne figurent pas sur ce pro-
gramme. Faut-il d'ailleurs regretter qu'il n'ait
pas pu le remplir? et, par exemple, regar-
derons-nous comme une grande perte pour les
lettres frangaises, que tout ce qu'il a donne des
Scenes de la Vie militaire se r^duise a ses Chouans,
et a la tres mediocre nouvelle intitulee: une
Passion dans le desert'? Admirable matiere en-
core a mettre en declamations! La Plaine de
Wagrani, la Bataille de Dresde, la Campagne de
France, quels sujets, pourrait-on dire, sous la
plume d'un Balzac! et fallait-il qu'un sort
jaloux reservat Thonneur d'ecrire le roman de
la guerre au genie d'un Tolstoi ! Oui ! mais,
d'autre part, on ne pent s'empecher d'observer
que cette seule nomenclature des Scenes de la
HONORE DE BALZAC. 83
Vie militaire, — qui commence avec les Soldats de
la Rqmblique, en 1793, pour se terminer avec le
Corsaire algerien, en 1830, — a quelque chose '
de bien systematique, et qui ne releve pas tant
de Finspiration personnelle et vecuedu roman- ;
cier, que de I'obligation qu'il s'est imposee de
remplir la toute 1 etendue de son cadre. II fal-
lait qu'il yeut, dans sa Comedie, des scenes de la
vie militaire, parce que la vie militaire est un
aspect de la vie contemporaine, et, dans ces
scenes de la vie militaire, ii fallait que la
Republique, I'Empire et la Restauration eus-
sent chacun leur part, puisque c'est de 1792 k '
183S que la societe qu'il decrit a vecu. Cela est
un peu bien artificiel !
C'est encore ainsi que, dans les Scenes de la
Vieprivee, devaient figurer les Enfants; Un Pen-
sionnat de Demoiselles ; Interieur de college, pour
une seule raison, qui n'est peut-etre pas que
ces sujets fussent pour le romancier d'un bien
vif interet, mais farce que I'un des problemes
de la vie contemporaine est celui de I'educa-
tion, et ce probleme, aux environs de 1840,
Balzac s'est apergu qu'a peine, dans son Louis
Lambert, I'avait-il effleure. Rapportons au
8'4 HONORE DE BALZAC.
m6me scrupule, et au meme dessein, VAnatomie
des Corps enseignants. Et, assur^ment, puisque
c'etait ainsi qu'il avait conQU son monument,
de telle sorte que « quoi que ce soil de I'en-
fance, de la vicillesse, de I'^ge mur... n'y fM
oublie » , on ne peut que lui savoir gr6 de I'avoir
voulu complet, ou conforme k I'id^e qu'il s'en
6tait faite. Nous craignons seulement que, cette
id6ft meme, il n'eut risque de la d^naturer, en
pr6tendant lui donner plus de rigueur ou plus
de precision qu'elle n'en comportait. D'orga-
nique et de vivante qu'elle 6tait sous sa pre-
miere forme, la solidarity qui lie les unes aux
autres les parties de son oeuvre fCit devenue
plus apparente peut-6tre, mais sCirement plus
artificielle, en devenant geom6trique et logique.
Les proportions architecturales n'en eussent et6
r-ealis6es exterieurement qu'aux depens, si je
puis ainsi dire, de la qualite propre et intrin-
seque des materiaux. Des recits d'une documen-
tation savante et laborieuse, mais ennuyeux
peut-^tre, comme ses Employes, y eussent altern6
avec tant de chefs-d'oeuvre spontanement jaillis
4e I'inspiration du poete. Et I'intensite de vie
ue ces chefs-d'oeuvre eux-memes n'en eut pas
HONORE DE BALZAC. 85
sans doute ete diminuee, mais, puisque tout se
tient, je ne sais si I'effet total de la Comedie
humaine, k de certains 6gards, n'en e^t pas 6te
moins saisissant. Decidement « Dieu fait bien
ce qu'il fait » ! et nous ne dirons pas, avec la
formule banale, que Balzac est mort a temps
pour sagloire; mais nous ne dirons pas aussi
le contraire ; et, prenant son oeuvre telle qu'elle
est, nous ne regretterons pas que la mort ne
lui ait pas permis, en voulant la perfection-
ner, de la gdter.
* *
Mais on comprendra mieux maintenant que,
pour I'analyser et la juger, nous ne nous atta-
chions pas a la presenter dans sa succession
chronologique. II se trouve, en fait, que Balzac
n'a rien ecrit de superieur au Cousin Pons et a
la Cousine Bette, qui sont respectivement, nous
venons de le dire, la seconde de 1846, et le
pr'imier de 1847. L'idee commune qui les
relie, — celle des drames sombres et secrets
que I'in^galite des conditions engendre dans
les families, entre gens du meme nom, du
86 HONORE DE BALZAC
m6me sang, de la merae origine, — est I'une
des plus fecondes que Ton puisse concevoir
en siijets emouvants, et en sujets dont la
portee sociale 6gale ou surpasse I'interet roma-
nesqiie. Mais la Bechcrche de I'Absolu, qui est de
1834, et Eugenie Grandet, qui est de 1833, ne
me semblent inferieurs en rien, — quoique
moins touU'us, — kla Cousine Bette ou au Cousin
Pons; et certainement, comme expression ou
' representation de ce que Balzac y a voulu
, peindre, ils les valent. Pendant dix-huit ann6es
de production intensive, Balzac, bon ou mau-
vais, n'a ele, a proprement parler, ni au-
dessous ni au-dessus de Balzac.
Par exemple, c'est en 1842, au lendemain de
la publication d'un Menage de Garqon \la Ba-
boii ilk use \,un autre encore de ses chefs-d'oeuvre,
qu'il a definitivement « abim6 », si je I'ose dire,
sa Femme de trente am, si heui'eusement coni-
mencee en' 1831, Et la raison en est la meme.
Au travers des explications que nous avons
donnees, et par dela ces explications, si Ton a
commence d'entrevoir la nature d'imagination
I de Balzac, on se sera rendu compte que la
succession de ses oeuvres en librairie n'avait
HONORE DE BALZAC. 87
rien de commun avec leur clironologie reelle.
On I'a vu, nous I'avons fait remarquer pour
Cesar Birotteau ; et, s'il avail vecu, et qu'il eut
donne, vers 1850 ou 1852, sa Bataille on ses
Heritiers Boirouge, ses lettres a madame Haiiska
nous sont temoin qu'il les aurait done portes
environ vingt ans, puisqu'il en parle des 1834.
II y a encore une Smur Marie des Anges, dont il
annonce, en cette meme annee 1834, a son
6diteur Werdet, que le manuscrit est termine.
II lui ecrit meme tout expres, et uniquement,
pour I'inviter a venir chercher ce manuscrit a
Nemours, ou il a fui ses creanciers ; et cepen-
dant Sceur Marie des Anges n'a jamais paru.
D'autres que nous, s'ils le veulent, eclairciront
le mystere. Mais ce que nous tenons a dire,
c'est qu'a dater de 1832 ou 1833, au plus tard,
et a partir des Chouans, — ou de la Peau de
chagrin, que je rapporterais a sa premiere ma-
niere, — I'oeuvre entiere de Balzac etant confu-
sement contemporaine dans sa tete, il nous
faut done, pour I'apprecier, I'avoir, nous aussi,
tout entiere et a la fois sous I'oeil.
C'est ce qui a ete ni raieux compris ni
mieux dit par personne que par George Sand,
88 HONORE DE BALZAC.
dont on pensera sans doute avec nous que le
t6moignage a ici une importance et une auto-
rit6 particulieres :
« Et nous aussi, comme la critique, quand
nous avons lu un ^ un, et jour par jour, ces
livres extraordinaires, a mesure qu'il les pro-
duisait, nous ne les avons pas tons aim6s.
II en est qui ont choqu6 nos convictions, nos
gouts, nos sympathies. Tant6t nous avons dit :
« C'est trop long, » et tant6t : « C'est trop court. »
Quelques-uns nous ont sembl6 bizarres et nous
ont fait dire en nous-meme, avec chagrin :
« Mais pourquoi done ? A quoi bon ? Qu'est-ce
que cela? »
» Mais, quand Balzac, trouvant enfm le mot
de sa destin6e, le mot de I'enigme de son ge-
nie, a saisi ce titre admirable et profond : la
Comedie humaine ; quand, par des efforts de
classement laborieux et ingenieux, il a fait
de toutes les parties de son oeuvre un tout
logique et profond, chacune de ces parties,
meme les moins goiltees par nous au debut,
ont repris pour nous leur valeur en reprenant
leur place. Chacun de ces livres est, en effet,
la page d'un grand livre, lequel serait incom-
HONORE DE BALZAC. 89
plet, s'il eiit omis cette page importante. Le
classement qu'il avait entrepris devait etre
I'oeuvre du reste de sa vie ; aussi n'est-il point
parfait encore ; mais, tel qu'il est, il embrasse
tant d'horizons qu'il s'en faut peu qu'on ne
voie le monde entier du point oii il vous
place. »
Nous renoncerons encore, tandis que nous
y serons, a une habitude inv6ter6e, maisun peu
f^cheuse, de la critique; et nous n'entrepren-
drons pas, pour caracteriser le roman de
Balzac, de le comparer lui-meme aux roman-
ciers ses contemporains. Sainte-Beuve ecrivait,
au lendemain de la mort du romancier, dans
ses Causeries du Lundi : « II y aurait, dans un
travail moins incomplet, et si Ton etait libre
de se donner carriere, h. bien etablir et a
graduer les rapports vrais entre le talent
de M. de Balzac et celui de ses plus celebrcs
contemporains : madame Sand, Eugene Sue,
Alexandre Dumas. En un tout autre genre,
mais avec une vue de la nature humaine qui
n'est pas plus en boau ni plus flattee, M. Me-
rimee pourrait se prendre comme opposition
de ton et de maniere, comme contraste... »
90 HONORE DE BALZAC.
G'est tout justement ce que je pense qu'il ne
faut pas fa ire. II ne faut pas le faire, parce
que les romans de Balzac ne sont pas des recits
isoles, dont chacun se sufTise a Jui-meme, ni
qui puissent done etre juges ou apprecies inde-
pendamment, et comme par abstraction de
I'ensemble dont lis font partie. Cette raison,
qui ^tait excellente en 1850, est aujourd'liui
meilleure encore, apres un demi-siecle ecoul6.
Mais il ne faut pas le faire, il ne faut pas com-
parer Eugenie Grandet k Carmen, ou les Parents
Pauvres au Juif-Eirant, — pas plus que Ton ne
compare la comedie de Moliere aux drames de
Sedaine ou de Diderot, — parce que Carmen
et Eugenie Gi^andet, les Parents Pauvres et le Juif-
Errantj ne procedent pas de la meme inten-
tion, ni, comme nous le montrerons, du meme
systeme d'art, Ou plulot encore, les Parents
Pauvres et Eugenie Grandet ne procedent, en
v6rite, d'aucun systeme d'art, mais d'une in-
tention generate de « representer la vie y\ fut-
ce aux depens de ce qu'on avait jusqu'a Balzac
appele du nom d'art; — et on ne peut done,
pour les juger ou les apprecier, les « comparer »
qu'avec la vie.
HONORE DE BALZAC. 91
Et pour la meme raison, nous n'attacherons
pas a la question du « style » de Balzac I'im-
portance que je vois qu'on lui attribue encore
de nos jours. Le style de Balzac, — dont je crois
connaitre les defauts aussi bien que persoune,
pour me les 6tre jadis exag6res a moi-meme,
sous I'influence de la rhetorique de Flaubert,
' — ce style, quoi qu'on en puisse dire, est
« vivant », d'une vie singuliere, a la fagon du
style de Saint-Simon, par exemple ; et que
peut-on demander davantage a un ecrivain
dont la grande ambition a et6 de « faire con-
currence a I'etat civil » ? II se pourrait d'ail-
leurs que, depuis cent vingt-cinq ans, la no-
tion meme du « style » eut 6volue, comme
beaucoup de choses, et avec ces choses. II se
pourrait que, de quelque fagon qu'il le disc,
un bon ecrivain fut tout simplement celui
qui dit tout ce qu'il veut dire, qui ne dit
que ce qu'il veut dire, et qui le dit exactement
comme il a voulu le dire. Ce n'est pas toujours
le cas de Balzac. Mais, encore une fois, ce n'est
la qu'une consideration secondaire, une ques-
tion de grammaire ou de rhetorique ; et le vrai
point est de savoir si quelques-uns des defauts
92 HONORE DE BALZAC.
que Ton releve dans le style de Balzac n'y
seraient pas en quelque maniere la rangon de
la vie? Nous essaierons plus loin de repondre
k la question.
En attendant, et pour appr^cier a sa vraie
valeur le roman de Balzac, laissant Ici tout ce
qui nous guiderait et nous servirait aussi bien
dans I'appr^ciation des romans de George Sand,
par exemple, que des siens, il nous faut done
nous efforcer d'en reconnaitre et d'en dire le
m^rite propre, original, et tout ci fait singulier,
C'est ce que je vais essayer de faire en essayant
d'en preciser la signification historique; — de
dire comment s'y m6lent la v6rit6 de I'observa-
tion et le genie de I'invention ; — et quelle en
est enfin la signification ou la portee sociale.
GHAPITRE IV
LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DES ROMANS
DE BALZAC
On pourrait avancer, sans exageration ni
paradoxe, que, de tons les romans, les seuls
qui n'ont point de valeur documentaire ou ,
historique averee, sont precisement ceux qui
se donnent eux-memes pour historiques : le
Quentin Durward de Walter Scott, par exemple;
ou le Cinq -Mars d' Alfred de Vigny; ou le
Lalreaumont d'Eugene Sue. « Le roman de
Quentin Durward, qu'on admire surtout dans
ce qui est historique, causa une grosse colere
a Honors : contrairement a la foule, il trou-
vait que Walter Scott avait etr^^gement defi-
gure Louis XI, roi encore mai compris, selon
94 HONORE DE BALZAC.
lui : » c'est madame Surville, dans sa notice
sur son frere, qui s'exprime ainsi. Mais
lui-meme, a son tour, dans une lettre a
madame Hanska, du 20 Janvier 1838 : « Sue
est un esprit born6 et bourgeois, incapable
de comprendre une telle grandeur [celle dj?
Louis XIV et de son temps], lui qui ne vit que
des miettes du mal vulgaire et banal de notre
pitoyable society actuelle. II s'est senti 6cras6
a I'aspect gigantesque du grand siecle, et s'est
veng6 en calomniant I'epoque la plus belle, la
plus grande de notre histoire, dominee par la
puissante et feconde ikfluence du plus grand
de nos rois. » G'est ainsi qu'on pent toujours
contester ou discuter la valeur historique
d'un roman « historique ; » et qui sait si la
Catherine de Medicis de Balzac, dans le Secret
des Rugcjieri, est plus vraie que le Louis XI de
Walter Scott, en son Quentin Durward, ou le
Louis XIV d'Eugene Sue en son Latreaumont?
Je me garderais bien d'en repondre.
Mais un roman contemporain, dans lequel
meme le romancier ne se sera pas propose de
peindre les moeurs de son temps, et encore
moins de les « satiriser » , mais tout simple-
HONORE DE BALZAC. 9S
ment de coiiler une histoire, et de « plaire »,
comme disait Moliere, sans autre ni plus am-
bitieuse intention, ce roman, quelle qu'en soit
la valeur a tons autres egards, et quand elle
serait nuUe, aura toujours et necessairement
quelque valeur historique ou documentaire ;
et, par exemple, tel est le cas des romans de
celui que Ton a quelquefois appele le « meil-
leur des Aleves » de Balzac, Charles de Bernard
du Grail, I'auteur de la Femme de Quarante am.
La raison en est que Ton ne saurait « plaire »
a ses contemporains, sans flatter leurs gouts
de quelque maniere (on salt qu'il y a moyen
de les flatter, meme en les contrariant, ou en
en ayant Fair), et comment les contrarierait-on
ou les flatterait-on sans les exprimer? II n'y a
done pas de roman contemporain qui ne soit,
en quelque mesure, un « document » sur I'es-
prit de son temps; qui n'en temoigne ou qui
n'en depose, independamment meme de toute
intention du romancier; et, en ce sens, il ne
semblera pas que ce soit faire un grand eloge
des romans de Balzac que d'en louer la valeur
historique ou documentaire.
Mais il faut distinguer ! Pas plus en histoire
96 HONORE DE BALZAC.
ou en art qu'en justice, tous les temoigna2;es
n'ont la meme valeur ou la m6me autorite :
tous les documents ne sont pas du meme
ordre. Le fecond abbe Prevost a 6crit une
vinglaine de romans : je n'en nommerais pas
plus detrois, en commengant par i'V/anon Lescaut,
qui aient une valeur historique certaine. lis
sont bien de leur temps, mais lis n'expriment
rien ou presque rien de ce temps ; et c'etait ce
qui desolait Taine, qu'on ne trouvdt, — dans
les Memoires (Tun homme de qualite, non plus que
dans Cleveland, — aucun renseignement sur
I'histoire des mcBurs, en France, au xvni^ siecle.
Les romans de Prevost sont de leur temps
comme en sont les romans de madame Cotlin,
si I'on veut, et comme la plupart des romans
de George Sand sont du leur, c'est-a-dire dans
la mesure ou I'on ne pent pas, quand on le
voudrait, « ne pas etre de son temps ». Et,
certes, ni les uns ni les autres, — je dis aussi
ceux de madame Cottin, — on ne devrait les
n^gliger, dans une etude sur revolution de la
sensibility litteraire depuis deux cents ans! lis
seraient, et ils resteront, des documents essen-
tiels du sujet. Mais on I'entend d'une autre
HONORE DE BALZAC. 97
maniere quand on loue des romans de Balzac
leur verite « documentaire » ou historique, et
on veut dire, litteralement, que I'ensemble
en equivaut a des Memoires pour servir a rhis-
toire de la societe de son temps. Les Memoires de
Guizot ont sans doute un autre genre de me-
rite: ils n'eclairent pas mieux que la Comedie
humaine, d'un jour plus franc, souvent plus
cru, I'histoire intime des quinze annees de la
Restauration et des dix-huit ans de la monar-
chie de juillet; — et j'ajoute qu'ils n'en eclai-
rent qu'une partie.
« Mon ouvrage a sa geographie comme il a
sa genealogie et ses families, ses lieux et ses
choses, ses personnes et ses faits, » lisait-on
dans V Avant-propos de la Comedie humaine, et
c'est d'abord ce qui en fait la valeur historique.
Gherchez en effet, et, si vous le pouvez, me-
surez dans I'oeuvre des predecesseurs de Bal-
zac la place qu'y occupait la province. Elle est
nulle, pour ainsi dire, et nos romans frangais
du xvni® siecle ne sent jamais « localises » qu'a
Paris ou a Tetranger, dans I'Espagne de Le Sage,
ou dans I'Angleterre de I'abbe Prevost. Mais,
dans Foeuvre de Balzac, il a raison de le dire.
6
V
98 HONORE DE BALZAC.
c^est toute uiie « geographie de la France » que
I'on trniivft, line geographie pit.toresqiie et une
Seographie anim6e. Aussi, plusieurs de ses
descriptions de villes et de provinces sont-elles
justement demeur^es c6lebres, comme la des-
cription de la petite ville de Guerande, par
exemple, dans Beatrix, ou celle du pays de
Fougeres, dans les Chouans. Rappelons encore,
tout au commencement de la Recherche de VAh-
solu, ce que Ton pourrait appeler I'anal^se,
plut6t que la description, des moeurs fla-
mandes; et, s'il est permis d'en faire incidem-
ment la remarque, n'hesilons pas a y recon-
naltre les premiers lineaments d'une methode
qui deviendra celle de I'historien de la Pein-
ture flamande, le malencontreux Alfred Michiels,
et celle meme de I'illustre historien de la
Litterature anglaise. Mais on verra mieux, un
pcu plus loin, lout ce que la critique de Taine
doit au roman de Balzac.
G'est qu'aux yeux de Balzac, la description
romanesque, — tres differente en ce point, et
en plusieurs autres, de la description poetique,
— n'existe pas en soi, ni pour elle-meme,
comme, par exemple, les descriptions de Victor
HONORE DE BALZAC. 99
Hugo dans Notre-Dame de Paris. La description
poetique, et surtout la description romantique,
est a soi-meme sa raison d'etre et son but, sor,
moyen et sa fin. Nous-memes, nous n'y deman
dons au poete que de s'exalter sur le theme
qu'il lui a plu de choisir; et pen nous importe,
apres cela, que le principe de cette exaltation
soit dans la beaut6 du theme, on dans I'inten-
site de son emotion personnellel Mais les des-
criptions de Balzac out toujours quelque raison
d'etre en dehors d'elles-memes; et cette raison
d'etre, aux yeux ou dans I'intention de Balzac,
6tant toujours explicative des causes qui ont
fagonne dans le cours du temps les etres ou les
lieux, les descriptions de Balzac, rien qu'a ce
titre, sont done toujours historiques. On peut
d'ailleurs les trouver quelquefois moins « expli-
catives » qu'il ne les a crues lui-meme, et, alors,
en ce cas, un pen tongues, pour ne pas dire
interminables. Toutes ses re voltes contre cette
critique ne le defendront pas de I'avoir plus
d'une fois meritee. Car, theoriquement, il est
possible que nous ne soyons rien de plus que
les creatures de Fair ambiant ou du milieu
natal; et on ne pense pas, on ne sent pas sur-
100 HONORE DE BALZAC.
tout en Provence comnie en Bretagne, ou k
BesanQon comme a Caen. Le regime de vie a
aussi son influence, la qualit6 de la nourriture
et la nature de la boisson, biere ou vin, schie-
dam ou whisky: nous en convenons sans diffi-
I cult6. Mais, en fait, il ne parail pas « n6cessaire»
I que la douloureuse aventure d'Eugenie Grandet
\ se soit deroul6e ci Saumur, ou celle de Bal-
thasar Claes ci Douai, plutot qu'ci N6rac, par
exemple, ouqu'a Villeneuve-d'Agen. Au surplus,
ce ne sont 1^ que des questions, ou, si je puis
ainsi dire, que des chicanes d' « especes », qui
ne retranchent rien de la valeur intrinseque
des descriptions. Qu'elles expliquent ou non,
et, dans le sens philosophique du mot, qu'elles
« determinent » ou qu'elles ne « delerminent »
pas les personnages du romancier, les descrip-
tions de Balzac sont ce qu'elles sont; et, si
^rien, h sa date, n'a 6t6 plus neuf que cette
Hntroduction de la « geographie de la France »
dans le roman, on doit dire aujourd'hui que,
dans cet art de meler le passe local au present,
et de les fixer ensemble dans une inoubliable
image, Balzac, depuis un demi-siecle, n'a pas
ete surpasse.
HONORE DE BALZAC. 101
Gar, — c'est uii point qu'il convient d'indi-
quer sans y insister, — d'autres romanciers, a
son exemple et sur sa trace, comprenant ce
qu'il y avait de ressources pour le reman dans
la peinture des moeurs provinciales, ont bien
pu r^ussir a nous rendre une image, celui-ci
de sa Bretagne et celui-la de sa Provence, un
autre de ses Flandres, et un autre encore de
son Languedoc ou de son Quercy natal 1 Mais
Balzac, lui, c'est la Bretagne et la Normandie,
c'est Alengon et c'est Angouleme, c'est Gre-
noble et c'est Besangon, c'est Nemours et c'est
Issoudun, c'est la Touraine et c'est la Cham-
pagne 1 De 1830 a 1850, la « vie de province »
en France, n'a pas eude peintreplus universel;
et, dira-t-on peut-etre la-dessus que la ressem-
blance des portraits qu'il nous a donnes est
quelquefois discu table? Ce n'est pas mon avis I
Mais quand on s'attarderait a discuter cette
ressemblance, quand nos provinces ounos villes
refuseraient de se reconnaitre dans son Eugenie
Grandet et dans son Ursule Mirouet, dans sa
Pierrette et dans sa Rahouilleuse, dans sa Beatrix
et dans son Cure de Tours, il resterait encore
que tous ces portraits different les uns des
6.
102 HONORE DE BALZAC.
autres; que, de cbaciin d'eux, nons recevons
une impression Ires particuliere; que celte
impression devient dans notre souvenir inse-
parable de leur original; et le sens de I'liis-
toire, en lant qu'il est le sens de la diver-
site des epoques ou des lieux, peut-il elre,
sera-t-il jamais qnelque chose d'autre ou de
plus ? II en est des 6poques en histoire,
comme des « styles » en art, qui ne consti-
tuent des « styles » ou des « epoques » que
par leurs differences, et ces differences ne sont
perQues, etne peuvent I'etre, que dans leur jux-
taposition ou dans leur succession. Mais qu'y
a-t-il au dela de ces differences, et meme y
a-t-il quelque chose?
* *
C'est ce que je voudrais mieux montrer
encore en reprenunt ici une indication de
Sainle-Beuve. et en parcourant quatre ou cinq
des romans de Balzac, dans I'ordre ou se sont
succ6de les epoques de I'histoire contemporaine
dont ils sont des illustrations, des episodes, ou
des monuments.
IIONORE DE BALZAC. 103
Voici, par exemple, les Chouans [1829], qui
ne son.t pas, je le dis tout de suite, un de ses
bons romans, et qu'en vain a-t-il refaits pour
les adapter au plan de la Comedie humaine, ils
n'en demeurent pas moins un roman de sa
premiere maniere : je veux dire celle qu'il a
desavouee. Ce qui fait que les Chouans ne sont f
pas un des bons romans de Balzac, c'est qu'ils )
sont historiques a la maniere des romans de I
Walter Scott. On essaie de nous y interesser a
la « resurrection » d'une epoque historique, par
le moyen d'une donnee sentimentale dont le
romanesque passe les bornes de I'invraisem-
blance; et le developpement de cette donnee i
rappelle, meme a ceux qui ne les ont pas lus, le
melodramatique d'Argow le Pirate et de VHe-
ritiere de Birague. II y a la des fantomes, il y
a des souterrains, il y a des cachettes « pleines
d'or » ; il y a aussi des etres humains a I'e-
preuve des balles, et meme de la baionnelte,
aussi longtemps du moins qu'il le faut pour
conduire I'intrigue jusqu'a son denouement.
II y a encore une « courlisane amoureuse » . ,
— nous sommes en 1829, — et un « mar-
quis » dont I'araour refait a sa mailresse une
104 HONORE DE BALZAC.
virginity. Mais rien de tout cela n'empeche
quelques traits de se d^gager du brouillamini
de I'intrigue, et, en somme, Balzac a bien fait
de ne pas renier ses Chouans. lis ne sont pas
« decid6ment » un « magnifique poeme »,
comma Balzac les qualifiait quand il les relut
pour la derniere fois, en 1843, mais, « le pays
et la guerre y sont decrits avec un bonlieur et
une perfection rares ». Et puis, plus impartial
k ses d6buts qu'il ne le sera plus tard, Balzac,
dans ses Chouans, a merveilleusement saisi et
rendu ce qu'il y eut de complexe dans ce mou-
vement de la chouannerie, ou tant de mobiles
inavouables se melerent, pour le rendre inutile,
a tant de d6sinteressement ; oii des deux parts
il fut deploye tant d'h^roisme, sans doute,
mais aussi tant de ferocite; et sur lequel, en
verite, ce que Ton pent dire de plus juste, c'est
que I'histoire n'a pas encore prononce son juge-
ment.
Franchissons maintenant un intervalle de
cinq ou six ans, 1799-1806, et lisons Une te-
nebreuse Affaire [1841]. Ce beau roman, dont je
vols que certains biographes ou critiques de
Balzac ne parlent qu'avec une espece de moue
HONORE DE BALZAC. 103
dedaigneuse, n'en est pas moins, a mon sens,
un de ses chefs-d'oeuvre; et il ne suffit pas,
pour I'avoir condamne, de I'avoir appele un
« roman policier » : I'execution est trop som-
maire. On a toujours aime les « hisloires de bri-
gands*, non seulement en France, mais dans
toutes les litt6ratures ; et qu'est-ce done que les
Miserables, dont je vols les memes juges faire
une si singuliere estime, sinon un « roman
policier »? En est-il pour cela plus mauvais?
Ou, par hasard, le drame ou le roman d'une
conspiration ne serait-il done « litteraire »,
qu'autant que la conspiration daterait pour
le moins du temps de Louis XIII? et ces-
serait-il de I'etre pour devenir ce que Ton
appelle un peu meprisamment « policier »
quand c'est la vie de Napoleon qui s'y joue?
Voila de bien singulieres distinctions I
Pour nous, ind6pendamment de I'int^ret
propre de I'intrigue, et de I'originalite de
quelques caracteres, tels que celui du regisseur
Michu et de Laurence de Cinq-Gygne, il y a
trois choses, dans Une tenebreuse Affaire, qui
mettent ce roman au premier rang de I'oeuvre
de Balzac. Je ne sache pas d'abord que, nulle
106 HONORE DE BALZAC.
part, dans aucun autre roman, ni peut-etredans
aucun livre d'histoire, on ait mieux recons-
, titue la pesante atmosphere qui fut celle ou
respira la France, de 1804 a 1812 environ.
Un seul homme 6tait tout un grand pays, qui
ne vivait, ou ne semblait vivre, que de I'im-
pulsion que cet homme lui communiquait. La
ou il 6tait, la battait le coeur de la France, et,
de ce centre k la circonference, les pulsations
ne s'en transmettaient que ralenties et dimi-
nuees. On somnolait dans la paix du silence,
et toutes les fonctions sociales semblaient
interrompues, qui n'avaient pas pour objet de
procurer de I'argent, des hommes, et des vic-
toires a I'Empereur. Gependant, sous celte
formidable compression, — a laquelle, main-
tenant que nous la connaissons mieux qu'au
temps de Balzac, on n'en citerait guere qui
soit comparable dans I'histoire, — des rancuries
veiilaient, habilesa se dissimuler, d'inexpiables
rancunes, qui n'etaient retenues de se mani-
fester imprudemment ou pr6maturement, que
par la crainte de ne pas aboutir; et c'est
f encore ce que Balzac a bien vu. Peut-etre n'y
] a-t-il jamais eu, pas meme ci Rome sous les
HONORE DE BALZAC. 107
Empereurs, de pouvoir plus instable ni plus
menace que celui de Napoleon ; et, si j'osais
dire que I'une des raisons de ses guerres
perpetuelles est dans le besoin qu'il avail du
prestige de la victoire pour se maintenir sur
son trone, je ne dirais rien qu'il ne fut ais6
de prouver par des temoignages que Ton
emprunterait a ses historiens les plus autori-
s^s : a M. Frederic Masson, par exemple, dans
son livre sur Napoleon et sa famille ; ou a
M. Albert Soreldans son livre sur T Europe et la
Revolution franqaise. Et ce que Balzac a encore
tres bien vu, — 6claire d'ailleurs qu'il 6tait,
et renseigne, comme pouvait I'etre M. Thiers,
par les survivants de I'Empire, nombreux
encore en 1840, — c'est le jeu de quelques
hommes, et de quelques-uns de ces survivants
eux-memes, qui, se rendant bien compte que
I'Empire ne durerait pas toujours, ni meme
longtemps, se preoccupaient principalement,
en le servant, de le faire tomber, et s'il tom-
bait, de le faire tomber d'une chute qui leur
tut utile, et meme avantageuse.
Glassons done, avec Balzac, Une tenebreuse
Affaire, dans les Scenes de la Vie politique, et
108 HONORE DE BALZAC.
SI nous voulons a force, parce qu'en effet,
la police y joue son r61e, que ce soil « un roman
policier », disons alors qu'un roman policier,
quand il est de Balzac, et qu'il s'intitule line
tenebreuse Affaire, passe en int^ret, comme en
\ importance hislorique, des romans beaucoup
plus « distingues », peut-6tre, tels qu' Adolphe,
: par exemple, et tels qu' Obermann. Mais ce
qu'il est de plus, par rapport aux Chouans,
c'est une suite, une continuation, c'est un ta-
bleau expressif et representatif d'un moment
historique, precis et determine, dont il nous
rend k la fois les caracteres, les couleurs, et
surtout I'atmosphere. Et, pour achever d'un
dernier trait la ressemblance, Balzac, dans
une scene admirable, a voulu que la fiert6 de
Laurence de Cinq-Gygne s'inclin^t devant le
prestige de celui qui, ce soir-1^, se preparait
k remporter le lendemain la victoire d'lena,
puisque I'Empereur 6tait de ces hommes a
I'influence personnelle desquels on ne se sous-
trait guere, et dont il fallait s'6loignerd'abord,
ou ne jamais s'approcher, si Ton voulait con-
server a leur 6gard la liberte de ses rancunes,
de ses haines, et de son jugement.
HONORE DE BALZAC. 109
Que dirai-je maintenant de Cesar Birotteau
[1837] et ou trouverons-nous un tableau plus
vivant des premieres annees de la Restaura-
tion? Le titre du roman, a lui tout seul, ne
resume-t-il pas deja toute une 6poque: Gran-
deur et Decadence de Cesar Birotteau, marchand
'parfumeur, adjoint au maire du IP arrondis-
sement de Paris, chevalier de la Legion d'honneur ?
Si d'ailleurs on a cru pouvoir dire (TUne tens-
breuse Affaire qu'il fallait etre presque magistrat
pour en suivre I'intrigue, c'est une critique
ou un 6loge que Ton ne saurait faire de Cesar
Birotteau, attendu que le roman est de ceux
ou Ton pourrait soutenir qu'il ne se passe
exactement rien; et, sans aucun doute, avant
la revolution operee par Balzac dans le roman,
on I'eut ditl Cesar Birotteau, ayant invente la
double Pate des Sultanes et VEau carminative, fait
fortune; puis, pour avoir voulu aller trop vite,
Cesar Birotteau se mine; et, en verite, c'est
tout le roman. Comment, d'un pareil sujet, oii
pas plus qu'il n'y a d'intrigue, pas plus il n'y
a de caracteres qui sortent de I'ordinaire ni
presque du commun; ou Ton ne voit point
de violentes passions dechainees, ou I'amour
7
110 HONORE DE BALZAC.
menie n'a rien, pour ainsi dire, que de calme,
de laisonnable et de bourgeois; dont tous les
personnages ne sont que de petites gens, et
dont la catastrophe enfin ne consiste qu'en
une faillite, comment Balzac a-t-il pu tirer le
roman qu'est Cesar Birolleau? G'est pr6cisement
ce que nous essayons d'expliquer, et quand
nous y aurons reussi, si nous y reussissons, la
presente 6tude sera terminee. Mais, pour le
moment, nous n'en voulons signaler que la
valeur de representation historique ; et jamais
adaptation d'un sujet a une 6poque d^terminee
ne fut sans doute plus parfaite. Reduite aux
I proportions de ce qu'on appelle un taiiicau-de
genre, c'est bien ici la Restauration tout entiere.
Plus vieux d'une vingtaine d'aimees, Cesar
Birolteau ne serait pas Cesar, mais Ragon,
son pred6cesseur a i'enseigne de la Reine des
Roses; et, plus jeune de vingt ans, il y serait
son propre successeur, le triomphant Crevel.
C'est de cinq ou six ans encore que nous
avangons dans I'histoire du siecle, avec la
Rubouilieuse [1842], qui n'est assurement pas
ie plus « moral » des romans de Balzac, mais
'qui en est sans doute I'un des plus a natu-
HONORE DE BALZAC. Ill
ralistes », et, surtout, a juste litre, I'un des
plus admires. Car, nous partageons cette admi-
ration 1 Seulement, et tandis que ce que Ton y
admire le plus, depuis que Taine, dans son
Essai sur Balzac, en a comme ramasse et con-
centre tous les traits sous le grossissement de
son style, c'est le caractere de Philippe
Bridau, I'un des « monstres » les plus odieux
et les plus complets de la Comedie humaine, ou
il y en a tant, je ne nie pas qu'en effet ce Bri-
dau ne soit une des plus vigoureuses creations
de Balzac, et |je souscris a tout ce que Taine
en a pu dire, mais c'est autre chose que
i'apprecie dans un Menage de Gargon. Je ne
m'y interesse pas moins au commandant
Gilet, le tyran redoute d'lssoudun, ou au ca-
pitaine Giroudeau qu'au colonel Bridau lui-
meme. Les silhouettes a peine indiquees du
« dragon » Carpentier, de V « artilleur » Mi-
gnonet, du capitaine Potel ou du capitaine
Renard, ne me sont pas indifferentes. J'aime
a im'aginer d'apres elles ce qu'eussent ete
les Scenes de la Vie militaire. Et, de fait, ce
sont la trois ou quatre biographies dont les
accidents et la diversite jettent une singu-
112 HONORE DE BALZAC.
Here lueur sur un autre aspect de la Restau-
ration.
Dans le meme temps que les Birotteau fai-
saient fortune, que devenaient en effet ces
« demi-soldes », colonels de vingt-cinq ans, ci
qui Ton contestait jusqu'ci leur grade acquis sur
les derniers champs de bataille de I'Empire, et
que, du sommet de leurs ambitions, exaltees
par I'exemple de ces marechaux, Ney ou Murat,
dont ils connaissaient I'histoire, la paix avail,
pour ainsi dire, precipites dans la r6gularit6
de la vie civile? Si quelques-uns d'entre eux,
a I'imitation des grands chefs, s'etaient rallies
aux Bourbons, et continuaient de servir leur
pays sous le drapeau blanc, d'autres avaient
d6pouill6 tout esprit militaire en d6posant
I'uni forme, etaient devenus de vagues fonc-
tionnaires, s'etaient tant bien que mal accom-
modes aux temps nouveaux. Mais d'autres
encore, decorant du nom de fid^lite au grand
homme leur bruyante incapacite de se sou-
mettre k aucune regie, promenaient de caf6s
en caf6s leur redingote de coupe militaire et
leurs propos insultants, leur ruban de la Le-
gion d'honneur et leurs appetits inassouvis.
HONORE DE BALZAC. 113
Le commandant Gilet et le colonel Bridau sont
des « lascars » de cette espece. Quelques restes
de vertus militaires, — la bravoure physique,
le sang-froid en presence du danger, la rapi-
dite de la decision, un mepris de la vie qui^
d'ailleurs s'accorde fort bien, tant qu'on vit,
avec le ferme propos de tirer de la vie tout ce
que Ton pourra de jouissances, — ne servent
qu'a masquer en eux les pires des vices et les
plus dangereux. De tels hommes caracterisent
une epoque. Leurs vices ou leurs appetits
pen vent bien etre de tous les temps; leur
maniere de les satisfaire n'est que de sa date.
Expressifs ou representatifs, ils le sont sur-
tout d'un ensemble ou d'un concours de cir-
constances qui ne se sont rencontrees qu'une
fois, et dont ils ont commence par etre les
« creatures » avant d'en devenir 1' « expres-
sion ». Et peut-etre, au lieu de « creatures »
devrais-je dire « les produits », si peut-etre ce
mot rendait mieux encore ce qu'il y a d'eux
en eux qui n'est pas d'eux, mais du « mo-
ment » et comme on dit , de 1' « ambiance »
ou ils ont evolue ; et c'est ce qui acheve d'en
preciser la signification historique. Ce sont des
114 HONORE DE BALZAC.
] « documents » de premier ordre que les deux
/ ou trois biographies militaires d'wn Menage de
Gargon, et pour dire tout ce que j'en pense, je
doute si les archives du IVtinisterede la guerre,
dans leurs dossiers, en contiennent de plus
authentiques, et de plus interessantes . Des
biographies civiles, non moins interessantes, et
qui completent le tableau de I'epoque, sont
celles du munitionnaire du Bousquier, dans la
Vieille Fille, ou encore, dans Illusions perdues,
celle du baron Sixte du Ch^telet.
Meme valeur historique encore dans I'avant-
dernier des grands romans de Balzac : c'est la
Cousine Betle [1846]; et, sous ce rapport, je ne
sache rien de plus instructif que la confron-
tation du personnage de Crevel avec celui de
Cesar Birotteau. La vanite de Birotteau se con-
tenait encore dans les bornes de sa profession ;
on pent meme dire qu'elle s'y complaisait ; il
etait heureux d'etre quelqu'un « dans la par-
fumerie » ; et quoique, naturellement, ce par-
fumeur arrive n'eut pas de lui-meme une me-
diocre idee, cependant il s'inclinait encore, il
s'inclinait meme avec une sorte de fierte, devant
les « superiorites sociales », et, j usque dans la
HONORS DE BALZAC. 115
fortune, il avait le sentiment de ce qui lui man-
quait. Mais, precis6ment, c'est ce qui manque
k Crevel, le sentiment de quelque chose qui lui
manquerait, ou que quelque chose pourrait lui
manquer ! et devant quelles « superiorites
sociales » ce bourgeois s'inclinerait-il, s'ils sont
devenus, lui et ses pairs, depuis 1830, et en
trois jours, toutes les superiorites sociales? Et,
en effet, qu'y a-t-il au-dessus d'un bourgeois i
liberal de 1840; d'un homme qui « s'est fait
lui-meme » ; et a qui son succes est une preuve
de son merite, sa fortune, une garantie de son
intelligence, la consideration qui I'entoure, un
temoignage du prix que les autres hommes
attachent a tout ce qu'il possede? un homme
qui n'a qu'un signe a faire pour devenir, sous
le nom de depute, une fraction du souverain
de son pays ? et que la vente en gros de
r « fiau carminative » ou de 1' « huile de Ma-
cassar » a rendu I'egal de toutes les besognes
sous lesquelles autrefois ont pli6 les Turgot et
les Colbert, les Mazarin et les Richelieu ? Ce ',
bourgeois, c'est Crevel 1 et Balzac n'a jamais \
trace de portrait plus criant de ressemblance, ?
qui soit moins une caricature en ce qu'il •
116 HONORE DE BALZAC.
semble avoir, par endroits, d'excessif, ni en
qui se resume ou s'abrege, avec plus de verity,
I'histoire de toute une generation. La Heine
s des JRoses est toujours la Heine des Moses, mais
I toute une transformation s'est accomplie de
I Cesar Birotteau a Gelestin Crevel : la Cousine
> Belle est un episode de cette transformation.
Et, dans le r^cit de cet Episode, il y a beau-
coup d'autres choses, mais rien de plus re-
marquable que le relief et la saisissante verit6
des traits par lesquels, en s'opposant k tous
ceux qui Font precede, il s'affirme, si Ton ose
ainsi dire, contemporain de son epoque. La
jmonarchie de Juillet revit dans la Cousine
I Betle^ comme les annees heureuses de la Res-
■ tauration dans Cesar Birolleau, et comme dans
'.les Chouans I'esprit de la Revolution.
*
* *
On voit peut-etre ce que nous voulons dire,
en insistant sur la signification proprement
historique des romans de Balzac; et combien
ce genre d'historicite difTere, tout en en pro-
cedant, du caractere des romans de "Walter
HONORE DE BALZAC. 117
Scott. Mais faut-il aller plus loin, et par
exemple, faut-il faire 6tat des jugements histo-
riques de Balzac, en tant que tels, et comme
on fait des jugements de Guizot, par exemple,
ou meme de Michelet, sur la Revolution, sur
I'Empire, sur la Restauration ? G'est I'opinion
de quelques balzaciens fervents, et si nous
les laissions dire, une centaine de pages du
Medecin de campagne [1833], — c'est le chapitre
intitule : le Napoleon du Peuple, — contien-
draient autant de verit6 que les vingt volumes
de Thiers sur le Consulat et I'Empire. On cite
aussi les conversations des hommes d'Etat de
la Comedie humaine, les Rastignac et les de
Marsay, dont I'une des plus curieuses est
celle qui sert de Post-scriptum a Une tmebreuse
Affaire. Mais ce n'est la, je pense, qu'un
exemple du besoin que nous avons de con-
fondre les genres I et, au lieu d'etre d'admira-
bles romans, si la Cousine Bette ou un Menage
de Gargon 6taient de vraies « histoires » , quel
Men, je veux dire quel honneur croit-on qu'il
en revint a Balzac ? Est-ce done qu'en affectant
les allures de I'independance d'esprit, nous
serions toujours esclaves des categories de
7.
118 HONORE DE BALZAC.
I'ancienne rh6toriqne? croirions-nons encore
avec elle que le roman est un « genre infe-
rieur i> ? et, meme quand il s'agit du roman de
Balzac, nous innaginerions-nous que nous en
relevons en quelque sorte le ra^rite, en le rap-
prochant lantdt du « drame » ou tanl6t de
r « histoire », tandis qu'au contraire son origi-
nal! te veritable, — et toute cette 6tude ne
tend qu'a le prouver, — est d'avoir egale ou
rempli sa propre definition. Les romans de
1 Balzac ne soiit p^s dpi rhistnirft, ni siipfoiit. des
« romans historiques », mais ils ont une signi-
ficatioD, une valeur, une portee JiLsiariques, et
cette valeur est ce qu'elle doit 6tre pour qu'en
6tant historiques, et de cette maniere. ses
romans soient pourlant des romans.
Ce qu'il est permis d'ajouter, c'est que cette
valeur a paru se preciser et s'accroitre, depuis
qu'une maniere nouvelle d'6crire I'histoire
s'est accreditee parmi nous. D6ja, tous les
Memoires qu'on a publies depuis une cinquan-
taine d'ann^es sur la Bevolution et sur I'Em-
pire, avaient ete corame autant de « preuves k
I'appui » des divinations ou des inductions du
grand romancier. Mais, quand au contenu des
HONORE DE BALZAC. 119
Memoires sont venus se joindre les resultats
des recherches, ou des fouilles, oper^es dans les
archives, c'est alors qu'on a pu s'etonner a bon
droit de la justesse et de la profondeur du
« sens historique » de Balzac.
Je songe, en ecrivant ceci, k tels recits que
M. Ernest Daudet a rassembles naguere dans
un volume intitule : la Police et les Chouans sous
le premier Empire, et au Tournebut de M. G. Le-
ndtre. On trouvera dans le premier I'histoire
authentique et en quelque sorte officielle de
{'enlevement du senateur Clement de Ris, his-
toire qui est le theme fondamental d'Une tem-
breuse Affaire; et Tournebut n'est autre chose
que le compte rendu complet et detaille de
I'aff^ire que Balzac a r^sumee dans VEnvers de
rhistoire contemporaine. On pourra se convaincre,
a cette occasion, du r61e considerable que « la
police » a joue dans la politique des cinquante
premieres annees du siecle qui vient de finir,
et peut-etre jugera-t-on que les moyens poli-
ciers des agents de Balzac font moins d'hon-
neur a la fecondite de son imagination qu'a la
fid61ite de son observation. Mais on y verra
surtout de quelle maniere nouvelle de trailer
120 HONORE DE BALZAC.
I'histoire Balzac a et6 I'initiateur en son temps.
Et, peut-etre, a cette occasion voudra-l-on
s'etonner avec nous que plusieurs de ceux qui
n'en doivent qu'^ lui la connaissance et I'art,
se soient acquittes de leur dette en la reglant,
de preference, avec Stendhal et les freres de
Goncourt.
« En saisissant bien le sens de cette compo-
sition, — lisons-nous encore dans V Avant-pro-
pos de la Comedie humaine, — on reconnaitra
que j'accorde aux faits constants, quotidiens,
secrets ou patents, aux actes de la vie indivi-
duelle, a leurs causes et a leurs principes, au-
tant d'importance que jusqu'alors les historiens
en ont attache aux 6v6nements de la vie pu-
blique des nations. La bataille inconnue qui
se livre dans une vallee de I'lndre, en Ire
madame de Mortsauf et la passion [le Lys dans
la Vallee], est peut-etre aussi grande que la
plus illustre des batailles connues. » Et, selon
son habitude quand il parle de lui-meme, il
exagere ! Entre la bataille qui se livre dans le
ccEur de madame de Mortsauf, et je ne dis pas
la plus illustre, mais la moins fameuse des
« batailles connues », il y aura toujours cette
HONORE DE BALZAC. 121
difference que la moins fameuse des « batailles
connues » a interrompu ou change des milliers
de destin6es humaines, tandis qu'apres tout la
defaite ou la victoire de madame de Mortsauf
sur elle-meme et sur sa passion, n'interesse
qu'elle-meme... et ce grand nigaud de Felix de
Vandenesse. Ce n'est pas moi qui I'appelle un
grand nigaud ! c'est madame de Manerville,
a laquelle il avait eu I'imprudence ou la fa-
tuite d'adresser le manuscrit du Lys dans la
Vallee. Mais n'epiloguons pas sur le choix de
I'exemple I Au lieu du Lys dans la Vallee, sup-
posons qu'il s'agisse de la Cousins Bette; et
comprenons ce que Balzac a voulu dire.
II a cru, pour I'avoir observe, que nos actions,
meme publiques, etaient toujours, comme on
dit aujourd'hui, « conditionn6es » par les cir-
constances de notre vie privee. II a cru que les
causes, qui dans un cas donn6 determinaient
les actions d'un homme en un sens, et celles
d'un autre homme dans un autre sens, etaient
situees en general plus loin et plus profonde-
ment qu'on ne le pense, et ne dependaient pas
tant de I'heure ou de la circonstance, que
d'une longue premeditation des acteurs, incon-
122 HONORE DE BALZAC.
sciente, mais non pas pour cela tout k fait ni
pr^cisement involontaire. « Je me suis seuti
pousser par une force interieure, ci laquelle je
n'ai pu resister. — Examinons un peu cela, et
voyons si la direction que vous avez donnee a
voire vie n'aurait pas eu pour objet de rendre
cette force irresistible ». Si c'est bien ainsi que
se pose aujourd'hui la question du determi-
nisme historique, ne devons-nous pas rappeler
que c'est bien ainsi qu'elle se pose d6ja dans
les romans de Balzac? Et s'il serait aise de
montrer, comme nous le montrerons, que c'est
bien a lui, Balzac, et non a un autre, philo-
sophe ou historien, que toute une moderne
6cole a emprunte cette conception de I'histoire,
n'est-ce pas une preuve encore, s'il en fallait
donner une derniere, de la profondeur de son
sens historique?
Mais la valeur historique d'un roman lei que
la Consine Bette ou Cesar Birotteau n'en cons-
titue pas lout le nierite, et sur tant d'autres
romans, — meltons Mauprat ou Mananna, —
s'ils n'avaient que cette superiorite, seraient-ils
les romans qu'ils sont? Je le crois, pour ma
part, et je viens d'essayer d'en dire les raisons.
HONORE DE BALZAC 123
La « ressemblance avec la vie » n'est, si Pon le /
veut, qu'un merite du roman. mais elle en est I
un merite. on plntAt le m^rite essentipL Nous
voudrions que Ton eiit ici commence de Ten- *'
trevoir. Et si le roman de Balzac a certainement
d'autres qualit^s, nous voudrions que Ton vit
bien, dans le chapitre suivant, la liaison de
ces autres qualites avec cette qualite fonda-
mentale et premiere. La valeur proprement
litt6raire ou esthetique du roman de Balzac
n'est qu'un prolongement de ce que nous en
avons appel6 la signification historique.
CIIAPITRE V
LA VALEUR ESTHETIQUE DU ROMAN
DE BALZAC
Existe-t-il des qualites que Ton puisse
nommer proprement « litteraires » ; dont la
presence ou la realisation suffise a differencier
une oeuvre litteraire de celle qui ne le serait
pas ; et des qualites, en dehors desquelles il
pourrait d'ailleurs y avoir tous les merites que
Ton voudrait, mais rien de litteraire? On le pen-
sait jadis; et Balzac lui-meme n'etaitpaseloigne
de le croire quand, dans une phrase tres curieuse
que nous avons citee plus haut, apres avoir
declare que George Sand n'avait ni « la force
de la conception », ni « le don de construire un
plan », ni « la faculte d'arriver au vrai », ni
HONORE DE BALZAC. 125
« I'art du pathetique », il ajoutait qu'en re-
vanche elle avait eu « le style » ; — et c'etait
assezde cette qualite, reputee « litteraire » entre
toiites, pour qu'elle fut a bon droit devenue
George Sand, c'est-^-dire le seul romancier dont
la popularite, aux environs de 1838, surpassat
ou egaldt la sienne. Mais, de plus, Balzac ne
semblait-il pas dire, en s'exprimant ainsi, que
des qualites telles que « le don de construire
un plan », ou telles que « I'art du pathetique »,
etaient autant de qualites essentielles au roman,
et sans lesquelles il eut pretendu volontiers
que Ton pouvait bien etre, — comme George
Sand, precisement, — un tres grand ecrivain,
mais non pas un romancier? 11 y avait done
aux yeux de Balzac, des qualites « litte-
raires ». II y en avait de generales, telles que
le style, et de particulieres a tel ou tel genre;
il y en avait de communes a tous les ecrivains,
comme le don de « construire un plan », et il y
en avait de propres au poete, au dramaturge,
ou au romancier. Ges qualites, propres au ro-
mancier, si nous recherchions dans quelle me-
sure sa Comedie humaine les a realisees, nous
ne le trahirions done pas, et, en somme, on le
126 nONORE DE BALZAC.
jugerait d'apres ses principes, si Ton ^tudiait
tour k tour dans son oeuvre, « la force de la
conception », « la faculty d'arriver au vrai », et
« I'art du path6tique ».
On dirait en ce cas, on poiirrait dire, que les
((Conceptions)) de Balzac sont quelquefois admi-
rables, — ad mi rabies de force, comme par
exemple dans le Pere Goriot ou dans Une tene-
h'eme Affaire, et admirables de simplicity,
comme dans Eugenie Grandet ou dans Cesar
Birotteau, — mais elles sont quelquefois etran-
ges, pour ne pas dire folles, comme dans la
Femme de Trente ans, par exemple, et quelque-
fois assez grossieres, comme dans la Derniere
incarnation de Vautrin. Lequel des deux est une
« conception y> du romantisme le plus extra-
vagant : Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, ou
Edmond Dantes, comte de Monte-Cristo ? Les
Petits Bourgeois sont encore une « conception ))
bien extraordinaire! A un autre point de vue
Fun des plus beaux romans de Balzac, Ursule
Mirouet [1841], est tout a fait gM6 par I'in-
tervention du « mesmerisme )) ou du « magne-
tisme » dans Faction ; et j'aime mieux ne
point parler de la JPmu de c/tagnn^ [1831] ,
HONORE DE BALZAC. 127
de Louis Lambert [1832] ou de Seraphita [1834].
Je dois seulement rappeler que Taine trouvait
la fin de Seraphita « belle comme un chant de
Dante » I
On pourrait dire encore que, dans quelques-
uns de ses romans, tels que la Recherche de
VAbsolu, le Lys dans la Vallee, Albert Savariis
(1842) et meme le Cousin Pons, Balzac a pousse
« I'art du pathetique » presque aussi loin qu'on
le puisse porter. De quelque maniere qu'il y
atteigne, et frequemment, il faut bien le recon-
naitre, par des moyens ou des procedes que
Ton pourrait appeler peu « litteraires », I'inten-
site de I'emotion est souvent extraordinaire dans
les grands romans de Balzac. Mais, soyons sin-
ceres, et surtout soyons justes, pour les Dumas
et les Sue : ne I'est-elle pas aussi dans quelques
endroits des Mysteres de Paris ; et meme de Monte-
Cristo ?
Et sans doute, enfin, on pourrait dire que,
si « la faculte d'arriver auvrai » n'est ni la
derniere ni la moindre des qualit6s propres^
du romancier, nul assur6ment, en son temps, a
ni depuis, — j'ose le dire sans plus attendre, —
ne Pa poss6d6e au meme degr6 que Balzac. On 5
428 HONORE DE BALZAC.
vient pr6cisement de le voir dans ce que nous
avons dit de la « signification historique »
de son oeuvre; et je pense que tout a I'heure
on le verra mieux encore. Mais, de toutes ces
observations, qu'il serait ais6 de poursuivre et
de developper, et qu'au surplus on a vingt fois
faites, qu'en resulterait-il? et quand la justesse
en serait 6vidente, quand la profondeur en
serait admirable, n'auraient-elles pas toujours
ce defaut que ni « Tart du pathetique », ni
a la faeult6 d'arriver au vrai », ni « la force
de la conception » , ou mfeme « le don de
construire des plans » , n'etant caracteris-
tiques et constitutifs du roman, — je veux dire
ne I'etant pas plus que du drame, ou de la
comedie, — ce ne serait pas, ou ce serait a
peine le romancier que nous aurions montre
dans I'oeuvre de Balzac.
Qu'on nous pardonne de revenir et d'insister
sur ce point, puisque, a vrai dire, nous n'au-
rions pas entrepris cette etude, si ce n'en etait
ici la raison d'etre, et, a nos yeux, le grand
interet. Le roman de Balzac est autre que le
j roman de ses devanciers, et s'il est autre, c'est
I surtout en ceci qu'il n'est ni la comedie, ni le
HONORE DE BALZAC. 129
drame, « racontes » en quelque sorte au lieaf
d'etre « Merits pour la scene ». Si done ni laf
solidite des « plans », ni la « force des con- "
ceptions » ne sont des merites propres au
roman, et, pour ainsi parler, des parties essen-
tielles de sa definition, nous n'avons rien dit,
nous non plus, d'essentiel ci notre sujet, si
nous ne trouvons a louer dans Balzac que la
« force de ses conceptions », et la « solidit6 de
ses plans ». Nous voulons en dire autre chose,
et nous le voulons parce que nous le devons.
Nous pouvons done, chemin faisant, comparer
son Grandet ci I'Harpagon de Moliere, — de
quoi d'ailleurs on ne s'est pas fait faute, — et
pourquoi pas ses ambitieux a ceux de Cor-
neille? Les ambitieux de Corneille n'aspiraient
pas tous k des tr6nes, et ceux de Balzac n'as-
pirent pas moins a la domination qu'a I'argent.
Mais ces comparaisons ne sont toujours qu'un
amusement. Elles ne vont pas au fond de la '
chose. Et je sais qu'il est difficile « d'aller au
fond de la chose » : nous n'effleurons de tout
que les superficies! Mais c'est pourtant comme
« roman » qu'il faut qu'on essaie de caracteriser
le roman de Balzac, et je ne congois de moyen
130 HONORE DE BALZAC.
d'y reussir que de le prendre par celles de ses
qualiles ou ceux de ses defauls qui nous pa-
raissent n'appartenir uuiquement qu'au roman
de Balzac.
*
* *
Ce ne sera pas en nous efforgant de d^m^ler
ce qu'il y a de « romantisme » dans son oeuvre,
si, d'aiileurs, et conime nous le croyons, ee
qu'elle contient de plus g^ romantique » pour-
rait bien etre aussi ce qu'elie contient de moins
« balzacien ». On n'echappe jamais entierement
a son temps, et, ne fut-ce que pour le peindre,
1 11 est necessaire de I'avoir un pen vecu. II y a
done en Balzac des traits d'un romantique; il
•y en a m^me plusieurs; et on voit bien, si Ton
prend la peine d'y regarder d'assez pres, que
la Comedie humaine est contemporaine de Huy
Bias. Le choix de certains sujets, — nous
avons deja signale la Demiere incarnation de
Vautrin, — I'exageration de quelques carac-
teres, la sensibilite declamatoire qui lui a
dicte les premieres pages du Lys dans la Val-
lee : « A quel talent nourri de larmes devrons-
HONORE DE BALZAC. 131
nous un jour la plus emouvante 6legie, la
peinture des tourments subis en silence par
les 4mes dont les racines tendres encore ne
rencontrent que de durs cailloux dans le sol
domestique, dont les premieres frondaisons
sont decliirees par des mains haineuses, dont
les fleurs sont atteintes par la gelee au moment
ou elles s'ouvrent ? » tout cela, tout ce gali- *
matias, qui n'est pas rare dans Balzac, « r6tat
d'dme » dont il est generalement Texpressioii,
ou encore, la psycliologie pretentieuse et swe-
denborgienne de Louis Lambert et de Seraphita,
c'est done la part du romantisme dans I'aeuvre
de Balzac; — et ni Balzac, ni le romantisme
n'ont de raisons de s'en vanter.
Mais, apres cela, je dis que Balzac, tout
contemporain qu'il soit du romantisme, et
sous plus d'un rapport, romantique lui-meme,
n'a rien accepte du romantisme, si du moins,
comme il ne faut pas se lasser de le dire, le »
romantisme est la doctrine d'art, — plus ou
moins consciente, il n'importe, mais en tout
cas assez precise, — dont les poesies de Victor
Hugo, les drames du vieux Dumas, et les pre-
miers romans de George Sand : Indiana, Valen-
132 HONORE DE BALZAC.
tine, Jacques, sont et demeureront les monu-
ments historiques. Dans la mesure ou le
romantisme est surtout une question d'art,
nous avons vu qu'il n'y en avait guere de plus
indifferente k Balzac. G'est la representation
de la vie qui Tint^resse, et non pas du tout la
realisation de la beaut6, comme s*il se rendait
compte, un peu confus6mpnt., gn'pn arf^ (( la
'realisation de la beaute » ne s'obtient guere
q u'aux d^pens, ou au detriment de la fidelity
dfi rimitation dp. la vip H en est de la vie
comme de la nature, qui n'est de soi ni belle ni
laide; mais elles sont toutes les deux ce qu'elles
sont, et sans doute ce qu'elles doivent etre; et
on ne les enlaidit ou on ne les embellit I'une
et I'autre, on ne les « flatte » ou on ne les
« calomnie », qu'en commengant par en alte-
rer, d'une maniere systematique et dans un
sens convenu, les rapports reels. Aussi voyons-
nous que, par une consequence inevitable de
cette doctrine d'art, le romantisme a constam-
ment tendu vers la representation du rare ou
de I'extraordinaire : le brigand heroique ou la
courtisane amoureuse, plus vierge en ses d6bor-
dements qu'aucune fille de bonne mere. Mais,
HONORE DE BALZAC. 133
k cet egard encore, on ne pent pas etre moins-
romantique que Balzac; et quelques types sin-
guliers ou exceptionnels de force et de gran-
deur, — Grandet ou Bridau, Vautrin ou
Henares, des dues de Soria, — que Ton puisse
rencontrer dans son CEUvre, ce que cette oeuvre f
est essentiellement, c'est une rehabilitation, si
je puis ainsi dire, de « I'humble verite », de i
la verite quotidienne, de cette verite dont la '
comedie meme, et le vaudeville, et le roman,
jusqu'a Balzac, ne s'etaient inspires, tant ils la
trouvaient vulgaire ! que dans une intention de
caricature ou de satire evidente. Et enfin, si
le romantisme a surtout consiste dans Feta- 'I
lage du Moi de I'ecrivain, ou encore dans la \
reduction systematique du spectacle du vaste
monde au champ de la vision personnelle du
poete ou du roniancier, qui niera qu'au con-
traire I'oeuvre entiere de Balzac ne soit un
perpetuel effort pour subordonner sa maniere
individuelle de voir, — necessairement etroite,
et « simpliste » en tant qu'individuelle, — au
conlrdle d'une realite qui lui est par definition
ext^rieure, ant6rieure, et superieure ? Non,
assurement, Balzac n'est pas un romantique!
8
134 HONORE DE BALZAC.
La Comedie humame ne serait pas ce qu'elle est,
si Balzac etait un romantique ! et, n'6tant pas
un romantique, que dirons-nous qu'il ait ete
dans le siecle de George Sand et de Victor
Hugo?
II a et6 ce que nous appelons de nus jours
un <t naturaliste » ; et il I'a et6 dans tous les
sens du mot, si seulement on veut bien se rap-
peler cette phrase de VAvant-propos de la
Comedie humaine : « II a existe, il existera de
tout temps des especes sociales comme il y a
des especes zoologiques. » On salt d'ailleurs,
par le meme Ava7it-propos, et, aussi bien, par
vingt autres endroits de son oeuvre, qu'il
aimait a se r6clamer de Geoffroy Saint-Hilaire
et de Guvier. Voyez, notamnient, dans la Peau_
de chagrin, les consultations que deraande a
quelques savants, son Raphael de Valentin, et
je ne veux pas dire le degre d'information,
mais I'intelligente curiosite qu'elles denotent.
II avait dit encore, pour mieux preciser la
nature de son ambition : « La societe ne fait-
elle pas de Fhomme, suivant les milieux ou
son action se deploie, autant d'hommes diffe-
rents qu'il y a de varietes en zoologie? Et,
HONORE DE BALZAC. 135
ceci, on pourrait dire que c'est tout le Lamarc-
kisme. »
Mais, la remarque faite, c'est, — naturelle-
ment, — dans le sens esthetique du mot, que
nous I'appelons un « naturaliste » ; et ce mot,
depuis le xvii® siecle, a regu, dans la langue
litt6raire, quoi qu'on en ait pu dire, une
signification nettement definie. « L'opinion\
qu'on appelle naturaliste, dit un texte de ce
temps-la, est celle qui estime necessaire I'exacte
imitation de la nature en toutes choses. »
D^veloppons un pen ceci : nous ne serous pas
loin d'avoir caracteris6 le roman de Balzac, si
nous montrons en quoi La vieille Fille ou le
Cure de Tours, sont des romans « naturalistes » .
Et nous pourrions alors faire un pas de plus,
ou meme deux. II y aurait moyen de montrer
que les romans de Balzac ne sont des romans
que dans la mesure ou ils sont « naturalistes »,
et qu'ils se classent eux-memes entre eux, je
serais tent6 de dire automatiquement, selon
qu'ils r6pondent, avec plus ou moins d'exac-
titude, aux exigences d'un art naturaliste. Le
grand defaut de son Vautrin n'est que d'etre un
roman romantique.
136 IIONORE DE BALZAC.
*
* *
Naturalistes, c'est-a-dire conformes, d'inten-
tion et de tait, k la r6alit6 de la vie^ les romans
I de Balzac le sont done, en premier lieu, par
j la diversity des conditions qu'ils mettent en
1 scene ; et, sans doute, a I'enoncer aujour-
d'hui, ce n'est rien que cela ! mais si cepen-
dant nous voulons mesurer la portee de I'in-
novation, ou de la revolution, songeons aux
romans de ses contemporains, ceux de George
Sand, par exemple : Indiana, Valentine, Mauprat,
ou aux nouvelles de Merim^e : la double Meprise,
Arsene Guillot, la Venus d'Ule. Quelle est la
« condition » des personnages de George Sand
et de M6rim6e? lis n'en ont point, a moins que
ce soit une « condition », que d'etre heros de
roman; et on oserait dire qu'avant de les
faire entrer dans « la vie litteraire », et pour
les y introduire, leurs auteurs ont commence
par les « abstraire » de la vie reelle. Quel
regiment a commande « le colonel Delmare »?
et quelles negociations ont conduites les diplo-
mates qui font figure dans les nouvelles de
HONORE DE BALZAC. 137
Merimee? Balzac nous I'eut certainement voulu
dire.
J'insiste; — et le lecteur est pri6 de bien
entendre ce point. Quelle est la « condition »
d'Adolphe et d'Obermann? du lord Nevil de
Corinnel de Rene? Que savons-nous d'eux, et,
a vrai dire, qu'en savent-ils eux-memes? Oii
se sont-ils eprouves ? de quelle vie ont-ils
v6cu ? d'oii leur viennent, pour preciser encore
davantage, ces ressources qui les dispensent,
en toute occasion de « compter » ? et si, — je
ne dis meme pas dans nos democraties con-
temporaines, mais dans nos societes modernes,
telles que nous les connaissons depuis trois
cents ans, — si la necessite de vivre, res angusta
domi; si I'obligation de pourvoir a des exi-
gences qui se renouvellent tons les jours; si la
contrainte et le retour de I'occupation quoti-
dienne sont peut-Mre ce qu'il y a de plus
inlaillible pour briser, ou pour interrompre
I'elan des « grandes passions », en meme temps
que pour entraver la possibiliie de les satis-
faire, qui ne voit et qui ne sent qu'en les
6cartant du roman, ce n'est pas seulement
d'un 6l6ment d'interet et de diversite qu'on le
8.
\
138 HONORE DE BALZAC.
prive, mais c'est de sa substance meme qu'on
le vide? La representation de ce qui constitue
la trame journaliere de I'existence humaine,
et qui ne fait pas moins le souci de la grande
dame dans son boudoir, que de Birotteau duns
son comptoir, du due de Chaulieu dans son
somptueux h6tel, que d'Eugene de Rastignac
dans son taudis de la pension Vauquer, est la
premiere loi d'un genre qui se propose pour
principal objet I'imitation fidele ou la repre-
sentation de la vie.
L'originalite de Balzac est de I'avoir compris,
et, de 1^, dans son oeuvre, I'importance, on I'a
d^']k indique, mais surtout le caractere particu-
lier de la question d'argent. C'est ce caractere
qu'on n'a pas assez remarque. Gar, d'autres que
lui nous avaient, avant lui, montr6 comment
on depense I'argent, ou meme comment on
se le procure, a la fagon des picaros de Le
Sage, quand on n'a d'autre part a sa disposition
aucun moyen honnete de le gagner. On voit
aussi quelque chose de cela dans la comedie
de Dancourt et de Regnard. Mais Balzac, le
premier des romanciers. a essaye de nous dire,
lui, comment I'argent se gagnait, en combien
HONORE DE BALZAC. 139
de manieres, — par le travail et par I'econo-
mie, a la fagon des Birotteau, des Grevel on
des Popinot; — par la speculation sur laterre,
comme Grandet et comme Gaubertin, ou en
Bourse, comme Nucingen; — par la politique
et par la diplomatie, comme Rastignac; — par
I'usure ehontee, comme Gobseck, et comme
Rigou ; — par un beau mariage, comme ce sou-
dard de Philippe Bridau, ou comme le digne
epoux de la douloureuse Eugenie Grandet, le
president Gruchot de Bonfons;... et, tout de
suite, on voit la consequence. Pour nous dire
« comment I'argent se gagne » il a fallu qu'on
nous decrivit les moyens de le gagner, qu'on
nous les fit accepter comme probables, qu'on
nous les « expliqudt » en nous en montrant les
rapports avec le mecanisme ou la technique
d'une profession. Et, en effet, voici comment
I'argent se gagne dans la droguerie, [d'.mr
Birotteau] et comment on se fait une fortune
territoriale [Eugenie Grandet]. Voici de quelle
maniere madame de Lestorade s'y est prise
[Memoi7'es de deux jeunes Mariees], et de quelle
maniere I'Auvergnat Remonencq [le Cousin
Pons]. II y a toute une histoire des transfor-
140 IIONORE DE BALZAC.
mations de la papeterie dans Illusions perdues
[t. Ill], et toute une theorie de la « haute
banque » dans la Maison Nucingen. Lk est vrai-
ment I'interet de ia question d'argent dans le
roman de Balzac. Elle le particularise, et elle
le concrete; elle le specialise; et, si je puis
ainsi dire, elle le realise.
Otez, en effet, la question d'argent : que reste-
rait-il &" Eugenie Grandet, de la Recherche de I'Ab-
solu, du Pere Goriol, du Contrat de mariage, de
Cesar Birotteau, du Cousin Ponsi Mais remarquez
en meme temps ceci que, ni du Cousin Pons,
ni du Pere Goriot, ni de la Recherche de VAbsolu,
t ni meme di* Eugenie Grandet, la question d'argent
I ne fait le principal interet. Elle ne sert quxt
communiquer au recit un air do precision qn'il
n'aurait pas sans elle; elle introduit avec elle,
dans le domaine du roman, uue infinite de de-
tails que leur insignifiance ou leur vulgarite
pretendues en avaient 6cartes jusqu'alors; et
puisqu'enfin ces details sont la vie meme, c'est
pour cela que la ressemblance avec la yie, et la
v6rite de I'oeuvre, s'accroissent de tout ce qu'ils
prennent de place, avec la question d'argent,
et la peinture des conditions.
HONORE DE BALZAC. 141
« Mon ouvrage, disait a ce propos Balzac,
a... sa genealogie et ses families, ses lieux et
ses choses, ses personnes et ses faits;... il a
son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses
artisans et ses paysans, ses politiques et ses
dandys, son armee, tout son monde enfm. »
G'est ce que Ton voit bien dans le livre que
deux bons balzaciens, M. Anatole Gerfbeer et
M. Jules Ghristophe, publiaient il y a une dou-
zaine d'annees, [1893] et qu'ils intitulaient :
Mepertoire de la Comedie humaitie. Les biographies
des heros de Balzac y sont ramass^es, comma
dans un Didionnavre, par ordre alphabetique, et,
h les parcourir, on est d'abord etonne de les
trouver si nombreuses. On avait bien retenu
quelques figures principales, typiques ou sym-
bol iques, Rastignac et Vautrin, Grandet et
Birotteau, Glaes et le pere Goriot, Gobseck et
Gaudissart, madame de Mortsauf et madame
de Lestorade, Agathe Rouget et Flore Brasier,
la vicomtesse de Beauseant et la duchesse de
Langeais 1 On ne se doutait pour ainsi dire
pas qu'il y en eut tant d'autres de groupees
aulour d'elles, et si vivantes, quoique a peine
6bauchees. G'est « tout un monde », oui, Balzac
f42 HONORE DE BALZAC.
avait raison de le dire ! et nous ajoutons :
c'est un monde qu'avant lui le roman ne
s'etait pas avis6 de peindre, ou plutot, c'est un
monde qu'avant de le peindre, et sous preiexte
de le mieux peindre, — en ce qu'il avait, disait-
on, d'essentiel et de permanent, — I'art d6-
pouillait syst6matiquement de tout ce qui pou-
vait le « conditionner », le « particulariser », et
' le « localiser ». Le roman n'etait qu'une histoire
d'amour, — pas de roman sans amour, 6cri-
vait Renan il n'y a pas beaucoup plus d'une
vingtaine d'annees, par oii d'ailleurs il prou-
vait bien qu'il n'avait lu ni Cesar Birotteau, ni
le Cure de Tours, ni line tenebreuse Affaire, ni le
Cousin Pons, ni les Paysans; — et des qu'uii
amoureux prenait sa part dans une histoire
d'amour, il se changeait, d'un homme reel en
son type d'amoureux, ou de lui-m6me en son
fant6me, et quand arrivait le denouement, il
J cessait d'exister, en rentrant dans la vie. Le
I _ '
■ foman n'etait qu'un reve, dont on se reveillait
au contact de la r6alite.
Considerons k present de plus pres quels
details, et de quelle nature, demande ou com-
mande cette peinture des « conditions » ; et ce
nONORE DE BALZAC. 143
sera, en second lieu, par I'abondance, la pre-
cision et la minutie de ce genre de details que
les romans de Balzac seront des romans « nalu-
ralistes ». II s'est explique sur ce point dans sa
Recherche de VAhsolu : « Les evenements de la 1
vie humame, soit publique, soit privee, sont si j
intimement lies a I'architecture que la plupart
des observateurs peuvent reconstruire les na-
tions ou les individus dans toute la verite de
leurs habitudes, d'apres les restes de leurs mo-
numents publics, ou par I'examen de leurs
reliques domestiques. L'archeologie est a la
nature sociale ce que I'anatomie comparee est a
la nature organisee. Une mosaique revele toute
une society, comme un squelette d'ichthyosaure
sous-entend toute une creation. De part et
d'autre, tout se deduit, tout s'enchaine. La
cause fait deviner un eifet, comme chaque
eflet permet de remonter a une cause. Le sa-
vant ressuscite ainsi jusqu'aux germes des vieux
^ges. »
La Recherche de VAhsolu est de 1834, et je
n'ignore pas que, dans Notre-Dame de Paris,
qui est de 1831, Hugo, sur les rapports de la
civilisation generate et de I'architecture, avait
444 HONORE DE BALZAC.
dit quelque chose de semblable. Mais, bien plus
que « les monuments publics, » ce sont ici les
« reliques domestiques », qui interessent Balzac,
et k vrai dire, c'est moins « I'architecture »
que « I'arch^ologie ». On en trouve la preuve
dans ce roman m6me de la Recherche de rAbsolu
et dans la description qu'il y donne du mobi-
lier des Claes. II a le gout des inventaires, et, ci
ce sujet, c'est dommage que, dans sa jeunesse,
pour la beaut6 des choses qu'on en trouverait
h dire, il n'ait point fait un stage chez le
commissaire-priseur ! On conte encore, a ce
propos, que le « salon ponceau » qu'il a d6crit
longuement dans la Fille aux yeux cfor, etait le
sien ou I'un des siens. II a aussi le gout des
descriptions de costumes, et je ne sais si Ton
ne pourrait dire qu'avec les documents de la
Comedie humaine, c'est I'histoire meme de la
mode, entre 1820 et 1848, qu'il serait facile de
reconstituer. Rappelons, en passant, dans les
Memoires de deux jeunes Mariees [1841] la pre-
miere robe de bal de Louise de Chaulieu, et,
dans le Cousin Pom, la description du « spen-
cer » du bonhomme, ou les enroulements de sa
cravate de mousseline.
HONORE DE BALZAC. 14
Ces descriptions ont-elles d'ailleurs tout I'in-
teret et toute I'importance que leur attribue
Balzac? Ne sont-elles pas quelquefois un peu I
longues? Notre maniere de nous mettre est-
elle tellement « adequate » a noire maniere de
sentir? Si nous etions habilles comme tout le
monde, en 1844, an lieu de I'etre comme on
I'etait en 1810, ne serions-nous plus le cousin (
Pons? et Balzac enfm est-il bien sur que tout {
« etat de lieux », soit ce que nous avons appele '
depuis lors un « etat d'dme »? Quelque re-
ponse que Ton fasse a touies ces questions,
qui n'en sont qu'une, il pent ici nous saffire
que, pas plus que leur valeur historique, la
valeur d'art des descriptions de Balzac n'en
soit diminuee. N'eussent-ils aucune utilite,
ne fussent-ils la que pour eux-memes, tous
ces details seraient encore precieux, si ce sont Z
eux qui donnent, ci la physionomie des hommes
et des choses, cet accent de person nalite qu'on
chercherait en vain dans les romans anterieurs
ci ceux de Balzac. N'aimerait-on pas pour tan t
savoir dans quel decor, grisaille ou camaieu,
se sont jouees les Liaisons dangereuses?
9
146 HONORE DE BALZAC.
* *
Gar ici encore, ne I'oublions pas, Balzac fut
I un innovateur, et je ne connais guere, avant les
I siens, de romans, si je I'ose dire « costumes »
'ni « meubles ». Rien ne nous semble aujour-
' d'liui plus natural que de rencontrer dans nos
romans ces descriptions de lieux, de mobiliers
et de costumes ; et je crois que nous avons rai-
son.^ous avons raison de penser que la verite,
la justesse, le relief et la couleur de ce genre de
descriptions, font un merite essentiel du romaii.
Nous voulons vraiment voir les personnages
auxquels on nous demande de nous interesser,
et nous ne les voyons, — nous ne savons ou
nous ne pouvons les voir, — que si d'abord on
les a replaces dans leur « milieu » familier. Nos
peres n'en demandaient pas tant! et ces exi-
[ gences sont nouvelles. C'est le romancier de la
i Comedie humaine qui les a comme incorporees a
la definition meme du roman. II va de soi,
depuis lui, qu'un roman doit en quelque ma-
niere envelopper son decor. Le decor, qui
sans doute est le meilleur mojen, puisqu'il
HONORE DE BALZAC. 147
est le plus naturel, de « situer» le roman clans
I'espace et dans le temps, est devenu dans
le roman un element capital de verite et de
vie. D'autres ont ete loues pour avoir introduit ,
dans notre litterature rexpression du « sen-i
timent de la nature » : Balzac y a conquis aux ;
choses, lui, le droit d'etre « representees ,».
Ne craignons pas de dire que, de ces deux
innovations, la seconde, en ce qui regarde le
roman, est de beaucoup la plus considerable.
* *
C'est qu'aussi bien, — et si nous ecrivions
I'histoire de la litterature de son temps,
c'est un point sur lequel il faudrait appuyer, —
Balzac, seul ou presque seul parmi tons ces
romantiques dont il est entoure et pour qui,
comme Sainte-Beuve, k cette date, la cri-
tique, ou, comme Michelet, I'histoire meme,
ne sont, a proprement parler, que la chro-
nique, ou « le papier-journal » de leurs
impressions personnelles, Balzac a le sentiment
profond de Vobjectivite, ou de Vimpersonnalite,
qui doit elre celle de I'auvre d'art, en tout
148 HONORE DE BALZAC.
genre, et plus specialement celle du drame ou
du roman.
Geci ne veut pas dire qu'on ne le retrouve
pas lui-meme dans ses romans, ni qu'il ne lui
arrive jamais de mettre ses dons d'observateur,
d'inventeur ou de cr6ateur, au service de ses
idees. A la v^rite, on ne nommerait pas de
roman de lui qui soil ce qu'on appelle une
« confession », a la maniere de Valentine, de
Delphine, ou d'Adolphe, ni une « these » k la
maniere du Compagnon du tour de France j ou
du Juif-Errant, ou des Miserables. Mais, chemin
faisaut, et au cours de ses recits, il arrive a
Balzac de s'inspirer des aventures de sa vie ; et,
. d'autre part, il ne laisse guere echapper I'occa-
t sion de s'expliquer, meme sur des matieresqui,
comme son apologie du catholicisme dans le
Medecin de campagne, ne semblaient pas faire
^ necessairement parti e de son sujet. G'est ainsi
que dans VEnvers de lliistoire contemporaine
[1842-1847], il a sur le pouvoir de i'associalion
quelques pages d'une lucidite singuliere. « L'as-
sociation, une des plus grandes forces sociales,
et qui a fait I'Europe du mo^^en 4ge, repose
sur des sentiments qui depuis 1792, n'existent
HONORS DE BALZAC. 149
plus en France, ou I'individu a triomphe de
I'Etat... » II en a de curieuses, dans le Cousin
Pons, — ou elles n'ont d'ailleurs absolument
que faire, — sur « I'occultisme » ; et ce sont
celles ou il regrette qu'au lieu d'eriger au
College de France des chaires de russe ou de
chinois, on n'en ait pas fond6 de cartomancie.
« II est singulier qu'au moment ou Ton cree
k Paris des chaires de slave, de mandchou,
de litteratures aussi peu professables que les
litt6ratures du Nord, qui, au lieu de donner
des leQons, devraient en recevoir, et dont les
titulaires repetent d'eternels articles sur Sha-
kespeare, ou sur le xvi® siecle, on n'ait pas
restitue, sous le nom d'anthropologie, I'ensei-
gnement des sciences occultes, une des gloires
de I'ancienne Universite. » Sa sincerite sur cet
article nous est d'ailleurs garantie par sa Co7-
respondance, ou on le voit donner d'etranges con-
sultations a madame Hanska. Et il aime enfm a
faire, non seulement I'inform^, dans une foule
de digressions qui le detournent assez loin de ,
son sujet, mais aussi le r^formateur, et le phi- |
losophe, et I'homme d'esprit. G'est dans ce
dernier r61e qu'il est franchement insuppor-
150 HONORE DE BALZAC.
table, et Victor Hugo lui meme n'a pas la plai-
santerie plus lourde que Balzac. Je renvoie le
lecteur qui trouverait le mot un peu vif, a la
biographic de' Fritz Briinner, fils de Gedcon,
dans le Cousin Pom : « Ici commence I'histoire
curieuse d'un fils prodigue de Francfort-sur-
Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus
bizarre qui fdt jamais arrive dans cette ville
sage, quoique centrale... » Je ne I'aime pas
beaucoup non plus, quand il nous pr6sente scs
elegants, « cravates de maniere k d6sesp6rer
toute la Croatie », ni quand encore il met
dans la bouche de son Bixiou des « mots » qui
sentent I'estaminet ou la salle de redaction
des journaux « tintamarresques ». II y a dans
ce grand romancier un fond de commis-
voyageur, et en verite, si Ton voulait parler
son langage, on pourrait dire que, pour
peindre son « illustre Gaudissart», il n'a eu,
sans sortir de chez lui, qu'a se regarder dans
son miroir.
Mais je ne saurais trop le redire, — car la dis-
fftinction est capitate, quoiqu'une certaine criti-
ique persiste a n'en pas tenir compte, — ce n'est
i)as faire de la « litterature personnelle » que
HONORE DE BALZAC. 151
de se laisser soi-meme entrevoir tel qu'oii est f
dans son oeuvre, ou, pour tout dire d'un mot,
que d'ecrire avec son temperament; et, sans;
doute, e'en est encore moins de mettre son
talent au service de ses idees.
La « litterature personnelle » c'est de se t
prendre soi-meme pour le sujet plus ou moins
apparent de son oeuvre, et, si ce n'est pas
abuser du droit de se confesser en public, —
puisque aussi bien, fausses ou sinceres, nous
voyons le public, en tout temps, courir a ces
confessions comme au feu, — c'est nous prendre
k temoin, nous, lecteurs inconnus, de ses reves
degus ou de ses ambitions manquees : tel Hugo,
jusqu'en son Ruy Bias, et tel Vigny dans son
Chatterton ou dans son Stello, dans son Samson
comme dans son Mo'ise. On leur opposera les
declarations de Balzac, dans la premiere pre-
face du Lys dans la Vallee, qui est datee de 1836,
ou encore ces lignes, moins connues, qui sont
datees de 1843, et que j'emprunte a sa corres-
pondance avec madame Hanska : « Je n'ai,
depuis que fexiste, jamais confondu les pensees
de mon ccEur avec celles de mon esprit et, sauf
quelques lignes que je n'ai 6crites que pour
452 HONORE DE BALZAC.
que vous les lussiez (comme la lettre de ja-
lousie de mademoiselle de Chaulieu), et dent
je vous parlais encore, jamais je n'ai exprimc
quoi que ce soil de mon coeur. C'edt 6te le
plus infdme sacrilege! De m6me, je n'ai jamais
portrait qui que ce soil que j'eusse connu,
excepts G. Planche dans Claude Vlgnon, de
son consentement, et G[eorge] Sand dans Ca-
mille Maupin, ^galement de son consentement.
Ainsi, ne me montrez jamais, comme regie de
conduite dans les chosesdu coeur, ce que j'aurai
ecrit. Ce que j'ai dans Ic cocur ne s'exprime
pas et n'obeit qu'i ses propres lois. »
11 La « litt6rature personnelle », c'est encore de
tout rapporter a soi comme au centredu monde,
— le nombril, disaient les anciens, — et de n'es-
timer la valeur des choses ou des hommes qu'en
fonction de I'interet particulier qu'elles nous
inspirent, et comme qui dirait du point de vue
exclusif de noire agrement ou de notre utilite.
Tel Alfred de Musset, dans son oeuvre presque
tout entiere, y compris son Lorenzaccio , et telle
George Sand, dans ses romans meme socia-
listes.
Et la <i litterature personnelle », c'est enfm
HONORE DE BALZAC. 453
d'imposer aux objets la vision que nous nous /
en formons, sans essayer de la reformer, sous ]
le pretexte ridicule que nous ne saurions ja- j
mais sortir de nous-memes, et que, toutes
choses n'existant que dans la mesure oij nous
les percevons, les impressions que nous en re-
cevons en ^puisent done pour nous toute la
realite. Tel Sainte-Beuve, au moins dans ses
Portraits contemporains ou dans ses Portraits lit-
teraires, et tel Jules Michelet, dans ses Histoires.
Balzac n'est pas de cette ecole, et precisement,
quelque part de Iui-Efi6me qu'il y ait dans sa
ComMie humaine, — souvenirs du college de
Venddme dans son Louis Lambert; reminiscences
de sa vie d'etudiant dans la Peau de chagrin ;
rancunes et rancoeurs de son existence d'homme
de lettres dans un Grand homme de province a
Paris, — s'il est Balzac, c'est en partie parce
qu'il ne fait point partie de cette ecole.
Car, on dira ce que Ton voudra du genie des
grands romantiques, et nous-memes nous ne
leur mesurerons, en toute autre occurrence, ni
la louange ni I'admiration, mais leur 6cole a |
6t6, de son vrai nom, celle de I'ignorance et de ;
lapr6somption, Les grands romantiques, d'une \
9.
154 HONORE DE BALZAC.
maniere generale, ne se sont pas conlentes,
comme Ton dit, de « croire en eux », ce qui est
le droit de tout 6crivain, — et Balzac, nous
I'avons vu, ne se faisait assuremcut pas une
^ mince idee de lui-meme, — mais ils ont cru
que leur genie, lui tout seul, suffisait en
quelque sorte a leur tache; et c'est justement
.en quoi leur presomption n'a eu d'egale que
leur ignorance. On a pu dire en son temps, fort
• joliment, de la celebre madanie Geofirin,
I « qu'elle respectait dans son ignorance le prin-
I cipe actif de son originality ». Le mot n'est
i pas moins vrai de George Sand ou de Victor
Hugo que de madame GeoiTrin. Je me rappelle
encore, sur ce chapitre, I'eloquente indignation
de Leconte de Lisle, et j'aimais a I'entendre
dire que jamais, dans I'histoire lilteraire, une
ignorance ne s'etait rencontree qui fut com-
parable a celle des romantiques. Et, en elfet,
en dehors de la « litterature » et de la « poli-
tique », a quoi les romantiques se sont-ils
interesses en leur temps? Qur'y a-t-il de plus
superficiel que « la science » de George Sand,
a moins que ce ne soit « I'^rudition » d'Hugo?
et qui se douterait, a les lire, que leur oeuvre
HONORE DE BALZAC. 1S5
est contemporaine des travaux par lesquels,
tandis que 1' « archeologie », comme I'appelait
Balzac, la linguistique et la philologie, renou-
velaient la connaissance du passe, les grands
naturalistes, — Cuvier, Geoffrey Saiiit-Hilaire,
Blainville, — et les physiologistes de I'eeole de
Magendie, renouvelaient les sciences de la na-
ture et de la vie ?
II en est autrement de Balzac, et son intelli-
gente curiosite s'est etendue a tout ce qui pou-
vait interesser un homme de son temps, curio-
site rapide, sans doute, et curiosite souvent
superficielle, mais curiosite singulierement
active, et dont le resultat a etc, tout en
augmentant la ressemblance exterieure de son
oeuvre avec la vie, de donner a cette ceuvre un
fondement qu'il serai t permis d'appeler, et que
j'ai deja nomme « scientifique ». J'entends par f
la qu'en meme temps que des recits, la plupart
des romans de Balzac sont des « enquetes »,
et il faudrait presque dire des « recueils de
documents ». Son Cousin Pons, a cet egard, est
d'autant plus significatif qu'ayant ete « bade »
plus vite [mars-mai 1847], les traces d'im-
provisaiion y sont plus visibles qu'ailleurs; et
156 HONORE DE BALZAC.
on y saisit, pour ainsi parler, a leur origine,
les proc6d6s de Balzac ou, plus emphalique-
ment, sa « methode ».
Independamment de la biographic du per-
sonnage qui donne son nom au roman, Sylvain
Pons, ancien prix de Rome pour la musique,
k Cousin Pons ne contient pas en effet moins
de cinq ou six biographies completes, qui sont
eelles du banquier Briinner, de I'Auvergnat
Remonencq, du manage Cibot, du docteur Pou-
lain et de I'avocat ou de 1' « homme de loi »
Fraisier. Or, on remarquera que deux au moins
I de ces biographies, — celle du banquier Briinner
et celle du docteur Poulain, qui ne sont pas les
', moins int6ressantes, — sont h pen pres etran-
i geres ou inutiles ci Taction. Quclles raisons
Balzac a-t-il done cues de les raconter?
G'est en premier lieu que, si le banquier
Briinner et le docteur Poulain ne font que tra-
verser Taction du roman, la connaissance que
Ton nous donne d'eux n'est pas du tout inutile
a la reconstitution du « milieu » qui deter-
mine la nature de cette action. Le precepte
; classique : Semper ad eventum festinet, est peut-
i etre une loi du drame, et encore n'en suis-je
HONORE DE BALZAC. 157
pas absolument convaincu I II n'est pas une
loi du roman. D'autres choses, dans le roman, |
plusieurs autres choses, passent avant la rapi- •
dite du recit, et le denouement n'y doit jamais |
etre la raison de ce recit. Mais, en second lieu,
ces biographies si completes sont le procede i
legitime, s'il en fut, et naturel, dont le roman- \
cier se sert pour « 6tablir » ses person- ^
nages, et les soustraire aux besoins de son ,
intrigue, ou a I'arbitraire de sa propre ima- |
gination. Le banquier Briinner et le docteur
Poulain n'auront qu'un geste a faire ou
quelques mots a dire, mais ce qu'ils diront
ou ce qu'ils feront ne sera pas, ne devra pas
Mre une « invention » du romancier. Et, a plus
forte raison, I'Auvergnat Remonencq ou la
femme Cibot, qui sont des etres ou des
instincts plus elementaires. Ni leurs discours /
ni leurs actions ne doivent sortir comme 4
d'une boite a surprises, mais de toute une exis- |
tence dont ils sont le prolongement ou la con- /
tinuation normale. C'est ce qui donne aux 's
« dessous » des romans de Balzac leur incom-
parable solidite. Meme quand tons les elements
n'ont pas eu le temps d'en etre fondus, et que,
158 HONORE DE BALZAC.
comme le Cousin Pons, le recit demeure ina-
cheve, les « morceaux en sont bons » . Le
document subsiste ; la valeur en est acquise
k I'histoire; et, avec un pen de complaisance
ou de flatterie bien inofl'ensive, c'est, encore
une fois, ce qu'il est permis d'appeler le carac-
tere « scientifique » du roman de Balzac
Si d'ailleurs on pensail peut-elre que, ))arnii
les « documents » qu'il a ainsi rassembles, le
document physiologique et surtout patholo-
; gique abonde, nous n'en disconviendrions pas.
I Et, a ce propos, ce serait un compte curieux a
dresser que celui des nombreuses maladies
que Balzac a d^crites, — et soign6es, — dans sa
Comedie humaine, depuis I'apoplexie sereuse du
pere Godot, jusqu'a la « plique polonaise » de
mademoiselle de Bournac, dans VEnvers de
VHistoire contemporaine. La maladie I'interesse :
elle I'interesse en philosophe, pour les revela-
tions qu'elle nous apporte sur les singularites
de la nature humaine, si nous ne connaissons
qu'a demi ceux que nous n'avons vus qu'en
parfaite sante; et elle I'interesse comme roman-
cier, pour le role qu'elle joue dans les com-
plicalions quotidiennes de la vie. Comment se
HONORE DE BALZAC. 1S9
fait-il, en effet, que nous ayons repugne si
longtemps a faire a la maladie, dans I'art, en
general, et, en particulier, dans le roman, la
place que nous savons bien qu'elle tient, et
que nous lui faisons dans I'histoire? Balzac
la lui a conquisel et si Ton veut qu'il ait
abuse plus d'une fois de sa science medicale,
ou plutot du droit de faire le docteur dans
une matiere qu'il ne connaissait souvent que
de la veille, je le veux bien aussi, mais ce n'en t
est pas moins un trait de ressemblance de })lus
de son oeuvre avec la vie, et sans doute un
de ceux qui en accusent le plus nettement le
caractere « naturaliste ».
Ce n'est pas seulement qu'une part de realite,
— qui n'entrait point jusqu'alors dans la de-
finition du roman, — s'y trouve ainsi d6sormais
enclose. Mais, des descriptions ou, pour mieux
dire, des monographies de ce genre, caracte-
risent elles-memes un changement total d'atti-
tude du peintre a I'egard de son modele. Nous
nous degageons enfin du romantisme, et meme,
en un certain sens, du classicisme. Le peinlre
g fait d6sormais abdication de ses gouts, et, pav
principe, — de dessein principal et forme, — il y
160 nONORE DE BALZAC.
*ne s'applique ni a representer « ce quMl aime »
ni ce qu'il croit pouvoir « embellir » ; mais il
reproduit__iiiiiaiLein£nL ■« ce qui est », et
« parce que cela est ». Le savant, le zoologiste,
Geoffro}^ Saint-Hilaire, Blainville, ou Cuvier
font-ils un choix parmi les animaux? S'appli-
quent-ils a I'etude ou k Tanatomie des uns en
negligeant ou en d^daignant celle des autres?
S'int6ressent-ils k ceux-ci en raison de leur
beaut6, et k ceux-la en raison de Futility dont
ils peuvent Mre a I'homme? G'etait encore le
point de vue de Buffon, et c'etait ce qui liii
permettait d'dcrire la phrase : « La plus
noble conquete que Thomme ait jamais faite,
est celle de ce fier animal... » Mais il ne
js'agit plus maintenant d'utilit6 ni de con-
jquete! II faut prendre les choses telles
jqu'elles nous sont donnees. Comprenons-les,
si nous le pouvons, et tachons de percer le
mystere dont elles s'enveloppent ! Rendons-nous
compte, nous le devons, des rapports qu'elles
soutiennent toutes entre elles, et sans quelque
intelligence desquels nous ne saurions
elles-memes les entendre. Etudions-les, sans
parti pris, ni secrete intention, sans pre-
HONORE DE BALZAC. 161
tention surtout de les « embellir », coninie
on disait jadis, ou de les redresser, et ainsi de
leur apprendre ce qu'elles devraient etre. La
subordination, ou, comme on dira bientot.
Fejitiere soumission de robservateur a Tobjet )
de son observation, c'est la methods qui a 1
renouvele la science : elle inau^ure avec Balzac
un renouvellement de Tart du theatre et de (
celui du roman. Ou plutot encore, elle ramene :
le roman a ses veritables conditions, qu'il me-
connaissait depuis deux cent cinquante ans;
elle efface en lui ce qui survivait encore de
ses origines epiques; et elle lui donne la pos-
sibilite de se developper conformement a une
loi qui soit proprement la sienne, et non plus
la loi commune du drame ou de la comedie.
*
* *
Quelques consequences resultent de la, dont
I'une des premieres est que, — sans devenir tout
a fait indifferent, parce qu'il y a des degres
en tout, — le choix du « sujet » n'a cependant "
plus I'importance qu'il avait pour les class iques,
et surtout pour les romantiques. II ne faut point
162 HONORE DE BALZAC.
faire grand fond sur les comparaisons d'un
art a un autre art, et je ne sache rien de plus
decevant que ce qu'on appelait naguere I'esthe-
tique generale! Mais je ne puis m'empecher
d'observer que dans I'histoire de la peinture,
c'est ainsi qu'on avait vu I'importance du« sujet »
decroitre, a mesure que Ton serrait la r6alit6
de plus pres; et la valeur d'art des ceuvres
n'avait pas pour cela diminue. L'interet s'etait
seulement deplac6. Eugene Fromenlin I'a mon-
tr6 dans ce livre admirable qui a pour titre :
les Maitres d' Autrefois, et dont il n'y aurait qu'a
modifier legerement le vocabulaire pour en
faire une eloquente apologie du roman natura-
liste. Ce que les Hollandais du xvn^ siecle out
demande a leurs peintres, g'a ete de leur « faire
leur portrait » , et non pas du tout de les
emouvoir pour des cliimeres, dont la solidit6
de leur bon sens ne faisait aucun cas, ou pour
des images d'un passe dont ils s'eloignaient
cliaque jour davantage. Qu"est-ce a dire ? sinon
qu'en de telles conditions, tout est « sujet »
pour I'artiste qui saura s'y prendre, et c'est la
maniere dont il traitera ce sujet qui en fera
l'interet principal. Voyez la-dessus quelque
IIONORE DE BALZAC. 163
toile de Mieris ou de Gerard Dow, de Terburg
ou de Metsu, mais voyez surtout les Rem-
brandt d'Amsterdam ou les Franz Hals de
Harlem. L'interet de leurs toiles est d'avoir
ete « vecues »,et apres deux cent cinquante ans
ecoules, cela nous suffit encore, comme a leurs
contemporains 1
C'est une revolution du meme genre que
Balzac a operee dans le roman, et, comme les
Hollandais, en faisant de I'art avec des elements
reputes indignes de I'art. Je connais quelques-
uns, meme de ses admirateurs, qui ne sont
pas tres surs qu'il ait bien fait, et qui nous
designeraient au doigt dans la Comedie humaine
plus d'un episode a en retrancher. On exa-
minera leurs motifs quand il sera question
de la « moralite » de I'oeuvre de Balzac.
Mais, en attendant, ce qu'il faut bien dire et
surtout ce qu'il faut bien voir, c'est qu'entre
certains principes de Balzac, et certaines
liberies de representation qu'il s'est donnees,
il n'y a ni contradiction, ni incompatibilite.
Son r61e, en effet, n'est que representer la vie,
telle qu'il la voit ou qu'il croit la voir, en
nous rendant juges de la realite de sa vision,
164 HONORE DE BALZAC.
et, si Ton veut d'ailleurs que nous la jugions
ensemble, nous et lui, en juges impartiaux,
ne faut-il pas bien que I'enquete ait 6te com-
plete? Elle ne pent I'etre 6videmment que si
nous accordons k toutes les parties de la vie,
non pas du tout la m6me importance, — rien
ne serait moins con forme a la r6alite, — mais
le meme int6r6t d'observation ; et c'est ce que
signifie precis6ment la doctrine de la subordi-
nation ou de la soumission a I'objet. Natura-
listes, nous n'avons pas le droit de trouver
I'elephant plus interessant que le ciron, et s'il
arrive que I'un des deux doive occuper dans
I'echelle biologique une place plus conside-
rable que Tautre, cela ne tient k aucune rai-
son qui releve de notre libre choix.
On pourrait peut-etre expliquer par cette
« indifference au sujet » les insucces r^iteres
de Balzac au theatre ; et, en effet, de cinq ou
six pieces que Ton a de lui, si son Mercadet se
trouve etre encore jouable, c'est qu'il a ete
refait par ce maitre charpentier qui avait nom
I Adolphe d'Ennerj. On ne congoit pas de drame
I ou de comedie sans un « sujet, » c'est-a-dire
I une aventure, dont le commencement, le mi-
HONORE DE BALZAC. 16S
lieu et la fin s'equilibrent, conformement k
certaines regies, ou de certaines lois, si Ton
veut; et Moliere lui-meme, avec son Misan-
thrope, ou Le Sage, avec son Turcaret, n'ont pu
faire qu'il en fut autrement. G'est a notre
curiosite qu'il faut que le theatre s'adresse
d'abord ; et, il pent bien avoir d'autres moyens
de satisfaire cette curiosite, mais il n'en a pas
d'autres de I'emouvoir, que de I'interesser « a
la chose qui va se passer ». Et je ne dis pas
apres cela, que Balzac lui-meme n'ait pas
essaye, dans ses romans, de s'adresser plus
d'une fois a ce genre de curiosite, ni que peut-
etre il n'eut pas bien fait de s'y adresser plus
souvent. Je constate seulement ce fait que
son impuissance relative de dramaturge semble
en quelque maniere liee a I'une de ses qualites
essentielles comme romancier : les Messources
de Quinola sont la rangon d'Eugenie Grandet,
et de Cesar Birotteau.
Et voici enfin, de toutes les consequences
qui decoulent de cette « soumission de I'auteur
au sujet » la plus importante peut-etre : c'est .
i
qu'aucun « sujet » n'ayant en soi de valeur \
absolue, I'interet que nous y prenons depend
166 HONORE DE BALZAC.
en grande partie de son rapport avec d'autres
sujets, et ainsi la Comedie humaine nous appa-
rait, au terme de cette analyse de la valeur
esth6tique des romans de Balzac, comme la
forme tout k fait adequate du roman de Balzac.
Ses sujets, a ses propres yeux, — nous
I'avons dit plus haut, mais ce n'etait qu'une
supposition qu'il s'agissait de transformer en
\ une certitude, — n'ont toute leur signilica-
" tion qu' « en fonction » les uns des autres,
et de la I'importance qu'il attache k ses
divisions : « Schies de la Vie parisienne.
Scenes de la Vie de province, Scenes de la Vie
politique. » Sommes-nous d'ailleurs bien sCirs
du « sens » de ces divisions, et croirons-nous
s6rieusement avec lui que chacune d'elles
a formule une epoque de la vie humaine » ?
Les scenes de la vie de province ou de la vie
parisienne ne sont-elles pas necessairement
des scenes de la vie priv6e ou de la vie poli-
tique? Si les Scenes de la Vie parisienne nous
offrent bien « le tableau des gouts, des vices
et de toutes les choses effrenees qu'excitent les
mceurs particulieres aux capitales, » — et
encore peut-on vraiment le dire de Cesar Birot-
HONORE DE BALZAC. 167
teau ? — croirons-nous que Modeste Mignon,
Beatrix, le Pere Goriot nous representent « I'en-
fance, I'adolescence et leurs fautes », tandis
qu' Eugenie Grandet, le Cure de Tours, Un grand
homme de 'province a Paris nous representeraient
« I'dge des passions, des calculs, des interets
et de I'ambition » ? Ges distinctions sont bien
subtiles, et il faut convenir qu'on ne les aper-
Qoit pas aussi nettes que Balzac les aurait vou-
luesl Mais elles n'ont pas moins leur raison
d'etre, et cette raison d'etre est qu'en s'eclai-
rant les unes les autres, Scenes de la Vie de pro-
vince ou Scenes de la Vie parisienne, elles font )
participer le detail a la vie des ensembles; i
et, non seulement ce qu'on eut pu croire insi- 1
gnifiant ne Test plus, mais rien n'est insigni- I
fiant, et, comme en zoologie, tout se met en
place, et s'ordonne, et se classe.
Par tons ces caracteres, les romans de Bal-
zac sont done encore des romans naturalistes ;
et si peut-etre on se fut tout a I'heure etonne
de nous voir tant insister sur ce point, peut-
etre aussi commence-t-on a voir le moLif de
cette insistance. G'est qu'a vrai dire, il n'y va de
rien de moins que de revolution capitale de la
168 HONORE DE BALZAC.
litterature frangaise au xix' siecle, et d'une trans-
formation du roman, si profonde et si radi-
cale, que la maniere meme de lire les romans
qui out precede ceux de Balzac en a et6 changee.
*
* *
C'est de Balzac surtout qu'il s'agit ici, mais
une maniere de le louer qui vaul sans doute
mieux que tous les dithyrambes, est d'essayer
de defmir la nature propre de son action. Or,
a cet egard, on nesauraitmeconnaitre qu'entre
1840 et 1850, si Ton a vu le « naturalisjne. »
se d6gager du « roman tisme., » pour finir _par
s'y opposer, et par en triompher. c'est le roman
de Balzac qui a 6te le principal agent de_J_a
transformation. On a parte plus d'une fois de
I'influence des romanciers contemporains de
Balzac sur Balzac lui-meme, et cette influence
ne parait pas douteuse. II a voulu, en 6crivant
le Lys dans la Vallee, refaire le roman de Sainte-
Beuve, et on peut retrouver, dans sa Corres-
pondance, les raisons de ce caprice, en y rele-
vant les traces de I'impression que lui avait
causee Volupte. Son jugement vaut bien qu'on le
HONORE DE BALZAC. 169
transcrive : « II a paru un livre, tres bien pour
certaines ames, souvent mal ecrit, faible, Idche,
diffus, que tout le monde a proscrit, mais que
j'ai lu courageusement, et ou il y a de belles
choses. G'est Volupte, par Sainte-Beuve. Qui n'a
pas eu sa madame de Couaen est indigne de
vivre. II y a dans cette amitie dangereuse d'une
femme mariee pres de laquelle I'dme rampe,
s'eleve, s'abaisse, indecise, ne se resolvant ja-
mais a de I'audace, desirant la faute, ne la com-
mettant pas, toutes les delices du premier dge. »
Et un peu plus loin, il indique, en meme lemps
que I'un des defauts du livre, le motif qu'il
aura, lui, Balzac, de le refaire. < G'est un livre
puritain. Madame de Couaen n'est pas assez
femme, et le danger n'existe pas ! » [Lettres a
rEtrangere, 1833, N° LXIX.] Balzac s'est pro-
pose de mettre un peu plus de sensualite dans
le roman de Sainte-Beuve.
On a essaye aussi de nous le montrer
subissant I'influence d'Eugene Sue ; mais au
contraire, — et precisement apres 1840, — si le
mystificateur de Plik et Plok, de La Vigie
de Coatven, et d* Attar-Gull, est devenu auteur
des Mysleres de Paris et du Juif- Errant y ce
10
170 HONORE DE BALZAC.
serait plul6t Eugene Sue qui aurait subi I'in-
fluence de Balzac. Observons la chronologie 1
Apres quoi, si nous sommes tenths de retrouver
quelques reminiscences des Mysteres de Paris
dans la Derniere incarnation de Vautrin, rappe-
lons-nous a temps que le personnage de Vau-
trin 6tait dej^ tout entier dans le Pere Goriot.
Balzac n'a 6te envieux que des succes d'argent
d'Eugene Sue.
Enfin, quant a George Sand, le jugement de
Balzac sur Jacques suffira, je pense, k montrer
s'il a pu, meme inconsciemment, songer jamais
a I'i miter : « Jacques, le dernier roman de
madame Dudevant, est un conseil donne aux
maris qui genent leurs femmes, de se tuer
pour les rendre libres.,.. Ce livre est faux
d'un bout a I'autre. line jeune fille naive —
c'est lui qui souligne, — quitte, apres six
mois de mariage, un homme superieur pour
un freluquet, pour un dandy, sans aucune
raison physiologique ni morale.. . Tous cesauteurs
courent dans le vide, — ici c'est nous qui souli-
gnons, — : so7it monies a cheval sur le creux ; il
ny a rien de vrai. J'aime mieux les ogres, le
Petit Poucet et la Belle au bois dormant. » [Lettres a
HONORE DE BALZAC. 171
I'Etrangere, 1834, N" LXXL] On n'est guere en
danger, semble-t-il, de subir I'influence d'un
ecrivain sur lequel on s'explique avec cette
liberie.
Sans doute, ce n'est pas a dire qu'a lui tout
seul, et par la seule contagion de son succes,
Balzac ait opere la transformation que nous
essayons de r6sumer. II y a eu d'autres causes
ou, comme on dit aujourd'hui, d'autres facteurs
de revolution du romantisme vers le natura-
lisme. Par exemple, on s'est apergu, vers 1840,
qu'une litterature person nelle etait ou devenait
necessairement, — et promptement, — monotone
ou extravagante. Elle devient monotone, parce
qu'a vrai dire, et en depit de notre vanite,
chacun de nous, fut-il Hugo, Lamartine ou
Musset, n'a en somme que fort pen de choses
a dire de lui - meme , et entre lesquelles ,
assurement, de I'un a I'autre, du poete du Lac
a celui de la Tristesse d'Olympio, la maniere de
les dire met quelque difference, mais ce sont
pourtant les memes choses ; et nous les recon-
naissons. line litterature personnelle veut-elle
cependant eviter ce reproche ? II faut alors
qu'elle cherclie son original! 16 dans le rare ou
172 H0N0R6 DE BALZAC.
dans I'exceplionnel, et, en ce cas, que I'artiste,
en se contorsionnant, se fasse une maniere de
denaturer, pour se Tapproprier, tout ce qu'il
represente ; et, de cela, les Burgraves ou Buy
Bias sont demeur6s des exempies fameux. U y
a un furieux jugement de Balzac sur Buy Bias,
dans ses Lettres a VEtrangere, et tel, j'en ai
peur, que si Victor Hugo I'eiit connu, son opi-
nion sur Balzac ne serait peut-etre pas celle
qu'il a exprim^e en 1850, aux obseques du
grand romancier.
D'un autre c6t6, il y avait une telle contra-
diction, si profonde, entre I'esthetique du ro-
mantisme et I'esprit g6n6ral du siecle, qu'il
6tait bien difficile qu'elle n'eclatAt pas sur plus
d'un point a la fois. A la pouss6e d'individua-
lisme qui avait caract^rise les ann6es de la
Revolution et de I'Empire, un commencement
; de resistance se faisait done partout sentir, qui
I n'6tait encore, k proprement parler, ni ce qu'on
\ allait bient6t appeler le « positivisme », ni le
; « socialisme », mais qui les annongait en
I quelque sorte I'un et I'autre. L'un des repre-
I sentants de cette resistance est le grand philo-
J sophe qui fut Auguste Comte, si sup6rieur k
HONORE DE BALZAC. 173
tous les universitaires qui affectaient de le
dedaigner. Son Cours de philosophie positive,
acheve de rediger en 1842, nous offre, avec
la Comedie humaine, datee elle aussi de 1842,
de remarquables analogies. La moins symp-
tomatique n'est pas sans doute I'importance,
nouvelle alors, que Balzac et Comte attachent
aux sciences de la vie, qu'ils considerent tous
les deux comme les veritables sciences. Et, en
effet, les autres sciences ne sont que les sciences
de I'abstraction ou de la pensee pure, mais }
celles-ci sont les sciences de la realite. C'estf
precisement aux environs de 1840 que ces idees |
commencent a se repandre; et on comprend-'''
ais6ment qu'ayant pour objet d'enl6ver Thomme
h I'inutile, oiseuse, et vaniteuse contemplation
de soi-meme , pour I'inciter a s'6tudier d'abord
en tout ce qui n'est pas lui, mais autre chose
que lui, les effets de ces idees se fassent
ensemble partout sentir ou I'individualisme
avait domine trop longtemps; et qu'ainsi la <
transformation de la litterature nous appa- {
raisse comme une consequence de la transfor-
mation generate des esprits.
Ajoutons, si Ton le veut, qu'il y a en littera-
10.
174 IIONORE DE BALZAC.
ture des genres, commo le theatre, qui ne s'ac-
commodent pas longtemps de n'etre pour le
poete qu'un moyen dc s'expliquer, de se com-
menter, ou de s'admirer lui-meme; et recon-
I naissons franchement, a cette occasion, qu'ZTer-
{ nani, le Roi s'amuse, les Burgraves ne sont pas du
I th^cltre. Le Chatterton de Vigny n'en est pas
: davantage, ni le TheAtre de Musset : On ne
badine pas avec I'amow, ou // ne faut jurer de
rien. Sur quoi, je ne pretends nullement que
rinteret litteraire ou que la valeur d'art en
soit moindre : Charles Lamb ne Ten aurait
trouvee que plus considerable, lui, qui ne re-
prochait a Shakespeare que de ne pas etre
parfaitenient injouable. Car il a fallu, disait-il,
que, pour s'accommoder aux exigences de la
scene, ce prince des poetes condescendit k
s'humaniser, et en s'humanisant, a se « vul-
gariser ». Et, pour ma part, c'est une opinion
que je ne partage pas ! Mais ce qui du moins
est certain, c'est que, si quelque genre en litte-
rature demande imperieusement que I'auteur
« s'aliene », pour ainsi parler, de lui-menie, et
ne se montre jamais a nous qu'en « s'objec-
tivant », c'est le theatre. Aucun dramaturge
HONORE DE BALZAC. 175
n'a ete le « montreur » de soi - meme ; oii
pluiot, et si nous renversons la phrase, la
formule sera plus exacte : aucun « montreur »
de soi-meme n'a ete Shakespeare ou Moliere.
Le succes d'Alexandre Dumas, et celui d'Eu-
gene Scribe, — que ce negre hilare, mais ja-^
loux, SB donnait les airs de mepriser si fort, |
quoiqu'ils fussent de la meme famille de |
fabricateurs dramatiques, — a denonce sur la
scene la faussete de I'ideal romantique ; et on
a reconnu, des ce temps-la, que si le Verre
d'eau, par exemple, et line Chaine, sont du
thedtre, il faut absolument que Lelia et la Con-
fession d'un enfant du siecle ne soient pas du
roman .
Mais, de toutes ces causes de transforma-
tion, je croirais volontiers que I'influence du I
roman de Balzac a ete la plus active, litterai-l
rement, en raison de la simplicite du prin-
cipe de la « subordination au sujet », et de sal
fecondite. Qu'aucun aspect de la realite ne fut
indigne, en soi, d'etre represente par I'art, et
que I'objet de I'art ne consistat meme qu'a
reproduire fidelement cette realite, si le classi-
cisme avait 6te la negation ou du moins la
176 HONORE DE BALZAC.
restriction perpetuelle de ce paradoxe, et si le
romantisme en 6tait la contradiction, le roman
de Balzac en ^taitla demonstration. Gommenc^e
par Je Curd de Tours [1832] et par Eugenie Grandet
[1833], la demonstration s'6tait poursuivie,
d'ann6e en annee, avec la Recherche de fAbsolu
[1834], le Pere Goriot [1834], le Contrat de mariage
[1835], la vieille FiUe [1836], Cesar Birotteau
[1837], le Cure de Village [1839], Une tenebreuse
Affaire [1841], autant de r^cits dont on pourrait
dire, — avec un peu d'exage ration, pour se
mieux faire entendre, et k I'exception toutefois
I du dernier, — que I'intrigue est h. peu pres nidle,
\ et qui valent, nous I'avons dejci dit, non point
i en depit, mais a cause de cette nullite meme !
Ce n'etait la rien de moins qu'un d^placement
de I'ideal d'art qui avait jusqu'alors 6te celui
du romantisme. Rien ne s'etait vu de plus
considerable, depuis I'epoque ou Moliere et
Racine avaient oper6, au coiur du classicisme,
la revolution qui I'avait transform^ jadis,
vers 1660, en un « naturalisme » uniquement
tempore par les convenances mondaines. Et,
— coincidence assez remarquable! — c'etait,
dans I'un et dans I'autre cas, le meme moyen
HONORE DE BALZAC. 177
qui avait souverainement agi, je A^eux dire la
determination de la formule definitive d'un
genre par les maitres de ce genre : la comedie
de Moliere au xvii® siecle, et, au xix' siecle, le
roman de Balzac.
*
* *
Je n'ignore pas, j'ai meme des raisons p(?r-
sonnelles de ne pas ignorer la resistance que
la critique, — ou les critiques, — et les histo-
riens de la litterature opposent a la doctrine
de revolution des genres. Et je conviens d'ail-
leurs que, pour autoriser cette resistance, s'ils
n'invoquent en general que de pauvres rai-
sons, cependant ils ne manqueraient pas d'ar-
guments specieux. lis les trouveront peut-etre
un jour ! Mais on en a oppos6 de plus specieux
encore au « Darwinisme », et, quelques modifi-
cations profondes que les progres des sciences
biologiques aient apportees depuis quarante-
cinq ans aux doctrines de Darwin, ni ces pro-
gres ni ces arguments n'ont pu faire que les
expressions, devenues classiques, de « selec-
tion naturelle » et de « concurrence vitale »
178 HONORE DE BALZAC.
ne continuent d'exprimer des « fails ». G'est ici
tout ce que je dirai de revolution des « genres »,
dans I'histoire de la litterature et de I'art. Les
genres 6voluent, ou ils se transforment, c'est
un fait ; la transformation ne se realise qu'en
des circonstances et sous des conditions defi-
nies, c'est un autre fait; et enfin e'en est un
troisieme que, « comme il y a un point de
bonte ou de maturite dans la nature », pareil-
I lenient, il y a un point de perfection dans I'^vo-
i lution d'un genre.
Le ronian de Balzac a plus d'une fois louche
ce point de perfection. II est venu ajouter
au roman, tel qu'on le concevait avant lui,
precisement ce qui lui manquait pour etre le
roman, et non le conte, par exemple, ou la
nouvelle , ou la comedie. Ce qui avait em-
p6ch6 le roman d'atteindre la perfection de
son genre, c'est qu'a3ant pour objet, — et par
force ou par nature, non par choix, — la
representation de la vie commune, une fausse
esthetique lui imposait cette strange condition
I de representer la vie commune en s'interdi-
( sant la representation des elements qui la cons-
I tituent. Imaginons des Hollandais, empeches
HONORE DE BALZAC. 179
de peindre les ustensiles de cuisine, la casse-
role et le chaudron, le vase de gres ou le pot
a tabac, le jupon de leurs vieilles femmes ou
les hauts-de-chausses de leurs « magots » ; et
demandons-nous ce qui subsisterait de la
peinture hollandaise? Telle etait, ou k peu
pres, la condition que Ton avait faite au
roman. Et longtemps, quoiqu'elle fut contra-
dictoire, les romanciers I'avaient subie, parce
que, d'une part, les classiques les plus intran-
sigeants n'auraient ose nier que 1' « imitation
de la nature et de la vie » fiit au moins le
fondement, sinon le terme de I'art, et ils ne
pouvaient done ouvertement nier la legitimit6
du roman; mais, d'autre part, on exigeait
qu'il ne s'attachat, dans la representation de
la nature ou de la societe, qu'a ce qui les
particularisait, les singularisait, et les caracte-
risait le moins. G'est Balzac qui le premier a
triomph6 de ces exigences, et ainsi permis au
roman de se « realiser ».
Qu'arrivait-il, avant kii, quand par hasard un
romancier s'avisait de faire entrer dans son
recit des Elements qui, par definition, comme
la description d'un mobilier ou d'un costume,
180 HONORE DE BALZAC.
ou encore commecelle d'une maladie, n'6taient
pas reputes litt^raires ? 11 se « disqualifiait »
lui-meme, au regard de I'opinion comme de la
critique ; et, dans I'histoire des efforts du ro-
man vers la perfection de son genre, tout
6tait done k recommencer 1 Les choses, nous
I'avons vu, n'avaient un peu change qu'avec
Walter Scott, quand on avait bien dtj recon-
naitre que ces moyens, reputes mMiocrement
I litteraires, 6taient les seuls qu'il y eut de « si-
; tuer », ou de « localiser » un recit dans I'his-
jtoire. Nous avons essaye de dire, dans le
present chapitre, comment Balzac avait fait le
reste. Avons-nous assez dit qu'il I'avait fait
sans presque y prendre garde? par une ins-
piration de genie ; et non point du tout,
comme Hugo, dans la Preface de Cromwell, en
vertu d'une theorie d'art specialement elaboree
dans des cenacles de litterateurs ? Et sans
doute aussi c'est pourquoi, de la Preface de
Cromwell, ni de son esthetique presque gro-
tesque, il ne demeure a peu pres rien, tandis
que nous verrons plus loin quel les ont ete les
consequences de I'oeuvre de Balzac.
Est-ce done a dire que Ton se fut mepris
HONORE DE BALZAC. 181
jusqu'a Balzac, noii seulement sur les moyens
de porter le roman k la perfection de son genre,
mais sur I'objet meme du roman? Gela se
pourrait, et n'aurait rien de tres extraordi-
naire : les poetes et les critiques, en France,
ne se sont-ils pas mepris, pendant plus de
deux siecles, sur les conditions du lyrisme?
Mais ici c'est autre chose, et la verite, c'est que
pendant longtemps « la representation de la
vie » n'a pas ete consideree comme un objet
digne de I'art. Ge qui a et6 en question
durant tout I'age classique, ce ne sont pas les
moyens d'acheminer le roman vers sa perfec-
tion, c'est, au fond, le roman comme genre lit-
teraire. Et aussi, c'est pourquoi, durant tout
I'age classique, pas plus en Italic qu'en An-
gleterre ou en Espagne qu'en France, aucun
grand <5crivain, — a I'exception du seul Cer-
vantes, et don Quichotte est-il un roman ? —
ne s'est exerce dans le roman. Des romanciers
ont pu se rencontrer, qui furent de remarquables
ecrivains, Daniel de Foe, par exemple, en
Angleterre ou, chez nous, Alain Ren6 Le Sage,
mais ce n'est ni a son Gil Bias que Le Sage, ni
a son Rohinson que de Foe ont appliqu6 leur
11
182 HONORE DE BALZAC.
principal efl'ort. Inverseinent, un ecrivain de
quelque consideration, duranl tout I'age clas-
sique, s'il avait compose quelques romans,
n'y voyait que pure bagatelle; et quiconque
eCit dit ci Voltaire que son Candide ou son
Zadig enterreraient sa Zaire, et meme son
Charles XII, Voltaire eut trouve I'impertinence
singuliere. Encore Candide et Zadig ne sont-
ils point des « representations de la vie » 1
G'etait done bien le roman, comme tel, que
I'cige classique avait meprise, regarde comme
un genre inferieur, delegue a ceux qui n'etaient
point capables de VOde ou la Tragedie, voire
de VEpttre ou du Vaudeville. Mais aussi c'est
pourquoi, rien qu'en le relevant de cette con-
dition d'inferiorite, Balzac a fait une si grande
chose. « Quelle vanit6 que la peinture qui
attire notre admiration par I'imitation de
clioses que nous n'admirons point 1 » Ge prin-
cipe avait ete celui de I'age classique. Balzac I'a
ren verse sans retour, en montrant et en justi-
fiant le pourquoi de cette admiration.
G'est qu'aussi bien si, comme en pein-
ture, I'objet que nous « imitons » n'est qu'une
fleur, ou un arbre, ou meme lin animal, il
HONORE DE BALZAC. 183
n'y a de place qu'4 la litteralite de rimitation
et a la virtuosite de I'artisle. Je le dis du
moins, sans en etre absolument sur, et lout
pret a croire qu'il y a quel que chose de plus
dans un paysage de Ruysdael. Mais ce qui est
bien certain, c'est que, quand on « imite »
une civilisation ou une societe tout entiere,-
alors, la fidelite de I'imitation va plus loin
qu'elle-meme ; et la « representation de la vie »
devient necessairement une « etude de mcEurs_», \
comme disait Balzac, ou une « etude sociale », l
comme nous disons aujourd'hui. On ne pent i
ecrire le Pere Goriot ou la Cousine Bette sans y
envelopper, fut-ce involontairement, une ana-
lyse des conditions de la famille frangaise au
xix^ siecle, et on ne pent peindre le Medecin de
campagne ou le Cure de village sans y mettre
en lumiere la structure intime de cette society.
En oe sens, il y a vraiment dans la Comedie \
humaine ce qu'on appelle de nos jours une f
sociologie. C'est elle qu'il nous faut etudier *
maintenant dans les romans de Balzac, et,
apres avoir essaye d'en dire la signification
historique et la valeur esthetique, il nous
faut essayer d'en mesurer la portee sociale.
CHAPITRE VI
LA PORTEE SOCIALE DU ROMAN
DE BALZAC
On n' « observe » pas pour I'unique satis-
faction d' « observer*, — quoique d'ailleurs le
plaisir puisse en etre extremement vif, — et,
meme dans I'ordre scienlifique, ou surtout dans
I'ordre scientifique, aucune « observation »
n'est a elle-meme sa fin. C'est ce que ne
savent pas toujours ceux qui se d6corent ou
qu'on lionore de ce nom d' « observateurs » ;
gens qui confondent communement la science
avec la statistique, I'erudition avec un sys-
teme de ficbes ; et dont on pourrait dire qu'ils
« observent » les fails comme les philat^listes
collectionnent les timbres-poste. II n'y en a
HONORE DE BALZAC. 185
jamais assezl et si quelqu'un, un beau jour, tire
quelque parti de leur collection, ils ne lui en
voudront pas; mais, en attendant, ils ne se
soucient, eux, et ils ne s'enorgueillissent que
de I'avoir formee.
L' « observation » de Balzac est quelque
chose de plus, et de tres different. « J'ai ete
pourvu d'une grande puissance d'observalion,
— ecrivait-il a madame Hanska, tout au debut
de leur liaison, au commencement de 1833, —
parce que j'ai 6ie jete a travers toutes sortes
de professions, involontairement. Puis, quand
j'allais dans les hautes regions de la societe, je
souftrais par tous les points ou la souffrance
arrive, et il n'y a que les ames meconnues et
les pauvres qui sachent observer, parce que
tout les froisse, et que I'observation resulte
d'une souffrance. La memoire n'enregistre rien
que ce qui est douleur. A ce titre elle vous
rappelle une grande joie, car un plaisir [un
grand plaisir] louche de bien pres a la
douleur. Ainsi la societe dans toutes ses phases,
du hmii en hgs^ ainsi les Mr/islniinns^ les religions,
les histoires. le tern.ps preaentj tout a ete analyse el
observe far moij » II y a \k un peu d'exagera-
186 HONORE DE BALZAC.
tion et meme de charlatanisme. « Les legisla-
tions; les religions; les histoires »; c'est beau-
coup : et Balzac les a peut-6tre devinees, mats
« analys^es » I ou s6rieusement, consciencieu-
sement 6tudi6es, c'est une autre affaire, et
le correspondant de 1' « Etrangere » ne se
mocjue-t-il pas un peu d'elle? Si les legisla-
tions, les religions, les liistoires ne sont peut-
^tre pas I'arcane qu'en voudraient faire quel-
ques-uns de ceux qui les etudient, — et qui
les monopoliseraient volonliers, s'ils le pou-
vaient, — elles ne se laissent pourtant pas
surprendre en moins de temps que Ton n'en
met h. 6crire Clotilde de Lusignan; et, de fait, on
ne voit que trop, quand il pretend toucher
a de certains sujets, combien I'erudition de
Balzac est superficielle. C'est ce que Sainte-
Beuve lui prouvera [Gf. Port Royal, edit, in-18,
I, 549-559]; et c'est ce que jamais ils ne se
pardonneront I'un a I'autre...
Mais ce qui est int6ressant ici, c'est I'id^e
que Balzac se forme de I'observation. Tdchons
en effet de le bien entendre. Que veut-il dire
quand il se vante « d'avoir tout observe » ?
II n'a point pris de « notes », ni constitue de
HONORE DE BALZAC. 187
« dossiers » ! Ou en eut-il trouv6 le temps?
Au sens ou Ton entend communement le mot,
Balzac n'a pas eu le loisir d' « observer » ;
et, d'ailleurs, il n'en eiit pas eu la patience.
Mais il a « observe » tout ce qu'il lui fallait
connaitre pour pouvoir « realiser » le monde
qu'il portait dans sa tete, et lui communiquer
ce principe ou ce souffle de vie sans lequel
des « dossiers » et des « notes », quel qu'en
soit le contenu, ne sont de leur vrai nom
que d'inutiles paperasses. Ayant sa vision a lui,
complete, sinon precise, — ou confuse, mais
totale, — d' « une societe dans toutes ses phases » ,
il n'a demande a Y « observation » que les
moyens actuels de donner un corps a sa visiop,
Et, pour la ressemblance de cette vision avec
la realite, ce n'est point du tout en les con-
frontant, ou en les contrdlant I'une par I'autre,
qu'il s'en est assure, mais en les rapportant
I'une et I'autre ci leurs causes generatrices, et
en obsei'vant, de meme qu'il inventait, si je
puis ainsi dire, dans la direction de la nature.
Naturaliste, de fait, I'observation de Balzac
est sociale d'intention; et peut-etre devrions-
nous dire qu'elle est sociale en tant que natu-
188 IIONORE DE BALZAC.
raliste, si precis6ment rhomme naturel est
rhomme social, et non pas celui que Ton
commence par isoler ou par abstraire de la
society pour le mieux observer.
Quand nous parlons de la port6e sociale du
roman de Balzac, nous n'avons done point
\d'egard ci ses opinions politiques ou reli-
j gieuses, qui n'ont rien eu de tres profond,
■ ni de tres original; et surtout qui n'ont que
d'assez lointains rapports avec la qualite de
son oeuvre, et la nature de son genie. Je veux
dire par lii que, si Balzac, au lieu de se declarer
« catholique » et « royaliste», avait professe des
opinions exactement contraires, je ne vois pas
bien ce qu'il y aurait de change dans la con-
ception de son Pere Goriot, ou dans le dessin
de son Cousin Pons. Nous voyons parfaitement
ce que ne serait pas Delphine si madame de
Stael etait n€e « catholique » ; mais le critique
ou I'historien serait assurement tres subtil, qui
retrouverait dans Atala le « royalisme » de Cha-
teaubriand. C'est ce qu'il faut dire de Balzac.
S'il lui est arrive d'ecrire un roman tout ex-
pres, comme le Medecin de campagne, pour y
exprimer son ideal religieux et politique a
HONORE DE BALZAC. 189
la date de 1833, on I'y retrouve, naturelle-
ment; et, dans une analyse du Medecin de cam-
pagne, il faudrait done discuter les opinions
que Balzac a mises dans la bouche du docteur
Benassis. Mais, d'une maniere general p., Tart. d^J
Balzac, sa conception de Tart et de la vie, la;
representation qu'il nous en a donnee dans-sat
Comedie humaine, ne sont ni necessairement. ni I
meme tres etroitement solid^'rps dp. sp.s npi-t
nions politiques ou religieuses.
II a essaye, je le sais bien, de se persuader
le contraire a lui-meme, et il I'a essaye perse-
veramment et obstinement, dans les Prefaces
que nous avons vu qu'il dictait a Felix Davin,
et dans VAvaiit-propos de la Comedie humaine',
— et je pense qu'il y a reussi. II ne I'a pas per-
suade a ses contemporains, qui, tout en I'ad-
mirant, ont semble faire assez pen de cas de
sa politique ou de sa « sociologie ». Les opi-j
nions politiques ou religieuses de Balzac, — [
quoi que d'ailleurs nous en pensions, et quel
nous les partagions ou non, — ne font pas
corps avec son oeuvre. EUes s'en distinguent,
et on les en detache. Et elles pen vent d'ail-
leurs avoir leur int^ret, mais cet interet
11.
190 HONORE DE BALZAC.
n'est pas d'une autre nature que celui que
nous inspirent les opinions de George Sand ou
de Victor Hugo.
On nous excusera d'insister sur ce point.
Mais ce serait gravement alt^rer la physionomie
vraie de Balzac que de se le representer sous
le bonnet, si j'ose ainsi dire, d'un docteur es
sciences sociales. La competence et I'autorite
ne s'improvisent pas plus en matiere poli-
tique ou religieuse qu'en matiere scientifique;
et, pas plus que les romanciers ou les drama-
j turges ses contemporains, Balzac, avant de
toucher aux choses de la politique et de la
religion, n'a pris la peine ou ne s'est donn6
1 le loisir de les etudier. G'est pourqu'oi, lors-
qu'il affirme, par exemple, que « le christia-
nisme, et surtout le catholicisme, 6tant un
systeme complet de repression des tendances
d6prav6es de Thomme, est le plus grand ele-
ment d'ordre social », nous entendons bien ce
qu'il veut dire, — et il se pent qu'il ait raison,
comme il se peut qu'il ait tort, — mais on
serait etonne si nous discutions s6rieusement
son affirmation! II ne faut pas non plus nous
le dissimuler: une apologie du christianisme
HONORE DE BALZAC. 191
sera toujours suspecte sous la plume de I'au-
teur de Splendeurs etMiseres des Courtisanes,
pour ne rien dire des Petites Mlseres de la Vie
conjugate ou de la Physiologie du Mariage, qui
sqnt des livres parfaitement indecents. Mais
quand Balzac ne serait pas I'auteur de quel-
ques-uns de ses romans, il nous suffirait de
connaitre I'histoire de sa vie, pour etre bien
assures qu'entre la negociation de deux traites
de librairie, ou I'achat de deux meubles de
Boulle, n'ayant jamais sans doute etudie serieu-
sement le catholicisme ou le christianisme, ce
qu'il en a pu dire ne saurait done passer la
portee d'une boutade; et son autorite n'en est
vraimeni pas une.
Laissons done de cote les dissertations dont
il a pu remplir son Cure de village ou son Me-
decin de campagne ! Laissons de cote les obser-
vations qu'il a pu faire, en passant, sur le
« systeme des concours », ou sur le « pouvoir
de I'association ». Ce que Ton veut dire, quand,
on parle de la portee sociale des romans de;|
Balzac, c'est que, comme nous venons d'en
faire tout a I'heure la remarque, la society
qu'il a representee dans son oeuvre est « une
192 HONORE DE BALZAC.
society complete*, ou presque complete, pour-
vue de tous ses organes, dont aucun n'est con-
sider6 dans son independance, et pour lui-meme
ou pour lui seul, mais dans son rapport avec
les autres et avec I'ensemble. On veut dire encore
que, dans un genre tel qu'etait avant lui le
I roman, denature, fausse, des6quilibre par la
preponderance qu'y oecupait la peinture des
: passions de Tamour, Balzac, en introduisant la
representation des autres passions, en a fait une
image representative de la soci^t6 tout entiere,
dont la preoccupation principale, en aucun
temps, quoi qu'on en disc, n'a ete d' « aimer ».
EUe ne I'a jamais ete qu'en litterature, et
surtout depuis les romantiques. Et on veut
dire encore, — si Ton se rappelle ici ce que
nous avons dit de la « valeur historique »
du roman de Balzac, — que, dans la des-
cription ou la representation de cette societe,
il a eu I'art d'en faire pressentir les modifi-
cations prochaines, et ainsi, de nous mon-
trer a I'oeuvre, dans le mecanisme de leur
fonctionnement quotidien, les ressorts dont
il avait commence par mettre les principes
k nu.
IIONORE DE BALZAC. 193
*
* *
Une « societe complete », avec tous ses
organes, ou, ainsi qu'il dit lui-meme « avec
sa genealogie et ses families... ses nobles, ses |
bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses poli-
tiques et ses dandys », et on pourrait ajouter:
ses magistrats et ses diplomates, ses gens de
lettres et ses hommes d'affaires, ses avou6s,
ses medecins, ses commergants, ses militaires,
c'est effectivement ce qui ne s'etait point vu
dans le roman, avant Balzac, et depuis lui,
nous pouvons le noter des a present, c'est ce
qui ne s'est point revu. Les heros de Balzac ne |
vivent, pour ainsi parler, qu'en « fonction » les I
uns des autres, d'une vie qu'on pent appeler j
« sociale » par excellence, et dont les accidents |
ne dependent, pour ainsi dire, pas d'eux, mais
des circonstances, et par consequent des in- ;
Alienees qui les fagonnent.
<c II n'y aqu'un animal, ecrivait-il dans VAvant-
propos de la Comedie humaine. Lecreateur ne s'est
servi que d'un seul et meme patron pour tous
les etres organises. L'animalestunprincipequi
194 HONORE DE BALZAC.
prend sa forme exl^rieure, ou, pour parler plus
exactement, les differences de sa forme, dans
les milieux on il est appele ci se d6velopper.
Les especes zoologiques resultent de ces diffe-
rences. » Et plus loin : « II a done existe, il
existera done de tout temps des especes
sociales comme il y a des especes zoologiques. »
L'analogie est sans doute plus apparenle que
r^elle. Quoi que Balzac en dise, il n'est pas
vrai que « les differences qui existent en Ire
un soldat, un ouvrier, un administrateur... »
soient « aussi considerables » que celles qui
distinguent « le loup, le lion, I'ane, le corbeau,
le requin et... le veau marin ». Les « especes
zoologiques » varient-elles? G'est un point dont
nos savants, en depit de Lamarck et de Darwin,
ne torn bent pas encore d'accord, un demi-
siecle apr^s Balzac. Mais il semble pourtant
plus facile de faire, avec un ouvrier, un soldat
et meme un marechal de France, — 11 y en-a
des exemples dans Thistoire et dans le roman
de Balzac, — qu'un lion avec un Ane ou qu'un
loup avec un veau marin ; et les « especes
sociales » ont une tout autre plasticity que les
especes de la nature.
HONORE DE BALZAC. 195
La formule n'en est pas moiiis celle des per-
sonnages de Balzac. lis prennent vraiment « leur
forme » ou « les differences de leur forme »,
dans les milieux ou « ils sont appeles a se deve-
lopper » ; et c'est ainsi qu'un soudard, comme
Philippe Bridau, un vermicellier, comme le
pere Goriot, un soldat sorti du rang, comme
le commandant Genestas, des femmes comme
la duchesse de Langeais, madame de Nucin-
gen, madame Camusot de Marville, deviennent
dans sa Comedie I'expression d'une condition
sociale tout entiere, avec, si je puis ainsi dire,
ses « tenants » et ses « aboutissants », les
circonstances desa formation, I'enchevetrement
de ses effets et de ses causes, sa valeur indi-
viduelle et typique a la fois. « Non seulement
les hommes, a dit encore Balzac, mais encore
les 6venements principaux de la vie se formu-
lent par des types. II y a des situations qui se
representent dans toutes les existences, des
phases typiques, et c'est la I'une des exacti-
tudes que j'ai le plus cherchees. » A sa place,
dans VAvant-propos de la Comedie hwname, cette
phrase est un peu obscure. On ne voit pas
bien comment « les evenements principaux de
196 HONORE DK BALZAC.
la vie se formulent par des types ». Mais pour
I'entendre, nous n'avons qu'a la rapprocher de
celte autre phrase : « Mayenne et Gharleville
ont leur Grandet, comme Saumur » ; et n'est-il
pas vrai qu'aussitdt tout s'6claire? Les ro-
mans de Balzac sont des romans sociaux en ce
sens que les individus n'y existent reellement
pas en dehors et ind6pendamment de la
classe dont ils sont les repr6sentants, ni con-
s6quemment, de la « soci6t6 » dont ils sont
les creatures.
lis sont encore « sociaux » pour la persis-
tance avec laquelle, dans la plupart d'entre
eux, sans chercher d'ailleurs a 6tablir aucune
these, Balzac a essaye de reconnaitre et de
mettre, disions-nous, a nu les ressorts essentiels
de cette societe.
C'est ainsi qu'il s'est complu a etudier, dans
{ une s6rie d' « arrivistes », qui va de son Ras-
|> i tignac a son Vautrin, ce dechainement d'ener-
!; gie brutaleprovoqueparl'exemple de Napoleon
et de sa prodigieuse fortune, et dont la critique
s'obstine, je ne sais pourquoi, k vouloir voir le
modele ou I'incarnation dans le Julien Sorel
de Stendhal. [Le Rouge et le Noir, 1830.] Mais,
HONORE DE BALZAG. 197
en comparaison de ce que sont les heros de
I'energie dans le roman de Balzac, ce Julien Sorel /
n'est qu'un fantoche, en qui je ne voudrais pas
decider ce qu'il convient d'admirer le plus, de
I'incoherence du personnage, ou de la fatuite de I
son auteur. Le seul Rastignac de Balzac est plus ^
vrai dans un de ses gestes, que Julien Sorel
dans toute sa personne; et, si Ton veut des
modeles de cette energie suscitee dans les ima-
ginations de la jeunesse d'alors par I'emula-
tion de Napoleon, c'est dans la Comedie humaine
que Ton les trouvera. On sait que I'un de
leurs caracteres est I'absence de toute espece
de scrupule, et c'est ce que Ton a quelquefois
appele rinimoralite de Balzac. Nous revien-
drons dans un instant sur ce point, mais ici,
ou il ne s'agit que de la verite humaine de
I'imitation, nous nous bornerons a demander
quels scrupules, de quelle nature, ont done
arrete dans leurs entreprises un Napoleon, un
Talleyrand ou un Fouche?
Ce que Balzac n'a pas mis en une moindre
lumiere, c'est, dans la societe nouvelle, issue de >
la Revolution, la desorganisation de la famille f
par la poussee de I'individualisme. Ici encore |
198 IIONORE DE BALZAC.
nous ne discutons pas, et nous nous defen-
dons d'aborder le fond de la question. Si c'est
la famille ou si c'est I'individu qui doit etre
consid6r6 comme la « cellule » primitive de
I'organisme social, les romans de Balzac n'ap-
portent aucun argument dans I'un ou dans
I'autre sens. Nous n'avons pasdavantage a nous
6tendre en considerations sur le droit d'ainesse,
ou sur nos lois successorales, puisque Balzac,
dans ses r^cits, n'a jamais traite I'un et I'autre
sujet que par maniere de digression. Mais tout
, ce qu'il suffitdedire, c'est que, si la dissociation
des anciennes coutumes familiales est en partie
I'oeuvre du temps, sans aucun doute, mais en
partie aussi I'oeuvre de la Revolution frangaise,
nul ne I'a mieux vu que Balzac ; et sa Comedie
humaine est comme impregnee de cette convic-
tion. II a le nouvel individualisme en haine, et,
en un certain sens, contre ce grand ennemi de
toute abnegation, comme de tout esprit de soli-
darity, son ceuvre n'est qu'une espece de requi-
sitoire, ou plutdt de croisade. C'est en quoi je la
liens pour eminemment sociale. Elle ramene
constamment sous le regard de notre attention
ce probleme social entre tous, de I'organisation
HONORE DE BALZAC. 199
de la famille dans son rapport avec la societe.
Eugenie Grandet, le Pere Goriot, un Menage de
Gaj'Qon, Modeste Mignon, la Muse du Departement,
les Soujfrances d'un Irwenteur, le Cousin Pons, la
Cousine Bette sont essentiellement des « drames
de famille ». Et s'il s'en degage une legon, c'est
celle-ci, que, par la desorganisation de la fa- |
mille, les societes modernes s'acheminent vers
un etat de choses ou , la tyrannie de la loi
s'exercant universellement, sans obstacle et|
sans intermediaire, il n'y aura pas de milieu
entre I'individualisme anarchique, d'une part,
et I'ecrasement de I'individu par la collectivite
anonj^me et impersonnelle.
« La famille sera toujours la base des so-
cietes. Necessairement temporaire, incessam-
ment divis6e, recomposee pour se dissoudre
encore, sans liens entre I'avenir et le passe, la
famille d'autrefois n'existe plus en France.
Ceux qui ont proced6 k la demolition de I'an-
cien edifice ont ete logiques en partageant ega-
lement les biens de la famille, en amoindris-
sant I'autorite du pere, en faisant de tout
enfant le chef d'une nouvelle famille, en sup-
primant les grandes responsabilites ; mais
200 UONORE DE BALZAC.
rfitat social reconstruit est-il aussi solide avec
ses jeunes lois, encore sans longues epreuves,
que la monarchie I'etait avec ses anciens abus ?
I En pcrdant la solidarite des families, la societe
' a perdu celte force fondamentale que Montes-
quieu avail decouverte et nommee Vhonneur.
Elle a tout isole pour mieux dominer, elle a
tout partage pour afTaiblir. Elle regne sur des
unites, sur des chiffres agglom6r6s comme des
grains de hU dans un tas. Les interets gene-
raux peuvent-ils rem placer les families? Le
temps a le mot de cette grande question. »
[Le Cure de village.]
En attendant qu'on en vienne k cette extr6-
mile, ce que Balzac a encore admirablement
, vu et montre dans son oeuvre, c'est le develop-
) pement d'une forme d'egoisme qui s'oppose
i en quelque mesure a cette tyrannic de la collec-
tivite. Les egoistes de Balzac sont d'une espece
particuliere, dont le trait distinctif consiste en
ceci que leur conscience n'a jamais hesite, —
et en admettant qu'ils aient une conscience, —
sur la legitimite de leur droit a la vie et au
succes. Et, en effet, leur egoisme, celui d'Eu-
gene de Rastignac ou de Celestin Crevel, par
HONORE DE BALZAC. 201
exemple, fait partie, pour ainsi dire, d'un sys-
teme social a la conservation et au maintien
duquel il concourt. Si nous en voulions croire
quelques economistes, « la concurrence » serait
« r^me du commerce », et on sait que peu leur
importe au prix de quelles mines et de quels
desastres elle s'exerce ! Qu'importe k la societe '
la deconfiture d'un Cesar Birotteau, si Ton
fabrique toujours plus d' « huile de macas-
sar », et que, de jour en jour, I'industrie nous
la livre ci meilleur marche? Ainsi, les egoistes |
de Balzac estiment que leur succes n'est pas i
seulement le leur, mais celui de toute une I
clientele, qu'ils trainent avec eux, et m6me |
celui de toute une classe. C'est ce qui leur
donne en eux-memes une confiance dont la
securite n'a d'6gale que I'enormite de leurs
app6tits. En s'appliquant a reussir, et dans la
mesure ou ils y parviennent, ils donnent
I'exemple du succes ! Leur histoire, a eux
autres, devient ce que Balzac appelle « une
formule de vie » I On dirait de ces milliar-
daires americains qui, n'ayant jamais eu
d'autres preoccupations que de gagner de I'ar-
gent, se trouvent, en le gagnant et pour le
202 HONORE DE BALZAC.
gagner plus vite, avoir transforme toute une
Industrie et, par la transformation de cette
industrie, la maniere dont vivaient des milliers
de leurs semblables. C'est encore en ceci que
le roman de Balzac a vraiment une portee
sociale.
Aussi, conQoit-on ais6ment que, preoccup6 de
reconnaitre, de saisir et de fixer tous ces
traits, Balzac n'ait donn6 dans son oeuvre
qu'une place tout k fait secondaire a la pein-
i ture des passions de Tamour, tandis qu'au
contraire il en faisait une considerable a la
question d'argent. Nous n'avons pas k revenir
sur ce point. Mais nous pouvons ajouter quel-
ques mots a ce que nous en avons deja dit ;
et, sans doute, il n'est pas inutile de bien
voir comment la portee sociale des romans de
Balzac resulte, pour une part, de cette subor-
dination des passions de i'amour.
J'ai tache d'expliquer ailleurs, et plus d'une
fois, les raisons du prestige universel qu'exer-
Qait, au theatre ou dans le roman, la repre-
sentation des passions de I'amour. Les passions
de I'amour sont les plus « universelles » de
toutes, et chacun de nous pent se flatter
HONORE DE BALZAC. 203
d'avoir en lui de quoi les ressentir, ou au
moins de quoi les comprendre. Mais, apres
cela,ramour, le grand amour, I'amour passion,
celui qui se deploie dans les drames de Sha-
kespeare, ou dans les tragedies de Racine, ce
genre d'amour est assez rare; — et peut-6tre
faut-il nous en feliciter ! La race du chevalier
Des Grieux, et des Valentine ou des Indiana
n'est pas de celles dont on doive encourager la
multiplication. 11 y en aura toujours assez!
Mais ce qui est surtout vrai, c'est qu'en sem- '
blant faire de Tamour I'unique preoccupation ]
de ses heros, le roman. jusqu'a Balzac, a j
fauss6 la representation de la vie. L'humanit6,
en general, est preoccupee de tout autre chose
que d'amour; d'autres interets la sollicitent,
et d'autres necessites lui font sentir leur poids.
L'amour n'est et n'a jamais ete, ni ne pent etre
la grande affaire que de quelques desoeuvres,
dont le temps n'est ni de I'argent, ni du tra-
vail, ni de Taction, ni quoi que ce soit qui se
puisse transformer en utility sociale. C'est
pourquoi les amoureux auront done leur place
dans la representation du drame de la vie;
mais ils n'y auront que leur place; et, de
204 HONORE DE BALZAC.
leur amour meme, aussi souvent que la v6rit6
du r6cit I'exigera, des preoccupations 6tran-
g6res a cet amour les en detourneronl.
Complete, en ce sens que tous les elements
qui forment la soci616 contemporaine de Balzac
y figurent en Jeur rang, la representation Test
done en ce sens aussi qu'aucun des ressorls n'y
est omis qui actionnent cette soci6te. « Social »
par la nature des preoccupations, je ne dirai
pas qui le dominent, mais qui le remplissent,
et meme qui s'y font quelquefois jour comme
a I'insu de i'auteur, le roman de Balzac est
; « social » ])ar la nature des moyens qui lui
j servent a manifester ces preoccupations. On
remarquera que c'est precisement ce qui
manque aux romans de George Sand, qui tous
ou presque tous, de 1830 a 1848, ont eu des
pretentions « sociales ». — « Nous pr6parons
une revolution pour les moeurs futures », disait-
cUe a Balzac lui-meme en 1838, — mais dont
les moyens sont demeures purement « litte-
raires » ou « oratoires », et dont les person-
nages n'ont pense, pourrait-on dire, qu'en
fonction de leur amour I Les romans de George
Sand, je dis les meilleurs, sont des romans k
HONORE DE BALZAC. 205
pretentions sociales, mais de peu de portee
sociale, et que la « beaute du style » n'em-
peche pas d'etre aujourd'hui gen6ralement
illisibles : les romans de Balzac ont d'autant
plus de port6e qu'ils ont moins de pretentions;
— et le meilleur a cet egard n'en est pas le
Medecin de campagne.
*
* *
Je consens d'ailleurs que, dans la mesure
oij il n'est pas indifferent a une doctrine de
pouvoir se reclamer ou s'autoriser de I'adhe-
sion d'un grand esprit, on 6tende un peu au
dela de ces conclusions, la « portee sociale »
des romans de Balzac. S'il est done une fois
bien entendu qu'avec tout son genie — qui,
par ailleurs, I'eleve si fort au-dessus d'un M. de
Bonald ou d'un Joseph de Maistre, — Balzac
n'est cependant ni I'un ni I'autre de ces deux
grands esprits, il y a lieu, non pas de discuter, 1
nous I'avons dit, mais de relever, ou d'enre- '
gistrer quelques-unes de ses opinions. Elles
ne sont denuees ni de quelque justesse, ni
meme, et en d6pit de la maniere dont il les
12
206 HONORE DE BALZAC.
a fornixes, c'est-a-dire sans grande 6tude ni
reflexion, de quelque profondeur.
G'est ainsi qu'il est interessant de le voir, en
toute occasion, lui, Balzac, le contemporain de
George Sand et de Victor Hugo, — non moins
incapable qu'eux, je ne dis pas de subir per-
sonnellement aucun joug, mais de s'astreindre
yk aucune discipline, — denoncer Tindividua-
\ lisme coinme^Torigine a pen pres unique des
I maux qui travaillent la societ6 de son temps .
II en accuse ailleurs « le manque de religion »
et « la toute-puissance de I'argent ». Mais le
grand ennemi, c'est I'individualisme ; et, en
effet, ce sont de dangereux personnages que
des « individualistes » comme son Rastignac,
son Vautrin, ou son Bridau, L'accuserons-
nous, a ce propos, de contradiction, et fein-
drons-nous, avec une ironie facile et banale,
de nous etonner que ses principes ne soient
pas d'accord avec son « temperament » ? En
aucune maniere! nous surtout qui croyons
que les « principes » nous ont 6te donnes
pour contredire et regler les « temperaments » .
Mais, ce qui sera beaucoup plus juste, et con-
forme a la realite, nous verrons dans la guerre
HONORE DE BALZAC. 207
que Balzac n'a pas cesse de faire a I'indivi-
dualisme, — depuis le Medecm de campagne
jusqu'a la Cousine Bette, — une conclusion
de son enqiiete sur la societe de son temps, et
une conclusion dont la vraisemblance se for-
tifie, pour ainsi dire, de tout ce qu'elle a de
contraire au temperament du romancier. Pour
qu'une telle conclusion s'imposat a Balzac
n'a-t-il pas fallu qu'elle lui parut d'une evi-
dence ou d'une clarte Men aveuglante? — et
ceci vaut sans doute la peine d'etre note.
Voici maintenant sur le suffrage universel ;
une page que j'emprunte au Medecin de cam- ^
pagne; c'est le docteur Benassis qui parte :
c( Le suffrage universel, que reclament au-
jourd'hui les personnes appartenant a I'oppo-
sition dite constitutionnelle , fut un principe
excellent dans I'Eglise, parce que, comme vous
venez de le faire observer, cher pasleur, les
individus y etaient tous instruits, disciplines
par le sentiment religieux, imbus du meme
systeme, sachant bien ce qu'ils voulaient et ou
lis allaient. Mais le triomphe des idees k I'aide
desquelles le liberabsme moderne fait impru-
demment la guerre au gouvernement prospere
208 HONORE DE BALZAC.
des Bourbons serait la perte de la France et
des libdraux eux-m6mes. Les chefs du cole
gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est
une simple question de pouvoir. Si, a Dieu ne
plaise, la bourgeoisie abattait, sous la banniere
de I'opposition, les superiorities sociales contre
lesquelles sa vanit6 regimbe, ce triomphe serait
immediatement suivi d'un combat soutenu par
la bourgeoisie contre le pen pie, qui, plus tard,
verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine,
il est vrai, mais dont les fortunes et les privi-
leges lui seraient d'autant plus odieux, qu'il
les sentirait de plus pres. Dans ce combat, la
society, je ne dis pas la nation, p6rirait de nou-
veau, parce que le triomphe loujours momen-
tane de la masse souffrante implique les plus
grands d^sordres. Ce combat serait acharne,
sans tr^ve, car il reposerait sur des dissidences
instinctives ou acquises entre les electeurs,
dont la portion la moins 6clairee, mais la plus
nombreuse, I'emporterait sur les sommites so-
ciales dans un systeme ou les suffrages se comp-
tent et ne se pesent pas.
» Telles sont les raisons qui m'ont conduit k
HONORE DE BALZAC. 209
penser que le principe de I'election est un des i
plus funestes a I'existence des gouvernements
modernes. Certes, je crois avoir assez prouve (
mon attachement a la classe pauvre et souf-
frante, je ne saurais etre accuse de vouloir son
malheur; mais, tout en I'admirant dans la
voie laborieuse ou elle chemine, sublime de
patience et de resignation, je la declare inca-
pable de participer au gouvernement. Les pro-
letaires me semblent les mineurs d'une nation,
et doivent toujours rester en tutelle. Ainsi,
selon moi, le mot election est pres de causer
autant de dommage qu'en ont fait les mots
conscience et liberte, mal compris, mal defmis,
et jetes aux peuples comme des symboles de
revolte et des ordres de destruction. »
Je ne voudrais pas encore traiter trop
negligemment quelques-unes des vues qu'il a
exprimees sur le catholicisme, et qui font de I
lui, avec Lamennais, un des precurseurs de ce .
que Ton a depuis lors appele le « catholicisme \
social ». Meme, il a evite I'ecueil ou s'est brise
r'auteur des Paroles (Tun Croyant, et tandis
que celui-ci fmissait, dans son ardeur demo-
cratique, par faire des deux mots de « catho-
12.
210 nONOR^ DE BALZAC.
licisme » et de « d^mocratie » deux termes
toujours convertibles, — et, de tout ce qu'ils
repr^sentent, deux choses constamment ade-
quates, — Balzac a tres bien vu qu'on pouvait
etre un excellent Chretien, sans etre un « demo-
crate », et surtout un parfait « democrale »,
sans etre aucunement chrelien. « Ge pretre,
dit-il de Tun de ceux qu'il a mis en scene dans
son Cure de village, I'abb^ Dutheil, apparlenait
k cette minime portion du clerge frangais qui
penche vers quelques concessions, qui voudrait
associer VEglise aux inierets populaires pour lui
faire reconquerir, par I'application des vraies
doctrines evangel iques, son ancienne influence
sur les masses, qu'elle pomrait alors relier a
la monarchie. » II revient sur la meme idee,
dans un autre endroit du meme r6cit, par la
bouche de I'abbe Bonnet, — c'est le « cur6 de
village » : — « Initie peut-etre par mes peines
aux secrets de la charite, comme I'a definie le
grand saint Paul dans son adorable E'pltre, je
voulus panser les plaies du pauvre dans un
coin de terre ignore, puis, prouver par mon
exemple, si Dieu daignait benir mes efforts,
que la religion catholique, prise dans ses
HONORE DE BALZAC. 2H
ceuvres humaines, est la seule vraie, la seule
bonne et belle puissance civilisatrice. » C'est, on
le voit, tout un programme ; et ce n'est pas a
Balzac que les Ketteler, les Manning et les
Gibbons Font emprunte, mais c'est pourtant le
leur; et il I'a formule avant eux.
Encore moins meconnaitrons-nous qu'a de-
faut d'une connaissance approfondie des v6rites
de la religion — qu'il ne semble pas que
Balzac ait possedee, — ce meme programme
implique une singuliere intelligence des condi-
tions qui etaient aux environs de 1840 les con-
ditions necessaires de la renovation sociale du
catholicisme. Et si ces conditions n'ont ete dis-
cernees par personne plus nettement que par
le romancier de la Comedie humaine, qu'est-ce
k dire, sinon que la philosophie sociale de ses
romans, decidement, a enfonce plus avant, plus
profondement qu'on ne croyait dans I'analyse
de la « societe » de son temps, d'une part? et,
d'autre part, qu'on ne saurait negliger, sous
pretexte qu'elle est d'un romancier, une opi-
nion qui depuis lors, k mesure meme qu'on la
discutait, a paru se rapprocher davantage de la
v6rite? Me permettra-t-on de faire observer k
212 HONORS DE BALZAC.
ce propos, qu'en ce point, comme en plusieurs
autres, que nous avons signal6s plus haut, la
rencontre est singuliere des opinions de Balzac,
\ dans son Cure de village, dont la redaction
'; definitive est de 1845, avec Auguste Comle, en
son Cours de fldlosophie positive, que celui-ci
/ professait en 1842. La aussi, comme on sait,
dans le Cours de philosophie positive, se trouve
une tres belle apologie de la « verlu sociale
du christianisme », et j'ajoute: une trace de
I'influence de Joseph de Maistre sur Auguste
Comte aussi profonde que I'influence de Bonald
■ sur Balzac. II en faudra tenir compte quand
on essaiera d'6baucher I'histoire des id^es
\ au XTX* siecle, et, pour I'ecrire, de demeler les
courants et les contre-courants qui se sont
i confondus, divises, opposes, contraries, r^unis
Hour a tour, et dont personne encore, pas
meme M. Georges Brandes, — le critique danois
dont le grand ouvrage ne tient pas les pro-
messes de son titre, — n'a determine la direc-
tion, la force, ni le nombre.
Ce qu'^n tout cas on ne saurait nier, c'est
I'accord d'un Balzac et d'un Comte en plus
d'un point de leur philosophic. Ce qui est
HONORE DE BALZAC. 213
int^ressant, c'est de voir cet accord s'engen-
drer, pour ainsi dire, de I'application de la
meme methode. L'auteur de la Comedie hu-
maine, lui aussi, est un « positiviste » ; et tous
les deux, Comte et Balzac, Balzac et Gomte,
c'est un peu de la meme maniere qu'ils ont
entendu « Tobservation ». Ennemis non moins
acharnes I'un que I'autre de tout ce qui se \
nomme des noms d' « individualisme » ou de
« subjectivisme », c'est la « valeur objective »
de la chose qu'ils se sont I'un et I'autre effor-
ces de mettre hors de doute, et de maintenir
contre les interpretations toujours arbitraires,
en tant que personnelles, de I'eclectisme et des
romantiques. Non seulement il n'est pas vrai,
en fait, que chaque chose apparaisse a chacun
de nous sous un aspect different, que deter-
minerait son « idiosyncrasie » ; et il n'y a la
qu'une prodigieuse et impertinente illusion de
I'orgueil; mais la meme r6alit6 s'impose a
toutes les intelligences ; et, de chaque chose, il
n'y a qu'une vision qui soit exacte et « con-
forme a I'objet, » de meme que, de chaque
fait, il n'y a qu'une formule qui soit scienti-
fique. Le pere Grandet « ressemble » ou il
214 HONORE DE BALZAC.
« ne ressemble pas » ; madame de Mortsauf
est « vraie » ou elle n'est pas « vraie » ; on
ne saurait formuler deux jugements sur Celes-
tin Crevel ou sur Cesa-r Birotteau; et contre
cette evidence il n'y a ni sophisme, — ni infir-
mite, — qui puisse prevaloir.
Encore une fois, il est curieux qu'une pa-
reille legon se degage, avec la meme clarte, de
deux oeuvres aussi diverses que la Comedie
Jntmaine et le Cours de philosophie posiitive, con-
Ques et realisees dans des milieux si differents,
s6par6es Tune de I'autre, si je puis ainsi dire,
par une telle distance morale ; mais le fait
n'est pas douteux; et sans doute on pensera
qu'il meritait d'etre mis en lumiere, pour
lui-meme d'abord, en raison de son interet
propre ; pour les claries qu'il peut contribuer
k Jeter sur le mouvement des idees aux envi-
rons de 1840; et enfm pour I'autorite qu'en
peuvent recevoir de certaines id^es, a la vrai-
semblance ou a la probabilite desquelles il
n'est pas indifferent d'avoir ete soutenues par
des esprits aussi differents et aussi puissants
qu'un Comte et qu'un Balzac.
CHAPITRE Vll
LA MORALITE DE l'cEUVRE DE BALZAC
II etait difficile qu'une telle representation
de la vie, si fidele et si complete, n'attirdt pas
a Balzac le reproche d' « immoralit6 » ; et aussi
ne le lui a-t-on pas epargne. II s'en est plaint,
ironiquement, dans la preface de la seconde
Edition de son Pere Gonot, et amerement, dans
V Avant-propos de sa Comedie humaine. « Le
reproche d'immoralite. qui n'a jamais failli a
r^crivain courageux,. est le dernier qui reste a
faire quand on n'a plus rien a dire a un poete.
Si vous etes vrai dans vos peintures, si a force
de travaux diurnes et nocturnes vous parvenez
a ecrire la langue la plus difficile du monde,
216 HONORE DE BALZAC.
on vous jette alors le mot immoral k la face.
Socrate fut immoral, Jesus-Christ fut immo-
ral ; tous deux ils furent poursuivis au nom
des soci6t6s qu'ils renversaient ou r^formaient.
Quand on vent tuer quelqu'un, on le taxe
(I'immoralite. » Et, quelques pages plus loin,
dans son desir d'6carter le reproche, il ajoute :
« II me sera peut-etre permis de faire remar-
quer combien il se trouve de figures irre-
prochables [comme vertu] dans les portions
publiees de cet ouvrage : Pierrette Lorrain,
Ursule Mirouet, Constance Birolteau, Eugenie
Grandet, Marguerite Claes, Pauline de Ville-
noix, madame Jules, five Chardon, mademoi-
selle d'Esgrignon, madame Firmiani, Agathe
Rouget, Ren6e de Maucombe, enfin, bien des
figures du second plan, qui, pour 6tre moins
en relief que celles-ci, n'en offrent pas moins
au lecteur la pratique des vertus domestiques,
Joseph Lebas, Genestas, Benassis, le cure
Bonnet, le medecin Minoret, Pillerault, David
Sechard, les deux Birotteau, le cure Chaperon,
le juge Popinot, Bourgeat, les Sauviat, les
Tascheron, et bien d'autres, ne resolvent-ils
pas le difficile probleme litteraire qui consiste
HONORE DE BALZAC. 217
k rendre interessant un personnage vertueux? »
Mais on ne I'a point ecoute dans sa justifica-
tion, et, jusque de nos jours, il se trouve encore
des critiques ou des historiens de la littera-
ture pour renouveler contre lui ce reproche
d'immoralit^. Dans quelle mesure I'a-t-il me-
rite? G'est ce qu'il nous faut examiner d'un
pen pres, car je crains, a vrai dire, qu'il ne
s'agisse ici d'une meprise assez grave, et que
Ton ne se trompe, non seulement sur ce
qu'il faut nommer du nom de « moralite dans
I'art », chose vague et mal definie, mais sur
les conditions elles-memes du roman. Une
c< representation de la vie » doit-elle etre plus
« morale » que ne Test la vie meme ; pour
quelles raisons, au nom de quels principes ; et
si Ton decidait qu'elle dut I'etre, que devien:
drait alors cette fidelite de reproduction sans
laquelle il ne saurait y avoir de « representa-
tion de la vie » ?
*
* *
En quoi consiste done cette immoralite, et,
avec Sainte-Beuve, la verrons-nous dans ce
13
218 HONORB DE BALZAG.
qu'il appelait « le caractere asiatique » du style
de M. de Balzac? Le passage est trop joli pour
que nous ne le citions pas tout entier : « J "Mime
du style de M. de Balzac, — 6crivait Suinte-
Beuve en 1850, au lendemain merae de la
mort du grand romancier, et avant que les
professeurs de rhetorique ne s'en fussent em-
pares pour le confronler avec les « modeles »,
— j'aime cette efflorescence (je ne sais pas
trouver un autre mot) par laquelle il donne
a tout le sentiment de la vie et fait fris-
sonner la page elle-meme. Mais je ne puis
accepter, sous le convert de la physiologie.
Tabus continuel de cette qualite, ce style si
souvent chatouilleux et dissolvant, 6nerve,
rose, et veine de toules les teintes, ce stvle
d'une corruption delicieuse, tout asiatique,
comme diraient nos maitres, plus brise par
places et plus amolli que le corps d'un mime
antique. Petrone, au milieu des scenes qu'il
decrit, ne regrette-t-il pas quelque part ce
qu'il appelle oralio pudica, le style pudique, et
qui ne s'abandonne pas ci. la fluidite de tons les
mouvements ? » [Causeries du Lundi, t. II.
Lundi, 2 septembre 1850.]
HONORE DE BALZAC. 219
Je ne trouve pas, pour ma part, qu'en
aucun endroit de son cEuvre, le style de Balzac,
et quoi que d'ailleurs on en pense, ait ces
qualites de seduction, de gMce impudique et
perverse, de penetration subtile, et de fluidite
savante, que Sainte-Beuve lui prete. II y a,
dans la nature meme de Balzac, une indelicatesse
ou, si Ton pouvait ainsi s'exprimer, une non-
delicatesse native, qui est le contraire de ce que
de telles qualites impliqueraient de souplesse
et de ratfmement. Mais une chose est ici mer-
veilleusement vue, — et surtout pour I'avoir et6
du vivant meme de Balzac, ou pen s'en
faut, — qui est la liaison de sa « maniere
d'ecrire » et de son « immoralite », en tant
qu'elles sont I'une et I'autre une consequence
necessaire de sa conception du roman. L'irre- i
gularite de son style et rimmoralit6 de son
oeuvre procedent ensemble, et ne procedent
peut-6tre, que de la ressemblance meme de
son roman avec la vie.
G'est ce que je suis tent6 de croire quand je
vois, sous ce nom d'immoralile, qu'on lui re-
proche encore des sujets com me celui du Pere
Goriot, ou de la Mabouilkuse, ou du Cousin Pons^
220 HONORE DE BALZAC.
ou de la Cousine Bette, lesquels, je I'avoue, ne
sont point des r6cits
... pour les pelites filles
Dont on coupe le pain en tartines;..
mais qui n'en sont pas moins au premier rang
de ses chefs-d'oeuvre, et qu'aucun moraliste
n'oserait proposer d'en retrancher. Nous con-
viendrons d'ailleurs que, d'une mani^re g6n6-
rale, dans la Comedie humaine, les gredins et les
scel^rats de Balzac, ou ses maniaques, Vau-
trin lui-m^me, le Vautrin du Pere Goriot, et ses
NucJngen, ses Philippe Bridau, ses Grandet,
ses Glaes, ses du Tillet, ses Gobseck, ses Hulot,
ses Marneffe ont une autre allure, et surtout
un autre relief que ses « honnetes gens ». Les
honnetes gens de Balzac ressem blent trop sou-
vent a de pures ganaches : ainsi son David
Sechard, — quoique sublime, — ou ses deux
Birotteau ; et la vertu de quelques-unes de ses
heroines, Eugenie Grandet, par exemple, ou
Agathe Rouget, ne va pas sans quelque niai-
serie. Que dirons-nous encore? Que son pessi-
misme « enlaidit la laideur » ; que, dans son
oeuvre, le crime ou le vice ne sont pas assez
HONORE DE BALZAC. 221
souvent punis, ni la vertu toujoiirs suffisam-
ment recompensee ; et que I'humanite, quelque
peu d'estime que Ton en fasse, vaut pourtant
mieux que I'idee qu'en donne la Comedie hu-
maine?Cesi en effet un peu tout cela que Ton veut
dire, quand on parle de rimmoralite du roman
de Balzac; et nous, quand on aura it raison sur
tons ces points, ce qui n'est pas du tout prouve,
nous le d6fendrions pourtant contre ce reproche
d'immoralit^.
II faut prendre enfin les choses telles qu'elles
sont, et surtout quand il s'agit, comme ici,
d'une oeuvre et d'un homme qui n'ont eu
d'autre ambition que de les repr^senter. Sup-
pose que I'oeuvre de Balzac ne fftt qu'une
galerie de scelerats ou un asile de maniaques,
serait-elle done plus riche en ce genre de mons-
tres que I'oeuvre de Shakespeare, ou que celle
meme du « grand Corneille »? Les tragiques
du passe jouissent, en v6rit6, d'un singulier
privilege I Que ce soit un Eschyle en son Aga-
memnon ou un Sophocle en son OEdipe roi ; un
Shakespeare en son Hamlet ou en son Roi Lear ;
un Corneille en sa Rodogune, — celle de ses
tragedies qu'il pr6ferait k toutes les autres,
222 HONORE DE BALZAC.
— ou un Racine en son Bajazet, ils ne mettent
commun^ment que d'affreux criminels en
scene, et, drame ou tragedie, quand on r^duit
tous ces chefs- d'cEuvre a Tessentiel de leur
intrigue, il ne s'agit, a la lettre, que de savoir
lequel des deux egorgera I'aulre : d'figisthe
ou d'Agamemnon, d'Hanilet ou de sa mere,
de Rodogune ou de Cleopcitre? Cependant on
n'accuse d'immoralit6 ni Gorneille, ni Shakes-
peare, ni Eschyle; et, au contraire, on s'accorde
a reconnaitre en eux ce qu'on appelle de nos
jours, des « professeurs d'6nergie mora?<i ».
Pourquoi cela? Le crime changerait-il de nom
quand il est commis par des « personnes sou-
veraines »? Si jadis on a pu le croire, — et
non pas sans quelque raison, — c'est ce qu'on
ne croit plus de nos jours, ou du moins c'est
ce qu'il serait difficile de nous faire admettre.
Seulement, en ce cas, saehous renoncer ci des
critiques, dont I'apparente solidite, n'etant
fondee que sur ces conventions, chancelle ou
s*6croule avec elles. II n'y a pas plus d'immoralite
dans le sujet de la Derniere incarnation de Vau-
trin qu'il n'y en a dans les sujets habituels
du drame et de la tragedie classiques : il 3' a
HONORE DE BALZAC. 223
seulementpluscrinvraisemblance,etdesmoyens
plus fous, comme d'ailleurs dans Hernani, dans
Ruy Bias ou dans les Bur graves.
Mais, dira-t-on, Buy Bias et Bodogune, Baja-
zet et Hamlet^ OEdipe et Agamemnon, c'est de
I'histoire! et I'histoire... Oui, je sais, I'liistoire
a tons les droits, sans en excepter celui de
faiisser la verite pour raccomraoder aux be-
soins des poetes I Apres quoi, sommes-nous
bien surs que ce soit ici de I'histoire? Et si
oui, c'est alors que cette question de mora-
lite ou d'immoralite prend toute son ampleur.
Le roman, description et representation de la
vie contemporaine, reclame les memes droits
que I'histoire, chronique et restitution de la
vie du passe. Au nom de quoi les lui refuse-
rons-nous ? Si cette « representation de la vie »
n'etait pas avant Balzac Fobjet propre et unique
du roman, nous avons montre que, depuis lui,
et par lui, elle I'etait devenue. Elle est de-
venue non seulement son objet, mais sa raison
d'etre. Qui limitera 1 etendue de cette repre-
sentation? Gar les raisons au nom desquelles
on essaierait dela limitercondamneraient dlm-
moralite I'en^eignement de I'histoire elle-
224 HONORE DE BALZAC.
m^me. Ge que nous perniettons k Saint-
Simon, pourquoi le refuserons-nous ^ Balzac?
et, si Ton pretend que les personnages de Saint-
Simon ont pour eux d'avoir exists, que nous
importe, k nous, qui ne les connaissons que
par lui? La po^sie n'est-elle pas souvent « plus
vraie » que I'hisloire? et lequel des deux est le
« plus romanesque », de Rastignac, ou du
fameux Lauzun?
*
* *
Qu'est-ce done ci dire? et sous ce nom
d' « immoralilu «, ce que Ton dispute ou ce
que Ton conleste k Balzac, ne serait-ce pas sa
conception d'art? ce que Ton refuse de recon-
naitre au roman, ne serait-ce pas le droit, qu'il
reclame depuis Balzac, a la « representation
totale de la vie? » Nos critiques et nos histo-
riens de la litterature n'ont pas I'air de s'en
apercevoir, mais I'art n'est toujours pour eux,
comme pour nos maitres, depuis Boileau jus-
qu'^ Sainte-Beuve, qu'un « clioix », et par suite
une limitation. Le principe de cette limitation,
et la raison de ce choix peuvent d'ailleurs
HONORE DE BALZAC. 22b
varier d'une 6cole, et surtout d'une 6poque a
une autre; et la variation peut aller jusqu'a la
contradiction. L'objet de I'art, pour nos clas- j
siques, a et6 la determination des caracteres 1
de rhumanit6 moyenne, et, sur cette base, le (
perfectionnement de la vie civile. « Homere, '^
et tant d'autres poetes, dont les ouvrages ne
sont pas moins graves qu'ils sont agreables,
ne celebrent que les arts utiles a la vie humaine,
ne respirent que le bien public, la patrie, la
society, et cette admirable civilite que nous avons
expliqu6e. » C'est Bossuet qui s'exprime ainsi ;
e'est la legon qui se d^gage de VArt poetique de
Boileau; c'est une de celles que Ton pourrait
tirer de la fable de La Fontaine et de la co-
m6die de Moliere ; c'est encore et surtout I'opi-
nion de Voltaire. La litt^rature a une fonction
sociale : I'art est pour nos classiques tout autre
chose qu'un jeu. Et, dans une telle concep-
tion de I'art, rien n'est plus facile a concevoir,
et a d^finir, que la « moralite » ou « I'im-
moralite » de I'cEuvre d'art.
La definition est moins ais^e quand l'objet \
de I'art est, comme pour nos romantiques, la
manifestation de la perspnnalil6 de Fartiste,
13.
226 HONORS DE BALZAC.
ou la realisation de la bcaute. Ne nous altar-
dons pas a la chercherl Mais voyons, (aclions
de bien voir que, dans Tun comnie dans I'autre
cas, perfectionnement de la vie civile ou rea-
lisation de la beaut6, quel que soit le prin-
cipe ou la raison du choix, I'art est toujours
conQU comme un choix ; et, classique ou ro-
manlique, I'artiste est done tou jours celui qui
c separe », qui distingue, et qui choisitjSon
motlele, qui d'ailleurs est toujours la nature,
6tant la devant ses yeux, il n'en imite ou n'en
reprodiiit, ni, daus un cas, ce qui serait d'un
mauvais exemple ou d'un facheux conseii,
comme le trouble ou I'agiiation des sens, ni,
dans I'autre cas, ce qui pourrait nuire a la
beaute ou a I'homogeneile de la repr6sentalion,
mais, dans I'un comme dans I'autre, il « choi-
sit », puisqu'il rejette et il rclient, il exagere
ou il attenue, il combine et il arrange, il
montre et il ne montre pas 1 G'est ce que Ton
remarquera, dans la peinture meme de ses
« monstres » : I'lago de Shakespeare, ou son
Richard III, la Rodogune de Gorneille, le
Neron de Racine, le Claude Frollo de Victor
Hugo ou son don Sallusle ; et, a plus forte rai-
HONORE DE BALZAC. 227
son, dans le dessin qu'ils tracent de leurs
« personnages sympathiques » :' Desdemone ou
Cordelia, Chimene, Iphigenie, la Esmeralda on
dona Maria de Neubourg. La fidelite de I'imi-
tation, pour exacte qu'elle soit dans le detail,
se subordonne a autre chose, et c'est pour-
quoi, dans Britannicus et dans Othello, — pas
plus que dans Tartuffe et dans le Misanthrope^
dans Gil Bias et dcnis Clarisse Harlowe, — la
fidelity de i'imitation n'est ia mesure ni le juge
de la valeur de I'oeuvre d'art ou de I'inten-
tion de I'artiste.
Or, precisement, c'est de ce systeme, eomme
de tous ceux qui s'y rapporteat ou qui s'en
rapprochent, — et il y en a plus d'un, — que
la conception d'art de Balzac est le contraire.
p
II n'y a pas lieu de clioisir I Voila I'enseigne- |
ment que son oeuvre nous donne, attendu que \
si nous choisissons, nous ne « representons » '..
plus, puisque nous eliminons, nous corrigeons, l
et nous mutilons^
II n'y a pas lieu de clioisir entre les sujets;
et, en ellet, quelles combinaisons nos roman-
ciers ont-ils inventees, je dis les Victor Du-
cange et les Ponson du Terrail, dont la compli-
228 H0N0R6 DE BALZAC.
cation, ou I'horreur, ou la bizarrerie, n'aient
pas 6t6 surpass6es par la reality? C'est ce que
Ton voit bien quand 6clate, par hasard, dans
notre society contemporaine, — et n'ai-je pas
tort de dire par hasard? — una de ces affaires
que Ton est convenu d'appeler « scandaleuses »,
et dont les d6bats, tout d'un coup, laissent ap-
paraitre, comme par une large d^chirure du
voile qui la dissimulait, toute la laideur de la
r^alit6. Pr6tendons-nous supprimer cette lai-
deur? et, si nous en supprimons la represen-
tation, que deviendra la « ressemblance avec la
vie »? C'est pourquoi, pas plus qu'entre les su-
jets, 11 n'y a lieu de choisir entre les details
qui concourent ci I'expression de cette ressem-
blance. Est-cequeles naturalistes « choisissent»,
lorsqu'ils decrivent un animal ou une phmte,
etn'en retiennent-ils que les organes nobles, tous
les autres 6tant d6clar6s de moindre ou de nul
int6r6t ? Non, sans doute; et la raison en est
qu'un detail qui longtemps avait pass6 pour
insignifiant s'est trouv6 souvent devenir tout
k coup capital ou essentiel. On ne sait ce que
sera la science de demain ! mais, en attendant,
ce que nous lui devons, c'est de preparer pour
HONORE DE BALZAC. 229
elle des descriptions tres completes, et de dres-
ser des inventaires qui 6puisent les caracteres
des choses. Et il ne faut pas meme enfin que
le romancier choisisse, pour ainsi dire, entre
ses personnages, ni qu'il penche trop 6videm-
ment pour les uns ou pour les autres ! Gar la
sinc6rit6 de I'observation et la v6rit6 de la « re-
presentation » s'accommoderaient mal de cette
partiality d^claree de I'observateur et du peintre;
et puisque tons les etres, en tant qu'objets de
son observation, sont egaux devant la science,
ils doivent done I'etre aussi devant I'art, en
tant qu'objets de ses « representations ». C'est
ce que George Sand n'a jamais pu admettre.
II apparait ainsi clairement qu'en repro-
chant a Balzac « I'immoralite » de quelques-
uns de ses sujets, ou cette « immoralite » plus
subtile, qui consiste a decrire les moeurs de ses
« monstres », comme il ferait des objets les plus
indifferents, avec le meme sang-froid et la
meme « objectivity », c'est sa conception du
roman qu'on lui reproche, et ce qu'on dispute
au roman lui- meme c'est le droit d'etre une
« representation de la vie ». « Quand meme la
vie serait aussi laide que le dit Balzac, —
230 IIONORE DE BALZAC.
ecrit a ce propos M. Andre Le Breton, son
dernier biograplie, — oe n'est pas a la misan-
thropie que I'liomme de genie a missioH de
nous conduire, c'est a la pitie et a la resigna-
tion. Ou pluldt, sa mission €st de nous r6-
concilier avec eelle pauvre vie tant calomniee,
de nous rendre les beaux espoirs, les illusions
f^condes; et j'aurai loiijours peine a croire que
I'optimisme de Corneille et de Hugo ne soit
pas superieur au pessimisme de Balzac. » Je
le veux bien ; quoique d'ailleurs ni Theodore,
ni Bodogune, ni Heradius, ni PertJvarile, qui
sont bien, je crois, de Corneille, ni les romans
ou les drames de Hugo, — Notre-Dame de
Paris, le Roi s amuse. Buy Bias, les Miserablcs
eux-memes — ne respirent lant d'optimisnie I
Quant a decider, apres cela, si « I'oplimisnie
de Corneille et de Hugo » est ou non « supe-
rieur au pessimisme de Balzac », j'entends
bien que c'est une question de morale, mais
on ne resout pas un probleme d'estheti(|ue
par une question de morale; on s'y d6robe!
et il ne suflit pas a la condamnation de la
v6rite dans le roman que la verite soit d6plai-
sante, ou meme insupportable a voir.
HONORE DE BALZAC. 231
Je prie le lecteur de vouloir bien y faire
attention : nous ne con fond ons point ici,
comme Balzac eut voulu qu'on le fit, la science
avec I'art; et nous ne revendiquons point pour
le second tous les droits qu'on passe a la pre-
miere. L'art est une chose, la science en est
une autre, et ni leur objet a tous deux, ni leur
methode, par consequent, n'est la meme. lis ne
relevent point non plus de la meme juridiction.
Nous admettons encore que, si Ton ne saurait
imposer de limite aux investigations et a la ■
curiosite de la science, on puisse au contraire
poser des bornes a l'art, et qu'on I'oblig^ en
quelque sorte au respect de certaines conven-
tions. Et nous ajoutons que ce n'est point une
pure convention, — quoi que Balzac €n ait pu
dire, et Taine depuis lui, — si nous refusons
ou si nous disputons au romancier le droit
d'affecter, en presence de I'liomme, k hau taine
indifference du naturaliste en presence de
I'animal. Nous disons seulement que tout cela
n'est pas la question. La seule question est de
savoir si, comme I'histoire, le roman a ou n'a
pas en principe le droit de repr^senter la vie
dans sa totality. S'il ne I'a pas, c'est bien I la
232 HONORE DE BALZAC.
cause est entendiie; et il ne reste plus qu'a
dire quel sera I'objet du roman, si ce sera « de
nous rendre les beaux espoirs el les illusions
fecondes », ou de faire briller k nos yeux la
virtuosity du romancier ! Mais, s'il a le droit
de « repr6senter la vie dans sa totality », ses
libert6s devront alors 6tre les memes que celles
de rhistoire, a laquelle je ne vois pas que Ton
ait jamais reproch6 de nous dire toute la v6rit6
sur les choses et les hommes du pass6. Je dis
que c'est ce droit, rien de plus, mais rien de
moins, que Balzac a revendiqu6 ; et il I'a con-
quis pour toujours au roman. Non seulement
le roman a le droit de « repr^senter », comme
rhistoire, « la vie dans sa totalile », mais ce
droit, depuis Balzac, est proprement sa raison
d'etre, et on ne pourrait le lui disputer sans
ramener le genre a la m6diocrite de sa forme
classique^j
Si nous acceptons cette definition du roman,
le romancier n'aura plus guere que deux ma-
nieres d'etre « immoral », ou meme qu'une
seule, comme I'historien, et ce sera de se
tromper, volontairement ou involontairement,
sur I'importance relative des faits dans la vie
HONORE DE BALZAC. 233
d'ensemble de I'humanite. Le modele, a cet |
6gard, d'un historien parfaitement immoral, |
c'est le vieux Michelet, avec sa manie de ne voiri
i
que des « affaires de femmes » dans I'histoire, |
ou, sans doute, il y en a beaucoup, et souvent
de tres fdcheuses, mais qui ne sont pas pour-
tant toute Fhistoire, et auxquelles on ne sau-
rait uniquement reduire meme I'histoire du
regne de Louis XV ou de celui de la grande Ca-
therine. Mais precisement, nous I'avons dit, c'est
ce que Balzac n'a eu garde de faire, et ce qu'il
convient d'admirer dans sa Comedie, ou pour
mieux dire, dans le plan de sa Comedie humaine, •
c'est I'effort qu'il a fait pour essayer de pro-
portionner le nombre et I'importance de ses \
etudes a I'importance r6elle des choses. S'il ^
s'est tromp6 sur le nombre ou sur la vraie
nature des ressorts qui font mouvoir les
hommes; s'il n'a pas fait la place assez large
aux passions de I'amour; et s'il I'a faite au
contraire trop grande a la haine, a I'avarice, a
I'ambition, c'est un autre problemel Mais il a
fait effort pour ne pas se tromper; la question
a cesse d'etre une question de morale ; et, sans
doute, apres cela, ce n'est pas sa faute, mais
234 HONORE DE BALZAC.
celle de la societe de son temps, si, dans la
peinture qu'il nous en a laissee, la repre-
sentation du vice y est, si je puis ainsi dire,
plus copieuse que celle de la vertu.
A-t-il d'ailleurs pass6 la mesure dans celte
representation du vice ? Et, — ce qui serait
encore une maniere d'etre « immoral », — a-t-il
insisle, dans ses romans, avec une complai-
sance de mauvais gout, sur de certains details
qu'il est convenu qu'on ne doit .qu'indiqucr?
G'est ce que Taine semble dire quelque part :
« La vie animale surabondait en lui, nous
dit-il. On I'a trop vu dans ses romans. 11
y hasarde maint detail d'histoire secrete, non
pas avec le sang-froid d'un physiologiste, mais
avec les yeux allumes d'un gourmet et d'un
gourmand qui, par une porte entre-baill6e,
savoure des yeux quelque lippee franciie et
friande. » [Nouveaua; Essais de critique et d'his-
toire, 3^ edition, 1880, p. 61.] G'est beaucoup
dire, et ces details « d'histoire secrete », ou
« s'allument les yeux » de Balzac, on voudrait,
afin d'en pouvoir juger, que Taine, sans les
reproduire, en eut du moins indique le lieu.
S'il y en a quelques-uns dans les Contes dro-
HONORE DE BALZAC. 235
latiqiies, j'en connais de « cyniques » dans la
Comedie humaine, mais bien peu que Ton puisse
qualifier de « libertins » ; et tout est dans cette
nuance. De telle sorte que « I'inimoralite »
de Balzac, a vrai dire, n'est qu'une forme de
sa (c grossierete » ou de sa « vulgarite ». Puis-
sent les Balzaciens ne pas trop se recrier sur ces
mots, et comprendre qu'il se pourrait que ce
fussent encore la deux des conditions sans
lesquelles on ne saurait pleinement et com-
pletement « representer » la vie 1
*
* *
Evidemment, il est facile de n'etre ni « gros-
sier », ni « vulgaire », quand on ne met en
scene, an theatre ou dans le roman, que des
personnes « tres distinguees », qui n'echangent
entre elles, dans des mobiliers tres somptueux
ou dans des paysages tres aristocratiqucs, que
des propos tres galants ou tres nobles. On n'y
reussit pas toujoursi Et meme il est arrive a
Balzac d'y echouer, precisement quand il lui
eut surtout importe d'y reussir, et qu'il n'y a
d'ailleurs epargne ni les subtilites de son ana-
236 HONORE DE BALZAC.
l^'se, ni les efforts ou plutdt les contorsions de
son style. Je ne dis pas cela pour ses « gens du
monde », ses grands seigneurs et ses <■< du-
chesses ». Sainte-Beuve, — qui 6tait du meme
temps et du m6me monde, — nous en a ga-
ranti la ressemblance. « Qui, mioux que lui, a
\ point les vieux et les belles de I'Empire? Qui
svrtout a plus delicieusement louche les duchesses
et les vicomtesses delafin de la Restaur alion? .. . »
\ Je pr6f6re le t6moignage de Sainte-Beuve, qui
■' a connu, sur leur declin, quelques-unes de ces
« vicomtesses » ou de ces « duchesses », madame
de Beauseant ou madame de Langeais, k I'opi-
nion de quelques honn6les universitaires, ou de
quelques s^veres magistrats, qui n'ont point
retrouv6 dans ces dames leur id6al d'6ldgancc,
de distinction, et d'aristocratie. Mais c'est
d'une maniere generate que Balzac est « gros-
sier », com me il est « vulgaire », sans presqne
s'en apercevoir, et tout simplement parce
qu'il y a des choses qui lui echappent, ce qui
est, en tout art, la vraie maniere, et j'ose-
rais dire la bonne, d'etre vulgaire et d'etre
grossier. On ne fait pas du Jordaens quand
on a le temperament de Van Dyck, encore
HONORE DE BALZAC. 237
qu'on soit tous les deux Flamands, et tous
les deux de I'ecole de Rubens. Pareillement,
on ne cree ni Gaudissart ni Bixiou sans en avoir
soi-meme quelques traits! Mais ne serai t-ce
pas dommage que nous n'eussions ni Bixiou,
ni Gaudissart; et, si ce sont bien des types de
leur temps, voudrions-nous que Balzac les eut
ecartes de son oeuvre, comme n'etant pas des
personnes assez distingu^es?
Ici encore, et si Ton accepte le roman
comme une « representation » de la vie, dont
le premier merite est dans sa fidelite, c'est la
meme question qui revient : « Balzac a-t-il
passe la mesure? et la vie, qui tout a I'heure
ne nous est pas apparue plus immorale dans
son oeuvre qu'elle ne Test en realite, nous y
apparait-elle plus « grossiere » ou plus « vul-
gaire » que nature? » Je reponds encore que
je ne le crois point.
Je fais la part de son temperament, qui n'a
rien eu d'aristocratique, en depit de ses doc-
trines, et dont on a vu que ni madame de
Berny, ni la comtesse Hanska n'avaient pu
reussir a modifier un peu profondement la
vulgarite native. Mais la veritable explication,
238 IIONORE DE BALZAC.
que ne donnent point la plupart des critiques,
c'est que « la representation de la vie », (itant
Tobjet du roman, le « modele », enlre I'au-
teur de Gil Bias et celui de la Cousine Bette,
a change. Ou, en d'autres termes encore, revo-
lution dont Balzac a 416 le grand ouvrier dans
I'histoire du roman moderne, n'est elle-mcme
que I'expression d'une evolution qui s'accom-
plissait en meme temps dans les moeurs ; et
c'est justement ce qui fait rincomparable ori-
ginalite du ruraan de Balzac. Tandis qu'autour
de lui ses rivaux de popular! t6, quand ils ne
sont pas, comme Dumas ou comme Eugene
Sue, de simples amuseurs, ou, moins encore
que cela, des exploiteurs de leur talent, n'imi-
tent de la vie de leur temps que ce qu'on en
avail pourainsi dire imite de lout temps, — et,
par exemple, ce qui nous permet aujourd'hui
de comparer Manon Lescaut avec la Dame aux
Camelias, — c'est a ce que son temps lui offre de
caracteres nouveaux, de singulariies « non
encore vues » que Balzac s'attache ; et precise-
ment c'est ce que des lecleurs nourris dans
les classiques eprouvent infiniment de peine h.
lui pardonner. Ce qui leur deplait, dans sa
HONORE DE BALZAC. 239
maniere de concevoir et de representer la vie,
c'est ce qui les choque dans son style, et lis le
trouvent, si je puis ainsi dire, scandaleuse-
ment « moderne ». Mais les memes conside-
rations le justifient toujours, et s'il est « res- |
semblant », ce n'est pas k lui seul, ni prin- \^
cipalement, que nous devrons reprocher sa j
« grossierete » ni sa « vulgarite ».
Que Ton dise done que, depuis cent cin-
quante ou deux cents ans, de profonds chan-
gements se sont operes dans la structure
intime des societ6s modernes ; que le moindre
de ces changements n'est peut-etre pas celui
qui a renverse les rapports des conditions et
la hierarchie des classes sociales ; et que la
morale meme, toujours immuable en son prin-
cipe, mais diverse en ses applications, n'a pas
pu ne pas subir le contre-coup de ces change-
ments, on pent le dire, il faut le dire, et on
aura raison de le dire ! Ce sont ces changements
que le roman de Balzac a en quelque sorte
enregistr6s. Le roman de Balzac est «vulgaire»
dans la mesure ou \i vie s'est elle-meme « vul- '
garis^e » depuis deux siecles, en se soumet-
tant a des exigences nouvelles; et il est « gros-
240 IIONORE DE BALZAC.
sier » clans la mesure ou, si nous ne sommes
pas, un a un, et individuellement, plus « gros-
siers » que nos peres, on ne saurait nier cepen-
dant que la civilisation moderne ait developpe,
en general, « la grossieret6 ».
Est-ce la ce que Ton a quelquefois voulu dire
en parlant du caractere « democrat! que » de
I'oeuvre de Balzac? A quoi je sais bien que
Ton a r6pondu que Tart 6tait toujours « aristo-
cratique » ; mais ce n'est la qu'une Equivoque,
k moins que ce ne soil una sottise. II est
possible qu'un artiste soit toujours en quelque
maniere un « aristocrate », et possible aussi
que I'existence d'une « aristocratic » soit n6-
cessaire au d6veloppement de I'art, — ce n'est
pas Texemple d'Athenes ou celui de Florence
qui prouveraient le contraire 1 — mais il n'en
est pas moins vrai qu'une oeuvre d'art pent
etre marqu6e d'un caractere plus ou moins
« democratique » ; et c'est le cas des trognes
enlumin6es de Jordaens par rapport aux ber-
gers enrubannes de Watteau. C'est aussi le cas
des romans de Balzac. Je ne parte pas des
traits sous lesquels y est representee I'aristo-
cratie, et qui en sont comme une perp6tuelle
HONORE DE BALZAC. 241
satire, d'autant plus dpre qu'elle est souvent
inconsciente. Voyez, dans la vieille Fille, le
personnage du chevalier de Valois, ou, dans
Illusions perdues, le tableau de la « haute so-
ciete » d'Angouleme, sous la Restauration.
Voyez aussi tons les Ghaulieu dans les Me-
moires de deux Jeunes Mariees. Mais les romans
de Balzac sont « democratiques », par la ren- ]
contre et le melange qu'on y voit de toutes les \
conditions sociales, y compris celles qu'avant ^
Balzac on ne mettait en scene que pour en
faire un objet de ris6e. lis sont « democra-
tiques », par et pour les moyens qu'on y
emploie de parvenir, et qui n'ont rien ou
presque rien de commun avec ceux dont on
use, par exemple, dans les Memoires de Saint-
Simon, lis sont « democratiques », par la na-f
ture des sentiments qu'y eprouvent les person-
nages, et aux meilleurs desquels il est rare,
qu'un peu de cette envie ne se mele point qui,
bien plus encore que la « vertu », quoi qu'en
ait dit Montesquieu, est le principe des d6mo-
craties. lis sont « democratiques », par la de-
fiance qu'on y temoigne de F « individua-
lisme », qui est, au contraire, lui, le principe
14
%
242 HONORE DE BALZAC.
> des aristocraties. lis sont « d6mocratiques »,
^^ I par les qualites comme par les defauts d'un
style, dans le torrent duqnel roulent indis-
tinctement des termes emprunt^s de I'argot de
tous les metiers-, des m^taphores tir6es de
I'exercice de tbutes les professions, des calem-
bours et des plaisanteries ramass6s dans tous
( { les milieux, lis sont encore « democratiques »,
I par Fair m^rae qu'on y respire, par les pro-
messes de fortune- et de succes qu'ils font mi-
roiter aux yeux de la jeunesse, par la maniere
dont toutes les satisfactions y sont offertes en
proie a I'instinct egalitaire, aucune ambition
n'y etant interdite a personne, ni contrainle
par aucun pr^juge. Et ils sont « d6mocra-
^ tiques » enfin, par la fidelite avec laquelle ils
rendent la puissairee de ce mouvement social
dont la prodigieuse acceleration, en' d6pit de
toutes les oppositions et de tous les obstacles,
sera sans doute pour Tavenir le phenomene
essentiel et caract6ristique du xix* siecle. Et
c'est pourquoii, quand on les appelle « de-
mocratiques », il se peut que le mot d^plaise
a quelques dilettantes ; qu'il ait besoin d'etre
explique, comme nous essayons de le faire ici
HONORE DE BALZAC. 243
meme; qu'il etit etonne et, si Ton le veut,
indigne Balzac ; mais on salt ce que Fon veut
dire; on le salt parfaitement ; et on le dit
aussi clairement qu'on le puisse dire d'un seul
mot.
Concluons done, sur « la morale » des ro-
mans de Balzac, qu'ils ne sont a proprement
parler, ni « moraux » ni « immoraux », mais
ce qu'ils sont et ce qu'ils devaient etre, en
tant que « representation » de la vie de son
temps. lis sont « immoraux » comme I'histoire ]
et comme la vie, ce qui revient a dire qu'ils =
sont done aussi « moraux » comme elles,
puisque sans doute, a un moment donne deleur
Evolution, elles ne peuvent 6tre autres qu'elles
ne sont. Et il est assurement permis de
penser que les « legons » qu'elles donnent,
— si toutefois c'est leur affaire de donner des
IcQons; et j'en doute, pour ma part, — ne sont
pas les meilleures legons, ni meme de vraies
legons, je veux dire que Ton doive suivre!
Mais je ne vois pas qu'on en puisse faire aucun
reproche a celui qui, comme Balzac, s'est borne
k les enregistrer ; ou du moins, encore une
fois, ce n'est pas sa « morality » que Ton
244 IIONORE DE BALZAC.
incrimine, en ce cas, c'est la conception qu'il
s'est form^e de son art, et ce que Ton conteste
c'est la valeur ou la « l^gitimitd » de cette con-
ception. Nous avons essaye de montrcr qu'on
ne le pouvait guere qu'au nom d'un id6al
d'art aboli d6i=ormais. II nous reste mainte-
nant k faire voir que la legitimit6 de cette
conception se prouve d'une autre maniere,
par la rapidity, Tetendue et I'universalite de
Tempire qu'elle a exerc^e sur les contempo-
rains et les successeurs de Balzac.
CHAPITRE VIII
l'INFLUENCE DE BALZAC
« Si rapide et si grand qu'ait 6te le succ^s de
M. de Balzac en France, 6crivait Sainte-Beuve
en 1850, il fut peut-etre plus grand encore et
plus incontest6 en Europe. Les details qu'on
pourrait donner a cet egard sembleraient fa-
buleux et ne seraient que vrais... II y a plus
de deux siecles deja, en 1624, Honor6 d'Urfe,
I'auteur du fameux roman de VAstree, qui
vivait en Piemont, regut une lettre tres se-
rieuse qui lui 6tait adress6e par vingt-neuf
princes ou princesses, et dix-neuf grands
seigneurs d'Allemagne; lesdits personnages
I'informaient qu'ils avaient pris les noms des
14.
246 HONORE DE BALZAC.
h^ros et heroines de VAstree, et s'etaient cons-
titu^s en Academie des vi^ais amants... Ce qui
est arriv6 Ici a d'Urf6 s'est renouvele a la leltre
pour M. de Balzac. II y a eu un moment ou, k
Venise, par exemple, la societe qui s'y trouvait
r^unie imagina de prendre les noms de ses
principaux personnages et de jouer leur jeu.
On ne vit pendant toute une saison que Rasti-
gnacs, duchesses de Langeais, duchesses de
Maufrigneuses, et on assure que plus d'un
acteur et d'une actrice de cette com^die de
soci6t6 tint ci pousser son role jusqu'au
bout...
» Ge que je dis de Venise se reproduit a des
degres divers en dilTerents lieux. En Hongrie,
en Pologne, en Russie, les romans de M. de
Balzac faisaient loi... Par exemple, ces ameu-
blements riches el bizarres, ou il entassait k
son gr6 les chefs-d'ueuvre de vingt pays et de
vingt epoques, devenaient une realite apies
coup; on copiait avec exactitude ce qui nous
semblait a nous un reve d'artiste millionnaire;
on se meublait d la Balzac. »
Parmi tant d'autres temoignages que Ton
aurait pu citer de I'iufluence de Balzac sur ses
HONORE DE BALZAC. 247
contemporains, non seulement en France, mais
k I'etranger, j'ai choisi celui-ci comme etant
Tun des plus caracteristiques, et en meine
temps I'un des plus precis. II est aussi Fun des
moins suspects, Sainte-Beuve n'ayant jamais
pardonne a Balzac, ni d'avoir pretendu refaire
Volupte en ecrivant le Lys dans la Vallee; ni
d'avoir ose toucher a Port-Royal; ni enfm et
surtout d'avoir essaye dans le roman ce qu'il
tentait a sa maniere, lui, Sainte-Beuve, dans
la critique et dans I'histoir^ litteraire.
Le renouvellement de la critique par les
m^thodes ou les procedes de Sainte-Beuve
est, en effet, dans I'histoire du « genre », une
revolution du meme ordre que celle que Bal-
zac a operee dans le roman. Avec des diffe-
rences qu'a peine est-il besoin d'indiquer,
parce qu'elles sautent, pour ainsi dire, aux
yeux, — et au contraire, ce sont les analogies
qui echappent, — il y.a plus de rapports, et
des rapports plus etroits qu'on ne croirait entre
Port-Royal et la Comedie humaine; et ce sont,
dans notre litlerature frangaise du xix® siecle,
deux monuments de la meme nature d'origi-
nalite. Sainte-Beuve est plus « lettre », Balzac
248 HONORE DE BALZAC.
est plus « contemporain » ; le critique est S
chaque instant inqui6t6, tiraill6, retenu, para-
lyse par des scrupules dont le romancier n'a
cure ; les deux esprits ne sont pas de la meme
famille; mais ils ont des curiosit^s analogues:
de physiologiste et de m6decin. S'il exisle un
style « aussi bris6 par places et plus amolli
que celui d'un mime antique », il se pent que
ce soit celui de Balzac, mais e'est aussi celui
de Sainte-Beuve. Et, tons les deux enfin, ce
qu'ils ont poursuivi par des moyens dont ce
style, charg6 de m6taphores, n'est lui-m6me
qu'une consequence, c'est la « representation »
ou la « reproduction de la vie ».
L^ est le secret de leur influence; et, en ce
qui regarde plus particulierement Balzac, peut-
6tre est-ce pour cela que son influence s'est
exerc6e sur la vie avant de s'exercer sur la
litterature. « Le romancier commence, — di-
sait encore Sainte-Beuve, t6moin attentif et
interess6 de la transformation — il touche le
vif, il I'exagere un peu; la societe se pique
d'honneur et execute; et c'est ainsi que ce
qui avait pu paraitre d'abord exag^r^ finit par
n'etre plus que vraisemblable. » La Comedie
HONORE DE BALZAC. 249
humaine a transforme les moeurs avant de
renouveler le theMre, le roman, et I'histoire.
Comment cela ? le subtil critique vient de
nous le dire; et en quoi ? c'est ce que nous
venous d'essayer d'indiquer en considerant la
portee sociale de I'oeuvre. Une transformation
prealable des moeurs a seule rendu possible
le renouvellement du theMre, du roman, et de
I'histoire sous I'influence de Balzac.
*
* *
Le renouvellement du theatre, une critique
un peu complaisante Fa date pendant long-
temps de 1852 ou de la Dameaux Canielias; et
Alexandre Dumas fils ne disaitpas le contraire!
Mais, en realite, la Dame aux Camelias, adapta-
tion du theme classique de « la courtisane
amoureuse » aux exigences du boulevard, n'a
rien renouvele du tout, ne contenant elle-
meme rien de neuf, et n'etant, a vrai dire,
que du romantisme « bien parisien ». Les
pieces qui ont vraiment renouvel6 le theatre,
aux environs de 1855 ou de 1856, sont des
pieces comma les Faux Boiishommes, de Theo-
230
HONORE DE BALZAC.
done Barri^re; le Demi-Monde, d'Alexandre
Dumas fils ; les Lionnes pauvres, d'Emile Aii-
giei", ou encore son Mariagt dOlympe; et Tin-
fluence de Balzac y est manifeste.
Geci est d'autant plus remarquable que Bal-
zac lui-meme, nous I'avons dit, n'a jamais pu
r6ussir au th^itre. Reehercher une k une les
raisons de cette malchance de Balzac au thea-
tre, c'est ce qui ne serait sans doute pas bien
utile! Mais, comma on ne peut refuser k quel-
ques-uns des romans de Balzac la qualile d'etre
« dramatiques », c'est une preuve de plus que
le c( dramatique » et le « thealral » sont deux
choses; et e'en est une aussi de I'erreur quae
Ton commet quand on persiste k rapporter
aux memes principes I'esthetique du drame et
celle du roman. On pourrait aisement faire un
roman, dans le gout de BaJzac, avec les Lionnesl
fauvres ou avec le Demi-Monde \ mais on ne]
ferait ni un drame avec le Cabmet des AntiquesA
— ou ce serait de tons les drames le plus!
vulgaire, — ni sans doute une comedie avecj
la vieille Fille ou Cesai^ Birotteau.
Par ou done et de quelle maniere rinfluence|
de Balzac s'est-elle fait sentir aullieatre? C'est
HONORE DE BALZAC. 231
lout simplement en imposant au theatre des Au-
gier, des Barriere et des Dumas une imitation
desormais plus exacte et plus consciencieuse
de la vie. Pour I'intrigue proprement dite, ils
ont continue de s'inspirer des exemples du vieux
Dumas, et surtout d'Eugene Scribe, — que la
Dame aux Camelias n'avait nullement depos-
sedes de la domination qu'ils exergaient I'un
et I'autre, en ce temps-lci, sur la scene, — mais
ces nouveaux-venus ont essaye de mettre en
jeu des interets moins conventionnels que
ceux qui s'agitaient dans une Chaine ou dans
la Camaraderie^ dans Mademoiselle de Belle-Isle
ou dans les Demoiselles de Saint-Cyr ; ils se sont
efforces de peindre, ou de montrer en action,
des caract^res moins artificiels, qui fussent
vraiment des caracteres, et non plus, et seu-
lement, des « emplois de theatre ».
La, en effet, etait surtout le vice du theMre
contemporain de Balzac. Vaudeville ou come-
die, drame, — et je pourrais dire, livret
d'opera-comique ou de grand opera, I'Ambas-
sadrice ou le Prophete, — quelle que soit la
donnee d'un scenario de Scribe ou du vieux
Dumas, on y retrouvait toujours les m6mes
2o2 HONORE DE BALZAC.
« peres nobles » et les memes « jeunes pre-
miers », les memes « ingenues » et les memes
« coquettes ». La peinture des moeurs ne con-
sistait qu'a les habiller, selon I'occasion, en
« amiraux » ou en « magistrals », en « grandes
dames » ou en « femmes du monde », en pr6-
fets ou en banquiers, et, pour les caracteres,
il semblait qu'on s'en remit aux acteurs de
leur donner quelque consistance en leur pre-
tant leur personnalit6. Ce qui se ramene a dire
que le theitre 6tait devenu un art sin generis^
ou pluldt un jeu, qui avait ses regies h lui,
comme le trictrac ou les tehees, dont les
« pions », toujours les m^mes, ne diff^raient
d'une partie k une autre que par leur position ;
un art, ou le triomphe etait d'accumuler les
difficultes pour avoir I'honneur d'en sortir;
et un art, qui, moyennant cela, pouvait non
pas tout a fait se passer, mais se contenter
d'un minimum d 'observation, d'interet humain,
el de style. Je n'appelle pas un « interet
humain », de savoir si Raoul, qui est quel-
conque, epousera Valentine, ou si Emmanuel,
qui n'est personne, denouera « les chaines de
lleurs » qui I'attachent a Valerie, fites-vous
HONORE DE BALZAC. 253
encore curieux de savoir comment la marquise
de Prie a r6ussi a soustraire mademoiselle de
Belle-Isle aux entreprises de Richelieu ?
C'est I'influence de Balzac qui a ruine cette
conception de I'art dramatique. D'autres in-
tentions, par la suite, ont pu se meler, chez
les nouveaux dramaturges, a cette intention
d'imiter la vie de plus pres : Theodore Barriere
s'est cru I'etoffe d'un satirique, et Alexandre Du-
mas fils la vocation d'un reformateurl Mais
cette idee, que le thccitre doit aussi lui, « repr6-
senter la vie », n'en est pas moins des lors
entree dans les esprits; et, avec cette idee,
c'est I'influence de Balzac que Ton retrouve,
jusque de nos jours, dans la Parisienne et dans
les Corbeaux, plus agissante que jamais, et
comme depouillee, chez Henri Becque, de tout
ce qui la masquait encore chez les Dumas fils
et les Emile Augier.
Si maintenant on demande comment I'in-
fluence de Balzac s'est fait sentir d'abord au
theatre, quand on croirait qu'elle eut du s'exer-
cer avant tout dans le roman, j'en donnerai
cette raison que, si les contemporains de Balzac
ne Tont assurement pas « meconnu », cepen-
15
254 HONORE DE BALZAC
dant ils n'ont pas « reconnu » tout de suite,
conibien ses romans ditteraient de ceux de
George Sand, d'Alexandre Dumas, d'Eugeiie
Sue ou de Prosper Mtirimee. II n'eut pas fallu
pousser beaucoup Sainle-Beuve, pour lui faire
declarer que Carmen ou la Venus d'lUe etaient
fort au-dessus du Cabinet des Antiques, ou des
Menioires de deux jeunes Mariees ; et, si deja, vers
1850, on ne voyait guere dans Alexandre Du-
mas qu'un faiseur, la reputation d'Eugene Sue
contrebalangait celie de Balzac. Je ne parle pas
de George Sand, dont il 6tait convenu que le
style, « de premiere trempe et de premiere
qualite », la classait au tout j)remier rang.
Aussi, tandis qu'on avail vu loul d'abord, —
et il ne fallait pas pour cela de tres bons yeux,
tres exerces ni tres penetrants, — combien
il y avait plus de « realite » dans le roman
de Balzac que dans le theatre de Scribe, on
avait vu moins clairement ce qu'il y a de
difl'erence entre les Parents pauvres et, par
example, les Memoires du Diable ou les Mys-
teres de Pai'is. On I'avait d'autant moins vu
que ni Soulie, ni Eugene Sue ne sont en ve-
rite des romanciers meprisables, et que, les
HONORE DE BALZAC. 25S
Parents 'pauvres ayantparu en feuilletons, comme
les romans de Sue el de Soulie, on en avait
conclu, tres superliciellement, qu'ils relevaient
comme eux, du genre du « roman feuilleton »,
— lequel, a cetle epoque, n'etait pas tout a
fait declass6. Je ne nierai pas que Balzac ait
lui-meme favorise la confusion, en melairt,
pour les abonnes de la Presse ou du Conslitu-
tionnel, plus d'elements de « melodrame »
qu'il n'etait necessaire, au recit du Cousin Pons
et de la Cousine Bette. Cest un personnage,
non pas meme de Sue, mais de Dumas, que
le baron Montes de Montejanos, dans ce der-
nier roman; et a-t-on remarque que, pour en
denouer I'intrigue, Balzac n'avait pas eu besoin
de moins de sept cadavres ?
*
4c He
G'est pourquoi, tandis que le theatre se libe-
rait assez promptemeiit de I'influence de Scribe
et de Dumas, pour se soumettre a celle de Bal-
zac, on ne pent pas absolument dire que le ro-
man y resistdt, mais il en subissait d'autres, et
plus particulierement, entre 18S0 et 1860, celle
256 HONOIIE DE BALZAC.
de George Sand. Les romans de Jules Sandeau,
Mademoiselle de la Seigliere ou Sacs et Parchemins,
— qui sont d'ailleurs un peu anterieurs a cette
date, — et les premiers romans d'Octave Feuil-
let, tels que le Roman d'un jeune homme pauvre
ou Bellah, suffisent k en porter temoignage. •
Non pas que, dans Bellah mSme, et dans Sacs
et Parchemins, d'oii la collaboration d'Augier
devait tirer le Gendre de M. Poirier, on ne puisse
reconnaitre k plus d'un trait I'influence de
Balzac! Mais ni les tendances de Sandeau, ni
surtout celles de Feuillet n'allaient k I'imita-
tion de la reality. Romanesques I'un et I'autre,
lis 6taient id6alistes k la maniere de George
Sand. La « representation de la vie » se subor-
donnait pour eux ci des considerations d'un
autre ordre. Et, pour ne rien dire de plus
de ce sterile Sandeau, — dont la Maison de
Penarvan, en 1857, allait etre presque la der-
niere oeuvre, — c'6tait bien dans la direction
(['Indiana, de Vahitine, de Mauprat que le ta-
lent de Feuillet allait continuer de se deve-
lopper, avec YHistoire de Sibylle et Monsieur de
Camors; et son r6le allait etre d'attaquer ou
de contredire, avec plus ou moins de discr6-
IIONORE DE BALZAC. ^37
tion d'abord, puis ensuite avec une eiitiere
franchise, et en s'emparant des moyens eux-
memes de George Sand, les theses ou les idees
de George Sand.
Un brave homme, — un illettr^, — qui devait
realiser ce miracle de faire, sans aucun talent,
une carriere litteraire de plus de quarante
ans, I'auteur des Bourgeois de Mol'mchart et des
Soufjrances du professeurDeltheil,^iadt8\ovs pres-|
que le seul qui s'efforgat de suvire les traces de^
Balzac. Et, il I'admirait sincerement! Mais, — il ^
y a de ces predestinations, — ce Ghampfleury,
qui devait linir par une Histoire de la Carica-
ture, n'avait guere entrevu de la Comedie
humaine que le c6t6 caricatural, et je pense
qu'a ses yeux, tout Balzac, le vrai Balzac,
ou le meilleur Balzac, devait etre dans ses
Pelils Bourgeois, ou dans sa Vieille Fille. Nous
nous sommes explique sur la plaisanterie de
Balzac : un exemple de plus n'en sera pour-
tant pas inutile, pour eclaircir ici le cas de
Ghampfleury. Dans la vieille Fille, quand ma-
demoiselle Gormon, en accordant sa main a
Du Bousquier, a deQU sans retour les espe-
rances du chevalier de Valois, le chevalier.
258 HONORE DE BALZAC.
qui avait et6 jusqu'alors Thomme « le phis
soign6 » d'AlenQon, se neglige. « Le linge du
chevalier devint roux et ses cheveux furent
irregulierement peignes. Quelques deots d'ivoire
d6serterent sans que les observateurs du coeur
humain pussent decouvrir a quel corps el les
avaient appartenu, si elles etaient de la legion
etrangere, ou indigenes, veg6tales ou ani-
males, si I'Age les arrachait au chevalier, ou
si elles 6taient oubliees au fond du tiroir de
toilette... » Imaginez trois cents pages de ce
genre d'esprit : ce sont les Bourgeois de Mo-
linchart, oil Ton ne sait, en virile, ce que
Ton doit le plus admirer, de la « qualite »
de ces plaisanteries, ou de I'air de superiorite
sur ses personnages que se donne en les en
accablant ce parfait nigaud de Ghampfleury.
C'est ce qu'il appela son « realisme » ; et on
congoit aisement que la predication ni I'exem-
ple n'en aient entrain^ personne. Mais il fit
du tort, beaucoup de tort k Balzac. Les Bour-
geois de MoUnchart et la critique de Ghamp-
fleury ont un moment accredits cette idee
que le « realisme » n'etait qu'un moyen de
caricature ; et que, si la grande superiorite de
HONORE DE BALZAC. 259
Balzac 6tait quelque part, elle etait effective-
ment la, dans sa Vieille Fille, dans son Gau-
dissart, dans son Pierre Grassou, dans ses Em-
ployes, dans ses Petits bourgeois, et g6nerale-
ment et d'un mot, dans sa « satire », mais non
pas dans sa « peinture » des moeurs de son
temps.
G'est sur ces entrefaites qu'eclatait en 1858,
le succes, le scandale, et le proces de Madame
Bovary; et, sans doute, rien ne serait aujour-
d'hui plus naturel, ou plus tentant, que de da-
ter de la I'influence de Balzac sur le roman
contemporain. Mais ce serait encore une erreur 1
II est bien vrai qu'un critique aujourd'hui trop
oublie, J, -J. Weiss, n'hesita pas d'abord a
ranger le roman de Flaubert au nombre des
chefs-d'oeuvre de ce qu'il appelait nettement
« la litterature brutale », et il en rappro-
chait, — ce qui n'etait pas mal voir, — les
Fleurs du Mal, de Baudelaire, avec les Faux
Bonshommes, de Theodore Barriere, ainsi que
la Question d'argent, du jeune Alexandre Du-
mas. Mais nous possedons, pour cette periode,
une Correspondance tres etendue de Flaubert,
— avec Louise Colet, — et une Correspondance
260 HONORE DE BALZAC.
presque uniquement litteraire, ou, tout en
radmirant de confiance, nous ne voyons pas
qu'il frequentcit beaucoup Balzac; et aussi bien
son « realisme » ou son « naturalisme » proce-
\ dait-il d'une tout autre origine. Flaubert, a
; cette epoque, 6tait surlout un « romantique »,
, et, quelques annees plus tard, c'est ce que
I devait encore prouver Salammbd.
Faut-il ajouter que Ton ne comprit pas d*a-
bord toute la signification de Madame Bovary'?
Mais, ce qu'il y a de certain, c'est que Ton n'y
vit point du tout une continuation ou une re-
prise du roman de Balzac, et, en effet, s'il y
a dans la litt^rature contemporaine une oeuvre
originate, congue directement et en dehors de
toute imitation precise, c'est Madame Bovary.
Le « naturalisme » de Flaubert peut se defmir
par quelques traits analogues a ceux dont nous
nous sommes servi pour caracteriser celui de
Balzac; mais il ne s'en inspirait point; et
aussi, ne fit-on g^neralement honneur ou
grief a Flaubert que d'etre I'auteur de son
oeuvre, mais non pas de I'avoir imitee ou em-
pruntee de personne. Le style, a lui tout seul,
eut suflQ pour s'y opposer; et, aussi bien, a lui
HONORE DE BALZAC. 261
tout seul, il suffisaitpour declarer que I'auteur
de Madame Bovary ne s etait nullement propose
de « representer la vie », — qu'il execrait, c'est
son mot, autant que Balzac I'avait aimee, —
mais de faire servir la vie a la realisation dune
doctrine ou d'un ideal d'art. Je ferai meme
observer en passant que c'est I'une des rai-
sons pour lesquelles il deplaisait souveraine-
ment a Flaubert d'etre toujours appele I'au-
teur de Madame Bovary. C'est qu'au lieu d'un \
roman de la vie reelle, il eut voulu que Ton S
n'y vit qu'une oeuvre d'art, et une oeuvre d'art '
de la meme nature que la Tentation de saint
Antoine ou que Salammbo, puisqu'elle n'etait
qu'une application des memes procedes d'art
a la description des mceurs de province.
Nos romanciers le croiront-ils? C'est ci la
critique, dont il a si fort medit, — parce
qu'aussi bien en son vivant il avait perce sans
elle, ou n'en avait guere eprouve que la mal-
veillance, — et c'est a Taine en particulier que
Balzac est redevable d'une part de sa gloire. i
Serait-elle sans cela la meme, et, t6t ou tard,
son influence eut-elle ete aussi considerable?
Je ne saurais prouver le contrairel Mais, en fait,
15.
)
262 HONORE UE BALZAC.
c'est a VEssai sur Balzac, de Taine, que I'auteur
de la Comedie humaine doit, historiquemeat,
d'avoir et6 tire tout ci fait de pair; mis de
« plusieurs coudees », — il aimait cette ex-
pression, — au dessus des romanciers ses con-
temporains ; et enfin proclame, « avec Shakes-
peare et Saint- Simon, le plus grand magasin
de documents que nous ayons sur la nature
humaine ».
Quand le celebre Essai de Taine, aussi vi-
goureux que briilant, n'eut fait c[ue donner le
signal de I'adoption de Balzac par la criti(jue
universitaire, c'eut 6le d6ja quelque chose. En
France, depuis une centaine d'annees, I'adop-
tion d'un 6crivain par la critique universitaire
est, ordinairement, sa consecration; et, en tout
cas, c'est elle qui le met en passe de deve-
nir « classique ». Mais, de plus, on apprenait
dans VEssai de Taine, — et sous la plume d'un
ancien normalien, c'etait une legon presque
revolutionnaire, — que « le bon style », car
il ne disait pas: le style, mais le bon style,
« est I'art de se faire ecouter et de se faire
entendre » ; que « cet art varie quand I'audi-
toire varie » ; et qu'il y a done « un nombre
HONORE DE BALZAC. 263
infini de bons styles : il j en a autant que de
siecles, de nations, et de grands esprits )^ . Suivait
alors une citation, « la description d'une jour-
nee et d'un bouquet », que Taine empruntait f
au Lys dans la Vallee, — mais en omettant de i
dire que Balzac n'a pas beaucoup de pages de ;
cette beaute ni de cet eclat, — et il terminait
sur ce point, en disant : « La poesie orientale
n'a rien de plus eblouissant, ni de plus magni-
fique; c'est un luxe et un enivrement; on nage
dans un ciel de parfums et de lumieres, et
toutes les voluptes des jours d'ete entrent dans
les sens et dans le coeur, tressaillantes et bour-
donnantes comme un essaim de papillons
diapres. Evidemment cet homme, quoi qu'on ait
dit et quoi quHl ait fait, savait sa langue; meme,
il la savait aussi bien que personne, seulemeyit il
remploijait a sa fagon. » On n'a jamais fait de
plus bel eloge du « style de Balzac » ; et nous-
memes, faut-il I'avouer, apres un demi-siecle
ecoule, nous n'y voudrions pas souscrire sans
faire quelques reserves. Ce n'est pas encore ici
le lieu de les exprimer, et nous nous bornons
a constater que, sur cette question du style,
ou la critique universitaire a toujours affecte
\
264 HONORE DE BALZAC.
de se montrer difficile, et meme quelque peu
chicani^re, — ce qui ne serait pas un mal si
sa grammaire ou sa syntaxe 6taient celles de
Moli^re et de Saint-Simon, plutdt que de Con-
diliac et de Marmontel, — la justification de
Balzac etait complete.
Elle ne I'^tait pas moins sur un second
point, c'est k savoir I'assimilation de « I'his-
toire sociale » ci « Thistoire naturelle »; et
m6me, a cet 6gard, on peut se demander si le
critique, non content de se faire le defenseur
du romancier, ne s'en 6tait pas deja fait le
disciple. « Aux yeux du naturaliste, I'homme
n'est point une raison independante, supe-
rieure, saine par elle-meme, capable d'atteindre
par un seul effort la v6rit6 et la vertu, mais
une simple force, du m^me ordre que les
autres, recevant des circonstances son degr6
et sa direction. » Stendhal ou Merimee I'eussent-
t-ils peut-^tre admis? Mais c'est incontestable
ment ce que n'eussent conc6d6 ni George Sand,
ni les romanciers que nous avons vus s'inspi-
rer d'elle. Et, aussi bien, I'expression de ces
id^es, — qu'on trouvait alors plus que hardies,
presque immorales, — appuy6e, pr6cis6e, exa-
HONORK DE BALZAC. 26b
ger^e peut-etre, quelques annees plus tard,
dans VHistoire de la Litterature anglaise, devait-
elle faire quelque peu scandale, meme, — ou
surtout, — parmi les philosophes. Mais, en
attendant, elles opposaient vigoureusement la
conception balzacienne du roman ci toutes les
autres ; elles faisaient de I'auteur de la Comedie
humaine parmi les romantiques, un « observa-
teur » parmi des visionnaires ; et, selon le voeu
de son ambition la plus chere, elles transpor-
taient a son ceuvre de « poete » , les mots dont
il eut use pour louer celle d'un Geoffroy-Saint-
Hilaire ou celle d'un Guvier.
Gar le critique montrait encore que, si la
« triste methode anatomique » du romancier
ne laisse pas d'avoir quelques inconvenients,
elle n'a pas du moins paralyse ses « faculles
d'invention » ; et si quelqu'un a m6rite le nom
de « createur », c'est cet « observateur ». Pour
le prouver, Taine analysait quelques-uns des
« grands personnages » de Balzac, de ceux
qu'il ne craignait pas de comparer aux « mo-
nomanes » ou aux « monstres » de Shakes-
peare: Philippe Bridau, de la Rabouilleuse; le
bonhomme Grandet, d'Eugenie Grandel) le baron
266 HONORS DE BALZAC.
Hulot, de la Cousine Bette. II osait dire k ce pro-
pos que « la grandeur est toujours belle, meme
dans le malhcur et dans le crime », de quoi
1 nous avons dit, k notre tour, qu'Eschyle et
Shakespeare, que Corneille et Racine eussent
assur6ment convenu. Et 11 concluait en ces
termes : « Balzac ^chaufle et allume lentement
sa fournaise; on souffre de ses efforts; on
travaille p6niblement avec lui dans ses noirs
ateliers fumeux, ou il prepare, a force de
science, les ftinaux mul(i{)lies qu'il va planter
par millions et dont les lumieres entrecroisees
et concentr6es vont eclairer la campagne. A la
fin tons s'embrasent, le spectateur regarde,
et il voit moins vite, moins ais6ment, moins
splendidementavec Balzac qu'avec Shakespeare,
mais les m^mes choses, aussi loin et aussi
avant. » Sous la plume du critique, c'6tait ici
le supreme eloge, et c'^tait un eloge comme
personne encore n'en avait fait un de Balzac.
La reputation et Tinfiuence du romancier
n'allaient plus cesser desormais de grandir, et
de s'accroitre de tout ce que le critique lui-
meme gagnerail d'autorite.
Ce que Ton pent remarqucr en effet, c'est
HONORE DE BALZAC. 267
qu'a dater de ce moment, la conception balza-
cienne du roman commence a triompher des
autres, ou plutdt les absorbe, en quelque
maniere, et les ramene a soi. Ne parlons
point d'Eugene Sue, qui vient de mourir, ni
du vieux Dumas, qui ne semble oecupe qu'ci
chercher de quelle maniere il aclievera de se
disqualifier. Ne disons rien d'Hugo, ni de .
ses Miserables, qui paraissent en 1862, et oil \
Ton reconnait aiseraent des traces de I'influence
de Balzac ; mais on y en reconnait aussi de
I'influence d'Eugene Sue; et puis, Hugo, comme
Balzac, « veut » si je puis ainsi dire, et doit
etre mis a part. Mais on ne saurait douter de
I'influence de Balzac sur la derniere maniere
de George Sand, celle dont le chef-d'oeuvre est
le Marquis de Villemer ; on retrouve Balzac dans
le plus celebre des romans de Feuillet, je veux ?
dire Monsieur de Camors, ou Ton pourrait/
montrer que I'auteur s'est directement inspire
du Lys dans la Vallee; on le retrouve dans les
romans des freres de Goncourt : Be^iee Maur
perin, Madame Gervaisais, Germinie Lacerteux ;
Flaubert lui-meme y vient dans son Education
senlimentale ; et sur tout on retrouve Balzac dans
268 HONORE DE BALZAC.
Foeuvre des jeunes romanciers qui, bient6t,
sous rimpulsion du plus abondant et du plus
bruyant d'entre eux, fimile Zola, vont s'unir
pour former I'ecole qu'on appellera « natura-
liste ». On ne saurait omettre de rappeler a ce
propos que I'auteur des Rougon-Macquart avail
appris, pour ainsi dire, h. lire, dans Vllistoire
de la Litterature anglaise.
Sans doute, — et, dans une histoire g^n^rale
du roman fran^^is au xix^ siecle, il ne fau-
{ drait pas I'oublier, — d'autres influences se sont
comme ajout^es a celle de Balzac, et notam-
^ ment celle de Dickens, dont au surplus la
popularity ne date en France que de I'^loge
/ que Taine en a fait, comme de Balzac, et peut-
etre en en parlant comme d'un Balzac anglais,
plut6t que comme du vrai Dickens. Les Anglais
ne laisserent pas d'en manifester quelque sur-
prise. L'influence de Dickens est surtout sen-
sible et visible dans les romans d'Alphonse
Daudet : le Petit Chose, Fromont jeune et Risler
aim, le Nabob, Numa Boumestan. Flaubert aussi,
k ce moment, a eu sa part d'action, et, nous
Favons indique, on la reconnait dans une direc-
tion d'art et de recherche du style qui n'^tait
HONORE DE BALZAC. 269
pas tout ci fait la direction de Balzac. Le style,
qui n'etait qu'un « moyen » pour Balzac, etait
une « fin » pour Flaubert, et de la, dans la
conception du roman, des differences qu'on
pourrait montrer allant jusqu'a la contradic-
tion. Notons encore, si Ton le veut, I'influence
de Stendhal, mais en notant aussi qu'elle n'a
pas ete tres profonde, et qu'elle n'a fiaalement
abouti qu'a une glorification demesuree de
I'auteur de la Chartreuse de Parme, — ce chef-
d'oeuvre d'ennui pretentieux, — plutot qu'a
aucune modification du roman. On louait Sten-
dhal, et on continuait d'imiter Balzac. Mais
toutes ces influences, « collaterales », pour ainsi
parler, ne semblent avoir vraiment agi que
dans la mesure ou elles s'ajoutaient a celle de
Balzac; et on peut dire que, depuis une qua-
rantaine d'annees, la forme du roman de Bal-
zac domine sur nos roman ciers com me la
forme de la comedie de Moliere, pendant cent
cinquante ans, s'est imposee a nos auteurs
dramatiques.
Dirai-je la-dessus qu'on ne les a ni Tun ni
I'autre egales? Si la preuve historique en est
faite aujourd'hui pour Moliere, elle ne Test
270 HONORE DE BA.LZAC.
pas pour Balzac, et, quoique nous vivions plus
vite aujourd'hui qu'autrefois, il faut nous en
feliciter, s'il est done encore possible que le
roman de I'avenir nous donne des Eugenie
Grandet et des Cesai- Birotteau, des Rahouilleuse
et des Cousine Belle. Aussi bien, dans cette
etude, ne trai tons- nous pas de « questions
actuelles », et avons-nous eu soin de ne pas
faire intervonir les romanciers vivants. Mais,
ce que nous ne saurions nous dispenser de
faire observer c'est que, d'une maniere g;6n6rale,
tout en subissant I'influence de Balzac, I'ecole
natural isle a denature, retreci singulierement,
et mutile sa conception du roman. C'est ainsi
que, comme Chamj^fleury dans ses Bourgeois
de Molinchart, elle a fait de la peinture ou de
la representation de la vie une satire ou uno
caricature des moeurs; et, en m^me temps que
c'etait s'6carter de la conception de Balzac,
c'etait mentir, en quelque sorte, au nom meme
de « naturalisme ». Un vrai naturaliste imite,
et ne se moque point. C'est encore ainsi que,
sans ignorer tout a fait la province, I'eeole
naturaliste ne s'est pas fait, comme I'auteur
des Sou/prances de VInventeur et de la Muse du
HONORE DE BALZAC. 271
Departement, une obligation, pour ainsi dire,
« professionnelle » de la connaitre, et elle a
g^neralement semble ne s'interesser qu'aux
scenes de la vie parisienne, Quelques recits
d'un caractere d'ailleurs un peu special, tels
que ceux de Ferdinand Fabre — je ne nomme
toujours que des morts — n'infirment pas la
verite de cette observation. Et c'est encore ainsi
qu'en melant a ses observations de perpetuelles
intentions de polemique, comme dans ks JRou-
gon-Macquart, — voyez notamment I'OEuvre, et
encore Pot-Bouille, oii, si j'ai bonne m6moire,
c'est en faisant lire aux cuisinieres, du Lamar-
tine et du George Sand, qu'on les seduit, —
I'ecole naturaliste a manque au premier des
principes qu'elle proclamait, et qui etail I'im-
partialite de 1 'observation. En ecrivant le Lys
dans la Vallee, Balzac avait pu se proposer de
« refaire » Volupte : il n'y a presque pas un
des romans de Zola qui ne soit ecrit contre
ceux de Feuillet et de George Sand. II s'en
faut encore, et de beaucoup, que ses meilleurs
romans, VAssommoir ou Germinal, toujours
6pisodiques ou anecdotiques, aient la valeur ou
la signification sociale de ceux du maitre.
272 HONORE DE BALZAC.
Mais le principe n'en est pas moins d6sor-
mais acquis, et il y a tout lieu de croire que,
quelque modification qu'il subisse ult6rieure-
ment dans sa forme, I'objet propre du roman
n'en sera pas moins desormais « la represen-
tation de la vie commune ».
On a tAch6 de montrer dans cette etude
I'importance de cette formule tres simple, et
aussi qu'elle impliquait, dans sa simplicity, je
dirais volontiers dans sa naivete, une concep-
tion du roman tres difTerente de celle qui avait
r6gn6 jusqu'^ Balzac. On ecrira sans doute
encore des romans « personnels » et on 6crira
des romans d'aventures ; on ecrira des romans
a these, dans le genre de VHistoire de Sibylle et
de Mademoiselle La Quintinie; on ecrira des
romans satiriques, mais non pas, esperons-le,
dans le godt de Bouvard et Pecuchet. Multce sunt
manswnes in domo... Pas plus dans I'avenir que
dans le passe les romanciers ne logeroot tous
au meme 6tage. L'une des lois les plus certaines
de I'histoire litteraire n'est-elle pas d'ailleurs
qu'en quelque genre, et a quelque moment de
la duree qu'un chef-d'oeuvre se soit produit, il
SB suscite toujours ci lui-meme des imitateurs?
HONORE DE BALZAC. 273
C'est une demonstration de Faxiome que
« rien ne se perd ni ne se cree ». Mais la
representation de la vie, de la vie commune,
de la vie ambiante ; de la vie « non choisie » ,
si je puis ainsi dire, ni circonscrite par aucun
prejuge d'ecole ; de la vie encadree dans son
decor reel, observ6e, etudiee, rendue dans ce
qu'on en pourrait appeler les infiniment petits,
comme dans les grandes crises qui la boule-
versent quelquefois; de la vie toujours la
meme, et cependant toujours modifi6e par le
seul et unique effet de son propre developpe-
ment, tel sera, selon toute apparence, et pour
longtemps encore, I'objet propre et particulier
du roman. C'est Balzac qui Fa determine, dans
la mesure ou Moliere Favait fait pour la come-
die; et sans doute c'est pour Favoir determine
dans ce sens qu'a la longue, son action se
trouve n'avoir pas 6te moins grande sur les
historiens qu'au thedtre ou dans le roman.
« En lisant les seches et rebutantes nomen-
clatures de faits appelees histoires, qui ne s'est
274 HONORE DE BALZAC.
apergu que les 6crivaiiis ont oublio, dans
lous les temps, de nous donner rhistoire des
moeurs ? » Gette phrase est de Balzac lui-
meme, dans VAvant-Propos de sa Comedie hu-
maine ; et elle nous expiique I'influence qu'il
a exerc6e sui^ la transformation de I'histoire.
On a fait honneur de cette transformation au
progres naturel de la science et de I'erudition, a
'exemple de quelques grands historiens, a une
connaissance du pass6 plus precise et plus
etcndue, aux idees plus justes que Ton s'est
. formees de ce qu'il y a d'essenliel dans la vie
■ de riiumanite, et qui n'est pas, dit-on, desavoir
; en quelle annee naquit Louis XIV, ni comment
I et par qui fut gagnee la vicloire de Denain. Mais,
/ comment et pourquoi descuriosites nouvelles se
I sont 6veillees dans les esprits, c'est ce que
I toutes ces raisons, qui ne sont point des rai-
sons ou des causes, mais plutot elles-memes des
elYets, ne nous expliquent pas; et c'est encore
ici que nous retrouvons I'influence de Balzac.
Le roman de Balzac a rendu a I'histoire ce
qu'il avait lui-meme regu du roman historique.
Walter Scott avait euseigue a Balzac le prix et
la signification de tons ces minces details que
HONORE DE BALZAC. 275
Ton avait regardes jusqua lui comme vul-
gaires, et indignes de rattention du romancier.
Balzac a enseigiie a la nouvelle ecole historique
que, de meme qu'oii ne pouvait « represeoter
la vie », dans le present, qu'avec I'aide et par
le moyen de ce genre de details, ainsi ne
pouvait-on sans recourir a eux, « la ressus-
citer, dans le passe » ; — ce qui sans doute est
I'objet de I'liistoire.
G'est ce que Ton voit bien dans I'oeuvre
historique des freres de Goncourt, si supe-
rieure, et cependant tout a fait analogue, a leur
oeuvre de romanciers. Dans leur histoire de
la Societe frangaise pendant la Revolution ^i Sous
le Directoire, — comme dans les monographies
qu'ils ont consacrees a Madame de Pompadour,
et a la Saint- Huherti, a Madame du Barry et a
Sophie Arnould, — ils ont applique les memes
precedes qu'a la composition de leur Renee
Mauperin on de leur Germinie Lacerteux; et ces
precedes leur venaient en droite ligne du ro-
man de Balzac.
Sur un sujet, ou sur un personnage et une
epoque donnes, reunir et assembler Lout ce
qu'il y a de details epars et en general pen
276 HONORE DE BALZAC.
connus, dans les Memoires, dans les Correspon-
dances, dans les libelles, dans les rapports de
police, voire dans la collection des « affiches »
et des journaux du temps ; — rapprocher tons
ces documents, les confronter, les rectifier au
moyen les uns des autres, les concilier quand
lis se contredisent, les cataloguer, les classer
et les interpreter ; — joindre a ces temoignages,
qui sent ceux de I'^criture, ceux de I'iconogra-
phie et qu'on ne rencontre pas seulement dans
les Musees, mais chez le marchand de brie a
brae, sous la forme de faience peinte ou de
manche de parapluie; — reconstituer le d6cor
aulour des personnages, et les reconnaitre ou
les deviner dans le choix de leur mobilier, dans
la couleur des tentures et dans le profil des
commodes ventrues, dans les sujets des tru-
meaux, dans les motifs des pendules, et au
besoin dans la composition de leur garde-
robe; — c'est, nous I'avons vu, ce que Balzac
avait fait, ou s'etait pique de faire, avant les
freres de Goncourt; — reportez-vous, dans ses
Paysans, k la biographie qu'il y donne de made-
moiselle Laguerre; — et, sans examiner ce
qu'ils y ont pu ajouter, c'est la methode qu'ib
HONORE DE BALZAC. 277
n'ont eu d'abord qu'a transposer, pour ecrire
des histoires qui ressemblent a des romans ; et I
qu'on lirait d'ailleurs avec infiniment plus d'in- |
teret s'ils n'avaient comme efface les grandes
lignes de I'histoire, sous Fabondance des details
et I'exces de Fenchevetrement.
La cause en est qu'ils n'avaient pas saisi le
principe de la m^thode, et, a cet egard, leur
erreur a et6 la meme que celle de F « ecole
naturaliste » dans le roman. Eux aussi, ils ont
pris ou traite comme une fm ce qui ne doit
etre pris et traite que comme un moyen. Gar,
on aura beau dire, et on aura beau protester,
la « grande histoire » sera toujours la « grande
histoire », — politique et militaire, diploma-
tique et legislative, — telle que Font comprise
les grands historiens, depuis Herodote jusqu'a
Michelet; et on ne fera jamais que I'histoire
6conomique, par exemple, celle du prix des
denrees ou des vicissitudes de I'agriculture, ni
m§me celle des moeurs, 6gale en interet le recit
de la campagne de France ou celui des negocia-
tions du Gongres de Vienne. II y en a bien des
raisons ! Mais ce qui est d'autre part tres vrai,
c'est que, pour comprendre ces grands evenc-
16
278 HONORE DE BALZAC.
merits de I'histoire ou se joue la destinee des
peuples, on ne saurait evaluer avec irop de
precision les « petites causes » dont ils sont
generalement les grands effets ; et, ces petites
causes, ce sont justement celles que le roman
de Balzac s'est efTorce de mettre en lumiere :
le temperament des acteurs ; les int6rets quoli-
diens menaces ou leses; les mouvements pro-
fonds del'opinion; les ambitions mesquines dis-
simulees sous de beaux noms ; les drames int6-
rieurs « dont la garde qui veille aux barrieres
du Louvre Ne defend pas les rois » ; les rivalites,
les jalousies, les haines, et generalement lout
ce qui fait que, pour etre Louis XIV on n'en
est pas moins homme, ni moins femme pour
etre I'imperatrice Catherine; — et il s'est meme
vu qu'on le fut davantage. L'introduction de
cet element de vie dans une conception de
I'histoire qui avait mis jusqu'alors sa dignite
dans sa froideur; et I'obligalion, nouvelle pour
elle, d'approfondir les causes purement hu-
maines et en quelque sorte journalieres des
6venements, c'est ce que I'histoire doit encore
k Balzac.
Je ne dis pas que les historiens le lui aient
HONORE DE BALZAC. 279
direclement emprunte. Je pourrais le dire ! et,
al'appui de mon opinion, j'invoqueraisl'exemple
de Taine dans ses Origines de la France contem-
23oraine. II y en aurait d'autres, — si je nom-^*
mais des vivants; — et M. G. Lenotre ou|
M. Frederic Masson reconnaitraient volontiers,|
j'en suis sur, ce qu'ils doivent a Balzac.
Mais c'est indirectement qu'il a surtout agi,
indirectement et diffusement, par une lente
impregnation des esprits, et sans que Ton s'en
apergtit, en creant pour ainsi dire, dans I'es-
prit des lecteurs, de nouveaux besoins et de
nouvelles exigences. « La personne de I'ecri-
vain, son organisation tout entiere s'engage
et s'accuse elle-meme jusque dans ses oeuvres;
il ne les ecrit pas seulement avec sa pure
pensee, mais avec son sang et ses muscles. La
physiologic et I'hygiene d'un ecrivain sont
devenus un des chapitres indispensables dans
I'analyse qu'on fait de son talent. » On recon-
naitra cette phrase de Sainte-Beuve ;mais on
a peut-etre oublie que c'est precisement a
propos de Balzac qu'il I'a 6crite; et nous devons
ajouter d'ailleurs que, pas plus dans son article
que nous dans la presente etude, il ne s'est
280 IIONORE DE BALZAC.
soucie de la « physiologie » ni de 1' « hygiene »
d'llonore de Balzac. On pose ainsi des prin-
cipes ; on ne les applique point ; et on les
impose aux autres! Mais combien I'observation
n'est-elle pas plus vraie des acteurs de This-
toire. C'est d'un Mirabeau, d'un Danton, d'un
Robespierre, d'un Napoleon qu'il faut dire
« qu'ils n'ont pas agi avec leur pure pens6e,
mais avec leur sang et avec leurs muscles »;
et voila vraiment ceux dont I'a'uvre ne s'6claire
que par la connaissance de leur « physiologie »
et de leur « hygiene ».
I Voila done aussi ce que nous demandons d6-
sormais a I'histoire de nous dire ; et nous le
lui demandons, parce que, depuis que nous
avons tons, tant que nous sommes, lu et relu
les romans de Balzac, nous savons quelle est,
dans la formation du caractere d'un homme, et
dans I'histoire de sa vie, I'importance de son
« hygiene » et de sa « physiologie ». Ou, en
d'autres termes encore, plus g6n6raux, nous
avons tons contracts, dans la fr6quentation de la
Comedie humaine, un tel besoin de precision et de
minutie dans la representation de la realite, que
rien ne nous apparait de reel et de vrai que
HONORE DE BALZAC. 281
SOUS les conditions imposees par Balzac au
roman. Et c'est ce qui explique I'universalite
de son influence, telle qu'on vient d'essayer de
la decrire, si Ton pourrait ici la caracteriser en
disant, qu'en meme temps qu'il donnait a I'art,
pour objet unique « la representation de sa
realite », en meme temps Balzac a cree, pour
atteindre et remplir cet objet, « un mode de
la representation de la r6alite »,
CIIAPITRE IX
CONCLUSIONS
11 n'est pas vrai que la beaute parfaite soit
« comme I'eau pure », laquelle, ace que Ton pre-
tend, « n'aurait pas de saveur particuliere » ; et,
il faut avouer qu'au contraire, dans rhistoire
d'aucune litterature, le plus grand ecrivain
n'est celui qui a le moins de d^fauts. On ne
s'etonnera done pas qu'au d6but de ce dernier
chapitre, ou nous voudrions resumer I'oeuvre
de Balzac, — et lui faire a lui-meme sa place,
telle que nous croyons la voir, non seulement
dans la litterature du xix^ siecle, mais dans
rhistoire g6nerale de la litferature frangaise,
— nous en signalions d'abord les imperfec-
IIONORE DE BALZAC. 283
tions, et que, sans vouloir lui en faire un
reproche, mais en simple observateur, nous
disions de cette oeuvre qu'elle est singuliere-
ment « inegale » et « disproportionnee ».
* *
Elle est « disproportionnee », si la repre-
sentation qu'elle nous offre de la vie est ma-
nifestement incomplete; et, par exemple, si
trois recits en tout sur une centaine d'ou-
vrages : le Medecin de campagne, le Cure de
village et les Paysans, consacres a la « vie de
campagne », n'expriment certes pas I'importance
relative, meme a I'heure qu'il est, de nos popu-
lations rurales, dans la structure et dans le
fonctionnement organ ique de notre societe
frangaise.' lis sont tous les trois au nombre des
plus beaux de Balzac, mais ils sont insuffi-
sants ! On ne voit pas non plus, ou a peine,
figurer I'artisan, dans la Comedie humaine, ni
I'ouvrier de la grande Industrie, qui n'etait
pas, a la verite, tres nombreux du temps de
Balzac, entre 1830 et I80O, ni surtout carac-
I6rise par des traits bien particuliers ; mais
284 HONORE DE BALZAC.
qui existait cependant; et dont on aimerait que
le g6nie de Balzac eut pressenti la prochaine
importance, puisque George Sand, entre les
memes ann6es 1830 et 1850, I'a bien vue. C'est
un aspect de la question sociale qui senible
avoir 6chapp6 a Balzac. Je ne trouve encore
que bien peu d' « avocats », et de « profes-
seurs », dans les recits du grand romancier,
quoique pourtant, si je ne me trompe, I'en-
vahissement de la vie publique par le profes-
seur, — Guizot, Cousin, Villemain, Jouffroy,
Saint-Marc-Girardin, Nisard, — et par I'avocat
— Berryer, les Dupin, Garnier-Pages, Marie,
Belhmont, Ledru-Rollin, soit I'un des traits
caracteristiques du gouvernement de Juillet.
Mais, en revanche, les hommes d'affaires, —
notaires, avou^s, banquiers, preteurs sur gages
ou a la petite semaine, usuriers et escompteurs,
— ne tiennent-ils pas un peu plus de place
dans la Comedie humaine qu'ils n'en ont occup6
dans la realite de ce temps? C'est done, en ce
cas, que Balzac, tout « impersonnel » qu'il
soit, n'en aurait pas moins mis un peu trop de
lui-meme, et de I'histoire de sa vie, dans son
oeuvre 1 On en peut citer un exemple dans son
HONORE DE BALZAC. 28S
David Sechard, a cet endroit dlUusions perdues
oil il nous explique longuement ce que c'est
qu'un a compte de retour » en banque, ou du
moins ce que c'etait au temps de la Restaura-
tion ; et rien n'est d'ailleurs plus curieux que
d'en faire la comparaison avec les « documents »
publics par MM. Hanotaux et Vicaire dans leur
Balzac Impiimeur. Les lilies et les criminels
averes sont encore bien nombreux dans cette
« societe » balzaciennel...
Toutes ces observations, et toutes celles du
meme genre que Ton y pourrait ajouter, n'au-
raient aucun int6ret, et on ne songerait seule-
ment pas a les faire, s'il s'agissait d'un autre
romancier que Balzac I Elles en ont un capital
des qu'il s'agit de I'homme qui a voulu nous
conter « le drame a trois ou quatre mille per-
sonnages que presente une sociele ». Tout
artiste nous est, pour ainsi dire, comptable de
la maniere dont il a rempli ses intentions, et
meme, du point de vue de la critique et de
I'histoire litteraire toutes pures, c'est la seule
chose dont il nous soit comptable. L'intention
de Balzac a ete d'etre complet sur la societe
de son temps : nous avons done le droit, et
286 HONORE DE BALZAC.
meme nous sommes tenus de nous demander
s'il I'a 6te? Rappelons au surplus qu'il n'a pas
ignore lui-meme les lacunes, ou du moins
quelques-unes des lacunes de son oeuvre ; et,
en ce qui louche notamment le probleme social
de I'education, c'est ce que nous declarent ces
quatre litres, ou Irois au moins de ces quatre
litres que nousavonsd^jci relcv6sau programme
de la Comedie : leu Enfants, un Pensionnat de
demoiselles, InUrieur de college, el Anatomie des
corps enseignants. Cetle « anatomie » eili sans
doule 6le pathologique.
Un autre defaut des qiiatre-vingl-dix-sept
ouvrages, romans ou nouvelles, qui composent
la Comedie humaine, e'en est la prodigieuse et
choquante in6galil6. La faule en est sans doule
aux etranges ou furieux proc6d6s de travail qui
furent ceux de Balzac, et aux conditions plus
qu'anormales d'improvisation, de Mle, et de
fievre dans lesquelles on a vu qu'il avail mis
son oeuvre au monde.
Voici, par exemple, la Femme de Trente ans ;
c'est un recit d'environ deux cent cinquanle
pages, qui se compose aujourd'hui de six
chapitres. Le premier de ces chapilres, inli-
HONORE DE BALZAC. 287
tule le fiendez-vous, avait paru dans la Heme
des Deux Mondes, aux mois de septembre et
octobre 1831, et le second ne s'y est ajoute,
sous le litre de Soujfrances inconnues, qu'en
1835, dans la troisieme edition des Scenes de
la Vie 'prime. Mais, auparavant, le troisieme,
intitule A trente ans, avait paru dans la Hevue
de Paris au mois d'avril 1832; le quatrieme:
le Doigt de Dieu, dans la Mevue de Paris egale-
ment, au mois de mars 1831 ; le cinquieme,
intitule : les Deux rencontres, en Janvier de la
meme annee; et enfin, le sixieme : la Vieilksse
d'une mere, toujours dans la Hevue de Paris, en
1832. Quelle espece d'unite pent offrir un recit
compost de la sorte, au hasard d'on ne salt
quelles circonstances ? Et le miracle n'est-il
pas qu'en de semblables conditions I'un des
premiers souvenirs que le seul nom de Balzac
evoque dans les memoires, — ci tort d'ailleurs.
— ce soit celui de la Femme de Trente ans?
Prenons maintenant les Employes : « Im-
prime pour la premiere fois dans la Presse, du
1" au 14 juillet 1837, sous le titre de la
Femme superieure, ce roman, nous dit M. de
Lovenjoul [Bistoire des OEuvres de Balzac, 132,133]
288 HONORE DE BALZAC.
parut pour la premiere fois en volume chez
Werdet, 2 vol. in-8°, en octobre 1838 : il
portait ce meme litre, mais la version du jour-
nal 6tait augment^e d'une conclusion in^dite,
et de la d^dicace actuelle. » II reparut en 1846,
dans la premiere Edition de la Comedie humaine,
et Balzac y intercala « quelques fragments de
la Physiologie de V Employe ». Mais il n'en put
effacer les traces d'improvisation ; et tout en le
regrettant, nous y gagnons que nulle part peut-
6tre, — pas m6me dans le Cousin Pons ou dans
les Paysans, — on ne voit mieux en quoi con-
siste « la preparation » d'un roman de Balzac :
une s6rie de biographies ou de monographies,
qui sont la description des « variet^s » d'une
meme « espece sociale » ; des dialogues, oij ces
« vari6tes » essaient de se manifester confor-
m6ment k leur nature; et I'ebauche d'une
intrigue oii, sous la suggestion de leurs interets
concordants ou contradictoires, les caracteres
achevent de se « differencier ». On ne sera pas
surpris, apres cela, que les Emploijes soit un
roman a peu pres illisible, et il convient seule-
ment d'ajouter que quelques 6crivains n'ont
pas le droit de s'en plaindre : ce sont tous
HONORE DE BALZAC. 289
ceux qui ont essay6 de mettre radministra-
tion " en roman , et qui n'ont guere trouv6
d'autres traits pour la peindre que ceux que
Balzac avait esquisses.
De pareils proc6des de composition expli-
quent les inegalites dont il est impossible de
ne pas etre frappe dans la Comedie humaine.
Balzac a travaille trop vite; et on aura beau
dire que « le temps ne fait rien a I'affaire » I
c'est un vers de comedie, qui n'est pas vrai,
meme d'un sonnet, et k plus forte raison d'un
roman. Si Balzac a 6crit, — et nous le savons
par un t6moignage non douteux, — son Cesar
Birotteau en quinze jours, c'est qu'il le portait
alors dans sa tete, nous I'avons dit, depuis
quatre ou cinq ans. Et nous avons dit aussi
qu'il y portait ensemble sa Comedie humaine
tout entiere, mais toutes les parlies n'en etaient
pas ensemble au meme degr6 d'avancement, et
les necessites de la vie qu'il s'etait faite Font
oblige d'en detacher, et d'en « realiser » plus
d'un fragment avant que le temps en fut venu.
C'est le cas de ses Paysans.
On ne saurait non plus se dissimuler qu'ayant
congu I'ambition de faire de son auvre une
17
290 HONORE DE BALZAC.
representation tolale de la vie, Balzac eut 6t6
vraiment plusqu'un horame si song^nie s'elait
tiouv6 constamment egal k cette ambition. Or,
ily avait en lui, nous I'avons vu, un fonds de
vulgarite qui devait constamment I'empecher
d'exprimer et de peindre certains sentiments
dont il savait d'ailleurs tout le prix, et dont
la d^licatesse I'aLtirait. Je ne veux pas insister
sur la Physiologie du Mariage et les Petites miseres
de la Vie conjugale qui ne sont, apres tout, que
I'oeuvre d'un assez mauvais plaisant, ou d'un
fanfaron de cynisme en gaiety ; mais, le Lys dans
la Vallee ou les Memoir es de deux jeunes Mariees!
quelits etranges id6es serious- nous r^duits a
nous faire de I'amour plalonique, et de I'amour
maternel, s'il nous en fallait voir Tideale expres-
sion dans les aveux de madanie de Mortsaut
ou dans les lettres de madame de Lestorade?
La vieille Fille est queique chose de plus depiai-
sant encore ; et, reilexion faite, nous avons eu
tort de reprocher plus haut a Balzac ce que
Texecution en a de caricatural, si c'est, en y
songeant, ce qui sauve uniquement son sujet
d'etre odieux.
11 n'aimait pas qu'on I'attaqudt sur ce point,
HONORE DE BALZAC. 291
qu'il sentait ou qu'il savait faible ; et, aux re-
proches de ce genre, il repondait par Louis
Lambert et par Seraphita. Mais I'esprit de mys-
ticisme n'est ni I'esprit de distinction, ni I'es-
prit de delicatesse, et, s'il est peut-etre « aris-
tocratique », ce n'est pas dans le sens ordi-
naire du mot. L'exception en tout est toujours
« une » distinction, elle n'est pas « la » distinc-
tion; et on pent etre exceptionnel, ou unique
en son genre, comme Balzac precisement, sans
en etremoins « vulgaire » ou plus « distingue ».
Aussi ne sont-ce pas seulement les plaisan-
teries de Balzac qui sont lourdes, ce sont aussi
ses madrigaux ; et c'est encore le galimatias
qu'il nous donne, — dans ses Memoires de deux
jeunes Mariees, par exemple, — sous la plume
de madame de Macumer, pour I'hymne de
I'amour triomphant. Les parties senlimentales
sont faibles, tres faibles, dans la Comedie
humaine, — comme elles le sont dans Moliere,
mais Moliere n'etait qu'un auteur comique 1 —
et, de toutes les passions humaines, celles que
ce grand peintre des passions a sans doute le
moins bien « representees », te sont les pas-
sions de I'amour.
292 HONORE DE BALZAC.
Mais qu'importe? et quand on signalerait
d'autres lacunes ou d'autres d6fauts encore dans
la Comedie humaine, ce n'est point ainsi, — par
doit et avoir — que s'6tablit le bilan d'un grand
6crivain. La post6rit6 a t6t ftiit d'oublier les d6-
faillances d'un Balzac pour ne se souvenir que
deses chefs-d'oeuvre, et le « r^aliser » lui-meme
en eux, — quand il en a laiss6 1 Ai^s longa,
vita brevis ! La vie est si courte el I'art si difficile
qu'on ne demandc meme rien moins k un « bel
ouvrage » que d'etre un « ouvrage parfait »; et ni
les folies sanguinaires au milieu desquelles se
d6roule Taction du Boi Lear, qui n'est pas « une
action », ni les preciosit^s ecoeurantes que Sha-
kespeare a mises dans la bouche d'Hamlet,
n'empechent Hamlet et le Hoi Lear d'etre les
chefs-d'oeuvre qu'ils sont ! Pareillement , il
suffit a la gloire de Balzac qu'il soit I'auleur
d'Eugenie Grandet, de certaines parties du Pere
Goriot, de la Recherche de VAhsolu, de Cesar
Birotleau, de quelques pages du Lys dans la Val-
lee, d'un Menage de Gargon, dUne tenebreuse
Affaire, d'Ursule Mirouet, de la Muse du depar-
tement, du Cure de village, des Souffrances de
rinventeur, du Cousin Pons, de la Cousine Bette
HONORE DE BALZAC, 293
pour que ni la critique, ni sans doute le temps
ne puissent mordre sur son oeuvre. La voila
devant nous, telle que I'ont faite, et comme
achevee, plus de cinquante ans ecoules depuis
la mort de Balzac! La voila, detachee de ses
origines et des circonstances de sa production ;
degag^e aussi des chicanes de la critique;
etablie dans son rang par le jugement de deux
generations I La voila, telle que Ton pent
d'ailleurs I'aimer ou ne pas I'aimer, — ceci
est affaire de gout, — mais telle que Ton n'en
pent meconnaitre la valeur ni celle de I'liomme
qui nous I'a 16gueel II nous reste a tdcher de
dire quelle fut la valeur vraie de cet homme,
et la place qu'il occupe dans I'histoire de I'es-
prit frangais.
*
* *
L'ecrivain n'est pas de « premier ordre, » ni
seulement de ceux dont on peut dire qu'ils ont
regu du ciel, en nais.sant, le don du « style » ; et
a cet 6gard, nuUe comparaison n'est possible
entre lui et tel de ses contemporains : George
Sand, par exemple, ou Victor Hugo. « En
294 HONORE DE BALZAC.
pensant bien, il parle souvent mal », a-t-on
dit de Moliere 1 G'est ce qu'on pourrait dire
egalement de Balzac; et lui aussi, trop souvent,
il n'a r^ussi a exprimer sa pensee qu'au moyea
« d'une multitude de metaphores qui appro-
chent du galimatias ». G'est que, comme Mo-
liere, nous venons de le voir, il 6crit vite, mais,
de plus que Moliere, il se corrige;. il refait
jusqu'a douze ou quinze fois ses romans sur
6preuves; il ajoute, il retranche, il transpose,
il superpose ci la premiere expression de sa
pensee ce qui lui semble en dtre une expres-
sion « plus 6crite » ; il fait du « style » apres
coup, comme il fait de I'esprit^ parce que, dans
un roman, on demande de I'esprit et du style;
et, de m^me qu'en faisant de I'esprit nous
avons dit qu'il n6gligeait souvent d'avoir du
gotit, c'est ainsi qu'en faisant du « style », il
oublie parfois le sens propre des mots, souvent
les regies de la grammaire, et les lois memes de
la syntaxe frangaise.
Est-ce a dire qu'il <■< ne sache pas eci-ire » ?
On a vu comment Taine I'avait justifie de ce
reproehe et, sans lui accorder que Balzac « ait
su sa langue aussi bien que personne », ni
HONORE DE BALZAC. 295
que ses Contes drolatiques suffisent a en fairs la
preuve, I'auteur de la Comedie humaine est
sans doute un autre « 6crivain » que I'auteur
des Mijsteres de Paris, par exemple, ou meme —
puisqu'en son temps, on a semble prendre
plaisir a le lui opposer, — que le sec et
pretentieux auteur de Carmen et de Colomba.
Comment done se fait-il que, de nos jours
memes, ce reproche d' « avoir mal ecrit » re-
vienne sous la plume, et surtout sur les levres
de beaucoup de lecteurs, qui I'aiment cepen-
dant ; qui ne croient point avoir de « preju-
ges » sur la question du style ; et qui sans
doute n'expriment ainsi que leur ennui d'avoir
ete genes dans leur lecture de Balzac, — d'Eu-
genie Grandet, de Cesar Birotteau, du Cousin
Pons, — par quelque chose, ils ne savent quoi,
dont ils ne se rendent pas compte, et qu'ils
imputent, comme on fait toujours en pareil
cas, ci I'imperfection de I'ecrivain?
L'une des raisons en est que Balzac lui-
meme, — non pas tout seul, mais d'accord
avec une partie de I'opinion de son temps, — a
contribu6 plus que personne a modifier pro-
fondement la notion meme du style; et cette
296 HONORE DE BALZAC.
modification n'est pas encore aujourd'hui tout
a fait consacree.
On s'entendait jadis sur les caracteres d'un
« ouvrage bien ecrit », et quelque definition
que Ton donn^t du style, — car elle pouvait
varier d'une 6poque ou d'une ecole k une autre,
comme la definition de I'art, — elle etait com-
mune h la critique et aux auteurs. On 6crivait
done bien, quand on ecrivait corredement, c'est-
a-dire conform6ment aux lois de la grammaire;
— purement, c'est-ci-dire avec des mots dont la
villa et la Cour avaient fix6 le sens et la nuance;
— et dairement, c'est-a-dire en 6vitant les am-
phibologies et les Equivoques, les Mcheuses ren-
contres, ou de sens ou de sons, si faciles a faire
en frangais. A ces qualit^s si d'autres qualites
s'ajoutaient de surcroit, elles 6taient particu-
lieres ou personnelles k I'^crivain : a celui-ci,
le don de penser par images, et, a celui-la,
le don de communiquer ci sa phrase le mou-
vement de sa pens6e; I'esprit k I'un, c'est-
a-dire une fagon legerement d6tourn6e de dire
les choses, et le relief ou la couleur a Tau-
tre, c'est-a-dire, en decrivant I'objet, le don de
le faire voir. Mais la correction, la puret6,
HONOR]^ DE BALZAC. 297
la clarte demeuraient toujours les qualites
mattresses; et quiconque ne les possedait pas,
« ^crivait mal » ou « n'ecrivait pas ». En ce
sens, a ce titre, pour toutes ces raisons, il etait
entendu que Regnard et Le Sage ecrivaient
mieux que Moliere; I'auteur de Zaire et 6.'Alzire
ecrivait mieux que I'auteur de Polyeucte et du
Cid; Condorcet ecrivait mieux ou aussi bien
que Pascal. Je ne parle pas de Saint-Simon,
dont les Memoires firent scandale, quand ils
parurent, en 1824, — combien mutiles cepen-
dant I — et que les classiques du temps les
accueillirent comme quelques lecteurs de nos
jours appr6cient encore le style de Balzac.
Mais le romantisme, et surtout Balzac, ont
change tout cela! La question qui domine
toutes les autres est aujourd'hui de savoir ce
que s'est propose I'ecrivain, et lorsque, comme
Balzac, ce n'est pas « la realisation de la
beaut6 », mais « la representation de la vie »,
nous nous sommes rendus compte que, dans
ce cas particulier, nous ne saurions exiger de
I'image les qualites qui ne sent pas du modele.
Ce que nous avons done ci nous demander
d'abord, ce n'est pas si le style de Balzac est
17.
298 nONORE DE BALZAC.
« correct » ou s'il est « pur », mais s'il est
« vivant », ou plut6t s'il « fait vivre » ce qu'il
repr6sente; et le reste ne vient qu'a la suite.
Veut-on la-dessus que George Sand « ecrive
mieux » que Balzac? Nous le voulons doncaussi,
et nous avons commence par le dire; mais, de
tous les personnages qui traversent les romans
de George Sand, en connaissez-vous un qui soit
aussi « vivant » que les personnages de Balzac?
C'est toute la question! Et la r6ponseest deve-
nue facile. Si le style de Balzac anime et vivifie,
je ne sais par quels moyens a lui, tout ce qu'il
a voulu repr6senter, il a done atteint son but,
et Balzac, a vrai dire, ni « n'ecrit ma] », ni
« n'6crit bien », mais il ecrit « comme il a dij
ecrire » ; et, on ne saurait, sans contradiction,
lui reprocber, je dis meme des « irregularites »,
qui peut-etre sont la condition de la « vie » de
son style.
Ce que Ton peut seulement dire, — du point
de vue de I'bistoire de la langue, — c'est que la
Comedie humaine, tout en contribuant ^ motlifier
profondement I'idee qu'avant elle on se faisait
du style, n'a point marque ni ne marquera
dans I'avenir une 6poque de revolution de la
HONORE DE BALZAC. 299
langue; et c'est pr6cis6ment en ceci, que, comrae
6crivain, Balzac n'est pas du « premier ordre ».
Les 6crivains du premier ordre sont ceux qui,
sans troubler le cours d'une langue, ni le de-
tourner de sa direction seculaire, le modifient;
et, d'un instrument consacre par la tradition,
nous enseignent a tirer des accents nouveaux,
Tel un Ronsard au xvi^ siecle; un Pascal au
xvii^ siecle; et, auxix^ siecle, un Chateaubriand
ou un Victor Hugo. Comment cela? Par quels
moyens? C'est ce qu'il est quelquefois assez
difficile de dire, mais surtout un pen long, et
si nous le pouvions, ce n'est pas ici que nous
le ferions. Mais ce qui est certain, c'est que
leur passage fait trace profond6ment dans I'his-
toire d'une langue, et on n'ecrit plus « apres eux » ,
comme on faisait avant qu'ils eussent paru.
Balzac, 6videmment, n'est pas de cette famillel
II a pu traiter en quelque sorte la langue a sa
maniere, et modifier la notion du style en
assignant, de fait, a I'art d'ecrire un tout autre
objet que lui-meme: il n'a point agi, a propre-
ment parler, sur I'art d'ecrire, et sa maniere,
comme ecrivain, n'a point fait 6cole. Elle man-
quait pour cela de « puissance », ou du moins
300 HONORE DE BALZAC.
d'un certain degre de puissance, et surlout
d' « originalite ». Ses plus belles pages, qui
ne sont pas tres nombreuses, ou plutdt qu'il
n'est pas facile de detacher et d'isoler de leur
contexte ou de leur cadre, sont belles, mais
ne le sont point pour et par des qualit6s
de style inimitables et uniques. On n'y voit
point eclater ce don de I'invention verbale
qui est si caract6ristique du g^nie naturel du
style. Et, pour achever enfin de bien marquer
sa place dans I'histoire de la prose frangaise,
il suffira de dire, en terminant, que toutes ces
qualites qui lui manquent, — et que nous ne
lui reprochons pas de ne pas avoir eues, — sont
pr6cisement les qualites d'un Victor Hugo.
Mais si I'ecrivain n'est pas du premier ordre,
nous avons peut-etre le droit de dire, au terme
de cette 6tude, qu'il en est autrement du ro-
mancier, et qu'aucune litterature de TEurope
moderne n'en a connu de plus grand. Les
temps sont desormais passes ou Ton croyait
encore pouvoir lui comparer, comme Sainte-
Beuve, I'auteur des Trois Mousquetaires ou celui
des Mysteres de Paris; et, pour parler de nos
contemporains, je ne pense pas aue ni I'auteur
HONORE DE BALZAC. 301
de Crime et Chdtiment, ni celui d'Anna Karenine,
qui d'ailleurs lui doivent tant, I'aient surpasse.
De quelque point de vue que Ton etudie les
romans de Balzac ; et, comme nous venons de
le faire, que Ton essaie de montrer ce qu'ils
ont en eux que Ton ne trouve qu'en eux, ou, au
contraire, et comme on le fait plus souvent, que
Ton essaie de reconnaitre dans Eugenie Grandet
ou dans Cesar Birotteau, dans un Menage de
Gargon ou dans la Cousine Bette, les qualites que
Ton considere comme essentielles a tout roman,
la valeur en est toujours la meme, et on ne
peut rien mettre au-dessus d'eux. Ajoutez que
ce sont eux qui ont comme determine la for-
mule dont le roman ne s'est plus ecarte depuis
eux qu'a son pire dommage; et, pour bien sen-
tir le prix de cet eloge, songez que, dans les
memes annees ou Balzac donnait Eugenie Gran-
det et le Medecin de campagne, les romanciers ses
emules mettaient au monde, eux, des histoires
comme la Salamandre, les Deux Cadavres, ou
VAne mort et la Femme guillotinee.
II n'y a pas de gloire plus haute, ni, je le
dirai, plus durable pour un grand ecrivain,
que de s'etre ainsi rendu comme inseparable a
302 HONORE DE BALZAC.
jamais de I'histoire d'un genre! Mais, de plus,
comme un Balzac et comme un Moliere, quand
11 a fixe les « modeles » de ce genre, il pent sans
doute 6tre assure de vivre dans la m6moire
des hommes, et qu'aucun changement de la
mode ou du gotit ne prevaudra contre son
oeuvre.
C'est ce qui me fait croire que longtemps
encore Balzac demeurera le maitre du roman.
On ne s'emancipera de I'influence de la Comedie
que dans les directions indiquees ou pr6vues
par Balzac, et quand peut-etre, un jour,
comme il est arriv6 aux successeurs de Mo-
liere, on trouvera cette influence trop lyran-
nique ou trop lourde, on ne pourra la secouer
qu'en relournant ci I'observation et k « la
representation de la vie » ; — ce qui sera
rendre encore hommage k Balzac. C'est pour-
quoi, dans I'ordre litteraire, je ne vols vraiment
pas, au xix^ siecle, d'influence comparable
ou sup6rieure a la sienne. Hugo lui-meme,
dont nous parlions tout a I'heure, parlage
I'empire du lyrisme avec Lamartine, avec
Musset, avec Vign}^ avec Leconte de Lisle.
Aucun dramaturge, pas meme le vieux Dumas,
HONORE DE BALZAC. 303
continue par son lils, n'a pu se rendre maitre
du theatre, ni seulement s'y faire la situation
prepond^rante d'un Voltaire au xviii^ sieclel
Mais Balzac regne dans le roman. II y regne,
non seulement en France, mais a I'etranger
meme! Et on pent dire avec verite que quand
on se lassera de le lire, de le relire et de
I'admirer, c'est que Ton commencera sans doute
a se lasser du roman lui-meme. Ges sortes de
choses se sont vues, et les genres litteraires
ne sont pas eternels I Mais cela meme ne por-
tera pas atteinte a la gloire de Balzac; et sa
reputation, dans I'histoire litt6raire, ne souf-
frira pas plus de la mort du roman, si le roman
doit mourir! que la gloire de Kacine n'a souf-
fert de la mort de la tragedie.
Faut-il aller plus loin ? et devons-nous faire
une place a Balzac parmi les philosophes ou,
comme on dit aujourd'hui, les « penseurs »
de son temps? Je ie crois encore. Evidemment,
Balzac n'est pas un pliilosophe de la maniere
que I'entendent ceux que Schopenhauer appe-
lait « les professeurs de philosophic », — et
c'etait Fichte, Hegel et SchellingI II ne Test
pas non plus, en ce sens, et nous I'avons vu,
304 HONORE DE BALZAC.
que son absolutisme, son pessimisme, et son
catholicisme ne composent pas ensemble un
systeme li6, ni meme tres fortement raisonne.
Mais, si I'ocuvre d'un grand 6crivain exprime
necessairement, qu'il I'ait d'ailleurs ou non
voulu, une conception de la vie, comment
douterions-nous que Tauteur de la Comedie
humaine a.it une philosophic; et comment, sans
avoir essay6 de la caract6riser, le quitterions-
nous ? La philosophic de Balzac, c'est sa con-
ception de la vie, et sa conception de la vie,
ce sont les deux ou trois idees les plus gene-
rales sur la vie qui se d6gagent de son o^uvre.
Ajoutons qu'^ nos yeux, le « pessimisme », ou
son contraire « I'optimisme », auxquels on en
revient toujours en pareil sujet, ne sont pas
des idees generates sur la vie, mais plutot un
refus d'en avoir ou d'en exprimer.
L'idee la plus generale que Balzac ait expri-
mee sur la vie, c'est done celle-ci, que la vie est
un enchevetrement de causes et d'effets lies
entre eux par des « d6pendances mutuelles »
ou, si Ton le veut, et pour user du mot a la
mode, par « une solidarite necessaire ». Aux
yeux de Balzac. I'existence d'un Rastignac ou
HONORE DE BALZAC. 305
d'un de Marsay, celle d'un Grandet ou d'un
Bridau, celle d'un Grevel ou d'un Gobseck, ne
sont pas des phenomenes isoles, ni spontanes,
qui contiendraient en eux les causes de leur
developpement, mais ces existences sont liees,
ou plutot enchainees k d'autres existences, et
de telle sorte que les modifications qu'elles
eprouvent, si legeres soient-elles, ont des re-
percussions a I'infini, j usque dans les milieux
ou Ton ne connait pas meme de nom Gobseck
et Crevel, Grandet et Bridau, Rastiguac et
de Marsay. Parce que le petit Chardon s'est
avise dans Angouleme de faire des vers k la
gloire de madame de Bargeton, nee de Negre-
pelisse d'Espard, des consequences en sont
r6sultees dont I'amplitude s'est etendue jus-
qu'au monde des bagnes ; et parce qu'il fallait
cent mille francs au baron Hulot pour meu-
bler madame Marneffe, des centaines de pau-
vres diables de soldats sont morts en Algerie
d'inanition et de desespoir. II y a d'ailleurs
toute une morale, et une tres belle morale, a
induire de cette liaison des effets et des causes ;
et le premier article en est qu'aucun de nos
actes n'etant indifferent, aucun d'eux n'est
306 H0N0R1& DE BALZAC.
insignifiant, ni ne doit done, par consequent,
nous 6chapper k la legere. Nous n'avons pas,
helas 1 besoin, pour « tuer le mandarin », de le
vouloir; et il nous suffit de laisser le champ
libre h notre 6goTsme !
Mais cette solidarity ne se limite pas k la
circonference de la vie sociale, et elle enve-
loppe rhumanit6 tout entiere, qui sans doute
n'est pas situ6e dans la nature, selon le mot
celebre, « comme un empire dans un empire ».
De 1^, les analogies, sinon I'identit^, de
r « histoire naturelle » avec 1' « histoire so-
ciale » ; et de la I'esth^tique de Balzac; mais de
la aussi la difference qui distingue cette esthe-
tique de toutes les autres, et, autant qu'une
esthetique, en fait une conception ou une phi-
losophic de la vie.
Je n'ai pas besoin de montrer I'iraportance
et surtout la fecondit6 de cette id6e. La cri-
tique de Taine en est d6riv6e tout entiere, au-
tant ou plus que des logomachies de Hegel ;
et le plus bel epanouissement litteraire que
j'en connaisse, apres la Comedie humaine, est
I'oeuvre du plus grand romancier peut-etre de
I'Angleterre au xix* siecle, je veux dire I'au-
HONORE DE BALZAC. 307
teur d'Adam Bede, du Moulin sur la Floss et
de Middlemarch. Je n'ai pas non plus ici a la
juger, quoique d'ailleurs je n'en fusse nulle-
ment embarrass^, et, qu'a la condition d'y
pouvoir mettre une seule restriction, je la
croie profondement vraie. S'il etait prouve quel
la solidarite sociale eiit son fondement dans la
nature, il n'en r^sulterait pas qu'elle y eiit'
pour cela sa loi. Mais ce goae ]€ veux seulement
constater, c'est que cette idee est V^me ou le
ressort interieur de I'oeuvre de Balzac. Elle en
est aussi la lumiere, et, — puisque nexus avons
dit, puisqu'il est convenu que Balzac n'estpas
toujours clair, — c'est par le moyen de cette
idee que Ton achevera de comprendre dans ses
nombreuses Prefaces, y compris VAvant-propos
de sa Comedie humaine, ce qu'il voulait dire
quand il appuyait sur I'^troite solidarite des
parties de son oeuvre, « Toutes choses 6tant
causantes et causees, aidanles et aidees, je
tiens impossible de connaitre les parties sans
connaitre le tout, ni le tout sans connaitre les
parties. » Lui, qui aimait les epigraphes, c'est
vraiment celle-ci qu'il etit dd mettre a son
oeuvre.
308 IIONORE DE BALZAC.
Gonsiderons encore la fortune que cette id6e
devait faire et qu'effectivement, depuis cin-
quante ans, elle a faite. On ne parle aujour-
d'hui que de « solidarity », et peut-etre, en en
parlant, ne sait-on pas toujours ires bien ce
qu'on veut dire; mais les idees n'ont pas besoin
d'etre claires pour agir, et on finit tout de
meme par s'entendre. S'il est done vrai que
personne en son temps n'ait fait plus que
Balzac pour la r6pandre, et de la meilleure
mani^re, en la sugg6rant et en la persuadant
plut6t qu'en I'^nongantou qu'en la d6montrant;
si sa Comedie humaine, en un certain sens, n'est
comme qui dirait que le recueil des preuves et
la vivante illustration de cette idee; si c'est elle,
en retour, qui depuis cinquante ans nous a
aid6s a voir en Balzac un tout autre esprit et
d'une tout autre portee que les romanciers qu'on
lui comparait encore en 1850; et enfin, tandis
que les systemes des « philosophes » ses con-
temporains, — dont le plus illustre s'appelait, je
crois, Adolphe Garnier, et dont le chef-d'oeuvre
est un Traite des Facultes de I'dme, — rentraient
dans I'ombre, si ce sont, au rebours, les id6es
du romancier que le philosophe eut trait6 de
HONORE DE BALZAC. 309
(( simple amuseur » qui se r6pandaient, qui
faisaient des disciples, qui s'6prouvaient par la
discussion, et qui devenaient finalement I'une
des bases de la pensee contemporaine, il faut
qu'on s y resigne ! Balzac a droit au nom de
« philosophe » ou de « penseur » ; — et , en
verite, je ne pense pas que personne osM de
nos jours lui en disputer le titre.
*
* *
II nous apparait done, au terme de cette
etude, comme Tun des ecrivains qui en France,
au xix^ siecle, auront exerce Taction la plus
profonde, et, a la distance ou nous sommes de
lui et de ses contemporains, je n'en vois guere
plus de quatre ou cinq dont on puisse dire
que I'influence ait rivalise avec la sienne. II y a
Sainte-Beuve, il y a Balzac, 11 y a Victor Hugo ;
il y a Auguste Comte, dans un ordre d'idees
moins different qu'on ne le croirait d'abord de
celui ou s'est developpe le g6nie de Balzac ; il
y a aussi, il doit y avoir deux ou trois savants,
-— Geoffroy-Saint-Hilaire ou Cuvier, Claude
Bernard ou Pasteur? — qu'il ne nous appar-
310 HONORE DE BALZAC.
tient pas de juger, ef qu'aussi ne nommons-
nous qu'avec un peu d'hesitation. Les hommes
de science nous diront un jour lequel de ces
quatre grands liommes, ci moins que ce ne soit
un cinquienie, a op6re dans la conception que
nous nous formons du monde la revolution la
plus profonde et la plus etendue. J'hesiterais
moins, si j'etais Anglais; — et je nommerais
Charles Darwin !
Mais, pour nos Frangais, je le r^pete, je n'en
vois pas dont I'influence ait et6 plus active que
celle de Balzac, ni qui soit encore aujourd'hui
plus « actuelle », ni qui doive, sans doute, en
raison de son caractere d'universalite, s'exercer
plus longtemps !
Je n'exprime point ici de preferences, et sur-
tout je ne donne pas de rangsl Je ne fais que
des constatations. Ghacun de nous garde aussi
le droit de pr^ferer, s'il lui plait, le poete ins-
pire des Meditations, si naturel, — naturel jus-
qu'a la negligence, — au poete laborieux et deja
tourmente des Orientales et des Feuilles d'automne.
Gombien encore dans les Nuits de Musset, la
passion n'est-elle pas plus sincere que dans les
poesies amoureuses d'Hugo ! Et combien la pen-
HONORE DE BALZAC. 311
see du grand poete incomplet de la Colere de Sam-
son et de la Maison du Berger n'est-elle pas plus
haute, plus noble, et suitout moins banale,
que celle du prodigieux ouvrier de la Legende
des Siecles! 11 y a encore d'autres courants ou
d'autres veines dont on ne trouve presque pas
de trace dans I'oeuvre gigantesque ou cyclo-
peenne d'Hugo. Le grand maitre du roman-
tisme n'a pas, si je puis ainsi dire, absorbe
tous ses heretiques; et, en dehors de son
influence, on en pourrait signaler non seule-
ment qui n'ont pas cede devant la sienne, mais
encore qui Font contrariee. Gependant, il n'en
demeure pas moins vrai qu'a distance, aucune
influence litteraire, pendant le cours entier du
siecle qui vient de finir, n'aura egale la sienne;
qu'on la retrouve partout, je veux dire chez
ceux-la m6mes qui Tauront subie le plus invo-
lontairement; et que, dans I'avenir, comme
dans la reality du passe, le « romantisme »
ce sera Victor Hugo.
A I'autre pole de la pensee contemporaine,
— et de I'expression, — Auguste Gomte sera
le ccpositivismc)), philosophe aussi prolbnd que
le grand poete serait superficiel, si la qualite
312 HONORE DE BALZAC.
de rinvention verbale n'avait souvent, chez
Hugo, suppled I'insuffisance de I'idee. Gar les
mots expriment des id6es, encore que plusieurs
de ceux qui les entrechoquent ne s'en rendent
pas toujours tres bien compte; et on pense,
rien qu'en « parlant », quand on parle comme
Hugo, avec ce sentiment, qui fut le sien, de la
profondeur des vocables, et ce don prodigieux
d'en tirer des r6sonnances inconnues.
Et dirai-je maintenant qu' « entre » le roman-
tisme et le positivisme, ou « au-dessus » d'eux,
Sainle-Beuve et Balzac, freres ennemis recon-
cilies dans le « naturalisme », repr^senteront
peut-etre le meilleur de I'h^ritage intellectuel
que nous aura legue le xix* siecle ? C'est une
maniere nouvelle de concevoir I'homme et la
vie, liberee de tout a priori, d6gag6e de toute
metaphysique , ou plul6t c'est une methode,
une methode complexe et subtile, comme les
phenomenes eux-memes qu'elle se propose
d'etudier, une methode concrete et positive,
une methode laborieuse et patiente, la methode,
en deux mots, dont le Port-Rotjal de Fun, la
Comedie humaine de I'autre, sent deux monu-
ments destines k durer aussi longtemps que la
HONORE DE BALZAC. 313
langue fraiiQaise, ou plus longtemps peut-etrel
et une methode enfin dont il y a lieu de croire
que les applications, de jour en jour plus
6tendues et plus exactes, plus norabreuses et
plus penetrantes, nous feront done entrer de
jour en jour plus avant, comme I'esperait
bien Balzac, dans la connaissance de I'homme
et des lois des societes.
FIN
18
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE
I
L'objet du present Appendice n'est pas de
dispenser le lecteur de recourir au livre capital
de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul :
Histoire des OEuvres de Balzac ; et nous dirions
volontiers qu'au contraire, c'est nous, que ce
livre eut pu dispenser de faire cet Appendice.
Mais, comme le livre ne compte pas moins de
496 pages in -8°, dont la moiti6 en tout petit
texte, nous avons cru qu'un court Extrait n'en
serait pas inutile pour completer cette Etude, et
pour permettre surtout de la controler plus
ais6ment.
316 APPENDIGE BIBLIOGRAPHIQUE
•Nous le diviserons en trois parties :
I. Sources a consulter pour rhistoire de Balzac
et de ses OEuvres;
II. Bibliographie des principales editions origi-
nales ou collectives des OEuvres de Balzac;
III. Etudes critiques a cormdter sur VOEuvre de
Balzac.
SOURCES DE l'hISTOIRE 3>E BALZAC
1° Balzac lui-meme, dans ses OEuvres, et, notani-
nient, dans :
a] Louis Lambert, pour ses souvenirs du college de
Vendome ;
b] La Peau de chagrin, pour les souvenirs de .•ia
vie d'etudiant;
c] Le Lys dans la Vallee, pour les commencements
de sa liaison avec madame de Berny ;
d] Un grand homme de j)rovince a Paris, pour S05
relations avec les libraires, les journaux et les con-
freres .
Si maintenant, c'est son « salon ponceau «
qu'il a d6crit dans la Fille aux yeux d'or; ses
18.
318 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE
collections, dans le Cousin Pons; et, d'apros le
t6moignage de Theophile Gautier, son portrait,
aux environs de 1842, qu'il a trac6 dans Albert
Savarus, on pent le croire! On pent croire ega-
lement qu'il s'est souvenu de la rue Visconti,
quand il a raconle, dans les Souffrances de rin-
venteur, les malheurs et les embarras financiers
de Davis Sechard. Mais tous ces « documents »
— nous I'avons dit — ne doivent etre consultcs
qu'avec precaution et employes qu'avec discre-
tion, le plus « autobiographique » d'entre eux,
— qui est Louis Lambert, — n'ayant rien d'une
confession, ni memo d'une confidence; et le
souvenir y etant tou jours domine par la preoc-
cupation d'adapter le fait aux exigences de
I'oeuvre, et le detail au plan d'ensemble de la
Comedie humaine.
D'autres « documents » sont dignes de plus
de confiance, et par exemple :
e] Sa Correspondance, formant le tome XXIV de
I'edition de ses CEuvres completes [voyez ci-dessous];
f] Les deux volumes de ses Lettres a I'Elrangere
[t. I, Paris, 1899 ; et t. II, Paris, 1906].
Nous devons d'ailleurs faire observer que,
r^dition de ces trois volumes de Lettres n'ayant
rien de « critique », ils sont encore pleins
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 319
d'obscurites, et nous avons dit, d'autre part, au
cours meme du present volume, que Balzac,
dans ses Lettres a VEtrangere, ayant du prendre
une attitude qu'il n'a pas sans peine soutenue
jusqu'au bout, on fera general ement bien de
ne le croire que « sous benefice d'inventaire ».
2° Balzac, sa Vie et ses OEuvres, d'apres sa corres-
pondance, par madame Laure Surville, nee Balzac,
Paris, 1858, Librairie Nouvelle.
Gette Notice biographique, due a la soeur
preferee du romancier, est reproduite en tete
de r^dition desdiCorrespondance,a.uiome XXIV
de ses OEuvres completes.
3° Histoire des OEuvres de Balzac, par le vicomte
de Spoelberch de Lovenjoul [Charles de Lovenjoul].
3® Edition, entierement revue et corrigee a nouveau;
Paris, 1888, Galmann Levy.
G'est le livre, avons-nous dit, qui pourrait, a
lui tout seul, tenir lieu de tons les autres, et
que nous mettons k cette place, parce que, de
la nianiere large k la fois et precise que M. de
Lovenjoul a traite son sujet, cette Histoire des
OEuvres n'6claire pas moins la biographie de
Thomme que la bibliographie de I'ecrivain.
320 APPENDICE BIBLIOGRAPIIIQUE
4° Honore de Balzac, par M. Edmond Bire, Paris,
1897, Champion.
Details inleressants et importants sur :
a] Balzac et VAcademie fran^aise;
b] Balzac et Napoleon;
c] Balzac royaliste;
d] Le thedlre de Balzac; et
e] La Comedie humaine au theatre.
5 L'CEuvre de H. de Balzac, etude litt^raire et
philosophique sur la Comedie humaine, par M. Mar-
cel Barriere, Paris, 1890, Calmann Levy.
Analyse de I'oeuvre, ou plus exactement des
« Giluvres » de Balzac, conibrmement ci I'ordre
ou elles sont disposees dans Tedition definitive
de la Comedie humaine.
6° Repe?'toire de la « Comedie » humaine de H. de
Balzac, par MM. Anatole Cerfbeer et Jules Chris-
tophe, avec une Introduction de M. Paul Bourget.
Paris, 1893, Calmann Levy;
• 7° La Jeunesse de Balzac. Balzac imprimeur, 1823-
1828, par MM. Gabriel Hanolaux et Georges Vicaire,
avec trois estampes et deux portraits, Paris, 1903,
Librairie des Amateurs [A. FerroudJ.
II
RIBLIOGRAPHIE DES (EUVRES DE BALZA
EDITIONS ORIGINALES]
1829.
Les Chouans.
1830.
La Maison du Chat- qui- pelote. — LeBal de Sceaicx,
— La Vendetta. — U7ie double famille. — La Paix du
menage. — Gobseck. — Sa?Tasine.
1831.
La Peau de chagrin. — La Femme de Ji^ente ans
[chap. I, IV et v].
322 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE
1832.
La Femme de 1 rente ans [chap, in et iv]. — La
Bourse. — Madame Firmiani. — Etude de femme. —
Le Menage. — La Grenadiere. — La Femme abandon-
ne'e. — Le Colonel Chabert. — Le Cure de lours. —
Louis Lambert.
1833.
Ferragus. — La Duchesse de Langeais. — Le Mede-
cin de campagne.
1834.
Eugenie Grandet. — L'il lustre Gaudissart. — La
fille aux yeux d'or. — La Recherche de I'Absolu.
183o.
La Femme de Trente ans [chap. ii]. — Le Pere Go-
riot. — Le Contrat de mariage. — Le Lys dans la
Valle'e. — Seraphita.
1836.
La Messe de I'alhee. — U Interdiction. — La vieille
Fille. — Le Cabinet des Antiques. — Facino Cane.
1837.
Illusions perdues [P® parlie : Les Deux Poetes]. —
Cesar Birotteau. — La Femme superieure [plus lard
les Employes].
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 323
1838.
Le Cabinet des Antiques [2^ partie]. — La Maison
Nucingen. — Splendeurs et Miseres des Courtisanes
[\'^ partie].
1839.
Une Fille d'Eve. — Beatrix [1''^ et 2® parlies]. —
Illusiom perdues [2^ partie : Un grand homme de
Province a Paris. — Les Secrets de la princesse de Ca-
dignan. — Le Cure de village.
1840.
Pierrette. — Pierre Grassou. — Un Prince de la
bolieme.
1841.
La Fausse Maftresse. — La Rabouilleuse [pi as tard
Un Menage de Gai'Qon]. — Ursule Mirouet. — Utie te-
7iebreuse Affaire.
1842.
Memoires de deuxj eunes Maiiees. — Un Debut dayis
la vie. — Albert Savarus.
1843.
Honorine. — La Muse du departement. — Illusions
perdues [3® partie : Les Sou ff ranees de I'lnventeur] . —
Splendeurs et Miseres des Courtisanes [2® partie].
324 APPENDICE BIBLIOGRAPIIIQUE
1844.
Modeste Mignon. — Madame de la ChanioHe [plus
tard : L'Envers de I'hisloire contemporai7ie]. — Lcs
Paysans [l""* partie].
1843.
Un homme d'affaires.
1846.
Splendeurs et Mis&es des Courlisanes [3^ partie] . —
La Cousiiie Belle. — Les Comediens satis le savoir.
1847.
La derniei'e Incarnation de Vautrin. — Le Cousin
Pom. — Le Depute d'Arcis.
18o4.
Les Pelits Bourgeois.
Sur ce dernier litre et celte date, 11 convient de
faire observer que trois des grands romans de Bal-
zac : Les Paysaiu, le Depute d'Arcis et les Pelits Bo ur-
qeois, n'ont pas 6t6 termines par lui.
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 325
B.
EDITIONS COLLECTIVES DES OEUVRES
Scejies de la Vie prive'e, 2 vol. in-8°, 1830, Maine et
Delaunay-Vallee.
2°
Eomans et Contes philosophiques, 3 vol. in-8°, 1831,
Gosselin.
3o
Scenes de la Vie privee, 4 vol. in-8°, 1832, Mame-
Delaunay.
4°
Romans et Contes philosophiques, 4 vol. in-8°, 1833,
Gosselin.
Etudes de moeurs au xix' siecle, 12 vol. in-8° 1834-
1835, veuve Bechet etWerdet, comprenant : i° Scenes
de la Vie privee, t. I a IV, 1834-1835 ; — 2° Scenes de
la Vie de province, t. V a VIII, 1834-1837 ; —
3° Scenes de la Vie parisienne, t. IX a XII, 1834-
1835.
19
32G APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE
La Come'die humaine, 1" Edition, 16 vol. in-8°,
1842-1846. Fume, Dubochet et Hetzel.
70
GEuvres de Balzac, 20 vol. in-S", 18o3, Veuve
Houssiaux.
8°
CEuvres completes de H. de Balzac, 24 vol. in- 8°,
1869-1870. Calmann Levy, comprenant : 1° La Co-
medie humaine, t. I a XVII ; — ^° Theatre complet de
Balzac, t. XVDI; — 3oZ,es Conies drolatiques, t. XIX;
4° CEuvres diverses inedites de Balzac, ou plus exac-
leuient, non encore reunies, t. XX k XXllI.
5° Con'espondance, t. XXIV.
Nous croyons devoir signaler, comme ofTrant le
plus grand inter^l pour I'hisloire de la formation du
genie de Balzac, — et nous-meme, dans un autre ou-
vrage, congu sur un plan plus etendu, nous aurions
essaye d'en tirer parli, — les Etudes analylic/ues, les
Esquisses parisietines, et les Prefaces et notes relatives
aux premieres editions contenues dans les trois pre-
miers volumes d'CEuvres diverses de celte edition.
Ill
ETUDES A GONSULTER SUR BALZAC
On en trouvera la liste complete, — jusqu'a
1888^ _ dans la 3^ edition du livre de M. de
Lovenjoul. Ici, nous nous bornons a rappeler
celles ciui ont paru « seulement depuis la mort
de Balzac » ; et, parmi ces Etudes elles-memes,
non pas toutes celles qui sont interessantes,
mais seulement celles qui sont en quelque sorte
inseparables de la discussion de Foeuvre de
Balzac :
1° Sainte-Beuve, M. de Balzac, 2 septembre 1850,
Causer ies du Lundi, t. 11.
On pourra se reporter a un premier article
de Sainte-Beuve sur H. de Balzac, dans la
328 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE
Kevue des Deux Mondes du 15 septembre 1834,
et a VAppendice du premier volume de son
Port-Royal, 6^ Edition, t. I, p. 548;
2*' George Sand, Ilonore de Balzac, imprim6 pour
la premiere fois dans un volume de madame Sand
intitule : Autour de la table, Paris, 1875, Calmanii
Levy, mais date par M. de Lovenjoul de 1853, et
peul-etre anterieur a cette date.
On lit dans les Lettres a VEtrangere [t. II,
p. 32], sous la date du 15 avril 1842 : « Dans
la Revue Jndependante, publiee par George Sand,
il s'est gliss6, a son insu, un affreux article
qui m'a valu d'elle une lettre de quatre pages
ou elle s'excusait de son inattention. Je suis
alle la voir pour lui expliquer combien les
injustices scrvaient le talent, et, comme elle
m'avait dit qu'elle voulait faire un grand tra-
vail sur moi, j'ai tach6 de la dissuader en lui
disant qu'elle se creerait des haines terribles.
Elle a persists, et alors je I'ai pri6e de faire la
preface de la Comklie humaine, en lui laissant
le temps de se decider. Je suis retourne chez
elle, et, ses reflexions bien faites, elle accepte,
et va ecrire une appreciation complete de mes
oeuvres, de mon entreprise, de ma vie et de
mon caractere, ce qui sera une reponse a
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 329
toutes les lachetes dont j'ai ete le sujet. EUc
veut me venger... » Cette maniere d'entendre et
de pratiquer la « reclame » n'est-elle pas ad-
mirable ?
George Sand donna- t-elle suite a son gene-
reux dessein? G'est ce qu'il serait difficile de
dire, et si I'article fut redige avant la mort de
Balzac. Mais les heritiers ou les editeurs ne la
tinrent pas quitte de sa promesse, et en 1853,
quand on prepara chez Houssiaux la premiere
edition des OEuvres de Balzac * ce fut a
elle, dit-on, que Ton demanda la preface,
et cette preface ne serait autre, dit-on encore,
que la notice que nous signalons. II ne
resterait plus, en ce cas, qu'une petite 6nigme
a resoudre, qui serait de savoir pourquoi cette
notice ne figure pas en tete de I'Mition Hous-
siaux.
On devra joindre a cette notice quelques
pages de la meme George Sand sur Balzac, au
tome IV de VHistoire de ma Vie.
3° Theophile Gautier, Honore de Balzac, dans
V Artiste, 1858, et un volume in-12, 1859, Poulet-
Maiassis ;
1. Voyer ci-dessus : Editions collectives, n" 7.
330 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE
4° Taine, Balzac, dans le Journal des Debats, 1838,
et Nouveaux Essais de critique et d'histoire, Paris,
1865, Hachette ;
5° Emile Zola : a] Le Roman experimental, 1880 ;
— b] Les Romanciers naturalistes, 1881 ;
6° Andre Le Breton, Balzac, I'homme et Vceuvre,
Paris, 191)5, Armand Colin.
TABLE
AVANT-PROPOS I
Chapitre I. — Du roman moderne avant Balzac . . 1
— II. — Les ann^es d'apprentissage 28
— Ills — La Comedie humaine 62 V
— IV. — La signification historique des romans
de Balzac 93
— V . — La valeur esthetique du roman de
Balzac 124 "^
— VI . — La portee sociale du roman de Balzac. 184 v/
— VII. — La morality de Toeuvre de Balzac . . 215 ly
— VIII. — L'influence de Balzac 245
— IX. — Conclusions 282
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 315
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Le Fardeau
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Theatre (tome I)
EUGENE LE ROY
Les Gens d'Auberoque —
ANDR£ LICHTENBERGER
Gorri le Forban
PIERRE LOTI
Les D6senclianl6es
CQMTESSE MATHIEU CE NOAILLES
La Domination
DMITRY DE MtREJKOWSKY
L'Antdchrist
Pierre le Grand
JEAN NESMY
Les Egar6s
LIEUTENANT-COLONEL PtROZ
Par Vocation
MADAME DE RtMUSAT
M6moires (tomes I a III)
MATHILDE SERAO
Aprfes le Pardon
MARCELLE TINAYRE
La Rebelle
lEon de TINSEAU
Les EtourderiesdelaCha-
noinesse
HENRY VAN DYKE
La Gardienne de la Lu-
mifere
StM^NE ZEMLAK
L'lmpur
|i
200907613092
juin.im
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2181
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1906
Brionetiere, Ferdinand
].]o»ore de Balzac.
PLEASE DO NOT REMOVE
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