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Full text of "H. Taine : sa vie et sa correspondance"

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.  T3 
Mû  2 


H.  TAINE 

SA  VIE 

ET    SA 

CORRESPONDANCE 

Correspondance  de  jeunesse   1847-1 853 

T  R  0  I  s  1  K  M  1 .      1-  L)  I  1"  l  0  N 

PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE   ET   C'« 

79,    ROULEVARD   SAINT-GERMAIN,    79 

1902 

H.  TAINE 

SA  VIE 


ET    SA. 


CORRESPONDANCE 


48583.  —  PARTS,  IMPRIMERIE  LAHURE 

(),   1110   (l<î   l'Ion  ni  s,   9 


H.  TAINE 

SA  VIE 


ET    SA 


CORRESPONDANCE 


Correspondance  de  jeunesse   i847-t85'^) 


TROISIEME      i:  ni  T  I  O  N 


PARIS 

LIBRAIRIE   HACHETTE    ET  C 

7<),    BOULEVARD   SAINT-GERMAIX.    79 

1902 

Droits  de  traduction    et  de  re|irn(hiplion  rés«rvA> 


AVANT-PROPOS 

La  correspondance  de  jeunesse  que  nous  publions 
aujourd'hui  sera  suivie  de  deux  autres  volumes 
qui  paraîtront  ultérieurement. 

Nous  serions  profondément  reconnaissants  si 
les  détenteurs  inconnus  des  lettres  de  M.  Taine 
voulaient  bien  nous  les  communiquer  et  nous 
permettre  d^en  prendre  copie,  afin  que  la  suite  de 
cette  publication  soit  aussi  complète  que  possible,  et 
que  Vhistoire  de  sa  pensée  s^y  montre  sans  lacune. 

Nous  adressons  ici  l'expression  de  notre  grati- 
tude à  tous  ceux  qui  nous  ont  aidé  de  leurs  recher- 
ches, ou  qui  nous  ont  accordé  des  autorisations 
pour  la  publication  du  présent  volume  :  notamment 
MM.  Dupuy,  surveillant  général  à  VÉcole  normale', 
Paul  Pellot,  archiviste  à  Rethel;  Meyer,  secrétaire 
de  la  mairie  de  Rethel,  et  les  héritiers  ou  exécu- 
teurs testamentaires  de  MM.  Garnier,  Guizot,  Pré- 
vost-Paradol,  Jules  Simon  et  Vacherot, 


H.  TAINE 

SA  VIE  ET  SA  CORRESPONDANCE 


INTRODUCTION 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  présenter  au 
public  une  biographie  détaillée  d'Hippolyte  Taine  ; 
nous  désirons  seulement  lui  fournir  des  points  de 
repère  qui  faciliteront  la  lecture  des  lettres  et 
fragments  inédits,  objets  de  cette  publication.  — 
Beaucoup  d'amis  de  sa  pensée  ont  déjà  parlé  de 
lui  en  meilleurs  terme^  que  nous  ne  le  pourrions 
faire*.  D'autres  en  parleront  sans  doute  encore, 

4.  Citons  en  première  ligne  la  belle  étude  de  M.  Emile  Bon tmy  : 
Taine,  Schcrer,  I.aboulaye;  les  livres  de  M.  G.  Monod  :  Renan, 
Taine,  Michelet;  de  M.  de  Margerie  :  H.  Taine;  de  M.  Barzellotti  : 
La  Philosophie  d'Hippolyte  Taine  ;  les  articles  de  Sainte-Beuve  :  Cau- 
senes  du  Lundi,  t.  XMI,  et  Nouveaux  Lundis,  t.  VIII;  de  M.  Paul 
Bourget  :  Essais  de  psîjchologie;  du  vicomte  de  Vogiié  •  Devant 
le  siècle;  de  M.  André  Clievrillon,  en  tète  du  volume  posthume 
des  Origines  de  la  France  contemporaine;  les  Discours  de  M.  A. 
Sorel  et  du  duc  de  Broglie  à  l'Académie  française;  des  articles  do 
MM.  Bourdeau,  Faguet,  Anatole  et  Paul  Leroy-Beaulieu,  etc.,  et 
surtout  rexcellcnt  et  consciencieux  travail  de  M.  Victor  Giraud  : 
Essai  sur  Taine,  où  l'on  trouvera,  outre  une  biographie  très  lidèle, 
la  bibliographie  des  œuvres  de  M.  Taine  (l"  édition),  et  une  liste  des 
principaux  articles  écrits  sur  lui  de  son  vivant  et  après  sa  mort. 

H.    TAINE.    —   CORRESPONDANCE.  l 


2  CORJiESPONDANCL; 

lorsque  les  documents  que  nous  donnons  aujour- 
d'hui permettront  une  étude  plus  complète  sur 
l'homme  et  sur  l'œuvre  ;  ils  rempliront  cette  tâche 
avec  un  esprit  plus  dégagé  que  le  notre;  notre 
devoir  à  nous  est  de  leur  en  faciliter  l'accomplis- 
sement tout  en  restant  fidèle  aux  instructions 
laissées  par  M.  Taine. 

C'était  un  des  traits  dominants  de  son  caractère 
que  l'horreur  de  la  publicité  et  des  indiscrétions 
sur  la  vie  intime  ;  il  dérobait  aux  étrangers,  avec 
un  soin  jaloux,  l'existence  la  plus  digne  et  la  plus 
noble.  11  ne  pouvait  souffrir  la  pensée  qu'une  pho- 
tographie, une  interview  donnant  une  idée  de  son 
foyer  domestique,  pourraient  s'étaler  aux  yeux  du 
public.  11  refusait  toutes  les  autorisations  d'éditer 
son  portrait  dans  les  journaux  illustrés  *  ;  ce  fut  un 
grand  sacrifice  qu'il  fit  à  ses  confrères  des  Débats 


1.  Lettre  à  M.  Emile  Planât  [Marcelin)  à  propos  d'un  article  de  la 
Vie  parisienne  dont  on  lui  soumettait  le  teite  :  a  Mais,  mon  cher 
Emile,  est-ce  que  nous  n'étions  pas  convenus  que  non!  Cela  est 
tout  physique  de  ma  part,  tu  le  sais  bien.  Tout  ce  qu'on  voudra 
sur  l'écrivain,  l'être  abstrait  composé  d'idées  et  de  phrases,  qui 
se  donne  au  public.  Rien,  rien  du  tout  sur  le  reste,  sur  l'homme 
cela,  je  t'en  prie  instamment.  Je  viens  de  relire  l'article;  si  aimable 
qu'il  soit,  c'est  la  même  chose.  Je  souhaite  avant  tout  que  le  moi, 
la  personne  vivante  avec  son  ton  de  voix,  son  geste,  ses  meubles, 
échappe  au  public!  Et  ce  n'est  pas  toi,  mon  meilleur  ami,  qui  me 
donneras  le  désagrément  de  m'étaler  devant  lui.  Tu  sais  bien 
que  je  n'ai  pas  môme  voulu  laisser  vendre  ma  photographie,  ni 
l'aire  ma  charge.  Ainsi  rieii,  rien,  encore  une  fois,  tout  à  fait 
sérieusement;  rien  ne  me  contrarierait  davantage.  » 


INTRODUCTION  3 

que  de  consentir  à  figurer  dans  le  lableaii  de  Jean 
Béraud,  reproduit  en  1889  dans  le  livre  du  Cente- 
naire '  ;  et  quand  son  ami  Léon  Bonnat  fît  de  lui  à 
la  même  époque  l'admirable  portrait  qu'on  a  pu 
\oir  à  l'Exposition  de  1900%  ce  fut  à  la  condition 
expresse  qu'il  ne  serait  pas  exposé  de  son  vivant. 
Enfin  ses  dispositions  testamentaires  interdisent  for- 
mellement toute  reproduction  de  «  lettres  intimes 
ou  privées  » .  «  Les  seules  lettres  ou  correspondances 
qui  pourront  être  publiées,  ajoute-t-il,  sont  celles 
qui  traitent  de  matières  purement  générales  ou 
spéculatives,  par  exemple  de  philosophie,  d'his- 
toire, d'esthétique,  d'art,  de  psychologie;  encore 
devra-t-on  en  retrancher  tous  les  passages  qui,  de 
près  ou  de  loin,  touchent  à  la  vie  privée,  et  aucune 
d'elles  ne  pourra  être  publiée  que  sur  une  autori- 
sation donnée  par  mes  héritiers  et  après  les  susdits 
retranchements  opérés  par  eux.  » 

On  ne  trouvera  donc  ici,  comme  faits  d'ordre 
privé,  que  ce  qui  a  été  jugé  indispensable  pour 
l'histoire  de  ses  idées  et  pour  montrer  dans  quel 
milieu  elles  s'étaient  développées.  —  Il  avait  du 
reste  souvent  approuvé  sans  restriction,  devant  sa 


1.  Le  livre  du  Centenaire  du  Journal  des  Débats,  1  vol.  grand 
iii-8,  1889. 

2.  Le  portrait,  photographié  par  Bi'aun,  a  été  reproduit  en  tète 
de  l'édition  in-16  des  Origines  de  la  France  contemporaine.] 


A  CORRESPONDANCE 

lamille  et  ses  amis,  les  belles  et  copieuses  biogra- 
phies anglaises  contemporaines,  telles  que  la  vie  de 
Ctiarlotte  Brontë*,  celle  de  lord  Macaulay%  de  lord 
Palmerston%  etc.  C'est  à  ces  modèles  que  nous 
tentons  de  nous  conformer,  tout  en  demeurant  dans 
les  limites  qui  nous  ont  été  imposées  par  sa  volonté 
suprême. 

1.  Life  of  Charlotte  Brontë   (Currer  Belî),  by  Mrs  Gaskell.  — 
Taiichnitz  édition,  1  volume. 

2.  The  life  and  letters  of  lord  Macanhuj,  by  his  nephew  George 
Otto  Trevylian,  M.  P.  —  Tauchnitz  édition,  4  volumes. 

5.  The  life  of  viscount  Palmcrston,  by  sir  Henry  Lytton  Bulwer 
(Lord  Dalling).  —  Tauchnitz  édition,  4  volumes. 


PREMIÈRE    PARTIE 


L'ENFANCE    ET    L'ÉDUCATION 


i 


CHAPITRE  I 


La  famille  et  la  première  éducation. 

Ilippolyte-Adolphe  Taine  naquit  àVouziers  le  21  avril  1828, 
de  vieille  souche  ardennaise.  Sa  famille  était  originaire  du 
village  de  Barby,  arrondissement  de  Rethel;  un  de  ses  ancê- 
tres, Joseph  Taine  S  vint  s'établir  à  Rethel  vers  1075  et  y 
remplit  les  fonctions  d'échevin  gouverneur.  Pendant  plu- 
sieurs générations, ses  descendants  menèrent  dans  la  petite 
ville  la  vie  honorable  et  modeste  de  la  bonne  bourgeoisie 
provinciale.  L'arrière-grand-père  d'Hippolyte  Taine,  Pierre 
Taine  2,  homme  d'une  haute  intelligence,  avait  été  surnommé 
le  philosophe  par  ses  concitoyens,  et  nous  ferons  remarquer 
pour  les  adeptes  de  la  théorie  de  l'hérédité  que,  par  suite 
des  mariages  consanguins  de  sa  lignée,  il  est  représenté 
plusieurs  fois  parmi  les  ascendants  de  M.  Taine.  Son  grand- 

1.  Taine  (Joseph),  maitre-serger.  fils  de  Gérard  Taine,  labou- 
reur, et  de  Geneviève  Vaucher,  né  à  Barby  en  1645,  décédé  à 
Rethel  en  1732.  —  Beaucoup  des  détails  ci-dessous  sont  dus  aux 
recherches  de  M.  Hippolyte  Billaudel,  inspecteur  général  des  Ponts 
et  Chaussées,  cousin  de  M.  H.  Taine,  et  de  M.  P.  Pellot,  archiviste 
<à  Rethel.  Une  généalogie  complète  de  la  famille  Taine,  duc  aiix 
patientes  recherches  de  M.  Pellot,  va  paraître  prochainement 
dans  la  Revue  historique  ardennaise.  L'auteur  nous  apprend 
qu'au  xvn*  siècle  les  actes  authentiques  orthographiaient  le  nom  : 
Thène,  Thaine,  ou  Tène. 

2.  Taine  (Pierre),  manufacturier,  arrière-petit-fils  du  précédent, 
fils  de  Joseph  Taine  et  de  Jeanne-Françoise  Fournival,  né  à  Rethel 
en  1750,  décédé  en  178i. 


8  CORRESPONDANCE 

père  maternel,  M.  Bezanson*,  avait  un  tour  d'esprit  très 
scientifique  ;  il  s'était  beaucoup  occupé  de  magnétisme  avec 
le  docteur  Chapelain,  et  son  petit-fils  a  gardé  soigneusement 
des  traités  de  philosophie,  de  mathématiques  et  d'algèbre, 
écrits  par  l'aïeul  dans  les  dernières  années  de  sa  vie.  Enfin 
les  tantes  paternelles  ^  d'Hippolyte  Taine,  vieilles  demoi- 
selles de  province,  menant  dans  leur  petite  ville  natale  la 
vie  la  plus  pieuse,  la  plus  retirée,  la  plus  étroitement  aus- 
tère, n'en  avaient  pas  moins  le  goût  héréditaire  pour  les 
idées  abstraites  et  nous  trouvons  les  lignes  suivantes  dans 
la  correspondance  de  leur  neveu,  alors  professeur  à  Nevei  s  ; 
((  Ma  tante  Eugénie  m'a  écrit  une  lettre  dans  laquelle  elle 
me  donnait  des  conseils  sur  la  manière  de  diriger  mes  études 
métaphysiques,  avec  une  argumentation  en  forme  pour  sou- 
tenir le  système  philosophique  qu'elle  me  proposait.  » 

Le  père^  d'Hippolyte  Taine,  décédé  quand  son  fils  entrait 
dans  sa  treizième  année,  était  un  homme  d'un  esprit  cul- 
tivé, plein  de  verve  et  de  talent  naturel,  composant  de 
jolis  vers  et  de  joyeuses  chansons  qu'on  redisait  encore 
chez  ses  compatriotes  plus  de  cinquante  ans  après  sa 
mort.  Il  aimait  passionnément  la  campagne  et  emmenait 

1.  Bezanson  (Nicolas),  sous-préfct  de  Rocroy  sous  la  Restaura- 
tion, fils  de  Jean-Baptiste  Bezanson,  avocat  au  Parlement  et  de 
Marie-Anne-Angclique  Quinart,  né  à  Reims  en  4774,  décédé  à 
Poissy  en  1850.  Voir  p.  161,  lettre  du  25  novembre  1851.  —  Son 
neveu,  M.  J.-B.-B.  Billaudol,  ingénieur  des  plus  distingués,  père 
de  M.  Hippolyfe  Billaudel,  écrivait  en  1823  :  «  Personne  n'avait 
des  idées  j)lus  pliilosopliiques  que  mon  oncle  Bezanson;  c'est  lui 
qui  m'a  fait  balbutier  les  premiers  éléments  d'algèbre. 

2.  Mlles  Eugénie  et  Denise  Taine,  nées  et  dcccdées  à  Rethel. 

3.  Taine  (Joan-Baptiste-Antoine),  avocat  et  avoué,  né  à  Rethel 
le  26  février  1801,  mort  à  Vouziers  le  8  septembre  18i0;  lils  de 
Marie-Jacques  Taine,  manufacturier,  et  de  Marie-Anne  Quinart- 
Taine.  Il  avait  acheté  son  étude  d'avoué  à  Vouziers  on  1826  et  se 
maria,  le  23  mars  1827,  avec  Mlle  Virginie  Bezanson,  sa  cousine 
^'^ermaine.  Un  arrière-graiid-père  maternel  de  M.  J.-R.-A.  Taine, 
M.  Sarlet,  était  notaire  à  Vouziers  sons  Kouis  XV. 


L'ËNl'ANCE  ET  L'EDUCATION  9 

souvent  son  petit  garçon  lorsque,  pour  remplir  les  devoirs 
de  sa  profession,  il  parcourait  en  voiture  ces  beaux  bois  des 
Ardennes*,  qui  sont  la  parure  des  environs  de  Vouziers. 
C'est  sans  doute  à  ces  premières  impressions  d'enfance  qu'il 
faut  faire  remonter  le  sentiment  si  vif  des  beautés  natu- 
relles et  l'amour  profond  de  la  forêt  qu'on  voit  transparaître 
dans  l'œuvre  et  dans  la  correspondance  d'Hippolyte  Taino. 
C'est  aussi  ce  jeune  père  trop  vite  disparu  qui  lui  enseigna 
les  rudiments  du  latin;  lorsque  sa  santé  chancelante  le 
contraignit  à  suspendre  ses  leçons  et  à  se  séparer  de  l'en- 
fant, celui-ci  avait  déjà  acquis  le  solide  fondement  de  ses 
études  ultérieures.  —  Ce  que  fut  la  mère^  de  M.  Taine,  avec 
quelle  sollicitude  et  quel  dévouement  elle  a  rempli  auprès 
de  lui  la  plus  douce  des  tâches,  on  le  verra  dans  la  suite  de 
cette  correspondance.  Rien  n'était  plus  touchant  que  la 
profonde  affection,  la  parfaite  confiance  qui  unissaient  ce 
fils  à  cette  mère,  et  nous  ne  pouvons  la  mieux  louer  qu'en 
reproduisant  le  fragment  suivant  d'un  testament  que  M.  Taine 
écrivit  en  décembre  1879,  quelques  mois  avant  de  la  perdre  : 

«  Si  ma  mère  me  survit,  ma  femme  et  mes  enfants  se  sou- 
viendront que  pendant  quarante  ans  elle  a  été  mon  unique 
amie,  qu'ensuite  avec  eux  elle  a  toujours  eu  la  première 
place  dans  mon  cœur,  que  sa  vie  n'a  été  que  dévouement 
et  tendresse;  ils  tâcheront  de  me  remplacer  auprès  d'elle, 
de  l'amener  ici^;  quoi  que  j'aie  fait  et  quoi  qu'ils  fassent,  ils 
ne  pourront  jamais  m'acquitter  envers  elle;  aucune  femme 
n'a  été  mère  si  profondément  et  si  parfaitement.  » 

Deux  des  frères  de  Mme  Taine  s'intéressèrent  aussi  parti- 
culièrement à  l'éducation  de  leur  neveu  :  l'aîné,  M.  Adolphe 

1.  Voir,  dans  les  Derniers  essais  de  critique  et  d'histoire,  l'ar- 
ticle intitulé  les  Ardennes. 

2.  Mme  J.-B.-A.  Taine,  née  Marie-Virginie  Bezanson,  fille  de 
M.  Nicolas  Bezanson  et  de  Mlle  Norbertine  Taine;  née  à  Rethel  en 
1800,  décédée  à  Paris  le  2  août  1880. 

3.  A  Boringe,  la  propriété  de  Savoie  où  le  testament  fut  écrit. 


10  CORRESPONDANCE 

Bezanson*,  fut  depuis  la  mort  de  son  beau-frère  le  conseil 
et  le  guide  de  la  veuve  et  des  orphelins.  Le  plus  jeune, 
Alexandre 2,  qui  avait  passé  plusieurs  années  aux  États-Unis, 
se  fit  un  plaisir  d'enseigner  au  retour  l'anglais  à  son  jeune 
neveu,  et  il  lui  rendit  ainsi  le  plus  signalé  des  services. 
M.  Taine  lui  resta  profondément  attaché  et  reconnaissant, 
et  lui  dédia  les  Notes  sur  VAnglclcrrc  «  en  témoignage  de  sa 
gratitude  ». 

La  première  éducation  d'flippolyte  Taine  fut  donc  faite 
uniquement  par  la  famille,  à  Vouzicrs;  il  passait  seulement 
quelques  heures  chaque  jour  dans  une  petite  pension  tenue 
par  M.  Pierson.  Il  fit  sa  première  communion  fort  jeune, 
en  août  1838;  en  1859,  lorsque  la  maladie  força  M.  J.-B.-A. 
Taine  à  chercher  d'autres  maîtres  pour  son  fds,  il  fut  envoyé 
dans  un  pensionnat  de  Rethel,  dirigé  par  un  vieux  prêtre  et 
sa  sœur,  ancienne  religieuse;  il  y  resta  dix-huit  mois,  jusqu'à 
la  mort  de  son  père.  Il  y  était  interne,  mais  sous  la  surveil- 
lance immédiate  de  sa  grand'mère,  Mme  M.-J.  Taine'^,  et  des 
deux  tantes  célibataires  dont  nous  avons  parlé  plus  haut''; 
il  passait  ses  jours  de  congé  dans  la  vieille  maison  de  famille, 
cherchant  sa  pâture  intellectuelle  sur  les  rayons  poudreux 
d'une  ancienne  bibliothèque,  dans  une  chambre  écartée.  Il 
dévorait  déjà  tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main,  surtout 
les  auteurs  classiques  du  xvn°  jt  du  xviii"  siècle^,  qui  fai- 
saient le  fond  de  toutes  les  lectures  pour  la  bourgeoisie 

1 .  Bezanson  (Adolphe),  notaire  à  Poissy,  représentant  du  peuple  à 
l'Assemblée  de  1848,  né  à  Rethel  en  1804,  décédé  à  Poissy  en  1860. 

2.  Bezanson  (Alexandre),  ingénieur  civil,  né  à  Rethel  en  1818, 
décédé  à  Lagny  en  1879.  Un  troisième  frère  de  Mme  Taine,  Au- 
guste Bezanson,  notaire  à  Sedan,  se  trouvait  par  sa  résidence 
moins  mêlé  à  la  vie  de  famille  pendant  la  jeunesse  de  son  neveu. 

5.  Mme  Marie-Anne  Quinart,  veuve  de  Marie-Jacques  Taine,  fdle 
de  J.-B.  Norbert  Quinart  et  de  Marie-Marguerite  Taine,  née  vers 
1780,  décédée  à  Rethel  en  1857. 

4.  Voir  p.  8. 

5.  Voir  p.  143,  lettre  du  29  octobre  1851. 


L'ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION  11 

sérieuse  de  la  Restauration.  Ses  oncles  lui  avaient  en  outre 
fait  présent  vers  cette  époque  des  œuvres  de  Washington 
Irving*  en  anglais,  et  des  deux  gros  volumes  des  Voyages 
de Dinnont cV Urville^  :  ils  sont  toujours  dans  sa  bibliothèque; 
il  les  lisait  et  relisait  sans  cesse,  il  traduisait  des  récits  de 
Washington  Irving,  et,  quarante  ans  plus  tard,  il  parlait 
encore  avec  joie  de  cette  ouverture  sur  le  plus  vaste  monde 
que  les  conversations  de  son  oncle  d'Amérique  lui  avaient 
déjà  fait  entrevoir.  — Il  a  toujours  conservé  un  bon  souvemr 
de  cette  période  de  son  enfance  et  de  ses  congés  chez  sa 
grand'mére.  Le  dimanche,  on  ne  lui  faisait  grâce  ni  de  la 
grand'messe  ni  des  vêpres,  et  les  sermons  paraissaient 
bien  longs  au  petit  écolier  avide  de  liberté;  mais,  au  retour, 
il  y  avait  les  chatteries  dominicales,  les  tourtes  de  la  vieille 
servante  et  surtout  les  bonnes  heures  de  lecture  où  l'on 
pouvait  se  délecter  silencieusement  avec  les  Mille  et  une 
Nuits  ou  Rip  van  WincJde"^.  Il  écrivait  treize  ans  plus  tard 
au  retour  d'une  visite  à  ses  parentes  : 

((  Je  suis  content  d'avoir  passé  un  jour  à  Rethel  :  ce  sont 
des  mœurs  antiques,  mais  elles  me  plaisent,  parce  qu'elles 
sont  naturelles  et  que  rien  n'y  manque.  Ensuite,  ce  sont  des 
personnes  très  boiuies  et  je  trouve  au  fond  de  moi-même 
quelque  chose  de  Rethelois,  l'esprit  de  famille.  )) 

M.  Taine  père  ayant  succombé  pendant  les  vacances  de 
1840  au  mal  qui  le  minait,  M.  Adolphe  Bezanson  décida  sa 
sœur  à  chercher  un  mode  d'instruction  moins  imparfait  et 
plus  approprié  à  la  précoce  intelligence  du  jeune  Hippo- 

1.  Irving  (Washington),  né  à  New-York  en  1783,  mort  à  Terry- 
Town  (E.  U.)  en  1859,  auteur  de  Bracehridge  Hall,  Taies  of  a 
traveller,  Taies  of  the  Alkambra,  etc. 

2.  Voyages  pittoresques  autour  du  monrfe,  publiés  en  1851  sous 
la  direction  du  capitaine  (depuis  contre-amiral)  Dumont  d'Urville, 
né  en  1790,  tué  en  1842,  à  Mcudon,  dans  l'accident  du  chemin 
de  fer  de  Versailles. 

3.  De  Washinston  trvinpr. 


12  CORRESPONDANCE 

lyte;  il  choisit  pour  lui  l'institution  Mathé*,  dont  les  élèves 
suivaient  les  classes  du  collège  Bourbon.  Il  y  entra,  en  1841, 
à  treize  ans  et  demi.  Mme  Taine,  retenue  à  Vouziers  par 
le  règlement  de  la  succession  de  son  mari,  dut  consentir  à 
envoyer  son  fils  seul  à  Paris;  mais  le  jeune  garçon  très 
tendre  et  assez  frêle  ne  put  supporter  le  chagrin  de  la  sépa- 
ration et  le  médiocre  régime  de  l'internat  parisien;  sa  santé 
s'altéra,  et  sa  mère,  alarmée,  hâta  la  liquidation  de  ses 
affaires  pour  venir  s'installer  auprès  de  lui  avec  ses  deux 
filles-.  —  Alors  commença,  dans  ce  quartier  des  Batignolles 
qui  était  presque  un  coin  de  province  2,  la  vie  de  labeur 
acharné  et  d'austère  recueillement  que  devait  mener  le 
jeune  Taine  jusqu'à  son  entrée  à  l'École  Normale.  Il  ne  son- 
geait guère  à  cette  époque  à  une  carrière  pédagogique  ou 
littéraire  et  l'on  n'y  songeait  pas  pour  lui.  Sa  mère  désirait 
qu'il  fût  notaire,  comme  ses  deux  oncles;  lui  ne  pensait 
qu'à  bien  travailler  et  à  beaucoup  apprendre.  Lorsque,  quel- 
ques années  plus  tard,  la  question  de  carrière  fut  sérieuse- 
ment discutée  dans  le  conseil  de  famille,  ce  ne  fut  pas  à 
cause  de  ses  dons  remarquables  qu'on  renonça  au  notaFiat; 
mais  parce  que  la  prudence  ne  permettait  pas  de  placer 
en  une  seule  main  toute  la  modeste  fortune  de  la  famille 
Taine,  comme  l'aurait  exigé  l'achat  d'une  étude. 

Les  grandes  distractions  de  cette  studieuse  jeunesse 
étaient  des  promenades  au  Parc  Monceau,  alors  à  l'état  de 
complet  abandon,  et  dont  Mme  Taine  avait  l'entrée  perma- 
nente :  c'était  presque  la  forêt  retrouvée.  Puis,  aux  jours  de 
vacances,  on  allait  à  Poissy,  chez  M.  Adolphe  Bezanson;  le 
jeune  Ilippolyte  passait  alors  de  longues  journées  sur  la 
Seine  à  pêcher  à  la  troublette  avec  ses  oncles;  ceux-ci  lui 

1.  Dans  le  faubourg  Saint-Honoré. 

2.  Mlle  Virginie  Taine,  mariée  en  1853  au  D'  Letorsay  et  Mlle  So- 
pliio  Taine  qui  épousa  en  18G3  le  commandant  Chevrillon. 

3.  Les  Batignolles  faisaient  aloj's  partie  de  la  commune  de 
Neuilly. 


L'ENFANCE  ET  L'EDUCATION  13 

apprenaient  à  nager,  exercice  qu'il  aima  et  où  il  excella 
toute  sa  vie  ;  mais  ce  qui  lui  avait  laissé  les  plus  charmants 
souvenirs,  c'étaient  les  longues  stations  au  bord  de  l'eau 
luisante  et  mouvante  sous  l'ombre  délicate  des  saules  et 
les  grandes  courses  solitaires  dans  la  forêt  de  Saint-Germain. 
Dès  son  arrivée  à  Paris,  Hippolyte  Taine  s'était  fait  un 
plan  d'études  1  qu'il  observait  rigoureusement  et  dont  l'exé- 
cution lui  était  rendue  facile  dans  le  milieu  grave  et  éclairé 
qui  l'entourait.  Son  grand-père,  M.  Nicolas  Bezanson 2,  habi- 
tait la  même  maison  que  Mme  Taine  et  ses  conversations 
ne  contribuaient  pas  peu  au  développement  scientifique 
de  l'adolescent.  Toute  la  famille  était  pleine  d'ardeur  pour 
le  travail;  les  jeunes  sœurs,  dirigées  par  leur  frère,  acqué- 
raient à  ses  côtés  une  culture  littéraire  peu  commune  chez 
les  femmes  de  cette  époque.  Les  arts  n'étaient  pas  né- 
gligés; Hippolyte  et  sa  sœur  cadette  aimaient  passion- 
nément la  musique  et  se  disputaient  le  piano  pendant  les 
heures  de  récréation.  La  sœur  aînée  Virginie,  très  douée 
pour  la  peinture,  excitait  par  sa  libre  discussion  les  curio- 
sités artistiques  de  son  frère  et  l'accompagnait  dans 
ces  promenades  au  Musée  du  Louvre  où  il  trouvait  tant  de 
plaisir  et  de  profit.  —  Au  lycée  Bonaparte  se  formaient 
des  camaraderies  qui  devenaient  plus  tard  de  solides  ami- 
tiés avec  Planât ^^,  Crosnier  de  Varigny*,  Prévost-Paradol^, 

1.  Voir  le  livre   de  M.  Monod  :  Renan,  Taine,  Michelet,  p.  50. 
±  Voir  p.  8. 

3.  Planât  (Emile-Marcel in-Isidore),  dit  Marcelin,  fondateur  de  la 
17c  Parinienne,  né  à  Paris  en  1829,  décédé  en  1887. —  Voir  dans 
les  Derniers  essais  de  critique  et  d'histoire  l'article  que  M.  Taine 
lui  a  consacré  après  sa  mort. 

4.  Crosnier  de  Varigny  (Charles),  ministre  aux  îles  Hawaï,  pu- 
bliciste,  né  à  Versailles  en  1829,  décédé  à  Montmorency  en  1899. 

5.  Prévost-Paradol  (Lucien-Anatole),  de  l'Académie  française,  né 
à  Pans  en  1829,  entré  à  l'École  normale  en  1849,  mort  à  New- 
port  on  1870.  —  Voir,  de  1848  à  1856,  les  nombreuses  lettres  que 
lui  adressa  M.  Taine. 


14  CORRESPONDANCE 

Cornelis  de  WittS  Emile  Durier'-^,  Emile  Saigey^,  etc.,  etc. 

Hippolyte  Taine,  dont  les  nombreux  succès  scolaires 
étaient  un  triomphe  pour  la  pension  Mathé,  y  fit  ses  études 
de  rhétorique  et  de  philosophie  sous  la  direction  d'un 
jeune  professeur  très  distingué,  M.  ïlatzfeld*,  qui  devint 
vite  un  ami.  Celui-ci  a  gardé  précieusement  les  meilleurs 
devoirs  de  son  brillant  élève;  il  était  très  fier  d'avoir  peut- 
être  donné  à  Hippolyte  Taine  la  première  idée  d'un  travail 
sur  La  Fontaine;  un  résumé  sur  Andromaque  est  probable- 
ment l'origine  d'un  opuscule  inédit  sur  les  trois  Andro- 
maque (Euripide,  Racine,  Virgile)  écrit  à  Nevers  en  janvier 
18525. 

Pendant  cette  année  scolaire  de  1846-1847,  outre  les 
devoirs  ordinaires  du  lycée,  Hippolyte  Taine  se  livrait  à 
de  nombreux  exercices  personnels  dont  quelques-uns  ont 
été  conservés,  entre  autres  une  ((  Histoire  de  l'Église  en 
France  du  xi^  au  xvi°  siècle^  »,  suivie  d'un  chapitre  sur 

1.  Witt  (Cornclis-llcnri  de),  né  à  Paris  en  1828,  mort  au  Val- 
Riclier  en  1892,  gendre  de  M.  Guizot.  —  Voir  dans  les  Essais  de 
critique  et  d'histoire  l'article  de  M.  T;iine  sur  Jefferson,  et  dans 
la  Revue  de  l'Instruction  publique  du  12  avril  1855,  un  article 
non  recueilli  sur  l'Histoire  de  Washington. 

2.  Durier  (Louis-Emile),  avocat,  bâtonnier  de  l'Ordre  en  1887- 
1888,  né  à  Paris  en  1828,  décédé  en  1890. 

5.  vSaigey  (Emile),  ingénieur  des  Postes  et  Télégraphes. 

4.  Hatzfeld  (Adolphe),  né  en  1824,  mort  en  1900,  entré  à  l'École 
normale  en  1845.  —  M.  Hatzfeld  fut  plus  tard  professeur  de 
rhétorique  au  lycée  Louis-lc-Grand,  et  ses  nombreux  élèves  ont 
gardé  un  souvenir  très  vif  de  son  enseignement.  Les  devoirs  de 
M.  Taine  qu'il  avait  conservés  sont,  pour  1846-1847  :  Rhétorique 
(vétérans)  «  Discours  de  sir  B.  Rudyard  aux  Communes,  KMO  »  ; 
«  Lettre  de.  Richelieu  à  Marie  de  Médicis  »;  «  R(''sunié  sur  Andro- 
maque et  Mcrope  »  ;  «  Explication  sur  La  Fontaine  ».  En  1847-1848 
(Philosophie)  :  «  Réfutation  du  sensualisme  de  Platon  (Théétètc, 
Descartes,  JoulïVoy)  »  ;  «  Analyse  et  réfutation  de  Locke  »  ;  «  Des 
trois  dimensions  des  corps  ». 

5.  Voir  p.  197. 

6.  Environ  50  pages  grand  format  avec  des  corrections  qui  pa- 


I/ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION  15 

«  la  Réforme  »;  une  «  Histoire  du  Ticrs-Elal  et  du  Parle- 
ment* »,  une  ({  Histoire  du  parti  français  en  France^  » 
depuis  le  commencement  des  guerres  de  religion  jusqu'à 
la  mort  de  Richelieu;  des  «  Notes  sur  la  littérature  fran- 
çaise au  xv!**  siècle^  ».  Nous  avons  aussi  de  cette  année 
une  pièce  de  vers  humoristiques  composée  pour  un  ban- 
quet de  la  Saint-Charlemagne  et  quelques  compositions 
d'histoire,  dont  l'une  sur  «  Les  origines,  le  développement 
et  la  chute  de  la  Ligue  »,  classée  première  au  lycée  Bour- 
bon, était  restée  gravée  dans  la  mémoire  des  jeunes  con- 
disciples d'IIippolyte  Taine.  —  En  souvenir  de  cette  année 
d'études  fécondes,  il  disait  vingt  et  un  ans  plus  tard*  : 

((  Si  nous  avons  entrevu  quelques  idées  en  critique  et  en 
histoire,  c'est  la  rhétorique  qui  nous  les  a  suggérées.  On 
nous  disait  que  le  discours  doit  être  approprié  au  caractère 
de  l'orateur,  cela  nous  conduisait  à  étudier  ce  caractère  : 
nous  allions  à  la  Bibliothèque,  au  Musée  du  Louvre,  au 
Cabinet  des  Estampes^,  nous  découvrions  par  degré  en 
quoi  un  moderne  diffère  d'un  ancien,  un  chrétien  d'un 
païen,  un  Romain  d'un  Grec,  un  Romain  contemporain 
d'Auguste  d'un  Romain  contemporain  de  Scipion.  Nous 
tâchions  d'exprimer  ces  différences,  nous  commencions  à 
deviner  la  véritable  histoire,  celle  des  âmes,  la  profonde 

j-aissent  de  la  main  de  M.  Hatzfeld  ;  quelques  notes  ont  été  ajoutées 
par  M.  Taine  à  une  date  ultérieure.  Pour  se  rendre  compte  de 
l'étendue  de  ces  travaux,  voir,  p.  115,  un  spécimen  de  la  fine  écri- 
ture de  M.  Taine. 

1.  42  pages  grand  format. 

'2.  11  pages  grand  format. 

5.  20  pages  grand  format. 

4.  Discours  prononcé  en  1878  au  19«  banquet  du  lycée  Condor- 
cet,  qu'il  présidait. 

5.  M.  Taine  disait  souvent  que  son  ami  Marcelin  (Emile  Planât) 
l'avait  le  premier  inili('  à  ce  trésor  du  Cabinet  des  Estampes  et 
(fu'il  lui  devait  ainsi  lo  meilleur  de  son  éducalion  historique.  — 
Voir  Derniers  essais  de  critique  et  d'histoire,  p.  222,  228. 


16  CORRESPONDANCE 

altération  que  subissent  les  cœurs  et  les  esprits  seion  les 
changements  de  milieu  physique  et  moral  où  ils  sont  plon- 
gés. )) 

C'est  à  M.  Hatzfeld  que    sont   adressées   les   premières 
/ettres  de  la  correspondance. 


A    M.    HATZFELD 

Paris,  15  août  18  i7 
Monsieur, 

Vous  savez  probablement  aujourd'hui  que  j'ai  eu  le 
prix  d'honneur  au  Concours  général.  Je  n'ai  pu  vous  en 
informer  d'avance.  Je  ne  l'ai  appris  moi-même  que  le 
mercredi  soir,  et,  quand  je  vous  aurais  écrit  à  l'instant 
même,  vous  l'auriez  su  par  les  journaux  avant  de  le  sa- 
voir par  ma  lettre.  J'ai  eu  de  plus  trois  accessits  au 
concours  et  tous  les  premiers  prix  au  collège. 

Tous  ces  heureux  succès,  je  vous  les  dois  et  je  vous 
en  remercie.  Sans  vous  je  n'aurais  jamais  eu  ni  ordre, 
ni  clarté,  ni  méthode.  On  me  disait  au  collège:  soyez 
clair,  régulier,  méthodique;  vous  seul,  vous  ne  vous  en 
êtes  point  tenu  aux  paroles,  vous  m'avez  donné  les 
moyens.  Si  je  réussis  plus  tard,  ce  sera  grâce  à  vos 
leçons,  car  vous  m'avez  appris  à  travailler  et  à  conduire 
mon  esprit  et  vous  me  serez  utile  dans  l'avenir  autant 
que  dans  le  présent. 

Je  vais  mettre  à  profit  les  conseils  que  vous  m'avez 
laissés  pour  ces  vacances.  J'ai  Descartes  en  main  et  je 
viens  de  recevoir  dans  mes  prix  de  collège  le  Cours  de 


L'ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION  17 

Droit  naturel  de  M.  Jouffroy.  L'an  prochain,  nous  nous 
retrouverons,  je  l'espère  ;  je  crois  pouvoir  vous  pro- 
mettre un  grand  goût  pour  la  philosophie  et  peut-être 
un  peu  d'aptitude  :  si  je  ne  me  trompe,  il  me  semble 
que  j'ai  toujours  eu  assez  de  facilité  à  comprendre  les 
choses  abstraites  et  à  trouver  les  généralités.  Peut-être 
est-ce  le  propre  d'un  esprit  sérieux  et  froid  d'aimer  les 
spéculations  de  la  philosophie.  Du  moins,  je  me  souviens 
que  l'an  dernier  j'étais  fort  heureux  d'écouter  vos 
leçons. 

Recevez  encore  une  fois.  Monsieur,  mes  remercie- 
ments ;  si  pour  s'acquitter  envers  quelqu'un  il  suffit  de 
sentir  vivement  ses  services  et  sa  bienveillance,  je  suis 
quitte  envers  vous. 


AU   MEME 

Paris,  7  octobre  1847 
Monsieur, 

Nous  espérions  vous  trouver  aujourd'hui  jeudi  à  la 
pension,  selon  votre  habitude,  sinon  pour  nous  donner 
une  leçon,  du  moins  pour  fixer  les  heures  et  les  jours 
de  nos  conférences.  M.  Lemeignan*  vous  prie  de  venir 
samedi  ou  lundi,  comme  il  vous  plaira,  pour  vous  en- 
tendre avec  lui  et  avec  nous.  Pour  moi  en  particulier, 
je  désire  plus  que  jamais  votre  présence.  M.  Jourdain - 

1.  M.  Lemoignan  était  le  successeur  de  M.  Mathé. 

2.  Jourdain  (CIiarles-Marie-Gabriel  Brécliillet),  philosophe,  né 
en  1817,  mort  en  1886. 

il.    TAIXi:.    —    CORnESPONDANCB-  2 


18  CORRESPONDANCE 

ne  vient  pas  cette  année  au  collège  Bourbon  ;  et  d'après 
ce  que  j'ai  "vu  à  la  première  classe,  je  crois  bien  que 
sans  votre  secours  je  travaillerai  en  pure  perte.  Vous 
seul  pouvez  m'indiquer  ce  que  je  dois  lire,  donner  une 
direction  à  mes  études  et  les  rendre  profitables,  comme 
vous  avez  rendu  utiles  celles  de  l'année  dernière. 


I 


CHAPITRE  II 


L'année  de  Philosophie.  —  Introduction  de  la  Destinée  humaine 

Les  études  de  cette  année  1847-1848  furent  profitables 
en  effet  :  à  Bourbon,  Hippoiyte  Taine  avait  pour  professeur 
de  physique  M.  Desains*,  pour  professeurs  de  philosophie 
MM.  Bénard^  et  Lorquet^;  il  a  conseryé  d'excellentes  rédac- 
tions de  leurs  cours  ainsi  qu'un  certain  nombre  de  disser- 
tations*. Pendant  ses  heures  de  liberté,  il  entreprenait  en 
outre  des  travaux  personnels  :  nous  avons  pu  recueillir 
trois  études  sur  Jouffroy^;  des  dissertations  sur  les  facultés 
de  l'âme ^,  sur  la  perception  extérieure',  sur  le  panthéisme 

1.  Desains  (Quentin-Paul),  physicien,  né  en  1812,  entré  à  l'École 
normale  en  1835,  mort  en  1885. 

2.  Bénard  (Charles),  né  en  1807,  entré  à  l'École  normale  en  1828, 
mort  en  1899,  traducteur  de  l'Esthétique  de  Hegel,  etc.  C'est  lui 
qui  prêta  au  jeune  Taine  les  premiers  volumes  de  Hegel,  qu'il  lut 
à  l'École  normale. 

5.  Lorquet  (Alfred-Hyacinthe-Nicolas),  né  en  1815,  entré  à  l'École 
normale  en  1855,  mort  en  1885.  Presque  toutes  les  corrections 
des  dissertations  de  cette  année  de  philosophie  sont  de  la  main 
de  M.  Lorquet. 

4.  L'une  d'elles  était  intitulée  l'Etat  et  le  Gouvernement.  Voir, 
p.  50  note,  un  résumé  de  ce  petit  travail. 

5.  «  Cours  de  droit  naturel  »,  5  pages  (Voir,  p.  10,  lettre  du  15  août 
1847).  —  «  Introduction  aux  esquisses  de  Philosophie  de  Dugald 
Stewart  »,  8  pages  grand  format.  —  «  De  la  philosophie  et  du 
sens  commun  »,  8  pages  grand  format,  et  en  tète  :  ce  Non  e.xcogi- 
tare,  sed  reperire  ». 

0.  4  pages  grand  format. 
7.  4  pages  grand  format. 


20  CORRESPONDANCE 

de  Spinoza*;  un  dialogue  sur  l'immortalité  de  l'âme 2;  un 
traité  du  Beau'  sous  forme  de  lettre  à  Emile  Planât;  enfin 
un  traité  de  la  Destinée  humaine*.  Ce  dernier  travail, 
daté  de  mars  1848,  débute  par  une  sorte  de  confession 
intellectuelle  qui  montre  l'évolution  de  ses  idées  depuis 
l'âge  de  quinze  ans  jusqu'au  milieu  de  son  année  de  philo- 
sophie. Nous  pensons  qu'on  lira  ce  document  avec  intérêt  : 

DE  LA  DESTINÉE  HUMAINE 

Introduction. 

6  mars  1848 

((  Ce  travail  n'a  pas  été  fait  par  hasard  ni  par  curio- 
sité ;  ce  n'est  ni  un  amusement  philosophique  ni  une 
recherche  oiseuse.  C'est  la  réponse  à  une  question  que 
je  me  suis  faite  depuis  longtemps;  c'est  le  terme  d'une 
lente  révolution  qui  s'est  passée  dans  mon  esprit. 

11  est  certains  esprits  qui  vivent  renfermés  en  eux- 
mêmes  et  pour  qui  les  passions,  les  douleurs,  les  joies, 
les  actions  sont  tout  intérieures.  Je  suis  de  ce  nombre 
et  si  je  voulais  repasser  ma  vie  en  moi-même,  je  n'aurais 

1.  8  pages  grand  format  commençant  amsi  :  «  La  doctrine  de 
Spinoza  a  sa  racine  dans  sa  méthode.  La  méthode  admise,  le  sys- 
tème est  invincible  ou  à  peu  près.  y> 

2.  18  pages  grand  format  :  dialogue  entre  A  et  B. 

3.  52  pages  grand  format,  datées  du  20  avril  1848. 

4.  52  pages  grand  format.  Une  note  marginale  indique  que  ce 
manuscrit,  fut  communiqué  à  Prévost-Paradol  ;  on  verra  par  la 
suite  de  cette  correspondance  avec  quelle  ardente  sollicitude  llip- 
polyte  Taine  s'occupait  de  son  jeune  camarade.  —  Le  document  a 
été  écrit  quelques  jours  après  la  Révolution  de  Février;  contrai- 
rement aux  suppositions  de  quelques  critiques,  cet  événement 
semble  avoir  tenu  peu  de  place  dans  ses  préoccupations  d'alors. 
Sa  vie  était  tout  intérieure  et  intellectuelle  et  les  bruits  de  la 
rue  n'arrivaient  pas  à  le  troubler  ni  à  détourner  sa  pensée. 


L'ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION  21 

qu'à  me  ressouvenir  des  changements,  des  incerliludes 
et  des  progrès  de  ma  pensée.  Si  j'écris  ceci  en  ce  mo- 
ment, c'est  pour  le  retrouver  plus  lard  et  savoir  alors 
quel  j'étais  aujourd'hui. 

Jusqu'à  l'âge  de  quinze  ans  j'ai  vécu  ignorant  et  tran- 
quille. Je  n'avais  point  encore  pensé  à  l'avenir,  je  ne  le 
connaissais  pas  ;  j'étais  chrétien  et  je  ne  m'étais  jamais 
demandé  ce  que  vaut  cette  vie,  d'où  je  venais,  ce  que  je 
devais  faire.... 

La  raison  apparut  en  moi  comme  une  lumière  ;  je 
commençai  à  soupçonner  qu'il  y  avait  quelque  chose 
au  delà  de  ce  que  j'avais  vu;  je  me  mis  à  chercher 
comme  à  tâtons  dans  les  ténèbres.  Ce  qui  tomba  d'abord 
devant  cet  esprit  d'examen,  ce  fut  ma  foi  religieuse.  Un 
doute  en  provoquait  un  autre  ;  chaque  croyance  en  en- 
traînait une  autre  dans  sa  chute....  Je  me  sentis  en  moi- 
même  assez  d'honneur  et  de  volonté  pour  vivre  honnête 
homme,  même  après  m'être  défait  de  ma  religion;  j'es- 
timai trop  ma  raison  pour  croire  à  une  autre  autorité  que 
la  sienne  ;  je  ne  voulus  tenir  que  de  moi  la  règle  de 
mes  mœurs  et  la  conduite  de  ma  pensée  ;  je  m'indignai 
d'être  vertueux  par  crainte  et  de  croire  par  obéissance. 
L'orgueil  et  l'amour  de  la  liberté  m'avaient  affranchi. 

Les  trois  années  qui  suivirent  furent  douces  ;  ce  furent 
trois  années  de  recherches  et  de  découvertes.  Je  ne  son- 
geais qu'à  agrandir  mon  intelligence,  à  augmenter  ma 
science,  à  acquérir  un  sentiment  plus  vif  du  beau  et  du 
vrai;  j'étudiai  avec  ardeur  l'histoire  et  l'antiquité,  cher- 
chant toujours  les  vérités  générales,  aspirante  connaître 


22  CORRESPONDANCE 

l'ensemble,  à  savoir  ce  qu'est  riiomiiie  et  la  société,  .le 
me  souviens  encore  du  transport  extraordinaire  où  je 
fus,  lorsque  je  lus  les  leçons  de  M.  Guizot  sur  la  civili- 
sation européenne  ^  Ce  fut  comme  une  révélation  ;  je 
me  mis  à  chercher  les  lois  générales  de  l'histoire  % 
puis  les  lois  générales  de  l'art  d'écrire.  J'osai,  dans  mon 
inexpérience  et  dans  mon  audacieuse  confiance,  essayer 
une  foule  de  questions^  qui  ne  peuvent  être  traitées  que 
par  des  hommes  d'un  esprit  mûr  et  très  instruits.  Mais 
la  vanité  des  efforts  et  l'insuffisance  de  mes  découvertes 
me  rappelèrent  bientôt  au  bon  sens.  Je  compris  qu'avant 
de  connaître  la  destinée  de  l'homme,  il  fallait  connaître 
l'homme  lui-même.  Alors  naquirent  mes  premières 
idées  de  philosophie.  —  Elles  se  développèrent  pendant 
tout  le  temps  que  je  passai  dans  la  classe  de  rhétorique  : 
cela  vint  du  besoin  où  je  me  trouvai  de  connaître  le 
caractère  des  personnages  que  je  faisais  parler,  d'appré- 
cier la  valeur  de  leurs  motifs,  de  juger  des  passions  qui 
devaient  les  émouvoir  et  du  ton  qu'ils  devaient  prendre. 
Il  fallait  à  tout  prix  s'occuper  de  philosophie,  pour  sor- 
tir de  la  monotonie  des  lieux  communs.  En  même 
temps  beaucoup  de  travaux  particuliers  et  des  lectures 
sérieuses  excitaient  l'activité  de  mon  espiit  et  me  don- 
naient les  matériaux  de  mes  recherches. 

1.  La  CAvilisation  en  Eiiropc. 

'2.  Quelques  l'cuilles  détachées  sont  peut-être  de  celte  époque; 
JiKiisles  premières  notes  datées  sur  les  Lois  en  histoire  portent  le 
millésime  de  1850. 

5.  Voir,  p.  14,  rénumération  de  ses  travaux  personnels  pendant 
l'année  de  rhétorique. 


L'ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION  23 

Ce  fut  alors  que  je  revins  à  la  vraie  philosophie  et 
aux  questions  importantes  que  j'avais  déjà  considérées 
au  début  de  ma  raison.  Malgré  la  chute  de  mon  chris- 
tianisme, j'avais  conservé  les  croyances  naturelles,  celle 
de  l'existence  de  Dieu,  celle  de  l'immortalité  de  l'âme, 
celle  de  la  loi  du  devoir.  J'en  vins  à  examiner  sur  quels 
fondements  j'appuyais  ces  croyances  :  je  trouvai  des 
probabilités  et  aucune  certitude  ;  je  trouvai  faibles  les 
preuves  qu'on  en  donnait;  il  me  sembla  que  l'opinion 
contraire  pouvait  contenir  une  part  égale  de  vérité  ;  ou 
plutôt  il  me  sembla  que  toutes  les  opinions  étaient  pro- 
bables ;  je  devins  sceptique  en  science  et  en  morale  ; 
j'allai  jusqu'à  la  dernière  limite  du  doute;  et  il  me  sem- 
bla que  toutes  les  bases  de  la  connaissance  et  de  la 
croyance  étaient  renversées. 

Je  n'avais  lu  encore  aucun  philosophe;  j'avais  voulu 
conserver  une  liberté  entière  à  mon  esprit,  une  indé- 
pendance complète  à  mon  examen.  Aussi  j'étais  plein  à 
ce  moment  d'une  joie  orgueilleuse;  je  triomphais  dans 
mes  destructions  ;  je  me  complaisais  à  exercer  mon  in- 
telligence contre  les  opinions  vulgaires  ;  je  me  croyais 
au-dessus  de  ceux  qui  croyaient,  parce  que  lorsque  je 
les  interrogeais,  ils  ne  me  donnaient  aucune  bonne 
preuve  de  leur  croyance;  j'allais  toujours  plus  avant, 
jusqu'à  ce  qu'un  jour  je  ne  trouvai  plus  rien  debout. 

Je  fus  triste  alors  ;  je  m'étais  blessé  moi-même  dans 
ce  que  j'avais  de  plus  cher  ;  j'avais  nié  l'autorité  de  cette 
intelligence  que  j'estimais  tant.  Je  me  trouvais  dans  le 
vide  et  dans  le  néant,  perdu  et  englouti.  Que  pouvais-je 


24  CORRESPONDANCE 

faire?  Toutes  mes  croyances  étant  abattues,  la  raison 
me  conseillait  l'immobilité,  et  la  nature  m'ordonnait 
l'activité.  L'homme  ne  peut  rester  sans  agir,  sa  vie  est 
une  aspiration  et  un  mouvement  continuels;  ne  pas  agir, 
pour  lui,  c'est  mourir.  J'étais  d'ailleurs  à  cette  époque 
où  la  vie  est  puissante,  où  l'activité  surabonde,  où  l'âme 
cherche  quelque  chose  à  quoi  elle  puisse  s'attacher, 
comme  ces  plantes  grimpantes  qui,  au  retour  du  prin- 
temps, saisissent  avec  force  le  tronc  des  arbres  pour 
sortir  de  l'ombre  et  aller  épanouir  leurs  Heurs  dans  l'air 
pur  et  au  soleil.  J'avais  un  amour  ardent  de  la  science 
et  de  l'art,  du  beau  et  du  vrai.  Je  me  sentais  capable  de 
grands  efforts,  d'une  longue  persévérance,  dès  que  j'au- 
rais un  objet  à  atteindre,  un  dessein  à  accomplir. 
J'éprouvais  des  admirations  violentes  et  passionnées  en 
face  des  belles  choses  et  surtout  en  face  de  la  campagne  ; 
et  je  souffrais  en  songeant  que  je  ne  savais  comment 
employer  cette  force  et  cette  ardeur.  D'ailleurs,  j'étais 
maître  de  moi-même,  j'avais  accoutumé  mon  corps  et 
mon  âme  à  faire  ma  volonté;  et  ainsi  je  m'étais  préservé 
de  ces  passions  brutales  qui  aveuglent  et  étourdissent 
l'homme,  l'enlèvent  à  l'étude  de  sa  destinée  et  le  font 
vivre  comme  un  animal,  ignorant  du  présent,  insoucieux 
de  l'avenir.  Toute  mon  âme  se  tournait  donc  vers  le  be- 
soin de  connaître,  et  elle  se  consumait  d'autant  plus 
qu'elle  réunissait  toutes  ses  forces  et  tous  ses  désirs  i:ur 
un  seul  point. 

Pendant  les  premiers  mois  de  la  classe  de  philoso- 
phie, cet  état  me  fut  insupportable;  je  ne  trouvais  que 


L'EN  FANGE  ET  L'ÉDUCATION  25 

des  doutes  el  des  oljscin'ités.  Je  ne  voyais  que  des  cou- 
li'adictions  dans  les  philosophes  ;  je  jugeais  leurs 
preuves  puériles  ou  incompréhensibles  ;  il  me  semblait 
que  la  métaphysique  obscurcissait  le  bon  sens,  et  que 
les  philosophes,  du  haut  de  leurs  spéculations,  n'avaient 
pas  prévu  les  objections  simples  et  naturelles  qui  rui- 
naient leurs  systèmes.  —  Moi-même,  irrité  de  l'inutilité 
de  mes  efforts,  je  me  jouais  de  ma  raison  ;  je  me  com- 
plus à  soutenir  le  pour  et  le  contre  ;  je  mis  le  scepticisme 
en  pratique.  Puis,  fatigué  des  contradictions,  je  mis 
mon  esprit  au  service  de  l'opinion  la  plus  nouvelle  et  la 
plus  poétique;  je  défendis  le  panthéisme  àoutrance^;  je 
m'attachai  à  en  parler  en  artiste  ;  je  me  complus  dans 
ce  monde  nouveau  et,  comme  par  jeu,  j'en  explorai 
toutes  les  parties.  Ce  fut  mon  salut. 

En  effet,  dès  lors,  la  métaphysique  me  parut  intelli- 
gible et  la  science  sérieuse.  J'arrivai,  à  force  de  cher- 
cher, à  une  hauteur  d'où  je  pouvais  embrasser  tout 
l'horizon  philosophique,  comprendre  l'opposition  des 
systèmes,  voir  la  naissance  des  opinions,  découvrir  le 
nœud  des  divergences  et  la  solution  des  difficultés.  Je 
sus  ce  qu'il  fallait  examiner  pour  trouver  le  faux  ou  le 
vrai.  Je  vis  le  point  où  je  devais  porter  toutes  mes 
recherches.  Je  possédais  d'ailleurs  la  méthode;  je 
l'avais  étudiée  pa^  curiosité  et  amusement.  Dès  lors  je 
nie  mis  avec  ardeur  au  travail  ;  les  nuages  se  dissipè- 
rent ;  je  compris  l'origine  de  mes  erreurs  ;  j'aperçus 
l'enchaînement  et  l'ensemble.  —  Aujourd'hui,  j'expose 

1.  Voir  note  1,  p.  20. 


< 


26  CORUESPO>DANCE 

ce  que  je  crois  avoir  trouvé  ;  mais  en  ce  moment  même 
je  prends  l'engagement  de  continuer  mes  recherches, 
de  ne  m'arrêter  jamais,  croyant  tout  savoir,  d'examiner 
toujours  de  nouveau  mes  principes;  c'est  ainsi  seule- 
ment qu'on  peut  arriver  à  la  vérité  *.  » 

On  sait  si  cet  engagement  moral  de  l'étudiant  de  vingt  ans 
fut  rempli  par  l'homme  jusqu'à  son  dernier  souffle. 

1.  Cette  introduction  formait  environ  le  huitième  du  travail.  La 
dernière  date,  en  tête  de  la  page  37,  est  du  10  mars;  il  est  donc 
probable  que  le  travail  complet  (5'2  pages)  a  été  fait  en  liuit  ou 
dix  jours.  Il  y  a  de  nombreuses  notes  et  additions  qui  doivent 
être  de  très  peu  ultérieures. 


CHAPITRE  m 


Examens  d'entrée  à  l'École  normale.  —  Correspondance. 

Comme  couronnement  de  cette  année  de  philosophie, 
Hippolyte  Taine  passa  ses  deux  baccalauréats  ès-lettres  et  ès- 
sciences  et  soutint  brillamment  les  examens  d'admission  à 
l'École  normale  supérieure*.  Il  fut  classé  second  aux  examens 
d'admissibilité  et  fut  reçu  définitivement  le  premier  d'une 
promotion  dans  laquelle  il  avait  pour  émules  About*,  Sar- 
cey5,  Libert*,  Edouard  de  Suckau^,  Lamm*,  Paul  Albert', 

1.  Sa  composilion  française  d'entrée  à  l'École  normale  :  «  Lettre 
de  Voltaire  à  son  ami  Cideville  »  a  été  reproduite  d'abo«rd  dans 
les  Annales  politiques  et  littéraires  du  12  mai  1889,  puis  en 
appendice  dans  le  livre  de  M.  Victor  Giraud,  Essai  sur  Taine,  son 
œuvre  et  son  influence  (i""^  édition). 

2.  About  (Edmond-François-Valentin),  de  TAcadémie  Française, 
né  à  Dieuze  en  1828,  mort  à  Paris  en  1885. 

3.  Sarcey  (Francisque),  littérateur,  né  à  Dourdan  en  1828,  mort 
à  Paris  en  1890.  —  On  trouvera  dans  ses  Souvenirs  de  jeunesse 
de  nombreux  détails  un  peu  arrangés  sur  son  séjour  à  l'École 
normale  et  sur  ses  anciens  camarades. 

4.  Libert  (Adam-Charles-Jules),  né  à  Joigny  en  1827,  mort  à 
Montpellier  en  1858.  Il  sera  souvent  question,  dans  la  correspon- 
dance, du  jeune  professeur  à  qui  l'on  doit  une  Histoire  de  la  Che- 
valerie. 

5.  Voir  p.  157. 

(i.  Lamm  (Auguste),  né  en  1828,  mort  tragiquement  en  1850. 
M.  Gréard  attribue  son  suicide  aux  déboires  de  sa  carrière  causés 
par  sa  qualité  d'Israélite.  (Voir  Gréard,  Prévost-Paradol.) 

7.  Albert  (Paul),  professeur  au  Collège  de  France,  né  à  Tîuon- 
viile  en  1827,  décédé  à  Paris  en  1880. 


28  CORRESPONDANCE 

Gustave  Mcrlcl*,  Uicdcr-,  etc.  — Prévosl-Paradol  ne  devait 
l'y  suivre  qu'une  année  plus  tard  ;  Hip^jolyte  Taine  fît  tout 
ce  qu'il  put  pour  l'entraîner  dans  cette  voie  et  ils  commen- 
cèrent, dès  leur  séparation  d'août  1848,  l'intéressante  cor- 
respondance dont  on  trouvera  ici  de  nombreux  extraits^. 


\    PREVOST-PARADOL 

Poissy,  20  août  WiS 
Mon  cher  Prévost, 

Je  suis  en  vacances  depuis  deux  jours  ;  j'ai  travaillé 
depuis  le  11  jusqu'au  17  pour  mon  baccalauréat  ès- 
sciences,  je  suis  reçu  enfin,  Dieu  merci,  après  avoir 
passé  un  examen  tel  quel  ;  et  je  vais  maintenant  em- 
ployer convenablement  les  deux  mois  de  vacances  qui 
me  restent,  et  reprendre  de  la  vigueur  et  de  la  santé  ;  je 
ne  lis  plus,  je  n'étudie  plus,  je  ne  pense  plus,  je  de- 
viens huître,  mollusque,  tout  ce  que  tu  voudras.  Je 
jouis  de  la  campagne  et  de  l'air  libre  ;  je  savoure  le  repos 
et  l'indolence,  et  je  cours  les  champs  et  les  bois,  sans 
emporter  d'autre  livre  avec  moi  qu'un  Platon  et  quel- 
quefois un  Euripide.  Ma  philosophie  ne  m'est  pas  inu- 
tile pour  m.es  plaisirs  ;  je  trouve  la  nature  cent  fois  plus 

1.  Merlet  (Gustave),  i)rofesseur  de  liiélurique  au  lycée  Louis-lc- 
Grand,  né  à  Paris  en  1828,  décédé  en  1891. 

2.  Rieder  (Frcdéric-Émile),  fondateur  de  l'École  Alsacienne,  ne 
en  1828,  mort  en  1890. 

5.  Les  lettres  de  Prévost-Paradol  à  H.  Taine  ont  été  publiées  en 
grande  partie  dans  la  belle  étude  que  M.  Octave  Gréard  a  consacrée 
à  son  ami.  ' l'rcvosl-Paradol,  par  Octave  Gréard,  de  l'Académie 
Française,  liacliette,  1894.) 


L'ENFANCE  ET  L'EDUCATION  29 

belle  depuis  que  j'ai  réfléchi  à  ce  qu'elle  est;  quand 
maintenant  je  regarde  les  longs  mouvements  des  arbres, 
le  jeu  de  la  lumière,  la  richesse  et  le  luxe  de  toutes  ces 
formes  et  de  toutes  ces  couleurs,  quand  j'écoute  ce  bruit 
sourd,  incertain,  continuel,  harmonieux,  qui  s'enfle  et 
diminue  tour  à  tour  dans  les  bois,  je  sens  la  présence 
de  la  vie  universelle;  je  ne  regarde  plus  le  monde 
comme  une  machine,  mais  comme  un  animal  ;  je  trouve 
que  la  solitude  est  animée  et  parlante,  et  que  l'âme  se 
met  facilement  à  l'unisson  de  cette  vie  simple  et  comme 
endormie,  qui  est  celle  des  êtres  inférieurs  à  l'homme. 
Aurais-tu  cru  que  la  philosophie  pût  servir  à  cela  ? 
Occupe-t'en  donc,  je  te  prie,  et  fais-en  l'année  prochaine 
sérieusement  et  courageusement.  Sinon,  mon  cher,  ton 
année  ne  te  servira  à  rien,  ou  même  te  nuira  ;  je  te  vois 
d'avance  ;  si  tu  te  livres  à  toi-même  et  ne  résistes  pas  à 
tes  goûts,  tu  ne  chercheras  dans  la  philosophie,  comme 
tu  l'as  fait  dans  l'histoire,  qu'un  moyen  de  prouver  tes 
théories  préconçues;  tu  emploieras  le  raisonnement  et 
la  métaphysique  pour  attaquer  toutes  les  opinions  com- 
munes et  ordinaires  ;  tu  embrasseras  avec  ardeur  tous 
les  systèmes  qui  te  paraîtront  hardis  et  audacieux,  et  il 
sufftra  qu'une  chose  te  paraisse  belle  pour  que  tu  dises  : 
elle  est  vraie.  Je  parierais,  par  exemple,  que  tu  vas  tra- 
vailler pendant  six  mois  à  démontrer  que  Dieu  n'existe 
pas:  et  sais-tu  pourquoi?  C'est  parce  que  la  race  hu- 
maine y  a  cru  jusqu'à  toi.  Songe,  mon  ami,  que  ce  Dieu 
dont  l'existence  me  semble  mathématiquement  démon- 
trée, n'est  point  ce  tyran  absurde  et  cruel  que  les  rcli- 


50  CORRESPONDANCE 

gions  nous  enseignent,  et  que  le  vulgaire  adore  ;  songe 
encore  qu'il  n'est  point  non  plus  ce  Dieu-Homme  de 
Bossuet,  occupé  à  sauver  ou  à  détruire  les  Empires  et  à 
fonder  son  Église;  enfin,  n'oublie  pas  que  si  j'y  crois, 
ce  n'est  pas  faute  d'avoir  douté,  ni  par  habitude,  ni  par 
sentiment,  mais  par  démonstrations  et  raisonnements 
plus  rigoureux  que  ceux  de  la  géométrie.  Ainsi,  travaille 
sans  prévention  ;  que  ton  inclination  pour  les  choses 
nouvelles  ne  préjuge  point  la  question  ;  ne  cède  qu'à  la 
raison  et  à  l'évidence  ;  et  tu  finiras,  j'espère,  par  parta- 
ger mes  convictions.  Ce  qui  t'empêchait  cette  année  de 
les  admettre,  c'est  que  ton  esprit  n'était  point  accou- 
tumé à  l'évidence  métaphysique  ;  c'est  que  tu  ne  croyais 
que  ce  que  tu  pouvais  sentir  et  toucher  ;  mais  dès  que  tu 
auras  habitué  ton  intelligence  à  réfléchir,  à  considérer 
les  idées  pures,  dégagées  de  toutes  leurs  enveloppes  ma- 
térielles, dans  leur  simplicité  et  dans  leur  clarté,  tu  ver- 
ras la  vraie  lumière  et  tu  auras  la  parfaite  conviction. 

J'insiste  beaucoup  sur  cette  question  de  l'existence  et 
de  la  nature  de  Dieu,  parce  que  c'est  en  réalité  la  seule 
question  de  la  philosophie  ;  si  tu  es  un  peu  sévère  dans 
tes  recherches,  si  tu  aspires  à  remonter  aux  sources,  tu 
seras  toujours  forcé  d'en  revenir  à  Dieu  ;  si  tu  veux  sa- 
voir ce  qu'est  le  Beau,  le  Bien,  le  Viai,  si  tu  veux  prou- 
ver qu'il  y  a  pour  l'homme  une  règle  de  conduite,  un 
but  immuable  pour  l'artiste,  une  certitude  absolue  pour 
le  savant,  tu  seras  obligé  d'examiner  la  nature  de  Dieu 
et  de  croire  en  lui.  Si  ce  mot  de  Dieu  te  choque,  ôte-le, 
et  dis  à  la  place  :  l'Etre  ;  mais,  quelque  nom  que  tu  lui 


L'ENFANCE  ET  L'EDUCATION  31 

donnes,  crois  en  l'existence  d'un  Être,  qui  a  toute  la 
plénitude  de  l'Être,  et  en  qui  il  n'y  a  nul  manque,  nul 
défaut.  En  voici  une  démonstration  de  six  lignes,  mé- 
dite-la, et  trouve,  si  tu  peux,  si  elle  est  fausse  en  quel- 
que point  :  vois  comme  elle  est  simple  ;  elle  ne  pose 
aucune  prémisse  et  ne  demande  qu'on  lui  accorde 
l'existence  de  rien. 

Il  n'y  a  que  trois  possibilités  :  !<*  qu'il  n'existe  rien; 
2°  qu'il  existe  un  être  ou  des  êtres  imparfaits;  3"  qu'il 
existe  un  Être  ayant  la  plénitude  de  l'être.  Car  plusieurs 
êtres  ayant  la  plénitude  de  l'être  sont  impossibles, 
puisqu'ils  se  limitent. 

La  première  hypothèse  est,  dans  ses  termes  mêmes, 
absurde  ;  car  l'existence  du  néant  est  contradictoire.  Le 
rien  est  incompréhensible.  C'est  dire  que  le  non-être  est, 
et  que  ce  qui  n'existe  pas  existe. 

La  seconde  hypothèse  est  aussi  absurde.  Si  l'Être 
existant  est  imparfait  ou  manque  d'une  partie  de  l'être, 
on  peut  en  concevoir  un  autre  à  la  place  ayant  plus  ou 
moins  d'être  ;  il  y  aura  donc  un  Être  possible  à  la  place 
de  celui  qui  est  actuellement.  11  n'y  aura  donc  pas  de 
raison,  pour  que  celui  qui  existe  existe  plutôt  que  cet 
autre,  puisque  tous  les  deux  sont  également  possibles. 
L'Être  existant  n'aura  donc  pas  de  raison  d'exister.  11 
sera  donc  sans  cause,  ce  qui  est  absurde  ;  .car  tout  a  sa 
raison  d'être,  soit  en  soi,  soit  hors  de  soi. 

Donc  la  troisième  hypothèse  existe  nécessairement. 
Et  la  raison  d'être  de  Dieu  est  l'impossibilité  de  toute 
autre  existence. 


52  CORRESPONDANCE 

Tu  vois  que  je  ne  considère  rien  de  ces  choses  qui 
sont  peut-être  obscures,  comme  le  mouvement,  les  idées, 
la  matière,  et  que  toute  ma  preuve  se  tire  des  termes 
mêmes  de  la  question. 

Je  t'ennuie,  sans  doute,  mon  ami  ;  mais  pardonne- 
moi,  c'est  dans  l'intérêt  de  notre  amitié  que  j'agis 
ainsi.  Car,  comment  notre  intimité  pourrait-elle  durer, 
si  nous  n'avions  pas  la  même  opinion  sur  une  question 
(le  laquelle  dépendent  non  seulement  nos  opinions, 
mais  nos  actions  et  la  conduite  de  notre  vie?  On  voit 
des  dissentiments  politiques  rompre  des  amitiés  étroites 
et  sincères  ;  et  comment  notre  liaison  ne  serait-elle  pas 
refroidie,  si  nous  avions  des  convictions  contraires  sur 
Dieu,  sur  le  monde,  sur  la  vie  humaine,  surtout  enfin? 

A  propos  de  politique,  tu  m'as  fait  bien  rire  la  der- 
nière fois.  Es-tu  fou  avec  ton  N.  ?  Pourquoi  déranges-tu 
cette  pauvre  cervelle?  Il  se  croit  profond  en  pensant 
comme  toi.  Et  tu  oses  le  corrompre,  quand  tu  m'as 
avoué  que  tu  ne  comprenais  rien  aux  théories  de 
M.  Proudhon*?  Si  tu  es  devenu  Proudhoniste,  envoie- 
moi,  si  tu  peux,  une  démonstration  du  droit  au  travail, 
ou  sinon,  tais-toi. 

Envoie-moi  une  lettre  aussi  longue  que  la  mienne. 

Farevvell. 

1.  Voir  p.  55. 


[/ENFANCE  ET  L'EDUCATION  35 

A.U   MÊME 

Paris,  1"  septembre  1848 
Mon  clier  Prévost,  voici  bion  la  lettre  la  plus  sati- 
rique que  j'aie  jamais  reçue.  Sais-tu  qu'il  es!  bien  dur 
pour  un  apprenti  philosophe  d'entendre  traiter  ses 
déuionstrations  de  calembours  théologiques,  de  jeux 
de  mots  en  robe  noire,  de  pédanterie  inintelligible,  etc. 
J'ai  reconnu  là  ta  verve  ordinaire  ;  j'y  ai  même  reconnu 
ton  amitié  ;  car  on  sent  dans  toute  ton  épître  que  tu  ne 
te  moques  qu'à  demi,  que  tu  m'épargnes  et  que  tu  re- 
tiens la  moitié  de  tes  sarcasmes  et  de  tes  injures.  C'est 
bien,  mon  ami;  frappe,  mais  écoute. 

Tu  commences  par  me  reprocher  ce  que  tu  appelles 
une  petite  contradiction  et  tu  m'ordonnes,  sous  peine 
d'inconséquence,  de  ne  plus  croire  en  Dieu  ou  de  ne 
plus  appeler  le  monde  un  animal.  Il  me  semble  qu'ici 
lu  fais  peu  d'usage  de  cette  logique  que  tu  méprises.  Je 
ne  vois  pas  que  ces  deux  croyances  soient  incompatibles. 
Qu'y  a-t-il  d'absurde  à  dire  que  le  monde,  émané  de  Dieu 
et  produit  par  lui,  est  un  être  vivant  qui  se  développe  et 
tend  perpétuellement  à  ressembler  au  modèle  éternel 
des  mains  duquel  il  est  sorti? 

Tu  te  déclares  panthéiste  et  sceptique.  Permets-moi 
d'observer  que  c'est  toi  qui  te  contredis,  puisqu'il  est 
impossible  d'être  en  même  temps  panthéiste,  c'est-à- 
dire  d'avoir  une  croyance,  et  sceptique,  c'est-à-dire  de 
n'en  avoir  pas.  A  moins  pourtant  que  tu  ne  te  dises  pan- 
théiste par  provision,  et  sous  bénéfice  d'inventaire,  et 

H.    TAINE.    —   CORRESPONDANCE.  3 


54  COr.RESPONDAISCE 

parce  que  ce  système  est  beau  et  hardi.  Si  cela  est,  tu 
te  trompes  encore,  car  ce  système  est  laid  et  étroit, 
puisqu'il  retranche  à  l'être  tous  ses  attributs  et  met  à 
la  place  du  modèle  parfait  et  absolu  une  substance 
aveugle  et  marchant  sans  cesse  vers  un  développement 
infini,  qu'elle  ne  peut  atteindre  que  dans  l'infini,  c'est- 
à-dire  qu'elle  n'atteindra  jamais. 

Que  si  je  t'ai  exhorté  à  t'occuper  de  philosophie,  ce 
n'est  pas  parce  que  je  craignais  de  te  voir  devenir  un 
malhonnête  homme.  M'as-tu  pris,  par  hasard,  pour  un 
moine  enfroqué  ou  pour  un  benêt  de  prédicateur? 
Point  du  tout  :  mais  c'est  que  je  sais  que  pour  entrete- 
nir une  intimité  véritable,  il  faut  avoir  des  opinions 
semblables,  et  que  deux  hommes  qui  ont  des  convic- 
tions entièrement  contraires  ne  peuvent  être  bien  unis. 

Voyons  maintenant  mes  opinions  et  regardons  si  mes 
recherches  métaphysiques  sont  aussi  ridicules  que  tu  le 
dis.  Voici  à  peu  près  le  discours  que  tu  tiens  :  «  Je  ne 
sais  rien  sur  le  principe  et  l'origine  de  ce  monde  dont 
je  fais  partie  ;  je  n'ai  jamais  examiné  sérieusement  si 
Dieu  existe  ou  non,  je  ne  sais  pas  où  va  ce  monde,  ni 
quelle  est  la  fin  et  la  destinée  du  genre  humain.  Je  ne 
sais  pas  si  j'ai  une  âme  spirituelle,  ou  si  tout  se  fait  en 
moi  mécaniquement  par  le  jeu  des  organes,  je  ne  sais 
pas  ce  que  c'est  que  la  mort,  ni  si  j'y  survivrai.  Tout 
cela  ne  m'embarrasse  point,  et  je  ne  veux  seulement 
pas  m'en  occuper.  —  J'ai  des  opinions  politiques  très 
passionnées,  et  il  y  a  un  parti  dont  je  souhaite  ardem- 
ment le  triomphe,  à  tel  point  que  je  prendrais  peut-être 


L'ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION  55 

le  fusil  pour  le  lui  assurer;  je  veux  des  réformes  pro- 
fondes dans  la  société  et  le  gouvernement  ;  je  veux 
ravénenient  du  règne  de  la  justice  ;  et  je  ne  sais  pas  ce 
que  c'est  qu'une  société,  qu'un  gouvernement,  que  la 
justice,  que  le  droit  ;  je  règle  ma  vie  d'après  un  senti- 
ment intime  ;  et  je  ne  sais  pas  si  j'ai  raison  d'agir  ainsi. 
11  y  a  quelqu'un  qui  était  dans  la  même  incertitude  que 
moi,  et  qui  maintenant  dit  avoir  trouvé  une  série  de  dé- 
monstrations géométriques  sur  toutes  ces  matières.  Ce 
quelqu'un  m'invite  à  suivre  la  même  voie  que  lui,  et  à 
étudier  la  science  qui  l'a  guéri  de  ses  doutes;  mais  moi, 
je  méprise  cette  science  ;  sans  y  avoir  réfléchi  deux 
heures,  je  déclare  qu'elle  est  honne  tout  au  plus  à  faire 
pivoter  des  assiettes  sur  des  pointes  d'aiguilles.  Je  pré- 
fère l'incertitude  de  mon  doute  au  repos  des  convictions, 
je  veux  vivre  d'instinct  comme  un  animal.  Je  risque  ma 
vie,  et  je  m'expose  à  prendre  le  plus  mauvais  et  le  plus 
malheureux  de  tous  les  partis.  Je  ferme  les  yeux  pour 
ne  pas  voir  et,  heureux  de  mon  ignorance  et  de  ma  mi- 
sère, je  raille  l'homme  inepte  et  ridicule  qui  m'engage 
à  en  sortir.  » 

Dis,  mon  ami,  trouves-tu  ce  discours  bien  consé- 
quent? Tu  n'en  étais  point  là  cependant,  il  y  a  un  mois; 
lu  m'avouais  en  confidence  que  tu  ne  croyais  point 
M.  Proudhon*,  et  que,  si  tu  le  lisais,  c'était  pour  con- 

i.  Proudhon  (Pierre-Joseph),  piibliciste,  né  à  Besançon  en  1809, 
décédé  à  Passy  en  1805.  Ses  principales  œuvres  :  Avertissement 
aux  propriélaires,  Système  des  contradictions  économiques,  Solu- 
tion du  problème  social,  Le  droit  au  travail,  etc.,  avaient  '^éjà 
paru  à  cette  époque  et  étaient  ardemment  discutées. 


36  CORRESPONDANCE 

templer  l'élan  d'un  esprit  puissant  et  logique  et  non 
pour  chercher  des  convictions.  Tu  me  promettais  de 
t'abstenir  jusqu'au  moment  d'entrer  en  philosophie  et 
de  travailler  là  à  asseoir  tes  doctrines.  Tu  étais  scep- 
tique absolu,  et  je  m'en  réjouissais,  parce  que  c'est  la 
meilleure  disposition  pour  s'occuper  de  métaphysique. 
Quelle  mouche  t'a  donc  piqué  depuis?  D'où  t'ont  germé 
ces  convictions  matérialistes,  cette  nonchalance  pour  la 
vérité  ?  Ne  sais-tu  pas  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  vulgaire 
qu'un  tel  état  et  que  cette  disposition  est  celle  de  tous 
ceux  qui  ne  se  sentent  pas  assez  de  force  pour  chercher 
et  pour  trouver?  T'estimes-tu  assez  peu  pour  confier  ta 
vie  aux  hasards  d'une  opinion  douteuse?  Et  ne  sais-tu 
pas  que  le  doute,  si  ce  n'est  celui  de  Pascal,  est  une 
lâcheté? 

Pardonne-moi  d'être  si  dur  ;  je  veux  te  secouer  et  te 
rendre  à  toi-même  ;  encore  une  fois,  ce  n'est  pas  être 
homme  que  de  parler  comme  tu  fais. 

Je  ne  réponds  pas  à  tes  opinions  politiques;  cène 
sont  que  des  opinions  sans  preuves;  et  moi,  je  n'accepte 
rien  sans  démonstration.  Tu  te  contredis  d'ailleurs; 
n'as-tu  pas  admis  sans  réserve  un  travail  que  je  t'ai 
montré  sur  l'État  et  le  Gouvernement  •?  Ce  travail  était 

1.  Voir  p.  10,  noie  4;  en  voici  le  résume,  écrit  en  marge,  par 
llippolyteTaine  :  «  1°  L'État  a  pour  origine  l'agrépation  d'un  cerlaiii 
ii()nil)re  d'hommes  placés  dans  des  conditions  de  développement  sem- 
blables, ayant  entre  eux  des  ressemblances  particulières.  2°  L'Etat  se 
forme  quand  la  nation  prend  conscience  de  son  unité.  5°  L'J*]tat  t'«/ 
une  persomie  vivante  et  puMique,  formée  par  l'assemblag-e  d'nne 
certaine  portion  de  Vrire  de  tous  les  particuliers,  lesquels  existent 
en  lui.  4°  l/Klat  a  divers  degrés  d'dlre,  selon  que  les  particuliers 


[/ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION  37 

absolument  contraire  à  ce  que  lu  dis  aujourd'hui,  et 
tout  ce  que  j'y  affirmais,  je  le  prouvais. 

Adieu,  et,  encore  une  fois,  pardonne-moi  la  vivacité 
de  mon  langage,  puisque  je  n'ai  été  si  vif  que  parce  que 
je  t'aime  et  que  je  te  suis  sincèrement  attaché. 

Je  suis  admissible  le  second  à  l'École,  Libert  premier, 
About  troisième  ^ 
Tout  à  toi. 

incitent  en  commun  une  plus  grande  partie  de  leur  moi.  Vêlrc 
de  l'Élat  s'augmente  par  la  loi  du  progrès.  5°  Le  Gouvernement 
est,  la  réalisation  sensible  et  active  de  l'État  qui  acquiert  une  unité 
précise  et  un  centre  d'action.  Il  est  reffet  de  l'État,  6"  Son  action 
doit  être  mesurée  et  appropriée  au  degré  (ïêtre  de  la  personne 
publique.  Son  devoir  est  de  conserver  exactement  cette  appro- 
priation. Son  droit  est  le  même  que  celui  d'un  individu,  puisqu'il 
est  lassemblage  de  plnsieurs  moi.  1°  Ces  unités  individuelle,  sociale, 
humaine,  ont  les  mêmes  lois  et  se  forment  progressivement,  la 
seconde  de  la  première,  et  la  troisièmedela  seconde  {1^'' juin  1848.)» 
1.  Au  classement  définitif,  H.  Taine  fut  classé  premier,  Libert 
second,  About  troisième,  Lamm  quatrième,  Sarcey  cinquième, 
sur  24  élèves  de  la  section  des  lelties. 


DEUXIÈME    PARTIE 


L'ECOLE    NORMALE 


i 


CHAPITRE  I 


PitMiiière  année  :  Le  nouveau  milieu.  —  La  préparation 
à  Kl  licence;  travaux  particuliers.  —  Correspondance. 

Ilippolx  te  Taine  entra  à  l'École  normale  en  novembre  1848, 
avec  la  brillante  promotion  dont  il  était  le  chei"^  ;  il  y 
rencontra  parmi  les  élèves  des  deux  années  précédentes 
d'autres  camarades  très  distingués  dont  plusieurs  devinrent 
ses  amis  :  MM.  Assolant^,  Challemel-Lacour^,  J.-J.  Weiss*, 
E.  Yungs,  le  cardinal  Perraud'^,  etc.  Malgré  la  satisfaction 
de  se  trouver  dans  un  centre  si  fait  pour  lui,  les  premiers 
mois  furent  tristes;   il  avait  une  réserve  naturelle  qui  lui 

1.  \oir  p.  57. 

2.  Assolant  (Jean-Baptiste-Alfred),  littérateur,  né  en  1827,  entré 
à  l'École  normale  en  1847,  mort  en  1880. 

5.  Challemel-Lacour  (Paul-Armand),  de  l'Académie  Française, 
publiciste  et  homme  politique,  né  en  1827,  entré  à  l'École  nor- 
male en  184(5,  mort  en  1890. 

4.  Weiss  (Jean-Jacques),  professeur  et  journaliste,  né  en  1827; 
prix  d'honneur  de  philosophie  en  1847  ;  entré  à  l'École  normale  la 
même  année,  mort  en  1890. 

5.  Yung  (Godefroy-Euyùne),  fondateur  de  la  Revue  des  Cours 
littéraires,  né  en  1827,  entré  à  l'École  normale  en  1847,  mort 
cil  1887. 

0.  Le  Cardinal  Perraud  (Adolphe-Louis-Albert),  de  l'Académie 
Française,  évoque  d'Autun,  né  en  1828,  entré  à  l'École  normale 
eu  1847 


42  CORRESPOJJDANCE 

rendait  difficile  toute  accommodation  à  un  nouveau  milieu; 
il  lui  fallait  se  réhabituer  à  l'internat,  apprendre  à  connaître 
tous  ces  jeunes  gens  de  nainres  et  de  provenances  si  di- 
verses :  il  n'osait  se  livrer  à  eux,  leur  montrer,  comme  à 
Prévost-Paradol  et  à  Planât,  la  fermentation  de  ses  idées  et 
la  passion,  nous  pourrions  presque  dire  l'ivresse  philoso- 
phique, qui  l'animait.  On  verra  dans  ses  lettres  *  que  cette 
solitude  morale  devint  une  vive  souffrance.  Il  se  retrempait 
aux  jours  de  congé  dans  la  société  de  ses  deux  chers  amis 
du  lycée  Bourbon;  il  n'avait  pas  d'autre  consolation,  car  il 
avait  dû  se  résigner  à  voir  se  fermer  la  maison  maternelle  : 
Mme  Taine,  ayant  accompli  sa  tâche  auprès  de  son  fils,  était 
retournée  dans  les  Ardennes,  appelée  par  d'autres  devoirs. 
Malgré  son  absence,  le  jeune  normalien  allait  passer  presque 
tous  ses  moments  de  liberté  dans  l'appartement  désert  des 
Batignolles,  pour  y  retrouver,  avec  la  douceur  des  souvenirs, 
ces  heures  de  solitude  où  sa  pensée  pouvait  librement  se 
concentrer  et  qui  lui  faisaient  si  cruellement  défaut  à 
l'École.  —  L'accoutumance  au  nouveau  milieu  vint  cepen- 
dant ;  il  s'habitua  à  l'exubérance  un  peu  trop  bruyante  ^  de 
ses  jeunes  condisciples,  et  ceux-ci,  de  leur  côté,  apprirent 
à  apprécier  et  à  respecter  ce  grand  laborieux^  dont  ils 
aimaient  la  modestie,  la  douceur  et  la  courtoisie,  autant 
qu'ils  admiraient  sa  précoce  érudition  et  son  incontestable 
talent.  Hippolyte  Taine  ne  tarda  pas  à  tenir  une  place  pré- 

1.  Voir  p.  45  et  suivantes,  lettres  à  Prévost-Paradol. 

'2.  Voir  p.  88,  lettre  du  10  juillet. 

5.  Le  grand  bûcheron,  comme  l'appelait  Edmond  About.  Voir 
aussi  pour  ces  années  d'École,  les  Souvenirs  de  jeunesse  de 
II.  F.  Sarcey  et  le  livre  de  M.  G.  Monod,  Benan,  Taine,  Michelet. 
—  Un  autre  de  ses  condisciples,  M.  Cliaraux,  dépeint  dans  une  lettre 
à  M.  V.  Giraud  «  le  Taine  des  jeunes  années  dont  le  pur  et  calme 
visage,  le  regard  doux  et  un  peu  voilé,  la  tête  légèrement  pencliée, 
l'attitude  ordinaire,  celle  du  disciple  qui  écoute  et  qui  médite,  sont 
encore  aussi  présents  à  mon  esprit  que  si  je  venais  de  le  quitter 
hier.  »  (Victor  Giraud.  E^sai  sur  Taine,  2"  édition,  p.  2^). 


L'ECOLE  NORMALE  43 

pondérante  dans  les  discussions  de  cette  ardente  jeunesse  ; 
il  se  passionnait  pour  les  idées  comme  d'autres  pour  le 
plaisir  ;  ces  trois  années  d'École,  si  fécondes  pour  sa  pen- 
sée, lui  laissèrent  plus  tard  les  souvenirs  les  plus  précieux 
et  furent  toujours  considérées  par  lui  comme  le  meilleur 
temps  de  sa  vie. 

L'Ecole  avait  alors  M.  P. -F.  Dubois*  comme  directeur,  et 
M.  E.  Vacherot^  pour  directeur  des  études.  C'est  dire  quel 
libéralisme  y  présidait;  rien  ne  pouvait  être  plus  favorable  au 
développement  d'un  esprit  aussi  original  et  aussi  conscien- 
cieux que  celui  du  jeune  Taine.  Les  maîtres  de  conférences  de 
première  année  étaient,  en  1848,  M.  Philippe  Le  Bas^  pour 
la  langue  et  la  littérature  grecques,  M.  Gibon*  pour  la  langue 
et  la  littérature  latines,  M.  Jacquinet^  pour  la  langue  et  la 
littérature  françaises,  M.  Wallon ^  pour  l'histoire,  M.  Kastus' 
pour  la  philosophie,  M.  Adler-Mesnard^  pour  l'allemand. 

Mais  en  dehors  des  travaux  imposés  par  le  règlement, 
Hippolyte  Taine  continuait,  comme  au  lycée,  ses  études 
personnelles-  de  littérature,   d'histoire  et  de  philosophie. 

1.  Dubois  (Paul-François),  professeur  et  publiciste,  no  à  Rennes 
en  1793,  mort  à  Valence  en  1874,  entré  à  l'École  normale  en  1812, 
fondateur  du  Globe,  député,  directeur  de  l'École  normale  de  1840 
à  1850. 

2.  Vacherot  (Élienne),  philosophe,  membre  de  l'Institut,  né  à 
Langres  en  1809,  entré  à  l'École  normale  en  1827,  directeur  des 
Études  de  1857  à  1851,  mort  en  1897. 

3.  Le  Bas  (Phihppc),  né  en  1794,  mort  en  1860. 

4.  Gibon  (Alexandre-Edme),  né  en  1798,  entré  à  l'École  normale 
en  1816,  mort  en  1871. 

5.  Jacquhiet  (Paul),  né  en  1815,  entré  à  l'École  normale  en  1835. 

6.  Wallon  (Henri-Alexandre),  membre  de  l'Institut,  né  en  1812, 
entré  à  l'École  normale  en  1851. 

7.  Kastus  (Charles  Tzaunt  Waddington),  né  à  Milan  en  1819, 
entré  à  l'École  normale  en  1838. 

8.  Adler-Mesnard  (Édouard-Henri-Emmanuel),  né  à  Berlin  en  1807, 
mort  à  Paris  en  1868. 

9.  Voir  p.  56,  lettre  du  20  mars  1849. 


U  CORRESPONDANCE 

En  littérature,  il  travaillait  surtout  à  prci)arcr  la  licence 
ès-lettres  qu'il  devait  passer  au  mois  d'août;  il  prenait  de 
nombreuses  notes  sur  les  auteurs  grecs,  latins  et  français  ; 
il  écrivait  une  étude  spéciale  sur  la  rhétorique  de  Pascal, 
et  faisait  une  excellente  analyse  des  chapitres  du  Port- 
Royal  de  Sainte-Beuve  consacrés  au  grand  écrivain  jansé- 
niste. Il  complétait  le  cours  régulier  d'histoire  ancienne^ 
par  l'histoire  des  peuples  d'Orient,  Inde,  Egypte,  Perse, 
Judée;  par  des  analyses  d'Hérodote  et  de  la  Symbolique 
de  Creutzer-;  par  un  travail  sur  la  civilisation  des  Hébreux, 
et  des  notes  sur  les  langues  primitives,  d'après  un  article 
d'Ernest  Renan  5.  Pour  la  philosophie,  nous  avons  retrouvé 
dos  commentaires  sur  Spinoza*,  des  notes  sur  l'objet  et  la 
méthode  de  la  philosophie,  sur  la  psychologie,  la  con- 
science, la  pensée  en  général,  la  raison,  la  perccplioii 
extérieure,  l'induction,  la  mémoire;  des  analyses  de  VEs- 
thélique  de  Hegel,  et  enfin  un  plan  de  la  théorie  de  Vhilelli- 
(jence  daté  de  1849;  c'est  la  trace  la  plus  ancienne  du 
grand  travail  qui  fut  pendant  plus  de  vingt  ans  le  but 
constant  de  toutes  ses  pensées.  —  Entre  temps,  il  suivait 
avec  assiduité  la  conférence  de  M.  Adler-Mesnard,  et  appre- 
nait l'allemand  pour  lire  dans  le  texte  original  Gœthe  et 

1.  Les  nombreuses  notes  marginales  de  ses  cahiers  d'histoire 
témoignent  d'un  travail  subséquent  très  considérable. 

2.  Creutzer  (George-Frédéric),  philologue  allemand,  né  à  Mar- 
bourg  en  1771,  mort  à  Heidelberg,  en  1858.  La  Symbolique  avait 
été  traduite  par  M.  Guigniaut. 

3.  Publié  dans  la  Liberté  de  penser  de  décembre  1848. 

4.  Notes  inlerfobées  dans  son  exemplaire  de  Spinoza  et  numé- 
rotées de  A  à  Z.  Quelques-unes  sont  perdues.  Ce  sont  parfois  des 
réfutations.  Ex.  :  note  B  :  «  Voici  le  point  faible  du  système  (pro- 
position 28).  Il  y  a  là  une  double  impossibiUté.  Le  mouvcmeut 
chez  Spinoza  manque  de  cause.  Le  premier  moteur  d'ArisLole 
n'existe  pas.  »  Note  Y  :  <(  L'erreur  fondamentale  de  Spiuoza  est 
d'avoir  détruit  le  monde.  Au  fond,  il  l'engloutit  en  Dieu.  Sa  phi- 
losophie aboutit  à  cette  proposition  que  les  choses  particulières 
ne  sont  distinctes  qu'au  regard  de  l'esprit  et  non  en  soi.  » 


I/ÉCOLE  NORMAI.E  45 

Hegel.  Sa  ciiriosilé  se  portait  sur  tous  les  sujets,  et  nous 
voyons  par  les  analyses  de  ses  lectures  qu'il  étudiait  alors 
Hobbes  et  Burdach*  avec  la  même  ardeur  que  Creutzer, 
Pascal  ou  les  Pères  de  l'Église.  —  Ses  camarades,  moins 
studieux,  le  «  feuilletaient  »  comme  un  répertoire  vivant-, 
et  ifs  étaient  émerveillés  de  l'étendue  et  de  la  profondeur 
de  son  information. 

La  suite  des  lettres  à  Prévost-Paradol  nous  éclairera 
mieux  que  tous  les  commentaires  sur  l'état  d'esprit  et  les 
études  d'Ilippolyte  ïaine  pendant  cette  première  année 
d'École  normale. 


A   FREVÛST-PARADOI 

Paris,  22  février  1849 
Mon  cher  Prévost,  je  viens  d'avoir  le  plaisir  le  plus 
vif  que  j'aie  eu  depuis  longtemps;  ta  lettre  si  affec- 
tueuse, si  remplie  de  confidences,  m'a  rendu  heureux, 
et  m'a  donné  un  si  grand  besoin  de  causer  avec  toi, 
que  je  veux  employer  toute  cette  soirée  à  t'écrire.  Il  y 
a  bien  longtemps  que  j'en  ai  le  désir;  mais  toujours  le 
temps  me  manque;  et  puis  (je  te  l'avoue)  je  compte 
toujours  me  dédommager  Tan  prochain.  Travaille,  cher 
ami,  le  grec  et  le  latin,  si  ce  n'est  pour  toi,  du  moins 
pour  moi.  J'ai  besoin  de  toi;  tous  les  jours  je  sens  ce 
besoin  plus  fortement  parce  qu'à  l'École  je  n'ai  aucun 
ami,  ni  pour  les  choses  d'esprit,  ni  pour  les  choses  de 
cœur;  tout  ce  Ilot  de  pensées  et  de  sentiments  qui 
s'agitent   en   moi,   ne   pouvant    déborder   au    dehors, 

1.  Voir  p.  152. 

2.  Yoir  Souvenirs  de  ^eunesse^  de  Francisque  Sarcey. 


46  CORRESPONDANCE 

s'épanche  en  toutes  sortes  d'écrits  particuliers,  soit 
sérieux,  scientifiques  et  praliques,  soit  intimes,  secrets, 
confidentiels*.  L'an  prochain  je  te  dirai  tout.  Tu  me 
trouveras  hicn  changé,  bien  vieilli;  de  nouveaux  hori- 
zons se  sont  ouverts  pour  moi  dans  la  science  et  dans 
la  vie;  de  grandes  tristesses,  de  grandes  espérances 
m'oppressent;  cependant,  lorsque  je  m'observe,  je  m'a- 
perçois que  ni  ma  nature,  ni  mes  convictions  ne  se 
sont  altérées.  Elles  se  sont  développées,  voilà  tout.  Tu 
retrouveras  ton  ami  tel  que  tu  l'as  connu.  Seulement 
tu  verras  de  nouvelles  choses.  Tu  n'as  guère  vu  en  moi 
jusqu'à  présent  que  ce  qui  y  dominait  par  un  régne 
exclusif,  je  veux  dire  l'amour  de  connaître  et  le  goût 
de  la  science  certaine.  Tu  verras  peut-être  un  caractère 
formé,  des  opinions  sur  la  vie  pratique  arrêtées,  et  ce 
qu'on  appelle  une  morale  et  un  système  de  conduite 
déterminés.  Chose  étrange,  que  quelques  mois  de  ré- 
flexions solitaires,  et  d'expérience  des  hommes,  puis- 
sent faire  éclore  en  une  âme  tout  un  développement 
qu'elle  ne  soupçonnait  pas! 

Pour  toi,  mon  pauvre  ami,  je  te  plains  et  je  ne  te  com- 
prends pas.  Tu  trouves  ton  état  misérable  ;  tu  sens  qu'il 
est  malheureux  de  douter,  de  chercher,  de  livrer  sa  vie 
à  l'apparence  et  au  hasard,  suivant  partout  ce  qui  sé- 
duit et  ce  qui  brille,  se  dévouant  à  des  opinions  qui 
charment,  et  dont  on  ne  sait  pas  pourtant  si  elles  va- 
lent la  peine  d'être  aimées  et  défendues.  Tu  souiïres  de 
cela,  et  cependant  tu  te  complais  dans  celte  souffrance. 

i.  Beaucoup  de  ces  cahiers  ont  été  détruits. 


L'ECOLE  NORMALE  47 

Sans  doute  elle  est  bien  supérieure  à  cette  croyance 
stupide  et  brulale  de  ce  qu'on  appelle  le  vulgaire  in- 
stinct, à  ces  opinions  incertaines  et  à  demi  fausses,  que 
Ton  admet  comme  axiomes  et  sur  lesquelles  la  foule 
des  sots  s'endort,  satisfaite  et  orgueilleuse.  Mais  il  faut 
aller  plus  loin;  car  cela,  entends-tu,  c'est  le  malheur; 
tant  que  tu  es  fort  et  jeune  d'esprit,  de  corps,  de 
croyances,  de  passions,  tu  peux  durer  dans  cet  état;  le 
feu  qui  t'anime  te  soutiendra  partout,  et  t'empêchera 
de  tomber  dans  cette  langueur  déplorable  dont  la  fin  est 
le  suicide.  Mais  quand  il  sera  éteint,  quand  il  défaillera, 
sais-tu  où  tu  en  viendras?  Je  le  sais  moi,  je  l'ai  éprouvé 
cette  année;  dans  les  dégoûts  innombrables  et  les  dé- 
couragements qui  m'ont  assailli,  j'aurais  succombé,  si 
je  n'avais  pas  eu  des  croyances  appuyées  sur  quelques 
démonstrations  fermes.  Il  m'a  fallu  ces  points  fixes, 
pour  me  retenir  dans  cette  chute  immense  que  fait  tout 
homme  nourri  de  science  et  d'art,  lorsque  pour  la  pre- 
mière fois  il  aperçoit  le  monde,  la  vie,  et  cette  triste 
et  vaste  étendue  de  trente  ou  quarante  années  qu'il  a 
encore  à  passer  avant  de  finir  et  de  s'endormir.  Le  bon- 
heur est  impossible;  le  calme  est  le  suprême  but  de 
l'homme  ;  et  on  ne  peut  l'avoir  si  l'on  n'a  d'inébranlables 
convictions.  Pour  moi,  j'en  ai;  oui,  j'en  ai,  et  les  miennes 
s'affermissent  et  s'étendent  de  jour  en  jour;  je  crois  que 
la  science  absolue,  enchaînée,  géométrique  est  possible; 
j'y  travaille;  j'y  ai  déjà  fait  deux  ou  trois  grands  pas. 
Veuille  sérieusement  trouver  et  donne-moi  l'an  prochain 
ta  main.  Si  la  géométrie  est  quelque  chose  d'indubitable, 


4S  COnRESPONDANCE 

je,  lo  ftM'ai  croire  :  et  tu  croiras  non  de  cette  croyance 
vaine  et  légère  qui  vole  sans  consislance  au-dessus  de 
son  objet,  mais  avec  cette  persuasion  solide  et  parfaite 
qui  est  le  repos  absolu  de  l'âme,  qui  exclut  tout  doute, 
et  qui  enchaîne  l'esprit  comme  avec  des  nœuds  d'airain. 
Qui  te  persuade  que  le  vrai  est  inaccessible?  Est-ce 
parce  que  tu  ne  l'as  pas  trouvé?  Mais  ceci  n'est  point 
une  preuve,  et  peux-tu  renoncer  à  toute  croyance  sur 
un  fondement  si  léger?  Ce  qui  te  manque,  c'est  la  mé- 
thode; je  le  sens  par  moi-même.  Des  choses  incompré- 
hensibles au  premier  coup  d'œil  me  sont  devenues 
claires  lorsque  j'ai  appliqué  mon  esprit  à  les  compren- 
dre, en  la  façon  qu'il  fallait.  Je  ne  te  parle  pas  ici  de 
cette  méthode  commune  dont  on  nous  fatigue  les  oreilles 
dès  le  premier  mois  de  philosophie.  11  est  une  méthode 
bien  plus  haute,  bien  plus  claire,  bien  plus  sûre,  celle 
de  Spinoza.  Ne  renonce  donc  pas  au  vrai,  et  attends,  je 
te  supplie,  que  nous  ayons  travaillé  ensemble.  Tu  verras 
combien  les  contradictions  des  pinlosophes,  qui  te  jet- 
tent dans  le  doute,  sont  faibles  au  fond,  combien  tous 
les  grands  esprits  se  sont  accordés.  Quelqu'un  disait 
que,  comme  les  mathématiques,  la  philosophie  avait  été 
renouvelée  et  développée  deux  ou  trois  fois,  mais 
qu'elle  n'avait  jamais  changé.  Et  cela  est  fort  vrai.  11  est 
un  point  de  vue  supérieur,  duquel  on  embrasse  l'en- 
semble des  choses  et  d'où  l'on  dénoue  aisément  les  dif- 
ficultés. Deux  ou  trois  grands  hommes  l'ont  touché,  et 
c'est  à  eux  qu'il  faut  s'attacher.  Prends  donc  courage, 
et   ne  sois  sceptique  que  par  ])rovision. 


I 


l/ÉCOLE  NORMALE  49 

Je  suis  jaloux  de  ton  jeune  ami.  Tu  as  un  confident, 
presque  un  fils.  M'as-tu  oublié  pour  cela?  Suis-je  point 
descendu  dans  ton  affection?  Si  tu  l'aimes  autant  que 
lu  le  dis,  toute  la  place  doit  être  prise  dans  ton  âme;  il 
doit  te  suffire,  et  je  ne  te  fais  plus  défaut.  Tache 
d'avoir  le  cœur  large,  et  de  l'aimer  comme  ton  élève, 
en  continuant  à  m'aimer  comme  ton  ami,  comme  ton 
vieil  ami.  Car  il  faut  que  je  te  rappelle  mes  titres. 
N'avons-nous  pas  fait  ensemble  l'éducation  de  notre 
esprit?  N'avons-nous  pas  assisté  tous  les  deux  à  l'essor 
de  notre  intelligence?  N'avons-nous  pas  le  même  fond 
d'idées  et  de  sentiments?  J'ai  quelque  chose  encore  de 
plus  pour  toi.  Ce  quelque  chose,  c'est  la  sympathie,  et 
il  n'y  a  après  toi  qu'une  seule  personne  pour  laquelle  je 
l'ai  éprouvée  dans  ma  vie.  Pourquoi?  c'est  que  l'amitié 
est  un  mariage,  et  que,  comme  disait  Platon,  il  est  bien 
rare  qu'on  retrouve  la  moitié  dont  on  a  été  séparé.  Te 
le  dirai-je  encore?  Je  compte  sur  toi  pour  l'avenir;  j'es- 
père, je  crois  que  tu  seras  quelque  chose  ;  tu  auras  du 
talent;  et  quand  je  te  souhaite  des  croyances,  c'est 
que  je  veux  mettre  ton  éloquence  au  service  de  quelque 
chose,  et  par  la  réunion  de  ces  deux  puissances  te  voir 
arriver  au  premier  rang.  Tes  succès  me  rendent  heu- 
reux par  une  sorte  d'amour-propre  paternel;  et  per- 
mets-moi d'expliquer  ce  mot.  C'est  qu'ayant  passé  par 
les  mêmes  révolutions  intellectuelles,  et  persuadé  qu'il 
y  a  un  progrés  et  un  développement  dans  le  mouve- 
ment de  l'esprit,  je  crois  avoir  déjà  été  poussé  plus  loin 
que  toi.  Assis  sur  le  rivage,  je  t'attends;  j'aime  à  te 

U.    TAI?;:...    —   CORRESPONDANCE.  4 


na  CORRESPONDANCE 

voir  marcher  et  avancer:  je  compte  te  voir  entrer  dans 
la  môme  route;  il  me  semble  que  je  suis  vieux  et  expé- 
rimenté et  que  je  m'intéresse  un  peu  comme  un  vieil- 
lard à  ceux  qui  tentent  le  voyage  que  je  poursuis.  As 
tu  éprouvé  ce  sentiment? 

Tu  es  ambitieux,  dis-tu.  Que  veux-tu?  La  gloire,  la 
puissance?  Quel  est  ton  plan  de  vie?  Veux-tu  entrer 
dans  la  politique?  Écris-moi  donc  ce  que  tu  désires. 
Autrefois,  censé  semble,  tes  vœux  se  bornaient  à  obte- 
nir une  chaire  en  province,  à  donner  quatre  heures  de 
ton  temps  tous  les  jours  à  l'État,  en  échange  d'un  trai- 
tement modique,  à  cultiver  l'heureuse  médiocrité 
d'Horace,  à  courir  la  campagne  et  à  te  rassasier  de  la 
vue  du  ciel  et  des  bois,  à  vivre  seul,  courant  sur  tous 
les  sujets,  cueillant  partout  l'apparence  du  beau  et  du 
vrai,  et  cherchant  à  endormir  dans  cette  vie  à  la  fois 
active  et  reposée  l'activité  inquiète  de  ton  âme.  Es-tu 
maintenant  ambitieux  d'une  place  de  journaliste,  d'un 
rôle  politique,  d'une  vie  de  discussions  contre  le  catho- 
licisme et  de  pamphlets  contre  les  bourgeois?  Fais-moi 
là-dessus  tes  confidences,  j'attends  ta  prochaine  lettre. 
Pour  moi,  la  vie  de  discussion  m'ennuie;  on  n'y  ap- 
prend rien;  on  n'y  gagne  que  des  inimitiés  et  des 
injures;  elle  a  cessé  pour  moi  à  l'École;  j'ai  juré  de  ne 
plus  disputer  sur  la  politique  ni  la  religion,  et  je  passe 
mes  récréations  soit  à  plaisanter,  soit  à  faire  de  la  mu- 
sique. 

Es-tu  psychologue?  As-tu  acquis  le  talent  de  s'obser- 
ver soi-même  et  de  se  voir  sentir  et  agir? 


I 


L'ÉCOLE  NORMALE  51 

Si  tu  ne  peux  te  faire  de  croyances  plus  tard,  fais-toi 
liistorien;  sinon  philosophe.  Pour  moi,  il  est  à  peu  près 
certain  que  je  m'occuperai  de  philosophie. 

Écris-moi  longuement,  et  parle-moi  un  peu  de  ton 
ami,  et  de  tes  lectures  philosophiques.  En  as-tu  fait 
quelques-unes  sérieusement? 

Adieu. 


AU    MEME 

Paris,  2  mars  1849 

Mon  ami,  je  ne  me  fais  pas  un  devoir  de  te  répondre. 
Je  ne  fais  que  causer  avec  toi;  ne  crois  pas  que  je  me 
gêne;  j'ai  trouvé  un  bout  de  soirée  tous  les  jeudis,  qui 
désormais,  si  tu  veux,  t'appartient. 

Tu  me  parles  de  Platon  et  de  la  Grèce  ;  c'est  me 
prendre  par  mon  faible  ;  je  suis  bien  heureux  de  te  voir 
véritablement  grec  et  ancien.  Nous  le  sommes  tousdeux, 
mon  ami.  Rien  n'égale  ma  joie  et  la  sérénité  de  mon 
âme  lorsque  j'erre  seul  au  matin  dans  les  grandes  salles 
silencieuses  du  Musée,  parmi  tous  ces  corps  si  vivants 
et  si  divins.  —  Tout  d'abord  il  faut  que  je  le  parle 
d'Aristophane  :  réjouis-toi,  nous  le  lirons  ensemble  l'an 
prochain.  Tu  n'as  pas  une  idée  de  cette  liberté,  de  cette 
impudeur  démocratique,  de  cette  grandeur,  de  celte 
élégance,  de  cette  beauté,  de  cette  vivacité.  Ton  Platon 
te  séduit  parce  que  lu  y  vois,  parmi  les  plus  hautes 
pensées,  les  amours  et  la  nudité.  Mais  lu  n'as  qu'un 
coin  du  tableau.  Aristophane  te  lèvera  tout  le  voile.  Tu 


52  CORRESPONDANCE 

verras  ce  mélange  d'impureté  et  de  poésie,  de  beauté  et 
de  licence.  Point  d'obscénité  véritable  pourtant;  rien 
d'ignoble  comme  dans  Shakespeare;  l'ignoble,  le  laid 
purement  laid  est  moderne.  La  grâce  et  le  goût,  en 
Grèce,  accompagnent  tout. 

Te  voilà  donc  devenu  ambitieux  tout  d'un  coup.  Mon 
ami,  tu  seras  malheureux.  Tout  ce  que  les  moralistes  et 
les  sermonnaires  ont  dit  sur  l'imprudence  de  mettre 
son  bonheur  dans  les  choses  extérieures  est  vrai;  lu 
seras  malheureux;  et  qui  pis  est,  agité, incertain,  trou- 
blé et  bouleversé  de  désirs  contraires,  comme  un  vais- 
seau bon  voilier  sans  lest.  Ton  talent  te  rendra  malheu- 
reux. Réfléchis  à  cela.  Pour  moi,  la  réflexion  est  faite, 
tu  le  sais.  Le  bonheur  pour  moi  n'est  pas  le  plaisir;  j'y 
ai  renoncé,  je  n'y  tiens  plus,  je  m'en  sers  pour  réveiller 
ma  nature  endormie  ;  c'est  un  aiguillon  pour  marcher 
plus  vite  à  un  but,  mais  ce  n'est  que  cela.  Mon  objet  est 
le  bien,  ou  l'Être,  comme  nous  disions  en  métaphysi- 
quant.  Que  je  puisse  penser  beaucoup,  et  trouver 
beaucoup  de  choses  nouvelles,  contempler  et  produire 
des  choses  belles,  que  j'aie  de  quoi  aimer,  c'est-à-dire 
que  j'aie  l'amitié  de  personnes  estimables  pour  le  cœur 
et  l'esprit,  et  en  qui  j'existe  pour  ainsi  dire  de  manière 
à  doubler  mon  être  ;  que  je  puisse  rendre  quelques  ser- 
vices aux  autres  hommes  par  la  profession  que  j'em- 
brasserai, voilà  ce  à  quoi  j'aspire.  Si  j'ai  assez  de  force 
pour  persister  dans  ce  désir,  j'obtiendrai  ce  qui  est  la 
santé  de  l'homme,  je  veux  dire  le  calme. 

Le  calme  !  Entends-tu  ce  que  c'est?  C'est  le  bien  su- 


L'ÉCOLE  NORMALE  53 

prême,  parce  que  c'est  l'action  facile  et  réglée.  Eh!  mon 
ami,  il  faut  bien  que  j'agisse  ainsi!  Mon  unique  désir 
est  de  travailler  sur  moi-même,  pour  valoir  un  peu 
mieux  tous  les  jours,  afin  de  pouvoir  regarder  en  de- 
dans de  moi  sans  déplaisir.  Ne  sais-tu  pas  qu'il  faut  à 
l'homme  cette  retraite  ?  que  la  vie  réelle  est  si  pleine  de 
dégoûts  et  de  souffrances,  qu'à  chaque  instant  nous 
cherchons  un  asile  contre  elle?  que  les  hommes  sont 
pour  la  plupart  si  mauvais,  si  méprisables  et  si  stu- 
pides,  qu'il  faut  pouvoir  converser  toujours  avec  soi- 
même?  Eh  bien!  en  vrai  sybarite,  je  tâcherai  de  net- 
toyer et  d'orner  cette  demeure  intime,  d'y  mettre 
quelques  idées  justes,  quelques  dispositions  bonnes, 
quelques  sincères  affections.  Voilà  tout.  Ce  n'est  qu'une 
affaire  de  ménage  ;  je  n'ai  point  envie  de  courir  le 
monde  avec  fracas,  en  bel  habit,  d'y  faire  du  bruit,  d'y 
gagner  de  la  gloire  et  du  respect,  tant  que  je  laisse 
cette  maison  malpropre  ou  nue  ;  je  n'aime  point  en 
sortant  d'un  beau  salon  rentrer  dans  une  chambrette 
sale;  et,  avant  de  faire  voir  que  je  suis  beau  et  bien 
habillé,  je  tâcherai  de  l'être. 

Une  seule  chose  me  fâche  dans  tout  ceci  ;  c'est  le  peu 
de  chose  qu'est  mon  esprit;  c'est  l'immensité  de  génie  et 
de  science  qu'il  faut  pour  construire  cette  connaissance 
complète  et  géométrique  dont  je  t'ai  parlé;  je  tombe 
bien  souvent  dans  des  langueurs  et  des  faiblesses;  et  il 
m'arrive  alors,  étendu  sur  mon  lit  ou  sur  ma  chaise,  de 
passer  des  heures  entières  dans  cet  évanouissement  de 
la  pensée,  si  triste  et  si  accablant,  que  tu  connais. 


5î  CORRESPONDANCE 

Autre  cause  de  malheur  :  j'aime,  ou  plutôt  je  vou- 
drais aimer;  j'en  ai  besoin;  je  sens  que  la  vie  pour 
l'homme  n'est  pas  complète  sans  l'amour,  et  tu  sais  dans 
quel  sens  large  j'entends  ce  mot  amour;  c'est  l'affec- 
tion dans  tous  ses  genres  :  si  j'étais  romanesque,  si  je 
n'étais  pas  habitué  à  m'observer  et  à  examiner  les 
autres,  je  ferais  dans  ce  moment-ci  un  de  ces  idiots  dont 
les  romans  sont  pleins,  et  je  tomberais  dans  quelque 
belle  passion  amoureuse.  J'ai  lu,  il  y  a  quatre  jours,  le 
Raphaël  de  M.  de  Lamartine  qui  a  pour  objet  la  des- 
cription de  ce  premier  amour,  et  j'en  ai  été  ravi,  di- 
sant :  c'est  bien  moi.  Mais  sois  tranquille,  je  te  réponds 
de  moi;  je  n'ai  pas  de  peine  à  t'en  répondre.  Pourquoi? 
c'est  que  je  sais  ce  que  je  veux;  c'est  que  je  n'ai  pas 
ces  idées  confuses,  cette  irréflexion  qui  font  prendre 
une  personne  belle  et  ordinaire  pour  l'exemplaire  su- 
prême de  la  perfection.  C'est  que  j'aspire  à  quelque 
chose  d'infiniment  plus  relevé,  et  ce  qui  est  la  perfec- 
tion pour  un  philosophe.  Je  sais  qu'elle  n'existe  pas 
dans  le  genre  humain  et  que  si  quelque  chose  en  appro- 
che, ce  n'est  pas  la  femme,  c'est  l'homme,  de  sorte  que 
mon  idéal  serait  bien  plutôt  une  amitié  qu'un  amour.  Il 
y  a  plus  :  j'y  ai  renoncé  ;  cette  tristesse  calme,  ce  dé- 
couragement raisonné  qui  m'a  pris  à  l'endroit  de  la 
pensée  me  prend  aussi  à  l'endroit  de  l'amour;  je  n'es- 
père pas.  Nul  homme  réfléchi  ne  peut  espérer.  Et  alors 
voici  ce  qui  m'arrive;  devant  cette  impossibilité,  un 
sentiment  grand  et  mélancolique  me  saisit  ;  cette  vue 
de  la  vie  humaine  si  mutilée,  cette  nécessité  où  l'on 


il 


L'ÉCOLE  NORMALE  55 

est  de  ne  pouvoir  aimer  qu'à  demi  et  les  autres  et  soi- 
même,  ce  \ice  radical  de  la  nature  de  l'homme  qui, 
blessé  dans  le  fond  de  son  être,  se  traîne  sans  jamais 
pouvoir  être  guéri  sur  le  chemin  que  lui  ouvre  le  Temps, 
tout  cela  m'émeut  comme  cette  vue  de  la  mer  et  des 
vaisseaux  en  péril.  A  ce  spectacle  l'homme  souffre,  les 
périls  des  matelots  le  touchent  :  mais  la  mer  est  si 
grande,  il  y  a  tant  de  beauté  et  de  vie  dans  le  mouve- 
ment des  flots,  des  nuages,  dans  les  efforts  de  ces 
hommes,  dans  leur  danger,  qu'une  sorte  de  joie  étrange 
se  répand  sur  la  première  amertume.  Tel  est  mon  sen- 
timent. Ce  qui  me  fait  connaître  cette  imperfection  fon- 
damentale de  l'homme,  et  le  malheur  qui  est  sa  vraie 
nature,  c'est  la  connaissance  du  parfait,  et  la  vue  de 
l'enchaînement  logique  et  nécessaire  des  choses  ;  la  vue 
de  cette  nécessité  et  de  cette  grande  chose  que  nous  ap- 
pelons le  parfait  est  douce;  la  vue  de  ce  qui  est  la  vraie 
vie  et  la  vraie  nature  de  l'homme  me  console;  la  vue 
du  vrai  et  de  ce  qui  existe  suffit  pour  remplir  l'âme,  et 
étouffer  les  angoisses  qui  suivraient  la  connaissance  du 
malheur. 

C'est  pour  cela  que  j'aime  tant  les  choses  de  la  nature. 
Un  ciel,  même  triste  et  brumeux,  des  arbres  dépouillés 
et  nus,  le  souffle  monotone  du  vent  du  Nord,  l'aspect 
d'une  plaine  stérile,  le  mouvement  de  quelques  pau- 
vres petits  brins  d'herbe  frissonnant  au  froid,  tout  cela 
est  beau  et  m'enchante,  et  la  campagne  est  peut-être  la 
seule  chose  qui  m'ait  donné  une  sorte  de  compléle 
satisfaction. 


56  CORRESPONDANCE 

Non  que  je  me  borne  à  ces  vœux.  Je  serais  fort  triste 
de  végéter  dans  un  trou  de  province  ;  je  tâcherai  de  faire 
mon  chemin  ;  mais  ce  n'est  pas  par  fièvre  d'ambition  ; 
je  trouve  seulement  qu'il  faut  que  la  position  corres- 
ponde à  l'homme,  et  qu'on  ne  doit  pas  être  estimé  au- 
dessous  de  ce  qu'on  est.  —  Tu  me  connais  maintenant  à 
peu  près  tel  que  je  suis  aujourd'hui.  Adieu. 


AU   MEME 

Paris,  20  mars  18  i9 

Mon  ami,  excuse-moi  moi-même  ;  il  y  a  huit  jours 
que  j'aurais  dû  te  répondre,  et  je  ne  l'ai  pas  pu  ;  j'ai, 
comme  toi,  un  encombrement  de  travaux  de  toutes 
sortes  dont  je  ne  puis  venir  à  bout.  Compte  d'abord  les 
devoirs  officiels,  exigés,  de  grec,  philosophie,  histoire, 
latin,  français  ;  ensuite  la  préparation  à  la  licence,  et  la 
lecture  d'environ  trente  ou  quarante  auteurs  difficiles 
que  nous  aurons  à  expliquer  à  ce  moment;  et  enfin 
toutes  mes  études  particulières  de  littérature,  d'histoire, 
de  philosophie.  Tout  cela  marche  de  front,  et  j'ai  tou- 
jours une  quantité  de  choses  sur  le  métier;  je  me  suis 
fait  un  grand  plan  d'étude,  et  je  destine  ces  trois 
années  d'École  à  le  remplir  en  partie;  plus  tard,  je  le 
compléterai;  je  veux  être  philosophe,  et,  puisque  tu 
entends  maintenant  tout  le  sens  de  ce  mot,  tu  vois 
quelle  suite  de  réflexions  et  quelles  séries  de  connais- 
sances me  sont  nécessaires  ;   si  je  voulais  simplement 


L'ÉCOLE  NORMALE  57 

soutenir  un  examen  ou  occuper  une  cliaire,  je  n'aurais 
pas  besoin  de  me  fatiguer  beaucoup  ;  il  me  suffirait 
d'une  certaine  provision  de  lectures,  et  d'une  inviolable 
fidélité  à  la  doctrine  du  maître,  le  tout  accompagné 
d'une  ignorance  complète  de  ce  que  sont  la  philosophie 
et  la  science  modernes  ;  mais  comme  je  me  jetterais 
plutôt  dans  un  puits  que  de  me  réduire  à  faire  unique- 
ment un  métier,  comme  j'étudie  par  besoin  de  savoir, 
et  non  pour  me  préparer  un  gagne-pain,  je  veux  une 
instruction  complète.  Yoilà  ce  qui  me  jette  dans  toutes 
sortes  de  recherches  et  me  forcera,  quand  je  sortirai  de 
l'École,  à  étudier  en  outre  les  sciences  sociales,  l'éco- 
nomie politique  et  les  sciences  physiques.  La  vie  est 
longue  ;  voilà  à  quoi  elle  me  servira  ;  mais  ce  qui  me 
coûte  le  plus  de  temps,  ce  sont  les  réflexions  person- 
nelles ;  pour  comprendre,  il  faut  trouver  ;  pour  croire  à 
la  philosophie,  il  faut  la  refaire  soi-même,  sauf  à  trou- 
ver ce  qu'ont  déjà  découvert  les  autres  ;  tu  sais  cela  par 
expérience,  et  si  tu  flottes  maintenant  dans  ton  malheu- 
reux scepticisme,  c'est  que  tu  as  considéré  les  philoso- 
phes comme  des  avocats  et  des  comédiens  ;  comme  ils 
ont  tous  un  grand  génie,  ils  raisonnent  avec  force  et 
vraisemblance  et  présentent  des  opinions  belles  et  poé- 
tiques ;  d'oii  il  est  arrivé  que  tu  as  donné  raison  aux 
systèmes  les  plus  contraires,  de  même  qu'à  la  tribune, 
quand  on  regarde  un  assaut  d'éloquence  en  spectateur 
désintéressé,  on  croit  tour  à  tour  les  deux  adversaires  et 
l'on  finit  par  n'en  croire  aucun. 

Sache  pourtant  que  j'aime  mieux  ta  froideur,  ton  dé- 


TjS  correspondance 

goût,  ton  scepticisme,  torx  ambition,  que  tes  convictions 
aveugles,  passionnées,  irréfléchies,  inflexibles  d'autre- 
fois ;  il  arrivera  de  là  que  tu  ne  prendras  pas  la  vie  au 
sérieux,  et  que  tu  la  passeras  plus  douce  et  plus  agréa- 
ble; il  arrivera  encore  que,  le  jour  où  tu  te  lasseras  de 
cet  état  mou  et  flottant,  tu  pourras  chercher  sans  pré- 
vention un  terrain  ferme  et  enfin  t'y  reposer. 

Te  le  dirai-je  enfin?  Tu  es  plus  près  de  moi  qu'aupa- 
ravant; le  propre  de  la  réflexion,  c'est  de  pacifier  l'âme, 
et  en  l'élevant,  de  la  rendre  indifl'érente.  Voilà  ce  qui 
m'arrive;  comme  toi,  j'en  suis  venu  à  un  grand  mépris 
des  hommes,  tout  en  gardant  une  grande  admiration  de 
la  nature  humaine  ;  je  les  trouve  ridicules,  impuissants, 
passionnés  comme  des  enfants,  sots  et  vaniteux,  et  sur- 
tout niais  à  force  de  préjugés;  tout  en  conservant  les 
formes  extérieures  de  la  politesse,  je  ris  tout  bas,  tant 
je  les  trouve  laids  et  idiots  ;  n'est-ce  pas  là  ce  que  tu 
sentais  si  vivement  l'an  dernier?  Tu  me  le  disais,  et  je 
ne  t'écoutais  pas,  perdu  dans  la  contemplation  de 
l'homme  en  soi  ;  j'en  suis  venu  où  tu  en  es,  mais  en 
gardant  mes  premières  opinions  sur  la  nature  de 
l'homme  et  mon  amour  profond  pour  cette  chose  si 
belle  et  si  vaste  ;  et  ces  deux  sentiments  se  concilient 
très  bien  ;  car  c'est  un  sujet  de  plus  de  prendre  les 
hommes  en  pitié,  que  de  voir  qu'avec  une  si  parfaite 
essence  ils  ne  parviennent  qu'à  être  des  imbéciles,  des 
frénétiques  ou  des  coquins. 

Il  suit  de  là  que  mon  amour,  s'écartant  des  objets 
particuliers,   tend  aux  choses    générales    ou    idéales, 


L'ÉCOLE  NORMALE  59 

comme  les  objets  d'art,  l'humanité  entière,  et  surtout  la 
nature.  Hier,  mon  ami,  je  l'ai  senti  en  moi  avec  une 
force  que  je  n'ai  jamais  éprouvée.  J'étais  au  Jardin  des 
Plantes  et  je  regardais,  dans  un  endroit  isolé,  un  mon- 
ticule couvert  d'herbes  des  champs  vertes,  jeunes,  non 
cultivées,  fleuries  ;  le  soleil  brillait  au  travers,  et  je 
voyais  cette  vie  intérieure  qui  circule  dans  ces  minces 
tissus  et  dresse  les  tiges  drues  et  fortes  ;  le  vent  soufflait 
et  agitait  toute  cette  moisson  de  brins  serrés,  d'une 
transparence  et  d'une  beauté  merveilleuses  ;  j'ai  senti 
mon  cœur  battre  et  toute  mon  âme  trembler  d'amour, 
pour  cet  être  si  beau,  si  calme,  si  grand,  si  étrange, 
qu'on  appelle  nature  ;  je  l'aimais,  je  l'aime  ;  je  le  sen- 
tais et  je  le  voyais  partout  :  dans  le  ciel  lumineux,  dans 
l'air  pur,  dans  cette  forêt  de  plantes  vivantes  et  ani- 
mées, et  surtout  dans  ce  souffle  vif  et  inégal  du  vent  de 
printemps.  Oh  !  que  n'étais-je  hors  de  ce  sale  Paris, 
dans  la  campagne  libre  et  solitaire  !  Pourquoi  l'aimai-je 
tant?  Pourquoi,  lorsque  je  la  vois,  suis-je  ému  comme 
un  amant  auprès  de  sa  maîtresse?  Pourquoi  suis-je  tout 
entier  rempli  d'une  joie  calme  et  parfaite?  Est-ce  que  la 
nature  et  l'homme^  ne  sont  qu'une  même  chose,  et 
qu'à  certains  moments  ils  rentrent  tous  les  deux  dans 
cette  unité  primitive  et  absolue  d'où  ils  sont  sortis  pour 

1.  Prévost-Paradol  à  H.  Taine,  21  mars  1840  :  «Le  jour,  cher 
ami,  où  le  Est-ce  que?  et  le  point  d'interrogation  auraient  dis- 
paru pour  toi  de  cette  belle  phrase,  qui  contient  toute  une  philo- 
sophie, toute  une  morale  et  toute  une  politique,  sera  le  jour  où 
tu  te  seras  le  plus  rapproché  des  opinions  de  ton  ami.  »  Gréard, 
Prévost-Paradol,  p.  141. 


00  CORRESPONDANCE 

leur  malheur?  Pour  moi,  je  trouve  la  nature  plus  belle 
que  la  femme  ;  les  teinles  rosées  du  ciel  au  matin  me 
semblent  plus  délicates  que  les  aimables  couleurs  des 
plus  belles  joues  ;  les  mouvements  et  les  aspects  de 
l'eau  qui  coule  sur  les  rochers  et  les  herbes  me  sont 
aussi  expressifs  que  les  changements  de  la  plus  mobile 
physionomie.  Que  te  dirai-je  encore?  Lorsque  j'aperçois 
une  campagne  entière  avec  ses  rivières,  ses  bois,  les 
mouvements  de  son  terrain,  ses  bruits,  ses  couleurs,  je 
sens  la  présence  d'un  être  absolument  un  et  véritable  ; 
tout  cela  n'est  qu'un,  et  cette  grandeur  infinie  et  acces- 
sible est  la  suprême  beauté.  11  y  a  des  barbares  qui  ne 
voient  dans  tout  cela  qu'un  spectacle,  une  fantasmagorie 
que  Dieu  fait  jouer  pour  amuser  les  hommes,  un  composé 
de  matières  et  de  mouvements  sans  forces  propres,  ni 
véritable  réalité,  et  ceux-là  se  disent  artistes  ! 

Sérieusement,  mon  cher,  peux-tu  vivre  de  la  vie  poli- 
tique ou  de  ce  qu'on  appelle  la  vie  réelle  quand  tu  as 
ces  pensées  devant  toi  !  Peux-tu  aimer  de  toute  ton  âme 
autre  chose  que  les  choses  parfaites  que  découvrent  la 
science  et  la  réflexion  intérieure  ?  Et  ne  sens-tu  pas  que 
lorsque  nous  donnons  cet  amour  à  une  créature  finie  et 
réelle,  nous  ne  le  donnons  que  par  illusion,  nous  figu- 
rant que  cet  être  est  parfait  et  l'habillant  de  toute 
l'excellence  que  nous  voyons  dans  ce  modèle  divin.  Je 
ne  sais  si  les  choses  se  passent  en  toi  comme  en  moi  ; 
mais  je  confesse  que  l'amour  infini  que  je  porte  comme 
tous  les  hommes  au  fond  du  cœur,  se  trouve  toujours 
empêché  dans  son  essor,  lorsqu'il  s'adresse  aux  réalisa- 


L'ÉCOLE  NOIIMALK  61 

lions  finies  de  l'essence  parfaite  ;  je  ne  sais  quelle  mal- 
heureuse clairvoyance  me  montre  qu'ils  manquent  de 
ceci  ou  de  cela  et  qu'ainsi  ils  ne  peuvent  partout  donne! 
prise  à  l'amour;  je  dis  la  même  chose  de  moi-même  et 
je  sens  que  je  ne  mérite  pas  non  plus  d'être  complète- 
ment aimé. 

Je  t'avoue  là  une  foule  de  pensées  et  de  sentiments 
que  je  n'oserais  dire  à  personne  de  crainte  de  passer 
pour  un  extravagant  ;  mais  avec  toi,  j'ose  tout  ;  dis-moi, 
non  pas  si  je  suis  hors  du  sens  commun  (je  le  sais  bien, 
et  je  ne  m'en  afflige  pas),  mais  si  je  suis  hors  du  bon 
sens  (ce  qui  est  beaucoup  plus  sérieux).  Tu  es  plus  ca- 
pable d'en  juger  qu'un  autre,  puisque  tu  ne  crois  pas  à 
la  philosophie  et  que  tu  peux  la  regarder  sans  t'éblouir. 
Au  reste,  tout  ceci  s'explique  dans  la  chaîne  de  mes 
doctrines,  et  un  jour,  si  lu  veux,  je  t'expliquerai  ce  que 
signifie  cette  sorte  de  panthéisme  pratique  que  je  l'ai 
exposé  là. 

Adieu,  soigne-toi  et  écris-moi  aussi  longuement  que 
je  le  fais. 


AU    MEME 

Paris,  25  mars  1840 
As-tu  lu  Fourier?  On  dirait  que  lu  m'envoies  une 
exposition  de  son  système*  ;  je  le  connais,  je  vois  sou- 
vent un  phalanstèrien'. 

1.  Voir  Gréard,  ibicL,  p.  141. 

2.  Il  s'agit  d'un  proche  parent  de  M.  Taine,  qui  plus  tard  lui  fit 
prisent  des  œuvres  complètes  du  célèbre  phalanstèrien. 


62  CORRESPONDANCE 

Tu  comprends  que  je  ne  vais  pas  t'en  envoyer  la 
réfutation  ;  il  faudrait  faire  de  la  métaphysique  et  tu 
n'en  veux  pas  ;  ni  moi  non  plus  ;  car  présentement,  j'ai 
fort  mal  à  la  tête  et  je  suis  incapable  de  penser  sérieu- 
sement; je  vais  même  prendre  quelques  jours  de  repos. 
Je  veux  simplement  t'écrire  quelque  chose  sur  l'histoire 
de  la  philosophie,  et  sur  le  point  précis  où  en  est  ton 
esprit;  comme  la  lumière  et  la  chaleur,  la  pensée  a  ses 
lois  nécessaires,  et  l'on  peut  tracer  d'avance  son  mou- 
vement. 

Il  y  a  trois  moments  dans  la  philosophie  '  ;  tu  es  au 
premier,  je  souhaite  de  tout  mon  cœur  que  tu  passes 
au  second  pour  arriver  au  troisième;  je  vais  l'expliquer 
ce  que  j'entends  par  là. 

La  première  philosophie  est  la  philosophie  sonsua- 
liste,  matérialiste,  celle  de  Lucrèce,  de  Thaïes,  de  Fou- 
rier,  d'ilelvétius.  L'homme  considère  ce  monde  sans 
avoir  encore  réfléchi  sur  lui-même  i)ar  la  conscience, 
sans  avoir  le  sens  net  de  ce  qui  est  matériel  et  spii'ituel; 
il  voit  les  choses  avec  les  notions  conuuunes  qui 
viennent  de  l'imagination  ;  l'Être  ou  la  Vie  pour  lui,  c'est 
un  air  subtil,  un  })eu  fluide,  ou  toute  autre  chose  qui 
court  par  tout  le  monde  (!t  qui,  se  combinant  en  diverses 
façons,  produit  les  diverses  organisations.  Le  Bien  c'est 
la  jouissance,  et  l'émotion  sensible,  ou  le  plaisir.  Cette 
philosophie  ne  voit  guère  que  l'apparence  extérieure 
des  objets,  et  n'a  au  fond  nulle  rigueur,  et  nulle  notion 
claire;  elle  succède  immédiatement  au  scepticisme  né  de 

1.  Voir  la  réponse  de  Prévost-Paradol,  ibid.,  p.  Ii5. 


L'ECOLE  NORMALE  63 

la  chute  des  religions.  C'est  là  où  tu  en  es,  où  j'en  étais 
il  y  a  dix-huit  mois,  où  en  était  le  monde  au  temps  de 
Lucrèce  et  au  commencement  du  xix^  siècle. 

Voici  comment  l'esprit  sort  de  là  et  comme  tu  en 
sortiras.  C'est  par  la  psychologie,  et  quelque  chose 
d'analogue  au  cartésianisme;  on  appelle  cela  la  philoso- 
phie subjective  du  moi;  le  christianisme  s'en  rapproche. 
L'homme,  réfléchissant  en  lui-même  et  distinguant 
son  moi  de  tous  les  objets  matériels  qui  l'entourent,  a 
conscience  de  sa  spiritualité,  et  entre  dans  un  monde 
tout  nouveau;  il  nie  alors  qu'il  soit  matière;  il  établit 
un  mur  infranchissable  entre  la  matière  et  l'esprit,  à  ce 
point  qu'il  dénie  à  la  volonté  toute  puissance  de  mou- 
voir le  corps;  en  morale,  il  pose  ce  qu'on  appelle  la  loi 
du  devoir,  l'obligation,  et  sépare  pareillement  d'une 
façon  absolue  le  devoir  du  plaisir;  quant  à  Dieu,  il  le 
conclut,  comme  Descartes,  des  idées  qu'il  découvre  en 
lui  ;  la  religion  tombe  comme  le  christianisme  dans  le 
pur  anthropomorphisme,  tandis  que  dans  le  premier 
moment  elle  était  pur  naturalisme.  C'est  dans  le  second 
moment  que  l'on  pose  les  idées  du  mérite  et  du  démé- 
rite, d'un  Dieu  jugeur,  de  l'immortalité  de  l'âme,  etc. 

Le  dernier  moment  est  celui  où  l'homme  connaît 
l'unité  radicale  de  lui-même  et  de  toutes  choses,  l'iden- 
tité fondamentale  du  plaisir  et  du  devoir,  de  la  liberté 
et  de  la  nécessité.  On  appelle  cela  la  philosophie  de  la 
substance  ou  de  l'absolu  ;  Spinoza  en  est  un  admirable 
interprète.  Cette  philosophie  partant  du  principe  même 
des  choses  explique  tout,  concilie  toutes  les  contradic- 


G4  '  CORRESPONDANCE 

lions  et  donne  le  suprême  repos  à  l'esprit.  Elle  est  la 
vraie  métaphysique,  la  première  n'est  que  de  la  physi- 
que, la  seconde  n'est  que  de  la  psychologie. 

Voilà  une  idée  grossière  et  une  esquisse  rapide  du 
mouvement  de  la  pensée  humaine;  le  hut  de  tout 
homme,  c'est  d'arriver  lui-même  à  ce  but  qu'atteint 
l'humanité  considérée  collectivement.  Par  conséquent, 
mon  ami,  si  tu  m'en  crois,  psychologise,  étudie  Descar- 
tes, distingue  le  spirituel  du  matériel,  étudie  Kant  et  la 
doctrine  du  devoir  obligatoire;  au  bout  de  quelque 
temps,  tu  entreras  dans  cette  haute  et  calme  philo- 
sophie, qui  est  la  dernière,  la  suprême,  et  dont  je  crois 
tous  les  jours  approcher. 

Je  t'en  supplie,  ne  reste  pas  où  lu  en  es.  Les  chré- 
tiens eux-mêmes.  Descartes,  Malebranche,  sont  supé- 
rieurs à  loi  dans  ce  moment  ;  cela  n'est  pas  honorable  ; 
égale-les  vite,  afin  d'arriver  à  la  fin  à  celte  conception 
de  la  substance,  en  qui  se  concihent  le  point  de  vue 
logique  et  le  point  de  vue  psychologique,  le  point  de 
vue  spirilualiste  et  le  point  de  vue  matérialiste.  C'est 
elle  qui  le  donnera  la  vraie  notion  de  l'infini  et  de  l'ab- 
solu. C'est  elle  qui  le  réconciliera  avec  la  notion  de 
Dieu;  car  Dieu  n'est  pas  l'idole  chrétienne,  ni  ton  élec- 
tricité ;  il  est  au-dessus  de  ce  que  tu  imagines  et  de 
tout  ce  que  tu  conçois,  et  sa  connaissance  est  le  véri- 
table salut  de  la  pensée. 

J'ai  lu  Raphaël^  comme  toi;  comme  toi,  et  pour  des 

1.  Le  roninn  de  M.  de  Lamartine,  qui  veiiail  de  paraître. 


I/ËCOLE  NOUMALE  65 

raisons  cl  ilÏÏ!  rentes,  j'ai  été  fort  ému';  laissons  décote 
io  mauvais  style  et  tous  les  ridicules  d'exécution  ;  à 
mon  avis,  le  fond,  l'idée,  l'esprit  du  livre  sont  excellents. 
11  a  bien  compris  l'amour;  l'amour  est  une  faculté  et 
non  pas  un  besoin;  l'amour  vrai  se  suffit  à  soi-même  et 
est  lieui'enx  par  sa  seule  activité,  comme  la  pensée  ;  il 
est  dévoué;  il  n'est  point  accapareur  et  destructeur, 
comme  l'amour  sensuel  et  les  amours  de  convoitise;  il 
n'aspire  pas  à  faire  de  l'objet  aimé  une  simple  dépen- 
dance de  soi-même;  il  ne  se  considère  pas  dans  ce 
qu'il  ressent,  et  dans  ce  qu'il  fait  pour  l'objet  aimé  ; 
mais  il  vit  en  lui  et  double  ainsi  sa  propre  existence  ; 
c'est  la  conservation  parfaite  de  deux  personnalités 
dans  l'union  absolue  de  deux  êtres;  il  n'est  point  égoïste 
et  jaloux;  il  souffre  que  l'objet  aimé  aime  d'autres  per- 
sonnes; il  n'a  qu'un  objet,  s'unir  davantage  à  lui  et  le 
rendre  plus  parfait;  il  est  comme  un  sculpteur  qui,  les 
yeux  fixés  sur  le  modèle  idéal,  corrige  et  embellit  tous 
les  jours  ses  divines  statues.  11  n'est  pas  languissant, 
rêveur,  mélancolique,  prompt  aux  larmes;  il  est  fort, 
sensé,  raisonnable,  courageux  ;  il  n'est  pas  une  passion, 
mais  une  activité;  l'bomme  n'est  pas  possédé,  asservi, 
amoindri,  mais  fortifié,  exalté  et  divinisé,  comme  il 
l'est  par  l'exercice  assidu  et  sublime  de  la  pensée  et  de 
l'action. 
Heureux,  ceux   qui   peuvent  trouver   dans  leur   vie 

\.  Grôard,  ibid.,  p.  145  :  a  Rien  de  nouveau  dans  ma  vie, 
sinon  la  lecture  de  l»aphaël  qui  m'a  singulièrement  ému  :  lis-le 
et  lu  sauras  pourquoi.  » 

H.    TKVIZ.    —    rORhESPON'nvXCE.  5 


66  CORRESPONDANCE 

quelques  traits  de  cet  amour!  Mais  le  mal  est  que  Tim- 
perfection  de  tous  les  êtres  nous  force  à  ne  les  aimer 
que  partiellement,  et  qu'ainsi  ce  feu  intérieur  qui  pour- 
rait allumer  un  si  grand  incendie  s'éteint  en  se  disper- 
sant, ou  tout  au  moins  s'aiïaiblit!  L'homme  n'est  pas  né 
pour  vivre  seul;  le  besoin  d'amitié  le  tourmente  sans 
cesse;  je  le  sens  ici  plus  que  jamais;  seul,  sans  personne 
pour  me  guider  et  m'encourager,  je  suis  quelquefois 
très  malheureux;  tes  lettres  me  rendent  bien  heureux, 
et  me  consolent  fort  de  toutes  ces  misères;  écris-moi 
souvent;  j'en  ai  besoin;  mais  surtout  tâche  de  m'aider 
en  me  redressant,  en  me  disant  en  quoi  il  te  semble  que 
je  pèche,  ce  qu'il  faudrait  corriger  dans  ma  pensée, 
dans  ma  manière  de  voir  la  vie,  dans  tout  enfin;  je 
t'écris  avec  tant  de  liberté,  et  nous  nous  sommes  vus  si 
longtemps,  que  tu  dois  me  connaître  comme  moi- 
même;  songe  que  je  fais  la  même  chose  pour  loi; 
qu'est-ce  que  cette  propagande  philosophique  que  je  te 
fais  par  écrit,  sinon  un  désir  de  corriger  ce  que  je  crois 
être  faux  dans  tes  opinions?  Eh!  mon  ami,  il  n'y  a  per- 
sonne au  monde  qui  nous  dise  le  vrai;  presque  personne 
ne  nous  connaît  ;  ceux  qui  nous  ont  vus  nous  connais- 
sent incomplètement  ou  nous  jugent  avec  leurs  préven- 
tions, ou  leurs  amitiés;  nous-mêmes  nous  ne  pouvons 
rien  dire  de  bien  certain  sur  nous-mêmes;  avec  la  meil- 
leure foi  du  monde,  nous  ne  voyons  rien  ;  la  proximité 
nous  crève  les  yeux.  C'est  bien  le  moins  que  les  amis 
soient  des  confesseurs  les  uns  pour  les  autres.  A  quoi 
servirait  l'amitié  sans  cela?  On  flatte  les  indifférents,  on 


i 


L'ÉCOLE  NORMALE  67 

se  tait  avec  ses  ennemis;  on  sourit  aux  personnes  du 
monde;  on  parle  tout  haut  un  langage  de  convention; 
avec  ses  amis  on  parle  tout  bas  et  à  l'oreille  le  langage 
de  la  bonne  foi;  il  n'y  a  qu'eux  qui  se  connaissent 
assez  pour  savoir  s'ils  ont  l'estomac  assez  robuste  pour 
digérer  ce  mets  rude  et  désagréable,  cette  nourriture 
virile  qu'on  appelle  la  vérité.  —  Adieu  et  écris-moi 
sur  les  quatre  pages. 


AU    MEME 

Paris,  50  mars  1849 

Je  relis  ta  lettre*  et  j'y  trouve  une  phrase  qui  m'in- 
quiète. Tu  parles  de  publier  un  écrit  ^  sur  tes  convic- 
tions philosophiques. 

Penses-tu  vraiment  à  cette  folie?  Tu  m'avoues  toi- 
même  que  tes  opinions  ne  te  semblent  que  probables. 
Et  tu  vas  engager  ta  vie  entière,  à  dix- neuf  ans,  par  un 
écrit  public,  lorsque  tu  ne  sais  pas  si  dans  un  an  le 
mouvement  de  ton  esprit  ne  t'aura  pas  jeté  dans  d'autres 
pensées?  C'est  une  témérité  inexcusable.  Tu  joues  avec 
ton  avenir;  je  t'en  prie,  réfléchis,  et  songe  quelle  chose 
c'est  qu'imprimer. 

1.  Gréard,  ibid.,  p.  145. 

2.  Ibicl.,  j).  140  :  «  Je  vais  lire  Spinoza  qui  me  semble  ton 
maître....  Si  je  ne  trouve  là  rien  qui  m'ébranle,  je  m'en  tiens  aux 

doctrines  de  ma  dernière  lettre  et  je  leur  dévoue  ma  vie le 

cbâtic,  j'acliève  et  je  publie  les  quelques  pages  que  je  t'ai  annon- 
cées; résolu  que  je  suis  à  mettre  mon  existence  au  service  dune 
idée  prati([ue,  au  lieu  de  la  consumer  tout  entière  dans  un  long 
et  rude  voyage  vers  la  lointaine  vérité.  » 


68  CORRESPONDANCE 

J'arrive  maintenant  à  yna  réponse.  J'aurais  beaucoup 
de  choses  à  te  dire  :  mais  je  ne  veux  toucher  que  deux 
points  : 

1°  En  premier  lieu,  je  vais  te  montrer  en  quoi  dif- 
fèrent nos  philosopliies.  Elles  sont  pkis  séparées  que  tu 
ne  crois  ;  elles  le  sont  même  dune  façon  absolue.  Ton 
unité*  ressemble  à  l'unité  d'enveloppement  et  d'indis- 
tinction  où  gît  chacun  des  mondes,  lorsque  tous  h^s 
germes  qui  le  composent  sont  confondus  ;  la  mienne 
ressemble  à  cette  unité  d'harmonie,  qui  est  celle  du 
monde  développé  et  vivant. 

Tu  prétends  concilier  et  tu  ne  fais  que  détruire;  tu 
sacrifies  la  loi  morale  à  la  loi  du  plaisir^  en  posant  que 
le  devoir  de  l'homme  est  de  satisfaire  les  tendances  de 
sa  nature,  ce  qui  est  pur  sensualisme  et  fouriérisme. 
Tu  détruis  la  liberté  par  la  nécessité,  en  supposant  que 
le  principe  des  actions  de  l'homme,  c'est  le  grand 
fluide^  répandu  dans  son  corps,  et  agitant  les  organes, 
selon  les  lois  fixes  de  sa  propre  nature,  et  la  constitu- 
tion de  ces  organes  ;  tu  détruis  Dieu,  et  tu  mets  à  sa 

1.  Gréard,  ibid.,  p.  d4G  :  «  I/iinitc  radicale  de  l'iiomme  et  de 
toutes  clioses,  l'identité  fondamentale  du  plaisir  et  du  devoir,  de  la 
liberté  et  de  la  nécessité,  voilà  ce  que  j'aurais  dit  si  je  savais 
manier  comme  toi  cette  divine  langue  de  la  philosopliie.  » 

2.  Ibid.,  p.  145. 

3.  Ibid.,  p.  145  :  «  ...Il  est  un  fluide  que  nous  désignons  sous 
les  divers  noms  de  lumière,  chaleur,  électricité,  magnétisme,  gal- 
vanisme, attraction,  effets  divers  d'une  même  cause,  noms  variés 
de  ce  principe  universel  qui  est  la  vie  de  l'univers....  Voilà  mon 
univers.  Si  Dieu  existe...  cela  ne  moinharrasse  nullement;  car  ce 
monde  tout  matériel,  si  tu  veux,  où  riionmic  n'est  que  la  première 
des  créatures,  ne  me  semble  en  rien  indigne  de  lui....  » 


L'ECOLE  NOiniALE  6'J 

ace  dans  la  naliire  rélectricilé'. — ^  Je  conclus  de  là 
que  tu  as  si  peu  examiné  la  nature  de  Dieu,  de  la  loi 
morale  et  de  la  liberté,  que.  tu  n'étais  pas  convaincu  de 
leur  existence,  et  que  tu  as  pu  les  sacrifier  sans  peine 
aux  créations  de  ton  imagination.  C'est  pour  cela  que  je 
t'ai  conseillé  et  que  je  te  conseille  de  lire  Kant  sur  la 
loi  morale^,  Descartes  sur  l'existence  de  Dieu,  Maine  de 
Biran^  et  Cousin^  sur  la  liberté,  afin  d'v  croire.  Quant 
à  présent,  ne  songe  pas  à  la  conciliation  des  termes 
opposés.  Pour  concilier,  il  faut  des  termes  contraires, 
en  l'existence  desquels  on  croie  invinciblement.  Or, 
maintenant  tu  n'as  qu'un  terme,  par  conséquent  ce  qui 
est  à  faire  en  ce  moment  c'est  de  poser  avec  conviction 
le  second. 

Remarque  en  passant  que  cette  loi  de  génération  des 
systèmes,  dont  tu  t'es  moqué,  est  fort  simple.  Elle  se 
réduit  à  ceci  :  avant  de  concilier  et  d'expliquer  les  op- 
positions, ce  qui  est  le  but  de  toute  science,  poser  les 

1.  (jiréard,  ibid.,  p.  140  :  «  Si  j'osais  entrer  eu  lice  avec  toi,  je 
nierais  que  ce  que  tu  appelles  spirituel  te  représente  réellement 
(juelque  chose.  Ce  mot  lui-même  veut  dire  souffle,  force,  électri- 
cité.... Ta  pensée  franchit-elle  le  monde  en  moins  de  temps  (p  e 
ce  grand  lluidc?  Agit-elle  sur  ton  cori)s  plus  vite  et  par  une  puis- 
sance plus  mystérieuse  que  le  grand  fluide  sur  la  matière?  Les 
Cartésiens,  les  Malebranche,  ne  peuvent  se  décider  à  faire  agir  la 
volonté  sur  le  corps  :  qu'ils  voient  le  fluide  remuer  les  monta- 
gnes et  qu'ils  l'expliquent....  Craignons  que  cette  grande  querelle 
du  matériel  et  du  s|>irituel  ne  soit  qu'un  malentendu....  Cette  dis- 
tinction rend  inexplicable  et  inconcevable  cette  vie  universelle,  ce 
grand  fluide  suspendu  alors  entre  la  matière  et  l'esprit  pur.  » 

2.  Voir  p.  57. 

5.  Voir,  dans  les  Philosophes  classiques  du  XIX*^  siècle,  l'étude 
sur  Maine  de  Biran. 
4.  Ibid.  sur  Victor  Cousin. 


70  CORRESPONDANCE 

oppositions.  Toute  opposition  impliquant  deux  lerinos, 
poser  les  deux  termes. 

Or,  de  ces  deux  termes,  tu  n'as  que  celui  qui  se  rap- 
porte au  naturalisme,  au  système  de  la  nécessité,  au 
matérialisme,  à  la  doctrine  du  plaisir.  Cherche  donc 
l'autre,  et  diffère  la  lecture  de  Spinoza. 

Prenons  par  exemple  ton  fluide.  Comme  il  n'est  m 
pesant,  ni  tangihie,  tu  crois  en  faire  un  intermédiaire 
entre  la  matière  et  l'esprit.  Tu  crois  trouver  là  le  nœud 
des  choses;  mais  c'est  que  tu  n'as  qu'une  idée  incom- 
plète de  ce  qui  est  matériel  et  immatériel.  Réfléchis  et 
tu  verras,  comme  les  physiciens,  que  tu  le  conçois 
comme  étendu,  composé  de  parties,  de  molécules  élas- 
tiques et  sans  cesse  en  mouvement.  Oseras-tu  dire  alors 
que  le  fluide  ou  le  mouvement  du  fluide  est  ta  pensée? 
Vois  donc  au  moins  les  diflérences  et  les  oppositions 
avant  de  chercher  l'unité  et  les  solutions. 

Si  tu  dis  que  ton  fluide  n'est  pas  un  assemblage  ou 
une  continuité  de  parties,  mais  une  force,  c'est-à-dire 
une  substance  une,  agissante,  comment  comprendre 
qu'un  être  inétendu  puisse  donner  ce  mouvement  à  la 
matière  qui  ne  peut  être  mue  que  par  contact? 

Mon  cher  ami,  tu  sautes  par-dessus  la  science,  faute 
de  vouloir  entrer  dedans;  lu  dis  :  «  je  sais  »,  afin  d'être 
dispensé  de  chercher;  et  tu  vois  avec  compassion  mes 
études,  parce  que  tu  n'en  sens  pas  la  nécessité. 

La  philosophie  est  une  science,  comme  la  géométrie; 
et  c'est  la  science  la  plus  haute  et  la  plus  lumineuse  de 
toutes  ;  mais  elle  n'est  pas  une  courtisane  ;  elle  sait  de 


1 


L'ECOLE  NORMALE  71 

quel  prix  sont  ses  faveurs  ;  elle  ne  les  donne  pas  à  tous, 
tout  de  suite  ;  il  faut  une  longue  assiduité,  et  un  sin- 
cère amour,  pour  les  mériter  et  les  obtenir. 

C'est  pour  cela  que  je  ne  cesserai  de  t'exhorter  à  te 
tourner  vers  elle,  et  à  te  faire  son  fidèle  serviteur.  Je  ne 
connais  pas  de  joie  humaine,  ni  de  bien  au  monde  qui 
vaille  ce  qu'elle  donne,  c'est-à-dire  l'absolue,  l'indubi- 
table, l'éternelle,  l'universelle  vérité. 

2°  Il  faut  maintenant  que  je  me  justifie  ^  Tu  me  re- 
proches de  poursuivre  une  chimère,  et  de  négliger  ce 
qui  est  important,  l'action,  l'action  politique,  le  travail 
utile  à  l'humanité. 

La  vérité  ne  me  fuit  pas,  j'en  tiens  le  principe;  je 
n'ai  pas  l'explication  universelle,  mais  j'ai  le  principe  de 
cette  explication  et  sans  plus  douter,  ni  flotter,  j'avance 
tous  les  jours  dans  la  connaissance  de  la  vérité.  Je  vois, 
je  crois,  je  sais.  Je  crois  de  toute  la  puissance  de  mon 
être;  je  ne  puis  pas  ne  pas  croire,  puisque  toutes  les 

1.  Gréard,  ibid.,  p.  149  :  «  Si  tu  étais  un  autre  homme  je  dirais 
que  tu  préfères  les  réfïioiis  tranquilles  d'une  philosophie  oisive.... 
Mais  tu  n'es  ni  d'un  âge  ni  d'un  caractère  à  sacritier  ainsi  tes 
croyances  à  ton  repos;  et  ce  qui  t'cloigne  invinciblement  d'un 
pareil  accommodement,  c'est  cet  amour  ardent  et  sincère  pour  la 
vérité  philosophique  qui  te  transporte  et  éclate  à  chaque  ligne  de 
tes  lettres.  Don  Juan  avait  en  lui  cet  amour  pour  la  femme  idéale.... 
Il  est  mort  épuisé  de  fatigue,  consumé  de  son  insatiable  amour. 
Qui  sait...  si  la  doctrine  que  tu  serres  en  ce  moment  dans  tes 
bras  n'est  pas  une  de  ces  imparfaites  images  qui  ont  abusé  l'ànie 
avide  de  Don  Juan...,  Ta  vie  serait  alors  noblement  perdue  dans 
une  pure  recherche  et  dans  une  giMude  illusion.  Mais  ce  temps  th? 
loisir,  où  les  Don  Juan  pouvaient  sans  remords  brûler  ainsi  leur 
vie,  est  passé....  Dans  la  grande  lice  qui  est  ouverte,  chacun  doit  à 
son  heure  entrer,  combattre  et  tenir  ferme  jusqu'au  bout.  » 


rtJ  COUUESI'ONDANCE 

certitudes  logiques,  psychologiques,  métapliysiqucs  se 
réunissent  pour  m'affermir  dans  l'absolue  certitude  où 
j'ai  trouvé  le  parfait  repos.  Je  ne  puis  pas  croire  que 
ma  certitude  me  trompe,  parce  que  sachant  maintenant 
le  principe  et  la  cause  de  l'erreur,  la  méthode  que  j'ai 
suivie  a  été  calculée  nécessairement  de  manière  à  éviter 
d'elle-même  l'erreur;  je  ne  puis  pas  être  chassé  de  mes 
croyances  par  quelque  contradiction  avec  un  autre  prin- 
cipe, puisque  le  mien  est  le  seul  que  j'admette  et  dont 
je  dérive  tous  les  autres,  puisque  sa  nature  propre  est  la 
conciliation  des  contraires,  puisque  enfin  toutes  mes 
nouvelles  recherches  sur  des  sujets  différents  apportent 
de  nouveaux  soutiens  à  mes  premières  preuves. 

Crois  que  j'estime  assez  ma  vie  et  mon  bonheur, 
pour  ne  pas  les  confier  à  quelque  chose  de  fragile.  J'ai 
voulu  j^lf^s  que  de  la  géométrie  et  je  l'ai. 

Je  ne  veux  pas  me  jeter  dès  à  présent  dans  la  vie 
politique  ;  je  m'abstiens,  et  tu  sais  pourquoi  ;  je  ne 
veux  pas  faire  une  action  importante  sans  savoir  au  juste 
si  elle  est  bonne  ;  je  ne  veux  me  jeter  dans  aucun  paiti 
sans  savoir  s'il  a  raison  ;  je  ne  veux  défendre  par  mes 
écrits  aucune  doctrine,  sans  être  convaincu  qu'elle  est 
l'ationnelle.  Je  dois  donc  avant  tout  étudier  la  nature  de 
l'homme,  les  devoirs,  les  droits,  la  société,  l'avenir  de 
la  race  humaine,  et  ce  vers  quoi  elle  marche  en  ce  mo- 
ment. Quiconque  est  aveugle  doit  s'asseoir.  En  faisant 
ainsi,  il  est  sur  du  moins  de  ne  nuire  à  personne. 

Pour  toi,  homme  étrange!  tu  es  si  fort  pressé  de 
combattre,  que  tu  veux  t'enrôler  avant  de  savoir  quel 


L'ÉCOLE  NOIIMALE  73 

est  le  bon  parli;  lu  es  si  désireux  de  sortir  de  l'inutilité 
et  de  l'oisiveté  pliilosopliiques,  que  lu  veux  courir  la 
chance  de  faire  du  mal.  Est-ce  là  de  la  raison,  et  ne 
sens-tu  pas  que  plus  tu  as  de  force  et  de  séduction  dans 
l'éloquence,  plus  tu  peux  être  nuisible  et  funeste?  Que 
seras-tu  donc?  un  esclave;  car  j'appelle  esclave  qui- 
conque agit  p.^r  préjugé,  passion,  esprit  de  parli,  et 
n'obéit  pas  aux  seules  démonstrations  du  raisonnement. 
Eh  !  mon  ami  !  Si  lu  étais  un  homme  vulgaire,  un  esprit 
faible  ou  petit,  un  homme  sans  courage  ou  sans  amour 
de  la  vérité,  je  te  dirais  de  suivre  le  torrent,  de  te  livrer 
à  la  chance,  de  faire  comme  cette  foule  d'aventuriers  et 
de  niais  où  se  recrutent  tous  les  partis.  Mais  tu  n'es  pas 
fait  pour  rester  dans  la  foule.  Tu  en  sortiras,  et  puisque 
tu  peux  commander  et  conduire,  il  faut  que  tu 
apprennes  ce  qui  est  le  bien  et  le  but.  Veux-tu  n'élre 
qu'une  machine  de  guerre?  Et  ne  sens-tu  pas  de  quelle 
amére  douleur  peut-être  un  jour  tu  seras  saisi, 
lorsqu'aprés  une  bataille,  vainqueur  ou  vaincu,  parmi 
tous  les  débris  que  les  luttes  politiques  vont  jetei"  à 
terre,  lu  douteras  de  toi  et  tu  te  demanderas  si  tu  as 
l)ien  servi  la  bonne  cause,  ou  si  tous  tes  efforts  n'ont 
abouti  qu'au  mal  de  ton  pays.  Voilà  un  doute  horrible, 
et  plutôt  que  de  m'y  exposer,  j'aimerais  mieux  m'abste- 
nir  pour  toujours  de  toute  action.  Ne  m'objecte  pas  qu'à 
ce  compte  personne  n'agirait  jamais.  Les  masses  igno- 
rantes et  brutales  ont  l'aveugle  instinct  qui  les  conduit 
et  qui  sauve  les  États  à  travers  toutes  les  révolutions.  Il 
n'y  a  point  de  milieu  entre  l'ignorance  du  paysan  qui 


74  CORRESPONDANCE 

vole  selon  l'intérôt  de  son  champ  et  le  bruit  de  son  vil- 
lage, et  la  science  du  philosophe  qni  vote  selon  ses  doc- 
trines métaphysiques  et  ses  opinions  d'histoire.  Entre 
ces  deux  limites  extrêmes  roule  cette  foule  méprisable 
de  demi-savanls  dogmatiques,  qui  ont  l'ignorance  du 
paysan  et  la  confiance  du  philosophe;  c'est  de  leurs 
rangs  que  sorlent  tous  les  ambitieux  et  tous  les  hommes 
dangereux;  ce  sont  eux  qui  font  tout  le  mal,  parce  que 
privés  de  l'instinct  qui  est  aveugle,  mais  sûr,  et  de  la 
science  qui  est  infaillible,  ils  manquent  de  ce  qui  sou- 
tient les  sociétés  et  guide  les  révolutions. 

Rassure-toi  sur  mon  compte  ;  mais  aussi  rassure-moi 
sur  le  tien  ;  cette  ardeur  d'action  que  je  te  connais  fait 
effort  en  ce  moment  pour  s'échapper.  Tu  n'as  qu'un 
moyen  de  l'occuper  et  de  la  contenir,  c'est  de  la  tourner 
vers  les  choses  de  la  pensée.  La  spéculation  pure  que  tu 
crois  si  stérile  est  le  principe  de  toutes  choses.  La  pen- 
sée est  la  condition  du  développement  de  toutes  les 
facultés  humaines,  et  hors  d'elles,  point  de  salut. 
Comptes-tu  pour  rien  le  calme  ?  Je  sais  ce  que  tu  souf- 
fres ;  cette  activité  impétueuse,  cette  fièvre  de  désirs 
ambitieux,  sensuels,  politiques,  ces  agitations  sceptiques 
te  rendent-elles  heureux?  Peux-tu  vivre  avec  de  pareils 
hôtes?  Et  quand  il  s'agit  de  leur  partager  la  place  et  de 
leur  fixer  à  chacun  leur  domaine,  ne  vois-tu  pas  qu'il 
faut  avant  tout,  dans  ton  âme,  allumer  un  (lambeau? 

Je  reviens  toujours  sur  le  même  sujet,  mon  cher  Pré- 
vost, pardonne-moi  et  dis-moi  sincèrement  si  je  ne  te 
lasse  pas.  Avec  mon  adoration  pour  les  vérités  de  raison 


L'KCOLE  NORMALE  75 

et  la  confiance  absolue  que  j'ai  dans  le  pouvoir  de 
l'intelligence,  je  ressemble  à  un  catbolique  qui  ne  sait 
parler  que  de  l'Église  et  de  la  foi.  Mais,  du  moins,  je 
puis  prouver  ce  que  j'avance,  et  pour  se  mettre  hors  des 
prises  de  la  doctrine  qui  me  possède,  il  faut  s'être  mis 
en  dehors  de  la  raison. 

Si  tu  savais  quelle  joie  et  quel  repos  c'est  que  de  sa- 
voir combien  l'âme  s'étend  et  se  met  au-dessus  des 
événements,  combien  alors  elle  participe  de  la  nature 
absolue  de  l'Être  !  Au  moins,  par  amour  de  tes  opinions 
politiques,  écoute-moi  :  tous  les  raisonnements  que  tu 
vas  faire  sur  le  droit  de  propriété,  d'association,  la 
nature  du  gouvernement,  l'avenir  de  la  France,  tout 
cela  sera  faible  et  sans  valeur  si  tu  ne  remontes  pas 
plus  haut.  Veux-tu  traiter  les  choses  politiques  comme 
des  questions  d'amplification  ou  d'éloquence  française? 
Mais  tu  n'es  ni  un  sceptique,  ni  un  rhéteur  ;  au  contraire, 
tu  es  un  croyant,  et  tu  crois  même  à  la  façon  des  catho- 
liques, sans  voir  véritablement,  ni  savoir. 

Un  de  mes  anciens  amis*  vient  de  revenir  d'Angleterre, 
où  il  a  vécu  deux  mois  dans  l'intimité  de  M.  Guizot, 
qu'il  connaissait  auparavant.  Il  en  a  rapporté  des  con- 
seils par  écrit  sur  les  études  préparatoires  à  la  vie  poli- 
tique. 11  faudrait  que  tu  voies  combien  ces  études  sont 
nombreuses  et  approfondies  ! 

Si  tu  persistes  à  lire  Spinoza,  lis-le  lentement  et  pru- 
demment. Il  n'est  mon  maître  qu'à  moitié.  Je  crois  qu'il 
a  tort  sur  plusieurs  questions  fondamentales. 

1.  M.  Cornelis  de  WiU. 


7G  CORRESPONDANCE 

A   MADEMOISELLE    VIRGINIE    TAINE 

Paris,  10  avril  1849 
Je  viens  d'avoir  cinq  jours  de  congé  à  Pâques;  le  di- 
recteur* m'a  fait  appeler  et  de  lui-même  m'a  offert  la 
permission  de  découcher.  Cela  est  très  gracieux,  n'est-ce 
pas?  11  paraît  que  l'on  m'a  fait  à  l'École  une  réputation 
de  travailleur  et  de  philosophe  et  l'Adniinistralion  m'en 
escompte  d'avance  les  profits.  J'ai  donc  passé  ces  cinq 
jours  à  la  campagne  chez  mon  oncle  Alexandre,  mais 
admire  mon  malheur:  le  choléra^  ou  plutôt  une  petite 
espèce  de  choléra  bénin  m'a  pris  et  couché  au  lit  pen- 
dant ces  cinq  jours....  Tu  conçois  combien  j'ai  dû  m'en- 
nuycr,  je  sortais  de  la  vie  la  plus  active,  la  plus  travail- 
leuse, la  plus  fertile  d'idées  qu'il  soit  possible  d'imaginer, 
la  vie  d'école;  il  me  semblait  être  descendu  dans  un 
caveau.  Et  ces  projets  que  j'avais  faits  de  concerts  et  de 
spectacle!  tous  tombés  dans  l'eau.  Enfin  aujourd'hui  je 
vais  mieux  et  je  t'écris  de  l'Ecole,  où  je  suis  rentré  à 
peu  pi'és  guéri.  Presque  tout  le  monde  à  Paris  est  indis- 
])Osé  de  la  même  façon,  de  sorte  que  je  ne  me  suis  pas 
inquiété;  ne  t'inquiète  pas  non  plus;  je  suis  sain  et  in- 
tact en  ce  moment  et  j'ai  payé  mon  impôt  :  le  choléra 
ne  m'enverra  plus  son  huissier. 

Ne  montre  pas  ton  goût  pour  les  arts,  la  littérature, 
la  science;  garde  ces  choses  en  toi-même;  là  où  tu  es'', 

1.  M.  Dubois. 

2.  On  sait  qu'une  violtMite  épidémie  de  choléra  sévit  à  Paris 
en  1849. 

5.  Mlle  Virginie  Taine  était  alors  en  villégiature  chez  des  amis. 


I 


I/ÉCOLE  NORMALE  77 

elles  sembleraient  ridicules;  tu  paraîtrais  enthousiaste 
et  romanesque.  Écris-moi  et  parle-moi  de  tout  ce  que 
tu  penses,  je  ne  me  soucie  pas  de  nouvelles,  mais  de 
confidences.  Dis-moi  quels  sont  les  mots  et  les  phrases 
de  Bracebridge-hall*  que  tu  ne  comprends  pas,  je  t'en 
enverrai  l'explication. 


A   PREVOST-PARADOL 

Paris,  18  nvril  1840 

Je  viens  de  lire  ta  lettre;  je  t'aime  comme  cela; 
écris-moi  toujoui's  ainsi,  en  t'abandonnant  à  ta  pensée 
ou  à  ton  sentiment;  est-ce  que  ce  n'est  pas  la  meilleure 
marque  d'amitié  d'écrire  tout,  sans  chercher  à  rien  dé- 
guiser ni  adoucir,  sans  crainte  d'attrister,  ou  d'offen- 
ser? 

Je  te  plains,  mon  pauvre  ami;  je  pourrais  te  guérir; 
tu  ne  veux  pas;  je  le  désirerai  toujours,  mais  je  crains 
qu'il  ne  soit  bientôt  plus  temps-.  La  politique  va  t'eni- 
porter;  tu  vas  t'enrôler  sous  un  drapeau;  puis  une  fois 
dans  la  vie  de  l'action,  comment  pourras-tu  revenir  à  la 
vie  de  la  pensée?  Le  retourte  sera  fermé.  Ne  l'est-il  pas 
déjà?  Et  n'est-ce  pas  cette  ardeur  pour  la  politique  et 

1.  Par  Washinglon  Irviiig. 

2.  Gréard,  ibid.,  p.  150,  18  avril  :  «  La  philosophie  qui  fait  ton 
repos,  ne  saurait  faire  le  mien,  tant  je  suis  déjà  mêlé  aux  choses 
de  ce  monde  et  engagé  avant  dans  la  vie..,.  Nos  opinions  dillorent 
et  nous  nous  brûlons  nos  Dieux  l'un  à  l'autre.  Philosophe,  quelle 
main  peux-tu  me  tendre  sans  dire  :  Voih'i  un  matérialiste  socia- 
liste? Quelle  main  puis-je  to  tendri»  sans  dire  :  Voilà  un  rêveur".'  » 


78  CORRESPONDANCE 

l'action  qui  t'empêche  d'étudier  et  de  chercher  une  lu- 
mière? N'est-il  pas  déjà  aveugle,  celui  qui  nie  le  besoin 
de  la  lumière? 

Quel  malheur!  Et  combien  j'en  suis  peiné!  Que  de 
choses  perdues!  Plus  je  relis  tes  lettres,  plus  je  m'at- 
triste ;  j'y  vois  l'âme  la  plus  ardente,  le  cœur  le  plus 
généreux  et  le  plus  dévoué,  les  dons  de  l'esprit,  de  la 
logique,  du  style,  tout  ce  qui  fait  l'homme  le  plus  ai- 
mable, le  plus  estimable,  le  plus  capable.  A  quoi  bon 
tout  cela?  A  faire  ton  malheur.  Regarde,  mon  ami, 
combien  tu  es  d(\jà  malheureux;  combien  cette  ardeur 
pour  l'action,  cette  sensualité  de  désirs,  cette  fougue 
irréfléchie  qui  erre  de  tous  côtés,  ne  sachant  où  se  pren- 
dre et  cherchant  à  se  fixer,  combien  tout  cela  affaiblit 
ton  corps,  ta  volonté  et  ta  pensée.  ïu  ne  peux  pas  espé- 
rer le  bonheur  de  cet  ami  dont  tu  me  parles;  tu  étais 
son  maître;  tu  as  été  au  fond  du  scepticisme  avec  moi; 
nous  en  avons  rapporté  une  goutte  de  liqueur  empoi- 
sonnée, qui  flétrira  toutes  nos  croyances,  et  ne  pourra 
trouver  son  remède  que  dans  la  science  absolue.  Tu  ne 
veux  pas  du  remède  ;  eh  bien  !  je  te  jure  que  la  maladie 
te  suivra,  et  que  tu  auras  beau  t'étourdir,  elle  te  pren- 
dra cà  la  gorge  au  milieu  de  tes  efforts  les  plus  passion- 
nés pour  le  service  de  tes  opinions  chéries.  Ne  te  sou- 
viens-tu pas  que  nous  avons  poussé  le  doute  jusqu'aux 
extrêmes  limiles,  que  nous  avons  tout  nié,  patrie,  de- 
voir, pensée,  bonheur,  et  que  nous  avons  triomphé  dans 
la  destruction*?  Ce  n'est  pas  nnpunément  qu'on  prend 

1.  Vdir  ji.  '_>r>  :  InlrodiK  lion  il{>  la  Deslinéc  humaine. 


I 


« 


L'ÉCOLE  NORMALE  79 

unt-  telle  nourriture.  On  y  gagne  un  esprit  trop  haut 
liOiir  se  laisser  prendre  aux  appas  qui  captivent  les 
hommes;  à  moins  de  te  détruire  toi-même,  tu  sentiras 
toujours  du  mépris  pour  les  grossiers  tribuns  avec  qui 
lu  veux  t'allier;  lu  te  sentiras  toujours  du  doute  pour 
des  opinions  fondées  sur  de  pures  probabilités  comme 
celles  que  tu  m'exposes.  Et,  en  supposant  que  tu  t'en- 
fonces entièrement  dans  ces  convictions,  ne  serait-ce 
pas  encore  un  plus  grand  malheur?  Perdre  la  vue  de  la 
lumière,  descendre  au  niveau  des  autres  hommes,  deve- 
nir une  simple  machine  au  service  d'une  passion  per- 
sonnelle, ou  d'une  opinion  étrangère,  perdre  la  liberté, 
car  la  seule  liberté  est  dans  la  pensée,  ce  ne  serait  plus 
vivre,  j'aimerais  autant  être  mort. 

Quand  je  pense  à  ce  que  tu  es,  je  vois  tout  en  toi, 
hors  la  volonté.  Que  de  choses  lu  as  et  dont  je  manque. 
Que  je  changerais  volontiei-s  mon  bagage  contre  le  tien, 
en  gardant  seulement  de  tout  ce  que  je  possède,  la  vo- 
lonté d'user  de  mon  nouveau  lot!  Considère  que  je  n'ai 
jamais  rien  fait  que  par  la  volonté  et  l'intelligence, 
parce  que  la  nature  était  en  moi  mauvaise  et  rebelle, 
que  je  n'ai  compris  les  arts  que  par  la  pensée,  et  le 
beau  que  par  la  philosophie  et  l'analyse.  Pour  toi  tu  as 
la  nature  bonne;  tu  as  une  nature  d'artiste  et  d'orateur 
outre  la  nature  de  penseur  qui  nous  est  commune.  Nul 
de  tous  ceux  que  j'ai  connus  dans  mes  classes,  n'avait 
des  dons  pareils,  et  n'avait  senti  avec  cette  profondeur: 
comprends  par  là  combien  je  tiens  à  toi,  combien  je 
souffrirais  de  te  voir  tomber  dans  l'erreur,  le  malheur 


80  CORRESPONDANCE 

OU  rirnpiHSsance,  combien  sur  loi  jo  fonde  d'espé- 
rances. Ne  les  renverse  pas.  Il  y  a  si  peu  de  gens  qiii 
penvenLl  Faut-il  donc  que  ceux  qui  peuvent,  ne  veiiil- 
len  t  pas  ! 

Je  serais  bien  heureux  si  je  savais  quel  secours  peut 
te  retirer  de  l'abîme  où  tu  enfonces  et  où  lu  sens  le 
terrain  te  manquer  tous  les  jours;  que  puis-je,  sinon  te 
donner  mon  exemple?  car  tu  me  croiras  et  tu  ne  met- 
tras pas  ma  sincérité  en  doute.  Sache  donc  que  j'ai  les 
mêmes  sujets  de  tristesse  que  toi,  de  plus  grands  peut- 
être,  qu'ici  et  nulle  part  je  n'ai  personne  pour  me 
comprendre,  tandis  que  tu  avais  deux  amis,  que  je 
lutte,  que  je  souffre,  que  je  travaille  seul,  et  que  ce- 
pendant je  suis  tranquille.  La  sérénité  de  la  pensée 
finit  par  apaiser  les  orages  de  l'âme;  la  hauteur  où  elle 
vous  porte  permet  l'indifférence  et  le  mépris,  sans  dé- 
truire la  sympathie  et  le  désir.  Que  puis-je  te  dire 
après  cela?  Car  sans  doute,  ce  que  tu  souhaites,  c'est 
le  bien,  le  bonheur;  tu  ne  l'as  pas;  et  moi,  je  te  dis 
où  il  est,  non  pas  par  des  raisonnements,  tu  les  mé- 
prises, mais  par  expérience,  avec  des  preuves  sensibles. 

Que  veux-tu  de  plus?  Pourquoi  ne  réponds-tu  rien 
aux  prières,  aux  raisonnements  dont  je  charge  mes 
lettres?  Dois-je  croire,  comme  Spinoza,  que  «  quelque- 
fois une  passion  s'attache  à  l'àme  de  l'homme  avec  tant 
de  force,  qu'il  est  impuissant  à  la  chasser  »  ? 

Pardonne-moi  de  revenir  tant  de  fois  à  la  charge;  tu 
en  sais  bien  la  raison;  c'est  que  je  t'aime;  et  je  crois 
que  celle  amitié  est  de  l'espèce  la  meilleure  et  la  plus 


L'ECOLE  NOUMALE  81 

forlo,  puisque  ce  que  j'aime  en  toi,  c'est  ton  excellenle 
nature   que  ta  faiblesse  essaie  en   vain    de   gàler.  Ne 
crains  pas  que  cet  attachement  puisse  être  altéré  par 
la  contrariété  de  nos  opinions;  si  je  t'exhorte  tant  à 
passer  dans  mon  camp,  sur  ma  parole,  c'est  moins  pour 
jouir  du  plaisir  de  notre  concorde,  que  pour  te  voir 
arriver  au  point  où  tu  mérites  d'arriver,  je  veux  dire  à 
la  vérité!  D'ailleurs,  au  fond  tu  ne  seras  jamais  bigot  de 
tes  doctrines;  je  te  dis  que  tu  as  le  scepticisme   au 
cœur,  et  que  tu  le  conserveras,  cet  hôte  importun,  jus- 
qu'à ce  que  lu  veuilles  m'imiter.  Ne  te  souviens-tu  pas 
de  cette  promenade  que  nous  avons  faite  ensemble,  il  y 
a  trois  mois,  de  tes  confessions  et  des  miennes.  0  socia- 
liste, quel  étais-tu  alors?  Ne  m'avouais-tu  pas  qu'avec 
le  vulgaire  tu  étais  dogmatique,  mais  qu'avec  moi  tu 
reconnaissais  toules  tes  croyances  pour  probabilités? 
D'où  vient  que  ces  fragiles  abris  dont  tu   te  riais  avec 
moi  sont  tout  d'un  coup   devenus  des  édifices  invinci- 
bles, capables  d'abriter  toute  ta  vie  et  de  couvrir  l'hu- 
manité? Ne  te  souvient-il  plus  que  tu  ne  marches  que 
sur  le  provisoire?  Veux-tu  me  traiter  comme  un  N...? 
Quant  à  moi,  je  ne  te  traiterai  jamais  comme  un  maté- 
rialiste ni  comme  un  socialiste;  je  sais  ce  qu'il  en  est 
et  lu  ne  me  tromperas  pas.  Tu   es  un  sceptique  et  tu 
ne  crois  (jiie  provisoirement. 

Avec  toi,  je  n'agis  pas  ainsi;  ici  je  me  tais,  je  me 
cache;  je  dissimule  ma  foi,  elle  me  ferait  moquer  et 
persécuter;  je  poursuis  l'œuvre  en  silence,  et,  comme 
un  mineur,  je  fouille  toujours  plus  avant,  et  je  tombe 

U.    TAINE.    —    COnUESrOXDA.NCE.  0 


82  CORRESPONDANCE 

dans  des  puits  nouveaux.  Je  saurai,  je  croirai!  Je  sais 
déjà  et  je  crois!  Ah!  si  tu  voulais!  Si  tu  avais  la  raison 
de  retarder  ta  vie  politique,  d'attendre  jusqu'à  ton  en- 
trée à  l'École,  et  là  de  travailler  avec  moi  î  Je  n'en  dés- 
espère pas  encore;  aujourd'hui  tu  m'écris  malade  de 
corps  et  d'esprit.  D'ailleurs,  pourquoi  m'accuser  d'être 
un  spéculatif  et  un  rêveur?  Grois-lu  que  je  veuille  dé- 
vouer ma  vie  entière  à  la  connaissance  pure?  L'action 
aura  sa  part,  mais  en  son  temps,  et  quand  je  saurai 
comment  agir,  la  philosophie  sociale  sera  pour  moi  un 
commentaire  et  un  corollaire  de  la  philosophie  de  l'his- 
toire et  de  la  métaphysique.  Ne  sais-tu  pas  que  M.  Prou- 
dhon,  le  grand  socialiste,  a  commencé  par  là  et  que  sa 
Banque  du  peuple  n'est  que  la  conclusion  scientifique 
d'une  démonstration  ? 

Encore  un  mot  :  tu  as  hien  souffert  en  entendant  ton 
jeune  ami  dire  :  «  Qui  sait  si  en  mourant  je  n'appelle- 
rai pas  un  prêtre?  »  Avec  tes  opinions  chancelantes  et 
prohahles,  es-tu  sûr  que  tu  n'en  feras  pas  autant? 

Ne  ris  pas.  M.  Gratry,  élève  des  plus  distingués  de 
l'Ecole  polytechnique,  ayant  ohtenu  le  prix  de  philoso- 
phie au  concours,  adepte  passionné  de  Saint-Simon 
pendant  longtemps,  s'est  fait  prêtre  catholique.  Il  est 
notre  aumônier  maintenant. 

Cela  est  terrible  à  penser,  n'est-ce  pas?  Oses-tu  bien 
à  présent  rejeter  la  philosophie,  et  ne  pas  chercher  ses 
démonst/aiions?  Tant  que  sur  ta  table  tu  n'auras  pas 
c»'  bréviaire  invincible,  je  veux  dire  la  géométrie  des 
choses,  je  no  réponds  ni  de  lui,  ni  de  moi,  ni  de  per- 


i;ÉGOLE  NORMALE  83 

sonne!  La  science  est  une  ancre  qui  fixe  Tliomme;  qui 
ne  l'a  pas,  peut  être  poussé  aux  écneils  qu'il  redoute  le 
moins. 

Adieu,  et  écris-moi  le  plus  que  tu  pourras.  Je  te  par- 
lerai de  ma  philosophie  quand  tu  voudras.  Mon  Dieu 
n'a  rien  de  commun  avec  le  Dieu-houireau  du  chrislia- 
Qisme,  ni  le  Dieu-homme  des  philosophes  de  second 
ordre.  Il  est  le  positif  ahsolu,  c'est-à-dire  la  réalisation 
une  et  complète  de  tout  l'être,  et  tout  en  lui  et  hors 
de  lui  est  nécessaire  comme  lui. 

Si  ceci  peut  t'attirer  à  mes  opinions,  je  te  dirai  que 
comme  toi  je  crois  à  la  légitimité  des  passions  et  à 
l'identité  des  lois  du  monde,  et  des  lois  de  l'humanité 
et  de  la  pensée.  Seulement  il  faut  s'entendre. 

Courage!  et  reporte  sur  moi  un  peu  de  l'affection 
que  tu  avais  pour  cet  ami  que  tu  as  perdu. 

Quant  au  jeune  homme  dont  tu  me  parles,  la  pre- 
mière fois  que  je  le  verrai,  je  prendrai  par  écrit  les 
conseils  de  M.  Guizot. 


AU    MEME 

Paris,  1"  mai  1849 

Mon  cher  ami,  puisque  tu  es  décidé  à  te  faire  inq^rimor 

tout  vif*,  et  que  tu  ne  réponds  pas  à  mes  objections,  je 

I.  (iréard.  ibid.,  p.  154  :  27  avril.  Le  travail  projcic  (|ui  avait 
puiu"  !ili-e  Conseils  à  un  jeune  homme;  Du  choix  d'un  purli,  lui 
iiiipriiné  eu  1851  ;  il  est  sv^nd  Lucien  Sorel. 


84  CORRESPONDANCE 

te  considère  comme  tombé  dans  rimpénitencc  finale. 
Ainsi,  mon  cher  damné,  je  t'accepte  connue  tel;  et  je 
vais  causer  avec  toi  comme  si  tu  étais  définitivement 
dans  l'enfer,  je  veux  dire  dans  le  socialisme. 

Tu  me  montreras  ta  prochaine  publication  avant  de 
la  donner  aux  journaux;  j'y  compte.  Tu  sais  que  quatre 
yeux  valent  mieux  que  deux  pour  regarder,  et  que  celui 
qui  n'a  pas  composé  l'ouvrage  voit  peut-être  plus  dis- 
tinctement que  celui  qui  s'est  ébloui  la  vue  à  en  limer 
toutes  les  parties.  Je  te  dirai  d'avance  tout  franchement 
que  je  crains  un  défaut.  Tu  te  souviens  de  l'adresse  de 
M.  Baudrillart*  à  la  jeunesse;  cela  était  chaleureux,  tra- 
vaillé, sérieux;  mais  cela  sentait  la  rhétorique,  l'aca- 
démie; un  soin  trop  attentif  de  la  forme,  un  trop  grand 
désir  de  mettre  quelque  chose  de  dramatique  dans  le 
récit,  gâtait  cette  bonne  composition  et  lui  donnait  l'air 
d'une  œuvre  d'écolier.  Je  soupçonne  par  ta  lettre  que  tu 
cours  le  même  risque  :  cette  forme  littéraire,  animée, 
savante,  ces  discours  alternatifs  des  deux  partis,  ce  rôle 
de  conseiller  que  tu  prends,  cette  recherche  du  bon 
style!  Je  crains  que  ta  composition  ne  soit  meilleure 
pour  l'École  normale  que  pour  la  presse.  La  presse 
demande  moins  d'art,  moins  d'orncmenis;  elle  veut  un 
style  d'affaires,  ou  de  science  logique. 

Il  faut  prendre  garde  à  ton  premier  pas.  Ne  t'ai-je  pas 
dit  que,  dans  ton  dernier  travail  sur  M.  Michelet,  il  y 
avait  quelque  chose  qui  sentait  encore  un  peu  trop  le 

1.  Baudrillart  (Hciiri-Joscpli-I-ôoii),  écoiioinistc.  membre  do  llii- 
s;ilut,  ïié  ù  Pui'is  cil  1821,  mort  en  1802. 


L'ËCOLE  NORMALE  85 

travail  clos  classes?  Cette  belle  phrase,  imitée  de  Rousseau, 
harmonieuse,  riche,  élégante,  ces  longs  et  heureux  dé- 
veloppements sembleraient  déplacés.  Dans  le  temps  où 
nous  sommes,  les  paroles  sont  des  actions,  et  l'on  ne 
veut  pas  de  fleurs  au  bout  des  baïonnettes.  Ote  toutes 
les  tiennes,  si  tu  peux.  Prends  une  forme  moins  belle, 
plus  brusque,  plus  sèche,  plus  frappante,  moins  digne 
d'un  artiste,  plus  digne  d'un  pamphlétaire.  Réussis,  il  le 
faut.  C'est  le  seul  moyen  que  j'aurai  pour  me  consoler 
de  ta  résolution.  A  la  place  du  silence  que  tu  me  re- 
fuses, donne-moi  la  victoire. 

Tu  pardonneras  tout  ceci,  j'espère;  tu  sais  bien  que 
je  te  dis  tout,  aussi  librement  qu'à  moi-même,  et  que  je 
ne  t'aime  jamais  plus  que  quand  tu  en  fais  autant  pour 
moi. 

J'ai  à  peine  eu  le  temps,  lors  de  notre  dernière  ren- 
contre, de  te  dire  quelques  mots.  Une  lettre  est  bien 
courte,  et  je  n'ai  pas  le  temps  maintenant  de  les  faire 
longues.  Néanmoins,  je  veux  entamer  avec  toi  un  sujet 
de  conversation,  la  politique. 

Je  suis  majeur  depuis  huit  jours,  et  je  ne  vote  pas, 
quoique  je  le  puisse.  Je  m'en  trouve  incapable,  et  voici 
pourquoi  : 

Je  n'ai  que  deux  opinions  fermes  en  politique  :  la  pre- 
mière est  que  le  droit  de  propriété  est  absolu,  je  veux 
dire  que  l'homme  peut  s'approprier  les  choses  sans  ré- 
serve, en  faire  ce  qu'il  veut,  les  détruire  une  fois  qu'il 
les  possède,  les  léguer,  etc.;  que  la  propriété  est  un 
droit  antérieur  à  l'Etat,  comme  la  liberté  individuelle; 


86  CORRESPONDANCE 

que  l'homme  possède  les  choses  absolument  et  dans  leur 
^ond,  et  non  pas  seulement  la  valeur  qu'il  leui'a  donnée. 
La  seconde  est  que  tous  les  droits  politiques  des  citoyens 
5e  réduisent  à  un  seul,  qui  est  celui  de  consentir  à  la 
forme  de  gouvernement  existante,  soit  explicitement, 
soit  tacitement;  que,  par  conséquent,  toutes  les  formes 
de  gouvernement  sont  indifférentes  en  soi,  et  n'em- 
pruntent leur  légitimité  que  de  l'acceptation  de  la  nation. 

Hors  de  là,  je  ne  connais  rien  du  tout.  Par  suite,  je 
Siuis  incapable  de  voter  pour  deux  raisons  : 

La  première  est  que,  pour  voter,  il  me  faudrait  con- 
naître l'état  de  la  France,  ses  idées,  ses  mœurs,  ses  opi- 
nions, son  avenir.  Car  le  vrai  gouvernement  est  celui 
quuest  approprié  à  la  civilisation  du  peuple.  11  me 
manque  donc  un  élément  empirique,  pour  juger  du  meil- 
leur gouvernement  actuel.  Je  ne  sais  ce  qui  convient  à 
la  France.  Et  conséquemment,  je  ne  puis  voter  ni  pour 
la  république,  ni  pour  la  monarchie,  ni  pour  le  suffrage 
universel,  ni  pour  le  suffrage  restreint,  ni  pour  M.  Guizot, 
ni  pour  M.  Cavaignac,  ni  pour  M.  Ledru-Rollin. 

La  seconde  est  que,  quand  même  je  saurais  ce  qui 
convient  à  la  France,  j'ai  trop  peu  de  connaissance  du 
mérite,  de  la  probité,  des  opinions  des  candidats  pour 
pouvoir  choisir  entre  eux.  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  je 
suis  des  yeux  la  vie  politique,  et,  de  tout  ce  que  j'ai  lu 
et  vu,  je  n'ai  recueilli  qu'un  chaos  de  jugements  contra- 
dictoires qui  me  laissent  dans  un  doute  complet. 

Donc,  je  m'abstiens. 

La  passion  ne  peut,  à  défaut  de  la  raison,  me  pousser 


1 


L'ÉCOLE  NORMALE  87 

vers  aucun  des  deux  partis.  D'abord,  lu  sais  que  je  ne 
fais  rien  par  passion.  Ensuite,  je  te  déclare  que  les  deux 
partis  me  révoltent  et  nie  dégoûtent.  11  me  semble  voir 
un  tas  de  misérables  idiots,  ivres  et  furieux,  qui  remuent 
à  pleine  pelle  et  se  jettent  les  uns  aux  autres  les  men- 
songes et  les  ordures.  Toute  ma  nature  de  philosophe  et 
d'artiste  se  soulève;  je  vomirais  de  dégoût,  si  je  ne  riais 
de  mépris.  Et  je  me  demande  souvent  si  le  Peuple 
n'est  pas  un  journal  inventé  par  les  réactionnaires,  et  le 
Constitutionnel  une  feuille  payée  par  les  socialistes. 

Je  sens  bien  que  l'un  est  le  parti  du  présent,  l'autre 
le  parti  de  l'avenir.  Mais,  à  voir  ces  deux  troupes  de 
gueux  fanatiques  patauger  à  qui  mieux  mieux  dans  des 
tas  de  boue,  je  ne  sais  ce  qu'il  y  a  de  bon  chez  les  uns, 
ni  chez  les  autres.  Au  milieu  de  tous  les  arguments  qu'ils 
se  jettent  à  la  tête,  je  cherche  des  raisons,  je  ne  vois  que 
des  déclamations  et  des  banalités.  C'est  une  guerre  entre 
ceux  qui  veulent  laisser  les  autres  mourir  de  faim  et 
garder  tout  pour  eux,  et  ceux  qui  tâchent  de  voler  ceux 
qui  ont  quelque  chose.  Donc,  laissant  là  les  prédicants 
de  guerre  civile,  je  me  rejette  dans  la  science  pure,  per- 
suadé qu'il  y  a  du  bon  et  dans  le  présent,  et  dans  l'avenir, 
dans  le  présent  parce  qu'il  existe,  dans  l'avenir  parce 
qu'il  sera  ;  décidé  à  le  chercher  aussitôt  que  je  le  pourrai  ; 
étudiant  pour  cela;  approfondissant  la  philosophie  et 
l'histoire  pour  arriver 'a  la  science  sociale,  et  tâcher  de 
déterminer  ce  qui  est  bon  et  durable  dans  notre  état  de 
choses,  ce  qu'il  laut  y  changer,  ce  que  m'nppoitera 
l'avenir. 


88  CORRESPONDANCE 

Je  me  lais  et  j'apprends. 

Adieu,  porte-toi  bien,  mon  pauvre  malade  de  corps  et 
d'esprit. 

Si  tu  écris  à  Planât,  dis-lui  que  j'irai  jeudi,  vers  une 
heure  chez  lui,  lui  porter  réponse  moi-même.  Ma  lettre 
serait  trop  courte,  et,  d'ailleurs,  j'ai  trop  peu  de  temps. 

Farewell.  Remember  Paul-Louis  Courier;  non  quœ 
sapiat,  dictio,  sed  quae  feriat. 


AU   MEME 

Paris,  10  juillet  4849» 

Mon  cher  Prévost,  j'ai  été  longtemps  sans  l'écrire 
pour  deux  raisons.  Ma  mère  est  revenue  pour  quinze 
jours  à  Paris,  et  je  passais  mes  jours  de  congé  avec 
elle.  Le  reste  de  la  semaine  était  occupé  par  la  pré- 
paration de  la  licence. 

Nous  serons  présentés  dans  huit  jours ^.  Ah!  mon 
cher,  quelle  corvée!  Quelle  indigestion  j'ai!  Je  suis  oc- 
.cupé  en  ce  moment  à  apprendre  la  date  de  la  naissance 
et  de  la  mort  des  auteurs,  celle  de  leurs  ouvrages,  à 
faire  des  analyses  et  des  comptes  rendus,  à  étudier 
grammaticalement  les  textes,  à  me  fourrer  dans  la  cer- 
velle le  sens  d'une  quantité  de  mots  que  je  ne  connais- 
sais pas,  enfin  à  me  numir  de  toutes  les  ficelles  qui  font 
mouvoir  ces  vieilles  marionnettes  universitaires  !  C'est 

1.  Gi'éard,  ibid.,  p.  458,  11  juillet. 

'2,  A  l'exanjcn  de  licence.  Voir  pages  110  et  116. 


I 


LÉCOLË  NORMALE  89 

une  besogne  d'écolier  de  septième,  c'est  pourtant  là 
l'objet  de  nos  études  de  première  année;  à  en  croire 
M.  Dubois,  c'est  de  cela  seul  que  nous  devons  nous  oc- 
cuper. C'est  pour  cela  qu'on  nous  accable  de  compo- 
sitions préparatoires,  toutes  faites  dérisoirement.  En 
thème  grec  nous  composions  en  commun,  nous  inter- 
rompant de  temps  en  temps  pour  bêler,  miauler,  hen- 
nir. L'étude  était  devenue  une  vraie  ménagerie,  en 
philosophie  de  même.  Ce  sont  le  plus  souvent  des  ques- 
tions absurdes.  Sache  maintenant  que  M.  le  Directeur 
nous  fait  dire  qu'il  étudie  particuUèrement  les  compo- 
sitions, et  y  recherche  les  qualités  intellectuelles  et 
morales  (c'est  sa  phrase)  de  chacun  de  nous  I 

Tu  es  sans  doute  dans  le  même  malheur.  Thème 
grec,  vers  latins,  dissertations  et  discours,  sotte  pâture 
de  rhétorique,  quelle  figure  cela  fait  auprès  de  la  poli- 
tique que  tu  aimes,  et  de  la  philosophie  que  j'étudie! 
j'espère  pourtant  que  tu  as  du  courage.  C'est  une  dro- 
gue amère  à  avaler.  Et  il  faut  que  tu  l'avales,  puisque 
le  professorat  est  ta  vraie  carrière  et  ta  vraie  ressource, 
puisque  la  vie  de  cloître  pourra  seule  te  donner  les  ré- 
flexions et  les  connaissances  dont  tu  as  besoin  pour  ta 
politique,  puisque  tu  es  chef  de  famille  ^  et  que  tu  as 
besoin  d'être  placé  dans  le  monde  pour  donner  la  main 
aux  tiens. 

C'est  en  vérité  une  étrange  chose  que  la  vie  humaine. 
Tant  de  travail,  de  tristesses,  de  dégoûts,  de  contraintes, 

1.  M.  Prévost  père  était  âgé  et  malade,  et  Prévost-Paradol  avait 
une  sœur  plus  jeune  que  lui. 


ftO  CORRESPONDAINCE 

pour  nbou'ir  à  quoi?  à  an  état  qui  en  aura  tout  autant. 
Répéter  tous  les  ans  le  même  cours,  vivre  avec  des  en- 
fants ou  des  jeunes  gens,  se  renfermer  dans  un  pro- 
gramme fixé,  ne  pouvoir  approfondir  rien,  ne  pouvoir 
rien  hasarder  en  fait  d'opinions  dans  une  classe,  avoir 
à  ménager  et  son  pai'ti  et  ses  adversaires,  être  mesqui- 
nement rétribué,  voilà  le  professorat.  Et  pourtant  cela 
vaut  mieux  encore  que  tout  autre  emploi.  Militaire? 
C'est  une  servilité  désœuvrée.  Juge,  homme  d'affaires, 
avocat,  notaire,  avoué?  C'est  un  tracas  de  petites  affaires, 
de  questions  d'intérêt,  de  misérables  petites  disputes 
particulières,  qui  raffinent  l'esprit  et  rétrécissent  le 
cœur.  Commerçant  ?  c'est  la  même  chose.  Au  moins 
étant  professeur  je  suis  libre,  hors  huit  heures  par 
semaine  ;  quand  je  professe,  je  m'occupe  de  choses  de 
pensée,  élevées  et  dégagées  de  toutes  les  mesquineries 
de  la  vie  pratique,  et  le  reste  du  temps  est  à  moi.  Heu- 
reux les  riches  !  ils  n'ont  pas  cette  servitude  que  je 
m'impose.  Ils  n'ont  pas  besoin  de  vendre  un  quart  de 
leur  vie  pour  racheter  l'autie  de  la  misère  et  se  livrer 
aux  exercices  virils  de  la  pensée  et  de  l'action.  Forcé 
de  me  vendre,  j'ai  vendu  de  moi  le  moins  que  j'ai  pu. 
Je  tâcherai  de  vivre  avec  ce  qui  me  reste. 

Il  n'y  a  que  trois  vies  au  monde  :  la  pensée  pure  ou 
la  philosophie;  la  politique,  ou  l'action,  c'est-à-dire  la 
mise  à  exécution  de  la  pensée  dans  l'ordre  du  Vrai  ; 
l'art,  c'est-à-dire  la  mise  à  exécution  de  la  pensée  dans 
l'ordre  du  Beau.  Qu'heureux  est  un  homme  de  pouvoir 
se  donner  dès  l'abord  à  l'une  de  ces  trois  vies!  —  Nous 


L'ÉCOLE  NORMALE  91 

tous,  nous  sommes  obligés  de  marchander,  de  transi- 
ger, de  nous  partager  entre  Dieu  et  le  diable.  «  La 
qualité,  dit  La  Bruyère,  met  d'abord  un  homme  en 
passe;  c'est  trente  ans  qu'elle  lui  fait  gagner.  »  Tu  dois 
me  trouver  bien  aristocrate;  ce  n'est  pas  avoir  les  goûts 
populaires,  que  de  haïr  ces  carrières  ordinaires  où  l'on 
est  pour  sa  part  utile  au  genre  humain.  Hélas!  oui, 
moucher.  Que  veux-tu?  Plus  j'entre  dans  la  vie  réelle, 
plus  elle  me  déplaît  ;  plus  les  hommes  que  j'y  vois  me 
semblent  amoindris  et  rapetisses  par  leurs  fonctions  et 
leurs  habitudes;  plus  je  souhaite  l'indépendance.  Mais 
mon  malheur,  c'est  d'avoir  les  désirs  plus  hauts  que 
l'esprit,  je  me  déplais  autant  que  les  autres;  je  sens  que 
je  suis  et  que  je  serai  toujours  petit,  tout  petit;  qu'on 
a  beau  cultiver  un  sol  ingrat,  on  n'en  peut  tirer  que  ce 
qu'il  contient  ;  j'ai  donc  un  fonds  de  tristesse  perma- 
nent et  nécessaire;  et  ma  seule  consolation  est  la  pen- 
sée que  tout  cela  n'est  qu'un  jeu  de  quarante  ou  cin- 
quante ans,  tout  au  plus  encore,  qu'au  bout  de  tout  cela 
est  le  repos,  l'éternel  sommeil,  j'espère,  et  qu'on  peut 
bien  s'agiter  un  peu  sur  la  route  quand  on  a  à  riiôtelle- 
rie  un  si  bon  lit  pour  vous  recevoir. 

Pourquoi  ta  brochure*  ne  paraît-elle  pas? 

1.  Voir  Girard,  ihid.,  p.  157-158. 


CORRESPONDANCE 


AU   MEME 


Paris,  18  juillet  1849 
Je  prévoyais  ta  letlre  *  ;  comme  je  m'y  attendais,  les 
(lifficullés  au  parti  extrême  que  tu  me  proposes^  ne 
viennent  que  de  toi.  Je  n'ai  rien  à  te  dire  là-dessus;  on 
ne  peut  changer  un  homme.  Pourtant,  je  ne  sais  si  tu 
l'examines  bien  toi-même.  Tu  te  fais  des  monstres  d'une 
condition  qui  n'a  en  soi  rien  d'horrible,  qui  a  été  celle 
de  beaucoup  de  nos  camarades,  et  que  tu  pourrais  sup- 
porter, je  crois,  sans  trop  d'eiforts  de  volonté,  ni  de 
souffrances  d'orgueil. 

11  n'y  a  rien  de  honteux  à  donner  des  répétitions  à 
des  jeunes  gens,  à  leur  prouver  que  leur  professeur  au 
collège  ne  sait  rien,  à  leur  montrer  quelle  quantité  de 
travail  il  leur  faut  pour  en  arriver  au  point  où  l'on  en 
est  soi-même.  Tout  dépend  de  la  manière  de  s'y  pren- 
dre; j'ai  vu  les  uns  bafoués  parce  qu'ils  n'avaient  ni 
instruction,  ni  gravité,  ni  intelligence  ;  les  autres,  qui 
avaient  gardé  leur  sérieux  et  montré  aux  élèves  leur  igno- 
rance, les  conduisaient  comme  des  moutons.  Un  maître 
d'études  est  serf;  un  maître  de  répétitions  est  seigneur. 
Pour  la  volonté,  tu  te  fais  tort  à  toi-même.  Quoi 
donc,   mon  ami,  avec  ce  caractère  si  ferme   et  si  dis- 

1,  Gréard,  ibid.,  p.  102,  16  juillet  :  «  Quant  ù  rester  chez  M.  Bel- 
laguct  coniuie  répétiteur,  je  ne  le  ferai  pas...,  mou  orgueil  serait 
blessé.  Iieste  l'unique  alternative  de  ni'engager  ou  de  passer  ma 
vie  si  obscurément  que  ce  soit,  jusqu'à  ce  que  je  m'élève  ou  que 
je  meure.  » 

2.  Eu  cas  d'échec  à  l'École  normale. 


L'ECOLE  NORMALE  95 

posé  à  l'opposition,  tu  ne  pourrais  prendre  une  déci- 
sion forte? 

Nous  avions  si  souvent  parlé  du  plaisir  de  faire  sa  vo- 
lonté envers  et  contre  tous  et  soi-même,  que  je  croyais 
que  tu  l'avais  ressenti.  —  Mais  laisse  là  la  volonté,  et 
calcule  seulement  l'avantage,  le  plaisir,  l'utilité.  Une 
fois  entré  à  l'École,  c'est  une  vie  tranquille,  un  repos 
assuré,  une  instruction  solide,  un  grand  perfectionne- 
ment de  ton  esprit,  un  moyen  de  t'élever  dans  le  monde 
sans  craindre  toutes  ces  misères  qui  sortent  d'en  bas  et 
nous  prennent  à  la  gorge.  Ce  n'est  d'ailleurs  que  la  con- 
tinuation de  travaux  désagréables,  il  est  vrai,  mais  que 
tu  supportes  depuis  deux  ans;  les  quitter  serait  perdre  ce 
que  tu  as  déjà  gagné.  Enfin  tu  ne  te  les  donnerais  que 
comme  tâcbe  et  pensum,  le  reste  de  ton  temps  s'em- 
ploierait à  la  philosophie  et  à  la  politique.  —  Pose  en 
regard  l'autre  vie.  Point  d'avenir  d'abord;  une  impasse, 
des  luttes  de  plume  pour  en  sortir,  tous  les  dégoûts  et 
toutes  les  misères  littéraires;  des  ennemis  puissants; 
pas  d'instruction  suffisante,  d'où  une  faiblesse  néces- 
saire, et  peu  de  chance  de  te  distinguer.  Car  il  ne  suffit 
pas  de  bien  écrire  et  d'avoir  des  pensées  originales; 
pour  devenir  quelque  chose,  il  faut  savoir  et  avoir  réflé- 
chi. Ensuite  il  est  certain  que,  dans  cette  petite  posi- 
tion que  tu  désires,  tu  aurais  plus  de  travail  machinal 
et  désagréable  qu'à  ta  pension.  Aimes-tu  mieux  chiffrer, 
copier,  faire  des  expéditions,  tenir  des  comptes,  que  de 
lire  du  latin,  d'étudier  du  grec  et  de  la  grammaire  I 
Mon  Dieu '.jusque  dans  ces  basses  fosses  de  la  littérature. 


0-4  CORRESPONDANCE 

lu  vis  avec  les  grands  auteurs,  et  tu  apprends  le  grec  et 
le  latin.  —  En  résumé,  de  ce  côté  moins  de  travail  peut- 
être,  et  un  travail  moins  désagréable,  et  des  effets  infi- 
niment meilleurs.  La  balance  ainsi  établie,  il  n'y  a  qu'à 
savoir  compter,  la  conclusion  est  claire. 

Suckau  passe  sa  licence;  j'ai  grand'peur  pour  lui, 
non  pas  tant  pour  son  latin,  que  j'ai  à  peu  près  purgé 
de  fautes,  mais  pour  son  style  obscur  et  pâteux.  —  Pour- 
quoi te  désespérer,  toi  qui  écris  d'une  façon  si  origi- 
nale, si  pénétrante  et  en  même  temps  si  riche  et  si 
ornée  ? 

Je  me  souviens  d'avoir  vu  de  tes  vers  de  rhétorique, 
et  de  tes  dissertations.  Sauf  quelques  fautes  grossières, 
combien  cela  était  au-dessus  des  platitudes  dont  on  as- 
sassine les  malheureux  professeurs  !  Je  me  rappelle  ce 
vers,  presque  digne  de  Lucrèce,  tant  il  est  rude  et 
frappant  : 

(Jiiumquc  hoc  obsciimni  mare  et  arctum  littorc  niillo 
Morlem,  aliquis  noslruin  intravit  sociosque  reliquit. 

Vois-tu,  il  y  a  deux  degrés  dans  le  latin.  Les  plus  forts 
recherchent  les  élégances,  les  tournures  convention- 
nelles, les  mots  rares,  enfin  tout  ce  qui  est  la  fine  fieur 
des  assaisonnements  de  concours.  Les  autres,  et  tu  en 
es  là,  savent  le  sens  des  mots  simples  et  usuels  et,  pen- 
sant simplement,  écrivent  encore  avec  une  force  et  une 
correction  suffisantes;  tiens-t'en  là.  Et  tu  pourras  écrire 
sans  faire  de  fautes,  parce  que  tu  n'auras  pas  de  lon- 
gues phrases  à  queue  à  dérouler,  ni  de  coiislruclions 
compliquées  à  édifier. 


I 


LECOLE  NORMALE  95 

Je  compose  aujourd'hui  en  vers  latins  et  en  tlième 
grec.  C'est  la  journée  la  plus  rude.  Les  sujets  de  nos 
deux  dissertations  n'étaient  pas  trop  absurdes  : 

1"  Quis  usus  sentenliarum  in  fiistoriis  esse  deheat. 

2^^  Jusqu'à  quel  point  les  anciens  pouvaient-ils  écrire 
riîisloire  universelle  et  en  concevoir  le  plan? 

Demain  et  après-demain  sont  les  examens  oraux.  Cela 
dure  une  heure  pour  chacun. 

Je  suis  content  de  ce  que  tu  me  dis  pour  ta  bro- 
chure. Allons,  bonne  chance  ;  tu  vas  débuter  à  la  fois  et 
pour  le  monde  et  pour  l'École.  Puisses-tu  réussir  des 
deux  côtés.  —  J'espère  être  reçu  à  la  licence  ;  mais  ne 
laisse  pas  de  me  souhaiter  bonne  chance  de  ton  côté. 

Ton  maître  d'études  est-il  capable  d'être  reçu  ? 


AU    MEME 

Paris,  24  juillet  1849 

Mon  pauvre  ami,  je  compatis  de  tout  mon  cœur  à  ta 
peine  ^  Mais  me  serais-je  jamais  imaginé  qu'elle  serait 
si  dure?  Je  croyais  que  tu  l'aimais  pour  son  esprit, 
te  réjouissant  de  voir  une  noble  nature  croître  et  se 
développei'  par  toi  et  sous  tes  yeux. Que  faire  contre  un  mal- 
heur semblable?  Si  tu  continues,  je  trojLiverai  en  toi  la  vie  de 
Uousseau  ton  maître  :  sou  talent,  peut-être  ses  passions, 
et  surtout  ses  douleurs.  ïlélas,  j'ai  fait  en  vain  tout  ce 

1.  Prévosl-Paradul  avait  perdu  uu  ami  ti-i-s  ciiei".  —  Ses  tler- 
iiièrcs  lettres  de  1849  uont  pas  été  publiées  par  M.  (îréard. 


96  CORRESPONDANCE 

que  j'ai  pu  pour  te  placer  dans  le  tranquille  asile  de  la 
réflexion  solitaire,  et  te  communiquer  ce  calme  qui  suit 
d'une  y\e  réglée,  d'un  amour  ferme  et  patient  pour  la 
science,  du  culte  des  arts,  de  l'admiration  de  la  nature. 
J'ai  fait  tout  pour  me  pacifier,  tu  fais  tout  pour  te  trou- 
bler. Puisses-tu  être  moins  malheureux  que  ne  le  pro- 
met ta  nature  !  Puisses-tu  du  moins,  avec  tous  ces  mal- 
heurs, déployer  tout  ce  qu'il  y  a  en  toi  de  talent  et  de 
forces,  et  être  grand  si  tu  n'es  pas  heureux!  Si  la  gloire 
et  la  puissance  ne  viennent  pas  te  consoler,  comme 
elles  ont  fait  à  ton  mai  Ire,  je  te  plains.  Peut-être  aussi 
que  ces  longues  tristesses,  ces  inquiétudes,  ces  flux  et 
reflux  de  passion  augmenteront,  comme  à  lui,  ton  élo- 
quence, et  que,  comme  lui,  du  milieu  de  la  souffrance, 
tu  tireras  la  grandeur. 

J'étais  comme  toi  quand  je  cherchais  un  ami  et  que 
je  t'ai  trouvé,  je  suis  encore  tel  que  j'étais,  et  j'éprouve 
les  mêmes  sentiments  que  toi.  Je  voulais  quelqu'un  qui 
me  complétât,  qui  eût  les  qualités  que  je  n'avais  pas, 
qui  pût  faire  les  choses  dont  j'étais  incapable.  La  nature 
humaine  est  si  misérablement  imparfaite,  qu'il  faut  ras- 
sembler de  tous  côtés  des  hoînmes  choisis  pour  former 
avec  eux  tous  un  homme  vraiment  digne  d'estime  et  qui 
présente  l'image  telle  quelle  de  la  perfection.  Juge  de 
ma  tristesse  en  te  voyant  ainsi  souffrir  et  te  consumer; 
et  excuse  mes  éternelles  instances,  mes  exhortations  au 
courage,  et  ce  ton  de  prédicateur  qui  revient  si  souvent 
dans  mes  lettres.  J'ai  un  droit  sur  toi,  c'est  mon  bien 
que  tu  me  voles  en  le  laissant  dépérir.  Il  y  a  en  loi 


L'ÉCOLE  NORMALE  97 

quelque  chose  de  moi-même,  un  quelque  chose  qui 
complète  ma  nature,  auquel  je  tiens  comme  à  mes 
propres  qualités.  Avec  quelle  joie  je  verrais  ce  quelque 
chose  croître  et  se  déployer  comme  il  le  peut  et  comme 
il  en  est  digne!  Si  tu  savais,  mon  ami,  combien  l'esprit 
et  la  noblesse  de  cœur  sont  choses  rares  au  monde,  tu 
aurais  pitié  de  toi-même  et  tu  respecterais  ces  trésors 
sacrés  qui  sont  en  toi.  Voilà  dix  ans  que  je  roule  dans 
les  classes  ;  et  je  t'ai  trouvé  seul  ;  peut-être  y  a-t-il  ici 
un  autre  jeune  homme  d'un  esprit  égal  au  tien  ;  pour 
son  âme,  je  ne  la  connais  pas.  Voilà  tout.  Quand  je  vois 
l'impuissance  et  la  sottise  universelle,  les  petites  va- 
nités et  les  petites  capacités  qui  foisonnent  dans  le 
monde,  les  ignorances  et  les  préjugés  infinis,  et  que  je 
me  retourne  ensuite  vers  les  deux  ou  trois  personnes 
que  j'estime  pleinement,  je  ressemble  à  un  homme 
qui,  au  Musée,  se  détourne  avec  dégoût  de  tous  ces 
misérables  barbouillages  insolemment  étalés,  et  se  re- 
jette avec  ardeur  et  amour  vers  les  deux  ou  trois  tableaux 
des  vieux  maîtres,  que  les  nouveaux  n'ont  pas  encore 
cachés. 

Ecris-moi  souvent  ainsi,  et  dis-moi  tes  peines.  Con- 
traint comme  tu  l'es,  ce  sera  un  soulagement.  Pour 
moi,  c'est  la  plus  grande  marque  d'amitié. 

Y  a-t-il  quelque  chose  encore  qui  puisse  te  reposer  et 
te  pacifier  rùme?Je  l'espère;  Platon,  et  la  campagne 
doivent  le  pouvoir  encore.  Si  cela  est,  le  premier  point 
est  de  vouloir  guérir  !  11  sera  facile  de  redevenir  homme 
au  milieu  de  toutes  les  souffrauces  et  de  toutes  les  lan- 

U.    TAINL.    COUniiSrONDANCE.  7 


98  CORRESPONDANCE 

gueurs.  La  chose  est  triste  à  dire.  Mais  il  ne  faut  comp- 
ter que  sur  soi  dans  ce  monde;  les  amis  vous  manquent; 
la  maladie  les  enlève,  l'éloignement  vous  les  rend  tout 
changés  ;  la  politique  vous  les  aliène  ^  C'est  la  plus  douce 
chose  du  monde  et  le  seul  asile  dans  cette  vie  orageuse 
et  incertaine  que  nous  mènerons;  mais  il  faut  pouvoir  se 
suffire  et  vivre  encore  quoique  seul.  L'homme  resté  seul 
a  encore  l'étude,  les  arts,  la  nature,  et  l'infini,  chose  qui 
seule  peut  épuiser  cette  faculté  immense  d'aimer  qui 
est  dans  son  âme.  Aussi  la  philosophie  est-elle  une 
grande  maîtresse  d'amour  ;  c'est  encore  une  grande 
maîtresse  de  résignation.  Quand  j'ai  une  vive  souffrance 
je  m'occupe  à  considérer  le  mouvement  général  du 
monde,  et  j'ouhlie  mon  petit  moi  en  pensant  à  l'univer- 
sel, ou  du  moins  en  songeant  que  tout  cela  finit,  et  que 
dans  trente  ou  quarante  ans  nous  irons  tous  dormir. 
Adieu. 

Je  suis  reçu  licencié  le  second  ;  E.  de  Suckau  est 
reçu. 


AU  MEME 

Paris,  24  août  1849 

Mon  cher,  tu  es  admissible  le  58^  Il  y  en  a  o8  d'admis-. 
C'est  avec  grand'pcine  que  tu  es  parvenu  à  ce  mau- 

1.  C'est  en  clfet  la  politique  qui  a  distendu  plus  tard  l'étroile 
liaison  des  deux  amis. 

'2.  Voir  Gréard,  ibid.,  p.  2.  M.  Prévost-Paradol,  reçu  le  der- 
nier, fut  classé  second  à  l'examen  de  licence  et,  en  troisième 
année,  il  était  le  chef  de  sa  promotion. 


L'ÉCOLE  NORMALE  99 

vais  rang.  Un  élève  a  entendu  la  dispute  violente  qui 
s'est  engagée  à  ton  sujet,  M.  Vacherot  te  soutenant,  tous 
les  autres  t'attaquant. 

M.  Vacherot  m'a  parlé  de  toi  aujourd'hui.  Il  désire 
que  lu  viennes  le  voir  demain  samedi  de  midi  à  1  heure 
e(  demie.  Il  veut  te  parler  de  tes  examens  passés  et 
fulars.  —  Prends  garde  à  toi.  L'administration  a  su  que 
tu  avais  expédié  toutes  tes  compositions  en  trois  heures. 
On  a  pensé  que  tu  agissais  ainsi  persuadé  que  ton  prix 
d'honneur*  forçait  les  correcteurs  à  te  recevoir  :  ce  qui 
a  paru  une  marque  d'orgueil  et  d'exigence  et  a  indisposé 
contre  toi.  Voilà  le  mal,  mon  pauvre  ami;  il  ne  faut 
pas  considérer  seulement  ce  qui  est  hien  en  soi,  mais 
les  jugements  des  autres  dont  nous  dépendons. 

Tu  es  dans  un  des  moments  décisifs  de  ta  vie.  L'em- 
ploi que  tu  feras  de  ces  deux  mois  décidera  de  ton 
avenir,  et,  non  seulement  de  ton  état  et  de  ton  métier, 
mais  de  ton  instruction,  et  de  ta  valeur  politique  et  philo- 
sophique. Car  à  moins  d'être  ici  au  cloître,  tu  n'étu- 
dieras pas  sérieusement. 

Si  tu  es  un  homme  et  non  une  femmelette,  tu  com- 
prendras que  qui  veut  la  fin  veut  les  moyens  ;  et  qu'il 
n'y  a  pas  de  fin  préférable  pour  un  homme,  ni  de  bien 
qui  l'emporte  sur  la  connaissance  positive  et  la  tranquil- 
lité personnelle.  Je  te  le  déclare  sur  ma  conscience,  il 
s'agit  pour  toi  d'être  un  rhéteur,  un  sophiste,  un  igno- 
rant, un  journaliste  à  la  feuille,  un  malheureux  inquiet, 

1.  Prévost-Paradol  venait  d'obtenir  au  grand  concours  le  prix 
d'honneur  de  philosopliie. 


100  CORRESPONDArsXE 

tourmenté  ;  ou  bien  un  orateur,  un  philosophe,  un  homme 
sérieux  et  instruit,  digne  de  parler  aux  autres  et  de  les 
gouverner. 

Voilà  pourquoi  il  faut,  tous  les  jours  de  ces  deux 
mois,  faire  des  versions  grecques  et  latines,  et  appren- 
dre les  précis  d'histoire.  Tout  ceci  ne  touche  que  toi,  et 
ne  s'adresse  qu'à  ton  intérêt.  Mais  songe  encore  à  ce 
que  te  demande  ton  ami  et  à  ce  que  tu  dois  à  ton  père. 
Si  tu  n'as  pas  le  courage  de  faire  ce  qui  est  bon  à 
toi-même,  sois  du  moins  assez  généreux  pour  songer  à 
ta  famille  et  pour  te  souvenir  que  ton  bien  m'est  aussi 
précieux  que  le  mien. 

Adieu,  ma  lettre  ne  partirait  pas  si  je  t'en  disais 
davantage.  Demain,  quand  tu  viendras,  nous  causerons. 


AU   MEME 

Vouziers,  11  septembre  1849 
Cher  ami,  il  pleut  aujourdhui;  veux-tu  que  je  re- 
prenne l'entretien  à  l'endroit  où  nous  l'avons  laissé  il  y 
a  douze  jours? 

Selon  moi,  tu  as  une  fausse  opinion  sur  le  principe 
des  droits  des  particuliers  et  de  l'État.  Tu  crois,  comme 
Rousseau,  que  les  droits  des  particuliers  ne  sont  que  de 
simples  conventions,  et  qu'il  n'en  existe  aucun  en  de- 
hors de  ceux  qu'établit  la  volonté  du  peuple. 

Toi,  comme  M.  Jacques*,  mon  cher  ami,  vous  êtes 
1.  Jacques  (Amédéc-Florcnt), philosophe,  ne  à  Paris  en  1813,  entré 


L'ÉCOLE  NORMALE  101 

des  tyrans.  Ta  maxime  justifie  la  tyrannie  de  la  foule;  la 
sienne  celle  des  minorités.  Tu  détruis  l'individu,  lui, 
l'État. 

Selon  moi,  tout  acte  humain  en  général  est  chose 
sainte  et  sacrée,  c'est-à-dire  que  pour  aucun  motif  on  ne 
doit  le  détruire,  en  d'autres  termes,  en  empêcher  l'ac- 
complissement. La  règle  générale  de  la  morale  est  de 
faire  toujours  le  plus  grand  hien  et  de  sacrifier  le  plus 
petit  au  plus  grand.  Mais  les  actes  humains  sont  des 
biens  de  telle  sorte,  qu'ils  sont  absolument  inviolables  et 
ne  peuvent  être  légitimement  empêchés  ou  détruits, 
quand,  de  cet  empêchement,  il  suivrait  un  très  grand 
bien.  Cette  inviolabilité  des  actes  humains  est  le  prin- 
cipe de  ce  que  nous  appelons  droit. 

Admets-tu  cette  opinion  qui  n'est  autre  chose  que 
l'affirmation  de  l'inviolabilité  de  la  liberté  humaine?  Si 
tu  la  rejettes,  je  t'en  enverrai  une  autre  fois  la  démons- 
tration. Aujourd'hui  je  me  contente  de  la  poser. 

Il  suit  de  là  que  la  liberté  de  parler,  d'écrire,  d'im- 
primer est  un  droit;  il  suit  de  là  que  la  vie  et  la  pro- 
priété de  chaque  particulier  sont  choses  inviolables,  et 
qu'il  a  également  le  droit  de  les  conserver.  Ces  droits, 
comme  tu  le  vois,^  se  tirent  non  pas  d'une  convention 
entre  les  membres  de  l'État  (puisque  nous  n'avons  pas 
supposé  pour  les  établir  l'existence  de  l'État),  mais  sim- 
plement de  la  nature  humaine,  considérée  en  soi. 

Maintenant  d'où  sortent  les  droits  de  l'État?  L'État,  je 

à  l'École  normale  en  1832,  décédé  à  Btienos-Aires  en  1805,  fonda- 
teur de  la  Liberté  de  penser,  où  il  écrivit  de  nombreux  articles. 


102  CORRESPONDANCE 

crois  que  tu  l'accordes  sans  peine,  esl  un  être  ou  un 
individu  réel  et  vivant  et  non  pas  une  abstraction.  Si  l'on 
considère,  dans  chaque  individu,  ce  qu'il  a  de  commun 
avec  tous  les  autres,  je  veux  dire  la  qualité  de  citoyen, 
l'affection  qu'il  a  pour  la  patrie,  la  partie  de  son  exis- 
tence comprise  dans  l'existence  commune,  on  apercevra 
un  grand  être,  composé  de  tous  les  individus  de  l'État 
considérés  sous  un  aspect  commun,  et,  par  suite,  indis- 
cernables en  tant  que  tels,  et  formant  ainsi  une  unité 
absolue. 

Il  suit  de  là  que,  dans  une  société,  il  y  a  autre  chose 
que  les  individus,  il  y  a  l'P^tat  lui-même,  et  que  l'exis- 
tence de  ce  nouvel  être  ne  détruit  pas  l'existence  véri- 
table et  indépendante  des  individus. 

Cet  être  est  humain,  puisque  tous  ses  éléments  sont 
humains.  Il  est  donc  exactement  dans  le  même  cas  que 
les  individus.  Ses  actes  sont  également  inviolables;  il  a 
des  droits. 

Ces  droits  consistent,  comme  ceux  des  particuliers, 
dans  la  puissance  légitime  qu'il  a  de  conserver  son  exis- 
tence et  sa  propriété,  qui  est,  comme  pour  les  parti- 
culiers, l'extension  de  son  existence.  En  d'autres  termes, 
en  tant  qu'il  s'exprime  par  le  gouvernement,  il  a  le 
droit  de  se  conserver  contre  les  ennemis  du  dehors  et 
contre  ceux  du  dedans,  d'empêcher  ce  qui  pourrait  lui 
nuire,  etc.,  de  lever  des  impôts,  puisqu'il  est  coproprié- 
taire avec  chaque  particulier,  etc. 

Tu  vois  que  les  droits  de  l'État  se  tirent  comme  ceux 
des  particuliers  de  la  nature  même  des  choses,  et  que  les 


L'ÉCOLE  NORMALE  105 

uns  ne  sont  pas  le  principe  des  autres.  Les  droits  se 
tirent  partout  de  l'existence;  l'État,  à  titre  d'être  distinct, 
a  ses  droits  distincts  comme  ceux  des  oarticuliers.  Ce 
sont  deux  domaines  qui  se  touchent,  mais  qui  sont 
séparés. 

Par  exemple,  la  majorité  a  le  droit  de  prendre  la  forme 
de  gouvernement  qui  lui  plaît  :  et  cela,  parce  que  cet 
acte  est  un  acte  de  TÉtat,  en  tant  que  tel,  c'est-à-dire  de 
la  collection  de  la  nation  considérée  en  tant  qu'unité. 
Moi  particulier,  qui  sais  une  meilleure  forme,  je  n'ai 
rien  à  dire;  je  n'ai  pas  le  droit  de  violenter  l'État,  pour 
lui  imposer  un  meilleur  gouvernement,  pas  plus  que  je 
n'ai  le  droit  de  violenter  le  particulier,  mon  voisin,  pour 
lui  apprendre  à  mieux  gouverner  sa  fortune.  L'État  est 
libre. 

Par  exemple,  j'ai  le  droit  de  conserver  ma  propriété 
(ôtez  le  cas  d'impôt).  L'État  ne  peut  la  confisquer; 
autrement  il  viole  ma  liberté.  Comme  l'inviolabilité  de 
ma  propriété  est  constituée  par  sa  nature  même  et  non 
par  une  délégation  faite  par  lui,  il  ne  peut  me  la  retirer. 
Je  suis  libre. 

Mes  actes  sont  inviolables  au  même  titre  que  les  siens. 

Je  résume  en  deux  mots  :  l'acte  ou  l'existence  humaine 
est  inviolable.  Or,  l'État  et  l'individu  sont  des  existences 
humaines.  Donc  l'acte  ou  existence  de  l'État  et  des  indi- 
vidus sont  inviolables.  D'où  il  suit  qu'ils  ont  chacun  des 
droits  indépendants,  leurs  existences  étant  des  choses 
distinctes. 

Je  ne  te  détaille  pas  les  avantages  de  cette  théorie; 


i04  CORRESPONDANCE 

elle  consacre  la  liberté  de  l'I^^tat  et  des  particuliers;  elle 
nous  préserve  des  excès  du  communisme,  vers  lequel  tu 
penches,  et  des  absurdités  de  l'individualisme  où,  d'après 
ce  que  tu  me  dis,  M.  Jacques  est  tombé. 

Képonds-moi  là-dessus,  si  tu  peux,  et  si  tu  veux.  Dis- 
moi  aussi  ce  que  lu  fais,  si  lu  souffres  toujours  de  cette 
inquiétude  où  je  t'ai  trouvé,  si  tu  étudies  le  grec  et  l'his- 
toire, si  tu  y  fais  des  progrès,  si,  au  défaut  de  l'École,  lu 
as  à  côté  de  toi  quelque  branche  où  tu  puisses  te  poser. 

Pour  moi,  je  suis  à  Vouziers  (Ardennes).  Je  cours 
l'après-midi  dans  la  campagne;  je  lis  du  grec  et  de 
l'allemand  le  matin;  je  pianote  tant  bien  que  mal;  je 
dors  beaucoup,  je  pense  peu. 

Cher  ami,  les  plaisirs  de  société  et  ceux  qui  rassasient 
la  plupart  des  autres  m'ennuient  chaque  jour  davantage  ; 
à  peine  si  je  crois  maintenant  au  plaisir;  je  comprends 
encore  l'ébranlement  des  nerfs,  c'est  là  tout;  mais  cela 
aussi  perd  chaque  jour  de  mon  estime.  11  n'y  a  qu'une 
chose  bonne  au  monde,  c'est  le  repos  d'âme,  et  l'acti- 
vité d'esprit.  Voilà  pourquoi  je  t'écris  des  choses  de  po- 
litique et  de  philosophie.  Serait-ce  la  peine  de  te  raconter 
toutes  sortes  de  petites  choses  qui  m'arrivent  et  qui 
forment  la  trame  ordinaire  de  la  vie?  C'est  à  peine  si  je 
prends  plaisir  quelquefois  pour  moi-môme  à  faire  l'his- 
toire naturelle  de  mon  âme.  A  dire  vrai,  il  n'y  a  de  bon 
que  la  connaissance  des  vérités  absolues.  Puissé-je  en 
découvrir,  moi  qui  serai  philosophe  !  Toi  qui  es  politique, 
puisses-tu  les  appliquer!  Le  reste  est  une  comédie. 


L'ÉCOLE  NORMALE  105 

AU    MÊME 

Youziers,  25  septembre  1840 
Tu  es  un  grand  malheureux,  un  grand  paresseux,  un 
grand  pendard.  Comment  !  à  peine  dans  les  Ardennes, 
tu  as  mes  premiers  soins  et  mes  premières  amours,  et 
j'attends  trois  semaines  une  réponse!  Faut-il  donc  faire 
des  frais  avec  toi,  comme  avec  une  demoiselle,  et  t'in- 
viter  trois  et  quatre  fois  avant  d'obtenir  un  mot  en 
retour? 

Je  soupçonne  bien  un  peu  la  cause  de  cette  paresse  ; 
obliviosus  amor,  comme  dit  Horace.  Ton  nouvel  ami  te 
fait  oublier  les  anciens  ;  les  longues  promenades  aux 
Tuileries,  les  confidences  mutuelles  chassent  de  ton 
esprit  le  pauvre  exilé  de  province:  je  l'ai  vu  en  descen- 
dant ton  escalier  ;  je  ne  suis  pas  comme  lui  su^wvoç,  eù- 
TTpoacoTToç,  £uxvTi[ji.t;,  etc.,  et  tous  les  £Ù  que  tu  voudras. 
3Iais  enfin,  mon  cher,  souviens-toi  que  Socrate,  qui 
comme  toi  aimait  les  beaux  jeunes  gens,  ne  dédaignait 
pas  les  malheureux  plus  ou  moins  mal  bâtis  qui  s'atta- 
chaient à  lui,  et  recherchaient  son  entretien.  Or  donc  à 
présent,  je  recherche  et  je  sollicite  le  tien;  voudras-tu 
me  l'accorder  ?  Prends  garde  de  te  préparer  trop  à 
l'avance  au  rôle  de  ministre,  où  la  politique  doit  te  con- 
duire ;  accorde  des  audiences  à  ceux  qui  te  les  deman- 
dent ;  sinon  que  Proudhon  t'emporte,  et  va-t'en  au  diable  ! 
Au  reste  ton  silence  vient  un  peu  de  ma  faute;  j'ai 
fait  ce  que  tu  reproches  à  Planât,  je  t'envoie  une  lettre 
de    polémique    philosophique,    avec     sommation    d'y 


106  CORRESPONDA^•CE 

répondre  ;  je  dois  te  sembler  pareil  à  un  coq  qui  toujours 
dressé  sur  ses  ergots  appelle  à  lui  des  adversaires  et 
n'est  heureux  que  dans  la  bataille.  Pardonne-moi  cette 
manie,  mon  cher,  ainsi  que  ma  philippique  de  la  fm 
contre  la  vanité  des  occupations  humaines  ;  je  savais 
bien  que  tu  es  paresseux  à  fouiller  dans  ton  esprit,  et 
que  tu  aimes  mieux  laisser  ta  mine  d'or  inutile  que  d'en 
tirer  de  quoi  battre  monnaie;  mais  j'espérais  qu'en  deux 
semaines  de  temps  tu  trouverais  bien  quelques  heures 
de  réflexion,  et  de  loisir,  et  que  tout  au  moins  le  désœu- 
vrement et  l'ennui  des  vacances  te  porteraient  à  exami- 
ner la  question.  A  vrai  dire,  j'espère  encore  ;  et  tu  me 
ferais  grand  plaisir  de  me  dire  ton  avis  sur  l'opinion 
que  je  t'ai  envoyée.... 

Ne  rougis-tu  pas  de  rester  dans  l'indifférence  et  de  me 
taire  ce  qui  se  passe  en  toi?  Sur  ma  parole,  je  juge 
quelquefois  que  tu  aurais  dû  naître  directeur  de  théâtre 
ou  sultan;  je  crois  surtout  que  tu  aurais  fait  des  mer- 
veilles dans  ce  dernier  poste.  C'est  un  emploi  facile  et 
viril  tout  à  la  fois.  Souviens-toi  de  ton  Lord  Byron  qui, 
en  parlant  de  l'éducation  préparatoire  à  cette  fonction, 
dit  qu'à  vingt  ans  les  jeunes  sultans  sont  conduits  au 
trône  ou  à  la  potence  et  qu'ils  sont  en  conséquence 

Exactly  lit  l'or  both. 

C'est  ce  que  je  vous  souhaite,  mon  frère. 

Sérieusement,    réponds -moi,    et   parle-moi    de    tes 
études,  de  ton  grec,  de  ton  histoire,  de  tes  projets  d'ave 
nir,  si  tu  ne  réussis  pas  à  ri*>3ole. 


L'ÉCOLE  NORMALE  107 

Comment  veux-tu  qu'une  amitié  s'entretienne,  si  l'on 
ne  sait  pas  ce  qui  se  passe  dans  son  ami  ?  Au  bout  de 
deux  mois,  on  est  étranger  l'un  à  l'autre.  Allons,  cou- 
rage, écris  vite,  et  vide  ton  sac. 
Farewell. 


AU   MEME 

Vouziers,  1"  octobre  1849 

Très  cher,  ta  lettre  me  donne  à  réiléchir  sur  tes 
rapports  avec  Planât,  et  sur  mes  rapports  avec  toi.  Par- 
lons de  Planât  d'abord. 

Sois  bon  avec  lui.  Il  est  de  nature  artiste  et  systéma- 
tique; quand  il  a  une  idée,  il  pousse  sa  pointe,  croyant 
bien  faire,  et  ne  voyant  pas  s'il  choquera  les  autres.  Par 
exemple,  cette  fois,  il  s'était  fait  une  certaine  idée  de 
l'amitié,  et  voyant  que  tu  n'y  répondais  pas  et  que  tu 
lui  offrais  une  amitié  moyenne,  il  a  cru  que  tu  ne  lui 
offrais  rien  du  tout.  — Tout  ou  rien,  voilà  son  mot;  de 
plus,  ne  comprenant  d'autre  conversation  que  les  entre- 
tiens sérieux  et  actifs,  il  n'a  pas  supporté  ta  paresse,  et 
a  cru  que  tu  ne  voulais  pas  causer.  Tout  cela  vient 
d'une  nature  excessive  et  absolue.  Pardonne-lui  puis- 
qu'il est  tel  et  ne  peut  se  refaire.  Au  fond,  vois-tu,  je  le 
sais,  il  t'aime  fort  et  t'estime  autant.  H  m'a  parlé  de 
cette  affaire,  et  si  sa  lettre  est  irritante,  c'est  tout  invo- 
lontairement. Ne  lui  réponds  rien  de  dur.  Quand  la  fou- 
gue de  sa  précipitation  sera  passée,  il  comprendra 
qu'on  ne  moule  pas  ses  amis  d'après  sa  fantaisie,  et 


108  CORRESPONDANCE 

qu'il  faut  les  accepter  tels  qu'ils  sont.  U  m'aura  pour 
philosopher,  il  t'aura  pour  causer;  j'en  suis  très  sûr,  il 
est  tout  à  toi. 

A  nous  deux  maintenant.  J'ai  dû  bien  souvent  mériter 
le  reproche  que  tu  lui  fais.  Moi  aussi,  j'ai  poussé  ma 
pointe;  te  souviens-tu  de  mes  prédications  philosophi- 
ques de  l'hiver  dernier  ? 

Pauvre  garçon,  tu  as  été  bien  patient  avec  moi  !  Que 
veux-tu  ?  L'homme  est  ainsi  fait  ;  il  s'efforce  d'imposer 
à  chacun  sa  façon  de  voir  et  son  genre  de  vivre;  j'ai  de 
plus  une  excuse  qui  m'est  propre  :  c'est  la  persuasion 
absolue  où  j'étais  et  où  je  suis  encore  que  mes  idées 
sont  vraies,  et  que  mon  système  de  conduite  est  le  se  ni 
qu'un  homme  doive  suivre....  J'étais  comme  un  fou- 
gueux néophyte,  une  sorte  de  Polyeucte,  te  poussant  à 
la  conversion  et  au  martyre,  et  toi,  ma  chère  Pauline, 
tu  remplissais  très  bien  ton  rôle:  nos  lettres  étaient  une 
sorte  de  dialogue,  semblable  à  celui-ci  : 

Pauline.  —  Tu  préfères  le  monde  à  l'amour  de  Pauline? 
Polyeucte.  —  Vous  préférez  le  monde  à  la  bonté  divine? 
Pauline.  — Imaginations! 
Polyeucte.  —  Célestes  vérités  ! 
Pauline.  —  Étrange  aveuglement! 
Polyeucte.  —  Éternelles  clartés! 

Bref,  aujourd'hui  je  trouve  que  Pauline  a  été  bien 
raisonnable  et  bien  bonne  de  ne  pas  me  souffleter.  C'est 
pouiquoi  ne  soufflette  pas  Planât. 

Je  suis  calmé  à  présent,  en  gardant  les  mêmes  con- 
victions, j'ai  vu  qu'il  fallait  prendre  les  gens  comme  ils 


L'ÉCOLE  NORMALE  109 

sont.  J'aimerais  mieux  te  voir  philosopher,  éclaircir  tes 
idées,  travailler  activement  d'esprit;  j'ai  fait  ce  que  j'ai 
pu  pour  t'y  pousser  ;  tu  en  serais  plus  heureux  et  moi 
aussi.  Je  n'ai  pas  réussi;  tant  pis  ;  c'est  que  ta  nature 
est  autre  ;  et  de  même  que  le  cercle  ne  comporte  pas  les 
propriétés  du  carré,  de  même,  pour  parler  métaphy- 
sique, ta  nature  ne  comporte  que  les  propriétés  qui  sont 
contenues  dans  son  essence  ou  définition.  Je  me  rési- 
gne, tu  seras  orateur  et  non  philosophe.  Ton  contenu 
est  encore  très  bon  et  très  beau,  le  meilleur  et  le  plus 
beau  que  je  connaisse  ;  je  l'aimerai  toujours,  si  tu  le 
veux  bien.  J'étais  comme  cet  enfant  à  qui  on  deman- 
dait s'il  voulait  de  la  tarte  ou  de  la  confiture,  et  qui 
voulait  de  la  tarte  à  la  confiture,  se  dépitant  et  se 
désolant  parce  qu'il  ne  pouvait  avoir  que  l'un  des 
deux.  A  présent  que  je  suis  grand,  je  mange  très  bien 
ma  tarte  sans  confiture;  e,i  je  te  conseille,  cher  ami, 
d'en  faire  autant  par  rapport  à  moi. 

Donc,  1°  tu  m'as  pardonné  mon  avant-dernière  lettre, 
mes  sommations  respectueuses  de  t'occuper  de  politique, 
mes  malencontreux  efforts  pour  t'y  traîner  par  les 
oreilles  malgré  toi. 

Donc,  2^  tu  me  pardonneras  à  l'avenir  les  sottises  de 
pareil  genre  que  je  pourrais  commettre  ;  car  la  chair 
est  faible;  et  de  mon  essence  ou  concept  philosophique, 
il  pourrait  bien  sortir  de  temps  en  temps,  comme  d'un 
vase  trop  plein,  des  bouffées  scientifiques,  désagréables 
aux  nez  oratoires  et  poétiques  comme  le  tien. 

De  plus,  en  pareille  occurrence,  tu  me  rappelleras  à 


110  COHRESPONDAINXE 

la  raison,  comme  on  y  rappelle  un  élève  qui  au  tableau 
a  manqué  une  démonstration,  faute  d'avoir  considéré 
assez  une  des  données  delà  question.  Or,  ici  la  donnée, 
c'est  ta  nature. 

Voilà  le  traité  que  je  te  propose  entre  nous,  et  que  je 
te  conseille  de  faire  avec  Planât.  La  belle  chose,  si  le 
cercle  allait  s'irriter  contre  le  carré,  parce  que  toutes 
les  parties  du  carré  ne  sont  pas  à  égales  distances  du 
centre,  et  si  le  carré  excommuniait  le  triangle,  parce 
que  le  triangle  n'a  pas  quatre  côtés  !  Nous  sommes  à 
nous  trois,  l'un  le  carré,  l'autre  le  cercle,  l'autre  le 
triangle.  Vivons  d'accord,  et  précisément  en  vertu  de 
notre  nature  différente  il  sortira  de  notre  union  de 
nouvelles  propriétés. 

Bien  entendu  que  si  jamais,  te  trouvant  malheureux 

de  ta  façon    de   vivre   et  me  voyant   heureux  de   la 

mienne,  tu   penches  du  même  côté  que  moi,  je  me 

réserve   le   droit  de  t'y  pousser.    La   réciproque  sera 

vraie. 

En  foi  de  quoi  je  signe  ici 

H.  Taine. 

Si  tu  étais  chrétien,  mon  pauvre  ami,  je  t'enverrais 
pour  te  consoler  de  M.  Bellaguet  ',  et  de  tes  craintes, 
un  chapitre  de  Vlmitation.  Si  tu  étais  philosophe,  la 
5^  partie  de  Y  Éthique.  Poète,  platonicien,  Grec,  je  t'en- 
voie une  petite  pièce  d'Anacréon. 

Le  passant.  —  «  Aimable  colombe,   d'où   viens-tu?  d'où 

1.  M.  Bellaguet  était  chef  d'une  institution  très  connue.  Prcvost- 
Paradol  v  faisait  ses  études  et  suivait  les  cours  du  collège  Bourbon. 


L'ÉCOLE  NORMALE  111 

viens-tu?  Pourquoi  tous  ces  parfums  qui  s'exhalent  et  dis- 
tillent de  tes  ailes  pondant  que  lu  cours  dans  Tair?  Qui 
es-tu?  Que  vas-tu  faire?  » 

La  colombe.  —  C'est  Anacréon  qui  m'a  envoyée  vers  son 
amour,  vers  Bathylle,  le  maître  et  le  roi  de  toutes  les  âmes. 
Vénus  m'a  vendue  pour  un  pelit  hymne;  et  moi  je  sers 
Anacréon,  en  ce  que  tu  vois,  portant  ses  lettres.  Il  dit  que 
bientôt  il  me  fera  libre.  Mais  moi,  quand  il  voudrait  me 
lâcher,  je  resterai  esclave  auprès  de  lui. 

—  Car,  pourquoi  irais-je  voler  par  les  champs  et  les 
montagnes,  et  me  poser  sur  les  arbres,  mangeant  quelque 
fruit  sauvage?  Aujourd'hui,  je  mange  du  pain,  le  prenant 
des  mains  d'Anacréon  lui-même;  il  me  donne  à  boire  le  vin 
qu'il  a  goûté  ;  quand  j'ai  bu,  je  sautille  et  je  volète  sur  lui, 
l'ombrageant  de  mes  ailes. 

—  Pour  dormir,  c'est  sur  sa  lyre  même  que  je  vais  me 
poser.  Tu  sais  tout,  va-t'en  ;  homme,  tu  m'as  rendue  plus 
bavarde  qu'une  corneille.  » 


CHAPITRE  II 


Seconde  année  :  La  vie  à  l'École,  la  réaction  de  1850.  — 
Travaux  particuliers  :  Philosophie,  dogmatisme.  —  Pré- 
paration à  l'agrégation  de  philosophie.  —  Esquisse  d'une 
histoire  de  la  philosophie. 

L'année  1849-1850*  commença  heureusement;  Prévosl- 
Paradol  était  admis  à  l'École*,  comme  son  ami  l'avait  si 
ardemment  désiré,  et  la  correspondance  allait  être  rem- 
placée par  la  causerie  quotidienne  et  la  plus  douce  inti- 
mité. Edouard  de  Suckau^  entra  bientôt  en  tiers  dans  cette 
amitié;  homme  délicat,  bien  élevé,  épris  comme  ses  deux 
amis  d'idées  générales  et  de  hautes  spéculations  philoso- 
phiques, il  noua  avec  Ilippolyte  Taine  une  étroite  liaison 
qui  ne  fut  rompue  qu'à  sa  mort  (en  1867).  Au  milieu  de 
cette  jeunesse  ardente  et  studieuse,  d'autres  groupes  se 
formaient  peu  à  peu  selon  la  conformité  des  aptitudes  et 
des  goûts.  Hippolyte  Taine,  assez  bon  pianiste  et  très  grand 

1.  Nous  n'avons  aucune  lettre  de  M.  Taine  d'octobre  1849  à  oc- 
tobre 1851.  Sa  mère  et  ses  sœurs  étaient  revenues  à  Paris:  Pré- 
vost-Paradol  était  ii  l'École  normale,  et  Planât,  son  autre  ami 
intime,  n'a  rien  conservé  de  ses  correspondances  de  Jeunesse. 

2.  Prévosl-Paradol,  inal{i;ré  de  brillants  examens  oraux,  avait  clé 
reçu  le  20^  et  dernier.  MM.  Octave  Gréard,  Levasscur,  Ponsot, 
Villctard  de  Prunières,  qui  restèrent  les  amis  de  M.  Taine,  faisaient 
aussi  partie  de  cette  promotion. 

5.  Voir  p.  157. 


L'ÉCOLE  NORMALE  115 

amateur  de  musique,  avait  rencontré  parmi  ses  compa- 
gnons un  violoniste  et  un  violoncelliste,  MM.  Rieder*  et 
Quinot^,  avec  lesquels  il  jouait  des  trios  de  Mozart  et  de 
Beethoven;  il  trouvait  d'autres  délassements  dans  la  cau- 
serie étincelanle  d'Edmond  About  :  si  renfermé  qu'il  fût 
dans  la  spéculation  pure,  il  aimait  par  contraste  la  verve 
intarissable,  l'abandon,  la  fantaisie  de  son  jeune  camarade, 
et  supportait  de  la  meilleure  grâce  du  monde  les  plaisan- 
teries parfois  un  peu  vives  auxquelles  il  était  en  butte  de  sa 
part  et  de  celle  de  Francisque  Sarcey.  11  recherchait  aussi 
la  conversation  de  condisciples  plus  graves,  comme  Bar- 
nave^,  Heinrich*,  Cambier^,  et  discutait  avec  eux  les  sujets 
de  théologie  et  d'histoire  ecclésiastique  qui  à  cette  époque 
occupaient  une  large  place  dans  ses  lectures  et  dans  ses 
travaux^.  Enfin  il  fréquentait  ses  condisciples  de  la  section 
des  sciences  et  avait  de  longs  entretiens  avec  le  jeune 
médecin  de  l'École,  M.  Noël  Guéncau  de  Mussy',  entraîné 
déjà  vers  les  recherches  physiologiques  qui  devaient  être 
plus  tard  la  base  de  sa  psychologie.  Tous  les  sujets  litté- 
raires, philosophiques,  religieux,  scientifiques,  historiques, 
politiques,  sociaux,  étaient  abordés  tour  à  tour  par  ces 
jeunes  esprits  indépendants.  Il  semblait  que  l'École  nor- 
male fût  un  lieu  privilégié,  une  sorte  d'oasis  intellectuelle 

1.  Voir  p.  28.  —  C'est  en  souvenir  de  ces  séances  que  M.  Rieder 
disait  de  M.  Taine  :  «  Il  porte  un  peu  trop  sa  philosophie  partout, 
mémo  dans  la  musique.  » 

2.  Quinot  (Edme-François-ISicolas  dit  Alfred),  né  en  1828. 

5.  Barnave  (l'abbé  Louis-Charles-Paul),  fondateur  de  l'Ecole  Sai- 
vien  à  Marseille,  né  en  1829,  mort  en  1897. 

4.  Heinrich  (Guillaume-Alfred),  né  à  Lyon  en  1829,  entré  à  l'École 
normale  en  1848,  mort  à  Lyon  en  1887. 

5.  Cambier  (le  père  Désiré-Edouard),  oratorien,  né  en  182(), 
entré  à  l'École  normale  en  1848,  mort  missionnaire  en  Chine 
en  1860. 

6.  Voir  p.  120. 

7.  Queneau  de  Mussy  (le  docteur  Noël),  médecin  de  l'École,  de 
184G  à  1881. 

H.    TAINE.    —   CGRnESrO.NDAXCE.  8 


114  CORRESPONDANCE 

que  la  réaction  de  1850  ne  devait  pas  atteindre.  Il  y  evit 
cependant  à  la  fin  de  cette  année  scolaire  un  son  de  cloche 
menaçant.  M.  P.-F.  Dubois,  ancien  fondateur  du  Glohe,  sus- 
pect de  libéralisme,  fut  remplacé  à  la  direction  de  l'École  par 
M.  Michelle*,  recteur  de  Besançon.  Celui-ci  n'était  pas  un 
ancien  Normalien  et  n'avait  pas  les  traditions  de  la  maison. 
Un  peu  auparavant  M.  Deschanel^,  suppléant  de  M.  Ilavet  pour 
la  conférence  de  langue  et  littérature  grecques,  avait  été 
cité  devant  le  Conseil  supérieur  de  l'Instruction  publicpio  à 
propos  d'un  essai  intitulé  ((  Catholicisme  et  socialisme  »  paiu 
dans  \3i  Liberté  dépenser.  Il  fut  suspendu  de  ses  fonctions  et 
M.  Havet  dut  reprendre  la  chaire.  —  Puis  il  y  eut  de  sourdes 
hostilités  contre  l'éminent  directeur  des  études,  M.  Vacherot, 
contre  les  professeurs  les  plus  distingués,  comme  M.  Jules 
Simon.  Ceux-ci  donnaient  en  vain  à  leurs  élèves  des  con- 
seils de  prudence^  et  se  renfermaient  eux-mêmes  dans  la 
plus  complète  réserve  pour  tout  ce  qui  touchait  à  leur  en- 
seignement; ils  n'en  étaient  pas  moins  suspects  en  haut 
lieu  et  désignés  d'avance  pour  les  proscriptions  futures. 

Hippolyte  ïaine,  tout  à  son  travail  et  à  sa  chère  philoso- 
phie, continuait  ses  études  sans  se  préoccuper  de  l'orage  qui 
allait  fondre  sur  l'Université  et  dont  il  devait  lui-même  être 

1.  Michelle  (N.),  ne  à  Paris  vers  1800,  mort  le  27  janvier  1858. 
Voir  sur  M.  Michelle,  et  sur  la  crise  que  traversa  l'École  en  1850, 
l'intéressant  travail  de  M.  Octave  Gréard  dans  le  livre  du  Cente- 
naire de  l'Ecole  normale,  p.  276  et  suivantes. 

2.  Deschanel  (Émile-Augustin-Étienne  Martin),  né  en  1819,  entré 
à  l'École  normale  en  1859. 

5.  M.  Jules  Simon,  notamment,  dit  dans  sa  note  trimestrielle 
de  1851  sur  H.  Taine  :  «  Je  l'ai  trouvé  dans  un  courant  d'opinion 
que  je  ne  saurais  approuver....  Il  a  fallu  lutter  pendant  plusieurs 
mois  :  enfin  j'ai  obtenu  de  lui  la  plus  grande  docilité  sous  tous  les 
lapports.  »  —  En  marge  d'un  travail  sur  Helvétius  nous  trouvons 
cette  correction  :  «  N'introduisez  pas  le  lanj?age  et  les  théories 
dune  école  particulière  et  surtout  l'écoio  de  llej^el  »,  et  dans  un 
autre  travail  siu"  Descarlos  où  il.  Taine  citait  Hegel  :  «  A  l'agré- 
gation, ne  dépasse/  pas  dans  vos  citations  le  xvrti'  siècle.  » 


fy^ù.  ^'i"^» 


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r/ÉCOlE  NORMALE  1ir> 

victime.  En  1849-1850,  il  étudiait  l'histoire  de  la  Philosophie 
Jusqu'à  Leihnitz  avec  M.  Saisset*  pour  maître  de  conférences, 
l'histoire  du  Moyen  âge  avec  M.  Filon  2,  la  httérature  française 
avec  M.  Gérusez^,  la  littérature  latine  avec  M.  Berger*,  la 
littérature  grecque  avec  MM.  Deschanel  et  Havet^.  Outre  les 
iésumés  de  ces  cours,  M.  Taine  avait  conservé  une  grande 
partie  de  ses  cahiers  personnels  de  1849-1850.  Déjà,  pen- 
dant les  vacances,  il  avait  jeté  sur  le  papier  des  notes  da- 
tées d'août  1841)0,  qiii  i>ésument  son  travail  philosophique 
pendant  sa  première  année  d'École  :  d'autres  à  la  suite  sont 
datées  de  novembre  1849,  mars  1850'.  Ces  notes  marquent 
une  étape  intéressante  dans  l'évolution  de  sa  pensée  :  c'est 
de  Tabstraction  pure;  on  sent  qu'il  était  encore  à  cette 
époque  tout  imbu  de  ses  lectures  de  Spinoza  et  de  Des- 
cartes; mais  on  voit  son  effort  pour  dégager  une  doctrine 
personnelle  et  aboutir  à  des  méthodes  nouvelles. 

C'est  ainsi  qu'en  novembre  1849  il  écrit,  en  parlant 
de  son  travail  du  mois  d'août  :  «  Ceci  est  de  l'idéalisme 
pur,  je  n'avais  pas  encore  fait  la  distinction  entre  perce- 
voir et  concevoir.  »  Un  second  cahier,  un  peu  postérieur, 
mais   daté  également  1849-1850  et  intitulé  «  Philosophie, 

1.  Saisset  (Émile-Édouard),  membre  de  l'Institut,  né  en  1810, 
entré  à  l'École  normale  en  1835,  professeur  de  1842  à  1857,  mort 
en  1865. 

2.  Filon  (Charles-Augnste-Désiré),  né  en  1800,  mort  en  1875. 

3.  Gériisez  (Nicolas-Engène),  né  à  Reims  en  1799,  entré  à  l'École 
normale  en  1819,  professeur  de  1844  à  1859,  mort  en  1865. 

4.  Berger  (Juhen-François-Adolplie),  né  en  1810,  entré  à  l'École 
normale  en  1827,  mort  en  1809. 

5.  Havet  (Ernest-Auguste-Eugène),  membre  de  Tlnstitut,  né  en 
1813,  entré  à  l'École  normale  en  1832,  mort  en  1889. 

6.  Ce  travail  est  divisé  en  deux  parties  :  1°  de  l'Être;  2°  de  la 
Pensée,  et  remplit  il  pages  petit  format.  (Voir  ci-contre  le  fac- 
similé  de  l'écriture  et  p.  347,  appendice  I,  la  série  des  Proposi- 
tions et  un  extrait.) 

7.  Divisées  également  en  deux  parties  :  1"^  Idée  de  la  science; 
2"  de  l'Absolu;  59  pages  petit  format. 


IH)  CORRESPONDANCE 

dogmatisme*  »,  contient  au  commencement  la  note  sui- 
vante :  ((  Je  m'aperçois  que  j'aurai  à  refondre  le  cahier 
qui  est  le  résumé  de  toute  mon  année  dernière  :  c'est  le 
travail  de  Pénélope.  Chaque  jour  on  monte  sur  ses  [propres] 
épaules.  » 

Ce  second  travail  débute  ainsi  :  «  Tout  dépend  de  la 
méthode  :  aussi  j'y  reviens.  Par  méthode,  j'entends  le 
moyen  d'avoir  des  perceptions  vraies,  en  d'autres  termes 
les  conditions  nécessaires  pour  avoir  une  suite  de  percep- 
tions vraies. 

((  Par  vérité  d'une  perception,  j'entends  sa  convenance 
avec  son  objet;  je  veux  dire  qu'elle  soit  subjectivement  ce 
que  l'objet  est  en  soi. 

((  Tout  acte  de  l'intelligence,  toute  connaissance  est  une 
perception.  La  mémoire  est  une  perception  d'une  modifi- 
cation présente,  laquelle  implique  une  perception  passée. 
La  conception  est  la  perception  d'une  modification  du 
même  genre  qu'on  ne  rapporte  pas  à  une  perception 
passée  »...,  et  plus  loin  :  «  L'homme  (sujet  et  auteur  de  la 
science)  est  mobile,  mais  l'objet  de  la  science  sera  immo- 
bile. C'est  le  moi  qui  Tait  la  science,  mais  il  bâtit  sur 
l'absolu.... 

((  N'y  a-t-il  pas  dans  ceci  une  contradiction,  et  dans  ce 
cas  comment  la  résoudre?  Depuis  hier  soir  je  me  fatigue 
sans  rien  trouver.... 

((  11  faMt  prendre  garde  de  tomber  dans  les  défauts  que 
nous  reprochons  à  la  méthode  expérimentale.  La  science, 
(lisons-nous,  ne  doit  renfermer  que  dos  affirmations  éter- 
nellement vraies.  Les  deux  conditions  fondamentales  sont 
de  tout  percevoir  sous  le  caractère  de  la  nécessité  et 
d'exclure  toute  possibilité  d'erreur.... 

((  Avant  de  lire  les  infl/î/^/Vywcs  d'Aristote,  je  veuxéclaircir 
un  peu  mes  idées  sur  le  sujet.... 

1.  Philosophie  :  88  pages  polit  format.  Dogmatisme  :  72  pages. 


L'ÉCOLE  NOIUIALH;  117 

((  Théorie  de  la  science  :  Aristolc  pose  (l'ai)onl  la  conclu- 
sion et  cherche  ensuite  la  mineure  et  la  majeure. 

((  Noos  posons  d'abord  la  notion  et  nous  cherchons 
ensuite  la  conclusion. 

((  ....  Prouver  que  la  nature  de  l'Être  (en  tant  qu'essence) 
implique  manifestation.... 

((  Mais  comment  réunissez-vous  la  manifestation  expresse 
à  la  manifestation  jion  expresse?  Ne  faudra-t-il  pas  aussi 
insérer  un  moyen  terme  entre  ces  deux  formes  de  la  mani- 
festation? Ne  faudra-t-il  pas  aussi  une  cause  qui  fasse 
passer  la  manifestation  de  l'état  de  puissance  à  l'état 
d'acte? 

((  Cette  question  est  accablante,  mais  je  ne  désespère 
pas  de  la  résoudre.  » 

Ainsi  se  poursuit  ce  travail  à  travers  ses  doutes  et  les 
revirements  de  sa  pensée*;  on  sent  l'idée  se  dégager  peu  à 
peu  sous  l'effort;  à  la  suite  d'une  longue  discussion  sur 
l'absolu,  il  s'écrie  :  a  Voilà  déjà  un  pas  immense;  reste  à 
effectuer  la  démonstration  »,  et  plus  loin  :  «  ....  Si  la 
nature  de  l'Etre  en  tant  qu'Être  pris  en  une  quelconque  de 
ses  parties  est  manifestée,  l'Être  tout  entier  est  manifesté. 
Car  si  l'essence  est  manifestée,  cela  résulte  de  la  nature  de 
l'absolu  qui  est  à  la  fois  essence  et  manifestation,  et  fait 
que  l'un  ne  peut  aller  sans  l'autre.  Et  ainsi  on  connaît  la 
nature  de  l'absolu,  qui  est  l'union  des  deux. 

((  Voilà  le  problème  résolu. 

((  Je  ne  veux  plus  que  me  rendre  compte  de  ce  procédé 
inductif  et  savoir  s'il  n'est  qu'une  forme  de  la  déduction. 

«  J'en  reviens  donc  au  point  de  vue  et  à  la  méthode  des 
Méditations    de    Descartes.    J'ai  perfectionné   et    complété 

1.  Il  traite  tour  à  tour  de  la  méthode,  de  l'individualité,  du 
Panthéisme,  des  attributs,  de  la  théorie  de  la  science,  de  la  forme 
et  du  fond  dans  les  attributs  de  l'Absolu,  de  la  théorie  de  l'Induc- 
tion, des  Universaux. 


118  CORRESPONDANCE 

peu  à  peu  mon  idée  de  l'absolu;  et  je  vois  que  pour  la 
légitimer  et  la  vérifier  il  faut  remonter  à  la  perception,  et 
au  raisonnement  qui  me  la  donne. 

((  Il  faudra  prouver  que  l'induction  ne  me  donne  pas  seu- 
lement, comme  dit  Schelling,  l'infini-fini,  ou,  comme  dit 
Hegel,  ridée  en  mouvement,  ou,  comme  dit  Aristote,  Tldée 
en  acte;  mais  bien  l'Être  (absolu)  manifesté  (absolument). 

((  Je  veux  définir  tous  mes  termes  afin  de  marcher  plus 
sûrement.  Définir  un  Être,  c'est  nonnner  le  terme  immé- 
diatement antérieur  et  circonscrire  dans  ce  terme  la  quan- 
tité de  réalité  qui  est  celle  de  l'Être  en  question...,  etc. 

((  Soit  deux  natures,  simples  toutes  deux  comme  telles,  et 
ayant  un  tel  rapport  entre  elles  que  B,  la  seconde,  ne 
puisse  être  conçue  que  par  la  première  A,  mais  que  A 
puisse  être  conçu  sans  B. 

({  Ce  n'est  pas  seulement  parce  que  A  et  B  sont  en  raj)- 
port  que  B  est  plural  ;  c'est  parce  que  A  est  antérieur  et 
que  A  est  nécessairement  dans  le  concept  de  B. 

((  J'y  suis  enfin,  mais  maudit  soit  le  problème,  tant  il 
est  difficile.  » 


Dès  cette  seconde  année  commence  à  l'École  la  prépa- 
ration à  l'agrégation  :  Ilippolyte  Tauie  avait  choisi  la  philo- 
sophie et  s'y  plongea  avec  ardeur.  Nous  avons  la  plupart 
de  ses  analyses  d'auteurs,  accompagnées  presque  toujours 
de  jugements  personnels;  nous  ne  pouvons  qu'énumérer 
ici  les  différents  sujels  :  les  petits  pliiluso)»hes  grecs*,  les 
philosophes  d'Alexandrie^,  Platon^,  la  l'hysique  d'Aristotc'S 
ainsi  que  le  traité  de  l'Ame ^,  les  premiers  Analytiques^,  la 

1.  00  pages  petit  format.  —  2.  55  pages  petit  format. 
5.  47  pages  petit  format.  —  4.  22  pages  petit  format. 

5.  50  pages  petit  formai. 

6.  152  pages  petit  formai,  en  deux  caJiiers. 


L'ÉCOLE  NORMALE  119 

Métaphysique'  ;  une  comparaison  de  la  logique  de  Port-Royal 
avec  celle  d'Aristote^;  une  analyse  de  la  philosophie  scolas- 
tique  de  M.  Hauréau^;  d'autres  de  Descartes*,  Malebranche^, 
Schelling^.  —  Nous  avons  retrouvé  en  outre  un  certain 
nombre  de  dissertations  et  analyses  sur  l'école  Pythagori- 
cienne ^  Platon,  Parménide,  Lucrèce,  Xénophon,  Aristole; 
sur  la  philosophie  d'Horace,  sur  les  preuves  de  l'existence 
de  Dieu  dans  les  Méditations  de  Descartes.  Il  exposait  ora- 
lement l'histoire  de  l'école  Pyrrhonienne  et  la  philosophie 
du  chancelier  Racon«.  Il  complétait  ses  études  de  philo- 
sophie proprement  dite  par  des  recherches  sur  le  dogme 
chrétien.  Il  hsait  dans  le  texte  grec  le  Nouveau  Testament; 
il  analysait  les  Pères  de  l'Église  grecque,  le  XVP  livre  du 
Code    Théodosien,    Sozomène,    TertulUen,    Minutius   Félix, 

1.  60  pages  petit  format.  —  2.  48  pages  petit  format. 

5.  54  pages  petit  format  avec  cette  conclusion  :  «  Le  livre  de 
M.  Hauréaii  ne  traite  qu'une  question,  celle  des  réalistes  et  des 
nominalistes.  Pour  voir  le  mouvement  des  idées,  il  aurait  fallu 
voir  la  théologie  et  l'action  de  la  philosophie  sur  elle....  La  phi- 
losophie scolastique  n'est  pas;  le  dogme  l'étoulle  et  la  fausse.... 
Le  Christianisme  a  pesé  sur  la  plupart  des  écoles  et  les  a  rendues 
inconséquentes  :  1°  l'école  d'Abeilard;  '2°  de  Saint-Thomas,  Dun 
Scott,  Ockam;  3°  Cartésienne;  4»  xvni«  siècle  par  réaction;  5°  notre 
école  Française.  —  Le  vrai  Descartes,  c'est  Spinoza.  —  Les  vrais 
sensualistes,  ce  sont  les  positivistes.  » 

4.  49  pages  petit  format.  —  5.  48  pages  petit  format. 

6.  70  pages  petit  format  :  Système  de  l'Idéahsme  transcendcii- 
tal;  Bruno. 

7.  ((  M.  Taine  s'est  distingué  d'une  manière  toute  particulière 
par  une  leçon  fortement  conçue  et  présentée  avec  beaucoui»  de 
netteté,  d'aisance  et  d'art  sur  l'école  Pythagoricienne.  »  (Note  de 
M.  Saisset,  2«  année,  l'^'"  trimestre.) 

8.  «  M.  Taine  a  montré  dans  ces  deux  expositions  une  sagacité 
de  recherches,  une  pénétration  d'esprit,  une  souplesse  et  une  faci- 
lité de  parole  tout  à  fait  remarquables.  M.  Tanie  a  une  vocation 
sérieuse  et  une  aptitude  marquée  pour  les  études  philosophiques.  » 
(Note  de  M.  Saisset,  2=  année,  5«  trimestre.)  —  Nous  devons  la  com- 
munication de  ces  notes  d'École  à  l'obligeance  de  M.  Gabriel  Mo- 
nod  qui  les  a  recueillies  pour  son  livre  :  Ilenan,  Taine,  Michelet. 


120  CORIIESPONDANCE 

saint  Cyprien,  saint  Augustin,  Procope,  les  trois  premiers 
volumes  de  l'histoire  ecclésiastique  de  Fleury,  Gieseler,  etc. 
—  Bien  que  dispensé  par  le  règlement  de  suivre  les  con- 
férences d'histoire  et  de  littérature,  il  soumettait  aux  pro- 
fesseurs des  dissertations  sur  le  Concile  de  Trente*,  sur  le 
sens  historique  de  la  Divine  Comédie,  une  comparaison 
d'Homère  et  de  Virgile^;  il  annotait  les  volumes  d'Ampère^ 
et  rédigeait  les  cours  de  littérature  et  d'histoire  avec  une 
abondance  de  citations  qui  témoignent  de  l'étendue  de  ses 
lectures.  —  Gomme  complément  de  ses  études  d'allemand, 
outre  les  prosateurs  et  poètes  classiques,  il  lisait  et  com- 
mentait les  Niebelungen ,  les  Mémoires  et  les  écrits  de 
Luther,  l'Allemagne  de  Mme  de  Staël,  etc.  Enfin  vers  la  fin 
de  son  année  scolaire,  en  juillet  1850,  il  commençait  l'es- 
quisse d'une  histoire  de  la  Philosophie*  qui  était  une  sorte 
de  résumé  de  ses  études  et  à  laquelle  il  travailla  pendant 
ses  vacances. 

1.  Note  de  M.  Filon  (3^  trimestre)  :  a  Travail  rédigé  avec  mé- 
thode :  certaines  parties  sont  très  bien  écrites.  » 

2.  Note  de  M.  Berger  (5<=  trimestre)  :  «  La  forme  est  moins 
vive,  moins  brillante  que  dans  la  dissertation  d'About;  mais  la 
question  est  plus  détaillée,  la  poésie  de  Virgile  examinée  de  plus 
près.  » 

3.  Introduction  à  Vhîstoire  de  la  Liltéralure  française  au  Moyen 
âge,  par  J.-J.  Ampère.  —  L'analyse  est  de  42  pages,  petit  format. 

4.  Histoire  de  la  philosophie,  45  pages,  petit  format.  En  marge, 
une  note  datée  de  juillet  1851  est  ainsi  conçue  :  «  Tout  est  à  faire 
dans  l'histoire  de  la  Philosophie  comme  dans  l'Histoire  :  l"  Séparer 
l'exposition  des  systèmes  de  l'appréciation;  2°  Donner  la  formule 
des  systèmes;  3°  Les  classer  comme  en  zoologie;  4°  Trouver  les 
lois  générales  de  leur  génération  ;  5°  Tracer  le  mouvement  uni- 
versel dont  chaque  système  est  un  point;  6°  Trouver  le  type  idéal 
et  le  développement  idéal  de  cliaque  école;  7"  Montrer  l'action  de 
l'extérieur.  En  un  mot  faire  une  zoologie  de  l'eF.prit  humain,  avec 
la  psychologie  comme  principe  physiologique  et  anatomiquc.  »  Voir 
appendice  n°  II,  p.  554. 


CHAPITRE  111 


Troisième  année  :  Siiile  de  la  préparation  à  l'agrégation. — 
Travaux  particuliers.  —  Les  notes  trimestrielles  des 
professeurs.  —  Échec  à  l'agrégation.  —  Causes  de  cet 
échec.  — Lettre  de  Prévost-Paradol  à  M.  Gréard.  —  Article 
de  Prévost-Paradol  dans  la  «  Liberté  de  penser  ».  — 
Lettres  de  MM.  Jules  Simon  et  Vacherot. 

Cette  dernière  année  d'École  fut  presque  exclusivement 
consacrée  à  la  préparation  de  l'agrégation  de  philosophie 
sous  la  direction  de  MM.  Simon*  et  Saisset,  maîtres  de  con- 
férences. 

Les  notes  prises  par  M.  Taiiie  sur  les  cours  de  la  troi- 
sième année  sont  plus  brèves  que  celles  des  années  précé- 
dentes. Le  jeune  philosophe  réservait  son  temps  à  des 
études  et  à  des  travaux  personnels;  mais  ses  dissertations 
et  analyses  étaient  très  remarquables.  «  Celui  des  trois 
élèves  2  de  la  conférence  qui  s'est  placé  au  premier  rang  et 
qui  a  pour  ainsi  dire  imprimé  l'élan  à  tous  nos  travaux, 
écrivait  M.  Saisset  à  la  fin  du  5^  trimestre,  c'est  M.  Taine.  » 
Les  principaux  sujets  qu'il  y  traita  sont  :  De  la  vraie  Mé- 
thode; de  la  Substance;   la  théorie  de  Descartes   sur  la 

\.  Simon  (Jules-Simon  Suisse,  dit),  de  l'Académie  Française,  né 
à  Lorient  en  1814,  entré  à  l'École  normale  en  1833,  professeur 
de  1842  à  1851,  mort  en  1896. 

2.  MM.  Taine,  Cambier,  E.  de  Suckau. 


122  CORRESPONDANCE 

cause  de  l'Erreur;  l'origine  de  l'idée  et  du  principe  de  la 
Substance;  de  la  notion  de  l'Absolu;  de  la  Liberté;  sur  le 
traité  des  Sensations  de  Condillac;  de  l'idée  du  Temps; 
la  doctrine  morale  d'Helvétius  *  ;  la  doctrine  psychologique 
d'Adam  Smith;  la  morale  des  Stoïciens;  la  République  de 
Platon;  la  morale  d'Aristote  ;  de  la  Mémoire;  de  l'Acte  de 
conscience  dans  l'observation  psychologique  ;  de  la  Percep- 
tion extérieure.  —  Pour  lui-même  il  analysait  et  discutait 
les  doctrines  contenues  dans  les  Méditations  de  Descartes-. 
Reid'^,  Maine  de  Riran*,  Cousin^,  Locke 6,  Leibnitz',  Racon", 
Kant^  (Critique  de  la  raison  pure),  la  philosophie  de  Mon- 
taigne*^, les  seconds  Analytiques  d'Aristote**,  la  Connais- 
sance de  Dieu  et  de  soi-même  de  Rossuet*^,  le  Sophiste  (ou 
de  l'Être)  dans  Plalon. 

Entln  il  faisait,  selon  l'usage,  au  lycée  Ronaparte,  dans 
la  classe  de  philosophie,  un  mois  de  cours  sur  la  Théodicée. 
Quoiqu'il  ait  plus  tard  inscrit  en  plaisantant  sur  la  couver- 
ture «  Théodicée  à  grand  orchestre  »,  il  n'en  avait  pas 
moins  préparé  avec  grand  soin  le  plan  des  15  leçons  qu'il 
eut  à  professer. 

Ces  travaux  le  classaient  hors  pair  aux  yeux  de  ses  cama- 
rades et  de  ses  maîtres;  les  notes *3  trimestrielles  de  ses 
professeurs  témoignaient  hautement  de  leur  approbation. 
((  M.  Taine  est  un  esprit  distingué  qui  tôt  ou  tard  fera  hon- 
neur à  l'École  par  des  publications  d'un  ordre  séi'ieux  », 
écrivait  M.  Jules  Simon  à  la  fin  du  dernier  trimestre  de  la 

1.  Voir  page  114,  note  5.  —  2.  52  pages  grand  format. 
5.  78  pages  grand  format.  Voir  p.  200,  lettre  à  M.  Garnier. 
4.  14  pages  grand  format.  —  5.  8  pages  grand  format. 
0.  94  pages  petit  format.  —  7.  35  pages  petit  format. 
8.  18  pages  petit  format.  —  9.  83  pages  petit  format. 
10.  22  pages  petit  format.  —  11.  45  pages  grand  format. 
12.  25  pages  petit  format  :  la  leçon  du  concours  d'agrégation 
fut  précisément  sur  ce  sujet.  Voir  p.  125. 
15.  Voir  les  textes  complets  de  ces  notes  dans  le  livre  de  M.  Mo- 
nod,  ib.,  [).  00. 


L'ÉCOLE  NORMALE  125 

troisième  année,  a  son  travail  de  toute  l'année  a  é(é  opi- 
niâtre.... ses  progrès  ont  été  considérables*....  M.  Taine 
dans  sa  tenue  et  sa  conduite  sera  partout  irréprochable. 
11  aura  de  l'autorité  sur  ses  élèves,  il  a  dès  à  présent  un 
véritable  talent  d'exposition.  ))  La  note  de  M.  Saisset  por- 
tait :  ({  M.  Taine  a  déployé  dans  les  expositions  orales  un 
esprit  net,  souple,  fertile  en  ressources,  parfaitement  doué 
jiour  l'enseignement.  Dans  l'épreuve  des  disserlations 
écrites,  M.  Taine  est  encore  au  premier  rang  par  le  nombre 
et  le  mérite  de  ses  travaux....  Son  défaut  principal  est  un 
goût  excessif  pour  l'abstraction.  M.  Taine  a  besoin  d'être 
encouiagé  et  tenu  en  bride.  Il  est  l'espoir  du  prochain 
concours....  »  Enfin  M.  Vacherot  portait  sur  lui  dès  l'année 
précédente 2  le  jugement  suivant  qui  fait  autant  d'honneur 
à  la  perspicacité  du  maître  qu'aux  mérites  de  l'élève  : 

((  L'élève  le  plus  laborieux,  le  plus  distingué  que  j'aie  connu 
à  l'École.  Instruction  prodigieuse  pour  son  âge.  Ardeur  et 
avidité  de  connaissances  dont  je  n'ai  pas  vu  d'exemple. 
Esprit  remarquable  parla  rapidité  de  conception,  la  finesse, 
la  subtilité,  la  force  de  la  pensée.  Seulement  comprend, 
conçoit,  juge  et  formule  trop  vite.  Aime  trop  les  formules 
et  les  définitions  auxquelles  il  sacrifie  trop  souvent  la  réa- 
lité, sans  s'en  douter  il  est  vrai,  car  il  est  d'une  parfaite 
sincérité.  Taine  sera  un  professeur  très  distingué,  mais  de 
l)lus  et  surtout  un  savant  de  premier  ordre,  si  sa  santé  lui 
permet  de  fournir  une  longue  carrière.  Avec  une  grande 
douceur  de  caractère  et  des  formes  très  aimables,  une  fer- 
meté d'esprit  indomptable,  au  point  que  personne  n'exeice 
d'influen:^e  sur  sa  pensée.  Du  reste,  il  n'est  pas  de  ce 
monde.  La  devise  de  Spinoza   sera  la  sienne  :  Vivre  pour 

1.  M.  Simon  écrivait  déjà  à  la  fin  du  second  trimestre  :  «  Taine 
ma  véritablement  comblé  de  joie  en  renonçant  à  ses  prédilections 
pour  des  méthodes  que  je  condamne.  » 

2.  M.  Vacherot  ne  put  rédiger  les  notes  du  dernier  trimestre 
de  1851  ;  il  fut  mis  en  disponibihtc  le  29  juin. 


124  COllUESPONDANCE 

penser.  Conduite,  Icnuc  excellentes.  Quant  à  la  moralité,  je 
crois  cette  nature  d'élite  et  d'exception  étrangère  à  toute 
autre  passion  que  celle  du  vrai.  Cet  élève  est  le  premier  à 
une  grande  distance  dans  toutes  les  conférences  et  dans 
tous  les  examens.  » 

A  tant  d'efTorts  et  à  tant  de  mérites  incontestés,  semblait 
promis  un  éclatant  succès.  Il  n'en  fut  rien,  on  le  sait,  et 
lorsque  Ilippolyte  Taine  se  présenta  en  1851  à  l'agrégation 
de  philosophie,  il  fut  refusé.  Le  jury,  présidé  par  M.  Portails*, 
se  composait  de  MM.  Bénard^,  Franck'^,  Garnier*,  Gibon^  et 
l'abbé  Noirot^.  Sa  décision  plongea  dans  la  stupeur  les 
maîtres  et  les  camarades  du  candidat  malheureux.  Nous 
leur  laisserons  raconter  eux-mêmes  cet  épisode  qui  marqua 
si  tristement  les  débuts  de  sa  carrière. 


PRÉVOST-PARADOL   A   OCTAVE    GRÉARD*^ 

7  septembre  1851 

Ton  Edouard*  est  reçu  le  premier  à  l'agrégation.  —  Allons 
donc,  diras-tu,  et  Taine?  —  Taine,  mon  cher  arni,  est  tout 
simplement  refusé,  après  les  examens  les  plus  brillants,  les 
mieux  soutenus  et  les  plus  solides  que  j'aie  vu  passer  en 
Sorbonne.  Notre  pauvre  Edouard  est  tout  honteux  d'avoir 

1.  Portalis  (le  comte  Joseph-Marie),  membre  de  l'Institut,  né 
en  1778,  mort  en  1858,  était  membre  du  Conseil  supérieur  de 
rinstruction  publique. 

2.  Voir  p.  19. 

5.  Franck  (Adolphe),  philosophe,  membre  de  l'Institut,  né  en 
1800,  mort  en  1893. 

4.  Garnicr  (Adolphe),  membre  de  l'Institut,  ne  en  1801,  maître 
de  conférences  à  l'École  normale  de  1834  à  1859,  mort  en  1864. 

5.  Voir  p.  43. 

6.  Noirot  (l'abbé  Joseph),  professeur  de  philosophie,  puis  recteur 
à  Lyon,  né  en  1793,  mort  en  1880. 

7.  Voir  Gréard,  ib.,  p.  167. 

8.  Edouard  de  Surkau. 


L'ÉCOLE  NORMALE  125 

vaincu  son  maître;  il  a  séduit  ses  juges*  par  son  savoir, 
son  laisser-aller  élégant,  et  par  la  douceur  germanique  de 
son  débit.  Mais  ce  sont  là  des  qualités  d'enfant  à  côté  de  la 
force,  de  la  clarté,  de  la  correction,  de  la  logique  et  de  la 
hauteur  de  mon  ami  Taine.  Tu  ne  saurais  croire,  cher  ami, 
quel  effet  il  m'a  produit,  combien  j'étais  fier  de  lui  et 
quelles  espérances  il  me  donne  pour  l'avenir.  Je  ne  le  con- 
naissais pas  encore  si  souple,  si  nerveux,  si  clair,  et  sur- 
tout si  à  son  aise.  Il  était  là  le  maître,  et  il  y  avait  un  peu 
de  respect  dans  l'attention  qu'on  lui  prêtait.  Il  a  la  parole 
très  régulière  et,  cependant,  très  animée  ;  il  y  a  dans  son 
débit  une  chaleur  contenue,  une  flamme  intérieure  qui 
donne  la  vie  à  tout  ce  qu'il  touche.  C'est  la  passion  qui  a  la 
raison  pour  vêtement.  Et  comment  ont-ils  fait  pour  le  refu- 
ser? Écoute  la  vilaine  histoire  et  félicite-moi  d'être  sorti  l'an 
dernier  de  ce  mauvais  lieu  de  l'enseignement  philosophique. 
Tu  sais  que  les  épreuves  orales  se  composent,  pour 
chaque  candidat,  de  deux  argumentations  et  d'une  leçon. 
Taine  fut  désigné  par  le  sort  pour  argumenter  Edouard.  Te 
dire  la  douceur,  l'amitié  et  la  persuasion  avec  laquelle  Taine 
se  montra  supérieur  à  lui  sans  le  rabaisser  d'une  ligne  se- 
rait impossible.  Bref,  celte  épreuve  leur  faisait  beaucoup 
d'honneur  à  tous  deux,  mais  Taine  avait  le  dessus.  Le  hasard 
désigna  Aube-  pour  argumenter  Taine.  La  question  était  : 
Preuves  de  V existence  de  Dieu  dans  Bossuet  (lu  vois  que  le 
hasard  jouait  de  mauvais  tours  à  Taine).  Il  pose  sa  thèse 
parfaitement  inattaquable.  Aube  l'attaque  alors  avec  une 
emphase  ridicule,  sur  l'omission,  dans  sa  thèse,  de  la 
Providence;  sur  la  tendance  implicite  qu'il  semblait  avoir 
à  confondre  Bossuet  avec  Spinoza.  Enfin,  tu  ne  peux  te 
figurer  une  attaque  plus  déloyale,  plus  lourde,  [dus  lâche- 
ment persistante'.  Il  déclamait  tant,  que  le  bureau  l'intei- 
rompit  plusieurs  fois.  Taine,  d'ailleurs,  s'en  tira  admirable- 
ment, et  les  juges  avouent  maintenant  à  qui  veut  l'entendro, 

1.  Voir  ci-dessus  la  composition  du  jury. 

2.  Aube  (Louis-Auguste-Benjamin),  né  en  1826,  entré  à  l'École 
n)rmale  en  1847,  mort  en  1887. 

5.  M.  Monod,  qui  a  élucidé  avec  beaucoup  do  soiu  ce  point  do  la 


120  CORRESPONDANCE 

qu'après  les  argiimontations,  Taine  tenait  sans  contredit  le 
premier  rang.  Le  lendemain,  Taine  fait  sa  leçon  sur  l'objet 
de  la  morale.  Il  la  fait  à  l'École,  le  matin,  devant  Edouard, 
Marot^  plusieurs  autres.  Tous  la  trouvent  excellente.  Je  l'en- 
tends à  la  Sorbonne  ;  je  la  suis  avec  plaisir,  persuadé  qu'elle 
le  mettait  définitivement  hors  ligne.  Et  c'est  pour  cette 
leçon  qu'ils  l'ont  refuse  !  Ils  disent  qu'il  l'a  faite  autrement 
que  le  bureau  ne  l'avait  conçue;  qu'il  y  a  eu  de  sa  part  (et 
de  la  nôtre  alors)  une  méprise  ;  et  que  cette  brillante  et 
savante  leçon  l'empêchait  seule  d'être  reçu.  J'appelle  cela 
une  injustice  doublée  d'un  mensonge.  Que  seraient  donc 
devant  eux  la  science  et  le  talent  si  une  supériorité  incon- 
testée disparaissait  devant  une  méprise  toute  matérielle  (et 
d'ailleurs  fort  problématique)  sur  l'objet  d'une  leçon.... 
Pour  mon  Taine,  il  est  fort  tranquille  et  il  a  bien  raison, 
car  il  joue  le  plus  beau  rôle  et  l'avenir  est  à  lui,  ou  plutôt 
à  nous  ;   car  ce  coup  a  resserré  nos  liens  et  rendu  noire 

entente  plus  cordiale  encore,  et  plus  intime 

Si  tu  reçois  là-bas  la  Liberté  de  Penser,  tu  y  trouveras 
peut-être  un  court  article  de  M.  Louis  Brégan  et  une  note 
dans  le  bulletin  qui,  signée  Jacques,  n'en  sera  pas  moins 
de  ce  M.  L.  B.  —  Elle  est  destinée  à  être  désagréable  aux 
juges  de  Taine  :  espérons  qu'elle  remplira  son  objet. 

biographie  de  M.  Taine,  nous  dit  que  la  leçon  sur  Bossuet  ol)tinl  la 
note  maximum  20,  et  que  l'échec  provient  d'autres  causes.  Aux 
épreuves  écrites  les  sujets  étaient  pour  la  philosophie  doctrinale  : 
«  Des  facultés  de  l'âme;  démonstration  de  la  liberté.  —  Du  moi, 
de  son  identité,  de  son  unité.  »  —  Pour  l'histoire  de  la  philoso- 
phie :  «  Socrate  d'après  Xénophon  et  Platon.  »  La  façon  dont 
M.  Taine  traita  les  sujets  ne  fut  pas  du  goût  du  jury  et,  sans  les 
efforts  de  M.  Bénard,  un  des  membres  du  bu'"eau  et  son  ancien 
maître  à  Bourbon,  il  n'aurait  pas  été  déclaré  admissible.  La  se- 
ronde  leçon  orale,  où  il  devait  exposer  le  plan  d'une  morale,  le 
perdit;  il  avait  pris  pour  thème  la  proposition  de  Spinoza  :  «  Plus 
((uelqu'un  s'efforce  de  conserver  son  être,  plus  il  a  de  vertu;  plus 
une  chose  agit,  plus  clic  est  parfaite.  »  La  leçon  fut  déclarée 
absurde  par  les  juges.  —  Voir  Renan,  Taine,  Michelet,  p.  68  et 
suivantes,  et  p.  "128,  note,  la  conversation  de  l'ahhé  Noirot. 

1.  Marot  (N...),  inspecteur  d'académie  à  Paris,  entré  à  l'École 
r.ormale  en  1841),  moi-l  en  18115. 


L'ÉCOLE  NORMALE  127 

Extrait  de  V article  de  Prévost-Paradol^  dans  la  «  Liberté 
de  Penser  »  (tome  Yill,  p.  000). 

((  Nous  professons  pour  le  caractère  de  M.  Portalis  la  plus 
sincère  estime;  aussi  sommes-nous  affligés  que  son  début 
dans  la  présidence  du  bureau  d'agrégation  pour  les  classes 
de  philosophie  soit  signalé  par  le  plus  grand  malheur  qui 
puisse  arriver  à  des  juges  consciencieux  :  celui  de  com- 
mettre une  évidente  injustice.  Un  candidat  s'était  fait  re- 
marquer entre  tous  par  l'étendue  de  son  savoir,  par  la 
force,  l'élégance  et  la  clarté  de  sa  parole,  par  la  maturité 
inattendue  de  son  talent.  Il  avait  joint,  dans  l'argumenta- 
tion, à  une  rare  habileté,  un  sang-froid,  une  justesse  et 
une  modération  plus  rares  encore.  Il  avait  fait  la  leçon  la 
mieux  liée,  la  plus  claire  et  la  plus  philosophique  qui  se 
soit  depuis  longtemps  entendue  à  la  Sorbonne.  Amis  et 
concurrents  jugèrent  le  candidat  hors  ligne  et  le  crurent 
reçu  le  premier.  Et  M.  Taine  est  tout  simplement  refusé  ! 
Il  est  refusé  parce  qu'il  a  fait  preuve  de  sincérité  et  de  bon 
goût.  Il  est  refusé,  parce  qu'il  a  dédaigné  les  faciles  décla- 
mations sur  la  Providence,  sur  la  morale  religieuse,  sur 
la  nécessité  d'un  culte  :  lieux  communs  que  la  distinction 
de  son  esprit  aurait  suffi  pour  lui  interdire.  Il  est  enfin 
refusé  parce  qu'il  a  donné  des  démonstrations  nouvelles 
de  vieilles  vérités;  parce  qu'il  n'a  pas  purement  récité  les 
livres  élémentaires  de  l'intolérante  École,  parce  qu'il  a  joint 
l'indépendance  au  savoir,  etc....  » 

Enfin  MM.  Jules  Simon  et  Vacherot  écrivaient  à  Ilippolyte 
Taine,  pour  le  consoler  de  son  échec,  des  lettres  qui  prou- 
vent leur  affectueuse  et  profonde  estime  : 

M.    JULES    SIMON   A    H.    TAINE 

6  septembre  1SM 
Vous  n'êtes  pas  reçu  !  de  Suckau  ne  m'en  voudra  pas  de 

1.  Le  texte  complet  a  été  reproduit  par  M.  Gréard  :  Prévost- 
Paradol,  p.  175,  note.  Prévost  écrit  à  M.  Gréard  à  ce  propos,  le 
1"  octobre  185i  :  «  La^  note  sur  Taine  a  paru  et  le  Siècle  l'a  re- 


128  CORRESPONDANCE 

vous  dire  que  vous  étiez  celui  dont  le  succès  nous  parais- 
sait le  plus  assuré.  Je  parle  pour  totis  vos  maîtres. 

Ainsi  est  faite  la  vie.  Vous  êtes  digne  de  bien  prendre 
cette  première  douleur.  Au  fond,  ce  n'est  rien;  pour  vous, 
à  votre  âge,  cela  semblera  dur.  Si  le  témoignage  d'un 
maître,  qui  est  en  même  temps  votre  ami,  peut  vous  aider 
à  reprendre  courage,  je  vous  assure  que  j'ai  eu  peu  d'élèves 
plus  capables  que  vous  d'être  reçus  agrégés.... 

M.    VACIIEROT   A    H.    TAINE 

Septembre  1851 
Mon  cher  Taine, 

J'ai  été  aussi  surpris  qu'affecté  de  votre  échec.  Je  savais 
bien  à  quel  bureau*  vous  aviez  affaire.  Mais  la  présence  de 
mon  ami  Bénard  me  rassurait  pour  vous  !  Je  ne  sais  ce  qui 
s'est  passé  au  sein  du  bureau.  Mais  je  suis  convaincu  que 
vous  avez  dû  votre  échec  à  N.,  l'esprit  le  plus  étroit  et  le 
plus  absolu  que  je  connaisse.  Il  ne  fait  aucun  cas  du  talent 
ni  de  l'originalité  de  la  pensée  et  malheur  à  celui  qui,  sans 
le  vouloir,  contredit  ses  petites  idées,  paupertinam  philoso- 
phiam.  Je  le  connais  si  bien  que  si  j'eusse  été  à  Paris  et  en 
communication  avec  vous  au  moment  du  concours,  je  vous 
eusse  très  probablement  fait  éviter  cet  écueil.  Comment  vos 
professeurs  de  l'École  et  M.  Bénard  ne  vous  ont-ils  pas 
averti?  N.  a  dû  retourner  tout  le  bureau'. 

produite.  About  et  d'autres  m'ont  reconnu;  je  n'ai  fait  nulle  façon 
d'avouer.  J'ai  vu  Taine  qui  l'a  bien  prise.  Quant  à  Edouard,  il 
l'avait  approuvée  manuscrite. 

1.  Voir  p.  124. 

2.  Les  membres  du  jury  n'étaient  pas  tous  aussi  insensibles 
qu'on  l'a  cru  aux  mérites  du  jeune  pliilosoplio.  Nous  trouvons  dans 
une  lettre  d'Edouard  de  Suckau,du11  novembre  1851  :  «  J'ai  fait 
à  Lyon  une  visite  à  M.  l'abbé  Noirot.  Il  m'a  donné  sur  l'agrégation 
des  détails  nouveaux  et  curieux.  Suivant  lui,  il  n'y  avait  qu'un 
reproche  à  faire  à  ta  leçon  ;  elle  n'était  pas  convenable  :  elle  était 
trop  élevée  pour  un  auditoire  de  collège;  mais  plan,  méthode, 
principe,  déductions,  détinitions,  il  acceptait  tout.  Il  n'y  avait  rien 
de  faux  (et  je  l'ai  pressé  sur  les  détails  pour  n:c  faire  dire  cela), 


L'ECOLE  NORMALE  129 

Du  roslc  votre  échec,  n'a  rien  de  sérieux.  Vous  n'en  êtes 
pas  moins  très  digne  d'être  reçu  le  premier  et  tant  pis  pour 
le  bureau  qui  n'a  pas  su  ou  n'a  pas  voulu  faire  la  juste 
balance  des  mérites  et  des  défauts.  Vous  n'avez  pu  être  et 
vous  n'avez  certainement  pas  été,  à  ce  qui  m'est  revenu, 
tellement  au-dessous  de  vous-même  que  vous  n'ayez  con- 
servé une  grande  supériorité  sur  vos  concurrents.  Mais 
vous  étiez  déjà  suspect  de  mauvaises  tendances,  et  puis 
vous  avez  eu  le  malheur  de  rencontrer  N.  pour  juge. 

Vous  n'avez  pas  à  vous  inquiéter  de  l'avenir  :  quoi  qu'il 
arrive,  vous  reprendrez  votre  place  l'année  prochaine.  Vous 
serez  d'autant  plus  sûr  du  succès,  sous  quelque  bureau  que 
ce  soit  alors,  que  vous  aurez  enseigné  pendant  un  an  la 
science  à  de  jeunes  esprits  à  la  portée  desquels  il  vous 
faudra  descendre.  Gardez-vous,  quelque  place  qu'on  vous 
destine,  de  refuser  et  de  demander  un  congé.  L'enseigne- 
ment élémentaire  est  une  épreuve  qui  vous  est  absolument 
nécessaire.  C'est  la  seule  préparation  à  l'agrégation  qui 
vous  a  manqué  et  que  je  vous  recommande  instamment. 
Je  m'attendais  à  vous  trouver  résigné,,  je  ne  vous  félicite  pas 
moins  de  votre  philosophie  pratique. 

Je  ne  vous  conseille  pas  de  prendre  pour  sujet  de  thèse 

seulement  une  dépense  déplacée  de  talent.  —  Les  plus  grandes 
exclamations  étaient  venues  de  M.  Portalis  et  de  M.  Franck,  de 
M.  Franck  surtout  :  les  Allemands  sont  obscurs,  mais  c'est  plus 
qu'allemand.  Pour  lui,  M.  Noirot,  il  n'avait  été  en  rien  de  cet 
avis.  —  Ce  qui  empêche  la  publication  du  rapport  [de  M.  Portalis], 
pensait-il,  c'est  le  désaccord  des  membres  du  bureau  sur  les  mo- 
tifs de  ton  exclusion;  et  le  désir  de  laisser  tomber  [dans  l'oubli] 
un  blâme  injuste  tombé  sur  toi  et  sur  l'enseignement  philo- 
sophique de  l'École.  »  —  Lettre  de  M.  Jules  Simon  à  H.  faine, 
octobre  1851  :  a  Bénard  convient  qu'on  a  mis  un  peu  de  passion 
dans  le  jugement  de  votre  dernière  épreuve  :  il  parait  que  M.  Por- 
talis déclare  dans  son  rapport  que  votre  leçon  est  toute  une  révé- 
lation contre  l'enseignement  de  l'École  et  qu'on  ne  saurait  trop 
tôt  se  débarrasser  de  professeurs  qui  forment  de  tels  élèves.  Je 
vous  donne  ce  renseignement  sur  la  parole  de  Saisset.  »  —  Le  rap- 
port de  M.  Portalis  fut  le  seul  qui  ne  fut  pas  publié;  il  a  disparu 
(les  Archives  du  ministère  de  l'Instruction  publique,  ainsi  que  le 
dossier  de  M.  Taine.  —  Y.  G.  Monod,  ib.,  p.  70. 

U.    TAINE.    —   CORRESPONDANCE.  9 


130  CORRESPONDA^XE 

la  Logique  de  Hegel'.  Le  sujet  ne  serait  pas  accepté  de  la 
Faculté.  La  psychologie,  même  élémentaire,  est  en  grande 
partie  à  créer.  Concentrez  cette  année  toutes  vos  lectures 
et  toutes  vos  méditations  sur  cette  partie  si  neuve  et  si 
intéressante  de  la  Science. 

Ainsi  encouragé  et  conseillé,  Hippolyte  Taine  partit  re- 
joindre sa  famille  à  A^ouziers  dans  l'attente  du  poste  dont 
il  devait  être  pourvu  au  mois  d'octobre. 

1.  Voir  p.  159,  lettre  du  22  octobre  1851. 


«: 


TROISIÈME    PARTIE 


L'ANNÉE    DE    PROFESSORAT 


i    -1 


CHAPITRE  I 

Norniiialion  à  Nevers.  —  Préparation  des  cours,  de  l'agré- 
gation de  philosophie  et  des  thèses  sur  la  Sensation,  — 
Correspondance. 

Une  nouvelle  existence  non  moins  remplie  que  la  pre- 
mière allait  commencer  en  province.  Le  grand  désir  de 
Mme  Taine  et  de  son  fils  avait  été  qu'Iiippolyte  Taine 
obtint  un  poste  dans  un  lycée  près  de  Paris,  afin  que  la 
séparation  fût  moins  grande  et  qu'il  pût  remplir  plus  aisé- 
ment auprès  de  ses  jeunes  sœurs  son  devoir  de  chef  de 
famille.  Il  souhaitait  vivement  aussi  la  proximité  des  biblio- 
thèques et  des  grands  centres  scientifiques  qui  devaient 
faciliter  la  suite  de  ses  études  physiologiques. 

Des  amis  s'étaient  entremis  à  cet  effet  auprès  du  ministre, 
et  parmi  eux  M.  Guizot*  lui-même,  à  qui  son  gendre  Cor- 
nélis  de  Witt  avait  présenté  le  jeune  Normalien.  Mais  les 
méfiances  universitaires  avaient  prévalu,  on  désirait  l'éloi- 
gner, et  il  fut  nommé  au  collège  de  Toulon-;  cédant  à  de 
nouvelles  démarches,  le  ministre  consentit  cependant  à  lui 
confier^  la  suppléance  de  pîiilosophie  de  Nevers,  devenue 
vacante  par  la  maladie  du  titulaire.  Ce  n'était  qu'un  collège, 
et  le  poste  était  considéré  par  ses  amis  comme  très  au-des- 
sous de  ses  mérites.  M.  Taine  dut  en  prendre  possession 

1.  Voir  p.  142. 

2.  Le  0  ocrohro  1851. 

3.  Le  13  octobre  1851. 


134  CORRESPONDANCE 

immédiatement,  préparer  à  la  hàle  ses  leçons  et  organiser 
sa  vie  matérielle,  s'occupant  pour  la  première  fois  de  détails 
pratiques  très  antipathiques  à  sa  nature  contemplative.  11 
prit  son  parti  de  toutes  ces  petites  contrariétés  avec  sa 
résignation  accoutumée  et  s'appliqua  tout  d'abord  à  ras- 
surer sa  mère  dont  la  tendresse  inquiète  s'alarmait  pour 
lui  de  ce  complet  changement  d'existence. 

Cette  année  de  professorat  fut  peut-être  la  plus  labo- 
rieuse et  la  plus  fructueuse  de  la  vie  d'ilippolyte  Taine;  à 
la  préparation  de  l'agrégation  de  philosophie,  supprimée 
en  décembre*,  succéda  aussitôt  celle  de  l'agrégation  des 
lettres^.  Il  écrivait  en  vain  ses  thèses  de  psychologie  qui 
furent  refusées ^  et  il  dut  se  retourner  vers  les  sujets  plus 
innocents  de  La  Fontaine  et  des  jeunes  gens  de  Platon. 
La  persécution  intellectuelle  dont  il  fut  alors  l'objet  l'em- 
pêcha sans  doute  de  verser  dans  l'abstraction  pure,  et,  en 
le  contraignant  à  s'occuper  de  nouveau  de  littérature  et 
d'histoire,  elle  nous  a  valu  des  œuvres  comme  l'Histoire  de 
la  Liiiérature  anglaise  et  les  Origines  de  la  France  contem- 
poraine. Mais  ce  ne  fut  pas  sans  un  profond  déchirement, 
dont  on  verra  la  trace  dans  sa  correspondance  de  1852, 
qu'il  se  détacha  momentanément  de  celle  que  Prévost- 
Paradol*  appelait  «  sa  chère  et  pure  maîtresse  »,  la  recherche 
philosophique  de  la  vérité  absolue.  11  ignorait  encore  qu'une 
vocation  connue  la  sienne,  doublée  d'une  volonté  ardente, 
résiste  aux  pires  épreuves  et  que  tous  ses  travaux  litté- 
raires, esthétiques  et  historiques  ne  seraient  que  les  appli- 
cations variées  de  ses  théories  psychologiques. 

Le  plan  de  son  cours  absorbait  un  temps  précieux  qu'il 
aurait  voulu  consacrer  à  des  spéculations  plus  hautes;  mais 
il  considérait  ce  sacrifice  comme  la  rançon  de  son  indépen- 

1.  Voir  p.  18"),  lettre  à  Prévost-Paradol. 

2.  Voir  p.  105. 

5.  Voir  p.  2i9  et  suivantes. 
4.  Gréard,  ib.,  p.  14U. 


L'ANNÉE  DE  l'IlOEESSORAT  135 

dance.  Il  avait  quelques  élèves  assez  intelligents  qui  com- 
prenaient ses  leçons,  et  comme  au  début  il  espérait  encore 
passer,  Tété  suivant,  son  agrégation  de  philosophie,  comme 
il  préparait  une  thèse  de  psychologie,  il  pensait  travailler 
à  la  fois  son  cours,  son  examen  et  sa  thèses  C'est  pendant 
les  soirées  solitaires  de  Nevers  qu'il  commença  celte  série 
d'observations  sur  lui-même  qui  devaient  trouver  place 
dans  le  traité  des  Sensations  et  qu'il  a  utilisées  plus  tard 
dans  la  théorie  de  l'Intelligence.  Il  passait  de  longues 
"heures  au  coin  de  son  feu  à  analyser  ses  sensations  de 
tact,  d'odorat,  de  vue,  d'ouïe,  de  goût;  et  il  les  consignait 
dans  des  notes  qui  nous  ont  été  conservées 2. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  davantage  sur  cette  période 
de  sa  vie;  ses  lettres  contiennent  les  faits  essentiels  et 
nous  montrent  toutes  les  vicissitudes  par  lesquelles  il  dut 
passer,  avant  de  sortir  définitivement  de  l'Université.  11 
avait,  comme  les  années  précédentes,  conservé  quelques 
analyses  de  ses  lectures  et  les  manuscrits  de  ses  premiers 
travaux.  Nous  les  indiquerons  en  note  dans  le  courant  de 
la  correspondance. 


A    5A   MERE 

Nevers,  15  octobre  1851 

Tout  va  bien;  j'ai  une  jolie  chambre,  gaie,  au  second, 

sur  la  plus  belle  rue,  avec  un  cabinet  de  toilette  et  une 

petite  antichambre;  une  multitude  d'armoires,  etc.;  je 

dîne  dans  une  bonne  pension  bourgeoise,  avec  plusieurs 

1.  Voir  p.  160,  lettre  du  23  novembre  1851,  et  p.  205,  lettre  du 
5  février  1852  :  ce  C'est  une  bonne  chose  pour  apprendre  que 
denseigner;  j'ai  vu  beaucoup  de  vérités  nouvelles  en  psychologie, 
en  rédigeant  mon  cours.  » 

2.  Page  179,  note  1. 


136  CORRESPONDANCE 

professeurs  du  collège.  —  Le  principal  a  l'air  aimable, 
il  sort  de  chez  moi,  et  m'invite  à  dîner  pour  demain.  Je 
commence  vendredi  mon  cours  ;  demain  ma  journée 
sera  remplie  de  visites.  Le  principal  me  promet  la  pré- 
paration au  baccalauréat;  ce  sont  cinq  heures  par  Se- 
maine, je  ferai  expliquer,  faire  des  versions;  la  peine 
sera  petite.  J'aurai  cinq  cents  francs  pour  cela. 

...  J'arrive  à  peine,  et  je  n'ai  rien  encore  à  vous  dire  : 
les  professeurs  que  j'ai  vus  ne  m'ont  pas  l'air  fort  dis- 
tingués de  manières  et  d'esprit.  Le  proviseur  paraît  bon 
homme  et  il  est  mieux  que  les  autres.  Mais  n'aie  pas 
peur  que  je  m'encanaille.  Je  n'ai  point  encore  réglé  mon 
temps;  il  faut  que  je  voie  ce  qu'exigeront  ma  classe  et 
ma  conférence.  On  dit  que  les  environs  sont  fort  jolis, 
je  ferai  force  promenades.  Je  vais  apprendre  beaucoup, 
connaître  les  hommes  et  les  choses.  Il  était  temps  de 
quitter  le  couvent  et  de  toucher  la  vie  réelle;  cette  an- 
née-ci est  peut-être  pour  moi  une  occasion  unique  de 
toucher  de  près  la  petite  ville,  ses  habitants,  le  médio- 
cre collège,  la  vraie  province  ; 

Un  jour  il  redirait  à  ses  petits-enfants 
Les  mœurs  de  la  République 
INivernique. 

Ma  chambre  est  fort  gentille,  sauf  trois  tableaux,  qui 
représentent  des  brigands  italiens  surpris  par  les  sol- 
dats du  pape,  et  l'héroïne,  canonnière  de  Saragosse;  ils 
sont  dignes  du  poisson  de  Tobie  et  du  chien  phénomé- 
nal à  jambes  de  cheval.  Je  les  aurais  fait  enlever,  n'eût 
été  la  crainte  de  choquer  l'amour-propre  de  ma  pro- 


LANNÉE  DE  TROFESSORAT  137 

priétaire.  Commencé-je  à  cacher  mes  opinions  et  à  mé- 
nager les  gens?  Prudent  comme  le  serpent,  fort  comme 
le  lion  I 


A    EDOUARD    DE    SUCKAU ^ 

Nevers,  22  octobre  1851 
My  dear,  merci  et  voici  : 

Je  suis  suppléant  de  philosophie  à  Nevers  à  1  ^00  fr. 
au  lieu  de  1800  à  Toulon.  Ma  mère,  tu  le  conçois,  était 
fort  triste,  mais  je  l'ai  tant  exhortée  et  j'ai  paru  si  con- 
tent qu'elle  a  fini  par  prendre  son  parti.  J'ai  trouvé  ici 
en  arrivant  qu'à  ma  classe  était  jointe  une  préparation 
au  baccalauréat,  de  cinq  heures  par  semaine,  et  de  cinq 
cents  francs  par  an;  de  sorte  que  Nevers  vaut  à  peu 
près  Toulon.  En  me  tenant  à  mon  traitement,  j'aurai 
trop.  Que  veux-tu  qui  me  coûte?  Le  théâtre  ici  est  exé- 
crable, j'irai  peu  dans  le  monde,  mes  livres  et  mon 
piano  sont  achetés,  l'estaminet  me  dégoûte,  et  je  passe 
la  journée  dans  une  chambre  à  travailler. 

J'ai  seize  élèves.  Rougis,  Monsieur  le  premier  agrégé, 
professeur  de  lycée.  Ils  m'ont  l'air  à  peu  près  aussi 
niais  qu'à  Paris,  bien  plus  ignorants,  beaucoup  plus  do- 
ciles. Ma  conférence  de  baccalauréat,  le  soir,  me  fait 
repasser  l'antiquité,  l'histoire  et  la  littérature.  Le  mal 
n'est  pas  grand.  Ailleurs  je  n'en  parlerais  jamais.  Je 
dîne  à  table  d'hôte  avec  deux  professeurs  de  mathéma- 

1.  Siickau  (Edouard  de),  né  en  1828,  entré  à  lÉcole  normale 
en  1848,  mort  à  Aix  en  1867.  —  Voir  Gréard,  ib.,  p.  12.  —  M.  de 
Suckau  venait  d'être  nommé  professeur  au  lycée  de  Saint-É tienne. 


158  CORRESPONDANCE 

tiques  (dont  l'un  est  Routier^)  deux  clercs  de  notaire,  un 
premier  commis  de  la  poste,  un  rédacteur  de  l'enregis- 
trement, bonnes  gens  d'ailleurs,  un  peu  criards,  pas 
assez  distingués,  libéraux  et  peu  cbréliens.  Le  malheur 
est  qu'ils  n'ont  pas  tout  l'esprit  qu'il  faut  pour  en  avoir 
assez.  J'ai  visité  les  autorités.  Elles  étaient  absentes; 
mes  collègues  aussi  pour  la  plupart,  j'ai  laissé  des 
cartes.  L'aumônier  a  plus  d'esprit,  mais  c'est  un  coquin; 
il  me  rendait  ma  visite,  et  je  le  conduisais  sur  l'esca- 
lier :  «  Nous  nous  aiderons,  me  dit-il,  nous  nous  aver- 
tirons; par  exemple  vous  me  feriez  savoir  si  un  de  vos 
élèves  montrait  de  rirréliyion.  »  J'étais  stupéfait; 
quand  j'ai  voulu  lui  répondre,  il  était  déjà  descendu. 
Le  sous-principal  (moi,  pauvre  hère,  ici  je  n'ai  pas  de 
censeur)  est  un  gros  pataud,  jovial,  libre  en  propos,  bon 
homme.  Le  principal  va  à  vêpres,  est  très  amical,  m'a 
invité  à  dîner.  Sa  femme  a  du  monde,  m'a  parlé  anglais, 
est  fort  réactionnaire  et  catholique,  parle  bien;  c'est  la 
seule  personne  que  je  voudrais  voir  ici  (pas  de  mau- 
vaise interprétation,  elle  a  50  ans).  Le  recteur  est  prêtre, 
mais  bon  universitaire  et  bienveillant  pour  le  collège  ; 
l'évêque  est  dangereux^ 

Je  ne  verrai  guère  de  monde;  je  suis  trop  aristocrate 
d'esprit,  et  l'air  nivernais  est  trop  béotien.  Je  feuilletle- 
rû  seulement  de  temps  en   temps  mes  voisins  ou  mes 

1.  Routier  (Pierre-Jean-Baptiste),  né  en  1826,  entré  à  l'École  nor- 
male (sciences)  en  1846,  mort  en  1868  professeur  au  lycée  de  Port- 
au-Prince  (Haïti). 

1.  M^r  Dufètre  (Dominique-Augustin),  né  en  1796,  évêque  de 
Ncvers  de  1842  à  1860,  cclrbre  comme  prédicateur  sous  la  Restau- 
ration et  la  Monarciiie  de  Juillet. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  130 

collègues.  Je  fais  ma  classe  avec  soin  et  prudence, 
tâchant  d'introduire  quelques  idées  dans  ces  cervelles 
novices,  cela  me  prépare  à  l'agrégation.  —  Voilà  mon 
moi  inférieur.  Mais  je  me  retire  la  moitié  de  la  journée 
dans  une  région  meilleure,  dans  votre  commerce,  mes 
amis,  ou  avec  mes  livres,  mon  piano  et  surtout  mon 
travail.  J'expérimente  sur  moi-même,  mon  cher,  j'ai 
commencé  une  longue  étude  sur  les  Sensations^  ïu 
sais  que  selon  moi,  c'est  le  point  de  départ  de  la  psy- 
chologie, et  qu'on  y  trouve  les  notions  les  plus  nettes 
sur  la  natui-e  de  l'âme,  etc.  Cela  sera  peut-être  ma 
thèse.  M.  Vacherot  m'a  dit  qu'on  ne  recevrait  pas  une 
exposition  de  HegeP.  Cela  sera  à  tout  le  moins  le  com- 
mencement de  longues  recherches  de  psychologie. 
Voilà,  mon  cher  Edouard,  ma  société  pour  l'hiver;  je 
mets  mes  pieds  sur  mes  chenets,  je  tisonne,  je  fume, 
je  lis,  je  vais  mener  la  vie  d'un  solitaire.  Pourvu  que 
mon  cerveau  soit  plein,  que  le  reste  aille  comme  il 
voudra.  Je  suis  sûr  de  ne  pas  m'ennuyer. 

Tu  reconnais  ton  Cac^  n'est-ce  pas?  Mais  le  Cac  sans 
son  Edouard  est  incomplet.  Tu  me  manques,  mon  hon 
Ed.,  je  croyais  t'être  bien  attaché;  mais  le  jour  de 
l'agrégation  tu  t'es  conduit  si  fort  en  sœur  de  charité, 
en  madone  de  la  miséricorde,  que  je  t'en  conserve  un 
souvenir  fdial.  Tu  as  pansé  ma  blessure  avec  la  main 
la  plus  douce  que  j'aie  jamais  sentie,  et  cela  ne  s'oublie 

1.  Voir  p.  195,  lettre  du  15  janvier  1852. 

2.  Voir  p.  129. 

5.  Cacique;  surnom  donné  aux  chefs  de  promotion  à  l'Ecole 
normale. 


140  CORRESPONDANCE 

pas;  je  le  devrai  toujours  pour  ce  que  tu  as  fait  ce 
jour-là.  L'an  prochain,  si  pareille  chose  ni'arrive,  je 
compte  encore  sur  tes  consolations;  voilà,  mon  cher, 
l'ennui  de  cette  année,  c'est  cette  crainte  si  bien  fon- 
dée, ma  carrière  interrompue,  mon  avenir  incertain; 
j'ai  voulu  passer  sous  les  fourches  caudines;  repoussé 
une  première  fois,  réussirai-je?  Ma  foi,  tant  pis,  et 
d'avance  je  suis  préparé  à  un  second  malheur. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  ce  plan  d'études  qu'on 
me  demande.  Si  c'est  un  programme,  c'est  celui  du 
baccalauréat.  Une  profession  de  foi!  Allons  donc.  Le 
principal  va  me  montrer  celui  de  mon  prédécesseur. 
Écris-moi  sur  tes  projets  en  philosophie,  sur  tes  doc- 
trines actuelles,  rends-moi  l'Edouard  de  l'École. 

Je  suis  prudent  comme  le  serpent.  Que  Dieu  te  bé- 
nisse, mon  très  cher  frère. 


A    MADEMOISELLE    VIRGINIE   TAINE 

Ncvcrs,  29  octobre  1851 
Tu  me  demandes  des  détails,  ma  chère  amie;  c'est 
pourtant  peu  amusant.  Enfin,  les  voilà  :  je  me  lève  à 
cinq  heures  et  demie.  Je  prépare  ma  classe  jusqu'à  sept 
heures  et  demie.  Je  la  fais  de  huit  à  dix.  Je  joue  du 
piano  jusqu'à  onze,  déjeuner  jusqu'à  midi.  Je  m'occupe 
d'études  personnelles  de  midi  à  quatre  heures,  et  de 
sept  à  dix.  Je  fais  une  conférence  au  collège  de  quatre 
heures  et  quart  à  cinq  heures  et  quart,  de  la  musique 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  141 

do  cinq  heures  et  quart  à  six  heures,  et  je  dîne  de  six 
à  sept.  Mes  jeudis  et  mes  dimanches  sont  libres. 

Je  fais  la  conférence  du  baccalauréat;  mes  élèves 
sont  ignorants,  mais  pleins  de  bonne  volonté,  et  j'éprouve 
quelque  plaisir  à  faire  entrer  des  idées  dans  ces  cer- 
velles neuves.  iMa  conférence  me  fait  relire  les  grands 
auteurs,  et  c'est  tout  gain.  Ma  classe  me  fait  préparer 
mon  agrégation  et  résumer  mes  idées.  Somme  toute,  il 
n'y  a  que  des  bénéfices  au  quotient. 

Je  me  trouve  fort  bien, ma  chambre  est  gentille,  mon 
lit  doux;  quand  j'ai  mal  à  la  tête  de  travailler,  j'ai  mon 
piano  ou  mes  cigarettes:  j'ai  commencé  deux  longs  tra- 
vaux, les  idées  me  trottent  dans  la  tête,  et  babillent 
tout  le  jour.  Je  n'ai  pas  une  minute  pour  m'ennuyer. 
J'aurai  peu  de  relations  avec  mes  compagnons  de  table, 
faute  de  sympathie.  Peut-être  quelques-unes  avec  le 
professeur  de  rhétorique.  J'ai  fait  de  la  musique  hier 
avec  Mme  la  principale  qui  n'est  pas  fort  habile.  J'au- 
rai aisément  quelques  salons,  si  je  le  désire.  Je  ne  le 
désire  guère,  je  jouis  trop  pleinement  de  ma  solitude 
et  de  ma  liberté.  Mes  livres  et  ma  musique  me  rappel- 
lent tant  de  choses,  tant  d'entretiens,  de  causeries  le 
soir  au  coin  du  feu  !  Qu'il  est  difficile  de  causer  !  Des 
banaUtés  guindées  avec  mes  collègues,  des  plaisanteries 
avec  mes  commensaux,  voilà  tout.  Chaque  jour,  je 
trouve  le  niveau  humain  plus  bas.  Mais  je  m'enfonce 
dfms  ma  philosophie,  et  (pardon  de  l'impertinence)  je 
me  trouve  d'assez  bonne  compagnie  pour  rester  sans 
ennui  seul  avec  moi. 


142  CORRESPONDANCE 

Mon  oncle  Alexandre  est  venu  lundi.  Je  l'ai  conduit  à 
ma  table  d'hôte,  et  nous  avons  jasé  chez  moi  toute  la 
soirée  en  prenant  démon  café,  devant  mon  feu  attisé  de 
mes  mains.  Je  ris  de  moi-même  en  songeant  que  je  suis 
propriétaire,  administrateur.  Je  te  jure  que  je  m'en  tire 
bien.  Je  ne  vois  pas  de  dépense  à  faire;  ce  qui  coûte 
aux  jeunes  gens  c'est  le  plaisir,  et  je  trouve  le  mien 
fort  économiquement,  assis  à  ma  table.  J'ai  l'orgueil  de 
ne  point  trouver  amusants  les  amusements  des  autres  ; 
je  serais  malheureux  si  je  ne  voyais  d'autre  but  à  ma 
vie  que  d'arriver  à  un  rang  quelconque.  Mon  ambition 
déborde  au  delà,  et  ma  Volonté  n'a  jamais  failli  à  mon 
ambition. 

M.  N...  m'a  écrit  une  lettre  de  conseils  donnés  d'un 
peu  haut  avec  une  certaine  petite  nuance  d'aigreur. 
Je  lui  ai  répondu  convenablement,  lui  disant  que  je 
n'étais  pas  un  vampire,  que  je  ne  prétendais  renverser 
aucune  des  croyances  des  jeunes  gens  qu'on  me  con- 
fiait, que  mon  enseignement  était  à  côté,  que  je  ne 
parlais  pas  de  métaphysique,  mais  simplement  des  ac- 
tions de  l'esprit,  des  règles  du  raisonnement  et  de  la 
conduite.  —  Il  paraît  qu'on  avait  écrit  du  ministère  la 
phrase  suivante  à  M.  Guizot  :  ((  Nous  espérons  que 
M.  Taine  par  la  sagesse  de  son  enseignement  et  de  sa 
conduite  justifiera  la  confiance  des  personnes  honorables 
qui,  etc..  »  Tu  comprends  ce  que  cela  veut  dire  en 
style  administratif.  Sur  celaM.  N...me  croyait  pestiféré; 
je  lui  envoie  le  programme  de  mon  cours,  comme  cer- 
tificat de  salubrité.  —  Mais  quelle  vilenie  que  celle  de 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  143 

l'École  !  Car  je  n'ai  donné  lieu  à  cette  opinion  par  aucune 
action  extérieure.  Qui  donc  a  espionné  nos  conversa- 
tions? M.  Y...  grâce  à  ses  zélés?  M.  Z...?  On  m'a  raconté 
ici  des  sournoiseries  qu'il  a  faites  autrefois.  J'hésite  et 
je  cherche.  Le  plus  clair  est  que  je  vais  faire  le  mort 
ici  afin  d'être  en  odeur  de  sainteté  l'an  prochain. 

Ma  santé  est  très  bonne  :  que  ma  mère  ne  s'inquiète 
pas  et  ne  s'afflige  pas.  Mon  malheur  n'est  guère  qu'une 
blessure  d'amour-propre.  Si  je  veux  réussir  plus  tard,  il 
me  faut  quelques  années  de  méditations  solitaires.  Je 
travaille  de  grand  cœur  ici,  je  mûris  mon  blé  pour  la 
moisson.  —  Écris-moi  aussi  l'emploi  de  votre  journée, 
les  lectures  que  tu  fais,  ce  que  tu  en  penses.  Si  vous 
avez  repris  les  livres  de  Rethel,  lis  V Essai  sur  les  Mœurs 
et  Charles  XII  de  Voltaire,  et  V Emile  de  Rousseau,  ou 
bien  encore  les  Caractères  de  La  Bruyère.  Discutons  un 
peu  par  écrit.  Fais  aussi  que  ma  mère  se  mette  un  peu 
à  lire;  c'est  le  seul  moyen  de  calmer  son  esprit  et  d'ou- 
blier ses  ennuis.  L'action  de  la  pensée  est  la  meilleure 
médecine  pour  la  tristesse.  J'ignore  l'avenir,  mais  cer- 
tainement votre  éducation  vous  a  fourni  un  refuge,  qui 
est  la  société  des  grands  esprits  et  des  artistes  du  temps 
passé.  On  oublie  l'insipidité  de  la  vie  présente,  et  la 
sottise  de  ceux  qu'on  fréquente,  quand  on  songe  à  cet 
autre  monde.  L'éducation  n'est  qu'un  billet  d'invitation 
pour  ces  nobles  et  heureux  salons. 

Je  conseille  à  ma  Sophie  de  prendre  Froissart  dans 
nos  livres.  Si  vous  pouviez  avoir  les  Mémoires  de  Saint- 
Simon,  ce  serait  mieux  encore.  Envovez-moi  la  liste  de 


\U  CORRESPONDANCE 

VOS  principaux  ouvrages,  afin  que  je  puisse  vous  indi- 
quer des  lectures. 


A    rRb:VOST-PARADOL 

Nevers,  30  octobre  1851 

Mon  cher  Prévost',  j'ai  eu  à  faire  tant  de  lettres 
d'obligation,  que  j'ai  dû  remettre  les  lettres  de  plaisir. 
Ainsi  lu  m'excuses,  n'est-ce  pas?  D'ailleurs  tu  as  eu 
peut-être  de  mes  nouvelles  par  Edmond  ^,  à  qui  j'ai  en- 
voyé un  travail  sur  Homère.  A  propos,  demande-lui  s'il 
l'a  reçu  et  dis-lui  qu'il  m'écrive  (son  adresse  est  rue 
des  Francs-Bourgeois  Saint-Michel,  Hôtel  Saint-Michel). 

Me  voilà. donc  sorti  du  port,  où  tu  te  reposes  encore,  et 
lancé  sur  l'océan  de  la  vie  !  Cet  océan,  mon  ami,  est  un 
marais,  une  flaque  d'eau  dormante.  Tout  cela  est  plat 
et  insipide.  Que  te  dirai-je  de  mes  compagnons  de  table? 
Gais,  honorables,  d'éducation  libérale,  qui  ont  fait  leur 
droit  à  Paris,  assez  libéraux  d'opinion,  non  mariés  ; 
deux  clercs  de  notaire  ;  deux  employés  de  l'enregistre- 
ment; deux  professeurs  du  collège.  On  dit  des  gau- 
drioles, des  gravelures,  on  fait  des  calembours;  ils  s'en- 
rouent sur  la  politique,  ils  ont  parfois  un  peu  d'esprit. 
Mes  autres  collègues,  le  principal,  les  gens  que  je  vois, 
tout  cela  est  suffisamment  bien  élevé,  tout  cela  parle,  pa- 
raît penser,  mais  tout  cela  est  ennuyeux.  J'ai  été  gâté  par 
l'Kcole,  nous  ne  la  retrouverons  nulle  part.  Ce  plaisir 

1.  Crrard,  Piévonl-Paradol,  p.  175. 

2.  M.  Edmond  About,.  Le  travail  en  question  est  perdu. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  145 

de  sentir  autour  de  soi  des  esprits  hardis,  ouverts,  jeunes, 
excités  par  des  études  et  un  contact  perpétuel,  est  perdu 
p(»ur  toujours.  Arrivé  à  un  certain  âge,  on  se  raidit  dans 
ses  idées,  ses  habitudes;  Topinion  et  les  intérêts  vous 
gouvernent.  On  a  l'air  de  penser,  de  sentir  ;  au  fond  on 
ne  fait  que  se  souvenir  ;  la  pétrification  est  fatale.  Si  la 
mort  n'était  pas  là  pour  faire  des  générations  nouvelles, 
les  idées  n'avanceraient  pas  d'un  pas,  et  nous  bâtirions 
encore  des  pyramides  comme  les  Égyptiens. 

Je  combats  de  mon  mieux  contre  l'engourdissement. 
Je  travaille  deux  heures  chaque  matin  pour  ma  classe  qui 
se  fait  à  huit  heures.  Il  me  reste  sept  heures  par  jour, 
plus  les  jeudis  et  les  dimanches,  pour  mes  études  per- 
sonnelles. J'ai  recommencé  de  longues  recherches  sur 
les  Sensations.  C'est  là  qu'on  voit  le  plus  nettement 
l'union  de  l'âme  et  du  corps.  Ce  sera  là  ma  thèse,  si  on 
ne  veut  pas  une  exposition  de  la  logique  d'Hegel*. 

Je  lis  cette  diablesse  de  logique,  et  je  la  comprends, 
mais, 

Elle  est  plus  difficile  à  forcer  qu'une  vierge. 
Enfin  cela  me  monte  dans  une  haute  région.  Voltaire 
disait  à  Mme  du  Deffant  que  les  songes  métaphysiques 
avaient  cela  de  bon  qu'ils  vous  mettaient  dans  l'Em- 
pyrée. 

Si  c'est  un  passe-temps  pour  se  désennuyer 
11  vaut  bien  la  bouillotte,  et  si  c'est  un  métier 
Pout-èlrc  qu'après  tout  ce  n'en  *  .-it  pas  un  pire 
Que  lille  entretenue,  avocat  ou  portier. 

1.  Voir  p.  102,  note. 

11.    TAINE.    —   CORRESPONDANCE.  10 


146  CORRESPONDANCE 

Tu  vois  ma  vie;  aujourd'hui  jeudi  je  vais  aller  voir  la 
campagne  ;  une  ou  deux  fois  le  soir  j'ai  fait  de  la  musi- 
que avec  Mme  la  principale  ;  je  fume  et  me  chauffe, 
j'ai  ici  quelques  belles  sonates;  somme  toute, je  suis 
content. 

Nous  avons  un  bon  recteur,  quoique  prêtre.  11  m'a 
conseillé  la  prudence;  je  fais  le  cours  le  plus  innocent 
en  apparence  qu'on  puisse  voir^  Rien  que  de  la  psycho- 
logie, de  la  logique  et  de  la  morale.  J'annonce  dans 
mon  programme  que  je  m'étendrai  peu  sur  la  Théodi- 
cée,  et  qu'à  cause  des  difficultés  de  celle  partie  de  la 
science,  je  substituerai  à  ma  parole  les  textes  et  l'au- 
torité de  Descartes,  Bossuet,  etc....  Je  ferai  quatre  à 
cinq  mois  de  psychologie  ;  mes  élèves  en  me  quittant  ne 
croiront  pas  que  nous  voyons  Dieu  face  à  face,  et  que 
l'âme  est  un  petit  être  logé  nulle  part,  ou  qu'une  pierre 
est  un  composé  de  monades  immatérielles,  comme  on 
nous  l'enseigne  avec  tant  de  succès.  Du  reste,  circon- 
spection parfaite.  Vivent  Dieu,  le  roi,  les  gendarmes  et 
leur  auguste  famille  ! 

Je  me  tiens  coi  chez  moi  ;  je  ne  cite  en  classe  que 

i.  Le  coiii's.  de  philosophie  n'était  peiit-êîrc  pas  aussi  innocent 
'ïue  M.  Taine  le  pensait.  Il  a  conservé  les  programmes  dictés 
(Voir  lettre  du  25  novemhre,  p.  101)  de  49  leçons  de  psychologie 
et  de  '25  leçons  de  logique.  Les  leçons  de  psychologie  s'abritent  ex: 
riffet  sous  les  noms  d'Aristote,  Descartes,  Reid,  Cousin,  Jouiïroy, 
.\raine  de  Biran;  mais  Locke,  Hume,  Condillac,  Cabanis  et  JluUer 
{uterviennent  aussi  de  temps  à  autre.  Il  est  difficile  de  croire 
f|u'au  moment  où  il  écrivait  la  première  ébauche  de  ce  traité  des 
Sensations  qui  devait  devenir  le  sujet  de  sa  thèse,  un  homme 
aussi  sincère  n'ait  pas  trahi  ses  convictions,  lorsqu'il  traitait  de 
la  perception  extérieure,   de    la  sensation,   de  l'association    des 


I/AINISÉE  DE  PROFESSORAT  147 

des  observations  des  psychologues  ou  de  physiologistes. 
Je  suis  avec  tous  d'une  politesse  extrême,  j'ai  coupé 
tous  les  bouts  d'oreilles  qui  passaient. 

Témoin  maîtro  Mouflard,  armé  d'un  gorgerin, 
Du  reste  ayant  d'oreille  autant  que  sur  ma  main, 
L'évèque  ne  saurait  trouver  par  où  le  prendre. 

Tu  diras  que  je  fais  des  citations  sous  moi,  comme  le 
bon  évéque  de  Chartres  des  uumdements  ;  mais  consi- 
dère que  mes  poètes  sont  maintenant  ma  seule  com- 
pagnie, et  qu'on  se  sent  de  ceux  qu'où  hante.  Prie  Dieu 
que  je  ne  me  sente  pas  trop  des  gens  que  je  hante  ici! 

Où  eu  est  tou  Bernardin^?  Heureux  lauréat,  va! 
Edouard  m'a  écrit.  Allons,  à  l'an  prochain  et  tâchons 
d'être  dans  la  même  ville.  Je  te  voudrais  pour  ana- 
chorète dans  mou  désert. 

Dis  à  N...  que  je  lui  répoudrai  sous  peu.  Tu  vas  conti- 
nuer à  le  conduire  dans  le  sentier  de  la  vertu,  n'est-ce 
pas?  Des  nouvelles  de  l'École  et  des  recrues  qu'on  y 
peut  faire. 

Passe  donc,  ci  tu  en  as  l'occasion,  rue  Dichelieu,chez 
Franck,  en  face  de  la  Bibliothèque,  et  dis-lui  qu'il  m'en- 
voie la  fin  de  mon  Hegel. 

Demande  pardon  à  Planât  pour  moi.  Je  ne  lui  ai  pas 
encore  écrit. 


idées  ou  des  images.  Le  plrin  de  la  leçon  sur  les  images  contient 
un  renvoi  h  la  Théorie  de  L'intelligence,  ébauchée  en  18i9.  —  Voir 
appendice  Itl  le  plan  de  ces  cours  (p.  500). 

1.  Prévost. -Paradol  écrivait  un  Éknje  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  qui  obtint  le  prix  d'éloquence  à  l'Académie  Française 
en  1852. 


148  CORRESPONDA^'CE 

A   MADEMOISELLE    SOPHIE    TAINE 

Nevers,  9  novembre  1851 
Mais  pourquoi  donc  vous  imaginer  que  je  suis  mal- 
heureux? Puis-je  l'être  avec  ces  études  qui  m'enchantent 
et  ces  idées  qui  se  remuent  incessamment  dans  ma  cer- 
velle, et  causent  avec  moi  comme  les  meilleures  et  les 
plus  charmantes  amies?  Ma  vie  est  si  remplie  que  je 
n'ai  pas  un  moment  pour  m'ennuyer  ou  m'altrister. 
Quand  je  me  lève  j'y  songe  en  m'habillant,  et  j'oublie 
qu'il  serait  plus  doux  de  rester  au  lit.  Le  grand  malheur, 
après  tout,  de  travailler  le  matin  dans  une  bonne  robe  de 
chambre,  les  pieds  sur  un  tapis!  L'habitude  a  été  prise 
à  l'École  et  je  la  garde;  c'est  deux  heures  de  plus  que 
j'ajoute  chaque  jour  à  ma  vie;  au  bout  de  douze  ans, 
cela  fait  une  année. Vivre,  c'est  agir  et  produire  ;  et  tu  n'au- 
rais pas  d'estime  pour  une  femmelette  ou  un  paresseux. 
C'est  bien  de  lire  Froissart  ;  mais  n'y  cherche  pas  les 
faits  ;  remarque  simplement  et  mets  en  note  les  traits  de 
mœurs.  Du  reste  lis-le  comme  un  roman.  Tu  peux  lire 
de  même  Rollin,  mais  cela  te  profitera  moins.  Je  vous 
avais  demandé  la  liste  des  livres.  Prie  ma  mère  de  te 
donner  Bernardin  de  Saint-Pierre  ;  lis  les  lettres  de  Racine 
à  son  fils,  à  Boileau,  et  sa  correspondance  de  jeunesse; 
le  cours  de  littérature  de  M.  Villemain,  celui  de  M.  Ni- 
sard.  Ta  mère  t'indiquera  des  lectures  dans  Mme  de 
Staël;  je  tiens  beaucoup  à  ce  que  tu  te  procures  la  Révo- 
lution Française  de  M.  Mignet.  Cela  n'a  que  deux  vo- 
lumes et  t'épargnera  M.  Thiers.  N'extrais  point  de  faits, 


L'ANNËF,  DE  PROFESSORAT  140 

prends  seulement  note  des  traits  de  mœurs,  ou  écris 
des  jugements;  puis,  dans  cette  petite  feuille  que  lu 
ajouteras  aux  lettres  de  rna  mère,  mets-en  quelques-uns 
en  abrégé.  Lire  est  maintenant  ta  grande  affaire.  Tes 
anciens  cours  te  fournissent  un  cadre  ;  les  idées  que  tu 
tireras  de  tes  lectures  le  rempliront. 

J'ai  les  élèves  les  plus  dociles,  tout  va  bien  au  collège; 
le  principal  m'invite  à  passer  demain  la  soirée  chez  lui. 
Personne  ici  n'a  inventé  la  poudre,  mais  je  trouve  par- 
tout de  la  bienveillance  ou  de  la  politesse.  Je  n'ai  aucun 
embarras;  tous  les  soins  de  la  vie  domestique  se  ré- 
duisent à  peu  de  chose  ou  ne  s'aperçoivent  pas.  Ma  vie 
est  à  peine  changée;  j'ai  emporté  avec  moi  l'ameuble- 
ment de  mou  cerveau,  de  sorte  que  je  me  retrouve  dans 
le  même  monde.  Ajoutez  mon  piano  et  mes  livres.  Quand 
je  suis  à  ma  table  ou  les  pieds  à  mon  feu,  suivant  mes 
idées  ou  écrivant  mes  expériences,  je  suis  au  paradis; 
puis,  si  j'ai  mal  à  la  tête,  quelle  musique  tendre  et  ex- 
pressive que  Mendelssohn  et  Mozart  !  Quand  je  pense  à 
tant  de  pauvres  diables,  je  suis  près  de  devenir  socialiste 
contre  moi-même,  et  me  maudire  comme  privilégié. 

Je  vais  toucher  cent  francs  et  quatre-vingts  centimes 
pour  mes  frais  de  voyage  :  je  suis  un  Crésus.  Nous  nous 
verrons,  mais  c'est  moi  qui  irai^;  j'aurai  peut-être  une 
dizaine  de  jours,  et  que  ferait  ma  mère  ici  pendant  que 
je  préparerais  mes  leçons  ou  que  j'irais  au  collège  !  J'aime 
cent  fois  mieux  revoir  notre  vieille  maison  et  passer  une 
bonne  longue  semaine  au  coin  de  notre  feu.  Allons,  co- 

i.  A  Youziers. 


150  CORRESPONDANCE 

raggio,  mia  cara,  et  en  avant,  de  par  Dieu!  Un  jour, 
quand  je  serai  ministre,  quel  contraste  agréable  de 
penser  au  collège  de  Nevers  ! 

Je  nn'habitue  à  nries  compagnons  de  table,  et  aux  gens 
à  qui  je  rends  visite  ;  mais,  franchement,  je  suis  mieux 
seul.  Est-ce  vanité?  En  ce  cas  ce  serait  aussi  flatterie; 
car  vous  m'avez  rendu  difficile.  Oui,  ma  chère,  un  jour 
tu  sauras  combien  c'est  chose  rare  que  du  naturel,  du 
sentiment,  de  l'esprit  et  de  l'instruction  réunis,  et  vous 
vous  apprécierez  vous-mêmes. 


A     PREVOST-PARADOL 

Nevers,  16  novembre  1851 
Tu  es  un  être  adorable;  si  j'étais  Ed.  je  t'embrasserais, 
pour  te  récompenser  d'une  pareille  lettre';  tu  es  moi, 
je  suis  toi.  Cela  est  charmant. 

Mon  bon  ami,  que  tu  as  raison  de  trouver  la  science 
mystique-  !  La  nature  est  Dieu,  le  vrai  Dieu,  et  pourquoi? 
Parce  qu'elle  est  parfaitement  belle,  éternellement  vi- 
vante, absolument  une  et  nécessaire.  N'est-ce  point  parce 
que  leur  Dieu  est  tel,  que  les  chrétiens  l'aiment?  Et  si 
nous  n'en  voulons  point,  c'est  que  ses  caractères  humains 

1.  Grcard,  th.,  p.  175. 

2.  (Jrcard,  ib.,  p.  177  :  «  Est-il  possible  d'étabbr  sur  le  pan- 
théisme un  mysticisme  raisonnable?...  Comment  nourrir  le  cœur 
sans  mentir  à  la  raison?  Octave  m'a  souvent  fait  cette  question. 
Non,  lui  dis-je,  il  y  a  un  mysticisme  scientifique....  La  nature  tend 
au  Ijien  qui  est  le  développement  de  son  ordre....  » 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  15t 

l'avilissent,  jusqu'à  en  faire  un  roi,  ou  un  amant.  Je 
dirais  donc  à  notre  Gréard  :  «  Le  vrai  Dieu  a  ce  que  lu 
aimes  dans  le  Dieu  chrétien;  il  n'a  pas  ce  que  tu  y  mé- 
prises. Il  satisfait  donc  ton  cœur  comme  ta  raison.  Laisse 
à  des  religieuses  un  Dieu  amant,  à  des  valets  un  Dieu 
roi.  Homme  libre  et  savant,  ton  Dieu  ne  peut  être  que  le 
Tout  infini  et  parfait.  Ceux  qui  nient  qu'il  soit  Dieu  en 
disant  qu'il  est  multiple  et  imparfait,  l'ignorent.  La  mul- 
tiplicité, l'imperfection,  la  contingence  ne  sont  qu'une 
illusion  de  l'esprit  qui  abstrait.  Une  partie  du  monde 
appelle  l'autre  comme  un  organe  du  corps  humain  né- 
cessite tous  les  autres;  et  le  monde  est  un,  comme  le 
corps  humain.  Chaque  partie  du  monde  est  imparfaite, 
parce  qu'elle  a  son  complément  et  le  reste  de  son  être 
dans  les  autres,  et  qu'ainsi  le  Tout  est  parfait.  Ceux  qui 
nient  que  ce  Dieu  puisse  être  adoré  ignorent  les  ravisse- 
ments de  la  science.  L'homme  qui,  parcourant  les  lois 
de  l'esprit  et  delà  matière,  s'aperçoitqu'elles  se  réduisent 
toutes  à  une  loi  unique,  qui  est  que  l'Être  tend  à  exister; 
qui  voit  cette  nécessité  intérieure,  comme  une  ame  uni- 
verselle, organiser  les  systèmes  d'étoiles,  pousser  le  sang 
de  l'animal  dans  ses  veines,  porterl'esprit  vers  la  contem- 
plation de  l'infini  ;  qui  voit  le  monde  entier  sortir  vivant 
et  magnifique  d'un  unique  et  éternel  principe,  ressent 
une  joie  et  une  admiration  plus  grandes  que  le  dévol 
agenouillé  devant  un  homme  agrandi  :  chaque  objet 
qu'il  rencontre  rappelle  au  chrétien  son  architecte;  cha- 
que objet  nous  montre  l'àme  et  la  loi  universelle  qui 
meut  tout.  Lequel  vaut  mieux,  de  songer  à  l'habileté 


15'2  CORRESPONDA>'CE 

d'un  s^rand  jardinier,  lorsqu'on  regarde  la  campagne, 
ou  d'y  contempler  un  Être  vivant  qui  se  repose  et  se 
développe,  et  qui  remue  en  nous  toutes  les  sympathies 
du  cœur?  » 

Si  tu  étais  ici,  mon  cher  ami,  quels  beaux  entretiens 
au  coin  du  feu  !  Mais  tu  es  loin,  et  tu  es  le  seul  au  monde 
à  qui  je  puisse  parler  de  ces  choses.  Moi  aussi  je  con- 
verse avec  toi  absent.  Pendant  queje  te  donnais  Spinoza, 
tu  me  donnais  Burdach^  et  Geoffroy-Saint-Hilaire^;  je 
devenais  naturaliste  et  toi  métaphysicien  ;  et  aujourd'hui 
nous  sommes  un  seul  et  même  esprit.  N'aie  pas  peur 
que  je  mollisse.  Nous  combattrons  ensemble,  fussions- 
nous  seuls.  Je  prépare  toutes  sortes  d'armes.  Je  ferai 
ma  première  sortie  en  psychologie"'.  Il  y  a  là  des  choses 
admirables  à  dire  sur  les  sensations,  les  mouvements, 
la  génération  des  passions,  contre  la  vision  de  Dieu,  et 
l'âme  séparée  du  corps.  11  y  a  toute  une  série  d'expli- 
cations à  substituer  aux  causes  finales.  La  nature  qui, 
en  produisant  des  individus,  isole  des  autres  une  portion 
de  la  matière,  rétablit  Vunlté  par  la  constitution  des 
sens.  L'œil  est  fait  en  vue  de  la  lumière,  n'existe  que 
pour  elle,  de  même  que  le  foie  n'existe  que  pour  l'es- 
tomac et  n'est  organisé  que  pour  dissoudre  les  aliments. 
Cette  relation  constitue  son  être,  et  comme  pour  conce- 

1.  Burdach  (Ernest),  physiolopjiste  allemand,  né  en  1801,  mort 
en  187G. 

2.  GeofTroy-Saint-Ililaire  (Etienne),  zoologiste,  né  en  1772,  mort 
en  1844.  M.  Taine  lisait  également  les  livres  d'Isidore  Geoffroy 
Saint-Hilaire  et  snivit  plus  lard  ses  cours  au  Muséum.  (Voir  p.  50!), 
note  2). 

3.  Voir  p.  179. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  !ri5 

voir  une  relation,  il  faut  rassembler  en  un  les  deux 
termes,  l'œil  et  la  lumière  ne  peuvent  être  conçus  qu'en 
rassemblant  dans  une  unité  supérieure  la  nature  et 
l'homme  vivant.  Au-dessus  des  sens,  est  la  Pensée,  qui 
n'existe  elle-même  que  par  sa  relation  avec  son  objet, 
qui  a  pour  objet  le  Tout,  et  qui  établit  ainsi  l'unité  de 
toute  la  nature.  L'Etre,  d'abord  indéterminé  et  multiple, 
se  détermine  ensuite  par  des  individus  isolés,  et  acquiert 
enfin  sa  plus  haute  détermination  en  réunissant  ses  indi- 
vidus isolés  dans  une  unité  universelle.  La  psychologie 
ne  méne-t-elle  pas  bien  loin? 

De  nouvelles,  point.  Suckau  m'a  écrit.  Sa  mère  est 
chez  lui,  il  est  bien  heureux.  Il  me  consulte  pour  un 
sujet  de  thèse.  Edmond  m'a  écrit  aussi,  me  disant  de 
le  réveiller.  11  est  dans  un  monde  de  plaisirs,  et  ne  peut 
plus  retirer  ses  pieds  embourbés.  Il  a  des  sens  trop  vifs, 
un  esprit  trop  brillant,  un  trop  grand  besoin  de  jouir  et 
de  paraître.  Mais  quel  être  fort,  s'il  voulait!  Yois-le  et 
fais-en  un  combattant.  Je  comprends  parfaitement  que 
tu  ne  sois  pas  atliré  vers  lui.  Vous  êtes  chargés  tous 
deux  d'électricité  positive,  et  vous  vous  repoussez. 
Edouard,  Sarcey,  moi  qui  sommes  plus  tranquilles,  et 
d'électricité  négative,  nous  vous  attirons.  N'est-ce  pas 
cette  douceur  charmante  qui  te  fait  aimer  Edouard? 
Mais,  je  le  répète,  vois  Edmond.  Son  caractère  n'est  pas 
«  un  sensuel  égoïsme  ».  C'est  une  force  capable  de  se 
porter  de  tous  côtés,  qui  va  maintenant  de  celui-là. 
Mais  il  est  capable  d'aller  de  l'autre.  Je  l'ai  vu  étudier 
Platon  et  Aristote  pendant  un  mois  de  suite;  le  plaisir 


154  CORRESPONDANCE 

de  battre  les  catholiques  en  ferait  pour  six  mois  un  bé- 
nédictin. Il  est  surtout  agissant  et  militant.  C'est  de  ce 
côté  qu'il  faut  lui  représenter  les  choses.  D'ailleurs  il  a 
trop  d'orgueil  pour  se  résoudre  à  n'être  qu'un  homme 
d'espvit.  —  Et  mon  pauvre  Planât?  Il  ne  me  répond  pas. 
Tu  sais  qu'au  fond  il  est  triste  de  sa  position  précaire, 
de  l'oubli  où  il  lui  faut  mettre  toute  philosophie  et 
toute  pensée.  Celui-là  du  moins  aurait  fait  un  vaillant 
soldat.  Dis-moi  où  il  en  est,  ou  dis-lui  qu'il  m'écrive. 
Il  est  le  troisième  membre  de  notre  ancienne  Trinité  de 
Bourbon.  Allons,  mon  père  ou  mon  fils,  va  voir  notre 
Saint-Esprit. 

On  a  donc  trié  les  candidats  à  l'École  qu'on  l'a  empoi- 
sonnée de  la  sorte?  Lachelier,  le  chef  de  1'^  année,  est- 
il  parpaillot?  Salut,  mon  cher  pape.  Prenez  sur  vos 
épaules  les  brebis  égarées,  et  nourrissez-les  de  nos  tra- 
ditions. Cela  est  comique  en  effet,  des  hérétiques,  les 
plus  hérétiques  de  tous,  primer  les  autres!  Le  parti  N. 
va  renaître.  Voilà  donc  le  diable  chef  de  file  du  bon 
Dieu. 

Crouslé  est  bien  disposé.  Plantes-y  le  bon  grain. 
Notre  puissance  est  bien  petite.  Plus  tard  peut-être? 

Adieu,  mon  bon  ami;  as-tu  pressé  mon  libraire  de  la 
rue  de  Richelieu,  qui  ne  m'envoie  point  mes  livres  alle- 
mands? Ce  que  j'en  ai  est  bien  beau.  Quelle  bonne  idée 
j'ai  eue  d'apprendre  l'allemand!  La  source  de  Burdach, 
de  Geoffroy-Saint-llilaire  est  là.  Hegel  est  un  Spinoza 
multiplié  par  Aristote.  Cela  est  bien  différent  des  ridi- 
cules métaphysiques  dont  on  nous  a  nourris. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  155 

A    SA   MÈRE 

Nevers,  18  novembre  1851 

M'oubliez-vous,  ma  chère  mtre,  que  vous  ne  me 
répondez  pas,  et  votre  temps  n'est-il  pas  libre,  que  je  vois 
si  peu  de  votre  écriture?  Le  mien  est  pris  tout  entier  : 
classes,  travaux  commencés,  correspondance,  je  ne  sais 
où  donner  de  la  tête.  Mais  je  suis  libre  pour  une  heure 
et  je  veux  causer  avec  vous.  Je  suis  en  classe,  à  ma 
table,  mes  élèves  composent,  je  n'entends  que  le  grat- 
tement de  leurs  plumes  sur  le  papier. 

De  nouvelles  point  ;  est-ce  une  nouvelle  qu'une  soirée 
passée  chez  le  principal  où  je  me  suis  ennuyé  et  où  j'ai 
fait  de  la  musique?  Les  dames  sont  prétentieuses,  tout 
le  monde  joue  au  whist,  ou  médit  de  gens  que  je  ne 
connais  pas.  Je  suis  mieux  au  coin  de  mon  feu. 

C'est  ce  coin  du  feu  que  j'aime.  Je  garde  pour  m'amû- 
ser  les  soirées  du  dimanche  et  du  jeudi.  J'approche  un 
fauteuil,  j'endosse  une  grande  robe  de  chambre,  je  fais 
du  café,  je  mets  une  cigarette  à  ma  bouche,  jeprends  un 
livre  de  littérature.  Don  Quichotte,  Rabelais,  La  Fontaine, 
et  je  m'abandonne  aux  idées  les  plus  douces,  regardant 
mon  feu  qui  pétille,  les  bouffées  sinueuses  du  tabac  qui 
s'envolent,  écoutant  le  bruit  sourd  des  voitures  et  pen- 
sant à  nos  soirées  de  Paris.  Je  suis  artiste  en  café,  et 
j'allume  le  feu  avec  un  talent  tout  particuHer.  Voilà 
mon  éducation  complète. 

Il  me  semble  que  je  n'ai  pas  quitté  la  Capitale  (comme 
on  dit  ici).   Je  vois  à  chaque  instant  des  gens  qui  en 


156  CORRESPONDANCE 

reviennent.  Mes  compagnons  de  la  table  d'hôte  y  ont 
tous  vécu.  Ma  vie  est  presque  la  même,  et  j'ai  de  plus, 
la  liberté.  Je  vais  quelquefois  dans  la  campagne.  Le 
pays  est  plat,  les  montagnes  ne  commencent  qu'à  cinq 
ou  six  lieues  de  là  ;  mais  je  trouve  que  ces  grands  hori- 
zons et  ces  prés  monotones  ne  sont  pas  sans  charme. 
La  ville  est  sur  la  rive  droite  de  la  Loire,  échelonnée 
sur  une  haute  colline  ;  les  rues  sont  étroites  et  mon- 
tueuses.  Mais  beaucoup  de  maisons  ont  une  forme 
antique  et  originale  qui  me  plaît  ;  et  quelques  vieilles 
tours  et  portes  féodales  empêchent  de  penser  au  plâtre 
et  aux  moellons.  Il  y  a  une  bibliothèque  assez  mal 
montée,  mais  j'ai  assez  de  mes  livres.  Au  haut  delà 
ville  est  une  sorte  de  parc  public,  avec  de  l'herbe  et  de 
grands  arbres,  d'où  l'on  a  une  belle  vue.  Le  neige  et  la 
pluie  viennent  ;  je  ne  profiterai  guère  de  tout  cela  qu'en 
été.  Mais  je  n'ai  pas  un  seul  moment  d'ennui,  mon 
temps  est  si  rempli  que  je  ne  m'aperçois  pas  qu'il  passe. 
Tu  t'attristais  quelquefois  de  me  voir  travailler.  Eh  ! 
c'est  la  seule  distraction  et  le  plus  grand  plaisir. 

Nous  avons  à  table  six  hommes  et  trois  chiens  ;  un 
jour  je  vous  raconterai  les  mœurs  des  gens  et  des  bêtes. 
Les  professeurs  que  j'ai  vus  gagnent  beaucoup  d'argent 
avec  des  répétitions,  tondent  les  élèves,  vont  en  ville. 
L'aristocratie  paie  cher  les  leçons  qu'on  donne  à  ses 
filles.  J'en  aurais  si  je  voulais.  Mais  pouah  !  Un  profes- 
seur est  ici  comme  un  épicier  ou  un  charcutier.  Il 
débite  ses  drogues  pendant  trente  ans,  puis  achète  une 
maison  et  des  rentes  avec  ses  économies,  et  vit  en  bour- 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  157 

geois.  D'àme  ou  d'esprit,  d'ambition  ou  d'orgueil,  point. 
Ce  sont  des  automates  montés  pour  parler,  et  qui  par- 
lent tant  qu'ils  ont  un  larynx. 

Voilà  le  moyen  d'étudier  que  Sophie  demande  : 
Résumer  son  auteur.  —  Résumer  son  résumé.  —  Résu- 
mer en  quatre  ou  cinq  lignes  son  second  résumé. 


A   N.* 

Ne  ver  s,  22  novembre  1851 
Te  suis-je  donc  si  peu  de  chose  que  tu  n'as  point 
confiance  en  moi  et  que  tu  ne  me  dis  ton  mal  qu'après 
qu'un  autre  me  l'a  appris  ?  Je  ne  pourrais  t'exprimer, 
mon  cher  enfant,  combien  ces  nouvelles  me  font  peine  ; 
je  suis  désolé  d'être  si  loin,  de  ne  savoir  au  juste  ce  qui 
t'affiige,  de  ne  pouvoir  te  consoler,  te  guérir,  s'il  est 
possible!  Je  suis  donc  un  bien  mauvais  maître  et  j'ai 
donc  bien  mal  formé  ton  jugement,  que  tu  souffres 
d'aussi  folles  frayeurs  ?  Pense  à  moi,  montre-moi  que 
tu  m'aimes  ;  tu  me  l'as  dit  cent  fois  ;  ne  veux-tu  pas  me 
le  prouver?  A  tout  le  moins  raisonnons  ensemble.  ?îe 
l'aurais-lu  pas  dû  faire  déjà? 

4.  On  a  vu  avec  quelle  passion  M.  Taine  poursuivait  auprès  de 
ses  camarades  d'École  sa  croisade  philosophique.  Il  est.  intéres- 
sant de  montrer  en  regard  combien  il  respectait  les  croyances 
religieuses  de  ses  amis,  même  lorsqu'elles  étaient  empreintes 
d'exagération.  Un  jeune  garçon  de  son  entourage  était  touibé  dans 
un  accès  de  mysticisme  et  de  petites  pratiques  qui  avait  ébranlé 
sa  santé  et  détruit  l'équilibre  de  son  esprit.  Ses  parents,  alarmés, 
sachant  son  admiration  pour  M.  Taine,  prièrent  celui-ci  d'inter- 
venir. Nous  donnons  ce  fragment  d'mie  lettre  écrite  par  lui  dans 
cette  circonstance  délicate. 


158  CORRESPO.NDANCE 

Je  ne  sais  de  quels  vœux  ou  serments,  de  quels  scru- 
pules il  s'agit.  Dis-le  moi,  que  je  te  réponde.  Mais, 
quels  qu'ils  soient,  tes  inquiétudes  viennent  d'une  fausse 
idée  que  tu  te  fais  de  Dieu.  Des  craintes  avec  lui?  des 
engagements  pris  envers  lui?  La  vraie  religion  ne  le 
représente  pas  comme  un  créancier  avec  qui  l'on  con- 
tracte, prêt  à  vous  poursuivre  si  vous  manquez  d'un 
point  à  une  promesse  imaginaire.  Il  n'a  pas  besoin  de 
promesses,  il  ne  faut  pas  lui  en  faire.  C'est  le  traiter  d'égal 
à  égal  et  en  homme;  c'est  le  rabaisser  et  le  dégrader.  Le 
seul  serment  qu'on  lui  doive,  c'est  celui  de  ne  jamais 
faire  une  action  mauvaise  et  de  garder  toujours  intacts 
sa  dignité,  sa  probité,  son  honneur.  Et  tu  sais  bien  que 
tu  n'as  jamais  manqué  à  ce  serment.  Peux-tu  en  faire 
d'autres  quand  tu  te  le  représentes  tel  qu'il  est,  c'est-à- 
dire  comme  un  être  infini,  éternel,  parfait,  qui  produit 
sans  cesse  le  monde  et  l'élève  nécessairement  vers  un 
état  meilleur?  Ne  trouves-tu  pas  ridicule  d'aller  lui  jurer 
je  ne  sais  quelle  petite  chose,  une  petite  pratique,  une 
abstinence,  quelque  mortification,  je  ne  sais  quoi  d'in- 
digne et  de  mesquin?  Le  prends-tu  par  hasard  pour  un 
directeur  de  nonnes,  risible  distributeur  de  Pater  et 
d'Ave^  vérificateur  à  gages  d'une  liste  de  péchés  véniels  ? 
Il  faut  penser  de  lui  des  choses  plus  hautes;  on  ne  peut 
jamais  rien  croire  de  lui  qui  soit  trop  magnifique  et 
trop  grand.  Pense  à  ce  grand  mouvement  de  l'Histoire, 
à  cette  suite  de  peuples  qui,  aux  quatre  coins  du  monde, 
ont  concouru  à  former  une  civilisation  unique,  et  à 
nicltrc  l'homme  au  point  de  perfection  où  il  en  est. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  159 

Peiise  à  cette  formation  incessante  d'univers  dans  les 
espaces  du  ciel,  qui  se  peuplent  graduellement  de  créa- 
tures vivantes  et  forment  comme  un  chœur  divin  d'êtres 
toujours  plus  beaux  et  plus  parfaits.  Voilà  son  action. 
N'est-ce  pas  là  ce  que  nos  conversations  t'ont  dit  cent 
fois  ?  Et  demande-toi  maintenant  si  ce  n'est  pas  une  déri- 
sion que  tes  scrupules.  Il  gouverne  le  tout  et  il  agit 
dans  chacun  de  nous;  mais  il  agit  par  le  mouvement 
intérieur  qui  nous  porte  au  bien,  qui  nous  défend  de 
jamais  rien  faire  de  malhonnête,  qui  nous  fait  trouver 
notre  bonheur  dans  la  perfection  des  autres  et  dans  la 
nôtre.  As-tu  jamais  manqué  à  cet  instinct  sacré  qui  est 
sa  voix  ?  Tu  ne  lui  as  donc  jamais  désobéi  et  de  lui  tu 
n'as  rien  à  craindre.  —  Remarque  que  je  te  parle  là 
comme  parlaient  les  plus  illustres  docleiu's  de  l'Église. 
Tu  sais  que  j'ai  toujours  respecté  tes  croyances,  jusque 
dans  les  points  où  elles  différaient  des  miennes.  Je  les 
respecte  encore  aujourd'hui.  Ce  n'est  pas  du  christia- 
nisme que  je  te  détourne,  c'est  de  l'impiété.  Il  y  a  de 
l'impiété  à  rabaisser  Dieu.  Je  te  montre  en  ce  moment 
la  religion  de  Fénelon,  de  saint  Clément  *,  de  saint 
Alhanase,  des  Pères.  C'est  celle  des  âmes  nobles.  Ne  va 
pas  y  préférer  je  ne  sais  quel  mysticisme  bigot,  quelle 
superstition  niaise,  digne  au  plus  d'un  paysan  devenu 
capucin  ou  d'une  pauvre  fille  transportée  de  la  grossiè- 
reté de  la  campagne  dans  l'ignorance  du  cloître.  La  reli- 
gion   diffère  suivant  les  esprits,   quoiqu'elle  soit  une. 

1.  Clément  d'Alexandrie.  Son  nom  fut  eflacé  du  martyrologe 
romain  sous  le  pape  Benoit  XIV. 


IGO  CORRESPONDANCE 

Les  uns  l'inlerprèlent  bien  et  s'en  servent  pour  se  nouv- 
rir  de  généreux  sentiments,  de  hautes  espérances,  de 
grandes  pensées.  Les  autres  la  faussent  et  en  font  une 
machine  d'agenouillement,  de  processions,  de  macéra- 
tions, de  vœux,  de  pratiques  ridicules,  bonne  à  détruire 
la  santé,  à  gâter  l'inteUigence,  à  chasser  la  paix  inté- 
rieure. La  religion,  comme  toute  grande  chose,  ne  peut 
servir  qu'à  faire  du  bien.  Juge  de  la  tienne  par  le  mal 
qu'elle  t'a  fait. 


A   EDOUARD   DE   SUCKAU 

Nevers,  25  novembre  1851 
Cher  Ed.  j'ai  écrit  depuis  que  je  suis  ici  une  quantité 
si  incommensurable  de  lettres,  que  tu  dois  excuser  mes 
retards.  Je  suis  loin  de  sentir  du  vide,  comme  toi,  mon 
ami.  La  vérité  est  que  je  ne  sais  où  donner  de  la  tête. 
J'ai  commencé  par  me  charger  de  travaux,  afin  d'être 
sûr  d'éviter  cette  béte  incommode,  l'ennui.  Je  crois  que 
je  l'ai  trop  bien  évité.  Du  reste,  tout  va  bien,  ma  santé, 
mes  recherches.  Je  n'en  trouve  que  plus  de  plaisir  pen- 
dant mes  soirées  solitaires  du  dimanche  et  du  jeudi, 
laissant  trotter  mes  souvenirs  et  mes  espérances  dans 
ma  cervelle,  et  faisant  les  cavalcades  que  tu  sais  dans  le 
Possible  et  l'Impossible.  Quelle  bonne  chose,  mon  cher, 
qu'un  chez  soi  !  (Propriétaire,  vas-tu  dire.)  Le  fait  est 
qu'avec  du  feu,  des  livres,  du  tabac,  un  piano,  il  n'y  a 
plus  d'ennui,  il  n'y  a  pas  besoin  de  compagnie.  La 
musique,  comme  disait  Luther,  est  la  plus  belle  chose 


l/ANNFiE  DE  PP.OrESSOllAT  161 

du  monde  npirs  h\  théologie.  Et  le  pétillement  de  l.i 
flamme,  et  les  bouffées  sinueuses  et  bleuâtres  des  ciga- 
rettes! Les  imaginations  les  plus  orientales  et  les  plus 
fantastiques  voltigent  devant  les  yeux.  Que  n'es-tu  là,  et 
que  ne  puis-je  rêver  avec  toi,  tranquillement  assis  sur 
un  fauteuil!  Je  fais  du  café  avec  un  talent  remarquable, 
je  t'assure.  Cela  est  inné  et  de  famille.  Mon  pauvre 
grand-père'  dont  j'ai  ici  les  livres  et  les  notes  a  passé 
sa  vieillesse  à  philosopher,  à  fumer,  à  faire  du  café.  Te 
vois-tu  avec  moi,  mon  cher  frère?  Viens,  viens,  viens 
donc,  si  tu  peux,  au  jour  de  l'an;  je  n'ai  pas  l'espérance 
de  voir  Madame  de  Suckau  ^  ;  je  crains  bien  que  tu  ne 
puisses  la  retenir  aussi  longtemps.  Mais  quand  tu  serais 
seul  ?  Enfin  je  brûle  deux  chandelles  à  la  bonne  Vierge 
pour  que  cela  soit. 

Rien  de  nouveau  pour  moi.  Je  ne  vois  personne.  J'ai 
fait  de  la  musique  deux  fois  chez  Mme  la  principale.  Je 
n'ai  le  désir  de  voir  aucun  de  mes  collègues.  J'ai  écrit 
une  lettre  polie  à  M.  Jules  Simon.  Il  m'a  répondu  d'une 
façon  bienveillante.  —  Mes  élèves  travaillent  et  com- 
prennent. Je  leur  ferai  cinq  mois  de  psychologie^. 
Ma  classe  me  prend  en  moyenne  une  heure  et  demie 
tous  les  matins.  Jai  pour  moi  sept  heures;  plus  les 
dimanches  et  les  jeudis.  Ce  qui  fait  que  je  donne  cette 
heure  et  demie  à  maclasse,  c'est  que  j'écris  une  analyse  de 
chaque  leçon  que  je  leur  dicte,  qui  leur  sert  à  faire  la 

1.  M.  l'ezaiison.  Voir  p.  8,  note  1. 

2.  Mère  d'Edouard  de  Suckau. 

3.  Yoii'  page  500,  appendice  lll,  le  plan  de  ce  cours. 

H.    TAIXE.    —    COUHESPOXDA.NCE.  H 


102  CORRESPONDANCE 

rédaction,  et  leur  donne  les  formules  exacics.  Emploie 
ce  moyen,  il  est  très  bon.  Ils  voient  quatre  fois  le  même 
sujet  :  1"^  ils  écoutent  la  leçon;  2°  ils  la  rédigent;  ù°  ils 
entendent  lire  et  corriger  la  rédaction  en  classe;  4°  je 
les  fais  argumenter  sur  les  leçons  anciennes,  l'un  expo- 
sant, l'autre  contrôlant  et  refaisant  ce  que  le  premier  a 
mal  fait.  J'emporterai  à  Paris  toutes  ces  analyses,  qui 
me  serviront  pour  mon  agrégation.  Mais,  mon  ami,  j'ai 
peur  que  tout  ce  travail  ne  me  nuise.  Mes  observations 
personnelles  me  poussent  cbaque  jour  en  des  théories 
plus  arrêtées,  et  en  des  formules  plus  originales.  Plus 
je  vis,  plus  je  deviens  moi-même.  Pourrai-je  prendre  la 
peau  officielle,  besoin  étant?  On  verra  chaque  année 
passer  davantage  le  bout  de  l'oreille,  et  Martin-Bâton- 
Porlalis  ramènera  l'âne  au  moulin.  Ajoute  les  souve- 
nirs de  l'an  dernier,  préventions  que  j'aurai  à  vaincre 
l'an  prochain.  Enfin,  encore  une  épreuve.  Si  j'y  péris, 
nous  consulterons  ensemble  pour  savoir  si  je  dois  pas- 
ser en  littérature.  J'y  ai  fort  pensé,  il  y  a  un  mois.  C'est 
l'approche  de  1852,  et  la  chance  probable  d'un  nouveau 
bureau  qui  m'a  décidé. 

Je  lis  la  Logique  d'Hegel  K    C'est  une   analyse   des 

j.  Les  noies  sur  la  Logique  remplissent  trois  caliicn-s  formant 
ensemble  150  pages.  On  a  vu,  p.  139  (lettre  du  22  octobre),  que 
M.  Tainc  y  a  songé  comme  sujet  de  thèse.  Nous  trouvons  dans  ces 
notes  la  page  suivante  : 

«  Points  à  traiter  dans  un  travail  [sur  la  logique  de  Hegel]  : 
1°  Objet  de  la  métaphysique;  2"  Possibilité;  5°  Méthode;  4°  Utilité; 
5°  Exposition  et  critique  des  principales  délinitions  de  Hegel  (En- 
cyclopédie). 

«  Rechercher  théoriquement  quels  doivent  être  les  élémeuls 
des  expressions  niétapliysicjues  :  1°  L'Être  unique  abstrait  (l'Être 


L'ANNEE  DE  PHOFESSORAT  1G3 

principaux  modes  d'être  possibles,  les  définitions  èlant 
rangées  en  ordre  et  s'engendrant  les  unes  les  autres. 
C'est  la  seule  métaphysique  qui  existe  avec  celle  d'Aris- 
tote.  —  Je  suis  assez  avancé  dans  un  travail  sur  les 
Sensations  ;  je  trouve  les  choses  les  plus  curieuses. 
Notre  École,  spiritualiste  quand  même,  a  négligé  ce 
point  qui  pouvait  lui  nuire,  et  montrait  les  rapports  de 
l'àme  et  du  corps.  Remarque  que  cela  comprend  les 
sensations  intérieures  cérébrales  ou  Images,  objets  de  la 
conscience  dans  toutes  les  opérations  supérieures  de 
l'esprit.  Elles  sont  douées  de  forces  et  de  relations  par- 
ticuliéi'es,  que  personne  n'a  étudiées.  Voilà  mon 
monde,  et  je  t'y  trouve,  puisque  nous  avons  touché  à 
tout  cela  ensemble.  La  psychologie  est  notre  rendez- 
vous.  Feras-tu  comme  moi  une  théodicée  historicjue'! 
Cher  ami,  quel  bonheur  si  nous  étions  unis  par  les 
croyances  comme  par  le  sentiment!  Je  t'avoue  que  plus 
je  considère  le  Dieu  officiel,  plus  je  le  trouve  homme, 
roi,  et  moins  j'en  veux,  le  trouvant  petit  et  ennemi. 
Quel  mot  admirable  que  celui  de  Rabelais  :  «  11  est  une 
sphère  d'intelligence  infinie,  dont  le  centre  est  partout 

plus  la  négation);  2°  Le  nombre  des  abstraits;  5°  Le  mode  de 
jonction  des  abstraits.  —  Si  les  trois  seuls  possibles  ne  sont  pas  : 
1°  L'étendue;  l'Être  purement  déterminé  par  la  quantité;  2°  La 
vie,  la  production  d'unités  isolées  dans  cette  non-unité,  par  des 
négations  dillércntiellcs  ;  5°  La  pensée  ou  la  suppression  de  cette 
nuilti})licilé  et  de  ces  dillorcnces.  » 

Lu  autre  plan  sans  tlate  divise  le  travail  en  quatre  parties  : 
«  1°  Objet  de  la  métaphysique  ou  logique;  2°  Exposition  de  l'ou- 
vrage en  forme  de  classification  ;  5"  Exposition  de  l'ouvrage  en 
forme  diiistoire;  4°  Critique.  »  M.  Taine  a  en  outre  rédigé  70  |)ages 
sur  Hegel,  conçues  sur  un  autre  i)lan  et  également  non  datées. 


104  COUUESPOMJANCE 

et  la  circonférence  nulle  part.  »  Pascal  le  lui  a  pris 
et  gâté. 

Ton  sujet  de  thèse  sur  la  mémoire  me  paraît  beau, 
vaste.  L'autre  me  plaît  moins.  Il  est  trop  grand  *,  le 
latin  est  indigne  de  lui.  Cherche  quelque  chose  d'histo- 
rique, un  point  d'un  philosophe  quelconque  mal  compris. 
J'ai  fait  quelques  études  sur  la  mémoire  ^  Dis-moi 
ce  que  tu  trouves.  Ce  que  j'ai  est  à  toi. 

Fais  mes  amitiés  à  Libert.  Edmond  m'a  répondu,  il 
ne  peut  soYtirde  sa  vie  de  distractions. 

Adieu,  mon  Ed.  Je  te  recommande  au  vrai  Dieu.  Ana- 
tole m'a  écrit  sur  lui  une  lettre^  magnifique. 


A   SA    MERE 

Ne  vers,  3  dcceinbre  1851 
J'ai  écrit  à  M.  N...  qui  m'a  répondu  par  une  lettre 
affectueuse,  mais  fort  magistrale.  Faute  de  mieux,  je 
m'étais  amusé  à  lui  envoyer  des  épigrammes  contre  les 
honnêtes  personnes  qui  m'ont  mis  dans  ce  trou.  Je 
comptages  sur  sa  qualité  d'hérétique  et  de  railleur  pour 
m'excuser,  mais  il  pai'aît  qu'à  quarante  ans  tout  homme 
tourne  au  fade;  la  moindi'e  vivacité  effraie  un  bourgeois 
bien  établi;  une  plaisanleiie  contre  le  })ouvoir  sent  h\ 
poudre  et  les  coups  de  fusil.  11  me  conseille   d'éviter 

1.  M.  (le  Siickîui  [)eiisail  à  preiulrc'pour  sujet  de  sa  thèse  latine  : 
a  Du  Droit.  » 

2.  Analyse  du  4  juin  1851  (voir  p.  12'2). 
5.  Grrard,  ib.,  p.  177  et  suivantes. 


I 


L'ANNEE  DE  PUOFESSOUAT  105 

toujours  la  violence  et  les  injures,  de  no  lutter  contre 
rcnnerni  qu'avec  des  armes  honorables  et  chevale- 
resques{\),  et  de  me  garder  de  la  traîtrise  et  des  armes 
empoisonnées.  11  me  reproche  d'avoir  commencé  la 
bataille  avec  acJtaiiiement  et  sans  respect  humaiii  contre 
le  clergé.  Que  sais-je  encore?  Il  a  l'air  de  me  considérer 
comme  une  machine  infernale  prête  à  faire  explosion  et 
me  supplie  de  ne  pas  mettre  le  feu  à  la  mèche.  Moi,  le 
plus  mouton  des  moutons,  le  plus  sédentaire  des  ours, 
la  plus  cloîtrée  des  marmottes!  Quiconque  vit  et  pense 
un  peu  fait  peur  à  ceux  qui  sont  morts. 

Vous  savez  les  nouvelles  politiques.  Je  vois  des  gens 
qui  reviennent  de  Paris;  les  troupes  sont  pour  M.  Bona- 
parte, l'Assemblée  dissoute  est  impopulaire,  tout  le 
monde  est  tranquille.  Il  est  clair  qu'il  va  prendre  le 
pouvoir  royal  avec  des  formes  républicaines.  Les  cam- 
pagnes sont  pour  lui.  Les  démocrates  sont  accablés  et 
poursuivis  depuis  deux  ans.  Personne  ne  remuera.  En 
voilà  pour  quelques  années.  La  France  depuis  soixante 
ans  est  dans  un  va-et-vient  perpétuel,  allant  de  la 
monarchie  à  la  république,  de  la  liberté  à  l'autorité. 
Cela  durera  longtemps  encore.  Nous  sommes  trop  et 
trop  peu  démocrates  pour  souffrir  l'une  ou  l'autre; 
mais  les  idées  libérales  pénètrent  chaque  jour  plus  avant 
et  s'alTermissent.  Dans  sept  ou  huit  révolutions  sans 
doute,  elles  seront  entièrement  maîtresses.  Malades  de 
la  monarchie  pendant  le  siècle  dernier,  nous  sommes 
dans  ce  siècle  en  convalescence,  mais  avec  des  rechutes, 
et  ce  ne  sera  qu'au  siècle  prochain  que  nous  recouvre- 


166  CORRESPONDANCE 

rons  la  santé.  11  faut  s'habituer  à  cela  et  prendre 
patience,  nos  enfants  seront  plus  heureux  que  nous. 

Le  recteur  et  le  principal  ont  hier  assisté  à  ma  classe 
et  le  recteur  m'a  fait  de  grands  compliments.  Je  vis  fort 
seul;  mon  feu,  mon  piano,  mes  livres  me  distraient 
quand  le  travail  m'a  fait  mal  à  la  tète.  —  11  y  a  ici  une 
bibliothèque,  où  je  trouve  quelques  livres  d'histoire;  le 
jeudi  et  le  dimanche  soir  je  relis  ceux  que  j'ai  empor- 
tés. Le  théâtre  est  mauvais,  dit- on.  Les  affiches 
marquent  qu'on  y  joue  des  drames  larmoyants  et  san- 
glants. Je  n'y  vais  pas  pour  ne  pas  m'affadir  le  cœur. 

Notre  année  à  l'École  était  la  dernière  des  bien  pen- 
santes. Mes  amis  m'écrivent  que  la  nouvelle  promotion 
est  toute  cléricale.  Voilà  le  sanctuaire  lui-même  envahi. 

Pour  moi,  je  suis  heureux.  A  part  quelques  contra- 
riétés et  inquiétudes  inévitables,  je  n'ai  rien  à  désirer. 
Je  suis  occupé  d'une  façon  noble  et  élevée,  j'augmente 
mes  connaissances;  je  vis  dans  la  science,  dans  la  plus 
belle  des  sciences,  j'ai  de  la  santé,  des  amis,  assez  d'ar- 
gent, peu  de  besoins.  Que  me  faudrait-il  de  plus  sinon 
de  vous  voir  I 


A   EDOUARD    DE    SUCKAU 

Nevers,  9  décembre  1851 

Cher  Ed.,  il  était  certain  a  priori  que  nous  penserions 
tous  de  même*.  On  a  cru  un  instant  que  le  vote  serait 
public,  et  que  quiconque  refuserait  de  dire  oui  serait 

1.  Sur  le  coup  d'Élat  du  2  décembre. 


I 


I/ANNÉE  DE  PROFESSORAT  1G7 

destitué.  J'étais  parfaitement  décidé  à  aller  courir  le 
cachet  à  Paris.  Nous  aurions  pu  encore  toi  et  moi  (vu  la 
pureté  de  nos  mœurs)  fonder  une  pension  de  demoi- 
selles. Mais  ces  beaux  projets  sont  tombés,  puisque  le 
vote  est  secret. 

Pas  de  protestation.  Nous  sommes  des  atomes,  nous 
serions  aussi  ridicules  que  les  gens  de  Garpentras  vou- 
lant marcher  sur  Paris.  Les  grands  corps  et  les  hauts 
personnages  peuvent  seuls  protester.  Mais  pas  de  sou- 
mission, pas  d'adhésion  si  on  nous  en  demande;  un  vote 
convenable  et  tel  que  tout  homme  d'honneur  le  portera. 
Voilà  ma  conduite,  et  la  tienne  aussi,  je  crois. 

Mêmes  lâchetés  à  Nevers  qu'à  Saint-Étienne.  J'ai  vu 
des  gens,  après  avoir  vomi  des  injures  contre  M.  Bona- 
parte, dire  ouvertement  qu'ils  voteront  pour  lui,  parce 
que  sinon  ils  perdraient  leur  place,  et  ériger  cela  en 
maxime  générale  de  conduite.  De  la  sottise,  de  la  vio- 
lence, de  l'ignorance,  de  la  poltronnerie,  voilà  les  prin- 
cipaux ingrédients  que  le  bon  Dieu  a  mêlés  ensemble 
pour  en  faire  le  genre  humain. 

Le  peuple  a  pris  Clamecy,  qui  est  une  petite  ville  à 
quinze  lieues  d'ici;  il  a  brûlé,  pillé;  il  a  assassiné  des 
gendarmes.  Des  régiments  sont  arrivés  de  Paris  avec  du 
canon,  ce  sera  une  boucherie.  La  laide  chose  que  la 
politique!  Les  gens  haut  placés  volent  la  liberté 
publique,  fusillent  trois  ou  quatre  mille  hommes,  et  se 
parjurent;  le  peuple  qui  leur  est  contraire  vole  la  pro- 
priété privée  et  égorge.  Tendre  la  main  à  l'un  des  deux! 
J'aimerais  mieux  f^u'on  me  la  coupât.  Je  n'ose  faire  des 


1G8  CORUESPONDANCE 

vœux  pour  personne.  Lequel  vaut  mieux,  d'une  prési- 
dence h  la  Russe,  ou  de  la  Jacquerie  des  sociétés  secrètes? 
La  victoire  du  peuple  sei'ait  peut-être  un  pillage, 
et  certainement  une  guerre  civile.  Ils  arriveraient 
furieux  au  pouvoir  et  avides,  mais  sans  une  idée,  ou 
partagés  entre  trois  ou  quatre  systèmes  absurdes  et  dis- 
crédités. Je  ne  puis  souhaiter  que  le  triomphe  d'une 
idée,  et  je  ne  vois  des  deux  parts  que  mépris  du  droit 
et  violence  brutale.  M.  Bonaparte  n'est  pas  pire  que  les 
autres.  L'Assemblée  haïssait  la  république  plus  que  lui, 
et,  si  elle  avait  pu,  aurait  violé  de  même  son  serment 
pour  mettre  au  trône  Henri  V  ou  les  Orléans,  et  au  pou- 
voir M.  Changarnier.  Crois-tu  que  M.  Cavaignac  et  les 
hommes  honnêtes  aient  de  l'autorité  en  France?  Le 
droit  n'est  rien,  il  n'y  a  que  des  passions  et  des  intérêts. 
Cher  ami,  il  n'y  a  que  la  science,  la  littérature,  l'éduca- 
tion, le  progrès  lent  des  idées  qui  puissent  nous  tirer  de 
cette  boue.  Je  me  résigne  pour  de  longues  années  à 
n'être  d'aucun  parti,  à  les  détester  tous,  à  souhaiter 
ardemment  l'avènement  du  seul  qu'on  puisse  suivre, 
celui  de  la  science  et  de  l'honneur.  En  attendant  je  vis 
dans  la  philosophie.  Là  est  l'autel  et  le  sanctuaire  : 
Edita  doclrina  sapientum  lempla  serena  ;  là  je  te  retrouve 
et  je  te  donne  la  main. 

Anatole',  ni  personne  de  là-bas,  ne  m'a  rien  éci'it. 
Edmond^  s'est-il  tenu  tranquille?  Part-il  toujours  pour  la 
Grèce?  Je  ne  reçois  plus  de  lettres  de  personne,  on  ou- 

1.  Prévosl-Pnradol. 

2.  About. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  160 

blie  un  Nivernais  enfoui.  Le  Panlhéon  vient  d'être  rendu 
au  culte.  Dès  le  premier  jour  il  était  clair  que  M.  Bona- 
parte s'appuierait  sur  le  clergé.  D'abord  le  souv(Miir  de 
son  oncle;  ensuite  le  besoin  d'avoir  pour  soi  ce  corps, 
le  seul  puissant  qui  reste  en  France.  Il  va  s'appuyer 
contre  les  idées,  de  tout  ce  qui  leur  est  ennemi  :  la  dis- 
cipline brutale  de  l'armée  ;  l'égoïsme  et  la  poltronnei'ie 
des  propriétaires;  les  légendes  des  campagnes;  le  grand 
étouffoir,  le  clergé.  L'épaulette  va  défendre  la  soutane. 
Conséquence  :  nous  sentons  le  roussi.  Y  aura-t-il  une 
agrégation?  Dans  ce  cas,  M.  Yeuillot  sera  président.  D'à 
boni! 

Réponds-moi,  car  ta  lettre  ne  compte  pas,  elle  n'avait 
que  six  lignes.  Ah,  si  je  pouvais  te  voir  au  jour  de  l'an! 
Tu  me  répondras  aussi  là-dessus. 

Quelle  vie  il  doit  y  avoir  à  l'École!  Ici  tout  le  monde 
est  mort. 

Cher  Ed.,  je  pense  que  ce  pouvoir  se  consolidera, 
plus  je  vis,  mon  ami,  plus  je  vois  que  les  idées  ne  sont 
pas  mûres.  Les  jeunes  gens  libéraux  ne  sont  que  vio- 
lents, et  nécessairement  quand  le  tempérament  est 
calmé,  tournent  au  gendarme.  La  plupart  nient  les 
principes,  disent  que  le  droit  c'est  la  force,  et  que  la 
politique  n'a  à  s'occuper  que  des  intérêts.  Les  plus 
hardis  le  disent.  Presque  tous  le  pensent.  Il  faut  avoir 
vécu  comme  nous  au  couvent  pour  croire  aux  idées  et 
les  aimer. 

Yours. 


170  CORRESPONDANCE 

A    PRÉVOST-PARADOL 

Nevers,  11  décembre  1851 
Cher  amis  la  Nièvre  est  tranquille  ;  Clamecy  et  cinq 
ou  six  bourgs  qui  avaient  des  barricades  sont  pris.  On 
a  fusillé  suffisamment;  ajoute  une  quantité  de  prison- 
niers. On  raconte  que  les  insurgés  ont  pillé  et  égorgé; 
nos  proclamations  les  représentent  comme  des  brigands, 
non  comme  des  socialistes.  Qu'y  a-t-il  devrai  là-dedans? 
Il  est  certain  que  le  département  était  prêt  à  se  soulever 
tout  entier.  Nevers  et  Moulins  se  sont  trouvées  bien  gar- 
dées, et  l'affaire  a  manqué. 

Les  plus  avancés  iront  civiliser  Nouka-hiva.  Il  est  cer- 
tain de  plus  que  tout  ce  pays  est  plein  de  sociétés 
secrètes,  disciplinées  à  l'obéissance  passive,  prêtes  à  se 
battre  par  haine  et  pour  leur  intérêt  plutôt  que  pour 
une  idée.  Edouard*  m'écrit  que  c'est  la  même  chose 
à  Saint-Etienne.  Entre  les  coquins  d'en  haut  et  les 
coquins  d'en  bas,  les  gens  honnêtes  qui  pensent  vont  se 
trouver  écrasés.  J'ai  trop  de  dégoût  pour  l'un  et  pour 
l'autre  pour  donner  la  main  à  l'un  ou  à  l'autre.  Je 
déteste  le  vol  et  l'assassinat,  que  ce  soit  le  peuple  ou  le 
pouvoir  qui  les  commette.  Taisons-nous,  obéissons, 
vivons  dans  la  science.  Nos  enfants  plus  heureux  auront 
peut-être  les  deux  biens  ensemble,  la  science  et  la 
liberté. 
Quant  au  gouvernement,  je  crois  qu'il  durera.  Il  a  l'ar- 

1.  Voir  Gréard,  ib.,  p.  180,  10  décembre. 

2.  E.  de  Suckau. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  171 

niée,  il  a  déjà  fait  un  pasvcrs  le  clergé  ;  les  campagnes  vont 
lui  donner  une  majorité  énorme.  Les  commerçants  et  les 
grands  propriélaires  ne  désirent  rien  tant  qu'un  Etat  à 
la  Russe  ;  et  ce  qui  est  pis,  je  vois  une  quantité  de  jeunes 
gens  qui  pensent  de  même.  Nous  ne  sortons  pas  d'un 
siècle  d'idées,  conmie  les  hommes  de  la  Révolution 
française.  Notre  philosophie,  bâtarde  du  christianisme, 
est  nulle  hors  de  nos  écoles,  et  c'est  maintenant  une 
mode  de  bafouer  les  principes  pour  diviniser  les  faits. 
Les  philosophes  socialistes  ont  invoqué  comme  principe 
l'amour,  ce  qui  était  bon  à  l'époque  mystique  du  Christ; 
ont  attaqué  l'indépendance  et  la  divinité  de  l'individu, 
ce  qui  est  contraire  à  tout  le  mouvement  moderne;  ont 
prêché  le  bien-être  matériel,  ce  qui  produit  des  Jacque- 
ries, mais  non  des  Révolutions.  Je  ne  vois  donc  rien  qui 
puisse  tenir  contre  un  homme  appuyé  de  400000  baïon- 
nettes, de  40000  goupillons  et  des  légendes  des  cam- 
pagnes. S'il  n'est  pas  stupide,il  se  tiendra  dans  un  juste 
milieu,  ne  touchera  pas  à  l'état  social  établi,  parlera  de 
son  amour  pour  le  peuple,  et  vivra  là-dessus;  il  ne 
périra  que  lorsqu'une  doctrine  prouvée,  préchée,  accep- 
tée, propagée,  sera  capable  de  s'emparer  du  pouvoir. 

N'en  sommes-nous  pas  là  depuis  cinquante  ans? 
Napoléon,  les  Bourbons,  Louis-Philippe,  M.  Louis  Bona- 
parte ne  sont  que  des  compromis  nés  des  circonstances. 
L'Idée  elle-même,  en  89  et  en  48,  n'a  régné  que  par 
accident  et  pour  un  moment.  Elle  ne  régnera  que  quand 
tous  en  feront  leur  religion.  Une  religion  est  longue  à 
substituer  à  une  autre.  Quels  cris  a  excités  M.  Proud'hou 


171'  COIIUESPONDANCE 

quand  il  a  mis  la  divinité  de  l'homme  à  la  place  de  la 
divinité  de  Dieu?  Il  faut  attendre,  travailler,  écrire. 
Comme  disait  Socrate,  nous  seuls  nous  nous  occupons 
de  ta  vraie  politique,  la  politique  étant  la  science.  Les 
autres  ne  sont  que  des  commis  et  des  faiseurs  d'af- 
faires. 

Sais-tu  quelque  chose  d'Edmond^  ?  Il  ne  me  répond 
pas.  Qu'a-t-il  fait  dans  toute  cette  échauffourée  ?  Ya-t-il 
en  Grèce?  Et  rianat? 

Ici,  mon  ami,  je  ne  vois  personne.  Dans  les  conver- 
sations, j'entends  des  mots  et  j'en  piononce,  mais  ce 
n'est  qu'un  échange  de  sons.  Privé  d'amis,  de  famille, 
de  musée,  de  théâtre,  de  conversation,  ma  vie  est  un 
peu  sévère.  Je  ne  mange  pas  mon  cœur,  comme  dit 
Homère.  Mais  je  suis  quelquefois  triste,  et  j'aurais 
besoin  de  vous.  Entouré  de  morts,  je  voudrais  voir  des 
vivants. 

Je  m'étonne  chaque  jour  davantage  de  la  platitude  et 
de  l'engourdissement  universels.  J'ai  vu  quelques  jeunes 
gens,  et  j'ai  laissé  tomber  toutes  les  occasions,  j'aime 
encore  mieux  ma  solitude  que  cette  compagnie.  Je  serais 
bien  heureux,  si  j'avais  l'an  prochain  un  de  vous  avec 
moi.  T'aurai-je  jamais?  Je  n'aurais  jamais  eu  de  meil- 
leure fortune  !  Mes  illusions  s'en  vont  tous  les  jours  ;  la 
sottise,  l'ignorance,  la  gi'ossièreté,  le  manque  d'honnê- 
teté sont  la  règle.  Les  contraires  ne  sont  que 
l'exception. 

Je  relis  les  auteurs,  Homère  surtout  et  Marc-Aurèle. 

1.  Abolit. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  175 

Cnv  Hegel  casse  la  iètc  et  mes  recherches  personnelles 
de  psychologie  ne  nie  fatiguent  guère  moins.  Je  laisse 
quelquefois  flotter  ma  pensée  vers  l'avenir,  qui  me 
paraît  tantôt  brillant,  tantôt  sombre.  —  En  tout  cas, 
nous  aurons  fait  notre  devoir. 

J'ai  écrit  à  M.  Vucherot,  sans  savoir  au  juste  son 
adresse;  il  ne  m'a  pas  répondu.  A-t-il  reçu  ma  lettre? 

Que  disent  les  nouveaux  catholiques  de  ri]cole? 
Approuvent-ils  la  Révolution? 

La  solitude  augmente  l'amitié.  Il  me  semble  que  je 
pense  maintenant  à  vous  avec  un  souvenir  plus  tendre. 
Pourquoi  Planât  m'oublie-t-il  ainsi?  Les  idées  sont 
abstraites,  on  ne  s'y  élève  que  par  un  effort.  Quelque 
belles  qu'elles  soient,  elles  ne  suffisent  pas  au  cœur  de 
l'homme.  D'amour  proprement  dit,  nous  ne  pouvons 
plus  en  avoir.  Restent  les  amitiés  d'homme  à  homme  ; 
rien  ne  me  touche  plus  que  de  lire  celles  de  l'antiquité. 
Marc-Aurèle  est  mon  catéchisme  ^  Relis-le,  c'est  nous- 
méme. 

Adieu,  mou  ami,  ou  pour  parler  grec  /.^^tpe. 


AU    MEME 

Ncvers,  15  décembre  1851 
Est-ce  un  reproche^? 

Mais  alors  l'École  entière  est  dans  le  même  cas  que 

I.  Marc-Anrcle  fut  le  livre  de  chevet  de  M.  Taine  jusqu'à  ses 
(UM'iiiers  jours. 
i.  Voir  Gréard,  id.,  p.  181,  lettre  du  17  décejubre. 


174  CORRESPONDANCE 

inoi,  puisque  nous  sommes  fonctionnaires  au  môme 
titre. 

As-tu  voulu  seulement  me  faire  connaître  une  belle 
action  *  ? 

Soit,  mais  observe  pourtant  ;  \°  qu'un  professeur  n'est 
pas  un  préfet,  qu'il  est  un  fonctionnaire  de  l'État,  non 
du  gouvernement,  et  que  ce  n'est  pas  se  rallier  au  pou- 
voir que  d'enseigner  l'histoire  de  Sésostris  et  de 
Darius.  M.  Thomas  ^  pouvait  à  la  fois  garder  son  hon- 
neur et  sa  place;  2^  que  ce  pouvoir,  illégitime  aujour- 
d'hui, deviendra  légitime  dans  huit  jours,  étant  confirmé 
par  six  millions  de  suffrages  ;  5°  que  M.  Thomas  est 
rédacteur  de  la  Politique  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  et  que  son  article  du  1''''  décembre  contenait  la 
plus  violente  attaque  contre  le  pouvoir.  Cette  démission 
ne  serait-elle  qu'un  refuge  contre  une  destitution? 

Je  fais  de  laides  suppositions,  n'est-ce  pas  ?  Mais  en 
principe  je  crois  que  l'espèce  des  Regulus  est  rare,  et 
je  ne  les  admets  que  sous  bénéfice  d'inventaire. 

Je  maintiens  toute  ma  dernière  lettre.  Je  ne  donnerai 
pas    d'adhésion  à  une   action  que  je  regarde   comme 

1.  M.  Tainc  nvait  reçu,  écrile  de  la  inaiii  de  PrévosL-Paradol, 
une  lellre  que  M.  Thomas,  prolesscur  démissionnaire  du  lycée  de 
Versailles,  avait  envoyée  à  l'École  normale  avant,  de  pai'lir  pour 
létran^er,  avec  prière  de  la  répandre  dans  l'Université. 

2.  Thomas  (Alexandre-Gérard),  professeur  et  publicislc,  né  à 
Paris  en  1818,  mort  à  Bruxelles  en  1857,  accompagna  en  Belgitpie 
le  comte  (rilaussonvilh*  en  décembre  1851  et  rédigea  avec  lui  une 
feuille  |)olili(pie,  le  Hullclin  Français,  qu'on  introduisait  clandes- 
tinement en  l-'rance.  M.  dllaussonville  renira  à  Paris  en  185'2. 
M.  Thomas  demeura  en  Belgique,  exilé  volontaire  jusqu'à  sa  mort. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  175 

malhonnête  ;  mais  je  crois  pouvoir  en  conscience  conti- 
nuer à  professer  la  théorie  de  l'association  des  idées  ou 
du  jugement  comparatif. 

Sois  franc,  et  réponds-moi  autrement  que  par  la  lettre 
d'un  autre.  Blàme-moi,  je  suis  l'être  le  plus  calme  du 
monde  et  je  discuterai  ton  blâme  avec  toi. 

Pas  un  mot  sur  Edmond  *,  ni  sur  Planât? 

Que  fait  Planât  maintenant  que  ses  journaux"^  sont 
à  moitié  supprimés  ? 

Tout  à  toi  quand  même,  courtisan  ou  non-courtisan, 
comme  tu  voudras. 


A   MADEMOISELLE    VIRGINIE    TAINE 

Nevers,  18  décembre  1851 

Tu  peux  lire  de  Voltaire  Charles  XII,  le  Siècle  de 
Louis  XIV,  V Essai  sur  les  Mœurs.  Ce  sont  ses  trois  grands 
ouvrages  d'histoire.  Si  tu  veux  rire,  cherche  à  la  table 
la  diatribe  du  docteur  Akakia. 

Quoique  tu  ne  lises  pas  la  politique,  tu  sais  que 
M.  Bonaparte,  violant  son  serment,  a  confisqué  les  libertés 
publiques  et  fait  tuer  ceux  qui  défendaient  la  loi.  Le 
recteur  (un  prêtre)  nous  a  envoyé,  il  y  a  deux  jours,  la 
circulaire  suivante  :  «  Les  soussignés,  fonctionnaires  de 
l'enseignement  public  à  Nevers,  déclarent  adhérer  aux 
masures  prises  le  2  décembre  par  Monsieur  le  Président 

1.  About. 

'2.  Emile  Planât  faisait,  sous  la  signature  de  Marcelin,  des  des- 
sins pour  le  Charivari  et  autres  journaux  illustrés. 


17G  COURESPONDANCE 

de  la  Uépubli({ue,  et  lui  oiïrent  l'expression  de  leur 
reconnaissance  et  de  leur  respectueux  dévouement.  » 
Mes  collègues,  même  les  plus  libéraux,  ont  eu  l'impu- 
ilence  de  signer.  J'ai  refusé.  Je  n'ai  pas  voulu  commen- 
cer ma  carrière  de  professeur  par  une  lâcheté  et  un 
mensonge.  Chargé  d'enseigner  le  respect  de  la  loi,  la 
fidélité  aux  serments,  le  culte  du  Droit  éternel,  j'aurais 
eu  honte  d'approuver  un  parjure,  une  usurpation,  des 
assassinats.  Je  refuserais  encore  si  cela  était  à  refaire, 
et  je  suis  sûr  que  vous  auriez  fait  comme  moi. 

Mon  refus  est  pourtant  moins  dangereux  que  je  le 
croyais  d'abord.  Le  recteur,  quoique  faible,  est  bon  et 
honnête.  11  a  fait  signer  le  titulaire  de  philosophie*  et 
a  envoyé  la  liste  sans  noter  mon  refus.  J'en  ai  causé 
avec  lui,  et  je  pense  qu'au  fond  il  pensait  que  seul  j'ai 
fait  mon  devoir. 

Tous  mes  amis  étaient  décidés  à  faire  de  même. 
Mme  N.  tourmentait  son  fils  pour  qu'il  n'exposât  pas  sa 
place  et  donnât  toutes  les  soumissions.  Est-ce  à  une 
mère  d'être  plus  soigneuse  des  intérêts  de  son  fils  que 
de  son  honneur?  D'autres  ont  fait  bien  plus  et  bien 
mieux  que  moi  :  lisez  la  lettre  ci-jointe  adressée  par  un 
professeur  de  Versailles  ^  au  ministre. 

Au  reste,  je  suis  d'une  extrême  prudence  :  le  recteur 
m'a  dit  que  ni  mon  cours  ni  ma  conduite  n'avaient 
donné  lieu  à  aucune  plainte.  Je  me  tais,  et  je  fais  tout 
ce  qui  est  compatible  avec  l'honneur,  mais  lien  de  plus. 

1.  M;iI;k1o  et  en  confié. 

2.  M.  Thomas.  Voir  la  lettre  précédenlc 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  177 

Que  ma  mère  soit  donc  en  repos.  Mon  lionnêteté  est 
intacte,  et  le  recleur  lui-même  pense  que  ma  place 
n'est  pas  exposée. 

Parlons  d'affaires  moins  sérieuses.  Je  lis  Clarisse  Har- 
lowe,  de  Uichardson,  à  la  bibliothèque.  Cela  me  délasse 
un  peu  de  la  métaphysique.  J'ai  essayé  de  connaître  un 
jeune  peintre  ;  mais  il  s'est  trouvé  que  son  plus  grand 
plaisir  consistait  à  peindre  son  chien,  sa  casserole,  son 
poêle,  le  tout  de  grandeur  naturelle,  à  la  manière  des 
enseignes.  Tous  mes  essais  de  connaissance  avortent 
de  la  sorte,  et  je  retombe  sur  moi-même.  Je  vis  au  coin 
de  mon  feu  ;  je  me  repose  avec  bonheur  le  jeudi  et  le 
dimanche,  entre  une  tasse  de  café  et  des  cigarettes; 
mes  études  sont  si  fatigantes  que  jamais  je  n'ai  mieux 
goûté  le  repos.  Depuis  un  mois  le  ciel  n'était  qu'une 
pluie,  et  la  terre  qu'une  boue  ;  mais  hier  le  soleil  et  la 
gelée  sont  venus,  et  j'ai  couru  la  campagne,  le  cœur 
réjoui  par  la  vue  de  ce  grand  horizon  et  de  la  belle  et 
divine  lumière.  Que  de  fois  le  soir  dans  les  rues  j'ai 
admiré  les  grandes  ombres  et  pensé  à  Rembrandt  et  à 
toi.  Si  nous  étions  ensemble,  nous  causerions  de  tes 
éludes. 

Je  suis  quelquefois  un  peu  triste  de  ce  manque  d'ami- 
tié et  de  conversation.  Il  faut  m'excuser,  car  j'ai  tout 
perdu  à  la  fois,  ma  famille,  tous  mes  amis,  l'École  et 
Paris,  les  deux  pays  de  l'intelligence.  Mais  avec  un  petit 
effort  de  volonté,  cela  s'en  va.  Je  prends  un  livre.  Mon- 
tesquieu disait  qu'une  demi-heure  de  lecture  suffisait 
pour  lui  faire  oublier  les  pires  chagrins  de  la  vie. 

H.    TAINi:. C»RRE«rOM).\\CR.  12 


178  CORRESPO^■DANCE 


A    EDOUARD    DE    SUCKAU 


Nevers,  22  décembre  1351 
Cher  ami,  merci  S  mais  je  ne  puis  pas  :  l^^Nous  aurons 
à  peine  trois  jours  de  vacances;  2°  Si  j'allais  à  Paris, 
deux  oncles^  que  j'ai,  l'un  à  Juvisy,  l'autre  à  Poissy  me 
couperaient  la  goi'ge,  et  avec  raison,  si  je  n'allais  pas 
chez  eux.  Et  ma  mère  ne  me  pardonnerait  pas  de  ne 
pas  avoir  pris  un  jour  de  plus  pour  aller  chez  elle,  où 
elle  s'ennuie  et  voudrait  me  voir;  5°  Il  est  possible  que 
j'aille  bientôt  à  Paris,  et  contre  mon  gré.  Le  recteur 
nous  a  présenté  à  signer  la  sincère  déclaration  suivante  : 
«  Nous  soussignés,  professeurs  au  collège  de  Nevers, 
nous  déclarons  adhérer  aux  mesures  prises  le  2  décem- 
bre par  M.  le  Président  de  la  République,  et  lui  offrons 
l'expression  de  notre  reconnaissance  et  de  notre  res- 
pect. »  —  Tous  mes  honorables  collègues  ont  signé. 
J'ai  eu  le  malheur  de  faire  exception,  l'air  retentissant 
de  menaces  de  destitution.  De  sorte  que  je  pourrais  bien 
un  jour  ou  l'autre  aller  prendre  le  frais  sur  le  boule- 
vard de  Gand.  Le  gouvernement,  aimant  la  liberté, 
désirera  sans  doute  me  fortifier  dans  la  vertu,  en 
m'ôtant  toute  tentation  d'y  manquer  à  l'avenir,  etc. 

Mais  j'ai  ta  promesse  sous  seing-privé,  et  je  t'aurai  le 
samedi  2  (45,  rue  du  Commerce).  Et  je  te  garderai  tant 
que  je  pourrai  et  que  tu  pourras.  Je  te  défilerai  le  plus 
magnifique  chapelet  philosophique,  et  toi  de  même.  Ce 

1.  M.  de  Sucl<;ui  avait  invité  M.  Taine  à  venir  passer  les  vacances 
du  jour  de  l'an  à  Paris,  chez  ses  parents. 

2.  MM.  Alexandre  lîczanson  et  Adolplie  llezanson. 


L'ANNÉE  DE  PUOFESSORAT  179 

sera  une  jolie  prière  en  commun,  bonne  à  faire  dresser 
tous  les  cheveux  saissetiques  et  siinoniques  (s'ils  en  ont 
encore).  Voilà  déjà  que  nous  chantons  à  l'unisson  les 
louanges  du  vrai  Dieu  au  chapitre  de  la  liberté,  et  sans 
doute  tu  tourneras  bien  d'autres  feuillets  dans  l'adorable 
livre  de  l'hérésie.  Tu  verras  ici  une  suite  d'analyses  sur 
les  sensations*,  les  images,  les  rapports  de  la  pensée 
pure  au  cerveau,  et  la  nature  du  moi,  qui  te  réjouiront 
le  cœur.  Je  fais  de  temps  en  temps  quelques  cavalcades 
physiologiques  S  historiques^,  et  j'ai  lu  deux  volumes 

1.  Des  Sensations  (observations)  98  pages,  petil:  format,  —  Plan  : 
«  Énumération  préalable  des  questions  :  1°  Des  sensations  en  par- 
ticulier, toucher,  vue,  etc.  ;  '2°  De  la  sensation  en  général.  »  Mé- 
thode :  «  1"  Déterminer  la  nature  de  la  sensation  ;  '2°  Appliquer  cette 
définition  aux  diirérentes  espèces  de  sensations  ».  Suivent  de  minu- 
tieuses analyses  d'expériences  personnelles  sur  le  toucher,  l'odorat, 
le  goût,  l'ouïe,  la  vue,  sur  la  nature  du  son  musical,  sur  la  sen- 
sation Imaginative,  les  images,  l'association  des  idées,  la  mémoire.. 

2.  Notes  de  physiologie  et  d'histoire  naturelle,  93  pages,  grand 
format,  d'après  Cabanis,  Mûller,  Broussais,  Bichat,  E.  Geolfroy- 
Saint-IIilaire,  Isidore  Geoffroy-Saint-Ililaire,  Serres,  Coste,  Dumor- 
tier,  Bérard,  Carus. 

3.  Idées  générales  sur  V histoire  :  32  pages,  grand  format....  «  Le 
but  de  l'histoire  est  de  trouver  des  lois  ou  faits  généraux;  son 
aide  est  la  psychologie  »....  «  Noter  les  moyens  par  lesquels  les 
nations  sont  des  individus  »....  «  Ajoutez  les  causes  physiologiques 
et  climatériques.  Le  fils  tient  du  père  et  du  climat  »....  «  Il  fau- 
drait donner  une  définition  :  1"  du  Gouvernement  et  de  ses  dilfé- 
rentes  fonctions,  la  guerre,  la  justice,  la  perception  des  impôts, 
l'administration;  des  Corps;  2"  de  VÉtat  et  de  ses  diflerentes 
classes  possibles,  prêtres,  nobles,  populace,  agriculteurs,  commer- 
çants; 3°  de  la  Famille  et  des  relations  de  ses  dill'érents  mem- 
bres; 4°  de  l'Art,  de  la  Religion,  de  la  Philosophie,  etc....  »  Suit 
une  analyse  de  la  Philosophie  de  l'Histoire  de  Hegel  (38  pages, 
grand  format)  ;  id.  de  la  religion  (20  pages,  grand  format)  ;  id.  du 
droit  (0  pages,  grand  format).  Au  milieu  de  l'analyse  sur  l'Élat.  le 
travail  est  interrompu  à  cette  phr:iso  :  «  3"  Puissance  législative. 


180  CORRESPONDANCE 

de  ce  casse-tête  cliinois,  appelé  vulgairement  Logique 
de  HegeP.  Je  suis  comme  Cornélie,  mon  cher.  Mes 
bijoux  ce  sont  mes  enfants....  Enfants  intellectuels, 
bien  entendu. 

J'imagine  aussi  que  tu  n'es  amoureux  que  de  nos 
froides  déesses.  Froides  est  le  mot,  mon  cher  bon- 
homme. De  temps  en  temps,  à  l'aspect  d'un  théorème 
métaphysique  il  s'allume  dans  mon  cerveau  un  feu  de 
paille.  Mais,  faute  d'un  co-philosophe,  il  s'éteint  vite. 
Les  pleutres  qui  m'entourent  ne  sont  pas  faits  pour 
l'exciter,  et  je  n'ai  pour  élèves  que  des  âmes  de  papier 
mâché  que  je  m'amuse  quelquefois  à  pétrir,  mais  que 
je  n'enflammerai  jamais.... 

Je  t'écris  des  folies,  parce  que  j'ai  en  ce  moment  des 
idées  noires.  Cela  m'arrive  quand  j'ai  mal  à  la  tête;  et 
je  n'ai  d'autre  ressource  que  de  me  moquer  de  moi- 
même  et  des  autres,  ou  de  penser  à  ma  grande  conso- 
lation stoïcienne  que  tu  sais.  {To  die,  lo  sleep,  ce  que 
confirme  de  plus  en  plus  ma  psychologie.)  Or,  comme 
je  ne  suis  pas  foncièrement  bouddhiste,  et  que  la  con- 
templation du  zéro  pur  finit  par  lasser,  je  m'amuse  à 

Le  prince,  les  fonctionnaires  et  les  classes  diverses  de  la  nalion 
y  prennent  i)art....  Inutile  de  continuer.  —  Courtisanerie;  le  pauvre 
llej^el!  cela  est  humiliant  pour  la  philosophie.  Aristote  a  bien 
montré  le  droit  du  plus  fort  en  pailant  .à  Alexandre,  inais  il  n'a 
})as  montré  son  opinion  politi(pie.  Hegel  n'a  pas  la  notion  du  droit, 
de  la  volonté  individuelle,  de  la  personne  inviolable,  il  ne  connaît 
({ue  le  bien,  le  raisonnable,  le  meilleur.  La  volonlé  est  sacrée, 
même  quand  elle  vent  le  pire.  Il  y  a  dans  ce  livre  im  mauvais 
mélange  de  politique  et  de  droit.  Le  droil  est  une  géomélric  a 
priori;  la  polilifpie  [est]  un  empii'isme.  » 
1.  Voir  p.  1G2,  noie  i. 


L'ANNÉE  DE  PUOFESSORAT  181 

être  bete.  «  La  vie  est  un  enfant  qu'il  faut  bercer  jus- 
qu'à ce  qu'il  s'endorme.  »  Conclusion:  viens  manger  ma 
soupe  samedi  2,  et  voir  ma  pendule  et  mes  tableaux 
(représentant  le  supplice  d'un  brigand  italien,  destinés 
à  faire  frémir  les  locataires  qui  ne  paieraient  pas  leur 
lerme  en  leur  montrant  les  conséquences  de  l'incon- 
duite;  en  outre  un  tendre  berger  dérobant  un  nid  pour 
son  Estelle,  tableau  ordonné  par  la  police  pour  adoucir 
les  âmes  féroces).  Tiens,  j'en  pleure  d'attendrissement. 
Allons,  mon  Némorin,  viens  trouver  ton  Estelle. 


A   SA  MERE 

Nevers,  24  décembre  1851 

Je  quitte  mon  Hegel  et  mes  paperasses  pour  venir 
causer  un  moment  avec  vous.  Je  suis  fatigué  et  je  ne 
trouve  pas  de  meilleur,  repos  que  votre  souvenir.  Dans 
tout  ce  grand  monde  indifférent  qui  m'entoure,  et  où 
à  cbaque  pas  je  dois  livrer  bataille  pour  me  faire  un 
cbemin,  il  y  a  un  petit  coin  où  j'ai  trois  amies....  le 
bon  temps  de  Paris  ne  reviendra  pas. 

M.  Vacherot  m'a  écrits  et  me  recommande  les  dis- 

1.  Lettre  de  M.  Vacherot,  19  décembre  :  «  ...Ne pouvant  ni  parler 
ni  écrire  sur  la  politique,  sous  le  régime  militaire  et  populaire 
qui  nous  est  imposé  et  qui  peut  durer  longtemps,  il  faudra  bien 
que  les  esprits  sérieux  et  élevés  se  réfugient  dans  la  science  pure, 
dans  la  philosophie.  Traduisez  donc  Hegel  tout  en  vous  occupai  t 
de  votre  agrégation.  C'est  le  service  le  plus  urgent  que  vous  pui^- 
siez  rendre  à  la  philosophie  française  en  ce  moment.  Soignez  votre 
santé....  Aristote  prétend  que  l'esprit  en   soi  est  infatigable  et 


182  CORUESPOiNI)ANCE 

Iraclions  permises  à  un  plillosoplio,  la  musique  et  la 
danse.  La  musique,  soit  :  démenti  et  Mendelssohn  sont 
divins.  Mais  la  danse!  je  deviens  de  plus  en  plus  ermite 
et  méprisant.  J'espère  bien  laisser  cet  hiver  les  Niver- 
nais tricoter  de  leurs  jambes  cette  danse  cahotée  de 
dindons  sautillants  vulgairement  appelée  polka.  — Cha- 
cun a  ses  plaisirs.  Un  brave  employé  pêcheur  à  la  ligne 
est  plus  heureux  quand  il  attrape  un  carpeau  d'un 
quart  de  livre  que  le  plus  merveilleux  des  rois  de  salon 
au  moment  où  il  bat  ses  plus  piquants  entrechats.  Je 
suis  pêcheur  à  la  ligne  dans  la  rivière  de  la  philosophie 
(dos  mauvaises  langues  diraient  que  je  pêche  en  eau 
trouble);  et  une  petite  vérité  tirée  à  grand'peine  du 
fond  de  l'eau  me  rend  heureux  pour  toute  la  journée. 
—  Viennent  parfois  des  migraines,  des  faiblesses  de 
volonté,  quelque  ennui  de  ma  solitude.  Mais  quel  ciel  si 
beau  n'a  pas  ses  nuages?  Somme  toute,  ma  vie  est  à 
envier.  Je  gagne  en  peu  de  temps  ce  qu'il  me  faut  pour 
vivre,  j'ai  une  bonne  santé,  j'amasse  pour  l'avenir; 
quoique  je  sois  terré  et  enfoui  comme  la  taupe,  je  fais 
comme  elle  mon  chemin.  Il  ne  faut  pas  penser  à  ce  que 
je  suis,  mais  à  ce  que  je  puis  être.  C'est  dans  l'avenir 
que  je  vis,  c'est  lui  que  je  prépare  ;  le  présent  n'est 
rien  ;  plus  je  suis  obscur  et  enfoncé  dans  le  travail,  plus 
j'ai  de  chances  ;  je  me  compare  à  ceux  qui  en  France 

(jiie  c'est  son  confnct  avec  le  corps  qui  le  rend  sujet  à  la  fatigue. 
J'en  doute  fort...,  l'esprit  a  besoin  de  repos...,  je  vous  recommande 
toutes  l(>s  dislrnclions  permises  au  pliilosoplie,  et  particulicremenl 
la  nuisi(|ue  et  la  danse.  Vous  savez  que  la  sagesse  antique  n'j 
répugnait  pas. 


L'ANNEE  1)E  PROFESSORAT  183 

gouvernent  la   science,  et  je  crois  que,   sans  orgueil, 
j'ai  tout  lieu  d'espérer. 

Rien  de  nouveau.  Je  crois  que  le  recteur  avait  raison, 
et  que  je  ne  cours  aucun  danger.  Je  continuerai  jusqu'aux 
vacances  à  tenir  dans  ma  cage  patentée  mes  seize  petits 
serins. 


A    PREVOST-PARADOL 

Nevcrs,  30  décembre  1851 
Cher  ami,  je  suis  à  peu  près  décidé  à  devenir  ton 
concurrents  J'attends  encore  une  lettre  qui  achèvera 
de  me  fixer.  Tu  comprends  qu'il  faul  que  je  sache  an 
juste  ce  qui  se  passe  dans  les  hautes  régions,  et  si  la 
philosophie  a  chance  d'être  rétablie.  J(*  voulais  d'abord 
laisser  là  les  agrégations  et  me  préserAÎer  au  doctorat  à 
la  fin  de  l'année.  Je  ne  quitterai  la  philosophie  qu'à  la 
dernière  extrémité,  et  je  ne  deviendrai  serviteur  du 
thème  grec  et  du  vers  latin  que  dans  l'espoir  d'y  rentrer 
un  jour. 

Si,  comme  tu  dis,  tu  trembles  de  ma  concurrence, 
tu  as  de  la  charité  de  reste.  Desséché  et  durci  par  plu- 
sieurs années  d'abstractions  et  de  syllogismes,  où 
retrou verai-je  la  verve,  le  style,  les  grâces  latines  et  les 
élégances  grecques  nécessaires  pour  ne  pas  être  submergé 
par  quatre-vingts  concurrents,  pour  arriver  à  côté  de 

i.  YoirGi'éard,  ib.,  p.  18  i,  24  décembre.  Prévost-Paradol  annonce 
à  M.  Taine  que  l'agrégation  de  pbilosopbie  est  supprimée  par  le 
Ministre  de  llnstmction  publique,  M.  Fortoul. 


184  CORRESPOINDANCE 

MaxS  Sarcey ,  toi,  etc.  Je  vais  repioclier  mon  sol  en  jachère, 
tu  sais  comme,  et  avec  quels  coups.  Si  j'ai  la  même 
fortune  que  l'an  dernier,  comme  il  est  probable,  ma 
volonté  en  sera  innocente;  je  ferai  tout,  pour  surnager. 
Oue  Cicéron  me  soit  en  aide  ! 

Je  compte  un  peu  sur  toi.  Écris-moi  des  renseigne- 
ments sur  les  livres  qu'il  faut  lire,  etc.  Parle-moi  de 
BabriusS  de  Denys  d'tlalicarnasse^,  de  Tliistoire  de  la 
métrique  ancienne  et  autres  jolies  choses.  Je  t'enverrai 
peut-être  quelquefois  un  thème  grec,  pour  avoir  tes 
corrections  ou  celles  de  M.  Benoît^.  Prête-moi  l'épaule. 
Tombé  une  fois  déjà,  j'en  suis  tout  meurtri. 

Veux-tu  prier  Ed.^  de  m'acheter  un  petit  Virgile  de 
vingt  sous,  édition  allemande,  et  de  me  l'apporter  au 
retour?  Heureux  Ed.  Mais  il  vaut  mieux  qu'il  soit  agrégé 
que  moi,  parce  que  peut-être  je  pourrai  retrouver  mes 
périodes  cicéroniennes  et  mes  hexamètres  défunts.  Son 
bonheur  me  console.  Qu'il  me  donne  au  moins  une 
bonne  demi-journée,  et  toutes  sortes  de  nouvelles  et 
conversations  de  toi. 

M.  Simon  vient  de  répondre  à  un  mot  que  je  lui  avals 
écrit.  Sa  lettre  laisse  percer  un  blâme  fort  vif  contre 

1.  Gaucher  (Maxime),  publiciste,  né  en  1829,  cicve  de  l'École 
normale  en  1849,  mort  en  1888. 
'2.  Voir  p.  '295,  note  3. 

3.  Voir  p.  19"),  note  2. 

4.  M.  Benoit  (Jean-Joseph-Louis,  dit  Charles,  né  en  1815,  entré 
à  l'Ecole  normale  en  1835,  mort  en  1898,  remplaça  M.  lïavet  comme 
maître  de  conlerenfcs  de  lanp^ue  et  lillératiu'e  j^recqucs  en  1850. 
Il  ne  fut  pas  le  professeur  de  M.  Taine,  (jui  ne  suivait  pas  cette  con- 
férence pendant  sa  ti-oisième  année  d'École. 

5.  Edouard  de  Suckau. 


I/ANNÉE  DE  PROFESSORAT  185 

M.  X....  Qu'a  donc  fait  l'aulrc?  Passons  maintenant 
à  ton  avant-dernière  lettre^  J'ai  longtemps  tardé  à  t'en 
parler,  exprès.  Les  événements  semblaient  t'avoir  irrité. 
Tes  paroles  étaient  douces;  mais  le  ton  signifiait  : 
((  Mon  ami  Taine  est  un  demi-poltron  qui  calme  avef; 
des  sophismes  sa  conscience  alarmée.  »  J'imagine  pour- 
tant que  ceci  n'a  été  que  la  passion  d'un  moment,  et 
cela  parce  que  tu  ne  voudrais  pas  pour  ami  d'un  pareil 
être.  Je  ne  crois  pas  me  faire  trop  d'honneur  ni  trop  te 
demander  en  te  priant  de  croire  que  si  mon  devoir  y 
eût  été  le  moins  du  monde  engagé,  je  serais  allé  courir 
le  cachet  à  Paris.  Tu  tranchais  bien  vivement  la  ques- 
tion en  traitant  de  sophismes  des  raisons  que  lu  ne 
réfutais  pas.  Es-tu  si  peu  fidèle  à  tes  principes  que  tu 
ne  reconnaisses  pas  aujourd'hui  M.  Bonaparte  comme 
pouvoir  légitime?  Son  action  est  toujours  détestable. 
Mais  le  voilà  l'élu  de  la  nation,  et  que  dira  contre  la 
volonté  de  la  nation  un  partisan  du  suffrage  universel? 
Les  sept  millions  de  voix  ne  justifient  pas  son  parjure, 
mais  lui  donnent  le  droit  d'être  obéi.  —  Que  les  bour- 
geois aient  été  lâches,  et  les  paysans  stupides,  soit; 
mais  respect  à  la  nation,  même  égarée.  —  Nous  allons 
souffrir  à  cause  de  notre  grand  principe;  mais  nous  ne 
l'en  défendrons  pas  moins.  Sinon  je  ne  te  reconnais  plus, 
et  je  ne  sais  comment  t'accorder  avec  toi-même.  Quant 
à  la  distinction  de  l'État  et  du  Gouvernement,  du  préfet 
et   du   professeur^  c'est  le   seul   moyen   de  mettre  la 

1.  Voir  Gréard,  ibicL,  p.  181,  lettre  du  17  décembre. 

2.  Voir  p.  174  et  Gréard,  ibiiL,  p.  182. 


186  COr.lŒSPONnANCE 

justice  dans  l'adininislralion.  Nous  sommes  fonction- 
naires de  l'Etat  et  non  de  tel  gouvernement  parce  que 
nous  enseignons  la  même  chose  sous  M.  de  Montalein- 
bert,  sous  M.  Barrot,  sous  M.  Ledru-Rollin.  Nous  servons 
le  public,  et  non  telle  opinion  régnante.  Un  préfet,  au 
contraire,  est  l'agent  du  gouvernement  présent,  et  l'en- 
nemi des  autres.  Qu'il  donne  sa  démission  quand  son 
chef  tombe.  Il  ne  peut  se  faire  contre  son  chef  l'agent 
de  ses  adversaires.  Le  professeur  garde  sa  place,  comme 
le  juge  et  le  garde-champêtre,  parce  qu'il  n'agit  ni 
pour,  ni  contre  le  gouvernement.  —  Si  l'on  admettait 
ces  principes,  l'administration  deviendrait  honnête  et 
indépendante,  tandis  qu'on  n'y  voit  que  souffrances  de 
conscience  et  lâchetés. 

Pardonne  ce  reste  de  complainte,  comme  tu  dis  ;  je  vais 
te  fournir  des  armes  contre  moi  :  1°  Le  préfet  fait  effacer 
des  monuments  publics  les  mots  «  Liberté,  Égalité,  Fra- 
ternité ».  On  coupe  les  arbres  de  la  liberté,  et  on  en  dis- 
tribue le  bois  aux  pauvres;  2<*  tous  nos  honorables  collè- 
gues ont  signé  une  adliésion*  au  2  décembre.  Croirais-tu 
que  la  plupart  sont  républicains  et  le  disent.  —  J'ai  vu 
que  Fillias^  et  Challemel-Lacour  sont  mis  en  disponibi- 
lité. Est-ce  pour  avoir  refusé  de  signer?  Ce  serait  un  pré- 
sage. Alors  j'irais  t'embrasser  et  travailler  avec  toi  à  Paris. 

Dis  à  Ponsot^  que  je   lui  répondrai  sous  peu.  Qu'il 

1.  Voir,  p.  178,  le  texte  de  la  circulaire. 

'J.  Filli.is  (Jean-François-Yiclor-llenry),  né  en  1827,  élève  do 
l'École  iiorinale  en  1847,  mort  en  1859. 

5.  Ponsot  (Francis),  né  en  18'21),  entré  à  l'École  normale  en  1841), 
mort  professeur  au  lycée  de  Nice  en  1808. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  187 

fasse  de  la  médecine,  bon  Dieu!  L'heureux  homme,  il 
sera  indépendant  et  se  débarbouillera  de  sa  psychologie 
officielle. 

La  psychologie  vraie  et  libre  est  une  science  magnifi- 
que sur  laquelle  se  fonde  la  philosophie  de  l'histoire, 
qui  vivifie  la  physiologie  et  ouvre  la  métaphysique.  J'y 
ai  trouvé  beaucoup  de  choses  depuis  trois  mois  et  j'ai 
la  deux  volumes  de  Hegel*;  jamais  je  n'avais  tant  mar- 
ché en  philosophie.  Et  quitter!  aligner  des  hémistiches, 
et  trembler  devant  un  barbarisme!  Ah!  mon  ami,  quelle 
misère  que  d'avoir  un  estomac  !  —  Dis  donc  à  Suckau 
d'aller  voir  à  la  galerie  d'Apollon  le  grand  tableau  de 
Delacroix ^  On  m'en  parle  avec  enthousiasme.  Je  n'ai 
pas  pu  aller  vous  voir,  n'ayant  que  trois  jours  de  congé. 


A    SA   MERE    ET   A    SES    SŒURS 

Ncvers,  1"  janvier  ISb^i 
H  était  écrit  dans  les  archives  célestes  que  je  serais 
professeur  de  littérature  et  que  tôt  ou  tard  je  redevien- 
drais  le  fidèle  adorateur  du.  thème  grec.  L'agrégation 
de  philosophie  est  supprimée  pour  cette  année ^,  et, 

1.  Voir,  p.  162,  noie  1. 

'2.  Delacroix  (Ferdinand-Victor-Eugène),  membre  de  JInslilui, 
né  en  1798,  mort  en  1863.  Il  s'agit  sans  doute  du  plafond  de  la 
galerie  d'Apollon. 

r».  Gréard,  ibid.,  p.  184  (lettre  de  M.  Fortoul  à  M.  Michelie)  : 
«  Monsieur,  le  personnel  actuel  sui'tisant  aux  besoins  de  l'ensei- 
gnement, j'ai  décidé  qu'il  n'y  aurait  pas  cette  année  d'agrégation 
pour  les  classes  de  philosophie.  » 


188  CORRESPONDANCE 

d'après  les  lellres  ci-jointes,  probablement  pour  tou- 
jours. J'ai  pris  une  décision  et  après-demain  je  com- 
mence liéroïquement  à  me  préparer  à  celle  des  lettres; 
j'ai  ici  les  livres,  je  travaillerai  avec  le  professeur  de 
rhétorique,  mon  plan  est  fait.  J'espère  trouver  encore 
assez  de  temps  pour  rassembler  les  matériaux  de  ma 
thèse  et  de  mon  doctorat.  Vous  devinez  mon  ennui,  mais 
j'ai  pris  mon  parti,  vu  les  nécessités  de  l'estomac,  et 
maintenant  je  ne  rêve  plus  qu'au  succès. 

Je  te  remercie  d'approuver  ma  conduite.  Ce  qui  se 
passe  n'est  pas  propre  à  me  rendre  ami  du  gouverne- 
ment. M.  Simon*  a  été  suspendu  pour  une  leçon  sur  les 
principes  de  la  Morale  :  il  est  clair  en  effet  que  par- 
ler du  droit  ou  du  devoir  c'est  faire  la  satire  du  gouver- 
nement. Les  choses  vont  au  rétablissement  de  l'Inquisi- 
tion, et  bientôt  on  ne  pourra  plus  ni  écrire,  ni  penser  en 
France.  Comme  je  l'ai  pensé  d'abord,  M.  Bonaparte  va 
tout  donner  aux  évêques  pour  s'en  faire  un  appui.  Il  va 
faire  sur  notre  dos  pénitence  de  ses  fautes.  Ainsi  soit-il. 
Te  Deum  laudamus. 

A  propos,  nous  sommes  allés  en  corps  écouter  aujour- 
d'hui un  Te  Deum.  Quelles  singeries!  Je  suis  toujours 
tenté  de  me  demander  :  qui  diable  joue-t-on  ici?  J'ain)e 
mieux  l'Opéra.  Les  comparses  y  jouent  mieux  leur  rôle, 
et  les  figurants  sont  moins  laids.  —  Après  quoi,  nous 
sommes  allés  faire  les  visites  officielles  au  préfet  et  au 
général.  Le  général  nous  a  dit  au  sujet  des  gens  de  Cla- 

1.  Gréyrd,   ihid.    «    Tu  connais   sans  doulc  la  suspension  de 
M.  Simon  à  la  Sorbonne  et  à  l'École,  pour  une  bien  belle  leçon....  » 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  189 

niocy  :  «  S'ils  n'avaient  fui,  j'en  aurais  pavé  les  rues.  Dieu 
aurait  choisi  les  bons.  »  —  C'est  le  mot  de  l'abbé  de  Citeaux 
lors  de  la  guerre  des  Albigeois  :  «  Tuez  tout,  Dieu  con- 
naît les  siens.  »  Assassins  mitres,  égorgeurs  en  plaques, 
ils  se  valent.  Le  préfet  a  ajouté  :  «  Je  les  tiendrai  en 
prison  le  plus  possil)le,  et  j'en  enverrai  à  Cayenne 
autant  que  je  pourrai.  »  Gouvernement  paternel!  Cela 
m'attendrit.  11  vaut  mieux  n'être  rien  comme  je  suis,  ou 
destitué,  que  d'être  geôlier  ou  boucher  patenté.  On  doit 
se  trouver  heureux  de  n'être  pas  exécuteur  des  hautes 
œuvres.  J'aime  mieux  mon  vieux  frac  qu'un  habit  brodé 
et  doré  avec  du  sang  dessus. 

Sois  tranquille,  du  reste.  11  me  parait  certain  que  mon 
refus  de  signer  n'aura  pas  de  suite.  Pour  ma  place,  je  ne 
sais  si  le  titulaire  ne  la  reprendra  pas  à  Pâques,  je  ne 
puis  lui  parler  là-dessus  que  dans  quelque  temps. 

Un  mot  à  mes  sœurs  :  je  suis  enchanté  devoir  qu'elles 
comprennent  si  bien  ce  que  je  leur  ai  lu.  Croiriez-vous 
que  M.  B...,  homme  intelligent,  spirituel,  lettré,  qui  a 
l'expérience  de  la  vie,  blâmait  mon  roman  de  Julien^ 
le  trouvant  exagéré,  hors  de  nature,  disant  qu'il  n'avait 
jamais  rien  vu  qui  lui  ressemblât! 

Ne  vous  inquiétez  pas  d'ignorer  toute  sorte  de  détaiir^ 
techniques  et  les  quelques  particularités  de  géographie, 
pliysique,  etc.,  que  répètent  les  perruches  savantes  des 
pensions.  Sachez  seulement  l'orthographe,  l'arithmétique, 
l'essentiel  de  la  géographie.  Fiez-vous  pour  le  reste  à  vos 
lectures,  aux  conversations,  à  la  réllexion.  Le  but  de 

1.  Slenillial,  Iloufje  el  Noir. 


190  CORRESPONDANCE 

l'éducation  est  d'ouvrir  l'esprit,  de  donner  des  idées, 
d'habituer  à  en  chercher.  Les  études  ne  sont  qu'un 
moyen.  Une  femme  ne  passe  pas  un  examen  avant  d'en- 
trer dans  le  monde;  on  ne  l'interroge  pas  dans  une  com- 
pagnie sur  une  date  ou  sur  une  dissolution  chimique. 
Pourvu  qu'elle  ait  des  idées  sur  tout,  qu'elle  puisse 
suivre  toute  conversation,  qu'elle  ait  un  jugement  assez 
libre  et  assez  étendu  pour  prendre  son  parti  sur  les 
questions  de  morale,  de  conduite  et  de  religion  qui 
peuvent  lui  être  soumises,  elle  en  sait  assez,  et  l'homme 
le  plus  savant  est  heureux  de  sa  conversation.  Une 
conversation  qui  est  un  échange  de  dates  et  de  faits  n'est 
qu'un  dialogue  de  pédants  ennuyeux.  Une  conversation 
qui  est  un  échange  d'idées  vivement  exprimées  est 
peut-être  le  plus  grand  plaisir  qu'on  puisse  goûter,  et, 
sans  grande  instruction,  dès  qu'on  pense,  on  peut 
l'avoir.  Le  seul  examen  qu'une  femme  ait  à  passer  roule 
sur  la  toilette,  la  tenue,  la  danse,  la  musique,  et  je  vois 
que  vous  vous  en  tirez  bien. 


A    PREVOST-PARADOL 

Nevors,  10  janvier  1852 
Edouard  vient  seulement  de  m'envoyer  ta  lettre. 
Puisqu'elle  est  du  T),  j'imagine  qne  tu  étais  hors  de 
l'Ecole  et  que  lu  as  trouvé  en  rentrant  celle  que  je 
t'écrivais*  le  50  décembre.  Serait-elle  perdue  par 
hasard? 
1.  Voir  p.  1.S3. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  191 

Dans  tous  les  cas,  cher  ami,  comment  peux-tu  me 
croire  assez  niais  pour  ne  pas  t'accorder  une  liberté 
dont  j'use  !  Ai-je  l'habitude  de  me  montrer  susceptible? 
Et  ai-je  gagné  à  l'École  la  réputation  de  ne  pas  savoir 
souffrir  la  contradiction?  Contredis,  réfute,  attaque, 
blâme;  je  discuterai  tout  cela,  et  je  t'en  aimerai  davan- 
tage pour  ta  hvnchise.  Je  te  dirai  même  que  j'ai  encore 
ta  lettre  sur  le  cœur.  As-tu  pu  supposer  que  je  voulusse 
rompre  une  amitié  de  cinq  ans?  N'aie  jamais  de 
pareilles  idées  à  l'avenir;  ne  me  parle  jamais  «  de 
retirer  ta  main  de  la  mienne  ))  ;  fais-moi  bien  vite 
amende  honorable  pour  ces  vilaines  paroles.  Frères  en 
philosophie,  en  politique,  en  littérature,  nos  deux 
esprits  sont  nés  ensemble  et  l'un  par  l'autre;  et  si  je  te 
perdais  il  me  semble  que  je  perdrais  tout  mon  passé. 

Mais  tu  souffriras  de  ma  part  la  même  franchise,  si 
je  te  dis  que  je  suis  fâché  de  ta  volte-face.  Ce  n'était 
point  à  un  philosophe  à  changer  de  doctrine  pour  une 
circonstance.  Le  raisonnement  qui  donnait  droit  au  suf- 
frage universel  est  toujours  le  même,  et  partant  la  vérité 
n'a  pas  changé.  S'il  y  a,  comme  tu  dis,  sept  millions  de 
chevaux  en  France,  ces  sept  millions  ont  le  droit  de 
disposer  de  ce  qui  leur  appartient.  Qu'ils  gouvernent  et 
choisissent  mal,  n'importe.  Le  dernier  butor  a  le  droit 
de  disposer  de  son  champ  et  de  sa  propriété  privée;  et 
pareillement  une  nation  d'imbéciles  a  droit  de  disposer 
d'elle-même,  c'est-à-dire  d(î  la  propriété  publique.  Ou 
niez  la  souveraineté  de  la  volonté  humaine  et  toute  la 
nature  du  droit,  ou  obéissez  au  suffi'age  universel. 


192  CORRESPONDANCE 

Hemarque  pourtant  qu'il  y  a  dos  restrictions  h  cela, 
que  je  les  faisais  déjà  auparavant  contre  toi  et  que  je 
refusais  à  la  majorité  le  droit  de  tout  faire  que  tu  lui 
accordais.  C'est  qu'il  y  a  des  choses  qui  sont  en  dehors 
du  pacte  social,  qui,  partant,  sont  en  dehors  de  la  pro- 
priété publique  et  échappent  ainsi  à  la  décision  du 
public,  par  exemple,  la  liberté  de  conscience  et  tout  ce 
qu'on  appelle  les  droits  et  les  devoirs  antérieurs  à  la 
société.  Mais,  dans  la  question  d'aujourd'hui,  dans  le 
choix  d'une  forme  de  gouvernement,  la  volonté  natio- 
nale est  évidemment  souveraine;  et  nous  ne  pouvons 
mieux  marquer  notre  loyauté  qu'en  défendant  nos  prin- 
cipes, môme  lorsque  la  masse  stupide  s'en  sert  contre 
nous. 

Sinon  tu  vas  droit  à  la  tyrannie.  L'empereur  de  Rus- 
sie peut  dire  :  je  suis  le  seul  intelligent  dans  mes  États 
(ce  qui  est  assez  vrai).  Donc  c'est  ma  volonté  et  non  celle 
de  mes  sujets  qui  doit  régner.  —  Les  catholiques  diront  : 
Nous  sommes  les  seuls  qui  sachions  la  vraie  fin  de 
l'homme,  et  la  science  de  nos  adversaires  les  aveugle 
plus  que  ne  ferait  l'ignorance.  Donc  notre  volonté  doit 
être  maîtresse.  —  Le  mot  de  Pascal  est  décisif  : 
((  Qui  doit  passer  le  premier?  Le  plus  savant?  Mais  qui 
jugera?  Il  a  quatre  laquais,  je  n'en  ai  qu'un.  C'est  à  lui 
de  passer.  Il  n'y  a  qu'a  compter  et  je  suis  un  sot,  si  je 
conteste.  » 

Je  ne  te  répète  pas  les  arguments  d'utilité  que  tu 
sais.  Entre  des  hommes  comme  nous,  les  seules  raisons 
qui  valent  sont  celles  de  justice.  La  question  se  réduit  à 


L'A>NÉE  DE  PROFESSORAT  193 

ceci.  Aclmets-tu,  avec  Rousseau,  que  la  volonté  humaine, 
portant  sur  ce  qui  lui  appartient  légitimement,  soit 
inviolable?  Sinon,  tu  nies  le  droit. 

En  fait,  la  solution  serait  l'instruction  du  peuple.  Dans 
cent  ans,  il  l'aura.  Mais,  pour  Dieu,  défendons  son  droit, 
même  contre  nous-mêmes,  tout  en  lui  souhaitant  des 
lumières  et  tout  en  tâchant  de  lui  en  donner. 

Adieu,  mon  cher  ennemi,  je  t'embrasse. 

Edmond  ne  va  donc  pas  en  Grèce?  —  Quels  sont  les 
grammairiens  du  xvni^  siècle'  qu'a  inspirés  Denys  d'Ha- 
licarnasse^?  Parle-moi  d'agrégation.  Je  fais  des  vers 
latins. 

A   EDOUARD    DE    SUCKAU 

Nevers,  15  janvier  1852 

Mon  cher  ami,  je  t'attendais  pour  mes  étrennes.  Le 
samedi,  à  5  heures  du  soir,  j'avais  mis  ton  fauteuil  à 
côté  de  -mon  feu,  comptant  passer  la  soirée  avec  toi,  et 
te  mettre  en  voiture  le  lendemain.  Dis  aliter  visum. 

[.  Gréard,  ibid.,  p.  188.  Réponse  de  Prévost-Paradol  :  «  Il  n'y 
a  qu'un  grammairien  du  xviu*  siècle,  c'est  Le  Batteux.  M.  Havet 
et  les  autres  n'en  voient  pas  après  celui-là.  » 

2.  Nous  avons  retrouvé  une  courte  analyse  de  Denys  d'Halicar- 
nasse  intitulée  «  De  l'Expression  »,  dans  le  cahier  des  «  Idées 
générales  sur  la  Littérature  et  les  Arts  »  (Voir  p.  197).  Nous  y 
lisons  ceci  :  «  La  loi  générale  est  celle-ci  :  le  concret  reçoit  de 
l'abstrait  sa  forme  inlellectuelle.  L'abstrait  reçoit  du  concret  sa 
forme  concrète.  —  Cette  théorie  de  l'Expression  est  magnifique  et 
a  des  applications  prodigieuses  :  Toutes  les  langues,  tous  les  arts, 
toutes  les  sciences,  tout  l'intérieur  humain,  toutes  les  formes  de 
la  matière  dans  le  monde  organique  et  inorganique,  le  Tout  lui- 
même  qui  n'est  que  la  forme  abstraite  la  plus  haute  s'expriniant 
dans  le  concret.  » 

II.    TAINE.    —    COBRESl'OXDANCE.  13 


194  CORRESPONDANCE 

Mon  commencement  d'année  est  triste.  Je  vais  en 
perdre  une  bonne  partie  à  préparer  une  agrégalion  dou- 
teuse; douteuse,  mon  cher,  malgré  tes  flatteries.  Il  y  a 
là-bas  Marot,  Prévost,  Gaucher,  Dupré,  Sarcey,  etc.,  et  la 
philosophie  dessèche  le  style,  jette  les  idées  en  dehors 
du  courant  vulgaire.  Supposez  que  je  mérite  d'être  reçu, 
voudra-t-on  de  moi?  Une  vieille  tante  S  catholique  ultra, 
que  j'ai  au  fond  des  Ardennes,  m'a  écrit  une  lettre  méta- 
physique pour  me  ramener  dans  la  bonne  voie,  me  par- 
lant de  Spinoza,  disant  que  j'ai  fait  une  profession 
d'athéisme  à  l'agrégation,  tout  cela  d'après  ses  prêtres. 
L'espionnage  et  la  calomnie  s'étendent  fort  loin,  comme 
tu  vois;  je  suis  noté  comme  pendable,  et  peut-être 
voudra-t-on  me  chasser  de  la  littérature  comme  on  me 
chasse  de  la  philosophie.  Vive  le  Bon  Dieu  quand  il  se 
fait  diable!  Enfin  je  tente  encore  la  chance,  à  demi  con- 
solé d'avance  :  car,  vois-tu,  j'admire  combien  peu  de 
chose  il  faut  pour  viiTc;  j'ai  beaucoup  trop  d'argent 
avec  1  615  francs.  Voici  pourquoi  :  il  n'y  a  pas  ici  de 
théâtre;  je  paierais  pour  ne  pas  aller  dans  ces  antres 
qu'on  appelle  cafés  ;  je  suis  allé  dans  ces  cohues  qu'on 
appelle  bals,  et  à  ces  buvettes  qu'on  nomme  soirées;  j'y 
renonce  pour  ne  pas  mourir  de  chaleur  et  d'ennui;  et 
du  Nivernais  je  ne  veux  connaître  que  le  coin  de  mon 
feu.  Travailler  et  fumer  des  cigarettes  n'est  guère  coû- 
teux; je  suis  donc  trop  riche,  et  comme  je  pourrai  tou- 
jours me  procurer  cette  richesse,  je  me  moque  assez  de 
l'avenir. 

1.  Mlle  Eugénie  Tainc  (Voir  p.  8). 


L'ANNÉE  DE  PROFESSOnAT  195 

Prévost  a  tiu.ivé  deux  lettres  de  moi  en  rentrant  à 
l'École,  et  m'écrit  qu'il  regrette  celle  que  tu  m'as 
envoyée.  J'ai  une  polémique  avec  lui  sur  le  suffrage 
universel.  Comme  tu  dis,  il  est  anglais  et  aristocrate, 
d'où  sa  politique;  puis  il  est  trop  passionné  pour  obéir 
à  de  pures  déductions.  Il  me  fait  peur  :  qu'est-ce  qu'il 
parle  d'un  licenciement  possible  à  l'École,  et  d'une  loi 
organique  sur  l'enseignement?  Cher  Ed.,  avec  lui  et 
About,  on  est  toujours  sur  le  qui-vive  ;  l'amitié  est 
presque  militante;  avec  toi,  je  suis  comme  dans  la  cour 
de  l'École,  aux  récréations  d'été,  t'en  souviens-tu?  la 
tête  sur  ta  poitrine,  tranquille  et  heureux. 

Il  serait  bien  long  de  t'analyser  mes  petits  papiers. 
J'ai  rédigé  un  grand  diable  de  cahier  sur  les  Sensations*. 
Voici  en  gros  ma  doctrine  :  le  moi  sentant,  ce  sont  les 
nerfs  et  le  cerveau;  il  est  leur  unité,  leur  cause  finale, 
leur  principe  de  durée,  leur  détermination.  Chaque  sens 
contient  dans  son  essence  une  relation  avec  un  mode 
d'être  déterminé  de  l'Extérieur,  l'œil  avec  la  vibration 
de  l'éther,  l'ouïe  avec  l'ondulation  de  l'air,  etc.,  et  sa 
fonction  est  de  recevoir  et  de  reproduire  le  mode  d'ac- 
tion particulier  de  cet  Extérieur.  Par  là  les  individus 
constilués,  séparés  et  opposés,  s'unissent,  et  le  moi 
forme  une  unité  avec  le  non-moi.  Tu  sais  que,  depuis  la 
matière  indéterminée  et  diffuse,  le  mouvement  de  la 
nature  est  vers  l'individualité,  et  la  séparation.  L'essence 
de  l'animalité  est  de  rétablir  cette  unité  primitive  par 
une  unité  supérieure.  Mais  la  sensation,  se  transmettant 
1.  Voir,  p.  139,  lettre  du  22  octobre  1851. 


106  CORRESPONDANCE 

au  cerveau,  y  produit  son  iniag^e  ;  de  sorte  que  la  voilà 
capable  de  durer  après  que  l'action  de  l'Extérieur  a  cessé, 
de  se  reproduire,  de  subir  l'action  de  la  pensée  et  de 
foHrnir  à  la  science.  —  Ce  mouvement  est  la  solution  de 
ce  problème  :  Intérioriser  l'Extérieur.  —  Alors  com- 
mence le  rôle  de  la  pensée,  qui  n'a  d'autre  objet  que  le 
moi,  et  qui,  grâce  au  curieux  mécanisme  de  la  percep- 
tion extérieure,  aperçoit  le  non-moi  dans  le  moi.  Ce 
nouveau  mouvement  est  la  solution  du  problème  :  Exté- 
rioriser l'Intérieur.  —  Mais  ceci  n'est  qu'un  cas  d'une 
loi  plus  générale  :  la  fonction  du  cerveau  dans  la 
mémoire  est  de  reproduire  les  images  passées,  et  de 
rendre  ainsi  le  passé  présent;  la  fonction  de  l'Esprit, 
grâce  à  une  théorie  que  tu  avais  déjà  vue  esquissée  à 
l'École,  est  de  considérer  cette  image  présente  comme 
passée.  Ces  deux  mouvements,  opposés  comme  ceux  de  la 
perception  extérieure,  constituent  la  mémoire.  Si  je 
développais,  je  montrerais  comment  ceci  s'applique  à 
'Induction,  à  la  raison,  conunent  l'esprit  aperçoit  le 
futur  dans  le  présent,  l'universel  dans  le  particulier.  — 
La  nature  du  moi  est  en  général  d'individualiser  l'uni- 
versel, et  d'universaliser  l'individuel;  il  est  l'abrégé  du 
Tout,  et  il  a  par  la  Pensée  relation  avec  tout.  Le  mouve- 
ment de  la  nature  consiste  à  quitter  son  indétermina- 
tion ,  ce  qu'elle  opère  par  des  séparations,  des  oppositions, 
des  limitations  réciproques,  et  à  supprimer  ces  limita- 
tions par  un  Être  à  la  fois  universel  et  individuel,  qui 
ait  l'unité  du  premier  moment  et  la  détermination  du 
second. 


i;a>nee  de  puofessorat.  iot 

Je  passe  une  foule  de  recherches  et  de  théories  par- 
ticulières sur  les  couleurs,  saveurs,  contacts,  odeurs, 
surtout  sur  les  sons,  d'autres  sur  les  sensations  mus- 
culaires, les  différents  modes  de  l'imagination,  la  rela- 
tion du  langage  à  la  pensée,  etc.  Je  te  parlerai  d'Hegel 
mais  pas  avant  les  vacances? 

Quel  malheur  pour  moi!  mon  cher  ami;  je  courais 
comme  un  vaisseau  lancé  sur  la  pente  psychologique,  je 
trouvais  toutes  sortes  de  choses,  je  comprenais  M.  Jouf- 
froy  qui  voyait  un  monde  dans  l'àme,  j'avais  commencé 
des  applications  à  la  philosophie  de  l'histoire^  et  me 
voilà  retomhé  dans  les  hémistiches  latins,  et  l'accentua- 
tion grecque.  Je  me  console  pourtant  un  peu,  en  son- 
geant que  se  sera  pour  moi  une  occasion  de  me  faire 
un  cours  d'esthétique.  J'ai  déjà  écrit  diverses  choses 
sur  le  Drame  et  ^l^popée^  Mais  quand  serai-je  lihre  de 
tout  cela  et  entrerai -je  en  pure  métaphysique?  Magna 
materl  C'est  l'océan  de  la  Beauté  dont  parle  Platon,  qui 
est  fermé  aux  profanes.  Comme  dit  Louis  XI,  je  n'ai 
d'autre  paradis  en  tète  que  celui-là. 

1.  Voir  p.  179,  noie  ">. 

2.  Un  caliier  date  cki  comincncemciit  de  1852  est  inlilulc  : 
«  Idées  giénéralcs  sur  la  Littérature  et  les  Arts  ».  Il  contient 
25  pages  petit  format.  Il  traite  de  l'Épopée,  du  Drame,  de  l'Ode; 
de  l'Idéal  dans  les  trois  genres  (débutant  par  cette  définition  : 
((  L'Idéal  est  le  réel  purifié  »]  ;  du  roman  et  de  l'Épopée;  du  Drame 
et  de  la  Tragédie;  Idéal  de  la  Poésie:  Principes  de  variétés  et  varia- 
tions de  la  Poésie:  la  Rime  et  la  Mesure:  do  l'Expression.  —  A  la 
fin,  quelques  pages  sur  la  Sculpture,  la  Peinture  et  la  Musique.  — 
Une  v(  Comparaison  des  trois  Andromaque  »  Euripide,  Virgile, 
Racine),  datée  du  12  janvier  1852,  est  une  application  littéraire 
de  ce  travail  d'analyse  (40  pages,  grand  format). 


408  CORUESPONDANCE 

Adieu,  mon  Stéphanois!  Rien  d'Edmond.  On  dit  qu'il 
va  partir*.    J'ai   peur   qu'il    ne   soit    perdu.    Tu   t'es 
retrempé  à  Paris,  et  tu  vis.  Vivifie-moi. 
Tuissimus. 


A    PREVOST-PARADOL 

Ncvers,  18  janvier  1852 
C'est  donc  une  polémique  que  nous  engageons  ?  Il  n'y 
a  pas  grand  mal  puisque  les  journaux  politiques  sont 
supprimés.  Mais  je  ne  chicanerai  pas  plus  longtemps 
que  tu  ne  voudras.  Ferme-moi  la  bouche  quand  je  t'en- 
nuierai. Mon  grand  amour  de  la  discussion  est  aujour- 
d'hui parfaitement  assoupi. 

Remarque  d'abord  que  tu  abuses  contre  moi  d'un 
souvenir  inexacte  Quand  je  trouvais  légitime  la 
monarchie  de  Louis  XIV,  c'était  en  me  fondant,  non  sur 
les  besoins,  mais  sur  la  volonté  des  gens  d'alors.  On 
aimait  le  roi,  on  voulait  son  pouvoir,  sans  raison,  il  est 
vrai;  mais  cela  suffisait.  C'était  un  suffrage  universel 
tacite.  Rappelle-toi  combien  de  querelles  je  me  suis 
faites  avec  ce  mot. 

Toute  la  question  entre  nous  dépend  de  l'opinion  que 

1.  Edinoiul  About  all;til  partir  pour  la  Grèce. 

2.  Grcard,  ibid.,  p.  i8().  Lettre  de  Prévost-Paradol  :  «  J'ai  encore 
dans  quehine  coin  une  note  écrite  de  ta  main,  en  rhétorique,  où 
tu  dis  avec  grande  raison  que  la  France  de  Louis  XIV  devait  obéir 
à  Louis  XIV...,  où  tu  t'appuies  sur  ce  principe,  que  les  droits  ont 
pour  source  et  pour  mesure  la  nature  et  l'étendue  des  besoins.  » 


I 


L'ANNÉE  DE  PROFESSOIIAT  199 

nous  avons  sur  le  principe  du  droit.  J'ai  dit  à  l'agréga- 
tion et  je  redis  qu'il  est  fondé  sur  la  volllion. 

Pour  loi,  voici  ta  phrase  :  «  Ce  principe,  le  seul  vrai, 
peut-être,  que  nos  droits  ont  pour  source  et  mesure 
l'étendue  et  la  nature  de  nos  besoins,  etc.  » 

Remarque  encore  que  tu  n'oses  poser  absolument 
cette  thèse,  et  que  tu  la  restreins  par  un  peut-être.  Le 
reste  de  la  lettre  est  un  développement  de  cette  idée. 

Eh  bien,  mon  cher  ami,  voici  les  preuves  de  mon 
opinion.  Si  tu  veux  discuter  sérieusement,  réfute-les 
point  par  point,  et  donne  la  démonstration  de  la 
tienne*. 

l*^  Preuve  directe.  —  C'est  un  fait  de  conscience 
morale,  qu'en  présence  de  la  volition  d'un  homme,  por- 
tant sur  une  chose  qui  lui  appartient,  nous  sommes 
convaincus  intérieurement  que  cette  volition  est  invio- 
lable et  que  personne,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit, 
ne  peut  empêcher  l'action  voulue.  Voici  un  paysan  sur 
sa  terre;  il  est  stupide  et  l'ensemence  mal.  Moi  qui  suis 
savant,  je  lui  conseille  avec  toute  raison  de  faire  autre- 
ment. Il  s'obstine  et  gâte  sa  récolte.  Je  fais  une  injustice 
si  j'essaie  de  l'en  empêcher. 

Voici  un  peuple  qui  décide  de  son  gouvernement. 
Comme  il  est  bête  et  ignorant,  il  le  remet  à  un  homme 
d'un  nom  illustre  qui  a  fait  une  mauvaise  action  et  qui 
le  conduira  aux  abîmes,  et  de  plus  il  s'ôte  lui-même  ses 
libertés,  ses  garanties,  le  moyen  de  s'instruire  et  de 
s'améliorer.  J'en  suis  désolé  et  indigné,  je  fais  par  mon 

1.  Voir  Gréard,  ihid.,  p.  188,  réponse  de  Prévost-Paradol. 


200  CORRESPONDANCE 

vole  tout  ce  que  je  puis  contre  une  pareille  brutalité. 
Mais  ce  peuple  s'appartient  à  lui-môme  et  je  fais  une 
injustice  si  je  vais  contre  la  chose  sainte  et  inviolable, 
sa  volonté. 

(J'ai  fait  dans  ma  dernière  lettre  une  restriction  pour 
les  choses  qui  sont  en  dehors  de  l'Ktat.  la  liberté  de 
conscience;  les  devoirs  de  famille.  Ceci  n'étant  pas  du 
domaine  public,  le  peuple  ne  peut  pas  en  disposer. 
—  Mais  le  mode  de  gouvernement  est  indubitablement 
du  domaine  public.  —  Ainsi  ne  m'attaque  pas  là- 
dessus.) 

2°  Preuve  indirecte.  —  Si  la  minorité  éclairée  a  le 
droit  de  violenter  la  majorité  stupide,  un  seul  homme 
éclairé  a  le  droit  de  violenter  l'unanimité  stupide.  Ce 
qui  est  la  justification,  non  de  la  royauté,  mais  de  la 
tvrannie. 

Si  je  suis  convaincu  que,  seul,  je  suis  éclairé  et  que 
le  reste  est  stupide  (ce  qui  arrive  à  tout  homme  convaincu 
de  son  opinion),  je  me  crois  le  droit  de  violenter  toute 
la  nation.  D'où  la  jolie  application  suivante  :  Supposez 
M.  Bonaparte  non  pas  accepté,  mais  rejeté  par  le  peuple 
et  convaincu  que  ses  idées  sont  les  seules  justes  :  il 
agirait  en  conscience  en  se  faisant  dictateur  envers  et 
contre  tous,  et  l'on  devrait  le  considérer  comme  un 
homme  vertueux.  Tu  l'attaques  maintenant  que  son 
pouvoir  est  voulu  du  peuple  :  tu  l'excuserais  si  le 
peuple   ne  voulait  pas  de  lui. 

Enfin  voici  l'horrible  :  (tu  n'y  as  pas  répondu.)  Les 
catholiques,  sous  peine  d'hérésie  et  de  damnation,  se 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT.  201 

croient  seuls  éclaires.  Par  conséquent  ils  doivent  se 
croire  le  droit  d'opprimer  toutes  les  résistances,  et 
d'établir  tout  ce  qu'ils  voudront.  Philippe  II  est  excu- 
sable dans  sa  guerre  des  Pays-Bas. 

Somme  toute,  dés  que  tu  prends  sur  toi  de  considérer 
tes  adversaires  comme  des  chevaux,  et  de  mépriser  en 
eux  la  sainteté  de  la  volonté  humaine,  sous  ce  prétexte 
vain  qu'ils  ne  sont  pas  hommes,  tu  leur  donnes  ce  droit 
vis-à-vis  de  toi,  et  tu  justifies  toutes  les  injustices,  puis- 
qu'une injustice  n'est  qu'une  attaque  contre  une  volonté 
humaine. 

S*'  Réfutation.  —  (Pardon  du  pédantisrne,  mais  sou- 
viens-toi de  nos  petits  papiers  de  rhétorique.  On  n'abou- 
tit que  de  cette  façon). 

En  fait,  il  est  faux  que,  lorsque  je  vois  un  homme 
souffrant  d'un  besoin  physique  ou  moral,  ma  conscience 
me  montre  en  lui  un  droit  de  satisfaire  ce  besoin.  Un 
pauvre  qui  a  faim  est  à  plaindre  et  je  dois  le  soulager; 
mais  il  n'a  pas  pour  cela  le  droit  de  prendre  de  force 
un  pain.  Un  homme  politique  qui  a  besoin  de  la  vie 
politique,  etc.,  n'a  pas  pour  cela  le  droit  de  renverser 
la  volonté  de  la  nation  qui  se  l'interdit  et  de  chasser  le 
gouvernement  qui  la  lui  ôte. 

Ceci  est  un  fait  de  conscience;  il  est  primitif.  Nie-îe 
si  tu  peux,  sinon  ton  argument  est  détruit. 

Je  passe  les  autres  réfutations.  Tu  sais  tout  ce  qu'en 
a  dit  contre  M.  Louis  Blanc.  Je  t'y  renvoie.  Ton  princije 
est  le  sien. 

Cher,  je  vis  dans  l'abstrait,  je  le  sais  bien,  et  il  faut 


202  CORHESPONDAN'CE 

du  courage  en  face  des  malheurs  publics  et  de  nos 
malheurs  privés  pour  défendre  la  cause  de  l'ennemi. 
Peut-être  si  j'étais  un  politique  comme  toi,  le  spectacle 
des  choses  m'entraînerait  contre  mes  principes.  Je  te 
comprends  donc,  mais  je  reste  idéologue. 

«  Périssent  les  colonies  plutôt  qu'un  principe.  »  Je 
crois  bien  en  effet  que  l'Université  va  périr.  Le  préam- 
bule de  M.  Bonaparte  n'en  dit  pas  un  mot,  et  il  l'omet 
en  louant  toutes  les  autres  institutions  de  l'empire. 
Enfin,  mon  bon  ami,  quoi  qu'il  arrive,  on  aura  toujours 
besoin  de  science  ;  et  puis  tu  sais  :  Uighlanders,  shoiilder 
to  shoulder. 

Tu  serais  bien  aimable  d'aller  voir  Planât,  et  de  me 
dire  un  mot  de  lui  ;  je  n'en  puis  rien  tirer. 

Dis  à  Crouslé  que  je  vais  lui  répondre  sous  peu. 


A    SA    MÈRE 

Nevers,  27  janvier  1852 
l'ai  prié  avant-hier  le  recteur  de  sonder  le  titulaire 
de  philosophie.  Le  recteur  désire  que  je  reste.  Mais 
l'autre  est  un  avare  parfait,  qui  le  soir  achète  pour 
souper  un  hareng  saur  chez  l'épicier,  et  qui  peut-être 
voudra  reprendre  ses  i615  francs,  d'autant  plus  qu'à 
Pâques  il  n'aura  plus  que  trois  mois  de  cours,  et  qu'il 
est  fort  agréable  de  loucher  le  traitement  des  vacances 
sans  rien  faire.  Ce  titulaire  est  un  vieux  pédant  ma- 
niaque, qui  parle  pvcc  mots  saccadés  et  bégayés,  qui 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  t>()3 

ne  fait  pas  de  leçons  aux  élèves  et  leur  dicte  un  simple 
programme.  Je  sais  que  mes  seize  petits  serins  désirent 
garder  leur  oiseleur  et  qu'ils  feront  un  charivari  au 
hibou  grognon,  s'il  veut  reprendre  sa  place.  A  la  grâce 
de  Dieu  et  du  hibou. 

Je  m'aperçois  de  jour  en  jour  que  le  nombre  des 
grands  hommes  est  infiniment  petit.  En  fait  d'idées  ce 
pays-ci  est  le  désert  du  Sahara.  Si  fait  pourtant,  je  suis 
allé  hier  dimanche  pour  la  première  fois  au  théâtre.  (Je 
hais  le  drame  comme  le  vin  bleu,  mais  ce  jour-là,  par 
hasard,  il  n'y  avait  que  des  vaudevilles).  J'ai  trouvé  un 
comique  de  talent  et  naturel,  mais  le  malheureux  meurt 
de  faim  avec  sa  troupe,  et  nos  ingénieux  Nivernais  le 
méprisent  comme  de  la  boue  à  cause  de  son  métier. 

Le  matin  j'étais  allé  au  sermon  où  j'avais  entendu 
une  diatribe  attendrissante  contre  la  philosophie.  Nous 
sommes  très  mal  en  cour.  Les  hauts  pachas  administra- 
tifs veulent,  dit-on,  faire  tomber  le  feu  du  ciel  sur 
Sodome  et  Gomorrhe  ;  gare  à  l'odeur  du  roussi;  mes 
pauvres  amis  de  l'École  s'attendent  à  un  licenciement. 
Ne  suis-je  pas  heureux  d'être  sorti  de  cette  galère?  Si 
on  supprime  la  philosophie  ou  les  professeurs  de  philo- 
sophie, je  suis  plus  heureux  que  personne;  les  vers 
latins  et  le  thème  grec  coulent  chez  moi  depuis  quinze 
jours  comme  d'une  source  vive  et  le  Dictionnaire  répand 
ses  fleurs  numérotées,  ses  épithètes  et  ses  synonymes 
sur  mon  intelligence  qu'il  féconde  ;  je  suis  dix  fois  plus 
fort  (vanité,  n'est-ce  pas?  mais  il  n'y  a  pas  de  quoi)  que 
le  professeur  de  rhétorique  mon  collaborateur,  et  j'ai 


201  CORRESPONDANCE 

puur  arriver  toutes  sortes  de  chances.  L'ennuyeux  est 
que  M.  B.,  qui  m'avait  promis  une  lettre  sur  la  situation, 
reste  muet  comme  un  poisson.  Il  paraît  qu'il  a  été  fort 
désolé  du  coup  d'État  et  de  la  suppression  de  la  Consti- 
tution, ;sou  premier-né  politique.  M.  Bonaparte  a  biiïé 
sans  cérémonie  toute  sa  vie  parlementaire. 

Rien  de  nouveau  ici  comme  ailleurs.  Nous  sommes 
de  bons  bourgeois,  comme  le  ministre  de  Wakefield  pour 
qui  toutes  les  révolutions  étaient  d'aller  du  lit  blanc  au 
lit  brun  et  du  lit  brun  au  lit  blanc.  La  vie  est  mono- 
tone et  c'est  toujours  le  même  oreiller;  endormons-nous 
pacifiquement  en  faisant  de  beaux  rêves;  j'en  fais  le 
plus  possible;  ma  science  que  je  cultive  dans  toutes 
mes  heures  de  loisir  m'ouvre  des  horizons  infinis.  Je 
bâtis  sur  des  espérances  solides.  Faut-il  regretter  que 
mon  avenir  soit  celui  d'un  savant?  Aujourd'hui  il  n'en 
est  pas  d'autre,  la  politique  et  les  places  ne  donnant 
accès  qu'à  la  servilité.  Le  seul  chemin  où  l'on  puisse 
avancer  sans  s'éclabousser  de  fange,  est  celui  des  décou- 
vertes abstraites.  On  m'eût  empêché  d'écrire  et  de  par- 
ler sur  l'État,  le  Devoir,  le  Droit,  etc.  Qui  m'empêchera 
de  publier  ce  que  j'aurai  trouvé  sur  les  nerfs  et  les 
sensations?  11  faut  de  la  patience  et  du  coulage,  il  est 
vrai,  mais  on  peut  resler  honnête  et  avancer. 


L'ANNÉE  htu  PROFESSORAT  205 

A   PRÉVOST-PARA DOL 

Ne  vers,  5  février  1852 

Laissons  là  la  politique,  puisque  nous  sommes  d'ac- 
cord sur  les  principes.  Quant  aux  conséquences,  si  tu 
peux  prouver  qu'on  nous  a  volé  les  libertés  qu'on  nous 
a  prises,  j'en  serai  ravi.  Ce  serait  une  consolation  de 
pouvoir  crier  au  voleur. 

J'aime  mieux  te  parler  d'affaires.  Comprenons  bien 
notre  avenir.  Tu  dois  voir  maintenant  que  l'homme  qui 
règne  a  des  chances  pour  durer.  Il  s'appuie  très  ingé- 
nieusement sur  le  suffrage  universel  qui  ne  lui  deman- 
dera pas  de  libertés,  mais  du  bien-être.  Il  a  le  clergé  et 
l'armée;  ajoutez  le  nom  de  son  oncle,  la  crainte  du 
socialisme,  les  opinions  opposées  entre  elles  du  parti 
ennemi.  Par  conséquent,  la  vie  politique  nous  est  inter- 
dite pour  dix  ans  peut-être. 

Le  seul  chemin  est  la  science  pure  ou  la  pure  littéra- 
ture. C'est  là-dessus  maintenant  qu'il  faut  compter. 

Eh  bien,  mon  ami,  regarde  quelle  est  la  meilleure 
position  pour  s'occuper  de  hltérature  ou  de  science.  A 
mon  avis,  c'est  l'Université,  et  voici  pourquoi  :  1''  Elle 
ne  nous  prend  que  quatre  heures  de  travail  par  jour; 
2°  Elle  nous  fait  professer  sur  des  sujets  de  science  et  de 
littérature;  5°  Je  vois  par  ma  propre  expérience  qu'on 
peut  le  faire  avec  honneur  et  conscience  sans  être 
tourmenté. 

Je  ne  sais  pas  quelle  est  la  place  que  tu  cherches. 
Si  tu  me  l'avais  dit,  j'aurais  pu  discuter  plus  précisé- 


206  COHIIESPONDANCE 

menl  sur  ta  résolution  ^  Mais  je  doute  qu'elle  ait  ces 
avantages.  Être  secrétaire,  ou  précepteur,  ou  donner 
des  leçons,  ou  se  faire  collaborateur  d'un  ouvrage,  etc?... 
En  tout  ceci  tu  trouveras  moins  de  liberté  d'esprit, 
moins  de  loisir,  plus  de  gêne  que  dans  l'Université. 
C'est  une  bonne  chose  pour  apprendre  que  d'enseigner. 
J'ai  vu  beaucoup  de  vérités  nouvelles  en  psychologie  en 
l'édigeant  mon  cours.  Le  seul  moyen  d'inventer,  c'est 
de  vivre  sans  cesse  dans  sa  science  spéciale.  Si  j'ai  pris 
le  métier  de  professeur,  c'est  parce  que  j'ai  cru  que 
c'était  la  plus  sûre  voie  pour  devenir  savant.  Les  meil- 
leurs livres  de  notre  temps  ont  eu  pour  matière  pre- 
mière un  cours  public;  et  je  ne  vois  d'autre  moyen  de 
sortir  aujourd'hui  de  la  boue  qu'un  bon  livre  auquel  on 
a  travaillé  dix  ans.  Ajoute  la  solitude  extrême,  la  néces- 
sité de  penser  toujours  pour  ne  pas  mourir  d'ennui,  le 
manque  de  distractions;  toutes  ces  misères  de  la  pro- 
vince sont  des  secours  pour  ceux  qui  veulent  en 
sortir. 

N'imagine  pas  que  tu  doives  être  fort  tracassé.  Quand 
on  s'abstient  d'allusions  politiques  et  religieuses,  et 
qu'on  vit  chez  soi  sans  se  mêler  aux  orateurs  de  café, 
l'administration  se  tient  tranquille.  J'ai  pour  recteui'  un 
prêtre;  il  y  a  un  évéque  dans  la  ville,  ennemi  du  col- 
lège; mon  principal  va  à  vépies  et  communie;  le  père 

1.  Gréard,  ibid.,  p.  189  :  «  Dans  l'espoir...  que  le  licenciement 
de  rÉcolc  allait  nous  rendre  notre  liberté,  je  nie  suis  mis  en  cam- 
pafi;ne,  chercliant  une  place  modeste  (pu  me  donnât  le  temps  de 
l'aire  tout  doucement  mes  thèses,  pour  le  jour  lointain  où  l'Univer- 
sité redeviendrait  habitable.  » 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  '207 

d'un  de  mes  élèves  est  noble  et  relit  toutes  ses  rédac- 
tions, et  je  sais  qu'il  n'y  a  pas  une  plainte  contre 
nioi\  quoique  ma  psychologie  soit  physiologiste,  et  que 
j'aie  fort  nialtrailé  la  Raison  et  la  Liberté.  En  gardant 
les  noms  on  dit  les  choses.  Et  je  sais  par  les  professeurs 
de  rhétorique  et  d'histoire,  que  les  parents  eux-mêmes 
seraient  faillies  de  donner  à  leurs  enfants  des  pères 
Loriquet^  Ils  sont  du  siècle  en  dépit  d'eux-mêmes. 
Ils  disent  du  bien  du  petit  séminaire  qui  est  aux  portes 
de  Nevers  ;  mais  ils  auraient  dégoût  de  faire  de  leurs 
fils  des  calotins.  On  peut  leur  enseigner  la  science,  leur 
donner  tous  les  faits  historiques  et  philosophiques,  leur 
faire  comprendre  les  plus  irréligieuses  des  civihsations, 
Rome  et  la  Grèce.  L'effet  moral  du  cours  est  le  même  ; 
il  suffit  de  ne  pas  en  formuler  les  conséquences,  ou 
plutôt  de  ne  pas  les  formuler  en  termes  de  journaux. 

Les  parents  sont  trop  bêtes  pour  y  rien  \oir,  et  les 
élèves,  suivant  la  bonne  disposition  de  cette  bonne 
nature  humaine,  sont  trop  portés  à  la  révolte  pour  ne 
pas  en  recevoir  l'esprit.  La  religion  et  la  royauté  ne 
sont  plus  maintenant  que  de  vieilles  habitudes.  Chez  les 
plus  ftUiatiques,  l'éducation  prépare  le  monde  à  venir 
et  détruit  le  passé.  Partout  les  enfants  sont  traités  à 

1.  Voir,  p.  220,  lettre  du  28  mars  1852.  On  verra  par  la  suite 
que  M.  Taiue  se  faisait  de  grandes  illusions  sur  la  bienveillance 
de  son  entourage  nivernais. 

2.  Le  Père  Loriqiiet  (J.  N.),  jésuite,  né  en  1707,  mort  en  1845, 
écrivit  beaucoup  de  livres  élémentaires,  dont  une  llistou'e  de  France 
très  répandue  dans  les  pensionnats  ecclésiastiques  sous  la  Res- 
tauration. 


208  CORRESPONDANCE 

l'égal  des  parents;  on  cause  avec  eux,  on  se  fait  leur 
ami,  on  favorise  le  premier  élan  de  leur  liberté;  ils 
respirent  l'égalité  et  la  liberté  dès  le  berceau;  demande 
aux  vieilles  gens  ce  qu'était  l'éducation  de  leur  temps. 
—  Nous  avons  donc  les  parents  pour  complices; 
opprimée  au  debors,  et  comprimée  en  apparence, 
l'éducation  peut  être  au  fond  aussi  libérale  qu'on  le 
voudra. 

Voilà  mes  raisons  principales,  mon  cber  ami.  Les 
cboses  vues  de  près  sont  moins  noires  qu'on  ne  le  croit 
à  l'École.  Quant  à  tes  craintes  pour  l'agrégation,  n'as-tu 
pas  ton  magnifique  français,  et  M.  Dubois  pour  juge? 
N'as-tu  pas  été  le  premier  en  tbème  grec  à  la  licence? 
Tes  seuls  concurrents  sérieux  sont  Sarcey,  Dupré,  Gau- 
cher, Marot  et  il  y  a  neuf  places.  Il  est  probable  que 
l'agrégation  durera  puisqu'on  l'a  proposée  J'ajoute 
donc  un  mais  à  tous  ces  mais  qui  t'importunent^ 
depuis  huit  jours,  et  je  suis  insupportable  selon  mon 
habitude.  Que  dis-tu  de  l'espérance  de  te  trouver  l'an 
prochain  avec  un  de  tes  amis,  Edouard^,  Levasseur, 
Gréard,  et  un  autre  que  je  nose  nommer,  et  qui  en 
serait  bien  heureux,  tu  en  es  sûr?  Ah,  cher!  quels 
coups  de  pioche,  si  dans  la  solitude  de  la  province  nous 
pouvions  ensemble  fouiller  les  terrains  vierges!  Il  y  en 

1.  L'agrégation  des  lettres. 

2.  Gréard,  ibid.,  p.  190.  «  Mais,  Anatole,  vous  serez  reçu,  en 
travaillant  beaucoup,  et,  pour  six  mois  d'attente,  c'est  une  belle 
compensation.  — Mais,  Monsieur...  mais....  —  Voilà  huit  jours  que 
cela  dure....  » 

5.  E.  de  Suckau. 


L'ANNEE  DE  PUOFESSORAT  -209 

a  partout.  Te  rappelles-tu  notre  rhétorique?  Je  n'ai  ja- 
mais été  si  heureux  ! 

J'insiste,  sinon  pour  que  tu  ailles  chez  Planât,  du 
moins  pour  que  tu  t'informes  à  sa  porte,  s'il  habite 
encore  là.  Sa  maison  est  sur  ton  chemin  quand  tu  vas 
chez  ton  père.  Voici  trois  lettres  que  je  lui  écris  sans 
réponse.  A  propos,  fais  donc  les  tiennes  plus  grandes, 
tu  ne  m'écris  que  sur  trois  pages,  et  sur  demi-papier 
encore!  Imagine,  mon  ami,  que  je  relis  trois  ou  quatre 
fois  vos  lettres.  Je  suis  privé  de  toute  conversation. 


A   MADEMOISELLE    SOPHIE   TAINE 

Nevers,  15  février  1852 
Je  suis  heureux  que  vous  vous  amusiez  :  au  fond  la 
patrie  est  où  sont  les  parents*  et  quand  on  est  reçu  avec 
tant  d'amitié,  on  ne  peut  que  se  trouver  bien.  J'ai 
connu  moi-même  cette  hospitalité  aimable  ;  ces  jours- 
là  ont  été  peut-être  les  plus  agréables  démon  existence... 
Rien  de  nouveau  ici.  Ma  vie  est  d'une  monotonie  par- 
faite. T'annoncerai-je  que  je  finis  le  troisième  volume 
de  Hegel  %  que  j'ai  préparé  une  partie  de  ma  thèse,  le 
quart  de  mon  agrégation  ?  Insipides  nouvelles,  n'est-ce 
pas,  et  qui  ne  sont  bonnes  à  dire  qu'à  des  hiboux  comme 
moi  :  ton  hibou  est  allé,  il  y  a  huit  jours,  au  bal  du 

\.  Mme  et  Mlles  Taine  étaient  à  Sedan,  en  visite  chez  M.  Auguste 
Bezanson. 
2.  La  Logique, 

U.    TAlXt.    CORRESPOXDANCS.  14 


210  CORRESPONDANCE 

préfet,  et  n'a  pas  eu  le  courage  de  danser  dans  la  cocliue. 
En  voyant  le  sourire  éternel  des  danseuses,  et  en  écou- 
tant les  banalités  mielleuses  des  danseurs,  je  n'ai  trouvé 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  regarder  cette  singerie  du 
plai-sir  et  cette  comédie  de  l'ennui.  Imagine-toi  qu'on 
était  venu  à  ce  bal  de  douze  lieues  à  la  ronde.  J'en  bâille 
encore,  mais  après  cette  corvée  officielle  je  suis  délivré 
—  J'attends  toujours  une  réponse  du  titulaire.  On  me 
dit  que  je  resteiai  certainement  et  cela  est  assez  pro- 
bable. 

Je  ne  pourrai  aller  à  Youzîers  au  mois  d'août,  mes 
examens  m'en  empêcheront  ;  il  y  en  a  un  le  20  août  et 
un  autre  le  15  ou  le  20  septembre.  Je  serai  obligé  de 
travailler  dans  l'intervalle.  L'avenir  est  incertain.  Nous 
dépendons  des  caprices  du  maître  et  nous  attendons  sa 
loi  sur  l'enseignement.  Personne  ne  doute  que  l'histoire 
et  la  philosophie  ne  doivent  subir  de  grands  change- 
ments. Quant  à  l'enseignement,  le  mettra-t-on  aux 
mains  des  congrégations,  ou  sous  la  surveillance  des 
évéques?/ — M.  de  Montalembert  sera-t-il  notre  ministre? 
Nos  conjectures  hésitent  entre  tous  ces  accidents  fâ- 
cheux. Nous  sommes  les  vaincus  et  naturellement  nous 
payons  les  frais  de  la  guerre.  —  Mon  ami  Prévost  veut 
quitter  l'Université;  M.  About  a  eu  l'esprit  d'aller  en 
Grèce,  moi  je  resterai  tant  qu'on  ne  me  chassera  pas. 

J'ai  trouvé  à  la  bibliothèque  des  recueils  de  zoologie 
et  le  journal  VArthte.  J'y  retrouve  un  souvenir  de  Paris, 
de  l'Exposition,  delà  peinture  et  de  la  musique.  Cela  me 
dérobe  le  dimanche  à  la  prose  oivernaise.  Je  passe  le 


I 


L ANNÉE  DE  PROFESSORAT  211 

reste  de  la  journée  au  piano,  et  surtout  j'improvise, 
c'est-à-dire  je  laisse  aller  mes  doigts  sur  tous  les 
accords  et  toutes  les  fantaisies  qui  me  viennent.  Sou- 
vent en  le  faisant  je  songe  à  autre  chose,  mais  cela  est 
un  accompagnement  pour  mes  idées,  et  il  est  très  doux 
de  penser  en  musique.  Mais  mon  esprit  est  ailleurs;  je 
ne  puis  étudier  sérieusement,  ni  acquérir  un  talent;  je 
ne  cherche  là  qu'une  distraction,  et  je  suis  heureux 
d'en  savoir  assez  pour  jouer  autre  chose  que  des  contre- 
danses. La  musique  n'est  guère  pour  les  autres  qu'une 
occasion  de  vanité,  j'y  trouve  un  plaisir. 


A   PRÉVOST-PARADOL 

Nevers,  22  février  1852 
Vois  comme  je  suis  exact,  je  te  réponds  le  jour 
même'.  Ne  va  pas  pourtant  m'en  savoir  gré,  je  suis  si 
seul,  j'ai  si  grand  besoin  de  causer  avec  un  ami,  que  je 
saute  sur  tes  lettres  dès  qu'elles  arrivent,  et  que  je  les 
lis  trois  ou  quatre  fois  de  suite,  pour  entendre  encore 
une  fois  un  langage  humain. 

Hélas,  mon  pauvre  ami,  je  roule  comme  toi  par  tou.'j 
les  bas-fonds  du  marais  de  la  mélancolie. 

Je  m'ennuie  avec  un  excès  que  tu  n'as  jamais  connu. 
Heureux  homme,  qui  as  Gréard^  Je  sens  combien  tu 

1.  Gréard,  ibid.,  p.  190,  )eUrc  du  21  février. 

2.  IhicL,  p.  191  :  «  J'ai  ici  un  trésor  dont  j'abuse.  C'est  Gréard 
mon  refiicre.  » 


212  CORRESPONDAiNXE 

dois  aimer  ce  cher  et  charmant  garçon.  Que  ne  donne- 
rais-je  pas  pour  un  jour  de  causeries  avec  quelqu'un 
comme  lui  ou  comme  loi  !  Mais  ici  je  retombe  sans  cesse 
sur  moi-même,  et  ma  compagnie  n'est  pas  gaie,  tant 
s'en  faut.  L'exécrable  nécessité  des  dissertations  latines 
et  de  l'accentuation  grecque  me  tient  à  la  gorge.  Quand 
je  reviens  fatigué  et  dégoiité  de  la  platitude  des  seize 
petits  nigauds  que  je  catéchise,  je  retombe  c>ans  l'agré- 
gation. 

Il  me  semble  que  je  vis  à  contre -temps,  que  je  vais 
retourner  au  collège,  recevoir  des  pensums  et  des 
férules.  Et  bien  loin  derrière,  de  belles  idées  entrevues, 
un  monde  infini  outre-Rhin  me  rappellent,  et  il  faut 
laisser  tout  cela  s'enfuir.  Quel  métier  !  Jeté  rends  bien 
tes  'OXo(îiup{j.oi'. 

Cet  homme  ainsi  bâti  vivait  en  joie;  à  peine 
Le  spleen  le  prenait-il  une  fois  par  semaine. 

Voilà  mon  état. 

Rien  d'Edouard.  Sa  dernière  lettre  est  du  8  janvier. 
La  mienne  n'a  pas  sans  doute  été  arrêtée.  Je  lui  parlais 
de  philosophie*  et  je  lui  donnais  les  plus  sèches  des 
formules  que  j'eusse  trouvées  en  psychologie.  Pas  un 
mot  d'Edmond  ^  ;  pas  un  mot  de  personne.  J'exige 
absolument  que  tu  ailles  à  la  porte  de  Planât  demander 
s'il  loge  encore  là,  et  que  tu  me  dises,  si  tu  peux,  si  son 
journal  vit  encore  et  s'il  gagne  sa  vie.  J'essaierai  alors 
un  nouvel    effort  pour  lui   arracher   une  réponse.  — 

1.  Voir,  p.  195,  Icllie  du  15  janvier  à  Edouard  de  Suckau. 

2.  About. 


LANNEE  DE  PROFESSORAT  213 

Pciif-être,  mon  clier  bonhomme,  aurai-je  dans  cinq 
semaines  le  plus  grand  plaisir  que  je  puisse  espérer.  Le 
recteur,  à  ce  qu'il  paraît,  a  eu  l'obligeance  et  le  bon 
goût  de  ne  pas  noter  au  ministère  mon  refus  de  signer 
l'adhésion  que  tu  connais  et  de  plus  il  désire  que 
j'achève  Tannée  ici  ;  tu  sais  que  ma  commission  n'est 
que  de  six  mois  ;  il  va  donc  demander  au  titulaire  de 
prolonger  son  congé  de  six  mois  encore.  Si  je  reste  ici, 
et  que  je  ne  sois  pas  obligé  de  courir  au  diable,  je  pro- 
fite des  vacances  de  Pâques,  et  je  vais  voir  ma  mère  en 
passant  un  jour  à  Paris  ;  je  te  donnerai  rendez-vous, 
tu  me  mèneras  à  l'Exposition,  et  nous  bavarderons  en- 
semble; car  j'imagine  que  ton  vieux  camarade  n'est  pas 
tombé  dans  le  même  malheur  que  le  pauvre  N...,  et 
que  tu  ne  fuiras  pas  un  pédant  provincial. 

Quoi  que  tu  dises,  si  tous  les  deux  nous  étions  agré- 
gés, la  vie  universitaire  serait  supportable.  On  ne  nous 
jetterait  pas  dans  un  trou  de  collège  communal  comme 
Nevers.  (N'écris  plus  «  lycée  »  sur  tes  lettres.)  Et  alors 
il  y  aurait  chance  de  rencontrer  un  ami.  Un  ami  d'Ecole, 
la  solitude,  assez  de  loisir,  plus  d'agrégation,  de  la 
philosophie  et  de  l'histoire  naturelle,  y. penses-tu?  Voilà 
ma  terre  promise  ;  je  bâtis  là-dessus  des  milliers  de 
châteaux  en  Espagne,  tout  seul  malheureusement,  sans 
un  Gréard.  Que  je  vous  comprends  et  qu'Edouard,  mon 
patient  consolateur,  m'a  fait  du  bien,  en  première  année 
surtout,  dans  mes  rages  noires! 

Pauvre  Edouard,  je  l'aime  à  distance  et  en  silence. 
Lui  aussi  m'a-t-il  oublié  ? 


214  COnRESPO^■DA^•CE 

Je  relis  Mussel  et  Marc-Aurèle  pour  me  consoler.  Sin- 
gulier assemblage,  n'est-ce  pas?  Mais  je  trouve  dans  le 
premier  tous  mes  ennuis,  et  le  second  me  parle  du 
remède  universel,  de  la  grande  pensée  antique,  xo 
[XYjoàv  £'.vat. 

Voilà,  mon  cher,  ce  que  j'ai  trouvé  encore  de  plus 
efficace  contre  le  spleen.  Cela  repose  et  assoupit  l'âme, 
comme  l'espoir  du  sommeil  pendant  la  fatigue  de  la 
journée.  Ajoute  le  travail  machinal  qui  tue  la  réflexion 
et  absorbe  l'ennui  dans  l'épuisement.  Je  sais  qu'on 
trouve  ici  que  je  mène  la  vie  la  plus  bizarre,  nuit  et 
jour  enfermé,  sans  société,  ni  plaisirs.  Mais  c'est  la 
seule  que  je  puisse  supporter. 

J'attends  le  printemps  pour  revoir  une  chose  belle; 
depuis  cinq  mois  je  n'ai  sous  les  yeux  que  la  laideur; 
un  pays  fangeux,  des  rues  étroites  et  sales,  ni  musique, 
ni  tableaux,  ni  jolies  figures.  Le  soleil  et  les  arbres 
verts  me  tiendront  lieu  de  tout  cela. 

J'ai  écrit  à  N...,  parce  que  je  lui  avais  promis.  Il  a 
été  plus  qu'amical  pour  moi  lors  de  ma  non-agrégation 
et  je  lui  devais  au  moins  cette  politesse.  Mais  je  sens 
bien  comme  toi  que  la  sympathie  ne  pourra  jamais  aller 
bien  loin. 

Je  suis  seul  ici  pour  expliquer,  et  je  ne  puis  m'argu- 
menter  moi-même;  c'est  un  grand  inconvénient,  mais 
enfin  il  y  a  neuf  places  et...  je  ne  veux  pas  penser  à 
l'horrible  nécessité  de  préparer  l'an  prochain  une  troi- 
sième agrégation.  Si  tu  peux,  donne-moi  quelques  dé- 
tails sur  la  bibliographie  de  l'agrégation. 


I;A^'1NÉE  DE  PROFESSOI^AT  215 

Je  vais  tâcher  de  me  procurer  le  numéro  dn  12  fc- 
viier*.  L'auteur  est-il  donc  de  toutes  les  publications? 
Quand  Bernardin  sera-t-il  couronné? 

Edmond 2  ne  t'a  pas  remis  en  partant  un  travail  sur 
la  Grèce  de  moi  et  pour  moi?  J'écrirai  un  de  ces  jours  à 
Ed.  Que  Crouslé  me  réponde,  dis-le  lui. 


A    EDOUARD   DE    SUCKAU 

Ncvers,  25  février  1852 
Cher  Ed.,  ta  dernière  lettre  était  du  8  janvier. 
Qu'oses-tu  répondre  à  cette  éloquence  dos  dates?  Parce 
que  vous  êtes.  Monsieur,  un  illustre  professeur  dans  un 
illustre  lycée  national  ou  royal,  vous  croyez- vous  en 
droit  d'oublier  le  cuistre  nivernais  que  vous  avez  honoré 
de  vos  bonnes  grâces?  Apparemment,  ma  dernière 
réponse  n'a  pas  été  interceptée.  Messieurs  de  la  poste  ou 
de  la  préfecture  n'ont  pas  dû  être  fort  pressés  de  lire 
les  abstractions  psychologiques  que  je  t'envoyais.  Ce 
n'est  pas  le  temps  qui  te  manque  ;  tu  n'as  pas  comme 
moi  deux  classes  par  jour,  et  une  agrégation  à  préparer. 
La  soupe  stéphanoise  aurait-elle  le  privilège  des  eaux  du 
Léthé? 

Prévost  me  dit  que  votre  commerce  est  interrompu, 
par  suite  de  curiosité  gouvernementale.  Il  t'a  écrit  aij 

1.  Numéro  de  la  Revue  de  l'Instruction  publique  où  Prévost- 
Paradol  avait  publié  un  articlo  anonyme  sur  la  réceplion  de  M.  de 
Montalembert  à  l'Académie  française. 

2.  About.  11  s'agit  sans  doute  du  travail  perdu  sur  Homère. 


216  CORRESPONDANCE 

commencement  du  mois,  et  n'a  rien  reçu  en  retour  de 
cette  assignation.  Arrêter  nos  lettres!  Les  jolis  conspi- 
rateurs que  nous  sommes!  Ce  seront  les  tendresses 
d'Anatole  et  mes  syllogismes  qui  feront  sauter  le  gou- 
vernement !  Ce  n'est  pas  assez  d'être  maître,  il  faut 
encore  être  bête!  Quelles  gens  et  quels  temps!  —  Ana- 
tole est  triste  vsque  ad  morlem,  la  discorde  est  dans  sa 
section,  il  est  dégoûté  de  l'Université,  il  veut  la  quitter; 
je  lui  envoie  des  remontrances  magnifiques  et  très  par- 
lementaires qu'il  traite  à  la  Louis  XIV.  Je  lui  prouve 
doctement  qu'aucun  métier  ne  lui  donnera  du  pain 
moyennant  trois  heures  de  travail  par  jour.  Il  ne  répond 
pas  et  continue;  nous  habitons  deux  mondes,  et  nous  ne 
pouvons  nous  toucher;  lui  celui  des  nerfs,  moi  celui  du 
cerveau;  il  raisonne  électriquement,  moi  pédantesque- 
ment  ;  lui  avec  une  sensibilité  agacée  et  bondissante, 
moi  avec  le  flegme  d'un  recteur  suivi  des  quatre  facul- 
tés. 11  n'y  a  rien  de  plus  comique  que  cet  échange  de 
lettres,  aucun  des  deux  ne  répondant  à  l'autre;  je  le 
comprends  et  je  l'approuve;  en  fait-il  de  même  à  mon 
égard?  Que  t'en  dit-il,  ou  que  t'en  disait-ill  Au  reste,  je 
trouve  comme  lui  l'agrégation  rebutante.  Et  j'ai  toutes 
les  terreurs  du  monde  quand  je  songe  qu'il  me  faudra 
peut-être  recommencer.  —  Anatole  est  tombé  dans  une 
nouvelle  amitié,  celle  de  notre  cher  et  aimable  Gréard. 
Ils  sont  bien  heureux  d'être  tristes  ensemble.  Cher 
Edouard,  quand  pourrai-je  te  dire  tous  mes  ôpYîvci 
oa,  oa,  oa,  etc.?  —  Je  bâille,  je  wertherise,  je  byronise,  je 
me  souhaite  au  fond  de  la  mer  Rouge.  0  bonne  mer 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  217 

Honge!  Mais  c'était  moitié  mal  quand  je  m'y  souhaitais 
avoc  toi. 

Rien  d'Edmond  ni  de  personne.  Le  soleil  de  l'amitié 
s'éteint  comme  celui  de  l'intelligence  (belle  phrase, 
n'est-ce  pas?  et  qui  sent  l'agrégation).  Je  me  sens  tous 
les  jours  plus  seul,  et  dans  ce  glorieux  pays  où  s'étale  la 
bêtise  dans  toute  sa  fleur,  il  me  semble  que  je  bour- 
geonne et  fleuris  à  l'égal  de  tous  les  autres.  J'ai  pourtant 
lu  le  dernier  volume  de  la  Logique*.  Hélas!  encore  une 
illusion  tombée!  Cela  est  grand,  mais  cela  n'est  pas  la 
métaphysique  vraie;  la  méthode  est  artificielle,  et  cette 
construction  de  l'absolu  tant  vantée  est  inutile.  Enfin 
voilà  les  matériaux  de  ma  thèse.  Mais  toi,  où  en  es-tu? 
Quelles  études?  Que  disent  ton  sous-préfet,  ton  provi- 
seur, tes  élèves,  ton  chien,  ton  chat,  ta  portière  et  toi- 
même? 

Allons,  mon  ami,  envoie-moi  toutes  tes  confidences,  et 
commérons.  Il  n'y  a  rien  de  bon  que  cela  au  monde. 


A   MADEMOISELLE   VIRGINIE    TAINE* 

Nevers,  2G  février  1852 

...  Je  vois  que  tu  préfères  la  peinture  à  toute  autre 

chose.  J'apprécie  tes  goûts  artistiques;  je  te  conseille  de 

rester  fidèle  à  tes  talents  et  à  ton  éducation  ;  je  serais 

fâché  si  tu  oubliais  jamais  l'amour  des  belles  choses, 

1.  De  Hegel. 

2.  L'original  de  cette  lettre  est  en  anglnis. 


218  COI\RESPONDA?;CE 

des  occupations  élevées  et  sérieuses;  j'espère  que,  dans 
quelque  situation  que  la  fortune  te  place,  tu  conserveras 
le  sens  des  couleurs,  de  la  lumière,  des  formes,  de  la 
poésie,  de  toutes  les  choses  qui  peuvent  élever  l'esprit 
au-dessus  des  vulgarités  insipides  de  la  vie  ordinaire. 
Mais,  ma  chère  enfant,  je  ne  puis  que  répéter  ce  que  j'ai 
dit  si  souvent.  Sais-tu  si  tu  es  une  artiste?  Tu  auras  un 
ciiarmant  talent  de  société,  une  noble  et  agréable  occu- 
pation dans  ton  intérieur.  N'est-ce  pas  mieux  que  de 
ramper  dans  la  foule  des  peintres  hommes  et  femmes? 
Souviens-toi  qu'il  y  a  en  France  dix  ou  douze  mille  de 
ces  personnes;  peux-tu  espérer  prendre  une  place 
prééminente?  Tu  as  une  santé  délicate,  tu  es  une 
femme,  et  une  honnête  femme,  tu  ne  peux  pas  faire  les 
études  qui  seraient  nécessaires  pour  gagner  un  nom 
dans  l'art;  tu  ne  peux  pas  avoir  la  vie  tempétueuse, 
mobile  et  licencieuse  sans  laquelle  l'imagination  lan- 
guit et  le  génie  défaille.  Je  t'en  prie,  considère  tout  ceci  ; 
je  sais  que  toutes  ces  paroles  sont  des  blessures  pour 
toi  et  que  je  trouble  un  rêve  très  charmant.  Mais  c'est 
par  amité  et  affection.  Tu  ne  connais  pas  le  monde;  tu 
ne  peux  pas  comparer  la  vie  combattante,  troublée, 
misérable  de  ceux  qui  essaient  d'émerger  du  niveau 
ordinaire  à  la  vie  tranquille  et  heureuse  de  ceux  qui 
demeurent  dans  la  voie  usuelle  et  ornent  avec  des  dis- 
tractions raffinées  l'uniformité  du  chemin.  Je  me  repens 
quelquefois  d'avoir  pris  le  premier  parti.  Il  y  a  des  mo- 
ments de  spleen,  de  timidité,  de  langueur,  dans  lesquels 
je  sens  que  j'aimerais  mieux  être  un  tranquille  profes- 


L'AINNÉE  DE  PROFESSORAT  210 

seur  dans  quoique  coin  retiré  que  de  lutter  pour  trou- 
ver, pour  publier  et  pour  établir  des  idées  nouvelles. 
Je  comprends  facilement  la  situation  de  ton  esprit;  tu 
es  dans  une  disposition  entbousiaste  causée  par  la 
conscience  de  tes  progrès,  par  les  louanges  méritées 
qu'on  a  accordées  à  tes  œuvres.  Échappe  à  cette  dispo- 
sition et  considère  froidement  les  nécessités  d'une  vie 
féminine.  Agis  comme  un  homme  et  oublie  celte  passion 
momentanée.  La  conscience  de  ta  raison  et  de  ton  cou- 
rage te  sera  une  consolation  suffisante. 

Je  suis  un  éternel  prêcheur  comme  tu  vois  et  je  pro- 
fesse la  philosophie  dans  mes  lettres  comme  dans  ma 
chaire.  Mais  tu  as  pris  l'habilude  de  l'écouter. 

Rien  de  nouveau  à  Nevers.  Le  recteur  tarde  et  ne  me 
donne  pas  de  réponse.  Je  pense  que  je  serai  obligé  de 
lui  poser  la  question  moi-même.  Je  joue  du  piano  et  je 
cause  de  temps  en  temps  avec  un  jeune  peintre  qui  me 
prête  des  ouvrages  sur  la  peinture,  des  dessins,  etc.  Je 
vais  dans  les  champs  et  je  regarde  le  ciel  en  pensant  à 
toi  ;  je  suis  sûr  qu'il  y  a  en  ce  moment  tant  de  sujets  de 
paysage.  La  triste  couleur  des  prairies,  la  désolation  de 
toute  la  campagne,  les  teintes  grises  et  variées  des 
nuages  seraient  belles  dans  un  tableau.  Il  y  a  là  du  sen- 
timent, de  l'âme,  de  la  couleur,  n'est-ce  pas  assez?  — 
Plus  je  vois  la  nature  et  les  champs,  plus  je  les  aime; 
ils  semblent  avoir  en  eux  plus  d'intelligence  et  d'âme 
que  l'homme. 


220  COR^ESPO^■DA^'CE 

A    EDOUARD   DE    SUCKAU 

Nevers,  16  mars  1852 
Dear  don,  j'attendais  cette  seconde  lettre  pour  laquelle 
lu  me  promettais  tant  de  détails  et  de  confidences  ;  elle 
ne  vient  pas  et  je  la  demande.... 

Pense  beaucoup  à  moi,  mon  ami,  et  écris-moi  sou- 
vent, oui,  écris-moi,  j'en  ai  besoin.  Je  suis  dans  un  état 
d'esprit  incroyable.  Porte  à  la  dixième  puissance  la 
tristesse  et  le  dégoût  des  mauvais  jours  de  ma  première 
année  d'école,  et  tu  n'auras  pas  encore  une  idée  de  ce 
.^ue  je  ressens.  —  Tu  te  souviens  de  ces  moments  où  je 
ne  trouvais  de  consolations  que  dans  la  pensée  antique 
du  TEÔvàvat.  Aujourd'hui  je  suis  plus  bas,  et  cela  est 
habituel.  J'ai  combattu  bravement  jusqu'ici  l'ennui  par 
le  travail.  Tu  sais  ce  que  j'ai  fait  en  psychologie.  J'ai  lu 
toute  la  logique  d'Hegel,  et  je  n'ai  plus  qu'à  rédiger. 
Mais  voilà  que  cette  dernière  ressource  me  manque.  Je 
suis  souffrant,  et  d'ailleurs  dans  une  telle  langueur 
d'esprit,  qu'il  m'est  impossible  de  mettre  deux  idées 
ensemble.  Mon  dernier  refuge  contre  moi-même  a  péri. 
Je  ne  puis  penser  à  moi-même  ni  à  quoi  que  ce  soit 
sans  dégoût;  à  peine  de  temps  en  temps  et  par  un 
exploit  de  volonté, un  éclair  de  philosophie;  je  retombe 
aussitôt  sur  moi-même,  et  quel  oreiller!  La  conversation 
(les  gens  qui  m'entourent  m'assomme;  je  ne  puis  parler 
de  choses  élevées,  ni  de  choses  intimes.  J'aime  encore 
mieux  mon  ennui  libre  et  solitaire  que  l'ennui  contraint 
de  la  société.  Enfin  il  me  semble  que  je  suis  une  vieille 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  221 

machine  détraquée  qui  ne  va  plus  que  par  habitude,  et 
en  qui  toutes  les  sensations  effacées  ne  laissent  qu'un 
affadissement  universel.  Il  y  a  des  jours  où  je  suis  si  las 
de  moi,  que  je  voudrais  me  vomir  moi-même.  Si  j'étais 
à  Paris,  j'irais  disséquer  à  l'amphithéâtre  ou  voir  des 
opérations  chirurgicales  pour  ranimer  mes  facultés 
éteintes;  mais  j'étouffe  dans  cette  atmosphère  de  pro- 
vince; l'universelle  platitude  des  hommes,  des  événe- 
ments et  des  choses,  la  préparation  assoupissante  de 
cette  agrégation  littéraire,  la  solitude  forcée  où  je  me 
renferme,  l'insipidité  d'une  classe  tout  élémentaire,  la 
privation  de  mes  amis  et  de  mes  compagnons  d'étude, 
me  jettent  dans  un  engourdissement  douloureux,  et 
dans  une  sorte  de  cauchemar  tourmenté,  où  j'ai  l'agi- 
tation et  la  souffrance  intérieure  des  vies  actives,  sans 
avoir  le  bien-être  de  tous  les  lézards  humains  qui  se 
chauffent  au  soleil,  à  mes  côtés. 

Que  je  suis  bien  puni  de  ces  rêves  orgueilleux  qui  me 
représentaient  la  solitude  studieuse  comme  un  bonheur! 
Le  fier  solitaire  ne  peut  vivre  seul.  Ah!  qu'on  ne  jouit 
pas  des  biens  qu'on  respire  tous  les  jours.  Transporté 
d'une  atmosphère  pensante  et  aimante  dans  ce  lourd 
élément  de  l'indifférence  et  de  la  bêtise,  je  sens  combien 
la  première  m'était  nécessaire.  Je  ne  l'ignorais  que 
parce  qu'elle  ne  m'avait  jamais  manqué.  Et  cela,  mon 
cher  ami,  durera  donc  pendant  toute  notre  vie!  Paris 
m'est  fermé  pour  toujours.  Les  ambitieuses  illusions  de 
l'adolescence  se  sont  envolées;  et  je  sens  que  je  suis  con- 
damné à  jamais  à  une  position  mesquine  et  à  un  entou- 


•222  COUIIESPONDANCE 

rage  plat.  Où  en  es-tu?  Et  ne  sens-tu  pas  quelque  chose 
qui  ressemble  à  cette  asphyxie  morale  que  je  te  dépeins? 
J'ai  lutté  jusqu'à  présent,  mais  maintenant  j'étouffe,  et 
je  ne  vis  que  dans  l'espoir  de  quinze  jours  de  congé  à 
Pâques;  ma  suppléance  n'est  que  de  six  mois,  mais  si  le 
Ministre  me  continue  ici,  je  prends  mon  \ol  et  je  vais 
embrasser  ma  mère.  Je  suis  fou  vraiment,  j'ai  un 
besoin  passionné  d'embrasser  quelqu'un  que  j'aime. 
J'aurais  un  plaisir  inexprimable  à  te  serrer  la  main,  et 
une  lettre  d'un  de  vous  est  une  soirée  de  bonheur. 
Conçois-tu  ceci?  Où  en  suis-je?  Cher  ami,  il  a  fallu  que 
je  te  quitasse  pour  savoir  combien  j'avais  besoin  de  toi. 
Je  me  ronge  intérieurement  par  une  action  sans  frein  et 
sans  but,  ou  je  m'alourdis  dans  une  inertie  souffrante. 
Je  ne  puis  trouver  de  remède  dans  l'extérieur,  parce 
que  la  société  augmente  ma  langueur,  et  le  plaisir  mon 
dégoût.  Ma  tête  malade  m'empêche  de  m'étourdir  dans 
le  travail.  Allons,  ma  bonne  sœur,  envoie-moi  une 
potion  calmante  et  fortifiante;  pas  de  reproches,  je 
m'en  fais  à  chaque  instant;  un  reproche  n'est  qu'un 
coup  d'éperon  qui  excite  un  bond  convulsif  et  aboutit  à 
une  chute  plus  lourde.  —  Dis  tout  ce  que  tu  voudras. 
—  Quoi  que  ce  soit,  la  vue  de  ton  écriture  me  fera  du 
bien. 

Crois-tu  qu'après  quatre  ou  cinq  ans  de  province  j'y 
serai  habitué  et  résigné? 


I/ANNEK  DE  PROFIiSSOr.AT  225 

A   MADEMOISELLE   VIRGINIE   TAINE* 

Nevcrs,  18  mars  1852 
Je  sens  amèrement  ce  que  c'est  que  d'être  esseulé,  et 
je  ne  prévois  pas  quand  je  serai  réconcilié  avec  la  vie 
provinciale  et  solitaire!  Je  suis  un  peu  fatigué  en  ce 
moment,  et  mal  à  mon  aise.  Le  changement  de  saison 
en  est  la  cause.  Aussi  je  demeure  oisif  auprès  de  mon 
feu,  ou  je  me  promène  dans  les  champs,  me  chauffant 
aux  premiers  clairs  rayons  du  soleil  et  du  printemps. 
J'écris  à  mon  oncle  Adolphe^  pour  lui  demander  son 
avis  et  son  opinion  sur  le  sort  de  l'Université.  M.  Dubois, 
le  précédent  directeur  de  l'École  normale,  et  M.  Cousin 
viennent  d'être  mis  dehors  du  Conseil  supérieur  de 
l'Instruction  publique  et  le  concours  public  pour  les 
chaires  de  Facultés  est  supprimé.  Mon  métier  est  main- 
tenant le  pire  de  tous,  mais  il  est  trop  tard  pour  songer 
à  en  prendre  un  autre;  je  ne  puis  plus  être  autre  chose 
qu'un  savant.  Je  mourrais  si  j'étais  obligé  de  m'enfermer 
dans. une  boutique  à  procédure  ou  n'importe  où  ailleurs. 
L'habitude  de  penser  ne  peut  plus  se  perdre;  je  serai 
pauvre  certainement,  et  peut-être  dans  une  situation 
sociale  inférieure;  mais  je  lirai,  je  parlerai  et  j'écrirai, 
je  l'espère,  et  les  hommes  les  plus  distingués  de  ce 
temps  n'ont  pas  eu  d'autres  commencements. 

Je  suis  fâché  que   vous  n'alliez  pas  au  bal  et  aux 
réunions.  Pourquoi'^  Pensez-vous  qu'il  n'est  pas  néces- 

i.  L'original  est  en  anglais. 
2.  M.  Bczansoii. 


224  COnRESPONDA^'CE 

saire  pour  une  femme  de  connaître  le  monde,  la  con- 
versation, les  usages  ordinaires  de  la  société?  C'est  en 
outre  une  occasion  de  connaître  la  manière  de  voir  de 
ceux  avec  qui  vous  devez  vivre;  et  ce  qui  est  mieux, 
c'est  une  occasion  de  prendre  quelque  récréation  et 
d'apporter  quelque  diversité  dans  la  monotonie  de  la 
vie  ordinaire.  Suivez  mon  exemple.  Il  faut  que  j'aille 
lundi  à  la  Préfecture  pour  entendre  un  concert  d'ama- 
teurs, chanteurs  et  instrumentistes,  au  bénéfice  des 
pauvres.  Je  n'ai  pas  une  grande  opinion  de  la  musique, 
mais  je  regarderai  les  figures  et  les  contenances, 
j'apprendrai  quelque  chose  et  peut-êlre  je  rirai. 

Pas  de  réponse  de  notre  pacha  universitaire;  on  ne 
m'a  pas  informé  si  je  dois  rester.  Mon  voyage  à  Vou- 
ziers  est  toujours  incertain.  —  Je  suis  sûr,  quoi  que  tu 
en  dises,  que  tu  peins  beaucoup  mieux  que  quand  je 
t'ai  quittée.  Essaie  quelque  composition  personnelle, 
et  surtout,  si  tu  peux,  quelque  vue  des  champs.  Il  n'v 
a  rien  au  monde  de  plus  beau. 


A    M.    ERNEST   IIAVET* 

Ncvcrs,  24  mars  1852 

Quelle  obligeance  à  vous,  Monsieur,  de  vous  souvenir 

d'un  élève  que  vous  avez  connu  trois  mois  à  l'École 

normale  !  Ici  je  suis  comme  mort  ;  plus  de  conversation, 

i.  llavcf   (Ernost-Aiif^uslc-Eiigèno),    membre    de    l'Institut,    ué 
en  1813,  entré  à  l'École  normale  en  1832,  mort  en  1889. 


L'ANNÉE  DE  PUOFESSORAT  225 

ni  de  pensée;  il  me  semble  qu'il  y  a  dix  ans  que  j'ai 
quitté  Paris.  Votre  livre  ^  vient  de  me  rendre  pour  une 
journée  à  la  vie  et  au  monde.  Ce  sont  bien  là  les  ques- 
tions que  nous  avons  tant  agitées  dans  la  chère  patrie 
de  l'Intelligence,  pendant  les  trois  ans  où  il  nous  a  été 
permis  de  penser  et  de  discuter.  Ce  sont  là  les  livres 
nécessaires;  c'est  faire  œuvre  politique  et  travail  de 
convertisseur,  que  les  écrire;  c'est  montrer  de  nouveau, 
comme  dit  Michelet,  la  face  pale  de  Jésus  crucifié.  On 
masque  et  défigure  le  monde  passé,  et  il  n'y  a  que  ceux 
qui  ont  vécu  dans  les  poudreux  in-folio  des  Pères  qui 
le  connaissent  dans  toute  son  horreur.  Les  Jansénistes 
sont  les  vrais  écrivains  du  Christianisme,  comme  Murillo 
et  Zurbaran  en  sont  les  vrais  peintres  ;  ce  sont  les  fidèles 
disciples  de  saint  Augustin  et  de  saint  Paul;  et  Pascal,  en 
homme  sincère,  parle  comme  eux  de  cette  masse  de 
perdition,  de  cette  prédestination  fatale,  de  cette  infec- 
tion de  la  nature  humaine.  Nous  frissonnons  en  lisant 
Dante,  et  Dante  est  doux  et  modéré,  en  comparaison  des 
effrovables  traités  de  saint  Augustin  sur  la  Grâce  et  de 
cette  dialectique  invincible  qui  précipite  le  monde  dans 
l'enfer.  Je  ne  sais  si  vous  y  avez  pensé;  mais  votre  livre  est 
un  admirable  traité  polémique,  et  maintenant  qu'éloigné 
de  l'École,  je  languis  loin  de  la  liberté  et  de  la  science, 
et  je  vois  de  près  le  mal  qui  nous  attaque,  je  souhaite 
ardemment  qu'il  en  paraisse  beaucoup  de  pareils. 

J'essaie  de  me  consoler  du  présent  en  lisant  les  Alle- 
mands. Ils  sont,  par  rapport  à  nous,  ce  qu'était  l'An- 

1.  Tes  Pensées  de  Pascal. 

H.    TAINE.    CORRESPONDANCE.  15 


2'20  CORRESPONDANCE 

gleterre  par  rapport  à  la  France  au  temps  de  Voltaire. 
J'y  trouve  des  idées  à  défrayer  tout  un  siècle,  et  si  ce 
n'étaient  mes  inquiétudes  au  sujet  de  l'agrégation  des 
lettres  que  je  vais  tenter  l'année  prochaine,  je  trouverais 
un  repos  et  une  occupation  suffisante  dans  la  compagnie 
de  ces  grandes  pensées.  Les  idées  du  moins  ont  cela  de 
bon,  qu'elles  nous  rendent  frères  et  qu'elles  nous  font 
tous  participer  à  la  joie  et  au  bien  que  cause  un  beau 
livre.  Vous  venez  de  me  le  prouver,  Monsieur;  merci 
encore,  et  croyez  que  je  ne  vous  quitte  que  pour  re- 
prendre la  lecture  que  je  viens  d'interrompre. 

Veuillez  agréer.   Monsieur,  l'expression  de  mon  res- 
pect et  de  mon  dévouement. 


A    PREVOST-PARADOL 

Nevers,  28  mars  1852 

Illustre  Monsieur,  recevez  mes  félicitations  sincères. 
Auteur^  î  Auteur  payé!  Auteur  à  Paris,  lauréat  futur  de 
l'Académie  des  sciences  morales  et  de  l'Académie  fran- 
çaise !  Cette  triple  couronne  m'enchante  et  il  ne  me 
reste  plus  qu'à  vous  prier  de  jeter  de  temps  en  temps 
vos  regards  glorieux  vers  voire  pauvre  ami,  qui,  tandis 
que  vous  triomphez  dans  le  ciel,  patauge  et  pataugera 
toujours  dans  son  infernal  bourbier. 

Sérieusement,  je  te  porte  envie  du  fond  de  mon  âme. 

1.  Gréard,  ibid.,  p.  193.  —  PiL'Vost-Paradol  venait  de  conclure 
nn  traité  avec  la  librairie  Ilaclicttc  pour  un  livre  intitulé  :  I\cvii'2 
de  rilisloirc  universelle,  qui  parut  en  1854. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  227 

Mais  que  dois-je  faire,  dis-moi?  J'imagine  que  l'agréga- 
lioii  des  lettres  durera  encore  cette  année  dans  les  an- 
ciennes conditions*?  Le  sais-tu?  Et  faut- il  continuer  à 
me  préparer?  Quelle  vie  incertaine  et  misérable,  et  s'il 
y  avait  une  Providence,  qu'elle  aurait  bien  fait  de 
m'attacher  en  naissant  sur  le  nombril  un  titre  de 
rentes  de  2  000  livres!  Comme  j'aurais  renoncé  aux 
grandeurs  du  professorat,  et  laissé  crier  les  cuistres 
qui  nous  lardent  aujourd'hui  à  coups  d'épingles!  Le  sot 
métier  que  celui  de  martyr!  Je  ne  sais  pas  même  si  je 
resterai  ici  jusqu'à  la  fin  de  l'année.  J'ai  prié  M.  Vache- 
rot  de  m'obtenir  de  suite  une  réponse.  Si  tu  le  vois, 
demande-lui  si  M.  Lesieur  ne  lui  a  rien  dit.  De  la 
réponse,  dépend  mon  voyage  à  Pâques.  Si  elle  disait 
oui,  que  je  serais  content,  en  passant,  d'aller  t'embras- 
ser  !  J'ai  soif  d'amitié,  et  j'étouffe  ici;  j'ai  le  spleen  la 
moitié  delà  semaine;  j'écris  à  Suckau  des  lettres  déso- 
lées; je  me  souhaite  à  chaque  instant  au  fond  de  la 
mer  Kouge.  Nous  en  sommes  tous  là.  Une  circulaire 
d' Edmond  %  qui  m'est  parvenue,  ressemblait  à  une 
lamentation  de  Jérémie.  Si  nous  étions  deux,  dans  un 
pays  quelconque,  il  me  semblerait  voir  le  ciel  s'ouvrir. 
Comment  as-tu  connu  le  pacha  de  la  librairie?  Te 

1.  Prévosl-Pnradol,  ibuL,  p.  192  :  «Je  te  dis  eu  confidence  que 
le  plan  d'études  proposé  parle  ministre  au  conseil  de  lUniversité, 
et,  f[u"on  peut  considérer  comme  détînilif,  a  mis  à  25  ans  la^ré- 
gation  qui,  sous  le  nom  d'agrégation  des  lettres,  comprend  lliis- 
toire,  la  rhétorique  et  la  gramnuiire,  les  trois  agrégations  n'en 
faisant  plus  qu'une.  »  —  Ou  verra  plus  loin  que  l'agrégation  des 
lettres  fut  supprimée  pom'  l'année  1852. 

2.  About. 


228  CORRESPONDANCE 

voilà  décidément  son  fournisseur.  J'ai  vu  un  nouvel 
article  de  toi  sur  le  discours  de  Flourens^  Mais,  homme 
utile  aux  mœurs,  comment  peux-tu  être  utile  aux 
mœurs  qu'on  vante  aujourd'hui,  et  écrire  un  livre? 
—  Tu  vas  parler  du  progrès?  Mais  le  progrès  est  une 
pure  abomination  panthéiste,  écoute  plutôt  nos  sacrés 
maîtres.  —  De  la  force  naturelle  et  personnelle  par 
laquelle  le  genre  humain  se  fait  à  lui-môme  sa  destinée? 
Mais  c'est  nier  la  Providence,  et  le  Dieu  de  Bossuet,  le 
grand  joueur  d'échecs  dont  nous  sommes  les  pions.  — 
Des  lois  nécessaires  et  régulières  qui  mènent  le  monde? 
Mais  c'est  nier  la  liberté,  la  chère  liberté  de  M.  Cousin, 
et  par  contre-coup  l'enfer,  etc.,  etc.... 

11  faudra  biaiser.  Mais  pourras-tu  rester  éloquent 
sous  un  demi -masque?  —  Enfin,  j'ai  toute  confiance  en 
ton  habileté,  et  je  désire  que  l'Académie  soit  assez  im- 
morale pour  couronner  notre  morale ^  Dis-moi  surtout 
ce  que  tu  comptes  faire  sur  les  six  derniers  siècles,  car 
il  n'y  a  là  qu'une  grande  guerre  contre  l'Eglise  et  le 
dogme,  guerre  si  visible  que  M.  Donoso-Cortôs  conclut 
que  le  monde  va  à  sa  perdition,  et  que  Jésus-Christ, 
pour  le  sauver,  lui  fera  bientôt  une  nouvelle  visite.  — 
Je  t'apporterai,  si  tu  veux,  aux  grandes  vacances,  la 
Philosophie  de  l'Histoire  de  Hegel,  et  tu  verras  là  des 
pyramides  d'idées  à  casser  les  jambes  de  tous  les  Fran- 
çais qui  voudraient  les  escalader.  Mais  j'ai  beau  regarder, 

1.  Dans  la  Bévue  de  ïhnlnulion  publique. 

2.  Prévosl-Paradol  avait  rinlciilioii  do  jji'csentcr  son  ouvragée  : 
I\cvuc  de  illisloirc  universelle,  à  lAcadémie  des  Sciences  mo- 
rales et  politiques. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  229 

je  ne  vois  de  science  possible  que  comme  une  guerre. 
Lucien  Sorel*  l'a  dit,  et  je  l'aime  trop  pour  ne  pas  ap- 
prouver ses  idées,  et  craindre  qu'elles  n'attirent  la 
foudre.  Des  paratonnerres,  mon  cher  bonhomme,  des 
paratonnerres!  L'histoire  est,  de  toutes  les  poudrières, 
celle  qui  fait  le  mieux  explosion! 

Crouslé  qui  m'écrit  ne  me  paraît  pas  savoir  ton  des- 
sein, et  me  dit  que  l'Ecole  est  en  désarrois  11  a  une  en- 
torse et  le  spleen. 

Ce  pays-ci,  mon  cher,  a  son  meilleur  représentant 
dans  l'abbé  Gaume,  l'auteur  du  ver  rongeur,  dont  parle 
ta  Revue.  Je  m'en  ressens,  et  je  commence  à  cueillir 
toutes  les  fleurs  du  métier  ;  un  polisson  de  seize  ans, 
noble,  qui  l'an  dernier  était  le  premier,  étant  tombé  au- 
dessous  du  dixième,  s'amuse  à  dire  que  j'ai  fait  l'éloge 
de  Danton  en  classe,  et  venge  sa  vanité  blessée  par  des 
calomnies.  Les  cancans  brodent  là-dessus,  et  je  suis  obligé 
de  me  justifier  aupi  es  du  recteur.  Il  est  vrai  que  mes 
quinze  autres  élèves  m'aiment,  ont  demandé  au  recteur 
de  me  conserver  ici  jusqu'à  la  fin  de  l'année,  et  auraient 
voulu  rosser  l'Escobar  au  maillot.  Mais  ce  petit  coquin 
est  un  trou  à  ma  cuirasse  et,  quoi  que  je  fasse,  je  serai 
bientôt  blessé  par  toutes  les  flèches  qu'il  me  tirera. 

Réponds-moi  avant  les   congés  de   Pâques,   et  prie 

1.  Prévost-Paradol  avait  signé  du  pseudonyme  de  Lucien  Sorcl 
plusieurs  articles  dans  la  Liberté  dépenser. 

2.  Prévost-Paradol  annonçait  sa  décision  de  quitter  l'École.  «  Il 
devient  presque  impossible  de  travailler,  tout  le  monde  est  dé- 
goûté.... Les  épurations  continuent  à  la  Dibliotlicque.  On  refranche 
des  volumes  de  Voltaire  et  de  Rousseau....  »  (Lettre  de  M.  Crouslé 
du  24  mars.) 


230  CORRESPONDAÎs'CE 

M.  Vachorot  de  me  répondre.  Si  je  reste  ici,  et  que 
j'aille  aux  Ardennes,  je  t'écrirai  d'avance  le  jour  où 
j'irai  te  voir  à  Paris. 

Et  Planât?  Est-il  perdu?  Par  charité  réponds-moi  sur 
lui.  Nous  étions  une  trinité  à  Bourbon.  Veux-lu  qu'une 
des  trois  personnes  périsse?  L'artiste  surtout? 


LE    MINISTRE    DE   l'iNSTRUCTION    PUBLIQUE  A  II.  TAINE* 

Paris,  50  mars  4852 
Monsieur,  en  vous  informant  de  ma  décision  du  25  mars 
qui  met  un  terme  à  la  suppléance  dont  vous  aviez  été 
momentanément  chargé  au  collège  de  Nevers,  M.  le  recteur 
de  l'Académie  départementale  de  la  Nièvre  a  diî  vous  faire 
connaître  que  je  me  proposais  de  vous  donner  une  autre 
destination.  Par  un  arrêté  en  date  du  29  mars,  je  viens  de 
vous  confier  la  suppléance  de  la  chaire  de  rhétorique  du 
lycée  de  Poitiers.  C'est  après  avoir  pris  une  connaissance 
attentive  des  notes  qui  vous  concernent  que  j'ai  résolu  de 
vous  essayer  dans  un  enseignement  moins  périlleux  pour 
votre  avenir.  J'ai  remarqué,  en  effet,  que  vos  leçons  philo- 
sophiques 2,  à  Nevers,  rappelaient    trop  les  doctrines   qui 

i.  Cette  lettre,  signée  du  ministre,  émane  en  réalité  de  M.  Le- 
sieur.  M.  Taine  annonça  à  sa  mère  sa  translation  à  Poitiers  par 
ce  court  hillet  daté  du  5  avril  :  «  Je  suis  nommé  suppléant  de 
rhétorique  à  Poitiers.  Cela  vaut  mieux  à  tous  égards;  mais  la 
lettre  du  ministre  est  sévère  et  menaçante  et  je  sais  que  j'ai 
été  desservi  directement  au  ministère.,..  Tu  ne  saurais  croire 
combien  ù  présent  je  me  moque  de  mon  métier  et  de  ses  chan- 
ces; quoi  qu'il  arrive,  je  vivrai  toujours  à  Paris  avec  des  leçons. 
Une  destitution  serait  peut-être  ce  qui  pourrait  m'arrivcr  de 
mieux....  » 

2.  Voir  appendice  n'^  111,  p.  5GG. 


L'ANNE t:  DE  PROFESSORAT  251 

vous  ont  été  reprochées  à  juste  titre  dès  votre  début. 
Aussi  je  ne  suis  pas  sans  inquiétude  sur  les  résultats  de 
l'épreuve  nouvelle  à  laquelle  vous  allez  être  soumis.  Si 
M.  le  recteur  de  l'Académie  de  la  Vienne,  que  je  charge  de 
surveiller  particulièrement  vos  leçons,  veut  bien  vous  aider 
de  ses  conseils,  je  vous  engage  à  les  suivre  avec  déférence; 
sous  la  direction  éclairée  de  ce  fonctionnaire,  vous  par- 
viendrez, je  l'espère,  à  dégager  votre  enseignement  de 
doctrines,  qu'avec  plus  de  maturité  vous  apprécierez  un 
jour  à  leur  juste  valeur,  et  qui  ne  sont  pas  du  domaine 
des  études  classiques.  Je  ne  dois  pas  vous  laisser  ignorer. 
Monsieur,  que  si  cette  épreuve  ne  répondait  pas  à  mon 
attente,  je  me  verrais  dans  la  nécessité  de  renoncer  à  vos 
services. 

Je  vous  invite  à  vous  mettre  à  la  disposition  de  M.  le 
recteur  le  15  avril.  Ce  fonctionnaire  vous  délivrera  une 
copie  certifiée  de  mon  arrêté. 

Recevez,  Monsieur,  l'assurance  de  ma  considération  dis- 
tinguée. 

Le  minislie  de  rinstruction  publique  et  des  Cultes. 

H.    FOUTOUL. 


CHAPITRE   H 

Pciliors.  —  CoiTespondance. 

A    SA    MÈRE 
Poiliei's,  6,  rue  des  Carmélites,  17  avril  1852 

Je  louche  ici  '2  000  francs,  plus  2  ou  500  francs  pour 
une  conférence  de  baccalauréat.  Je  suis  installé  d'hier 
soir  dans  une  fort  belle  chambre,  un  peu  loin  du  col- 
lège, il  est  vrai.  Tu  vois  que  j'ai  gagné  au  change. 

J'ai  trouvé  ici  un  de  nies  anciens  amis  de  Bourbon, 
ingénieur  au  télégraphe,  M.  Emile  Saigey.  Il  est  spirituel 
et  aimable  et  je  m'ennuierai  moins  qu'à  Nevers. 

Les  concours  d'agrégation  annoncés  pour  le  20  août 
ne  s'ouvriront  pas*.  Le  décret  du  ministre  porte  qu'on 
en  fixera  plus  tard  l'époque,  ce  qui  m'ennuie,  car  alors 
ils  se  feront  suivant  la  nouvelle  ordonnance  qui  exige 
vingt-cinq  ans,  cinq  ans  de  service,  etc.,  choses  que  je 
n'ai  pas.  Je  vais  consulter  le  recteur,  et,  dans  tous  les 
cas,  je  vais  tiavailler  vigoureusement  à  mes  thèses, 
demander  l'approbation  des  examinateurs  de  Paris, 
tâcher  d'être  docteur.  Ce  sera  une  recommandation 
aussi  bonne  que  celle  d'agrégé. 

1.  Voir  p.  227,  note  2. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  233 

Aujourd'hui,  je  fais  toutes  mes  visites  officielles.  J'ai 
déjà  vu  le  proviseur  et  l'auraùnier.  Je  ne  crois  pas  avoir 
affaire  à  des  génies  et  j'espère  avoir  alfaire  à  de  bonnes 
gens.  —  Mon  prédécesseur  quitfe  sa  classe  pour  faire 
une  suppléance  de  Faculté.  Le  professeur  qu'il  supplée 
travaille  pour  être  nommé  à  Bordeaux  ou  à  Paris.  Dans 
ce  cas  il  obtiendiait  sa  place,  et  moi  je  resterais  peut- 
être  à  la  sienne.  Mais  au  diable  les  choses  incertaines 
et  advienne  ce  qui  pourra  î 

Je  t'écris  avec  toH  portrait  devant  moi.  Que  Virginie 
a  été  bonne  de  me  le  donner!  — Suckau,  que  j'ai  vu  un 
instant  à  Paris,  m'a  dit  que  les  grands  peintres  n'avaient 
pas  exposé  à  cause  du  jury  et  que  l'Exposition  était 
pauvre.  J'ai  moins  de  regrets  pour  elle  et  pour  moi. 


A   EDOUARD    DE    SUCKAU 

Poitiers,  20  avril  1852 
Ciier  Ed.,  j'ai  lu  ta  première  page  avec  terreur. 
Quelle  prose  effrayante,  mon  ami,  quand  tu  t'en  mêles! 
Je  me  suis  demandé  un  moment  quel  était  ce  dernier 
et  fatal  décret^,  et  je  me  suis  souvenu  qu'il  s'agissait 
de  l'agrégation  interdite.  Donc,  ne  crois  pas  que  j'aie 
besoin  de  toute  ma  vieille  amitié  pour  te  pardonner  ton 
silence.  Quand  ta  lettre  ne  serait  pas  venue  jeter  des 
fleurs  sur  ma  lombe,  tu  n'en  serais  pas  moins  mon  cher 
Ed.,  et  tout  ce   que  je  te  demande  aujourd'hui  c'est 

1.  Voir  p.  232. 


234  COaRESPONDA>XE 

d'être  aussi  consolé  que  moi.  Pourquoi  le  suis-je?  La 
raison  est  simple,  mon  ami.  Depuis  huit  mois,  les  désil- 
lusions ont  été  si  grandes  et  vont  si  fort  en  croissant, 
que  je  commence  à  comprendre  non  plus  seulement  la 
théorie  de  Spinoza,  mais  sa  pratique.  Je  considère  mon 
avenir  universitaire  comme  perdu;  comme  c'est  le  seul 
auquel  je  puisse  prétendre,  et  que  je  ne  vois  aucune 
basse  porte  pour  sortir  de  la  fosse  aux  lions,  je  m'iia- 
bitue  à  cette  idée  que  mon  métier  ne  doit  élre  pour 
moi  qu'un  moyen  de  gagner  ma  vie.  Au  lieu  de  cher- 
cher à  satisfaire  mon  ambition,  je  cherche  à  me  défaire 
de  l'ambition.  Depuis  plusieurs  mois,  je  ne  suis  guère 
ambitieux  qu'une  fois  tous  les  quinze  jours.  J'espère 
que  cela  ira  de  mieux  en  mieux  et  qu'à  la  fin  je  serai 
tranquille.  Je  vis  fort  heureux  à  Poitiers,  occupé  à  écrire 
ma  thèse  sur  la  Sensation.  Si  je  n'avais  pas  les  craintes 
de  l'examen,  je  serais  parfaitement  calme.  Penser, 
ordonner  ses  pensées,  écrire  ses  pensées  est  une  chose 
délicieuse;  moins  on  pense  au  public,  plus  on  est  con- 
tent. C'est  le  tete-à-lête  de  l'amour;  si  je  puis  une  fois 
prendre  sur  moi  d'oublier  définitivement  le  monde,  et  de 
vivre  uniquement  avec  celte  chère  et  charmante  maîtresse, 
je  crois  que  je  n'aurai  plus  rien  à  désirer.  J'essaie  de 
calmer  toutes  mes  colères  et  tous  mes  désirs.  Il  y  a  six 
mois  que  je  ne  lis  plus  de  journaux;  je  ne  parle  plus 
politique  ni  religion  ;  cela  me  chagrinait  il  y  a  six  mois, 
aujourd'hui  cela  m'agrée.  J'évite  même  dans  mes  études 
de  penser  aux  différences  qu'il  y  a  entre  notre  science 
et  celle  du  parti  régnant;  je  tâche  de  m'abstraire  corn- 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  255 

plétement  des  choses  présentes,  de  vivre  uniquement 
dans  le  monde  des  idées  générales,  de  n'être  pins 
acteur,  mais  spectateur.  Nos  maîtres,  depuis  le  com- 
mencement de  la  philosophie^  ont  vécu  ainsi.  Pourquoi 
souhaiterais-je  un  meilleur  sort? 

Non  que  je  sois  déjà  aùxàox-ri;  xat  à-rraOY,;.  L'animal 
passionné  et  combattant  que  tu  as  connu  bondit  de 
temps  en  temps  et  s'irrite,  mais  je  l'endormirai,  j'es- 
père, saut'  à  le  réveiller  si  jamais  vient  le  jour  du  grand 
jugement. 

Je  t'ai  dit  que  j'écris  mes  thèses.  J'ai  demandé  à 
M.  Simon  une  approbation;  ne  voyant  pas  de  réponse, 
j'ai  prié  Prévost  de  le  voir.  Point  de  nouvelles.  J'at- 
tendrai jusqu'à  jeudi  et  alors  j'écrirai  directement  à 
M.  Le  Clerc'.  J'aurai  150  pages  de  français  et  une  cin- 
quantaine de  latin.  11  paraît  qu'il  faut  trois  semaines 
pour  imprimer  cela.  Je  souhaiterais  fort  d'être  docteur 
à  la  fin  de  l'année.  —  Accepteront-ils  ma  thèse?  je  dis 
que  le  moi  sentant  est  étendu  et  situé  dans  les  nerfs  et 
je  prouve  l'IvreXs/eia  d'Aristote.  Un  fracas  de  méthode 
psychologique  et  ce  grand  nom  me  sauveront  peut-être. 

Ne  crains-tu  pas  de  les  héiisser  d'horreur  en  ayant  le 
sens  commun  sur  la  Liberté^?  Fataliste,  gare  à  toi. 
Matérialiste,  gare  à  moi.  Voilà  le  danger,  on  ne  peut  se 
remuer  sans  leur  donner  des  coups  de  pied. 

Ne  me  parle  jamais  de  ma  classe,  mon  cher  bon- 
homme. C'est  le  comble  de  la  paresse,  de  la  bêtise,  de 

1.  M.  Yictor  Le  Clerc,  doyen  de  la  Faculîé  des  Leitref?. 

2.  M.  de  Suckau  avait  comineucé  une  thèse  sur»  la  Libeiié  ». 


236  CORRESPONDANCE 

la  plalitude,  bien  pis  qu'à  Nevers.  (il  m'est  arrivé  des 

aventures  posthumes  à  Nevei's,  après  mon  départ.  Mais 

cela  est  si  ennuyeux  que  je  n'ai  pas  le  courage  de  te 

l'écrire.)  Je  distribue  force  cinq  cents  vers.  Toutes  ces 

âmes  sont  mort-nées,  et  l'on  s'empuantit  de  vivre  avec 

elles. 

Les  sots  depuis  Adam  sont  la  majorité. 

J'ai  trouvé  ici  par  bonheur  un  camarade  de  collège*, 
ingénieur,  curieux,  spirituel  et  distingué.  Nous  causons; 
c'est  le  seul,  mais  c'est  un  bien  inespéré. 

Quant  à  Poitiers,  pour  te  donner  une  idée  de  ce 
monde,  je  te  dirai  que  j'ai  dû  refuser  à  mes  élèves  la 
permission  de  lire  à  leur  bibliothèque  les  Provinciales^ 
rËcole  des  Maris  et  Lamartine. 

Le  serment  peut  se  prêter,  je  crois,  en  conscience. 
]1  signifie,  j'imagine,  que  nous  obéirons  aux  lois,  et 
que  nous  ne  conspirerons  pas  contre  le  Président.  Je 
n'entends  rien  de  plus,  et  je  ferai  tout  cela.  Qu'il  me 
laisse  vivre  seulement  et  penser  dans  ma  chambre;  je 
lui  ferai  pour  son  argent  une  classe  aussi  nulle  qu'il 
voudra. 


A    PREVOSï-PARADOL 

Poitiers,  25  avril  1852 

Mon  cher  ami,  me  voici  Poitevin,  il  n'y  a  pa§  de  quoi 
être  fier.  La  ville  est  alfreuse,  pavée  de  têtes  ou  plutôt 
de  pointes  de  clous,  religieuse  au  possible,  peuplée  de 

1.  M.  Éinile  Saigcy. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  257 

nobles,  légitimistes  ultras,  et  qui  font  bande  à  part  ;  le 
collège  est  grand  et  beau,  mais  les  élèves  sont  beaucoup 
plus  bêtes  qu'à  Nevers,  surtout  plus  paresseux,  et  me 
donnent  des  discours  inouïs,  qui  me  font  faire  des 
baut-le-corps  à  chaque  instant.  Imagine-toi  l'excès  du 
mauvais  goût,  de  la  déclamation  froide,  du  style  noble, 
des  prosopopées  et  des  hypotyposes,  et  surtout  un  vide 
d'idées  dont  rien  n'approche.  Avec  cela,  pour  la  passion 
et  la  chaleur,  ils  sont  à  40  degrés  au-dessous  de  zéro 
(Réaumur).  De  plus,  d'une  lourdeur  telle  qu'ils  ne  com- 
prennent pas  quand  on  se  moque  d'eux.  —  La  province 
et  Paris  sont  deux  mondes.  On  n'en  a  pas  d'idée  quand 
on  n'y  est  pas.  Averti  par  le  recteur  et  par  l'aimable 
lettre  que  tu  as  vue  \  j'ai  consulté  l'autorité  pour 
savoir  s'il  fallait  donner  à  un  élève  l'autorisation  de  lire 
les  Provinciales  qu'il  demandait.  Refus.  Voilà  où  on 
en  est. 

Plus  d'agrégation  pour  moi  celte  année.  Donc  je  fais 
mes  Ihèses.  J'ai  écrit  tout  le  plan  de  la  française  (sur  la 
StMisation)  et  j'ai  consulté  M.  Simon,  lui  demandant  son 
approbation.  Elle  ne  vient  pas,  et  j'ai  env'e  de  me 
mettre  à  rédiger.  Peux-tu  le  voir  comme  tu  me  l'avais 
promis?  Je  lui  ai  donné  les  principales  idées,  je  fais  de 
la  psychologie  et  de  l'observation  pure,  pour  le  fond  je 
m'autorise  d'Aristote.  Peut-être  n'est-il  plus  examinateur 
depuis  que  Cousin  reprend  son  cours?  Alors  il  faudrait 
écrire  directement  àM.  Joseph-Victor  Le  Clerc,  doyen,  etc. 
Je  souhaite  avoir  une  prompte  réponse,  afin  de  passer, 

1.  La  lettre  de  M.  For  tout,  p.  230. 


238  CORRESPONDANCE 

s'il  est  possible,  au  commencement  d'août.  Le  doctorat 
vaut  pour  deux  ans  de  services,  et  je  serais  alors  agrega- 
b'iAs,  —  ce  que  je  me  souhaite,  mon  frère.  Pousse  une 
pointe  jusqu'au  n°  10  de  la  place  de  la  Madeleine  S  en  mé- 
ditant sur  les  Chinois  et  les  Mandchous,  et  écris-moi  à  la 
fois  sur  le  Céleste  Empire  et  sur  les  volontés  de  la  sacrée 
Faculté.  Quel  bourbier,  mon  cher,  que  le  nôtre  1  On  ne 
demandera,  dit-on,  à  l'agrégation,  que  les  matières  des 
collèges.  Ce  sera  la  mort  des  études  supérieures.  Les 
professeurs  de  Facultés  (je  viens  d'en  voir),  obligés  de 
faire  leurs  cours  devant  les  étudiants  en  droit,  leur  feront 
de  grands  résumés  de  littérature  et  d'histoire;  les 
recherches  originales  finiront.  C'est  un  abaissement 
universel. 

Tu  vas  voir,  dit-on,  une  belle  cérémonie  le  iO  mai. 
Quelqu'un  d'ici  qui  a  entendu  les  gosiers  des  gardes- 
républicaines  beugler  «  Vive  »,  etc.,  me  disait  que  ce 
sont  les  plus  belles  basses-tailles  du  monde .  Arrosés 
de  rogomme,  ce  sera  un  sublime  concert  ;  allons-nous 
revoir  1804?  Heureux  les  fripiers  qui  auront  conservé 
les  costumes!  La  France  est  prise  d'une  manie  d'anti- 
quaire, et  sa  Marseillaise  est  :  Vieux  habits,  vieux 
galons  ! 

Enfin,  quid  novi?  Je  ne  lis  plus  les  journaux  depuis 
le  !2  décembre  \iOfficiel  m'ennuie,  et  n'étant  plus  à 
Paris,  je  ne  prends  pas  intérêt  aux  concerts,  spec- 
tacles, etc....  Régale-moi,  homme  politique,  homme  du 

1.  Chez  M.  Jules  Simon. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  2Ô9 

monde.  Ici  on  est  forcé  de  se  taire,  et  quelque  bonne 
envie  qu'on  en  ait,  on  ne  se  tait  jamais  assez. 

Je  t'enverrai  ma  prose  française  quand  elle  sera  faite. 
Il  y  aura  peu  de  style.  Ce  sera  de  la  pure  science. 
Tu  m'enverras  un  paquet  de  notes  et  de  corrections. 
Réellement,  je  crois  avoir  trouvé  plusieurs  choses,  et 
une  théorie  une  ;  surtout  des  faits  palpables  sur  la  nature 
de  l'âme.  Sera-ce  trop  hardi?  Tu  apprécieras. 

J'ai  trouvé  ici  Saigey  que  tu  as  connu  à  Bourbon.  11 
est  fâché  d'avoir  fait  le  métier  de  machine  mathéma- 
tique à  son  école,  et  voudrait  goûter  des  sciences  mo- 
rales. 11  est  poli  et  spirituel  et  je  suis  heureux  de  l'avoir. 

Réponse  vite  voci  in  deserto  clamanti. 


A   M.    LEON   CROUSLÊ* 

Poitiers,  25  avril  1852 

Mon  cher  ami,  Prévost  t'a  vu  sans  doute  et  t'a  raconté 
mes  aventures.  Me  voici  à  Poitiers,  suppléant  de  rhéto- 
rique, avec  une  lettre  menaçante  et  promesse  de  desti- 
tution, si  je  ne  suis  pas  parfaitement  nul.  Mais  laissons- 
la  toutes  ces  misères.  J'en  suis  si  las,  que  je  n'ai  plus 
même  envie  d'en  parler. 

Nous  sommes  tombés  tous  les  deux  dans  le  même 
trou.  Plus  d'agrégation  (pour  moi  du  moins  cette  année), 
et  pour  tous  deux   dans    dix-huit    mois,   un    examen 

l.  Crouslé  (François-Léon),  né  on  1850,  entré  à  l'École  normale 
en  1850,  professeur  à  la  Faculté  des  Lellres. 


2i0  COnRESrONDAlN'CE 

absurde  qui  recevra  toutes  les  médiocrités.  Que  faites- 
vous  à  l'École?  Y  restez-vous?  Prends-tu  une  autre 
carrière?  Quelle  désillusion,  mon  ami!  Il  faut  être  en 
province  pour  comprendre  jusqu'à  quel  point  les  parents 
poussent  la  susceptibilité,  et  les  élèves,  la  bêtise.  Je 
corrige  des  discours  français,  qui  me  donnent  la 
nausée;  d'après  l'avis  du  censeur,  je  refuse  aux  élèves 
qui  me  la  demandent  l'autorisation  de  lire  les  Provin- 
ciales; j'entends  dire  par  mes  collègues  que  la  philo- 
sophie a  perdu  l'Université.  Ce  qu'on  demande  au  pro- 
fesseur, c'est  l'absence  d'idées,  de  passion,  une  âme 
machine,  le  vieux  pédantisme  des  vieux  cuistres  qui 
enseignaient  «  Barbaro  »  et  «  AmoDeum  ».  Tout  ce  que  tu 
acquiers  à  l'Ecole  t'est  nuisible,  connaissances,  distinc- 
tion d'esprit,  opinions  personnelles,  jugement  libre  sur 
quoi  que  ce  soit.  Je  comprends  enfin  le  grand  mot  de 
M.  de  Talleyrand  :  «  N'ayez  pas  de  zèle.  »  Le  vrai  profes- 
seur est  un  fossile  parlant,  qui  ne  sait  pas  un  mot  de  son 
siècle,  une  sorte  de  La  Harpe  et  de  Lebeau  (•).  Ton  titre 
d'élève  de  l'École  te  sera  funeste.  Sortir  de  ce  repaire 
infâme,  c'est  être  pestiféré  ;  on  n'imagine  pas  ce  qu'il 
faut  d'efforts,  d'attention  sur  soi-même,  de  persévé- 
rance pour  arrêter  sur  ses  lèvres  l'idée  neuve,  ou 
l'expression  vive  qui  veut  en  sortir.  On  n'imagine  pas 
surtout,  quand  on  a  passé  trois  ans  parmi  des  gens 
instruits  et  de  grands  auteurs,  quelle  désolation  c'est 
de  corriger  les  plates  niaiseries  emphatiques  des  élèves, 

1.  lluinaniste  et  historien,  secrétaire  de  l'Académie  des  Inscrip- 
tions en  1755. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSOUAT  241 

de  sentir  qu'on  n'est  pas  compris,  de  répéter  forcément 
ce  qu'on  juge  indigne  d'être  écouté,  de  rabaisser  ses 
idées  et  son  enseignement,  de  vivre  parmi  des  gens 
sans  idées  ni  passion,  que  les  idées  et  la  passion 
offusquent.  Noire  histoire  est  celle  de  Julien*  au 
Séminaire. 

J'essaie  de  me  distraire  en  faisant  mes  thèses  (la 
française  sur  la  Sensation  ;  —  la  latine  sur  la  Percep- 
tion extérieure).  J'ai  laissé  là  les  Allemands;  aujour- 
d'hui, on  ne  peut  les  lire  qu'en  cachette.  Creuser  et 
mettre  au  jour  les  mines  d'outre-Rhin,  c'est  s'exposer 
à  faire  explosion.  J'ai  écrit  à  M.  Simon,  supposant  que 
M.  Le  Clerc  lui  remet  encore  l'examen  des  thèses,  et 
qu'il  me  faut  son  autorisation  préalable.  J'ai  passé  si 
vite  à  Paris  que  je  n'ai  pu  voir  ni  lui,  ni  M.  Vacherot,  ni 
loi,  ni  personne,  sauf  Prévost  un  instant. 

Es-tu  guéri?  Oui,  j'espère.  Mais  l'âme  est-elle  encore 
malade?  Que  je  comprends  bien  ces  dégoûts,  ce  besoin 
de  plaisir,  et  d'émotions  que  nous  n'aurons  jamais, 
qui  sont  pour  les  nobles  et  les  riches!...  De  loin,  peut- 
être  ils  sont  heureux  ;  mais  de  près  leur  vie  est  si  vide 
•et  si  ridicule,  que  je  cesse  de  la  désirer.  Somme  toute, 
travailler  est  encore  le  meilleur  sort.  On  s'intéresse  à 
son  ouvrage,  l'ennui  passe,  on  a  détruit  le  temps  et 
sans  s'en  douter  on  approche  du  grand  repos.  On  perd, 
à  mesure  qu'on  vit,  toutes  ses  espérances.  Quels 
bonheurs  ne  rêve-t-on  pas  à  dix-sept  ans!  La  gloire, 
l'amour,  la  fortune.  Aujourd'hui,  je  ne  demande  qu'à 

1.  Stflndlial,  Rouge  et  Noi7\ 

IJ.    TAINE.    COHUESPONDANCE,  iO 


242  CORRESPONDANCE 

être  tranquille.  Le  métier  me  tient  à  la  chaîne,  et  la 
grande  main  de  notre  Dieu  d'en  haut,  le  Minisire,  nous 
tire  de  temps  en  temps  pour  nous  la  faire  sentir.  Saut 
cela,  je  n'aurais  presque  point  d'ennuis.  11  me  semhle 
que  Spinoza  et  Descartes  ont  été  heureux  dans  leurs 
villages  de  Hollande,  que  si  j'avais  assez  d'argent,  j'irais 
vivre  au  cinquième  à  Paris,  que  la  science  vaut  hien 
qu'on  l'aime  pour  elle-même,  sans  en  faire  un  moyen 
de  succès.  Je  ne  compte  plus  sur  rien  d'heureux  pour 
l'avenir;  je  commence  à  renfermer  mes  désirs  en  un 
désir  unique,  qui  est  celui  d'éclaircir  mes  idées  et  de 
résoudre  mes  prohlèmes.  Je  l'essaie  du  moins,  malgré 
des  houtades  de  colère,  d'amour-propre  blessé,  d'am- 
bition trompée  ;  j'espère  pourtant  qu'après  quelques 
bourrasques  mon  ciel  finira  par  devenir  serein.  Je 
tâche  de  m'apaiser  de  toutes  les  manières  ;  je  vois  peu 
de  monde,  je  ne  lis  plus  de  politique;  s'il  était  pos- 
sible, je  voudrais  oublier  les  choses  d'aujourd'hui,  et 
vivre  avec  mes  amis,  les  idées  et  les  arts. 

Ceci  est  bien  ermite  et  j'avoue  que  j'ai  mes  accès 
comme  toi.  Qu'y  faire?  notre  jeunesse  se  révolte  contre 
notre  condition.  11  faut  choisir,  quitter  l'une  ou  l'autre, 
faire  de  son  métier  un  gagne-pain  et  philosopher  en 
silence,  ou  jeter  la  robe  aux  orties  et  se  lancer  dans 
l'incertitude  de  l'avenir.  Lequel  est  le  mieux?  Prévost  a 
peut-être  raison*.  Mais  chacun  suit  son  caractère.  Où 
te  porte  le  tien?  Cher   ami,   causons,   gai'dons   notre 

1.  Prévost-Pnr.-Klol  avait  quitté  l'Ecole,  en  congé,  a^ant  la  \m  de 
sa  troisième  année. 


(k 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  243 

vieille  fraternilé  d'Ecole.  —  Tu  médisais  dans  nos  pro- 
menades autour  de  la  cour  carrée  que  le  premier  je 
t'avais  parlé  sérieusement  et  intimement.  Faisons  comme 
alors.  Platon  a  bien  raison  de  dire  qu'il  n'y  a  que  deux 
biens  au  monde,  la  pliilosoi)liie  et  l'amitié. 
Que  font  Marot,  Ponsot,  et  la  5*^  année? 


A   MADEMOISELLE    VIRGINIE    TAINE 

Poitiers,  28  avril  1852 
Positivement,  ma  chère,  ma  mère  a  tort  de  croire 
que  j'embellis  (sous-entendu  :  ma  position;  diable! 
j'aurais  l'air  d'un  fat).  Ma  chambre  est  tranquille  et 
jolie;  je  vois  au  bout  du  jardin  un  ciel  magnifique.  Et 
en  ce  moment  je  t'écris  enfoncé  dans  une  ganache,  entre 
ma  bibliothèque,  mon  divan  et  mon  piano,  comme  un 
vrai  sultan.  11  est  vrai  que  je  ne  puis  plus  être  agrégé. 
Peut-être,  pourtant;  quoique  la  chance  soit  petite. 
J'écris  mes  thèses,  le  titre  de  docteur  compte  pour  deux 
ans  de  services.  Si  je  l'étais  au  mois  d'août,  cela  ferait 
cinq  ans  de  services,  j'aurais  vingi-quatre  ans  et  demi. 
On  pourrait  peut-être  obtenir  une  dispense  d'âge;  cela 
est  douteux,  mais  enOn....  —  J'ai  vu  ici  le  recteur  à  qui 
j'ai  expliqué  les  sales  petites  aventures  de  Nevers.  La 
lettre  que  lui  a  écrite  M.  Lesieur  est  la  répétition  de  la 
mienne.  On  tente  une  épreuve  sur  moi.  Soit,  j'essaierai 
de  la  bien  subir.  Poiu'  commencer,  et  d'après  l'avis  des 
autorités,  j'ai  refusé  aux  élèves  l'autorisation  de  lire  à 


Wt  CORRESPONDANCE 

leur  bibliothèque  les  Provinciales,  Tartufe,  VÉcole  des 
Femmes,  Jocelijn.  Cela  est  à  mourir  de  rire,  mais  né- 
cessaire. Cette  ville  est  ultra-vertueuse,  et  les  pieux 
parents  qui  lisent  Paul  de  Kock  vous  vilipenderaient  si 
\ous  corrompiez  ainsi  leurs  enfants.  Notre  honnête  cité 
est  encore  un  peu  plus  bête  que  Nevers.  On  y  regorge 
de  couvents  et  de  nobles.  Et  entre  tous  les  pays  de  la 
terre,  c'est  un  des  moins  pensants.  Je  suis  épouvanté 
en  lisant  les  devoirs  de  mes  élèves.  Hier,  dans  un  dis- 
cours français  de  trois  pages,  j'ai  trouvé  six  prosopopées, 
l'une  à  l'Italie,  l'autre  à  Constantinople,  l'autre  au  siècle 
de  Périclès,  l'autre  au  Génie  des  Beaux-Arts,  etc.  Je  leur 
demande  la  raison  de  ce  lyrisme  effréné  :  «  Monsieur, 
nous  ne  savions  que  mettre.  »  —  Voici  quelques  vers 
français  sur  les  insectes  de  l'Hypanis  (un  des  insectes 
parle  du  haut  d'une  fleur)  : 

Je  veux  vous  faire  part  de  mon  expérience, 
Apporter  7noi  aussi  le  fruit  d'un  peu  de  science 
Oui  vous  est  due  de  droit.  Parmi  tous  les  malheurs 
Qui  diminuent  de  Dieu  les  immenses  faveurs. 
Comptons  surtout.  Messieurs,  cet  esprit  d'injustice 
Envers  le  Créateur.  Portes  ainsi  au  vice, 
Nous  oublions  déjà  le  sort  qui  nous  attend. 
Etc.... 

Que  dites-vous  de  l'esprit  du  sexe  masculin?  J'ai  peine 

à  croire  qu'une  fille  osât  écrire  de  pareilles  sottises.  Je 

suis  vraiment  dans  la  fosse   aux  lions,  je  me  hérisse 

d'horreur  à  chaque  instant  en  écoutant  ces  gentillesses 

poitevines.  Au  moins,  à  Nevers,  mes  élèves  ne  mettaient 

pas  d'absurdités.  Ici,  ce  sont  les  écui'ies  d'Augias. 


I 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  245 

Je  suis  content  d'avoir  passé  un  jour  à  ncthcl'.  Ce 
sont  des  mœurs  antiques,  mais  elles  me  plaisent,  parce 
qu'elles  sont  naturelles,  et  que  rien  n'y  manque.  Ensuite, 
ce  sont  des  personnes  très  bonnes,  et  je  trouve  au  fond 
de  moi-même  quelque  chose  de  Rethelois,  l'esprit  de 
famille. 

J'imagine  que  vous  irez  bientôt  à  Beaurepaire  ^  ;  les 
feuilles  s'ouvrent,  et  la  campagne  verdit  d'une  manière 
charmante.  Les  paysages  ont  une  grâce  qu'ils  n'ont  à 
aucun  moment  de  l'année.  En  passant  par  le  moulin, 
et  du  côté  de  Longwé,  il  y  a  un  petit  sentier  qui 
monte  dans  les  bois  et  rencontre  souvent  le  ruisseau, 
avec  de  grandes  clairières  pleines  d'herbes  fraîches  et 
épaisses.  Le  ruisseau  est  noir,  bordé  d'aulnes,  l'eau  est 
claire  et  rapide.  Il  n'y  a  rien  de  plus  solitaire  et  de  plus 
charmant. 

J'ai  trouvé  ici  un  professeur  de  Faculté,  condisciple 
de  mon  père,  dont  le  fds  est  le  premier  élève  de  ma 
classe,  M.  Anot  de  Mézières.  Son  frère,  inspecteur  à 
Versailles,  vient  d'être  destitué  pour  un  article  qui 
blâmait  la  loi  sur  l'Instruction.  Le  gouvernement  a  la 
main  rude  et  jette  à  bas  ceux  qui  se  permettent  le 
moindre  mot.  Je  n'ai  envie  de  rien  dire;  la  table  où  je 
suis  est  composée  de  gens  bien  élevés,  et  Ton  n'y  parle 
pas  politique.  11  est  probable  qu'à  mesure  que  je  m'éloi- 
gnerai de  l'Ecole  normale,  je  me  façonnerai  mieux  au 
monde,  et  que  j'en  prendrai  le  silence  et  la  nullité.  Mon 

1.  Chez  sa  grand'mèrc  et  ses  tantes. 

2,  Propriété  de  la  famille  Tainc  dans  les  Ardennes. 


246  COnUESPONDANCE 

éducation  et  la  vie  de  Paris  m'avaient  mis  hors  du 
niveau  ordinaire.  Je  découvre  que  la  province  en  est 
encore  au  xin«  siècle;  je  vais  redescendre  et  tâcher  de 
ne  pas  faire  disparate.  Ainsi  soit-il. 

Ma  grande  distraction  est  ma  thèse.  C'est  une  fatigue 
et  un  plaisir  que  d'ordonner  ses  idées  et  de  les  écrire. 
Cela  délruit  l'ennui  et  le  temps  passe.  — Allons,  si  cette 
position  dure,  je  serai  content.  L'amhition  n'est  guère 
satisfaite,  mais  le  temps  est  reraph  et  la  pensée  occupée. 
Que  faut-il  de  plus? 

vSophie  devrait  prendre  ce  sujet  :  les  Insectes  de 
l'Hypanis.  (Ils  vivent  un  jour;  raconter  les  discours  de 
vieillards  qui  ont  au  moins  dix  heures.  C'est  une  parodie 
dL's  sentiments  humains.) 

Ces  huit  jours  à  Vouziers  m'ont  fait  du  hien. 


A    MADEMOISELLE    SOPHIE    TAINE 

Toilicrs,  11  mni  1852 

En  ce  moment,  Poitiers  est  sens  dessus  dessous.  De 
splendides  calèches,  vieilles  d'environ  cent  cinquante  ans 
et  chargées  comme  des  tombereaux,  roulent  dans  des 
nuages  de  poussière  ;  de  nobles  jeunes  gens  avec  habit, 
chapeau,  pantalons  noirs  courent  à  cheval  au  grand 
soleil;  les  officiers  de  la  garnison  ont  endossé  leur  uni- 
forme le  plus  doré  et  ont  fait  cirer  leurs  bottes  les  plus 
luisantes.  Tout  court,  se  presse,  s'étouffe,  sue  et  avale  la 
poussière  sur  une  route  que  je  vois  du  jardin,  pour  aller 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  2i7 

voir  douze  chevaux  efflanqués  qui  feront  le  tour  d'une 
grande  plaine  sèche  et  dont  l'un  arrivera  avant  les  autres. 
On  avait  collé  les  affiches  jusque  dans  le  département 
de  la  Nièvre;  hier  une  dame  me  demandait  si  les  Pari- 
siens viendraient  en  grand  nombre.  C'est  le  texte  des 
conversations  depuis  quinze  jours. 

Les  gens  de  la  maison  que  j'habite  sont  très  conve- 
no^blcs  et  il  y  a  de  jolis  enfants.  Hier  j'en  caressais  un; 
/a  mère  en  profita  pour  me  régaler  pendant  une  heure 
d'une  dissertation  sur  l'amour  maternel  :  «  Oh  !  mes  chers 
enfants!  Faudra-t-il  donc  les  quitter  jamais?  Ah!  je  ne 
puis  être  un  moment  sans  les  voir  !  J'ai  renoncé  au  monde 
pour  eux  et  sans  effort.  »  Ce  haut  pathos,  débité  avec  un 
accent  approprié  au  sujel,  m'a  tenu  sur  mes  jambes,  le 
chapeau  à  la  main,  et  je  me  promets  bien  à  l'avenir  de 
ne  jamais  lâcher  ce  robinet  d'eau  tiède.  Les  gens  ici  ne 
comprennent  pas  qu'on  n'a  pas  envie  de  leur  parler  ni 
d'écouter  leurs  paroles.  Ils  sont  si  charmés  de  s'entendre 
qu'ils  croient  que  tout  le  monde  est  comme  eux. 

Un  des  plus  parfaits  bavards  est  M.  N...,  bonhomme 
du  reste  et  bienveillant.  11  est  venu  chez  moi  et  j'ai 
écouté  une  de  ses  leçons  à  la  Faculté.  Horreur  !  Voilà 
ce  que  la  rhétorique  et  la  province  font  d'un  homme! 
Et  dans  vingt  ans  je  serai  comme  cela!  C'en  est  à  se 
pendre  d'avance.  Imagine-toi  une  doucereuse  abondance 
d'eau  de  réglisse  coulant  avec  un  nauséabond  glouglou 
de  manière  à  alfadir  et  à  engloutir  le  cœur.  Pas  d'ordre, 
aucune  méthode,  aucun  accent,  un  véritable  tuyau  percé 
qui  laisse  échapper  l'eau  qu'il  ne  peut  plus  conduire. 


248  CORRESPONDANCE 

En  fait  d'idées,  les  paradoxes  suivants  :  La  Fontaine  a 
beaucoup  d'esprit.  Le  Tasse  a  inventé  la  femme  artifi- 
cieuse dans  Armide,  etc.  — Même  talent  dans  les  autres. 
A  peine  glanent-ils  une  douzaine  d'auditeurs  hébétés  ou 
ennuyés.  C'est  un  courant  de  nullité  qui  va  du  profes- 
seur aux  auditeurs  et  des  auditeurs  au  professeur.  Juge 
de  l'effet  quand  cela  s'ajoute  à  l'éducation  et  à  la  nature! 
Cela  donne  au  moins  cette  grande  leçon,  qu'il  est  inutile 
de  penser  pour  faire  son  chemin  ;  que  le  manque  d'idées 
est  estimé  et  recherché  ;  que  la  perfection  consiste  à 
être  automate,  parce  qu'un  automate  est  plus  docile 
qu'un  être  intelligent. 

Rien  de  nouveau.  J'écris  ma  thèse,  les  gens  de,  Paris 
dont  j'ai  demandé  l'approbation  officielle  ne  me  répon- 
dent pas,  ce  qui  m'ennuie.  Tu  as  eu  un  échantillon  de 
l'esprit  de  mes  élèves.  Les  visites  de  rigueur  sont  faites 
et  je  ne  vois  personne.  Moins  j'aurai  de  contact  avec 
ceux  qui  m'entourent,  moins  je  perdrai.  Je  crois  être 
d'une  prudence  méticuleuse  et  mes  leçons  sont  aussi 
vides  que  possible.  Mes  amis  d'École  m'écrivent  des 
lamentations  sur  le  métier,  et  je  chante  à  l'unisson  dans 
le  concert  ;  l'un  d'eux  vient  encore  de  donner  sa  démis- 
sion. Les  autres  veulent  quitter  à  la  fin  de  l'année.  Mais 
j'ai  un  canapé  et  un  piano,  et  cela  console. 

Vous  devriez  bien  lire  un  peu  d'histoire  naturelle  et 
lâcher  de  déterrer  parmi  nos  livres  cette  Flore  des 
environs   de  Paris  %  qui  peut  servir  pour  Vouziers.  H 

1.  La  Flore,  de  Mcrat.  M.  Taine  s'en  servait  encore  en  Savoie, 
dans  les  dernières  années  de  sa  vie. 


I 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  249 

n'y  a  rien  d'amusant  comme  de  causer  des  plantes  en 
se  promenant. 

Deviens  une  grande  pianiste,  ma  chère;  nous  n'avons 
qu'une  ressource,  nous  ennuyer  ou  beaucoup  apprendre, 
et  je  te  crois  trop  d'esprit  pour  te  résoudre  à  t'ennuyer. 


Réponse  à  la  lettre  de  M.    Taine,  professeur  au  lycée 
de  Poitiers,  écrite  de  Poitiers,  le  6  mai  1852  ^ 

Le  Doyen. 
Victor  Le  Clerc. 

M.    ADOLPHE    GARNIER   A   M.    VICTOR    LE    CLERC 

Paris,  17  mai  1852 
Monsieur  le  Doyen, 
Vous  me  faites  l'honneur  de  me  demander  mon  opinion 
sur  les  sujets  de  thèses  proposés  par  M.  Taine.  Vous  con- 
naissez mon  goût  pour  les  thèses  dogmatiques.  Vous  savez 
que  les  thèses  historiques,  au  lieu  d'éclairer  un  point  dou- 
teux de  l'histoire  philosophique  ou  littéraire,  se  bornent  la 
plupart  du  temps  à  une  analyse  de  quelque  auteur,  ce  qui 
ne  fait  guère  avancer  la  science.  Je  suis  donc  très  favora- 
blement disposé  pour  les  sujets  de  thèses  de  M.  Taine-. 
Vous  dire  maintenant  que  les  conclusions  annoncées  par 
M.  Taine  sont  diamétralement  opposées  aux  miennes,  ce 
n'est  pas  vous  proposer   de  refuser  les  sujets  qu'il  veut 

1.  Cette  note,  de  la  main  de  M.  Le  Clerc,  est  placée  en  tète  de 
la  lettre  de  M.  Garnier.  Nous  n'avons  pas  la  lettre  de  Bl.  Taine  du 
G  mai. 

2.  Yoir  p.  254. 


250  COURESrONDANCE 

traiter.  Seulement,  veuillez  l'engager  à  y  réfléchir  encore  : 
il  sort  de  l'École,  et  je  sais  qu'on  n'y  enseigne  pas  Reid; 
qu'il  prenne  la  peine  de  l'étudier  complètement;  qu'il 
revienne  sur  les  théories  ou  au  moins  sur  les  expressions 
de  sa  lettre.  Qu'est-ce  que  c'est  que  des  images  de  sensa- 
tions, qui  seraient  dans  le  cerveau,  des  sensations  illusoires 
qui  nous  représentent  les  objets  extérieurs?  Le  monde 
extérieur  n'est  donc  qu'une  illusion?  Qu'est-ce  que  c'est 
encore  que  la  nature  qui  a  V intention  de  nous  faire  con- 
naître l'extérieur,  et  qui  emploie  pour  cela  un  moyen  ingé- 
nieiixl  Comment  parvient-il  à  rétablir  la  théorie  d'Aristote 
sur  la  ^^u/Y)  qui  périt  avec  le  corps,  sans  considérer  que, 
s'il  attribue  au  corps  les  inclinations  et,  comme  le  veut 
Aristote,  les  connaissances  particulières,  il  ne  sera  pas 
difficile  d'attribuer  au  corps  des  connaissances  générales? 
Comment  dit-il  que  ces  doctrines-là  ne  sont  pas  dange- 
reuses? 

J'ai  vu  M.  Taine  au  dernier  concours  d'agrégation.  Il  a 
un  très  grand  talent  de  parole;  ses  mœurs  oratoires  sont 
irréprochables,  il  est  impossible  de  s'exprimer  avec  plus  de 
grâce  et  de  mieux  séduire  son  auditoire;  mais  ce  sont  là 
des  qualités  oratoires  et  non  des  qualités  philosophiques. 
Il  n'avait  été  que  le  cinquième  dans  les  compositions,  et, 
après  s'être  élevé  au  premier  rang  dans  l'argumentation,  il 
retomba  au  dernier  par  sa  leçon  sur  YÉlre  identique  au 
Bien^.  Je  suis  persuadé  qu'il  a  trop  d'imagination  pour 
être  philosophe,  et  qu'il  trouverait  dans  la  littérature  et  la 
poésie  un  emploi  plus  légitime  et  plus  heureux  de  ses  bril- 
lantes qualités. 

Agréez,  monsieur  le  Doyen,  mes  profonds  respects. 

Adolpue  Garnier. 

1.  Voir,  p.  124  et  suivantes,  les  faits  relatifs  à  lagi^égation  de 
philosophie. 


t/ANNÉE  DE  PROFESSORAT  251 

A  SA  MÈRE 

Poitiers,  26  mai  1852 

Depuis  mon  arrivée,  je  travaille  soir  et  matin,  jours 
ouvriers,  dimanches  et  fêtes,  à  mes  deux  thèses.  Je  les  ai 
achevées  ce  soir,  et  dans  quinze  jours  je  les  auiai  mises 
au  net  et  envoyées  à  Paris.  Je  joue  gros  jeu,  peut-être. 
Je  mets  au  jour  des  idées  toutes  nouvelles,  partant  con- 
traires à  celles  des  examinateurs;  mais  si  j'arrive,  je 
sors  de  la  foule,  et  c'est  là  ce  qu'il  me  faut. 

J'ai  été  fort  heureux  pendant  tout  ce  temps.  Causer 
avec  des  idées  est  un  plaisir  infini  et  une  occupation 
passionnée.  Toutes  les  facultés  sont  tendues,  on  oublie 
le  reste,  les  jours  fuient  comme  une  flèche  et,  à  la  fin, 
on  est  content  de  soi,  parce  qu'on  a  fait  un  véritable 
effort  et  une  action  d'homme.  Cela  même  est  une  sorte 
d'ivresse,  plus  on  a  bu,  plus  on  veut  boire,  et  l'habitude 
aidant  la  passion,  on  en  vient  à  ne  plus  vouloir  sortir  de  sa 
chambre.  Je  comprends  en  ce  moment  ceux  qui  ont 
vécu  sur  leur  chaise,  regardant  dans  leur  cei'veau,  ne 
daignant  pas  même  mettre  la  tête  à  la  fenêtre  pour 
regarder  ce  qui  se  passe.  Il  semble  qu'aucune  affaire 
particulière  et  pratique  ne  vaille  la  peine  qu'on  s'en 
occupe,  je  n'ai  pas  eu  la  moindre  curiosité  de  lire  les 
journaux;  je  me  soucie  de  la  politique  comme  d'un 
fétu,  j'ai  mon  monde  à  moi,  je  veux  y  rester,  et  je  laisse 
ceux  qui  voudront,  se  quereller  pour  les  habits,  le  gou- 
vernement, l'argent,  les  places,  etc.  N'est-ce  pas  là  une 
disposition  heureuse?  Il  me  semble  que,  quoiqu'il  arrive, 


252  CORRESPONDANCE 

j'ai  désormais  en  moi-même  un  refuge  contre  tous  les 
événements. 

Je  ne  pense  pas  que  qui  que  ce  soit  ait  la  plus  petite 
chose  à  dire  contre  ma  classe.  Je  lis  à  mes  élèves  Bos- 
suet  et  le  Misanthrope^  et  je  vais  corriger  un  discours 
que  deux  d'entre  eux  adresseront  à  l'évéque  le  jour  de 
la  confirmation  au  collège.  J'imagine  que  je  finirai  par 
devenir  un  saint,  et  qu'un  jour  je  vous  enverrai  mes 
reliques. 

La  table  on  je  mange  est  mieux  composée  qu  à 
Nevers.  Quelques-uns  des  jeunes  gens  qui  s'y  trouvent 
sont  musiciens,  et  nous  jouerons  ensemble.  Mon  proprié- 
taire a  une  charmante  petite  fille  de  dix-huit  mois,  qui 
marche  déjà  un  peu,  qui  regarde  en  face  avec  ses  grands 
yeux  bleus,  et  qui  embrasse  tout  le  monde  ;  son  jardin 
est  plein  de  roses;  enfin,  j'ai  vu  aux  environs  deux 
endroits  assez  riants  et  assez  verts.  —  Du  reste,  aucune 
nouvelle  ;  jene  pourrais  vous  en  donner  qu'en  racontant 
ma  thèse,  et.  Dieu  merci,  mes  juges  seuls  subiront  cette 
corvée.  —  La  conférence  qu'on  me  promettait  au  collège 
s'en  est  allée  en  fumée,  et  j'aurai  simplement  mes 
2  000  francs.  Aucune  lettre  de  qui  que  ce  soit. 

La  Faculté  gardera  peut-être  longtemps  ma  thèse  pour 
l'examiner  avant  de  me  donner  la  permission  de  l'impri- 
mer. —  L'impression,  dit-on,  durera  plus  de  trois 
semaines.  —  Enfin  ce  ne  sera  que  dix  jours  après  que 
l'examen  oral  commencera.  Mes  collègues  me  disent  que 
j'aurai  du  bonheur  si  je  passe  cette  année;  et  si  je  passe 
je  devrai  pi'obablement   rester  à   Paris  jusqu'à   la   fin 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  -253 

d'août.  Au  premier  septembre  la  Faculté  cesse  d'exa- 
miner. 

M.  Barthélemy-Saiiit-Hilaire,  à  qui  mon  oncle*  m'a 
présenté,  a  refusé  le  serment,  et  partant  n'est  plus  rien. 
M.  Simon  non  plus  :  il  écrit  pour  vivre;  tous  mes  amis 
sont  détruits.  Il  faut  se  tapir  dans  un  trou  et  vivre 
comme  un  rat  philosophe.  Pour  le  moment,  mon  trou 
me  plaît,  la  musique  m'égaie,  le  ciel  est  beau  et  je  ne 
demande  qu'une  chose,  des  lettres. 


A  M.  LEON  CROUSLE 

Poitiers,  2  juin  1852 

Mon  cher  ami,  merci  de  (es  bonnes  et  aimables  lettres, 
et  pardon  pour  mon  silence  obstiné.  Je  pioche  depuis  un 
mois  et  demi  dans  le  rude  sol  du  doctorat,  de  cinq 
heures  du  matin  à  onze  heures  du  soir;  j'ai  fait  le 
brouillon  du  latin,  et  je  viens  de  mettre  au  net  la  thèse 
française.  Littéralement,  j'ai  l'âme  noyée  dans  les  sen- 
sations, les  nerfs,  la  conscience,  le  cerveau,  la  per- 
ception extérieure,  et  je  suis  presque  incapable  encore 
de  répondre  à  ta  lettre. 

Je  regarde  ma  thèse  avec  plaisir  et  terreur  parce 
qu'elle  est  nouvelle  ;  M.  Garnier  en  a  approuvé  le 
sujet^,  mais  en  blâme  les  conclusions  et  finit  par  dire 
que  je  suis  orateur  et  littérateur,  mais  non  philosopl:e. 

1.  M.  Adolphe  Bcznnson,  qui  avait  été  le  collègue  de  M.  Bartlic- 
lemy-Saint-liilaire  à  l'Assemblée  Constituante  de  1848. 

2.  Yoir,  p.  249,  la  lettre  de  M.  Garnier  à  M.  Victor  Le  Clore. 


254  COimESPO>'DANCE 

Quelle  mine  fera-t-il  en  la  lisant?  La  sacro-sainte  Sor- 
honne  recevra-l-elle  un  hérétique  ?  Voilà  la  question  qui 
me  trotte  aujourd'hui  dans  la  cervelle.  Mon  sujet  ezt 
beau;  la  chose  dont  je  traite  est  la  limite  des  sciences 
morales  et  des  sciences  physiques,  du  monde  naturel 
et  du  monde  intellectuel.  Elle  donne  la  relation  du  moi 
et  des  nerfs,  de  l'âme  et  du  corps,  de  la  force  et  de  la 
matière,  de  l'unité  et  de  la  multiplicité,  et  cela  expéri- 
mentalement, ce  qui  est  le  grand  problème  des  sciences 
naturelles;  elle  donne  une  théorie  du  moi  en  tant 
qu'objet  de  la  conscience,  partant  des  idées,  par  consé- 
quent de  tous  les  phénomènes  humains,  puisque  les 
volontés  dépendent  des  passions  et  les  passions  des 
idées.  Elle  plonge  donc  dans  les  deux  mondes,  et  donne 
le  résumé  de  l'un  et  le  principe  de  l'autre.  Mais  l'hor- 
reur, c'est  qu'elle  est  nouvelle.  Je  vais  écrire  à 
M.  GarnierS  en  lui  envoyant  ma  prose,  sur  l'avantage 
des  théories  nouvelles,  de  la  contradiction,  etc.  ;  lui 
prouver  syllogistiquement  que  je  ne  suis  ni  sceptique, 
ni  matérialiste.  Prie  Dieu,  ou  plulôt  les  grands  hommes 
de  la  petite  salle  noire  par  qui  il  se  manifeste,  d'être 
bénins  et  débonnaires. 

Je  tente  la  fortune  comme  notre  ami  Prévost.  Ce  serait 
trop,  quoi  qu'en  dise  Horace,  d'avoir  à  la  fois 

Exiguum  censinn  turpcmque  repuUam. 

Maintenant,  mon  cher,  un  mot  sur  ta  morale.  Je  t'as- 
sure que  j'ai   l'âme  parfaitement  calme  et  que  je  n'é- 

1.  Yuir  p.  '2(Î0. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  255 

prouve  ni  mépris  ni  rancune  pour  les  bonnes  gens  qui 
m'ont  battu.  Comme  tu  dis,  je  suis  tout  en  Dieu,  et  je 
m'abîme  dans  l'espérance  de  la  vie   éternelle.   Depuis 
deux  mois,  je  n'ai  pas  donné  une  heure  de  pensées  à 
mon  avenir,  à  mes  espérances  de  fortune  ruinées,  aux 
aiïaires  politiques  ;  par  système,  je  ne  lis  plus  de  jour- 
naux, et  j'évite  les  conversations  irritantes.    Je  m'en- 
ferme dans  l'abstrait  et  dans  le  général  pur.  Je  tâche  de 
vivre  en  dehors  du  temps  et  de  l'espace,  et  je  trouve 
même  qu'on  y  vit  fort  bien.  Un  travail  acharné  et  une 
construction  d'idées  donnent  un  contentement  profond  et 
une  paix  absolue.  Quand  j'ai  la  tête  trop  lasse,  j'ai  mon 
piano  et  la  campagne,  et  j'y  prends  une  quiétude  infi- 
nie. On  n'imagine  pas  cela  dans  votre  fiévreux  Paris,  ni 
surtout  dans  notre  ergoteuse  École.  Je  comprends  entiè- 
rement la  vie  de  Descartes  et  de  Spinoza,  et  je  ne  vois 
pas  pourquoi  nous  ne  ferions  pas  comme  eux.  Descartes, 
il  est  vrai,  avait  le  suprême  bonheur  de  posséder  de 
quoi  vivre,  mais  l'autre  était  obligé  de  polir  des  verres 
d'optique.  Eh  bien  !  nous  sommes  obligés  d'enseigner 
la  rhétorique  ou  la  grammaire.  Est-ce  pire?   pas   du 
tout  ;  en  moyenne,  le  service  de  l'État  me  prend  deux 
heures  par  jour.  Je  trouve  fort  beau  d'affranchir  sa  vie 
moyennant  un  si  court  esclavage.  Nous  allons  en  Terre 
Sainte,  et  le  tribut  qu'on  nous  fait  payer  à  la  porte  n'est 
pas  exorbitant.  En  cela  l'Université  est  excellente  ;  pour 
peu  qu'on  supprime  en  soi  l'ambition,  le  désir  du  plai- 
sir, l'amour  de  la  société  et  qu'on  sache  vivre  seul  avec 
ses  idées,  on  peut  y  être  heureux.  Or  j'espère  pouvoir 


256  CORRESPONDANCE 

Opérer  toutes  les  réformes  intérieures  dont  je  te  parle. 
Ceci  est  une  affaire  de  temps.  En  sortant  de  l'École,  nous 
sommes  expansifs,  politiques,  militants  ;  nous  avons 
besoin  d'art  et  de  société  ;  je  pense  qu'en  quelques 
années  on  finit  par  se  contenter  de  sa  propre  conversa- 
tion et  de  celle  des  arbres  et  des  nuages.  L'Université  a 
l'avantage  de  nous  défendre  toute  autre  vie  que  la  vie 
scientifique.  Elle  nous  force  à  être  philosophes,  sous 
peine  d'être  brutes.  Mon  choix  est  fait. 

De  mêm.e  pour  les  élèves.  On  finit  par  les  traiter 
comme  ils  le  méritent  :  je  mets  les  miens  en  retenue 
avec  un  succès  parfait  et  je  lis  leurs  platitudes  avec  une 
tranquillité  stoïque.  Quand  on  a  pris  son  parti,  on  ne 
s'irrite  plus  de  voir  des  hypocrites  et  des  sots. 

C'est  là,  mon  cher  ami,  la  réforme  difficile.  Nous 
prenons  trop  à  l'École  l'esprit  égalitaire.  Nous  faisons 
l'absurde  hypothèse  que  tous  les  hommes  sont  des 
hommes.  Pas  du  tout  :  quelquefois  on  en  rencontre  un 
par  hasard;  les  autres  sont  des  machines,  comme  tu  dis 
fort  bien,  qui  nous  font  du  pain  et  des  habits,  et 
j'ajoute,  qu'on  salue  avec  respect.  Il  faut  s'habituer  à 
vivre  dans  la  grande  mécanique  des  rouages  stupides. 
En  se  cuirassant  d'orgueil,  on  ne  sent  plus  leurs  chocs, 
on  oublie  les  êtres  particuliers,  et  l'on  ne  songe  plus 
qu'aux  choses  générales  qui  seules  méritent  de  nous 
occuper. 

Écris-moi  pourquoi  tu  es  resté  dans  la  boutique.  Ma 
seule  raison  est  qu'elle  me  donne  1  800  francs  et  ne  me 
prend  que  deux  heures  par  jour. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  257 

Qu'est-ce  qui  remplace  M.  Simon  en  première  année? 
Qui  a  donné  sa  démission  ?  Est-ce  de  Benazé^  ?  Amitiés 
à  tous  les  nôtres,  et  à  toi,  salut  et  fraternité. 


A    PRÉVOST-PARADOL 

Poitiers,  2  juin  1852 
Mon  cher  bonhomme,  je  te  félicite  d'être  un  grand 
homme ^  C'est  fort  joli  d'abord,  ensuite  c'est  profi- 
table, et  si  ton  traité  avec  Hachette  était  venu  un  mois 
plus  tard,  ton  brevet  d'éloquence  aurait  été  escompté. 
Mais  n'importe,  te  voilà  lancé  :  relations,  journaux, 
revues,  etc.,  tu  as  tout.  Pousse  ferme  ta  béte,  et  que  du 
fond  de  mon  trou  noir  j'entende  les  applaudissements 
qui  te  sont  dus. 

Moi  aussi,  mon  ami,  je  me  remue  dans  mon  étroit 
domaine  :  non  pas  que  j'aspire  aux  suffrages  de  la  litté- 
raire Académie, 

Non  tanta  decel  fiducia  victum. 

(Pourtant,  par  parenthèse,  envoie-moi  la  question  de 
l'Académie  des  sciences  morales  sur  le  sommeil.) 

Mais  je  me  présente  à  nos  inquisiteurs  patentés  de 
Sorbonne,  et  d'ici  à  huit  jours  j'expédierai  150  pages  de 

1.  M.  de  Beuazé,  eiilré  à  l'École  normale  eu  1851,  mort  en  1860. 
Son  frùrc  aine,  ancien  conclisciide  de  M.  Taine  à  Bourbon,  es"; 
demeuré  son  ami. 

2.  Prévosl-Paradol  avait  eu  le  pri.v  d'éloquence  à  PAcadémie 
française  pour  son  éloge  de  Bernardin  de  Sainl-Pierre. 

II.    TAINE.    —    CORRESPONDANCE.  17 


258  CORRESPONDANCE 

prose  française  et  un  grand  thème  îatin  à  M.  Garnier. 
Mes  Sensations  sont  au  net,  mais  mes  phrases  cicéro- 
niennes  ne  sont  encore  qu'au  brouillon.  Pourquoi  ai-je 
élé  si  vite?  Parce  que  nos  seigneurs  et  maîtres  mettront 
un  mois  et  plus  pour  me  donner  l'autorisation  d'impri- 
mer, et  que  l'impression  durera  trois  semaines.  Te  dire 
avec  quels  tours  de  reins  il  a  fallu  piocher  pour  arracher 
de  mon  cerveau  ce  chardon  psychologique,  et  cela  en 
six  semaines  de  temps,  est  impossible. 

Encore  en  ce  moment  les  sensations,  les  perceptions, 
les  imaginations,  les  conceptions,  les  représentations, 
les  illusions  et  tout  le  bataillon  des  on  me  danse  dans 
la  tête,  et  je  suis  ahuri  et  étourdi  comme  un  chien  de 
chasse  après  une  course  au  cerf  de  trente-six  heures. 
Mais  ce  système  est  bon,  et  je  pense  qu'on  ne  fait  j.imais 
si  bien  une  chose  que  quand,  après  l'avoir  méditée 
longtemps,  on  l'écrit  sans  désemparer. 

M.  Garnier  m'a  dit  qu'il  approuvait  les  sujets,  mais 
non  les  conclusions.  (Je  le  savais,  puisque  je  fais  la 
guerre  à  Ueid.)  Que  va-t-ildire,  et  me  recevra-t-il?  That  is 
ihe  question.  Il  y  a  là  une  théorie  des  rapports  du  moi  et 
du  système  nerveux,  qui  n'est  pas  matérialiste,  mais  qui 
scandalisera  les  spiritualistes.  C'est  YhnEli/eux.  d'Aris- 
tote  prouvée  expérimentalement.  Mais  le  pis  est  que  le 
reste  est  nouveau.  Tu  es  trop  dans  l'Académie  Française 
pour  que  je  t'envoie  ces  épînes  scientifiques.  Mais  à 
parler  franc,  j'ai  horriblement  peur  de  piquer  les  doigts 
de  ces  Messieurs. 

Quant  aux   nouvelles  que  tu  demandes,   mon  cher, 


LAININÉE  DE  PROFESSORAT  259 

rien  du  tout.  J'ai  vu  Treille  *  deux  heures.  Je  rnels 
mes  élèves  en  retenue  et  j'obtiens  un  silence  parfait. 
La  retenue,  système  fort  ingénieux,  consiste  à  mettre 
l'élève  dans  une  chambre  où  il  écrit  pendant  une  heure 
sous  la  dictée  du  maître  d'études  au  lieu  d'aller  en 
récréation.  A  propos  je  suis  professeur  de  rhétorique  ; 
ne  me  jette  pas  le  titre  de  philosophe  à  la  tête,  comme 
tu  fais  sur  tes  enveloppes.  Cela  me  ferait  pendre. 

Voici  maintenant  mes  mœurs  :  je  corrige  un  dis- 
cours français  qu'un  de  mes  élèves  va  prononcer 
à  sa  Grandeur  Monseigneur  l'évêque^,  qui  vient  don- 
ner la  confirmation  au  collège.  —  J'ai  acheté  une  palme 
universitaire.  —  Par  ordre  du  recteur,  je  fais  moi- 
même  la  prière  latine  en  entrant  en  classe.  (11  est  vrai 
que  je  l'ai  abrégée  de  moitié,  elle  était  trop  longue.)  — 
Je  lis  à  mes  élèves  le  traité  de  Bossuet  sur  la  concu- 
piscence ;  je  leur  refuse  V École  des  femmes;  je  cesse  de 
lire  les  journaux  par  système  ;  je  ne  parle  pas  politique  et 
je  reste  chez  moi.  —  Ajoutons  que  je  suis  allé  deux  fois  au 
mois  de  Marie.  (Une  prima  donna  de  passage  devait  chan- 
ter.) Il  est  clair  après  cela  que  tu  peux  te  recommander 
à  mes  pi'ières,  qu'un  jour  tu  auras  de  mes  reliques  et 
que,  si  tu  entres  parmi  les  40  Immortels,  j'entrerai  un 
jour  dans  les  saintes  phalanges  des  bienheureux. 

Ce  que  je  vous  souhaite,  mon  frère. 

Adieu,  et  vite  des  nouvelles  de  ton  prix. 

1.  M.  Treille  élait  professeur  de  rhétorique  au  collège  de  Lou- 
duii.  Voir  p.  290. 

2.  Mffr  Pie. 


200  COHUESPOiNDANCE 

A  M. ADOLPHE  GARNIER 

Poitiers,  7  juin  1852 
Monsieur, 

Monsieur  le  Doyen  de  la  Facullé,  en  ni'envoyant  voire 
lettres  me  fait  supposer  et  espérer  que  mes  thèses  seront 
remises  à  votre  examen.  Permettez-moi  de  les  justifier 
de  quelques-uns  de  vos  reproches  :  un  malade  ne  peut 
mieux  plaider  sa  cause  que  devant  son  médecin. 

Vous  approuvez  les  sujets;  j'ose  dire  que  dès  lors 
vous  devez  excuser  les  conclusions.  On  ne  peut  traiter 
une  question  rebattue  qu'en  apportant  des  solulions 
nouvelles,  et  des  idées  nouvelles  contredisent  nécessai- 
rement celles  qui  les  ont  précédées.  Le  choix  de  mes 
sujets  entraînait  donc  la  témérité  de  mes  conclusions; 
j'avais  d'ailleurs  Leibnitz  pour  m'appuyer,  et  le  règle- 
ment du  doctorat,  en  demandant  que  les  thèses  ajou- 
tassent quelque  chose  à  la  science,  semblait  autoriser 
mes  innovations. 

Je  n'ai  point  à  parler  ici  de  mes  preuves  ;  elles  sont  dans 
mes  thèses;  ni  du  soin  que  j'ai  mis  à  ces  recherches; 
mon  travail  lui-même  en  fera  foi.  Vous  m'engagez  à 
relire  Reid;  j'ai  été  élevé  dans  ses  doctrines,  et,  l'an  der- 
nier encore,  je  l'ai  analysé  tout  entier  de  ma  main^ 

Je  dois  seulement  me  défendre  contre  les  reproches 
généraux,  et  les  accusations  de  tendance;  non,  monsieur, 
je  ne  suis  ni  sceptique, ni  matérialiste,  non  plus  qu'Aris- 
tole,  non  plus  que  Leibnitz, qui  ont  été  les  guides  de  mes 

1.  Voir,  i».  249,  la  lettre  de  M.  Gariiicr  adressée  à  M. Victor  Le  Clerc. 

2.  Voir  [».  122,  note  5. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  261 

rocherclies,  et  les  premiers  auteurs  de  mes  solutions. 

Je  ne  doute  pas  plus  que  Reid  de  l'existence  du 
monde  extérieur.  Ma  thèse  admet  tous  ses  arguments. 
Le  premier  c'est  l'impossibilité  de  faire  autrement;  le 
second,  c'est  la  bonté  de  la  Cause  suprême  qui  n'a  pas 
voulu  nous  tromper;  le  troisième,  c'est  la  concordance 
des  événements  et  de  nos  croyances.  Les  deux  premiers 
sont  de  Descartes,  et  le  dernier  de  Leibnitz.  Il  n'y  a  rien 
à  y  changer,  et  je  n'y  change  rien.  Je  ne  fais  qu'en 
ajouter  un  quatrième.  En  étudiant  la  construction  de 
nos  représentations  illusoires,  je  montre  qu'elles  doi- 
vent nous  donner  la  même  connaissance  que  des  intui- 
tions vraies  et  directes;  je  prouve  que  la  nature  ne  nous 
trompe  que  pour  étendre  les  bornes  de  notre  esprit  et 
qu'elle  ne  nous  jette  dans  l'erreur  que  pour  nous  con- 
duire à  la  vérité.  Et  cette  preuve  donne  la  raison  de 
toutes  les  autres.  Elle  fait  voir  par  l'analyse  de  la  ma- 
chine pensante  la  nécessité  de  la  croyance,  la  bonté  de 
la  cause,  et  l'harmonie  des  croyances  et  des  événements. 

Quant  à  la  nature  de  l'âme,  j'ai  séparé  en  premier  la 
conscience  du  moi  sentant.  Seul,  il  est  attaché  au  sys- 
tème nerveux;  seul,  il  est  cette  âvreXé/^eta  du  corps  dont 
parle  Aristote.  La  conscience  qui  l'observe  n'a  ni  étendue 
ni  position  ;  elle  n'est  réunie  à  aucun  organe.  Les  spiri- 
tualistes  vont-ils  aussi  loin  que  moi  sur  cette  matière? 
—  Pour  le  moi  sentant,  j'avoue  que,  tout  en  le  distin- 
guant de  la  pure  matière,  je  l'unis  étroitement  au  corps. 
Mais  est-il  un  philosophe  qui  n'en  fasse  de  même? 
Quelqu'un  doute-t-il  que  les  altérations  des  nerfs  et  du 


2{)2  COnRESPO>^DAXCE 

cerveau  n'altèrent  la  faculté  de  sentir?  Y  a-t-il  un  spiri- 
tualiste,  sauf  Malebranche,  qui  croie  qu'après  la  destruc- 
lion  du  corps  on  puisse  encore  avoir  les  sensations  de 
froid,  de  chaud,  du  bleu,  du  rouge,  de  l'amer?  Chacun 
admet  que  l'âme  est  unie  au  corps.  Ma  thèse  dit  préci- 
sément en  quoi  et  jusqu'à  quel  point;  c'est  parce  qu'elle 
marque  la  jonction  qu'elle  peut  marquer  la  séparation; 
c'est  parce  que  je  dis  avec  Aristote  que  le  moi  sentant 
est  l'IvTsXs/eta  du  système  nerveux  que  je  puis  dire 
avec  Descartes  que  la  conscience  ou  pensée  pure  n'a 
rien  de  commun  avec  le  corps. 

Ces  explications  seront  développées  et  éclaircies,  si  la 
Faculté  m'accorde  l'honneur  de  soutenir  mes  thèses 
devant  elle.  Le  matérialisme  et  le  scepticisme  me 
semblent  non  une  doctrine,  mais  une  maladie,  non  un 
système,  mais  une  impuissance  de  système.  Il  suffit  de 
chercher  sérieusement  pour  ci'oire  à  la  vérité,  et  de 
vivre  en  soi-même  pour  croire  à  l'esprit. 

Peut-être  enfin  les  conséquences  de  ma  thèse  lui 
mériteront-elles  votre  indulgence?  Le  moi  sentant  est  le 
seul  objet  dans  l'univers  où  l'on  puisse  observer  direc- 
tement l'union  de  la  force  et  de  la  matière,  de  l'un  et  du 
multiple,  de  l'âme  et  du  corps.  C'est  là  le  grand  pro- 
blème des  sciences  naturelles,  et  pourtant,  condamnées 
à  n'apercevoir  que  le  dehors  et  l'apparence,  elles  ne 
peuvent  le  résoudre  que  par  des  conjectures  et  des 
hypothèses.  Car  les  sciences  physiques  et  naturelles  ne 
font  que  des  conjectures  parce  qu'elles  n'aperçoivent 
que  le  dehors  et  l'apparence  des  objets.  La  psychologie 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  265 

le  résout  expérimentalement,  onanalysantles  rapports  du 
système  nerveux  et  du  moi  sentant.  Le  moi  dans  ses  facul- 
tés inférieures  touche  au  monde  naturel]  qu'il  résume. 
En  l'étudiant,  on  étudie  l'abrégé  du  monde  naturel. 

Maintenant,  si,  comme  je  crois  l'avoir  prouvé,  nos 
idées  ne  sont  que  la  conscience  de  nos  représentations, 
il  est  clair  que  le  système  entier  de  nos  idées  dépend 
de  la  faculté  représentative.  Mais  les  désirs  naissent  des 
idées,  la  volonté  se  fixe  suivant  les  désirs,  et  les  actions 
obéissent  à  la  volonté.  Le  monde  moral  tout  entier 
dépend  donc  de  la  faculté  représentative,  c'est  donc  en 
la  décomposant  [qu']on  analyse  le  monde  moral  dans 
son  principe.  Ainsi  l'objet  dont  je  traite  plonge  à  la  fois 
dans  les  deux  mondes,  parce  qu'il  résume  l'un  et  déter- 
mine l'autre;  les  théories  qui  l'expliquent  remuent  la 
philosophie  tout  entière.  A  ce  titre,  peut-être,  une 
solution  nouvelle  de  la  question  n'est  pas  indigne  d'être 
mise  sous  les  yeux  de  la  Faculté. 

Je  serais  heureux,  Monsieur,  si  la  Faculté  daignait 
encourager  par  son  approbation  des  recherches  opiniâtres 
dont  je  lui  offre  une  partie  et  que  je  continuerai  sans 
doute  toute  ma  vie;  je  voudrais  en  vain,  selon  votre  con- 
seils chercher  dans  la  littérature  un  chemin  plus  facile 
et  un  avenir  plus  heureux;  il  me  faudra  une  longue 
expérience  pour  me  croire  entièrement  impropre  à  des 
études  que  j'aime  uniquement. 

Mon  grand  désir  est  de  passer  l'examen  avant  les 
vacances;  je  souhaiterais  vivement  de  recevoir  à  temps 

1.  Voir  p.  250. 


264  CORRESPONDANCE 

VOS  corrections,  pour  être  en  état,  si  vous  le  jugez  co 
venable,  de  me  présenter  au  mois  d'août. 

J'envoie  mes  deux  thèses  à  M.  le  Doyen  de  la  Faculté. 

Veuillez  agréer,  Monsieur,  les  sentiments  de  respect 
dans  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être  votre  obéissant  ser- 
viteur. 


A    SA   MERE 

r'Oitiers,  7  juin  1852 

Je  suis  allé  chez  le  recteur  qui  m'a  dit  que  rien  n'est 
changé  au  décret  sur  l'agrégation,  il  est  indépendant  de 
la  loi  qu'on  va  faire.  Ainsi,  pas  d'agrégalion  pour  moi 
cette  année.  Je  suis  donc  rejeté  sur  le  doctorat,  et  le 
recteur  d'ici  a  mes  thèses  pour  les  envoyer  au  Doyen  de 
Paris.  Rien  à  craindre.  Il  ne  s'agit  que  de  pure  science 
et  d'expériences  nouvelles.  L'examinateur,  dans  sa  lettre, 
me  reprochait  des  tendances  dangereuses,  j'ai  adouci  les 
endroits  scabreux  et  je  viens  de  lui  écrire^  une  lettre 
((  mielleuse  et  serpentine  »  comme  dirait  Sophie,  à  l'efTet 
de  lui  prouver  que  ma  thèse  est  parfaitement  vertueuse, 
composée  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  du  roi, 
et  qu'elle  a  précisément  des  tendances  contraii'es  à 
celles  qu'il  blâme.  Le  seul  danger  est  que  j'apporte  des 
idées  entièrement  neuves,  et  une  théorie  importante. 
Comprendront-ils?  Ne  s'efdiroucheront-ils  pas  de  cette 
invention  subite?  Là  est  la  question.  Je  t'écrirai  dès  que 
j'aurai  la  réponse. 

1.  Voir  l;i  lelli'c  précédente. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  205 

J'ai  prêté  fort  tranqiiilloment  les  serments,  cela  était 
dans  mes  opinions.  J'ai  refusé  d'adhérer  au  2  Décembre; 
l'action  était  injuste  et  illégale  et  violait  mon  grand 
dogme  de  ia  souveraineté  de  la  nation.  Maintenant  cet 
homme  a  un  pouvoir  légitime,  déféré  par  la  volonté 
universelle.  J'obéis  à  la  loi  comme  j'ai  désapprouvé 
l'usurpation  et  par  la  même  raison.  J'ai  la  plus  ferme 
intention  de  ne  pas  faire  de  propagande  contre  lui  et  de 
ne  prendre  part  à  aucune  conspiration.  Mon  serment  n'a 
fait  que  rendre  publique  et  officielle  la  plus  volontaire 
des  résolutions. 

Malheureusement,  plusieurs  de  mes  amis  n'ont  pas 
pensé  de  même.  M.  Libert,  et  M.  Magy*,  surveillant  à 
l'École,  ont  donné  leur  démission.  M.  Barthélemy- 
Saint-Hilaire,  à  qui  mon  oncle  m'avait  présenté,  M.  Si- 
mon%  M.  Despois%  M.  Barni'^,  M.  Bersot^,  beaucoup  de 

4.  Magy  (Jean-Baptiste),  philosophe,  ne  en  1822,  entré  à  l'École 
normale  en  1843,  surveillant  de  1848  à  1852,  mort  en  1887. 

2.  Lettre  de  M.  Jules  Simon  à  H.  Taine,  décembre  1851  :  «  Merci 
de  ce  que  vous  me  dites  d'affectueux.  Je  n'ai  pas  douté  un  instant 
que  vous  ne  fussiez  de  ceux  qui  verraient  avec  le  plus  de  peine 
ma  carrière  se  briser.  Je  puis  n'avoir  i)as  été  un  aussi  grand  phi- 
losophe que  ceux  de  mes  collègues  qui  ont  conservé  leur  chaire 
à  l'École  et  à  la  Sorbonne,  et  qui  se  plaignent  amèrement  aujour- 
d'hui que  je  les  ai  compromis  ;  mais  j'ai  la  conviction,  pendant 
dix-huit  années  d'enseignement,  d'avoir  toujours  élevé  et  de 
navoir  jamais  abaissé  les  esprits  et  les  caractères  de  mes  audi- 
teurs. Qu'ils  en  disent  autant,  s'ils  le  peuvent.  » 

5.  Despois  (Eugène-André),  httérateur,  né  en  1818,  entré  à 
l'École  normale  en  1858,  mort  en  1870. 

4.  Barni  (Jules-Romain),  philosophe,  né  en  1818,  entré  à  l'École 
normale  en  1857,  mort  en  1878. 

5.  Bersot  (Pierre-Ernest),  philosophe,  né  en  1818,  entré  à  TÉcolc 
normale  en  1850,  directeur  de  lÉcolc  de  1871  à  1880,  mort  en  1880. 


266  CORRESPONDANCE 

professeurs  d'histoire  et  de  philosophie  sont  supprimés  ; 
on  a  liuiché  les  plus  liantes  têtes.  Cela  fuit  du  vide, 
mais  l'avenir  n'est  pas  heau.  Si  je  suis  docteur,  pour- 
tant, cela  pourra  m'aidcr,  et  j'ai  en  vue  un  prix  à  l'Aca- 
démie des  sciences  morales'.  Si  j'avais  ces  deux  titres, 
je  pourrais  me  relever. 

Mon  ami  Prévost  a  le  prix  d'éloquence  à  l'Académie 
Française.  Cela  va  lui  ouvrir  les  journaux,  les  revues,  et 
commencer  sa  carrière  littéraire  :  il  arrivera,  plus  vite 
que  moi,  mais  chacun  aura  pris  le  sentier  qui  convient 
à  ses  goûts.  Le  travail  et  le  plaisir  des  découvertes 
scientifiques  me  consolent  de  tout.  Cela  fatigue,  mais 
cela  ne  laisse  penser  à  aucune  chose  triste;  je  suis 
moins  heureux  depuis  que  j'ai  fini  mes  thèses.  Je  pense 
à  notre  éloignement,  à  nos  rares  rencontres....  11  faut 
vivre  comme  moi  dans  la  science  abstraite,  pour  n'avoir 
pas  besoin  de  société.  Ceux  à  qui  cette  passion  manque 
rte  savent  que  faire;  mes  camarades  d'École  se  marient, 
ou  vont  au  café,  ou  sont  tristes  comme  des  oiseaux  en 
cage.  Quel  ])onheur  si,  pendant  que  je  vais  courir  la 
France,  vous  pouviez  vous  fixer  aux  Ardennes!  Ce  serait 
la  patrie,  et,  du  fond  de  mon  trou,  j'y  tournerais  tou- 
jours mes  regards. 

Mes  sœurs  ont-el'es  de  l'amour-propre  avec  leur 
frère?  Écrive'tt-'^"es  à  u'i  ami  uu  bien  à  un  professeur 
d'orthographe  et  de  français?  C'est  assez  d'être  pédant 
dans  ma  classe  et  d'en  porter  écrit  sur  mon  front  le 

1.  Voir,  p.  '257,  lellre  à  Prévost-Paradol.  M.  ïaiiie  renonçn  à  ce 
projet. 


L'ANNÉE  DE  rROFESSOPuM  207 

titre  officiel.  Que  mes  sœurs  du  moins  oublient  cette 
ridicule  robe  noire  et  ce  pot  carré  de  drap  froncé  dont 
on  enlaidit  ma  pauvre  personne.  Qu'elles  m'écrivent 
tout  ce  qui  leur  passera  par  la  tête,  visites,  musique, 
lectures,  conversations,  ce  qu'elles  sentent  de  la  cam- 
pagne, en  quoi  elles  changent,  en  quoi  elles  restent  les 
mêmes.  Mon  Dieu,  ne  posons  pas  les  uns  devant  les 
autres.  C'est  déjà  trop  de  la  comédie  du  monde.  Soyons 
libres  entre  nous. 

J'ai  quelquefois  des  rages  musicales.  Je  m'enferme  et 
j'improvise  des  morceaux  fantastiques  et  démoniaques, 
fort  ridicules  sans  doute  pour  la  composition  et  l'har- 
monie, mais  qui  expriment  ma  pensée  et  me  rendent 
heureux.  Or,  c'est  tout  ce  que  je  demande.  Le  piano  est 
un  instrument  magnifique,  la  vélocité  des  doigts  accu- 
mule les  notes  à  toutes  les  distances,  et  on  peut  jouer 
en  accords.  Des  grands  accords  des  deux  mains,  et  de 
tous  les  doigts  pendant  tout  un  morceau,  ont  une  majesté 
infinie,  et  rappellent  en  petit  la  grande  musique  des 
orgues  ou  celle  de  Meyerbeer. 

Je  vais- quelquefois  chez  deux  jeunes  gens  qui  font 
des  duos  de  flûte  et  qui  jouent  avec  goût.  Cela  est  doux 
et  suave,  et  assoupit  la  pensée,  comme  le  souffle  d'un 
vent  d'été. 

Puisque  je  parle  de  choses  pastorales,  je  vous  dirai 
que  je  suis  sorti  deux  fois  dans  la  campagne.  A  une  lieue 
de  Poitiers,  on  trouve  des  bois  et  des  prairies  solitaires. 
Qu'on  y  oublie  aisément  tout  le  reste!  Couché  sur 
l'herbe,  il  me  semblait  que  je  n'avais  qu'à  me  laisser 


^268  CORRESPONDANCE 

vivre,  que  je  n'avais  plus  ni  ambition  ni  soucis,  que 
tout  le  monde  pouvait  èlre  heureux,  conune  je  l'étais. 
La  campagne  est  un  opium  pour  les  cerveaux  tour 
mentes. 

Pourquoi  ne  m'enverriez-vous  pas  des  portraits  de 
votre  société?  La  mienne  est  assez  insipide,  sauf  M.  Sai- 
gey;  il  va  beaucoup  dans  le  monde.  Dois-je  y  aller 
pour  si  peu  de  temps?  Car  il  me  paraît  certain  que  je 
quitterai  laitiers  au  mois  de  septembre.  Et  que  dire? 
La  conversation,  me  dit  mon  ami,  ne  roule  que  sur  le 
tiers  et  le  quart,  et  sur  les  nouvelles  du  jour.  J'aurais 
à  peine  le  temps  de  me  mettre  au  fait  des  commérages, 
et  quand  je  les  saurais,  il  faudrait  partir.  Ajoutez  que 
si  ma  thèse  revient,  il  faudra  corriger  l'impression.  Je 
verrai  une  ou  deux  personnes  et  je  crois  bien  que  le 
reste  du  temps  je  resterai  chez  moi.  En  ordonnant  son 
temps  et  ses  occupations,  on  s'y  trouve  bien.  Ce  sont 
les  petits  plaisirs  qui  égaient  la  vie  :  une  tasse  de  café 
me  rend  heureux  pendant  deux  heures. 

Ma  chère  Ninette',  que  dites-vous  du  printemps? 
Votre  âme  de  peintre  n'est-elle  pas  ravie?  Je  ne  suis 
jamais  las  d'admirer  le  ciel  et  les  arbres  au  soleil,  après 
la  pluie.  Je  crois  que  j'aurais  été  paysagiste.  Il  me 
semble  que  tout  peut  prêter  à  un  tableau.  Les  endroits 
les  plus  vulgaires  deviennent  splendides  par  certaines 
échappées  de  soteil.  Tout  à  l'heure,  en  revenant,  j'ai  vu 
une  aflreuse  rue  pierreuse,  toilue  et  déserte,  peuplée 
de  froides,  ennuyeuses  et  décentc^s  maisons  bourgeoises. 

1.  Sa  sœur  Virginie. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  209 

Elle  était  coupéo  en  deux  par  la  lumière.  La  moitié  du 
ciel,  noire  et  cuivrée,  jetait  sur  le  commencement 
l'obscurité  et  des  reflets  métalliques,  et  l'autre  étincelait 
dans  la  plus  pure  blancheur.  Le  soleil  est  le  grand 
artiste;  je  conçois  que  des  hommes  comme  Rembrandt 
aient  passé  leur  vie  dans  l'amour  des  lumières,  et  des 
ombres.  Les  grandes  masses  de  couleurs  simples  ont  une 
âme,  et  il  suffit  de  les  regarder  pour  être  heureux. 

Je  vais  demain  (par  ordre)  à  la  confirmation.  L'évêque' 
la  donne  aux  enfants  du  collège  ;  on  dit  qu'il  est  orateur; 
cela  m'amusera  peut-être.  C'est  un  de  mes  élèves  (j'ai 
clioisi  le  mieux  noté  dans  les  conférences  religieuses), 
qui  lui  débitera  un  petit  discours,  corrigé  par  moi,  que 
j'ai  rendu  le  plus  court  et  le  moins  emphatique  que  j'ai 
pu.  —  L'aumônier  ne  voulait-il  pas  m'obliger  à  faire 
de  ma  main  une  ode  latine  ou  française,  que  j'aurais 
mise  dans  la  bouche  d'un  de  mes  jeunes  sansonnets? 
Tu  conçois  avec  quel  empressement  j'ai  rejeté  un  pareil 
licou.  Le  piquant  est  qu'il  voulait  une  ode  dithyrarn- 
bico-pindarico-galimatiaco-logique,  à  grand  orchestre, 
sur  la  sublimité  et  l'importance  actuelle  du  métier  de 
prêtre.  Il  s'adi'essait  bien.  C'est  assez  de  recevoir  des 
coups  de  bâton  sans  baiser  encore  la  trique. 

\.  M-r  rie. 


270  CORRESPONDANCE 

A    EDOUARD    DE    SUCKAU 

Poitiers,  15  juin  18Ô2 
Mein  Liebling,  la  faute  était  à  vous,  j'attendais  une 
réponse.  De  plus,  comme  vous  le  deviniez  fort  justement, 
j'accouchais.  Présentement  la  mère  et  les  deux  jumelles 
se  portent  bien.  Hélas,  mon  cher  ami,  souhaite-leur 
vie  et  prospérité.  Depuis  huit  jours,  elles  sont  remises 
au  recteur,  et  sans  doute  en  ce  moment,  entre  les 
griffes  patentées  de  M.  Garnier.  0  bon  et  adoré  Garnier, 
VXeco;  £(7X0)  X-/C  TTpaoç  ;  Sancte  Reid,  ora  pro  nobis.  Qu'ar- 
rivera-t-il,  mon  pauvre  bonhomme?  J'ai  joint  à  mes 
thèses  une  lettre  serpentine,  prouvant  que  j'ajoutais 
des  démonstrations  au  dogmatisme  et  au  spiritua- 
lisme. Mais  je  leur  dis  beaucoup  de  nouveautés.  Aussi 
je  me  hérisse  d'horreur,  et  j'attends  le  Jugement 
dernier,  comme  les  saints  qui  contemplent  la  face 
du  Très-Haut,  avec  tremblement.  Bonnet  carré,  robe 
doclorale,  diplôme  sur  parchemin,  il  me  semble  que 
celle  trinité  auguste  s'enfuit  devant  mes  yeux,  en  me 
(Usant  :  Je  ne  reviendrai  pas.  Mon  Ed.,  je  lis  la  Philosophie 
de  niistoire  de  Hegel  pour  me  distraire. 

Je  ne  sais  que  le  dire  de  mes  conchisions;  aucun 
moyen  de  t'abréger  en  une  page  100  feuilles  écrites  en 
style  de  Code  civil.  Cependant  voici  quelques  points  : 
1^'  l'âme  en  tant  que  sentante,  non  en  tant  que  conscience, 
est  l'âvTsXé/eta  du  système  nerveux,  étendue,  indi- 
visible. 2"  Les  sensations  sont  les  modifications  du  moi 
dans  les  nerfs.  Des  modifications  analogues  aux  sensa- 


L'ANNÉE  DE  TRÛFESSORAT  271 

lions  se  produisent  dans  le  cerveau  pendant  la  sensation 
et  se  reproduisent  apr«3s  sous  le  nom  d'images.  5°  La 
conscience,  par  un  système  d'illusion  naturelle  et 
d'abstractions  involontaires,  aperçoit  dans  le  moi  indi- 
viduel présent,  le  passé,  l'avenir,  le  non-moi,  l'universel. 
4°  Le  tout  forme  une  faculté  unique,  la  faculté  repré- 
sentative, et  résout  le  problème  suivant  :  étant  donné 
une  conscience,  étendre  sa  portée  et  outrepasser  ses 
limites,  en  lui  faisant  connaître  le  passé,  l'avenir,  le 
non-moi,  l'universel.  —  A  mon  avis,  la  machine  qui 
résout  la  question  est  d'une  simplicité  et  d'une  compli- 
cation magnifique,  et  prouve  invinciblement  que  la 
nature  tend  à  la  science. 

Et  vous,  Monsieur,  qui  avez  la  prétention  de  m'écrire 
une  lettre,  que  sais-je  de  vos  idées?  Vous  êtes  un  avare, 
un  sultan,  un  Gobseck.  Allons,  vite,  levez  le  voile, 
montrez  vos  belles  inconnues  et  vos  méfaits  philo- 
sophiques. 

Tum  Victor  madido  prosilias  tore 

Nocturni  referens  prselii  vulnera. 

Comment  trouves-tu  assez  d'eau  de  roses,  de  petit 
lait,  de  parfums  catholiques  pour  déguiser  l'odeur  péné- 
trante de  cette  liberté  spinozique  que  tu  vas  servir,  infor- 
tuné convive,  au  banquet  des  Sorbonniens.  Ah  !  mon 
ami,  la  tapinaudière  des  chats  fourrés!  Allons,  des 
détails,  et  tout  au  moins  tes  grosses  formules.  J'attends 
dansun  mois  mes  thèses.  Il  paraît  qu'ils  mettent  un  temps 
infini  à  les  tourner,  retourner,  gratter,  écorcher,  etc. 
Puis  trois  semaines  d'impression.  Après  quoi,  je  tombe 


272  CORRESPONDANCE 

dans  tes  bras  à  Paris,  et  je  pose  avec  toi  le  laurier  acadé- 
mique sur  le  front  d'Anatole  ('). 

Je  t'écris  des  folies.  Ceci  me  donne  l'occasion  de  te 
consulter,  psychologue,  sur  un  fait  psychologique  per- 
sonnel. Que  dis-tu  de  l'étrange  contradiction  où  je  me 
trouve?  J'espérais  me  refroidir  en  province,  je  suis  au 
régime  des  abstractions  les  plus  pures;  rivTsXeyeta, 
les  images,  les  représentations  n'ont  rien  d'échauffant, 
il  me  semble  que  je  devrais  cesser  d'être  un  homme  et 
devenir  une  pure  idée.  Eh  bien,  non,  mon  ami.  Je  viens 
de  lire  les  Compagnons  du  tour  de  France,  de  George 
Sand,  et  mon  âme  est  toule  en  éruption.  11  se  fait  un 
bouillonnement  physique  et  moral  dans  mon  cerveau  et 
dans  mon  cœur,  dont  je  n'avais  pas  d'idée.  Et  cela 
m'arrive  sans  cesse.  Quelle  est  cette  fontaine  vive  de 
passions  de  tous  genres  qui  s'est  ouverte  en  moi-même? 
Pourquoi  celte  manière  brusque,  ce  langage  précipité, 
cette  parole  exaltée?  D'où  vient  que  je  suis  obligé  de  ne 
lire  aucun  journal,  d'éviter  toute  conversation  religieuse 
et  politique,  de  peur  de  m'échapper?  Pourquoi  à  chaque 
instant,  est-ce  que  je  sens  l'animal  fougueux  et  aveugle 
tirer  la  bride  au  moindre  prétexte  et  bondir  en  avant? 
Il  y  a  des  jours  où  je  me  battrais  volontiers,  et  où  je 
sens  le  besoin  de  donner  quelque  coup  de  poing  spiri- 
tuel ou  corporel.  Quelle  diable  de  bête  s'est  éveillée  ou 
réveillée  en  moi?  La  connais-tu?  Elle  m'ennuie  fort. 
Envoie-moi,  si  tu  peux,  son  acte  de  naissance.  Mon  bon 

1.  Prévost-Paradol,  dojit  l'Éloge  de  Beniardiii  de  Saint-Pierre 
venait  d'être  couronné. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  273 

bonhomme,   que  j'ai   souvent   besoin   de  tes  lénitifs! 

Tout  respire,  en  Esllier,  l'innocence  et  la  paix, 
Du  chagrin  le  plus  noir  elle  écarte  les  ombres, 
Et  fait  des  jours  sereins  de  mes  jours  les  plus  sombres*. 

Sérieusement,  en  ce  moment,  si  tu  étais  ici,  je  sau- 
terais avec  toi  comme  une  chèvre,  et  maintenant  même 
je  danse  une  foule  de  sarabandes  intérieures.  Monsieur, 
c'est  un  petit  reste  de  ce  matin,  un  effet  de  George  Sand. 


A   PREVOST-PARADOL 

Poitiers,  20  juin  1852 

Mon  cher  Prévost,  non  seulement  je  te  permets,  mais  je 
t'engage  instamment  à  parlera  M.  Garnier  ^  J'espère  qu'il 
a  reçu  ma  thèse.  Elle  a  été  envoyée  au  recteur  de  Paris, 
avec  des  lettres  pour  M.  Garnier  et  M.  Le  Clerc,  et  j'ima- 
gine que  le  tout  a  été  remis,  sans  cependant  en  avoir  de 
preuve.  Surtout  si  tu  as  quelque  autorité  surM.  Garniei", 
obtiens  que  mes  thèses  (s'il  les  accepte)  me  soient  ren- 
voyées à  la  fin  de  juillet.  Il  faut  quinze  jours  pour  im- 
primer, dix  jours  de  préalable  entre  les  mains  des 
juges.  Ce  serait  tout  au  plus  si  je  pouvais  passer  avant 
les  vacances,  et  j'y  tiens  fort. 

Tu  prends  la  déplorable  habitude  d'écarter  les  lignes 
à  six  pieds  de  distance  les  unes  des  autres,  et  de  faire 

1.  Racine,  Esther,  acte  II,  scène  vu. 

2.  Gréard,  iY><<i.,  p.  195  :  «  Si  tu  le  permettais,  je  parlerais  bien 
à  M.  Garnier  et  je  serais  au  courant.  C'est  un  homme  très  ai- 
mable. '') 


tl.    TAINE.    —   CORRESPONDANCE, 


18 


274  CORRESPONDANCE 

chaque  lottre  hniito  comme  une  maison.  Ce  qui  fait  que 
tes  épîtres  sont  d'une  brièveté  fâcheuse,  et  que  mon 
Prévost  me  manque  presque  tout  à  fait.  Je  ne  sais  ce 
qu'il  fait.  Va-t-il  dans  le  monde,  dans  le  grand  monde 
universitaire,  puisqu'il  rencontre  M.  Garnier  chez  les 
dames  7  Où  en  est-il  de  son  histoire?  Je  viens  de  lire  la 
Philosophie  de  V Histoire  de  Hegel,  et  c'est  une  belle 
chose,  quoique  trop  hypothétique,  et  pas  assez  précise. 
Je  rumine  de  plus  en  plus  cette  grande  pâtée  philo- 
sophique, dont  je  t'ai  touché  un  mot,  et  qui  consiste- 
rait à  faire  de  l'histoire  une  science,  en  lui  donnant 
comme  au  monde  organique  une  anatomie  et  une  phy- 
siologie. 

Qu'est-ce  cette  peine  qui  t'a  rendu  malade*?  Si  je 
suis  indiscret,  gronde-moi,  quoique,  à  vrai  dire,  il  y 
ait  peu  de  questions  entre  nous  qui  soient  des  indis- 
crétions. —  Enfin  je  ne  te  vois  pas,  je  ne  sais  pas 
ton  intérieur,  tu  t'enfonces  dans  un  nuage,  tu  deviens 
un  mythe.  Es-tu  par  hasard  resté  à  Pékin,  ou  â  Bombay? 
Es-tu  mandarin  ou  fakir?  Tu  m'oublies,  mon  cher,  et 
dans  quelques  années  d'ici,  nous  signerons  nos  lettres  : 
J'ai  l'honneur  d'être,  Monsieur,  votre  très  humble  et 
très  dévoué  serviteur. 

Imagine-toi  que  j'ai  fait  toutes  sortes  d'efforts  ici  pour 
me  procurer  la  Revue  de  l Académie  des  sciences  mo- 
rales, où  est  cette  question  du  sommeil.  Aucun  moyen 
de  la   trouver.  Te  voilà  ma  seule  ressource,  et  con- 

1.  Prévost-Paradol,  ibid.,  p.  195  :  «  Je  viens  d'être  un  peu  ma- 
lade, uioitié  du  temps,  et  moitié  dune  vive  contrariété.  » 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  275 

damné  à  me  la  transcrire.  Tu  vois  que  les  lauriers  de 
Miltiade  ne  me  laissent  pas  dormir. 

Si  tu  sais  aussi  l'adresse  de  M.  Magy,  lu  me  la  don- 
neras; après  sa  destitution,  je  lui  dois  au  moins  une 
lettre.  N'as-tu  rien  appris  sur  la  cause  qui  a  éloigné 
Planât  de  V Illustration  et  sur  ses  moyejis  de  vivre? 

Pourquoi  ne  ferais-tu  pas  Duclos^?  Personne  n'y  a 
touché  que  je  sache,  et  l'Académie  ne  l'a  pas  proposé  en 
prix.  Tu  es  alléché  du  côté  des  portraits,  comme  ce  bon 
La  Guéronnière,  et  tu  veux  battre  la  Sorbonne  avec  les 
mêmes  armes  que  l'Académie. 

Edmond  ^  vient  de  faire  un  voyage  en  Morée,  il 
l'écrit.  Son  ambassadeur  suit  les  processions  un  cierge 
à  la  main,  un  des  attachés  est  secrétaire  de  M.  de  Mon- 
talembert,  un  autre  vient  de  faire  le  pèlerinage  de 
Rome;  et  s'est  fait  dominicain  au  retour.  Il  n'y  a  que  des 
§^uenons  à  Athènes,  mais  en  Morée  les  formes  sont  magni- 
fiques. Malheureusement  les  beautés  sont  crasseuses.  — 
Francisque^  remue  une  thèse  sur  Macrobe  (quel  sujet!) 
et  fraternise  avec  Dottain^.  —  Quinot^  est  heureux 
comme  un  lézard  à  Alger,  et  travaille  depuis  six  mois 
à  vouloir  songer  à  apprendre  l'arabe.  Edouard^  dis- 

1.  Prévost-Paradol  avait  consulté  M.  Taine  sur  un  sujet  de 
thèse.  Ibid.,  p.  195  :  «  Je  veux  :  i°  La  littérature  française;  2'' L'n 
homme  ;  5°  Le  xvni*  siècle  ;  4"  Que  ce  soit  court.  »  La  thèse  de 
Prévost-Paradol  est  sur  un  sujet  historique  :  Elisabeth  et  Henri  IV. 

2.  About.  —  3.  Sarcey.  Il  ne  soutint  pas  sa  thèse. 

4.  Dottain  (Ernest  Marie-François),  né  en  1827,  entré  à  l'École 
normale  en  1847,  rédacteur  au  Journal  des  Débats  de  18t)4  à  1880, 
mort  en  1880. 

5.  Voir  p.  113. 
G.  E.  de  Suckau. 


276  CORRESPONDANCE 

serfe  intérieurement  sur  la  liberté.  —  Pourquoi  as-lu 
dit  à  M.  Simon  que  j'avais  envoyé  mes  thèses  à  M.  Gar- 
nier?  J'ai  écrit  au  Doyen*,  qui  m'a  renvoyé  une  con- 
sultation de  M.  Garnier^ 

Puisque  tu  es  l'ami  de  M.  Gérusez,  rappelle-lui  que 
je  suis  son  pays  ^.  Je  vais  tâcher  de  lire  la  Revue  de 
nnstruction  publique.  Depuis  quatre  mois,  je  ne  m'oc- 
cupe plus  de  politique,  ni  d'aucune  a fîa ire  présente. 

Ici  rien  :  des  rêveries  et  du  travail. 

Parle  à  M.  Garnier. 

A  toi. 


M      ADOLPHE    GARNIER    A    II.    TAINE  * 

Paris,  22  juin  1852 
J'ai  lu,  Monsieur,  avec  la  plus  grande  attention  les  deux 
thèses  que  vous  venez  de  remettre  à  M.  le  Doyen.  Ce  n'esl 
pas  dans  une  lettre  que  je  puis  combattre  vos  assertions  : 
«  Qu'en  croyant  connaître  l'extérieur,  nous  ne  connaissons 
que  nous-mêmes;  que  cependant  cette  erreur  se  trouve 
conforme  à  la  vérité  )),  comme  si,  dans  votre  hypothèse, 
vous  aviez  des  moyens  de  connaître  la  vérité;  «  que  les 
sens  nous  trompent,  et  que  par  conséquent  leur  connais- 
sance n'est  pas  directe;,  etc.,  etc..  ».  Tout  cek  serait 
matière  de  discussion  à  la  soutenance  de  votre  thèse,  mais 

1.  M.  Victor  Le  Clerc. 

2.  Voir  p.  2W. 

3.  M.  Gérusez  était  de  Reims,  comme  la  famille  maternelle  de 
M.  Taine.  Prévost-Paradol  venait  d'écrire  un  article  sur  lui  dans 
la  Revue  de  l'Instruction  pubtique. 

4.  Cette  lettre  n'est  parvenue  à  Poitiers  qu'après  l'envoi  de  la 
lettre  précédente. 


3 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  277 

ce  que  je  i)e  crois  pas  possible  de  vous  laisser  soutenir 
devant  la  Faculté,  surtout  dans  les  circonstances  présentes 
où  les  ennemis  de  la  philosophie  la  surveillent  de  si  près 
et  au  besoin  la  calomnient,  c'est  «  qu'il  y  a  un  moi  étendu, 
long,  large,  roi>d,  carré,  etc.  ».  Comme  cetle  opinion  que 
je  viens  d'émettre  tend  à  vous  faire  perdre  le  fruit  d'un 
long  travail  (car  votre  thèse  latine  n'est  que  la  continua- 
tion de  la  thèse  française  et  doit  en  partager  le  sort),  je 
ne  veux  pas  prendre  sur  moi  seul  la  responsabitité  de  la 
décision,  et  vais  prier  M.  le  Doyen  de  consulter  à  ce  sujet 
M.  Damiron,  et  M.  Saissct  cjiii  a  été  votre  maître  à  l'École 
normale,  et  qui  vous  porte  toute  l'amitié  que  méritent  vos 
qualités  d'ailleurs  si  distinguées. 

Je  souhaite  vivement  que  leur  impression  diffère  de  la 
mienne,  et  vous  prie  de  recevoir  les  compliments  tout  par 
ticuliers  de  votre  dévoué  serviteur, 

Adolpue  Gaunieu. 


A   MADEMOISELLE    SOPHIE    TAINE 

Poitiers,  22  juin  1852 

xV  genoux,  les  mains  jointes,  les  yeux  baissés,  je 
baise  humblement,  Mademoiselle,  le  bord  de  votre  robe, 
et  suis  prêt  à  toutes  les  génuflexions,  soumissions, 
prosternements,  adorations  possibles  pour  délier  votre 
langue  muette  et  vou»  mettre  une  plume  entre  les 
doigts. 

Il  a  fallu  une  sommation  d'huissier  pour  arracher  une 
lettre  à  votre  vénérable  sœur.  Serez-vous  plus  récalci- 
trante, et  qui  donc  vous  empêche,  pendant  vos  longues 
journées  ennuyées,  de  dire  à   votre  ami   vos  pensées 


278  CORRESPONDANCE 

solitaires?  Les  meilleurs  fruits  se  gâtent  quand  on  les 
tient  enfermés.  Et,  au  fond,  y  a-t-il  un  bonheur  dans  la 
vie,  excepté  les  causeries? 

Peut-être  maintenant  en  ai-je  moins  besoin  qu'un 
autre  :  le  monde  où  je  vis  est  si  abstrait  et  si  peu 
fréquenté  que  j'ai  dû  renoncer  à  y  trouver  de  la  com- 
pagnie. Mais  toutes  les  fois  que  je  le  quitte,  quand  je 
me  retrouve  seul  sur  ma  chaise,  ou  que  le  soir  je  suis 
au  piano,  nos  soirées  me  reviennent  en  mémoire  et  j'ai 
besoin  de  causer  avec  vous.  Ma  pauvre  enfant,  cela 
reviendra-t-il  jamais? 

Comme  on  voit  tout  couleur  de  rose  quand  on  est 
jeune  !  Je  ne  sais  pas  d'idée  plus  vraie  que  le  mot  de 
Chateaubriand  :  «  Si  je  croyais  encore  au  bonheur,  je 
le  chercherais  dans  l'habitude.  »  Distribuer  ses  heures 
de  manière  à  les  trouver  toujours  occupées,  travailler 
d'une  façon  suivie,  même  à  une  œuvre  ingrate,  conduire 
un  ménage,  faire  un  métier,  voilà  en  somme  la  vie 
heureuse.  Triste  bonheur,  n'est-ce  pas?  mais  le  seul  qu'il 
y  ait.  Je  l'ai  éprouvé,  à  mon  grand  étonnement,  quand 
j'ai  recopié  ma  thèse.  Cela  me  faisait  horreur  d'abord. 
Quoi!  150  pages  à  transcrire,  ôtant  ou  ajoutant  des 
bouts  d'idées  et  de  phrases.  Plus  d'invention,  un  travail 
de  ravaudeur!  Je  m'y  suis  mis  par  nécessité  et  j'y  suis 
resté  avec  plaisir.  A  chaque  instant,  il  fallait  un  effort 
pour  éclairer  ou  corriger  un  passage.  Cela  ôtait  l'ennui, 
et  le  succès  donnait  une  joie.  Puis  l'œuvre  avançait, 
conmie  un  enfant  qui  grandit,  comme  une  fortune  qui 
s'accroit,  et  j'étais  heureux   de  ce  progrès  insensible. 


LANNÉE  DE  PROFESSORAT  279 

Nous  avons  eu  tort  de  mépriser  cette  vie  régulière  et 
mécanique.  Je  trouve  même  quelquefois  un  plaisir  et 
toujours  une  distraction  à  corriger  les  affreuses  sottises 
de  la  troupe  de  dindons  dont  je  suis  le  gardien. 

S'occuper,  poursuivre  constamment  un  but  quel- 
conque dont  on  approche  avec  lenteur,  c'est  la  vie 
saine,  le  reste  est  une  maladie.  Ma  science  me  dit  que 
les  grandes  joies  et  les  grandes  passions  ne  sont  que 
des  excès,  des  changements,  des  renversements,  que  par 
conséquent  un  homme  qui  en  aurait  beaucoup  cesserait 
de  pouvoir  agir,  de  pouvoir  sentir  et  de  vivre.  Cela  est 
triste  et  vrai.  Il  n'y  a  au  monde  que  deux  régimes, 
l'opium,  l'ivresse,  l'extase,  l'alanguissement,  la  maladie, 
la  mort.  — Et  le  bouilli,  la  monotonie,  l'ennui  peut-être, 
et  la  santé.  Sur  cette  prose,  un  peu  de  poésie,  quelques 
fleurs  auprès  de  ces  plats  fades;  les  arts,  des  causeries, 
la  campagne,  à  côté  de  l'insipidité  journalière  du  métier, 
du  ménage,  de  la  recherche.  Je  ne  vois  rien  au  delà. 
Comme  la  pratique  des  choses  change  un  homme, 
n'est-ce  pas?  Et  que  ce  que  je  dis  est  perruque  et  pro- 
vincial! Hélas,  ma  chère,  j'ai  perdu  les  lunettes  roses 
avec  lesquelles  je  voyais  les  choses,  et  maintenant  que 
je  regarde  le  monde  avec  des  yeux  libres,  tout  me  paraît 
noir  ou  gris. 

Rien  encore  de  ma  thèse,  je  ne  sais  même  si  l'on  me 
rendra  réponse  avant  le  mois  d'août.  En  tout  cas,  la 
distribution  ici  est  le  10  et  la  Faculté  vaque  le  50.  Je 
ne  pourrai  et  ne  devrai  donc  rester  à  Paris  que  du 
10  août  au  50,  à  moins  que  vous  n'y  vouliez  passer  les 


280  CORRESPONDANCE 

vacances,  auquel  cas  j'aurai  l'honneur  et  le  bonheur 
d'être  votre  resnectueux  chevalier. 


A    EDOUARD    DE    SUCKAU 

Poitiers,  27  juin  1852 
Mon  pauvre  bonhomme,  n'ébruite  ce  que  je  vais  te 
(lire  que  quand  l'affaire  sera  définitivement  décidée. 
M.  Garnier  vient  de  me  répondre  que  mes  thèses  sont 
scandaleuses,  que  le  moi  étendu  est  une  hérésie,  mais 
qu'avant  de  me  refuser  il  soumet  la  chose  au  jugement 
de  MM.  Saisset  etDamiron.  J'écris  à  M.  Saisset  une  lettre 
polie  mais  très  vive,  où  je  lui  représente  que  la  Faculté 
imprime  sur  les  thèses  qu'elle  n'approuve  ni  ne  blâme  ; 
que,  par  conséquent,  je  ne  puis  la  compromettre*  on 
rien;  que,  d'ailleurs,  je  ne  fais  que  développer  une  phrase 
d'Aristote  et  une  phrase  de  Leibnitz,  que  tous  les  précé- 
dents sont  en  ma  faveur,  que,  d'ailleurs,  j'ai  dit  expres- 
sément que  le  moi  sentant  seul  est  étendu,  et  prouvé 
que  la  conscience  est  sans  position  ni  étendue,  qu'elle 
n'est  attachée  à  aucun  organe,  ce  qui  est  la  propre 
doctrine  de  Descartes,  qu'enfin  il  serait  inouï  à  la  Sor- 
bonne  de  fermer  la  bouche  à  Descartes,  Leibnitz  et 
Aristote.  Je  conclus  en  proposant  toutes  les  corrections 
qui  n'altéreraient  pas  le  fond  de  ma  pensée.  Là-dessus, 
j'attends  une  réponse,  mais  je  n'espère  guère.  Ce  sont 
des  poltrons  intolérants,  et  il  n'y  a  rien  de  pis  que  des 

1.  Ycir  la  leLl.rc  de  M.  Garnier,  p.  270. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  281 

lièvres  inquisiteurs*.  S'ils  me  rejettent,  je  connais  ici 
à  la  Faculté  M.  Berlereau,  professeur  de  philosophie, 
je  tâcherai  de  passer.  Docteur  à  Poitiers  ou  à  Paris,  que 
j'aie  le  titre,  peu  m'importe,  pourvu  que  je  cesse  d'avoir 
affaire  à  cette   bande  d'oiseaux  trembleurs.    Voilà   le 
second  orage  qui  me  tombe  sur  le  dos,  pour  n'avoir  pu 
me  résoudre    à  la  banalité  officielle.    Cette  année  est 
malheureuse  :  agrégation  manquée,  agrégation  de  phi- 
losophie supprimée,  agrégation  de  littérature  préparée 
puis  supprimée,  doctorat  presque  perdu.  Je  me  casse  le 
nez  contre  toutes  les  portes.  Comment  faire?  Je  n'avais 
pas  d'autre  sujet  de  philosophie.  Rien  en  histoire,  hors 
l'Allemagne,  et  c'était  monter  sur  le  bûcher.  En  dogme, 
je  suis  partout  bon  à  pendre  et  ce  que  j'avais  choisi 
me  semble  encore  le  moins  périlleux.  —  Au  diable!  Je  te 
dirai  mon  affaire  quand  j'aurai  une  réponse.  Écris-moi 
pour  me  consoler.  Je  me  console  moi-même  en  pen- 
sant que  ma  thèse  me  reste.  C'est  le  commencement 
d'une  grande  machine  que  je  médite,  et,  sérieusement, 
je  la  crois  nouvelle  et  bonne.  J'oublie  en   ce  moment 
mes  ennuis,  en  travaillant  aune  Théorie  de  l'Intelligence. 
Je  plane  dans  les  espaces  ;  la  terre  est  si  mauvaise  qu'il 
faut  s'envoler  au  ciel. 

Mais,  mon  cher  ami,  que  faites-vous?  Certes,  ce  n'est 
point  pour  le    doctorat  ^    que    vous  distillez  le  petit 

1.  Voir,  p.  128,  note  2,  les  détails  sur  rcxamen  d'agrégation  et 
l'extrait  d'une  lettre  de  M.  Jules  Simon;  ibiiL,  p.  2(35,  note  2,  et 
280,  note  2. 

2.  M.  de  Suckau  préparait  une  thèse  sur  la  Liberté  à  laquelle 
il  renonça  après  l'échec  de  M.  Tainc 


282  CORRESPONDANCE 

précipité  chimique  dont  les  trois  substances  compo- 
santes sont  Jésus-Christ,  Hegel  et  Spinoza.  Ton  travail 
s'est  transformé  sous  ta  main.  J'attendais  une  Théorie 
de  la  Détermination  humaine,  et  il  me  paraît  que  tu 
fais  un  traité  De  omni  re  scibili  et  quibusdam  aliis  ; 
cette  théorie  que  l'homme  est  Dieu  et  qu'il  faut  de  plus 
en  plus  le  substituera  Dieu,  est-ce  une  morale?  Envoie- 
moi  ton  titre,  et  dis-moi  dans  quel  cadre  de  la  science  tu 
places  ton  tableau.  Tu  attendras  sans  doute  la  prochaine 
révolution  pour  publier  cette  horreur  allemande  et, 
selon  les  vraisemblances,  tu  attendras  longtemps.  Car 
tu  veux,  dis-tu,  être  clair  et  populaire,  et  sortir  des 
abstractions  dont  l'élévation  te  dissimulerait.  Mon  cher, 
ce  sont  précisément  les  vulgarisateurs  qu'on  brûle;  on 
peut  tolérer  encore  les  innocents  cerveaux  qui  ne  font 
de  bieii  qu'à  eux-mêmes;  les  autres,  non.  Hegel  n'a 
duré  qu'en  jouant  une  parade  chrétienne  devant  son 
théâtre  philosophique,  en  dénaturant  le  dogme  pour 
l'accommoder  à  sa  science,  en  disant  par  exemple 
que  la  religion  est  vraie  parce  qu'elle  a  proclamé  un 
Dieu-homme  et  que  l'homme  est  Dieu.  Si  je  me  sauve 
à  la  Faculté,  ce  sera  en  tambourinant  sur  Descartes  et 
Aristote,  en  écrasant  les  matérialistes  atomistes,  en 
préchant  la  spiritualité  et  en  déguisant  la  mortalité. 
Pensons  pour  nous,  faisons  comme  Leibnitz,  qui  tirait 
quinze  exemplaires  d'un  de  ses  travaux  et  les  envoyait 
à  ses  amis.  Laissons  les  imbéciles,  c'est-à-dire  tout 
le  monde,  suivre  la  pente  naturelle,  et  nous  rejoindre 
dans  trois  mille  ans  d'ici.  Tous  les  coups  d'épaule  que 


L'ANNÉE  DE  PROFESSOl'.AT  285 

tu  voudras  donner  à  leur  pesant  chariot  ne  le  feront 
pas  avancer  d'une  ligne.  Parlons  aux  esprits  qui  veu- 
lent et  qui  peuvent,  et  pour  crier  tout  haut,  attendons 
des  temps  meilleurs.  ïu  vas  être  à  Paris  dans  quelques 
jours.  Si  ma  thèse  y  est  encore,  Hs-la.  Mais,  mon  cher 
Ed.,  oserai-je  vous  faire  une  demande?  Vous  allez  être 
trois  mois  dans  la  famille  et  la  capitale.  Serez-vous  assez 
aimable  pour  en  distraire  huit  jours  et  prendre  avec 
moi  votre  volée  dans  les  Ardennes,  où  je  vous  mon- 
trerai mes  ruisseaux  et  mes  bois  ?  Ce  sera  le  seul 
moyen  de  bavarder  ensemble.  Nous  causerons  bien  un 
peu  à  Paris,  mais  je  voudrais  vous  avoir  à  moi.  N'est-ce 
pas,  dis? 

Prévost  écrit  dans  [Instruction  publique  ;  j'ai  peur 
qu'il  ne  s'enfonce  dans  la  phrase  académique,  ses 
articles  ne  sont  pas  assez  amusants.  Mais  il  loue  Géru- 
sez,  gagne  de  l'importance  et  des  amis.  Un  jour,  nous 
irons  applaudir  son  discours  de  réception  à  l'Aca- 
démie. 

Edmond  a  fait  le  tour  de  la  Morée  et  trouve  le  vide  à 
Athènes.  Il  écrit  son  voyage  et  dit  qu'il  a  éprouvé  pour 
la  première  fois  le  sentiment  du  beau. 

Ici,  rien;  je  suis  un  peu  las,  mais  je  travaille.  Mon 
piano  est  assez  bon,  et  j'ai  un  divan.  Mon  plus  grand 
plaisir  est  un  polytechnicien,  ancien  camarade  de  col- 
lège, spirituel  et  ouvert  aux  idées.  Mais  toi,  pauvre  Ed., 
cher  Ed.,  quand  t'aurai-je?  Si  nous  pouvions  aller  dans  la 
môme  ville!  Cela  est  possible,  je  désire  maintenant 
rester  en  littérature.  D'ici  à  quelque  temps,  il  me  serait 


284  CORRESPONDANCE 

impossible  d'enseigner  la  philosophie.  La  gangrène  hé- 
rétique croit  en  moi  tous  les  jours.  Et  toi? 

Ma  thèse  latine  est  sur  la  Perception  extérieure. 


A   SA    MERE 

Poitiers,  6  jaillet  1852 

Où  et  comment  achèverai-je l'année?  Je  n'en  sais  rien 
encore  ;  j'ai  reçu  la  réponse  de  Paris  et  l'on  me  fait  des 
difficultés  sur  les  conclusions  de  ma  thèse  ;  je  n'aurai 
une  décision  complète  que  lorsque  deux  autres  profes- 
seurs auront  été  consultés  :  l'un  est  M.  Saisset,  mon 
ancien  maître.  Je  lui  écris  une  lettre  très  polie,  mais 
très  vive,  lui  représentant  que  celles  de  mes  idées  qu'il 
trouve  dangereuses  sont  déjà  dans  les  philosophes  les 
plus  accrédités,  que  j'ai  satisfait  à  tout  le  règlement  du 
doctorat,  que  j'envoie  deux  théories  entièrement  origi- 
nales et  qui  résolvent  deux  difficultés  déclarées  jusqu'a- 
lors inexplicables,  surtout  que  la  Faculté  déclare  entête 
des  thèses  qu'elle  n'approuve  ni  ne  blâme  les  opinions 
des  candidats  ;  que  par  conséquent,  sa  responsabilité  est 
à  couvert,  etc.  S'ils  me  rejettent,  j'ai  ici  une  porte  :  je 
connais  M.  Bertcreau,  professeur  à  la  Faculté  de  Poi- 
tiers, et  peut-être  parviendrai-je  à  passer!  Mais  tout  cela 
est  encore  incertain,  et  sitôt  que  je  saurai  à  quoi  m'en 
tenir,  sois  sûre  que  tu  en  auras  la  première  nouvelle. 

Faire  son  chemin  est  bien  difficile,  n'est-ce  pas?  Je 
me  souviens  en  ce  moment  d'une  grande  maxime  que 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  285 

nous  lisions  l'an  dernier  dans  Stendhal  *  :  «  Sous  un 
gouvernenienl  absolu,  la  première  condition  pour  réus- 
sir est  de  n'avoir  ni  enthousiasme  ni  esprit.  ))  J'admire 
ici  de  bon  cœur  nos  grands  hommes  administratifs.  Le 
recteur  est  un  ancien  professeur  de  grammaire,  sec, 
étroit,  pédant,  dogmatique,  vrai  rouage  qui  grince  et 
qui  grogne,  et  voudrait  que  j'employasse  ma  classe  à 
corriger  les  fautes  de  ponctuation.  —  Le  proviseur  a  la 
même  origine,  mais  ce  n'est  qu'une  pâte  molle,  un 
tampon  de  coton  ou  de  laine  qui  n'est  rien  par  lui- 
même  et  cède  à  toutes  les  impressions  sans  en  garder 
une  seule.  — Plus  je  vis  et  plus  j'abaisse  le  niveau  où  ma 
pensée  élevait  les  hommes,  et  je  crois  que  j'aurai  encore 
à  baisser  bien  fort  ma  mesure  pour  arriver  à  leur  juste 
hauteur. 

Je  travaille  néanmoins  à  une  chose  qui  dans  quelques 
années  pourra  former  un  ouvrage  ^.  C'est  là  ma  vie, 
mon  refuge,  et  peut-être  mon  avenir.  —  Je  n'ai  guère 
de  chances  favorables  dans  le  grand  chemin  officiel  ;  on 
y  va  d'un  pas  de  tortue,  et  les  grands  avancements  ne 
s'achètent  guère  que  par  de  grandes  lâchetés  ou  une 
servilité  naturelle.  Le  gouvernement  déclare  lui-même 
qu'il  regardera  moins  le  talent  que  les  garanties  mora- 
les ;  c'est  pourquoi  il  a  supprimé  le  concours  ;  le  con- 
cours qui  subsiste  n'est  plus  celui  du  mérite,  mais  de 
l'obéissance.  Je  ne  veux  pas  de  celui-là,  et  tu  n'en  veux 
pas  pour  moi.  Reste  un  livre;  et,  la  politique  étant 

1.  La  Chartreuse  de  Parme,  ch.  VI. 

2.  La  Théorie  de  llnlelligencc. 


286  CORRESPONDANCE 

défendue,  reste  la  science.  Or,  je  me  trouve  une  quan- 
tité d'idées,  j'aperçois  un  champ  inculte,  j'ai  de  bons 
bras,  je  le  défriche;  j'espère  commencer  par  des  choses 
assez  pratiques  pour  pouvoir  être  lu.  Voilà  l'avenir. 
Jetons-y  les  yeux,  quand  quelque  contrariété  m'arrive, 
et  consolons-nous  ensemble  ;  je  suis  submergé  un 
instant,  mais  cet  espoir  me  remet  à  flot,  et  vive  la 
galère,  n'est-ce  pas  ! 


A    EDOUARD    DE    SUCKAU 

Poilicrs,  17  juillet  1852 

Cher  Ed.  Je  me  doutais  de  l'arrêt  de  mort.  Merci  de 
toutes  tes  peines  et  profite  de  la  leçon  pour  ta  thèse. 
L'intolérance  est  pire  peut-être  que  tu  n'imagines; 
M.  Simon  m'écrit  qu'on  vient  de  refuser  une  thèse  de 
Garo  ^  (le  Catholique)  sur  saint  Martin.  Ils  veulent 
que  les  candidats  fassent  des  secondes  éditions  de  leurs 
manuels. 

Mon  bonhomme,  le  charmant  Saisset  ^  a  joué  devant 

i.  Caro  (Elme-Marie),  de  l'Académie  française,  né  en  1820,  entre 
à  l'École  normale  en  1845,  mort  en  1887.  Sa  thèse  fut  reçue  néan- 
moins et  a  pour  titre  :  a.  Du  mysticisme  au  xvni"  siècle.  » 

2.  Lettre  d'Édouaïd  de  Suckau  du  16  .luillet,  après  une  visite 
aux  juges  de  M.  Taine  :  «  M.  Damiron  avait  lu  ta  thèse  un  peu 
vite,  mais  dès  le  milieu  il  avait  vu  qu'elle  était  insoutenaole.  Quand 
on  s'adresse  à  une  Faculté,  on  sait  ses  idées,  on  ne  peut  pas 
prétendre  lui  en  faire  accepter  d'autres....  Il  avait  recherché  les 
antécédents  et  avait  appris  tes  idées  sur  la  Hberté,  sur  ceci,  sur 
cela.  Tu  étais  dans  une  voie  d'idées  malheureuse  qui  ne  te  mène- 
rait jamais  au  doctorat  par  la  philosophie.  Il  t'engageait  à  prendre 
un  sujet  littéraire....  —  Je  n'ai  pu  tirer  de  M.  Garnicr  que  ce 
mot  :  «  Je  ne  souffrirai  jamais  qu'on  parle  du  moi  étendu;  c'est 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  287 

toi  la  comédie.  Un  professeur  d'ici  qui  est  allé  il  y  a 
dix  jours  à  Paris  a  parlé  de  ma  thèse  au  Doyen,  qui  Ini 
a  dit  qu'elle  venait  d'être  lue  par  le  petit  homme,  puis 
remise  à  M.  Damiron.  Ils  ne  me  l'ont  pas  encore  ren- 
voyée. Puisqu'elle  est  perdue,  tire-la  de  leurs  griffes  et 
lis-la.  J'en  ai  un  brouillon,  mais  affreusement  sale,  et  il 
faudrait  dix  jours  pour  le  recopier.  lia  trouvé  ma  lettre 
inintelligible  pour  se  dispenser  d'y  répondre.  Tout  mon 
tort  est  d'avoir  eu  la  bêtise  de  croire  en  leur  enseigne, 
d'avoir  cru  qu'en  bonne  foi  ils  demandaient  «  des  dé- 
couvertes »  (texte  du  règlement).  Avis  aux  curieux  de 
ne  pas  se  laisser  prendre  à  la  parade  de  la  porte. 
Une  fois  entré,  on  vous  tord  le  cou.  C'est  l'histoire  du 
dindon  de  La  Fontaine  : 

Petit,  petit,  petit. 
J'aurais  dû  voir  le  cuisinier  armé  de  son  grand  cou- 
teau, et  savoir  que  je  serais  mis  par  eux 

...Fort  à  l'aise  en  un  plat, 
Honneur  dont  la  volaille 
Se  serait  passée  aisément. 

Bah!  Ouf!  Serrons-nous  la  main,  et  au  diable  les 
Inquisiteurs  ! 

trop  grossier.  »  —  M.  Saisset  avait  reçu  de  toi  une  lettre  à  laquelle 
il  n  avait  rien  compris.  Ta  thèse  n'avait  pas  élé  entre  ses  mains 
et  il  n'avait  pas  cru  convenable  de  demander  à  la  voir....  A  l'École 
on  avait  le  droit  de  tout  discuter,  cela  se  passait  à  l'ombre,  à 
l'insu  de  tout  le  monde;  mais  à  la  Sorbonne  il  n'en  est  pas  de 
même;  tout  le  monde  y  a  les  yeux.  Il  n'y  a  pas  de  bon  sois  (tex- 
tuel) de  vouloir  faire  de  la  philosophie  sans  tenir  compte  de  l'opi- 
lion  pubhque....  M.  Saisset  pense  que  la  ruine  de  l'Université  et 
le  l'enseignement  philosophique  a  été  consommée  par  ta  leçon 
le  la  Sorbonne  :  Inde  iiw.  » 


288  CORRESPO?<DA^CE 

Il  faut  absolument  que  nous  trouvions  moyen  d'être 
trois  ou  six  jours  ensemble.  Songe  donc  :  encore  un  an 
sans  nous  parler  ;  nous  ne  nous  reconnaîtrions  plus. 
Mes  Ardennes  sont  tout  près,  et  assez  gentilles,  \raiment. 
Si  tu  y  venais,  je  t'aimerais  comme  (u  mérites  (super- 
latif). En  tous  cas  ne  pars  pas  avant  le  15  août.  La 
dernière  composition  ici  est  le  10,  la  distribution  le  17  ; 
mais  je  me  ferai  exempter  de  la  distribution,  et  je 
tàcberai  de  rassembler  mon  bureau  surplace.  (Imagine- 
toi  qu'ici  on  fait  corriger  cbaque  composition  par  trois 
professeurs,  qu'il  faut  envoyer  trois  textes  au  cboix  du 
recteur,  etc.  Ce  sont  les  vétilles  de  l'absurde.)  Com- 
prends qu'il  faut  que  nous  nous  communiquions  nos 
produits  philosophiques,  et  que  ta  Liberté  a  besoin 
d'embrasser  ma  Sensation.  Les  lettres  sont  des  tables  de 
matières.  Il  faut  le  livre,  je  veux  te  lire  ;  trouve  un 
moyen.  Tes  nouvelles  me  désolent.  Le  pauvre  M.  Vache- 
rot^  !  Quoi,  donner  des  leçons  I  M.  Simon  précepteur! 
Qu'un  gouvernement  est  fort  quand  il  tient  les  gens  par 
l'estomac!  Si  tu  vois  M.  Vacherot,  dis-lui  mes  sympa- 
thies; je  ne  savais  pas  qu'on  lui  eût  demandé  ce  ser- 
ment ni  qu'il  eût  refusé.  —  Notre  promesse  est  donc  une 
chose  bien  grave;  et  avons-nous  fait  une  saleté?  Sérieu- 
sement, je  ne  l'ai  pas  cru,  et  je  ne  le  crois  pas.  Nous 
obéissons  à  la  volonté  nationale,  nous  promettons  de  ne 
faire  ni  complot,  ni  propagande.  Est-ce  là  se  déshonorer? 

1.  Lettre  d'É.  de  Suckau  du  10  juillet  :  «  M.  YacJierot  est  un 
des  plus  malheureux,  il  n'est  pas  seul  et  le  sort  de  sa  famille  l'in- 
quiète. Ses  amis  le  dissuadent  d'un  refus  et  lui  donnent  le  meilleur 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  289 

Rien  d'Anatole.  On  en  est-il?  A-t-il  achevé  ses  chi- 
nois? —  Crouslé  m'écrit  de  l'École  des  nouvelles  déso- 
lantes. On  va  en  faire  une  fabrique  de  vers  latins.  Ici  de 
même  ;  la  machine  à  compression  fonctionne  partout. 
J'ai  pourtant  une  consolation,  Saigey  (Polytechnique, 
ancien  Bourbon),  un  esprit  qui  est  ouvert  à  tout,  le 
contraire  du  bourgeois.  C'est  le  mot,  et  notre  philoso- 
phie est  une  Romantique  de  i828  qui  se  bat  contre 
La  Harpe  et  Delille.  Ajoute  VHistoire  des  Religions, 
par  Hegel.  Je  fais  de  la  psychologie  historique.  Cela 
nous  fait  sortir  de  M.  Garnier.  As-tu  lu  son  livre*  ?  On 
dit  que  c'est  une  copie  des  Écossais,  avec  une  division 
à  l'infini  des  facultés. 

J'ai  envie  d'aller  trouver  M.  Le  Clerc  et  de  lui  tenir  le 
discours  suivant  :  «  Monsieur,  veuillez  me  donner  un 
sujet  de  thèse  et  les  conclusions.  »  —  Accepteront-ils 
quelque  chose  d'esthétique,  une  théorie  des  genres,  une 
étude  sur  La  Fontaine,  etc.  ? 

Mon  recteur  envoie  sur  nous  un  rapport  où  j'ai  fait 
attester  mes  bonnes  vie  et  mœurs,  politiques  et  autres  ;  il 
y  adjoint  nos  demandes  ;  j'ai  désiré  une  ville  où  il  y  eut 
une  Faculté  des  sciences-.  Tu  penses  bien  que  j'effacerais 
d'abord  ce  désir,  si  par  là  je  pouvais  être  envoyé  dans 
la  même  ville  que  toi.  Si  tu  vois  les  potentats,  essaie,  et 
choisis  pour  moi,  si  M.  Lesieur  t'offre  quelque  chose. 

conseil,  celui  de  l'exemple.  Il  n'a  pas  pu  se  décider,...  il  cherche 
des  leçons....  » 

1.  Le  Traité  des  facultés  de  lame,  paru  en  1852. 

2.  C'est  sans  doute  par  cette  demande  qu'on  justifiait  au  minis- 
tère l'envoi  dans  une  classe  de  sixième  à  Besaiiçon. 

H.    TAlNt:.    —    COnRESPO.NDANCB.  4D 


290  CORRESPONDANCE 

J'ai  appris  bien  des  choses  sur  la  vie  depuis  un  an. 
Et  toi  aussi,  n'est-ce  pas?  —  Merci  encore,  mon  bon 
ami. 


A   MADEMOISELLE  VIRGINIE    TAINE 

Poitiers,  20  juillet  1852 
...Mauvaises  nouvelles  de  mon  côté.  Ma  thèse  n'est  pas 
encore  refusée  définitivement,  mais  c'est  tout  comme. 
Louanges  sur  le  travail,  le  style,  etc.;  mais  les  idées  étant 
nouvelles,  et  le  règlement  du  doctorat  demandant  des 
idées  nouvelles,  ma  thèse  n'est  pas  admissible.  J'ai  eu  la 
sottise  de  prendre  à  la  lettre  les  proclamations,  l'officiel, 
la  parade  de  la  porte;  ce  sont  des  attrapes  à  niais,  et 
voici  le  vrai  règlement  du  doctorat  :  écrire  detix  cents 
pages  nulles,  analyser  quelque  vieil  auteur  oublié  et  qui 
mérite  de  l'être  ;  le  juger  d'après  des  idées  convenues  et 
copier  le  manuel  d'un  de  ces  messieurs.  —  Au  reste,  il 
en  est  partout  de  môme  ;  toutes  choses  ont  un  faux  visage  ; 
en  vivant,  j'apprends  à  vivre;  on  crie  tout  haut  qu'il 
faut  être  honnête  homme  :  en  pratique  on  en  plaisante, 
et  l'honnête  homme  est  celui  qui  met  bien  sa  cravate 
et  friponne  en  secret.  Oh  demande  tout  haut  des  idées, 
des  découvertes;  la  vérité  est  qu'on  veut  des  banalités, 
des  vieilleries,  des  copistes.  —  Je  comprends  maintenant 
pourquoi  presque  tous  les  maîtres  que  notis  avons  ren- 
contrés nous  semblaient  si  nuls.  Ils  l'étaient,  et  étaient 
parvenus  par  là.  De  là  une  bataille  :  les  jeunes  gens 
méprisent  leurs  maîtres  et  les  perruques  emboursont 
l'argent  et  le  mépris. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  291 

Ceci  n'est  pas  de  la  colère  d'auteur  tombé.  Tous  ceux 
qui  valent  quelque  chose  pataugent  aujourd'hui  dans  le 
ruisseau.  Le  pauvre  M.  Vacherot  a  perdu  son  traitement 
de  disponibilité  et  cherche  des  leçons.  L'École  est  une 
Inquisition.  M.  Simon  gagne  sa  vie  en  travaillant  pour 
llacliette,  et  en  donnant  des  leçons  au  fds  de  M.  Goud- 
chaux.  Les  autres  tirent  le  diable  par  la  queue.  Heureux 
ceux  qui,  comme  moi,  peuvent  vivre!  Il  m'écrit*  que 
M.  Caro  son  ami  (très  catholique,  professeur  à  Rennes) 
vient  d'être  refusé  aussi  par  la  Faculté.  Sa  thèse  lui 
avait  coûté  dix-huit  mois  et  aux  yeux  des  bons  juges 
était  excellente.  M.  de  Suckau,  qui  allait  leur  donner  la 
sienne,  la  remet  dans  sa  poche  pour  des  temps  plus 
heureux. 

Point  de  chance  de  rester  ici  l'an  prochain.  Le  profes- 
seur reprendra  sa  place,  et  l'on  m'enverra  où  il  plaira  à 
Dieu.  —  Le  recteur  a  promis  d'adresser  pour  moi  au 
ministère  un  certificat  de  bonnes  vie  et  mœurs,  politiques 
et  autres. 

Je  tâcherai  de  partir  d'ici  le  15  ;  je  n'aurai  rien  à  faire 
à  Paris  que  quelques  visites  d'intérêt  et  voir  mes  amis. 
Gela  me  sera  nécessaire  pour  me  mettre  au  courant  des 

1.  Lettre  de  M.  Jules  Simon  à  H.  Taine,  du  16  juillet  1852; 
a  On  vient  de  refuser  la  thèse  de  Caro,  qui  y  avait  travaillé  dix- 
liuit  mois.  J'ose  dire  que  la  Faculté  a  reçu  dernièrement  plusieurs 
docteurs  dont  les  thèses  n'approchaient  pas  de  celle-là,  car  je  l'ai 
lue.  Vous  commencez  à  apprendre  que  la  réputation,  le  succès  et 
le  talent  sont  trois  choses  qui  n'ont  entre  elles  aucune  connexité 
naturelle.  Je  regarde  sérieusement  le  talent  et  la  noblesse  du  carac- 
tère comme  deux  obstacles  à  peu  près  insurmontables  ;  et  c'est 
pourquoi,  mon  cher  ami,  il  faut  être  honnête  homme,  et  tâcher 
de  n'être  pas  une  bête,  -o  —  Id.  sur  M.  Caro,  p.  28(3,  note  1. 


292  CORRESPONDANCE 

affaires,  et  savoir  où  en  est  l'Université;  ici  c'est  un 
marais,  et  les  journaux,  maintenant,  sont  muets  comme 
des  poissons.  Ma  vie  n'est  guère  agréable  :  des  polissons 
que  je  mets  en  retenue  et  dont  les  devoirs  me  donnent 
la  nausée;  solitude  complète,  sauf  quelques  conversa- 
tions avec  un  ancien  camarade  de  Bourbon.  Je  suis  las  et 
ne  travaille  plus  guère.  Mon  plaisir  est  de  rêver,  assis 
sur  mon  fauteuil,  ou  d'aller  me  promener  à  quatre 
beures  du  matin  sur  les  bords  d'une  petite  rivière  qui 
rafraîchit  les  prairies,  et  de  regarder  la  lumière  qui 
s'étale  sur  l'herbe  et  sur  l'eau.  Triste  bonheur!  Mais 
nous  sommes  infiniment  plus  heureux  que  tant  de 
pauvres  bêtes  de  somme  qu'on  appelle  ouvriers  et  labou- 
reurs, savetiers  ou  fruitiers.  Et  cela  console.  — Il  n'est 
pas  exact  de  dire  que  les  femmes  s'ennuient  plus  que 
les  hommes  parce  qu'elles  n'ont  pas  de  métier  :  un  mé- 
tier est  monotone  comme  un  ménage  et,  de  plus,  asser- 
vissant.  On  n'imagine  pas  le  dégoût  que  j'éprouve  à 
corriger  ces  devoirs  ;  ajoulez-y  la  couche  de  glace  que 
la  province  met  sur  les  épaules.  Je  ne  surnage  et  je  ne 
travaille  qu'à  force  de  volonté. 

Tout  est  dans  l'avenir.  J'ai  l'idée  d'un  ouvrage  que 
j'ai  commencé,  qui  durera  dix  ans*,  que  je  crois  grand 
et  nouveau.  Le  lira-t-on?  Le  méritera-t-il?  Je  suis  chry- 
salide et  je  jouerai  mes  ailes  de  papillon  à  croix  ou  pile, 
quand  je  les  aurai  filées  en  silence  dans  mon  cabinet. 

1.  Il  s'agit  de  la  Théorie  de  l'Intelligence. 


L'ANNEE  DE  PROFESSORAT  293 

A   M.    LÉON    CROUSLÉ 

Poitiers,  27  juillet  1852 
Mon  cher  Croiislé,  je  serai  probablement  à  Paris  le  18 
ou  le  19  août.  J'imagine  que  tu  seras  encore  à  l'Ecole;  j'y 
passerai  cinq  ou  six  jours,  et  nous  nous  serrerons  la  main. 
Tu  sais  sans  doute  ma  seconde' déconfiture ^  Suckau 
médit  qu'aucune  décision  définitive  n'est  prise;  mais 
tout  est  fini.  Ils  ont  trouvé  mes  conclusions  scanda- 
leuses, et  ton  cher  professeur  de  seconde  année ^  a  dit 
((  qu'il  n'y  avait  pas  de  bon  sens  à  présenter  à  une 
Faculté  des  opinions  qu'elle  ne  professe  pas  ».  Avis  à  qui 
de  droit.  —  Arrivé  à  Paris,  j'irai  chez  le  Doyen,  lui  pro- 
poser une  thèse  de  littérature  (sur  La  Fontaine  fabu- 
liste; j'ai  étudié  cela  pour  l'agrégation^),  lui  demander 
ses  conclusions,  etc.  ;  au  reste,  je  suis  fort  résigné  et 
même  fort  indifférent.  L'important  pour  moi   est  de 

1.  Le  refus  des  thèses. 

2.  M.  Saisset.  Voir  p.  286,  note  2. 

5.  Au  commencement  de  l'année,  quand  M.  Taine  s'était  remis 
à  préparer  l'agrégation  des  lettres.  Le  caliier,  de  50  pages  petit 
format,  contient  des  notes  sur  la  fable  dans  Bahi^ius,  Ésope,  Phèdre, 
La  Fontaine,  Lessing;  Phèdre  et  La  Fontaine;  la  dillerence  de  style 
entre  Ésope  et  La  Fontaine;  les  principaux  points  à  remarquer  dans 
La  Fontaine;  l'action  et  la  composition  dans  La  Fontaine;  enfin 
un  plan  et  un  Résumé  littérale.  De  nombreuses  notes  marginales 
très  brèves  ont  été  ajoutées  au  moment  où  fut  rédigée  la  thèse. 
Voici  \e  plan,  qu'on  pourra  comparer  avec  le  travail  définitif  : 

«  De  la  Fable,  prise  abstraitement,  en  général.  En  énumérer  et 
définir  les  parties,  et  dans  chacune  examiner  ce  qui  y  correspond 
dans  La  Fontaine  : 

«  1°  De  l'élément  primitif  de  la  Fable  :  une  allégorie  avec  des 
animaux.  Caractère  gnomique,  moral,  scientifique  d'abord,  changé 
par  La  Fontaine  en  genre  poétique  (opposition  du  Scicnlifi(iuc  et 


294  CORRESPONDANCE 

vivre  dix  ans,  en  dépensant  à  un  métier  quelconque 
deux  heures  par  jour,  dans  une  ville  quelconque. 
Licencié  ou  docteur  dans  un  lycée  de  premier  ou  de  troi- 
sième ordre,  la  différence  est  nulle.  L'Université  pour 
nous  n'est  plus  une  carrière,  mais  un  gagne-pain  qu'on 
garde  uniquement  parce  qu'il  faut  manger;  mon  seul 
ennui  est  d'être  obligé  de  perdre  quelques  mois  encore 
à  ces  examens  ridicules.  Tout  mon  bonheur  serait 
d'avoir  mon  temps  libre,  et  de  pouvoir  tranquillement 
adorer  mes  dieux.  Ils  ont  quitté  leur  forme  vague  et 
universelle,  et  se  sont  condensés  pour  le  moment  en  un 
travail  qui  durera  quelques  années  ^  et  dont  je  te  par- 
lerai là-bas.  Je  suis  bonne  mère  et  je  vais  couver  mon 
œuf  avec  patience.  Il  me  semble  déjà  entendre  le  pous- 
sin qui  frappe  du  bec  contre  la  coque. 

Lalonae  tacilum  pertentant  gaudia  pectus. 

Il  paraît,  mon  pauvre  ami,  que  vous  êtes  médiocre- 
ment heureux  à  l'École  %  et  que  la  cuistrerie  gouverne- 

du  Poétique,  de  la  formule  et.  du  drame).  —  (La  suite  du  travail  est 
uue  démonstration  du  mot  :  Poétique.) 

«  1°  Les  conditions  d'une  fable  poétique  :  Théorie  générale  de 
la  poésie  : 

ft  A.  Des  caractères  et  des  mœurs; 

«  B.  De  l'action  et  de  la  composition  ; 

«  C.  Du  style  (procéder  par  comparaison  avec  Phèdre,  Esope  et 
le  Moyen  âge)  ; 

«  D.  Caractère  du  poète.  Qu'il  fasse  de  sa  poésie,  son  journal, 
sa  vie; 

«  E.  Peinture  du  caractère  particulier  du  poète,  de  ses  mœurs; 
antireligieux,  antiaristocratique,  etc.;  malicieux,   grec,  gaulois.  » 

1.  La  Théorie  de  i Intelligence. 

2.  Lettre  de  M.  Crouslé  du  24  mars  :  «  Presque  tout  le  monde 
est  dégoûté,  découragé.  En  troisième  année,  c'est  un  chômage 


L'ANNÉE  LE  PROFESSORAT  295 

mentale  vous  fouette  avec  des  verges  trempées  de 
vinaigre.  Votre  consigne  est-elle  levée?  Sais-tu  qu'au 
fond  ils  raisonnent  bien,  et  que  les  études  et  l'esprit  de 
l'ancienne  École  étaient  ce  qu'il  y  a  de  plus  contraire  à 
leur  Université?  Tu  auras  été  le  dernier  des  Romains. 
Nous  sommes  gouvernés  par  des  recteurs  et  proviseurs 
dont  beaucoup  ont  enseigné  la  grammaire,  qui  tous  ont 
vécu  vingt  ans  en  province  et  dix  ans  dans  le  profes- 
sorat. Or,  mon  cher,  tu  n'imagines  pas  encore  ce  que  la 
province  et  le  professorat  font  d'un  homme.  Perdre  toute 
verve,  toute  délicatesse,  toute  audace  d'esprit,  parler 
littérature  et  science  comme  un  laminoir  fait  du  fer  ou 
un  dévidoir  du  coton,  substituer  par  une  cristallisation 
insensible  une  âme  d'épicier  à  son  âme  d'artiste,  n'être 
plus  qu'un  débitant  patenté  d'instruction  et  de  goût, 
avoir  cette  odeur  de  rance  et  de  moisi  qui  est  la  pire  de 
toutes,  et  ne  pas  sentir  qu'on  Ta  :  voilà  nos  moindres 
maux;  mes  collègues  m'elïrayent  et  je  suis  comme  cet 
ivrogne  qui,  en  rencontrant  un  autre  couché  sur  une 
borne,  disait  mélancoliquement  :  «  Voilà  pourtant 
comme  je  serai  lundi.  ))  —  Les  gens  qui  sortent  de 
l'Ecole  bondissent  et  regimbent  contre  les  lourdes  mains 
qui  veulent  les  plier  au  trot  ordonné;  ils  se  débattent 
dans  le  milieu  moral,  étouffant,  où  ils  sont  noyés.  C'est 

presque  universel....  Il  n'y  a,  selon  J...,  qu'une  sorte  d'exercice 
qui  apprenne  à  penser  et  à  écrire  :  ce  sont  les  dissertations  de 
licence  et  les  vers  latins....  En  même  temps,  les  épurations  conti- 
nuent à  la  bibliothèque.  On  retranche  des  voluîties  de  Voltaire  et 
de  Rousseau  :  il  ne  faut  pas  qu'on  lise  les  Corifessions.  »  —  Voir 
aussi  p.  514,  lettre  à  Edouard  de  Suckau. 


296  CORRESPONDANCE 

pourquoi  l'École  est  une  institution  mauvaise;  et  on 
doit,  nécessairement,  ou  la  supprimer,  ou  l'abrutir. 

Je  suis,  j'espère,  devenu  universitaire;  j'ai  appris  à 
mes  dépens  ce  qu'est  la  vie;  le  recteur  m'a  promis  un 
rapport  favorable  sur  ma  conduite  ;  je  me  répète  tous 
les  jours  que  quand  on  meurt  à  Surate  il  faut  tenir  une 
queue  de  vache  à  la  main.  Encore  une  leçon  dans  mon 
voisinage  :  Treille,  qui  s'était  présenté  à  l'Ecole  avec 
moi  et  qui  professait  la  rhétorique  à  Loudun,  vient  d'être 
suspendu  pour  un  article  de  journal  où  il  louait  une 
actrice  de  son  endroit.  Un  professeur  est  un  prêtre;  et 
je  conseillerais  fort  à  quelqu'un  qui  voudrait  réussir 
chez  nous  d'imiter  Origène  et  Abeilard. 

Vous  n'avez  plus  de  conférences,  hommes  heureux! 
Vous  lisez  et  causez,  je  ne  lis  guère  et  ne  cause  plus. 
Mais  nous  causerons  le  mois  prochain,  n'est-ce  pas? 

Je  voudrais  bien  avoir  l'adresse  de  M.  Magy.  Edouard 
me  dit  qu'il  est  en  Belgique.  Je  lui  dois  une  lettre  et  si 
tu  sais  d'ailleurs  quelque  chose  de  lui,  tu  me  ferais 
plaisir  de  me  donner  de  ses  nouvelles. 


A    SA   MERE 

Poitiers,  27  juillet  1852 

Je  partirai  d'ici  vers  le  18  et  je  resterai  probablement 

cmq  ou  six  jours  à  Paris  pour   faire  des  visites,  voir 

des  amis,  consulter  la  Faculté  sur  un  nouveau  sujet  de 

thèse  (thèse  littéraire  sur  les  fables  de  La  Fontaine).  Je 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  297 

leur  demanderai  leurs  conclusions,  je  ferai  d'avance 
délivrer  à  toutes  mes  idées  un  brevet  de  salubrité  et  de 
platitude,  je  retrancherai  toutes  celles  qu'ils  n'admet- 
tront pas;  et,  s'il  m'en  reste  encore  assez,  je  tenterai 
encore  une  fois  fortune  ;  un  peu  de  travail  ces  vacances, 
et  la  chose  sera  faite  avant  le  milieu  de  l'an  prochain. 
Très  sérieusement,  je  suis  parfaitement  tranquille,  et 
je  ne  pense  plus  à  ma  seconde  déconfiture.  Le  mal  n'est 
pas  fort  grand,  mon  travail  me  reste,  et  c'est  autant  de 
fait  pour  la  grande  machine  que  je  veux  construire 
L'ennuyeux  sera  de  perdre  plusieurs  mois  à  écrire  des 
niaiseries  littéraires,  et  préparer  les  platitudes  de  l'agré- 
gation. Je  vous  répète  ce  que  je  vous  ai  dit  cent  fois  : 
l'Université,  aujourd'hui,  n'est  plus  pour  nous  un  ave- 
nir. C'est  une  tente  où  je  me  mets  pour  quelques  années 
à  l'abri  de  la  pluie,  afin  de  pouvoir  penser  en  liberté, 
sans  être  mouillé  ni  gelé.  Elle  n'est  pas  jolie,  mais  enfin 
elle  suffit  à  son  emploi,  et  j'essaierai  pendant  ce  temps 
de  me  tisser  un  bon  manteau  qui  me  permette  d'affron- 
ter le  mauvais  temps. 


A   PREVOST-PARADOL 

Poitiers,  1"  août  1852 

Mon  bon  Prévost,   tu  es  bon  comme   le  bon   Dieu. 

Malheureusement  tu  es  l'ami  de  l'auteur  et  de  l'hérésie 

qu'il  expose.  Ce  qui  fait  que  je  rabats  les  deux  tiers  de 

tes  éloges*.  Ce  qui  reste  pourtant  est  assez  aimable  pour 

i.  Gréard,  ibid.,  p.  190,  Prévost-Paradol  à  H.  Taiiie,  50  juillet 


*208  CORRESPONDANCE 

me  consoler,  si  j'avais  besoin  de  l'être.  —  Mais  tout 
est  guéri,  mon  ami;  il  y  a  mieux,  c'est  que  j'ai  les  ma- 
tériaux et  le  plan  complet  d'un  second  mémoire  (sur 
la  Connaùsance^),  que  j'écrirai  à  la  rentrée,  et  qui 
vaudra  mieux  que  le  premier. 

Tu  y  verras  entre  autres  choses  la  preuve  que  l'intel- 
ligence ne  peut  jamais  avoir  pour  objet  que  le  moi 
étendu  sentant,  qu'elle  en  est  aussi  inséparable  que  la 
force  vitale  l'est  de  la  matière,  etc.  De  plus  une  théorie 
sur  la  faculté  unique  qui  distingue  l'homme  des  ani- 
maux (l'abstraction)  et  est  la  cause  de  la  religion,  de  la 
société,  de  l'art  et  du  langage;  et  enfin  là-dedans  les 
principes  d'une  philosophie  de  l'histoire.  —  J'ai  même 
envie,  si  tes  oreilles  sont  patientes,  de  te  dire  le  plan 
d'une  grande  bâtisse  scientifique^  dont  tout  ceci  est  le 
commencement,  et  qui  m'occupera  pendant  les  cinq  ou 
six  années  qui  vont  venir.  Depuis  que  ma  thèse  est 
envoyée,  j'ai  lu  presque  tous  les  écrits  de  Hegel  sur  la 
philosophie  de  l'homme.  —  Es-tu  rassuré?  Et  ceci 
ressemble-t-il  à  du  découragement^?  La  machine  est 

1852  :  «  J'ai  là  ta  thèse  sur  mon  bureau,  je  viens  de  la  lire  et 
je  te  dis  avec  toute  l'admiration  et  toute  la  bonne  volonté  imagi- 
nables :  il  fallait  s'y  attendre.  Ni  le  moi  étendu,  ni  le  moi  ner- 
veux, ni  le  moi  cérébral,  ni  rien  en  un  mot  de  ce  qui  fait  la 
science  véritable,  ne  peut  avoir  droit  de  cité  à  la  Faculté,  surtout 
avec  un  passeport  aussi  sincère,  aussi  clair,  aussi  énergiquement 
adéquat  au  porteur  que  ton  style....  » 

1.  C'est  une  partie  du  travail  sur  la  Théorie  de  V Intelligence. 
Il  en  sera  «luestion  dans  le  volume  suivant.  Un  fragment  sur  c  la 
Volonté  »  a  paru  dans  la  lievue philosophique  de  novembre  1900. 

2.  La  Théorie  de  l'Inielligence. 

5.  Gréard,  ibid.,  p.  197  :  (c  Je  ne  te  parlerais  pas  tant  de  toi-même, 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  299 

montée,  mon  cher,  et  elle  creusera  jusqu'à  la  fin: 
advienne  que  pourra. 

Mes  ennuis  viennent  d'ailleurs.  Le  métier,  la  province, 
les  tracasseries,  la  stupidité  des  élèves,  etc.,  d'abord. 
La  consolation,  c'est  que  cela  ne  me  prend  que  deux 
heures  par  jour.  —  Ajoute  la  certitude  d'être  et  de  rester 
patit,  valet  aux  ordres  des  muphtis  universitaires. 

Qui  n'a  pas  dans  la  vie 
Un  petit  grain  d'ambition'^ 

Ce  petit  grain,  on  l'écrase,  il  germe  toujours  et  il  faut 
beaucoup  de  philosophie  pour  s'accoutumer  à  la  pensée 
de  passer  sa  vie  à  Poitiers  ou  Draguignan,  parmi  les 
contrariétés  et  dans  la  solitude. 

D'avenir  universitaire,  point;  je  ne  sais  qu'un  moyen 
d'en  avoir  :  de  trouver  une  madone  qui  me  fasse  un 
signe  de  tête,  et  de  faire  communion  publique.  Malheu- 
reusement, la  madone  ne  s'est  pas  encore  rencontrée.  — 
D'avenir  mondain,  pas  davantage.  On  lira  ton  beau  style; 
mais  qui  s'occupe  de  philosophie?  Et,  parmi  ceux  qui  y 
jettent  les  yeux,  combien  y  en  a-t-il  qui  n'en  fassent  pas 
une  arme  politique?  Je  trouverai  en  France  six  rats  de 
cave  comme  moi  et  quatre  curieux  comme  toi  qui  vou- 
dront me  lire,  et  si  j'écris  c'est  pour  le  plaisir  de  voir 
mes  idées  proprement  enfilées  les  unes  au  bout  des 
autres,  et  de  faire  la  roue  intérieurement  avec  mon  nou- 
veau collier.  —  Il  faut  supprimer  en  soi  une  foule  de 

si  je  n'avais  eu  vaguement  de  mauvaises  nouvelles  sur  l'état  de 
ton  esprit.  Cet  esprit-là  est  à  nous  tous  et  il  faut  le  garder,  bril- 
lant et  tranchant,  comme  notre  meilleure  épée.  » 


300  CORRESPONDANCE 

désirs  que  tu  sais  ;  et  cela  n'est  pas  TafTaire  d'un  jour. 

Quant  à  ma  thèse,  mon  ami,  j'ai  été  trompé  par  trois 
choses  :  le  règlement  du  doctorat  qui  dit  que  la  Faculté 
ne  répond  pas  des  thèses;  la  thèse  de  M.  Hatzfeld'qui 
avait  soutenu  audacieusement  des  opinions  théocra- 
tiques;  enfin  l'enivrement  de  la  rédaction.  Je  voyais  mes 
syllogismes  dans  une  clarté  éblouissante,  et  je  pensais 
qu'en  rejetant  les  doctrines,  ils  l'accepteraient  comme 
hypothèse  conséquente.  Je  vais  (qu'en  dis-tu?)  proposer 
à  M.  Le  Clerc  une  thèse  sur  les  fables  de  La  Fontaine  ;  j'ai 
étudié  ce  sujet-là  pour  l'agrégation,  et  il  me  semble 
qu'on  peut  dire  là-dessus  beaucoup  de  choses  neuves^. 
(L'opposer  aux  autres  fabulistes  qui  ne  veulent  que 
prouver  une  maxime  ;  la  fable  devenue  drame,  épopée, 
étude  de  caractères;  caractère  du  roi,  des  grands 
seigneurs,  etc.  ;  —  opposer  le  génie  de  La  Fontaine, 
grec  et  flamand,  à  celui  du  siècle.)  —  Nous  trouverons 
ensemble  quelque  chose  pour  la  thèse  latine.  —  Je 
compte  être  à  Paris,  le  17  ou  le  18,  y  rester  cinq  ou  six 
jours  et  revenir  le  l^""  octobre  avec  ma  mère.  Nous 
aurons  le  temps  de  nous  voir.  —  Mais  pourquoi  me 
parles -tu  tant  de  moi,  sans  me  dire  un  mot  sur  ton  tra- 
vail? Où  en  es-tu?  —  Enfin  nous  allons  causer. 

Quant  au  mien,  mon  cher,  corrig-e  toi-même  et  sans 
attendre  mon  avis,  ce  qui  te  déplaira.  Tu  as  bien  raison 
pour  extériorisant,  duperie,  etc.  ;  mais  à  lire  les  phy- 
siologistes et  Hegel,  c'est  miracle  si  on  ne  devient  pas 

1.  Thèse  sur  Platon. 

2.  Voir  p.  295,  note  3,  le  premier  plan  de  La  ronlaine. 


L'ANNÉE  DE  PROFESSORAT  501 

barbare.  —  Corrige,  corrige.  —  Tu  m'as  fait  rire  en  me 
parlant  de  la  poésie  de  la  page  122.  (Je  ne  sais  pas 
laquelle  c'est).  Mais  j'ai  eu  pour  modèle  idéal  d'un  bout 
à  l'autre  le  code  civil,  et  il  serait  plaisant  de  trouver 
poètes  M.  Portalis  et  les  autres  rédacteurs.  — A  propos, 
tu  as  vu  cette  ignominie  du  concours,  cette  matière  de 
discours  français*? 

Présentement  je  languis  un  peu,  lisottant  mes  alle- 
mands, corrigeant  les  compositions  des  prix  avec  mes 
collègues.  Les  parents  ici  s'égorgeraient  si  l'on  pouvait 
supposer  la  moindre  faveur  ou  la  moindre  erreur  dans 
une  correction. 

Aussi  nous  réunit-on  trois,  sous  la  direction  du  pro- 
viseur ou  du  recteur.  La  chose  se  passe  comme  au  con- 
cours. Le  recteur  envoie,  je  crois,  une  bonne  note  sur 
mon  compte.  Je  n'ai  pas  donné  une  matière  de  discours 
qui  ne  fût  du  wn*^  siècle  ou  antique,  et  je  n'ai  lu  ni  per- 
mis de  lire  un  livre  qui  pût  donner  lieu  à  la  moindre 
objection.  —  Exemple  de  la  tolérance  de  ce  pays  : 
Hemardinquer^  qui  y  a  été  suppléant  de  rhétorique,  n'a 
pas  pu  y  rester  parce  qu'il  est  juif. 

Supplie  Edouard,  si  cela  ne  lui  est  pas  trop  impos- 
sible, de  faire  en  sorte  que  je  puisse  le  voir  ces  vacances. 
Les  Highlanders  et  les  Bas-Bretons^  ne  seront  pas  plus 
amusants  que  nous.  Nous  imagines-tu  tous  trois  dans  la 

1 .  Le  sujet  était  :  le  Prince  Jérôme  Bonaparte. 

2.  Hemardinquer  (Mathias),  né  en  1822,  élève  de  l'École  nor- 
male en  1842,  mort  professeur  de  rhétorique  à  Nancy,  en  1875. 

5.  M.  de  Si.ckaii  devait  passer  ses  vacances  en  Ecosse  ou  eu 
Bretagne. 


302  CORRESPONDANCE 

chambre,  ou  au  théâtre?  Ce  sera  charmant,  et  je  vous 
embrasse  d'avance. 

Je  vais  être  dans  les  ennuis  des  emballages.  Autre 
amusement  du  professeur  nomade  et  que  tu  ne  connais 
pas.  —  Que  décide  Crouslé? 

M.  Simon  ne  sait  pas  le  moi  élendu,  il  ne  connaît 
que  vaguement  mes  conclusions.  Je  lui  écris  de  temps 
en  temps.  Ne  lui  donne  pas  mes  thèses.  —  Garde-les 
pour  me  les  rendre  dans  quinze  jours. 

Ce  pauvre  M.  Vacherot  qui  est  à  sec  ! 

Amitiés,  et  merci  encore  une  fois. 


A    MADEMOISELLE    SOPHIE    TAINE 

Poitiers,  10  août  1852 
Je  vais  revoir  un  instant  le  monde  et  vous  apporter 
l'air  de  Paris.  Il  se  passe  dans  le  monde  les  comédies  les 
plus  plaisantes  :  un  élève  de  l'École  d'Athènes  s'est  mis 
à  faire  un  trou  au  pied  d'une  colline,  y  a  trouvé  deux 
ou  trois  vieilles  caves,  plusieurs  pierres  sales  sur  les- 
quelles on  distingue,  à  grand  renfort  de  lunettes,  trois 
ou  quatre  lettres  illisibles,  puis,  derrière,  un  pan  de 
mur  pourri.  —  Aussitôt,  trompettes,  tambours  et  cym- 
bales ;  le  Journal  de  ^Instruction  publique^  V Académie 
des  Inscriptions,  le  Moniteur  élèvent  aux  nues  le  jeune 
helléniste,  le  patient  investigateur  des  ferrailles  et  pots 
cassés  antiques,  et  le  roi  de  Grèce  décore  d'un  ordre 
quelconque  notre  heureuse  taupe  universitaire.  Voilà  un 


i 


I.'ANINÉE  DE  PROFESSORAT  503 

homme  illustre.  La  Chartreuse  de  Parme  m'en  a  donné 
la  raison.  Il  y  a  science  et  science,  la  dangereuse,  l'im- 
portante, la  scientifique  qu'on  met  au  fond  du  puits, 
qu'on  envoie  à  Cayenne,  ou  qu'on  relègue  dans  une 
mansarde  au  quartier  Saint-Jacques  ;  l'inoffensive,  la 
vertueuse,  la  patentée,  qu'on  méprise  tout  bas,  qu'on 
admire  tout  haut  et  qui  donne  aux  princes,  dans  les 
abrégés  historiques  du  président  Hénault,  le  nom  de 
protecteurs  des  Lettres,  etc.  «  D'habiles  gens  convien- 
nent entre  eux  qu'ils  savent  et  doivent  enseigner  le 
mexicain*,  et  Ernest  IV  donne  4000  francs  de  pension  et 
la  croix  de  son  ordre  au  père  Rari  qui  a  restauré  dix-sept 
vers  d'un  dithyrambe  grec.  »  Notre  Ernest  IV  destitue 
M.  Vacherot  et  vient  en  outre  de  lui  ôter  son  traitement 
de  disponibilité.  Axiome  plus  vrai  que  ceux  des  géomè- 
tres :  le  seul  moyen  de  réussir  dans  le  monde,  c'est  de 
ne  pas  le  mériter.  Heureusement,  on  s'en  passe  ;  les 
livres  et  les  morts  ont  plus  d'esprit  que  les  vivants,  on 
rêve  ou  on  travaille  dans  sa  chambre  avec  un  bonheur 
charmant,  après  quoi  on  va  vous  retrouver  aux 
Ardennes. 

Ma  thèse  défunte  a  été  recueillie  à  Paris*  par  les 
mains  pieuses  de  mes  amis,  lesquels  amis  m'ont  envoyé 
un  hymne  d'éloges,  disant  qu'il  y  avait  là  un  livre,  et 
qu'il  fallait  l'imprimer.  Ce  que  je  me  garderai  bien  de 
faire  avant  dix  ans  d'ici  ;  j'attendrai  d'abord  qu'il  y  en 
ait  sur  mon  bureau  une  douzaine  de  pareilles  dont  le 

1.  Stendhal,  La  Chartreuse  de  Parme,  eh.  VIlî. 

2.  Voir  p.  297,  lettre  à  Prévost-Paradol. 


304  COIlRESPO^;DA^CE 

total  fera  un  bouquin  respectable  ;  j'ai  du  plomb  dans 
ma  carnassière,  mais  je  ne  l'éparpillerai  pas  grain  par 
grain;  j'en  amasse  de  tous  côtés  pour  faire  une  belle 
cbarge  de  mitraille,  et  alors,  jetàcberai  de  mon  mieux 
d'en  éclabousser  la  figure  de  la  vérité  officielle.  En 
attendant, 

((  Le  soin  de  mon  troupeau  m'occupe  tout  entier,  » 

comme  chantaient  nos  grand'mères  : 

((  Et  du  méchant  l'abord  contagieux 
N'altère  point  mon  innocence.  » 

Ah  !  que  de  saletés  et  de  platitudes  consacrées  ai-je 

vues  depuis  deux  ans!  Gela  serait  désolant,  si  cela  n'était 

ridicule.  —  Aussi  j'en  ris  et  mon  vrai  souci  est  pour 

Youziers. 

Et  vogue  la  nacelle 
Qui  porte  mes  amours  ! 

Voilà  ce  que  je  me  répète  intérieurement.  Vogue- 
t-elle?  M.  le  professeur,  comme  vous  voyez,  a  la  mémoire 
ornée  de  bouts  de  cantiques,  chansons,  complaintes, 
comme  un  virtuose  du  Pont-Neuf.  Qui  sait?  Ma  destinée 
est  peut-être  d'y  être  campé  un  jour.  Comment?  En 
statue  de  marbre,  président  de  la  République?  ou  bien 
aveugle,  armé  d'une  clarinette,  d'une  sébile  et  d'un 
chien  ?  Lequel  vaut  mieux  ?  Un  honnête  homme  peut 
hésiter  aujourd'hui. 


QUATRIÈME    PARTIE 


RETOUR    A     PARIS 
SOUTENANCE    DES    THÈSES 


H.    TAINE.    CORRESPONDANCE  20 


Nomination  à  Besançon.  —  M.  Taine  demande  un  congé. 
—  Son  installation  à  Paris.  —  Son  cours  chez  M.  Carré- 
Demailly.  —  Études  de  Zoologie  et  de  Physiologie. —  Cor- 
respondance. 

I 

Une  nouvelle  déception  atteignit  le  jeune  professeur  à  la 
fin  de  l'été  de  1852  :  ne  pouvant  rester  à  Poitiers  dont  la 
rhétorique  n'était  plus  vacante,  il  avait,  comme  nous  l'a- 
vons vu*,  demandé  à  être  transféré  dans  une  ville  où  il  y 
eût  une  Faculté  des  sciences  afin  d'y  continuer  ses  études 
de  physiologie.  Il  désirait  rester  professeur  de  lettres  :  a  II 
me  serait  impossible  d'enseigner  la  philosophie  »,  avait-il 
écrit  à  M.  de  Suckau,  «  la  gangrène  hérétique  croît  en  moi 
tous  les  jours  ».  Mais  il  espérait  au  moms  l'équivalence  de 
sa  suppléance  de  Poitiers.  La  réponse  du  ministère  fut  une 
nomination  de  professeur  de  sixième  au  lycée  de  Besançon. 
Il  était  évident  qu'on  ne  voulait  plus  de  ses  services.  Il 
adopta  aussitôt  le  plan  de  vie  qu'il  avait  entrevu  au  lende- 
main du  Coup  d'État  :  il  vint  à  Paris,  demanda  un  congé 
de  disponibilité,  et  chercha  des  répétitions  pour  compléter 
le  très  modeste  budget  qui  était  indispensable  à  ses  be 
soins.  Il  voulait  aliéner  le  moins  possible  sa  liberté,  réser- 
ver son  temps  pour  écrire  ses  nouvelles  thèses  et  suivre  les 

1.  Voir  p.  289. 


508  CORRESPONDANCE 

cours  de  l'École  de  médecine.  Il  régla  donc  sa  vie  de  la 
façon  la  plus  simple  et  s'installa  dans  un  tout  petit  hôtel 
de  la  rue  Servandoni. 

11  s'était  arrêté  définitivement,  pour  le  sujet  de  sa  thèse 
française,  aux  Fables  de  La  Fontaine  :  il  ne  considérait 
plus  cette  dernière  épreuve  universitaire  que  comme  une 
ennuyeuse  corvée  et  une  assurance  pour  l'avenir.  Tout  son 
effort  et  toutes  ses  pensées  étaient  absorbés  par  le  traité 
de  la  Coîinaissance^  qu'il  commençait  à  rédiger. — Nous 
avons  vu  que  le  travail  sur  La  Fontaine  était  presque  fait  ; 
il  en  avait  rassemblé  les  éléments  en  préparant  l'agrégation 
des  lettres,  et  ses  études  pour  l'agrégation  de  philosophie 
devaient  également  lui  fournir  les  matériaux  de  sa  thèse 
latine  :  De  personis  Platonicis. 

Ce  ne  fut  pas  sans  regrets  qu'il  renonçait  au  professorat 
olTiciel;  il  aimait  à  communiquer  ses  idées  à  de  jeunes  es- 
prits et  à  leur  exposer  ses  méthodes.  Aussi  fut-il  heureux 
de  retrouver  un  cours  à  l'institution  Carré-Demailly;  il  eut 
la  grande  joie  d'y  compter  parmi  ses  élèves  l'homme  émi- 
ncnt  qui  devint  plus  lard  le  plus  intime  et  le  plus  cher  de 
ses  amis,  M.  Emile  Boutmy^.  Il  donnait  en  outre  quelques 
leçons  particulières  et  il  put,  comme  il  le  souhaitait,  affran- 
chir sa  vie  et  sa  pensée  moyennant  un  sacrifice  quotidien 
de  deux  heures. 

Il  donnait  à  ses  études  scientifiques  une  large  part  de  son 
temps.  Il  suivit  à  la  Sorbonne  les  cours  de  physiologie  de 
31.  Fano^,  au  Muséum,  le  cours  de  botanique  de  M.  de  Jus- 

1.  Voir  p.  298,  note  1. 

2.  M.  Boutmy,  qui  n'était  pas  élève  régulier  de  l'Instilulion 
Carré-Demailly,  avait  été  atfiré  par  la  renommée  naissante  du 
jeune  maître,  ainsi  qu'un  autre  élève  très  distingué  enlevé  trop 
lût  aux  lettres,  M.  Deville,  élève  de  l'École  normale  en  1854,  mort 
en  1807. 

3.  Il  on  a  conserve  la  rédaction  dans  4  cahiers  petit  fonnat 
(1852-1855). 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        30:) 

sieu'  et  le  cours  de  zoologie  de  M.  Isidore  GeofTroy-Saint- 
Hilaire*.  —  A  UÉcole  de  médecine,  il  assistait  aux  cours 
d'anatomie  et  de  physiologie  ;  enfin  il  était  assidu  à  la  cli- 
nique de  la  Salpètrière,  dont  le  médecin  en  chef,  le  docteur 
Baillarger^,  était  un  de  ses  parents.  —  Ces  études  se  conti- 
nuèrent pendant  plusieurs  années;  elles  furent  le  solide 
fondement  de  ses  travaux  psychologiques,  et  l'on  peut  faire 
remonter  jusqu'à  elles  l'évolution  philosophique  qui,  en 
1 807-1 8()9,  aboutit  à  Vlnlellujencc. 


A  EDOUARD  DE  SUCKAU 

Paris,  15  octobre  1852 
Mon  cher  ami,  j'ai  vu  M.  de  Suckau  deux  jours  après 
ma  dernière  aventure*  et  j'ai  pensé  qu'il  te  tiendrait  au 
courant.  Voilà  pourquoi  je  ne  t'ai  pas  répondu  plus  tôt. 
Mon  congé  est  obtenu,  et  je  viens  de  parcourir  le  cercle 
entier  de  mes  relations  pour  trouver  des  leçons.  Aucune 
ne  s'est  encore  rencontrée,  et  j'attends,  sans  espérer 
beaucoup,  me  demandant  si  j'ai  bien  fait  de  céder  à  un 
mouvement  d'amour-propre  et  aux  conseils  de  tous  mes 
amis.  La  nécessité  est  une  haute  maîtresse,  et  quand  il 
s'agit  de  vivre,  il  est  ridicule  de  songer  aux  piqûres  de 
sa  vanité.  J'ai  été  trop  heureux  au  collège  et  à  l'École  ; 
j'aurais  dû  songer  que  je  ne  suis  rien,  que  je  n'ai  droit  à 

1.  Notes  conservées,  un  cahier  petit  format.  M.  Adrien  de.  Jus- 
sieu,  né  en  1797,  mourut  en  1855. 

2.  Id.,  deux  caliicrs  petit  format. 

3.  Baillarger  (Jules-Gabriel-François),  meml)re  de  l'Académie  de 
médecine,  né  en  1800,  mort  eu  1890. 

4.  La  nomination  à  Besançon.  Voir  p.  507. 


310  CORRESPONDANCE 

rien,  qu'on  me  fait  une  grâce  en  m'employant,  que  c'est 
un  bonheur  que  de  vivre  moyennant  vingt-cinq  heures 
par  semaine  et  que  s'il  est  sale  de  faire  une  sixième,  il 
est  plus  dégoûtant  encore  de  balayer  les  ruisseaux  ou 
de  rapetasser  les  souliers. 

Enfin  dans  deux  mois  je  saurai  si  j'ai  bien  fait.  Je  vais 
d'abord  rédiger  mon  travail  sur  la  Connaissance,  puis 
faire  mes  thèses,  et  en  même  temps  suivre  des  cours 
d'anatomie.  La  volonté  ne  manque  pas  ;  je  compte  qu'elle 
ne  manquera  jamais;  mais  peut-être  y  a-t-il  quelque 
chose  de  cassé  dans  ma  machine  morale  ;  ce  quelque 
chose  est  l'espérance.  Je  commence,  mon  ami,  à  voir  la 
vie  telle  qu'elle  est,  à  comprendre  ce  qu'il  en  coûte  pour 
entrer  soi-même  dans  le  monde,  ou  pour  y  faire  entrer 
une  idée  ;  je  juge  du  second  par  le  premier  ;  et  les 
réflexions  détruisent  peu  à  peu  le  moi  militant.  Je  ne 
regarde  plus  guère  Tétude  que  comme  une  sorte 
d'opium,  bonne  pour  panser  l'amour-propre,  tuer  l'en- 
nui, et  épuiser  l'activité  surabondante  du  cerveau.  Je  vais 
en  prendre,  j'espère,  plus  que  jamais,  et  j'en  ai  besoin. 
Je  vis  dans  un  monde  de  réflexions  tristes  quand  je  ne  vis 
pas  dans  un  monde  de  pensées  sérieuses;  j'ai  besoin 
d'assembler  autour  de  moi  un  nuage  d'idées  abstraites 
pour  m'ôter  la  vue  de  ma  petitesse  et  de  ma  nullité. 

Gréard  est  en  seconde  à  Metz;  il  le  méritait,  puisqu'il 
avait  été  classé  le  premier  dans  les  examens  de  sortie. 
Mais  ce  pauvre  Dupré',  suppléant  de  troisième  dans  un 

1.  Diipré  (Louis-Erncsl),  né  en  1829,  entré  à  l'École  normale 
en  1849,  mort  en  1890. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  TIIÈ^^ES        511 

communal,  est  désolé.  —  Prévost  travaille  le  matin,  fait 
des  coursesTaprès-midi,  et  aspire  à  devenir  bibliothécaire 
(juelque  part.  —  M.  Vacherot  a  deux  élèves  pension- 
naires chez  lui. 

Je  vais  loger  hôtel  Servandoni,  rue  Servandoni,  jus- 
qu'à ce  que  mes  leçons,  si  j'en  trouve,  m'appellent  autre 
part.  Je  te  verrai  souvent,  j'espère,  puisque  maintenant 
tu  n'es  plus  qu'à  six  heures  de  Paris*. 

Adieu,  mon  cher,  mon  vieux  camarade  ;  à  demi  noyé, 
je  suis  heureux  de  voir  mes  amis  qui  voguent,  et  je 
leur  serre  la  main  en  leur  souhaitant  bon  vent  et  bonne 
mer. 

AU   MÊME 

Paris,  28  novembre  1852 

Mon  cher  Ed.,  j'ai  le  rhume  et  je  ne  peux  pas  allumer 
mon  feii. 

Et  sous  ces  deux  malheurs  ma  grande  âme  affaissée 
ne  sait  que  te  dire.  Bah  !  la  première  chose  venue,  et 
en  avant!  Je  vais  relire  ta  lettre  pour  revenir  à  la  con- 
science du  monde  sublunaire. 

En  premier  lieu,  mon  ami,  je  conclus  de  tes  récits 
que  je  suis  fort  heureux  d'avoir  évité  Besançon.  Si  toi, 
illustre  professeur  de  logique,  tu  as  ces  dégoûts, 
qu'aurait-ce  été  pour  moi,  chien  de  cour  de  sixième?  Je 
me  hérisse  d'horreur  en  pensant  à  dix  classes  par 
semaine  au  milieu  de  cinquante  enfants  qui  grondent, 

1.  M.  de  Suckau  venait  d'être  nommé  professeur  de  philosophie 
au  lycée  de  Bourges. 


312  CORRESPONDANCE 

grognent,  grattent  du  pied,  etc.  Je  ne  suis  pas  né 
dompteur  d'animaux  féroces,  et,  avec  la  permission  de 
notre  Seigneur  Dieu,  je  ne  le  serai  jamais. 

Mais  la  vie  que  j'ai  prise  à  la  place  ne  vaut  pas 
grand'chose.  J'ai  six  leçons  par  semaine,  total  55  francs, 
juste  de  quoi  vivre,  si  cela  dure,  en  y  joignant  mes  pau- 
vres ressources*  ;  et  tout  est  plus  cher  à  Paris.  Ajoute 
la  nécessité  de  s'habiller,  de  courir  au  loin  chez  la  pra- 
tique. On  perd  beaucoup  de  temps  pour  peu  d'argent. 

Les  courses  à  Paris  sont  infinies;  et  pour  suivre  tran- 
quillement sa  pensée,  la  province  vaut  mieux;  si  j'avais 
eu  seulement  une  troisième  à  Bourges,  j'y  serais  allé 
avec  grand  plaisir.  Ne  quitte  pas  ton  perchoir.  Chaque 
année  te  fera  monter  d'un  barreau.  Tu  avances  sans  te 
mouvoir  par  le  simple  mouvement  des  choses.  Ici  on 
reste  en  place,  et  tout  l'effort  aboutit  à  ne  pas  mourir 
de  faim. 

Je  suis  un  cours  d'anatomie  et  un  de  physiologie  % 
que  je  repasse  au  Muséum  de  l'École".  Ce  peuple  de 
professeurs  et  d'étudiants  est  curieux,  et  leurs  charo- 
gnes intéressantes.  Bouchers  et  savants,  quel  dévoue- 
ment à  l'homme  et  quel  mépris  de  l'homme  !  Le  premier 
jour,. avec  mon  éducation  spiritualiste,  je  restai  dans  la 
stupeur.  Mais  pas  un  nuage  de  dégoût.  Ces  lois  qui 
répètent  dans  tous  les  corps  les  mômes  organes  aux 
mêmes  places,  sont  magnifiques.  On  dissèque  mainte- 

1.  M.  Taine  avait  environ  4  200  francs  de  rentes  de  sa  part 
d'héritap:e  de  son  père. 

2.  Le  cours  de  pliysiolop^ie  de  M.  Fane. 
5.  LKcole  de  médecine. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENA>'Cfi;  DES  THÈSES         "15 

nant  devant  nous  les  muscles  du  dos  d'une  jeune  femme. 
C'est  une  pensée  terrible  et  grandiose  que  celle  du 
somnambule  éternel,  la  nature.  Quelle  prodigalité  de 
génie,  et  comme  tout  cela  est  bien  mort!  Ah  !  mes  pau- 
vres Cartésiens  ! 

Je  profite  à  écouler  leurs  méthodes,  mais  pure 
pratique.  Nul  philosophe.  Des  scepliques  et  des  cara- 
bins. 

Pour  te  donner  une  idée  de  mon  peu  de  loisir, 
apprends  que  je  n'ai  pu  encore  lire  EsquiroP.  Mes  amis 
d'amphithéâtre  me  disent  qu'il  est  arriéré,  qu'en  fait  on 
ne  sait  rien  là-dessus,  et  que  tout  le  monde  aujourd'hui 
ajourne  les  généralités  pour  les  monographies. 

J'ai  écrit  70  pages  de  mon  La  Fontaine.  J'avais  rédigé 
un  bout  de  ma  Théorie  de  l Intelligence^,  mais  j'ai 
enrayé  de  fatigue.  Ma  thèse  n'est  guère  plus  aisée.  Écrire 
en  français  et  en  littérateur,  quelle  charge!  Moi  qui 
depuis  trois  ans  ne  vis  que  dans  les  preuves  et  suis  des- 
séché par  les  abstractions,  j'en  ai  terreur.  Cela  est  bien 
joli  pourtant.  Je  viens  d'écrire  la  galerie  des  gens  du 
siècle,  en  les  comparant  à  La  Bruyère  et  Saint-Simon. 
Cela  fait  plaisir  de  voir  un  peintre  de  tant  d'esprit.  11  y 
a  de  quoi  faire  un  volume  sur  son  compte.  Il  faut  bien 
que  je  m'enveloppe  d'une  peau  littéraire;  pour  quitter 
ce  misérable  état  de  donneur  de  leçons,  j'ai  besoin  d'un 
titre.  Docteur  d'abord,  je  concourrai  peut-être  ensuite 

1.  Esquirol  (Jean-É tienne-Dominique),  né  en  1772,  mort,  en  18i0, 
s'agit  sans  doute  du  traité  Des  maladies  mentales. 

2.  De  la  Connaissance. 


514  CORRESPONDANCE 

pour  l'Académie,  qui  propose  une  critique  historique 
et  littéraire  de  Tite-Live.  Mais  tout  cela  est  incertain; le 
réel  est  que  j'ai  eu  la  fièvre  hier,  et  qu'aujourd'hui  j'ai 
mal  à  la  tête  et  froid  aux  pieds. 

Ma  mère  vient  de  revenir  de  chez  ses  frères  et  nous 
cherchons  depuis  huit  jours  un  logement  pour  elle,  sans 
pouvoir  le  trouver.  J'ai  vu  une  ou  deux  fois  ton  père  qui 
souhaite  passionnément  que  tu  restes  dans  ta  niche 
universitaire  et  philosophique.  Eh!  mon  cher,  nous 
comprenons  tous  qu'un  métier  est  une  machine  d'avi- 
lissement par  les  complaisances,  et  d'abrutissement  par 
la  monotonie.  Mais  nous  en  faisons  tous  un,  et  l'impor- 
tant est  qu'il  nous  laisse  du  loisir,  et  nous  permette  pen- 
dant ce  temps  de  redevenir  hommes.  Crois-tu 
amusant  de  corriger  des  versions  comme  je  fais,  ou  de 
faire  des  analyses  d'affreux  bouquins,  pour  des  gens 
qui  se  donnent,  moyennant  argent,  la  gloire  de  les 
avoir  lus  ? 

Mon  bonheur  est  de  voir  le  soir  Paris  mouvant,  lumi- 
neux, infini  ;  cela  fait  penser,  et  je  n'avais  pas  cela  à 
Poitiers.  Mais  nous  n'avons  plus  l'École.  La  conversation 
manque,  et  nous  ne  retrouverons  jamais  le  mouvement 
d'esprit  où  nous  avons  été  nourris.  Dans  quel  état  est- 
elle  maintenant?  Silence  imposé  aux  réfectoires,  aux 
études,  au  dortoir,  en  montant  aux  conférences  ;  des 
thèmes  et  versions  accumulés  pour  empêcher  de  lire  ;  les 
trois  quarts  des  livres  refusés  à  la  Bibliothèque.  Mon 
pauvre  Ed.,  embrassons-nous  et  disons  :  «  Seigneur, 
sauvez-nous,  nous  périssons  j). 


RETOUR  A  PARIS.  —  S()UTENA^XE  DES  THÈSES        5i; 


A    SA    MERE* 

Juvisy,  18  décembre  1852 
ai  vu  Mme  About  ^  About  veut  quitter  Athènes  et 
l'Université.  Il  a  dégoût  de  la  boutique  et  a  envie  de 
passer  à  l'étranger.  —  Ce  sont  coups  sur  coups.  Les 
deux  professeurs  de  seconde  à  Bourbon,  qui  sont  depuis 
vingt  ans  en  place,  viennent  d'être  suspendus.  L'un  d'eux, 
le  plus  simple  et  le  meilleur  des  hommes,  M.  Hubert, 
qui  passait  sa  vie  à  faire  collection  de  poèmes  latins,  est 
sans  traitement  et  sur  le  pavé  avec  sa  famille.  Il  paraît 
qu'il  s'était  permis  quelques  mots  sur  les  deux  confé- 
rences gratuites  dont  on  avait  surchargé  les  professeurs. 

Mon  élève  de  Saint-Louis  passe  son  baccalauréat  de- 
main; je  crois  qu'il  sera  refusé.  S'il  repi^nd  des  leçons, 
je  le  saurai  bientôt;  sinon  je  recommencerai  ma  chasse 
aux  élèves  et  mes  razzias  dans  Paris.  Je  vois  toute  sorte 
de  gens;  hier,  par  exemple,  M.  Dubois^  qui  a  causé 
trois  quarts  d'heure  avec  moi  sur  le  trottoir  et  m'a 
montré  toute  sorte  de  bienveillance.  —  Je  vais  aller  chez 
M.  Petitjean^ 

Mon  brouillon  français  est  à  peu  près  fmi^.  Je  vais  le 
nettoyer,  l'habiller,  lui  faire  sa  toilette  pour  le  pousser 

1.  Mme  Taine  était  retournée  à  Vouziers  après  un  court  séjour 
à  Paris. 

2.  Mère  de  M.  Edmond  About. 

5.  L'ancien  directeur  de  l'École  normale. 

4.  M.  Petitjean,  depuis  premier  président  de  la  Cour  des 
comptes,  était  le  beau-frère  de  M.  AdolpUf»  Rezanson. 

5.  La  thèse  sur  La  Fontaine. 


r.lO  CORRESPONDANCE 

dans  le  monde.  Plaise  à  Dieu  et  à  la  Faculté  qu'il  ne  se 
casse  pas  le  nez  comme  son  frère  aîné  I  —  L'affaire  de 
M.  Mignet*  est  tombée  à  l'eau  :  M.  Mignet  avait  déjà 
pris  un  autre  honuTie.  Du  reste,  c'était  seulement 
65  francs  par  mois  et  deux  heures  tous  les  jours. 

Ma  médecine  m'amuse,  ce  grand  monde  vivant  et 
parisien  me  distrait,  j'ai  bonne  santé  et  cela  vaut  cer- 
tainement mieux  que  les  boulettes  de  papier  mâché  et 
les  pommes  cuites  de  Besançon. 

Sophie  me  parle  de  deux  acquéreurs  pour  la  maison; 
réfléchissez  bien  avant  de  venir  ici  :  mon  avenir  est  trop 
incertain  pour  régler  le  vôtre.  —  A  Juvisy,  je  suis  accueilli 
avec  une  extrême  amitié^.  Nous  allons  sortir,  la  matinée 
est  charmante  :  s'il  ne  faisait  pas  si  froid,  j'engagerais 
Virginie  à  dessiner  des  paysages  d'hiver.  Les  arbres  nus 
sont  si  élancés  et  de  forme  si  légère,  les  horizons  ouverts 
sont  si  jolis  sous  la  brume  que  j'aime  autant  la  cam- 
pagne qu'au  printemps. 


I 


A    LA    MEME 

Pnris,  28  décembre  1852 

Bonne  année,  chère  mère....  Je  ne  sais  vraiment  quoi 
choisir  pour  faire  le  frère  aîné;  pourtant  que  les  Ita- 
liennes daignent  accepter  le  Manzoni  qu'elles  ont  semblé 
désirer.  Elles  le  liront  ensemble.  Je  l'enveloppe  avec 

1.  Il  avait  été  question  pour  M.  Taine  d'un  travail  de  secrétaire 
cliez  M.  Mignet. 

2.  Par  M.  Alexandre  Bezanson  et  sa  femme. 


RETOUR  A  TARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES         517 

deux  ou  trois  romans  que  je  t'engage  à  lire  et  relire 
pendant  les  longues  soirées  d'hiver.  Ce  sont  des  détails 
de  mœurs  et  de  passions  en  style  simple,  en  bon  fran- 
çais, chose  rare  et  qui  fait  toujours  plaisir. 

J'ai  manqué  de  travailler  avec  M.  Augustin  Thierry. 
L'affaire  n'est  pas  désespérée,  mais  elle  est  remise. 
Libert  et  son  patron,  M.  Maury,  me  promettent  de  me 
servir  de  ce  côté  si  l'occasion  revient.  Mon  futur  bache- 
lier s'est  cassé  le  nez  contre  la  version  exigée,  selon  ma 
prévision.  11  est  probable  qu'il  reprendra  des  leçons;  en 
tous  cas  et  par  précaution  je  cherche  un  autre  élève. 
—  Mes  leçons  chez  Mme  D...  m'amusent.  J'ai  le  plaisir 
de  lire  haut  de  belles  choses  et  d'inventer  mes  idées  en 
parlant.  —  Prévost  n'aura  pas  sa  place  de  répétiteur  à 
l'École  polytechnique.  — M.  N...,  que  j'ai  vu,  approuve 
fort  mon  séjour  ici,  et  mon  travail  pour  le  doctorat  et 
l'Académie*.  «  Vous  êtes  à  Paris,  il  ne  faut  plus  le 
quitter.  )>  Voilà  mot  à  mot  sa  phrase.  C'est  bien  là  l'am- 
bitieux qui  me  disait  quand  je  redoublais  ma  rhéto- 
rique :  ((  Vous  faites  ie  premier  pas,  visez  maintenant 
un  fauteuil  à  l'Académie.  »  Très  joli,  mais  il  ne  suffit 
pas  de  souhaiter  pour  avoir.  Que  de  gens  voudraient 
un  fauteuil  et  restent  sur  leurs  jambes  I 

Sois  parfaitement  tranquille  sur  mon  compte  ;  j'ai 
une  bonne  santé,  je  ne  m'ennuie  pas,  je  suis  beaucoup 
plus  heureux  qu'à  Poitiers  et  à  Nevers,  je  ne  sens  plus 
autour  de  moi  commérages,  calomnies,  tracasseries,  sur- 
veillance; je  n'ai  pas  pour  entourage  quarante  imbé- 

1.  M.  Taine  s'était  décidé  à  concourir  pour  Tite-Live. 


318  CORRESPONDANCE 

ciles  qui  s'aident  do  leur  nombre  pour  être  rebelles,  et 
de  leur  ignorance  pour  autoriser  leur  paresse.  L'École  de 
médecine  est  charmante,  son  musée  et  ses  préparations 
font  ma  joie,  et  quand  j'ai  mal  à  la  tête,  j'ai  à  ma  porte 
le  Luxembourg  qui  vaut  le  bois  d'Un  An^  ou  toute 
autre  campagne  de  province.  J'ai  repris  un  peu  ma 
philosophie,  je  lis  aux  bibliothèques  des  livres  sur  la 
folie  et  le  sommeil,  enfin  je  vis  librement  de  l'esprit, 
et  je  n'ai  pas  sur  la  tête  la  calotte  de  plomb  que  j'ai 
portée  l'an  dernier. 

J'ai  revu  M.  Guizot;  son  fils^  m'a  promis  de  venir  me 
voir:  ce  sera  peut-être  une  relation,  et  la  relation  peut- 
être  tournera  en  liaison.  Je  le  souhaite  moins  parce 
qu'il  est  le  fils  de  son  père  que  parce  qu'il  est  lui-même; 
je  le  sais  capable,  instruit,  hardi  de  caractère  et 
d'esprit. 

Aucun  événement  dans  ma  vie  si  tranquille  et  si  mo- 
notone. Je  suis  allé  deux  fois  au  théâtre,  j'ai  entendu 
Nornia  aux  Italiens.  Mme  Cruvelli  fait  admirablement 
la  phrase  musicale,  mais  elle  n'a  pas  cette  pureté  et 
cette  largeur  de  voix  de  Mme  Alboni  que  Virginie  a  en- 
tendue. Le  petit  Meizu'  était  très  joli  et  j'aurais  grand 
plaisir  à  avoir  chez  moi  le  Christ  de  Remhrandt.  Ce 
Christ  est  le  Christ  des  pauvres,  des  misérables  accroupis 
dans  leur  taudis,  laid,  sale  comme  eux,  mais  plein 
d'une  douleur  et  d'une  tendresse  infinies. 

1.  Aux  environs  de  Vouziers. 

2.  M.  Guillaume  Guizot. 

3.  Copié  par  Mlle  Virginie  Taine. 


1 


RETOUR  A  TARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        7,}9 

A   MADEMOISELLE  VIRGINIE   TAINE 

Paris,  14  janvier  1853 
Ma  chère  enfant,  la  vie  qu'on  mène  ici  rend  les  lettres 
rares;  pardon,  et  si  dorénavant  je  manque  au  jour  fixé, 
ne  vous  inquiétez  pas. 

J'ai  une  leçon  à  ma  porte,  de  une  heure  trois  quarts, 
cinq  fois  par  semaine,  à  100  francs  par  mois.  C'est  une 
maison  particulière  où  il  y  a  quatre  élèves;  M.  Libert  y 
est  aussi  ;  j'y  fabrique  un  bachelier,  etc.  —  Un  ancien  pro- 
fesseur fonde  le  mois  prochain  près  de  l'École  de  méde- 
cine une  maison  de  baccalauréat;  il  m'offre  un  cours  de 
logique  et  de  composition  pour  100  francs  par  mois. 
Enfin  M.  Polonceau,  qui  va  peut-être  mettre  son  fils 
dans  la  maison  où  je  vais,  me  demande  pour  lui  trois 
leçons  par  semaine.  —  Ouf!  je  serai  obligé  d'en  refuser 
une  partie  :  tout  est  donc  pour  le  mieux  dans  le  meil- 
leur des  mondes....  Es-tu  contente  et  sais-tu  tout  au 
long  mes  affaires?  —  Imagine  quelle  masse  de  visites 
j'ai  dû  faire!  les  jambes  m'en  font  mal  encore.  On  n'a 
pas  un  moment;  je  rencontre  partout  d'anciens  cama- 
rades, etc.  —  J'ai  causé  longuement  avec  mon  oncle  : 
il  nous  reproche  de  ne  pas  voir  les  choses  en  gens  posi- 
tifs et  de  ne  pas  savoir  être  heureux.  Peut-être  a-t-ii 
raison,  mais  n'est  pas  heureux  qui  veut,  et  j'ai  besoin 
pour  l'être  d'étouffer  la  pensée  de  moi-même  dans  la 
lecture  et  le  travail. 

Croirais-tu  que  les  plus  belles  choses  en  fait  d'art  que 
je  voie  ici,  ce  sont  les  rues  de  Paris?  Ces  longues  rues, 


520  CORRESPONDANCE 

quand  le  soleil  s'y  lève,  à  travers  les  brouillards  bleuâtres 
qui  les  terminent,  sont  d'une  beauté  extraordinaire.  — 
Je  comprends  la  poésie  des  vieilles  cités  llaraandes  et 
toute  la  lumière  que  les  Hollandais  ont  répandue  sur 
les  marchés  et  leurs  échoppes.  —  Mon  oncle  dit  vrai 
quand  il  trouve  du  beau  partout.  Seulement  il  faut  être 
de  bonne  humeur  pour  le  sentir,  ou  peintre,  comme  toi. 


A  MADEMOISELLE    SOPHIE    TAINE 

Paris,  ...  janvier  1855 
....  Jamais  mon  temps  n'a  été  si  fort  occupé,  je  n'ai 
pas  un  instant  pour  écrire  à  mes  amis,  et  pourtant  ma 
vie  n'a  pas  d'événements.  Mes  leçons,  ma  médecine, 
mes  thèses  et  mes  recherches  vont  leur  train,  petit  train 
fort  tranquille.  Cela  t'amusera-t-il  beaucoup  de  savoir 
que  j'ai  fait  faire  des  vers  français  à  mes  élèves  de 
Bourbon*  pour  la  Saint-Charlemagne,  que  je  viens  de 
voir  les  artères  du  cerveau,  que  j'écris  la  50^^  page  de 
ma  thèse  latine  sur  Platon.  — Je  suis  allé  dernièrement 
voir  les  fous  à  la  Salpêtrière.  M.  Baillai'ger,  le  médecin 
en  cluîf,  est  notre  parent  (par  les  Fournival).  J'ai  fait 
quelques  visites  à  Mme  Seillière^  sans  jamais  la  ren- 
contrer seule;  j'y  ai  diiié  dimanche.  —  J'ai  dîné  aussi 
chez  M.  Carré-Domailly  mardi  dernier,  avec  plusieurs 
professeurs  à  Bourbon;  il  embouche  toutes  ses  trom- 
pettes pour  faire  mon  éloge.  —  Enfin,  dernière  nouvelle, 

1.  A  la  pension  Carré-Dcmailly. 

2.  Mme  Ernest  Seillière,  née  Guillaume,  cousine  de  Mme  Taine. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENA^XE  DES  THÈSES        321 

le  pauvre  Sarcey  n'est  pas  admis  à  l'École  d'Athènes. 
Tout  le  monde  dit  qu'il  était  un  des  premiers  à  l'exa- 
men. Mais  il  eut  le  malheur,  en  causant  à  voix  basse 
avec  un  de  ses  voisins,  de  dire  un  mot  qui  faisait  allu- 
sion à  une  aventure  ridicule  d'un  de  ses  juges.  Celui-ci 
l'entendit,  et,  dans  la  délibération,  s'opposa  formelle- 
ment à  ce  qu'il  fût  reçu.  Il  retourne  à  Ghaumont,  désolé, 
ne  sachant  que  devenir,  mal  avec  son  recteur,  furieux 
de  toutes  les  classes  et  conférences  dont  il  est  chargé. 
Pour  vous  donner  une  idée  de  l'état  des  études,  ap- 
prenez qu'au  dernier  trimestre  le  premier  professeur 
de  physique  de  Bourbon  a  dû  donner  des  notes  sur 
614  élèves.  Ils  sont  accablés,  dégoûtés,  excédés,  et 
maudissent  la  galère. 

Tu  penses  bien  que  parmi  tant  d'occupations  et  de 
tracas,  la  musique  est  un  peu  négligée.  J'en  fais  pourtant 
tous  les  soirs,  mais  ce  n'est  plus  étudier.  Je  ne  puis  pas 
même  aller  au  théâtre,  j'espère  dimanche  pourtant  aller 
à  la  salle  Sainte-Cécile,  s'il  y  a  un  concert.  Mais  au  fond, 
je  suis  heureux,  bien  plus  heureux  que  l'an  dernier, 
parce  que  ma  vie  a  un  aliment  et  que  j'agis  librement. 
Sa  Majesté  l'Empereur  et  Roi  est  exactement  pour  moi 
comme  si  elle  n'était  pas;  et  n'ayant  plus  sur  le  dos  un 
recteur  et  l'espionnage  de  la  province,  je  suis  gai  et 
content. 

Je  juge  en  enseignant  que  tu  aurais  besoin  pour  ton 
histoire  de  faire  des  résumés.  —  Ainsi,  à  mesure  que  tu 
rédiges  tes  anciennes  notes,  je  te  conseille  de  faire  très  en 
abrégé  de  grands  tableaux  avec  des  chiffres,  lettres  indi- 

H.    TAIN'E.    —    COUnESrONDASCE.  21 


5'22  CORRESPONDANCE 

calrices,  accolades  et  autres  procédés  sensibles  de  classi- 
fication, d'écrire  ainsi  les  principales  dates  et  les  grands 
faits.  Ce  sera  une  sorte  de  cadre  qui  arrangera  dans  ta 
tête  toutes  tes  lectures  et  aidera  ta  mémoire.  —  Sais-tu 
maintenant  la  grammaire  italienne?  Tu  pourrais,  pour 
l'apprendre,  prendre  une  phrase  italienne  que  tu  com- 
prends et,  à  mesure  que  tu  trouveras  un  nom  ou  un 
verbe,  décliner  l'un  et  conjuguer  l'autre.  —  Ce  serait  en 
même  temps  une  étude  de  mémoire  et  une  étude  de 
raisonnement. 


A    SA   MERE    ET   A    SES   SŒURS 

Paris,  9  février  1855 

....  La  masse  d'occupations  que  j'ai  ici  m'absorbe,  et 
je  ne  puis  causer  avec  vous  autant  que  je  voudrais.  En 
ce  moment  je  griffonne  comme  un  chat,  tant  j'ai  la  maui 
fatiguée;  je  viens  de  recopier  ma  thèse  française,  et  j'en 
ai  rempli  deux  mains  de  papier;  cet  affreux  gribouillage 
m'étourdit,  et  il  me  semble  que  je  n'ai  plus  dans  la  tête 
que  pages,  lettres,  lignes,  ratures,  etc. 

J'ai  pris  une  nouvelle  leçon.  Je  dépense  en  moyenne 
deux  heures  par  jour  à  ce  métier  qui  ne  m'ennuie  pas, 
et  je  gagne  environ  200  francs  par  mois  ;  cela  vaut  une 
place  en  province.  Je  ne  sais  pas  au  reste  pourquoi  diable 
j(^  donne  deux  heures  par  jour.  Une  heure  suffirait  à 
mes  besoins.  Aucun  moyen  de  dépenser  son  argent  : 
quelques  spectacles,  deux  ou  trois  concerts  ne  coûtent 
pas  grand'chose  ;  pour  dépenser,  il  faut  sortir,  employer 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        523 

son  temps,  et  je  n'ai  pas  le  temps.  Je  vais  accumuler 
pour  le  roi  de  Prusse  ;  quand  je  dînerais  à  trente  sous 
au  lieu  de  vingt,  en  serais-je  plus  heureux?  Cela  m'est 
si  parfaitement  indifférent  que  je  n'y  ai  jamais  songé. 
La  seule  chose  que  je  désire,  c'est  d'élre  déharrassé  du 
doctorat  et  autres  niaiseries  universitaires,  de  recevoir 
par  décret  le  bonnet  et  autres  friperies  officielles,  et 
de  rentrer  dans  la  philosophie  et  la  médecine  que  j'oublie 
depuis  quelque  temps"  par  force,  et  vers  lesquelles  mon 
cœur  s'élance  avec  concupiscence.  Je  n'ai  jamais,  au 
reste,  été  si  heureux.  N'ayant  pas  le  temps  de  réfléchir 
sur  moi-même,  je  n'ai  pas  le  temps  de  broyer  du  noir, 
de  penser  à  l'avenir  ou  au  passé,  de  me  demander  ce 
que  je  deviendrai.  Je  suis  actif,  et  il  faut  agir,  et  rien 
qu'agir  pour  être  content. 

J'ai  parmi  mes  élèves  une  jeune  fille  à  qui  je  fais 
lire  Don  Quichotte,  Augustin  Thierry,  et  les  lettres  de 
Racine  à  son  fils.  Je  lui  ai  commenté  Corneille  et  Racine 
que  tu  devrais  bien  étudier,  ma  chère  Sophie  ;  et  je  vais 
lui  distiller  en  leçons  ma  thèse  sur  La  Fontaine.  Parle- 
moi  aussi  de  tes  lectures,  de  tes  études.  Dis-moi  si  tu 
fais  les  résumés  en  tableaux  dont  je  t'ai  parlé. 

Ma  chère  Ninette,  j'ai  découvert  que  j'avais  été  un 
imbécile  pendant  tout  mon  séjour  à  Paris,  j'ignorais 
l'hôtel  des  Jeûneurs;  il  y  a  là  des  expositions  fréquentes 
de  tableaux  pour  les  ventes.  J'ai  vu  la  galerie  de  la 
duchesse  d'Orléans,  et  les  tableaux  de  la  révolution 
romantique,  la  Balaille  des  Cimbres,  de  Decamps,  Fran- 
çoise (le  Rimini,  de  Scheffer,  le  Meurtre  de  Vévêque  de 


524  CORRESPONDANCE; 

Liège,  de  Delacroix,  etc.  Cela  confirme  ce  que  nous  avait 
enseigné  le  Salon.  Les  modernes  sont  moins  peintres 
que  les  anciens,  mais  plus  poètes  en  peinture,  plus  phi- 
losophes, plus  saisissants.  La  bataille  dcsCimbres  est  cent 
fois  plus  terrible  que  celle  de  Salvator  (qui  inclinait  déjà 
au  romantisme).  Imaginez-vous  une  plaine  immense,  à 
perte  de  vue,  avec  des  nuages  cuivrés  ou  couleur  d'airain 
qui  s'enfoncent  à  l'infini,  d'immenses  rochers  qui  la 
parsèment,  une  sorte  de  gorge  sur  le  devant,  qui  aboutit 
au  fleuve.  La  masse  des  femmes,  des  enfants  sur  les 
chariots  barbares  s'entasse,  s'étouffe  dans  la  gorge; 
les  bras  tendus,  les  cheveux  épars,  ils  se  précipitent 
dans  le  fleuve,  séparés  de  leurs  guerriers  qui  gisent  en 
tas,  ou  fuient  vers  le  fond.  Au  milieu  et  au  second  plan, 
les  lignes  régulières  des  massives  légions  romaines,  la 
pique  en  avant,  en  nombre  énorme....  On  voit  Marins 
à  cheval,  avec  ces  traits  durs  et  terribles  de  l'histoire, 
vêtu  de  pourpre,  et  faisant  signe  pour  qu'on  fonce  sur 
la  horde  qui  roule  dans  le  gouffre.  Alors,  plus  loin  et  à 
l'infini,  au  dernier  plan,  se  déroule  une  cohue  gigan- 
tesque, un  peuple  entier  fuyant  et  égorgé,  un  pôle- 
méle  obscur  et  monstrueux  de  poussière,  d'hommes, 
de  chars,  tournoyant  à  travers  les  roches;  une  masse 
épaisse,  vivante,  engouflVée  et  s'écrasant  elle-même,  de 
figures  et  de  vêtements  sauvages,  une  nation  de  bétes 
farouches  du  Nord  rugissantes  et  sanglantes,  tout  cela 
indistinct  comme  un  seul  corps  qui  se  roule  et  se  toid 
fit  s'agite  d'un  mouvement  intérieur,  enfin  oOOOOO  hom- 
mes dans  quatre  pieds  cariés.  Jamais  je  n'ai  vu  chose  si 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THESES         325 

grande.  Je  ne  sais  pas  comment  j'ai  pu  voir,  on  s'élouf- 
fait. 

J'élais  allé  pour  voir,  sinon  le  mariage  de  Sa  Majesté  au 
moins  la  cathédrale  le  lendemain,  j'ai  trouvé  une  queue 
d'environ  trois  quarts  de  lieue  :  il  était  une  heure,  on 
m'a  dit  que  j'entrerais  peut-être  vers  cinq  heures,  et  que 
les  portes  fermaient  à  cinq  heures;  j'ai  mis  mes  mains 
dans  mes  poches  et  je  suis  retourné  rue  des  Jeûneurs. 

Procurez-vous  donc  les  livraisons  de  ÏOncle  Tom. 
J'en  ai  lu  vingt  pages  et,  d'après  ce  qu'on  m'en  a  dit,  je 
suis  sûr  que  cela  vous  fera  plaisir,  à  ma  mère  surtout. 


AUX    MEMES 

Paris,  19  février  1853 

J'ai  fini  mes  thèses;  M.  Petitjean  va  parler  à  M.  Saint- 
Marc-Girardin  qui,  j'espère,  sera  mon  correcteur.  —  J'ai 
été  voir  une  opération  chirurgicale.  —  Le  reste  comme 
à  l'ordinaire;  le  pot-au-fau  hoiU  toujours,  doucement  et 
sans  trop  d'ennui.  Depuis  hier  je  me  dorlote,  je  lis,  je 
fume,  je  jouis  de  l'idée  que  mes  thèses  sont  unies;  mais 
la  grande  misère  est  d'allumer  du  feu.  11  le  faut  hien, 
on  gèle;  mais  cela  noircit  les  doigts,  il  faut  soufller, 
c'est  le  diahle....  j'interromps  ma  lettre  de  cin]  mi- 
nutes en  cinq  minutes  pour  travailler  du  soufllet  et  des 
pincettes....  Grâce  à  Dieu  et  à  saint  Éloi  je  crois  que 
j'ai  partie  gagnée.  Je  vous  dirai  à  la  fin  de  ma  lettre  si 
j'ai  réussi.... 


526  CORRESPONDANCE 

....  Mais,  ma  chère  Virginie,  si  tu  veux  causer  de 
Bernardin^  qui  t'en  empêche?  mets  sur  une  petite  note, 
en  lisant,  tout  ce  qui  te  semble  singulier,  et  bavardons 
sur  le  papier  comme  nous  le  ferions  au  coin  du  feu.  Il 
est  donc  bien  imbécile,  ce  pauvre  homme?  Tu  le  connais 
mieux  que  moi  maintenant.  Tout  ce  que  j'en  sais,  c'est 
que  sa  physique  et  sa  physiologie  sont  confites  en  Dieu 
et  que  le  Dieu-maçon  et  tournebroche  joue  un  rôle  un 
peu  plat  dans  toutes  ses  explications.  Mais  j'ignore  ses 
idées  morales  et  je  sais  que  j'ai  trouvé  beaucoup  de 
choses  ingénieuses,  et,  sous  la  sensiblerie  du  siècle,  un 
bon  et  noble  cœur.  —  Tu  as,  ce  me  semble,  d'autres 
choses  encore  à  lire  :  Robertson  (Histoire  de  V Amé- 
rique) est  très  utile;  méthodique,  raisonnable,  modéré, 
instruit,  consciencieux;  ni  artiste,  ni  politique,  ni  phi- 
losophe, mais  le  reste  est  excellent.  C'est  bien  le  frère 
de  Walter  Scott  et  l'historien  de  toute  cette  École  écos- 
saise qui  ne  fera  jamais,  en  mettant  tous  ses  auteurs  les 
uns  au  bout  des  autres,  la  moitié  d'un  Lord  Byron.  — 
Gibbon  est  plus  sceptique  et  un  peu  francisé,  mais  il 
a  les  mêmes  mérites.  J'aimerais  aussi  te  voir  jeter  les 
yeux  sur  Froissart  et  m'écrire  sur  tout  cela. 

Je  vois  dans  ta  lettre  un  mot  souligné  :  Insignifiante. 
Puisque  tu  me  demandes  mon  avis  sur  ton  style  épisto- 
laire,  je  vais  te  le  dire.  Le  mieux  à  ce  sujet  est  de 
n'avoir  pas  d'avis  à  donner,  parce  que  le  vrai  style 
d'une  lettre  est  d'écrire  ce  qui  vient,   comme   on   le 

1.  Bernardin  de  Saint-i^ierre. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES         527 

pense,  sans  s'inquiéter  de  le  dire  bien  ou  mal.  Pour  le 
vôtre,  je  dirais  plutôt  qu'il  mérite  le  reproche  contraire 
à  celui  du  mot  souligné.  Il  me  semble  quelquefois  voir 
plutôt  la  main  d'un  homme  que  d'une  femme  et  quel- 
ques personnes  le  trouveraient  peut-être  un  peu  trop 
expressif,  parce  qu'il  est  convenu  qu'une  jeune  fille  doit 
avoir  des  manières  de  sensitive  et  une  âme  de  soie  et 
de  satin.  Il  est  probable  que  cette  franchise  un  peu  vive 
et  un  peu  originale  de  langage  a  frappé  votre  oncle  et 
vous  a  valu  le  jugement  favorable  et  les  quelques  res- 
trictions que  vous  savez.  Ma  pauvre  amie,  qui  crois 
n'avoir  montré  aucun  bout  d'oreille,  sois  sûre  qu'on  en 
laisse  toujours  passer.  Une  phrase  est  une  révélation. 
En  voici  une  de  ta  lettre  :  «  Il  faut  te  forcera  t'amuser; 
c'est  un  travail  comme  un  autre.  Enfin  il  faut  se  con- 
server jeune  le  plus  longtemps  possible  )).  — Trois  ou 
quatre  mots  comme  ceux-là  tranchent  sur  le  ton  ordi- 
naire à  notre  âge.  Mais  tant  pis.  L'affaire  est  d'être  le 
moins  bête,  le  moins  ennuyeux,  le  moins  ennuyé  pos- 
sible. —  Il  faut  prendre  garde  à  l'opinion,  mais  ne  pas 
se  mettre  à  la  torture  pour  elle. 
Mon  feu  va!  0  gloire  et  victoire! 


A    SA   MERE 

Paris,  17  mars  1853 

Ma  thèse  latine*  m'est  rendue  avec  un  permis  d'im- 
primer.   M.    Saint-Marc -G  irardin   a  la  française  et  me 

1.  De  personis  Plalonicis. 


528  CORRESPONDANCE 

promet  de  m'en  rendre  compte  avant  la  fm  du  mois.  — 
Rien  d'intéressant  nulle  part;  je  donne  pacifiquement 
mes  leçons.  Je  vais  aux  bibliothèques,  je  travaille  le 
soir  chez  moi,  je  m'ennuie  parfois  quand  j'ai  mal  à  la 
tête.  J'ai  été  cinq  ou  six  fois  au  théâtre'  depuis  six 
mois;  tout  est  donc  passable  si  tout  n'est  pas  bien.  Je 
vois  quelquefois  l'avenir  en  noir,  mais  une  tasse  de 
café  ou  une  petite  trouvaille  médicale  ou  philosophique 
le  rassérènent.  Somme  toute,  je  suis  plus  heureux  que 
l'an  dernier.  —  Au  fond,  le  grand  mal  de  la  vie  est 
l'ennui;  quand  on  l'échange  contre  des  occupations 
sérieuses,  et  sans  chagrins,  on  a  tout  gagné.  Peut-être 
même,  quand  on  a  un  talent  certain,  est-ce  un  tort  de 
sortir  des  voies  communes;  le  coin  du  feu  est  le  meil- 
leur siège,  et,  si  j'avais  en  ce  moment  devant  moi  une 
place  universitaire  supportable,  même  en  province,  je 
l'aimerais  mieux  que  ma  vie  de  chevalier  errant.  Celle-ci 
sera  cependant  la  plus  heureuse  si  vous  venez  habiter 
ici.  Qui  sait  l'avenir?  Et  quels  singuliers  changements 
peuvent  se  faire!  Je  ne  compte  plus  sur  mes  combi- 
naisons. Le  hasard  fait  plus  que  le  calcul  et  si  je  réussis 
un  jour  ce  sera  peut-être  parce  que  je  serai  sorti  de 
l'Université. 

Probablement  la  semaine  prochaine  j'irai  à  une  con- 
sultation de  magnétisme^.  —  Hier,  en  soirée  chez 
Mme  Seillière,  nous  nous  sommes  amusés  deux  heures 

i.  Billet  à  Edouard  de  Suckau  (1853)  :  «  Rends-toi  libre  ce  soir 
pour  venir  voir  Advienne  Lecouvreur  avec  Racbcl.  Je  l'ai  vue,  c'est 
admirable.  Nous  bavarderons  à  la  queue.  » 

'2.  Chez  Alexis,  voir  p.  350,  note. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        7)29 

durant  à  ne  pas  faire  tourner  des  tables  et  des  cha- 
peaux; mon  scepticisme  a  gâté  toutes  les  expériences. 


A    EDOUARD    DE    SUCKAU 

Paris,  11  avril  1855 

Mon  cher  Edouard,  que  fais-tu?  J'ai  sur  le  cœur  ton 
histoire^;  t'es-tu  mis  à  étudier  quelque  chose  pour 
l'oublier?  Mon  pauvre  ami,  nous  sommes  deux  tomes 
du.  même  ouvrage;  j'ai  eu  de  plus  que  toi  le  malheur 
d'avoir  fait  en  vain  une  thèse  latine,  et  il  faut  pour  te 
consoler  que  tu  trouves  comme  moi  une  thèse  littéraire. 
Et  encore  que  de  chicanes,  d'ennuis!  M.  Saint-Marc- 
Girardin  m'a  fait  ôter  la  comparaison  du  Lion  et  de 
Louis  XIV ,  les  Amourettes  de  La  Fontaine,  etc.  11  tolère, 
mais  tolère  seulement  la  partie  philosophique. 

Enfin  c'est  un  homme  poli,  spirituel,  et  il  y  a  quelque 
plaisir  à  être  griffé  par  lui.  Mais  M.  Le  Clerc!  Conseils 
contraires  à  ceux  de  M.  Saint-Marc-Girardin.  Le  cha- 
pitre des  portraits  est  d'un  ton  trop  léger,  supprimez  la 
moitié  de  vos  citations  enchâssées,  etc.  Le  mot  grivois 
n'est  pas  français.  Prenez  garde  de  scandaliser  les 
enfants  et  les  demoiselles  qui  lisent  La  Fontaine,  etc.  — 
J'essaie  de  corriger  et  je  gâche.  Le  texte  français  ne 
m'est  pas  encore  rendu,  je  ne  sais  quand  viendra 
l'impression,    en    attendant   je   suis  lardé    de    coups 

1.  M.  de  Suckau  avait  dû  renoncer  à  présenter  à  la  Sorbonne 
une  thèse  philosophique  sur  la  Liberté. 


530  CORRESPONDANCE 

d'épingles.  De  plus  il  faut  être  modeste,  humble,  docile, 
obséquieux,  flatteur,  quand  au  fond  du  cœur  on  envoie 
les  gens  au  diable.  Prie  Dieu  pour  moi,  comme  je  le 
prie  pour  toi. 

Cher  Ed.,  il  faut  nous  enfoncer  dans  notre  science  et 
mettre  le  moins  possible  le  nez  à  la  fenêtre.  Je  lis  Gall, 
et  je  réfléchis  sur  les  caractères.  Quelles  sont  leurs 
causes,  et  les  causes  des  passions?  Spinoza  a  montré 
que  ce  sont  les  idées;  alors  pourquoi  certaines  gens 
ont-ils  une  prédisposition  à  nourrir  exclusivement  une 
série  d'idées,  par  exemple  l'avare  à  considérer  dans  les 
choses  le  gain,  l'homme  bon  à  songer  en  tout  au 
bonheur  des  autres,  etc.?  Faut-il  croire  aux  types? 
Qu'est-ce  que  nos  analyses  nous  disent  là-dessus? 
Qu'est-ce  que  tu  dis  toi-même?  Je  n'ai  guère  le  temps 
d'y  travailler;  les  heures  passent  trop  vite.  De  la  lan- 
gueur, de  l'ennui,  puis  des  bouffées  de  passion  et  de 
volonté,  voilà  ma  vie,  notre  vie,  je  crois.  Tu  vas  voir, 
heureux  homme,  le  premier  sourire  du  printemps,  et 
je  vais  jouir  du  plâtre  chauffé,  et  des  rues  poudreuses 
de  notre  bien-aimé  Paris.  Réfléchis  à  ma  demande,  et 
tâche  de  trouver  quatre  jours  aux  vacances  pour  aller 
avec  nous  faire  le  lézard  à  Fontainebleau. 

As-tu  vérifié  si  la  dame,  ton  hôtesse,  était  à  sa  toi- 
lette au  moment  indiqué  par  Alexis*? 

Je  suis  décidé  pour  Tite-Live,  j'ai  commencé  à  le  lire 

1.  Alexis  était  un  célèbre  somnambule  que  M.  Taine  avait  été 
voir.  M.  de  Suckau  dit,  dans  sa  réponse,  que  le  fait  mentionné 
est  exact. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES         .T)! 

aujourd'hui;  il  faillira  que  je  parcoure  une  série 
d'horreurs  allemandes,  et  que  je  m'aveugle  sous  ce 
poudreux  pédantisme.  Enfin,  puisque  je  suis  un  out-lawy 
il  faut  bien  que  j'accepte  les  bénéfices  de  mon  métier. 
Ce  Tite-Live  n'est  guère  amusant;  c'est  un  phraseur, 
qui  ne  cherche  ni  le  vrai,  ni  la  vie,  mais  qui  est  mora- 
liste et  orateur.  Il  va  falloir  le  louer  plus  qu'il  ne  le 
mérite.  Toujours  se  contraindre!  Quel  divin  mot  que 
celui-ci  :  «  La  parole  a  été  donnée  à  l'homme  pour 
cacher  sa  pensée  !  » 

Encore  a-t-on  l'air  casseur  de  vitres.  M.  Le  Clerc  m'a 
fait  entendre  que  je  passais  pour  révolté,  et  son  rire 
académique  m'a  fait  l'honneur  de  s'exercer  sur  mes 
aventures.  Je  suis  en  négociations  pour  avoir  le  droit  de 
dédier  ma  thèse  à  M.  Vacherot. 

On  ne  peut  être  reconnaissant  qu'avec  patente.  Au 
diable  la  vie,  et  vivent  les  amis!  Mon  bon  Ed.,  une  ré- 
ponse et  un  bon  serrement  de  main. 


AU   MEME 

Paris,  25  avril  1853 

Mon  cher  Edouard, 

Voici,  ce  me  semble,  un  beau  sujet  de  thèse  et  phi- 
losophique. Il  faudrait  demander  auparavant  à  la 
Faculté  si  elle  permettrait  de  le  traiter  d'une  manière 
purement  historique. 

La  Physique  (C Aristole. 


332  CORRESPONDANCE 

Le  livre  n'est  pas  traduit  en  français'.  Personne  n'y 
a  touché,  sauf  quelques  mots  de  Ravaisson.  Je  l'ai  lu  à 
l'École;  il  est  magnifique,  c'est  une  simple  généralisa- 
tion de  l'expérience,  avec  interprétation  des  généralisa- 
tions. Une  simple  exposition  tendant  à  le  rendre  clair. 
C'est  un  service  rendu  à  la  science,  sans  danger  pour  ces 
messieurs. 

Si  cela  te  plaît,  écris-m'en,  je  leur  en  parlerai. 

Cela  sera  plus  amusant  qu'une  insipide  analyse  de 
quelque  imbécile  inconnu  du  Moyen  âge,  ou  une  thèse 
sur  Florian.  Tu  restes  dans  le  cercle  de  tes  études  et  tu 
combats  avec  toutes  tes  forces.  Et  surtout  c'est  nouveau. 

On  imprime  mon  bouquin.  Que  de  courses,  visites  à 
M.  Le  Clerc,  corrections!  Enfin  j'approche  du  port, 
j'espère.  Demain  on  doit  m'apporter  les  premières 
épreuves.  Je  suis  si  cliargé  d'occupations,  que  je  ne  sais 
si  j'aurai  le  temps  de  t'emplir  ces  trois  pages.  Ma  mère 
est  encore  à  Paris,  j'ai  fait  plusieurs  voyages  avec  elle 
à  Poissy;  je  suis  intermédiaire  dans  une  affaire  délicate 
et  importante"^;  je  passe  mes  soirées  avec  elle;  le  reste 
est  pris  par  mes  leçons  et  mes  cours. 

On  m'a  [fait]  sentir  indirectement  que  je  ne  devais 
pas  dédier  ma  thèse  à  M.  Vacherot.  En  conséquence  je 
ne  la  dédie  à  personne,  et  je  lui  en  ferai  l'hommage  de 
vive  voix,  puisque  cela  est  impossible  autrement.  J'ai 
appris  bien  des  choses  dans  mes  entretiens  avec  M.  Le 

1.  La  traduction  de  M.  Barthélémy  Saint-IIilaire  n'a  paru  qu'en 
1802. 

2.  Le  mariaprc  de  sa  sœur  ainée. 


Va 


1 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        333 

Clerc.  Je  passe  dans  rUniversité  «  pour  un  esprit  ingou- 
vernable, qui  se  perdra,  quelques  conseils  qu'on  lui 
donne  ».  En  somme  je  suis  à  la  tète  de  la  plus  mon- 
-  slrueuse  réputation  qu'on  puisse  avoir.  Quelqu'un  de 
haut  placé,  dont  on  ne  m'a  pas  dit  le  nom,  s'est  même 
étonné  de  ce  qu'on  m'eût  envoyé  à  Besançon;  il  me 
croyait  en  sixième  dans  un  communal.  Ce  qui  fait  que 
certainement  je  resterai  à  Paris  l'an  prochain.  Tout 
cela  vient  de  l'École.  Outre  les  notes  qu'on  nous  a 
lues,  il  y  a  eu  les  notes  secrètes;  et  je  porte  la  peine 
de  nos  conversations.  Mon  bon  Ed.,  ta  douceur  t'a  sauvé; 
tu  peux  avoir  maintenant  quelques  libertés  sans  qu'on 
en  prenne  ombrage.  Pour  moi,  j'aurai  beau  être  inof- 
fensif désormais,  la  prévention  est  acquise  et  je  suis 
proscrit.  —  La  liberté  sur  la  montagne. 

Edmond  quitte  la  Grèce,  part  en  mai,  passe  trois 
mois  à  Rome  e!  revient  ici  en  novembre.  Il  dit 
qu'Athènes  est  une  petite  ville  de  province  à  cancans  et 
dévotion  et  qu'il  en  a  déjà  trop.  Nous  allons  courir  le 
cachet  ensemble. 

J'achève  Gall;  et  je  t'assure  que  cela  remue  bien  des 
idées.  C'est  la  négation  de  la  théorie  de  Spinoza  sur  les 
Passions.  Mais  je  ne  philosophe  qu'à  bâtons  rompus,  en 
courant  à  mes  leçons.  Tranquillement  enfoncé  dans  les 
loisirs  du  professorat,  tu  psychologises.  Va  de  l'avant, 
mon  cher  bonhomme,  et  au  diable  les  Inquisiteurs  qui 
nous  ont  brûlés  tous  les  deux.  Nous  ressusciterons,  je  te 
le  jure.  En  ce  moment  je  te  serre  bien  affectueusement 
la  main  dans  notre  commun  tombeau. 


354  CORRESPONDANCE 

AU   MÊME 

Paris,  31  mai  1853 
Cher  Ed.  Je  suis  docteur.  Six  heures  de  discussion, 
une  charge  à  fond  de  M.  Wallon  sur  le  paganisme  de 
ma  thèse  latine.  Personne  n'a  parlé  du  panthéisme  de 
la  française.  On  m'a  fort  tracassé  sur  le  plan;  et  sur- 
tout sur  les  caractères  d'hommes  qu'on  m'a  accusé  de 
construire  arbitrairement.  M.  Garnier  a  beaucoup  atta- 
qué l'Être,  l'action,  l'unité,  la  variété,  a  fait  allusion 
à  ta  thèse,  etc.  J'ai  battu  en  retraite  sur  la  philoso- 
phie; j'ai  été  grave  comme  un  chat  qui  boit  du  vinaigre, 
à  ce  point  que  M.  Vacherot  trouve  que  je  n'ai  pas  porté 
assez  haut  ni  assez  franchement  le  drapeau  de  la  philo- 
sophie. —  Du  reste  tout  s'est  passé  convenablement  et 
j'en  suis  hors.  Restent  les  visites  de  remerciements.  Je 
fais  mon  Tite-Live,  etc. 

Plus  j'y  réfléchis  et  plus  je  pense  aux  Wallons  et 
autres  catholiques  de  Sorbonne,  plus  je  tremble  que  tu 
ne  te  noies  dans  les  sources  du  Nil.  Pielis  Marc-Aurèle, 
je  t'en  prie,  et  aie  le  prix  de  morale  à  l'Académie.  Tu 
as  cent  chances,  puisque  personne  n'en  fait,  et  que  les 
livres  couronnés  sont  une  Psychologie,  une  Histoire  de 
la  littérature,  un  Traité  sur  Bodin,  etc.  Ce  sera  d'une 
[)icrre  deux  coups. 

Prévost  m'a  assisté  dans  le  suprême  passage.  On 
avait  autorisé  l'Ecole  à  y  venir.  Enfin  tous  mes  amis 
ont  embelli  la  cérémonie.  Cher  Ed.,  j'ai  regretté  autant 
que  toi  la  nécessité  de  la  classe  de  Bourges.  Au  fond, 


UETOUIl  A  l'A  aïs.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        355 

mon  bonliomme,  lu  aurais  fait  une  fameuse  corvée. 
Quel  dégoût  que  d'assister  six  heures  durant  à  des  coups 
d'épingles.  Point  de  moyen  d'élever  la  discussion.  Je  l'au- 
rais pu  avec  M.  Havet,  mais  c'était  me  perdre.  Enfin  j'ai 
passé  les  Fourches  Caudines.  A  loi  maintenant,  et  vile. 
Cela  le  fera  revenir  à  Paris,  ou  t'enverra  dans  une 
Faculté.  Moi  je  reste  out-law. 


A   SA   MERE 

Paris,  51  mai  1853 

Chère  mère,  je  suis  docteur  après  une  discussion  de 
six  heures,  à  l'unanimité.  Mes  amis  sont  contents  de 
ma  thèse  et  les  critiques  de  ces  messieurs  étaient 
emmiellées  de  compliments.  Mon  oncle  était  là  S  avec 
la  plupart  de  mes  anciens  maîtres.  Il  me  reste  à  faire 
des  visites  de  remerciements,  etc.  L'impression  a  coûté 
577  francs,  j'en  vendrai  peut-être  pour  une  centaine  de 
francs^  et  présentement  je  gagne  assez  d'argent. 

Voilà  la  dernière  épine  hors  de  mon  pied.  Il  faut 
maintenant  que  j'aie  un  prix  d'Académie.  J'y  travaille 
ferme.  J'espère  avoir  fini  pour  les  vacances  et  alors 
pousser  vigoureusement  mon  grand  bouquin  philoso- 
phique, que  j'abandonne  temporairement.  Ma  vie  est 
très  occupée,  mes  leçons  d'abord,  puis  mes  cours ^,  mes 
visites,  etc.  L'excellent  est  que  tout  cela  m'empêche  de 

1.  M.  Adolphe  Bczanson. 

2.  L'ûlilioii  fut  enlevée  en  quelques  semaines. 

3.  Voir  p.  520. 


536  CORRESPONDANCE 

m'enniiyer.  L'ennuyeux  est  que  je  pourrai  à  peine  rester 
quelques  jours  avec  vous,  lorsque,  le  mois  prochain, 
viendra  le  grand  jour  ^ 

Il  y  a  trois  ou  quatre  belles  choses  à  l'Exposition  :  je 
vous  servirai  de  guide. 


A    M.    HATZFELD 

Paris,  10  juin  1833 

Comment  se  porte  Shakespeare,  et  que  dites-vous  des 
Poitevins  ^  ?  Vous  devez  commencer  à  goûter  la  vie  de 
province,  qu'en  dites-vous?  Je  ne  sais  à  Poitiers  qu'une 
ressource,  ce  sont  les  bains.  Deux  mots,  je  vous  prie, 
pour  me  dire  comment  vous  vous  trouvez  de  votre  nou- 
velle vie,  et  que  vous  vous  souvenez  de  moi. 

J'ui  fait  le  saut  périlleux,  et  me  voilà  docteur.  Vous 
m'avez  promis  vos  critiques  et  vos  conseils  ;  ne  m'épar- 
gnez ni  les  uns,  ni  les  autres.  Soyez  débiteur  fidèle, 
comme  je  suis  créancier  exigeant. 

Vous  verrez  dans  les  deux  livres  une  méthode  litté- 
raire que  depuis  longtemps  j'enseigne,  et  des  traces 
d'une  philosophie  qui  diffère  de  la  vôtre;  mais  vous 
l'excuserez  un  peu,  j'espère,  en  rencontrant  par  tout 
l'ouvrage  des  souvenirs  de  vos  conférences.  J'ai  passé 

i.  Le  mariage  de  Mlle  Virginie  Taine  avec  le  docteur  Hippolyte 
I.etorsay. 

2.  M.  Hat/fcld  avait  été  nommé  professeur  de  littérature  étran- 
gère à  la  l'acuité  de  Poitiers. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANXE  DES  THESES        357 

par  bien  des  mains,  mais  mon  premier  maître  a  laissé 
sa  marque  dans  ma  pensée  et  dans  mes  écrits. 

Je  vous  fais  là  sans  doute  un  mauvais  compliment, 
quand  j'ai  à  vous  remercier  de  tant  de  choses,  et  entre 
autres  de  la  leçon  que  vous  m'avez  procurée.  Elle  est 
utile,  sinon  amusante,  et  la  grammaire  fournit  le  pot-au- 
feu  de  la  philosophie.  Du  moins,  j'espère  que  vous  êtes 
plus  heureux  que  moi;  vous  enseignez  la  philosophie  de 
la  littérature,  et  je  fais  faire  des  thèmes  grecs. 

Croyez,  mon  cher  Monsieur,  à  l'amitié  sincère  de  votre 
tout  dévoué. 


A   M.    F.    GQÎZOT 

Paris,  14  juin  1855 

Monsieur, 

On  me  dit  à  la  Sorbonne  qu'un  docteur  a  le  droit 
d'envoyer  ses  thèses  à  un  professeur  honoraire  de  la 
Faculté;  mais  j'ai  bien  d'autres  raisons  pour  vous  prier 
d'agréer  les  miennes.  Gornelis  ^  vous  a  raconté  sans 
doute  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  et  pour  tant 
d'autres  jeunes  gens.  Enfermés  au  collège,  et  tâtonnant 
parmi  les  thèmes  latins,  les  grammaires  grecques,  les 
tables  de  chronologies  et  de  généalogies  historiques, 
nous  avons  vu  pour  la  première  fois  la  lumière  à  travers 
vos  livres,  et,  grâce  à  vous,  nous  sommes  entrés  dans  le 
monde  moral,  guidés  par  la  méthode  exacte  des  sciences. 
Le  livre  que  je  vous  offre  est  un  effort  vers  ces  idées  et 

1.  M.  Cornelis  de  AVitt,  gendre  de  M.  Guizot. 

H.    TAIXE.    CORIIESPONDANCE*  22 


338  CORRESPONDANCE 

un  essai  de  celte  méthode,  malheureux  peut-être,  mais 
qui  témoigne,  je  l'espère,  du  désir  de  penser.  Vous 
avez  encouragé  ce  désir,  lorsqu'à  mon  triste  début  dans 
l'Université  vous  m'avez  tendu  la  main*  avec  une 
obligeance  si  bienveillante.  Croyez,  Monsieur,  que  je  me 
souviens  de  ce  service  et  de  l'autre,  et  que  j'exprime 
des  sentiments  anciens  quand  je  vous  parle  du  respect 
et  de  la  gratitude  avec  lesquels  je  suis  votre  obéissant 
serviteur. 

RÉPONSE    DE    M.    GUIZOT 

Yal  Richer,  14  juin 
J'ai  voulu  vous  lire  avant  de  vous  répondre,  Monsieur,  et 
je  vous  ai  lu,  votre  thèse  française  du  moins,  avec  un  vrai 
et  vif  plaisir.  C'est  de  la  très  bonne  littérature,  ni  routi- 
nière, ni  excentrique;  les  idées  abondent  et  elles  se  pré- 
sentent sous  une  forme  vivante  et  agréable.  Vous  avez  beau- 
coup puisé  dans  la  philosophie;  vous  venez  de  là;  cela  se 
voit.  La  Fontaine  n'y  était  pas  entré  aussi  avant  que  vous, 
et  j'ai  été  souvent  frappé,  en  vous  lisant,  de  l'extrême  dif- 
férence de  point  de  départ  et  de  point  de  vue  entre  vous  et 
votre  auteur.  Vous  en  avez  d'autant  plus  de  mérite  à  être 
pour  lui  un  si  intelligent  interprète.  Je  sais  que  la  discus- 
sion de  votre  thèse  en  a  valu  la  rédaction.  Je  vous  en  fais 
mon  compliment.  Je  suis  très  touché  des  sentiments  que 
vous  m'exprimez  et  je  vous  prie  de  croire  à  tous  les  miens. 

GuiZOT. 

Je  liiai  votre  thèse  latine. 
1.  Voir  p.  133  et  142. 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        339 

A   SA   MÈRE 

Pai-is.  juin  1853 
Je  suis  accablé  de  courses,  visites;  ajoutez  tant  de 
leçons,  l'obligation  d'aller  aux  bibliothèques  pour  mon 
Tite-Live,  de  remercier  mes  examinateurs,  mes  amis  et 
professeurs,  etc.,  qui  ont  assisté  à  ma  thèse.  J'ai  écrit 
une  multitude  de  lettres  à  M.  Guizot,  etc....  Un  de  mes 
juges'  qui  connaît  beaucoup  Déranger,  m'a  demandé  ma 
thèse  pour  lui,  j'y  ai  joint  une  lettre  que  je  vous  copie  ici 
pour  vous  donner  une  idée  de  mes  progrès  dans  le  genre 
sei'pentin.  Probablement  il  y  aura  un  mot  sur  moi  dans 
les  Débats;  j'aurai,  je  crois,  jeudi,  un  arlicle  dans  les 
deux  journaux  de  Y  Instruction  Publique. 

Mon  livre  m'a  mis  en  relation  avec  une  foule  de  per- 
sonnes, il  a  fallu  en  offrir  un  exemplaire  à  MM.  Cousin 
et  Yillemain.  Tout  le  monde  me  donne  des  espérances 
pour  l'avenir.  Si  j'ai  le  prix  pour  Tite-Live,  ma  disgrâce 
aura  été  fructueuse.  Enfin  tout  va  bien.  Voici  mon 
épître  à  Déranger  : 

Monsieur, 

C'est  pour  un  étudiant  du  quartier  latin  une  grande 
hardiesse  d'offrir  à  Déranger  La  Fontaine.  Mais  M.  Arnould 
m'encourage  et  me  dit  que,  quelle  que  soit  la  main  qui 
les  présente,  les  grands  parents  sont  toujours  bien  reçus. 
Recevez  donc  un  de  vos  ancêtres.  Il  a  été  naturel  et 
poète,  au  temps  de  Doileau  et  des  gens  solennels.  11  a 

1.  M.  Arnould. 


3i0  CORRESPONDANCE 

fondé  un  genre  auquel  nul  n'osera  toucher  après  lui  ;  il 
a  loué  en  toute  occasion  la  liberté,  et,  s'il  n'a  pas  senti 
le  roussi,  ce  n'est  pas  sa  faute.  Vous  voyez  bien,  Monsieur, 
qu'il  est  de  votre  famille.  J'ai  philosophé  sur  son  compte, 
peut-être  à  ses  dépens,  et,  à  côté  de  ce  charmant  esprit, 
mes  syllogismes  auront  une  mine  bien  rébarbative; 
mais  en  qui  trouveront-ils  plus  d'indulgence  qu'en  celui 
dont  les  refrains  sont  des  théories  et  qui  a  donné  à  la 
philosophie  les  ailes  de  la  chanson? 

RÉPONSE    DE    BÉRANGER 

21  juin  1853 

Je  ne  me  figurais  pas,  Monsieur,  qu'une  thèse  fût  chose 
aussi  divertissante  et  qui  pût  être  d'un  si  grand  intérêt 
pour  des  ignorants  de  ma  sorte.  J'ai  bien  changé  d'idée 
depuis  que  j'ai  lu  l'exemplaire  de  la  vôtre,  que  vous  avez  eu 
la  bonté  de  m'envoyer  par  mon  ami  M.  Arnould.  Non  seule- 
ment. Monsieur,  vous  avez  changé  mon  opinion  sur  les 
thèses,  mais  même  celle  que  je  m'étais  faite  de  messieurs 
vos  juges.  Ces  gloires  de  la  Pédagogie  m'apparaissaient 
comme  de  grands  fantômes,  éternellement  graves,  qui  se 
mettaient  à  l'amende  entre  eux,  quand  un  sourire  venait 
effleurer  leurs  lèvres.  Ce  que  c'est  que  l'ignorance  !  Je  parle 
de  la  mienne,  bien  entendu.  A  combien  d'amendes  les  avez- 
vous  exposés.  Monsieur,  en  leur  étalant  avec  tant  de  science 
réelie  et  d'ingénieux  esprit  toutes  les  beautés  de  notre 
poète  le  plus  parfait  ! 

Vous  avez  fait  un  beau  travail  sur  la  langue,  dont  nos 
académiques  {sic)  ne  peuvent  tous  s'arranger;  en  général, 
ils  aiment  mieux  la  resserrer  que  l'étendre,  il  y  a  toujours 
assez  de  place  pour  leurs  idées. 

Votre  œuvre  n'en  est  que  plus  méi'iloire  et  j'en  suis  d'au- 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTENANCE  DES  THÈSES        3 il 

tant  plus  lier  que  vous  ayez  daigné  penser  à  moi  dans  la 
distribution  de  vos  exemplaires.  Recevez-en  mes  remercie- 
ments; je  vous  dois  le  commentaire  de  mon  Bréviaire. 

Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  ma  bien  cordiale  consi- 
dération. 

Votre  tout  dévoué  serviteur. 

BÉr.ANGEa. 


A    EDOUARD    DE    SUCKAU 

Paris,  18  juin  1853 

Mon  cher  Ed.  Je  t'écris  deux  mots  en  courant,  je  vais 
partir  dans  quelques  jours  pour  les  Ardennes,  et  j'ai 
aujourd'hui  des  courses,  visites,  achats,  qui  vont  me 
tenir  tout  l'après-midi  sous  le  soleil  parisien. 

Je  suis  tout  à  fait  de  ton  avis  pour  ce  qui  est  de  faire 
une  simple  exposition  historique,  sans  jugement  dogma- 
tique. Mais  je  ne  te  conseille  pas  de  faire  une  exposition 
de  la  morale  stoïque  en  général  \  pas  même  de  celle 
qui  est  commune  à  Arrien,  Épictète,  Marc-Aurèle, 
parce  que  : 

1^  C'est  fait  (Ravaisson,  Vacherot,  etc.). 

12''  C'est  très  philosophique,  très  dangereux,  on  exigera 
de  toi  que  tu  juges. 

3°  Ce  ne  sera  pas  assez  amusant.  11  faut  à  tout  prix 
aujourd'hui  s'envelopper  d'une  peau  littéraire. 

Mon  conseil  est  que  tu  fasses  une  étude  à  la  Sainte-Beuve 
(avec  philosophie  et  Edwardisme,  bien  entendu),  sur 

1.  Comme  sujet  de  thèse.  La  thèse  de  M.  de  Suckau  est  en  cflet 
sur  Marc-Auréle. 


342  CORRESPONDANCE 

Marc-Aurèle  lui-même,  sur  l'individu.  Il  n'y  a  que  deux 
choses  agréables  à  faire,  mon  cher  :  les  monographies, 
l'étude  des  caractères,  de  la  vie,  le  détail  d'une  âme,  ce 
qui  [Gat|  de  l'art;  et  la  haute  philosophie,  les  généra- 
lités dont  les  bras  sont  grands  comme  le  monde.  Les 
choses  moyennes  manquent  de  grandeur  ou  d'intérêt. 
Tu  peux  faire  de  Marc-Aurèle  un  livre  charmant,  qui 
sera  lu,  qui  fera  des  honnêtes  gens,  des  païens  (c'est  la 
même  chose),  des  philosophes  (encore  la  même  chose). 
Tu  séduiras  des  gens  du  monde,  des  historiens,  tu 
pourras  avoir  un  prix  d'Académie.  Un  exposé  de  la  mo- 
rale stoïque  en  général,  même  avec  des  caractères 
transcrits  d'Arrien,  ne  plaira  qu'aux  rats  de  grenier 
comme  moi.  Ces  caractères-là  sont,  comme  ceux  de 
La  Bruyère,  des  satires  morales,  sous  forme  de  portraits 
trop  généraux  pour  être  vrais  et  vivants.  Marc-Aurèle, 
à  demi  découragé,  triste,  sceptique,  écrivant  dans  sa 
tente  chez  les  Quades,  au  bord  d'un  fleuve  de  Germanie, 
ou  parmi  les  orgies  de  Home,  sentant  le  craquement 
des  choses,  avec  Commode  pour  fils,  le  pourceau  Verus 
pour  frère,  une  prostituée  pour  femme,  Avidius  Cassius, 
un  traître,  pour  ami,  est  un  Jésus-Christ  païen.  Ajoute 
comme  précédents  un  bout  d'introduction  sur  Thraséas, 
llelvidius,  et  à  la  fin  les  jurisconsultes  et  Julien.  Tu  as 
le  droit  de  traiter  tout  cela  en  raccourci  et  d'être 
ému,  de  prêcher  les  bonnes  doctrines,  sans  avoir  l'air 
d'être  dogmatique,  etc. 

11  paraît  que  tu   travailles  comme  César  combattait. 
Gagne  de  l'argent;    nous   disséquerons   ensemble  l'an 


RETOUR  A  PARIS.  —  SOUTEÎNAINCE  DES  THÈSES.        343 

prochain  l'homme  moral  et  l'homme  physique.  Je  lis 
Dezobry  pour  voir  le  paysage  de  ma  chose  d'Académie  *. 
Je  vais  aborder  Machiavel. 

Tu  m'apporteras  ton  discours  de  distribution.  Je  te 
conseille  d'y  faire  de  l'esprit,  n'y  pouvant  faire  autre 
chose;  cette  monnaie-là,  en  France,  a  toujours  cours. 

Je  suis  à  sec  de  thèses.  Albert  ^  m'a  écrit  pour  m'en 
demander,  je  n'ai  pas  encore  répondu. 

1.  Tite-Livc. 

2.  M.  Paul  Albert. 


f 


APPENDICES 


*■ 


1 

NOTES   DE   PHILOSOPHIE* 

[Août  1849) 

Plan  de  ce  travail. 

((  Nous  ne  faisons  ici  rien  de  plus  ni  rien  de  moins  qu'une 
géométrie  métaphysique. 

Nous  considérons  d'abord  les  lois  de  la  Pensée.  Nous  po- 
sons ensuite  certains  concepts  de  la  Pensée.  Rapprochant 
ces  lois  et  ces  concepts,  nous  faisons  voir  quelles  déductions 
en  suivent  nécessairement.  Car  les  lois  de  la  Pensée  ne  sont 
rien  autre  chose  que  les  modes  d'action  généraux  et  néces- 
saires de  la  Pensée.  De  sorte  que  sachant  comment  la  Pensée 
agit,  et  supposant  qu'elle  agit,  si  nous  appliquons  cette  action 
déterminée  aux  concepts  dont  nous  avons  parlé,  nous  sau- 
rons ce  que  la  Pensée  en  tirera  nécessairement. 

Notre  travail  se  réduit  donc  à  ceci  :  supposant  l'existence 
d'une  Pensée  ou  Raison  agissante,  déterminer  quelles  seront 
les  ditîérentes  affirmations  qu'elle  posera  successivement. 
Ces  afOrmations  sont  ce  qu'on  appelle  des  vérités  absolues. 

On  voit  qu'il  n'y  a  ici  nulle  part  faite  à  l'expérience. 
Nous  nous  tenons  uniquement  dans  la  région  de  la  raison 
pure.  Nous  prenons,  non  une  raison  individuelle,  mais 
la  raison  idéale  et  en  soi.  Nous  ne  partons  pas  d'un  fait  dé- 
terminé et  particulier.  Nous  ne  posons  que  les  dilTérentes 
afiîrmations  et  les  différents  concepts  de  cette  raison  idéale, 

1.  Voir  p.  115. 


3^8  CORRESPONDANCE 

lesquels  suivent  de  sa  nature.  Ainsi  fait  le  géomètre  qui 
pose  l'étendue  idéale  et  des  figures  idéales,  et  montre  en- 
suite les  conséquences  de  ces  concepts  idéaux.  Nous  ne  ferons 
pas  un  seul  pas  hors  de  la  région  des  idées. 

Remarquez  que  ces  lois  de  la  raison,  nous  les  trouvons 
aussi  à  priori.  Car  nous  les  tirons  du  concept  de  la  Pensée 
considérée  en  soi.  En  d'autres  termes,  nous  disons  que  con- 
cevoir la  Pensée,  c'est  concevoir  qu'elle  a  telles  et  telles  lois, 
c'est-à-dire  tels  et  tels  modes  d'action.  La  raison,  se  conce- 
vant elle-même,  nous  donne  ses  propres  lois. 

Ce  n'est  donc  pas  un  Moi  qui  écrit  ce  travail,  c'est  la 
Pensée. 

Il  suit  de  tout  ceci  que  toutes  les  vérités  que  nous  pose- 
rons ici  seront  non  seulement  des  vérités  de  fait,  mais  des 
vérités  nécessaires,  et  que  les  existences  que  nous  affirme- 
rons, non  seulement  existent,  mais  encore  ne  peuvent  pas 
ne  pas  exister. 

Car  on  appelle  chose  nécessaire,  ce  que  la  Raison  ne  peut 
pas  ne  pas  concevoir*.  » 

PREMIÈRE   PARTIE 

Axiome.  Afjir,  pour  la  raison,  cest  affirmer;  en  craiUres 
termes,  poser. 

Observation.  Quand  je  parle  de  la  raison  et  de  ses  actes, 
je  n'entends  pas  ces  conceptions  incomplètes  et  obscures 
qui  sont  dans  fesprit  de  la  plupart  des  hommes.  J'entends 
les  idées  claires  et  complètes.  De  sorte  que  si  le  vulgaire 
nie  mon  axiome,  tous  les  philosophes  l'admettront. 


• 


1,  Note  de  novenil)re  1850  .   «  Ceci   est  de  l'Idéalisme  pur,  je 
n'avais  pas  encore  fait  la  distinction  entre  percevoir  et  concevoir,  p 


APrErsDlCES  549 

Propositions*. 

«  1.  La  Raison,  à  son  premier  acte,  pose  Texistence  de 
quelque  chose. 

2.  Ce  quelque  chose  est  la  substance. 

3.  La  Raison  conçoit  la  substance  comme  constituée  par 
une  infinité  d'attributs. 

4.  La  Raison  ne  peut  concevoir  deux  choses  absolument 
identiques. 

5.  La  substance  se  manifeste  par  un  nombre  de  manifes- 
tations aussi  grand  que  le  comporte  la  loi  des  coexistences; 
en  d'autres  termes,  en  un  nombre  de  manifestations  aussi 
grand  qu'on  peut  concevoir  en  elle  de  manifestations  diverses 
et  capables  d'être  distinguées. 

(5.  11  n'y  a  qu'une  substance. 

7.  Les  actes  ne  sont  autre  chose  que  les  attributs  eux- 
mêmes  posés  comme  existants,  soit  en  totalité,  soit  en  partie. 

8.  Rien  n'existe,  excepté  la  substance  déjà  posée,  ses 
attributs  et  ses  actes. 

9.  Rien  n'existe  (excepté  la  substance)  qui  ne  soit  conçu 
comme  existant  dans  la  substance. 

10.  La  Raison  ne  peut  concevoir  dans  la  substance  que 
deux  manifestations  diverses,  ou,  en  d'autres  termes,  ca- 
pables d'être  distinguées. 

Ces  deux  manifestations  sont  : 

Dieu  ou  la  substance,  en  tant  qu'elle  se  manifeste  par 
un  acte  immédiat. 
Le  monde  ou  la  substance,  en  tant  qu'elle  passe  par  une 

1.  Nous  ne  pouvons  donner  ici  que  l'énoncé  des  propositions  : 
elles  sont  suivies  de  démonstrations,  observations,  corollaires, 
scliolies,  remarques,  etc.  Les  notes  complètes,  y  compris  celles 
de  novembre  '1849  —  mars  1830,  formeraient  un  petit  volume. 
Pour  qu'on  puisse  se  faire  une  idée  de  ce  travail  nous  ajoutons 
en  entier  les  propositions  13  et  14,  choisies  parmi  les  plus 
courtes. 


550  CORRESPONDANCE 

série  infinie  d'actes  finis  et  progressifs,  pour  arriver  à  un 
ac(c  adéquat,  c'est-à-dire  qui  exprime  complètement  son 
essence. 
H.  Dieu  et  le  monde  existent. 

12.  Tout  a  une  cause,  hormis  la  substance  et  ses  attributs. 

13.  Dieu  est  antérieur  au  monde  en  nature,  en  d'autres 
termes  il  est  logiquement  conçu  avant  le  monde. 

1-^K  Dieu  n'est  point  cause  du  monde. 

15.  Tout  ce  qui  est  conçu  est  posé. 

10.  La  série  des  actes  du  monde  contient  la  totalité  de 
tous  les  actes  distincts  et  subordonnés  qui  peuvent  être 
conçus. 

17.  (Manque  :  elle  a  été  efïacée). 

18.  Tout  acte  déterminé  est  un. 

19.  Tout  acte  un  est  déterminé. 

20.  L'acte  indéterminé  existe. 

21.  L'acte  indéterminé  est  non-un  ou  divisible. 

22.  Cet  acte  est  illimité  ou  infini  dans  son  genre 

23.  Chaque  terme  contient  le  précédent  et  n'est  que  ce 
terme  même  devenu  plus  adéquat.  En  d'autres  termes  les 
actes  posés  subsistent  et  à  la  fois  se  développent. 

24.  L'acte  indéterminé  et  étendu  devient  déterminé  et  un. 

25.  L'acte  déterminé  et  un  n'est  autre  chose  que  l'acle 
ndéterminé  et  étendu  devenu  déterminé  et  un.  » 


DEUXIEME   PARTIE 
De  la  Pensée. 

AxîOMR.  La  Pensée  est  conçue  par  soi. 

1,  La  Pensée  est  un  attribut  de  la  substance. 

2.  La  Pensée  est  infinie,  en  d'autres  termes  elle  a  pour 
objet  la  totalité  des  choses  existantes. 

5.  L'acte  déterminé  dans  l'ordre  de  la  Pensée,  en  d'autres 
termes  la  Pensée  claire  et  déterminée,  existe. 


APPENDICES  351 

4.  Cette  Pensée  entre  autres  objets  distincts  a  pour  objet 
la  Pensée. 

5.  dette  Pensée  n'est  autre  chose  que  l'acte  indéterminé 
et  étendu  devenu  un  et  pensant. 


Proposition  13. 

Dieu  est  antérieur  au  monde  en  nature,  en  d'autres  ter- 
mes il  est  logiquement  conçu  avant  le  monde. 

Démonstration.  Dieu  étant  l'acte  immédiat  de  la  substance 
n'a  d'autre  cause  que  la  substance  elle-même. 

Au  contraire,  les  actes  finis  par  lesquels  passe  le  monde 
n'ont  point  la  cause  de  leur  limitation  dans  la  substance, 
mais  {Prop.  4)  dans  la  nécessité  d'un  moyen  diiïérenliel.  Ce 
moyen  différentiel  {Prop.  10)  a  pour  efïet  de  rendre  le  monde 
distinct  d'avec  la  manifestation  immédiate.  Le  concept  du 
monde  implique  donc  le  concept  de  la  manifestation  immé- 
diate ou  de  Dieu. 

Scholie.  Les  actes  finis  du  monde  ayant  une  cause, 
{Prop.  12)  et  ne  l'ayant  pas  dans  la  substance  qui  pose 
l'acte  plein  et  immédiat,  l'ont  dans  l'existence  antérieure  de 
Dieu,  laquelle  les  implique  comme  moyens  différentiels. 


Observation.  Remarquez  que  nous  n'enlendons  pas  par  là 
que  Dieu  soit  cause  du  monde,  car  nous  allons  prouver  le 
contraire.  La  cause  des  actes  finis  du  monde  est  la  substance 
en  tant  qu'on  la  considère  comme  ayant  déjà  produit  Dieu. 
Sa  puissance  de  production,  moditiée  par  cette  première 
production,  cause  le  monde.  Le  monde  est  contenu  en  puis- 
sance dans  la  substance,  non  pas  dans  la  substance  consi- 
dérée purement  et  simplement,  mais  dans  la  snbslance  con- 
sidérée comme  ayant  déjà  produit  Dieu. 


5j2  CORRESPONDAISCE 

Proposition  14. 

Dieu  n'est  point  cause  du  monde. 

Démonstration.  En  effet  il  n'est  point  de  l'essence  du 
monde.  Car  cette  essence  est  la  substance  même  qui  est  le 
premier  concept  de  la  raison  {Prop.  2)  et  qui  par  consé- 
quent n'a  point  de  cause  {Définition  4  et  Prop.  12). 

11  n'est  point  cause  de  l'acte  du  monde.  Car  {Définition  3) 
cet  acte  n'est  que  l'existence  même  de  cette  essence.  C'est 
cette  essence  qui  est  la  cause  du  monde.  A  la  vérité,  c'est 
cette  essence  non  plus  posée  simplement,  mais  posée 
comme  ayant  déjà  produit  Dieu  {Prop.  13). 

Mais,  hors  l'essence  et  l'acte,  il  n'y  a  rien  {Prop.  8).  Donc 
Dieu  n'est  cause  de  rien  dans  le  monde. 


corollaire.  On  démontre  en  général  de  la  même  façon 
que  nulle  chose  en  acte  n'en  produit  un  autre,  mais  que  la 
cause  de  tous  les  actes,  quels  qu'ils  soient,  c'est  l'essence 
absolue,  considérée  comme  ayant  produit  le  terme  immé- 
diatement précédent. 


Novembre  1849-il/Grs  1850. 

Idée  de  la  Science. 

((  Définition.  L'idée  vraie  ou  parfaite  est  celle  qui  s'accorde 
avec  son  objet. 

Proposition.  La  science  parfaite  est  celle  qui  reproduit 
exactement  dans  ses  concepts  la  nature  et  l'ordre  des  choses. 

La  première  proposition  de  la  science  a  pour  objet  la 
substance.... 


1'*  Définition.  Par  substance  j'entends  ce  qui  est  conçu 
par  soi  comme  existant  en  soi....  » 


APPENDICES  353 

«  Î2*  Définition.  Par  chose  existant  nécessairemcn  j'entends 
une  chose  qu'on  ne  peut  concevoir  comme  non  existante. 

Proposition.  La  substance  existe  nécessairement.  » 


((  1'*  Proposition.  Il  y  a  une  substance  déterminée  exis- 
tante.... 

Observation.  Les  démonstrations  antérieures  sont  impar- 
faites :  la  première  proposition  ne  doit  pas  poser  l'existence 
de  la  substance,  mais  de  l'Être.  J'entends  par  Être  ce  qui  est. 

L'Être,  ou  ce  qui  est,  existe.  » 


Ce  travail  se  continue  par  une  série  de  démonstrations 
sur  l'absolu,  l'existence  de  l'être  absolu,  des  preuves  de 
cette  existence,  etc. 

Ceci  n'est  qu'un  très  court  extrait  de  ces  cahiers  méta- 
physiques. Ce  n'est  qu'un  moment  de  la  pensée  de  M.  Taine, 
mais  c'est  son  premier  moment,  son  premier  effort  per- 
sonnel et  prolongé.  C'est  le  travail  spontané  d'un  esprit 
constructif  qui,  tout  de  suite,  s'emploie  à  édifier  une  théorie 
des  choses  avec  les  matériaux  tels  quels  qu'il  possède.  Ces 
matériaux  (substance,  attributs,  cause,  infini,  etc.)  sont 
ceux  que  lui  a  fournis  l'École,  et  l'on  sait  par  quelle  ana- 
lyse il  les  dissoudra  plus  tard  en  leurs  éléments,  en  expli- 
quant leur  genèse  psychologique.  En  tous  cas  il  était  inté- 
ressant de  montrer  par  cet  exemple  l'aptitude  native  à 
l'abstraction  pure,  à  la  déduction,  à  la  construction  à  priori 
qu'avait  le  philosophe  qui,  dans  son  œuvre,  et  par  système, 
a  procédé  par  induction,  mettant  le  particulier  au  commen- 
cement et  le  général  à  la  fin  de  tous  ses  raisonnements,  les 
nourrissant  de  faits  classés  et  d'images  colorées,  nous  pré- 
sentant l'abstrait  comme  un  extrait,  un  extrait  dont  on 
voit  encore  les  prolongements  qui  le  continuaient  dans  le 
concret,  et  nous  conduisant  toujours  à  l'idée  du  philosophe 
par  la  sensation  de  l'artiste  (A.  C). 

H.    TAISE.    —    COnUESPONOANCE.  23 


354  CORRESPONDANCE 

II 

HISTOIRE  DE  LA  PHILOSOPHIE* 

(fragments). 

{Juillet    1850) 

((  L'Histoire  de  la  Philosophie  ressemble  entièrement  k 
l'Histoire  naturelle.  Les  types  organiques  comme  les  idées 
philosophiques  ont  leur  développement,  leurs  connexions, 
leur  progrès,  leurs  conditions  d'existence,  leurs  causes  de 
dépérissement. 

Un  point  surtout  mérite  considération  préhminairc. 
L'idée  phUosophique,  livrée  à  eUe-même,  de  même  que 
l'idée  organique,  irait  d'un  mouvement  droit  et  continu 
vers  son  but  fixé.  Mais  l'une  est  soumise  à  une  tempéra- 
ture morale  de  même  que  l'autre  l'est  à  une  température 
physique.  L'État  moral,  rehgieux,  artistique,  passionné  du 
pays,  détermine  la  production  spéciale  de  telle  idée  philo- 
sophique. Il  faut  en  tenir  grand  compte  pour  expliquer,  à 
tel  moment  donné,  le  pourquoi  de  telle  lacune,  de  toi  avor- 
tement,  de  tel  développement. 


Avant  d'aller  plus  loin,  il  faut  rendre  raison  de  cette 
comparaison  entre  l'histoire  naturelle  et  la  philosophie. 

Soit  donné  une  puissance  de  produire  des  systèmes. 
Cette  puissance  existe  par  hypothèse  chez  la  nation  en 
question.  Maintenant  cette  puissance  est  déterminée  par 
les  circonstances  où  elle  se  trouve.  Il  y  a  toujours  là  un 
élément  étranger,  qui  est  comme  la  matière  pour  l'idée 
organique.  Ce  sont  les  préjugés,  l'habitude,  l'entourage, 
l'éducation,  la  religion,  les  croyances  du  Philosophe  en 
qneslion. 

1.  V..ir  p.  l'JO. 


APPENDICES 


La  Philosophie  a  quatre  époques  :  l'Inde,  la  Grèce,  la 
Scolaslique,  la  Philosophie  moderne.  Nous  ne  pouvons 
connaître  l'ordre  chronologique  des  systèmes  de  l'Inde. 
J'ignore  la  Scolastique.  Tous  les  deux,  du  reste,  sont  des 
mouvements  non  hbres  et  la  religion  dominante  a  dû  con- 
traindre et  faire  dévier  le  mouvement  de  l'esprit  humain. 

Reste  donc  l'École  moderne  :  mais  j'en  ignore  la  pre- 
mière partie,  l'École  du  xvi^  siècle.  Je  remets  donc  cet 
examen  à  un  temps  plus  éloigné.  Je  vais  seulement  exami- 
ner la  situation  morale  de  laquelle  est  sortie  l'École 
moderne. 

I.  —  1"  Une  philosophie  théologique  antérieure  existait, 
la  Scolastique.  —  2°  Toute  l'antiquité,  Pythagoriciens, 
Alexandrins,  Platoniciens,  Stoïciens,  Épicuriens,  était  re- 
trouvée. Il  y  avait  un  mouvement  actif  contre  l'Église,  la 
puissance  de  l'autorité  ecclésiastique  avait  faibli,  il  y  avait 
un  essor  rapide,  universel  et  désordonné  de  l'esprit  hu- 
main après  une  longue  prison. 

Au  xvii°  siècle. 

II.  —  1°  Toute-puissance  de  l'Église,  qui  empêche  la 
philosophie  de  donner  une  solution  personnelle  sur  l'ab- 
solu objectif,  et  l'incline  au  subjectif.  — 2"  Esprit  de  r^égula- 
rilé,  d'ordre,  de  clarté,  qui  pousse  à  chercher  la  mé- 
thode. 

Au  xvni^  siècle. 

m.  —  1°  Progrès  des  sciences  physiques,  qui  incline  au 
sensualisme  et  au  matérialisme.  —  2°  Inimitié  contre  le 
Christianisme,  et  par  suite  contre  l'idéalisme  antérieur  qui 
l'a  défendu.  —  5"  Influence  de  l'Angleterre  libre  en  politique 
et  en  pensée  et  qui,  par  nature,  est  sensualiste  pratique 

Au  xix^  siècle. 

IV.  —  1°  Scepticisme  universel,  qui  produit  la  tenlative 
et  le  scepticisme  deKant.  — 2"  Besoin  de  croyances  qui  pro- 


556  CORRESPONDANCE 

diiit  les  systèmes  objectifs  d'Allemagne.  —  3°  Renaissance  du 
spiritualisme  qui  donne  à  la  philosophie  son  caractère  idéa- 
liste. —  4°  Sentiment  de  l'indépendance  et  du  progrès  de 
l'homme  (Hegel). 

De  plus,  cause  générale,  développement  du  subjectif  : 
inlluence  chrétienne,  analyses  psychologiques  des  sermons, 
de  la  direction, des  œuvres  dramatiques,  des  romans.  Déve- 
loppement du  sentiment  du  moi. 

De  plus,  partout  Dieu,  immortalité,  Providence,  morale, 
libre  arbitre,  dogmes  chrétiens.... 

Telles  sont  à  peu  près,  je  crois,  toutes  les  causes  exté- 
rieures qui  ont  modifié  la  loi  du  mouvement  philosophique, 
sans  le  fausser,  car  il  est  libre.... 


Caractère   subjectif  du    Christianisme. 

La  température  ambiante  morale  dans  laquelle  la  philo- 
sophie grecque  s'est  développée  est  le  moment  de  la  sensa- 
tion et  de  l'objectif. 

Celle  où  la  philosophie  moderne  s'est  développée  est  le 
moment  idéaliste,  subjectif:  c'est  le  christianisme. 

1"  Caractère  moral  et  subjectif  de  l'Évangile.  Aimer,  êlre 
pur,  se  rendre  intérieurement  agréable  à  Dieu. 

2°  Influence  de  saint  Augustin  dans  tout  le  Moyen  âge, 
influence  presque  exclusive.  Deiim  et  animam  tantùm  scirc 
cupio. 

7)°  Organisation  pratique  de  l'Église  pour  moraliser  et  spi- 
ritualiser.  Sermons,  couvents,  règles  de  direction,  messe. 

4°  Caractère  de  Dieu  qui  est  homme  moral.  De  plus  Jésus 
Dieu.  Les  analyses  de  Dieu  sont  par  là  des  analyses  de; 
l'homme. 

5°  Spiritualisme  chrétien  :  le  salut  étant  la  seule  chose 
importante,  il  faut  s'occuper  uniquement  de  son  âme. 

0°  Contraste  entre  la  grossièreté  du  monde  réel  et  l'idéalité 


APPENDICES  357 

de  cette  doctrine.  D'où  reploiemeiit  intérieur,  amour,  dcve- 
Ijppement  de  la  partie  aflective,  sent^ante,  passive  en  nous. 

Le  caractère  du  Christianisme  est  donc  de  porter  la  ré- 
flexion de  l'homme  uniquement  sur  l'homme.  Ce  qui  est 
précisément  la  tendance  subjective. 

Quant  à  la  doctrine  subjective,  elle  est  en  germe  dans 
saint  Augustin  qui  commence  comme  Descartes  par  le 
cogilo,  qui  justifie  les  sens  en  posant  qu'ils  ne  nous  révèlent 
que  leurs  modifications. 

Voilà  par  quels  caractères  le  Christianisme  est  le  troisième 
moment  de  la  seconde  période.  Mais  son  caractère  antiphilo- 
sophique, son  asservissement  aux  textes  sacrés,  ses  mys- 
tères, sa  nature  religieuse  et  pratique,  sa  théorie  de  la  foi, 
ses  incohérences  innombrables  l'empêchent  d'être  un  sys- 
tème philosophique.  Il  est  simplement  une  conciliation  entre 
diverses  tendances  et  doctrines  et  une  machine  d'action. 

Pour  sa  nature,  en  raison  de  ces  incohérences,  elle  est 
difficile  à  préciser  et  varie  suivant  les  âges. 

Cependant  voici  les  principaux  caractères  : 

1"  Antiréalisme.  La  terre  est  un  exil. 

2*  Morahté,  et  élévation  idéaliste.  Dieu  est  la  souveraine 
perfection,  et  le  souverain  bien.  «  Dieu,  dit  Joinville,  est 
chose  si  bonne  et  excellente  que  rien  n'est  au-dessus.  » 

5°  Moralité  fondée  sur  des  rapports  entre  des  personnes 
et  non  sur  les  rapports  entre  une  personne  et  le  bien  abs- 
trait. Il  faut  aimer  Dieu,  non  le  bien,  faire  la  volonté  de 
Dieu,  non  le  bien.  Partant  développement  de  la  foi  et  de 
l'amour  (côté  féminin  et  passif),  faiblesse  de  la  raison  et  de 
la  liberté  (côté  viril  et  actif). 

II  y  a  maintenant  deux  interprétations  différentes  de  Dieu 
et  de  sa  volonté. 

1°  Dieu  roi.  Fonder  son  royaume  sur  la  terre  en  soumet- 
tant tout  à  l'Église  (côté  de  la  Bible).  C'est  l'esprit  papal, 
ecclésiastique,  jésuite,  ultramontain. 

2°  Dieu  idéal.  S'unir  à  lui  par  l'amour,  s'ôter  toute  vo- 


558  COllRESPONDANCE 

loiile,  toiilt'  personnalité,  se  fondre  en  lui  (côté  de  l'Évan- 
gile). C'est  l'esprit  mystique,  franciscain,  molinistc.  Nou- 
veaux catholiques  par  l'amour,  socialistes-catholiques.  » 


Mouvement  général  historique. 

((  1°  L'Orient  :  Egypte,  Perse,  Syrie,  Asie  Mineure,  Phénicie 
et  Judée.  Quelques  traces  de  l'Inde. 

Foi,  mysticisme.  Panthéisme  idéaliste.  Mystères.  Prosély- 
tisme. Élément  rrligieux. 

2°  Grèce  :  Arts,  philosophie,  science,  culte  de  la  force  et 
du  plaisir,  culte  de  l'homme.  Génie  du  fini. 

Élément  scientifique  et  'philosophique. 

5°  Rome  :  Polilicpie,  conquête,  administration,  législation, 
organisation,  génie  du  fini. 

Élément  pratique  et  politique. 

Le  résumé  des  trois  est  le  Christianisme. 


4°  Les  Barbares  germains  :  la  Féodalilé,  le  Moi  indépen- 
iant,  l'esprit  laïque.  Élément  de  réalisme  et  de  liberté.  J^ 

k°  bis.  La  bataille  contre  l'Église  commence  dès  Philippe 
le  Bel,  Jean  de  Meung,  etc. 

Le  résumé  des  deux  est  l'esprit  moderne,  manifesté  par 
la  science  allemande,  la  Révolution  française,  l'art  alle- 
mand et  français,  l'industrie  anglaise. 


Ce  que  je  sais  de  l'Orient  et  des  autres  pays  me  fait 
croire  qu'ils  sont  des  isolés,  ou  des  préalables  du  mouve- 
ment universel,  qui  ont  quelquefois  un  mouvement  propr-e; 
mais  ce  mouvement  n'a  point  d'effet  sur  le  nôtre  qui  est  le 
vrai.  )) 


APPENDICES  559 

Principe  de  classification  des  Systèmes. 

«  1°  Métaphysiciens  :  Avoir  la  définition  de  l'Être  (du  Tout) 
et  Tordre  de  ce  qu'il  contient. 

2°  Psychologues  :  Avoir  la  définition  de  l'âme  et  l'ordre  de 
tout  ce  qu'elle  contient. 

(La  solution  intermédiaire  serait  :  1°  Donner  une  méta- 
physique où  soit  une  psychologie  ;  2"  arriver  à  la  métaphy- 
sique par  la  psychologie.) 

Voilà  le  principe  que  j'ai  posé,  et  il  est  certain  que  les 
Académiciens,  Pyrrhoniens,  Sceptiques,  Stoïciens,  Épicu- 
riens d'un  côté,  et  de  l'autre  Locke,  Hutchinson,  Ferguson, 
Smith,  Reid,  D.  Stewart,  Hamilton,  Brown,  Condillac,  Hel- 
vétius,  Tracy,  Laromiguière,  ont  été  de  la  seconde  classe.  11 
est  certain,  de  plus,  que  les  Néoplatoniciens,  les  Allemands, 
et  M.  Co-usin,  sortis  de  là,  sont  rentrés  dans  la  métaphy- 
sique à  travers  la  psychologie. 

Cette  classification  est  donc  bonne. 

il  est  à  remarquer  néanmoins  : 

1"  Que  les  systèmes  (subjectifs)  sont  un  amoindrissement 
de  la  philosophie  causé  par  le  désespoir  de  faire  la  méta- 
physique objective. 

2°  Que  la  psychologie  existe  dans  tous  les  systèmes  objec- 
tifs, qu'elle  y  est  seulement  subordonnée  à  la  science  du 
tout. 

3"  Qu'il  y  a  quelque  métaphysique  dans  les  systèmes  sub- 
jectifs (question  de  la  certitude.  Dieu  et  l'immortalité  de 
l'àmc,  matérialisme,  etc.)  que  nous  classons  seulement 
d'après  la  prédominance. 

4-°  Qu'il  faut  bien  qu'il  en  soit  ainsi,  pour  qu'on  ait  une 
philosophie,  à  savoir  une  science  générale,  le  résumé  des 
sciences. 


5(50  CURHESPUNDAINCE 

Cela  me  conduit  à  corriger  ce  que  j'ai  écrit  l'an  dernier*. 

L'essence  de  la  philosophie  est  d'être  la  science,  la 
science  totale,  le  résumé  des  autres,  le  système  du  savoir. 
Ce  système  embrasse  l'objectif  et  le  subjectif. 

1"  Ou  bien  le  subjectif  est  enveloppé  dans  le  système  de 
l'objectif  comme  partie,  sans  distinction. 

2"  Ou  bien  il  en  est  séparé,  et  considéré  presque  exclu- 
sivement. 

Ceci  est  le  principe  de  leur  classification  comme  systèmes 
passagers  et  transitoires. 

Le  progrès  doit  consister  à  préparer  un  système  non 
transitoire.  Cette  préparation  consiste  à  proclamer  l'obser- 
vation directe,  personnelle,  analytique.  Les  hypothèses 
peuvent  avoir  une  histoire  et  se  succéder  en  se  renversant; 
ce  qui  a  été  jusqu'ici  le  mode  de  développement  de  la  phi- 
losophie. Étant  donné  une  conception  ou  hypothèse,  on 
l'applique  aux  divers  cas,  et  on  fait  un  système;  c'est  là 
son  développement.  Puis  elle  manifeste  des  contradictions 
qui  jettent  dans  une  autre  hypothèse  et  ainsi  de  suite. 

Or,  nous  pouvons  remarquer  que  depuis  trois  siècles  les 
sciences  sortent  une  à  une  de  cette  voie  et  passent  à  l'ob- 
servation directe  ;  que  la  psychologie  et  les  sciences  mo- 
rales viennent  d'y  entrer,  et  que  les  faits  qu'elles  observent 
ne  sont  plus  contestés. 

Reste  à  savoir  si  la  philosophie  générale  ou  métaphy- 
sique peut  elle-même  trouver  une  pareille  méthode. 

Or,  il  est  clair  que  le  moyen  le  plus  naturel,  qui  est  de 
généraliser  les  résultais  des  autres  sciences,  ne  ferait  pas 
d'elle  une  science.  Elle  n'aurait  point  d'objet  }>ropre,  et  les 
derniers  résultats  de  chaque  science  étant  toujours  des 
hypothèses  contestées,  elle  ne  serait  elle-même  qu'une 
hypothèse  plus  contestée  :  ce  qu'elle  a  toujours  été.  Ainsi 
elle  changerait  à  peine  sa  nature. 

1.  Voir  j).  115  cl  347. 


APPENDICES  561 

Pourôter  cette  difficulté,  il  suffit  de  remarquer  :  1°  qu'elle 
est  la  science  du  possible  et  non  du  réel.  Ce  qui  la  conduit 
à  trouver  sa  méthode  dans  l'analyse  des  idées,  dans  leur 
définition,  dans  leur  comparaison,  d'où  il  résulte  des  théo- 
rèmes. Comme  telle,  elle  est  une  sorte  de  mathématique 
abstraite;  2"  qu'elle  est  la  science  du  nécessaire,  non  de 
l'accidentel.  Ce  qui  la  conduit,  quand  elle  s'occupe  du 
monde  réel,  à  chercher  le  moyen  de  le  déduire  et  lui  dé- 
fend de  l'observer. 

Il  est  à  propos  de  remarquer  que  toutes  ces  tendances 
se  trouvent  dans  notre  temps. 

Rapprochons  de  cela  ce  que  nous  avons  dit  sur  les  causes 
d'erreur  de  la  philosophie. 

1°  Son  progrès  consiste  à  substituer  l'observation  et  la 
déduction  à  priori  à  l'hypothèse. 

2"  Son  progrès  consiste  à  substituer  à  la  définition  par- 
tielle de  l'absolu  la  définition  totale. 

Ces  deux  propositions  pouvaient  déjà  se  déduire  de  l'idée 
même  de  la  philosophie.  Quelle  est  la  vraie  définition  du 
tout?  Vraie  définition  implique  la  forme  analytique  déduc- 
tive.  Tout  implique  l'absolu  total. 


Comparez  les  époques  correspondantes  des  deux  périodes 
analogues  : 

1°  Les  Ioniens,  Abdéritains,  etc.,  aux  philosophes  de  la 
Renaissance. 

2°  Les  Éléates,  Pythagoriciens,  Platon,  aux  Cartésiens. 

3°  Aristote  à  Leibnitz. 

A"  Locke,  Condillac,  Rousseau,  les  Moralistes  anglais, 
liunic,  aux  Épicuriens,  Stoïciens,  Académiciens,  Sceptiques. 

5°  Les  Néoplatoniciens  aux  Allemands.  Par  exemple  pour 
le  2%  pourquoi  une  échelle  d'intelligibles  dans  l'antiquité, 
et  Dieu,  Individu,  total  des  intelligibles  pour  les  modernes? 

Les  conséquences  de  ce  fait  sont  très  graves;  le  pan- 


562  CORRESPONDANCE 

théisme  allemand  de  nos  jours  est  fondé  tout  entier  sur  le 
principe  suivant  :  Dieu  est  la  forme  une  du  monde.  Ayant 
considéré  la  formule  «  Ens  realissimum  »,  ils  ont  admis  qu'elle 
possédait  toutes  les  propriétés  d'immensité,  éternité,  unité, 
nécessité  que  les  théistes  lui  attribuaient.  Mais  ils  ont  jugé 
qu'il  fallait  voir  ce  que  contenait  cet  être,  et  quelle  est  la 
nature  ou  les  diverses  espèces  de  cette  réalité  qu'il  con- 
tient. Car  réalité,  réel,  être,  etc.,  sont  des  abstraits,  de 
simples  points  de  vue,  des  concrets  déterminés  doués  d'une 
forme  propre.  D'où  il  suit  que  l'Eus  reaUssimum  n'est  que 
la  totalité  des  concrets  déterminés  possibles.  Il  suivait  de 
là  qu'il  est  le  monde.  Gela  fait,  les  Allemands  ont  cherché 
à  construire  le  monde  en  cherchant  h  priori  quels  sont  les 
concrets  déterminés  possibles,  et  en  les  liant  entre  eux.  » 


Théorie  générale  des  Systèmes. 

«  l'n  système  est  un  être  organisé  dont  l'âme  est  une  idée 
générale,  une  proposition  générale  :  c'est  cette  proposition 
qu'il  faut  trouver.  Le  moyen  est  d'énumérer  les  différentes 
propositions  du  système,  de  trouver  les  propositions  géné- 
rales d'où  elles  dépendent,  et  la  proposition  plus  générale 
d'où  celles-ci  proviennent. 

(Ex.  :  M.  Ravaisson,  exposition  du  Stoïcisme.) 

Remarquez  que  c'est  là  la  marche  de  toute  science; 
chaque  science  étudie  une  chose  une,  le  corps  humain,  la 
série  animale,  le  corps  chimique,  etc.  Sa  méthode  est  de 
recueillir  les  propriétés  et  de  remonter  jusqu'à  la  définition 
ou  proposition  générale;  et  la  philosophie  qui  est  la  science 
du  Tout  cherche  de  même  la  définition  du  Tout. 

1°  Remarquez  d'abord  que  tout  système  n'est  pas  un, 
que  très  souvent  l'auteur  a  deux  ou  plusieurs  principes, 
lcs(|uels  au  fond  sont  contradictoires,  et  que  son  effort  est 
de  les  concilier. 


I 


APPENDICES  303 

Par  exemple  Malebranche  :  Il  a  une  théorie  des  idées 
qui  devrait  le  conduire  droit  au  Spinozisme;  et  une  théorie 
du  moi  et  de  la  conscience  qui  l'en  éloigne. 

2°  Outre  les  principes  et  forces  philosophiques,  il  y  en  a 
d'autre  espèce  qui  agissent.  Par  exemple  la  religion. 

Malebranche  a  pour  Dieu  l'Être  universel.  Son  christia- 
nisme le  force  d'en  faire  une  personne,  un  homme,  distinct 
du  monde. 

5°  Le  principe  du  philosophe  n'est  pas  toujours  une  défi- 
nition explicite  de  l'Être.  Toutes  les  philosophies  ne  s'élèvent 
pas  jusqu'à  cette  hauteur;  d'un  autre  côté  toutes  ne 
dégagent  ^pas  nettement  leur  principe  :  par  exemple  Des- 
cartes. 

Aristote,  les  Néoplatoniciens,  Spinoza,  et  les  Allemands 
sont  les  seuls  qui  aient  compris  pleinement  l'idée  de  la 
philosophie. 

ht"  Le  principe  posé,  par  exemple  comme  dans  Male- 
branche, on  n'en  fait  pas  de  déduction  complète.  Par 
exemple  Spinoza  et  lui  posent  comme  modes  généraux  de 
l'Être,  et  seuls  modes  que  nous  connaissions,  l'étendue  et. 
la  pensée. 

Ce  défaut  est  général  dans  les  systèmes  modernes  chré- 
tiens, n  choque  surtout  quand  on  sort  de  la  lecture  des 
anciens.  La  grande  raison  en  est  que  noire  Dieu  étant  créa- 
teur et  son  acte  étant  incompréhensible,  on  ne  peut  rien 
déduire  de  lui.  Ce  qui  fait  que  le  système  est  coupé  en 
deux  et  formé  de  deux  morceaux  mal  collés. 

Il  est  clair  que  cette  opposition  de  la  pensée  et  de  l'éten- 
due, du  spirituel  et  du  matériel,  vient  de  la  longue  opposi- 
tion instituée  par  le  christianisme  entre  l'âme  et  le  corps. 


(Voir  à  la  fin  de  chaque  cahier  particulier.) 
La  fin  de  la  philosophie  est  une  définition  du  Tout  consi- 
déré comme  un  indivisible. 


5G4  CORRESl'ONDAiNCE 

Le  travail  de  l'hislorien  de  la  philosophie  est  de  dégager 
de  chaque  système  la  définition  du  Tout,  et  de  l'en  déduire. 


((  Opposition  de  la  période  moderne  à  la  période  antique.  » 


J'ai  déjà  touché  cette  question,  mais  il  faut  y  revenir. 

On  voit  ici  la  même  loi  que  dans  l'embryogénie;  toute 
espèce  nouvelle  traverse  les  Phases  ou  États  qu'ont  traversés 
les  anciennes,  mais  en  apportant  un  élément  différentiel 
personnel.  Ainsi  l'embryon  humain  a  des  analogies  frap- 
pantes avec  le  polype,  le  radiaire,  le  mollusque,  le  poisson, 
le  reptile,  l'oiseau.  11  est  tout  cela  successivement,  mais  avec 
un  caractère  spécial  propre  qui  le  fait  embryon  humain, 
caractère  supérieur  qui  lui  donne  des  destinées  que  les 
autres  n'avaient  pas. 

Ainsi  chaque  individu  reproduit  en  soi  une  suite  de  sys- 
tèmes et  de  civilisations,  mais  avec  ce  caractère  supérieur 
d'être  aidé  par  la  civilisation  supérieure  de  son  siècle. 

Le  monde  est  une  collection  d'individualités  en  ordre 
ascendant,  chacune  ayant  parcouru  pour  se  former  tous 
les  degrés  inférieurs,  mais  leur  ayant  donné  son  caractère 
personnel. 

Ainsi  la  philosophie  moderne  (raverse  les  mêmes  états 
et  systèmes  que  la  philosophie  antique,  mais  avec  un  élé- 
ment personnel  et  supérieur. 

Pour  connaître  cet  élément,  il  faut  observer  :  1"  le  point 
de  départ;  2°  les  actions  simultanées  extérieures. 

La  philosophie  moderne  est  sortie  : 

1"  De  l'antique  par  la  Scolastique; 

2°  De  l'antique  par  la  Pœnaissance; 

5"  De  l'antique  par  le  Christianisme. 

Elle  a  vécu  sous  l'influence  de  l'antique  par  le  christia- 
nisme. 

Ceci  est  très  grave.  Il  est  clair  qu'on  ne  va  pas  recom- 


APPENDICES  365 

mencer  entièrement  sur  de  nouveaux  frais,  que  l'antique 
transformé  sert,  que  la  combinaison  nouvelle  sera  partout 
supérieure  à  la  première.  ]\ous  partons  d'un  point  do 
départ  plus  élevé  que  l'antiquité. 

La  première  philosophie  (celle  de  la  Renaissance  et  le 
Protestantisme)  n'est  pas  sérieuse.  Une  philosophie  sérieuse 
proclame  un  principe,  une  méthode,  le  tire  de  soi,  l'in- 
vente, et  produit  un  individu  organique,  qui  est  un  sys- 
tème. La  Renaissance  n'a  pas  un  principe  à  soi.  C'est  une 
copie  des  anciens,  un  pastiche.  Le  Protestantisme  est  grand 
comme  moment  historique  et  nul  comme  moment  philo- 
sophique. Il  n'a  ni  méthode,  ni  dogme. 

Le  seul  homme  qui  ait  un  système  original,  c'est  Hobbes. 
Il  représente  le  moment  de  la  matière.  Il  est  matérialiste 
et  mathématicien.  Bacon,  Galilée,  Torricelli,  Harvey,  Coper- 
nic, etc.,  rentrent  dans  ce  mouvement. 

Le  premier  philosophe,  vraiment  sorti  de  la  société  mo- 
derne, est  Descartes.  Il  sort  du  christianisme,  comme  Thaïes 
du  paganisme.  Il  procède  du  fond  commun  de  l'esprit 
d'alors,  le  christianisme,  et  il  s'y  oppose  en  proclamant  un 
principe  personnel  libre  et  une  méthode.  L'esprit  moderne 
prend  la  forme  philosophique.  Descartes  est  un  christia- 
nisme philosophique.  Sa  philosophie  vit,  se  transforme, 
forme  un  moment  réel  dans  l'esprit  humain. 

Les  philosophes  de  la  Renaissance,  au  coniraire,  ne 
laissent  point  d'École;  il  n'y  a  point  de  polémique  contre 
eux.  Ils  sont  des  points  isolés,  de  pures  curiosités,  des 
accidents.  Ce  sont  des  morts  évoqués  qui  disparaissent 
aussitôt. 

On  peut  dire  en  général  qu'une  philosophie  vraie  et 
vivante  se  forme,  lorsque  le  système  métaphysique  pratiqué 
dans  le  monde  d'alors  a  besoin  de  se  traduire  sous  sa  forme 
philosophique.  La  philosophie  est  une  forme,  un  mode 
d'exister  de  l'esprit  humain.  Elle  n'existe  vraiment  que 
lorsqu'elle  exprime  à  sa  faron  resiuil  humain  d'alors.  Sinon 


366  CORRESPOxNDAlNCE 

elle  n'existe  pas,  ou  bien,  manquant  de  force  personnelle, 
elle  reproduit  un  ancien  système.  Mais  alors  elle  manque 
encore  d'un  principe  de  vie.  La  première  condition,  pour 
être  compté  dans  l'histoire  à  titre  de  moment  réel  du  déve- 
loppement, est  d'être  par  soi. 


Il  est  à  remarquer  que  l'esprit  matérialiste  de  la  pre- 
mière période,  exprimé  par  Pomponace,  Vanini,  Montaigne, 
Sanchez,  la  littérature  du  xvi^  siècle,  Bacon,  les  sciences 
l»hysiques,  et  Hobbes,  se  propage  en  Angleterre  et  en  France 
par  Gassendi,  Bernier,  la  société  de  JNinon  de  Lenclos  et 
des  libertins,  et  rejoint  Locke  et  le  xvu*  siècle,  après  avoir 
fdtré  sous  terre.  » 


III 

PLAN  DES  LEÇONS  DE  PHILOSOPHIE 

professées  à  Nevers  en  1851-1852. 

(Voir  p.  140  et  161) 

1'*  Leçon  :  De  l'objet  de  la  philosophie. 

2^  Leçon  :  Méthode  et  division  de  la  philosophie. 

3*  Leçon  :  Objet  et  légitimité  de  la  psychologie. 

A"-  Leçon  :  Théorie  des  facultés  de  l'âme. 

5'  Leçon  :  De  la  conscience  (objet,  certitude,  élenduo). 

G*"  Leçon  :  Des  divers  sens  :  analyse  des  faits  (et  ajouté 
ultérieurement  :  De  la  perception  extérieure). 

7"  Leçon  :  Nature  de  la  perception  extérieure. 

8"  Leçon  :  Des  perceptions  extérieures. 

9°  Leçon  :  De  l'éducation  dos  sens  et  des  perco|)lii)iis 
acquises. 

10'=  Leçon  :  De  l'imagination  |)ropromoi)l  dile. 

Il"  Leçon  :  De  l'associalion  des  idées. 


APPENDICES  3G7 

12*  Leçon  :  De  la  mémoire. 

15^  Leçon  :  De  l'induction. 

14^  Leçon  :  Attention,  comparaison,  abstraction 

15*  Leçon  :  Généralisation,  combinaison. 

JG"  Lepo/i  :  De  l'imagination  créatrice. 

17^  Leçon  :  Jugement,  raisonnement. 

18*  Leçon  :  Raison  :  exposilion  du  sujet,  opinions  sen- 
sualistes. 

19^  Leçon  :  Raison  :  opinions  idéalistes. 

20*  Leçon  :  Raison  :  réfutation  de  l'opinion  idéaliste. 

21*  Leçon  :  Analyse  des  idées  et  des  axiomes  de  temps  et 
d'espace. 

22*  Leçon  :  Analyse  de  l'idée  d'infini  (mathématique)  et 
des  axiomes  de  cause,  de  substance,  d'identité. 

25*  Leçon  :  Analyse  de  l'idée  du  Parfait. 

24*  Leçon  :  Théorie  de  la  raison. 

25*  Leçon  :  État  actuel  de  l'esprit.  Nature  des  idées,  leur 
origine. 

26*  Leçon  :  Progrès  de  la  connaissance. 

27*  Leçon  :  (Sensibilité)  Du  plaisir  et  de  la  peine. 

28*  Leçon  :  De  la  sensation. 

29*  Leçon  :  Des  divers  sens. 

50*  Leçon  :  Des  images  (en  note  :  Voir  la  théorie  de  Vln- 
teîligence). 

51*  I^eçon  :  Du  désir. 

52*  Leçon  :  Désirs  excités  par  les  sensations. 

55*  Leçon  :  Sentiments  et  désirs  causés  par  les  idées 
(sentiments  et  désirs  causés  par  l'idée  de  nous-mème  sans 
regard  à  l'extérieur). 

54*  I^eçon  :  Sentiments  et  désirs  causés  par  l'idée  de 
nous-même  avec  regard  à  l'extérieur. 

55*  Leçon  :  Sentiments  et  désirs  causés  par  l'idée  d'un 
autre  être  sans  égard  à  un  troisième. 

50*  Leçon  :  Sentiments  et  désirs  nés  de  l'idée  d'un  autre 
être  avec  égard  à  un  troisième. 


308 


CORRESPONDANCE 


37"  Leçon  :  Sentiments  et  désirs  causés  par  les  idées  de 
la  raison  (du  Beau,  du  Bien,  du  Parfait). 
58°  Leçon  :  Progrès  des  passions. 
59"  Leçon  :  Volonté. 
40"  Leçon  :  Volition. 
41"  Leçon  :  Liberté  de  la  volition. 
42"  Leçon  :  Influence  de  la  volition  sur  l'action. 
45"  Leçon  :  Mouvement. 

44"  Leçon  :  Mouvements  déterminés  par  des  idées. 
45-  Leçon  :  Mouvements  volontaires  et  acquis. 
40"  Leçon  :  De  l'habitude. 
47"  Leçon  :  Spiritualité  de  l'âme. 
48"  Leçon  :  Rapports  du  physique  et  du  moral. 
49"  Leçon  :  Théorie  générale. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-propos. 


PREMIl<:ilE  PARTIE 

L'ENFANCE  ET  L'ÉDUCATION 

Inlrodiiction 1 

CiiAi'iTut;  L  —  La  famille  et  la  première  éducation 7 

H.  laine  à  M.  Hatzfeld  (15  août  1847) 1G 

—  au  même  (7  octobre  1847) 17 

Chapitre  IL  —  L'année  de  Philosophie 10 

Introduction  de  la  Destinée  humaine '20 

Chapitre  III.  —  Examens  d'entrée  à  l'Ecole  normale  ....  25 

IL  Taine  à  Prévost-Paradol  (20  août  1848) 28 

—  au  môme  (1^'"  septembre  1848) 55 

SECONDE  PARTIE 

L'ÉCOLE    NORMALE 

Chapitre  I.  —  Première  année  :  Le  nouveau  miheu.   —  La 

préparation  à  la  licence;  travaux  particuliers 41 

II.  Taine  à  Prévost-Paradol  (22  février  1849) 45 

—  au  même  (2  mars  1849) 51 

—  au  même  (20  mars  1849) 56 

—  au  même  (25  mars  1849) 61 

—  au  même  (50  mars  1849) 67 

H.    TAINE.    —    CORRESPONDANCE.  24 


370  TABLE  DES  MATIERES 

H.  Taille  à  Mlle  Virginie  Taine  (10  avril  1849) 70 

—  à  Prévost-Paradol  (18  avril  1849) 77 

—  au  même  (l*"""  mai  1849) 85 

—  au  même  (10  juillet  1849) 88 

—  au  même  (18  juillet  1849) 92 

—  au  même  (21  juillet  1849) 95 

—  au  même  (24  août  1849) 98 

—  au  même  (11  septembre  1849) 100 

—  au  même  (25  septembre  1849) 105 

—  au  même  (1"  octobre  1849) 107 

Chapitre  IL  —  Seconde  année  :  La  vie  à  l'École,  la  réaction 

de  1850 112 

Travaux  particuliers  :  Philosophie,  dogmatisme.  —  Prépa- 
ration à  l'agrégation  de  philosophie.  —  Esquisse  d'une 
histoire  de  la  philosophie 115 

Chapitre  III.  —  Troisième  année  :  Suite  de  la  préparation  à 

l'agrégation.  —  Travaux  particuhers 121 

Les  notes  trimestrielles  des  professeurs. — Échec  à  l'agré- 
gation. —  Causes  de  cet  échec.  —  Lettre  de  Prévost- 

Paradol  à  M.  Gréard 122 

Article  de  Prévost-Paradol  dans  la  «  Liberté  de  penser  s. 
—  Lettres  de  MM.  J.  Simon  et  Yacherot. 127 


TROISIÈiME  PARTIE 

L'ANNÉE   DE  PROFESSORAT 

CiiAMTUE  I.  —  Nomination  à  Nevers.  —  Préparation  des  cours, 
de  l'agrégation  de  philosophie  et  des  thèses  sur  la  Sen- 
sation    ^^<J 

IL  Taine  à  sa  mère  (15  octobre  1851) .    .  135 

—  à  Edouard  de  Suckau  (22  octobre  1851) 137 

—  à  MUe  Virginie  Taine  (29  octobre  1851) 140 

—  à  Prévost-Paradol  (30  octobre  1851) 144 

à  Mlle  Sophie  Taine  (9  novembre  1851) 148 

—  à  Prévost-Paradol  (16  novembre  1851) 150 

—  à  sa  mère  (18  novembre  1851) 155 

—  à  N.  (22  novembre  1851) 157 

—  à  Edouard  de  Suckau  (25  novembre  1851).   ...  100 

—  à  sa  mère  (5  décembre  1851) 164 

—  à  Edouard  de  Suckau  (9  décembre  1851)   ....  100 


TABLE  DES  MATIÈRES  571 

H.  Taine  à  Prévost-Paradol  (11  décembre  1851) 170 

—  au  même  (15  décembre  1851) 175 

—  à  Mlle  Virginie  Taine  (18  décembre  1851)  ....  175 

—  à  Edouard  de  Suckau  (22  décembre  1851).    ...  178 

—  à  sa  mère  (24  décembre  1851) 181 

—  à  Prévost-Paradol  (50  décembre  1851) 185 

—  à  sa  mère  et  à  ses  sœurs  (l"""  janvier  1852)  ...  187 

—  à  Prévost-Paradol  (10  janvier  1852) 190 

—  à  Edouard  de  Suckau  (15  janvier  1852) 195 

—  à  Prévost-Paradol  (18  janvier  1852) 198 

—  à  sa  mère  (27  janvier  1852) 202 

—  à  Prévost-Paradol  (5  février  1852) 205 

—  à  Mlle  Sophie  Taine  (15  février  1852) 209 

—  à  Prévost-Paradol  (22  février  1852) 211 

—  à  Edouard  de  Suckau  (25  février  1852) 215 

—  à  Mlle  Virginie  Taine  (26  février  1852) 217 

—  à  Edouard  de  Suckau  (16  mars  1852) 220 

—  à  Mlle  Virginie  Taine  (18  mars  1852) 225 

■-       à  M.  Ernest  Havet  (24  mars  1852) 224 

—  à  Prévost-Paradol  (28  mars  1852) 226 

Le  Ministre  de  l'Instruction  publique  à  H.  Taine  (50  mars  1852)  250 

Chapitre  II.  —  Poitiers 252 

H.  Taine  à  sa  mère  (17  avril  1852) 252 

—  à  Edouard  de  Suckau  (20  avril  1852) 255 

—  à  Prévost-Paradol  (25  avril  1852) 256 

—  à  M.  Léon  Crouslé  (25  avril  1852) 259 

à  Mlle  Virginie  Taine  (28  avril  1852; 243 

—  à  Mlle  Sophie  Taine  (11  mai  1852) 246 

M.  Adolphe  Garnier  à  M.  Victor  Le  Clerc  (17  mai  1852).    .  249 

H.  Taine  à  sa  mère  (26  mai  1852) 251 

—  à  M.  Léon  Crouslé  (2  juin  1852) 255 

—  à  Prévost-Paradol  (2  juin  1852) 257 

—  à  M.  Adolphe  Garnier  (7  juin  1852) 2G0 

—  à  sa  mère  (même  date) 264 

—  à  Edouard  de  Suckau  (15  juin  1852) 270 

—  à  Prévost-Paradol  (20  juin  1852) 275 

M.  Adolphe  Garnier  à  H.  Taine  (22  juin  1852) 276 

II.  Taine  à  Mlle  Sophie  Taine  (22  juin  1852) 277 

—  à  Edouard  de  Suckau  (27  juin  1852) 2«0 

—  à  sa  mère  (6  juiUet  1852) 284 

—  à  Edouard  de  Suckau  (17  juillet  1852) 286 

—  à  Mlle  Virginie  Taine  (20  juillet  1852) 290 

—  à  M.  Léon  Crouslé  (27  juiUet  1852) 295 


'72  TABLE  DES  MATIÈRES 

H.  Taine  à  sa  mère  (27  juillet  1852) 296 

—  à  Prévost-Paradol  (1"  août  1852) 297 

—  à  Mlle  Sophie  Taine  (10  août  1852) 302 


QUATRIÈME  PARTIE 

RETOUR  A  PARIS  —  SOUTENANCE    DES  THÈSES 

Nominaliou  à  Besançon.  —  M.  Taine  demande  un  congé.  — 
Son  installation  à  Paris.  —  Son  cours  chez  M.  Carré-De- 

raailly.  —  Études  de  Zoologie  et  de  Physiologie  ....  307 

II.  Tîiine  à  Edouard  de  Suckau  (15  octobre  1852) 50!) 

—  au  même  (28  novembre  1852) 5M 

—  à  sa  mère  (18  décembre  1852) 515 

—  à  la  même  (28  décembre  1852) 510 

—  à  Mlle  Virginie  Taine  (14  janvier  1855) 519 

—  à  Mlle  Sophie  Taine  (...  janvier  1855) 520 

—  à  sa  mère  et  à  ses  sœurs  (9  février  1855).  .    .    .  522 

—  aux  mêmes  (19  février  1855) 525 

—  à  sa  mère  (17  mars  1855) 527 

—  à  Edouard  de  Suckau  (11  avril  1855) 529 

—  au  même  (25  avril  1855) 551 

—  au  même  (51  mai  1855) 55i 

—  à  sa  mère  (51  mai  1855) 555 

—  à  M.  Hatzfeld  (10  juin  1855) 530 

—  à  M.  Guizot. —  Réponse  de  M.  Guizot  (14  juin  1855).  557 

—  à  sa  mère.  —  Lettre  à  Béranger  (juin  1855)   .    .  559 

Réponse  de  Béranger  (21  juin  1855) 540 

H.  Taine  à  Edouard  de  Suckau  (18  juin  1855) 541 

Appendice    I.  —  Notes  de  philosophie  (1849) 547 

—  11.  —  Fragments  de  l'histoire   de  la  philosophie 

(1850) 554 

—  III.  —  Plan  des  cours  tie  pliilosoi)hie  et  de  logique 

(Nevers,  1851-52) 500 


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