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Mû 2
H. TAINE
SA VIE
ET SA
CORRESPONDANCE
Correspondance de jeunesse 1847-1 853
T R 0 I s 1 K M 1 . 1- L) I 1" l 0 N
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'«
79, ROULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1902
H. TAINE
SA VIE
ET SA.
CORRESPONDANCE
48583. — PARTS, IMPRIMERIE LAHURE
(), 1110 (l<î l'Ion ni s, 9
H. TAINE
SA VIE
ET SA
CORRESPONDANCE
Correspondance de jeunesse i847-t85'^)
TROISIEME i: ni T I O N
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
7<), BOULEVARD SAINT-GERMAIX. 79
1902
Droits de traduction et de re|irn(hiplion rés«rvA>
AVANT-PROPOS
La correspondance de jeunesse que nous publions
aujourd'hui sera suivie de deux autres volumes
qui paraîtront ultérieurement.
Nous serions profondément reconnaissants si
les détenteurs inconnus des lettres de M. Taine
voulaient bien nous les communiquer et nous
permettre d^en prendre copie, afin que la suite de
cette publication soit aussi complète que possible, et
que Vhistoire de sa pensée s^y montre sans lacune.
Nous adressons ici l'expression de notre grati-
tude à tous ceux qui nous ont aidé de leurs recher-
ches, ou qui nous ont accordé des autorisations
pour la publication du présent volume : notamment
MM. Dupuy, surveillant général à VÉcole normale',
Paul Pellot, archiviste à Rethel; Meyer, secrétaire
de la mairie de Rethel, et les héritiers ou exécu-
teurs testamentaires de MM. Garnier, Guizot, Pré-
vost-Paradol, Jules Simon et Vacherot,
H. TAINE
SA VIE ET SA CORRESPONDANCE
INTRODUCTION
Nous n'avons pas l'intention de présenter au
public une biographie détaillée d'Hippolyte Taine ;
nous désirons seulement lui fournir des points de
repère qui faciliteront la lecture des lettres et
fragments inédits, objets de cette publication. —
Beaucoup d'amis de sa pensée ont déjà parlé de
lui en meilleurs terme^ que nous ne le pourrions
faire*. D'autres en parleront sans doute encore,
4. Citons en première ligne la belle étude de M. Emile Bon tmy :
Taine, Schcrer, I.aboulaye; les livres de M. G. Monod : Renan,
Taine, Michelet; de M. de Margerie : H. Taine; de M. Barzellotti :
La Philosophie d'Hippolyte Taine ; les articles de Sainte-Beuve : Cau-
senes du Lundi, t. XMI, et Nouveaux Lundis, t. VIII; de M. Paul
Bourget : Essais de psîjchologie; du vicomte de Vogiié • Devant
le siècle; de M. André Clievrillon, en tète du volume posthume
des Origines de la France contemporaine; les Discours de M. A.
Sorel et du duc de Broglie à l'Académie française; des articles do
MM. Bourdeau, Faguet, Anatole et Paul Leroy-Beaulieu, etc., et
surtout rexcellcnt et consciencieux travail de M. Victor Giraud :
Essai sur Taine, où l'on trouvera, outre une biographie très lidèle,
la bibliographie des œuvres de M. Taine (l" édition), et une liste des
principaux articles écrits sur lui de son vivant et après sa mort.
H. TAINE. — CORRESPONDANCE. l
2 CORJiESPONDANCL;
lorsque les documents que nous donnons aujour-
d'hui permettront une étude plus complète sur
l'homme et sur l'œuvre ; ils rempliront cette tâche
avec un esprit plus dégagé que le notre; notre
devoir à nous est de leur en faciliter l'accomplis-
sement tout en restant fidèle aux instructions
laissées par M. Taine.
C'était un des traits dominants de son caractère
que l'horreur de la publicité et des indiscrétions
sur la vie intime ; il dérobait aux étrangers, avec
un soin jaloux, l'existence la plus digne et la plus
noble. 11 ne pouvait souffrir la pensée qu'une pho-
tographie, une interview donnant une idée de son
foyer domestique, pourraient s'étaler aux yeux du
public. 11 refusait toutes les autorisations d'éditer
son portrait dans les journaux illustrés * ; ce fut un
grand sacrifice qu'il fit à ses confrères des Débats
1. Lettre à M. Emile Planât [Marcelin) à propos d'un article de la
Vie parisienne dont on lui soumettait le teite : a Mais, mon cher
Emile, est-ce que nous n'étions pas convenus que non! Cela est
tout physique de ma part, tu le sais bien. Tout ce qu'on voudra
sur l'écrivain, l'être abstrait composé d'idées et de phrases, qui
se donne au public. Rien, rien du tout sur le reste, sur l'homme
cela, je t'en prie instamment. Je viens de relire l'article; si aimable
qu'il soit, c'est la même chose. Je souhaite avant tout que le moi,
la personne vivante avec son ton de voix, son geste, ses meubles,
échappe au public! Et ce n'est pas toi, mon meilleur ami, qui me
donneras le désagrément de m'étaler devant lui. Tu sais bien
que je n'ai pas môme voulu laisser vendre ma photographie, ni
l'aire ma charge. Ainsi rieii, rien, encore une fois, tout à fait
sérieusement; rien ne me contrarierait davantage. »
INTRODUCTION 3
que de consentir à figurer dans le lableaii de Jean
Béraud, reproduit en 1889 dans le livre du Cente-
naire ' ; et quand son ami Léon Bonnat fît de lui à
la même époque l'admirable portrait qu'on a pu
\oir à l'Exposition de 1900% ce fut à la condition
expresse qu'il ne serait pas exposé de son vivant.
Enfin ses dispositions testamentaires interdisent for-
mellement toute reproduction de « lettres intimes
ou privées » . « Les seules lettres ou correspondances
qui pourront être publiées, ajoute-t-il, sont celles
qui traitent de matières purement générales ou
spéculatives, par exemple de philosophie, d'his-
toire, d'esthétique, d'art, de psychologie; encore
devra-t-on en retrancher tous les passages qui, de
près ou de loin, touchent à la vie privée, et aucune
d'elles ne pourra être publiée que sur une autori-
sation donnée par mes héritiers et après les susdits
retranchements opérés par eux. »
On ne trouvera donc ici, comme faits d'ordre
privé, que ce qui a été jugé indispensable pour
l'histoire de ses idées et pour montrer dans quel
milieu elles s'étaient développées. — Il avait du
reste souvent approuvé sans restriction, devant sa
1. Le livre du Centenaire du Journal des Débats, 1 vol. grand
iii-8, 1889.
2. Le portrait, photographié par Bi'aun, a été reproduit en tète
de l'édition in-16 des Origines de la France contemporaine.]
A CORRESPONDANCE
lamille et ses amis, les belles et copieuses biogra-
phies anglaises contemporaines, telles que la vie de
Ctiarlotte Brontë*, celle de lord Macaulay% de lord
Palmerston% etc. C'est à ces modèles que nous
tentons de nous conformer, tout en demeurant dans
les limites qui nous ont été imposées par sa volonté
suprême.
1. Life of Charlotte Brontë (Currer Belî), by Mrs Gaskell. —
Taiichnitz édition, 1 volume.
2. The life and letters of lord Macanhuj, by his nephew George
Otto Trevylian, M. P. — Tauchnitz édition, 4 volumes.
5. The life of viscount Palmcrston, by sir Henry Lytton Bulwer
(Lord Dalling). — Tauchnitz édition, 4 volumes.
PREMIÈRE PARTIE
L'ENFANCE ET L'ÉDUCATION
i
CHAPITRE I
La famille et la première éducation.
Ilippolyte-Adolphe Taine naquit àVouziers le 21 avril 1828,
de vieille souche ardennaise. Sa famille était originaire du
village de Barby, arrondissement de Rethel; un de ses ancê-
tres, Joseph Taine S vint s'établir à Rethel vers 1075 et y
remplit les fonctions d'échevin gouverneur. Pendant plu-
sieurs générations, ses descendants menèrent dans la petite
ville la vie honorable et modeste de la bonne bourgeoisie
provinciale. L'arrière-grand-père d'Hippolyte Taine, Pierre
Taine 2, homme d'une haute intelligence, avait été surnommé
le philosophe par ses concitoyens, et nous ferons remarquer
pour les adeptes de la théorie de l'hérédité que, par suite
des mariages consanguins de sa lignée, il est représenté
plusieurs fois parmi les ascendants de M. Taine. Son grand-
1. Taine (Joseph), maitre-serger. fils de Gérard Taine, labou-
reur, et de Geneviève Vaucher, né à Barby en 1645, décédé à
Rethel en 1732. — Beaucoup des détails ci-dessous sont dus aux
recherches de M. Hippolyte Billaudel, inspecteur général des Ponts
et Chaussées, cousin de M. H. Taine, et de M. P. Pellot, archiviste
<à Rethel. Une généalogie complète de la famille Taine, duc aiix
patientes recherches de M. Pellot, va paraître prochainement
dans la Revue historique ardennaise. L'auteur nous apprend
qu'au xvn* siècle les actes authentiques orthographiaient le nom :
Thène, Thaine, ou Tène.
2. Taine (Pierre), manufacturier, arrière-petit-fils du précédent,
fils de Joseph Taine et de Jeanne-Françoise Fournival, né à Rethel
en 1750, décédé en 178i.
8 CORRESPONDANCE
père maternel, M. Bezanson*, avait un tour d'esprit très
scientifique ; il s'était beaucoup occupé de magnétisme avec
le docteur Chapelain, et son petit-fils a gardé soigneusement
des traités de philosophie, de mathématiques et d'algèbre,
écrits par l'aïeul dans les dernières années de sa vie. Enfin
les tantes paternelles ^ d'Hippolyte Taine, vieilles demoi-
selles de province, menant dans leur petite ville natale la
vie la plus pieuse, la plus retirée, la plus étroitement aus-
tère, n'en avaient pas moins le goût héréditaire pour les
idées abstraites et nous trouvons les lignes suivantes dans
la correspondance de leur neveu, alors professeur à Nevei s ;
(( Ma tante Eugénie m'a écrit une lettre dans laquelle elle
me donnait des conseils sur la manière de diriger mes études
métaphysiques, avec une argumentation en forme pour sou-
tenir le système philosophique qu'elle me proposait. »
Le père^ d'Hippolyte Taine, décédé quand son fils entrait
dans sa treizième année, était un homme d'un esprit cul-
tivé, plein de verve et de talent naturel, composant de
jolis vers et de joyeuses chansons qu'on redisait encore
chez ses compatriotes plus de cinquante ans après sa
mort. Il aimait passionnément la campagne et emmenait
1. Bezanson (Nicolas), sous-préfct de Rocroy sous la Restaura-
tion, fils de Jean-Baptiste Bezanson, avocat au Parlement et de
Marie-Anne-Angclique Quinart, né à Reims en 4774, décédé à
Poissy en 1850. Voir p. 161, lettre du 25 novembre 1851. — Son
neveu, M. J.-B.-B. Billaudol, ingénieur des plus distingués, père
de M. Hippolyfe Billaudel, écrivait en 1823 : « Personne n'avait
des idées j)lus pliilosopliiques que mon oncle Bezanson; c'est lui
qui m'a fait balbutier les premiers éléments d'algèbre.
2. Mlles Eugénie et Denise Taine, nées et dcccdées à Rethel.
3. Taine (Joan-Baptiste-Antoine), avocat et avoué, né à Rethel
le 26 février 1801, mort à Vouziers le 8 septembre 18i0; lils de
Marie-Jacques Taine, manufacturier, et de Marie-Anne Quinart-
Taine. Il avait acheté son étude d'avoué à Vouziers on 1826 et se
maria, le 23 mars 1827, avec Mlle Virginie Bezanson, sa cousine
^'^ermaine. Un arrière-graiid-père maternel de M. J.-R.-A. Taine,
M. Sarlet, était notaire à Vouziers sons Kouis XV.
L'ËNl'ANCE ET L'EDUCATION 9
souvent son petit garçon lorsque, pour remplir les devoirs
de sa profession, il parcourait en voiture ces beaux bois des
Ardennes*, qui sont la parure des environs de Vouziers.
C'est sans doute à ces premières impressions d'enfance qu'il
faut faire remonter le sentiment si vif des beautés natu-
relles et l'amour profond de la forêt qu'on voit transparaître
dans l'œuvre et dans la correspondance d'Hippolyte Taino.
C'est aussi ce jeune père trop vite disparu qui lui enseigna
les rudiments du latin; lorsque sa santé chancelante le
contraignit à suspendre ses leçons et à se séparer de l'en-
fant, celui-ci avait déjà acquis le solide fondement de ses
études ultérieures. — Ce que fut la mère^ de M. Taine, avec
quelle sollicitude et quel dévouement elle a rempli auprès
de lui la plus douce des tâches, on le verra dans la suite de
cette correspondance. Rien n'était plus touchant que la
profonde affection, la parfaite confiance qui unissaient ce
fils à cette mère, et nous ne pouvons la mieux louer qu'en
reproduisant le fragment suivant d'un testament que M. Taine
écrivit en décembre 1879, quelques mois avant de la perdre :
« Si ma mère me survit, ma femme et mes enfants se sou-
viendront que pendant quarante ans elle a été mon unique
amie, qu'ensuite avec eux elle a toujours eu la première
place dans mon cœur, que sa vie n'a été que dévouement
et tendresse; ils tâcheront de me remplacer auprès d'elle,
de l'amener ici^; quoi que j'aie fait et quoi qu'ils fassent, ils
ne pourront jamais m'acquitter envers elle; aucune femme
n'a été mère si profondément et si parfaitement. »
Deux des frères de Mme Taine s'intéressèrent aussi parti-
culièrement à l'éducation de leur neveu : l'aîné, M. Adolphe
1. Voir, dans les Derniers essais de critique et d'histoire, l'ar-
ticle intitulé les Ardennes.
2. Mme J.-B.-A. Taine, née Marie-Virginie Bezanson, fille de
M. Nicolas Bezanson et de Mlle Norbertine Taine; née à Rethel en
1800, décédée à Paris le 2 août 1880.
3. A Boringe, la propriété de Savoie où le testament fut écrit.
10 CORRESPONDANCE
Bezanson*, fut depuis la mort de son beau-frère le conseil
et le guide de la veuve et des orphelins. Le plus jeune,
Alexandre 2, qui avait passé plusieurs années aux États-Unis,
se fit un plaisir d'enseigner au retour l'anglais à son jeune
neveu, et il lui rendit ainsi le plus signalé des services.
M. Taine lui resta profondément attaché et reconnaissant,
et lui dédia les Notes sur VAnglclcrrc « en témoignage de sa
gratitude ».
La première éducation d'flippolyte Taine fut donc faite
uniquement par la famille, à Vouzicrs; il passait seulement
quelques heures chaque jour dans une petite pension tenue
par M. Pierson. Il fit sa première communion fort jeune,
en août 1838; en 1859, lorsque la maladie força M. J.-B.-A.
Taine à chercher d'autres maîtres pour son fds, il fut envoyé
dans un pensionnat de Rethel, dirigé par un vieux prêtre et
sa sœur, ancienne religieuse; il y resta dix-huit mois, jusqu'à
la mort de son père. Il y était interne, mais sous la surveil-
lance immédiate de sa grand'mère, Mme M.-J. Taine'^, et des
deux tantes célibataires dont nous avons parlé plus haut'';
il passait ses jours de congé dans la vieille maison de famille,
cherchant sa pâture intellectuelle sur les rayons poudreux
d'une ancienne bibliothèque, dans une chambre écartée. Il
dévorait déjà tout ce qui lui tombait sous la main, surtout
les auteurs classiques du xvn° jt du xviii" siècle^, qui fai-
saient le fond de toutes les lectures pour la bourgeoisie
1 . Bezanson (Adolphe), notaire à Poissy, représentant du peuple à
l'Assemblée de 1848, né à Rethel en 1804, décédé à Poissy en 1860.
2. Bezanson (Alexandre), ingénieur civil, né à Rethel en 1818,
décédé à Lagny en 1879. Un troisième frère de Mme Taine, Au-
guste Bezanson, notaire à Sedan, se trouvait par sa résidence
moins mêlé à la vie de famille pendant la jeunesse de son neveu.
5. Mme Marie-Anne Quinart, veuve de Marie-Jacques Taine, fdle
de J.-B. Norbert Quinart et de Marie-Marguerite Taine, née vers
1780, décédée à Rethel en 1857.
4. Voir p. 8.
5. Voir p. 143, lettre du 29 octobre 1851.
L'ENFANCE ET L'ÉDUCATION 11
sérieuse de la Restauration. Ses oncles lui avaient en outre
fait présent vers cette époque des œuvres de Washington
Irving* en anglais, et des deux gros volumes des Voyages
de Dinnont cV Urville^ : ils sont toujours dans sa bibliothèque;
il les lisait et relisait sans cesse, il traduisait des récits de
Washington Irving, et, quarante ans plus tard, il parlait
encore avec joie de cette ouverture sur le plus vaste monde
que les conversations de son oncle d'Amérique lui avaient
déjà fait entrevoir. — Il a toujours conservé un bon souvemr
de cette période de son enfance et de ses congés chez sa
grand'mére. Le dimanche, on ne lui faisait grâce ni de la
grand'messe ni des vêpres, et les sermons paraissaient
bien longs au petit écolier avide de liberté; mais, au retour,
il y avait les chatteries dominicales, les tourtes de la vieille
servante et surtout les bonnes heures de lecture où l'on
pouvait se délecter silencieusement avec les Mille et une
Nuits ou Rip van WincJde"^. Il écrivait treize ans plus tard
au retour d'une visite à ses parentes :
(( Je suis content d'avoir passé un jour à Rethel : ce sont
des mœurs antiques, mais elles me plaisent, parce qu'elles
sont naturelles et que rien n'y manque. Ensuite, ce sont des
personnes très boiuies et je trouve au fond de moi-même
quelque chose de Rethelois, l'esprit de famille. ))
M. Taine père ayant succombé pendant les vacances de
1840 au mal qui le minait, M. Adolphe Bezanson décida sa
sœur à chercher un mode d'instruction moins imparfait et
plus approprié à la précoce intelligence du jeune Hippo-
1. Irving (Washington), né à New-York en 1783, mort à Terry-
Town (E. U.) en 1859, auteur de Bracehridge Hall, Taies of a
traveller, Taies of the Alkambra, etc.
2. Voyages pittoresques autour du monrfe, publiés en 1851 sous
la direction du capitaine (depuis contre-amiral) Dumont d'Urville,
né en 1790, tué en 1842, à Mcudon, dans l'accident du chemin
de fer de Versailles.
3. De Washinston trvinpr.
12 CORRESPONDANCE
lyte; il choisit pour lui l'institution Mathé*, dont les élèves
suivaient les classes du collège Bourbon. Il y entra, en 1841,
à treize ans et demi. Mme Taine, retenue à Vouziers par
le règlement de la succession de son mari, dut consentir à
envoyer son fils seul à Paris; mais le jeune garçon très
tendre et assez frêle ne put supporter le chagrin de la sépa-
ration et le médiocre régime de l'internat parisien; sa santé
s'altéra, et sa mère, alarmée, hâta la liquidation de ses
affaires pour venir s'installer auprès de lui avec ses deux
filles-. — Alors commença, dans ce quartier des Batignolles
qui était presque un coin de province 2, la vie de labeur
acharné et d'austère recueillement que devait mener le
jeune Taine jusqu'à son entrée à l'École Normale. Il ne son-
geait guère à cette époque à une carrière pédagogique ou
littéraire et l'on n'y songeait pas pour lui. Sa mère désirait
qu'il fût notaire, comme ses deux oncles; lui ne pensait
qu'à bien travailler et à beaucoup apprendre. Lorsque, quel-
ques années plus tard, la question de carrière fut sérieuse-
ment discutée dans le conseil de famille, ce ne fut pas à
cause de ses dons remarquables qu'on renonça au notaFiat;
mais parce que la prudence ne permettait pas de placer
en une seule main toute la modeste fortune de la famille
Taine, comme l'aurait exigé l'achat d'une étude.
Les grandes distractions de cette studieuse jeunesse
étaient des promenades au Parc Monceau, alors à l'état de
complet abandon, et dont Mme Taine avait l'entrée perma-
nente : c'était presque la forêt retrouvée. Puis, aux jours de
vacances, on allait à Poissy, chez M. Adolphe Bezanson; le
jeune Ilippolyte passait alors de longues journées sur la
Seine à pêcher à la troublette avec ses oncles; ceux-ci lui
1. Dans le faubourg Saint-Honoré.
2. Mlle Virginie Taine, mariée en 1853 au D' Letorsay et Mlle So-
pliio Taine qui épousa en 18G3 le commandant Chevrillon.
3. Les Batignolles faisaient aloj's partie de la commune de
Neuilly.
L'ENFANCE ET L'EDUCATION 13
apprenaient à nager, exercice qu'il aima et où il excella
toute sa vie ; mais ce qui lui avait laissé les plus charmants
souvenirs, c'étaient les longues stations au bord de l'eau
luisante et mouvante sous l'ombre délicate des saules et
les grandes courses solitaires dans la forêt de Saint-Germain.
Dès son arrivée à Paris, Hippolyte Taine s'était fait un
plan d'études 1 qu'il observait rigoureusement et dont l'exé-
cution lui était rendue facile dans le milieu grave et éclairé
qui l'entourait. Son grand-père, M. Nicolas Bezanson 2, habi-
tait la même maison que Mme Taine et ses conversations
ne contribuaient pas peu au développement scientifique
de l'adolescent. Toute la famille était pleine d'ardeur pour
le travail; les jeunes sœurs, dirigées par leur frère, acqué-
raient à ses côtés une culture littéraire peu commune chez
les femmes de cette époque. Les arts n'étaient pas né-
gligés; Hippolyte et sa sœur cadette aimaient passion-
nément la musique et se disputaient le piano pendant les
heures de récréation. La sœur aînée Virginie, très douée
pour la peinture, excitait par sa libre discussion les curio-
sités artistiques de son frère et l'accompagnait dans
ces promenades au Musée du Louvre où il trouvait tant de
plaisir et de profit. — Au lycée Bonaparte se formaient
des camaraderies qui devenaient plus tard de solides ami-
tiés avec Planât ^^, Crosnier de Varigny*, Prévost-Paradol^,
1. Voir le livre de M. Monod : Renan, Taine, Michelet, p. 50.
± Voir p. 8.
3. Planât (Emile-Marcel in-Isidore), dit Marcelin, fondateur de la
17c Parinienne, né à Paris en 1829, décédé en 1887. — Voir dans
les Derniers essais de critique et d'histoire l'article que M. Taine
lui a consacré après sa mort.
4. Crosnier de Varigny (Charles), ministre aux îles Hawaï, pu-
bliciste, né à Versailles en 1829, décédé à Montmorency en 1899.
5. Prévost-Paradol (Lucien-Anatole), de l'Académie française, né
à Pans en 1829, entré à l'École normale en 1849, mort à New-
port on 1870. — Voir, de 1848 à 1856, les nombreuses lettres que
lui adressa M. Taine.
14 CORRESPONDANCE
Cornelis de WittS Emile Durier'-^, Emile Saigey^, etc., etc.
Hippolyte Taine, dont les nombreux succès scolaires
étaient un triomphe pour la pension Mathé, y fit ses études
de rhétorique et de philosophie sous la direction d'un
jeune professeur très distingué, M. ïlatzfeld*, qui devint
vite un ami. Celui-ci a gardé précieusement les meilleurs
devoirs de son brillant élève; il était très fier d'avoir peut-
être donné à Hippolyte Taine la première idée d'un travail
sur La Fontaine; un résumé sur Andromaque est probable-
ment l'origine d'un opuscule inédit sur les trois Andro-
maque (Euripide, Racine, Virgile) écrit à Nevers en janvier
18525.
Pendant cette année scolaire de 1846-1847, outre les
devoirs ordinaires du lycée, Hippolyte Taine se livrait à
de nombreux exercices personnels dont quelques-uns ont
été conservés, entre autres une (( Histoire de l'Église en
France du xi^ au xvi° siècle^ », suivie d'un chapitre sur
1. Witt (Cornclis-llcnri de), né à Paris en 1828, mort au Val-
Riclier en 1892, gendre de M. Guizot. — Voir dans les Essais de
critique et d'histoire l'article de M. T;iine sur Jefferson, et dans
la Revue de l'Instruction publique du 12 avril 1855, un article
non recueilli sur l'Histoire de Washington.
2. Durier (Louis-Emile), avocat, bâtonnier de l'Ordre en 1887-
1888, né à Paris en 1828, décédé en 1890.
5. vSaigey (Emile), ingénieur des Postes et Télégraphes.
4. Hatzfeld (Adolphe), né en 1824, mort en 1900, entré à l'École
normale en 1845. — M. Hatzfeld fut plus tard professeur de
rhétorique au lycée Louis-lc-Grand, et ses nombreux élèves ont
gardé un souvenir très vif de son enseignement. Les devoirs de
M. Taine qu'il avait conservés sont, pour 1846-1847 : Rhétorique
(vétérans) « Discours de sir B. Rudyard aux Communes, KMO » ;
« Lettre de. Richelieu à Marie de Médicis »; « R(''sunié sur Andro-
maque et Mcrope » ; « Explication sur La Fontaine ». En 1847-1848
(Philosophie) : « Réfutation du sensualisme de Platon (Théétètc,
Descartes, JoulïVoy) » ; « Analyse et réfutation de Locke » ; « Des
trois dimensions des corps ».
5. Voir p. 197.
6. Environ 50 pages grand format avec des corrections qui pa-
I/ENFANCE ET L'ÉDUCATION 15
« la Réforme »; une « Histoire du Ticrs-Elal et du Parle-
ment* », une ({ Histoire du parti français en France^ »
depuis le commencement des guerres de religion jusqu'à
la mort de Richelieu; des « Notes sur la littérature fran-
çaise au xv!** siècle^ ». Nous avons aussi de cette année
une pièce de vers humoristiques composée pour un ban-
quet de la Saint-Charlemagne et quelques compositions
d'histoire, dont l'une sur « Les origines, le développement
et la chute de la Ligue », classée première au lycée Bour-
bon, était restée gravée dans la mémoire des jeunes con-
disciples d'IIippolyte Taine. — En souvenir de cette année
d'études fécondes, il disait vingt et un ans plus tard* :
(( Si nous avons entrevu quelques idées en critique et en
histoire, c'est la rhétorique qui nous les a suggérées. On
nous disait que le discours doit être approprié au caractère
de l'orateur, cela nous conduisait à étudier ce caractère :
nous allions à la Bibliothèque, au Musée du Louvre, au
Cabinet des Estampes^, nous découvrions par degré en
quoi un moderne diffère d'un ancien, un chrétien d'un
païen, un Romain d'un Grec, un Romain contemporain
d'Auguste d'un Romain contemporain de Scipion. Nous
tâchions d'exprimer ces différences, nous commencions à
deviner la véritable histoire, celle des âmes, la profonde
j-aissent de la main de M. Hatzfeld ; quelques notes ont été ajoutées
par M. Taine à une date ultérieure. Pour se rendre compte de
l'étendue de ces travaux, voir, p. 115, un spécimen de la fine écri-
ture de M. Taine.
1. 42 pages grand format.
'2. 11 pages grand format.
5. 20 pages grand format.
4. Discours prononcé en 1878 au 19« banquet du lycée Condor-
cet, qu'il présidait.
5. M. Taine disait souvent que son ami Marcelin (Emile Planât)
l'avait le premier inili(' à ce trésor du Cabinet des Estampes et
(fu'il lui devait ainsi lo meilleur de son éducalion historique. —
Voir Derniers essais de critique et d'histoire, p. 222, 228.
16 CORRESPONDANCE
altération que subissent les cœurs et les esprits seion les
changements de milieu physique et moral où ils sont plon-
gés. ))
C'est à M. Hatzfeld que sont adressées les premières
/ettres de la correspondance.
A M. HATZFELD
Paris, 15 août 18 i7
Monsieur,
Vous savez probablement aujourd'hui que j'ai eu le
prix d'honneur au Concours général. Je n'ai pu vous en
informer d'avance. Je ne l'ai appris moi-même que le
mercredi soir, et, quand je vous aurais écrit à l'instant
même, vous l'auriez su par les journaux avant de le sa-
voir par ma lettre. J'ai eu de plus trois accessits au
concours et tous les premiers prix au collège.
Tous ces heureux succès, je vous les dois et je vous
en remercie. Sans vous je n'aurais jamais eu ni ordre,
ni clarté, ni méthode. On me disait au collège: soyez
clair, régulier, méthodique; vous seul, vous ne vous en
êtes point tenu aux paroles, vous m'avez donné les
moyens. Si je réussis plus tard, ce sera grâce à vos
leçons, car vous m'avez appris à travailler et à conduire
mon esprit et vous me serez utile dans l'avenir autant
que dans le présent.
Je vais mettre à profit les conseils que vous m'avez
laissés pour ces vacances. J'ai Descartes en main et je
viens de recevoir dans mes prix de collège le Cours de
L'ENFANCE ET L'ÉDUCATION 17
Droit naturel de M. Jouffroy. L'an prochain, nous nous
retrouverons, je l'espère ; je crois pouvoir vous pro-
mettre un grand goût pour la philosophie et peut-être
un peu d'aptitude : si je ne me trompe, il me semble
que j'ai toujours eu assez de facilité à comprendre les
choses abstraites et à trouver les généralités. Peut-être
est-ce le propre d'un esprit sérieux et froid d'aimer les
spéculations de la philosophie. Du moins, je me souviens
que l'an dernier j'étais fort heureux d'écouter vos
leçons.
Recevez encore une fois. Monsieur, mes remercie-
ments ; si pour s'acquitter envers quelqu'un il suffit de
sentir vivement ses services et sa bienveillance, je suis
quitte envers vous.
AU MEME
Paris, 7 octobre 1847
Monsieur,
Nous espérions vous trouver aujourd'hui jeudi à la
pension, selon votre habitude, sinon pour nous donner
une leçon, du moins pour fixer les heures et les jours
de nos conférences. M. Lemeignan* vous prie de venir
samedi ou lundi, comme il vous plaira, pour vous en-
tendre avec lui et avec nous. Pour moi en particulier,
je désire plus que jamais votre présence. M. Jourdain -
1. M. Lemoignan était le successeur de M. Mathé.
2. Jourdain (CIiarles-Marie-Gabriel Brécliillet), philosophe, né
en 1817, mort en 1886.
il. TAIXi:. — CORnESPONDANCB- 2
18 CORRESPONDANCE
ne vient pas cette année au collège Bourbon ; et d'après
ce que j'ai "vu à la première classe, je crois bien que
sans votre secours je travaillerai en pure perte. Vous
seul pouvez m'indiquer ce que je dois lire, donner une
direction à mes études et les rendre profitables, comme
vous avez rendu utiles celles de l'année dernière.
I
CHAPITRE II
L'année de Philosophie. — Introduction de la Destinée humaine
Les études de cette année 1847-1848 furent profitables
en effet : à Bourbon, Hippoiyte Taine avait pour professeur
de physique M. Desains*, pour professeurs de philosophie
MM. Bénard^ et Lorquet^; il a conseryé d'excellentes rédac-
tions de leurs cours ainsi qu'un certain nombre de disser-
tations*. Pendant ses heures de liberté, il entreprenait en
outre des travaux personnels : nous avons pu recueillir
trois études sur Jouffroy^; des dissertations sur les facultés
de l'âme ^, sur la perception extérieure', sur le panthéisme
1. Desains (Quentin-Paul), physicien, né en 1812, entré à l'École
normale en 1835, mort en 1885.
2. Bénard (Charles), né en 1807, entré à l'École normale en 1828,
mort en 1899, traducteur de l'Esthétique de Hegel, etc. C'est lui
qui prêta au jeune Taine les premiers volumes de Hegel, qu'il lut
à l'École normale.
5. Lorquet (Alfred-Hyacinthe-Nicolas), né en 1815, entré à l'École
normale en 1855, mort en 1885. Presque toutes les corrections
des dissertations de cette année de philosophie sont de la main
de M. Lorquet.
4. L'une d'elles était intitulée l'Etat et le Gouvernement. Voir,
p. 50 note, un résumé de ce petit travail.
5. « Cours de droit naturel », 5 pages (Voir, p. 10, lettre du 15 août
1847). — « Introduction aux esquisses de Philosophie de Dugald
Stewart », 8 pages grand format. — « De la philosophie et du
sens commun », 8 pages grand format, et en tète : ce Non e.xcogi-
tare, sed reperire ».
0. 4 pages grand format.
7. 4 pages grand format.
20 CORRESPONDANCE
de Spinoza*; un dialogue sur l'immortalité de l'âme 2; un
traité du Beau' sous forme de lettre à Emile Planât; enfin
un traité de la Destinée humaine*. Ce dernier travail,
daté de mars 1848, débute par une sorte de confession
intellectuelle qui montre l'évolution de ses idées depuis
l'âge de quinze ans jusqu'au milieu de son année de philo-
sophie. Nous pensons qu'on lira ce document avec intérêt :
DE LA DESTINÉE HUMAINE
Introduction.
6 mars 1848
(( Ce travail n'a pas été fait par hasard ni par curio-
sité ; ce n'est ni un amusement philosophique ni une
recherche oiseuse. C'est la réponse à une question que
je me suis faite depuis longtemps; c'est le terme d'une
lente révolution qui s'est passée dans mon esprit.
11 est certains esprits qui vivent renfermés en eux-
mêmes et pour qui les passions, les douleurs, les joies,
les actions sont tout intérieures. Je suis de ce nombre
et si je voulais repasser ma vie en moi-même, je n'aurais
1. 8 pages grand format commençant amsi : « La doctrine de
Spinoza a sa racine dans sa méthode. La méthode admise, le sys-
tème est invincible ou à peu près. y>
2. 18 pages grand format : dialogue entre A et B.
3. 52 pages grand format, datées du 20 avril 1848.
4. 52 pages grand format. Une note marginale indique que ce
manuscrit, fut communiqué à Prévost-Paradol ; on verra par la
suite de cette correspondance avec quelle ardente sollicitude llip-
polyte Taine s'occupait de son jeune camarade. — Le document a
été écrit quelques jours après la Révolution de Février; contrai-
rement aux suppositions de quelques critiques, cet événement
semble avoir tenu peu de place dans ses préoccupations d'alors.
Sa vie était tout intérieure et intellectuelle et les bruits de la
rue n'arrivaient pas à le troubler ni à détourner sa pensée.
L'ENFANCE ET L'ÉDUCATION 21
qu'à me ressouvenir des changements, des incerliludes
et des progrès de ma pensée. Si j'écris ceci en ce mo-
ment, c'est pour le retrouver plus lard et savoir alors
quel j'étais aujourd'hui.
Jusqu'à l'âge de quinze ans j'ai vécu ignorant et tran-
quille. Je n'avais point encore pensé à l'avenir, je ne le
connaissais pas ; j'étais chrétien et je ne m'étais jamais
demandé ce que vaut cette vie, d'où je venais, ce que je
devais faire....
La raison apparut en moi comme une lumière ; je
commençai à soupçonner qu'il y avait quelque chose
au delà de ce que j'avais vu; je me mis à chercher
comme à tâtons dans les ténèbres. Ce qui tomba d'abord
devant cet esprit d'examen, ce fut ma foi religieuse. Un
doute en provoquait un autre ; chaque croyance en en-
traînait une autre dans sa chute.... Je me sentis en moi-
même assez d'honneur et de volonté pour vivre honnête
homme, même après m'être défait de ma religion; j'es-
timai trop ma raison pour croire à une autre autorité que
la sienne ; je ne voulus tenir que de moi la règle de
mes mœurs et la conduite de ma pensée ; je m'indignai
d'être vertueux par crainte et de croire par obéissance.
L'orgueil et l'amour de la liberté m'avaient affranchi.
Les trois années qui suivirent furent douces ; ce furent
trois années de recherches et de découvertes. Je ne son-
geais qu'à agrandir mon intelligence, à augmenter ma
science, à acquérir un sentiment plus vif du beau et du
vrai; j'étudiai avec ardeur l'histoire et l'antiquité, cher-
chant toujours les vérités générales, aspirante connaître
22 CORRESPONDANCE
l'ensemble, à savoir ce qu'est riiomiiie et la société, .le
me souviens encore du transport extraordinaire où je
fus, lorsque je lus les leçons de M. Guizot sur la civili-
sation européenne ^ Ce fut comme une révélation ; je
me mis à chercher les lois générales de l'histoire %
puis les lois générales de l'art d'écrire. J'osai, dans mon
inexpérience et dans mon audacieuse confiance, essayer
une foule de questions^ qui ne peuvent être traitées que
par des hommes d'un esprit mûr et très instruits. Mais
la vanité des efforts et l'insuffisance de mes découvertes
me rappelèrent bientôt au bon sens. Je compris qu'avant
de connaître la destinée de l'homme, il fallait connaître
l'homme lui-même. Alors naquirent mes premières
idées de philosophie. — Elles se développèrent pendant
tout le temps que je passai dans la classe de rhétorique :
cela vint du besoin où je me trouvai de connaître le
caractère des personnages que je faisais parler, d'appré-
cier la valeur de leurs motifs, de juger des passions qui
devaient les émouvoir et du ton qu'ils devaient prendre.
Il fallait à tout prix s'occuper de philosophie, pour sor-
tir de la monotonie des lieux communs. En même
temps beaucoup de travaux particuliers et des lectures
sérieuses excitaient l'activité de mon espiit et me don-
naient les matériaux de mes recherches.
1. La CAvilisation en Eiiropc.
'2. Quelques l'cuilles détachées sont peut-être de celte époque;
JiKiisles premières notes datées sur les Lois en histoire portent le
millésime de 1850.
5. Voir, p. 14, rénumération de ses travaux personnels pendant
l'année de rhétorique.
L'ENFANCE ET L'ÉDUCATION 23
Ce fut alors que je revins à la vraie philosophie et
aux questions importantes que j'avais déjà considérées
au début de ma raison. Malgré la chute de mon chris-
tianisme, j'avais conservé les croyances naturelles, celle
de l'existence de Dieu, celle de l'immortalité de l'âme,
celle de la loi du devoir. J'en vins à examiner sur quels
fondements j'appuyais ces croyances : je trouvai des
probabilités et aucune certitude ; je trouvai faibles les
preuves qu'on en donnait; il me sembla que l'opinion
contraire pouvait contenir une part égale de vérité ; ou
plutôt il me sembla que toutes les opinions étaient pro-
bables ; je devins sceptique en science et en morale ;
j'allai jusqu'à la dernière limite du doute; et il me sem-
bla que toutes les bases de la connaissance et de la
croyance étaient renversées.
Je n'avais lu encore aucun philosophe; j'avais voulu
conserver une liberté entière à mon esprit, une indé-
pendance complète à mon examen. Aussi j'étais plein à
ce moment d'une joie orgueilleuse; je triomphais dans
mes destructions ; je me complaisais à exercer mon in-
telligence contre les opinions vulgaires ; je me croyais
au-dessus de ceux qui croyaient, parce que lorsque je
les interrogeais, ils ne me donnaient aucune bonne
preuve de leur croyance; j'allais toujours plus avant,
jusqu'à ce qu'un jour je ne trouvai plus rien debout.
Je fus triste alors ; je m'étais blessé moi-même dans
ce que j'avais de plus cher ; j'avais nié l'autorité de cette
intelligence que j'estimais tant. Je me trouvais dans le
vide et dans le néant, perdu et englouti. Que pouvais-je
24 CORRESPONDANCE
faire? Toutes mes croyances étant abattues, la raison
me conseillait l'immobilité, et la nature m'ordonnait
l'activité. L'homme ne peut rester sans agir, sa vie est
une aspiration et un mouvement continuels; ne pas agir,
pour lui, c'est mourir. J'étais d'ailleurs à cette époque
où la vie est puissante, où l'activité surabonde, où l'âme
cherche quelque chose à quoi elle puisse s'attacher,
comme ces plantes grimpantes qui, au retour du prin-
temps, saisissent avec force le tronc des arbres pour
sortir de l'ombre et aller épanouir leurs Heurs dans l'air
pur et au soleil. J'avais un amour ardent de la science
et de l'art, du beau et du vrai. Je me sentais capable de
grands efforts, d'une longue persévérance, dès que j'au-
rais un objet à atteindre, un dessein à accomplir.
J'éprouvais des admirations violentes et passionnées en
face des belles choses et surtout en face de la campagne ;
et je souffrais en songeant que je ne savais comment
employer cette force et cette ardeur. D'ailleurs, j'étais
maître de moi-même, j'avais accoutumé mon corps et
mon âme à faire ma volonté; et ainsi je m'étais préservé
de ces passions brutales qui aveuglent et étourdissent
l'homme, l'enlèvent à l'étude de sa destinée et le font
vivre comme un animal, ignorant du présent, insoucieux
de l'avenir. Toute mon âme se tournait donc vers le be-
soin de connaître, et elle se consumait d'autant plus
qu'elle réunissait toutes ses forces et tous ses désirs i:ur
un seul point.
Pendant les premiers mois de la classe de philoso-
phie, cet état me fut insupportable; je ne trouvais que
L'EN FANGE ET L'ÉDUCATION 25
des doutes el des oljscin'ités. Je ne voyais que des cou-
li'adictions dans les philosophes ; je jugeais leurs
preuves puériles ou incompréhensibles ; il me semblait
que la métaphysique obscurcissait le bon sens, et que
les philosophes, du haut de leurs spéculations, n'avaient
pas prévu les objections simples et naturelles qui rui-
naient leurs systèmes. — Moi-même, irrité de l'inutilité
de mes efforts, je me jouais de ma raison ; je me com-
plus à soutenir le pour et le contre ; je mis le scepticisme
en pratique. Puis, fatigué des contradictions, je mis
mon esprit au service de l'opinion la plus nouvelle et la
plus poétique; je défendis le panthéisme àoutrance^; je
m'attachai à en parler en artiste ; je me complus dans
ce monde nouveau et, comme par jeu, j'en explorai
toutes les parties. Ce fut mon salut.
En effet, dès lors, la métaphysique me parut intelli-
gible et la science sérieuse. J'arrivai, à force de cher-
cher, à une hauteur d'où je pouvais embrasser tout
l'horizon philosophique, comprendre l'opposition des
systèmes, voir la naissance des opinions, découvrir le
nœud des divergences et la solution des difficultés. Je
sus ce qu'il fallait examiner pour trouver le faux ou le
vrai. Je vis le point où je devais porter toutes mes
recherches. Je possédais d'ailleurs la méthode; je
l'avais étudiée pa^ curiosité et amusement. Dès lors je
nie mis avec ardeur au travail ; les nuages se dissipè-
rent ; je compris l'origine de mes erreurs ; j'aperçus
l'enchaînement et l'ensemble. — Aujourd'hui, j'expose
1. Voir note 1, p. 20.
<
26 CORUESPO>DANCE
ce que je crois avoir trouvé ; mais en ce moment même
je prends l'engagement de continuer mes recherches,
de ne m'arrêter jamais, croyant tout savoir, d'examiner
toujours de nouveau mes principes; c'est ainsi seule-
ment qu'on peut arriver à la vérité *. »
On sait si cet engagement moral de l'étudiant de vingt ans
fut rempli par l'homme jusqu'à son dernier souffle.
1. Cette introduction formait environ le huitième du travail. La
dernière date, en tête de la page 37, est du 10 mars; il est donc
probable que le travail complet (5'2 pages) a été fait en liuit ou
dix jours. Il y a de nombreuses notes et additions qui doivent
être de très peu ultérieures.
CHAPITRE m
Examens d'entrée à l'École normale. — Correspondance.
Comme couronnement de cette année de philosophie,
Hippolyte Taine passa ses deux baccalauréats ès-lettres et ès-
sciences et soutint brillamment les examens d'admission à
l'École normale supérieure*. Il fut classé second aux examens
d'admissibilité et fut reçu définitivement le premier d'une
promotion dans laquelle il avait pour émules About*, Sar-
cey5, Libert*, Edouard de Suckau^, Lamm*, Paul Albert',
1. Sa composilion française d'entrée à l'École normale : « Lettre
de Voltaire à son ami Cideville » a été reproduite d'abo«rd dans
les Annales politiques et littéraires du 12 mai 1889, puis en
appendice dans le livre de M. Victor Giraud, Essai sur Taine, son
œuvre et son influence (i""^ édition).
2. About (Edmond-François-Valentin), de TAcadémie Française,
né à Dieuze en 1828, mort à Paris en 1885.
3. Sarcey (Francisque), littérateur, né à Dourdan en 1828, mort
à Paris en 1890. — On trouvera dans ses Souvenirs de jeunesse
de nombreux détails un peu arrangés sur son séjour à l'École
normale et sur ses anciens camarades.
4. Libert (Adam-Charles-Jules), né à Joigny en 1827, mort à
Montpellier en 1858. Il sera souvent question, dans la correspon-
dance, du jeune professeur à qui l'on doit une Histoire de la Che-
valerie.
5. Voir p. 157.
(i. Lamm (Auguste), né en 1828, mort tragiquement en 1850.
M. Gréard attribue son suicide aux déboires de sa carrière causés
par sa qualité d'Israélite. (Voir Gréard, Prévost-Paradol.)
7. Albert (Paul), professeur au Collège de France, né à Tîuon-
viile en 1827, décédé à Paris en 1880.
28 CORRESPONDANCE
Gustave Mcrlcl*, Uicdcr-, etc. — Prévosl-Paradol ne devait
l'y suivre qu'une année plus tard ; Hip^jolyte Taine fît tout
ce qu'il put pour l'entraîner dans cette voie et ils commen-
cèrent, dès leur séparation d'août 1848, l'intéressante cor-
respondance dont on trouvera ici de nombreux extraits^.
\ PREVOST-PARADOL
Poissy, 20 août WiS
Mon cher Prévost,
Je suis en vacances depuis deux jours ; j'ai travaillé
depuis le 11 jusqu'au 17 pour mon baccalauréat ès-
sciences, je suis reçu enfin, Dieu merci, après avoir
passé un examen tel quel ; et je vais maintenant em-
ployer convenablement les deux mois de vacances qui
me restent, et reprendre de la vigueur et de la santé ; je
ne lis plus, je n'étudie plus, je ne pense plus, je de-
viens huître, mollusque, tout ce que tu voudras. Je
jouis de la campagne et de l'air libre ; je savoure le repos
et l'indolence, et je cours les champs et les bois, sans
emporter d'autre livre avec moi qu'un Platon et quel-
quefois un Euripide. Ma philosophie ne m'est pas inu-
tile pour m.es plaisirs ; je trouve la nature cent fois plus
1. Merlet (Gustave), i)rofesseur de liiélurique au lycée Louis-lc-
Grand, né à Paris en 1828, décédé en 1891.
2. Rieder (Frcdéric-Émile), fondateur de l'École Alsacienne, ne
en 1828, mort en 1890.
5. Les lettres de Prévost-Paradol à H. Taine ont été publiées en
grande partie dans la belle étude que M. Octave Gréard a consacrée
à son ami. ' l'rcvosl-Paradol, par Octave Gréard, de l'Académie
Française, liacliette, 1894.)
L'ENFANCE ET L'EDUCATION 29
belle depuis que j'ai réfléchi à ce qu'elle est; quand
maintenant je regarde les longs mouvements des arbres,
le jeu de la lumière, la richesse et le luxe de toutes ces
formes et de toutes ces couleurs, quand j'écoute ce bruit
sourd, incertain, continuel, harmonieux, qui s'enfle et
diminue tour à tour dans les bois, je sens la présence
de la vie universelle; je ne regarde plus le monde
comme une machine, mais comme un animal ; je trouve
que la solitude est animée et parlante, et que l'âme se
met facilement à l'unisson de cette vie simple et comme
endormie, qui est celle des êtres inférieurs à l'homme.
Aurais-tu cru que la philosophie pût servir à cela ?
Occupe-t'en donc, je te prie, et fais-en l'année prochaine
sérieusement et courageusement. Sinon, mon cher, ton
année ne te servira à rien, ou même te nuira ; je te vois
d'avance ; si tu te livres à toi-même et ne résistes pas à
tes goûts, tu ne chercheras dans la philosophie, comme
tu l'as fait dans l'histoire, qu'un moyen de prouver tes
théories préconçues; tu emploieras le raisonnement et
la métaphysique pour attaquer toutes les opinions com-
munes et ordinaires ; tu embrasseras avec ardeur tous
les systèmes qui te paraîtront hardis et audacieux, et il
sufftra qu'une chose te paraisse belle pour que tu dises :
elle est vraie. Je parierais, par exemple, que tu vas tra-
vailler pendant six mois à démontrer que Dieu n'existe
pas: et sais-tu pourquoi? C'est parce que la race hu-
maine y a cru jusqu'à toi. Songe, mon ami, que ce Dieu
dont l'existence me semble mathématiquement démon-
trée, n'est point ce tyran absurde et cruel que les rcli-
50 CORRESPONDANCE
gions nous enseignent, et que le vulgaire adore ; songe
encore qu'il n'est point non plus ce Dieu-Homme de
Bossuet, occupé à sauver ou à détruire les Empires et à
fonder son Église; enfin, n'oublie pas que si j'y crois,
ce n'est pas faute d'avoir douté, ni par habitude, ni par
sentiment, mais par démonstrations et raisonnements
plus rigoureux que ceux de la géométrie. Ainsi, travaille
sans prévention ; que ton inclination pour les choses
nouvelles ne préjuge point la question ; ne cède qu'à la
raison et à l'évidence ; et tu finiras, j'espère, par parta-
ger mes convictions. Ce qui t'empêchait cette année de
les admettre, c'est que ton esprit n'était point accou-
tumé à l'évidence métaphysique ; c'est que tu ne croyais
que ce que tu pouvais sentir et toucher ; mais dès que tu
auras habitué ton intelligence à réfléchir, à considérer
les idées pures, dégagées de toutes leurs enveloppes ma-
térielles, dans leur simplicité et dans leur clarté, tu ver-
ras la vraie lumière et tu auras la parfaite conviction.
J'insiste beaucoup sur cette question de l'existence et
de la nature de Dieu, parce que c'est en réalité la seule
question de la philosophie ; si tu es un peu sévère dans
tes recherches, si tu aspires à remonter aux sources, tu
seras toujours forcé d'en revenir à Dieu ; si tu veux sa-
voir ce qu'est le Beau, le Bien, le Viai, si tu veux prou-
ver qu'il y a pour l'homme une règle de conduite, un
but immuable pour l'artiste, une certitude absolue pour
le savant, tu seras obligé d'examiner la nature de Dieu
et de croire en lui. Si ce mot de Dieu te choque, ôte-le,
et dis à la place : l'Etre ; mais, quelque nom que tu lui
L'ENFANCE ET L'EDUCATION 31
donnes, crois en l'existence d'un Être, qui a toute la
plénitude de l'Être, et en qui il n'y a nul manque, nul
défaut. En voici une démonstration de six lignes, mé-
dite-la, et trouve, si tu peux, si elle est fausse en quel-
que point : vois comme elle est simple ; elle ne pose
aucune prémisse et ne demande qu'on lui accorde
l'existence de rien.
Il n'y a que trois possibilités : !<* qu'il n'existe rien;
2° qu'il existe un être ou des êtres imparfaits; 3" qu'il
existe un Être ayant la plénitude de l'être. Car plusieurs
êtres ayant la plénitude de l'être sont impossibles,
puisqu'ils se limitent.
La première hypothèse est, dans ses termes mêmes,
absurde ; car l'existence du néant est contradictoire. Le
rien est incompréhensible. C'est dire que le non-être est,
et que ce qui n'existe pas existe.
La seconde hypothèse est aussi absurde. Si l'Être
existant est imparfait ou manque d'une partie de l'être,
on peut en concevoir un autre à la place ayant plus ou
moins d'être ; il y aura donc un Être possible à la place
de celui qui est actuellement. 11 n'y aura donc pas de
raison, pour que celui qui existe existe plutôt que cet
autre, puisque tous les deux sont également possibles.
L'Être existant n'aura donc pas de raison d'exister. 11
sera donc sans cause, ce qui est absurde ; .car tout a sa
raison d'être, soit en soi, soit hors de soi.
Donc la troisième hypothèse existe nécessairement.
Et la raison d'être de Dieu est l'impossibilité de toute
autre existence.
52 CORRESPONDANCE
Tu vois que je ne considère rien de ces choses qui
sont peut-être obscures, comme le mouvement, les idées,
la matière, et que toute ma preuve se tire des termes
mêmes de la question.
Je t'ennuie, sans doute, mon ami ; mais pardonne-
moi, c'est dans l'intérêt de notre amitié que j'agis
ainsi. Car, comment notre intimité pourrait-elle durer,
si nous n'avions pas la même opinion sur une question
(le laquelle dépendent non seulement nos opinions,
mais nos actions et la conduite de notre vie? On voit
des dissentiments politiques rompre des amitiés étroites
et sincères ; et comment notre liaison ne serait-elle pas
refroidie, si nous avions des convictions contraires sur
Dieu, sur le monde, sur la vie humaine, surtout enfin?
A propos de politique, tu m'as fait bien rire la der-
nière fois. Es-tu fou avec ton N. ? Pourquoi déranges-tu
cette pauvre cervelle? Il se croit profond en pensant
comme toi. Et tu oses le corrompre, quand tu m'as
avoué que tu ne comprenais rien aux théories de
M. Proudhon*? Si tu es devenu Proudhoniste, envoie-
moi, si tu peux, une démonstration du droit au travail,
ou sinon, tais-toi.
Envoie-moi une lettre aussi longue que la mienne.
Farevvell.
1. Voir p. 55.
[/ENFANCE ET L'EDUCATION 35
A.U MÊME
Paris, 1" septembre 1848
Mon clier Prévost, voici bion la lettre la plus sati-
rique que j'aie jamais reçue. Sais-tu qu'il es! bien dur
pour un apprenti philosophe d'entendre traiter ses
déuionstrations de calembours théologiques, de jeux
de mots en robe noire, de pédanterie inintelligible, etc.
J'ai reconnu là ta verve ordinaire ; j'y ai même reconnu
ton amitié ; car on sent dans toute ton épître que tu ne
te moques qu'à demi, que tu m'épargnes et que tu re-
tiens la moitié de tes sarcasmes et de tes injures. C'est
bien, mon ami; frappe, mais écoute.
Tu commences par me reprocher ce que tu appelles
une petite contradiction et tu m'ordonnes, sous peine
d'inconséquence, de ne plus croire en Dieu ou de ne
plus appeler le monde un animal. Il me semble qu'ici
lu fais peu d'usage de cette logique que tu méprises. Je
ne vois pas que ces deux croyances soient incompatibles.
Qu'y a-t-il d'absurde à dire que le monde, émané de Dieu
et produit par lui, est un être vivant qui se développe et
tend perpétuellement à ressembler au modèle éternel
des mains duquel il est sorti?
Tu te déclares panthéiste et sceptique. Permets-moi
d'observer que c'est toi qui te contredis, puisqu'il est
impossible d'être en même temps panthéiste, c'est-à-
dire d'avoir une croyance, et sceptique, c'est-à-dire de
n'en avoir pas. A moins pourtant que tu ne te dises pan-
théiste par provision, et sous bénéfice d'inventaire, et
H. TAINE. — CORRESPONDANCE. 3
54 COr.RESPONDAISCE
parce que ce système est beau et hardi. Si cela est, tu
te trompes encore, car ce système est laid et étroit,
puisqu'il retranche à l'être tous ses attributs et met à
la place du modèle parfait et absolu une substance
aveugle et marchant sans cesse vers un développement
infini, qu'elle ne peut atteindre que dans l'infini, c'est-
à-dire qu'elle n'atteindra jamais.
Que si je t'ai exhorté à t'occuper de philosophie, ce
n'est pas parce que je craignais de te voir devenir un
malhonnête homme. M'as-tu pris, par hasard, pour un
moine enfroqué ou pour un benêt de prédicateur?
Point du tout : mais c'est que je sais que pour entrete-
nir une intimité véritable, il faut avoir des opinions
semblables, et que deux hommes qui ont des convic-
tions entièrement contraires ne peuvent être bien unis.
Voyons maintenant mes opinions et regardons si mes
recherches métaphysiques sont aussi ridicules que tu le
dis. Voici à peu près le discours que tu tiens : « Je ne
sais rien sur le principe et l'origine de ce monde dont
je fais partie ; je n'ai jamais examiné sérieusement si
Dieu existe ou non, je ne sais pas où va ce monde, ni
quelle est la fin et la destinée du genre humain. Je ne
sais pas si j'ai une âme spirituelle, ou si tout se fait en
moi mécaniquement par le jeu des organes, je ne sais
pas ce que c'est que la mort, ni si j'y survivrai. Tout
cela ne m'embarrasse point, et je ne veux seulement
pas m'en occuper. — J'ai des opinions politiques très
passionnées, et il y a un parti dont je souhaite ardem-
ment le triomphe, à tel point que je prendrais peut-être
L'ENFANCE ET L'ÉDUCATION 55
le fusil pour le lui assurer; je veux des réformes pro-
fondes dans la société et le gouvernement ; je veux
ravénenient du règne de la justice ; et je ne sais pas ce
que c'est qu'une société, qu'un gouvernement, que la
justice, que le droit ; je règle ma vie d'après un senti-
ment intime ; et je ne sais pas si j'ai raison d'agir ainsi.
11 y a quelqu'un qui était dans la même incertitude que
moi, et qui maintenant dit avoir trouvé une série de dé-
monstrations géométriques sur toutes ces matières. Ce
quelqu'un m'invite à suivre la même voie que lui, et à
étudier la science qui l'a guéri de ses doutes; mais moi,
je méprise cette science ; sans y avoir réfléchi deux
heures, je déclare qu'elle est honne tout au plus à faire
pivoter des assiettes sur des pointes d'aiguilles. Je pré-
fère l'incertitude de mon doute au repos des convictions,
je veux vivre d'instinct comme un animal. Je risque ma
vie, et je m'expose à prendre le plus mauvais et le plus
malheureux de tous les partis. Je ferme les yeux pour
ne pas voir et, heureux de mon ignorance et de ma mi-
sère, je raille l'homme inepte et ridicule qui m'engage
à en sortir. »
Dis, mon ami, trouves-tu ce discours bien consé-
quent? Tu n'en étais point là cependant, il y a un mois;
lu m'avouais en confidence que tu ne croyais point
M. Proudhon*, et que, si tu le lisais, c'était pour con-
i. Proudhon (Pierre-Joseph), piibliciste, né à Besançon en 1809,
décédé à Passy en 1805. Ses principales œuvres : Avertissement
aux propriélaires, Système des contradictions économiques, Solu-
tion du problème social, Le droit au travail, etc., avaient '^éjà
paru à cette époque et étaient ardemment discutées.
36 CORRESPONDANCE
templer l'élan d'un esprit puissant et logique et non
pour chercher des convictions. Tu me promettais de
t'abstenir jusqu'au moment d'entrer en philosophie et
de travailler là à asseoir tes doctrines. Tu étais scep-
tique absolu, et je m'en réjouissais, parce que c'est la
meilleure disposition pour s'occuper de métaphysique.
Quelle mouche t'a donc piqué depuis? D'où t'ont germé
ces convictions matérialistes, cette nonchalance pour la
vérité ? Ne sais-tu pas qu'il n'y a rien de plus vulgaire
qu'un tel état et que cette disposition est celle de tous
ceux qui ne se sentent pas assez de force pour chercher
et pour trouver? T'estimes-tu assez peu pour confier ta
vie aux hasards d'une opinion douteuse? Et ne sais-tu
pas que le doute, si ce n'est celui de Pascal, est une
lâcheté?
Pardonne-moi d'être si dur ; je veux te secouer et te
rendre à toi-même ; encore une fois, ce n'est pas être
homme que de parler comme tu fais.
Je ne réponds pas à tes opinions politiques; cène
sont que des opinions sans preuves; et moi, je n'accepte
rien sans démonstration. Tu te contredis d'ailleurs;
n'as-tu pas admis sans réserve un travail que je t'ai
montré sur l'État et le Gouvernement •? Ce travail était
1. Voir p. 10, noie 4; en voici le résume, écrit en marge, par
llippolyteTaine : « 1° L'État a pour origine l'agrépation d'un cerlaiii
ii()nil)re d'hommes placés dans des conditions de développement sem-
blables, ayant entre eux des ressemblances particulières. 2° L'Etat se
forme quand la nation prend conscience de son unité. 5° L'J*]tat t'«/
une persomie vivante et puMique, formée par l'assemblag-e d'nne
certaine portion de Vrire de tous les particuliers, lesquels existent
en lui. 4° l/Klat a divers degrés d'dlre, selon que les particuliers
[/ENFANCE ET L'ÉDUCATION 37
absolument contraire à ce que lu dis aujourd'hui, et
tout ce que j'y affirmais, je le prouvais.
Adieu, et, encore une fois, pardonne-moi la vivacité
de mon langage, puisque je n'ai été si vif que parce que
je t'aime et que je te suis sincèrement attaché.
Je suis admissible le second à l'École, Libert premier,
About troisième ^
Tout à toi.
incitent en commun une plus grande partie de leur moi. Vêlrc
de l'Élat s'augmente par la loi du progrès. 5° Le Gouvernement
est, la réalisation sensible et active de l'État qui acquiert une unité
précise et un centre d'action. Il est reffet de l'État, 6" Son action
doit être mesurée et appropriée au degré (ïêtre de la personne
publique. Son devoir est de conserver exactement cette appro-
priation. Son droit est le même que celui d'un individu, puisqu'il
est lassemblage de plnsieurs moi. 1° Ces unités individuelle, sociale,
humaine, ont les mêmes lois et se forment progressivement, la
seconde de la première, et la troisièmedela seconde {1^'' juin 1848.)»
1. Au classement définitif, H. Taine fut classé premier, Libert
second, About troisième, Lamm quatrième, Sarcey cinquième,
sur 24 élèves de la section des lelties.
DEUXIÈME PARTIE
L'ECOLE NORMALE
i
CHAPITRE I
PitMiiière année : Le nouveau milieu. — La préparation
à Kl licence; travaux particuliers. — Correspondance.
Ilippolx te Taine entra à l'École normale en novembre 1848,
avec la brillante promotion dont il était le chei"^ ; il y
rencontra parmi les élèves des deux années précédentes
d'autres camarades très distingués dont plusieurs devinrent
ses amis : MM. Assolant^, Challemel-Lacour^, J.-J. Weiss*,
E. Yungs, le cardinal Perraud'^, etc. Malgré la satisfaction
de se trouver dans un centre si fait pour lui, les premiers
mois furent tristes; il avait une réserve naturelle qui lui
1. \oir p. 57.
2. Assolant (Jean-Baptiste-Alfred), littérateur, né en 1827, entré
à l'École normale en 1847, mort en 1880.
5. Challemel-Lacour (Paul-Armand), de l'Académie Française,
publiciste et homme politique, né en 1827, entré à l'École nor-
male en 184(5, mort en 1890.
4. Weiss (Jean-Jacques), professeur et journaliste, né en 1827;
prix d'honneur de philosophie en 1847 ; entré à l'École normale la
même année, mort en 1890.
5. Yung (Godefroy-Euyùne), fondateur de la Revue des Cours
littéraires, né en 1827, entré à l'École normale en 1847, mort
cil 1887.
0. Le Cardinal Perraud (Adolphe-Louis-Albert), de l'Académie
Française, évoque d'Autun, né en 1828, entré à l'École normale
eu 1847
42 CORRESPOJJDANCE
rendait difficile toute accommodation à un nouveau milieu;
il lui fallait se réhabituer à l'internat, apprendre à connaître
tous ces jeunes gens de nainres et de provenances si di-
verses : il n'osait se livrer à eux, leur montrer, comme à
Prévost-Paradol et à Planât, la fermentation de ses idées et
la passion, nous pourrions presque dire l'ivresse philoso-
phique, qui l'animait. On verra dans ses lettres * que cette
solitude morale devint une vive souffrance. Il se retrempait
aux jours de congé dans la société de ses deux chers amis
du lycée Bourbon; il n'avait pas d'autre consolation, car il
avait dû se résigner à voir se fermer la maison maternelle :
Mme Taine, ayant accompli sa tâche auprès de son fils, était
retournée dans les Ardennes, appelée par d'autres devoirs.
Malgré son absence, le jeune normalien allait passer presque
tous ses moments de liberté dans l'appartement désert des
Batignolles, pour y retrouver, avec la douceur des souvenirs,
ces heures de solitude où sa pensée pouvait librement se
concentrer et qui lui faisaient si cruellement défaut à
l'École. — L'accoutumance au nouveau milieu vint cepen-
dant ; il s'habitua à l'exubérance un peu trop bruyante ^ de
ses jeunes condisciples, et ceux-ci, de leur côté, apprirent
à apprécier et à respecter ce grand laborieux^ dont ils
aimaient la modestie, la douceur et la courtoisie, autant
qu'ils admiraient sa précoce érudition et son incontestable
talent. Hippolyte Taine ne tarda pas à tenir une place pré-
1. Voir p. 45 et suivantes, lettres à Prévost-Paradol.
'2. Voir p. 88, lettre du 10 juillet.
5. Le grand bûcheron, comme l'appelait Edmond About. Voir
aussi pour ces années d'École, les Souvenirs de jeunesse de
II. F. Sarcey et le livre de M. G. Monod, Benan, Taine, Michelet.
— Un autre de ses condisciples, M. Cliaraux, dépeint dans une lettre
à M. V. Giraud « le Taine des jeunes années dont le pur et calme
visage, le regard doux et un peu voilé, la tête légèrement pencliée,
l'attitude ordinaire, celle du disciple qui écoute et qui médite, sont
encore aussi présents à mon esprit que si je venais de le quitter
hier. » (Victor Giraud. E^sai sur Taine, 2" édition, p. 2^).
L'ECOLE NORMALE 43
pondérante dans les discussions de cette ardente jeunesse ;
il se passionnait pour les idées comme d'autres pour le
plaisir ; ces trois années d'École, si fécondes pour sa pen-
sée, lui laissèrent plus tard les souvenirs les plus précieux
et furent toujours considérées par lui comme le meilleur
temps de sa vie.
L'Ecole avait alors M. P. -F. Dubois* comme directeur, et
M. E. Vacherot^ pour directeur des études. C'est dire quel
libéralisme y présidait; rien ne pouvait être plus favorable au
développement d'un esprit aussi original et aussi conscien-
cieux que celui du jeune Taine. Les maîtres de conférences de
première année étaient, en 1848, M. Philippe Le Bas^ pour
la langue et la littérature grecques, M. Gibon* pour la langue
et la littérature latines, M. Jacquinet^ pour la langue et la
littérature françaises, M. Wallon ^ pour l'histoire, M. Kastus'
pour la philosophie, M. Adler-Mesnard^ pour l'allemand.
Mais en dehors des travaux imposés par le règlement,
Hippolyte Taine continuait, comme au lycée, ses études
personnelles- de littérature, d'histoire et de philosophie.
1. Dubois (Paul-François), professeur et publiciste, no à Rennes
en 1793, mort à Valence en 1874, entré à l'École normale en 1812,
fondateur du Globe, député, directeur de l'École normale de 1840
à 1850.
2. Vacherot (Élienne), philosophe, membre de l'Institut, né à
Langres en 1809, entré à l'École normale en 1827, directeur des
Études de 1857 à 1851, mort en 1897.
3. Le Bas (Phihppc), né en 1794, mort en 1860.
4. Gibon (Alexandre-Edme), né en 1798, entré à l'École normale
en 1816, mort en 1871.
5. Jacquhiet (Paul), né en 1815, entré à l'École normale en 1835.
6. Wallon (Henri-Alexandre), membre de l'Institut, né en 1812,
entré à l'École normale en 1851.
7. Kastus (Charles Tzaunt Waddington), né à Milan en 1819,
entré à l'École normale en 1838.
8. Adler-Mesnard (Édouard-Henri-Emmanuel), né à Berlin en 1807,
mort à Paris en 1868.
9. Voir p. 56, lettre du 20 mars 1849.
U CORRESPONDANCE
En littérature, il travaillait surtout à prci)arcr la licence
ès-lettres qu'il devait passer au mois d'août; il prenait de
nombreuses notes sur les auteurs grecs, latins et français ;
il écrivait une étude spéciale sur la rhétorique de Pascal,
et faisait une excellente analyse des chapitres du Port-
Royal de Sainte-Beuve consacrés au grand écrivain jansé-
niste. Il complétait le cours régulier d'histoire ancienne^
par l'histoire des peuples d'Orient, Inde, Egypte, Perse,
Judée; par des analyses d'Hérodote et de la Symbolique
de Creutzer-; par un travail sur la civilisation des Hébreux,
et des notes sur les langues primitives, d'après un article
d'Ernest Renan 5. Pour la philosophie, nous avons retrouvé
dos commentaires sur Spinoza*, des notes sur l'objet et la
méthode de la philosophie, sur la psychologie, la con-
science, la pensée en général, la raison, la perccplioii
extérieure, l'induction, la mémoire; des analyses de VEs-
thélique de Hegel, et enfin un plan de la théorie de Vhilelli-
(jence daté de 1849; c'est la trace la plus ancienne du
grand travail qui fut pendant plus de vingt ans le but
constant de toutes ses pensées. — Entre temps, il suivait
avec assiduité la conférence de M. Adler-Mesnard, et appre-
nait l'allemand pour lire dans le texte original Gœthe et
1. Les nombreuses notes marginales de ses cahiers d'histoire
témoignent d'un travail subséquent très considérable.
2. Creutzer (George-Frédéric), philologue allemand, né à Mar-
bourg en 1771, mort à Heidelberg, en 1858. La Symbolique avait
été traduite par M. Guigniaut.
3. Publié dans la Liberté de penser de décembre 1848.
4. Notes inlerfobées dans son exemplaire de Spinoza et numé-
rotées de A à Z. Quelques-unes sont perdues. Ce sont parfois des
réfutations. Ex. : note B : « Voici le point faible du système (pro-
position 28). Il y a là une double impossibiUté. Le mouvcmeut
chez Spinoza manque de cause. Le premier moteur d'ArisLole
n'existe pas. » Note Y : <( L'erreur fondamentale de Spiuoza est
d'avoir détruit le monde. Au fond, il l'engloutit en Dieu. Sa phi-
losophie aboutit à cette proposition que les choses particulières
ne sont distinctes qu'au regard de l'esprit et non en soi. »
I/ÉCOLE NORMAI.E 45
Hegel. Sa ciiriosilé se portait sur tous les sujets, et nous
voyons par les analyses de ses lectures qu'il étudiait alors
Hobbes et Burdach* avec la même ardeur que Creutzer,
Pascal ou les Pères de l'Église. — Ses camarades, moins
studieux, le « feuilletaient » comme un répertoire vivant-,
et ifs étaient émerveillés de l'étendue et de la profondeur
de son information.
La suite des lettres à Prévost-Paradol nous éclairera
mieux que tous les commentaires sur l'état d'esprit et les
études d'Ilippolyte ïaine pendant cette première année
d'École normale.
A FREVÛST-PARADOI
Paris, 22 février 1849
Mon cher Prévost, je viens d'avoir le plaisir le plus
vif que j'aie eu depuis longtemps; ta lettre si affec-
tueuse, si remplie de confidences, m'a rendu heureux,
et m'a donné un si grand besoin de causer avec toi,
que je veux employer toute cette soirée à t'écrire. Il y
a bien longtemps que j'en ai le désir; mais toujours le
temps me manque; et puis (je te l'avoue) je compte
toujours me dédommager Tan prochain. Travaille, cher
ami, le grec et le latin, si ce n'est pour toi, du moins
pour moi. J'ai besoin de toi; tous les jours je sens ce
besoin plus fortement parce qu'à l'École je n'ai aucun
ami, ni pour les choses d'esprit, ni pour les choses de
cœur; tout ce Ilot de pensées et de sentiments qui
s'agitent en moi, ne pouvant déborder au dehors,
1. Voir p. 152.
2. Yoir Souvenirs de ^eunesse^ de Francisque Sarcey.
46 CORRESPONDANCE
s'épanche en toutes sortes d'écrits particuliers, soit
sérieux, scientifiques et praliques, soit intimes, secrets,
confidentiels*. L'an prochain je te dirai tout. Tu me
trouveras hicn changé, bien vieilli; de nouveaux hori-
zons se sont ouverts pour moi dans la science et dans
la vie; de grandes tristesses, de grandes espérances
m'oppressent; cependant, lorsque je m'observe, je m'a-
perçois que ni ma nature, ni mes convictions ne se
sont altérées. Elles se sont développées, voilà tout. Tu
retrouveras ton ami tel que tu l'as connu. Seulement
tu verras de nouvelles choses. Tu n'as guère vu en moi
jusqu'à présent que ce qui y dominait par un régne
exclusif, je veux dire l'amour de connaître et le goût
de la science certaine. Tu verras peut-être un caractère
formé, des opinions sur la vie pratique arrêtées, et ce
qu'on appelle une morale et un système de conduite
déterminés. Chose étrange, que quelques mois de ré-
flexions solitaires, et d'expérience des hommes, puis-
sent faire éclore en une âme tout un développement
qu'elle ne soupçonnait pas!
Pour toi, mon pauvre ami, je te plains et je ne te com-
prends pas. Tu trouves ton état misérable ; tu sens qu'il
est malheureux de douter, de chercher, de livrer sa vie
à l'apparence et au hasard, suivant partout ce qui sé-
duit et ce qui brille, se dévouant à des opinions qui
charment, et dont on ne sait pas pourtant si elles va-
lent la peine d'être aimées et défendues. Tu souiïres de
cela, et cependant tu te complais dans celte souffrance.
i. Beaucoup de ces cahiers ont été détruits.
L'ECOLE NORMALE 47
Sans doute elle est bien supérieure à cette croyance
stupide et brulale de ce qu'on appelle le vulgaire in-
stinct, à ces opinions incertaines et à demi fausses, que
Ton admet comme axiomes et sur lesquelles la foule
des sots s'endort, satisfaite et orgueilleuse. Mais il faut
aller plus loin; car cela, entends-tu, c'est le malheur;
tant que tu es fort et jeune d'esprit, de corps, de
croyances, de passions, tu peux durer dans cet état; le
feu qui t'anime te soutiendra partout, et t'empêchera
de tomber dans cette langueur déplorable dont la fin est
le suicide. Mais quand il sera éteint, quand il défaillera,
sais-tu où tu en viendras? Je le sais moi, je l'ai éprouvé
cette année; dans les dégoûts innombrables et les dé-
couragements qui m'ont assailli, j'aurais succombé, si
je n'avais pas eu des croyances appuyées sur quelques
démonstrations fermes. Il m'a fallu ces points fixes,
pour me retenir dans cette chute immense que fait tout
homme nourri de science et d'art, lorsque pour la pre-
mière fois il aperçoit le monde, la vie, et cette triste
et vaste étendue de trente ou quarante années qu'il a
encore à passer avant de finir et de s'endormir. Le bon-
heur est impossible; le calme est le suprême but de
l'homme ; et on ne peut l'avoir si l'on n'a d'inébranlables
convictions. Pour moi, j'en ai; oui, j'en ai, et les miennes
s'affermissent et s'étendent de jour en jour; je crois que
la science absolue, enchaînée, géométrique est possible;
j'y travaille; j'y ai déjà fait deux ou trois grands pas.
Veuille sérieusement trouver et donne-moi l'an prochain
ta main. Si la géométrie est quelque chose d'indubitable,
4S COnRESPONDANCE
je, lo ftM'ai croire : et tu croiras non de cette croyance
vaine et légère qui vole sans consislance au-dessus de
son objet, mais avec cette persuasion solide et parfaite
qui est le repos absolu de l'âme, qui exclut tout doute,
et qui enchaîne l'esprit comme avec des nœuds d'airain.
Qui te persuade que le vrai est inaccessible? Est-ce
parce que tu ne l'as pas trouvé? Mais ceci n'est point
une preuve, et peux-tu renoncer à toute croyance sur
un fondement si léger? Ce qui te manque, c'est la mé-
thode; je le sens par moi-même. Des choses incompré-
hensibles au premier coup d'œil me sont devenues
claires lorsque j'ai appliqué mon esprit à les compren-
dre, en la façon qu'il fallait. Je ne te parle pas ici de
cette méthode commune dont on nous fatigue les oreilles
dès le premier mois de philosophie. 11 est une méthode
bien plus haute, bien plus claire, bien plus sûre, celle
de Spinoza. Ne renonce donc pas au vrai, et attends, je
te supplie, que nous ayons travaillé ensemble. Tu verras
combien les contradictions des pinlosophes, qui te jet-
tent dans le doute, sont faibles au fond, combien tous
les grands esprits se sont accordés. Quelqu'un disait
que, comme les mathématiques, la philosophie avait été
renouvelée et développée deux ou trois fois, mais
qu'elle n'avait jamais changé. Et cela est fort vrai. 11 est
un point de vue supérieur, duquel on embrasse l'en-
semble des choses et d'où l'on dénoue aisément les dif-
ficultés. Deux ou trois grands hommes l'ont touché, et
c'est à eux qu'il faut s'attacher. Prends donc courage,
et ne sois sceptique que par ])rovision.
I
l/ÉCOLE NORMALE 49
Je suis jaloux de ton jeune ami. Tu as un confident,
presque un fils. M'as-tu oublié pour cela? Suis-je point
descendu dans ton affection? Si tu l'aimes autant que
lu le dis, toute la place doit être prise dans ton âme; il
doit te suffire, et je ne te fais plus défaut. Tache
d'avoir le cœur large, et de l'aimer comme ton élève,
en continuant à m'aimer comme ton ami, comme ton
vieil ami. Car il faut que je te rappelle mes titres.
N'avons-nous pas fait ensemble l'éducation de notre
esprit? N'avons-nous pas assisté tous les deux à l'essor
de notre intelligence? N'avons-nous pas le même fond
d'idées et de sentiments? J'ai quelque chose encore de
plus pour toi. Ce quelque chose, c'est la sympathie, et
il n'y a après toi qu'une seule personne pour laquelle je
l'ai éprouvée dans ma vie. Pourquoi? c'est que l'amitié
est un mariage, et que, comme disait Platon, il est bien
rare qu'on retrouve la moitié dont on a été séparé. Te
le dirai-je encore? Je compte sur toi pour l'avenir; j'es-
père, je crois que tu seras quelque chose ; tu auras du
talent; et quand je te souhaite des croyances, c'est
que je veux mettre ton éloquence au service de quelque
chose, et par la réunion de ces deux puissances te voir
arriver au premier rang. Tes succès me rendent heu-
reux par une sorte d'amour-propre paternel; et per-
mets-moi d'expliquer ce mot. C'est qu'ayant passé par
les mêmes révolutions intellectuelles, et persuadé qu'il
y a un progrés et un développement dans le mouve-
ment de l'esprit, je crois avoir déjà été poussé plus loin
que toi. Assis sur le rivage, je t'attends; j'aime à te
U. TAI?;:... — CORRESPONDANCE. 4
na CORRESPONDANCE
voir marcher et avancer: je compte te voir entrer dans
la môme route; il me semble que je suis vieux et expé-
rimenté et que je m'intéresse un peu comme un vieil-
lard à ceux qui tentent le voyage que je poursuis. As
tu éprouvé ce sentiment?
Tu es ambitieux, dis-tu. Que veux-tu? La gloire, la
puissance? Quel est ton plan de vie? Veux-tu entrer
dans la politique? Écris-moi donc ce que tu désires.
Autrefois, censé semble, tes vœux se bornaient à obte-
nir une chaire en province, à donner quatre heures de
ton temps tous les jours à l'État, en échange d'un trai-
tement modique, à cultiver l'heureuse médiocrité
d'Horace, à courir la campagne et à te rassasier de la
vue du ciel et des bois, à vivre seul, courant sur tous
les sujets, cueillant partout l'apparence du beau et du
vrai, et cherchant à endormir dans cette vie à la fois
active et reposée l'activité inquiète de ton âme. Es-tu
maintenant ambitieux d'une place de journaliste, d'un
rôle politique, d'une vie de discussions contre le catho-
licisme et de pamphlets contre les bourgeois? Fais-moi
là-dessus tes confidences, j'attends ta prochaine lettre.
Pour moi, la vie de discussion m'ennuie; on n'y ap-
prend rien; on n'y gagne que des inimitiés et des
injures; elle a cessé pour moi à l'École; j'ai juré de ne
plus disputer sur la politique ni la religion, et je passe
mes récréations soit à plaisanter, soit à faire de la mu-
sique.
Es-tu psychologue? As-tu acquis le talent de s'obser-
ver soi-même et de se voir sentir et agir?
I
L'ÉCOLE NORMALE 51
Si tu ne peux te faire de croyances plus tard, fais-toi
liistorien; sinon philosophe. Pour moi, il est à peu près
certain que je m'occuperai de philosophie.
Écris-moi longuement, et parle-moi un peu de ton
ami, et de tes lectures philosophiques. En as-tu fait
quelques-unes sérieusement?
Adieu.
AU MEME
Paris, 2 mars 1849
Mon ami, je ne me fais pas un devoir de te répondre.
Je ne fais que causer avec toi; ne crois pas que je me
gêne; j'ai trouvé un bout de soirée tous les jeudis, qui
désormais, si tu veux, t'appartient.
Tu me parles de Platon et de la Grèce ; c'est me
prendre par mon faible ; je suis bien heureux de te voir
véritablement grec et ancien. Nous le sommes tousdeux,
mon ami. Rien n'égale ma joie et la sérénité de mon
âme lorsque j'erre seul au matin dans les grandes salles
silencieuses du Musée, parmi tous ces corps si vivants
et si divins. — Tout d'abord il faut que je le parle
d'Aristophane : réjouis-toi, nous le lirons ensemble l'an
prochain. Tu n'as pas une idée de cette liberté, de cette
impudeur démocratique, de cette grandeur, de celte
élégance, de cette beauté, de cette vivacité. Ton Platon
te séduit parce que lu y vois, parmi les plus hautes
pensées, les amours et la nudité. Mais lu n'as qu'un
coin du tableau. Aristophane te lèvera tout le voile. Tu
52 CORRESPONDANCE
verras ce mélange d'impureté et de poésie, de beauté et
de licence. Point d'obscénité véritable pourtant; rien
d'ignoble comme dans Shakespeare; l'ignoble, le laid
purement laid est moderne. La grâce et le goût, en
Grèce, accompagnent tout.
Te voilà donc devenu ambitieux tout d'un coup. Mon
ami, tu seras malheureux. Tout ce que les moralistes et
les sermonnaires ont dit sur l'imprudence de mettre
son bonheur dans les choses extérieures est vrai; lu
seras malheureux; et qui pis est, agité, incertain, trou-
blé et bouleversé de désirs contraires, comme un vais-
seau bon voilier sans lest. Ton talent te rendra malheu-
reux. Réfléchis à cela. Pour moi, la réflexion est faite,
tu le sais. Le bonheur pour moi n'est pas le plaisir; j'y
ai renoncé, je n'y tiens plus, je m'en sers pour réveiller
ma nature endormie ; c'est un aiguillon pour marcher
plus vite à un but, mais ce n'est que cela. Mon objet est
le bien, ou l'Être, comme nous disions en métaphysi-
quant. Que je puisse penser beaucoup, et trouver
beaucoup de choses nouvelles, contempler et produire
des choses belles, que j'aie de quoi aimer, c'est-à-dire
que j'aie l'amitié de personnes estimables pour le cœur
et l'esprit, et en qui j'existe pour ainsi dire de manière
à doubler mon être ; que je puisse rendre quelques ser-
vices aux autres hommes par la profession que j'em-
brasserai, voilà ce à quoi j'aspire. Si j'ai assez de force
pour persister dans ce désir, j'obtiendrai ce qui est la
santé de l'homme, je veux dire le calme.
Le calme ! Entends-tu ce que c'est? C'est le bien su-
L'ÉCOLE NORMALE 53
prême, parce que c'est l'action facile et réglée. Eh! mon
ami, il faut bien que j'agisse ainsi! Mon unique désir
est de travailler sur moi-même, pour valoir un peu
mieux tous les jours, afin de pouvoir regarder en de-
dans de moi sans déplaisir. Ne sais-tu pas qu'il faut à
l'homme cette retraite ? que la vie réelle est si pleine de
dégoûts et de souffrances, qu'à chaque instant nous
cherchons un asile contre elle? que les hommes sont
pour la plupart si mauvais, si méprisables et si stu-
pides, qu'il faut pouvoir converser toujours avec soi-
même? Eh bien! en vrai sybarite, je tâcherai de net-
toyer et d'orner cette demeure intime, d'y mettre
quelques idées justes, quelques dispositions bonnes,
quelques sincères affections. Voilà tout. Ce n'est qu'une
affaire de ménage ; je n'ai point envie de courir le
monde avec fracas, en bel habit, d'y faire du bruit, d'y
gagner de la gloire et du respect, tant que je laisse
cette maison malpropre ou nue ; je n'aime point en
sortant d'un beau salon rentrer dans une chambrette
sale; et, avant de faire voir que je suis beau et bien
habillé, je tâcherai de l'être.
Une seule chose me fâche dans tout ceci ; c'est le peu
de chose qu'est mon esprit; c'est l'immensité de génie et
de science qu'il faut pour construire cette connaissance
complète et géométrique dont je t'ai parlé; je tombe
bien souvent dans des langueurs et des faiblesses; et il
m'arrive alors, étendu sur mon lit ou sur ma chaise, de
passer des heures entières dans cet évanouissement de
la pensée, si triste et si accablant, que tu connais.
5î CORRESPONDANCE
Autre cause de malheur : j'aime, ou plutôt je vou-
drais aimer; j'en ai besoin; je sens que la vie pour
l'homme n'est pas complète sans l'amour, et tu sais dans
quel sens large j'entends ce mot amour; c'est l'affec-
tion dans tous ses genres : si j'étais romanesque, si je
n'étais pas habitué à m'observer et à examiner les
autres, je ferais dans ce moment-ci un de ces idiots dont
les romans sont pleins, et je tomberais dans quelque
belle passion amoureuse. J'ai lu, il y a quatre jours, le
Raphaël de M. de Lamartine qui a pour objet la des-
cription de ce premier amour, et j'en ai été ravi, di-
sant : c'est bien moi. Mais sois tranquille, je te réponds
de moi; je n'ai pas de peine à t'en répondre. Pourquoi?
c'est que je sais ce que je veux; c'est que je n'ai pas
ces idées confuses, cette irréflexion qui font prendre
une personne belle et ordinaire pour l'exemplaire su-
prême de la perfection. C'est que j'aspire à quelque
chose d'infiniment plus relevé, et ce qui est la perfec-
tion pour un philosophe. Je sais qu'elle n'existe pas
dans le genre humain et que si quelque chose en appro-
che, ce n'est pas la femme, c'est l'homme, de sorte que
mon idéal serait bien plutôt une amitié qu'un amour. Il
y a plus : j'y ai renoncé ; cette tristesse calme, ce dé-
couragement raisonné qui m'a pris à l'endroit de la
pensée me prend aussi à l'endroit de l'amour; je n'es-
père pas. Nul homme réfléchi ne peut espérer. Et alors
voici ce qui m'arrive; devant cette impossibilité, un
sentiment grand et mélancolique me saisit ; cette vue
de la vie humaine si mutilée, cette nécessité où l'on
il
L'ÉCOLE NORMALE 55
est de ne pouvoir aimer qu'à demi et les autres et soi-
même, ce \ice radical de la nature de l'homme qui,
blessé dans le fond de son être, se traîne sans jamais
pouvoir être guéri sur le chemin que lui ouvre le Temps,
tout cela m'émeut comme cette vue de la mer et des
vaisseaux en péril. A ce spectacle l'homme souffre, les
périls des matelots le touchent : mais la mer est si
grande, il y a tant de beauté et de vie dans le mouve-
ment des flots, des nuages, dans les efforts de ces
hommes, dans leur danger, qu'une sorte de joie étrange
se répand sur la première amertume. Tel est mon sen-
timent. Ce qui me fait connaître cette imperfection fon-
damentale de l'homme, et le malheur qui est sa vraie
nature, c'est la connaissance du parfait, et la vue de
l'enchaînement logique et nécessaire des choses ; la vue
de cette nécessité et de cette grande chose que nous ap-
pelons le parfait est douce; la vue de ce qui est la vraie
vie et la vraie nature de l'homme me console; la vue
du vrai et de ce qui existe suffit pour remplir l'âme, et
étouffer les angoisses qui suivraient la connaissance du
malheur.
C'est pour cela que j'aime tant les choses de la nature.
Un ciel, même triste et brumeux, des arbres dépouillés
et nus, le souffle monotone du vent du Nord, l'aspect
d'une plaine stérile, le mouvement de quelques pau-
vres petits brins d'herbe frissonnant au froid, tout cela
est beau et m'enchante, et la campagne est peut-être la
seule chose qui m'ait donné une sorte de compléle
satisfaction.
56 CORRESPONDANCE
Non que je me borne à ces vœux. Je serais fort triste
de végéter dans un trou de province ; je tâcherai de faire
mon chemin ; mais ce n'est pas par fièvre d'ambition ;
je trouve seulement qu'il faut que la position corres-
ponde à l'homme, et qu'on ne doit pas être estimé au-
dessous de ce qu'on est. — Tu me connais maintenant à
peu près tel que je suis aujourd'hui. Adieu.
AU MEME
Paris, 20 mars 18 i9
Mon ami, excuse-moi moi-même ; il y a huit jours
que j'aurais dû te répondre, et je ne l'ai pas pu ; j'ai,
comme toi, un encombrement de travaux de toutes
sortes dont je ne puis venir à bout. Compte d'abord les
devoirs officiels, exigés, de grec, philosophie, histoire,
latin, français ; ensuite la préparation à la licence, et la
lecture d'environ trente ou quarante auteurs difficiles
que nous aurons à expliquer à ce moment; et enfin
toutes mes études particulières de littérature, d'histoire,
de philosophie. Tout cela marche de front, et j'ai tou-
jours une quantité de choses sur le métier; je me suis
fait un grand plan d'étude, et je destine ces trois
années d'École à le remplir en partie; plus tard, je le
compléterai; je veux être philosophe, et, puisque tu
entends maintenant tout le sens de ce mot, tu vois
quelle suite de réflexions et quelles séries de connais-
sances me sont nécessaires ; si je voulais simplement
L'ÉCOLE NORMALE 57
soutenir un examen ou occuper une cliaire, je n'aurais
pas besoin de me fatiguer beaucoup ; il me suffirait
d'une certaine provision de lectures, et d'une inviolable
fidélité à la doctrine du maître, le tout accompagné
d'une ignorance complète de ce que sont la philosophie
et la science modernes ; mais comme je me jetterais
plutôt dans un puits que de me réduire à faire unique-
ment un métier, comme j'étudie par besoin de savoir,
et non pour me préparer un gagne-pain, je veux une
instruction complète. Yoilà ce qui me jette dans toutes
sortes de recherches et me forcera, quand je sortirai de
l'École, à étudier en outre les sciences sociales, l'éco-
nomie politique et les sciences physiques. La vie est
longue ; voilà à quoi elle me servira ; mais ce qui me
coûte le plus de temps, ce sont les réflexions person-
nelles ; pour comprendre, il faut trouver ; pour croire à
la philosophie, il faut la refaire soi-même, sauf à trou-
ver ce qu'ont déjà découvert les autres ; tu sais cela par
expérience, et si tu flottes maintenant dans ton malheu-
reux scepticisme, c'est que tu as considéré les philoso-
phes comme des avocats et des comédiens ; comme ils
ont tous un grand génie, ils raisonnent avec force et
vraisemblance et présentent des opinions belles et poé-
tiques ; d'oii il est arrivé que tu as donné raison aux
systèmes les plus contraires, de même qu'à la tribune,
quand on regarde un assaut d'éloquence en spectateur
désintéressé, on croit tour à tour les deux adversaires et
l'on finit par n'en croire aucun.
Sache pourtant que j'aime mieux ta froideur, ton dé-
TjS correspondance
goût, ton scepticisme, torx ambition, que tes convictions
aveugles, passionnées, irréfléchies, inflexibles d'autre-
fois ; il arrivera de là que tu ne prendras pas la vie au
sérieux, et que tu la passeras plus douce et plus agréa-
ble; il arrivera encore que, le jour où tu te lasseras de
cet état mou et flottant, tu pourras chercher sans pré-
vention un terrain ferme et enfin t'y reposer.
Te le dirai-je enfin? Tu es plus près de moi qu'aupa-
ravant; le propre de la réflexion, c'est de pacifier l'âme,
et en l'élevant, de la rendre indifl'érente. Voilà ce qui
m'arrive; comme toi, j'en suis venu à un grand mépris
des hommes, tout en gardant une grande admiration de
la nature humaine ; je les trouve ridicules, impuissants,
passionnés comme des enfants, sots et vaniteux, et sur-
tout niais à force de préjugés; tout en conservant les
formes extérieures de la politesse, je ris tout bas, tant
je les trouve laids et idiots ; n'est-ce pas là ce que tu
sentais si vivement l'an dernier? Tu me le disais, et je
ne t'écoutais pas, perdu dans la contemplation de
l'homme en soi ; j'en suis venu où tu en es, mais en
gardant mes premières opinions sur la nature de
l'homme et mon amour profond pour cette chose si
belle et si vaste ; et ces deux sentiments se concilient
très bien ; car c'est un sujet de plus de prendre les
hommes en pitié, que de voir qu'avec une si parfaite
essence ils ne parviennent qu'à être des imbéciles, des
frénétiques ou des coquins.
Il suit de là que mon amour, s'écartant des objets
particuliers, tend aux choses générales ou idéales,
L'ÉCOLE NORMALE 59
comme les objets d'art, l'humanité entière, et surtout la
nature. Hier, mon ami, je l'ai senti en moi avec une
force que je n'ai jamais éprouvée. J'étais au Jardin des
Plantes et je regardais, dans un endroit isolé, un mon-
ticule couvert d'herbes des champs vertes, jeunes, non
cultivées, fleuries ; le soleil brillait au travers, et je
voyais cette vie intérieure qui circule dans ces minces
tissus et dresse les tiges drues et fortes ; le vent soufflait
et agitait toute cette moisson de brins serrés, d'une
transparence et d'une beauté merveilleuses ; j'ai senti
mon cœur battre et toute mon âme trembler d'amour,
pour cet être si beau, si calme, si grand, si étrange,
qu'on appelle nature ; je l'aimais, je l'aime ; je le sen-
tais et je le voyais partout : dans le ciel lumineux, dans
l'air pur, dans cette forêt de plantes vivantes et ani-
mées, et surtout dans ce souffle vif et inégal du vent de
printemps. Oh ! que n'étais-je hors de ce sale Paris,
dans la campagne libre et solitaire ! Pourquoi l'aimai-je
tant? Pourquoi, lorsque je la vois, suis-je ému comme
un amant auprès de sa maîtresse? Pourquoi suis-je tout
entier rempli d'une joie calme et parfaite? Est-ce que la
nature et l'homme^ ne sont qu'une même chose, et
qu'à certains moments ils rentrent tous les deux dans
cette unité primitive et absolue d'où ils sont sortis pour
1. Prévost-Paradol à H. Taine, 21 mars 1840 : «Le jour, cher
ami, où le Est-ce que? et le point d'interrogation auraient dis-
paru pour toi de cette belle phrase, qui contient toute une philo-
sophie, toute une morale et toute une politique, sera le jour où
tu te seras le plus rapproché des opinions de ton ami. » Gréard,
Prévost-Paradol, p. 141.
00 CORRESPONDANCE
leur malheur? Pour moi, je trouve la nature plus belle
que la femme ; les teinles rosées du ciel au matin me
semblent plus délicates que les aimables couleurs des
plus belles joues ; les mouvements et les aspects de
l'eau qui coule sur les rochers et les herbes me sont
aussi expressifs que les changements de la plus mobile
physionomie. Que te dirai-je encore? Lorsque j'aperçois
une campagne entière avec ses rivières, ses bois, les
mouvements de son terrain, ses bruits, ses couleurs, je
sens la présence d'un être absolument un et véritable ;
tout cela n'est qu'un, et cette grandeur infinie et acces-
sible est la suprême beauté. 11 y a des barbares qui ne
voient dans tout cela qu'un spectacle, une fantasmagorie
que Dieu fait jouer pour amuser les hommes, un composé
de matières et de mouvements sans forces propres, ni
véritable réalité, et ceux-là se disent artistes !
Sérieusement, mon cher, peux-tu vivre de la vie poli-
tique ou de ce qu'on appelle la vie réelle quand tu as
ces pensées devant toi ! Peux-tu aimer de toute ton âme
autre chose que les choses parfaites que découvrent la
science et la réflexion intérieure ? Et ne sens-tu pas que
lorsque nous donnons cet amour à une créature finie et
réelle, nous ne le donnons que par illusion, nous figu-
rant que cet être est parfait et l'habillant de toute
l'excellence que nous voyons dans ce modèle divin. Je
ne sais si les choses se passent en toi comme en moi ;
mais je confesse que l'amour infini que je porte comme
tous les hommes au fond du cœur, se trouve toujours
empêché dans son essor, lorsqu'il s'adresse aux réalisa-
L'ÉCOLE NOIIMALK 61
lions finies de l'essence parfaite ; je ne sais quelle mal-
heureuse clairvoyance me montre qu'ils manquent de
ceci ou de cela et qu'ainsi ils ne peuvent partout donne!
prise à l'amour; je dis la même chose de moi-même et
je sens que je ne mérite pas non plus d'être complète-
ment aimé.
Je t'avoue là une foule de pensées et de sentiments
que je n'oserais dire à personne de crainte de passer
pour un extravagant ; mais avec toi, j'ose tout ; dis-moi,
non pas si je suis hors du sens commun (je le sais bien,
et je ne m'en afflige pas), mais si je suis hors du bon
sens (ce qui est beaucoup plus sérieux). Tu es plus ca-
pable d'en juger qu'un autre, puisque tu ne crois pas à
la philosophie et que tu peux la regarder sans t'éblouir.
Au reste, tout ceci s'explique dans la chaîne de mes
doctrines, et un jour, si lu veux, je t'expliquerai ce que
signifie cette sorte de panthéisme pratique que je l'ai
exposé là.
Adieu, soigne-toi et écris-moi aussi longuement que
je le fais.
AU MEME
Paris, 25 mars 1840
As-tu lu Fourier? On dirait que lu m'envoies une
exposition de son système* ; je le connais, je vois sou-
vent un phalanstèrien'.
1. Voir Gréard, ibicL, p. 141.
2. Il s'agit d'un proche parent de M. Taine, qui plus tard lui fit
prisent des œuvres complètes du célèbre phalanstèrien.
62 CORRESPONDANCE
Tu comprends que je ne vais pas t'en envoyer la
réfutation ; il faudrait faire de la métaphysique et tu
n'en veux pas ; ni moi non plus ; car présentement, j'ai
fort mal à la tête et je suis incapable de penser sérieu-
sement; je vais même prendre quelques jours de repos.
Je veux simplement t'écrire quelque chose sur l'histoire
de la philosophie, et sur le point précis où en est ton
esprit; comme la lumière et la chaleur, la pensée a ses
lois nécessaires, et l'on peut tracer d'avance son mou-
vement.
Il y a trois moments dans la philosophie ' ; tu es au
premier, je souhaite de tout mon cœur que tu passes
au second pour arriver au troisième; je vais l'expliquer
ce que j'entends par là.
La première philosophie est la philosophie sonsua-
liste, matérialiste, celle de Lucrèce, de Thaïes, de Fou-
rier, d'ilelvétius. L'homme considère ce monde sans
avoir encore réfléchi sur lui-même i)ar la conscience,
sans avoir le sens net de ce qui est matériel et spii'ituel;
il voit les choses avec les notions conuuunes qui
viennent de l'imagination ; l'Être ou la Vie pour lui, c'est
un air subtil, un })eu fluide, ou toute autre chose qui
court par tout le monde (!t qui, se combinant en diverses
façons, produit les diverses organisations. Le Bien c'est
la jouissance, et l'émotion sensible, ou le plaisir. Cette
philosophie ne voit guère que l'apparence extérieure
des objets, et n'a au fond nulle rigueur, et nulle notion
claire; elle succède immédiatement au scepticisme né de
1. Voir la réponse de Prévost-Paradol, ibid., p. Ii5.
L'ECOLE NORMALE 63
la chute des religions. C'est là où tu en es, où j'en étais
il y a dix-huit mois, où en était le monde au temps de
Lucrèce et au commencement du xix^ siècle.
Voici comment l'esprit sort de là et comme tu en
sortiras. C'est par la psychologie, et quelque chose
d'analogue au cartésianisme; on appelle cela la philoso-
phie subjective du moi; le christianisme s'en rapproche.
L'homme, réfléchissant en lui-même et distinguant
son moi de tous les objets matériels qui l'entourent, a
conscience de sa spiritualité, et entre dans un monde
tout nouveau; il nie alors qu'il soit matière; il établit
un mur infranchissable entre la matière et l'esprit, à ce
point qu'il dénie à la volonté toute puissance de mou-
voir le corps; en morale, il pose ce qu'on appelle la loi
du devoir, l'obligation, et sépare pareillement d'une
façon absolue le devoir du plaisir; quant à Dieu, il le
conclut, comme Descartes, des idées qu'il découvre en
lui ; la religion tombe comme le christianisme dans le
pur anthropomorphisme, tandis que dans le premier
moment elle était pur naturalisme. C'est dans le second
moment que l'on pose les idées du mérite et du démé-
rite, d'un Dieu jugeur, de l'immortalité de l'âme, etc.
Le dernier moment est celui où l'homme connaît
l'unité radicale de lui-même et de toutes choses, l'iden-
tité fondamentale du plaisir et du devoir, de la liberté
et de la nécessité. On appelle cela la philosophie de la
substance ou de l'absolu ; Spinoza en est un admirable
interprète. Cette philosophie partant du principe même
des choses explique tout, concilie toutes les contradic-
G4 ' CORRESPONDANCE
lions et donne le suprême repos à l'esprit. Elle est la
vraie métaphysique, la première n'est que de la physi-
que, la seconde n'est que de la psychologie.
Voilà une idée grossière et une esquisse rapide du
mouvement de la pensée humaine; le hut de tout
homme, c'est d'arriver lui-même à ce but qu'atteint
l'humanité considérée collectivement. Par conséquent,
mon ami, si tu m'en crois, psychologise, étudie Descar-
tes, distingue le spirituel du matériel, étudie Kant et la
doctrine du devoir obligatoire; au bout de quelque
temps, tu entreras dans cette haute et calme philo-
sophie, qui est la dernière, la suprême, et dont je crois
tous les jours approcher.
Je t'en supplie, ne reste pas où lu en es. Les chré-
tiens eux-mêmes. Descartes, Malebranche, sont supé-
rieurs à loi dans ce moment ; cela n'est pas honorable ;
égale-les vite, afin d'arriver à la fin à celte conception
de la substance, en qui se concihent le point de vue
logique et le point de vue psychologique, le point de
vue spirilualiste et le point de vue matérialiste. C'est
elle qui le donnera la vraie notion de l'infini et de l'ab-
solu. C'est elle qui le réconciliera avec la notion de
Dieu; car Dieu n'est pas l'idole chrétienne, ni ton élec-
tricité ; il est au-dessus de ce que tu imagines et de
tout ce que tu conçois, et sa connaissance est le véri-
table salut de la pensée.
J'ai lu Raphaël^ comme toi; comme toi, et pour des
1. Le roninn de M. de Lamartine, qui veiiail de paraître.
I/ËCOLE NOUMALE 65
raisons cl ilÏÏ! rentes, j'ai été fort ému'; laissons décote
io mauvais style et tous les ridicules d'exécution ; à
mon avis, le fond, l'idée, l'esprit du livre sont excellents.
11 a bien compris l'amour; l'amour est une faculté et
non pas un besoin; l'amour vrai se suffit à soi-même et
est lieui'enx par sa seule activité, comme la pensée ; il
est dévoué; il n'est point accapareur et destructeur,
comme l'amour sensuel et les amours de convoitise; il
n'aspire pas à faire de l'objet aimé une simple dépen-
dance de soi-même; il ne se considère pas dans ce
qu'il ressent, et dans ce qu'il fait pour l'objet aimé ;
mais il vit en lui et double ainsi sa propre existence ;
c'est la conservation parfaite de deux personnalités
dans l'union absolue de deux êtres; il n'est point égoïste
et jaloux; il souffre que l'objet aimé aime d'autres per-
sonnes; il n'a qu'un objet, s'unir davantage à lui et le
rendre plus parfait; il est comme un sculpteur qui, les
yeux fixés sur le modèle idéal, corrige et embellit tous
les jours ses divines statues. 11 n'est pas languissant,
rêveur, mélancolique, prompt aux larmes; il est fort,
sensé, raisonnable, courageux ; il n'est pas une passion,
mais une activité; l'bomme n'est pas possédé, asservi,
amoindri, mais fortifié, exalté et divinisé, comme il
l'est par l'exercice assidu et sublime de la pensée et de
l'action.
Heureux, ceux qui peuvent trouver dans leur vie
\. Grôard, ibid., p. 145 : a Rien de nouveau dans ma vie,
sinon la lecture de l»aphaël qui m'a singulièrement ému : lis-le
et lu sauras pourquoi. »
H. TKVIZ. — rORhESPON'nvXCE. 5
66 CORRESPONDANCE
quelques traits de cet amour! Mais le mal est que Tim-
perfection de tous les êtres nous force à ne les aimer
que partiellement, et qu'ainsi ce feu intérieur qui pour-
rait allumer un si grand incendie s'éteint en se disper-
sant, ou tout au moins s'aiïaiblit! L'homme n'est pas né
pour vivre seul; le besoin d'amitié le tourmente sans
cesse; je le sens ici plus que jamais; seul, sans personne
pour me guider et m'encourager, je suis quelquefois
très malheureux; tes lettres me rendent bien heureux,
et me consolent fort de toutes ces misères; écris-moi
souvent; j'en ai besoin; mais surtout tâche de m'aider
en me redressant, en me disant en quoi il te semble que
je pèche, ce qu'il faudrait corriger dans ma pensée,
dans ma manière de voir la vie, dans tout enfin; je
t'écris avec tant de liberté, et nous nous sommes vus si
longtemps, que tu dois me connaître comme moi-
même; songe que je fais la même chose pour loi;
qu'est-ce que cette propagande philosophique que je te
fais par écrit, sinon un désir de corriger ce que je crois
être faux dans tes opinions? Eh! mon ami, il n'y a per-
sonne au monde qui nous dise le vrai; presque personne
ne nous connaît ; ceux qui nous ont vus nous connais-
sent incomplètement ou nous jugent avec leurs préven-
tions, ou leurs amitiés; nous-mêmes nous ne pouvons
rien dire de bien certain sur nous-mêmes; avec la meil-
leure foi du monde, nous ne voyons rien ; la proximité
nous crève les yeux. C'est bien le moins que les amis
soient des confesseurs les uns pour les autres. A quoi
servirait l'amitié sans cela? On flatte les indifférents, on
i
L'ÉCOLE NORMALE 67
se tait avec ses ennemis; on sourit aux personnes du
monde; on parle tout haut un langage de convention;
avec ses amis on parle tout bas et à l'oreille le langage
de la bonne foi; il n'y a qu'eux qui se connaissent
assez pour savoir s'ils ont l'estomac assez robuste pour
digérer ce mets rude et désagréable, cette nourriture
virile qu'on appelle la vérité. — Adieu et écris-moi
sur les quatre pages.
AU MEME
Paris, 50 mars 1849
Je relis ta lettre* et j'y trouve une phrase qui m'in-
quiète. Tu parles de publier un écrit ^ sur tes convic-
tions philosophiques.
Penses-tu vraiment à cette folie? Tu m'avoues toi-
même que tes opinions ne te semblent que probables.
Et tu vas engager ta vie entière, à dix- neuf ans, par un
écrit public, lorsque tu ne sais pas si dans un an le
mouvement de ton esprit ne t'aura pas jeté dans d'autres
pensées? C'est une témérité inexcusable. Tu joues avec
ton avenir; je t'en prie, réfléchis, et songe quelle chose
c'est qu'imprimer.
1. Gréard, ibid., p. 145.
2. Ibicl., j). 140 : « Je vais lire Spinoza qui me semble ton
maître.... Si je ne trouve là rien qui m'ébranle, je m'en tiens aux
doctrines de ma dernière lettre et je leur dévoue ma vie le
cbâtic, j'acliève et je publie les quelques pages que je t'ai annon-
cées; résolu que je suis à mettre mon existence au service dune
idée prati([ue, au lieu de la consumer tout entière dans un long
et rude voyage vers la lointaine vérité. »
68 CORRESPONDANCE
J'arrive maintenant à yna réponse. J'aurais beaucoup
de choses à te dire : mais je ne veux toucher que deux
points :
1° En premier lieu, je vais te montrer en quoi dif-
fèrent nos philosopliies. Elles sont pkis séparées que tu
ne crois ; elles le sont même dune façon absolue. Ton
unité* ressemble à l'unité d'enveloppement et d'indis-
tinction où gît chacun des mondes, lorsque tous h^s
germes qui le composent sont confondus ; la mienne
ressemble à cette unité d'harmonie, qui est celle du
monde développé et vivant.
Tu prétends concilier et tu ne fais que détruire; tu
sacrifies la loi morale à la loi du plaisir^ en posant que
le devoir de l'homme est de satisfaire les tendances de
sa nature, ce qui est pur sensualisme et fouriérisme.
Tu détruis la liberté par la nécessité, en supposant que
le principe des actions de l'homme, c'est le grand
fluide^ répandu dans son corps, et agitant les organes,
selon les lois fixes de sa propre nature, et la constitu-
tion de ces organes ; tu détruis Dieu, et tu mets à sa
1. Gréard, ibid., p. d4G : « I/iinitc radicale de l'iiomme et de
toutes clioses, l'identité fondamentale du plaisir et du devoir, de la
liberté et de la nécessité, voilà ce que j'aurais dit si je savais
manier comme toi cette divine langue de la philosopliie. »
2. Ibid., p. 145.
3. Ibid., p. 145 : « ...Il est un fluide que nous désignons sous
les divers noms de lumière, chaleur, électricité, magnétisme, gal-
vanisme, attraction, effets divers d'une même cause, noms variés
de ce principe universel qui est la vie de l'univers.... Voilà mon
univers. Si Dieu existe... cela ne moinharrasse nullement; car ce
monde tout matériel, si tu veux, où riionmic n'est que la première
des créatures, ne me semble en rien indigne de lui.... »
L'ECOLE NOiniALE 6'J
ace dans la naliire rélectricilé'. — ^ Je conclus de là
que tu as si peu examiné la nature de Dieu, de la loi
morale et de la liberté, que. tu n'étais pas convaincu de
leur existence, et que tu as pu les sacrifier sans peine
aux créations de ton imagination. C'est pour cela que je
t'ai conseillé et que je te conseille de lire Kant sur la
loi morale^, Descartes sur l'existence de Dieu, Maine de
Biran^ et Cousin^ sur la liberté, afin d'v croire. Quant
à présent, ne songe pas à la conciliation des termes
opposés. Pour concilier, il faut des termes contraires,
en l'existence desquels on croie invinciblement. Or,
maintenant tu n'as qu'un terme, par conséquent ce qui
est à faire en ce moment c'est de poser avec conviction
le second.
Remarque en passant que cette loi de génération des
systèmes, dont tu t'es moqué, est fort simple. Elle se
réduit à ceci : avant de concilier et d'expliquer les op-
positions, ce qui est le but de toute science, poser les
1. (jiréard, ibid., p. 140 : « Si j'osais entrer eu lice avec toi, je
nierais que ce que tu appelles spirituel te représente réellement
(juelque chose. Ce mot lui-même veut dire souffle, force, électri-
cité.... Ta pensée franchit-elle le monde en moins de temps (p e
ce grand lluidc? Agit-elle sur ton cori)s plus vite et par une puis-
sance plus mystérieuse que le grand fluide sur la matière? Les
Cartésiens, les Malebranche, ne peuvent se décider à faire agir la
volonté sur le corps : qu'ils voient le fluide remuer les monta-
gnes et qu'ils l'expliquent.... Craignons que cette grande querelle
du matériel et du s|>irituel ne soit qu'un malentendu.... Cette dis-
tinction rend inexplicable et inconcevable cette vie universelle, ce
grand fluide suspendu alors entre la matière et l'esprit pur. »
2. Voir p. 57.
5. Voir, dans les Philosophes classiques du XIX*^ siècle, l'étude
sur Maine de Biran.
4. Ibid. sur Victor Cousin.
70 CORRESPONDANCE
oppositions. Toute opposition impliquant deux lerinos,
poser les deux termes.
Or, de ces deux termes, tu n'as que celui qui se rap-
porte au naturalisme, au système de la nécessité, au
matérialisme, à la doctrine du plaisir. Cherche donc
l'autre, et diffère la lecture de Spinoza.
Prenons par exemple ton fluide. Comme il n'est m
pesant, ni tangihie, tu crois en faire un intermédiaire
entre la matière et l'esprit. Tu crois trouver là le nœud
des choses; mais c'est que tu n'as qu'une idée incom-
plète de ce qui est matériel et immatériel. Réfléchis et
tu verras, comme les physiciens, que tu le conçois
comme étendu, composé de parties, de molécules élas-
tiques et sans cesse en mouvement. Oseras-tu dire alors
que le fluide ou le mouvement du fluide est ta pensée?
Vois donc au moins les diflérences et les oppositions
avant de chercher l'unité et les solutions.
Si tu dis que ton fluide n'est pas un assemblage ou
une continuité de parties, mais une force, c'est-à-dire
une substance une, agissante, comment comprendre
qu'un être inétendu puisse donner ce mouvement à la
matière qui ne peut être mue que par contact?
Mon cher ami, tu sautes par-dessus la science, faute
de vouloir entrer dedans; lu dis : « je sais », afin d'être
dispensé de chercher; et tu vois avec compassion mes
études, parce que tu n'en sens pas la nécessité.
La philosophie est une science, comme la géométrie;
et c'est la science la plus haute et la plus lumineuse de
toutes ; mais elle n'est pas une courtisane ; elle sait de
1
L'ECOLE NORMALE 71
quel prix sont ses faveurs ; elle ne les donne pas à tous,
tout de suite ; il faut une longue assiduité, et un sin-
cère amour, pour les mériter et les obtenir.
C'est pour cela que je ne cesserai de t'exhorter à te
tourner vers elle, et à te faire son fidèle serviteur. Je ne
connais pas de joie humaine, ni de bien au monde qui
vaille ce qu'elle donne, c'est-à-dire l'absolue, l'indubi-
table, l'éternelle, l'universelle vérité.
2° Il faut maintenant que je me justifie ^ Tu me re-
proches de poursuivre une chimère, et de négliger ce
qui est important, l'action, l'action politique, le travail
utile à l'humanité.
La vérité ne me fuit pas, j'en tiens le principe; je
n'ai pas l'explication universelle, mais j'ai le principe de
cette explication et sans plus douter, ni flotter, j'avance
tous les jours dans la connaissance de la vérité. Je vois,
je crois, je sais. Je crois de toute la puissance de mon
être; je ne puis pas ne pas croire, puisque toutes les
1. Gréard, ibid., p. 149 : « Si tu étais un autre homme je dirais
que tu préfères les réfïioiis tranquilles d'une philosophie oisive....
Mais tu n'es ni d'un âge ni d'un caractère à sacritier ainsi tes
croyances à ton repos; et ce qui t'cloigne invinciblement d'un
pareil accommodement, c'est cet amour ardent et sincère pour la
vérité philosophique qui te transporte et éclate à chaque ligne de
tes lettres. Don Juan avait en lui cet amour pour la femme idéale....
Il est mort épuisé de fatigue, consumé de son insatiable amour.
Qui sait... si la doctrine que tu serres en ce moment dans tes
bras n'est pas une de ces imparfaites images qui ont abusé l'ànie
avide de Don Juan..., Ta vie serait alors noblement perdue dans
une pure recherche et dans une giMude illusion. Mais ce temps th?
loisir, où les Don Juan pouvaient sans remords brûler ainsi leur
vie, est passé.... Dans la grande lice qui est ouverte, chacun doit à
son heure entrer, combattre et tenir ferme jusqu'au bout. »
rtJ COUUESI'ONDANCE
certitudes logiques, psychologiques, métapliysiqucs se
réunissent pour m'affermir dans l'absolue certitude où
j'ai trouvé le parfait repos. Je ne puis pas croire que
ma certitude me trompe, parce que sachant maintenant
le principe et la cause de l'erreur, la méthode que j'ai
suivie a été calculée nécessairement de manière à éviter
d'elle-même l'erreur; je ne puis pas être chassé de mes
croyances par quelque contradiction avec un autre prin-
cipe, puisque le mien est le seul que j'admette et dont
je dérive tous les autres, puisque sa nature propre est la
conciliation des contraires, puisque enfin toutes mes
nouvelles recherches sur des sujets différents apportent
de nouveaux soutiens à mes premières preuves.
Crois que j'estime assez ma vie et mon bonheur,
pour ne pas les confier à quelque chose de fragile. J'ai
voulu j^lf^s que de la géométrie et je l'ai.
Je ne veux pas me jeter dès à présent dans la vie
politique ; je m'abstiens, et tu sais pourquoi ; je ne
veux pas faire une action importante sans savoir au juste
si elle est bonne ; je ne veux me jeter dans aucun paiti
sans savoir s'il a raison ; je ne veux défendre par mes
écrits aucune doctrine, sans être convaincu qu'elle est
l'ationnelle. Je dois donc avant tout étudier la nature de
l'homme, les devoirs, les droits, la société, l'avenir de
la race humaine, et ce vers quoi elle marche en ce mo-
ment. Quiconque est aveugle doit s'asseoir. En faisant
ainsi, il est sur du moins de ne nuire à personne.
Pour toi, homme étrange! tu es si fort pressé de
combattre, que tu veux t'enrôler avant de savoir quel
L'ÉCOLE NOIIMALE 73
est le bon parli; lu es si désireux de sortir de l'inutilité
et de l'oisiveté pliilosopliiques, que lu veux courir la
chance de faire du mal. Est-ce là de la raison, et ne
sens-tu pas que plus tu as de force et de séduction dans
l'éloquence, plus tu peux être nuisible et funeste? Que
seras-tu donc? un esclave; car j'appelle esclave qui-
conque agit p.^r préjugé, passion, esprit de parli, et
n'obéit pas aux seules démonstrations du raisonnement.
Eh ! mon ami ! Si lu étais un homme vulgaire, un esprit
faible ou petit, un homme sans courage ou sans amour
de la vérité, je te dirais de suivre le torrent, de te livrer
à la chance, de faire comme cette foule d'aventuriers et
de niais où se recrutent tous les partis. Mais tu n'es pas
fait pour rester dans la foule. Tu en sortiras, et puisque
tu peux commander et conduire, il faut que tu
apprennes ce qui est le bien et le but. Veux-tu n'élre
qu'une machine de guerre? Et ne sens-tu pas de quelle
amére douleur peut-être un jour tu seras saisi,
lorsqu'aprés une bataille, vainqueur ou vaincu, parmi
tous les débris que les luttes politiques vont jetei" à
terre, lu douteras de toi et tu te demanderas si tu as
l)ien servi la bonne cause, ou si tous tes efforts n'ont
abouti qu'au mal de ton pays. Voilà un doute horrible,
et plutôt que de m'y exposer, j'aimerais mieux m'abste-
nir pour toujours de toute action. Ne m'objecte pas qu'à
ce compte personne n'agirait jamais. Les masses igno-
rantes et brutales ont l'aveugle instinct qui les conduit
et qui sauve les États à travers toutes les révolutions. Il
n'y a point de milieu entre l'ignorance du paysan qui
74 CORRESPONDANCE
vole selon l'intérôt de son champ et le bruit de son vil-
lage, et la science du philosophe qni vote selon ses doc-
trines métaphysiques et ses opinions d'histoire. Entre
ces deux limites extrêmes roule cette foule méprisable
de demi-savanls dogmatiques, qui ont l'ignorance du
paysan et la confiance du philosophe; c'est de leurs
rangs que sorlent tous les ambitieux et tous les hommes
dangereux; ce sont eux qui font tout le mal, parce que
privés de l'instinct qui est aveugle, mais sûr, et de la
science qui est infaillible, ils manquent de ce qui sou-
tient les sociétés et guide les révolutions.
Rassure-toi sur mon compte ; mais aussi rassure-moi
sur le tien ; cette ardeur d'action que je te connais fait
effort en ce moment pour s'échapper. Tu n'as qu'un
moyen de l'occuper et de la contenir, c'est de la tourner
vers les choses de la pensée. La spéculation pure que tu
crois si stérile est le principe de toutes choses. La pen-
sée est la condition du développement de toutes les
facultés humaines, et hors d'elles, point de salut.
Comptes-tu pour rien le calme ? Je sais ce que tu souf-
fres ; cette activité impétueuse, cette fièvre de désirs
ambitieux, sensuels, politiques, ces agitations sceptiques
te rendent-elles heureux? Peux-tu vivre avec de pareils
hôtes? Et quand il s'agit de leur partager la place et de
leur fixer à chacun leur domaine, ne vois-tu pas qu'il
faut avant tout, dans ton âme, allumer un (lambeau?
Je reviens toujours sur le même sujet, mon cher Pré-
vost, pardonne-moi et dis-moi sincèrement si je ne te
lasse pas. Avec mon adoration pour les vérités de raison
L'KCOLE NORMALE 75
et la confiance absolue que j'ai dans le pouvoir de
l'intelligence, je ressemble à un catbolique qui ne sait
parler que de l'Église et de la foi. Mais, du moins, je
puis prouver ce que j'avance, et pour se mettre hors des
prises de la doctrine qui me possède, il faut s'être mis
en dehors de la raison.
Si tu savais quelle joie et quel repos c'est que de sa-
voir combien l'âme s'étend et se met au-dessus des
événements, combien alors elle participe de la nature
absolue de l'Être ! Au moins, par amour de tes opinions
politiques, écoute-moi : tous les raisonnements que tu
vas faire sur le droit de propriété, d'association, la
nature du gouvernement, l'avenir de la France, tout
cela sera faible et sans valeur si tu ne remontes pas
plus haut. Veux-tu traiter les choses politiques comme
des questions d'amplification ou d'éloquence française?
Mais tu n'es ni un sceptique, ni un rhéteur ; au contraire,
tu es un croyant, et tu crois même à la façon des catho-
liques, sans voir véritablement, ni savoir.
Un de mes anciens amis* vient de revenir d'Angleterre,
où il a vécu deux mois dans l'intimité de M. Guizot,
qu'il connaissait auparavant. Il en a rapporté des con-
seils par écrit sur les études préparatoires à la vie poli-
tique. 11 faudrait que tu voies combien ces études sont
nombreuses et approfondies !
Si tu persistes à lire Spinoza, lis-le lentement et pru-
demment. Il n'est mon maître qu'à moitié. Je crois qu'il
a tort sur plusieurs questions fondamentales.
1. M. Cornelis de WiU.
7G CORRESPONDANCE
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE
Paris, 10 avril 1849
Je viens d'avoir cinq jours de congé à Pâques; le di-
recteur* m'a fait appeler et de lui-même m'a offert la
permission de découcher. Cela est très gracieux, n'est-ce
pas? 11 paraît que l'on m'a fait à l'École une réputation
de travailleur et de philosophe et l'Adniinistralion m'en
escompte d'avance les profits. J'ai donc passé ces cinq
jours à la campagne chez mon oncle Alexandre, mais
admire mon malheur: le choléra^ ou plutôt une petite
espèce de choléra bénin m'a pris et couché au lit pen-
dant ces cinq jours.... Tu conçois combien j'ai dû m'en-
nuycr, je sortais de la vie la plus active, la plus travail-
leuse, la plus fertile d'idées qu'il soit possible d'imaginer,
la vie d'école; il me semblait être descendu dans un
caveau. Et ces projets que j'avais faits de concerts et de
spectacle! tous tombés dans l'eau. Enfin aujourd'hui je
vais mieux et je t'écris de l'Ecole, où je suis rentré à
peu pi'és guéri. Presque tout le monde à Paris est indis-
])Osé de la même façon, de sorte que je ne me suis pas
inquiété; ne t'inquiète pas non plus; je suis sain et in-
tact en ce moment et j'ai payé mon impôt : le choléra
ne m'enverra plus son huissier.
Ne montre pas ton goût pour les arts, la littérature,
la science; garde ces choses en toi-même; là où tu es'',
1. M. Dubois.
2. On sait qu'une violtMite épidémie de choléra sévit à Paris
en 1849.
5. Mlle Virginie Taine était alors en villégiature chez des amis.
I
I/ÉCOLE NORMALE 77
elles sembleraient ridicules; tu paraîtrais enthousiaste
et romanesque. Écris-moi et parle-moi de tout ce que
tu penses, je ne me soucie pas de nouvelles, mais de
confidences. Dis-moi quels sont les mots et les phrases
de Bracebridge-hall* que tu ne comprends pas, je t'en
enverrai l'explication.
A PREVOST-PARADOL
Paris, 18 nvril 1840
Je viens de lire ta lettre; je t'aime comme cela;
écris-moi toujoui's ainsi, en t'abandonnant à ta pensée
ou à ton sentiment; est-ce que ce n'est pas la meilleure
marque d'amitié d'écrire tout, sans chercher à rien dé-
guiser ni adoucir, sans crainte d'attrister, ou d'offen-
ser?
Je te plains, mon pauvre ami; je pourrais te guérir;
tu ne veux pas; je le désirerai toujours, mais je crains
qu'il ne soit bientôt plus temps-. La politique va t'eni-
porter; tu vas t'enrôler sous un drapeau; puis une fois
dans la vie de l'action, comment pourras-tu revenir à la
vie de la pensée? Le retourte sera fermé. Ne l'est-il pas
déjà? Et n'est-ce pas cette ardeur pour la politique et
1. Par Washinglon Irviiig.
2. Gréard, ibid., p. 150, 18 avril : « La philosophie qui fait ton
repos, ne saurait faire le mien, tant je suis déjà mêlé aux choses
de ce monde et engagé avant dans la vie..,. Nos opinions dillorent
et nous nous brûlons nos Dieux l'un à l'autre. Philosophe, quelle
main peux-tu me tendre sans dire : Voih'i un matérialiste socia-
liste? Quelle main puis-je to tendri» sans dire : Voilà un rêveur".' »
78 CORRESPONDANCE
l'action qui t'empêche d'étudier et de chercher une lu-
mière? N'est-il pas déjà aveugle, celui qui nie le besoin
de la lumière?
Quel malheur! Et combien j'en suis peiné! Que de
choses perdues! Plus je relis tes lettres, plus je m'at-
triste ; j'y vois l'âme la plus ardente, le cœur le plus
généreux et le plus dévoué, les dons de l'esprit, de la
logique, du style, tout ce qui fait l'homme le plus ai-
mable, le plus estimable, le plus capable. A quoi bon
tout cela? A faire ton malheur. Regarde, mon ami,
combien tu es d(\jà malheureux; combien cette ardeur
pour l'action, cette sensualité de désirs, cette fougue
irréfléchie qui erre de tous côtés, ne sachant où se pren-
dre et cherchant à se fixer, combien tout cela affaiblit
ton corps, ta volonté et ta pensée. ïu ne peux pas espé-
rer le bonheur de cet ami dont tu me parles; tu étais
son maître; tu as été au fond du scepticisme avec moi;
nous en avons rapporté une goutte de liqueur empoi-
sonnée, qui flétrira toutes nos croyances, et ne pourra
trouver son remède que dans la science absolue. Tu ne
veux pas du remède ; eh bien ! je te jure que la maladie
te suivra, et que tu auras beau t'étourdir, elle te pren-
dra cà la gorge au milieu de tes efforts les plus passion-
nés pour le service de tes opinions chéries. Ne te sou-
viens-tu pas que nous avons poussé le doute jusqu'aux
extrêmes limiles, que nous avons tout nié, patrie, de-
voir, pensée, bonheur, et que nous avons triomphé dans
la destruction*? Ce n'est pas nnpunément qu'on prend
1. Vdir ji. '_>r> : InlrodiK lion il{> la Deslinéc humaine.
I
«
L'ÉCOLE NORMALE 79
unt- telle nourriture. On y gagne un esprit trop haut
liOiir se laisser prendre aux appas qui captivent les
hommes; à moins de te détruire toi-même, tu sentiras
toujours du mépris pour les grossiers tribuns avec qui
lu veux t'allier; lu te sentiras toujours du doute pour
des opinions fondées sur de pures probabilités comme
celles que tu m'exposes. Et, en supposant que tu t'en-
fonces entièrement dans ces convictions, ne serait-ce
pas encore un plus grand malheur? Perdre la vue de la
lumière, descendre au niveau des autres hommes, deve-
nir une simple machine au service d'une passion per-
sonnelle, ou d'une opinion étrangère, perdre la liberté,
car la seule liberté est dans la pensée, ce ne serait plus
vivre, j'aimerais autant être mort.
Quand je pense à ce que tu es, je vois tout en toi,
hors la volonté. Que de choses lu as et dont je manque.
Que je changerais volontiei-s mon bagage contre le tien,
en gardant seulement de tout ce que je possède, la vo-
lonté d'user de mon nouveau lot! Considère que je n'ai
jamais rien fait que par la volonté et l'intelligence,
parce que la nature était en moi mauvaise et rebelle,
que je n'ai compris les arts que par la pensée, et le
beau que par la philosophie et l'analyse. Pour toi tu as
la nature bonne; tu as une nature d'artiste et d'orateur
outre la nature de penseur qui nous est commune. Nul
de tous ceux que j'ai connus dans mes classes, n'avait
des dons pareils, et n'avait senti avec cette profondeur:
comprends par là combien je tiens à toi, combien je
souffrirais de te voir tomber dans l'erreur, le malheur
80 CORRESPONDANCE
OU rirnpiHSsance, combien sur loi jo fonde d'espé-
rances. Ne les renverse pas. Il y a si peu de gens qiii
penvenLl Faut-il donc que ceux qui peuvent, ne veiiil-
len t pas !
Je serais bien heureux si je savais quel secours peut
te retirer de l'abîme où tu enfonces et où lu sens le
terrain te manquer tous les jours; que puis-je, sinon te
donner mon exemple? car tu me croiras et tu ne met-
tras pas ma sincérité en doute. Sache donc que j'ai les
mêmes sujets de tristesse que toi, de plus grands peut-
être, qu'ici et nulle part je n'ai personne pour me
comprendre, tandis que tu avais deux amis, que je
lutte, que je souffre, que je travaille seul, et que ce-
pendant je suis tranquille. La sérénité de la pensée
finit par apaiser les orages de l'âme; la hauteur où elle
vous porte permet l'indifférence et le mépris, sans dé-
truire la sympathie et le désir. Que puis-je te dire
après cela? Car sans doute, ce que tu souhaites, c'est
le bien, le bonheur; tu ne l'as pas; et moi, je te dis
où il est, non pas par des raisonnements, tu les mé-
prises, mais par expérience, avec des preuves sensibles.
Que veux-tu de plus? Pourquoi ne réponds-tu rien
aux prières, aux raisonnements dont je charge mes
lettres? Dois-je croire, comme Spinoza, que « quelque-
fois une passion s'attache à l'àme de l'homme avec tant
de force, qu'il est impuissant à la chasser » ?
Pardonne-moi de revenir tant de fois à la charge; tu
en sais bien la raison; c'est que je t'aime; et je crois
que celle amitié est de l'espèce la meilleure et la plus
L'ECOLE NOUMALE 81
forlo, puisque ce que j'aime en toi, c'est ton excellenle
nature que ta faiblesse essaie en vain de gàler. Ne
crains pas que cet attachement puisse être altéré par
la contrariété de nos opinions; si je t'exhorte tant à
passer dans mon camp, sur ma parole, c'est moins pour
jouir du plaisir de notre concorde, que pour te voir
arriver au point où tu mérites d'arriver, je veux dire à
la vérité! D'ailleurs, au fond tu ne seras jamais bigot de
tes doctrines; je te dis que tu as le scepticisme au
cœur, et que tu le conserveras, cet hôte importun, jus-
qu'à ce que lu veuilles m'imiter. Ne te souviens-tu pas
de cette promenade que nous avons faite ensemble, il y
a trois mois, de tes confessions et des miennes. 0 socia-
liste, quel étais-tu alors? Ne m'avouais-tu pas qu'avec
le vulgaire tu étais dogmatique, mais qu'avec moi tu
reconnaissais toules tes croyances pour probabilités?
D'où vient que ces fragiles abris dont tu te riais avec
moi sont tout d'un coup devenus des édifices invinci-
bles, capables d'abriter toute ta vie et de couvrir l'hu-
manité? Ne te souvient-il plus que tu ne marches que
sur le provisoire? Veux-tu me traiter comme un N...?
Quant à moi, je ne te traiterai jamais comme un maté-
rialiste ni comme un socialiste; je sais ce qu'il en est
et lu ne me tromperas pas. Tu es un sceptique et tu
ne crois (jiie provisoirement.
Avec toi, je n'agis pas ainsi; ici je me tais, je me
cache; je dissimule ma foi, elle me ferait moquer et
persécuter; je poursuis l'œuvre en silence, et, comme
un mineur, je fouille toujours plus avant, et je tombe
U. TAINE. — COnUESrOXDA.NCE. 0
82 CORRESPONDANCE
dans des puits nouveaux. Je saurai, je croirai! Je sais
déjà et je crois! Ah! si tu voulais! Si tu avais la raison
de retarder ta vie politique, d'attendre jusqu'à ton en-
trée à l'École, et là de travailler avec moi î Je n'en dés-
espère pas encore; aujourd'hui tu m'écris malade de
corps et d'esprit. D'ailleurs, pourquoi m'accuser d'être
un spéculatif et un rêveur? Grois-lu que je veuille dé-
vouer ma vie entière à la connaissance pure? L'action
aura sa part, mais en son temps, et quand je saurai
comment agir, la philosophie sociale sera pour moi un
commentaire et un corollaire de la philosophie de l'his-
toire et de la métaphysique. Ne sais-tu pas que M. Prou-
dhon, le grand socialiste, a commencé par là et que sa
Banque du peuple n'est que la conclusion scientifique
d'une démonstration ?
Encore un mot : tu as hien souffert en entendant ton
jeune ami dire : « Qui sait si en mourant je n'appelle-
rai pas un prêtre? » Avec tes opinions chancelantes et
prohahles, es-tu sûr que tu n'en feras pas autant?
Ne ris pas. M. Gratry, élève des plus distingués de
l'Ecole polytechnique, ayant ohtenu le prix de philoso-
phie au concours, adepte passionné de Saint-Simon
pendant longtemps, s'est fait prêtre catholique. Il est
notre aumônier maintenant.
Cela est terrible à penser, n'est-ce pas? Oses-tu bien
à présent rejeter la philosophie, et ne pas chercher ses
démonst/aiions? Tant que sur ta table tu n'auras pas
c»' bréviaire invincible, je veux dire la géométrie des
choses, je no réponds ni de lui, ni de moi, ni de per-
i;ÉGOLE NORMALE 83
sonne! La science est une ancre qui fixe Tliomme; qui
ne l'a pas, peut être poussé aux écneils qu'il redoute le
moins.
Adieu, et écris-moi le plus que tu pourras. Je te par-
lerai de ma philosophie quand tu voudras. Mon Dieu
n'a rien de commun avec le Dieu-houireau du chrislia-
Qisme, ni le Dieu-homme des philosophes de second
ordre. Il est le positif ahsolu, c'est-à-dire la réalisation
une et complète de tout l'être, et tout en lui et hors
de lui est nécessaire comme lui.
Si ceci peut t'attirer à mes opinions, je te dirai que
comme toi je crois à la légitimité des passions et à
l'identité des lois du monde, et des lois de l'humanité
et de la pensée. Seulement il faut s'entendre.
Courage! et reporte sur moi un peu de l'affection
que tu avais pour cet ami que tu as perdu.
Quant au jeune homme dont tu me parles, la pre-
mière fois que je le verrai, je prendrai par écrit les
conseils de M. Guizot.
AU MEME
Paris, 1" mai 1849
Mon cher ami, puisque tu es décidé à te faire inq^rimor
tout vif*, et que tu ne réponds pas à mes objections, je
I. (iréard. ibid., p. 154 : 27 avril. Le travail projcic (|ui avait
puiu" !ili-e Conseils à un jeune homme; Du choix d'un purli, lui
iiiipriiné eu 1851 ; il est sv^nd Lucien Sorel.
84 CORRESPONDANCE
te considère comme tombé dans rimpénitencc finale.
Ainsi, mon cher damné, je t'accepte connue tel; et je
vais causer avec toi comme si tu étais définitivement
dans l'enfer, je veux dire dans le socialisme.
Tu me montreras ta prochaine publication avant de
la donner aux journaux; j'y compte. Tu sais que quatre
yeux valent mieux que deux pour regarder, et que celui
qui n'a pas composé l'ouvrage voit peut-être plus dis-
tinctement que celui qui s'est ébloui la vue à en limer
toutes les parties. Je te dirai d'avance tout franchement
que je crains un défaut. Tu te souviens de l'adresse de
M. Baudrillart* à la jeunesse; cela était chaleureux, tra-
vaillé, sérieux; mais cela sentait la rhétorique, l'aca-
démie; un soin trop attentif de la forme, un trop grand
désir de mettre quelque chose de dramatique dans le
récit, gâtait cette bonne composition et lui donnait l'air
d'une œuvre d'écolier. Je soupçonne par ta lettre que tu
cours le même risque : cette forme littéraire, animée,
savante, ces discours alternatifs des deux partis, ce rôle
de conseiller que tu prends, cette recherche du bon
style! Je crains que ta composition ne soit meilleure
pour l'École normale que pour la presse. La presse
demande moins d'art, moins d'orncmenis; elle veut un
style d'affaires, ou de science logique.
Il faut prendre garde à ton premier pas. Ne t'ai-je pas
dit que, dans ton dernier travail sur M. Michelet, il y
avait quelque chose qui sentait encore un peu trop le
1. Baudrillart (Hciiri-Joscpli-I-ôoii), écoiioinistc. membre do llii-
s;ilut, ïié ù Pui'is cil 1821, mort en 1802.
L'ËCOLE NORMALE 85
travail clos classes? Cette belle phrase, imitée de Rousseau,
harmonieuse, riche, élégante, ces longs et heureux dé-
veloppements sembleraient déplacés. Dans le temps où
nous sommes, les paroles sont des actions, et l'on ne
veut pas de fleurs au bout des baïonnettes. Ote toutes
les tiennes, si tu peux. Prends une forme moins belle,
plus brusque, plus sèche, plus frappante, moins digne
d'un artiste, plus digne d'un pamphlétaire. Réussis, il le
faut. C'est le seul moyen que j'aurai pour me consoler
de ta résolution. A la place du silence que tu me re-
fuses, donne-moi la victoire.
Tu pardonneras tout ceci, j'espère; tu sais bien que
je te dis tout, aussi librement qu'à moi-même, et que je
ne t'aime jamais plus que quand tu en fais autant pour
moi.
J'ai à peine eu le temps, lors de notre dernière ren-
contre, de te dire quelques mots. Une lettre est bien
courte, et je n'ai pas le temps maintenant de les faire
longues. Néanmoins, je veux entamer avec toi un sujet
de conversation, la politique.
Je suis majeur depuis huit jours, et je ne vote pas,
quoique je le puisse. Je m'en trouve incapable, et voici
pourquoi :
Je n'ai que deux opinions fermes en politique : la pre-
mière est que le droit de propriété est absolu, je veux
dire que l'homme peut s'approprier les choses sans ré-
serve, en faire ce qu'il veut, les détruire une fois qu'il
les possède, les léguer, etc.; que la propriété est un
droit antérieur à l'Etat, comme la liberté individuelle;
86 CORRESPONDANCE
que l'homme possède les choses absolument et dans leur
^ond, et non pas seulement la valeur qu'il leui'a donnée.
La seconde est que tous les droits politiques des citoyens
5e réduisent à un seul, qui est celui de consentir à la
forme de gouvernement existante, soit explicitement,
soit tacitement; que, par conséquent, toutes les formes
de gouvernement sont indifférentes en soi, et n'em-
pruntent leur légitimité que de l'acceptation de la nation.
Hors de là, je ne connais rien du tout. Par suite, je
Siuis incapable de voter pour deux raisons :
La première est que, pour voter, il me faudrait con-
naître l'état de la France, ses idées, ses mœurs, ses opi-
nions, son avenir. Car le vrai gouvernement est celui
quuest approprié à la civilisation du peuple. 11 me
manque donc un élément empirique, pour juger du meil-
leur gouvernement actuel. Je ne sais ce qui convient à
la France. Et conséquemment, je ne puis voter ni pour
la république, ni pour la monarchie, ni pour le suffrage
universel, ni pour le suffrage restreint, ni pour M. Guizot,
ni pour M. Cavaignac, ni pour M. Ledru-Rollin.
La seconde est que, quand même je saurais ce qui
convient à la France, j'ai trop peu de connaissance du
mérite, de la probité, des opinions des candidats pour
pouvoir choisir entre eux. Il n'y a pas longtemps que je
suis des yeux la vie politique, et, de tout ce que j'ai lu
et vu, je n'ai recueilli qu'un chaos de jugements contra-
dictoires qui me laissent dans un doute complet.
Donc, je m'abstiens.
La passion ne peut, à défaut de la raison, me pousser
1
L'ÉCOLE NORMALE 87
vers aucun des deux partis. D'abord, lu sais que je ne
fais rien par passion. Ensuite, je te déclare que les deux
partis me révoltent et nie dégoûtent. 11 me semble voir
un tas de misérables idiots, ivres et furieux, qui remuent
à pleine pelle et se jettent les uns aux autres les men-
songes et les ordures. Toute ma nature de philosophe et
d'artiste se soulève; je vomirais de dégoût, si je ne riais
de mépris. Et je me demande souvent si le Peuple
n'est pas un journal inventé par les réactionnaires, et le
Constitutionnel une feuille payée par les socialistes.
Je sens bien que l'un est le parti du présent, l'autre
le parti de l'avenir. Mais, à voir ces deux troupes de
gueux fanatiques patauger à qui mieux mieux dans des
tas de boue, je ne sais ce qu'il y a de bon chez les uns,
ni chez les autres. Au milieu de tous les arguments qu'ils
se jettent à la tête, je cherche des raisons, je ne vois que
des déclamations et des banalités. C'est une guerre entre
ceux qui veulent laisser les autres mourir de faim et
garder tout pour eux, et ceux qui tâchent de voler ceux
qui ont quelque chose. Donc, laissant là les prédicants
de guerre civile, je me rejette dans la science pure, per-
suadé qu'il y a du bon et dans le présent, et dans l'avenir,
dans le présent parce qu'il existe, dans l'avenir parce
qu'il sera ; décidé à le chercher aussitôt que je le pourrai ;
étudiant pour cela; approfondissant la philosophie et
l'histoire pour arriver 'a la science sociale, et tâcher de
déterminer ce qui est bon et durable dans notre état de
choses, ce qu'il laut y changer, ce que m'nppoitera
l'avenir.
88 CORRESPONDANCE
Je me lais et j'apprends.
Adieu, porte-toi bien, mon pauvre malade de corps et
d'esprit.
Si tu écris à Planât, dis-lui que j'irai jeudi, vers une
heure chez lui, lui porter réponse moi-même. Ma lettre
serait trop courte, et, d'ailleurs, j'ai trop peu de temps.
Farewell. Remember Paul-Louis Courier; non quœ
sapiat, dictio, sed quae feriat.
AU MEME
Paris, 10 juillet 4849»
Mon cher Prévost, j'ai été longtemps sans l'écrire
pour deux raisons. Ma mère est revenue pour quinze
jours à Paris, et je passais mes jours de congé avec
elle. Le reste de la semaine était occupé par la pré-
paration de la licence.
Nous serons présentés dans huit jours ^. Ah! mon
cher, quelle corvée! Quelle indigestion j'ai! Je suis oc-
.cupé en ce moment à apprendre la date de la naissance
et de la mort des auteurs, celle de leurs ouvrages, à
faire des analyses et des comptes rendus, à étudier
grammaticalement les textes, à me fourrer dans la cer-
velle le sens d'une quantité de mots que je ne connais-
sais pas, enfin à me numir de toutes les ficelles qui font
mouvoir ces vieilles marionnettes universitaires ! C'est
1. Gi'éard, ibid., p. 458, 11 juillet.
'2, A l'exanjcn de licence. Voir pages 110 et 116.
I
LÉCOLË NORMALE 89
une besogne d'écolier de septième, c'est pourtant là
l'objet de nos études de première année; à en croire
M. Dubois, c'est de cela seul que nous devons nous oc-
cuper. C'est pour cela qu'on nous accable de compo-
sitions préparatoires, toutes faites dérisoirement. En
thème grec nous composions en commun, nous inter-
rompant de temps en temps pour bêler, miauler, hen-
nir. L'étude était devenue une vraie ménagerie, en
philosophie de même. Ce sont le plus souvent des ques-
tions absurdes. Sache maintenant que M. le Directeur
nous fait dire qu'il étudie particuUèrement les compo-
sitions, et y recherche les qualités intellectuelles et
morales (c'est sa phrase) de chacun de nous I
Tu es sans doute dans le même malheur. Thème
grec, vers latins, dissertations et discours, sotte pâture
de rhétorique, quelle figure cela fait auprès de la poli-
tique que tu aimes, et de la philosophie que j'étudie!
j'espère pourtant que tu as du courage. C'est une dro-
gue amère à avaler. Et il faut que tu l'avales, puisque
le professorat est ta vraie carrière et ta vraie ressource,
puisque la vie de cloître pourra seule te donner les ré-
flexions et les connaissances dont tu as besoin pour ta
politique, puisque tu es chef de famille ^ et que tu as
besoin d'être placé dans le monde pour donner la main
aux tiens.
C'est en vérité une étrange chose que la vie humaine.
Tant de travail, de tristesses, de dégoûts, de contraintes,
1. M. Prévost père était âgé et malade, et Prévost-Paradol avait
une sœur plus jeune que lui.
ftO CORRESPONDAINCE
pour nbou'ir à quoi? à an état qui en aura tout autant.
Répéter tous les ans le même cours, vivre avec des en-
fants ou des jeunes gens, se renfermer dans un pro-
gramme fixé, ne pouvoir approfondir rien, ne pouvoir
rien hasarder en fait d'opinions dans une classe, avoir
à ménager et son pai'ti et ses adversaires, être mesqui-
nement rétribué, voilà le professorat. Et pourtant cela
vaut mieux encore que tout autre emploi. Militaire?
C'est une servilité désœuvrée. Juge, homme d'affaires,
avocat, notaire, avoué? C'est un tracas de petites affaires,
de questions d'intérêt, de misérables petites disputes
particulières, qui raffinent l'esprit et rétrécissent le
cœur. Commerçant ? c'est la même chose. Au moins
étant professeur je suis libre, hors huit heures par
semaine ; quand je professe, je m'occupe de choses de
pensée, élevées et dégagées de toutes les mesquineries
de la vie pratique, et le reste du temps est à moi. Heu-
reux les riches ! ils n'ont pas cette servitude que je
m'impose. Ils n'ont pas besoin de vendre un quart de
leur vie pour racheter l'autie de la misère et se livrer
aux exercices virils de la pensée et de l'action. Forcé
de me vendre, j'ai vendu de moi le moins que j'ai pu.
Je tâcherai de vivre avec ce qui me reste.
Il n'y a que trois vies au monde : la pensée pure ou
la philosophie; la politique, ou l'action, c'est-à-dire la
mise à exécution de la pensée dans l'ordre du Vrai ;
l'art, c'est-à-dire la mise à exécution de la pensée dans
l'ordre du Beau. Qu'heureux est un homme de pouvoir
se donner dès l'abord à l'une de ces trois vies! — Nous
L'ÉCOLE NORMALE 91
tous, nous sommes obligés de marchander, de transi-
ger, de nous partager entre Dieu et le diable. « La
qualité, dit La Bruyère, met d'abord un homme en
passe; c'est trente ans qu'elle lui fait gagner. » Tu dois
me trouver bien aristocrate; ce n'est pas avoir les goûts
populaires, que de haïr ces carrières ordinaires où l'on
est pour sa part utile au genre humain. Hélas! oui,
moucher. Que veux-tu? Plus j'entre dans la vie réelle,
plus elle me déplaît ; plus les hommes que j'y vois me
semblent amoindris et rapetisses par leurs fonctions et
leurs habitudes; plus je souhaite l'indépendance. Mais
mon malheur, c'est d'avoir les désirs plus hauts que
l'esprit, je me déplais autant que les autres; je sens que
je suis et que je serai toujours petit, tout petit; qu'on
a beau cultiver un sol ingrat, on n'en peut tirer que ce
qu'il contient ; j'ai donc un fonds de tristesse perma-
nent et nécessaire; et ma seule consolation est la pen-
sée que tout cela n'est qu'un jeu de quarante ou cin-
quante ans, tout au plus encore, qu'au bout de tout cela
est le repos, l'éternel sommeil, j'espère, et qu'on peut
bien s'agiter un peu sur la route quand on a à riiôtelle-
rie un si bon lit pour vous recevoir.
Pourquoi ta brochure* ne paraît-elle pas?
1. Voir Girard, ihid., p. 157-158.
CORRESPONDANCE
AU MEME
Paris, 18 juillet 1849
Je prévoyais ta letlre * ; comme je m'y attendais, les
(lifficullés au parti extrême que tu me proposes^ ne
viennent que de toi. Je n'ai rien à te dire là-dessus; on
ne peut changer un homme. Pourtant, je ne sais si tu
l'examines bien toi-même. Tu te fais des monstres d'une
condition qui n'a en soi rien d'horrible, qui a été celle
de beaucoup de nos camarades, et que tu pourrais sup-
porter, je crois, sans trop d'eiforts de volonté, ni de
souffrances d'orgueil.
11 n'y a rien de honteux à donner des répétitions à
des jeunes gens, à leur prouver que leur professeur au
collège ne sait rien, à leur montrer quelle quantité de
travail il leur faut pour en arriver au point où l'on en
est soi-même. Tout dépend de la manière de s'y pren-
dre; j'ai vu les uns bafoués parce qu'ils n'avaient ni
instruction, ni gravité, ni intelligence ; les autres, qui
avaient gardé leur sérieux et montré aux élèves leur igno-
rance, les conduisaient comme des moutons. Un maître
d'études est serf; un maître de répétitions est seigneur.
Pour la volonté, tu te fais tort à toi-même. Quoi
donc, mon ami, avec ce caractère si ferme et si dis-
1, Gréard, ibid., p. 102, 16 juillet : « Quant ù rester chez M. Bel-
laguct coniuie répétiteur, je ne le ferai pas..., mou orgueil serait
blessé. Iieste l'unique alternative de ni'engager ou de passer ma
vie si obscurément que ce soit, jusqu'à ce que je m'élève ou que
je meure. »
2. Eu cas d'échec à l'École normale.
L'ECOLE NORMALE 95
posé à l'opposition, tu ne pourrais prendre une déci-
sion forte?
Nous avions si souvent parlé du plaisir de faire sa vo-
lonté envers et contre tous et soi-même, que je croyais
que tu l'avais ressenti. — Mais laisse là la volonté, et
calcule seulement l'avantage, le plaisir, l'utilité. Une
fois entré à l'École, c'est une vie tranquille, un repos
assuré, une instruction solide, un grand perfectionne-
ment de ton esprit, un moyen de t'élever dans le monde
sans craindre toutes ces misères qui sortent d'en bas et
nous prennent à la gorge. Ce n'est d'ailleurs que la con-
tinuation de travaux désagréables, il est vrai, mais que
tu supportes depuis deux ans; les quitter serait perdre ce
que tu as déjà gagné. Enfin tu ne te les donnerais que
comme tâcbe et pensum, le reste de ton temps s'em-
ploierait à la philosophie et à la politique. — Pose en
regard l'autre vie. Point d'avenir d'abord; une impasse,
des luttes de plume pour en sortir, tous les dégoûts et
toutes les misères littéraires; des ennemis puissants;
pas d'instruction suffisante, d'où une faiblesse néces-
saire, et peu de chance de te distinguer. Car il ne suffit
pas de bien écrire et d'avoir des pensées originales;
pour devenir quelque chose, il faut savoir et avoir réflé-
chi. Ensuite il est certain que, dans cette petite posi-
tion que tu désires, tu aurais plus de travail machinal
et désagréable qu'à ta pension. Aimes-tu mieux chiffrer,
copier, faire des expéditions, tenir des comptes, que de
lire du latin, d'étudier du grec et de la grammaire I
Mon Dieu '.jusque dans ces basses fosses de la littérature.
0-4 CORRESPONDANCE
lu vis avec les grands auteurs, et tu apprends le grec et
le latin. — En résumé, de ce côté moins de travail peut-
être, et un travail moins désagréable, et des effets infi-
niment meilleurs. La balance ainsi établie, il n'y a qu'à
savoir compter, la conclusion est claire.
Suckau passe sa licence; j'ai grand'peur pour lui,
non pas tant pour son latin, que j'ai à peu près purgé
de fautes, mais pour son style obscur et pâteux. — Pour-
quoi te désespérer, toi qui écris d'une façon si origi-
nale, si pénétrante et en même temps si riche et si
ornée ?
Je me souviens d'avoir vu de tes vers de rhétorique,
et de tes dissertations. Sauf quelques fautes grossières,
combien cela était au-dessus des platitudes dont on as-
sassine les malheureux professeurs ! Je me rappelle ce
vers, presque digne de Lucrèce, tant il est rude et
frappant :
(Jiiumquc hoc obsciimni mare et arctum littorc niillo
Morlem, aliquis noslruin intravit sociosque reliquit.
Vois-tu, il y a deux degrés dans le latin. Les plus forts
recherchent les élégances, les tournures convention-
nelles, les mots rares, enfin tout ce qui est la fine fieur
des assaisonnements de concours. Les autres, et tu en
es là, savent le sens des mots simples et usuels et, pen-
sant simplement, écrivent encore avec une force et une
correction suffisantes; tiens-t'en là. Et tu pourras écrire
sans faire de fautes, parce que tu n'auras pas de lon-
gues phrases à queue à dérouler, ni de coiislruclions
compliquées à édifier.
I
LECOLE NORMALE 95
Je compose aujourd'hui en vers latins et en tlième
grec. C'est la journée la plus rude. Les sujets de nos
deux dissertations n'étaient pas trop absurdes :
1" Quis usus sentenliarum in fiistoriis esse deheat.
2^^ Jusqu'à quel point les anciens pouvaient-ils écrire
riîisloire universelle et en concevoir le plan?
Demain et après-demain sont les examens oraux. Cela
dure une heure pour chacun.
Je suis content de ce que tu me dis pour ta bro-
chure. Allons, bonne chance ; tu vas débuter à la fois et
pour le monde et pour l'École. Puisses-tu réussir des
deux côtés. — J'espère être reçu à la licence ; mais ne
laisse pas de me souhaiter bonne chance de ton côté.
Ton maître d'études est-il capable d'être reçu ?
AU MEME
Paris, 24 juillet 1849
Mon pauvre ami, je compatis de tout mon cœur à ta
peine ^ Mais me serais-je jamais imaginé qu'elle serait
si dure? Je croyais que tu l'aimais pour son esprit,
te réjouissant de voir une noble nature croître et se
développei' par toi et sous tes yeux. Que faire contre un mal-
heur semblable? Si tu continues, je trojLiverai en toi la vie de
Uousseau ton maître : sou talent, peut-être ses passions,
et surtout ses douleurs. ïlélas, j'ai fait en vain tout ce
1. Prévosl-Paradul avait perdu uu ami ti-i-s ciiei". — Ses tler-
iiièrcs lettres de 1849 uont pas été publiées par M. (îréard.
96 CORRESPONDANCE
que j'ai pu pour te placer dans le tranquille asile de la
réflexion solitaire, et te communiquer ce calme qui suit
d'une y\e réglée, d'un amour ferme et patient pour la
science, du culte des arts, de l'admiration de la nature.
J'ai fait tout pour me pacifier, tu fais tout pour te trou-
bler. Puisses-tu être moins malheureux que ne le pro-
met ta nature ! Puisses-tu du moins, avec tous ces mal-
heurs, déployer tout ce qu'il y a en toi de talent et de
forces, et être grand si tu n'es pas heureux! Si la gloire
et la puissance ne viennent pas te consoler, comme
elles ont fait à ton mai Ire, je te plains. Peut-être aussi
que ces longues tristesses, ces inquiétudes, ces flux et
reflux de passion augmenteront, comme à lui, ton élo-
quence, et que, comme lui, du milieu de la souffrance,
tu tireras la grandeur.
J'étais comme toi quand je cherchais un ami et que
je t'ai trouvé, je suis encore tel que j'étais, et j'éprouve
les mêmes sentiments que toi. Je voulais quelqu'un qui
me complétât, qui eût les qualités que je n'avais pas,
qui pût faire les choses dont j'étais incapable. La nature
humaine est si misérablement imparfaite, qu'il faut ras-
sembler de tous côtés des hoînmes choisis pour former
avec eux tous un homme vraiment digne d'estime et qui
présente l'image telle quelle de la perfection. Juge de
ma tristesse en te voyant ainsi souffrir et te consumer;
et excuse mes éternelles instances, mes exhortations au
courage, et ce ton de prédicateur qui revient si souvent
dans mes lettres. J'ai un droit sur toi, c'est mon bien
que tu me voles en le laissant dépérir. Il y a en loi
L'ÉCOLE NORMALE 97
quelque chose de moi-même, un quelque chose qui
complète ma nature, auquel je tiens comme à mes
propres qualités. Avec quelle joie je verrais ce quelque
chose croître et se déployer comme il le peut et comme
il en est digne! Si tu savais, mon ami, combien l'esprit
et la noblesse de cœur sont choses rares au monde, tu
aurais pitié de toi-même et tu respecterais ces trésors
sacrés qui sont en toi. Voilà dix ans que je roule dans
les classes ; et je t'ai trouvé seul ; peut-être y a-t-il ici
un autre jeune homme d'un esprit égal au tien ; pour
son âme, je ne la connais pas. Voilà tout. Quand je vois
l'impuissance et la sottise universelle, les petites va-
nités et les petites capacités qui foisonnent dans le
monde, les ignorances et les préjugés infinis, et que je
me retourne ensuite vers les deux ou trois personnes
que j'estime pleinement, je ressemble à un homme
qui, au Musée, se détourne avec dégoût de tous ces
misérables barbouillages insolemment étalés, et se re-
jette avec ardeur et amour vers les deux ou trois tableaux
des vieux maîtres, que les nouveaux n'ont pas encore
cachés.
Ecris-moi souvent ainsi, et dis-moi tes peines. Con-
traint comme tu l'es, ce sera un soulagement. Pour
moi, c'est la plus grande marque d'amitié.
Y a-t-il quelque chose encore qui puisse te reposer et
te pacifier rùme?Je l'espère; Platon, et la campagne
doivent le pouvoir encore. Si cela est, le premier point
est de vouloir guérir ! 11 sera facile de redevenir homme
au milieu de toutes les souffrauces et de toutes les lan-
U. TAINL. COUniiSrONDANCE. 7
98 CORRESPONDANCE
gueurs. La chose est triste à dire. Mais il ne faut comp-
ter que sur soi dans ce monde; les amis vous manquent;
la maladie les enlève, l'éloignement vous les rend tout
changés ; la politique vous les aliène ^ C'est la plus douce
chose du monde et le seul asile dans cette vie orageuse
et incertaine que nous mènerons; mais il faut pouvoir se
suffire et vivre encore quoique seul. L'homme resté seul
a encore l'étude, les arts, la nature, et l'infini, chose qui
seule peut épuiser cette faculté immense d'aimer qui
est dans son âme. Aussi la philosophie est-elle une
grande maîtresse d'amour ; c'est encore une grande
maîtresse de résignation. Quand j'ai une vive souffrance
je m'occupe à considérer le mouvement général du
monde, et j'ouhlie mon petit moi en pensant à l'univer-
sel, ou du moins en songeant que tout cela finit, et que
dans trente ou quarante ans nous irons tous dormir.
Adieu.
Je suis reçu licencié le second ; E. de Suckau est
reçu.
AU MEME
Paris, 24 août 1849
Mon cher, tu es admissible le 58^ Il y en a o8 d'admis-.
C'est avec grand'pcine que tu es parvenu à ce mau-
1. C'est en clfet la politique qui a distendu plus tard l'étroile
liaison des deux amis.
'2. Voir Gréard, ibid., p. 2. M. Prévost-Paradol, reçu le der-
nier, fut classé second à l'examen de licence et, en troisième
année, il était le chef de sa promotion.
L'ÉCOLE NORMALE 99
vais rang. Un élève a entendu la dispute violente qui
s'est engagée à ton sujet, M. Vacherot te soutenant, tous
les autres t'attaquant.
M. Vacherot m'a parlé de toi aujourd'hui. Il désire
que lu viennes le voir demain samedi de midi à 1 heure
e( demie. Il veut te parler de tes examens passés et
fulars. — Prends garde à toi. L'administration a su que
tu avais expédié toutes tes compositions en trois heures.
On a pensé que tu agissais ainsi persuadé que ton prix
d'honneur* forçait les correcteurs à te recevoir : ce qui
a paru une marque d'orgueil et d'exigence et a indisposé
contre toi. Voilà le mal, mon pauvre ami; il ne faut
pas considérer seulement ce qui est hien en soi, mais
les jugements des autres dont nous dépendons.
Tu es dans un des moments décisifs de ta vie. L'em-
ploi que tu feras de ces deux mois décidera de ton
avenir, et, non seulement de ton état et de ton métier,
mais de ton instruction, et de ta valeur politique et philo-
sophique. Car à moins d'être ici au cloître, tu n'étu-
dieras pas sérieusement.
Si tu es un homme et non une femmelette, tu com-
prendras que qui veut la fin veut les moyens ; et qu'il
n'y a pas de fin préférable pour un homme, ni de bien
qui l'emporte sur la connaissance positive et la tranquil-
lité personnelle. Je te le déclare sur ma conscience, il
s'agit pour toi d'être un rhéteur, un sophiste, un igno-
rant, un journaliste à la feuille, un malheureux inquiet,
1. Prévost-Paradol venait d'obtenir au grand concours le prix
d'honneur de philosopliie.
100 CORRESPONDArsXE
tourmenté ; ou bien un orateur, un philosophe, un homme
sérieux et instruit, digne de parler aux autres et de les
gouverner.
Voilà pourquoi il faut, tous les jours de ces deux
mois, faire des versions grecques et latines, et appren-
dre les précis d'histoire. Tout ceci ne touche que toi, et
ne s'adresse qu'à ton intérêt. Mais songe encore à ce
que te demande ton ami et à ce que tu dois à ton père.
Si tu n'as pas le courage de faire ce qui est bon à
toi-même, sois du moins assez généreux pour songer à
ta famille et pour te souvenir que ton bien m'est aussi
précieux que le mien.
Adieu, ma lettre ne partirait pas si je t'en disais
davantage. Demain, quand tu viendras, nous causerons.
AU MEME
Vouziers, 11 septembre 1849
Cher ami, il pleut aujourdhui; veux-tu que je re-
prenne l'entretien à l'endroit où nous l'avons laissé il y
a douze jours?
Selon moi, tu as une fausse opinion sur le principe
des droits des particuliers et de l'État. Tu crois, comme
Rousseau, que les droits des particuliers ne sont que de
simples conventions, et qu'il n'en existe aucun en de-
hors de ceux qu'établit la volonté du peuple.
Toi, comme M. Jacques*, mon cher ami, vous êtes
1. Jacques (Amédéc-Florcnt), philosophe, ne à Paris en 1813, entré
L'ÉCOLE NORMALE 101
des tyrans. Ta maxime justifie la tyrannie de la foule; la
sienne celle des minorités. Tu détruis l'individu, lui,
l'État.
Selon moi, tout acte humain en général est chose
sainte et sacrée, c'est-à-dire que pour aucun motif on ne
doit le détruire, en d'autres termes, en empêcher l'ac-
complissement. La règle générale de la morale est de
faire toujours le plus grand hien et de sacrifier le plus
petit au plus grand. Mais les actes humains sont des
biens de telle sorte, qu'ils sont absolument inviolables et
ne peuvent être légitimement empêchés ou détruits,
quand, de cet empêchement, il suivrait un très grand
bien. Cette inviolabilité des actes humains est le prin-
cipe de ce que nous appelons droit.
Admets-tu cette opinion qui n'est autre chose que
l'affirmation de l'inviolabilité de la liberté humaine? Si
tu la rejettes, je t'en enverrai une autre fois la démons-
tration. Aujourd'hui je me contente de la poser.
Il suit de là que la liberté de parler, d'écrire, d'im-
primer est un droit; il suit de là que la vie et la pro-
priété de chaque particulier sont choses inviolables, et
qu'il a également le droit de les conserver. Ces droits,
comme tu le vois,^ se tirent non pas d'une convention
entre les membres de l'État (puisque nous n'avons pas
supposé pour les établir l'existence de l'État), mais sim-
plement de la nature humaine, considérée en soi.
Maintenant d'où sortent les droits de l'État? L'État, je
à l'École normale en 1832, décédé à Btienos-Aires en 1805, fonda-
teur de la Liberté de penser, où il écrivit de nombreux articles.
102 CORRESPONDANCE
crois que tu l'accordes sans peine, esl un être ou un
individu réel et vivant et non pas une abstraction. Si l'on
considère, dans chaque individu, ce qu'il a de commun
avec tous les autres, je veux dire la qualité de citoyen,
l'affection qu'il a pour la patrie, la partie de son exis-
tence comprise dans l'existence commune, on apercevra
un grand être, composé de tous les individus de l'État
considérés sous un aspect commun, et, par suite, indis-
cernables en tant que tels, et formant ainsi une unité
absolue.
Il suit de là que, dans une société, il y a autre chose
que les individus, il y a l'P^tat lui-même, et que l'exis-
tence de ce nouvel être ne détruit pas l'existence véri-
table et indépendante des individus.
Cet être est humain, puisque tous ses éléments sont
humains. Il est donc exactement dans le même cas que
les individus. Ses actes sont également inviolables; il a
des droits.
Ces droits consistent, comme ceux des particuliers,
dans la puissance légitime qu'il a de conserver son exis-
tence et sa propriété, qui est, comme pour les parti-
culiers, l'extension de son existence. En d'autres termes,
en tant qu'il s'exprime par le gouvernement, il a le
droit de se conserver contre les ennemis du dehors et
contre ceux du dedans, d'empêcher ce qui pourrait lui
nuire, etc., de lever des impôts, puisqu'il est coproprié-
taire avec chaque particulier, etc.
Tu vois que les droits de l'État se tirent comme ceux
des particuliers de la nature même des choses, et que les
L'ÉCOLE NORMALE 105
uns ne sont pas le principe des autres. Les droits se
tirent partout de l'existence; l'État, à titre d'être distinct,
a ses droits distincts comme ceux des oarticuliers. Ce
sont deux domaines qui se touchent, mais qui sont
séparés.
Par exemple, la majorité a le droit de prendre la forme
de gouvernement qui lui plaît : et cela, parce que cet
acte est un acte de TÉtat, en tant que tel, c'est-à-dire de
la collection de la nation considérée en tant qu'unité.
Moi particulier, qui sais une meilleure forme, je n'ai
rien à dire; je n'ai pas le droit de violenter l'État, pour
lui imposer un meilleur gouvernement, pas plus que je
n'ai le droit de violenter le particulier, mon voisin, pour
lui apprendre à mieux gouverner sa fortune. L'État est
libre.
Par exemple, j'ai le droit de conserver ma propriété
(ôtez le cas d'impôt). L'État ne peut la confisquer;
autrement il viole ma liberté. Comme l'inviolabilité de
ma propriété est constituée par sa nature même et non
par une délégation faite par lui, il ne peut me la retirer.
Je suis libre.
Mes actes sont inviolables au même titre que les siens.
Je résume en deux mots : l'acte ou l'existence humaine
est inviolable. Or, l'État et l'individu sont des existences
humaines. Donc l'acte ou existence de l'État et des indi-
vidus sont inviolables. D'où il suit qu'ils ont chacun des
droits indépendants, leurs existences étant des choses
distinctes.
Je ne te détaille pas les avantages de cette théorie;
i04 CORRESPONDANCE
elle consacre la liberté de l'I^^tat et des particuliers; elle
nous préserve des excès du communisme, vers lequel tu
penches, et des absurdités de l'individualisme où, d'après
ce que tu me dis, M. Jacques est tombé.
Képonds-moi là-dessus, si tu peux, et si tu veux. Dis-
moi aussi ce que lu fais, si lu souffres toujours de cette
inquiétude où je t'ai trouvé, si tu étudies le grec et l'his-
toire, si tu y fais des progrès, si, au défaut de l'École, lu
as à côté de toi quelque branche où tu puisses te poser.
Pour moi, je suis à Vouziers (Ardennes). Je cours
l'après-midi dans la campagne; je lis du grec et de
l'allemand le matin; je pianote tant bien que mal; je
dors beaucoup, je pense peu.
Cher ami, les plaisirs de société et ceux qui rassasient
la plupart des autres m'ennuient chaque jour davantage ;
à peine si je crois maintenant au plaisir; je comprends
encore l'ébranlement des nerfs, c'est là tout; mais cela
aussi perd chaque jour de mon estime. 11 n'y a qu'une
chose bonne au monde, c'est le repos d'âme, et l'acti-
vité d'esprit. Voilà pourquoi je t'écris des choses de po-
litique et de philosophie. Serait-ce la peine de te raconter
toutes sortes de petites choses qui m'arrivent et qui
forment la trame ordinaire de la vie? C'est à peine si je
prends plaisir quelquefois pour moi-môme à faire l'his-
toire naturelle de mon âme. A dire vrai, il n'y a de bon
que la connaissance des vérités absolues. Puissé-je en
découvrir, moi qui serai philosophe ! Toi qui es politique,
puisses-tu les appliquer! Le reste est une comédie.
L'ÉCOLE NORMALE 105
AU MÊME
Youziers, 25 septembre 1840
Tu es un grand malheureux, un grand paresseux, un
grand pendard. Comment ! à peine dans les Ardennes,
tu as mes premiers soins et mes premières amours, et
j'attends trois semaines une réponse! Faut-il donc faire
des frais avec toi, comme avec une demoiselle, et t'in-
viter trois et quatre fois avant d'obtenir un mot en
retour?
Je soupçonne bien un peu la cause de cette paresse ;
obliviosus amor, comme dit Horace. Ton nouvel ami te
fait oublier les anciens ; les longues promenades aux
Tuileries, les confidences mutuelles chassent de ton
esprit le pauvre exilé de province: je l'ai vu en descen-
dant ton escalier ; je ne suis pas comme lui su^wvoç, eù-
TTpoacoTToç, £uxvTi[ji.t;, etc., et tous les £Ù que tu voudras.
3Iais enfin, mon cher, souviens-toi que Socrate, qui
comme toi aimait les beaux jeunes gens, ne dédaignait
pas les malheureux plus ou moins mal bâtis qui s'atta-
chaient à lui, et recherchaient son entretien. Or donc à
présent, je recherche et je sollicite le tien; voudras-tu
me l'accorder ? Prends garde de te préparer trop à
l'avance au rôle de ministre, où la politique doit te con-
duire ; accorde des audiences à ceux qui te les deman-
dent ; sinon que Proudhon t'emporte, et va-t'en au diable !
Au reste ton silence vient un peu de ma faute; j'ai
fait ce que tu reproches à Planât, je t'envoie une lettre
de polémique philosophique, avec sommation d'y
106 CORRESPONDA^•CE
répondre ; je dois te sembler pareil à un coq qui toujours
dressé sur ses ergots appelle à lui des adversaires et
n'est heureux que dans la bataille. Pardonne-moi cette
manie, mon cher, ainsi que ma philippique de la fm
contre la vanité des occupations humaines ; je savais
bien que tu es paresseux à fouiller dans ton esprit, et
que tu aimes mieux laisser ta mine d'or inutile que d'en
tirer de quoi battre monnaie; mais j'espérais qu'en deux
semaines de temps tu trouverais bien quelques heures
de réflexion, et de loisir, et que tout au moins le désœu-
vrement et l'ennui des vacances te porteraient à exami-
ner la question. A vrai dire, j'espère encore ; et tu me
ferais grand plaisir de me dire ton avis sur l'opinion
que je t'ai envoyée....
Ne rougis-tu pas de rester dans l'indifférence et de me
taire ce qui se passe en toi? Sur ma parole, je juge
quelquefois que tu aurais dû naître directeur de théâtre
ou sultan; je crois surtout que tu aurais fait des mer-
veilles dans ce dernier poste. C'est un emploi facile et
viril tout à la fois. Souviens-toi de ton Lord Byron qui,
en parlant de l'éducation préparatoire à cette fonction,
dit qu'à vingt ans les jeunes sultans sont conduits au
trône ou à la potence et qu'ils sont en conséquence
Exactly lit l'or both.
C'est ce que je vous souhaite, mon frère.
Sérieusement, réponds -moi, et parle-moi de tes
études, de ton grec, de ton histoire, de tes projets d'ave
nir, si tu ne réussis pas à ri*>3ole.
L'ÉCOLE NORMALE 107
Comment veux-tu qu'une amitié s'entretienne, si l'on
ne sait pas ce qui se passe dans son ami ? Au bout de
deux mois, on est étranger l'un à l'autre. Allons, cou-
rage, écris vite, et vide ton sac.
Farewell.
AU MEME
Vouziers, 1" octobre 1849
Très cher, ta lettre me donne à réiléchir sur tes
rapports avec Planât, et sur mes rapports avec toi. Par-
lons de Planât d'abord.
Sois bon avec lui. Il est de nature artiste et systéma-
tique; quand il a une idée, il pousse sa pointe, croyant
bien faire, et ne voyant pas s'il choquera les autres. Par
exemple, cette fois, il s'était fait une certaine idée de
l'amitié, et voyant que tu n'y répondais pas et que tu
lui offrais une amitié moyenne, il a cru que tu ne lui
offrais rien du tout. — Tout ou rien, voilà son mot; de
plus, ne comprenant d'autre conversation que les entre-
tiens sérieux et actifs, il n'a pas supporté ta paresse, et
a cru que tu ne voulais pas causer. Tout cela vient
d'une nature excessive et absolue. Pardonne-lui puis-
qu'il est tel et ne peut se refaire. Au fond, vois-tu, je le
sais, il t'aime fort et t'estime autant. H m'a parlé de
cette affaire, et si sa lettre est irritante, c'est tout invo-
lontairement. Ne lui réponds rien de dur. Quand la fou-
gue de sa précipitation sera passée, il comprendra
qu'on ne moule pas ses amis d'après sa fantaisie, et
108 CORRESPONDANCE
qu'il faut les accepter tels qu'ils sont. U m'aura pour
philosopher, il t'aura pour causer; j'en suis très sûr, il
est tout à toi.
A nous deux maintenant. J'ai dû bien souvent mériter
le reproche que tu lui fais. Moi aussi, j'ai poussé ma
pointe; te souviens-tu de mes prédications philosophi-
ques de l'hiver dernier ?
Pauvre garçon, tu as été bien patient avec moi ! Que
veux-tu ? L'homme est ainsi fait ; il s'efforce d'imposer
à chacun sa façon de voir et son genre de vivre; j'ai de
plus une excuse qui m'est propre : c'est la persuasion
absolue où j'étais et où je suis encore que mes idées
sont vraies, et que mon système de conduite est le se ni
qu'un homme doive suivre.... J'étais comme un fou-
gueux néophyte, une sorte de Polyeucte, te poussant à
la conversion et au martyre, et toi, ma chère Pauline,
tu remplissais très bien ton rôle: nos lettres étaient une
sorte de dialogue, semblable à celui-ci :
Pauline. — Tu préfères le monde à l'amour de Pauline?
Polyeucte. — Vous préférez le monde à la bonté divine?
Pauline. — Imaginations!
Polyeucte. — Célestes vérités !
Pauline. — Étrange aveuglement!
Polyeucte. — Éternelles clartés!
Bref, aujourd'hui je trouve que Pauline a été bien
raisonnable et bien bonne de ne pas me souffleter. C'est
pouiquoi ne soufflette pas Planât.
Je suis calmé à présent, en gardant les mêmes con-
victions, j'ai vu qu'il fallait prendre les gens comme ils
L'ÉCOLE NORMALE 109
sont. J'aimerais mieux te voir philosopher, éclaircir tes
idées, travailler activement d'esprit; j'ai fait ce que j'ai
pu pour t'y pousser ; tu en serais plus heureux et moi
aussi. Je n'ai pas réussi; tant pis ; c'est que ta nature
est autre ; et de même que le cercle ne comporte pas les
propriétés du carré, de même, pour parler métaphy-
sique, ta nature ne comporte que les propriétés qui sont
contenues dans son essence ou définition. Je me rési-
gne, tu seras orateur et non philosophe. Ton contenu
est encore très bon et très beau, le meilleur et le plus
beau que je connaisse ; je l'aimerai toujours, si tu le
veux bien. J'étais comme cet enfant à qui on deman-
dait s'il voulait de la tarte ou de la confiture, et qui
voulait de la tarte à la confiture, se dépitant et se
désolant parce qu'il ne pouvait avoir que l'un des
deux. A présent que je suis grand, je mange très bien
ma tarte sans confiture; e,i je te conseille, cher ami,
d'en faire autant par rapport à moi.
Donc, 1° tu m'as pardonné mon avant-dernière lettre,
mes sommations respectueuses de t'occuper de politique,
mes malencontreux efforts pour t'y traîner par les
oreilles malgré toi.
Donc, 2^ tu me pardonneras à l'avenir les sottises de
pareil genre que je pourrais commettre ; car la chair
est faible; et de mon essence ou concept philosophique,
il pourrait bien sortir de temps en temps, comme d'un
vase trop plein, des bouffées scientifiques, désagréables
aux nez oratoires et poétiques comme le tien.
De plus, en pareille occurrence, tu me rappelleras à
110 COHRESPONDAINXE
la raison, comme on y rappelle un élève qui au tableau
a manqué une démonstration, faute d'avoir considéré
assez une des données delà question. Or, ici la donnée,
c'est ta nature.
Voilà le traité que je te propose entre nous, et que je
te conseille de faire avec Planât. La belle chose, si le
cercle allait s'irriter contre le carré, parce que toutes
les parties du carré ne sont pas à égales distances du
centre, et si le carré excommuniait le triangle, parce
que le triangle n'a pas quatre côtés ! Nous sommes à
nous trois, l'un le carré, l'autre le cercle, l'autre le
triangle. Vivons d'accord, et précisément en vertu de
notre nature différente il sortira de notre union de
nouvelles propriétés.
Bien entendu que si jamais, te trouvant malheureux
de ta façon de vivre et me voyant heureux de la
mienne, tu penches du même côté que moi, je me
réserve le droit de t'y pousser. La réciproque sera
vraie.
En foi de quoi je signe ici
H. Taine.
Si tu étais chrétien, mon pauvre ami, je t'enverrais
pour te consoler de M. Bellaguet ', et de tes craintes,
un chapitre de Vlmitation. Si tu étais philosophe, la
5^ partie de Y Éthique. Poète, platonicien, Grec, je t'en-
voie une petite pièce d'Anacréon.
Le passant. — « Aimable colombe, d'où viens-tu? d'où
1. M. Bellaguet était chef d'une institution très connue. Prcvost-
Paradol v faisait ses études et suivait les cours du collège Bourbon.
L'ÉCOLE NORMALE 111
viens-tu? Pourquoi tous ces parfums qui s'exhalent et dis-
tillent de tes ailes pondant que lu cours dans Tair? Qui
es-tu? Que vas-tu faire? »
La colombe. — C'est Anacréon qui m'a envoyée vers son
amour, vers Bathylle, le maître et le roi de toutes les âmes.
Vénus m'a vendue pour un pelit hymne; et moi je sers
Anacréon, en ce que tu vois, portant ses lettres. Il dit que
bientôt il me fera libre. Mais moi, quand il voudrait me
lâcher, je resterai esclave auprès de lui.
— Car, pourquoi irais-je voler par les champs et les
montagnes, et me poser sur les arbres, mangeant quelque
fruit sauvage? Aujourd'hui, je mange du pain, le prenant
des mains d'Anacréon lui-même; il me donne à boire le vin
qu'il a goûté ; quand j'ai bu, je sautille et je volète sur lui,
l'ombrageant de mes ailes.
— Pour dormir, c'est sur sa lyre même que je vais me
poser. Tu sais tout, va-t'en ; homme, tu m'as rendue plus
bavarde qu'une corneille. »
CHAPITRE II
Seconde année : La vie à l'École, la réaction de 1850. —
Travaux particuliers : Philosophie, dogmatisme. — Pré-
paration à l'agrégation de philosophie. — Esquisse d'une
histoire de la philosophie.
L'année 1849-1850* commença heureusement; Prévosl-
Paradol était admis à l'École*, comme son ami l'avait si
ardemment désiré, et la correspondance allait être rem-
placée par la causerie quotidienne et la plus douce inti-
mité. Edouard de Suckau^ entra bientôt en tiers dans cette
amitié; homme délicat, bien élevé, épris comme ses deux
amis d'idées générales et de hautes spéculations philoso-
phiques, il noua avec Ilippolyte Taine une étroite liaison
qui ne fut rompue qu'à sa mort (en 1867). Au milieu de
cette jeunesse ardente et studieuse, d'autres groupes se
formaient peu à peu selon la conformité des aptitudes et
des goûts. Hippolyte Taine, assez bon pianiste et très grand
1. Nous n'avons aucune lettre de M. Taine d'octobre 1849 à oc-
tobre 1851. Sa mère et ses sœurs étaient revenues à Paris: Pré-
vost-Paradol était ii l'École normale, et Planât, son autre ami
intime, n'a rien conservé de ses correspondances de Jeunesse.
2. Prévosl-Paradol, inal{i;ré de brillants examens oraux, avait clé
reçu le 20^ et dernier. MM. Octave Gréard, Levasscur, Ponsot,
Villctard de Prunières, qui restèrent les amis de M. Taine, faisaient
aussi partie de cette promotion.
5. Voir p. 157.
L'ÉCOLE NORMALE 115
amateur de musique, avait rencontré parmi ses compa-
gnons un violoniste et un violoncelliste, MM. Rieder* et
Quinot^, avec lesquels il jouait des trios de Mozart et de
Beethoven; il trouvait d'autres délassements dans la cau-
serie étincelanle d'Edmond About : si renfermé qu'il fût
dans la spéculation pure, il aimait par contraste la verve
intarissable, l'abandon, la fantaisie de son jeune camarade,
et supportait de la meilleure grâce du monde les plaisan-
teries parfois un peu vives auxquelles il était en butte de sa
part et de celle de Francisque Sarcey. 11 recherchait aussi
la conversation de condisciples plus graves, comme Bar-
nave^, Heinrich*, Cambier^, et discutait avec eux les sujets
de théologie et d'histoire ecclésiastique qui à cette époque
occupaient une large place dans ses lectures et dans ses
travaux^. Enfin il fréquentait ses condisciples de la section
des sciences et avait de longs entretiens avec le jeune
médecin de l'École, M. Noël Guéncau de Mussy', entraîné
déjà vers les recherches physiologiques qui devaient être
plus tard la base de sa psychologie. Tous les sujets litté-
raires, philosophiques, religieux, scientifiques, historiques,
politiques, sociaux, étaient abordés tour à tour par ces
jeunes esprits indépendants. Il semblait que l'École nor-
male fût un lieu privilégié, une sorte d'oasis intellectuelle
1. Voir p. 28. — C'est en souvenir de ces séances que M. Rieder
disait de M. Taine : « Il porte un peu trop sa philosophie partout,
mémo dans la musique. »
2. Quinot (Edme-François-ISicolas dit Alfred), né en 1828.
5. Barnave (l'abbé Louis-Charles-Paul), fondateur de l'Ecole Sai-
vien à Marseille, né en 1829, mort en 1897.
4. Heinrich (Guillaume-Alfred), né à Lyon en 1829, entré à l'École
normale en 1848, mort à Lyon en 1887.
5. Cambier (le père Désiré-Edouard), oratorien, né en 182(),
entré à l'École normale en 1848, mort missionnaire en Chine
en 1860.
6. Voir p. 120.
7. Queneau de Mussy (le docteur Noël), médecin de l'École, de
184G à 1881.
H. TAINE. — CGRnESrO.NDAXCE. 8
114 CORRESPONDANCE
que la réaction de 1850 ne devait pas atteindre. Il y evit
cependant à la fin de cette année scolaire un son de cloche
menaçant. M. P.-F. Dubois, ancien fondateur du Glohe, sus-
pect de libéralisme, fut remplacé à la direction de l'École par
M. Michelle*, recteur de Besançon. Celui-ci n'était pas un
ancien Normalien et n'avait pas les traditions de la maison.
Un peu auparavant M. Deschanel^, suppléant de M. Ilavet pour
la conférence de langue et littérature grecques, avait été
cité devant le Conseil supérieur de l'Instruction publicpio à
propos d'un essai intitulé (( Catholicisme et socialisme » paiu
dans \3i Liberté dépenser. Il fut suspendu de ses fonctions et
M. Havet dut reprendre la chaire. — Puis il y eut de sourdes
hostilités contre l'éminent directeur des études, M. Vacherot,
contre les professeurs les plus distingués, comme M. Jules
Simon. Ceux-ci donnaient en vain à leurs élèves des con-
seils de prudence^ et se renfermaient eux-mêmes dans la
plus complète réserve pour tout ce qui touchait à leur en-
seignement; ils n'en étaient pas moins suspects en haut
lieu et désignés d'avance pour les proscriptions futures.
Hippolyte ïaine, tout à son travail et à sa chère philoso-
phie, continuait ses études sans se préoccuper de l'orage qui
allait fondre sur l'Université et dont il devait lui-même être
1. Michelle (N.), ne à Paris vers 1800, mort le 27 janvier 1858.
Voir sur M. Michelle, et sur la crise que traversa l'École en 1850,
l'intéressant travail de M. Octave Gréard dans le livre du Cente-
naire de l'Ecole normale, p. 276 et suivantes.
2. Deschanel (Émile-Augustin-Étienne Martin), né en 1819, entré
à l'École normale en 1859.
5. M. Jules Simon, notamment, dit dans sa note trimestrielle
de 1851 sur H. Taine : « Je l'ai trouvé dans un courant d'opinion
que je ne saurais approuver.... Il a fallu lutter pendant plusieurs
mois : enfin j'ai obtenu de lui la plus grande docilité sous tous les
lapports. » — En marge d'un travail sur Helvétius nous trouvons
cette correction : « N'introduisez pas le lanj?age et les théories
dune école particulière et surtout l'écoio de llej^el », et dans un
autre travail siu" Descarlos où il. Taine citait Hegel : « A l'agré-
gation, ne dépasse/ pas dans vos citations le xvrti' siècle. »
fy^ù. ^'i"^»
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r/ÉCOlE NORMALE 1ir>
victime. En 1849-1850, il étudiait l'histoire de la Philosophie
Jusqu'à Leihnitz avec M. Saisset* pour maître de conférences,
l'histoire du Moyen âge avec M. Filon 2, la httérature française
avec M. Gérusez^, la littérature latine avec M. Berger*, la
littérature grecque avec MM. Deschanel et Havet^. Outre les
iésumés de ces cours, M. Taine avait conservé une grande
partie de ses cahiers personnels de 1849-1850. Déjà, pen-
dant les vacances, il avait jeté sur le papier des notes da-
tées d'août 1841)0, qiii i>ésument son travail philosophique
pendant sa première année d'École : d'autres à la suite sont
datées de novembre 1849, mars 1850'. Ces notes marquent
une étape intéressante dans l'évolution de sa pensée : c'est
de Tabstraction pure; on sent qu'il était encore à cette
époque tout imbu de ses lectures de Spinoza et de Des-
cartes; mais on voit son effort pour dégager une doctrine
personnelle et aboutir à des méthodes nouvelles.
C'est ainsi qu'en novembre 1849 il écrit, en parlant
de son travail du mois d'août : « Ceci est de l'idéalisme
pur, je n'avais pas encore fait la distinction entre perce-
voir et concevoir. » Un second cahier, un peu postérieur,
mais daté également 1849-1850 et intitulé « Philosophie,
1. Saisset (Émile-Édouard), membre de l'Institut, né en 1810,
entré à l'École normale en 1835, professeur de 1842 à 1857, mort
en 1865.
2. Filon (Charles-Augnste-Désiré), né en 1800, mort en 1875.
3. Gériisez (Nicolas-Engène), né à Reims en 1799, entré à l'École
normale en 1819, professeur de 1844 à 1859, mort en 1865.
4. Berger (Juhen-François-Adolplie), né en 1810, entré à l'École
normale en 1827, mort en 1809.
5. Havet (Ernest-Auguste-Eugène), membre de Tlnstitut, né en
1813, entré à l'École normale en 1832, mort en 1889.
6. Ce travail est divisé en deux parties : 1° de l'Être; 2° de la
Pensée, et remplit il pages petit format. (Voir ci-contre le fac-
similé de l'écriture et p. 347, appendice I, la série des Proposi-
tions et un extrait.)
7. Divisées également en deux parties : 1"^ Idée de la science;
2" de l'Absolu; 59 pages petit format.
IH) CORRESPONDANCE
dogmatisme* », contient au commencement la note sui-
vante : (( Je m'aperçois que j'aurai à refondre le cahier
qui est le résumé de toute mon année dernière : c'est le
travail de Pénélope. Chaque jour on monte sur ses [propres]
épaules. »
Ce second travail débute ainsi : « Tout dépend de la
méthode : aussi j'y reviens. Par méthode, j'entends le
moyen d'avoir des perceptions vraies, en d'autres termes
les conditions nécessaires pour avoir une suite de percep-
tions vraies.
(( Par vérité d'une perception, j'entends sa convenance
avec son objet; je veux dire qu'elle soit subjectivement ce
que l'objet est en soi.
(( Tout acte de l'intelligence, toute connaissance est une
perception. La mémoire est une perception d'une modifi-
cation présente, laquelle implique une perception passée.
La conception est la perception d'une modification du
même genre qu'on ne rapporte pas à une perception
passée »..., et plus loin : « L'homme (sujet et auteur de la
science) est mobile, mais l'objet de la science sera immo-
bile. C'est le moi qui Tait la science, mais il bâtit sur
l'absolu....
(( N'y a-t-il pas dans ceci une contradiction, et dans ce
cas comment la résoudre? Depuis hier soir je me fatigue
sans rien trouver....
(( 11 faMt prendre garde de tomber dans les défauts que
nous reprochons à la méthode expérimentale. La science,
(lisons-nous, ne doit renfermer que dos affirmations éter-
nellement vraies. Les deux conditions fondamentales sont
de tout percevoir sous le caractère de la nécessité et
d'exclure toute possibilité d'erreur....
(( Avant de lire les infl/î/^/Vywcs d'Aristote, je veuxéclaircir
un peu mes idées sur le sujet....
1. Philosophie : 88 pages polit format. Dogmatisme : 72 pages.
L'ÉCOLE NOIUIALH; 117
(( Théorie de la science : Aristolc pose (l'ai)onl la conclu-
sion et cherche ensuite la mineure et la majeure.
(( Noos posons d'abord la notion et nous cherchons
ensuite la conclusion.
(( .... Prouver que la nature de l'Être (en tant qu'essence)
implique manifestation....
(( Mais comment réunissez-vous la manifestation expresse
à la manifestation jion expresse? Ne faudra-t-il pas aussi
insérer un moyen terme entre ces deux formes de la mani-
festation? Ne faudra-t-il pas aussi une cause qui fasse
passer la manifestation de l'état de puissance à l'état
d'acte?
(( Cette question est accablante, mais je ne désespère
pas de la résoudre. »
Ainsi se poursuit ce travail à travers ses doutes et les
revirements de sa pensée*; on sent l'idée se dégager peu à
peu sous l'effort; à la suite d'une longue discussion sur
l'absolu, il s'écrie : a Voilà déjà un pas immense; reste à
effectuer la démonstration », et plus loin : « .... Si la
nature de l'Etre en tant qu'Être pris en une quelconque de
ses parties est manifestée, l'Être tout entier est manifesté.
Car si l'essence est manifestée, cela résulte de la nature de
l'absolu qui est à la fois essence et manifestation, et fait
que l'un ne peut aller sans l'autre. Et ainsi on connaît la
nature de l'absolu, qui est l'union des deux.
(( Voilà le problème résolu.
(( Je ne veux plus que me rendre compte de ce procédé
inductif et savoir s'il n'est qu'une forme de la déduction.
« J'en reviens donc au point de vue et à la méthode des
Méditations de Descartes. J'ai perfectionné et complété
1. Il traite tour à tour de la méthode, de l'individualité, du
Panthéisme, des attributs, de la théorie de la science, de la forme
et du fond dans les attributs de l'Absolu, de la théorie de l'Induc-
tion, des Universaux.
118 CORRESPONDANCE
peu à peu mon idée de l'absolu; et je vois que pour la
légitimer et la vérifier il faut remonter à la perception, et
au raisonnement qui me la donne.
(( Il faudra prouver que l'induction ne me donne pas seu-
lement, comme dit Schelling, l'infini-fini, ou, comme dit
Hegel, ridée en mouvement, ou, comme dit Aristote, Tldée
en acte; mais bien l'Être (absolu) manifesté (absolument).
(( Je veux définir tous mes termes afin de marcher plus
sûrement. Définir un Être, c'est nonnner le terme immé-
diatement antérieur et circonscrire dans ce terme la quan-
tité de réalité qui est celle de l'Être en question..., etc.
(( Soit deux natures, simples toutes deux comme telles, et
ayant un tel rapport entre elles que B, la seconde, ne
puisse être conçue que par la première A, mais que A
puisse être conçu sans B.
({ Ce n'est pas seulement parce que A et B sont en raj)-
port que B est plural ; c'est parce que A est antérieur et
que A est nécessairement dans le concept de B.
(( J'y suis enfin, mais maudit soit le problème, tant il
est difficile. »
Dès cette seconde année commence à l'École la prépa-
ration à l'agrégation : Ilippolyte Tauie avait choisi la philo-
sophie et s'y plongea avec ardeur. Nous avons la plupart
de ses analyses d'auteurs, accompagnées presque toujours
de jugements personnels; nous ne pouvons qu'énumérer
ici les différents sujels : les petits pliiluso)»hes grecs*, les
philosophes d'Alexandrie^, Platon^, la l'hysique d'Aristotc'S
ainsi que le traité de l'Ame ^, les premiers Analytiques^, la
1. 00 pages petit format. — 2. 55 pages petit format.
5. 47 pages petit format. — 4. 22 pages petit format.
5. 50 pages petit formai.
6. 152 pages petit formai, en deux caJiiers.
L'ÉCOLE NORMALE 119
Métaphysique' ; une comparaison de la logique de Port-Royal
avec celle d'Aristote^; une analyse de la philosophie scolas-
tique de M. Hauréau^; d'autres de Descartes*, Malebranche^,
Schelling^. — Nous avons retrouvé en outre un certain
nombre de dissertations et analyses sur l'école Pythagori-
cienne ^ Platon, Parménide, Lucrèce, Xénophon, Aristole;
sur la philosophie d'Horace, sur les preuves de l'existence
de Dieu dans les Méditations de Descartes. Il exposait ora-
lement l'histoire de l'école Pyrrhonienne et la philosophie
du chancelier Racon«. Il complétait ses études de philo-
sophie proprement dite par des recherches sur le dogme
chrétien. Il hsait dans le texte grec le Nouveau Testament;
il analysait les Pères de l'Église grecque, le XVP livre du
Code Théodosien, Sozomène, TertulUen, Minutius Félix,
1. 60 pages petit format. — 2. 48 pages petit format.
5. 54 pages petit format avec cette conclusion : « Le livre de
M. Hauréaii ne traite qu'une question, celle des réalistes et des
nominalistes. Pour voir le mouvement des idées, il aurait fallu
voir la théologie et l'action de la philosophie sur elle.... La phi-
losophie scolastique n'est pas; le dogme l'étoulle et la fausse....
Le Christianisme a pesé sur la plupart des écoles et les a rendues
inconséquentes : 1° l'école d'Abeilard; '2° de Saint-Thomas, Dun
Scott, Ockam; 3° Cartésienne; 4» xvni« siècle par réaction; 5° notre
école Française. — Le vrai Descartes, c'est Spinoza. — Les vrais
sensualistes, ce sont les positivistes. »
4. 49 pages petit format. — 5. 48 pages petit format.
6. 70 pages petit format : Système de l'Idéahsme transcendcii-
tal; Bruno.
7. (( M. Taine s'est distingué d'une manière toute particulière
par une leçon fortement conçue et présentée avec beaucoui» de
netteté, d'aisance et d'art sur l'école Pythagoricienne. » (Note de
M. Saisset, 2« année, l'^'" trimestre.)
8. « M. Taine a montré dans ces deux expositions une sagacité
de recherches, une pénétration d'esprit, une souplesse et une faci-
lité de parole tout à fait remarquables. M. Tanie a une vocation
sérieuse et une aptitude marquée pour les études philosophiques. »
(Note de M. Saisset, 2= année, 5« trimestre.) — Nous devons la com-
munication de ces notes d'École à l'obligeance de M. Gabriel Mo-
nod qui les a recueillies pour son livre : Ilenan, Taine, Michelet.
120 CORIIESPONDANCE
saint Cyprien, saint Augustin, Procope, les trois premiers
volumes de l'histoire ecclésiastique de Fleury, Gieseler, etc.
— Bien que dispensé par le règlement de suivre les con-
férences d'histoire et de littérature, il soumettait aux pro-
fesseurs des dissertations sur le Concile de Trente*, sur le
sens historique de la Divine Comédie, une comparaison
d'Homère et de Virgile^; il annotait les volumes d'Ampère^
et rédigeait les cours de littérature et d'histoire avec une
abondance de citations qui témoignent de l'étendue de ses
lectures. — Gomme complément de ses études d'allemand,
outre les prosateurs et poètes classiques, il lisait et com-
mentait les Niebelungen , les Mémoires et les écrits de
Luther, l'Allemagne de Mme de Staël, etc. Enfin vers la fin
de son année scolaire, en juillet 1850, il commençait l'es-
quisse d'une histoire de la Philosophie* qui était une sorte
de résumé de ses études et à laquelle il travailla pendant
ses vacances.
1. Note de M. Filon (3^ trimestre) : a Travail rédigé avec mé-
thode : certaines parties sont très bien écrites. »
2. Note de M. Berger (5<= trimestre) : « La forme est moins
vive, moins brillante que dans la dissertation d'About; mais la
question est plus détaillée, la poésie de Virgile examinée de plus
près. »
3. Introduction à Vhîstoire de la Liltéralure française au Moyen
âge, par J.-J. Ampère. — L'analyse est de 42 pages, petit format.
4. Histoire de la philosophie, 45 pages, petit format. En marge,
une note datée de juillet 1851 est ainsi conçue : « Tout est à faire
dans l'histoire de la Philosophie comme dans l'Histoire : l" Séparer
l'exposition des systèmes de l'appréciation; 2° Donner la formule
des systèmes; 3° Les classer comme en zoologie; 4° Trouver les
lois générales de leur génération ; 5° Tracer le mouvement uni-
versel dont chaque système est un point; 6° Trouver le type idéal
et le développement idéal de cliaque école; 7" Montrer l'action de
l'extérieur. En un mot faire une zoologie de l'eF.prit humain, avec
la psychologie comme principe physiologique et anatomiquc. » Voir
appendice n° II, p. 554.
CHAPITRE 111
Troisième année : Siiile de la préparation à l'agrégation. —
Travaux particuliers. — Les notes trimestrielles des
professeurs. — Échec à l'agrégation. — Causes de cet
échec. — Lettre de Prévost-Paradol à M. Gréard. — Article
de Prévost-Paradol dans la « Liberté de penser ». —
Lettres de MM. Jules Simon et Vacherot.
Cette dernière année d'École fut presque exclusivement
consacrée à la préparation de l'agrégation de philosophie
sous la direction de MM. Simon* et Saisset, maîtres de con-
férences.
Les notes prises par M. Taiiie sur les cours de la troi-
sième année sont plus brèves que celles des années précé-
dentes. Le jeune philosophe réservait son temps à des
études et à des travaux personnels; mais ses dissertations
et analyses étaient très remarquables. « Celui des trois
élèves 2 de la conférence qui s'est placé au premier rang et
qui a pour ainsi dire imprimé l'élan à tous nos travaux,
écrivait M. Saisset à la fin du 5^ trimestre, c'est M. Taine. »
Les principaux sujets qu'il y traita sont : De la vraie Mé-
thode; de la Substance; la théorie de Descartes sur la
\. Simon (Jules-Simon Suisse, dit), de l'Académie Française, né
à Lorient en 1814, entré à l'École normale en 1833, professeur
de 1842 à 1851, mort en 1896.
2. MM. Taine, Cambier, E. de Suckau.
122 CORRESPONDANCE
cause de l'Erreur; l'origine de l'idée et du principe de la
Substance; de la notion de l'Absolu; de la Liberté; sur le
traité des Sensations de Condillac; de l'idée du Temps;
la doctrine morale d'Helvétius * ; la doctrine psychologique
d'Adam Smith; la morale des Stoïciens; la République de
Platon; la morale d'Aristote ; de la Mémoire; de l'Acte de
conscience dans l'observation psychologique ; de la Percep-
tion extérieure. — Pour lui-même il analysait et discutait
les doctrines contenues dans les Méditations de Descartes-.
Reid'^, Maine de Riran*, Cousin^, Locke 6, Leibnitz', Racon",
Kant^ (Critique de la raison pure), la philosophie de Mon-
taigne*^, les seconds Analytiques d'Aristote**, la Connais-
sance de Dieu et de soi-même de Rossuet*^, le Sophiste (ou
de l'Être) dans Plalon.
Entln il faisait, selon l'usage, au lycée Ronaparte, dans
la classe de philosophie, un mois de cours sur la Théodicée.
Quoiqu'il ait plus tard inscrit en plaisantant sur la couver-
ture « Théodicée à grand orchestre », il n'en avait pas
moins préparé avec grand soin le plan des 15 leçons qu'il
eut à professer.
Ces travaux le classaient hors pair aux yeux de ses cama-
rades et de ses maîtres; les notes *3 trimestrielles de ses
professeurs témoignaient hautement de leur approbation.
(( M. Taine est un esprit distingué qui tôt ou tard fera hon-
neur à l'École par des publications d'un ordre séi'ieux »,
écrivait M. Jules Simon à la fin du dernier trimestre de la
1. Voir page 114, note 5. — 2. 52 pages grand format.
5. 78 pages grand format. Voir p. 200, lettre à M. Garnier.
4. 14 pages grand format. — 5. 8 pages grand format.
0. 94 pages petit format. — 7. 35 pages petit format.
8. 18 pages petit format. — 9. 83 pages petit format.
10. 22 pages petit format. — 11. 45 pages grand format.
12. 25 pages petit format : la leçon du concours d'agrégation
fut précisément sur ce sujet. Voir p. 125.
15. Voir les textes complets de ces notes dans le livre de M. Mo-
nod, ib., [). 00.
L'ÉCOLE NORMALE 125
troisième année, a son travail de toute l'année a é(é opi-
niâtre.... ses progrès ont été considérables*.... M. Taine
dans sa tenue et sa conduite sera partout irréprochable.
11 aura de l'autorité sur ses élèves, il a dès à présent un
véritable talent d'exposition. )) La note de M. Saisset por-
tait : ({ M. Taine a déployé dans les expositions orales un
esprit net, souple, fertile en ressources, parfaitement doué
jiour l'enseignement. Dans l'épreuve des disserlations
écrites, M. Taine est encore au premier rang par le nombre
et le mérite de ses travaux.... Son défaut principal est un
goût excessif pour l'abstraction. M. Taine a besoin d'être
encouiagé et tenu en bride. Il est l'espoir du prochain
concours.... » Enfin M. Vacherot portait sur lui dès l'année
précédente 2 le jugement suivant qui fait autant d'honneur
à la perspicacité du maître qu'aux mérites de l'élève :
(( L'élève le plus laborieux, le plus distingué que j'aie connu
à l'École. Instruction prodigieuse pour son âge. Ardeur et
avidité de connaissances dont je n'ai pas vu d'exemple.
Esprit remarquable parla rapidité de conception, la finesse,
la subtilité, la force de la pensée. Seulement comprend,
conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules
et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réa-
lité, sans s'en douter il est vrai, car il est d'une parfaite
sincérité. Taine sera un professeur très distingué, mais de
l)lus et surtout un savant de premier ordre, si sa santé lui
permet de fournir une longue carrière. Avec une grande
douceur de caractère et des formes très aimables, une fer-
meté d'esprit indomptable, au point que personne n'exeice
d'influen:^e sur sa pensée. Du reste, il n'est pas de ce
monde. La devise de Spinoza sera la sienne : Vivre pour
1. M. Simon écrivait déjà à la fin du second trimestre : « Taine
ma véritablement comblé de joie en renonçant à ses prédilections
pour des méthodes que je condamne. »
2. M. Vacherot ne put rédiger les notes du dernier trimestre
de 1851 ; il fut mis en disponibihtc le 29 juin.
124 COllUESPONDANCE
penser. Conduite, Icnuc excellentes. Quant à la moralité, je
crois cette nature d'élite et d'exception étrangère à toute
autre passion que celle du vrai. Cet élève est le premier à
une grande distance dans toutes les conférences et dans
tous les examens. »
A tant d'efTorts et à tant de mérites incontestés, semblait
promis un éclatant succès. Il n'en fut rien, on le sait, et
lorsque Ilippolyte Taine se présenta en 1851 à l'agrégation
de philosophie, il fut refusé. Le jury, présidé par M. Portails*,
se composait de MM. Bénard^, Franck'^, Garnier*, Gibon^ et
l'abbé Noirot^. Sa décision plongea dans la stupeur les
maîtres et les camarades du candidat malheureux. Nous
leur laisserons raconter eux-mêmes cet épisode qui marqua
si tristement les débuts de sa carrière.
PRÉVOST-PARADOL A OCTAVE GRÉARD*^
7 septembre 1851
Ton Edouard* est reçu le premier à l'agrégation. — Allons
donc, diras-tu, et Taine? — Taine, mon cher arni, est tout
simplement refusé, après les examens les plus brillants, les
mieux soutenus et les plus solides que j'aie vu passer en
Sorbonne. Notre pauvre Edouard est tout honteux d'avoir
1. Portalis (le comte Joseph-Marie), membre de l'Institut, né
en 1778, mort en 1858, était membre du Conseil supérieur de
rinstruction publique.
2. Voir p. 19.
5. Franck (Adolphe), philosophe, membre de l'Institut, né en
1800, mort en 1893.
4. Garnicr (Adolphe), membre de l'Institut, ne en 1801, maître
de conférences à l'École normale de 1834 à 1859, mort en 1864.
5. Voir p. 43.
6. Noirot (l'abbé Joseph), professeur de philosophie, puis recteur
à Lyon, né en 1793, mort en 1880.
7. Voir Gréard, ib., p. 167.
8. Edouard de Surkau.
L'ÉCOLE NORMALE 125
vaincu son maître; il a séduit ses juges* par son savoir,
son laisser-aller élégant, et par la douceur germanique de
son débit. Mais ce sont là des qualités d'enfant à côté de la
force, de la clarté, de la correction, de la logique et de la
hauteur de mon ami Taine. Tu ne saurais croire, cher ami,
quel effet il m'a produit, combien j'étais fier de lui et
quelles espérances il me donne pour l'avenir. Je ne le con-
naissais pas encore si souple, si nerveux, si clair, et sur-
tout si à son aise. Il était là le maître, et il y avait un peu
de respect dans l'attention qu'on lui prêtait. Il a la parole
très régulière et, cependant, très animée ; il y a dans son
débit une chaleur contenue, une flamme intérieure qui
donne la vie à tout ce qu'il touche. C'est la passion qui a la
raison pour vêtement. Et comment ont-ils fait pour le refu-
ser? Écoute la vilaine histoire et félicite-moi d'être sorti l'an
dernier de ce mauvais lieu de l'enseignement philosophique.
Tu sais que les épreuves orales se composent, pour
chaque candidat, de deux argumentations et d'une leçon.
Taine fut désigné par le sort pour argumenter Edouard. Te
dire la douceur, l'amitié et la persuasion avec laquelle Taine
se montra supérieur à lui sans le rabaisser d'une ligne se-
rait impossible. Bref, celte épreuve leur faisait beaucoup
d'honneur à tous deux, mais Taine avait le dessus. Le hasard
désigna Aube- pour argumenter Taine. La question était :
Preuves de V existence de Dieu dans Bossuet (lu vois que le
hasard jouait de mauvais tours à Taine). Il pose sa thèse
parfaitement inattaquable. Aube l'attaque alors avec une
emphase ridicule, sur l'omission, dans sa thèse, de la
Providence; sur la tendance implicite qu'il semblait avoir
à confondre Bossuet avec Spinoza. Enfin, tu ne peux te
figurer une attaque plus déloyale, plus lourde, [dus lâche-
ment persistante'. Il déclamait tant, que le bureau l'intei-
rompit plusieurs fois. Taine, d'ailleurs, s'en tira admirable-
ment, et les juges avouent maintenant à qui veut l'entendro,
1. Voir ci-dessus la composition du jury.
2. Aube (Louis-Auguste-Benjamin), né en 1826, entré à l'École
n)rmale en 1847, mort en 1887.
5. M. Monod, qui a élucidé avec beaucoup do soiu ce point do la
120 CORRESPONDANCE
qu'après les argiimontations, Taine tenait sans contredit le
premier rang. Le lendemain, Taine fait sa leçon sur l'objet
de la morale. Il la fait à l'École, le matin, devant Edouard,
Marot^ plusieurs autres. Tous la trouvent excellente. Je l'en-
tends à la Sorbonne ; je la suis avec plaisir, persuadé qu'elle
le mettait définitivement hors ligne. Et c'est pour cette
leçon qu'ils l'ont refuse ! Ils disent qu'il l'a faite autrement
que le bureau ne l'avait conçue; qu'il y a eu de sa part (et
de la nôtre alors) une méprise ; et que cette brillante et
savante leçon l'empêchait seule d'être reçu. J'appelle cela
une injustice doublée d'un mensonge. Que seraient donc
devant eux la science et le talent si une supériorité incon-
testée disparaissait devant une méprise toute matérielle (et
d'ailleurs fort problématique) sur l'objet d'une leçon....
Pour mon Taine, il est fort tranquille et il a bien raison,
car il joue le plus beau rôle et l'avenir est à lui, ou plutôt
à nous ; car ce coup a resserré nos liens et rendu noire
entente plus cordiale encore, et plus intime
Si tu reçois là-bas la Liberté de Penser, tu y trouveras
peut-être un court article de M. Louis Brégan et une note
dans le bulletin qui, signée Jacques, n'en sera pas moins
de ce M. L. B. — Elle est destinée à être désagréable aux
juges de Taine : espérons qu'elle remplira son objet.
biographie de M. Taine, nous dit que la leçon sur Bossuet ol)tinl la
note maximum 20, et que l'échec provient d'autres causes. Aux
épreuves écrites les sujets étaient pour la philosophie doctrinale :
« Des facultés de l'âme; démonstration de la liberté. — Du moi,
de son identité, de son unité. » — Pour l'histoire de la philoso-
phie : « Socrate d'après Xénophon et Platon. » La façon dont
M. Taine traita les sujets ne fut pas du goût du jury et, sans les
efforts de M. Bénard, un des membres du bu'"eau et son ancien
maître à Bourbon, il n'aurait pas été déclaré admissible. La se-
ronde leçon orale, où il devait exposer le plan d'une morale, le
perdit; il avait pris pour thème la proposition de Spinoza : « Plus
((uelqu'un s'efforce de conserver son être, plus il a de vertu; plus
une chose agit, plus clic est parfaite. » La leçon fut déclarée
absurde par les juges. — Voir Renan, Taine, Michelet, p. 68 et
suivantes, et p. "128, note, la conversation de l'ahhé Noirot.
1. Marot (N...), inspecteur d'académie à Paris, entré à l'École
r.ormale en 1841), moi-l en 18115.
L'ÉCOLE NORMALE 127
Extrait de V article de Prévost-Paradol^ dans la « Liberté
de Penser » (tome Yill, p. 000).
(( Nous professons pour le caractère de M. Portalis la plus
sincère estime; aussi sommes-nous affligés que son début
dans la présidence du bureau d'agrégation pour les classes
de philosophie soit signalé par le plus grand malheur qui
puisse arriver à des juges consciencieux : celui de com-
mettre une évidente injustice. Un candidat s'était fait re-
marquer entre tous par l'étendue de son savoir, par la
force, l'élégance et la clarté de sa parole, par la maturité
inattendue de son talent. Il avait joint, dans l'argumenta-
tion, à une rare habileté, un sang-froid, une justesse et
une modération plus rares encore. Il avait fait la leçon la
mieux liée, la plus claire et la plus philosophique qui se
soit depuis longtemps entendue à la Sorbonne. Amis et
concurrents jugèrent le candidat hors ligne et le crurent
reçu le premier. Et M. Taine est tout simplement refusé !
Il est refusé parce qu'il a fait preuve de sincérité et de bon
goût. Il est refusé, parce qu'il a dédaigné les faciles décla-
mations sur la Providence, sur la morale religieuse, sur
la nécessité d'un culte : lieux communs que la distinction
de son esprit aurait suffi pour lui interdire. Il est enfin
refusé parce qu'il a donné des démonstrations nouvelles
de vieilles vérités; parce qu'il n'a pas purement récité les
livres élémentaires de l'intolérante École, parce qu'il a joint
l'indépendance au savoir, etc.... »
Enfin MM. Jules Simon et Vacherot écrivaient à Ilippolyte
Taine, pour le consoler de son échec, des lettres qui prou-
vent leur affectueuse et profonde estime :
M. JULES SIMON A H. TAINE
6 septembre 1SM
Vous n'êtes pas reçu ! de Suckau ne m'en voudra pas de
1. Le texte complet a été reproduit par M. Gréard : Prévost-
Paradol, p. 175, note. Prévost écrit à M. Gréard à ce propos, le
1" octobre 185i : « La^ note sur Taine a paru et le Siècle l'a re-
128 CORRESPONDANCE
vous dire que vous étiez celui dont le succès nous parais-
sait le plus assuré. Je parle pour totis vos maîtres.
Ainsi est faite la vie. Vous êtes digne de bien prendre
cette première douleur. Au fond, ce n'est rien; pour vous,
à votre âge, cela semblera dur. Si le témoignage d'un
maître, qui est en même temps votre ami, peut vous aider
à reprendre courage, je vous assure que j'ai eu peu d'élèves
plus capables que vous d'être reçus agrégés....
M. VACIIEROT A H. TAINE
Septembre 1851
Mon cher Taine,
J'ai été aussi surpris qu'affecté de votre échec. Je savais
bien à quel bureau* vous aviez affaire. Mais la présence de
mon ami Bénard me rassurait pour vous ! Je ne sais ce qui
s'est passé au sein du bureau. Mais je suis convaincu que
vous avez dû votre échec à N., l'esprit le plus étroit et le
plus absolu que je connaisse. Il ne fait aucun cas du talent
ni de l'originalité de la pensée et malheur à celui qui, sans
le vouloir, contredit ses petites idées, paupertinam philoso-
phiam. Je le connais si bien que si j'eusse été à Paris et en
communication avec vous au moment du concours, je vous
eusse très probablement fait éviter cet écueil. Comment vos
professeurs de l'École et M. Bénard ne vous ont-ils pas
averti? N. a dû retourner tout le bureau'.
produite. About et d'autres m'ont reconnu; je n'ai fait nulle façon
d'avouer. J'ai vu Taine qui l'a bien prise. Quant à Edouard, il
l'avait approuvée manuscrite.
1. Voir p. 124.
2. Les membres du jury n'étaient pas tous aussi insensibles
qu'on l'a cru aux mérites du jeune pliilosoplio. Nous trouvons dans
une lettre d'Edouard de Suckau,du11 novembre 1851 : « J'ai fait
à Lyon une visite à M. l'abbé Noirot. Il m'a donné sur l'agrégation
des détails nouveaux et curieux. Suivant lui, il n'y avait qu'un
reproche à faire à ta leçon ; elle n'était pas convenable : elle était
trop élevée pour un auditoire de collège; mais plan, méthode,
principe, déductions, détinitions, il acceptait tout. Il n'y avait rien
de faux (et je l'ai pressé sur les détails pour n:c faire dire cela),
L'ECOLE NORMALE 129
Du roslc votre échec, n'a rien de sérieux. Vous n'en êtes
pas moins très digne d'être reçu le premier et tant pis pour
le bureau qui n'a pas su ou n'a pas voulu faire la juste
balance des mérites et des défauts. Vous n'avez pu être et
vous n'avez certainement pas été, à ce qui m'est revenu,
tellement au-dessous de vous-même que vous n'ayez con-
servé une grande supériorité sur vos concurrents. Mais
vous étiez déjà suspect de mauvaises tendances, et puis
vous avez eu le malheur de rencontrer N. pour juge.
Vous n'avez pas à vous inquiéter de l'avenir : quoi qu'il
arrive, vous reprendrez votre place l'année prochaine. Vous
serez d'autant plus sûr du succès, sous quelque bureau que
ce soit alors, que vous aurez enseigné pendant un an la
science à de jeunes esprits à la portée desquels il vous
faudra descendre. Gardez-vous, quelque place qu'on vous
destine, de refuser et de demander un congé. L'enseigne-
ment élémentaire est une épreuve qui vous est absolument
nécessaire. C'est la seule préparation à l'agrégation qui
vous a manqué et que je vous recommande instamment.
Je m'attendais à vous trouver résigné,, je ne vous félicite pas
moins de votre philosophie pratique.
Je ne vous conseille pas de prendre pour sujet de thèse
seulement une dépense déplacée de talent. — Les plus grandes
exclamations étaient venues de M. Portalis et de M. Franck, de
M. Franck surtout : les Allemands sont obscurs, mais c'est plus
qu'allemand. Pour lui, M. Noirot, il n'avait été en rien de cet
avis. — Ce qui empêche la publication du rapport [de M. Portalis],
pensait-il, c'est le désaccord des membres du bureau sur les mo-
tifs de ton exclusion; et le désir de laisser tomber [dans l'oubli]
un blâme injuste tombé sur toi et sur l'enseignement philo-
sophique de l'École. » — Lettre de M. Jules Simon à H. faine,
octobre 1851 : a Bénard convient qu'on a mis un peu de passion
dans le jugement de votre dernière épreuve : il parait que M. Por-
talis déclare dans son rapport que votre leçon est toute une révé-
lation contre l'enseignement de l'École et qu'on ne saurait trop
tôt se débarrasser de professeurs qui forment de tels élèves. Je
vous donne ce renseignement sur la parole de Saisset. » — Le rap-
port de M. Portalis fut le seul qui ne fut pas publié; il a disparu
(les Archives du ministère de l'Instruction publique, ainsi que le
dossier de M. Taine. — Y. G. Monod, ib., p. 70.
U. TAINE. — CORRESPONDANCE. 9
130 CORRESPONDA^XE
la Logique de Hegel'. Le sujet ne serait pas accepté de la
Faculté. La psychologie, même élémentaire, est en grande
partie à créer. Concentrez cette année toutes vos lectures
et toutes vos méditations sur cette partie si neuve et si
intéressante de la Science.
Ainsi encouragé et conseillé, Hippolyte Taine partit re-
joindre sa famille à A^ouziers dans l'attente du poste dont
il devait être pourvu au mois d'octobre.
1. Voir p. 159, lettre du 22 octobre 1851.
«:
TROISIÈME PARTIE
L'ANNÉE DE PROFESSORAT
i -1
CHAPITRE I
Norniiialion à Nevers. — Préparation des cours, de l'agré-
gation de philosophie et des thèses sur la Sensation, —
Correspondance.
Une nouvelle existence non moins remplie que la pre-
mière allait commencer en province. Le grand désir de
Mme Taine et de son fils avait été qu'Iiippolyte Taine
obtint un poste dans un lycée près de Paris, afin que la
séparation fût moins grande et qu'il pût remplir plus aisé-
ment auprès de ses jeunes sœurs son devoir de chef de
famille. Il souhaitait vivement aussi la proximité des biblio-
thèques et des grands centres scientifiques qui devaient
faciliter la suite de ses études physiologiques.
Des amis s'étaient entremis à cet effet auprès du ministre,
et parmi eux M. Guizot* lui-même, à qui son gendre Cor-
nélis de Witt avait présenté le jeune Normalien. Mais les
méfiances universitaires avaient prévalu, on désirait l'éloi-
gner, et il fut nommé au collège de Toulon-; cédant à de
nouvelles démarches, le ministre consentit cependant à lui
confier^ la suppléance de pîiilosophie de Nevers, devenue
vacante par la maladie du titulaire. Ce n'était qu'un collège,
et le poste était considéré par ses amis comme très au-des-
sous de ses mérites. M. Taine dut en prendre possession
1. Voir p. 142.
2. Le 0 ocrohro 1851.
3. Le 13 octobre 1851.
134 CORRESPONDANCE
immédiatement, préparer à la hàle ses leçons et organiser
sa vie matérielle, s'occupant pour la première fois de détails
pratiques très antipathiques à sa nature contemplative. 11
prit son parti de toutes ces petites contrariétés avec sa
résignation accoutumée et s'appliqua tout d'abord à ras-
surer sa mère dont la tendresse inquiète s'alarmait pour
lui de ce complet changement d'existence.
Cette année de professorat fut peut-être la plus labo-
rieuse et la plus fructueuse de la vie d'ilippolyte Taine; à
la préparation de l'agrégation de philosophie, supprimée
en décembre*, succéda aussitôt celle de l'agrégation des
lettres^. Il écrivait en vain ses thèses de psychologie qui
furent refusées ^ et il dut se retourner vers les sujets plus
innocents de La Fontaine et des jeunes gens de Platon.
La persécution intellectuelle dont il fut alors l'objet l'em-
pêcha sans doute de verser dans l'abstraction pure, et, en
le contraignant à s'occuper de nouveau de littérature et
d'histoire, elle nous a valu des œuvres comme l'Histoire de
la Liiiérature anglaise et les Origines de la France contem-
poraine. Mais ce ne fut pas sans un profond déchirement,
dont on verra la trace dans sa correspondance de 1852,
qu'il se détacha momentanément de celle que Prévost-
Paradol* appelait « sa chère et pure maîtresse », la recherche
philosophique de la vérité absolue. 11 ignorait encore qu'une
vocation connue la sienne, doublée d'une volonté ardente,
résiste aux pires épreuves et que tous ses travaux litté-
raires, esthétiques et historiques ne seraient que les appli-
cations variées de ses théories psychologiques.
Le plan de son cours absorbait un temps précieux qu'il
aurait voulu consacrer à des spéculations plus hautes; mais
il considérait ce sacrifice comme la rançon de son indépen-
1. Voir p. 18"), lettre à Prévost-Paradol.
2. Voir p. 105.
5. Voir p. 2i9 et suivantes.
4. Gréard, ib., p. 14U.
L'ANNÉE DE l'IlOEESSORAT 135
dance. Il avait quelques élèves assez intelligents qui com-
prenaient ses leçons, et comme au début il espérait encore
passer, Tété suivant, son agrégation de philosophie, comme
il préparait une thèse de psychologie, il pensait travailler
à la fois son cours, son examen et sa thèses C'est pendant
les soirées solitaires de Nevers qu'il commença celte série
d'observations sur lui-même qui devaient trouver place
dans le traité des Sensations et qu'il a utilisées plus tard
dans la théorie de l'Intelligence. Il passait de longues
"heures au coin de son feu à analyser ses sensations de
tact, d'odorat, de vue, d'ouïe, de goût; et il les consignait
dans des notes qui nous ont été conservées 2.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette période
de sa vie; ses lettres contiennent les faits essentiels et
nous montrent toutes les vicissitudes par lesquelles il dut
passer, avant de sortir définitivement de l'Université. 11
avait, comme les années précédentes, conservé quelques
analyses de ses lectures et les manuscrits de ses premiers
travaux. Nous les indiquerons en note dans le courant de
la correspondance.
A 5A MERE
Nevers, 15 octobre 1851
Tout va bien; j'ai une jolie chambre, gaie, au second,
sur la plus belle rue, avec un cabinet de toilette et une
petite antichambre; une multitude d'armoires, etc.; je
dîne dans une bonne pension bourgeoise, avec plusieurs
1. Voir p. 160, lettre du 23 novembre 1851, et p. 205, lettre du
5 février 1852 : ce C'est une bonne chose pour apprendre que
denseigner; j'ai vu beaucoup de vérités nouvelles en psychologie,
en rédigeant mon cours. »
2. Page 179, note 1.
136 CORRESPONDANCE
professeurs du collège. — Le principal a l'air aimable,
il sort de chez moi, et m'invite à dîner pour demain. Je
commence vendredi mon cours ; demain ma journée
sera remplie de visites. Le principal me promet la pré-
paration au baccalauréat; ce sont cinq heures par Se-
maine, je ferai expliquer, faire des versions; la peine
sera petite. J'aurai cinq cents francs pour cela.
... J'arrive à peine, et je n'ai rien encore à vous dire :
les professeurs que j'ai vus ne m'ont pas l'air fort dis-
tingués de manières et d'esprit. Le proviseur paraît bon
homme et il est mieux que les autres. Mais n'aie pas
peur que je m'encanaille. Je n'ai point encore réglé mon
temps; il faut que je voie ce qu'exigeront ma classe et
ma conférence. On dit que les environs sont fort jolis,
je ferai force promenades. Je vais apprendre beaucoup,
connaître les hommes et les choses. Il était temps de
quitter le couvent et de toucher la vie réelle; cette an-
née-ci est peut-être pour moi une occasion unique de
toucher de près la petite ville, ses habitants, le médio-
cre collège, la vraie province ;
Un jour il redirait à ses petits-enfants
Les mœurs de la République
INivernique.
Ma chambre est fort gentille, sauf trois tableaux, qui
représentent des brigands italiens surpris par les sol-
dats du pape, et l'héroïne, canonnière de Saragosse; ils
sont dignes du poisson de Tobie et du chien phénomé-
nal à jambes de cheval. Je les aurais fait enlever, n'eût
été la crainte de choquer l'amour-propre de ma pro-
LANNÉE DE TROFESSORAT 137
priétaire. Commencé-je à cacher mes opinions et à mé-
nager les gens? Prudent comme le serpent, fort comme
le lion I
A EDOUARD DE SUCKAU ^
Nevers, 22 octobre 1851
My dear, merci et voici :
Je suis suppléant de philosophie à Nevers à 1 ^00 fr.
au lieu de 1800 à Toulon. Ma mère, tu le conçois, était
fort triste, mais je l'ai tant exhortée et j'ai paru si con-
tent qu'elle a fini par prendre son parti. J'ai trouvé ici
en arrivant qu'à ma classe était jointe une préparation
au baccalauréat, de cinq heures par semaine, et de cinq
cents francs par an; de sorte que Nevers vaut à peu
près Toulon. En me tenant à mon traitement, j'aurai
trop. Que veux-tu qui me coûte? Le théâtre ici est exé-
crable, j'irai peu dans le monde, mes livres et mon
piano sont achetés, l'estaminet me dégoûte, et je passe
la journée dans une chambre à travailler.
J'ai seize élèves. Rougis, Monsieur le premier agrégé,
professeur de lycée. Ils m'ont l'air à peu près aussi
niais qu'à Paris, bien plus ignorants, beaucoup plus do-
ciles. Ma conférence de baccalauréat, le soir, me fait
repasser l'antiquité, l'histoire et la littérature. Le mal
n'est pas grand. Ailleurs je n'en parlerais jamais. Je
dîne à table d'hôte avec deux professeurs de mathéma-
1. Siickau (Edouard de), né en 1828, entré à lÉcole normale
en 1848, mort à Aix en 1867. — Voir Gréard, ib., p. 12. — M. de
Suckau venait d'être nommé professeur au lycée de Saint-É tienne.
158 CORRESPONDANCE
tiques (dont l'un est Routier^) deux clercs de notaire, un
premier commis de la poste, un rédacteur de l'enregis-
trement, bonnes gens d'ailleurs, un peu criards, pas
assez distingués, libéraux et peu cbréliens. Le malheur
est qu'ils n'ont pas tout l'esprit qu'il faut pour en avoir
assez. J'ai visité les autorités. Elles étaient absentes;
mes collègues aussi pour la plupart, j'ai laissé des
cartes. L'aumônier a plus d'esprit, mais c'est un coquin;
il me rendait ma visite, et je le conduisais sur l'esca-
lier : « Nous nous aiderons, me dit-il, nous nous aver-
tirons; par exemple vous me feriez savoir si un de vos
élèves montrait de rirréliyion. » J'étais stupéfait;
quand j'ai voulu lui répondre, il était déjà descendu.
Le sous-principal (moi, pauvre hère, ici je n'ai pas de
censeur) est un gros pataud, jovial, libre en propos, bon
homme. Le principal va à vêpres, est très amical, m'a
invité à dîner. Sa femme a du monde, m'a parlé anglais,
est fort réactionnaire et catholique, parle bien; c'est la
seule personne que je voudrais voir ici (pas de mau-
vaise interprétation, elle a 50 ans). Le recteur est prêtre,
mais bon universitaire et bienveillant pour le collège ;
l'évêque est dangereux^
Je ne verrai guère de monde; je suis trop aristocrate
d'esprit, et l'air nivernais est trop béotien. Je feuilletle-
rû seulement de temps en temps mes voisins ou mes
1. Routier (Pierre-Jean-Baptiste), né en 1826, entré à l'École nor-
male (sciences) en 1846, mort en 1868 professeur au lycée de Port-
au-Prince (Haïti).
1. M^r Dufètre (Dominique-Augustin), né en 1796, évêque de
Ncvers de 1842 à 1860, cclrbre comme prédicateur sous la Restau-
ration et la Monarciiie de Juillet.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 130
collègues. Je fais ma classe avec soin et prudence,
tâchant d'introduire quelques idées dans ces cervelles
novices, cela me prépare à l'agrégation. — Voilà mon
moi inférieur. Mais je me retire la moitié de la journée
dans une région meilleure, dans votre commerce, mes
amis, ou avec mes livres, mon piano et surtout mon
travail. J'expérimente sur moi-même, mon cher, j'ai
commencé une longue étude sur les Sensations^ ïu
sais que selon moi, c'est le point de départ de la psy-
chologie, et qu'on y trouve les notions les plus nettes
sur la natui-e de l'âme, etc. Cela sera peut-être ma
thèse. M. Vacherot m'a dit qu'on ne recevrait pas une
exposition de HegeP. Cela sera à tout le moins le com-
mencement de longues recherches de psychologie.
Voilà, mon cher Edouard, ma société pour l'hiver; je
mets mes pieds sur mes chenets, je tisonne, je fume,
je lis, je vais mener la vie d'un solitaire. Pourvu que
mon cerveau soit plein, que le reste aille comme il
voudra. Je suis sûr de ne pas m'ennuyer.
Tu reconnais ton Cac^ n'est-ce pas? Mais le Cac sans
son Edouard est incomplet. Tu me manques, mon hon
Ed., je croyais t'être bien attaché; mais le jour de
l'agrégation tu t'es conduit si fort en sœur de charité,
en madone de la miséricorde, que je t'en conserve un
souvenir fdial. Tu as pansé ma blessure avec la main
la plus douce que j'aie jamais sentie, et cela ne s'oublie
1. Voir p. 195, lettre du 15 janvier 1852.
2. Voir p. 129.
5. Cacique; surnom donné aux chefs de promotion à l'Ecole
normale.
140 CORRESPONDANCE
pas; je le devrai toujours pour ce que tu as fait ce
jour-là. L'an prochain, si pareille chose ni'arrive, je
compte encore sur tes consolations; voilà, mon cher,
l'ennui de cette année, c'est cette crainte si bien fon-
dée, ma carrière interrompue, mon avenir incertain;
j'ai voulu passer sous les fourches caudines; repoussé
une première fois, réussirai-je? Ma foi, tant pis, et
d'avance je suis préparé à un second malheur.
Je ne sais pas ce que c'est que ce plan d'études qu'on
me demande. Si c'est un programme, c'est celui du
baccalauréat. Une profession de foi! Allons donc. Le
principal va me montrer celui de mon prédécesseur.
Écris-moi sur tes projets en philosophie, sur tes doc-
trines actuelles, rends-moi l'Edouard de l'École.
Je suis prudent comme le serpent. Que Dieu te bé-
nisse, mon très cher frère.
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE
Ncvcrs, 29 octobre 1851
Tu me demandes des détails, ma chère amie; c'est
pourtant peu amusant. Enfin, les voilà : je me lève à
cinq heures et demie. Je prépare ma classe jusqu'à sept
heures et demie. Je la fais de huit à dix. Je joue du
piano jusqu'à onze, déjeuner jusqu'à midi. Je m'occupe
d'études personnelles de midi à quatre heures, et de
sept à dix. Je fais une conférence au collège de quatre
heures et quart à cinq heures et quart, de la musique
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 141
do cinq heures et quart à six heures, et je dîne de six
à sept. Mes jeudis et mes dimanches sont libres.
Je fais la conférence du baccalauréat; mes élèves
sont ignorants, mais pleins de bonne volonté, et j'éprouve
quelque plaisir à faire entrer des idées dans ces cer-
velles neuves. iMa conférence me fait relire les grands
auteurs, et c'est tout gain. Ma classe me fait préparer
mon agrégation et résumer mes idées. Somme toute, il
n'y a que des bénéfices au quotient.
Je me trouve fort bien, ma chambre est gentille, mon
lit doux; quand j'ai mal à la tête de travailler, j'ai mon
piano ou mes cigarettes: j'ai commencé deux longs tra-
vaux, les idées me trottent dans la tête, et babillent
tout le jour. Je n'ai pas une minute pour m'ennuyer.
J'aurai peu de relations avec mes compagnons de table,
faute de sympathie. Peut-être quelques-unes avec le
professeur de rhétorique. J'ai fait de la musique hier
avec Mme la principale qui n'est pas fort habile. J'au-
rai aisément quelques salons, si je le désire. Je ne le
désire guère, je jouis trop pleinement de ma solitude
et de ma liberté. Mes livres et ma musique me rappel-
lent tant de choses, tant d'entretiens, de causeries le
soir au coin du feu ! Qu'il est difficile de causer ! Des
banaUtés guindées avec mes collègues, des plaisanteries
avec mes commensaux, voilà tout. Chaque jour, je
trouve le niveau humain plus bas. Mais je m'enfonce
dfms ma philosophie, et (pardon de l'impertinence) je
me trouve d'assez bonne compagnie pour rester sans
ennui seul avec moi.
142 CORRESPONDANCE
Mon oncle Alexandre est venu lundi. Je l'ai conduit à
ma table d'hôte, et nous avons jasé chez moi toute la
soirée en prenant démon café, devant mon feu attisé de
mes mains. Je ris de moi-même en songeant que je suis
propriétaire, administrateur. Je te jure que je m'en tire
bien. Je ne vois pas de dépense à faire; ce qui coûte
aux jeunes gens c'est le plaisir, et je trouve le mien
fort économiquement, assis à ma table. J'ai l'orgueil de
ne point trouver amusants les amusements des autres ;
je serais malheureux si je ne voyais d'autre but à ma
vie que d'arriver à un rang quelconque. Mon ambition
déborde au delà, et ma Volonté n'a jamais failli à mon
ambition.
M. N... m'a écrit une lettre de conseils donnés d'un
peu haut avec une certaine petite nuance d'aigreur.
Je lui ai répondu convenablement, lui disant que je
n'étais pas un vampire, que je ne prétendais renverser
aucune des croyances des jeunes gens qu'on me con-
fiait, que mon enseignement était à côté, que je ne
parlais pas de métaphysique, mais simplement des ac-
tions de l'esprit, des règles du raisonnement et de la
conduite. — Il paraît qu'on avait écrit du ministère la
phrase suivante à M. Guizot : (( Nous espérons que
M. Taine par la sagesse de son enseignement et de sa
conduite justifiera la confiance des personnes honorables
qui, etc.. » Tu comprends ce que cela veut dire en
style administratif. Sur celaM. N...me croyait pestiféré;
je lui envoie le programme de mon cours, comme cer-
tificat de salubrité. — Mais quelle vilenie que celle de
L'ANNEE DE PROFESSORAT 143
l'École ! Car je n'ai donné lieu à cette opinion par aucune
action extérieure. Qui donc a espionné nos conversa-
tions? M. Y... grâce à ses zélés? M. Z...? On m'a raconté
ici des sournoiseries qu'il a faites autrefois. J'hésite et
je cherche. Le plus clair est que je vais faire le mort
ici afin d'être en odeur de sainteté l'an prochain.
Ma santé est très bonne : que ma mère ne s'inquiète
pas et ne s'afflige pas. Mon malheur n'est guère qu'une
blessure d'amour-propre. Si je veux réussir plus tard, il
me faut quelques années de méditations solitaires. Je
travaille de grand cœur ici, je mûris mon blé pour la
moisson. — Écris-moi aussi l'emploi de votre journée,
les lectures que tu fais, ce que tu en penses. Si vous
avez repris les livres de Rethel, lis V Essai sur les Mœurs
et Charles XII de Voltaire, et V Emile de Rousseau, ou
bien encore les Caractères de La Bruyère. Discutons un
peu par écrit. Fais aussi que ma mère se mette un peu
à lire; c'est le seul moyen de calmer son esprit et d'ou-
blier ses ennuis. L'action de la pensée est la meilleure
médecine pour la tristesse. J'ignore l'avenir, mais cer-
tainement votre éducation vous a fourni un refuge, qui
est la société des grands esprits et des artistes du temps
passé. On oublie l'insipidité de la vie présente, et la
sottise de ceux qu'on fréquente, quand on songe à cet
autre monde. L'éducation n'est qu'un billet d'invitation
pour ces nobles et heureux salons.
Je conseille à ma Sophie de prendre Froissart dans
nos livres. Si vous pouviez avoir les Mémoires de Saint-
Simon, ce serait mieux encore. Envovez-moi la liste de
\U CORRESPONDANCE
VOS principaux ouvrages, afin que je puisse vous indi-
quer des lectures.
A rRb:VOST-PARADOL
Nevers, 30 octobre 1851
Mon cher Prévost', j'ai eu à faire tant de lettres
d'obligation, que j'ai dû remettre les lettres de plaisir.
Ainsi lu m'excuses, n'est-ce pas? D'ailleurs tu as eu
peut-être de mes nouvelles par Edmond ^, à qui j'ai en-
voyé un travail sur Homère. A propos, demande-lui s'il
l'a reçu et dis-lui qu'il m'écrive (son adresse est rue
des Francs-Bourgeois Saint-Michel, Hôtel Saint-Michel).
Me voilà. donc sorti du port, où tu te reposes encore, et
lancé sur l'océan de la vie ! Cet océan, mon ami, est un
marais, une flaque d'eau dormante. Tout cela est plat
et insipide. Que te dirai-je de mes compagnons de table?
Gais, honorables, d'éducation libérale, qui ont fait leur
droit à Paris, assez libéraux d'opinion, non mariés ;
deux clercs de notaire ; deux employés de l'enregistre-
ment; deux professeurs du collège. On dit des gau-
drioles, des gravelures, on fait des calembours; ils s'en-
rouent sur la politique, ils ont parfois un peu d'esprit.
Mes autres collègues, le principal, les gens que je vois,
tout cela est suffisamment bien élevé, tout cela parle, pa-
raît penser, mais tout cela est ennuyeux. J'ai été gâté par
l'Kcole, nous ne la retrouverons nulle part. Ce plaisir
1. Crrard, Piévonl-Paradol, p. 175.
2. M. Edmond About,. Le travail en question est perdu.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 145
de sentir autour de soi des esprits hardis, ouverts, jeunes,
excités par des études et un contact perpétuel, est perdu
p(»ur toujours. Arrivé à un certain âge, on se raidit dans
ses idées, ses habitudes; Topinion et les intérêts vous
gouvernent. On a l'air de penser, de sentir ; au fond on
ne fait que se souvenir ; la pétrification est fatale. Si la
mort n'était pas là pour faire des générations nouvelles,
les idées n'avanceraient pas d'un pas, et nous bâtirions
encore des pyramides comme les Égyptiens.
Je combats de mon mieux contre l'engourdissement.
Je travaille deux heures chaque matin pour ma classe qui
se fait à huit heures. Il me reste sept heures par jour,
plus les jeudis et les dimanches, pour mes études per-
sonnelles. J'ai recommencé de longues recherches sur
les Sensations. C'est là qu'on voit le plus nettement
l'union de l'âme et du corps. Ce sera là ma thèse, si on
ne veut pas une exposition de la logique d'Hegel*.
Je lis cette diablesse de logique, et je la comprends,
mais,
Elle est plus difficile à forcer qu'une vierge.
Enfin cela me monte dans une haute région. Voltaire
disait à Mme du Deffant que les songes métaphysiques
avaient cela de bon qu'ils vous mettaient dans l'Em-
pyrée.
Si c'est un passe-temps pour se désennuyer
11 vaut bien la bouillotte, et si c'est un métier
Pout-èlrc qu'après tout ce n'en * .-it pas un pire
Que lille entretenue, avocat ou portier.
1. Voir p. 102, note.
11. TAINE. — CORRESPONDANCE. 10
146 CORRESPONDANCE
Tu vois ma vie; aujourd'hui jeudi je vais aller voir la
campagne ; une ou deux fois le soir j'ai fait de la musi-
que avec Mme la principale ; je fume et me chauffe,
j'ai ici quelques belles sonates; somme toute, je suis
content.
Nous avons un bon recteur, quoique prêtre. 11 m'a
conseillé la prudence; je fais le cours le plus innocent
en apparence qu'on puisse voir^ Rien que de la psycho-
logie, de la logique et de la morale. J'annonce dans
mon programme que je m'étendrai peu sur la Théodi-
cée, et qu'à cause des difficultés de celle partie de la
science, je substituerai à ma parole les textes et l'au-
torité de Descartes, Bossuet, etc.... Je ferai quatre à
cinq mois de psychologie ; mes élèves en me quittant ne
croiront pas que nous voyons Dieu face à face, et que
l'âme est un petit être logé nulle part, ou qu'une pierre
est un composé de monades immatérielles, comme on
nous l'enseigne avec tant de succès. Du reste, circon-
spection parfaite. Vivent Dieu, le roi, les gendarmes et
leur auguste famille !
Je me tiens coi chez moi ; je ne cite en classe que
i. Le coiii's. de philosophie n'était peiit-êîrc pas aussi innocent
'ïue M. Taine le pensait. Il a conservé les programmes dictés
(Voir lettre du 25 novemhre, p. 101) de 49 leçons de psychologie
et de '25 leçons de logique. Les leçons de psychologie s'abritent ex:
riffet sous les noms d'Aristote, Descartes, Reid, Cousin, Jouiïroy,
.\raine de Biran; mais Locke, Hume, Condillac, Cabanis et JluUer
{uterviennent aussi de temps à autre. Il est difficile de croire
f|u'au moment où il écrivait la première ébauche de ce traité des
Sensations qui devait devenir le sujet de sa thèse, un homme
aussi sincère n'ait pas trahi ses convictions, lorsqu'il traitait de
la perception extérieure, de la sensation, de l'association des
I/AINISÉE DE PROFESSORAT 147
des observations des psychologues ou de physiologistes.
Je suis avec tous d'une politesse extrême, j'ai coupé
tous les bouts d'oreilles qui passaient.
Témoin maîtro Mouflard, armé d'un gorgerin,
Du reste ayant d'oreille autant que sur ma main,
L'évèque ne saurait trouver par où le prendre.
Tu diras que je fais des citations sous moi, comme le
bon évéque de Chartres des uumdements ; mais consi-
dère que mes poètes sont maintenant ma seule com-
pagnie, et qu'on se sent de ceux qu'où hante. Prie Dieu
que je ne me sente pas trop des gens que je hante ici!
Où eu est tou Bernardin^? Heureux lauréat, va!
Edouard m'a écrit. Allons, à l'an prochain et tâchons
d'être dans la même ville. Je te voudrais pour ana-
chorète dans mou désert.
Dis à N... que je lui répoudrai sous peu. Tu vas conti-
nuer à le conduire dans le sentier de la vertu, n'est-ce
pas? Des nouvelles de l'École et des recrues qu'on y
peut faire.
Passe donc, ci tu en as l'occasion, rue Dichelieu,chez
Franck, en face de la Bibliothèque, et dis-lui qu'il m'en-
voie la fin de mon Hegel.
Demande pardon à Planât pour moi. Je ne lui ai pas
encore écrit.
idées ou des images. Le plrin de la leçon sur les images contient
un renvoi h la Théorie de L'intelligence, ébauchée en 18i9. — Voir
appendice Itl le plan de ces cours (p. 500).
1. Prévost. -Paradol écrivait un Éknje de Bernardin de Saint-
Pierre, qui obtint le prix d'éloquence à l'Académie Française
en 1852.
148 CORRESPONDA^'CE
A MADEMOISELLE SOPHIE TAINE
Nevers, 9 novembre 1851
Mais pourquoi donc vous imaginer que je suis mal-
heureux? Puis-je l'être avec ces études qui m'enchantent
et ces idées qui se remuent incessamment dans ma cer-
velle, et causent avec moi comme les meilleures et les
plus charmantes amies? Ma vie est si remplie que je
n'ai pas un moment pour m'ennuyer ou m'altrister.
Quand je me lève j'y songe en m'habillant, et j'oublie
qu'il serait plus doux de rester au lit. Le grand malheur,
après tout, de travailler le matin dans une bonne robe de
chambre, les pieds sur un tapis! L'habitude a été prise
à l'École et je la garde; c'est deux heures de plus que
j'ajoute chaque jour à ma vie; au bout de douze ans,
cela fait une année. Vivre, c'est agir et produire ; et tu n'au-
rais pas d'estime pour une femmelette ou un paresseux.
C'est bien de lire Froissart ; mais n'y cherche pas les
faits ; remarque simplement et mets en note les traits de
mœurs. Du reste lis-le comme un roman. Tu peux lire
de même Rollin, mais cela te profitera moins. Je vous
avais demandé la liste des livres. Prie ma mère de te
donner Bernardin de Saint-Pierre ; lis les lettres de Racine
à son fils, à Boileau, et sa correspondance de jeunesse;
le cours de littérature de M. Villemain, celui de M. Ni-
sard. Ta mère t'indiquera des lectures dans Mme de
Staël; je tiens beaucoup à ce que tu te procures la Révo-
lution Française de M. Mignet. Cela n'a que deux vo-
lumes et t'épargnera M. Thiers. N'extrais point de faits,
L'ANNËF, DE PROFESSORAT 140
prends seulement note des traits de mœurs, ou écris
des jugements; puis, dans cette petite feuille que lu
ajouteras aux lettres de rna mère, mets-en quelques-uns
en abrégé. Lire est maintenant ta grande affaire. Tes
anciens cours te fournissent un cadre ; les idées que tu
tireras de tes lectures le rempliront.
J'ai les élèves les plus dociles, tout va bien au collège;
le principal m'invite à passer demain la soirée chez lui.
Personne ici n'a inventé la poudre, mais je trouve par-
tout de la bienveillance ou de la politesse. Je n'ai aucun
embarras; tous les soins de la vie domestique se ré-
duisent à peu de chose ou ne s'aperçoivent pas. Ma vie
est à peine changée; j'ai emporté avec moi l'ameuble-
ment de mou cerveau, de sorte que je me retrouve dans
le même monde. Ajoutez mon piano et mes livres. Quand
je suis à ma table ou les pieds à mon feu, suivant mes
idées ou écrivant mes expériences, je suis au paradis;
puis, si j'ai mal à la tête, quelle musique tendre et ex-
pressive que Mendelssohn et Mozart ! Quand je pense à
tant de pauvres diables, je suis près de devenir socialiste
contre moi-même, et me maudire comme privilégié.
Je vais toucher cent francs et quatre-vingts centimes
pour mes frais de voyage : je suis un Crésus. Nous nous
verrons, mais c'est moi qui irai^; j'aurai peut-être une
dizaine de jours, et que ferait ma mère ici pendant que
je préparerais mes leçons ou que j'irais au collège ! J'aime
cent fois mieux revoir notre vieille maison et passer une
bonne longue semaine au coin de notre feu. Allons, co-
i. A Youziers.
150 CORRESPONDANCE
raggio, mia cara, et en avant, de par Dieu! Un jour,
quand je serai ministre, quel contraste agréable de
penser au collège de Nevers !
Je nn'habitue à nries compagnons de table, et aux gens
à qui je rends visite ; mais, franchement, je suis mieux
seul. Est-ce vanité? En ce cas ce serait aussi flatterie;
car vous m'avez rendu difficile. Oui, ma chère, un jour
tu sauras combien c'est chose rare que du naturel, du
sentiment, de l'esprit et de l'instruction réunis, et vous
vous apprécierez vous-mêmes.
A PREVOST-PARADOL
Nevers, 16 novembre 1851
Tu es un être adorable; si j'étais Ed. je t'embrasserais,
pour te récompenser d'une pareille lettre'; tu es moi,
je suis toi. Cela est charmant.
Mon bon ami, que tu as raison de trouver la science
mystique- ! La nature est Dieu, le vrai Dieu, et pourquoi?
Parce qu'elle est parfaitement belle, éternellement vi-
vante, absolument une et nécessaire. N'est-ce point parce
que leur Dieu est tel, que les chrétiens l'aiment? Et si
nous n'en voulons point, c'est que ses caractères humains
1. Grcard, th., p. 175.
2. (Jrcard, ib., p. 177 : « Est-il possible d'étabbr sur le pan-
théisme un mysticisme raisonnable?... Comment nourrir le cœur
sans mentir à la raison? Octave m'a souvent fait cette question.
Non, lui dis-je, il y a un mysticisme scientifique.... La nature tend
au Ijien qui est le développement de son ordre.... »
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 15t
l'avilissent, jusqu'à en faire un roi, ou un amant. Je
dirais donc à notre Gréard : « Le vrai Dieu a ce que lu
aimes dans le Dieu chrétien; il n'a pas ce que tu y mé-
prises. Il satisfait donc ton cœur comme ta raison. Laisse
à des religieuses un Dieu amant, à des valets un Dieu
roi. Homme libre et savant, ton Dieu ne peut être que le
Tout infini et parfait. Ceux qui nient qu'il soit Dieu en
disant qu'il est multiple et imparfait, l'ignorent. La mul-
tiplicité, l'imperfection, la contingence ne sont qu'une
illusion de l'esprit qui abstrait. Une partie du monde
appelle l'autre comme un organe du corps humain né-
cessite tous les autres; et le monde est un, comme le
corps humain. Chaque partie du monde est imparfaite,
parce qu'elle a son complément et le reste de son être
dans les autres, et qu'ainsi le Tout est parfait. Ceux qui
nient que ce Dieu puisse être adoré ignorent les ravisse-
ments de la science. L'homme qui, parcourant les lois
de l'esprit et delà matière, s'aperçoitqu'elles se réduisent
toutes à une loi unique, qui est que l'Être tend à exister;
qui voit cette nécessité intérieure, comme une ame uni-
verselle, organiser les systèmes d'étoiles, pousser le sang
de l'animal dans ses veines, porterl'esprit vers la contem-
plation de l'infini ; qui voit le monde entier sortir vivant
et magnifique d'un unique et éternel principe, ressent
une joie et une admiration plus grandes que le dévol
agenouillé devant un homme agrandi : chaque objet
qu'il rencontre rappelle au chrétien son architecte; cha-
que objet nous montre l'àme et la loi universelle qui
meut tout. Lequel vaut mieux, de songer à l'habileté
15'2 CORRESPONDA>'CE
d'un s^rand jardinier, lorsqu'on regarde la campagne,
ou d'y contempler un Être vivant qui se repose et se
développe, et qui remue en nous toutes les sympathies
du cœur? »
Si tu étais ici, mon cher ami, quels beaux entretiens
au coin du feu ! Mais tu es loin, et tu es le seul au monde
à qui je puisse parler de ces choses. Moi aussi je con-
verse avec toi absent. Pendant queje te donnais Spinoza,
tu me donnais Burdach^ et Geoffroy-Saint-Hilaire^; je
devenais naturaliste et toi métaphysicien ; et aujourd'hui
nous sommes un seul et même esprit. N'aie pas peur
que je mollisse. Nous combattrons ensemble, fussions-
nous seuls. Je prépare toutes sortes d'armes. Je ferai
ma première sortie en psychologie"'. Il y a là des choses
admirables à dire sur les sensations, les mouvements,
la génération des passions, contre la vision de Dieu, et
l'âme séparée du corps. 11 y a toute une série d'expli-
cations à substituer aux causes finales. La nature qui,
en produisant des individus, isole des autres une portion
de la matière, rétablit Vunlté par la constitution des
sens. L'œil est fait en vue de la lumière, n'existe que
pour elle, de même que le foie n'existe que pour l'es-
tomac et n'est organisé que pour dissoudre les aliments.
Cette relation constitue son être, et comme pour conce-
1. Burdach (Ernest), physiolopjiste allemand, né en 1801, mort
en 187G.
2. GeofTroy-Saint-Ililaire (Etienne), zoologiste, né en 1772, mort
en 1844. M. Taine lisait également les livres d'Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire et snivit plus lard ses cours au Muséum. (Voir p. 50!),
note 2).
3. Voir p. 179.
L'ANNEE DE PROFESSORAT !ri5
voir une relation, il faut rassembler en un les deux
termes, l'œil et la lumière ne peuvent être conçus qu'en
rassemblant dans une unité supérieure la nature et
l'homme vivant. Au-dessus des sens, est la Pensée, qui
n'existe elle-même que par sa relation avec son objet,
qui a pour objet le Tout, et qui établit ainsi l'unité de
toute la nature. L'Etre, d'abord indéterminé et multiple,
se détermine ensuite par des individus isolés, et acquiert
enfin sa plus haute détermination en réunissant ses indi-
vidus isolés dans une unité universelle. La psychologie
ne méne-t-elle pas bien loin?
De nouvelles, point. Suckau m'a écrit. Sa mère est
chez lui, il est bien heureux. Il me consulte pour un
sujet de thèse. Edmond m'a écrit aussi, me disant de
le réveiller. 11 est dans un monde de plaisirs, et ne peut
plus retirer ses pieds embourbés. Il a des sens trop vifs,
un esprit trop brillant, un trop grand besoin de jouir et
de paraître. Mais quel être fort, s'il voulait! Yois-le et
fais-en un combattant. Je comprends parfaitement que
tu ne sois pas atliré vers lui. Vous êtes chargés tous
deux d'électricité positive, et vous vous repoussez.
Edouard, Sarcey, moi qui sommes plus tranquilles, et
d'électricité négative, nous vous attirons. N'est-ce pas
cette douceur charmante qui te fait aimer Edouard?
Mais, je le répète, vois Edmond. Son caractère n'est pas
« un sensuel égoïsme ». C'est une force capable de se
porter de tous côtés, qui va maintenant de celui-là.
Mais il est capable d'aller de l'autre. Je l'ai vu étudier
Platon et Aristote pendant un mois de suite; le plaisir
154 CORRESPONDANCE
de battre les catholiques en ferait pour six mois un bé-
nédictin. Il est surtout agissant et militant. C'est de ce
côté qu'il faut lui représenter les choses. D'ailleurs il a
trop d'orgueil pour se résoudre à n'être qu'un homme
d'espvit. — Et mon pauvre Planât? Il ne me répond pas.
Tu sais qu'au fond il est triste de sa position précaire,
de l'oubli où il lui faut mettre toute philosophie et
toute pensée. Celui-là du moins aurait fait un vaillant
soldat. Dis-moi où il en est, ou dis-lui qu'il m'écrive.
Il est le troisième membre de notre ancienne Trinité de
Bourbon. Allons, mon père ou mon fils, va voir notre
Saint-Esprit.
On a donc trié les candidats à l'École qu'on l'a empoi-
sonnée de la sorte? Lachelier, le chef de 1'^ année, est-
il parpaillot? Salut, mon cher pape. Prenez sur vos
épaules les brebis égarées, et nourrissez-les de nos tra-
ditions. Cela est comique en effet, des hérétiques, les
plus hérétiques de tous, primer les autres! Le parti N.
va renaître. Voilà donc le diable chef de file du bon
Dieu.
Crouslé est bien disposé. Plantes-y le bon grain.
Notre puissance est bien petite. Plus tard peut-être?
Adieu, mon bon ami; as-tu pressé mon libraire de la
rue de Richelieu, qui ne m'envoie point mes livres alle-
mands? Ce que j'en ai est bien beau. Quelle bonne idée
j'ai eue d'apprendre l'allemand! La source de Burdach,
de Geoffroy-Saint-llilaire est là. Hegel est un Spinoza
multiplié par Aristote. Cela est bien différent des ridi-
cules métaphysiques dont on nous a nourris.
L'ANNEE DE PROFESSORAT 155
A SA MÈRE
Nevers, 18 novembre 1851
M'oubliez-vous, ma chère mtre, que vous ne me
répondez pas, et votre temps n'est-il pas libre, que je vois
si peu de votre écriture? Le mien est pris tout entier :
classes, travaux commencés, correspondance, je ne sais
où donner de la tête. Mais je suis libre pour une heure
et je veux causer avec vous. Je suis en classe, à ma
table, mes élèves composent, je n'entends que le grat-
tement de leurs plumes sur le papier.
De nouvelles point ; est-ce une nouvelle qu'une soirée
passée chez le principal où je me suis ennuyé et où j'ai
fait de la musique? Les dames sont prétentieuses, tout
le monde joue au whist, ou médit de gens que je ne
connais pas. Je suis mieux au coin de mon feu.
C'est ce coin du feu que j'aime. Je garde pour m'amû-
ser les soirées du dimanche et du jeudi. J'approche un
fauteuil, j'endosse une grande robe de chambre, je fais
du café, je mets une cigarette à ma bouche, jeprends un
livre de littérature. Don Quichotte, Rabelais, La Fontaine,
et je m'abandonne aux idées les plus douces, regardant
mon feu qui pétille, les bouffées sinueuses du tabac qui
s'envolent, écoutant le bruit sourd des voitures et pen-
sant à nos soirées de Paris. Je suis artiste en café, et
j'allume le feu avec un talent tout particuHer. Voilà
mon éducation complète.
Il me semble que je n'ai pas quitté la Capitale (comme
on dit ici). Je vois à chaque instant des gens qui en
156 CORRESPONDANCE
reviennent. Mes compagnons de la table d'hôte y ont
tous vécu. Ma vie est presque la même, et j'ai de plus,
la liberté. Je vais quelquefois dans la campagne. Le
pays est plat, les montagnes ne commencent qu'à cinq
ou six lieues de là ; mais je trouve que ces grands hori-
zons et ces prés monotones ne sont pas sans charme.
La ville est sur la rive droite de la Loire, échelonnée
sur une haute colline ; les rues sont étroites et mon-
tueuses. Mais beaucoup de maisons ont une forme
antique et originale qui me plaît ; et quelques vieilles
tours et portes féodales empêchent de penser au plâtre
et aux moellons. Il y a une bibliothèque assez mal
montée, mais j'ai assez de mes livres. Au haut delà
ville est une sorte de parc public, avec de l'herbe et de
grands arbres, d'où l'on a une belle vue. Le neige et la
pluie viennent ; je ne profiterai guère de tout cela qu'en
été. Mais je n'ai pas un seul moment d'ennui, mon
temps est si rempli que je ne m'aperçois pas qu'il passe.
Tu t'attristais quelquefois de me voir travailler. Eh !
c'est la seule distraction et le plus grand plaisir.
Nous avons à table six hommes et trois chiens ; un
jour je vous raconterai les mœurs des gens et des bêtes.
Les professeurs que j'ai vus gagnent beaucoup d'argent
avec des répétitions, tondent les élèves, vont en ville.
L'aristocratie paie cher les leçons qu'on donne à ses
filles. J'en aurais si je voulais. Mais pouah ! Un profes-
seur est ici comme un épicier ou un charcutier. Il
débite ses drogues pendant trente ans, puis achète une
maison et des rentes avec ses économies, et vit en bour-
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 157
geois. D'àme ou d'esprit, d'ambition ou d'orgueil, point.
Ce sont des automates montés pour parler, et qui par-
lent tant qu'ils ont un larynx.
Voilà le moyen d'étudier que Sophie demande :
Résumer son auteur. — Résumer son résumé. — Résu-
mer en quatre ou cinq lignes son second résumé.
A N.*
Ne ver s, 22 novembre 1851
Te suis-je donc si peu de chose que tu n'as point
confiance en moi et que tu ne me dis ton mal qu'après
qu'un autre me l'a appris ? Je ne pourrais t'exprimer,
mon cher enfant, combien ces nouvelles me font peine ;
je suis désolé d'être si loin, de ne savoir au juste ce qui
t'affiige, de ne pouvoir te consoler, te guérir, s'il est
possible! Je suis donc un bien mauvais maître et j'ai
donc bien mal formé ton jugement, que tu souffres
d'aussi folles frayeurs ? Pense à moi, montre-moi que
tu m'aimes ; tu me l'as dit cent fois ; ne veux-tu pas me
le prouver? A tout le moins raisonnons ensemble. ?îe
l'aurais-lu pas dû faire déjà?
4. On a vu avec quelle passion M. Taine poursuivait auprès de
ses camarades d'École sa croisade philosophique. Il est. intéres-
sant de montrer en regard combien il respectait les croyances
religieuses de ses amis, même lorsqu'elles étaient empreintes
d'exagération. Un jeune garçon de son entourage était touibé dans
un accès de mysticisme et de petites pratiques qui avait ébranlé
sa santé et détruit l'équilibre de son esprit. Ses parents, alarmés,
sachant son admiration pour M. Taine, prièrent celui-ci d'inter-
venir. Nous donnons ce fragment d'mie lettre écrite par lui dans
cette circonstance délicate.
158 CORRESPO.NDANCE
Je ne sais de quels vœux ou serments, de quels scru-
pules il s'agit. Dis-le moi, que je te réponde. Mais,
quels qu'ils soient, tes inquiétudes viennent d'une fausse
idée que tu te fais de Dieu. Des craintes avec lui? des
engagements pris envers lui? La vraie religion ne le
représente pas comme un créancier avec qui l'on con-
tracte, prêt à vous poursuivre si vous manquez d'un
point à une promesse imaginaire. Il n'a pas besoin de
promesses, il ne faut pas lui en faire. C'est le traiter d'égal
à égal et en homme; c'est le rabaisser et le dégrader. Le
seul serment qu'on lui doive, c'est celui de ne jamais
faire une action mauvaise et de garder toujours intacts
sa dignité, sa probité, son honneur. Et tu sais bien que
tu n'as jamais manqué à ce serment. Peux-tu en faire
d'autres quand tu te le représentes tel qu'il est, c'est-à-
dire comme un être infini, éternel, parfait, qui produit
sans cesse le monde et l'élève nécessairement vers un
état meilleur? Ne trouves-tu pas ridicule d'aller lui jurer
je ne sais quelle petite chose, une petite pratique, une
abstinence, quelque mortification, je ne sais quoi d'in-
digne et de mesquin? Le prends-tu par hasard pour un
directeur de nonnes, risible distributeur de Pater et
d'Ave^ vérificateur à gages d'une liste de péchés véniels ?
Il faut penser de lui des choses plus hautes; on ne peut
jamais rien croire de lui qui soit trop magnifique et
trop grand. Pense à ce grand mouvement de l'Histoire,
à cette suite de peuples qui, aux quatre coins du monde,
ont concouru à former une civilisation unique, et à
nicltrc l'homme au point de perfection où il en est.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 159
Peiise à cette formation incessante d'univers dans les
espaces du ciel, qui se peuplent graduellement de créa-
tures vivantes et forment comme un chœur divin d'êtres
toujours plus beaux et plus parfaits. Voilà son action.
N'est-ce pas là ce que nos conversations t'ont dit cent
fois ? Et demande-toi maintenant si ce n'est pas une déri-
sion que tes scrupules. Il gouverne le tout et il agit
dans chacun de nous; mais il agit par le mouvement
intérieur qui nous porte au bien, qui nous défend de
jamais rien faire de malhonnête, qui nous fait trouver
notre bonheur dans la perfection des autres et dans la
nôtre. As-tu jamais manqué à cet instinct sacré qui est
sa voix ? Tu ne lui as donc jamais désobéi et de lui tu
n'as rien à craindre. — Remarque que je te parle là
comme parlaient les plus illustres docleiu's de l'Église.
Tu sais que j'ai toujours respecté tes croyances, jusque
dans les points où elles différaient des miennes. Je les
respecte encore aujourd'hui. Ce n'est pas du christia-
nisme que je te détourne, c'est de l'impiété. Il y a de
l'impiété à rabaisser Dieu. Je te montre en ce moment
la religion de Fénelon, de saint Clément *, de saint
Alhanase, des Pères. C'est celle des âmes nobles. Ne va
pas y préférer je ne sais quel mysticisme bigot, quelle
superstition niaise, digne au plus d'un paysan devenu
capucin ou d'une pauvre fille transportée de la grossiè-
reté de la campagne dans l'ignorance du cloître. La reli-
gion diffère suivant les esprits, quoiqu'elle soit une.
1. Clément d'Alexandrie. Son nom fut eflacé du martyrologe
romain sous le pape Benoit XIV.
IGO CORRESPONDANCE
Les uns l'inlerprèlent bien et s'en servent pour se nouv-
rir de généreux sentiments, de hautes espérances, de
grandes pensées. Les autres la faussent et en font une
machine d'agenouillement, de processions, de macéra-
tions, de vœux, de pratiques ridicules, bonne à détruire
la santé, à gâter l'inteUigence, à chasser la paix inté-
rieure. La religion, comme toute grande chose, ne peut
servir qu'à faire du bien. Juge de la tienne par le mal
qu'elle t'a fait.
A EDOUARD DE SUCKAU
Nevers, 25 novembre 1851
Cher Ed. j'ai écrit depuis que je suis ici une quantité
si incommensurable de lettres, que tu dois excuser mes
retards. Je suis loin de sentir du vide, comme toi, mon
ami. La vérité est que je ne sais où donner de la tête.
J'ai commencé par me charger de travaux, afin d'être
sûr d'éviter cette béte incommode, l'ennui. Je crois que
je l'ai trop bien évité. Du reste, tout va bien, ma santé,
mes recherches. Je n'en trouve que plus de plaisir pen-
dant mes soirées solitaires du dimanche et du jeudi,
laissant trotter mes souvenirs et mes espérances dans
ma cervelle, et faisant les cavalcades que tu sais dans le
Possible et l'Impossible. Quelle bonne chose, mon cher,
qu'un chez soi ! (Propriétaire, vas-tu dire.) Le fait est
qu'avec du feu, des livres, du tabac, un piano, il n'y a
plus d'ennui, il n'y a pas besoin de compagnie. La
musique, comme disait Luther, est la plus belle chose
l/ANNFiE DE PP.OrESSOllAT 161
du monde npirs h\ théologie. Et le pétillement de l.i
flamme, et les bouffées sinueuses et bleuâtres des ciga-
rettes! Les imaginations les plus orientales et les plus
fantastiques voltigent devant les yeux. Que n'es-tu là, et
que ne puis-je rêver avec toi, tranquillement assis sur
un fauteuil! Je fais du café avec un talent remarquable,
je t'assure. Cela est inné et de famille. Mon pauvre
grand-père' dont j'ai ici les livres et les notes a passé
sa vieillesse à philosopher, à fumer, à faire du café. Te
vois-tu avec moi, mon cher frère? Viens, viens, viens
donc, si tu peux, au jour de l'an; je n'ai pas l'espérance
de voir Madame de Suckau ^ ; je crains bien que tu ne
puisses la retenir aussi longtemps. Mais quand tu serais
seul ? Enfin je brûle deux chandelles à la bonne Vierge
pour que cela soit.
Rien de nouveau pour moi. Je ne vois personne. J'ai
fait de la musique deux fois chez Mme la principale. Je
n'ai le désir de voir aucun de mes collègues. J'ai écrit
une lettre polie à M. Jules Simon. Il m'a répondu d'une
façon bienveillante. — Mes élèves travaillent et com-
prennent. Je leur ferai cinq mois de psychologie^.
Ma classe me prend en moyenne une heure et demie
tous les matins. Jai pour moi sept heures; plus les
dimanches et les jeudis. Ce qui fait que je donne cette
heure et demie à maclasse, c'est que j'écris une analyse de
chaque leçon que je leur dicte, qui leur sert à faire la
1. M. l'ezaiison. Voir p. 8, note 1.
2. Mère d'Edouard de Suckau.
3. Yoii' page 500, appendice lll, le plan de ce cours.
H. TAIXE. — COUHESPOXDA.NCE. H
102 CORRESPONDANCE
rédaction, et leur donne les formules exacics. Emploie
ce moyen, il est très bon. Ils voient quatre fois le même
sujet : 1"^ ils écoutent la leçon; 2° ils la rédigent; ù° ils
entendent lire et corriger la rédaction en classe; 4° je
les fais argumenter sur les leçons anciennes, l'un expo-
sant, l'autre contrôlant et refaisant ce que le premier a
mal fait. J'emporterai à Paris toutes ces analyses, qui
me serviront pour mon agrégation. Mais, mon ami, j'ai
peur que tout ce travail ne me nuise. Mes observations
personnelles me poussent cbaque jour en des théories
plus arrêtées, et en des formules plus originales. Plus
je vis, plus je deviens moi-même. Pourrai-je prendre la
peau officielle, besoin étant? On verra chaque année
passer davantage le bout de l'oreille, et Martin-Bâton-
Porlalis ramènera l'âne au moulin. Ajoute les souve-
nirs de l'an dernier, préventions que j'aurai à vaincre
l'an prochain. Enfin, encore une épreuve. Si j'y péris,
nous consulterons ensemble pour savoir si je dois pas-
ser en littérature. J'y ai fort pensé, il y a un mois. C'est
l'approche de 1852, et la chance probable d'un nouveau
bureau qui m'a décidé.
Je lis la Logique d'Hegel K C'est une analyse des
j. Les noies sur la Logique remplissent trois caliicn-s formant
ensemble 150 pages. On a vu, p. 139 (lettre du 22 octobre), que
M. Tainc y a songé comme sujet de thèse. Nous trouvons dans ces
notes la page suivante :
« Points à traiter dans un travail [sur la logique de Hegel] :
1° Objet de la métaphysique; 2" Possibilité; 5° Méthode; 4° Utilité;
5° Exposition et critique des principales délinitions de Hegel (En-
cyclopédie).
« Rechercher théoriquement quels doivent être les élémeuls
des expressions niétapliysicjues : 1° L'Être unique abstrait (l'Être
L'ANNEE DE PHOFESSORAT 1G3
principaux modes d'être possibles, les définitions èlant
rangées en ordre et s'engendrant les unes les autres.
C'est la seule métaphysique qui existe avec celle d'Aris-
tote. — Je suis assez avancé dans un travail sur les
Sensations ; je trouve les choses les plus curieuses.
Notre École, spiritualiste quand même, a négligé ce
point qui pouvait lui nuire, et montrait les rapports de
l'àme et du corps. Remarque que cela comprend les
sensations intérieures cérébrales ou Images, objets de la
conscience dans toutes les opérations supérieures de
l'esprit. Elles sont douées de forces et de relations par-
ticuliéi'es, que personne n'a étudiées. Voilà mon
monde, et je t'y trouve, puisque nous avons touché à
tout cela ensemble. La psychologie est notre rendez-
vous. Feras-tu comme moi une théodicée historicjue'!
Cher ami, quel bonheur si nous étions unis par les
croyances comme par le sentiment! Je t'avoue que plus
je considère le Dieu officiel, plus je le trouve homme,
roi, et moins j'en veux, le trouvant petit et ennemi.
Quel mot admirable que celui de Rabelais : « 11 est une
sphère d'intelligence infinie, dont le centre est partout
plus la négation); 2° Le nombre des abstraits; 5° Le mode de
jonction des abstraits. — Si les trois seuls possibles ne sont pas :
1° L'étendue; l'Être purement déterminé par la quantité; 2° La
vie, la production d'unités isolées dans cette non-unité, par des
négations dillércntiellcs ; 5° La pensée ou la suppression de cette
nuilti})licilé et de ces dillorcnces. »
Lu autre plan sans tlate divise le travail en quatre parties :
« 1° Objet de la métaphysique ou logique; 2° Exposition de l'ou-
vrage en forme de classification ; 5" Exposition de l'ouvrage en
forme diiistoire; 4° Critique. » M. Taine a en outre rédigé 70 |)ages
sur Hegel, conçues sur un autre i)lan et également non datées.
104 COUUESPOMJANCE
et la circonférence nulle part. » Pascal le lui a pris
et gâté.
Ton sujet de thèse sur la mémoire me paraît beau,
vaste. L'autre me plaît moins. Il est trop grand *, le
latin est indigne de lui. Cherche quelque chose d'histo-
rique, un point d'un philosophe quelconque mal compris.
J'ai fait quelques études sur la mémoire ^ Dis-moi
ce que tu trouves. Ce que j'ai est à toi.
Fais mes amitiés à Libert. Edmond m'a répondu, il
ne peut soYtirde sa vie de distractions.
Adieu, mon Ed. Je te recommande au vrai Dieu. Ana-
tole m'a écrit sur lui une lettre^ magnifique.
A SA MERE
Ne vers, 3 dcceinbre 1851
J'ai écrit à M. N... qui m'a répondu par une lettre
affectueuse, mais fort magistrale. Faute de mieux, je
m'étais amusé à lui envoyer des épigrammes contre les
honnêtes personnes qui m'ont mis dans ce trou. Je
comptages sur sa qualité d'hérétique et de railleur pour
m'excuser, mais il pai'aît qu'à quarante ans tout homme
tourne au fade; la moindi'e vivacité effraie un bourgeois
bien établi; une plaisanleiie contre le })ouvoir sent h\
poudre et les coups de fusil. 11 me conseille d'éviter
1. M. (le Siickîui [)eiisail à preiulrc'pour sujet de sa thèse latine :
a Du Droit. »
2. Analyse du 4 juin 1851 (voir p. 12'2).
5. Grrard, ib., p. 177 et suivantes.
I
L'ANNEE DE PUOFESSOUAT 105
toujours la violence et les injures, de no lutter contre
rcnnerni qu'avec des armes honorables et chevale-
resques{\), et de me garder de la traîtrise et des armes
empoisonnées. 11 me reproche d'avoir commencé la
bataille avec acJtaiiiement et sans respect humaiii contre
le clergé. Que sais-je encore? Il a l'air de me considérer
comme une machine infernale prête à faire explosion et
me supplie de ne pas mettre le feu à la mèche. Moi, le
plus mouton des moutons, le plus sédentaire des ours,
la plus cloîtrée des marmottes! Quiconque vit et pense
un peu fait peur à ceux qui sont morts.
Vous savez les nouvelles politiques. Je vois des gens
qui reviennent de Paris; les troupes sont pour M. Bona-
parte, l'Assemblée dissoute est impopulaire, tout le
monde est tranquille. Il est clair qu'il va prendre le
pouvoir royal avec des formes républicaines. Les cam-
pagnes sont pour lui. Les démocrates sont accablés et
poursuivis depuis deux ans. Personne ne remuera. En
voilà pour quelques années. La France depuis soixante
ans est dans un va-et-vient perpétuel, allant de la
monarchie à la république, de la liberté à l'autorité.
Cela durera longtemps encore. Nous sommes trop et
trop peu démocrates pour souffrir l'une ou l'autre;
mais les idées libérales pénètrent chaque jour plus avant
et s'alTermissent. Dans sept ou huit révolutions sans
doute, elles seront entièrement maîtresses. Malades de
la monarchie pendant le siècle dernier, nous sommes
dans ce siècle en convalescence, mais avec des rechutes,
et ce ne sera qu'au siècle prochain que nous recouvre-
166 CORRESPONDANCE
rons la santé. 11 faut s'habituer à cela et prendre
patience, nos enfants seront plus heureux que nous.
Le recteur et le principal ont hier assisté à ma classe
et le recteur m'a fait de grands compliments. Je vis fort
seul; mon feu, mon piano, mes livres me distraient
quand le travail m'a fait mal à la tète. — 11 y a ici une
bibliothèque, où je trouve quelques livres d'histoire; le
jeudi et le dimanche soir je relis ceux que j'ai empor-
tés. Le théâtre est mauvais, dit- on. Les affiches
marquent qu'on y joue des drames larmoyants et san-
glants. Je n'y vais pas pour ne pas m'affadir le cœur.
Notre année à l'École était la dernière des bien pen-
santes. Mes amis m'écrivent que la nouvelle promotion
est toute cléricale. Voilà le sanctuaire lui-même envahi.
Pour moi, je suis heureux. A part quelques contra-
riétés et inquiétudes inévitables, je n'ai rien à désirer.
Je suis occupé d'une façon noble et élevée, j'augmente
mes connaissances; je vis dans la science, dans la plus
belle des sciences, j'ai de la santé, des amis, assez d'ar-
gent, peu de besoins. Que me faudrait-il de plus sinon
de vous voir I
A EDOUARD DE SUCKAU
Nevers, 9 décembre 1851
Cher Ed., il était certain a priori que nous penserions
tous de même*. On a cru un instant que le vote serait
public, et que quiconque refuserait de dire oui serait
1. Sur le coup d'Élat du 2 décembre.
I
I/ANNÉE DE PROFESSORAT 1G7
destitué. J'étais parfaitement décidé à aller courir le
cachet à Paris. Nous aurions pu encore toi et moi (vu la
pureté de nos mœurs) fonder une pension de demoi-
selles. Mais ces beaux projets sont tombés, puisque le
vote est secret.
Pas de protestation. Nous sommes des atomes, nous
serions aussi ridicules que les gens de Garpentras vou-
lant marcher sur Paris. Les grands corps et les hauts
personnages peuvent seuls protester. Mais pas de sou-
mission, pas d'adhésion si on nous en demande; un vote
convenable et tel que tout homme d'honneur le portera.
Voilà ma conduite, et la tienne aussi, je crois.
Mêmes lâchetés à Nevers qu'à Saint-Étienne. J'ai vu
des gens, après avoir vomi des injures contre M. Bona-
parte, dire ouvertement qu'ils voteront pour lui, parce
que sinon ils perdraient leur place, et ériger cela en
maxime générale de conduite. De la sottise, de la vio-
lence, de l'ignorance, de la poltronnerie, voilà les prin-
cipaux ingrédients que le bon Dieu a mêlés ensemble
pour en faire le genre humain.
Le peuple a pris Clamecy, qui est une petite ville à
quinze lieues d'ici; il a brûlé, pillé; il a assassiné des
gendarmes. Des régiments sont arrivés de Paris avec du
canon, ce sera une boucherie. La laide chose que la
politique! Les gens haut placés volent la liberté
publique, fusillent trois ou quatre mille hommes, et se
parjurent; le peuple qui leur est contraire vole la pro-
priété privée et égorge. Tendre la main à l'un des deux!
J'aimerais mieux f^u'on me la coupât. Je n'ose faire des
1G8 CORUESPONDANCE
vœux pour personne. Lequel vaut mieux, d'une prési-
dence h la Russe, ou de la Jacquerie des sociétés secrètes?
La victoire du peuple sei'ait peut-être un pillage,
et certainement une guerre civile. Ils arriveraient
furieux au pouvoir et avides, mais sans une idée, ou
partagés entre trois ou quatre systèmes absurdes et dis-
crédités. Je ne puis souhaiter que le triomphe d'une
idée, et je ne vois des deux parts que mépris du droit
et violence brutale. M. Bonaparte n'est pas pire que les
autres. L'Assemblée haïssait la république plus que lui,
et, si elle avait pu, aurait violé de même son serment
pour mettre au trône Henri V ou les Orléans, et au pou-
voir M. Changarnier. Crois-tu que M. Cavaignac et les
hommes honnêtes aient de l'autorité en France? Le
droit n'est rien, il n'y a que des passions et des intérêts.
Cher ami, il n'y a que la science, la littérature, l'éduca-
tion, le progrès lent des idées qui puissent nous tirer de
cette boue. Je me résigne pour de longues années à
n'être d'aucun parti, à les détester tous, à souhaiter
ardemment l'avènement du seul qu'on puisse suivre,
celui de la science et de l'honneur. En attendant je vis
dans la philosophie. Là est l'autel et le sanctuaire :
Edita doclrina sapientum lempla serena ; là je te retrouve
et je te donne la main.
Anatole', ni personne de là-bas, ne m'a rien éci'it.
Edmond^ s'est-il tenu tranquille? Part-il toujours pour la
Grèce? Je ne reçois plus de lettres de personne, on ou-
1. Prévosl-Pnradol.
2. About.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 160
blie un Nivernais enfoui. Le Panlhéon vient d'être rendu
au culte. Dès le premier jour il était clair que M. Bona-
parte s'appuierait sur le clergé. D'abord le souv(Miir de
son oncle; ensuite le besoin d'avoir pour soi ce corps,
le seul puissant qui reste en France. Il va s'appuyer
contre les idées, de tout ce qui leur est ennemi : la dis-
cipline brutale de l'armée ; l'égoïsme et la poltronnei'ie
des propriétaires; les légendes des campagnes; le grand
étouffoir, le clergé. L'épaulette va défendre la soutane.
Conséquence : nous sentons le roussi. Y aura-t-il une
agrégation? Dans ce cas, M. Yeuillot sera président. D'à
boni!
Réponds-moi, car ta lettre ne compte pas, elle n'avait
que six lignes. Ah, si je pouvais te voir au jour de l'an!
Tu me répondras aussi là-dessus.
Quelle vie il doit y avoir à l'École! Ici tout le monde
est mort.
Cher Ed., je pense que ce pouvoir se consolidera,
plus je vis, mon ami, plus je vois que les idées ne sont
pas mûres. Les jeunes gens libéraux ne sont que vio-
lents, et nécessairement quand le tempérament est
calmé, tournent au gendarme. La plupart nient les
principes, disent que le droit c'est la force, et que la
politique n'a à s'occuper que des intérêts. Les plus
hardis le disent. Presque tous le pensent. Il faut avoir
vécu comme nous au couvent pour croire aux idées et
les aimer.
Yours.
170 CORRESPONDANCE
A PRÉVOST-PARADOL
Nevers, 11 décembre 1851
Cher amis la Nièvre est tranquille ; Clamecy et cinq
ou six bourgs qui avaient des barricades sont pris. On
a fusillé suffisamment; ajoute une quantité de prison-
niers. On raconte que les insurgés ont pillé et égorgé;
nos proclamations les représentent comme des brigands,
non comme des socialistes. Qu'y a-t-il devrai là-dedans?
Il est certain que le département était prêt à se soulever
tout entier. Nevers et Moulins se sont trouvées bien gar-
dées, et l'affaire a manqué.
Les plus avancés iront civiliser Nouka-hiva. Il est cer-
tain de plus que tout ce pays est plein de sociétés
secrètes, disciplinées à l'obéissance passive, prêtes à se
battre par haine et pour leur intérêt plutôt que pour
une idée. Edouard* m'écrit que c'est la même chose
à Saint-Etienne. Entre les coquins d'en haut et les
coquins d'en bas, les gens honnêtes qui pensent vont se
trouver écrasés. J'ai trop de dégoût pour l'un et pour
l'autre pour donner la main à l'un ou à l'autre. Je
déteste le vol et l'assassinat, que ce soit le peuple ou le
pouvoir qui les commette. Taisons-nous, obéissons,
vivons dans la science. Nos enfants plus heureux auront
peut-être les deux biens ensemble, la science et la
liberté.
Quant au gouvernement, je crois qu'il durera. Il a l'ar-
1. Voir Gréard, ib., p. 180, 10 décembre.
2. E. de Suckau.
L'ANNEE DE PROFESSORAT 171
niée, il a déjà fait un pasvcrs le clergé ; les campagnes vont
lui donner une majorité énorme. Les commerçants et les
grands propriélaires ne désirent rien tant qu'un Etat à
la Russe ; et ce qui est pis, je vois une quantité de jeunes
gens qui pensent de même. Nous ne sortons pas d'un
siècle d'idées, conmie les hommes de la Révolution
française. Notre philosophie, bâtarde du christianisme,
est nulle hors de nos écoles, et c'est maintenant une
mode de bafouer les principes pour diviniser les faits.
Les philosophes socialistes ont invoqué comme principe
l'amour, ce qui était bon à l'époque mystique du Christ;
ont attaqué l'indépendance et la divinité de l'individu,
ce qui est contraire à tout le mouvement moderne; ont
prêché le bien-être matériel, ce qui produit des Jacque-
ries, mais non des Révolutions. Je ne vois donc rien qui
puisse tenir contre un homme appuyé de 400000 baïon-
nettes, de 40000 goupillons et des légendes des cam-
pagnes. S'il n'est pas stupide,il se tiendra dans un juste
milieu, ne touchera pas à l'état social établi, parlera de
son amour pour le peuple, et vivra là-dessus; il ne
périra que lorsqu'une doctrine prouvée, préchée, accep-
tée, propagée, sera capable de s'emparer du pouvoir.
N'en sommes-nous pas là depuis cinquante ans?
Napoléon, les Bourbons, Louis-Philippe, M. Louis Bona-
parte ne sont que des compromis nés des circonstances.
L'Idée elle-même, en 89 et en 48, n'a régné que par
accident et pour un moment. Elle ne régnera que quand
tous en feront leur religion. Une religion est longue à
substituer à une autre. Quels cris a excités M. Proud'hou
171' COIIUESPONDANCE
quand il a mis la divinité de l'homme à la place de la
divinité de Dieu? Il faut attendre, travailler, écrire.
Comme disait Socrate, nous seuls nous nous occupons
de ta vraie politique, la politique étant la science. Les
autres ne sont que des commis et des faiseurs d'af-
faires.
Sais-tu quelque chose d'Edmond^ ? Il ne me répond
pas. Qu'a-t-il fait dans toute cette échauffourée ? Ya-t-il
en Grèce? Et rianat?
Ici, mon ami, je ne vois personne. Dans les conver-
sations, j'entends des mots et j'en piononce, mais ce
n'est qu'un échange de sons. Privé d'amis, de famille,
de musée, de théâtre, de conversation, ma vie est un
peu sévère. Je ne mange pas mon cœur, comme dit
Homère. Mais je suis quelquefois triste, et j'aurais
besoin de vous. Entouré de morts, je voudrais voir des
vivants.
Je m'étonne chaque jour davantage de la platitude et
de l'engourdissement universels. J'ai vu quelques jeunes
gens, et j'ai laissé tomber toutes les occasions, j'aime
encore mieux ma solitude que cette compagnie. Je serais
bien heureux, si j'avais l'an prochain un de vous avec
moi. T'aurai-je jamais? Je n'aurais jamais eu de meil-
leure fortune ! Mes illusions s'en vont tous les jours ; la
sottise, l'ignorance, la gi'ossièreté, le manque d'honnê-
teté sont la règle. Les contraires ne sont que
l'exception.
Je relis les auteurs, Homère surtout et Marc-Aurèle.
1. Abolit.
L'ANNEE DE PROFESSORAT 175
Cnv Hegel casse la iètc et mes recherches personnelles
de psychologie ne nie fatiguent guère moins. Je laisse
quelquefois flotter ma pensée vers l'avenir, qui me
paraît tantôt brillant, tantôt sombre. — En tout cas,
nous aurons fait notre devoir.
J'ai écrit à M. Vucherot, sans savoir au juste son
adresse; il ne m'a pas répondu. A-t-il reçu ma lettre?
Que disent les nouveaux catholiques de ri]cole?
Approuvent-ils la Révolution?
La solitude augmente l'amitié. Il me semble que je
pense maintenant à vous avec un souvenir plus tendre.
Pourquoi Planât m'oublie-t-il ainsi? Les idées sont
abstraites, on ne s'y élève que par un effort. Quelque
belles qu'elles soient, elles ne suffisent pas au cœur de
l'homme. D'amour proprement dit, nous ne pouvons
plus en avoir. Restent les amitiés d'homme à homme ;
rien ne me touche plus que de lire celles de l'antiquité.
Marc-Aurèle est mon catéchisme ^ Relis-le, c'est nous-
méme.
Adieu, mou ami, ou pour parler grec /.^^tpe.
AU MEME
Ncvers, 15 décembre 1851
Est-ce un reproche^?
Mais alors l'École entière est dans le même cas que
I. Marc-Anrcle fut le livre de chevet de M. Taine jusqu'à ses
(UM'iiiers jours.
i. Voir Gréard, id., p. 181, lettre du 17 décejubre.
174 CORRESPONDANCE
inoi, puisque nous sommes fonctionnaires au môme
titre.
As-tu voulu seulement me faire connaître une belle
action * ?
Soit, mais observe pourtant ; \° qu'un professeur n'est
pas un préfet, qu'il est un fonctionnaire de l'État, non
du gouvernement, et que ce n'est pas se rallier au pou-
voir que d'enseigner l'histoire de Sésostris et de
Darius. M. Thomas ^ pouvait à la fois garder son hon-
neur et sa place; 2^ que ce pouvoir, illégitime aujour-
d'hui, deviendra légitime dans huit jours, étant confirmé
par six millions de suffrages ; 5° que M. Thomas est
rédacteur de la Politique dans la Revue des Deux-
Mondes, et que son article du 1'''' décembre contenait la
plus violente attaque contre le pouvoir. Cette démission
ne serait-elle qu'un refuge contre une destitution?
Je fais de laides suppositions, n'est-ce pas ? Mais en
principe je crois que l'espèce des Regulus est rare, et
je ne les admets que sous bénéfice d'inventaire.
Je maintiens toute ma dernière lettre. Je ne donnerai
pas d'adhésion à une action que je regarde comme
1. M. Tainc nvait reçu, écrile de la inaiii de PrévosL-Paradol,
une lellre que M. Thomas, prolesscur démissionnaire du lycée de
Versailles, avait envoyée à l'École normale avant, de pai'lir pour
létran^er, avec prière de la répandre dans l'Université.
2. Thomas (Alexandre-Gérard), professeur et publicislc, né à
Paris en 1818, mort à Bruxelles en 1857, accompagna en Belgitpie
le comte (rilaussonvilh* en décembre 1851 et rédigea avec lui une
feuille |)olili(pie, le Hullclin Français, qu'on introduisait clandes-
tinement en l-'rance. M. dllaussonville renira à Paris en 185'2.
M. Thomas demeura en Belgique, exilé volontaire jusqu'à sa mort.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 175
malhonnête ; mais je crois pouvoir en conscience conti-
nuer à professer la théorie de l'association des idées ou
du jugement comparatif.
Sois franc, et réponds-moi autrement que par la lettre
d'un autre. Blàme-moi, je suis l'être le plus calme du
monde et je discuterai ton blâme avec toi.
Pas un mot sur Edmond *, ni sur Planât?
Que fait Planât maintenant que ses journaux"^ sont
à moitié supprimés ?
Tout à toi quand même, courtisan ou non-courtisan,
comme tu voudras.
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE
Nevers, 18 décembre 1851
Tu peux lire de Voltaire Charles XII, le Siècle de
Louis XIV, V Essai sur les Mœurs. Ce sont ses trois grands
ouvrages d'histoire. Si tu veux rire, cherche à la table
la diatribe du docteur Akakia.
Quoique tu ne lises pas la politique, tu sais que
M. Bonaparte, violant son serment, a confisqué les libertés
publiques et fait tuer ceux qui défendaient la loi. Le
recteur (un prêtre) nous a envoyé, il y a deux jours, la
circulaire suivante : « Les soussignés, fonctionnaires de
l'enseignement public à Nevers, déclarent adhérer aux
masures prises le 2 décembre par Monsieur le Président
1. About.
'2. Emile Planât faisait, sous la signature de Marcelin, des des-
sins pour le Charivari et autres journaux illustrés.
17G COURESPONDANCE
de la Uépubli({ue, et lui oiïrent l'expression de leur
reconnaissance et de leur respectueux dévouement. »
Mes collègues, même les plus libéraux, ont eu l'impu-
ilence de signer. J'ai refusé. Je n'ai pas voulu commen-
cer ma carrière de professeur par une lâcheté et un
mensonge. Chargé d'enseigner le respect de la loi, la
fidélité aux serments, le culte du Droit éternel, j'aurais
eu honte d'approuver un parjure, une usurpation, des
assassinats. Je refuserais encore si cela était à refaire,
et je suis sûr que vous auriez fait comme moi.
Mon refus est pourtant moins dangereux que je le
croyais d'abord. Le recteur, quoique faible, est bon et
honnête. 11 a fait signer le titulaire de philosophie* et
a envoyé la liste sans noter mon refus. J'en ai causé
avec lui, et je pense qu'au fond il pensait que seul j'ai
fait mon devoir.
Tous mes amis étaient décidés à faire de même.
Mme N. tourmentait son fils pour qu'il n'exposât pas sa
place et donnât toutes les soumissions. Est-ce à une
mère d'être plus soigneuse des intérêts de son fils que
de son honneur? D'autres ont fait bien plus et bien
mieux que moi : lisez la lettre ci-jointe adressée par un
professeur de Versailles ^ au ministre.
Au reste, je suis d'une extrême prudence : le recteur
m'a dit que ni mon cours ni ma conduite n'avaient
donné lieu à aucune plainte. Je me tais, et je fais tout
ce qui est compatible avec l'honneur, mais lien de plus.
1. M;iI;k1o et en confié.
2. M. Thomas. Voir la lettre précédenlc
L'ANNEE DE PROFESSORAT 177
Que ma mère soit donc en repos. Mon lionnêteté est
intacte, et le recleur lui-même pense que ma place
n'est pas exposée.
Parlons d'affaires moins sérieuses. Je lis Clarisse Har-
lowe, de Uichardson, à la bibliothèque. Cela me délasse
un peu de la métaphysique. J'ai essayé de connaître un
jeune peintre ; mais il s'est trouvé que son plus grand
plaisir consistait à peindre son chien, sa casserole, son
poêle, le tout de grandeur naturelle, à la manière des
enseignes. Tous mes essais de connaissance avortent
de la sorte, et je retombe sur moi-même. Je vis au coin
de mon feu ; je me repose avec bonheur le jeudi et le
dimanche, entre une tasse de café et des cigarettes;
mes études sont si fatigantes que jamais je n'ai mieux
goûté le repos. Depuis un mois le ciel n'était qu'une
pluie, et la terre qu'une boue ; mais hier le soleil et la
gelée sont venus, et j'ai couru la campagne, le cœur
réjoui par la vue de ce grand horizon et de la belle et
divine lumière. Que de fois le soir dans les rues j'ai
admiré les grandes ombres et pensé à Rembrandt et à
toi. Si nous étions ensemble, nous causerions de tes
éludes.
Je suis quelquefois un peu triste de ce manque d'ami-
tié et de conversation. Il faut m'excuser, car j'ai tout
perdu à la fois, ma famille, tous mes amis, l'École et
Paris, les deux pays de l'intelligence. Mais avec un petit
effort de volonté, cela s'en va. Je prends un livre. Mon-
tesquieu disait qu'une demi-heure de lecture suffisait
pour lui faire oublier les pires chagrins de la vie.
H. TAINi:. C»RRE«rOM).\\CR. 12
178 CORRESPO^■DANCE
A EDOUARD DE SUCKAU
Nevers, 22 décembre 1351
Cher ami, merci S mais je ne puis pas : l^^Nous aurons
à peine trois jours de vacances; 2° Si j'allais à Paris,
deux oncles^ que j'ai, l'un à Juvisy, l'autre à Poissy me
couperaient la goi'ge, et avec raison, si je n'allais pas
chez eux. Et ma mère ne me pardonnerait pas de ne
pas avoir pris un jour de plus pour aller chez elle, où
elle s'ennuie et voudrait me voir; 5° Il est possible que
j'aille bientôt à Paris, et contre mon gré. Le recteur
nous a présenté à signer la sincère déclaration suivante :
« Nous soussignés, professeurs au collège de Nevers,
nous déclarons adhérer aux mesures prises le 2 décem-
bre par M. le Président de la République, et lui offrons
l'expression de notre reconnaissance et de notre res-
pect. » — Tous mes honorables collègues ont signé.
J'ai eu le malheur de faire exception, l'air retentissant
de menaces de destitution. De sorte que je pourrais bien
un jour ou l'autre aller prendre le frais sur le boule-
vard de Gand. Le gouvernement, aimant la liberté,
désirera sans doute me fortifier dans la vertu, en
m'ôtant toute tentation d'y manquer à l'avenir, etc.
Mais j'ai ta promesse sous seing-privé, et je t'aurai le
samedi 2 (45, rue du Commerce). Et je te garderai tant
que je pourrai et que tu pourras. Je te défilerai le plus
magnifique chapelet philosophique, et toi de même. Ce
1. M. de Sucl<;ui avait invité M. Taine à venir passer les vacances
du jour de l'an à Paris, chez ses parents.
2. MM. Alexandre lîczanson et Adolplie llezanson.
L'ANNÉE DE PUOFESSORAT 179
sera une jolie prière en commun, bonne à faire dresser
tous les cheveux saissetiques et siinoniques (s'ils en ont
encore). Voilà déjà que nous chantons à l'unisson les
louanges du vrai Dieu au chapitre de la liberté, et sans
doute tu tourneras bien d'autres feuillets dans l'adorable
livre de l'hérésie. Tu verras ici une suite d'analyses sur
les sensations*, les images, les rapports de la pensée
pure au cerveau, et la nature du moi, qui te réjouiront
le cœur. Je fais de temps en temps quelques cavalcades
physiologiques S historiques^, et j'ai lu deux volumes
1. Des Sensations (observations) 98 pages, petil: format, — Plan :
« Énumération préalable des questions : 1° Des sensations en par-
ticulier, toucher, vue, etc. ; '2° De la sensation en général. » Mé-
thode : « 1" Déterminer la nature de la sensation ; '2° Appliquer cette
définition aux diirérentes espèces de sensations ». Suivent de minu-
tieuses analyses d'expériences personnelles sur le toucher, l'odorat,
le goût, l'ouïe, la vue, sur la nature du son musical, sur la sen-
sation Imaginative, les images, l'association des idées, la mémoire..
2. Notes de physiologie et d'histoire naturelle, 93 pages, grand
format, d'après Cabanis, Mûller, Broussais, Bichat, E. Geolfroy-
Saint-IIilaire, Isidore Geoffroy-Saint-Ililaire, Serres, Coste, Dumor-
tier, Bérard, Carus.
3. Idées générales sur V histoire : 32 pages, grand format.... « Le
but de l'histoire est de trouver des lois ou faits généraux; son
aide est la psychologie ».... « Noter les moyens par lesquels les
nations sont des individus ».... « Ajoutez les causes physiologiques
et climatériques. Le fils tient du père et du climat ».... « Il fau-
drait donner une définition : 1" du Gouvernement et de ses dilfé-
rentes fonctions, la guerre, la justice, la perception des impôts,
l'administration; des Corps; 2" de VÉtat et de ses diflerentes
classes possibles, prêtres, nobles, populace, agriculteurs, commer-
çants; 3° de la Famille et des relations de ses dill'érents mem-
bres; 4° de l'Art, de la Religion, de la Philosophie, etc.... » Suit
une analyse de la Philosophie de l'Histoire de Hegel (38 pages,
grand format) ; id. de la religion (20 pages, grand format) ; id. du
droit (0 pages, grand format). Au milieu de l'analyse sur l'Élat. le
travail est interrompu à cette phr:iso : « 3" Puissance législative.
180 CORRESPONDANCE
de ce casse-tête cliinois, appelé vulgairement Logique
de HegeP. Je suis comme Cornélie, mon cher. Mes
bijoux ce sont mes enfants.... Enfants intellectuels,
bien entendu.
J'imagine aussi que tu n'es amoureux que de nos
froides déesses. Froides est le mot, mon cher bon-
homme. De temps en temps, à l'aspect d'un théorème
métaphysique il s'allume dans mon cerveau un feu de
paille. Mais, faute d'un co-philosophe, il s'éteint vite.
Les pleutres qui m'entourent ne sont pas faits pour
l'exciter, et je n'ai pour élèves que des âmes de papier
mâché que je m'amuse quelquefois à pétrir, mais que
je n'enflammerai jamais....
Je t'écris des folies, parce que j'ai en ce moment des
idées noires. Cela m'arrive quand j'ai mal à la tête; et
je n'ai d'autre ressource que de me moquer de moi-
même et des autres, ou de penser à ma grande conso-
lation stoïcienne que tu sais. {To die, lo sleep, ce que
confirme de plus en plus ma psychologie.) Or, comme
je ne suis pas foncièrement bouddhiste, et que la con-
templation du zéro pur finit par lasser, je m'amuse à
Le prince, les fonctionnaires et les classes diverses de la nalion
y prennent i)art.... Inutile de continuer. — Courtisanerie; le pauvre
llej^el! cela est humiliant pour la philosophie. Aristote a bien
montré le droit du plus fort en pailant .à Alexandre, inais il n'a
})as montré son opinion politi(pie. Hegel n'a pas la notion du droit,
de la volonté individuelle, de la personne inviolable, il ne connaît
({ue le bien, le raisonnable, le meilleur. La volonlé est sacrée,
même quand elle vent le pire. Il y a dans ce livre im mauvais
mélange de politique et de droit. Le droil est une géomélric a
priori; la polilifpie [est] un empii'isme. »
1. Voir p. 1G2, noie i.
L'ANNÉE DE PUOFESSORAT 181
être bete. « La vie est un enfant qu'il faut bercer jus-
qu'à ce qu'il s'endorme. » Conclusion: viens manger ma
soupe samedi 2, et voir ma pendule et mes tableaux
(représentant le supplice d'un brigand italien, destinés
à faire frémir les locataires qui ne paieraient pas leur
lerme en leur montrant les conséquences de l'incon-
duite; en outre un tendre berger dérobant un nid pour
son Estelle, tableau ordonné par la police pour adoucir
les âmes féroces). Tiens, j'en pleure d'attendrissement.
Allons, mon Némorin, viens trouver ton Estelle.
A SA MERE
Nevers, 24 décembre 1851
Je quitte mon Hegel et mes paperasses pour venir
causer un moment avec vous. Je suis fatigué et je ne
trouve pas de meilleur, repos que votre souvenir. Dans
tout ce grand monde indifférent qui m'entoure, et où
à cbaque pas je dois livrer bataille pour me faire un
cbemin, il y a un petit coin où j'ai trois amies.... le
bon temps de Paris ne reviendra pas.
M. Vacherot m'a écrits et me recommande les dis-
1. Lettre de M. Vacherot, 19 décembre : « ...Ne pouvant ni parler
ni écrire sur la politique, sous le régime militaire et populaire
qui nous est imposé et qui peut durer longtemps, il faudra bien
que les esprits sérieux et élevés se réfugient dans la science pure,
dans la philosophie. Traduisez donc Hegel tout en vous occupai t
de votre agrégation. C'est le service le plus urgent que vous pui^-
siez rendre à la philosophie française en ce moment. Soignez votre
santé.... Aristote prétend que l'esprit en soi est infatigable et
182 CORUESPOiNI)ANCE
Iraclions permises à un plillosoplio, la musique et la
danse. La musique, soit : démenti et Mendelssohn sont
divins. Mais la danse! je deviens de plus en plus ermite
et méprisant. J'espère bien laisser cet hiver les Niver-
nais tricoter de leurs jambes cette danse cahotée de
dindons sautillants vulgairement appelée polka. — Cha-
cun a ses plaisirs. Un brave employé pêcheur à la ligne
est plus heureux quand il attrape un carpeau d'un
quart de livre que le plus merveilleux des rois de salon
au moment où il bat ses plus piquants entrechats. Je
suis pêcheur à la ligne dans la rivière de la philosophie
(dos mauvaises langues diraient que je pêche en eau
trouble); et une petite vérité tirée à grand'peine du
fond de l'eau me rend heureux pour toute la journée.
— Viennent parfois des migraines, des faiblesses de
volonté, quelque ennui de ma solitude. Mais quel ciel si
beau n'a pas ses nuages? Somme toute, ma vie est à
envier. Je gagne en peu de temps ce qu'il me faut pour
vivre, j'ai une bonne santé, j'amasse pour l'avenir;
quoique je sois terré et enfoui comme la taupe, je fais
comme elle mon chemin. Il ne faut pas penser à ce que
je suis, mais à ce que je puis être. C'est dans l'avenir
que je vis, c'est lui que je prépare ; le présent n'est
rien ; plus je suis obscur et enfoncé dans le travail, plus
j'ai de chances ; je me compare à ceux qui en France
(jiie c'est son confnct avec le corps qui le rend sujet à la fatigue.
J'en doute fort..., l'esprit a besoin de repos..., je vous recommande
toutes l(>s dislrnclions permises au pliilosoplie, et particulicremenl
la nuisi(|ue et la danse. Vous savez que la sagesse antique n'j
répugnait pas.
L'ANNEE 1)E PROFESSORAT 183
gouvernent la science, et je crois que, sans orgueil,
j'ai tout lieu d'espérer.
Rien de nouveau. Je crois que le recteur avait raison,
et que je ne cours aucun danger. Je continuerai jusqu'aux
vacances à tenir dans ma cage patentée mes seize petits
serins.
A PREVOST-PARADOL
Nevcrs, 30 décembre 1851
Cher ami, je suis à peu près décidé à devenir ton
concurrents J'attends encore une lettre qui achèvera
de me fixer. Tu comprends qu'il faul que je sache an
juste ce qui se passe dans les hautes régions, et si la
philosophie a chance d'être rétablie. J(* voulais d'abord
laisser là les agrégations et me préserAÎer au doctorat à
la fin de l'année. Je ne quitterai la philosophie qu'à la
dernière extrémité, et je ne deviendrai serviteur du
thème grec et du vers latin que dans l'espoir d'y rentrer
un jour.
Si, comme tu dis, tu trembles de ma concurrence,
tu as de la charité de reste. Desséché et durci par plu-
sieurs années d'abstractions et de syllogismes, où
retrou verai-je la verve, le style, les grâces latines et les
élégances grecques nécessaires pour ne pas être submergé
par quatre-vingts concurrents, pour arriver à côté de
i. YoirGi'éard, ib., p. 18 i, 24 décembre. Prévost-Paradol annonce
à M. Taine que l'agrégation de pbilosopbie est supprimée par le
Ministre de llnstmction publique, M. Fortoul.
184 CORRESPOINDANCE
MaxS Sarcey , toi, etc. Je vais repioclier mon sol en jachère,
tu sais comme, et avec quels coups. Si j'ai la même
fortune que l'an dernier, comme il est probable, ma
volonté en sera innocente; je ferai tout, pour surnager.
Oue Cicéron me soit en aide !
Je compte un peu sur toi. Écris-moi des renseigne-
ments sur les livres qu'il faut lire, etc. Parle-moi de
BabriusS de Denys d'tlalicarnasse^, de Tliistoire de la
métrique ancienne et autres jolies choses. Je t'enverrai
peut-être quelquefois un thème grec, pour avoir tes
corrections ou celles de M. Benoît^. Prête-moi l'épaule.
Tombé une fois déjà, j'en suis tout meurtri.
Veux-tu prier Ed.^ de m'acheter un petit Virgile de
vingt sous, édition allemande, et de me l'apporter au
retour? Heureux Ed. Mais il vaut mieux qu'il soit agrégé
que moi, parce que peut-être je pourrai retrouver mes
périodes cicéroniennes et mes hexamètres défunts. Son
bonheur me console. Qu'il me donne au moins une
bonne demi-journée, et toutes sortes de nouvelles et
conversations de toi.
M. Simon vient de répondre à un mot que je lui avals
écrit. Sa lettre laisse percer un blâme fort vif contre
1. Gaucher (Maxime), publiciste, né en 1829, cicve de l'École
normale en 1849, mort en 1888.
'2. Voir p. '295, note 3.
3. Voir p. 19"), note 2.
4. M. Benoit (Jean-Joseph-Louis, dit Charles, né en 1815, entré
à l'Ecole normale en 1835, mort en 1898, remplaça M. lïavet comme
maître de conlerenfcs de lanp^ue et lillératiu'e j^recqucs en 1850.
Il ne fut pas le professeur de M. Taine, (jui ne suivait pas cette con-
férence pendant sa ti-oisième année d'École.
5. Edouard de Suckau.
I/ANNÉE DE PROFESSORAT 185
M. X.... Qu'a donc fait l'aulrc? Passons maintenant
à ton avant-dernière lettre^ J'ai longtemps tardé à t'en
parler, exprès. Les événements semblaient t'avoir irrité.
Tes paroles étaient douces; mais le ton signifiait :
(( Mon ami Taine est un demi-poltron qui calme avef;
des sophismes sa conscience alarmée. » J'imagine pour-
tant que ceci n'a été que la passion d'un moment, et
cela parce que tu ne voudrais pas pour ami d'un pareil
être. Je ne crois pas me faire trop d'honneur ni trop te
demander en te priant de croire que si mon devoir y
eût été le moins du monde engagé, je serais allé courir
le cachet à Paris. Tu tranchais bien vivement la ques-
tion en traitant de sophismes des raisons que lu ne
réfutais pas. Es-tu si peu fidèle à tes principes que tu
ne reconnaisses pas aujourd'hui M. Bonaparte comme
pouvoir légitime? Son action est toujours détestable.
Mais le voilà l'élu de la nation, et que dira contre la
volonté de la nation un partisan du suffrage universel?
Les sept millions de voix ne justifient pas son parjure,
mais lui donnent le droit d'être obéi. — Que les bour-
geois aient été lâches, et les paysans stupides, soit;
mais respect à la nation, même égarée. — Nous allons
souffrir à cause de notre grand principe; mais nous ne
l'en défendrons pas moins. Sinon je ne te reconnais plus,
et je ne sais comment t'accorder avec toi-même. Quant
à la distinction de l'État et du Gouvernement, du préfet
et du professeur^ c'est le seul moyen de mettre la
1. Voir Gréard, ibicL, p. 181, lettre du 17 décembre.
2. Voir p. 174 et Gréard, ibiiL, p. 182.
186 COr.lŒSPONnANCE
justice dans l'adininislralion. Nous sommes fonction-
naires de l'Etat et non de tel gouvernement parce que
nous enseignons la même chose sous M. de Montalein-
bert, sous M. Barrot, sous M. Ledru-Rollin. Nous servons
le public, et non telle opinion régnante. Un préfet, au
contraire, est l'agent du gouvernement présent, et l'en-
nemi des autres. Qu'il donne sa démission quand son
chef tombe. Il ne peut se faire contre son chef l'agent
de ses adversaires. Le professeur garde sa place, comme
le juge et le garde-champêtre, parce qu'il n'agit ni
pour, ni contre le gouvernement. — Si l'on admettait
ces principes, l'administration deviendrait honnête et
indépendante, tandis qu'on n'y voit que souffrances de
conscience et lâchetés.
Pardonne ce reste de complainte, comme tu dis ; je vais
te fournir des armes contre moi : 1° Le préfet fait effacer
des monuments publics les mots « Liberté, Égalité, Fra-
ternité ». On coupe les arbres de la liberté, et on en dis-
tribue le bois aux pauvres; 2<* tous nos honorables collè-
gues ont signé une adliésion* au 2 décembre. Croirais-tu
que la plupart sont républicains et le disent. — J'ai vu
que Fillias^ et Challemel-Lacour sont mis en disponibi-
lité. Est-ce pour avoir refusé de signer? Ce serait un pré-
sage. Alors j'irais t'embrasser et travailler avec toi à Paris.
Dis à Ponsot^ que je lui répondrai sous peu. Qu'il
1. Voir, p. 178, le texte de la circulaire.
'J. Filli.is (Jean-François-Yiclor-llenry), né en 1827, élève do
l'École iiorinale en 1847, mort en 1859.
5. Ponsot (Francis), né en 18'21), entré à l'École normale en 1841),
mort professeur au lycée de Nice en 1808.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 187
fasse de la médecine, bon Dieu! L'heureux homme, il
sera indépendant et se débarbouillera de sa psychologie
officielle.
La psychologie vraie et libre est une science magnifi-
que sur laquelle se fonde la philosophie de l'histoire,
qui vivifie la physiologie et ouvre la métaphysique. J'y
ai trouvé beaucoup de choses depuis trois mois et j'ai
la deux volumes de Hegel*; jamais je n'avais tant mar-
ché en philosophie. Et quitter! aligner des hémistiches,
et trembler devant un barbarisme! Ah! mon ami, quelle
misère que d'avoir un estomac ! — Dis donc à Suckau
d'aller voir à la galerie d'Apollon le grand tableau de
Delacroix ^ On m'en parle avec enthousiasme. Je n'ai
pas pu aller vous voir, n'ayant que trois jours de congé.
A SA MERE ET A SES SŒURS
Ncvers, 1" janvier ISb^i
H était écrit dans les archives célestes que je serais
professeur de littérature et que tôt ou tard je redevien-
drais le fidèle adorateur du. thème grec. L'agrégation
de philosophie est supprimée pour cette année ^, et,
1. Voir, p. 162, noie 1.
'2. Delacroix (Ferdinand-Victor-Eugène), membre de JInslilui,
né en 1798, mort en 1863. Il s'agit sans doute du plafond de la
galerie d'Apollon.
r». Gréard, ibid., p. 184 (lettre de M. Fortoul à M. Michelie) :
« Monsieur, le personnel actuel sui'tisant aux besoins de l'ensei-
gnement, j'ai décidé qu'il n'y aurait pas cette année d'agrégation
pour les classes de philosophie. »
188 CORRESPONDANCE
d'après les lellres ci-jointes, probablement pour tou-
jours. J'ai pris une décision et après-demain je com-
mence liéroïquement à me préparer à celle des lettres;
j'ai ici les livres, je travaillerai avec le professeur de
rhétorique, mon plan est fait. J'espère trouver encore
assez de temps pour rassembler les matériaux de ma
thèse et de mon doctorat. Vous devinez mon ennui, mais
j'ai pris mon parti, vu les nécessités de l'estomac, et
maintenant je ne rêve plus qu'au succès.
Je te remercie d'approuver ma conduite. Ce qui se
passe n'est pas propre à me rendre ami du gouverne-
ment. M. Simon* a été suspendu pour une leçon sur les
principes de la Morale : il est clair en effet que par-
ler du droit ou du devoir c'est faire la satire du gouver-
nement. Les choses vont au rétablissement de l'Inquisi-
tion, et bientôt on ne pourra plus ni écrire, ni penser en
France. Comme je l'ai pensé d'abord, M. Bonaparte va
tout donner aux évêques pour s'en faire un appui. Il va
faire sur notre dos pénitence de ses fautes. Ainsi soit-il.
Te Deum laudamus.
A propos, nous sommes allés en corps écouter aujour-
d'hui un Te Deum. Quelles singeries! Je suis toujours
tenté de me demander : qui diable joue-t-on ici? J'ain)e
mieux l'Opéra. Les comparses y jouent mieux leur rôle,
et les figurants sont moins laids. — Après quoi, nous
sommes allés faire les visites officielles au préfet et au
général. Le général nous a dit au sujet des gens de Cla-
1. Gréyrd, ihid. « Tu connais sans doulc la suspension de
M. Simon à la Sorbonne et à l'École, pour une bien belle leçon.... »
L'ANNEE DE PROFESSORAT 189
niocy : « S'ils n'avaient fui, j'en aurais pavé les rues. Dieu
aurait choisi les bons. » — C'est le mot de l'abbé de Citeaux
lors de la guerre des Albigeois : « Tuez tout, Dieu con-
naît les siens. » Assassins mitres, égorgeurs en plaques,
ils se valent. Le préfet a ajouté : « Je les tiendrai en
prison le plus possil)le, et j'en enverrai à Cayenne
autant que je pourrai. » Gouvernement paternel! Cela
m'attendrit. 11 vaut mieux n'être rien comme je suis, ou
destitué, que d'être geôlier ou boucher patenté. On doit
se trouver heureux de n'être pas exécuteur des hautes
œuvres. J'aime mieux mon vieux frac qu'un habit brodé
et doré avec du sang dessus.
Sois tranquille, du reste. 11 me parait certain que mon
refus de signer n'aura pas de suite. Pour ma place, je ne
sais si le titulaire ne la reprendra pas à Pâques, je ne
puis lui parler là-dessus que dans quelque temps.
Un mot à mes sœurs : je suis enchanté devoir qu'elles
comprennent si bien ce que je leur ai lu. Croiriez-vous
que M. B..., homme intelligent, spirituel, lettré, qui a
l'expérience de la vie, blâmait mon roman de Julien^
le trouvant exagéré, hors de nature, disant qu'il n'avait
jamais rien vu qui lui ressemblât!
Ne vous inquiétez pas d'ignorer toute sorte de détaiir^
techniques et les quelques particularités de géographie,
pliysique, etc., que répètent les perruches savantes des
pensions. Sachez seulement l'orthographe, l'arithmétique,
l'essentiel de la géographie. Fiez-vous pour le reste à vos
lectures, aux conversations, à la réllexion. Le but de
1. Slenillial, Iloufje el Noir.
190 CORRESPONDANCE
l'éducation est d'ouvrir l'esprit, de donner des idées,
d'habituer à en chercher. Les études ne sont qu'un
moyen. Une femme ne passe pas un examen avant d'en-
trer dans le monde; on ne l'interroge pas dans une com-
pagnie sur une date ou sur une dissolution chimique.
Pourvu qu'elle ait des idées sur tout, qu'elle puisse
suivre toute conversation, qu'elle ait un jugement assez
libre et assez étendu pour prendre son parti sur les
questions de morale, de conduite et de religion qui
peuvent lui être soumises, elle en sait assez, et l'homme
le plus savant est heureux de sa conversation. Une
conversation qui est un échange de dates et de faits n'est
qu'un dialogue de pédants ennuyeux. Une conversation
qui est un échange d'idées vivement exprimées est
peut-être le plus grand plaisir qu'on puisse goûter, et,
sans grande instruction, dès qu'on pense, on peut
l'avoir. Le seul examen qu'une femme ait à passer roule
sur la toilette, la tenue, la danse, la musique, et je vois
que vous vous en tirez bien.
A PREVOST-PARADOL
Nevors, 10 janvier 1852
Edouard vient seulement de m'envoyer ta lettre.
Puisqu'elle est du T), j'imagine qne tu étais hors de
l'Ecole et que lu as trouvé en rentrant celle que je
t'écrivais* le 50 décembre. Serait-elle perdue par
hasard?
1. Voir p. 1.S3.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 191
Dans tous les cas, cher ami, comment peux-tu me
croire assez niais pour ne pas t'accorder une liberté
dont j'use ! Ai-je l'habitude de me montrer susceptible?
Et ai-je gagné à l'École la réputation de ne pas savoir
souffrir la contradiction? Contredis, réfute, attaque,
blâme; je discuterai tout cela, et je t'en aimerai davan-
tage pour ta hvnchise. Je te dirai même que j'ai encore
ta lettre sur le cœur. As-tu pu supposer que je voulusse
rompre une amitié de cinq ans? N'aie jamais de
pareilles idées à l'avenir; ne me parle jamais « de
retirer ta main de la mienne )) ; fais-moi bien vite
amende honorable pour ces vilaines paroles. Frères en
philosophie, en politique, en littérature, nos deux
esprits sont nés ensemble et l'un par l'autre; et si je te
perdais il me semble que je perdrais tout mon passé.
Mais tu souffriras de ma part la même franchise, si
je te dis que je suis fâché de ta volte-face. Ce n'était
point à un philosophe à changer de doctrine pour une
circonstance. Le raisonnement qui donnait droit au suf-
frage universel est toujours le même, et partant la vérité
n'a pas changé. S'il y a, comme tu dis, sept millions de
chevaux en France, ces sept millions ont le droit de
disposer de ce qui leur appartient. Qu'ils gouvernent et
choisissent mal, n'importe. Le dernier butor a le droit
de disposer de son champ et de sa propriété privée; et
pareillement une nation d'imbéciles a droit de disposer
d'elle-même, c'est-à-dire d(î la propriété publique. Ou
niez la souveraineté de la volonté humaine et toute la
nature du droit, ou obéissez au suffi'age universel.
192 CORRESPONDANCE
Hemarque pourtant qu'il y a dos restrictions h cela,
que je les faisais déjà auparavant contre toi et que je
refusais à la majorité le droit de tout faire que tu lui
accordais. C'est qu'il y a des choses qui sont en dehors
du pacte social, qui, partant, sont en dehors de la pro-
priété publique et échappent ainsi à la décision du
public, par exemple, la liberté de conscience et tout ce
qu'on appelle les droits et les devoirs antérieurs à la
société. Mais, dans la question d'aujourd'hui, dans le
choix d'une forme de gouvernement, la volonté natio-
nale est évidemment souveraine; et nous ne pouvons
mieux marquer notre loyauté qu'en défendant nos prin-
cipes, môme lorsque la masse stupide s'en sert contre
nous.
Sinon tu vas droit à la tyrannie. L'empereur de Rus-
sie peut dire : je suis le seul intelligent dans mes États
(ce qui est assez vrai). Donc c'est ma volonté et non celle
de mes sujets qui doit régner. — Les catholiques diront :
Nous sommes les seuls qui sachions la vraie fin de
l'homme, et la science de nos adversaires les aveugle
plus que ne ferait l'ignorance. Donc notre volonté doit
être maîtresse. — Le mot de Pascal est décisif :
(( Qui doit passer le premier? Le plus savant? Mais qui
jugera? Il a quatre laquais, je n'en ai qu'un. C'est à lui
de passer. Il n'y a qu'a compter et je suis un sot, si je
conteste. »
Je ne te répète pas les arguments d'utilité que tu
sais. Entre des hommes comme nous, les seules raisons
qui valent sont celles de justice. La question se réduit à
L'A>NÉE DE PROFESSORAT 193
ceci. Aclmets-tu, avec Rousseau, que la volonté humaine,
portant sur ce qui lui appartient légitimement, soit
inviolable? Sinon, tu nies le droit.
En fait, la solution serait l'instruction du peuple. Dans
cent ans, il l'aura. Mais, pour Dieu, défendons son droit,
même contre nous-mêmes, tout en lui souhaitant des
lumières et tout en tâchant de lui en donner.
Adieu, mon cher ennemi, je t'embrasse.
Edmond ne va donc pas en Grèce? — Quels sont les
grammairiens du xvni^ siècle' qu'a inspirés Denys d'Ha-
licarnasse^? Parle-moi d'agrégation. Je fais des vers
latins.
A EDOUARD DE SUCKAU
Nevers, 15 janvier 1852
Mon cher ami, je t'attendais pour mes étrennes. Le
samedi, à 5 heures du soir, j'avais mis ton fauteuil à
côté de -mon feu, comptant passer la soirée avec toi, et
te mettre en voiture le lendemain. Dis aliter visum.
[. Gréard, ibid., p. 188. Réponse de Prévost-Paradol : « Il n'y
a qu'un grammairien du xviu* siècle, c'est Le Batteux. M. Havet
et les autres n'en voient pas après celui-là. »
2. Nous avons retrouvé une courte analyse de Denys d'Halicar-
nasse intitulée « De l'Expression », dans le cahier des « Idées
générales sur la Littérature et les Arts » (Voir p. 197). Nous y
lisons ceci : « La loi générale est celle-ci : le concret reçoit de
l'abstrait sa forme inlellectuelle. L'abstrait reçoit du concret sa
forme concrète. — Cette théorie de l'Expression est magnifique et
a des applications prodigieuses : Toutes les langues, tous les arts,
toutes les sciences, tout l'intérieur humain, toutes les formes de
la matière dans le monde organique et inorganique, le Tout lui-
même qui n'est que la forme abstraite la plus haute s'expriniant
dans le concret. »
II. TAINE. — COBRESl'OXDANCE. 13
194 CORRESPONDANCE
Mon commencement d'année est triste. Je vais en
perdre une bonne partie à préparer une agrégalion dou-
teuse; douteuse, mon cher, malgré tes flatteries. Il y a
là-bas Marot, Prévost, Gaucher, Dupré, Sarcey, etc., et la
philosophie dessèche le style, jette les idées en dehors
du courant vulgaire. Supposez que je mérite d'être reçu,
voudra-t-on de moi? Une vieille tante S catholique ultra,
que j'ai au fond des Ardennes, m'a écrit une lettre méta-
physique pour me ramener dans la bonne voie, me par-
lant de Spinoza, disant que j'ai fait une profession
d'athéisme à l'agrégation, tout cela d'après ses prêtres.
L'espionnage et la calomnie s'étendent fort loin, comme
tu vois; je suis noté comme pendable, et peut-être
voudra-t-on me chasser de la littérature comme on me
chasse de la philosophie. Vive le Bon Dieu quand il se
fait diable! Enfin je tente encore la chance, à demi con-
solé d'avance : car, vois-tu, j'admire combien peu de
chose il faut pour viiTc; j'ai beaucoup trop d'argent
avec 1 615 francs. Voici pourquoi : il n'y a pas ici de
théâtre; je paierais pour ne pas aller dans ces antres
qu'on appelle cafés ; je suis allé dans ces cohues qu'on
appelle bals, et à ces buvettes qu'on nomme soirées; j'y
renonce pour ne pas mourir de chaleur et d'ennui; et
du Nivernais je ne veux connaître que le coin de mon
feu. Travailler et fumer des cigarettes n'est guère coû-
teux; je suis donc trop riche, et comme je pourrai tou-
jours me procurer cette richesse, je me moque assez de
l'avenir.
1. Mlle Eugénie Tainc (Voir p. 8).
L'ANNÉE DE PROFESSOnAT 195
Prévost a tiu.ivé deux lettres de moi en rentrant à
l'École, et m'écrit qu'il regrette celle que tu m'as
envoyée. J'ai une polémique avec lui sur le suffrage
universel. Comme tu dis, il est anglais et aristocrate,
d'où sa politique; puis il est trop passionné pour obéir
à de pures déductions. Il me fait peur : qu'est-ce qu'il
parle d'un licenciement possible à l'École, et d'une loi
organique sur l'enseignement? Cher Ed., avec lui et
About, on est toujours sur le qui-vive ; l'amitié est
presque militante; avec toi, je suis comme dans la cour
de l'École, aux récréations d'été, t'en souviens-tu? la
tête sur ta poitrine, tranquille et heureux.
Il serait bien long de t'analyser mes petits papiers.
J'ai rédigé un grand diable de cahier sur les Sensations*.
Voici en gros ma doctrine : le moi sentant, ce sont les
nerfs et le cerveau; il est leur unité, leur cause finale,
leur principe de durée, leur détermination. Chaque sens
contient dans son essence une relation avec un mode
d'être déterminé de l'Extérieur, l'œil avec la vibration
de l'éther, l'ouïe avec l'ondulation de l'air, etc., et sa
fonction est de recevoir et de reproduire le mode d'ac-
tion particulier de cet Extérieur. Par là les individus
constilués, séparés et opposés, s'unissent, et le moi
forme une unité avec le non-moi. Tu sais que, depuis la
matière indéterminée et diffuse, le mouvement de la
nature est vers l'individualité, et la séparation. L'essence
de l'animalité est de rétablir cette unité primitive par
une unité supérieure. Mais la sensation, se transmettant
1. Voir, p. 139, lettre du 22 octobre 1851.
106 CORRESPONDANCE
au cerveau, y produit son iniag^e ; de sorte que la voilà
capable de durer après que l'action de l'Extérieur a cessé,
de se reproduire, de subir l'action de la pensée et de
foHrnir à la science. — Ce mouvement est la solution de
ce problème : Intérioriser l'Extérieur. — Alors com-
mence le rôle de la pensée, qui n'a d'autre objet que le
moi, et qui, grâce au curieux mécanisme de la percep-
tion extérieure, aperçoit le non-moi dans le moi. Ce
nouveau mouvement est la solution du problème : Exté-
rioriser l'Intérieur. — Mais ceci n'est qu'un cas d'une
loi plus générale : la fonction du cerveau dans la
mémoire est de reproduire les images passées, et de
rendre ainsi le passé présent; la fonction de l'Esprit,
grâce à une théorie que tu avais déjà vue esquissée à
l'École, est de considérer cette image présente comme
passée. Ces deux mouvements, opposés comme ceux de la
perception extérieure, constituent la mémoire. Si je
développais, je montrerais comment ceci s'applique à
'Induction, à la raison, conunent l'esprit aperçoit le
futur dans le présent, l'universel dans le particulier. —
La nature du moi est en général d'individualiser l'uni-
versel, et d'universaliser l'individuel; il est l'abrégé du
Tout, et il a par la Pensée relation avec tout. Le mouve-
ment de la nature consiste à quitter son indétermina-
tion , ce qu'elle opère par des séparations, des oppositions,
des limitations réciproques, et à supprimer ces limita-
tions par un Être à la fois universel et individuel, qui
ait l'unité du premier moment et la détermination du
second.
i;a>nee de puofessorat. iot
Je passe une foule de recherches et de théories par-
ticulières sur les couleurs, saveurs, contacts, odeurs,
surtout sur les sons, d'autres sur les sensations mus-
culaires, les différents modes de l'imagination, la rela-
tion du langage à la pensée, etc. Je te parlerai d'Hegel
mais pas avant les vacances?
Quel malheur pour moi! mon cher ami; je courais
comme un vaisseau lancé sur la pente psychologique, je
trouvais toutes sortes de choses, je comprenais M. Jouf-
froy qui voyait un monde dans l'àme, j'avais commencé
des applications à la philosophie de l'histoire^ et me
voilà retomhé dans les hémistiches latins, et l'accentua-
tion grecque. Je me console pourtant un peu, en son-
geant que se sera pour moi une occasion de me faire
un cours d'esthétique. J'ai déjà écrit diverses choses
sur le Drame et ^l^popée^ Mais quand serai-je lihre de
tout cela et entrerai -je en pure métaphysique? Magna
materl C'est l'océan de la Beauté dont parle Platon, qui
est fermé aux profanes. Comme dit Louis XI, je n'ai
d'autre paradis en tète que celui-là.
1. Voir p. 179, noie ">.
2. Un caliier date cki comincncemciit de 1852 est inlilulc :
« Idées giénéralcs sur la Littérature et les Arts ». Il contient
25 pages petit format. Il traite de l'Épopée, du Drame, de l'Ode;
de l'Idéal dans les trois genres (débutant par cette définition :
(( L'Idéal est le réel purifié »] ; du roman et de l'Épopée; du Drame
et de la Tragédie; Idéal de la Poésie: Principes de variétés et varia-
tions de la Poésie: la Rime et la Mesure: do l'Expression. — A la
fin, quelques pages sur la Sculpture, la Peinture et la Musique. —
Une v( Comparaison des trois Andromaque » Euripide, Virgile,
Racine), datée du 12 janvier 1852, est une application littéraire
de ce travail d'analyse (40 pages, grand format).
408 CORUESPONDANCE
Adieu, mon Stéphanois! Rien d'Edmond. On dit qu'il
va partir*. J'ai peur qu'il ne soit perdu. Tu t'es
retrempé à Paris, et tu vis. Vivifie-moi.
Tuissimus.
A PREVOST-PARADOL
Ncvers, 18 janvier 1852
C'est donc une polémique que nous engageons ? Il n'y
a pas grand mal puisque les journaux politiques sont
supprimés. Mais je ne chicanerai pas plus longtemps
que tu ne voudras. Ferme-moi la bouche quand je t'en-
nuierai. Mon grand amour de la discussion est aujour-
d'hui parfaitement assoupi.
Remarque d'abord que tu abuses contre moi d'un
souvenir inexacte Quand je trouvais légitime la
monarchie de Louis XIV, c'était en me fondant, non sur
les besoins, mais sur la volonté des gens d'alors. On
aimait le roi, on voulait son pouvoir, sans raison, il est
vrai; mais cela suffisait. C'était un suffrage universel
tacite. Rappelle-toi combien de querelles je me suis
faites avec ce mot.
Toute la question entre nous dépend de l'opinion que
1. Edinoiul About all;til partir pour la Grèce.
2. Grcard, ibid., p. i8(). Lettre de Prévost-Paradol : « J'ai encore
dans quehine coin une note écrite de ta main, en rhétorique, où
tu dis avec grande raison que la France de Louis XIV devait obéir
à Louis XIV..., où tu t'appuies sur ce principe, que les droits ont
pour source et pour mesure la nature et l'étendue des besoins. »
I
L'ANNÉE DE PROFESSOIIAT 199
nous avons sur le principe du droit. J'ai dit à l'agréga-
tion et je redis qu'il est fondé sur la volllion.
Pour loi, voici ta phrase : « Ce principe, le seul vrai,
peut-être, que nos droits ont pour source et mesure
l'étendue et la nature de nos besoins, etc. »
Remarque encore que tu n'oses poser absolument
cette thèse, et que tu la restreins par un peut-être. Le
reste de la lettre est un développement de cette idée.
Eh bien, mon cher ami, voici les preuves de mon
opinion. Si tu veux discuter sérieusement, réfute-les
point par point, et donne la démonstration de la
tienne*.
l*^ Preuve directe. — C'est un fait de conscience
morale, qu'en présence de la volition d'un homme, por-
tant sur une chose qui lui appartient, nous sommes
convaincus intérieurement que cette volition est invio-
lable et que personne, sous quelque prétexte que ce soit,
ne peut empêcher l'action voulue. Voici un paysan sur
sa terre; il est stupide et l'ensemence mal. Moi qui suis
savant, je lui conseille avec toute raison de faire autre-
ment. Il s'obstine et gâte sa récolte. Je fais une injustice
si j'essaie de l'en empêcher.
Voici un peuple qui décide de son gouvernement.
Comme il est bête et ignorant, il le remet à un homme
d'un nom illustre qui a fait une mauvaise action et qui
le conduira aux abîmes, et de plus il s'ôte lui-même ses
libertés, ses garanties, le moyen de s'instruire et de
s'améliorer. J'en suis désolé et indigné, je fais par mon
1. Voir Gréard, ihid., p. 188, réponse de Prévost-Paradol.
200 CORRESPONDANCE
vole tout ce que je puis contre une pareille brutalité.
Mais ce peuple s'appartient à lui-môme et je fais une
injustice si je vais contre la chose sainte et inviolable,
sa volonté.
(J'ai fait dans ma dernière lettre une restriction pour
les choses qui sont en dehors de l'Ktat. la liberté de
conscience; les devoirs de famille. Ceci n'étant pas du
domaine public, le peuple ne peut pas en disposer.
— Mais le mode de gouvernement est indubitablement
du domaine public. — Ainsi ne m'attaque pas là-
dessus.)
2° Preuve indirecte. — Si la minorité éclairée a le
droit de violenter la majorité stupide, un seul homme
éclairé a le droit de violenter l'unanimité stupide. Ce
qui est la justification, non de la royauté, mais de la
tvrannie.
Si je suis convaincu que, seul, je suis éclairé et que
le reste est stupide (ce qui arrive à tout homme convaincu
de son opinion), je me crois le droit de violenter toute
la nation. D'où la jolie application suivante : Supposez
M. Bonaparte non pas accepté, mais rejeté par le peuple
et convaincu que ses idées sont les seules justes : il
agirait en conscience en se faisant dictateur envers et
contre tous, et l'on devrait le considérer comme un
homme vertueux. Tu l'attaques maintenant que son
pouvoir est voulu du peuple : tu l'excuserais si le
peuple ne voulait pas de lui.
Enfin voici l'horrible : (tu n'y as pas répondu.) Les
catholiques, sous peine d'hérésie et de damnation, se
L'ANNÉE DE PROFESSORAT. 201
croient seuls éclaires. Par conséquent ils doivent se
croire le droit d'opprimer toutes les résistances, et
d'établir tout ce qu'ils voudront. Philippe II est excu-
sable dans sa guerre des Pays-Bas.
Somme toute, dés que tu prends sur toi de considérer
tes adversaires comme des chevaux, et de mépriser en
eux la sainteté de la volonté humaine, sous ce prétexte
vain qu'ils ne sont pas hommes, tu leur donnes ce droit
vis-à-vis de toi, et tu justifies toutes les injustices, puis-
qu'une injustice n'est qu'une attaque contre une volonté
humaine.
S*' Réfutation. — (Pardon du pédantisrne, mais sou-
viens-toi de nos petits papiers de rhétorique. On n'abou-
tit que de cette façon).
En fait, il est faux que, lorsque je vois un homme
souffrant d'un besoin physique ou moral, ma conscience
me montre en lui un droit de satisfaire ce besoin. Un
pauvre qui a faim est à plaindre et je dois le soulager;
mais il n'a pas pour cela le droit de prendre de force
un pain. Un homme politique qui a besoin de la vie
politique, etc., n'a pas pour cela le droit de renverser
la volonté de la nation qui se l'interdit et de chasser le
gouvernement qui la lui ôte.
Ceci est un fait de conscience; il est primitif. Nie-îe
si tu peux, sinon ton argument est détruit.
Je passe les autres réfutations. Tu sais tout ce qu'en
a dit contre M. Louis Blanc. Je t'y renvoie. Ton princije
est le sien.
Cher, je vis dans l'abstrait, je le sais bien, et il faut
202 CORHESPONDAN'CE
du courage en face des malheurs publics et de nos
malheurs privés pour défendre la cause de l'ennemi.
Peut-être si j'étais un politique comme toi, le spectacle
des choses m'entraînerait contre mes principes. Je te
comprends donc, mais je reste idéologue.
« Périssent les colonies plutôt qu'un principe. » Je
crois bien en effet que l'Université va périr. Le préam-
bule de M. Bonaparte n'en dit pas un mot, et il l'omet
en louant toutes les autres institutions de l'empire.
Enfin, mon bon ami, quoi qu'il arrive, on aura toujours
besoin de science ; et puis tu sais : Uighlanders, shoiilder
to shoulder.
Tu serais bien aimable d'aller voir Planât, et de me
dire un mot de lui ; je n'en puis rien tirer.
Dis à Crouslé que je vais lui répondre sous peu.
A SA MÈRE
Nevers, 27 janvier 1852
l'ai prié avant-hier le recteur de sonder le titulaire
de philosophie. Le recteur désire que je reste. Mais
l'autre est un avare parfait, qui le soir achète pour
souper un hareng saur chez l'épicier, et qui peut-être
voudra reprendre ses i615 francs, d'autant plus qu'à
Pâques il n'aura plus que trois mois de cours, et qu'il
est fort agréable de loucher le traitement des vacances
sans rien faire. Ce titulaire est un vieux pédant ma-
niaque, qui parle pvcc mots saccadés et bégayés, qui
L'ANNÉE DE PROFESSORAT t>()3
ne fait pas de leçons aux élèves et leur dicte un simple
programme. Je sais que mes seize petits serins désirent
garder leur oiseleur et qu'ils feront un charivari au
hibou grognon, s'il veut reprendre sa place. A la grâce
de Dieu et du hibou.
Je m'aperçois de jour en jour que le nombre des
grands hommes est infiniment petit. En fait d'idées ce
pays-ci est le désert du Sahara. Si fait pourtant, je suis
allé hier dimanche pour la première fois au théâtre. (Je
hais le drame comme le vin bleu, mais ce jour-là, par
hasard, il n'y avait que des vaudevilles). J'ai trouvé un
comique de talent et naturel, mais le malheureux meurt
de faim avec sa troupe, et nos ingénieux Nivernais le
méprisent comme de la boue à cause de son métier.
Le matin j'étais allé au sermon où j'avais entendu
une diatribe attendrissante contre la philosophie. Nous
sommes très mal en cour. Les hauts pachas administra-
tifs veulent, dit-on, faire tomber le feu du ciel sur
Sodome et Gomorrhe ; gare à l'odeur du roussi; mes
pauvres amis de l'École s'attendent à un licenciement.
Ne suis-je pas heureux d'être sorti de cette galère? Si
on supprime la philosophie ou les professeurs de philo-
sophie, je suis plus heureux que personne; les vers
latins et le thème grec coulent chez moi depuis quinze
jours comme d'une source vive et le Dictionnaire répand
ses fleurs numérotées, ses épithètes et ses synonymes
sur mon intelligence qu'il féconde ; je suis dix fois plus
fort (vanité, n'est-ce pas? mais il n'y a pas de quoi) que
le professeur de rhétorique mon collaborateur, et j'ai
201 CORRESPONDANCE
puur arriver toutes sortes de chances. L'ennuyeux est
que M. B., qui m'avait promis une lettre sur la situation,
reste muet comme un poisson. Il paraît qu'il a été fort
désolé du coup d'État et de la suppression de la Consti-
tution, ;sou premier-né politique. M. Bonaparte a biiïé
sans cérémonie toute sa vie parlementaire.
Rien de nouveau ici comme ailleurs. Nous sommes
de bons bourgeois, comme le ministre de Wakefield pour
qui toutes les révolutions étaient d'aller du lit blanc au
lit brun et du lit brun au lit blanc. La vie est mono-
tone et c'est toujours le même oreiller; endormons-nous
pacifiquement en faisant de beaux rêves; j'en fais le
plus possible; ma science que je cultive dans toutes
mes heures de loisir m'ouvre des horizons infinis. Je
bâtis sur des espérances solides. Faut-il regretter que
mon avenir soit celui d'un savant? Aujourd'hui il n'en
est pas d'autre, la politique et les places ne donnant
accès qu'à la servilité. Le seul chemin où l'on puisse
avancer sans s'éclabousser de fange, est celui des décou-
vertes abstraites. On m'eût empêché d'écrire et de par-
ler sur l'État, le Devoir, le Droit, etc. Qui m'empêchera
de publier ce que j'aurai trouvé sur les nerfs et les
sensations? 11 faut de la patience et du coulage, il est
vrai, mais on peut resler honnête et avancer.
L'ANNÉE htu PROFESSORAT 205
A PRÉVOST-PARA DOL
Ne vers, 5 février 1852
Laissons là la politique, puisque nous sommes d'ac-
cord sur les principes. Quant aux conséquences, si tu
peux prouver qu'on nous a volé les libertés qu'on nous
a prises, j'en serai ravi. Ce serait une consolation de
pouvoir crier au voleur.
J'aime mieux te parler d'affaires. Comprenons bien
notre avenir. Tu dois voir maintenant que l'homme qui
règne a des chances pour durer. Il s'appuie très ingé-
nieusement sur le suffrage universel qui ne lui deman-
dera pas de libertés, mais du bien-être. Il a le clergé et
l'armée; ajoutez le nom de son oncle, la crainte du
socialisme, les opinions opposées entre elles du parti
ennemi. Par conséquent, la vie politique nous est inter-
dite pour dix ans peut-être.
Le seul chemin est la science pure ou la pure littéra-
ture. C'est là-dessus maintenant qu'il faut compter.
Eh bien, mon ami, regarde quelle est la meilleure
position pour s'occuper de hltérature ou de science. A
mon avis, c'est l'Université, et voici pourquoi : 1'' Elle
ne nous prend que quatre heures de travail par jour;
2° Elle nous fait professer sur des sujets de science et de
littérature; 5° Je vois par ma propre expérience qu'on
peut le faire avec honneur et conscience sans être
tourmenté.
Je ne sais pas quelle est la place que tu cherches.
Si tu me l'avais dit, j'aurais pu discuter plus précisé-
206 COHIIESPONDANCE
menl sur ta résolution ^ Mais je doute qu'elle ait ces
avantages. Être secrétaire, ou précepteur, ou donner
des leçons, ou se faire collaborateur d'un ouvrage, etc?...
En tout ceci tu trouveras moins de liberté d'esprit,
moins de loisir, plus de gêne que dans l'Université.
C'est une bonne chose pour apprendre que d'enseigner.
J'ai vu beaucoup de vérités nouvelles en psychologie en
l'édigeant mon cours. Le seul moyen d'inventer, c'est
de vivre sans cesse dans sa science spéciale. Si j'ai pris
le métier de professeur, c'est parce que j'ai cru que
c'était la plus sûre voie pour devenir savant. Les meil-
leurs livres de notre temps ont eu pour matière pre-
mière un cours public; et je ne vois d'autre moyen de
sortir aujourd'hui de la boue qu'un bon livre auquel on
a travaillé dix ans. Ajoute la solitude extrême, la néces-
sité de penser toujours pour ne pas mourir d'ennui, le
manque de distractions; toutes ces misères de la pro-
vince sont des secours pour ceux qui veulent en
sortir.
N'imagine pas que tu doives être fort tracassé. Quand
on s'abstient d'allusions politiques et religieuses, et
qu'on vit chez soi sans se mêler aux orateurs de café,
l'administration se tient tranquille. J'ai pour recteui' un
prêtre; il y a un évéque dans la ville, ennemi du col-
lège; mon principal va à vépies et communie; le père
1. Gréard, ibid., p. 189 : « Dans l'espoir... que le licenciement
de rÉcolc allait nous rendre notre liberté, je nie suis mis en cam-
pafi;ne, chercliant une place modeste (pu me donnât le temps de
l'aire tout doucement mes thèses, pour le jour lointain où l'Univer-
sité redeviendrait habitable. »
L'ANNÉE DE PROFESSORAT '207
d'un de mes élèves est noble et relit toutes ses rédac-
tions, et je sais qu'il n'y a pas une plainte contre
nioi\ quoique ma psychologie soit physiologiste, et que
j'aie fort nialtrailé la Raison et la Liberté. En gardant
les noms on dit les choses. Et je sais par les professeurs
de rhétorique et d'histoire, que les parents eux-mêmes
seraient faillies de donner à leurs enfants des pères
Loriquet^ Ils sont du siècle en dépit d'eux-mêmes.
Ils disent du bien du petit séminaire qui est aux portes
de Nevers ; mais ils auraient dégoût de faire de leurs
fils des calotins. On peut leur enseigner la science, leur
donner tous les faits historiques et philosophiques, leur
faire comprendre les plus irréligieuses des civihsations,
Rome et la Grèce. L'effet moral du cours est le même ;
il suffit de ne pas en formuler les conséquences, ou
plutôt de ne pas les formuler en termes de journaux.
Les parents sont trop bêtes pour y rien \oir, et les
élèves, suivant la bonne disposition de cette bonne
nature humaine, sont trop portés à la révolte pour ne
pas en recevoir l'esprit. La religion et la royauté ne
sont plus maintenant que de vieilles habitudes. Chez les
plus ftUiatiques, l'éducation prépare le monde à venir
et détruit le passé. Partout les enfants sont traités à
1. Voir, p. 220, lettre du 28 mars 1852. On verra par la suite
que M. Taiue se faisait de grandes illusions sur la bienveillance
de son entourage nivernais.
2. Le Père Loriqiiet (J. N.), jésuite, né en 1707, mort en 1845,
écrivit beaucoup de livres élémentaires, dont une llistou'e de France
très répandue dans les pensionnats ecclésiastiques sous la Res-
tauration.
208 CORRESPONDANCE
l'égal des parents; on cause avec eux, on se fait leur
ami, on favorise le premier élan de leur liberté; ils
respirent l'égalité et la liberté dès le berceau; demande
aux vieilles gens ce qu'était l'éducation de leur temps.
— Nous avons donc les parents pour complices;
opprimée au debors, et comprimée en apparence,
l'éducation peut être au fond aussi libérale qu'on le
voudra.
Voilà mes raisons principales, mon cber ami. Les
cboses vues de près sont moins noires qu'on ne le croit
à l'École. Quant à tes craintes pour l'agrégation, n'as-tu
pas ton magnifique français, et M. Dubois pour juge?
N'as-tu pas été le premier en tbème grec à la licence?
Tes seuls concurrents sérieux sont Sarcey, Dupré, Gau-
cher, Marot et il y a neuf places. Il est probable que
l'agrégation durera puisqu'on l'a proposée J'ajoute
donc un mais à tous ces mais qui t'importunent^
depuis huit jours, et je suis insupportable selon mon
habitude. Que dis-tu de l'espérance de te trouver l'an
prochain avec un de tes amis, Edouard^, Levasseur,
Gréard, et un autre que je nose nommer, et qui en
serait bien heureux, tu en es sûr? Ah, cher! quels
coups de pioche, si dans la solitude de la province nous
pouvions ensemble fouiller les terrains vierges! Il y en
1. L'agrégation des lettres.
2. Gréard, ibid., p. 190. « Mais, Anatole, vous serez reçu, en
travaillant beaucoup, et, pour six mois d'attente, c'est une belle
compensation. — Mais, Monsieur... mais.... — Voilà huit jours que
cela dure.... »
5. E. de Suckau.
L'ANNEE DE PUOFESSORAT -209
a partout. Te rappelles-tu notre rhétorique? Je n'ai ja-
mais été si heureux !
J'insiste, sinon pour que tu ailles chez Planât, du
moins pour que tu t'informes à sa porte, s'il habite
encore là. Sa maison est sur ton chemin quand tu vas
chez ton père. Voici trois lettres que je lui écris sans
réponse. A propos, fais donc les tiennes plus grandes,
tu ne m'écris que sur trois pages, et sur demi-papier
encore! Imagine, mon ami, que je relis trois ou quatre
fois vos lettres. Je suis privé de toute conversation.
A MADEMOISELLE SOPHIE TAINE
Nevers, 15 février 1852
Je suis heureux que vous vous amusiez : au fond la
patrie est où sont les parents* et quand on est reçu avec
tant d'amitié, on ne peut que se trouver bien. J'ai
connu moi-même cette hospitalité aimable ; ces jours-
là ont été peut-être les plus agréables démon existence...
Rien de nouveau ici. Ma vie est d'une monotonie par-
faite. T'annoncerai-je que je finis le troisième volume
de Hegel % que j'ai préparé une partie de ma thèse, le
quart de mon agrégation ? Insipides nouvelles, n'est-ce
pas, et qui ne sont bonnes à dire qu'à des hiboux comme
moi : ton hibou est allé, il y a huit jours, au bal du
\. Mme et Mlles Taine étaient à Sedan, en visite chez M. Auguste
Bezanson.
2. La Logique,
U. TAlXt. CORRESPOXDANCS. 14
210 CORRESPONDANCE
préfet, et n'a pas eu le courage de danser dans la cocliue.
En voyant le sourire éternel des danseuses, et en écou-
tant les banalités mielleuses des danseurs, je n'ai trouvé
rien de mieux à faire que de regarder cette singerie du
plai-sir et cette comédie de l'ennui. Imagine-toi qu'on
était venu à ce bal de douze lieues à la ronde. J'en bâille
encore, mais après cette corvée officielle je suis délivré
— J'attends toujours une réponse du titulaire. On me
dit que je resteiai certainement et cela est assez pro-
bable.
Je ne pourrai aller à Youzîers au mois d'août, mes
examens m'en empêcheront ; il y en a un le 20 août et
un autre le 15 ou le 20 septembre. Je serai obligé de
travailler dans l'intervalle. L'avenir est incertain. Nous
dépendons des caprices du maître et nous attendons sa
loi sur l'enseignement. Personne ne doute que l'histoire
et la philosophie ne doivent subir de grands change-
ments. Quant à l'enseignement, le mettra-t-on aux
mains des congrégations, ou sous la surveillance des
évéques?/ — M. de Montalembert sera-t-il notre ministre?
Nos conjectures hésitent entre tous ces accidents fâ-
cheux. Nous sommes les vaincus et naturellement nous
payons les frais de la guerre. — Mon ami Prévost veut
quitter l'Université; M. About a eu l'esprit d'aller en
Grèce, moi je resterai tant qu'on ne me chassera pas.
J'ai trouvé à la bibliothèque des recueils de zoologie
et le journal VArthte. J'y retrouve un souvenir de Paris,
de l'Exposition, delà peinture et de la musique. Cela me
dérobe le dimanche à la prose oivernaise. Je passe le
I
L ANNÉE DE PROFESSORAT 211
reste de la journée au piano, et surtout j'improvise,
c'est-à-dire je laisse aller mes doigts sur tous les
accords et toutes les fantaisies qui me viennent. Sou-
vent en le faisant je songe à autre chose, mais cela est
un accompagnement pour mes idées, et il est très doux
de penser en musique. Mais mon esprit est ailleurs; je
ne puis étudier sérieusement, ni acquérir un talent; je
ne cherche là qu'une distraction, et je suis heureux
d'en savoir assez pour jouer autre chose que des contre-
danses. La musique n'est guère pour les autres qu'une
occasion de vanité, j'y trouve un plaisir.
A PRÉVOST-PARADOL
Nevers, 22 février 1852
Vois comme je suis exact, je te réponds le jour
même'. Ne va pas pourtant m'en savoir gré, je suis si
seul, j'ai si grand besoin de causer avec un ami, que je
saute sur tes lettres dès qu'elles arrivent, et que je les
lis trois ou quatre fois de suite, pour entendre encore
une fois un langage humain.
Hélas, mon pauvre ami, je roule comme toi par tou.'j
les bas-fonds du marais de la mélancolie.
Je m'ennuie avec un excès que tu n'as jamais connu.
Heureux homme, qui as Gréard^ Je sens combien tu
1. Gréard, ibid., p. 190, )eUrc du 21 février.
2. IhicL, p. 191 : « J'ai ici un trésor dont j'abuse. C'est Gréard
mon refiicre. »
212 CORRESPONDAiNXE
dois aimer ce cher et charmant garçon. Que ne donne-
rais-je pas pour un jour de causeries avec quelqu'un
comme lui ou comme loi ! Mais ici je retombe sans cesse
sur moi-même, et ma compagnie n'est pas gaie, tant
s'en faut. L'exécrable nécessité des dissertations latines
et de l'accentuation grecque me tient à la gorge. Quand
je reviens fatigué et dégoiité de la platitude des seize
petits nigauds que je catéchise, je retombe c>ans l'agré-
gation.
Il me semble que je vis à contre -temps, que je vais
retourner au collège, recevoir des pensums et des
férules. Et bien loin derrière, de belles idées entrevues,
un monde infini outre-Rhin me rappellent, et il faut
laisser tout cela s'enfuir. Quel métier ! Jeté rends bien
tes 'OXo(îiup{j.oi'.
Cet homme ainsi bâti vivait en joie; à peine
Le spleen le prenait-il une fois par semaine.
Voilà mon état.
Rien d'Edouard. Sa dernière lettre est du 8 janvier.
La mienne n'a pas sans doute été arrêtée. Je lui parlais
de philosophie* et je lui donnais les plus sèches des
formules que j'eusse trouvées en psychologie. Pas un
mot d'Edmond ^ ; pas un mot de personne. J'exige
absolument que tu ailles à la porte de Planât demander
s'il loge encore là, et que tu me dises, si tu peux, si son
journal vit encore et s'il gagne sa vie. J'essaierai alors
un nouvel effort pour lui arracher une réponse. —
1. Voir, p. 195, Icllie du 15 janvier à Edouard de Suckau.
2. About.
LANNEE DE PROFESSORAT 213
Pciif-être, mon clier bonhomme, aurai-je dans cinq
semaines le plus grand plaisir que je puisse espérer. Le
recteur, à ce qu'il paraît, a eu l'obligeance et le bon
goût de ne pas noter au ministère mon refus de signer
l'adhésion que tu connais et de plus il désire que
j'achève Tannée ici ; tu sais que ma commission n'est
que de six mois ; il va donc demander au titulaire de
prolonger son congé de six mois encore. Si je reste ici,
et que je ne sois pas obligé de courir au diable, je pro-
fite des vacances de Pâques, et je vais voir ma mère en
passant un jour à Paris ; je te donnerai rendez-vous,
tu me mèneras à l'Exposition, et nous bavarderons en-
semble; car j'imagine que ton vieux camarade n'est pas
tombé dans le même malheur que le pauvre N..., et
que tu ne fuiras pas un pédant provincial.
Quoi que tu dises, si tous les deux nous étions agré-
gés, la vie universitaire serait supportable. On ne nous
jetterait pas dans un trou de collège communal comme
Nevers. (N'écris plus « lycée » sur tes lettres.) Et alors
il y aurait chance de rencontrer un ami. Un ami d'Ecole,
la solitude, assez de loisir, plus d'agrégation, de la
philosophie et de l'histoire naturelle, y. penses-tu? Voilà
ma terre promise ; je bâtis là-dessus des milliers de
châteaux en Espagne, tout seul malheureusement, sans
un Gréard. Que je vous comprends et qu'Edouard, mon
patient consolateur, m'a fait du bien, en première année
surtout, dans mes rages noires!
Pauvre Edouard, je l'aime à distance et en silence.
Lui aussi m'a-t-il oublié ?
214 COnRESPO^■DA^•CE
Je relis Mussel et Marc-Aurèle pour me consoler. Sin-
gulier assemblage, n'est-ce pas? Mais je trouve dans le
premier tous mes ennuis, et le second me parle du
remède universel, de la grande pensée antique, xo
[XYjoàv £'.vat.
Voilà, mon cher, ce que j'ai trouvé encore de plus
efficace contre le spleen. Cela repose et assoupit l'âme,
comme l'espoir du sommeil pendant la fatigue de la
journée. Ajoute le travail machinal qui tue la réflexion
et absorbe l'ennui dans l'épuisement. Je sais qu'on
trouve ici que je mène la vie la plus bizarre, nuit et
jour enfermé, sans société, ni plaisirs. Mais c'est la
seule que je puisse supporter.
J'attends le printemps pour revoir une chose belle;
depuis cinq mois je n'ai sous les yeux que la laideur;
un pays fangeux, des rues étroites et sales, ni musique,
ni tableaux, ni jolies figures. Le soleil et les arbres
verts me tiendront lieu de tout cela.
J'ai écrit à N..., parce que je lui avais promis. Il a
été plus qu'amical pour moi lors de ma non-agrégation
et je lui devais au moins cette politesse. Mais je sens
bien comme toi que la sympathie ne pourra jamais aller
bien loin.
Je suis seul ici pour expliquer, et je ne puis m'argu-
menter moi-même; c'est un grand inconvénient, mais
enfin il y a neuf places et... je ne veux pas penser à
l'horrible nécessité de préparer l'an prochain une troi-
sième agrégation. Si tu peux, donne-moi quelques dé-
tails sur la bibliographie de l'agrégation.
I;A^'1NÉE DE PROFESSOI^AT 215
Je vais tâcher de me procurer le numéro dn 12 fc-
viier*. L'auteur est-il donc de toutes les publications?
Quand Bernardin sera-t-il couronné?
Edmond 2 ne t'a pas remis en partant un travail sur
la Grèce de moi et pour moi? J'écrirai un de ces jours à
Ed. Que Crouslé me réponde, dis-le lui.
A EDOUARD DE SUCKAU
Ncvers, 25 février 1852
Cher Ed., ta dernière lettre était du 8 janvier.
Qu'oses-tu répondre à cette éloquence dos dates? Parce
que vous êtes. Monsieur, un illustre professeur dans un
illustre lycée national ou royal, vous croyez- vous en
droit d'oublier le cuistre nivernais que vous avez honoré
de vos bonnes grâces? Apparemment, ma dernière
réponse n'a pas été interceptée. Messieurs de la poste ou
de la préfecture n'ont pas dû être fort pressés de lire
les abstractions psychologiques que je t'envoyais. Ce
n'est pas le temps qui te manque ; tu n'as pas comme
moi deux classes par jour, et une agrégation à préparer.
La soupe stéphanoise aurait-elle le privilège des eaux du
Léthé?
Prévost me dit que votre commerce est interrompu,
par suite de curiosité gouvernementale. Il t'a écrit aij
1. Numéro de la Revue de l'Instruction publique où Prévost-
Paradol avait publié un articlo anonyme sur la réceplion de M. de
Montalembert à l'Académie française.
2. About. 11 s'agit sans doute du travail perdu sur Homère.
216 CORRESPONDANCE
commencement du mois, et n'a rien reçu en retour de
cette assignation. Arrêter nos lettres! Les jolis conspi-
rateurs que nous sommes! Ce seront les tendresses
d'Anatole et mes syllogismes qui feront sauter le gou-
vernement ! Ce n'est pas assez d'être maître, il faut
encore être bête! Quelles gens et quels temps! — Ana-
tole est triste vsque ad morlem, la discorde est dans sa
section, il est dégoûté de l'Université, il veut la quitter;
je lui envoie des remontrances magnifiques et très par-
lementaires qu'il traite à la Louis XIV. Je lui prouve
doctement qu'aucun métier ne lui donnera du pain
moyennant trois heures de travail par jour. Il ne répond
pas et continue; nous habitons deux mondes, et nous ne
pouvons nous toucher; lui celui des nerfs, moi celui du
cerveau; il raisonne électriquement, moi pédantesque-
ment ; lui avec une sensibilité agacée et bondissante,
moi avec le flegme d'un recteur suivi des quatre facul-
tés. 11 n'y a rien de plus comique que cet échange de
lettres, aucun des deux ne répondant à l'autre; je le
comprends et je l'approuve; en fait-il de même à mon
égard? Que t'en dit-il, ou que t'en disait-ill Au reste, je
trouve comme lui l'agrégation rebutante. Et j'ai toutes
les terreurs du monde quand je songe qu'il me faudra
peut-être recommencer. — Anatole est tombé dans une
nouvelle amitié, celle de notre cher et aimable Gréard.
Ils sont bien heureux d'être tristes ensemble. Cher
Edouard, quand pourrai-je te dire tous mes ôpYîvci
oa, oa, oa, etc.? — Je bâille, je wertherise, je byronise, je
me souhaite au fond de la mer Rouge. 0 bonne mer
L'ANNEE DE PROFESSORAT 217
Honge! Mais c'était moitié mal quand je m'y souhaitais
avoc toi.
Rien d'Edmond ni de personne. Le soleil de l'amitié
s'éteint comme celui de l'intelligence (belle phrase,
n'est-ce pas? et qui sent l'agrégation). Je me sens tous
les jours plus seul, et dans ce glorieux pays où s'étale la
bêtise dans toute sa fleur, il me semble que je bour-
geonne et fleuris à l'égal de tous les autres. J'ai pourtant
lu le dernier volume de la Logique*. Hélas! encore une
illusion tombée! Cela est grand, mais cela n'est pas la
métaphysique vraie; la méthode est artificielle, et cette
construction de l'absolu tant vantée est inutile. Enfin
voilà les matériaux de ma thèse. Mais toi, où en es-tu?
Quelles études? Que disent ton sous-préfet, ton provi-
seur, tes élèves, ton chien, ton chat, ta portière et toi-
même?
Allons, mon ami, envoie-moi toutes tes confidences, et
commérons. Il n'y a rien de bon que cela au monde.
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE*
Nevers, 2G février 1852
... Je vois que tu préfères la peinture à toute autre
chose. J'apprécie tes goûts artistiques; je te conseille de
rester fidèle à tes talents et à ton éducation ; je serais
fâché si tu oubliais jamais l'amour des belles choses,
1. De Hegel.
2. L'original de cette lettre est en anglnis.
218 COI\RESPONDA?;CE
des occupations élevées et sérieuses; j'espère que, dans
quelque situation que la fortune te place, tu conserveras
le sens des couleurs, de la lumière, des formes, de la
poésie, de toutes les choses qui peuvent élever l'esprit
au-dessus des vulgarités insipides de la vie ordinaire.
Mais, ma chère enfant, je ne puis que répéter ce que j'ai
dit si souvent. Sais-tu si tu es une artiste? Tu auras un
ciiarmant talent de société, une noble et agréable occu-
pation dans ton intérieur. N'est-ce pas mieux que de
ramper dans la foule des peintres hommes et femmes?
Souviens-toi qu'il y a en France dix ou douze mille de
ces personnes; peux-tu espérer prendre une place
prééminente? Tu as une santé délicate, tu es une
femme, et une honnête femme, tu ne peux pas faire les
études qui seraient nécessaires pour gagner un nom
dans l'art; tu ne peux pas avoir la vie tempétueuse,
mobile et licencieuse sans laquelle l'imagination lan-
guit et le génie défaille. Je t'en prie, considère tout ceci ;
je sais que toutes ces paroles sont des blessures pour
toi et que je trouble un rêve très charmant. Mais c'est
par amité et affection. Tu ne connais pas le monde; tu
ne peux pas comparer la vie combattante, troublée,
misérable de ceux qui essaient d'émerger du niveau
ordinaire à la vie tranquille et heureuse de ceux qui
demeurent dans la voie usuelle et ornent avec des dis-
tractions raffinées l'uniformité du chemin. Je me repens
quelquefois d'avoir pris le premier parti. Il y a des mo-
ments de spleen, de timidité, de langueur, dans lesquels
je sens que j'aimerais mieux être un tranquille profes-
L'AINNÉE DE PROFESSORAT 210
seur dans quoique coin retiré que de lutter pour trou-
ver, pour publier et pour établir des idées nouvelles.
Je comprends facilement la situation de ton esprit; tu
es dans une disposition entbousiaste causée par la
conscience de tes progrès, par les louanges méritées
qu'on a accordées à tes œuvres. Échappe à cette dispo-
sition et considère froidement les nécessités d'une vie
féminine. Agis comme un homme et oublie celte passion
momentanée. La conscience de ta raison et de ton cou-
rage te sera une consolation suffisante.
Je suis un éternel prêcheur comme tu vois et je pro-
fesse la philosophie dans mes lettres comme dans ma
chaire. Mais tu as pris l'habilude de l'écouter.
Rien de nouveau à Nevers. Le recteur tarde et ne me
donne pas de réponse. Je pense que je serai obligé de
lui poser la question moi-même. Je joue du piano et je
cause de temps en temps avec un jeune peintre qui me
prête des ouvrages sur la peinture, des dessins, etc. Je
vais dans les champs et je regarde le ciel en pensant à
toi ; je suis sûr qu'il y a en ce moment tant de sujets de
paysage. La triste couleur des prairies, la désolation de
toute la campagne, les teintes grises et variées des
nuages seraient belles dans un tableau. Il y a là du sen-
timent, de l'âme, de la couleur, n'est-ce pas assez? —
Plus je vois la nature et les champs, plus je les aime;
ils semblent avoir en eux plus d'intelligence et d'âme
que l'homme.
220 COR^ESPO^■DA^'CE
A EDOUARD DE SUCKAU
Nevers, 16 mars 1852
Dear don, j'attendais cette seconde lettre pour laquelle
lu me promettais tant de détails et de confidences ; elle
ne vient pas et je la demande....
Pense beaucoup à moi, mon ami, et écris-moi sou-
vent, oui, écris-moi, j'en ai besoin. Je suis dans un état
d'esprit incroyable. Porte à la dixième puissance la
tristesse et le dégoût des mauvais jours de ma première
année d'école, et tu n'auras pas encore une idée de ce
.^ue je ressens. — Tu te souviens de ces moments où je
ne trouvais de consolations que dans la pensée antique
du TEÔvàvat. Aujourd'hui je suis plus bas, et cela est
habituel. J'ai combattu bravement jusqu'ici l'ennui par
le travail. Tu sais ce que j'ai fait en psychologie. J'ai lu
toute la logique d'Hegel, et je n'ai plus qu'à rédiger.
Mais voilà que cette dernière ressource me manque. Je
suis souffrant, et d'ailleurs dans une telle langueur
d'esprit, qu'il m'est impossible de mettre deux idées
ensemble. Mon dernier refuge contre moi-même a péri.
Je ne puis penser à moi-même ni à quoi que ce soit
sans dégoût; à peine de temps en temps et par un
exploit de volonté, un éclair de philosophie; je retombe
aussitôt sur moi-même, et quel oreiller! La conversation
(les gens qui m'entourent m'assomme; je ne puis parler
de choses élevées, ni de choses intimes. J'aime encore
mieux mon ennui libre et solitaire que l'ennui contraint
de la société. Enfin il me semble que je suis une vieille
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 221
machine détraquée qui ne va plus que par habitude, et
en qui toutes les sensations effacées ne laissent qu'un
affadissement universel. Il y a des jours où je suis si las
de moi, que je voudrais me vomir moi-même. Si j'étais
à Paris, j'irais disséquer à l'amphithéâtre ou voir des
opérations chirurgicales pour ranimer mes facultés
éteintes; mais j'étouffe dans cette atmosphère de pro-
vince; l'universelle platitude des hommes, des événe-
ments et des choses, la préparation assoupissante de
cette agrégation littéraire, la solitude forcée où je me
renferme, l'insipidité d'une classe tout élémentaire, la
privation de mes amis et de mes compagnons d'étude,
me jettent dans un engourdissement douloureux, et
dans une sorte de cauchemar tourmenté, où j'ai l'agi-
tation et la souffrance intérieure des vies actives, sans
avoir le bien-être de tous les lézards humains qui se
chauffent au soleil, à mes côtés.
Que je suis bien puni de ces rêves orgueilleux qui me
représentaient la solitude studieuse comme un bonheur!
Le fier solitaire ne peut vivre seul. Ah! qu'on ne jouit
pas des biens qu'on respire tous les jours. Transporté
d'une atmosphère pensante et aimante dans ce lourd
élément de l'indifférence et de la bêtise, je sens combien
la première m'était nécessaire. Je ne l'ignorais que
parce qu'elle ne m'avait jamais manqué. Et cela, mon
cher ami, durera donc pendant toute notre vie! Paris
m'est fermé pour toujours. Les ambitieuses illusions de
l'adolescence se sont envolées; et je sens que je suis con-
damné à jamais à une position mesquine et à un entou-
•222 COUIIESPONDANCE
rage plat. Où en es-tu? Et ne sens-tu pas quelque chose
qui ressemble à cette asphyxie morale que je te dépeins?
J'ai lutté jusqu'à présent, mais maintenant j'étouffe, et
je ne vis que dans l'espoir de quinze jours de congé à
Pâques; ma suppléance n'est que de six mois, mais si le
Ministre me continue ici, je prends mon \ol et je vais
embrasser ma mère. Je suis fou vraiment, j'ai un
besoin passionné d'embrasser quelqu'un que j'aime.
J'aurais un plaisir inexprimable à te serrer la main, et
une lettre d'un de vous est une soirée de bonheur.
Conçois-tu ceci? Où en suis-je? Cher ami, il a fallu que
je te quitasse pour savoir combien j'avais besoin de toi.
Je me ronge intérieurement par une action sans frein et
sans but, ou je m'alourdis dans une inertie souffrante.
Je ne puis trouver de remède dans l'extérieur, parce
que la société augmente ma langueur, et le plaisir mon
dégoût. Ma tête malade m'empêche de m'étourdir dans
le travail. Allons, ma bonne sœur, envoie-moi une
potion calmante et fortifiante; pas de reproches, je
m'en fais à chaque instant; un reproche n'est qu'un
coup d'éperon qui excite un bond convulsif et aboutit à
une chute plus lourde. — Dis tout ce que tu voudras.
— Quoi que ce soit, la vue de ton écriture me fera du
bien.
Crois-tu qu'après quatre ou cinq ans de province j'y
serai habitué et résigné?
I/ANNEK DE PROFIiSSOr.AT 225
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE*
Nevcrs, 18 mars 1852
Je sens amèrement ce que c'est que d'être esseulé, et
je ne prévois pas quand je serai réconcilié avec la vie
provinciale et solitaire! Je suis un peu fatigué en ce
moment, et mal à mon aise. Le changement de saison
en est la cause. Aussi je demeure oisif auprès de mon
feu, ou je me promène dans les champs, me chauffant
aux premiers clairs rayons du soleil et du printemps.
J'écris à mon oncle Adolphe^ pour lui demander son
avis et son opinion sur le sort de l'Université. M. Dubois,
le précédent directeur de l'École normale, et M. Cousin
viennent d'être mis dehors du Conseil supérieur de
l'Instruction publique et le concours public pour les
chaires de Facultés est supprimé. Mon métier est main-
tenant le pire de tous, mais il est trop tard pour songer
à en prendre un autre; je ne puis plus être autre chose
qu'un savant. Je mourrais si j'étais obligé de m'enfermer
dans. une boutique à procédure ou n'importe où ailleurs.
L'habitude de penser ne peut plus se perdre; je serai
pauvre certainement, et peut-être dans une situation
sociale inférieure; mais je lirai, je parlerai et j'écrirai,
je l'espère, et les hommes les plus distingués de ce
temps n'ont pas eu d'autres commencements.
Je suis fâché que vous n'alliez pas au bal et aux
réunions. Pourquoi'^ Pensez-vous qu'il n'est pas néces-
i. L'original est en anglais.
2. M. Bczansoii.
224 COnRESPONDA^'CE
saire pour une femme de connaître le monde, la con-
versation, les usages ordinaires de la société? C'est en
outre une occasion de connaître la manière de voir de
ceux avec qui vous devez vivre; et ce qui est mieux,
c'est une occasion de prendre quelque récréation et
d'apporter quelque diversité dans la monotonie de la
vie ordinaire. Suivez mon exemple. Il faut que j'aille
lundi à la Préfecture pour entendre un concert d'ama-
teurs, chanteurs et instrumentistes, au bénéfice des
pauvres. Je n'ai pas une grande opinion de la musique,
mais je regarderai les figures et les contenances,
j'apprendrai quelque chose et peut-êlre je rirai.
Pas de réponse de notre pacha universitaire; on ne
m'a pas informé si je dois rester. Mon voyage à Vou-
ziers est toujours incertain. — Je suis sûr, quoi que tu
en dises, que tu peins beaucoup mieux que quand je
t'ai quittée. Essaie quelque composition personnelle,
et surtout, si tu peux, quelque vue des champs. Il n'v
a rien au monde de plus beau.
A M. ERNEST IIAVET*
Ncvcrs, 24 mars 1852
Quelle obligeance à vous, Monsieur, de vous souvenir
d'un élève que vous avez connu trois mois à l'École
normale ! Ici je suis comme mort ; plus de conversation,
i. llavcf (Ernost-Aiif^uslc-Eiigèno), membre de l'Institut, ué
en 1813, entré à l'École normale en 1832, mort en 1889.
L'ANNÉE DE PUOFESSORAT 225
ni de pensée; il me semble qu'il y a dix ans que j'ai
quitté Paris. Votre livre ^ vient de me rendre pour une
journée à la vie et au monde. Ce sont bien là les ques-
tions que nous avons tant agitées dans la chère patrie
de l'Intelligence, pendant les trois ans où il nous a été
permis de penser et de discuter. Ce sont là les livres
nécessaires; c'est faire œuvre politique et travail de
convertisseur, que les écrire; c'est montrer de nouveau,
comme dit Michelet, la face pale de Jésus crucifié. On
masque et défigure le monde passé, et il n'y a que ceux
qui ont vécu dans les poudreux in-folio des Pères qui
le connaissent dans toute son horreur. Les Jansénistes
sont les vrais écrivains du Christianisme, comme Murillo
et Zurbaran en sont les vrais peintres ; ce sont les fidèles
disciples de saint Augustin et de saint Paul; et Pascal, en
homme sincère, parle comme eux de cette masse de
perdition, de cette prédestination fatale, de cette infec-
tion de la nature humaine. Nous frissonnons en lisant
Dante, et Dante est doux et modéré, en comparaison des
effrovables traités de saint Augustin sur la Grâce et de
cette dialectique invincible qui précipite le monde dans
l'enfer. Je ne sais si vous y avez pensé; mais votre livre est
un admirable traité polémique, et maintenant qu'éloigné
de l'École, je languis loin de la liberté et de la science,
et je vois de près le mal qui nous attaque, je souhaite
ardemment qu'il en paraisse beaucoup de pareils.
J'essaie de me consoler du présent en lisant les Alle-
mands. Ils sont, par rapport à nous, ce qu'était l'An-
1. Tes Pensées de Pascal.
H. TAINE. CORRESPONDANCE. 15
2'20 CORRESPONDANCE
gleterre par rapport à la France au temps de Voltaire.
J'y trouve des idées à défrayer tout un siècle, et si ce
n'étaient mes inquiétudes au sujet de l'agrégation des
lettres que je vais tenter l'année prochaine, je trouverais
un repos et une occupation suffisante dans la compagnie
de ces grandes pensées. Les idées du moins ont cela de
bon, qu'elles nous rendent frères et qu'elles nous font
tous participer à la joie et au bien que cause un beau
livre. Vous venez de me le prouver, Monsieur; merci
encore, et croyez que je ne vous quitte que pour re-
prendre la lecture que je viens d'interrompre.
Veuillez agréer. Monsieur, l'expression de mon res-
pect et de mon dévouement.
A PREVOST-PARADOL
Nevers, 28 mars 1852
Illustre Monsieur, recevez mes félicitations sincères.
Auteur^ î Auteur payé! Auteur à Paris, lauréat futur de
l'Académie des sciences morales et de l'Académie fran-
çaise ! Cette triple couronne m'enchante et il ne me
reste plus qu'à vous prier de jeter de temps en temps
vos regards glorieux vers voire pauvre ami, qui, tandis
que vous triomphez dans le ciel, patauge et pataugera
toujours dans son infernal bourbier.
Sérieusement, je te porte envie du fond de mon âme.
1. Gréard, ibid., p. 193. — PiL'Vost-Paradol venait de conclure
nn traité avec la librairie Ilaclicttc pour un livre intitulé : I\cvii'2
de rilisloirc universelle, qui parut en 1854.
L'ANNEE DE PROFESSORAT 227
Mais que dois-je faire, dis-moi? J'imagine que l'agréga-
lioii des lettres durera encore cette année dans les an-
ciennes conditions*? Le sais-tu? Et faut- il continuer à
me préparer? Quelle vie incertaine et misérable, et s'il
y avait une Providence, qu'elle aurait bien fait de
m'attacher en naissant sur le nombril un titre de
rentes de 2 000 livres! Comme j'aurais renoncé aux
grandeurs du professorat, et laissé crier les cuistres
qui nous lardent aujourd'hui à coups d'épingles! Le sot
métier que celui de martyr! Je ne sais pas même si je
resterai ici jusqu'à la fin de l'année. J'ai prié M. Vache-
rot de m'obtenir de suite une réponse. Si tu le vois,
demande-lui si M. Lesieur ne lui a rien dit. De la
réponse, dépend mon voyage à Pâques. Si elle disait
oui, que je serais content, en passant, d'aller t'embras-
ser ! J'ai soif d'amitié, et j'étouffe ici; j'ai le spleen la
moitié delà semaine; j'écris à Suckau des lettres déso-
lées; je me souhaite à chaque instant au fond de la
mer Kouge. Nous en sommes tous là. Une circulaire
d' Edmond % qui m'est parvenue, ressemblait à une
lamentation de Jérémie. Si nous étions deux, dans un
pays quelconque, il me semblerait voir le ciel s'ouvrir.
Comment as-tu connu le pacha de la librairie? Te
1. Prévosl-Pnradol, ibuL, p. 192 : «Je te dis eu confidence que
le plan d'études proposé parle ministre au conseil de lUniversité,
et, f[u"on peut considérer comme détînilif, a mis à 25 ans la^ré-
gation qui, sous le nom d'agrégation des lettres, comprend lliis-
toire, la rhétorique et la gramnuiire, les trois agrégations n'en
faisant plus qu'une. » — Ou verra plus loin que l'agrégation des
lettres fut supprimée pom' l'année 1852.
2. About.
228 CORRESPONDANCE
voilà décidément son fournisseur. J'ai vu un nouvel
article de toi sur le discours de Flourens^ Mais, homme
utile aux mœurs, comment peux-tu être utile aux
mœurs qu'on vante aujourd'hui, et écrire un livre?
— Tu vas parler du progrès? Mais le progrès est une
pure abomination panthéiste, écoute plutôt nos sacrés
maîtres. — De la force naturelle et personnelle par
laquelle le genre humain se fait à lui-môme sa destinée?
Mais c'est nier la Providence, et le Dieu de Bossuet, le
grand joueur d'échecs dont nous sommes les pions. —
Des lois nécessaires et régulières qui mènent le monde?
Mais c'est nier la liberté, la chère liberté de M. Cousin,
et par contre-coup l'enfer, etc., etc....
11 faudra biaiser. Mais pourras-tu rester éloquent
sous un demi -masque? — Enfin, j'ai toute confiance en
ton habileté, et je désire que l'Académie soit assez im-
morale pour couronner notre morale ^ Dis-moi surtout
ce que tu comptes faire sur les six derniers siècles, car
il n'y a là qu'une grande guerre contre l'Eglise et le
dogme, guerre si visible que M. Donoso-Cortôs conclut
que le monde va à sa perdition, et que Jésus-Christ,
pour le sauver, lui fera bientôt une nouvelle visite. —
Je t'apporterai, si tu veux, aux grandes vacances, la
Philosophie de l'Histoire de Hegel, et tu verras là des
pyramides d'idées à casser les jambes de tous les Fran-
çais qui voudraient les escalader. Mais j'ai beau regarder,
1. Dans la Bévue de ïhnlnulion publique.
2. Prévosl-Paradol avait rinlciilioii do jji'csentcr son ouvragée :
I\cvuc de illisloirc universelle, à lAcadémie des Sciences mo-
rales et politiques.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 229
je ne vois de science possible que comme une guerre.
Lucien Sorel* l'a dit, et je l'aime trop pour ne pas ap-
prouver ses idées, et craindre qu'elles n'attirent la
foudre. Des paratonnerres, mon cher bonhomme, des
paratonnerres! L'histoire est, de toutes les poudrières,
celle qui fait le mieux explosion!
Crouslé qui m'écrit ne me paraît pas savoir ton des-
sein, et me dit que l'Ecole est en désarrois 11 a une en-
torse et le spleen.
Ce pays-ci, mon cher, a son meilleur représentant
dans l'abbé Gaume, l'auteur du ver rongeur, dont parle
ta Revue. Je m'en ressens, et je commence à cueillir
toutes les fleurs du métier ; un polisson de seize ans,
noble, qui l'an dernier était le premier, étant tombé au-
dessous du dixième, s'amuse à dire que j'ai fait l'éloge
de Danton en classe, et venge sa vanité blessée par des
calomnies. Les cancans brodent là-dessus, et je suis obligé
de me justifier aupi es du recteur. Il est vrai que mes
quinze autres élèves m'aiment, ont demandé au recteur
de me conserver ici jusqu'à la fin de l'année, et auraient
voulu rosser l'Escobar au maillot. Mais ce petit coquin
est un trou à ma cuirasse et, quoi que je fasse, je serai
bientôt blessé par toutes les flèches qu'il me tirera.
Réponds-moi avant les congés de Pâques, et prie
1. Prévost-Paradol avait signé du pseudonyme de Lucien Sorcl
plusieurs articles dans la Liberté dépenser.
2. Prévost-Paradol annonçait sa décision de quitter l'École. « Il
devient presque impossible de travailler, tout le monde est dé-
goûté.... Les épurations continuent à la Dibliotlicque. On refranche
des volumes de Voltaire et de Rousseau.... » (Lettre de M. Crouslé
du 24 mars.)
230 CORRESPONDAÎs'CE
M. Vachorot de me répondre. Si je reste ici, et que
j'aille aux Ardennes, je t'écrirai d'avance le jour où
j'irai te voir à Paris.
Et Planât? Est-il perdu? Par charité réponds-moi sur
lui. Nous étions une trinité à Bourbon. Veux-lu qu'une
des trois personnes périsse? L'artiste surtout?
LE MINISTRE DE l'iNSTRUCTION PUBLIQUE A II. TAINE*
Paris, 50 mars 4852
Monsieur, en vous informant de ma décision du 25 mars
qui met un terme à la suppléance dont vous aviez été
momentanément chargé au collège de Nevers, M. le recteur
de l'Académie départementale de la Nièvre a diî vous faire
connaître que je me proposais de vous donner une autre
destination. Par un arrêté en date du 29 mars, je viens de
vous confier la suppléance de la chaire de rhétorique du
lycée de Poitiers. C'est après avoir pris une connaissance
attentive des notes qui vous concernent que j'ai résolu de
vous essayer dans un enseignement moins périlleux pour
votre avenir. J'ai remarqué, en effet, que vos leçons philo-
sophiques 2, à Nevers, rappelaient trop les doctrines qui
i. Cette lettre, signée du ministre, émane en réalité de M. Le-
sieur. M. Taine annonça à sa mère sa translation à Poitiers par
ce court hillet daté du 5 avril : « Je suis nommé suppléant de
rhétorique à Poitiers. Cela vaut mieux à tous égards; mais la
lettre du ministre est sévère et menaçante et je sais que j'ai
été desservi directement au ministère.,.. Tu ne saurais croire
combien ù présent je me moque de mon métier et de ses chan-
ces; quoi qu'il arrive, je vivrai toujours à Paris avec des leçons.
Une destitution serait peut-être ce qui pourrait m'arrivcr de
mieux.... »
2. Voir appendice n'^ 111, p. 5GG.
L'ANNE t: DE PROFESSORAT 251
vous ont été reprochées à juste titre dès votre début.
Aussi je ne suis pas sans inquiétude sur les résultats de
l'épreuve nouvelle à laquelle vous allez être soumis. Si
M. le recteur de l'Académie de la Vienne, que je charge de
surveiller particulièrement vos leçons, veut bien vous aider
de ses conseils, je vous engage à les suivre avec déférence;
sous la direction éclairée de ce fonctionnaire, vous par-
viendrez, je l'espère, à dégager votre enseignement de
doctrines, qu'avec plus de maturité vous apprécierez un
jour à leur juste valeur, et qui ne sont pas du domaine
des études classiques. Je ne dois pas vous laisser ignorer.
Monsieur, que si cette épreuve ne répondait pas à mon
attente, je me verrais dans la nécessité de renoncer à vos
services.
Je vous invite à vous mettre à la disposition de M. le
recteur le 15 avril. Ce fonctionnaire vous délivrera une
copie certifiée de mon arrêté.
Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération dis-
tinguée.
Le minislie de rinstruction publique et des Cultes.
H. FOUTOUL.
CHAPITRE H
Pciliors. — CoiTespondance.
A SA MÈRE
Poiliei's, 6, rue des Carmélites, 17 avril 1852
Je louche ici '2 000 francs, plus 2 ou 500 francs pour
une conférence de baccalauréat. Je suis installé d'hier
soir dans une fort belle chambre, un peu loin du col-
lège, il est vrai. Tu vois que j'ai gagné au change.
J'ai trouvé ici un de nies anciens amis de Bourbon,
ingénieur au télégraphe, M. Emile Saigey. Il est spirituel
et aimable et je m'ennuierai moins qu'à Nevers.
Les concours d'agrégation annoncés pour le 20 août
ne s'ouvriront pas*. Le décret du ministre porte qu'on
en fixera plus tard l'époque, ce qui m'ennuie, car alors
ils se feront suivant la nouvelle ordonnance qui exige
vingt-cinq ans, cinq ans de service, etc., choses que je
n'ai pas. Je vais consulter le recteur, et, dans tous les
cas, je vais tiavailler vigoureusement à mes thèses,
demander l'approbation des examinateurs de Paris,
tâcher d'être docteur. Ce sera une recommandation
aussi bonne que celle d'agrégé.
1. Voir p. 227, note 2.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 233
Aujourd'hui, je fais toutes mes visites officielles. J'ai
déjà vu le proviseur et l'auraùnier. Je ne crois pas avoir
affaire à des génies et j'espère avoir alfaire à de bonnes
gens. — Mon prédécesseur quitfe sa classe pour faire
une suppléance de Faculté. Le professeur qu'il supplée
travaille pour être nommé à Bordeaux ou à Paris. Dans
ce cas il obtiendiait sa place, et moi je resterais peut-
être à la sienne. Mais au diable les choses incertaines
et advienne ce qui pourra î
Je t'écris avec toH portrait devant moi. Que Virginie
a été bonne de me le donner! — Suckau, que j'ai vu un
instant à Paris, m'a dit que les grands peintres n'avaient
pas exposé à cause du jury et que l'Exposition était
pauvre. J'ai moins de regrets pour elle et pour moi.
A EDOUARD DE SUCKAU
Poitiers, 20 avril 1852
Ciier Ed., j'ai lu ta première page avec terreur.
Quelle prose effrayante, mon ami, quand tu t'en mêles!
Je me suis demandé un moment quel était ce dernier
et fatal décret^, et je me suis souvenu qu'il s'agissait
de l'agrégation interdite. Donc, ne crois pas que j'aie
besoin de toute ma vieille amitié pour te pardonner ton
silence. Quand ta lettre ne serait pas venue jeter des
fleurs sur ma lombe, tu n'en serais pas moins mon cher
Ed., et tout ce que je te demande aujourd'hui c'est
1. Voir p. 232.
234 COaRESPONDA>XE
d'être aussi consolé que moi. Pourquoi le suis-je? La
raison est simple, mon ami. Depuis huit mois, les désil-
lusions ont été si grandes et vont si fort en croissant,
que je commence à comprendre non plus seulement la
théorie de Spinoza, mais sa pratique. Je considère mon
avenir universitaire comme perdu; comme c'est le seul
auquel je puisse prétendre, et que je ne vois aucune
basse porte pour sortir de la fosse aux lions, je m'iia-
bitue à cette idée que mon métier ne doit élre pour
moi qu'un moyen de gagner ma vie. Au lieu de cher-
cher à satisfaire mon ambition, je cherche à me défaire
de l'ambition. Depuis plusieurs mois, je ne suis guère
ambitieux qu'une fois tous les quinze jours. J'espère
que cela ira de mieux en mieux et qu'à la fin je serai
tranquille. Je vis fort heureux à Poitiers, occupé à écrire
ma thèse sur la Sensation. Si je n'avais pas les craintes
de l'examen, je serais parfaitement calme. Penser,
ordonner ses pensées, écrire ses pensées est une chose
délicieuse; moins on pense au public, plus on est con-
tent. C'est le tete-à-lête de l'amour; si je puis une fois
prendre sur moi d'oublier définitivement le monde, et de
vivre uniquement avec celte chère et charmante maîtresse,
je crois que je n'aurai plus rien à désirer. J'essaie de
calmer toutes mes colères et tous mes désirs. Il y a six
mois que je ne lis plus de journaux; je ne parle plus
politique ni religion ; cela me chagrinait il y a six mois,
aujourd'hui cela m'agrée. J'évite même dans mes études
de penser aux différences qu'il y a entre notre science
et celle du parti régnant; je tâche de m'abstraire corn-
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 255
plétement des choses présentes, de vivre uniquement
dans le monde des idées générales, de n'être pins
acteur, mais spectateur. Nos maîtres, depuis le com-
mencement de la philosophie^ ont vécu ainsi. Pourquoi
souhaiterais-je un meilleur sort?
Non que je sois déjà aùxàox-ri; xat à-rraOY,;. L'animal
passionné et combattant que tu as connu bondit de
temps en temps et s'irrite, mais je l'endormirai, j'es-
père, saut' à le réveiller si jamais vient le jour du grand
jugement.
Je t'ai dit que j'écris mes thèses. J'ai demandé à
M. Simon une approbation; ne voyant pas de réponse,
j'ai prié Prévost de le voir. Point de nouvelles. J'at-
tendrai jusqu'à jeudi et alors j'écrirai directement à
M. Le Clerc'. J'aurai 150 pages de français et une cin-
quantaine de latin. 11 paraît qu'il faut trois semaines
pour imprimer cela. Je souhaiterais fort d'être docteur
à la fin de l'année. — Accepteront-ils ma thèse? je dis
que le moi sentant est étendu et situé dans les nerfs et
je prouve l'IvreXs/eia d'Aristote. Un fracas de méthode
psychologique et ce grand nom me sauveront peut-être.
Ne crains-tu pas de les héiisser d'horreur en ayant le
sens commun sur la Liberté^? Fataliste, gare à toi.
Matérialiste, gare à moi. Voilà le danger, on ne peut se
remuer sans leur donner des coups de pied.
Ne me parle jamais de ma classe, mon cher bon-
homme. C'est le comble de la paresse, de la bêtise, de
1. M. Yictor Le Clerc, doyen de la Faculîé des Leitref?.
2. M. de Suckau avait comineucé une thèse sur» la Libeiié ».
236 CORRESPONDANCE
la plalitude, bien pis qu'à Nevers. (il m'est arrivé des
aventures posthumes à Nevei's, après mon départ. Mais
cela est si ennuyeux que je n'ai pas le courage de te
l'écrire.) Je distribue force cinq cents vers. Toutes ces
âmes sont mort-nées, et l'on s'empuantit de vivre avec
elles.
Les sots depuis Adam sont la majorité.
J'ai trouvé ici par bonheur un camarade de collège*,
ingénieur, curieux, spirituel et distingué. Nous causons;
c'est le seul, mais c'est un bien inespéré.
Quant à Poitiers, pour te donner une idée de ce
monde, je te dirai que j'ai dû refuser à mes élèves la
permission de lire à leur bibliothèque les Provinciales^
rËcole des Maris et Lamartine.
Le serment peut se prêter, je crois, en conscience.
]1 signifie, j'imagine, que nous obéirons aux lois, et
que nous ne conspirerons pas contre le Président. Je
n'entends rien de plus, et je ferai tout cela. Qu'il me
laisse vivre seulement et penser dans ma chambre; je
lui ferai pour son argent une classe aussi nulle qu'il
voudra.
A PREVOSï-PARADOL
Poitiers, 25 avril 1852
Mon cher ami, me voici Poitevin, il n'y a pa§ de quoi
être fier. La ville est alfreuse, pavée de têtes ou plutôt
de pointes de clous, religieuse au possible, peuplée de
1. M. Éinile Saigcy.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 257
nobles, légitimistes ultras, et qui font bande à part ; le
collège est grand et beau, mais les élèves sont beaucoup
plus bêtes qu'à Nevers, surtout plus paresseux, et me
donnent des discours inouïs, qui me font faire des
baut-le-corps à chaque instant. Imagine-toi l'excès du
mauvais goût, de la déclamation froide, du style noble,
des prosopopées et des hypotyposes, et surtout un vide
d'idées dont rien n'approche. Avec cela, pour la passion
et la chaleur, ils sont à 40 degrés au-dessous de zéro
(Réaumur). De plus, d'une lourdeur telle qu'ils ne com-
prennent pas quand on se moque d'eux. — La province
et Paris sont deux mondes. On n'en a pas d'idée quand
on n'y est pas. Averti par le recteur et par l'aimable
lettre que tu as vue \ j'ai consulté l'autorité pour
savoir s'il fallait donner à un élève l'autorisation de lire
les Provinciales qu'il demandait. Refus. Voilà où on
en est.
Plus d'agrégation pour moi celte année. Donc je fais
mes Ihèses. J'ai écrit tout le plan de la française (sur la
StMisation) et j'ai consulté M. Simon, lui demandant son
approbation. Elle ne vient pas, et j'ai env'e de me
mettre à rédiger. Peux-tu le voir comme tu me l'avais
promis? Je lui ai donné les principales idées, je fais de
la psychologie et de l'observation pure, pour le fond je
m'autorise d'Aristote. Peut-être n'est-il plus examinateur
depuis que Cousin reprend son cours? Alors il faudrait
écrire directement àM. Joseph-Victor Le Clerc, doyen, etc.
Je souhaite avoir une prompte réponse, afin de passer,
1. La lettre de M. For tout, p. 230.
238 CORRESPONDANCE
s'il est possible, au commencement d'août. Le doctorat
vaut pour deux ans de services, et je serais alors agrega-
b'iAs, — ce que je me souhaite, mon frère. Pousse une
pointe jusqu'au n° 10 de la place de la Madeleine S en mé-
ditant sur les Chinois et les Mandchous, et écris-moi à la
fois sur le Céleste Empire et sur les volontés de la sacrée
Faculté. Quel bourbier, mon cher, que le nôtre 1 On ne
demandera, dit-on, à l'agrégation, que les matières des
collèges. Ce sera la mort des études supérieures. Les
professeurs de Facultés (je viens d'en voir), obligés de
faire leurs cours devant les étudiants en droit, leur feront
de grands résumés de littérature et d'histoire; les
recherches originales finiront. C'est un abaissement
universel.
Tu vas voir, dit-on, une belle cérémonie le iO mai.
Quelqu'un d'ici qui a entendu les gosiers des gardes-
républicaines beugler « Vive », etc., me disait que ce
sont les plus belles basses-tailles du monde . Arrosés
de rogomme, ce sera un sublime concert ; allons-nous
revoir 1804? Heureux les fripiers qui auront conservé
les costumes! La France est prise d'une manie d'anti-
quaire, et sa Marseillaise est : Vieux habits, vieux
galons !
Enfin, quid novi? Je ne lis plus les journaux depuis
le !2 décembre \iOfficiel m'ennuie, et n'étant plus à
Paris, je ne prends pas intérêt aux concerts, spec-
tacles, etc.... Régale-moi, homme politique, homme du
1. Chez M. Jules Simon.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 2Ô9
monde. Ici on est forcé de se taire, et quelque bonne
envie qu'on en ait, on ne se tait jamais assez.
Je t'enverrai ma prose française quand elle sera faite.
Il y aura peu de style. Ce sera de la pure science.
Tu m'enverras un paquet de notes et de corrections.
Réellement, je crois avoir trouvé plusieurs choses, et
une théorie une ; surtout des faits palpables sur la nature
de l'âme. Sera-ce trop hardi? Tu apprécieras.
J'ai trouvé ici Saigey que tu as connu à Bourbon. 11
est fâché d'avoir fait le métier de machine mathéma-
tique à son école, et voudrait goûter des sciences mo-
rales. 11 est poli et spirituel et je suis heureux de l'avoir.
Réponse vite voci in deserto clamanti.
A M. LEON CROUSLÊ*
Poitiers, 25 avril 1852
Mon cher ami, Prévost t'a vu sans doute et t'a raconté
mes aventures. Me voici à Poitiers, suppléant de rhéto-
rique, avec une lettre menaçante et promesse de desti-
tution, si je ne suis pas parfaitement nul. Mais laissons-
la toutes ces misères. J'en suis si las, que je n'ai plus
même envie d'en parler.
Nous sommes tombés tous les deux dans le même
trou. Plus d'agrégation (pour moi du moins cette année),
et pour tous deux dans dix-huit mois, un examen
l. Crouslé (François-Léon), né on 1850, entré à l'École normale
en 1850, professeur à la Faculté des Lellres.
2i0 COnRESrONDAlN'CE
absurde qui recevra toutes les médiocrités. Que faites-
vous à l'École? Y restez-vous? Prends-tu une autre
carrière? Quelle désillusion, mon ami! Il faut être en
province pour comprendre jusqu'à quel point les parents
poussent la susceptibilité, et les élèves, la bêtise. Je
corrige des discours français, qui me donnent la
nausée; d'après l'avis du censeur, je refuse aux élèves
qui me la demandent l'autorisation de lire les Provin-
ciales; j'entends dire par mes collègues que la philo-
sophie a perdu l'Université. Ce qu'on demande au pro-
fesseur, c'est l'absence d'idées, de passion, une âme
machine, le vieux pédantisme des vieux cuistres qui
enseignaient « Barbaro » et « AmoDeum ». Tout ce que tu
acquiers à l'Ecole t'est nuisible, connaissances, distinc-
tion d'esprit, opinions personnelles, jugement libre sur
quoi que ce soit. Je comprends enfin le grand mot de
M. de Talleyrand : « N'ayez pas de zèle. » Le vrai profes-
seur est un fossile parlant, qui ne sait pas un mot de son
siècle, une sorte de La Harpe et de Lebeau (•). Ton titre
d'élève de l'École te sera funeste. Sortir de ce repaire
infâme, c'est être pestiféré ; on n'imagine pas ce qu'il
faut d'efforts, d'attention sur soi-même, de persévé-
rance pour arrêter sur ses lèvres l'idée neuve, ou
l'expression vive qui veut en sortir. On n'imagine pas
surtout, quand on a passé trois ans parmi des gens
instruits et de grands auteurs, quelle désolation c'est
de corriger les plates niaiseries emphatiques des élèves,
1. lluinaniste et historien, secrétaire de l'Académie des Inscrip-
tions en 1755.
L'ANNÉE DE PROFESSOUAT 241
de sentir qu'on n'est pas compris, de répéter forcément
ce qu'on juge indigne d'être écouté, de rabaisser ses
idées et son enseignement, de vivre parmi des gens
sans idées ni passion, que les idées et la passion
offusquent. Noire histoire est celle de Julien* au
Séminaire.
J'essaie de me distraire en faisant mes thèses (la
française sur la Sensation ; — la latine sur la Percep-
tion extérieure). J'ai laissé là les Allemands; aujour-
d'hui, on ne peut les lire qu'en cachette. Creuser et
mettre au jour les mines d'outre-Rhin, c'est s'exposer
à faire explosion. J'ai écrit à M. Simon, supposant que
M. Le Clerc lui remet encore l'examen des thèses, et
qu'il me faut son autorisation préalable. J'ai passé si
vite à Paris que je n'ai pu voir ni lui, ni M. Vacherot, ni
loi, ni personne, sauf Prévost un instant.
Es-tu guéri? Oui, j'espère. Mais l'âme est-elle encore
malade? Que je comprends bien ces dégoûts, ce besoin
de plaisir, et d'émotions que nous n'aurons jamais,
qui sont pour les nobles et les riches!... De loin, peut-
être ils sont heureux ; mais de près leur vie est si vide
•et si ridicule, que je cesse de la désirer. Somme toute,
travailler est encore le meilleur sort. On s'intéresse à
son ouvrage, l'ennui passe, on a détruit le temps et
sans s'en douter on approche du grand repos. On perd,
à mesure qu'on vit, toutes ses espérances. Quels
bonheurs ne rêve-t-on pas à dix-sept ans! La gloire,
l'amour, la fortune. Aujourd'hui, je ne demande qu'à
1. Stflndlial, Rouge et Noi7\
IJ. TAINE. COHUESPONDANCE, iO
242 CORRESPONDANCE
être tranquille. Le métier me tient à la chaîne, et la
grande main de notre Dieu d'en haut, le Minisire, nous
tire de temps en temps pour nous la faire sentir. Saut
cela, je n'aurais presque point d'ennuis. 11 me semhle
que Spinoza et Descartes ont été heureux dans leurs
villages de Hollande, que si j'avais assez d'argent, j'irais
vivre au cinquième à Paris, que la science vaut hien
qu'on l'aime pour elle-même, sans en faire un moyen
de succès. Je ne compte plus sur rien d'heureux pour
l'avenir; je commence à renfermer mes désirs en un
désir unique, qui est celui d'éclaircir mes idées et de
résoudre mes prohlèmes. Je l'essaie du moins, malgré
des houtades de colère, d'amour-propre blessé, d'am-
bition trompée ; j'espère pourtant qu'après quelques
bourrasques mon ciel finira par devenir serein. Je
tâche de m'apaiser de toutes les manières ; je vois peu
de monde, je ne lis plus de politique; s'il était pos-
sible, je voudrais oublier les choses d'aujourd'hui, et
vivre avec mes amis, les idées et les arts.
Ceci est bien ermite et j'avoue que j'ai mes accès
comme toi. Qu'y faire? notre jeunesse se révolte contre
notre condition. 11 faut choisir, quitter l'une ou l'autre,
faire de son métier un gagne-pain et philosopher en
silence, ou jeter la robe aux orties et se lancer dans
l'incertitude de l'avenir. Lequel est le mieux? Prévost a
peut-être raison*. Mais chacun suit son caractère. Où
te porte le tien? Cher ami, causons, gai'dons notre
1. Prévost-Pnr.-Klol avait quitté l'Ecole, en congé, a^ant la \m de
sa troisième année.
(k
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 243
vieille fraternilé d'Ecole. — Tu médisais dans nos pro-
menades autour de la cour carrée que le premier je
t'avais parlé sérieusement et intimement. Faisons comme
alors. Platon a bien raison de dire qu'il n'y a que deux
biens au monde, la pliilosoi)liie et l'amitié.
Que font Marot, Ponsot, et la 5*^ année?
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE
Poitiers, 28 avril 1852
Positivement, ma chère, ma mère a tort de croire
que j'embellis (sous-entendu : ma position; diable!
j'aurais l'air d'un fat). Ma chambre est tranquille et
jolie; je vois au bout du jardin un ciel magnifique. Et
en ce moment je t'écris enfoncé dans une ganache, entre
ma bibliothèque, mon divan et mon piano, comme un
vrai sultan. 11 est vrai que je ne puis plus être agrégé.
Peut-être, pourtant; quoique la chance soit petite.
J'écris mes thèses, le titre de docteur compte pour deux
ans de services. Si je l'étais au mois d'août, cela ferait
cinq ans de services, j'aurais vingi-quatre ans et demi.
On pourrait peut-être obtenir une dispense d'âge; cela
est douteux, mais enOn.... — J'ai vu ici le recteur à qui
j'ai expliqué les sales petites aventures de Nevers. La
lettre que lui a écrite M. Lesieur est la répétition de la
mienne. On tente une épreuve sur moi. Soit, j'essaierai
de la bien subir. Poiu' commencer, et d'après l'avis des
autorités, j'ai refusé aux élèves l'autorisation de lire à
Wt CORRESPONDANCE
leur bibliothèque les Provinciales, Tartufe, VÉcole des
Femmes, Jocelijn. Cela est à mourir de rire, mais né-
cessaire. Cette ville est ultra-vertueuse, et les pieux
parents qui lisent Paul de Kock vous vilipenderaient si
\ous corrompiez ainsi leurs enfants. Notre honnête cité
est encore un peu plus bête que Nevers. On y regorge
de couvents et de nobles. Et entre tous les pays de la
terre, c'est un des moins pensants. Je suis épouvanté
en lisant les devoirs de mes élèves. Hier, dans un dis-
cours français de trois pages, j'ai trouvé six prosopopées,
l'une à l'Italie, l'autre à Constantinople, l'autre au siècle
de Périclès, l'autre au Génie des Beaux-Arts, etc. Je leur
demande la raison de ce lyrisme effréné : « Monsieur,
nous ne savions que mettre. » — Voici quelques vers
français sur les insectes de l'Hypanis (un des insectes
parle du haut d'une fleur) :
Je veux vous faire part de mon expérience,
Apporter 7noi aussi le fruit d'un peu de science
Oui vous est due de droit. Parmi tous les malheurs
Qui diminuent de Dieu les immenses faveurs.
Comptons surtout. Messieurs, cet esprit d'injustice
Envers le Créateur. Portes ainsi au vice,
Nous oublions déjà le sort qui nous attend.
Etc....
Que dites-vous de l'esprit du sexe masculin? J'ai peine
à croire qu'une fille osât écrire de pareilles sottises. Je
suis vraiment dans la fosse aux lions, je me hérisse
d'horreur à chaque instant en écoutant ces gentillesses
poitevines. Au moins, à Nevers, mes élèves ne mettaient
pas d'absurdités. Ici, ce sont les écui'ies d'Augias.
I
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 245
Je suis content d'avoir passé un jour à ncthcl'. Ce
sont des mœurs antiques, mais elles me plaisent, parce
qu'elles sont naturelles, et que rien n'y manque. Ensuite,
ce sont des personnes très bonnes, et je trouve au fond
de moi-même quelque chose de Rethelois, l'esprit de
famille.
J'imagine que vous irez bientôt à Beaurepaire ^ ; les
feuilles s'ouvrent, et la campagne verdit d'une manière
charmante. Les paysages ont une grâce qu'ils n'ont à
aucun moment de l'année. En passant par le moulin,
et du côté de Longwé, il y a un petit sentier qui
monte dans les bois et rencontre souvent le ruisseau,
avec de grandes clairières pleines d'herbes fraîches et
épaisses. Le ruisseau est noir, bordé d'aulnes, l'eau est
claire et rapide. Il n'y a rien de plus solitaire et de plus
charmant.
J'ai trouvé ici un professeur de Faculté, condisciple
de mon père, dont le fds est le premier élève de ma
classe, M. Anot de Mézières. Son frère, inspecteur à
Versailles, vient d'être destitué pour un article qui
blâmait la loi sur l'Instruction. Le gouvernement a la
main rude et jette à bas ceux qui se permettent le
moindre mot. Je n'ai envie de rien dire; la table où je
suis est composée de gens bien élevés, et Ton n'y parle
pas politique. 11 est probable qu'à mesure que je m'éloi-
gnerai de l'Ecole normale, je me façonnerai mieux au
monde, et que j'en prendrai le silence et la nullité. Mon
1. Chez sa grand'mèrc et ses tantes.
2, Propriété de la famille Tainc dans les Ardennes.
246 COnUESPONDANCE
éducation et la vie de Paris m'avaient mis hors du
niveau ordinaire. Je découvre que la province en est
encore au xin« siècle; je vais redescendre et tâcher de
ne pas faire disparate. Ainsi soit-il.
Ma grande distraction est ma thèse. C'est une fatigue
et un plaisir que d'ordonner ses idées et de les écrire.
Cela délruit l'ennui et le temps passe. — Allons, si cette
position dure, je serai content. L'amhition n'est guère
satisfaite, mais le temps est reraph et la pensée occupée.
Que faut-il de plus?
vSophie devrait prendre ce sujet : les Insectes de
l'Hypanis. (Ils vivent un jour; raconter les discours de
vieillards qui ont au moins dix heures. C'est une parodie
dL's sentiments humains.)
Ces huit jours à Vouziers m'ont fait du hien.
A MADEMOISELLE SOPHIE TAINE
Toilicrs, 11 mni 1852
En ce moment, Poitiers est sens dessus dessous. De
splendides calèches, vieilles d'environ cent cinquante ans
et chargées comme des tombereaux, roulent dans des
nuages de poussière ; de nobles jeunes gens avec habit,
chapeau, pantalons noirs courent à cheval au grand
soleil; les officiers de la garnison ont endossé leur uni-
forme le plus doré et ont fait cirer leurs bottes les plus
luisantes. Tout court, se presse, s'étouffe, sue et avale la
poussière sur une route que je vois du jardin, pour aller
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 2i7
voir douze chevaux efflanqués qui feront le tour d'une
grande plaine sèche et dont l'un arrivera avant les autres.
On avait collé les affiches jusque dans le département
de la Nièvre; hier une dame me demandait si les Pari-
siens viendraient en grand nombre. C'est le texte des
conversations depuis quinze jours.
Les gens de la maison que j'habite sont très conve-
no^blcs et il y a de jolis enfants. Hier j'en caressais un;
/a mère en profita pour me régaler pendant une heure
d'une dissertation sur l'amour maternel : « Oh ! mes chers
enfants! Faudra-t-il donc les quitter jamais? Ah! je ne
puis être un moment sans les voir ! J'ai renoncé au monde
pour eux et sans effort. » Ce haut pathos, débité avec un
accent approprié au sujel, m'a tenu sur mes jambes, le
chapeau à la main, et je me promets bien à l'avenir de
ne jamais lâcher ce robinet d'eau tiède. Les gens ici ne
comprennent pas qu'on n'a pas envie de leur parler ni
d'écouter leurs paroles. Ils sont si charmés de s'entendre
qu'ils croient que tout le monde est comme eux.
Un des plus parfaits bavards est M. N..., bonhomme
du reste et bienveillant. 11 est venu chez moi et j'ai
écouté une de ses leçons à la Faculté. Horreur ! Voilà
ce que la rhétorique et la province font d'un homme!
Et dans vingt ans je serai comme cela! C'en est à se
pendre d'avance. Imagine-toi une doucereuse abondance
d'eau de réglisse coulant avec un nauséabond glouglou
de manière à alfadir et à engloutir le cœur. Pas d'ordre,
aucune méthode, aucun accent, un véritable tuyau percé
qui laisse échapper l'eau qu'il ne peut plus conduire.
248 CORRESPONDANCE
En fait d'idées, les paradoxes suivants : La Fontaine a
beaucoup d'esprit. Le Tasse a inventé la femme artifi-
cieuse dans Armide, etc. — Même talent dans les autres.
A peine glanent-ils une douzaine d'auditeurs hébétés ou
ennuyés. C'est un courant de nullité qui va du profes-
seur aux auditeurs et des auditeurs au professeur. Juge
de l'effet quand cela s'ajoute à l'éducation et à la nature!
Cela donne au moins cette grande leçon, qu'il est inutile
de penser pour faire son chemin ; que le manque d'idées
est estimé et recherché ; que la perfection consiste à
être automate, parce qu'un automate est plus docile
qu'un être intelligent.
Rien de nouveau. J'écris ma thèse, les gens de, Paris
dont j'ai demandé l'approbation officielle ne me répon-
dent pas, ce qui m'ennuie. Tu as eu un échantillon de
l'esprit de mes élèves. Les visites de rigueur sont faites
et je ne vois personne. Moins j'aurai de contact avec
ceux qui m'entourent, moins je perdrai. Je crois être
d'une prudence méticuleuse et mes leçons sont aussi
vides que possible. Mes amis d'École m'écrivent des
lamentations sur le métier, et je chante à l'unisson dans
le concert ; l'un d'eux vient encore de donner sa démis-
sion. Les autres veulent quitter à la fin de l'année. Mais
j'ai un canapé et un piano, et cela console.
Vous devriez bien lire un peu d'histoire naturelle et
lâcher de déterrer parmi nos livres cette Flore des
environs de Paris % qui peut servir pour Vouziers. H
1. La Flore, de Mcrat. M. Taine s'en servait encore en Savoie,
dans les dernières années de sa vie.
I
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 249
n'y a rien d'amusant comme de causer des plantes en
se promenant.
Deviens une grande pianiste, ma chère; nous n'avons
qu'une ressource, nous ennuyer ou beaucoup apprendre,
et je te crois trop d'esprit pour te résoudre à t'ennuyer.
Réponse à la lettre de M. Taine, professeur au lycée
de Poitiers, écrite de Poitiers, le 6 mai 1852 ^
Le Doyen.
Victor Le Clerc.
M. ADOLPHE GARNIER A M. VICTOR LE CLERC
Paris, 17 mai 1852
Monsieur le Doyen,
Vous me faites l'honneur de me demander mon opinion
sur les sujets de thèses proposés par M. Taine. Vous con-
naissez mon goût pour les thèses dogmatiques. Vous savez
que les thèses historiques, au lieu d'éclairer un point dou-
teux de l'histoire philosophique ou littéraire, se bornent la
plupart du temps à une analyse de quelque auteur, ce qui
ne fait guère avancer la science. Je suis donc très favora-
blement disposé pour les sujets de thèses de M. Taine-.
Vous dire maintenant que les conclusions annoncées par
M. Taine sont diamétralement opposées aux miennes, ce
n'est pas vous proposer de refuser les sujets qu'il veut
1. Cette note, de la main de M. Le Clerc, est placée en tète de
la lettre de M. Garnier. Nous n'avons pas la lettre de Bl. Taine du
G mai.
2. Yoir p. 254.
250 COURESrONDANCE
traiter. Seulement, veuillez l'engager à y réfléchir encore :
il sort de l'École, et je sais qu'on n'y enseigne pas Reid;
qu'il prenne la peine de l'étudier complètement; qu'il
revienne sur les théories ou au moins sur les expressions
de sa lettre. Qu'est-ce que c'est que des images de sensa-
tions, qui seraient dans le cerveau, des sensations illusoires
qui nous représentent les objets extérieurs? Le monde
extérieur n'est donc qu'une illusion? Qu'est-ce que c'est
encore que la nature qui a V intention de nous faire con-
naître l'extérieur, et qui emploie pour cela un moyen ingé-
nieiixl Comment parvient-il à rétablir la théorie d'Aristote
sur la ^^u/Y) qui périt avec le corps, sans considérer que,
s'il attribue au corps les inclinations et, comme le veut
Aristote, les connaissances particulières, il ne sera pas
difficile d'attribuer au corps des connaissances générales?
Comment dit-il que ces doctrines-là ne sont pas dange-
reuses?
J'ai vu M. Taine au dernier concours d'agrégation. Il a
un très grand talent de parole; ses mœurs oratoires sont
irréprochables, il est impossible de s'exprimer avec plus de
grâce et de mieux séduire son auditoire; mais ce sont là
des qualités oratoires et non des qualités philosophiques.
Il n'avait été que le cinquième dans les compositions, et,
après s'être élevé au premier rang dans l'argumentation, il
retomba au dernier par sa leçon sur YÉlre identique au
Bien^. Je suis persuadé qu'il a trop d'imagination pour
être philosophe, et qu'il trouverait dans la littérature et la
poésie un emploi plus légitime et plus heureux de ses bril-
lantes qualités.
Agréez, monsieur le Doyen, mes profonds respects.
Adolpue Garnier.
1. Voir, p. 124 et suivantes, les faits relatifs à lagi^égation de
philosophie.
t/ANNÉE DE PROFESSORAT 251
A SA MÈRE
Poitiers, 26 mai 1852
Depuis mon arrivée, je travaille soir et matin, jours
ouvriers, dimanches et fêtes, à mes deux thèses. Je les ai
achevées ce soir, et dans quinze jours je les auiai mises
au net et envoyées à Paris. Je joue gros jeu, peut-être.
Je mets au jour des idées toutes nouvelles, partant con-
traires à celles des examinateurs; mais si j'arrive, je
sors de la foule, et c'est là ce qu'il me faut.
J'ai été fort heureux pendant tout ce temps. Causer
avec des idées est un plaisir infini et une occupation
passionnée. Toutes les facultés sont tendues, on oublie
le reste, les jours fuient comme une flèche et, à la fin,
on est content de soi, parce qu'on a fait un véritable
effort et une action d'homme. Cela même est une sorte
d'ivresse, plus on a bu, plus on veut boire, et l'habitude
aidant la passion, on en vient à ne plus vouloir sortir de sa
chambre. Je comprends en ce moment ceux qui ont
vécu sur leur chaise, regardant dans leur cei'veau, ne
daignant pas même mettre la tête à la fenêtre pour
regarder ce qui se passe. Il semble qu'aucune affaire
particulière et pratique ne vaille la peine qu'on s'en
occupe, je n'ai pas eu la moindre curiosité de lire les
journaux; je me soucie de la politique comme d'un
fétu, j'ai mon monde à moi, je veux y rester, et je laisse
ceux qui voudront, se quereller pour les habits, le gou-
vernement, l'argent, les places, etc. N'est-ce pas là une
disposition heureuse? Il me semble que, quoiqu'il arrive,
252 CORRESPONDANCE
j'ai désormais en moi-même un refuge contre tous les
événements.
Je ne pense pas que qui que ce soit ait la plus petite
chose à dire contre ma classe. Je lis à mes élèves Bos-
suet et le Misanthrope^ et je vais corriger un discours
que deux d'entre eux adresseront à l'évéque le jour de
la confirmation au collège. J'imagine que je finirai par
devenir un saint, et qu'un jour je vous enverrai mes
reliques.
La table on je mange est mieux composée qu à
Nevers. Quelques-uns des jeunes gens qui s'y trouvent
sont musiciens, et nous jouerons ensemble. Mon proprié-
taire a une charmante petite fille de dix-huit mois, qui
marche déjà un peu, qui regarde en face avec ses grands
yeux bleus, et qui embrasse tout le monde ; son jardin
est plein de roses; enfin, j'ai vu aux environs deux
endroits assez riants et assez verts. — Du reste, aucune
nouvelle ; jene pourrais vous en donner qu'en racontant
ma thèse, et. Dieu merci, mes juges seuls subiront cette
corvée. — La conférence qu'on me promettait au collège
s'en est allée en fumée, et j'aurai simplement mes
2 000 francs. Aucune lettre de qui que ce soit.
La Faculté gardera peut-être longtemps ma thèse pour
l'examiner avant de me donner la permission de l'impri-
mer. — L'impression, dit-on, durera plus de trois
semaines. — Enfin ce ne sera que dix jours après que
l'examen oral commencera. Mes collègues me disent que
j'aurai du bonheur si je passe cette année; et si je passe
je devrai pi'obablement rester à Paris jusqu'à la fin
L'ANNÉE DE PROFESSORAT -253
d'août. Au premier septembre la Faculté cesse d'exa-
miner.
M. Barthélemy-Saiiit-Hilaire, à qui mon oncle* m'a
présenté, a refusé le serment, et partant n'est plus rien.
M. Simon non plus : il écrit pour vivre; tous mes amis
sont détruits. Il faut se tapir dans un trou et vivre
comme un rat philosophe. Pour le moment, mon trou
me plaît, la musique m'égaie, le ciel est beau et je ne
demande qu'une chose, des lettres.
A M. LEON CROUSLE
Poitiers, 2 juin 1852
Mon cher ami, merci de (es bonnes et aimables lettres,
et pardon pour mon silence obstiné. Je pioche depuis un
mois et demi dans le rude sol du doctorat, de cinq
heures du matin à onze heures du soir; j'ai fait le
brouillon du latin, et je viens de mettre au net la thèse
française. Littéralement, j'ai l'âme noyée dans les sen-
sations, les nerfs, la conscience, le cerveau, la per-
ception extérieure, et je suis presque incapable encore
de répondre à ta lettre.
Je regarde ma thèse avec plaisir et terreur parce
qu'elle est nouvelle ; M. Garnier en a approuvé le
sujet^, mais en blâme les conclusions et finit par dire
que je suis orateur et littérateur, mais non philosopl:e.
1. M. Adolphe Bcznnson, qui avait été le collègue de M. Bartlic-
lemy-Saint-liilaire à l'Assemblée Constituante de 1848.
2. Yoir, p. 249, la lettre de M. Garnier à M. Victor Le Clore.
254 COimESPO>'DANCE
Quelle mine fera-t-il en la lisant? La sacro-sainte Sor-
honne recevra-l-elle un hérétique ? Voilà la question qui
me trotte aujourd'hui dans la cervelle. Mon sujet ezt
beau; la chose dont je traite est la limite des sciences
morales et des sciences physiques, du monde naturel
et du monde intellectuel. Elle donne la relation du moi
et des nerfs, de l'âme et du corps, de la force et de la
matière, de l'unité et de la multiplicité, et cela expéri-
mentalement, ce qui est le grand problème des sciences
naturelles; elle donne une théorie du moi en tant
qu'objet de la conscience, partant des idées, par consé-
quent de tous les phénomènes humains, puisque les
volontés dépendent des passions et les passions des
idées. Elle plonge donc dans les deux mondes, et donne
le résumé de l'un et le principe de l'autre. Mais l'hor-
reur, c'est qu'elle est nouvelle. Je vais écrire à
M. GarnierS en lui envoyant ma prose, sur l'avantage
des théories nouvelles, de la contradiction, etc. ; lui
prouver syllogistiquement que je ne suis ni sceptique,
ni matérialiste. Prie Dieu, ou plulôt les grands hommes
de la petite salle noire par qui il se manifeste, d'être
bénins et débonnaires.
Je tente la fortune comme notre ami Prévost. Ce serait
trop, quoi qu'en dise Horace, d'avoir à la fois
Exiguum censinn turpcmque repuUam.
Maintenant, mon cher, un mot sur ta morale. Je t'as-
sure que j'ai l'âme parfaitement calme et que je n'é-
1. Yuir p. '2(Î0.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 255
prouve ni mépris ni rancune pour les bonnes gens qui
m'ont battu. Comme tu dis, je suis tout en Dieu, et je
m'abîme dans l'espérance de la vie éternelle. Depuis
deux mois, je n'ai pas donné une heure de pensées à
mon avenir, à mes espérances de fortune ruinées, aux
aiïaires politiques ; par système, je ne lis plus de jour-
naux, et j'évite les conversations irritantes. Je m'en-
ferme dans l'abstrait et dans le général pur. Je tâche de
vivre en dehors du temps et de l'espace, et je trouve
même qu'on y vit fort bien. Un travail acharné et une
construction d'idées donnent un contentement profond et
une paix absolue. Quand j'ai la tête trop lasse, j'ai mon
piano et la campagne, et j'y prends une quiétude infi-
nie. On n'imagine pas cela dans votre fiévreux Paris, ni
surtout dans notre ergoteuse École. Je comprends entiè-
rement la vie de Descartes et de Spinoza, et je ne vois
pas pourquoi nous ne ferions pas comme eux. Descartes,
il est vrai, avait le suprême bonheur de posséder de
quoi vivre, mais l'autre était obligé de polir des verres
d'optique. Eh bien ! nous sommes obligés d'enseigner
la rhétorique ou la grammaire. Est-ce pire? pas du
tout ; en moyenne, le service de l'État me prend deux
heures par jour. Je trouve fort beau d'affranchir sa vie
moyennant un si court esclavage. Nous allons en Terre
Sainte, et le tribut qu'on nous fait payer à la porte n'est
pas exorbitant. En cela l'Université est excellente ; pour
peu qu'on supprime en soi l'ambition, le désir du plai-
sir, l'amour de la société et qu'on sache vivre seul avec
ses idées, on peut y être heureux. Or j'espère pouvoir
256 CORRESPONDANCE
Opérer toutes les réformes intérieures dont je te parle.
Ceci est une affaire de temps. En sortant de l'École, nous
sommes expansifs, politiques, militants ; nous avons
besoin d'art et de société ; je pense qu'en quelques
années on finit par se contenter de sa propre conversa-
tion et de celle des arbres et des nuages. L'Université a
l'avantage de nous défendre toute autre vie que la vie
scientifique. Elle nous force à être philosophes, sous
peine d'être brutes. Mon choix est fait.
De mêm.e pour les élèves. On finit par les traiter
comme ils le méritent : je mets les miens en retenue
avec un succès parfait et je lis leurs platitudes avec une
tranquillité stoïque. Quand on a pris son parti, on ne
s'irrite plus de voir des hypocrites et des sots.
C'est là, mon cher ami, la réforme difficile. Nous
prenons trop à l'École l'esprit égalitaire. Nous faisons
l'absurde hypothèse que tous les hommes sont des
hommes. Pas du tout : quelquefois on en rencontre un
par hasard; les autres sont des machines, comme tu dis
fort bien, qui nous font du pain et des habits, et
j'ajoute, qu'on salue avec respect. Il faut s'habituer à
vivre dans la grande mécanique des rouages stupides.
En se cuirassant d'orgueil, on ne sent plus leurs chocs,
on oublie les êtres particuliers, et l'on ne songe plus
qu'aux choses générales qui seules méritent de nous
occuper.
Écris-moi pourquoi tu es resté dans la boutique. Ma
seule raison est qu'elle me donne 1 800 francs et ne me
prend que deux heures par jour.
L'ANNEE DE PROFESSORAT 257
Qu'est-ce qui remplace M. Simon en première année?
Qui a donné sa démission ? Est-ce de Benazé^ ? Amitiés
à tous les nôtres, et à toi, salut et fraternité.
A PRÉVOST-PARADOL
Poitiers, 2 juin 1852
Mon cher bonhomme, je te félicite d'être un grand
homme ^ C'est fort joli d'abord, ensuite c'est profi-
table, et si ton traité avec Hachette était venu un mois
plus tard, ton brevet d'éloquence aurait été escompté.
Mais n'importe, te voilà lancé : relations, journaux,
revues, etc., tu as tout. Pousse ferme ta béte, et que du
fond de mon trou noir j'entende les applaudissements
qui te sont dus.
Moi aussi, mon ami, je me remue dans mon étroit
domaine : non pas que j'aspire aux suffrages de la litté-
raire Académie,
Non tanta decel fiducia victum.
(Pourtant, par parenthèse, envoie-moi la question de
l'Académie des sciences morales sur le sommeil.)
Mais je me présente à nos inquisiteurs patentés de
Sorbonne, et d'ici à huit jours j'expédierai 150 pages de
1. M. de Beuazé, eiilré à l'École normale eu 1851, mort en 1860.
Son frùrc aine, ancien conclisciide de M. Taine à Bourbon, es";
demeuré son ami.
2. Prévosl-Paradol avait eu le pri.v d'éloquence à PAcadémie
française pour son éloge de Bernardin de Sainl-Pierre.
II. TAINE. — CORRESPONDANCE. 17
258 CORRESPONDANCE
prose française et un grand thème îatin à M. Garnier.
Mes Sensations sont au net, mais mes phrases cicéro-
niennes ne sont encore qu'au brouillon. Pourquoi ai-je
élé si vite? Parce que nos seigneurs et maîtres mettront
un mois et plus pour me donner l'autorisation d'impri-
mer, et que l'impression durera trois semaines. Te dire
avec quels tours de reins il a fallu piocher pour arracher
de mon cerveau ce chardon psychologique, et cela en
six semaines de temps, est impossible.
Encore en ce moment les sensations, les perceptions,
les imaginations, les conceptions, les représentations,
les illusions et tout le bataillon des on me danse dans
la tête, et je suis ahuri et étourdi comme un chien de
chasse après une course au cerf de trente-six heures.
Mais ce système est bon, et je pense qu'on ne fait j.imais
si bien une chose que quand, après l'avoir méditée
longtemps, on l'écrit sans désemparer.
M. Garnier m'a dit qu'il approuvait les sujets, mais
non les conclusions. (Je le savais, puisque je fais la
guerre à Ueid.) Que va-t-ildire, et me recevra-t-il? That is
ihe question. Il y a là une théorie des rapports du moi et
du système nerveux, qui n'est pas matérialiste, mais qui
scandalisera les spiritualistes. C'est YhnEli/eux. d'Aris-
tote prouvée expérimentalement. Mais le pis est que le
reste est nouveau. Tu es trop dans l'Académie Française
pour que je t'envoie ces épînes scientifiques. Mais à
parler franc, j'ai horriblement peur de piquer les doigts
de ces Messieurs.
Quant aux nouvelles que tu demandes, mon cher,
LAININÉE DE PROFESSORAT 259
rien du tout. J'ai vu Treille * deux heures. Je rnels
mes élèves en retenue et j'obtiens un silence parfait.
La retenue, système fort ingénieux, consiste à mettre
l'élève dans une chambre où il écrit pendant une heure
sous la dictée du maître d'études au lieu d'aller en
récréation. A propos je suis professeur de rhétorique ;
ne me jette pas le titre de philosophe à la tête, comme
tu fais sur tes enveloppes. Cela me ferait pendre.
Voici maintenant mes mœurs : je corrige un dis-
cours français qu'un de mes élèves va prononcer
à sa Grandeur Monseigneur l'évêque^, qui vient don-
ner la confirmation au collège. — J'ai acheté une palme
universitaire. — Par ordre du recteur, je fais moi-
même la prière latine en entrant en classe. (11 est vrai
que je l'ai abrégée de moitié, elle était trop longue.) —
Je lis à mes élèves le traité de Bossuet sur la concu-
piscence ; je leur refuse V École des femmes; je cesse de
lire les journaux par système ; je ne parle pas politique et
je reste chez moi. — Ajoutons que je suis allé deux fois au
mois de Marie. (Une prima donna de passage devait chan-
ter.) Il est clair après cela que tu peux te recommander
à mes pi'ières, qu'un jour tu auras de mes reliques et
que, si tu entres parmi les 40 Immortels, j'entrerai un
jour dans les saintes phalanges des bienheureux.
Ce que je vous souhaite, mon frère.
Adieu, et vite des nouvelles de ton prix.
1. M. Treille élait professeur de rhétorique au collège de Lou-
duii. Voir p. 290.
2. Mffr Pie.
200 COHUESPOiNDANCE
A M. ADOLPHE GARNIER
Poitiers, 7 juin 1852
Monsieur,
Monsieur le Doyen de la Facullé, en ni'envoyant voire
lettres me fait supposer et espérer que mes thèses seront
remises à votre examen. Permettez-moi de les justifier
de quelques-uns de vos reproches : un malade ne peut
mieux plaider sa cause que devant son médecin.
Vous approuvez les sujets; j'ose dire que dès lors
vous devez excuser les conclusions. On ne peut traiter
une question rebattue qu'en apportant des solulions
nouvelles, et des idées nouvelles contredisent nécessai-
rement celles qui les ont précédées. Le choix de mes
sujets entraînait donc la témérité de mes conclusions;
j'avais d'ailleurs Leibnitz pour m'appuyer, et le règle-
ment du doctorat, en demandant que les thèses ajou-
tassent quelque chose à la science, semblait autoriser
mes innovations.
Je n'ai point à parler ici de mes preuves ; elles sont dans
mes thèses; ni du soin que j'ai mis à ces recherches;
mon travail lui-même en fera foi. Vous m'engagez à
relire Reid; j'ai été élevé dans ses doctrines, et, l'an der-
nier encore, je l'ai analysé tout entier de ma main^
Je dois seulement me défendre contre les reproches
généraux, et les accusations de tendance; non, monsieur,
je ne suis ni sceptique, ni matérialiste, non plus qu'Aris-
tole, non plus que Leibnitz, qui ont été les guides de mes
1. Voir, i». 249, la lettre de M. Gariiicr adressée à M. Victor Le Clerc.
2. Voir [». 122, note 5.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 261
rocherclies, et les premiers auteurs de mes solutions.
Je ne doute pas plus que Reid de l'existence du
monde extérieur. Ma thèse admet tous ses arguments.
Le premier c'est l'impossibilité de faire autrement; le
second, c'est la bonté de la Cause suprême qui n'a pas
voulu nous tromper; le troisième, c'est la concordance
des événements et de nos croyances. Les deux premiers
sont de Descartes, et le dernier de Leibnitz. Il n'y a rien
à y changer, et je n'y change rien. Je ne fais qu'en
ajouter un quatrième. En étudiant la construction de
nos représentations illusoires, je montre qu'elles doi-
vent nous donner la même connaissance que des intui-
tions vraies et directes; je prouve que la nature ne nous
trompe que pour étendre les bornes de notre esprit et
qu'elle ne nous jette dans l'erreur que pour nous con-
duire à la vérité. Et cette preuve donne la raison de
toutes les autres. Elle fait voir par l'analyse de la ma-
chine pensante la nécessité de la croyance, la bonté de
la cause, et l'harmonie des croyances et des événements.
Quant à la nature de l'âme, j'ai séparé en premier la
conscience du moi sentant. Seul, il est attaché au sys-
tème nerveux; seul, il est cette âvreXé/^eta du corps dont
parle Aristote. La conscience qui l'observe n'a ni étendue
ni position ; elle n'est réunie à aucun organe. Les spiri-
tualistes vont-ils aussi loin que moi sur cette matière?
— Pour le moi sentant, j'avoue que, tout en le distin-
guant de la pure matière, je l'unis étroitement au corps.
Mais est-il un philosophe qui n'en fasse de même?
Quelqu'un doute-t-il que les altérations des nerfs et du
2{)2 COnRESPO>^DAXCE
cerveau n'altèrent la faculté de sentir? Y a-t-il un spiri-
tualiste, sauf Malebranche, qui croie qu'après la destruc-
lion du corps on puisse encore avoir les sensations de
froid, de chaud, du bleu, du rouge, de l'amer? Chacun
admet que l'âme est unie au corps. Ma thèse dit préci-
sément en quoi et jusqu'à quel point; c'est parce qu'elle
marque la jonction qu'elle peut marquer la séparation;
c'est parce que je dis avec Aristote que le moi sentant
est l'IvTsXs/eta du système nerveux que je puis dire
avec Descartes que la conscience ou pensée pure n'a
rien de commun avec le corps.
Ces explications seront développées et éclaircies, si la
Faculté m'accorde l'honneur de soutenir mes thèses
devant elle. Le matérialisme et le scepticisme me
semblent non une doctrine, mais une maladie, non un
système, mais une impuissance de système. Il suffit de
chercher sérieusement pour ci'oire à la vérité, et de
vivre en soi-même pour croire à l'esprit.
Peut-être enfin les conséquences de ma thèse lui
mériteront-elles votre indulgence? Le moi sentant est le
seul objet dans l'univers où l'on puisse observer direc-
tement l'union de la force et de la matière, de l'un et du
multiple, de l'âme et du corps. C'est là le grand pro-
blème des sciences naturelles, et pourtant, condamnées
à n'apercevoir que le dehors et l'apparence, elles ne
peuvent le résoudre que par des conjectures et des
hypothèses. Car les sciences physiques et naturelles ne
font que des conjectures parce qu'elles n'aperçoivent
que le dehors et l'apparence des objets. La psychologie
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 265
le résout expérimentalement, onanalysantles rapports du
système nerveux et du moi sentant. Le moi dans ses facul-
tés inférieures touche au monde naturel] qu'il résume.
En l'étudiant, on étudie l'abrégé du monde naturel.
Maintenant, si, comme je crois l'avoir prouvé, nos
idées ne sont que la conscience de nos représentations,
il est clair que le système entier de nos idées dépend
de la faculté représentative. Mais les désirs naissent des
idées, la volonté se fixe suivant les désirs, et les actions
obéissent à la volonté. Le monde moral tout entier
dépend donc de la faculté représentative, c'est donc en
la décomposant [qu']on analyse le monde moral dans
son principe. Ainsi l'objet dont je traite plonge à la fois
dans les deux mondes, parce qu'il résume l'un et déter-
mine l'autre; les théories qui l'expliquent remuent la
philosophie tout entière. A ce titre, peut-être, une
solution nouvelle de la question n'est pas indigne d'être
mise sous les yeux de la Faculté.
Je serais heureux, Monsieur, si la Faculté daignait
encourager par son approbation des recherches opiniâtres
dont je lui offre une partie et que je continuerai sans
doute toute ma vie; je voudrais en vain, selon votre con-
seils chercher dans la littérature un chemin plus facile
et un avenir plus heureux; il me faudra une longue
expérience pour me croire entièrement impropre à des
études que j'aime uniquement.
Mon grand désir est de passer l'examen avant les
vacances; je souhaiterais vivement de recevoir à temps
1. Voir p. 250.
264 CORRESPONDANCE
VOS corrections, pour être en état, si vous le jugez co
venable, de me présenter au mois d'août.
J'envoie mes deux thèses à M. le Doyen de la Faculté.
Veuillez agréer, Monsieur, les sentiments de respect
dans lesquels j'ai l'honneur d'être votre obéissant ser-
viteur.
A SA MERE
r'Oitiers, 7 juin 1852
Je suis allé chez le recteur qui m'a dit que rien n'est
changé au décret sur l'agrégation, il est indépendant de
la loi qu'on va faire. Ainsi, pas d'agrégalion pour moi
cette année. Je suis donc rejeté sur le doctorat, et le
recteur d'ici a mes thèses pour les envoyer au Doyen de
Paris. Rien à craindre. Il ne s'agit que de pure science
et d'expériences nouvelles. L'examinateur, dans sa lettre,
me reprochait des tendances dangereuses, j'ai adouci les
endroits scabreux et je viens de lui écrire^ une lettre
(( mielleuse et serpentine » comme dirait Sophie, à l'efTet
de lui prouver que ma thèse est parfaitement vertueuse,
composée pour la plus grande gloire de Dieu et du roi,
et qu'elle a précisément des tendances contraii'es à
celles qu'il blâme. Le seul danger est que j'apporte des
idées entièrement neuves, et une théorie importante.
Comprendront-ils? Ne s'efdiroucheront-ils pas de cette
invention subite? Là est la question. Je t'écrirai dès que
j'aurai la réponse.
1. Voir l;i lelli'c précédente.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 205
J'ai prêté fort tranqiiilloment les serments, cela était
dans mes opinions. J'ai refusé d'adhérer au 2 Décembre;
l'action était injuste et illégale et violait mon grand
dogme de ia souveraineté de la nation. Maintenant cet
homme a un pouvoir légitime, déféré par la volonté
universelle. J'obéis à la loi comme j'ai désapprouvé
l'usurpation et par la même raison. J'ai la plus ferme
intention de ne pas faire de propagande contre lui et de
ne prendre part à aucune conspiration. Mon serment n'a
fait que rendre publique et officielle la plus volontaire
des résolutions.
Malheureusement, plusieurs de mes amis n'ont pas
pensé de même. M. Libert, et M. Magy*, surveillant à
l'École, ont donné leur démission. M. Barthélemy-
Saint-Hilaire, à qui mon oncle m'avait présenté, M. Si-
mon% M. Despois% M. Barni'^, M. Bersot^, beaucoup de
4. Magy (Jean-Baptiste), philosophe, ne en 1822, entré à l'École
normale en 1843, surveillant de 1848 à 1852, mort en 1887.
2. Lettre de M. Jules Simon à H. Taine, décembre 1851 : « Merci
de ce que vous me dites d'affectueux. Je n'ai pas douté un instant
que vous ne fussiez de ceux qui verraient avec le plus de peine
ma carrière se briser. Je puis n'avoir i)as été un aussi grand phi-
losophe que ceux de mes collègues qui ont conservé leur chaire
à l'École et à la Sorbonne, et qui se plaignent amèrement aujour-
d'hui que je les ai compromis ; mais j'ai la conviction, pendant
dix-huit années d'enseignement, d'avoir toujours élevé et de
navoir jamais abaissé les esprits et les caractères de mes audi-
teurs. Qu'ils en disent autant, s'ils le peuvent. »
5. Despois (Eugène-André), httérateur, né en 1818, entré à
l'École normale en 1858, mort en 1870.
4. Barni (Jules-Romain), philosophe, né en 1818, entré à l'École
normale en 1857, mort en 1878.
5. Bersot (Pierre-Ernest), philosophe, né en 1818, entré à TÉcolc
normale en 1850, directeur de lÉcolc de 1871 à 1880, mort en 1880.
266 CORRESPONDANCE
professeurs d'histoire et de philosophie sont supprimés ;
on a liuiché les plus liantes têtes. Cela fuit du vide,
mais l'avenir n'est pas heau. Si je suis docteur, pour-
tant, cela pourra m'aidcr, et j'ai en vue un prix à l'Aca-
démie des sciences morales'. Si j'avais ces deux titres,
je pourrais me relever.
Mon ami Prévost a le prix d'éloquence à l'Académie
Française. Cela va lui ouvrir les journaux, les revues, et
commencer sa carrière littéraire : il arrivera, plus vite
que moi, mais chacun aura pris le sentier qui convient
à ses goûts. Le travail et le plaisir des découvertes
scientifiques me consolent de tout. Cela fatigue, mais
cela ne laisse penser à aucune chose triste; je suis
moins heureux depuis que j'ai fini mes thèses. Je pense
à notre éloignement, à nos rares rencontres.... 11 faut
vivre comme moi dans la science abstraite, pour n'avoir
pas besoin de société. Ceux à qui cette passion manque
rte savent que faire; mes camarades d'École se marient,
ou vont au café, ou sont tristes comme des oiseaux en
cage. Quel ])onheur si, pendant que je vais courir la
France, vous pouviez vous fixer aux Ardennes! Ce serait
la patrie, et, du fond de mon trou, j'y tournerais tou-
jours mes regards.
Mes sœurs ont-el'es de l'amour-propre avec leur
frère? Écrive'tt-'^"es à u'i ami uu bien à un professeur
d'orthographe et de français? C'est assez d'être pédant
dans ma classe et d'en porter écrit sur mon front le
1. Voir, p. '257, lellre à Prévost-Paradol. M. ïaiiie renonçn à ce
projet.
L'ANNÉE DE rROFESSOPuM 207
titre officiel. Que mes sœurs du moins oublient cette
ridicule robe noire et ce pot carré de drap froncé dont
on enlaidit ma pauvre personne. Qu'elles m'écrivent
tout ce qui leur passera par la tête, visites, musique,
lectures, conversations, ce qu'elles sentent de la cam-
pagne, en quoi elles changent, en quoi elles restent les
mêmes. Mon Dieu, ne posons pas les uns devant les
autres. C'est déjà trop de la comédie du monde. Soyons
libres entre nous.
J'ai quelquefois des rages musicales. Je m'enferme et
j'improvise des morceaux fantastiques et démoniaques,
fort ridicules sans doute pour la composition et l'har-
monie, mais qui expriment ma pensée et me rendent
heureux. Or, c'est tout ce que je demande. Le piano est
un instrument magnifique, la vélocité des doigts accu-
mule les notes à toutes les distances, et on peut jouer
en accords. Des grands accords des deux mains, et de
tous les doigts pendant tout un morceau, ont une majesté
infinie, et rappellent en petit la grande musique des
orgues ou celle de Meyerbeer.
Je vais- quelquefois chez deux jeunes gens qui font
des duos de flûte et qui jouent avec goût. Cela est doux
et suave, et assoupit la pensée, comme le souffle d'un
vent d'été.
Puisque je parle de choses pastorales, je vous dirai
que je suis sorti deux fois dans la campagne. A une lieue
de Poitiers, on trouve des bois et des prairies solitaires.
Qu'on y oublie aisément tout le reste! Couché sur
l'herbe, il me semblait que je n'avais qu'à me laisser
^268 CORRESPONDANCE
vivre, que je n'avais plus ni ambition ni soucis, que
tout le monde pouvait èlre heureux, conune je l'étais.
La campagne est un opium pour les cerveaux tour
mentes.
Pourquoi ne m'enverriez-vous pas des portraits de
votre société? La mienne est assez insipide, sauf M. Sai-
gey; il va beaucoup dans le monde. Dois-je y aller
pour si peu de temps? Car il me paraît certain que je
quitterai laitiers au mois de septembre. Et que dire?
La conversation, me dit mon ami, ne roule que sur le
tiers et le quart, et sur les nouvelles du jour. J'aurais
à peine le temps de me mettre au fait des commérages,
et quand je les saurais, il faudrait partir. Ajoutez que
si ma thèse revient, il faudra corriger l'impression. Je
verrai une ou deux personnes et je crois bien que le
reste du temps je resterai chez moi. En ordonnant son
temps et ses occupations, on s'y trouve bien. Ce sont
les petits plaisirs qui égaient la vie : une tasse de café
me rend heureux pendant deux heures.
Ma chère Ninette', que dites-vous du printemps?
Votre âme de peintre n'est-elle pas ravie? Je ne suis
jamais las d'admirer le ciel et les arbres au soleil, après
la pluie. Je crois que j'aurais été paysagiste. Il me
semble que tout peut prêter à un tableau. Les endroits
les plus vulgaires deviennent splendides par certaines
échappées de soteil. Tout à l'heure, en revenant, j'ai vu
une aflreuse rue pierreuse, toilue et déserte, peuplée
de froides, ennuyeuses et décentc^s maisons bourgeoises.
1. Sa sœur Virginie.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 209
Elle était coupéo en deux par la lumière. La moitié du
ciel, noire et cuivrée, jetait sur le commencement
l'obscurité et des reflets métalliques, et l'autre étincelait
dans la plus pure blancheur. Le soleil est le grand
artiste; je conçois que des hommes comme Rembrandt
aient passé leur vie dans l'amour des lumières, et des
ombres. Les grandes masses de couleurs simples ont une
âme, et il suffit de les regarder pour être heureux.
Je vais demain (par ordre) à la confirmation. L'évêque'
la donne aux enfants du collège ; on dit qu'il est orateur;
cela m'amusera peut-être. C'est un de mes élèves (j'ai
clioisi le mieux noté dans les conférences religieuses),
qui lui débitera un petit discours, corrigé par moi, que
j'ai rendu le plus court et le moins emphatique que j'ai
pu. — L'aumônier ne voulait-il pas m'obliger à faire
de ma main une ode latine ou française, que j'aurais
mise dans la bouche d'un de mes jeunes sansonnets?
Tu conçois avec quel empressement j'ai rejeté un pareil
licou. Le piquant est qu'il voulait une ode dithyrarn-
bico-pindarico-galimatiaco-logique, à grand orchestre,
sur la sublimité et l'importance actuelle du métier de
prêtre. Il s'adi'essait bien. C'est assez de recevoir des
coups de bâton sans baiser encore la trique.
\. M-r rie.
270 CORRESPONDANCE
A EDOUARD DE SUCKAU
Poitiers, 15 juin 18Ô2
Mein Liebling, la faute était à vous, j'attendais une
réponse. De plus, comme vous le deviniez fort justement,
j'accouchais. Présentement la mère et les deux jumelles
se portent bien. Hélas, mon cher ami, souhaite-leur
vie et prospérité. Depuis huit jours, elles sont remises
au recteur, et sans doute en ce moment, entre les
griffes patentées de M. Garnier. 0 bon et adoré Garnier,
VXeco; £(7X0) X-/C TTpaoç ; Sancte Reid, ora pro nobis. Qu'ar-
rivera-t-il, mon pauvre bonhomme? J'ai joint à mes
thèses une lettre serpentine, prouvant que j'ajoutais
des démonstrations au dogmatisme et au spiritua-
lisme. Mais je leur dis beaucoup de nouveautés. Aussi
je me hérisse d'horreur, et j'attends le Jugement
dernier, comme les saints qui contemplent la face
du Très-Haut, avec tremblement. Bonnet carré, robe
doclorale, diplôme sur parchemin, il me semble que
celle trinité auguste s'enfuit devant mes yeux, en me
(Usant : Je ne reviendrai pas. Mon Ed., je lis la Philosophie
de niistoire de Hegel pour me distraire.
Je ne sais que le dire de mes conchisions; aucun
moyen de t'abréger en une page 100 feuilles écrites en
style de Code civil. Cependant voici quelques points :
1^' l'âme en tant que sentante, non en tant que conscience,
est l'âvTsXé/eta du système nerveux, étendue, indi-
visible. 2" Les sensations sont les modifications du moi
dans les nerfs. Des modifications analogues aux sensa-
L'ANNÉE DE TRÛFESSORAT 271
lions se produisent dans le cerveau pendant la sensation
et se reproduisent apr«3s sous le nom d'images. 5° La
conscience, par un système d'illusion naturelle et
d'abstractions involontaires, aperçoit dans le moi indi-
viduel présent, le passé, l'avenir, le non-moi, l'universel.
4° Le tout forme une faculté unique, la faculté repré-
sentative, et résout le problème suivant : étant donné
une conscience, étendre sa portée et outrepasser ses
limites, en lui faisant connaître le passé, l'avenir, le
non-moi, l'universel. — A mon avis, la machine qui
résout la question est d'une simplicité et d'une compli-
cation magnifique, et prouve invinciblement que la
nature tend à la science.
Et vous, Monsieur, qui avez la prétention de m'écrire
une lettre, que sais-je de vos idées? Vous êtes un avare,
un sultan, un Gobseck. Allons, vite, levez le voile,
montrez vos belles inconnues et vos méfaits philo-
sophiques.
Tum Victor madido prosilias tore
Nocturni referens prselii vulnera.
Comment trouves-tu assez d'eau de roses, de petit
lait, de parfums catholiques pour déguiser l'odeur péné-
trante de cette liberté spinozique que tu vas servir, infor-
tuné convive, au banquet des Sorbonniens. Ah ! mon
ami, la tapinaudière des chats fourrés! Allons, des
détails, et tout au moins tes grosses formules. J'attends
dansun mois mes thèses. Il paraît qu'ils mettent un temps
infini à les tourner, retourner, gratter, écorcher, etc.
Puis trois semaines d'impression. Après quoi, je tombe
272 CORRESPONDANCE
dans tes bras à Paris, et je pose avec toi le laurier acadé-
mique sur le front d'Anatole (').
Je t'écris des folies. Ceci me donne l'occasion de te
consulter, psychologue, sur un fait psychologique per-
sonnel. Que dis-tu de l'étrange contradiction où je me
trouve? J'espérais me refroidir en province, je suis au
régime des abstractions les plus pures; rivTsXeyeta,
les images, les représentations n'ont rien d'échauffant,
il me semble que je devrais cesser d'être un homme et
devenir une pure idée. Eh bien, non, mon ami. Je viens
de lire les Compagnons du tour de France, de George
Sand, et mon âme est toule en éruption. 11 se fait un
bouillonnement physique et moral dans mon cerveau et
dans mon cœur, dont je n'avais pas d'idée. Et cela
m'arrive sans cesse. Quelle est cette fontaine vive de
passions de tous genres qui s'est ouverte en moi-même?
Pourquoi celte manière brusque, ce langage précipité,
cette parole exaltée? D'où vient que je suis obligé de ne
lire aucun journal, d'éviter toute conversation religieuse
et politique, de peur de m'échapper? Pourquoi à chaque
instant, est-ce que je sens l'animal fougueux et aveugle
tirer la bride au moindre prétexte et bondir en avant?
Il y a des jours où je me battrais volontiers, et où je
sens le besoin de donner quelque coup de poing spiri-
tuel ou corporel. Quelle diable de bête s'est éveillée ou
réveillée en moi? La connais-tu? Elle m'ennuie fort.
Envoie-moi, si tu peux, son acte de naissance. Mon bon
1. Prévost-Paradol, dojit l'Éloge de Beniardiii de Saint-Pierre
venait d'être couronné.
L'ANNEE DE PROFESSORAT 273
bonhomme, que j'ai souvent besoin de tes lénitifs!
Tout respire, en Esllier, l'innocence et la paix,
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,
Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres*.
Sérieusement, en ce moment, si tu étais ici, je sau-
terais avec toi comme une chèvre, et maintenant même
je danse une foule de sarabandes intérieures. Monsieur,
c'est un petit reste de ce matin, un effet de George Sand.
A PREVOST-PARADOL
Poitiers, 20 juin 1852
Mon cher Prévost, non seulement je te permets, mais je
t'engage instamment à parlera M. Garnier ^ J'espère qu'il
a reçu ma thèse. Elle a été envoyée au recteur de Paris,
avec des lettres pour M. Garnier et M. Le Clerc, et j'ima-
gine que le tout a été remis, sans cependant en avoir de
preuve. Surtout si tu as quelque autorité surM. Garniei",
obtiens que mes thèses (s'il les accepte) me soient ren-
voyées à la fin de juillet. Il faut quinze jours pour im-
primer, dix jours de préalable entre les mains des
juges. Ce serait tout au plus si je pouvais passer avant
les vacances, et j'y tiens fort.
Tu prends la déplorable habitude d'écarter les lignes
à six pieds de distance les unes des autres, et de faire
1. Racine, Esther, acte II, scène vu.
2. Gréard, iY><<i., p. 195 : « Si tu le permettais, je parlerais bien
à M. Garnier et je serais au courant. C'est un homme très ai-
mable. '')
tl. TAINE. — CORRESPONDANCE,
18
274 CORRESPONDANCE
chaque lottre hniito comme une maison. Ce qui fait que
tes épîtres sont d'une brièveté fâcheuse, et que mon
Prévost me manque presque tout à fait. Je ne sais ce
qu'il fait. Va-t-il dans le monde, dans le grand monde
universitaire, puisqu'il rencontre M. Garnier chez les
dames 7 Où en est-il de son histoire? Je viens de lire la
Philosophie de V Histoire de Hegel, et c'est une belle
chose, quoique trop hypothétique, et pas assez précise.
Je rumine de plus en plus cette grande pâtée philo-
sophique, dont je t'ai touché un mot, et qui consiste-
rait à faire de l'histoire une science, en lui donnant
comme au monde organique une anatomie et une phy-
siologie.
Qu'est-ce cette peine qui t'a rendu malade*? Si je
suis indiscret, gronde-moi, quoique, à vrai dire, il y
ait peu de questions entre nous qui soient des indis-
crétions. — Enfin je ne te vois pas, je ne sais pas
ton intérieur, tu t'enfonces dans un nuage, tu deviens
un mythe. Es-tu par hasard resté à Pékin, ou â Bombay?
Es-tu mandarin ou fakir? Tu m'oublies, mon cher, et
dans quelques années d'ici, nous signerons nos lettres :
J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et
très dévoué serviteur.
Imagine-toi que j'ai fait toutes sortes d'efforts ici pour
me procurer la Revue de l Académie des sciences mo-
rales, où est cette question du sommeil. Aucun moyen
de la trouver. Te voilà ma seule ressource, et con-
1. Prévost-Paradol, ibid., p. 195 : « Je viens d'être un peu ma-
lade, uioitié du temps, et moitié dune vive contrariété. »
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 275
damné à me la transcrire. Tu vois que les lauriers de
Miltiade ne me laissent pas dormir.
Si tu sais aussi l'adresse de M. Magy, lu me la don-
neras; après sa destitution, je lui dois au moins une
lettre. N'as-tu rien appris sur la cause qui a éloigné
Planât de V Illustration et sur ses moyejis de vivre?
Pourquoi ne ferais-tu pas Duclos^? Personne n'y a
touché que je sache, et l'Académie ne l'a pas proposé en
prix. Tu es alléché du côté des portraits, comme ce bon
La Guéronnière, et tu veux battre la Sorbonne avec les
mêmes armes que l'Académie.
Edmond ^ vient de faire un voyage en Morée, il
l'écrit. Son ambassadeur suit les processions un cierge
à la main, un des attachés est secrétaire de M. de Mon-
talembert, un autre vient de faire le pèlerinage de
Rome; et s'est fait dominicain au retour. Il n'y a que des
§^uenons à Athènes, mais en Morée les formes sont magni-
fiques. Malheureusement les beautés sont crasseuses. —
Francisque^ remue une thèse sur Macrobe (quel sujet!)
et fraternise avec Dottain^. — Quinot^ est heureux
comme un lézard à Alger, et travaille depuis six mois
à vouloir songer à apprendre l'arabe. Edouard^ dis-
1. Prévost-Paradol avait consulté M. Taine sur un sujet de
thèse. Ibid., p. 195 : « Je veux : i° La littérature française; 2'' L'n
homme ; 5° Le xvni* siècle ; 4" Que ce soit court. » La thèse de
Prévost-Paradol est sur un sujet historique : Elisabeth et Henri IV.
2. About. — 3. Sarcey. Il ne soutint pas sa thèse.
4. Dottain (Ernest Marie-François), né en 1827, entré à l'École
normale en 1847, rédacteur au Journal des Débats de 18t)4 à 1880,
mort en 1880.
5. Voir p. 113.
G. E. de Suckau.
276 CORRESPONDANCE
serfe intérieurement sur la liberté. — Pourquoi as-lu
dit à M. Simon que j'avais envoyé mes thèses à M. Gar-
nier? J'ai écrit au Doyen*, qui m'a renvoyé une con-
sultation de M. Garnier^
Puisque tu es l'ami de M. Gérusez, rappelle-lui que
je suis son pays ^. Je vais tâcher de lire la Revue de
nnstruction publique. Depuis quatre mois, je ne m'oc-
cupe plus de politique, ni d'aucune a fîa ire présente.
Ici rien : des rêveries et du travail.
Parle à M. Garnier.
A toi.
M ADOLPHE GARNIER A II. TAINE *
Paris, 22 juin 1852
J'ai lu, Monsieur, avec la plus grande attention les deux
thèses que vous venez de remettre à M. le Doyen. Ce n'esl
pas dans une lettre que je puis combattre vos assertions :
« Qu'en croyant connaître l'extérieur, nous ne connaissons
que nous-mêmes; que cependant cette erreur se trouve
conforme à la vérité )), comme si, dans votre hypothèse,
vous aviez des moyens de connaître la vérité; « que les
sens nous trompent, et que par conséquent leur connais-
sance n'est pas directe;, etc., etc.. ». Tout cek serait
matière de discussion à la soutenance de votre thèse, mais
1. M. Victor Le Clerc.
2. Voir p. 2W.
3. M. Gérusez était de Reims, comme la famille maternelle de
M. Taine. Prévost-Paradol venait d'écrire un article sur lui dans
la Revue de l'Instruction pubtique.
4. Cette lettre n'est parvenue à Poitiers qu'après l'envoi de la
lettre précédente.
3
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 277
ce que je i)e crois pas possible de vous laisser soutenir
devant la Faculté, surtout dans les circonstances présentes
où les ennemis de la philosophie la surveillent de si près
et au besoin la calomnient, c'est « qu'il y a un moi étendu,
long, large, roi>d, carré, etc. ». Comme cetle opinion que
je viens d'émettre tend à vous faire perdre le fruit d'un
long travail (car votre thèse latine n'est que la continua-
tion de la thèse française et doit en partager le sort), je
ne veux pas prendre sur moi seul la responsabitité de la
décision, et vais prier M. le Doyen de consulter à ce sujet
M. Damiron, et M. Saissct cjiii a été votre maître à l'École
normale, et qui vous porte toute l'amitié que méritent vos
qualités d'ailleurs si distinguées.
Je souhaite vivement que leur impression diffère de la
mienne, et vous prie de recevoir les compliments tout par
ticuliers de votre dévoué serviteur,
Adolpue Gaunieu.
A MADEMOISELLE SOPHIE TAINE
Poitiers, 22 juin 1852
xV genoux, les mains jointes, les yeux baissés, je
baise humblement, Mademoiselle, le bord de votre robe,
et suis prêt à toutes les génuflexions, soumissions,
prosternements, adorations possibles pour délier votre
langue muette et vou» mettre une plume entre les
doigts.
Il a fallu une sommation d'huissier pour arracher une
lettre à votre vénérable sœur. Serez-vous plus récalci-
trante, et qui donc vous empêche, pendant vos longues
journées ennuyées, de dire à votre ami vos pensées
278 CORRESPONDANCE
solitaires? Les meilleurs fruits se gâtent quand on les
tient enfermés. Et, au fond, y a-t-il un bonheur dans la
vie, excepté les causeries?
Peut-être maintenant en ai-je moins besoin qu'un
autre : le monde où je vis est si abstrait et si peu
fréquenté que j'ai dû renoncer à y trouver de la com-
pagnie. Mais toutes les fois que je le quitte, quand je
me retrouve seul sur ma chaise, ou que le soir je suis
au piano, nos soirées me reviennent en mémoire et j'ai
besoin de causer avec vous. Ma pauvre enfant, cela
reviendra-t-il jamais?
Comme on voit tout couleur de rose quand on est
jeune ! Je ne sais pas d'idée plus vraie que le mot de
Chateaubriand : « Si je croyais encore au bonheur, je
le chercherais dans l'habitude. » Distribuer ses heures
de manière à les trouver toujours occupées, travailler
d'une façon suivie, même à une œuvre ingrate, conduire
un ménage, faire un métier, voilà en somme la vie
heureuse. Triste bonheur, n'est-ce pas? mais le seul qu'il
y ait. Je l'ai éprouvé, à mon grand étonnement, quand
j'ai recopié ma thèse. Cela me faisait horreur d'abord.
Quoi! 150 pages à transcrire, ôtant ou ajoutant des
bouts d'idées et de phrases. Plus d'invention, un travail
de ravaudeur! Je m'y suis mis par nécessité et j'y suis
resté avec plaisir. A chaque instant, il fallait un effort
pour éclairer ou corriger un passage. Cela ôtait l'ennui,
et le succès donnait une joie. Puis l'œuvre avançait,
conmie un enfant qui grandit, comme une fortune qui
s'accroit, et j'étais heureux de ce progrès insensible.
LANNÉE DE PROFESSORAT 279
Nous avons eu tort de mépriser cette vie régulière et
mécanique. Je trouve même quelquefois un plaisir et
toujours une distraction à corriger les affreuses sottises
de la troupe de dindons dont je suis le gardien.
S'occuper, poursuivre constamment un but quel-
conque dont on approche avec lenteur, c'est la vie
saine, le reste est une maladie. Ma science me dit que
les grandes joies et les grandes passions ne sont que
des excès, des changements, des renversements, que par
conséquent un homme qui en aurait beaucoup cesserait
de pouvoir agir, de pouvoir sentir et de vivre. Cela est
triste et vrai. Il n'y a au monde que deux régimes,
l'opium, l'ivresse, l'extase, l'alanguissement, la maladie,
la mort. — Et le bouilli, la monotonie, l'ennui peut-être,
et la santé. Sur cette prose, un peu de poésie, quelques
fleurs auprès de ces plats fades; les arts, des causeries,
la campagne, à côté de l'insipidité journalière du métier,
du ménage, de la recherche. Je ne vois rien au delà.
Comme la pratique des choses change un homme,
n'est-ce pas? Et que ce que je dis est perruque et pro-
vincial! Hélas, ma chère, j'ai perdu les lunettes roses
avec lesquelles je voyais les choses, et maintenant que
je regarde le monde avec des yeux libres, tout me paraît
noir ou gris.
Rien encore de ma thèse, je ne sais même si l'on me
rendra réponse avant le mois d'août. En tout cas, la
distribution ici est le 10 et la Faculté vaque le 50. Je
ne pourrai et ne devrai donc rester à Paris que du
10 août au 50, à moins que vous n'y vouliez passer les
280 CORRESPONDANCE
vacances, auquel cas j'aurai l'honneur et le bonheur
d'être votre resnectueux chevalier.
A EDOUARD DE SUCKAU
Poitiers, 27 juin 1852
Mon pauvre bonhomme, n'ébruite ce que je vais te
(lire que quand l'affaire sera définitivement décidée.
M. Garnier vient de me répondre que mes thèses sont
scandaleuses, que le moi étendu est une hérésie, mais
qu'avant de me refuser il soumet la chose au jugement
de MM. Saisset etDamiron. J'écris à M. Saisset une lettre
polie mais très vive, où je lui représente que la Faculté
imprime sur les thèses qu'elle n'approuve ni ne blâme ;
que, par conséquent, je ne puis la compromettre* on
rien; que, d'ailleurs, je ne fais que développer une phrase
d'Aristote et une phrase de Leibnitz, que tous les précé-
dents sont en ma faveur, que, d'ailleurs, j'ai dit expres-
sément que le moi sentant seul est étendu, et prouvé
que la conscience est sans position ni étendue, qu'elle
n'est attachée à aucun organe, ce qui est la propre
doctrine de Descartes, qu'enfin il serait inouï à la Sor-
bonne de fermer la bouche à Descartes, Leibnitz et
Aristote. Je conclus en proposant toutes les corrections
qui n'altéreraient pas le fond de ma pensée. Là-dessus,
j'attends une réponse, mais je n'espère guère. Ce sont
des poltrons intolérants, et il n'y a rien de pis que des
1. Ycir la leLl.rc de M. Garnier, p. 270.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 281
lièvres inquisiteurs*. S'ils me rejettent, je connais ici
à la Faculté M. Berlereau, professeur de philosophie,
je tâcherai de passer. Docteur à Poitiers ou à Paris, que
j'aie le titre, peu m'importe, pourvu que je cesse d'avoir
affaire à cette bande d'oiseaux trembleurs. Voilà le
second orage qui me tombe sur le dos, pour n'avoir pu
me résoudre à la banalité officielle. Cette année est
malheureuse : agrégation manquée, agrégation de phi-
losophie supprimée, agrégation de littérature préparée
puis supprimée, doctorat presque perdu. Je me casse le
nez contre toutes les portes. Comment faire? Je n'avais
pas d'autre sujet de philosophie. Rien en histoire, hors
l'Allemagne, et c'était monter sur le bûcher. En dogme,
je suis partout bon à pendre et ce que j'avais choisi
me semble encore le moins périlleux. — Au diable! Je te
dirai mon affaire quand j'aurai une réponse. Écris-moi
pour me consoler. Je me console moi-même en pen-
sant que ma thèse me reste. C'est le commencement
d'une grande machine que je médite, et, sérieusement,
je la crois nouvelle et bonne. J'oublie en ce moment
mes ennuis, en travaillant aune Théorie de l'Intelligence.
Je plane dans les espaces ; la terre est si mauvaise qu'il
faut s'envoler au ciel.
Mais, mon cher ami, que faites-vous? Certes, ce n'est
point pour le doctorat ^ que vous distillez le petit
1. Voir, p. 128, note 2, les détails sur rcxamen d'agrégation et
l'extrait d'une lettre de M. Jules Simon; ibiiL, p. 2(35, note 2, et
280, note 2.
2. M. de Suckau préparait une thèse sur la Liberté à laquelle
il renonça après l'échec de M. Tainc
282 CORRESPONDANCE
précipité chimique dont les trois substances compo-
santes sont Jésus-Christ, Hegel et Spinoza. Ton travail
s'est transformé sous ta main. J'attendais une Théorie
de la Détermination humaine, et il me paraît que tu
fais un traité De omni re scibili et quibusdam aliis ;
cette théorie que l'homme est Dieu et qu'il faut de plus
en plus le substituera Dieu, est-ce une morale? Envoie-
moi ton titre, et dis-moi dans quel cadre de la science tu
places ton tableau. Tu attendras sans doute la prochaine
révolution pour publier cette horreur allemande et,
selon les vraisemblances, tu attendras longtemps. Car
tu veux, dis-tu, être clair et populaire, et sortir des
abstractions dont l'élévation te dissimulerait. Mon cher,
ce sont précisément les vulgarisateurs qu'on brûle; on
peut tolérer encore les innocents cerveaux qui ne font
de bieii qu'à eux-mêmes; les autres, non. Hegel n'a
duré qu'en jouant une parade chrétienne devant son
théâtre philosophique, en dénaturant le dogme pour
l'accommoder à sa science, en disant par exemple
que la religion est vraie parce qu'elle a proclamé un
Dieu-homme et que l'homme est Dieu. Si je me sauve
à la Faculté, ce sera en tambourinant sur Descartes et
Aristote, en écrasant les matérialistes atomistes, en
préchant la spiritualité et en déguisant la mortalité.
Pensons pour nous, faisons comme Leibnitz, qui tirait
quinze exemplaires d'un de ses travaux et les envoyait
à ses amis. Laissons les imbéciles, c'est-à-dire tout
le monde, suivre la pente naturelle, et nous rejoindre
dans trois mille ans d'ici. Tous les coups d'épaule que
L'ANNÉE DE PROFESSOl'.AT 285
tu voudras donner à leur pesant chariot ne le feront
pas avancer d'une ligne. Parlons aux esprits qui veu-
lent et qui peuvent, et pour crier tout haut, attendons
des temps meilleurs. ïu vas être à Paris dans quelques
jours. Si ma thèse y est encore, Hs-la. Mais, mon cher
Ed., oserai-je vous faire une demande? Vous allez être
trois mois dans la famille et la capitale. Serez-vous assez
aimable pour en distraire huit jours et prendre avec
moi votre volée dans les Ardennes, où je vous mon-
trerai mes ruisseaux et mes bois ? Ce sera le seul
moyen de bavarder ensemble. Nous causerons bien un
peu à Paris, mais je voudrais vous avoir à moi. N'est-ce
pas, dis?
Prévost écrit dans [Instruction publique ; j'ai peur
qu'il ne s'enfonce dans la phrase académique, ses
articles ne sont pas assez amusants. Mais il loue Géru-
sez, gagne de l'importance et des amis. Un jour, nous
irons applaudir son discours de réception à l'Aca-
démie.
Edmond a fait le tour de la Morée et trouve le vide à
Athènes. Il écrit son voyage et dit qu'il a éprouvé pour
la première fois le sentiment du beau.
Ici, rien; je suis un peu las, mais je travaille. Mon
piano est assez bon, et j'ai un divan. Mon plus grand
plaisir est un polytechnicien, ancien camarade de col-
lège, spirituel et ouvert aux idées. Mais toi, pauvre Ed.,
cher Ed., quand t'aurai-je? Si nous pouvions aller dans la
môme ville! Cela est possible, je désire maintenant
rester en littérature. D'ici à quelque temps, il me serait
284 CORRESPONDANCE
impossible d'enseigner la philosophie. La gangrène hé-
rétique croit en moi tous les jours. Et toi?
Ma thèse latine est sur la Perception extérieure.
A SA MERE
Poitiers, 6 jaillet 1852
Où et comment achèverai-je l'année? Je n'en sais rien
encore ; j'ai reçu la réponse de Paris et l'on me fait des
difficultés sur les conclusions de ma thèse ; je n'aurai
une décision complète que lorsque deux autres profes-
seurs auront été consultés : l'un est M. Saisset, mon
ancien maître. Je lui écris une lettre très polie, mais
très vive, lui représentant que celles de mes idées qu'il
trouve dangereuses sont déjà dans les philosophes les
plus accrédités, que j'ai satisfait à tout le règlement du
doctorat, que j'envoie deux théories entièrement origi-
nales et qui résolvent deux difficultés déclarées jusqu'a-
lors inexplicables, surtout que la Faculté déclare entête
des thèses qu'elle n'approuve ni ne blâme les opinions
des candidats ; que par conséquent, sa responsabilité est
à couvert, etc. S'ils me rejettent, j'ai ici une porte : je
connais M. Bertcreau, professeur à la Faculté de Poi-
tiers, et peut-être parviendrai-je à passer! Mais tout cela
est encore incertain, et sitôt que je saurai à quoi m'en
tenir, sois sûre que tu en auras la première nouvelle.
Faire son chemin est bien difficile, n'est-ce pas? Je
me souviens en ce moment d'une grande maxime que
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 285
nous lisions l'an dernier dans Stendhal * : « Sous un
gouvernenienl absolu, la première condition pour réus-
sir est de n'avoir ni enthousiasme ni esprit. )) J'admire
ici de bon cœur nos grands hommes administratifs. Le
recteur est un ancien professeur de grammaire, sec,
étroit, pédant, dogmatique, vrai rouage qui grince et
qui grogne, et voudrait que j'employasse ma classe à
corriger les fautes de ponctuation. — Le proviseur a la
même origine, mais ce n'est qu'une pâte molle, un
tampon de coton ou de laine qui n'est rien par lui-
même et cède à toutes les impressions sans en garder
une seule. — Plus je vis et plus j'abaisse le niveau où ma
pensée élevait les hommes, et je crois que j'aurai encore
à baisser bien fort ma mesure pour arriver à leur juste
hauteur.
Je travaille néanmoins à une chose qui dans quelques
années pourra former un ouvrage ^. C'est là ma vie,
mon refuge, et peut-être mon avenir. — Je n'ai guère
de chances favorables dans le grand chemin officiel ; on
y va d'un pas de tortue, et les grands avancements ne
s'achètent guère que par de grandes lâchetés ou une
servilité naturelle. Le gouvernement déclare lui-même
qu'il regardera moins le talent que les garanties mora-
les ; c'est pourquoi il a supprimé le concours ; le con-
cours qui subsiste n'est plus celui du mérite, mais de
l'obéissance. Je ne veux pas de celui-là, et tu n'en veux
pas pour moi. Reste un livre; et, la politique étant
1. La Chartreuse de Parme, ch. VI.
2. La Théorie de llnlelligencc.
286 CORRESPONDANCE
défendue, reste la science. Or, je me trouve une quan-
tité d'idées, j'aperçois un champ inculte, j'ai de bons
bras, je le défriche; j'espère commencer par des choses
assez pratiques pour pouvoir être lu. Voilà l'avenir.
Jetons-y les yeux, quand quelque contrariété m'arrive,
et consolons-nous ensemble ; je suis submergé un
instant, mais cet espoir me remet à flot, et vive la
galère, n'est-ce pas !
A EDOUARD DE SUCKAU
Poilicrs, 17 juillet 1852
Cher Ed. Je me doutais de l'arrêt de mort. Merci de
toutes tes peines et profite de la leçon pour ta thèse.
L'intolérance est pire peut-être que tu n'imagines;
M. Simon m'écrit qu'on vient de refuser une thèse de
Garo ^ (le Catholique) sur saint Martin. Ils veulent
que les candidats fassent des secondes éditions de leurs
manuels.
Mon bonhomme, le charmant Saisset ^ a joué devant
i. Caro (Elme-Marie), de l'Académie française, né en 1820, entre
à l'École normale en 1845, mort en 1887. Sa thèse fut reçue néan-
moins et a pour titre : a. Du mysticisme au xvni" siècle. »
2. Lettre d'Édouaïd de Suckau du 16 .luillet, après une visite
aux juges de M. Taine : « M. Damiron avait lu ta thèse un peu
vite, mais dès le milieu il avait vu qu'elle était insoutenaole. Quand
on s'adresse à une Faculté, on sait ses idées, on ne peut pas
prétendre lui en faire accepter d'autres.... Il avait recherché les
antécédents et avait appris tes idées sur la Hberté, sur ceci, sur
cela. Tu étais dans une voie d'idées malheureuse qui ne te mène-
rait jamais au doctorat par la philosophie. Il t'engageait à prendre
un sujet littéraire.... — Je n'ai pu tirer de M. Garnicr que ce
mot : « Je ne souffrirai jamais qu'on parle du moi étendu; c'est
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 287
toi la comédie. Un professeur d'ici qui est allé il y a
dix jours à Paris a parlé de ma thèse au Doyen, qui Ini
a dit qu'elle venait d'être lue par le petit homme, puis
remise à M. Damiron. Ils ne me l'ont pas encore ren-
voyée. Puisqu'elle est perdue, tire-la de leurs griffes et
lis-la. J'en ai un brouillon, mais affreusement sale, et il
faudrait dix jours pour le recopier. lia trouvé ma lettre
inintelligible pour se dispenser d'y répondre. Tout mon
tort est d'avoir eu la bêtise de croire en leur enseigne,
d'avoir cru qu'en bonne foi ils demandaient « des dé-
couvertes » (texte du règlement). Avis aux curieux de
ne pas se laisser prendre à la parade de la porte.
Une fois entré, on vous tord le cou. C'est l'histoire du
dindon de La Fontaine :
Petit, petit, petit.
J'aurais dû voir le cuisinier armé de son grand cou-
teau, et savoir que je serais mis par eux
...Fort à l'aise en un plat,
Honneur dont la volaille
Se serait passée aisément.
Bah! Ouf! Serrons-nous la main, et au diable les
Inquisiteurs !
trop grossier. » — M. Saisset avait reçu de toi une lettre à laquelle
il n avait rien compris. Ta thèse n'avait pas élé entre ses mains
et il n'avait pas cru convenable de demander à la voir.... A l'École
on avait le droit de tout discuter, cela se passait à l'ombre, à
l'insu de tout le monde; mais à la Sorbonne il n'en est pas de
même; tout le monde y a les yeux. Il n'y a pas de bon sois (tex-
tuel) de vouloir faire de la philosophie sans tenir compte de l'opi-
lion pubhque.... M. Saisset pense que la ruine de l'Université et
le l'enseignement philosophique a été consommée par ta leçon
le la Sorbonne : Inde iiw. »
288 CORRESPO?<DA^CE
Il faut absolument que nous trouvions moyen d'être
trois ou six jours ensemble. Songe donc : encore un an
sans nous parler ; nous ne nous reconnaîtrions plus.
Mes Ardennes sont tout près, et assez gentilles, \raiment.
Si tu y venais, je t'aimerais comme (u mérites (super-
latif). En tous cas ne pars pas avant le 15 août. La
dernière composition ici est le 10, la distribution le 17 ;
mais je me ferai exempter de la distribution, et je
tàcberai de rassembler mon bureau surplace. (Imagine-
toi qu'ici on fait corriger cbaque composition par trois
professeurs, qu'il faut envoyer trois textes au cboix du
recteur, etc. Ce sont les vétilles de l'absurde.) Com-
prends qu'il faut que nous nous communiquions nos
produits philosophiques, et que ta Liberté a besoin
d'embrasser ma Sensation. Les lettres sont des tables de
matières. Il faut le livre, je veux te lire ; trouve un
moyen. Tes nouvelles me désolent. Le pauvre M. Vache-
rot^ ! Quoi, donner des leçons I M. Simon précepteur!
Qu'un gouvernement est fort quand il tient les gens par
l'estomac! Si tu vois M. Vacherot, dis-lui mes sympa-
thies; je ne savais pas qu'on lui eût demandé ce ser-
ment ni qu'il eût refusé. — Notre promesse est donc une
chose bien grave; et avons-nous fait une saleté? Sérieu-
sement, je ne l'ai pas cru, et je ne le crois pas. Nous
obéissons à la volonté nationale, nous promettons de ne
faire ni complot, ni propagande. Est-ce là se déshonorer?
1. Lettre d'É. de Suckau du 10 juillet : « M. YacJierot est un
des plus malheureux, il n'est pas seul et le sort de sa famille l'in-
quiète. Ses amis le dissuadent d'un refus et lui donnent le meilleur
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 289
Rien d'Anatole. On en est-il? A-t-il achevé ses chi-
nois? — Crouslé m'écrit de l'École des nouvelles déso-
lantes. On va en faire une fabrique de vers latins. Ici de
même ; la machine à compression fonctionne partout.
J'ai pourtant une consolation, Saigey (Polytechnique,
ancien Bourbon), un esprit qui est ouvert à tout, le
contraire du bourgeois. C'est le mot, et notre philoso-
phie est une Romantique de i828 qui se bat contre
La Harpe et Delille. Ajoute VHistoire des Religions,
par Hegel. Je fais de la psychologie historique. Cela
nous fait sortir de M. Garnier. As-tu lu son livre* ? On
dit que c'est une copie des Écossais, avec une division
à l'infini des facultés.
J'ai envie d'aller trouver M. Le Clerc et de lui tenir le
discours suivant : « Monsieur, veuillez me donner un
sujet de thèse et les conclusions. » — Accepteront-ils
quelque chose d'esthétique, une théorie des genres, une
étude sur La Fontaine, etc. ?
Mon recteur envoie sur nous un rapport où j'ai fait
attester mes bonnes vie et mœurs, politiques et autres ; il
y adjoint nos demandes ; j'ai désiré une ville où il y eut
une Faculté des sciences-. Tu penses bien que j'effacerais
d'abord ce désir, si par là je pouvais être envoyé dans
la même ville que toi. Si tu vois les potentats, essaie, et
choisis pour moi, si M. Lesieur t'offre quelque chose.
conseil, celui de l'exemple. Il n'a pas pu se décider,... il cherche
des leçons.... »
1. Le Traité des facultés de lame, paru en 1852.
2. C'est sans doute par cette demande qu'on justifiait au minis-
tère l'envoi dans une classe de sixième à Besaiiçon.
H. TAlNt:. — COnRESPO.NDANCB. 4D
290 CORRESPONDANCE
J'ai appris bien des choses sur la vie depuis un an.
Et toi aussi, n'est-ce pas? — Merci encore, mon bon
ami.
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE
Poitiers, 20 juillet 1852
...Mauvaises nouvelles de mon côté. Ma thèse n'est pas
encore refusée définitivement, mais c'est tout comme.
Louanges sur le travail, le style, etc.; mais les idées étant
nouvelles, et le règlement du doctorat demandant des
idées nouvelles, ma thèse n'est pas admissible. J'ai eu la
sottise de prendre à la lettre les proclamations, l'officiel,
la parade de la porte; ce sont des attrapes à niais, et
voici le vrai règlement du doctorat : écrire detix cents
pages nulles, analyser quelque vieil auteur oublié et qui
mérite de l'être ; le juger d'après des idées convenues et
copier le manuel d'un de ces messieurs. — Au reste, il
en est partout de môme ; toutes choses ont un faux visage ;
en vivant, j'apprends à vivre; on crie tout haut qu'il
faut être honnête homme : en pratique on en plaisante,
et l'honnête homme est celui qui met bien sa cravate
et friponne en secret. Oh demande tout haut des idées,
des découvertes; la vérité est qu'on veut des banalités,
des vieilleries, des copistes. — Je comprends maintenant
pourquoi presque tous les maîtres que notis avons ren-
contrés nous semblaient si nuls. Ils l'étaient, et étaient
parvenus par là. De là une bataille : les jeunes gens
méprisent leurs maîtres et les perruques emboursont
l'argent et le mépris.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 291
Ceci n'est pas de la colère d'auteur tombé. Tous ceux
qui valent quelque chose pataugent aujourd'hui dans le
ruisseau. Le pauvre M. Vacherot a perdu son traitement
de disponibilité et cherche des leçons. L'École est une
Inquisition. M. Simon gagne sa vie en travaillant pour
llacliette, et en donnant des leçons au fds de M. Goud-
chaux. Les autres tirent le diable par la queue. Heureux
ceux qui, comme moi, peuvent vivre! Il m'écrit* que
M. Caro son ami (très catholique, professeur à Rennes)
vient d'être refusé aussi par la Faculté. Sa thèse lui
avait coûté dix-huit mois et aux yeux des bons juges
était excellente. M. de Suckau, qui allait leur donner la
sienne, la remet dans sa poche pour des temps plus
heureux.
Point de chance de rester ici l'an prochain. Le profes-
seur reprendra sa place, et l'on m'enverra où il plaira à
Dieu. — Le recteur a promis d'adresser pour moi au
ministère un certificat de bonnes vie et mœurs, politiques
et autres.
Je tâcherai de partir d'ici le 15 ; je n'aurai rien à faire
à Paris que quelques visites d'intérêt et voir mes amis.
Gela me sera nécessaire pour me mettre au courant des
1. Lettre de M. Jules Simon à H. Taine, du 16 juillet 1852;
a On vient de refuser la thèse de Caro, qui y avait travaillé dix-
liuit mois. J'ose dire que la Faculté a reçu dernièrement plusieurs
docteurs dont les thèses n'approchaient pas de celle-là, car je l'ai
lue. Vous commencez à apprendre que la réputation, le succès et
le talent sont trois choses qui n'ont entre elles aucune connexité
naturelle. Je regarde sérieusement le talent et la noblesse du carac-
tère comme deux obstacles à peu près insurmontables ; et c'est
pourquoi, mon cher ami, il faut être honnête homme, et tâcher
de n'être pas une bête, -o — Id. sur M. Caro, p. 28(3, note 1.
292 CORRESPONDANCE
affaires, et savoir où en est l'Université; ici c'est un
marais, et les journaux, maintenant, sont muets comme
des poissons. Ma vie n'est guère agréable : des polissons
que je mets en retenue et dont les devoirs me donnent
la nausée; solitude complète, sauf quelques conversa-
tions avec un ancien camarade de Bourbon. Je suis las et
ne travaille plus guère. Mon plaisir est de rêver, assis
sur mon fauteuil, ou d'aller me promener à quatre
beures du matin sur les bords d'une petite rivière qui
rafraîchit les prairies, et de regarder la lumière qui
s'étale sur l'herbe et sur l'eau. Triste bonheur! Mais
nous sommes infiniment plus heureux que tant de
pauvres bêtes de somme qu'on appelle ouvriers et labou-
reurs, savetiers ou fruitiers. Et cela console. — Il n'est
pas exact de dire que les femmes s'ennuient plus que
les hommes parce qu'elles n'ont pas de métier : un mé-
tier est monotone comme un ménage et, de plus, asser-
vissant. On n'imagine pas le dégoût que j'éprouve à
corriger ces devoirs ; ajoulez-y la couche de glace que
la province met sur les épaules. Je ne surnage et je ne
travaille qu'à force de volonté.
Tout est dans l'avenir. J'ai l'idée d'un ouvrage que
j'ai commencé, qui durera dix ans*, que je crois grand
et nouveau. Le lira-t-on? Le méritera-t-il? Je suis chry-
salide et je jouerai mes ailes de papillon à croix ou pile,
quand je les aurai filées en silence dans mon cabinet.
1. Il s'agit de la Théorie de l'Intelligence.
L'ANNEE DE PROFESSORAT 293
A M. LÉON CROUSLÉ
Poitiers, 27 juillet 1852
Mon cher Croiislé, je serai probablement à Paris le 18
ou le 19 août. J'imagine que tu seras encore à l'Ecole; j'y
passerai cinq ou six jours, et nous nous serrerons la main.
Tu sais sans doute ma seconde' déconfiture ^ Suckau
médit qu'aucune décision définitive n'est prise; mais
tout est fini. Ils ont trouvé mes conclusions scanda-
leuses, et ton cher professeur de seconde année ^ a dit
(( qu'il n'y avait pas de bon sens à présenter à une
Faculté des opinions qu'elle ne professe pas ». Avis à qui
de droit. — Arrivé à Paris, j'irai chez le Doyen, lui pro-
poser une thèse de littérature (sur La Fontaine fabu-
liste; j'ai étudié cela pour l'agrégation^), lui demander
ses conclusions, etc. ; au reste, je suis fort résigné et
même fort indifférent. L'important pour moi est de
1. Le refus des thèses.
2. M. Saisset. Voir p. 286, note 2.
5. Au commencement de l'année, quand M. Taine s'était remis
à préparer l'agrégation des lettres. Le caliier, de 50 pages petit
format, contient des notes sur la fable dans Bahi^ius, Ésope, Phèdre,
La Fontaine, Lessing; Phèdre et La Fontaine; la dillerence de style
entre Ésope et La Fontaine; les principaux points à remarquer dans
La Fontaine; l'action et la composition dans La Fontaine; enfin
un plan et un Résumé littérale. De nombreuses notes marginales
très brèves ont été ajoutées au moment où fut rédigée la thèse.
Voici \e plan, qu'on pourra comparer avec le travail définitif :
« De la Fable, prise abstraitement, en général. En énumérer et
définir les parties, et dans chacune examiner ce qui y correspond
dans La Fontaine :
« 1° De l'élément primitif de la Fable : une allégorie avec des
animaux. Caractère gnomique, moral, scientifique d'abord, changé
par La Fontaine en genre poétique (opposition du Scicnlifi(iuc et
294 CORRESPONDANCE
vivre dix ans, en dépensant à un métier quelconque
deux heures par jour, dans une ville quelconque.
Licencié ou docteur dans un lycée de premier ou de troi-
sième ordre, la différence est nulle. L'Université pour
nous n'est plus une carrière, mais un gagne-pain qu'on
garde uniquement parce qu'il faut manger; mon seul
ennui est d'être obligé de perdre quelques mois encore
à ces examens ridicules. Tout mon bonheur serait
d'avoir mon temps libre, et de pouvoir tranquillement
adorer mes dieux. Ils ont quitté leur forme vague et
universelle, et se sont condensés pour le moment en un
travail qui durera quelques années ^ et dont je te par-
lerai là-bas. Je suis bonne mère et je vais couver mon
œuf avec patience. Il me semble déjà entendre le pous-
sin qui frappe du bec contre la coque.
Lalonae tacilum pertentant gaudia pectus.
Il paraît, mon pauvre ami, que vous êtes médiocre-
ment heureux à l'École % et que la cuistrerie gouverne-
du Poétique, de la formule et. du drame). — (La suite du travail est
uue démonstration du mot : Poétique.)
« 1° Les conditions d'une fable poétique : Théorie générale de
la poésie :
ft A. Des caractères et des mœurs;
« B. De l'action et de la composition ;
« C. Du style (procéder par comparaison avec Phèdre, Esope et
le Moyen âge) ;
« D. Caractère du poète. Qu'il fasse de sa poésie, son journal,
sa vie;
« E. Peinture du caractère particulier du poète, de ses mœurs;
antireligieux, antiaristocratique, etc.; malicieux, grec, gaulois. »
1. La Théorie de i Intelligence.
2. Lettre de M. Crouslé du 24 mars : « Presque tout le monde
est dégoûté, découragé. En troisième année, c'est un chômage
L'ANNÉE LE PROFESSORAT 295
mentale vous fouette avec des verges trempées de
vinaigre. Votre consigne est-elle levée? Sais-tu qu'au
fond ils raisonnent bien, et que les études et l'esprit de
l'ancienne École étaient ce qu'il y a de plus contraire à
leur Université? Tu auras été le dernier des Romains.
Nous sommes gouvernés par des recteurs et proviseurs
dont beaucoup ont enseigné la grammaire, qui tous ont
vécu vingt ans en province et dix ans dans le profes-
sorat. Or, mon cher, tu n'imagines pas encore ce que la
province et le professorat font d'un homme. Perdre toute
verve, toute délicatesse, toute audace d'esprit, parler
littérature et science comme un laminoir fait du fer ou
un dévidoir du coton, substituer par une cristallisation
insensible une âme d'épicier à son âme d'artiste, n'être
plus qu'un débitant patenté d'instruction et de goût,
avoir cette odeur de rance et de moisi qui est la pire de
toutes, et ne pas sentir qu'on Ta : voilà nos moindres
maux; mes collègues m'elïrayent et je suis comme cet
ivrogne qui, en rencontrant un autre couché sur une
borne, disait mélancoliquement : « Voilà pourtant
comme je serai lundi. )) — Les gens qui sortent de
l'Ecole bondissent et regimbent contre les lourdes mains
qui veulent les plier au trot ordonné; ils se débattent
dans le milieu moral, étouffant, où ils sont noyés. C'est
presque universel.... Il n'y a, selon J..., qu'une sorte d'exercice
qui apprenne à penser et à écrire : ce sont les dissertations de
licence et les vers latins.... En même temps, les épurations conti-
nuent à la bibliothèque. On retranche des voluîties de Voltaire et
de Rousseau : il ne faut pas qu'on lise les Corifessions. » — Voir
aussi p. 514, lettre à Edouard de Suckau.
296 CORRESPONDANCE
pourquoi l'École est une institution mauvaise; et on
doit, nécessairement, ou la supprimer, ou l'abrutir.
Je suis, j'espère, devenu universitaire; j'ai appris à
mes dépens ce qu'est la vie; le recteur m'a promis un
rapport favorable sur ma conduite ; je me répète tous
les jours que quand on meurt à Surate il faut tenir une
queue de vache à la main. Encore une leçon dans mon
voisinage : Treille, qui s'était présenté à l'Ecole avec
moi et qui professait la rhétorique à Loudun, vient d'être
suspendu pour un article de journal où il louait une
actrice de son endroit. Un professeur est un prêtre; et
je conseillerais fort à quelqu'un qui voudrait réussir
chez nous d'imiter Origène et Abeilard.
Vous n'avez plus de conférences, hommes heureux!
Vous lisez et causez, je ne lis guère et ne cause plus.
Mais nous causerons le mois prochain, n'est-ce pas?
Je voudrais bien avoir l'adresse de M. Magy. Edouard
me dit qu'il est en Belgique. Je lui dois une lettre et si
tu sais d'ailleurs quelque chose de lui, tu me ferais
plaisir de me donner de ses nouvelles.
A SA MERE
Poitiers, 27 juillet 1852
Je partirai d'ici vers le 18 et je resterai probablement
cmq ou six jours à Paris pour faire des visites, voir
des amis, consulter la Faculté sur un nouveau sujet de
thèse (thèse littéraire sur les fables de La Fontaine). Je
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 297
leur demanderai leurs conclusions, je ferai d'avance
délivrer à toutes mes idées un brevet de salubrité et de
platitude, je retrancherai toutes celles qu'ils n'admet-
tront pas; et, s'il m'en reste encore assez, je tenterai
encore une fois fortune ; un peu de travail ces vacances,
et la chose sera faite avant le milieu de l'an prochain.
Très sérieusement, je suis parfaitement tranquille, et
je ne pense plus à ma seconde déconfiture. Le mal n'est
pas fort grand, mon travail me reste, et c'est autant de
fait pour la grande machine que je veux construire
L'ennuyeux sera de perdre plusieurs mois à écrire des
niaiseries littéraires, et préparer les platitudes de l'agré-
gation. Je vous répète ce que je vous ai dit cent fois :
l'Université, aujourd'hui, n'est plus pour nous un ave-
nir. C'est une tente où je me mets pour quelques années
à l'abri de la pluie, afin de pouvoir penser en liberté,
sans être mouillé ni gelé. Elle n'est pas jolie, mais enfin
elle suffit à son emploi, et j'essaierai pendant ce temps
de me tisser un bon manteau qui me permette d'affron-
ter le mauvais temps.
A PREVOST-PARADOL
Poitiers, 1" août 1852
Mon bon Prévost, tu es bon comme le bon Dieu.
Malheureusement tu es l'ami de l'auteur et de l'hérésie
qu'il expose. Ce qui fait que je rabats les deux tiers de
tes éloges*. Ce qui reste pourtant est assez aimable pour
i. Gréard, ibid., p. 190, Prévost-Paradol à H. Taiiie, 50 juillet
*208 CORRESPONDANCE
me consoler, si j'avais besoin de l'être. — Mais tout
est guéri, mon ami; il y a mieux, c'est que j'ai les ma-
tériaux et le plan complet d'un second mémoire (sur
la Connaùsance^), que j'écrirai à la rentrée, et qui
vaudra mieux que le premier.
Tu y verras entre autres choses la preuve que l'intel-
ligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi
étendu sentant, qu'elle en est aussi inséparable que la
force vitale l'est de la matière, etc. De plus une théorie
sur la faculté unique qui distingue l'homme des ani-
maux (l'abstraction) et est la cause de la religion, de la
société, de l'art et du langage; et enfin là-dedans les
principes d'une philosophie de l'histoire. — J'ai même
envie, si tes oreilles sont patientes, de te dire le plan
d'une grande bâtisse scientifique^ dont tout ceci est le
commencement, et qui m'occupera pendant les cinq ou
six années qui vont venir. Depuis que ma thèse est
envoyée, j'ai lu presque tous les écrits de Hegel sur la
philosophie de l'homme. — Es-tu rassuré? Et ceci
ressemble-t-il à du découragement^? La machine est
1852 : « J'ai là ta thèse sur mon bureau, je viens de la lire et
je te dis avec toute l'admiration et toute la bonne volonté imagi-
nables : il fallait s'y attendre. Ni le moi étendu, ni le moi ner-
veux, ni le moi cérébral, ni rien en un mot de ce qui fait la
science véritable, ne peut avoir droit de cité à la Faculté, surtout
avec un passeport aussi sincère, aussi clair, aussi énergiquement
adéquat au porteur que ton style.... »
1. C'est une partie du travail sur la Théorie de V Intelligence.
Il en sera «luestion dans le volume suivant. Un fragment sur c la
Volonté » a paru dans la lievue philosophique de novembre 1900.
2. La Théorie de l'Inielligence.
5. Gréard, ibid., p. 197 : (c Je ne te parlerais pas tant de toi-même,
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 299
montée, mon cher, et elle creusera jusqu'à la fin:
advienne que pourra.
Mes ennuis viennent d'ailleurs. Le métier, la province,
les tracasseries, la stupidité des élèves, etc., d'abord.
La consolation, c'est que cela ne me prend que deux
heures par jour. — Ajoute la certitude d'être et de rester
patit, valet aux ordres des muphtis universitaires.
Qui n'a pas dans la vie
Un petit grain d'ambition'^
Ce petit grain, on l'écrase, il germe toujours et il faut
beaucoup de philosophie pour s'accoutumer à la pensée
de passer sa vie à Poitiers ou Draguignan, parmi les
contrariétés et dans la solitude.
D'avenir universitaire, point; je ne sais qu'un moyen
d'en avoir : de trouver une madone qui me fasse un
signe de tête, et de faire communion publique. Malheu-
reusement, la madone ne s'est pas encore rencontrée. —
D'avenir mondain, pas davantage. On lira ton beau style;
mais qui s'occupe de philosophie? Et, parmi ceux qui y
jettent les yeux, combien y en a-t-il qui n'en fassent pas
une arme politique? Je trouverai en France six rats de
cave comme moi et quatre curieux comme toi qui vou-
dront me lire, et si j'écris c'est pour le plaisir de voir
mes idées proprement enfilées les unes au bout des
autres, et de faire la roue intérieurement avec mon nou-
veau collier. — Il faut supprimer en soi une foule de
si je n'avais eu vaguement de mauvaises nouvelles sur l'état de
ton esprit. Cet esprit-là est à nous tous et il faut le garder, bril-
lant et tranchant, comme notre meilleure épée. »
300 CORRESPONDANCE
désirs que tu sais ; et cela n'est pas TafTaire d'un jour.
Quant à ma thèse, mon ami, j'ai été trompé par trois
choses : le règlement du doctorat qui dit que la Faculté
ne répond pas des thèses; la thèse de M. Hatzfeld'qui
avait soutenu audacieusement des opinions théocra-
tiques; enfin l'enivrement de la rédaction. Je voyais mes
syllogismes dans une clarté éblouissante, et je pensais
qu'en rejetant les doctrines, ils l'accepteraient comme
hypothèse conséquente. Je vais (qu'en dis-tu?) proposer
à M. Le Clerc une thèse sur les fables de La Fontaine ; j'ai
étudié ce sujet-là pour l'agrégation, et il me semble
qu'on peut dire là-dessus beaucoup de choses neuves^.
(L'opposer aux autres fabulistes qui ne veulent que
prouver une maxime ; la fable devenue drame, épopée,
étude de caractères; caractère du roi, des grands
seigneurs, etc. ; — opposer le génie de La Fontaine,
grec et flamand, à celui du siècle.) — Nous trouverons
ensemble quelque chose pour la thèse latine. — Je
compte être à Paris, le 17 ou le 18, y rester cinq ou six
jours et revenir le l^"" octobre avec ma mère. Nous
aurons le temps de nous voir. — Mais pourquoi me
parles -tu tant de moi, sans me dire un mot sur ton tra-
vail? Où en es-tu? — Enfin nous allons causer.
Quant au mien, mon cher, corrig-e toi-même et sans
attendre mon avis, ce qui te déplaira. Tu as bien raison
pour extériorisant, duperie, etc. ; mais à lire les phy-
siologistes et Hegel, c'est miracle si on ne devient pas
1. Thèse sur Platon.
2. Voir p. 295, note 3, le premier plan de La ronlaine.
L'ANNÉE DE PROFESSORAT 501
barbare. — Corrige, corrige. — Tu m'as fait rire en me
parlant de la poésie de la page 122. (Je ne sais pas
laquelle c'est). Mais j'ai eu pour modèle idéal d'un bout
à l'autre le code civil, et il serait plaisant de trouver
poètes M. Portalis et les autres rédacteurs. — A propos,
tu as vu cette ignominie du concours, cette matière de
discours français*?
Présentement je languis un peu, lisottant mes alle-
mands, corrigeant les compositions des prix avec mes
collègues. Les parents ici s'égorgeraient si l'on pouvait
supposer la moindre faveur ou la moindre erreur dans
une correction.
Aussi nous réunit-on trois, sous la direction du pro-
viseur ou du recteur. La chose se passe comme au con-
cours. Le recteur envoie, je crois, une bonne note sur
mon compte. Je n'ai pas donné une matière de discours
qui ne fût du wn*^ siècle ou antique, et je n'ai lu ni per-
mis de lire un livre qui pût donner lieu à la moindre
objection. — Exemple de la tolérance de ce pays :
Hemardinquer^ qui y a été suppléant de rhétorique, n'a
pas pu y rester parce qu'il est juif.
Supplie Edouard, si cela ne lui est pas trop impos-
sible, de faire en sorte que je puisse le voir ces vacances.
Les Highlanders et les Bas-Bretons^ ne seront pas plus
amusants que nous. Nous imagines-tu tous trois dans la
1 . Le sujet était : le Prince Jérôme Bonaparte.
2. Hemardinquer (Mathias), né en 1822, élève de l'École nor-
male en 1842, mort professeur de rhétorique à Nancy, en 1875.
5. M. de Si.ckaii devait passer ses vacances en Ecosse ou eu
Bretagne.
302 CORRESPONDANCE
chambre, ou au théâtre? Ce sera charmant, et je vous
embrasse d'avance.
Je vais être dans les ennuis des emballages. Autre
amusement du professeur nomade et que tu ne connais
pas. — Que décide Crouslé?
M. Simon ne sait pas le moi élendu, il ne connaît
que vaguement mes conclusions. Je lui écris de temps
en temps. Ne lui donne pas mes thèses. — Garde-les
pour me les rendre dans quinze jours.
Ce pauvre M. Vacherot qui est à sec !
Amitiés, et merci encore une fois.
A MADEMOISELLE SOPHIE TAINE
Poitiers, 10 août 1852
Je vais revoir un instant le monde et vous apporter
l'air de Paris. Il se passe dans le monde les comédies les
plus plaisantes : un élève de l'École d'Athènes s'est mis
à faire un trou au pied d'une colline, y a trouvé deux
ou trois vieilles caves, plusieurs pierres sales sur les-
quelles on distingue, à grand renfort de lunettes, trois
ou quatre lettres illisibles, puis, derrière, un pan de
mur pourri. — Aussitôt, trompettes, tambours et cym-
bales ; le Journal de ^Instruction publique^ V Académie
des Inscriptions, le Moniteur élèvent aux nues le jeune
helléniste, le patient investigateur des ferrailles et pots
cassés antiques, et le roi de Grèce décore d'un ordre
quelconque notre heureuse taupe universitaire. Voilà un
i
I.'ANINÉE DE PROFESSORAT 503
homme illustre. La Chartreuse de Parme m'en a donné
la raison. Il y a science et science, la dangereuse, l'im-
portante, la scientifique qu'on met au fond du puits,
qu'on envoie à Cayenne, ou qu'on relègue dans une
mansarde au quartier Saint-Jacques ; l'inoffensive, la
vertueuse, la patentée, qu'on méprise tout bas, qu'on
admire tout haut et qui donne aux princes, dans les
abrégés historiques du président Hénault, le nom de
protecteurs des Lettres, etc. « D'habiles gens convien-
nent entre eux qu'ils savent et doivent enseigner le
mexicain*, et Ernest IV donne 4000 francs de pension et
la croix de son ordre au père Rari qui a restauré dix-sept
vers d'un dithyrambe grec. » Notre Ernest IV destitue
M. Vacherot et vient en outre de lui ôter son traitement
de disponibilité. Axiome plus vrai que ceux des géomè-
tres : le seul moyen de réussir dans le monde, c'est de
ne pas le mériter. Heureusement, on s'en passe ; les
livres et les morts ont plus d'esprit que les vivants, on
rêve ou on travaille dans sa chambre avec un bonheur
charmant, après quoi on va vous retrouver aux
Ardennes.
Ma thèse défunte a été recueillie à Paris* par les
mains pieuses de mes amis, lesquels amis m'ont envoyé
un hymne d'éloges, disant qu'il y avait là un livre, et
qu'il fallait l'imprimer. Ce que je me garderai bien de
faire avant dix ans d'ici ; j'attendrai d'abord qu'il y en
ait sur mon bureau une douzaine de pareilles dont le
1. Stendhal, La Chartreuse de Parme, eh. VIlî.
2. Voir p. 297, lettre à Prévost-Paradol.
304 COIlRESPO^;DA^CE
total fera un bouquin respectable ; j'ai du plomb dans
ma carnassière, mais je ne l'éparpillerai pas grain par
grain; j'en amasse de tous côtés pour faire une belle
cbarge de mitraille, et alors, jetàcberai de mon mieux
d'en éclabousser la figure de la vérité officielle. En
attendant,
(( Le soin de mon troupeau m'occupe tout entier, »
comme chantaient nos grand'mères :
(( Et du méchant l'abord contagieux
N'altère point mon innocence. »
Ah ! que de saletés et de platitudes consacrées ai-je
vues depuis deux ans! Gela serait désolant, si cela n'était
ridicule. — Aussi j'en ris et mon vrai souci est pour
Youziers.
Et vogue la nacelle
Qui porte mes amours !
Voilà ce que je me répète intérieurement. Vogue-
t-elle? M. le professeur, comme vous voyez, a la mémoire
ornée de bouts de cantiques, chansons, complaintes,
comme un virtuose du Pont-Neuf. Qui sait? Ma destinée
est peut-être d'y être campé un jour. Comment? En
statue de marbre, président de la République? ou bien
aveugle, armé d'une clarinette, d'une sébile et d'un
chien ? Lequel vaut mieux ? Un honnête homme peut
hésiter aujourd'hui.
QUATRIÈME PARTIE
RETOUR A PARIS
SOUTENANCE DES THÈSES
H. TAINE. CORRESPONDANCE 20
Nomination à Besançon. — M. Taine demande un congé.
— Son installation à Paris. — Son cours chez M. Carré-
Demailly. — Études de Zoologie et de Physiologie. — Cor-
respondance.
I
Une nouvelle déception atteignit le jeune professeur à la
fin de l'été de 1852 : ne pouvant rester à Poitiers dont la
rhétorique n'était plus vacante, il avait, comme nous l'a-
vons vu*, demandé à être transféré dans une ville où il y
eût une Faculté des sciences afin d'y continuer ses études
de physiologie. Il désirait rester professeur de lettres : a II
me serait impossible d'enseigner la philosophie », avait-il
écrit à M. de Suckau, « la gangrène hérétique croît en moi
tous les jours ». Mais il espérait au moms l'équivalence de
sa suppléance de Poitiers. La réponse du ministère fut une
nomination de professeur de sixième au lycée de Besançon.
Il était évident qu'on ne voulait plus de ses services. Il
adopta aussitôt le plan de vie qu'il avait entrevu au lende-
main du Coup d'État : il vint à Paris, demanda un congé
de disponibilité, et chercha des répétitions pour compléter
le très modeste budget qui était indispensable à ses be
soins. Il voulait aliéner le moins possible sa liberté, réser-
ver son temps pour écrire ses nouvelles thèses et suivre les
1. Voir p. 289.
508 CORRESPONDANCE
cours de l'École de médecine. Il régla donc sa vie de la
façon la plus simple et s'installa dans un tout petit hôtel
de la rue Servandoni.
11 s'était arrêté définitivement, pour le sujet de sa thèse
française, aux Fables de La Fontaine : il ne considérait
plus cette dernière épreuve universitaire que comme une
ennuyeuse corvée et une assurance pour l'avenir. Tout son
effort et toutes ses pensées étaient absorbés par le traité
de la Coîinaissance^ qu'il commençait à rédiger. — Nous
avons vu que le travail sur La Fontaine était presque fait ;
il en avait rassemblé les éléments en préparant l'agrégation
des lettres, et ses études pour l'agrégation de philosophie
devaient également lui fournir les matériaux de sa thèse
latine : De personis Platonicis.
Ce ne fut pas sans regrets qu'il renonçait au professorat
olTiciel; il aimait à communiquer ses idées à de jeunes es-
prits et à leur exposer ses méthodes. Aussi fut-il heureux
de retrouver un cours à l'institution Carré-Demailly; il eut
la grande joie d'y compter parmi ses élèves l'homme émi-
ncnt qui devint plus lard le plus intime et le plus cher de
ses amis, M. Emile Boutmy^. Il donnait en outre quelques
leçons particulières et il put, comme il le souhaitait, affran-
chir sa vie et sa pensée moyennant un sacrifice quotidien
de deux heures.
Il donnait à ses études scientifiques une large part de son
temps. Il suivit à la Sorbonne les cours de physiologie de
31. Fano^, au Muséum, le cours de botanique de M. de Jus-
1. Voir p. 298, note 1.
2. M. Boutmy, qui n'était pas élève régulier de l'Instilulion
Carré-Demailly, avait été atfiré par la renommée naissante du
jeune maître, ainsi qu'un autre élève très distingué enlevé trop
lût aux lettres, M. Deville, élève de l'École normale en 1854, mort
en 1807.
3. Il on a conserve la rédaction dans 4 cahiers petit fonnat
(1852-1855).
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 30:)
sieu' et le cours de zoologie de M. Isidore GeofTroy-Saint-
Hilaire*. — A UÉcole de médecine, il assistait aux cours
d'anatomie et de physiologie ; enfin il était assidu à la cli-
nique de la Salpètrière, dont le médecin en chef, le docteur
Baillarger^, était un de ses parents. — Ces études se conti-
nuèrent pendant plusieurs années; elles furent le solide
fondement de ses travaux psychologiques, et l'on peut faire
remonter jusqu'à elles l'évolution philosophique qui, en
1 807-1 8()9, aboutit à Vlnlellujencc.
A EDOUARD DE SUCKAU
Paris, 15 octobre 1852
Mon cher ami, j'ai vu M. de Suckau deux jours après
ma dernière aventure* et j'ai pensé qu'il te tiendrait au
courant. Voilà pourquoi je ne t'ai pas répondu plus tôt.
Mon congé est obtenu, et je viens de parcourir le cercle
entier de mes relations pour trouver des leçons. Aucune
ne s'est encore rencontrée, et j'attends, sans espérer
beaucoup, me demandant si j'ai bien fait de céder à un
mouvement d'amour-propre et aux conseils de tous mes
amis. La nécessité est une haute maîtresse, et quand il
s'agit de vivre, il est ridicule de songer aux piqûres de
sa vanité. J'ai été trop heureux au collège et à l'École ;
j'aurais dû songer que je ne suis rien, que je n'ai droit à
1. Notes conservées, un cahier petit format. M. Adrien de. Jus-
sieu, né en 1797, mourut en 1855.
2. Id., deux caliicrs petit format.
3. Baillarger (Jules-Gabriel-François), meml)re de l'Académie de
médecine, né en 1800, mort eu 1890.
4. La nomination à Besançon. Voir p. 507.
310 CORRESPONDANCE
rien, qu'on me fait une grâce en m'employant, que c'est
un bonheur que de vivre moyennant vingt-cinq heures
par semaine et que s'il est sale de faire une sixième, il
est plus dégoûtant encore de balayer les ruisseaux ou
de rapetasser les souliers.
Enfin dans deux mois je saurai si j'ai bien fait. Je vais
d'abord rédiger mon travail sur la Connaissance, puis
faire mes thèses, et en même temps suivre des cours
d'anatomie. La volonté ne manque pas ; je compte qu'elle
ne manquera jamais; mais peut-être y a-t-il quelque
chose de cassé dans ma machine morale ; ce quelque
chose est l'espérance. Je commence, mon ami, à voir la
vie telle qu'elle est, à comprendre ce qu'il en coûte pour
entrer soi-même dans le monde, ou pour y faire entrer
une idée ; je juge du second par le premier ; et les
réflexions détruisent peu à peu le moi militant. Je ne
regarde plus guère Tétude que comme une sorte
d'opium, bonne pour panser l'amour-propre, tuer l'en-
nui, et épuiser l'activité surabondante du cerveau. Je vais
en prendre, j'espère, plus que jamais, et j'en ai besoin.
Je vis dans un monde de réflexions tristes quand je ne vis
pas dans un monde de pensées sérieuses; j'ai besoin
d'assembler autour de moi un nuage d'idées abstraites
pour m'ôter la vue de ma petitesse et de ma nullité.
Gréard est en seconde à Metz; il le méritait, puisqu'il
avait été classé le premier dans les examens de sortie.
Mais ce pauvre Dupré', suppléant de troisième dans un
1. Diipré (Louis-Erncsl), né en 1829, entré à l'École normale
en 1849, mort en 1890.
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES TIIÈ^^ES 511
communal, est désolé. — Prévost travaille le matin, fait
des coursesTaprès-midi, et aspire à devenir bibliothécaire
(juelque part. — M. Vacherot a deux élèves pension-
naires chez lui.
Je vais loger hôtel Servandoni, rue Servandoni, jus-
qu'à ce que mes leçons, si j'en trouve, m'appellent autre
part. Je te verrai souvent, j'espère, puisque maintenant
tu n'es plus qu'à six heures de Paris*.
Adieu, mon cher, mon vieux camarade ; à demi noyé,
je suis heureux de voir mes amis qui voguent, et je
leur serre la main en leur souhaitant bon vent et bonne
mer.
AU MÊME
Paris, 28 novembre 1852
Mon cher Ed., j'ai le rhume et je ne peux pas allumer
mon feii.
Et sous ces deux malheurs ma grande âme affaissée
ne sait que te dire. Bah ! la première chose venue, et
en avant! Je vais relire ta lettre pour revenir à la con-
science du monde sublunaire.
En premier lieu, mon ami, je conclus de tes récits
que je suis fort heureux d'avoir évité Besançon. Si toi,
illustre professeur de logique, tu as ces dégoûts,
qu'aurait-ce été pour moi, chien de cour de sixième? Je
me hérisse d'horreur en pensant à dix classes par
semaine au milieu de cinquante enfants qui grondent,
1. M. de Suckau venait d'être nommé professeur de philosophie
au lycée de Bourges.
312 CORRESPONDANCE
grognent, grattent du pied, etc. Je ne suis pas né
dompteur d'animaux féroces, et, avec la permission de
notre Seigneur Dieu, je ne le serai jamais.
Mais la vie que j'ai prise à la place ne vaut pas
grand'chose. J'ai six leçons par semaine, total 55 francs,
juste de quoi vivre, si cela dure, en y joignant mes pau-
vres ressources* ; et tout est plus cher à Paris. Ajoute
la nécessité de s'habiller, de courir au loin chez la pra-
tique. On perd beaucoup de temps pour peu d'argent.
Les courses à Paris sont infinies; et pour suivre tran-
quillement sa pensée, la province vaut mieux; si j'avais
eu seulement une troisième à Bourges, j'y serais allé
avec grand plaisir. Ne quitte pas ton perchoir. Chaque
année te fera monter d'un barreau. Tu avances sans te
mouvoir par le simple mouvement des choses. Ici on
reste en place, et tout l'effort aboutit à ne pas mourir
de faim.
Je suis un cours d'anatomie et un de physiologie %
que je repasse au Muséum de l'École". Ce peuple de
professeurs et d'étudiants est curieux, et leurs charo-
gnes intéressantes. Bouchers et savants, quel dévoue-
ment à l'homme et quel mépris de l'homme ! Le premier
jour,. avec mon éducation spiritualiste, je restai dans la
stupeur. Mais pas un nuage de dégoût. Ces lois qui
répètent dans tous les corps les mômes organes aux
mêmes places, sont magnifiques. On dissèque mainte-
1. M. Taine avait environ 4 200 francs de rentes de sa part
d'héritap:e de son père.
2. Le cours de pliysiolop^ie de M. Fane.
5. LKcole de médecine.
RETOUR A PARIS. — SOUTENA>'Cfi; DES THÈSES "15
nant devant nous les muscles du dos d'une jeune femme.
C'est une pensée terrible et grandiose que celle du
somnambule éternel, la nature. Quelle prodigalité de
génie, et comme tout cela est bien mort! Ah ! mes pau-
vres Cartésiens !
Je profite à écouler leurs méthodes, mais pure
pratique. Nul philosophe. Des scepliques et des cara-
bins.
Pour te donner une idée de mon peu de loisir,
apprends que je n'ai pu encore lire EsquiroP. Mes amis
d'amphithéâtre me disent qu'il est arriéré, qu'en fait on
ne sait rien là-dessus, et que tout le monde aujourd'hui
ajourne les généralités pour les monographies.
J'ai écrit 70 pages de mon La Fontaine. J'avais rédigé
un bout de ma Théorie de l Intelligence^, mais j'ai
enrayé de fatigue. Ma thèse n'est guère plus aisée. Écrire
en français et en littérateur, quelle charge! Moi qui
depuis trois ans ne vis que dans les preuves et suis des-
séché par les abstractions, j'en ai terreur. Cela est bien
joli pourtant. Je viens d'écrire la galerie des gens du
siècle, en les comparant à La Bruyère et Saint-Simon.
Cela fait plaisir de voir un peintre de tant d'esprit. 11 y
a de quoi faire un volume sur son compte. Il faut bien
que je m'enveloppe d'une peau littéraire; pour quitter
ce misérable état de donneur de leçons, j'ai besoin d'un
titre. Docteur d'abord, je concourrai peut-être ensuite
1. Esquirol (Jean-É tienne-Dominique), né en 1772, mort, en 18i0,
s'agit sans doute du traité Des maladies mentales.
2. De la Connaissance.
514 CORRESPONDANCE
pour l'Académie, qui propose une critique historique
et littéraire de Tite-Live. Mais tout cela est incertain; le
réel est que j'ai eu la fièvre hier, et qu'aujourd'hui j'ai
mal à la tête et froid aux pieds.
Ma mère vient de revenir de chez ses frères et nous
cherchons depuis huit jours un logement pour elle, sans
pouvoir le trouver. J'ai vu une ou deux fois ton père qui
souhaite passionnément que tu restes dans ta niche
universitaire et philosophique. Eh! mon cher, nous
comprenons tous qu'un métier est une machine d'avi-
lissement par les complaisances, et d'abrutissement par
la monotonie. Mais nous en faisons tous un, et l'impor-
tant est qu'il nous laisse du loisir, et nous permette pen-
dant ce temps de redevenir hommes. Crois-tu
amusant de corriger des versions comme je fais, ou de
faire des analyses d'affreux bouquins, pour des gens
qui se donnent, moyennant argent, la gloire de les
avoir lus ?
Mon bonheur est de voir le soir Paris mouvant, lumi-
neux, infini ; cela fait penser, et je n'avais pas cela à
Poitiers. Mais nous n'avons plus l'École. La conversation
manque, et nous ne retrouverons jamais le mouvement
d'esprit où nous avons été nourris. Dans quel état est-
elle maintenant? Silence imposé aux réfectoires, aux
études, au dortoir, en montant aux conférences ; des
thèmes et versions accumulés pour empêcher de lire ; les
trois quarts des livres refusés à la Bibliothèque. Mon
pauvre Ed., embrassons-nous et disons : « Seigneur,
sauvez-nous, nous périssons j).
RETOUR A PARIS. — S()UTENA^XE DES THÈSES 5i;
A SA MERE*
Juvisy, 18 décembre 1852
ai vu Mme About ^ About veut quitter Athènes et
l'Université. Il a dégoût de la boutique et a envie de
passer à l'étranger. — Ce sont coups sur coups. Les
deux professeurs de seconde à Bourbon, qui sont depuis
vingt ans en place, viennent d'être suspendus. L'un d'eux,
le plus simple et le meilleur des hommes, M. Hubert,
qui passait sa vie à faire collection de poèmes latins, est
sans traitement et sur le pavé avec sa famille. Il paraît
qu'il s'était permis quelques mots sur les deux confé-
rences gratuites dont on avait surchargé les professeurs.
Mon élève de Saint-Louis passe son baccalauréat de-
main; je crois qu'il sera refusé. S'il repi^nd des leçons,
je le saurai bientôt; sinon je recommencerai ma chasse
aux élèves et mes razzias dans Paris. Je vois toute sorte
de gens; hier, par exemple, M. Dubois^ qui a causé
trois quarts d'heure avec moi sur le trottoir et m'a
montré toute sorte de bienveillance. — Je vais aller chez
M. Petitjean^
Mon brouillon français est à peu près fmi^. Je vais le
nettoyer, l'habiller, lui faire sa toilette pour le pousser
1. Mme Taine était retournée à Vouziers après un court séjour
à Paris.
2. Mère de M. Edmond About.
5. L'ancien directeur de l'École normale.
4. M. Petitjean, depuis premier président de la Cour des
comptes, était le beau-frère de M. AdolpUf» Rezanson.
5. La thèse sur La Fontaine.
r.lO CORRESPONDANCE
dans le monde. Plaise à Dieu et à la Faculté qu'il ne se
casse pas le nez comme son frère aîné I — L'affaire de
M. Mignet* est tombée à l'eau : M. Mignet avait déjà
pris un autre honuTie. Du reste, c'était seulement
65 francs par mois et deux heures tous les jours.
Ma médecine m'amuse, ce grand monde vivant et
parisien me distrait, j'ai bonne santé et cela vaut cer-
tainement mieux que les boulettes de papier mâché et
les pommes cuites de Besançon.
Sophie me parle de deux acquéreurs pour la maison;
réfléchissez bien avant de venir ici : mon avenir est trop
incertain pour régler le vôtre. — A Juvisy, je suis accueilli
avec une extrême amitié^. Nous allons sortir, la matinée
est charmante : s'il ne faisait pas si froid, j'engagerais
Virginie à dessiner des paysages d'hiver. Les arbres nus
sont si élancés et de forme si légère, les horizons ouverts
sont si jolis sous la brume que j'aime autant la cam-
pagne qu'au printemps.
I
A LA MEME
Pnris, 28 décembre 1852
Bonne année, chère mère.... Je ne sais vraiment quoi
choisir pour faire le frère aîné; pourtant que les Ita-
liennes daignent accepter le Manzoni qu'elles ont semblé
désirer. Elles le liront ensemble. Je l'enveloppe avec
1. Il avait été question pour M. Taine d'un travail de secrétaire
cliez M. Mignet.
2. Par M. Alexandre Bezanson et sa femme.
RETOUR A TARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 517
deux ou trois romans que je t'engage à lire et relire
pendant les longues soirées d'hiver. Ce sont des détails
de mœurs et de passions en style simple, en bon fran-
çais, chose rare et qui fait toujours plaisir.
J'ai manqué de travailler avec M. Augustin Thierry.
L'affaire n'est pas désespérée, mais elle est remise.
Libert et son patron, M. Maury, me promettent de me
servir de ce côté si l'occasion revient. Mon futur bache-
lier s'est cassé le nez contre la version exigée, selon ma
prévision. 11 est probable qu'il reprendra des leçons; en
tous cas et par précaution je cherche un autre élève.
— Mes leçons chez Mme D... m'amusent. J'ai le plaisir
de lire haut de belles choses et d'inventer mes idées en
parlant. — Prévost n'aura pas sa place de répétiteur à
l'École polytechnique. — M. N..., que j'ai vu, approuve
fort mon séjour ici, et mon travail pour le doctorat et
l'Académie*. « Vous êtes à Paris, il ne faut plus le
quitter. )> Voilà mot à mot sa phrase. C'est bien là l'am-
bitieux qui me disait quand je redoublais ma rhéto-
rique : (( Vous faites ie premier pas, visez maintenant
un fauteuil à l'Académie. » Très joli, mais il ne suffit
pas de souhaiter pour avoir. Que de gens voudraient
un fauteuil et restent sur leurs jambes I
Sois parfaitement tranquille sur mon compte ; j'ai
une bonne santé, je ne m'ennuie pas, je suis beaucoup
plus heureux qu'à Poitiers et à Nevers, je ne sens plus
autour de moi commérages, calomnies, tracasseries, sur-
veillance; je n'ai pas pour entourage quarante imbé-
1. M. Taine s'était décidé à concourir pour Tite-Live.
318 CORRESPONDANCE
ciles qui s'aident do leur nombre pour être rebelles, et
de leur ignorance pour autoriser leur paresse. L'École de
médecine est charmante, son musée et ses préparations
font ma joie, et quand j'ai mal à la tête, j'ai à ma porte
le Luxembourg qui vaut le bois d'Un An^ ou toute
autre campagne de province. J'ai repris un peu ma
philosophie, je lis aux bibliothèques des livres sur la
folie et le sommeil, enfin je vis librement de l'esprit,
et je n'ai pas sur la tête la calotte de plomb que j'ai
portée l'an dernier.
J'ai revu M. Guizot; son fils^ m'a promis de venir me
voir: ce sera peut-être une relation, et la relation peut-
être tournera en liaison. Je le souhaite moins parce
qu'il est le fils de son père que parce qu'il est lui-même;
je le sais capable, instruit, hardi de caractère et
d'esprit.
Aucun événement dans ma vie si tranquille et si mo-
notone. Je suis allé deux fois au théâtre, j'ai entendu
Nornia aux Italiens. Mme Cruvelli fait admirablement
la phrase musicale, mais elle n'a pas cette pureté et
cette largeur de voix de Mme Alboni que Virginie a en-
tendue. Le petit Meizu' était très joli et j'aurais grand
plaisir à avoir chez moi le Christ de Remhrandt. Ce
Christ est le Christ des pauvres, des misérables accroupis
dans leur taudis, laid, sale comme eux, mais plein
d'une douleur et d'une tendresse infinies.
1. Aux environs de Vouziers.
2. M. Guillaume Guizot.
3. Copié par Mlle Virginie Taine.
1
RETOUR A TARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 7,}9
A MADEMOISELLE VIRGINIE TAINE
Paris, 14 janvier 1853
Ma chère enfant, la vie qu'on mène ici rend les lettres
rares; pardon, et si dorénavant je manque au jour fixé,
ne vous inquiétez pas.
J'ai une leçon à ma porte, de une heure trois quarts,
cinq fois par semaine, à 100 francs par mois. C'est une
maison particulière où il y a quatre élèves; M. Libert y
est aussi ; j'y fabrique un bachelier, etc. — Un ancien pro-
fesseur fonde le mois prochain près de l'École de méde-
cine une maison de baccalauréat; il m'offre un cours de
logique et de composition pour 100 francs par mois.
Enfin M. Polonceau, qui va peut-être mettre son fils
dans la maison où je vais, me demande pour lui trois
leçons par semaine. — Ouf! je serai obligé d'en refuser
une partie : tout est donc pour le mieux dans le meil-
leur des mondes.... Es-tu contente et sais-tu tout au
long mes affaires? — Imagine quelle masse de visites
j'ai dû faire! les jambes m'en font mal encore. On n'a
pas un moment; je rencontre partout d'anciens cama-
rades, etc. — J'ai causé longuement avec mon oncle :
il nous reproche de ne pas voir les choses en gens posi-
tifs et de ne pas savoir être heureux. Peut-être a-t-ii
raison, mais n'est pas heureux qui veut, et j'ai besoin
pour l'être d'étouffer la pensée de moi-même dans la
lecture et le travail.
Croirais-tu que les plus belles choses en fait d'art que
je voie ici, ce sont les rues de Paris? Ces longues rues,
520 CORRESPONDANCE
quand le soleil s'y lève, à travers les brouillards bleuâtres
qui les terminent, sont d'une beauté extraordinaire. —
Je comprends la poésie des vieilles cités llaraandes et
toute la lumière que les Hollandais ont répandue sur
les marchés et leurs échoppes. — Mon oncle dit vrai
quand il trouve du beau partout. Seulement il faut être
de bonne humeur pour le sentir, ou peintre, comme toi.
A MADEMOISELLE SOPHIE TAINE
Paris, ... janvier 1855
.... Jamais mon temps n'a été si fort occupé, je n'ai
pas un instant pour écrire à mes amis, et pourtant ma
vie n'a pas d'événements. Mes leçons, ma médecine,
mes thèses et mes recherches vont leur train, petit train
fort tranquille. Cela t'amusera-t-il beaucoup de savoir
que j'ai fait faire des vers français à mes élèves de
Bourbon* pour la Saint-Charlemagne, que je viens de
voir les artères du cerveau, que j'écris la 50^^ page de
ma thèse latine sur Platon. — Je suis allé dernièrement
voir les fous à la Salpêtrière. M. Baillai'ger, le médecin
en cluîf, est notre parent (par les Fournival). J'ai fait
quelques visites à Mme Seillière^ sans jamais la ren-
contrer seule; j'y ai diiié dimanche. — J'ai dîné aussi
chez M. Carré-Domailly mardi dernier, avec plusieurs
professeurs à Bourbon; il embouche toutes ses trom-
pettes pour faire mon éloge. — Enfin, dernière nouvelle,
1. A la pension Carré-Dcmailly.
2. Mme Ernest Seillière, née Guillaume, cousine de Mme Taine.
RETOUR A PARIS. — SOUTENA^XE DES THÈSES 321
le pauvre Sarcey n'est pas admis à l'École d'Athènes.
Tout le monde dit qu'il était un des premiers à l'exa-
men. Mais il eut le malheur, en causant à voix basse
avec un de ses voisins, de dire un mot qui faisait allu-
sion à une aventure ridicule d'un de ses juges. Celui-ci
l'entendit, et, dans la délibération, s'opposa formelle-
ment à ce qu'il fût reçu. Il retourne à Ghaumont, désolé,
ne sachant que devenir, mal avec son recteur, furieux
de toutes les classes et conférences dont il est chargé.
Pour vous donner une idée de l'état des études, ap-
prenez qu'au dernier trimestre le premier professeur
de physique de Bourbon a dû donner des notes sur
614 élèves. Ils sont accablés, dégoûtés, excédés, et
maudissent la galère.
Tu penses bien que parmi tant d'occupations et de
tracas, la musique est un peu négligée. J'en fais pourtant
tous les soirs, mais ce n'est plus étudier. Je ne puis pas
même aller au théâtre, j'espère dimanche pourtant aller
à la salle Sainte-Cécile, s'il y a un concert. Mais au fond,
je suis heureux, bien plus heureux que l'an dernier,
parce que ma vie a un aliment et que j'agis librement.
Sa Majesté l'Empereur et Roi est exactement pour moi
comme si elle n'était pas; et n'ayant plus sur le dos un
recteur et l'espionnage de la province, je suis gai et
content.
Je juge en enseignant que tu aurais besoin pour ton
histoire de faire des résumés. — Ainsi, à mesure que tu
rédiges tes anciennes notes, je te conseille de faire très en
abrégé de grands tableaux avec des chiffres, lettres indi-
H. TAIN'E. — COUnESrONDASCE. 21
5'22 CORRESPONDANCE
calrices, accolades et autres procédés sensibles de classi-
fication, d'écrire ainsi les principales dates et les grands
faits. Ce sera une sorte de cadre qui arrangera dans ta
tête toutes tes lectures et aidera ta mémoire. — Sais-tu
maintenant la grammaire italienne? Tu pourrais, pour
l'apprendre, prendre une phrase italienne que tu com-
prends et, à mesure que tu trouveras un nom ou un
verbe, décliner l'un et conjuguer l'autre. — Ce serait en
même temps une étude de mémoire et une étude de
raisonnement.
A SA MERE ET A SES SŒURS
Paris, 9 février 1855
.... La masse d'occupations que j'ai ici m'absorbe, et
je ne puis causer avec vous autant que je voudrais. En
ce moment je griffonne comme un chat, tant j'ai la maui
fatiguée; je viens de recopier ma thèse française, et j'en
ai rempli deux mains de papier; cet affreux gribouillage
m'étourdit, et il me semble que je n'ai plus dans la tête
que pages, lettres, lignes, ratures, etc.
J'ai pris une nouvelle leçon. Je dépense en moyenne
deux heures par jour à ce métier qui ne m'ennuie pas,
et je gagne environ 200 francs par mois ; cela vaut une
place en province. Je ne sais pas au reste pourquoi diable
j(^ donne deux heures par jour. Une heure suffirait à
mes besoins. Aucun moyen de dépenser son argent :
quelques spectacles, deux ou trois concerts ne coûtent
pas grand'chose ; pour dépenser, il faut sortir, employer
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 523
son temps, et je n'ai pas le temps. Je vais accumuler
pour le roi de Prusse ; quand je dînerais à trente sous
au lieu de vingt, en serais-je plus heureux? Cela m'est
si parfaitement indifférent que je n'y ai jamais songé.
La seule chose que je désire, c'est d'élre déharrassé du
doctorat et autres niaiseries universitaires, de recevoir
par décret le bonnet et autres friperies officielles, et
de rentrer dans la philosophie et la médecine que j'oublie
depuis quelque temps" par force, et vers lesquelles mon
cœur s'élance avec concupiscence. Je n'ai jamais, au
reste, été si heureux. N'ayant pas le temps de réfléchir
sur moi-même, je n'ai pas le temps de broyer du noir,
de penser à l'avenir ou au passé, de me demander ce
que je deviendrai. Je suis actif, et il faut agir, et rien
qu'agir pour être content.
J'ai parmi mes élèves une jeune fille à qui je fais
lire Don Quichotte, Augustin Thierry, et les lettres de
Racine à son fils. Je lui ai commenté Corneille et Racine
que tu devrais bien étudier, ma chère Sophie ; et je vais
lui distiller en leçons ma thèse sur La Fontaine. Parle-
moi aussi de tes lectures, de tes études. Dis-moi si tu
fais les résumés en tableaux dont je t'ai parlé.
Ma chère Ninette, j'ai découvert que j'avais été un
imbécile pendant tout mon séjour à Paris, j'ignorais
l'hôtel des Jeûneurs; il y a là des expositions fréquentes
de tableaux pour les ventes. J'ai vu la galerie de la
duchesse d'Orléans, et les tableaux de la révolution
romantique, la Balaille des Cimbres, de Decamps, Fran-
çoise (le Rimini, de Scheffer, le Meurtre de Vévêque de
524 CORRESPONDANCE;
Liège, de Delacroix, etc. Cela confirme ce que nous avait
enseigné le Salon. Les modernes sont moins peintres
que les anciens, mais plus poètes en peinture, plus phi-
losophes, plus saisissants. La bataille dcsCimbres est cent
fois plus terrible que celle de Salvator (qui inclinait déjà
au romantisme). Imaginez-vous une plaine immense, à
perte de vue, avec des nuages cuivrés ou couleur d'airain
qui s'enfoncent à l'infini, d'immenses rochers qui la
parsèment, une sorte de gorge sur le devant, qui aboutit
au fleuve. La masse des femmes, des enfants sur les
chariots barbares s'entasse, s'étouffe dans la gorge;
les bras tendus, les cheveux épars, ils se précipitent
dans le fleuve, séparés de leurs guerriers qui gisent en
tas, ou fuient vers le fond. Au milieu et au second plan,
les lignes régulières des massives légions romaines, la
pique en avant, en nombre énorme.... On voit Marins
à cheval, avec ces traits durs et terribles de l'histoire,
vêtu de pourpre, et faisant signe pour qu'on fonce sur
la horde qui roule dans le gouffre. Alors, plus loin et à
l'infini, au dernier plan, se déroule une cohue gigan-
tesque, un peuple entier fuyant et égorgé, un pôle-
méle obscur et monstrueux de poussière, d'hommes,
de chars, tournoyant à travers les roches; une masse
épaisse, vivante, engouflVée et s'écrasant elle-même, de
figures et de vêtements sauvages, une nation de bétes
farouches du Nord rugissantes et sanglantes, tout cela
indistinct comme un seul corps qui se roule et se toid
fit s'agite d'un mouvement intérieur, enfin oOOOOO hom-
mes dans quatre pieds cariés. Jamais je n'ai vu chose si
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THESES 325
grande. Je ne sais pas comment j'ai pu voir, on s'élouf-
fait.
J'élais allé pour voir, sinon le mariage de Sa Majesté au
moins la cathédrale le lendemain, j'ai trouvé une queue
d'environ trois quarts de lieue : il était une heure, on
m'a dit que j'entrerais peut-être vers cinq heures, et que
les portes fermaient à cinq heures; j'ai mis mes mains
dans mes poches et je suis retourné rue des Jeûneurs.
Procurez-vous donc les livraisons de ÏOncle Tom.
J'en ai lu vingt pages et, d'après ce qu'on m'en a dit, je
suis sûr que cela vous fera plaisir, à ma mère surtout.
AUX MEMES
Paris, 19 février 1853
J'ai fini mes thèses; M. Petitjean va parler à M. Saint-
Marc-Girardin qui, j'espère, sera mon correcteur. — J'ai
été voir une opération chirurgicale. — Le reste comme
à l'ordinaire; le pot-au-fau hoiU toujours, doucement et
sans trop d'ennui. Depuis hier je me dorlote, je lis, je
fume, je jouis de l'idée que mes thèses sont unies; mais
la grande misère est d'allumer du feu. 11 le faut hien,
on gèle; mais cela noircit les doigts, il faut soufller,
c'est le diahle.... j'interromps ma lettre de cin] mi-
nutes en cinq minutes pour travailler du soufllet et des
pincettes.... Grâce à Dieu et à saint Éloi je crois que
j'ai partie gagnée. Je vous dirai à la fin de ma lettre si
j'ai réussi....
526 CORRESPONDANCE
.... Mais, ma chère Virginie, si tu veux causer de
Bernardin^ qui t'en empêche? mets sur une petite note,
en lisant, tout ce qui te semble singulier, et bavardons
sur le papier comme nous le ferions au coin du feu. Il
est donc bien imbécile, ce pauvre homme? Tu le connais
mieux que moi maintenant. Tout ce que j'en sais, c'est
que sa physique et sa physiologie sont confites en Dieu
et que le Dieu-maçon et tournebroche joue un rôle un
peu plat dans toutes ses explications. Mais j'ignore ses
idées morales et je sais que j'ai trouvé beaucoup de
choses ingénieuses, et, sous la sensiblerie du siècle, un
bon et noble cœur. — Tu as, ce me semble, d'autres
choses encore à lire : Robertson (Histoire de V Amé-
rique) est très utile; méthodique, raisonnable, modéré,
instruit, consciencieux; ni artiste, ni politique, ni phi-
losophe, mais le reste est excellent. C'est bien le frère
de Walter Scott et l'historien de toute cette École écos-
saise qui ne fera jamais, en mettant tous ses auteurs les
uns au bout des autres, la moitié d'un Lord Byron. —
Gibbon est plus sceptique et un peu francisé, mais il
a les mêmes mérites. J'aimerais aussi te voir jeter les
yeux sur Froissart et m'écrire sur tout cela.
Je vois dans ta lettre un mot souligné : Insignifiante.
Puisque tu me demandes mon avis sur ton style épisto-
laire, je vais te le dire. Le mieux à ce sujet est de
n'avoir pas d'avis à donner, parce que le vrai style
d'une lettre est d'écrire ce qui vient, comme on le
1. Bernardin de Saint-i^ierre.
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 527
pense, sans s'inquiéter de le dire bien ou mal. Pour le
vôtre, je dirais plutôt qu'il mérite le reproche contraire
à celui du mot souligné. Il me semble quelquefois voir
plutôt la main d'un homme que d'une femme et quel-
ques personnes le trouveraient peut-être un peu trop
expressif, parce qu'il est convenu qu'une jeune fille doit
avoir des manières de sensitive et une âme de soie et
de satin. Il est probable que cette franchise un peu vive
et un peu originale de langage a frappé votre oncle et
vous a valu le jugement favorable et les quelques res-
trictions que vous savez. Ma pauvre amie, qui crois
n'avoir montré aucun bout d'oreille, sois sûre qu'on en
laisse toujours passer. Une phrase est une révélation.
En voici une de ta lettre : « Il faut te forcera t'amuser;
c'est un travail comme un autre. Enfin il faut se con-
server jeune le plus longtemps possible )). — Trois ou
quatre mots comme ceux-là tranchent sur le ton ordi-
naire à notre âge. Mais tant pis. L'affaire est d'être le
moins bête, le moins ennuyeux, le moins ennuyé pos-
sible. — Il faut prendre garde à l'opinion, mais ne pas
se mettre à la torture pour elle.
Mon feu va! 0 gloire et victoire!
A SA MERE
Paris, 17 mars 1853
Ma thèse latine* m'est rendue avec un permis d'im-
primer. M. Saint-Marc -G irardin a la française et me
1. De personis Plalonicis.
528 CORRESPONDANCE
promet de m'en rendre compte avant la fm du mois. —
Rien d'intéressant nulle part; je donne pacifiquement
mes leçons. Je vais aux bibliothèques, je travaille le
soir chez moi, je m'ennuie parfois quand j'ai mal à la
tête. J'ai été cinq ou six fois au théâtre' depuis six
mois; tout est donc passable si tout n'est pas bien. Je
vois quelquefois l'avenir en noir, mais une tasse de
café ou une petite trouvaille médicale ou philosophique
le rassérènent. Somme toute, je suis plus heureux que
l'an dernier. — Au fond, le grand mal de la vie est
l'ennui; quand on l'échange contre des occupations
sérieuses, et sans chagrins, on a tout gagné. Peut-être
même, quand on a un talent certain, est-ce un tort de
sortir des voies communes; le coin du feu est le meil-
leur siège, et, si j'avais en ce moment devant moi une
place universitaire supportable, même en province, je
l'aimerais mieux que ma vie de chevalier errant. Celle-ci
sera cependant la plus heureuse si vous venez habiter
ici. Qui sait l'avenir? Et quels singuliers changements
peuvent se faire! Je ne compte plus sur mes combi-
naisons. Le hasard fait plus que le calcul et si je réussis
un jour ce sera peut-être parce que je serai sorti de
l'Université.
Probablement la semaine prochaine j'irai à une con-
sultation de magnétisme^. — Hier, en soirée chez
Mme Seillière, nous nous sommes amusés deux heures
i. Billet à Edouard de Suckau (1853) : « Rends-toi libre ce soir
pour venir voir Advienne Lecouvreur avec Racbcl. Je l'ai vue, c'est
admirable. Nous bavarderons à la queue. »
'2. Chez Alexis, voir p. 350, note.
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 7)29
durant à ne pas faire tourner des tables et des cha-
peaux; mon scepticisme a gâté toutes les expériences.
A EDOUARD DE SUCKAU
Paris, 11 avril 1855
Mon cher Edouard, que fais-tu? J'ai sur le cœur ton
histoire^; t'es-tu mis à étudier quelque chose pour
l'oublier? Mon pauvre ami, nous sommes deux tomes
du. même ouvrage; j'ai eu de plus que toi le malheur
d'avoir fait en vain une thèse latine, et il faut pour te
consoler que tu trouves comme moi une thèse littéraire.
Et encore que de chicanes, d'ennuis! M. Saint-Marc-
Girardin m'a fait ôter la comparaison du Lion et de
Louis XIV , les Amourettes de La Fontaine, etc. 11 tolère,
mais tolère seulement la partie philosophique.
Enfin c'est un homme poli, spirituel, et il y a quelque
plaisir à être griffé par lui. Mais M. Le Clerc! Conseils
contraires à ceux de M. Saint-Marc-Girardin. Le cha-
pitre des portraits est d'un ton trop léger, supprimez la
moitié de vos citations enchâssées, etc. Le mot grivois
n'est pas français. Prenez garde de scandaliser les
enfants et les demoiselles qui lisent La Fontaine, etc. —
J'essaie de corriger et je gâche. Le texte français ne
m'est pas encore rendu, je ne sais quand viendra
l'impression, en attendant je suis lardé de coups
1. M. de Suckau avait dû renoncer à présenter à la Sorbonne
une thèse philosophique sur la Liberté.
530 CORRESPONDANCE
d'épingles. De plus il faut être modeste, humble, docile,
obséquieux, flatteur, quand au fond du cœur on envoie
les gens au diable. Prie Dieu pour moi, comme je le
prie pour toi.
Cher Ed., il faut nous enfoncer dans notre science et
mettre le moins possible le nez à la fenêtre. Je lis Gall,
et je réfléchis sur les caractères. Quelles sont leurs
causes, et les causes des passions? Spinoza a montré
que ce sont les idées; alors pourquoi certaines gens
ont-ils une prédisposition à nourrir exclusivement une
série d'idées, par exemple l'avare à considérer dans les
choses le gain, l'homme bon à songer en tout au
bonheur des autres, etc.? Faut-il croire aux types?
Qu'est-ce que nos analyses nous disent là-dessus?
Qu'est-ce que tu dis toi-même? Je n'ai guère le temps
d'y travailler; les heures passent trop vite. De la lan-
gueur, de l'ennui, puis des bouffées de passion et de
volonté, voilà ma vie, notre vie, je crois. Tu vas voir,
heureux homme, le premier sourire du printemps, et
je vais jouir du plâtre chauffé, et des rues poudreuses
de notre bien-aimé Paris. Réfléchis à ma demande, et
tâche de trouver quatre jours aux vacances pour aller
avec nous faire le lézard à Fontainebleau.
As-tu vérifié si la dame, ton hôtesse, était à sa toi-
lette au moment indiqué par Alexis*?
Je suis décidé pour Tite-Live, j'ai commencé à le lire
1. Alexis était un célèbre somnambule que M. Taine avait été
voir. M. de Suckau dit, dans sa réponse, que le fait mentionné
est exact.
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES .T)!
aujourd'hui; il faillira que je parcoure une série
d'horreurs allemandes, et que je m'aveugle sous ce
poudreux pédantisme. Enfin, puisque je suis un out-lawy
il faut bien que j'accepte les bénéfices de mon métier.
Ce Tite-Live n'est guère amusant; c'est un phraseur,
qui ne cherche ni le vrai, ni la vie, mais qui est mora-
liste et orateur. Il va falloir le louer plus qu'il ne le
mérite. Toujours se contraindre! Quel divin mot que
celui-ci : « La parole a été donnée à l'homme pour
cacher sa pensée ! »
Encore a-t-on l'air casseur de vitres. M. Le Clerc m'a
fait entendre que je passais pour révolté, et son rire
académique m'a fait l'honneur de s'exercer sur mes
aventures. Je suis en négociations pour avoir le droit de
dédier ma thèse à M. Vacherot.
On ne peut être reconnaissant qu'avec patente. Au
diable la vie, et vivent les amis! Mon bon Ed., une ré-
ponse et un bon serrement de main.
AU MEME
Paris, 25 avril 1853
Mon cher Edouard,
Voici, ce me semble, un beau sujet de thèse et phi-
losophique. Il faudrait demander auparavant à la
Faculté si elle permettrait de le traiter d'une manière
purement historique.
La Physique (C Aristole.
332 CORRESPONDANCE
Le livre n'est pas traduit en français'. Personne n'y
a touché, sauf quelques mots de Ravaisson. Je l'ai lu à
l'École; il est magnifique, c'est une simple généralisa-
tion de l'expérience, avec interprétation des généralisa-
tions. Une simple exposition tendant à le rendre clair.
C'est un service rendu à la science, sans danger pour ces
messieurs.
Si cela te plaît, écris-m'en, je leur en parlerai.
Cela sera plus amusant qu'une insipide analyse de
quelque imbécile inconnu du Moyen âge, ou une thèse
sur Florian. Tu restes dans le cercle de tes études et tu
combats avec toutes tes forces. Et surtout c'est nouveau.
On imprime mon bouquin. Que de courses, visites à
M. Le Clerc, corrections! Enfin j'approche du port,
j'espère. Demain on doit m'apporter les premières
épreuves. Je suis si cliargé d'occupations, que je ne sais
si j'aurai le temps de t'emplir ces trois pages. Ma mère
est encore à Paris, j'ai fait plusieurs voyages avec elle
à Poissy; je suis intermédiaire dans une affaire délicate
et importante"^; je passe mes soirées avec elle; le reste
est pris par mes leçons et mes cours.
On m'a [fait] sentir indirectement que je ne devais
pas dédier ma thèse à M. Vacherot. En conséquence je
ne la dédie à personne, et je lui en ferai l'hommage de
vive voix, puisque cela est impossible autrement. J'ai
appris bien des choses dans mes entretiens avec M. Le
1. La traduction de M. Barthélémy Saint-IIilaire n'a paru qu'en
1802.
2. Le mariaprc de sa sœur ainée.
Va
1
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 333
Clerc. Je passe dans rUniversité « pour un esprit ingou-
vernable, qui se perdra, quelques conseils qu'on lui
donne ». En somme je suis à la tète de la plus mon-
- slrueuse réputation qu'on puisse avoir. Quelqu'un de
haut placé, dont on ne m'a pas dit le nom, s'est même
étonné de ce qu'on m'eût envoyé à Besançon; il me
croyait en sixième dans un communal. Ce qui fait que
certainement je resterai à Paris l'an prochain. Tout
cela vient de l'École. Outre les notes qu'on nous a
lues, il y a eu les notes secrètes; et je porte la peine
de nos conversations. Mon bon Ed., ta douceur t'a sauvé;
tu peux avoir maintenant quelques libertés sans qu'on
en prenne ombrage. Pour moi, j'aurai beau être inof-
fensif désormais, la prévention est acquise et je suis
proscrit. — La liberté sur la montagne.
Edmond quitte la Grèce, part en mai, passe trois
mois à Rome e! revient ici en novembre. Il dit
qu'Athènes est une petite ville de province à cancans et
dévotion et qu'il en a déjà trop. Nous allons courir le
cachet ensemble.
J'achève Gall; et je t'assure que cela remue bien des
idées. C'est la négation de la théorie de Spinoza sur les
Passions. Mais je ne philosophe qu'à bâtons rompus, en
courant à mes leçons. Tranquillement enfoncé dans les
loisirs du professorat, tu psychologises. Va de l'avant,
mon cher bonhomme, et au diable les Inquisiteurs qui
nous ont brûlés tous les deux. Nous ressusciterons, je te
le jure. En ce moment je te serre bien affectueusement
la main dans notre commun tombeau.
354 CORRESPONDANCE
AU MÊME
Paris, 31 mai 1853
Cher Ed. Je suis docteur. Six heures de discussion,
une charge à fond de M. Wallon sur le paganisme de
ma thèse latine. Personne n'a parlé du panthéisme de
la française. On m'a fort tracassé sur le plan; et sur-
tout sur les caractères d'hommes qu'on m'a accusé de
construire arbitrairement. M. Garnier a beaucoup atta-
qué l'Être, l'action, l'unité, la variété, a fait allusion
à ta thèse, etc. J'ai battu en retraite sur la philoso-
phie; j'ai été grave comme un chat qui boit du vinaigre,
à ce point que M. Vacherot trouve que je n'ai pas porté
assez haut ni assez franchement le drapeau de la philo-
sophie. — Du reste tout s'est passé convenablement et
j'en suis hors. Restent les visites de remerciements. Je
fais mon Tite-Live, etc.
Plus j'y réfléchis et plus je pense aux Wallons et
autres catholiques de Sorbonne, plus je tremble que tu
ne te noies dans les sources du Nil. Pielis Marc-Aurèle,
je t'en prie, et aie le prix de morale à l'Académie. Tu
as cent chances, puisque personne n'en fait, et que les
livres couronnés sont une Psychologie, une Histoire de
la littérature, un Traité sur Bodin, etc. Ce sera d'une
[)icrre deux coups.
Prévost m'a assisté dans le suprême passage. On
avait autorisé l'Ecole à y venir. Enfin tous mes amis
ont embelli la cérémonie. Cher Ed., j'ai regretté autant
que toi la nécessité de la classe de Bourges. Au fond,
UETOUIl A l'A aïs. — SOUTENANCE DES THÈSES 355
mon bonliomme, lu aurais fait une fameuse corvée.
Quel dégoût que d'assister six heures durant à des coups
d'épingles. Point de moyen d'élever la discussion. Je l'au-
rais pu avec M. Havet, mais c'était me perdre. Enfin j'ai
passé les Fourches Caudines. A loi maintenant, et vile.
Cela le fera revenir à Paris, ou t'enverra dans une
Faculté. Moi je reste out-law.
A SA MERE
Paris, 51 mai 1853
Chère mère, je suis docteur après une discussion de
six heures, à l'unanimité. Mes amis sont contents de
ma thèse et les critiques de ces messieurs étaient
emmiellées de compliments. Mon oncle était là S avec
la plupart de mes anciens maîtres. Il me reste à faire
des visites de remerciements, etc. L'impression a coûté
577 francs, j'en vendrai peut-être pour une centaine de
francs^ et présentement je gagne assez d'argent.
Voilà la dernière épine hors de mon pied. Il faut
maintenant que j'aie un prix d'Académie. J'y travaille
ferme. J'espère avoir fini pour les vacances et alors
pousser vigoureusement mon grand bouquin philoso-
phique, que j'abandonne temporairement. Ma vie est
très occupée, mes leçons d'abord, puis mes cours ^, mes
visites, etc. L'excellent est que tout cela m'empêche de
1. M. Adolphe Bczanson.
2. L'ûlilioii fut enlevée en quelques semaines.
3. Voir p. 520.
536 CORRESPONDANCE
m'enniiyer. L'ennuyeux est que je pourrai à peine rester
quelques jours avec vous, lorsque, le mois prochain,
viendra le grand jour ^
Il y a trois ou quatre belles choses à l'Exposition : je
vous servirai de guide.
A M. HATZFELD
Paris, 10 juin 1833
Comment se porte Shakespeare, et que dites-vous des
Poitevins ^ ? Vous devez commencer à goûter la vie de
province, qu'en dites-vous? Je ne sais à Poitiers qu'une
ressource, ce sont les bains. Deux mots, je vous prie,
pour me dire comment vous vous trouvez de votre nou-
velle vie, et que vous vous souvenez de moi.
J'ui fait le saut périlleux, et me voilà docteur. Vous
m'avez promis vos critiques et vos conseils ; ne m'épar-
gnez ni les uns, ni les autres. Soyez débiteur fidèle,
comme je suis créancier exigeant.
Vous verrez dans les deux livres une méthode litté-
raire que depuis longtemps j'enseigne, et des traces
d'une philosophie qui diffère de la vôtre; mais vous
l'excuserez un peu, j'espère, en rencontrant par tout
l'ouvrage des souvenirs de vos conférences. J'ai passé
i. Le mariage de Mlle Virginie Taine avec le docteur Hippolyte
I.etorsay.
2. M. Hat/fcld avait été nommé professeur de littérature étran-
gère à la l'acuité de Poitiers.
RETOUR A PARIS. — SOUTENANXE DES THESES 357
par bien des mains, mais mon premier maître a laissé
sa marque dans ma pensée et dans mes écrits.
Je vous fais là sans doute un mauvais compliment,
quand j'ai à vous remercier de tant de choses, et entre
autres de la leçon que vous m'avez procurée. Elle est
utile, sinon amusante, et la grammaire fournit le pot-au-
feu de la philosophie. Du moins, j'espère que vous êtes
plus heureux que moi; vous enseignez la philosophie de
la littérature, et je fais faire des thèmes grecs.
Croyez, mon cher Monsieur, à l'amitié sincère de votre
tout dévoué.
A M. F. GQÎZOT
Paris, 14 juin 1855
Monsieur,
On me dit à la Sorbonne qu'un docteur a le droit
d'envoyer ses thèses à un professeur honoraire de la
Faculté; mais j'ai bien d'autres raisons pour vous prier
d'agréer les miennes. Gornelis ^ vous a raconté sans
doute ce que vous avez fait pour moi et pour tant
d'autres jeunes gens. Enfermés au collège, et tâtonnant
parmi les thèmes latins, les grammaires grecques, les
tables de chronologies et de généalogies historiques,
nous avons vu pour la première fois la lumière à travers
vos livres, et, grâce à vous, nous sommes entrés dans le
monde moral, guidés par la méthode exacte des sciences.
Le livre que je vous offre est un effort vers ces idées et
1. M. Cornelis de AVitt, gendre de M. Guizot.
H. TAIXE. CORIIESPONDANCE* 22
338 CORRESPONDANCE
un essai de celte méthode, malheureux peut-être, mais
qui témoigne, je l'espère, du désir de penser. Vous
avez encouragé ce désir, lorsqu'à mon triste début dans
l'Université vous m'avez tendu la main* avec une
obligeance si bienveillante. Croyez, Monsieur, que je me
souviens de ce service et de l'autre, et que j'exprime
des sentiments anciens quand je vous parle du respect
et de la gratitude avec lesquels je suis votre obéissant
serviteur.
RÉPONSE DE M. GUIZOT
Yal Richer, 14 juin
J'ai voulu vous lire avant de vous répondre, Monsieur, et
je vous ai lu, votre thèse française du moins, avec un vrai
et vif plaisir. C'est de la très bonne littérature, ni routi-
nière, ni excentrique; les idées abondent et elles se pré-
sentent sous une forme vivante et agréable. Vous avez beau-
coup puisé dans la philosophie; vous venez de là; cela se
voit. La Fontaine n'y était pas entré aussi avant que vous,
et j'ai été souvent frappé, en vous lisant, de l'extrême dif-
férence de point de départ et de point de vue entre vous et
votre auteur. Vous en avez d'autant plus de mérite à être
pour lui un si intelligent interprète. Je sais que la discus-
sion de votre thèse en a valu la rédaction. Je vous en fais
mon compliment. Je suis très touché des sentiments que
vous m'exprimez et je vous prie de croire à tous les miens.
GuiZOT.
Je liiai votre thèse latine.
1. Voir p. 133 et 142.
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 339
A SA MÈRE
Pai-is. juin 1853
Je suis accablé de courses, visites; ajoutez tant de
leçons, l'obligation d'aller aux bibliothèques pour mon
Tite-Live, de remercier mes examinateurs, mes amis et
professeurs, etc., qui ont assisté à ma thèse. J'ai écrit
une multitude de lettres à M. Guizot, etc.... Un de mes
juges' qui connaît beaucoup Déranger, m'a demandé ma
thèse pour lui, j'y ai joint une lettre que je vous copie ici
pour vous donner une idée de mes progrès dans le genre
sei'pentin. Probablement il y aura un mot sur moi dans
les Débats; j'aurai, je crois, jeudi, un arlicle dans les
deux journaux de Y Instruction Publique.
Mon livre m'a mis en relation avec une foule de per-
sonnes, il a fallu en offrir un exemplaire à MM. Cousin
et Yillemain. Tout le monde me donne des espérances
pour l'avenir. Si j'ai le prix pour Tite-Live, ma disgrâce
aura été fructueuse. Enfin tout va bien. Voici mon
épître à Déranger :
Monsieur,
C'est pour un étudiant du quartier latin une grande
hardiesse d'offrir à Déranger La Fontaine. Mais M. Arnould
m'encourage et me dit que, quelle que soit la main qui
les présente, les grands parents sont toujours bien reçus.
Recevez donc un de vos ancêtres. Il a été naturel et
poète, au temps de Doileau et des gens solennels. 11 a
1. M. Arnould.
3i0 CORRESPONDANCE
fondé un genre auquel nul n'osera toucher après lui ; il
a loué en toute occasion la liberté, et, s'il n'a pas senti
le roussi, ce n'est pas sa faute. Vous voyez bien, Monsieur,
qu'il est de votre famille. J'ai philosophé sur son compte,
peut-être à ses dépens, et, à côté de ce charmant esprit,
mes syllogismes auront une mine bien rébarbative;
mais en qui trouveront-ils plus d'indulgence qu'en celui
dont les refrains sont des théories et qui a donné à la
philosophie les ailes de la chanson?
RÉPONSE DE BÉRANGER
21 juin 1853
Je ne me figurais pas, Monsieur, qu'une thèse fût chose
aussi divertissante et qui pût être d'un si grand intérêt
pour des ignorants de ma sorte. J'ai bien changé d'idée
depuis que j'ai lu l'exemplaire de la vôtre, que vous avez eu
la bonté de m'envoyer par mon ami M. Arnould. Non seule-
ment. Monsieur, vous avez changé mon opinion sur les
thèses, mais même celle que je m'étais faite de messieurs
vos juges. Ces gloires de la Pédagogie m'apparaissaient
comme de grands fantômes, éternellement graves, qui se
mettaient à l'amende entre eux, quand un sourire venait
effleurer leurs lèvres. Ce que c'est que l'ignorance ! Je parle
de la mienne, bien entendu. A combien d'amendes les avez-
vous exposés. Monsieur, en leur étalant avec tant de science
réelie et d'ingénieux esprit toutes les beautés de notre
poète le plus parfait !
Vous avez fait un beau travail sur la langue, dont nos
académiques {sic) ne peuvent tous s'arranger; en général,
ils aiment mieux la resserrer que l'étendre, il y a toujours
assez de place pour leurs idées.
Votre œuvre n'en est que plus méi'iloire et j'en suis d'au-
RETOUR A PARIS. — SOUTENANCE DES THÈSES 3 il
tant plus lier que vous ayez daigné penser à moi dans la
distribution de vos exemplaires. Recevez-en mes remercie-
ments; je vous dois le commentaire de mon Bréviaire.
Agréez, Monsieur, l'assurance de ma bien cordiale consi-
dération.
Votre tout dévoué serviteur.
BÉr.ANGEa.
A EDOUARD DE SUCKAU
Paris, 18 juin 1853
Mon cher Ed. Je t'écris deux mots en courant, je vais
partir dans quelques jours pour les Ardennes, et j'ai
aujourd'hui des courses, visites, achats, qui vont me
tenir tout l'après-midi sous le soleil parisien.
Je suis tout à fait de ton avis pour ce qui est de faire
une simple exposition historique, sans jugement dogma-
tique. Mais je ne te conseille pas de faire une exposition
de la morale stoïque en général \ pas même de celle
qui est commune à Arrien, Épictète, Marc-Aurèle,
parce que :
1^ C'est fait (Ravaisson, Vacherot, etc.).
12'' C'est très philosophique, très dangereux, on exigera
de toi que tu juges.
3° Ce ne sera pas assez amusant. 11 faut à tout prix
aujourd'hui s'envelopper d'une peau littéraire.
Mon conseil est que tu fasses une étude à la Sainte-Beuve
(avec philosophie et Edwardisme, bien entendu), sur
1. Comme sujet de thèse. La thèse de M. de Suckau est en cflet
sur Marc-Auréle.
342 CORRESPONDANCE
Marc-Aurèle lui-même, sur l'individu. Il n'y a que deux
choses agréables à faire, mon cher : les monographies,
l'étude des caractères, de la vie, le détail d'une âme, ce
qui [Gat| de l'art; et la haute philosophie, les généra-
lités dont les bras sont grands comme le monde. Les
choses moyennes manquent de grandeur ou d'intérêt.
Tu peux faire de Marc-Aurèle un livre charmant, qui
sera lu, qui fera des honnêtes gens, des païens (c'est la
même chose), des philosophes (encore la même chose).
Tu séduiras des gens du monde, des historiens, tu
pourras avoir un prix d'Académie. Un exposé de la mo-
rale stoïque en général, même avec des caractères
transcrits d'Arrien, ne plaira qu'aux rats de grenier
comme moi. Ces caractères-là sont, comme ceux de
La Bruyère, des satires morales, sous forme de portraits
trop généraux pour être vrais et vivants. Marc-Aurèle,
à demi découragé, triste, sceptique, écrivant dans sa
tente chez les Quades, au bord d'un fleuve de Germanie,
ou parmi les orgies de Home, sentant le craquement
des choses, avec Commode pour fils, le pourceau Verus
pour frère, une prostituée pour femme, Avidius Cassius,
un traître, pour ami, est un Jésus-Christ païen. Ajoute
comme précédents un bout d'introduction sur Thraséas,
llelvidius, et à la fin les jurisconsultes et Julien. Tu as
le droit de traiter tout cela en raccourci et d'être
ému, de prêcher les bonnes doctrines, sans avoir l'air
d'être dogmatique, etc.
11 paraît que tu travailles comme César combattait.
Gagne de l'argent; nous disséquerons ensemble l'an
RETOUR A PARIS. — SOUTEÎNAINCE DES THÈSES. 343
prochain l'homme moral et l'homme physique. Je lis
Dezobry pour voir le paysage de ma chose d'Académie *.
Je vais aborder Machiavel.
Tu m'apporteras ton discours de distribution. Je te
conseille d'y faire de l'esprit, n'y pouvant faire autre
chose; cette monnaie-là, en France, a toujours cours.
Je suis à sec de thèses. Albert ^ m'a écrit pour m'en
demander, je n'ai pas encore répondu.
1. Tite-Livc.
2. M. Paul Albert.
f
APPENDICES
*■
1
NOTES DE PHILOSOPHIE*
[Août 1849)
Plan de ce travail.
(( Nous ne faisons ici rien de plus ni rien de moins qu'une
géométrie métaphysique.
Nous considérons d'abord les lois de la Pensée. Nous po-
sons ensuite certains concepts de la Pensée. Rapprochant
ces lois et ces concepts, nous faisons voir quelles déductions
en suivent nécessairement. Car les lois de la Pensée ne sont
rien autre chose que les modes d'action généraux et néces-
saires de la Pensée. De sorte que sachant comment la Pensée
agit, et supposant qu'elle agit, si nous appliquons cette action
déterminée aux concepts dont nous avons parlé, nous sau-
rons ce que la Pensée en tirera nécessairement.
Notre travail se réduit donc à ceci : supposant l'existence
d'une Pensée ou Raison agissante, déterminer quelles seront
les ditîérentes affirmations qu'elle posera successivement.
Ces afOrmations sont ce qu'on appelle des vérités absolues.
On voit qu'il n'y a ici nulle part faite à l'expérience.
Nous nous tenons uniquement dans la région de la raison
pure. Nous prenons, non une raison individuelle, mais
la raison idéale et en soi. Nous ne partons pas d'un fait dé-
terminé et particulier. Nous ne posons que les dilTérentes
afiîrmations et les différents concepts de cette raison idéale,
1. Voir p. 115.
3^8 CORRESPONDANCE
lesquels suivent de sa nature. Ainsi fait le géomètre qui
pose l'étendue idéale et des figures idéales, et montre en-
suite les conséquences de ces concepts idéaux. Nous ne ferons
pas un seul pas hors de la région des idées.
Remarquez que ces lois de la raison, nous les trouvons
aussi à priori. Car nous les tirons du concept de la Pensée
considérée en soi. En d'autres termes, nous disons que con-
cevoir la Pensée, c'est concevoir qu'elle a telles et telles lois,
c'est-à-dire tels et tels modes d'action. La raison, se conce-
vant elle-même, nous donne ses propres lois.
Ce n'est donc pas un Moi qui écrit ce travail, c'est la
Pensée.
Il suit de tout ceci que toutes les vérités que nous pose-
rons ici seront non seulement des vérités de fait, mais des
vérités nécessaires, et que les existences que nous affirme-
rons, non seulement existent, mais encore ne peuvent pas
ne pas exister.
Car on appelle chose nécessaire, ce que la Raison ne peut
pas ne pas concevoir*. »
PREMIÈRE PARTIE
Axiome. Afjir, pour la raison, cest affirmer; en craiUres
termes, poser.
Observation. Quand je parle de la raison et de ses actes,
je n'entends pas ces conceptions incomplètes et obscures
qui sont dans fesprit de la plupart des hommes. J'entends
les idées claires et complètes. De sorte que si le vulgaire
nie mon axiome, tous les philosophes l'admettront.
•
1, Note de novenil)re 1850 . « Ceci est de l'Idéalisme pur, je
n'avais pas encore fait la distinction entre percevoir et concevoir, p
APrErsDlCES 549
Propositions*.
« 1. La Raison, à son premier acte, pose Texistence de
quelque chose.
2. Ce quelque chose est la substance.
3. La Raison conçoit la substance comme constituée par
une infinité d'attributs.
4. La Raison ne peut concevoir deux choses absolument
identiques.
5. La substance se manifeste par un nombre de manifes-
tations aussi grand que le comporte la loi des coexistences;
en d'autres termes, en un nombre de manifestations aussi
grand qu'on peut concevoir en elle de manifestations diverses
et capables d'être distinguées.
(5. 11 n'y a qu'une substance.
7. Les actes ne sont autre chose que les attributs eux-
mêmes posés comme existants, soit en totalité, soit en partie.
8. Rien n'existe, excepté la substance déjà posée, ses
attributs et ses actes.
9. Rien n'existe (excepté la substance) qui ne soit conçu
comme existant dans la substance.
10. La Raison ne peut concevoir dans la substance que
deux manifestations diverses, ou, en d'autres termes, ca-
pables d'être distinguées.
Ces deux manifestations sont :
Dieu ou la substance, en tant qu'elle se manifeste par
un acte immédiat.
Le monde ou la substance, en tant qu'elle passe par une
1. Nous ne pouvons donner ici que l'énoncé des propositions :
elles sont suivies de démonstrations, observations, corollaires,
scliolies, remarques, etc. Les notes complètes, y compris celles
de novembre '1849 — mars 1830, formeraient un petit volume.
Pour qu'on puisse se faire une idée de ce travail nous ajoutons
en entier les propositions 13 et 14, choisies parmi les plus
courtes.
550 CORRESPONDANCE
série infinie d'actes finis et progressifs, pour arriver à un
ac(c adéquat, c'est-à-dire qui exprime complètement son
essence.
H. Dieu et le monde existent.
12. Tout a une cause, hormis la substance et ses attributs.
13. Dieu est antérieur au monde en nature, en d'autres
termes il est logiquement conçu avant le monde.
1-^K Dieu n'est point cause du monde.
15. Tout ce qui est conçu est posé.
10. La série des actes du monde contient la totalité de
tous les actes distincts et subordonnés qui peuvent être
conçus.
17. (Manque : elle a été efïacée).
18. Tout acte déterminé est un.
19. Tout acte un est déterminé.
20. L'acte indéterminé existe.
21. L'acte indéterminé est non-un ou divisible.
22. Cet acte est illimité ou infini dans son genre
23. Chaque terme contient le précédent et n'est que ce
terme même devenu plus adéquat. En d'autres termes les
actes posés subsistent et à la fois se développent.
24. L'acte indéterminé et étendu devient déterminé et un.
25. L'acte déterminé et un n'est autre chose que l'acle
ndéterminé et étendu devenu déterminé et un. »
DEUXIEME PARTIE
De la Pensée.
AxîOMR. La Pensée est conçue par soi.
1, La Pensée est un attribut de la substance.
2. La Pensée est infinie, en d'autres termes elle a pour
objet la totalité des choses existantes.
5. L'acte déterminé dans l'ordre de la Pensée, en d'autres
termes la Pensée claire et déterminée, existe.
APPENDICES 351
4. Cette Pensée entre autres objets distincts a pour objet
la Pensée.
5. dette Pensée n'est autre chose que l'acte indéterminé
et étendu devenu un et pensant.
Proposition 13.
Dieu est antérieur au monde en nature, en d'autres ter-
mes il est logiquement conçu avant le monde.
Démonstration. Dieu étant l'acte immédiat de la substance
n'a d'autre cause que la substance elle-même.
Au contraire, les actes finis par lesquels passe le monde
n'ont point la cause de leur limitation dans la substance,
mais {Prop. 4) dans la nécessité d'un moyen diiïérenliel. Ce
moyen différentiel {Prop. 10) a pour efïet de rendre le monde
distinct d'avec la manifestation immédiate. Le concept du
monde implique donc le concept de la manifestation immé-
diate ou de Dieu.
Scholie. Les actes finis du monde ayant une cause,
{Prop. 12) et ne l'ayant pas dans la substance qui pose
l'acte plein et immédiat, l'ont dans l'existence antérieure de
Dieu, laquelle les implique comme moyens différentiels.
Observation. Remarquez que nous n'enlendons pas par là
que Dieu soit cause du monde, car nous allons prouver le
contraire. La cause des actes finis du monde est la substance
en tant qu'on la considère comme ayant déjà produit Dieu.
Sa puissance de production, moditiée par cette première
production, cause le monde. Le monde est contenu en puis-
sance dans la substance, non pas dans la substance consi-
dérée purement et simplement, mais dans la snbslance con-
sidérée comme ayant déjà produit Dieu.
5j2 CORRESPONDAISCE
Proposition 14.
Dieu n'est point cause du monde.
Démonstration. En effet il n'est point de l'essence du
monde. Car cette essence est la substance même qui est le
premier concept de la raison {Prop. 2) et qui par consé-
quent n'a point de cause {Définition 4 et Prop. 12).
11 n'est point cause de l'acte du monde. Car {Définition 3)
cet acte n'est que l'existence même de cette essence. C'est
cette essence qui est la cause du monde. A la vérité, c'est
cette essence non plus posée simplement, mais posée
comme ayant déjà produit Dieu {Prop. 13).
Mais, hors l'essence et l'acte, il n'y a rien {Prop. 8). Donc
Dieu n'est cause de rien dans le monde.
corollaire. On démontre en général de la même façon
que nulle chose en acte n'en produit un autre, mais que la
cause de tous les actes, quels qu'ils soient, c'est l'essence
absolue, considérée comme ayant produit le terme immé-
diatement précédent.
Novembre 1849-il/Grs 1850.
Idée de la Science.
(( Définition. L'idée vraie ou parfaite est celle qui s'accorde
avec son objet.
Proposition. La science parfaite est celle qui reproduit
exactement dans ses concepts la nature et l'ordre des choses.
La première proposition de la science a pour objet la
substance....
1'* Définition. Par substance j'entends ce qui est conçu
par soi comme existant en soi.... »
APPENDICES 353
« Î2* Définition. Par chose existant nécessairemcn j'entends
une chose qu'on ne peut concevoir comme non existante.
Proposition. La substance existe nécessairement. »
(( 1'* Proposition. Il y a une substance déterminée exis-
tante....
Observation. Les démonstrations antérieures sont impar-
faites : la première proposition ne doit pas poser l'existence
de la substance, mais de l'Être. J'entends par Être ce qui est.
L'Être, ou ce qui est, existe. »
Ce travail se continue par une série de démonstrations
sur l'absolu, l'existence de l'être absolu, des preuves de
cette existence, etc.
Ceci n'est qu'un très court extrait de ces cahiers méta-
physiques. Ce n'est qu'un moment de la pensée de M. Taine,
mais c'est son premier moment, son premier effort per-
sonnel et prolongé. C'est le travail spontané d'un esprit
constructif qui, tout de suite, s'emploie à édifier une théorie
des choses avec les matériaux tels quels qu'il possède. Ces
matériaux (substance, attributs, cause, infini, etc.) sont
ceux que lui a fournis l'École, et l'on sait par quelle ana-
lyse il les dissoudra plus tard en leurs éléments, en expli-
quant leur genèse psychologique. En tous cas il était inté-
ressant de montrer par cet exemple l'aptitude native à
l'abstraction pure, à la déduction, à la construction à priori
qu'avait le philosophe qui, dans son œuvre, et par système,
a procédé par induction, mettant le particulier au commen-
cement et le général à la fin de tous ses raisonnements, les
nourrissant de faits classés et d'images colorées, nous pré-
sentant l'abstrait comme un extrait, un extrait dont on
voit encore les prolongements qui le continuaient dans le
concret, et nous conduisant toujours à l'idée du philosophe
par la sensation de l'artiste (A. C).
H. TAISE. — COnUESPONOANCE. 23
354 CORRESPONDANCE
II
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE*
(fragments).
{Juillet 1850)
(( L'Histoire de la Philosophie ressemble entièrement k
l'Histoire naturelle. Les types organiques comme les idées
philosophiques ont leur développement, leurs connexions,
leur progrès, leurs conditions d'existence, leurs causes de
dépérissement.
Un point surtout mérite considération préhminairc.
L'idée phUosophique, livrée à eUe-même, de même que
l'idée organique, irait d'un mouvement droit et continu
vers son but fixé. Mais l'une est soumise à une tempéra-
ture morale de même que l'autre l'est à une température
physique. L'État moral, rehgieux, artistique, passionné du
pays, détermine la production spéciale de telle idée philo-
sophique. Il faut en tenir grand compte pour expliquer, à
tel moment donné, le pourquoi de telle lacune, de toi avor-
tement, de tel développement.
Avant d'aller plus loin, il faut rendre raison de cette
comparaison entre l'histoire naturelle et la philosophie.
Soit donné une puissance de produire des systèmes.
Cette puissance existe par hypothèse chez la nation en
question. Maintenant cette puissance est déterminée par
les circonstances où elle se trouve. Il y a toujours là un
élément étranger, qui est comme la matière pour l'idée
organique. Ce sont les préjugés, l'habitude, l'entourage,
l'éducation, la religion, les croyances du Philosophe en
qneslion.
1. V..ir p. l'JO.
APPENDICES
La Philosophie a quatre époques : l'Inde, la Grèce, la
Scolaslique, la Philosophie moderne. Nous ne pouvons
connaître l'ordre chronologique des systèmes de l'Inde.
J'ignore la Scolastique. Tous les deux, du reste, sont des
mouvements non hbres et la religion dominante a dû con-
traindre et faire dévier le mouvement de l'esprit humain.
Reste donc l'École moderne : mais j'en ignore la pre-
mière partie, l'École du xvi^ siècle. Je remets donc cet
examen à un temps plus éloigné. Je vais seulement exami-
ner la situation morale de laquelle est sortie l'École
moderne.
I. — 1" Une philosophie théologique antérieure existait,
la Scolastique. — 2° Toute l'antiquité, Pythagoriciens,
Alexandrins, Platoniciens, Stoïciens, Épicuriens, était re-
trouvée. Il y avait un mouvement actif contre l'Église, la
puissance de l'autorité ecclésiastique avait faibli, il y avait
un essor rapide, universel et désordonné de l'esprit hu-
main après une longue prison.
Au xvii° siècle.
II. — 1° Toute-puissance de l'Église, qui empêche la
philosophie de donner une solution personnelle sur l'ab-
solu objectif, et l'incline au subjectif. — 2" Esprit de r^égula-
rilé, d'ordre, de clarté, qui pousse à chercher la mé-
thode.
Au xvni^ siècle.
m. — 1° Progrès des sciences physiques, qui incline au
sensualisme et au matérialisme. — 2° Inimitié contre le
Christianisme, et par suite contre l'idéalisme antérieur qui
l'a défendu. — 5" Influence de l'Angleterre libre en politique
et en pensée et qui, par nature, est sensualiste pratique
Au xix^ siècle.
IV. — 1° Scepticisme universel, qui produit la tenlative
et le scepticisme deKant. — 2" Besoin de croyances qui pro-
556 CORRESPONDANCE
diiit les systèmes objectifs d'Allemagne. — 3° Renaissance du
spiritualisme qui donne à la philosophie son caractère idéa-
liste. — 4° Sentiment de l'indépendance et du progrès de
l'homme (Hegel).
De plus, cause générale, développement du subjectif :
inlluence chrétienne, analyses psychologiques des sermons,
de la direction, des œuvres dramatiques, des romans. Déve-
loppement du sentiment du moi.
De plus, partout Dieu, immortalité, Providence, morale,
libre arbitre, dogmes chrétiens....
Telles sont à peu près, je crois, toutes les causes exté-
rieures qui ont modifié la loi du mouvement philosophique,
sans le fausser, car il est libre....
Caractère subjectif du Christianisme.
La température ambiante morale dans laquelle la philo-
sophie grecque s'est développée est le moment de la sensa-
tion et de l'objectif.
Celle où la philosophie moderne s'est développée est le
moment idéaliste, subjectif: c'est le christianisme.
1" Caractère moral et subjectif de l'Évangile. Aimer, êlre
pur, se rendre intérieurement agréable à Dieu.
2° Influence de saint Augustin dans tout le Moyen âge,
influence presque exclusive. Deiim et animam tantùm scirc
cupio.
7)° Organisation pratique de l'Église pour moraliser et spi-
ritualiser. Sermons, couvents, règles de direction, messe.
4° Caractère de Dieu qui est homme moral. De plus Jésus
Dieu. Les analyses de Dieu sont par là des analyses de;
l'homme.
5° Spiritualisme chrétien : le salut étant la seule chose
importante, il faut s'occuper uniquement de son âme.
0° Contraste entre la grossièreté du monde réel et l'idéalité
APPENDICES 357
de cette doctrine. D'où reploiemeiit intérieur, amour, dcve-
Ijppement de la partie aflective, sent^ante, passive en nous.
Le caractère du Christianisme est donc de porter la ré-
flexion de l'homme uniquement sur l'homme. Ce qui est
précisément la tendance subjective.
Quant à la doctrine subjective, elle est en germe dans
saint Augustin qui commence comme Descartes par le
cogilo, qui justifie les sens en posant qu'ils ne nous révèlent
que leurs modifications.
Voilà par quels caractères le Christianisme est le troisième
moment de la seconde période. Mais son caractère antiphilo-
sophique, son asservissement aux textes sacrés, ses mys-
tères, sa nature religieuse et pratique, sa théorie de la foi,
ses incohérences innombrables l'empêchent d'être un sys-
tème philosophique. Il est simplement une conciliation entre
diverses tendances et doctrines et une machine d'action.
Pour sa nature, en raison de ces incohérences, elle est
difficile à préciser et varie suivant les âges.
Cependant voici les principaux caractères :
1" Antiréalisme. La terre est un exil.
2* Morahté, et élévation idéaliste. Dieu est la souveraine
perfection, et le souverain bien. « Dieu, dit Joinville, est
chose si bonne et excellente que rien n'est au-dessus. »
5° Moralité fondée sur des rapports entre des personnes
et non sur les rapports entre une personne et le bien abs-
trait. Il faut aimer Dieu, non le bien, faire la volonté de
Dieu, non le bien. Partant développement de la foi et de
l'amour (côté féminin et passif), faiblesse de la raison et de
la liberté (côté viril et actif).
II y a maintenant deux interprétations différentes de Dieu
et de sa volonté.
1° Dieu roi. Fonder son royaume sur la terre en soumet-
tant tout à l'Église (côté de la Bible). C'est l'esprit papal,
ecclésiastique, jésuite, ultramontain.
2° Dieu idéal. S'unir à lui par l'amour, s'ôter toute vo-
558 COllRESPONDANCE
loiile, toiilt' personnalité, se fondre en lui (côté de l'Évan-
gile). C'est l'esprit mystique, franciscain, molinistc. Nou-
veaux catholiques par l'amour, socialistes-catholiques. »
Mouvement général historique.
(( 1° L'Orient : Egypte, Perse, Syrie, Asie Mineure, Phénicie
et Judée. Quelques traces de l'Inde.
Foi, mysticisme. Panthéisme idéaliste. Mystères. Prosély-
tisme. Élément rrligieux.
2° Grèce : Arts, philosophie, science, culte de la force et
du plaisir, culte de l'homme. Génie du fini.
Élément scientifique et 'philosophique.
5° Rome : Polilicpie, conquête, administration, législation,
organisation, génie du fini.
Élément pratique et politique.
Le résumé des trois est le Christianisme.
4° Les Barbares germains : la Féodalilé, le Moi indépen-
iant, l'esprit laïque. Élément de réalisme et de liberté. J^
k° bis. La bataille contre l'Église commence dès Philippe
le Bel, Jean de Meung, etc.
Le résumé des deux est l'esprit moderne, manifesté par
la science allemande, la Révolution française, l'art alle-
mand et français, l'industrie anglaise.
Ce que je sais de l'Orient et des autres pays me fait
croire qu'ils sont des isolés, ou des préalables du mouve-
ment universel, qui ont quelquefois un mouvement propr-e;
mais ce mouvement n'a point d'effet sur le nôtre qui est le
vrai. ))
APPENDICES 559
Principe de classification des Systèmes.
« 1° Métaphysiciens : Avoir la définition de l'Être (du Tout)
et Tordre de ce qu'il contient.
2° Psychologues : Avoir la définition de l'âme et l'ordre de
tout ce qu'elle contient.
(La solution intermédiaire serait : 1° Donner une méta-
physique où soit une psychologie ; 2" arriver à la métaphy-
sique par la psychologie.)
Voilà le principe que j'ai posé, et il est certain que les
Académiciens, Pyrrhoniens, Sceptiques, Stoïciens, Épicu-
riens d'un côté, et de l'autre Locke, Hutchinson, Ferguson,
Smith, Reid, D. Stewart, Hamilton, Brown, Condillac, Hel-
vétius, Tracy, Laromiguière, ont été de la seconde classe. 11
est certain, de plus, que les Néoplatoniciens, les Allemands,
et M. Co-usin, sortis de là, sont rentrés dans la métaphy-
sique à travers la psychologie.
Cette classification est donc bonne.
il est à remarquer néanmoins :
1" Que les systèmes (subjectifs) sont un amoindrissement
de la philosophie causé par le désespoir de faire la méta-
physique objective.
2° Que la psychologie existe dans tous les systèmes objec-
tifs, qu'elle y est seulement subordonnée à la science du
tout.
3" Qu'il y a quelque métaphysique dans les systèmes sub-
jectifs (question de la certitude. Dieu et l'immortalité de
l'àmc, matérialisme, etc.) que nous classons seulement
d'après la prédominance.
4-° Qu'il faut bien qu'il en soit ainsi, pour qu'on ait une
philosophie, à savoir une science générale, le résumé des
sciences.
5(50 CURHESPUNDAINCE
Cela me conduit à corriger ce que j'ai écrit l'an dernier*.
L'essence de la philosophie est d'être la science, la
science totale, le résumé des autres, le système du savoir.
Ce système embrasse l'objectif et le subjectif.
1" Ou bien le subjectif est enveloppé dans le système de
l'objectif comme partie, sans distinction.
2" Ou bien il en est séparé, et considéré presque exclu-
sivement.
Ceci est le principe de leur classification comme systèmes
passagers et transitoires.
Le progrès doit consister à préparer un système non
transitoire. Cette préparation consiste à proclamer l'obser-
vation directe, personnelle, analytique. Les hypothèses
peuvent avoir une histoire et se succéder en se renversant;
ce qui a été jusqu'ici le mode de développement de la phi-
losophie. Étant donné une conception ou hypothèse, on
l'applique aux divers cas, et on fait un système; c'est là
son développement. Puis elle manifeste des contradictions
qui jettent dans une autre hypothèse et ainsi de suite.
Or, nous pouvons remarquer que depuis trois siècles les
sciences sortent une à une de cette voie et passent à l'ob-
servation directe ; que la psychologie et les sciences mo-
rales viennent d'y entrer, et que les faits qu'elles observent
ne sont plus contestés.
Reste à savoir si la philosophie générale ou métaphy-
sique peut elle-même trouver une pareille méthode.
Or, il est clair que le moyen le plus naturel, qui est de
généraliser les résultais des autres sciences, ne ferait pas
d'elle une science. Elle n'aurait point d'objet }>ropre, et les
derniers résultats de chaque science étant toujours des
hypothèses contestées, elle ne serait elle-même qu'une
hypothèse plus contestée : ce qu'elle a toujours été. Ainsi
elle changerait à peine sa nature.
1. Voir j). 115 cl 347.
APPENDICES 561
Pourôter cette difficulté, il suffit de remarquer : 1° qu'elle
est la science du possible et non du réel. Ce qui la conduit
à trouver sa méthode dans l'analyse des idées, dans leur
définition, dans leur comparaison, d'où il résulte des théo-
rèmes. Comme telle, elle est une sorte de mathématique
abstraite; 2" qu'elle est la science du nécessaire, non de
l'accidentel. Ce qui la conduit, quand elle s'occupe du
monde réel, à chercher le moyen de le déduire et lui dé-
fend de l'observer.
Il est à propos de remarquer que toutes ces tendances
se trouvent dans notre temps.
Rapprochons de cela ce que nous avons dit sur les causes
d'erreur de la philosophie.
1° Son progrès consiste à substituer l'observation et la
déduction à priori à l'hypothèse.
2" Son progrès consiste à substituer à la définition par-
tielle de l'absolu la définition totale.
Ces deux propositions pouvaient déjà se déduire de l'idée
même de la philosophie. Quelle est la vraie définition du
tout? Vraie définition implique la forme analytique déduc-
tive. Tout implique l'absolu total.
Comparez les époques correspondantes des deux périodes
analogues :
1° Les Ioniens, Abdéritains, etc., aux philosophes de la
Renaissance.
2° Les Éléates, Pythagoriciens, Platon, aux Cartésiens.
3° Aristote à Leibnitz.
A" Locke, Condillac, Rousseau, les Moralistes anglais,
liunic, aux Épicuriens, Stoïciens, Académiciens, Sceptiques.
5° Les Néoplatoniciens aux Allemands. Par exemple pour
le 2% pourquoi une échelle d'intelligibles dans l'antiquité,
et Dieu, Individu, total des intelligibles pour les modernes?
Les conséquences de ce fait sont très graves; le pan-
562 CORRESPONDANCE
théisme allemand de nos jours est fondé tout entier sur le
principe suivant : Dieu est la forme une du monde. Ayant
considéré la formule « Ens realissimum », ils ont admis qu'elle
possédait toutes les propriétés d'immensité, éternité, unité,
nécessité que les théistes lui attribuaient. Mais ils ont jugé
qu'il fallait voir ce que contenait cet être, et quelle est la
nature ou les diverses espèces de cette réalité qu'il con-
tient. Car réalité, réel, être, etc., sont des abstraits, de
simples points de vue, des concrets déterminés doués d'une
forme propre. D'où il suit que l'Eus reaUssimum n'est que
la totalité des concrets déterminés possibles. Il suivait de
là qu'il est le monde. Gela fait, les Allemands ont cherché
à construire le monde en cherchant h priori quels sont les
concrets déterminés possibles, et en les liant entre eux. »
Théorie générale des Systèmes.
« l'n système est un être organisé dont l'âme est une idée
générale, une proposition générale : c'est cette proposition
qu'il faut trouver. Le moyen est d'énumérer les différentes
propositions du système, de trouver les propositions géné-
rales d'où elles dépendent, et la proposition plus générale
d'où celles-ci proviennent.
(Ex. : M. Ravaisson, exposition du Stoïcisme.)
Remarquez que c'est là la marche de toute science;
chaque science étudie une chose une, le corps humain, la
série animale, le corps chimique, etc. Sa méthode est de
recueillir les propriétés et de remonter jusqu'à la définition
ou proposition générale; et la philosophie qui est la science
du Tout cherche de même la définition du Tout.
1° Remarquez d'abord que tout système n'est pas un,
que très souvent l'auteur a deux ou plusieurs principes,
lcs(|uels au fond sont contradictoires, et que son effort est
de les concilier.
I
APPENDICES 303
Par exemple Malebranche : Il a une théorie des idées
qui devrait le conduire droit au Spinozisme; et une théorie
du moi et de la conscience qui l'en éloigne.
2° Outre les principes et forces philosophiques, il y en a
d'autre espèce qui agissent. Par exemple la religion.
Malebranche a pour Dieu l'Être universel. Son christia-
nisme le force d'en faire une personne, un homme, distinct
du monde.
5° Le principe du philosophe n'est pas toujours une défi-
nition explicite de l'Être. Toutes les philosophies ne s'élèvent
pas jusqu'à cette hauteur; d'un autre côté toutes ne
dégagent ^pas nettement leur principe : par exemple Des-
cartes.
Aristote, les Néoplatoniciens, Spinoza, et les Allemands
sont les seuls qui aient compris pleinement l'idée de la
philosophie.
ht" Le principe posé, par exemple comme dans Male-
branche, on n'en fait pas de déduction complète. Par
exemple Spinoza et lui posent comme modes généraux de
l'Être, et seuls modes que nous connaissions, l'étendue et.
la pensée.
Ce défaut est général dans les systèmes modernes chré-
tiens, n choque surtout quand on sort de la lecture des
anciens. La grande raison en est que noire Dieu étant créa-
teur et son acte étant incompréhensible, on ne peut rien
déduire de lui. Ce qui fait que le système est coupé en
deux et formé de deux morceaux mal collés.
Il est clair que cette opposition de la pensée et de l'éten-
due, du spirituel et du matériel, vient de la longue opposi-
tion instituée par le christianisme entre l'âme et le corps.
(Voir à la fin de chaque cahier particulier.)
La fin de la philosophie est une définition du Tout consi-
déré comme un indivisible.
5G4 CORRESl'ONDAiNCE
Le travail de l'hislorien de la philosophie est de dégager
de chaque système la définition du Tout, et de l'en déduire.
(( Opposition de la période moderne à la période antique. »
J'ai déjà touché cette question, mais il faut y revenir.
On voit ici la même loi que dans l'embryogénie; toute
espèce nouvelle traverse les Phases ou États qu'ont traversés
les anciennes, mais en apportant un élément différentiel
personnel. Ainsi l'embryon humain a des analogies frap-
pantes avec le polype, le radiaire, le mollusque, le poisson,
le reptile, l'oiseau. 11 est tout cela successivement, mais avec
un caractère spécial propre qui le fait embryon humain,
caractère supérieur qui lui donne des destinées que les
autres n'avaient pas.
Ainsi chaque individu reproduit en soi une suite de sys-
tèmes et de civilisations, mais avec ce caractère supérieur
d'être aidé par la civilisation supérieure de son siècle.
Le monde est une collection d'individualités en ordre
ascendant, chacune ayant parcouru pour se former tous
les degrés inférieurs, mais leur ayant donné son caractère
personnel.
Ainsi la philosophie moderne (raverse les mêmes états
et systèmes que la philosophie antique, mais avec un élé-
ment personnel et supérieur.
Pour connaître cet élément, il faut observer : 1" le point
de départ; 2° les actions simultanées extérieures.
La philosophie moderne est sortie :
1" De l'antique par la Scolastique;
2° De l'antique par la Pœnaissance;
5" De l'antique par le Christianisme.
Elle a vécu sous l'influence de l'antique par le christia-
nisme.
Ceci est très grave. Il est clair qu'on ne va pas recom-
APPENDICES 365
mencer entièrement sur de nouveaux frais, que l'antique
transformé sert, que la combinaison nouvelle sera partout
supérieure à la première. ]\ous partons d'un point do
départ plus élevé que l'antiquité.
La première philosophie (celle de la Renaissance et le
Protestantisme) n'est pas sérieuse. Une philosophie sérieuse
proclame un principe, une méthode, le tire de soi, l'in-
vente, et produit un individu organique, qui est un sys-
tème. La Renaissance n'a pas un principe à soi. C'est une
copie des anciens, un pastiche. Le Protestantisme est grand
comme moment historique et nul comme moment philo-
sophique. Il n'a ni méthode, ni dogme.
Le seul homme qui ait un système original, c'est Hobbes.
Il représente le moment de la matière. Il est matérialiste
et mathématicien. Bacon, Galilée, Torricelli, Harvey, Coper-
nic, etc., rentrent dans ce mouvement.
Le premier philosophe, vraiment sorti de la société mo-
derne, est Descartes. Il sort du christianisme, comme Thaïes
du paganisme. Il procède du fond commun de l'esprit
d'alors, le christianisme, et il s'y oppose en proclamant un
principe personnel libre et une méthode. L'esprit moderne
prend la forme philosophique. Descartes est un christia-
nisme philosophique. Sa philosophie vit, se transforme,
forme un moment réel dans l'esprit humain.
Les philosophes de la Renaissance, au coniraire, ne
laissent point d'École; il n'y a point de polémique contre
eux. Ils sont des points isolés, de pures curiosités, des
accidents. Ce sont des morts évoqués qui disparaissent
aussitôt.
On peut dire en général qu'une philosophie vraie et
vivante se forme, lorsque le système métaphysique pratiqué
dans le monde d'alors a besoin de se traduire sous sa forme
philosophique. La philosophie est une forme, un mode
d'exister de l'esprit humain. Elle n'existe vraiment que
lorsqu'elle exprime à sa faron resiuil humain d'alors. Sinon
366 CORRESPOxNDAlNCE
elle n'existe pas, ou bien, manquant de force personnelle,
elle reproduit un ancien système. Mais alors elle manque
encore d'un principe de vie. La première condition, pour
être compté dans l'histoire à titre de moment réel du déve-
loppement, est d'être par soi.
Il est à remarquer que l'esprit matérialiste de la pre-
mière période, exprimé par Pomponace, Vanini, Montaigne,
Sanchez, la littérature du xvi^ siècle, Bacon, les sciences
l»hysiques, et Hobbes, se propage en Angleterre et en France
par Gassendi, Bernier, la société de JNinon de Lenclos et
des libertins, et rejoint Locke et le xvu* siècle, après avoir
fdtré sous terre. »
III
PLAN DES LEÇONS DE PHILOSOPHIE
professées à Nevers en 1851-1852.
(Voir p. 140 et 161)
1'* Leçon : De l'objet de la philosophie.
2^ Leçon : Méthode et division de la philosophie.
3* Leçon : Objet et légitimité de la psychologie.
A"- Leçon : Théorie des facultés de l'âme.
5' Leçon : De la conscience (objet, certitude, élenduo).
G*" Leçon : Des divers sens : analyse des faits (et ajouté
ultérieurement : De la perception extérieure).
7" Leçon : Nature de la perception extérieure.
8" Leçon : Des perceptions extérieures.
9° Leçon : De l'éducation dos sens et des perco|)lii)iis
acquises.
10'= Leçon : De l'imagination |)ropromoi)l dile.
Il" Leçon : De l'associalion des idées.
APPENDICES 3G7
12* Leçon : De la mémoire.
15^ Leçon : De l'induction.
14^ Leçon : Attention, comparaison, abstraction
15* Leçon : Généralisation, combinaison.
JG" Lepo/i : De l'imagination créatrice.
17^ Leçon : Jugement, raisonnement.
18* Leçon : Raison : exposilion du sujet, opinions sen-
sualistes.
19^ Leçon : Raison : opinions idéalistes.
20* Leçon : Raison : réfutation de l'opinion idéaliste.
21* Leçon : Analyse des idées et des axiomes de temps et
d'espace.
22* Leçon : Analyse de l'idée d'infini (mathématique) et
des axiomes de cause, de substance, d'identité.
25* Leçon : Analyse de l'idée du Parfait.
24* Leçon : Théorie de la raison.
25* Leçon : État actuel de l'esprit. Nature des idées, leur
origine.
26* Leçon : Progrès de la connaissance.
27* Leçon : (Sensibilité) Du plaisir et de la peine.
28* Leçon : De la sensation.
29* Leçon : Des divers sens.
50* Leçon : Des images (en note : Voir la théorie de Vln-
teîligence).
51* I^eçon : Du désir.
52* Leçon : Désirs excités par les sensations.
55* Leçon : Sentiments et désirs causés par les idées
(sentiments et désirs causés par l'idée de nous-mème sans
regard à l'extérieur).
54* I^eçon : Sentiments et désirs causés par l'idée de
nous-même avec regard à l'extérieur.
55* Leçon : Sentiments et désirs causés par l'idée d'un
autre être sans égard à un troisième.
50* Leçon : Sentiments et désirs nés de l'idée d'un autre
être avec égard à un troisième.
308
CORRESPONDANCE
37" Leçon : Sentiments et désirs causés par les idées de
la raison (du Beau, du Bien, du Parfait).
58° Leçon : Progrès des passions.
59" Leçon : Volonté.
40" Leçon : Volition.
41" Leçon : Liberté de la volition.
42" Leçon : Influence de la volition sur l'action.
45" Leçon : Mouvement.
44" Leçon : Mouvements déterminés par des idées.
45- Leçon : Mouvements volontaires et acquis.
40" Leçon : De l'habitude.
47" Leçon : Spiritualité de l'âme.
48" Leçon : Rapports du physique et du moral.
49" Leçon : Théorie générale.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos.
PREMIl<:ilE PARTIE
L'ENFANCE ET L'ÉDUCATION
Inlrodiiction 1
CiiAi'iTut; L — La famille et la première éducation 7
H. laine à M. Hatzfeld (15 août 1847) 1G
— au même (7 octobre 1847) 17
Chapitre IL — L'année de Philosophie 10
Introduction de la Destinée humaine '20
Chapitre III. — Examens d'entrée à l'Ecole normale .... 25
IL Taine à Prévost-Paradol (20 août 1848) 28
— au môme (1^'" septembre 1848) 55
SECONDE PARTIE
L'ÉCOLE NORMALE
Chapitre I. — Première année : Le nouveau miheu. — La
préparation à la licence; travaux particuliers 41
II. Taine à Prévost-Paradol (22 février 1849) 45
— au même (2 mars 1849) 51
— au même (20 mars 1849) 56
— au même (25 mars 1849) 61
— au même (50 mars 1849) 67
H. TAINE. — CORRESPONDANCE. 24
370 TABLE DES MATIERES
H. Taille à Mlle Virginie Taine (10 avril 1849) 70
— à Prévost-Paradol (18 avril 1849) 77
— au même (l*""" mai 1849) 85
— au même (10 juillet 1849) 88
— au même (18 juillet 1849) 92
— au même (21 juillet 1849) 95
— au même (24 août 1849) 98
— au même (11 septembre 1849) 100
— au même (25 septembre 1849) 105
— au même (1" octobre 1849) 107
Chapitre IL — Seconde année : La vie à l'École, la réaction
de 1850 112
Travaux particuliers : Philosophie, dogmatisme. — Prépa-
ration à l'agrégation de philosophie. — Esquisse d'une
histoire de la philosophie 115
Chapitre III. — Troisième année : Suite de la préparation à
l'agrégation. — Travaux particuhers 121
Les notes trimestrielles des professeurs. — Échec à l'agré-
gation. — Causes de cet échec. — Lettre de Prévost-
Paradol à M. Gréard 122
Article de Prévost-Paradol dans la « Liberté de penser s.
— Lettres de MM. J. Simon et Yacherot. 127
TROISIÈiME PARTIE
L'ANNÉE DE PROFESSORAT
CiiAMTUE I. — Nomination à Nevers. — Préparation des cours,
de l'agrégation de philosophie et des thèses sur la Sen-
sation ^^<J
IL Taine à sa mère (15 octobre 1851) . . 135
— à Edouard de Suckau (22 octobre 1851) 137
— à MUe Virginie Taine (29 octobre 1851) 140
— à Prévost-Paradol (30 octobre 1851) 144
à Mlle Sophie Taine (9 novembre 1851) 148
— à Prévost-Paradol (16 novembre 1851) 150
— à sa mère (18 novembre 1851) 155
— à N. (22 novembre 1851) 157
— à Edouard de Suckau (25 novembre 1851). ... 100
— à sa mère (5 décembre 1851) 164
— à Edouard de Suckau (9 décembre 1851) .... 100
TABLE DES MATIÈRES 571
H. Taine à Prévost-Paradol (11 décembre 1851) 170
— au même (15 décembre 1851) 175
— à Mlle Virginie Taine (18 décembre 1851) .... 175
— à Edouard de Suckau (22 décembre 1851). ... 178
— à sa mère (24 décembre 1851) 181
— à Prévost-Paradol (50 décembre 1851) 185
— à sa mère et à ses sœurs (l""" janvier 1852) ... 187
— à Prévost-Paradol (10 janvier 1852) 190
— à Edouard de Suckau (15 janvier 1852) 195
— à Prévost-Paradol (18 janvier 1852) 198
— à sa mère (27 janvier 1852) 202
— à Prévost-Paradol (5 février 1852) 205
— à Mlle Sophie Taine (15 février 1852) 209
— à Prévost-Paradol (22 février 1852) 211
— à Edouard de Suckau (25 février 1852) 215
— à Mlle Virginie Taine (26 février 1852) 217
— à Edouard de Suckau (16 mars 1852) 220
— à Mlle Virginie Taine (18 mars 1852) 225
■- à M. Ernest Havet (24 mars 1852) 224
— à Prévost-Paradol (28 mars 1852) 226
Le Ministre de l'Instruction publique à H. Taine (50 mars 1852) 250
Chapitre II. — Poitiers 252
H. Taine à sa mère (17 avril 1852) 252
— à Edouard de Suckau (20 avril 1852) 255
— à Prévost-Paradol (25 avril 1852) 256
— à M. Léon Crouslé (25 avril 1852) 259
à Mlle Virginie Taine (28 avril 1852; 243
— à Mlle Sophie Taine (11 mai 1852) 246
M. Adolphe Garnier à M. Victor Le Clerc (17 mai 1852). . 249
H. Taine à sa mère (26 mai 1852) 251
— à M. Léon Crouslé (2 juin 1852) 255
— à Prévost-Paradol (2 juin 1852) 257
— à M. Adolphe Garnier (7 juin 1852) 2G0
— à sa mère (même date) 264
— à Edouard de Suckau (15 juin 1852) 270
— à Prévost-Paradol (20 juin 1852) 275
M. Adolphe Garnier à H. Taine (22 juin 1852) 276
II. Taine à Mlle Sophie Taine (22 juin 1852) 277
— à Edouard de Suckau (27 juin 1852) 2«0
— à sa mère (6 juiUet 1852) 284
— à Edouard de Suckau (17 juillet 1852) 286
— à Mlle Virginie Taine (20 juillet 1852) 290
— à M. Léon Crouslé (27 juiUet 1852) 295
'72 TABLE DES MATIÈRES
H. Taine à sa mère (27 juillet 1852) 296
— à Prévost-Paradol (1" août 1852) 297
— à Mlle Sophie Taine (10 août 1852) 302
QUATRIÈME PARTIE
RETOUR A PARIS — SOUTENANCE DES THÈSES
Nominaliou à Besançon. — M. Taine demande un congé. —
Son installation à Paris. — Son cours chez M. Carré-De-
raailly. — Études de Zoologie et de Physiologie .... 307
II. Tîiine à Edouard de Suckau (15 octobre 1852) 50!)
— au même (28 novembre 1852) 5M
— à sa mère (18 décembre 1852) 515
— à la même (28 décembre 1852) 510
— à Mlle Virginie Taine (14 janvier 1855) 519
— à Mlle Sophie Taine (... janvier 1855) 520
— à sa mère et à ses sœurs (9 février 1855). . . . 522
— aux mêmes (19 février 1855) 525
— à sa mère (17 mars 1855) 527
— à Edouard de Suckau (11 avril 1855) 529
— au même (25 avril 1855) 551
— au même (51 mai 1855) 55i
— à sa mère (51 mai 1855) 555
— à M. Hatzfeld (10 juin 1855) 530
— à M. Guizot. — Réponse de M. Guizot (14 juin 1855). 557
— à sa mère. — Lettre à Béranger (juin 1855) . . 559
Réponse de Béranger (21 juin 1855) 540
H. Taine à Edouard de Suckau (18 juin 1855) 541
Appendice I. — Notes de philosophie (1849) 547
— 11. — Fragments de l'histoire de la philosophie
(1850) 554
— III. — Plan des cours tie pliilosoi)hie et de logique
(Nevers, 1851-52) 500
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