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■■Missions
DE VOYAGE
lUP. DR HAOMAN KT C*. — DBLTOMBKi GKRANT.
Rue du Nord, n* 8.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE
Par Alexandre Damas.
TOME IV :
BvvLxdles.
SOCIETE BELGE DE LIBRAIRIE.
IIAUMAN BT ce
i841
yr'4ivt:t^
5 JUL Wfei
LES MUETS QUI PARLENT,
Et les aveuglfis qui lisent.
En sortant de la bibliothèque , nous allâmes visi*
ier rhospicedesSourds^muets, fondé par M. Scher.
Quelques conversations par signes , que j'avais eues
avant de partir , avec un jeune homme de grand
talent, sourd-muet lui-même, et professeur àTIn-
stitut royal de Paris , m'avaient familiarisé avec les
tentatives faites jusqu'à ce jour pour améliorer Fétat
de ces malheureux , et les appeler à prendre leur
part des biens .que promet la société, et des devoirs
qu'elle impose. Il avait même eu , avant mon départ
de Paris , la complaisance de me donner quelques
notes à ce sujet , tout en me priant d'examiner avec
soin l'institut de Zurich , où , m'avait-il assuré , on
était parvenu à faire parler les élèves. Je me sers
DVMAS. — IMPR. DE VOYAGE — T. IV. i
— 2 —
aujourd'hui de ces notes pour donnera mes lecteurs
quelques détails assez curieux et assez ignorés , je
crois y sur cette singulière et exceptionnelle éduca-
tion (i).
A Sparte , les sourds-muets étaient rangés dans
la classe des êtres incomplets ou difformes quil était
inutile de laisser vivre , puisqu'ils ne pouvaient être
d'aucune utilité pour la république. En conséquence,
aussitôt qu'on venait de s'apercevoir de leur infirmité,
ils étaient mis à mort. Â Rome , les lois les déshé-
ritaient d'une partie des droits civils; elles les
déclaraient inhabiles à gérer leurs biens , leur don-
naient des tuteurs et les retranchaient de la société.
La religion chrétienne , toute d'amour et de cha-
rité, reconnut des hommes dans ces malheureux à
qui la nature avate n'avait donné que trois sens ; elle
leur ouvrit «es cloîtres , où des premiers germes
d'éducation commencèrent à leur être donnés :
cependant c'était une éducation bien grossière et
bien imparfaite , puisqu'un auteur du xv* siècle -cite
comme une merveille un sourd -muet qui gagnait sa
vie en tressant des filets pour la pêche.
Ce fut Pedro de Ponce , bénédictin espagnol , da
couvent de Pabagues , au royaume de Léon , mort
(1) Ce jeune homme est M.-F. Berfhier, qai a dû à ses connais-
sances spéciales sar la matière Phonneur d^élre choisi par rinslitot
historique pour faire un mémoire sur Téducalion des sourds-mnets
de tontes les époques et de'tons'les pays.
— 5 —
eti 1584 , qlii eut le premier Fidée qae les sourds-
muets , tout privés qu'ils étaient des organes de la
parole et de Touïe , pouvaient recevoir des idées et
les transmettre. Le hasard lui avait donné quatre
illustres élèves : c'étaient les deux frères et la sœur
du cardinal de Velasco , et le fils du gouverneur
d'Aragon. La méthode qu'il avait employée , et que
malheureusement on i{i;nore, puisqu'il ne laissa aucun
traité sur cette matière , eut un tel succès , que les
écoliers d'une classe inférieure lui arrivèrent de
tous côtés ; et , parmi ces derniers , quelques-uns
firent de si grands progrès , qu'ils soutenaient en
public des discussions sur l'astronomie , la physique
et la logique , si bien , disent les auteurs contempo-
rains, qu'ils eussent passé pour gens habiles et
savants aux yeux même d'Aristote. Dans le même
siècle, et vers la même époque, c'est-à-dire de 1550^
à 1576, un philosophe italien, nommé Jérôme
Cardan, s'occupa, mais secondairement, de cette
tâche , et ses écrits sont les premiers dans lesquels
00 trouve consignée la possibilité d'apprendre à lire
et à écrire aux sourds-muets.
En 1620, trente-six ans après la mort de Pedro
de Ponce , et quarante-quatre ans après celle de
Jérôme Cardan , un livre parut en Espagne, sous le
titre de : Arle para enéenar a hablar a los mudos,
Cétait un Français , secrétaire du connétable de
Castille , qui , dans le but d'adoucir la position da
frère de ce connétable , devenu muél à T&ge de
quatre ans , avait dirigé ses travaux vers ce nouveau
genre de professorat. Dans le livre qui reste de lui ,
et qui , nous Favons dit, est le premier , Pierre Bon-
net se donna comme Tinventeur de sa méthode ; au
reste, ce qu'il est impossible de nier , c'est qu'il ne
soit pas le premier qui ait introduit dans son ouvrage
l'alphabet manuel qu'adopta depuis , à certaines
modifications près , le savant et bon abbé de l'Épée,
Vers 1660 , J. Wallis , professeur de mathéma-»
tiques à l'université d'Oxford , tenta de faire pour
l'Angleterre ce que Pierre Bonnet avait fait pour
l'Espagne , c'est-à-dire de mettre les sourds-muets
à même de comprendre les pensées d'autrui , et d'ex-
primer les leurs par gestes ou par écrits. Lui-même
se félicite de ses succès dans la carrière à laquelle il
s'était dévoué , dans une lettre adressée au docteur
Beverley, c En peu de temps , dit-il , mes élèves (i)
c avaient acquis beaucoup plus de savoir qu'on n'en
I pourrait supposer d'hommes dans leur position ,
< et ils étaient en état , si on les eût cultivés , d'ac-
c quérir toutes les connaissances qui se transmet-
c tent par la lecture, i
Quelque temps après , un médecin suisse, nommé
Conrad Amman , publia un traité intitulé : Surdus
(1) Transactions philosophiqiies de Londres , octobre 1696.
Histoire de Ve'ducation des sourds-muets, par Ferdinand Ber-.
thier, 1830. .
— 5 —
loquen$t et plu« tard une dissertatioD sur la parole,
traité qui fut traduit eo frauçaîs par Beauvais de
Preau.
Au commencement du xviii^ siècle , la question
pénétra en Allemagne. Kerger adressa une lettre ,
en date de 1704, à ËtmuUer sur la manière d'in-
struire les sourds-muets. Soixante et quatorze ans
après , rélecteur de Saxe fondait une école à Leip-
sig , et en nommait Hinsiken directeur.
Cependant la France était en retard : le Portugais
Rodrigue Pereire, qui s'était présenté à Paris comme
inventeur d'une nouvelle méthode dactylogique , et
qui avait reçu du roi une pension et le titre de secré*
taire*interprète, offrit de vendre le secret de cette
méthode ; mais le prix qu'il en demandait ayant été
jugé exorbitant, le gouverneqpienten refusa lacom-
munication. Rodrigue Pereire n'entreprit plus alors
d'éducation qu'après avoir fait jurer à ses élèves de
ne pas révéler son secret, qui, gardé religieuse-
ment , mourut avec lui. Ce fut vers cette époque
qu'une circonstance fortuite révéla à l'abbé de l'Épée
sa sainte vocation.
Ses devoirs ecclésiastiques l'ayant appelé un jour
chez une dame qui demeurait rue des Fossés-Saint-
Victor , il trouva ses deux filles occupées à des tra-
vaux d'aiguille, et remarqua qu'elles étaient si pro-
fondément attentionnées à leur ouvrage, que le bniit
de son entrée ne leur 6t pas lever les yeux ; alors
i.
— 6 —
le bon abbé 8'approcha d^elles et leur adressa la pa-
role ; mais ce fut inutilement , les deux jeunes filles
parurent ne pas entendre. Le visiteur, ne pouvant
croire à une mystification, s'assit près des travail-
leuses et attendit. Dix minutes après, leur mère'
entra , tout fut expliqué en deux mots : les jeuties
fiUes étaient sourdes-muettes.
Cette rencontre parut à Tabbé de TÉpée un en-
seignement du ciel sur la voie chrétienne qu'il
avait à suivre ; il demanda la permission de se char-
ger de réducation des, deux demoiselles , commen-
cée par le père Vanin; et, sans autre secours que
celui des estampes , car il ne coimaissatt aucune des
méthodes adoptées , il entreprit son œuvre de pa-
tience et de charité. Mais ne voulant pas s'en tenir
à deux élèves particuliers , H commença des cours
publics, appelant toutes les intelligences à son se-
cours , et demandant aide aux savants de l'Europe
dans ia tâche qu'il avait entreprise.
Ce fut pendant un de ses exercices publics qu'un
inconnu vint lui offrir un livre espagnol qui traitait
de la matière. L'abbé de l'Épée, qui ignorait la lan-
gue dans laquelle il était écrit, allait refuser de faire
cette acquisition , lorsqu'on l'ouvrant au hasard il
tomba sur l'alphabet manuel de Pierre Bonnet,
gravé eu taille-douce. Ce livre était VAh d*ensetgner
à parler aux muets.
Dès lors l'abbé de l'Épée partit d'un but et mar-
— 7 —
cha vers un résultat. Sur quatorze mille livres- de
renie qu'il avait, il n'en réserva que deux pour se»
besoins personnels , ei consacra le reste à ceux de
ses élèves. Enfin, après dix ans de soUicitaiions au-
près du roi , Louis XVI finit par lui accorder , sur
sa cassette , une somme annuelle, et la jouissance
d'une maison voisine du couvent des Gélestins. Deux
ans après la mort de Fabbé de TÉpée , par ordon-
nance des 21 et 29 juillet 1791, cette maison devint
institution royale. C'était quelques années aupara*
vaut que M. Scher avait fondé Fécole de Zuricb que
nous allions visiter, et qui est attenante à celle des
aveugles , fondée par M. Fauck, vers la même épo-
que à peu près.
11 y avait en ce moment à Tinslitution dix*huil
091 vingt sourds-muets , dont quelques-uns , outre
Talphabet manuel, possédaient encore la reproduc^
lion labiale. Comme ce genre d'instruction est peii
adopté en France, étant jugé inutile, nousdonneront
sur lui quelques détails à nos lecteurs^
La reproduction labiale e^t la faculté qu'acquièrent
les élèves de lire sur les lèvres de cei^x qui leur par-
lent, et de répéter mot pour mot les paroles qu'ils ont
prononcées. On nous fit venir un beau jeune garçon
de quinze ans, au regard intelligent et à la figure mé-
lancolique , qui en entrant jeta les yeux sur son pro-
fesseur, et qui, en les reportant sur nous, nous dit en
français, sans aacun accent : — Bonjour, messieurs.
^ 8 —
Nous lui adressâmes alors la parole, et, à toutes
les questions que nous lui fîmes, reportant les yeux
immédiatement sur son maître , il nous répondit
avec ce même ton doux et monotone , sans aucun
changement d'intonation^ quelle que fàtla différence
dans la pensée dont lés paroles étaient Texpression.
Ceci nous paraissait tenir du miracle : c'était tout
simplement de la mécanique. Il lisait la réponse
qu'il devait nous faire tout haut sur les lèvres de son
maître qui la faisait tout bas , et il la reproduisait
avec la plus grande exactitude.
Au reste, malgré cette explication, la chose con-
servait bien encore son côté étonnant. Par quel
mécanisme est-onr parvenu à faire répéter à un auto-
âiate des sons que son oreille n'entend pas , et par
conséquent ne peut juger? Mais à l'évidence, cepea-
dant , il fallut se rendre; notre jeune muet repro-
duisit textuellement toutes les phrases que nous lui
adressâmes en français , en anglais et en italien ,
mais toujours avec le même ton monotone et mélan-
colique, semblable à un écho vivant et rapproché ;
et non-seulement il nous répéta celles que nous
adressâmes à lui, soit à haute voix, soit mentale-
ment, en accompagnant cependant toujours la pen-
sée du mouvement des lèvres, mais encore il répéta
celles que , le dos tourné de son côté , nous dîmes
devant une glace, dans laquelle il allait chercher sur
l'image de nos lèvres l'ombre de notre parole.
,— 9 —
Lorsque nous eûmes fini avec notre muet , on fit
appeler un aveugle. Il entra avec cette physiono-
mie ouverte et cette expression heureuse qu'on lit
sur la figure de presque tous les malheureux privés
de la vue : c'était comme Fautre un enfant de qua-
torze ou quinze ans ; il tenait à ta main un gros
livre y qu'il alla poser sur une table, avec la même
hardiesse d'allure que s'il y voyait parfaitement;
puis arrivé là, il se tourna comme par instinct vers
son maître.
— Que faut-il que je fasse t lui dit-il en souriant.
— Mon cher enfant, lui dit le maître, ce sont
deux étrangers, l'un Français, l'autre Anglais, qui
ont entendu parler de notre institution et qui vien-
nent pour la voir. Voulez-vous bien leur lire quelque
chose?
— Volontiers , dit l'enfant.
— Quel est le livre que vous apportez?
— Je n'en sais rien , je l'ai pris au hasard dans
la bibliothèque.
— Voyez le titre.
L'aveugle ouvrit le livre , passa son doigt sur
les lignes écrites sur la première page, et répondit :
— Ce sont les Confessions de saint Augustin.
— En latin ?
— Oui.
— Eh bien ! lisez-en quelque chose à ces mes-
sieurs : au hasard, où vous voudrez, peu importe.
— JO -.
L'enfaiil sauta une quarantaine de pages ; puis,
cherchant avec son doigt un alinéa , il lut cinq oo'
six minutes en suivant du doigt les caractères , et cela
aussi vite qu'aurait pu le faire un autre avec ses yeux.
Je ne sais quel est le mécanisme dont on se sert
pour les aveugles de Paris, je n'ai jamais vu d'insti-
tution de ce genre ; mais ceux de Zurich apprennent
par une méthode aussi simple que facile. Les lettres
sont piquées d'un côté du papier avec une épingle »
de sorte qu'elles ressortent en relief sur l'autre face.
C'est en passant le doigt sur ce relief que l'aveugle
tit par le toucher, ei remplace un sens par un autrel
Nous écrivîmes nous-mêmes, à l'aide d'un alpha-
bet préparé pour ces sortes d'expériences , plusieurs
phrases en différentes langues, que l'aveugle lut
immédiatement sans hésitation, mais en conservant
à chaque langue l'accentuation allemande.
Cette expérience finie , on lui apporta un solfège
noté à la même manière, et il chanta plusieurs chants
d*église et quelques airs nationaux. Enfin nous recom-
mençâmes par un air la même expérience que nous
avions faite pour une phrase, et il déchiffra à la pre-
mière vue , solfiant à l'aide de ses doigts , toujours
aussi juste qu'aurait pu le faire un musicien de
seconde force , d'après la musique qu'il avait vue
pour la première fois. Le temps avait passé vite au
milieu de ces études si nouvelles pour nous, et notre
estomac seul avait compté les heures ; il sonna celle
— Il —
du diner , et nous primes eongé de nos mnets et de
nos aveugles.
En rentrant à f hôtel , nous trouvâmes la table
prête ; après le repas, nous demandâmes à notre hôte
s'il n'y avait pas un café dans la ville : il nous répon-
dit qu'il y en avait plusieurs, mais que, si nous dési-
rions qu'on nous servit sans quitter l'hôtel, il allait
nous faire venir ce que nous désirions du moins éloi-
gné, et en même temps les joumaqx anglais et fran-
çais que l'on y recevait. Nous acceptâmes. Dix minu-
tes après on nous apporta le National et le Times.
Chacun de nous mit la main sur son journal , et ,
nous enfonçant le plus carrément possible dan» nos
, fauteuils, le coude appuyé sur la table où fumait notre
moka, et les pieds étendus vers le feu, nous commen-
çâmes à dévorer notre pâture politique avec l'avidité
de voyageurs qui, depuis deux ou trois mois, sont
privés de toute nouvelle.
Tout à coup, au milieu de notre lecture , sir Wil-
liams poussa un cri étouffé. Je me retournai de son
côté , je le vis très-pâle. — Qu'y a-t-il , lui dis-je ,
etqu'avez-vous?
— Lisez , me dit -il en me tendant le journal
anglais.
Je jetai les yeux sur l'endroit qu'il m'indiquait ,
et je lus :
< Hier, 5 août , le roi a signé le contrat de ma-
- ii -
riage de mi88 Jenny Burdett avec sir Ârihur Lesiy ,
membre de la chambre. >
Je voulus essayer de donner à sir Williams quel*
que consolation ; mais m'inierrompant en me don*
nant la main :
— J'ai besoin d'être seul , me dit-il , devant vous
je n'oserais pas pleurer.
Je serrai la main de ce brave et malheureux jeune
homme, et je me retirai dans ma chambre.
PROSPER LEHMANN.
Le lendemain, à sept heures du matin , le garçon
de rhôtel entra dans ma chambre , et me remit une
lettre de sir Williams ; il s'excusait de me quitter
sans prendre congé de moi , qui , disait-il , avais été
si compatissant à ses vieilles douleurs ; mais il crai-
gnait de lasser ma patience par ses douleurs nou-
velles, et partait pour en supporter seul tout le
poids. Cette lettre était accompagnée d'un petit
cachet d'or , qu'il me priait de conserver en souve-
nir de lui. Je fis quelques questions au domestique ;
mais il ne savait rien de plus, si ce n'est que sir Wil-
liams avait passé une partie de la nuit à écrire , et,
à trois heures du matin , avait fait mettre ses che-
vaux à la voiture et avait quitté Zurich.
J'employai le reste de la journée à visiter la cathé-
TOME IV. 2
— u ~
drale, qu'on dit fondée par Charlemagne, le cabinet
d'histoire naturelle et la tombe de Lavater , tué ,
comme on le sait, en voulant tirer un de ses amis des
mains de soldats français qui le maltraitaient. Mas-
séna, qui a laissé à Zurich une mémoire sans tache,
fit ce qu'il put , mais inutilement , pour découvrir le
meurtrier.
 six heures , je m*embarquai sur le lac. Je me
rappelais la promesse que j'avais faite à Prosper Leh-
mann au tir de Sarnen , et , comme je me trouvais
assez près de Claris , je pensai que le moment était
venu de la tenir.
Je ne sais rien de plus ravissant que de voyager
sur les lacs de la Suisse par une belle matinée de
printemps -ou d'automne , surtout lorsqu'un peu de
brise dispense les mariniers de se servir de leurs
rames ; la barque glisse alors comme par magie et
sans plus d'efforts qu'un cygne qui ouvre son aile.
Souvent il semble que c'est le rivage qui fuît , et
que c'est le bateau qui reste immobile. Pour moi ,
j'étais couché au fond du mien , les yeux fixés sur
les nuages du soir, qui se roulaient et se déroulaient
en aspects fantastiques , et au fond desquels nais-
saient , les unes après les autres , toutes les étoiles
du ciel ; en même temps la terre s'illuminait. Ces
milliers de maisons, qui s'éparpillent aux deux côtés
du lac, entourées de leurs clos de vignes, allumaient
leurs fanaux nocturnes, et, comme le lac réfléchis-
— 15 —
sait à la fois les lumières de ia terre et les lumières
du ciel , la barque semblait flotter dans Féther. Peu
à peu tous les différenis objets de ce grand spectacle
se confondirent à mes yeux ; ma pensée cessa de les
maintenir à la place que leur avait fixée la nature.
Je vis des palais se bâtir au ciel , des nuages des-
cendre sur la terre, des étoiles filer au fond du lac,
et je m'endormis , espérant aborder pendant mon
sommeil dans le port de quelque monde inconnu.
Je me réveillai glacé. J'ouvris les yeux : il n'y
avait plus ni ciel, ni étoiles, ni maisons. Il ne restait
de tout cela que le lac qui était fort agité , les nua-
ges qui se fondaient en eau, et une brise du nord
qui , heureusement , nous poussait vers Rappersch-
wyll , où nous arrivâmes en très-pileux élat sur les
dix heures du soir.
Heureusement Tauberge du Paon , où nous des*
cendimes, est une des bonnes auberges de la Suisse ;
nous y trouvâmes bon visage, bon feu et bon souper :
c'était plus qu'il n'en fallait pour nous remettre. Je
demandai à mon hôle s'il pourrait, le lendemain, me
procurer un cabriolet et un cheval pour me rendre
à Claris. Il se consulta un instant avec une espèce
de garçon d'écurie, qui mettait du feu dans ses sabots
pour se réchauffer les pieds, et le résultat de la déli-
bération fut que j'aurais ce que je désirais.
Comme ce que j'avais à voir à Rapperschwyll ,
c'est-à-dire les tours et le pont , ne pouvait être vu
— 16 —
qu'à la lumière du 8oleil , et que , vu Torage qui
durait toujours, il ne faisait pas même clair de lune,
je pris congé d'une société de braves fermiers qui
causaient grains et bestiaux , et j'allai me coucher.
Le lendemain, le temps était encore assez incer-
tain ; cependant le vent était tombé, et Taverse de
la veille s'était convertie en une petite pluie fine qui^
à la rigueur, n'empêchait pas de voir les objets : je
m'acheminai vers le pont jeté sur le lac , et qui est
la première merveille de la ville.
Il fut bâti, en 1358, par Léopold d'Autriche, qui,
ayant acheté le vieux Rapperschwyll et la March ,
voulut établir une communication entre la ville et
la rive gauche du lac. Il résulta de ce vouloir ducal
un pont de bois reposant sur cent quatre-vingts
piles, et long de dix-sept cent quatre pas , que je
mis, montre à la main , vingt-deux minutes à par-
courir.
C'est arrivé au bout de ce pont qu'on voit , en se
retournant , Rapperschwyll sous son aspect le plus
pittoresque ; ses tours gothiques lui donnent un
petit air formidable , qui ne laisse pas que d'être
imposant, et que complète la poterne basse et voû-
tée qui forme une des portes du canton de Saint-
Gall.
En rentrant à l'hôtel , je trouvai mon déjeuner
et mon cabriolet prêts ; j'avalai lestement l'un , el
sautai immédiatement dans l'autre. Notre conduc-
— 17 —
teur s^assit de côté sur le brancard , et nous parti-*
mes au grand galop de notre coursier, qui , quoique
paraissant peu habitué encore à la profession de
cheval d'attelage, ne nous conduisit pas moins sains
et saufs à Vesen, où nous nous arrêtâmes pour passer
la soirée et la nuit.
Le lendemain nous partîmes d'assez bonne heure,
et, laissant le lac de Wallenstadt à notre gauche,
nous suivîmes la route qui longe la Linth. Au bout
d'une demi-heure de marche à peu près , je m'étais
vertueusement endormi en lisant l'histoire du Valais
do père Schkinner, et je ne sais pas depuis combien
de temps durait mon sommeil, lorsque je fus réveillé
en sursaut par un mouvement désordonné de mon
équipage, et par les cris de Francesco. Je rouvris les
yeux : notre conducteur n'était plus sur son bran*
card , notre cabriolet allait comme le vent , entre
un précipice de quinze cents pieds de profondeur et
une montagne presque à pic ; notre cheval s'était
tout simplement emporté, fatigué qu'il était de
traîner une brouette derrière lui ; au moins c'est ce
que je crus comprendre par ses hennissements et
ses ruades.
La situation était assez précaire ; notre conduc-
teur, en abandonnant son poste, avait lâché les
rênes ; elles traînaient à terre , s'accrochant à cha-
que caillou, et occasionnant à chaque accroc des
écarts peu rassurants sur une route de douze pieds
2.
— 18 —
de large au plus. Ressaisir les rênes avec la main
était chose impossible , les pieds de notre cheval
venant à chaque instant faire luire leurs fers à huit
on dix pouces de notre visage ; sauter à bas du ca-
briolet était chose impraticable ; car, à gauche, em-
portés par Télan, nous roulions inévitablement dan«
le précipice , et"^ droite nous étions écrasés entre
la roue et le talus. Francesco priait tous les saints
du paradis en allemand et en italien , et avait tel-
lement perdu la tète qu'il n'entendait pas un mot de
ce que je lui disais. Je résolus alors de m'en tirer
tout seul , puisqu'il n'y avait pas d'aide à attendre
de lui. Je parvins à abaisser la capote du cabriolet,
et à m'emparer d'un de nos bâtons de voyage ; avec
son extrémité je soulevai la bride , que je ressaisis
heureusement. G était déjà beaucoup, car j'espé-
rais , grâce à elle , maintenir notre cheval dans le
milieu de la route jusqu'à Nafels que j'apercevais à
un quart de lieue devant nous; et je n'avais plus à
craindre qu'une chose, c'est que, inaccoutumée
depuis sa vieillesse à un exercice aussi violent , la
voiture se disloquât. Heureusement il n'en fut pas
ainsi ; nous approchions de la ville avec la vitesse
d'un tourbillon. J'espérais trouver un obstacle con-
tre lequel la course enragée de notre Bucéphale
irait se briser, mais il entra dans la rue sans coup
férir, et continua sa route sans tenir compte vdu
changement de localité.
— 19 —
Cependant la chose ne pouvait darer ainsi , à
moins de risquer d'écraser les chiens et les enfants
qui se rencontreraient sur notre route. J'avisai donc
une maison qui avançait sur la rue , et je décidai
que c'était là que finirait notre voyage. £n effet,
lorsque je me trouvai bien à portée» je tirai violem-
ment les guides de la main droiléf : le cheval suivit
rimpuision donnée, et, sans rien voir, il alla comme
un bélier donner du front contre la muraille. Le
coup fut SI violent qu'il plia sur les jarrets de der-
rière , reculant presque avec la même promptitude
qu'il avait avancé; mais, dans ce mouvement, il
passa sous une enseigne. Je profitai de l'occasion»,
je lâchai bride et bâton , et , criant à. Francesco
d'en faire autant , je saisis de mes deux mains la
branche de fer, et, me laissant tirer du cabriolet
comme un lame de son fourreau , je restai pendu
ainsi qu'Âbsalon ; seulement , comme ce n'était
point par les cheveux , je n'eus qu'à lâcher prise ,
pour me retrouver immédiatement sur la terre,
dont , grâce à la dimension de mes bras et de mes
jambes, je n'étais distant que de deux ou trois
pieds. Quant au cabriolet, au cheval et à Francesco,
ils avaient continué leur route triomphale au mi-
lieu des cris de : Hall ab î hait ah ! dont le seul ré-
sultat était de donner à leur course une nouvelle
vitesse.
Je me mis aussitôt à leur poursuite , en criant de
— 20 —
mon c^té : Arrête l arrête ! et fort inqoiet aa sur-
pli» , non pas de la voiture , non pas da cheval ,
mais do pauvre Francesco , qui , dans Tétat où il
était , ne pouvait guère s'aider lui-même. Je courais
ainsi depuis cinq minutes , lorsqu'au détour d'une
rue je trouvai machine, héte et homme étendus
mollement sur une couche de fagots qu'ils avaient
heureusement rencontrée à la porte d'un houlanger.
De tout cela c'était le cabriolet le plus malade : un
des brancards était brisé, et le chasse-crotte en lam*
beaux. Pendant que nous examinions le dommage ,
notre conducteur arriva , qui en réclama le prix.
Cette prétention suscila une grave difficulté , vu
que , de mon côté , je prétendis que , si quelqu'un
avait à se plaindre, c'était, sans contredit, moi,
qui avais , grâce à la maladresse et à la trahison du
cocher, manqué de me casser le cou.
La discussion ayant pris une certaine consistance,
nous en appelâmes au juge.
Les plaintes exposées de part et d'autre , le juge
ordonna qu'on examinât le cheval , qui fut inconti-
nent reconnu par les gens de l'art pour un poulain
de deux ans qui n'avait jamais été mis à la voiture.
Il résulta de cet examen un jugement digne du roi
Salomon : je fus condamné à payer quinze francs
de louage ; mon cocher fut condamné à passer un
mois en prison , et le maître de l'hôtel du Paon fut
condamné au raccommodage de sa carriole. Au
— 21 —
reste » une demi-heure suffit au baillî de Nafels
pour prendre connaissance de raffaire, entendre
les plaidoyers et prononcer son verdict. Avant de
le quitter, je demandai à ce brave homme de juge
son nom et son adresse, en lui promettant d*en faire
part à mes amis et connaissances ; puis , la chose
religieusement inscrite sur mon album, nous re-
primes nos sacs et nos bâtons, et nous continuâmes
notre route à pied. Heureusement nous n'étions
plus qu'à deux lieues de Claris.
En entrant dans la ville , je m'approchai du pre-
mier groupe que je rencontrai , et je demandai si
Ton connaissait Lehmann le chasseur. Tout le monde
me répondit affirmativement ; mais , comme il ne
demeurait pas à Claris même , mais dans un' chalet
sur le chemin de Mitlodi, un paysan, qui faisait
route de ce côté, m'offrit de me conduire chez lui.
Je ne m'arrêtai donc à Claris que le temps de regar-
der les peintures à fresque qui ornent une maison
en face de l'auberge , et qui représentent un combat
entre un croisé et un Sarrasin , une femme jetant
un bouquet par une fenêtre, et un lion debout der-
rière des, barreaux; puis nous sortîmes de la ville,
et , après dix minutes de marche , mon guide me
montra une charmante maisonnette, près de laquelle
pâturaient deux vaches, et, sous une treille de vigne,
Lehmann lui-même se chauffant aux derniers beaux
rayons du soleil d'été avec sa femme et sa fille. En
— 22 —
effet , je reconnus aussitôt mon ours dés Alpes , et,
sautant par-dessus le fossé qui borde la route , je
m'avançai vers le cbalet.
Du plus loin qu'il m'aperçut il vint à moi.
— A la bonne beure, me dit-il, voilà un bomme
de parole ; je commençais à ne plus compter sur
vous.
— Et vous aviez grand tort, répondis-je : avec la
promesse d'une chasse au chamois , vous m'auriez
fait aller jusqu'au fond du Tyrol. Mais j'ai été tour-
menté toute la journée de l'idée que le temps ne
serait pas favorable.
— Si fait , dit Lehmann. Voyez les montagnes
du* fond , elles sont toutes blanches de la neige qui
est tombée ce matin : c'est signe de beau temps
pour quatre ou cinq jours.
— Et nous en profiterons ?
— Dès demain si vous voulez.
— Eh bien ! maintenant , il ne me reste plus
qu'un aveu à vous faire.
— Lequel?
— C'est que Francesco et moi nous avons une
faim de loup.
— Tant mieux, vous trouverez notre pauvre cui-
sine meilleure. Allons , allons /dit-il en allemand à
$a femme et à sa fille , alerte ; un cuissot de chamois
à la broche et des œufs dans la poêle ! Avec cela on
ne dine pas somptueusement , continua-t-il en se
— 25 —
retournant de mon côté, mais au moins on ne meurt
pas de faim. Maintenant voulez-vous venir voir votre
chambre ?
— Gomment! ma chambre?
— Oui, oui ; depuis que ma femme sait que vous
devez venir, elle vous a préparé votre appartement :
vous avez notre lit de noce, la courle-pointe brodée
et les deux seuls tableaux qu'il y ait dans la maison :
ils représentent une dame et un monsieur qui seront,
je crois , de connaissance.
Je suivis Lehmann; il me conduisit dans une
charmante petite chambre , devant les croisées de
laquelle s'étendait un magnifique balcon chargé de
pots de fleurs et sculpté dans 4e goût de la renais-
sance. De ce belvédère , la vue se portait à Focci-
dent , sur la chaîne de Glarnicli , suivait la vallée ,
embrassait la ville de Claris tout entière , et , re-
montant la Linth jusqu'à sa source , allait s'arrêter
sur la cime blanche et neigeuse du Dodi , qui s'éle-
vait à l'horizon comme un rempart infranchissable
et glacé.
— Et maintenant que vous voilà installé , me dit
Lehmann , je vais vous laisser faire vôtre toilette
de voyageur. Voici dans cette armoire du kirsch et
du sucre , dans ces jarres de l'eau , dans ces tiroirs
des serviettes : si vous avez besoin de quelque chose,
vous frapperez du pied , et on montera.
Je restai' un instant sur le balcon , pius je me
— 24 —
rappelai les deux tableaux dont m^avalt parlé mon
hôte, et qui représentaient un monsieur et une dame
de ma connaissance. Je rentrai aussitôt, et, dans
des cadres de bois noir , je reconnus , quoique les
noms ne fussent pas au bas , les portraits enlu-
minés de Talma et de mademoiselle Mars , Tun dans
le costume de Sylla , Tautre dans celui de TÉcole
des Vieillards. Décidément mon oursét^iit un homme
des plus civilisés.
Mademoiselle Mars et Talma dans une chaumière
de la Suisse , dans une vallée perdue de la Linth !
les deux grands génies dramatiques de no^re époque
réunis dans une chambre préparée pour moi ! C'était
me faire croire à un raffinement d'hospitalité bien
étonnant dans un chasseur des Grisons. Mais, quelle
que fût la cause de leur présence , elle ne ramena
pas moins mon esprit à un tout autre ordre de pen-
sées : la grande décoration de montagnes disparut ^
la perspective de la vallée s'effaça , le théâtre ehan-
à
gea à vue , et je me trouvai en esprit dans la salle
de la rue de Richelieu , assis à Torchestre et regar-
dant jouer la première représentation de TÉcole de»
Vieillards.
Ce fut un grand triomphe , je me le rappelle.
D'abord c'était une belle œuvre , p^is splendide-
ment jouée ; jamais Talma et mademoiselle Mars ne
m'avaient paru plus beaux. On les rappela , on rap-
pela l'auteur. Son frère le traîna de force dans une
— Î6 -
lofe; ils se jetèrent dans les bras Tun de Tautre,
le parterre éclata en applaudissements. C'était une
fête.
A cette époque je connaissais déjà un peu Casi-
mir , et j'étais content et heureux pour lui ; je n'ai
jamais eu d'enyie » et surtout alors , où , étant par-
faitement inconnu , ce mauvais sentiment ne pouvait
m'atteindre. Cependant j'étais triste, mais d'une
idée accablante pour moi. Depuis trois ou quatre
ans j'étais tourmenté du besoin de travailler pour le
théâtre; j'avais consciencieusement étudié nos grands
maîtres ; j'avais à leur égard une admiration pro-
fonde ; mais je sentais en moi une impossibilité
complète de faire quelque chose dans les règles qu'ils
avaient prescrites et suivies* Aussi fiftanquais-je bien
rarement une représentation nouvelle , espérant tou-
jours trouver chez les modernes un point de départ
pour un monde nouveau , une boussole pour cette
étoile encore voilée que je cherchais au ciel , un
vent qui me poussât au milieu de cet océan de pas-
sions humaines qu'on appelle un drame.
il y avait quelque chose de ce que je cherchais
dans l'cMivre qui venait de se dérouler sous mes
yeux. La force , la vérité et la nature avec lesquels
Talma et mademoiselle Mars en avaient joué c^tatnes
parties me confirmaient dans la certitude qu'on pou-
vait créer une manière plus franche dans sa forme,
plus libre dans son allure , plus vraie dans ses dé-
TOME lY. 5
— 26 —
tails ; maÎ8 toutes ces perceptions n'étaient encore
que les oiseaux dans Tair et les algues sur TOcéan ,
qui annonçaient à Christophe Colomb quil était dans
le voisinage d'une terre , mais sans lui dire où était
celte terre.
Six mois après , les acteurs anglais arrivèrent à
Paris. Trois ans auparavant, on les avait accueillis au
théâtre de la Porte-Saint-Martin avec des huées et
des trognons de pommes. C'est ce qu'on appelait
alors de l'esprit national. Cette fois ils jouaient à
l'Odéon « et la meilleure société de Paris faisait queue
pour aller applaudir Smilhson et Kemble. Je l'avoue-
rai à ma honte, a cette époque je ne connaissais
Shakspeare que par les imitations de Ducis. J'avais
vu jouer Hamlet par Talma, et, quelque tragique
que fût l'acteur dans cette pâle copie , l'ouvrage en
lui-même ne m'avait fait qu'un médiocre plaisir;
j'eus donc quelque peine à me décider à aller revoir
le même ouvrage joué par Kemble, dont la réputa-
tion était loin d'égaler celle de notre grand tragé-
dien.
11 me serait difficile de raconter ce qui se passa en
moi dès la première scène : cette vérité de dialogue
dont alors je ne comprenais pas un mot , il est vrai,
mais dont l'accent simple des interlocuteurs me
donnait la mesure ; ce naturel du geste qui s'inqu,ié-
tait peu d'être trivial , pourvu qu'il AU en harmonie
avec la pensée , ce laisser aller des poses qui ajou-
27
tait à rillosion, en faisant croire que Facteur, occupé
de ses propres affaires; oubliait qu'elles se passaient
devant un public. Au milieu de tout cela la poésie,
cette grande déesse qui domine toujours Tœuvre de
Sfaakspeare, et dont Smitbson était une si mer-
veilleuse interprèle, bouleversait entièrement toutes
les idées acquises, et, comme au travers d'un brouil-
lard , me laissait apercevoir la cime resplendissante
des idées innées. Enfin , quand j'arrivai à la scène
où tdnte la cour réunie regarde la représentation
fictive de cette tragédie, dont la mort du roi de
Danemark a fourni le sujet réel ; quand , après
avoir vu le jeune Hamlet, dans sa feinte folie, se
coucher aux pieds de sa maîtresse , jouant avec son
éventail et regardant sa mère à travers les branches^
je le vis , à mesure que l'intrigue infernale se dérou-
lait, rendre progressivement à sa figure Texpression
lucide et profonde d'une haute intelligence ; lorsque
je le vis ramper , comme un serpent , du côté droit
au côté gauche de la scène , s'approcher de la reine
la bouche haletante , les yeux étincelants et le cou
tendu, et, au moment où s'apercevant qu'elle ne
peut plus supporter le spectacle de son propre crime,
et qu'elle se trouble, et qu'elle se détourne et
qu'elle va s'évanouir , il se dresse tout à coup en
criant : c Ligth ! ligth ! > je fus prêt à me lever
comme lui, et à crier comme lui : c Lumière!
lumière!... »
— 28 —
Cinq ans étaient passés depuis cette époque ;
Talma était mort, Kemble voyageait en Amérique,
Smilbson , après avoir donné Télan et Texemple à
toutes les actrices qui depuis se sont fait un nom
dans le drame moderne, s'était effacée et perdue
dans la vie privée, Comme une étoile qui s'éteint au
ciel. Moi-même , après avoir tenté de réaliser mon
beau rêve et de retrouver , pareil à Vasco de Gama,
un monde perdu , dégoûté déjà , au commencement
de ma carrière , comme d'autres Font été à la fin de
leur vie, je venais chercher au milieu des mon-
tagnes de la force pour continuer cette lutte, où,
comme Sisyphe , il faut incessamment repousser le
rocher de la médiocrité qui retombe sur vous. Made-
moiselle Mars seule , toujours belle , toujours jeune ,
toujours comprise et aimée du public , restait debout
sur son piédestal , trouvait dans son talent des forces
pour résister à tout, même au succès, et, pour
dernière satisfaction d'amour^propre , pouvait, en
voyageant en Suisse, rencontrer son portrait au
fond d'une chaumière.
J'en étais là de mes réflexions philosophiques ,
lorsque Lehmann rentra ; j'allai vivement à lui. —
Comment diable avez-vous ces deux portraits ? lui
dis-je.
— Je les ai achetés à un colporteur , me répon-*
dit-il.
— Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres?
— 29 —
— Parce que c*étaient tes portraits de Tempereur
Napoléon et de Timpératrice Joséphine.
— Votre colporteur tous a trompé , mon ami ,
ces portraits sont ceux de Talma et de mademoiselle
Mars.
— Vraiment ! ... Ah bien ! à son prochain passage
je m*en vais un peu les lui rendre.
— Gardez-vous-en bien , lui dis-je , et conservez-
les religieusement , au contraire ; ces portraits ne
sont pas ceux de Tempereur et de Timpératrice ^
c^est vrai ; mais ce sont ceux d'un grand roi et d'une
grande reine qui , comme Napoléon et Joséphine ,
n'ont point laissé d'héritiers.
A la fin du dîner, Lehmann me demanda si je ne
voulais pas l'accompagner dans la montagne où il
allait préparer notre chasse du lendemain ; quoique
je ne comprisse pas trop comment on pouvait pré-
parer une chasse au chamois , je lui répondis que
j'étais prêt à le suivre; il mit alors du sel plein sa
poche , et nous partîmes.
La montagne dans laquelle nous devions chasser
s'appelait le Glarnich : c'est un glacier à deux
cimes, où les chamois sont retranchés comme dans
une forteresse inexpugnable. Nous prîmes la grande
route jusqu'à Mitlodi; nous tournâmes à droite,
nous suivîmes les bords d'une petite rivière qui n'a
point de nom , puis nous la traversâmes en sautant
de roches en roches , et nous nous engageâmes dans
3.
— 50 —
un bois de sapins qui s'étendait à la base du Glarnich ;
après une heure de marche , nous arrivâmes à sa
lisière opposée. Nous marchâmes encore à peu près
une autre heure , sans suivre aucune route tracée.
Enfin nous trouvâmes une espèce d'arête étroiie et
raboteuse sur laquelle Lehmann s'engagea sans
regarder si je le suivais.
Je le laissai aller ; puis , voyant qu'il continuait
sa route sur cette espèce de pont de Mahomet,
je l'appelai.
— Eh bien I me dit-il en se retournant , pourquoi
ne me suivez- vous pas?...
— Tiens , parce que je me casserai le cou , moi.
— Vous croyez ?
— J'en suis sûr.
— Diable !
— Est-<;e qu'il n'y a pas un autre chemin ?
— Oui ; mais j'ai pris le plus court.
— Vous avez eu tort , j'aurais mieux aimé faire
une lieue de plus.
— Maintenant ce n'est point la peine , nous
sommes arrivés. Tenez , ajouta-til en me montrant
du doigt une petite esplana<ïe verte qui s'étendait de
l'autre côté du pont qu'il traversait, je vais à cette
petite plaine.
— Eh bien, allez-y , je vous attendrai ici pour
ce soir , demain je serai peut-étre plus brave.
— Oh ! demain nous prendrons un autre chemin.
— 51 —
— M^Ueur que celui-ci ?
t- Uoe grande, roule.
— Alors allez , allez , je me repose.
Je me couchai les yeux fixés sur Lehmana , qui
contiaua son chemin , irayersa sans accident le
passage périlleux dans lequel il était engagé, puis,
arrivé sur Tesplanade , tira le sel de sa poche ei se
mit à le semer, comme un laboureur fait du blé. Je
le regardai tant que je pus le voir , sans rien com-
prendre à cette manœuvre , et me promettant de
lui en demander Texplication à son retour; mais
bientôt il suivit une pente qui le cacha à mes yeux.
J'attendis dix minutes encore , regardant du côté où
je Tavais perdu de vue ; mais tout à coup il reparut
à une grande distance de là , tenant à la main une
branche d'arbre , et suivant, pour revenir au pont,
la cime du précipice. Arrivé au lieu de Taréte , il
attacha à la branche un mouchoir de colonnade
rouge, planta la branche dans la gerçure d'une
pierre et revint à moi.
— Là, me dit-il; maintenant c'est besogne faite !
— El que va-t-il résulter de cela ?
— 11 va résulter que demain la rosée fera fondre
le sel semé ce soir, et que , comme les chamois sont
très-friands d'herbe salée , ils se réuniront à cinq ou
six, dix peut-être, à l'endroit où leur gourmandise les
attirera. Cet endi'oit esta portée de balle d'un rocher
jusqu'auquel je puis arriver sans être vu. Â mon
-^ 32 —
coup de fusil , ils fuiront de ce côté ; mais mon mou-
choir leur barrera la route , et ils seront forcés d'aller
passer tous , les uns après les autres , près de Ten-
droit où je vous embusquerai ; de sorte que nous
serons bien maladroits si nous ne rapportons pas
chacun notre bête.
Cette assurance me donna un nouveau courage pour
le lendemain. Nous redescendîmes vers le chalet ,
où nous arrivâmes à la nuit noire. Gomme Lehmann
me menaçait de me réveiller deux heures avant le
jour, je me retirai dans ma chambre , et, après
avoir fait ma prière dramatique à Talma et à made-
moiselle Mars , je m*endormis du sommeil du juste ,
et rêvai que je tuais six chamois.
UNE CHASSE AU CHAMOIS.
Lehmann me tint parole , à trois heures il entra
dans ma chambre, tout accoutré pour la chasse ; je
sautai à bas de mon lit, et, en un tour de main, je fus
prêt à mon tour. J'hésitai quelque temps entre ma
carabine , qui portait plus juste et plus loin , et mon
fusil , qui m'offrait la chance d'un second coup ;
enfin je me décidai pour mon fusil. Je retrouvai tout
servi le reste du souper de la veille ; mais il était de
irop bon matin, pour que j'eusse envie de lui faire
honneur. Je me contentai de remplir ma gourde de
kirsch, et de mettre un morceau de pain dans mon
camier. Lehmann me vit faire et se mit à rire : — Ne
vous chargez pas trop , me dit-il , nous déjeunerons
dans la montagne- En effet, il mit dans sa carnassière
un paquet tout préparé , et qui me parut contenir
un assortiment de provisions assez confortable.
— 54 —
Nous nous mîmes en marche aussitôt , mais en
prenant , comme me l'avait dit Lehmann , un autre
chemin que celui de la veille. Au lieu de suivre la
route comme nous Pavions fait jusqu'à Mitlodi , nous
la traversâmes , et , piquant droit devant nous à tra-
vers plaine , nous arrivâmes au bout d'une demi-
heure à un petit village que mon compagnon me dit
se nommer Séeraii, Lorsque nous en sortîmes, nous
nous trouvâmes sur le bord d'un charmant petit lac,
tranquille , silencieux et argenté. Un ruisseau qui
descendait du Glarnich , et qui venait se jeter en
bondissant sur les cailloux dans ce charmant miroir
de fées, troublait seul de son bouillonnement ce
calme délicieux de la nuit. Nous le remontâmes jus-
qu'à sa source ; puis , arrivés là , Lehmann s'engagea
dans la montagne en me faisant signe de le suivre ;
car, quoique nous fussions encore éloignés de l'en-
droit où nous comptions trouver le gibier, depuis
longtemps nous ne parlions plus , de peur qu'un de
ces échos étranges, comme il y en a dans les mon*
tagnes , et qui portent la voix à des distances où l'on
croirait que la détonation d'un fusil ne pourrait
atteindre, n'allât indiscrètement réveiller avant le
temps ceux que nous venions saluer à leur petit lever.
Au reste , Lehmann , en chasseur prudent et exercé,
avait prit le vent , de sorte que , avec quelques pré-
cautions de notre part , ils ne pouvaient ni nous
sentir ni nous entendre.
— 35 —
Nous marchâmes ainsi une demi-heure à peu près
dans des chemins assez difficiles , mais cependant
encore praticables ; de temps en temps nous passions
près de grandes nappes de neige que nous évitions
de peur du bruit qu'elle eût fait en s'écrasant sous
nos pieds. L^air se refroidissait sensiblement , nous
approchions de la région des glaces. Enfin , au pied
d'un rocher, nous aperçûmes une cabane à moitié
enterrée ; Lehmann en poussa la porte , et y entra
le premier, je le suivis.
— Nous voilà arrivés , me dit-il , et ici nous pou*
vons parler, car il n'y a plus d'écho qui nous trahisse ;
dans un quart d'heure le jour commencera à paraître,
et alors nous irons prendre notre poste.
— Mais , lui répondis-je , ne vaudrait-il pas mieux
aller nous placer pendant la nuit ? nous aurions une
chance de plus, celle de ne pas être vus.
— Oui , mais il pourrait arriver qu'un chamois ,
que nous aurions ainsi précédé à son rendez-vous , '
rencontrât notre trace , et alors non - seulement
rebroussât chemin , mais encore donnât l'alarme à
ses camarades ; ce qui nous ferait faire une course
inutile , tandis qu'en arrivant derrière eux nous ne
courons pas risque d'être éventés. Reste la crainte
d'être vus ; mais vous n'avez qu'à me suivre et à
imiter tous mes mouvements, et je vous réponds
que, si malins qu'ils soient, nous leur en revendrons
encore. En attendant , si vous le voulez bien , nous
— 56 -
alkMi8 fermer la porte et nous occuper de certains
détails dont vous apprécierez encore mieux l'oppor-
tunité dans deui heures qu'à présent.
A ces mots , Lehmann battit le briquet , alluma
une chandelle, ouvrit une espèce d'armoire dans
laquelle il y avait une casserole , une poêle et quel*
qiies assiettes , tira le paquet de sa carnassière , et
déposa près de ces ustensiles du vin, du pain, du
fromage et du beurre.
— Ah ! ah ! fis-je , manifestant mon approbation
pour ces préparatifs.
— Comprenez-vous? me dit-il ; nous ferons ici,
sur cette esplanade , en face d'une des plus belles
vues des Alpes , quelque chose de plus délicieux
qu'un repas de roi , c'est-à-dire un déjeuner de chas-
seurs. J'ai pensé que vous aimeriez mieux cela que
de revenir à Claris.
— Et vous avez bien pensé, dis-je; mais que
fricasserons-nous avec notre beurre , et que man-
gerons-nous avec notre pain ?
— Ah ! voilà , notre déjeuner est dans le canon
de notre fusil.
— Diable ! iis-je , et le mien qui est vide.
— Chargez alors ; pour moi , c'est chose faite.
Je glissai d'un côté une cartouche contenant dix
chevrotines , et de Tautre deux balles mariées.
— Voilà , dis-je , je suis prêt.
Lehmann regarda ce fusil qui se chargeait si vive-
— 37 —
meot et si commodément , me le prit de la main , le
toarna et le retourna en secouant la tète.
— Voulez-vous vous en servir et me donner votre
carabine? loi disje. Il hésita un instant.
— Non , répondii-il en me le rendant , ma cara-
bine est une vieille arme, mais une arme que je
connais ; il y a dix ans que nous ne nous sommes
quilles que pour dormir chacun de notre côté ; je
suis sûr d^elle comme elle est sûre de moi , et toutes
ces nouvelles inventions du monde ne nous brouil-
leront pas ensemble ; gardez votre fusil , je garderai
le mien , et dépêchons-nou$ de gagner noire poste ,
car les chamois doivent êlre maintenant au leur.
Nous sorilmes aussitôt , une légère teinte malinale
commençait à blanchir le ciel ; à nos pieds s'élendait
le petit lac qui dormait toujours dans Fombre, ayant
à Tune de ses extrémités le village de Séerati , et à
Tautre celui de Richisau ; derrière nous s'élevait la
crête de la montagne , le long de laquelle pendaient
comme une chevelure blanche les extrémités infé-
rieures d'un glacier. Au bout de vingt pas, nous
trouvâmes le chemin coupé par un large ravin d'un
quart de lieue de longueur à peu près ; un tronc
d'arbre était jeté d'un bord à l'autre ; je regardai tout
autour de nous , et voyant qu'il n'y avait pas d'autre
passage , je passai la main sur le bras de Lehmann ;
il me comprit parfaitement.
— Soyez tranquille , me dit-il à voix basse , ceci
DUMAS. — IMPR. DE VOYAGE. — T. IV. -4
— 38 —
esriiBoii chemin à moi ; quant au vMre , il est plus
facile : suivez le bord de ce ravin ; à son extrémité
vous trouverez un grand rocher qui domine une
petite esplanade d*une vingtaine de pfis ; cette petite
esplanade est comme une île entourée de tous côtés
de précipices ; aussitôt que j^aurai lire , les chamois
se dirigeront de ce côté , et autant il y en aura , autant
sauteront du rocher sur Tesplanade , et de Tesplanade
de Tautré-côté^ sur une pelouse qu'elle. domine elle-
même, comme elle est dominée par le rocher. Main-
tenant gagnez votre affût , ne Tattes pas de bruit , et
attendez.
— Puisse rester eucore un instant ici pour voir
comment vous passerez sur l'autre bord sans balancier?
— Parfaitement , ce n*est pas plus difficile que
cela , voyez.
Lehmann ôta ses souliers , mit sa carabine en
bandoulière , et , saisissant de ses pieds nus les aspé-
rités du sapin, il s'avança sur ce chemin étroit et
tremblant avec autant d'assurance que j'aurais pu en
avoir moi-même sur le pont des Arts.
La chose était , au reste , si effrayante , que rien
qu'à regarder cet homme je sentais le verlige me
monter à la tête ; mes cheveux pleins de sueur se
dressèrent sur mon front , tous les nerfs-de mon corps
se tordirent comme s'ils voulaient se n^uôr, et, ne
pouvant rester debout devant un pareil spectacle, je
fus fqrcé de m'asseoir.
- 39 —
£d quelques «ecpndes Lehmann arriva à Tautre
bord sans accident , et se retournant , il m'aperçut
assis ; à son air étonné , je vis qu'il ne comprenait
rien à mon attitude. Aussitôt je me relevai , et me
mis en route pour ma destination. Au bout de dix
minutes j'arrivai au rocher, je reconnus Tesplanade
qui dominait le ravin en entonnoir qui s'étendait à
ses pieds ; seulement j'avoue que je ne comprenais
rien au double bond que devaient faire les cbamois,
le premier étant de vingt pieds de haut à peu près ;
et le second de quinze ou dix-huit de large.
Lorsque j'eus fait l'inspection de mon domaiùe ,
je m'établis à mon poste , et ponant les yeux vers le
point où j'avais quitté Lehmann , je l'aperçus qui ^
après avoir fait un long détour pour se retrouver
à bon vent , gravissait le flâne de la montagne plutôt
comme un serpent qui rampe on un jaguar qui se
traîne que comme un homme qui a reçu de Dieu des.
jambes pour marcher et Vos sublime pour regarder
le ciel.
De temps en temps il s'arrêtait tout à coup y res-
tait immobile comme un tronc d'arbre; alors à force
de fixer les yeux sur le même objet , tous les objets
se confondaient ; je ne reconnaissais . plus le chas-
seur des rochers qui l'entouraient jusqu'à ce qu'un
nouveau mouvement me fit distinguer la nature
animée de la nature morte ; puis il se mettait en
route avec les mêmes ruses et les mêmes précau-
^ 40 —
lions, profitant de tous les accidents de terrain qui
pourraient favoriser sa marche , en le dérobant aux
yeux du gibier défiant qu'il tentait de joindre ; par-
ibis je le voyais disparaître derrière un buisson , je
le croyais arrêté à Tendroit où ma vueFavait perdu.
Je restais les yeux fixés à la place où je pensais qu^il
devait être; mais loul à coup, à trente ou quarante
pas de là , je le revoyais marchant sur ses pieds ,
accroupi sur ses genoux ou rampant sur son ventre,
i^uivant que le terrain lui permettait d'adopter Tun
de ces modes de locomotion ; enfin je le vis s^arré^
ter derrière un rocher, lever la tète, approcher son
fusil de son épaule, viser un instant, puis, remet*
tant son fusil au repos , traverser un nouvel espace
de dix pieds , gagner une autre pierre , appuyer de
nouveau 9nr elle le canon de sa carabine , épauler
une seconde fois , puis rester immobile comme le
roc qui lui servait d'appui ; il faut être chasseur pour
comprendre ce que j'éprouvais ; j'étais hale^tant ,
mon cœur bondissait avec une telle force que je Ten-
tendais battre; enfin un éclair sillonna la montagne,
une seconde après le bruit arriva jusqu'à moi , passa
au-dessus de ma tête , et alla comme un tonnerre
gronder dans les échos du Glarnich ; quant à Leh-
mann, il était resté couché au même endroit , sans
bouger après le coup. Je ne comprenais rien à son
inaction, quand tout à coup je le vis reposer Textré
mité de sa carabine sur le rocher , épauler une se-
^ 41 —
conde fois , viser avec la même attention , et un
nouvel éclair fut suivi d'une nouvelle détonation ;
celte fois, il se leva aussitôt^ poussant un cri et
faisant un geste pour m'avertir. En effet, au même
moment une ombre passa au-dessus de moi , un cha-
mois tomba sur Tesplanade , et, d'un bond si rapide
que j'eus à peine le temps de le voir, il s'élança de
Tautre côté du ravin. J'étais encore tout étourdi de
cette rapidité , lorsqu'une deuxième ombre répéta la
même manoeuvre. Machinalement je portai mon fusil
à mon épaule; au même instant une troisième
ombre passa ; au moment où elle touchait l'espla-
nade , je lui jetai mon coup de chevrotine , il sembla
l'emporter dans sa flamme et dans sa fumée ; jecou-
rus aussitôt au bord du ravin , et j'aperçus mon cha-
mois qui , blessé sans doute , n'avait pu le franchir ,
et s'était retenu par la corne de ses pieds aux petites
aspérités du mur en talus qui formait le rocher. Je
profitai de cet instant, tout rapide qu'il était, et lui
envoyai mon second coup ; aussitôt il lâcha l'angle
auquel il se retenait et roula au fond du ravin. Je
jetai mon fusil, je descendis de rochers en rochers ,
d'arbres en arbres, je ne sais comme ; pour le mo-
ment , il n'était plus question de vertiges ; je voyais
l'animal se débattant dans les convulsions de l'ago-
nie , j'avais peur qu'il ne remontât, qu'il ne trouvât
quelque issue souterraine, qu'il ne m'échappât enfin
par un moyen quelconque, si bien que, ne m'inquié-
4.
— 42 -^
tant que du moyea de descendre jusqu'à lui , sans
penser au moyen de remonter ensuite , je me laissai
glisser de la hauteur de trente pieds sur le talus de la
pierre , et me trouvai immédiatement , sans autre
accident que la disparition entière du fond de ma
culotte , auprès de ma victime , sur laquelle je me
jetai furieusement, croyant toujours qu'elle parvien-
drait à m'échapper tant que je n'aurais pas mis la
main dessus : il n'y avait pas de danger , le pauvre
animal était déjà mort.
Je lui liai aussitôt les quatre pattes ensemble, je
me le passai autour du cou , et , tout fier de ma cap-
ture » je m'apprêtai à aller rejoindre mon compa-
gnon. Malheureusement c'était là le difficile ; j'étais
au fond d'un véritable entonnoir, et d'aucun côté le
talus n'était assez doux pour que je pusse remonter
seul et sans aide. Un instant je tournai tout autour
de ma fosse , à peu près comme le font les ours du
Jardin des Plantes ; puis , voyant que je n'avais au-
cune chance de terminer l'ascension à mon honneur,
je me décidai à surmonter ma mauvaise honte , et à
appeler Lehman n à mon secours. Au moment où
j'duvrais la bouche, je l'entendis qui. m'appelait lui-
même; je lui répondis aussitôt. Un instant après ,
il parut sur le bord de l'esplanade , ayant deux cha-
mois en sautoir.
— Que diable faites-vous là ? me dit-il , et pour-
quoi êtes- vous descendu là dedans ?
— 43 —
— Pardîea! vous 1q voyez Wen, répondis-je en
montrant mon chamois , je suis descendu y chercher
mon déjeuner ; seulement je ne puis plus remonter^
voilà tout.
— Ah! ah.! dit-il, il parait que nous avons fail
chacun notre affaire ; bravo ! maintenant il s*agit de
vous tirer de là.
— Mais oui , répondisses, je crois, en effet , que
c'est pour le moment la chose la plus urgente.
— C'est bien, attendez-moi.
— Oh ! vous pouvez être tranquille,, je ne me sau*
verai pas.
Lehmann prit le même chemin que j'avais suivi ,.
descendant à travers les rochers avec une agilité
merveilleuse, si bien qu- au bout de quelques secon-
des il se trouva au bord du talus te 4ong duquel je
m'étais laissé glisser.
— Maintenant, me dit41 en me jetant le bout
d'une corde , voulez*vous vous débarrasser de voire
chamois, qui vous alourdit toujours d'une soixan-
taine de livre»?
— Avec grand plaisir.
— Alors attachez-lui les pattes à l'extrémité de
cette corde, et il va vous montrer le chemin.
En effet, cette opération finie v j'eus le plaisir de
voir ma chasse , tirée par Lehmann , gagner les ré-
gions supérieures , non sans laisser toutefois des
fragments de son poil et même de sa chair à toute»
-. 44 —
les aspérités du roc ; cela me fit faire de sérieuses
réflexions.
— Lehmann ! dis-je.
— Hein ? fit le chasseur en mettant la main sur
mon chamois.
— Est-ce que vous comptez vous servir pour moi
du même procédé que vous venez d'employer à
regard de cet animal ?
— Oh ! non, me répondit Lehmann ; pour vous,
ça va élre une autre mécanique.
— Bien longue à organiser?
— Cinq minutes.
— Allons , c'est bien ; faites , mon ami , faites.
Lehmann s'éloigna , et je me mis à me promener
en sifflant au fond de mon entonnoir ; au bout du
temps indiqué , je levai le nez et ne vis personne ;
alors je m'assis sur un rocher qui avait sans doute
roulé comme moi dans cette espèce de trappe, riant
de ta position ridicule où je me trouvais : au bout
de dix minutes, je trouvai que j'avais assez ri
comme cela , et me relevant , j'appelai Lehmann ;
personne ne me répondit; j'appelai une seconde
fois, même silence.
Alors , je l'avoue , une certaine inquiétude me
prit ; je ne connaissais pas cet homme , dont j'avais
avec tant de confiance fait mon compagnon de chasse.
J'étais perdu dans une montagne où lui seul venait
dans ses excursions matinales , enterré à vingt-cinq
~ 45 —
pied» de profondeur dans une espèce de ravin dont
il m'était impossible de regagner seul la crôte; nul
ne savait où j'étais ; cet homme pouvait avoir été
tenté par mes armes et par une cinquantainede louis
que je lui avais donnés à serrer. Cet homme pouvait
redescendre tranquillement chez lui, et aller désor-
mais chasser d'un aulrecôté : il ne me tuait pas, il
me laissait mourir. Ces craintes étaient stupides , je
le sais bien , mais les idées nous viennent en har-
monie avec la situation où nous nous trouvons , et
la mienne ne cessait d'être ridicule que pour devenir
terrible.
Cependant je résolus de ne point rester ainsi dans
mon trou sans faire au moins quelques efforts pour
en sortir : je cherchai un endroit où quelques aspé-
rités plus saillantes me permissent d'appuyer mes
pieds et mes mains, et je commençai à tenter l'es-
calade ; mais je ne tardai pas à me convaincre qu'elle
était impossible ; deux fois je parvins à une hau-
teur de trois ou quatre pieds; mais, arrivé là, je
redescendis au fond de mon ravin, au grand détri-
ment de mes mains et de mes. genoux. Je n'en
commençais pas moins une troisième tentative, lors-
que j'entendis une voix qui me dit :
— Si vous voulez remonter comme cela , défaites
vos souliers, au moins.
Je me retournai , c'était Lehmann. Je pensai au
ridicule qu'il y aurait à moi de lui laisser soupçon-
— 48 —
j'aime mieuiL garder mes vertiges ; d'ailleurs , pour
le moment , j'ai plus faim que soif, et , si le cœur
vous en dit, vous pouvez garder pour vous la boisson.
— Merci , me répondit naïvement Lehmann , je
n'en ai pas besoin ; et il vida le sang et me rendit
la tasse ; puis chargeant sur son dos ses deux cha*
mois : — Puisque vous avez faim , me dit-il , prenez
votre animal, et allons déjeuner. Â propos, qu'est-ce
que vous avez donc fait de votre fusil ?
— Âh ! c'est vrai , répondis-je ; eh bien ! il est
là-haut , sur l'esplanade ! *
— Ne vous donnez pas la peine, me dit Lehmann ;
et , s'élançant de rochers en rochers , il atteignit
la plate-forme, et reparut un instant après avec
l'arme, qu'il avait retrouvée au milieu du chemin.
Nous nous acheminâmes vers la cabane : comme
me l'avait promis Lehmann, je revenais avec un
appétit fort distingué , de sorte que , voulant me
rendre utile pour activer la besogne , je lui deman-
dai s'il ne pouvait pas ra'employer à quelque chose ;
il me montra alors un fourneau composé de pierres
assemblées en rond, et m'invita à faire le feu. Je fus
d'abord un peu humilié de ne pas prendre d'autre part
à'ia confection du repas qui s'apprêtait , mais je pen-
sai que le mieux était d'obéir sans réplique ; il n'y a
rien qui avilisse l'homme comme un estomac vide.
Pendant que je m'occupais de ces soins inâmes ,
Lehmann ouvrait un des chamois et en tirait ce qu'on
— 49 —
appelle la fressure , c'est-à-dire le morceau le plus
délicat, et qui^ dans nos chasses au chevreuil des
environs de Paris , appartient de droit aux gardes
qui nous accompagnent. Cinq minutes après, elle
bouillait, avec assaisonnement de beurre, de vin,
de poivre et de sel , au-dessus du feu que j'avais
fait , et dont Tutilité commençait à me relever moi-
même dans mon esprit. Pendant ce temps, Lehmann
sortit de la cabane le reste des provisions , et les
apporta sur une pelouse d'où Ton dominait la vallée.
— Maintenant , lui dis-je , eipliquez-moi un peu
comment vous avez fait , avec un fusil à un coup ,
pour tuer deux chamois , tandis que moi , avec un
fusil à deux coups , je n'en ai tué qu'un ?
— Oh ! la chose est bien simple , me répondit
Lehmann. Lorsque le matin les chamois pâturent ,
ils placent toujours une sentinelle à cinquante ou
soixante pas d'eux, afin de leur donner l'alarme eu
cas de danger. Or vous savez que ce qui effraye le
moins le chamois , c'est le bruit d'une arme à feu ,
qu'ils confondent avec celui du tonnerre et des ava-
lanches. J'ai tiré d'abord sur la sentinelle, qui est
tombée sans donner l'alarme, et ensuite, rechar-
geant mon arme , j'ai fait feu sur le corps d'armée ,
qui avait bien levé la tète à mon premier coup, mais
ne s'en était pas autrement inquiété ; ce ne fut qu'au
•
second , et en voyant tomber un de leurs camarades
à côté d'eux , que les chamois ont pris la fuite , et
TOME IV. S
— 50 —
que voyant quHls se dirigeaient de votre côté , je
vous ai fait signe de vous apprêter à les bien rece-
voir , ce que vous avez fait; au reste , il n^y a pas à
' se plaindre pour un début.
— Dites donc ! si , au lieu de me faire des com-
pliments , vous alliez voir si la cbose est cuite, bein ?
j^y serais bien autrement sensible, parole d^honneur.
— Mais vous avez donc bien faim ? me dit
Lehmann.
— Je meurs d*inanilion.
— Mangez , en attendant , un morceau de pain et
de fromage.
— Merci , je suis trop gourmand pour cela.
Lebmann, voyant quMl y avait urgence, se leva et
revint avec la casserole.
Alors commença un de ces déjeuners mémorables
dont on se souvient toutes les fois qu^on a faim , et
qui fut pour moi le pendant de celui du chasseur
d*abeilles, de Bas-de*Guir, lorsque, dans un coin
de la prairie , ils mangèrent la fameuse bosse de
bison que vous savez.
Deux heures après , nous rentrions à Claris , por-
tant nos trois chamois sur nos épaules. Lehmann
m^avait fait prendre ce chemin sous prétexte de rete»
nir un griide pour le lendemain , mais , eu réalité ,
pour satisfaire ma vanité de chasseur:
Je ne sais vraiment pas si je ne lui sus pas plus gré
de celte attention que ài^ m'avoir tiré de mon trou.
IlF.IGUlilNAU.
Je passai le reste delà journée occupé à dépouiller
DOtre chamois des fourrures , desquelles je comptais
bien faire des tapis de pied pour ma chambre à cou-
cher : Lehmann me promit de me les faire passer
par la première occasion à Genève ; je lui indiquai
rhôtel de la Balance , où je comptais les reprendre
en revenant de Schaffhausen et de Neufchàtei.
Le lendemain , au point du jour , je me remis en
route , accompagné du guide que nous avions retenu
la veille à Claris : Lehmann me conduisit jusqu'à
Schwanden ; là nous entrâmes chez un de ses amis
qu'il avait prévenu la veille sans m'en rien dire , et
où nous trouvâmes un déjeuner tout préparé. Cette
surprise eut pour résultat de m'arrèter trois heures
en route ; de sorte que , (quelque diligencé^que nous
— 52 —
fissions pendant le reste de la journée , nous fûmes
obligés de coucher à Ruui au lieu d'aller jusqu'à Au,
comme nous comptions le faire.
 partir du village du I.iuthal , la route , qui cesse
d'être carrossable, devient sentier, serpente ai travers
de charmantes prairies , laisse à droite la cascade de
Fischbach , s'escarpe par une pente très-roide aux
flancs du Schren, et , après une montée d'une demi-
heure, conduit au Pantenbrucke : aucun souvenir
historique ue se rattache à ce pont, dont la situation -
pittoresque est le seul mérite ; jeté qu'il est d'une
montagne à l'autre , et s'étendant au-dessus d'une
gerçure profonde, il domine, étroit et sans parapet,
à ta hauteur de deux cents pieds , le torrent de la
Linlh , qui bouillonne et blanchit au fond de son lit
sombre et encaissé : le paysage solitaire et déchiré
au milieu duquel il se trouve ajoute encore h l'efTet
de terreur que produit Tablme , et qu'on éprouve ,
malgré soi , au milieu de cette soliiude et de ce
chaos.
Nous traversâmes le Pantenbrucke , nous nous
enfonçâmes dans le Selbsanft, et, tout eu côtoyant
la petite rivière de Limmern , que nous franchîmes
près de sa source , moi en sautant par-dessus , et
Francesco et mon guide en relevant leurs pantalons,
nous nous engageâmes dans les neiges qui étaient
tombées trois jours auparavant : heureusement notre
guide avait fait cent fois ce chemin pour passer du
— 55 —
Linlhal dans les Grisons , de sorte que, quoique tout
chemin tracé eût disparu , il nous dirigea , avec un
instinct de montagnard incroyable , au milieu des
glaces , des roches et des précipices , jusqu'au som-
met de la montagne , d'où nous découvrîmes alors
toute la vallée du Rhin : trois heures après nous
étions à Ilanz , première ville que Ton rencontre sur
le Rhin : nous descendîmes à Thôtel du Lion.
Le lendemain , nous partîmes pour Reichenau ,
où nous arrivâmes h midi.
Ce petit village du canton des Grisons n'a de
remarquable que Fanecdote étrange à laquelle son
nom se rattache. Vers la fin du dernier siècle, le
bourgmestre Scharner , de Coire , avait établi une
école à Reichenau ; on était en quête dans le canton
d'un professeur de français , lorsqu'un jeune homme
se présenta à M. Boul , directeur de l'établissement,
porteur d'une lettre de recommandation signée par
le bailli Âloys Toost de Zitzers : il était Français ,
parlait comme sa langue maternelle l'anglais et
l'allemand , et pouvait , outre ces trois langues ,
professer les mathématiques , la physique et la géo-
graphie. La trouvaille était trop rare et trop mer-
veilleuse pour que le directeur du collège la laissât
échapper ; d'ailleurs, le jeune homme était modeste
dans ses prétentions ; M. Boul fit prix avec lui à
4,400 francs par an, et le nouveau professeur,
immédiatement installé , entra en fonctions.
5.
— M —
Ce jeune professeur était Louis-Philippe 4'Or-
Jeans , duc de Chartres , aujourd'hui roi de France.
Ce fut, je Tavoue , avec une émotion mêlée de
fierté que sur les lieux mêmes , dans cette chambre
située au milieu du corridor , avec sa porte d'entrée
à deux battants , ses portes latérales à fleurs peintea,
ses cheminées placées aux angles , ses tableaux
Louis XY entourés d'arabesques d'or , et son pla-
fond ornementé , que dans cette chambre , dis-je ,
où avait professé le duc de Chartres, je me fis
donner des renseignements sur cette singulière vicis-
situde d'une fortune royale qui , ne voulant pas
mendier le pain de Texil , l'avait dignement acheté
de son travail ; un seul professeur , collègue du duc
d'Orléans et un seul écolier , son élève , existaient
encore en i832 , époque à laquelle je visitai leur
collège ; le professeur est le romancier Zschokke ,
et Técolier le bourgmestre Tscharner, fils de celui-
là même qui avait fondé l'école. Quant au digne
bailli Aloys Toost , il est mort en 1827 » et a été
enterré à Zitzers , sa ville natale.
Aujourd'hui il ne reste plus rien à Reichenau du
collège où professa un futur roi de France , si ce
n'est la chambre d'étude que nous avons décrite , et
la chapelle attenante au corridor , avec sa tribune et
son autel surmonté d'un crucifix peint à fresque.
Quant au reste des bâtiments, ils sont devenus une
espèce de villa, appartenant au colonel Pastaluzzi;
— 55 —
et ce soureoir , si honorable poar tout Français qa*U
mérite d-èlre rangé parmi nos souvenirs nationaax ,
menacerait de disparaître avec la génération de vieil-
lards qai s'éteint, si nous ne connaissions un homme
au cœur a(rtiste« noble et grand , qui ne laissera rien
oublier , nous Tespérons , de ce qui est honorable
pour lui et pour la France.
Cet homme , c'est vous , monseigneur Ferdî*
nand d'Orléans , vous qui , après avoir été notre ca-
marade de collège , serez aussi notre roi ; vous qui ,
du trône où vous monterez un jour , toucherez d'une
main à la vieille monarchie , et de l'autre à la jeune
république ; vous qui hériterez des galeries où sont
renfermées les batailles de Tailleboui^ et de Fleurus»
de Bovines et d'Aboukir ^ d'Âzincourt et de Ma-
rengo; vous qui n'ignorez pas que les fleurs de lis de
Louis XIV sont les fers de lahce de Clovis ; vous qui
savez si bien que toutes les gloires d'un pays sont des
gloires , quel que soit le temps qui les a vues naître
et le soleil qui les a fait fleurir ; vous enfin qui de
votre bandeau royal pourrez lier deux mille ans de
souvenirs, et en faire le faisceau consulaire des
licteurs qui marcheront devant vous.
Alors il sera beau à vous , monseigneur , de vous
rappeler ce petit port isolé où , passager battu par la
mer de l'exil , matelot poussé par le vent de la pro-
scription, votre père a trouvé un si noble abri contre
la tempête : il sera grand à vous , monseigneur ,
-^ 56 —
d'ordonner qac le toit hospitalier se relève pour
rhospîtalité, et sur la place même où croale Tancien
édiâce , d'en élever un nouveau destiné à recevoir
tout fils de proscrit qui viendrait » \e bâton de Texil
à la main , frapper à ses portes , comme votre père
y est venu , et cela quelles que soient son opinion et
sa patrie, qu'il soit menacé par la colère des peuples,
DU poursuivi par la haine des rois.
Car , monseigneur , Tavenir serein et azuré pour
ia France qui a accompli son œuvre révolutionnaire,
est gros de tempêtes pour le monde ; nous avons tant
semé de libertés dans nos courses à travers l'Europe,
que la voilà qui , de tous côtés , sort de terre, comme
les épis au mois de mai , si bien qu'il ne faut qu'un
rayon de notre soleil pour mûrir les plus lointaines
moissons ; jetez les yeux sur le passé , monseigneur,
et ramenez-les sur le présent : avez-vous jamais senti
plus de tremblements de trônes et rencontré par les
grands chemins autant de voyageurs découronnés ?
Vous voyez bien , monseigneur , qu'il vous faudra
fonder un jour un asile , ne fût-ce que pour les fils
de roi dont les pères ne pourront pas , comme le
vôtre , être professeurs à Reichenau.
PAULINE.
I
I
Le même 8oîr j'allai coucher à Goire , et le len^
demain , grâce à une voilure que j'eus grand'peine
à me procurer dans la capitale des Grisons , j'arrivai
vers les onze heures du matin à Ragatz. Ge n'était pas
ce petit bourg qui m^appelait , car il n'a rien de re-
marquable , si ce n'est l'aspect de la Tamina , qui , à
quelques pas de l'auberge du Sauvage , sort furieuse
'de la gorge profonde où elle roule encaissée pendant
trois ou quatre lieues , et va se jeter dans le Rhin ;
mais les bains de Pfeffers , dont la situation pitto-
resque attire autant de curieux au moins que l'effica-
cité de leurs eaux amène de malades ; aussi partîmes-
nous îmmédiatemeiit pour Valenz, où nous arrivâmes
après une heure de montée par une pente roide ,
étroite et bordée de précipices , et une autre heure
— 58 —
de marche faite au milieu de channantes prairies :
une lieue au delà , la terre semble tout à coup man-
quer , et à neuf cents pieds au-dessous de soi , au
fond d'une étroite crevasse . on aperçoit le toit cou-
vert d'ardoises de rétablissement , qui a Faspect d*un
monastère ; un petit sentier taiflé dans la montagne,
et coquettement sablé , offre un chemin facile à la
descente , et qui peut durer dix minutes.
Les propriétaires de ces bains , qui rapportent
par an de douze à quinze mille francs de rente, sont
' des moines d'un couvent voisin : comme la saison
commençait à s'avancer , ils n'avaient plus que cinq
ou six malades allemands et deux voyageurs fran-
çais. Voyant que l'établissement tenait à la fois de
l'auberge et de l'hospice , je prévins que je dînerais
et coucherais ; on me fit répondre que , dans une
heure , mon couvert serait , à mon choix , mis à la
uble d'hôte ou dans ma chambre : espérant , d'après
ce qu'on m'avait dit , rencontrer deux compatriotes
dans la salle commune , je priai qu'on m'y réservât
une place » et je me mis immédiatement en quête
des curiosités qu'on m'avait promises.
Mous descendîmes d'abord dans une chambre
basse destinée à servir de salon aux malades » qui
non-seulement se traitent par les bains , mais encore
prennent les eaux en boisson. Comme cette salle
n'était pas encore terminée , elle n'offrait rien de
.bien curieux intérieurement, mais on ouvrit la
— 59 —
porte, et la chose changea. Cette porte donnait anr
une espèce d'abtme au fond duquel roulait la Tamina,
entraînant avec elle des rochers qu'elle arrondit en
les frottant sur son lit de marbre noir. En face , à
quarante pas à peu près , s'ouvrait le souterrain con-
duisant aux sources thermales , qui sont sur la rive
opposée : pour arriver jusqu'à ces sources, on a jeté
un pont de planches assez mal assujetties sur des
coins enfoncés dans les rochers, qui, longeant d'abord
la rive gauche de la rivière , forme , au bout de
douze ou quinze pas , un coude , s'étend en travers
du précipice, va chercher un appui sur la rive
droite, et offre sa surface étroite et glissante à ceux
qui veulent s'enfoncer comme Énée dans cette espèce
d'antre cuméen : ce pont, au reste, n'a d'autre
parapet que les conduits mêmes par lesquels arrive
l'eau.
Je regardais à deux fois avant de m'aventurer sur
cette route tremblante et suspendue, lorsque le
garçon des bains , voyant ma crainte , me dit qu'une
dame venait d'y passer il n'y avait pas dix minutes ,
et cela sans la moindre hésitation ; on comprend que
dès lors je ne pouvais honorablement reculer ; aussi
empoignant la rampe à peu près comme un homme
qui se noie prend la perche , je me cramponnai si
bien des pieds et des mains , que j'atteignis sans ac-
cident l'autre côté de la Tamina.
Nous continuâmes alors de suivre ce dangereux
. — 60 —
chemin , et nous nous engageâmes sous cette gorge
infernale, entendant gronder sous nos pieds le tor-
rent , que nous n'osions regarder de peur des ver-
tiges : il était juste une heure de Taprès-midi , de
sorte que les rayons du soleil tombant perpendicu*
lairement sur Pfeffers, pénétraient à travers les
crevasses des deux montagnes , qui , en se rappro-
chant dans quelque cataclysme , ont formé la voûte
de ce corridor étrange , et Téclairant sur certains
points , rendaient visible la profonde obscurité du
reste du chemin : tout à coup mon guide me fit
remarquer deux ombres qui , pareilles à Orphée et
à Eurydice, semblaient remonter de Tenfer; elles
venaient à nous du fond de la caverne , et chaque
fois qu'elles passaient sous un de ces soupiraux ,
elles s'illuminaient d'un jour blafard qui n'avait rien
de vivant. Nous nous arrêtâmes pour contempler
cet épisode du poème du Dante , car rien ne m'em-
pêchait de croire que c'étaient Paolo et Francesca
qui , conjurés au nom de leur amour , accouraient «
comme dit le poète , d'une aile ferme et rapide et
pareils à deux colombes qui s'abattent. A mesure
qu'elles venaient à moi , rentrant dans l'ombre ou
ressortant dans la lumière, elles prenaient des aspects
différents et plus fantastiques les uns que les autres ;
enfin elles s'approchèrent, et comme le retentisse-
ment de leurs pas s'éteignait dans le bruit de la
Tamina , on eût dit qu'elles ne touchaient pas la
— 61 —
terre. A quekfaes pas de nous elles s^arrêtèrent , et
comme nos deux groupes étaient chacun sous un
rayon de jour, je reconnus Alfred de N***, ce jeune
peintre que j'avais tenté de joindre à Fluelen , et
qui m'avait échappé en lançant lui-même sa barque
sur le lac : à son bras s'appuyait sa mystérieuse com-
pagne , qui , en nous voyant et en me reconnaissant
sans doute, s arrêta, hésitantà continuer son chemin ;
cependant il n'y avait pas moyen de nous éviter l'un
l'autre : nous étions dans un passage plus étroit et
plus dangereux encore que celui de Laïus etd'OEdipO';
et tout ce que nous pouvions faire , c'était de ne pas
disputer le frivole avantage des vains honneurs du
pas/ En conséquence, nous nous rangeâmes contre
le mur , et force fut au couple voyageur de passer
devant nous ; alors Pauline , car on se rappelle que
c'était le nom que le conducteur de la voiture de
Lausanne m'avait dit être celui de la même dame ,
baissa sur son visage le voile vert de son chapeau , et
changeant de côté pour prendre le bord du précipice,
elle passa devant nous si rapidement qu'on eût dit
un fantôme , mais cependant point si rapidement
encore que je ne pusse voir son visage gracieux ,
mais pâle, et presque mourant. Je crus le recon-
naître, et je tressaillis, car il était évident que cette
femme était frappée dans les sources de la vie , et
que quelque maladie organique la conduisait lente-
ment au tombeau. Quant à Alfred, en passant devant.
TOME IV. 6
— 62 —
moi il avait pris ma main et Tavait serrée, sans ce-
pendant me donner d'autres preuves , que ce signe
certain, mais muet, de reconnaissance et d'amitié.
Je ne comprenais rien à tout ce mystère , qui cepen-
dant, je le pensais bien, devait s'éclaircir un jour, et
je regardais mon ami s'éloigner avec sa compagne,
qui , exempte de terreur et semblant déjà appartenir
à un autre monde, marchait ou plutôt glissait sans
crainte sur ce chemin si dangereux même pour les
gens du pays , qu'en face de nous était une croix
indiquant qu'un ouvrier qui passait à l'endroit où
nous étions avec une charge de pierres, était tombé,
et s'était brisé dans sa chute. Nous restâmes un in-
stant ainsi immobiles, jusqu'à ceque nous les eussions
perdus de vue , puis nous reprimes notre chemin.
11 continua de s'enfoncer sous cette voûte , qui ,
en certains endroits, a jusqu'à sept cents pieds de
hauteur. Après un quart d'heure de marche à peu
près , car la marche est retardée par les précautions
qu'il faut prendre , notre guide ouvrit une porte ,
et nous entrâmes dans le caveau de la source : quoi-
que l'eau qui s'en échappe n'ait que trente-cinq ou
trente-sept degrés de chaleur, la vapeur renfermée
dans cet étroit espace en rend l'atmosphère insup^
portable et même dangereuse , puisqu'en la quittant
on en retrouve une autre , presque glacée. Nous re-
fermâmes en conséquence la porte en toute h&te ,
et nous rentrâmes plus émerveillés, comme cela
— 63 -
arrive souvent , du chemin qui nous avait conduits,
que du but auquel nous étions arrivés.
Le diner n'étant point encore tout à fait servi , je
profilai de ce répit pour lâcher le robioet d'une bai*
gnoire , et , afin de ne pas perdre une minute « je me
couchai au-dessous de lui. La chose est d'autant
plus commode y que Teaii arrivant à la chaleur natu^
relie des bains , n'a pas besoin d'être mélangée.
Je passai mon temps à chercher à me rappeler sur
quel boulevard, dans quel spectacle, à quel bal j'avais
vu cette femme qui craignait tant de se laisser recon-
naître ; mais son visage était perdu dans un flot de
souvenirs si lointains , que ma recherche fut vaine :
j'étais au plus profond de mes. remembrances , lors*
qu'on vint m'annoncer que le diner était servi.
Comme je comptais la retrouver à table , et là pour^
suivre mes investigations, je ne m'en inquiétai pas
davantage, et m'habillant aussi rapidement que pos-
sible, je suivis le porteur de la nouvelle.
J'entrai dans une salle à manger immense , où
était dressée une table de trente ou quarante per-
sonnes, mais dont, pour le moment, un tiers seu-
lement était occupé : les convives étaient , comme
je l'ai dit, cinq ou six malades allemands , et les deux
pères qui faisaient les honneurs de la maison : après
avoir salué tout le monde avec l'étiquette requise ,
je demandai si je n'aurais pas le plaisir de dîner
avec deux compatriotes : on fne dit alors qu'effec-
— 64 —
livemeBt ils avaieot d^abord manifesté rintentton de
s'arrêter jusqu'au soir à Pfeifers, maïs qu'ils avaient
tout à coup changé d'avis, et venaient de partir à
l'instant même , sans prendre autre chose qu'un
bcHiillon qu'ils s'étaient fait porter dans leur cham-
bre. Décidément la misanthropie de nos voyageurs
était pour moi seul.
Je m'en consolai ei\,causant tout le temps do dîner
avec un jeûne officier suisse, qui était le seul de toute
l'honorable société qui parlât le français : je m'éton-
nai d'abord de la pureté de son langage : mais il
m'apprit bientôt que , quoique au service de la con-
fédération, il était mon compatriote, et avait fait
son éducation militaire sous l'empereur. Je l'avais
pris pendant une heure , à sa figure réjouie et à son
excellent appétit, pour un touriste comme moi ; aussi
fus-je fort étonné, au moment où nous nous levâmes
de table , de voir deux domestiques s'approcher de
lui , le prendre par-dessous les bras et le conduire
à la cheminée. Il était complètement paralysé de la
jambe gauche.
Lorsqu'il fut assis , il se tourna de mon côté , et
voyant que je Favais suivi des yeux avec étonnement,
il se mit à sourire avec mélancolie.
— Vous voyez , me dit<il , un pauvre impotait
qui vient chercher à Pfeffers une santé qu'il n'y
retrouvera probablement pas.
— Et qu'avez -vous donc? lui di&-je; si jeune et
— 65 —
si vigoureux de reste : un coup de pistolet ?. . . un
duel?...
— Oui , un duel avec Dieu ^ un coup de pistolet
tiré des nuages.
— Eh ! m^écriai-je , seriez-vous le capitaine Buch-
walder?
— Hélas! oui.
— C*esl vous qui avez été frappé de la foudre sur
le Sentis ?
— Justement.
^-Mais j*ai entendu parler de cette terrible his-
toire.
— Alors vous en voyez le héros.
— Seriez-vous assez bon pour me donner quelques
détails ?
— A vos ordres.
Je m'assis près du capitaine Buchwalder, il alluma
sa pipe , mai mon cigare , et il commença en ces
termes ^
6.
UN COUP DE TONNERRE.
Si noos étions au sommet du moindre monticule ^
au lieu d'être enterrés dans cette fosse , me dit le
capitaine , je vous montrerais le Sentis : vous le re-
connaîtrez facilement t au reste, car c'est le plus
haut des trois pics qui s'élèvent au nord-ouest, à
quelques lieues , derrière le lac de Wallenslad : sa
plus grande hauteur est de sept mille sept cent vingt
pieds au-dessus du niveau de la mer ; il sépare le
canton de Saint-Gall de celui d'Âppenzell, et au nord
et à Test demeure éternellement couvert de neiges
et de glaciers.
Chargé par la république de faire des observations
météorologiques sur les différentes montagnes de la
Suisse , le 2 juin dernier , à trois heures du matin ,
je partis de Âlt-Saint-Johann avec dix hommes et
— 67 —
mon domeslique pour aller planter mon signal sur le
|)ic le plus élevé du Sentis. Ces dix hommes por*
laient mes vivres, ma tente, ma pelisse, mes cou-
vertures et mes instruments, parmi lesquels mon
domestique et moi nous nous étions réservé les plus
précieux : mes guides , habitués à franchir tous les
jours la montagne pour se rendre de Saint-Gall dans
TÂppenzell, m'avaient assuré , en nous mettant en
chemin, que l'ascension ne nous offrirait aucune
difficulté. Nous marchions donc en toute confiance,
lorsque nous nous aperçûmes, au tiers de notre route à
peu près , que de nouvelles neiges tombées depuis
quelques jours couvraient entièrement les sentiers
frayés , de sorte qu'il fallait avancer au hasard. Nous
nous aventurâmes sur ces pentes solitaires et glis-
santes , et dès les premiers pas que nous y Urnes
nous devinâmes les dangers et les fatigues réservés à
notre voyage. En effet, après une demi-heure de
marche à peu près, nous trouvâmes que la neige se
glaçait de plus en plus , et il nous fallut Tenfoncer
pour continuer notre route ; ce travail indispensable
non-seulement dévorait tout notre temps, mais en-
core nous exposait sans cesse et de plus en plus;
car sous ce tapis inconnu, sans vestiges, étendu sur la
montagne ainsi qu'un linceul, comment deviner les
torrents et les précipices? Cependant Dieu nous
protégea; après sept heures d'une marche cruelle «
nous atteignîmes le plateau de la montagne. J'or-
~ 68 —
donnai aussitôt à mes hommes d'allumer un grand
feu , de tirer les vivres des paniers et de ranimer
leurs forces ; vous comprenez qu'ils ne se firent pas
prier pour m'obéir; quant à moi, je pris un verre
de vin à peine, et, inquiet de la place où je pourrais
établir mon camp, je cherchai un endroit propice à
mes observations : je ne tardai pas à le trouver ,
j'en marquai le centre avec mon bâton ferré , et je
revins près de mes hommes : ils avaient fini leur
repas. Nous retournâmes ensemble à la place mar-
quée ; je leur fis enlever la neige sur une circonfé-
rence de trente-cinq à quarante pieds : je déployai
ma machine, j'accomplis mon installation , et , tran-
quille désormais sur mon logement , je congédiai
mes dix hommes , qui retournèrent à Ait -Saint-
Johann, et je restai seul avec Pierre Gobât, mon do-
mestique : c'était un brave homme qui me servait
depuis trois ans, et m'était si dévoué que je pouvais
compter sur lui en toute circonstance.
Vers le soir nous vîmes s'amonceler autour de
nous un brouillard épais et froid si compacte qu'il
bornait notre vue à un rayon de vingt-cinq ou trente
pieds. Il dura deux jours et deux nuits, nous occa-
sionnant un état de malaise dont vous ne pouvez vous
faire aucune idée , les brumes des montagnes et de
rOcéan étant pires que la pluie; car la pluie ne peut
traverser la toile d'une tente, tandis que ces brumes
pénètrent partout , vous glacent jusqu'au cœur , et
— 69 —
jettent sar les objets an yoile. triste et sombre qui
s'étend bientôt jusqu'à Tàme.
Pendant la troisième nuit, inquiet de Tobslination
de ce brouillard, je me levai plusieurs fois pour exa^
miner le ciel ; enfin, vers les trois heures dumatiu,
il me sembla voir scintiller quelques étoiles. Je
restai debout pour m'en assurer : bientôt une lueur
blanche apparat à Torient, une main invisible lira le
rideau de vapeirrsqui m'enveloppait, mon horizon
s'étendit, et le soleil se leva sur une chaîne de gla-
ciers qui semblaient pertlus dans ses rayons. Le ciel
resta ainsi pur et dégagé jusqu'à dix heures du matin;
mais alors les nuages commencèrent à m'entourer
de nouveau; toute la journée je me retrouvai plongé
dans ce chaos de brouillards; aussitôt le coucher du
soleil, les vapeurs se dissipèrent de nouveau , j'eus
un instant de crépuscule magnifique ; mais presque
aussitôt la nuit s'empara de l'espace, et je me cou-
chai espérant pour le lendemain une plus belle et
plus complète journée.
Je ipe trompais : ce singulier phénomène se renou-
vela tous les matins pendant un mois ; pendant un
mois j'eus le courage de rester ainsi, n'ayant que le
sommeil pour refuge contre l'ennui et pour consola^
tion contre l'isolement. Enfin, le 4 juillet, au soir,
il tomba une pluie diluvienne, et le froid et \e vent
s'augmentèrent à un tel point que nous ne pûmes
dormir, et que Gobât et moi passâmes la nuit à assu-
_ 70 —
Ter notre tente par de nouvelles cordes énroidéei
aux pieux qui la maiD^enaient. A quatre heures du
matin, la montagne s-entoura de brouillards y qui ,
malgré le vent, restèrent condensés autour de nous;
de temps en temps, à Tombre qu*ils jetaient en pas*
sant, nous devinions que des nuages s(Hnbres pas-
saient au-dessus de nos tètes; mais nous jugions par
cette ombre même que la bise les emportait si rapi-
dement , qu*ils n'auraient sans doute pas le temps
de se former en orage.
Cependant de plus épaisses masses , s^avaaçani
de Test, vinrent à leur tour, mais lentement et mar-
chant contre le vent, poussées par un courant supé>-
rieur. Arrivées au-dessus du Sentis, elles parurent
s'arrêter, la pluie perça notre brume, et le tonnerre
commença de gronder dans le lointain : bientôt les
^sifflements du vent se mêlèrent aux éclats de la fou-
dre, et tout annonça qu'une fête terrible allait être
donnée par le ciel à la terre. Tout à coup la pluie
se changea en grêle , et cette grêle tomba en telle
abondance, qu'elle couvrit, en dix minutes, ^out le
sommet de la montagne d'une couche de grêlons
gros comme des pois et ayant près de deux pouces
d'épaisseur. Je reconnus tous les symptômes d'un
orage furieux ; je me réfugiai avec mon domestiquç
dans ma tente , e( j'en fermai toutes les issues pour
que l'ouragan n'eût snicune prise sur elle. Un instant
il se fit un profond silence , et Gobât croyant que
— 71 —
Torage était iMMé vonlot se lever pour aller rouvrir
la porte; je le retins : je sentais que ce calme n*était
4|u'un temps de repos : la nature haletante respirait
MU instant, mais pour recommencer la lutte. En
eiet, à huit heures du matin, le tonnerre gronda de
nouveau « plus rapproché et plus violent, et se fit
entendre ainsi sans interruption jusqu'à six heures
du soir. £n ce moment, lassé de la réclusion à
laquelle la tempête m'avait condamné pendant dix
heures, je sortis pour examiner le ciel ; il me parut
un peu plus tranquille; alors je pris une sonde de
fer, et j'allai à quelques pas de notre tente mesurer
h profondeur de la neige ; elle avait diminué de trois
pieds dix pouces depuis le i^ juillet. A peine avais-je
pris cette mesure que la foudre éclata au-dessus de
ma tète; je jetai loin de moi Tinslrument de fer
qui me valait cette reprise d'hostilités, je me réfugiai
dans la tente , où je trouvai Gobât à genoux près de
noire diner qu'il avait préparé, mais auquel le der-
nier coup de tonnerre avait été l'appéût. 11 me
donanda, moitié par signes, moidé verbalement, si
je voulais manger ; mais comme je n'étais pas moi-
même sans inquiétude, je lui répondis que je n'avais
pas faim, et me couchai sur une planche, qui inter-
ceptait toujours tant soit peu l'humidité et le froid
de la terre; alors Gobât se rapprocha de moi et s'éten-
dit à mes côtés. En ce moment, nous fûmes plongés
tout à coup dans une obscurité pareille à la nuit ;
— 72 —
iiniiUJige épais, noir comme une fumée, enveloppait
le Sentis ; la pluie et la grêle tombèrent par torrents,
le yent gémit et siffla , mille éclairs se croisèrent
comme les fusées d'un feu d*artifice , il faisait clair
comme au milieu d'un incendie ; nous voulions nous
parler ; mais nous pouvions à peine nous entendre ,
car la foudre, heurtant ses éclats contre eux-mêmes,
allait répercuter tous les coups dans les flancs de la
montagne, qui, au milieu de ce fracas horrible et
de ce chaos infernal , semblait parfois tressaiUir sur
sa base. Je compris alors que nous étions dans le-
cercle de Torage même ; nous Fentendions rugir,
et nous le voyions flamboyer tout autour de nous ;
enfin sa violence devint telle , que Gobât effrayé me
demanda si nous ne courions pa« danger de mort.
J'essayai de le rassurer en lui racontant que même
chose qui nous arrivait était arrivée à MM. Biot et
Arago , pendant leurs observations sur les Pyrénées ; <
la foudre était même tombée sur leur tente , mais
avait glissé sur la toile, et s'était éloignée d'eux sans
les toucher ; j'achevais à peine ce récit qu'un coup
terrible éclala ; il me sembla que notre lente se bri-
sait ; Gobât jeta un cri de douleur : au même instant
un globe de feu m'apparut courant de sa tête à ses
pieds , et moi-même je me sentis frappé à la jambe
gauche d'une commotion électrique ; je me tournai
vers mon compagnon , et , éclairé par la déchirure
de la toile , je le vis tout sillonné du passage de la
— 73 —
foudre ; le celé gavche de m figure était marqué de
taches branes et roageàtres ; ses cherenx , ses cils
et ses sourcils étaient crispés et brûlés, ses lèvres
étaient d'un bleu violet, sa poitrine se soulevait
encore par instants, haletant comme un soufflet de
forge; mais bientôt elle s'affaissa, la respiration
s'éteignit , et je sentis toute Thorreur de ma posi-
tion; je souffrais horriblement moi-même, je con-
naissais trop les effets de la foudre pour ne pas sentir
que j'étais cruellement blessé ; mais cependant j'ou-
bliai tout pour essayer de porter quelque secours à
l'homme que je voyais mourir, et qui était plntét
mon ami que mon domestique. Je l'appelais , je le
secouais, il ne répondait pas, et cependant son œil
droit ouvert , brillant , plein d'intelligence encore ,
était tourné de mon cété et semblait implorer mon
aide ; quant à l'oeil gauche , il était fermé ; je sou-
levai sa paupière, il était pâle et terne ; je supposai
alors que la vie s'était réfugiée dans le côté droit et
un instant je conservai cet espoir ; car j'essayai de
fermer cet œil ouvert et qui me regardait toujours;
mais il se rouvrit ardent et animé : trois fois je
renouvelai cette expérience, trois fois le même
regard vivant repoussa la paupière. J'étais frappé
d'une terreur incroyable , car il me semblait qu'il y
avait quelque chose d'infernal dans ce qui m'arrivatt;
alors je portai la main sur son cœur, il ne battait
plus; je piquai le corps, les membres, les lèvres de
DDMAS. — IMPR. DE VOYAGE. — T. IV. 7
— 74 —
Gobât avec la pointe d'un compas , mais le sang ne
vint pas, il resta immobile ; c'était la mort, la mort
que je voyais et h laquelle je ne pouvais croire, car
cet çeil toujours ouvert protestait contre elle, et lui
donnait un démenti. Je ne pus supporter cette vue
plus longtemps , je jetai mon mouchoir sur sa figure,
et je revins à mes propres douleurs : ma jambe gau-
che était paralysée, et j'y sentais un frémissement
de muscles, un bouillonnement de sang extraordi-
naire ; la circulation s'arrêtait et montait refoulée
vers mon cœur, qui. battait d'une manière insensée :
un tremblement général et désordonné s'empara de
moi ; je me couchai croyant que j'allais mourir.
Au bout de quelques instants l'orage redoubla de
violence, et le vent devint si impétueux qu'il em-
porta comme des feuilles sèches les pierres qui assu-
jettissaient ma tente ; aussitôt la toile se souleva. Je
songeai rapidement à la situation où je me trouverais,
si ce seul et dernier abri allait être emporté dans le
précipice: cette idée me rendit des forces surhu-
maines; je saisis une des cordes qui la retenaient
aux pierres que le vent avait emportées , je me jetai
à terre , la maintenant de mes deux mains ; mais sen-
tant les forces me manquer, je la tournai autour de
ma jambe droite, et, me roidissant de tout mon
corps , j'attendis ainsi trois quarts d'heure à peu
près que l'ouragan se calmât ; pendant tout ce temps,
et malgré moi , j'eus les yeux fixés sur Gobât , que
— 75 —
je m'attendais à tout moment à voir remuer; maig
mon attente fut trompée , il était bien mort.
Ce qui se passa en moi pendant ces trois quaris
d'heure , voyez- vous , je ne puis vous le dire ; le
naufragé qui se noie , le voyageur assassiné au coin
d'un bois , Thomme qui sent la lave miner le rocher
sur lequel il a cherché un refuge, en ont seuls une
idée. Je sentais ma jambe tellement paralysée que
je pouvais à peine la mouvoir; j'étais enchaîné à ma
place , condamné à mourir lentement près de mon
domestique mort ; et la seule chance de secours et
de salut que j'eusse était qu'un pâtre égaré dans
la montagne s'approchât de ma Lente, ou qu'un voyai-
geur curieux gravit le sommet du Sentis, et me
trouvât à moitié mort : mais cette chance était bien
désespérée, car depuis trente-deux jours que j'avais
établi ma demeure sur ce pic,, je n'avais aperçu
que des chamois et des vautours.
Pendant que ma pensée errante courait après
chaque espoir de salut , une douleur aiguë fit tres-
saillir ma jambe paralysée, il me semblait qu'on
m'enfonçait dans les veines des aiguilles d'acier;
c'était le sang qui faisait des efforis naturels pour
reprendre sa circulation interrompue, et qui , péné-
trant dans les vaisseaux , allait ranimer la sensibilité
engourdie des muscles et des nerfs. A mesure que
le sang regagnait le terrain perdu, l'oppression dimi-
nuait, les battements de mon cœur reprenaient
— 76 —
quelque forme et quelque raison , et à chaque élan-
cement une nouvelle force m^était rendue ; au bout
d'un quart d'heure à peu près je parvins à plier le
genou et à mouvoir le pied , mais chaque essai de
ce genre m'arrachait un cri; néanmoins dès ce mo-
ment ma résolution fut prise, j'attendis vingt minutes
encore peut-être pour reprendre de nouvelles forces,
je dénouai la corde qui attachait ma jambe droite à
la tente , et lorsque je crus pouvoir me tenir debout,
je me levai.
Le premier moment fut plein d'éblouissement et
de faiblesse, mais enfin je me remis ; je dépouillai
ma pelisse et mes bas de peau, je chaussai des bottes
à crampons, et à l'aide de mon bâton de montagne
je me traînai hors de la tente ; je la chargeai de nou-
velles pierres pour assurer le mieux possible l'abri
où j'allais laisser mon pauvre compagnon ; enfin ,
espérant toujours qu'il n'était pas mort , mais seule-
ment en léthargie, je le couvris de toutes mes four-
rures pour le garantir de la pluie et du froid , puis
bouclant sur mes épaules la sacoche qui contenait
mes papiers , passant mon thermoniètre en bandou-
lière, je me mis en route, essayant de m'orienter au
milieu de ce chaos , mais c'était chose impossible.
Je me remis à la miséricorde du Seigneur, et au
milieu d'une pluie effroyable , entouré d'un brouil-
lard qui ne me permettait pas de distinguer les
objets les plus proches, ne faisant pas un mouve-
— 77 —
meni qui ne fût une douleur, un pas qui ue fût uue
incertitude , je me hasardai à descendre , à Taide de
mon bâton ferré, le pic escarpé et nu, sans savoir
même de quel côté je me dirigeais et si j'étais bien
dans la ligne des chalets de Gemplut. En effet , au
bout de dix minutes de marche à peine , je me trou-
vai au milieu de rochers et de précipices; partont
des abîmes que je devine plutôt que je ne les vois ;
cependant je vais toujours , je me traîne d'un roeher
à Tautre , je me laisse glisser quand la pente est trop
rapide pour m'offrir un point d'appui ; chaque pas
m'enfonce dans un labyrinthe dont je ne connais ni
la profondeur ni l'issue ; enfin , ruisselant de pluie ,
me soutenant S peine , je me trouve sur une espla-
nade formée par deux rochers , l'un au-dessus de
ma tète, l'autre sous mes pieds, tout autour le
vide.
Alors le courage est prêt à m'abandonner, comme
l'a fait la force. Un frisson court par tout mon
corps, mon sang se glace ; cependant j'explore avec
attention l'espèce d'impasse dans laquelle je suis
enfermé ; je m'avance sur ses bords, je me cram-
ponne aux fissures d'une roche, je me suspends au-
dessus de l'abîme, je cherche avidement des yeux
un passage : à quelque distance seulement est une
ouverture verticale et sombre , une gueule de ca-
verne , de trois pieds de largeur à peu près , qui
descend je ne sais où, dans un précipice peutpètre;
7.
— 78 —
mais D^importe , je suis si accablé , si endolori , si
insouciant et même si désireux peut-être d*une
mort prompte , que je sens que si j'étais près de
cette ouverture, je fermerais les yeux et me laisse*
rais glisser ; mais cette ouverture est à vingt-cinq
ou trente pieds de moi ; pour l'atteindre, il faut que
je retourne en arrière, que je gravisse ces rochers
que j'ai descendus avec tant de peine. Je fais un
dernier effort, je rappelle tout mon courage, je
rampe, je me traîne, et, haletant, couvert de sueur,
jlarrive enfin à cette crevasse, et sans regarder où
elle conduit, je m'assieds sur la pente, et sans autre
prière que ces mots : Mon Dieu ! ayez pitié de moi !
je ferme les yeux et je me laisse giiséer. Je descends
ainsi quelques secondes, tout à coup une impression
glacée se fait sentir, en même temps mes pieds
sont arrêtés par un corps solide; je rouvre les yeux,
je suis au fond d'un ravin rempli d'eau et formé
par le rapprochement de deux parois; je ne dis-
tingue rien au reste, je suis dans une caverne , où
viennent se répercuter le mugissement du vent et le
fracas du tonnerre. Au milieu de tous ces bruits
confus, je distingue cependant celui d'une cascade
qui tombe et rejaillit ; puisqu'elle descend , il y a
un passage ; s'il y a un passage, je le trouverai, et
alors je descendrai comme elle, dussé-je bondir et
me briser comme elle de rochers en rocliers ; ma
dernière ressource, c'est le lit du torrent : sur les
— 79 —
«
main», sur les pieds, assis, à genoux, rampant^
m'attachant aux pierres, aux racines, aux mousses^
je me traîne , je descends deux ou trois cents pas,
puis la force me manque, mes bras se roidisseat ,
ma jambe paralysée me pèse , je sens que je vais
m'évanouir, et, convaincu que j'ai fait tout ce que
peut faire un homme pour disputer son existence à
la mort, je jette un dernier cri d'adieu au monde,
et je me laisse tomber.
Je ne sais combien de minutes je roulai, comme
un rocher détaché de sa base, car presque aussitôt
je perdis la connaissance et avec elle le sentiment
du temps et de la douleur.
Quand je reviiis à moi, j'étais étendu au bord du
torrent. J'éprouvais une sensation indéfinissable de
malaise ; cependant je me relevai : pendant mon
évanouissement , un coup de vent avait chassé le
brouillard qui enveloppait la montagne, et en regar^
dant au-dessous de moi je vis , à vingt pas à peu
près , l'extrémité des rochers, et au delà une pente
douce et couverte de neige ; à cet aspect , auquel je
ne pouvais croire , mon cœur reprend la vie , mes
membres leur chaleur, mon sang circule ; j'avance
jusqu'au bord du rocher, il domine à pic cette pente
bienheureuse de la hauteur de douze ou quinze
pieds à peu près. Dans toute autre circonstance, et
avant que le tonnerre m'eût ôté la faculté d'un
membre, je n'eusse fait qu'un bond : la neige était
.-80-
uu lit étendo pour me recevoir; mais , en ce mo-
ment , je ne pouvais risquer ce saut sans risquer
en même temps de me briser; je regardai donc de
tous côtés, et, à quelque distance, je vis un endroit
moins escarpé ; je me cramponnai aux inégalités de
la pierre, je fis un dernier effort, et je touchai enfin
cette neige, qui était pour moi ce que la terre ferme
est pour le naufragé.
Mes premiers instants furent tous au repos, tous
au bonheur de vivre encore , quelque estropié et
souffrant que je fosse ; puis , ce moment de repos
pris, mes actions de grâce rendues à Dieu, je me
mis en quête d'une pierre carrée qui pût me servir
de traîneau ; je ne tardai pas à la trouver ; je m*assis
dessus , et lui donnant moi-même l'impulsion , je -
me laissai couler sur la pente, me servant de mon
bâton ferré pour diriger ma course , qui ne se ter-
mina qu'à l'endroit où finissait la neige; je fis ainsi
trois quarts de lieue en moins de dix minutes. Arrivé
aux bruyères , je me relevai , je cheminai quelque
temps à travers des ravins, des rochers, des pentes
arides ou gazonnées ; puis enfin je reconnus le sen-
tier que nous avions suivi un mois auparavant ; je le
pris, et, vers deux heures de l'après-midi, j'arrivai
aux chalets de Gemplut.
J'entrai dans la première chaumière, et j'y trou-
vai deux hommes : ils me reconnurent pour le jeune
major qui avait passé par chez eux pour aller faire
— 81 — '
des expériences sur la montagne : je leur racontai
Taccident qui nous était arrivé , et malgré la tem-
pête qui continuait de gronder, j^obtins d^eux qu'ils
partiraient à Tinstant même pour porter des secours
à Gobât : ils se mirent en route devant moi, et lors-
que je les eus perdus de vue, je descendis de mon
cété jusqu'à Ait-Saint- Johann , où j'arrivai à trois
heures presque mourant. En me regardant devant
une glace, je fus effrayé de moi-même ; mes yeux
étaient hagards, la sclérotique en était devenue
jaune ; mes cheveux, mes cils et mes sourcils étaient
brûlés, j'avais les lèvres noires comme des char-
bons ; outre cela , j'éprouvais une douleur affreuse
à la hanche gauche ; j'y portai la main ; j'ôtai mon
pantalon : c'était là que le feu électrique avait frappé,
laissant comme marque de son passage une large
et profonde brûlure.
Je me couchai, croyant que je pourrais dormir ;
mais à peine avais-je fermé les yeux, que des rêves
plus effroyables encore que la réalité venaient s'em-
parer de mon esprit ; je les rouvrais alors , mais la
réalité succédait aux rêves, je crus que je devenais
fou, j'avais la fièvre et le délire.
A dix heures, le messager que j'avais dépêché en
arrivant aux chalets de Gemplut revint ; nos deux
hommes étaient de retour : ils avaient trouvé Gobât,
il était mort : en conséquence , ils étaient revenus
tous les deux pour chercher du renfort, afin de rap-
— 8â —
porler ma tente, mes instruments et mes effets. Le
lendemain, 6 juillet, à deux heures du matin, ils
partirent au nombre de douze d'Âlt-Saint-Johann,
où ils étaient de retour à trois heures, rapportant
le corps de mon pauvre domestique. Le médecin
qu'on avait appelé pour moi fit l'inspection et Tau-
topsie du corps,: il constata que le cadavre avait
les sourcils, les cheveux et la barbe brûlés ; que les
narines et les lèvres étaient d'un rouge noirâtre ;
que le côté gauche, et surtout la partie supérieure
de la cuisse , étaient sillonnés d'ecchymoses pro-
fondes, que la peau de l'extrémité supérieure en
était brûlée, dure et racornie comme du cuir dans
une circonférence de quatre pouces ; que les traits
de la face n'étaient point altérés , et conservaient
plutôt l'apparence du sommeil que l'aspect de la
mort. Quant à l'autopsie, elle montra le cœur gorgé
de sang noir, ainsi que les poumons, qui cependant
étaient mous et sains.
Quant à moi , pour le moment , mon état n'était
guère meilleur : huit jours entiers je restai entre la
vie et la mort ; enfin un peu de mieux se déclara ,
mais j'étais complètement paralysé de la cuisse gau-
che. Aussitôt que je fus transportable, je me fis con-
duire ici, où vous voyez que l'influence des eaux a
déjà produit son effet, puisque, en dédommagement
sans doute de l'usage de ma jambe, elle m'a rendu
celui de l'estomac.
POURQUOI JE N^ÀI PAS CONTINUÉ LE DESSIN*
Je passai une partie de la nuit à écrire le récit de
mon jeune compatriote, et j'y mis surtout cette
promptitude afin de lui conserver, autant que pos-
sible, la couleur terrible et simple qu'il avait prise
en passant par sa bouche ; malheureusement, ce qui
augmente surtout Tintérét dans pareille relation ,
c'est qu'elle soit faite par celui-là même qui en est
le héros. Cette lutte du courage intelligent et de la
destruction aveugle , ce combat de l'homme et de
la nature, grandit démesurément le vaincu, et Ajax
se cramponnant à son rocher , et criant à la tem-
pête : J'échapperai malgré les dieux , est plus ma-
gnifique qu'Achille traînant sept fois Hector autour
des murailles de Troie.
Le lendemain je ne voulus point partir sans avoir
— 84 —
déjeuné avec le major Buchwalder, dont la plus
grande douleur était Tînactivité à laquelle le con-
damnait sa blessure ; cependant il avait grand espoir
d*ôtre rendu, pour le printemps de 4855, à ses tra-
vaux, car il commençait à pouvoir s'appuyer sur sa
jambe , dans laquelle la sensibilité revenait chaque
jour davantage ; il m'en voulut donner une preuve
en me conduisant jusqu'à la porte des bains ; mais
arrivé là, nous étions au bord du cercle de Popilius,
défense expresse lui était faite par la faculté de le
franchir , et , rappelé à son propre malheur par la
grande faculté de locomotion que Dieu a accordée à
mes jambes, il prit mélancoliquement congé de moi,
par le souhait antique : / pede fausio.
Après avoir fait quelques pas, nous nous arrê-
tâmes pour jeter un dernier regard sur le rocher à
pic qui domine de la hauteur de mille pieds à peu
près le cours de la Tamina ; ce rocher, coupé comme
avec une scie, semble le fragment d'un rempart
gigantesque, au sommet duquel, comme une gué-
rite de factionnaire, s'élève une petite cabane dont
les deux tiers posent sur le sol, et dont l'autre tiers
est suspendu sur le précipice; dans cette dernière
partie une trappe a été pratiquée, et pendant que
nous cherchions dans quel but pouvait avoir été
établie celte trappe qui, vu la dislance, nous appa-
raissait à peine comme un point noir, elle donna
passage à un objet qui nous parut d'abord gros
— 85 —
comme on manche à balai, et qui, se détachant des
régions supérieures et tombant dans le lit de la
rivière, se trouva être, lorsqu*il fut arrivé à sa des-
tination, un sapin de la plus grande taille, dépouillé
de ses branches, et tout préparé pour une construc-
tion quelconque. L'arbre tomba debout au milieu
du cours de la Tamina, oscilla quelque temps, puis,
prenant son parti, se coucha dans la ririère comme
dans un lit. Aussitôt les eaux bouillonneuses le sou-
levèrent ainsi qu'une plume, et remportèrent avec
elles, rapide comme une flèche. Plusieurs sapins
suivirent immédiatement le premier et s'éloignèrent
incontinent par la même route. Nous comprimes
alors que les paysans, pour s'épargner la peine du
transport jusqu'à Ragatz, chargeaient la Tamina de
cet office, dont, comme on le voit, grâce à sa
rapidité même, elle s'acquittait en conscience.
Comme ce spectacle , qui nous avait étonnés
d'abord , ne nous offrait pas une grande variété de
détails, nous nous engageâmes bientôt dans une
route opposée à celle que nous avions prise pour
venir, et qui, au lieu de nous mènera la plaine par
une peute douce , nous y conduisit par un escalier
rapide et taillé dans le roc. Nous suivîmes ses zigzags
pendant une demi-heure à peu près , puis nous nous
trouvâmes enfin au niveau de la petite cabane aux
sapins.
En revenant à Malans , nous passâmes près du
TOIE IV. 8
— 86 —
château de Wartensteîn, qui apparlient, nous dit-on,
au couvent de Pfeffers ; nous traversâmes une petite
montagne qui se nomme , je crois , Bruder , puis
nous arrivâmes au Zolbruck , et enfin à Malans , où
je ne trouvai rien de remarquable , si ce n*est une
pluie comme jamais je n'en avais vu.
Gela ne m'empêcha pas de trouver un homme et
une voiture ; je m'inquiétai d'abord en voyant qu'elle
ne pouvait contenir que deux personnes ; mais le
conducteur me tira d'embarras en me disant qu'il
conduirait sur le brancard ; je lui demandai combien
il évaluait le rhume qu'il devait infailliblement attra-
per ; il fit son prix à cinq francs, je le payai d'avance,
tant j'étais sûr qu'il ne pouvait manquer de gagner
son argent.
Je ne m'étais pas trompé, nous eûmes un si
pitoyable temps que je n'eus pas le dourage d'aller
visiter en passant à Mayenfeld la grotte de Flesch ,
remarquable cependant par ses stalactites ; à Saint-
Lucien de Sleik nous vîmes en passant la forteresse
destinée k mettre de ce côté la Suisse à l'abri d'un
coup de main de la part de l'Autriche, qui, à cette
époque , avait manifesté quelques velléités hostiles
envers la république. Six pièces de canon avaient été
établies là provisoirement , et , à tout hasard , tour-
naient leurs gueules du côté de l'Empire. Il est vrai
^qu'elles se gardaient toutes seules, ce qui leur ôtait
un peu l'air formidable qu'elles s'efforçaient de pren-
— 87 —
(ire. Dix minutes après, nous entrâmes dans la prin-
cipauté de Lichtenstein.
Quelque envie quej'eusse de gagner le pluspromp-
tement possible le lac de Constance, force me fut de
m*arrêter à Vadutz ; depuis notre départ il pleuvait
à verse, et le cheval et le conducteur refusèrent
obstinément de faire un pas de plus , sou» le pré-
texte , la béie, qu'elle entrait dans la boue jusqu'au
ventre, etThomme, qu'il était mouillé jusqu'aux os.
lly aurait vraiment eu au reste de la cruauté à insister.
Il ne fallut rien moins , je Tavoue , que cette con-
sidération philanthropique pour me déterminer à
entrer dans la misérable auberge dont le bouchon
avait arrêté net mon équipage ; ce n'était plu» un
de ces jolis chalets suisses qui n'ont contre eux que
d'avoir été parodiés si souvent et si malheureusement
dans nos jardins anglais. Depuis Saint-Lucien de
Sieik, nous avions quitté la république helvétique,
et nous étions entrés dans la petite principauté de
Lichtenstein , qui , toute libre qu'elle se vante d'être,
me parut cependant relever de l'Empire par la mal-
propreté de ses habitants. Â peine avais-je mis le
pied dans l'allée étroite qui. conduisait à la cuisine,
laquelle était en même temps la salle commune aux
voyageurs , que je fus aigrement pris à la gorge par
une odeur de choucroute , qui venait m'annoncer
d'avance, comme les cartes mises à la porte de
certains restaurants , le menu de mon diner. Or je
— 88 —
dirai de la choucroute ce que certain abbé disait des
limandes , que , s'il n'y avait sur la terre que la chou-
croute et moi , 1q monde finirait bientôt.
Je commençai donc à passer en revue tout mon
répertoire tudesque , et à rappliquer à la carte d'une
auberge de village ; la précaution n'était point inu'-
tile , car à peine fus-je assis à une table dont deux
voituriers , premiers occupants , voulurent bien me
céder un bout , qu'on m'apporta une pleine assiette
creuse du mets en question ; heureusement j'étais
préparée cette infôme plaisanterie, et, de même
que madame Geoffrin repoussa Gibbon, je repoussai
le plat, qui fumait comme un Vésuve, avec un nicht
gut si franchement prononcé qu'on dut me prendre
pour un Saxon de pure race ; or les Saxons , pour la
pureté du langage , sont à l'Allemagne ce que les
Tourangeaux sont à la France.
Un Allemand croit toujours avoir mal ent^du
lorsqu'on lui dit qu'on n'aime pas la choucroute ; et
lorsque c'est dans sa propre langue que l'on méprise
ce mets national , on comprendra que son étonne-
ment , pour me servir d'une expression familière à
sa langue , se dresse en montagne.
Il y eut donc un instant de silence , de stupéfac-
tion , pareil à celui qui aurait suivi un abominable
blasphème, et pendant lequel l'hôtesse me parut
occupée laborieusement à remettre sur pied ses idées
bouleversées; le résultai de ses réflexioDS fut une
— 89 —
phrase prononcée d'une voix si altérée, que les
paroles en restèrent parfaitement inintelligibles pour
moi, mais à laquelle la physionomie qui accompa-
gnait ces paroles prêtait évidemment ce sens : Mais,
mon Dieu , Seigneur , si tous n'aimez pas la chou-
croute , qu'est-ce que vous aimez donc ?
— Ailes , dies ausgenommen , répond is-je ; ce qui
veut dire pour ceux qui ne sont pas de ma force en
philologie : Tout, excepté cela.
11 paraît que le dégoût avait produit sur moi le
même effet que Findignation sur Juvénal ; seulement,
au lieu de m'inspirer le vers , il m'avait donné l'ac-
cent ; je m'en aperçus à la manière soumise avec
laquelle l'hôtesse enleva la malheureuse choucroute.
Je restai donc dans l'attente du second service,
m'amusant , pour tuer le temps , à faire des bou-
lettes à l'aide de mon pain et à déguster avec des
grimaces de singe une espèce de piquette qui , parce
qu'elle avait un abominable goûl de pierre à fusil, et
qu'elle demeurait dans une bouteille à long goulot,
avait la fatuité de se présenter comme du vin du Rhin .
Quelque amusant que fût ce double exercice , je
commençai à ïn'apercevoir , au bout d'une demi-
heure, que l'hôtesse m'avait oublié. Je l'appelai.
— Eh bien 1 lui dis-je.
— Eh bien ! fit-elle.
-:- Ce souper !
— Ah ! oui. Et elle me rapporta la choucroute.
8.
— 90 —
Je pensais que, si je n'en faisais pas justice, elle
me poursuivrait jusqu'au jour du jugement dernier.
J'appelai donc un chien de la race de ceux du Saint-
Bernard , qui , assis sur son derrière et les yeux fer-
més, se rôtissait obstinément le museau et les pattes
devant un foyer à faire cuire un bœuf. Â la première
idée qu'il eut de mes bonnes intentions pour lui , il
quitta la cheminée , vint à moi , et en trois coups de
langue lappa le comestible qui faisait contestation.
— Bien , la bête ! fis-je en le caressant lorsqu'il
eut fini ; et je rendis l'assiette vide à l'bôtesse.
— Et vous î «ne dit-elle.
— Moi , je mangerai autre chose.
— Mais je n'ai pas autre chose ;, répondit-elle.
— Gomment ! m'écriaî-je du fond de l'estomac ,
vous n'avez pas des œufs ?
— Non.
— Des côtelettes?
— Non.
*^ Des pommes de terre ?
— Non.
— Des. .. Une idée lumineuse me traversa l'esprit :
je me rappelai qu'on m'avait recommandé de ne
point passer dans la principauté de Lichtenstein sans
manger de ses champignons , qui sont renommés à
vingt lieues à la ronde ; seulement, lorsque je vou-
lus mettre à profil ce bienheureux souvenir , il n'y
eut qu'une difficulté , c'est que je ne me rappelai pas
. — 91 -
plas en allemand qu'en italien le nom que j'avais si
grand besoin de prononcer si je ne voulais pas aller
coucher à jeun ; je restai donc la bouche ouverte sur
le pronom indéfini.
— Des... des... Gomment diable appelez-vous
donc en allemand des?...
— Des?... répéta machinalement Fhôtesse.
* — Eh ! pardieu ! oui, des... En ce moment mes
yeux tombèrent sur mon album. Attendez , dis-je ,
attendez. Je pris alors mon crayon , et sur une belle
feuille blanche je dessinai , avec tout le soin dont
j'étais capable, le précieux végétal qui formait, pour
le moment , le but de mes désirs ; aussi je puis dire
que mon dessin approchait de la ressemblance autant
qu'il est permis à l'œuvre de l'homme de reproduire
Tœuvre de Dieu. Pendant ce temps, l'hôtesse me
suivait des yeux avec une curiosité intelligente qui
me paraissait du meilleur augure.
— Ah ! ia , ia , ia , dit-elle , au moment où je don-
nais le dernier coup de crayon au dessin.
[ Elle avait compris , l'honnête femme I . . .
Si bien compris, que cinq minutes après elle
rentra avec un parapluie tout ouvert.
— Voilà , dit-elle.
Je jetai les yeux sur mon malheureux dessin , la'
ressemblance était parfaite.
— Allons, dis-je, vaincu comme Turnus, adverso
Marte, rendez-moi la choucroute.
— 92 —
— La choucroute !
— Oui.
— li n'y en a plus de choucroute. Dragon a mangé
le reste.
Je trempai mon pain dans mon vin , et j'allai me
coucher.
Avant de m'endormir, je jetai les yeux sur ma
carie géographique ; elle me donna une singulière
idée. Je recommandai à mon guide de me réveiller
à trois heures du matin, afin d*avoir le temps de la
mettre à exécution. Nous partîmes donc avanl le jour,
et le soleil ne nous rattrapa qu'en Autriche.
Je m'arrêtai un instant sur le pont de Felkirch ,
afin de plonger ma vue dans le Tyrol , dont les mon-
tagnes bleuâtres s'ouvrent pour laisser passer l'IU ,
rivière tortueuse qui prend sa source dans la vallée
de Paznaun , et va se jeter dans le Rhin entre Ober-
ried et Renti ; puis je continuai ma course , con-
servant le Rhin à ma gauche » et voyant naître et
s'enrichir sur sa rive occidentale ces magnifiques
coteaux couverts de vignes , dont le vin pétille dans
des bouteilles de forme bizarre , et se verse dans des
verres bleus qu'on appelle rcBmer, parce qu'ils ont
conservé la forme de la coupe dans laquelle buvait
l'empereur romain , le jour dé son élection. Depuis
Défis le sol allait s'aplanissant : les montagnes s'ou-
vraient à droite et à gauche comme pour un pont ;
on n'apercevait point encore le lac de Constance ,
— 93 ~
mais on le devinait en voyant se déroaler cette vaste
vallée qui mourait sur un horizon de plaines. A Lau-
terac seulement , nous commençâmes à apercevoir
cette magnifique nappe d'eau, qui semble une partie
du ciel encadrée dans la terre pour servir de miroir
à Dieu. Enfin nous touchâmes ses rives à Bregenz ,
où je déjeunai.
Malgré le souper de perroquet que j'avais fait la
veille , j'expédiai mon repas aussi militairement qu'il
me fut possible. Puis aussitôt, laissant là mon homme
et sa voiture , je dis adieu à FÂutriche, et me jetai
dans un bateau qui me conduisit à la petite lie de
Lindau en Bavière. J'y touchai par conscience , je
grimpai sur le premier monticule venu du sommet
duquel je découvris, comme Robinson , mon île tout
entière; puis, me remettant aussitôt en route, j'allai,
à force de rames , aborder au bout d'une heure à
cette langue de terre wurtembergeoise qui vient ,
s'amincissant entre deux rivières , lécher l'eau du
lac ; enfin, prenant une voiture à Oberndorf , je ne
m'arrêtai que pour souper à Moesburg, dans le grand-
duché de Bade.
J'étais parti le matin d'une principauté libre,
j'avais longé une république, écorné un empire,
déjeuné dans un royaume , et enfin j'étais venu me
coucher dans un grand-duché , tout cela en dix-huit
heures.
Le lendemain j'arrivai à Constance.
CONSTANCE.
Depuis longtemps ce nom résonnait méiodieose-
ment à mon oreille , depuis longtemps , lorsque je
pensais à^elte ville, je fermais les yeux et je la voyais
à ma fantaisie : il y a de ces choses et de ces lieux
dont on se fait d'avance , sur leur nom plus ou moins
sonore , une idée arrêtée : alors vous voyez , si c'est
une femme , passer dans vos rêves une péri svelte ,
gracieuse , aérienne , aux cheveux flottants , aux
vêtements diaphanes ; vous lui parlez , et sa voix est
consolante ; si c'est une ville , vous voyez à Thori-
zon s'amasser des maisons aux pignons dentelés,
s'élever des palais aux frêles colonnades , s'élancer
des cathédrales aux hardis clochers ; vous marchez
vers l'œuvre fantastique, vous atteignez ses mu-
railles , vous entrez dans ses rues , vous visitez ses
— 95 —
monuments , tous vous asseyez sur ses tombes ; vous
sentez circuler cette population qui est le sang de
ses veines , vous entendez ce grand murmure qui est
le battement de son cœur : à force de tes voir ainsi
dans vos songes , vierge et cité finissent par devenir
pour votre esprit des réalités. Un beau jour, vous
quittez votre ville natale , les hommes qui vous ser-
rent la main , la femme qui vous presse sur son
cœur, pour aller voir . Constance ou la Guaccioli.
Tout le long de la route , votre front est radieux ,
votre cœur est en fête, votre âme chante ; puis enfin
vous arrivez devant votre déesse , vous entrez dans
votre ville , une voix vous dit : La voilà; et vous ,
tout étonné, vous répondez : Mais où donc est-elle?
C'est que chaque homme a sa double vue , ses yeux
du corps et ses yeux de Tâme ; c'est que l'imagina-
tioD , cette fille de Dieu , voit toujours au delà de la
réalité , cette fille de la terre.
Enfin force me fut de croire que j'étais à Con-
stance : c'était bien , du reste , le beau lac calme et
transparent où la ville se mire ; c'étaient bien à sa
droite ses plantureuses montagnes parsemées de
châteaux ; c'étaient bien , à sa gauche , ses riches
plaines brodées de villages : Tœuvre de la nature
s'offrait à ma vue aussi large et aussi belle que je
l'avais vue dans mes songes d'or ; il n'y avait que
l'œuvre des hommes qu'un méchant enchanteur avait
touchée de sa baguette , et qui s'était écroulée.
- 96 —
Alors, eu voyant cette ville moderne 8i pauvre,
si solitaire et si triste , je voulus du moins fouiller
sa tombe et retrouver quelques-uns des ossements
de la vieille ville ; je demandai qu*on me Ùi visiter
eette basilique où le pape Martin V a été élu ; qu'on
me montrât ce palais où Tempereur Sigismond avait
tenu sa cour romaine. On me conduisit à une petite
église sous Tinvocalion de saint Conrad , on me fit
voir un grand bâtiment appelé la douane ; c'était là
la basilique, c'était là le palaisi
11 y avait dans l'église un beau calvaire peint par
Holbein , deux petites statues d'argent représentant
saint Conrad et saint Pilade , chacun de ces saints
ayant une armoire pratiquée au milieu de la poitrine,
et dans laquelle le sacristain enferme leurs propres
reliques ; eniin , dans une petite châsse d'argent , on
me fit voir les ossements de sainte Candide et de
sainte Floride , toutes deux martyres.
Il y avait dans la douane , sous un dais qui n'a
point été renouvelé depuis 1413, deux fauteuils que
reléguerait dans son garde-meuble un rentier do
Marais : et cependant, s'il faut en croire maître Jos
Kaslell , le cicérone de céans , c'est sur ces deux
sièges décorés du nom de trônes que s'assirent
Ces deox moitiés de Dieo : le pape el TEmpereur.
En face et sur une estrade des espèces de figures
de cire , remuant les yeux , les bras et les jambes.
— 97 —
sont censées représenter Jean Hus , Jérôme de Pra-
gue, son ami, et le dominicain Jean-Céleslin Car-
ceri , leur accusateur.
Du reste , et comme on le sait , Tœuvre la plus
importante de ce concile , qui dura quatre ans , et
qui réunit à Constance une si grande quantité de
princes et de cardinaux , de chevaliers et de prêtres,
que , dit naïvement une chronique manuscrite , on
fut obligé de porter le nombre des courtisanes à deux
mille sept cent quatre-vingt-huit, fut le jugement et
le supplice de Jean Hus , recteur de Tuniversiié et
prédicateur de la cour de Prague.
Le grand nombre de disciples qui s*étaient ralliés
à cette nouvelle doctrine inquiéta le chef de la
religion chrétienne : un aussi hardi docteur faisait
pressentir la séparation qui allait briser Tunité de
rÉglise... Jean Hus annonçait Luther.
Il reçut donc l'invitation de se rendre à Constance
pour se justifier de son hérésie devant le concile ; il
ne refusa point d'obéir, mais il demanda un sauf-
conduit , et cette lettre de Tempereur Sigismond ,
conservée dans les pièces de la procédure , lui fut
octroyée comme gage de sûreté : c'était du reste ce
même empereur Sigismond qui avait fui à Nicopolis,
entraînant avec lui ses soixante mille Hongrois , et
laissant Jean de Nevers et ses huit cents chevaliers
français attaquer Bajazet et ses cent quatre-vingt-dix
mille hommes.
TOME IV. 9 ymW^
— 98 —
Voici la lettre :
c Nous , Sigismond , par la grâce de Dieu , empe-
reur romain , toujours auguste roi de Hongrie , de
Dalmatîe , de Croatie ; savoir faisons à tous princes
ecclésiastiques, séculiers, ducs, margraves, com-
tes, barons, nobles, cbevaliers, chefs, gouverneurs,
magistrats, préfets, baiilis, douaniers, receveurs,
et tous fonctionnaires des villes , bourgs , villages et
frontières, à toutes communautés et à leurs prépo-
sés , ainsi qu'à tous nos fidèles sujets qui verront le
présent.
c Vénérables sérénissimes , nobles et chers fi-
dèles.
c L*honorable maître Jean Hus de Bohème , ba-
chelier de la sainte Écriture, et maître es arts , por-
teur du présent , partant ces jours prochains pour
le concile général qui aura lieu dans la ville de Con-
stance , nous Tavons reçu et admis en notre protec-
tion' et celle du saini-empire ; nous le recomman-
dons à vous tous ensemble , et à chacun à part avec
plaisir, et vous enjoignons d'accueillir volontiers et
i«*aiter favorablement ledit maître Hus s'il se pré-
senle auprès de vous , et de lui donner aide et pro-
tection de bonne volonté en tout ce qui peut lui être
utile pour favoriser son voyage tant par terre que
par eau.
I En outre , c'est noire volonté que vous laissiez
— 99 —
passer, demeurer et repasser librement et sans obsta-
cle , lui , ses domestiques , chevaux , chars , bagage,
et tous autres effets quelconques à lui appartenant,
en tous passages, portes, ponts, territoires, sei-
gneuries , bailliages, juridictions , villes , bourgs,
châteaux , villages et tous vos autres lieux , sans
faire payer d'impôts , droits de chaussée , péages ,
tributs ou quelque autre charge que ce soit. Enfin
de donner escorte de sûreté à lui et aux siens , s'il
en est besoin.
€ Le tout en Thonneur de Notre Majesté Impé-
riale.
c Donné à Spire, le 9 octobre 1414, Tan 34 de
notre règne hongrois , et Tan 5 de notre règne
romain. »
Jean Hus , muni de ce sauf-conduit , arriva à Con-
stance le 5 novembre , comparut devant le concile
le â8 du même mois , fut mis en prison au couvent
des Dominicains le samedi 26 juillet 1415 , et n'en
sortit que pour marcher à la mort. Le bûcher s'éle-
vait à un quart de lieue de Constance, dans un
endroit nommé le Bruli; Jean Hus y monta tran-
quillement et se mit à genoux dessus ; sommé une
dernière fois d'abjurer sa doctrine , il répondit qu'il
aimait mieux mourir que d'être perfide envers son
Dieu , comme l'empereur Sigismond l'était envers
lui; puis voyant que le bourreau s'approchait pour
— 100 —
mettre le feu , il s'écria trois fois : Jésus-Christ , fils
du Dieu vivant , qui avez souffert pour nous, ayez
pitié de moi. Enfin , lorsqu'il fut entièrement caché
par les flammes , on entendit ces dernières paroles
de martyr : Je remets mon âme entre les mains de
mon Dieu et de mon Sauveur !
Cette exécution fut suivie de celle de Jéréme de
Prague , son disciple et son défenseur : conduit au
bûcher le 30 mai 141 7, il marcha au supplice comme
il serait allé à une fête. Le bourreau, selon la cou-
tume, voulut allumer le bûcher par derrière ; mais
Jérôme lui dit : Viens çà , maître , et allume le feu
en face de moi ; car, si j'avais craint le feu , je ne
serais pas ici.
Deux mois après leur mort , Jean XXIII trépassa
à son tour, et , d'accusateur qu'il avait été devant
les hommes^, devint accusé devant Dieu.
Maintenant voulez -vous savoir ce qu'il avint
lorsque le concile fut terminé , et que cette cour
romaine, cette suite pontificale, ces comtes de
TEmpire, ces barons et les chevaliers que vous avez
vus l'autre jour à l'Opéra couverts d'or et de dia-
mants voulurent quitter Constance; pas autre chose ,
que ce qui arrive parfois à un pauvre étudiant chez
un restaurateur de la rue de la Harpe. Ni le pape ,
ni l'empereur Martin, ni Sigismond, ne purent
payer la carte que leur apportèrent respectueuse-
ment les bourgeois de la ville ; ce que voyant les
— iOi —
susdits bourgeois, ils s'emparèrent, respectueuse-
ment toujours, de la vaisselle d'argent de l'Empe-
reur, des vases sacrés du pape, des armures des
comtes , des bardes des barons , des harnois des
chevaliers.
Vous devinez que la désolation fut grande parmi *
la noble assemblée : Sigismond se chargea de fout
arranger.
 cet effet il rassembla les magistrats et les bour-
geois de la ville de Constance dans le bâtiment de
la douane, où s'était tenu le concile, monta à la
tribune , et dit qu'il répondait des dettes de tout le
monde ; les bourgeois de la ville répliquèrent que
c'était très-bien , qu'il ne restait plus qu'à trouver
quelqu'un qui répondit du répondant.
L'Empereur fit alors apporter des ballots de draps,
de soie , de damas et de velours , des housses , des
rideaux et des coussins brodés d'or, les fit estimer
par des experts, les déposa à la douane, s'engageant
à les dégager dans l'année ; et , pour plus grande
sûreté de la dette et comme preuve qu'il la recon-
naissait , il fit apposer ses armes sur les caisses qui
les renfermaient. Les bourgeois laissèrent sortir
leurs royaux débiteurs.
Un an s'écoula sans qu'on entendit parler de
l'empereur Sigismond ; au bout de cette année , on
voulut vendre les objets restés en gage. Mais alors
défense fut faite , de par Sa Majesté , de procéder
9.
— 102 —
à cette vente, attendu que les armes apposées sur
les ballots en faisaient la propriété de TEmpire et
non celle de TËmpereur. Il y a aujourd'hui 417 ans
que cette signification fut faite.
Les bourgeois de Constance espèrent que M. Du-
ponchel à la centième représentation de la Juive
dégagera les effets de Fempereur Sigismond.
NAPOLEON LE GRAND ET CHARLES LE GROS.
Si VOUS voulez me suivre maintenant dans les rues
tortueuses de Milan, nous nous arrêterons un instant
en face de son dôme miraculeux; mais, comme
nous le reverrons plus tard et en détail , je vous
inviterai à prendre promptement à gauche, car une
de ces scènes qui se passent dans une chambre et
qui retentissent dans un monde est prête à s^accom-
plir.
Entrons donc au Palais-Royal , montons le grand
escalier, traversons quelques-uns de ces apparte-
ments qui viennent d'être si splendidement décorés
par le pinceau d'Âppiani : plus tard nous nous
arrêterons devant ces fresques qui représentent les
quatre parties du monde , et devant le plafond où
s'accomplit le triomphe d'Auguste ; mais , à cette
— 104 —
heure y ce sont des tableaux vivants qui nous atten-
dent , c'est de Thistoire moderne que nous allons
écrire.
Ëntre-bàillons doucement la porte de ce cabinet ^
afin de voir sans être vus. C'est bien : vous aperce-
vez un homme , n'est-ce pas ? et vous le reconnaissez
à la simplicité de son uniforme vert , à son pantaloa
collant de cachemire blanc , à ses bottes assouplies
et montant jusqu'au genou. Voyez sa tète modelée
comme un marbre antique ; cette étroite mèche de
cheveux noirs qui va s'amincissant sur son large
front ; ces yeux bleus dont le regard s'use à percer
le voile de l'avenir; ces lèvres pressées, qui recou-
vrent deux rangées de perles dont une femme serait
jalouse : quel calme I c'est la conscience de la force,
c'est la sérénité du lion. Quand celte boocbe s'ou-
vre , les peuples écoutent ; quand cet œil s'allume ,
les plaines d'Âusterlitz jettent des flammes comme
un volcan ; quand ce sourcil se fronce-, les rois
tremblent. A cette heure « cet homme commande à
cent vingt millions d'hommes, dix peuples chantent
en chœur Vhosanna de sa gloire en dix langues dif-
férentes ; car cet homme, c'est plus que César, c'est
autant que Charlemagne; c'est Napoléon le Grand,
le Jupiter Tonnant de la France.
Après un instant d*attente calme, il fixe ses yeux
sur une porte qui s'ouvre ; elle donne entrée à un
homme vêtu d'un habit bleu, d'un pantalon gris
— 406 —
collant, au-dessous du genou duquel montent en
s'échancrant en cœur des bottes à la hussarde. En
jetant les yeux sur lui , nous lui trouverons une
ressemblance primitive avec celui qui parait Fatten-
dre. Cependant il est plus grand , plus maigre, plus
brun ; celui-là , c'est Lucien , le vrai Romain , le
républicain des jours antiques , la barre de fer de la
famille (i).
Ces deux hommes, qui ne s'étaient pas revus
depuis Austerlifz, jetèrent Fun sur l'autre un de ces
r^ards qui vont fouiller les âmes ; car Lucien était
le seul qui eût dans les yeux la même puissance que
Napoléon.
Il s'arrêta après avoir fait trois pas dans la cham-
bre. Napoléon marcha vers lui et lui tendit la main.
— Mon frère , s'écria Lucien en jetant les bras
autour du cou de son aîné ; mon frère ! que je suis
heureux de vous revoir !
— Laissez-nous seuls, messieurs, dit Tempereur,
iaisant signe de la main à un groupe. Les trois hom-*
mes qui le formaient s'inclinèrent et sortirent sans
murmurer une parole, sans répondre un mot. Ce-
pendant, ces trois hommes qui obéissaient ainsi à un
geste , c'étaient Duroc , Eugène et Murât : un maré*^
ehal , un prince , un roi.
(l) Le prince de Canino n^avait point encore, à Pépoque où j^écri-
vais ces lignes, publié ses Ménioires.
— 106 —
— le vous ai fait mander, Lucien , dit Napoléon
lorequ'il se vit seul avec son frère.
— El vous voyez que je me suis empressé de vous
obéir comme à mon aîné , répondit Lucien.
Napoléon fronça imperceptiblement le sourcil.
— N'importe ! vous êtes venu , et c^est ce que je
désirais , car j*ai besoin de vous parler.
— J'écoute , répondit Lucien en s'inclinant.
Napoléon prit avec Tindex et le pouce un des bou-
tons de rhabit de Lucien, elle regardant fixement :
— Quels sont vos projets? dil-il.
— Mes projets, à moi? reprit Lucien étonné : les
projets d'un bomme qui vit retiré , loin du bruit ,
dans la solitude ; mes projets sont d'achever tran-
quillement , si je le puis , un poème que j'ai com-
mencé.
— Oui , oui , dit ironiquement Napoléon , vous
êtes le poète de la famille , vous faites des vers tandis
que je gagne des batailles : quand je serai mort, vous
me cbanterez ; j'aurai cet avantage sur Alexandre ,
d'avoir mon Homère.
— Quel est le plus heureux de nous deux?
— Vous, certes, vous, dit Napoléon en lâchant
avec un geste d'humeur le bouton qu'il tenait, car
vous n'avez pas le chagrin de voir dans votre famille
des indifférents et peut-être des rebelles.
Lucien laissa tomber ses bras et regarda Tempé-
reur avec tristesse.
~ 107 —
— Des indifférents !... rappelez-vous le 18 bru-
maire... Des rebelles.... el où jamais m'avez-vous vu
évoquer la rébellion ?
— C'est une rébellion que de ne point me servir ;
celui qui n'est point avec moi est contre moi.
Voyons, Lucien; tu sais que tu es parmi tous mes
frères celui que j'aime le mieux ! (Il lui prit la main.)
Le seul qui puisse continuer mon œuvre : veux-tu
renoncer à l'opposition tacite que tu fais?... Quand
tous les rois de l'Europe sont à genoux , te croirais-tu
humilié de baisser la tète au milieu du cortège de
flatteurs qui accompagnent mon char de triomphe ?
Sera-ce donc toujours la voix de mon frère qui me
criera : César, n'oublie pas que tu dois mourir?
Voyons , Lucien , veux-tu marcher dans ma route ?
— Comment Votre Majesté rentend-elle ? répon-
dit Lucien en jetant sur Napoléon un regard de
défiance (i).
L'empereur marcha en silence vers une table
ronde qui masquait le milieu de la chambre , et ,
posant ses deux doigts sur le coin d'une grande carte
roulée , il se retourna vers Lucien , et lui dit :
^» Je suis au faite de ma fortune , Lucien ; j'ai
conquis l'Europe , il me reste à la tailler à ma fan-
(1) Tons les détaikde cet eulretien.]o^ont été donnés par madame
la duchesse d^Abrantès, aax Mémoire» de laquelle je renverrais mes
lecteurs, si je ne craignais pas que sa prose, si naïve, si vraie et si
animée , ne fit par trop de tort à la mienne.
— 108 —
taisie; je suis anssi yictorieux qif Alexandre, ansn
puissant qu'Auguste, aussi grand que Gharlemagne;
je veux et je puis. Eh bien !.,. Il prit le coin de la
carte et la déroula sur la table avec un geste gra-
cieux et nonchalant , choisissez le royaume qui vous
plaira le mieux , mon frère , et je vous engage ma
parole d'empereur que, du moment où vous me
Taurez montré du bout du doigt , ce royaume est k
vous.
— Et pourquoi cette proposition à moi , plutdt
qu'atout autre de nos frères?
— Parce que toi seul es selou mon esprit , Lu-
cien.
— Comment cela se peut-il, puisque je ne suis pas
selon vos principes?
— J'espérais que tu avais changé depuis quatre ans
que je ne t'ai vu.
— Et vous vous êtes trompé, mon frère ; je suis
toujours le même qu'en 99 : je ne troquerais pas ma
chaise curule contre un trône,
— Niais et insensé, dit Napoléon en se mettant à
marcher et en se parlant à lui-même , insensé et
aveugle , qui ne voit pas que je suis envoyé par le
destin pour enrayer ce tombereau de la guillotine
qu'ils ont pris pour un char républicain ! Puis, s'ar-
rètanttout à coup et marchant à son frère : — Mais
laisse-moi donc t'enlever sur la montagne et te mon-
trer les royaumes de la terre : lequel est mûr pour
- 4W -
ton rêve wblime? Voyons , e»t-06 le corps gemia-^
nique , où il n'j a de vivant que ces universités ,
espèce de pouls républicain qui bat dans un corps
monarchique? est-ce FEspagne , catholique depuis
le XHi^ siècle seulement, et chez laquelle la véritable
interpréiation de la parole du Christ germe à peine?
est^e la Russie, dont la tète pense peut-être, mais
dont le corps, galvanisé un instant par le czar Pierre,
est retombé dans sa paralysie polaire? Non, Lucien^
non , les temps ne sont pas venus ; reaonee à tes
folles utopies ; donne-moi la main comme frère et
comme allié, et demain je te fais le chef d'un grand
peuple, je reconnais ta femme pour ma sœur, et je
te rends toute mon amitié.
— C'est cela, dit Lucien, vous désespérez de me
convaincre , et vous voulez m'acheter. L'empereur
$t un mouvement. Laissez-moi dire à mon tour, car
ce moment est solennel , et n'aura pas son pareil
dans le cours de notre vie : je ne vous en veux pas
de m*avoir mal jugé, vous avez rendu tant d'hom-
mes muets et sourds en leur coulant de l'or dans la
bouche et dans les oreilles, que vous avez cru qu'il
en serait de moi ainsi que des autres. Vous voulez
me faire roi , dites^vous ? eh bien ! j'accepte, si vous
me promettez que mon royaume ne sera point une
préfecture. Vous me donnez un peuple : je le prends,
peu m'importe lequel , mais à la condition que je le
gouvernerai selon ses idées et selon ses besoins ; je
DUMAS. — IHPR. DE VOYAGE. — T. IV. iO
— 110 —
Teux être son père, et non quUl me craigne : da jour
où j'aurai mis la couronne d'Espagne, de Suède, de
Wurtemberg ou de Hollande sur ma tête, je ne serai
plus Français, mais Espagnol, Allemand ou Hollsfi-
dais; mon nouveau peuple sera ma seule famille.
Songez-y bien, alors nous ne serons plus frères selon
le sang, mais selon le rang, vos volontés seront con-
signées à mes frontières ; si vous marchez contre
moi , je vous attendrai debout : vous me vaibcrez,
sans doute, car vous êtes un grand capitaine , et le
dieu des armées n'est pas toujours celui de la justice;
alors je serai un roi détrôné , mon peuple sera ira
peuple conquis ; et libre à vous de donner ma cou-
ronne et mon peuple à quelque autre plus soumis on
plus reconnaissant. J'ai dit.
— Toujours le même , toujours le même , mur-
mura Napoléon ; puis tout à coup frappant du pied :
Lucien, vous oubliez que vous devez m'obéir comme
à votre père, comme à votre roi.
— Tu es mon atné , non mon père ; ta es mon
frère, non mon roi : jamais je ne courberai la tête
sous ton joug de fer, jamais, jamais !
Napoléon devint affreusement pâle , ses yeux pri-
rent une expression terrible , ses lèvres tremblèrent.
^— Réfléchissez à ce que je vous ai dit , Lucien.
— Réfléchis à ce que je vais le dire , Napoléon :
tu as mal tué la république, car tu Tas frappée sans
oser la regarder en face ; l'esprit de liberté que tu
crois étmiffé tous ton despotisme grandit, se répand,
se propage ; ta crois le pousser devant toi, il te suit
par derrière ; tant que tu seras victorieux , il sera
moet; mais Tienne le jour des reyers, et tu verras
si tu peux t'appuyer sur cette France que tu auras
faite grande, mais esclave. Tout empire élevé par la
force et la violence doit tomber par la violence et la
force. Et toi , toi » Napoléon qui tomberas du faite
de cet empire, tu seras brisé (prenant sa montre et
réerasant contre terre), brisé , vois-tu, eomme je
brise cette montre , tandis que nous , morceaux et
débris de ta fortune , nous serons dispersés sur la
surface de la terre parce que nous serons de ta famille»
et maudits parce que nous porterons ton nom. Adieu,
sire!
Lucien sortit.
Napoléon resta immobile et les yeux fixes ; au
boutde cinq minutes, on entendit le roulement d^une
voiture qui sortait des cours du palais ; Napoléon
sonna.
— Quel est ce bruit? ditr-il à Thuissier qui ett->
tr^ouvrit la porte.
— C'est celui de la voiture du frère de Votre
Majesté qui repart pour Rome.
— C'est bien, dit Napoléon; et sa figure reprit
ce calme impassible et glacial sous lequel il cachait,
comme sous un masque, les émotions les plus vives.
Dix ans étaient à peine écoulés que cette prédic-
— 112 —
iton dé Lucien s'était accomplie. L'éôtipire élevé par
la force avait été renversé par la force , Napoléon
était brisé, et cette famille d^aigleb, dont l'aire était
anxTuilems, s'était éparpillée, fogitive, pi'osctitè
et bsttant des ailes sur le monde. Madiame mèf^e ,
cette Niobé impériale qui avait donné le jour à un
empereur , à trois rois , à deux arcbiduchesses ,
.s'était retirée à Rbme^ Lucien dans sa principauté
de Canino, Louis à Florence, Joseph aux États-Unis,
lérdme en Wurtemberg, la princesse Élisa à Baden,
madame Borghèse à Piombino , et la reine de Hol-
lande au château d'Ârenembèrg.
' Chr , comme le château d'Àrenemberg est situé à
une demi-lieue seulement de Constance , il me prit
un grand désir de mettre mes hommages aux pieds
de cette majesté déchue , et de voir ce qui restait
d'une reine dans une femme , lorsque le destin lui
avait arraché la couronne du front , le sceptre de
la main et le manteau des épaules; et de cette reine
surtout, de cette gracieuse fille de Joséphine Beau-
harnais, de cette sœur d'Eugène, de ce diamant de
la couronne de Napoléon.
J'en avais tant entendu parler dans ma jeunesse
comme d'une belle et bonne fée , bien gracieuse et
bien secourable, et cela par les filles auxquelles elle
avait donné une dot , par les mères dont elle avait
racheté les enfants , par les condamnés dont elle
avait obtenu la grâce, que j'avais un culte pour elle.
— 1*3 —
Joignez à cela le «ouTeair de romances que ma scèut
chantait, qu'on dÎBait de cette ràne, et qui s'étaient
tellement répandues de ma mémoire dans m<Mi coeur,
qu'aujourd'hui encore , quoiqu'il y ait vingt ans que
j'aie entendu ces vers et cette musique, je répéterais
les ans du je noterais les autres sans transposer un
mot, sans oublier une note. C'est que des romances
de k^iiie^ c'est qu'une reine qui chante , cela ne se
¥0it que dans lès MiUe et une Nuits , et cela était
resté dans mon esprit comme un étonnement doré.
Il était trop matin pour me présenter en personne
au château ; j'j déposai ma carte, et je sautai dans
un bateau qui me conduisit en une heure à l'ib
Reiéhneau.
C'est dans une petite église située au milieu de
l'Ile que sont déposés les restes de Charles le Gros,
Cinquième successeur de Charles le Grand ; son épi-
taphe, qu'on lit dans le chœur, au-dessous d'un por-
trait qui passe pour le sien, raconte toute son histoire.
La voici traduite textuellement :
c Charles le Gros , neveu de Charles le Grand ,
entra puissamment dans l'Italie, qu'il vainquit,
obtint l'empire et fut couronné César à Rome ; puis,
son frère Ludwig de Germanie, étant mort, il devint,
par droit d'hérédité, maître de la Germanie et de la
Gaule. Enfin , manquant à la fois par le génie , par
le cœur et par le corps, un jeu de fortune le jeta du
10.
— lU —
faite de ce grand empire dans cette humble retraite,
où il mourut abandonné de tous les siens , Tan de
Nolre>Seigneur 888. »
Gomme il n^y avait rien autre chose à voir dans
l^église ni dans TUe, nous remontâmes dans la bai^
que, et fîmes voile pour Arenemberg. ^
En entrant an idiàteau de Yoiberg , qu'habite
madame Parquin , lectrice de la reine et sœur du
célèbre avocat de ce nom, je trouvai une invitation
à dîner chez madame de SaintrLeu et des lettres de
France : Tune d'elle contenait Tode manuscrite de
Victor Hugo sur la mort du roi de Rome.
Je la lus en me rendant à pied chez la reine Hor-
tense (i).
(1) Nm lecteurs 8*apercen«nt facilement qae cet cbapitm ont
été écrits en 1834, et par conséquent ayant les événements de
Strasboor^.
UNE EX-EEINE.
Le cbàteau d'Arenemberg n^e8t point une ré8Î*
dence royale , c^est une jolie maison qui pourrait
appartenir indifféremment à M. Âguado , à M. de
Scfaickler ou à Scribe : ainsi l'émotion que j'éprou-
vai appartenait tout entière à une cause morale qui
remuait ma pensée , et nullement aux objets phy-
siques qui frappaient mes yeux.
Cette émotion était telle, qu'après avoir désiré
ardemment voir madame de Saint-Leu , au moment
où ce désir allait être réalisé, je m'arrêtais à chaque
pas pour retarder le moment de l'entrevue , plon-
geant mes yeux dans chaque échappée de vue, regar-
dant sans distinguer , et bien plus disposé à retour-
ner en arrière qu'à continuer mon chemin : c'est
que j'étais sur le point de voir se réaliser une chi-
— 416 —
mère ou de perdre une illusion ; c'est que j'aimais
presque autant m*en aller à Tinstant avec un doute
que de me retirer plus tard avec un désenchante-
ment. Tout à coup, à trente pas de moi , au détour
d'une allée, j'aperçus trois femmes et un jeune
homme : mon premier mouvement fut de fuir; mais
il était trop tard , j'avais été vu ; je sentis le ridi-
cule d'une pareille retraite , je fixai les yeux sur le
groupe qui s'avançait , je reconnus instinctivement
la reine , je marchai vers elle.
Certes elle ne se doutait guère , en venant au-
devant de moi , de ce qui se passait alors dans mon
âme ; elle était loin de penser qu'au jour de sa puis-
sance jamais homme , entrant dans la salle de récep-
tion du château de La Haye, et s'approchant du
trône où. elle était assise dans toute la majesté da
pouvoir, dans toute la splendeur de la beauté,
n'avait ressi^ti une émotion pareille à celle que
j'éprouvais ; tmis le» sentiments généreuif que ren<-
ferme le cœur de l'homme , l'âmo^r , te respé^^t , la
piété , se pressaient «ur mes lèvres : j'étais prêt à
tomber à genoux , et certes je l'eusse fait si ètlé eût
été seule*
Elle Tit probablement ce qui se passait eii moi ;
car elle sourit ineflablement en me tendant la main.
— Vous êtes mill^ fois bon , me dit'-elle , de ne
point passer. près d'une pauvre proscfite sans la
venir voir.
— il7 —
C'était moi qui étai^ bon , c'était de son côté
qu'était la reconnaissance : bien , mon cœar ; cette
fois tu ne t'étais pas trompé , jeune bomme , c'est la
reine de ton enfance , gracieuse et bonne ; poète ,
c'est ce son de voix, c'est ce regard que tu as rêvés
à la fille de Joséphine ; laisse battre librement ton
cœur ; une fois la réalité s'est trouvée à la hauteur
du songe ; regarde , écoute , sois heureux !
La reine s'appuya sur mon bras , elle me condui-
sit, car je ne voyais pas ; nous marchâmes ainsi je
ne sais combien de temps, puis nous rentrâmes dans
le salon. La première chose qui rappela mes esprits,
qui arrêta mes pensées , qui, fixa mes yeux , fut un
magnifique portrait.
— Oh! voilà qui est beau ! m'écriai-je.
— Oui ! dit madame de Saint-Leu ; c'est Bona-
psffte au pont de Lodi.
— 'Ce tableau doit être de Gros, n'est-ce pas?
— De lui-même !
— Fait d'après nature , sans doute : c'est trop
merveilleux de ressemblance et de modelé pour ne
pas être ainsi.
— L'empereur a posé trois ou quatre fois.
— Il a eu cette patience !
— Gros avait trouvé un excellent moyen pour
cela.
— Lequel?
— Il le faisait asseoir sur les genoux de ma mère.
— 118 —
Yoyez-vou8 cette fille qui me parle de sa mère,
qui est Joséphine Y de son beau-père, qui est Napo-
léon , qui me fait assister à cette scène déménage,
qiii me montre le lion doux et apprivoisé , Tempe-
reur sur les genoux de Timpératrice , et , devant
eux , Gros , Thomme de Jaffa, d^Eylau et d'^Aboukîr,
son pinceau à la main , fixant sur la toile cette tête
large à contenir le monde : et tout cela n'était pas
un rêve ?
J'allai m'asseoir dans un coin, et, laissant tomber
mon front entre mes deux maitas , je restai abtmé
dans un océan de pensées. Lorsque je revins à mot
et que je levai les yeux, je vis que madame de Saint-
Leu me regardait en souriant : elle comprenait trop
bien les causes d'une pareille inconvenance pour
attendre de moi des excuses , que je ne pensais , du
reste , aucunement à lui faire. Elle se leva et vint à
moi.
— Voulez-vous me suivre? me dit-elle.
— Oh ! certes.
— Venez !
— Et quelle merveille allez- vous me faire voir?
— Mon reliquaire impérial.
Elle me conduisit devant un meuble fermé comme
une bibliothèque , avec des carreaux de vitre , et sur
chaque planche duquel, ainsi que sur une étagère ,
étaient rangés des objets qui avaient appartenu à
Joséphine ou à Napoléon.
— 119 —
D'abord c'était , dans uo . portefemlle marqué
d'an J et d'uo N , la correspondance intime de l'em-
pereur et de rimpératrîce. Toutes les lettres étaient
astographes, datées des champs de bataille de
liarengo, d'Austerlitz, dléna, écrites sur Faifût d'un
oanoo , les pieds dans le sang ; et toutes contenaient
un mot de la victoire. Puis , des pages d'amour ,
mais de cet amour profond , ardent , passionné ,
comme le ressentaient Wertber, René, Antony.
Quelle organisation immense que celle de cet
bomme , qui renfermait à la fois tant de choses dans
la tête et dans le cœur !
C'était ensuite le talisman de Charlemagne ; or,
c'est tout une histoire que celle de ce taUsman ;
écoutez-la :
Lorsqu'on ouvrit , à Aix-la-Chapelle, le tombeau
dans lequel avait été inhumé le grand empereur , on
trouva son squelette revêtu de ses habits romains ;
il portait sa double couronne de France et d'Alle-
magne sur son front desséché ; il avait au côté, près
de sa bourse de pèlerin , Joyeuse , cette bonne épée
avec laquelle, dit le moine de Saint-Denis, il cou-
pait en deux un chevalier tout armé ; ses pieds
reposaient sur le bouclier d'or massif que lui avait
donné le pape Léon , et à son cou était suspendu le
talisman qui le faisait victorieux. Ce talisman était
un morceau de la vraie croix , qui lui avait envoyé
rimpératrice Irène. Il était renfermé dans une éme-
— i20 —
raude , et cette émeraude était suspendue par
une chaîne à gros anneaux d^or. Les bourgeois
d'Aix-la-Chapelle le donnèrent à Napoléon lorsqu'il
fit son entrée dans leur ?iUe , et Napoléon, en iSI I ,
jeta en jouant celte chaîne autour du cou de la reine
HortCDse , lui avouant que , le jour d'Austerlitz el
de Wagram , il l'avait portée lui-même sur sa poi*
trine , comme il y a neuf cents ans le faisait Ghaiw
lemagne.
C'était en&i la ceinture qui ceignait ses reins aux
Pyramides ; c'était l'anneau de mariage qu'il avait
passé lui-même au doigt de la veuve de Beauharnais ;
c'était le portrait du roi de Rome , brodé par Marie-
Louise, sur lequel s'était reposé son dernier regard.
Cet œil d'aigle s'était fermé sur le même objet que
j'avais à mon tour sous les yeux ; sa bouche mou-
rante avait touché ce satin, son dernier soupir l'avait
humecté ; et il y avait un mois à peine que l'enfant
était mort à son tour, les yeux sur le portrait de
son père. Le temps et la liberté nous révéleront
peut-être le secret providentiel de ce double trépas ;
en attendant , prosternons-nous et adorons.
Je demandai à voir l'épée rapportée de Sainte-
Hélène par Marchand, et léguée par le duc de Reich-
stadt au prince Louis ; mais la reine n'avait point
encore reçu ce don mortuaire , et craignait de ne le
recevoir jamais. .
La cloche du dîner sonna.
— 121 —
-*- Déjà! m'écriai-je.
— Vous reTàrrez tout cela demain , me dît'-elle.
Aprè$ le diner noua rentrâmes au salon. Au bout de
dii minutes, on annonça madame Récamîer. Ceile-là
était encore une reine ^ reine de beauté et d*esprit ;
aussi la duchesse de Saint-Leu la reçut^lie en sœur.
J'ai beaucoup entendu discuter Page de madame
Récamier : il est vrai que je ne Taî vue que le soir,
vêtue d'aune robe noire , la tête et le cou enveloppés
d'un voile de la même couleur ; mais à la jeunesse
de sa voix , à la beauté de ses yeux , au modèle de
ses mains , je parierais pour vingt-cinq ans.
Aussi fus-je bien étonné d'entendre ces deux
femmes parler du- Directoire et du consulat comme
de choses qu'elles avaient vues. Enfin , Ton pria
madame de Saint-Leu de se mettre au piano.
— Gela vous fera-l-il plaisir ? dit-elle en se retour-
nant vers moi, à demi levée et attendant ma réponse*
— Oh ! oui , répondis-je en joignant les mains.
Elle chanta plusieurs romances dont elle avait
dernièrement composé la musique.
— Si j'osais vous demander une chose ? lui dis-je
à mon tour.
— Eh bien ! que me demanderiez-vous?
— Une de vos anciennes romances.
— Laquelle î
Vous me quittez pour marcher â b gloire.
TOMBIV. 11
— 122 —
— mon Diea ! mais c'est du plus loin qu'il me
souvienne; cette romance est de 1809. Gomment
faites-vous pour vous la rappeler , vous étiez à peine
né lorsqu'elle était en vogue.
— J'avais cinq ans et demi; mais parmi les
romances que chantait ma sœur, mon atnée de
quelques années, c'était ma fomance de prédilection .
— 11 n'y a qu'un inconvénient ; c'est que je ne me
la rappelle plus.
— Je me la rappelle , moi.
Je me levai, et m'appuyàntsur le dos de sa chaise,
je commençai à lui dicter les vers.
Voas me quittez pour marcher à la gloire;
Mon triste coeur suivra partout vos pas ;
Allez, volez au temple de Mémoire ;
Suivez rhonneor, mais oe m^oubliez pas.
— Oui , c'est cela, me dit la reine avec tristesse.
Je continuai.
A vos devoirs comme à Tamonr fidèle,
Cherchez la gloire, évitez le trépas;
Dans les combats où Thonneur vous appelle
Distingnez-voos, mais ne m^onbliez pas.
— Ma pauvre mère I soupira madame de Saint-
Leu.
Que faire, hélas! dans mes peines cruelles?
Je crains la paix autant que les combats :
Vous y verrez tant de beautés nouvelles,
Vous leur plairez 1... mais ne m*onbliez pas.
— 123 —
Oui, TOiitplairef et toqs vaincrei Mot gmm,
Mars et PAmour saivront partout vos pas ;
De iros succès gardea la douce ivresse ,
Soyez beareai, mab ne m'oabliei pas.
La reine passa la maio sur ses yeux pour essayer
une larme.
— Quel triste souvenir! loi dis-je.
— Oh ! oui , bien triste ! Vous savez qu*en iSOB
les bruits du divorce commençaient à se répandre ,
ils étaient venus frapper ma mère au cœur, et voyant
Tempereur prêt à partir pour Wagram , elle pria
M. deSégur de lui faire une romance sur ce départ ;
il lui apporta les paroles que vous venez de* dire,
ma mère me les donna pour que j'en fisse la mu*
sique , et la veille du départ de Tempereur , je les
lui chantai. Ma pauvre mère ! je la vois encore ,
suivant sur la figure de son mari , qui m'écoutait
soucieux, rimpression que lui faisait cette romance,
qui s'appliquait si bien à la situation de tous deux.
L'empereur Técouta jusqu'au bout ; enfin , lorsque
le dernier son du piano se fut éteint, il alla vers ma
mère. — Vous êtes la meilleure créature que je
connaisse , lui dit-il ; puis l'embrassant au front en
soupirant, il rentra dans son cabinet; ma mère
fondit en larmes ; car de ce moment elle sentit
qu'elle était condamnée. Vous concevez maintenant
ce qu'il y a pour moi de souvenir dans cette ro-
mance, et en me la disant, vous venez de toucher
— 124 —
toutes les cordes de mon cœur comme un clavier.
— Mille pardons; comment n*ai-je pas deviné
cela ? je ne demande plus rien.
— Si fait, dit la reine en se replaçant à son piano,
si fait ; tant d'autres malheur» sont venus passer sur
celui-là, gue c'est un de ceux sur lequel j'arrête
ma mémoire avec lé plus de douceur ; car ma mère,
quoique séparée de l'empereur, en fut toujours
aimée.
Elle laissa courir ses doigts sur le piano , un pré-
lude plaintif se fit entendre , puis elle chanta avec
toute son âme , avec le même accent qu'elle dut
chanter devant Napoléon !
' Je doute que jamais homme ait ressenti ce que*
j'éprouvai dans cette soirée.
UNE PROMENADE DANS LE PA&C d'aRENEMBERG.
Madame la duchesse de Saint-Len m'avait invité
k déjeuner pour le lendemain matin , à dix heures ;
comme j'avais passé une partie de la nuit à écrire
mes notes « j'arrivai quelques minutes après l'heure
indiquée ; j'allai m'excuser de l'avoir fait attendre ,
ce qui était d'autant moins pardonnable qu'elle
n'était plus reine ; mais elle me rassura avec une
bonté parfaite, me disant que le déjeuner n'étsût
que pour midi , et que si elle m'avait invité pour
dix heures , c'était afin d'avoir tout le temps de cau-
ser avec moi : en même temps elle me proposa une
promenade dans le parc; je lui répondis en lui
offrant mon bras.
Nous fîmes à peu près cent pas en silence, le pre-
mier je l'interrompis :
— 126 —
— Vous aviez quelque chose i me dire, madame
la duchesse?
— C*e8t vrai , dit-elle en me regardant , je vou-
lais vous parler de Paris ; qu'y avait-il de nouveau
quand vous favez quitté?
— Beaucoup de sang dans les rues , beaucoup
de blessés dans les hôpitaux , pas assez de prisons
et trop de prisonniers (i).
— Vous avez vu les S et 6 Juin ?
— Oui , madame.
— Pardon , mais je vais être bien indiscrète peut-
être ; d'après quelques mots que vous avez dits hier,
je crois que vous êtes républicain ?
Je souris. — Vous ne vous étés paç trompée ,
madame la duchesse , et cependant , grâce au sens
et à la couleur que les journaux qui représentent
le parti auquel j'appartiens et dont je partage tou-
tes les sympathies , mais non tous les systèmes ,
ont fait prendre à ce mot , avant d'accepter la qua-
lification que vous me donnez , je vous demanderai
la permission de vous faire un exposé de principes :
à toute autre femme , une pareille profession de foi
serait ridicule ; mais à vous , madame la duchesse ,
à vous qui, comme reine, avez dû entendre autant de
(1) Ces lignes ODt été écrites avant Tamnistie : je n^ai pas vonki
les effacer, car, de reproche qn^elles étaient, elles sont devenues
un éloge : il faut laisser à chaque chose le caractère do temps dans
lequel elle a été mise an jonrl
— 127 —
paroles auttères que voua avez dû écouter de mots
frivolea eo yotre qualité de femme , je n'hésiterai
point à dire par quels points je touche au républica-
nisme social » ei par quelle dissidence je m'éloigne
du républicanisme révolutionnaire.
— Vous n'ètjBS donc point d'accord entre vous ?
— Notre espoir est le même , madame ; mais les
moyens par lesquels chacun veut procéder sont dif-
férents : il y en a qui parlent de couper des têtes et
de diviser les propriétés ; ceux-là , ce sont les igno-
rants et les fous. 11 vous parait étonnant que je ne
me serve pas, pour les désigner, d'un nom plus éner-
gique ; c'est inutile, ils ne sont ni craints ni à crain-
dre ; ils se croient fort en avant , et sont tout à fait
en arrière; ils datent de 93, et nous sommes en 1832.
Le gouvernement fait semblant de les redouter beau-
coup et serait bien fâché qu'ils n'existassent pas ,
car leurs théories sont le carquois où il prend ses
armes : ceux-là ne sont point les républicains , ce
sont les républiqueurs.
Il y en a d'autres qui oublient que la France est
la sœur aînée des nations, qui ne se souviennent
plus que le passé est riche de tous les souvenirs ,
et qui vont chercher parmi les constitutions suisse ,
anglaise et américaine , celle qui serait la plus appli-
cable à notre pays : ceux-là , ce sont les rêveurs et
les utopistes : tout entiers à leurs théories de cabi-
net , ils ne s'aperçoivent pas, dans leurs applications
- 1Î8 -
imagiiiaitest que la constitution d*iin peuple no pent
être durable qu*antant qu'elle est née de sa situa*
tîon géographique ^ qu'elle ressort de sa nationalité
et qu'elle s'harmonie avec ses moeurs» Il en résulte
que , comme il n'y a pas sous le eîel deux peo(4es
dont la situation géographique , dont la nationalité
et dont les mœurs soient identiques , plus une con-
stitution est parfaite , plus elle est individuelle , el
moins, par conséquent, elle est applicable à une autre
localité qu'à, celle qui lui a donné naissance : ceux*
là , ce ne sont point non plus les républicains , ce
sont les répfU>Kquisteg,
Il y en a d'autres qui croient qu'une opinion ,
«'est un habit bleu barbeau , un gilet à grandsrevers,
une cravate flottante et un chapeau pointu ; ceux-là',
ce sont les parodistes et les aboyeurs ; ils excitent
les émeutes , mais se gardent bien d'y prendre part ;
ils .élèvent les barricades , et laissent les autres se
faire tuer derrière ; ils compromettent leurs anus,
et vont partout se cachant comme s'ils étaient com-
promis eux-mêmes : ceux-là, ce ne sont point encore
les républicains , ce sont des républiqueU.
Mais il y en a d'autres , madame , pour qui l'hon*
neur de la France est une chose sainte et à laquelle
ils ne veulent pas que l'on touche, pour qui la parole
donnée est un engagement sacré qu'ils ne peuvent
souffrir de voir rompre , même de roi à peuple , dont
la vaste et noble fraternité s'étend à tout pays qui
— 429 —
sooffre et à toute nation qui se réveille ; ils ont été
verser leur sang en Belgique , en Italie et en Polo^
gne, et sont revenus se faire tuer ou prendre au
cloître Saint-Méry ; ceux-là , madame , ce sont les
puritains et les martyrs. Un jour viendra où non-
seulement on rappellera ceux qui sont exilés , où
non-eenlement on ouvrira les prisons de ceux qui
sont captifs, mais encore où Ton cherchera les cada-
vres de ceux qui sont morts , pour leur élever des
tombes ; tout le tort que Ton peut leur reprocher ,
c'est d'avoir devancé leurépoque et d'être nés trente
ans trop tôt : ceux-là , madame , ce sont les vrais
républicains.
— Je n'ai pas besoin de vous demander , me dit
la reine , si c'est à ceux-là que vous appartenez ?
— Hélas ! madame , lui répondis-je , je ne puis
pas me vanter tout à fait de cet honneur ; oui certes
à eux toutes mes sympathies ; mais , au lieu de me
laisser emportera mon sentiment, j'en ai appelé à
ma raison : j'ai voulu faire pour la politique ce que
Fauat a fait pour la science, descendre et toucher
le fond. Je suis resté un an plongé dans les abimes
du passé ; j'y étais entré a^vec une opinion instinc-
tive , j'en suis sorti avec une conviction raisonnéek
Je vis que la révolution de 1830 nous avait fait faire
un pas, il est vrai, mais que ce pas nous avait con"-
duits tout simplement de la monarchie aristocra-
tique à la monardiie bourgeoise, et que cette mo*
— 130 —
narchie bourgeoise était une ère quii fallait épuiser
avant d*arriTer à la magistrature populaire. Dès
lors , madame , sans rien faire pour me rapprocher
du gouvernement dont je m'élis éloigné , j*ai cessé
d'en être Fennemi, je le regarde tranquillement
poursuivre sa période , dont je ne verrai probable-
ment pas la un ; j'applaudis à ce qu'il fait de bon ,
je proteste contre ce qu'il fait de mauvais , mais tout
cela sans enthousiasme et sans haine ; je ne l'accepte
ni ne le récuse , je le subis ; je ne le regarde pas
comme un bonheur , mais je le crois une nécessité.
' — Mais alors , à vous entendre , il n'y aurait pas
chance qu'il changeât?
— Non , madame.
— Si cependant le duc de Reichstadt n'était point
mort, et qu'il eût fait une tentative?
— 11 eût échoué ; du moins je le crois.
— C'est vrai : j'oubliais qu'avec vos opinions
républicaines, Napoléon doit n'être pour vous qu'un
tyran.
— Je vous demande pardon , madame , je l'envi-
sage sous un autre point de vue : à mon avis, Napo-
léon est un de ces hommes élus dès le commencement
des temps , et qui ont reçu de Dieu une mission pro-
videntielle. Ces hommes, madame , on les juge non
point selon la volonté humaine qui les a fait agir ,
mais selon la sagesse divine qui les a inspirés ; non
pas selon l'œuvre qu'ils ont faite , mais selon le
- 13i -
résultat qu'elle a produit. Quand leur miuion est
accomplie , Dieu les rappelle : ils croient mourir ,
ils vont rendre compte.
— Et, selon vous, quelle était la mission de
Fempereur ?
— Une mission de liberté.
— Savez-Tous que tout autre que moi vous deman-
derait la preuve?
— Et je la donnerais même 4 tous.
— Voyons ; vous n'avez point idée à quel degré
cela m'intéresse.
— Lorsque Napoléon ou plutét Bonaparte appa-
rut à nos pères , madame , la France sortait , non
pas d'une république , mais d'une révolution. Dans
un de ses accès de fièvre politique « elle s'était jetée
si fort en avant des autres nations , qu'elle avait
rompu l'équilibre du monde : il fallait un Alexandre
h ce Bucéphale , un Androclès à ce lion : le i 3 ven-
démiaire les mit face à face , la révolution fut vain-
cue ; les rois, qui auraient dû reconnaître un frère
au canon de la rue Saint-Honoré , crurent avoir un
ennemi dans le dictateur du i8 brumaire : ils pri-
rent pour le consul d'une république celui qui était
déjà le chef d'une monarchie , et , insensés qu'ils
étaient, au lieu de l'emprisonner dans une paix
générale, ils lui firent une guerre européenne. Alors
Napoléon appela à lui tout ce qu'il y avait de jeune,
de brave et d'intelligent en France , et le répandit
— 132 —
sar le monde : homme de réaction pour nou8 , il se'
trouva être en progrès sur les autres : partout où il
passa il jeta aux vents le blé des révolutions : Tlta-
fie , la Prusse, TEspagne , le Portugal , la Pologne «
la Belgique , la Russie elle-même , ont tour à tour
appelé leurs fils à la moisson sacrée ; et lui , comme
un laboureur fatigué de sa journée , il a croisé les
bras et les a regardés faire du haut de son roc de
Sainte-Hélène : c'est alors qu'il eut une révéla-
tion de sa mission divine, et qu'il laissa tomber
de ses lèvres la prophétie d'une Europe républi-
caine.
— Et croyez-vous , reprit la reine , que , si le duc
de Reichstadt ne fût pas mort, il eût continué l'œuvre
de son père?
— A mon avis , madame , les hommes comme
Napoléon n'ont pas de père et n^ont pas de fils : ils
naissent, comme des météores, dans le crépuscule
du matin , traversent d'un horizon à l'autre le ciei
qu'ils illuminent et vont se perdre dans le crépus-
cule du soir.
— Savez-vous que ce que vous dites là est peu
consolant pour ceux de sa famille qui conserveraient
quelque espérance?
— Gela est ainsi, madame; car nous ne lui avons
donné une place dans notre ciel qu'à la condition
qu'il ne laisserait pas d'héritier sur la terre.
— Et cependant il a légué son épée à son fils.
— 133 --
— Le don lui a été fatal , madame , et Dieo a
cassé le testament*
— Mais vous m'efifrayez, car son fils 4 son tour
Ta léguée au mien.
— Elle sera lourde 4 pcurter à un simple officier
de la confédération suisse.
— Oui , TOUS avez raison ; car cette épée , c^est
m sceptre,
— Prenez garde de vous égarer, madame; j'ai
bien peur que vous ne viviez dans cette atmosphère
trompeuse et enivrante qu^emportent avec eux les
exilés. Le temps , qui continue de marcher pour le
reste du monde, semble s'arrêter pour les proscrits.
Ils voient toujours les hommes et les choses comme
ils les ont quittés , et cependant les hommes chan-
gent de face et les choses d'aspect : la génération
qui a vu passer Napoléon revenant de File d'Elbe
s'éteint tous les jours, madame, et cette marche
miraculeuse n'est déjà plus un souvenir , c'est un
fait Jiistorique.
— Ainsi vous croyez quil n'y a plus d'espoir pour
la famille Napoléon de rentrer en France?
— Si j'étais le roi , je la rappellerais demain.
— Ce n'est point ainsi ^que je veux dire.
— Autrement il y a peu de chance.
— Quel conseil donoeriez-vous donc à un membre
de cette famille qui rêverait la résurrection de la
gloire et de la puissance napoléoniennes ?
TOME IV. 12
~ 134 —
— Je Ini donnerais le conseil de se réveiller.
— Et, s'il persistait, malgré ce premier conseil,
qui, à mon avis aussi, est le meilleur, et qu'il vous
en demandât un second?
— Alors , madame , je lui dirais d'obtenir la
radiation de son exil, d'acheter une terre en France,
de se faire élire député , de tâcher par son talent
de disposer de la majorité de la chambre , et de s'en
servir pour déposer Louis-Philippe et se faire étire
roi â sa place.
— Et vous pensez, reprit la duchesse de Saint-
Leu en souriant avec mélancolie , que tout autre
moyen échouerait ?
— J'en suis convaincu.
La duchesse soupira.
En ce moment la cloche sonna le déjeuner ; nous
nous acheminâmes vers le château , pensifs et
silencieux ; pendant tout le retour la duchesse ne
m'adressa point une seule parole ; mais , en arrivant
au seuil de la porte , elle s'arrêta , et me regardant
avec une expression indéfinissable d'angoisse :
— Ah ! me dit-elle , j'aurais bien voulu que mon
fils fût ici , et qu'il entendit ce que vous venez de
médire 1...
REPRISE DE L*H1ST0IRE DE L*ANGLAIS
avait pris un mot pour m aaire.
Après le déjeuner , je pris congé de madame la
duchesse de Saint-Leu : à Steikborn, je trouyai
Francesco , que j'avais dépêché en courrier et qui
m'attendait avec une voiture : nous partîmes aussi-
tôt, et sur les huit heures du soir nous arrivâmes à
Thôtei de la Couronne à Schaffhausen.
Le lendemain , dès que je fus levé , je me mis en
quête par la ville. La première chose qui s'offrit à
mes regards , sur la place même de l'hôtel , fut une
statue représentant un homme de la fin du xv** siècle ,
ayant le poignet droit coupé : cette circonstance ,
comme on le devine , éveilla aussitôt ma curiosité. 11
était évident que quelque légende devait se ratta-
— 136 —
cher à celle mulilalion. Je cherchai des yeux quel-
qu'un qui pût me mettre au courant de Thistoire
particulière de Tindividu représenté, lorsque j'avisai
le garçon de Thôlel debout, sur la porte et fumant
flegmatiquement dans une pipe d'écume de mer des
feuilles d'une herbe quelconque, qu'on lui avait
vendue pour du tabac. J'allai à lui, pensant que je
ne pouvais mieux m'adresser qu'à un voisin , et je
lui demandai s'il savait quelle circonstance avait
opéré la solution de continuité que j'avais remarquée
entre l'avant-bras et la main du personnage dont je
désirais connaître la biographie : mon garçon d'hôtel
tira gravement sa pipe de sa bouche , étendit la
main dans la direction de la statue , et me répondit :
L'histoire est écrite. Confiant dans cette indication,
je retournai vers le manchot, je le regardai de la tête
aux pieds , mais je n'aperçus pas la moindre ligne
calligraphique ; je crus que mon homme avait voulu
se moquer de moi , et je revins dans l'intention de
lui faire mes remerciments de sa politesse.
— Ëh bien ! me dit mon homme avec le même
calme , avez-vous lu ?
— Comment voulez-vous que je m'y prenne pour
cela? lui répondis-je, il n'y a rien d*écrit.
— Avez-vous regardé derrière?
— Non.
— Eh bien ! regardez. *
Je retournai à la recherche de l'inscription^ et
— 137 —
tu effet , en teunuinl autour du piédestal , j*aperçu8
des lettres 4 moitié effacées; heureusement que,
lorsque j'eus déebiffiré le premier mot , je devinai
le reste : c'était ce vers de Virgile :
Aori Mcrt famet, qoid ooo morUlia pectort oogis !
C'était une charmante sentence dont je recon-
naissais la Térifté, mais qui pouvait s'appliquer à
tant de circonstances qu'elle ne m'apprenait rien de
ce que je désirais savoir : j'eus de nouveau recours
4 mon lomme.
— Eh bien , me dit-il.
— Eh bien , j'ai lu.
— Alors , vous êtes content?
— Pas du tout.
— N'aves-vous pas trouvé une inscription?
— Sans doute , mais elle ne me dit pas pourquoi
votre bonhomme a le poignet coupé.
— Alors , me répondit dédaigneusement le cuisi-
nier, c'est que vous ne savez pas le latin.
Je n'en pus pas tirer autre chose ; de sorte que,
bon gré, mal gré, il fallut bien me contenter de
cette réponse, tant soit peu humiliante pour un
homme qui sait son Virgile par cœur.
Du reste, comme c'était , au dire du même cicé-
rone, la seule chose qu'il y eût à voir à ScbafiRiausen,
je rentrai dans l'faètel, d'où je comptais repartir
12.
— 138 —
aossîtAt après mon dôjeaner : le garçon profita de ce
moment pour m'apporter le registre de lauberge,
afin que je m'y inscrivisse. En jetant machinalement
les yeux sur l'avant^dernière page , je reconnus le
nom de sir Williams Blundel; il avait passé à Sefaaff-
hausen il y avait douze jours. Comme je ne faisais
pas grand fond sur Tiotelligence de mon servant,
je le priai de dire au maître de Thôtel de monter à
la chambre du Français dont il lui reportait la signa-
ture, et qui avait à lui parler. La manière dont
sir Williams m^avait quitté à Zurich m^avait laissé
quelques inquiétudes ; ces caractères timides et con-
centrés qui renferment tout en eux-mêmes ont des
tristesses d'autant plus profondes qu'elles ressem-
blent à du calme, et des désespoirs d'autant plus
mortels qu'ils n'ont ni cris ni larmes : il en résulte
que leurs blessures saignent au dedans, et qu'ils
étouffent presque toujours d'un épanchement de
douleurs. Je désirais donc savoir quel aspect avait
mon compagnon de route, ce qu'il avait fait pendant
le temps qu'il était resté à Schaffbausen, et quelle
route il avait suivie en partant.
L'hôte entra : c'était un gros homme , qui devait
porter habituellement une face des plus réjouies;
cependant , pour le quart d'heure , il lui avait im-
posé une expression de douleur officielle qui jurait
si énergiquement avec la physionomie que la nature
lui avait donnée dans un moment d'hilarité , que
— 159 —
j'augurai qull allait m'annoneer quelque malheur.
En effet, avant que je n*eu8se ouvert la bouche :
— >Âh ! monsieur, me dit-il, ri j'avais su hier votre
nom , je me serais empressé de montei* près de vous.
J'ai à vous rendre une lettre de votre ami. A ces
paroles, mon h6te poussa un gémissement qui tenait
le milieu entre un hoquet et un sanglot.
— De quel ami ? dis*je.
— Ah I monsieur, continua-t-il en décomposant
de plus en plus son visage , c'était un bien digne
jeune homme , à sa folie près.
— Mais qui donc est fou ? interrompis-je.
— Hélas ! hélas ! continua l'héte , il est guéri
maintenant. La mort est un grand médecin.
— Mais enfin qui donc est mort? parlez.
— Gomment! vous ne savez pas? me dit l'auber-
giste.
— Je ne sais rien , mon cher ; allez donc ?
— Vous ne savez pas qu'on n'a pas même retrouvé
son corps?
— Mais le corps de qui enfin ?
— L'autre , ça m'est bien égal , vous m'entendez,
il ne logeait pas ici, il était descendu au Faucon d'or,
son corps pouvait s'en aller au diable; mais celui
de ce pauvre M. Williams, qui avait l'air d'une
jeune...
— Gomment! m'écriai-je, sir Williams est mort?
— Mort , mon cher monsieur.
— 140 —
— Et conmient e8t«41 mort? mon Dieu !
— Mort Doyét malgré tout ce que j'ai pu lui dire.
— MortlDoyé!...
— Héia8 ! oui , et voilà ia lettre qu'il tous a écrite.
Je tendis machinalement la main et je pris la
let^, mais sans la lire, tant j'étais écrasé sous
rinattendu de cette nouvelle*
— On a eu beau lui répéter que c'était une folie,
continua l'aubergiste ; bah ! plus on lui a parlé du
danger, plus il s'est entêté à la chose.
--Mais enfin, repns-je, revenant à moi, com-
ment ce malheur lui est-il arrivé? car il est mort
par accident ; il ne s'est pas suicidé, n'est*ce pas?
— Hum I hum I... Dieu sait le fond , voyez-vous,
mais, quant à moi , j'ai bien peur qu'il n'ait eu de
mauvaises intentions contre lui-même. ¥oulez<»vous
que je vous dise? je crois qu'il avait un grand cha-
grin dans le coeur,
— Vous ne vous trompez pas, mon ami ; mais
enfin donnez-moi quelques détails. Comment est-il
mort? noyé , dites-vous? Son bateau a donc chaviré?
ou bien est-ce en se baignant?
— Non, monsieur, rien de tout cela : imaginez...
c'est toute une histoire, voyez-vous.
— Ëh bien I racontez-la-moi.
— Vous saurez donc... Pardon si je m'assieds.
— Faites, faites: je suis si impatient que j'ou-
bliais de vous inviter à le faire.
— 141 —
. — Eb bien , tous saurez donc , comme j 'avais
rhoDoeur de vous le dire , qu'il y a trois semaines à
peu près deux jeunes fashionables anglais vinrent à
Scbafifbausen, et descendirent , je né sais pourquoi ,
car sans amour-propre la Couronne vaut bien le
Faucon; mais le confrère, c'est un intrigant ; croi-
riez-vous qu'il va attendre les voyageurs à la porte
de Constance , et que là...
— Revenons à notre affaire, mon ami : vous
disiez que deux jeunes ^glais étaient descendus au
Faucon d'or; après...
— Oui , monsieur; à Scbaffbausen , il n'y a pas
grand'cbose à voir, mais à une lieue, une lieue et
demie d'ici nous avons la fameuse ebute du Rbin,
dont il n'est pas que vous ayez entendu parler; le
fleuve se précipite de soixante et dix pieds de hauteur
dana un abîme...
— Bien, mon ami, je sais cela; retournons à nos
Anglais.
— Us étaient donc venus pour voir la chute ; en
conséquence, le matin , ils prirent un guide, quoique
ce soit tout à fait inutile de prendre un guide , il y a
une grande route de vingt-quatre pieds de large ;
mais le propriétaire du Faucon d'or leur avait dit :
Milords, il faut prendre un guide ! Vous comprenez :
parce que le guide fait une remise à celui qui lui
procure des pratiques.
. — C'est bon , mon ami ,. je sais à quoi m!en tenir
— 442 —
sur TaQbergiste du Faucon d^or, et la preuve c^est
que je 8ui8 venu chez vous ; mais cependant je dois
vous prévenir que, si vous ne me racontez pas
révénement d*une manière plus concise , je serai
obligé d'aller demander ce récit à votre confrère.
— Voilà, monsieur, voilà ; cependant, sauf votre
respect, permettez-moi de vous dire qu^il ne vous
raconterait pas la chose aussi bien que moi , attendu
que c'est un bavard qui....
Je me levai avec impatience, Taubergiste apprécia
cette démonstration hostile , me fit signe de la main
qu'il arrivait au récit, et continua.
— Nos deux Anglais étaient donc devant la chute
du Rhin, an bas du château de Lauffen, ils regar-
dèrent quelque temps le fleuve , qui se change tout
à coup en cascade et se précipite de quatre-vingts
pieds; ils n'avaient pas ouvert la bouche , pas sour-
cillé de contentement ou de mécontentement, lors-
que tout à coup le plus jeune dit au plus vieux : Je
parie vingt-cinq mille livres sterling que je descends
la chute du Rhin dans une barque. Le plus vieux
laissa tomber la provocation comme s'il n'avait rien
entendu , prit son lorgnon , regarda l'eau bouillon-
nante , descendit quelques pas , afin de découvrir
l'abtme où elle se précipitait, puis revint près de
son camarade, et avec le même flegme , lui dit tran-
quillement : Je parie que non.
Deux heures après les deux amis revinrent à
— 143 —
SchafiliauBeD, et se firent servir à diner comme si de
rien n'était.
Après le dtner, le plus jeune fit monter le maître
de Fauberge , et lui demanda où il pourrait acheter
un bateau.
Lé lendemain Taubergiste du Faucon le conduisit
dans tous les chantiers , mais il ne trouva rien qui
lui convint, et commanda un bateau neuf. Aux
instructions qu'il donna pour sa confection, et à
quelques mots qui lui échappèrent , le constructeur
devina dans quel but il demandait ce bateau; il inter-
rogea à son tour la singulière pratique qui lui arri-
vait. Sir Arthur Mortimer, c'était le nom du plus
jeune Anglais , n'ayant aucun motif pour cacher son
projet, lui raconta le pari. Il faut lui rendre une
justice. Peter fit tout ce qu'il put pour le dissuader,
mais sir Arthur, impatienté, se leva pour aller faire
la commande dans un autre chantier ; alors Peter
vît que c'était une résolution prise , et que , rien ne
pouvant la faire changer, autant valait qu'il en pro-
fitât qu'un autre ; il prit le dessin que lui avait fait
sir Arthur, et promit le bateau pour le dimanche
suivant.
Le même jour le bruit se répandit dans les envi-
rons qu'un Anglais avait parié descendre la chute du
Rhin; personne n'y pouvait croire, tant la résolu-
tion paraissait folle. Tout le monde allait demander
la vérité à Peler, qui répondait en montrant son
— 144 —
bateau , qui commençait déjà à prendre toumnre.
L^Anglais venait voir tous les jours s'il avançait ,
faisait trauquillement ses observs^tions; les choses
allaient le mieux du monde.
Sur ces entrefaites sir Williams Blundel arriva à
Schaffhausen et descendit chez moi . Il paraissait triste
et abattu ; je demandai ses ordres , il balbutia quel-
ques mots que je n'entendis pas ; n'importe , je le
fis conduire à la plus belle chambre , celle*ci , au
reste, et je lui fis servir un diner comme il n'aurait
pas pu, je vous en réponds^ en obtenir un au Faucon
d'or. Quand son valet de chambre descendit, je
l'interrogeai pour savoir si milord faisait un long
séjour à Schafihausen. J'appris alors qu'il partait le
lendemain : aussitôt il me vint une idée , c'était de
retenir sir Willianu» jusqu'au dimanche , et c'était
chose facile, il me semblait , je n'avais qu'à lui dire
ce qui devait se passer ce jour-là.
£n conséquence, quand je crus qu'il était au
dessert, je montai dans sa chambre; j'entrai dis-
crètement et sans bruit; il tenait à la main contre
laquelle il appuyait son front , un lambeau de voile
vert , et paraissait absorbé dans une si profonde
tristesse, qu'il ne fit pas attention à moi ; je lui fis
trois révérences sans pouvoir le tirer de sa rêverie;
enfin , voyant qu'il me fallait joindre la parole à la
pantomime, je lui demandai s'il était content de son
diner.
— 145 —
Ma voix le fit tressaillir, il leva la tête, m'aperçut
devant lui , et aussitôt cachant le voile dans son habit :
— Oui, très-content, très-content, me dit-il.
Dans ce moment je m'aperçus qu'il n'avait tou-
ché à rien de ce qu'on lui avait servi ; je compris
qu'il avait le «pleen ; mon désir de le distraire n'en
devint que plus fort.
— Le valet de chambre de milord m'a dit que Sa
Grâce partait demain ?
— Oui, c'est mon intention.
— Milord ne sait peut-être pas ce qui se passe ici.
— Non, je ne le sais pas.
— C'est que, si milord le savait, il resterait sans
doute.
— Que se passe-^t-il?
— Un pari , milord : un compatriote de Votre
Grâce a parié qu'il descendrait la chute du Rhin en
bateau.
— Eh bien ! qu'y a-t-il là d'étonnant?
— Ce qu'il y a d'étonnant, milord; c'est qu'il y a
quatre-ving-dix-neuf chances sur cent pour qu'il
périsse.
— Vous en étés sûr ? me dit sir Williams en me
r^ardant - fixement.
— J'en suis sûr, milord.
— Gomment nomme^t-on mon compatriote ?
— Sir Arthur Mortimer.
— Où loge-t-il?
DUMAS. — IMPR. DE VOYAGE. — T. IV. iô
— 146 —
— A l'auberge du Faucon d'or.
— Faites-moi conduire cbez lui» je veux lai
parler.
J'eus un instant de frayeur : je pensai que sir
Williams, mécontent du diner auquel il n'avait pas
touché , Toulait changer d'hôtel , et vous concevez
que ce n'était pas pour la perte , mais pour Thumi-
lialion; en conséquence j'ordonnai au plus intelligent
de mes garçons, à celui qui vous a donné tous les
renseignements sur la statue à laquelle il manque
une main, vous vous rappelez ?. . .
— Oui, oui.
— Je lui ordonnai donc , c(»nme il parle anglais,
de conduire sir Williams à l'hôtel du Faucon d'or ^
et d'être tout yeux , tout oreilles. Je n'eus pas besoin
de recommander deux fois la chose ; non-seulement
il conduisit sir Williams jusqu'à la chanbre de sir
Arthur, mais encore il écouta à la porte.
Sir Arthur était en train de diner, mais il paraît
qu'il avait meilleur appétit que sir Williams , du
moins à ce que put juger mon envoyé d'après le
cliquetis des fourchettes. Il reçut son compatriote
avec une grande politesse , se leva , lui offrit un
siège, et lui proposa de partager son repas. Sir
Williams accepta le fauteuil et refusa le dîner. J'ap-
pris cette dernière circonstanceavec plaisir, attendu
qu'elle me prouva que ce n'était point par mépris
qu'il n'avait pas touché au mien.
— «47 —
— Milord , dit sir Williams après un instant de
silence, je vous demande pardon de mon indiscré-
tion , mais je viens d''apprendre , d'un honnête au-
bergiste qui tient Thôtel de la Couronne , que vous
avez fait un pari.
— Cela est vrai , monsieur , répondit sir Arthur.
Les deux Anglais s'inclinèrent; car il faut vous dire
que mon garçon, qui est très-intelligent, quoique vous
ayez Tair d'en douter, non-seulement écoutait à la
porte, mais encore regardait par le trou de la serrure,
de sorte qu'aucun détail de la scène ne lui échappa,
le disais donc que les deux Anglais se saluèrent.
— Très-bien , répondis-je , mais la conversation
n'en resta point là , je présume?
— Ah ! bien oui! vous allez voir. Ce pari, conti-
nua sir Williams , consiste , m'a-t-on dit , à des-
cendre la chute du Rhin dans un bateau.
— Vous êtes parfaitement informé , monsieur.
Les deux Anglais se saluèrent de nouveau.
— Eh bien! milord, dit sir Williams, je vien&
vous demander à être votre compagnon de voyage.
— Comme intéressé dans le pari?
— Non, milord, comme amateur.
— Alors c'est simplement pour le plaisir?
— Pour le plaisir, répondit sir Williams. Les.
deux Anglais se saluèrent une troisième fois.
— Je vous ferai observer , reprit sir Arthur , que-
ls bateau a été commandé par moi seul.
— 148 —
— Et moi , je vous 'demanderai la pennission ,
milord , de passer chez Peter , et de lui transmettre
de nouveaux ordres ; bien entendu que la construc-
tion se fera à frais communs.
— Parfaitement, monsieur, et si vous voulez
attendre que j*aie fini de dîner, nous irons ensem-
ble.
Sir Williams fit signe qu'il était à la disposition
de son compatriote, et Frantz, rassuré sur les crain-
tes que je lui avais fait partager , revint me faire
part de la conversation.
Deux heures après , sir Williams, en rentrant, me
trouva sur la porte :
— Vous avez raison , me dit-il , je resterai chez
vous jusqu'à dimanche.
DÉNOUMENT DE L'HISTOIRE DE l'aNGLALS
Qui avait pris u mot pr n aaUe.
— ' De ce moment , continua mon hôte , sir Wil>
Itams parât beaucoup plus calme , il but et mangea ,
comme vou» et moi aurions pu faire ; tous les jours
il allait faire sa visite au bateau , qui avançait à vue
(l'œil. Enfin^ le samedi matin il fut fini et exposé a
la porte de Peter ; de sorte que personne ne put
douter que Texpérience n'eût lieu le lendemain.
Le soir, sir Williams, après son diner, demanda
du papier, de Tencre et des plumes , et passa la nuit
à écrire ; le lendemain malin , qui était le jour du
pari , il me fit appeler, me remit deux lettres , Tune
pour vous, et c'est celle que je vous ai remise , et
l'autre pour miss Jenny Burdett , et celle-là , selon
ses instructions , je l'ai fait passer en Angleterre :
13.
— 150 —
puis il régla son eompte , me paya le double de la
somme portée sur la carie , laissa cent francs pour
les domestiques , et se leva pour aller trouver sir
Arthur. En ce moment son valet de chambre et son
cocher entrèrent les larmes aux yeux ; ils venaient
faire une dernière tentative près de leur maître, car^
d'après tout ce qu'on leur avait dit, ils regardaient
sa mort comme certaine , mais sir Williams fut iné-
branlable; vainement ils le supplièrent, se jetèrent à
ses pieds , embrassèrent ses genoux ; sir Williams
les releva, leur mit à chacun dans la main un con-
trat de rente de cent louis , puis , les embrassant
comme s'ils étaient ses frères, il sortit sans vouloir
écouler davantage leurs observations.
Les deux autres Anglais Tattendaient au Faucon
d'or où un déjeuner avait été préparé. Les trois gen-
tlemen se mirent à table; sir Williams but et mangea
de bon appélit et sans affectation : le déjeuner dura
deux heures; au dessert, le compagnon désir Arthur
remplit un verre de vin de Champagne , et élevant
la main :
— A la perte de mon pari, dit-il; et puissé-je vous
compter ce soir , à cette même table, les vingt-cinq
mille livres sterling que j'espère avoir le bonheur
de perdre. Les deux convives firent raison à ce
toast ; puis, s'étaut levés de table, ils vinrent sur lé*^
balcon.
La place était encombrée de curieux ; on était
— i&l —
venu de Constance , d'Appenzell , de Saini-Gall ,
de Zurich et du grand-duché de Bade. À peine
parurent-ils sur le balcon, qu'on les accueilUi avec
de grands cris ; ils saluèrent ; puis sir Williams je-
tant les^ yeux sur Thorloge : Milord, dit-il , Theure
va sonner , ne faisons pas attendre les spectateurs.
Sir Arthur demanda le temps d'allumer son cigare ,
et, la chose faite , les trois Anglais descendirent.
Le bateau]était amarré à cent pas de Schaffhausen,
sur la rive gauche du Rhin ; près du bateau , le
groom du iTecond Anglais tenait deux chevaux en
main, Tun pour son maître , qui devait suivre le ba-
teau , Tautre pour lui, qui devait suivre son maitre.
Sir Williams et sir Arthur descendirent dans le
bateau : lord Murdey, c'était le nom du troisième
Anglais, monta à cheval ; à un signal donné , Peter
coupa la corde qui amarrait la barque. Un grand
cri s'éleva des deux rives , elles étaient couvertes
de spectateurs ; mais à peine ceux-ci se furent-ils
assurés que le pari tenait , qu'au lieu de suivre la
marche du bateau ils coururent d'avance à la chute
du Rhin , afin de ne rien perdre du dénoûment de
ce drame dont ils venaient de voir l'exposition.
Quant à sir Williams et a sir Arthur , ils avaient
pris le cours du fleuve et ils descendaient du même
pas que l'eau , ne s'aidanl des rames ni pour avan-
cer ni pour se retenir. Pendant dix minutes à peu
près leur marche fut si lente , que sir Murdey les
— 182 —
suivait au pas de son cheval ; alors on commença
d'entendre dans le lointain les ragissements de la
cataracte; sir Arthur appuya une main sur Tépaule de
sir Williams, et étendant Taulre du côté d'où venait
le bruit , il lui fit en souriant signe d'écouter. Alors
un batelier, qui était sur le bord du fleuve, leur cria
que, s'ils voulaient revenir, il étaîtencore temps , et
qu'il se jetterait à la nage pour gagner leur barque
et les ramener au rivage ; sir Arthur fouilla dans
sa poche , tira sa bourse et la lança de toute sa force
au batelier, aux pieds duquel elle tomba; le batelier
la ramassa en secouant la tète. Quant à la barqoe ,
elle commençait à éprouver un mouvement plus ra-
pide , et qui eût été insensible peut-être , si , pour
la suivre, lord Murdey n'eût été obligé de mettre son
cheval au petit trot.
Cependant, plus on approchait, plus le bruit de
la chute devenait formidable*; à une demi-lieue de
l'endroit où elle se précipite, on distingué au-dessous
de l'abime un nuage de poussière d'eau, qui, re-
poussé par les rochers, remonte au ciel* comme une
fumée. A cette vue, sir Williams tira de sa poitriqe
le voile vert que je lui avais déjà vu entre les mains
et le baisa ; probablement c'était quelque souvenir
de sa patrie , de sa mère ou de sa maltresse.
— Oui , oui , interrompis-je, je sais ce que c'est;
allez.
— La barque commençait à se ressentir aussi de
— 155 —
l'approche de la cataracte. Lord Murdey fut obligé
de mettre son cheval au grand trot pour la suivre.
Sir Arthur s^était assis , et commençait à s'assurer
aux banquettes du bateau : quant à sir Williams,
il était resté debout , les bras croisés et les yeux au
ciel; un coup de vent enleva son chapeau, qui tomba
dans le fleuve.
Cependant la barque avançait avec une rapidité
toujours croissante; lord Murdey, pour la suivre, avait
été obligé de mettre son cheval au galop ; quant aux
piétons, ceux qu^ s'étaient laissé rejoindre par elle
ne pouvaient plus la suivre. Quelques rochers com-
mençaient déjà à sortir leur tète noire et luisante
liorsde Teau, et les aventureux navigateurs passaient
emportés au milieu d'eux comme par le vol d'une
flèche ; sir Arthur penchait de temps en temps la
tête hors de la barque et regardait la profondeur
de l'eau , car il y avait des espaces sans rochers ,
où, par sa Rapidité même , l'eau , claire comme une
nappe , laissait voir le fond de son lit. Quant à sir
Williams , ses yeux ne quittaient pas le ciel.
^ A trois cents pas du précipice , la marche de la
barque acquit une telle rapidité que Ton eût cru
qu'elle avait des ailes. Si vite que fût le cheval de
lord Murdey, et quoiqu'il l'eût lancé dans sa plus
forte allure , elle le laissa en arrière , comme aurait
fait un oiseau : le bruit de la cataracte était tel qu'il
couvrait les cris des spectateurs, et, je vous le dis ,
— iU —
ces cri8 devaient cependant être terribles, car e^était
une chose épouvantable à voir que ces deux hommes
entraînés vers le gouffre , n'essayant pas de se rete-*
nir, et, quand ils l'eussent essayé , ne pouvant pas
le faire. Enfin, pendant les trente derniers pas,
hommes et bateau ne furent plus qu'une vision :
tout à coup le Rhin manqua sous eux , la barque ,
précipitée au milieu de Técume , rebondit sur un
rocher ; l'un des deux passagers fut lancé dans le
gouffi*e, l'autre resta cramponné au bateau et fui
emporté avec lui comme une feuille ; avant d'at-
teindre le bas de la cataracte on les vit reparaître ,
tournoyer un instant et s'engloutir. Presque au
même instant des planches brisées reparurent à la
surface de l'eau , et , reprenant le courai^ , furent
entraînées par lui vers Kaisersthul. Quant aux corps
de sir Williams et de sir Arthur, on n'en entendit
jamais reparler, et lord Murdey payera les vingt-
cinq mille livres sterling aux héritiers de son partner.
* Voilà mot à mot comment la chose s'est passée;
et il n'y a pas longtemps de cela , c'était dimanche
dernier.
J'avais écouté ce récit tout haletant d'intérêt, et
son dénoûment m'avait anéanti. Je pensais bien ,
lorsque sir Williams me quitta si brusquement à
Zurich , qu'il nourrissait quelque mauvais dessein ;
mais je n'aurais pas cru que l'exécution en dût être
si tragique et si prompte. Je me reprochais mon
— i55 —
voyage dans les Grisons et cette chasse au chamois
qui m'avait détourné de ma route. Si j'avais suivi
mon premier itinéraire , je serais arrivé à Schaffhau-
sen deux on trois jours à peine après sir Williams,
et je ne doule pas que je ne Teusse empêché de tenter
la folle entreprise dans laquelle il avait trouvé la
mort. Au reste, il était évident que dans cette cir-
constance il n'avait pas eu d'autre but que d'échap-
per au suicide par un accident , et j'aurais méconnu
son intention que sa lettre ne m'eût laissé aucun
doute : elle était simple et triste comme l'homme
étrange qui l'avait écrite; la voici :
' t Mon cher compagnon de voyage ,
f Si j'ai jamais regretté de vous avoir quitté sans
prendre de vous un congé plus amical , c'est à cette
heure surtout , où ce congé se change en adieu, ie
vous ai ouvert mon àme , vous y avez lu comme dans
un livre; j'ai fait passer sous vos yeux toutes
mes faiblesses, toutes mes espérances, toutes ines
tortures; Dieu et vous savez seuls qu'il n'y avait
de bonheur pour moi sur la terre que dans l'amour
et la possession de Jenny ; aussi , lorsque vous avez
lu qu'elle appartenait à un autre, et que tout espoir
était perdu désormais pour moi , ou vous me con-
naissiez mal , ou vous avez dû deviner à l'instant
que je ne survivrais pas à cette nouvelle. En effet ,
tout fugitif et errant que j'étais , il me restait tou-
— 156 —
jours au ibnd du cœur cet espoir vague et sourd,
qui soutient le condapané jusqu'au pied de Pécha-
faud. Cet espoir illuminait des horizons fantastiques
et inconnus comme ceux qu'on découvre dans un
rêve ; mais il me semblait toujours qu'en marchant
dans la vie je finirais par les atteindre : voilà que
tout à coup le mariage de Jenny tireun crêpe entre
moi et l'avenir. Voilà que mon soleil s'éteint , que
je ne sais plus où je vais, et qu'autour de moi tout
est ténèbres et désespoir : vous voyez bien , mon
cher poète, qu'il faut que je meure; carqueferais-je
d'une vie aussi solitaire et aussi décolorée?
< Mais , croyez-moi bien , cette résolution de
mourirn'est point chez moi le résultat d'un paroxysme
douloureux et aigu ; je ne me sens de haine ni pour
les hommes^ ni pdur les choses , et loin de maudire
le Seigneur de m'avoir fait aussi incomplet pour la
vie, je lui rends grâce d'avoir ouvert au milieu de
ma route une porte qui conduise au ciel. Heureux,
je ne l'eusse point vue et j'eusse continué mon che-
min : malheureux, elle m'ouvre la seule voie qui me
promette le repos :.il faut bien que je cherche l'om-
bre , puisque mes regards n'ont point la force de se
fixer sur le soleil.
< Adieu , cette lettre fermée , j'écris à Jenny : à
elle ma dernière pensée ; elle saura qu'il y avait sous
cette enveloppe ridicule, dont elle a tant ri, sans
doute , un cœur bon et dévoué , capable de mourir
— 157 —
pour elle. Peut-être eût^il été plu8 généreux et plus
chrétien de ne point attrister son bonheur de cette
nouvelle, tout indifférente qu'elle lui sera sans doute ;
mais je n'ai pas eu le courage de la quitter pour tou-
jours, en lui laissant son ignorance et en emportant
mon secret.
c Adieu donc encore une fois, si jamais vous allez
en Angleterre, faites-vous présenter chez elle : dites-
lui quevous m'avez connu; dites^ni que, sans qu'elle
le sût, je lui avais juré de mourir le jour où je per-
drais l'espoir de la posséder, et que, le jour où j'ai
perdu cet espoir, je lui ai tenu parole.
c Adieu , pensez quelquefois à moi , et ne riez pas
trop à ce souvenir, i
La recommandation était inutile ; «deux grosses
larmes coulaient de mes yeux et tombèrent sur la
lettre.
En effet, qui eût osé rire en face d'une pauvre
organisation humaine si faible pour la vie et si forte
pour la mort : il y avait pour moi dans cette exis-
tence solitaire et incomprise quelque chose de tendre
et de touchant, un long martyre moral, qui avait
une auréole plus religieuse et plus sainte que toutes
les (douleurs physiques , et une humilité qui , en se
courbant, devenait plus grande que Torgueil.
Je résolus de consacrer le reste de la journée tout
entière à la mémoire de sir Williams : je réglai mes
TOME ^v. 14
— 158 —
comptes avec Vhôte , je chargeai Francesco du soin
de faire transporter mon porte-manteau jusqu^au
château de Lauffen ; je pris mon bâton ferré , et je
sortis de Schaffausen seul avec mes pensées , suivant
lentement le bord du Rhin , aujourd'hui si solitaire
et si silencieux, et il y avait quelques jours si peuplé
et si bruyant, pour regarder deux hommes qui
allaient mourir.
J'arrivai bientôt à Tendroit où le bateau avait été
amarré, je reconnus le pieu fiché en terre et le bout
de corde flottant dans Feau : j'arrachai un échalas
d'une vigne et je le jetai dans le fleuve pour voir
quel était son cours. Ainsi que me l'avait dit l'auber-
giste , il était peu rapide en cet endroit , où rien ne
fait présager encore le voisinage de la cataracte. Je
continuai mon chemin.
Au bout d'un autre quart d'heure de marche , je
commençai à entendre un bruissement sourd et con-
tinu. Si je n'avais pas su l'existence d'une grande
chute d'eau à trois quarts de lieue de l'endroit où
je me trouvais, j'aurais cru à un orage lointain. Je
continuai d'avancer, et à mesure que j'avançais, le
bruit devenait plus fort; ce bruit qui dans toute autre
circonstance ne m'eût inspiré que de la curiosité ,
éveillait en moi une véritable terreur. £n ce mo-
ment «un coup de vent emporta d'un arbre qui se
levait au bord de la route quelques feuilles jaunies
par l'automne : elles allèrent tomber sur le fleuve ,
— 159 —
dont le courant les emporta , aussi rapide et aussi
insoucieux qu'il avait emporté ces deux hommes.
Bientôt j'aperçus le nuage de poussière humide
produit par le rejaillissement de la cascade ; le cours
du Rhin devenait de plus en plus rapide , quelques
rochers aux formes bizarres sortaient leurs tètes du
fleuve comme des caïmans endormis, Teau préludait
en se brisant contre eux à la chute immense qu'elle
allait faire. De place en place, de belles nappes
unies comme une glace et d'un vert d'émeraude lais-
saient voir jusqu'au sable du fleuve , d'une manière
si transparente qu'on aurait pu compter les cailloux
dont il était semé ; enûn j'arrivai à l'endroit où tout
à coup le lit manquant au fleuve, il se précipite,
d'une seule masse de vingt pieds d'épaisseur et dans
une largeur de trois cents , au fond d'un abîme de
soixante et dix.
Ou j'ai bien mal exprimé l'intérêt que m'avait
inspiré sir Williams , ou l'on doit se faire une idée
de ce que j'éprouvai à cet aspect. La chute de cette
cataracte immense, qui, en toute autre occasion,
n'eût produit sur moi qu'un eflet de curiosité, me
causait alors une profonde terreur : il me semblait
que le terrain sur lequel j'étais, devenait tout à coup
ipobile, je me sentais entraîné par ce courant furieux,
j'approchais de la chute, j'entendais les rugissements
du gouffre, je voyais son haleine , j'étais aspiré par
la cataracte, le fleuve manquait sous mes pieds,
— 160 —
je roulais d'^abimes en abîmes , sans baleine , san»
voiXfélouiïé, rompu, brisé. On fait des rêves pareil»
quelquefois, puis on se réveiHe au momenl où Ton
croit mourir ; on reprend ses esprits , on se tâte ,
et Ton rit, convaincu qu'il est impossible que Ton
coure jamais un pareit danger. Ëh bien ! ce danger
fantastique , deux bommes l'avaient couru ; ces
angoisses horribles , deux hommes les avaient souf-
fertes ; ils s'étaient sentis entraînés , précipités , dé-
vorés ; ils avaient roulé de rochers en rochers ,
élouffés , rompus, brisés, et ne s^étaient pas réveillés
au moment de mourir.
Je restais .comme enchaîné à la partie supérieure
de la cascade , quoique oe fût la moins belle ; mai»
ce n'était pas sa beauté que je cherchais : de quel-
que point que je Texaminasse, à travers la magie
de l'aspect m'apparaissait la terreur du souvenir.
Je descendis enfin , importuné par un homme qui ,.
ne comprenant rien à mon immobilité , s'eflbrçait
de m'expliquer en mauvais français que j'avais mal
choisi mon point de vue , et que c'était d'en bas que
la chute était belle. Je le suivis machinalement >
étourdi par les rugissements de la cataracte et glis-
sant sur les escaliers humides ou son eau retombe
en poussière. Enfin, après avoir descendu dix minu^
tes à peu près , nous trouvâmes une construction
en planches , qu'on appelle le Fischetz ; elle conduit
si près de la cataracte qu'en levant la tête on la voit
r
— 464 —
%e précipîtar sur soi , et qu'en étendant le bras on
la touche avec la main.
C'est (le cette galerie tremblante que le Rhin est
véritablement terrible de puissance et de beauté :
là les comparaisons manquent ; ce n'est plus le reten-
tissement du canon , ce n'est plus la fureur du lion ,
ce ne sont plus les mugissements du tonnerre; c'est
quelque chose comme le chaos , ce sont les cata«
ractes du ciel s'ouvrant à Tordre de Dieu pour le
déluge universel ; c'est une masse incommensura-
ble , indescriptible enfin , qui vous oppresse , vous
épouvante, vous anéantit, quoique ^ vous sachiez
qu'il n'y a pas de danger qu'elle vous atteigne.
Ce fut cependant sur cette galerie que l'idée vint
à sir Arthur de descendre la chute du Rhin en
bateau, et ce fut en la quittant qu'il proposa le pari
mortel qu'accepta lord Mnrdey : c'est , je l'avoue ,
à n'y rien comprendre.
Après avoir vu la chute du Rhin du château de
Lauifen , c'est-à-dire de la partie supérieure , et
ensuite du Fischetz, c'est-à-dire de la partie infé-
rieure , je voulus la voir encore du milieu de son
cours ; à cet effet , je descendis le long de sa rive
pendant une centaine de pas environ , puis , dans
une espèce de petite anse , je trouvai une douzaine
de bateaux qui attendent les voyageurs pour les
passer à l'autre bord. Je sautai dans l'un d'eux ,
Francesco me suivit avec mon porte-manteau , et
14,
— 16« —
j'ordonnai alors au patron de me conduire au milieu
du fleuve. Quoique déjà à cent pas de sa chute , il
est encore aussi ému et aussi agité que l'est la mer
dans un gros temps ; cependant , arrivés au centre
de rimmense nappe d'eau , nous trouvâmes le milieu
moins agité : c'est que la cataracte est partagée par
un rocher, aux flancs duquel poussent des mousses,
des lierres et des arbres, et que surmonte une espèce
de girouette représentant Guillaume Tell , et que
ce rocher brise l'eau qui s'écarte en bouillonnant à
sa base, mais laisse derrière lui toute une ligne calme
et nue , si on la compare surtout au bouillonnement
des deux bras qui l'enveloppent. Je demandai alors
à mon batelier , si , profitant de cette espèce de
remou , nous pourrions remonter jusqu'au rocher ;
il nous répondit que , sans être dangereuse , la chose
était cependant assez diflicile , à cause du clapote-
ment des vagues , qui rejetait toujours la barque
dans l'un et l'autre courant , mais que si cependant
je voulais lui donner cinq francs il le tenterait. Je
répondis en lui mettant dans la main ce qu'il deman-
dait , et il se mit à ramer vers la cataracte.
Ainsi qu'il m'en avait prévenu , nous eûmes quel-
que difficulté à surmonter les vagues , qui nous re-
poussaient toujours de la ligne ; mais , grâce à son '
habileté , le batelier se maintint dans la bonne voie.
Plus nous approchions du rocher, plus le fleuve,
bouillonnant à notre droite et à notre gauche , se
• — 465 —
calmait sous notre bateau. Enfin noas arrivâmes à
un endroit assez calme , et où il fut plus facile à
notre pilote de se maintenir. Placés où nous étions ,
au milieu même de son cours , tout couverts de son
écume et de sa poussière , la cataracte était adrni-*
rable ; le soleil prêt à se coucher teignait la partie
supérieure de la chute d^une riche couleur rose ,
tandis qu'un arc-en-ciel enflammait la vapeur qui
s'élevait deTabime, et qui, comme je Tai dit, rejail-
lissait à plus de deux cents pieds de haut. Je restai
ainsi près d'une demi-heure en extase ; puis enfin
le batelier me demanda où je comptais aller cou-
cher ; je lui répondis que je comptais coucher sur la
grande route , et qu'à cet effet j'allais m'enquérir
d'une voiture à Neuhausen ou à Altembourg, attendu
que, n'ayant pas grand'chose à voir, je comptais
mettre à profit là nuit et me retrouver, en me réveil-
lant , à une dizaine de lieues de Schaffhausen,
— S'il ne faut qu'un moyen de transport à mon-
sieur , me dit le batelier , et si une barque lui sem-
blait un aussi bon lit qu'une voiture , il n'aura pas
besoin d'aller à Neuhausen ni à Âltembourg pour
trouver ce qu'il lui faut ; je n'ai qu'à lever mes deu^
avirons, et nous partirons aussi vite que si nous
étions emportés par les deux meilleurs chevaux du
duché de Bade.
La proposition était si tentante que je trouvai la
chose on ne peut mieux pensée. Nous fîmes prix
— i64 —
à dix francs, payables à Kaîsersthol. A peine le mar^
cbé fut- il arrêlé, que le batelier cessa de s'opposer
à la rapidilé du couranl , et qu'ainsi qu'il me l'avait
promis , la pelile barque , légère comme une hiron-
delle, s'éloigna de la chute avec une rapidité qui,
pendant quelques secondes, nous ôta la respiration.
Pendant dix minutes à peu près, nous pûmes
encore embrasser tout Tensemble de la cascade,
moins'grande , au reste, de loin que de près, at-
tendu que de près la chute même borne l'horizon ,
tandis que de loin elle n'est plus que l'ornement
principal du tableau , et que ses accompagnements
sont pauvres et mesquins. Le château de Lauffen est
peu pittoresque, son architecture lourde pèse sur la
cascade , le village de Neuhausen est insignifiant ,
pour ne rien dire de plus ; enfin les vignes qui
entourent ses deux fabriques ne contribuent pas
peu à leur donner un aspect bourgeois des plus anti-
poétiques. Il faudrait , pour faire un digne cadre
à cette magnifique cataracte , les pins de l'Italie ,
les peupliers de la Hollande , ou les beaux chênes
de notre Bretagne.
Au premier coude que fit le fleuve ^e perdis tout
cela de vue ; mais longtemps encore j'entendis le
mugissement de la cascade , et j'aperçus , par-delà
des bouquets d'arbres qui bordent les sinuosités du
Rhin, la poussière blanche qui forme au-dessus de
la cataracte un nuage éternel. Enfin la dislance
— 165 —
amoi'lit ce bruit , les ténèbres me dérobèrent la va-
peur, et je commençai à songer aux moyens de
passer dans mon bateau la moins mauvaise nuit pos-
sible. Il s'élevait du fleuve une humidité pénétrante,
un TCnt frais courait à sa surface , et pour me
garantir de ce double inconvénient je n'avais qu'une
blouse de toile écrue et un pantalon de coutil blanc.
Je tâchai d'y remédier en me couchant au fond du
bateau ; je me fis un traversin de ma valise , je
fourrai mes mains dans mes poches, et , grâce à ces
précautions, je parvins à réagir assez victorieuse-
ment contre la fraîche haleine de la nuit. Du reste ,
nous allions toujours un train fort convenable , sur
les deux rives je voyais fuir les arbres , les vignes et
les maisons ; celte fuite finit par produire sur mon
esprit reflet d'une valse, trop prolongée. La tête me
tourna , je fermai les yeux , et bercé par le courant
de Teau , je finis par tomber dans une espèce de
somAolence qui n était plus la veille et n'était pas
encore le sommeil. Tout endormi que j'étais , je me
sentais vivre, un refroidissement général me gagnait,
je comprenais que j'aurais eu besoin de secouer cet
engourdissement et de me réchauffer par la pensée ;
mais je n'en avais pas le courage , et je- me laissais
aller à cette douloureuse léthargie. De temps en
tempsjeme sentais emporté plus rapidement, j'enten-
dais un bruit plus fort et plus effrayant, je soulevais
ma tête appesantie, et je me voyais emporté comme
— 166 —
iHie flèche sons une arche de pont contre laquelle le
fleuve écumant venait se briser. Alors j'éprouvais
un vague instinct du danger , un frisson courait par
tout mon corps ; mais cependant la terreur n'était
point assez forte pour me réveiller. Je continuais
mon cauchemar, et je sentais que de minute en mi-
, nute mes membres s'engourdissaient davantage, et
que Tespèce de rêve même qui agitait mon cerveau
était près de s'eitacer et de s'éteindre. Enfin j'arri-
vai à un assoupissement complet , grâce auquel , si
j'étais tombé à l'eau, je me serais certainement
noyé sans m*en apercevoir et en croyant continuer
mon rêve. Je ne sais combien de temps dura cette
léthargie ; je sentis que Ton faisait ce qu'on pouvait
pour m'en tirer ; j'aidai de mon mieux les efiorls de
Francesco et du batelier. Grâce à ce concours de
bonne volonté de ma part et d'efforts de la leur , je
passai heureusement de la barque à bord , je me
vis entrer dans un château fort , puis je me trouvai
dans un lit bien chaud , où je me dégourdis peu à
peu. Alors je pus demander dans quelle partie du
monde j'avais abordé , et j'appris assez indifiérem-
ment que j'habitais le château Rouge, et que,
moyennant rétribution , j'y recevrais l'hospitalité
du grand-duc de Bade.
KOENIGSFELDEM.
Le lendemain nous parlimesau point du jour; ma
nuit avait été un long cauchemar, où la réalité se
mêlait avec le rêve ; il me semblait que mon lit avait
conservé le mouvement du bateau. Je me sentais
attiré par la cataracte ; puis, au moment d'être pré-
cipité, ce n'était plus moi que le danger menaçait ,
c'était sir Williams, je Tavais revu les bras croisés
et les yeux au ciel, et le pauvre garçon avait boule-
versé tout mon sommeil. Qu'était devenu son corps?
Le Rhin le roulerak-il jusqu'à l'Océan , et l'Océan
le jetterait-il aux rives de l'Angleterre qu'il avait
quittées si désespéré, et auxquelles il retournait
guéri? Je traversai le pont qui sépare le grand-duché
de Bâle du canton d'Ârgovie ; mais je, m'arrêtai au
milieu pour jeter un dernier regard sur le Rhin :
à travers le brouillard qui nous enveloppait j'aper-
— J68 —
cevais jusqu'à une ceriaine distance ses vagues bouil
tonnantes, et. il me semblait à tout instant qu'au
sommet d'une de ces vagues j'allais voir se dresser
le corps du pauvre Blundet ; je ne pouvais m'arra-
cher des bords du fleuve , il me semblait qu'en les
abandonnant je perdais un suprême espoir ; enfin il
fallut me décider, je jetai un dernier regard , un
dernier adieu sur le cours du fleuve, et je pris la route
de Baden.
Pendant une heure je marchai au milieu de ce
brouillard; puis enfin, vers les huit ou neuf heures
du malin , cette voûte mate et froide s'échauffa et
jaunit dans un coin, quelques pâles rayons percèrent
la nuée , bientôt elle se déchira par bande et s'en
alla rasant le sol, formant des vallées dont les parois
semblaient solides , et des montagnes de vapeurs
qu'on eût cru pouvoir gravir : peu à. peu cette mer
de nuages se souleva, montant doucement, et décou-
vrant d'abord les vignes , puis les arbres , puis les
montagnes ; enfin toutes ces Iles flottantes sur la mer
du ciel se confondirent dans son azur, et finirent par
se mêler et se perdre dans les flots limpides de
l'éther.
Alors se déroula devant moi une roule riante et
gracieuse , qui vint, riche de toutes les coquetteries
de la nature, essayant de me distraire des émotions
de la veille; les prairies avec la fraîcheur, les arbres
avec leur murmure , la montagne avec ses cascades
— 469 —
tentèrent de me faire oubKer te crime du fleuve.
Je me retournai vers lui , lui seul continuait à char-
rier une masse de vapeur ; lui seul , comme un
tyran, essayait de se cacher à la vue de Dieu. Je ne
sais comment une idée aussi bizarre me vint, je ne
sais comment elle prit une réalité dans mon esprit ;
mais le fait est que je fis plusieurs lieues sou&c6t(e
préoccupation que toute ma raison ne pouvait écar-
ter. Ainsi est fait Forgueii de Thomme , toujours
prompt à croire, avec ses souvenirs instinctifs et
despotiques de TÉden , qu'il est le souverain de la
terre , et que tous tes oljjelsde la création sont ses
courtisans. <
J'arrivai ainsi , à travers un pays délicieux , à la
ville de Baden. Je mis à profit 'le temps que l'auber-
giste me demanda pour préparer mon diner, et je
montai sur le vieux château qui domitfelaviU^. Ce^l
encore une de ces grandesaires féodales , dispersées
par ta colère du peuple. Cette forteresse, qu'on
appelnit le rocher de B^i^e, restaentreles mains de la
maison d'Autriche jusqu'en 4415, époque à laquelle
'les Confédérés s'en emparèrent et se vengèrent, en
•la démolissant , de ce que ses murs avaient offert si
longtemps un asile imprenable à leurs oppresseurs,
qui y résolurent les campagnes de Morgarten et de
Sempach. Du sommet de ces ruines, qui , du reste ,
n'offrent point d'autre intérêt, on domine tonte
la ville, rangée aux deux côtés de la Limmat, et
TOMK IV. 15
— no —
c|4ii avec ses maisons blanches et ses contre-vents
verts semble sortir des mains des peintres et des
maçons; au second plan des collines boisées qui
semblent le marchepied des glaciers, et, enfin, à
rhorizon, comme une dentelure gigantesque, les pics
déchirés et neigeux des grandes Alpes , depuis la
Yungfrau jusqu'au Glarnich.
Comme rien de bien curieux ne me retenait à
Bade, que j'avais fait un assez long séjour à Âix pour
avoir épuisé la curiosité que pouvait m'inspirer le
mystère des eaux thermales, je me contentai de jeter
un coup d'œil sur celles qui bouillonnent au milieu
du cours de la Limmat; leur chaleur, qui est de
trente-huit degrés , est due , dit-on , au gypse et à
la marne recouverts de couches de pierres calcaires
dont est formé le Legerberg, au travers duquel elles
filtrent. Je donne cette opinion pour ce qu'elle vaut,
en me hâtant toutefois d'en décliner la responsa-
bilité.
Ce qui , du reste , m'attirait comme un aimant,
c'était le désir de visiter le lieu où avait été assas-
siné l'empereur Albert , et que les descendants de
ses ennemis ont appelé Kœnigsfelden ou le Champ
du Roi. Ce champ, situé, comme nous l'avons dit,
sur les rives de la Reuss, s'étend jusqu'à Windisch,
l'ancienne Windonissa des Romains, fondée par Ger^
manicus lors de ses campagnes sur le Rhin ; la ville
antique, dont il ne reste aujourd'hui d'autres ruines
— 174 —
qae celles qui sont cachées sous terre , couvrait tout
Tespace qui s'étend de Hausen à Gebistorf , et se
trouYait ainsi à cheval sur la Reuss , au confluent
de TAar et de la Limmat. Quinze jours avant mon
arrivée, un laboureur avait, avec sa charfue , effon-
dré un vieux tombeau, et y avait trouvé les restes
d'un casque, d'un bouclier et d^une de ces épées de
cuivre que tes Espagnols seuls savaient tremper
dans rÈbre , et auxquelles ils donnaient un tran-
chant tout à fait supérieur à celui du fer et de
Facier.
C'est sur remplacement même où expira Tem-
pereur Albert qu'Agnès de Hongrie, sa fille , éleva
le couvent de Kœnigsfelden. A l'endroit où pose
Fautel s'élevait le chêne contre lequel l'empereur
assis s'adossait lorsque Jean de Souabe, son neveu,
hù perça la gorge d'un coup de lance. Agnès fit
déraciner l'arbre, tout teint qu'il était du sang de
son père, et elle en fit faire un cofifre dans lequel
elle enferma les habits de deuil qu'elle jura de porter
tout le reste de sa vie.
Tout alentour du chœur sont les portraits de
Tingt-sept chevaliers à genoux et priant. Ces che-
valiers sont les nobles tués à la bataillé de Sempach.
Parmi ces fresques est un buste , ce buste est celui
dtt duc Léopold , qui voulut mourir avec eux. Ce
chœur, éclairé par onze fenêtres dont les vitraux
coloriés soai des merveilles de la fin du xv® siècle.
681 séparé de Féglise par une cloisoa ; on passe de
Fun dans Tauire , et Ton se trouve au pied du tom-
beau de Temperçur Albert; il est de (orme carrée,
entouré d'une balustrade en bois peinte aux quatre
coins et aux quatre colonnes de laquelle sont appen-
dues les armoiries des membres de la famille impé-
riale qui dorment près de hm chef.
C'est qu outre Tempereur Albert, qui a perdu la
vie ici , cette pierre recouvre , dit Tinscription de
la balustrade , « sa femme, madame Elisabeth , née
à Keindten ; sa fille, madame Agnès, ci-devant reiae
de Hongrie, ensuite aussi notre seigneur le 'duc
Léopold qui a été tué à Sempach. i
Autour de ces cadavres impériaux gisent les reli-
ques ducales et princières du duc Léopold le vieux,
de sa femme Catherine de Savoie, de sa fille Cathe-
rine de Habsbourg, du duc de Lussen, du duc
Henry et de sa femme Elisabeth de Yernburg ,
Celles du duc Frédéric, fils de Tempereur Frédéric
de Rome , et de son épouse Elisabeth , duchesse de
Lorraine.
Puis encore, autour de ceux-là , et sous les dalles
armoriées qui les couvrent , dorment soixante che-
valiers aux casques couronnés, tués à la bataille
de Sempach; enfin,, dans les chapelles environnan-
tes, et formant un cadre digne de cet ossuaire,
reposent à droite sept comtes de Habsbourg et deux
comtes de Griffeustein, et à gauche quatre comtes
— i75 —
(le Lauffenboarg et cinq comtes de Reinach et de
Brandis.
Il en résulte que, si aujourd'hui Dieu permettait
que Tempereur Albert se soulevât sur sa tombe ,
et réveillai la cour mortuaire qui renloure, ce serait,
certes , le plus noble et le mieux accompagné de.
tous les rois qui à cette heure portent un sceptre
et une couronne.
Au moment où je foulais aux pieds toutes ces
cendres féodales , Thomme qui m'accompagnait vit
que Theure des vêpres était arrivée, et, quoique
personne ne dût venir à cet appel, il sonna la cloche,
la même qui fut donnée au couvent par Agnès.
J'allai à lui, et lui demandai si Ton allait célébrer
un office divin. ^-^ Non , me répondit-il , je sonne
les vêpres pour les morts ; laissons-leur leur église.
Nous sortîmes.
Cet homme sonne ainsi trois fois par jour : la
première à Theure de la messe , la seconde à Theure
des vêpres, et la troisième à l'heure de l'Angélus.
Nous passâmes dans le couvent de Sainte-Claire,
où est située la chambre à coucher où Agnès entra,
le cœur plein de jeunesse et de vengeance , à l'âge
de vingt-sept ans, resta plus d'un demi-siècle à prier,
et sortit, comme elle le dit elle-même, purgée de
toute souillure , pour rejoindre son père, à l'âge de
quatre-vingt-quatre ans.
Sur le panneau et en dehors de la porte de cette
m.
cbambre, est peint en pied le porlrait da fou de la
reine, qui 8'appelait Henrick, et qui était du canton
d'Uri. Sans doute ce portrait est une allusion aux
joies, aux plaisirs et aux vanités du monde,
qu'Agnès , en entrant dans la retraite, laissait en
dehors de sa cellule.
Cette cellule resta triste , nue et austère comme
celle du plus sévère cénobite, tant que Thabita la
fille d'Albert. Dans un cabinet, au pied du lit, est
encore le coffre grossier taillé dans le chêne , où la
religieuse orpheline serrait ses habits de deuil.
En certains endroits Técorce a été respectée ; ce sont
ceux qui étaient tachés de sang. Après la mort
d'Agnès, cette cellule fut habitée par Cécile de Rei-
nach , qui , après avoir perdu son mari et ses frères
à Sempach , vint à son tour demander asile au cou-
vent, et consolation à Dieu. Ce fut elle qui fit
peindre dans cette même cellule les portraits des
vingt-sept chevaliers agenouillés, dont les fresques
de la chapelle ne sont que des copies.
La journée s'avançait, il était trois heures ; j'avais
vu à Kœnigsfelden tout ce qui est curieux à voir ,
je remontai dans la voiture que j'avais prise à
Hade; car je désirais arriver le même soir à ^arau.
Cependant, quelque diligence que je me fusse promis
de faire, au bout d'une heure j'arrêtai ma voiture
au pied du Wulpesberg : c'est qu'à son sommet
s'élève le château d'Habsbourg , et que je ne vou-
— 175 —
lais pas passer si près du berceau des Césars ^oder-
Des sans le visiter.
Ce château est situé sur une montagne longue et
étroite ; il en reste une tour tout entière, qui, grâce
à son architecture carrée et massive, est parfaite-
ment conservée, quoiqu'elle date du xi* siècle ; une
des salles dont les boiseries, grâce au temps et
à la fumée, sont devenues noires comme de Fébène ,
conserve encore des restes de sculptures. Au flanc
delà tour s*est cramponné un bâtiment irrégulier,
qui se soutient â elle ; il est habité par une famille
de bergers, qui a fait ^ne écurie de la salle d'armes
du grand Rodolphe. Par un vieil instinct de faiblesse
et par une antique habitude d'obéissance, quelques
cabanes sont venues se grouper autour de ces ruines
qui furent la demeure du premier-né de la maison
d'Autriche. Un nom et quelques pierres couvertes
de chaume, voilà ce qui reste du château et des pro-
priétés de celui dont la descendance a régné cinq
cents ans, et ne s'est éteinte qu'avec Marie-Thérèse.
' L'homme qui habite ces ruines , et qui s'en est
constitué le cicérone, me fit voir, de l'une des fenê-
tres orientales, une petite rivière qui coule dans la
vallée, et à laquelle se rattache une tradition assez
curieuse. Un jour que Rodolphe de Habsbourg reve-
nait de Mellingen, monté sur un magnifique cheval,
il aperçyt sur ses bords un prêtre portant le viati-
que : les pluies avaient enflé le torrent , et le saint
— 176 —
bomme ne savail comment le franchir. Il venait de
se déterminer à se déchausser pour passer la rivière
à gué, lorsque le comte arriva près de lui , sauta à
bas de son cheval, mit uti genou en terre pour rece-
voir la bénédiction de Thomme de Dieu ; puis, Tayant
reçue, lui offrit sa monture ; le prêtre accepta, passa
la rivière à cheval ; le comte le suivit à pied jusqu'au
lit du mourant , et assista Tofficiant dans la sainte
cérémonie. Le viatique administré, le prêtre sortit,
et voulut rendre au comte Rodolphe le cheval qu'il
lui avait prêté ; mais le religieux seigneur refusa, et
comme le prêtre insistait : À Dieu ne plaise, mon
père , répondit le comte , que je sois assez orgueil-
leux pour oser me servir jamais d'un cheval qui a
porté mon créateur ! gardez-le donc , mon père ,
comme un gage de ma dévotion à votre saint ordre :
il appartient désormais à votre Église.
Dix ans plus tard , le pauvre prêtre était devenu
chapelain de Tarchevêque de Mayence, et le comte
Rodolphe de Habsbourg était prétendant à l'empire.
Or , le prêtre se souvint que son seigneur s'était
humilié devant lui , et il voulut lui rendre les hon-^
neurs qu'il en avait reçus. Sa place lui donnait un
grand crédit sur l'archevêque; celui-ci en avait à
son tour sur les électeurs. Rodolphe de Habsbourg
obtint la majorité, et fut élu empereur de Rome.
Vers la fm du xv*' siècle , les confédérés vinrent
mettre le siège devant le château de Habsbourg. Il
— m —
était commandé par un gouverneur autrichien qui
se défendit jusqu'à la dernière eiirémiié. Plusieurs
fois les Sujsses lui avaient offert une capitulation
honorable, mais il avait consiamuient refusé ; enfin,
pressé par la famine , il envoya un parlementaire.
11 était trop, tard : ses ennemis sachant à quel état
de détresse la garnison était réduite , repoussèrent
toute proposition, et exigèrent des assiégés qu ils se.
rendissent à discrétion : alors la femme du gouver-
neur demanda la libre sortie pour elle, avec la per-
mi^ion d'emporter ce qu'elle avait de plus précieux.
Cette permission lui fut accordée : aussitôt les por-
tes s ouvrirent, et elle sortit du château, emportant
son mari sur ses épaules ; les Suisses , esclaves de
leur parole, la laissèrent passer : mais à peine avait-
elle déposé à terre celui que cette pieuse ruse avait
sauvé, qu il la poignarda , pour qu'il ne fût pas dit
qu'un chevalier avait dû la vie à une femme.
Malgré tout ce que je pus faire de questions à
mon cicérone , je n'en pus obtenir une troisième
légende. En conséquence,, voyant qu'il était au bout
de son érudition , je regagnai ma voiture au jour
tombant ; un quart d'heure après , je traversais
l'établissement des bains de Schiznach , et j'arrivai
à Aarau encore assez à temps pour me faire conduire
à la meilleure coutellerie de la ville.
On m'avait beaucoup vanté ce produit de la capi-
tale de l'Ârgovie; et , d'après cette réputation , je
— 178 —
me serais fait un scrupule de passer an mîTien d'une
industrie aussi célèbre sans en emporter un échan-
tillon. Aussi , quelque maigre que fût ma bourse ,
et quoique je ne dusse retrouver de l'argent qu'à
Lausanne, je résolus de faire un sacrifice, con-
vaincu qu'une occasion pareille ne se rencontre-
rait jamais. En conséquence, j'achetai pour la somme
de dix francs une paire de rasoirs renfermés dans
leur cuir , et , enchanté de mon emplette, je revins
à l'hôtel pour en faire immédiatement l'essai.
En passant la lame de l'instrument barbificaleur
sur le cuir destiné à en adoucir le mordant, je mV
perçus que le manche de ce cuir portait une adresse ;
j'en fus enchanté, afin de pouvoir la donner à ceux
de mes amis qui viendraient en Suisse, et voudraient,
comme moi, profiter de la circonstance pour se
monter en rasoirs à la coutellerie d'Aarau. Voîcr
cette adresse :
A LA FLOTTE.
Fbarçois BJERNARD,
Fabricant de Rasoirs et de Cairs,
Rue Saint-Denis , 74,
A PASIS.
Ce sont les meilleurs rasoirs que j'aie jamais ren-
contrés.
l'île saint-pierre.
L'humiliation que j'éprouvai d'avoir fait douze
ceuts lieues pour venir acheter à Aarau des rasoirs
de la rue Saint-Denis fit que le lendemain, aussitôt
mon déjeuner , je quittai l'auberge de la Cigogne ^
où j'étais descendu la veille au soir ; je continuai
ma route par Olten , jolie petiie ville du canton de
Soleure , située &jar les bords de l'Aar, et dont les
habitants élevèrent autrefois un monument à Ti-
bère-Claude Néron , quod viam per Jurassi valles
duxii. Comme il n'existe aucune trace de cette anti-
que voie romaine , je ne m'y arrêtai que le temps
de faire sou£Qer le cheval , et, vers les trois heures
de l'après-midi , j'arrivai à Soleure : il me restait
juste le temps nécessaire pour aller voir coucher le
soleil sur Weissenstein.
— i80 —
Ce qui in^avait surtout déterminé à cette excur-
sion, c'est qu'au contraire des montagnes des Alpes,
le Weissenstein, qui appartient au Jura , est arrivé
à un degré de civilisation qu'il doit sans doute à son
voisinage de la France. Pour arriver à sa cime la
plus élevée , on n a qu'à se mettre dans une bonne
calèche et à dire : Marchez ; cela vous coûte vingt
francs, c'est-à-dire un peu moins cher que si vous
faisiez la route à pied et en prenant un guide. Ce
mode de locomotion m'allait d'autant mieux que je
commençais à être au bout de mes forces, et que je
sentais tous les jours diminuer ma sympathie pour
les montagnes. J'en avais tant laissé derrière moi ,
que les souvenirs que j^en conservais ressemblaient
beaucoup à un chaos, et que dans cet entassement
de Pëlion sur Ossa , je commençais vraiment à ne
•plus distinguer Ossa de Pélion. Aussi je remerciai
Dieu de m*avoir gardé , contre ses habitudes pro-
videntielles, la meillëure'pour la dernière. Je m'éten-
' dis aui^si moelleusement que possible dans la calé-
'<^Jié, je m'en remis au cocher delà fortune de César,
j*élevaiPrancesco au rang dé mon historiographe,
lui recommsindâui de retenir avec ;ittention et fidé-
lité tout ce que la route offrait de remarquable, et
je m'endormis du sommeil de l'innocence ; trois
heures après, je me réveillai à la porte de l'auberge.
Je demandai aussitôt à Francesco ce qu'il avait
remarqué sur la route ; il me répondit que ce qui
— i81 —
laYait le plus frappé, c'est qu'elle avait été toujours
en moDtaDt.
Comme je u'avais pas pris le temps de manger à
Soleure , je recommandai à madame Brunet , mon
hôtesse , de donner tous ses soins au dtner qu'elle
allait me servir. Elle réclama une heure pour faire
an cbef-^d'œuvre , et me demanda si je ne voulais
pas mettre cette heure à profit en montant sur le
sommet du Roihiflue. Je frissonnai de tous mes
membres : je crus que j'avais été abominablement
volé ; que la montagne où j'étais si doucement par-
venu n'était qu'une déception , et que j'allais être
condamné à en grimper une autre avec mes propres
jambes ; mais, en me retournant , j'aperçus , à tra-
vers les portes de la cuisine , un horizon si étendu
et si magnifique, que je me rassurai un peu. Je
demandai alors ce que je verrais de plus en haut du
Rothiflue qu'en haut du Weissenstein ; on me ré-
pondit que je verrais les vallées du Jura , une partie
delà Suisse septentrionale, la Forèt-Noire et quel-
ques montagnes des Vosges et de la Côte-d'.Or; à
ceci je répondis que depuis quatre mois j'avais vu
tant de vallées, tant de forêts et tant de montagnes,
que je me figurais parfaitement ce que celles-là
pouvaient être, et que je me contenterais du pano-
rama du Weissenstein. En échange , je demandai
s'il serait possible de me préparer un bain ; madame
Brunet me répondit que c'était la chose du monde
DUMAS.— IMPR. DE VOYAGE. — T. IV. 16
— i82 —
la plus facile , et que je n^avais seulement qu'à dire
si je le voulais d'eau ou de lait.
Dans les dispositions de sybariiisme où je me
trouvais , on devine ce que cette dernière proposi-
tion éveilla en moi de désirs ; malheureusement uû
bain de lait devait être une volupté d'empereur, qu'un
banquier seul pouvait se permettre. Je me rappelai les
mesures de lait parisiennes qu'on déposait à ma porte
le. matin <, et que mon domestique addiliohnait men-
suellement, les «mes au bout des autres, à soixante et '
quinze centimes chaque; et je calculais que, surtout
pour moi , il«n faudrait bien douze ou quinze cents,
et cela au minimum ; or douze cents fois soixante et
quinze centimes ne laissent pas que de faire une
somme. Je mis la main à la poche de mon gilet , faisant
glisser, les unes après les autres, entre mon pouce et
mon index, les cinq dernières pièces d'or qui me res-
tassent pour aller à Lausanne ; et, convaincu qu'elles
ne pourraient pas même suffire pour à-compte,
je demandai vertueusement un bain d'eau.
— Vous avez tort , me dit madame Brunet : le
bain de lait n'est pas beaucoup plus cher , et il est
infiniment plus bienfaisant.
J'eus alors une peur , c'est qu'à cette hauteur le
bain d'eau lui-même ne (ùi hors de la portée de
mes moyens pécuniaires.
— Gomment ! dîs-je vivement , et quelle est donc
la différence?
— 485 —
— Le bain d'eau coule cinq francs , et le bain
de lait dix.
— Comment ,-dix francs ? m'écriai-je , dix francs
un bain de lait !
— Dame! monsieur, me dit ma bonne hôtesse ,
se trompant à Fintention , ils sont un peu plus cfaers
dans ce moment-ci parce que les vaches redes-
cendent ; aux mois d'août et de septembre ils n'en
coûtent que six.
— Comment? mais madame Brunei, je ne me
pleins aucunement de la somme ; faites-moi chauffer
un bain de lait , et bien vite.
— Monsieur le prendra-t-il dans sa chambre f
— On peut le prendre dans sa chambre?
— C'est à volonté.
— En dînant?
— Sans doule.
— Près de la fenêtre ?
— A merveille.
— En regardant le coucher du soleil?
— Parfaitement.
— Et le dinersera mangeable avec tout cela ?...
Mais c'est un paradis que votre auberge , madame
Brunet !
— Monsieur, me répondit mon hôtesse en me
faisant une révérence , je prends des pensionnaires
et fais des remises sur les prix quand on reste quinze
jours.
— 184 —
Malheureusement je ne pouvais profiter de Foffre
économique que me faisait madame Brunet ; je me
contentai donc de lui recommander la , plus grande
dil^ence , et je monUi dans ma chambre. Comme
il n'y avait que moi de voyageur , on me donna la
plus grande et la pins commode ; j'allai au balcon ,.
et j*avoue que quoique familiarisé avec les plus
belles vues de la Suisse , je restai en admiration
devant celle-ci.
Qu'on se figure un demi cercle de cent-cinquante
lieues , borné à droite par la grande chaîne des
Alpes et à gauche par un horizon incommensurable,
dans lequel sont enfermés trois rivières , sept lacs ,
douze villes , quarante villages et cent cinquante-
six montagnes ; tout cela subissait les variations de
lumière d'un coucher de soleil d'automne , tout cela
vu d'une baignoire adhérente à une table couverte
d'un excellent dîner, et l'on aura une idée du pano-
rama du Weissenstein , découvert dans les meilleu-
res conditions possibles ; quant à moi , il me parut
magnifique. Cependant je n'ose le décrire , tant
dans ma religion pour l'exactitude et la vérité, je me
défie de l'influence du bain et du dîner.
Je dormais du plus beau et du plus saint sommeil,
quand, le lendemain, Francesco entra dans ma
chambre à quatre heures du matin : il avait jugé
que , puisque j'avais vu le coucher du soleil , je ne
pouvais pas me dispenser de voir son lever pour
— J85 —
faire pendant; comme j^étais réveillé , je pensai que
ce que j'avais de mieux à faire était de me ranger
à son opinion.
Mais j^avais pris dans l'auberge de madame Brunet
des habitudes de Sybarite ; de sorte qu'au lieu de
me lever , je fis traîner mon lit auprès àe la fenêtre,
et je n'eus qu'à me donner la peine d'ouvrir les
yeux pour jouir du même spectacle qui sur le Faut-
horn et le Righi m'avait coûté tant de fatigués et
tant de peines. Malgré le laisser aller de mes
manières , le soleil ne me fit pas attendre , il s'éleva
avec sa régularité et sa magnificence ordinaires ,
faisant étinceler comme des volcans cette chaîne
immense de glaciers qui s'étend depuis le Mont-
Blanc jusqu'au Tyrol. Je suivis tous les accidents
de lumière de son retour comme j'avais suivi toutes
les variations de son départ ; puis , lorsque cette
lanterne magique merveilleuse commença de me
fatiguer par sa sublimité même , je fis fermer ma
fenêtre , tirer mes rideaux , repousser mon lit contre
le mur , et , fermant les yeux , je me rendormis,
comme sur un rêve.
Comme, après une démonstration aussi expres-
sive , personne n'osa plus entrer dans ma chambre,
je me réveillai bravement à midi; j'avais dormi
seize heures , moins les quarante minutes que j'avais
employées à regarder le lever du soleil.
Il n'y avait pas de temps à perdre si je voulais
16.
— 186 —
Tisîter Soleure avec quelque détail, aussi je fis
atteler , et , une heure et demie après , je descendais
à la porte d^ ia ville.
Elle est d*une formé parfaitement carrée et la
mieux fortifiée de la Suisse , une vieille tour , que
les habitants disent romaine et antérieure au Christ,
est , je crois du vn* ou vni* siècle. Elle s'élevait
d'abord seule, comme l'indique son nom Solothwm;
mais peu à peu les maisons vinrent s^appuyer à elle,
et, se rassemblant sous sa protection, formèrent
une ville qui offre cela de remarquable qu'elle pro*
cède en tout par le nombre onze ; elle a onze rues ,
onze fontaines , onze églises, onze chanoines, onze
chapelains , onze cloches , onze pompes , onze com-
pagnies de bourgeois et onze conseillers.
Soleure possède l'arsenal le mieux organisé de
toute la Suisse : la première salle contient un parc
d'artillerie de trente-six canons ; elle est soutenue
par trois colonnes chargées de trophées : la première
est ornée des dépouilles de Morat ; elle porte une
bannière du duc de Bourgogne et un drapeau des
chevaliers de Saint-George ; la seconde est un sou-
venir de la bataille de Dornach , et l'on reconnaît
à leur double tête les aigles d'Autriche ; enfin la
troisième conserve deux drapeaux pris à la bataille
de Saint-Jacques , sur notre roi Louis XI.
La seconde salle est celle des fusils : elle en con-
tenait, à l'époque où je la visitai, six mille parfaite-
— i87 —
ment eu état et prêts à être distribués en cas de
besoÎD.
La troisième salle est celle des armures : deux
mille armures complètes des xv^ , xvi* et xvii* siècles
y sont classées au hasard , sans aucun ordre et sans
aucune science. Au milieu de Tarsenal s'élève une
table ovale, autour de laquelle sont assis treize
guerriers figurant les treize cantons. Les Suisses ont
choisi pour habiller les mannequins qui les repré-
sentent treize armures colossales, qui semblent avoir
appartenu à une race de Titans. Cela me rappela
Alexandre qui avait. fait enterrer avec son nom et
Tolympiade de son règne des mors de chevaux
d'une grandeur gigantesque, afin que la postérité
mesurât la taille de ses guerriers à celle de leurs
montures.
En sortant de Tarsenal , nous allâmes visiter le
cimetière de Schouzevil ; nous y étions conduits par
un pèlerinage politique : il renferme la tombe de
Kosciusko. C'est un monument formant un carré
long , et sur lequel est écrit cette épitapbe :
TISCIBA
THàDOXI KOSCIUSKO
DKPOSITA DIB XTII OCTOBKIS
M DGCC XTIII.
Gomme la ville n'offrie pas d'autre curiosité , et
que , grâce au somme que j'avais fait au Weissen -
— 188 —
stein , je pouvais prendre 8ur ma nuit , je fis mettre
le cheval à la voiture à huit heures du soir , et j'ar-
rivai à Bienne à une heure du matin.
Pendant que Franeesco frappait à Thôtel de la
Croix blanche , j'examinai une cliarmanle fontaine
qui se trouve sur la «place : elle est surmontée d'un
groupe qui parait dater du xvi® siècle , et qui repré-
sente un ange gardien emportant dans ses bras un
agneau , que Satan essaye de lui enlever. L'allégorie
de Tâme entre le bon et le mauvais principe était
trop évidente pour que j'en cherchasse une autre.
-En i8â6, lorsqu'on creusa autour de cette fon-
taine pour faire un bassin , on trouva une grande
quantité de médailles romaines ; une partie fut
déposée à l'hôtel de ville , et l'autre enfouie , avec
quantité pareille de pièces françaises au millésime
de la même année , sous les nouvelles fondations.
Ce fut l'aubergiste qui me donna ces détails , et cela
dans mon idiome maternel , dont je commençais à
m'ennuyer ; car à Bienne on entre tout à coup et
d'un plein bond dans la langue française , que dix
personnes à peine parlent à Soleure.
Le lendemain à huit heures , mes bateliers étaient
prêts ; j'allai les rejoindre à la pointe qui s'avance
enlreNydau et Yingel; de l'endroit de l'embarque-
ment , nous embrassâmes tout le panorama du petit
lac de Bienne , l'un des plus jolis de la Suisse et qui
est célèbre près des touristes modernes par le
— 189 —
séjour que fit Rousseau dans son lie de Saiot-Pierre.
On aperçoit de loin cette lie , qui se présente sous
le même aspect que celle des Peupliers à Ermenon-
ville , à Vexception , cependant , qu'à Ermenonville
ce sont les peupliers qui sont un peu plus grands
que nie , tandis qu'à Saint-Pierre c'est Tlle qui est
un peu plus grande que les peupliers. Elle est , au
reste , et pour plus de précautions , ceinte d'un mur
de pierres élevé dans le but de lui donner de la con-
sistance , afin que, dans quelque crue du lac, elle
n^aille pas échouer à la plage comme la demeure
flottante de Latone.
Notre navigation , poussée par le vent du nord-
est, était charmante. Au nord la chaîne du Jura ,
couverte de sapins dans ses hautes sommités, de
hêtres et de chênes dans ses moyennes régions,
venait mirer sa pente couverte de vignes et tachetée
de maisons dans l'azur de l'eau. Au midi s'étendait
une chaîne de petites collines sans noms, derrière
laquelle se cachent Berne et Morat , et au-dessus
desquelles regardent comme des géants les pics
neigeux des grandes Alpes ; enfin à l'occident git ,
ombreuse et calme, la petite tle de Saint-Pierre,
et derrière elle la ville de Cerlier , bâtie en amphi-
théâtre , et dont les maisons semblent grimper la
pente de Joliment pour aller s'asseoir sur son plateau.
Peu d'années se passent sans que le lac de Biennc
ne gèle. Cette circonstance atmosphérique a donné
— 190 —
lieu à une coutame assez singulière, de laquelle
mes bateliers n'ont pu me donner d'explication. Le
receveur de Tile Saint-Pierre, qui appartient à
rhôpital de Berne, doit une mesure de noix au
premier qui arrive à File à Taide de la croûte de
glace qui se forme alors sur le lac. C'est presque
toujours un habitant de Glarèse qui remporte ce
prix ; mais aussi peu d'années se passent sans que
l'on n'ait à déplorer la mort de quelque pèlerin
trop pressé, sous lequel la glace à peine formée
encore se brise , et qui disparaît pour ne reparaî-
tre qu'au dégel. Il est vrai que la mesure de noix
vaut huit batz et que huit batz valent vingt -quatre
sous.
Nous abordâmes à Tile Saint-Pierre après une
heure de navigation à peu prè^; nous traversâmes
un beau bois de chênes , nous laissâmes à notre
gauche un petit pavillon, et nous arrivâmes à l'au-
berge, où est la chambre de Rousseau, que le calcul
bien plus que la vénération a conservée telle qu'elle
était lorsqu'il l'habita.
C'est une petite chambre carrée , sans papier et
à solives saillantes , éclairée au midi par une seule
fenêtre donnant sur le lac et d'où la vue par une
échappée s'étend jusqu'aux grandes Alpes. Treize
chaises de paille, deux tables, une commode et un
lit de bois pareil aux tables et aux chaises , un pu-
pitre peint en blanc et un poêle de faïence verte.
— 491 —
en forment tout Tameublement. Une trappe placée
dans un coin communique , à Taide d'une échelle,
aux appartements inférieurs, et peut au besoin ser-
vir d'escalier dérobé.
Quant aux murs, ils sont couverts des noms des
r
admirateurs du Contrat social , de VEmile et de la
Nouvelle Béloîse^ venus de toutes les parties du
monde. C'est une collection de signatures fort
curieuse, à laquelle il n'en manque qu'une seule :
celle de Rousseau.
UN REIJARD ET UN LION.
Comme il suffit d'une demi-heure pour Tisiler
dans tous ses détails l'île de Bienne , et que j'avais
pris mes bateliers pour tout un jour, je me fis con-
duire , par mesure d'économie , à Gerlier, où nous
arrivâmes sur le midi ; nous nous mîmes immédia-
tement en route pour Neufchàtel, que nous décou-
vrîmes au bout de trois heures de marche, en sortant
de Sainl-BIaise.
La ville se présente, de ce côté, sous un point de
vue assez pittoresque, qu'elle doit au vieux château
qui lui a fait, il y a treize ou quatorze cents ans,
donner son nom de Château -Neuf , à une langue de
terre chargée de fabriques qui s'avance dans le lac ,
et aux jardins qui entourent ses maisons et donnent
à chacune d'elles l'aspect d'une villa. Une seule
— 193 —
chose nuit au caractère du paysage, c'est la couleur
jaunâtre des pierres avec lesquelles les murs sont
bâtis, et qui donnent à la ville Tappa^ence d'un
immense joujou taillé dans du beurre.
Nous entrâmes dans Neufcbâtel par une porte de
barricades; elle datait de la révolution de 1851.
Cette révolution , conduite par un homme d'un
grand courage , nommé Bourquin , avait pour but
de soustraire la ville au principat de la Prusse et de
la réunir entièrement â la confédération suisse.
Il est vrai que la position de Neufqhâtel était
étrange, dépendant à la fois d'une république et
d'un royaume ; envoyant deux députés â la diète
helvétique , et payant une contribution à Frédéric-
Guillaume; ayant sa noblesse et son peuple qui
relèvent d'elle , et qui sont royalistes , et sa bour-
geoisie et ses paysans qui ne relèvent que d'eux-
mêmes , et qui sont républicains.
Au moment où j'arrivai à Neufcbâtel, le procès
de propriété se plaidait encore ; les Neufchâtelois «
ignorant ce qu'ils étaient , attendaient de jour en
jour la décision qui les ferait Suisses ou Prussiens ;
cependant les haines étaient en présence , et la gar-
nison du château , au-dessus de la porte duquel les
insurgés avaient été briser la couronne et les pattes
de l'aigle , qui porte sur la poitrine l'écusson fédé-
ratif , n'osait descendre dans la ville ; le soir , des
chansons séditieuses se chantaient à haute voix dans
TOME IV. 17
— 194 —
les rues. Ces chansons étaient un véritable appel
aux armes. Le moment était peu favorable pour
recueillir les légendes ou les traditions; tous les
souvenirs étaient venus se foudre dans celui de la
révolution , et les seuls héros de Neufchâtel étaient,
à cette époque , quelques pauvres jeunes gens , pri-
sonniers en Prusse , dont les noms , localement
célèbres , n'ont pas franchi les murs de la ville pour
laquelle ils se sont dévoués. Aussi ne restai-je qu'une
nuit à Neufchâtel ; d'ailleurs, à l'autre bout du lac ,
m'attendait Granson , avec ses souvenirs héroïques
du XIV® et du xv« siècle.
Nous avons raconté précédemment comment
Othon de Granson , dont l'église de Lausanne garde
le mausolée, fut tué en champ clos, à Bourg en
Bresse» par Gérard d'Estavayer, qui le blessa d'abord
et lui coupa , vivant encore, les deux mains , suivant
les conditions du combat : maintenant il nous reste
«
à dire comment le noble duc Charles de Bourgogne
fut outrageusement battu et défait par Jes bonnes
gens des cantons.
Une grande question se débattait en France vers
la lin du xv® siècle : c'était celle de la monarchie et
de la grande vassalité. Certes , au premier abord et
en examinant les champions qui représentaient les
deux principes , les chances semblaient peu dou-
teuses , et les prophètes superficiels eussent cru pou-
voir prédire d'avance de quel côté serait la victoire»
— 195 —
L'horame de la royauté était un vieillard portant la
tête courbée plutôt encore par la fatigue que par
Tâge , habitant un château fort situé loin de sa capi-
tale , n'ayant autour de lui qu'une petite garde d'ar-
chers écossais, un barbier dont il avait fait son
ministre , un grand prévôt dont il avait fait son exé-
cuteur , et deux valets dont il avait fait ses bour-
reaux. H avait encore auprès de lui des: chimistes et
des médecins italiens et espagnols, qui passaient
leur vie dans des laboratoires souterrains. Ils y pré-
paraient des breuvages étranges et inconnus; de
temps en temps ils étaient appelés par le roi , qu'ils
trouvaient chaque fois agenouillé devant l'image de
quelque saint ou de quelque madone. Le roi et le
chimiste causaient à voix basse , au pied de l'autel,
de choses religieuses et saintes sans doute , car leur
entretien était fréquemment interrompu par des
signes de croix , des prières et des vœux ; puis , un
temps après cette conférence mystérieuse , on en-
tendait dire qne quelque prince révolté contre le
roi , et qui s'apprêtait à faire à la France une rude
guerre , était trépassé subitement, au moment même
où il rassemblait ses soldats ; ou que quelque veuve
de grand baron , dont la grossesse , si elle était bénie
par Dieu , devait perpétuer la race et la puissance
d'une grande maison féodale, était accouchée avant
terme d'un enfant mort. Aussitôt le roi, à qui tout
prospérait ainsi , allait faire un pèlerinage d'actions
— 196 —
de grâce soit au Mont-Saini-Mfchel , soit à la croix
de saint Laud , soit à Notre-Dame-d'Embrun : et l'on
voyait alors sortir de sa tanière , la tête couverte
d'un petit bonnet de feutre , entouré d'images de
plomb , vêtu d'un justaucorps de drap râpé , enve-
loppé dans un vieux manteau bordé de fourrures,
et armé seulement d'une courte et légère épée , ce
poi étrange , qui semblait le dernier des bourgeois
d'une de ses bonnes villes , et que le peuple appelait
le renard du Plessis-les-Tours.
L'bommede la féodalité, au contraire, était un
capitaine dans la force de l'âge , portant haute et
fière sa tête casquée et couronnée ; habitant des
palais magnifiques ou des tentes somptueuses ; tou-
jours entouré de ducs et de princes, recevant comme
un empereur les envoyés d'Aragon et de Bretagne,
les ambassadeurs de Venise et le nonce du pape;
rendant et faisant hautement et publiquement justice
ou vengeance , et frappant en plein soleil de la hache
ou du poignard. Sa préoccupation, à lui, était de
ressusciter, à son profit , l'ancien royaume de Bour-
gogne , qu'on appelait la cour dorée. Il avait en
propre le Maçonnais , le Charolais et l'Auxerrois ; il
comptait forcer le roi René à abdiquer en sa faveur
le duché d'Anjou et le royaume d'Arles; il avait
conquis la Lorraine , il tenait en gage le pays de
Ferrette et une partie de l'Alsace; il avait acheté
pour trois cent mille florins le duché de Gueldres»
— 197 —
il convoitait le duché de Luxembourg ; ii tenait
prêts et exposés dans Téglise de Saint-Maximin le
sceptre et la couronne , le manteau et la bannière ;
celui qui devait le sacrer était choisi , et c^était
Geoi^e de Bade , évêque de Metz; il avait parole de
Tempereur Frédéric III d'être nommé par lui vicaire
général , et , en échange , il lui avait promis sa fille
Marie pour son fils Maximilien. Enfin, il étendait les
bras pour toucher d'une main à TOcéan et de Tautre
à la Méditerranée , et chaque fois qu'il se montrait
à ses futurs sujets et qu'il parcourait son royaume à
venir, c'était sur quelque cheval de guerre dont
l'équipement avait coûté le prix d'un duché, ou
sous quelque dais d'or, humblement porté par
quatre seigneurs ; et alors les peuples qui le regar-
daient passer dans sa magnificence pensaient en
ii^emblant à sa force , à sa puissance et à sa colère ,
et se rangeaient sur son passage en disant : c Mal-
heur à nos villes, malheur à nous ! car voici venir le
lion de Bourgogne, i
Ces deux hommes , qui se trouvaient ainsi en face
l'un de l'autre et prêts à lutter , c'étaient : Louis le
Rusé et Charles le Téméraire.
Voici quelle était la position du roi de France :
Il venait de signer un traité avec le duc de Bre-
tagne , allié incertain qu'il ne maintenait dans son
amitié que par l'or et les promesses : il venait de
renouveler les trêves avec le roi d'Aragon. Il avait
17.
— 198 —
fait assassiner le comte d'Armagoac , qui cherchait
à introduire les Anglais en France, fait avorter la
comtesse qui était enceinte, et s'était emparé du
comté. Il avait empoisonné le duc de Guienne , et
réuni son duché à la couronne; il. avait mis le duc
d'Âlençon en jugement et confisqué ses seigneuries.
Il avait fait exécuter le connétable de Saipt-Pol et
aboli sa charge; il avait fait assiéger le duc de
Nemours dans Cariât ; enfin il venait de marier sa
fille Jeanne à Louis , duc d'Orléans , et sa fille Anne
à Pierre de Bourbon , sire de Beaujeu. En ce mo*
ment , c'est-à-dire vers la fin de Tannée 1475 , il
s'occupait de réconcilier Tarchiduc Sigismond favec
les Suisses, faisant offrir à Tun l'argent nécessaire
pour le rachat de son duché , et aux autres de les
prendre à sa solde. Il envoyait une ambassade au
roi René pour produire les anciennes prétentions
qu'il avait à titre de créancier et d'héritier par sa
mère de toutes les seigneuries et domaines de la
maison d'Anjou , et les nouveaux droits que madame
Marguerite , reine d'Angleterre, qu'il venait de déli-
vrer par la paix de Pecquigny, y avait ajoutés encore
par la cession entière qu'elle avait consentie de tous
ses héritages dans là succession du roi René. Puis ,
tous les troubles apaisés à l'occident et au midi ,
tousses filets tendus à l'orient et au nord , il prétexta
comme toujours un pèlerinage, choisit Notre-Dame-
du-Puy-en-Yclay , qui était célèbre par une image
— 199 —
de la Vierge , sculptée en boig de setim par le pro-
phète Jérémie, et le 19 de février 1476 il partît de
Plesais-les-Toors dans cette sainte intention ; mais
ayant reçu de grandes nouvelles, il s'arrêta à Lyon.
L'araignée était au centre de sa toile.
Voici maintenant quelle était la position du due
de Bourgogne :
Il venait de conclure un traité d'alliance avec
l'Empereur ; il s'était emparé de la Lorraine, il avait
fait son entrée à Nancy /ayant le duc de Tarente ,
fils du roi de Naples , à sa droite , le duc de Clèves
à sa gauche , et à sa suite de comte Antoine , grand
bâtard de Bourgogne , les comtes de Nassau , de
Marie , de Ghimay. et de Gampo-Basso ; il comptait
parmi ses généraux Jacques , comte de Romont ,
oncle du jeune duc régnant de Savoie , et parmi ses
dévoués , Louis , évéqué de Genève ; il avait con-
tracté alliance avec le duc de Milan , au fils duquel
il avait promis sa fille déjà promise au duc de Ga-
labre et à l'archiduc Maximilien. H venait d'obtenir
du roi René la parole qu'il le nommerait son héri-
tier; enfin, disposant du pays de Ferrette qui lui
était cédé en gage par le duc de Sigismond, il y avait
envoyé un gouverneur , Pierre de Hagembach , qui
était un homme de grand courage à la guerre , mais
violent , luxurieux et cruel ; du reste , courtisan dé
l'ambition du duc , et de ses plus amie et de ses plus
fidèles. Tout lui paraissait donc préparé à merveille
•- 200 —
pour faire la guerre au roi de France , lorsque les
mêmes nouvelles qui avaient arréié Louis à Lyoa
arrêtèrent Charles à Nancy.
Comme nous Tavons dit , Pierre de Hagembach
avait été envoyé comme gouverneur dans le pays de
Ferrette. 11 y était insolemment entré suivi de son
armée et précédé de quatre-vingts hommes d'armes
marchant devant lui , portant sa livrée , qui était
blanche et grise , avec des dés brodés en argent
et ces deux mots : Je pa^se. Une des principales
conditions de la mise en gage du pays de Ferrette
était que les libertés des villes et des habitants se-
raient conservées : la première chose que fit le gou-
verneur, au mépris de cet engagement, fut de mettre
un pfenning de taxe sur chaque pot de vin qui se
devait boire. Il interdit la chasse aux nobles ; ce qui
était cependant une prérogative inaliénable , puis-
qu'ils étaient possesseurs libres de leurs terres. IL
donna des bals dans lesquels ses soldats s'emparèrent
des maris, et déchirèrent les habits des femmes
jusqu'à ce qu'elles fussent nues ; il enleva des mai-
sons maternelles de jeunes filles qui n'étaient pas
nubiles encore ; il força des couvents , et donna à
ses soldats comme un butin de guerre les épouses
du Seigneur. Il s'était emparé du château d'Ortem-
bourg et de tout le Yal-de-Viller, qui appartenaient
aux Strasbourgeois. 11 avait fait des courses dans les
principautés des seigneurs de l'Alsace et des bords
— 201 —
da Rhin , et dans les évéchés des prélats de Spire
et de Bàle ; il avait arrêté et mis à rançon un bourg-
mestre de Schaflliausen ; il avait planté Tétendard
de Bourgogne dans la seigneurie de Schenkclberg ,
qui appartenait aux gens de Berne, et lorsque ceux-ci
avaient réclamé contre cette violation des lignes , il
avait répondu que s'ils ne se taisaient pas, il irait
à Berne écorcher leurs ours pour s'en faire des four-
rures ; enfin un de ses lieutenants , le seigneur de
Haendorf , avait fait prisonnier un convoi de mar*
chands suisses qui se rendaient avec leurs toiles à
la foire de Francfort , et les avait conduits au châ-
teau de Schuttern.
De si grandes et si outrageuses insultes ne pou-
vaient durer : les bourgeois de Thann réclamèrent
contre Timpôt et envoyèrent une ambassade de trente
bourgeois au gouverneur ; le gouverneur les fit saisir
par ses soldats et ordonna de leur couper la tête.
Quatre avaient déjà subi ce supplice , lorsqu'au
moment où le bourreau levait Fépée sur le cinquième,
sa femme poussa de tels cris qu'ils émurent les
spectateurs; ceux-ci se précipitèrent vers Fécha-
faud , tuèrent le bourreau avec sa propre épée , et
mirent en liberté les vingt-six bourgeois qui restaient
à exécuter.
De leur côté , les gens de Strasbourg avaient
appris qu'un convoi de marchands qui se rendait
dans leur ville avait été arrêté sur leurs terres , les
— 202 —
marchandises pillées et les marchands conduits au
château de Scbuttem : or ils gardaient déjà rancune
an gouverneur de la prise d'Ortembourg et du Val-
de-Viller , lorsque celle dernière violation de tout
droit combla la mesure, ils se réunirent, s'armèrent,
tombèrent à Timproviste sur la forleresse dont
Hagembach avait fait une prison , délivrèrent les
marchands suisses , et les amenèrent en triomphe ,
après avoir rasé le château du Guessler bourgui-
gnon.
Au milieu de cette effervescence et de ces haines
croissantes , il arriva que Pierre de Hagembach ou-
blia de payer un capitaine allemand qu^il tenait à
sa solde avec deux cents hommes de sa nation.
Celui-ci, qui se nommait Frédéric Woegelin, et qui
était de petite taille et de mince apparence , ayant
d'abord été garçon tailleur , monta chez le gouver-
neur pour réclamer ce qui était dû à lui et à ses
hommes. Hagembach répondit à celte réclamation
en menaçant Frédéric Woegelin de le faire jeter à
la rivière ; le capitaine descendit , fit battre le tam-
l)Our. Hagembach, entendant cet appel à la révolte,
se précipita dans la, rue Tépée à la main pour tuer
rinsolent qui osait lui résister ; mais les soldats alle-
mands présentèrent leurs longues piques , les bour-
geois saisirent des haches et des faux, les femmes
des fourches et des broches ; Hagembach , aban-
donné du peu de soldats qui l'avaient suivi , se sauva
— 203 —
dans une maison ; aussitôt Woegelin Yy poursuivit ,
le fit prisonnier et le remit aux mains du bourg*
mestre. Le même jour les Lombards et les Flamands,
qui tenaient garnison , voyant le gouverneur pris, la
révolie générale, et manquant de chefs pour se
défendre, entrèrent en pourparlers, et demandèrent
à se retirer avec la vie sauve. Celte permission leur
fut accordée. Aussitôt les gens de Strasbourg allèrent
reprendre possession du château d'Ortembourg et
du Val-de-Viller.
Le duc Sigismond, apprenant ces nouvelles , ac-
cepta Targentque lui offraient au nom du roi de France
les villes de Strasbourg et de Bâie , fit' signifier au
duc Charles qu'il tenait ce remboursement à sa dis-
position , et , sans attendre sa réponse , envoya
Hermann d'Eptingen , avec deux cents cavaliers ,
reprendre possession de ses domaines. Le nouveau
landvogt fut reçu avec joie , et tout le pays rentra
incontinent sous la puissance de son ancien seigneur.
Tous ces événements arrivèrent vers le temps de
Pâques , de sorte que les habitants ne firent qu'une
seule fête de la délivrance de leur pays et de la
résurrection de Notre-Seigneur.
Cependant la cause première de tout ce -désordre,
Pierre de Hagembach , avait été transféré de chez
le bourgmestre dans une tour. A peine cette arres-
tation fut-elle connue qu'un grand cri , qui deman-
dait justice et ne formait qu'une seule voix , s'éleva
— 204 —
cle toutes les villes. L'archiduc la leur promit, et,
pour qu'elle fût bien réglée, il décida que des juges,
élus parmi les plus graves et les plus sages, seraient
«à Brisach , où devait s'instruire le procès, envoyçs de
Strasbourg, de Colmar, de Schelestadt, de Fribourg,
en Brisgau , de Bâle , de Berne et de Soleure , et à
ces juges, qui représentaient la bourgeoisie, il adjoi-
gnit seize chevaliers pour représenter la noblesse.
De tous côtés le bruit de ce jugement se répan-
dit, et les villes que nous avons nommées envoyèrent
alors non pas seulement deux juges pour juger ,
mais une partie de leur population pour assister an
jugement. De son cachot , situé au-dessous des
voûtes de la porte, le prisonnier les entendait passer,
et demandait quels étaient ces hommes. Le geôlier
répondait que c'étaient des gens assez mal vêtus, de
haute taille, de puissante apparence, montés sur
des chevaux aux courtes oreilles, et à ces paroles,
Hagembach s'écriait : Mon Dieu Seigneur , ce sont
les Suisses que j'ai tant maltraités; mon Dieu Sei-
gneur , ayez pitié de moi !
Le 4 mai on vint le chercher pour lui donner la
torture : il la supporta , comme un homme fort et
brave qu'il était, sans rien dire autre chose, sinon
qu'il n^avait fait qu'exécuter les ordres qu'il avait
reçus , et que son .seul juge et son- seul souverain
étant le duc Charles de Bourgogne , il n'en recon-
naissait pas d'autre.
— 206 —
Lorsque la question fut terminée on conduisit
Taccusé sur la place où siégeaient les juges ; il y
trouva , outre le tribunal , un accusateur et un avo-
cat ; il fut interrogé pas ses juges, répondit comme'
il avait fait à ses tortionnaires; alors Taccusa leur se
leva et demanda sa mort. Son avocat répondit en
plaidant pour sa vie. Puis , les interrogatoires , le
réquisitoire et le plaidoyer entendus , on Temmena
de nouveau ; les juges restèrent douze heures en
délibération. En6n , à sept heures du soir , les juges
le firent rappeler , et sur la place publique , au mi-
lieu d'un auditoire de trente mille personnes , sous
la voâte du ciel et le regard de Dieu, le tribu-
nal rendit la sentence qui condamnait Pierre de
Hagembach à la peine de mort. Le condamné en«
tendit son arrêt d'un visage impassible, et la seule
grâce qu'il demanda fut d'avoir la tète tranchée.
Alors huit exécuteurs se présentèrent; car les
villes avaient envoyé non-seulement des specta-
teurs et des juges , mais encore des bourreaux. Le
tribunal n'eut donc que le choix à faire : le bour-
reau de Colmar fut préféré , comme étant le plus
adroit.
Alors les seize chevaliers se levèrent à leur tour,
et le plus vieux et le plus irréprochable d'entre eux
demanda, au nom et pour l'honneur de l'ordre,
que messire Pierre de Hagembach fût dégradé de
sa dignité et de ses honneurs. Aussitôt Gaspard
TOME IV. 18
— 206 —
Heuter, héraut deTEmpire, s'avança jusqu'au bord
de Testrade , et dit :
c Pierre de Hagembach , il me déplaît grande-
ment que vous ayez si mal employé votre vie mor-
telle , de façon qu'il vous faut, pour Thonneur de
Tordre , que vous perdiez aujourd'hui la dignité de
la chevalerie ; car votre devoir était de rendre jus-
tice; car vous aviez fait serment de proléger la
veuve et l'orphelin ; car vous vous êtes engagé à
respecter les femmes et les filles et à honorer les
saints prêtres ,.et tout au contraire , à la douleur de
Dieu et à la perte de voire âme, vous avez commis
tous les crimes que vous deviez empêcher ou du
moins punir. Ayant ainsi forfait au noble ordre de
la chevalerie et aux serments jurés, les seigneurs ici
présents m'ont enjoint de vous ôter vos insignes ;
mais , ne vous les voyant pas en ce moment , je me
contenterai de vous proclamer indigne chevalier de
saint George , au nom duquel vous avez reçu l'acco-
lade et avez été honoré du baudrier, i
Puis , après un instant de silence , Hermann d'Ep-
tingen, gouverneur pour l'archiduc, s'approcha à
son tour du condamné , et lui dit :
f En vertu du jugement qui vient de te dégrader
de la chevalerie , je t'arrache ton collier , ta chaîne
d'or, ton anneau , ton poignard et ton gantelet, je
brise tes éperons et je t'en frappe le visage comme
à un infâme. A ces mots il le souffleta , et se retour-
— 207 —
nant vers le tribunal et Tauditoire : Chevaliers, con-
tînaa-t-il, et vous tous qui désirez ledevpoir, gardez
dans votre mémoire cette punition publique, qu'elle
vous serve d'exemple , et vivez noblement et vaiU
lamment dans la crainte de Dieu , dans la dignité de
la chevalerie et dans Thonneur de votre nom. >
Alors Herroann d'Eptingen alla reprendre sa
place ; Thomas Schutz, prévôt d'Einsisheim , se leva
à son tour , et s'adressant au bourreau :
— Cet homme , lui dit-il , est à vous, faites selon
la justice.
Ces paroles dites, les juges et les chevaliers mon-
tèrent à cheval , et le peuple suivit. En tête de toute
cette escorte marchait à pied et entre deux prêtres
Pierre de Hagembach ; il s'avançait à la mort en
soldat, et en chréiien , avec un visage calme et un
cœur pieux. Arrivé à la place où devait se faire
l'exécution ( cette place était une grande prairie aux
portes de la ville ) , il inonta d'un pas ferme sur
l'échafaud , fit signe au bourreau d'attendre que
chacun eût pris sa place pour bien voir ; puis à son
tour il éleva la voix , et dit : c Ce que je plains , ce
n'est ni mon corps qui va mourir , ni mon sang qui
va couler; mais ce que je regrette , ce sont les mal-
heurs que fera ma mort ; car je connais monseigneur
de Bourgogne , et il ne laissera pas ce jour sans
vengeance. Quanta vous dont j'ai été le gouverneur
pendant quatre ans, oubliez ce que j'ai pu vous faire
— 208 —
souffrir par défaut de sagesse ou par malice , rap-
peiez-vous feulement que j'étais homme , et priez
pour moi. i
Alors il baisa le crucifix que lui présenta le prêtre,
et tendit au bourreau sa tête , qui tomba d'un seul
coup.
Cette exécution faite, Tarchiduc Sîgismond , le
margrave de Bade, les villes de Strasbourg, de
Colmar, de Haguenau, de Schelestadt, de Mul-
hausen et de Bade , entrèrent en négociation avec
les ligues suisses , et se réunissant contre le danger
commun , signèrent une alliance pour dix.ans.
Puis les seigneurs de TEmpire, traversant en alliés
cette Suisse dont ils avaient été cent cinquante ans
les ennemis, chevauchèrent jusqu'à Zurich, s'em-
barquèrent sur le lac, et au milieu du concours
d'un peuple immense qui accourait des villes et des^
cendait des montagnes , allèrent pieusement faire
leurs dévotions à Ensielden , au couvent de Notre-
Dame-des-Ermites.
Voilà les nouvelles qu'apprirent à Nancy le duc
de Bourgogne et à Lyon le roi Louis ; elles furent
apportées au premier par Etienne de Hagembach ,.
qui venait lui demander vengeance pour son frère ,
et au second par Nicolas de Diesbach , qui venait
lui demander secours au nom des ligues.
PRISE. DU CHATEAU DE GRANSON.
Le roi de France se hâta de passer an traité avee
les Suisses : il s'engagea à leur donner aide et
secours dans leurs guerres contre le duc de Bour-
gogne , et à leur faire payer dans sa ville de Lyon
vingt mille livres par an ; de leur côté, ils mettaient
un certain nombre de soldats à sa disposition.
Presque en même temps qu'à Louis de France ,
les Suisses envoyaient une ambassade à Charles de
Bourgogne ; mais , au contraire du roi , le duc les
accneillit fort mal , et leur déclara qu'ils eussent à
se préparer à le recevoir ; mais il allait leur faire la
guerre avec toute sa puissance. A cette menace , le
plus vieux des ambassadeurs s'inclina tranquille-
ment , et dit au duc : c Vous n'avez rien à gagner
contre nous , monseigneur : notre pays est rude ,
18.
— 2i0 —
pauvre et stérile ; les prisonniers que vous ferez sur
nous n'auront point de quoi payer de riches rançons,
et il y a plus d'or et d'argent dans vos éperons et
dans les brides de vos chevaux que vous n'en trou-
verez dans toute la Suisse. »
Mais la résolution du duc était prise , et le i 1 jan-
vier il quitta Nancy pour se oieitre à la tête de son
armée : c'était une assemblée royale et dont la puis-
sance aurait pu faire trembler celui des souverains
de l'Europe à qui il lui eût pris l'envie de faire la
guerre ; il avait amené avec lui trente mille hommes
de la Lorraine; le comte. de Romont l'avait rejoint
avec quatre mille Savoyards , et six mille soldats
arrivés du Piémont et du Milanais l'attendaient aux
frontières de la Suisse ; puis d'autres encore de
toutes langues et de toutes contrées , le tout for-
mant, dit Gomines, un nombre de cinquante mille,
voire plus. Il avait sous ses ordres le fils du roi de
Naples , Philippe de Bade , le comte de Romont , le
duc de Clèves , le comte de Marie et le sire de Châ-
teau-Guyon ; il menait à sa suite des équipages qui,
par leur magnificence, rappelaient ceux de ces
anciens rois asiatiques qui, comme lui, venaient
pour anéantir les Spartiates, ces Suisses de l'ancien
monde. Parmi ces équipages étaient sa chapelle et
sa tente ; sa chapelle dont tous les vases sacrés étaient
d'or, et qui contenait les douze apôtres en argent,
une châsse de saint André en cristal, un magni-
— 21i —
fique chapelet da bon dvc Philippe, un livre d'heures
couvert de pierreries , et un ostensoir d'un merveil-
leux travail et d'une incalculable richesse; enfin sa
tente , qui était ornée de Técusson de ses armes
formé d'une mosaïque de perles , de saphirs et de
rubis, tendue de velours rouge broché d'un lierre
courant dont le feuillage était d'or et les branchages
de perles , et dans laquelle le jour entrait par des
vitraux coloriés , enchâssés dans des baguettes d'or.
C'est dans cette tente , qui renfermait ses armures,
ses épées et ses poignards , dont les poignées élin-
celaient de saphirs , de rubis et d'émeraudes , ses
lances , dont le fer était d'or et les manches d'ivoire
et d'ébène , toute sa vaisselle et ses joyaux , son
sceau , qui pesait deux marcs , son collier de la
Toison, son portrait et celui du duc son père, c'est
dans cette tente , dis-je , où le jour il recevait les
ambassadeurs des rois sur un trône d'or massif, et
que le soir, couché sur une peau de lion , il se fai-
sait lire rhistoire d'Alexandre dans un magnifique
manuscrit , dans lequel sa ressemblance et celle des
seigneurs de sa cour avait été substituée à celle du
vainqueur de Porus et des capitaines qui , après lui,
devaient se partager son empire. Cependant son
héros de prédilection était Ânnibal , et s'il n'avait
pas mis, disait-il , Tite-Live dans une cassette d'or ,
comme avait fait Alexandre pour Homère, c'est
qu'il renfermait Tite-Live tout entier dans son cœur.
— 212 —
qui était le plus noble tabernacle qui se pût trouvet'
dans la chrétienté.
Autour de la chapelle et du pavillon royal , dont
le service était fait par des valets , des pages et des
archers aux habits éclatants de dorures , s^élevaient
quatre cents tentes où logeaient tous les seigneurs
de sa cour et tous les serviteurs de sa maison ; puis
venaient ses soldats, qui , forcés de camper, vu leur
grand nombre , mettaient le feu aux villages pour
se chauffer; car, nous Pavons dit , la saison était
encore rigoureuse ; puis enfin , pour les besoins et
les plaisirs de cette multitude, suivaient, au nombre
de six mille , les marchands de vivres , dfe vin et
d'hypocras , et les filles de joyeux amour. Le bruit
de cette multitude , qui retentissait dans les vallées
du Jura , s'étendit bien vite dans les montagnes des
Alpes. Le vieux comte de Neufchàtel , le margrave
Rodolphe, dont le fils, Philippe de Bade, était
dans Tarmée du duc , et qui était allié des Suisses ,
du haut de la Hasenmalt et du Rothiflue vit s'avancer
toute cette puissance ; il fit aussitôt venir cinq cents
de ses sujets , plaça des garnisons dans les châteaux
qui commandaient les défilés, remit sa ville de Neuf-
chàtel aux mains des messieurs des ligues , et s'en
alla à Berne, où les confédérés avaient établi le
centre de leurs opérations. Les gens de Berne , aux
nouvelles qu'il leur apporta, virent qu'il n'y avait pas
de temps à perdre ; ils écrivirent aussitôt à leurs
— 2ri5 —
eonfédérés des ligues suisses et à leurs nouveaux
alliés d'Allemagne pour leur demander aide et se-
cours, i Pensez, disaient-ils aux derniers, que nous
parlons le même langage , que nous faisons partie
du même empire ; car , tout en combattant poifr
notre indépendance, nous ne nous croyons pas sépa-
rés de TEmpereur ; d'ailleurs, en ce moment , notre
cause est commune : il s'agit de préserver FÂlle-
magne et l'Empire de cet homme dont l'esprit ne
connaît nul repos et les désirs aucune borne. Nous
vaincus , c'est vous qu'il voudra mettre sous sa
domination. Envoyez-nous donc des cavaliers , des
arquebusiers y des archers, de la poudre, des canons
et des coulevrines, afin que nous puissions nous
délivrer de lui. Au reste y nous avons bon espoir
que l'aflaire ne sera pas longue et finira bien, i Ces
lettres écrites » Nicolas de Scharnachtal , avoyer de
Berne, alla seplacer àMorat avec huit mille hommes :
c'était tout ce que les Suisses avaient pu rassembler
jusque-là.
Cependant le comte de Romont était entré sur
les terres de la confédération par Jongue , que les
Suisses avaient laissé sans défense; puis aussitôt il
avait marché sur Orbe, dont les Suisses se retirèrent
aussi volontairement et devant lui ; enfin il était
arrivé devant Iverdun , avait établi son siège autour
de la ville , située à l'extrémité sud-ouest de Neuf-
chàtel, et se préparait à lui donner l'assaut le len-
— 214 —
demain , lorsque pendant la nuit on introduisit un
moine de Saint- François dans sa tente ; il venait,
au nom du parti bourguignon et de ceux des bour-
geois d'Iverdun qui regrettaient d'être passés sous la
domination suisse , offrir au comte le moyen de
pénétrer dans la ville. Ce moyen était facile à faire
comprendre et plus facile encore à exécuter : deux
maisons bourguignonnes touchaient aux remparts ,
leurs caves adhéraient aux murailles ; il n'y avait
qu'à percer un trou , et par ce trou à introduire les
gens du comte de Romont.
La proposition offerte fut adoptée : dans la nuit
du 12 au 13 janvier , au moment où la garnison , à
l'exception des sentinelles et des hommes de garde,
dormait de son premier sommeil, les soldats du comte
de Romont furent introduits , et se répandirent aus-
sitôtdans les rues en criant, Bourgogne ! Bourgogne !
ville gagnée ! Aux cris et au bruit des trompettes qui
les accompagnaient , la vUle s'emplit de tumulte ;
les Suisses sortirent à moitié nus des maisons ; les
Bourguignons voulurent y entrer : on se battit dans
les rues , sur le seuil des portes , dans l'intérieur des
appartements. Entin , grâce au mot d'ordre de la
nuit, répété à haute voix dans une langue que leurs
ennemis ne comprenaient pas, les Suisses parvinrent
à se rassembler sur la place , et de là , sous la con-
duite de Hamsen Schurpf , de Lucerne , se faisant
jour à travers les Bourguignons à l'aide de leurs
— 215 —
longues piques , ils firent leur retraite vers le châ-
teau , où les reçut Hans MûUer , de Berne , qui en
avait le ^commandement.
Le comte Romont les suivait à la portée du trait ;
il commença le siège du châieau, dans lequel la
famine ne devait pas tarder à l'introduire; car,
outre qu'il était assez mal approvisionné , le temps
ayant manqué pour faire venir des vivres salés , le
nouveau renfort de garnison qui venait d'y entrer
devait promptement mener à fin le peu qu'il y en
avait. Les Suisses ne perdirent cependant pas cou-
rage , ils démolirent ceux des bâtiments qui n'étaient
pas strictement nécessaires, transportèrent leurs
décombres sur les murailles, et, lorsque le comte
de Romont voulut tenter l'escalade , ils firent pleu-
voir sur ses soldats cette grêle meurtrière que Dieu
avait envoyée aux Âmorrhéens. Alors le comte de
Romont, voyant l'impossibilité d'escalader les mu-
railles , fit combler les fossés avec de la paille , des
fascines et des sapins tout entiers ; puis , lorsqu'il eut
entouré la ville de matières combustibles, il y fit
mettre le feu , et en moins d'une demi-heure la
forteresse eut une ceinture de flammes , au-dessus
desquelles les plus hautes tours élevaient à peine
leurs têtes.
Les Bourguignons eux - mêmes regardaient ce
s|)ectacle avec une certaine terreur , lorsqu'une des
portes s'ouvrit , le pont-levis s'abaissa au milieu des
— 216 —
flammes^ comme une jetée da Tartare, et la gar-
nison tout entière tomba sur les spectateurs, qui,
mal préparés à cette sortie, prirent la fuite en
désordre , entraînant avec eux le comte de Romont
blessé. Une partie des assiégés alors , sans perdre
de temps , éteignit Tincendie , tandis ' que Tautre
se répandait par la ville, entrait dans les maisons,
ramassait à la hâte les vivres de ses ennemis , et
rentrait dans la citadelle avec cinq canons et trois
voitures de poudre. Le lendemain les Bourguignons,
mal remis encore de cette surprise , entendirent les
assiégés pousser de grands cris de joie ; en même
temps ils virent arriver par la route de Morat un
renfort d'hommes , que Nicolas de Scharnachtal
envoyait au secours de la garnison. Ils prirent ces
hommes pour Tavant-garde de Farmée confédérée ,
et, craignant d'être enfermés entre deux feux, ils
abandonnèrent Iverdun. Les habitants , qui étaient
Bourguignons dans le cœur, suivirent Farmée. La
nuit suivante, la ville entière fut livrée aux flammes,
et , à la lueur de cet immense incendie, les Suisses,
avec leur artillerie, bannières déployées, trompettes
en tête , se retirèrent au château de Granson , que
que Ton était convenu de défendre jusqu'à la der-
nière extrémité.
Ils y étaient à peine enfermés qu'arriva toute
Farmée du duc : il avait quitté Besançon le 6 février,
était arrivé à Orbe le 11, y était resté plusieurs jours,
^ 217 —
et, le 49 au matin, il était vena poéer son camp
devant la ville , dont il avait résolu de faire lui-même
le aiége. Le même jour, il tenta un assaut, dans lequel
il fut repoussé et perdit deux cents hommes ; cinq
jours après , il en ordonna un autre, s'avança malgré
les machines jusqu'au pied du rempart , contre le-
quel il avait déjà fait dresser les édielles , lorsque
les. Suisses ouvrirent les portes, sortirent comme ils
l'avaient fait à Iverdun , renversèrent les écheleurs
et tuèrent quatre cents Bourguignons. Le duc chan-
gea alors de place : il établit des batteries sur les
points élevés et foudroya le château. Dans cette
extrémité , George de Stein , commandant de la
garnison , tomba malade ; Jean Tiller , chef de Far-
tillerie , fut tué sur une coulevrine qu'il pointait lui-
même ; enfin le magasin à poudre , soit par impru-
dence , Soit par trahison, prit feu et sauta ; de sorte
que la garnison en vint à un état si désespéré , que
deux hommes se dévouèrent , sortirent nuitamment,
traversèrent le lac à la nage , au milieu des barques
des Bourguignons , et coururent à Berne demander
secours au nom de la garnison de Granson.
Mais ils arrivaient trop tôt. Les hommes des
vieilles ligues n'avaient point encore répondu à
l'appel de leurs frères , les secours de l'Empire
n'étaient point encore arrivés : Berne en était encore
réduite à son noyau d'armée, dont Nicolas de Schar-
nachtal avait été nommé chef. La moindre tentative
DUMAS. — IMPR. DE VOYAGE. — T. IV. 19
— 218 —
kuprudenle brbait l'espoir qui reposait sur ceCle
petite troupe prête à se dévouer , non pas pour se-
courir un château , mais pour sauver la patrie. Mes-
sieurs de Berne se contentèrent donc d'envoyer un
convoi de vivres et de munitions. Ce convoi arriva à
Ëstavayer; mais la ville de Granson était bloquée
du côté du lac comme du c6té de la terre , et Henri
Dittlinguer , qui commandait cette expédition inu-
tile y aperçut de loin la forteresse démantelée à
moitié , vit les signaux.de détresse, maïs ne put se
hasarder , avec sa faible escorte , à lui porter aucun
secours.
Ce fut un coup terrible porté à la garnison , qui
un instant avait repris courage , que cette impuis-
sance de leurs frères à les soulager. Alors les dis-
sensions commencèrent à éclater entre les chefs :
Jean Weiller , qui avait succédé à George de Stein,
demanda que Ton se rendit, tandis que Hans Mûller,
le capitaine dlverdun , qui commandait toujours la
brave garnison qui s'était si bien défendue , donna
Tordre exprès de n'ouvrir ni portes ni poterne sans
l'ordre de messieurs des Alliances.
Sur ces entrefaites, et au milieu de ces débats, un
gentilhomme de l'Empire se présenta de la part du
margrave Philippe de Bade , venant offrir à la gar-
nison des conditions honorables : c'était un homme
du pays , parlant la langue allemande. Cette con-
fraternité d'idiome disposa la garnison en sa faveur ;
- 219 —
«on discours acheva par la terreur ce que sa pré-
sence avait commencé. Selon lui , Fribourg avait été
mis à feu et à sang , on avait tout égorgé sans misé-
ricorde , depuis le vieillard touchant à la tombe
jusqu'à Tenfant dormant au. berceau ; les gens de
Berne , au contraire , qui avaient demandé humble-
ment merci à monseigneur, et qui lui avaient ap-
porté les clefs de leur ville sur un plat d'argent ,
avaient été épargnés ; quant aux Allemands du bord
du Rhin , ils avaient rompu Talliance , il ne fallait
donc pas compter sur eux. La garnison avait certes
assez fait à Iverdun et à Granson pour sa gloire per-
sonnelle et pour le salut de la patrie, qu'elle n'avait
pu sauver; monseigneur était grandement émer-
veillé de sa vaillance , et , au lieu de les en punir ,
il leur promettait récompenses et honneurs. Toutes
ces offres étaient garanties sur Thonneur de mon
seigneur Philippe de Bade.
Il y eut alors grande émotion parmi les assiégés :
Hans Mûllcr persista dans son opinion qu'il fallait
s'ensevelir sous les ruines du château plutôt que de
se rendre; il citait Briey , en Lorraine, où le duc
avait fait de pareilles promesses qu'il n'avait pas
tenues. Mais son adversaire Jean Weilier lui répon-
dit que, cette fois, monseigneur Philippe garantissait
le traité ; il lui démontra l'impossibilité de résister à
une si grande puissance , qu'elle couvrait à perte
de vue les plaines, les campagnes et les vallées. En
— 220 —
ce moment, quelques soldats, gagnés par des femmes
de joyeuse vie , qui du camp bourguignon avaient
passé dans la ville , se révoltèrent, criant que Fheure
était venue de se rendre quand tous les moyens de
défense étaient épuisés. HansMûller voulutrépondre;
mais sa voix fut couverte et étouffée par les mur-
mures. Weiller profita de ce moment pour emporter
la reddition : on donna cent écus au parlementaire,
afin d'acquérir sa protection , et sous sa conduite la
garnison sans armes sortit du château, et s'achemina
vers le camp , se remettant entièrement à la miséri-
eorde du duc de Boui^ogne.
Charles entendit une grand rumeur dans son
armée ; il s'avança aussitôt sur le seuil de sa tente ,
et alors il vit venir à lui les huit cents hommes de
Granson. — Par saint George , dit-il à ce spectacle ,
auquel il était loin de s'attendre , quelles gens sont
ces gens-ci ? que viennent-ils demander , ou quelles
nouvelles apportent-ils ?
—Monseigneur, dit le fatal ambassadeur, qui avait
si bien réussi dans sa mission , c'est la garnison da
château, qui vient se rendreà votre volonté et à votre
merci.
— Alors, dit le duc , ma volonté est qu'ils soient
pendus, et ma merci est qu'on leur accorde le
lemps de demander à Dieu le pardon de leurs
péchés.
A ces mots et sur un signe du duc , les prison-
— 221 —
niers furent entourés , divisés par dii , par quinze
et par vingt ; on leur lia les mains derrière le dos ,
et Ton en fil deux parts , une pour être pendue ,
Tautre pour être noyée, La garnison de Granson
fut destinée à la corde, et celle d'Iverdun à la
noyade.
On signifia ce jugement aux Suisses , ils Técou-
tèrent avec calme. A peine fut-il prononcé que
Weiller s'agenouilla devant Mûller , et lui demanda
pardon de l'avoir entraîné dans sa perte ; Mûller
le releva , Tembrassa aux yeux de toute Tarmée ,
et nul ne pensa à reprocher sa mort à Tautre.
Alors arrivèrent les gens d'Estavayer , que les
Suisses avaient fort maltraités trois ans auparavant,
et ceux d'I Verdun , dont ils venaient de brûler la
ville ; ils accouraient réclamer Toffice de bourreaux,
leur demande leur fut accordée. Une heure après ,
Texécution commença.
On mit six heures à pendre la garnison de Gran-
son à tous les arbres qui entouraient la forteresse ,
et dont quelques-uns furent chargés de dix ou douze
cadavres; puis, cette exécution terminée, le duc
dit : — A demain la noyade, il ne faut pas user tous
les plaisirs en un jour.
Le lendemain , après le déjeuner , le duc monta
dans un barque richement préparée : elle avait des
tapis et des coussins de velours et des voiles brodées;
son pavillon de Bourgogne flottait au màt. Elle forma
19.
— 222 —
le centre d'un grand cercle , formé de cent autres
barques chargées d'archers ; au milieu de ce cercle
on amena les prisonniers , et les uns après les
autres on les précipita dans le lac , et , lorsqu'ils
revenaient à la surface , on les assommait à coups
d'aviron, ou on les perçait à coups de flèche.
Tous moururent en martyrs et sans qu'un seul
demandât merci ; ils étaient plus de sept cents.
LA BATAILLE.
Pendant que celte terrible exécution «'opérait ,
les confédérés rassemblaient leurs troupes : à Nicolas
de Scliarnachtal et à ses huit mille Bernois étaient
venus se joindre Pierre de Faucigny de Fribourg ,
avec cinq cents hommes ; Pierre de Romestal, avec
deux cents de Bienne ; Conrad Vogt, avec huit
cents de Soleure. Alors Nicolas de Schamachtal se
hasarda à faire un mouvement, et se porta sur
Neufchàtel. A peine y fut-il , que Henri Goldli Ty
joignit avec quinze cents hommes de Zurich , de
Baden , de TArgovie » de Baumgarten et des pays
d'alentour qu'on nommait les bailliages libres ; puis
Petermann Rot , avec huit cents hommes de Bâle ;
Hasfurter, avec huit cents de Luceme ; Raoul Re-
ding, avec quatre mille des vieilles ligues allemandes.
— 224 —
qui comprenaient Scbwiiz , Uri, Unterwalden, Zug
et Glaris ; puis le contingent de ia commune de
Strasbourg, qui se composait de quatre cents cava-
liers et de douze cents arquebusiers , sans compter
deux cents cavaliers armés par Févêque ; puis les
gens des communes de Saint-Gaii, de Schaffhausen
et d'Appenzell; puis enfin Hermann d'Ëptingen,
avec les bommes d'armes et les vassaux de Parcbiduc
Sigismond.
Le duc apprit Tapprocbe de cette nuée d'enne-
mis ; mais il s'en inquiéta peu, car, réunis tous en-
semble, ils formaient à peine le tiers de son armée;
encore la plupart d'entre eux méritaient-ils à peine
le nom de soldats ; il n'en prit pas moins quelques
précautions stratégiques. Il s'avança avec les arcbers
de sa garde pour prendre le vieux cbàteau de Vaux -
Marcus, qui commandait le chemin de Granson à
N«Hifchâtel , fort resserré en cet endroit entre les
montagnes et le lac; mais, au lieu de rencontrer
dans le seigneur qui le commandait la résistance
que le comte de Romont avait éprouvée à Iverdun
et lui-même à Granson , il vit à son approche les por-
tes de ia forteresse s'ouvrir, et le seigneur de Vaux-
Marcus , sans armes et sans suite , vint au-devant de
lui , s'agenouilla comme devant son maître et sei-
gneur, lui demandant la faveur de ses bonnes grâces
et du service dans son armée. L'un et l'autre lui
furent accordés; cependant le difc jugea .prudent de
— 225 —
remployer autre part que dans sa seigneurie : il le
fit en conséquence sortir avec la garnison , et mit
en son lieu et place le sir George de Rosembos et
cent archers pour garder le château rendu et les
hauteurs environnantes.
Les Suisses , de leur côté , s'avançaient , venant
de Neufchâtel , et se rangeaient derrière la Reuss ,
petite rivière torrenteuse , qui prend sa source au
temple des Fées , et se jette dans le lac entre Labiel
et Co^taillod. Les Suisses marchaient pas à pas et
timidement, ignorant où ils rencontreraient leurs en-
nemis; quant aux Bourguignons, pleins de confiance,
ils avaient négligé d*éclairer leur armée, se reposant
sur sa force et sur son nombre.
Le 1^ mars , les Suisses passèrent la Reuss , et
s'avancèrent vers Gorgier ; le 2 , après la messe en-
tendue dans le camp de messieurs de Lucerne , les
hommes de Schwitz et de Thun , qui formaient ce
jour-là Tavant-garde , prirent un chemin dans la
montagne, laissèrent le château de Yaux-Marcus à
gauche, et, arrivés sur la hauteur, ils rencontrèrent
le sire de Rosembos et soixante archers. La rencon-
tre fut le signal du combat : les archers lancèrent
leurs flèches ; les Suisses , armés seulement de
leurs épéeset de leurs piques, continuèrent de mar-
cher , cherchant le combat corps à corps , le seul
dans lequel ils pussent rendre à leurs ennemis le
dommage qu'ils en recevaient. Les archers, trop
— 226 —
faibles pour soutenir le clioc, reculèrent; les gens
de Thun et de Schwitz atteignirent le point )e phis
élevé des hauteurs de Vaux-Marcus , et de là ils
aperçurent toute Tarmée bourguignonne en ordre de
marche , rangée au bord du lac en avant de Concise,
et de son aile gauche enobrassant la montagne comme,
eût fait la corne d'un croissant. Ils s^arrêlèrent aus-
sitôt , examinèrent bien la position de leur ennemi ,
et renvoyèrent derrière eux quatre hommes pour la
faire Connaître aux corps différents, et leur servir de
guide , afin qu'ils débouchassent par les points les
plus importants. De son côté, le duc aperçut cette
avant-garde , et, croyant que c'était toute Tarmée ,
il quitta le petit palefroi qu'il montait , se fit amener
un grand cheval gris , tout couvert de fer comme
son maître, et s'élançant sur lui : — Marchons à ces
vilains , cria-t-il, quoique de pareils paysans soient
indignes de chevaliers comme nous.
La première troupe que rencontrèrent les quatre
messagers fut celle commandée parNicol^sde Schar-
nachtal : aussitôt que le brave avoyer apprit que le
combat était engagé , il ordonna à ses soldats de
doubler le pas , et arriva au secours des gens de
Thun et de Schwitz an moment même où Tarmée
bourguignonne s'ébranlait de son côté. Cette avant-
garde , quoique à peine nombreuse de quatre mille
hommes , ne voulut pas avoir l'air de craindre le
choc; elle descendit en belle ordonnance , d^on pas
227 —
rapide, ma sen eonservant ses rangs, vers une
petite plaine au milieu de laquelle s'élevait la char-
treuse de laLanee. Les Suisses s'appuyèrent à cette
chartreuse; puis, comme on entendait les chants
des moines qui disaient la messe , les confédérés
firent planter en terre piques , bannières et éten-
dard , se mirent à genoux, et prenant leur part de
la messe qui se disait et qui pour tant d'hommes
devait être un service funèbre, ils commencèrent
leur prière.
. Comme en ce moment le duc n'était éloigné d'eux
qu'à portée du trait , il se méprit à leur intention ,
et s'avançant sur son front de bataille : — Par saint
George! s'écria-t-il , ces canailles crient merci !...
Gens des canons, feu sur ces vilains!... Au même
instant les gens des canons obéirent; on entendit le
bruit d'une décharge; l'armée bourguignonne fut
enveloppée de fumée , et les messagers de mort allè-
rent fouiller les rangs agenouillésdesgensde la ligue^
qui, quoiquequelques-uns de leurs parents et de leurs
amis se fussent couchés auprès d'eux , sanglants et
mutilés , continuèrent leur prière. En ce moment ,
la cloche du couvent sonna le lever-Dieu ; l'armée
suisse s'inclina plus bas encore , car chacun faisait
son acte de contrition et demandait au Seigneur de
le recevoir dans sa grâce. Le duc de Bourgogne ,
qui ne comprenait rien à cette humilité , ordonna
une seconde décharge ; les canonniors obéirent , et
— 228 —
ïe» boalets de pierre vinrent une seconde fois sil-
lonner les rangs des pieux soldats, qui croyaient
que ceux qui seraient tués dans un pareil moment
leur seraient plus secourables au ciel par la prière
qu'ils ne pourraient Têtre sur la terre par leurs
armes.
Mais , cette fois , lorsque le vent eut chassé la
fumée , le duc aperçut les Suisses debout et s'avan-
çant vers lui ; car la messe était finie.
Ils venaient d'un pas rapide , formant trois batail-
lons carrés , tous hérissés de piques ; dans les inter-
valles de ces bataillons des pièces d'artillerie ,
marchant du même pas qu'eux , faisaient feu tout
en marchant , et les ailes de ce dragon immense ,
qui jetait des éclairs , de la fumée et du bruit , com-
posées de gens armés à la légère et commandés par
Félix Schwarzmurer de Zurich et Herman de Mul-»
linen , battaient d'un côté la montagne et de l'autre
s'étendaient jusqu'au lac.
Le duc de Bourgogne appela sa bâiinière , la fit
placer devant lui , mit sur sa tête un casque d'or
avec une couronne de diamants , et , voulant atta-
quer le vautour par le bec, il marcha droit au bataillon
du milieu , commandé par Nicolas de Scbarnachtal ;
le sire de Ghàteau-Guyon attaqua le bataillon de
gauche, et Louis d'Aimeries le bataillon de droite.
Le duc de Bourgogne s'était avancé si imprudem-
ment qu'il n'avait ave(i lui que son avant-garde ; à vrai
, — 229 —
dire , elle était composée de l'élite de sa chevalerie ;
aussi le choc fut-il terrible.
Il y eut un instant de mêlée où Ton ne put rien
voir ; Tartillerie ne tirait plus , car les canonnier»
ne pouvaient distinguer les amis des ennemis. Le duc
de Bourgogne et Nicolas de Scharnachtal se rencon-
trèrent : c'étaient le lion de Bourgogne et Tours de
Berne ; ni Tun ni Tautre ne reculèrent d'un pas; les
deux corps d'armée semblaient immobiles.
Le sire de Ghâteau-Guyon , qui commandait la
belle chevalerie du duc , et qui outre son courage
avait encore grande haine contre les Suisses , qui
lui avaient dérobé toutes ses seigneuries, s'était jeté
en désespéré contre le bataillon de gauche ; aussi
l'avait-il rompu , et y avait-il pénétré comme un
coin de fer dans un bloc de chêne. Déjà il n'était
plus qu'à deux pas de la bannière de Schwitz , déjà
il étendait la main pour la saisir ; mais enlre lui et
cette bannière il y avait encore un homme , c^était
Hans in der Grub , de Berne. Il leva une épée large
comme une faux et pesante comme une massue ; l'épée
gigantesque tomba sur le casque du sire de Château*
Guypn : il était iKune trop bonne trempe pour être
entamé ; ^nais la force du coup était telle , que le
chevalier, assommé comme sous un marteau, tomba
de cheval. En même temps, Henri Ëlsener, de
Lucerne, s'emparait de l'étendard du sire de Ghàteau-
i^uyon.
TOME IV. 20
— 230 —
 droite , la chance était encore plus mauvaise
aux Bourguignons : au premier choc « Louis d'Âime-
ries avait été tué , Jean de Lalain lui avait succédé,
et il avait été tué aussi ; alors le duc de Poitiers avait
repris le commandement , et il avait été tué encore.
Ainsi de ce côté les Bourguignons , non-seulement
n^avaient eu aucun avantage , mais avaient même
perdu beaucoup de terrain ; de sorte que c'était
maintenant Taile gauche des Suisses qui s'étendait
au bord du lac , et débordait Paile droite du duc de
Bourgogne ; le même mouvement s'opéra à l'autre
aile lorsque le sire de Chàteau-Guyon fut tombé.
Alors ce fut le duc Charles qui se trouva en danger;
Saint-Sorlin et Pierre de Lignaro étaient tombés à
ses côtés ; son porte-étendard avait été abattu , et il
avait été obligé de reprendre lui-même sa bannière
pour qu'elle ne tombât point aux mains des ennemis :
force lui fut donc de battre en retraite et de reculer,
et c'est ce qu'il fit , mais pied à pied , frappant et
frappé sans relâche, et cela pendant une lieue, c'est-
à-dire de Concise au bord de l'Arnon. Là le duc
retrouva son camp et son armée ; il changea de casque
et de cheval , car le casque était tout bosselé , un
coup de masse en avait brisé la couronne, et le cheval
tout sanglant pouvait à peine se soutenir ; puis ce
fut lui à son tour qui revint à la charge.
Au même moment , à sa gauche , au sommet des
collines de Champigny et de Bonvillars , le duc vil
— 231 —
apparaître une nouvelle troupe d'ennemis du double
au moins de celle qui Favait si rudement ramené :
elle descendait rapidement et avec bruit , faisait feu
tout en courant de son artillerie , et dans les inter-
valles des décharge criant tout d'un cri : Granson ,
Oransôn î. . . 11 se retourna alors pour faire face à ces
nouveaux ennemis, qui n'avaient pas encore pris part
au combat et qui arrivaient frais et terribles ; mais à
peine la manœuvre qu'il avait ordonnée était-elle
accomplie , que d'un autre côté on entendit le son
des trompes des hommes d'Uri et d'Unterwalden.
Cétaient deux cornes gigantesques, qui avaient été
données à leurs pères , Tune par Pépin , et l'autre
par Charlemagne , lorsque ces Titans de la monar-
chie franque avaient traversé la Suisse, et qu'à cause
de leurs mugissements on avait nommées la vache
d'Unterwalden et le taureau d'Uri. Ace bruit inconnu
et terrible le duc s'arrêta : — Qu'est-ce donc que
ceux-ci? s'écria-l-il.
— Ce sont nos frères des vieilles ligues suisses
<]ui habitent les hautes montagnes , et qui tant de
fois ont mis en déroute les Autrichiens, répondit un
prisonnier qui avait entendu la question : ce sont les
gens de Glaris, d'Uri et d'Unterwalden... Malheur
à vous , mouseigneur, car ce sont les gens de Mor-
garten et de Sempach.
— Oui , oui , malheur à moi , dit le duc , car, si
leur simple avant-garde m'a donné tant de mal, que
sera-ce qoaRd je vais avoir affaire à toute Tarmée ?
En effet , toute rarmée attaquait le camp du duc
par trois càtés différents , et au premier choc cette
multitude de femmes et de marchands , se jetant au
milieu des hommes d'armes, mil le désordre parmi
les Bourguignons. Déjà le camp avait été trouhlé de
la retraite du duc et de ses meilleurs hommes d*ar*
mes ; puis , à Taspect de ces enfants des montagnes
aux cris sauvages , les Italiens les premiers prirent
épouvante et s'enfuirent. Peu de temps après , de
trois côtés à la fois , les canonnades éclatèrent , et
les boulets des coulevrines creusèrent celte foule ,
trois fois plus considérable , il est vrai , que ceux
qui ratiaquatent , mais qui , ne s'attendant pas à ôtre
attaquée , n'était pas à ses rangs , n'avait point ses
chefs , et n'entendait point les ordres. Le duc courait
avec de grands cris par cette masse tremblante, acca^
blait les soldats d'injures, les frappait à coups d'épée,
chargeait avec quelques-uns des plus braves et des
plus fidèles les ennemis les plus avancés , puis rêve-
nait à ses troupes , qu'il retrouvait plus émues et
plus désordonnées encore que lorsqu'il les avait quit-
tées. Enfin chacun se mit à fuir de son côté, sans que
rien pût le retenir, poussé d'une terreur panique,
les uns dans la montagne, les autres par le lac, ceux-là
sur la grande route ; si bien que le duc resta le der-
nier sur le champ de bataille , avec cinq de ses ser-
viteurs , jusqu'à ce que , voyant tout perdu , il se
— 253 —
tqU à fuir à son tour, suivi de son bouffon , qui galo*
^ait sur son petit cheval , et criaitd'nne voix comique
et lamentable à la fois : — Oh ! monseigneur, monsei-
gneur ! quelle retraite ! et comme nous voilà anni-
balésl
Et le duc courut ainsi sans s'arrêter pendant six
heures, jusqu'à la ville de Jongue, dans le passage
du Jura.
Aussitôt que le champ de bataille fut vide d'en-
nemis , les Suisses tombèrent à genoux et remerciè-
rent Dieu de leur avoir accordé une si belle victoire;
puis procédèrent régulièrement au pillage du camp.
Car le duc Charles avait tout abandonné , tente,
chapelle , annes , trésors et canons ; et cependant
quelque temps encore , à Texception des engins de
guerre, les Suisses furent loin de se douter de la
valeur de leur prise : ils prenaient les diamants pour
du verre , Tor pour du cuivre et l'argent pour de
l'étain ; les tentes de velours , les draps d'or et de
damas , les dentelles d'Angleterre et de Malines ,
furent divisés entre les soldats , puis coupés à l'aune
comme de la toile , et chacun en emporta sa part.
Le trésor du duc fut partagé entre les alliés : tout
ce qui était argent fut mesuré dans des casques, tout
ce qui était or fut mesuré à la poignée.
Quatre cents pièces de canon , huit cents arque-
buses , cinq cent cinquante drapeaux et vingt-sept
bannières furent divisés entre les villes qui avaient
20.
— 234 —
fourni des soldats à la confédération ; Berne eut de
plus la châsse de cristal , les apôtres d'argent et les
vases sacrés , comme étant la ville qui avait pris le
plus de part à la victoire.
Un soldat trouva un diamant gros comme une
noix dans une toute petite boite entourée de pierres
fines ; il jeta le diamant , qu'il prit pour un morceau
de cristal comme il en avait ramassé parfois dans la
montagne , et garda laboUe. Cependant , après avoir
fait une centaine de pas , il se ravisa et revint le
chercher; il le retrouva sous la roue d'un chariot,
le ramassa et le vendit un écu au curé de Mootagnis.
Il passa de là dans les mains d'un marchand nommé
Barthélémy, qui le vendit à la république de Gênes,
qui le revendit à Louis Sforce, dit le More. Après la
mort de ce duc de Milan et la chute de sa maison ,
Jules 11 l'acheta pour la somme de vingt mille ducats.
Il avait orné la couronne du Grand Mogol et brille
aujourd'hui à la tiare du pape. Ce diamant est estimé
deux millions.
A l'eiidroit où le premier choc avait eu lieu entre
le duc de Bourgogne et Nicolas de Scharnachtal , on
retrouva sur le sable deux autres diamants , qu^un
coup d'épée avait enlevés de la couronne qui brillait
sur le casque du duc. L'un de ces diamants fut acheté
par un riche marchand nommé Jacques Fugger, qui
refusa de le vendre à Charles-Quint , parce que
Charies-Quint lui devait déjà près de cinq cent mille
— 235 —
francs qu'il ne lui payait pas , et à Soliman , parce
qu'il ne voulait pas qu'il sortit de la chrétienté.
Henri VIII l'acquit pour une somme de cinq mille
livres sterling , et sa fille Marie le porta parmi sa dot
à Philippe 11 d'Espagne. Depuis ce temps il est resté
dans la maison d'Autriche.
Le dernier, dont on avait d'abord perdu la trace,
fut vendu , seize ans après la bataille , cinq mille
ducats à un marchand de Lucerne , qui fit exprès
le voyage de Portugal , et le vendit à Emmanuel le
Grand et le Fortuné. Lorsqu'on 1762 les Espagnols
envahirent le Portugal , Antonio , prieur de Grato ,
dernier descendant de la famille détrônée , émigra
en France , y mourut et laissa ce diamant parmi les
objets précieux de sa succession. Nicolas de Harlay,
sieur de Sancy, l'acheta et le revendit après lui avoir
donné son nom. Il fait aujourd'hui partie des diamants
de la couronne de France.
Gette déroute avait eu lieu le 2 mars ; le roi Louis
l'apprit trois joqrs après , et pensa qu'il était temps
d'accomplir son pèlerinage. Le 7 , il arriva à une
petite auberge située à trois lieues et demie du Puy;
le lendemain, il fit à pied la route. Arrivé devant la
porte de l'église , il passa sur ses habits un surplis
et une chappe de chanoine, entra dans le chœur,
s'agenouilla devant le tabernacle , fit une oraison et
déposa trois cents écus sur l'autel.
POURQUOI L ESPAGNE
l^aiira jamais uq bon gouvemement.
Lorsque j*eu8 bien fait le tour de Granson , que,
Philippe de Gomines et MûHer à la main , j'eus
reconnu le champ de bataille ; lorsqu'à rexlrémité
septentrionale de la ville j'eus retrouvé les ruines
du vieux château, je pris un bateau, je touchai par
conscience archéologique à un rocher qui surgit sa
milieu du port , et sur lequel s'élevait autrefois ,
dit-on , on autel à Neptune , et après trois quarts
d'heure de traversée , j'arrivai à Iverdun , où les
Suisses avaient fait une si belle résistance quelques
jours avant la bataille de Granson.
Iverdun fut l'une des douze villes que les Helvé^
tiens brûlèrent lorsqu'ils abandonnèrent leur pays
pour passer dans les Gaules, et qu'ils rencontrèrent
— 237 —
Çé$ar près d'Autan. Battus par le proconsul romain,
une des conditions que leur imposa le vainqueur
fut, comme on sait, de rebâtir les cités qu'ils avaient
détruites. Ils obéirent, et les Romains trouvant la
ville nouvelle à leur convenance , et parfaitement
située à Texirémité du lac, entre les rivières d'Orbe
et de la Thièle, en drent une colonie romaine et Ten-
vironnèrent de fortifications. Lsl ville s'étendait alors
sur un terrain dont celui qu'elle occupe aujourd'hui
ne forme guère que la cinquième partie.
EIn i769, en creusant une cave près des moulins
de la ville , on découvrit plusieurs squelettes bien
conservés, dont la tête , selon la coutume antique y
était tournée vers l'orient ; ils étaient étendus dans
une couche de sable sans cercueil ni tombeau : entre
leurs jambes étaient placées des urnes de terre , des
lampes sépulcrales et des petits plats d'argile, dans
lesquels on retrouva encore des os de volaille. Quel-
ques médailles enterrées avec les cadavres portent la
date , les unes du règne de Constantin, les autres de
celui de Julien l'Apostat.
Ebrodonum avait une compagnie de bateliers pré^
sidée par un préfet ; cette compagnie existe encore
aujourd'hui , seulement le préfet est devenu abbé.
A l'une des extrémités de la ville, un vieux châ-
teau , bâti en 1155 par Conrad de Bœringen, élève
ses quatre tours aux quatre coins cardinaux : on
m'assura que c'était le même où Hans Mûller de
ê
— 238 —
Borne avait fait , en 1476, une 8i vaillante défense.
Comme tont ce qu'il y a de curieux à Iverdun peut
se voir en deux heures , je fis ma tournée le matin
pendant que Francesco me cherchait un cocher qui
s'engageât à me conduire le même jour à Lausanne.
Lorsque je revins à Thôiel , je trouvai le déjeuner
prêt et le cheval attelé, et le soir, à six heures, nous
étions dans la capitale du canton de Vaud , où je
serrais de nouveau la main à mon bon et vieil ami
Pellis , qui le même soir me fit faire connaissance
avec M. Monnard, le traducteur de V Histoire de la
Suisse, par Zchokke, et Tun des patriotes les plus
fermes et les plus éloquents de la diète.
Quelque envie que j'eusse de rester en si bonne
société, le temps commençait à me presser, et il me
fallut partir : je voulais visiter le lac Majeur et les
Iles Boromées, et compléter mon voyage de Suisse
en allant toucher à Locarno , qui est dans le Tésin ,
seul canton que je n'eusse pas visité ; et , comme
nous avancions dans la saison , de jour en jour le
Simplon pouvait devenir impraticable. En consé-
quence , le lendemain à midi je pris congé de mon
hôte en lui promettant de revenir le voir pour un
plus long temps , promesse que je lui renouvelle, et
je m'embarquai sur le bateau à vapeur qui va de
Genève à Villeneuve.
Je faisais ma rentrée dans le monde : il y avait
véritablement six semaines que je l'avais quitté. La
— 239 —
Suisse allemande est au bout de la terre : on n'y sait
rien , aucun bruit n'y pénètre, aucun écho de poli-
tique , d'art ou de littérature , n'y retentit ; tout au
contraire , et d'un seul bond , je me trouvais sur un
bateau à vapeur , où du contact des voyageurs de
tous les pays s'échappe un cliquetis de nouvelles. Je
me jetai en affamé sur les journaux français : ils
étaient pleins de la révolution d'Espagne; quel-
ques-uns, qui jugent tout du point de vue de la
France, qui croient tous les peuples arrivés à notre
degré de civilisation , croyaient pour ce pays à un
Eldorado politique. Moi seul je niais la possibilité
d'appliquer à un peuple les institutions d'un autre ,
et voyais dans la contrefaçon de notre charte , au
delà des Pyrénées, une source de révolutions avenir.
La discussion s'échauffa enfin, comme cela arrive
toujours , chacun des utopistes voulant avoir raison
de son côté. Nous en appelâmes à un Espagnol qui
fumait tranquillement son cigarito sans prendre part
à notre discussion ; et , le reconnaissant juge com-
pétent en pareille matière , nous lui demandâmes
quel serait, selon lui, le meilleur gouvernement
pour la Péninsule.
L'Espagnol tira son cigarito de sa bouche, rejeta
une colonne de fumée que depuis dix minutes il
amassait dans sa poitrine, puis répondit avec gra-
vité : L'Espagne n'aura jamais un bon gouverne-
ment.
— 240 —
Comme cette réponse ne donnait raison ou tort h
aucun , elle ne satisfit personne.
— Permettez-moi de vous dire , seigneur Espa-
gnol , repris-je en riant , que vous me paraissez nn
peu trop pessimiste. I /Espagne n'aura jamais un
bon gouvernement, dites-vous?
— Jamais.
— Et à qui faut-il qu'elle s'en prenne de ce
défaut de perfection? Est-ce à son peuple ou à sa
royauté , à son clergé ou à sa noblesse?
— Ni à Tun ni à Taulre.
— A qui donc est-ce la faute alors ?
— C'est la faute de saint lago.
— Mais comment, repris-jeavecle même sérieui,
quoique la conversation parât dégénérer en plaisan-
terie, saint lago, qui est le patron deFEspagne, et qui
jouit d'un certain crédit dans le ciel, peut-il s'opposer
au premier i)onheur d'un peupje , celui de l'amélio^
ration politique , de laquelle découlent toutes les
autres améliorations?
— Voilà comment la chose est arrivée, répondit
l'Espagnol : il advint qu'un jour le bon Dieu , lassé
d'entendre les peuples se plaindre éternellement ,
ceux-ci d'une chose, ceux-là d'une autre, et ne
sachant , au milieu des lamentations générales , à
laquelle entendre, envoya un ange annoncer, à son
de trompe, que chaque nation eût à bien réfléchir
à ce qu'elle désirait , et à lui envoyer dans un an ,
— Ui —
r
au même jour » cfaacu% un député chargé de sa
requête , s'engageant d'avance à y faire droit. La
nouvelle fit grand bruit, chacun nomma son député :
la France saint Denis, TÀngleterre saint Geoi^e,
ritalie saint Janvier, TEspagne saint lago, la Russie
saint Niusky, TÉcosse saint Dunslan, la Suisse
saint Nicolas de Floue, que sais-je moi? 11 n'y eut
pas jusqu'à la république de Saint-^Martin qui ne
voulût être représentée et avoir sa part de la muni-
ficence céleste : c'était une élection générale par
toute la terre. Enfin le jour arriva , et chaque saint
se mit en route , chargé de ses instructions.
Le premier qui arriva fut saint Denis : il salua
le Père éternel , non pas en ôlant son chapeau de
dessus sa tête , mais en étant sa tête de dessus ses
épaules. Gela était une manière honnête de rappeler
à Dieu le martyre qu'il avait subi pour son saint
nom ; aussi cette salutation le disposa à merveille en
sa faveur.
— Eh bienl lui dit-il , tu viens de la France?
— Oui , mon Seigneur, répondit saint Denis.
— Que demandes-tu pour les Français?
— Je demande qu'ils aient la plus belle armée du
monde.
— J'y consens , dit le bon Dieu.
Saint Denis, enchanté, remit sa tête sur ses épaules
et s'en alla. A peine était-il parti que l'ange qui
était de service annonça saint George. — ^ Faites
TOME lY. • 21
— 242 —
«ntrer, dit le bon Dieu. S^nt George entra et leva
la visière de son casque.
— Eh bien, mon brave capitaine, tu viens au
nom de l'Angleterre , n'est-ce pas ? Que demande-
t-elle?
— Mon Seigneur , répondit saint George , elle
demande à avoir la plus belle marine du monde.
— Très-bien, dit le bon Dieu, elle Taura.
Saint George, qui avait tout ce qu^il voulait
avoir, baissa la visière de son casque et s^en alla.
A la porte il rencontra saint Janvier.
— Bonjour, mon saint évoque , dit le bon Dieu ,
enchanté de vous voir ; au reste, je me doutais bien
que c'était vous que les Italiens m'enverraient. Que
vous ont-ils chargé de me demander ?
— D^avoir les premiers artistes du monde , mon-
seigneur.
— Soit, dit le bon Dieu, je les leur promets.
Saint Janvier n'en demanda pas davantage; il
remit sa mitre sur sa tête et sortit.
— Faites entrer, dit le bon Dieu.
— Seigneur, répondit l'ange , il n'j a personne.
— Comment , il n'y a personne, et que fait donc
ce grand flâneur de saint lago, qui galope toujours
et qui n'arrive jamais (i) ?
(1) Les EspaipaoU représentent saint Jacques sur un cheval lancé
à fond dotraîii.
— 243 —
— Seigneur, reprit Tange , je l'aperçois là-bas ,
là-bas, là»bas.
— Paresseux comme un Espagnol , murmura le
bon Dieu... Enfin le voilà.
Saint lago arriva tout essoufflé, sauta à bas de
son cheval et se présenta devant le Seigneur.
— Eh bien ! monsieur Thidalgo, dit le bon Dieu ,
voyons, que voulez- vous?
. — Je veux , répondit saint lago, respirant entre
chacune de ses paroles , je veux que TEspagne ait le
plus beau climat du monde.
— Accordé , fit le bon Dieu.
— Je veux....
— Eh mais, ce n'est pas tout ? interrompit le bon
Dieu.
— Je veux , continua saint lago , que TEspagne
ait les plus belles femmes du monde.
— Eh bien ! soit, reprit le bon Dieu , je consens
encore à cela. Accordé.
— Je veux...
— (Comment ! comment ! s'écria le bon Dieu, tu
veux encore, encore quelque chose ?
— Je veux , continua saint lago , que TEspagne
ait les plus beaux fruits du monde.
— Allons, dit le bon Dieu, il faut bien faire quel-
que chose pour ses amis. Accordé.
— Je Yeux , continua saint lago , que l'Espagne
ait le meilleur gouvernement du monde.
— 244 —
. — Oh ! 8'écria le bon Dieu Tarrélant tout court,
assez comme cela... H faut bien qu'il reste quelque
chose aux autres. Refusé !
Saint lago voulut insister; mais le bon Dieu lui
fit signe de retourner h Compostelle. Saint lago
remonta sur son cheval et repartit au galop.
, Voilà pourquoi TEspagne n'aura jamais un bon
gouvernement
L'Espagnol battit le briquet , ralluma son cigarito
qni s'était éteint , et se remit à fumer.
Comme je trouvais la raison qu'il m'avait don-
née aussi spécieuse que pas une de celles que trou-
vent parfois, en circonstance pareille , nos hommes
d'État , je m'en contentai pour le moment , et la
suite des événements me prouva que saint lago
n'était point encore parvenu à obtenir du bon Dieu
le don qu'il avait eu l'imprudence de garder pour
sa quatrième demande.
Nous touchâmes à Villeneuve vers les trois heu*
res : comme on séjourne rarement dans cette
peiite ville pour y coucher, je ne me fiai pas à son
auberge , et , aussitôt le diner fini , je me mis en
route pour Saint -Maurice, où j'arrivai à neuf heu-
res du soir. Rien ne m'arrêtait plus dans le Valais ,
que je visitais pour la seconde fois ; je repartis eo
conséquence le lendemain dès le matin, et comme
huit heures sonnaient , j'entrais dans l'hôtel de la
posle, à Martigny : c'était, si mes lecteurs ont bonne
— 245 —
mémoire , Tauberge où je m'élais arrêté dans rnoii
voyage à Gliamouny, et où j'avais mangé le fameux
bifteck d'ours , qui depuis a fait tant de bruit dans
le monde littéraire et gastronomique.
Je trouvai mon digne hôte toujours aussi accom^^
modant que de eoutume ; en conséquence , nous
eûmes bientôt fait prix pour, une carriole jusqu'à
Domo d'Ossola , c'est-à-dire pour cinq jours. Je
devais la laisser chez le maître de poste de cette
petite ville ; puis le premier voyageur qui viendrait
d'Italie en Suisse, comme j'allais de Suisse en Italie,
devait la ramener ; de cette manière , l'allée et le
retour étaient payés. Mon hôte m^indiqua de plus
une facilité économique que j'ignorais : j'étais libre,
quoique voyageant en poste , de ne prendre qu'un
cheval en payant un cheval et demi. Comme je tirais
vers la fin de mon voyage, et par conséquent vers la
fin de mon argent , j'acceptsd avec reconnaissance
ce moyen de transport, que j'indique avec empres-
sement.
Et je le propose avec d'autant plus de confiance
aux voyageurs qui feront cette roule , qu'ils n'en
sermkt pas retardés d'une heure ni gênés d'une
place : le postillon s'assied sur le brancard, et, pour
peu qu'on ajoute quelques batz à son pourboire,
il s'arrange avec son cheval pour qu'il fasse à lui
seul sa besogne et celle de son camarade. Le double
marché se conclut ordinairement au moyen d'une
21.
— 246 —
bouteille de vin que le voyageur donne au postillon,
et d'un picotin d'avoine que le postillon promet à
la bête. Grâce à cette convention , qui fat tenue
scrupuleusement, de ma part du moins, nous arri-
vâmes le même soir à Brigg.
Là une grande douleur nous attendait : mon
arrangement avec mon pauvre Francesco était ter-
miné ; je Tavais ramené à une dizaine de lieues de
Tendroit où je Tavais pris , il me devenait inutile ;
nous n'avions donc plus qu'à compter ensemble et
à nous séparer. Je le fis venir.
Le brave garçon , qui se doutait de la chose ,
monta le cœur gros ; la vie qull avait menée avec
moi , quoiqu'un peu fatigante , était , sous tous les
autres rapports, bien autrement confortable que
celle qu'il allait retrouver à Munster ; de sorte qu'il
était fort disposé , comme le jardinier du comte
Âlmaviva, à ne pas renvoyer un si bon maître.
Aussi , à peine me vit-il tirer ma bourse de ma
pocbe et calculer les jours pendant lesquels nous
étions restés ensemble , qu'il se détourna pour me
cacher ses larmes, qui bientôt dégénérèrent en san-
glots. Je l'appelai alors , il vint , me prit la main ,
et me supplia de le garder comme domestique,
disposé qu'il était à me suivre partout , en Italie ,
en France , au bout du monde. Malheureusement
Francesco , qui faisait un excellent guide à Mun-
ster , aurait fait un fort mauvais groom à Paris;
— 247 —
d'ailleurs c'était une trop grande responsabilité
que celle d'enlever cet enfant à sa fitmille et à ses
montagnes : aussi , quoique mon cœur fût assez
d'accord avec sa prière , je tins ferme et je refusai.
11 était resté trente-trois jours avec moi , au prix
que nous avions arrêté , cela faisait soixante-six
francs ; j'y ajoutai quatorze francs de pourboire ,
afin de compléter la somme de quatre-vingts , et je
lui mis quatre louis sur la table. C'était plus d'or
que le pauvre enfant n'en avait vu de toute sa vie ;
cependant il s'avança vers la porte sans les pren-
dre : je le rappelai en lui demandant pourquoi il
me laissait celte somme qui était à lui.' Alors il se
retourna, et tout en sanglotant il me dit : — Simon-
sieur le permet , j'irai demain lui faire la conduite
dans le Simplon , je reviendrai en croupe derrière
le postillon , et., au moment de me quitter , il sera
bien temps qu'il me donne Targent... Je lui fis
signe que j'y consentais, et il sortît un peu consolé.
Effectivement , le lendemain , Francesco m'ac-
compagna jusqu'à la première poste. Arrivés là ,
nous nous embrassâmes : lui s'en retourna tout
pleurant vers Brigg, et moi, je continuai mon che-
min tout pensif et tout attristé.
Je recommande cet enfant aux voyageurs qui
prendront la route de la Furca : c'est une excel-
lente créature , d'une probité sévère et d'une acti-
vité infatigable, ils le trouveront à Munster, d'où
— 248 —
il m'a écrit ou plutôt fait écrire, il y a quek{ue six
mois : il y est connu sous le nom allemand de Franlz
et sous le nom italien de Francesco.
COMMENT SAINT £I«OI
Fui guéri de la vanité.
Annibal et Gbarlemagoe, comme Bonaparle, ont
franchi les Alpes et à peu près conquis Tlialie ; mais
derrière eux , effaçant les vestiges de leur passage ,
les défilés des montagnes se sont refermés, les pics
du mont Genève et du petit Saint-Bernard se sont
recouverts de neige , et les générations qui ont
succédé h celles de leurs enfants , ne retrouvant
aucune trace de la route qu'ils avaient suivie, que
dans la tradition des localités , et dans la mémoire
des populations, se sont prises à douter de ces
miracles, et ont presque nié les dieux qui les avaient
opérés. Bonaparte n'a pas voulu qu'il en fût ainsi
pour lui , et afin que sa religion guerrière n'eât
Doint à souffrir des ravages de Toubli et de Fat-
— 250 —
leinle du doute , il a lié Tlialie à la France comme
un esclave à sa maîtresse ; il a étendu une chaioe
à travers les montagnes; il a mis le.premier anneau
aux mains de Genève , sa nouvelle fille , et le der-
nier au pied de Milan , notre vieille conquête : ce
souvenir de noire descente en Italie , cette chaîne
dorée par le commerce , cette voie tracée par le
passage de nos armées et battue par la sandale
d'un géant, c'est la route du Simplon.
Cette route, rivale de celle de TiberiusNero, de
Julius Gesar et de Domitianus , à laquelle chaque
jour trois mille ouvriers ont travaillé pendant trois
ans, qui grimpe aux flancs des montagnes, franchit
les précipices et creuse les rochers , commence à
Glys, laisse Brigg à gauche, et s'élève par une pente
visible à l'œil, mais presque insensible à la marche,
jusqu'au col du Simplon , c'est-à-dire pendant six
lieues. G'est aux faiseurs d'itinéraires et non à nous
de dire combien de ponts on passe , combien de
galeries on traverse , combien d'aqueducs on fran-
chit ; nous y renonçons d'autant plus facilement
qu'aucune description ne peut donner une idée du
spectacle qu'on y rencontre à chaque pas , des oppo-
sitions et des harmonies que forment entre elles
les vallées de Ganther et de la Saltine, et la chute
des cascades se réfléchissant aux miroirs des gla-
ciers : à mesure qu'on monte , la végétation et la
vie disparaissent, (les sommités n'avaient point été
— 251 —
faites pour le commun des hommes et des animaux :
là le génie seul pouvait atteindre, là Taigle seul
pouvait vivre. Aussi le village du Simplon , cette
conquête artificielle de la vallée sur les montagnes,
s'étend-il misérablement , comme un serpent en-
gourdi , sur un plateau nu et sauvage : aucun arbre
ne Tabrile , aucune fleur ne le décore , aucun trou-
peau ne ranime ; il faut tout tirer des bas lieux ,
et Ton ne voit Feiistence renaître, la nature revi-*
vre qu'en descendant ses deux versants. Quant à
son sommet , c'est le domaine des glaces et des
neiges , c'est le palais de l'Hiver , c'est le royaume
de la Mort.
Presque en quittant le village du Simplon , on
commence à descendre , et par un effet d'optique
naturel, cette descente parait plus rapide que la
montée ; d'ailleurs elle est beaucoup plus tourmen-
tée par les accidents de montagne : tantôt elle pi-
vote sur des angles aigus , tantôt elle se roule par
mille ondulations autour de la montagne, aussi loin
que l'œil peut atteindre , et semble le serpent fabu-
leux qui encercle la terre. D'abord on rencontre
la galerie d'Âlgaby, la plus longue et la plus belle,
qui traverse deux cent quinze pieds de granit
pour s'ouvrir sur la vallée de Gondo , chef-d'œuvre
divin de décoration terrible qu'aucun pinceau ne
pent imiter , qu'aucune plume ne peut décrire ,
qu'aucun récit ne peut rendre : c'est un corridor
— 252 —
lie l'enfer , étroit et gigantesque ; à mille pieds'âo-
(lessouB de la route le torrent ; à deux mille pieds
au-dessus de la tête le ciel. La distance est si grande
du chemin à la Dovéria, qu'à peine Tentend-on
rougir , quoiqu'on la voie furieusement écumer
sur les roches qui forment le fond de la vallée. Tout
à coup un pont léger, d'une architecture aérienne,
se présente , jeté d'une montague à une autre
comme un arc-eii-ciel de pierre : il conduit au bout
de quelques pas à la galerie de Gondo , longue de
sept cents pas, éclairée par deux ouvertures. En
face de Tune d'elles on lit ces mots, écrits par
une main habituée à graver des dates sur le granit :
XRB ITALICO
HDCCtiV .
Et l'homme qui les avait écrits croyait, comme
JésQs-Christ et Mahomet , que non pas de sa nais-
sance , non pas de sa fuite , mais de sa victoire date-
rait pour l'Italie une ère nouvelle.
Bientôt la vallée s'élargit, l'air se réchauffe, la
poitrine respire, quelques traces de végétation repa-
raissent , des échappées à travers les sinuosités de
la montagne permettent à l'oeil de se reposer sur un
plus doux horizon. Un village apparaît avec un doux
nom : c'est Isella , la sentinelle avancée et presque
perdue de la molle Italie. Aussi derrière elle la vallée
— 253 —
se referme : les rochers , nus et gigantesques se rap-
prochent ; l'imprudente fille de la Lombardîe a été
prise au sortir d'un d'un défilé qu'elle ne peut plus
repasser : sur la route par laquelle elle est venue ,
une galerie s'est formée , c'esl l'avantrdernière : elle
repose sur un pilier de granit colossal, dont la masse
noire se détache , à sa sommité , sur l'azur du ciel ,
à son milieu , sur le tapis vert de la colline, à sa base,
sur la mousse blanche des cascades. Celle-là , on se
hâte de la traverser , et soit illusion , soit véritable
changement atmosphérique , à sa sortie , les tièdes
bouffées du vent d'Italie viennent au-devant de vous :
à droite et à gauche les montagnes s'écartent , des
plateaux se forment, et sur ces plateaux , comme
des cygnes qui se réchauffent au soleil, on commence
à apercevoir des groupes de maisons blanches , aux
toits plats : c'est l'Italie , la vieille reine, la coquette
éternelle , l'Armide séculaire qui envoie au-devant
de vous ses paysannes et ses fleurs. Encore une ri-
vière à franchir , encore une galerie à traverser, et
vous voilà à Crevola , suspendu entre le ciel et la
terre, sur un pont magique ; sous vos pieds vous avez
la ville et son clocher, devant vous le Piémont. Puis,
au loin , là-bas derrière l'horizon, Florence, Rome,
Naples, Venise, ces villes merveilleuses dont les
poètes vous ont raconté tant de féeries , et dont
aucun rempart ne vous sépare plus«v Aussi la route ,
comme lassée de ses longs détours, heureuse de
DUMAS.— IHPR. DE VOYAGE.— T. IV. 22
-~ 254 —
retrouver la plaine , s'élaDce-t-elle d'un seol jet de
deux Ikues jusqu'à Domo d'Ossola.
J'y tombai au milieu d'une procession tout ita-
lienne : une corporation de maréchaux ferrants fêtait
saint Éloi. Dans mon ignorance j'avais toujours cru
ce bienheureux le patron des orfèvres et l'ami du roi
Dagobert , auquel il donnait parfois sur sa toilette
des conseils fort judicieux ; mais j'ignorais complè-
tement qu'il eût jamais été maréchal. Leur bannière,
sur laquelle il était représenté brisant son enseigne,
ne me laissait aucun doute à ce sujet : la seule chose
qui me restât à éclaircir , c'était à quel moment de
sa vie se rapportait l'action qui avait inspiré l'ar-
tiste ; car cette vie sanctifiée , je la connaissais à peu
près, depuis son entrée chez le préfet de la mon-
naie de Limoges jusqu'à sa nomination au siège de
Noyon, et je ne voyais rien dans tout cela qui pût
s'appliquer au spectacle que j'avais sous les yeux. En
conséquence, je m'adressai au maître de poste, pen-
sant que , pour une tradition de fer à cheval , c'était
le meilleur historien qui se puisse trouver. Niius
commençâmes par faire prix pour la voiture qui
devait me conduire de Domo d'Ossola à Baveno.
Puis , ce prix fait au double dé ce qu'il valait , tant
j'étais pressé de revenir à ma procession , j'obtins
sur le père d'Occuli les renseignements biogra-
phiques suivaats. Au reste voici la tradition telle
qu'elle me fut.transmise dans sa naïveté primordiale
— 255 —
et dans 8a simplicité primitive : il est inulile de dire
que nous n'en garantissons point Tauthenticité.
Vers Tan 610, Éloi, qui était alors un jeune maître
de vingt-six à vingt-huit ans, habitait la ville de
Limoges, située à deux lieues seulement de Cadillac,
son pays natal : dès sa jeunesse il avait manifesté
une grande aptitude pour les arts mécaniques ; mais
comme il n'élait pas riche, il lui avait fallu demeu-
rer simple maréchal. Il est vrai qu'il avait fait faire
à ce métier de tels progrès , qu'entre ses mains il
était presque devenu un art : les fers qu'il forgeait,
et qu'il était parvenu à confectionner en trois
chaudes (i), s'arrondissaient d'un courbe merveilleu-
sement élégante , et brillaient comme de l'argent
poli : les clous par lesquels il les fixait aux pieds
des chevaux étaient taillés en diamants , et eussent
pu être enchâssés comme des chatons de bague dans
une monture d'or; cette habileté d'exécution qui
étonnait tout le monde finit par exalter l'ouvrier lui-
même; la vanité lui tourna la tète et oubliant que
ûieu nous élève et nous abaisse à sa volonté , il fit
faire une enseigne sur laquelle il était représenté fer-
rant un cheval , avec cette exergue , passablement in-
solente pour ses confrères et blessante pour l'humilité
religieuse : £/oi\ moLUre iw maiite ^maXVre %ut tous.
(I) En les remettant trois fois à la forge : ternie caractéristique
que noQS avons voulu conserver et que nous nous empressons d^ex-
pliqaer à nos lecteurx.
^1
— 256 —
L'inscripiîon fil grande rameur dès son appari-
tion, et comme Éloi avait surtout affaire à une clien-
tèle de commerçants , de chevaliers ei de pèlerins
qui se croisaient incessamment devant sa boutique ,
Torgueilleuse enseigne alla bientôt éveiller la suscep-
tibilité des autres maréchaux ferrants , non-seule-
ment de la France , mais encore de TËurope. De
tous côtés s'éleva alors contre Torgueilleux maître
une clameur si grande, qu'elle monta jusqu'au
paradis : le bon Dieu , ne sachant pas quelle cause
Toccasionnait , s'en émut et regarda sur la terre ;
ses yeux , qui par hasard étaient tournés vers
Limoges , tombèrent sur la fameuse enseigne , et
tout lui fut expliqué.
De tous les péchés mortels , celui qui a toujours
le plus fâché le bon Dieu , c'est l'orgueil : ce fut l'or-
gueil qui souleva Satan et Nabuchodonosor contre
le Seigneur y et le Seigneur foudroya l'un et ôta la
raison à l'autre : aussi Dieu cherchait-il déjà quelle
punition il pourrait appliquer au nouvel Aman ,
lorsque Jésus-Christ, voyant son père préoccupé,
lui demanda ce qu'il avait. Dieu lui répondit en lui
montrant l'enseigne ; Jésus-Christ la lut.
— Oui , oui , mon père , dit-il , c'est vrai , l'ia-
scription est violente ; mais Éloi est véritablement
habile , seulement il a oublié que sa force lui vient
d'en haut ; mais à part son orgueil , il est plein de
bons principes.
— 257 ~
— J'en conviens , dit le bon Dieu , il a d'excel-
lenles qualités; mais son orgueil les dépasse toutes
autant que le cèdre dépasse Thysope , et il les fera
mourir sous son ombre. Avez- vous lu ? É'/ot, malfr«
sur maître , maître sur tous. C'est un défi non-seu-
lement porté à rhabileté humaine , mais encore à
la puissance céleste.
— Eh bien ! mon père , que la puissance céleste
lui réponde par la bonté et non par la rigueur ; vous
voulez la conversion et non la mort du coupable ,
n'est-ce pas? eh bien ! je me charge de le convertir.
— Hum ! fit le bon Dieu en secouant la tête, tu
te charges là d'une mauvaise besogne.
— Y consentez-vous ? continua Jésus-€hrist.
— Tu ne réussiras pas , dit le bon Dieu.
— Laissez-moi toujours essayer.
— Et combien de temps me demandes-tu ?
— Vingt'quatre heures.
— Accordé , dit le Seigneur.
Jésus ne perdit pas de temps ; il dépouilla ses
habits divins , revêtit le costume d'un compagnon
du devoir , se laissa glisser sur un rayon du soleil et
descendit aux portes de Limoges.
Il entra aussitôt dans la ville, le bâton à la main,
avec l'apparence d'un homme qui vient de faire une
longue route ; ensuite il alla droit à la maison d'Éloi,
il le trouva forgeant : il en était à la troisième
chaude.
22.
— 258 —
— Dieu soit avec vous , mailre ! dit Jésus en
entrant dans la boutique.
— Âmen ! répondit Éloi sans le regarder.
— Mailre , conlinua Jésus , je viens de faire mon
tour de France , et partout j'ai entendu parler de
ta science , de sorte que pensant qu'il n'y avait que
toi qui pouvais me montrer quelque chose de nou-
veau...
— Âh ! ab ! fit Éloi en jetant un regard rapide
sur lui et en continuant de battre son fer.
— Veux-tu de moi pour compagnon ? reprit bum-
blement Jésus ; je viens t'offrir mes services.
— Et que sais-tu ? dit Éloi, lâchant négligemment
le fer auquel il venait de donner le dernier coup de
marteau et jetant sa pince.
— Mais , continua Jésus , je sais forger et ferrer
aussi bien , je crois , que qui que ce soit au monde.
— Sans exception? dit dédaigneusement Éloi.
— Sans exception, répondit tranquillement Jésus.
Éloi se mit à rire.
— Que dis-tu de ce fer ? reprit Éloi montrant com-
plaisamment à Jésus celui qu'il venait d'achever.
Jésus le regarda.
— Je dis que ce n'est pas mal , mais je crois qu^on
peut faire mieux.
Éloi se mordit les lèvres.
— Et en combien de chaudes ferais-tu un fer
comme celui-là ?
— 259 —
— En une chaude , dit Jésus.
Éloi se mita rire : comme nous Favons dit, il lui
en fallait trois à lui , et cinq ou six aux autres ; il
crut que le compagnon était fou.
— Et veux-tu me montrer comment tu t'y prends?
dit-il d'un air goguenard.
— Volontiers , maître , répondit Jésus en ramas-
sant tranquillement la pince et en prenant auprès
de Tenclume un lingot de fer brut qu'il mit dans la
forge ; puis il fit un signe à Occuli , qui se mit à
tirer la corde du soufflet. Le feu , étou£fé d'abord
sous le charbon , s'élança en petits jets bleus ; des
millions d'étincelles pétillèrent ; bientôt la flamme
rougissante embrasa l'aliment qui lui était offert :
de temps en temps l'habile compagnon arrosait
le foyçr, qui , momentanément noirci, reprenait
presque aussitôt une nouvelle force et une teinte
plus vive ; enfin la braise sembla une matière fondue.
Au bout d'un instant , cette lave pâlit , tant toute la
partie combustible du charbon était dévorée ; alors
Jésus tira du brasier son fer presque blanc , le posa
sur l'enclume , et le tournant d'une main tandis qu'il
le frappait et le façonnait de l'autre , en quelques
coups de marteau il lui donna une forme et un fini
desquels celui d'Éloi était loin d'approcher. La chose
avait été si vivement faite , que le pauvre maître
sur maître n'y avait vu que du feu.
— Voilà , dit Jésus-Christ.
— 260 —
Éloi prit le fer dans Tespoir d'y découvrir quel-
que paille ; mais rien n'y manquait : aussi , quoique
la mauvaise intention y fût, elle ne put trouver
prise à en dire le moindre mal.
— Oui , oui , fit-il en le tournant et retournant ,
oui , pas mal... allons, pour un simple ouvrier, pas
mal. Mais , continua-t-il , espérant prendre Jésus en
défaut , ce n'est pas tout que de savoir confection-
ner un fer, il faut encore savoir l'appliquer au pied
de l'animal. Tu m'as dit que tu savais ferrer, je
crois ?
— Oui , maître , répondit tranquillement Jésus-
Christ.
— Eh bien ! nous allons en juger, et pas plus
tard que tout de suite : voilà à la porte le cheval
du préfet de la monnaie qui est déferré des quatre
pieds...
— Mettez le cheval au travail (i) ! cria Ëloi à ses
garçons.
— Oh ! ce n'est pas la peine? interrompit Jésus ;
j'ai une manière à moi , qui épai^ne beaucoup de
peine et abrège beaucoup de temps.
— Et quelle est ta manière? dit Éloi étonné.
— Vous allez voir, répondit Jésus.
 ces mots il tira un couteau de sa poche , alla
(l) Le travail est un appareil en charpente, au milieu duquel on
attache le cheval que Ton veut ferrer.
— 261 —
au cheval , leva une de ses jambes et derrière , lui
coupa le pied gauche à la première jointure , mit le
pied dans Tétau , y cloua le fer avec la plus grande
facilité, reporta le pied ferré, le rapprocha de la
jambe , où il reprit aussitôt , coupa le pied droit ,
répéta la même cérémonie avec le même succès ,
continua ainsi pour les deux autres , et cela sans
que l'animal parût s'inquiéter le moins du monde
de ce que la manière du nouveau compagnon avait
d'étrange et d'inusité. Quant à Éloi , il regardait
Topération s'accomplir da^is la stupéfaction la plus
profonde.
— Voilà, maître , dit Jésus-Christ en recollant le
quatrième pied.
— Je vois bien , dit saint Éloi faisant tous ses
efforts pour cacher son étonnement.
— Ne connaissez-vous point cette manière? con-
tinua négligemment Jésus-Christ.
— Si fait , si fait , reprit vivement Éloi ; j'en ai
entendu parler... mais j'ai toujours préféré Tautre.
— Vous avez tort, celle-ci est plus commode et
plus expédiiive.
Éloi , comme on le pense bien , n'eut garde de
renvoyer un si habile compagnon ; d'ailleurs il crai-
gnait, s'il ne traitait pas avec lui, qu'il ne s'établît
dans les environs , et il ne se dissimulait pas que
c'était un concurrent redoutable : il fit donc ses
conditions, qui furent acceptées, et Jésus fut
— 262 —
installé dans la boutique comme premier garçon.
Le lendemain au malin , Éloi envoya Jésus-Christ
faire une tournée dans les villages environnants :
il s'agissait de quelques commissions qui avaient
T)esoin d'être remplies par un messager intelligent.
Jésus partit.
Il était à peine disparu au tournant de la grande
rue qu'Éloi se prit à songer sérieusement à cette
nouvelle manière de ferrer les chevaux , qu'il ne
connaissait pas. Il avait suivi l'opération avec le plus
grand soin ; il avait remarqué à quelle jointure
l'amputation avait été faite ; il ne manquait pas ,
comme nous l'avons dit, d'une grande confiance en
lui-même , il résolut de profiter de la première occa-
sion qui s'o£frirait de mettre à profit la leçon qu'il
avait prise.
Elle ne tarda point à se présenter : au bout d'une
heure , un cavalier armé de toutes pièces s'arrêta à
la porte d'Éloi ; son cheval s'était déferré d'un pied
de derrière à un quart de lieue de la ville , et attiré
par la réputation du maître , il avait piqué droit
chez lui; il venait d'Espagne et retournait en Angle-
terre, où il avait, à propos de l'Ecosse, de grandes
afiaires à régler avec saint Dunstan ; il attacha son
cheval à un des anneaux de fer de la boutique ,
entra dans un cabaret, et demanda un pot de bière,
en recommandant à Éloi de se hâter.
Éloi pensa que, puisque la pratique était pressée*
— 265 —
c'était le moment de mettre à exécution la manière
expéditive dont il avait vu faire la veille un essai qui
avait si bien réussi. 11 prit son couteau le mieux
affilé , lui donna un dernier coup sur sa pierre à
rasoir, leva la jambe du cbeval , et prenant le joint
avec une grande justesse, il lui coupa le pied au-
dessus du sabot.
L'opération avait été si babilement faite, que le
pauvre animal , qui ne se doutait de rien , n'avait
pas eu le temps de s'y opposer, et ne s'était aperçu
de l'amputation que par la douleur même qu'elle
lui avait causée; mais alors il poussa un hennisse-
ment si plaintif et si douloureux , que le maître se
retourna et vit sa monture pouvant à peine se tenir
debout sur les trois pieds qui lui restaient, et se-
couant sa quatrième jambe d'où s'échappaient des
flots de sang : il s'élança hors du cabaret , se pré-
cipita dans la boutique et trouva Éloi qui ferrait
tranquillement le quatrième pied dans son étau ; il
crut que le mattre était devenu fou. Éloi le rassura ,
lui disant que c'était une nouvelle manière qu'il
avait adoptée, lui montra le fer parfaitement adhé-
rent au sabot , et sortant de sa boutique , se mit en
devoir d'aller recoller le pied au moignon de la
jambe , comme il avait vu faire veille à son compa-
gnon.
Mais il en avinl cette fois tout autrement : le
pauvre animal , qui depuis dix minutes perdait son
— 264 —
sang , était couché sans force et tout prêt à mourir;
Éloi rapprocha le pied de la jambe ; mais entre ses
mains rien ne reprit , le pied était déjà mort et le
reste du corps ne valait guère mieux.
Une sueur froide couvrit le front du maître : il
sentit qu'il était perdu , et ne voulant pas survivre
à sa réputation , il tira de sa trousse le couteau qui
avait si bien rempli son office , et il allait se ren-
foncer dans la poitrine , lorsqu'il sentit qu'on lui
arrêtait le bras ; il se retourna , c'était Jésus-Christ.
Le divin messager avait achevé ses commissions
avec la même promptitude et la même habileté qu'il
avait coutume de mettre à tout ce qu'il faisait , et il
était de retour deux heures plus tôt que ne l'atten-
dait Éloi.
— Que fais-tu, maître? lui dit-il d'un ton sévère.
Éloi ne répondit pas , mais montra du doigt le
cheval expirant.
— N'est-ce que cela ? dit le Christ ; et il ramassa
le pied et le rapprocha de la jambe , et le sang cessa
de couler, et le pied reprit , et le cheval se releva
et hennit de bien-être, de sorte que, moins la terre
rougie, on eût juré qu'il n'était rien arrivé au pau-
vre animal tout à l'heure si malade , et ipaintenant
si vif et si bien portant.
Éloi le regarda un instant , confus et stupéfait ,
étendit le bras , prit dans sa boutique un marteau ,
et brisant son enseigne , il alla à Jésus-Christ , et lui
— 265 —
dit humblement : — C'est toi qui es le maître , et
c'est moi qui suis le compagnon.
— Heureux celui qui s'humilie , répondit le Christ
d'une voix douce , car il sera élevé.
 cette voix si pure et si harmonieuse , Éloi leva
les yeux , et il vit que son compagnon avait le front
ceint d'une auréole ; il reconnut Jésus , et il tomba
à genoux.
— C'est bien , je te pardonne , dit le Christ ; car
je te crois guéri de ton orgueil ; reste maître sur
maître; mais souviens^toi que c'est moi seul qui
suis maître $ur tout,
A ces roots , il monta en croupe derrière le cava*
lier et disparut avec lui.
Le cavalier était saint George.
TOME IV. 23
PAULINE.
Cette narration terminée , je priai le maître de
poste de visiter les pieds de ses deux chevaux , de
peur qu'il ne leur arrivât en roule le même accident
qu'à la monture de saint George ; puis, cette inspec-
tion finie , nous partîmes au grand trot sur une de
ces routes sablées comme des allées de jardin an-
glais , qui , depuis l'occupation française, sillonnent
le Piémont.
H est impossible de rêver pour péristyle à Tltalie
une route plus charmante ; pendant deux lieues de
plaines qui paraissent plus fraîches et plus gracieuses
encore après cette terrible vallée de Gondo , Ton
arrive à Villa ; car déjà, comme on le voit, tous les
noms de cités finissent par une douce voyelle. Puis
les maisons blanches succèdent aux chalets gris , les
— 267 —
toits font place aux terrasses , la vigne grimpe aux
arbres de la roule , enjambe le cbemin et se balance
en berceau. Au lieu des paysannes goitreuses du
Valais , on rencontre à chaque pas de belles vendan-
geuses au teint pâle , aux yeux veloutés , au parler
rapide et doux; le ciel est pur, Tair est tiède, et
Ton reconnaît , comme le dit Pétrarque , la terre
aimée de Dieu ; la terre sainte, la terre heureuse, que
les invasions barbares , que les discordes civiles ,
que les colères des volcans n'ont pu dépouiller des
dons qu'elle avait reçus du ciel. Une chose cepen-
dant s'opposait à ce que je les appréciasse dans toute
leur étendue : j'étais seul.
Car c'est une chose triste que d'être seul eu
voyage, que de n'avoir personne qui partage nos
émotions de joie ou de crainte ; aussi passai-je devant
la vallée d'Anzasca sans presque m'arrêter, et cepen-
dant au fond de ses sinuosités, au-dessus de ses
vertes collines , s'élève , comme le géant chargé de
veiller sur ces jardins enchantés, le monte Rosa,
l'Adamastor de Tltalie. Une lieue plus loin, en appro-
chant de Fariolo, et tandis que je regardais , à ma
droite, une de ces dernières filles des Alpes qui vont
mourir, en collines et en monticules, au bord des
lacs qu'elles teignent de leur ombre, je vis se déta-
cher du front de la montagne quelque chose, comme
un grain de sable qui s'en vint roulant sur les pentes,
bondissant par-dessus les ravins, grossissant toujours
^ 268 —
à mesure qu'il s'approchait , et finit par se changer
en un rocher qui, passant avec le bruit de la fou-
dre, et pareil à une avalanche de pierres , traversa
la route à trente pas de la voiture, et arrivé au bout
de sa force d'impulsion, alla s'arrêter contre un
orme qu'il courba ; j'enviai presque le postillon, qui
avait eu peur pour ses chevaux.
Espérer ou craindre pour un antre , est la seule
chose qui donne à l'homme le sentiment complet de
sa propre existence.
J'arrivai au crépuscule sur les bords du lac Majeur,
et je m'arrêtai à Baveno dans une charmante auberge
de granit rose, tout entourée d'orangers et de lau-
riers-roses ; au dehors c'était un palais enchanté :
au dedans c'était déjà une auberge italienne.
Une auberge italienne est une habitation assez
tolérable encore l'été ; mais l'hiver, attendu qu'au-
cune précaution n'a été prise contre le froid, c'est
quelque chose dont on ne peut se faire aucune idée.
On arrive glacé, on descend de voiture, on demande
une chambre ; le maître de la maison, sans se déran-
ger de sa sieste, fait signe au garçon de vous con-
duire. Vous le suivez, dans la confiance que vous
allez trouver un abri ; erreur, vous entrez dans un
énorme galetas aux murs blancs, dont l'aspect seul
vous fait frissonner. Vous parcourez des yeux votre
nouvelle demeure, votre vue s'arrête sur une petite
fresque ; elle représente une femme nue, en équili-
— 269 —
bre au boni d'une arabesque : rien que de la voir
vous grelotez. Vous vous retournez vers le lit, vous
voyez qu'on le couvre avec une espèce de châle de
coton et une courte-pointe de basin blanc, alors les
dents vous claquent. Vous cherchez de tous côiés la
cheminée, Tarchitecte Ta oubliée : il faut en prendre
votre parti. En Italie, on ne sait pas ce que c'est
que le feu : Tété on se chauffe au soleil , Thiver au
Vésuve ; mais comme il fait nuit et que vous êtes à
quatre-vingts lieues de Naples, vous vous empressez
de fermer les fenêtres. Cette opération accomplie,
vous vous apercevez que les carreaux sont cassés :
vous en bouchez un avec votre mouchoir roulé en
tampon, vous murez l'autre avec une serviette ten-
due en voile. Vous vous croyez enfin barricadé con-
tre le froid, alors vous voulez fermer votre porte, la
serrure manque ; vous poussez votre commode con-
tre, et vous commencez à vous déshabiller. A peine
avez-vous ôtez votre redingote, que vous sentez un
vent coulis atroce : ce sont les panneaux qui ont
joué, et qui ne touchent ni du haut ni du bas ; alors
vous détachez les rideaux des fenêtres , et vous en
faites des rouleaux ; puis quand tout est bien calfeu-
tré, quand vous le croyez du moins , vous faites le
tour de votre appartement avec votre bougie. Un
dernier courant d'air que vous n'avez pas encore
senti vous la souffle dans les mains. Vous cherchez
une sonnette, il n'y en a pas ; vous frappez du pied
23.
— 270 —
pour faire monter quelqu'un, votre plancher donne
Mir récurie. Vous dérangez votre commode, vous
tirez vos rideaux de leurs fentes, vous rouvrez votre
porte et vous appelez : peine perdue, tout le monde
dort ; et quand on dort on ne se réveille pas en
Italie : c'est aux voyageurs de se procurer eux-
mêmes ce dont ils ont besoin... Et comme, à tout
prendre , c'est encore de votre lit que vous ayez le
plus à faire, vous le gagnez à tâtons, vous vous
couchez en suant d'impatience, et vous vous réveil-
lez roide de froid.
L'été c'est au ire chose ; tous les inconvénients
que nous venons de signaler disparaissent pour faire
place à un seul, mais qui à lui seul les vaut t'ous ;
aux moustiques. 11 n'est point que vous n'ayez
entendu parler de ce petit animal, qui affectionne
particulièrement le bord de la mer, des lacs et des
étangs ; il est à nos cousins du Nord ce que la vipère
est à la couleuvre. Malheureusement, au lieu de fuir
l'homme et de se cacher dans les endroits déserts
comme celle-ci, il a le goût de la civilisation , la
société le réjouit, la lumière l'attire : vous avez beau
tout fermer, il entre par les trous, par les fentes,
par les crevasses : le plus sûr est de passer la soi-
rée dans un^ autre chambre que celle où l'on doit
passer la nuit ; puis, à l'instant même où l'on compte
se coucher, de sou£Qer sa bougie et de s'élancer vive-
ment dans l'autre pièce. Malheureusement le mous-
— 271 —
tique a les yeux du hibou et le nez de la hyène ; il
vous voit dans la nuit, il vous suit à la piste, si tou-
tefois, pour être plus sûr encore de son affaire, il ne
se pose pas sur vos cheveux. Alors vous croyez
ravoir mis en défaut, vous vous avancez en tâton-
nant vers votre couchette, vous renversez un gué-
ridon chargé de vieilles tasses de porcelaine, que le
lendemain on vous fera payer pour neuves; vous
faites un détour pour ne pas vous couper les pieds
sur les tessons, vous atteignez votre lit, vous soule-
vez avec précaution la moustiquaire qui Tenveloppe,
vous- vous glissez sous votre couverture comme un
serpent, et vous vous félicitezde ce que, grâce à ce
faisceau de précautions, vous avez acheté une nuit
tranquille ; Terreur est douce, mais courte : au bout
de cinq minutes vous entendez un petit bourdonne-
ment autour de votre figure : autant vaudrait enten-
dre le rauquement du tigre et le rugissement du
lion ; vous avez renfermé votre ennemi avec vous ;
apprêtez-vous à un duel acharné : celte trompette
qu'il sonne est celle du combat à outrance. Bientôt
le bruit cesse; c'est le moment terrible : votre
ennemi est posé, où? vous n'en savez rien ; à la
botte qu'il va vous porter il n'y a pas de parade ;
tout à coup vous sentez la blessure, vous y portez
vivement la main, votre adversaire a été plus rapide
encore que vous , et cette fois vous l'entendez qui
sonne la victoire : le bourdonnement infernal enve-
— 272 —
loppe votre tête de cercles fantastiques et irrégu-
liers , dans lesquels vous essayez vainement de le
saisir : puis une seconde fois le bruit cesse. Alors
votre angoisse recommence, vous portez les mains
partout où il n'est pas, jusqu'à ce qu'une nouvelle
douleur vous indique où il était jadis, où il était, car
au moment où vous croyez Tavoir écrasé comme un
scorpion sur la plaie, Tatroce bourdonnement recom-
mence : cette fois il vous semble un ricanement
diabolique et moqueur; vous y répondez par un rugis-
sement concentré, vous vous apprêtez à le surpren-
dre partout où il va se poser; vous étendez les deux
mains, vous leuî donnez tout le développement dont
elles sont susceptibles , vous tendez vous-même la
joue à votre adversaire, vous voulez l'attirer sur
cette surface charnue, que la paume de votre main
emboîterait si exactement. Le bourdonnement cesse,
vous retenez votre haleine, vous suspendez les bat-
tements de votre cœur, vous croyez sentir, en mille
endroits différents, s'enfoncer la trompe acérée :
tout à coup la douleur se fixe à la paupière, vous ne
calculez rien , vous ne pensez qu'à la vengeance,
vous vous appliquez sur l'œil un coup de poing à
assommer un bœuf; vous voyez trente-six étincelles;
mais ce n'est rien que tout cela, si votre vampire est
mort : un instant vous en avez l'espoir, et vous
remerciez Dieu qui vous a accordé la victoire. Une
minute après le bourdonnement satanique recom-
— 273 —
mence : ob ! alors \oii8 rompez toate mesure ; votre
imagination se monte, votre tête s'exaspère, vous
sortez de votre couverture, vous ne prenez plus
aucune précaution contre Tattaque, vous vous levez
tout entier dans Tespoir que votre antagoniste com-
mettra quelque imprudence, vous vous battez le
corps des deux mains, comme un laboureur bat la
gerbe avec un fléau ; puis enfin, après trois heures
de lutte, sentant que votre tête se perd, que votre
esprit s'égare, sur le point de devenir fou , vous
retombez, anéanti, épuisé de fatigue, écrasé de som-
meil, vous vous assoupissez enfin. Votre ennemi
vous accorde une trêve, il est rassasié ; le mouche-
ron fait grâce au lion : le lion peut dormir.
Le lendemain vous vous réveillez, il fait grand
jour : la première chose que vous apercevez, c'est
votre infâme moustique, cramponné à votre rideau
et le corps rouge et gonflé du plus pur de votre sang;
vous éprouvez un mouvement d'effroyahle joie, vous
approchez la main avec précaution, et vous l'écrasez
le long du mur comme Hamlet Polonius; car il
est tellement ivre , qu'il ne cherche pas même
à fuir. En ce moment votre domestique entre, vous
FCgarde avec stupéfaction, et vous demande ce
que vous avez sur l'œil ; vous vous faites apporter
un miroir, vous y jetez les yeux , vous ne vous re-
connaissez pas vous-même : ce n'est plus vous, c'est
quelque chose de monstrueux, quelque chose
— 274 —
comme Vulcain, comme Caliban, comme Qaasi-
modo.
Heureusement j'abordais lltalie dans une bonne
époque : les moustiques étaient déjà partis , et la
neige n'était point encore venue ; je n'hésitai donc
pas à ouvrir ma fenêtre toute grande ; elle donnait
sur le lac ; j'ai rarement vu un plus ravissant spec-
tacle.
La lune s*élevait derrière Lugano, au milieu d'une
atmosphère calme et limpide : elle montait à l'hori-
zon comme un globe d'argent, et, à mesure qu'elle
montait, elle éclairait le paysage de sa pâle lumière :
dans le lointain , elle se jouait confusément au
milieu d'objets inconnus et sans forme, auxquels je
ne pouvais donner un nom, ne sachant si c'étaient
des nuages, des montagnes, des villages ou des
vapeurs. Les montagnes qui bordent le lac s'éten-
daient entre elle et moi ainsi qu'un paravent gigan-
tesque, dont les sommets étincelaient comme s'ils
étaient couronnés de neiges, et dont les flancs et la
base, couverts d'ombres, descendant jusqu'au lac,
brunissant les flots dans lesquels ils se réfléchis-
saient : quant au reste de l'immense nappe limpide
et unie, c'était un miroir de vif-argent, au milieu
duquel s'élevaient, comme trois points sombres, les
trois îles Borromées, qui, se découpant à la fois sur
le ciel et dans l'eau , semblaient des nuages noirs,
cloués sur un fond d'azur étoile d'or.
— 275 —
Aa-dessous de ma fenêtre se prolongeait jusqu'à
la route une terrasse couverte de fleurs ; j'y des-
cendis afin de jouir plus complètement de ce spec-
tacle , et je me trouvai dans une forêt de roses , de
grenades et d'orangers : je cassai machinalement
quelques branches fleuries , en me laissant inonder
de ce sentiment mélancolique qu'éprouve toute or-
ganisation impressionnable au milieu d'une belle
nuit calme et silencieuse , et dont aucun bruit hu-
main ne vient troubler la religieuse et solennelle
sérénité : au milieu de cette quiétude de la nature ,
il semble que le temps , endormi comme les hom-
mes , cesse de marcher, que la vie s*arrête et se
repose , que les heures de la nuit sommeillent , les
ailes repliées ; qu'elles ne se réveilleront qu'au
jour, et qu'alors seulement le monde continuera de
vieillir.
Je restai une heure à peu près tout entier à ce
spectacle , portant alternativement mes yeux de la
terre au ciel , et sentant monter du lac une fraî-
cheur nocturne délicieuse. Du fond d'un massif
d'arbres dont les pieds trempaient dans Teau et
dont les cimes peu élevées mais épaisses se déta-
chaient sur un fond argenté, un oiseau chantait
par intervalles , comme le rossignol de Juliette ;
puis tout à coup l'éclat perlé de sa voix s'arrêtait à
la fin d'une roulade ; et comme son chant était le
seul son qui veillât, aussitôt qu'il cessait de chanter
— 276 —
tout redevenait silencieux de son silence ; dix mi-
nutes après, il reprenait son hymne , sans aucun
motif de le reprendre, comme il Tavait interrompu
sans aucune raison de l'interrompre : c'était quel-
que chose de frais , de noclurne et de mystérieux ,
parfaitement en harmonie avec Theure et le paysage :
c'était une mélodie qui devait être écoutée comme
je Técoutais, au clair de la lune , au pied des mon-
tagnes, au bord d'un lac.
Pendant un intervalle de silence , je distinguai le
roulement lointain d'une voiture ; il venait du côté
de Domo d'Ossola , et me rappelait qu'il y avait sur
la terre d'autres êtres que moi et l'oiseau qui chan-
tait pour Dieu. En ce moment il reprit son har-
monieuse prière , et je ne songeai plus à rien qu'à
l'écouter ; puis il cessa son chant , et j'entendis de
nouveau la voilure plus rapprochée : elle venait
rapidement , mais point si rapidement encore ce-
pendant , que mon mélodieux voisin ne pût recom-
mencer son concert ; mais cette fois , à peine fut-il
terminé , que j'aperçus , au tournant de la route ,
la chaise de poste , que je distinguai à ses deux
lanternes brillantes dans l'ombre , et qui s'avançait
comme si elle avait eu les ailes d'un dragon , dont
elle semblait avoir les yeux : à deux cents pas de
l'auberge , le postillon se mit à faire bruyamment
claquer son fouet, afin d'avertir de son arrivée : en
effet, j'entendis quelque mouvement dans l'écurie
— 277 —
au-dessns de laquelle était ma chambre ; la voilure
s'arrêta au-dessous de la terrasse que je dominais.
La nuit était si belle, si douce et si étoilée, quoi-
que nous fussions déjà à la fin de l'automne , que
les Yoyageurs avaient abaissé la capote de la ca-
lèche ; ils étaient deux , un jeune homme et une
jeune femme : la jeune femme , enveloppée dans
un manteau , la tête renversée et les yeux au ciel ,
le jeune homme la soutenant dans ses bras : en ce
moment le postillon sortit avec les chevaux , et la
fille de Tauberge avec des lumières; elle les ap-
procha des voyageurs, et d'où j'étais perdu et caché
au milieu des orangers et des lauriers-roses qui
garnissaient la terrasse, je reconnus Alfred de N***
et Pauline.
Pauline , mais si changée encore depuis PfeflTers ,
Pauline si mourante , que ce n'était plus qu'une
ombre ; le même souvenir qui m'avait déjà passé
dans l'esprit s'y présenta de nouveau. J'avais vu
autrefois cette femme , belle et dans sa fleur : au-
jourd'hui si pâle et si fanée , elle allait sans doute
chercher en Italie une atmosphère plus douce , un
air plus vivace et le printemps éternel de Naples ou
de Païenne. Je ne voulus pas la contrarier en me
montrant à elle, et cependant je désirais qu'elle
sût bien que quelqu'un priait pour sa vie : je pris
une carte de visite dans ma poche , j'écrivis der-
rière avec mon crayon : Dieu garde les voyageurs^
TOME IV. 24
— 278 —
console les affUgés , et guérisse les souffrants ! Je
mis la earle dans le bouquet que j'avais cueilli, et
je laissai tomber le bouquet sur les genoux d'Al-
fred : il se pencha vers la lanterne de sa voiture
pour regarder Tobjet qui lui arrivait ainsi : il re-
garda ma carte, reconnut mon nom , lut ma prière ;
puis, cherchant des yeux où je pouvais être , et ne
me découvrant pas , il fit de la main un signe de
remerclment et d'adieu ; et , voyant les chevaux
attelés , il cria au postilton : En avant ! La voiture
repartit avec la rapidité de la flèche , et disparut au
premier angle du chemin.
J'écoulai son roulement jusqu'à ce qu'il s'éteignit,
puis je me retournai du côté oà chantait l'oiseau ;
mais j'aitendis vainement.
C'était peut-être l'âme de cette pauvre enfant,
qui était déjà remontée au ciel.
LES ÎLES BORROMÉES.
Le lendemain, en me réveillant, je vis à la clarté
du soleil le paysage que j'avais entrevu la veille k
la lumière de la lune ; tous les détails perdus dans
les masses d'ombres m'apparaissaient distinctement
au jour : Tile Supérieure avec son village de pé-
cheurs et de bateliers, Tile Mère avec sa villa toute
couverte de verdure , Tlle Belle avec son entasse-
ment de piliers superposés les uns aux autres, enfin
le bord opposé du lac où viennent finir les monta-
gnes des Alpes et où commencent les plaines de la
Lombardie.
11 y a cent cinquante ans , ces lies n'étaient que
des roches nues, lorsqu'il vint dans l'esprit au
comte Yitaliano Borromée d'y transporter de la
terre et de maintenir cette terre comme dans une
— 280 —
caisse , par des murailles et des pilotis : cette opé-
ration terminée , le noble prince sema sur ce sol
factice de Tor comme le laboureur sème du grain ,
et il y poussa des arbres , des villages et des pa-
lais. C'est un magnifique caprice de millionnaire
qui a voulu , comme Dieu , avoir son monde créé
par lui.
Le garçon de Thôtel vint me prévenir que deux
choses m'attendaient, mon déjeuner et mon bateau :
j'allai à la plus pressée.
On m'avait servi ma collation dans la salle à
manger commune : comme presque toutes les salles
à manger d'Italie , elle était peinte en ocre jaune ,
avec quelques arabesques représentant des oiseaux
et des sauterelles ; mais en outre elle avait un orne-
ment particulier, assez original pour n'être point
passé sous silence : c'était le portrait du maitre de
l'auberge , il siginor Adami, en babit d'officier de
la garde nationale piémontaise , et portant sous son
bras un volume intitulé : Manuel du. lieutenant
(tinfanlerie. Cette surprise inattendue me fit grand
plaisir ; je croyais qu'il n'y avait que dans la rue
Saint-Denis que Ton rencontrait de pareilles ensei-
gnes.
Au premier morceau que je portai à ma bouche,
mon étonnement cessa , et je vis qu'il était tout
naturel que le signer Âdami se fût fait peindre en
officier : il était évident que le lieutenant s'occupait
— 281 —
beaucoup plus de sa compagnie que rhôtelier de
ses marmitons.
Cette découverte me désespéra d'autant plus que
j'étais décidé à rester huit jours à Baveno : je de-
mandai à parler à mon hôte , afin de m'expliquer
tout aussitôt avec lui sur ma nourriture à venir. On
me répondit qu'il était à Ârona pour affaire de ser-
vice. Je descendis dans mon bateau , et je donnai à
mes bateliers Tordre de me conduire à Tile des
Pêcheurs.
Je tenais à acquérir la certitude que je pourrais
tous les jours me procurer du poisson frais.
Ce doute éclairci affirmativement , je visitai Ttle
avec quelque tranquillité.
C'est une charmante plaisanterie qui ressemble
en petit à un village , et qui a des maisons , des rues,
une église, un prêtre et des enfants de chœur.
Les filets , qui forment la seule richesse de ses deux
cents habitants , sont étendus devant toutes ses
portes.
Nous nous rembarquâmes et mîmes à la voile pour
l'Ile Mère.
De loin , c'est une masse de verdure au milieu
d'une large tasse d'eau : elle est toute plantée de
piijs , de cyprès et de platanes : ses espaliers sont
couverts de cédrats , d'oranges et de grenades ; les
allées sont peuplées de faisans , de perdrix et de
pintades : abrité de tous côtés contre le froid, s'ou-
24.
— 282 —
vrant comme une fleur à tous les rayons du soleil ,
elle reste toujours verte , même lorsque les monta-
gnes qui Fenvironoeot blanchissent sous les neiges
de rhiver. Le gardien du château me coupa une
charge de cédrats , d*oranges et de grenades , qu'il
fit porter dans mon bateau. Je n'avais pas vu , je
Tavoue, cet excès d'hospitalité sans inquiétude pour
ma bourse; aussi , en revenant à ma barque , je de-
mandai à mes mariniers ce qu'il me fallait donner à
mon cicérone; ils me dirent que moyennant trois
francs il serait fort satisfait ; je lui en donnai cinq ,
en échange desquels il souhaita tontes sortes de
prospérités à mon excellence. Sous ces heureux
auspices nous nous remîmes en route.
A mesure que nous avancions vers l'ile Belle,
nous voyions sortir de l'eau ses dix terrasses super-
posées les unes aux autres : c'est sinon la plus belle
des îles de ce petit archipel , du moins la plus cu-
rieuse : tout y est taillé , marbre et bronze , dans
le goût de Louis XIY : une forêt tout entière d'ar-
bres magnifiques, une forêt de peupliers et de
pins , ces géants au doux murmure , qui parlent au
moindre vent une langue poétique , que compren-
nent sans doute l'air et les flots, puisqu'ils leur
répondent dans le même idiome , s'élève sur des
arcs de pierre qui baignent leurs pieds dans le lac ,
car l'ile tout entière est enfermée dans un immense
cercle de granit , comme un oranger dans sa caisse.
— 283 ^
Nou8 y abordâmes , et nou8 mimes le pied au
milieu d'un parterre de fleurs étrangères et précieu-
ses, que toutes sont venues établir des colonies des
graines et des boutures , sous cette heureuse expo-
sition : chaque terrasse est une plate-bande embau-
mée d'un parfum différeut , au milieu duquel domine
toujours celui de Toranger , et peuplée de dieux et
de déesses : la dernière est surmontée d'un Pégase
et d'un Apollon : toute cette nympherie, au reste,
est d'un rococo enragé , plein de tournure et d'ar-
deur.
Des terrasses nous descendîmes au château : c'est
une véritable villa royale , pleine de fraîcheur , de
verdure et d'eau : il y a des galeries de tableaux
assez remarquables : trois chambres, dans lesquelles
un des princes Borromée a donné l'hospitalité au
chevalier Tempesta , qui , dans un mouvement de
jalousie , avait tué sa femme , et dont l'artiste re-
connaissant s'est fait un vaste album qu'il a couvert
de merveilleuses peintures ; enfin un palais souter-
rain, tout en coquillages comme la grotte d'un
fleuve , et plein de naïades aux urnes renversées ,
d'où coule abondamment une eau fraîche et pure.
Cet étage donne sur la forêt; car le jardin est une
véritable forêt pleine d^ombre , et à travers laquelle
des échappées de vue sont ménagées sur les points
les plus pittoresques du lac : un des arbres qui com-
posent ce bois est historique : c'est un magnifique
laurier , gros comme le corps et haut de soixante
pieds : trois jours avant la bataille de Marengo , un
homme dînait soos son feuillage ; dans Tintervalie
du premier service au second , cet homme au cœur
impatient prit son couteau, et sur Tarbre contre
lequel il était appuyé il écrivit le mot : Victoire :
c'était alors la devise de cet homme , qui ne s'ap-
pelait encore que Bonaparte, et qui, pour son mal-
heur, s'est appelé plus tard Napoléon.
Il ne reste plus trace d'une seule lettre de ce mot
prophétique : tout voyageur qui passe enlève une
parcelle de Técorce sur laquelle il était écrit , et fait
chaque jour au laurier une blessure plus profonde ,
dont il finira par mourir peut-être.
Au nord de la forêt , je rencontrai quelques pe-
tites maisons de pêcheurs et de bateliers , au milieu
desquelles s'élève une auberge : le souvenir de mon
déjeuner me revint alors , et je crus avoir fait une
trouvaille. Je fis réveiller t'hôte afin de m'informer
de ce qu'il m'en coûterait pour huit jours passés
chez lui : il me demanda quelque chose comme cent
écus. J'aurais eu plus court et moins cher de louer
le palais Borromée au prince lui-même : je lui fis
en conséquence mes e&cuses de Tavoir réveillé , et
l'invitai à aller se recoucher.
En conséquence je remontai dans mon embarca-
tion , et ordonnai de mettre le cap sur l'aubei^e M
signor Âdami.
— 285 —
Le soir il revint d'Arona : à part sa manie de garde
nationale , qae je lui ai bien pardonnée depuis par
comparaison a?ec celle de nos enragés de Paris, que
je ne connaissais pas alors comme maintenant,
c'était un fort galant homme : nous eûmes vitemeni
fait prix pour huit jours : il me donna une chambre
dont les fenêtres s'ouvraient sur le lac : je tirai mes
livres de ma malle et je m'installai.
Je fis dans cette petite auberge, en face du plus
beau pays du monde, au milieu d'une atmosphère
embaumée , sous un ciel d'azur, les trois plus mau-
vais articles que j'aie jamais envoyés à la Revtie des
Deux Mondes,
Il faut pour un travail heureux quatre murs et pas
d'horizon : plus le paysage est grand , plus l'homme
est petit.
Mon hôte était un si brave garçon , que je n'eus
pas le courage de lui faire , pendant ces huits jours,
une seule observation sur l'ordinaire de son hôtel :
je me contentai, en partant, de substituer au titre du
livre que son effigie guerrière portait sous le bras
celai , plus confortable , de Cuisinière bourgeoise.
J'espère pour mes successeurs qu'il aura profité
de l'avis.
Moyennant la somme de dix francs que je donnai
à mes bateliers , et un bon vent que Dieu m'envoya
gratis , en quatre henres je fus à Arona,
UNE DERNIÈRE ASCENSION.
Ârona est une des plus charmantes petites villes
parmi celles qui dominent le lac Majeur , et on s'y
arrêterait rien que pour la vue qu'on découvre des
fenêtres de Thôtel , si on n'y était plus impérieuse-
ment appelé encore par la curiosité qu'inspire le
colosse de Saint-Charles.
Car c'est à Arona que naquit en 1558 le fameux
archevêque de Milan, le cardinal Borromée, qui,
par l'emploi qu'il fit de ses richesses , dont il fonda
des établissements de charité , et par le dévouement
avec lequel il exposa ses jours dans la peste de i 576 ,
mérita de son vivant le titre de saint , qui fut ratifié
après sa mort.
Aussi s'est-il emparé de tous les souvenirs de la
ville. Je visitai d'abord le dôme où est son tombeau :
— 287 —
ce monument est déjà une de ces églises d'Italie
coquettement décorées, dont Notre-Dame-de-Lorette
essaye de nous donner une copie, et qui nous parais-
sent si étrangement pimpantes au premier coiip d'oeil,
à nous autres hommes du Nord, habitués aux pierres
grises de nos sombres cathédrales. J^entrai dans
celle-ci au moment où une messe des morts Tenait
de finir ; j'appelai un long et mince sacristain qui
éteignait avec sa calotte une douzaine de cierges qui
brûlaient autour d'une bière vide ; il me fit signe
qu'aussitôt cette besogne terminée il serait à moi ;
pour ne pas perdre mon temps, je me mis à regarder
quelques tableaux de Ferrari et d'Appiani , qui gar-
nissent les chapelles latérales : ni les uns ni les
autres, quoique fort vantés aux étrangers, ne me
parurent remarquables.
Le sacristain avait éteint ses cierges ; il revint à
moi , et me conduisit dans la chapelle souterraine :
c'est là que repose le corps de saint Charles Borro-
mée ; son squelette est couché dans une châsse, revêtu
de ses habits épiscopaux, les mains couvertes de
gants violets, la mitre au front et un masque de
vermeil sur la figure: toute la chapelle est de marbre
noir avec des ornements d'argent massif. Dans une
petite armoire à côté de la châsse sont renfermés à
titre de reliques les draps ensanglantés sur lesquels
on fit l'autopsie du saint, mort à quarante-six ans
d'une phtbisie pulmonaire.
— 288 —
L^arclievèque de Milan est an des derniers saints
canonisés par la cour de Rome; ce fut en 1610,
vingt^six ans seulement après sa mort , que Paul Y,
ratifiant le culte général qui était rendu à son tom-
beau , le convertit en autel : aussi autour de cette
existence presque contemporaine ne retrouve-t-on
aucune des vieilles légendes du martyrologe ; ce fut
la propre vie de saint Charles qui fut un long mi-
racle : né au milieu des désordres civils et religieux,
vivant au milieu de la corruption de la prélature
italienne, il fut le restaurateur obstiné de la discipline
ecclésiastique, dont lui-même il donna Texemple
par son austérité. Durant ses études à Milan et à
Pavie , il ne connut , comme autrefois saint Basile et
saint Grégoire de Naâanze à Athènes, que les deux
rues qui conduisaient Tune à Téglise , Tautre aux
écoles publiques ; à douze ans il fut pourvu d^une
des plus riches abbayes de Tltalie : c'était, un fief de
«a famille ; à quatorze, d'un prieuré que lui résigna
Je cardinal de Médicis , son oncle , en montant sur
le saint-siége, sous le nom de Pie IV. Enfin à vingt-
trois ans il était cardinal.
Ce fut alors que , pourvu des plus riches bénéfices
de la Lombardie , revêtu de Tun des premiers rangs
dans la hiérarchie ecclésiastique, entouré de ces
séductions mondaines, auxquelles cédaient 'à cette
époque jusqu'aux souverains pontifes eux-mêmes,
il fit trois parts de son bien , Tune pour les pauvres,
— 289 —
la seconde pour TÉglise, et la troisième pour sa
maison. Un si grand abandon , une vie st chrétienne,
lui avaient déjà acquis Tamonr de tous, lorsqu'un
événement ajouta à ce sentiment celui du respect :
un jour que le saint prélat faisait sa prière dans la
chapelle archiépiscopale , un assassin entra dans
Téglise : c'était un moine de Tordre des Humiliés ,
ordre dont saint Charles avait attaqué les déborde-
ments. Il s'approcha de l'officiant , et au moment où
Ion chantait cette antienne : Non tvrbeturcor ves*
trum neque formidei , il lui tira à bout portant un
coup d'arquebuse. Saint Charles , jeté sur ses mains
par la commotion , se releva , et quoique se croyant
blessé à mort , il ordonna de continuer l'office divin,
s'offrant pour cette fois en sacrifice aux fidèles à la
place du Fils de Dieu. La prière finie, saint Charles
se releva , et la balle arrêtée dans ses ornements
épiscopaux tomba à ses pieds : cet événement fut
considéré comme un miracle.
Quelque temps après , la peste éclata à Milan :
saint Charles aussitôt , et malgré les représentations
de son conseil , s'y transporta avec toute sa maison :
Pendant six mois , il resta au centre de la conta-
gion , portant au chevet de tous les mourants, aban-
donnés par l'art , le secours de la parole : c'est alors
qu'il vendit cette troisième part de biens qu'il s'était
réservée pour lui-même , vaisselle d'or et d'argent ,
yêtements et meubles , statues et tableaux ; puis »
DUMAS. — IMPR. DE VOYAGE. — T. IV. 25
— 290 —
lorsqu'il D*eut pliiB rien à donner aux pauvres et aux
mourants , il pensa à s'offrir lui-même à Dieu comme
une victime expiatoire : partout où le fléau était le
plus cruel et le plus acharné , il alla pieds nus , la
corde au cou , la bouche collée aux pieds d'un cru-
cifix , priant le Seigneur avec des larmes de prendre
sa vie en échange de celle de ce peuple qu'il frap-
pait ainsi. Enfin, soit que le terme du fléau fût
arrivé , soit que les prières du saint fussent enten-
dues , la colère de Dieu remonta au ciel.
 peine ^rti de cette longue épreuve , Charles
reprit le cours de sa vie pastorale ; mais Dieu avait
accepté le sacrifice offert : ses forces étaient épui-
sées , une phthisie pulmonaire se déclara , et dans
la nuit du 5 au A novembre 1584 , le saint envové.
termina sa laborieuse carrière.
Cent ans après les habitants des rives du lac, réunis
à la famille de saint Charles , lui votèrent une statue
colossale , dont l'exécution fut confiée aux soins de
Cerani : on tailla une esplanade dans le coteau voi-
sin de la ville , on éleva un piédestal de trente-quatre
pieds sur cette esplanade, et sur ce piédestal on
dressa la statue du saint : cette statue est haute de
quatre-vingt-seize pieds.
Le sacristain avait garde de ne point me conduire
à cette merveille , et moi , de mon côté , je n'avais
garde de passer sans la visiter. Nous nous mimes en
route , et de loin nous aperçûmes le saint évéque
— 291 —
dominant le lac , portant un livre sous un bras et
donnanl.de Taatre main la bénédielion épiscopale à
la ville où il était né.
Les proportions de cette statue sont si bien en
harmonie avec les montagnes gigantesques sur les-
quelles elle se détache , qu'elle semble au premier
aspect et à une certaine distance être de taille
naturelle ; ce n'est qu'en approchant qu'elle grandit
démesurément , et que toutes ses parties prennent
des proportions réelles et arrêtées. Pendant que
j'étais occupé d'examiner le colosse , sur l'un des
doigts duquel venait de se poser un corbeau , qui
semblait à peine gros comme un moineau franc , le
sacristain dressa une immense échelle contre le
piédestal, et montant les trois ou quatre premiers
échelons , il m'invita à le suivre.
Le lecteur sait mon peu de prédilection pour les
ascensions aériennes f il ne s'étonnera donc point
qu^avant de me hasarder à sa suite, je lui aie demandé
où il allait : il allait dans la tête de saint Charles.
Quelque curieuse que me parût cette visite inté-
rieure, j'éprouvais fort peu d'entrain à l'accomplir :
cette échelle longue et pliante , qui devait me con-
duire d'abord sur un piédestal sans parapet, me
paraissait une chemin assez hasardeux pour un voya-
geur aussi sujet. aux vertiges que je le suis; d'ail-
leurs, arrivé sur le piédestal, je n'étais qu'au quart
de mon ascension , et je ne voyais nullement à l'aide
— 292 —
de quelle machine je parviendrais au terme indi-
qué ; j*eD fis Tobservation à mon sacristain , qui me
momra , sous un pli de la robe de la statue , une
espèce de couloir qui conduisait à Tintérieur. Là ,
me dit -il, je trouverais un escalier parfaitement
commode ; tout l'embarras était donc de gravir jus-
qu'à la plate- forme du piédestal; je fis encore quel-
ques observations sur les accidents du chemin;
mais mon guide , sentant que je faiblissais , insista
avec une nouvelle force ; alors la honte me prit de
reculer là où un sacristain marchait si ferme , je lui
fis signe de continuer sa route , et je me mis à le
suivre de si près que j^arrivai presque aussitôt que
lui sur le piédestal. U était temps : les montagnes,
la ville et le lac commençaient à tourner d'une
manière désordonnée ; si bien que je n'eus que le
temps de fermer les yeux , de me cramponner à
un pan de la robe du saint , et de m'asseoir sur le
petit doigt de son pied gauche. Grâce à cette assiette
plus tranquille , je sentis bientôt se calmer le bour-
donnement de mes oreilles « j'acquis la conviction
de rimmobilité de la base sur laquelle je reposais ,
et sentant que j'avais repris mon centre de gravité ,
je me hasardai à rouvrir les yeux : je retrouvai les
montagnes , le lac et la ville à leur place ; il n^y
avait que mon sacristain d'absent ; je tournai mes
regards de tons côtés, il était complètement di»>
paru ; je l'appelai, il ne me répondit pas : décidé-
— 295 —
ment cet homme avait été créé et mis au monde
pour me faire damner.
Je me mis à sa recherche , présumant qu'il jouait
à la cache-cache et que je le retrouverais dans quel-
que pli de ce bronze colossal ; je commençai en
conséquence à faire le tour de la statue : c'était
chose assez facile sur les côtés ; mais en tournant
je trouvai sur mon chemin la queue de la robe du
saint archevêque , et il fallut m'aventurer dans les
flots de ce vêtement , qui pendaient au bord du pié-
destal ; enfin , tantôt en mé cramponnant , tantôt
marchant sur mes deux pieds, tantôt rampant à
quatre pattes, je parvins à passer sans accident
cette mer de bronze et à mettre le pied sur sa rive
de granit. Je ne m'étais pas trompé, mon farceur
m'attendait à moitié chemin d'une échelle de corde,
qui s'introduisait sous un pan de la robe du saint
et conduisait dans l'intérieur de la statue ; il se mit
à rire en m'apercevant , enchanté de l'espièglerie
qu*il m'avait faite , et que je le soupçonne de renou-
veler chaque fois qu'un voyageur innocent a l'impru-
dence de le suivre. En effet , il aurait aussi bien ^u
placer tout de suite l'échelle de bois en face de
l'échelle de corde ; mais il tenait , à ce qu'il parait,
à me faire dans les plus grands détails les honneurs
de son archevêque ; je n'ai jamais vu d'homme d'église
si frétillant, et si peu préoccupé de la dignité de son
costume.
2S.
— 294 —
Au reste , je ne fis pas mine de garder rancune de
sa gentillesse ; je m'approchai de lui d'un air dégagé,
et prenant mon temps je Tempoignai par le bas de la
jambe. '
Alors commença notre seconde ascension , qui ,
quoique de huit ou dix pieds seulement , n'était pas
la plus commode; cependant je m'en tirai à mon
honneur , grâce au point d'appui que je m'étais créé,
et au bout de quelques instants je me trouvai dans
l'intérieur du saint.
Mon premier soin fut de chercher de tous côtés ,
à la lueur de la lumière qui venait du haut, l'esca-
lier promis ; mais ce fut là que je reconnus dans
quel guet-apens j'avais été attiré : le seul et unique
moyen d'ascension qui existât était une espèce
d'échelle formée par une multitude de barres de fer,
posées en travers , comme les bâtons d'une cage et
destinées à soutenir cette masse énorme. Mon éton-
nement me fit lâcher prise : à peine eus-je commis
cette imprudence que mon sacristain sauta sur la
première traverse et grimpa de barre en barre
comme un écureuil aux branches d'un arbre. Alors
une rage me prit d'avoir été joué ainsi par une
espèce de rat d'église; j'oubliai tournoiements et
vertiges , et je me mis à sa poursuite , avec moins
d'adresse mais plus de force; j'allais l'atteindre,
lorsqu'il disparut une seconde fois dans une espèce
de caverne , qui ouvrait sur notre route une gueule
— 295 —
9
sombre de vingt pieds de hauteur sur cinq on six de
large. Comme je ne savais pas où elle conduisait , je
m'arrêtai court , et me mis à cheval sur ma barre de
fer pour en garder l'entrée , décidé à le rattraper à
sa sortie et à ne plus le lâcher.
A force de regarder dans ce gouffre , mes yeux
s'habituèrent à son obscurité. Alors j'aperçus mon
guide, auquel je ne savais plus quel nom donner,
et que j'étais parfois tenté de croire quelqu'un de
ces êtres fantastiques comme en a connu Hoffmann ,
se promenant tranquillement dans une espèce de
corridor en pente , et s'éventant voluptueusement
avec son mouchoir. Dès qu'il vit que je l'avais
découvert : — Eh bien ! me dit-il , ne venez-vous
pas vous reposer un instant ? nous sommes à moitié
chemin.
Il m'offrait à la fois une bonne chose , et m'appre-
nait une excellente nouvelle : aussi je sentis ma
colère s'évanouir pour faire place à la curiosité.
Notre voyage , à part ses difficultés , qui commen-
çaient à me paraître moins insiirmontables, ne man-
quait pas d'une certaine originalité. Je pris donc le
parti de le considérer sous son point de vue instructif
et pittoresque ; en conséquence, je m'accrochai à la
barre de fer supérieure, je mis le pied gauche sur
celle qui me servait de cheval , et je sautai du pied
droit dans l'enfoncement où m'attendait mon com-
pagnon de gymnastique.
— 296 —
— Où diable sommes-nous donc? lui dis-je , après
avoir cherché vainement à me rendre compte des
localités.
— Où nous sommes ?
— Oui,
— Nous sommes dans le livre de saint Charles.
— Tiens , tiens , tiens !
En effet , ce missel , qui d'en bas m'avait paru un
in-folio ordinaire , avait vingt pieds de haut , dix
pieds de long , et cinq pieds de large.
Je pris un instant haleine, appuyé contre sa reliure
de bronze; puis, poussé par la curiosité, ce fut moi
qui à mon tour demandai à mon guide de continuer
le voyage.
Comme je lai dit , je commençais à me faire aux
difficultés de la route ; aussi arrivai-je bientôt à
Touverture pratiquée dans le dos du saint , et qui
offre la dimension d'une fenêtre ordinaire. Elle s'ou-
vrait sur le chemin que j'avais parcouru le matin
même en venant de Baveno. Je ne m'arrêtai donc
qu'un instant à considérer le paysage , puis je me
remis en chemin. Quant à mon sacristain, il était
arrivé depuis longtemps , et , comme les ramoneurs
au haut des cheminées, je Tentendais, sans le voir,
chanter son cantique d'action de grâces ; ce qui
m'empêchait de le découvrir, c'était le rétrécisse-
ment de la route ; il était produit par le cou de la
statue ; ce détroit franchi , je me trouvai au sortir
~^
— 297 —
du larynx dans une immense coupole éclairée par
deux lucarnes ; au milieu de ces deux lucarnes, qui
sont les trous des oreilles , mon sacrislain , les jam-
bes pendantes , était irréligieusement assis dans le
nez de saint Charles.
Au reste, je dois lui rendre cette justice, c*est
qu^aussitôt que je parus il m'offrit sa place ; mais ,
comme je suis plus respectueux des choses saintes
que beaucoup de ceux qui en vivent , je refusai ,
sans lui dire la cause de mon refus, qu'il n'aurait
certes pas comprise.
Alors il me raconta je ne sais quel diner de douze
couverts qui avait été donné dans la (été de l'arche-
vêque : les cuisiniers étaient dans le livre , et l'office
dans le bras droit; cela ressemblait beaucoup à
l'histoire de Gulliver dans le pays des géants.
Voyant que je refusais obstinément de m'asseoir
dans le nez de saint Charles , il m'invita à regarder
par son oreille gauche : c'était une autre affaire ,
et qui ne flairait aucunement le sacrilège ; aussi ne
fis-je aucune difficulté de passer ma tête par le vas
ùl dos.
Mon sacristain avait raison , car de là on décou-
vrait une vue magnifique : au premier plan , le lac
bleu comme un ciel et uni comme un miroir ; au
second pian , les collines couvertes de vignes et le
petit château crénelé d'Angera, puis au delà, se pro-
longeant entre les Apennins et les Alpes , les riches
— 298 —
plaines de la Lombardie , qui s'étendent jusqu'à
Venise et vont mourirsur les sables du Lido. Je restai
véritablement émerveillé et comme en extase.
Je redescendis au bout d'une heure, 'sans penser
au danger du chemin ; arrivé au bas du piédestal ,
le sacristain me demanda si je lui en voulais encore ;
je lui répondis en lui mettant une piastre dans la
main.
Moyennant cette rétribution , il se chargea de me
procurer un bateau , de sorte que le même soir j'ar-
rivai à Sesto-Calende , qui est , je crois , le premier
bourg du royaume Lombard- Vénitien.
Je trouvai toute l'auberge sens dessus dessous :
il y avait huit jours qu'un voyageur français était
arrivé en poste avec une jeune dame si souffrante ,
qu'elle n'avait pu aller jusqu'à Milan : force leur
avait donc été de s'arrêter à Scsto. Aussitôt le jeune
homme avait envoyé un courrier à Pavie , avec
ordre de ramener , à quelque prix que ce fût , le
docteur Scarpa ; malheureusement le docteur Scarpa
était mourant lui-même : en conséquence il avait
délégué un de ses confrères ; le médecin était arrivé ,
mais avait trouvé la malade sans espoir. Deux jours
après elle était morte d'une affection chronique de
l'estomac, et le matin même elle avait été enterrée;
quant au jeune homme, après lui avoir rendu les
derniers devoirs , il était reparti à l'instant même
pour la France.
— 299 —
Une circonstance bizarre s'était présentée : en
Italie on enterre les cadavres dans les églises et dans
une fosse commune, dont on descelle la pierre à
chaque nouveau voyageur que la mort envoie à son
hôtellerie : cette coutume avait répugné au mari ,
au frère ou à Tamant de la trépassée , car on ne
savait pas à quel titre il lui appartenait. En consé-
quence , il avait acheté .une maison et le jardin qui
en dépendait ; il avait fait bénir ce jardin et y avait
enseveli au milieu des fleurs et à Fombre des oran-
gers et des lauriers-roses sa mystérieuse compagne ;
quant à son tombeau , c'était une simple pierre de
marbre avec un nom dessus.
La soirée était charmante ; je demandai si Ton ne
pouvait pas me conduire à ce jardin ; Faubergiste
me donna un guide ; il marcha devant moi, et je le
suivis.
La maison achetée par mon compalriote était
située hors du village , sur une petite colline d'où
Ton découvre une partie du lac ; les anciens proprié-
taires, qui s'étaient réservé trois mois pour faire
leur déménagement , m'introduisirent sans difficulté
dans ce jardin qui était devenu un cimetière ; je fis
signe de la main que je désirais qu'on me laissât seul :
je n'avais pas l'air d'un profanateur de tombes , on
y consentit.
J'allai d'abord au hasard dans ce petit .enclos tout
embaumé ; puis j'aperçus un maâsif de citronniers ,
— 500 —
et me dirigeai de son côté : h mesure que j'avançais,
je voyais sous son ombre blanchir une pierre ; bientôt
je reconnus que la forme de cette pierre était celle
d*une tombe , je m'en approchai , et m'inclinantvers
elle , à la lueur d'un rayon de la lune qui glissait à
travers le massif qui Tombrageait , je lus ce seul
mot : Pauline (i).
Le lendemain le garçon de Thôtel , que j'avais
envoyé à la poste avec mon passe-port , me rapporta
une lettre qui me força de partir à Tinstant pour la
France. Cinq jours après , j'étais à Paris.
Gomme je ne connaissais de l'Italie que ce que
j'en avais vu par l'oreille de saint Charles Borromée,
je fis en la quittant le vœu d'y retourner : c'est ce
vœu que je viens d'accomplir.
Ceci soit dit en passant pour ceux de mes lecteurs
qui auront le courage de me suivre dans un nouveau
pèlerinage.
(!) Un jour je poblierai probablement rhisloire de cette my»«
tériense jeune fille qui m^apparut ainsi trois fois, en courante
cette tombe où elle devait enfin s^abtmer pour toujours ; mais , en
ce moment , quelques convenances sociales s^y opposent encore.
EPILOGUE.
Vers la fin de Tannée 1835, mon domestique,
qui probablement ne trouvait pas les mansardes de
la rue Saint-Lazare à sa guise , me répéta si souvent
que mou logement ne me convenait pas , que je lui
dis un soir qu'il avait raison , et que je ne demandais
pas mieux que de le quitter, s'il se chargeait de m'en
trouver un et de faire mon déménagement sans que
j'eusse à m'en occuper.
Le lendemain matin , j'entendis une grande dis^
cussion dans ma salle à manger ; je passai ma robe
de chambre , et j allai voir ce que c'était. Joseph
discutait avec un commissionnaire le prix du trans-
port de mes tableaux et de quelques petits meubles.
Aussitôt que ce dernier m'aperçut , il fit un appel
à ma conscience en me demandant si c'était trop de
TOME IV, 26
— 302 —
vingt-cinq francs pour transporter mes tableaux, mes
livres et mes curiosités , rue Bleu , n? 30.
— Il parait , dis-je à Joseph , que je préfère la rue
Bleu à la rue Saint-Lazare ?
— Oui , monsieur, me répondit-il , et vous y avez
loué ce matin un logement au premier, qui ne coûte
que cent francs de plus que celui-ci , qui est au
troisièmie.
— Cest bien ; seulement vous vous informerez
pourquoi on écrit la rue Bleu sans e.
— Oui , monsieur. Je rentrai dans ma chambre et
me remis au lit.
— Vous voyez , reprit François , que monsieur ne
trouve pas que ce soit trop cher.
— C'est bien , tu auras tes vingt-cinq francs ;
mais tu te chargeras de savoir pourquoi on écrit la
rue Bleu sans e.
— Et à qui faut-il que je demande cela?
— C'est ton affaire.
— Alors on verra à s'informer, dit François.
La fin de ce dialogue me confirma dans une idée
qui m'était déjà venue il y avait longtemps. C'est
que Joseph faisait cirer mes bottes par le concierge
et faire ses courses par François , el que la seule
peine que celte partie de mon service lui coûtait était
d'ajouter à ma note mensuelle quinze francs de ports
de lettres que je n'avais pas reçues.
C'est chose déplaisante d'être volé par son valet
— 303 —
de chambre , d'autant plug qa'il vous prend pour un
imbécile, ce qui Tentratne tout naturellement à
vous manquer de respect ; mais c'est chose plus
désagréable encore de changer une figure à laquelle
on est habitué pour une figure à laquelle on ne s'ha-
bituera peut-être pas ; il faut un an au moins pour
lever le masque qui couvre un nouveau visage , et
encore faut-il supposer qu'on n'ait guère que cela
à faire.
Malheureusement pour ma bourse et heureuse-
ment pour Joseph , j'avais en ce moment autre chose
à faire , Angèle , je crois. Je décidai donc que je
continuerais à me laisser voler.
Je venais de prendre cette détermination , lors-
qu'une nouvelle discussion s'éleva dans l'anti-
chambre.
— Monsieur n'y est pas , dit Joseph.
— Oh ! je sais bien , répondait une voix qui ne
m'était pas inconnue ; on m'avait prévenu qu'à Paris,
on n'y était jamais.
— Monsieur est sorti.
— Sorti à huit heures , c'est bon dans nos mon-
tagnes , là ; mais dans la grande ville , quand on est
sorti de si bon matin , c'est qu'on n'est pas rentré.
— Monsieur ne découche jamais , dit sèchement
Joseph , qui tenait à me conserver une réputation
virginale.
— Je ne dis pas cela pour vous ofifenser ; mais ça
— 304 -
n^empéche pas que tll savait que je suis là il me
ferait joliment entrer.
•^ Si vous voulez laisser votre nom , continua
Joseph , je le remettrai à monsieur quand il rentrera.
— Oh ! qne.oui , que je le laisserai mon nom , et
quand il saura que je suis à Paris , qu'il m'enverra
chercher un peu vite encore !
— Et où demeurez-vous? dit Joseph qui commen-
çait à prendre peur.
-^ À la barrière de la Yillette , vu que ça coûte
moins cher que dans rinlérieur.
— Et comment vous appelez- vous? ajouta Jose|)h
de pins en plus inquiet.
— Gabriel Payoï.
— Gabriel Payot, de Ghamouny ? criai*je de mon
lit.
— Hein ! farceur, que je savais bien qu'il y était^
moi. Oui , oui , de Ghamouny, et qui vient vous
voir encore , et qui vous apporte une lettre de Jacques
Balmat, dit Mont-Blanc.
— Entrez , mon brave , entrez.
— Âhl... fitPayot.
Joseph ouvrit la porte , et annonça M. Gabriel
Payot, de Ghamouny.
Payot le regarda de côté pour voir s'il ne se mo-
quait pas de lui ; mais , voyant que Joseph fermait
la porte en gardant son sérieux, il chercha où j'étais^
et m'aperçut dans mon lit.
^ 505 —
— Oh ! pardon , excuse , me dit-îl.
— Cest bien , c'est bien, mon enfant. Et par quel
hasard ?
— Oh ! je vais vous conter tout cela.
— Asseyez-vous d'abord .
— - Je ne suis pas fatigué , merci.
— Asseyez-vous toujours, c'est Thabitude à Paris.
— Puisque vous le voulez absolument.
' — Là , là ; je lui montrai une chaise auprès de
mon Ht. Gonnaissez-vous cette montre-là, Payot (i) ?
— Si je la connais ! je le crois bien ; elle a donné
plus de tourment à mon cousin Pierre qu'elle n'est
grosse. Elle va toujours?
— Mais oui , quand je n'oublie pas de la remon-
ter,
— Eh bien , j'en avais une aussi , moi , oh ! mais
qui en faisait quatre comme celle-là , une montre
de Genève; un jour que j'étais en ribotte , je lui ai
donné un tour de clef de trop , ça a décroché le
grand ressort ; je Fai portée , sans rien dire à ma
femme , au maréchal ferrant de Ghamouny , qu'est
adroit comme un singe , il fait des tourne-broches ;
eh bien! c'est égal! elle n'a jamais été fameuse
depuis.
— Et qu'est-ce qui vous amène à Paris , mon bon
Payot?
(1) Voir ao commencement des Impret$ion$ de Voyage.
26.
-^ 306 —
— A Paris ! ah ! bah ! je viens de Londres.
— De Londres ! et que diable avez-vous été faire
à Londres ?
— Il faut d'abord vous dire qu'il est venu Tannée
dernière , derrière vous , un Anglais à Chamouny ;
il en vient un sort , vous savez ; tant mieux pour le
village , parce qu'ils payent bien. Ce n'est pas que
les Français ne payent pas , oh ! ils payent aussi :
c'est le même prix pour tout le monde d'ailleurs ;
mais nous aimons mieux les Français nous autres •
ils parlent savoyard ; si bien qu'il est venu et qu'il
-a fait la même tournée que vous , si ce n'est qu'il a
été au jardin où vous n'avez pas voulu aller , vous ,
et vous avez eu tort , parce que quand on y a été on
peut dire :J'y ai été. Si bien qu'il me dit : — Quelle
est la dernière personne que vous avez menée? -— Ah !
ma foi , je lui dis , c'est un bon garçon ; je vous
demande pardon , monsieur , vous n'étiez pas là ;
moi , j'ai dit ce que je pensais ; d'ailleurs vous savez
comme tout le monde vous aime chez nous. Voilà
ses certificats ; vous vous rappelez que vous m'en
avez donné trois , un en anglais , un en italien et un
en français.
— Oui , très-bien.
— Oh ! mais voilà la farce , vous allez voir ; si
bien qu'il me dit : — Si tu veux me donner un de ces
certificats-là pour vingt francs , je te l'achète.
— Elst-ce que vous voulez vous faire guide? que
— 307 -
je iai dis ; c'est an vilain métier , allez , vaut mieux
être milord. — Non , qu'il me répond ; mais je fais
une collection d^orlographes, — Oh I quant à Tor-
thographe , elle y est , c'est d'un auteur ; si bien
qu'il me tira les vingt francs de sa poche ; je les
prends moi ; j'ai bien fait , n'est-ce pas ? ça ne valait
pas plus de vingt francs , ce chiffon de papier ?
— Ça ne valait pas vingt sous.
— Je l'ai pensé ; mais ils sont si bétes , ces An-
glais ! si bien qu'arrivés au jardin , voilà qu'il nous
part deux chamois : un hasard ; mais c'est égal ,
l'Anglais était très-content. — Pardieu, dit-il , voilà
deux petites bétes que je payerais bien mille francs
la pièce , rendues à mon parc. — On peut vous en
conduire deux à moins que ça. — Vraiment? dit-il.
— Parole d'honneur ! — Eh bien ! voilà mon adresse
à Londres ; si tu m'amènes deux chamois , vivants ,
je ne me dédis pas.
— Tope, que je lui réponds. — Veux-tu que jeté
fasse un engagement ? — Tapez .dans la main , ça
suffit. Effectivement , voilà tout ce qui a été dit ;
seulement , en me quittant au bout de trois jours ,
il me donna cent francs au Heu de vingt-sept. Vous
savez, neuf francs par jour, c'est le prix pour un
homme et un mulet. Â propos de mulet, vous vous
rappelez Dur-au-trot? il est ici.
— Bah ! je vous plains, si vous êtes venu dessus.
— Âh ! je le loue aux voyageurs; mais je ne le
— 308 —
inonle jamais ; je ne m^en Bers qu'à là voiture. S»
bien qu'à ce printemps , je me suis souvenu de mon
Anglais , et comme je connais à peu près tous les
repaires , je n'ai pas été longtemps à meure la main
sur deux chamossaux superbes, un mâle et une
femelle : ils étaient gros comme le poing ; ils ne
voyaient pas clair , on leur a donné à teter avec un
biberon , comme à des enfants ; c'est offenser Dieu ,
ma parole I C'est ma fille qui les a nourris. Â propos,
vous savez bien ma iillé , elle était grosse ; elle est
aecouchée , on m'attend pour faire le baptême. Si
bien que quand mes chamois ont eu trois mois ,
j'avais toujours l'adresse de mon Anglais , je dis à
ma femme : — Faut que j'aille à Londres. Je vou»
demande un peu si elle était saisie i — Qu'est-ce que
tu va faire à Londres ? — Livrer ma marchandise ,
ces deuK bétes-la, ça vaut deux mille fraucs ! — Tu
es en ribotte , qu'elle me dit : c'est son mot. Je la
laisse dire ; je m'en vas dans la cour , j'arrange une
vieille cage ; je tire la charrette du hangar , j'entre
dans récurie ; je dis à Dur-au-trot : En voilà un bout
de chemin que nous allons faire ! Je mets mes chamois
dans la cage, la cage dans la charrette , la charrette
au derrière de Dur-au-trot ; je demande au maître
d'école le chemin de Londres. Il me dit que quand
je serai à Sallanche , je n'ai qu'à tourner à droite ;
quand je serai à Lyon , qu'à prendre à gauche , et
qu'à Paris, le premier commissionnaire venu m'in-
— 509 —
diqoera ma route. Effectivement , à Parig , on me
dit : Vous voyez bien la Seine? Ëh bien ! 8uivez<la
toujours , et vous trouverez le Havre*
^- El vous éies parti comme cela, sans autre con*
ventîon avec votre Anglais ?
• — Tout était convenu , il m'avait tapé dans la
main ; mais voilà le plus beau de l'histoire. J'arrive
au Havre , il faisait nuit fermée ; l'aubergiste me
demande où je vas, je lui dis que je vas à Londres.
La lendemain matin, j'étais en train d'atteler, quand
il entre dans la cour un jeune homme avec un cha-
peau ciré , une veste bleue et un pantalon blanc ; il
vient à moi, je mettais ma roulière; il me dit : — C'est
vous qui allez à Londres? — Oui. — Eh bien ! voulez-
vous que je vous passe ? — Quoi ? — La Manche.
— Farceur!... Je boucle la sous-ventrière à Dur-
au-trQt , et en avant , marche. La route de Londres
mon ami ? — Tout droit. — Le chapeau ciré me
suivait par derrière. Au bout de cinq minulea plus
de chemin , je demande où je suis ; on me répond :
— Sur le porl... — El Londres donc?— Eh bien, de
.l'autre côté de la mer* — Et pas de pont ! Le cha-
peau ciré se met à rire. — Ah ! mais je dis, nous ne
' sommes pas convenus de cela ; il ne m'avait pas dit
qu'il y avait la mer, l'autre. Je ne suis pas marin ,
moi... J'étais vexé on ne peut pas plus ; enfin je dis
à Dur*-aU'trot : Faut retourner , quoi 1 ça ne nous
Ciïnnalt pas. Nous retournons , le gredin d'aubergiste
— 310 —
élait sur sa porte.— Tiens, il médit, vous voilà? —
Oui , me voilà ; vous êtes gentil , vous ne me dites
pas qu'il faut traverser la mer pour aller à Londres.
Il se met à rire. — Brigand! — Dame! dit-il, je vous
ai vu partir avec un matelot du vapeur. — Le cha-
peau ciré ? — Oui , un paroissien bien aimable en-
core : comme vous. — Allons, venez boire un verre
de cidre, dit Faubergiste ; faut vous dire que dans ce
pays-là ils font du vin avec des pommes.
— Oui , je sais. Enfin, comment étes-vous partit
— Oh ! il m'a fallu en passer par où ils ont voulu ;
j'ai laissé Dur-au-trot et la charrette chez l'auber-
giste , et le lendemain matin , au petit jour , je me
suis embarqué avec mes bêtes. Croiriez-vons qu'ils
ont eu l'infamie de me faire payer leurs places ! Quand
je dis que je les ai payées , c'est un milord qui les a
payées, parce que mes chamois ont amusé sa fille.
Imaginez-vous une pauvre jeune fille qui était poi^
trinaire... dix-huit ans ! Oh ! mais belle ; on disait
comme ça sur le vapeur qu'elle était condamnée, elle
venait du Midi ; mais le mal du pays lui avait pris.
Moi ce n'était pas le mal du pays , c'était le mal de
mer qui me tenait. Âvez-vous jamais eu le ma) de
mer, vous?
— Oui.
— Eh bien ! vous savez ce que c'est , alors. J'ai-
merais mieux , voyez-vous, que ma femme accouche
que de repasser par là ; d'ailleurs, je n'étais pas le seul.
~ 3il —
ils étaient tous dans des états!..* Je crois que c'est
ce gredin de cidre qui me tournait sur le cœur. Le
chapeau ciré me disait : — Faut manger , faut man-
ger. Ali ! oui, manger, au contraire. Au ))out de six
heures de route , nous étions tous sur le flanc. Il
n'y avait que la jeune Anglaise qui n'éprouvait rien.
Elle passait au milieu de nous tous, légère comme
une ombre, pour venir jouer avec mes chamois. Elle
aurait pu leur ouvrir la cage et les lâcher , que je
n'aurais pas couru après , je vous en réponds.
Vers le soir , le temps devint gros , comme ils
disent. On entendit quelques coups de tonnerre, et
la mer se mit à danser. Ce n'était pas le moyen de
nous soulager. Aussi je donnais mon âme à Dieu et
mon corps au diable. Avec cela il venait une gredine
d'odeur de côtelettes , pouah!... c'était le chapeau
ciré qui faisait cuire «on souper. L'orage allait son
train ; je disais : Bon I si ça continue , il y a l'espoir
que nous ferons naufrage , au moins. On donnerait
sa vie pour deux sous quand on est comme cela.
Tout tournait , voyez-vous , comme quand on est
ivre. La nuit était venue , le pont avait l'air d'être
vide , le paquebot semblait marcher à la grâce de
Dieu : la jeune fille alla s'appuyer contre le mât et y
resta debout. A chaque éclair, je la revoyais blanche
et pâle comme une sainte , avec ses grands cheveux
blonds qui flottaient au vent, et ses yeux que brûlaient
la fièvre ; puis je l'entendais tousser que ça me déchi-
— 512 —
raitla poitrine. Pendant un éclair^ je lui via porter
un mouchoir à sa bouche , elle le retira plein de sang.
Âlora elle se mit à sourire, mais d'un sourire si
triste , que c'était à fendre Tâme ; en ce moment il
passa un éclair que le. ciel sembla s'ouvrir , et la
pauvre enfant fit un signe de la tête comme pour
dire : Oui , j'y vais. Quant à moi , je fermai les yeux«
tant mon cœur se retournait , et je ne sais plus ce
qui se passa : je me rappelle qu'il fit du vent et qu'il
tomba de la pluie , voilà tout. Puis j'entendis des
voix « je crus voir la lueur de torches à travers mes
paupières ; enfin on me prit par-dessous les épaules:
j'espérais que c'était pour me jeter à la mer.
Au bout d'une demi-heure à peu près , je me
trouvai mieux , je sentis quelque chose de tiède et
de doux qui me passait sur les mains ; j'ouvris les
yeux et je regardai : c'étaient mes petites bétes
qui me léchaient. J'étais dans une chambre , cou-
ché sur un lit , avec un bon feu dans la cheminée :
nous étions à Brighton.
J'en eus pour dix minutes au moins , avant d'être
bien sûr que nous étions sur la terre ferme ; il me
semblait toujours sentir ce maudit roulis; enfin,
petit à petit, ça se passa, et mon estomac commença
à me tirailler. C'était pas étonnant , je n*avais rien
pris depuis la veille , au contraire ; et puis il venait
de la cuisine une fine odeur de côtelettes ; je dis :
— Bon ! on s'occupe du souper , à ce qu'il parait.
— 513 -
En ce moment , le garçon entra et me baragouina
trois ou quatre pai^oles en anglais ; comme il avait
une serviette devant lui , et qu'il me fit, signe en
portant sa main à sa bouche , je compris que cela
voulait dire que le potage était servi. Je ne me le
fis pas dire deux fois, cl je descendis.
Arrivé en bas , on me demande si j'étais des pre«>
mières ou des secondes. — Des secondes , je dis ;
car je ne suis pas fier, moi. La porte de la salle à
manger des premières était ouverte; j'y jetai un
coup d'œil en passant; tout- le monde était déjà en
fonctions , excepté la jeune Anglaise et son père
qui n étaient pas à table. Je trouvai mon chenapan
de chapeau ciré , qu'avait devant lui une pièce de
bœuf!... — Ah ! je lui dis, sans rancune^ je vas me
mettre en face de vous, hein ?.. . — Faites, qu'il me
réponde C'était un« brave garçon , foncièrement...
^— Ah 1 je lui dis, un verre de vin ; vite, ça me fera
du bien* — Du vin ! qu'il me répond, êtes -vous assez
en fonds pour en consommer , ça coûte douze francs
la bouteille, ici. — • Douze sous, vous voulez dire*
— Douze francs ! — Excusez du peu ! Qu'est-ce que
c'est donc ça que vous avez dans une cruche ? —
De l'aie. — De?... — De la bière , si vous l'enten»
dez mieux ; l'aîmez-vous? — Dame , ça n'est pas
fameux : mais ça vaut toujours mieux que de l'eau ,
versez. — A votre santé 1 — A la vôtre pareille-
ment ! — A propos de santé , que j'ajoutai , quand
TOME IV. 27
— 314 —
j'eus reposé mon verre, et notre jeune fille? —
Laquelle? — Du vapeur. — Oh ! ça va de travers.
Elle se meurt. — Bah ! elle n'était pas malade. —
Non de votre maladie qui n'était rien ; mais elle en
avait une autre qui était quelque chose. C'est mau-
vais signe, voyez-vous, quand un chrétien n'éprouve
pas ce qu'éprouvent les autres ; et je me suis douté
de ce qui arrive : la maladie a vaincu le mal ; c'était
la mort qui la soutenait. Quand vous étiez sur le
vaisseau, n'est-ce pas? elle était seule debout. Main-
tenant nous sommes sur la terre, elle est seule cou-
chée , et elle ne se relèvera pas. — Ah ! que je lui
répondis, vous m'avez donné à souper, je ne man-
gerai plus. Pauvre enfant!...
Le lendemain malin, au petit jour, comme j'al-
lais partir dans une carriole de retour, toujours avec
mes bêtes, je vis son père ; il était assis dans la cour
sur une borne, il avait l'air de ne songer à rien. Sans
cœur ! que je pensai ; il ne bougeait pas plus qu'une
statue. Ah ! ces Anglais , que je disais , ça n'a pas
d'âme ; si j'avais une fille comme ça, moi, malade,
mourante , je me casserais la tête contre les murs.
Gros bouledogue, va !... Je tournais autour de lui
pour lui donner un coup de poing, ma parole d'hon-
neur ! il ne faisait pas plus attention à moi qu'à
rien du tout, quand en passant devant sa figure !...
Pauvre cher homme , il avait deux grosses larmes
qui lui coulaient des yeux et qui lui roulaient sur
— 315 —
Ie8 mains. — Pardon , que je lai di8 , je vous de-
mande pardon. — Elle est morte ! me répondit-il.
En effet, un vaisseau s'éYait brisé dans sa poitrine,
et le sang Tavait étouffée pendant la nuit.
Je mis deux jours pour aller à Londres. C'est
bien long deux jours , quand on est tout seul avec
un farceur qiii chante tout le long de la route , et
qu'on a une pensée triste. Je voyais toujours cette
pauvre fille sur le pont du bâtiment , et le gros
Anglais sur la borne ; enfin, n'en parlons plus.
Si bien que j'arrivai enfin. Je demande si on
connaît mon adresse; on m'indique la maison. Â la
porte , je demande si l'on connaît mon homme ; on
me dit que c'est ici. J'entre avec mes bêtes ; toute
la maison était autour de la carriole. Un monsieur se
met à la fenêtre et demande en anglais ce qu'il y a.
Je reconnais mon voyageur : — C'est Gabriel Payot
de Chamouny , que je lui dis ; et je vous amène vos
chamois. — ^ ! — Vous savez que vous m'avez dit. . .
— Oui , oui. Il m'avait reconnu. C'est comme vous.
Ah! voilà un brave milord. C'était une joie dans
la maison !... On conduisit les chamois dans une
chambre superbe. Bon ! je dis^ si on les loge comme
ça , où me mettra-t-on , moi ? Dans un palais ?
Je ne m'étais pas trompé : un grand laquais me
dit de le suivre ; je montai deux étages. On m'ouvrit
un appartement où il y avait des tapis partout,
des rideaux de soie, des chaises de velours, un
— 316 -
luxe t quoi ! Ma foi , je ne fin ni une ni deux : je
laissai mes souliers à la porte, et j'entrai comme
chez moi. Cinq minutes après , le domestique m'ap-
porta des pantoufles, et me demanda si j'aimais
mieux déjeuner avec milord ou être servi dans ma
chambre. Je répondis que c'était comme milord vou-
drait. Alors il me demanda si j'avais l'habitude de me
faire la barbe moi-même ; je lui répondis qu'à Gha-
mouny le maître d'école venait me raser dans ses
moments perdus ; mais que depuis que j'étais enroute
j'étais obligé de me faire la chose moi-même. — Oui,
cela se voit, qu'il médit. Effectivement j'avais deux
on trois balafres, parce que j'ai la main lourde, moi,
rhabitude de m'appuyer sur le bâton ferré , voyez-*
vous... — On vous enverra le valet de chambre de
milord. — Envoyez. Cinq minutes après , il entra
un monsieur en habit bleu , en culotte blanche et en
bas de soie. Devinez qui c'était ?
— Le valet de chambre.
•<* Tiens!... eh bien! moi, je le pris pour le
maire , je me levai et je lui fis un salut... il dit qu'il
venait pour me faire la barbe, je ne voulais pas le
croire ; il tira des rasoirs , une savonnette, enfin toat
ée qu'il fallait ; il m'avança un fauteuil , je me fis
beaucoup prier pour m'asseoir , je voulais lui mon-
trer que je savais vivre. Je lui disais : Non , non , je
resterai tout droit, merci. Mais il me répondit que
cela le gênerait : je m'assis , il me frotta le menton
-^ 317 —
avec du savon qui aenlait le maftc^ et puis alors il
me passa sur la figure un rasoir , ce n'était pas un
rasoir, c*était un velours; puis il me dit :
— C'est fait. Je ne l'^ivais pas senti. Maintenant,
monsieur veut-il que je Thabille ?
— Merci ; j'ai l'habitude de m'habiller tout seul.
— Monsieur veut-il du linge?
— Oh I j'ai mon affaire dans mon paquet ; est-ce
que vous croyez que je suis venu ici comme un sans-
culotte? ^aites^moi monter le portemanteau ; il est
garni , allez !
— Et quand monsieur sera-t-il prêt ?
— Dans dix minutes.
— C'est que milord attend monsieur pour déjeu-
ner.
— S^il est pressé , dites-lui de commencer tou-
jours , je le rattraperai.
— Milord attendra monsieur.
— Alors dépêchons- nous.
Je fis une toilette soignée, ce que j'avais de mieux
enfin. Milord était dans la salie à manger avec sa
femme et deux jolis petits enfants. 11 me présenta à
elle , et lui adressa quelques mots en anglais.
— Excusez, me dit-il, mais milady ne parle pas
français. ( Un drôle de nom de baptême , n'est-ce
pas , milady ) ? — Il n'y a pas de mal , que je lui dis ;
on n'est pas déshonoré pour cela. Madame Milady
me fit signe de m'asseoir près d'elle. Milord me versa
— 318 —
à boire ; je saluai la société , et je portai le Terre à
ma bouche. — Voilà du crâne vin ! queje dis à milord.
— Oui , il n'est pas trop mauvais.
— Et ce farceur de chapeau ciré qui me disait
que le vin coûtait douze francs la bouteille, en
Angleterre !
-^ Oui, le vin de Bordeaux ordinaire ; mais celui-
là est du Château-Margot !
— Comment ! meilleur il est, moins cher il coûte
dans ce pays-ci ? Fameux pays !
— Vous ne m'avez pas compris : je dis que
celui-là coûte , je crois , un louis.
Je pris la bouteille pour y verser ce qui reslait
dans mon verre.
— Que faites-vous ? dit milord en m'arrêtant le
bras.
— Je ne bois pas de vin à un louis , moi , c'est
offenser Dieu ; gardez-le pour quand le roi viendra
dîner chez vous, c'est bien.
— Elst-ce que vous ne le trouvez pas bon ?
— Je serais difficile !
— Eh bien ! alors ne vous en faites pas faute, mon
brave, je vous en donnerai une vingtaine de bouteilles
pour faire la route.
Tant qu'il n'y eut qu'à boire du vin de Bordeaux
et à manger des biftecks , ça alla bien ; mais à la
tin du déjeuner, voilà un grand escogriffe qui apporte
un plateau avec des tasses , une cafetière d'argent
— 319 —
et une fontaine de bronze dans laquelle il y avait de
Teau et du feu. On met tout cela devant la maîtresse
de la maison ; elle jette plein sa main de vulnéraire
dans la cafetière , elle ouvre le robinet , Teau coule
dessus , au bout de cinq minutes on verse Tinfusion
dans les tasses. Milord en prend une , milady une
autre , on m'en passe une troisième ; je dis : Non ,
merci ; je ne me suis pas donné de coups à la tête , .
je ne crains pas de dépôt , buvez votre médecine ,
moi, je m'en prive. — Ce n'est pas pour les coups à la
tète, dit milord, c'est pour la digestion de Testomac.
Je n'ose pas refuser deux fois , je prends la tasse.
J'avale trois gorgées sans goûter ; à la quatrième ,
impossible ; c'était mauvais! je repose la tasse. -^Eh
bien I dit milord. — Peuh ! heu ! — C'est de l'excel-
lent thé qui vient directement de la Chine. — Est>ce
bien loin la Chine? que je lui dis. — Mais à cinq
mille lieues de Londres , à peu près. — Eh bien ! ce
n'est pas moi qui irai en chercher là , s'il en manque
ici. Madame Milady lui soufiQa deux mots en anglais;
alors milord se retourne de mon côté et me dit :
— Est-ce que vous n'avez pas mis de sucre dans votre
tasse? — Non, je réponds, je ne savais pas, moi ! —
Mais cela doit être exécrable. — Le fait est que ça
n'est pas bon , avec ça que vous ne m'avez pas dit de
prendre garde , je me suis brûlé la langue : voyez.
— Pauvre homme ! — Et puis ce n'est pas tout ; oh
là , là ! il me semble que le mal de mer me reprend :
— 320 —
c'est Teau chaude, voyez-vous. Je ne peux pas sentir
Teau chaude , moi , la froMe me fait déjà mal. — ->
Qu'est-ce que vous voulez prendre , Payot ? il fau-
drait prendre quelque chose. — Youlez^vous me
permettre de me traiter moi-même? — Sans doute.
— Eh bien ! faites-moi donner un verre d'eau-de-
vie , de la vieille.
"^ Au fait je me rappelle, dis-je à Payot, en-
chanté de trouver une occasion d'interrompre son
récit, qui commençait à traîner en longueur, que
vous ne détestez pas le cognac. Joseph !...
Mon domestique entra.
— Apportez la cave.
2— Oh ! il n'y a pas besoin de toute la cave , une
bouteille sufiira.
— Soyez tranquille. Ainsi donc vous avez été très-
bien reçu à Londres? Combien de jours y ètes-voos
resté ?
— Trois jours ; le premier, miiord me conduisit
à la campagne. Nous avons lâché les chamois dans
le parc , devant la femme et les enfants , c'a été une
fête. Le second , nous avons été au spectacle , tout
ça dans la voilure de miiord. Le troisième , il m'a
conduit chez un marchand d'habits, où il y en avait
plus de cent cinquante tout faits; et il m'a dit :
Choisissez-en un complet, complet. Alors je ne me
suis pas embêté, vous comprenez; j^ai pris un ve-
lours qui se tenait tout seul , je l'essayai, il m'allait
— 521 —
comme un gant; d'aiUeurs c*e8t celui«U, Toyez*
Payot 86 leva et fit deux tours sur Ini-m^me. — Maia^
tenant, me dit milord, il faut quelque chose dans
les poches pour les empêcher de ballotter, voilà cent
guinées.
— Qu'est-ce que ça fait , cent guinées ?
•— Deux mille sept cents francs à peu près.
— Mais TOUS ne me devez que deux mille francs.
— Pour les chamois , c^est vraf ; les sept cents fr.
seront pour le voyage.
— Enfin , que je lui dis , je ne sais pas comment
vous remercier, moi. .
— Ça n'en vaut pas la peine : maintenant , tant
que vous voudrez rester, vous me ferez plaisir.
— Merci ; mais , voyez-vous , il faut que je re-
tourne au pays, ma fille est accouchée, et on m'at-
tend pour le baptôme ; oh ! sans ça je resterais ici ,
j*y suis bien.
— Alors je vous ferai reconduire demain à Brigh-
ton ; le paquebot part après^emain pour le Havre ,
j'y ferai retenir votre place.
— Tenez, milord, j'aimerais mieux m'en aller
par un autre chemin et payer la voiture.
•—Cela ne se peut pas, mon ami, TAngleterro
est une île comme le jardin où nous avons été, vous
savez? seulement, au Heu de glace, c'est de l'eau
qu'il y a tout autour.
— Enfin , puisque c'est comme ça et que nous n'y
— 322 —
pouvons rien faire, il ne faat pas nous désoler, je
partirai demain.
Le lendemain , au moment de monter en voiture ,
madame Milady me donna une petite boîte. — C'est
un cadeau pour votre fille, me dit milord. Oh!
madame Milady ! que je lui dis, vous êtes trop bonne.
— Vous pouvez appeler ma femme milady, tout
court.
— Oh ! jamais.
— Je vous le permets.
Il n'y a pas eu moyen de refuser, je lui ai dit :
Adieu, Milady, comme j'aurais dit : Adieu , Char-
lotte , et me voilà.
— Soyez le bienvenu , Payot ; vous dînez avec
moi, n'est-ce pas?
— Merci , vous êtes trop bon.
— C'est bien ; à quelle heure dînez-vous ordinai-
rement?
— Mais je mange la soupe à midi.
— Cela me va parfaitement , c'est l'heure où je
déjeune. C'est dit , je vous attends.
— Mais , dit Payot , retournant son chapeau entre
ses doigts , c'est que moi je suis ici , voyez-vous ,
comme vous étiez à Chamouny, et je ne me reconnais
pas plus dans vos rues que vous ne vous reconnais-
siez dans nos glaciers ; de sorte que j'ai pris un guide,
un pays , un bon enfant , et que je lui ai dit de
venir dîner avec moi pour la peine.
— 523 —
— Eh bien , amenez-le.
— Ça ne vous dérangera pas ?
— Pas le moins du monde ; nous serons trois au
lieu de deux, voilà toul; nous parlerons du Mont-
Blanc.
— C'est dit.
— A. propos du Mont-Blanc , vous avez pour moi
une lettre de Balmat?
— Oh ! c'est vrai.
— Que fait-il ?
— Eh bien ! il cherche toujours sa mine d'or.
— Il est fou.
— Que voulez- vous? c'est son idée ; il serait riche
sans ça , il a gagné de l'argent gros comme lui ; mais
tout ça s'en va dans les fourneaux. Ah ! il vous en
parle dans sa lettre, j'en suis sûr.
— C'est bien , je vais la lire ; à midi !
— A midi î
Payot sortit. J'appelai Joseph, et lui ordonnai
d'aller commander à déjeuner pour trois personnes
au Rocher de Cancale ; puis je décachetai la lettre
de Balmat. La voici dans toute sa simplicité :
< Par l'occasion de Gabriel Payot qui va à Londres
et qui passe par Paris, je vous dirai que deux
messieurs, avocats à Chambéry, ont voulu faire
l'ascension du Mont-Blanc, le 18 août dernier, mais
qu'ils n'ont pu réussir à cause du mauvais temps ,
— 324 —
vu que ces messieurs m^avaient bien fait visite avant
de partir, mais qu'ils n'avaient pas demandé mon
conseil pour la sûreté du ciel ; alors ils ont été pris
par un brouillard neigeux , et ensuite par une bour*
rasque de grêle épouvantable , de sorte qu'ils n'ont
pu monter que jusqu'au pré du Petit-Mulet ; mais
là ils ont été renversés sur la neige à cause du gros
vent , et forcés de redescendre bien mal contents
de n'avoir pas monté à la cime. Ce n'est pas ma
faute , car en passant devant ma maison , je leur
avais prédit qu'ils auraient le brouillard ; maiji les
guides leur ont dit que j'étais un vieux radoteur.
C'est eux qui sont trop jeunes; ils sont avides de
gagner de l'argent, et voilà tout; ils ne connaissent
pas assez le temps pour faire de pareilles courses.
Aujourd'hui un jeune Anglais m'a fait une visite
chez moi , et m'a dit que l'année prochaine il avait
le projet de gravir le Mont-Blanc. J'aimerais pour-
tant bien à entendre que des Français y aient monté
aussi, vu que les Anglais sont toujours les vain-
queurs et bavardent les Français.
c Je vous remercie infiniment de votre bon sou-
venir, et de m'a voir fait parvenir votre premier
volume des Impressions de Yoyage. Un Parisien
m'a dit que vous allez mettre le second volume à
l'impression; s*il ne coûtait pas trop cher, j'aimerais
bien l'avoir, ainsi que les deux volumes de la Miné^
raîogie de Beudant, attendu qu'à force de cher-
— 325 -.
cher je crois que j'ai trouvé un filon de mine d*or.
c En attendant de vos nouvelles, je vous salue
bien et sois votre dévoué serviteur,
« Jacques Bal mat, dû Mont-Blanc. >
P.'S, c Je vous écris à la hâte, et ne sais trop si
vous pourrez déchiffrer la lettre , récriture n'étant
pas mon fort , attendu que je n'ai pris que dix-sept
leçons à un sou la leçon, et que mon père m'a
interrompu à la dix-huitième, en me disant que
c'était irop cher. >
Je sortis pour aller chercher le deuxième volume
des Impressions de Voyage et la Minéralogie de
Beudant, admirant la force de volonté de cet homme.
À vingt-cinq ans , une lettre de Saussure lui avait
donné l'idée de gravir le Mont-Blanc ; et après cinq
ou six tentatives infructueuses , dans lesquelles il
avait risqué sa vie contre une mort inconnue et sans
gloire, puisqu'il n'avait confié son secret à per-
sonne , il était parvenu à la cime de la montagne la
plus élevée de l'Europe. Plus tard , en se penchant
pour boire l'eau glacée deiT bords de TÂveyron , il
avait remarqué des parcelles d'or dans le sable de la
^rive ; dès ce moment , il avait pensé à chercher la
mine d'où l'eau détachait ces parcelles, et voilà
qu'il l'avait trouvée peut-être, après avoir employé
trente ans à cette recherche. Qu'aurait donc fait cet
DOMAS. — IMPR. DE VOYAGE.— T. IV. 28
— 326 —
homme au milieu de nos villes , s'il y avait reçu
une éducation en harmonie avec cette force de
caractère ?
Midi sonna , Payot fut exact.
— Vous venez seul ? lui dis-je.
— Le camarade n'a pas osé monter.
— Et pourquoi cela ?
— £h ! parce qu'il dit qu'il n'est qu'un pauvre
diable , et qu'il croît que vous ne voudrez pas diner
avec lui.
~r- Il est fou, allons le chercher... Au bas de
l'escalier je rencontrai François. Et le déménage-
ment? lui dis-je.
— C'est fini , monsieur.
— C'est bien, alors montez ; Joseph vous payera.
— Oh ! ce n'est pas pressé.
— Montez toujours. François obéit. Eh bien !
dis-je à Payot , où est votre homme ?
— Eh mais , c'est lui !
-Qui lui?
— François.
— François ! il est de Chamouny, François ?
— Né natif.
— Attendons-le alors... Cinq minutes après il
redescendit , j'allai à lui. François, lui dis-je , j'es-
père que vous ne refuserez pas de diner avec moi et,
Payot , quand je vous inviterai moi-même.
— Comment , monsieur, vous voulez ? . . .
— 327 —
— Je vous en prie.
— Oh ! monsieur sait bien que je n'ai rien à lui
refuser.
' — Alors partons, mon cher Payot, je n*ai pas
une voiture comme milord ; mais nous allons trouver
un fiacre à la porte ; je n'ai pas de bordeaux chez
moi, mais je sais où on en trouve , et de très-bon,
soyez tranquille ; quant au thé...
— Merci , si ça vous est égal , j'aime mieux autre
chose.
— Eh bien ! nous le remplacerons par le café.
— A la bonne heure, voilà une boisson de chré-
tien ; mais l'autre , je ne m'en dédis pas , c'est une
drogue.
Je tins parole à Payot ; je lui fis boire le meilleur -
vin de Borel et prendre le meilleur café de Lemblin ;
puis , quand je le vis dans cette heureuse et douce
disposition d'esprit qui suit un bon déjeuner, je lui
proposai de le reconduire en un quart d'heure à
Chamouny. '
-^ Monsieur plaisante ?
— Pas le moins du monde ; dans un quart d'heure,
si vous le voulez , nous serons à la porte de l'auberge.
— Chez Jean Terraz?
— Et nous verrons le Mont-Blanc comme je vous
vois.
— Dame ! ça se peut , dit Payot , je crois tout
maintenant, j'en ai tant éprouvé de diverses!
— 328 —
— C'e«t décidé ?
— Ma foi , oui.
— Allons.
Nous reinoniâmes en fiacre, le cocher s'arrèla à
la porte du Diorama , nous entrâmes.
— Où sommes-nous? dit Payot.
— A la douane de la frontière, et je vais payer
deux francs cinquante centimes pour chacun de
nous. Je lui remis sa carte d'entrée. Voici votre
feuille de route. Nous fûmes bientôt dans une obscu-
rité complète.
— Vous reconnaissez-vous, Payot?
— Non , ma foi.
— Nous sommes aux Échelles.
— À la grotte?
— Vous voyez bien qu'il ne fait pas clair.
— Alors nous approchons, dit Payot.
— Oh ! mon Dieu , dans cinq minutes et même
plus tôt, tenez. En effet, nous arrivions au mo-
ment même où la forêt Noire disparaissait pour
faire place à la vue du MontrBlauc ; dans le coin du
tableau qui commençait à paraître, on distinguait de
la neige et des sapins. Je plaçai Payot de manière à
ce que sa vue pût plonger dans Touverture à mesure
qu'elle s'agrandissait ; il regarda un instant les yeux
fixes , sans souffle , étendant les bras , selon que le
tableau magique se déroulait ; enfin il jeta un cri et
voulut s'élancer , je le retins.
— 329 —
— Ohl s'écria-t-il, laissez-moi aller , laisses^-moi
aller , voilà le Mont-Blanc , voilà le glacier de Ta-
connay » voilà le village de la G6te , Chamouny est
derrière nous!... 11 se retourna. — Laissez-moi
aller embrasser ma femme et ma fille , je vous en
prie , je reviendrai vous retrouver tout de suite.
Tous les spectateurs s'étaient retournés de notre
côté , et je commençais à être assez embarrassé de
ma contenance : je pensai qu'il était temps de finir
cette comédie , et comme Payot insistait toujours ,
je lui dis que ce qu'il voyait n'était pas la nature ,
mais un tableau. Il tomba sur un banc.
— Oh ! que vous m'avez fait de mal , me dit-il, et
il se mit à pleurer.
Les spectateurs nous entouraient.-— Quel Sst cet
homme? et qu'a-t-il ? me demanda-t-on.
— Cet homme , c'est un guide de Chamouny , il
a cru revoir son pays , et il pleure ; voilà tout.
— Je vous demande pardon , dit Payot en se rele-
vant ; mais cela a été plus fort que moi. 11 tourna de
nouveau les yeux vers le tableau. — Oh I que voilà
bien ma vallée, dit-il ; et il croisa les bras et regarda
en silence, abîmé dans une contemplation muette et
avide , cette toile qui lui rappelait tous les souvenirs
de la jeunesse, tous les bonheurs de la famille, toutes
les émotions de la patrie.
Je profitai de sa distraction pour sortir ; j'avais
peur qu'on ne me prit pour un compère.
28.
— 330 —
Le lendemain , à sept heures du matin , Payot
était chez moi , rue Bleu.
— Pourquoi donc vous ètes-yous en allé? me
dit-il.
— Je croyais yous faire plaisir ^ et je tous avais
fait peine , j'étais désolé.
— Oh ! peine , au contraire , c'est toujours bon
de revoir son pays , même en peinture. Vous autres
Parisiens , vous n*avez pas de pays ; vous avez une
rue, et ce n*est pas votre faute si vous ne savez pas
cela. 11 faut être né dans un village , voyez-vous ,
pour comprendre ce que c'est : à Cbamouny , il n'y
a pas une maison que je ne voie de loin comme de
près ; dans cette maison pas un homme qui me soit
étranger , et dans le cimetière , pas une tombe que
je ne connaisse ; je n'ai qu'à fermer les yeux et je
revois tout , tandis qu'à Paris la vie de dix hommes»
mise à la suite l'une de l'autre, ne suffirait pas même
à apprendre le nom des rues.
— Oui, c'est vrai , vous avez raison , mon ami;
mais qu'étes-vous devenu après mon départ ?
— Eh bien ! il y avait là un monsieur qui avait été
à Cbamouny , et même au jardin où vous n'avez pas
voulu aller , vous ; alors il m'a fallu expliquer la
chose à tout le monde , comment on avait besoin de
trois jours pour faire l'ascension ; que la première
nuit on couchait au sommet de la côte , enfin tout.
— Et alors ils ont été contents ?
— 33! —
— Il parait que oui , car ils se sont réunis et
m'ontdonné cinquante francs pourboire à leur santé.
— Ah çà! Payot , si vous restiez seulement deux
ans en France et en Angleterre , vous retourneriez
à Chamouny millionnaire.
— 11 y parait ; mais , dans tous les cas ^ je ne
prendrai pas le temps de le devenir ; ie viens vous
dire adieu , je pars.
— Aujourd'hui ?
— ATinstant... Oh! voyez-vous, vous m'avez
montré le pays, faut que j'y retourne. Je tendis la
main à Payot.
— Est-ce que vous ne direz pas un petit bonjour
à Dur-au-trot ? il est en bas avec sa carriole.
— Si fait , et avec empressement ; il m'a laissé
des souvenirs que je n'oublierai pas.
— Eh bien ! allons donc.
— Et la goutte !
— C'est juste.
Je passai un pantalon à pied et ma robe de chambre,
et je reconduisis Payot. Dur-au-trot l'attendait effec-
tivement à la porte , je le reconnus parfaitement.
Payot me demanda la permission de m'embrasser,
je serrai son brave cœur contre le mien; il essuya
deux larmes , sauta dans sa carriole , fouetta son
mulet et partit.
Il n'avait pas fait dix pas qu'il arrêta sa béte , se
retourna , et voyant que je le suivais des yeux r —
— 332 —
Vous pouvez dire, si vous revenez à ChamouDy , que
vous y serez le bienvenu, me dit-il. Allons, en
route !
Cinq minutes après , il tourna le eoin du faubourg
Poissonnière et disparut. Je remontai.
— Eli bien ! dis-je à Joseph , savez-vous pourquoi
on écrit la rue Bleu sans e?
— Personne n'a pu me le dire ; mais si monsieur
veut s'adresser au fils de M. Bleu , qui a fait bâtir la
rue , il demeure à quatre maisons d'ici.
— Merci , je sais ce que je voulais savoir.
J'avais gagné un pari sur le premier philologue de
France, qui avait- pris un nom propre pour une
épithète.
11 y a quelques jours qu'en détachant les milliers
de lettres qui m'avaient été adressées par ceui: qui
s'obstinaient à me croire fort confortablement à
Montmorency , tandis que je mourais à peu près de
faim à Syracuse , j'en vis une portant le timbre de
Sallanche , je reconnus l'écriture de Balmat, et je
l'ouvris. Voici ce qu'elle .contenait :
( Je profile de l'occasion d'un monsieur, docteur
de Paris , qui vous connaît parfaitement , pour vous
écrire celle leltre et pour vous remercier de votre
— 533 —
volume d'Impressions de Voyage et de la Minéra-
logie de Beudant, que vous m'avez envoyée par
Gabriel Payot. Ce deriûer ouvrage me sera bien
utile , vu que j*ai trouvé , comme je le disais , un
filon d'or qui doit me conduire à une mine, et
comme 1^ temps est beau , je pars demain à sa re-
cherche.
c J'ai rhonneur de vous saluer avec mille remer-
ciments.
c Jacques Balm AT, dÀt Mont-Blanc. »
c P.-5. A propos, j'oubliais de vous dire qu'en
arrivant à Chamouny, Gabriel Payot avait fait une
chute et s'était tué. >
La lettre me tomba des mains. Voilà donc pour-
quoi il était si pressé de retourner au pays , cet
homme!... Je poussai du pied la corbeille où était
toute ma correspondance , et je dis à un ami qui
était là de continuer pour moi. Au bout de cinq
minutes , il me donna une seconde lettre ; elle était,
comme la première, au timbre de Sallanche; je
l'ouvris et je lus :
c Monsieur,
c Je vous dirai avec bien du chagrin que c'est moi
qui ai reçu la lettre que vous aviez écrite à mon
père, attendu que le digne homme n'était plus de
' — 334 —
ce monde quand elle est arrivée à Ghamoany ; comme
je sais rîntérét que you8 lui portiez , je vous adresse
tous les détails que nous avons pu recueillir.
c Le 14 septembre de Tannée dernière , et le
lendemain du jour où il vous avait écrit , il est parti
avec un homme du pays pour aller faire une course
aux environs de Ghamouny , à la recherche d'une
mine d'or , dans un endroit où il y a de grands pré-
cipices. Mon cher père était si passionné , comme
vous le savez, pour les mines, que, malgré les
défenses réitérées que nous lui avions faites , il a
voulu partir. Mon père et son compagnon sont allés
jusqu'au bord du précipice ; mais là , comme le
chemin était étroit et glissant , ce dernier n'a pas
voulu aller plus loin. Mon père qui , vous le savez
bien, était un intrépide quoiqu'il eût soixante et dix-
huit ans , a continué son chemin malgré les cris de
son compagnon , qui a fait tout ce qu'il a pu pour
l'arrêter. Mon père n'a voulu entendre à rien ; alors
l'autre est revenu chez lui , sans oser me faire con-
naître que mon père était resté dans la montagne.
Au premier moment où je sus son arrivée , j'allai
chez lui ; il y avait déjà trois jours qu'il était revenu ;
pressé par mes questions , il me dit qu'il n'avait pas
bonne idée de mon père. Sur ce mot, je courus chez
moi prendre un bâton ferré , et je revins lui dire de
me conduire où il l'avait quitté. H me mena jusqu'au
sentier où ils s'étaient séparés , et je pris la route
— 335 —
qu'avait prise mon père ; mais pendant deux jours
et deux nuits je Tai cherché et appelé en vain , et je
n'ai aucune trace de lui, ni vivant ni mort. Sans
doute il aura été entraîné par une avalanche, ou pré-
cipité dans un glacier. . . »
Je laissai tomber la seconde lettre auprès de la
première, et je fis brûler les autres sans les déca*
cheter.
FIN.
NOTES.
NOTE I.
Quelques personnes oni pn croire, après avoir lo mon chapitre
sur les Ours de Berne, que je m^étais livré en véritable voyageur,
non à un simple récit de faits, mais à un caprice dMmagination.
Comme je ne voudrais pas qu'une idée aussi éloignée de la vérité
restât dans Tesprit du spectateur, je reproduis ici textuellement
une lettre qui me servira de certificat de'véracité :
Mon CHII AlBXÂHDU,
Je viens de lire, dans la Revue de» Deux Mondet, ton arti-
cle intitulé : let- Ours de Berne ; il est trop exact dans toutes ses
parties pour que je ne fadresse pas quelques détails relatifs à ces
intéressants animaux, et que moi seul pouvais te donner, car c'est
ici plus que jamais que le quorum pars magna fui est applicable.
Non-seulement les Français, en entrant à Berne, en firent sortir
le trésor, |pais encore deux des quatre ours auxquels le trésor appar-
tenait ; Tun de ces ours était le fameux Martin qui fit depuis les
délices de Paris, et dont la célébrité est arrivée jusqu'à toi. Quant
au trésor, il était entièrement composé de monnaie française et se
divisait en pièces de 6, 24 et 48 livres tournois aux deux écnssons de
Louis XIV. C'est avec ce trésor que se fit l'expédition d'Egypte et
qu'on nous paya , au moment de la faire, nos trois mois d'avance.
TOME IV. 29
— 538 —
Ce fut le maréchal Sachet, alors chef de brigade à la suite du 18«,
qui fut chargé de présenter au Directoire les clefs delà Tille accom-
pagnées de sou trésor et de ses ours. Il fut fait à cette occasion
général de brigade.
Je puis t^affirmer la vérité de ces singuliers détails, puisque c^est
moi qui ai présidé an départ de Leurs Excellences et qui leur ai
fait prendre leur place â la queue du premier convoi dont une
partie avait été leur propriété : j^étais alors capitaine commandant
un escadron de dragons du 3< régiment.
Bonjour, mon cher Dumas; je serais enchanté que ces détails
paissent Tétrc de quelque utilité, car tu sais combien je t^aime.
Tout à toi ,
BàBOH DxaMoircoiiBT.
P.~S. JW de plus été à même de me convaincre que le départ
des ours fit sur la ville de Berne plus dMmpression que celui
du tr^r ; c'*çtait un deuil général , et vingt fois j''ai entendu dea
dames dire : — Que vous nous ayez pris notre trésor, très-bien ;
piais nous enlever nos bons ours, c^est affreux. Du reste, ce furent
surtout nos jeunes officiers qui souffrirent de l*impression défaTO-
rable que cet événement laissa dans Pesprit des dames de Berne ;
il y en eut peu , ce qui était chose rare, qui , en quittant la ville,
eurent des motifs de la regretter.
NOTE n.
IIITBIlLA««ir.
Noms avons dit que c'*est de ce village qu^on part pour s^en foncer
dans les montagnes, c^est donc à ce village qu'il est nécessaire de
faire ses préparatifs, préparatifs, au rc^te, dont on ne comprend
bien Timportance qu'après avoir fait soi-même ce voyagea pied , et
lorsqu'on s'est aperçu en chemin combien peuvent nuire au plaisir
— 389 —
et à la «érelé àe\A route t« (lias petit oiibli dtt la p\ùê légère impru-
éehtèt Roos ftllonft dobe iiicl{qlH<r, aetatit qtlll set-a en notre po«-
▼tflr, qitelles prétmations doivent être piriM» par leè am&ttitirs.
On troQTe à adieter, &ra«bergt fiiêaie dMutèrkken , le saê , l«s
aotfliersj le bAlon et la gourde de voyage ; il e«t dene Inatvle de se
miiilir ailleurs de ee» objëtk liai no straiètit bona qti'i etUbahraHer
jas^oeLlA^ pilisque leor héceasité ne ae feit aeiitir qa^att liioilient de
tb mettre en ronté â pied. Le sac ordinaire est asse:^ gtand pour cOn'*
tenir la ^^at^e-robe de toj^age la ntieOx montée : c^eat4-<lire ane
redingote on an Habit ^ dtl pantalon , délit palreè de goêlnés, denx
gilets, quatre (ibemises, qoatre cravates et sii paires de cbanssettes.
Od trouvera de pins, dans une de ses poches, place pour dn petit
tiébeasaire, et dans l^atitre, pour une longtie-vtie.
Le pahtaloil doit être de drap, parce qn^ao fur et à fflesdre que
Ton gpravityle froid augmente, et, qn^arriTé au tommet de la mon*
tagtie, on sera enchanté de substituer ad pantalon léger dé la vallée
nné étoffe ploi solide ; les gtlétres doivent être de cuir, afin qti^elles
garantiasent les jambes du contact des rochel-s qdi bordent la rodte
et de^ troncs d^arbres qoi la parsèment ; mais les chemises de coa-
leui* seront préférables aux chemises blanches ; les foalards adx Cra-
vates empeaéea, et leë chautoettes de laine aoi chaussettes de fil.
Les souliers sont chose fort importante, et sor laquelle j^invite
les voyagenrb à ne point passer légèrement ; tiné chauMore trop
étroite blesse bien plua vite dans les montagnes qde dans la plaine ;
une chaussure trop large empêche le pied d'être sûr, dans les che-
mina difficiles, et surtout en deacendant. Qu*un Parisien tle a*effraye
pas sarlotit de Vépaissedr dea semelles et de la grosseur des cloua.
L'épaisseur de ces semëllea Tempêchera de sentir les cailloux sUr
lesquels il marchera, et qui, s'il gardait ses bottes fines, lui broie-
raient les pieds an bont d'une heure. La grosseur des clous lui sera
utile dans les chemins escarpés et glissants oh il se trouvera, grâce à
elle, le pied aussi ferme que s'il marchait avec des crampOrta : d*àil-
lettrs noa souliei*8 de chasse les plds solides ne résisteraient pas
à 8 jonrs de manche dans k montagrte. ^
Le bâton doit être â son tour l'objet d'une attention parirculière :
c'eatà la fois ane arme et du soutien ; il est garni par Utt bout d'une
pointe de fbr à l'aide de laquelle oh trouve eh lui un point d^appai
— S40 —
solide, toit pour monter, toit poordeicendrei ot qadqliefob orné k
Taotre boat d^une corne de chamois ; mais cet orDemeot est à la fois
incommode et dangereux : incommode, en ce qaHl s'accroche à
toot moment aux arbres on anz vêtements; dangereux, en ce que
Ton croit, en montant, pouvoir se fier â la solidité de son crochet
qui, ne pouvant que rarement supporter le poids du corps, se brise
et vous expose à tomber à la renvwse. On devra le choisir dp
.6 pieds de haut au moins, afin que si l'on rencontre sur b route un
torrent de 10 ou 12 pieds de large, on puisse le frandiir par le saut
qu'on appelle, en gymnastique, le saut delà lance.
Quant à la gourde, les précautions à prendre à son égard se rédui-
sent â deux : bien soufiler dedans pour s'assurer que le verre n'en
est point cassé, acciden t qui entraînerait les suites les plus funestes;
puis, ce point vérifié, la faire remplir immédiatement d'excellent
kirsch-wasser qu'on trouve, au reste, dans les plus mauvaises caba-
nes de la Suisse : c'est à la fois la liqueur la meilleure et la plus
saine ; j'ai vu des jeunes et jolies femmes, qui à Paris n'auraient pu
en supporter l'odeur, en avaler, dans nos courses de montagne, des
gorgées dont une seule aurait fait la réputation d'un bouzingot.
Toutes ces précautions prises , et en adoptant pour costume de
départ le pantalon de coutil , la blouse de toile écrue, le chapeau
de paille , le col rabattu , les guêtres de cuir et les souliers ferrés, on
aura chance d'arriver an terme du voyage sans accident aucun. Il est
inutile de dire que le guide se charge du sac, et que vous gardez pour
vous la gourde et le bâton.
Qu'on me permette d'ajouter encore une recommandation à cette
longue liste , et celle-là, je la garde pour la dernière, parce qu'elle
n'est pas la moins importante ; elle concerne la manière de traiter
les guides.
Leur dévouement et leur probité sont passés en proverbe ; ainsi ,-
sur ces deux points, ils seront toujours les mêmes, quel que soit
votre ton avec eux : s'il est hautain, il ne les empêchera pas de faire
leur devoir envers vous : mais ils. no feront alors que leur devoir.
Adieu à cette causerie familière dans laquelle l'homme de nos villes
apprend tant de choses de l'homme de la montagne, adieu aux récits
de chasse qui abrègent la route, aux traditions populaires qui la
poétisent, aux mille petits soins qui la rendent facile; puis, une
— 341 —
foin arrivé irauberge, tous vous apercevrez bientôt, au mémoire
de Thdte, qo^ayant parlé haut, on en a aog^ré que voub saviez payer
cher.
Si, au contraire, vous avez fait votre camarade de votre fjpuide,
et soyez tranquille , car pour cela il ne croira ni que vous vous
soyez abaissé jusqn^à loi , ni que vous Tayez élevé jusqu^à vous ,
au sentiment de son devoir se joindra celui d^une reconnaissance
quMl vous prouvera bientôt par la confiance la plus entière, et le
dévouement le plus absolu ; alors ni lui, ni la contrée n^auront plus
rien de caché pour vous : il vous cpn fiera ses secrets de famille
quelque intimes quMls soient, il vous racontera les traditions de la
contrée, quelque peu incroyables qu^elles lui paraissent; et, dans
ces secrets de famille, dans ces traditions de contrées, il y aura tou-
jours, si vous voulez les approfondir, un mystère du-cœur ou de la
nature.
Puis il y a quelque chose de satisfaisant, pour soi-même, ce me
semble, â sentir qu'en quittant Fun de ces hommes dont la vie
appartient â tout le monde, vous lui laissez dans le souvenir quelque
chose de plus que ce qu'y ont laissé et ce qu'y laisseront les autres,
et que vous pourrez leur envoyer des amis qui se recommanderont
de votre nom, et qui seront reçus le sourire de la cordialité sur les
lèvres.
TABLE.
•
Pages
Les muets qai parlent, et les aveugles qui lisent.
1
Prospcr Lehmann.
13
Une chasse an chamois.
33
Reichenau.
SI
Pauline.
87
Un coup de tonnerre.
G6
Pourquoi je n^ai pas continué le dessin.
83
Constance.
94
INapoléon le Grand et Charles le Gros.
103
Une ex-reine.
115
Une promenade dans le parc d^Arenemberg.
125
Reprise de Thistoire de PAnglais qui avait pris un mot pour
un autre.
135
Dénoùment de Fhistoire de TAnglais qui avait pris un mot
pour un autre.
149
Cœnigsfeldcn.
167
L'île Saint-Pierre.
179
Un renard et un lion.
192
Prise du château de Granson.
209
La bataille.
223
Pourquoi TEspagne n'aura jamais un bon gouvernement.
236
Comment saint Éloi fut guéri de la vanité.
249
Pauline.
267
Les îles Borromées.
27U
Une dernière ascension.
286
Epilogue.,
301
Notes.
337
FIN DE LA TABLE.
63644867
V'.