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Full text of "Interrupta"

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PAUL GUIGOU 



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I n terrupta 



LIBRAIRIE PLON 



7015 



INTERRUPTA 



Les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction 
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y 
compris la Suède et la Norvège. 

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section 
de la librairie) en avril 1898. 



PARIS. — TYP. E. PLON, NOURRIT ET C io , 8, RUE G A RANCI ÈRE.— 14b 2» 



PAUL GUIGOU" 



Interrupta 

y ,1**1— 

PRÉFACE DE M. FRANÇOIS COPPÊE 



Frontispice de M. PU VIS DE CM A VA NNES 



W 



PARIS 



LIBRAIRIE PLON 

E. PLON, NOURRIT et O, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 



Vieil habitué des Eaux-Bonnes, où je 
suis allé, une dizaine de fois au moins, 
renouveler ma police d'assurance contre la 
bronchite, je vis un jour venir à ma ren- 
contre, sur la Promenade Horizontale, un 
grand jeune homme de la physionomie la 
plus sympathique, et que son teint clair, sa 
barbe blonde et peu fournie, et ses beaux 
yeux couleur de myosotis, me firent prendre 
d'abord pour quelque Alsacien. 

Aussi fus-je surpris quand, se recom- 
mandant de notre ami commun l'excellent 
poète Maurice Bouchor, et se présentant 
lui-même, il me dit son nom et son lieu de 
naissance : 

— Paul Guigou, de Marseille. 



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II 



Le singulier Méridional ! Point bruyant, 
nullement bavard, mais discret, presque 
timide et volontiers silencieux, avec de sou- 
daines distractions. 

On a de l'esprit sur la Canebière, et Ton 
m'y pardonnera mon étonnement; mais, je 
dois le dire, c'était la première fois de ma 
vie que je me trouvais en présence d'un 
Marseillais mélancolique et rêveur. 

Il me séduisit tout de suite, et, selon toute 
apparence, je ne lui déplus pas; car, après 
notre première conversation devant l'admi- 
rable vue de la vallée d'Ossau, nous devîn- 
mes une paire d'amis ; et, depuis lors, pen- 
dant mon séjour aux Eaux-Bonnes, nous 
passâmes ensemble, tous les jours, quelques 
bonnes heures de flânerie. 

Paul Guigou me confia son amour pas- 
sionné des arts et des lettres. Je sus qu'il 
peignait, qu'il écrivait, qu'il avait passé quel- 
ques années à Paris, qu'il y avait souffert, 
mais que, pour lui, les mauvais jours étaient 



III 



passés, car sa ville natale lui avait confié la 
garde de son musée et s'était montrée pour 
lui deux fois bonne, en le mettant à l'abri 
du besoin et en lui permettant de vivre au 
milieu de belles choses. 

Il m'avoua encore — hélas ! sa mauvaise 
toux rendait superflue cette confidence — 
qu'il n'était pas sans inquiétude sur sa santé. 

Pourtant il n'avait pas alors trop mau- 
vaise mine, et, me rappelant tant de guéri- 
sons obtenues par les Eaux-Bonnes, je tâchai 
de jouir, sans arrière-pensée sinistre, de la 
charmante compagnie que me procurait ma 
bonne chance. 

Chez le vrai poète, on trouve, harmonieu- 
sement fondues, l'imagination de l'homme, 
la sensibilité de la femme et la candeur de 
l'enfant. La nature avait donné à Paul 
Guigou ce triple trésor. Aussi, quand il sur- 
montait sa timidité et chassait sa vague 
tristesse de malade, inventait-il à chaque 
instant des paroles tour à tour enthousias- 



IV 



tes, tendres et ingénues, qui donnaient à 
son entretien un charme extrême. On re- 
trouvera sans doute quelque chose de ce 
charme dans les pages de prose si délicate 
et dans les exquis poèmes qu'il a laissés et 
que nous publions aujourd'hui. On y admi- 
rera de hautes et mélancoliques pensées, 
de douces effusions du cœur, un noble et 
pur souci de Fart, et, parfois, une ironie 
pleine de grâce et de légèreté. Malheureu- 
sement, cette œuvre trop courte et si vite 
interrompue ne fera pas connaître Paul 
Guigou tout entier ; et c'est notre regret, à 
nous qui l'aimâmes, de ne pouvoir assez bien 
dire à quel point il méritait d'être aimé. 

Parmi les jours que le pauvre malade 
connut de supportables encore, les meil- 
leurs furent certainement ceux de son pre- 
mier séjour aux Eaux-Bonnes. Plus d'une 
fois, je l'ai vu alors tout à fait heureux, 
aspirant la nature par tous les pores, par 
tous les sens. Oh ! les délicieuses prome- 



nades que nous avons faites côte à côte, à 
l'ombre des hêtres énormes, sur les routes 
en lacet du Gourzy! Nous allions à pas 
comptés, interrompant souvent l'entretien 
pour mieux jouir de l'heure enivrante, nous 
grisant du parfum amer des grands buis 
chauffés au soleil, nous laissant bercer par 
le frais murmure du gave lointain, au fond 
de la vallée, et les yeux caressés par le 
velours vert des prairies, sur le flanc des 
montagnes géantes. 

Dans cette atmosphère tiède etpure, sous 
ce ciel d'un azur éclatant où des nuages d'or 
passaient avec unepompeuse lenteur, Paul 
Guigou ne doutait plus d'une prompte 
guérison, renaissait à l'espérance, me con- 
fiait cent projets, me disait ses vers. Un 
jour, il m'en déclama d'admirables, notam- 
ment cette Cathédrale merveilleuse qu'on 
trouvera dans ce petit volume ; et tout à 
l'heure, en la relisant, j'avais le cœur serré, 
car je me rappelais combien le pauvre 



VI 



Guigou semblait bien portant et heureux 
quand il me récitait son poème, dans la 
splendeur du paysage pyrénéen, par un 
après-midi doré et triomphal. 

Quand ma saison thermale fut terminée, 
Paul Guigou paraissait vraiment très amé- 
lioré par son traitement, et je lui dis au 
revoir avec une entière confiance. 

L'année suivante, en effet, je le retrouvai 
aux Eaux-Bonnes. Mais, cette fois, hélas ! 
il était mourant. 

Absolument détruit, ravagé parla phtisie, 
il ne quittait presque plus la chambre. Il 
fallait une journée exceptionnellement 
douce et calme pour qu'il osât se faire 
traîner au soleil, dans une petite voiture à 
âne. 

Gomme il souffrait ! Mais j'ai la consola- 
tion d'ajouter : Gomme il était aimé ! Et je 
ne parle pas seulement ici de ses excel- 
lentes sœurs et de son ami, le spirituel des- 
sinateur Vimar, qui le soignaient avec un 



VII 



dévouement exemplaire. L'élite de la so- 
ciété qui se trouvait réunie dans la station 
s'était prise d'un sentiment très affectueux 
pour le pauvre poète, si doux, si indulgent 
envers la douleur, et qui, dans sa longue 
agonie, s'efforçait de sourire encore. Chaque 
jour, des hommes distingués se succédaient 
près de son fauteuil et essayaient de le dis- 
traire, des femmes élégantes et aimables 
venaient lui apporter leur sourire et quel- 
ques fleurs. 

L'une d'elles, une artiste de grand talent 
et de grand cœur, Mlle Bartet, de la Comé- 
die-Française, fit alors une chose char- 
mante. Ayant appris que Guigou avait 
exprimé le regret de ne l'avoir jamais vue 
et entendue au théâtre, elle accourut vers 
le malade, apportant des livres de poètes, 
lui fit une longue visite, lui lut tous les vers 
qu'il lui demanda, tous les vers qu'il aimait. 
Attention exquise, n'est-il pas vrai? de 
donner à ce moribond une heure d'idéal, de 



VIII 



lui offrir ce bouquet de poèmes préférés. 

Paul Guigou, dont le travail avait été si 
souvent interrompu par la souffrance, est 
mort à l'âge de trente ans. Voici tout ce 
qui reste de sa pensée. Ces pages peu nom- 
breuses, mais excellentes, méritaient d'être 
recueillies. 

Enlesprésentantau public, je merappelle 
que, dans nos promenades, Guigou empor- 
tait un petit album relié en toile grise pour 
prendre des croquis, et que, lorsqu'il trou- 
vait en chemin une jolie fleur de montagne, 
il la cueillait et la plaçait entre les feuillets 
de son album. 

Tel est ce livre plein d'art et de poésie. 

François Coppée. 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE 



DEDICACE. 



A ceux-là dont le cœur se désole et s'étonne, 
Qui se meurent d'aimer, d'attendre et de languir, 
A ceux-là que consume un regret monotone 
Et qui savent le mal de trop se souvenir, 
Pour hochet à leur mal, je ne peux rien offrir 
Que ce bouquet, cueilli sous la lune d'automne. 



IWOWWVWWWWWW 



I 



LA PATRIE ELUE. 



Était-ce en Bretagne ? Au loin sur la lande 
Il flotte une odeur de genêts fleuris. 
Je vois des flots verts. — Etait-ce en Irlande ? 
L'Océan est comme un pré sombre et gris. 

Le pré sombre et gris des mers d'émeraude, 
Bien que disparu, fascine mes yeux. 
Mon âme s'en va le cherchant, et rôde 

r 

Eternellement sous les vastes cieux. 

Etait-ce en Hongrie? — Une chevauchée 
Bondit... Je les vois, les cavaliers roux ; 
Leur bannière est d'or et d'azur brochée. 
Cymbales. Musique ivre et clairons fous. 

Etait-ce en Bohême ? Un ciel de mystère ! 
Je me souvins ^bien de l'étrange nuit. 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 

Invinciblement morne et solitaire, 
Somptueuse et morne, une lune luit. 

Cette lune jaune et sa pâle flamme ! 
Tout à coup, dans Fombre, un violon lent, 
Désolément doux, doux à fendre Pâme, 
Se mit à jouer sur un air dolent. — 

De quel désespoir, de quelle détresse 
Mon cœur se brisait sous ce chant, et puis 
De quelle joie âpre et de quelle ivresse 
Se gonflait ! Comment dire? Je ne puis. 

La plainte traînante et jamais lassée 
Montait vers la lune au firmament noir, 
Comme pleurerait une âme blessée 
Chantant un amour triste et sans espoir. 

Puis la lune au ciel devint blême, blême, 
Et le chant mourut. Que cette nuit-là 
Ait dû se passer plutôt en Bohême, 
Je ne sais pas quoi me le révéla. 

Enfin ce château merveilleux et sombre, 
Bâti de jais noir et de marbre vert, 



(6 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 

Empli de splendeur, de silence et d'ombre, 
Aux balcons dorés ouverts sur la mer. 

Un vieux roi, pensif et tendre, s'y traîne 
Dont les yeux sont lourds d'ans et de secrets. 
Au balcon renflé comme une carène 
Il s'accoude et songe, ivre de regrets. 

Il s'en va, s'en vient, il dort, il s'éveille, 
Ivre de la rner et de regretter, 
Et sa lente vie est toujours pareille, 
Et la mort est lente à le visiter. 

Un jongleur lui chante un très doux poème 
Parlant d'une coupe en or ciselé. 
Etait-ce en Hongrie ? Etait-ce en Bohême ? 
Peut-être au pays du roi de Thulé ? 

Terre du désir, ô vague patrie ! 
Est-ce un souvenir ? est-ce un idéal ? 
J'en ai tant rêvé que l'âme est meurtrie. 
Etait-ce Elseneur ? Etait-ce Fingal ? 

Etait-ce en Bohême ? Etait-ce en Hongrie ? 



II 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 



Comme celle qui va, lente d'un deuil secret, 
Et laisse, en un regard d'adieu, traîner son âme, 
La lune, qui décline au ciel, verse une flamme, 
Plus longue, sur les champs, la lande et la forêt. 

Sa blancheur azurée et laiteuse d'opale 
Se change en la couleur des seigles mûrissants, 
Et la fleur des tilleuls dans les soirs languissants 
N'est pas d'un or si blond, ni d'un ambre si pâle. 

Comme une veuve aux pleurs pudiquement cachés 
Va désolée et douce et souriante et grave, 
La lune en deuil répand sa tristesse suave 
Sur les feuillages roux que l'Octobre a touchés. 



8 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 

Et voici que s'éveille, en ses rayons plus jaunes, 
La souffrance endormie aux yeux des résignés. 
Elle a vu tant d'espoirs et de songes fanés, 
Tant de roses sur qui gémirent tant d'automnes. 



Pareille aux lacs rouilles enfouis dans les bois, 
Coupes d'eau morte où pleut l'or de la feuille morte, 
La lurie se souvient : il semble qu'elle porte 
Un défaillant reflet des gloires d'autrefois. 

Toi par qui le vieux roi louait dans son cantique 
La vierge aimée, ô Lune épanouie aux cieux, 
Apaisement du cœur, joie exquise des yeux, 
O Fontaine d'argent, ô Lune magnifique! 

Lune de neige et d'or qui rêves dans l'éther, 
Les eaux avec amour sentent ton influence, 
Tu fais battre le cœur de l'Océan immense, 
Et ta présence, c'est l'extase de la mer. 

Tu fuis comme les eaux et comme les nuages, 
Les nuages confus que déforment les vents, 
O Lune, et nous aimons tes prestiges mouvants, 
O Lune, blanche nef de la mer sans rivages ! 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 



# 



Mais le temps a coulé ; la Lune va mourir. 
Elle palpite ainsi qu'un flambeau voilé d'ombre. 
— Obscurément de même en la mémoire sombre 
Scintille le trésor fumeux du souvenir. — 

La Lune va mourir. Dans la nuit haletante, 
A travers les halliers d'épines et de houx, 
S'élève et passe un cri d'oiseau sinistre et doux, 
Alourdissant les cœurs de l'émoi d'une attente. 

Ma triste bien-aimée, écoute la forêt 
Se lamenter tout bas, pleurant ton agonie, 
Entends gémir la source et l'angoisse infinie 
Des grands chênes emplis d'oracle et de secret. 

Un flot rouge a baigné ta face douloureuse, 
Un flot rouge a noyé la plainte de tes yeux, 
L'épouvante d'un crime a couru sous les cieux 
Eblouis et muets de ta splendeur affreuse. 

Eveillée à demi de son rêve accablant, 

La plaine qui s'allonge, indistincte et sans bornes, 



io . SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 

Frémit sous les rayons mourants de tes feux mornes. 
Dans Pair glisse un frisson mystérieux et lent. 

La nuit se serre autour d'un martyre indicible : 
Teinte de pourpre noire et fatale et de sang, 
Derrière l'horizon qui vacille, descend 
La Lune merveilleuse au visage terrible... 



II 



...Et la Lune à l'enfant qui, par cette nuit-là, 
Souffrit sa passion dans le ciel solitaire, 
La reine de la nuit sublime et du mystère, 
L'impératrice du silence ainsi parla : 

Puisque j'ai pris ton âme en mes réseaux d'or pâle, 
Tu sentiras mon influence pour toujours. 
Je ferai tes pensers, tes rêves, tes amours 
Riches comme l'Automne en tristesse royale. 

J'étendrai sur tes jours la lenteur des beaux soirs, 
La funèbre douceur éparse en ma féerie. 
Ton âme sera comme une tombe fleurie 
Où la verveine croît sous les feuillages noirs. 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. il 

Fuis cette volupté cruelle et qui profane. 
Aime l'amour ainsi qu'un fantôme hautain. 
Je te donne d'aimer la lueur qui s'éteint, 
La splendeur qui défaille et la fleur qui se fane. 

La coupe enivre mieux où glisse quelque pleur ; 
La fête qui finit dans la musique lasse 
S'exalte d'une joie à laquelle s'enlace 
Une tendre et flexible et si molle douleur. 

Je te donne d'aimer la grâce désolée, 
Défaite, et la langueur des choses qui s'en vont. 
Si vide est le Présent près du Passé profond. 
Vis comme moi tourné vers ta vie en allée. 



# 



Trop ardente à tenter l'inconnu des chemins, 
J'ai fait ton âme dispersée et vagabonde. 
Tu n'auras que des biens fluides comme l'onde ; 
Ta richesse fuira l'approche de tes mains. 

Mais j'emplirai ton cœur de profondes retraites 
Où ne parviendront pas les bruits du monde vain ; 
Tu porteras en toi comme un désert divin 
Plein de vallons cachés, de fontaines secrètes. 



12 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 

Ton âme, dans l'oubli des vœux de gloire, aura 
De ces fleurs qui ne sont qu'aux landes solitaires... 
Tu mèneras tes pieds sur des routes contraires 
Pour suivre des chansons que le vent emporta. 

Amour d'aimer, désir de larmes, deuils en rêve, 
Rêve en moi ton destin mélancolique et pur; 
Vers la douleur cachée et l'héroïsme obscur 
S'en va notre âme, ainsi que la vague à la grève. 

Laisse l'empire à ceux qui de toi se riront, 
Qui n'ont jamais tendu les bras vers des fantômes. 
Car un baiser de moi vaut mieux que leurs royaumes ; 
D'une lueur visible il illumine un front. 

Mon amour est jaloux et cruel mon caprice. 
Qu'importe ! A toi mon cœur profond, tendre et subtil, 
Mon visage de songe et mes regards d'exil, 

Je suis la Décevante et la Consolatrice. 



%<WWWVW\<V»^*AAA^» 



III 



SUR CETTE ROUTE... 



A Paul Rougier. 

Sur cette route vide et qui s'en va là-bas, 
Dans la nuit étouffante, épaisse et sans haleine, 
Sur cette route errante en cette grande plaine 
Où je marchais tout seul et terriblement las, 

Chaque étoile des cieux immenses, chaque étoile, 
Sauf une, aux yeux très doux, chaque étoile a sombré ; 
— Etoile aux yeux très doux, veille sur l'égaré ! — 
Mais un nuage monte aussitôt et la voile. 

Et ce fut comme si dans la mort s'étaient clos 

Des yeux qui vous sont tout, des yeux de bien-aimée... 

Et la route était vague ainsi qu'une fumée, 

Et le vaste silence élargissait ses flots. \ 



14 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 

Le bord des deux où rôde une lueur de soufre 
Était comme une mer troublée, et par moments 
S'ouvrait et palpitait en soudains flamboiements 
De la pâle splendeur d'un visage qui souffre. 

La campagne et le bois, muets et ténébreux, 
Tressaillaient longuement sous ses lumières brèves 
Pareilles aux lueurs, aux visions, aux rêves 
Qui peuplent le sommeil des hommes douloureux. 

Parfois, un grondement lointain et monotone 
Au fond du noir silence éclatait en roulant, 
Ainsi gronde la mer aux grèves déferlant ; 
Ainsi gronde le vent dans les forêts d'automne. 

Comme la nuit, mon cœur vibrait à chaque éclair 
Mon cœur était couché sur la route poudreuse, 
Etait couché parmi la campagne fiévreuse ; 
L'angoisse de la terre avait blêmi ma chair. 






Maintenant se pressaient les folles clartés blanches, 
Et la terre exaltait son odeur puissamment, 
Et voici qu'il courut un grand frémissement 
Au cœur de la feuillée et tout le long des branches. 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 15 

Loin, bien loin, j'entendis trembler le bois obscur, 
Et chanter les rameaux de l'yeuse et du hêtre : 
Des herbes se frôlaient tout près, qui devaient être 
Des roseaux desséchés ou des champs de blé mûr. 

Le frisson m'avait pris dont frissonnaient les plantes, 
Les plantes languissaient et souffraient comme moi. 
Dans la communion étrange de l'effroi, 
Les plantes et mon âme étaient toutes tremblantes. 

-■ - * 

• * * 

Ainsi, sur cette route où mon cœur est semé^ 
Sur ces plaines que les ténèbres avaient closes, 
Mon âme dispersée a souffert dans les choses, 
Les choses dans mon âme inquiète ont aimé. 

Ainsi, sur cette route en la nuit haletante, 
La poussière du champ, la cendre du chemin, 
La branche et la feuillée avec mon cœur humain 
Ont étouffé d'angoisse et palpité d'attente. 

Sur cette route vide et qui s'en va là-bas, 
J'ai senti la nature en son odeur sauvage, 
Et j'ai vécu sa vie en cette nuit d'orage, 
Sur cette route errante où je marchais si las. 



^vw^^wvwwwwww 



IV 



PAYSAGES. 



A René-Marc Ferry * 



PRIMA LUCE. 

En sa robe crépusculaire 
Couleur de jacinthe fanée, 
Ses beaux yeux clairs d'azur stellaire 
Pleins d'une douceur étonnée, 

En silence, l'aube est venue ; 
Son sourire a traversé l'ombre... 
La nuit s'émeut ; le ciel remue ; 
La feuille frissonne au bois sombre. 

L'heure brève et délicieuse, 
Froide comme l'eau de montagne! 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 17 

Des champs mauves de scabieuse 
Fleurissent au loin la campagne. 

Dans le pré d'émeraude pâle 
Foisonnent des floraisons blanches. 
Des taillis jeunes il s'exhale 
Une odeur de sève et de branches. 

L'herbe ploie au courant limpide 
D'une eau qui fuit lente et sans moires. 
Dans le ciel d'un beau vert livide 
Un if trempe ses tiges noires... 

Oh ! l'heure furtive, inquiète, 
Et sa grâce cruelle et tendre, 
L'heure couleur de violette 
Où la nature a l'air d'attendre! 

La source où se mirait l'étoile 
S'afflige à voir la vierge amie 
Agoniser au ciel sans voile, 
Mortellement pâle et blêmie. 

Cette étoile était la dernière. 
Elle meurt désolée, il semble : 



i8 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE 

Ce n'est plus qu'un fil de lumière, 
Un regard de perle qui tremble. 

Perle, azur ! nul rayon ne dore 
La pure splendeur argentine, 
C'est l'aube, ce n'est pas l'aurore., 
L'aube en sa blancheur d'églantine. 

Tout frémit sous la clarté chaste 
Pour une joie encor lointaine, 
Et seule, dans le matin vaste, 
Chante une invisible fontaine... 

Chanson plus tendre qu'une plainte 
Cachant mal une amère ivresse, 
Et comme d'une âme ayant crainte 
Qu'on ne devine sa détresse. 



v^^.^^v^.■v'^J l \*^'^^^'^^*^^ 



V 



SOIR ANCIEN. 



Lentement, tout le reste a fui de ma mémoire : 
Les eaux de velours vert dans le bassin dormant, 
Cette étoile craintive au bord du fif marnent 
Mirée au flot dont s!étéignait la sombre moire. 

Ce qu'avait ce soir-là de morne étrangement, 
De splendeur étouffée et de muette gloire, 
Tout cela s'est couvert en moi de brume noire, 
Mon âme n'en a plus qu'un trouble sentiment. 

Mais, au jardin, voici, telles des fleurs mystiques, 
Les roses de carmin, les roses magnifiques, 
Voici les roses de ténèbres et de sangl 

Et j'ai le cœur blessé de bizarres délices 
A voir que se balance et s'élève et descend 
L'épanouissement des monstrueux calices. 



VI 



NOCTURNE. 



L'oiseau nocturne en la nuit des bois, 
L'oiseau sinistre a crié trois fois. 

Comme tout est solitaire! 
Quand la chouette a gémi sous l'if, 
Le noir silence semble plaintif, 

Empli d'un poignant mystère. 

Ce cri faible et sauvage qui sort 
De la ramée, et qui sent la mort, 

Résonne par les champs vides, 
Roulant l'horreur douce des grands bois. 
C'est la plainte des choses sans voix 

De leurs souffrances timides. 

Il dit la lande aux ronciers touffus, 
Le carrefour des chemins perdus 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. ai 

Et sous l'astre maléfique 
La maison maudite, aux murs croulants 
Où la vieille, avec des signes lents, 

Va cueillir l'herbe magique. 



MWWWWWWWWWNA 



VII 



SOIRS D'OCTOBRE. 



La paix monotone 

Des beaux soirs d'automne 
Est cruelle aux cœurs malades et fous. 

D'une âme meurtrie 

La plaie est aigrie 
Par les soirs si beaux, si tristes, si doux. 

Comme une musique 
Tendre et nostalgique 
Ils pleurent avec de poignantes voix. 
Voix, soupirs de femmes, 
Gémissements d'âmes, 
Que ce soir est doux et triste à la fois ! 

Voici que s'allume 
Un feu dans la brume, 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 23 

Sur la haute tour s'allume un flambeau. 

Et la flamme haute, 

Là-bas, sur la côte, 
Monte dans le soir si triste et si beau. 

O vaines envies! 

Solitaires vies ! 
Comme je comprends votre obscur émoi, 

Vos tristesses lentes, 

Ames chancelantes, 
Pauvres cœurs fervents sans amour ni foi! 



A*ANiV%^^MMA^MMf 



VIII 



Pour l'âme qui rêve, émue, et s'étonne, 
La plante des champs fauchée en sa fleur, 
La branche effeuillée au vent de l'automne 
Ont panois un geste humain de douleur. 

Comme lorsqu'on jette un adieu suprême 
Aux vœux, aux amours, aux cœurs en allés, 
La branche frissonne en la forêt blême, 
La plante en fleurs clôt ses yeux désolés. 

La même agonie étreint toutes choses 
En cet univers si mystérieux, 
Les feuilles, les cœurs, les âmes, les roses ; 
Et le vent de mort monte jusqu'aux cieux. 



tfWWWWWWWVWW 



IX 



La rumeur haute et cadencée, 
Et longue, et triste, d'un grand fleuve, 
Bercerait bien une âme veuve, 
Veuve aussitôt que fiancée. 

Un fleuve, où mon âme s'abreuve 
De rêve et de douceur lassée, 
Tel est le vœu de ma pensée, 
Au sortir de la dure épreuve. 

Le. ciel serait comme une vie 
Toute de plainte et sans envie, 
Grise, très lente et tourmentée 

Ce seraient de doux paysages, 
Dont la grâce n'est pas chantée, 
Et des nuages, des nuages... 



^M^V^^WWWWWAA^A* 



X 



LES FUNÉRAILLES DE L'AUTOMNE. 

A Georges Marte, 

L'Automne roux, le riche et merveilleux Automne 
Meurt, baigné dans la mort splendide du soleil. 
Un fleuve rouge coule à l'Occident vermeil 
Et semble une vendange écumant dans la tonne. 

Le bois, sonore d'or et de pourpre, est pareil 
Aux magiques palais qu'une flamme environne... 
De même qu'un héros se pare et se couronne, 
Avant de s'endormir du suprême sommeil, 

Pour composer son deuil et ses fastes funèbres, 
L'Automne mêle l'or aux sanglantes ténèbres, 
Incendiant le ciel, la futaie et la mer. 

Regarde. Les forêts ont des manteaux de gloire. 
Le sang d'un grand carnage a teint l'immense éthef* 
Le ciel est éclatant comme un cri de victoire* 



XI 



Voici que brillent dans le sdif 
Les étoiles silencieuses 
Et s'effeuillent dans l'azur, noir 
De douces, douces scabieuses. 

Et le crépuscule profond 
S'illumine de leur jonchée. 
Tout est calme et pur. Le cœur fond 
Sous tant de douceur épanchée. 

Pourtant en mon âme sourd 
Comme une tristesse navrée. 
Je sens mon cœur coupable et lourd, 
Oublieux de douleurs sacrées. 



XII 



VARIATIONS. 

Sur ïair : « Si je meurs, que Ton m'enterre. » 

Si je meurs, je veux qu'on m'enterre 
Sous des glaïeuls et des roseaux, 
Dans quelque vallon solitaire 
Penché vers de dormantes eaux. 

Je voudrais mon étroit royaume, 
Sous le regard du grand ciel pur, 
Près le bois de la Sainte-Baume, 
Parmi mes montagnes d'azur. 

Car je sais que la sylve immense 
Bercera d'un rêve enchanté, 
Comme elle a bercé mon enfance, 
Mon sommeil de l'éternité. 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 29 

Je voudrais un champ où les brises 
M'apporteraient du val pierreux 
Le parfum des lavandes grises 
Et la fraîcheur des lieux ombreux. 



Une source désespérée 
De sa plainte longue emplirait 
Le silence et la paix sacrée 
Du vallon et de la forêt ; 

Sur ma tombe délicieuse 
Où s'effeuillent de grands lys blancs, 
Le tilleul, le cyste et l'yeuse 
Croiseraient des rameaux tremblants ; 

Avec ses doux yeux de pervenche, 
Avec ses yeux frais et naïfs . . 
L'aube qui tremble,, bleue et blanche, 
Sourirait à travers mes ifs ; 

La gloire des soirs sans nuage 
Se coucherait sur mes glaïeuls ; 
Le rossignol du bois sauvage 
Viendrait chanter dans mes tilleuls ; 

2. 



$p SOUS LA LUNE D'AUTOMNE 

A l'heure où l'étoile s'allume, 
H chanterait, triste et joyeux, 
Et des larmes sans amertume 
Monteraient des âmes aux yeux. 

Tourmenté d'un mal ineffable, 
Il chanterait, ivre et pâmé, 
Au fond de la nuit adorable, 
De l'adorable nuit de Mai. 

La nuit en serait attendrie 
Et pleine de frémissements ; 
Vers ma solitude fleurie 
Viendraient s'égarer les amants. 

Je voudrais mille fleurs écloses, 
Toutes les fleurs sous mes cyprès ! 
Je voudrais des roses, des roses, 
Des violettes ! je voudrais 

Que ma tombe blanche et petite 
Exhalât un parfum de miel, 
Un parfum si doux qu'il invite 
Toutes les abeilles du ciel. 



MAWVWWWMKWW 



INTERMEDES 



LIED 



Les yeux où burent mes yeux 
Tant de deuil et tant d'ivresse, 
Où sont-ils ? Et sous quels deux 
Les chercher en ma détresse? 

D'un regard silencieux, 
Ils me bouleversaient l'âme... 
A présent, sont-ils joyeux ? 
Ont-ils leur plaintive flamme ? 

Peut-être émus, anxieux, 
D'autres yeux d'homme à cette heure 
Se penchent sur les chers yeux, 
Sur les grands yeux que je pleure. 



34 INTERMÈDES. 

Hélas! j'ai peur d'aimer mieux 
Les savoir morts et sous terre, 
Les yeux qui changeaient mes yeux 
En une fontaine amère. 



^JWA^WWVW^VWWVW 



II 



CHANSON DE PIERROT. 



A Fernand Maeade. 



S'en fut dans la plaine 
Moissonner des lys, 
De la marjolaine, 
Des muguets jolis ; 

S'en fut dans la lande, 
En bon pèlerin, 
Cueillir la lavande 
Et le romarin ; 

S'en fut par des routes 
Joyeuses, chercher 
Toutes* toutes, toutes 
Les fleurs de pêcher* 



36 INTERMÈDES. 

Lys du clair de lune, 
Fleurettes des champs, 
Tout cela pour une, 
Une aux yeux méchants. 

Pierrot à l'amante 
Offre son bouquet, 
Son bouquet de menthe, 
Lys, rose et muguet. 

Sa force est tombée, 
Son courage à bout ;. 
Il est bouche bée « 

Et pleure debout., 

De rire, de rire 
La belle éclata. 
Ah ! le pauvre sire ! 
Qu'elle s'écria. 

L'amoureux morose,. 
L'amoureux transi, 
Lors quittant la rose, 
A pris un souci. 



INTERMÈDES. 37 

Devers la rivière 
S'en fut de ce coup, 
Avec une pierre, 
Une pierre au cou. 

Là belle, la belle 
Remarquant le soin 
De Pâmant fidèle, 
Fut triste à ce point, 

A ce point navrée 
Par de tels soucis 
Qu'elle s'est parée 
Avec des soucis. 



^WWWWVS^AAA^AAAA 



III 



Ma pauvre amour qui fait la morte 
La nuit se lève pour pleurer. 
Ah ! c'est assez se dévorer, 
Ma souffrance à la fin s'emporte. 

C'est trop horrible, cette sorte 
De longue agonie en secret. 
Etouffer tout jusqu'au regret ! 
Oh ! ma tendresse est la plus forte ! 

Tu vois ; j'ai su désespérer, 
Mais je voudrais pleurer, pleurer... 
— Assez ! je ne veux plus t'entendre ; 
J'ai mépris de cette langueur, 
C'est moi ton maître, ô lâche cœur! 



— Cœur, recouche-toi dans la cendre 



/«/«rwvwvVvvwvww* 



IV 



CHANSON 



Vos yeux sont malicieux, 
Moqueurs de qui les implore, 
Railleurs de qui les adore. 
Mais qu'ils sont délicieux ! 

Donne-moi les lilas, les lilas de tes yeux. 

Votre fou rire enivré, 
Pourquoi met-il Pâme en peine? 
Cruelle petite reine, 
Riez de mon cœur navré. 

Donne-moi les œillets de ton rire empourpré. 

Comme des regards vivants 
Brillent vos dents éclatantes. 



40 INTERMÈDES. 

Ah ! pitié pour mes attentes, 
Pour mes désirs obsédants. 



Donne-moi le bouquet, le bouquet de tes dents. 

Dans une course d'enfer 
Bondissent mes folles fièvres... 
Laisse-moi baiser tes lèvres, 
Tes dents et ton rire clair. 

Donne-moi, donne-moi le rosier de ta chair. 



«A^^MMMKMAMMWM* 



Ma peine vague et tortueuse, 
Je la mène en un parc royal, 
Tel que le morne Escurial 
D'une tristesse fastueuse. 

Sous la pourpre de leurs essaims, 
Sous l'or rouillé de leurs jonchées, 
Les feuilles par le vent fauchées 
Couvrent l'eau morte des bassins. 

Une brume fumeuse et rousse 
Baigne de rêve et de sommeil 
Les tièdes rayons du soleil 
Qui s'assoupissent sur la mousse. 

Tout dort sous les jaunes rayons, 
La charmille se découronne ; 
C'est déjà la fin de l'automne, 
Sa robe d'or est en haillons... 



VI 



A M. CLAIR TISSEUR. 

à 

Après la lecture de Pauca paucis. 

C'est l'orgueil du poète, et son tourment, hélas! 
D'enfermer la beauté dans un contour sévère 
Tout en l'enveloppant de grâce et de mystère, 
Et ce fut là ton art divin, noble Hellas I 

Tu tentas la même œuvre et d'un cœur jamais las, 
Poète dédaigneux de la grâce éphémère ; 
Et tu sus bien souvent atteindre ta chimère,. 
O poète chéri de la claire Pallas. . 

Ton chant a la douceur des flûtes pastorales 
Qui mêlaient leurs soupirs aux trènes des cigales 
Dans la Sicile antique, aux siècles du grand Pan. 

Selon le rythme lent ou la cadence agile, 
J'entends le doux sanglot qui se brise bu s'épand 
Des sources de Corot dans les bois de Virgile. 



VII 



AUBADE A GABRIEL VICAIRE. 



Après la lecture de YHeure enchantée. 

peuple chanteur de l'ancienne France, 
Chantant à la guerre ainsi qu'au labour, 
Et le cœur toujours fleuri d'espérance ! 
— Sonne le clairon, gronde le tambour ! — 

Bergers musiciens, paysans poètes 

Des tendres chansons et des joyeux airs 

Et des airs galants — allez, les musettes ! — 

Diseurs de noëls — sonnez, fifres clairs ! — 

Les gars qui savez à la blonde dire 
Les aveux d'amour en mots si muguets 
Qu'elle veut gronder et ne peut que rire 
Et prend les aveux et prend les bouquets, 



44 INTERMÈDES. 

Cœurs dans l'abandon, âmes inconnues 
Dont survit la plainte en ces chants si doux 
Que près des berceaux les vieilles chenues 
Chevrotent bien bas, venez, levez-vous. 

Ecouteurs de voix, veilleurs des étoiles 
Dont l'oreille est faite aux bruits si légers 
Rôdant sous les cieux dans les nuits sans voiles, 
Vous les paysans et vous les bergers, 

Venez tous avec de belles paroles, 
Venez tous avec vos plus beaux refrains, 
Venez, venez tous avec les violes, 
Et les galoubets et les tambourins. 

A celui qui porte une marjolaine, 
A celui qui parle avec votre voix, 
Au ménétrier de qui l'âme est pleine 
De tout le jadis, de tout l'autrefois, 

Par qui la chanson fut ressuscitée 
De l'ancienne France, à cet enchanteur 
Maître en doux parler de V Heure enchantée! 
Va, sonne l'aubade, ô peuple chanteur ! 



LA MAISON SOLITAIRE 



SONNET LIMINAIRE. 

Si quelqu'un qui m'est proche ou qui m'est étranger, 
Homme, femme, jeune homme ardent, aime ce livre, 
Où j'espère qu'un peu de moi-même se livre, 
Je veux dire à quoi j'aimerais qu'il fît songer. 

Mon effort patient a voulu mélanger 
Aux senteurs de la mer qui conseillent de vivre, 
Le parfum des buissons dont le printemps est ivre, 
Saunage dans la lande et suave au verger, 

Montrer que des rameaux de cyprès ou d'yeuse 
Peuvent faire notre âme affligée ou joyeuse, 
Peindre un ciel amical, puis un ciel acharné, 

Epousant nos espoirs, puis aggravant nos peines, 
Et des murs de maisons près desquels ont traîné — 
Autrefois — de la joie et des peines humaines. 



II 



LA MAISON SOLITAIRE. 



Res severa, verum gaudium. 

StNkQUI. 



A Charles Maurras. 

La pourpre, que le soir a faite ténébreuse, 
Des roses embaumant la profondeur du soir 
Investissait de faste, ainsi qu'un reposoir, 
Les jardins endormis de ma calme chartreuse. 

La crainte de l'amour émanait de vos cœurs, 
Et la soif de l'amour brûlait dans vos calices, 
O roses de ces nuits aux mortelles délices, 
O roses de jadis, aux suaves liqueurs ! 

Des astres au déclin réfléchissant les flammes, 
L'étang semblait rouler des diadèmes d'or. 



LA MAISON SOLITAIRE. 49 

Comme on pleure en un rêve où Ton rêve de mort, 
Des fontaines pleuraient comme pleurent les femmes. 

Des roses qui jonchaient les larges escaliers, 
Le parfum tiède errait dans le sommeil des choses. 
Qu'il devait y avoir de roses et de roses ! 
Leur moisson invisible embrasait les halliers... 

Comme un cœur attentif qui veille et se recueille 
S'émeut d'une couleur, d'une forme, d'un son, 
En ce temps-là, tout me troublait, le court frisson 
Du bassin où tournoie, en tombant, une feuille, 

Un cri d'oiseau, le bruit lointain de la forêt, 
La clarté douce, molle, heureuse, de la nue... 
Le jour voilé semblait une aube continue, 
Et la nuit claire un soir qui jamais n'expirait. 

La nuit claire, étoilée à demi, mi-voilée, 
Tendre, semblait sourire en ses millions d'yeux ; 
Sirius, Bételgeuse, Aldebaran joyeux 
Étincelaient comme la neige immaculée. 

Hors des noires splendeurs on voyait émerger 
Des épis de lumière et des floraisons blanches, 
Et scintiller dans l'ombre où se cachaient les branches 
Les fruits d'or et d'argent du céleste verger. 



5o LA MAISON SOLITAIRE. 






Ce soir... tantôt... j'ai cru respirer le mystère 
Et la brise lassée et l'odeur du printemps, 
Et voici que mon cœur se ressouvient du temps, 
Du temps où j'habitai la maison solitaire. 

Je revois le vallon harmonieux et doux 
Où fleurit le narcisse avec la violette, 
Le lac où la nuée en fuite se reflète 
Et le chemin bordé d'églantine et de houx. 

Je vois chaque tournant de route et de rivage ; 
Le champ tout bourdonnant d'abeilles, le vieux puits, 
Et parmi les rosiers, les cystes et les buis, 
L'épanouissement de la flore sauvage. 

L'image de ces lieux où jadis j'ai pleuré, 
Pourquoi ce soir est-elle là, sous ma paupière ? 
Et maintenant, mon âme attend, comme en prière, 
La Visitation d'un souvenir sacré. 

Dans mon cœur d'aujourd'hui l'ancien cœur se rallume 
Comme aux jours où j'y vins chercher l'apaisement, 



LA' MAISON SOLITAIRE. 51 

J'entre dans la maison. Mais de l'ancien tourment 
Je ne peux plus sentir toute l'acre amertume. 

J'écoute des sanglots qui vont s'afïaiblissant 
De même qu'on écoute une source lointaine... 
Ma douleur d'autrefois, la folle aux cris de haine, 
Elle n'est plus qu'un doux fantôme gémissant. 

Maintenant, tu m'es chère, ah ! reste-moi fidèle, 
Ma douleur, ô ma sœur, en tes vêtements longs ; 
Fantôme aux yeux en pleurs voilés de cheveux blonds, 
N'es-tu pas pour mon cœur tout ce qui reste d'Elle? 



* 



Et le courant des jours ainsi qu'un flot égal 
Entraînait lentement ma souffrance pieuse 
En ce temps-là, dans la maison silencieuse, 
Où, limpides, coulaient les heures de cristal. 

Ivresse sans tumulte, amour sans trouble, joie, 
Plénitude et transport de tout l'être ravi 
Et le cœur presque lourd d'être trop assouvi, 
Tel un rameau qui, trop fécond, s'incline et ploie. 

Tout souvenir des jours amers s'était fondu 
Dans un regret paisible et doux, sans violence, 



52 LA MAISON SOLITAIRE. 

Et nourri de repos, de rêve et de silence, 

Mon cœur joyeux n'était qu'un sanglot suspendu. 

Ciel nocturne, muet d'une douleur sublime, 
Plainte longue des eaux, rumeur de la forêt, 
L'influence du lieu béni me pénétrait, 
Belle comme une mort, une mort magnanime. 

Ah ! les heures alors, sans regret, sans douleurs 
Passaient, et se fanaient les crépuscules roses. 
Ah ! les heures passaient comme meurent les roses 
Ou comme on voit neiger des pétales de fleurs. 



^^A«\M^V^AMMAAA 



lu. 



III 



Orient ! Orient ! Les floraisons géantes 

Eclatent dans le feu des éternels étés. 

Dans une pluie ardente et folle de clartés 

Se creusent des cieux bleus, aux profondeurs béantes. 

L'implacable soleil flamboie. Et dans la brume 
Des chaleurs, qui trépide aux lointains embrasés, 
Toute l'Inde, les monts sous la flamme écrasés, 
Et le Gange, comme un immense bûcher, fume. 

Comme des eaux d'une fournaise, dans les airs 
Frémissent les lacs clairs immenses et les mers... 
Oh! j'irai là, j'irai vers l'aurore première, 

En ces pays dont j'ai les yeux hallucinés, 
Là-bas, où tendent tous mes rêves acharnés 
De m'abîmer dans la stupeur de la lumière. 



IV 



La perçante douceur des étoiles d'avril 
Rend le cœur confiant comme un cœur puéril. 
L'espoir gonfle le cœur comme le vent les voiles. 
•Les rêves enhardis cinglent vers les étoiles 
Et volent dans l'azur magnifique des cieux 
Ainsi que des oiseaux, en tumulte joyeux. 

Sous la feuillée émue et toujours inquiète, 
Il souffle un frais et pur parfum de violette, 
Et, par instants, l'odeur plus molle des lilas; 
L'allégresse défaille alors dans les cœurs las, 
Ceux que la volupté trouble d'un émoi grave 
Dont nul mot ne dira la tristesse suave. 



V 



La voix d'en haut, hautaine et forte, parle au cœur. 
Stridente, elle a l'accent formidable du cuivre 
Qui remplit de terreur, mais commande de suivre, 
Telle qu'on ne résiste à son appel vainqueur. 

Elle dît : « Laisse là tout rêve inférieur, 

Des tourments de penser et de savoir sois ivre ; 

ïl n'est de joie à l'âme et de noblesse à vivre 

Que pour chercher, malgré le doute et la douleur. » 

Le vent du printemps souffle en la nuit haletante, 
Alourdissant les cœurs de l'émoi d'une attente, 
Les astres sont en marche et traversent le ciel. 

Mais il monte une odeur incertaine, mêlée 
De violette avec du genêt et du miel, 
De la terre qui dort sous la nuit étoilée. 



VI 



La voix d'en bas dit au cœur las : « Reprends espoir. 
.Tu le savais que les chimères sont traîtresses. 
Par elles, emporté dans le vent des détresses, 
Tu trouveras au fond de tout le néant noir. 

Le vrai, c'est d'être simple et naïf; tu vas voir 
Que pour les simples la nature a des caresses ; 
Renonce à la science et subis les ivresses, 
O cœur qu'a desséché le désir de savoir. 

Tu ne sais pas de quels calices exhalée 
Il souffle cette odeur incertaine, mêlée 
De violette avec du genêt et du miel. 

Ne cherche pas, pareil aux hommes qui raisonnent. 
Sois enfant et vois donc que là-haut, dans le ciel, 
Les genêts d'or et les violettes foisonnent. » 



tfWVWWVWVW^^tfWS 



VII 



Mais voici : l'aube monte et grandit ; l'ombre fuit. 
C'est l'aube, l'aube blanche et bleue, ô douce reine ! 
On ne sait quel air doux ou douloureux se traîne 
Sur le lac qui frissonne et sur la mer qui luit. 

Et ces frissons sont faits de l'effroi de la nuit 
Et de la joie aussi de l'aurore prochaine. 
L'horreur habite encor le feuillage du chêne, 
Mais la feuille déjà claire tremble et bruit. 

Le gouffre d'azur noir est une plaine blanche, 
De l'azur noir naît l'azur doux de la pervenche, 
Et le berger du ciel, en son lointain bercail, 

Le matin survenant qui fait pâlir les voiles 
Des prés et des champs bleus, rappelle son bétail, 
Le troupeau pacifique et muet des étoiles. 



»V"yV"»^v%<WWWN^V^^ 



VIII 



Océan qui ne va mourir sur nulle grève, 

Qui sait si l'infini n'a pas sa houle aussi 

Qui prend les univers sans nombre et les soulève ; 

Qui prend les univers innombrables, ainsi 

Que des flocons d'écume en quelque vague immense, 

Et les roule à jamais, sans trêve et sans merci, 

Dans l'insondable nuit qui toujours recommence, 
Gouffre élargi sans cesse et toujours dévorant, 
Puits d'épouvante et de vertige et de démence ; 

Qui sait si quelque jour notre monde souffrant 
Ne s'approchera pas de ces foyers splendides, 
Orion, Antarès, Algol, Aldebaran ? 

A force de rouler à travers les cieux vides, 
Les planètes, Vénus, Mercure, Jupiter, 
Et Saturne, perdu dans les brumes livides, 



LA MAISON SOLITAIRE. 59 

La Terre et Mars en feu, puis dans la haute mer 
Uranus et Neptune emprisonnés de glace, 
Errant sur les confins suprêmes de l'éther, 

A force de tourner, ayant usé l'espace, 

Devant des cieux nouveaux, à la chute des temps, 

Peut-être arriveront, comme une troupe lasse. 



* 



Et moi, par la pensée aux sauvages élans, 
Par les yeux de l'esprit j'ai déjà vu Taurore, 
L'aurore formidable aux rayons aveuglants. 

La divination de la pensée explore 
Le cosmos tout entier ouvert à ses essors, 
Et volé loin, plus loin, plus loin, plus loin encore- 
Mais, hélas! où trouver la flamme des yeux morts? 



***IWWVW«A^WWWW^ 



IX 



LUNE D'AOUT. 



A Jean-Charles Canin. 

Entre tous les pays que mon rêve regagne, 
Je me souviens surtout de ce pays lointain... 
C'est la pleine août. Il est trois heures du matin. 
La nuit épaisse et chaude accable la campagne. 

Comme dans un bois sombre aux halliers fabuleux 
Brille un fruit riche et lourd qui fait ployer la branche, 
Pendue à je ne sais quel rameau noir qui penche, 
La lune descendait dans le ciel nébuleux. 

La lune d'août roulait, énorme, jaune et ronde, 
Qui bientôt s'alluma d'une rouge splendeur, 
Et, dans la chaude nuit, il flottait une odeur 
De moisson, de fruit mûr et de terre féconde. 



LA MAISON SOLITAIRE. 61 

Mais il venait aussi des plus proches coteaux 
L'haleine du miel, âme exquise de la lande, 
Prise aux bouquets de lys, de thym et de lavande 
Piétines par la course errante des troupeaux. 

Ivre et las d'avoir bu ces suaves haleines, 
Je voyais dans la lune alors à son couchant 
Les fleurs de la colline et les moissons du champ, 
Semences de hasard et cultures humaines. 



Symboles d'abondance et de fécondité, 

Le raisin et l'épi, le miel et Munie fine, 

Je les ai vus briller dans ta face divine 

Qui ruisselait d'or pur, Lune. Alors, j'ai chanté. 

J'ai voulu t'exalter par un épithalame, 
Et des mots de cantique ont jailli de mon cœur : 
vigne somptueuse, ô gerbe blonde, ô fleur, 
Grand lys d'or, lampe douce et clair buisson de flamme. 

Ta lumière bénit de la plaine au vallon 
L'épanouissement de la flore sauvage 
Et le travail humain, libre et fier, sans servage, 
Qui rend sainte la terre et noble le sillon. 

4 



62 LA MAISON SOLITAIRE. 

Et je te sais aussi prodigue de caresses, 
Pitoyable et de bon accueil à nos douleurs, 
Et que tes yeux d'aïeule attendrie ont des pleurs 
Pour tous les désespoirs et toutes les détresses. 

O grande amie, à qui nous adressons nos vœux, 
Sais-tu combien ton influence et ton mystère 
Ont fait parler de cœurs qui préféraient se taire 
Et parmi des sanglots fait éclore d'aveux? 

Langueur de l'exilé, soupirs d'âme oppressée, 
Espoir d'amour, cruel souci de l'avenir, 
L'hymne et la plainte vont en toi se réunir, 
O Lune, talisman de paix, ô caducée ! 

Lune qui fais songer avec un doux émoi 
A la fleur des genêts qu'on porte en des corbeilles, 
Comme à la ruche va l'essaim roux des abeilles, 
Tous les rêves humains montent-ils pas vers toi ? 



V*A/VWWWW%A*^^V\A^ 



X 



SOUVENIR DU CAMP. 



Oh! les deux ténébreux aux horizons de sang, 
L'aube que déchiraient les trompettes stridentes, 
Les chevaux inquiets dans le camp frémissant 
Et l'horrible réveil dans la rumeur des tentes ! 

Le vent retentissait avec un bruit de char 

Dans les hauteurs du ciel éclatantes et froides, 

Et nous vîmes saigner l'étoile de César 

Pendant que galopaient nos chevaux aux crins roides. 



XI 



LA CATHEDRALE MERVEILLEUSE. 



A Jean Tribaldy. 



< Ceux qui aiment la mer verte... » 
(Baudelaire, Poèmes en prou,) 



Au delà des mers et des deux, 
Là-bas où va toujours mon rêve, 
Là-bas où se porte sans trêve 
L'ardeur souffrante de mes yeux, 

Là-bas, dans la steppe profonde 
Du flot inquiet ou dormant, 
Vert paiement et sombrement, 
Dans les solitudes de Tonde, 

Là-bas, loin sous le ciel du Nord 
Où plane une morne épouvante, 



LA MAISON SOLITAIRE. 65 

J'ai vu surgir de l'eau mouvante 
L'immense nef de pierre et d'or. 

C'était la merveille mystique 
Bercée au flot du gouffre amer ; 
C'était la chapelle en la mer, 
Notre-Dame de l'Atlantique ! 

La basilique de la mer 
Et, comme elle, démesurée 
Où s'amasse l'horreur sacrée 
De l'Océan et de l'hiver. 

ANTIENNE. 
Air des litanies : O Mater mirabilis. 

O Mère au cœur adorable, 
Notre-Dame de la mer, 
Guérissez mon cœur amer ! 



J'ai vu sa tête qui s'érige, 
Indomptable, vers le zénith 
Et plonger ses pieds de granit 
A des profondeurs de vertige. 



66 LA MAISON SOLITAIRE. 

Ses tours, d'un élan calme et fort, 
Avaient l'effroi des citadelles, 
Et ses murailles éternelles 
La beauté haute de la Mort. 

Des rampes sans fin, en spirale 
Enlaçaient de hardis piliers, 
Et la fuite des escaliers 
S'enfonçait sous l'eau sépulcrale. 

Cette échelle tournant sans fin, 
Oh ! quelle vision étrange ! 
Elle allait de la bête à l'ange 
Et du chaos au ciel divin. 

En bas, un artisan sublime, 
Un belluaire de l'effroi 
Avait sculpté sur la paroi 
Le troupeau hideux de l'abîme. 

Là, j'ai reconnu les démons 
Et le souple corps des ondines 
Sous leurs robes d'herbes marines, 
Sous leurs cheveux de goémons. 

La vie aux formes pullulantes 
Bouillonnait là, comme un torrent. 



LA MAISON SOLITAIRE. 67 

Là, rampaient en s'enchevêtrant 
Des nœuds de bêtes ondulantes. 



Mais, pareils au matin joyeux 
Qui foule l'impure Ténèbre, 
Dominant l'escalier funèbre 
Brillaient des êtres radieux. 

Un imagier au doux génie, 
A Thumble cœur émerveillé, 
En roche bleue avait taillé 
La troupe des Anges bénie ; 

Us tenaient une épée en main 
Veillant la cité de prodige, 
Et des lys à la svelte tige 
Fleurissaient d T or clair leur chemin. 



ANTIENNE 

Reine de la mer affreuse, 
Mère tendre et douloureuse, 
Abaissez votre douceur 
Sur mon âme ténébreuse. 



68 LA MAISON SOLITAIRE. 



J'ai tout vu par les yeux du rêve, 
Par les regards du cœur songeant. 
La coupole de pâle argent 
Semblait la lune qui se lève. 

Au front des tours, des sphères d'or 
Aux larges ailes déployées 
Et des Chimères foudroyées 
Ouvraient un immobile essor. 

Comme un formidable attelage, 
Dans le frémissement des eaux, 
Des couples de puissants vaisseaux, 
Ces chevaux de la mer sauvage, 

Des vaisseaux de pierre, cabrés, 

Au pied des tours, tendaient leur proue 

Enorme, telle qu'une roue 

Dardant des javelots pourprés, 

S'irradiait, comme une torche, 
Comme un soleil agonisant, 



LA MAISON SOLITAIRE. 69 

La rosace d'or et de sang 
Flamboyante au-dessus du porche. 

Battu du flot morne et fatal, 
Le porche où l'aigle fait son aire, 
Retentissait d'un sourd tonnerre. 
Telles les grottes de Fingal. 

Comme un cri d'une âme souffrante, 
Au ciel, la flèche s'élançait, 
Eperdument, elle haussait 
Une grande croix fulgurante, 

Dans la cendre du firmament 
En vagues tristes remuée, 
Jusqu'en l'orage et la nuée 
Au blême resplendissement. 



ANTIENNE. 



Notre-Dame, je sanglote. 
Ah ! pitié ! mon cœur grelotte 
De détresse et d'abandon. 



70 LA MAISON SOLITAIRE. 

Notre-Dame la Solitaire, 
En prière sur POcéan, 
Est noire sur le flot béant 
Comme une veuve au cœur austère. 

Mais elle a des diamants bleus, 
Des perles et des pierres fines. 
Elle a des parures divines 
Et des bijoux miraculeux. 

Quand vient le crépuscule blême, 
Elle met ses saphirs royaux. 
Ainsi que brillent des joyaux 
Sur un ténébreux diadème, 

Eclatantes sur son front noir 
Les étoiles hyperborées 
La couronnent, dans les vesprées, 
La couronnent, quand vient le soir. 

Et le vent des espaces vierges, 
Le vent du Large, solennel, 
Incline sur le maître-autel 
La palpitation des cierges. 

Alors, de l'horizon des eaux, 
A travers la nuit et les lames, 



LA MAISON SOLITAIRE. 71 

Vers l'ardente nef tout en flammes 
Tourbillonnent des vols d'oiseaux 

Attirés aux roses, pareilles, 
Pareilles à dés cœurs sanglants, 
De ses vitraux étincelants, 
Champ de rêve aux flores vermeilles. 

ANTIENNE. 

Prêtez l'oreille à mon cri, 
Notre-Dame, Notre-Dame ! 
O cœur de bonté pétri, 
Notre-Dame, Notre-Dame ! 
Donnez asile à cette âme, 
Accueillez ce cœur meurtri. 



X 

I 



L'église du Septentrion, 
C'était la fleur des eaux mouvantes, 
C'était l'enfant des eaux vivantes, 
Le diamant au pur rayon ; 

C'était l'étoile matinale 
Resplendissante dans l'éther 



72 LA MAISON SOLITAIRE. 

Sur l'amertume de la mer, 
De la mer verte et glaciale. 

Parfois, dans le firmament pur, 
Aux flèches, aux cimes dernières, 
L'église arborait des bannières 
D'argent clair et de riche azur. 

Son front s'allumait d'une flamme, 
Telle qu'un astre violet. 
Dans des cuves d'airain brûlait 
Toute une moisson de cinname. 

Parmi les flottants étendards 
La myrrhe montant en fumée 
Comme d'une nue embaumée 
Ceignait la crête des remparts. 

A l'hymne d'un peuple qui roule 
En mugissant, sous les arceaux 
Se mêlaient la rumeur des eaux 
Et le hosanna de la houle. 

Puis, c'était un chœur virginal. 
Des voix d'enfants, grêles et claires, 
Des voix que l'on dirait stellaires, 
De neige et d'or et de cristal, 



I,A MAISON SOLITAIRE. 73 

De limpides voix d'allégresse 
Bondissaient en hymnes d'amour 
Avec le fifre et le tambour 
Exaltés de la même ivresse, 

Avec la flûte et le hautbois 
Et le grand orgue où se lamente 
L'âme des bois sous la tourmente, 
L'âme confuse des grands bois. 

Les tours aux rampes tortueuses 
Chantaient la gloire du Seigneur. 
L'ouragan était le sonneur 
De quatre cloches monstrueuses 

Et les battait à larges coups, 
Semant leur. clameur triomphale; 
Et l'on eût cru, dans la rafale, 
Ouïr le Maëlstrôm aux cris fous. 

ANTIENNE. 

O Sainte Vierge Marie ! 
Impératrice des flots ! 
Mon âme agonise et crie, 
Patronne des matelots, 
Entendez- vous mes sanglots ? 



74 LA MAISON SOLITAIRE. 



II 



Le temps viendra où ce sera la £amine, non 
la famine de la soif et de la faim , mais la 
famine d'ouïr les paroles de^l'Éternel. 

(La sainte Bible.) 



Hélas ! les temps de la détresse, 
Ils sont venus, durs et moqueurs. 
La famine est horrible aux cœurs 
Privés du pain de la tendresse. 

Il fait froid et nuit dans les deux. 
Tout n'est que cendre sur la terre. 
Que le cœur devient solitaire ! 
Comme il fait triste au fond des yeux ! 

De chaque astre décroît la flamme ; 
L'aigle est lâche et n'a plus d'essor ; 
Les Dieux sont morts ; l'Amour est mort. 
Qu'est-ce qui pourrait emplir l'âme? 



LA MAISON SOLITAIRE. 75 

Aussi dans le vaste désert, 
Noyé de ténèbre et de brume, 
Rôde mon cœur plein d'amertume, 
Sur l'amertume de la mer. 



76 LA MAISON SOLITAIRE. 



III 



CANTIQUE. 



Tenez vos lampes allumées ! 



Ah ! j'ai senti dans mon âme 
La pointe des noirs chagrins, 
Etoile des pèlerins, 
Notre-Dame, Notre-Dame! 
Et des glaives comme vous, 
Notre-Dame au cœur si doux. 

La limpidité splendide, 
Le frais éclat argentin 

De l'étoile du matin 

Brille en votre âme candide. 

Moi, mon cœur est desséché, 

Mon âme est boue et péché. 



LA MAISON SOLITAIRE. 77 

Votre douceur infinie 

Désaltère le méchant. 

Moi, mon cœur est comme un champ 

Rempli de cris d'agonie, 

Piétiné d'un dur vainqueur. 

Quel cimetière est mon cœur ! 

Et pourtant, ô Notre-Dame ! 
Pai faim et j'ai soif d'aimer... 
J'avais pris soin d'allumer 
Une lampe dans mon âme. 
Voici que la lampe meurt, 
Et je frissonne en mon cœur... 

Ame faite de lumière, 
Etoile de pureté, 
Versez au déshérité 
Votre bonté coutumière ; 
Apparaissez dans sa nuit, 
Bonne Dame ! et donnez-lui 

La manne avec la rosée 
De vos regards précieux ; 
Penchez sur lui vos doux yeux. 
Tremblant comme l'épousée, 



7« LA MAISON SOLITAIRE 

De pleurs d'amour se gonflant, 
Son cœur sera ruisselant. 

Rouvrez en moi la fontaine 
De l'amour et de la foi, 
Reine du ciel, rendez-moi 
Mon âme, hélas ! si lointaine, 
Reine du ciel triomphant, 
Rendez-moi mon cœur d'enfant! 

Et qu'en mon cœur et mon âme 
Puisse brûler à jamais, 
Tel qu'un feu sur les sommets, 
Fidèle et haute, une flamme, 
Flamme de joie et d'espoir, 
D'amour et de bon vouloir. 



LA MAISON SOLITAIRE. 79 



IV 



EPILOGUE. 



Et toi, la fille de mon rêve 
Au delà des mers et des cieux, 
L'inquiétude de mes yeux 
S'en ira te chercher sans trêve. 

Cathédrale du flot mouvant, 
O nef ténébreuse et dorée, 
L'ardeur de mon désir te crée . 
Je t'édifie en te rêvant. 

O maison de Grâces, ô Temple 
De merveille et d'effroi, Trésor 
Des épouvantes, Vaisseau d'or, 
Mon rêve à genoux te contemple. 

Mon cœur est un oiseau de mer 
Qui va sans peur dans la nuit noire 



80 LA MAISON SOLITAIRE 

Chercher ta flamboyante gloire, 
Cathédrale du gouffre amer, 

Car mon cœur t'aime, 6 basilique 
Qui bénis le gouffre béant, 
Notre-Dame de POcéan, 
Dans ta splendeur mélancolique! 



^»*»-^^^^^^"<^^^*^^WV^^ 



XII 



IN MEMORIAM. 



Jam toties mortui sumus. 
Séneque. 

De la bouche du mort, une fleur a poussé : 

c'est la parole qu'il n'a pas pu dire avant de 

mourir. 

Henri Michel. 



Celui-là dont parfois l'ombre errante me touche, 
H est mort. Son esprit au loin s'est envolé. 
La verveine a fleuri sur son cœur désolé, 
Doux et funèbre un lis a poussé sur sa bouche. 

Il est mort. Il est mort. Son tourment est calmé. 
Et, pareille au parfum que versa Madeleine, 
Voici que de mon cœur comme d'une urne pleine 
Ma douleur se répand sur son tombeau fermé... 

C'est pour moi qu'aujourd'hui s'emplissent mes paupières 
De larmes. Tant de fois déjà nous sommes morts ! 

5- 



' 



82 LA MAISON SOLITAIRE. 

Sur l'âme de jadis se penche mon remords, 
Sur cette âme d'enfant pleine de hontes fières. 

Ah! ce regret de moi, puissé-je le nourrir, 
Puissé-je le garder brûlant comme une flamme ! 
Le deuil de l'âme ancienne est le meilleur de l'âme. 
Tout l'orgueil qui me reste est de me souvenir. 



* 

* * 



O divination profonde de l'enfance 

Par le cœur vulnérable et par le regard clair ! 

Abîmes entrevus comme dans un éclair, 

La vie, espoirs et deuils, l'amour, joie et souffrance. 

O nuits de la jeunesse où palpite le cœur 
Scrutant sa destinée en une angoisse étrange, 
Et les soirs d'amertume et de douceur, mélange 
D'austérité rêveuse et de chaste langueur! 

Il était anxieux des rencontres fatales, 
Peureux de l'aventure en l'ivresse de Mai. 
Il aimait trop l'amour et n'avait pas aimé, 
Mais pleurait, écoutant les flûtes nuptiales. 



LA MAISON SOLITAIRE. 83 

Détourné du plaisir facile qui s'offrait, 

Des voluptés par qui la tendresse est blessée, 

Il espéra longtemps la vierge fiancée 

Et tint close son âme en un jaloux secret, 

Dans l'attente de l'heure unique, solennelle, 
Où les époux s'étant reconnus dans les yeux 
Et croisant un regard d'espoir mystérieux, 
Notre âme épanouit tout ce qui germe en elle. 



* 



Mais un précoce esprit de crainte le rongea. 
Il soupçonna trop tôt qu'espérer, c'est folie. 
Devant les longs regards de sa mélancolie 
Le Futur paraissait comme passé déjà. 

Qu'est-ce toute la vie? Une étreinte rompue. 
Où sont les yeux chéris ? Où sont les chères voix ? 
La fleur penche. L'hiver effeuille les grands bois- 
Le soleil meurt. Tout fuit d'une fuite éperdue 

La douleur d'un adieu naît avec un désir. 
Et l'ivresse d'atteindre et d'embrasser le rêve, 
Poignante d'être si menacée et si brève, 
S'assombrit du penser des regrets à venir. 



84 LA MAISON SOLITAIRE. 



* 



Il aimait la beauté des étoiles cruelles, 
Le désert de la mer, l'éternité des deux ; 
Mais, hélas ! il aimait aussi d'un cœur pieux 
L'humble douceur qu'on sent dans les choses mortelles. 

Les roses qui sourient encore en se fanant, 
La femme, fleur qui tremble, et son amour fragile, 
L'émoi profond des cieux d'où la clarté s'exile, 
De tout ce qui s'en va le charme frissonnant. 

Il aimait les pays à la tristesse immense, 
Les jardins où fleurit la grâce de la mort. 
Et l'Automne, la mendiante en haillons d'or 
Qui chante dans le vent sa peine et sa démence. 

La route solitaire et les lieux délaissés 

Que console la lune aux pâles lueurs blanches, 

Et ces veuves maisons qui dorment sous les branches 

Où pleuvent des rayons défaillants et lassés... 

Il chercha sa patrie en les vagues Bohèmes 
Et parmi la splendeur plaintive des beaux soirs, 



LA MAISON SOLITAIRE. 85 

Et ses yeux s'emplissaient d'orgueilleux désespoirs 
Sur la mer verte où s'égarent les voiles blêmes. 

Encor que retenue en le doute fatal, 
Son âme revenait s'enivrer de cantiques 
Aux forêts de granit des églises gothiques, 
De même que l'oiseau revole au bois natal ; 

Et s'enivrer aussi de pourpre et de ténèbres 
Aux siècles où voyaient les peuples et les rois 
Des annonciations de malheurs et d'effrois 
Dans la lune sanglante et les astres funèbres. 



* * 



Maintenant ta mémoire est mon trésor caché, 
Ame d'automne née en l'automne des âges, 
Aux yeux toujours partis en de lointains voyages, 
Cœur errant et fidèle et partout attaché. 

Le charme de la Mort et celui de la Vie 
Mêlaient leur influence en toi, cœur inquiet, 
Ardent, mais indécis et faible, et que ployait 
De la Terre et du Ciel l'égale nostalgie. 



WWWWVWNMWWV^ 






XIII 



L'OFFRANDE A HÉCATE. 



mors, nigra es, sed formosa. 
(S. Jérôme.) 

Vierge auguste, voici de sombres violettes 

Dont l'azur, froid délice aux yeux, est presque noir. 

Prends-les, déesse au front cerclé de bandelettes. 

Voici des lis de neige et pâles comme un soir 
Abattu sur l'argent des mers hyperborées 
Qui reflètent des cieux glacés en leur miroir. 

Le fardeau sur mes bras de ces fleurs consacrées 
Puisse charmer tes yeux, ô Vierge aux yeux sans fond 
Dont l'empire s'étend sur les mornes contrées. 



LA MAISON SOLITAIRE. 87 

Toi devant qui l'esprit se trouble et le cœur fond, 

Veuille agréer aussi ces douces tubéreuses, 

Leur parfum sent la mort comme un amour profond. 

Et voici maintenant d'autres fleurs ténébreuses 
Ou claires comme une eau dans la nuit des forêts, 
Et l'asphodèle cher aux muses sérieuses. 

Et voici la verveine au rameau souple et frais, 
Et de roses, vois-tu quelle noire jonchée ? 
Elles saignaient au bois de myrte et de cyprès. 

Vois, la moisson lugubre : elle est toute fauchée. 



II 



Devant toi sont béants d'effroi les cieux ouverts. 
Taciturne, si mon offrande te touche, 
Daigne donner un peu de ta grâce à mes vers. 



88 LA MAISON SOLITAIRE. 

Devant la majesté muette de ta bouche 

Les plus hauts rêves sont comme s'ils n'étaient pas. 

Quelle parole vaut ton silence farouche ? 

O conquérante Mort ! L'approche de tes pas 
Pâlit les fronts et rend les heures solennelles. 
Une peur indicible au cœur parle tout bas. 

Les nuits ne cachent pas ce qui scintille en elles. 
Comme la nuit du ciel roules-tu des trésors, 
O toi qui sais le fond des choses éternelles ? 

L'esprit de l'homme tend d'inutiles essors 
Vers toi la Vigilante et vers toi l'Invincible; 
Ta méditation nourrit l'âme des forts. 

Quels secrets gardes-tu sous ta robe terrible ? 



LA MAISON SOLITAIRE. 89 



III 



Je m'incline vers toi, mère de l'Epouvante, 
Toi que la vie accuse avec des cris haineux 
Et qui donnes sa grâce à la chose vivante. 

Comme l'astre est plus clair de la noirceur des cieux, 
La vie en fleur sourit sur ton mystère sombre 
Dont l'effroi creuse un gouffre en nos cœurs anxieux. 

D s'exhale un frisson sublime de ton ombre, 
Nous buvons ton vertige au fond des yeux aimés. 



ÉTUDES LITTÉRAIRES 



JULES TELLIER 



Ce n'est pas sans trouble que je me suis mis à 
écrire ces pages de commémoration. J'aurais voulu 
laisser à de plus dignes et à de plus autorisés que moi 
le soin de conserver le souvenir d'une figure chère et 
de rendre à une grande intelligence éteinte l'hom- 
mage qui convient. Mais la volonté de mon ami 
mourant ne me permettait nulle hésitation et me 
commandait un devoir que je tiens pour sacré. 
M. Raymond de la Tailhède, héritier des manuscrits 
de Jules Tellier, qui l'assistait dans son agonie et 
qui fut présent à sa mort, m'a rapporté son vœu me 
désignant pour présenter au public ce que nous au- 
rions pu rassembler de son œuvre inachevée. Et ce 
choix dont je me trouve infiniment honoré m'inti- 
mide en même temps. 

Une peur m'arrête, la crainte de ne savoir confier 
aux mots ce que je ressens et ce que je vois. 

Il y a plus d'un an déjà que Jules Tellier est mort. 



94 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Je crois parfois l'avoir quitté d'une heure à peine, 
tant son image est demeurée intacte dans ma mé- 
moire : tous les traits de son visage, et jusqu'à ses 
moindres gestes, sont là présents à mes yeux ; j'en- 
tends le son et l'accent de sa voix ; il me semble que 
rien, presque rien de toute sa personne ne s'est éloi- 
gné de moi, et que tout ce que j'ai connu de son âme 
est encore très près de mon âme. Saurais-je dessiner 
avec netteté une vision que je vois si nette ? Je vou- 
drais tant qu'un peu de sa ressemblance apparût sous 
les pauvres signes que je trace. Car alors, même ceux 
qui ne l'ont pas connu ne pourraient s'empêcher 
d'aimer cette âme d'élite et de prendre quelque chose 
de notre immense regret. 






Je me rappelle très bien ma première rencontre 
avec Tellier ; elle n'est d'ailleurs pas si lointaine, elle 
ne date guère de plus de trois ans. J'avais lu sous son 
nom, dans une petite revue aujourd'hui disparue, les 
Chroniques, des sonnets et quelques proses qui m'a- 
vaient beaucoup frappé, et m'avaient donné l'envie 
de connaître le poète. Notre grand ami commun 
Maurice Bouchor, qui s'était offert à satisfaire mon 
désir, vint donc un soir, au lieu du rendez- vous, ayant 



JULES TELLIER. 95 

à son bras un assez grand et maigre garçon, l'air 
absorbé et distrait, et pour l'heure entièrement perdu 
dans des vers qu'il déclamait lentement, d'une voix 
basse, un peu sourde. En attendant que sa psalmodie 
prît fin, ce qui n'arrivait pas tout de suite, j'eus le 
loisir d'examiner Tellier. Des vêtements et un corps, 
parce qu'il en faut, sans caractère et sans signification, 
mais la tête tout à fait attachante, une tête aux ajêtes 
précises sans être anguleuses, un front obstiné, la 
face plutôt longue, de type un peu arabe, le nez fin, 
les yeux ardents et sombres, profondément enfoncés 
sous l'arcade bien construite. Tout, dans ce masque 
empreint d'énergie et de volonté, décelait des habi- 
tudes de pensée, la concentration ejt la longue tension 
de l'esprit. Tellier était d'un abord simple et d'un ac- 
cueil affable. Nulle défiance dans sa physionomie, mais 
quelque chose de tourmenté, et parfois répandue sur 
le visage une expression morne, je ne sais quoi de las 
et de frappé, qui saisissait. Par intervalles, le fond cha- 
grin de cette figure s'éclaircissait, laissant place à des 
gaietés. Tellier avait des manières siennes de s'égayer, 
une façon tranquille de plaisanter et de montrer son 
érudition singulière des excentricités et des cocasse- 
ries littéraires. La bouche alors souriait d'un sourire 
très bon que scandaient de lents hochements de tête. 
Une sympathie mutuelle s'éveilla vite entre nous. 



96 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

H ne fallut pas beaucoup de mois pour que l'amitié 
littéraire qui nous unissait déjà fût devenue simple- 
ment de l'amitié. 

Tellier avait un don de plaire et une finesse capti- 
vante qui rendait exquis son commerce. Ceux qui 
avaient été insensibles à sa séduction immédiate ne 
pouvaient guère résister au charme de sa conversa- 
tion. De vastes lectures, une mémoire prodigieuse, 
un art inné de la causerie le servaient dans son 
enchantement, cependant qu'une facilité peu com- 
mune d'enchaîner et de déduire les idées le faisait 
redoutable dans la discussion, capable d'improviser 
des argumentations très serrées et de les suivre dans 
tous leurs détours. C'était plutôt un causeur d'haleine 
que par saillies, aimant la dispute sur des objets 
sérieux, trouvant des ressources infinies dans la con- 
troverse, et que la contradiction ne pouvait égarer 
longtemps. Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, c'est 
parler par effusions, par larges effusions, et citer des 
vers intarissablement. Il en savait par cœur une pro- 
digieuse quantité, ayant fouillé, à leur recherche, plu- 
sieurs littératures. Car il était altéré de l'ivresse divine, 
jusqu'à l'oubli de lui-même et de toutes choses : il 
avait faim et soif de poésie. Comme a dit M. Anatole 
France avec sa grâce accoutumée : « Jules Tellier est 
mort n'ayant voulu connaître de cette vieille planète 



JULES TELLIER. 97 

où il devait durer si peu de jours que les chansons 
qui passent comme des souffles embaumés sur les 
fronts brûlants des hommes. 

« Les poètes grecs, les poètes latins, depuis Ennius 
jusqu'à Claudien et jusqu'à Rutilius Numatianus, 
tous les poètes français, trouvères, humanistes, clas- 
siques, romantiques, parnassiens, symbolistes emplis- 
saient son âme de concerts. Il est mort, et un monde 
d'harmonies est mort avec lui. » 

Je lui ai souvent entendu dire qu'il ne pouvait plus 
être passionné que par trois choses au monde : les 
beaux vers, l'amour et la mort. Aussi, dès qu'il croyait 
deviner en quelque esprit un peu « de cet immense 
amour des Muses » dont parle le poète ancien et dont 
il était dévoré, il épanchait, tel qu'une fontaine sacrée, 
un ruisseau sans fin de parole cadencée. Il pouvait, 
dans la même soirée, réciter de longs morceaux de 
V Iliade et des Géorgiques, .du Longfellow et du 
Tennyson, enfin du Hugo autant qu'on voulait. 

« J'ai été, dit Tellier au commencement de son 
livre Nos Poètes > j'ai été l'enfant que fut Ovide, lisant 
les poètes de Rome et songeant à eux avec vénération 
et les imaginant pareils à des Dieux : 

Quotquot erant vates, tôt rebar esse Deos. 

Et l'homme ne s'est pas dépouillé tout à fait des illu- 

6 



98 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

sions de l'enfant. En vérité, quiconque a fait seule- 
ment tenir sur pied dix bons vers, celui-là, n'eût-il 
d'ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni d'idées, 
ni d'esprit, m'apparaît encore parfois comme un être 
privilégié, aux cheveux ceints d'une auréole et au 
front marqué d'un signe. » 

Je crois que bien peu ont eu en poésie un goût 
aussi exercé, aussi fin, aussi sûr que celui de Tellier ; 
je ne crois pas que personne ait eu plus d'indépen- 
dance et de hardiesse dans son goût et se soit fait une 
conception de l'Art plus large et plus accueillante. 
Son intelligence et son amour embrassaient la Beauté 
dans l'universalité de ses aspects. Il aimait avec nos- 
talgie le pays de la lumière, la Hellade et la Beauté 
qui y est née, de forme exacte et de contour sévère ; 
et il adorait la poésie vague, mystérieuse, qui a pour 
patrie le Nord et la Nuit. Il pouvait prier, sur l'Acro- 
pole, la claire Pallas, la déesse aux yeux bleus qui 
hait la difformité, mais il savait, comme a dit admira- 
blement M. Renan, « qu'il y a de la poésie jusque dans 
le Strymon glacé et dans l'ivresse du Thrace (i) ». 

Cette contrariété de tendances dans le même esprit, 
assez commune aujourd'hui, je crois, elle s'accusait 
plus marquée chez Tellier. Avec son horreur instinc- 

(i) Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 71. 



JULES TELLIER. 99 

tive du confus et de l'inachevé, le besoin de précision 
et de clarté qu'il avait dans l'esprit, il était admira- 
blement doué pour sentir la perfection grecque. Très 
nettement aussi, affirme- t-il « que la Beauté vraie est 
unité et harmonie ». Mais en même temps il a, très 
intense, le sentiment tout germanique du multiple 
et de l'infini, d'une Nature illimitée en tous sens ; il 
semble qu'il devine la présence de mille choses obscu- 
rément vivantes qui nous pressent de toutes parts. 

Le poète panthéiste du Centaure, Maurice de Gué- 
rin, que Tellier aimait tant, n'aurait-il pas été ému 
de ces quelques phrases pleines du sentiment de la 
vie universelle ? 

« ... A notre droite, des collines. Les nuages qui 
sont très épais et très bas, traînent sur elles et les 
menacent de tout près. Ces ciels-là sont animés et 
multiples comme des foules. Qui les regarde ne se 
dérobe point à la conscience des forces, des actions 
et des réactions, des poursuites et des fuites, de l'in- 
quiétude éternelle et de la richesse lourde des choses. 
Il sent à quel point tout ce qui nous entoure est vivant 
et agité. Ce sont des ciels panthéistes et que Maurice 
de Guérin dut aimer. Le ciel bleu, trop lointain, qui 
a l'air d'une voûte et par qui les hommes ont imaginé 
qu'il y avait au-dessus d'eux quelque chose de stable 
et d'immanent est d'une beauté de mensonge et de 



ioo ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

décor... » Plus loin, dans les mêmes Notes de voyage 
(de Toulouse à Girone), d'où sont prises ces lignes, 
je trouve une curieuse observation littéraire à propos 
d'un crépuscule méridional : 

« Cependant l'Orient s'éclaire, et c'est l'aube et 
c'est l'aurore et c'est le jour. Rien de plus rapide, ni 
qui participe moins de la richesse des crépuscules du 
Nord. Nous n'avons pas eu un moment l'impression 
d'une lutte ; d'une mêlée douteuse, d'on ne sait quelle 
obscure résistance des choses de la Nuit. Tout s'est 
passé de façon très simple et très nette. Le jour s'est 
levé, voilà tout... Il doit manquer et il manque en 
effet quelque chose de trouble et de profond à la poésie 
des peuples chez qui le jour se lève ainsi. » 

Ainsi unité et harmonie ne sont peut-être pas tout. 
Le sentiment de Tellier exigeait aussi ce « quelque 
chose de trouble et de profond » qu'a surtout la poésie 
septentrionale et qui lui donne, pour prendre une 
expression de Carlyle, le chant insondable. 

Feuilletant les manuscrits, je trouve jetée au bas 
d'une page cette note qui montre en l'Hellène de 
tout à l'heure un amant passionné de la Nuit : 

« J'ai souvent rêvé que ce serait une chose belle, 
douce et triste qu'une terre où il ferait toujours 
nuit. » 

Cet amour de la Nuit et de toutes les choses qui 



JULES TELLIER. 101 

appartiennent à l'empire de la Nuit est un enrichis- 
sement de l'âme moderne. Un Grec n'eût pu le com- 
prendre. Songez à l'horreur des Anciens pour tout 
ce qui est ténèbres ; rappelez- vous, dans Alceste, les 
paroles du père et de la mère, ou les plaintifs adieux 
d'Antigone à la douce lumière du jour. 

La religion littéraire d'un lettré doué, comme 
Tellier, d'une sensibilité si étendue, ne peut rien 
avoir d'étroit ni d'exclusif. Pas plus qu'il n'était le 
dévot d'une seule Beauté, Tellier ne pouvait être 
épris d'une seule forme ou d'un seul moment de l'art. 
Il était assez souple pour aimer en celui-ci sa naïveté, 
en cet autre sa science, en cet autre sa corruption et 
son raffinement. Classique par quelques-uns de ses 
instincts, un vif attrait l'entraînait en même temps 
vers les littératures de décadence. Je l'ai entendu 
parler de Virgile avec une sorte de piété — le Virgile 
de l'églogue à Gallus, de certains morceaux des Géor- 
giques et du livre VI de Y Enéide, — l'âme si tendre 
et si secrète qui trouva de telles plaintes : 

Hic quos durus amor... 

et tant d'autres vers pénétrés de cette unique douceur. 
Et en même temps, Tellier s'exaltait au son éclatant, 
à ce cliquetis de fer qui retentit dans Lucain. Il goû- 
tait fort Salluste, et Sénèque et Lucrèce, Tacite et Ter- 

6. 



102 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

tullien, Claudien et Apulée et Rutilius Numatianus. 

On sait qu'une forte et riche culture ne peut que 
rendre l'esprit respectueux. On comprendra qu'avec 
son intelligence du passé et sa vénération des maîtres, 
Tellier ne nourrissait qu'une médiocre tendresse pour 
cette gouailierie moderne, empruntée de Vallès, qui 
s'attaque à l'antiquité et en affiche le mépris. Tellier 
citait avec admiration la belle parole d'Auguste 
Comte : « L'humanité est plus riche de morts que de 
vivants. » 

On a vu de quel cœur fervent Tellier chérissait les 
poètes ; pourtant la large hospitalité de cet esprit 
n'allait pas sans quelques exclusions qui, je l'avoue, 
m'ont toujours étonné beaucoup. Très personnel, 
nullement accessible aux influences ambiantes, Tellier 
prisait assez peu quelques poètes contemporains que 
la majorité de la jeunesse lettrée tient en grande odeur 
de sainteté. Il ne se souciait guère de Lamartine, lui 
reprochant d'écrire mal trop souvent, ce qui est vrai 
et ce qui n'est pas si grand'chose, quand on a la mé- 
lodie du poète de Jocelyn. Tellier aimait certains mor- 
ceaux de Lamartine, mais par raison, non par passion. 
Peut-être ne l'avait-il pas lu à l'heure qu'il faut. 

H était très loin de partager l'idolâtrie assez répan- 
due de Baudelaire. Ce qui le glaçait, dans la poésie 
des Fleurs du mal, c'est cette veine de prosaïsme qui 



JULES TELLIER. 103 

s'y trouve souvent alliée. Il avait une grande admi- 
ration mêlée d'une estime singulière pour l'âme si 
sérieuse et pour l'art si probe d'Alfred de Vigny. Il 
admirait le poète des Destinées d'avoir su imprimer 
si fort sa volonté dans son vers durement forgé. Chez 
Vigny, qui ne manquait pas de dons très rares, mais 
qui n'est ni divin ni monstrueux, il semble qu'on 
sente plus la part de l'effort humain que du souffle 
inconnu dans la création du Beau, et cette impression 
de labeur inspire le respect sans interdire l'admira- 
tion. Chose à remarquer, car l'admiration pareille à 
l'amour ne se rend guère aux raisons, et elle aime 
mieux être surprise et confondue que convaincue. 

Dans le livre Nos Poètes, hâtivement écrit et infé- 
rieur à Tellier, mais sincère et renfermant bien des 
pages solides, on pourra chercher ses jugements sur 
les poètes vivants et connaître sa façon de sentir mieux 
que par un témoignage qui s'efforce d'être fidèle, mais 
qui reste forcément bien incomplet. 

On a pu assez justement s'étonner de voir, en cet 
esprit ouvert et si enthousiaste, un dédain relatif pour 
deux ou trois grands poètes de ce siècle. 

Le vrai, c'est qu'entre les poètes de ce siècle-ci, 
Hugo avait pris tout le cœur de notre ami. Tellier 
était un de ces esprits travaillant en profondeur, qui, 
à force de creuser le champ où ils s'appliquent, finissent 



104 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

par y découvrir des mondes. H trouvait l'univers dans 
Hugo. Il y trouvait la Grèce et la Judée, et Rome et 
l'Orient, et même il y écoutait bruire « ce prodigieux 
murmure de la forêt Hercynienne (i) » que Hugo 
avait entendu dans Beethoven. 

L'œuvre immense et touffue du poète de la Légende 
des siècles, Tellier l'avait étudiée avec la minutieuse 
patience d'un scoliaste, avec la dévotion d'un Silius 
Italicus pour Virgile. Il est infiniment regrettable 
qu'il n'ait pas eu le temps de rédiger ces notes et 
remarques critiques qu'il avait amassées et qu'il gar- 
dait de mémoire. Jointes aux études si approfondies 
de M. Renouvier, elles eussent formé le commentaire 
quasi définitif de l'œuvre de Hugo. 

Le culte de Tellier pour Hugo n'avait rien d'un 
fétichisme ; nulle critique plus clairvoyante que son 
enthousiasme. Il connaissait de Hugo jusqu'aux pièces 
les moins remarquables et le prouvait en récitant les 
quelques très beaux vers qui souvent s'y trouvent 
perdus. Un jour il nous faisait scintiller aux yeux 
ce vers dont nous nous ébahissions : 

Une émeraude où semble errer toute la mer, 

et je ne sais plus de quelle excursion à travers la PiHé 

(i) Hugo, William Shakespeare. 



JULES TELLIER. 105 

suprême ou le Pape, il avait rapporté son joyau. 
Tellier sentait à miracle la perfection propre à Hugo ; 
avec une sagacité incomparable il en distinguait les 
défaillances, de même qu'il isolait les passages d'une 
beauté suprême. Il est assez croyable que Hugo 
manquait de ce sens discernant, qui sans doute eût 
empêché le formidable créateur. Comprendre, a-t-on 
dit, c'est égaler. Il faut être vraiment poète pour 
éprouver l'émotion qui prenait Tellier lorsqu'il disait 
ce morceau de la Fin de Satan, entièrement admi- 
rable en effet. C'est la page où Christ voit ce qui 

ARRIVERA : 

Les trois femmes en deuil dans la tombe entreront 
Marchant l'une après l'autre, humbles, courbant le front, 
A cause du lieu bas et de l'entrée étroite, 
Et verront un jeune homme assis dans l'angle, à droite, 
Qui leur dira, serein comme un soleil levant : 
Pourquoi parmi les morts cherchez-vous le vivant ? 



Et l'adorable reprise : 

Mais quand j'apparaîtrai blanc près de la fontaine, 
Vous me verrez ainsi qu'une forme incertaine ; 
Madeleine croira que c'est le jardinier ; 
Thomas commencera par douter et nier , 
Mais les trous de mes pieds le forceront à croire. 

Quelle puissance ont des assemblages de mots, des 
groupes de sons ! Il y a des vers qui chuchotent je 



io6 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

ne sais quoi d'ineffable à l'oreille de notre cœur ; des 
vers qui nous remuent en de si lointaines profon- 
deurs de nous-mêmes qu'ils nous apprennent toute 
l'étendue de notre âme, nous révèlent notre capacité 
de souffrance et d'amour. Et nous sommes moins 
troublés encore par le sens des paroles que par le 
murmure qu'elles roulent. C'est cette incantation 
mystérieuse, ce chant obscur, cantus obscurior, qui 
semble nous arriver de derrière les mots et de bien 
plus loin qu'eux, c'est ce chant qui fait les poètes, et 
non pas tant ce qu'ils disent. Nulle part on ne l'en- 
tend mieux que dans certains vers, très nus ou très 
vagues, dont le charme est tout dérobé et qui sem- 
blent dire peu, sinon aux âmes préparées. 
Qu'est-ce qui donne à ce vers si simple : 

Madeleine croira que c'est le jardinier, 

son charme, dont je suis si touché? Est-ce l'accord 
harmonieux des syllabes ? Mais on trouve mille vers 
aussi euphoniques et qui n'ont pas la même puis- 
sance de suggestion et de douceur. Est-ce une ren- 
contre de mots? Mais peut-on en voir de plus ordi- 
naires ? Est-ce l'heureuse entrée de ce vers-là dans la 
mélodie, son arrivée à l'instant propice ? 

Tout cela est peut-être fort en dehors de la raison 
universelle et ne répond qu'à des sensibilités très 



JULES TELLIER. 107 

particulières ; aussi arrive-t-il que si deux esprits se 
rencontrent unis de goûts sur ces objets où les goûts 
peuvent varier extrêmement, il y a entre eux un 
rapprochement, une reconnaissance fraternelle. Tout 
beau vers n'est-il pas comme un miroir où les âmes, 
se penchant, contemplent leur rêve intime réfléchi 
et magnifié ? Et si nous sommes capables d'admirer 
une chose, c'est que déjà nous y aspirions par quelque 
confus désir. Dire quels vers on aime, c'est essayer 
une confidence qui sera peut-être recueillie par une 
âme attentive. Ainsi ont commencé des amitiés. 
Un jour, Tellier me cita ce vers de Hugo : 

Pauvres autels sculptés par des sculpteurs de proues. 

Il ne pouvait expliquer le frisson et le ravissement 
qu'il puisait là. Et moi-même, je ne saurais délier 
l'inextricable nœud de sentiments et d'images qu'il 
me semblait voir éveillés et soulevés par ce frag- 
ment de phrase. Mais nous nous étions rencontrés 
en des chemins très détournés ; nous avions tressailli 
ensemble d'une beauté très à l'écart. Nous étions 
plus amis par ce vers-là. 

On a dit que la joie de l'admiration était refusée 
aux âmes basses. C'est certainement une des plus 
grandes joies que Tellier ait connues. D'une âme 
pleinement contente, il se donnait à une œuvre ; et 



io8 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

il savait travailler à la gloire d'autrui sans nulle 
arrière-pensée, avec un désintéressement, une absence 
de tout égoïsme d'hommes de lettres vraiment tou- 
chants. Il prenait plaisir à donner des louanges, 
comme d'autres ont la passion de dénigrer. Il ne loua 
pas toujours, et sa critique est d'une franchise assez 
rude. Mais il était d'une loyauté parfaite ; il aurait 
tressé des couronnes à son pire ennemi. 

J'ai essayé de montrer, telle qu'elle apparaissait dès 
les premiers entretiens, cette intelligence éprise de 
noblesse et de beauté. Après avoir séduit les esprits, 
cette âme sans envie, qui s'ouvrait et s'offrait avec si 
peu de défiance, savait s'attacher les cœurs par sa 
grâce spirituelle, sa droiture et sa générosité. Mais 
comme presque aussitôt elle inquiétait la sollicitude 
amie par le spectacle du mal singulier dont elle était 
travaillée ! En pénétrant dans l'intimité de cet esprit 
on mesurait l'épaisseur de morne tristesse qui l'en- 
veloppait. Cet immobile ennui parfois semblait 
gagné de fièvre ; Tellier devenait comme impatient 
du repos, avide d'espace et de courses. Sa passion des 
voyages ressemblait à l'agitation d'un malade. 

L'existence à laquelle la nécessité l'astreignait 
n'était guère pour diminuer son malaise. Le journa- 
lisme convenait aussi peu que possible à îa nature de 
Tellier. Ce talent difficile et haut, si apte au travail 



JULES TELLIER. 109 

solitaire, n'avait pas son emploi dans un métier où 
il ue savait pas s'épargner assez. Ces besognes où 
Tellier apportait vraiment trop de conscience endet- 
taient son temps et le préoccupaient plus que de 
raison ; le sort ne lui fit jamais la grâce d'une de ces 
longues et fructifiantes paresses où les œuvres fortes 
germent et mûrissent lentement. 

Toutefois ce n'est pas dans des causes extérieures, 
mais dans la constitution même de cette âme qu'il 
convient de chercher le secret du mal qui la tour- 
mentait. 

La souffrance de cette âme était ancienne. Quelque 
part, Tellier parle de « ces chimères, ces froisse- 
ments, ces tentations, ces scrupules, toutes ces 
grandes douleurs des petites âmes des enfants ». Il 
les connaissait d'expérience. Une enfance toute fré- 
missante de précoces inquiétudes, une adolescence 
exaltée et tourmentée avaient précédé sa jeunesse, 
qu'une fatalité termina si tôt. 

On ne saura jamais, on ne dira jamais tout ce que 
peuvent renfermer les âmes de certains petits en- 
fants, les palpitations de leur sensibilité toujours à 
vif, la philosophie de leurs étonnements, la perçante 
acuité de leur divination qui sonde' la 'vie et lés em- 
plit d'épouvante vague devant les abîmes entrevus 
dans un éclair de souffrance. Tout ce passé vaste et 

7 



no ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

confus de nos premières années, ce crépuscule où 
baigne notre cœur d'alors, nous ne pouvons plus le 
contempler qu'au travers de notre sensibilité d'au- 
jourd'hui, notre sensibilité éprouvée et trop instruite. 
Nous dissipons, en voulant l'explorer, cette ombre de 
l'âme, où repose le meilleur de nous-même; mais 
parfois du fond de ces retraites silencieuses sourd 
une émotion étrange et profonde sous laquelle notre 
cœur ploie. 

Tellier connaissait bien ces retours de son âme 
d'enfant. Très jeune, il avait beaucoup senti, beau- 
coup « inventé la vie », qui depuis ces heures d'ar- 
dente création lui avait paru aller se rétrécissant 
toujours (i), et très jeune il avait eu le soupçon du 
malheur. A douze ans, il tremblait d'une peur incon- 
nue, il avait vu 

L'éclair mystérieux d'une immense infortune. 

Voici d'ailleurs le quatrain, trop beau pour n'être 
pas cité tout entier. Le poète, un soir d'hiver, devant 
la nuit qui tombe sent qu'il voit les choses avec ses 
yeux de jadis. 

Voici comme à douze ans les étoiles au ciel 



(i) Quel mal rétrécissant de jour en jour ma vie... 

J . Tellier, la Cité intérieure. 



JULES TELLIER. ni 

Et l'Océan énorme et noir où se répand 
En un long sillon d'or la clarté de la lune, 
Ravive dans mon cœur qui songe et se repent 
L'éclair mystérieux d'une immense infortune. 

Le deuil de cette immense infortune qu'i/ ignore, 
le poète en naissant Pavait apporté avec son âme 
incurablement blessée, son âme dont il nous faut 
maintenant compter les plaies. 



* 
* * 



« Je suis né, ô bien-aimée, un vendredi, treizième 
jour d'un mois d'hiver, dans un pays brumeux, sur 
les bords d'une mer septentrionale. 

« Pourtant les flots qui battaient ma porte étaient 
d'un vert pâle, pareils à un espoir incertain, et plu- 
sieurs espérèrent en moi dans mon enfance. 

« Mais ils espéraient encore, que dès longtemps 
déjà je n'espérais plus. Le vent, en s'engouffrant 
dans la cheminée, me disait des chansons lugubres, 
pleines d'un mystérieux ennui. 

« A l'âge où d'autres jouent à la balle, j'ai grandi 
taciturne, occupé de chimères sombres, et à l'âge où 
d'autres commencent à songer à leur cousine, il se 



H2 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

trouva que j'avais tant rêvé que le rêve avait comme 
usé mon âme. 

« Si bien que le jour où je pus enfin posséder les 
objets souhaités, je n'en jouissais plus, ayant épuisé 
à l'avance, en les rêvant, tous les plaisirs qu'ils m'au- 
raient pu donner. 

« Et je m'affaissai peu à peu comme sous un poids 
invisible, et un accablement obscur enchaîna mes 
membres et mon esprit. » 

Ainsi parle le bizarre Amant à la Bien-aimée. 

Tellier connaissait la source de sa tristesse. Dan- 
gers du rêve, tel est le titre de la pièce qui ouvre son 
volume de vers : la Cité intérieure. Elle est adressée 
à ces « doux enfants dont le cœur est muet, quoique 
orageux », 

Qui ne sont plus compris tout entiers par leurs mères. 

Le poète leur apprend qu'il fut lui aussi un « en- 
fant fiévreux et solitaire », et qu'il « inventait la 
vie », et de là est né son tourment. Qu'ils prennent 
garde ! « Celui qui se donne au rêve est perdu pour 
la vie. » 

On peut s'écrier que ce désenchantement n'est 
pas nouveau, que c'est la maladie du siècle, et qu'on 



JULES TELLIER. 113 

croirait entendre parler René lui-même. La ressem- 
blance va jusqu'à des rencontres d'expressions. Mais 
de cette maladie si fameuse croyez-vous que René 
ait été la première victime? Il ne fut que l'illustra- 
tion éclatante d'une souffrance vieille comme le 
monde, car elle tient au fond même du cœur 
humain. 

J'essayerai de marquer deux ou trois nuances de 
la physionomie particulière dont se revêt chez le 
jeune homme d'aujourd'hui cette maladie de tous 
les temps. 

Ce qui le distingue premièrement de son aïeul 
romantique, c'est d'être à peu près dénué d'orgueil, 
et c'est l'accent de simplicité, presque d'humilité, qui 
pénètre sa plainte. Et d'abord cette plainte, loin 
qu'elle soit étalée, il semble qu'elle n'ose se mon- 
trer ; elle se masque d'ironie. On la dirait la voix 
d'une âme qui déclame en se racontant, qui se raille 
aussi et qui ne déclame que pour se railler mieux. 
Sous la grandiloquence de ces superbes Proses, 
V Araignée, le Discours à la Bien-aimée, la Cham- 
bre, on ne cesse pas d'entendre la voix moqueuse, et 
je sens une sincérité dans cette moquerie. Ce mé- 
lange singulier et très savoureux, cet humour qui 
est une pudeur appartient bien en propre à Tellier. 
Nous n'avons plus devant nous la souffrance infa- 



*i 4 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

tuée, trop vaine d'elle-même pour que nous puissions 
en être touchés, que René traîne comme un manteau 
de pourpre. Nous sommes loin de ces pénitents si 
persuadés qu'ils ont été des favoris de la douleur, et 
qui s'admirent en se confessant. A une souffrance 
fière ainsi de se savoir ou de se croire exception- 
nelle, il reste de grandes ressources pour se consoler. 
Tout au contraire, le jeune homme d'aujourd'hui 
n'oublie jamais que sa souffrance particulière n'est 
qu'un flot perdu dans la mer de la souffrance univer- 
selle. De cela qu'il ne tire nulle gloire de son état 
d'isolement, son âme est comme élargie, ouverte déjà 
à une pitié fraternelle pour toutes les infortunes 
soupçonnées : il est moins séparé de l'humanité. Ce 
Tristan Noël, qui fut à Tellier une fiction pour expri- 
mer sa rêverie des heures moroses, Tristan Noël 
pense avoir beaucoup de semblables ou qui n'en 
valent pas mieux. On eût beaucoup mortifié René 
en ne le trouvant pas unique. 

Si Tristan Noël peut croire en un sens que sa 
souffrance est de qualité rare ou du moins très spé- 
ciale, il n'estime pas qu'elle soit d'un ordre éminent, 
ni ennoblissante par essence. Il en sait les laideurs 
et les petitesses, et il les dit, sans craindre de se dimi- 
nuer par sa sincérité. 

Tellier sait qu'une partie de son mal lui vient 



JULES TELLIER. 115 

d'avoir mangé trop de livres, d'avoir trop donné de 
son cœur à la chose littéraire. « Mon cœur de rhéteur 
ennuyé », dit-il quelque part. Il a peut-être parfois 
commis contre la vie le péché de la considérer sur- 
tout comme de la matière d'art et de ne pas voir 
qu'elle avait en elle-même sa plus haute fin. La vie 
se venge et elle s'éloigne de qui ne se donne à elle 
qu'avec une arrière-pensée. 

La même bien-aimée qui tantôt recevait ces aveux 
d'une franchise étrange, le poète lui prête mainte- 
nant une singulière clairvoyance : « Le mal dont 
vous mourrez, lui a-t-elle dit, c'est de ne pas voir les 
choses. » Cette bien-aimée, qu'on nous a présentée 
comme ayant peu de grammaire et encore moins de 
lettres, connaissait-elle le conseil que donne Gœthe 
aux artistes, de travailler sur la nature extérieure, 
s'ils veulent garder la joie intime du cœur? 

Tellier, ayant travaillé sur la nature intérieure, 
ayant beaucoup réfléchi sur la vie et sur lui-même, 
avait fini par tomber dans une étrange défiance de 
soi et de la vie. Il avait toujours eu le sentiment aigu 
de la fuite de toutes choses. Il n'aurait pas eu besoin 
d'écouter le vieil Heraclite pour savoir que tout 
coule, et que dans cet univers changeant « on ne peut 
pas se baigner deux fois au même fleuve ». 
Une âme stoïcienne peut regarder couler le fleuve 



u6 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

maintenue en sa sérénité parla forte croyance qu'elle 
a de sa propre fixité intérieure opposée au torrent 
des apparences. Tellier incline à une autre disposi- 
tion d'esprit. Autant que l'univers mouvant, notre 
âme lui paraît fuyante, perpétuellement en train de 
se faire et de se défaire. 

Capable de vertus comme de voluptés, 
Incertaine, innombrable et chaque jour nouvelle, 
Pour le peuple qui rôde et se remue en elle 
Notre âme est comparable à celle des cités (i). 

Que pouvons-nous avoir de durable en nous, puis- 
que tous nos sentiments semblent être hors des 
prises de notre volonté ? 

« O mon Dieu, s'écrie Bossuet, d'où vient donc 
que mon cœur m'échappe et que j'ai tant de peine à 
le retrouver ? » Nous ignorons aujourd'hui l'être que 
nous pouvons être demain. Nos pires répugnances 
ne sont pas assurées de plus d'avenir que notre 
amour le plus entier. Je ne sais plus dans quel histo- 
rien latin j'ai lu ceci, qui est terrible. Tibère en sa 
jeunesse pure et sans tache entendit d'une Thessa- 
lienne la prédiction qu'un jour il se couvrirait de 
crimes et de sang. Et depuis ce jour, il lui arrivait de 

(i) Jules Tellier, la Cité intérieure. 



JULES TELLIER. 117 

frissonner d'horreur dans l'attente de l'heure incer- 
taine où naîtraient dans son cœur les monstres 
annoncés par la prophétie... Nos sentiments les plus 
profonds et qui nous paraissent être tout notre cœur 
ne sont peut-être que des hôtes de passage et qui 
nous visitent et nous quittent à leur gré. Notre âme 
pleine d'amour aujourd'hui sera peut-être demain 
pareille à une maison ouverte et désertée... Ce senti- 
ment de notre mobilité fatale n'est-il pas pour con- 
sterner l'âme avide de s'attacher, le cœur malade de 
fidélité? 

«t H est toujours triste d'aimer, dit l'amant du Dis- 
cours à la Bien-aimée, quand on a passé l'âge où 
l'on croit l'amour éternel. 

« Car l'enfant n'y songe pas, mais le sage sait bien 
que le chat qu'il caresse mourra, et qu'il en cares- 
sera d'autres ensuite qui mourront de même, et ce 
lui serait un tourment s'il avait pour son chat une 
affection plus profonde. 

« L'amour aussi dans l'ordre naturel des choses 
est fait pour vivre moins que l'homme dont il habite 
le cœur, comme les chats qui habitent nos maisons 
pour mourir avant nous, et rien n'est plus triste que 
cette disproportion fatale entre la durée de notre 
existence et celle de ce que nous mettons à plus haut 
prix qu'elle. 



n8 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

« Des jours viendront où je ne voudrais plus de 
vous, je voudrais vouloir toujours, mais je sais que 
ma volonté sera vaincue et impuissante, et le savoir 
est ma torture 

« Belle consolation de me dire que cela me sera 
alors indifférent! Je réponds que cela ne me Test 
point maintenant. Il me sera indifférent aussi d'être 
mort, et cela ne m'empêche pas d'être gêné à l'idée 
qu'il faudra mourir... » 

Je feuillette les « Notes de Tristan Noël », ce jeune 
homme si peu épris de vivre, qu'il finit, à ce que 
nous apprend Jules Tellier, par déjeuner un beau 
matin d'un peu de cyanure de potassium. 

Tristan Noël n'accuse personne, ni la société, ni 
les hommes. Il ne s'en prend qu'à lui-même de son 
humeur chagrine, à lui-même ou plutôt à la fatalité 
qui l'a fait celui qu'il est. 

... Voici un personnage que j'appelle moi, mais 
qui existe malgré moi et sans que je l'aie voulu. Il a 
de naissance un cerveau, — une âme si l'on veut, — 
et avec cette âme ou ce cerveau certaines facultés que 
je ne lui ai certes pas données et qui s'imposent à 
moi. 45 Pourquoi m'embarrasserais-je de cet intrus? 
Peu importe ce qu'il est et ce qu'on en pense. Je le 
regarde vivre et agir avec une curiosité indifférente. 



JULES TELLIER. 119 

Si j'avais à dire un mot dans la question, je ne lui 
demanderais qu'une chose, et ce serait de m'amuser 
plus souvent... » 

Saint Paul a raison. Nous pouvons bien vouloir 
aimer, vouloir prier; nous pouvons pratiquer les 
œuvres de la charité, ce n'est que par un don, « une 
grâce » que nous recevons l'amour et la charité. Il y 
a de ce fatalisme chrétien dans le fatalisme de Tristan 
Noël : dans sa croyance que nos vertus sont des 
faveurs, et qu'à l'égard de nos défauts nos mérites 
sont subis. Mais il tire rigoureusement les conclu- 
sions morales de sa croyance. La Justice ne permet 
de condamner personne, ni aucune action, et même 
on pourrait dire que les meilleurs ne s'étant pas plus 
voulus que les pires, sont des « privilégiés » et sont 
tenus aux devoirs plus grands que commande toute 
supériorité. Les meilleurs ne seront jamais quittes 
envers les pires. 

C'est à ce degré de paradoxe que Tristan Noël 
pousse ses opinions. « La Révolution, dit-il, a sup- 
primé l'arbitraire social, mais elle l'a remplacé par 
l'arbitraire naturel. Elle a donné au mérite ce qui 
était au rang, et, d'une façon comme de l'autre, le 
privilège reste à la naissance. On naissait duc et 
pair ? Mais vous naissez homme de génie. C'était une 
injustice qu'un roturier fût exclu de certaines 



120 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

charges ? Mais c'en est une aussi grande qu'un imbé- 
cile ne puisse parvenir à certains emplois. » 

Autre note : 

« On me dit : « Vous pouvez changer votre nature : 
« la sottise s'atténue par le travail ; les mauvais 
« instincts se surmontent par la volonté. » Soit. Mais 
si je n'ai pas en moi ce qu'il faut de curiosité pour 
travailler, ou ce qu'il faut de scrupules pour vou- 
loir? » 

Entre les diverses solutions proposées aux énigmes 
qui sont le tourment de qui s'y donne, Tellier savait 
bien de quel côté l'entraînaient ses instincts et sa 
pensée ; mais il n'avait pas de croyance assez affermie 
pour oser la présenter autrement que sous forme de 
fantaisies philosophiques. L'assurance extrême et le 
ton de certitude d'un Tristan Noël eussent inquiété 
sa grande bonne foi scientifique; il s'en tire, pour 
l'instant, par un expédient de conteur. Il empoisonne 
le jeune étudiant dont la voix ressemblait tant à la 
sienne et l'enterre d'une courte oraison en le décla- 
rant un esprit faux. 

Tellier avait une intelligence éminemment philo- 
sophique. Et il était conduit au souci des causes 
moins encore par la curiosité de l'esprit que par son 
profond sentiment de la vie, son inquiétude de la 
destinée, son émotion du mystère des choses. Esprit 



JULES TELLIER. 121 

irrassasié de rêve, mais exact, hardi et capable d'in- 
tense méditation, il allait au fond de sa songerie jus- 
qu'à rencontrer le frisson de l'horreur sacrée. Je 
doute qu'il fût devenu jamais un constructeur de 
systèmes, un architecte d'hypothèses métaphysiques 
— et toutefois son conte des Deux Paradis d'Abd- 
er-Rhaman révèle une intelligence singulièrement 
apte à toutes les ingéniosités de la spéculation — 
mais il eût pu fort bien donner quelque interpré- 
tation nouvelle des problèmes où la vie du cœur 
est plus intéressée. En tout cas, sa philosophie eût 
été sa souffrance et son angoisse exprimées ; elle eût 
été vraiment jaillie de lui et pétrie de sa propre 
substance. 

Du philosophe, Tellier avait certainement quel- 
ques-unes des plus hautes qualités morales et spiri- 
tuelles : l'amour passionné de la vérité, la loyauté 
de l'intelligence, et une raison exigeante qui ne se 
satisfait pas avec des preuves incomplètes et des 
explications verbales. 

Né dans le christianisme, Tellier s'en était déta- 
ché insensiblement et sans crise. Ou, s'il y eut une 
crise, je n'en trouve pas de trace écrite ; sa foi s'était 
éteinte au souffle de la science moderne ; à lui comme 
à beaucoup le ciel que révèle l'astronomie paraissait 
avoir englouti les cieux promis par Jésus. Je ne dis 



122 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

pas que comme beaucoup il ne fût pas touché parfois 
du regret de sa crédulité première, mais à ren- 
contre de certaine partie de la jeunesse contempo- 
raine, il était incapable de se faire une foi avec ses 
désirs seuls. Plutôt que d'adopter un catéchisme 
sans en avoir examiné le credo, il fût demeuré tou- 
jours dans le malaise d'une pensée qui ne sait que 
croire et d'une ferveur sans objet. Mais il n'est pas 
rare que notre cœur continue à subir l'influence 
sentimentale d'une doctrine dont notre esprit s'est 
dégagé. De même qu'il avait parfois comme des 
anxiétés de mystique contrastant singulièrement 
avec les habitudes positives de sa pensée, Tellier 
connut ce sentiment tout chrétien : le désir, la soif 
de la pénitence. Il lui arriva d'éprouver la nostalgie 
du remords, comme le témoigne le fragment de pièce 
inédite que voici : 



Oh ! quel vide et quelle tristesse 
Laisse le mal dans le cœur mort 
Qui n'en conçut aucune ivresse 
Et qui n'en garde aucun remord ! 

Celui qu'un souvenir dévore 
A moins de peine et moins d'effroi ; 
Il sent quelque noblesse encore 
Dans le mépris qu'il a pour soi. 



JULES TELLIER. 123 

Moi, c'est l'angoisse de mon âme 
Envieuse du repentir, 
D'être sûre qu'elle est infâme 
Et pourtant de n'en rien sentir. 

Ainsi l'excès de sensibilité chez l'enfant, d'une 
part, de l'autre l'abus du rêve d'abord, et comme 
conséquence la déception devant la vie, la prompte 
lassitude de ses joies, et enfin la conscience maladive 
de la fragilité, et au surplus de l'irresponsabilité de 
nos sentiments, tout s'était uni pour tourner la mé- 
ditation de Tellier vers la pensée du néant, tout 
avait conspiré pour que cette pensée lui devînt une 
véritable obsession. 

Il est arrivé un jour à Tellier de dire son propre 
tourment, et de se raconter lui-même en voulant 
raconter un autre. 

« Ce poète (Henri Cazalis), a-t-il dit, n'a-t-il pas 
visiblement deux obsessions : l'idée du néant futur et 
celle, si je puis dire, du néant actuel, l'idée qu'il nous 
faut mourir un jour et l'idée que peut-être rien 
n'existe autour de nous de ce que nous voyons ? » 

Plus loin : 

« Ce bouddhiste a des oppressions de sensualité. » 

Et encore : 

« Pour ce poète toujours obsédé de l'idée du 
néant, l'instant de vie et d'amour qui nous est laissé 



124 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

prend une importance étrange, et il s'attache d'autant 
plus à son rêve qu'il sait que ce n'est qu'un rêve... » 
Le goût de la cendre trouvé à tout, la perscruta- 
tion de la pensée du néant, l'idée de la mort, cette 
idée qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de regar- 
der fixement, disait La Rochefoucauld, cette contem- 
plation immobile de la chose lugubre, finirent par 
entraîner Tellier à ce dernier terme de sa maladie : 
la peur et le désir de la mort. La crise de souffrance 
donna lieu à un poème admirable. Cette Prière a 
la mort que Tellier composa dans la sueur de son 
agonie morale, ce court poème où une sorte de 
beauté oratoire se confond avec la beauté pure- 
ment poétique, c'est son plus beau titre de poète. 

PRIÈRE (i) 

Fantôme qui nous dois dans la tombe enfermer, 
Mort dont le nom répugne et dont l'image effraie, 
Mais qu'à force de crainte on finit par aimer, 
Puisque la vie est vaine et que toi seule es vraie. 

mort qui fais qu'on vit sans but et qu'on est las, 
Et qu'on rejette au loin la coupe non goûtée, 
Mort qu'on maudit d'abord et dont on ne veut pas, 
Mais qu'on appelle enfin quand on t'a méditée. 

(i) Reliques de J. Tellier, page 185. 



JULES TELLIER. 125 

Puisque tant de ferveur pour toi s'élève en lui, 
Qu'il veut te préférer à tout, même à l'aimée, 
Sois clémente à l'enfant qui t'invoque aujourd'hui, 
Bien qu'il t'ait méconnue et qu'il t'ait blasphémée. 

Ma haine s'est changée en .un amour profond. 
Voici croître en mon cœur, guéri de ses chimères, 
L'ennui des voluptés dont on touche le fond 
Et le morne dédain des choses éphémères. 

Vivre dans l'instant n'est que trembler et souffrir. 
Songe à l'horrible attente et fais-toi moins tardive. 
Il suffit que tu sois pour qu'on veuille mourir : 
Le temps laissé par toi ne vaut pas qu'on le vive... 

Et toute la fin si poignante et si belle ! 

Je m'arrête à regret de citer de pareils vers. L'es- 
pace m'est mesuré. Je prie le lecteur qu'il veuille 
bien tourner quelques pages et lire le poème en entier. 

N'est-elle pas extraordinaire, cette pièce où il 
semble que le grondement de la souffrance humaine 
accompagne le chant divin, s'y mêle et ne le trouble 
pas? 

Ces vers pleins, nerveux, serrés, cette langue d'un 
si fort tissu me rappellent certains psaumes de Cor- 
neille. L'art y est irréprochable, et pourtant je crois 
sentir là je ne sais quoi d'abrupt, je ne sais quelle 
gaucherie puissante ; ce n'est pas là une parole aisée 
et d'abondance, c'est une éloquence arrachée de force. 



126 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

On sent ici, comme partout dans la poésie de Tellier, 
que le vers lui opposait une résistance, mais on voit 
comme il réussissait à la rompre par la force du sens 
et la seule énergie du sentiment. 

Je me rappelle le ton d'entière conviction et qui 
me surprit assez, avec lequel Tellier m'affirma un 
jour que le sentiment de ces vers-là lui faisait hor- 
reur. Ayant eu des craintes pour la vie d'un être 
cher, de ce jour il avait jugé impie son poème et il 
gardait presque un remords de l'avoir écrit. Il crai- 
gnait que le vœu blasphématoire de ses vers, ce vœu 
qu'excuse le délire de la souffrance qui l'inspira, n'eût, 
par mystérieuse aventure, quelque efficace vertu 
d'obsécration. 

Ce poème me paraît avoir encore un mérite très 
grand, mérite purement littéraire. Tellier a su trou- 
ver là une parole qui est à sa ressemblance ; le poète 
y a su donner à son verbe quelque chose de la phy- 
sionomie de l'homme; la puissance du rythme en 
grandissant sa voix ne la change pas, et l'accent per- 
sonnel, individuel, n'est pas perdu. Quand une si 
rare fortune échoit à un poète, c'est que vraiment il 
a vaincu les mots et parle en maître. 

La crise de souffrance d'où date la Prière a la 
mort était éloignée déjà. La vie a des douceurs qui 
savent apaiser les cœurs les plus troublés. Tellier, 



JULES TELLIER. 127 

dans les derniers mois qu'il vécut, sentait sa bonté, 
et cette âme si ployée semblait se redresser et s'épa- 
nouir. H avait dépassé ces années d'apprentissage 
d'art, si dures, malgré leurs heures d'enthousiasme, 
si tristes au fond, souvent stériles et nues comme 
des landes. Après avoir longtemps et douloureuse- 
ment cherché, il sentait son œuvre future croître en 
lui. 

Sans doute l'Art allait lui payer, par les grandes 
joies de celui qui crée, les longs tourments d'une 
étude si passionnée. En même temps que son mal de 
penser semblait s'endormir, on eût dit que l'univers 
s'ouvrait à lui plus large et comme rajeuni. Les 
Notes du voyage de Toulouse à Girone ) les dernières 
pages que Tellier ait écrites, me semblent respirer 
une sorte de joie physique, une allégresse d'aller et 
d'agir, un plaisir de voir les choses et les lieux. 
C'était sans doute l'heure où Tellier allait connaître 
la seconde jeunesse, moins émerveillé, mais plus 
douce que la première. 

C'est alors qu'il est mort. Il est mort rentrant en 
France après trois mois passés en Algérie. Rien ne 
pouvait faire craindre la catastrophe. Arrivé à Tou- 
louse, il fut saisi d'une fièvre typhoïde qui l'emporta, 
après douze jours de souffrances, le 29 mai 1889. 

Que dire de cette atroce cruauté du sort ? Je ne sais 



128 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

que répéter ces très belles paroles de Chateaubriand : 
« Homme, tu n'es qu'un songe rapide, un rêve 
« douloureux ; tu n'existes que par le malheur ; tu 
« n'es quelque chose que par la tristesse de ton âme 
<c et l'éternelle mélancolie de ta pensée. » 



* 
* * 



Cet esprit qui sentait bien les grandes choses 
estimait l'Art une très grande chose. 

Dans un des petits poèmes en prose de Baudelaire, 
le poète, rentré de nuit dans sa chambre, triste et 
mécontent de lui-même, exhale cette prière : « Mon 
Dieu, donnez-moi la grâce d'écrire quelques beaux 
vers. » 

Tellier dut souvent élever un vœu pareil. H con- 
naissait le bienfait du travail, le secours qu'il offre 
à la tristesse et à l'ennui, et avec une application de 
bon ouvrier il tâchait sur son ouvrage. Je n'ai pas 
connu d'hommes de lettres de moins de vanité que 
lui et d'une vanité si accommodante, mais jamais je 
ne l'ai vu se donner le dandysme de dédaigner ce 
qui était l'objet de son étude et de son effort. Nous 
sommes certains que nos soins pour recueillir les 
pages dispersées qu'il laisse, s'il pouvait les connaître, 
lui seraient deux fois une douceur. 



JULES TELLIER. 129 

Ce volume qui renferme les reliques de notre ami 
contient des Proses, quelques-unes achevées, d'au- 
tres à l'état d'ébauche ; deux morceaux d'un livre 
auquel rêvait Tellier et qui se fût appelé La Mort; 
Deux Contes philosophiques, des Notes de voyage, 
un recueil de vers, la Cité intérieure, et une sélection 
d'articles parus au Parti national. 

Le recueil de vers, très varié de ton, comprend 
surtout deux sortes de pièces : des études d'après l'an- 
tique et des fantaisies de lettré; puis de petites 
pièces psychologiques, d'une observation subtile, 
rappelant quelquefois la manière de Sully -Pru- 
dhomme. 

Parmi les pièces imitées de l'antique, il en est de 
fort réussies ; celle sans titre, qui commence ainsi : 

Quoique sauvage et plein de malice et de ruse. 
Le bel enfant Éros est chéri de la Muse, 

me paraît donner la plus jolie note de ce genre 
d'essais. 

La pièce intitulée Souffrance perdue appartient à 
un autre genre : 

Pour ceux que le regret dévore 
Tout rayon n'est point effacé. 
Heureux celui qui pleure encore 
Au souvenir de son passé 1 



1 



i 3 o ÉTUDES LITTÉRAIRES 

Tristes moments où l'on harcèle 
Une douleur qui va mourir ! 
La dernière souffrance est celle 
Qu'on éprouve à ne plus souffrir. 



Et Ton maudirait moins la vie 
S'il était permis seulement 
De pleurer selon son envie 
Ou de mourir à son moment. 

Cette pièce n'est pas exempte d'une certaine 
recherche de la pointe et du trait, et elle n'a pas 
toute la fermeté de style ordinaire à Tellier. Le jour 
où mon pauvre ami me la montra, il me conta 
qu'après avoir écrit ces vers qui sont parmi ses plus 
anciens, il fut un moment très fier de son œuvre, 
pensant avoir trouvé quelque chose d'assez inédit. 
Le lendemain, il rencontrait la même idée dans 
Sophocle, et le surlendemain dans un autre poète, 
puis encore dans un autre. Quand il eut fini, je lui 
fis observer que La Bruyère, dans le chapitre du 
Cœur, avait exprimé la même idée ou d'autres qui 
en sont bien voisines. 

Et La Bruyère ne fut pas le seul à avoir remarqué 
qu'il est triste au fond que l'homme puisse se con- 
soler. Et comme j'avais un jour essayé de mettre 
cela en quatrains, je les lui dis pour l'achever. Tous 



JULES TEjLLIER. 131 

deux souriant, nous convînmes alors avec le roi 
Salomon qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil. 
Continuant de feuilleter la Cité intérieure, je 
remarque une courte pièce : Fin de douleur. Elle 
a des vers qui étreignent. La pièce commence ainsi : 

La douleur fut poignante et rude ; elle est passée... 

Parmi les pièces de Tellier que je mets de beau- 
coup au-dessus de toutes les autres, outre la Prière 
à la mort, dont j'ai parlé, je citerai les sonnets qui 
sont les derniers vers qu'il a écrits et surtout Hyme- 
neusj renfermant quelques imitations de l'admirable 
épithalame de Catulle ; le sonnet qui commence par 
ce vers : 

De toutes parts s'étend la plaine, et le train fuit... 

le délicieux sonnet les Ondins t et enfin le parfait 
sonnet, d'une élégance si achevée : le Banquet. 

Malgré deux ou trois morceaux de premier ordre, 
des morceaux tels qu'ils sacrent un poète, malgré de 
rares qualités d'expression et un instinct délicat du 
rythme, je dis sans hésitation que Tellier a été moins 
poète dans ses vers que dans sa prose. 

Je trouve que la poésie de Tellier a parfois quelque 
chose de trop net, de trop visible et d'un peu sec. 
L'idée, toujours fine et poétique, y est exprimée avec 



X32 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

exactitude, avec beaucoup de propriété, mais sans 
mystère. Les mots disent littéralement ce qu'ils 
disent, et rien de plus. Il manque autour d'eux ce je 
ne sais quoi qui les baigne comme d'un fluide péné- 
trant et fait qu'ils se prolongent en notre esprit et le 
mènent de rêve en rêve. La poésie de Tellier, parfois 
peu suggestive, manque précisément de ce qu'il 
aimait le plus dans la poésie des autres et qu'il sen- 
tait avec une finesse exquise. Evidemment, l'écrivain 
en vers était gêné par l'extrême délicatesse du cri- 
tique. 

De plus, chez Tellier, habitué par l'observation 
psychologique et l'examen de soi-même à sentir et 
à démêler les plus fines nuances des sentiments, la 
marche de la pensée était l'analyse. Et ce n'est que 
par un effort d'art extraordinaire et une rare fortune 
qu'on peut réussir à écrire lyriquement ce qui a été 
pensé d'abord analytiquement. 

Si dans le vers Tellier n'avait pas toutes ses aises, 
en revanche la langue de la prose lui était merveil- 
leusement soumise. H en possédait toutes les nuances 
et toutes les ressources. Ecrivain facile qui savait 
être laborieux, son style improvisé et son style tra- 
vaillé sont également remarquables ; telles lettres de 
lui, écrites en courant, à peine relues, sont délicieuses 
d'élégance naturelle et de grâce dans l'abandon. 



JULES TELLIER. 133 

Ailleurs, sa phrase pleine, nombreuse, tantôt se 
déploie avec ampleur et tantôt prend une sorte d'al- 
tière roideur. Elle a des souplesses, de lentes ondula- 
tions, puis de soudaines précipitations. Je n'en con- 
nais pas de plus nerveuse. Je prie qu'on lise ce livret 
des Notes du voyage de Toulouse à Girone; ne voit- 
on pas la phrase changer avec chaque aspect des pays 
traversés, et qui semble ici reproduire l'ardente mai- 
greur, la sécheresse des campagnes brûlées, et plus 
loin réfléchir la paix sans fond du crépuscule tom- 
bant sur les plaines et les étangs ? A chaque instant; 
le ton s'élève ; on trouve de ces phrases si évocatrices 
et si lourdes de rêve!... 

« ...Tous ceux qui firent route aux temps grecs et 
romains, Pythéas, Strabon, Philostrate, Rutilius, 
Antonius Diogène, comme ils devaient être con- 
scients du mystère des étoiles connues qui vous sui- 
vent aux lieux nouveaux, de l'obscure signification 
des plis de terrain et des monticules, de la joie de la 
libre mer soudain réapparue après qu'on s'était en- 
foncé longtemps dans les solitudes barbares ! Aujour- 
d'hui les plis de terrain ont perdu beaucoup de leur 
sens et les étoiles observées; et il n'y a plus que 
quelques visionnaires qui imaginent un peu de ce 
que sentaient communément les plus médiocres des 
hommes anciens. » 

8 



134 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Lisez maintenant les admirables Proses, que me- 
sure et que coupe en cadences un rythme secret, si 
subtil, le Nocturne, Hesperus, Rerum pulcherrima 
Rotna; ces proses, où chaque vocable, pris dans la 
plénitude de son sens, retentit de tout son éclat 
sonore et coloré. Ce sont de petits poèmes accomplis. 
Poèmes parce que, en même temps qu'on y sent la 
suprême nécessité de la moindre syllabe, ils donnent 
l'impression jamais défaillante que rien n'y manque. 
L'art de Tellier y a su donner une valeur extraordi- 
naire aux moindres mots et tirer une éloquence de 
Temploi répété des par ce que, comme, de même que, 
dont il articule puissamment sa phrase. Le morceau 
intitulé Plaines montre le pouvoir de cette admi- 
rable rhétorique. Examinez la structure de la der- 
nière phrase. Par l'usage de conjonctions d'une len- 
teur grave, d'incidentes longuement suspensives, 
d'adverbes insistants, l'élan retenu de la phrase s'ac- 
croît de tout ce qui l'arrête, semble s'irriter et finit 
par vaincre. Et je crois voir une houle démesurée, 
une vague immense, gonflée et invincible se soule- 
vant vers une étoile. Cela est beau à la façon de 
certaines proses d'Edgar Poe, Ombre, Silence, et 
à la façon de certains morceaux de Maurice de 
Guérin. 

Celui qui écrivit ces quelques pages d'une si fière 



JULES TELLIER. 135 

allure et ces quelques phrases si longuement mémo- 
rables aurait été, était déjà un maître de la prose, 
de la grande prose. Il a laissé assez pour qu'on sente 
la très grande perte qu'ont faite en lui les Lettres 
françaises, mais non pour qu'on puisse évaluer ce 
qu'aurait pu être son œuvre. La plus grande partie 
de lui-même demeurera inconnue toujours; elle a 
été ensevelie avec lui, et rien ne peut plus en donner 
une idée, que le souvenir qu'il a laissé à quelques- 
uns... 



* 
* * 



Et voici ce livre qui va paraître et qui va offrir à 
tous un peu de ton âme et de ta pensée, toi que nous 
avons admiré et que nous avons aimé. Et voici ter- 
minée la chère tâche où nous nous appliquions avec 
une joie douce et triste, l'esprit et le cœur pleins de 
toi. Et voici notre tâche terminée, et une tristesse 
nous serre l'âme, — pardonne-nous, — car il nous 
semble que cela achève de nous séparer de toi. 



MAURICE BOUCHOR 



En 1874 parurent les Chansons joyeuses de 
M. Maurice Bouchor. Le succès fut grand, le livre 
très lu. Les Chansons joyeuses plaisaient par leur 
libre allure, leur parfum de jeunesse, et ce je ne sais 
quoi de généreux et d'offert à tous qu'a leur poésie. 
Mais les œuvres qui suivirent n'eurent pas la même 
fortune, et pour un grand nombre de gens M. Maurice 
Bouchor est demeuré le poète des Chansons joyeuses. 
Ceux-là, s'ils lisent le livre qui vient de paraître, les 
Symboles, pourront être étonnés de sa gravité et de 
son accent religieux. Ils auraient tort pourtant de 
croire à une conversion subite, à un chemin de 
Damas qu'aurait rencontré le poète. C'est par une 
lente évolution philosophique, dont on peut suivre la 
trace à travers les œuvres intermédiaires, qu'au 
matérialisme un peu facile des Chansons joyeuses a 
succédé l'idéalisme des Symboles. En même temps 
que nous essayerons de marquer les inspirations 

8. 



138 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

successives du poète, notre dessein, en ces quelques 
pages, est de relever les traces de cette évolution 
dont les Symboles sont le dernier terme. Nous nous 
arrêterons devant ce livre. L'étudier exigerait tout 
l'espace dont nous disposons, car nous estimons que 
M. Maurice Bouchor donne aujourd'hui une œuvre 
décisive par la maturité de la pensée et la pleine 
possession du talent. De plus, les Symboles n'étant 
pas seulement la traduction d'un rêve personnel, 
mais aussi l'expression de sentiments collectifs dont 
l'humanité a vécu, peuvent espérer un plus large 
succès que n'a eu Y Aurore, par exemple, œuvre 
poétique de premier ordre, au jugement d'esprits très 
sûrs, mais restée inconnue au grand public. Nous 
nous bornerons donc à résumer l'esprit des Symboles; 
nous en indiquerons la portée, puis nous tâcherons 
d'estimer les forces du poète, de distinguer ses ten- 
dances, et d'entrevoir les routes qui s'ouvrent devant 
lui. 

Ce qui frappe dans les Chansons joyeuses ', que 
l'auteur publia à dix-huit ans, c'est l'épanouissement. 
La lassitude prématurée, la langueur, la mélancolie 
dont souffrent ou s'enorgueillissent les jeunes poètes 
de nos jours, n'assombrissent pas cette lumineuse 
poésie. Insouciance de l'avenir ou confiance dans des 
étoiles favorables, plénitude d'âme, ravissement qui 



MAURICE BOUCHOR. 139 

naît du spectacle des choses, toute l'ivresse de l'éclo- 
sion à la vie anime ces vers et donne un charme 
exquis à ce livre où l'art très réel et très subtil 
n'altère presque jamais l'ingénuité du sentiment. Le 
poète n'éprouvait pas l'accablement de venir tard en 
ce monde usé, non plus que cette crainte que toute 
beauté ait été cueillie déjà : sentiment que M, Sully- 
Prudhomme a si délicatement exprimé : 

Et les cytises de Virgile 
Ont embaumé tout l'univers. 

La passion de la vie éclate de mille manières dans 
les Chansons joyeuses; jeune et sincère amour, soif 
de l'indépendance, adoration de la nature, mais ce 
dernier amour est fait de sentiment immédiat et ne 
contient nul vestige de la mysticité qui apparaîtra 
plus tard dans les Poèmes de V amour et de la mer. 
Enfin le boire, le manger, la ripaille sont chantés 
avec une belle verve, bien qu'un peu bruyante et 
fanfaronne. Quoique cette glorification du vin ait un 
air factice, toujours quelque sentiment vrai se mêle 
à la jactance. Ainsi le sentiment de l'amitié est 
exprimé avec une émotion qui touche. Les poètes 
dont Maurice Bouchor partageait alors la vie, c'était 
Jean Richepin qui écrivait sa Chanson des gueux 
et qui a pris un rang si élevé dans la poésie contem- 



140 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

poraine; c'était Raoul Ponchon entré vivant dans 
la légende et que quelques-uns ont longtemps pris 
pour un mythe, avant qu'il se fût révélé comme un 
humoriste rare, alliant à une extraordinaire bouffon- 
nerie et à la fantaisie la plus capricante une poésie 
souvent délicieuse. Paul Bourget, plus ami des 
lakistes que fervent de Falstaff, faisait partie du 
groupe, mais déjà par sa prédilection pour les 
recherches psychologiques, ses goûts et ses rêves 
d'art tranchaient avec ceux de ses amis. 

Un insouciant matérialisme, une antipathie pour 
les idées chrétiennes apparaissent dans les Chan- 
sons joyeuses. Le poète maudit le christianisme 
qui a éteint la joie, attristé la terre ; il regrette le 
paganisme serein de la Grèce. Ce paganisme, le 
poète l'aime d'imagination, et il n'y voit guère 
qu'un symbole de son propre désir d'une vie 
libre et heureuse. Pourtant la foi de son enfance a 
laissé en son cœur une trace ineffaçable, comme il 
l'avoue dans la pièce d'un fort beau souffle qui 
est dédiée à Jean Richepin, auteur de la Mort des 
dieux : 

Un lambeau de nos cœurs est resté sur l'autel 

Où nos mères portaient des bouquets de fleurs tendres... 

Mais la voix du passé, du passé « plein d'amour et 



MAURICE BOUCHOR. 141 

d'effroi », il se défend de l'écouter. Il ne veut plus 
croire au surnaturel : 

... Je suis redescendu, 
Et j'ai crié néant à qui disait mystère. 
Jéhovah dans le ciel immense s'est perdu, 
Et la Terre a pour reine éternelle la Terre. 

Je trouve dans la préface des Symboles une franche 
explication de ce matérialisme de jeune homme : 
« C'est par réaction sans doute que nous prenions le 
contre-pied de tout ce qui avait été la foi de notre 
enfance, H nous semblait hardi de nier le plus de 
choses possible, et, comme le doute n'était pas de 
notre âge, nous choisissions, parmi les métaphysiques, 
la plus injustifiable de toutes : celle qui ne dit rien 
au cœur. » Du reste, les opinions du poète n'étaient 
que provisoires. Avec un instinct de sagesse assez 
rare, il comprenait que tout doit venir à son heure : 

'Car je me sens trop jeune, et je ne veux encor 
Que soulever mon verre en y jetant des roses... 

Et il remettait à plus tard, 

Quand je me sentirai pousser les grandes ailes, 

l'examen plus approfondi de sa pensée philosophique. 
La première partie des Chansons joyeuses, où un 



142 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

amour naïf est chanté, me semble délicieuse de 
fraîcheur, d'émotion douce, de délicatesse. 

Cette poésie est vraiment originale. Peut-être 
Maurice Bouchor fut-il touché de Henri Heine, mais 
nous croyons surtout à une affinité entre les deux 
natures. Le poète sait encore demeurer personnel 
dans la seconde partie du livre, où éclate sa passion 
pour Shakespeare, et surtout pour le Shakespeare des 
féeries. Il se livre aux magies du Songe cFune nuit 
(Tété; à la suite du divin rêveur de Comme il vous 
plaira, il entre dans la forêt merveilleuse « sous la 
nuit fleurie d'étoiles de mai », et Pierre de Touche 
et Jacques le Mélancolique lui content l'ivresse qui 
les a ravis, depuis qu'est arrivé le page inconnu « à 
la face tendre et moqueuse ». Le poète qui tout à 
l'heure accompagnait Ariel dans son vol capricieux 
chante encore la gloire de Falstaff. C'est qu'il y a en 
lui, vivant en bonne intelligence, un esprit aérien 
et un compagnon ami des larges rasades. Les 
Chansons joyeuses proprement dites ont de la verve, 
de la couleur, de l'éclat dans la gaieté. Malgré des 
facéties trop bizarres et une célébration un peu uni- 
forme de la gloire du vin, elles mettent en belle 
humeur par leur air de santé et leur comique enthou- 
siasme. 

M. Bouchor avait cru devoir protester contre l'im- 



MAURICE BOUCHOR. 143 

passibilité • qu'affectaient certains poètes ; mais s'il 
aimait mieux une poésie spontanément jaillie que 
savamment élaborée, on aurait tort de croire que 
son art fût négligé. Les Chansons joyeuses sont au 
contraire remarquables par la sûreté de la langue, 
l'aisance du tour, la souplesse du rythme. Aucune 
délicatesse de la forme n'était inconnue à M. Mau- 
rice Bouchor. L'introduction du mètre de onze syl- 
labes donne ici des effets très imprévus : 

L'essaim fou des muets, des féeriques rêves 

Va danser dans l'éther calmé ; 
Voilez-nous, blondes nuits, nuits d'amour si brèves, 

Mon cœur d'or se sentant aimé. 

Le livre est d'un poète nourri de Ronsard. Quant 
aux influences contemporaines, je n'en vois guère de 
trace, à part quelques souvenirs de pièces gracieuses 
des Contemplations, 

Ceux qui aimaient dans les Chansons joyeuses je 
ne sais quoi de vif et d'allègre, qui est bien de veine 
gauloise, furent déçus en lisant les Poèmes de ï amour 
et de la mer* Par contre, le livre touche les cœurs 
épris de poésie pénétrante. C'est ici le testament 
d'une passion née, grandie, évanouie au bord de la 
mer, dans l'espace d'une année. L'amour humain et 
l'amour de la nature y sont mêlés si intimement 



144 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

qu'il est parfois difficile de les distinguer. Les deux 
sentiments semblent d'abord exaltés l'un par l'autre, 
mais ensuite ils se combattent, et, suivant une 
expression symbolique chère au poète, « la mer 
vaincra l'amour ». 

Dans la première partie, la Fleur des eaux, le 
poète s'abandonne à l'ivresse de son amour naissant. 
H voit dans la bien-aimée une suprême floraison de 
la Nature : 

De ce vaste univers en toi palpite l'Âme ; 
Le soleil et les fleurs, la grâce de l'oiseau, 
Tout cela vit en toi plus suave et plus beau ; 
Et la nature a pris la forme d'une femme. 

■ Le visage même de cette femme semble être 
façonné' par tout le paysage environnant. Elle 
apparaît 

Blanche comme l'écume éclatante des vagues, 

• 

Et fixant sur mes yeux ses yeux charmants et vagues 
Qui reflètent la mer et le ciel confondus. 

Cette vaporeuse apparition se fixe parfois en traits 
plus arrêtés, comme dans ces vers pleins d'une virgi- 
nale simplicité : 

Et toi, pure dans l'ombre où tu vas sommeiller, 
Tu poses tes cheveux nattés sur l'oreiller, 
Et dans ton petit lit tu pleures de tendresse. 



MAURICE BOUCHOR. 145 

Je m'imagine que cette passion fut volontiers 
silencieuse, réservée, nourrie de rêves pudiques. 
D'autres passages, il est vrai, la montreraient plus 
voluptueuse ; mais je leur trouve moins d'accent, et 
je ne saurais dire pourquoi ils me paraissent être 
plutôt d'invention poétique. 

Pour donner une idée du charme pénétrant de 
cette première partie, je citerai la Nuit bienheureuse, 
où la sûreté de l'art me semble égaler la suavité de 
l'inspiration. 

En écoutant les voix amoureuses du soir, 
Nous demeurions pensifs, votre main dans la mienne ; 
En écoutant le bruit des vagues — sans les voir — 
Et c'est le plus doux soir dont mon cœur se souvienne. 

En respirant l'odeur. des puissantes forêts, 
Je vous vis approcher, pâle et tout oppressée ; 
En respirant la nuit et ses parfums si frais, 
C'est la meilleure nuit que j'aie encore passée. 

En entendant soudain chanter un rossignol, 

Je vous baisai la joue et vous baisai la bouche; 

En l'écoutant chanter et pleurer comme un fol, 

Vous n'aviez pas souci de vous montrer farouche. 

Oh ! bénis à jamais soient tous ces bruits du soir. 

> 

Et l'odeur des forêts soit à jamais bénie ; 
Béni le rossignol que nous ne pouvions voir 
Et qui troubla ton cœur avec son harmonie. 

Parfois la tristesse des choses jette une ombre sur 

9 



i 4 6 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

cet amour qui fleurissait parmi le deuil du ciel et 
de la mer : 

Et cependant le vent d'automne, 
L'inconsolable vent des nuits, 
Poursuivait le chant monotone 
Qu'il n'a pas achevé depuis. 

D'autres inquiétudes traversent l'extase des 
amants : la peur de l'avenir, une obscure crainte 
que l'enchantement ne s'évanouisse, que l'oubli ne 
vienne. Ils doutent de leur passion. Et en effet, leur 
amour était-il vraiment profond? N'était-il pas seu- 
lement l'exaltation d'un cœur qui s'éveille, l'illusion 
dont le poète parlera dans Y Aurore? 

Il suffit, pour séduire un cœur à son éveil, 
Que dans le ciel d'avril flotte une vague ivresse ; 
Et je n'ai tant aimé ma première maîtresse 
Que pour sa robe rose et le jeune soleil. 

On ne peut connaître la solidité de ces amours de 
jeunesse que lorsqu'une absence assez longue les a 
éprouvés, et c'est précisément sur un adieu que se 
clôt la première partie du livre. La deuxième sera la 
Mort de T amour. 

Tout d'abbrd les ivresses passées revivent dans le 
souvenir du poète, mais attendries par l'éloignement, 
exaltées par la nostalgie. Il lui semble maintenant 



MAURICE BOUCHOR. 147 

que les brumes d'hiver, les mélancolies qui envelop- 
paient son amour, loin de lui être hostiles, le favori- 
sèrent, l'imprégnèrent de poésie, le revêtirent d'un 
charme plus divin. Puis le poète se donne tout entier 
à l'attente du retour, à l'espérance de revoir la bien- 
aimée : 

Bientôt Pîle bleue et joyeuse 
Parmi les rocs m 'apparaîtra; 
L'île, sur l'eau silencieuse, 
Comme un nénuphar flottera... 

Et : sa première pensée, sitôt arrivé dans l'île, est 
d'accomplir un pieux pèlerinage à tous les lieux 
témoins de l'ancienne extase : 

J'ai très distinctement entendu cette nuit 
Où la lointaine mer assoupissait son bruit, 
Passer et voltiger dans la brise sonore 
L'âme de nos baisers qui murmurait encore. 

Pourtant, dès que les amants se sont revus, ils ne 
tardent pas à reconnaître la cruelle vérité dont la 
crainte les faisait pâlir : 

Ah! quelque chose est mort de notre douce vie, 
Mignonne, et c'est mon cœur, si ce n'est pas le tien. 

Ils sentent que l'oubli envahit leurs cœurs, les délie, 

Si tant est que l'oubli puisse nous délier, 
D'un millier de serments et de tendres paroles. 



148 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Et encore : 

Hélas I il est trop vrai, le temps seul est vainqueur, 
Et nous pouvons survivre à la passion morte. 
En dépit de l'élan qui souvent nous emporte, 
Nous avons le cerveau plus puissant que le cœur... 

L'évanouissement d'une illusion est d'autant plus 
douloureux qu'on a voué à l'amour un culte plus 
fervent. Aussi le poète tombe-t-il dans un morne 
désespoir. H ne demeure de vivace en lui que son 
désir mal satisfait d'aimer, de vivre, de souffrir : 

Viens, ô Nuit, et déploie en silence tes ailes 
Sur la mer magnifique et triste qui s'endort. 
Les étoiles du ciel versent des larmes d'or, 
Et je suis envieux des douleurs éternelles. 

Peu à peu, le poète se sent reprendre par son 
ardent et mystique amour de la Nature. C'est à elle 
qu'il demandera de lui combler le cœur : 

J'ai brisé le lien sanglant du souvenir, 
Et je me suis senti renaître et rajeunir 
En respirant l'odeur des grandes fleurs sauvages... 

Les premières pièces de V Amour divin respirent 
une ivresse de délivrance. Ce sont ensuite de larges 
paysages, de sereines contemplations. Voici une 



MAURICE BOUCHOR. 149 

vision de lumière évoquée par deux strophes dont 
j'admire le rythme véhément et l'accent héroïque : 

Comme des cavaliers innombrables, les flots 
S'avancent vers la terre avec de longs murmures, 
Et des gémissements confus, et des sanglots ; 
Et, sous le grand soleil qui les frappe, les flots 
Miroitent comme des armures. 

Et la croupe des flots étincelle au soleil, 
Au soleil de juillet qui les frappe et les perce ; 
Comme autrefois, venant de l'Orient vermeil, 
La croupe des chevaux miroitait au soleil 
De l'Ionie et de la Perse. 

Quelle impression d'espace, d'immense paix dans 
ce paysage nocturne : 

Que la brise du ciel est légère et joyeuse, 

Comme en silence au loin glissent les blanches voiles 1 

Que la voix de la mer, grave et religieuse, 

Monte paisiblement vers les belles étoiles ! 

Oh ! quand la sombre nuit apparaît et déploie 
Ses ailes, lentement, comme un oiseau sauvage, 
Moi, mon âme s'éveille — et ma plus grande joie 
Est d'écouter rouler les galets sur la plage. 

Tout est si beau, mes yeux s'emplissent d'un tel rêve ! 
L'Océan monstrueux me donne le vertige. 
La lune, que le flot fait danser et soulève, 
Semble une fleur des eaux qui tourne sur sa tige. 

Mais bientôt la solitude pèse au poète. Il sent 
combien il est stérile de chercher un aliment au 



150 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

cœur dans l'adoration dé l'indifférente nature. Il 
voudrait revenir à son premier amour ; retour im- 
possible : l'ancienne passion est bien morte, H rêve 
d'aimer de nouveau, d'être infidèle à la religion du 
souvenir, d'aimer en dépit de tout. Mais l'amour 
n'obéit pas à l'appel du cœur, le poète le sent bien, et 
il s'attriste en songeant 

Que l'amour de l'amour ne donne pas l'amour. 

Alors, par une illusion dont nous verrons l'éclatante 
fausseté, quand nous analyserons V Aurore, cette âme 
faite pour l'amour se croit impuissante à aimer. 
Repoussé par la froide nature, trahi par 1' « amour 
divin » comme par l'amour humain, le poète se replie 
sur lui-même et se réfugie dans Part. Il essayera de 
prêter une âme à la nature, de la vivifier par un 
long effort de sa pensée. Tout cela est douloureu- 
sement humain, malgré ce qu'il y a d'illusoire et de 
presque artificiel dans le souhait formé par le poète 
de créer un idéal tout à fait différent de ce qu'il croit 
être le monde réel» Mais le livre se ferme sur une 
impression de tristesse plus douce, avec un sentiment 
de piété pour les choses qui ne sont plus. Ce vers tou- 
chant, que le poète adressait à la bien-aimée en lui 
dédiant son livre, pourrait aussi en être la conclusion : 

Et je vous aime encor de vous avoir aimée. 



MAURICE BOUCHOR. 151 

Les Poèmes de l'amour et de la mer sont plus 
remarquables par la continuité de l'inspiration que 
par le fini du détail. H s'en dégage une poésie à la 
fois brumeuse et ensoleillée. Le vague de certaines 
impressions y ajoute un charme de plus. C'est de la 
musique plutôt que de la pensée, et l'on retrouve 
dans ces rêveuses mélodies le je ne sais quoi de flot- 
tant qu'a presque toujours la poésie anglaise. Cela 
n'empêche pas le sens littéral d'être clair ; l'indéter- 
miné est ici dans le sentiment plus que dans la 
forme. Mais on peut relever çà et là des expressions 
toutes faites et, dans la versification, des négligences 
(parfois volontaires) que l'auteur a tacitement con 
damnées en ne s'y abandonnant plus. 

Nous passerons rapidement sur le Faust moderne 
et sur les Contes parisiens^ malgré le talent dont 
M* Bouchor y a fait preuve. Ce ne sont pas là des 
œuvres qui aient, comme les précédentes, jailli de sa 
vie même, des livres qu'il n'aurait pas pu s'empêcher 
d'écrire. D'autre part, la pensée du poète n'était pas 
assez mûrie, son âme ne s'était pas faite assez large 
pour qu'il pût alors créer une grande œuvre imper- 
sonnelle. Les deux ouvrages mentionnés nous inté- 
ressent surtout comme signes de l'état d'esprit où 
vécut le poète entre ses deux périodes de vraie créa- 
tion, — celle que nous avons résumée et celle dont 



15* ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

nous nous occuperons ensuite. Le poète, pris entre 
une conception du inonde absolument matérialiste 
et un instinct qui le porte à tout diviniser, n'a pu 
rester fidèle au panthéisme poétique qui le séduisait : 
le raisonnement (quelle qu'en soit la valeur) a été le 
plus fort. Un monde sans Dieu, nulle espérance pour 
l'âme, point de morale, pas d'avenir meilleur pour 
l'humanité : cette philosophie attriste profondément 
le poète, le déprime, menace de tarir en lui les 
sources vives de l'inspiration. Mais ce qui le sauve 
est précisément qu'il en souffre. 

Les Contes parisiens sont d'un sceptique beaucoup 
plus apparent que réel. Il n'est presque rien que 
l'auteur n'y tourne en ridicule ; mais parfois il laisse, 
comme malgré lui, percer une délicate émotion ou 
un profond sentiment de l'honneur. Plusieurs de ces 
contes rappellent la manière de Musset, d'autres 
nous semblent très originaux, particulièrement Gus- 
tave Chanterel, où le poète se retrouve tout entier 
dans une espèce d'hymne à Sébastien Bach. Il y a 
dans ces contes plus de fantaisie que de gaieté, plus 
d'humour que d'esprit. Le style est très souple et 
très varié. 

U Aurore paraît être un brusque réveil du poète ; 
mais il est certain que le changement attesté par ce 
livre suppose de longs et consciencieux efforts. La 



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154 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Lorsque l'amour tel que le poète l'a rêvé, plus 
tendre que sensuel, profond, noble, le possédera enfin, 
la vie éloignera de lui sans retour le bonheur entrevu,- 
sans qu'il ait même fait l'aveu de son amour. M. Bou- 
chor a écrit bien des vers dont la valeur poétique 
dépasse celle des sonnets intitulés : Angoisse, mais il 
n'en a point fait qui soient d'une plus poignante 
réalité. 

Qu'un autre soit heureux ; qu'il te prenne en ses bras 1 
Honteuse, défaillante et presque inanimée ; 
Qu'il couvre de baisers tes yeux, ma bien-aimée, 
Tandis que, la rougeur au front, tu souriras... 

Il m'en coûtera bien une souffrance amère, 
Si jamais ton bonheur surgit devant mes yeux ; 
Mais je ne voudrais pas te maudire : sois mère. 

Nous aurions voulu citer au moins une pièce du 
Rêve où le poète caresse en imagination le bonheur 
qui lui échappait; il a écrit peu de choses aussi ache- 
vées, d'un rythme aussi délicat, d'un aussi grand 
charme d'expression. Il nous faut encore laisser de 
côté les deux dernières séries de la Chair } qui nous 
semblent être deux phases d'une même passion, plus 
mêlée de rêve que les précédentes. L'expression y 
revêt une sorte de mysticité, et des vers tels que 
celui-ci : 

La solitude prie et le silence adore, 



MAURICE BOUCHOR. 155 

font pressentir le débordement d'amour mystique et 
de ferveur religieuse qui rendra la dernière partie de 
V Aurore si attirante pour les uns, si déconcertante 
pour les autres. Au point de vue de la forme, il faut 
noter que Fauteur évite dans les sonnets de la Chair 
(et dans le livre entier) le laisser aller, les négligences, 
les expressions toutes faites qu'on lui a parfois repro- 
chés. Le style est plus dense, l'expression plus impré- 
vue que précédemment. Il y a d'ailleurs, dans plu- 
sieurs passages de la Chair, un peu d'emphase et une 
excessive subtilité. 

La Lutte inaugure un ordre d'émotions tout diffé- 
rent. Le poète s'adresse à un ami dont il combat les 
tendances mystiques, tout en cherchant une certitude 
qui satisfasse son propre esprit (1). Bien que l'évolu- 
tion philosophique de l'auteur soit malaisée à suivre 
et que l'intervention presque miraculeuse d'une Béa- 
trice y vienne couper brusquement la chaîne des 
idées, cette partie de V ] Aurore est pour nous du plus 
haut intérêt, par l'effort de pensée qu'elle révèle et 
par l'émotion qui se dégage de cette âpre poursuite 
de la vérité. 

C'est dans la suite de sonnets : la Vie, que nous 



(1) M. Alber Jhouney, inconnu au moment où V Aurore fut publiée, 
s'est révélé depuis comme un poète très original, par deux livres où 
domine l'inspiration religieuse : V Étoile sainte et les Lys noirs. 



156 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

chercherons surtout la pensée initiale du poète. Il y 
exprime avec beaucoup de force sa passion de la vie, 
en donnant à ce mot le plus large sens, sa haine des 
formules métaphysiques et religieuses où on essaye 
de l'emprisonner, sa conviction qu'il est vain de vou- 
loir soulever les voiles de la nature. « La vie est le 
vrai maître », dit-il, et plus loin : 

Hors de ce qui palpite et saigne, tout est vain. 

A quoi bon rêver aux origines inconnaissables du 
monde? 

Pourquoi tenter encor la stérile aventure ? 
Sois mordu par la vie, homme, et tu sentiras 
Se déchaîner en toi la puissante nature. 

« 

Le poète se laisse enivrer par toutes choses : les 
merveilles du monde visible, la science qui, enfin, 
« émerge des symboles », la justice qui se fortifie 
dans les âmes et qui s'impose à la société humaine 
comme un idéal à réaliser. Il semble qu'il soit en 
possession d'une saine et forte philosophie. Mais la 
tendance aux rêveries métaphysiques le portera à 
essayer de nouveaux systèmes, et, sans doute, la 
poésie inhérente aux hypothèses spiritualistes agira 
sur son âme affamée d'idéal. Il ne s'est pas fait de 
croyance définitive sur le problème capital de la 



MAURICE BOUCHOR. 157 

liberté. H n'a pas achevé l'éducation de son esprit ; 
et il le sent bien lorsqu'il dit : 

Forme ton âme avec lenteur et patience. 

Il cherche un point d'appui à ses idées morales ; 
et il n'est pas encore assez viril, assez libre de pré- 
jugés métaphysiques pour accepter « cette modeste 
croyance au devoir » qui depuis est devenue sa foi, 
sans lui assigner une origine transcendante. D'autre 
part, il n'est pas de ces esprits qui peuvent se faire à 
la morale de l'intérêt, si raffinée ou sublimée qu'elle 
puisse être; il sera donc tourmenté par le doute. 
Parallèlement à ses tendances morales, on trouvera 
chez lui une conception panthéistique de la nature ; 
il veut se soumettre à elle entièrement ; tout ce qui 
vient d'elle lui est bienvenu ; et dans cette adoration 
il trouve des forces pour résister à la tristesse que lui 
cause le spectacle de l'universelle souffrance et pour 
ne pas souhaiter une immortalité bienheureuse qui 
lui paraît incompatible avec le néant de la créature. 

La Nature fleurit comme une rose immense. 
Tout est par elle, en elle, et pour elle toujours; 
Elle agit sans fureur et n'a pas de démence. 

C'est la silencieuse au front chargé de tours. 
Inépuisable mâle et femelle féconde, 
Elle dérobe aux yeux ses terribles amours. 



158 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Elle absorbe à la fois et respire le monde. 
On entend la déesse, aux calmes nuits d'été, 
Soulever fortement sa poitrine profonde. 
...Aime la grande Mère, et tu seras joyeux ; 
Mais une Âme orgueilleuse est durement froissée. 
...Sens- tu sur ton visage un souffle pur et frais? 
C'est celui de la Rose à jamais triomphante 
Qui guérira ton cœur de ses tourments secrets. 

Respire le parfum de la Rose vivante. 

Mais il est malaisé de se tenir ferme à un point 
d'appui aussi peu solide que l'adoration d'une nature 
inconsciente. Aussi le poète s'attriste-t-il sur la fuite 
perpétuelle des choses. 11 se demande avec angoisse 
si la liberté est un mensonge, le « moi » une illusion, 
et pour échapper au pessimisme autant que pour 
légitimer sa morale, il va s'acheminer lentement vers 
l'idée de Dieu. 

Il tâchera d'y arriver par un naturalisme où l'élé- 
ment divin se précisera de plus en plus. Il songera à 
ce que fut la « sainte communion de la terre et du 
ciel » au temps des hymnes védiques, il adressera au 
soleil des prières ardentes. En même temps, il affir- 
mera de nouveau sa foi dans la justice, quelle que 
doive être l'issue de sa recherche. 

Hais l'Idéal, plutôt que d'en faire un vain songe; 
Et garde au fond de toi, comme un vivant trésor, 
La passion du juste et l'horreur du mensonge. 



MAURICE BOUCHOR. 159 

H veut bien être « athée à tous les dieux », 
mais non pas à la patrie* Il fait un appel à toutes 
les humanités éparses dans l'infini afin que, par 
le concours de toutes les volontés aspirant au bien, 
Dieu, s'il n'a pas été jusqu'ici, naisse et gran- 
disse 

Dans le libre univers et dans l'homme nouveau. 

Par moments, la tristesse l'accable ; le Dieu qu'il 
pressent ne se dégage pas assez vite des brumes de 
son esprit : 

Je sens au fond de moi sourdre un flot de pensées. 

Mon rêve intérieur s'agite avec effort, 

Et, quand je veux parler, un silence de mort 

Comme un sceau douloureux clôt mes lèvres glacées... 

Ici intervient la Béatrice; elle accomplira par 
l'amour ce que n'ont pu faire les efforts de la raison 
ni l'exemple d'un ami qui pourtant semble avoir 
influé sur le poète par l'ardeur de sa foi. 

Le Salut est une des plus belles pièces de Y Aurore. 
Le sentiment y est très profond, l'expression souvent 
admirable ; la terza rima, dont l'emploi paraît être 
ici comme un hommage rendu à Dante, est traitée 
avec une maîtrise absolue. Le poète, qui maintenant 
a une intuition directe de Dieu et de la vie spiri- 



i6o ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

tuelle, attribue aux faiblesses de sa chair la longue 
erreur de son esprit : 

Devant moi s'est dressée, au milieu de ma route, 
Une femme pétrie uniquement de chair, 
Dont le regard fait naître un incurable doute... 

L'amour seul, un amour exalté, mystique, éternel, 
peut le guérir des plaies que la luxure lui a faites, et 
par là sera dissipé un doute qui le torture : 

L'esprit reviendra-t-il, quand mon cœur sera pur? 

La Béatrice, qui est vivante et mortelle, malgré le 
caractère mystérieux de son intervention, ne fait 
qu'apparaître dans la Lutte : 

Je sais qu'elle a pour moi d'ineffables pitiés, 
Cette âme ivre d'amour, cette âme simple et bonne, 
Qui marche sur les flots tendrement châtiés. 

De limpides joyaux éclairent sa couronne ; 
Et, dans son vol paisible à travers l'infini, 
Le chœur éblouissant des astres l'environne. 

Elle reparaîtra dans la troisième partie de V Aurore 
pour en être la constante inspiration ; mais déjà son 
rôle est indiqué ici : 

Entrerai-je, sans elle, au royaume béni ? 
Seule elle m'ouvrira, pour que j'y refleurisse, 
Le jardin d'où je fus par ma faute banni ! 

Et lorsque, en souriant, la mort libératrice 



MAURICE BOUCHOR. 161 

M'introduira parmi les glorieux essaims 
Où, dans sa robe d'or, brille ma Béatrice, 

Mes yeux purifiés verront le Saint des Saints. 

Dans les dernières pièces de la Lutte, le poète for- 
tifie ses croyances par des invocations à de grands 
musiciens, qu'il admire passionnément, et dont il 
partage à présent la foi idéaliste. Il glorifie en Lamar- 
tine le citoyen, mais aussi le poète qui fit couler «les 
saintes larmes des anges » dans « les tabernacles d'or 
du sublime Inconnu ». Il rend noblement hommage 
à la grande âme de Proudhon qui l'a guidé vers le 
droit et qui fut bien près, dit-il, 

D'appeler par son nom l'éternelle Justice. 

Il tâche de concilier sa foi en la personnalité de 
Dieu avec le panthéisme mystique qui semble mieux 
répondre à ses instinctives aspirations, et on le voit 
rajeunir la philosophie de Plotin, qu'il rend singuliè- 
rement vivante. Sa conception de l'autre vie oscille 
entre une immortalité active et l'absorption en Dieu. 
Voici une expression très nette de ces deux désirs : 

Mon paradis n'est pas une église chrétienne 
Où le chœur des martyrs, des vierges et des rois, 
Comme une mer splendide environnant la croix, 
Psalmodie au Seigneur une éternelle antienne. 



i62 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Si le juste faiblit, que mon cœur le soutienne I 
J'étouffe au sanctuaire ; et, loin des murs étroits, 
Je veux, pour affirmer la sainteté des droits, 
Que l'abîme du ciel infini m'appartienne... 

Et d'autre part : 

Que tout meure dans l'homme, et qu'il puisse renaître ! 
Qu'il brûle devant Dieu comme un chaste parfum, 
Il sentira mourir et revivre son être 
Dans l'entier, dans le pur, dans le simple, dans l'un. 

Que ton âme, du lac de la mort échappée, 
Frémisse en traversant les abîmes du feu, 
Comme siffle en son vol une stridente épée, 
Et tu t'enfonceras dans le cœur de ton Dieu. 

Nous n'avons pas besoin de faire observer combien 
l'accent de cette poésie est personnel, combien les 
images y sont neuves et hardies. 

Au point de vue de la pensée, nous remarquerons 
que l'auteur ne s'est laissé enfermer dans aucun 
dogme, et que son esprit est plein de contradictions 
qu'il s'avoue et pour lesquelles il rêve une suprême 
et indéfinissable synthèse. En plein mysticisme, il 
s'attache fortement à la terre ; il dit à son ami : 

...laisse-toi pénétrer 
Par mon profond amour de la terre et des hommes, 

et il termine la Lutte en lui adressant de magni- 



MAURICE BOUCHOR. 163 

fiques conseils dont ce vers résume bien l'esprit : 

Hais ce qui n'est pas noble, et fuis l'ombre du mal. 

Nous ne saurions mieux expliquer la troisième 
partie de Y Aurore que par quelques extraits de la 
préface des Symboles, préface où Fauteur s'analyse 
avec une rare lucidité : « Dans le singulier livre où 
j'accueillais toutes les chimères, l'amour de la créa- 
ture prétend guider l'âme vers l'amour de Dieu. 
Après avoir triomphé douloureusement de la chair, il 
devient comme un symbole de l'autre amour, qu'il 
veut faire pressentir sans renoncer à lui-même. » 
Mais ce qu'il faut ajouter, c'est que M. Maurice Bou- 
chor a dégagé de cet « entrelacement de désirs » la 
plus intense et la plus subtile poésie. En donner une 
idée par de courtes citations nous paraît impossible ; 
il faut se baigner dans V Idéal, comme dans un vaste 
fleuve pénétré de soleil et riche en floraisons mer- 
veilleuses. On peut reprocher au poète de se laisser 
trop entraîner par l'abondance de son inspiration, de 
se répéter parfois, d'être vague ou obscur à maintes 
reprises, de pousser la délicatesse jusqu'à une excessive 
recherche ; mais ces défauts ne détruisent pas l'im- 
pression d'ensemble, ne rendent pas moins irrésistible 
l'effusion lyrique, la grâce, l'émotion profonde d'une 
poésie qui reste humaine en planant dans le ciel. 



164 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Voici le premier sonnet d'une série : le Printemps, 
que nous aimons avec prédilection : 

Printemps ! mélancolique et gracieux Printemps, 
Aux tempes de lilas et de verveines ceintes, 
Adolescent qui fais battre le cœur des saintes, 
Éphèbe aux airs de fille, 6 roi de dix-huit ans ! 

Est-ce ta voix connue et chère que j'entends ? 
Je sens se réveiller mes désirs et mes craintes ; 
Je suis enveloppé d'invisibles étreintes ; 
Faut-il lâcher la bride à mes songes flottants ? 

O lassitude heureuse et pleine de bien-être 1 
Ma chambre s'illumine; et j'ouvre ma fenêtre 
Au chœur tumultueux des rires du matin. 

Pourquoi vous redouter, influences malignes ? 
Les nuages d'argent dans le ciel de satin 
Semblent, sur un beau lac, une troupe de cygnes. 

* 

Dans cette suite de sonnets qui fait penser à une 
fresque délicieuse de Botticelli, le poète symbolise 
tous les sentiments qui s'entrelacent en lui. Le prin- 
temps « au visage mêlé de soleil et de pluie » doit 
mener son âme vers « le printemps qui naîtra de la 
mort des années ». 

Tu n'es que le héraut d'un prince héréditaire, 
Et tu viens en son nom me ravir à la terre, 
Car il attend mon âme afin de l'épouser. 

Dans son riche palais, loin des cris et des luttes, 
Il la sanctifiera par un juste baiser, 
Au son mélodieux des harpes et des flûtes. 



MAURICE BOUCHOR. 165 

Au dernier sonnet, le thème du début est ramené 
comme par un procédé musical : 

Une félicité par toi nous est prédite, 
O fruit mystérieux d'Hermès et d'Aphrodite, 
O svelte messager du Printemps éternel. 

Je suis environné d'influences bénignes ; 
Et mes rêves, bravant le silence du ciel, 
Montent vers l'idéal par le chemin des cygnes. 

La bien-aimée médiatrice entre Pâme et Dieu revêt 
un caractère presque divin. Elle est glorifiée en des 
termes qui font parfois mettre en doute son huma- 
nité : 

Les mondes pleins d'amour dont tu brises les fers 
Mènent autour de toi leurs rondes mesurées, 
Et, paisible parmi les steppes azurées, 
Tu palpites, ma rose, au cœur de l'univers. 

Mais, en dépit de cette exaltation de son amour, le 
poète a des accents qui en montrent la poignante 
réalité : 

Ma blessure se rouvre aussitôt qu'on la touche ; 
Un seul mot me ravit dans le passé lointain. 
A l'heure douloureuse où blanchit le matin, 
J'ai rêvé qu'en riant tu me tendais ta bouche. 

Mais, bien que le baiser frissonnât tout joyeux 
Sur tes lèvres de vierge humides et pourprées, 
J'ai détourné de toi mes lèvres altérées, 
Car l'amour n'avait pas reparu dans tes yeux. 



166 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Il se réfugie dans le rêve d'un bonheur entier, 
immortel. Parmi les expressions que le poète a don- 
nées à cette espérance, Vile est une des plus sugges- 
tives : 

La lune d'or tentait mes lèvres comme un fruit ; 
Les citronniers en fleur embaumaient la soirée ; 
Lentement s'apaisait la mer désespérée 
Qui devint amoureuse et sanglota sans bruit. 

Nous ne prenions pas garde à l'heure qui s'enfuit, 
Car le temps laisse en paix cette calme contrée, 
Et dans le ciel vibrait une harpe inspirée 
Sous les doigts caressants et légers de la nuit. 

Depuis plus de mille ans nous vivions dans cette îlp.l '_: 
Dix siècles de tendresse et de bonheur tranquille, 
Et quelle étreinte heureuse entrelaçait nos doigts ! 

Nous étions revêtus de formes éternelles ; 
Et je te regardais, comme aux soirs d'autrefois, 
Fixer sur l'Idéal tes splendides prunelles. 

Voici un autre sonnet, Psyché, qui montre bien, à 
notre avis, que l'esprit du poète a été la dupe de son 
cœur. L'amour qui y est exprimé avec un tel frémis- 
sement s'adresse-t-il à Dieu ? N'est-ce pas l'amour de 
la créature, transfiguré, sanctifié si l'on veut, qui 
promet ces chastes délices ? 

Je n'aime que l'Amour ; je pleure en le cherchant. 
De trop voluptueux sentiers m'ont égarée ; 
Mes pieds saignent ; je suis l'âme désespérée 
Qui soupire après lui, seule, au soleil couchant. 



MAURICE BOUCHOR. 167 

Mais l'amour me rendra la vie en s'approchant. 
Près de lui pâlira la splendide soirée 
Que mire en ses flots d'or la rivière moirée ; 
Sa présence est pour moi douce comme un beau chant. 

Il me prend par la main. Nous écartons les branches ; 
La lune dans le bois suit nos deux formes blanches ; 
L'Amour baise longtemps les lèvres de Psyché. 

Puissé-je au bien-aimé pour jamais être unie ! 
Il a détruit le temps et vaincu le péché ; 
Rien ne pourra troubler notre extase infinie. 

La synthèse métaphysique ébauchée dans la Lutte 
est développée dans l' Idéal. On retrouve ici les mêmes 
contradictions que plus haut ; mais l'effort pour con- 
cilier les thèses antinomiques est partout visible. 
C'est ainsi que l'état définitif de l'âme au sein de 
Dieu est nommé une « suprême activité dans le repos 
suprême ». Les mêmes antinomies se retrouvent dans 
la pensée morale du poète; mais ici la conciliation 
est plus aisée : 

Si le bras doit punir, que le cœur compatisse ! 
Les deux formes du bien n'en seront qu'une un jour. 
La justice qui frappe est un lucide amour ; 
L'amour n'est que le nom brûlant de la justice. 

Nous nous arrêtons à regret. En résumé, nous 
dirons que, s'il y a dans la poésie française — et la 
chose n'est pas douteuse — des œuvres plus fortes 
que V Aurore, d'une plus haute portée, d'un senti* 



168 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

ment plus universel, il n'y en a peut-être pas de plus 
originales, de plus intenses, de plus saturées de poésie. 

Bien qu'une pensée religieuse domine les Sym- 
boles, il suffit d'y jeter un coup d'oeil pour voir que 
l'auteur a accompli depuis V Aurore un grand travail 
d'esprit. « La première série des Symboles , dit M. Bou- 
chor dans sa préface, s'ouvre par un acte de foi. Au- 
cune des formes que la pensée humaine a prêtées à 
Dieu n'y est adoptée de préférence à toutes les autres; 
mais j'attribue aux plus humbles comme aux plus 
sublimes une part de vérité. Je tâche de faire revivre 
les principales religions antiques ; j'en dégage, autant 
qu'il m'est possible, le véritable esprit, tout en m'as- 
sociant par le cœur à de nobles croyances dont l'hu- 
manité a vécu. 

« Dans la deuxième série, qui sera publiée plus 
tard, je m'efforce de suivre, avec la même sympathie 
et le même respect, le développement de la pensée 
religieuse depuis l'ère chrétienne jusqu'à la Renais- 
sance. A ce moment la tradition est épuisée ; je res- 
saisis mon libre arbitre. Aucune croyance nouvelle 
n'a surgi, et la foi chrétienne ne s'est pas imposée à 
moi plus que les autres. Las de flotter entre des 
systèmes contradictoires, après une infructueuse 
recherche et certaines déviations du sentiment reli- 



MAURICE BOUCHOR. 169 

gieux, j'aboutis à une conclusion purement humaine 
et morale. » Nous insisterons sur le fait qu'entre le 
début et la conclusion des Symboles a eu lieu une 
nouvelle évolution de pensée, puisque à la fin de son 
livre le poète renonce à toutes les spéculations reli- 
gieuses ; tandis qu'au début, sans adopter une meta- 
physique pour son propre compte, il adorait l'Etre 
ineffable sous le voile de toutes les croyances, des 
symboles créés dans tous les temps par le génie reli- 
gieux de l'âme humaine. La pensée initiale du livre 
était déjà bien différente de celle de VAurore.U auteur 
explique dans sa préface par quelles réflexions et par 
quelles études il est parvenu, en modifiant ses croyances, 
à atteindre le véritable équilibre de sa pensée. Voici 
un passage de cette analyse : « Rien ne me prouvait, 
si faiblement que ce fût, la vérité de mes assertions. 
Puis mon rêve n'avait pas toute la cohésion que j'au- 
rais voulue ; je le sentais, dans certaines de ses par- 
ties, vague et contradictoire. En même temps il me 
devenait si facile de m'épancher en hypothèses, que 
le dégoût me prit de ces chimères abstraites. Je pensai 
alors que la religion, instinctive dans l'homme et 
enracinée au plus profond de son être, devait, sous 
les formes les plus diverses, contenir au moins quelque 
chose de cette vérité dont j'avais soif... » Plus tard, 
son esprit évolue encore. « De plus en plus je me 

10 



i 7 o ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

pénétrai de la pensée moderne... Je comprenais que 
les métaphysiques sont indémontrables ; mais je vis, 
en outre, quelles présentent rarement un sens clair 
et précis. Je reconnus cependant que notre profond 
désir du bonheur, de la vérité, de la justice, nous 
porte malgré nous à caresser de beaux rêves. Mais 
laissant de côté tous ceux qui ne regardent point la 
terre, je ne pensai plus qu'aux destinées de la race 
humaine, et peu à peu s'évanouit pour moi l'Etre 
ineffable que j'avais cru entrevoir derrière un voile 
de symboles... » Le poète ne regrette pas qu'il en ait 
été ainsi. Songeant au tumulte d'idées et de senti- 
ments d'où sortit l' Aurore, il dit avec une fermeté 
qui n'exclut pas un peu de mélancolie : « ...La paix 
du cœur et de l'esprit vaut mieux, certes, que la fié- 
vreuse espérance dont je me suis alors enivré... » 

Les Symboles, dont nous n'avons pas à étudier le 
détail, sont une œuvre de très haute portée. Leur 
appliquant ce que Flaubert a écrit sur la Colombe de 
Louis Bouilhet, nous dirions volontiers qu'ils reste- 
ront comme la profession de foi du dix-neuvième 
siècle en matière religieuse. Il ne s'agit plus d'émo- 
tions toutes personnelles, poignantes par cela même; 
mais le sentiment gagne en profondeur ce qu'il 
perd en acuité. Ce livre réunit les qualités néces- 
saires pour s'imposer ; car il a jailli d'un cœur de 



MAURICE BOUCHOR. 171 

poète par une inspiration irrésistible, et en même 
temps il nous semble répondre au profond désir d'un 
très grand nombre d'âmes. Ajoutons qu'il repose sur 
une science solide dont M. Bouchor ne fait pas éta- 
lage dans ses poèmes, mais qui lui a permis de trai- 
ter, avec une entière connaissance, un sujet vaste et 
difficile. 

Quelles routes s'ouvrent aujourd'hui devant le 
poète ? Pouvons-nous pressentir quelle sera son œuvre 
future? M. Bouchor se tiendra-t-il à la morale tout 
humaine qu'il a fini par adopter, ou sera-t-il quelque 
jour repris par l'émotion religieuse? Nous ne sau- 
rions trancher cette question, et M. Bouchor lui- 
même a écrit récemment : « Je sais bien que notre 
équilibre est toujours instable. » Mais nous ne dou- 
tons pas qu'il ne donne au public d'autres œuvres 
fortement pensées, d'un accent très humain et d'une 
vraie portée philosophique. Peut-être aussi renouvel- 
lera-t-il, l'esprit plus mûr cette fois, des tentatives 
d'art impersonnel, comme le Faust moderne et les 
Contes parisiens. Le théâtre semble particulièrement 
l'attirer. En même temps que les Symboles paraît un 
drame intitulé : Dieu le veut, dans la préface duquel 
le poète dit : « Puisque je peux enfin respirer hors de 
moi-même et que l'infini ne me tourmente plus, j'en 
profite pour pénétrer, autant qu'il m'est possible, 



i;2 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

dans la vie des autres. » En tout cas, nous pensons 
que M. Bouchor n'a pas à craindre que la poésie s'en 
aille de lui, ainsi qu'il est arrivé à bien d'autres, qui, 
leur jeunesse finie, ne se sont plus exprimés que d'une 
manière sèche et abstraite. Pour lui, sous quelque 
forme qu'il manifeste dorénavant sa pensée, on peut 
être sûr qu'il est et qu'il restera irrésistiblement poète 
par le jet lyrique des idées et par l'éclatante floraison 
des images. 



ALBER JHOUNEY 



Au risque que cet aveu rende mon enthousiasme 
suspect aux gens d'esprit, je dois dire qu'Alber Jhou- 
ney est mon ami. 

Nous nous sommes liés à l'âge où le monde appa- 
raît infiniment vaste et d'une conquête dérisoire- 
rnent facile. Alber Jhouney m'étonna pourtant par 
son appétit de savoir. Je le reconnus un de ces esprits 
qui ne sont à Taise que devant de grands pro- 
grammes, et que travaille l'ambition de l'universa- 
lité dans l'étude. H aurait aimé passer de la poésie à 
la médecine et allier le culte de la métaphysique à 
celui des mathématiques. Il a dû éprouver le désir 
fougueux de savoir, l'ivresse d'apprendre dont parle 
Taine. Cette avidité me plaisait. Je me méfiais de 
qui se résigne trop tôt à un lot restreint et se con- 
tente de cultiver un jardin plutôt qu'un royaume. 

Je n'aime pas les complaisantes descriptions de 
personnages. Il me semble qu'il y a quelque impu- 

10. 



174 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

deur à décrire le visage, l'habit, les coutumes ou la 
démarche. Mais voici quelques traits de physionomie 
intellectuelle : 

Alber Jhouney a le goût des théories, des systèmes 
et des conceptions d'ensemble ; mais il possède, en 
parfait équilibre, la sensibilité du concret en même 
temps que l'intelligence de l'abstrait. Je sais qu'il 
porte à certains pays le même amour qu'à certains 
génies, et les plus hardies assimilations de qualités 
humaines à des choses de nature sont familières à 
son esprit. 

Comme j'avais pu admirer sa résolution de carac- 
tère et sa rigueur de conduite, je n'ai pas été surpris 
de le voir entreprendre et mener d'un cœur inébran- 
lable une œuvre dont les périls enrayeraient de très 
braves. 



LE POETE 

Alber Jhouney est un poète et un homme, un 
artiste et un apôtre. J'étudierai l'artiste avec un libre 
abandon. Quand j'arriverai à l'examen de ses doc- 
trines, mon souci sera grand de noter, avec assez de 
fidélité, l'inquiétude, le doute, la réserve et la sus- 
pension ou l'approbation de mon jugement. 



ALBER JHOUNEY. 175 

Alber Jhouney a publié trois volumes : deux 
volumes de poésies, V Étoile sainte et les Lys noirs, 
et le Royaume de Dieu^ où est exprimée sous la 
forme de versets la substance de la doctrine kabba- 
listique (1). 

r 

L'Etoile sainte est rétoile qui se lève au ciel pour 
montrer la voie, comme celle qui jadis guida les 
Mages vers l'étable : 

Quand nous serons partis, l'étoile du Seigneur 
Marchera devant nous pendant notre voyage ; 
Il faudra tous les jours avec plus de courage 
Vaincre la faim, la soif et les doutes du cœur (2). 

Enthousiasme, espoir de conquête, élan vers l'idéal 
entrevu, une douce anxiété de l'avenir, avec je ne 
sais quoi de virginal et de fort, toute la poésie de ce 
livre me paraît respirer l'ivresse d'un départ, départ 
de pèlerin ou de croisé : 

La mer onduleuse, où mille étoiles 
Captivent mes yeux saturés de rêve, 
Entraîne ma barque et la soulève. 

(1) \J Étoile sainte, chez Jouaust, 1884. Les Lys noirs et le 
Royaume de Dieu, chez Georges Carré, 1887. 

(2) Alber Jhouney n'a jamais fait le plus minime sacrifice à la 
rime riche, dont la recherche nous a valu tant d'hémistiches prévus. 

J'ai soin de noter cette vétille afin d'épargner des critiques trop 
aisées. 



176 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Des Anges d'amour, vêtus de longs voiles, 
M'ont accompagné; l'un, aux fins cheveux, 
Tient le gouvernail, l'autre tend les voiles, 
L'autre chante l'avenir merveilleux. 

Oh ! le rêve à qui je me dévoue 
En Eden un jour doit changer le monde, 
Régner sur les temps de paix profonde.., 



Puis, ce sont des appels vers Dieu. Supplications, 
invocations, dont la magnificence est incomparable : 

Éternel, Éternel, Éternel, 
Emporte-nous loin des hommes et du monde, 
Livre-nous, par delà les cercles du ciel, 

Les abîmes de la paix profonde. 

Voici maintenant une pièce d'une certaine bizar- 
rerie. Je la cite, car souvent le bizarre, mieux que 
des pièces d'un goût sûr, donne l'originale saveur 
d'un poète : 

Je suis descendu sur le Soleil 
Comme un aigle qui fond sur sa proie ; 
J'ai crié vers le Midi vermeil : 
Chantez pour vaincre et chantez la joie. 

Je déploie au-dessus du Soleil 
Mes deux ailes de magnificence ; 
J'ai crié vers l'Orient pareil 
Au Seigneur qui tue et qui s'avance. 



ALBER JHOUNEY. 177 

J'ai regardé du haut du Soleil, 
Comme un aigle qui règne, le monde, 
Comme un aigle d'or et de conseil, 
Et j'ai crié vers le Nord qui gronde. 

J'ai regardé du haut du Soleil 
L'humanité haletante et pâle ; 
Comme un aigle de mort, de réveil, 
J'ai crié vers l'Occident qui râle. 

Je trouve à cette pièce la solennité des rites 
augustes, une grandeur d'annonciation. De plus, le 
retour de cette comparaison avec un aigle me. met 
dans les yeux l'image de couples d'ailes immenses 
placées en croix et commandant aux quatre horizons. 

Puis c'est une rêverie en un jardin; j'y lis ces 
vers-ci qui me paraissent exprimer le désir le plus 
pur et le plus brûlant de l'amour : 

L'épouse de ses bras m'enlaçait doucement. 



L'unité de nos cœurs et l'extase infinie 
Exaltaient mon amour au delà du désir, 
Pour posséder en moi l'essence de sa vie 
Et le frisson divin qui ne veut pas mourir. 

Ce sont des vers qui ont une fraîche haleine de 
nature : 

Le vent du printemps verse une odeur vierge et chaude 
Dans les bois frissonnants et dans l'air pur des cieux. 



178 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Ou c'est la couleur des choses et du ciel qui nuance 
l'âme du poète : 

L'eau du fleuve est jaunâtre et lourde ; le ciel pâle 
Conseille à mon esprit d'espérer en silence... 

Nous n'avons encore vu jusqu'ici que l'expression 
de la vie intérieure, nous n'avons senti que le pathé- 
tique de la personnalité. Je vais maintenant tâcher 
de donner une idée de la pensée et de l'enseignement 
moral du poète, en me réservant de les discuter plus 
tard. 

Ce que fuit le poète, c'est la matière, c'est : 

La nature joyeuse et vile, aux tresses blondes, 
Au visage empourpré d'un sang luxurieux. 

Ce qu'il prêche, c'est la haine de l'égoïsme, la pas- 
sion du sacrifice ; il conseille : 

De Chérir la douleur eties'œiïvres dès Saints, ' 
Qui seules guériront l'âme amère et glacée. 

La spiritualité du poète éclate par sa croyance en 
la vertu de la Beauté, en la souveraine efficacité de 
la parole. Ici, le kabbaliste apparaît, quand Alber 
Jhouney pense que le Verbe est la seule réalité et 
qu'une parole inspirée doit dompter toutes les vaines 
puissances de la matière et du mal, ce qui confère au 



ALBER JHOUNEY. 179 

poète une mission de justice. Cette idée est exprimée 
avec une force admirable en deux tierces rimes : 

(// s'adresse aux mauvais.) 

Pour votre cœur maudit chaque juste est un blâme, 

Chaque forme sacrée un cruel jugement, 

La Beauté vous tourmente et fait souffrir votre âme. 

Aussi le vrai poète accroît votre tourment, 
Car son cri fait jaillir la splendeur de la vie 
Et d'Anges et de Saints peuple le firmament, 

La même pensée reviendra dans une pièce des Lys 
noirs, intitulée Idéal : 

Mes pensers les plus hauts sont comme autant de Dieux 
Que ne peut altérer le temps ni la matière. 

Fixes par la science et par la pureté, 
Rois du monde à venir et des cieux qui demeurent, 
Attendant sans fureur et sans anxiété 
Que les hideurs mortelles meurent. 

Ils me verront passer sur la terre et souffrir, 
Et me consoleront disant : Ame angoissée, 
Nous sommes l'Idéal qui ne peut se flétrir ; 
L'Éternité, c'est la Pensée. 

Ces derniers extraits pourront étonner par leur 
air hautain. Mais on aurait tort de haïr ce qui peut 
ressembler à de l'orgueil dans ces affirmations intré- 
pides. L'accent victorieux est essentiel à une poésie 



i8o ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

de certitude et de foi, comme l'humilité est essen- 
tielle à une poésie de doute et de lassitude. 

Et on sent déjà (dès V Étoile sainte) que ce qui 
anime la poésie d'Alber Jhouney, c'est un amour de 
la lutte, une joie et une vaillance à vivre qui contras- 
tent singulièrement avec l'affaissement et les mor- 
telles langueurs de nos poètes contemporains en 
général. 



LES LYS NOIRS 

Avec une grande unité de pensée, les Lys noirs 
sont remarquables par l'abondance diverse de l'in- 
spiration. 

De celui qui se donne entièrement à une œuvre, 
on peut dire comme de quiconque entre au cloître, 
qu'il prononce un vœu de renoncement. Mais dans 
la plus grande soumission à la règle, dans la plus 
grande austérité de la pensée, les solitaires, par le 
regret ou le souvenir, ou par une profonde divination, 
savent la vie aussi bien que les autres qui s'abandon- 
nent à son caprice triste et enivrant. On peut même 
dire qu'aux solitaires, les choses apparaissent plus 
poignantes à travers les éloignements mélancoliques. 

Ainsi dans les Lys noirs, il y a deux sources d'in- 



ALBER JHOUNEY. 181 

spiration : la poésie qui vient de la doctrine même 
et de l'ardente vocation à la doctrine, et la poésie 
qui vient du délaissement des passions, des ivresses 
données à Cous les boinrnes.qu.e n'isple. p^s une des- 
tinée d'exception. 

Si le poète chante la sérénité et la paix du cœur con- 
quise, comme en ces strophes-ci, si graves, si nobles : 

Nombres sacrés, rythme infini, balancement 
Des étoiles au flux du sombre éther baignées, 
Gloire et déclin des nations, cours des années, v 

Flottez, passez royalement et tristement. 

Je ne suis plus tenté par le soleil qui ment, 
Ni par les corps de chair et les lèvres données ; 
Et l'orage lointain des vastes destinées 
Berce mon cœur tranquille à son rugissement. 

Ailleurs, il adresse un adieu, sans plainte, non 
sans tendre pitié, à tout ce qu'il a dû sacrifier : 

Triste majesté des vœux anciens, 1 
Chers drapeaux troués des souvenirs, 
Êtres disparus, qui restez miens, 
Confondus à mes nouveaux désirs, 

Vous hantez ces grandes solitudes, 
Mais sans désespoir, regret, ni haine, 
Vieux amours, pâle chair humaine, 
Passion passée, incertitudes. 



i82 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Vous avez douté, vous êtes morts 
Et je suis parti, cherchant toujours, 
Ce qui semblait vague à vos cœurs lourds, 
Cruellement noble à vos remords. 



Je voudrais citer encore bien d'autres pièces, telles 
que A mes amis, Aspiration, Ombre , Soir d'aquilon, 
Portrait, qui montreraient que le renoncement vo- 
lontaire du poète n'a rien d'un froid ascétisme, et 
que la recherche intellectuelle n'a pas desséché en 
lui la fraîcheur d'impression, les cordiales effusions, 
les puissances d'aimer. Je choisis de citer l'admirable 
Cantique à ï épouse. Si nulle pièce des Lys noirs ne 
porte la cicatrice d'une souffrance par la femme, si 
l'on n'y. sent pas, comme chez Heine, les divines dou- 
leurs d'un amour terrestre, en revanche, je ne sais 
rien qui soit si noblement voluptueux, un tel hymne 
à la femme élue et attendue, d'une telle invitation à 
la rêverie que ces strophes-ci : 

Les abîmes que ta voix, 
Par son timbre triste et pur, 
Me fait entrevoir parfois, 
Au delà du monde obscur, 

Peuplés de forêts pensives, 
Sont parfumés de tristesse, 
Comme les rêveuses rives 
Des fleuves de ta tendresse. 



ALBER JHOUNEY. 183 

Sur l'Océan ténébreux, 
Dans ma barque de saphir, 
Souvent nous partons tous deux, 
Pour le royaume d'Ophir. 

La barque bleue et divine, 
Sans gouvernail et sans rames, 
Marche au but qu'elle devine 
Et vole à travers les lames. 



Et, frissonnants, enlacés, 
Regardant les flots sans voir, 
Sur d'épais tapis tissés 
De plumes de cygne noir. 



Pendant le jour monotone, 
Et la nuit sereine et morte, 
Pareils aux dieux de l'automne, 
La froide mer nous emporte. 

D'ailleurs, tout cœur, même exempt de haute am- 
bition et vide de grand dessein, se garde dans une 
attente jalouse, souffre d'angoisse, et craint l'aven- 
ture, s'il a une conscience profonde de l'amour. La 
pièce les Deux Aigles (le génie et l'amour) exprime 
cette pensée d'angoisse : 

L'amour unique hésite à chercher son abîme, 
Tant il plonge au profond des cieux et du sublime, 



184 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Et le génie a peur de ce qu'il porte en lui. 
Et tous deux, maladroits, chargés d'un vaste ennui, 
Se traînent, n'osant pas espérer qu'il existe, 
L'Idéal, et fouettant des plumes le roc triste... 

Mais il est temps d'entrer au cœur du livre ; je 
voudrais maintenant donner une idée des accents 
qu'Alber Jhouney puise en ses croyances, montrer 
comment sa doctrine personnelle (que je discuterai 
tout à l'heure) alimente son inspiration. 

Ce qu'a rêvé le poète, et un des devoirs qu'il indi- 
que à V Initié, en un vers d'une exquise originalité, 
c'est : 



Rendre son chaste arôme à l'air spirituel. 

Paul Verlaine aussi a voulu fuir 

Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste. 

Et souvenez-vous que Michelet, par un singulier 
pressentiment, avait dit, il y a longtemps : « Ce siè- 
cle vaste et riche, mais lourd, tend à la matéria- 
lité. » 

Ce mal de la grossièreté et de l'égoïsme universels, 
Alber Jhouney a souffert de le voir « de ses yeux d'en- 
fant » étendre sa triomphante corruption. Il le dit 
dans la pièce l'Astre noir, astre ténébreux, souillant 
la nature, et qui symbolise le mal : 



ALBER JHOUNEY. 185 

Cet horrible soleil de haine et de ténèbres 
N'était pas né de moi, mais des hommes impurs. 
C'était l'homme, sa chair, ses instincts vils et durs, 
Qui voilaient tout pour moi de leurs rayons funèbres. 

Je ne haïssais pas les âmes des pervers, 
Mais je désespérais de l'homme et de la terre, 
Je sentais mon amour à jamais solitaire, 
Comme un lys mort flottant sur l'écume des mers. 

Aussi a-t-il écouté la voix de l'Esprit qui disait : 

Ne hais- tu pas les mots qui résonnent sans vivre, 
Et l'impuissante chair qui souffre et jouit peu ? 
L'époux de ta jeunesse et de son noble vœu, 
N'est-il pas l'Esprit pur dont le silence enivre ? 

Si tu n'as désiré que l'éternel amour, 
Si, dans le désespoir d'une foi solitaire, 
Ta grâce a dédaigné les roses de la terre 
Et préféré la mort aux étreintes d'un jour, 

Viens à moi, car je suis la Pureté suprême. 
J'ai pitié des lambeaux frémissants de ton cœur. 

Dans une pièce de la plus grande noblesse morale, 
Aux hommes, le poème exprime que c'est l'unique 
amour de l'humanité qui le guide, et quelle est la 
pitié virile, l'active charité qui l'animent : 

Je vais tenacement, toute l'âme fixée 
Dans une volonté sans fatigue et sans peur, 
Nourrir mes frères las, des forces de mon cœur, 



i86 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Enseigner, appliquer la divine science, 

Et dans une obstinée et longue patience, 

Sans souci du malheur, du temps ni du danger, 

Par l'opération du pur Esprit, changer 

En un peuple de saints la multitude humaine. 

Qu'est-ce une charité qui fuit, sonore et vaine, 

Devant le dévouement réel de chaque jour ? 

L'amour est peu profond qui se borne à l'amour. 

Il me reste à analyser deux pièces des Lys noirs, 
A un démon et Hors la vie, d'un caractère très 
spécial. 

Le Démon est une sorte d'Antéchrist, beau comme 
ces jeunes hommes qu'on voit dans les Primitifs ita- 
liens « au frêle visage », « aux longs cheveux bou- 
clés », « qui sait des tourments plus doux que les 
délices » : 

Pensif et gracieux dans ta robe de femme, 
Et tes péchés du monde ignorés, tu reposes, 
Ton orgueil se recueille au temple de ton âme, 
Où tes calmes remords s'ouvrent comme des roses. 



Et, sans comprendre encor où mènent tes tristesses, 
Tu cherches dans le mal une extase infinie. 

En ces vers d'une insinuante volupté, mélangée 
d'une ironie presque insensible, dans une certaine 
complaisance que met le poète à peindre la séduction 



. ALBER JHOUNEY. 187 

du mal, je crois sentir une inspiration satanique. 
Une telle ardeur de volupté ne ressemble nullement 
au satanisme d'autres poètes, qui, loin d'admettre 
cette inspiration en quelque sorte par surprise 
comme Alber Jhouney, l'ont recherchée au contraire 
et s'en sont enorgueillis. Chez Byron, le satanisme 
est blasphématoire ; il est ironique chez Baudelaire. 
Alber Jhouney, moraliste d'une très rigide ortho- 
doxie, pourrait, à sa défense, dire que la véritable 
pureté n'est pas de taire le mal. Il pourrait avec 
M. Barbey d'Aurevilly dire : « Que la passion a des 
éloquences, quand elle se raconte ou se parle, qui 
sont presque des fascinations (1) », et réclamer pour 
l'Art le droit d'exprimer ces fascinations. Il pour- 
rait citer la maxime catholique : « Malheur à qui se 
scandalise. » 

Au cynisme du démon, le poète répond, non par 
une malédiction, mais, ce qui est curieux, par une 
sorte de raisonnement psychologique. Ta perverse 
raison se trompe, dit-il en substance, et fait un calcul. 
Ta soif de volupté ne sera pas étanchée : le mal est 
court, le faux, le crime rassasie vite : 

Ah ! le mal est fini, le néant le limite ; 
Tu te fatigueras de tes mornes victimes. 

(1) Préface de la nouvelle édition d 1 Une vieille maîtresse, par 
Barbey d'Aurevilly. Édit. Lemerre. 



188 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Les songes monstrueux que le plaisir irrite 
Imaginent en vain d'innombrables abîmes. 

La matière s'épuise et la haine se lasse. 

Je ne veux pas examiner si une telle affirmation 
est vraie psychologiquement. Mais peut-être, en 
pressant un peu les mots, trouverait-on de l'épicu- 
risme dans cette façon de conseiller le bien, comme 
pouvant seul donner aux cœurs élevés et avides de 
voluptés, la suprême volupté. Je n'ai dessein, pour 
l'instant, que de signaler une certaine contradiction 
partielle dans la morale des Lys noirs qui est, en 
général, d'un sentiment plus chrétien. Nous verrons 
plus loin dans le poème Hors la vie un tentateur, 
un esprit impur, tenir exactement le même raison- 
nement. Mais plus conséquent avec lui-même, me 
semble-t-il, il soutiendra que le désir de l'Infini est 
également déçu, soit dans le Bien, soit dans le Mal ; 
il dira : 

Le crime où le démon journellement se vautre 
Pour son esprit aride a perdu sa saveur, 
Et l'extase devient familière à l'apôtre. 

Si M. Alber Jhouney a courbé un instant sa doc- 
trine, c'est par le désir très légitime à tout apôtre de 
faire complète la moisson des âmes et de conquérir 



A13ER JKOUXEY. i<$ 

...s. en c^i Faiseur du Beau est si 



it cul. ertmt presque te ut autre aiucur* Ce 
n'est que par en bescia d'ahrévialiou que ; e me sers 
du tenue dlnsriraric-n satanique. La vérité est qu'Al- 
ber Jhcuney a plcngé, par l'intuition sympathique, 
au foui des cœurs des artistes. H a devine leur hor- 
reur de toute rèz'e trop austère, en laquelle ils crai- 
gnent de trouver de la froideur et de la sécheresse» 
La réfutation du démon n'est qu'une réponse aux 
objections de cette espèce. La prédication d'Alber 
Jhouney est hardie à ce point qu'il ne redoute pas de 
descendre en des âmes de pervers, de les douer de 
vie, comme ferait un dramaturge pour ses person- 
nages, d'adopter pleinement des états dame démo- 
iliaques et d'en exprimer la sorte de noblesse dont 
ils peuvent être investis avant de les condamner. Par 
ces audaces d'apôtre, se consomme une réconcilia- 
tion finale entre le poète et le penseur, qui pour- 
raient se nuire. Mais je poursuis mon analyse du livre. 
L'inspiration satanique, une certaine infusion de 
l'esthétique avec la morale, la soif vers l'absolu de la 
volupté, je les vois mieux encore dans le magnifique 
poème : Hors la vie, étrange fiction, sorte d'idéale 
tentation assaillant un cœur idéal où brûlent les 
plus hautes aspirations vers l'amour suprême et la 
pureté. 

1 1. 



190 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Une femme, la plus belle, une reine, dédaigneuse 
de toute passion médiocre, et qui rêve en son cœur 
profond plus que la Terre, plus que le Ciel et l'Enfer, 
voit son amour imploré par des Archanges, puis par 
des Rois, des Chevaliers, qu'elle écarte. 

D'autres vinrent : 

Mais qui ne chantaient pas fraîchement leur aveu. 

Artiste ravagé, savant, poète, brahme, 
Chacun laissait couler comme d'un fleuve amer 
Sortant des grottes et des cavernes de l'âme 
Des mots plus fatigués que les flots de la mer. 

La Reine les écarte encore : 

...Vos Muses courtisanes 
Vous ont trop divertis du rêve unique et fier. 

Puis sont venus les démons, « féeriques impos- 
teurs », mais la Reine les confond. 

Je cite en entier ce morceau dont chaque vers 
regorge de sens, fulgurante dénonciation de l'impuis- 
sance secrète et de toute l'infamie qui peuvent se 
cacher dans les cœurs des pervers de génie. Alber 
Jhouney dit dans le Royaume de Dieu : « Le désir 
de l'infini, quand il inspire l'indifférence à vivre par 
le cœur, n'enfante pas les saints, mais les démons de 
génie. » 



ALBER JHOUNEY. 191 

Mais elle a répondu : — Je ne suis pas, comme Eve, 
Ignorante, et je vais dans le germe prévoir 
Tout ce qu'est la moisson au jour qu'elle se lève. 

Votre mélancolie et votre nonchaloir 

Et même la fureur âpre de vos visages 

Par moments, en leurs nerfs moroses, laissent voir 

Vos crimes douloureux, vos sciences sauvages 

Et le pervers attrait que la damnation 

En son éternité montre aux sombres courages. 

Tout l'infini du mal n'est qu'une illusion. 

La douleur, le remords et le sang ne fécondent 

Ni la stérilité, ni la corruption. 

Qu'aux steppes de la mort vos pensers vagabondent, 
Y cueillant le poison d'un plaisir inconnu, 
Ou, mornes, à l'orgueil absolu se confondent. 

Pour le contemplateur qui voit notre âme à nu 

Votre agitation comme votre silence 

Ne sont que fausse rage et calme convenu. 



Vous haïssez en bas, et, si vous êtes tristes, 
Ce n'est pas d'un amour sublime et dangereux 
Qui vous aurait damnés tels que d'impurs artistes. 

Mais c'est d'être sans un amour, et vos yeux creux 
De froides voluptés et de sèches souffrances, 
Votre égpïsme seul crie e.t jaillit P4 r eux.. 



192 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Je ne connais pas beaucoup devers d'une telle con- 
centration de pensée et d'un courant si rapide : 
telles les eaux pressées d'un fleuve qui jaillirait par 
un étroit pertuis. 

Mais la Reine a vu dormant au désert un blond 
anachorète, aux cheveux tressés, 

Pâle et beau comme Apollonius de Tyane, 

« comme une sauvage eucharistie », il offre à la Sou- 
veraine sa conception d'un amour où le Bien et le 
Mal s'uniront monstrueusement et s'exalteront l'un 
par l'autre. Il rêve d'éprouver tout ce que l'homme 
peut souffrir et jouir, par la vertu et le vice, par la 
révolte et la patience : 

Mais moi qui sais unir le doute et la ferveur, 
M'abîmer tout entier aux visions mystiques, 
Et de Satan garder l'étreinte et la faveur, 

Écoute mon secret cantique des cantiques. 

Voici le chant secret, 'l'eau morte que je verse • • 
En l'urne taciturne et dure, dans ton cœur. 



Moi que servent tous deux Michaël et Mammon, 
De toi, je ferai l'impératrice, l'épouse 
Du mauvais Messie et de l'impur Salomon. 



ALBER JHOUNEY. 193 

Nos corps nus et chargés de limpides joyaux, dit-il 
en un vers qui évoque la claire splendeur d'un Gus- 
tave Moreau : 

Nos corps nus et chargés de limpides joyaux, 
Nos âmes par un ciel qu'elles ont fait, hantées, 
Fouleront toutes lois comme des escabeaux. 

Lumière, nature et conscience domptées, 
Offriront à nos mains mille cieux, mille enfers. 

Oh! livre à mes baisers, ouvre tes membres chers. 

* • • 
■ •••• • • • •• •••••• 

Viens, de rêves cruels parfumant tes seins nus, 
Contempler dans mes yeux et boire sur ma bouche 
Le charme de Satan et celui de Jésus. 

La Reine est insensible à ces prestiges plus subtils 

r 

et plus monstrueux que les rêves de l'ancien Elaga- 
bal. Elle répond : 

. »...,.Seul, le silence me. touche, . 
D'Elohim, dont le cœur reste mystérieux, 
Même pour mon esprit et pour mon cœur farouche. 

Que m'ofïres-tu de rare et de si précieux ? 

Le bien, le mal, connus dans un fiévreux mélange, 

Et la confusion de l'enfer et des cieux (1). 

Mais tu n'as rien créé 

(1) On a pu remarquer la constante élévation, la noblesse sou- 



194 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

La Reine meurt dans son isolement, sans avoir 
voulu descendre des hauteurs de son rêve. Elle 
chante qu'elle ne résigne pas son espoir, qu'elle ne 
regrette pas son dévouement à un rêve que la vie a 
déçu, et que l'hymne des profondeurs semble con- 
damner : ' 

Hymnes des profondeurs qui me glacez les moelles, 

Grands découragements qui tombez des étoiles, 

Comme de mornes voix d'ombre et de désaveu, 

Voix froides qui chantez l'isolement de Dieu, 

Vous triomphez..... 

Mais si tu ne viens pas, mon Dieu, je crois en toi. 

Le songe évanoui me trouble, par ma foi. 

Seul tu es, seul je t'aime et j'abhorre le monde. 

Mouvement stérile et fastidieuse ronde, 

Étoiles, saisons, mœurs, peuples, désirs errants, 

Remous sans but, orage obscur, flots ignorants, 

Inutile balancement d'immense écume, 

A vous j'ai préféré le vide et l'amertume 

De donner tout mon être à qui ne donne rien. 



tenue du langage, dans les Lys noirs. Je dois dire que la Reine 
prononce aussi ce vers singulièrement mignard : 
Le contraste un moment gardera de la grâce. 

Dans une pièce intitulée Sorath, je trouve encore les deux vers 
suivants, d'un amas de couleurs bien disparate : 

Ton cortège sera comme l'aube, l'aurore, 

Le couchant et le clair de lune ensemble aux cieux. 

Ces légères erreurs me choquent d'autant plus que j'admire la 
certitude de la langue et la sûreté du goût, dans les Lys noirs. 



ALBER JHOUNEY. 195 

Je vais mourir : au fond du ciel inaltérable, 
J'irai chercher celui dont la froideur m'accable. 
Il n'a pas daigné voir mon vieux cœur déchiré, 
Mais dans mes tristes mains je le lui porterai. 

Je trouve à ces derniers vers une suavité, une 
harmonie secrète (cantus obscurior, disaient les 
Latins) qui rappellent à la fois Virgile et Racine. 

Attentif à indiquer la pensée et l'inspiration du 
poème, j'ai dû renoncer à donner une impression de 
sa couleur étrange, de sa splendeur, hors du lieu et 
du temps — quoique à lire ces vers, on songe parfois 
à des pays d'Orient, comme le royaume de Saba, en 
des âges lointains et nébuleux. Magistral par la 
forme, d'une langue originale et qui ne porte pas de 
millésime (à part quelques vocables de langue poéti- 
que courante et quelques sauts de césures), ce poème 
est certes une des plus belles œuvres de la poésie 
contemporaine. 

Les Lys noirs sont une œuvre très consciente et 
pleine de volonté. On n'y sent nullement l'effort 
pénible, mais l'œuvre réconforte comme de voir de 
rudes et fiers labours. Généralement, l'expression est 
simple, la langue directe, et le poète est si maître de 
son art et de sa personnalité qu'on ne sent pas chez 
lui le souci de fuir la banalité, comme chez certains 
écrivains d'affranchissement récent. 



196 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Tels sont les Lys noz'rs, « œuvre de haute poésie, 
tout imprégnée d'idéal, d'intuition prophétique, de 
majesté spirituelle », a dit éloquemment M. Henri 
Mercier. 

Sagesse, de Paul Verlaine, V Aurore, de Maurice 
Bouchor, et les Lys noirs ) sont les trois livres de 
poésie, parus en ces dernières années, qui m'ont 
donné le plus de joie. Ces trois livres sont pleins 
d'émotions et de sentiments religieux. 

Dans la vérité de sa douleur, et du profond de sa 
détresse, le poète de Sagesse a trouvé des accents de 
simplicité, d'humilité dans la contrition, qui vont à 
l'âme et y pénètrent loin. Le poète a fait un retour 
au catholicisme, la religion qui sait le mieux rouvrir 
dans les cœurs desséchés les fontaines de l'amour et 
de la tendresse. C'est avec amour et pitié que j'admire 
ce livre de pénitence et d'extase, tout frémissant et 
noyé de larmes. 

U Aurore est une tourmente de doutes et d'an- 
goisses. Le poète que dévorent la soif de l'idéal et la 
passion de la vérité adresse un appel désespéré à 
toutes les métaphysiques. Livre d'une gravité d'ac- 
cent, d'une dignité morale incomparables, plein 
des cris et des douleurs d'une grande conscience 
d'homme. 

Les Lys noirs, poésie de triomphe et de splen- 



ALBER JHOUNEY. 197 

deur, révèlent encore un goût du mystère, un sens et 
un amour du rêve tels que peut-être Shelley seul les 
a eus à ce degré. 

J'ai dit qu' Alber . Jhouney était un poète et un 
apôtre. Je me suis étendu à vouloir donner une im- 
pression de sa poésie. J'ai tâché de dire la profonde 
admiration que j'ai pour elle. J'en ai parlé sans trou- 
ble; mais pour l'examen de ses croyances, je veux 
être aussi prudent que possible. Je préfère avouer ma 
grande timidité et même l'angoisse que j'éprouve à 
juger une doctrine que je connais peu et dont je ne 
suis ni l'ami ni l'ennemi avec certitude. Alber 
Jhouney a la foi, une foi que je sais sincère. C'est 
une chose rare et même assez surprenante aujour- 
d'hui; mais je pense que quelque étrange qu'une 
croyance nouvelle nous paraisse, et même en fussions- 
nous déconcertés, c'est un devoir de l'examiner avec 
le plus grand sérieux et tous les scrupules de con- 
science. 

Alber Jhouney a exposé, dans le Royaume de Dieu, 
la doctrine kabbalistique, à laquelle il s'est voué; 
cette doctrine apparaît aussi dans beaucoup de pièces 
des Lys noirs, en particulier dans le Sceptre de fer, 
V Invisible et Aux Hommes. 

Voici quelle est, brièvement et en son essence, la 



198 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

métaphysique qu'Alber Jhouney a puisée dans 
l'étude et Interprétation de mystérieuses traditions 
hébraïques, renfermées dans deux livres rédigés au 
moyen âge, le Sepher-Jezireh et le Sohar. 

Dieu est Tunique substance. Le monde est une 
émanation de Dieu. Toutes les âmes sont issues de 
Dieu, et elles doivent y retourner, mais après avoir 
conquis leur noblesse, future par un libre effort. 
Toute existence est donc une épreuve. Les âmes 
naissent innocentes dans la sphère supérieure : mais 
« l'innocence est à la vertu ce que l'espérance est à 
la victoire » (Royaume de Dieu) ; elles ne sont 
déchues que pour avoir le mérite de se racheter. 
Durant leur temps d'épreuves elles se reconquièrent 
par le dévouement désintéressé, l'abnégation et le 
sacrifice. 

f Vous jugerez les arbres à leurs fruits et les hommes à 
leur abnégation. 

Mais en même temps que le renoncement est prê- 
ché, le principe d'énergie est sauvegardé. 

f On ne va pas au vrai pouvoir par la victoire immédiate, 
à l'amour vrai par le plaisir, à la vraie science par la contem- 
plation nonchalante des formes. 

Ou : 

f Torture la matière par l'analyse, tu sauras; éprouve ta 



ALBER JHOUNEY. 199 

volonté par le mépris des conquêtes que Dieu n'estime pas, 
tu seras roi à toujours ; tourmente ton âme par la perfection 
morale et la religion de la fidélité, tu aimeras. 

Alber Jhouney croit donc à la migration indéfinie 
des âmes, à leurs défaites momentanées, non à une 
chute définitive et à la damnation éternelle. Alber 
Jhouney n'est pas un catholique, puisqu'il rejette un 
des dogmes essentiels du catholicisme ; mais il a le 
sentiment et l'accent chrétiens, dans sa vénération de 
la douleur et son culte de la souffrance humaine. 

■J- Le plus haut Idéal n'a toute sa grandeur et sa grâce 
qu'après avoir subi les épreuves de la terre. Le ciel éclatant 
d'étoiles émeut moins que la terre, où, dans les poitrines 
humaines, brûlent d'ardentes douleurs. 

-j* Aucun Idéal humain n'est aussi profond que la splendeur 
de Dieu, mais la souffrance humaine est aussi profonde. 

f Dieu s'est fait homme pour nous donner la majesté de sa 
gloire et pour revêtir la majesté du désespoir et de la mort. 

« 

Tout cet ensemble d'idées — quoique j'admire la 
beauté de l'hypothèse — je ne peux le considérer que 
comme une doctrine conjecturale, aussi acceptable 
que d'autres. 

Mais où je m'inquiète, c'est quand je vois Alber 
Jhouney croire que les adeptes de la doctrine hermé- 
tique peuvent posséder une occulte puissance, un 
pouvoir d'action matérielle et l'usage de certaines 



200 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

forces mystérieuses de la nature qui aurait été trouvé 
par les anciens Mages, puis livré seulement aux 
initiés, sous serment de silence. Dans la pièce des 
Lys noirs V Invisible, où je veux supposer que 
l'expression poétique dépasse la pensée, on pourrait 
voir la. croyance aux influences à distance, influences 
agressives ou secourables. J'admets très bien qu'un 
esprit religieux croie en l'action efficace de la prière, 
ou en la vertu propitiatoire de certains rites. Mais la 
conviction qu'un homme, par délégation divine, 
ou par l'emploi de je ne sais quelles formules d'in- 
cantation, dispose de pouvoirs extraordinaires, me 
semble une illusion extrêmement dangereuse, et 
je pense qu'il serait téméraire aux hermétiques 
d'appuyer leurs prétentions sur de récentes décou- 
vertes de la science positive (phénomènes d'hypno- 
tisme ; force psychique de William Crookes), ou sur 
les révélations peu contrôlées de miracles accom- 
plis par les yoguis de l'Inde et les mahatmas de 
Ceylan. 

Où je refuse encore d'accompagner Alber Jhouney , 
c'est quand il essaye d'appliquer les principes de la 
doctrine hermétique à la résolution de problèmes 
sociaux et politiques. Dans la pièce le Sceptre de 
fer, d'ailleurs hardie et belle, et dont certains pas- 
sages ont une étonnante vigueur d'imprécation, le 



ALBER JHOUNEY. 201 

même anathème enveloppe le gouvernement de 
l'Eglise catholique, le mouvement de la Réforme et 
les tendances de la démocratie actuelle. Certes l'état 
actuel est bien imparfait, et je sens, comme faisait 
dire le pauvre Jules Laforgue à son Hamlet, « que 
l'ordre social existant est un scandale à suffoquer la 
Nature»; mais le remède est horriblement plus com- 
pliqué à trouver et à appliquer que ne semble le 
croire Jhouney, et sa malédiction en masse de 
tant d'hommes qui, s'ils n'apportèrent pas Ja guéri- 
son à l'humanité, n'eurent d'autre ambition que d'y 
donner un peu de soulagement, me semble un déni 
de justice. 

Mais Alber Jhouney me paraît avoir un juste sen- 
timent du malaise moral dont souffrent les peuples 
et le souci de la crise de conscience que traverse 
l'humanité entière. Les dogmes sont abolis ; la foi 
ancienne va s'éteignant. En haut, les âmes sérieuses 
ont peine à s'accommoder du scepticisme ironique et 
de la sagesse dubitative que conseille Renan. En bas, 
la foule risque de s'abandonner à ses appétits gros- 
siers. Cette foule pourra-t-elle trouver sa nourriture 
de cœur dans un idéal purement humain et positif 
(comme pensent certains philosophes, Guyau, par 
exemple, dans son livre : V Irréligion de Y avenir) ? 
D'autres espèrent que la loi de l'Evangile et les 



202 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

paroles dont vécurent si longtemps les hommes peu- 
vent être ranimées par une nouvelle interprétation. 
M. Eugène Melchior de Vogué attend ce service de 
la race slave, jeune encore à la vie et d'âme presque 
vierge. « L'histoire (i), dit-il, nous force à recon- 
naître que la religion catholique a besoin de réno- 
vations extérieures qui l'assouplissent aux besoins 
présents des sociétés. Depuis dix-huit cents ans, 
l'Évangile a suffi à des exigences sans cesse renais- 
santes Pourquoi ne pas espérer qu'à une prochaine 

étape le sens social du Livre nous sera révélé et que 
de cette nouvelle évolution religieuse l'Histoire 
saura tirer encore avec sa lenteur et sa sagesse accou- 
tumées un moule social approprié aux besoins des 
hommes, aussi supérieur à l'ancien que notre vie 
civile est supérieure à celle du moyen âge? » 

Le comte Tolstoï pense que la parole de l'Evan- 
gile : « Ne résiste pas au méchant », doit être prise à 
la lettre, et l'on sait avec quelle audace il a exposé son 
opinion, dans son livre : Ma religion. 

Que croire et que choisir parmi tant de sentiments 
divers ? J'avoue ne pas savoir. Je dois dire en sincérité 
que je n'ai pas encore de conviction précise, que 
j'ignore même si j'en acquerrai plus tard ou jamais. 

(i) Un sectaire russe : Sutaief, par Melchior de Vogué, 
Revue des Deux Mondes, janvier 1883. 



ALBER JHOUNEY. 203 

Quoi qu'il en soit, je me suis fait une conviction 
provisoire, une sorte de règle d'attente, que je trouve 
très bien exprimée dans cette phrase du Royaume de 
Dieu : « L'âme, reconnaissant qu'elle ne peut ni 
affirmer le monde invisible ni le nier, se contente de 
savoir la matière et de faire son devoir sans chercher 
s'il est une profondeur divine d'où émane dans ses 
pensées l'amour du Bien. » Mais comme il me faut 
juger l'effort d'Alber Jhouney, dire quel est mon 
espoir sur l'efficacité de son œuvre, j'avouerai encore 
que je suis dans une perplexité dont je ne pourrai 
pas sortir. Qu'y faire ? Je suis résigné à n'avoir pas 
l'unité intérieure. Je sais qu'en moi mille raisons, 
mille sentiments divers, se combattent sans qu'aucun 
triomphe. Est-ce ma faute si pas une de mes opi- 
nions ne sait trouver d'argument souverain et im- 
poser silence aux autres ? Et ce ne sont pas des voix 
confuses qui parlent en moi. Tout au contraire, c'est 
comme si j'étais, moi seul, trois amis de mon ami 
Alber Jhouney, et chacun désirant être de ferme 
conseil. 

Un dit : Renonce à une idée, à un système auxquels 
tu as voué déjà tant d'efforts désintéressés. Crains 
que ton rêve ne soit qu'une noble chimère. Tu as la 
certitude et la foi. Fais un suprême et loyal examen 
de toi-même. Ne crains-tu pas que ta foi ne soit la 



204 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

dupe de ton amour de l'humanité? Tu crois ferme- 
ment en une doctrine que tu voudrais faire partager 
à tous, puisque tu as le cœur trop large pour pouvoir 
Renfermer dans Part pur. Mais regarde bien comment 
tu as établi peu à peu tes convictions. Es-tu bien sûr 
que ta haine superbe du mal et du matérialisme et 
surtout ton imagination poétique ne soient pas pour 
beaucoup dans ta foi ? Et ce que je te dis là ne con- 
tient nulle accusation contre ta sincérité. Je sais bien 
jusqu'où peuvent nous mener, et en dépit de nous- 
mêmes, le goût du mystère et les rêveries esthétiques. 
Un soir, j'ai vu se lever, sur un fleuve, une lune 
rouge si anormalement rouge, si démesurément 
grande qu'elle était effrayante, et que tout homme 
devait être frappé d'une obscure terreur, qui la voyait 
ainsi monter dans la nuit. Je me souviens bien 
qu'alors j'ai presque regretté de ne pas croire aux 
présages, de ne pas craindre que cette lune sanglante 
signifiât pour la terre des calamités et des désastres 
inconnus. Je songeais aux vers du drame de Shakes- 
peare, qui parlent de la mort de Jules César, écrite 
par signes célestes. Alors, j'ai bien senti combien 
nous tous qui aimons l'art passionnément, nous 
devrions être constamment en méfiance de nos rêves, 
et par quel étroit défilé la songerie esthétique peut 
nous conduire au goût de l'erreur. Car cette nuit-là, 



ALBER JHOUNEY. 205 

j'ai admiré la superstition à cause de sa beauté d'hor- 
reur. Ainsi peut-être que des doctrines hautes et 
mystérieuses t'ont séduit précisément par leurs ténè- 
bres et leur splendeur mêlées. Si ce doute te touche, 
reviens te joindre aux autres hommes. Mais hâte-toi, 
garde-toi de manquer l'heure favorable. Qui sait si 
plus tard tu ne saignerais pas d'avoir à sacrifier une 
idée, qui si longtemps t'aurait été comme un compa- 
gnon déroute? 

Un autre dit : Elle ne peut pas mentir, la voix de 
l'instinct qui t'a irrésistiblement poussé à t'ayancer 
seul et hardiment, en des chemins dont on ne connaît 
pas le fond. L'aventure que tu cours est grande, 
mais elle vaut d'être courue. Ton cœur et ton âme 
de poète, tu les sèmeras, tu les jetteras toujours. Te 
tromperais-tu, que ton expérience servirait à l'hu- 
manité. 

Il n'est pas d'erreur qui ne contienne sa parcelle 
de vérité. Tu dénonces avec courage la science posi- 
tive, trop enorgueillie et trop sûre d'elle-même. Il est 
beau et bon de troubler ainsi les imperturbables. Les 
doctrines valent ce que valent les hommes qui les 
défendent. Du cachot où t'enferme une fausse doc- 
trine, je suis certain que partira toujours quelque 
parole fortifiante. 

Enfin, parfois, en dépit de mon rationalisme invé- 

12 



206 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

téré,il m'arrive de dire : si peut-être... et ces vers de 
Maurice Bouchor me reviennent à l'esprit : 

Mon cœur est fait d'angoisse, il s'inquiète, il souffre... 
Mais puis-je, avec justice, entraver ton élan, 
Si le divin savoir se cache au fond du gouffre ? 



LA POÉSIE DE RENAN 



H est des pays pour lesquels on est pris, même 
sans qu'on les ait vus, d'une sorte de presciente 
nostalgie. La Bretagne a, pour les cœurs, cet appel 
mystérieux. Vers elle, bien souvent, s'est dirigé mon 
désir, quand se lève dans l'âme l'inquiet besoin de 
partir. O terre opprimée de ciel, assiégée de mer, 
pays de la forêt de Brocéliande et des églises bâties 
au milieu des flots, royaume de la Vierge et des fées, 
mère très catholique des légendes chevaleresques, 
combien de fois, ô Bretagne, ai-je rêvé de toi, comme 
d'une patrie perdue, avec ce mélange d'ardeur et de 
langueur que connaissent les exilés aux heures de 
regret exalté! 

N'était-ce pas toi la verte et froide nature de 
laquelle Renan a dit que fut engendré le christia- 
nisme occidental ? 

Ici, des collines de dur granit, des vallons bruns 
ou creux emplis de feuillages sombres ; là , des 



208 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

plaines vides , vides ; la lande ouvrant sa solitude 
fleurie de pâles fleurs mordues par la bise ; parfois 
un étang et des touffes de roseaux qui, sous le vent, 
cinglent l'eau ridée. A l'horizon, de longs bois noirs 
étreints par le ciel livide. 

Et partout, au carrefour des routes perdues, sur 
les coteaux et les promontoires, des calvaires, des 
croix commandant à la campagne et à la mer. 

Il devait venir du large un vent salé dont l'air 
parut aiguisé, le ciel lavé et la mer, pâle et verte, au 
loin, toute frissonnante. 

Et de cette terre pauvre et douce, des nuées vaga- 
bondes, des arbrisseaux tordant leurs branches sous 
les souffles vagues, de toute cette nature sans joie, 
s'exhalait une mélancolie, mêlée pourtant d'une 
volupté sérieuse, d'une grave allégresse, de je ne 
sais quoi de triste et de fort, de triste et d'enivrant. 



* * 



Cette Bretagne rêvée, je sais bien ce qui en sema 
le rêve au fond de moi-même. Elle m'est un miroir 
où se réfléchit, toute ramassée, la poésie éparse dans 
l'œuvre de Renan. Je pourrais citer exactement toutes 
les phrases rencontrées çà et là, qui ont nourri mon 
songe de cette terre à laquelle elles me liaient par 



LA POÉSIE DE RENAN. 209 

mille fils invisibles. Avec quelle couleur vive et 
tendre, avec quelle adorable musique de mots, 
s'infiltrant au cœur, Renan a dit sa Bretagne ! 

« Je suis né... au bord d'une mer sombre, hérissée 
de rochers, toujours battue par les orages. Là, on 
connaît à peine le soleil ; les fleurs sont les mousses 
marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on 
trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y 
paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu 
triste, mais des fontaines d'eau froide y sortent du 
rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces 
vertes fontaines où sur des fonds d'herbes ondulées 
se mire le ciel. » 

Des hommes nés sur ce sol, il a dit que personne 
ne les égala « pour les sons pénétrants qui vont au 
cœur ». Parlant de leurs mélodies nationales : « On 
dirait des émanations d'en haut, qui, tombant goutte 
à goutte sur l'âme, la traversent comme des sou- 
venirs d'un autre monde. Jamais on n'a savouré 
aussi longuement ces voluptés solitaires de la con- 
science, ces réminiscences poétiques où se croisent à 
la fois toutes les sensations de la vie, si vagues, si 
profondes, si pénétrantes que, pour peu qu'elles 
vinssent à se prolonger, on en mourrait, sans qu'on 
pût dire si c'est d'amertume ou de douceur. » 

Ainsi parle des Celtes celui en qui la race celtique 

12. 



2io ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

a trouvé sa voix ; et en les confessant, il s'est confessé 
lui-même ; en racontant sa terre natale, il nous a 
montré son âme. Personne mieux que lui n'a senti 
le charme des pays septentrionaux et de la nature 
automnale et n'a su le dire d'une manière plus con- 
tagieuse, encore qu'il ne l'ait presque jamais dit 
qu'en passant et comme par allusion. Mais il sait 
déposer tant de rêve en si peu de mots ! 



# 



C'est que ce critique est exégète, cet historien, ce 
philosophe est en même temps, est avant tout un 
poète. Une immense poésie, une des plus rares que 
je sache, se trouve au cœur même et dans toutes les 
parties de son œuvre, qui semblerait, au premier 
aspect, n'être que de science et de raison. Admirable 
par son intelligence, son don de comprendre tout, 
l'auteur des Origines du christianisme m'est plus 
cher encore par son sens original de la vie, son 
ingénue sensibilité, son imagination si fraîche et si 
neuve. 

Il est poète par ce merveilleux instinct du rythme 
qui lui a permis de mesurer de si belles strophes en 
prose : rappelez- vous la magnificence de paroles que 
déploie parfois cet écrivain si sobre ; rappelez-vous 



LA POÉSIE DE RENAN. 211 

l'envergure et l'essor de certaines de ses phrases 
— la prophétie de Carmenta dans le Prêtre de 
Nemi; l'invocation d'Antistius : « Ombrage chaste 
et froid de nos forêts!... » l'adieu à une morte 
chérie, qui termine la dédicace de la Vie de Jésus : 
« Tu dors maintenant dans la terre d'Adonis, près 
de la sainte Byblos et des eaux sacrées où les 
femmes des mystères antiques venaient mêler leurs 
larmes. » 

Il est poète par la beauté de la langue, cette langue 
si pleine, à la fois exacte et nombreuse, précise 
et cadencée, et qui va d'une course si légère. Il est 
poète par la qualité exquise et par la hardiesse des 
images dont il use parfois pour traduire ses idées ou 
énoncer un jugement critique. Ainsi, quand il parle 
de la « froide charmille janséniste », ainsi quand il 
entend dans Luc l'Evangéliste « le son clair et pur 
d'une âme tout argentine », ou encore dans le 
chapitre sur le secret des beautés de l'Evangile 
lorsqu'il compare l'effet du divin livre à « celui d'un 
palais de fées construit tout entier en pierres lumi- 
neuses ». Il est poète enfin, et je dis le plus grand 
poète vivant, parce qu'ayant le sentiment du divin, 
étant, comme le Prêtre de Nemi, maître des choses 
sacrées, il est presque le seul aujourd'hui qui sache 
parler avec une grandeur familière, et hausser sa 



2X2 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

voix sans emphase. Car l'essence du verbe poétique 
n'est-ce pas certaine façon solennelle et naturelle de 
dire ? De la sorte, j'estime la Prière sur V Acropole 
un des plus beaux poèmes écrits dans notre langue, 
et je trouve un accent d'éternité à quelques-unes des 
paroles que prononça le poète, le jour qu'il lui plut 
de se souvenir et de prêter l'oreille aux cloches de la 
ville d'Ys. 



* 
* • 



La mélancolie, l'austérité rêveuse, le doux ennui 
s'exhalent de la Bretagne, cette terre qui aime être en 
peine; cette désolée qui chérit son mal, cette gémis- 
sante heureuse de gémir, et la poésie de Renan 
traîne une plainte jamais lassée. Pour sa muse nulle 
ivresse comme de pleurer. « Les larmes, voilà le 
sacrifice éternel, la libation sainte, l'eau du cœur... » 
Et Carmenta s'écriera : « Ne taris plus, fontaine de 
larmes ; un dieu se fait avec nos pleurs ! » 

Il est très certain que pour les cœurs délicats et 
les âmes averties, il n'est de joie fine que mêlée de 
quelque affliction. Une joie pleine n'est possible qu'à 
la grossière ignorance, et dans cet univers ne saurait 
aller sans un égoïsme monstrueux. 

Toutefois, il convient de marquer nettement que 



.LA POÉSIE DE RENAN. :at3 

le goût des larmes dans la poésie de Renan n'est 
jamais porté jusqu'à cette espèce de sadisme senti- 
mental que j'ai rencontré chez certains épicuriens de 
la tristesse, comme cet Ama^ry, dans le roman de 
Sainte-Beuve, qui nous livre sa dépravation par un 
aveu extraordinaire. « En ce temps-là,... dit-il, quand 
je goûtais un vif bonheur, j'avais besoin pour le 
compléter, de me figurer qu'il était déjà enfui loin 
de moi et que je repasserai un jour aux mêmes lieux, 
et que ce serait alors une délicieuse tristesse que ce 
bonheur à l'état de souvenir. » En vérité, n'est-il 
pas étrange, cet amant de la mort, qui semble pré- 
férer à la joie présente son fantôme futur ? 

Dans un sentiment voisin, l'excessive inclination 
à s'affliger et à chercher dans les larmes le plaisir 
secret qu'elles recèlent, n'a de chrétien que l'appa- 
rence. Un sévère directeur de conscience, un Saint- 
Cyran, un abbé de Rancé condamnerait durement 
cette poursuite des émotions, cette attrition qui n'est 
que le calcul d'une âme voluptueuse, car les docteurs 
l'ont dit : c'est un péché de se complaire dans la 
tristesse. 

Avec Renan, je ne sais quoi me rassure. Il y a de 
la santé dans sa mélancolie, nulle perversité dans 
sa tristesse. Si j'ose dire, il est élégiaque avec bon- 
homie. 



214 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 



• * 



Renan est la majesté intellectuelle de ce temps. 
Je ne vois guère que Goethe en qui se soient trouvés 
si harmonieusement unis l'esprit de la science et 
l'esprit de l'art. Chez tous deux, c'est la même 
ampleur de pensée et la même profondeur, c'est 
presque la même universalité, c'est la même intel- 
ligence toute-puissante régnant avec empire sur leur 
temps. Si tous deux se sont affranchis des formules 
trop positives de foi, si tous deux sont sortis de la 
religion révélée, c'est, comme dit Renan, par la voie 
royale de la critique et de l'histoire. 

Mais ces ressemblances, d'ailleurs un peu fortuites 
et que je comprendrais qu'on contestât, n'apparais- 
sent que si on considère ces deux grands esprits sous 
leurs traits . les plus généraux. Au contraire, si je 
regarde l'originalité de Renan en ce qu'elle a de 
plus intime, la nature de son âme, sa sensibilité en 
ce qu'elles ont de plus particulier, je ne peux m'em- 
pêcher de songer invinciblement à Virgile. 

Ce n'est pas pour les habitudes de pensée que j'ai- 
merais à comparer l'auteur des Dialogues philoso- 
phiques et le poète du livre VI de V Enéide. Et 
encore il me semble bien qu'il n'y a pas si loin entre 



LA POÉSIE DE RENAN. 215 

la piété incrédule d'un Virgile et l'ironie pieuse 
d'un Renan. Entre ces deux états de conscience, la 
différence est de degré, non de nature. Mais je 
laisse la philosophie de l'un et de l'autre ; je ne veux 
pas m'occuper de ce qu'ils ont pu croire, mais uni- 
quement de ce qu'ils ont aimé. 

Oui, c'est à l'âme de Virgile qu'il m'est arrivé de 
songer souvent en lisant de Renan certaines phrases 
de cette grâce longue et languissante, on pourrait 
dire avec un scoliaste, de cette grâce mantouane. Le 
Renan des phrases qui chantent et pleurent, c'est 
Virgile, né en Bretagne, parmi les Celtes, à l'au- 
tomne des siècles, dans le crépuscule du christia- 
nisme. Chez le poète qui pressentit Jésus et chez le 
philosophe qui, deux mille ans après, l'ensevelit pour 
la seconde fois enveloppé de nard et de myrrhe et 
ferma la tombe du dieu avec des prières et des 
regrets, n'est-ce pas le même goût des larmes, le 
même amour pour la tristesse délicieuse? N'est-ce 
pas le même art pour tisser ensemble la songerie des 
cœurs et le rêve muet de la nature, pour teindre 
une souffrance humaine avec la couleur des paysages 
dolents, pour enlacer la plainte de l'âme à la plainte 
des choses? 



LE MYTHE DE PIERROT 



A croire les philosophes, il paraîtrait que nous 
avons tout à fait perdu le génie mythologique, ce 
don que possédèrent les antiques races aryennes de 
créer inépuisablement des dieux, c'est-à-dire d'incar- 
ner en de vivants symboles les sentiments décou- 
verts dans le cœur humain ou supposés à la Nature. 
Dans son beau livre : Victor Hugo % le poète, M. Re- 
nouvier a, par une lucide analyse, très bien montré 
pour quelles causes s'est stérilisée, parmi la foule, 
« cette faculté de personnification % qui lui paraît le 
signe éminent du sens poétique. Si — quelques rares 
élus exceptés — nous ne savons plus exprimer notre 
conception des choses sous la forme de drames allé- 
goriques, la faute en est à notre système d'éducation, 
appliquée, dirait-on, à tuer en nous toute vertu Ima- 
ginative. Ensevelis, comme nous le sommes, sous un 
amas de notions scientifiques ou prétendues telles, 

i3 



2i8 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

comment aurions-nous pu garder la fraîche crédulité 
et l'ignorance inventive nécessaires à l'éclosion d'un 
mythe ? 

Les observations de M. Renouvier, si fines et si 
fortes qu'elles soient, ne sont que pour rendre plus 
profondément singulière, au regard attentif, l'éton- 
nante, la merveilleuse, la miraculeuse fortune de 
Pierrot, le blême compagnon aimé de la Lune ; car 
en vérité, je vous le dis, la légende du moderne Endy- 
mion est bel et bien un mythe, le dernier mythe 
qu'ait conçu l'humanité. 

D'ailleurs, tous les intuitifs l'ont senti et aucun 
poète n'en a jamais douté. Théophile Gautier parle 
de la « physionomie solennelle et mystérieuse » que 
revêtent les pantomimes des Funambules, « et de 
cet attrait inexplicable et profond qui reporte à son 
insu l'âme des spectateurs aux affabulations théur- 
giques des premiers âges du monde (i) ». Et ailleurs : 
« Avec quatre ou cinq types, la pantomime suffit à 
tout. Cassandre représente la famille; Léandre, le 
bellâtre stupide et cossu, qui agrée aux parents ; 
Colombine, l'idéal, la Béatrix, le rêve poursuivi, la 
fleur de jeunesse et de beauté ; Arlequin, museau de 
singe et corps de serpent, avec son masque noir, ses 

• *(i) Histoire de l'Art dramatique en France, tome V, p. 149. 



LE MYTHE DE PIERROT. 219 

losanges bigarrés, sa pluie de paillettes, l'amour, 
l'esprit, la mobilité, l'audace, toutes les qualités et 
les vices brillants ; Pierrot, pâle, grêle, vêtu d'habits 
blafards, toujours affamé et toujours battu, l'esclave 
antique, le prolétaire moderne, le paria, l'être passif 
et déshérité qui assiste, morne et sournois, aux orgies 
et aux folies de ses maîtres. Ne voilà-t-il pas, en 
admettant les nuances nécessaires et que chaque type 
comporte, un microcosme complet et qui suffit à 
toutes les évolutions de la pensée ? » 

Mais, tandis que les comparses de Pierrot sont, à 
peu de chose près, restés dans leur type très défini, 
lui, pareil à une divinité hindoue, passait de méta- 
morphoses en métamorphoses, toujours le même et 
toujours divers, et, — chose stupéfiante, — en même 
temps que plus complexe et plus profond, il devenait 
plus clair et plus significatif jusqu'à être enfin cette 
personnalité fabuleuse qui réunit les contraires en 
elle et dont l'unité semble faite de maintes et maintes 
âmes confondues. On peut dire aujourd'hui qu'il 
existe peu de créations aussi abstraites que Pierrot 
et peu qui aient pris en nos imaginations une telle 
puissance de réalité et de vie. 

Mais pour mieux percevoir l'étrangeté du person- 
nage et de son destin, admettons une hypothèse très 
plausible : notre civilisation a péri entièrement, soit 



220 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

par un cataclysme, soit par une invasion des Bar- 
bares, ou plus simplement par l'usage immodéré 
du suffrage universel ; la pensée dort jusqu'au jour 
où se lève sur les ténèbres du monde l'aurore d'une 
nouvelle Renaissance. Alors dans la foule des érudits, 
appliqués à reconstituer le Passé, peut-être en 
paraîtra-t-il un qui prendra pour objet d'étude l'his- 
toire du théâtre chez ces races antiques vivant aux 
alentours de l'an 1900. Arrivé devant la figure de 
Pierrot, le pauvre homme souffrira beaucoup. L'en- 
tendez-vous faire part à ses élèves de ses douloureuses 
recherches : 

* Oui, dira-t-il vraisemblablement, parmi les 
personnages qui occupèrent la scène en ces temps 
curieusement épris de réalité, pas de figure plus 
inquiétante que Pierrot ou qui baigne dans plus 
de mystère. Personnage fantastique vraiment! Il 
ne paraît pas devoir sa naissance à une fantaisie 
d'art individuelle, et il faut le considérer plutôt 
comme le bien commun de tous les poètes, 
comme un exemple frappant de création collec- 
tive. N'ayons garde d'oublier la collaboration 
anonyme de la foule, qui, par sa complaisance 
unique à suivre les avatars de Pierrot, n'a certes 
pas peu contribué à l'enrichissement du type pri- 
mitif. Nulle part, en effet, nous n'avons découvert 



LE MYTHE DE PIERROT. 221 

que le poète ait pris soin d'expliquer ce personnage, 
en le présentant, ainsi que le voulait l'usage, à 
l'acte dit d'exposition ; preuve certaine que Pierrot 
était connu du public, comme la plupart des héros 
que portaient au théâtre les anciens dramaturges 
grecs, ou comme les principaux rôles des histoires 
sacrées tirées de la Bible et représentées dans les 
mystères du Moyen Age. 

« Une autre importante remarque à faire est que 
Pierrot subit l'influence de la Lune dont il est amou- 
reux. Sa passion est souvent raillée, et il fallait que 
ces peuples eussent à un degré éminent le sens de la 
facétie grossière pour avoir trouvé dans la Lune, 
celle que les Hellènes nommaient la chaste et froide 
Artémis, tout un ordre de ressemblances irrévéren- 
cieuses. 

« En résumé, on pourrait induire de l'ensemble 
de nos observations que Pierrot a été la figure prin- 
cipale d'un mythe lunaire en voie de formation, 
peut-être l'emblème d'une religion qui ne fut jamais 
fixée et demeura toujours à l'état sporadique... » 

Voilà ce que pourrait dire notre pédant en ses 
ingénieuses hypothèses. Êtes-vous si sûrs que les 
conjectures hasardées tous les jours par nos savants 
contiennent une moindre part d'erreur? Avouez 
que rien n'existe autour de nous qui mieux que la 



222 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

figure de Pierrot pourrait nous attirer et nous retenir 
en cet étonnement réfléchi, source de toute pensée 
philosophique, au dire d'Aristote. Pourquoi ce cos- 
tume traditionnel qui lui donne je ne sais quelle 
allure hiératique? Pourquoi certains de ses gestes 
sont-ils réglés, arrêtés une fois pour toutes — tels 
des rites mystérieux? Et enfin, ne vous semble-t-il 
pas reconnaître quelque chose de sacerdotal en la 
nécessité de ne jamais quitter ce masque de pâleur 
mortelle? 

Il convient de dire que quelques esprits étrange- 
ment positifs — entre autres le D r Hacks, dans son 
livre le Geste, où il raille les poètes avec assez d'ou- 
trecuidance — se refusent à voir quelque symbolisme 
que ce soit dans la pâleur de Pierrot, qui paraissait à 
Théophile Gautier d'autant plus suggestive que plus 
inexpliquée. Pour nos admirables logiciens, elle n'est 
qu'un artifice de métier, mettant en lumière les mus- 
cles mouvants de la face. La belle découverte! Ah ! 
Dieu nous garde des évhéméristes et des rationalistes 
à outrance ! 

Qu'importe, d'ailleurs? Il est assez établi que les 
origines des grandes créations symboliques sont mé- 
diocres la plupart du temps. Elles se sont élevées à 
mesure que les poètes ou les critiques ont su deviner 
en elles des intentions plus hautes et plus profondes. 



LE MYTHE DE PIERROT. 223 

Est-ce que Don Juan, Faust ou Hamlet ne sont pas. 
finalement devenus pour nos cœurs tels que les sup- 
posèrent les commentateurs les plus intelligents? 

En suivant chronologiquement l'existence de Pier- 
rot depuis sa naissance de hasard, nous admirerons 
une fois de plus par quel travail d'interprétations 
successives, diverses et même contradictoires, s'éten- 
dent et se développent, se chargent à chaque instant 
de sens nouveaux, les fictions possédant en leur 
essence une riche capacité d'emblème. 

Il est vraisemblable que Pierrot naquit en Italie 
et dans la plus infime caste. Sur les tréteaux de 
carrefour, il faisait la joie des bonnes gens, confondu 
dans la plèbe pittoresque des Trivelin, Brighella, 
Tartaglia, Pulcinella, le Docteur Bolonais, Stente- 
rello, Gianduja, Giangurgolo, le Matamore, le Scara- 
mouche, le Tranche-Montagne, tous gueux, de riche 
ou basse mine, que Callot s'amusa à graver de sa 
pointe précise. Sa psychologie est encore élémen- 
taire. Le seul trait de sa nature, dès lors fortement 
marqué, est une rare aptitude à recevoir les soufflets 
et les coups de pied au cul, qui vont à lui comme le 
fer à l'aimant. 

Il passe en France et bat l'estrade devant Jes 
badauds du pont Neuf. En compagnie de Bruscam- 
bille, et parmi les queues-rouges des tabarinades, il 



224 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

apparaît, le dos humble, le visage effaré, leste et 
tournant autour des gens, à bonne portée, trop sûr 
qu'il est de toujours recueillir la gifle errante, ou la 
bourrade incertaine de sa vocation. Poltron, voleur, 
gourmand, il n'a pour protéger ses vices que sa rusée 
niaiserie. Qui eût prédit, alors, que le pauvre pitre 
lamentable aurait un jour une place, et non la moindre, 
dans la troupe des héros de théâtre, si renchéris sur 
leur dignité? Mais cette face de Carême conquit le 
cœur de la foule. Comique et pitoyable, Pierrot 
devint cher à tous. On l'aima d'être si battu et si 
bafoué. 

Cependant, voilà que de toutes parts on entend 
fredonner la fameuse ariette que nous attribuons à 
Lulli. Deux siècles avant Richard Wagner, Pierrot 
possédait son leit-motiv. 

On chantait Pair sur des paroles que leur auteur 
inconnu s'est sans doute appliqué à vider de tout 
sens, sans toutefois y réussir absolument, car il parle 
du clair de la lune. Parole d'une portée considérable ! 
Par elle, est enfin reconnue et proclamée l'harmonie 
secrète qui un jour liera si étroitement dans de mys- 
tiques fiançailles le falot coureur de ruelles nocturnes 
et l'Astre miséricordieux, dont la lumière épanchée 
du ciel me semble le doux fleuve roulant ce que 
Shakespeare a nommé le lait de la tendresse humaine. 



LE MYTHE DE PIERROT. 225 

Sur le berceau de Pierrot, s'est penchée la lune 
blanche. Désormais, il en subira le charme et l'em- 
pire. 

Pierrot est chansonné, c'est donc qu'il est célèbre. 

Je crois le voir alors, le Pierrot du clair de lune, le 
corps jaillissant à demi d'une lucarne, pour écouter 
la traîtresse voix d'Arlequin. La ville, autour et au 
loin, est silencieuse, confuse, noyée dans la féerie des 
ombres azurées. Colombine dort ou fait semblant de 
dormir, l'astucieuse, la rouée, en qui s'incarnent la 
grâce et la perfidie féminines, qui ment par plaisir 
et trahit avec volupté, celle-là même que le poète 
nomma la vipère dorée. Vision frêle, presque irréelle, 
comme tissée de bleuâtre fumée et d'un symbolisme 
si diaphane î 

Ma chandelle est morte. 

La voix d'en bas se fait suppliante. Et le cœur 
exorable de Pierrot se fond de pitié. Il jette un der- 
nier regard sur Colombine dont les yeux, quoique 
fermés, laissent filtrer un mince rayon d'or, et les 
lèvres un plus mince sourire. Pierrot s'en va dans 
son ample blouse de neige et de candeur. Ah ! pauvre 
Pierrot! 

J'ai arrêté un instant mes yeux sur ce clair tableau 
où s'est rassemblée pour moi la légende ancienne de 

13. 



226 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Pierrot, en un aspect essentiel. Déjà a commencé 
l'élégie comique, le drame bouffe que sera toute sa 
vie, mais sur un mode gracieux, qui n'appelle que 
notre sourire intelligent et léger. 

Lui-même, sous quelle physionomie nous le figu- 
rons-nous en ce temps-là? N'est-il pas le doux benêt, 
l'adolescent encore ébaubi, qui marque ses chagrins 
par une moue de bébé fâché, comme celle que Wat- 
teau a donné à son Joli Gilles? C'est à peine si par- 
fois son allure prend ce je ne sais quoi de pimpant 
et de triste qu'on lui trouve en certaines mascarades 
de Longhi. Plus tard, ses joues rebondies se creuse- 
ront et se creusera autour de ses lèvres une fine ride 
d'amertume... Mais nous n'en sommes encore qu'à 
la galante comédie des amours. Jolies ivresses , jolies 
trahisons, jolis désespoirs. Fête délicate, mais sans nul 
vif émoi, et que mène la chanson tendre ou la pitié 
railleuse des violons. 

Après la farce grossière, le badinage un peu mièvre. 
Pierrot était désencanaillé, mais affadi. Il dut attendre 
des années, des années, que parut un acteur de génie, 
Gaspard Debureau, qui le transfigura et qui éleva la 
pantomime à la dignité d'un nouveau genre d'art. 

La haine de parler est le commencement de l'élo- 
quence. Personne, avant Debureau, n'avait senti si 
bien la force expressive du silence et le pouvoir 



r 



LE MYTHE DE PIERROT. 227: 

pathétique du geste qui est une synthèse du verbe 
parlé, de la même façon que l'algèbre, une arithmé- 
tique concentrée. 

Avec une singulière justesse d'instinct, Debureau 
se défia de Terreur commune aux Italiens qui, trop 
souvent dans la pantomime, employèrent un système 
de gestes convenus, sans valeur pittoresque : langage 
artificiel, analogue à celui des sourds-muets, parfai- 
tement incompréhensible à qui n'en a la clef. Afin de 
réduire au minimum la part des. signes idéographi- 
ques, Debureau rechercha les scénarios d'action vive, 
très extérieure, les tableaux d'une passion si pressante 
que toute parole y est nécessairement oiseuse et 
superflue. 

Lui-même jouait Pierrot. Il lui imprima, disent 
les contemporains, un air de sournoiserie profonde, 
sérieuse ; Gautier admirait le charme fascinateur de 
ses yeux « noirs de malice et de réflexion ». 

Grâce à la supériorité de Gaspard Debureau, la 
figure de Pierrot prit une importance extraordinaire, 
devint le foyer où convergèrent toutes les directions 
de la fable dramatique, L'intérêt entier du spectacle 
se trouva transporté sur ce visage glacé, aux tempes 
maigres, si mobile qu'il tressaille comme l'onde et la 
feuille au moindre souffle. Oh I ce visage où se croi- 
sent tant de lueurs et de reflets, ces lèvres muettes 



12& ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

au sourire agile, l'intelligence suraiguë que darde le 
moindre pli de ces joues, et ces yeux, ces yeux tour X 
tour éclatants, sourcilleux, louches, rampants, har- 
dis, dont le regard par instants se traîne ou fuit, gris, 
atone, amorti, et soudain jaillit, clair et perçant 
comme une pointe d'épée ! 

Car Pierrot n'est plus le pauvre diable sans défense 
et que chacun estimait magnanime de battre, tant il 
montrait de patience et d'honnête crainte des coups. 
L'audace est entrée dans son âme en même temps 
que la plus folle des ambitions, celle de gagner le 
cœur de Colombine. Lui, dont jadis le plus affreux 
crime était de voler quelque pâté, désormais il ne 
reculera devant rien. Il aime Colombine d'un amour 
sans merci, de cet amour qui a l'avant-goût de la 
mort. Il aime sans espoir jusqu'au jour où il découvre, 
ô joie divine, ô bonté céleste ! que la froide idole aime 
l'or. 

Cet épisode capital dans la damnation de Pierrot, 
le délicieux Willette le fixa dans un dessin qui mérite 
de rester» 

Vous rappelez-vous Colombine en robe à paniers, 
Colombine féroce, mutine et charmante, tournant le 
dos d'un air boudeur? Pierrot s'empare d'un violon, 
et il en joue avec génie ; sous son archet sanglote 
l'âme la plainte ardente de Beethoven. Colombine 



LE MYTHE DE PIERROT. 229 

reste sourde. Pierrot, tour à tour, prend la lyre et la 
palette. Les Muses sont troublées ; les hommes trem- 
blent d'admiration. Colombine reste immobile. Enfin, 
désespéré, Pierrot saisit une bêche et fouille âpre- 
ment la dure terre ; il maigrit, maigrit, et littérale- 
ment se tue. au travail ; en effet, nous le voyons 
transformé successivement en moribond, en cadavre, 
en squelette ; mais il continue à bêcher (sans doute, 
comme disait l'autre, en vertu de la vitesse acquise). 
Et quand il découvre le sacro-saint louis d'or, Colom- 
bine en extase s'élance à son col et le baise sur sa 
bouche hideuse. 

Par amour de Colombine, Pierrot a su vaincre sa 
fainéantise légendaire. Il lui en coûte moins de ver- 
ser le sang et d'assassiner avec la verve qu'il apporte 
à toutes choses. Mais dès qu'il a trempé ses blancs 
habits dans la pourpre du meurtre, le voilà qui 
semble grandir, prendre je ne sais quelle physiono- 
mie troublante. Il est investi de la splendeur hor- 
rible que la Lune « aux yeux sinistres » répand sur 
les minuits hantés. L'influence d'Hécate pèse sur 
lui. Tel l'évoque le célèbre sonnet de Paul Verlaine ; 

Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air 

Qui riait aux aïeux dans les dessus de porte ; 

Sa gaieté, comme sa chandelle, hélas ! est morte. 

Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair. 



230 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair 
Sa pâle blouse a l'air, au vent froid qui l'emporte, 
D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte 
Qu'il semble hurler sous les morsures du ver. 

Avec le bruit d'un vol d'oiseau de nuit qui passe 
Ses manches blanches font vaguement par l'espace 
Des signes fous, auxquels personne ne répond. 

Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore, 

Et la farine rend plus effroyable encore 

Sa face exsangue au nez pointu de moribond. 



Une pareille conception de Pierrot, éloignée telle- 
ment du type primitif et déviée vers le macabre, ne 
pouvait manquer d'alarmer fort les tenants de la 
tradition. Théodore de Banville prétendait que Pier- 
rot, le fantasque Pierrot au masque si finement scep- 
tique, ne devait jamais être un grand coupable. 
Peut-il connaître les remords héroïques? Sa grâce 
est d'être piètre. 

N'y a-t-il pas un manque d'égards envers les 
divines Euménides en les lançant à la poursuite d'un 
si pauvre sire ? « Ah ! disait Théodore de Banville, 
avec une bien jolie malice (dans une lettre possédée 
par Paul Margueritte), si vous faites Pierrot tra- 
gique, je ne vois plus quel avantage il a sur Thyeste. » 

A. Gaspard Debureau et à son fils Charles avait 



LE MYTHE DE PIERROT. 231 

succédé sur le théâtre du Petit -Lazari leur élève, 
Paul Legrand, qui créa les pantomimes de Champ- 
fleury, Pierrot valet de la Mort, Pierrot marquis, 
Pierrot pendu, et aussi le célèbre Pierrot posthume 
de Th. Gautier. Lorsque Paul Legrand, vieilli, quitta 
les planches, la pantomime fut entièrement délaissée 
à Paris ; on put la croire morte pour toujours. 

C'est vers la fin de cet interrègne que Louis Rouffe 
parut à Marseille, et donna mille et mille preuves 
d'un talent de tout premier ordre qui l'eût certai- 
nement rendu célèbre s'il avait pu être apprécié 
par le public parisien, le seul, il faut croire, hélas ! 
qui ait le pouvoir de décerner les couronnes de la 
gloire. 

RoufFe fut vraiment un bouffon précieux. Sans 
lettres ni éducation d'art, il eut souvent des divina- 
tions exquises et affirma de beaux dons naturels, 
grandement aidé, il convient de le dire ici, par cet 
esprit si élégant, notre cher maître, Horace Bertin. 

Rouffe, d'ailleurs, comme tous ceux dont le talent 
est, pour une part, fait d'improvisation, avait des 
hauts et des bas. On ne le vit jamais pareil deux 
soirs de suite, et s'il lui arriva de tomber dans la vul- 
garité, l'instant d'après il étonnait par quelque trou- 
vaille incomparable. J'eus la chance de le voir certain 
soir jouer Pierrot mitron d'une façon si anormale que 



232 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

l'impression que j'en reçus compte entre tous mes 
souvenirs de théâtre. 

Donc le boulanger, patron de Pierrot, s'était, Dieu 
sait pourquoi, couché et endormi dans son four (mais 
il serait béotien de discuter un postulat de panto- 
mime). Pierrot, passant auprès, naturellement ne pou- 
vait manquer d'y jeter quelques branches et de les 
allumer. Satisfait de son œuvre et tout guilleret, il 
revenait au bout d'un instant et, ayant rouvert la porte 
du four, avait un beau geste de gourmandise éton- 
née, qui disait : « Ça sent bon le cochon rôti ! » Mais 
une inquiétude figeait soudainement ses traits. A pas 
souples, rampants, et le corps fébrile, il se penchait, 
le dos tourné, tâchant de voir à travers le rideau de 
flammes. Brusque, il se retournait, et lentement haus- 
sait sa taille, les bras étendus, avec des yeux emplis 
d'une telle épouvante que nous frissonnâmes tous. 
Au même moment, le dégoût le saisissait de cette 
odeur de chair carbonisée qui lui avait paru si appé- 
tissante, il se bouchait le nez d'un air pénétré et 
piteux, ramait l'air de ses bras, choquait ses genoux 
comme des castagnettes, et c'était la plus folle, la 
plus tourbillonnante mêlée de gestes saugrenus et 
sublimes, la merveille du remords grotesque. 

Ces inventions de drôlerie lugubre et de comique 
dément, cet art de faire de l'effroi un puissant ressort 



LE MYTHE DE PIERROT. 233 

de la farce, voilà l'originalité très particulière de 
Rouffe, voilà dans son talent la chose neuve et sans 
prix, 

Rouffe, malheureusement, mourut fort jeune, 
presque au même moment où éclatait à Paris un 
soudain réveil de l'art funambulesque, grâce aux 
efforts de maint et maint artiste, parmi lesquels il 
convient de nommer Paul Margueritte, l'auteur et 
l'interprète admirable de cette belle pantomime : 
Pierrot assassin de sa femme. 

La carrière de Pierrot est-elle close dans la panto- 
mime? Il serait hardi de l'affirmer quand nous pos- 
sédons des mimes de la valeur de Félicia Mallet, 
pour ne nommer qu'elle. 

Comme il a varié, Pierrot, et comme sa significa- 
tion s'est élargie! Il semble qu'aujourd'hui il con- 
tienne en puissance la somme de nos rêves. Il est 
l'acteur universel de nos passions, de nos obliques 
manières d'aborder la vie et de passer du détache- 
ment ironique à la frénésie des désirs, pantin sublime 
de l'âme moderne, dans une race dont les énergies se 
sont changées en souplesses, de l'âme de beaucoup 
de nous, qui, à force d'avoir médité la multitude des 
destinées possibles, avons fini par nous sentir comme 
étrangers dans notre propre destinée. 

Ne pourrait-on pas toutefois trouver un noyau de 



234 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

personnalité dans l'âme si diffuse de Pierrot, et sous 
les folles arabesques de son aventure, dessiner le sym- 
bole le plus constant, qu'il tend à représenter? Serait- 
il trop hasardeux de reconnaître en ce héros blafard, 
pour qui l'antique Fatalité s'est faite mesquine, mais 
non moins acharnée, en ce Prométhée du guignon la 
plus profonde personnification de l'amour malheu- 
reux ? 

: La poursuite de l'Idéal que don Juan mène à tra- 
vers des victoires innombrables, n'est, pour le triste 
Pierrot, qu'une chaîne sans fin de déboires et d'ava- 
nies. Il pourrait énumérer les affronts subis sur le 
fameux air de la Liste, mais, insatiable d'outrages, il 
ne se lassera jamais de souffrir sa burlesque passion. 

Il a connu toute la mauvaise ivresse de l'Amour, 
d'abord les angoisses de l'amour dédaigné dont parle 
Hamlet, puis la jalousie qui nous emplit l'âme de 
reptiles et de scorpions, puis la résignation infâme 
et que rien ne récompense; oh! la grande, la poi- 
gnante figure du désespoir sans noblesse et de l'hu- 
miliation infinie. Pourtant Pierrot, à chaque cruelle 
expérience, sent s'exalter et s'approfondir sa con- 
science de l'Amour; car rien n'enseigne la valeur 
des choses comme d'en être privé, et c'est surtout 
aux pauvres que les trésors sont magiques. 

Voilà quelle compréhension de Pierrot et de son 



LE MYTHE DE PIERROT. 235 

martyre éternel il nous plaît de choisir. Elle n'est 
point si distante de celle qu'a préférée M. Pierre 
Bertas, dans son Pierrot badaio, où sur un thème 
d'une psychologie déliée il a su entrelacer avec le 
plus plaisant caprice le rêve tendre à l'humour, sans 
s'interdire la drue jovialité en laquelle on croirait 
qu'éclate le mieux le génie de la langue provençale. 
Mais je m'arrête, mon amitié pour Tardent lyrique 
des Set Sautne d'Amour me défendant presque de 
le louer comme je voudrais. 

Comment expliquer maintenant que les poètes, 
depuis Banville jusqu'au si regretté Jules Laforgue, 
aient descellé ces lèvres longtemps muettes de Pier- 
rot, sinon parce qu'il traîne derrière lui un cortège 
de songes imprécis et que son passé de silence l'a 
enveloppé d'une atmosphère mystérieuse? 

Nous avons essayé d'exposer quelques-unes des 
raisons du culte voué à Pierrot, culte dont V Imita- 
tion de Notre-Dame la Lune y de Laforgue, est un 
des plus précieux bréviaires. A présent écoutons 
l'hymne qu'inspire ce nouveau fanatisme; laissons 
quelque enthousiaste, jeune encore assez, pour être de 
pensée aventureuse et de jugement sans prudence, 
parler de Pierrot moderne avec foi, avec transport, 
avec illusion. 

Ecoutez-le dire : « Le théâtre était en train de 



236 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

dépérir par le souci exagéré de petites vraisemblances 
et de la vérité trop prochaine. La monstrueuse erreur 
de vouloir montrer sur les planches une imitation 
absolue du train ordinaire de la vie ! Le réel devient 
faux, étudié avec une telle textualité. Pierrot vint et 
fut le sauveur, l'essence de la pantomime étant de 
mêler, les choses d'éternité et les contingentes, l'ab- 
strait et le concret, le mythe et la réalité, l'observa- 
tion et la fantasmagorie. Cette personnalité de Pier- 
rot, pétrie de délicats illogismes et où la plus perçante 
psychologie se noue à la chimère d'une manière 
indéfinie et délicieusement inextricable, permet de 
nuancer à l'extrême l'expression de la pensée et de 
l'imprégner de caprice. Elle fut commode aux poètes 
pour desserrer les entraves que leur imposaient les 
habitudes d'un public trop platement raisonnable. 
Pierrot a de si merveilleuses facilités de circuler par- 
tout à travers les événements, à travers la vie et la 
mort... La présence de Pierrot est la clef indiquant 
la tonalité, demi-vraie, demi-fantaisiste, choisie par 
le poète pour son œuvre ; elle demande au spectateur 
et obtient cette docilité de l'esprit subissant un rêve 
et tolérant les sautes d'humeur les plus vives et l'al- 
liance des émotions les plus contraires. Pierrot est 
folâtre, vain, sérieux, bouffon, grave, tragique et 
amusé de bagatelles (certaines grimaces de Rouffe 



LE MYTHE DE PIERROT. 237 

faisaient l'effet d'espiègleries de fantôme). Pierrot 
est notre manière de jouer avec les épouvantes, de 
badiner avec l' Amour, avec la Mort, avec la Vie. 

Enfin, cette poésie que nous chérissons et qui puise 
sa douceur dans la mélancolie, sa force dans l'amer- 
tume, sa gaieté et son allégresse dans ce que Sainte- 
Beuve a nommé P« allégresse sarcastique », Pierrot, 
à nos yeux, la revêt et l'incarne. 

Ah! Pierrot, notre cœur et notre âme se mirent 
en toi, notre cœur nostalgique de nostalgie, notre 
âme anticornélienne, douillette et appelant la souf- 
france, notre chère âme toute pareille à celle que 
l'empereur Hadrien saluait d'un si joli adieu : Ani- 
mula, vagula, blandula. 

Nous aimons tes yeux aiguisés de gouaillerie, navrés 
pourtant en leur profondeur, ta face pâle où ne luit 
que la pourpre sanglante de la bouche, ta face éteinte 
et mouvante, agitée de mines ardentes ou mortes, 
fiévreuses ou découragées, toujours stridente d'intel- 
ligence, ô toi qui hais la déclamation, ô toi indomp- 
table affronteur d'avanies, ô toi, qui n'oses te prendre 
au tragique même dans la plus tragique souffrance, 
et qui, pareil à Henri Heine, ne sais te plaindre que 
par plus de raillerie ! 

Tu es pétri de notre incrédulité désespérée, de 
notre sentimentalité lasse, errante et tortueuse; tu 



238 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

connais notre amour de l'amour qui se nourrit de 
l'amour de la mort ! Ah ! Pierrot, dont le vêtement 
est ourdi de lune et de brouillard, ta couleur d'âme 
est couleur d'automne, et ton âme, elle a été trempée 
dans le crépuscule de tous les sentiments ! » 



LES GÉNIES STÉRILES 



Tout le monde connaît aujourd'hui l'histoire assez 
singulière de ce philosophe genevois, Amiel. Il avait 
été pendant sa vie l'étonnement douloureux de ses 
amis qui ne pouvaient comprendre son inaction. 
Mort, on découvre dans ses papiers une sorte de 
recueil de sa pensée quotidienne, un amas considé- 
rable de notes écrites sur l'heure. De cet immense 
fouillis, on extrait deux volumes après sélection. 
M. Edmond Scherer les publie, précédés d'une magis- 
trale étude, sous le titre de Journal intime de Henri- 
Frédéric Amiel. 

Et voici que cet inconnu, qui avait traversé le 
monde silencieux et effacé, remue l'élite intellectuelle 
de notre temps et passionne le haut public de la 
pensée moderne. 

Les conducteurs du mouvement philosophique, les 
têtes de file de la critique, à commencer par M. Ernest 
Renan, prennent la parole, et chacun explique comme 



240 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

il le conçoit le cas extraordinaire de la souffrance 
d' Amiel, malade d'idéal. M. Renan débat le pro- 
blème au point de vue moral et religieux, et combat 
les tendances désespérées d'Amiel, M. Caro, dans un 
article très fin et très pénétrant de la Revue des 
Deux Mondes, considère l'aspect esthétique de la 
question et analyse le poète vrai qu'était Amiel. Plus 
récemment encore, M. Paul Bourget, dans la Nouvelle 
Revue, s'applique à son tour à caractériser et à défi- 
nir les troubles uniques de cette âme rare et vibrante, 
travaillée du mal inconnu et de l'étrange malaise 
intellectuel de cette fin de siècle. 

Je ne veux pas discuter les diverses appréciations 
émises, bien qu'elles soient toutes curieuses et quel- 
ques-unes profondes. J'estime qu'en prenant des 
traits aux portraits qui ont été tracés, on composerait 
d' Amiel une physionomie parfaitement exacte. Mais 
on a surtout discuté sur le penseur et le philosophe ; 
on s'est attaché à étudier son œuvre positive, faite, 
ce journal intime tel qu'il est là et quel qu'il soit ; je 
voudrais, moi, étudier son œuvre manquée. 

Ce journal intime, comme l'a fait remarquer 
M. Renan, n'est qu'un compromis et un moyen de 
s'esquiver ; c'est par lui qu' Amiel s'est dérobé à la 
nécessité de travailler, à l'ordre intime de créer, et 
ces pages posthumes offrent l'intérêt bizarre d'expli- 



LES GÉNIES STÉRILES. 241 

quer admirablement comment Amiel est condamné 
à l'impuissance. 

Je vais tenter sur ce livre la recherche de révéla- 
tions et de documents d'un état d'infécondité assez 
fréquent de nos jours et de tendance à croître. Les 
signes de lassitude et d'épuisement artistique abon- 
dent autour de nous, en même temps — fait curieux — 
que l'ardeur à l'effort et l'intensité de vie intellec- 
tuelle sont immenses» La vaine et déjà vieille angoisse 
(La Bruyère en parle) de se dire que tout a été fait 
et que plus rien n'a été laissé aux survivants que 
l'admiration oisive, a fait plus de victimes qu'on ne 
l'imagine, et la plainte est universelle. Certainement 
nombre d'intelligences douées demeurent inactives ; 
ce sont des virtualités artistiques qui ne passent pas 
à l'acte par découragement, fatigue ou dilettantisme. 
Or, Amiel l'a dit : 

« Tout génie latent est une présomption. Tout ce qui peut 
être doit devenir, et ce qui ne devient pas n'était rien. » 

Le génie stérile est donc une antinomie dans son 
essence, comme il y a une antithèse paradoxale dans 
le terme. Amiel n'est génie stérile qu'à demi. Mais 
placé sur cette frontière, il voit et sait ce qui est au 
delà, et comme l'infirmité instruit des conditions de 
la force, il pourra nous enseigner, par la contre- 

14 



242 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

épreuve, un peu de l'histoire mystérieuse de la genèse 
de l'œuvre d'art. 



* 
« * 



Il y a dans ce journal des confessions navrantes. 
Ce n'est même qu'une longue et traînante lamenta- 
tion. Sur tout le livre plane la mélancolie souveraine 
des vastes contemplations, de la croyance à la vanité 
de tout et à l'illusion universelle, et à cette tristesse 
des hauteurs se mêle aussi la détresse terrestre et 
humaine, infiniment poignante, d'un vaincu. Le récit 
des souffrances d' Amiel de ne pouvoir écrire l'œuvre, 
de ses efforts infructueux et enfin de l'acceptation 
mal résignée de son sort, se prolonge dans ces deux 
volumes parmi les dissertations, les remarques litté- 
raires et philosophiques. Car l'ambition d'art est une 
chose terrible, et il est difficile de la résigner à qui 
en fut atteint. Il n'entre ni jalousie, ni envie, ni dépit 
dans les afflictions d' Amiel, mais seulement de l'hu- 
milité sur soi, et surtout l'immense désolation de 
perdre sa vie et de voir fuir inutilement ses jours 
comme l'eau qui coule entre les doigts et qu'on ne 
peut retenir. Pourtant Amiel avait lutté, s'était 
même exténué à l'effort. Des' amis l'aidèrent en lui 
proposant des sujets de travail. M. Scherer raconte 



LES GÉNIES STÉRILES. 243 

dans sa préface qu'il lui demanda, pour la Revue 
germanique de Charles Dolfus, un article sur Uhland 
qù'Amiel connaissait bien et était parfaitement à 
même d'apprécier. Tout cela vainement : Amiel se 
déroba ou ne put. 

En un passage de son journal très simple, mais 
qui pénètre de tristesse tant il révèle une douleur 
profonde en sa subtilité, Amiel nous apprend que, 
voyant le premier numéro de cette même Revue 
germanique plein d'articles de Renan, de Littré, de 
Secrétan, il a frémi, les regrets sont revenus, et il 
s'est souvenu des espoirs enfuis de son adolescence. 
A divers moments il publia de petits volumes de 
poésies et de pensées, et il donna de-ci de-là quelques 
pièces dans des journaux. On a ainsi les Grains de 
mil, le Penserose, Jour à jour, et les Étrangères, 
Mais Terreur était complète. Amiel, en pleine fran- 
chise, reconnaît lui-même que ces petits morceaux 
ne sont que des exercices, des jeux, des bagatelles 
sans importance. 

Ces aveux, qui nous remuent de pitié et qui nous 
effrayent aussi, car quel est celui qui n'a jamais senti 
le frisson mauvais de n'être qu'un médiocre ? sont du 
reste assez rares. 

Mais quelle vie et quelle destinée deux fois man- 
quées! Amiel a passé à côté de tout. Il a vu peu à 



244 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

peu s'évanouir son ambition d'art et s'éteindre ses 
espoirs, sans trouver de compensation nulle part* 
Cœur chaud, délicat, sensibilité inquiète et frémis- 
sante, il n'a pu apaiser ni sa faim d'amour, ni son 
besoin d'action. 

Ces deux défaites d'Amiel, à laisser une œuvre et à 
vivre, s'engendrent d'ailleurs et dépendent l'une de 
l'autre. Une étroite connexité unit ces deux infor- 
tunes. Toutes deux tiennent à des causes différentes 
de la nature morale et psychologique d'Amiel, mais 
on peut permuter l'attribution des causes entre elles. 
Il est possible, en effet, que l'impuissance artistique 
tfAmiel soit due à une disposition morale ftAmiel, 
les scrupules maladivement exagérés de la conscience, 
par exemple, comme nous le rechercherons plus loin 
et, d'autre part, s'il a souffert au vif de l'être, c'est 
pour son infeconditeextraordinaire.il n'a pu accom- 
plir la fraction idéale à laquelle le destinait la dota- 
tion de sa nature et qui était sa cause finale ; voilà, 
l'intime et permanente plaie. Un grand travail eût 
fait appel à son énergie et donné une direction à ses 
forces passionnelles. Aussi peut-on dire que la stéri- 
lité artistique est l'arbre de son supplice, le moyeu 
d'où rayonnent toutes ses souffrances. 



LES GÉNIES STÉRILES. 245 



* 
* * 



Amiel était un timide. Cette épouvante vague 
qu'éprouvent les plus grands artistes avant d'aborder 
l'œuvre, jamais Amiel n'a pu la vaincre. Sa timidité 
ne pouvait être persuadée et ramenée par raisonne- 
ment ou par volonté de vouloir, ni emportée par la 
flamme bouillonnante* 

« Mon effet expire, dit-il, satisfait de pouvoir sans arriver 
jusqu'au vouloir. Je prépare toujours et je n'effectue jamais. 
Conclusion : je pèche par la curiosité. Timidité et curiosité, 
voilà les deux obstacles qui me barrent la carrière littéraire. 
N'oublions pas enfin l'ajournement, je réserve toujours l'im- 
portant, le grand, le grave, et je veux liquider, en attendant, 
la bagatelle... 

« L'ajournement fait que j'en suis toujours aux prélimi- 
naires, aux antécédents, et que je ne puis commencer à pro- 
duire. » 

Nous verrons plus loin agir cette timidité extraor- 
dinaire, qui est la cause la plus immédiate, la plus 
prochaine de la stérilité d'Amiel. Mais elle-même est 
amenée par des raisons générales, des causes plus 
hautes : dispositions spirituelles d'Amiel, aventures 
de sa vie intellectuelle, qu'il nous faut analyser et 

14. 



246 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

mettre en lumière, en nous aidant d' Amiel lui- 
même, qui s'est décrit avec une clairvoyance inouïe. 
Ces dispositions sont : 

i° Le développement exorbitant du sens critique ; 

2° La vastitude d'intelligence qui l'a égaré dans 
l'infini des contemplations ; 

3° La diffusion de la personnalité, tout cela com- 
pilé et résumé par l'absence d'égoïsme intellec- 
tuel. 

Amiel avait le sens critique, qui est le don de 
s'affranchir de soi-même et d'entrer dans les choses 
pour les juger objectivement en faisant abstraction 
de ses préférences individuelles. Le critique prête 
sa conscience aux œuvres qu'il analyse, sa conscience, 
en ce qu'elle a de clairvoyance universelle et libre, 
mais il garde tout ce qu'il a de particulier et de 
défini. Il loue son aptitude. Mais, à ce métier, la per- 
sonnalité se perd. 

Amiel se dit : 

« Nature de Protée, essentiellement métamorphosable, 
polari sable et virtuelle, qui aime la forme et n'en prend 
aucune définition, esprit subtil et fugace qu'aucune base ne 
peut absorber ni fixer tout entier, et qui, de toute combinai- 
son temporaire, ressort volatil, libre et désolément indépen- 
dant. Mon instinct permanent, c'est l'aptitude perpétuelle, la 
disponibilité constante, la capacité indéfinie de réaction sym- 
pathique. » 



LES GÉNIES STÉRILES. 247 

Le critique tend à Timpersonrialité et au respect 
absolu de l'objet. 
Amiel dit encore : 

«c Or, c'est là le danger qui te menace, tu perds l'unité de vie, 
de force, d'action, l'unité du moi. Tu es légion divine, analyse, 
réflexion. Tu es synonymie, dialectique; de là, ta faiblesse. 

a II faut renoncer à tout vouloir, à tout savoir, à tout em- 
brasser ; il faut s'enfermer quelque part, se contenter de 
quelque chose, se plaire à quelque œuvre, oser être ce qu'on 
est, résigner de bonne grâce tout ce qu'on n'a pas, croire en 
son individualité. » 

Plus loin encore : 

« Ce retour brusque à l'informe, à l'indéterminé, est la 
rançon de ma faculté critique. Toutes mes habitudes anté- 
rieures se liquéfient subitement. Il me semble que je recom- 
mence d'être et que par conséquent tout le capital acquis a 
disparu d'un coup. Je suis un nouveau-né perpétuel ; je suis 
un esprit qui n'a pas épousé un corps, une patrie, une nation, 
un sexe, un genre. Suis-je seulement bien sûr d'être un 
homme, un Européen, un tellurien? Il me semble si aisé 
d'être autre chose que ce choix me paraît arbitraire. Je ne 
saurais prendre au sérieux une structure toute fortuite dont la 
valeur est purement relative... 

« L'énergique subjectivité qui s'affirme avec foi en soi, qui 
ne craint pas d'être quelque chose de particulier, de défini, 
sans avoir conscience ou honte de son illusion subjective, 
m'est étrangère. Je suis, quant à l'ordre intellectuel, essen- 
tiellement objectif, et ma spécialité distinctive, c est de pou- 
voir me mettre à tous les points de vue, de voir par tous les 



248 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

yeux, c'est-à-dire de n'être enfermé dans aucune prison indi- 
viduelle. De là, aptitude à la théorie et irrésolution dans la 
pratique; de là, talent critique et difficulté de production 
spontanée... » 

Amiel est allé ainsi à travers les choses et à travers 
les littératures. Il y a chez lui, à l'origine de son mal 
de stérilité, une orgie intellectuelle. 

Or, la contemplation épuise; elle tente et perd, 
elle exerce une fascination absorbante. Ceux qui se 
sont livrés trop ardemment au plaisir de comprendre 
se sont affaiblis et ont perdu leur sève originale. 

La trop grande ouverture de l'esprit, l'hospitalité 
trop ouverte et trop abandonnée de la pensée sont 
funestes. La réceptivité colossale est ennemie de la 
fécondité. C'est un grand malheur d'être vaste sans 
génie particulier, a dit Dostoïevski. 

Il y a une science de l'économie intellectuelle, si 
l'on peut dire, et l'on doit calculer le maintien de 
l'équilibre entre la personnalité qui est définie, et par 
conséquent limitée, et l'intelligence universelle. 

Amiel avait l'intelligence si vaste, si souple, si 
diverse, si penchante à fond de tout, qu'à chaque 
instant il s'échappait à lui-même. Finalement, dans 
ces incursions incessantes de l'esprit, sa subjectivité 
s'est écoulée ) il s'est produit une sorte d'évaporation 
de son moi. 



LES GÉNIES STÉRILES. 249 

Chez Amiel, ce noyau central qui constitue V indi- 
vidualité s 'est fondu dans des orbes démesurément 
amplifiés. 

D'autant qu'avec la sympathie toujours prête, le 
don de soi, il manquait totalement d'égoïsme intel- 
lectuel, du sentiment avare de la propriété et de l'ac- 
quisivité. Il avait la curiosité désintéressée. Il allait, 
un peu pareil à ces pauvres errants, à ces rêveurs 
Franciscains, riches des seuls biens qu'ils contem- 
plent sans désir de les posséder à leur tour. 

Voilà de singulières prédispositions à l'impuis- 
sance. 

Après avoir vu les raisons lointaines, voyons ces 
infirmités en fonction, la timidité inconcevable agir 
au moment de la production de l'œuvre. 



L'ŒUVRE 

« Nous sommes et devons être obscurs à nous- 
mêmes, a dit Goethe, tournés vers le dehors et tra- 
vaillant sur le monde qui nous entoure. » 

En effet, l'examen mental est aussi dangereux que 
l'examen de conscience. Les esprits qui ont une pente 
à creuser les choses et à fouiller jusqu'au bout, comme 
les âmes très hautes, arrivent vite à raffiner dans 



250 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

l'analyse et gagnent le même tremblement de crainte. 
Alors se produisent dans le domaine des faits moraux 
ces étranges maladies qu'on pourrait appeler la folie 
de scrupule, et dans l'ordre des faits spirituels, le 
doute sous toutes ses formes, le doute objectif et le 
doute sur soi, envahit le cerveau, paralysant tout 
mouvement et toute activité. 

Le conseil de Gœthe est de haute sagesse pratique. 
S'il n'y a pas crime ou sacrilège curiosité à chercher 
ces secrets de la vie, ces points de mystère de la ger- 
mination de l'esprit, le châtiment existe, et comme 
Amiel le sentait, la clairvoyance produit la stérilité. 

On a eu des opinions et des inquiétudes diverses 
selon les siècles, à l'endroit de la gestation, des pro- 
grès et enfin de l'éclosion de l'œuvre d'art, ce pro- 
blème qui semble devoir être le centre des recherches 
psychologiques ; car c'est la lutte de l'esprit humain 
usant toutes ses ressources et donnant tout son élan 
pour créer la seule chose qui vaille après un trait 
d'héroïsme. 

Les anciens s'étaient contentés de nommer le phé- 
nomène du nom d'inspiration. Ils croyaient à un 
génie, un dieu soufflant le poème. Les âges de poésie 
abondante et non analytique expliquaient tout de ce 
seul mot d'inspiration. Au commencement de ce 
siècle-ci, dans le plein du renouveau littéraire, d'un 



LES GÉNIES STÉRILES. 251 

mol et vague spiritualisme, la croyance à l'inspira- 
tion était tombée dans la banalité de la mode et des 
conversations courantes. 

C'est ce qui fait comprendre l'imitation des ana- 
lystes et des psychologues esthéticiens venus sitôt 
après. Baudelaire nie et raille l'inspiration. Tout en 
reconnaissant que l'esprit, même après l'épuisement 
et la fatigue physiques, a des heures d'une alacrité 
et d'une vigueur merveilleuses, il déclare que rien ne 
vient que par le travail acharné, patient et tenace. 
L'inspiration, dit-il quelque part, c'est une longue et 
incessante gymnastique. 

Et, dans son étude sur Edgard Poe, parlant des 
fameuses pages sur la genèse du poème le Corbeau, 
où le poète américain expose, avec un air de para- 
doxal défi, les principes de la poétique réfléchie et 
mathématique, Baudelaire trouve ces maximes cyni- 
ques, tant elles devaient horripiler les préjugés du 
moment. 

Plus récemment est venue une autre opinion aussi 
vague pour remplacer la première. Le mal des défi- 
nitions écourtées pour mieux formuler, et par là 
insuffisantes, dure encore. Une entité nouvelle suc- 
cède à celle qui disparaît. Le génie est une névrose, 
a écrit Zola. C'est aussi ce que reconnaissent, à peu 
de chose près, les Goncourt dans Idées et Sensations. 



252 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Tout ce qu'on peut ambitionner dans une étude de 
la production de l'œuvre d'art, c'est de relever cer- 
tains éléments constamment associés et de noter 
certaines observations d'une vérité permanente. 

Nous avons cherché sur l'exemple d'Amiel les pré- 
dispositions générales à l'impuissance. Ces causes 
qui, rassemblées comme à plaisir, ont créé l'extraor- 
dinaire timidité d'Amiel, et qui l'ont fait se taire ou 
balbutier, sont le développement excessif du sens 
critique et le vagabondage de la pensée qui a produit 
la diffusion de la personnalité. Maintenant, il nous 
faut examiner le moment même du travail et de 
l'effort artistiques. 

Il me semble qu'on peut diviser les artistes en 
deux classes : les inconscients et les conscients. Car 
ce qu'il importe extrêmement d'examiner, c'est la 
lucidité de la vision préalable chez l'artiste. 

Il est des artistes — je prends Hugo comme type 
— pour qui le travail d'art est obscur. Ils construi- 
sent leur œuvre ténébreusement, n'ayant que de 
brusques et soudaines clartés. Chez eux prédominent 
les facultés aveugles, si l'on peut dire : le don de 
vision subite et d'illumination instantanée, le flux 
torrentiel du verbe jaillissant comme d'une source 
impétueuse. En revanche, la faculté discernante, 
tout ce qui pèse, juge, examine et discute leur est 



LES GÉNIES STÉRILES. 253 

défendu. Et comme ces dernières facultés s'exercent 
surtout par l'usage, l'expérience et l'éducation, les 
artistes comme Hugo agissent plutôt par des forces 
natives et ignorantes. Chez Hugo, le doute, signe du 
discernement, n'a jamais dû exister ; la perplexité 
esthétique lui est inconnue. Comme en même temps 
il était doué d'une formidable capacité de réalisation, 
les œuvres poussaient en lui d'abondance et avec 
l'inconscience végétative. Aussi échappe- 1- il aux 
règles classiques et au goût raisonné. Il est incorrect 
suprêmement, touffu, exubérant, et n'a pas soupçon 
de ce qu'est la perfection, ou plutôt, sa perfection à 
lui est d'ordre exceptionnel. Il doit être vu et accepté 
avec ses coins- de difformité et ses excroissances mau- 
vaises. Il est bien peu d'œuvres de Hugo, si hautes 
soient-elles, qui n'aient quelque chose de superflu. 

Tout autres sont Baudelaire ou Flaubert, par 
exemple, ces subtils comploteurs d'oeuvres, sinon 
moins doués originellement, mais assurément plus 
artistes et d'une critique plus exercée. 

Baudelaire et Flaubert voient clairement ce qu'ils 
veulent et tout leur souci est d'atteindre leur but 
lucidement défini. Calculateurs exacts, ils savent 
rigoureusement ce qu'il convient de dire et tendent 
à ne pas dépasser la limite assignée. Ils abominent le 
délire, gardent leur raison froide. L'horreur du 

15 



254 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

superflu et de l'inutile les domine. Ils proscrivent, 
ou du moins tiennent en défiance tout ce qui est 
hasard heureux, rencontre, en un mot, V apport occa- 
sionnel... Ils ont un sentiment très vif du mot propre, 
persuadés que chaque chose n'a qu'un mot qui la dit 
absolument, que chaque sujet n'a qu'une forme im- 
périeusement nécessitée et ne peut être indifférem- 
ment coulée dans n'importe quel moule. Les traits 
et les anecdotes abondent qui prouvent ces senti- 
ments de Flaubert et de Baudelaire. Baudelaire 
haïssait la spontanéité. Flaubert disait : « Un véri- 
table artiste sait d'avance le nombre de mots que 
comporte un sujet. » Sous l'outrance de la formule, 
on sent le respect suprême de l'auteur de la Tenta- 
tion pour le mot et la forme commandés, et il était 
même arrivé sur ce point à une manie, une véritable 
bigoterie littéraire. 

C'était un besoin pour eux que la réalisation adé- 
quate, la transcription absolue de ce qu'ils avaient 
rêvé. Leur volonté et leur science bâtissaient à l'idée un 
lit de Procuste idéal, et leur intransigeance n'eût pas 
accueilli en leur œuvre une veine de métal étranger. 

Amiel souffrait ainsi du besoin de totalité et d'ab- 
solu : 

« Le vide par horreur du partiel, dit-il, la stérilité par am- 
bition, c'est toujours le tout ou rien, mon vieux mal. » 



LES GÉNIES STÉRILES. 255 

Et encore : 

«< Je tends perpétuellement à l'intégrale totale, toujours le 
complet, l'absolu, le ter es atque rotundum t la sphéricité, la 
non-résignation. » 

On comprend qu' Amiel revienne fréquemment 
sur son épouvante à aborder le travail d'art et parle 
de son « anxiété strangulée ». D'autant que chez 
Amiel le scrupule esthétique s'accroissait du scrupule 
moral. A l'encontre des artistes purs tels que Bau- 
delaire, dont Fart a accaparé les yeux, Amiel avait 
une âme affamée de vérité. Religieux et grave, Amiel 
a même parfois un air de dureté janséniste ; préoc- 
cupé du sens de la vie et des questions transcen- 
dantes de la métaphysique de Dieu, il hésite pourtant 
et erre à travers les croyances, sans pouvoir orienter 
sa conscience. Ballotté entre le christianisme austère, 
l'idée de devoir du kantisme et le panthéisme spi- 
noziste, il a vécu en proie aux affres du doute et à la 
crainte de l'erreur. Le conflit cruel entre la foi et la 
science l'a déchiré, et parfois il a des cris qui rappel- 
lent le tourment d'âme de Biaise Pascal. Amiel eût 
été un confesseur, mais par ses incertitudes il ne 
savait que confesser. Il a consumé son existence à 
trembler devant ce mot unique qui lui paraissait une 
intrépidité et la parole sincère qu'il n'osait prononcer. 



J56 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

Il nous faut parler aussi d'un penchant à l'ésoté- 
risme et à l'hermétisme, visible en quelques endroits 
de son journal. On comprend ce reploiement du 
cœur et de l'àme qui va jusqu'à l'amour mystique du 
secret et du silence. C'est une vérité admise que le 
meilleur de nous reste en nous. Ce que révèle notre 
œuvre de notre personnalité n'est que le minime 
affleurement d'eau de la source cachée et profonde. 
Amiel, qui avait souffert d'innombrables froisse- 
ments, devait plus qu'aucun éprouver ce sentiment 
que d'autres ont exprimé aussi, témoin Maurice Bou- 
chor disant dans V Aurore : 

Je sens au fond de moi sourdre un flot de pensées. 
Mon rêve intérieur s'agite avec effort, 
Et quand je veux parler, un silence de mort 
Comme un sceau douloureux clôt mes lèvres glacées. 

« Le plus précieux de nous-mêmes, dit Amiel, ne se mon- 
tre jamais, ne trouve pas une issue même dans l'intimité, 
n'arrive certainement qu'en partie à notre conscience, n'entre 
guère en action que dans la prière... » 

Ou'eût-il fallu comme remède au mal d' Amiel? II 
est bien vain de chercher une réponse à ces ques- 
tions. Pourtant à ce malade de sincérité, il faut 
dire qu'un peu de rhétorique eût été indispensable. 
La chose dite a toujours raison; la formule ver- 
bale a une puissance et une souveraineté en soi. 



LES GÉNIES STÉRILES. 257 

Cette croyance eût calmé son hyperesthésie morale. 

Pour le scrupule esthétique, il eût dû se convaincre 
par raisonnement que l'œuvre d'art n'est qu'une 
approximation ou une rencontre. Il faut risquer 
Terreur, risquer le médiocre, courir les hasards, et 
qu'au début tout soit de bonne prise. 

Amiel lui-même dit : 

<c II faut brutaliser son sujet et non trembler de lui faire 
tort. Il faut le transmuer en sa propre substance. » 

D'autant que c'est en travaillant que l'idée se 
dégage lentement, et par conquêtes lentes et pro- 
gressives. La fièvre du travail, outre qu'elle nous 
révèle à nous-mêmes, nous fait apparaître l'œuvre. 
Après l'obscur effort, le travail souterrain, si je puis 
dire, se lève la statue, entrevue dans un élan du rêve 
et longuement maniée. 

Si Amiel eût osé, s'il eût pu donner au rêve vagis- 
sant en lui la forme concrète et réalisée, s'il eût su 
être content de soi comme on doit l'être quel qu'on 
soit, s'il eût pu se satisfaire de sa manière onduleuse, 
une œuvre existerait de lui, non pas affirmative, appa- 
remment, mais oscillante, hésitante, balancée, avec 
des tours et des retours de la pensée suspendue éter- 
nellement. C'eût été une création qui, pour la trame 
philosophique construite de doute, d'incertitude et 



258 ÉTUDES LITTÉRAIRES. 

de perplexité morale, faite de courants contrariés, 
eût rappelé l'angoisse et la tourmente cachée 
d'Hamlet. 



Maintenant je me prends à songer à ces mar- 
tyrs de la pensée. Le don de leur magnifique et vaine 
intelligence n'a servi qu'à empoisonner leur vie et à 
tarir la joie en leur cœur. La pitié insulte à leur 
souffrance; rien qui puisse apaiser leur incurable 
plaie. C'est de ces victimes de l'enfer spirituel que 
parle Baudelaire dans la fin de son sonnet la Mort 
des artistes : 

Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole, 

Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront, 

Qui vont se martelant la poitrine et le front, 

N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole : 
C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau, 
Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau. 



ÉTUDES D'ART 



LES ENTRETIENS 

DE 

PUVIS DE CHAVANNES 



Son œuvre a la paix souveraine, la sérénité des 
hauts lieux. Là, n'arrivent plus les bruits du monde, 
le vain tumulte que font nos agitations, nos que- 
relles, nos misérables combats. Là est le refuge, 
l'asile ouvert aux lassitudes inquiètes. 

Arva beata ! Doux pays ! voici les champs où Ton 
s'exerce pour la patrie ; voici la terre fécondée, enno- 
blie par le labour, voici le jardin fermé et le cloître 
où l'art est encore de la prière, voici les campagnes 
antiques et la grève de la mer où passe sous les yeux 
éblouis de Phidias la cavalcade des chevaux blancs, 
voici le vallon clos où rêvent les Muses et voici sous 
le ciel teint d'or vert les prairies pâles ceintes par la 
forêt aux mystérieuses profondeurs bleuâtres. Des 
êtres au visage songeur ou méditatif, aux attitudes 
hiératiques, aux gestes augustes et familiers, peuplent 

i5- 



262 ÉTUDES D'ART. 

cette nature élyséenne, pareils à des dieux qui vi- 
vraient la vie des hommes. 

Sous ce ciel ami, la lumière est si fine que, bai- 
gnant les choses, elle les rend presque aériennes, elle 
les imprègne d'une lueur et d'une âme. Caressée, 
pénétrée de ce subtil éther, la glèbe a perdu sa lour- 
deur, l'opaque matière s'allège, s'éclaire, s'anime vers 
la joie et vers l'amour. 

Ici-bas, les sillons sont durs à creuser ; l'homme 
opprime les bêtes ; il faut lutter contre la Nature 
inerte ou méchante. Là-haut, dans le rêve du peintre, 
les haines sont réconciliées ; tout vit en concorde et 
harmonieusement, et les horizons comme les êtres, 
les formes et les pensées, les rêves et les couleurs 
semblent n'être qu'une seule musique. 

Et l'atmosphère morale de cet art a la couleur de 
la lumière heureuse qui enveloppe ces visions d'où 
émane jusqu'à nos cœurs une tendresse noble, je ne 
sais quelle suave austérité, toute la poésie du Bonheur 
grave. 



* 



Le Maître du paysage héroïque, celui qui, en un 
temps de réalisme étroit et d'épais matérialisme, 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 263 

donna un tel coup d'aile vers le Large, et sut, comme 
dit un vers exquis de M. Albefr Jhouney, 

Rendre son chaste arôme à l'air spirituel, 

ne vous est-il pas arrivé parfois de vous demander 
comment se l'imagineraient les générations futures 
si, par quelque aventure, il ne devait demeurer de 
lui aucune effigie ? Comment se plairait-on' à se figu- 
rer sa parole, sa physionomie, sa personne? - 

Tête haute, torse droit, l'œil clair et le teint coloré 
et je ne sais quoi de décidé dans l'allure, tout donne 
à M. Puvis de Chavannes une grande mine de vail- 
lant. La belle construction du crâne, le front élevé 
et large, les tempes bien développées, décèlent la 
puissance de la pensée; le visage avec les yeux au 
regard direct marque la volonté. Figure de chevalier- 
moine qu'on sent aussi résolue que contemplative, 
aussi apte à l'action qu'à la méditation. 

Tel est Puvis de Chavannes dans son portrait (à 
Florence, aux Uffizzî), tel il m'est apparu dans son 
atelier de la place Pigalle, le jour (il y a de cela 
quelques années) où je le vis pour la première fois. 

Enveloppé d'une limousine flottante, il allait et 
venait, tout en s'habillant, et, avec sa belle courtoisie 
mêlée de familiarité cordiale, recevait les amis qui 
viennent le saluer à cette heure matinale. Je fus 



264 ÉTUDES D'ART. 

frappé par sa simplicité de grand air, sa bonne grâce 
aisée, et pris tout de suite au charme de sa causerie. 
Parmi nous qui étions là, la parole librement passait 
de l'un à l'autre, et, dans la conversation générale 
aussi éloignée que possible de toute solennité, celui 
que Rappelle mon Maître n'intervenait jamais que 
du ton d'un camarade bienveillant. Je revins sou- 
vent, accueilli toujours avec une amitié dont je sens 
le prix. 

Chaque fois, le Maître avait la bonté d'écouter 
sans impatience mes longs bavardages d'art et répon- 
dait plein d'indulgence à mes questions. De ces en- 
tretiens qui roulaient la plupart du temps sur l'esthé- 
tique, de cette causerie errante et non préparée, j'ai 
noté maintes très instructives paroles dont je citerai 
quelques-unes aujourd'hui. Elles m'ont révélé bien 
des choses ; souvent, elles ont illuminé mon senti- 
ment obscur ; elles furent toujours pour moi un en- 
seignement que je ne veux pas être seul à garder. 

Bourguignon par ses origines, Puvis de Cha- 
vannes naquit à Lyon le 14 décembre 1824. Sa fa- 
mille aurait voulu le voir ingénieur. Docilement, il 

r 

prépara l'Ecole polytechnique, fit une année de ma- 
thématiques spéciales. Mais, pressé par l'âge, il dut 
renoncer à l'Ecole et abandonna les sciences. 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 265 

— Et je vins à Paris, sans projet bien arrêté, avec 
une envie vague de faire de la peinture. 

J'aime la bonhomie avec laquelle sont contés ces 
débuts. Cela nous repose de l'histoire de tant de 
peintres que la vocation tourmentait déjà en nour- 
rice. 

— Au bout de quelque temps , continue Puvis , 
j'allai trouver Ary Scheffer et lui demandai de me 
conseiller. Il ne put me prendre avec lui et me pré- 
senta à son frère. Henry Scheffer, qui avait beau- 
coup de talent et qui était le plus charmant compa- 
gnon du monde, n'imposait pas à ses élèves une très 
étroite discipline. Je n'étais pas encore possédé par 
le goût du travail, et ma paresse seule profita de la 
liberté qui m'était laissée. Aussi, quand je partis 
pour l'Italie, quelques mois après, je ne savais, à vrai 
dire, rien. Mais à Florence, où je passai un an envi- 
ron, seul avec un camarade, je me mis à la besogne 
sérieusement. Je travaillais dans ma chambre, pei- 
gnant, dessinant sans relâche d'après le modèle. 

Il m'a toujours plu d'aller ainsi à l'aventure, aban- 
donné à mon goût et n'écoutant que mon instinct. 
A part trois mois passés dans l'atelier de Couture, 
j'ai toujours travaillé solitairement. 

J'admire les Maîtres, certes, mais je n'ai pas vieilli 
dans les musées, allez! ni dans les bibliothèques. 



266 ÉTUDES D'ART. 

J'étais trop pressé de donner la liberté à ce qui s'agi- 
tait en moi, et je me fiais à mon démon. Ce qui 
n'empêche pas qu'on a répété bien des fois que je 
suis un faux naïf, que j'imite avec application la 
gaucherie de§ Primitifs, que j'ai copié des colorations 
pompéiennes, que sais-je encore? Comme s'il n'était 
pas mille fois plus simple de supposer que certaines 
analogies d'exécution — si toutefois elles existent 
autant qu'ils veulent dire — peuvent provenir d'une 
commune façon de sentir. Mais bah! laissons dire, 
laissons dire... 

Pourquoi attribuer tant à la réflexion et si peu à 
la spontanéité? Il est vrai que certaines gammes de 
couleur me paraissent imposées par la vocation de la 
peinture murale, et ces nécessités, les Maîtres anciens 
les ont comprises admirablement. Mais, vraiment, je 
crois que si j'allai vers les colorations claires — alors 
que la mode était à la peinture noire — ce ne fut 
pas tant par étude et par raison, ni par désir de me 
distinguer, que pour obéir à un entraînement de 
toute ma nature. 

Je n'avais pas trouvé ma voie du premier coup. Je 
travaillais depuis assez longtemps déjà et j'accumu- 
lais les études (j'ai brûlé tout ça dernièrement, ça 
faisait un tas si gros que je le remuais avec une 
fourche), mais je n'avais pas encore une orientation 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 267 

sûre, lorsque j'entrepris la décoration d'une salle à 
manger de campagne. 

Il me parut tout de suite que j'entrais dans un pays 
connu de moi, et, dès lors, j'ai continué à m 'avancer 
sans hésitation. 

Si quelques-uns ont cru « que j'avais pioché », 
mes Maîtres, d'autres ont la bonté extrême de voir 
en moi un philosophe, un lettré, un érudit. C'est 
bien de l'honneur qu'il me font. Si je suis tout cela, 
c'est comme le médecin, dans Molière, qui était mé- 
decin sans lé savoir. On veut que je sois un puits de 
science; en vérité, je vous le dis, je suis un puits 
d'ignorance. J'aurais aimé lire, mais je n'ai pas beau- 
coup lu. Où aurais- je pris le temps, Seigneur ? Ah ! 
je dois dire pourtant que j'ai su Werther par cœur, 
comme tout le monde, à une certaine époque. 

En archéologie, je ne suis pas non plus très grand 
clerc. Quand j'ai entrepris un ouvrage historique, 
je me suis fourni auprès des hommes spéciaux des 
quelques renseignements indispensables, fort peu de 
chose. Je laisse l'imagination achever. L'intuition ne 
peut-elle pas tout?... Ma conviction est qu'on ne fait 
bien que ce qu'on devine... 

— Vous me dites que l'artiste redresse les choses 
selon son rêve, j'aimerais mieux dire : ordonne les 



r 



268 ÉTUDES D'ART. 

choses selon son* rêve. Car je suis convaincu que la 
conception la mieux ordonnée, c'est-à-dire la plus 
simple et la plus claire, se trouve être en même 
temps la plus décorative et la plus belle. 

J'aime l'ordre, parce que j'aime passionnément la 
clarté. En toutes choses, la clarté, la clarté avant 
tout. Je ne hais rien tant que le vague et le nébuleux. 
L'obscurité n'est bonne qu'à cacher la difformité. 

Pour toutes les idées claires, il existe une pensée 
plastique qui les traduit. Mais les idées nous arrivent 
le plus souvent emmêlées et troubles. Il importe 
donc de les dégager d'abord, pour pouvoir les tenir, 
pures sous le regard intérieur. 

Une œuvre naît d'une sorte de confuse émotion, 
dans laquelle elle est contenue comme l'animal dans 
l'œuf. La pensée qui gît au cœur de cette émotion, 
je la roule, je la roule, jusqu'à ce qu'elle soit élucidée 
à mes yeux et qu'elle apparaisse avec toute la netteté 
possible. Alors, je cherche un spectacle qui la tra- 
duise avec exactitude, mais qui soit en même temps, 
ou tout au moins qui puisse être un spectacle réeL 
C'est là du symbolisme, si vous voulez; mais aussi 
peu arbitraire que possible. 

L'art n'est pas une imitation de la réalité, il est 
un parallélisme à la Nature. 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 269 

Oui, pour moi, je m'efforce de peindre des spec- 
tacles réels, mais ayant un sens général. De toutes 
mes compositions, il n'en est pas une, je crois, 
qu'on ne puisse jouer le plus aisément du monde. 
Cela serait impossible si je méritais entièrement le 
reproche, qui m'a été fait parfois, de peindre des 
abstractions. Je cherche des synthèses, mais je tâche 
toujours, de tout mon pouvoir, à éviter que mon art 
soit abstrait. 

La Nature contient tout. Mais il y a une hiérar- 
chie entre les mille aspects sous lesquels une scène 
peut s'offrir aux yeux; il en est toujours un qui 
l'emporte sur tous pour la clarté et la beauté. Le 
premier acte de l'artiste est de découvrir le point de 
vue d'où apparaît cet aspect éminent des choses. 

Ce point de vue, il arrive qu'on le trouve immé- 
diatement ; d'autres fois il ne se livre qu'après bien 
des essais. 

Si j'ose vous donner en exemple mes propres re- 
cherches, voici la première pensée de la Sorbonne 
(c'était un petit morceau de papier couvert d'un fusi- 
nage très hâtif) ; vous voyez que tous les éléments 
de la composition se trouvent écrits là. 

L'idée mère avait jailli en moi du premier coup, 
l'idée d'une enceinte sacrée, dont la ligne affirmât, 
en l'épousant, la courbe de l'hémicycle. 



270 ÉTUDES D'ART. 

D'autres fois, j'ai tâtonné bien longtemps. Ainsi, 
l'idée décorative de Marseille, porte de V Orient^ est 
une de celles qui me satisfont le mieux. Elle fut très 
longue à éclaircir. Mon ambition était d'exprimer 
l'hospitalité à tous les vaisseaux, le large accueil 
d'une ville maritime, de Marseille qui est la porte 
de France ouverte à l'Orient. Je me tourmentais 
fort, étant parti sur une mauvaise piste. En effet, 
j'avais pensé d'abord à représenter la mer chargée de 
navires, vue de la ville même et de ses quais. Mais 
que de difficultés ! j'étais embarrassé par mille détails 
de premier plan qu'il était difficile d'élaguer. Ma foi ! 
je désespérais presque lorsque, d'une manière sou- 
daine, je trouvai la solution cherchée. C'était, comme 
on dit en mathématiques, de renverser les données 
du problème. De la sorte, tout devenait facile (signe 
qu'on est sur la bonne voie) . La ville, vue de la mer, 
se déploie à l'horizon. Ses môles s'ouvrent comme 
des bras aux navires qui cinglent vers elle. Un d'eux, 
coupé à moitié par le cadre, forme mon premier 
plan. Sur le pont du vaisseau, tous les types figurant 
les diverses races du Levant : un Arménien, un Juif, 
un Grec, un Arabe viennent naturellement se placer, 
et, mêlés aux matelots actifs à la manœuvre, assis ou 
accoudés aux bastingages, ils contemplent la mer des 
Gaules. C'est Marseille, porte de V Orient. 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 271 

— Si je recommande d'étudier la Nature ? Mais un 
artiste peut-il exister, peut-il vivre sans la Nature? 
Exceptons les malheureux à qui les influences d'école 
ont mis des œillères qu'ils ne peuvent plus quitter, 
exceptons les prisonniers d'une formule apprise, pen- 
sez-vous que quiconque a les yeux ouverts puisse 
s'empêcher d'étudier la Nature? La Nature nous 
enveloppe, nous oppresse. Son meilleur enseigne- 
ment pénètre en nous presque à notre insu. Com- 
ment se dérober à elle ? C'est en elle que se trouvent 
les éléments de nos constructions les plus person- 
nelles. 

Seulement, chacun, obéissant à l'instinct de son 
tempérament, choisit la distance et le point d'où il 
considère la Nature. Les uns, pris par l'amour du 
détail, se placent tout près d'elle. D'autres, plus 
attentifs aux ensembles et aux masses, s'éloignent 
afin de les mieux saisir. Je n'ai pas à vous dire dans 
quel groupe d'esprits je me trouve né. N'étant pas 
attaché à la littéralité de la traduction, je me recule 
pour mieux voir. Car vous savez, on a dit spirituel- 
lement que les arbres cachent la forêt. 

Tous les esprits ne sont pas de même race, et les 
aptitudes varient. Tel est analyste, tel autre synthé- 
tiste. A chacun de découvrir la méthode qui convient 
à son tempérament et qui diffère de l'un à l'autre. 



272 ÉTUDES D'ART. 

Les impressionnistes sont les poètes de l'éphémère. 
Remarquez que leur idéal repose sur une contradic- 
tion intime et ne peut être atteint absolument; ils 
prétendent fixer l'instant passager, l'aspect fugitif 
des choses. Or, les choses, en leur aspect superficiel, 
sont si mouvantes qu'un effet n'a pas le temps de 
naître, il n'est déjà plus. Mais l'Absolu est inacces- 
sible à tous, et les œuvres ne sont que des approxi- 
mations ; les impressionnistes ont trouvé parfois la 
nuance exquise. 

Pour moi, j'ai toujours cherché à deviner le corps 
sous la robe aux reflets changeants. J'ai cherché les 
choses sous leur caractère permanent, dans leur appa- 
rence profonde, c'est-à-dire en leur essence. 

Que d'autres s'entourent de mille précautions, ne 
peignent un paysage que sur les lieux, c'est à mer- 
veille. Je trouve ces scrupules infiniment honorables. 
Mais il ne faut avoir de superstition en aucun outil. 

Ma façon de travailler est plus intérieure, si j'ose 
dire. Avant de rien exécuter, ma création est, presque 
tout entière, achevée dans ma tête. 

Les deux ou trois rapports de tons et de valeurs 
nécessaires pour établir un paysage, c'est généra- 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 273 

lement dans ma mémoire que je les cherche. J'ai 
aussi des carnets d'étude, voyez... (ce sont de petits 
carnets grands comme la main ; les pages sont tantôt 
couvertes d'un grimoire de traits; tantôt c'est un 
paysage en deux ou trois lignes, une ébauche 
d'ébauche, marquée de chiffres 1, 2, 3, 4, désignant 
les degrés de valeurs, de la plus claire à la plus 
sombre). Pour les plantes, j'étudie un rameau, 
comme ferait un botaniste ; j'observe attentivement 
la feuille, et je tâche de savoir la loi qui préside au 
groupement ou à l'alternance des tiges. Cela me 
suffit. Avec cette branche de pin, voyez, j'ai fait le 
bois de la Sor bonne. Il n'y a que pour la figure 
humaine que j'ai besoin d'avoir des modèles autour 
de moi. Je leur donne le geste et le mouvement, que 
j'ai toujours arrêtés d'avance, après les avoir cherchés 
comme ferait un acteur. 

Après un silence, et d'un air réfléchi, M. Puvis de 
Chavannes reprit : « Oui, la Nature contient tout, 
mais d'une manière confuse. Il faut élaguer en elle 
tout ce qui est contingence, accident, tout ce qui 
est momentanément inexpressif, c'est-à-dire ce qui 
ne tendrait pas à dire notre pensée. En un sens on 
peut dire que l'Art achève ce que la Nature ébauche, 
prononce la parole que l'immense Nature balbutie. 



274 ÉTUDES D'ART. 

Comment arrive-t-on à aider la Nature dans son 
effort pour parler ? Principalement, à mon sens, par 
l'abréviation et la simplification. Attachez-vous à 
exprimer l'important, passez le reste. C'est là le 
secret du dessin, le secret de la composition ; c'est 
même le secret de l'éloquence et de l'esprit. » 

— Oui, ajouta-t-il en souriant, il est préférable de 
ne rien dire d'oiseux. 

— C'est donc un catéchisme que vous me demandez, 
un catéchisme pour les néophytes de l'art? Grave 
affaire. Mais bah! nous bavardons, n'est-ce pas? Je 
dirai d'abord qu'il y a plusieurs manières de faire 
son salut. 

Rien de plus dangereux que la foi à une méthode 
unique. Car, je le répète, ce qui convient à l'un est 
nuisible à l'autre. L'Ecole dit : Il y a un grand style, 
il y a une perfection, il y a Raphaël, il y a Michel- 
Ange. 

Michel-Ange? Raphaël? Je veux-bien. Ce sont 
des géants. Admirons-les en ce qu'ils ont d'admi- 
rable, vénérons-les. Mais vouloir les recommencer, 
quelle démence ! Ingres s'est opiniâtre à recommencer 
Raphaël et se délassait de son effort acharné en 
crayonnant de petits portraits à la mine de plomb. 

■ 

C'est par ses petits portraits qu'il durera et aussi 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 275 

par sa candeur devant la nature, son énergie passion- 
née, sa soif de bien faire et de tout dire, bref par les 
hautes qualités qui éclatent dans ses moindres croquis. 
Celui-là n'a jamais vécu sur son fonds acquis ; il ne 
s'est jamais reposé : on sent qu'il a toujours désiré 
aller plus avant et qu'il ne s'est jamais dit en des- 
sinant : « Mon Dieu, comme je suis donc fort ! » Et 
pourtant, quelque chose le séparait du génie dont il 
approchait avec sa belle ardeur. Oui, il l'aurait appro- 
ché toujours plus, toujours plus, mais sans jamais y 
toucher. Disons qu'il était asymptote au génie. 

Je me suis laissé entraîner en parlant de cet homme 
singulier, mais revenons à nos moutons. C'est par 
un funeste préjugé qu'on conseille d'étudier les 
Maîtres afin d'apprendre d'eux le métier, les secrets 
de l'art. Mais en art il n'y a pas de métier, sorte de 
domaine commun, accessible à tous. U n'existe pas 
non plus, que je sache, de traité de rhétorique per- 
mettant à l'écrivain de trouver un style. Sous peine 
de n'être pas, il faut que l'écrivain, l'artiste inventent 
leur style, leur métier. La seule chose qu'on puisse 
prendre des Maîtres, c'est leur naïveté, leur humilité 
devant la Nature. 

Hors cette première vertu qui est la mère de toutes, 



a 7 6 ÉTUDES D'ART. 

que peut-on demander aux Maîtres? Ils n'ont de 
transmissible que leurs défauts. Je ne connais guère 
que l'antique dont l'étude soit sans danger. Car 
l'antique, c'est la nature même. Allez ! vous pouvez 
copier le torse de Tllissus, sans craindre de prendre 
une manière. 

Il me semble donc qu'il est imprudent de diriger 
de trop près l'admiration des jeunes gens. L'admi- 
ration doit aller librement. J'aime mieux la voir 
s'égarer que s'asservir. 

Je dirais volontiers à l'apprenti d'art : Ton secret, 
ne le demande pas aux autres, c'est en toi-même 
qu'il faut le chercher. Et surtout ne pense pas qu'un 
artiste tire gloire de la dignité du genre où il travaille. 
Il en est qui se croient plus grands, parce qu'ils se 
sont guindés aux œuvres héroïques ; leur ambition 
s'est trompée. Mieux vaut une ariette réussie qu'un 
oratorio manqué. Regarde, compare (le sens de la 
comparaison est, par excellence, le sens du dessi- 
nateur), travaille avec courage, mais sans impatience. 

Quant à la recherche de l'originalité, je sais bien, 
c'est la maladie moderne. Mais l'originalité, on la 
trouve surtout en ne la cherchant pas. Aujourd'hui, 



ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 277 

beaucoup de talents se préoccupent avant tout de 
s'écarter des autres. C'est encore trop s'occuper des 
autres que de chercher à ne pas leur ressembler. Il 
faut chanter sa chanson comme si on était le premier, 
comme si on était le seul au monde. Ne te soucie de 
rien que de dire ce que tu aimes. Tu courras ainsi 
(mais au prix de beaucoup de travail) de bien plus 
grandes chances d'exprimer quelque chose qu'on 
n'ait pas entendu encore. 

— Mais, dis-je, si notre sosie, par aventure, a 
existé déjà, tout notre sincère effort n'aboutira donc 
qu'à refaire son œuvre ? 

— D'abord, dit le maître en souriant, je crois cette 
infortune vraiment rare. Et puis quoi! Tant pis 
pour ce malheureux ; plaignons-le, nous autres. Mais 
qu'il ne compte pas sur la pitié des Muses. Elles ne 
font pas la charité de la gloire. 

Nous avions parlé déjà de bien des peintres du 
passé et du présent quand le nom de Corot fut pro- 
noncé : — Ah ! Corot, s'écria M. Puvis de Chavannes, 
celui-là, c'est le maître. Quelle foi et quel amour! 
et que de dons en lui ! Celui-là, la Muse l'avait touché 
au berceau. Tout, dans son art, est facile, limpide 
comme une belle eau. Sa science profonde disparaît 
toute sous sa grâce. Et la belle âme transparente ! 

16 



278 ÉTUDES D'ART. 

L'homme était exquis, — je l'ai connu, — la bonté 
même. 

Corot fut un paysagiste admirable, et il n'était 
pas que paysagiste. Avez- vous vu ses figures ? Il en 
est de délicieuses. Corot dessinait bien et composait 
avec ampleur. Pour qui connaît son Baptême du 
Christ, il n'est pas douteux qu'il eût pu faire de la 
très belle peinture décorative. Mais nous n'avons pas 
su l'employer. 



* * 



Voilà rapportés aussi fidèlement que j'ai pu, grâce 
à des notes recueillies sur l'heure même, quelques-uns 
des propos que j'entendis, tantôt, quand nous allions 
à travers le parc de Neuilly, marchant dans la fine 
odeur des tilleuls fleuris, tantôt à table, après avoir 
levé allègrement 

L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin, 

ainsi que dit le joli vers de Verlaine. Car le peintre 
de V Inspiration chrétienne n'estime pas qu'on soit 
obligé de mépriser les bonnes joies de la terre. 

— Voyez-vous, disait-il un jour, moi, au fond, je 
n'aime que m'amuser. Mais je n'ai encore rien trouvé 
de plus amusant que le travail. Et vous ? 



UN ARTISAN 



Il est à peu près certain que nous assistons à l'au- 
rore d'une renaissance dans les arts industriels. Il était 
grand temps. Les ténèbres n'avaient que trop duré. 

Depuis près d'un siècle, nous avions perdu toute 
tradition. Plus de style, plus de goût, rien n'était 
resté de l'admirable passé, pas même la bonne pra- 
tique du métier. La France, qui fut, pendant si 
longtemps, la patrie d'artisans sublimes, ne possédait 
plus guère que des ouvriers plus ou moins exercés. 
Nos meilleurs sculpteurs n'étaient que des modeleurs 
en glaise ou en cire. Combien, parmi eux, capables 
de travailler les matières dures ? Le marbre les inti- 
midait tous. Parmi les terres cuites modernes, en 
est-il une comparable, pour la perfection de la main- 
d'œuvre, aux merveilles du dix-huitième siècle fran- 
çais ? La déchéance était la même dans les autres 
arts décoratifs, ébénisterie, poterie, marqueterie ou 
ciselure des métaux. 



280 ÉTUDES D'ART. 

Quelles furent les causes de cette décadence ? Il en 
est de sociales, il en est d'économiques. L'acte de la 
Révolution qui supprima les corporations et les maî- 
trises compromit la conservation de renseignement 
dans les arts et métiers. Les maîtrises avaient au moins 
cela d'excellent qu'elles étaient un frein puissant à 
l'ambition des apprentis toujours impatiente et pres- 
sée. Les titres de maître ouvrier n'étaient décernés 
qu'avec précaution et une extrême vigilance. Il fallait, 
pour les obtenir, que le chef-d'œuvre présenté fût, en 
effet, un chef-d'œuvre, sinon d'art, au moins de tra- 
vail et de savoir. De là, dans les moindres industries, un 
ferme maintien de la discipline, tendant à décourager 
les vocations indécises et les volontés paresseuses. 

Mais où sont les neiges d'antan? Les apprentis 
n'eurent bientôt plus d'autre désir que de gagner des 
salaires d'ouvriers, et les ouvriers se soucièrent moins 
de faire bien que de faire vite. Par suite de la concur- 
rence, la rapidité dans le travail fut préférée à la 
perfection. Toutes les conditions de la vie étant 
changées, les compagnons du tour de France devin- 
rent chaque jour plus rares. Tant et tant qu'il serait, 
par exemple, très difficile aujourd'hui de trouver, 
parmi les forgerons, un seul ouvrier, comme il en 
existait tant au siècle dernier, sachant forger gras, 
c'est-à-dire à premier coup, au marteau et sans limage, 



UN ARTISAN. 281 

un seul ouvrier capable de tresser le fer comme de 
Tosier et de l'épanouir en fleurs délicates. 

Ajoutez à ces raisons humaines une autre cause 
toute matérielle : la prépondérance chaque jour plus 
grande de l'outillage mécanique influant par ses exi- 
gences sur le choix des formes, qui de plus en plus 
s'éloignèrent de la nature vivante. L'ornementation 
florale ou animale fut remplacée par des combinai- 
sons de lignes symétriques, d'une froide géométrie et 
d'une odieuse régularité. Enfin, ce fut, dans toute 
son horreur, l'âge du faux bronze et du zinc d'art. 

Mais depuis quelques années, de courageux artistes 
se sont appliqués, avec un effort admirable, à recher- 
cher les secrets perdus et les pratiques oubliées. Ils 
ont retrouvé et ils ont inventé. Une juste célébrité 
s'est attachée déjà aux noms de ces nobles artisans, 
Delaherche, Galle (de Nancy), Thesmar, Clément 
Massier, Desbois. Il convient de dire qu'une part de 
l'honneur acquis revient certainement à la Société du 
Champ de Mars qui, en admettant les objets d'art à 
ses expositions, a consacré ce mouvement de superbe 
rénovation et a bien mérité de l'art français. 



* 
* * 



C'est aussi un artisan, un maître ouvrier, le sculp- 

16. 



282 ÉTUDES D'ART. 

teur potier Jean Carriès, le décoré d'hier, un des 
triomphateurs au dernier Salon du Champ de Mars. 
H avait exposé là tout un petit musée, une série de 
bronzes à cire perdue, une collection de monstres et 
d'animaux fantastiques, une vitrine entière de pots 
de grès. Qui ne se rappelle ces figures de bébés aux 
moues graves et jolies, et Velasquez, et Franz Hais, 
et la petite infante ensevelie dans la solennelle robe 
aux plis raides ? On voyait aussi le buste à mi-corps 
d'un homme en habits d'atelier, blouse et tablier, le 
chapeau sur la tête. Le visage était rigide, les yeux 
fixes. Une main gantée d'un gant de travail tenait 
une petite figure ; l'autre s'appuyait à la poitrine, une 
main de nerveux aux doigts tressaillants et sûrs. 
C'était Carriès lui-même. Mais la tonalité chaude et 
brune de la cire enlève à ce portrait une grande partie 
de sa ressemblance. Car le caractère singulier de la 
physionomie chez Carriès, ce mélange de douceur 
amère, de volonté têtue, de câlinerie et de défiance, 
vient sans doute de la couleur des yeux. Dans le visage 
pâle, ils sont d'un étrange bleu fané, ces yeux chan- 
geants, au regard noyé, puis soudainement tendu et 
presque dur, ces yeux gris mauve, vert glauque et 
verts « comme le revers de la feuille de ronce », et 
comme ils confirment bien l'expression d'énergie 
ondoyante répandue sur cette figure au nez droit, aux 



UN ARTISAN. 283 

traits réguliers, au front haut et ferme sous les che- 
veux ondes, à la chair blanche, jeune encore et déjà 
fatiguée, une chair aux fines rides précoces où se lit 
une légende de souffrance ! 

Car la vie fut sévère à celui-là. A cinq ans, ayant 
perdu père et mère, il est élevé dans un orphelinat 
où on l'occupe jusqu'à l'âge de quatorze ans à fabri- 
quer des couronnes d'immortelles ; en sortant de là, 
il entre comme apprenti chez un plâtrier, où il n'a 
guère que le gîte et le pain. Dickens seul pourrait 
écrire le roman de cette enfance. 

A dix-sept ans, il rêve de faire de l'art et de voir 
Paris. Qu'elle est puissante, la fascination de ce Paris 
— Paris, prodigieux et terrible Paris ! — sur les ado- 
lescents en qui parlent confusément de grands désirs ! 
De quel tressaillement profond et de quelle angoisse 
s'émeut le cœur, lorsque, après la fièvre de l'attente et 
du voyage, soudain l'énorme ville grise apparaît aux 
yeux et que retentissent les magiques syllabes, bana- 
lement criées sur les quais d'arrivée ! Sitôt après, c'est 
la lutte isolée, et la noire, l'abominable misère des 
villes , l'oisiveté forcée, peuplée de rêves douloureux, 
la marche errante et affamée dans le flamboiement 
des rues ; les espoirs haletants et les tendres amitiés 
avec les frères de la mauvaise étoile. 

Celui qui a connu de si excessives détresses ne 



284 ÉTUDES D'ART. 

pourra les oublier jamais. L'amertume de ce souve- 
nir est indélébile. Il restera toujours en lui quelque 
chose d'un peu inquiet et farouche. Il sera toujours 
Voutlaw, la bête fauve, impossible à apprivoiser, qui 
s'attachera peut-être, mais que nul n'attachera. Il sera 
tout pour ou tout contre, et homme du premier bond 
dans les haines comme dans les amitiés. 

Si des heures humiliées Carriès semble parfois 
avoir gardé un ferment de rancune, il parle aussi avec 
une reconnaissance profonde de son colonel, qui traita 
humainement le pauvre sculpteur languissant à la 
caserne, lui donna le loisir de travailler et fut pour 
lui comme un père. 



* * 



Revenu à Paris, Carriès expose sous le titre : les 
Désolés , des portraits de vaincus et d'opprimés, les 
épaves de la vie. Ce fut une révélation pour les con- 
naisseurs qui tout de suite devinèrent un grand artiste 
en ce jeune homme inconnu. Après ce succès, Carriès > 
travaillant avec le fondeur Bingen, commença la série 
de ses bronzes à cire perdue, d'une patine merveil- 
leuse et d'un modelé si frémissant. 

Je n'ai pas à parler aujourd'hui de la sculpture de 
Carriès. Par je ne sais quoi d'âpre et de fruste, par le 



UN ARTISAN. 285 

robuste amour de la laideur expressive dont elle 
témoigne, elle rappelle certains morceaux des Bour- 
guignons-Flamands du quinzième siècle, de cet admi- 
rable Claux Sluter, hauteur du Puits de Moïse, à 
Dijon, et parfois elle évoquerait encore le style japo- 
nais. Il y a d'ailleurs entre l'art du Japon et l'art 
gothique des points de similitude reconnus de tous 
aujourd'hui. 

Mais la sculpture ne pouvait suffire à cet artiste 
toujours inquiet du nouveau. Il désirait pétrir ses 
rêves dans une matière neuve, et qui serait sienne, et 
tout à lui. 

Il aimait le grès, « ce mâle de la porcelaine », ainsi 
qu'il s'amuse à dire lui-même. Il chercha les moyens 
de le marier avec certains émaux gras et souples. 

Il quitta Paris, s'enfonça dans la solitude. Là-bas, 
au fond du Morvan, loin de toute société, il vécut la 
vie de tous ceux que possède une idée. Couché le soir 
à sept heures, sautant de son lit à son échafaudage, 
et mangeant debout, il travailla trois ans. 

Il n'a aucun outillage, et il lui faut des fours don- 
nant des températures de 1,700 degrés; il doit appren- 
dre un peu de chimie pratique, et l'ancien maçon ne 
sait pas étudier dans les livres. Mais à tout Carriès 
suppléa par l'ingéniosité et par l'obstination, et enfin 
il découvrit ce que ne pourrait donner aucun livre, 



286 ÉTUDES D'ART. 

le coefficient mystérieux, les dosages qui permettent 
certaines fusions et certaines combinaisons. L'alchi- 
miste avait vaincu sa chimère, et en présence des 
résultats obtenus, Galle (de Nancy) bellement écrivait 
à Carriès : « Vous avez tout seul trouvé des secrets 
merveilleux dans notre antique métier. » 



* 
* * 



Ils sont là devant moi, sur une table, tous ces objets 
admirables, et je me sens pareil aux enfants dont l'œil 
hésite entre toutes les belles choses qu'on leur montre 
dans les bazars; ils sont en même temps ravis et très 
malheureux. 

Je les ai regardés longuement, en silence, avec des 
yeux jaloux, ces gourdes plates ou renflées, ces pots 
allongés, ces vases en forme d'olive, de courge, de 
calebasse. Les profils n'ont pas la régularité froide 
des choses impersonnellement créées. Ici le doigt de 
l'artiste est resté imprimé partout; les formes sont 
bossuées, infléchies, gauchies parfois; elles s'évasent, 
s'effilent, se gonflent, s'élancent, se ramassent; elles 
ont en elles la grâce végétale mêlée à la dure beauté 
du métal. Ces objets d'art très raffiné, ils ont aussi 
comme un goût de fruits sauvages; ils ont cette 
« douceur des fleurs barbares » dont parle le poète 



UN ARTISAN. 287 

Raymond de La Tailhède. Quelques-uns semblent 
être sortis des mains de quelque artisan nègre, et 
d'autres paraîtraient avoir été tournés dans des temps 
très anciens. D'autres ont un charme tout simple et 
rustique, comme ces coupes taillées dans le hêtre par 
les bergers de Théocrite, 

Je ne sais rien d'exquis comme leur couleur. Ici la 
chair du grès, cette chair savoureuse, ferme et souple, 
se teinte d'un treillis de nervures délicatement bleues. 
Là, parmi des gris adorables, serpentent des veines 
sombres, qui se ramifient, se strient, s'échevèlent 
comme des racines, puis s'évanouissent en nuances 
infiniment subtiles et tendres. Ce sont des semis de 
petites étoiles d'azur doux, des pétillements d'étin- 
celles blanches, ce sont les marbrures splendides qu'on 
voit sur la peau des reptiles ou les fines arborescences 
qui apparaissent dans les feuilles desséchées des her- 
biers. Parfois du lait semble avoir débordé et s'être 
figé sur les parois du vase en belle nappe d'un blanc 
crémeux ; des larmes d'un métal inconnu semblent 
avoir été pleurées par ce goulot qui a l'air d'une 
bouche de bête. De cet autre flacon a ruisselé une 
coulée d'or somptueux, je ne sais quelle liqueur ma- 
gique roulant la vie dans son flot épais et lourd. 

Et je les ai prises à la main, ces choses si douces à 
regarder. Elles sont tièdes au toucher, elles n'ont pas 



288 ÉTUDES D'ART. 

ce froid de la porcelaine ; elles sont denses, on les 
croirait d'une pulpe vivante et souple. Et tandis que 
je les reprenais et les quittais avec des mains amou- 
reuses, je croyais comprendre la volupté de ces man- 
darins qui roulent, sous leurs doigts, pendant de 
longues heures, un bouton de jade savamment taillé 
et poli. 



* 
* * 



Un soir (c'était chez cette charmante et coura- 
geuse Louise Breslau) , j'ai entendu l'artiste parler de 
son art. 

— Moi, voyez-vous, disait-il, je hais la sculpture, 
je hais la peinture qui ne sont que de la sculpture et 
de la peinture. Je hais l'art objectif. J'aime l'art 
pénétrant qui a imprégné les choses de rêve humain. 
Je n'aime que ce qui sent « la verte odeur de la feuille 
écrasée ». J'aime ces bronzes aux patines merveil- 
leuses. J'aime ça... J'aime ça... (il montrait une pho- 
tographie d'un triptyque de Quentin Metsys et d'un 
portrait d'Albert Durer). 

« J'aime les objets rares, précieux. Oui, je n'aime 
que les choses que j'ai envie de voler. Tenez... 
voyez. » 

Il sortit d'une de ses poches un petit netzké, il sou- 



UN ARTISAN. 289 

riait comme pour dire... mais non, il s'amusait de 
nous. 

Moi, je songeais cependant combien la passion des 
objets d'art peut être vive chez certains hommes. 
Néron en était épris jusqu'à condamner à mort leurs 
propriétaires afin d'hériter. (Que les collectionneurs 
lui soient indulgents !) Et Pétrone aima jusqu'à la 
mort certain vase myrrhin. 

Ce vase unique, ce vase sans prix, Pétrone l'em- 
portait avec lui dans ses voyages. Vous savez qu'un 
jour, en Campanie, il reçut l'ordre de s'arrêter. L'eu- 
phémisme était charmant pour signifier aux malheu- 
reux que leur dernière heure était arrivée. On connaît 
par Tacite avec quelle grâce désinvolte Pétrone quitta 
ce monde. Il se fit ouvrir les veines dans un bain, 
puis il les fit fermer, puis rouvrir. Pendant ce temps, 
il causait gaiement avec ses amis, et s'entretenait non 
pas de l'immortalité de l'âme et de ce qui donne 
réputation de philosophie, mais de bagatelles et de 
vers badins. Sa dernière pensée sérieuse fut pour 
briser le vase myrrhin afin que Néron ne l'eût pas. 
L'anecdote est rapportée par Pline (XXXVII, 11). 



17 



ADOLPHE MONTICELLI 



Notre dessein dans le présent ouvrage et notre 
espoir sont d'aider à la réparation d'un long déni de 
justice. 

Le peintre Monticelli n'est estimé à sa valeur que 
par un petit cercle de peintres, de lettrés et d'ama- 
teurs. Hors ce groupe, les uns le considèrent comme 
un imitateur de Diaz, tandis que d'autres veulent 
bien reconnaître en lui une ébauche d'artiste, un gro- 
tesque de la peinture, dans le sens où Théophile 
Gautier entendait ce mot. 

Nous sommes de ceux qui pensent que si, en effet, 
les Monticelli d'une certaine époque, par la couleur 
et le choix des sujets, rappellent la manière de Diaz, 
il n'est pas de sérieuse assimilation possible entre le 
talent aimable, la grâce assez pauvre de l'un, et le 
prodigieux bouillonnement d'invention, le tumulte 
puissant de l'imagination, la fécondité maladive, qui 
font de Monticelli une sorte de monstre en art. Nous 



292 ÉTUDES D'ART. 

pensons qu'avec de graves manques, des ignorances 
d'écolier, des incertitudes et des erreurs de goût, il y 
a chez Monticelli des parties de grand artiste, et 
que telles de ses œuvres où semble se débattre 
un esprit entravé sont pleines de pressentiments 
et d'intuitions admirables. Cet art-là balbutie plu- 
tôt qu'il ne parle : je me suis irrité souvent des 
obscurités qui le voilent; mais ces obscurités, il 
m'est arrivé aussi de les trouver presque vénérables 
comme les langes où une beauté nouvelle gît enve- 
loppée. 

En tout cas, c'est une chose incontestable, hors de 
toute dispute, que Monticelli eut un rare tempé- 
rament de coloriste. Cela suffirait pour que sa place 
ne fût pas oubliée dans une histoire de la peinture 
française. 

Si notre effort est inefficace à ramener un peu 
d'attention sur un artiste méconnu, cette publication 
gardera pour nous et pour quelques-uns une trace 
de quelques œuvres dédaignées que nous avons 
aimées et un souvenir d'une figure intéressante. Il 
en est qu'afflige la pensée de voir disparaître, peut- 
être à jamais, la mémoire d'un artiste véritable. 
L'idée était chère à Sainte-Beuve d'un temple à, 
élever aux inconnus et aux méconnus, à « ceux qui 
n'ont pas brillé, aux amants qui n'ont pas aimé, à 



ADOLPHE MONTICELLI. 293 

cette élite infinie que ne visitèrent jamais l'occasion, 
le bonheur ou la gloire (1) ». 



* * 



Adolphe Monticelli naquit à Marseille le 14 octobre 
1824. Sa famille, appartenant à la bourgeoisie labo- 
rieuse et aisée, était d'origine italienne. Monticelli 
en italien signifie « Montagnes du ciel ». L'enfant, 
envoyé au lycée, reçut un peu d'enseignement clas- 
sique, mais ne devint pas un grand clerc. Il apporta 
plus de goût à l'étude de la musique, qu'il devait 
toujours aimer passionnément, et acquit, je crois, du 
talent sur le violoncelle. Toutefois, c'est vers la pein- 
ture que l'entraînaient les plus impérieux de ses 
instincts. Sa vocation ne fut pas contrariée. Il entra 
jeune à l'école des Beaux- Arts de la ville, eut vite su 
les éléments de son art, et obtint même une petite 
célébrité locale, qui lui valut dès lors quelques com- 
mandes importantes. 

Encouragé par ce commencement de faveur, il 
vint à Paris, où il trouva la voie facile devant lui. 
Lié d'amitié avec Diaz, il fut vite apprécié de quelques 
connaisseurs, qui recherchaient ses toiles et les 

(1) Sainte-Beuve, Volupté. 



294 ÉTUDES D'ART. 

payaient honorablement. H n'eut donc pas à subir la 
misère et les sévérités de la vie. Il travaillait avec 
aisance, vendait bien et dépensait largement ce qu'il 
gagnait à satisfaire ses goûts de plaisir et de luxe. Il 
fut une manière de dandy à sa façon et contre la 
mode, s'habillant de somptueux velours et se coiffant 
de feutres romantiques. C'était le temps où il s'épre- 
nait d'une passion romanesque pour l'impératrice 
Eugénie, dont il aimait donner le type à ses figures 
de femme. 

Vers la fin de l'Empire, Monticelli était sur la 
route du succès et de la gloire. Sa peinture était très 
goûtée en Angleterre et en Amérique (où se trouvent 
ses plus beaux morceaux). Napoléon III lui achetait 
deux de ses toiles. Il avait l'estime de ses pairs et 
captivait l'attention de ses maîtres. Il étonnait Dau- 
bigny et Troyon par le prestige de sa couleur; 
Delacroix avouait sa surprise et son admiration. Il 
s'élevait autour de Monticelli comme une rumeur 
d'attente parmi les peintres. 

Le curieux, c'est le silence à peu près absolu de la 
critique, qu'on ne peut expliquer que par l'extrême 
négligence du peintre pour ses intérêts. Monticelli 
se tenait en dehors des Expositions et n'avait guère 
d'accointances qu'avec les marchands de tableaux. 
Je crois qu'il n'eut jamais d'ambition ; en tout cas, il 



ADOLPHE MONTICELLI. 295 

était incapable des manèges que veut la culture du 
succès. Son éloignement pour les intrigues tenait 
peut-être à un vrai sentiment de dignité, peut-être 
aussi à un fond de lazaronisme et à sa profonde 
paresse pour tout ce qui n'était pas son art. 

Malgré son incurie, nul doute que Monticelli 
n'eût fini par arriver au grand public. Mais survinrent 
les événements de 1870. La tourmente passée, nous 
retrouvons Monticelli à Marseille, où il demeura 
jusqu'à sa mort, sans qu'aucune sollicitation, aucune 
amicale prière pût le décider à retourner à Paris. 

Monticelli mourut le 26 mai 1886, après deux 
mois de maladie et âgé de soixante-deux ans. 

J'ai pu voir Monticelli dans les dernières années 
de sa vie. C'était un beau vieillard au visage empreint 
d'une fatigue majestueuse. Un puissant crâne chauve, 
une grande barbe tombant sur la poitrine, la paix 
du regard et la lenteur de la démarche lui donnaient 
l'air d'un religieux, et, par la large bonhomie répandue 
en sa personne, il faisait encore songer à quelque 
vieux maître d'autrefois, très honoré et très doux. 
Tous les soirs, on le voyait aller par la ville, portant 
de chaque main les panneaux de bois couverts de 
couleurs encore fraîches qu'il cédait pour des prix 
modestes. Il était bienveillant, sans amertume contre 
personne, et d'une probité farouche. Il était sans 



296 ÉTUDES D'ART. 

faste et d'humeur populaire, la simplicité même. 

Je le visitai assez souvent chez lui. Il avait pour 
tout logement une petite pièce meublée d'un lit bas 
en un coin, d'un chevalet, de deux chaises. XJne 
seule fenêtre donnait du jour, voilée d'un rideau 
rouge à ramages. Toute la chambre baignait dans 
une teinte de pourpre dont le vieux peintre se 
réjouissait. 

Sa conversation était curieuse, non sans intérêt, 
mais hérissée de bizarreries, de locutions à son usagé 
personnel, d'expressions pleines d'un humour très 
particulier. Ces incohérences plutôt de langue que 
de pensée, formant comme un idiome que tous ne 
pouvaient entendre, furent cause qu'il passa pour 
quelque peu fou auprès de pas mal de gens. En dépit 
de quelques originalités excessives, il était loin de 
l'être : au contraire, avec une finesse très enfouie, il 
s'amusait à dérouter et prenait un matois plaisir à 
laisser errer l'opinion sur son compte. Sous son appa- 
rence de divaguer avec béatitude, j'ai cru souvent 
deviner une sourde mystification. Je pense qu'il 
masquait ainsi sa moquerie pour concilier sa causti- 
cité naturelle avec son très pacifique dédain des sots. 

Souvent aussi il se permettait la franche blague 
de rapin, sans nulle méchanceté du reste. Je le vois 
encore s'adressant à un tout jeune homme, qui, d'un 



ADOLPHE MONTICELLI. 297 

air de timidité, lui soumettait ses essais, de modestes 
études de paysage, hocher la tête, et avec une 
énorme gravité : « Il y a, voyez- vous, deux grandes 
écoles de paysagiste, l'école de Chilpéric et l'école de 
Childéric. Vous, vous me paraissez appartenir à celle 
de Childéric. » 

Dès qu'il était nécessaire, il savait fort bien et fort 
vite revenir à la commune raison, comme au milieu 
des écarts les plus extrêmes de sa fantaisie il avait 
maintes paroles justes et de fines expressions. Il 
professait un religieux respect des maîtres, honorait 
particulièrement Rubens, Rembrandt, Velasquez, 
Watteau, et aussi sa famille ancestrale, les Vénitiens, 
parmi lesquels il déclarait avoir vécu dans des vies 
antérieures. Il aimait avec vénération Corot, Dau- 
bigny, Troyon, Delacroix. Dès qu ? un de ces noms 
était prononcé au hasard de la conversation, il ne 
manquait pas de ie saluer en se découvrant très bas 
et d'un si grand visage sérieux qu'il arrêtait le sou- 
rire. 

Toute musique le rendait fou, mais surtout celle 
des tziganes, qui le bouleversait d'enthousiasme. Au 
dernier coup d'archet, il partait en hâte, rentrait 
dans son grenier, allumait tout ce qu'il pouvait 
rassembler de chandelles, et peignait tant que duraient 
ses forces. 

17- 



«98 ÉTUDES D'ART. 

Avec cela, un robuste vivant, aimant boire et 
manger, et, comme un païen innocent, assouvissant 
sans honte ses larges appétits. Il me rappelle ce bon 
Faune de la Légende des siècles, 

...à la face éblouie 
A la fois par les yeux, l'odorat et l'ouïe, 

et humant tout ce que la terre peut offrir d'ivresse. 
Si ces affirmations n'étaient trop téméraires, je 
dirais volontiers que cet irrégulier de l'art et de la 
vie connut le bonheur. Artiste incomplet, a-t-il 
gémi dans la recherche laborieuse? A-t-il subi l'an- 
goisse de sentir ce qu'il lui manquait et de ne 
pouvoir y suppléer ? Je ne pense pas. Il dut ignorer 
toujours la douleur d'enfanter. Du moins ses œuvres 
apparaissent tout épanouies de joie et ne révèlent 
nulle fièvre, nul tourment. Souffrit-il d'être presque 
inconnu? Je crois bien que le rêve de la gloire et les 
opinions humaines ne le tracassèrent jamais beau- 
coup. Il goûta le plaisir profond et sans cesse renais- 
sant d'une production heureuse. Cette création 
innombrable, née sans effort, il semble qu'elle ne le 
fatigua jamais et qu'elle l'amusa toujours (i). 

(i) La belle venue et la fécondité sans travail sont ce qui m'a 
toujours frappé le plus dans l'œuvre de Monticelli. Cette impres- 
sion, que j'avais très forte, s'est affaiblie dans une certaine mesure 



ADOLPHE MONTICELLI. 299 



# 



Quoiqu'il aimât assez s'entretenir d'art et de pein- 
ture, Monticelli était un artiste purement instinctif ; 
il s'abandonnait à. la poussée de son tempérament, 
sans réfléchir et sans chercher à en prendre la direc- 
tion. Le bon Faune n'était nullement un esthéticien. 
Soumis à la sensation du* moment, il s'amusait infi- 
niment de l'univers des yeux, et promenait sur les 
choses des yeux enchantés. Car, à la différence de 
Delacroix, pour qui le monde extérieur existait peu, 
et chez qui le songe intime se nourrissait de lui-même 
ou dans la lecture des poètes, c'est la nature . réelle 
qui fournissait à Monticelli l'excitation première; 
c'est en elle qu'il ramassait le plus souvent la matière 
de ses créations. Mais, grâce sans doute à une dispo- 
sition particulière du cerveau et à une sorte de réfrac- 

à la lecture d'une correspondance particulière qui m'a été confiée 
par l'obligeance d'un ami du peintre, M. Delarebeyrette. Dans 
ces lettres, Monticelli parle assez souvent de sa recherche, de son 
effort. 

Je trouve un accent de sincérité et une sorte de grâce enfan- 
tine aux lignes que voici : 

« Je vous dirai que je ne fais de la peinture que pour moi, abso- 
lument, et que de temps à autre seulement j'obtiens un de ces 
tableaux qui font rêver un certain esprit. 

« ... Sérieusement parlant, je ne fais pas mes tableaux à la 
vapeur, et ils me coûtent plus de peine que vous ne croyez. & 



300 ÉTUDES D'ART. 

tion de l'œil, la sensation la plus simple se transfi- 
gurait chez Monticelli, se diaprait, se changeait en un 
mirage splendide. Des effets et des aspects de paysage, 
un choc de rayons, un reflet, une nappe de lumière 
étaient pour Monticelli comme un haschich enfan- 
tant un pullulement de visions. Combien de fois, 
nous promenant ensemble, m'est-il arrivé de le 
voir tomber dans une extase hallucinée en présence 
d'une touffe de fleurs ou d'un rameau d'arbre que 
criblait le soleil ! Ainsi la fantaisie lyrique et féerique 
de Monticelli, il me semble qu'elle est le plus souvent 
née au spectacle même et d'après une vue directe des 
choses. 

Ce visionnaire était capable de beaucoup d'obser- 
vation. Il existe de Monticelli un assez grand nombre 
de paysages et d'études exécutées devant les modèles, 
dans lesquels la sensation immédiate que reçut le 
peintre est peu altérée et qui le montrent percevant 
avec ingénuité la figure bonhomme des choses et la 
nature sous son visage de tous les jours et avec ses 
airs familiers. N'est-ce pas une chose plaisante que 
le peintre des Décamérons et des Fêtes galantes, le 
poète des Légendes romanesques, ait peint avec une 
inappréciable saveur de rusticité des cours de ferme 
où les poules et les coqs picorent le fumier d'or, et 
où des ânes, délicieusement philosophes, leurs beaux 



ADOLPHE MONTICELLI. 301 

yeux mi-clos, semblent dodeliner de la tête en pour- 
suivant un songe taciturne? 

Mais ces études d'après nature et quelques portraits 
d'une assez belle tenue ne sont qu'une exception 
curieuse dans l'œuvre très considérable de Monticelli, 
qui comprend des scènes de genre (galas, cours 
d'amour, carrousels, assemblées de seigneurs, jeux et 
fêtes au temps de la Renaissance, dans une vague 
Italie) ; des compositions dont le sujet est historique 
et légendaire, et où foisonnent les plus amusants 
anachronismes ; des mythologies ; des villes d'Orient 
rêvées. Il n'est presque aucune de ces toiles qui ne 
révèle une riche imagination et un sens éminent de 
l'effet décoratif ou théâtral. 

Cet œuvre est aujourd'hui tellement dispersé 
qu'essayer d'en dresser le catalogue, même approxi- 
matif, serait une entreprise chimérique. Les difficultés 
d'une tâche pareille seraient encore aggravées par les 
falsifications totales ou partielles qu'ont subies quel- 
ques Monticelli des dernières années. Le peintre 
avait pris l'habitude de laisser ses toiles à l'état de 
pochades, qu'il cédait pour des sommes dérisoires. 
Or, la seule sauvegarde d'une œuvre d'art contre le 
vandalisme des ignorants, c'est sa valeur vénale. Pas 
mal de braves gens confiaient à d'honnêtes peintres, 
afin qu'ils en fissent quelque chose de fini, d'admira- 



302 ÉTUDES D'ART. 

blés ébauches achetées pour leur bon marché. Cer- 
tains peintres s'étaient créé une spécialité de ces 
ravages ; d'autres se servaient des Monticelli comme 
de dessous à leurs compositions. Ces odieux abus du 
droit de propriété étaient la désolation du pauvre 
Monticelli. 

On pourrait, à la rigueur, compter dans cet œuvre 
trois manières, qu'il est difficile de séparer nette- 
ment, car elles sont issues l'une de l'autre, et forment 
plutôt les divers moments d'une insensible évolution. 

Les premières compositions sentent l'école et les 
influences du temps. Le dessin est assez correct, mais 
sans nerf ni originalité; la facture est mince et 
timide; la coloration, rousse et noire, à base de 
bitume et de laque jaune, est celle de l'école roman- 
tique. 

Vient ensuite la période de maturité. Monticelli 
s'est trouvé, a délivré sa personnalité. Sa couleur, 
fraîche et gaie, sans avoir encore conquis toute son 
audace, est admirable déjà. Le peintre compose, 
dessine et modèle. Sa pensée est bien possédée, 
claire, explicite, et il l'écrit formellement dans des 
œuvres où ses qualités, gardant encore l'équilibre, se 
prêtent une aide mutuelle. Il y a telles œuvres de 
Monticelli, exécutées à cette époque, dont la place 
véritable est au Louvre. 



ADOLPHE MONTICELLI. 303 

Peu à peu, soit impuissance, soit lassitude d'ache- 
ver, Monticelli finit par se contenter de pures impro- 
visations. Il peignait ordinairement sur des panneaux 
de bois, et avec d'incroyables épaisseurs de pâte, ces 
ébauches dont le nombre est incalculable (il ne se pas- 
sait presque pas de jour que Monticelli n'en brossât 
une ou deux, et, pour mon compte, j'en ai vu des 
centaines et des centaines). Dans ces caprices rapides, 
le dessin est réduit à une sommaire indication ; les 
personnages ne sont pas groupés à autre fin que de 
disposer des bouquets de tons ; les demi -teintes et les 
passages du modelé ne correspondent qu'à peine aux 
mouvements de la forme; leur rôle n'est que d'ap- 
puyer les couleurs dominantes, et sur la trame des 
gris subtilement nuancés éclate avec douceur la har- 
diesse sauvage des tons clairs. 

Ces compositions, que le peintre s'appliquait à 
laisser inachevées et dans un demi-chaos, où la forme 
vague et lourde comme les choses qu'on voit dans 
les rêves du sommeil, a perdu sa ligne et ne garde 
que sa masse, sont pourtant la part de l'œuvre de 
Monticelli que je préfère. Car c'est là qu'il a répandu 
les plus étonnantes magies de sa couleur, qu'il a 
bâti avec des végétations et des nuages de si étranges 
architectures ; c'est là que, parmi des splendeurs con- 
fuses, comme vues à travers une fumée d'ivresse, il a 



304 ÉTUDES D'ART. 

déployé la poésie trouble et magnifique des triomphes. 
Ces ébauches singulières, que j'aimais passionné- 
ment du premier jour que je les connus, je peux dire 
que j'en ai vu un certain nombre depuis plus de dix 
ans que je me suis mis en quête d'elles. Les images 
qu'elles m'ont laissées dans la mémoire se sont grou- 
pées, recouvertes et fondues en quelques visions qui 
concentrent pour moi ce que renferme, épars et dis- 
séminé, la fantaisie de Monticelli. Je vais essayer de 
dire quelques-unes de ces visions. Je ne peux parler 
du rêve de la vie qu'eut Monticelli qu'en m'essayant 
à décrire les rêves qu'il m'a donnés. Je ferme les 
yeux. Les souvenirs se lèvent en moi des fêtes aux- 
quelles il me semble avoir assisté dans un temps très 
ancien et des plaisirs, divers selon l'heure, qu'offrait 
à ses hôtes, en ce château de je ne sais où, l'hospita- 
lité d'un souverain très gracieux. 



* 
* * 



Un parc; de clairs viviers où "les biches vont boire, 
Et des paons étoiles dans les bois chevelus. 

Victor Hugo. 

Et voici que s'ouvrent soudain les horizons d'un 
royaume enchanté. 



ADOLPHE MONTICELLI. 305 

C'est une forêt de grands chênes. Une aube d'or et 
de pâle argent palpite dans la nuit des futaies, à tra- 
vers l'épaisseur de la feuillée, et au loin s'épand 
comme un fleuve sur des collines basses qu'assom- 
brissent des bois touffus. Au carrefour, où se joignent 
de larges allées, autour d'une fontaine d'eaux jaillis- 
santes qui élève sa hampe d'une svelte élégance 
portant deux coupes inégales, étaient rassemblés 
déjà les sonneurs de fanfares et les meutes de griffons 
maintenues par les pages. Et sur leurs bêtes aux 
harnachements précieux, arrivent par couples les 
cavaliers, seigneurs magnifiques, dames en robes de 
nacarat raides de pierreries, écuyers coiffés de. toques 
à la' longue plume blanche et noire. 

L'après-midi étant d'une lumière pure et le ciel 
d'un azur admirable, la comédie fut donnée au 
jardin. 

Sur un théâtre dressé entre des arbres fleuris, des 
personnages vêtus de souquenilles jaunes et rouges 
s'agitent pour le divertissement de la compagnie 
raffinée. Des musiciens tiennent des instruments, 
fifres, hautbois et violons, trompettes et timbales de 
cuivre. Des femmes s'éventent, et, à demi distraites, 
suivent le spectacle ou rient aux propos des gen- 



306 ÉTUDES D'ART. 

tilshommes penchés vers elles et qui leur murmurent 
des flatteries. D'autres, escortées de nains porteurs de 
parasols, s'éloignent et s'enfoncent sous les char- 
milles. 

Au soir tombant, et dans la troublante langueur 
émanée des jardins, les femmes rêvaient sur les 
terrasses. 

Près d'un bocage qui baigne ses rameaux dans la 
gloire défaillante d'un ciel touché du crépuscule, sur 
une terrasse aux dalles de marbre, des zingaris ont 
chanté. Assises et mollement accoudées, des femmes 
immobiles ont l'air d'écouter encore la musique 
évanouie. Autour d'elles rampent les traînes de leurs 
robes, bizarrement et fastueusement ornées d'yeux 
de paons rouges, bleus ou verts. Posés sur les rampes 
d'un escalier monumental, des oiseaux-lyre se pava- 
nent et des lévriers blancs tachetés de jaune s'éti- 
rent ou s'accroupissent au sol. D'un côté de l'horizon, 
luit encore un mince sillage de feu, dernière trace du 
couchant; de l'autre côté, un flot pâle s'épanche 
au-dessus des collines, annonçant le lever prochain 
de la lune ou de quelque astre éclatant. Les tièdes 
roses du jour qui meurt achèvent de s'effeuiller dans 
la fraîche profondeur du soir, cependant que, dans 



ADOLPHE MONTICELLI. 307 

la hauteur du ciel, la nuit étend ses landes blêmes et 
ses prés sombres, où vont bientôt naître les étoiles. 

Quand le long crépuscule d'été eut assoupi ses 
dernières lueurs, la fête s'alluma : 

Sous la douceur de la nuit bleue et tranquille, le 
parc s'illumine, et sur les arbres, sur les étangs, sur 
les barques chargées de musiques, foisonnent des 
lucioles de feu. Les eaux, que des dauphins et des 
poissons chimériques vomissent dans les vasques 
moussues des fontaines et dans les bassins de pierre, 
se colorent aux lueurs des flambeaux portés par des 
pages à cheval, et ruissellent en nappes d'or, en 
torrents de gemmes scintillantes. Dans une éclaircie 
des noires futaies, apparaît le château, et voici s'ou- 
vrir, éclatantes, les portes des salles, briller les tables 
d'un festin, resplendir les chandeliers d'or à vingt 
branches et les lampadaires frissonnants de flammes, 
pareils à des buissons ardents. 

Le décor changea, et mon âme se crut transportée 
aux temps antiques, bien avant la mort du grand Pan : 

Dans une forêt aux rousses frondaisons incendiées 
par l'automne, un char triomphal large et lourd 



308 ÉTUDES D'ART. 

roule sur ses basses roues dorées et ses essieux flam- 
boyants. Il est traîné par des chevaux blancs dont la 
crinière est tressée de feuillage et de fleurs. Répandue 
tout autour, la troupe des ^gipans et des Faunesses 
souffle dans des trompes et des buccins, et chante la 
louange de Bacchus invincible. 

Mais ici, en cette clairière de forêts, c'est l'apo- 
théose du feu et c'est le triomphe de l'automne. Sur 
les bras rigides d'un chêne, tourbillonne, comme au 
vent d'un incendie, une nuée de feuilles rouges, 
telles que des papillons de braise. Par une brèche 
éblouissante des taillis, apparaissent des halliers de 
flammes entre lesquels on dirait que se creusent et 
s'enfoncent des puits de clarté. Un arbre d'or étend 
largement ses rameaux, ses thyrses et ses panaches. 
Sous ce dais fabuleux, des femmes nues, s'avançant 
en troupe, semblent nouer et dénouer une vivante 
liane de chairs. La peau des brunes mêle ses nuances 
d'astre nocturne, ses gris fuyants plus fins que le lai- 
teux orient des perles, à la chair blonde d'une transpa- 
rence exquise et dont la pulpe semble pétrie de soleil. 
Une des femmes déploie au-dessus de sa tête un voile 
ou une écharpe rose, du même rose doux et vif qui 
teint certaines conques de coquillages marins. L'om- 
bre de l'étoffe baigne ses bras et ses seins de reflets 
nacrés, mauves, lilas, si légers qu'ils semblent flotter. 



ADOLPHE MONTICELLI. 309 

Voici que maintenant de nouvelles, d'étranges 
apparitions surgissent dans ma mémoire : les pompes 
religieuses de l'Espagne catholique se déroulent 
au pied de mornes églises, s'engouffrent sous des 
porches sombres que pique un fourmillement de 
cierges. Et ce sont de massifs paysages d'Orient : 
solitudes d'Asie, terres rougeâtres, plaines accablées, 
assises de montagnes recuites comme des parois de 
forge, cités écrasées sous des cieux d'airain et sem- 
blables à de brumeuses fournaises. Puis des visions 
de légende ; puis des batailles, des cohues et des pro- 
cessions de peuples en des pays qu'on ignore. 

Haussées sur la houle d'un océan où pleut la 
sombre richesse de la nuit, cinglent des nefs de mi- 
racle. Les voiles sont de pourpre, les carènes sont 
caparaçonnées de pierreries, et les mâtures sont 
comme des fulgurations. La caravane de la mer passe 
mystérieusement étincelante au milieu des ténèbres. 

A travers une plaine obscure, sur la terre d'un 
rouge étouffé, comme imbue de sang, défile une co- 
horte fantastique. Rien n'est visible de la troupe en 
marche qu'un confus tumulte d'ombres s'agitant; 
mais un flot de lumière, soudain jailli on ne sait 
d'où, illumine un rang de dromadaires montés par 
des hommes tenant en leurs bras de longs étendards 
aux plis d'un jaune très clair. Aux confins de la 



310 ÉTUDES D'ART. 

plaine frémit un ciel extraordinaire, strié de Mandes 
d'ébène et de sombre azur, fouetté de vagues d'un 
jaune vert, d'un jaune vert frais et délicieux comme 
la splendeur d'une émeraude. 

Enfin ce sont des visions d'effroi : tantôt un dur 
firmament de cuivre, au bord duquel s'épanouissent 
d'énormes nuages roses et blancs, tels que de pe- 
santes fleurs suant les poisons ; un ciel de fièvre et de 
peste couvre le chaos d'une ville, ses rondes tours, 
ses dômes, ses coupoles et ses amas de palais, et 
d'autres fois de rouges ténèbres, où bout une terri- 
fiante colère, des nues orageuses déchirées de livides 
éclats, semblent menacer des royaumes coupables et 
les éblouir en les épouvantant. 






Le faste et l'apparat de Véronèse, le luxe et l'abon- 
dance du Titien, l'opulence du Giorgione, qui pei- 
gnit des chairs de femmes savoureuses comme de 
beaux fruits, tout un merveilleux héritage de ces 
Magnifiques de l'Art, Monticelli l'a gaspillé à plaisir, 
avec la folle insouciance d'un enfant prodigue. Quel- 
ques-uns des trésors de Venise dorment enfouis dans 
ses ébauches. 

D'autres fois, en certaines de ses fantaisies, où il a 



ADOLPHE MONTICELLI. 311 

recueilli un reflet de Watteau, Monticelli est d'un 
charme léger, d'une grâce presque fragile. Ailleurs, 
ses paysages d'Orient montrent qu'il avait reçu cette 
imagination de l'énorme et du cyclopéen qu'avaient 
Rembrandt dans ses horizons de villes, Victor Hugo 
dans ses dessins. 

Malgré ces parentés plus ou moins lointaines, 
Monticelli, comme tous les créateurs, entrevoyait un 
univers que personne ne vit avant lui, un univers 
où l'héroïsme même ne serait que volupté; ses 
ébauches , ce jardin de la paresse, comme Baude- 
laire nommait l'œuvre de Rubens, toutes respirent 
une sensualité assouvie et heureuse, sans inquiétude 
et sans remords, une plénitude de joie dans le 
plaisir. 

Mais l'œuvre qu'il laisse n'est qu'un miroir peu 
net, où apparaît confusément, comme en une onde 
troublée, l'image des royaumes et des palais qu'il a 
songes. Ces mirages indistincts brillent, s'effacent, se 
livrent aux yeux qui rêvent et se dérobent au regard 
qui veut les tenir arrêtés. Ce que nous offre Monti- 
celli, c'est, plutôt que des rêves s'imposant, une 
invitation à rêver, une invitation câline, souple et se 
ployant au désir de chacun, ainsi que fait la musique. 
Les visions de Monticelli ne peuvent prendre achève- 
ment et vie qu'en nous-mêmes. 



312 ÉTUDES D'ART. 

L'art si suggestif et si captivant de Monticelli 
n'est pas un art supérieur, en ce que précisément il 
manque trop de domination, en ce qu'il attend trop 
de notre complaisance. 

Pourtant les germes les plus réels de tous les 
genres de charme ou de force se rencontrent dans 
cet informe génie. Sans science vraie de dessin, Mon- 
ticelli sentait à miracle la beauté d'arabesque que 
peut prendre une silhouette. Il avait l'instinct de la 
composition et des concerts de belles lignes, un sens 
très éveillé de la beauté architecturale, et surtout de 
celle qui peut se trouver dans les choses mouvantes, 
les nuages, les fleuves et les horizons de forêts. 

La plupart des personnages peuplant ses scènes 
sont grossièrement dessinés, à peine établis, et ont 
l'air de gauches marionnettes. Je sais pourtant telle 
toile où une femme qui s'avance lentement, vêtue 
de blanc, et sa robe flottant un peu à la cadence de 
sa marche, est si délicieuse qu'elle me rappelle tout 
à fait la grâce subtile et sûre avec laquelle furent 
façonnées les figurines de prêtresses et de danseuses 
trouvées à Pompéi. 

Il a manqué à Monticelli je ne sais quel indispen- 
sable levain. Ou ne serait-ce pas que sa passion maî- 
tresse pour la couleur ruina peu à peu et finit par 
absorber toutes ses autres facultés ? 



ADOLPHE MONTÏCELLI. 313 

La couleur, pour Monticelli, ce n'était pas seule- 
ment la joie des yeux et ce plaisir physique, sensuel, 
que donne un bouquet de belles fleurs : c'était encore 
et avant tout un langage expressif, pathétique, péné- 
trant au plus secret des âmes par une invincible 
persuasion. 

Sans nul renseignement de géographie ni d'archéo- 
logie, par la seule suggestion de la couleur, Monti- 
celli sait ressusciter pour nous un pays, un siècle, 
une civilisation. Un instinct admirable lui apprend 
la correspondance cachée qui unit certaines couleurs 
à certaines émotions. Il est le maître, le sorcier, le 
Prospero de ces signes mystérieux, sous lesquels sur- 
gissent les pays de la terre et les empires du songe. 
Pourquoi tel ton rougeâtre à côté d'un bleu d'une 
certaine sorte a-t-il le pouvoir d'évoquer en moi 
avec un intensité inouïe les solitudes du morne 
Orient ? Pourquoi tel ciel d'un bleu profond, pareil 
au bleu de la gorge des paons, me transporte-t-il 
dans les jardins d'une Italie enchantée ? 

Voici une croupe de coteau d'un roux fauve et 
brûlé, et au loin des montagnes d'une pourpre vio- 
lette ; et soudain résonne en ma mémoire la phrase 
antique sur l'Afrique monstrueuse et nourrice de 
monstres, Africa portentosa. 

Puis un crépuscule mort, une route où chemine 

18 



314 ÉTUDES D'ART. 

un groupe îndécis de cavaliers, et c'est le moyen âge, 
et la tristesse des routes désertes, et les grands isole- 
ments d'alors... 

Avec cette couleur, véritable outil d'ange, quelles 
merveilles eût créées Monticelli, s'il eût été capable 
de l'effrayant travail nécessaire pour conquérir la 
Forme et tirer ses rêves des limbes de l'ébauche! 
Sans doute il aima la volupté facile de son art, et par 
là il a été un artiste coupable ; mais il est vrai que le 
penseur chez lui était trop inférieur à l'artiste. Ayant 
reçu un tempérament extraordinaire et des dons de 
nature infiniment rares, il manqua de l'Esprit, de 
l'Esprit qui donne les hautes volontés et la soif 
cruelle de la perfection. 

Il ignorait la méditation et la pensée, mais il fut 
plein d'orgie sacrée. 



UN MUSEE 

DU 

PAYSAGE FRANÇAIS 



Un critique d'art, qui s'est acquis une grande auto- 
rité par la grâce et la finesse de son esprit autant que 
par Fétendue de son érudition, M. Paul Mantz, 
émettait, il y a quelques mois, dans le Temps, une 
idée qui méritait de faire son chemin. M. Adolphe 
Badin, dans Paris illustré, et divers critiques se 
rencontraient pour y applaudir. On voit que l'idée 
jetée a germé, et il est certain qu'elle lèverait 
bientôt si M. Paul Mantz consentait à s'en occuper. 

M. Paul Mantz souhaite qu'à l'occasion de l'Expo- 
sition universelle de 1889 nos paysagistes organisent 
une sorte de géographie pittoresque de la France. 
« Pourquoi, dit-il, ne pas réunir au Champ de 
Mars une série de paysages, qui, demandés à des 
mains choisies, photographieraient l'aspect et l'âme 
de notre pays, depuis les verdures un peu flamandes 



316 ÉTUDES D'ART. 

du département du Nord jusqu'aux versants un peu 
espagnols des Pyrénées? Nous conservons pieusement 
l'effigie d'individualités inutiles qui, devant l'histoire, 
n'ont pas plus d'importance que l'insecte écrasé sous 
le pied du passant. Pourquoi ne ferions-nous pas le 
portrait de la France? » 

Voilà qui est très bien dit. Mais ce portrait, nous 
l'avons tout prêt ; il ne reste qu'à rassembler, dans 
un large esprit d'admission, et avec une hospi- 
talité ouverte, les toiles de nos paysagistes morts ou 
vivants. Et nous aurions un Musée du paysage fran- 
çais. 

Un tel musée serait un monument élevé en recon- 
naissance attendrie à la terre de France, comme le 
veut M. Paul Mantz, et en hommage solennel au 
paysage français. Elle mérite qu'on la distingue par 
de pareils honneurs, cette forme de l'art, longtemps 
considérée comme un genre inférieur (aune époque, 
il est vrai, où l'on admettait volontiers une échelle 
des genres), et qui pourtant donnera à notre école de 
peinture le plus solide et le plus original de sa gloire. 
Supposez, en effet, qu'il soit constitué un musée uni- 
versel, quelque chose comme un musée des musées, 
où tous les siècles et toutes les époques figureraient 
seulement par ce qu'ils ont produit d'excellent, de 
significatif et de plus personnel, que pourrions-nous, 



UN MUSÉE DU PAYSAGE FRANÇAIS. 317 

ce siècle -ci, présenter mieux que des paysages? 

L'amour de la nature, qui a été le meilleur don de 
nos peintres et de nos poètes contemporains, ne date 
pas d'hier. 

Les Primitifs, Van Eyck, Albert Durer, les Véni- 
tiens ont peint en leurs fonds de tableaux des cam- 
pagnes qu'ils firent selon leur rêverie particulière, 
nobles et graves, héroïques et voluptueuses ou intimes 
et familières. Vous vous souvenez aussi de l'infinie 
douceur de mélancolie dont Rembrandt a imprégné 
le ciel crépusculaire du Bon Samaritain. La Hollande 
a Hobbema et Ruysdaël, notre ancienne école le 
Poussin, « ce Virgile sauvage », comme le nomme 
M. Marius Liéger ; mais en quelle autre époque de 
l'histoire de l'art peut-on voir réunis et voués uni- 
quement à l'amour exclusif du paysage tant de tem- 
péraments divers, tels que Corot, Courbet, Daubigny, 
Millet, Claude Monet, Cazin? L'amour de la nature 
est un trait caractéristique de l'âme moderne, de cette 
âme qui a faim de rêverie depuis le jour où Jean- 
Jacques lui en donna le goût. La littérature, comme 
la peinture, en est le signe. 

Aujourd'hui l'âge du grand lyrisme est mort pour 
notre école de paysage. M. Paul Mantz le constate 
sans en marquer trop de regrets, mais il reconnaît 
que nos paysagistes ont acquis « la notion des diffé- 

18. 



318 ÉTUDES D'ART. 

rences ». A la vérité, nos paysagistes, aujourd'hui, 
pour voir trop menu, voient un peu superficiel ; 
beaucoup ont trop subi l'influence de la méthode 
micrographique de Bastien-Lepage. Mais, pour le 
salut du paysage, il nous reste de hautes individua- 
lités; il nous reste Cazin, qui exprime avec un 
accent si pénétrant la plainte de la lumière autom- 
nale ; Claude Monet, plein de poésie, de force et de 
splendeur extérieure; enfin, le maître Pu vis de 
Chavannes, qui compose des horizons d'une noble et 
magnifique invention. 

On voit, par ce rapide aperçu, que notre école de 
paysage est florissante. 

Le Musée du paysage français n'aurait pas l'air 
d'un inventaire après décès ; il montrerait au con- 
traire que nous sommes riches d'autant d'espoir que 
de trésors. 

Et ce serait bien aussi la géographie pittoresque 
de notre pays que veut M. Paul Mantz. Et ce serait 
un hymne incomparable à ta louange, terre de 
France, dont l'âme a nourri le rêve de tels artistes, 
et dont chaque province, chaque canton, le moindre 
champ doivent être aimés avec religion : Ile-de- 
France, au ciel nuancé, aux matins noyés d'une 
brume bleue, aux horizons d'une molle eurythmie, 
qui revivent dans les toiles de Corot; forêt de Fon- 



UN MUSÉE DU PAYSAGE FRANÇAIS. 319 

tainebleau, qu'habitèrent Rousseau et Millet ; Bour- 
gogne et Franche-Comté, dont Courbet a rendu la 
robuste beauté et les mâles aspects, de monts, de bois 
et de plaines, — rappelez-vous le Ruisseau du Puits 
noir et le Château dOrnans ; France du Nord, aux 
plaines immenses engourdies dans la brume, mais 
d'où émane une tristesse si douce, quand le soleil filtre 
au travers des nuages gris et chauffe faiblement les 
hameaux de Picardie et du Boulonnais, les hameaux 
de Cazin. Toute voisine, c'est la Normandie, riche et 
forte, exhalant de ses prés et de ses blés verts une 
odeur de feuille et de terre mouillée après Forage. 
Daubigny a vécu là et s'est baigné les yeux dans 
toute cette verdure et dans ces herbages agités par 
le vent de la mer, si proche ! Cette côte de la Manche, 
comme elle a été adorée, depuis les dunes sablon- 
neuses crêtées de pins et de genêts, de Boulogne jus- 
qu'aux rochers de la Hougue ! C'est Etretat et l'em- 
bouchure de la Seine, si souvent décrits par Flaubert 
et Maupassant, Villerville et ses grèves, puis tous les 
petits ports de ces rivages, merveilleux de rudesse et 
de sauvage poésie, quand la mer gonflée et creusée 
de vagues vertes envahit les bancs de roches noires 
tapissés d'algues et de goémons. C'est là que Courbet 
peignit ses admirables paysages de mer. 
Tout le long de l'Océan, chaque coin est ainsi 



320 ÉTUDES D'ART. 

peuplé de souvenirs. Cette presqu'île de la Manche, 
Millet y est né ; Granville d'où s'aperçoivent les îles 
anglo-normandes, Michelet l'a chanté. Et voici que 
se dresse au milieu du désert de sable et d'eau la 
mélancolique merveille de l'Occident, Saint-Michel 
en Grève. C'est déjà l'Armorique. Il y a là une 
région d'entre Bretagne et Normandie qui unit les 
caractères des deux pays. C'est là que Barbey d'Au- 
revilly a placé quelques-uns de ses récits. 

Sur cette côte, entre Cancale et Granville, la mer, 
certains jours d'été éblouissants, est comme une oasis 
d'eau bleue au milieu du sombre Océan. Il y a des 
matinées à Saint-Pair et à Jersey où la mer, resplen- 
dissante de clarté et d'azur, ressemble à la Méditer- 
ranée ; ces matinées, Monet les a peintes, et aussi ces 
falaises, ces coupées brusques de rocs, aux escarpe- 
ments verdoyants, ces chemins creux à la pente des- 
quels apparaît subitement l'eau étincelante. 

Voilà Saint-Malo, Saint-Pol en pays de Léon, Tré- 
guier, où naquit Renan, l'îlot de Tombelaine, où 
dort Chateaubriand. Toute cette extrême province 
de Bretagne, comme Loti en a dit le charme pro- 
fond et le mystère : « O Bretagne, ô terre tout im- 
prégnée cPun sentiment d 'autrefois ! »Puis la Vendée, 
où la révolte des paysans fut si tenace, car ils tenaient 
de cœur et de chair à ce sol qu'ils défendaient, à ce 



UN MUSÉE DU PAYSAGE FRANÇAIS. 321 

bocage. Comment dire tous les pays? Rien qu'à les 
nommer, le cœur est remué : Roussillon, Cévennes, 
Quercy, de Cladel et de Pouvillon, Provence et 
Languedoc. 

Eh bien ! ce voyage où nous entraîne le souvenir, 
sitôt qu'on s'y livre, tous pourraient le faire en une 
visite au Musée du paysage français. Songez que les 
plus admirables toiles de nos paysagistes sont à 
l'étranger ; sur les œuvres qu'ont le Louvre et le 
Luxembourg, on ne peut se faire aucune idée ni de 
Corot, ni de Daubigny, ni de tant d'autres. 

Pour une occasion comme celle de l'Exposition de 
1889, et sur des garanties offertes par le gouverne- 
ment français, les grands collectionneurs anglais ou 
américains consentiraient, pour un temps, à se des- 
saisir de leurs chefs-d'œuvre. Il est à souhaiter que 
M. Castagnary prenne en main l'idée de M. Paul 
Mantz. 

Le Musée du paysage français serait la meilleure 
leçon de patriotisme. Nous nous y emplirions les 
yeux de nos bois, de nos plaines et de nos horizons. 
Nous y goûterions le goût de la terre natale. 



PROSES 



CHRONIQUE 

POUR SALUER L'AUTOMNE 



J'avais fait ce rêve daller saluer F Automne. J'avais 
fait ce rêve de m'en aller par les bois ou à travers 
une lande qu'a déjà dévastée le vent glacial. Je suis 
donc parti en compagnie d'un ami, dont j'écoute 
avec intérêt la parole ou le silence, et qui mériterait 
de porter ces noms de fantaisie tendre et morose, 
Jacques le Mélancolique ou Jean d'Autrefois. 

Nous allons ; nous allons, allègres, la poitrine au 
vent, humant le froid, buvant l'air vif. 

Sur la terre sombre, à la pente des guérets, dans 
la broussaille et la friche, les ramures desséchées se 
froissent et bruissent. Il ne demeure de plante vivace 
que quelques touffes de bruyères, dont la fleur, d'un 
violet rembruni, a un charme rude et rustique. 
Ces violets s'alliancent avec le ciel immobile, tendu 
uniformément de gris, d'un gris âpre, fort et triste. 

Au bout de la lande sablonneuse, en même temps 

19 



326 PROSES. 

qu'une ligne de rochers bleuâtres, s'étend la lisière 
d'une épaisse et noire forêt de pins : juste au-dessus de 
sa cime, une bande de ciel, plus claire, blême, a l'air 
d'une lame d'argent allongée à plat. 

Quelle volupté c'est pour l'âme et les yeux de re- 
garder le bois frissonnant étreint par le ciel livide, la 
lande sauvage aux bouquets de buis semés de-ci de-là 
de pâles fleurs mordues par la bise, le lit de cailloux 
d'un ruisseau à sec et la terre qui sent si fort la 
terre mouillée ! 

Mais à ras d'horizon, le ciel semble s'éclaircir. 
Un peu d'azur, d'un azur faible et doux, presque vert, 
naît entre l'écartement de deux nuages blancs. Et cette 
douceur qui se mêle à toute l'amertume du paysage 
fait que la douceur devient suave et l'amertume 
poignante. 

Mon ami, qui s'exalte vite et que toute chose de la 
nature rend ivre , déclame pour son plaisir des 
phrases qui ressemblent à une incantation et répand 
avec emphase son transport intime. Je le sais attaché 
comme personne à l'univers des yeux, et que des 
images de monts, de bois, d'eaux, de feuillages, de 
terre stérile et de moisson, le spectacle du champ 
céleste, à l'aube, au jour ou au crépuscule, lui frappent 
le cœur de troubles joyeux ou tristes. Je l'écoute qui 
divague : 



CHRONIQUE POUR SALUER L'AUTOMNE. 327 

« Automne, Automne délicieux et mélancolique, 
ta seule approche fait se lever de leurs tombes les 
souvenirs endormis. Elles doivent te bénir, les âmes 
assez heureuses pour avoir un passé, un passé de joie 
ou de douleur; ô saison qui sens l'exil, l'absence et la 
nostalgie, tu rends nos cœurs lourds, mais chauds et 
riches, lourds de songer aux tendresses éteintes, riches 
de regrets!...» 

Et à sa voix, des vers me viennent en l'esprit, 
comme sourd l'eau d'une source. 

L'aube bleue et voilée où l'Automne se sent 
Est si pareille aux yeux de l'ancienne aimée 
Que mon âme aussitôt est toute désâmée. 

Ah! viens, approche-toi, fantôme gémissant. 
Morte, je t'aime autant que je t'aimais blêmie. 
O ma rose fanée, ô douloureuse amie. 

Je revois ton front haut, ta bouche et ton souris 
D'une pourpre si pâle et presque violette. 
Comme autrefois, tu tiens de froides violettes. 

Je lis la même plainte en tes yeux bleus et gris. 

Je trouverai le même accent à tes paroles. 

Tes cheveux sont toujours pendants comme les saules. 

Tes cheveux sur ta joue et ta robe avaient l'air 
De sillons de blé mûr dans des plaines de neige. 
Tes yeux faisaient songer à des lacs de Norvège. 



328 PROSES. 

En toi, j'aimais l'automne et la lande et la mer; 
Ta voix, c'était le deuil lent d'une forêt rousse. 
Et tes yeux étaient beaux, comme une mort très douce. 

Comme tu me fus bonne et comme j'adorai 
D'un amour à la fois immense, ardent et triste, 
Tes yeux de scabieuse et tes yeux d'améthyste. . . 



* 

* * 

Mon ami vient de faire changer de piste à ma son- 
gerie. Mon ami aime avec ferveur, avec passion, 
Renan, Cazin et Loti, trois âmes couleur d'automne. 
Jamais il ne perd une occasion de citer quelque 
phrase de Renan, d'une grâce longue et languissante; 
de rappeler certains paysages de Cazin où une sensi- 
bilité souffrante s'enveloppe, s'endort, dans une 
brume de rêverie; de réciter des descriptions de Loti, 
subtiles, précises comme de la réalité, pourtant 
étranges comme des songes. Mon ami est doué d'une 
intelligence intuitive, singulièrement élastique et bon- 
dissante, et voit entre diverses choses des rapports 
secrets, si lointains, qu'on les dirait insaisissables. Je 
n'ai pas le loisir de vous dire tout ce qu'il a vu dans 
ces trois mots « la froide charmille janséniste » des 
Souvenirs de jeunesse. Je ne doute pas qu'il n'écrive un 
jour son Traité de morale et paysage, car il excelle à per- 



CHRONIQUE POUR SALUER L'AUTOMNE. 329 

cevoir en même temps des choses d'un ordre différent. 

... Mais voici que nous quittons la lande. En ce 
moment, la brise défaille ; il fait un temps de tiède 
brume ; un soleil pâle et roux couve sous la cendre 
des nuées. En même temps, le ciel s'émeut et remue; 
une troupe de grands nuages jaunes vont, viennent, 
ont l'air d'errer avec nonchalance. Nous descendons 
la pente d'un coteau où des tilleuls forment une sorte 
d'allée irrégulière. D'une futaie ronde, encore touffus 
et tout d'or, ces tilleuls semblent des monceaux de 
richesses ; et, sous un souffle plus fort, leurs branches 
penchent, ploient, se balancent ; un tourbillon de 
feuilles se disperse. On dirait des oiseaux éclatants, 
mais volant lentement, lentement, avec des ailes 
lassées. Et nous songeâmes à des vers de Heine, à un 
lied délicat, fragile, exprimant des idées de chute, de 
fuite de tous rêves et de désespoir. 

L'ami disait : « Il y a un moment entre la fin du 
regret et une nouvelle ivresse où l'état de notre âme 
ressemble à cette heure-ci. 

« De la joie calme serait permise alors à notre 
âme un peu vide, sans détresse vive et sans ardeur 
d'espoir. Mais de se voir guéri et consolé de son 
deuil, il semble que c'est comme une seconde sépa- 
ration cruelle, un autre adieu solennel qu'il faut dire 
au passé. » 



330 PROSES. 



SECONDE MORT 

Ah I le cœur est lourd de combien de choses ! 
La branche s'effeuille au vent de l'Automne 
Et s'en vont aussi du cœur monotone 
Tous les souvenirs des anciennes roses. 

Hélas! tout se brise et tout se déchire, 
Pas même une trace au cœur ne demeure. 
Ah ! pourquoi faut-il que l'image meure 
Du mal d'autrefois et du vieux martyre ? 

Le glas qui jadis battit dans mon âme 
Si fort, si longtemps, à peine s'il tinte. 
L'heure va venir de la peine éteinte. 
Nous ne rêvions pas d'un pareil dictame. 

Cœur que n'émeut plus la douceur des fautes. 
Jusqu'où, jusqu'où donc faudra-t-il descendre? 
N'est-ce pas assez de muette cendre 
Où se déployaient des flammes si hautes ? 

L'étrange douleur, quand des agonies 
L'amer souvenir en nous agonise ! 
Ainsi donc aucun deuil qui s'éternise, 
Étrange regret des douleurs bannies ! 

Le vent de la mort aussi vite effeuille 
Que les autres fleurs les fleurs funéraires. 
Immortelles, lis, tubéreuses claires, 
L'ange de l'oubli les fane et les cueille. 



CHRONIQUE POUR SALUER L'AUTOMNE- 331 



* 
# * 



Mais le soir approche, silencieux et solennel. 
Devant nous, c'est maintenant une forêt rousse de 
chênes et d'autres grands arbres au feuillage de 
pourpre qui ont l'air de brûler comme des buissons 
ardents parmi les taillis rouilles. Le soleil descend, 
l'Occident s'allume. Une ivresse haute et je ne sais 
quoi d'auguste emplissent le ciel, les bois, les champs 
et nous, nous réveillent de notre lassitude d'âme, 
nous fouettent, nous gonflent d'énergie et d'élan. 

«Ah! pensâmes -no us, l'Automne, c'est un prin- 
temps rouge. » 






... Le crépuscule est tombé. Allons, Seigneur Mé- 
lancolique, il est temps de rentrer. La nuit sera froide 
et sinistre. Rentrons ! Déjà, là-bas, dans la nuit, le 
bourg allume ses lampes. 



SONGES D'HIVER 



... Je suis seul, je suis malade, je suis triste. Le 
silence de la chambre n'est troublé d'instant en in- 
stant que par la toux, qui me déchire, la méchante et 
opiniâtre toux, ma déjà vieille compagne. Voici 
l'heure où s'abat du ciel le morne crépuscule d'hiver, 
et l'ombre se blottit, épaisse, dans les coins de 
l'alcôve, où les rideaux pendent lugubrement et 
prennent comme une apparence de fantômes. La 
chair grelotte, l'âme frissonne, mais le feu est là qui 
rougeoie. Ah ! le réconfort du feu clair ! 

Je comprends que les hommes de jadis aient placé 
dans l'âtre le cœur même de la maison et logé là le 
dieu le plus intime, protecteur de la race. C'est au 
coin du feu que nous réussissons parfois à sentir ce 
qu'il peut y avoir de permanent ou de plus durable 
en nous-mêmes. Aussi je veux, ce soir, laisser la nuit 
venir, les heures couler, et, immobile dans un fau- 
teuil, ruminer les vieux souvenirs et filer les lentes 

19. 



334 PROSES. 

songeries en regardant s'user les bûches, lès belles 
bûches, noueuses, rugueuses, écaillées d'or jaune, 
vêtues de mousses et de lichens blanchâtres, où l'on 
voit naître, à mesure que les mord la flamme, des 
roses ardentes et des damasquinures de rubis. 

Là-haut dans la cheminée, le vent de décembre 
souffle par intervalles, puis chantonne, puis gémit et 
pleure. Que ne croit-on ouïr dans la plainte du vent 
d'hiver? Histoires folles et désolées et sans suite 
comme la vie, chansons interrompues en des larmes, 
comme la vie, mille et mille confidences de peines 
étranges et mille aveux d'une souffrance si mysté- 
rieuse qu'elle ne peut s'exprimer par des paroles et 
que seule la musique pourrait la traduire peut- 
être. 

Mais je laisse geindre le vieux radoteur de vent et 
je contemple le feu déployer sa sombre magnificence, 
sa rapide et multiple merveille. Sous les cendres 
grises comme les nuées d'automne, des tisons brillent 
d'une splendeur étouffée, qui s'éteint en lueur rose, 
du ton des bruyères fleuries; tout près, pétillent 
dans les ténèbres des éclats d'un vermillon vif 
comme celui des cerises mûrissantes ou d'un rouge 
assourdi comme le sang presque noir des grenades 
éclatées. Une bûche, presque entièrement consumée, 
a gardé sa forme, d'une blancheur soyeuse que rayent 



SONGES D'HIVER. 335 

de réguliers anneaux d'ébène; des clartés mauve, 
lilas, grenat, ondulent comme des flots souples ou se 
tendent comme des voiles ; des serpents étincelants 
semblent se tordre ici , tandis que là, des décombres 
noircis s'érigent sur un fond de pourpre orageuse 
évoquant quelque silhouette de burg, une nuitd'effrois 
et de massacres. 

On voit beaucoup de choses dans les bûches qui 
brûlent. 



* 
# * 



J'en voyais bien davantage dans le temps, déjà . 6i 
éloigné, où je n'étais qu'un tout petit enfant, un petit 
enfant singulièrement attentif, et qui étonnait et 
inquiétait même, tant il paraissait bizarre et doux. 
En ce temps-là, ma joie était de regarder dans les 
braises qui s'écroulent, toutes sortes de jolies ma- 
rionnettes, habillées d'or et d'écarlate, briller, tour- 
ner et s'en aller. 

Elles venaient, elles partaient, les princesses de la 
légende en robes belles, en manteaux couleur de lune 
et de soleil, les reines portant aigrette au front et 
diadème de perles, les dames au long sourire et les 
fées, sous leurs chevelures qui flottent, toutes sou- 
dainement nées et brusquement évanouies, dans un 



L. 



336 PROSES. 

bouquet d'étincelles parmi les flammes bleues ou 
violettes. Leur fuite si prompte accroissait leur beauté 
devinée. Vite enfuis, eux aussi, les rois chamarrés et 
rouges, les princes et les chevaliers cuirassés de ver- 
meil, apparaissant en des châteaux illuminés de clartés 
magiques. 



* 
* * 



C'était aussi le temps où, sur la cheminée, s'édifiait 
la crèche de Noël. Ah! les délicieux santons! Mais 
vous savez d'ailleurs qu'encore aujourd'hui, je ne 
souffrirais pas qu'on se moquât d'eux en ma pré- 
sence. 

D'abord ces figurines appartiennent à un art, qui 
n'est pas prétentieux au moins. Je conviens que leur 
raideur est plus grande que celle qu'on reproche 
justement aux statuettes de la première période éginé- 
tique ; j'accorde qu'à côté d'eux, les images en pierre 
de l'époque romane la plus barbare se distingueraient 
par la grâce aisée et la facilité des mouvements. Tels 
quels, j'aime les santons (i). Parfois ils expriment les 

(i) Les santons sont, comme on le sait, de minuscules sta- 
tuettes de terre cuite coloriée qui servent, en Provence, à peupler 
les crèches de Noël. Le ravi dont il est question plus loin est un 
personnage de la crèche dont la physionomie et les gestes expri- 
ment un étonnement naïf et profond. 



SONGES D'HIVER. 337 

sentiments (Tune âme simple avec des gestes appro- 
priés et dont la fine bonhomie est pour -enchanter 
les plus délicats ; et enfin peut-être est-ce leur gau- 
cherie même qui me touche tant. 

Autrefois, ils étaient maîtres et seigneurs dans la 
foire qui se donne en leur nom. Mais à force d'intri- 
gues, le pain d'épice obtint d'être relevé de l'antique 
ostracisme qui le frappait, cependant que le sucre 
d'orge réussissait à s'insinuer en douceur ; la brèche 
ouverte, la barbarie entra à flots ; si bien qu'aujour- 
d'hui Leurs Majesté les Rois Mages doivent suppor- 
ter le voisinage d'un tas de quincaillerie, tandis que 
des étalages de chocolatier semblent vouloir humilier 
le pauvre Barthoumiou, de n'avoir qu'une morue à 
offrir. Tout s'en va. Peut-être nos petits-neveux ne 
verront-ils plus les bonnes vieilles discuter avec un 
sérieux ineffable, pour faire achat d'un roi pas cher 
et exiger un ravi par-dessus le marché. 

Ce n'est pas sans émoi que je me rappelle les 
crèches anciennes, les moutons blancs répandus sur 
la mousse d'émeraude, les ruisseaux en papier d'ar- 
gent bondissant parmi les rocs sauvages taillés dans 
du liège, et les faisceaux de branches verdoyantes, 
laurier, arbousier, rameaux de buis et de houx aux 
baies d'un rouge vivace. 

Aux yeux des enfants, ce peu de mousse, ces quel- 



338 PROSES. 

ques feuilles ouvrent d'infinis horizons de nature 
agreste et de campagne. Pour moi, ces bouquets 
de verdure étaient comme une forêt de Brocéliande ; 
et j'avoue qu'en quelques lieux que les grands hasards 
de la vie aient plus tard mené mes pas, je ne ren- 
contrai plus jamais d'aussi beaux et sombres et 
mystérieux bois. 



* * 



Renan nous apprend que « cette riche ciselure de 
légendes qui a fait de Noël le joyau de l'année 
chrétienne est tirée presque tout entière des Evan- 
giles apocryphes ». 

N'est-ce pas dire que toute l'adorable poésie des 
Noëls, 

Les Noëls sentant bon le houx vert et l'hiver, 

est issue du peuple, de la foule anonyme, qu'elle est 
montée du plus profond de son âme ingénue ? Elle 
est une création collective, comme les épopées primi- 
tives et comme les églises gothiques, ces autres 
épopées architecturales. Le merveilleux, dans le 
catholicisme, a, me semble-t-il, un caractère unique 
de cordialité, et parfois une saveur toute rustique et 
populaire. Je sens en lui la chaleur de la basse huma- 



SONGES D'HIVER. 339 

nité que Rembrandt sut exprimer mieux que per- 
sonne, en certaines de ses œuvres, comme, par 
exemple, V Adoration des Bergers qu'on voit aujour- 
d'hui à Londres, à la National Gallery. 

Aussi le poème de la Nativité est-il demeuré cher 
aux âmes que séduisent la douceur et la noblesse des 
rêves ; et, pour le railler, il faudrait être conseiller 
municipal horriblement, ou un de ces avocats politi- 
ciens dont les Muses sont épouvantées. 

Je connais de très grands savants, affligés de ne 
plus croire à rien, qui soutiennent que rien n'est 
meilleur à l'humanité que les contes de fées et les 
chansons de nourrice. Ceux-là, le soir de Noël, se 
joignent en esprit aux Bergers et aux simples, et 
font route avec eux, vers la petite Etable dont brille 
la flamme dans la saine froidure de la neige et de la 
nuit. 



* 



Comme le passé est doux et douloureux à remuer! 
Rêves de l'enfance, émotions lointaines, si lointaines, 
illusions tendres; tout cela, devant le feu, s'est réveillé, 
s'est ranimé. Bien d'autres lambeaux de mon cœur, 
mort depuis longtemps, ont palpité aussi. Même un 
moment, il m'a semblé voir naître un visage, hélas ! 



340 PROSES. 

trop chéri, et des yeux que je sais, les yeux de celle, 
comme disent les vers délicieux de Murger, 

De celle dont le nom aux lèvres vous revient 
Comme un miel fait de plante amère. 

Mais soudain des pas vigoureux se sont approchés 
de ma chambre, la porte a tourné, et j'ai entendu 
une voix cordiale et bougonne m'interpeller : « Tiens, 
que faites-vous là dans le noir ? » 

J'ai répondu : « Mais, vous voyez, je rêvasse au 
coin du feu. Je suis de ceux... que ça amuse... de 
s'ennuyer. » 

... On voit beaucoup de choses dans les bûches 
qui brûlent. 



L'ART 



DANS 



LES TÉNÈBRES DU PEUPLE 



Nous marchâmes longtemps le long des maisons 
tristes. 

C'étaient de petites maisons sentant la misère, 
une terrible odeur de misère. Bâties de briques rou- 
geâtres, elles s'alignaient chétives, régulières, presque 
toutes si pareilles! — la même fenêtre, la même 
porte, la même allée — et la multiplication de tant 
de gîtes pauvres donnait à l'âme un malaise, et leur 
monotone pullulement emplissait d'effroi. 

Depuis que j'errais, dépaysé, dans l'énorme ville 
inconnue, parmi ce peuple silencieux, j'avais ren- 
contré bien des souffrances et bien des laideurs; 
j'avais aperçu maintes et maintes figures doulou- 
reuses, j'avais croisé de rapides regards avec les re- 
gards de beaucoup d'yeux désolés et las. Mais ici, en 
ce faubourg qui tient de l'ergastule et du ghetto, 



342 PROSES. 

Fâme humaine apparaît étrangement passive, usée, 
éteinte; les êtres semblent avoir été réduits au 
silence de la plainte par l'habitude trop ancienne de 
la détresse. Parfois, la pitié même, ayant conscience 
d'être trop inégale à cet excès de misères, se sentait 
prise d'une espèce de lassitude, puis, soudainement 
réveillée par quelque épouvante nouvelle, elle re- 
commençait à saigner comme une plaie. 

Assise sur le pas d'une porte, une vieille femme 
tenait, enveloppé de chiffons, un enfant dont la tête 
était si maigre, si hâve, si froissée et si grise. de rides, 
que j'en éprouvai comme une crispation d'étonne- 
ment. Je n'avais jamais compris, comme alors, ce 
que la naissance peut avoir de sinistre, et l'horrible 
aventure de venir à la vie. Plus loin, deux femmes, 
couchées à terre, ivres mortes, barraient le trottoir. 
Plus loin allait et venait une toute jeune prostituée. 
Elle avait les cheveux épars, dans ses yeux, comme 
d'une folle, je ne sais quoi de strident, et, d'une 
bouche navrée, elle nous grimaça un rire obscène. 

Nous entrâmes dans un dédale de ruelles hideuses. 
Des échoppes basses étalaient des nourritures. Une 
repoussante odeur nageait dans l'air. 

Nous quittâmes le marché juif. Nous reprîmes 
notre course â travers la cité dolente. 

Ici, mes souvenirs vacillent et s'emmêlent. Je sais 



L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 343 

seulement que nous longeâmes des entrepôts, des 
hangars, des docks démesurés, que nous côtoyâmes 
des canaux d'eau noire. De hautes cheminées vomis- 
saient des flots de fumée lourde; une impalpable 
poudre obscurcissait l'atmosphère. 

Nous nous engageâmes dans des passages si étran- 
glés qu'on eût dit les chemins de ronde de certaines 
prisons. Parfois sur l'ennui des hautes murailles 
nues, sur le désert des trop grands espaces sans 
ouvertures, une petite fenêtre semblait bâiller 
d'abandon et d'isolement. Car dans ce cachot où 
l'âme souffre se sentant captive des choses, les choses, 
elles aussi, ont un air captif. 

Et je songeais qu'à droite, à gauche, en avant, en 
arrière, s'étendaient ces murailles mornes, s'allon- 
geaient, se croisaient ces labyrinthes, ces couloirs, 
d'étroits boyaux qui évoquent les cauchemars où 
l'on se perd à travers des appartements et des esca- 
liers s'enchevêtrant, où l'on cherche à avancer dans 
des corridors aux parois soudainement serrées. Oh ! 
s'évader de cette oppression de la pierre et du métal ! 
Partir sur la mer lugubre, mais libre et ouverte ! Et, 
le cœur brusquement piqué d'un regret aigu, je me 
rappelais telle route qui va sous le vaste ciel, telle 
lande aux buissons tourmentés par des souffles venus 
de très loin. 



344 PROSES. 

Nous étions arrivés à une rue un peu plus large. 
Devant une allée de maison, mon guide s'arrêta, et 
avec sa voix qui appuie sur chaque syllabe, il me 
dit : — Tenez, ici même a été relevée un matin une 
des victimes de Jack. 






Nous allons maintenant dans une des grandes 
rues si agitées, si remuantes, qui traversent White- 
chapel. Je recommence à harceler de questions le 
compagnon si obligeant qui dirigea ma descente 
dans l'enfer londonien. 

De sa voix égale, avec sa douceur et sa courtoisie 
parfaites, mon ami tâche de répondre à mes curio- 
sités, tandis que je lève les yeux vers lui. Il a des 
yeux d'un bleu très clair, un grand nez mystique, 
et, comme Dante, un front en hauteur et des tempes 
serrées. Il a des gestes rares, une grande et très 
naturelle noblesse de manières. H est si long que 
parfois des loustics, sur ses pas, se mettent à crier : 
« Où va-t-il, ce réverbère ambulant? » (Where is 
going that walking lamp-port ?) 

Très grave, très réfléchi, très sérieux. J'ai cherché 



L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 345 

longtemps la nuance qui achèverait de le peindre. Je 
n'ai pu trouver que ceci : folâtre comme Cromwell. 
Oui, je crois que ce qui manquerait le plus à ce 
type excellent d'un certain esprit anglais, ce serait 
l'art de rire avec frivolité. 



* 

* * 



C'est un lettré et un artiste du goût le plus fin. 
Cependant rien ne le préoccupe, comme l'existence 
de la peine et du mal, de tant de pauvreté, de tant 
de péché. Mais, s'il croit qu'il faut soulager la misère 
par la charité, il pense qu'il convient surtout de la 
combattre par delà morale. Le mal, c'est l'ignorance, 
c'est la brutalité des instincts et la tyrannie des 
vices, c'est la paresse et l'alcoolisme. Les remèdes, 

— Dieu ! qu'ils me semblent hasardeux et précaires ! 

— c'est un peu d'instruction, beaucoup de prédica- 
tion évangélique, et enfin peut-être aussi l'Art dont 
la vertu est purificatrice. Il faut apporter un peu de 
lumière dans les ténèbres du peuple. 

— Il faut, dit-il, « descendre une lampe dans la 
cave »- 

Il est donc membre actif de la Townbee Hall Asso- 



346 PROSES. 

dation, dont il me semble représenter assez bien 
l'esprit. 

Mais voici Townbee Hall. Entrons. Une petite 
cour sablée ; des bâtiments de briques rouges, recou- 
verts d'un manteau de verdure sombre. Un escalier 
de bois nous amène à un corridor sur lequel s'ou- 
vrent de nombreuses portes. C'est là que logent, 
moyennant un loyer, quelques-uns des membres de 
l'Association. Les chambres sont claires, propres, 
très confortables. Partout une abondance de photo- 
graphies d'après Botticelli ou les quattrocentistes 
italiens. Je m'arrête à considérer une carte de la 
Pauvreté à Londres dressée par Charles Booth. Je 
reconnais notre noir itinéraire de tantôt. 

Nous frappons à la porte du secrétaire, Thomas 
Hancock-Nunn. Accueil charmant. On est chez des 
artistes. Aux murs, des photographies de belles 
choses ; sur la table, un vase de faïence jaune où 
trempe un rameau de verdure, comme le veut une 
très jolie mode anglaise. 

Tandis qu'on bavarde, l'heure du repas a sonné. 
On me prie à dîner. J'accepte. 

La salle à manger est grande, revêtue de boiseries 
brunes que décorent les écussons des collèges d'Ox- 
ford et de Cambridge. Présentations, saluts, cor- 
diaux shake-hands. 



L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 347 

Le président de table s'assied devant une magis- 
trale pièce de bœuf, et le dîner se poursuivit, qui 
n'eut rien d'ascétique. 

Dans ma noire ingratitude; cette chère excellente 
me donnait une manière de vague remords, de même 
que j'avais été choqué par le confortable de la maison 
entière. Je n'avais jamais plus vivement senti que 
les amis des pauvres doivent se faire pauvres, comme 
l'admirable saint François, et que, pour consoler les 
affamés qu'il n'est pas possible de rassasier, il est 
décent d'un peu mourir de faim soi-même. Je dois 
noter que ces réflexions, dont je crus un jour devoir 
faire part à un révérend; semblèrent l'étonner prodi- 
gieusement. 

Mais d'ailleurs la Townbee Hall Association n'est 
pas un bureau de bienfaisance, et elle ne s'occupe que 
de charité au second degré. Elle fait son souci 
d'apporter aux déshérités de tout un peu de bien- 
être, un peu de joie; elle fait la charité du luxe. 

L'hiver, des concerts sont organisés à Whitechapel, 
où viennent chanter des femmes du monde, parfois 
de très grandes dames. Le public est en haillons et 
nullement trié : « Un soir que je devais chanter, me 
racontait miss A..., il fallut d'abord emporter une 
malheureuse saisie tout d'un coup d'un accès de deli- 
rium tremens. » 



348 PROSES. 

De plus, chaque année, depuis douze ans, l'Asso- 
ciation organise des expositions de peinture qui ont 
lieu dans les salles de l'Ecole Saint- Jude. L'exposition 
de 1891, qui dura vingt jours, et qui comprenait 
deux cents toiles environ, prêtées par des artistes ou 
des amateurs, fut visitée par 70,000 personnes. Au 
catalogue que j'ai entre les mains, je relève les noms 
des peintres les plus célèbres : la Royal Academy, 
avec sirFr. Leighton, Millais, Watts, Briton Rivière, 
les préraphaélites Rossetti, Burne Jones, Walter 
Crâne, le vieil Holman Hunt, etc. 

Une disposition de ce salon populaire témoigne 
d'un goût assez britannique, chaque visiteur étant 
tenu de dire le tableau qu'il a préféré. J'ai pu me 
procurer les résultats de quelques-uns de ses plébis- 
cites. Eh mais !... Il me paraît que les simples n'ont 
pas si mal voté. 

Une année, la victoire appartient à Briton Ri- 
vière, et le grand Burne Jones n'arrive que quatrième 
avec une Annonciation. Mais l'année suivante, il 
remporte un éclatant succès avec la suite de quatre 
tableauxqu'ilintituleZ^^^/q/' J 5rmri?o^. Viennent 
après lui Leader et Frank Dicksee, un avec le 
Retour du laboureur , l'autre avec la Rédemption de 
Tannhauser. 

La légende féerique, peinte par Burne Jones, et qui 



L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 349 

obtint le plus éclatant succès, est une variante de notre 
Belle au bois dormant. La jeune princesse s'est 
piqué la main avec un fuseau; son sommeil magique 
a déjà duré cent ans. D'inextricables broussailles 
d'églantiers, une forêt de roses sauvages ont enveloppé 
le château, envahi la chambre où la vierge repose ; 
mais voici qu'arrive le chevalier élu. 



* 
* * 



Ainsi le cœur des plus ignorants, l'âme des plus 
humbles sont allés tout droit vers l'exquis. Des 
illettrés ont, d'instinct, aimé l'œuvre d'un artiste 
très raffiné. J'avoue que ce choix m'a plu, m'a tou- 
ché. Même en faisant, comme dans tous les plébis- 
cites, la part de la pression électorale, il demeure que 
la foule s'est laissé diriger à préférer une vision qui 
la délivre de ce qu'elle voit tous les jours, et qu'elle 
ne s'intéresse à rien tant qu'à entendre réciter des 
songes. 

Hélas ! les fois se sont à jamais enfuies, qui furent 
si bonnes à la pauvre humanité, et il semble que 
chaque jour se dissipent les mirages qui jadis enchan- 
taient les yeux. Au lieu d'être une joie offerte à tous, 

20 



350 PROSES. 

une communion et une fête universelles, — comme 
aux beaux temps du Moyen Age, où la maison de 
Dieu était le palais du peuple, — l'art aujourd'hui 
tend à devenir un luxe privé. H faut lutter de tout 
l'effort possible contre cette tendance déplorable et 
tâcher à partager les beaux rêves au plus grand 
nombre. Autant que de pain la foule a faim d'être 
émerveillée. 



NOTES 



Paul Guigou était né à Marseille le 8 février 1865. 
Il est mort dans cette ville le 17 janvier 1896. Il avait 
fait ses études au lycée de Marseille et, ses études ache- 
vées, était venu se fixera Paris. Il avait successivement 
collaboré à divers journaux ou publications périodiques 
et rempli les fonctions de secrétaire de la rédaction à la 
Revue moderniste et au Passant, Frappé du mal qui l'a 
emporté après de longues années de souffrances, il dut 
regagner le pays natal et désormais ne se rendit plus à 
Paris que pour de rares et courts déplacements. 

Les œuvres qui figurent dans ce volume (1) appar- 
tiennent à toutes les époques de sa vie. Paul Guigou 
était très épris de perfection, et nous avons cru devoir, 
obéissant au souvenir que nous avions de' ses scrupules 
et de sa sévérité, nous montrer très réservés dans le 
choix des pages à recueillir. Les papiers que sa famille 
a bien voulu nous confier contiennent une foule de 
fragments où son âme apparaît tout entière, mais que 

(1) Ce volume a été publié par les soins d'une réunion d'amis : 
MM. Philippe Auquier, Jean Blaize, R.-M. Ferry, Félix Jeantet, 
Emile Hovelaque, Charles Le Goffic, Charles Maurras, Fer- 
nand Mazade, Paul Rougier, Jean Tribaldy et Auguste Vimar. 



352 NOTES. 

nous avons éliminés, notre dessein arrêté étant de ne 
retenir que les morceaux pour lesquels il avait de son 
vivant marqué sa préférence, ou encore ceux qu'il avait 
corrigés, remaniés, refondus, et dont la présence au 
dossier, avec leurs nombreuses retouches, constituait un 
témoignage qu'il les considérait comme dignes d'être 
conservés. Nous n'avons fait une exception que pour 
Y Offrande à Hécate, qui est inachevée, mais qui ja- 
lonne l'une des étapes de son existence et qui est la 
dernière poésie qu'il ait conçue, à l'heure redoutable 
entre toutes où, pris de lassitude et de découragement, 
il se contempla d'un regard lucide et comprit que l'af- 
fection dont il était atteint était de celles qui ne par- 
donnent pas. 

Il convient toutefois de noter que cette affection, pour- 
tant si longue et si douloureuse, fut clémente à Paul 
Guigou, en ce sens qu'elle n'ôta jamais entièrement de 
ses yeux le divin bandeau de l'illusion, et qu'il conserva 
jusqu'au bout, sauf à de rares moments de dépression 
morale et d'abattement physique — et les vers dont on 
vient de parler ont été sûrement conçus dans un de ces 
moments-là — une sensibilité suraiguë qui lui permit 
de goûter dans leur plénitude les belles choses qu'il 
aimait. 

Les essais de tous ordres que nous avons réunis suf- 
firont — c'est notre plus cher espoir — pour donner à 
ceux qui voudront bien les feuilleter une idée exacte de 
ce que fut ce tempérament où la grâce et la force s'équi- 
libraient. Mais, quelle que soit la perfection de la 
plupart de ces morceaux, ceux qui les liront devront 
n'y chercher que des indications. Le meilleur de Paul 
Guigou, en effet, demeurera secret à quiconque ne l'a 



NOTES. 353 

pas connu. Le maître illustre qui s'est si généreusement 
offert à nouer la gerbe que des mains amies ont assem- 
blée, l'a dit éloquemment dans sa préface, et la même 
pensée se retrouve, sous une forme saisissante, dans 
une lettre de M. Emile Pouvillon à M. Charles Maur- 
ras. « La disproportion inévitable, en pareil cas, entre 
l'œuvre accomplie et l'œuvre en puissance, écrivait le 
parfait poète des Antibel, ne peut être comblée que par 
l'importance du commentaire. » Pareil regret a été 
exprimé par M. Paul Margueritte dans un émouvant 
article de Y Écho de Paris et par M. Gustave Geffroy, 
dans une brève notice publiée par le Soir ; « J'avais 
seulement rencontré Paul Guigou..., disait M. Geffroy. 
Et pourtant, il me semble qu'une amitié tacite, loin- 
taine et intermittente vient de prendre fin avec la mort 
de ce pauvre garçon de trente ans, qui s'en va après 
avoir donné les preuves de son talent réfléchi, épris de 
beauté et de raison. Ceux qui furent vraiment les amis 
de Guigou de toute la vie, de tous les jours, pourraient 
dire certainement les raisons de cette sympathie mieux 
révélée par la mort. C'est sans doute qu'il y eut en 
Guigou un esprit qui se prouvait immédiatement, par 
quelques mots expressifs, par la douceur du regard, et 
enfin par les pages écrites çà et là, dans la Revue mo- 
derniste d'abord, puis, au hasard des déplacements, 
dans des journaux de Paris et de Marseille, où il écrivit 
des vers d'un sentiment mélancolique délicieux, et des 
pages mêlées de critique et de rêve sur les artistes qu'il 
aimait : Puvis de Chavannes, Claude Monet, Rodin. 
J'espère que, de tout cela, on fera un livre. Ce sera le 
tombeau d'une intelligence, c'est vrai, avec un nom et 
deux dates sur la couverture, comme sur une pierre de 

20. 



354 NOTES. 

cimetière. Mais ce sera aussi la survivance d'une pensée 
délicate, le souvenir perpétué de celui-là qui mourut 
après avoir à peine commencé le songe de la vie. » 

Ainsi parlèrent tous ceux qui, ayant une fois ren- 
contré Paul Guigou, avaient pu apprécier la richesse 
de sa pensée et la variété de ses connaissances. Ainsi 
parla M. Pierre Bertas, adjoint au maire de Marseille, 
délégué aux beaux-arts, sur la tombe de celui qui avait 
été son compagnon de jeunesse. Et c'est la grande tris- 
tesse de ceux qui ont apporté leur concours à l'édifica- 
tion de ce monument que l'injuste destin n'ait pas 
permis qu'il soit plus complet et plus imposant. Ils ont, 
d'ailleurs, la consolation de penser que des poèmes tels 
que In memoriam (i), la Cathédrale merveilleuse (2) et 
Sous la lune d'automne (3) et des pages comme la Pré- 
face (4) aux Reliques de Jules Tellier et l'étude sur le 
peintre Monticelli (5), permettront au lecteur de faire 
aisément le départ entre ce qu'a été Paul Guigou et ce 
qu'il aurait été, si la vie lui avait fait un plus long 
crédit. 

A qui voudra lire plus sûrement dans l'intimité de 
cette âme charmante et sérieuse, il importe de signaler 

(i) Revue hebdomadaire. 

(2) Revue hebdomadaire. 

(3) Revue hebdomadaire. 

(4) L'œuvre de Jules Tellier, publiée par un groupe d'amis, a 
été tirée à un nombre d'exemplaires limité. C'est pourquoi on a 
cru devoir reproduire ici la préface écrite pour les Reliques par 
Paul Guigou. 

(5) Cette étude sert d'introduction à l'album des œuvres de 
Monticelli par le peintre-graveur A.-M. Lauzet. On l'a reprise 
ici pour la même raison que la préface dont il est question ci- 
dessus. 



NOTES. 355 

la prose révélatrice qui a pour titre : Chronique pour 
saluer l'automne (i). Guigou avait fait le projet d'écrire 
ce Traité de morale et paysage qu'il mentionne, car, bien 
mieux que l'ami dont il parle, il excellait à découvrir 
des rapports mystérieux entre les choses, en apparence, 
les plus dissemblables. Il était poète, il eût voulu être 
peintre; et ce double amour qui eût été funeste à un 
esprit moins solide que le sien, n'eut d'autre résultat 
pour lui que de l'entretenir dans une exaltation perma- 
nente vers la beauté. Et c'est ainsi qu'il lui aura été 
donné de vivre, en toute sécurité et en pleine paix, 
entre ses deux idoles. 

Tel de ses sonnets, « Orient !... Orient !... » dit son 
amour pour les fastes de la lumière, et il est certain 
qu'habitué dès son enfance aux splendeurs des soirs 
méditerranéens, il marqua toujours une grande préfé- 
rence pour les peintres dans les tableaux desquels la 
couleur s'exaspère jusqu'au lyrisme; mais il n'était pas 
dupe de ces beaux décors qui ne masquent que le vide 
de la pensée et la sécheresse de l'imagination, et son 
souci de mêler toujours la morale à l'esthétique est sen- 
sible dans toutes les pages que sa main défaillante a 
pu achever. M. Maurice Barrés, qui l'aima beaucoup, 
l'avait défini, dès leur première et déjà lointaine ren- 
contre, un « esthéticien moraliste », et il est avéré que 
Guigou garda, sa vie durant, un penchant très vif pour 
les essais critiques et les méditations philosophiques. Il 
n'est, pour s'en convaincre, que de parcourir des tra- 
vaux comme les Génies stériles (2) , la Poésie de 



(1) Le Passant. 

(2) Revue moderniste. 



356 NOTES. 

Renan (i) ou Y Art dans les ténèbres du peuple (2). 

La curiosité si active et si large de Paul Guigou 
dispersa quelque peu les efforts de ses années de prime 
jeunesse ; mais elle eut l'avantage de féconder un terrain 
déjà naturellement très riche. Il se trouva un jour en 
possession d'une érudition que son goût avisé avait 
finement tamisée et distribuée. Ce fut malheureusement 
à l'époque où il entrait dans la pleine possession de ses 
facultés que la maladie stupide lui fît sa première visite 
et transforma ces dons merveilleux et cet acquis énorme 
en un trésor presque stérile. Ce patient et allègre tra- 
vailleur avait labouré en vain son sillon. Le temps 
arrivé de la moisson, la satisfaction de voir des épis 
nombreux et forts lui était refusée, et, dès lors, le clair 
et souriant regard de ses yeux bleus se tempéra d'une 
secrète et persistante tristesse intérieure. 

Il n'eut vraiment que la consolation de goûter profon- 
dément la beauté et de tout comprendre. Cette ivresse 
que donne une grande acuité d'intelligence, ce vertige 
spécial à ceux dont l'esprit toujours tendu s'affine, 
pour ainsi dire, jusqu'à la divination, il les éprouva 
durablement et par delà même ces crises fréquentes où 
sa vie s'usa peu à peu. Il parle, dans son étude sur 
Jules Tellier, de ces rencontres où leur esprit fraterni- 
sait dans la volupté rare d'un beau vers évoqué sou- 
dain au détour d'une causerie ou soudain découvert au 
hasard d'une lecture. Le nombre est incalculable des 
découvertes qu'il aura ainsi faites, et cet essayiste infa- 
tigable, dont la maladie avait fait un reclus, aura bu à 

* 

(1) Revue hebdomadaire. 

(2) La Cocarde, direction de M. Maurice Barrés. 



NOTES. 357 

pleines lèvres à la coupe d'or de la poésie. Il n'est que de 
consulter les études littéraires contenues dans ce livre, 
pour mesurer l'étendue et éprouver la sûreté de son 
jugement. Et ceux qui l'ont entendu n'oublieront jamais 
avec quelle chaleur, quelle finesse et quelle pénétration 
il parlait des poètes dans ces conversations amicales où 
il cherchait l'oubli et dépensait les ressources précieuses 
d'un esprit désormais presque impuissant à créer. Alors 
le visage de Paul Guigou rayonnait, et la « haute et 
noble coupole de son front » — pour nous servir de l'ex- 
pression de M. Albert Jounet, dans sa belle et forte étude 
de la revue l'Étoile — apparaissait, à ceux qui l'entou- 
raient, couronnée de roses et de violettes symboliques. 
Une autre joie de sa vie fut sa nomination au poste 
de conservateur du musée de peinture de Marseille. Là, 
Paul Guigou vécut vraiment dans son atmosphère natu- 
relle. Il s'était attaché à reconstituer l'état civil des 
tableaux confiés à sa sollicitude éclairée, et il eut l'envia- 
ble bonne fortune de restituer à quelques-uns d'entre 
eux , accrochés loin des regards ou simplement oubliés 
derrière les portes, le rang que leur mérite leur assignait 
légitimement. De cette époque datent quelques-unes 
des pages réunies dans cet ouvrage, notamment l'étude 
sur la Poésie de Renan déjà citée, d'une analyse si déliée 
et d'une conclusion si imprévue ; le Mythe de Pierrot (i) , 
cette digression si subtile et si ingénieuse, et aussi ces 
deux albums pour la jeunesse : V Arche de Noê et Y Illustre 
Dompteur (2), où son esprit, las de tant de travail et de 
tant de souffrance, s'est distrait et reposé. L'œuvre de 

(i) Revue hebdomadaire. 

(2) En collaboration avec le dessinateur A. Vimar. Librairie 
Pion et Nourrit. 



358 NOTES. 

Renan était la grande dilection de Guigou. Non qu'il 
adoptât toutes les conclusions du philosophe ; mais il 
goûtait par-dessus tout la langue si fluide et l'esprit 
insinuant du maître ; et qu'il ait fait de la « Prière sur 
l'Acropole » quelque chose comme son bréviaire d'artiste, 
cela n'a rien de surprenant chez un Latin. Il dit dans la 
Chronique pour saluer l'automne : « Mon ami qui 
s'exalte vite et que toute chose de la nature rend ivre, 
déclame, pour son plaisir, des phrases qui ressemblent 
à une incantation et répand avec emphase son transport 
intime. Je le sais attaché, comme personne, à l'univers 
des yeux, et que des images de monts, de bois, d'eaux, 
de feuillage, de terre stérile et de moisson, le spectacle 
du champ céleste, à l'aube, au jour ou au crépuscule, 
lui frappent le cœur de troubles joyeux ou tristes... 
Mon ami aime avec ferveur, avec passion, Renan, Cazin 
et Loti, trois âmes couleur d'automne. » Ces âmes cou- 
leur d'automne s'adressaient alternativement en lui à 
l'artiste épris du décor changeant de la nature et au 
méditatif passionné de vie intérieure. Il faisait un jour 
cette confidence à M. Charles Maurras : « J'aime la 
mélancolie; mais je la veux active. » Et sa faiblesse, 
chaque jour accrue, ne l'avait pas empêché d'instituer, 
dans son cher musée, ces promenades-causeries, au cours 
desquelles il essayait d'emporter les jeunes élèves de 
l'École des beaux-arts au souffle qui le soulevait lui- 
même vers la chose éternelle et vers l'impérissable beauté. 
Et, à la vérité, ce grand garçon au visage ingénu et 
souriant, aux manières indolentes, ce malade studieux 
qui avait usé ses yeux sur les livres et qui semblait si 
souvent absent des réalités, avait en lui comme une 
flamme d'apostolat. Il eût voulu voir toutes les têtes 



NOTES. 359 

courbées sous la prière ardente qui tombait de ses 
lèvres, et que de fois, par les soirs pourpres d'automne, 
il dut s'arrêter sous la colonnade du palais Longchamp 
et chercher du regard, dans les gloires splendides du 
couchant et par delà la mer calme, les golfes d'Ionie, 
l'immortelle Athènes et les plages sonores qui retentis- 
sent encore des chants les plus harmonieux et des plus 
purs symboles ! Il devait alors sentir sur ses épaules 
l'ombre auguste du Parthénon et s'abîmer dans une de 
ces méditations où nous le vîmes si souvent et d'où il 
sortait brisé et fiévreux, tel un jeune prêtre après une 
invocation exaspérée. 

Toutes les notes éparses dans les papiers de Paul 
Guigou attestent la fertilité et disent les mille aspects 
de son esprit si complet. La maladie ne lui laissa que 
tout juste assez de force pour de courts élans d'où il 
revenait avec des trouvailles ingénieuses ou profondes. 
Elle ne lui permit pas l'exécution des grandes œuvres 
qu'il avait rêvées, telles que le Paradis des âmes tra- 
giques et la Pourpre et les Ténèbres, dont nous n'avons 
que les titres, et Sous la lune d'automne et La maison 
solitaire, dont nous ne possédons que quelques feuillets 
tracés d'une main déjà glacée et tremblante. De brèves, 
mais fécondes rémissions lui furent cependant accor- 
dées, et il put, par exemple, rapporter de ses séjours 
aux Eaux-Bonnes et dans la maison de campagne de sa 
famille, voisine de la Sainte-Baume, des pages telles 
que les Entretiens de Puvis de Chavannes (i) et Un 
artisan (2). De quelle âme il aima le grand peintre du 



(1) Supplément littéraire du Figaro, 

(2) Figaro. 



360 NOTES. 

Panthéon et de la Sorbonne, on le saura quand on 
aura lu l'article où il a résumé les conversations qu'il 
eut avec lui, et l'admirable frontispice que le maître a 
bien voulu composer pour ce livre dit plus éloquemment 
qje toutes les phrases le cas qu'il faisait de Guigou. Il 
avait également enchanté Carriès, le prestigieux « arti- 
san » qui est mort si jeune d'avoir voulu asservir la 
matière et régénérer l'art du potier. Guigou avait parlé 
avec tant d'émotion de ses recherches, et avec une 
compréhension si vive des œuvres qui en étaient nées, 
que Carriès lui offrit un jour, en souvenir, un de ses grès 
unique que Guigou refusa obstinément. « Laissez-moi 
faire l'homme de Plutarque », lui dit-il en souriant. Et 
Carriès vit bien que le sacrifice lui crevait le cœur et 
qu'il mourait d'envie d'emporter cet exemplaire exquis 
offert, non au critique d'art, mais à l'admirateur pas- 
sionné et sincère. Le trait n'a que la valeur d'une anec- 
dote; mais il éclaire d'une certaine lueur ce caractère 
si élevé et si délicat.. 

On peut dire, d'ailleurs, que Paul Guigou conquit 
tous ceux qu'il approcha. Il nous souvient d'un temps 
où, avec l'ardeur d'un jeune disciple, il recherchait la 
compagnie des artistes et des écrivains ses aînés, hors 
de laquelle il semblait ne pas pouvoir vivre. C'est ainsi 
qu'il connut la plupart des meilleurs esprits de ce temps 
et qu'il trouva, pour parler d'eux, des paroles tour à 
tour fines et fortes, toujours émues. Ces pages n'ont pu 
prendre place en ce recueil, non parce qu'elles ont l'ai- 
mable superficialité des articles qu'on grave d'une main 
rapide sur les tablettes délébiles des journaux, mais bien 
parce que leur lien étroit avec l'actualité leur conférait, 
dans l'esprit de Guigou lui-même, un caractère trop 



NOTES. 361 

révisable. Mais ceux qui les ont lues et qui s'en sou- 
viennent attesteront que Paul Guigou était non seule- 
ment un poète délicieux, mais encore un critique très 
clairvoyant, affranchi de tout dogme trop rigide d'école 
et de tout pédantisme. 

M. Anatole France, dans l'étude qu'il consacra aux 
jeunes représentants de la poésie moderne, le peignait 
« le visage ruisselant d'une joie candide », et il ajou- 
tait : « Ami et compagnon de Maurice Bouchor, il 
n'a pris à ce poète ni l'abondance et la fluidité, ni 
l'aimable négligé du vers et de la prose. Sévère à lui- 
même, on peut dire de lui comme du vieux Régnier 
u qu'il écrit rarement et se plaft à le faire ». Et puis, 
il ne faut pas qu'une toile ou un chevalet lui tombe 
sous la main, car la peinture est la grande tenta- 
trice qui le dispute à la poésie. Il a fait de belles cri- 
tiques d'art... Critique sentimental! lui criait autre- 
fois un peintre. Mais un critique sentimental est, par 
définition, un poète. Et les poèmes de Paul Guigou ont 
un charme très rare ; on les aime et on les sait par cœur. 
« La sincérité dans l'étrangeté », ainsi les jugeait Jules 
Tellier qui les comparait volontiers à ceux de Cazalis 
et de Henri Heine. » 

Ce jugement de Jules Tellier s'applique exclusive- 
ment aux œuvres poétiques qui ont servi de début à 
Guigou, la Patrie élue, entre autres. Plus tard, il 
sacrifia beaucoup moins à l'étrangeté, et; grâce à sa 
culture classique, arrachant les herbes folles du sol qu'il 
voulait exploiter, il connut qu'il n'est d'art durable que 
celui qui vit de simplicité, et que la première vertu 
d'un artiste doit être la clarté. 

Il n'avait rien d'un épicurien de lettres ni d'un dilet- 

21 



362 NOTES. 

tante à qui de trop fréquents voyages auraient ôté tout 
désir de se reposer dans une région préférée, et il tenait 
aux traditions de l'art national par des attaches pro- 
fondes. Mais il était d'esprit trop libre pour ne pas 
diriger parfois sa curiosité inquiète et jamais assouvie 
vers des œuvres susceptibles de lui révéler un frisson 
inconnu. M. Ganderax, parlant un jour de l'art étran- 
ger et d'une pièce de M. Maurice Maeterlinck, repre- 
nait une phrase de la pièce de ce dernier, et l'appliquait 
à la pièce elle-même : « Je vois une rose dans les 
ténèbres », s'écriait-il. Guigou vit beaucoup de roses 
dans les ténèbres, et il aima ces roses quand elles lui 
parurent rares ou belles. Il aimait à répéter le vers du 
vieil Agrippa d'Aubigné : 

Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise, 

et ce dualisme qui le faisait osciller entre les claires 
productions du génie latin et les œuvres orageuses et 
composites de l'art septentrional, est très sensible dans 
le peu qu'il nous laisse. Ce double courant de son esprit, 
il n'est peut-être pas trop arbitraire de l'imputer à la 
fragilité douloureuse de son corps. Ce qu'il y a de cer- 
tain, c'est qu'il ne voulut jamais borner le champ de 
ses connaissances, et qu'ayant un penchant indéfectible 
pour la tradition, il ne s'effraya jamais des audaces 
conscientes et sincères. On en trouve la preuve à chaque 
ligne, dans ses études sur les Salons, en la cohue des- 
quels il sut aller tout droit, avec une sûreté de choix 
surprenante chez un jeune homme de vingt ans, vers 
des œuvres qui déconcertaient tant de bons juges, mais 
où Guigou avait su discerner, sous la nouveauté du 
procédé, un caractère élevé et durable. Les notes de 



NOTES. 363 

Guigou n'ont pas été revisées par l'opinion, qu'elles 
devançaient, et les œuvres dont il a parlé, avec une 
sorte de prescience, étaient consacrées dix ans après, 
à l'heure même où il composait sa lugubre Offrande à 
Hécate, reprenant vingt fois la plume dans une lutte 
suprême où il dut s'avouer vaincu. 

Il aima avec passion tout ce qui est du domaine de 
l'esprit, et, s'il eut des fidèles plus éloquents, l'art n'en 
eut pas de plus fervent. Il n'exista que pour la recherche 
de la beauté et de la perfection morale, et d'avoir pour- 
suivi des chimères qu'il ne devait pas fixer, cela lui 
valut au moins de ne pas souffrir trop du contact des 
réalités de la vie. Mais il en ignora aussi certaines 
joies, et il le constatait avec une tristesse résignée à ses 
derniers jours, alors qu'entouré de ses sœurs dévouées 
et d'amis infatigables qui tâchaient, avec une cordialité 
entre toutes inventive, à lui dissimuler l'irréparable 
horreur de sa déchéance physique, il disait combien il 
avait peu vécu. Et le destin lui fut vraiment trop cruel. 
Il avait les facultés les plus nobles et les plus hautes, 
et sa vocation était assez impérieuse pour lui faire 
dédaigner tout ce qui était étranger au monde irréel et 
pur au milieu duquel il avait voulu vivre. Et, par une 
ironie atroce, il lui était refusé de manifester dans leur 
épanouissement les facultés qu'il avait dirigées d'une 
conscience si nette et d'une volonté si adroite. A ce 
titre, il a mérité une place dans ce temple à élever 
« aux inconnus, à ceux qui n'ont pas brillé, aux amants 
qui n'ont pas aimé, à cette élite infinie que ne visitèrent 
jamais l'occasion, le bonheur ou la gloire », dont l'idée 
appartient à Sainte-Beuve et dont Guigou a parlé dans 
son étude sur Adolphe Monticelli. Il n'entrevoyait 



364 NOTES. 

certes pas, à l'heure où il invoquait ce projet du cri- 
tique des Lundis, que, frappé en pleine jeunesse d'un 
mal mortel, il ne mériterait lui-même qu'une place dans 
le temple des inconnus. Cette place, ceux qui l'ont 
aimé et admiré la demandent pour Paul Guigou. Il 
est certes strictement légitime que les hommes ne se 
survivent que par leurs œuvres. Mais un oubli complet 
serait vraiment inique pour Paul Guigou s'il s'ajoutait 
à la cruauté du sort à son endroit, et ses amis ont la 
ferme conviction que leur ambition paraîtra naturelle à 
tous ceux qui, ayant arrêté leur regard sur ces prémices 
fraîches et rares, songeront, avec un peu de mélancolie 
au cœur, à la moisson nombreuse, saine et forte qu'elles 
annonçaient. 



TABLE DES MATIERES 



SOUS LA LUNE D'AUTOMNE 

Pages. 

DÉDICACE 3 

I. — La patrie élue 4 

IL — Sous la lune d'automne 7 

III. — Sur cette route 13 

IV. — Paysages 16 

V. — Soir ancien 19 

VI. — Nocturne 20 

VIL — Soirs d'octobre 22 

VIII. — Pour l'âme qui rêve 24 

IX. — Sonnet 25 

X. — Les funérailles de l'automne 26 

XL — Voici que brillent dans le soir 27 

XII. — Variations 28 

. INTERMÈDES 

I. — Lied 33 

IL — Chanson de Pierrot 35 

III. — Ma pauvre amour 38 

IV. — Chanson 39 

V. — Ma peine vague 41 

VI. — A M. Clair Tisseur 42 

VIL — Aubade à Gabriel Vicaire 43 

LA MAISON SOLITAIRE 

I — Sonnet liminaire 47 

IL — La maison solitaire 48 

III. — Orient! Orient! 53 

IV. — La perçante douceur 54 

V. — La voix d'en haut 55 



366 TABLE DES MATIÈRES. 

Pages. 

VI. — La voix d'en bas 56 

VII. — Mais voici : l'aube 57 

VIII. — Océan 58 

IX. — Lune d'août 60 

X. — Souvenir du camp 63 

XI. — La cathédrale merveilleuse 64 

XII. — In memoriam 81 

XIII. — L'offrande à Hécate 86 

ÉTUDES LITTÉRAIRES 

Jules Tellier 93 

Maurice Bouchor 137 

Alber Jhouney 173 

La poésie de Renan 207 

Le mythe de Pierrot 217 

Les génies stériles 239 

ÉTUDES D'ART 

Les entretiens de Puvis de Chavannes 261 

Un artisan : Carriès 279 

Adolphe Monticelli 291 

Un musée du paysage français 315 

PROSES 

Chronique pour saluer l'automne 325 

Songes d'hiver 333 

L'art dans les ténèbres du peuple 341 

Notes 351 



PARIS 

TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C ic 

Rue Garancière, 8. 



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JAW i 



6 '059 



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Neutralizing agent: Magnésium Oxide 
Treatment Date: March 2004 

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