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PAUL GUIGOU
m
I n terrupta
LIBRAIRIE PLON
7015
INTERRUPTA
Les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y
compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section
de la librairie) en avril 1898.
PARIS. — TYP. E. PLON, NOURRIT ET C io , 8, RUE G A RANCI ÈRE.— 14b 2»
PAUL GUIGOU"
Interrupta
y ,1**1—
PRÉFACE DE M. FRANÇOIS COPPÊE
Frontispice de M. PU VIS DE CM A VA NNES
W
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et O, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
Vieil habitué des Eaux-Bonnes, où je
suis allé, une dizaine de fois au moins,
renouveler ma police d'assurance contre la
bronchite, je vis un jour venir à ma ren-
contre, sur la Promenade Horizontale, un
grand jeune homme de la physionomie la
plus sympathique, et que son teint clair, sa
barbe blonde et peu fournie, et ses beaux
yeux couleur de myosotis, me firent prendre
d'abord pour quelque Alsacien.
Aussi fus-je surpris quand, se recom-
mandant de notre ami commun l'excellent
poète Maurice Bouchor, et se présentant
lui-même, il me dit son nom et son lieu de
naissance :
— Paul Guigou, de Marseille.
a
(U'.'i'W! /f *7
m
1)1/ >*/ •'<!
II
Le singulier Méridional ! Point bruyant,
nullement bavard, mais discret, presque
timide et volontiers silencieux, avec de sou-
daines distractions.
On a de l'esprit sur la Canebière, et Ton
m'y pardonnera mon étonnement; mais, je
dois le dire, c'était la première fois de ma
vie que je me trouvais en présence d'un
Marseillais mélancolique et rêveur.
Il me séduisit tout de suite, et, selon toute
apparence, je ne lui déplus pas; car, après
notre première conversation devant l'admi-
rable vue de la vallée d'Ossau, nous devîn-
mes une paire d'amis ; et, depuis lors, pen-
dant mon séjour aux Eaux-Bonnes, nous
passâmes ensemble, tous les jours, quelques
bonnes heures de flânerie.
Paul Guigou me confia son amour pas-
sionné des arts et des lettres. Je sus qu'il
peignait, qu'il écrivait, qu'il avait passé quel-
ques années à Paris, qu'il y avait souffert,
mais que, pour lui, les mauvais jours étaient
III
passés, car sa ville natale lui avait confié la
garde de son musée et s'était montrée pour
lui deux fois bonne, en le mettant à l'abri
du besoin et en lui permettant de vivre au
milieu de belles choses.
Il m'avoua encore — hélas ! sa mauvaise
toux rendait superflue cette confidence —
qu'il n'était pas sans inquiétude sur sa santé.
Pourtant il n'avait pas alors trop mau-
vaise mine, et, me rappelant tant de guéri-
sons obtenues par les Eaux-Bonnes, je tâchai
de jouir, sans arrière-pensée sinistre, de la
charmante compagnie que me procurait ma
bonne chance.
Chez le vrai poète, on trouve, harmonieu-
sement fondues, l'imagination de l'homme,
la sensibilité de la femme et la candeur de
l'enfant. La nature avait donné à Paul
Guigou ce triple trésor. Aussi, quand il sur-
montait sa timidité et chassait sa vague
tristesse de malade, inventait-il à chaque
instant des paroles tour à tour enthousias-
IV
tes, tendres et ingénues, qui donnaient à
son entretien un charme extrême. On re-
trouvera sans doute quelque chose de ce
charme dans les pages de prose si délicate
et dans les exquis poèmes qu'il a laissés et
que nous publions aujourd'hui. On y admi-
rera de hautes et mélancoliques pensées,
de douces effusions du cœur, un noble et
pur souci de Fart, et, parfois, une ironie
pleine de grâce et de légèreté. Malheureu-
sement, cette œuvre trop courte et si vite
interrompue ne fera pas connaître Paul
Guigou tout entier ; et c'est notre regret, à
nous qui l'aimâmes, de ne pouvoir assez bien
dire à quel point il méritait d'être aimé.
Parmi les jours que le pauvre malade
connut de supportables encore, les meil-
leurs furent certainement ceux de son pre-
mier séjour aux Eaux-Bonnes. Plus d'une
fois, je l'ai vu alors tout à fait heureux,
aspirant la nature par tous les pores, par
tous les sens. Oh ! les délicieuses prome-
nades que nous avons faites côte à côte, à
l'ombre des hêtres énormes, sur les routes
en lacet du Gourzy! Nous allions à pas
comptés, interrompant souvent l'entretien
pour mieux jouir de l'heure enivrante, nous
grisant du parfum amer des grands buis
chauffés au soleil, nous laissant bercer par
le frais murmure du gave lointain, au fond
de la vallée, et les yeux caressés par le
velours vert des prairies, sur le flanc des
montagnes géantes.
Dans cette atmosphère tiède etpure, sous
ce ciel d'un azur éclatant où des nuages d'or
passaient avec unepompeuse lenteur, Paul
Guigou ne doutait plus d'une prompte
guérison, renaissait à l'espérance, me con-
fiait cent projets, me disait ses vers. Un
jour, il m'en déclama d'admirables, notam-
ment cette Cathédrale merveilleuse qu'on
trouvera dans ce petit volume ; et tout à
l'heure, en la relisant, j'avais le cœur serré,
car je me rappelais combien le pauvre
VI
Guigou semblait bien portant et heureux
quand il me récitait son poème, dans la
splendeur du paysage pyrénéen, par un
après-midi doré et triomphal.
Quand ma saison thermale fut terminée,
Paul Guigou paraissait vraiment très amé-
lioré par son traitement, et je lui dis au
revoir avec une entière confiance.
L'année suivante, en effet, je le retrouvai
aux Eaux-Bonnes. Mais, cette fois, hélas !
il était mourant.
Absolument détruit, ravagé parla phtisie,
il ne quittait presque plus la chambre. Il
fallait une journée exceptionnellement
douce et calme pour qu'il osât se faire
traîner au soleil, dans une petite voiture à
âne.
Gomme il souffrait ! Mais j'ai la consola-
tion d'ajouter : Gomme il était aimé ! Et je
ne parle pas seulement ici de ses excel-
lentes sœurs et de son ami, le spirituel des-
sinateur Vimar, qui le soignaient avec un
VII
dévouement exemplaire. L'élite de la so-
ciété qui se trouvait réunie dans la station
s'était prise d'un sentiment très affectueux
pour le pauvre poète, si doux, si indulgent
envers la douleur, et qui, dans sa longue
agonie, s'efforçait de sourire encore. Chaque
jour, des hommes distingués se succédaient
près de son fauteuil et essayaient de le dis-
traire, des femmes élégantes et aimables
venaient lui apporter leur sourire et quel-
ques fleurs.
L'une d'elles, une artiste de grand talent
et de grand cœur, Mlle Bartet, de la Comé-
die-Française, fit alors une chose char-
mante. Ayant appris que Guigou avait
exprimé le regret de ne l'avoir jamais vue
et entendue au théâtre, elle accourut vers
le malade, apportant des livres de poètes,
lui fit une longue visite, lui lut tous les vers
qu'il lui demanda, tous les vers qu'il aimait.
Attention exquise, n'est-il pas vrai? de
donner à ce moribond une heure d'idéal, de
VIII
lui offrir ce bouquet de poèmes préférés.
Paul Guigou, dont le travail avait été si
souvent interrompu par la souffrance, est
mort à l'âge de trente ans. Voici tout ce
qui reste de sa pensée. Ces pages peu nom-
breuses, mais excellentes, méritaient d'être
recueillies.
Enlesprésentantau public, je merappelle
que, dans nos promenades, Guigou empor-
tait un petit album relié en toile grise pour
prendre des croquis, et que, lorsqu'il trou-
vait en chemin une jolie fleur de montagne,
il la cueillait et la plaçait entre les feuillets
de son album.
Tel est ce livre plein d'art et de poésie.
François Coppée.
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE
DEDICACE.
A ceux-là dont le cœur se désole et s'étonne,
Qui se meurent d'aimer, d'attendre et de languir,
A ceux-là que consume un regret monotone
Et qui savent le mal de trop se souvenir,
Pour hochet à leur mal, je ne peux rien offrir
Que ce bouquet, cueilli sous la lune d'automne.
IWOWWVWWWWWW
I
LA PATRIE ELUE.
Était-ce en Bretagne ? Au loin sur la lande
Il flotte une odeur de genêts fleuris.
Je vois des flots verts. — Etait-ce en Irlande ?
L'Océan est comme un pré sombre et gris.
Le pré sombre et gris des mers d'émeraude,
Bien que disparu, fascine mes yeux.
Mon âme s'en va le cherchant, et rôde
r
Eternellement sous les vastes cieux.
Etait-ce en Hongrie? — Une chevauchée
Bondit... Je les vois, les cavaliers roux ;
Leur bannière est d'or et d'azur brochée.
Cymbales. Musique ivre et clairons fous.
Etait-ce en Bohême ? Un ciel de mystère !
Je me souvins ^bien de l'étrange nuit.
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
Invinciblement morne et solitaire,
Somptueuse et morne, une lune luit.
Cette lune jaune et sa pâle flamme !
Tout à coup, dans Fombre, un violon lent,
Désolément doux, doux à fendre Pâme,
Se mit à jouer sur un air dolent. —
De quel désespoir, de quelle détresse
Mon cœur se brisait sous ce chant, et puis
De quelle joie âpre et de quelle ivresse
Se gonflait ! Comment dire? Je ne puis.
La plainte traînante et jamais lassée
Montait vers la lune au firmament noir,
Comme pleurerait une âme blessée
Chantant un amour triste et sans espoir.
Puis la lune au ciel devint blême, blême,
Et le chant mourut. Que cette nuit-là
Ait dû se passer plutôt en Bohême,
Je ne sais pas quoi me le révéla.
Enfin ce château merveilleux et sombre,
Bâti de jais noir et de marbre vert,
(6 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
Empli de splendeur, de silence et d'ombre,
Aux balcons dorés ouverts sur la mer.
Un vieux roi, pensif et tendre, s'y traîne
Dont les yeux sont lourds d'ans et de secrets.
Au balcon renflé comme une carène
Il s'accoude et songe, ivre de regrets.
Il s'en va, s'en vient, il dort, il s'éveille,
Ivre de la rner et de regretter,
Et sa lente vie est toujours pareille,
Et la mort est lente à le visiter.
Un jongleur lui chante un très doux poème
Parlant d'une coupe en or ciselé.
Etait-ce en Hongrie ? Etait-ce en Bohême ?
Peut-être au pays du roi de Thulé ?
Terre du désir, ô vague patrie !
Est-ce un souvenir ? est-ce un idéal ?
J'en ai tant rêvé que l'âme est meurtrie.
Etait-ce Elseneur ? Etait-ce Fingal ?
Etait-ce en Bohême ? Etait-ce en Hongrie ?
II
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
Comme celle qui va, lente d'un deuil secret,
Et laisse, en un regard d'adieu, traîner son âme,
La lune, qui décline au ciel, verse une flamme,
Plus longue, sur les champs, la lande et la forêt.
Sa blancheur azurée et laiteuse d'opale
Se change en la couleur des seigles mûrissants,
Et la fleur des tilleuls dans les soirs languissants
N'est pas d'un or si blond, ni d'un ambre si pâle.
Comme une veuve aux pleurs pudiquement cachés
Va désolée et douce et souriante et grave,
La lune en deuil répand sa tristesse suave
Sur les feuillages roux que l'Octobre a touchés.
8 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
Et voici que s'éveille, en ses rayons plus jaunes,
La souffrance endormie aux yeux des résignés.
Elle a vu tant d'espoirs et de songes fanés,
Tant de roses sur qui gémirent tant d'automnes.
Pareille aux lacs rouilles enfouis dans les bois,
Coupes d'eau morte où pleut l'or de la feuille morte,
La lurie se souvient : il semble qu'elle porte
Un défaillant reflet des gloires d'autrefois.
Toi par qui le vieux roi louait dans son cantique
La vierge aimée, ô Lune épanouie aux cieux,
Apaisement du cœur, joie exquise des yeux,
O Fontaine d'argent, ô Lune magnifique!
Lune de neige et d'or qui rêves dans l'éther,
Les eaux avec amour sentent ton influence,
Tu fais battre le cœur de l'Océan immense,
Et ta présence, c'est l'extase de la mer.
Tu fuis comme les eaux et comme les nuages,
Les nuages confus que déforment les vents,
O Lune, et nous aimons tes prestiges mouvants,
O Lune, blanche nef de la mer sans rivages !
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
#
Mais le temps a coulé ; la Lune va mourir.
Elle palpite ainsi qu'un flambeau voilé d'ombre.
— Obscurément de même en la mémoire sombre
Scintille le trésor fumeux du souvenir. —
La Lune va mourir. Dans la nuit haletante,
A travers les halliers d'épines et de houx,
S'élève et passe un cri d'oiseau sinistre et doux,
Alourdissant les cœurs de l'émoi d'une attente.
Ma triste bien-aimée, écoute la forêt
Se lamenter tout bas, pleurant ton agonie,
Entends gémir la source et l'angoisse infinie
Des grands chênes emplis d'oracle et de secret.
Un flot rouge a baigné ta face douloureuse,
Un flot rouge a noyé la plainte de tes yeux,
L'épouvante d'un crime a couru sous les cieux
Eblouis et muets de ta splendeur affreuse.
Eveillée à demi de son rêve accablant,
La plaine qui s'allonge, indistincte et sans bornes,
io . SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
Frémit sous les rayons mourants de tes feux mornes.
Dans Pair glisse un frisson mystérieux et lent.
La nuit se serre autour d'un martyre indicible :
Teinte de pourpre noire et fatale et de sang,
Derrière l'horizon qui vacille, descend
La Lune merveilleuse au visage terrible...
II
...Et la Lune à l'enfant qui, par cette nuit-là,
Souffrit sa passion dans le ciel solitaire,
La reine de la nuit sublime et du mystère,
L'impératrice du silence ainsi parla :
Puisque j'ai pris ton âme en mes réseaux d'or pâle,
Tu sentiras mon influence pour toujours.
Je ferai tes pensers, tes rêves, tes amours
Riches comme l'Automne en tristesse royale.
J'étendrai sur tes jours la lenteur des beaux soirs,
La funèbre douceur éparse en ma féerie.
Ton âme sera comme une tombe fleurie
Où la verveine croît sous les feuillages noirs.
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. il
Fuis cette volupté cruelle et qui profane.
Aime l'amour ainsi qu'un fantôme hautain.
Je te donne d'aimer la lueur qui s'éteint,
La splendeur qui défaille et la fleur qui se fane.
La coupe enivre mieux où glisse quelque pleur ;
La fête qui finit dans la musique lasse
S'exalte d'une joie à laquelle s'enlace
Une tendre et flexible et si molle douleur.
Je te donne d'aimer la grâce désolée,
Défaite, et la langueur des choses qui s'en vont.
Si vide est le Présent près du Passé profond.
Vis comme moi tourné vers ta vie en allée.
#
Trop ardente à tenter l'inconnu des chemins,
J'ai fait ton âme dispersée et vagabonde.
Tu n'auras que des biens fluides comme l'onde ;
Ta richesse fuira l'approche de tes mains.
Mais j'emplirai ton cœur de profondes retraites
Où ne parviendront pas les bruits du monde vain ;
Tu porteras en toi comme un désert divin
Plein de vallons cachés, de fontaines secrètes.
12 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
Ton âme, dans l'oubli des vœux de gloire, aura
De ces fleurs qui ne sont qu'aux landes solitaires...
Tu mèneras tes pieds sur des routes contraires
Pour suivre des chansons que le vent emporta.
Amour d'aimer, désir de larmes, deuils en rêve,
Rêve en moi ton destin mélancolique et pur;
Vers la douleur cachée et l'héroïsme obscur
S'en va notre âme, ainsi que la vague à la grève.
Laisse l'empire à ceux qui de toi se riront,
Qui n'ont jamais tendu les bras vers des fantômes.
Car un baiser de moi vaut mieux que leurs royaumes ;
D'une lueur visible il illumine un front.
Mon amour est jaloux et cruel mon caprice.
Qu'importe ! A toi mon cœur profond, tendre et subtil,
Mon visage de songe et mes regards d'exil,
Je suis la Décevante et la Consolatrice.
%<WWWVW\<V»^*AAA^»
III
SUR CETTE ROUTE...
A Paul Rougier.
Sur cette route vide et qui s'en va là-bas,
Dans la nuit étouffante, épaisse et sans haleine,
Sur cette route errante en cette grande plaine
Où je marchais tout seul et terriblement las,
Chaque étoile des cieux immenses, chaque étoile,
Sauf une, aux yeux très doux, chaque étoile a sombré ;
— Etoile aux yeux très doux, veille sur l'égaré ! —
Mais un nuage monte aussitôt et la voile.
Et ce fut comme si dans la mort s'étaient clos
Des yeux qui vous sont tout, des yeux de bien-aimée...
Et la route était vague ainsi qu'une fumée,
Et le vaste silence élargissait ses flots. \
14 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE.
Le bord des deux où rôde une lueur de soufre
Était comme une mer troublée, et par moments
S'ouvrait et palpitait en soudains flamboiements
De la pâle splendeur d'un visage qui souffre.
La campagne et le bois, muets et ténébreux,
Tressaillaient longuement sous ses lumières brèves
Pareilles aux lueurs, aux visions, aux rêves
Qui peuplent le sommeil des hommes douloureux.
Parfois, un grondement lointain et monotone
Au fond du noir silence éclatait en roulant,
Ainsi gronde la mer aux grèves déferlant ;
Ainsi gronde le vent dans les forêts d'automne.
Comme la nuit, mon cœur vibrait à chaque éclair
Mon cœur était couché sur la route poudreuse,
Etait couché parmi la campagne fiévreuse ;
L'angoisse de la terre avait blêmi ma chair.
Maintenant se pressaient les folles clartés blanches,
Et la terre exaltait son odeur puissamment,
Et voici qu'il courut un grand frémissement
Au cœur de la feuillée et tout le long des branches.
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 15
Loin, bien loin, j'entendis trembler le bois obscur,
Et chanter les rameaux de l'yeuse et du hêtre :
Des herbes se frôlaient tout près, qui devaient être
Des roseaux desséchés ou des champs de blé mûr.
Le frisson m'avait pris dont frissonnaient les plantes,
Les plantes languissaient et souffraient comme moi.
Dans la communion étrange de l'effroi,
Les plantes et mon âme étaient toutes tremblantes.
-■ - *
• * *
Ainsi, sur cette route où mon cœur est semé^
Sur ces plaines que les ténèbres avaient closes,
Mon âme dispersée a souffert dans les choses,
Les choses dans mon âme inquiète ont aimé.
Ainsi, sur cette route en la nuit haletante,
La poussière du champ, la cendre du chemin,
La branche et la feuillée avec mon cœur humain
Ont étouffé d'angoisse et palpité d'attente.
Sur cette route vide et qui s'en va là-bas,
J'ai senti la nature en son odeur sauvage,
Et j'ai vécu sa vie en cette nuit d'orage,
Sur cette route errante où je marchais si las.
^vw^^wvwwwwww
IV
PAYSAGES.
A René-Marc Ferry *
PRIMA LUCE.
En sa robe crépusculaire
Couleur de jacinthe fanée,
Ses beaux yeux clairs d'azur stellaire
Pleins d'une douceur étonnée,
En silence, l'aube est venue ;
Son sourire a traversé l'ombre...
La nuit s'émeut ; le ciel remue ;
La feuille frissonne au bois sombre.
L'heure brève et délicieuse,
Froide comme l'eau de montagne!
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 17
Des champs mauves de scabieuse
Fleurissent au loin la campagne.
Dans le pré d'émeraude pâle
Foisonnent des floraisons blanches.
Des taillis jeunes il s'exhale
Une odeur de sève et de branches.
L'herbe ploie au courant limpide
D'une eau qui fuit lente et sans moires.
Dans le ciel d'un beau vert livide
Un if trempe ses tiges noires...
Oh ! l'heure furtive, inquiète,
Et sa grâce cruelle et tendre,
L'heure couleur de violette
Où la nature a l'air d'attendre!
La source où se mirait l'étoile
S'afflige à voir la vierge amie
Agoniser au ciel sans voile,
Mortellement pâle et blêmie.
Cette étoile était la dernière.
Elle meurt désolée, il semble :
i8 SOUS LA LUNE D'AUTOMNE
Ce n'est plus qu'un fil de lumière,
Un regard de perle qui tremble.
Perle, azur ! nul rayon ne dore
La pure splendeur argentine,
C'est l'aube, ce n'est pas l'aurore.,
L'aube en sa blancheur d'églantine.
Tout frémit sous la clarté chaste
Pour une joie encor lointaine,
Et seule, dans le matin vaste,
Chante une invisible fontaine...
Chanson plus tendre qu'une plainte
Cachant mal une amère ivresse,
Et comme d'une âme ayant crainte
Qu'on ne devine sa détresse.
v^^.^^v^.■v'^J l \*^'^^^'^^*^^
V
SOIR ANCIEN.
Lentement, tout le reste a fui de ma mémoire :
Les eaux de velours vert dans le bassin dormant,
Cette étoile craintive au bord du fif marnent
Mirée au flot dont s!étéignait la sombre moire.
Ce qu'avait ce soir-là de morne étrangement,
De splendeur étouffée et de muette gloire,
Tout cela s'est couvert en moi de brume noire,
Mon âme n'en a plus qu'un trouble sentiment.
Mais, au jardin, voici, telles des fleurs mystiques,
Les roses de carmin, les roses magnifiques,
Voici les roses de ténèbres et de sangl
Et j'ai le cœur blessé de bizarres délices
A voir que se balance et s'élève et descend
L'épanouissement des monstrueux calices.
VI
NOCTURNE.
L'oiseau nocturne en la nuit des bois,
L'oiseau sinistre a crié trois fois.
Comme tout est solitaire!
Quand la chouette a gémi sous l'if,
Le noir silence semble plaintif,
Empli d'un poignant mystère.
Ce cri faible et sauvage qui sort
De la ramée, et qui sent la mort,
Résonne par les champs vides,
Roulant l'horreur douce des grands bois.
C'est la plainte des choses sans voix
De leurs souffrances timides.
Il dit la lande aux ronciers touffus,
Le carrefour des chemins perdus
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. ai
Et sous l'astre maléfique
La maison maudite, aux murs croulants
Où la vieille, avec des signes lents,
Va cueillir l'herbe magique.
MWWWWWWWWWNA
VII
SOIRS D'OCTOBRE.
La paix monotone
Des beaux soirs d'automne
Est cruelle aux cœurs malades et fous.
D'une âme meurtrie
La plaie est aigrie
Par les soirs si beaux, si tristes, si doux.
Comme une musique
Tendre et nostalgique
Ils pleurent avec de poignantes voix.
Voix, soupirs de femmes,
Gémissements d'âmes,
Que ce soir est doux et triste à la fois !
Voici que s'allume
Un feu dans la brume,
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 23
Sur la haute tour s'allume un flambeau.
Et la flamme haute,
Là-bas, sur la côte,
Monte dans le soir si triste et si beau.
O vaines envies!
Solitaires vies !
Comme je comprends votre obscur émoi,
Vos tristesses lentes,
Ames chancelantes,
Pauvres cœurs fervents sans amour ni foi!
A*ANiV%^^MMA^MMf
VIII
Pour l'âme qui rêve, émue, et s'étonne,
La plante des champs fauchée en sa fleur,
La branche effeuillée au vent de l'automne
Ont panois un geste humain de douleur.
Comme lorsqu'on jette un adieu suprême
Aux vœux, aux amours, aux cœurs en allés,
La branche frissonne en la forêt blême,
La plante en fleurs clôt ses yeux désolés.
La même agonie étreint toutes choses
En cet univers si mystérieux,
Les feuilles, les cœurs, les âmes, les roses ;
Et le vent de mort monte jusqu'aux cieux.
tfWWWWWWWVWW
IX
La rumeur haute et cadencée,
Et longue, et triste, d'un grand fleuve,
Bercerait bien une âme veuve,
Veuve aussitôt que fiancée.
Un fleuve, où mon âme s'abreuve
De rêve et de douceur lassée,
Tel est le vœu de ma pensée,
Au sortir de la dure épreuve.
Le. ciel serait comme une vie
Toute de plainte et sans envie,
Grise, très lente et tourmentée
Ce seraient de doux paysages,
Dont la grâce n'est pas chantée,
Et des nuages, des nuages...
^M^V^^WWWWWAA^A*
X
LES FUNÉRAILLES DE L'AUTOMNE.
A Georges Marte,
L'Automne roux, le riche et merveilleux Automne
Meurt, baigné dans la mort splendide du soleil.
Un fleuve rouge coule à l'Occident vermeil
Et semble une vendange écumant dans la tonne.
Le bois, sonore d'or et de pourpre, est pareil
Aux magiques palais qu'une flamme environne...
De même qu'un héros se pare et se couronne,
Avant de s'endormir du suprême sommeil,
Pour composer son deuil et ses fastes funèbres,
L'Automne mêle l'or aux sanglantes ténèbres,
Incendiant le ciel, la futaie et la mer.
Regarde. Les forêts ont des manteaux de gloire.
Le sang d'un grand carnage a teint l'immense éthef*
Le ciel est éclatant comme un cri de victoire*
XI
Voici que brillent dans le sdif
Les étoiles silencieuses
Et s'effeuillent dans l'azur, noir
De douces, douces scabieuses.
Et le crépuscule profond
S'illumine de leur jonchée.
Tout est calme et pur. Le cœur fond
Sous tant de douceur épanchée.
Pourtant en mon âme sourd
Comme une tristesse navrée.
Je sens mon cœur coupable et lourd,
Oublieux de douleurs sacrées.
XII
VARIATIONS.
Sur ïair : « Si je meurs, que Ton m'enterre. »
Si je meurs, je veux qu'on m'enterre
Sous des glaïeuls et des roseaux,
Dans quelque vallon solitaire
Penché vers de dormantes eaux.
Je voudrais mon étroit royaume,
Sous le regard du grand ciel pur,
Près le bois de la Sainte-Baume,
Parmi mes montagnes d'azur.
Car je sais que la sylve immense
Bercera d'un rêve enchanté,
Comme elle a bercé mon enfance,
Mon sommeil de l'éternité.
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE. 29
Je voudrais un champ où les brises
M'apporteraient du val pierreux
Le parfum des lavandes grises
Et la fraîcheur des lieux ombreux.
Une source désespérée
De sa plainte longue emplirait
Le silence et la paix sacrée
Du vallon et de la forêt ;
Sur ma tombe délicieuse
Où s'effeuillent de grands lys blancs,
Le tilleul, le cyste et l'yeuse
Croiseraient des rameaux tremblants ;
Avec ses doux yeux de pervenche,
Avec ses yeux frais et naïfs . .
L'aube qui tremble,, bleue et blanche,
Sourirait à travers mes ifs ;
La gloire des soirs sans nuage
Se coucherait sur mes glaïeuls ;
Le rossignol du bois sauvage
Viendrait chanter dans mes tilleuls ;
2.
$p SOUS LA LUNE D'AUTOMNE
A l'heure où l'étoile s'allume,
H chanterait, triste et joyeux,
Et des larmes sans amertume
Monteraient des âmes aux yeux.
Tourmenté d'un mal ineffable,
Il chanterait, ivre et pâmé,
Au fond de la nuit adorable,
De l'adorable nuit de Mai.
La nuit en serait attendrie
Et pleine de frémissements ;
Vers ma solitude fleurie
Viendraient s'égarer les amants.
Je voudrais mille fleurs écloses,
Toutes les fleurs sous mes cyprès !
Je voudrais des roses, des roses,
Des violettes ! je voudrais
Que ma tombe blanche et petite
Exhalât un parfum de miel,
Un parfum si doux qu'il invite
Toutes les abeilles du ciel.
MAWVWWWMKWW
INTERMEDES
LIED
Les yeux où burent mes yeux
Tant de deuil et tant d'ivresse,
Où sont-ils ? Et sous quels deux
Les chercher en ma détresse?
D'un regard silencieux,
Ils me bouleversaient l'âme...
A présent, sont-ils joyeux ?
Ont-ils leur plaintive flamme ?
Peut-être émus, anxieux,
D'autres yeux d'homme à cette heure
Se penchent sur les chers yeux,
Sur les grands yeux que je pleure.
34 INTERMÈDES.
Hélas! j'ai peur d'aimer mieux
Les savoir morts et sous terre,
Les yeux qui changeaient mes yeux
En une fontaine amère.
^JWA^WWVW^VWWVW
II
CHANSON DE PIERROT.
A Fernand Maeade.
S'en fut dans la plaine
Moissonner des lys,
De la marjolaine,
Des muguets jolis ;
S'en fut dans la lande,
En bon pèlerin,
Cueillir la lavande
Et le romarin ;
S'en fut par des routes
Joyeuses, chercher
Toutes* toutes, toutes
Les fleurs de pêcher*
36 INTERMÈDES.
Lys du clair de lune,
Fleurettes des champs,
Tout cela pour une,
Une aux yeux méchants.
Pierrot à l'amante
Offre son bouquet,
Son bouquet de menthe,
Lys, rose et muguet.
Sa force est tombée,
Son courage à bout ;.
Il est bouche bée «
Et pleure debout.,
De rire, de rire
La belle éclata.
Ah ! le pauvre sire !
Qu'elle s'écria.
L'amoureux morose,.
L'amoureux transi,
Lors quittant la rose,
A pris un souci.
INTERMÈDES. 37
Devers la rivière
S'en fut de ce coup,
Avec une pierre,
Une pierre au cou.
Là belle, la belle
Remarquant le soin
De Pâmant fidèle,
Fut triste à ce point,
A ce point navrée
Par de tels soucis
Qu'elle s'est parée
Avec des soucis.
^WWWWVS^AAA^AAAA
III
Ma pauvre amour qui fait la morte
La nuit se lève pour pleurer.
Ah ! c'est assez se dévorer,
Ma souffrance à la fin s'emporte.
C'est trop horrible, cette sorte
De longue agonie en secret.
Etouffer tout jusqu'au regret !
Oh ! ma tendresse est la plus forte !
Tu vois ; j'ai su désespérer,
Mais je voudrais pleurer, pleurer...
— Assez ! je ne veux plus t'entendre ;
J'ai mépris de cette langueur,
C'est moi ton maître, ô lâche cœur!
— Cœur, recouche-toi dans la cendre
/«/«rwvwvVvvwvww*
IV
CHANSON
Vos yeux sont malicieux,
Moqueurs de qui les implore,
Railleurs de qui les adore.
Mais qu'ils sont délicieux !
Donne-moi les lilas, les lilas de tes yeux.
Votre fou rire enivré,
Pourquoi met-il Pâme en peine?
Cruelle petite reine,
Riez de mon cœur navré.
Donne-moi les œillets de ton rire empourpré.
Comme des regards vivants
Brillent vos dents éclatantes.
40 INTERMÈDES.
Ah ! pitié pour mes attentes,
Pour mes désirs obsédants.
Donne-moi le bouquet, le bouquet de tes dents.
Dans une course d'enfer
Bondissent mes folles fièvres...
Laisse-moi baiser tes lèvres,
Tes dents et ton rire clair.
Donne-moi, donne-moi le rosier de ta chair.
«A^^MMMKMAMMWM*
Ma peine vague et tortueuse,
Je la mène en un parc royal,
Tel que le morne Escurial
D'une tristesse fastueuse.
Sous la pourpre de leurs essaims,
Sous l'or rouillé de leurs jonchées,
Les feuilles par le vent fauchées
Couvrent l'eau morte des bassins.
Une brume fumeuse et rousse
Baigne de rêve et de sommeil
Les tièdes rayons du soleil
Qui s'assoupissent sur la mousse.
Tout dort sous les jaunes rayons,
La charmille se découronne ;
C'est déjà la fin de l'automne,
Sa robe d'or est en haillons...
VI
A M. CLAIR TISSEUR.
à
Après la lecture de Pauca paucis.
C'est l'orgueil du poète, et son tourment, hélas!
D'enfermer la beauté dans un contour sévère
Tout en l'enveloppant de grâce et de mystère,
Et ce fut là ton art divin, noble Hellas I
Tu tentas la même œuvre et d'un cœur jamais las,
Poète dédaigneux de la grâce éphémère ;
Et tu sus bien souvent atteindre ta chimère,.
O poète chéri de la claire Pallas. .
Ton chant a la douceur des flûtes pastorales
Qui mêlaient leurs soupirs aux trènes des cigales
Dans la Sicile antique, aux siècles du grand Pan.
Selon le rythme lent ou la cadence agile,
J'entends le doux sanglot qui se brise bu s'épand
Des sources de Corot dans les bois de Virgile.
VII
AUBADE A GABRIEL VICAIRE.
Après la lecture de YHeure enchantée.
peuple chanteur de l'ancienne France,
Chantant à la guerre ainsi qu'au labour,
Et le cœur toujours fleuri d'espérance !
— Sonne le clairon, gronde le tambour ! —
Bergers musiciens, paysans poètes
Des tendres chansons et des joyeux airs
Et des airs galants — allez, les musettes ! —
Diseurs de noëls — sonnez, fifres clairs ! —
Les gars qui savez à la blonde dire
Les aveux d'amour en mots si muguets
Qu'elle veut gronder et ne peut que rire
Et prend les aveux et prend les bouquets,
44 INTERMÈDES.
Cœurs dans l'abandon, âmes inconnues
Dont survit la plainte en ces chants si doux
Que près des berceaux les vieilles chenues
Chevrotent bien bas, venez, levez-vous.
Ecouteurs de voix, veilleurs des étoiles
Dont l'oreille est faite aux bruits si légers
Rôdant sous les cieux dans les nuits sans voiles,
Vous les paysans et vous les bergers,
Venez tous avec de belles paroles,
Venez tous avec vos plus beaux refrains,
Venez, venez tous avec les violes,
Et les galoubets et les tambourins.
A celui qui porte une marjolaine,
A celui qui parle avec votre voix,
Au ménétrier de qui l'âme est pleine
De tout le jadis, de tout l'autrefois,
Par qui la chanson fut ressuscitée
De l'ancienne France, à cet enchanteur
Maître en doux parler de V Heure enchantée!
Va, sonne l'aubade, ô peuple chanteur !
LA MAISON SOLITAIRE
SONNET LIMINAIRE.
Si quelqu'un qui m'est proche ou qui m'est étranger,
Homme, femme, jeune homme ardent, aime ce livre,
Où j'espère qu'un peu de moi-même se livre,
Je veux dire à quoi j'aimerais qu'il fît songer.
Mon effort patient a voulu mélanger
Aux senteurs de la mer qui conseillent de vivre,
Le parfum des buissons dont le printemps est ivre,
Saunage dans la lande et suave au verger,
Montrer que des rameaux de cyprès ou d'yeuse
Peuvent faire notre âme affligée ou joyeuse,
Peindre un ciel amical, puis un ciel acharné,
Epousant nos espoirs, puis aggravant nos peines,
Et des murs de maisons près desquels ont traîné —
Autrefois — de la joie et des peines humaines.
II
LA MAISON SOLITAIRE.
Res severa, verum gaudium.
StNkQUI.
A Charles Maurras.
La pourpre, que le soir a faite ténébreuse,
Des roses embaumant la profondeur du soir
Investissait de faste, ainsi qu'un reposoir,
Les jardins endormis de ma calme chartreuse.
La crainte de l'amour émanait de vos cœurs,
Et la soif de l'amour brûlait dans vos calices,
O roses de ces nuits aux mortelles délices,
O roses de jadis, aux suaves liqueurs !
Des astres au déclin réfléchissant les flammes,
L'étang semblait rouler des diadèmes d'or.
LA MAISON SOLITAIRE. 49
Comme on pleure en un rêve où Ton rêve de mort,
Des fontaines pleuraient comme pleurent les femmes.
Des roses qui jonchaient les larges escaliers,
Le parfum tiède errait dans le sommeil des choses.
Qu'il devait y avoir de roses et de roses !
Leur moisson invisible embrasait les halliers...
Comme un cœur attentif qui veille et se recueille
S'émeut d'une couleur, d'une forme, d'un son,
En ce temps-là, tout me troublait, le court frisson
Du bassin où tournoie, en tombant, une feuille,
Un cri d'oiseau, le bruit lointain de la forêt,
La clarté douce, molle, heureuse, de la nue...
Le jour voilé semblait une aube continue,
Et la nuit claire un soir qui jamais n'expirait.
La nuit claire, étoilée à demi, mi-voilée,
Tendre, semblait sourire en ses millions d'yeux ;
Sirius, Bételgeuse, Aldebaran joyeux
Étincelaient comme la neige immaculée.
Hors des noires splendeurs on voyait émerger
Des épis de lumière et des floraisons blanches,
Et scintiller dans l'ombre où se cachaient les branches
Les fruits d'or et d'argent du céleste verger.
5o LA MAISON SOLITAIRE.
Ce soir... tantôt... j'ai cru respirer le mystère
Et la brise lassée et l'odeur du printemps,
Et voici que mon cœur se ressouvient du temps,
Du temps où j'habitai la maison solitaire.
Je revois le vallon harmonieux et doux
Où fleurit le narcisse avec la violette,
Le lac où la nuée en fuite se reflète
Et le chemin bordé d'églantine et de houx.
Je vois chaque tournant de route et de rivage ;
Le champ tout bourdonnant d'abeilles, le vieux puits,
Et parmi les rosiers, les cystes et les buis,
L'épanouissement de la flore sauvage.
L'image de ces lieux où jadis j'ai pleuré,
Pourquoi ce soir est-elle là, sous ma paupière ?
Et maintenant, mon âme attend, comme en prière,
La Visitation d'un souvenir sacré.
Dans mon cœur d'aujourd'hui l'ancien cœur se rallume
Comme aux jours où j'y vins chercher l'apaisement,
LA' MAISON SOLITAIRE. 51
J'entre dans la maison. Mais de l'ancien tourment
Je ne peux plus sentir toute l'acre amertume.
J'écoute des sanglots qui vont s'afïaiblissant
De même qu'on écoute une source lointaine...
Ma douleur d'autrefois, la folle aux cris de haine,
Elle n'est plus qu'un doux fantôme gémissant.
Maintenant, tu m'es chère, ah ! reste-moi fidèle,
Ma douleur, ô ma sœur, en tes vêtements longs ;
Fantôme aux yeux en pleurs voilés de cheveux blonds,
N'es-tu pas pour mon cœur tout ce qui reste d'Elle?
*
Et le courant des jours ainsi qu'un flot égal
Entraînait lentement ma souffrance pieuse
En ce temps-là, dans la maison silencieuse,
Où, limpides, coulaient les heures de cristal.
Ivresse sans tumulte, amour sans trouble, joie,
Plénitude et transport de tout l'être ravi
Et le cœur presque lourd d'être trop assouvi,
Tel un rameau qui, trop fécond, s'incline et ploie.
Tout souvenir des jours amers s'était fondu
Dans un regret paisible et doux, sans violence,
52 LA MAISON SOLITAIRE.
Et nourri de repos, de rêve et de silence,
Mon cœur joyeux n'était qu'un sanglot suspendu.
Ciel nocturne, muet d'une douleur sublime,
Plainte longue des eaux, rumeur de la forêt,
L'influence du lieu béni me pénétrait,
Belle comme une mort, une mort magnanime.
Ah ! les heures alors, sans regret, sans douleurs
Passaient, et se fanaient les crépuscules roses.
Ah ! les heures passaient comme meurent les roses
Ou comme on voit neiger des pétales de fleurs.
^^A«\M^V^AMMAAA
lu.
III
Orient ! Orient ! Les floraisons géantes
Eclatent dans le feu des éternels étés.
Dans une pluie ardente et folle de clartés
Se creusent des cieux bleus, aux profondeurs béantes.
L'implacable soleil flamboie. Et dans la brume
Des chaleurs, qui trépide aux lointains embrasés,
Toute l'Inde, les monts sous la flamme écrasés,
Et le Gange, comme un immense bûcher, fume.
Comme des eaux d'une fournaise, dans les airs
Frémissent les lacs clairs immenses et les mers...
Oh! j'irai là, j'irai vers l'aurore première,
En ces pays dont j'ai les yeux hallucinés,
Là-bas, où tendent tous mes rêves acharnés
De m'abîmer dans la stupeur de la lumière.
IV
La perçante douceur des étoiles d'avril
Rend le cœur confiant comme un cœur puéril.
L'espoir gonfle le cœur comme le vent les voiles.
•Les rêves enhardis cinglent vers les étoiles
Et volent dans l'azur magnifique des cieux
Ainsi que des oiseaux, en tumulte joyeux.
Sous la feuillée émue et toujours inquiète,
Il souffle un frais et pur parfum de violette,
Et, par instants, l'odeur plus molle des lilas;
L'allégresse défaille alors dans les cœurs las,
Ceux que la volupté trouble d'un émoi grave
Dont nul mot ne dira la tristesse suave.
V
La voix d'en haut, hautaine et forte, parle au cœur.
Stridente, elle a l'accent formidable du cuivre
Qui remplit de terreur, mais commande de suivre,
Telle qu'on ne résiste à son appel vainqueur.
Elle dît : « Laisse là tout rêve inférieur,
Des tourments de penser et de savoir sois ivre ;
ïl n'est de joie à l'âme et de noblesse à vivre
Que pour chercher, malgré le doute et la douleur. »
Le vent du printemps souffle en la nuit haletante,
Alourdissant les cœurs de l'émoi d'une attente,
Les astres sont en marche et traversent le ciel.
Mais il monte une odeur incertaine, mêlée
De violette avec du genêt et du miel,
De la terre qui dort sous la nuit étoilée.
VI
La voix d'en bas dit au cœur las : « Reprends espoir.
.Tu le savais que les chimères sont traîtresses.
Par elles, emporté dans le vent des détresses,
Tu trouveras au fond de tout le néant noir.
Le vrai, c'est d'être simple et naïf; tu vas voir
Que pour les simples la nature a des caresses ;
Renonce à la science et subis les ivresses,
O cœur qu'a desséché le désir de savoir.
Tu ne sais pas de quels calices exhalée
Il souffle cette odeur incertaine, mêlée
De violette avec du genêt et du miel.
Ne cherche pas, pareil aux hommes qui raisonnent.
Sois enfant et vois donc que là-haut, dans le ciel,
Les genêts d'or et les violettes foisonnent. »
tfWVWWVWVW^^tfWS
VII
Mais voici : l'aube monte et grandit ; l'ombre fuit.
C'est l'aube, l'aube blanche et bleue, ô douce reine !
On ne sait quel air doux ou douloureux se traîne
Sur le lac qui frissonne et sur la mer qui luit.
Et ces frissons sont faits de l'effroi de la nuit
Et de la joie aussi de l'aurore prochaine.
L'horreur habite encor le feuillage du chêne,
Mais la feuille déjà claire tremble et bruit.
Le gouffre d'azur noir est une plaine blanche,
De l'azur noir naît l'azur doux de la pervenche,
Et le berger du ciel, en son lointain bercail,
Le matin survenant qui fait pâlir les voiles
Des prés et des champs bleus, rappelle son bétail,
Le troupeau pacifique et muet des étoiles.
»V"yV"»^v%<WWWN^V^^
VIII
Océan qui ne va mourir sur nulle grève,
Qui sait si l'infini n'a pas sa houle aussi
Qui prend les univers sans nombre et les soulève ;
Qui prend les univers innombrables, ainsi
Que des flocons d'écume en quelque vague immense,
Et les roule à jamais, sans trêve et sans merci,
Dans l'insondable nuit qui toujours recommence,
Gouffre élargi sans cesse et toujours dévorant,
Puits d'épouvante et de vertige et de démence ;
Qui sait si quelque jour notre monde souffrant
Ne s'approchera pas de ces foyers splendides,
Orion, Antarès, Algol, Aldebaran ?
A force de rouler à travers les cieux vides,
Les planètes, Vénus, Mercure, Jupiter,
Et Saturne, perdu dans les brumes livides,
LA MAISON SOLITAIRE. 59
La Terre et Mars en feu, puis dans la haute mer
Uranus et Neptune emprisonnés de glace,
Errant sur les confins suprêmes de l'éther,
A force de tourner, ayant usé l'espace,
Devant des cieux nouveaux, à la chute des temps,
Peut-être arriveront, comme une troupe lasse.
*
Et moi, par la pensée aux sauvages élans,
Par les yeux de l'esprit j'ai déjà vu Taurore,
L'aurore formidable aux rayons aveuglants.
La divination de la pensée explore
Le cosmos tout entier ouvert à ses essors,
Et volé loin, plus loin, plus loin, plus loin encore-
Mais, hélas! où trouver la flamme des yeux morts?
***IWWVW«A^WWWW^
IX
LUNE D'AOUT.
A Jean-Charles Canin.
Entre tous les pays que mon rêve regagne,
Je me souviens surtout de ce pays lointain...
C'est la pleine août. Il est trois heures du matin.
La nuit épaisse et chaude accable la campagne.
Comme dans un bois sombre aux halliers fabuleux
Brille un fruit riche et lourd qui fait ployer la branche,
Pendue à je ne sais quel rameau noir qui penche,
La lune descendait dans le ciel nébuleux.
La lune d'août roulait, énorme, jaune et ronde,
Qui bientôt s'alluma d'une rouge splendeur,
Et, dans la chaude nuit, il flottait une odeur
De moisson, de fruit mûr et de terre féconde.
LA MAISON SOLITAIRE. 61
Mais il venait aussi des plus proches coteaux
L'haleine du miel, âme exquise de la lande,
Prise aux bouquets de lys, de thym et de lavande
Piétines par la course errante des troupeaux.
Ivre et las d'avoir bu ces suaves haleines,
Je voyais dans la lune alors à son couchant
Les fleurs de la colline et les moissons du champ,
Semences de hasard et cultures humaines.
Symboles d'abondance et de fécondité,
Le raisin et l'épi, le miel et Munie fine,
Je les ai vus briller dans ta face divine
Qui ruisselait d'or pur, Lune. Alors, j'ai chanté.
J'ai voulu t'exalter par un épithalame,
Et des mots de cantique ont jailli de mon cœur :
vigne somptueuse, ô gerbe blonde, ô fleur,
Grand lys d'or, lampe douce et clair buisson de flamme.
Ta lumière bénit de la plaine au vallon
L'épanouissement de la flore sauvage
Et le travail humain, libre et fier, sans servage,
Qui rend sainte la terre et noble le sillon.
4
62 LA MAISON SOLITAIRE.
Et je te sais aussi prodigue de caresses,
Pitoyable et de bon accueil à nos douleurs,
Et que tes yeux d'aïeule attendrie ont des pleurs
Pour tous les désespoirs et toutes les détresses.
O grande amie, à qui nous adressons nos vœux,
Sais-tu combien ton influence et ton mystère
Ont fait parler de cœurs qui préféraient se taire
Et parmi des sanglots fait éclore d'aveux?
Langueur de l'exilé, soupirs d'âme oppressée,
Espoir d'amour, cruel souci de l'avenir,
L'hymne et la plainte vont en toi se réunir,
O Lune, talisman de paix, ô caducée !
Lune qui fais songer avec un doux émoi
A la fleur des genêts qu'on porte en des corbeilles,
Comme à la ruche va l'essaim roux des abeilles,
Tous les rêves humains montent-ils pas vers toi ?
V*A/VWWWW%A*^^V\A^
X
SOUVENIR DU CAMP.
Oh! les deux ténébreux aux horizons de sang,
L'aube que déchiraient les trompettes stridentes,
Les chevaux inquiets dans le camp frémissant
Et l'horrible réveil dans la rumeur des tentes !
Le vent retentissait avec un bruit de char
Dans les hauteurs du ciel éclatantes et froides,
Et nous vîmes saigner l'étoile de César
Pendant que galopaient nos chevaux aux crins roides.
XI
LA CATHEDRALE MERVEILLEUSE.
A Jean Tribaldy.
< Ceux qui aiment la mer verte... »
(Baudelaire, Poèmes en prou,)
Au delà des mers et des deux,
Là-bas où va toujours mon rêve,
Là-bas où se porte sans trêve
L'ardeur souffrante de mes yeux,
Là-bas, dans la steppe profonde
Du flot inquiet ou dormant,
Vert paiement et sombrement,
Dans les solitudes de Tonde,
Là-bas, loin sous le ciel du Nord
Où plane une morne épouvante,
LA MAISON SOLITAIRE. 65
J'ai vu surgir de l'eau mouvante
L'immense nef de pierre et d'or.
C'était la merveille mystique
Bercée au flot du gouffre amer ;
C'était la chapelle en la mer,
Notre-Dame de l'Atlantique !
La basilique de la mer
Et, comme elle, démesurée
Où s'amasse l'horreur sacrée
De l'Océan et de l'hiver.
ANTIENNE.
Air des litanies : O Mater mirabilis.
O Mère au cœur adorable,
Notre-Dame de la mer,
Guérissez mon cœur amer !
J'ai vu sa tête qui s'érige,
Indomptable, vers le zénith
Et plonger ses pieds de granit
A des profondeurs de vertige.
66 LA MAISON SOLITAIRE.
Ses tours, d'un élan calme et fort,
Avaient l'effroi des citadelles,
Et ses murailles éternelles
La beauté haute de la Mort.
Des rampes sans fin, en spirale
Enlaçaient de hardis piliers,
Et la fuite des escaliers
S'enfonçait sous l'eau sépulcrale.
Cette échelle tournant sans fin,
Oh ! quelle vision étrange !
Elle allait de la bête à l'ange
Et du chaos au ciel divin.
En bas, un artisan sublime,
Un belluaire de l'effroi
Avait sculpté sur la paroi
Le troupeau hideux de l'abîme.
Là, j'ai reconnu les démons
Et le souple corps des ondines
Sous leurs robes d'herbes marines,
Sous leurs cheveux de goémons.
La vie aux formes pullulantes
Bouillonnait là, comme un torrent.
LA MAISON SOLITAIRE. 67
Là, rampaient en s'enchevêtrant
Des nœuds de bêtes ondulantes.
Mais, pareils au matin joyeux
Qui foule l'impure Ténèbre,
Dominant l'escalier funèbre
Brillaient des êtres radieux.
Un imagier au doux génie,
A Thumble cœur émerveillé,
En roche bleue avait taillé
La troupe des Anges bénie ;
Us tenaient une épée en main
Veillant la cité de prodige,
Et des lys à la svelte tige
Fleurissaient d T or clair leur chemin.
ANTIENNE
Reine de la mer affreuse,
Mère tendre et douloureuse,
Abaissez votre douceur
Sur mon âme ténébreuse.
68 LA MAISON SOLITAIRE.
J'ai tout vu par les yeux du rêve,
Par les regards du cœur songeant.
La coupole de pâle argent
Semblait la lune qui se lève.
Au front des tours, des sphères d'or
Aux larges ailes déployées
Et des Chimères foudroyées
Ouvraient un immobile essor.
Comme un formidable attelage,
Dans le frémissement des eaux,
Des couples de puissants vaisseaux,
Ces chevaux de la mer sauvage,
Des vaisseaux de pierre, cabrés,
Au pied des tours, tendaient leur proue
Enorme, telle qu'une roue
Dardant des javelots pourprés,
S'irradiait, comme une torche,
Comme un soleil agonisant,
LA MAISON SOLITAIRE. 69
La rosace d'or et de sang
Flamboyante au-dessus du porche.
Battu du flot morne et fatal,
Le porche où l'aigle fait son aire,
Retentissait d'un sourd tonnerre.
Telles les grottes de Fingal.
Comme un cri d'une âme souffrante,
Au ciel, la flèche s'élançait,
Eperdument, elle haussait
Une grande croix fulgurante,
Dans la cendre du firmament
En vagues tristes remuée,
Jusqu'en l'orage et la nuée
Au blême resplendissement.
ANTIENNE.
Notre-Dame, je sanglote.
Ah ! pitié ! mon cœur grelotte
De détresse et d'abandon.
70 LA MAISON SOLITAIRE.
Notre-Dame la Solitaire,
En prière sur POcéan,
Est noire sur le flot béant
Comme une veuve au cœur austère.
Mais elle a des diamants bleus,
Des perles et des pierres fines.
Elle a des parures divines
Et des bijoux miraculeux.
Quand vient le crépuscule blême,
Elle met ses saphirs royaux.
Ainsi que brillent des joyaux
Sur un ténébreux diadème,
Eclatantes sur son front noir
Les étoiles hyperborées
La couronnent, dans les vesprées,
La couronnent, quand vient le soir.
Et le vent des espaces vierges,
Le vent du Large, solennel,
Incline sur le maître-autel
La palpitation des cierges.
Alors, de l'horizon des eaux,
A travers la nuit et les lames,
LA MAISON SOLITAIRE. 71
Vers l'ardente nef tout en flammes
Tourbillonnent des vols d'oiseaux
Attirés aux roses, pareilles,
Pareilles à dés cœurs sanglants,
De ses vitraux étincelants,
Champ de rêve aux flores vermeilles.
ANTIENNE.
Prêtez l'oreille à mon cri,
Notre-Dame, Notre-Dame !
O cœur de bonté pétri,
Notre-Dame, Notre-Dame !
Donnez asile à cette âme,
Accueillez ce cœur meurtri.
X
I
L'église du Septentrion,
C'était la fleur des eaux mouvantes,
C'était l'enfant des eaux vivantes,
Le diamant au pur rayon ;
C'était l'étoile matinale
Resplendissante dans l'éther
72 LA MAISON SOLITAIRE.
Sur l'amertume de la mer,
De la mer verte et glaciale.
Parfois, dans le firmament pur,
Aux flèches, aux cimes dernières,
L'église arborait des bannières
D'argent clair et de riche azur.
Son front s'allumait d'une flamme,
Telle qu'un astre violet.
Dans des cuves d'airain brûlait
Toute une moisson de cinname.
Parmi les flottants étendards
La myrrhe montant en fumée
Comme d'une nue embaumée
Ceignait la crête des remparts.
A l'hymne d'un peuple qui roule
En mugissant, sous les arceaux
Se mêlaient la rumeur des eaux
Et le hosanna de la houle.
Puis, c'était un chœur virginal.
Des voix d'enfants, grêles et claires,
Des voix que l'on dirait stellaires,
De neige et d'or et de cristal,
I,A MAISON SOLITAIRE. 73
De limpides voix d'allégresse
Bondissaient en hymnes d'amour
Avec le fifre et le tambour
Exaltés de la même ivresse,
Avec la flûte et le hautbois
Et le grand orgue où se lamente
L'âme des bois sous la tourmente,
L'âme confuse des grands bois.
Les tours aux rampes tortueuses
Chantaient la gloire du Seigneur.
L'ouragan était le sonneur
De quatre cloches monstrueuses
Et les battait à larges coups,
Semant leur. clameur triomphale;
Et l'on eût cru, dans la rafale,
Ouïr le Maëlstrôm aux cris fous.
ANTIENNE.
O Sainte Vierge Marie !
Impératrice des flots !
Mon âme agonise et crie,
Patronne des matelots,
Entendez- vous mes sanglots ?
74 LA MAISON SOLITAIRE.
II
Le temps viendra où ce sera la £amine, non
la famine de la soif et de la faim , mais la
famine d'ouïr les paroles de^l'Éternel.
(La sainte Bible.)
Hélas ! les temps de la détresse,
Ils sont venus, durs et moqueurs.
La famine est horrible aux cœurs
Privés du pain de la tendresse.
Il fait froid et nuit dans les deux.
Tout n'est que cendre sur la terre.
Que le cœur devient solitaire !
Comme il fait triste au fond des yeux !
De chaque astre décroît la flamme ;
L'aigle est lâche et n'a plus d'essor ;
Les Dieux sont morts ; l'Amour est mort.
Qu'est-ce qui pourrait emplir l'âme?
LA MAISON SOLITAIRE. 75
Aussi dans le vaste désert,
Noyé de ténèbre et de brume,
Rôde mon cœur plein d'amertume,
Sur l'amertume de la mer.
76 LA MAISON SOLITAIRE.
III
CANTIQUE.
Tenez vos lampes allumées !
Ah ! j'ai senti dans mon âme
La pointe des noirs chagrins,
Etoile des pèlerins,
Notre-Dame, Notre-Dame!
Et des glaives comme vous,
Notre-Dame au cœur si doux.
La limpidité splendide,
Le frais éclat argentin
De l'étoile du matin
Brille en votre âme candide.
Moi, mon cœur est desséché,
Mon âme est boue et péché.
LA MAISON SOLITAIRE. 77
Votre douceur infinie
Désaltère le méchant.
Moi, mon cœur est comme un champ
Rempli de cris d'agonie,
Piétiné d'un dur vainqueur.
Quel cimetière est mon cœur !
Et pourtant, ô Notre-Dame !
Pai faim et j'ai soif d'aimer...
J'avais pris soin d'allumer
Une lampe dans mon âme.
Voici que la lampe meurt,
Et je frissonne en mon cœur...
Ame faite de lumière,
Etoile de pureté,
Versez au déshérité
Votre bonté coutumière ;
Apparaissez dans sa nuit,
Bonne Dame ! et donnez-lui
La manne avec la rosée
De vos regards précieux ;
Penchez sur lui vos doux yeux.
Tremblant comme l'épousée,
7« LA MAISON SOLITAIRE
De pleurs d'amour se gonflant,
Son cœur sera ruisselant.
Rouvrez en moi la fontaine
De l'amour et de la foi,
Reine du ciel, rendez-moi
Mon âme, hélas ! si lointaine,
Reine du ciel triomphant,
Rendez-moi mon cœur d'enfant!
Et qu'en mon cœur et mon âme
Puisse brûler à jamais,
Tel qu'un feu sur les sommets,
Fidèle et haute, une flamme,
Flamme de joie et d'espoir,
D'amour et de bon vouloir.
LA MAISON SOLITAIRE. 79
IV
EPILOGUE.
Et toi, la fille de mon rêve
Au delà des mers et des cieux,
L'inquiétude de mes yeux
S'en ira te chercher sans trêve.
Cathédrale du flot mouvant,
O nef ténébreuse et dorée,
L'ardeur de mon désir te crée .
Je t'édifie en te rêvant.
O maison de Grâces, ô Temple
De merveille et d'effroi, Trésor
Des épouvantes, Vaisseau d'or,
Mon rêve à genoux te contemple.
Mon cœur est un oiseau de mer
Qui va sans peur dans la nuit noire
80 LA MAISON SOLITAIRE
Chercher ta flamboyante gloire,
Cathédrale du gouffre amer,
Car mon cœur t'aime, 6 basilique
Qui bénis le gouffre béant,
Notre-Dame de POcéan,
Dans ta splendeur mélancolique!
^»*»-^^^^^^"<^^^*^^WV^^
XII
IN MEMORIAM.
Jam toties mortui sumus.
Séneque.
De la bouche du mort, une fleur a poussé :
c'est la parole qu'il n'a pas pu dire avant de
mourir.
Henri Michel.
Celui-là dont parfois l'ombre errante me touche,
H est mort. Son esprit au loin s'est envolé.
La verveine a fleuri sur son cœur désolé,
Doux et funèbre un lis a poussé sur sa bouche.
Il est mort. Il est mort. Son tourment est calmé.
Et, pareille au parfum que versa Madeleine,
Voici que de mon cœur comme d'une urne pleine
Ma douleur se répand sur son tombeau fermé...
C'est pour moi qu'aujourd'hui s'emplissent mes paupières
De larmes. Tant de fois déjà nous sommes morts !
5-
'
82 LA MAISON SOLITAIRE.
Sur l'âme de jadis se penche mon remords,
Sur cette âme d'enfant pleine de hontes fières.
Ah! ce regret de moi, puissé-je le nourrir,
Puissé-je le garder brûlant comme une flamme !
Le deuil de l'âme ancienne est le meilleur de l'âme.
Tout l'orgueil qui me reste est de me souvenir.
*
* *
O divination profonde de l'enfance
Par le cœur vulnérable et par le regard clair !
Abîmes entrevus comme dans un éclair,
La vie, espoirs et deuils, l'amour, joie et souffrance.
O nuits de la jeunesse où palpite le cœur
Scrutant sa destinée en une angoisse étrange,
Et les soirs d'amertume et de douceur, mélange
D'austérité rêveuse et de chaste langueur!
Il était anxieux des rencontres fatales,
Peureux de l'aventure en l'ivresse de Mai.
Il aimait trop l'amour et n'avait pas aimé,
Mais pleurait, écoutant les flûtes nuptiales.
LA MAISON SOLITAIRE. 83
Détourné du plaisir facile qui s'offrait,
Des voluptés par qui la tendresse est blessée,
Il espéra longtemps la vierge fiancée
Et tint close son âme en un jaloux secret,
Dans l'attente de l'heure unique, solennelle,
Où les époux s'étant reconnus dans les yeux
Et croisant un regard d'espoir mystérieux,
Notre âme épanouit tout ce qui germe en elle.
*
Mais un précoce esprit de crainte le rongea.
Il soupçonna trop tôt qu'espérer, c'est folie.
Devant les longs regards de sa mélancolie
Le Futur paraissait comme passé déjà.
Qu'est-ce toute la vie? Une étreinte rompue.
Où sont les yeux chéris ? Où sont les chères voix ?
La fleur penche. L'hiver effeuille les grands bois-
Le soleil meurt. Tout fuit d'une fuite éperdue
La douleur d'un adieu naît avec un désir.
Et l'ivresse d'atteindre et d'embrasser le rêve,
Poignante d'être si menacée et si brève,
S'assombrit du penser des regrets à venir.
84 LA MAISON SOLITAIRE.
*
Il aimait la beauté des étoiles cruelles,
Le désert de la mer, l'éternité des deux ;
Mais, hélas ! il aimait aussi d'un cœur pieux
L'humble douceur qu'on sent dans les choses mortelles.
Les roses qui sourient encore en se fanant,
La femme, fleur qui tremble, et son amour fragile,
L'émoi profond des cieux d'où la clarté s'exile,
De tout ce qui s'en va le charme frissonnant.
Il aimait les pays à la tristesse immense,
Les jardins où fleurit la grâce de la mort.
Et l'Automne, la mendiante en haillons d'or
Qui chante dans le vent sa peine et sa démence.
La route solitaire et les lieux délaissés
Que console la lune aux pâles lueurs blanches,
Et ces veuves maisons qui dorment sous les branches
Où pleuvent des rayons défaillants et lassés...
Il chercha sa patrie en les vagues Bohèmes
Et parmi la splendeur plaintive des beaux soirs,
LA MAISON SOLITAIRE. 85
Et ses yeux s'emplissaient d'orgueilleux désespoirs
Sur la mer verte où s'égarent les voiles blêmes.
Encor que retenue en le doute fatal,
Son âme revenait s'enivrer de cantiques
Aux forêts de granit des églises gothiques,
De même que l'oiseau revole au bois natal ;
Et s'enivrer aussi de pourpre et de ténèbres
Aux siècles où voyaient les peuples et les rois
Des annonciations de malheurs et d'effrois
Dans la lune sanglante et les astres funèbres.
* *
Maintenant ta mémoire est mon trésor caché,
Ame d'automne née en l'automne des âges,
Aux yeux toujours partis en de lointains voyages,
Cœur errant et fidèle et partout attaché.
Le charme de la Mort et celui de la Vie
Mêlaient leur influence en toi, cœur inquiet,
Ardent, mais indécis et faible, et que ployait
De la Terre et du Ciel l'égale nostalgie.
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XIII
L'OFFRANDE A HÉCATE.
mors, nigra es, sed formosa.
(S. Jérôme.)
Vierge auguste, voici de sombres violettes
Dont l'azur, froid délice aux yeux, est presque noir.
Prends-les, déesse au front cerclé de bandelettes.
Voici des lis de neige et pâles comme un soir
Abattu sur l'argent des mers hyperborées
Qui reflètent des cieux glacés en leur miroir.
Le fardeau sur mes bras de ces fleurs consacrées
Puisse charmer tes yeux, ô Vierge aux yeux sans fond
Dont l'empire s'étend sur les mornes contrées.
LA MAISON SOLITAIRE. 87
Toi devant qui l'esprit se trouble et le cœur fond,
Veuille agréer aussi ces douces tubéreuses,
Leur parfum sent la mort comme un amour profond.
Et voici maintenant d'autres fleurs ténébreuses
Ou claires comme une eau dans la nuit des forêts,
Et l'asphodèle cher aux muses sérieuses.
Et voici la verveine au rameau souple et frais,
Et de roses, vois-tu quelle noire jonchée ?
Elles saignaient au bois de myrte et de cyprès.
Vois, la moisson lugubre : elle est toute fauchée.
II
Devant toi sont béants d'effroi les cieux ouverts.
Taciturne, si mon offrande te touche,
Daigne donner un peu de ta grâce à mes vers.
88 LA MAISON SOLITAIRE.
Devant la majesté muette de ta bouche
Les plus hauts rêves sont comme s'ils n'étaient pas.
Quelle parole vaut ton silence farouche ?
O conquérante Mort ! L'approche de tes pas
Pâlit les fronts et rend les heures solennelles.
Une peur indicible au cœur parle tout bas.
Les nuits ne cachent pas ce qui scintille en elles.
Comme la nuit du ciel roules-tu des trésors,
O toi qui sais le fond des choses éternelles ?
L'esprit de l'homme tend d'inutiles essors
Vers toi la Vigilante et vers toi l'Invincible;
Ta méditation nourrit l'âme des forts.
Quels secrets gardes-tu sous ta robe terrible ?
LA MAISON SOLITAIRE. 89
III
Je m'incline vers toi, mère de l'Epouvante,
Toi que la vie accuse avec des cris haineux
Et qui donnes sa grâce à la chose vivante.
Comme l'astre est plus clair de la noirceur des cieux,
La vie en fleur sourit sur ton mystère sombre
Dont l'effroi creuse un gouffre en nos cœurs anxieux.
D s'exhale un frisson sublime de ton ombre,
Nous buvons ton vertige au fond des yeux aimés.
ÉTUDES LITTÉRAIRES
JULES TELLIER
Ce n'est pas sans trouble que je me suis mis à
écrire ces pages de commémoration. J'aurais voulu
laisser à de plus dignes et à de plus autorisés que moi
le soin de conserver le souvenir d'une figure chère et
de rendre à une grande intelligence éteinte l'hom-
mage qui convient. Mais la volonté de mon ami
mourant ne me permettait nulle hésitation et me
commandait un devoir que je tiens pour sacré.
M. Raymond de la Tailhède, héritier des manuscrits
de Jules Tellier, qui l'assistait dans son agonie et
qui fut présent à sa mort, m'a rapporté son vœu me
désignant pour présenter au public ce que nous au-
rions pu rassembler de son œuvre inachevée. Et ce
choix dont je me trouve infiniment honoré m'inti-
mide en même temps.
Une peur m'arrête, la crainte de ne savoir confier
aux mots ce que je ressens et ce que je vois.
Il y a plus d'un an déjà que Jules Tellier est mort.
94 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Je crois parfois l'avoir quitté d'une heure à peine,
tant son image est demeurée intacte dans ma mé-
moire : tous les traits de son visage, et jusqu'à ses
moindres gestes, sont là présents à mes yeux ; j'en-
tends le son et l'accent de sa voix ; il me semble que
rien, presque rien de toute sa personne ne s'est éloi-
gné de moi, et que tout ce que j'ai connu de son âme
est encore très près de mon âme. Saurais-je dessiner
avec netteté une vision que je vois si nette ? Je vou-
drais tant qu'un peu de sa ressemblance apparût sous
les pauvres signes que je trace. Car alors, même ceux
qui ne l'ont pas connu ne pourraient s'empêcher
d'aimer cette âme d'élite et de prendre quelque chose
de notre immense regret.
Je me rappelle très bien ma première rencontre
avec Tellier ; elle n'est d'ailleurs pas si lointaine, elle
ne date guère de plus de trois ans. J'avais lu sous son
nom, dans une petite revue aujourd'hui disparue, les
Chroniques, des sonnets et quelques proses qui m'a-
vaient beaucoup frappé, et m'avaient donné l'envie
de connaître le poète. Notre grand ami commun
Maurice Bouchor, qui s'était offert à satisfaire mon
désir, vint donc un soir, au lieu du rendez- vous, ayant
JULES TELLIER. 95
à son bras un assez grand et maigre garçon, l'air
absorbé et distrait, et pour l'heure entièrement perdu
dans des vers qu'il déclamait lentement, d'une voix
basse, un peu sourde. En attendant que sa psalmodie
prît fin, ce qui n'arrivait pas tout de suite, j'eus le
loisir d'examiner Tellier. Des vêtements et un corps,
parce qu'il en faut, sans caractère et sans signification,
mais la tête tout à fait attachante, une tête aux ajêtes
précises sans être anguleuses, un front obstiné, la
face plutôt longue, de type un peu arabe, le nez fin,
les yeux ardents et sombres, profondément enfoncés
sous l'arcade bien construite. Tout, dans ce masque
empreint d'énergie et de volonté, décelait des habi-
tudes de pensée, la concentration ejt la longue tension
de l'esprit. Tellier était d'un abord simple et d'un ac-
cueil affable. Nulle défiance dans sa physionomie, mais
quelque chose de tourmenté, et parfois répandue sur
le visage une expression morne, je ne sais quoi de las
et de frappé, qui saisissait. Par intervalles, le fond cha-
grin de cette figure s'éclaircissait, laissant place à des
gaietés. Tellier avait des manières siennes de s'égayer,
une façon tranquille de plaisanter et de montrer son
érudition singulière des excentricités et des cocasse-
ries littéraires. La bouche alors souriait d'un sourire
très bon que scandaient de lents hochements de tête.
Une sympathie mutuelle s'éveilla vite entre nous.
96 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
H ne fallut pas beaucoup de mois pour que l'amitié
littéraire qui nous unissait déjà fût devenue simple-
ment de l'amitié.
Tellier avait un don de plaire et une finesse capti-
vante qui rendait exquis son commerce. Ceux qui
avaient été insensibles à sa séduction immédiate ne
pouvaient guère résister au charme de sa conversa-
tion. De vastes lectures, une mémoire prodigieuse,
un art inné de la causerie le servaient dans son
enchantement, cependant qu'une facilité peu com-
mune d'enchaîner et de déduire les idées le faisait
redoutable dans la discussion, capable d'improviser
des argumentations très serrées et de les suivre dans
tous leurs détours. C'était plutôt un causeur d'haleine
que par saillies, aimant la dispute sur des objets
sérieux, trouvant des ressources infinies dans la con-
troverse, et que la contradiction ne pouvait égarer
longtemps. Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, c'est
parler par effusions, par larges effusions, et citer des
vers intarissablement. Il en savait par cœur une pro-
digieuse quantité, ayant fouillé, à leur recherche, plu-
sieurs littératures. Car il était altéré de l'ivresse divine,
jusqu'à l'oubli de lui-même et de toutes choses : il
avait faim et soif de poésie. Comme a dit M. Anatole
France avec sa grâce accoutumée : « Jules Tellier est
mort n'ayant voulu connaître de cette vieille planète
JULES TELLIER. 97
où il devait durer si peu de jours que les chansons
qui passent comme des souffles embaumés sur les
fronts brûlants des hommes.
« Les poètes grecs, les poètes latins, depuis Ennius
jusqu'à Claudien et jusqu'à Rutilius Numatianus,
tous les poètes français, trouvères, humanistes, clas-
siques, romantiques, parnassiens, symbolistes emplis-
saient son âme de concerts. Il est mort, et un monde
d'harmonies est mort avec lui. »
Je lui ai souvent entendu dire qu'il ne pouvait plus
être passionné que par trois choses au monde : les
beaux vers, l'amour et la mort. Aussi, dès qu'il croyait
deviner en quelque esprit un peu « de cet immense
amour des Muses » dont parle le poète ancien et dont
il était dévoré, il épanchait, tel qu'une fontaine sacrée,
un ruisseau sans fin de parole cadencée. Il pouvait,
dans la même soirée, réciter de longs morceaux de
V Iliade et des Géorgiques, .du Longfellow et du
Tennyson, enfin du Hugo autant qu'on voulait.
« J'ai été, dit Tellier au commencement de son
livre Nos Poètes > j'ai été l'enfant que fut Ovide, lisant
les poètes de Rome et songeant à eux avec vénération
et les imaginant pareils à des Dieux :
Quotquot erant vates, tôt rebar esse Deos.
Et l'homme ne s'est pas dépouillé tout à fait des illu-
6
98 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
sions de l'enfant. En vérité, quiconque a fait seule-
ment tenir sur pied dix bons vers, celui-là, n'eût-il
d'ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni d'idées,
ni d'esprit, m'apparaît encore parfois comme un être
privilégié, aux cheveux ceints d'une auréole et au
front marqué d'un signe. »
Je crois que bien peu ont eu en poésie un goût
aussi exercé, aussi fin, aussi sûr que celui de Tellier ;
je ne crois pas que personne ait eu plus d'indépen-
dance et de hardiesse dans son goût et se soit fait une
conception de l'Art plus large et plus accueillante.
Son intelligence et son amour embrassaient la Beauté
dans l'universalité de ses aspects. Il aimait avec nos-
talgie le pays de la lumière, la Hellade et la Beauté
qui y est née, de forme exacte et de contour sévère ;
et il adorait la poésie vague, mystérieuse, qui a pour
patrie le Nord et la Nuit. Il pouvait prier, sur l'Acro-
pole, la claire Pallas, la déesse aux yeux bleus qui
hait la difformité, mais il savait, comme a dit admira-
blement M. Renan, « qu'il y a de la poésie jusque dans
le Strymon glacé et dans l'ivresse du Thrace (i) ».
Cette contrariété de tendances dans le même esprit,
assez commune aujourd'hui, je crois, elle s'accusait
plus marquée chez Tellier. Avec son horreur instinc-
(i) Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 71.
JULES TELLIER. 99
tive du confus et de l'inachevé, le besoin de précision
et de clarté qu'il avait dans l'esprit, il était admira-
blement doué pour sentir la perfection grecque. Très
nettement aussi, affirme- t-il « que la Beauté vraie est
unité et harmonie ». Mais en même temps il a, très
intense, le sentiment tout germanique du multiple
et de l'infini, d'une Nature illimitée en tous sens ; il
semble qu'il devine la présence de mille choses obscu-
rément vivantes qui nous pressent de toutes parts.
Le poète panthéiste du Centaure, Maurice de Gué-
rin, que Tellier aimait tant, n'aurait-il pas été ému
de ces quelques phrases pleines du sentiment de la
vie universelle ?
« ... A notre droite, des collines. Les nuages qui
sont très épais et très bas, traînent sur elles et les
menacent de tout près. Ces ciels-là sont animés et
multiples comme des foules. Qui les regarde ne se
dérobe point à la conscience des forces, des actions
et des réactions, des poursuites et des fuites, de l'in-
quiétude éternelle et de la richesse lourde des choses.
Il sent à quel point tout ce qui nous entoure est vivant
et agité. Ce sont des ciels panthéistes et que Maurice
de Guérin dut aimer. Le ciel bleu, trop lointain, qui
a l'air d'une voûte et par qui les hommes ont imaginé
qu'il y avait au-dessus d'eux quelque chose de stable
et d'immanent est d'une beauté de mensonge et de
ioo ÉTUDES LITTÉRAIRES.
décor... » Plus loin, dans les mêmes Notes de voyage
(de Toulouse à Girone), d'où sont prises ces lignes,
je trouve une curieuse observation littéraire à propos
d'un crépuscule méridional :
« Cependant l'Orient s'éclaire, et c'est l'aube et
c'est l'aurore et c'est le jour. Rien de plus rapide, ni
qui participe moins de la richesse des crépuscules du
Nord. Nous n'avons pas eu un moment l'impression
d'une lutte ; d'une mêlée douteuse, d'on ne sait quelle
obscure résistance des choses de la Nuit. Tout s'est
passé de façon très simple et très nette. Le jour s'est
levé, voilà tout... Il doit manquer et il manque en
effet quelque chose de trouble et de profond à la poésie
des peuples chez qui le jour se lève ainsi. »
Ainsi unité et harmonie ne sont peut-être pas tout.
Le sentiment de Tellier exigeait aussi ce « quelque
chose de trouble et de profond » qu'a surtout la poésie
septentrionale et qui lui donne, pour prendre une
expression de Carlyle, le chant insondable.
Feuilletant les manuscrits, je trouve jetée au bas
d'une page cette note qui montre en l'Hellène de
tout à l'heure un amant passionné de la Nuit :
« J'ai souvent rêvé que ce serait une chose belle,
douce et triste qu'une terre où il ferait toujours
nuit. »
Cet amour de la Nuit et de toutes les choses qui
JULES TELLIER. 101
appartiennent à l'empire de la Nuit est un enrichis-
sement de l'âme moderne. Un Grec n'eût pu le com-
prendre. Songez à l'horreur des Anciens pour tout
ce qui est ténèbres ; rappelez- vous, dans Alceste, les
paroles du père et de la mère, ou les plaintifs adieux
d'Antigone à la douce lumière du jour.
La religion littéraire d'un lettré doué, comme
Tellier, d'une sensibilité si étendue, ne peut rien
avoir d'étroit ni d'exclusif. Pas plus qu'il n'était le
dévot d'une seule Beauté, Tellier ne pouvait être
épris d'une seule forme ou d'un seul moment de l'art.
Il était assez souple pour aimer en celui-ci sa naïveté,
en cet autre sa science, en cet autre sa corruption et
son raffinement. Classique par quelques-uns de ses
instincts, un vif attrait l'entraînait en même temps
vers les littératures de décadence. Je l'ai entendu
parler de Virgile avec une sorte de piété — le Virgile
de l'églogue à Gallus, de certains morceaux des Géor-
giques et du livre VI de Y Enéide, — l'âme si tendre
et si secrète qui trouva de telles plaintes :
Hic quos durus amor...
et tant d'autres vers pénétrés de cette unique douceur.
Et en même temps, Tellier s'exaltait au son éclatant,
à ce cliquetis de fer qui retentit dans Lucain. Il goû-
tait fort Salluste, et Sénèque et Lucrèce, Tacite et Ter-
6.
102 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
tullien, Claudien et Apulée et Rutilius Numatianus.
On sait qu'une forte et riche culture ne peut que
rendre l'esprit respectueux. On comprendra qu'avec
son intelligence du passé et sa vénération des maîtres,
Tellier ne nourrissait qu'une médiocre tendresse pour
cette gouailierie moderne, empruntée de Vallès, qui
s'attaque à l'antiquité et en affiche le mépris. Tellier
citait avec admiration la belle parole d'Auguste
Comte : « L'humanité est plus riche de morts que de
vivants. »
On a vu de quel cœur fervent Tellier chérissait les
poètes ; pourtant la large hospitalité de cet esprit
n'allait pas sans quelques exclusions qui, je l'avoue,
m'ont toujours étonné beaucoup. Très personnel,
nullement accessible aux influences ambiantes, Tellier
prisait assez peu quelques poètes contemporains que
la majorité de la jeunesse lettrée tient en grande odeur
de sainteté. Il ne se souciait guère de Lamartine, lui
reprochant d'écrire mal trop souvent, ce qui est vrai
et ce qui n'est pas si grand'chose, quand on a la mé-
lodie du poète de Jocelyn. Tellier aimait certains mor-
ceaux de Lamartine, mais par raison, non par passion.
Peut-être ne l'avait-il pas lu à l'heure qu'il faut.
H était très loin de partager l'idolâtrie assez répan-
due de Baudelaire. Ce qui le glaçait, dans la poésie
des Fleurs du mal, c'est cette veine de prosaïsme qui
JULES TELLIER. 103
s'y trouve souvent alliée. Il avait une grande admi-
ration mêlée d'une estime singulière pour l'âme si
sérieuse et pour l'art si probe d'Alfred de Vigny. Il
admirait le poète des Destinées d'avoir su imprimer
si fort sa volonté dans son vers durement forgé. Chez
Vigny, qui ne manquait pas de dons très rares, mais
qui n'est ni divin ni monstrueux, il semble qu'on
sente plus la part de l'effort humain que du souffle
inconnu dans la création du Beau, et cette impression
de labeur inspire le respect sans interdire l'admira-
tion. Chose à remarquer, car l'admiration pareille à
l'amour ne se rend guère aux raisons, et elle aime
mieux être surprise et confondue que convaincue.
Dans le livre Nos Poètes, hâtivement écrit et infé-
rieur à Tellier, mais sincère et renfermant bien des
pages solides, on pourra chercher ses jugements sur
les poètes vivants et connaître sa façon de sentir mieux
que par un témoignage qui s'efforce d'être fidèle, mais
qui reste forcément bien incomplet.
On a pu assez justement s'étonner de voir, en cet
esprit ouvert et si enthousiaste, un dédain relatif pour
deux ou trois grands poètes de ce siècle.
Le vrai, c'est qu'entre les poètes de ce siècle-ci,
Hugo avait pris tout le cœur de notre ami. Tellier
était un de ces esprits travaillant en profondeur, qui,
à force de creuser le champ où ils s'appliquent, finissent
104 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
par y découvrir des mondes. H trouvait l'univers dans
Hugo. Il y trouvait la Grèce et la Judée, et Rome et
l'Orient, et même il y écoutait bruire « ce prodigieux
murmure de la forêt Hercynienne (i) » que Hugo
avait entendu dans Beethoven.
L'œuvre immense et touffue du poète de la Légende
des siècles, Tellier l'avait étudiée avec la minutieuse
patience d'un scoliaste, avec la dévotion d'un Silius
Italicus pour Virgile. Il est infiniment regrettable
qu'il n'ait pas eu le temps de rédiger ces notes et
remarques critiques qu'il avait amassées et qu'il gar-
dait de mémoire. Jointes aux études si approfondies
de M. Renouvier, elles eussent formé le commentaire
quasi définitif de l'œuvre de Hugo.
Le culte de Tellier pour Hugo n'avait rien d'un
fétichisme ; nulle critique plus clairvoyante que son
enthousiasme. Il connaissait de Hugo jusqu'aux pièces
les moins remarquables et le prouvait en récitant les
quelques très beaux vers qui souvent s'y trouvent
perdus. Un jour il nous faisait scintiller aux yeux
ce vers dont nous nous ébahissions :
Une émeraude où semble errer toute la mer,
et je ne sais plus de quelle excursion à travers la PiHé
(i) Hugo, William Shakespeare.
JULES TELLIER. 105
suprême ou le Pape, il avait rapporté son joyau.
Tellier sentait à miracle la perfection propre à Hugo ;
avec une sagacité incomparable il en distinguait les
défaillances, de même qu'il isolait les passages d'une
beauté suprême. Il est assez croyable que Hugo
manquait de ce sens discernant, qui sans doute eût
empêché le formidable créateur. Comprendre, a-t-on
dit, c'est égaler. Il faut être vraiment poète pour
éprouver l'émotion qui prenait Tellier lorsqu'il disait
ce morceau de la Fin de Satan, entièrement admi-
rable en effet. C'est la page où Christ voit ce qui
ARRIVERA :
Les trois femmes en deuil dans la tombe entreront
Marchant l'une après l'autre, humbles, courbant le front,
A cause du lieu bas et de l'entrée étroite,
Et verront un jeune homme assis dans l'angle, à droite,
Qui leur dira, serein comme un soleil levant :
Pourquoi parmi les morts cherchez-vous le vivant ?
Et l'adorable reprise :
Mais quand j'apparaîtrai blanc près de la fontaine,
Vous me verrez ainsi qu'une forme incertaine ;
Madeleine croira que c'est le jardinier ;
Thomas commencera par douter et nier ,
Mais les trous de mes pieds le forceront à croire.
Quelle puissance ont des assemblages de mots, des
groupes de sons ! Il y a des vers qui chuchotent je
io6 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
ne sais quoi d'ineffable à l'oreille de notre cœur ; des
vers qui nous remuent en de si lointaines profon-
deurs de nous-mêmes qu'ils nous apprennent toute
l'étendue de notre âme, nous révèlent notre capacité
de souffrance et d'amour. Et nous sommes moins
troublés encore par le sens des paroles que par le
murmure qu'elles roulent. C'est cette incantation
mystérieuse, ce chant obscur, cantus obscurior, qui
semble nous arriver de derrière les mots et de bien
plus loin qu'eux, c'est ce chant qui fait les poètes, et
non pas tant ce qu'ils disent. Nulle part on ne l'en-
tend mieux que dans certains vers, très nus ou très
vagues, dont le charme est tout dérobé et qui sem-
blent dire peu, sinon aux âmes préparées.
Qu'est-ce qui donne à ce vers si simple :
Madeleine croira que c'est le jardinier,
son charme, dont je suis si touché? Est-ce l'accord
harmonieux des syllabes ? Mais on trouve mille vers
aussi euphoniques et qui n'ont pas la même puis-
sance de suggestion et de douceur. Est-ce une ren-
contre de mots? Mais peut-on en voir de plus ordi-
naires ? Est-ce l'heureuse entrée de ce vers-là dans la
mélodie, son arrivée à l'instant propice ?
Tout cela est peut-être fort en dehors de la raison
universelle et ne répond qu'à des sensibilités très
JULES TELLIER. 107
particulières ; aussi arrive-t-il que si deux esprits se
rencontrent unis de goûts sur ces objets où les goûts
peuvent varier extrêmement, il y a entre eux un
rapprochement, une reconnaissance fraternelle. Tout
beau vers n'est-il pas comme un miroir où les âmes,
se penchant, contemplent leur rêve intime réfléchi
et magnifié ? Et si nous sommes capables d'admirer
une chose, c'est que déjà nous y aspirions par quelque
confus désir. Dire quels vers on aime, c'est essayer
une confidence qui sera peut-être recueillie par une
âme attentive. Ainsi ont commencé des amitiés.
Un jour, Tellier me cita ce vers de Hugo :
Pauvres autels sculptés par des sculpteurs de proues.
Il ne pouvait expliquer le frisson et le ravissement
qu'il puisait là. Et moi-même, je ne saurais délier
l'inextricable nœud de sentiments et d'images qu'il
me semblait voir éveillés et soulevés par ce frag-
ment de phrase. Mais nous nous étions rencontrés
en des chemins très détournés ; nous avions tressailli
ensemble d'une beauté très à l'écart. Nous étions
plus amis par ce vers-là.
On a dit que la joie de l'admiration était refusée
aux âmes basses. C'est certainement une des plus
grandes joies que Tellier ait connues. D'une âme
pleinement contente, il se donnait à une œuvre ; et
io8 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
il savait travailler à la gloire d'autrui sans nulle
arrière-pensée, avec un désintéressement, une absence
de tout égoïsme d'hommes de lettres vraiment tou-
chants. Il prenait plaisir à donner des louanges,
comme d'autres ont la passion de dénigrer. Il ne loua
pas toujours, et sa critique est d'une franchise assez
rude. Mais il était d'une loyauté parfaite ; il aurait
tressé des couronnes à son pire ennemi.
J'ai essayé de montrer, telle qu'elle apparaissait dès
les premiers entretiens, cette intelligence éprise de
noblesse et de beauté. Après avoir séduit les esprits,
cette âme sans envie, qui s'ouvrait et s'offrait avec si
peu de défiance, savait s'attacher les cœurs par sa
grâce spirituelle, sa droiture et sa générosité. Mais
comme presque aussitôt elle inquiétait la sollicitude
amie par le spectacle du mal singulier dont elle était
travaillée ! En pénétrant dans l'intimité de cet esprit
on mesurait l'épaisseur de morne tristesse qui l'en-
veloppait. Cet immobile ennui parfois semblait
gagné de fièvre ; Tellier devenait comme impatient
du repos, avide d'espace et de courses. Sa passion des
voyages ressemblait à l'agitation d'un malade.
L'existence à laquelle la nécessité l'astreignait
n'était guère pour diminuer son malaise. Le journa-
lisme convenait aussi peu que possible à îa nature de
Tellier. Ce talent difficile et haut, si apte au travail
JULES TELLIER. 109
solitaire, n'avait pas son emploi dans un métier où
il ue savait pas s'épargner assez. Ces besognes où
Tellier apportait vraiment trop de conscience endet-
taient son temps et le préoccupaient plus que de
raison ; le sort ne lui fit jamais la grâce d'une de ces
longues et fructifiantes paresses où les œuvres fortes
germent et mûrissent lentement.
Toutefois ce n'est pas dans des causes extérieures,
mais dans la constitution même de cette âme qu'il
convient de chercher le secret du mal qui la tour-
mentait.
La souffrance de cette âme était ancienne. Quelque
part, Tellier parle de « ces chimères, ces froisse-
ments, ces tentations, ces scrupules, toutes ces
grandes douleurs des petites âmes des enfants ». Il
les connaissait d'expérience. Une enfance toute fré-
missante de précoces inquiétudes, une adolescence
exaltée et tourmentée avaient précédé sa jeunesse,
qu'une fatalité termina si tôt.
On ne saura jamais, on ne dira jamais tout ce que
peuvent renfermer les âmes de certains petits en-
fants, les palpitations de leur sensibilité toujours à
vif, la philosophie de leurs étonnements, la perçante
acuité de leur divination qui sonde' la 'vie et lés em-
plit d'épouvante vague devant les abîmes entrevus
dans un éclair de souffrance. Tout ce passé vaste et
7
no ÉTUDES LITTÉRAIRES.
confus de nos premières années, ce crépuscule où
baigne notre cœur d'alors, nous ne pouvons plus le
contempler qu'au travers de notre sensibilité d'au-
jourd'hui, notre sensibilité éprouvée et trop instruite.
Nous dissipons, en voulant l'explorer, cette ombre de
l'âme, où repose le meilleur de nous-même; mais
parfois du fond de ces retraites silencieuses sourd
une émotion étrange et profonde sous laquelle notre
cœur ploie.
Tellier connaissait bien ces retours de son âme
d'enfant. Très jeune, il avait beaucoup senti, beau-
coup « inventé la vie », qui depuis ces heures d'ar-
dente création lui avait paru aller se rétrécissant
toujours (i), et très jeune il avait eu le soupçon du
malheur. A douze ans, il tremblait d'une peur incon-
nue, il avait vu
L'éclair mystérieux d'une immense infortune.
Voici d'ailleurs le quatrain, trop beau pour n'être
pas cité tout entier. Le poète, un soir d'hiver, devant
la nuit qui tombe sent qu'il voit les choses avec ses
yeux de jadis.
Voici comme à douze ans les étoiles au ciel
(i) Quel mal rétrécissant de jour en jour ma vie...
J . Tellier, la Cité intérieure.
JULES TELLIER. ni
Et l'Océan énorme et noir où se répand
En un long sillon d'or la clarté de la lune,
Ravive dans mon cœur qui songe et se repent
L'éclair mystérieux d'une immense infortune.
Le deuil de cette immense infortune qu'i/ ignore,
le poète en naissant Pavait apporté avec son âme
incurablement blessée, son âme dont il nous faut
maintenant compter les plaies.
*
* *
« Je suis né, ô bien-aimée, un vendredi, treizième
jour d'un mois d'hiver, dans un pays brumeux, sur
les bords d'une mer septentrionale.
« Pourtant les flots qui battaient ma porte étaient
d'un vert pâle, pareils à un espoir incertain, et plu-
sieurs espérèrent en moi dans mon enfance.
« Mais ils espéraient encore, que dès longtemps
déjà je n'espérais plus. Le vent, en s'engouffrant
dans la cheminée, me disait des chansons lugubres,
pleines d'un mystérieux ennui.
« A l'âge où d'autres jouent à la balle, j'ai grandi
taciturne, occupé de chimères sombres, et à l'âge où
d'autres commencent à songer à leur cousine, il se
H2 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
trouva que j'avais tant rêvé que le rêve avait comme
usé mon âme.
« Si bien que le jour où je pus enfin posséder les
objets souhaités, je n'en jouissais plus, ayant épuisé
à l'avance, en les rêvant, tous les plaisirs qu'ils m'au-
raient pu donner.
« Et je m'affaissai peu à peu comme sous un poids
invisible, et un accablement obscur enchaîna mes
membres et mon esprit. »
Ainsi parle le bizarre Amant à la Bien-aimée.
Tellier connaissait la source de sa tristesse. Dan-
gers du rêve, tel est le titre de la pièce qui ouvre son
volume de vers : la Cité intérieure. Elle est adressée
à ces « doux enfants dont le cœur est muet, quoique
orageux »,
Qui ne sont plus compris tout entiers par leurs mères.
Le poète leur apprend qu'il fut lui aussi un « en-
fant fiévreux et solitaire », et qu'il « inventait la
vie », et de là est né son tourment. Qu'ils prennent
garde ! « Celui qui se donne au rêve est perdu pour
la vie. »
On peut s'écrier que ce désenchantement n'est
pas nouveau, que c'est la maladie du siècle, et qu'on
JULES TELLIER. 113
croirait entendre parler René lui-même. La ressem-
blance va jusqu'à des rencontres d'expressions. Mais
de cette maladie si fameuse croyez-vous que René
ait été la première victime? Il ne fut que l'illustra-
tion éclatante d'une souffrance vieille comme le
monde, car elle tient au fond même du cœur
humain.
J'essayerai de marquer deux ou trois nuances de
la physionomie particulière dont se revêt chez le
jeune homme d'aujourd'hui cette maladie de tous
les temps.
Ce qui le distingue premièrement de son aïeul
romantique, c'est d'être à peu près dénué d'orgueil,
et c'est l'accent de simplicité, presque d'humilité, qui
pénètre sa plainte. Et d'abord cette plainte, loin
qu'elle soit étalée, il semble qu'elle n'ose se mon-
trer ; elle se masque d'ironie. On la dirait la voix
d'une âme qui déclame en se racontant, qui se raille
aussi et qui ne déclame que pour se railler mieux.
Sous la grandiloquence de ces superbes Proses,
V Araignée, le Discours à la Bien-aimée, la Cham-
bre, on ne cesse pas d'entendre la voix moqueuse, et
je sens une sincérité dans cette moquerie. Ce mé-
lange singulier et très savoureux, cet humour qui
est une pudeur appartient bien en propre à Tellier.
Nous n'avons plus devant nous la souffrance infa-
*i 4 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
tuée, trop vaine d'elle-même pour que nous puissions
en être touchés, que René traîne comme un manteau
de pourpre. Nous sommes loin de ces pénitents si
persuadés qu'ils ont été des favoris de la douleur, et
qui s'admirent en se confessant. A une souffrance
fière ainsi de se savoir ou de se croire exception-
nelle, il reste de grandes ressources pour se consoler.
Tout au contraire, le jeune homme d'aujourd'hui
n'oublie jamais que sa souffrance particulière n'est
qu'un flot perdu dans la mer de la souffrance univer-
selle. De cela qu'il ne tire nulle gloire de son état
d'isolement, son âme est comme élargie, ouverte déjà
à une pitié fraternelle pour toutes les infortunes
soupçonnées : il est moins séparé de l'humanité. Ce
Tristan Noël, qui fut à Tellier une fiction pour expri-
mer sa rêverie des heures moroses, Tristan Noël
pense avoir beaucoup de semblables ou qui n'en
valent pas mieux. On eût beaucoup mortifié René
en ne le trouvant pas unique.
Si Tristan Noël peut croire en un sens que sa
souffrance est de qualité rare ou du moins très spé-
ciale, il n'estime pas qu'elle soit d'un ordre éminent,
ni ennoblissante par essence. Il en sait les laideurs
et les petitesses, et il les dit, sans craindre de se dimi-
nuer par sa sincérité.
Tellier sait qu'une partie de son mal lui vient
JULES TELLIER. 115
d'avoir mangé trop de livres, d'avoir trop donné de
son cœur à la chose littéraire. « Mon cœur de rhéteur
ennuyé », dit-il quelque part. Il a peut-être parfois
commis contre la vie le péché de la considérer sur-
tout comme de la matière d'art et de ne pas voir
qu'elle avait en elle-même sa plus haute fin. La vie
se venge et elle s'éloigne de qui ne se donne à elle
qu'avec une arrière-pensée.
La même bien-aimée qui tantôt recevait ces aveux
d'une franchise étrange, le poète lui prête mainte-
nant une singulière clairvoyance : « Le mal dont
vous mourrez, lui a-t-elle dit, c'est de ne pas voir les
choses. » Cette bien-aimée, qu'on nous a présentée
comme ayant peu de grammaire et encore moins de
lettres, connaissait-elle le conseil que donne Gœthe
aux artistes, de travailler sur la nature extérieure,
s'ils veulent garder la joie intime du cœur?
Tellier, ayant travaillé sur la nature intérieure,
ayant beaucoup réfléchi sur la vie et sur lui-même,
avait fini par tomber dans une étrange défiance de
soi et de la vie. Il avait toujours eu le sentiment aigu
de la fuite de toutes choses. Il n'aurait pas eu besoin
d'écouter le vieil Heraclite pour savoir que tout
coule, et que dans cet univers changeant « on ne peut
pas se baigner deux fois au même fleuve ».
Une âme stoïcienne peut regarder couler le fleuve
u6 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
maintenue en sa sérénité parla forte croyance qu'elle
a de sa propre fixité intérieure opposée au torrent
des apparences. Tellier incline à une autre disposi-
tion d'esprit. Autant que l'univers mouvant, notre
âme lui paraît fuyante, perpétuellement en train de
se faire et de se défaire.
Capable de vertus comme de voluptés,
Incertaine, innombrable et chaque jour nouvelle,
Pour le peuple qui rôde et se remue en elle
Notre âme est comparable à celle des cités (i).
Que pouvons-nous avoir de durable en nous, puis-
que tous nos sentiments semblent être hors des
prises de notre volonté ?
« O mon Dieu, s'écrie Bossuet, d'où vient donc
que mon cœur m'échappe et que j'ai tant de peine à
le retrouver ? » Nous ignorons aujourd'hui l'être que
nous pouvons être demain. Nos pires répugnances
ne sont pas assurées de plus d'avenir que notre
amour le plus entier. Je ne sais plus dans quel histo-
rien latin j'ai lu ceci, qui est terrible. Tibère en sa
jeunesse pure et sans tache entendit d'une Thessa-
lienne la prédiction qu'un jour il se couvrirait de
crimes et de sang. Et depuis ce jour, il lui arrivait de
(i) Jules Tellier, la Cité intérieure.
JULES TELLIER. 117
frissonner d'horreur dans l'attente de l'heure incer-
taine où naîtraient dans son cœur les monstres
annoncés par la prophétie... Nos sentiments les plus
profonds et qui nous paraissent être tout notre cœur
ne sont peut-être que des hôtes de passage et qui
nous visitent et nous quittent à leur gré. Notre âme
pleine d'amour aujourd'hui sera peut-être demain
pareille à une maison ouverte et désertée... Ce senti-
ment de notre mobilité fatale n'est-il pas pour con-
sterner l'âme avide de s'attacher, le cœur malade de
fidélité?
«t H est toujours triste d'aimer, dit l'amant du Dis-
cours à la Bien-aimée, quand on a passé l'âge où
l'on croit l'amour éternel.
« Car l'enfant n'y songe pas, mais le sage sait bien
que le chat qu'il caresse mourra, et qu'il en cares-
sera d'autres ensuite qui mourront de même, et ce
lui serait un tourment s'il avait pour son chat une
affection plus profonde.
« L'amour aussi dans l'ordre naturel des choses
est fait pour vivre moins que l'homme dont il habite
le cœur, comme les chats qui habitent nos maisons
pour mourir avant nous, et rien n'est plus triste que
cette disproportion fatale entre la durée de notre
existence et celle de ce que nous mettons à plus haut
prix qu'elle.
n8 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
« Des jours viendront où je ne voudrais plus de
vous, je voudrais vouloir toujours, mais je sais que
ma volonté sera vaincue et impuissante, et le savoir
est ma torture
« Belle consolation de me dire que cela me sera
alors indifférent! Je réponds que cela ne me Test
point maintenant. Il me sera indifférent aussi d'être
mort, et cela ne m'empêche pas d'être gêné à l'idée
qu'il faudra mourir... »
Je feuillette les « Notes de Tristan Noël », ce jeune
homme si peu épris de vivre, qu'il finit, à ce que
nous apprend Jules Tellier, par déjeuner un beau
matin d'un peu de cyanure de potassium.
Tristan Noël n'accuse personne, ni la société, ni
les hommes. Il ne s'en prend qu'à lui-même de son
humeur chagrine, à lui-même ou plutôt à la fatalité
qui l'a fait celui qu'il est.
... Voici un personnage que j'appelle moi, mais
qui existe malgré moi et sans que je l'aie voulu. Il a
de naissance un cerveau, — une âme si l'on veut, —
et avec cette âme ou ce cerveau certaines facultés que
je ne lui ai certes pas données et qui s'imposent à
moi. 45 Pourquoi m'embarrasserais-je de cet intrus?
Peu importe ce qu'il est et ce qu'on en pense. Je le
regarde vivre et agir avec une curiosité indifférente.
JULES TELLIER. 119
Si j'avais à dire un mot dans la question, je ne lui
demanderais qu'une chose, et ce serait de m'amuser
plus souvent... »
Saint Paul a raison. Nous pouvons bien vouloir
aimer, vouloir prier; nous pouvons pratiquer les
œuvres de la charité, ce n'est que par un don, « une
grâce » que nous recevons l'amour et la charité. Il y
a de ce fatalisme chrétien dans le fatalisme de Tristan
Noël : dans sa croyance que nos vertus sont des
faveurs, et qu'à l'égard de nos défauts nos mérites
sont subis. Mais il tire rigoureusement les conclu-
sions morales de sa croyance. La Justice ne permet
de condamner personne, ni aucune action, et même
on pourrait dire que les meilleurs ne s'étant pas plus
voulus que les pires, sont des « privilégiés » et sont
tenus aux devoirs plus grands que commande toute
supériorité. Les meilleurs ne seront jamais quittes
envers les pires.
C'est à ce degré de paradoxe que Tristan Noël
pousse ses opinions. « La Révolution, dit-il, a sup-
primé l'arbitraire social, mais elle l'a remplacé par
l'arbitraire naturel. Elle a donné au mérite ce qui
était au rang, et, d'une façon comme de l'autre, le
privilège reste à la naissance. On naissait duc et
pair ? Mais vous naissez homme de génie. C'était une
injustice qu'un roturier fût exclu de certaines
120 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
charges ? Mais c'en est une aussi grande qu'un imbé-
cile ne puisse parvenir à certains emplois. »
Autre note :
« On me dit : « Vous pouvez changer votre nature :
« la sottise s'atténue par le travail ; les mauvais
« instincts se surmontent par la volonté. » Soit. Mais
si je n'ai pas en moi ce qu'il faut de curiosité pour
travailler, ou ce qu'il faut de scrupules pour vou-
loir? »
Entre les diverses solutions proposées aux énigmes
qui sont le tourment de qui s'y donne, Tellier savait
bien de quel côté l'entraînaient ses instincts et sa
pensée ; mais il n'avait pas de croyance assez affermie
pour oser la présenter autrement que sous forme de
fantaisies philosophiques. L'assurance extrême et le
ton de certitude d'un Tristan Noël eussent inquiété
sa grande bonne foi scientifique; il s'en tire, pour
l'instant, par un expédient de conteur. Il empoisonne
le jeune étudiant dont la voix ressemblait tant à la
sienne et l'enterre d'une courte oraison en le décla-
rant un esprit faux.
Tellier avait une intelligence éminemment philo-
sophique. Et il était conduit au souci des causes
moins encore par la curiosité de l'esprit que par son
profond sentiment de la vie, son inquiétude de la
destinée, son émotion du mystère des choses. Esprit
JULES TELLIER. 121
irrassasié de rêve, mais exact, hardi et capable d'in-
tense méditation, il allait au fond de sa songerie jus-
qu'à rencontrer le frisson de l'horreur sacrée. Je
doute qu'il fût devenu jamais un constructeur de
systèmes, un architecte d'hypothèses métaphysiques
— et toutefois son conte des Deux Paradis d'Abd-
er-Rhaman révèle une intelligence singulièrement
apte à toutes les ingéniosités de la spéculation —
mais il eût pu fort bien donner quelque interpré-
tation nouvelle des problèmes où la vie du cœur
est plus intéressée. En tout cas, sa philosophie eût
été sa souffrance et son angoisse exprimées ; elle eût
été vraiment jaillie de lui et pétrie de sa propre
substance.
Du philosophe, Tellier avait certainement quel-
ques-unes des plus hautes qualités morales et spiri-
tuelles : l'amour passionné de la vérité, la loyauté
de l'intelligence, et une raison exigeante qui ne se
satisfait pas avec des preuves incomplètes et des
explications verbales.
Né dans le christianisme, Tellier s'en était déta-
ché insensiblement et sans crise. Ou, s'il y eut une
crise, je n'en trouve pas de trace écrite ; sa foi s'était
éteinte au souffle de la science moderne ; à lui comme
à beaucoup le ciel que révèle l'astronomie paraissait
avoir englouti les cieux promis par Jésus. Je ne dis
122 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
pas que comme beaucoup il ne fût pas touché parfois
du regret de sa crédulité première, mais à ren-
contre de certaine partie de la jeunesse contempo-
raine, il était incapable de se faire une foi avec ses
désirs seuls. Plutôt que d'adopter un catéchisme
sans en avoir examiné le credo, il fût demeuré tou-
jours dans le malaise d'une pensée qui ne sait que
croire et d'une ferveur sans objet. Mais il n'est pas
rare que notre cœur continue à subir l'influence
sentimentale d'une doctrine dont notre esprit s'est
dégagé. De même qu'il avait parfois comme des
anxiétés de mystique contrastant singulièrement
avec les habitudes positives de sa pensée, Tellier
connut ce sentiment tout chrétien : le désir, la soif
de la pénitence. Il lui arriva d'éprouver la nostalgie
du remords, comme le témoigne le fragment de pièce
inédite que voici :
Oh ! quel vide et quelle tristesse
Laisse le mal dans le cœur mort
Qui n'en conçut aucune ivresse
Et qui n'en garde aucun remord !
Celui qu'un souvenir dévore
A moins de peine et moins d'effroi ;
Il sent quelque noblesse encore
Dans le mépris qu'il a pour soi.
JULES TELLIER. 123
Moi, c'est l'angoisse de mon âme
Envieuse du repentir,
D'être sûre qu'elle est infâme
Et pourtant de n'en rien sentir.
Ainsi l'excès de sensibilité chez l'enfant, d'une
part, de l'autre l'abus du rêve d'abord, et comme
conséquence la déception devant la vie, la prompte
lassitude de ses joies, et enfin la conscience maladive
de la fragilité, et au surplus de l'irresponsabilité de
nos sentiments, tout s'était uni pour tourner la mé-
ditation de Tellier vers la pensée du néant, tout
avait conspiré pour que cette pensée lui devînt une
véritable obsession.
Il est arrivé un jour à Tellier de dire son propre
tourment, et de se raconter lui-même en voulant
raconter un autre.
« Ce poète (Henri Cazalis), a-t-il dit, n'a-t-il pas
visiblement deux obsessions : l'idée du néant futur et
celle, si je puis dire, du néant actuel, l'idée qu'il nous
faut mourir un jour et l'idée que peut-être rien
n'existe autour de nous de ce que nous voyons ? »
Plus loin :
« Ce bouddhiste a des oppressions de sensualité. »
Et encore :
« Pour ce poète toujours obsédé de l'idée du
néant, l'instant de vie et d'amour qui nous est laissé
124 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
prend une importance étrange, et il s'attache d'autant
plus à son rêve qu'il sait que ce n'est qu'un rêve... »
Le goût de la cendre trouvé à tout, la perscruta-
tion de la pensée du néant, l'idée de la mort, cette
idée qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de regar-
der fixement, disait La Rochefoucauld, cette contem-
plation immobile de la chose lugubre, finirent par
entraîner Tellier à ce dernier terme de sa maladie :
la peur et le désir de la mort. La crise de souffrance
donna lieu à un poème admirable. Cette Prière a
la mort que Tellier composa dans la sueur de son
agonie morale, ce court poème où une sorte de
beauté oratoire se confond avec la beauté pure-
ment poétique, c'est son plus beau titre de poète.
PRIÈRE (i)
Fantôme qui nous dois dans la tombe enfermer,
Mort dont le nom répugne et dont l'image effraie,
Mais qu'à force de crainte on finit par aimer,
Puisque la vie est vaine et que toi seule es vraie.
mort qui fais qu'on vit sans but et qu'on est las,
Et qu'on rejette au loin la coupe non goûtée,
Mort qu'on maudit d'abord et dont on ne veut pas,
Mais qu'on appelle enfin quand on t'a méditée.
(i) Reliques de J. Tellier, page 185.
JULES TELLIER. 125
Puisque tant de ferveur pour toi s'élève en lui,
Qu'il veut te préférer à tout, même à l'aimée,
Sois clémente à l'enfant qui t'invoque aujourd'hui,
Bien qu'il t'ait méconnue et qu'il t'ait blasphémée.
Ma haine s'est changée en .un amour profond.
Voici croître en mon cœur, guéri de ses chimères,
L'ennui des voluptés dont on touche le fond
Et le morne dédain des choses éphémères.
Vivre dans l'instant n'est que trembler et souffrir.
Songe à l'horrible attente et fais-toi moins tardive.
Il suffit que tu sois pour qu'on veuille mourir :
Le temps laissé par toi ne vaut pas qu'on le vive...
Et toute la fin si poignante et si belle !
Je m'arrête à regret de citer de pareils vers. L'es-
pace m'est mesuré. Je prie le lecteur qu'il veuille
bien tourner quelques pages et lire le poème en entier.
N'est-elle pas extraordinaire, cette pièce où il
semble que le grondement de la souffrance humaine
accompagne le chant divin, s'y mêle et ne le trouble
pas?
Ces vers pleins, nerveux, serrés, cette langue d'un
si fort tissu me rappellent certains psaumes de Cor-
neille. L'art y est irréprochable, et pourtant je crois
sentir là je ne sais quoi d'abrupt, je ne sais quelle
gaucherie puissante ; ce n'est pas là une parole aisée
et d'abondance, c'est une éloquence arrachée de force.
126 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
On sent ici, comme partout dans la poésie de Tellier,
que le vers lui opposait une résistance, mais on voit
comme il réussissait à la rompre par la force du sens
et la seule énergie du sentiment.
Je me rappelle le ton d'entière conviction et qui
me surprit assez, avec lequel Tellier m'affirma un
jour que le sentiment de ces vers-là lui faisait hor-
reur. Ayant eu des craintes pour la vie d'un être
cher, de ce jour il avait jugé impie son poème et il
gardait presque un remords de l'avoir écrit. Il crai-
gnait que le vœu blasphématoire de ses vers, ce vœu
qu'excuse le délire de la souffrance qui l'inspira, n'eût,
par mystérieuse aventure, quelque efficace vertu
d'obsécration.
Ce poème me paraît avoir encore un mérite très
grand, mérite purement littéraire. Tellier a su trou-
ver là une parole qui est à sa ressemblance ; le poète
y a su donner à son verbe quelque chose de la phy-
sionomie de l'homme; la puissance du rythme en
grandissant sa voix ne la change pas, et l'accent per-
sonnel, individuel, n'est pas perdu. Quand une si
rare fortune échoit à un poète, c'est que vraiment il
a vaincu les mots et parle en maître.
La crise de souffrance d'où date la Prière a la
mort était éloignée déjà. La vie a des douceurs qui
savent apaiser les cœurs les plus troublés. Tellier,
JULES TELLIER. 127
dans les derniers mois qu'il vécut, sentait sa bonté,
et cette âme si ployée semblait se redresser et s'épa-
nouir. H avait dépassé ces années d'apprentissage
d'art, si dures, malgré leurs heures d'enthousiasme,
si tristes au fond, souvent stériles et nues comme
des landes. Après avoir longtemps et douloureuse-
ment cherché, il sentait son œuvre future croître en
lui.
Sans doute l'Art allait lui payer, par les grandes
joies de celui qui crée, les longs tourments d'une
étude si passionnée. En même temps que son mal de
penser semblait s'endormir, on eût dit que l'univers
s'ouvrait à lui plus large et comme rajeuni. Les
Notes du voyage de Toulouse à Girone ) les dernières
pages que Tellier ait écrites, me semblent respirer
une sorte de joie physique, une allégresse d'aller et
d'agir, un plaisir de voir les choses et les lieux.
C'était sans doute l'heure où Tellier allait connaître
la seconde jeunesse, moins émerveillé, mais plus
douce que la première.
C'est alors qu'il est mort. Il est mort rentrant en
France après trois mois passés en Algérie. Rien ne
pouvait faire craindre la catastrophe. Arrivé à Tou-
louse, il fut saisi d'une fièvre typhoïde qui l'emporta,
après douze jours de souffrances, le 29 mai 1889.
Que dire de cette atroce cruauté du sort ? Je ne sais
128 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
que répéter ces très belles paroles de Chateaubriand :
« Homme, tu n'es qu'un songe rapide, un rêve
« douloureux ; tu n'existes que par le malheur ; tu
« n'es quelque chose que par la tristesse de ton âme
<c et l'éternelle mélancolie de ta pensée. »
*
* *
Cet esprit qui sentait bien les grandes choses
estimait l'Art une très grande chose.
Dans un des petits poèmes en prose de Baudelaire,
le poète, rentré de nuit dans sa chambre, triste et
mécontent de lui-même, exhale cette prière : « Mon
Dieu, donnez-moi la grâce d'écrire quelques beaux
vers. »
Tellier dut souvent élever un vœu pareil. H con-
naissait le bienfait du travail, le secours qu'il offre
à la tristesse et à l'ennui, et avec une application de
bon ouvrier il tâchait sur son ouvrage. Je n'ai pas
connu d'hommes de lettres de moins de vanité que
lui et d'une vanité si accommodante, mais jamais je
ne l'ai vu se donner le dandysme de dédaigner ce
qui était l'objet de son étude et de son effort. Nous
sommes certains que nos soins pour recueillir les
pages dispersées qu'il laisse, s'il pouvait les connaître,
lui seraient deux fois une douceur.
JULES TELLIER. 129
Ce volume qui renferme les reliques de notre ami
contient des Proses, quelques-unes achevées, d'au-
tres à l'état d'ébauche ; deux morceaux d'un livre
auquel rêvait Tellier et qui se fût appelé La Mort;
Deux Contes philosophiques, des Notes de voyage,
un recueil de vers, la Cité intérieure, et une sélection
d'articles parus au Parti national.
Le recueil de vers, très varié de ton, comprend
surtout deux sortes de pièces : des études d'après l'an-
tique et des fantaisies de lettré; puis de petites
pièces psychologiques, d'une observation subtile,
rappelant quelquefois la manière de Sully -Pru-
dhomme.
Parmi les pièces imitées de l'antique, il en est de
fort réussies ; celle sans titre, qui commence ainsi :
Quoique sauvage et plein de malice et de ruse.
Le bel enfant Éros est chéri de la Muse,
me paraît donner la plus jolie note de ce genre
d'essais.
La pièce intitulée Souffrance perdue appartient à
un autre genre :
Pour ceux que le regret dévore
Tout rayon n'est point effacé.
Heureux celui qui pleure encore
Au souvenir de son passé 1
1
i 3 o ÉTUDES LITTÉRAIRES
Tristes moments où l'on harcèle
Une douleur qui va mourir !
La dernière souffrance est celle
Qu'on éprouve à ne plus souffrir.
Et Ton maudirait moins la vie
S'il était permis seulement
De pleurer selon son envie
Ou de mourir à son moment.
Cette pièce n'est pas exempte d'une certaine
recherche de la pointe et du trait, et elle n'a pas
toute la fermeté de style ordinaire à Tellier. Le jour
où mon pauvre ami me la montra, il me conta
qu'après avoir écrit ces vers qui sont parmi ses plus
anciens, il fut un moment très fier de son œuvre,
pensant avoir trouvé quelque chose d'assez inédit.
Le lendemain, il rencontrait la même idée dans
Sophocle, et le surlendemain dans un autre poète,
puis encore dans un autre. Quand il eut fini, je lui
fis observer que La Bruyère, dans le chapitre du
Cœur, avait exprimé la même idée ou d'autres qui
en sont bien voisines.
Et La Bruyère ne fut pas le seul à avoir remarqué
qu'il est triste au fond que l'homme puisse se con-
soler. Et comme j'avais un jour essayé de mettre
cela en quatrains, je les lui dis pour l'achever. Tous
JULES TEjLLIER. 131
deux souriant, nous convînmes alors avec le roi
Salomon qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
Continuant de feuilleter la Cité intérieure, je
remarque une courte pièce : Fin de douleur. Elle
a des vers qui étreignent. La pièce commence ainsi :
La douleur fut poignante et rude ; elle est passée...
Parmi les pièces de Tellier que je mets de beau-
coup au-dessus de toutes les autres, outre la Prière
à la mort, dont j'ai parlé, je citerai les sonnets qui
sont les derniers vers qu'il a écrits et surtout Hyme-
neusj renfermant quelques imitations de l'admirable
épithalame de Catulle ; le sonnet qui commence par
ce vers :
De toutes parts s'étend la plaine, et le train fuit...
le délicieux sonnet les Ondins t et enfin le parfait
sonnet, d'une élégance si achevée : le Banquet.
Malgré deux ou trois morceaux de premier ordre,
des morceaux tels qu'ils sacrent un poète, malgré de
rares qualités d'expression et un instinct délicat du
rythme, je dis sans hésitation que Tellier a été moins
poète dans ses vers que dans sa prose.
Je trouve que la poésie de Tellier a parfois quelque
chose de trop net, de trop visible et d'un peu sec.
L'idée, toujours fine et poétique, y est exprimée avec
X32 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
exactitude, avec beaucoup de propriété, mais sans
mystère. Les mots disent littéralement ce qu'ils
disent, et rien de plus. Il manque autour d'eux ce je
ne sais quoi qui les baigne comme d'un fluide péné-
trant et fait qu'ils se prolongent en notre esprit et le
mènent de rêve en rêve. La poésie de Tellier, parfois
peu suggestive, manque précisément de ce qu'il
aimait le plus dans la poésie des autres et qu'il sen-
tait avec une finesse exquise. Evidemment, l'écrivain
en vers était gêné par l'extrême délicatesse du cri-
tique.
De plus, chez Tellier, habitué par l'observation
psychologique et l'examen de soi-même à sentir et
à démêler les plus fines nuances des sentiments, la
marche de la pensée était l'analyse. Et ce n'est que
par un effort d'art extraordinaire et une rare fortune
qu'on peut réussir à écrire lyriquement ce qui a été
pensé d'abord analytiquement.
Si dans le vers Tellier n'avait pas toutes ses aises,
en revanche la langue de la prose lui était merveil-
leusement soumise. H en possédait toutes les nuances
et toutes les ressources. Ecrivain facile qui savait
être laborieux, son style improvisé et son style tra-
vaillé sont également remarquables ; telles lettres de
lui, écrites en courant, à peine relues, sont délicieuses
d'élégance naturelle et de grâce dans l'abandon.
JULES TELLIER. 133
Ailleurs, sa phrase pleine, nombreuse, tantôt se
déploie avec ampleur et tantôt prend une sorte d'al-
tière roideur. Elle a des souplesses, de lentes ondula-
tions, puis de soudaines précipitations. Je n'en con-
nais pas de plus nerveuse. Je prie qu'on lise ce livret
des Notes du voyage de Toulouse à Girone; ne voit-
on pas la phrase changer avec chaque aspect des pays
traversés, et qui semble ici reproduire l'ardente mai-
greur, la sécheresse des campagnes brûlées, et plus
loin réfléchir la paix sans fond du crépuscule tom-
bant sur les plaines et les étangs ? A chaque instant;
le ton s'élève ; on trouve de ces phrases si évocatrices
et si lourdes de rêve!...
« ...Tous ceux qui firent route aux temps grecs et
romains, Pythéas, Strabon, Philostrate, Rutilius,
Antonius Diogène, comme ils devaient être con-
scients du mystère des étoiles connues qui vous sui-
vent aux lieux nouveaux, de l'obscure signification
des plis de terrain et des monticules, de la joie de la
libre mer soudain réapparue après qu'on s'était en-
foncé longtemps dans les solitudes barbares ! Aujour-
d'hui les plis de terrain ont perdu beaucoup de leur
sens et les étoiles observées; et il n'y a plus que
quelques visionnaires qui imaginent un peu de ce
que sentaient communément les plus médiocres des
hommes anciens. »
8
134 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Lisez maintenant les admirables Proses, que me-
sure et que coupe en cadences un rythme secret, si
subtil, le Nocturne, Hesperus, Rerum pulcherrima
Rotna; ces proses, où chaque vocable, pris dans la
plénitude de son sens, retentit de tout son éclat
sonore et coloré. Ce sont de petits poèmes accomplis.
Poèmes parce que, en même temps qu'on y sent la
suprême nécessité de la moindre syllabe, ils donnent
l'impression jamais défaillante que rien n'y manque.
L'art de Tellier y a su donner une valeur extraordi-
naire aux moindres mots et tirer une éloquence de
Temploi répété des par ce que, comme, de même que,
dont il articule puissamment sa phrase. Le morceau
intitulé Plaines montre le pouvoir de cette admi-
rable rhétorique. Examinez la structure de la der-
nière phrase. Par l'usage de conjonctions d'une len-
teur grave, d'incidentes longuement suspensives,
d'adverbes insistants, l'élan retenu de la phrase s'ac-
croît de tout ce qui l'arrête, semble s'irriter et finit
par vaincre. Et je crois voir une houle démesurée,
une vague immense, gonflée et invincible se soule-
vant vers une étoile. Cela est beau à la façon de
certaines proses d'Edgar Poe, Ombre, Silence, et
à la façon de certains morceaux de Maurice de
Guérin.
Celui qui écrivit ces quelques pages d'une si fière
JULES TELLIER. 135
allure et ces quelques phrases si longuement mémo-
rables aurait été, était déjà un maître de la prose,
de la grande prose. Il a laissé assez pour qu'on sente
la très grande perte qu'ont faite en lui les Lettres
françaises, mais non pour qu'on puisse évaluer ce
qu'aurait pu être son œuvre. La plus grande partie
de lui-même demeurera inconnue toujours; elle a
été ensevelie avec lui, et rien ne peut plus en donner
une idée, que le souvenir qu'il a laissé à quelques-
uns...
*
* *
Et voici ce livre qui va paraître et qui va offrir à
tous un peu de ton âme et de ta pensée, toi que nous
avons admiré et que nous avons aimé. Et voici ter-
minée la chère tâche où nous nous appliquions avec
une joie douce et triste, l'esprit et le cœur pleins de
toi. Et voici notre tâche terminée, et une tristesse
nous serre l'âme, — pardonne-nous, — car il nous
semble que cela achève de nous séparer de toi.
MAURICE BOUCHOR
En 1874 parurent les Chansons joyeuses de
M. Maurice Bouchor. Le succès fut grand, le livre
très lu. Les Chansons joyeuses plaisaient par leur
libre allure, leur parfum de jeunesse, et ce je ne sais
quoi de généreux et d'offert à tous qu'a leur poésie.
Mais les œuvres qui suivirent n'eurent pas la même
fortune, et pour un grand nombre de gens M. Maurice
Bouchor est demeuré le poète des Chansons joyeuses.
Ceux-là, s'ils lisent le livre qui vient de paraître, les
Symboles, pourront être étonnés de sa gravité et de
son accent religieux. Ils auraient tort pourtant de
croire à une conversion subite, à un chemin de
Damas qu'aurait rencontré le poète. C'est par une
lente évolution philosophique, dont on peut suivre la
trace à travers les œuvres intermédiaires, qu'au
matérialisme un peu facile des Chansons joyeuses a
succédé l'idéalisme des Symboles. En même temps
que nous essayerons de marquer les inspirations
8.
138 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
successives du poète, notre dessein, en ces quelques
pages, est de relever les traces de cette évolution
dont les Symboles sont le dernier terme. Nous nous
arrêterons devant ce livre. L'étudier exigerait tout
l'espace dont nous disposons, car nous estimons que
M. Maurice Bouchor donne aujourd'hui une œuvre
décisive par la maturité de la pensée et la pleine
possession du talent. De plus, les Symboles n'étant
pas seulement la traduction d'un rêve personnel,
mais aussi l'expression de sentiments collectifs dont
l'humanité a vécu, peuvent espérer un plus large
succès que n'a eu Y Aurore, par exemple, œuvre
poétique de premier ordre, au jugement d'esprits très
sûrs, mais restée inconnue au grand public. Nous
nous bornerons donc à résumer l'esprit des Symboles;
nous en indiquerons la portée, puis nous tâcherons
d'estimer les forces du poète, de distinguer ses ten-
dances, et d'entrevoir les routes qui s'ouvrent devant
lui.
Ce qui frappe dans les Chansons joyeuses ', que
l'auteur publia à dix-huit ans, c'est l'épanouissement.
La lassitude prématurée, la langueur, la mélancolie
dont souffrent ou s'enorgueillissent les jeunes poètes
de nos jours, n'assombrissent pas cette lumineuse
poésie. Insouciance de l'avenir ou confiance dans des
étoiles favorables, plénitude d'âme, ravissement qui
MAURICE BOUCHOR. 139
naît du spectacle des choses, toute l'ivresse de l'éclo-
sion à la vie anime ces vers et donne un charme
exquis à ce livre où l'art très réel et très subtil
n'altère presque jamais l'ingénuité du sentiment. Le
poète n'éprouvait pas l'accablement de venir tard en
ce monde usé, non plus que cette crainte que toute
beauté ait été cueillie déjà : sentiment que M, Sully-
Prudhomme a si délicatement exprimé :
Et les cytises de Virgile
Ont embaumé tout l'univers.
La passion de la vie éclate de mille manières dans
les Chansons joyeuses; jeune et sincère amour, soif
de l'indépendance, adoration de la nature, mais ce
dernier amour est fait de sentiment immédiat et ne
contient nul vestige de la mysticité qui apparaîtra
plus tard dans les Poèmes de V amour et de la mer.
Enfin le boire, le manger, la ripaille sont chantés
avec une belle verve, bien qu'un peu bruyante et
fanfaronne. Quoique cette glorification du vin ait un
air factice, toujours quelque sentiment vrai se mêle
à la jactance. Ainsi le sentiment de l'amitié est
exprimé avec une émotion qui touche. Les poètes
dont Maurice Bouchor partageait alors la vie, c'était
Jean Richepin qui écrivait sa Chanson des gueux
et qui a pris un rang si élevé dans la poésie contem-
140 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
poraine; c'était Raoul Ponchon entré vivant dans
la légende et que quelques-uns ont longtemps pris
pour un mythe, avant qu'il se fût révélé comme un
humoriste rare, alliant à une extraordinaire bouffon-
nerie et à la fantaisie la plus capricante une poésie
souvent délicieuse. Paul Bourget, plus ami des
lakistes que fervent de Falstaff, faisait partie du
groupe, mais déjà par sa prédilection pour les
recherches psychologiques, ses goûts et ses rêves
d'art tranchaient avec ceux de ses amis.
Un insouciant matérialisme, une antipathie pour
les idées chrétiennes apparaissent dans les Chan-
sons joyeuses. Le poète maudit le christianisme
qui a éteint la joie, attristé la terre ; il regrette le
paganisme serein de la Grèce. Ce paganisme, le
poète l'aime d'imagination, et il n'y voit guère
qu'un symbole de son propre désir d'une vie
libre et heureuse. Pourtant la foi de son enfance a
laissé en son cœur une trace ineffaçable, comme il
l'avoue dans la pièce d'un fort beau souffle qui
est dédiée à Jean Richepin, auteur de la Mort des
dieux :
Un lambeau de nos cœurs est resté sur l'autel
Où nos mères portaient des bouquets de fleurs tendres...
Mais la voix du passé, du passé « plein d'amour et
MAURICE BOUCHOR. 141
d'effroi », il se défend de l'écouter. Il ne veut plus
croire au surnaturel :
... Je suis redescendu,
Et j'ai crié néant à qui disait mystère.
Jéhovah dans le ciel immense s'est perdu,
Et la Terre a pour reine éternelle la Terre.
Je trouve dans la préface des Symboles une franche
explication de ce matérialisme de jeune homme :
« C'est par réaction sans doute que nous prenions le
contre-pied de tout ce qui avait été la foi de notre
enfance, H nous semblait hardi de nier le plus de
choses possible, et, comme le doute n'était pas de
notre âge, nous choisissions, parmi les métaphysiques,
la plus injustifiable de toutes : celle qui ne dit rien
au cœur. » Du reste, les opinions du poète n'étaient
que provisoires. Avec un instinct de sagesse assez
rare, il comprenait que tout doit venir à son heure :
'Car je me sens trop jeune, et je ne veux encor
Que soulever mon verre en y jetant des roses...
Et il remettait à plus tard,
Quand je me sentirai pousser les grandes ailes,
l'examen plus approfondi de sa pensée philosophique.
La première partie des Chansons joyeuses, où un
142 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
amour naïf est chanté, me semble délicieuse de
fraîcheur, d'émotion douce, de délicatesse.
Cette poésie est vraiment originale. Peut-être
Maurice Bouchor fut-il touché de Henri Heine, mais
nous croyons surtout à une affinité entre les deux
natures. Le poète sait encore demeurer personnel
dans la seconde partie du livre, où éclate sa passion
pour Shakespeare, et surtout pour le Shakespeare des
féeries. Il se livre aux magies du Songe cFune nuit
(Tété; à la suite du divin rêveur de Comme il vous
plaira, il entre dans la forêt merveilleuse « sous la
nuit fleurie d'étoiles de mai », et Pierre de Touche
et Jacques le Mélancolique lui content l'ivresse qui
les a ravis, depuis qu'est arrivé le page inconnu « à
la face tendre et moqueuse ». Le poète qui tout à
l'heure accompagnait Ariel dans son vol capricieux
chante encore la gloire de Falstaff. C'est qu'il y a en
lui, vivant en bonne intelligence, un esprit aérien
et un compagnon ami des larges rasades. Les
Chansons joyeuses proprement dites ont de la verve,
de la couleur, de l'éclat dans la gaieté. Malgré des
facéties trop bizarres et une célébration un peu uni-
forme de la gloire du vin, elles mettent en belle
humeur par leur air de santé et leur comique enthou-
siasme.
M. Bouchor avait cru devoir protester contre l'im-
MAURICE BOUCHOR. 143
passibilité • qu'affectaient certains poètes ; mais s'il
aimait mieux une poésie spontanément jaillie que
savamment élaborée, on aurait tort de croire que
son art fût négligé. Les Chansons joyeuses sont au
contraire remarquables par la sûreté de la langue,
l'aisance du tour, la souplesse du rythme. Aucune
délicatesse de la forme n'était inconnue à M. Mau-
rice Bouchor. L'introduction du mètre de onze syl-
labes donne ici des effets très imprévus :
L'essaim fou des muets, des féeriques rêves
Va danser dans l'éther calmé ;
Voilez-nous, blondes nuits, nuits d'amour si brèves,
Mon cœur d'or se sentant aimé.
Le livre est d'un poète nourri de Ronsard. Quant
aux influences contemporaines, je n'en vois guère de
trace, à part quelques souvenirs de pièces gracieuses
des Contemplations,
Ceux qui aimaient dans les Chansons joyeuses je
ne sais quoi de vif et d'allègre, qui est bien de veine
gauloise, furent déçus en lisant les Poèmes de ï amour
et de la mer* Par contre, le livre touche les cœurs
épris de poésie pénétrante. C'est ici le testament
d'une passion née, grandie, évanouie au bord de la
mer, dans l'espace d'une année. L'amour humain et
l'amour de la nature y sont mêlés si intimement
144 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
qu'il est parfois difficile de les distinguer. Les deux
sentiments semblent d'abord exaltés l'un par l'autre,
mais ensuite ils se combattent, et, suivant une
expression symbolique chère au poète, « la mer
vaincra l'amour ».
Dans la première partie, la Fleur des eaux, le
poète s'abandonne à l'ivresse de son amour naissant.
H voit dans la bien-aimée une suprême floraison de
la Nature :
De ce vaste univers en toi palpite l'Âme ;
Le soleil et les fleurs, la grâce de l'oiseau,
Tout cela vit en toi plus suave et plus beau ;
Et la nature a pris la forme d'une femme.
■ Le visage même de cette femme semble être
façonné' par tout le paysage environnant. Elle
apparaît
Blanche comme l'écume éclatante des vagues,
•
Et fixant sur mes yeux ses yeux charmants et vagues
Qui reflètent la mer et le ciel confondus.
Cette vaporeuse apparition se fixe parfois en traits
plus arrêtés, comme dans ces vers pleins d'une virgi-
nale simplicité :
Et toi, pure dans l'ombre où tu vas sommeiller,
Tu poses tes cheveux nattés sur l'oreiller,
Et dans ton petit lit tu pleures de tendresse.
MAURICE BOUCHOR. 145
Je m'imagine que cette passion fut volontiers
silencieuse, réservée, nourrie de rêves pudiques.
D'autres passages, il est vrai, la montreraient plus
voluptueuse ; mais je leur trouve moins d'accent, et
je ne saurais dire pourquoi ils me paraissent être
plutôt d'invention poétique.
Pour donner une idée du charme pénétrant de
cette première partie, je citerai la Nuit bienheureuse,
où la sûreté de l'art me semble égaler la suavité de
l'inspiration.
En écoutant les voix amoureuses du soir,
Nous demeurions pensifs, votre main dans la mienne ;
En écoutant le bruit des vagues — sans les voir —
Et c'est le plus doux soir dont mon cœur se souvienne.
En respirant l'odeur. des puissantes forêts,
Je vous vis approcher, pâle et tout oppressée ;
En respirant la nuit et ses parfums si frais,
C'est la meilleure nuit que j'aie encore passée.
En entendant soudain chanter un rossignol,
Je vous baisai la joue et vous baisai la bouche;
En l'écoutant chanter et pleurer comme un fol,
Vous n'aviez pas souci de vous montrer farouche.
Oh ! bénis à jamais soient tous ces bruits du soir.
>
Et l'odeur des forêts soit à jamais bénie ;
Béni le rossignol que nous ne pouvions voir
Et qui troubla ton cœur avec son harmonie.
Parfois la tristesse des choses jette une ombre sur
9
i 4 6 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
cet amour qui fleurissait parmi le deuil du ciel et
de la mer :
Et cependant le vent d'automne,
L'inconsolable vent des nuits,
Poursuivait le chant monotone
Qu'il n'a pas achevé depuis.
D'autres inquiétudes traversent l'extase des
amants : la peur de l'avenir, une obscure crainte
que l'enchantement ne s'évanouisse, que l'oubli ne
vienne. Ils doutent de leur passion. Et en effet, leur
amour était-il vraiment profond? N'était-il pas seu-
lement l'exaltation d'un cœur qui s'éveille, l'illusion
dont le poète parlera dans Y Aurore?
Il suffit, pour séduire un cœur à son éveil,
Que dans le ciel d'avril flotte une vague ivresse ;
Et je n'ai tant aimé ma première maîtresse
Que pour sa robe rose et le jeune soleil.
On ne peut connaître la solidité de ces amours de
jeunesse que lorsqu'une absence assez longue les a
éprouvés, et c'est précisément sur un adieu que se
clôt la première partie du livre. La deuxième sera la
Mort de T amour.
Tout d'abbrd les ivresses passées revivent dans le
souvenir du poète, mais attendries par l'éloignement,
exaltées par la nostalgie. Il lui semble maintenant
MAURICE BOUCHOR. 147
que les brumes d'hiver, les mélancolies qui envelop-
paient son amour, loin de lui être hostiles, le favori-
sèrent, l'imprégnèrent de poésie, le revêtirent d'un
charme plus divin. Puis le poète se donne tout entier
à l'attente du retour, à l'espérance de revoir la bien-
aimée :
Bientôt Pîle bleue et joyeuse
Parmi les rocs m 'apparaîtra;
L'île, sur l'eau silencieuse,
Comme un nénuphar flottera...
Et : sa première pensée, sitôt arrivé dans l'île, est
d'accomplir un pieux pèlerinage à tous les lieux
témoins de l'ancienne extase :
J'ai très distinctement entendu cette nuit
Où la lointaine mer assoupissait son bruit,
Passer et voltiger dans la brise sonore
L'âme de nos baisers qui murmurait encore.
Pourtant, dès que les amants se sont revus, ils ne
tardent pas à reconnaître la cruelle vérité dont la
crainte les faisait pâlir :
Ah! quelque chose est mort de notre douce vie,
Mignonne, et c'est mon cœur, si ce n'est pas le tien.
Ils sentent que l'oubli envahit leurs cœurs, les délie,
Si tant est que l'oubli puisse nous délier,
D'un millier de serments et de tendres paroles.
148 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Et encore :
Hélas I il est trop vrai, le temps seul est vainqueur,
Et nous pouvons survivre à la passion morte.
En dépit de l'élan qui souvent nous emporte,
Nous avons le cerveau plus puissant que le cœur...
L'évanouissement d'une illusion est d'autant plus
douloureux qu'on a voué à l'amour un culte plus
fervent. Aussi le poète tombe-t-il dans un morne
désespoir. H ne demeure de vivace en lui que son
désir mal satisfait d'aimer, de vivre, de souffrir :
Viens, ô Nuit, et déploie en silence tes ailes
Sur la mer magnifique et triste qui s'endort.
Les étoiles du ciel versent des larmes d'or,
Et je suis envieux des douleurs éternelles.
Peu à peu, le poète se sent reprendre par son
ardent et mystique amour de la Nature. C'est à elle
qu'il demandera de lui combler le cœur :
J'ai brisé le lien sanglant du souvenir,
Et je me suis senti renaître et rajeunir
En respirant l'odeur des grandes fleurs sauvages...
Les premières pièces de V Amour divin respirent
une ivresse de délivrance. Ce sont ensuite de larges
paysages, de sereines contemplations. Voici une
MAURICE BOUCHOR. 149
vision de lumière évoquée par deux strophes dont
j'admire le rythme véhément et l'accent héroïque :
Comme des cavaliers innombrables, les flots
S'avancent vers la terre avec de longs murmures,
Et des gémissements confus, et des sanglots ;
Et, sous le grand soleil qui les frappe, les flots
Miroitent comme des armures.
Et la croupe des flots étincelle au soleil,
Au soleil de juillet qui les frappe et les perce ;
Comme autrefois, venant de l'Orient vermeil,
La croupe des chevaux miroitait au soleil
De l'Ionie et de la Perse.
Quelle impression d'espace, d'immense paix dans
ce paysage nocturne :
Que la brise du ciel est légère et joyeuse,
Comme en silence au loin glissent les blanches voiles 1
Que la voix de la mer, grave et religieuse,
Monte paisiblement vers les belles étoiles !
Oh ! quand la sombre nuit apparaît et déploie
Ses ailes, lentement, comme un oiseau sauvage,
Moi, mon âme s'éveille — et ma plus grande joie
Est d'écouter rouler les galets sur la plage.
Tout est si beau, mes yeux s'emplissent d'un tel rêve !
L'Océan monstrueux me donne le vertige.
La lune, que le flot fait danser et soulève,
Semble une fleur des eaux qui tourne sur sa tige.
Mais bientôt la solitude pèse au poète. Il sent
combien il est stérile de chercher un aliment au
150 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
cœur dans l'adoration dé l'indifférente nature. Il
voudrait revenir à son premier amour ; retour im-
possible : l'ancienne passion est bien morte, H rêve
d'aimer de nouveau, d'être infidèle à la religion du
souvenir, d'aimer en dépit de tout. Mais l'amour
n'obéit pas à l'appel du cœur, le poète le sent bien, et
il s'attriste en songeant
Que l'amour de l'amour ne donne pas l'amour.
Alors, par une illusion dont nous verrons l'éclatante
fausseté, quand nous analyserons V Aurore, cette âme
faite pour l'amour se croit impuissante à aimer.
Repoussé par la froide nature, trahi par 1' « amour
divin » comme par l'amour humain, le poète se replie
sur lui-même et se réfugie dans Part. Il essayera de
prêter une âme à la nature, de la vivifier par un
long effort de sa pensée. Tout cela est douloureu-
sement humain, malgré ce qu'il y a d'illusoire et de
presque artificiel dans le souhait formé par le poète
de créer un idéal tout à fait différent de ce qu'il croit
être le monde réel» Mais le livre se ferme sur une
impression de tristesse plus douce, avec un sentiment
de piété pour les choses qui ne sont plus. Ce vers tou-
chant, que le poète adressait à la bien-aimée en lui
dédiant son livre, pourrait aussi en être la conclusion :
Et je vous aime encor de vous avoir aimée.
MAURICE BOUCHOR. 151
Les Poèmes de l'amour et de la mer sont plus
remarquables par la continuité de l'inspiration que
par le fini du détail. H s'en dégage une poésie à la
fois brumeuse et ensoleillée. Le vague de certaines
impressions y ajoute un charme de plus. C'est de la
musique plutôt que de la pensée, et l'on retrouve
dans ces rêveuses mélodies le je ne sais quoi de flot-
tant qu'a presque toujours la poésie anglaise. Cela
n'empêche pas le sens littéral d'être clair ; l'indéter-
miné est ici dans le sentiment plus que dans la
forme. Mais on peut relever çà et là des expressions
toutes faites et, dans la versification, des négligences
(parfois volontaires) que l'auteur a tacitement con
damnées en ne s'y abandonnant plus.
Nous passerons rapidement sur le Faust moderne
et sur les Contes parisiens^ malgré le talent dont
M* Bouchor y a fait preuve. Ce ne sont pas là des
œuvres qui aient, comme les précédentes, jailli de sa
vie même, des livres qu'il n'aurait pas pu s'empêcher
d'écrire. D'autre part, la pensée du poète n'était pas
assez mûrie, son âme ne s'était pas faite assez large
pour qu'il pût alors créer une grande œuvre imper-
sonnelle. Les deux ouvrages mentionnés nous inté-
ressent surtout comme signes de l'état d'esprit où
vécut le poète entre ses deux périodes de vraie créa-
tion, — celle que nous avons résumée et celle dont
15* ÉTUDES LITTÉRAIRES.
nous nous occuperons ensuite. Le poète, pris entre
une conception du inonde absolument matérialiste
et un instinct qui le porte à tout diviniser, n'a pu
rester fidèle au panthéisme poétique qui le séduisait :
le raisonnement (quelle qu'en soit la valeur) a été le
plus fort. Un monde sans Dieu, nulle espérance pour
l'âme, point de morale, pas d'avenir meilleur pour
l'humanité : cette philosophie attriste profondément
le poète, le déprime, menace de tarir en lui les
sources vives de l'inspiration. Mais ce qui le sauve
est précisément qu'il en souffre.
Les Contes parisiens sont d'un sceptique beaucoup
plus apparent que réel. Il n'est presque rien que
l'auteur n'y tourne en ridicule ; mais parfois il laisse,
comme malgré lui, percer une délicate émotion ou
un profond sentiment de l'honneur. Plusieurs de ces
contes rappellent la manière de Musset, d'autres
nous semblent très originaux, particulièrement Gus-
tave Chanterel, où le poète se retrouve tout entier
dans une espèce d'hymne à Sébastien Bach. Il y a
dans ces contes plus de fantaisie que de gaieté, plus
d'humour que d'esprit. Le style est très souple et
très varié.
U Aurore paraît être un brusque réveil du poète ;
mais il est certain que le changement attesté par ce
livre suppose de longs et consciencieux efforts. La
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154 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Lorsque l'amour tel que le poète l'a rêvé, plus
tendre que sensuel, profond, noble, le possédera enfin,
la vie éloignera de lui sans retour le bonheur entrevu,-
sans qu'il ait même fait l'aveu de son amour. M. Bou-
chor a écrit bien des vers dont la valeur poétique
dépasse celle des sonnets intitulés : Angoisse, mais il
n'en a point fait qui soient d'une plus poignante
réalité.
Qu'un autre soit heureux ; qu'il te prenne en ses bras 1
Honteuse, défaillante et presque inanimée ;
Qu'il couvre de baisers tes yeux, ma bien-aimée,
Tandis que, la rougeur au front, tu souriras...
Il m'en coûtera bien une souffrance amère,
Si jamais ton bonheur surgit devant mes yeux ;
Mais je ne voudrais pas te maudire : sois mère.
Nous aurions voulu citer au moins une pièce du
Rêve où le poète caresse en imagination le bonheur
qui lui échappait; il a écrit peu de choses aussi ache-
vées, d'un rythme aussi délicat, d'un aussi grand
charme d'expression. Il nous faut encore laisser de
côté les deux dernières séries de la Chair } qui nous
semblent être deux phases d'une même passion, plus
mêlée de rêve que les précédentes. L'expression y
revêt une sorte de mysticité, et des vers tels que
celui-ci :
La solitude prie et le silence adore,
MAURICE BOUCHOR. 155
font pressentir le débordement d'amour mystique et
de ferveur religieuse qui rendra la dernière partie de
V Aurore si attirante pour les uns, si déconcertante
pour les autres. Au point de vue de la forme, il faut
noter que Fauteur évite dans les sonnets de la Chair
(et dans le livre entier) le laisser aller, les négligences,
les expressions toutes faites qu'on lui a parfois repro-
chés. Le style est plus dense, l'expression plus impré-
vue que précédemment. Il y a d'ailleurs, dans plu-
sieurs passages de la Chair, un peu d'emphase et une
excessive subtilité.
La Lutte inaugure un ordre d'émotions tout diffé-
rent. Le poète s'adresse à un ami dont il combat les
tendances mystiques, tout en cherchant une certitude
qui satisfasse son propre esprit (1). Bien que l'évolu-
tion philosophique de l'auteur soit malaisée à suivre
et que l'intervention presque miraculeuse d'une Béa-
trice y vienne couper brusquement la chaîne des
idées, cette partie de V ] Aurore est pour nous du plus
haut intérêt, par l'effort de pensée qu'elle révèle et
par l'émotion qui se dégage de cette âpre poursuite
de la vérité.
C'est dans la suite de sonnets : la Vie, que nous
(1) M. Alber Jhouney, inconnu au moment où V Aurore fut publiée,
s'est révélé depuis comme un poète très original, par deux livres où
domine l'inspiration religieuse : V Étoile sainte et les Lys noirs.
156 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
chercherons surtout la pensée initiale du poète. Il y
exprime avec beaucoup de force sa passion de la vie,
en donnant à ce mot le plus large sens, sa haine des
formules métaphysiques et religieuses où on essaye
de l'emprisonner, sa conviction qu'il est vain de vou-
loir soulever les voiles de la nature. « La vie est le
vrai maître », dit-il, et plus loin :
Hors de ce qui palpite et saigne, tout est vain.
A quoi bon rêver aux origines inconnaissables du
monde?
Pourquoi tenter encor la stérile aventure ?
Sois mordu par la vie, homme, et tu sentiras
Se déchaîner en toi la puissante nature.
«
Le poète se laisse enivrer par toutes choses : les
merveilles du monde visible, la science qui, enfin,
« émerge des symboles », la justice qui se fortifie
dans les âmes et qui s'impose à la société humaine
comme un idéal à réaliser. Il semble qu'il soit en
possession d'une saine et forte philosophie. Mais la
tendance aux rêveries métaphysiques le portera à
essayer de nouveaux systèmes, et, sans doute, la
poésie inhérente aux hypothèses spiritualistes agira
sur son âme affamée d'idéal. Il ne s'est pas fait de
croyance définitive sur le problème capital de la
MAURICE BOUCHOR. 157
liberté. H n'a pas achevé l'éducation de son esprit ;
et il le sent bien lorsqu'il dit :
Forme ton âme avec lenteur et patience.
Il cherche un point d'appui à ses idées morales ;
et il n'est pas encore assez viril, assez libre de pré-
jugés métaphysiques pour accepter « cette modeste
croyance au devoir » qui depuis est devenue sa foi,
sans lui assigner une origine transcendante. D'autre
part, il n'est pas de ces esprits qui peuvent se faire à
la morale de l'intérêt, si raffinée ou sublimée qu'elle
puisse être; il sera donc tourmenté par le doute.
Parallèlement à ses tendances morales, on trouvera
chez lui une conception panthéistique de la nature ;
il veut se soumettre à elle entièrement ; tout ce qui
vient d'elle lui est bienvenu ; et dans cette adoration
il trouve des forces pour résister à la tristesse que lui
cause le spectacle de l'universelle souffrance et pour
ne pas souhaiter une immortalité bienheureuse qui
lui paraît incompatible avec le néant de la créature.
La Nature fleurit comme une rose immense.
Tout est par elle, en elle, et pour elle toujours;
Elle agit sans fureur et n'a pas de démence.
C'est la silencieuse au front chargé de tours.
Inépuisable mâle et femelle féconde,
Elle dérobe aux yeux ses terribles amours.
158 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Elle absorbe à la fois et respire le monde.
On entend la déesse, aux calmes nuits d'été,
Soulever fortement sa poitrine profonde.
...Aime la grande Mère, et tu seras joyeux ;
Mais une Âme orgueilleuse est durement froissée.
...Sens- tu sur ton visage un souffle pur et frais?
C'est celui de la Rose à jamais triomphante
Qui guérira ton cœur de ses tourments secrets.
Respire le parfum de la Rose vivante.
Mais il est malaisé de se tenir ferme à un point
d'appui aussi peu solide que l'adoration d'une nature
inconsciente. Aussi le poète s'attriste-t-il sur la fuite
perpétuelle des choses. 11 se demande avec angoisse
si la liberté est un mensonge, le « moi » une illusion,
et pour échapper au pessimisme autant que pour
légitimer sa morale, il va s'acheminer lentement vers
l'idée de Dieu.
Il tâchera d'y arriver par un naturalisme où l'élé-
ment divin se précisera de plus en plus. Il songera à
ce que fut la « sainte communion de la terre et du
ciel » au temps des hymnes védiques, il adressera au
soleil des prières ardentes. En même temps, il affir-
mera de nouveau sa foi dans la justice, quelle que
doive être l'issue de sa recherche.
Hais l'Idéal, plutôt que d'en faire un vain songe;
Et garde au fond de toi, comme un vivant trésor,
La passion du juste et l'horreur du mensonge.
MAURICE BOUCHOR. 159
H veut bien être « athée à tous les dieux »,
mais non pas à la patrie* Il fait un appel à toutes
les humanités éparses dans l'infini afin que, par
le concours de toutes les volontés aspirant au bien,
Dieu, s'il n'a pas été jusqu'ici, naisse et gran-
disse
Dans le libre univers et dans l'homme nouveau.
Par moments, la tristesse l'accable ; le Dieu qu'il
pressent ne se dégage pas assez vite des brumes de
son esprit :
Je sens au fond de moi sourdre un flot de pensées.
Mon rêve intérieur s'agite avec effort,
Et, quand je veux parler, un silence de mort
Comme un sceau douloureux clôt mes lèvres glacées...
Ici intervient la Béatrice; elle accomplira par
l'amour ce que n'ont pu faire les efforts de la raison
ni l'exemple d'un ami qui pourtant semble avoir
influé sur le poète par l'ardeur de sa foi.
Le Salut est une des plus belles pièces de Y Aurore.
Le sentiment y est très profond, l'expression souvent
admirable ; la terza rima, dont l'emploi paraît être
ici comme un hommage rendu à Dante, est traitée
avec une maîtrise absolue. Le poète, qui maintenant
a une intuition directe de Dieu et de la vie spiri-
i6o ÉTUDES LITTÉRAIRES.
tuelle, attribue aux faiblesses de sa chair la longue
erreur de son esprit :
Devant moi s'est dressée, au milieu de ma route,
Une femme pétrie uniquement de chair,
Dont le regard fait naître un incurable doute...
L'amour seul, un amour exalté, mystique, éternel,
peut le guérir des plaies que la luxure lui a faites, et
par là sera dissipé un doute qui le torture :
L'esprit reviendra-t-il, quand mon cœur sera pur?
La Béatrice, qui est vivante et mortelle, malgré le
caractère mystérieux de son intervention, ne fait
qu'apparaître dans la Lutte :
Je sais qu'elle a pour moi d'ineffables pitiés,
Cette âme ivre d'amour, cette âme simple et bonne,
Qui marche sur les flots tendrement châtiés.
De limpides joyaux éclairent sa couronne ;
Et, dans son vol paisible à travers l'infini,
Le chœur éblouissant des astres l'environne.
Elle reparaîtra dans la troisième partie de V Aurore
pour en être la constante inspiration ; mais déjà son
rôle est indiqué ici :
Entrerai-je, sans elle, au royaume béni ?
Seule elle m'ouvrira, pour que j'y refleurisse,
Le jardin d'où je fus par ma faute banni !
Et lorsque, en souriant, la mort libératrice
MAURICE BOUCHOR. 161
M'introduira parmi les glorieux essaims
Où, dans sa robe d'or, brille ma Béatrice,
Mes yeux purifiés verront le Saint des Saints.
Dans les dernières pièces de la Lutte, le poète for-
tifie ses croyances par des invocations à de grands
musiciens, qu'il admire passionnément, et dont il
partage à présent la foi idéaliste. Il glorifie en Lamar-
tine le citoyen, mais aussi le poète qui fit couler «les
saintes larmes des anges » dans « les tabernacles d'or
du sublime Inconnu ». Il rend noblement hommage
à la grande âme de Proudhon qui l'a guidé vers le
droit et qui fut bien près, dit-il,
D'appeler par son nom l'éternelle Justice.
Il tâche de concilier sa foi en la personnalité de
Dieu avec le panthéisme mystique qui semble mieux
répondre à ses instinctives aspirations, et on le voit
rajeunir la philosophie de Plotin, qu'il rend singuliè-
rement vivante. Sa conception de l'autre vie oscille
entre une immortalité active et l'absorption en Dieu.
Voici une expression très nette de ces deux désirs :
Mon paradis n'est pas une église chrétienne
Où le chœur des martyrs, des vierges et des rois,
Comme une mer splendide environnant la croix,
Psalmodie au Seigneur une éternelle antienne.
i62 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Si le juste faiblit, que mon cœur le soutienne I
J'étouffe au sanctuaire ; et, loin des murs étroits,
Je veux, pour affirmer la sainteté des droits,
Que l'abîme du ciel infini m'appartienne...
Et d'autre part :
Que tout meure dans l'homme, et qu'il puisse renaître !
Qu'il brûle devant Dieu comme un chaste parfum,
Il sentira mourir et revivre son être
Dans l'entier, dans le pur, dans le simple, dans l'un.
Que ton âme, du lac de la mort échappée,
Frémisse en traversant les abîmes du feu,
Comme siffle en son vol une stridente épée,
Et tu t'enfonceras dans le cœur de ton Dieu.
Nous n'avons pas besoin de faire observer combien
l'accent de cette poésie est personnel, combien les
images y sont neuves et hardies.
Au point de vue de la pensée, nous remarquerons
que l'auteur ne s'est laissé enfermer dans aucun
dogme, et que son esprit est plein de contradictions
qu'il s'avoue et pour lesquelles il rêve une suprême
et indéfinissable synthèse. En plein mysticisme, il
s'attache fortement à la terre ; il dit à son ami :
...laisse-toi pénétrer
Par mon profond amour de la terre et des hommes,
et il termine la Lutte en lui adressant de magni-
MAURICE BOUCHOR. 163
fiques conseils dont ce vers résume bien l'esprit :
Hais ce qui n'est pas noble, et fuis l'ombre du mal.
Nous ne saurions mieux expliquer la troisième
partie de Y Aurore que par quelques extraits de la
préface des Symboles, préface où Fauteur s'analyse
avec une rare lucidité : « Dans le singulier livre où
j'accueillais toutes les chimères, l'amour de la créa-
ture prétend guider l'âme vers l'amour de Dieu.
Après avoir triomphé douloureusement de la chair, il
devient comme un symbole de l'autre amour, qu'il
veut faire pressentir sans renoncer à lui-même. »
Mais ce qu'il faut ajouter, c'est que M. Maurice Bou-
chor a dégagé de cet « entrelacement de désirs » la
plus intense et la plus subtile poésie. En donner une
idée par de courtes citations nous paraît impossible ;
il faut se baigner dans V Idéal, comme dans un vaste
fleuve pénétré de soleil et riche en floraisons mer-
veilleuses. On peut reprocher au poète de se laisser
trop entraîner par l'abondance de son inspiration, de
se répéter parfois, d'être vague ou obscur à maintes
reprises, de pousser la délicatesse jusqu'à une excessive
recherche ; mais ces défauts ne détruisent pas l'im-
pression d'ensemble, ne rendent pas moins irrésistible
l'effusion lyrique, la grâce, l'émotion profonde d'une
poésie qui reste humaine en planant dans le ciel.
164 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Voici le premier sonnet d'une série : le Printemps,
que nous aimons avec prédilection :
Printemps ! mélancolique et gracieux Printemps,
Aux tempes de lilas et de verveines ceintes,
Adolescent qui fais battre le cœur des saintes,
Éphèbe aux airs de fille, 6 roi de dix-huit ans !
Est-ce ta voix connue et chère que j'entends ?
Je sens se réveiller mes désirs et mes craintes ;
Je suis enveloppé d'invisibles étreintes ;
Faut-il lâcher la bride à mes songes flottants ?
O lassitude heureuse et pleine de bien-être 1
Ma chambre s'illumine; et j'ouvre ma fenêtre
Au chœur tumultueux des rires du matin.
Pourquoi vous redouter, influences malignes ?
Les nuages d'argent dans le ciel de satin
Semblent, sur un beau lac, une troupe de cygnes.
*
Dans cette suite de sonnets qui fait penser à une
fresque délicieuse de Botticelli, le poète symbolise
tous les sentiments qui s'entrelacent en lui. Le prin-
temps « au visage mêlé de soleil et de pluie » doit
mener son âme vers « le printemps qui naîtra de la
mort des années ».
Tu n'es que le héraut d'un prince héréditaire,
Et tu viens en son nom me ravir à la terre,
Car il attend mon âme afin de l'épouser.
Dans son riche palais, loin des cris et des luttes,
Il la sanctifiera par un juste baiser,
Au son mélodieux des harpes et des flûtes.
MAURICE BOUCHOR. 165
Au dernier sonnet, le thème du début est ramené
comme par un procédé musical :
Une félicité par toi nous est prédite,
O fruit mystérieux d'Hermès et d'Aphrodite,
O svelte messager du Printemps éternel.
Je suis environné d'influences bénignes ;
Et mes rêves, bravant le silence du ciel,
Montent vers l'idéal par le chemin des cygnes.
La bien-aimée médiatrice entre Pâme et Dieu revêt
un caractère presque divin. Elle est glorifiée en des
termes qui font parfois mettre en doute son huma-
nité :
Les mondes pleins d'amour dont tu brises les fers
Mènent autour de toi leurs rondes mesurées,
Et, paisible parmi les steppes azurées,
Tu palpites, ma rose, au cœur de l'univers.
Mais, en dépit de cette exaltation de son amour, le
poète a des accents qui en montrent la poignante
réalité :
Ma blessure se rouvre aussitôt qu'on la touche ;
Un seul mot me ravit dans le passé lointain.
A l'heure douloureuse où blanchit le matin,
J'ai rêvé qu'en riant tu me tendais ta bouche.
Mais, bien que le baiser frissonnât tout joyeux
Sur tes lèvres de vierge humides et pourprées,
J'ai détourné de toi mes lèvres altérées,
Car l'amour n'avait pas reparu dans tes yeux.
166 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Il se réfugie dans le rêve d'un bonheur entier,
immortel. Parmi les expressions que le poète a don-
nées à cette espérance, Vile est une des plus sugges-
tives :
La lune d'or tentait mes lèvres comme un fruit ;
Les citronniers en fleur embaumaient la soirée ;
Lentement s'apaisait la mer désespérée
Qui devint amoureuse et sanglota sans bruit.
Nous ne prenions pas garde à l'heure qui s'enfuit,
Car le temps laisse en paix cette calme contrée,
Et dans le ciel vibrait une harpe inspirée
Sous les doigts caressants et légers de la nuit.
Depuis plus de mille ans nous vivions dans cette îlp.l '_:
Dix siècles de tendresse et de bonheur tranquille,
Et quelle étreinte heureuse entrelaçait nos doigts !
Nous étions revêtus de formes éternelles ;
Et je te regardais, comme aux soirs d'autrefois,
Fixer sur l'Idéal tes splendides prunelles.
Voici un autre sonnet, Psyché, qui montre bien, à
notre avis, que l'esprit du poète a été la dupe de son
cœur. L'amour qui y est exprimé avec un tel frémis-
sement s'adresse-t-il à Dieu ? N'est-ce pas l'amour de
la créature, transfiguré, sanctifié si l'on veut, qui
promet ces chastes délices ?
Je n'aime que l'Amour ; je pleure en le cherchant.
De trop voluptueux sentiers m'ont égarée ;
Mes pieds saignent ; je suis l'âme désespérée
Qui soupire après lui, seule, au soleil couchant.
MAURICE BOUCHOR. 167
Mais l'amour me rendra la vie en s'approchant.
Près de lui pâlira la splendide soirée
Que mire en ses flots d'or la rivière moirée ;
Sa présence est pour moi douce comme un beau chant.
Il me prend par la main. Nous écartons les branches ;
La lune dans le bois suit nos deux formes blanches ;
L'Amour baise longtemps les lèvres de Psyché.
Puissé-je au bien-aimé pour jamais être unie !
Il a détruit le temps et vaincu le péché ;
Rien ne pourra troubler notre extase infinie.
La synthèse métaphysique ébauchée dans la Lutte
est développée dans l' Idéal. On retrouve ici les mêmes
contradictions que plus haut ; mais l'effort pour con-
cilier les thèses antinomiques est partout visible.
C'est ainsi que l'état définitif de l'âme au sein de
Dieu est nommé une « suprême activité dans le repos
suprême ». Les mêmes antinomies se retrouvent dans
la pensée morale du poète; mais ici la conciliation
est plus aisée :
Si le bras doit punir, que le cœur compatisse !
Les deux formes du bien n'en seront qu'une un jour.
La justice qui frappe est un lucide amour ;
L'amour n'est que le nom brûlant de la justice.
Nous nous arrêtons à regret. En résumé, nous
dirons que, s'il y a dans la poésie française — et la
chose n'est pas douteuse — des œuvres plus fortes
que V Aurore, d'une plus haute portée, d'un senti*
168 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
ment plus universel, il n'y en a peut-être pas de plus
originales, de plus intenses, de plus saturées de poésie.
Bien qu'une pensée religieuse domine les Sym-
boles, il suffit d'y jeter un coup d'oeil pour voir que
l'auteur a accompli depuis V Aurore un grand travail
d'esprit. « La première série des Symboles , dit M. Bou-
chor dans sa préface, s'ouvre par un acte de foi. Au-
cune des formes que la pensée humaine a prêtées à
Dieu n'y est adoptée de préférence à toutes les autres;
mais j'attribue aux plus humbles comme aux plus
sublimes une part de vérité. Je tâche de faire revivre
les principales religions antiques ; j'en dégage, autant
qu'il m'est possible, le véritable esprit, tout en m'as-
sociant par le cœur à de nobles croyances dont l'hu-
manité a vécu.
« Dans la deuxième série, qui sera publiée plus
tard, je m'efforce de suivre, avec la même sympathie
et le même respect, le développement de la pensée
religieuse depuis l'ère chrétienne jusqu'à la Renais-
sance. A ce moment la tradition est épuisée ; je res-
saisis mon libre arbitre. Aucune croyance nouvelle
n'a surgi, et la foi chrétienne ne s'est pas imposée à
moi plus que les autres. Las de flotter entre des
systèmes contradictoires, après une infructueuse
recherche et certaines déviations du sentiment reli-
MAURICE BOUCHOR. 169
gieux, j'aboutis à une conclusion purement humaine
et morale. » Nous insisterons sur le fait qu'entre le
début et la conclusion des Symboles a eu lieu une
nouvelle évolution de pensée, puisque à la fin de son
livre le poète renonce à toutes les spéculations reli-
gieuses ; tandis qu'au début, sans adopter une meta-
physique pour son propre compte, il adorait l'Etre
ineffable sous le voile de toutes les croyances, des
symboles créés dans tous les temps par le génie reli-
gieux de l'âme humaine. La pensée initiale du livre
était déjà bien différente de celle de VAurore.U auteur
explique dans sa préface par quelles réflexions et par
quelles études il est parvenu, en modifiant ses croyances,
à atteindre le véritable équilibre de sa pensée. Voici
un passage de cette analyse : « Rien ne me prouvait,
si faiblement que ce fût, la vérité de mes assertions.
Puis mon rêve n'avait pas toute la cohésion que j'au-
rais voulue ; je le sentais, dans certaines de ses par-
ties, vague et contradictoire. En même temps il me
devenait si facile de m'épancher en hypothèses, que
le dégoût me prit de ces chimères abstraites. Je pensai
alors que la religion, instinctive dans l'homme et
enracinée au plus profond de son être, devait, sous
les formes les plus diverses, contenir au moins quelque
chose de cette vérité dont j'avais soif... » Plus tard,
son esprit évolue encore. « De plus en plus je me
10
i 7 o ÉTUDES LITTÉRAIRES.
pénétrai de la pensée moderne... Je comprenais que
les métaphysiques sont indémontrables ; mais je vis,
en outre, quelles présentent rarement un sens clair
et précis. Je reconnus cependant que notre profond
désir du bonheur, de la vérité, de la justice, nous
porte malgré nous à caresser de beaux rêves. Mais
laissant de côté tous ceux qui ne regardent point la
terre, je ne pensai plus qu'aux destinées de la race
humaine, et peu à peu s'évanouit pour moi l'Etre
ineffable que j'avais cru entrevoir derrière un voile
de symboles... » Le poète ne regrette pas qu'il en ait
été ainsi. Songeant au tumulte d'idées et de senti-
ments d'où sortit l' Aurore, il dit avec une fermeté
qui n'exclut pas un peu de mélancolie : « ...La paix
du cœur et de l'esprit vaut mieux, certes, que la fié-
vreuse espérance dont je me suis alors enivré... »
Les Symboles, dont nous n'avons pas à étudier le
détail, sont une œuvre de très haute portée. Leur
appliquant ce que Flaubert a écrit sur la Colombe de
Louis Bouilhet, nous dirions volontiers qu'ils reste-
ront comme la profession de foi du dix-neuvième
siècle en matière religieuse. Il ne s'agit plus d'émo-
tions toutes personnelles, poignantes par cela même;
mais le sentiment gagne en profondeur ce qu'il
perd en acuité. Ce livre réunit les qualités néces-
saires pour s'imposer ; car il a jailli d'un cœur de
MAURICE BOUCHOR. 171
poète par une inspiration irrésistible, et en même
temps il nous semble répondre au profond désir d'un
très grand nombre d'âmes. Ajoutons qu'il repose sur
une science solide dont M. Bouchor ne fait pas éta-
lage dans ses poèmes, mais qui lui a permis de trai-
ter, avec une entière connaissance, un sujet vaste et
difficile.
Quelles routes s'ouvrent aujourd'hui devant le
poète ? Pouvons-nous pressentir quelle sera son œuvre
future? M. Bouchor se tiendra-t-il à la morale tout
humaine qu'il a fini par adopter, ou sera-t-il quelque
jour repris par l'émotion religieuse? Nous ne sau-
rions trancher cette question, et M. Bouchor lui-
même a écrit récemment : « Je sais bien que notre
équilibre est toujours instable. » Mais nous ne dou-
tons pas qu'il ne donne au public d'autres œuvres
fortement pensées, d'un accent très humain et d'une
vraie portée philosophique. Peut-être aussi renouvel-
lera-t-il, l'esprit plus mûr cette fois, des tentatives
d'art impersonnel, comme le Faust moderne et les
Contes parisiens. Le théâtre semble particulièrement
l'attirer. En même temps que les Symboles paraît un
drame intitulé : Dieu le veut, dans la préface duquel
le poète dit : « Puisque je peux enfin respirer hors de
moi-même et que l'infini ne me tourmente plus, j'en
profite pour pénétrer, autant qu'il m'est possible,
i;2 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
dans la vie des autres. » En tout cas, nous pensons
que M. Bouchor n'a pas à craindre que la poésie s'en
aille de lui, ainsi qu'il est arrivé à bien d'autres, qui,
leur jeunesse finie, ne se sont plus exprimés que d'une
manière sèche et abstraite. Pour lui, sous quelque
forme qu'il manifeste dorénavant sa pensée, on peut
être sûr qu'il est et qu'il restera irrésistiblement poète
par le jet lyrique des idées et par l'éclatante floraison
des images.
ALBER JHOUNEY
Au risque que cet aveu rende mon enthousiasme
suspect aux gens d'esprit, je dois dire qu'Alber Jhou-
ney est mon ami.
Nous nous sommes liés à l'âge où le monde appa-
raît infiniment vaste et d'une conquête dérisoire-
rnent facile. Alber Jhouney m'étonna pourtant par
son appétit de savoir. Je le reconnus un de ces esprits
qui ne sont à Taise que devant de grands pro-
grammes, et que travaille l'ambition de l'universa-
lité dans l'étude. H aurait aimé passer de la poésie à
la médecine et allier le culte de la métaphysique à
celui des mathématiques. Il a dû éprouver le désir
fougueux de savoir, l'ivresse d'apprendre dont parle
Taine. Cette avidité me plaisait. Je me méfiais de
qui se résigne trop tôt à un lot restreint et se con-
tente de cultiver un jardin plutôt qu'un royaume.
Je n'aime pas les complaisantes descriptions de
personnages. Il me semble qu'il y a quelque impu-
10.
174 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
deur à décrire le visage, l'habit, les coutumes ou la
démarche. Mais voici quelques traits de physionomie
intellectuelle :
Alber Jhouney a le goût des théories, des systèmes
et des conceptions d'ensemble ; mais il possède, en
parfait équilibre, la sensibilité du concret en même
temps que l'intelligence de l'abstrait. Je sais qu'il
porte à certains pays le même amour qu'à certains
génies, et les plus hardies assimilations de qualités
humaines à des choses de nature sont familières à
son esprit.
Comme j'avais pu admirer sa résolution de carac-
tère et sa rigueur de conduite, je n'ai pas été surpris
de le voir entreprendre et mener d'un cœur inébran-
lable une œuvre dont les périls enrayeraient de très
braves.
LE POETE
Alber Jhouney est un poète et un homme, un
artiste et un apôtre. J'étudierai l'artiste avec un libre
abandon. Quand j'arriverai à l'examen de ses doc-
trines, mon souci sera grand de noter, avec assez de
fidélité, l'inquiétude, le doute, la réserve et la sus-
pension ou l'approbation de mon jugement.
ALBER JHOUNEY. 175
Alber Jhouney a publié trois volumes : deux
volumes de poésies, V Étoile sainte et les Lys noirs,
et le Royaume de Dieu^ où est exprimée sous la
forme de versets la substance de la doctrine kabba-
listique (1).
r
L'Etoile sainte est rétoile qui se lève au ciel pour
montrer la voie, comme celle qui jadis guida les
Mages vers l'étable :
Quand nous serons partis, l'étoile du Seigneur
Marchera devant nous pendant notre voyage ;
Il faudra tous les jours avec plus de courage
Vaincre la faim, la soif et les doutes du cœur (2).
Enthousiasme, espoir de conquête, élan vers l'idéal
entrevu, une douce anxiété de l'avenir, avec je ne
sais quoi de virginal et de fort, toute la poésie de ce
livre me paraît respirer l'ivresse d'un départ, départ
de pèlerin ou de croisé :
La mer onduleuse, où mille étoiles
Captivent mes yeux saturés de rêve,
Entraîne ma barque et la soulève.
(1) \J Étoile sainte, chez Jouaust, 1884. Les Lys noirs et le
Royaume de Dieu, chez Georges Carré, 1887.
(2) Alber Jhouney n'a jamais fait le plus minime sacrifice à la
rime riche, dont la recherche nous a valu tant d'hémistiches prévus.
J'ai soin de noter cette vétille afin d'épargner des critiques trop
aisées.
176 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Des Anges d'amour, vêtus de longs voiles,
M'ont accompagné; l'un, aux fins cheveux,
Tient le gouvernail, l'autre tend les voiles,
L'autre chante l'avenir merveilleux.
Oh ! le rêve à qui je me dévoue
En Eden un jour doit changer le monde,
Régner sur les temps de paix profonde..,
Puis, ce sont des appels vers Dieu. Supplications,
invocations, dont la magnificence est incomparable :
Éternel, Éternel, Éternel,
Emporte-nous loin des hommes et du monde,
Livre-nous, par delà les cercles du ciel,
Les abîmes de la paix profonde.
Voici maintenant une pièce d'une certaine bizar-
rerie. Je la cite, car souvent le bizarre, mieux que
des pièces d'un goût sûr, donne l'originale saveur
d'un poète :
Je suis descendu sur le Soleil
Comme un aigle qui fond sur sa proie ;
J'ai crié vers le Midi vermeil :
Chantez pour vaincre et chantez la joie.
Je déploie au-dessus du Soleil
Mes deux ailes de magnificence ;
J'ai crié vers l'Orient pareil
Au Seigneur qui tue et qui s'avance.
ALBER JHOUNEY. 177
J'ai regardé du haut du Soleil,
Comme un aigle qui règne, le monde,
Comme un aigle d'or et de conseil,
Et j'ai crié vers le Nord qui gronde.
J'ai regardé du haut du Soleil
L'humanité haletante et pâle ;
Comme un aigle de mort, de réveil,
J'ai crié vers l'Occident qui râle.
Je trouve à cette pièce la solennité des rites
augustes, une grandeur d'annonciation. De plus, le
retour de cette comparaison avec un aigle me. met
dans les yeux l'image de couples d'ailes immenses
placées en croix et commandant aux quatre horizons.
Puis c'est une rêverie en un jardin; j'y lis ces
vers-ci qui me paraissent exprimer le désir le plus
pur et le plus brûlant de l'amour :
L'épouse de ses bras m'enlaçait doucement.
L'unité de nos cœurs et l'extase infinie
Exaltaient mon amour au delà du désir,
Pour posséder en moi l'essence de sa vie
Et le frisson divin qui ne veut pas mourir.
Ce sont des vers qui ont une fraîche haleine de
nature :
Le vent du printemps verse une odeur vierge et chaude
Dans les bois frissonnants et dans l'air pur des cieux.
178 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Ou c'est la couleur des choses et du ciel qui nuance
l'âme du poète :
L'eau du fleuve est jaunâtre et lourde ; le ciel pâle
Conseille à mon esprit d'espérer en silence...
Nous n'avons encore vu jusqu'ici que l'expression
de la vie intérieure, nous n'avons senti que le pathé-
tique de la personnalité. Je vais maintenant tâcher
de donner une idée de la pensée et de l'enseignement
moral du poète, en me réservant de les discuter plus
tard.
Ce que fuit le poète, c'est la matière, c'est :
La nature joyeuse et vile, aux tresses blondes,
Au visage empourpré d'un sang luxurieux.
Ce qu'il prêche, c'est la haine de l'égoïsme, la pas-
sion du sacrifice ; il conseille :
De Chérir la douleur eties'œiïvres dès Saints, '
Qui seules guériront l'âme amère et glacée.
La spiritualité du poète éclate par sa croyance en
la vertu de la Beauté, en la souveraine efficacité de
la parole. Ici, le kabbaliste apparaît, quand Alber
Jhouney pense que le Verbe est la seule réalité et
qu'une parole inspirée doit dompter toutes les vaines
puissances de la matière et du mal, ce qui confère au
ALBER JHOUNEY. 179
poète une mission de justice. Cette idée est exprimée
avec une force admirable en deux tierces rimes :
(// s'adresse aux mauvais.)
Pour votre cœur maudit chaque juste est un blâme,
Chaque forme sacrée un cruel jugement,
La Beauté vous tourmente et fait souffrir votre âme.
Aussi le vrai poète accroît votre tourment,
Car son cri fait jaillir la splendeur de la vie
Et d'Anges et de Saints peuple le firmament,
La même pensée reviendra dans une pièce des Lys
noirs, intitulée Idéal :
Mes pensers les plus hauts sont comme autant de Dieux
Que ne peut altérer le temps ni la matière.
Fixes par la science et par la pureté,
Rois du monde à venir et des cieux qui demeurent,
Attendant sans fureur et sans anxiété
Que les hideurs mortelles meurent.
Ils me verront passer sur la terre et souffrir,
Et me consoleront disant : Ame angoissée,
Nous sommes l'Idéal qui ne peut se flétrir ;
L'Éternité, c'est la Pensée.
Ces derniers extraits pourront étonner par leur
air hautain. Mais on aurait tort de haïr ce qui peut
ressembler à de l'orgueil dans ces affirmations intré-
pides. L'accent victorieux est essentiel à une poésie
i8o ÉTUDES LITTÉRAIRES.
de certitude et de foi, comme l'humilité est essen-
tielle à une poésie de doute et de lassitude.
Et on sent déjà (dès V Étoile sainte) que ce qui
anime la poésie d'Alber Jhouney, c'est un amour de
la lutte, une joie et une vaillance à vivre qui contras-
tent singulièrement avec l'affaissement et les mor-
telles langueurs de nos poètes contemporains en
général.
LES LYS NOIRS
Avec une grande unité de pensée, les Lys noirs
sont remarquables par l'abondance diverse de l'in-
spiration.
De celui qui se donne entièrement à une œuvre,
on peut dire comme de quiconque entre au cloître,
qu'il prononce un vœu de renoncement. Mais dans
la plus grande soumission à la règle, dans la plus
grande austérité de la pensée, les solitaires, par le
regret ou le souvenir, ou par une profonde divination,
savent la vie aussi bien que les autres qui s'abandon-
nent à son caprice triste et enivrant. On peut même
dire qu'aux solitaires, les choses apparaissent plus
poignantes à travers les éloignements mélancoliques.
Ainsi dans les Lys noirs, il y a deux sources d'in-
ALBER JHOUNEY. 181
spiration : la poésie qui vient de la doctrine même
et de l'ardente vocation à la doctrine, et la poésie
qui vient du délaissement des passions, des ivresses
données à Cous les boinrnes.qu.e n'isple. p^s une des-
tinée d'exception.
Si le poète chante la sérénité et la paix du cœur con-
quise, comme en ces strophes-ci, si graves, si nobles :
Nombres sacrés, rythme infini, balancement
Des étoiles au flux du sombre éther baignées,
Gloire et déclin des nations, cours des années, v
Flottez, passez royalement et tristement.
Je ne suis plus tenté par le soleil qui ment,
Ni par les corps de chair et les lèvres données ;
Et l'orage lointain des vastes destinées
Berce mon cœur tranquille à son rugissement.
Ailleurs, il adresse un adieu, sans plainte, non
sans tendre pitié, à tout ce qu'il a dû sacrifier :
Triste majesté des vœux anciens, 1
Chers drapeaux troués des souvenirs,
Êtres disparus, qui restez miens,
Confondus à mes nouveaux désirs,
Vous hantez ces grandes solitudes,
Mais sans désespoir, regret, ni haine,
Vieux amours, pâle chair humaine,
Passion passée, incertitudes.
i82 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Vous avez douté, vous êtes morts
Et je suis parti, cherchant toujours,
Ce qui semblait vague à vos cœurs lourds,
Cruellement noble à vos remords.
Je voudrais citer encore bien d'autres pièces, telles
que A mes amis, Aspiration, Ombre , Soir d'aquilon,
Portrait, qui montreraient que le renoncement vo-
lontaire du poète n'a rien d'un froid ascétisme, et
que la recherche intellectuelle n'a pas desséché en
lui la fraîcheur d'impression, les cordiales effusions,
les puissances d'aimer. Je choisis de citer l'admirable
Cantique à ï épouse. Si nulle pièce des Lys noirs ne
porte la cicatrice d'une souffrance par la femme, si
l'on n'y. sent pas, comme chez Heine, les divines dou-
leurs d'un amour terrestre, en revanche, je ne sais
rien qui soit si noblement voluptueux, un tel hymne
à la femme élue et attendue, d'une telle invitation à
la rêverie que ces strophes-ci :
Les abîmes que ta voix,
Par son timbre triste et pur,
Me fait entrevoir parfois,
Au delà du monde obscur,
Peuplés de forêts pensives,
Sont parfumés de tristesse,
Comme les rêveuses rives
Des fleuves de ta tendresse.
ALBER JHOUNEY. 183
Sur l'Océan ténébreux,
Dans ma barque de saphir,
Souvent nous partons tous deux,
Pour le royaume d'Ophir.
La barque bleue et divine,
Sans gouvernail et sans rames,
Marche au but qu'elle devine
Et vole à travers les lames.
Et, frissonnants, enlacés,
Regardant les flots sans voir,
Sur d'épais tapis tissés
De plumes de cygne noir.
Pendant le jour monotone,
Et la nuit sereine et morte,
Pareils aux dieux de l'automne,
La froide mer nous emporte.
D'ailleurs, tout cœur, même exempt de haute am-
bition et vide de grand dessein, se garde dans une
attente jalouse, souffre d'angoisse, et craint l'aven-
ture, s'il a une conscience profonde de l'amour. La
pièce les Deux Aigles (le génie et l'amour) exprime
cette pensée d'angoisse :
L'amour unique hésite à chercher son abîme,
Tant il plonge au profond des cieux et du sublime,
184 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Et le génie a peur de ce qu'il porte en lui.
Et tous deux, maladroits, chargés d'un vaste ennui,
Se traînent, n'osant pas espérer qu'il existe,
L'Idéal, et fouettant des plumes le roc triste...
Mais il est temps d'entrer au cœur du livre ; je
voudrais maintenant donner une idée des accents
qu'Alber Jhouney puise en ses croyances, montrer
comment sa doctrine personnelle (que je discuterai
tout à l'heure) alimente son inspiration.
Ce qu'a rêvé le poète, et un des devoirs qu'il indi-
que à V Initié, en un vers d'une exquise originalité,
c'est :
Rendre son chaste arôme à l'air spirituel.
Paul Verlaine aussi a voulu fuir
Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste.
Et souvenez-vous que Michelet, par un singulier
pressentiment, avait dit, il y a longtemps : « Ce siè-
cle vaste et riche, mais lourd, tend à la matéria-
lité. »
Ce mal de la grossièreté et de l'égoïsme universels,
Alber Jhouney a souffert de le voir « de ses yeux d'en-
fant » étendre sa triomphante corruption. Il le dit
dans la pièce l'Astre noir, astre ténébreux, souillant
la nature, et qui symbolise le mal :
ALBER JHOUNEY. 185
Cet horrible soleil de haine et de ténèbres
N'était pas né de moi, mais des hommes impurs.
C'était l'homme, sa chair, ses instincts vils et durs,
Qui voilaient tout pour moi de leurs rayons funèbres.
Je ne haïssais pas les âmes des pervers,
Mais je désespérais de l'homme et de la terre,
Je sentais mon amour à jamais solitaire,
Comme un lys mort flottant sur l'écume des mers.
Aussi a-t-il écouté la voix de l'Esprit qui disait :
Ne hais- tu pas les mots qui résonnent sans vivre,
Et l'impuissante chair qui souffre et jouit peu ?
L'époux de ta jeunesse et de son noble vœu,
N'est-il pas l'Esprit pur dont le silence enivre ?
Si tu n'as désiré que l'éternel amour,
Si, dans le désespoir d'une foi solitaire,
Ta grâce a dédaigné les roses de la terre
Et préféré la mort aux étreintes d'un jour,
Viens à moi, car je suis la Pureté suprême.
J'ai pitié des lambeaux frémissants de ton cœur.
Dans une pièce de la plus grande noblesse morale,
Aux hommes, le poème exprime que c'est l'unique
amour de l'humanité qui le guide, et quelle est la
pitié virile, l'active charité qui l'animent :
Je vais tenacement, toute l'âme fixée
Dans une volonté sans fatigue et sans peur,
Nourrir mes frères las, des forces de mon cœur,
i86 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Enseigner, appliquer la divine science,
Et dans une obstinée et longue patience,
Sans souci du malheur, du temps ni du danger,
Par l'opération du pur Esprit, changer
En un peuple de saints la multitude humaine.
Qu'est-ce une charité qui fuit, sonore et vaine,
Devant le dévouement réel de chaque jour ?
L'amour est peu profond qui se borne à l'amour.
Il me reste à analyser deux pièces des Lys noirs,
A un démon et Hors la vie, d'un caractère très
spécial.
Le Démon est une sorte d'Antéchrist, beau comme
ces jeunes hommes qu'on voit dans les Primitifs ita-
liens « au frêle visage », « aux longs cheveux bou-
clés », « qui sait des tourments plus doux que les
délices » :
Pensif et gracieux dans ta robe de femme,
Et tes péchés du monde ignorés, tu reposes,
Ton orgueil se recueille au temple de ton âme,
Où tes calmes remords s'ouvrent comme des roses.
Et, sans comprendre encor où mènent tes tristesses,
Tu cherches dans le mal une extase infinie.
En ces vers d'une insinuante volupté, mélangée
d'une ironie presque insensible, dans une certaine
complaisance que met le poète à peindre la séduction
. ALBER JHOUNEY. 187
du mal, je crois sentir une inspiration satanique.
Une telle ardeur de volupté ne ressemble nullement
au satanisme d'autres poètes, qui, loin d'admettre
cette inspiration en quelque sorte par surprise
comme Alber Jhouney, l'ont recherchée au contraire
et s'en sont enorgueillis. Chez Byron, le satanisme
est blasphématoire ; il est ironique chez Baudelaire.
Alber Jhouney, moraliste d'une très rigide ortho-
doxie, pourrait, à sa défense, dire que la véritable
pureté n'est pas de taire le mal. Il pourrait avec
M. Barbey d'Aurevilly dire : « Que la passion a des
éloquences, quand elle se raconte ou se parle, qui
sont presque des fascinations (1) », et réclamer pour
l'Art le droit d'exprimer ces fascinations. Il pour-
rait citer la maxime catholique : « Malheur à qui se
scandalise. »
Au cynisme du démon, le poète répond, non par
une malédiction, mais, ce qui est curieux, par une
sorte de raisonnement psychologique. Ta perverse
raison se trompe, dit-il en substance, et fait un calcul.
Ta soif de volupté ne sera pas étanchée : le mal est
court, le faux, le crime rassasie vite :
Ah ! le mal est fini, le néant le limite ;
Tu te fatigueras de tes mornes victimes.
(1) Préface de la nouvelle édition d 1 Une vieille maîtresse, par
Barbey d'Aurevilly. Édit. Lemerre.
188 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Les songes monstrueux que le plaisir irrite
Imaginent en vain d'innombrables abîmes.
La matière s'épuise et la haine se lasse.
Je ne veux pas examiner si une telle affirmation
est vraie psychologiquement. Mais peut-être, en
pressant un peu les mots, trouverait-on de l'épicu-
risme dans cette façon de conseiller le bien, comme
pouvant seul donner aux cœurs élevés et avides de
voluptés, la suprême volupté. Je n'ai dessein, pour
l'instant, que de signaler une certaine contradiction
partielle dans la morale des Lys noirs qui est, en
général, d'un sentiment plus chrétien. Nous verrons
plus loin dans le poème Hors la vie un tentateur,
un esprit impur, tenir exactement le même raison-
nement. Mais plus conséquent avec lui-même, me
semble-t-il, il soutiendra que le désir de l'Infini est
également déçu, soit dans le Bien, soit dans le Mal ;
il dira :
Le crime où le démon journellement se vautre
Pour son esprit aride a perdu sa saveur,
Et l'extase devient familière à l'apôtre.
Si M. Alber Jhouney a courbé un instant sa doc-
trine, c'est par le désir très légitime à tout apôtre de
faire complète la moisson des âmes et de conquérir
A13ER JKOUXEY. i<$
...s. en c^i Faiseur du Beau est si
it cul. ertmt presque te ut autre aiucur* Ce
n'est que par en bescia d'ahrévialiou que ; e me sers
du tenue dlnsriraric-n satanique. La vérité est qu'Al-
ber Jhcuney a plcngé, par l'intuition sympathique,
au foui des cœurs des artistes. H a devine leur hor-
reur de toute rèz'e trop austère, en laquelle ils crai-
gnent de trouver de la froideur et de la sécheresse»
La réfutation du démon n'est qu'une réponse aux
objections de cette espèce. La prédication d'Alber
Jhouney est hardie à ce point qu'il ne redoute pas de
descendre en des âmes de pervers, de les douer de
vie, comme ferait un dramaturge pour ses person-
nages, d'adopter pleinement des états dame démo-
iliaques et d'en exprimer la sorte de noblesse dont
ils peuvent être investis avant de les condamner. Par
ces audaces d'apôtre, se consomme une réconcilia-
tion finale entre le poète et le penseur, qui pour-
raient se nuire. Mais je poursuis mon analyse du livre.
L'inspiration satanique, une certaine infusion de
l'esthétique avec la morale, la soif vers l'absolu de la
volupté, je les vois mieux encore dans le magnifique
poème : Hors la vie, étrange fiction, sorte d'idéale
tentation assaillant un cœur idéal où brûlent les
plus hautes aspirations vers l'amour suprême et la
pureté.
1 1.
190 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Une femme, la plus belle, une reine, dédaigneuse
de toute passion médiocre, et qui rêve en son cœur
profond plus que la Terre, plus que le Ciel et l'Enfer,
voit son amour imploré par des Archanges, puis par
des Rois, des Chevaliers, qu'elle écarte.
D'autres vinrent :
Mais qui ne chantaient pas fraîchement leur aveu.
Artiste ravagé, savant, poète, brahme,
Chacun laissait couler comme d'un fleuve amer
Sortant des grottes et des cavernes de l'âme
Des mots plus fatigués que les flots de la mer.
La Reine les écarte encore :
...Vos Muses courtisanes
Vous ont trop divertis du rêve unique et fier.
Puis sont venus les démons, « féeriques impos-
teurs », mais la Reine les confond.
Je cite en entier ce morceau dont chaque vers
regorge de sens, fulgurante dénonciation de l'impuis-
sance secrète et de toute l'infamie qui peuvent se
cacher dans les cœurs des pervers de génie. Alber
Jhouney dit dans le Royaume de Dieu : « Le désir
de l'infini, quand il inspire l'indifférence à vivre par
le cœur, n'enfante pas les saints, mais les démons de
génie. »
ALBER JHOUNEY. 191
Mais elle a répondu : — Je ne suis pas, comme Eve,
Ignorante, et je vais dans le germe prévoir
Tout ce qu'est la moisson au jour qu'elle se lève.
Votre mélancolie et votre nonchaloir
Et même la fureur âpre de vos visages
Par moments, en leurs nerfs moroses, laissent voir
Vos crimes douloureux, vos sciences sauvages
Et le pervers attrait que la damnation
En son éternité montre aux sombres courages.
Tout l'infini du mal n'est qu'une illusion.
La douleur, le remords et le sang ne fécondent
Ni la stérilité, ni la corruption.
Qu'aux steppes de la mort vos pensers vagabondent,
Y cueillant le poison d'un plaisir inconnu,
Ou, mornes, à l'orgueil absolu se confondent.
Pour le contemplateur qui voit notre âme à nu
Votre agitation comme votre silence
Ne sont que fausse rage et calme convenu.
Vous haïssez en bas, et, si vous êtes tristes,
Ce n'est pas d'un amour sublime et dangereux
Qui vous aurait damnés tels que d'impurs artistes.
Mais c'est d'être sans un amour, et vos yeux creux
De froides voluptés et de sèches souffrances,
Votre égpïsme seul crie e.t jaillit P4 r eux..
192 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Je ne connais pas beaucoup devers d'une telle con-
centration de pensée et d'un courant si rapide :
telles les eaux pressées d'un fleuve qui jaillirait par
un étroit pertuis.
Mais la Reine a vu dormant au désert un blond
anachorète, aux cheveux tressés,
Pâle et beau comme Apollonius de Tyane,
« comme une sauvage eucharistie », il offre à la Sou-
veraine sa conception d'un amour où le Bien et le
Mal s'uniront monstrueusement et s'exalteront l'un
par l'autre. Il rêve d'éprouver tout ce que l'homme
peut souffrir et jouir, par la vertu et le vice, par la
révolte et la patience :
Mais moi qui sais unir le doute et la ferveur,
M'abîmer tout entier aux visions mystiques,
Et de Satan garder l'étreinte et la faveur,
Écoute mon secret cantique des cantiques.
Voici le chant secret, 'l'eau morte que je verse • •
En l'urne taciturne et dure, dans ton cœur.
Moi que servent tous deux Michaël et Mammon,
De toi, je ferai l'impératrice, l'épouse
Du mauvais Messie et de l'impur Salomon.
ALBER JHOUNEY. 193
Nos corps nus et chargés de limpides joyaux, dit-il
en un vers qui évoque la claire splendeur d'un Gus-
tave Moreau :
Nos corps nus et chargés de limpides joyaux,
Nos âmes par un ciel qu'elles ont fait, hantées,
Fouleront toutes lois comme des escabeaux.
Lumière, nature et conscience domptées,
Offriront à nos mains mille cieux, mille enfers.
Oh! livre à mes baisers, ouvre tes membres chers.
* • •
■ •••• • • • •• ••••••
Viens, de rêves cruels parfumant tes seins nus,
Contempler dans mes yeux et boire sur ma bouche
Le charme de Satan et celui de Jésus.
La Reine est insensible à ces prestiges plus subtils
r
et plus monstrueux que les rêves de l'ancien Elaga-
bal. Elle répond :
. »...,.Seul, le silence me. touche, .
D'Elohim, dont le cœur reste mystérieux,
Même pour mon esprit et pour mon cœur farouche.
Que m'ofïres-tu de rare et de si précieux ?
Le bien, le mal, connus dans un fiévreux mélange,
Et la confusion de l'enfer et des cieux (1).
Mais tu n'as rien créé
(1) On a pu remarquer la constante élévation, la noblesse sou-
194 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
La Reine meurt dans son isolement, sans avoir
voulu descendre des hauteurs de son rêve. Elle
chante qu'elle ne résigne pas son espoir, qu'elle ne
regrette pas son dévouement à un rêve que la vie a
déçu, et que l'hymne des profondeurs semble con-
damner : '
Hymnes des profondeurs qui me glacez les moelles,
Grands découragements qui tombez des étoiles,
Comme de mornes voix d'ombre et de désaveu,
Voix froides qui chantez l'isolement de Dieu,
Vous triomphez.....
Mais si tu ne viens pas, mon Dieu, je crois en toi.
Le songe évanoui me trouble, par ma foi.
Seul tu es, seul je t'aime et j'abhorre le monde.
Mouvement stérile et fastidieuse ronde,
Étoiles, saisons, mœurs, peuples, désirs errants,
Remous sans but, orage obscur, flots ignorants,
Inutile balancement d'immense écume,
A vous j'ai préféré le vide et l'amertume
De donner tout mon être à qui ne donne rien.
tenue du langage, dans les Lys noirs. Je dois dire que la Reine
prononce aussi ce vers singulièrement mignard :
Le contraste un moment gardera de la grâce.
Dans une pièce intitulée Sorath, je trouve encore les deux vers
suivants, d'un amas de couleurs bien disparate :
Ton cortège sera comme l'aube, l'aurore,
Le couchant et le clair de lune ensemble aux cieux.
Ces légères erreurs me choquent d'autant plus que j'admire la
certitude de la langue et la sûreté du goût, dans les Lys noirs.
ALBER JHOUNEY. 195
Je vais mourir : au fond du ciel inaltérable,
J'irai chercher celui dont la froideur m'accable.
Il n'a pas daigné voir mon vieux cœur déchiré,
Mais dans mes tristes mains je le lui porterai.
Je trouve à ces derniers vers une suavité, une
harmonie secrète (cantus obscurior, disaient les
Latins) qui rappellent à la fois Virgile et Racine.
Attentif à indiquer la pensée et l'inspiration du
poème, j'ai dû renoncer à donner une impression de
sa couleur étrange, de sa splendeur, hors du lieu et
du temps — quoique à lire ces vers, on songe parfois
à des pays d'Orient, comme le royaume de Saba, en
des âges lointains et nébuleux. Magistral par la
forme, d'une langue originale et qui ne porte pas de
millésime (à part quelques vocables de langue poéti-
que courante et quelques sauts de césures), ce poème
est certes une des plus belles œuvres de la poésie
contemporaine.
Les Lys noirs sont une œuvre très consciente et
pleine de volonté. On n'y sent nullement l'effort
pénible, mais l'œuvre réconforte comme de voir de
rudes et fiers labours. Généralement, l'expression est
simple, la langue directe, et le poète est si maître de
son art et de sa personnalité qu'on ne sent pas chez
lui le souci de fuir la banalité, comme chez certains
écrivains d'affranchissement récent.
196 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Tels sont les Lys noz'rs, « œuvre de haute poésie,
tout imprégnée d'idéal, d'intuition prophétique, de
majesté spirituelle », a dit éloquemment M. Henri
Mercier.
Sagesse, de Paul Verlaine, V Aurore, de Maurice
Bouchor, et les Lys noirs ) sont les trois livres de
poésie, parus en ces dernières années, qui m'ont
donné le plus de joie. Ces trois livres sont pleins
d'émotions et de sentiments religieux.
Dans la vérité de sa douleur, et du profond de sa
détresse, le poète de Sagesse a trouvé des accents de
simplicité, d'humilité dans la contrition, qui vont à
l'âme et y pénètrent loin. Le poète a fait un retour
au catholicisme, la religion qui sait le mieux rouvrir
dans les cœurs desséchés les fontaines de l'amour et
de la tendresse. C'est avec amour et pitié que j'admire
ce livre de pénitence et d'extase, tout frémissant et
noyé de larmes.
U Aurore est une tourmente de doutes et d'an-
goisses. Le poète que dévorent la soif de l'idéal et la
passion de la vérité adresse un appel désespéré à
toutes les métaphysiques. Livre d'une gravité d'ac-
cent, d'une dignité morale incomparables, plein
des cris et des douleurs d'une grande conscience
d'homme.
Les Lys noirs, poésie de triomphe et de splen-
ALBER JHOUNEY. 197
deur, révèlent encore un goût du mystère, un sens et
un amour du rêve tels que peut-être Shelley seul les
a eus à ce degré.
J'ai dit qu' Alber . Jhouney était un poète et un
apôtre. Je me suis étendu à vouloir donner une im-
pression de sa poésie. J'ai tâché de dire la profonde
admiration que j'ai pour elle. J'en ai parlé sans trou-
ble; mais pour l'examen de ses croyances, je veux
être aussi prudent que possible. Je préfère avouer ma
grande timidité et même l'angoisse que j'éprouve à
juger une doctrine que je connais peu et dont je ne
suis ni l'ami ni l'ennemi avec certitude. Alber
Jhouney a la foi, une foi que je sais sincère. C'est
une chose rare et même assez surprenante aujour-
d'hui; mais je pense que quelque étrange qu'une
croyance nouvelle nous paraisse, et même en fussions-
nous déconcertés, c'est un devoir de l'examiner avec
le plus grand sérieux et tous les scrupules de con-
science.
Alber Jhouney a exposé, dans le Royaume de Dieu,
la doctrine kabbalistique, à laquelle il s'est voué;
cette doctrine apparaît aussi dans beaucoup de pièces
des Lys noirs, en particulier dans le Sceptre de fer,
V Invisible et Aux Hommes.
Voici quelle est, brièvement et en son essence, la
198 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
métaphysique qu'Alber Jhouney a puisée dans
l'étude et Interprétation de mystérieuses traditions
hébraïques, renfermées dans deux livres rédigés au
moyen âge, le Sepher-Jezireh et le Sohar.
Dieu est Tunique substance. Le monde est une
émanation de Dieu. Toutes les âmes sont issues de
Dieu, et elles doivent y retourner, mais après avoir
conquis leur noblesse, future par un libre effort.
Toute existence est donc une épreuve. Les âmes
naissent innocentes dans la sphère supérieure : mais
« l'innocence est à la vertu ce que l'espérance est à
la victoire » (Royaume de Dieu) ; elles ne sont
déchues que pour avoir le mérite de se racheter.
Durant leur temps d'épreuves elles se reconquièrent
par le dévouement désintéressé, l'abnégation et le
sacrifice.
f Vous jugerez les arbres à leurs fruits et les hommes à
leur abnégation.
Mais en même temps que le renoncement est prê-
ché, le principe d'énergie est sauvegardé.
f On ne va pas au vrai pouvoir par la victoire immédiate,
à l'amour vrai par le plaisir, à la vraie science par la contem-
plation nonchalante des formes.
Ou :
f Torture la matière par l'analyse, tu sauras; éprouve ta
ALBER JHOUNEY. 199
volonté par le mépris des conquêtes que Dieu n'estime pas,
tu seras roi à toujours ; tourmente ton âme par la perfection
morale et la religion de la fidélité, tu aimeras.
Alber Jhouney croit donc à la migration indéfinie
des âmes, à leurs défaites momentanées, non à une
chute définitive et à la damnation éternelle. Alber
Jhouney n'est pas un catholique, puisqu'il rejette un
des dogmes essentiels du catholicisme ; mais il a le
sentiment et l'accent chrétiens, dans sa vénération de
la douleur et son culte de la souffrance humaine.
■J- Le plus haut Idéal n'a toute sa grandeur et sa grâce
qu'après avoir subi les épreuves de la terre. Le ciel éclatant
d'étoiles émeut moins que la terre, où, dans les poitrines
humaines, brûlent d'ardentes douleurs.
-j* Aucun Idéal humain n'est aussi profond que la splendeur
de Dieu, mais la souffrance humaine est aussi profonde.
f Dieu s'est fait homme pour nous donner la majesté de sa
gloire et pour revêtir la majesté du désespoir et de la mort.
«
Tout cet ensemble d'idées — quoique j'admire la
beauté de l'hypothèse — je ne peux le considérer que
comme une doctrine conjecturale, aussi acceptable
que d'autres.
Mais où je m'inquiète, c'est quand je vois Alber
Jhouney croire que les adeptes de la doctrine hermé-
tique peuvent posséder une occulte puissance, un
pouvoir d'action matérielle et l'usage de certaines
200 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
forces mystérieuses de la nature qui aurait été trouvé
par les anciens Mages, puis livré seulement aux
initiés, sous serment de silence. Dans la pièce des
Lys noirs V Invisible, où je veux supposer que
l'expression poétique dépasse la pensée, on pourrait
voir la. croyance aux influences à distance, influences
agressives ou secourables. J'admets très bien qu'un
esprit religieux croie en l'action efficace de la prière,
ou en la vertu propitiatoire de certains rites. Mais la
conviction qu'un homme, par délégation divine,
ou par l'emploi de je ne sais quelles formules d'in-
cantation, dispose de pouvoirs extraordinaires, me
semble une illusion extrêmement dangereuse, et
je pense qu'il serait téméraire aux hermétiques
d'appuyer leurs prétentions sur de récentes décou-
vertes de la science positive (phénomènes d'hypno-
tisme ; force psychique de William Crookes), ou sur
les révélations peu contrôlées de miracles accom-
plis par les yoguis de l'Inde et les mahatmas de
Ceylan.
Où je refuse encore d'accompagner Alber Jhouney ,
c'est quand il essaye d'appliquer les principes de la
doctrine hermétique à la résolution de problèmes
sociaux et politiques. Dans la pièce le Sceptre de
fer, d'ailleurs hardie et belle, et dont certains pas-
sages ont une étonnante vigueur d'imprécation, le
ALBER JHOUNEY. 201
même anathème enveloppe le gouvernement de
l'Eglise catholique, le mouvement de la Réforme et
les tendances de la démocratie actuelle. Certes l'état
actuel est bien imparfait, et je sens, comme faisait
dire le pauvre Jules Laforgue à son Hamlet, « que
l'ordre social existant est un scandale à suffoquer la
Nature»; mais le remède est horriblement plus com-
pliqué à trouver et à appliquer que ne semble le
croire Jhouney, et sa malédiction en masse de
tant d'hommes qui, s'ils n'apportèrent pas Ja guéri-
son à l'humanité, n'eurent d'autre ambition que d'y
donner un peu de soulagement, me semble un déni
de justice.
Mais Alber Jhouney me paraît avoir un juste sen-
timent du malaise moral dont souffrent les peuples
et le souci de la crise de conscience que traverse
l'humanité entière. Les dogmes sont abolis ; la foi
ancienne va s'éteignant. En haut, les âmes sérieuses
ont peine à s'accommoder du scepticisme ironique et
de la sagesse dubitative que conseille Renan. En bas,
la foule risque de s'abandonner à ses appétits gros-
siers. Cette foule pourra-t-elle trouver sa nourriture
de cœur dans un idéal purement humain et positif
(comme pensent certains philosophes, Guyau, par
exemple, dans son livre : V Irréligion de Y avenir) ?
D'autres espèrent que la loi de l'Evangile et les
202 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
paroles dont vécurent si longtemps les hommes peu-
vent être ranimées par une nouvelle interprétation.
M. Eugène Melchior de Vogué attend ce service de
la race slave, jeune encore à la vie et d'âme presque
vierge. « L'histoire (i), dit-il, nous force à recon-
naître que la religion catholique a besoin de réno-
vations extérieures qui l'assouplissent aux besoins
présents des sociétés. Depuis dix-huit cents ans,
l'Évangile a suffi à des exigences sans cesse renais-
santes Pourquoi ne pas espérer qu'à une prochaine
étape le sens social du Livre nous sera révélé et que
de cette nouvelle évolution religieuse l'Histoire
saura tirer encore avec sa lenteur et sa sagesse accou-
tumées un moule social approprié aux besoins des
hommes, aussi supérieur à l'ancien que notre vie
civile est supérieure à celle du moyen âge? »
Le comte Tolstoï pense que la parole de l'Evan-
gile : « Ne résiste pas au méchant », doit être prise à
la lettre, et l'on sait avec quelle audace il a exposé son
opinion, dans son livre : Ma religion.
Que croire et que choisir parmi tant de sentiments
divers ? J'avoue ne pas savoir. Je dois dire en sincérité
que je n'ai pas encore de conviction précise, que
j'ignore même si j'en acquerrai plus tard ou jamais.
(i) Un sectaire russe : Sutaief, par Melchior de Vogué,
Revue des Deux Mondes, janvier 1883.
ALBER JHOUNEY. 203
Quoi qu'il en soit, je me suis fait une conviction
provisoire, une sorte de règle d'attente, que je trouve
très bien exprimée dans cette phrase du Royaume de
Dieu : « L'âme, reconnaissant qu'elle ne peut ni
affirmer le monde invisible ni le nier, se contente de
savoir la matière et de faire son devoir sans chercher
s'il est une profondeur divine d'où émane dans ses
pensées l'amour du Bien. » Mais comme il me faut
juger l'effort d'Alber Jhouney, dire quel est mon
espoir sur l'efficacité de son œuvre, j'avouerai encore
que je suis dans une perplexité dont je ne pourrai
pas sortir. Qu'y faire ? Je suis résigné à n'avoir pas
l'unité intérieure. Je sais qu'en moi mille raisons,
mille sentiments divers, se combattent sans qu'aucun
triomphe. Est-ce ma faute si pas une de mes opi-
nions ne sait trouver d'argument souverain et im-
poser silence aux autres ? Et ce ne sont pas des voix
confuses qui parlent en moi. Tout au contraire, c'est
comme si j'étais, moi seul, trois amis de mon ami
Alber Jhouney, et chacun désirant être de ferme
conseil.
Un dit : Renonce à une idée, à un système auxquels
tu as voué déjà tant d'efforts désintéressés. Crains
que ton rêve ne soit qu'une noble chimère. Tu as la
certitude et la foi. Fais un suprême et loyal examen
de toi-même. Ne crains-tu pas que ta foi ne soit la
204 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
dupe de ton amour de l'humanité? Tu crois ferme-
ment en une doctrine que tu voudrais faire partager
à tous, puisque tu as le cœur trop large pour pouvoir
Renfermer dans Part pur. Mais regarde bien comment
tu as établi peu à peu tes convictions. Es-tu bien sûr
que ta haine superbe du mal et du matérialisme et
surtout ton imagination poétique ne soient pas pour
beaucoup dans ta foi ? Et ce que je te dis là ne con-
tient nulle accusation contre ta sincérité. Je sais bien
jusqu'où peuvent nous mener, et en dépit de nous-
mêmes, le goût du mystère et les rêveries esthétiques.
Un soir, j'ai vu se lever, sur un fleuve, une lune
rouge si anormalement rouge, si démesurément
grande qu'elle était effrayante, et que tout homme
devait être frappé d'une obscure terreur, qui la voyait
ainsi monter dans la nuit. Je me souviens bien
qu'alors j'ai presque regretté de ne pas croire aux
présages, de ne pas craindre que cette lune sanglante
signifiât pour la terre des calamités et des désastres
inconnus. Je songeais aux vers du drame de Shakes-
peare, qui parlent de la mort de Jules César, écrite
par signes célestes. Alors, j'ai bien senti combien
nous tous qui aimons l'art passionnément, nous
devrions être constamment en méfiance de nos rêves,
et par quel étroit défilé la songerie esthétique peut
nous conduire au goût de l'erreur. Car cette nuit-là,
ALBER JHOUNEY. 205
j'ai admiré la superstition à cause de sa beauté d'hor-
reur. Ainsi peut-être que des doctrines hautes et
mystérieuses t'ont séduit précisément par leurs ténè-
bres et leur splendeur mêlées. Si ce doute te touche,
reviens te joindre aux autres hommes. Mais hâte-toi,
garde-toi de manquer l'heure favorable. Qui sait si
plus tard tu ne saignerais pas d'avoir à sacrifier une
idée, qui si longtemps t'aurait été comme un compa-
gnon déroute?
Un autre dit : Elle ne peut pas mentir, la voix de
l'instinct qui t'a irrésistiblement poussé à t'ayancer
seul et hardiment, en des chemins dont on ne connaît
pas le fond. L'aventure que tu cours est grande,
mais elle vaut d'être courue. Ton cœur et ton âme
de poète, tu les sèmeras, tu les jetteras toujours. Te
tromperais-tu, que ton expérience servirait à l'hu-
manité.
Il n'est pas d'erreur qui ne contienne sa parcelle
de vérité. Tu dénonces avec courage la science posi-
tive, trop enorgueillie et trop sûre d'elle-même. Il est
beau et bon de troubler ainsi les imperturbables. Les
doctrines valent ce que valent les hommes qui les
défendent. Du cachot où t'enferme une fausse doc-
trine, je suis certain que partira toujours quelque
parole fortifiante.
Enfin, parfois, en dépit de mon rationalisme invé-
12
206 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
téré,il m'arrive de dire : si peut-être... et ces vers de
Maurice Bouchor me reviennent à l'esprit :
Mon cœur est fait d'angoisse, il s'inquiète, il souffre...
Mais puis-je, avec justice, entraver ton élan,
Si le divin savoir se cache au fond du gouffre ?
LA POÉSIE DE RENAN
H est des pays pour lesquels on est pris, même
sans qu'on les ait vus, d'une sorte de presciente
nostalgie. La Bretagne a, pour les cœurs, cet appel
mystérieux. Vers elle, bien souvent, s'est dirigé mon
désir, quand se lève dans l'âme l'inquiet besoin de
partir. O terre opprimée de ciel, assiégée de mer,
pays de la forêt de Brocéliande et des églises bâties
au milieu des flots, royaume de la Vierge et des fées,
mère très catholique des légendes chevaleresques,
combien de fois, ô Bretagne, ai-je rêvé de toi, comme
d'une patrie perdue, avec ce mélange d'ardeur et de
langueur que connaissent les exilés aux heures de
regret exalté!
N'était-ce pas toi la verte et froide nature de
laquelle Renan a dit que fut engendré le christia-
nisme occidental ?
Ici, des collines de dur granit, des vallons bruns
ou creux emplis de feuillages sombres ; là , des
208 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
plaines vides , vides ; la lande ouvrant sa solitude
fleurie de pâles fleurs mordues par la bise ; parfois
un étang et des touffes de roseaux qui, sous le vent,
cinglent l'eau ridée. A l'horizon, de longs bois noirs
étreints par le ciel livide.
Et partout, au carrefour des routes perdues, sur
les coteaux et les promontoires, des calvaires, des
croix commandant à la campagne et à la mer.
Il devait venir du large un vent salé dont l'air
parut aiguisé, le ciel lavé et la mer, pâle et verte, au
loin, toute frissonnante.
Et de cette terre pauvre et douce, des nuées vaga-
bondes, des arbrisseaux tordant leurs branches sous
les souffles vagues, de toute cette nature sans joie,
s'exhalait une mélancolie, mêlée pourtant d'une
volupté sérieuse, d'une grave allégresse, de je ne
sais quoi de triste et de fort, de triste et d'enivrant.
* *
Cette Bretagne rêvée, je sais bien ce qui en sema
le rêve au fond de moi-même. Elle m'est un miroir
où se réfléchit, toute ramassée, la poésie éparse dans
l'œuvre de Renan. Je pourrais citer exactement toutes
les phrases rencontrées çà et là, qui ont nourri mon
songe de cette terre à laquelle elles me liaient par
LA POÉSIE DE RENAN. 209
mille fils invisibles. Avec quelle couleur vive et
tendre, avec quelle adorable musique de mots,
s'infiltrant au cœur, Renan a dit sa Bretagne !
« Je suis né... au bord d'une mer sombre, hérissée
de rochers, toujours battue par les orages. Là, on
connaît à peine le soleil ; les fleurs sont les mousses
marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on
trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y
paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu
triste, mais des fontaines d'eau froide y sortent du
rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces
vertes fontaines où sur des fonds d'herbes ondulées
se mire le ciel. »
Des hommes nés sur ce sol, il a dit que personne
ne les égala « pour les sons pénétrants qui vont au
cœur ». Parlant de leurs mélodies nationales : « On
dirait des émanations d'en haut, qui, tombant goutte
à goutte sur l'âme, la traversent comme des sou-
venirs d'un autre monde. Jamais on n'a savouré
aussi longuement ces voluptés solitaires de la con-
science, ces réminiscences poétiques où se croisent à
la fois toutes les sensations de la vie, si vagues, si
profondes, si pénétrantes que, pour peu qu'elles
vinssent à se prolonger, on en mourrait, sans qu'on
pût dire si c'est d'amertume ou de douceur. »
Ainsi parle des Celtes celui en qui la race celtique
12.
2io ÉTUDES LITTÉRAIRES.
a trouvé sa voix ; et en les confessant, il s'est confessé
lui-même ; en racontant sa terre natale, il nous a
montré son âme. Personne mieux que lui n'a senti
le charme des pays septentrionaux et de la nature
automnale et n'a su le dire d'une manière plus con-
tagieuse, encore qu'il ne l'ait presque jamais dit
qu'en passant et comme par allusion. Mais il sait
déposer tant de rêve en si peu de mots !
#
C'est que ce critique est exégète, cet historien, ce
philosophe est en même temps, est avant tout un
poète. Une immense poésie, une des plus rares que
je sache, se trouve au cœur même et dans toutes les
parties de son œuvre, qui semblerait, au premier
aspect, n'être que de science et de raison. Admirable
par son intelligence, son don de comprendre tout,
l'auteur des Origines du christianisme m'est plus
cher encore par son sens original de la vie, son
ingénue sensibilité, son imagination si fraîche et si
neuve.
Il est poète par ce merveilleux instinct du rythme
qui lui a permis de mesurer de si belles strophes en
prose : rappelez- vous la magnificence de paroles que
déploie parfois cet écrivain si sobre ; rappelez-vous
LA POÉSIE DE RENAN. 211
l'envergure et l'essor de certaines de ses phrases
— la prophétie de Carmenta dans le Prêtre de
Nemi; l'invocation d'Antistius : « Ombrage chaste
et froid de nos forêts!... » l'adieu à une morte
chérie, qui termine la dédicace de la Vie de Jésus :
« Tu dors maintenant dans la terre d'Adonis, près
de la sainte Byblos et des eaux sacrées où les
femmes des mystères antiques venaient mêler leurs
larmes. »
Il est poète par la beauté de la langue, cette langue
si pleine, à la fois exacte et nombreuse, précise
et cadencée, et qui va d'une course si légère. Il est
poète par la qualité exquise et par la hardiesse des
images dont il use parfois pour traduire ses idées ou
énoncer un jugement critique. Ainsi, quand il parle
de la « froide charmille janséniste », ainsi quand il
entend dans Luc l'Evangéliste « le son clair et pur
d'une âme tout argentine », ou encore dans le
chapitre sur le secret des beautés de l'Evangile
lorsqu'il compare l'effet du divin livre à « celui d'un
palais de fées construit tout entier en pierres lumi-
neuses ». Il est poète enfin, et je dis le plus grand
poète vivant, parce qu'ayant le sentiment du divin,
étant, comme le Prêtre de Nemi, maître des choses
sacrées, il est presque le seul aujourd'hui qui sache
parler avec une grandeur familière, et hausser sa
2X2 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
voix sans emphase. Car l'essence du verbe poétique
n'est-ce pas certaine façon solennelle et naturelle de
dire ? De la sorte, j'estime la Prière sur V Acropole
un des plus beaux poèmes écrits dans notre langue,
et je trouve un accent d'éternité à quelques-unes des
paroles que prononça le poète, le jour qu'il lui plut
de se souvenir et de prêter l'oreille aux cloches de la
ville d'Ys.
*
* •
La mélancolie, l'austérité rêveuse, le doux ennui
s'exhalent de la Bretagne, cette terre qui aime être en
peine; cette désolée qui chérit son mal, cette gémis-
sante heureuse de gémir, et la poésie de Renan
traîne une plainte jamais lassée. Pour sa muse nulle
ivresse comme de pleurer. « Les larmes, voilà le
sacrifice éternel, la libation sainte, l'eau du cœur... »
Et Carmenta s'écriera : « Ne taris plus, fontaine de
larmes ; un dieu se fait avec nos pleurs ! »
Il est très certain que pour les cœurs délicats et
les âmes averties, il n'est de joie fine que mêlée de
quelque affliction. Une joie pleine n'est possible qu'à
la grossière ignorance, et dans cet univers ne saurait
aller sans un égoïsme monstrueux.
Toutefois, il convient de marquer nettement que
.LA POÉSIE DE RENAN. :at3
le goût des larmes dans la poésie de Renan n'est
jamais porté jusqu'à cette espèce de sadisme senti-
mental que j'ai rencontré chez certains épicuriens de
la tristesse, comme cet Ama^ry, dans le roman de
Sainte-Beuve, qui nous livre sa dépravation par un
aveu extraordinaire. « En ce temps-là,... dit-il, quand
je goûtais un vif bonheur, j'avais besoin pour le
compléter, de me figurer qu'il était déjà enfui loin
de moi et que je repasserai un jour aux mêmes lieux,
et que ce serait alors une délicieuse tristesse que ce
bonheur à l'état de souvenir. » En vérité, n'est-il
pas étrange, cet amant de la mort, qui semble pré-
férer à la joie présente son fantôme futur ?
Dans un sentiment voisin, l'excessive inclination
à s'affliger et à chercher dans les larmes le plaisir
secret qu'elles recèlent, n'a de chrétien que l'appa-
rence. Un sévère directeur de conscience, un Saint-
Cyran, un abbé de Rancé condamnerait durement
cette poursuite des émotions, cette attrition qui n'est
que le calcul d'une âme voluptueuse, car les docteurs
l'ont dit : c'est un péché de se complaire dans la
tristesse.
Avec Renan, je ne sais quoi me rassure. Il y a de
la santé dans sa mélancolie, nulle perversité dans
sa tristesse. Si j'ose dire, il est élégiaque avec bon-
homie.
214 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
• *
Renan est la majesté intellectuelle de ce temps.
Je ne vois guère que Goethe en qui se soient trouvés
si harmonieusement unis l'esprit de la science et
l'esprit de l'art. Chez tous deux, c'est la même
ampleur de pensée et la même profondeur, c'est
presque la même universalité, c'est la même intel-
ligence toute-puissante régnant avec empire sur leur
temps. Si tous deux se sont affranchis des formules
trop positives de foi, si tous deux sont sortis de la
religion révélée, c'est, comme dit Renan, par la voie
royale de la critique et de l'histoire.
Mais ces ressemblances, d'ailleurs un peu fortuites
et que je comprendrais qu'on contestât, n'apparais-
sent que si on considère ces deux grands esprits sous
leurs traits . les plus généraux. Au contraire, si je
regarde l'originalité de Renan en ce qu'elle a de
plus intime, la nature de son âme, sa sensibilité en
ce qu'elles ont de plus particulier, je ne peux m'em-
pêcher de songer invinciblement à Virgile.
Ce n'est pas pour les habitudes de pensée que j'ai-
merais à comparer l'auteur des Dialogues philoso-
phiques et le poète du livre VI de V Enéide. Et
encore il me semble bien qu'il n'y a pas si loin entre
LA POÉSIE DE RENAN. 215
la piété incrédule d'un Virgile et l'ironie pieuse
d'un Renan. Entre ces deux états de conscience, la
différence est de degré, non de nature. Mais je
laisse la philosophie de l'un et de l'autre ; je ne veux
pas m'occuper de ce qu'ils ont pu croire, mais uni-
quement de ce qu'ils ont aimé.
Oui, c'est à l'âme de Virgile qu'il m'est arrivé de
songer souvent en lisant de Renan certaines phrases
de cette grâce longue et languissante, on pourrait
dire avec un scoliaste, de cette grâce mantouane. Le
Renan des phrases qui chantent et pleurent, c'est
Virgile, né en Bretagne, parmi les Celtes, à l'au-
tomne des siècles, dans le crépuscule du christia-
nisme. Chez le poète qui pressentit Jésus et chez le
philosophe qui, deux mille ans après, l'ensevelit pour
la seconde fois enveloppé de nard et de myrrhe et
ferma la tombe du dieu avec des prières et des
regrets, n'est-ce pas le même goût des larmes, le
même amour pour la tristesse délicieuse? N'est-ce
pas le même art pour tisser ensemble la songerie des
cœurs et le rêve muet de la nature, pour teindre
une souffrance humaine avec la couleur des paysages
dolents, pour enlacer la plainte de l'âme à la plainte
des choses?
LE MYTHE DE PIERROT
A croire les philosophes, il paraîtrait que nous
avons tout à fait perdu le génie mythologique, ce
don que possédèrent les antiques races aryennes de
créer inépuisablement des dieux, c'est-à-dire d'incar-
ner en de vivants symboles les sentiments décou-
verts dans le cœur humain ou supposés à la Nature.
Dans son beau livre : Victor Hugo % le poète, M. Re-
nouvier a, par une lucide analyse, très bien montré
pour quelles causes s'est stérilisée, parmi la foule,
« cette faculté de personnification % qui lui paraît le
signe éminent du sens poétique. Si — quelques rares
élus exceptés — nous ne savons plus exprimer notre
conception des choses sous la forme de drames allé-
goriques, la faute en est à notre système d'éducation,
appliquée, dirait-on, à tuer en nous toute vertu Ima-
ginative. Ensevelis, comme nous le sommes, sous un
amas de notions scientifiques ou prétendues telles,
i3
2i8 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
comment aurions-nous pu garder la fraîche crédulité
et l'ignorance inventive nécessaires à l'éclosion d'un
mythe ?
Les observations de M. Renouvier, si fines et si
fortes qu'elles soient, ne sont que pour rendre plus
profondément singulière, au regard attentif, l'éton-
nante, la merveilleuse, la miraculeuse fortune de
Pierrot, le blême compagnon aimé de la Lune ; car
en vérité, je vous le dis, la légende du moderne Endy-
mion est bel et bien un mythe, le dernier mythe
qu'ait conçu l'humanité.
D'ailleurs, tous les intuitifs l'ont senti et aucun
poète n'en a jamais douté. Théophile Gautier parle
de la « physionomie solennelle et mystérieuse » que
revêtent les pantomimes des Funambules, « et de
cet attrait inexplicable et profond qui reporte à son
insu l'âme des spectateurs aux affabulations théur-
giques des premiers âges du monde (i) ». Et ailleurs :
« Avec quatre ou cinq types, la pantomime suffit à
tout. Cassandre représente la famille; Léandre, le
bellâtre stupide et cossu, qui agrée aux parents ;
Colombine, l'idéal, la Béatrix, le rêve poursuivi, la
fleur de jeunesse et de beauté ; Arlequin, museau de
singe et corps de serpent, avec son masque noir, ses
• *(i) Histoire de l'Art dramatique en France, tome V, p. 149.
LE MYTHE DE PIERROT. 219
losanges bigarrés, sa pluie de paillettes, l'amour,
l'esprit, la mobilité, l'audace, toutes les qualités et
les vices brillants ; Pierrot, pâle, grêle, vêtu d'habits
blafards, toujours affamé et toujours battu, l'esclave
antique, le prolétaire moderne, le paria, l'être passif
et déshérité qui assiste, morne et sournois, aux orgies
et aux folies de ses maîtres. Ne voilà-t-il pas, en
admettant les nuances nécessaires et que chaque type
comporte, un microcosme complet et qui suffit à
toutes les évolutions de la pensée ? »
Mais, tandis que les comparses de Pierrot sont, à
peu de chose près, restés dans leur type très défini,
lui, pareil à une divinité hindoue, passait de méta-
morphoses en métamorphoses, toujours le même et
toujours divers, et, — chose stupéfiante, — en même
temps que plus complexe et plus profond, il devenait
plus clair et plus significatif jusqu'à être enfin cette
personnalité fabuleuse qui réunit les contraires en
elle et dont l'unité semble faite de maintes et maintes
âmes confondues. On peut dire aujourd'hui qu'il
existe peu de créations aussi abstraites que Pierrot
et peu qui aient pris en nos imaginations une telle
puissance de réalité et de vie.
Mais pour mieux percevoir l'étrangeté du person-
nage et de son destin, admettons une hypothèse très
plausible : notre civilisation a péri entièrement, soit
220 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
par un cataclysme, soit par une invasion des Bar-
bares, ou plus simplement par l'usage immodéré
du suffrage universel ; la pensée dort jusqu'au jour
où se lève sur les ténèbres du monde l'aurore d'une
nouvelle Renaissance. Alors dans la foule des érudits,
appliqués à reconstituer le Passé, peut-être en
paraîtra-t-il un qui prendra pour objet d'étude l'his-
toire du théâtre chez ces races antiques vivant aux
alentours de l'an 1900. Arrivé devant la figure de
Pierrot, le pauvre homme souffrira beaucoup. L'en-
tendez-vous faire part à ses élèves de ses douloureuses
recherches :
* Oui, dira-t-il vraisemblablement, parmi les
personnages qui occupèrent la scène en ces temps
curieusement épris de réalité, pas de figure plus
inquiétante que Pierrot ou qui baigne dans plus
de mystère. Personnage fantastique vraiment! Il
ne paraît pas devoir sa naissance à une fantaisie
d'art individuelle, et il faut le considérer plutôt
comme le bien commun de tous les poètes,
comme un exemple frappant de création collec-
tive. N'ayons garde d'oublier la collaboration
anonyme de la foule, qui, par sa complaisance
unique à suivre les avatars de Pierrot, n'a certes
pas peu contribué à l'enrichissement du type pri-
mitif. Nulle part, en effet, nous n'avons découvert
LE MYTHE DE PIERROT. 221
que le poète ait pris soin d'expliquer ce personnage,
en le présentant, ainsi que le voulait l'usage, à
l'acte dit d'exposition ; preuve certaine que Pierrot
était connu du public, comme la plupart des héros
que portaient au théâtre les anciens dramaturges
grecs, ou comme les principaux rôles des histoires
sacrées tirées de la Bible et représentées dans les
mystères du Moyen Age.
« Une autre importante remarque à faire est que
Pierrot subit l'influence de la Lune dont il est amou-
reux. Sa passion est souvent raillée, et il fallait que
ces peuples eussent à un degré éminent le sens de la
facétie grossière pour avoir trouvé dans la Lune,
celle que les Hellènes nommaient la chaste et froide
Artémis, tout un ordre de ressemblances irrévéren-
cieuses.
« En résumé, on pourrait induire de l'ensemble
de nos observations que Pierrot a été la figure prin-
cipale d'un mythe lunaire en voie de formation,
peut-être l'emblème d'une religion qui ne fut jamais
fixée et demeura toujours à l'état sporadique... »
Voilà ce que pourrait dire notre pédant en ses
ingénieuses hypothèses. Êtes-vous si sûrs que les
conjectures hasardées tous les jours par nos savants
contiennent une moindre part d'erreur? Avouez
que rien n'existe autour de nous qui mieux que la
222 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
figure de Pierrot pourrait nous attirer et nous retenir
en cet étonnement réfléchi, source de toute pensée
philosophique, au dire d'Aristote. Pourquoi ce cos-
tume traditionnel qui lui donne je ne sais quelle
allure hiératique? Pourquoi certains de ses gestes
sont-ils réglés, arrêtés une fois pour toutes — tels
des rites mystérieux? Et enfin, ne vous semble-t-il
pas reconnaître quelque chose de sacerdotal en la
nécessité de ne jamais quitter ce masque de pâleur
mortelle?
Il convient de dire que quelques esprits étrange-
ment positifs — entre autres le D r Hacks, dans son
livre le Geste, où il raille les poètes avec assez d'ou-
trecuidance — se refusent à voir quelque symbolisme
que ce soit dans la pâleur de Pierrot, qui paraissait à
Théophile Gautier d'autant plus suggestive que plus
inexpliquée. Pour nos admirables logiciens, elle n'est
qu'un artifice de métier, mettant en lumière les mus-
cles mouvants de la face. La belle découverte! Ah !
Dieu nous garde des évhéméristes et des rationalistes
à outrance !
Qu'importe, d'ailleurs? Il est assez établi que les
origines des grandes créations symboliques sont mé-
diocres la plupart du temps. Elles se sont élevées à
mesure que les poètes ou les critiques ont su deviner
en elles des intentions plus hautes et plus profondes.
LE MYTHE DE PIERROT. 223
Est-ce que Don Juan, Faust ou Hamlet ne sont pas.
finalement devenus pour nos cœurs tels que les sup-
posèrent les commentateurs les plus intelligents?
En suivant chronologiquement l'existence de Pier-
rot depuis sa naissance de hasard, nous admirerons
une fois de plus par quel travail d'interprétations
successives, diverses et même contradictoires, s'éten-
dent et se développent, se chargent à chaque instant
de sens nouveaux, les fictions possédant en leur
essence une riche capacité d'emblème.
Il est vraisemblable que Pierrot naquit en Italie
et dans la plus infime caste. Sur les tréteaux de
carrefour, il faisait la joie des bonnes gens, confondu
dans la plèbe pittoresque des Trivelin, Brighella,
Tartaglia, Pulcinella, le Docteur Bolonais, Stente-
rello, Gianduja, Giangurgolo, le Matamore, le Scara-
mouche, le Tranche-Montagne, tous gueux, de riche
ou basse mine, que Callot s'amusa à graver de sa
pointe précise. Sa psychologie est encore élémen-
taire. Le seul trait de sa nature, dès lors fortement
marqué, est une rare aptitude à recevoir les soufflets
et les coups de pied au cul, qui vont à lui comme le
fer à l'aimant.
Il passe en France et bat l'estrade devant Jes
badauds du pont Neuf. En compagnie de Bruscam-
bille, et parmi les queues-rouges des tabarinades, il
224 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
apparaît, le dos humble, le visage effaré, leste et
tournant autour des gens, à bonne portée, trop sûr
qu'il est de toujours recueillir la gifle errante, ou la
bourrade incertaine de sa vocation. Poltron, voleur,
gourmand, il n'a pour protéger ses vices que sa rusée
niaiserie. Qui eût prédit, alors, que le pauvre pitre
lamentable aurait un jour une place, et non la moindre,
dans la troupe des héros de théâtre, si renchéris sur
leur dignité? Mais cette face de Carême conquit le
cœur de la foule. Comique et pitoyable, Pierrot
devint cher à tous. On l'aima d'être si battu et si
bafoué.
Cependant, voilà que de toutes parts on entend
fredonner la fameuse ariette que nous attribuons à
Lulli. Deux siècles avant Richard Wagner, Pierrot
possédait son leit-motiv.
On chantait Pair sur des paroles que leur auteur
inconnu s'est sans doute appliqué à vider de tout
sens, sans toutefois y réussir absolument, car il parle
du clair de la lune. Parole d'une portée considérable !
Par elle, est enfin reconnue et proclamée l'harmonie
secrète qui un jour liera si étroitement dans de mys-
tiques fiançailles le falot coureur de ruelles nocturnes
et l'Astre miséricordieux, dont la lumière épanchée
du ciel me semble le doux fleuve roulant ce que
Shakespeare a nommé le lait de la tendresse humaine.
LE MYTHE DE PIERROT. 225
Sur le berceau de Pierrot, s'est penchée la lune
blanche. Désormais, il en subira le charme et l'em-
pire.
Pierrot est chansonné, c'est donc qu'il est célèbre.
Je crois le voir alors, le Pierrot du clair de lune, le
corps jaillissant à demi d'une lucarne, pour écouter
la traîtresse voix d'Arlequin. La ville, autour et au
loin, est silencieuse, confuse, noyée dans la féerie des
ombres azurées. Colombine dort ou fait semblant de
dormir, l'astucieuse, la rouée, en qui s'incarnent la
grâce et la perfidie féminines, qui ment par plaisir
et trahit avec volupté, celle-là même que le poète
nomma la vipère dorée. Vision frêle, presque irréelle,
comme tissée de bleuâtre fumée et d'un symbolisme
si diaphane î
Ma chandelle est morte.
La voix d'en bas se fait suppliante. Et le cœur
exorable de Pierrot se fond de pitié. Il jette un der-
nier regard sur Colombine dont les yeux, quoique
fermés, laissent filtrer un mince rayon d'or, et les
lèvres un plus mince sourire. Pierrot s'en va dans
son ample blouse de neige et de candeur. Ah ! pauvre
Pierrot!
J'ai arrêté un instant mes yeux sur ce clair tableau
où s'est rassemblée pour moi la légende ancienne de
13.
226 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Pierrot, en un aspect essentiel. Déjà a commencé
l'élégie comique, le drame bouffe que sera toute sa
vie, mais sur un mode gracieux, qui n'appelle que
notre sourire intelligent et léger.
Lui-même, sous quelle physionomie nous le figu-
rons-nous en ce temps-là? N'est-il pas le doux benêt,
l'adolescent encore ébaubi, qui marque ses chagrins
par une moue de bébé fâché, comme celle que Wat-
teau a donné à son Joli Gilles? C'est à peine si par-
fois son allure prend ce je ne sais quoi de pimpant
et de triste qu'on lui trouve en certaines mascarades
de Longhi. Plus tard, ses joues rebondies se creuse-
ront et se creusera autour de ses lèvres une fine ride
d'amertume... Mais nous n'en sommes encore qu'à
la galante comédie des amours. Jolies ivresses , jolies
trahisons, jolis désespoirs. Fête délicate, mais sans nul
vif émoi, et que mène la chanson tendre ou la pitié
railleuse des violons.
Après la farce grossière, le badinage un peu mièvre.
Pierrot était désencanaillé, mais affadi. Il dut attendre
des années, des années, que parut un acteur de génie,
Gaspard Debureau, qui le transfigura et qui éleva la
pantomime à la dignité d'un nouveau genre d'art.
La haine de parler est le commencement de l'élo-
quence. Personne, avant Debureau, n'avait senti si
bien la force expressive du silence et le pouvoir
r
LE MYTHE DE PIERROT. 227:
pathétique du geste qui est une synthèse du verbe
parlé, de la même façon que l'algèbre, une arithmé-
tique concentrée.
Avec une singulière justesse d'instinct, Debureau
se défia de Terreur commune aux Italiens qui, trop
souvent dans la pantomime, employèrent un système
de gestes convenus, sans valeur pittoresque : langage
artificiel, analogue à celui des sourds-muets, parfai-
tement incompréhensible à qui n'en a la clef. Afin de
réduire au minimum la part des. signes idéographi-
ques, Debureau rechercha les scénarios d'action vive,
très extérieure, les tableaux d'une passion si pressante
que toute parole y est nécessairement oiseuse et
superflue.
Lui-même jouait Pierrot. Il lui imprima, disent
les contemporains, un air de sournoiserie profonde,
sérieuse ; Gautier admirait le charme fascinateur de
ses yeux « noirs de malice et de réflexion ».
Grâce à la supériorité de Gaspard Debureau, la
figure de Pierrot prit une importance extraordinaire,
devint le foyer où convergèrent toutes les directions
de la fable dramatique, L'intérêt entier du spectacle
se trouva transporté sur ce visage glacé, aux tempes
maigres, si mobile qu'il tressaille comme l'onde et la
feuille au moindre souffle. Oh I ce visage où se croi-
sent tant de lueurs et de reflets, ces lèvres muettes
12& ÉTUDES LITTÉRAIRES.
au sourire agile, l'intelligence suraiguë que darde le
moindre pli de ces joues, et ces yeux, ces yeux tour X
tour éclatants, sourcilleux, louches, rampants, har-
dis, dont le regard par instants se traîne ou fuit, gris,
atone, amorti, et soudain jaillit, clair et perçant
comme une pointe d'épée !
Car Pierrot n'est plus le pauvre diable sans défense
et que chacun estimait magnanime de battre, tant il
montrait de patience et d'honnête crainte des coups.
L'audace est entrée dans son âme en même temps
que la plus folle des ambitions, celle de gagner le
cœur de Colombine. Lui, dont jadis le plus affreux
crime était de voler quelque pâté, désormais il ne
reculera devant rien. Il aime Colombine d'un amour
sans merci, de cet amour qui a l'avant-goût de la
mort. Il aime sans espoir jusqu'au jour où il découvre,
ô joie divine, ô bonté céleste ! que la froide idole aime
l'or.
Cet épisode capital dans la damnation de Pierrot,
le délicieux Willette le fixa dans un dessin qui mérite
de rester»
Vous rappelez-vous Colombine en robe à paniers,
Colombine féroce, mutine et charmante, tournant le
dos d'un air boudeur? Pierrot s'empare d'un violon,
et il en joue avec génie ; sous son archet sanglote
l'âme la plainte ardente de Beethoven. Colombine
LE MYTHE DE PIERROT. 229
reste sourde. Pierrot, tour à tour, prend la lyre et la
palette. Les Muses sont troublées ; les hommes trem-
blent d'admiration. Colombine reste immobile. Enfin,
désespéré, Pierrot saisit une bêche et fouille âpre-
ment la dure terre ; il maigrit, maigrit, et littérale-
ment se tue. au travail ; en effet, nous le voyons
transformé successivement en moribond, en cadavre,
en squelette ; mais il continue à bêcher (sans doute,
comme disait l'autre, en vertu de la vitesse acquise).
Et quand il découvre le sacro-saint louis d'or, Colom-
bine en extase s'élance à son col et le baise sur sa
bouche hideuse.
Par amour de Colombine, Pierrot a su vaincre sa
fainéantise légendaire. Il lui en coûte moins de ver-
ser le sang et d'assassiner avec la verve qu'il apporte
à toutes choses. Mais dès qu'il a trempé ses blancs
habits dans la pourpre du meurtre, le voilà qui
semble grandir, prendre je ne sais quelle physiono-
mie troublante. Il est investi de la splendeur hor-
rible que la Lune « aux yeux sinistres » répand sur
les minuits hantés. L'influence d'Hécate pèse sur
lui. Tel l'évoque le célèbre sonnet de Paul Verlaine ;
Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air
Qui riait aux aïeux dans les dessus de porte ;
Sa gaieté, comme sa chandelle, hélas ! est morte.
Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair.
230 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair
Sa pâle blouse a l'air, au vent froid qui l'emporte,
D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte
Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.
Avec le bruit d'un vol d'oiseau de nuit qui passe
Ses manches blanches font vaguement par l'espace
Des signes fous, auxquels personne ne répond.
Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore,
Et la farine rend plus effroyable encore
Sa face exsangue au nez pointu de moribond.
Une pareille conception de Pierrot, éloignée telle-
ment du type primitif et déviée vers le macabre, ne
pouvait manquer d'alarmer fort les tenants de la
tradition. Théodore de Banville prétendait que Pier-
rot, le fantasque Pierrot au masque si finement scep-
tique, ne devait jamais être un grand coupable.
Peut-il connaître les remords héroïques? Sa grâce
est d'être piètre.
N'y a-t-il pas un manque d'égards envers les
divines Euménides en les lançant à la poursuite d'un
si pauvre sire ? « Ah ! disait Théodore de Banville,
avec une bien jolie malice (dans une lettre possédée
par Paul Margueritte), si vous faites Pierrot tra-
gique, je ne vois plus quel avantage il a sur Thyeste. »
A. Gaspard Debureau et à son fils Charles avait
LE MYTHE DE PIERROT. 231
succédé sur le théâtre du Petit -Lazari leur élève,
Paul Legrand, qui créa les pantomimes de Champ-
fleury, Pierrot valet de la Mort, Pierrot marquis,
Pierrot pendu, et aussi le célèbre Pierrot posthume
de Th. Gautier. Lorsque Paul Legrand, vieilli, quitta
les planches, la pantomime fut entièrement délaissée
à Paris ; on put la croire morte pour toujours.
C'est vers la fin de cet interrègne que Louis Rouffe
parut à Marseille, et donna mille et mille preuves
d'un talent de tout premier ordre qui l'eût certai-
nement rendu célèbre s'il avait pu être apprécié
par le public parisien, le seul, il faut croire, hélas !
qui ait le pouvoir de décerner les couronnes de la
gloire.
RoufFe fut vraiment un bouffon précieux. Sans
lettres ni éducation d'art, il eut souvent des divina-
tions exquises et affirma de beaux dons naturels,
grandement aidé, il convient de le dire ici, par cet
esprit si élégant, notre cher maître, Horace Bertin.
Rouffe, d'ailleurs, comme tous ceux dont le talent
est, pour une part, fait d'improvisation, avait des
hauts et des bas. On ne le vit jamais pareil deux
soirs de suite, et s'il lui arriva de tomber dans la vul-
garité, l'instant d'après il étonnait par quelque trou-
vaille incomparable. J'eus la chance de le voir certain
soir jouer Pierrot mitron d'une façon si anormale que
232 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
l'impression que j'en reçus compte entre tous mes
souvenirs de théâtre.
Donc le boulanger, patron de Pierrot, s'était, Dieu
sait pourquoi, couché et endormi dans son four (mais
il serait béotien de discuter un postulat de panto-
mime). Pierrot, passant auprès, naturellement ne pou-
vait manquer d'y jeter quelques branches et de les
allumer. Satisfait de son œuvre et tout guilleret, il
revenait au bout d'un instant et, ayant rouvert la porte
du four, avait un beau geste de gourmandise éton-
née, qui disait : « Ça sent bon le cochon rôti ! » Mais
une inquiétude figeait soudainement ses traits. A pas
souples, rampants, et le corps fébrile, il se penchait,
le dos tourné, tâchant de voir à travers le rideau de
flammes. Brusque, il se retournait, et lentement haus-
sait sa taille, les bras étendus, avec des yeux emplis
d'une telle épouvante que nous frissonnâmes tous.
Au même moment, le dégoût le saisissait de cette
odeur de chair carbonisée qui lui avait paru si appé-
tissante, il se bouchait le nez d'un air pénétré et
piteux, ramait l'air de ses bras, choquait ses genoux
comme des castagnettes, et c'était la plus folle, la
plus tourbillonnante mêlée de gestes saugrenus et
sublimes, la merveille du remords grotesque.
Ces inventions de drôlerie lugubre et de comique
dément, cet art de faire de l'effroi un puissant ressort
LE MYTHE DE PIERROT. 233
de la farce, voilà l'originalité très particulière de
Rouffe, voilà dans son talent la chose neuve et sans
prix,
Rouffe, malheureusement, mourut fort jeune,
presque au même moment où éclatait à Paris un
soudain réveil de l'art funambulesque, grâce aux
efforts de maint et maint artiste, parmi lesquels il
convient de nommer Paul Margueritte, l'auteur et
l'interprète admirable de cette belle pantomime :
Pierrot assassin de sa femme.
La carrière de Pierrot est-elle close dans la panto-
mime? Il serait hardi de l'affirmer quand nous pos-
sédons des mimes de la valeur de Félicia Mallet,
pour ne nommer qu'elle.
Comme il a varié, Pierrot, et comme sa significa-
tion s'est élargie! Il semble qu'aujourd'hui il con-
tienne en puissance la somme de nos rêves. Il est
l'acteur universel de nos passions, de nos obliques
manières d'aborder la vie et de passer du détache-
ment ironique à la frénésie des désirs, pantin sublime
de l'âme moderne, dans une race dont les énergies se
sont changées en souplesses, de l'âme de beaucoup
de nous, qui, à force d'avoir médité la multitude des
destinées possibles, avons fini par nous sentir comme
étrangers dans notre propre destinée.
Ne pourrait-on pas toutefois trouver un noyau de
234 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
personnalité dans l'âme si diffuse de Pierrot, et sous
les folles arabesques de son aventure, dessiner le sym-
bole le plus constant, qu'il tend à représenter? Serait-
il trop hasardeux de reconnaître en ce héros blafard,
pour qui l'antique Fatalité s'est faite mesquine, mais
non moins acharnée, en ce Prométhée du guignon la
plus profonde personnification de l'amour malheu-
reux ?
: La poursuite de l'Idéal que don Juan mène à tra-
vers des victoires innombrables, n'est, pour le triste
Pierrot, qu'une chaîne sans fin de déboires et d'ava-
nies. Il pourrait énumérer les affronts subis sur le
fameux air de la Liste, mais, insatiable d'outrages, il
ne se lassera jamais de souffrir sa burlesque passion.
Il a connu toute la mauvaise ivresse de l'Amour,
d'abord les angoisses de l'amour dédaigné dont parle
Hamlet, puis la jalousie qui nous emplit l'âme de
reptiles et de scorpions, puis la résignation infâme
et que rien ne récompense; oh! la grande, la poi-
gnante figure du désespoir sans noblesse et de l'hu-
miliation infinie. Pourtant Pierrot, à chaque cruelle
expérience, sent s'exalter et s'approfondir sa con-
science de l'Amour; car rien n'enseigne la valeur
des choses comme d'en être privé, et c'est surtout
aux pauvres que les trésors sont magiques.
Voilà quelle compréhension de Pierrot et de son
LE MYTHE DE PIERROT. 235
martyre éternel il nous plaît de choisir. Elle n'est
point si distante de celle qu'a préférée M. Pierre
Bertas, dans son Pierrot badaio, où sur un thème
d'une psychologie déliée il a su entrelacer avec le
plus plaisant caprice le rêve tendre à l'humour, sans
s'interdire la drue jovialité en laquelle on croirait
qu'éclate le mieux le génie de la langue provençale.
Mais je m'arrête, mon amitié pour Tardent lyrique
des Set Sautne d'Amour me défendant presque de
le louer comme je voudrais.
Comment expliquer maintenant que les poètes,
depuis Banville jusqu'au si regretté Jules Laforgue,
aient descellé ces lèvres longtemps muettes de Pier-
rot, sinon parce qu'il traîne derrière lui un cortège
de songes imprécis et que son passé de silence l'a
enveloppé d'une atmosphère mystérieuse?
Nous avons essayé d'exposer quelques-unes des
raisons du culte voué à Pierrot, culte dont V Imita-
tion de Notre-Dame la Lune y de Laforgue, est un
des plus précieux bréviaires. A présent écoutons
l'hymne qu'inspire ce nouveau fanatisme; laissons
quelque enthousiaste, jeune encore assez, pour être de
pensée aventureuse et de jugement sans prudence,
parler de Pierrot moderne avec foi, avec transport,
avec illusion.
Ecoutez-le dire : « Le théâtre était en train de
236 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
dépérir par le souci exagéré de petites vraisemblances
et de la vérité trop prochaine. La monstrueuse erreur
de vouloir montrer sur les planches une imitation
absolue du train ordinaire de la vie ! Le réel devient
faux, étudié avec une telle textualité. Pierrot vint et
fut le sauveur, l'essence de la pantomime étant de
mêler, les choses d'éternité et les contingentes, l'ab-
strait et le concret, le mythe et la réalité, l'observa-
tion et la fantasmagorie. Cette personnalité de Pier-
rot, pétrie de délicats illogismes et où la plus perçante
psychologie se noue à la chimère d'une manière
indéfinie et délicieusement inextricable, permet de
nuancer à l'extrême l'expression de la pensée et de
l'imprégner de caprice. Elle fut commode aux poètes
pour desserrer les entraves que leur imposaient les
habitudes d'un public trop platement raisonnable.
Pierrot a de si merveilleuses facilités de circuler par-
tout à travers les événements, à travers la vie et la
mort... La présence de Pierrot est la clef indiquant
la tonalité, demi-vraie, demi-fantaisiste, choisie par
le poète pour son œuvre ; elle demande au spectateur
et obtient cette docilité de l'esprit subissant un rêve
et tolérant les sautes d'humeur les plus vives et l'al-
liance des émotions les plus contraires. Pierrot est
folâtre, vain, sérieux, bouffon, grave, tragique et
amusé de bagatelles (certaines grimaces de Rouffe
LE MYTHE DE PIERROT. 237
faisaient l'effet d'espiègleries de fantôme). Pierrot
est notre manière de jouer avec les épouvantes, de
badiner avec l' Amour, avec la Mort, avec la Vie.
Enfin, cette poésie que nous chérissons et qui puise
sa douceur dans la mélancolie, sa force dans l'amer-
tume, sa gaieté et son allégresse dans ce que Sainte-
Beuve a nommé P« allégresse sarcastique », Pierrot,
à nos yeux, la revêt et l'incarne.
Ah! Pierrot, notre cœur et notre âme se mirent
en toi, notre cœur nostalgique de nostalgie, notre
âme anticornélienne, douillette et appelant la souf-
france, notre chère âme toute pareille à celle que
l'empereur Hadrien saluait d'un si joli adieu : Ani-
mula, vagula, blandula.
Nous aimons tes yeux aiguisés de gouaillerie, navrés
pourtant en leur profondeur, ta face pâle où ne luit
que la pourpre sanglante de la bouche, ta face éteinte
et mouvante, agitée de mines ardentes ou mortes,
fiévreuses ou découragées, toujours stridente d'intel-
ligence, ô toi qui hais la déclamation, ô toi indomp-
table affronteur d'avanies, ô toi, qui n'oses te prendre
au tragique même dans la plus tragique souffrance,
et qui, pareil à Henri Heine, ne sais te plaindre que
par plus de raillerie !
Tu es pétri de notre incrédulité désespérée, de
notre sentimentalité lasse, errante et tortueuse; tu
238 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
connais notre amour de l'amour qui se nourrit de
l'amour de la mort ! Ah ! Pierrot, dont le vêtement
est ourdi de lune et de brouillard, ta couleur d'âme
est couleur d'automne, et ton âme, elle a été trempée
dans le crépuscule de tous les sentiments ! »
LES GÉNIES STÉRILES
Tout le monde connaît aujourd'hui l'histoire assez
singulière de ce philosophe genevois, Amiel. Il avait
été pendant sa vie l'étonnement douloureux de ses
amis qui ne pouvaient comprendre son inaction.
Mort, on découvre dans ses papiers une sorte de
recueil de sa pensée quotidienne, un amas considé-
rable de notes écrites sur l'heure. De cet immense
fouillis, on extrait deux volumes après sélection.
M. Edmond Scherer les publie, précédés d'une magis-
trale étude, sous le titre de Journal intime de Henri-
Frédéric Amiel.
Et voici que cet inconnu, qui avait traversé le
monde silencieux et effacé, remue l'élite intellectuelle
de notre temps et passionne le haut public de la
pensée moderne.
Les conducteurs du mouvement philosophique, les
têtes de file de la critique, à commencer par M. Ernest
Renan, prennent la parole, et chacun explique comme
240 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
il le conçoit le cas extraordinaire de la souffrance
d' Amiel, malade d'idéal. M. Renan débat le pro-
blème au point de vue moral et religieux, et combat
les tendances désespérées d'Amiel, M. Caro, dans un
article très fin et très pénétrant de la Revue des
Deux Mondes, considère l'aspect esthétique de la
question et analyse le poète vrai qu'était Amiel. Plus
récemment encore, M. Paul Bourget, dans la Nouvelle
Revue, s'applique à son tour à caractériser et à défi-
nir les troubles uniques de cette âme rare et vibrante,
travaillée du mal inconnu et de l'étrange malaise
intellectuel de cette fin de siècle.
Je ne veux pas discuter les diverses appréciations
émises, bien qu'elles soient toutes curieuses et quel-
ques-unes profondes. J'estime qu'en prenant des
traits aux portraits qui ont été tracés, on composerait
d' Amiel une physionomie parfaitement exacte. Mais
on a surtout discuté sur le penseur et le philosophe ;
on s'est attaché à étudier son œuvre positive, faite,
ce journal intime tel qu'il est là et quel qu'il soit ; je
voudrais, moi, étudier son œuvre manquée.
Ce journal intime, comme l'a fait remarquer
M. Renan, n'est qu'un compromis et un moyen de
s'esquiver ; c'est par lui qu' Amiel s'est dérobé à la
nécessité de travailler, à l'ordre intime de créer, et
ces pages posthumes offrent l'intérêt bizarre d'expli-
LES GÉNIES STÉRILES. 241
quer admirablement comment Amiel est condamné
à l'impuissance.
Je vais tenter sur ce livre la recherche de révéla-
tions et de documents d'un état d'infécondité assez
fréquent de nos jours et de tendance à croître. Les
signes de lassitude et d'épuisement artistique abon-
dent autour de nous, en même temps — fait curieux —
que l'ardeur à l'effort et l'intensité de vie intellec-
tuelle sont immenses» La vaine et déjà vieille angoisse
(La Bruyère en parle) de se dire que tout a été fait
et que plus rien n'a été laissé aux survivants que
l'admiration oisive, a fait plus de victimes qu'on ne
l'imagine, et la plainte est universelle. Certainement
nombre d'intelligences douées demeurent inactives ;
ce sont des virtualités artistiques qui ne passent pas
à l'acte par découragement, fatigue ou dilettantisme.
Or, Amiel l'a dit :
« Tout génie latent est une présomption. Tout ce qui peut
être doit devenir, et ce qui ne devient pas n'était rien. »
Le génie stérile est donc une antinomie dans son
essence, comme il y a une antithèse paradoxale dans
le terme. Amiel n'est génie stérile qu'à demi. Mais
placé sur cette frontière, il voit et sait ce qui est au
delà, et comme l'infirmité instruit des conditions de
la force, il pourra nous enseigner, par la contre-
14
242 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
épreuve, un peu de l'histoire mystérieuse de la genèse
de l'œuvre d'art.
*
« *
Il y a dans ce journal des confessions navrantes.
Ce n'est même qu'une longue et traînante lamenta-
tion. Sur tout le livre plane la mélancolie souveraine
des vastes contemplations, de la croyance à la vanité
de tout et à l'illusion universelle, et à cette tristesse
des hauteurs se mêle aussi la détresse terrestre et
humaine, infiniment poignante, d'un vaincu. Le récit
des souffrances d' Amiel de ne pouvoir écrire l'œuvre,
de ses efforts infructueux et enfin de l'acceptation
mal résignée de son sort, se prolonge dans ces deux
volumes parmi les dissertations, les remarques litté-
raires et philosophiques. Car l'ambition d'art est une
chose terrible, et il est difficile de la résigner à qui
en fut atteint. Il n'entre ni jalousie, ni envie, ni dépit
dans les afflictions d' Amiel, mais seulement de l'hu-
milité sur soi, et surtout l'immense désolation de
perdre sa vie et de voir fuir inutilement ses jours
comme l'eau qui coule entre les doigts et qu'on ne
peut retenir. Pourtant Amiel avait lutté, s'était
même exténué à l'effort. Des' amis l'aidèrent en lui
proposant des sujets de travail. M. Scherer raconte
LES GÉNIES STÉRILES. 243
dans sa préface qu'il lui demanda, pour la Revue
germanique de Charles Dolfus, un article sur Uhland
qù'Amiel connaissait bien et était parfaitement à
même d'apprécier. Tout cela vainement : Amiel se
déroba ou ne put.
En un passage de son journal très simple, mais
qui pénètre de tristesse tant il révèle une douleur
profonde en sa subtilité, Amiel nous apprend que,
voyant le premier numéro de cette même Revue
germanique plein d'articles de Renan, de Littré, de
Secrétan, il a frémi, les regrets sont revenus, et il
s'est souvenu des espoirs enfuis de son adolescence.
A divers moments il publia de petits volumes de
poésies et de pensées, et il donna de-ci de-là quelques
pièces dans des journaux. On a ainsi les Grains de
mil, le Penserose, Jour à jour, et les Étrangères,
Mais Terreur était complète. Amiel, en pleine fran-
chise, reconnaît lui-même que ces petits morceaux
ne sont que des exercices, des jeux, des bagatelles
sans importance.
Ces aveux, qui nous remuent de pitié et qui nous
effrayent aussi, car quel est celui qui n'a jamais senti
le frisson mauvais de n'être qu'un médiocre ? sont du
reste assez rares.
Mais quelle vie et quelle destinée deux fois man-
quées! Amiel a passé à côté de tout. Il a vu peu à
244 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
peu s'évanouir son ambition d'art et s'éteindre ses
espoirs, sans trouver de compensation nulle part*
Cœur chaud, délicat, sensibilité inquiète et frémis-
sante, il n'a pu apaiser ni sa faim d'amour, ni son
besoin d'action.
Ces deux défaites d'Amiel, à laisser une œuvre et à
vivre, s'engendrent d'ailleurs et dépendent l'une de
l'autre. Une étroite connexité unit ces deux infor-
tunes. Toutes deux tiennent à des causes différentes
de la nature morale et psychologique d'Amiel, mais
on peut permuter l'attribution des causes entre elles.
Il est possible, en effet, que l'impuissance artistique
tfAmiel soit due à une disposition morale ftAmiel,
les scrupules maladivement exagérés de la conscience,
par exemple, comme nous le rechercherons plus loin
et, d'autre part, s'il a souffert au vif de l'être, c'est
pour son infeconditeextraordinaire.il n'a pu accom-
plir la fraction idéale à laquelle le destinait la dota-
tion de sa nature et qui était sa cause finale ; voilà,
l'intime et permanente plaie. Un grand travail eût
fait appel à son énergie et donné une direction à ses
forces passionnelles. Aussi peut-on dire que la stéri-
lité artistique est l'arbre de son supplice, le moyeu
d'où rayonnent toutes ses souffrances.
LES GÉNIES STÉRILES. 245
*
* *
Amiel était un timide. Cette épouvante vague
qu'éprouvent les plus grands artistes avant d'aborder
l'œuvre, jamais Amiel n'a pu la vaincre. Sa timidité
ne pouvait être persuadée et ramenée par raisonne-
ment ou par volonté de vouloir, ni emportée par la
flamme bouillonnante*
« Mon effet expire, dit-il, satisfait de pouvoir sans arriver
jusqu'au vouloir. Je prépare toujours et je n'effectue jamais.
Conclusion : je pèche par la curiosité. Timidité et curiosité,
voilà les deux obstacles qui me barrent la carrière littéraire.
N'oublions pas enfin l'ajournement, je réserve toujours l'im-
portant, le grand, le grave, et je veux liquider, en attendant,
la bagatelle...
« L'ajournement fait que j'en suis toujours aux prélimi-
naires, aux antécédents, et que je ne puis commencer à pro-
duire. »
Nous verrons plus loin agir cette timidité extraor-
dinaire, qui est la cause la plus immédiate, la plus
prochaine de la stérilité d'Amiel. Mais elle-même est
amenée par des raisons générales, des causes plus
hautes : dispositions spirituelles d'Amiel, aventures
de sa vie intellectuelle, qu'il nous faut analyser et
14.
246 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
mettre en lumière, en nous aidant d' Amiel lui-
même, qui s'est décrit avec une clairvoyance inouïe.
Ces dispositions sont :
i° Le développement exorbitant du sens critique ;
2° La vastitude d'intelligence qui l'a égaré dans
l'infini des contemplations ;
3° La diffusion de la personnalité, tout cela com-
pilé et résumé par l'absence d'égoïsme intellec-
tuel.
Amiel avait le sens critique, qui est le don de
s'affranchir de soi-même et d'entrer dans les choses
pour les juger objectivement en faisant abstraction
de ses préférences individuelles. Le critique prête
sa conscience aux œuvres qu'il analyse, sa conscience,
en ce qu'elle a de clairvoyance universelle et libre,
mais il garde tout ce qu'il a de particulier et de
défini. Il loue son aptitude. Mais, à ce métier, la per-
sonnalité se perd.
Amiel se dit :
« Nature de Protée, essentiellement métamorphosable,
polari sable et virtuelle, qui aime la forme et n'en prend
aucune définition, esprit subtil et fugace qu'aucune base ne
peut absorber ni fixer tout entier, et qui, de toute combinai-
son temporaire, ressort volatil, libre et désolément indépen-
dant. Mon instinct permanent, c'est l'aptitude perpétuelle, la
disponibilité constante, la capacité indéfinie de réaction sym-
pathique. »
LES GÉNIES STÉRILES. 247
Le critique tend à Timpersonrialité et au respect
absolu de l'objet.
Amiel dit encore :
«c Or, c'est là le danger qui te menace, tu perds l'unité de vie,
de force, d'action, l'unité du moi. Tu es légion divine, analyse,
réflexion. Tu es synonymie, dialectique; de là, ta faiblesse.
a II faut renoncer à tout vouloir, à tout savoir, à tout em-
brasser ; il faut s'enfermer quelque part, se contenter de
quelque chose, se plaire à quelque œuvre, oser être ce qu'on
est, résigner de bonne grâce tout ce qu'on n'a pas, croire en
son individualité. »
Plus loin encore :
« Ce retour brusque à l'informe, à l'indéterminé, est la
rançon de ma faculté critique. Toutes mes habitudes anté-
rieures se liquéfient subitement. Il me semble que je recom-
mence d'être et que par conséquent tout le capital acquis a
disparu d'un coup. Je suis un nouveau-né perpétuel ; je suis
un esprit qui n'a pas épousé un corps, une patrie, une nation,
un sexe, un genre. Suis-je seulement bien sûr d'être un
homme, un Européen, un tellurien? Il me semble si aisé
d'être autre chose que ce choix me paraît arbitraire. Je ne
saurais prendre au sérieux une structure toute fortuite dont la
valeur est purement relative...
« L'énergique subjectivité qui s'affirme avec foi en soi, qui
ne craint pas d'être quelque chose de particulier, de défini,
sans avoir conscience ou honte de son illusion subjective,
m'est étrangère. Je suis, quant à l'ordre intellectuel, essen-
tiellement objectif, et ma spécialité distinctive, c est de pou-
voir me mettre à tous les points de vue, de voir par tous les
248 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
yeux, c'est-à-dire de n'être enfermé dans aucune prison indi-
viduelle. De là, aptitude à la théorie et irrésolution dans la
pratique; de là, talent critique et difficulté de production
spontanée... »
Amiel est allé ainsi à travers les choses et à travers
les littératures. Il y a chez lui, à l'origine de son mal
de stérilité, une orgie intellectuelle.
Or, la contemplation épuise; elle tente et perd,
elle exerce une fascination absorbante. Ceux qui se
sont livrés trop ardemment au plaisir de comprendre
se sont affaiblis et ont perdu leur sève originale.
La trop grande ouverture de l'esprit, l'hospitalité
trop ouverte et trop abandonnée de la pensée sont
funestes. La réceptivité colossale est ennemie de la
fécondité. C'est un grand malheur d'être vaste sans
génie particulier, a dit Dostoïevski.
Il y a une science de l'économie intellectuelle, si
l'on peut dire, et l'on doit calculer le maintien de
l'équilibre entre la personnalité qui est définie, et par
conséquent limitée, et l'intelligence universelle.
Amiel avait l'intelligence si vaste, si souple, si
diverse, si penchante à fond de tout, qu'à chaque
instant il s'échappait à lui-même. Finalement, dans
ces incursions incessantes de l'esprit, sa subjectivité
s'est écoulée ) il s'est produit une sorte d'évaporation
de son moi.
LES GÉNIES STÉRILES. 249
Chez Amiel, ce noyau central qui constitue V indi-
vidualité s 'est fondu dans des orbes démesurément
amplifiés.
D'autant qu'avec la sympathie toujours prête, le
don de soi, il manquait totalement d'égoïsme intel-
lectuel, du sentiment avare de la propriété et de l'ac-
quisivité. Il avait la curiosité désintéressée. Il allait,
un peu pareil à ces pauvres errants, à ces rêveurs
Franciscains, riches des seuls biens qu'ils contem-
plent sans désir de les posséder à leur tour.
Voilà de singulières prédispositions à l'impuis-
sance.
Après avoir vu les raisons lointaines, voyons ces
infirmités en fonction, la timidité inconcevable agir
au moment de la production de l'œuvre.
L'ŒUVRE
« Nous sommes et devons être obscurs à nous-
mêmes, a dit Goethe, tournés vers le dehors et tra-
vaillant sur le monde qui nous entoure. »
En effet, l'examen mental est aussi dangereux que
l'examen de conscience. Les esprits qui ont une pente
à creuser les choses et à fouiller jusqu'au bout, comme
les âmes très hautes, arrivent vite à raffiner dans
250 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
l'analyse et gagnent le même tremblement de crainte.
Alors se produisent dans le domaine des faits moraux
ces étranges maladies qu'on pourrait appeler la folie
de scrupule, et dans l'ordre des faits spirituels, le
doute sous toutes ses formes, le doute objectif et le
doute sur soi, envahit le cerveau, paralysant tout
mouvement et toute activité.
Le conseil de Gœthe est de haute sagesse pratique.
S'il n'y a pas crime ou sacrilège curiosité à chercher
ces secrets de la vie, ces points de mystère de la ger-
mination de l'esprit, le châtiment existe, et comme
Amiel le sentait, la clairvoyance produit la stérilité.
On a eu des opinions et des inquiétudes diverses
selon les siècles, à l'endroit de la gestation, des pro-
grès et enfin de l'éclosion de l'œuvre d'art, ce pro-
blème qui semble devoir être le centre des recherches
psychologiques ; car c'est la lutte de l'esprit humain
usant toutes ses ressources et donnant tout son élan
pour créer la seule chose qui vaille après un trait
d'héroïsme.
Les anciens s'étaient contentés de nommer le phé-
nomène du nom d'inspiration. Ils croyaient à un
génie, un dieu soufflant le poème. Les âges de poésie
abondante et non analytique expliquaient tout de ce
seul mot d'inspiration. Au commencement de ce
siècle-ci, dans le plein du renouveau littéraire, d'un
LES GÉNIES STÉRILES. 251
mol et vague spiritualisme, la croyance à l'inspira-
tion était tombée dans la banalité de la mode et des
conversations courantes.
C'est ce qui fait comprendre l'imitation des ana-
lystes et des psychologues esthéticiens venus sitôt
après. Baudelaire nie et raille l'inspiration. Tout en
reconnaissant que l'esprit, même après l'épuisement
et la fatigue physiques, a des heures d'une alacrité
et d'une vigueur merveilleuses, il déclare que rien ne
vient que par le travail acharné, patient et tenace.
L'inspiration, dit-il quelque part, c'est une longue et
incessante gymnastique.
Et, dans son étude sur Edgard Poe, parlant des
fameuses pages sur la genèse du poème le Corbeau,
où le poète américain expose, avec un air de para-
doxal défi, les principes de la poétique réfléchie et
mathématique, Baudelaire trouve ces maximes cyni-
ques, tant elles devaient horripiler les préjugés du
moment.
Plus récemment est venue une autre opinion aussi
vague pour remplacer la première. Le mal des défi-
nitions écourtées pour mieux formuler, et par là
insuffisantes, dure encore. Une entité nouvelle suc-
cède à celle qui disparaît. Le génie est une névrose,
a écrit Zola. C'est aussi ce que reconnaissent, à peu
de chose près, les Goncourt dans Idées et Sensations.
252 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Tout ce qu'on peut ambitionner dans une étude de
la production de l'œuvre d'art, c'est de relever cer-
tains éléments constamment associés et de noter
certaines observations d'une vérité permanente.
Nous avons cherché sur l'exemple d'Amiel les pré-
dispositions générales à l'impuissance. Ces causes
qui, rassemblées comme à plaisir, ont créé l'extraor-
dinaire timidité d'Amiel, et qui l'ont fait se taire ou
balbutier, sont le développement excessif du sens
critique et le vagabondage de la pensée qui a produit
la diffusion de la personnalité. Maintenant, il nous
faut examiner le moment même du travail et de
l'effort artistiques.
Il me semble qu'on peut diviser les artistes en
deux classes : les inconscients et les conscients. Car
ce qu'il importe extrêmement d'examiner, c'est la
lucidité de la vision préalable chez l'artiste.
Il est des artistes — je prends Hugo comme type
— pour qui le travail d'art est obscur. Ils construi-
sent leur œuvre ténébreusement, n'ayant que de
brusques et soudaines clartés. Chez eux prédominent
les facultés aveugles, si l'on peut dire : le don de
vision subite et d'illumination instantanée, le flux
torrentiel du verbe jaillissant comme d'une source
impétueuse. En revanche, la faculté discernante,
tout ce qui pèse, juge, examine et discute leur est
LES GÉNIES STÉRILES. 253
défendu. Et comme ces dernières facultés s'exercent
surtout par l'usage, l'expérience et l'éducation, les
artistes comme Hugo agissent plutôt par des forces
natives et ignorantes. Chez Hugo, le doute, signe du
discernement, n'a jamais dû exister ; la perplexité
esthétique lui est inconnue. Comme en même temps
il était doué d'une formidable capacité de réalisation,
les œuvres poussaient en lui d'abondance et avec
l'inconscience végétative. Aussi échappe- 1- il aux
règles classiques et au goût raisonné. Il est incorrect
suprêmement, touffu, exubérant, et n'a pas soupçon
de ce qu'est la perfection, ou plutôt, sa perfection à
lui est d'ordre exceptionnel. Il doit être vu et accepté
avec ses coins- de difformité et ses excroissances mau-
vaises. Il est bien peu d'œuvres de Hugo, si hautes
soient-elles, qui n'aient quelque chose de superflu.
Tout autres sont Baudelaire ou Flaubert, par
exemple, ces subtils comploteurs d'oeuvres, sinon
moins doués originellement, mais assurément plus
artistes et d'une critique plus exercée.
Baudelaire et Flaubert voient clairement ce qu'ils
veulent et tout leur souci est d'atteindre leur but
lucidement défini. Calculateurs exacts, ils savent
rigoureusement ce qu'il convient de dire et tendent
à ne pas dépasser la limite assignée. Ils abominent le
délire, gardent leur raison froide. L'horreur du
15
254 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
superflu et de l'inutile les domine. Ils proscrivent,
ou du moins tiennent en défiance tout ce qui est
hasard heureux, rencontre, en un mot, V apport occa-
sionnel... Ils ont un sentiment très vif du mot propre,
persuadés que chaque chose n'a qu'un mot qui la dit
absolument, que chaque sujet n'a qu'une forme im-
périeusement nécessitée et ne peut être indifférem-
ment coulée dans n'importe quel moule. Les traits
et les anecdotes abondent qui prouvent ces senti-
ments de Flaubert et de Baudelaire. Baudelaire
haïssait la spontanéité. Flaubert disait : « Un véri-
table artiste sait d'avance le nombre de mots que
comporte un sujet. » Sous l'outrance de la formule,
on sent le respect suprême de l'auteur de la Tenta-
tion pour le mot et la forme commandés, et il était
même arrivé sur ce point à une manie, une véritable
bigoterie littéraire.
C'était un besoin pour eux que la réalisation adé-
quate, la transcription absolue de ce qu'ils avaient
rêvé. Leur volonté et leur science bâtissaient à l'idée un
lit de Procuste idéal, et leur intransigeance n'eût pas
accueilli en leur œuvre une veine de métal étranger.
Amiel souffrait ainsi du besoin de totalité et d'ab-
solu :
« Le vide par horreur du partiel, dit-il, la stérilité par am-
bition, c'est toujours le tout ou rien, mon vieux mal. »
LES GÉNIES STÉRILES. 255
Et encore :
«< Je tends perpétuellement à l'intégrale totale, toujours le
complet, l'absolu, le ter es atque rotundum t la sphéricité, la
non-résignation. »
On comprend qu' Amiel revienne fréquemment
sur son épouvante à aborder le travail d'art et parle
de son « anxiété strangulée ». D'autant que chez
Amiel le scrupule esthétique s'accroissait du scrupule
moral. A l'encontre des artistes purs tels que Bau-
delaire, dont Fart a accaparé les yeux, Amiel avait
une âme affamée de vérité. Religieux et grave, Amiel
a même parfois un air de dureté janséniste ; préoc-
cupé du sens de la vie et des questions transcen-
dantes de la métaphysique de Dieu, il hésite pourtant
et erre à travers les croyances, sans pouvoir orienter
sa conscience. Ballotté entre le christianisme austère,
l'idée de devoir du kantisme et le panthéisme spi-
noziste, il a vécu en proie aux affres du doute et à la
crainte de l'erreur. Le conflit cruel entre la foi et la
science l'a déchiré, et parfois il a des cris qui rappel-
lent le tourment d'âme de Biaise Pascal. Amiel eût
été un confesseur, mais par ses incertitudes il ne
savait que confesser. Il a consumé son existence à
trembler devant ce mot unique qui lui paraissait une
intrépidité et la parole sincère qu'il n'osait prononcer.
J56 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
Il nous faut parler aussi d'un penchant à l'ésoté-
risme et à l'hermétisme, visible en quelques endroits
de son journal. On comprend ce reploiement du
cœur et de l'àme qui va jusqu'à l'amour mystique du
secret et du silence. C'est une vérité admise que le
meilleur de nous reste en nous. Ce que révèle notre
œuvre de notre personnalité n'est que le minime
affleurement d'eau de la source cachée et profonde.
Amiel, qui avait souffert d'innombrables froisse-
ments, devait plus qu'aucun éprouver ce sentiment
que d'autres ont exprimé aussi, témoin Maurice Bou-
chor disant dans V Aurore :
Je sens au fond de moi sourdre un flot de pensées.
Mon rêve intérieur s'agite avec effort,
Et quand je veux parler, un silence de mort
Comme un sceau douloureux clôt mes lèvres glacées.
« Le plus précieux de nous-mêmes, dit Amiel, ne se mon-
tre jamais, ne trouve pas une issue même dans l'intimité,
n'arrive certainement qu'en partie à notre conscience, n'entre
guère en action que dans la prière... »
Ou'eût-il fallu comme remède au mal d' Amiel? II
est bien vain de chercher une réponse à ces ques-
tions. Pourtant à ce malade de sincérité, il faut
dire qu'un peu de rhétorique eût été indispensable.
La chose dite a toujours raison; la formule ver-
bale a une puissance et une souveraineté en soi.
LES GÉNIES STÉRILES. 257
Cette croyance eût calmé son hyperesthésie morale.
Pour le scrupule esthétique, il eût dû se convaincre
par raisonnement que l'œuvre d'art n'est qu'une
approximation ou une rencontre. Il faut risquer
Terreur, risquer le médiocre, courir les hasards, et
qu'au début tout soit de bonne prise.
Amiel lui-même dit :
<c II faut brutaliser son sujet et non trembler de lui faire
tort. Il faut le transmuer en sa propre substance. »
D'autant que c'est en travaillant que l'idée se
dégage lentement, et par conquêtes lentes et pro-
gressives. La fièvre du travail, outre qu'elle nous
révèle à nous-mêmes, nous fait apparaître l'œuvre.
Après l'obscur effort, le travail souterrain, si je puis
dire, se lève la statue, entrevue dans un élan du rêve
et longuement maniée.
Si Amiel eût osé, s'il eût pu donner au rêve vagis-
sant en lui la forme concrète et réalisée, s'il eût su
être content de soi comme on doit l'être quel qu'on
soit, s'il eût pu se satisfaire de sa manière onduleuse,
une œuvre existerait de lui, non pas affirmative, appa-
remment, mais oscillante, hésitante, balancée, avec
des tours et des retours de la pensée suspendue éter-
nellement. C'eût été une création qui, pour la trame
philosophique construite de doute, d'incertitude et
258 ÉTUDES LITTÉRAIRES.
de perplexité morale, faite de courants contrariés,
eût rappelé l'angoisse et la tourmente cachée
d'Hamlet.
Maintenant je me prends à songer à ces mar-
tyrs de la pensée. Le don de leur magnifique et vaine
intelligence n'a servi qu'à empoisonner leur vie et à
tarir la joie en leur cœur. La pitié insulte à leur
souffrance; rien qui puisse apaiser leur incurable
plaie. C'est de ces victimes de l'enfer spirituel que
parle Baudelaire dans la fin de son sonnet la Mort
des artistes :
Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole,
Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront,
Qui vont se martelant la poitrine et le front,
N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole :
C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,
Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau.
ÉTUDES D'ART
LES ENTRETIENS
DE
PUVIS DE CHAVANNES
Son œuvre a la paix souveraine, la sérénité des
hauts lieux. Là, n'arrivent plus les bruits du monde,
le vain tumulte que font nos agitations, nos que-
relles, nos misérables combats. Là est le refuge,
l'asile ouvert aux lassitudes inquiètes.
Arva beata ! Doux pays ! voici les champs où Ton
s'exerce pour la patrie ; voici la terre fécondée, enno-
blie par le labour, voici le jardin fermé et le cloître
où l'art est encore de la prière, voici les campagnes
antiques et la grève de la mer où passe sous les yeux
éblouis de Phidias la cavalcade des chevaux blancs,
voici le vallon clos où rêvent les Muses et voici sous
le ciel teint d'or vert les prairies pâles ceintes par la
forêt aux mystérieuses profondeurs bleuâtres. Des
êtres au visage songeur ou méditatif, aux attitudes
hiératiques, aux gestes augustes et familiers, peuplent
i5-
262 ÉTUDES D'ART.
cette nature élyséenne, pareils à des dieux qui vi-
vraient la vie des hommes.
Sous ce ciel ami, la lumière est si fine que, bai-
gnant les choses, elle les rend presque aériennes, elle
les imprègne d'une lueur et d'une âme. Caressée,
pénétrée de ce subtil éther, la glèbe a perdu sa lour-
deur, l'opaque matière s'allège, s'éclaire, s'anime vers
la joie et vers l'amour.
Ici-bas, les sillons sont durs à creuser ; l'homme
opprime les bêtes ; il faut lutter contre la Nature
inerte ou méchante. Là-haut, dans le rêve du peintre,
les haines sont réconciliées ; tout vit en concorde et
harmonieusement, et les horizons comme les êtres,
les formes et les pensées, les rêves et les couleurs
semblent n'être qu'une seule musique.
Et l'atmosphère morale de cet art a la couleur de
la lumière heureuse qui enveloppe ces visions d'où
émane jusqu'à nos cœurs une tendresse noble, je ne
sais quelle suave austérité, toute la poésie du Bonheur
grave.
*
Le Maître du paysage héroïque, celui qui, en un
temps de réalisme étroit et d'épais matérialisme,
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 263
donna un tel coup d'aile vers le Large, et sut, comme
dit un vers exquis de M. Albefr Jhouney,
Rendre son chaste arôme à l'air spirituel,
ne vous est-il pas arrivé parfois de vous demander
comment se l'imagineraient les générations futures
si, par quelque aventure, il ne devait demeurer de
lui aucune effigie ? Comment se plairait-on' à se figu-
rer sa parole, sa physionomie, sa personne? -
Tête haute, torse droit, l'œil clair et le teint coloré
et je ne sais quoi de décidé dans l'allure, tout donne
à M. Puvis de Chavannes une grande mine de vail-
lant. La belle construction du crâne, le front élevé
et large, les tempes bien développées, décèlent la
puissance de la pensée; le visage avec les yeux au
regard direct marque la volonté. Figure de chevalier-
moine qu'on sent aussi résolue que contemplative,
aussi apte à l'action qu'à la méditation.
Tel est Puvis de Chavannes dans son portrait (à
Florence, aux Uffizzî), tel il m'est apparu dans son
atelier de la place Pigalle, le jour (il y a de cela
quelques années) où je le vis pour la première fois.
Enveloppé d'une limousine flottante, il allait et
venait, tout en s'habillant, et, avec sa belle courtoisie
mêlée de familiarité cordiale, recevait les amis qui
viennent le saluer à cette heure matinale. Je fus
264 ÉTUDES D'ART.
frappé par sa simplicité de grand air, sa bonne grâce
aisée, et pris tout de suite au charme de sa causerie.
Parmi nous qui étions là, la parole librement passait
de l'un à l'autre, et, dans la conversation générale
aussi éloignée que possible de toute solennité, celui
que Rappelle mon Maître n'intervenait jamais que
du ton d'un camarade bienveillant. Je revins sou-
vent, accueilli toujours avec une amitié dont je sens
le prix.
Chaque fois, le Maître avait la bonté d'écouter
sans impatience mes longs bavardages d'art et répon-
dait plein d'indulgence à mes questions. De ces en-
tretiens qui roulaient la plupart du temps sur l'esthé-
tique, de cette causerie errante et non préparée, j'ai
noté maintes très instructives paroles dont je citerai
quelques-unes aujourd'hui. Elles m'ont révélé bien
des choses ; souvent, elles ont illuminé mon senti-
ment obscur ; elles furent toujours pour moi un en-
seignement que je ne veux pas être seul à garder.
Bourguignon par ses origines, Puvis de Cha-
vannes naquit à Lyon le 14 décembre 1824. Sa fa-
mille aurait voulu le voir ingénieur. Docilement, il
r
prépara l'Ecole polytechnique, fit une année de ma-
thématiques spéciales. Mais, pressé par l'âge, il dut
renoncer à l'Ecole et abandonna les sciences.
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 265
— Et je vins à Paris, sans projet bien arrêté, avec
une envie vague de faire de la peinture.
J'aime la bonhomie avec laquelle sont contés ces
débuts. Cela nous repose de l'histoire de tant de
peintres que la vocation tourmentait déjà en nour-
rice.
— Au bout de quelque temps , continue Puvis ,
j'allai trouver Ary Scheffer et lui demandai de me
conseiller. Il ne put me prendre avec lui et me pré-
senta à son frère. Henry Scheffer, qui avait beau-
coup de talent et qui était le plus charmant compa-
gnon du monde, n'imposait pas à ses élèves une très
étroite discipline. Je n'étais pas encore possédé par
le goût du travail, et ma paresse seule profita de la
liberté qui m'était laissée. Aussi, quand je partis
pour l'Italie, quelques mois après, je ne savais, à vrai
dire, rien. Mais à Florence, où je passai un an envi-
ron, seul avec un camarade, je me mis à la besogne
sérieusement. Je travaillais dans ma chambre, pei-
gnant, dessinant sans relâche d'après le modèle.
Il m'a toujours plu d'aller ainsi à l'aventure, aban-
donné à mon goût et n'écoutant que mon instinct.
A part trois mois passés dans l'atelier de Couture,
j'ai toujours travaillé solitairement.
J'admire les Maîtres, certes, mais je n'ai pas vieilli
dans les musées, allez! ni dans les bibliothèques.
266 ÉTUDES D'ART.
J'étais trop pressé de donner la liberté à ce qui s'agi-
tait en moi, et je me fiais à mon démon. Ce qui
n'empêche pas qu'on a répété bien des fois que je
suis un faux naïf, que j'imite avec application la
gaucherie de§ Primitifs, que j'ai copié des colorations
pompéiennes, que sais-je encore? Comme s'il n'était
pas mille fois plus simple de supposer que certaines
analogies d'exécution — si toutefois elles existent
autant qu'ils veulent dire — peuvent provenir d'une
commune façon de sentir. Mais bah! laissons dire,
laissons dire...
Pourquoi attribuer tant à la réflexion et si peu à
la spontanéité? Il est vrai que certaines gammes de
couleur me paraissent imposées par la vocation de la
peinture murale, et ces nécessités, les Maîtres anciens
les ont comprises admirablement. Mais, vraiment, je
crois que si j'allai vers les colorations claires — alors
que la mode était à la peinture noire — ce ne fut
pas tant par étude et par raison, ni par désir de me
distinguer, que pour obéir à un entraînement de
toute ma nature.
Je n'avais pas trouvé ma voie du premier coup. Je
travaillais depuis assez longtemps déjà et j'accumu-
lais les études (j'ai brûlé tout ça dernièrement, ça
faisait un tas si gros que je le remuais avec une
fourche), mais je n'avais pas encore une orientation
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 267
sûre, lorsque j'entrepris la décoration d'une salle à
manger de campagne.
Il me parut tout de suite que j'entrais dans un pays
connu de moi, et, dès lors, j'ai continué à m 'avancer
sans hésitation.
Si quelques-uns ont cru « que j'avais pioché »,
mes Maîtres, d'autres ont la bonté extrême de voir
en moi un philosophe, un lettré, un érudit. C'est
bien de l'honneur qu'il me font. Si je suis tout cela,
c'est comme le médecin, dans Molière, qui était mé-
decin sans lé savoir. On veut que je sois un puits de
science; en vérité, je vous le dis, je suis un puits
d'ignorance. J'aurais aimé lire, mais je n'ai pas beau-
coup lu. Où aurais- je pris le temps, Seigneur ? Ah !
je dois dire pourtant que j'ai su Werther par cœur,
comme tout le monde, à une certaine époque.
En archéologie, je ne suis pas non plus très grand
clerc. Quand j'ai entrepris un ouvrage historique,
je me suis fourni auprès des hommes spéciaux des
quelques renseignements indispensables, fort peu de
chose. Je laisse l'imagination achever. L'intuition ne
peut-elle pas tout?... Ma conviction est qu'on ne fait
bien que ce qu'on devine...
— Vous me dites que l'artiste redresse les choses
selon son rêve, j'aimerais mieux dire : ordonne les
r
268 ÉTUDES D'ART.
choses selon son* rêve. Car je suis convaincu que la
conception la mieux ordonnée, c'est-à-dire la plus
simple et la plus claire, se trouve être en même
temps la plus décorative et la plus belle.
J'aime l'ordre, parce que j'aime passionnément la
clarté. En toutes choses, la clarté, la clarté avant
tout. Je ne hais rien tant que le vague et le nébuleux.
L'obscurité n'est bonne qu'à cacher la difformité.
Pour toutes les idées claires, il existe une pensée
plastique qui les traduit. Mais les idées nous arrivent
le plus souvent emmêlées et troubles. Il importe
donc de les dégager d'abord, pour pouvoir les tenir,
pures sous le regard intérieur.
Une œuvre naît d'une sorte de confuse émotion,
dans laquelle elle est contenue comme l'animal dans
l'œuf. La pensée qui gît au cœur de cette émotion,
je la roule, je la roule, jusqu'à ce qu'elle soit élucidée
à mes yeux et qu'elle apparaisse avec toute la netteté
possible. Alors, je cherche un spectacle qui la tra-
duise avec exactitude, mais qui soit en même temps,
ou tout au moins qui puisse être un spectacle réeL
C'est là du symbolisme, si vous voulez; mais aussi
peu arbitraire que possible.
L'art n'est pas une imitation de la réalité, il est
un parallélisme à la Nature.
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 269
Oui, pour moi, je m'efforce de peindre des spec-
tacles réels, mais ayant un sens général. De toutes
mes compositions, il n'en est pas une, je crois,
qu'on ne puisse jouer le plus aisément du monde.
Cela serait impossible si je méritais entièrement le
reproche, qui m'a été fait parfois, de peindre des
abstractions. Je cherche des synthèses, mais je tâche
toujours, de tout mon pouvoir, à éviter que mon art
soit abstrait.
La Nature contient tout. Mais il y a une hiérar-
chie entre les mille aspects sous lesquels une scène
peut s'offrir aux yeux; il en est toujours un qui
l'emporte sur tous pour la clarté et la beauté. Le
premier acte de l'artiste est de découvrir le point de
vue d'où apparaît cet aspect éminent des choses.
Ce point de vue, il arrive qu'on le trouve immé-
diatement ; d'autres fois il ne se livre qu'après bien
des essais.
Si j'ose vous donner en exemple mes propres re-
cherches, voici la première pensée de la Sorbonne
(c'était un petit morceau de papier couvert d'un fusi-
nage très hâtif) ; vous voyez que tous les éléments
de la composition se trouvent écrits là.
L'idée mère avait jailli en moi du premier coup,
l'idée d'une enceinte sacrée, dont la ligne affirmât,
en l'épousant, la courbe de l'hémicycle.
270 ÉTUDES D'ART.
D'autres fois, j'ai tâtonné bien longtemps. Ainsi,
l'idée décorative de Marseille, porte de V Orient^ est
une de celles qui me satisfont le mieux. Elle fut très
longue à éclaircir. Mon ambition était d'exprimer
l'hospitalité à tous les vaisseaux, le large accueil
d'une ville maritime, de Marseille qui est la porte
de France ouverte à l'Orient. Je me tourmentais
fort, étant parti sur une mauvaise piste. En effet,
j'avais pensé d'abord à représenter la mer chargée de
navires, vue de la ville même et de ses quais. Mais
que de difficultés ! j'étais embarrassé par mille détails
de premier plan qu'il était difficile d'élaguer. Ma foi !
je désespérais presque lorsque, d'une manière sou-
daine, je trouvai la solution cherchée. C'était, comme
on dit en mathématiques, de renverser les données
du problème. De la sorte, tout devenait facile (signe
qu'on est sur la bonne voie) . La ville, vue de la mer,
se déploie à l'horizon. Ses môles s'ouvrent comme
des bras aux navires qui cinglent vers elle. Un d'eux,
coupé à moitié par le cadre, forme mon premier
plan. Sur le pont du vaisseau, tous les types figurant
les diverses races du Levant : un Arménien, un Juif,
un Grec, un Arabe viennent naturellement se placer,
et, mêlés aux matelots actifs à la manœuvre, assis ou
accoudés aux bastingages, ils contemplent la mer des
Gaules. C'est Marseille, porte de V Orient.
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 271
— Si je recommande d'étudier la Nature ? Mais un
artiste peut-il exister, peut-il vivre sans la Nature?
Exceptons les malheureux à qui les influences d'école
ont mis des œillères qu'ils ne peuvent plus quitter,
exceptons les prisonniers d'une formule apprise, pen-
sez-vous que quiconque a les yeux ouverts puisse
s'empêcher d'étudier la Nature? La Nature nous
enveloppe, nous oppresse. Son meilleur enseigne-
ment pénètre en nous presque à notre insu. Com-
ment se dérober à elle ? C'est en elle que se trouvent
les éléments de nos constructions les plus person-
nelles.
Seulement, chacun, obéissant à l'instinct de son
tempérament, choisit la distance et le point d'où il
considère la Nature. Les uns, pris par l'amour du
détail, se placent tout près d'elle. D'autres, plus
attentifs aux ensembles et aux masses, s'éloignent
afin de les mieux saisir. Je n'ai pas à vous dire dans
quel groupe d'esprits je me trouve né. N'étant pas
attaché à la littéralité de la traduction, je me recule
pour mieux voir. Car vous savez, on a dit spirituel-
lement que les arbres cachent la forêt.
Tous les esprits ne sont pas de même race, et les
aptitudes varient. Tel est analyste, tel autre synthé-
tiste. A chacun de découvrir la méthode qui convient
à son tempérament et qui diffère de l'un à l'autre.
272 ÉTUDES D'ART.
Les impressionnistes sont les poètes de l'éphémère.
Remarquez que leur idéal repose sur une contradic-
tion intime et ne peut être atteint absolument; ils
prétendent fixer l'instant passager, l'aspect fugitif
des choses. Or, les choses, en leur aspect superficiel,
sont si mouvantes qu'un effet n'a pas le temps de
naître, il n'est déjà plus. Mais l'Absolu est inacces-
sible à tous, et les œuvres ne sont que des approxi-
mations ; les impressionnistes ont trouvé parfois la
nuance exquise.
Pour moi, j'ai toujours cherché à deviner le corps
sous la robe aux reflets changeants. J'ai cherché les
choses sous leur caractère permanent, dans leur appa-
rence profonde, c'est-à-dire en leur essence.
Que d'autres s'entourent de mille précautions, ne
peignent un paysage que sur les lieux, c'est à mer-
veille. Je trouve ces scrupules infiniment honorables.
Mais il ne faut avoir de superstition en aucun outil.
Ma façon de travailler est plus intérieure, si j'ose
dire. Avant de rien exécuter, ma création est, presque
tout entière, achevée dans ma tête.
Les deux ou trois rapports de tons et de valeurs
nécessaires pour établir un paysage, c'est généra-
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 273
lement dans ma mémoire que je les cherche. J'ai
aussi des carnets d'étude, voyez... (ce sont de petits
carnets grands comme la main ; les pages sont tantôt
couvertes d'un grimoire de traits; tantôt c'est un
paysage en deux ou trois lignes, une ébauche
d'ébauche, marquée de chiffres 1, 2, 3, 4, désignant
les degrés de valeurs, de la plus claire à la plus
sombre). Pour les plantes, j'étudie un rameau,
comme ferait un botaniste ; j'observe attentivement
la feuille, et je tâche de savoir la loi qui préside au
groupement ou à l'alternance des tiges. Cela me
suffit. Avec cette branche de pin, voyez, j'ai fait le
bois de la Sor bonne. Il n'y a que pour la figure
humaine que j'ai besoin d'avoir des modèles autour
de moi. Je leur donne le geste et le mouvement, que
j'ai toujours arrêtés d'avance, après les avoir cherchés
comme ferait un acteur.
Après un silence, et d'un air réfléchi, M. Puvis de
Chavannes reprit : « Oui, la Nature contient tout,
mais d'une manière confuse. Il faut élaguer en elle
tout ce qui est contingence, accident, tout ce qui
est momentanément inexpressif, c'est-à-dire ce qui
ne tendrait pas à dire notre pensée. En un sens on
peut dire que l'Art achève ce que la Nature ébauche,
prononce la parole que l'immense Nature balbutie.
274 ÉTUDES D'ART.
Comment arrive-t-on à aider la Nature dans son
effort pour parler ? Principalement, à mon sens, par
l'abréviation et la simplification. Attachez-vous à
exprimer l'important, passez le reste. C'est là le
secret du dessin, le secret de la composition ; c'est
même le secret de l'éloquence et de l'esprit. »
— Oui, ajouta-t-il en souriant, il est préférable de
ne rien dire d'oiseux.
— C'est donc un catéchisme que vous me demandez,
un catéchisme pour les néophytes de l'art? Grave
affaire. Mais bah! nous bavardons, n'est-ce pas? Je
dirai d'abord qu'il y a plusieurs manières de faire
son salut.
Rien de plus dangereux que la foi à une méthode
unique. Car, je le répète, ce qui convient à l'un est
nuisible à l'autre. L'Ecole dit : Il y a un grand style,
il y a une perfection, il y a Raphaël, il y a Michel-
Ange.
Michel-Ange? Raphaël? Je veux-bien. Ce sont
des géants. Admirons-les en ce qu'ils ont d'admi-
rable, vénérons-les. Mais vouloir les recommencer,
quelle démence ! Ingres s'est opiniâtre à recommencer
Raphaël et se délassait de son effort acharné en
crayonnant de petits portraits à la mine de plomb.
■
C'est par ses petits portraits qu'il durera et aussi
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 275
par sa candeur devant la nature, son énergie passion-
née, sa soif de bien faire et de tout dire, bref par les
hautes qualités qui éclatent dans ses moindres croquis.
Celui-là n'a jamais vécu sur son fonds acquis ; il ne
s'est jamais reposé : on sent qu'il a toujours désiré
aller plus avant et qu'il ne s'est jamais dit en des-
sinant : « Mon Dieu, comme je suis donc fort ! » Et
pourtant, quelque chose le séparait du génie dont il
approchait avec sa belle ardeur. Oui, il l'aurait appro-
ché toujours plus, toujours plus, mais sans jamais y
toucher. Disons qu'il était asymptote au génie.
Je me suis laissé entraîner en parlant de cet homme
singulier, mais revenons à nos moutons. C'est par
un funeste préjugé qu'on conseille d'étudier les
Maîtres afin d'apprendre d'eux le métier, les secrets
de l'art. Mais en art il n'y a pas de métier, sorte de
domaine commun, accessible à tous. U n'existe pas
non plus, que je sache, de traité de rhétorique per-
mettant à l'écrivain de trouver un style. Sous peine
de n'être pas, il faut que l'écrivain, l'artiste inventent
leur style, leur métier. La seule chose qu'on puisse
prendre des Maîtres, c'est leur naïveté, leur humilité
devant la Nature.
Hors cette première vertu qui est la mère de toutes,
a 7 6 ÉTUDES D'ART.
que peut-on demander aux Maîtres? Ils n'ont de
transmissible que leurs défauts. Je ne connais guère
que l'antique dont l'étude soit sans danger. Car
l'antique, c'est la nature même. Allez ! vous pouvez
copier le torse de Tllissus, sans craindre de prendre
une manière.
Il me semble donc qu'il est imprudent de diriger
de trop près l'admiration des jeunes gens. L'admi-
ration doit aller librement. J'aime mieux la voir
s'égarer que s'asservir.
Je dirais volontiers à l'apprenti d'art : Ton secret,
ne le demande pas aux autres, c'est en toi-même
qu'il faut le chercher. Et surtout ne pense pas qu'un
artiste tire gloire de la dignité du genre où il travaille.
Il en est qui se croient plus grands, parce qu'ils se
sont guindés aux œuvres héroïques ; leur ambition
s'est trompée. Mieux vaut une ariette réussie qu'un
oratorio manqué. Regarde, compare (le sens de la
comparaison est, par excellence, le sens du dessi-
nateur), travaille avec courage, mais sans impatience.
Quant à la recherche de l'originalité, je sais bien,
c'est la maladie moderne. Mais l'originalité, on la
trouve surtout en ne la cherchant pas. Aujourd'hui,
ENTRETIENS DE PUVIS DE CHAVANNES. 277
beaucoup de talents se préoccupent avant tout de
s'écarter des autres. C'est encore trop s'occuper des
autres que de chercher à ne pas leur ressembler. Il
faut chanter sa chanson comme si on était le premier,
comme si on était le seul au monde. Ne te soucie de
rien que de dire ce que tu aimes. Tu courras ainsi
(mais au prix de beaucoup de travail) de bien plus
grandes chances d'exprimer quelque chose qu'on
n'ait pas entendu encore.
— Mais, dis-je, si notre sosie, par aventure, a
existé déjà, tout notre sincère effort n'aboutira donc
qu'à refaire son œuvre ?
— D'abord, dit le maître en souriant, je crois cette
infortune vraiment rare. Et puis quoi! Tant pis
pour ce malheureux ; plaignons-le, nous autres. Mais
qu'il ne compte pas sur la pitié des Muses. Elles ne
font pas la charité de la gloire.
Nous avions parlé déjà de bien des peintres du
passé et du présent quand le nom de Corot fut pro-
noncé : — Ah ! Corot, s'écria M. Puvis de Chavannes,
celui-là, c'est le maître. Quelle foi et quel amour!
et que de dons en lui ! Celui-là, la Muse l'avait touché
au berceau. Tout, dans son art, est facile, limpide
comme une belle eau. Sa science profonde disparaît
toute sous sa grâce. Et la belle âme transparente !
16
278 ÉTUDES D'ART.
L'homme était exquis, — je l'ai connu, — la bonté
même.
Corot fut un paysagiste admirable, et il n'était
pas que paysagiste. Avez- vous vu ses figures ? Il en
est de délicieuses. Corot dessinait bien et composait
avec ampleur. Pour qui connaît son Baptême du
Christ, il n'est pas douteux qu'il eût pu faire de la
très belle peinture décorative. Mais nous n'avons pas
su l'employer.
* *
Voilà rapportés aussi fidèlement que j'ai pu, grâce
à des notes recueillies sur l'heure même, quelques-uns
des propos que j'entendis, tantôt, quand nous allions
à travers le parc de Neuilly, marchant dans la fine
odeur des tilleuls fleuris, tantôt à table, après avoir
levé allègrement
L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin,
ainsi que dit le joli vers de Verlaine. Car le peintre
de V Inspiration chrétienne n'estime pas qu'on soit
obligé de mépriser les bonnes joies de la terre.
— Voyez-vous, disait-il un jour, moi, au fond, je
n'aime que m'amuser. Mais je n'ai encore rien trouvé
de plus amusant que le travail. Et vous ?
UN ARTISAN
Il est à peu près certain que nous assistons à l'au-
rore d'une renaissance dans les arts industriels. Il était
grand temps. Les ténèbres n'avaient que trop duré.
Depuis près d'un siècle, nous avions perdu toute
tradition. Plus de style, plus de goût, rien n'était
resté de l'admirable passé, pas même la bonne pra-
tique du métier. La France, qui fut, pendant si
longtemps, la patrie d'artisans sublimes, ne possédait
plus guère que des ouvriers plus ou moins exercés.
Nos meilleurs sculpteurs n'étaient que des modeleurs
en glaise ou en cire. Combien, parmi eux, capables
de travailler les matières dures ? Le marbre les inti-
midait tous. Parmi les terres cuites modernes, en
est-il une comparable, pour la perfection de la main-
d'œuvre, aux merveilles du dix-huitième siècle fran-
çais ? La déchéance était la même dans les autres
arts décoratifs, ébénisterie, poterie, marqueterie ou
ciselure des métaux.
280 ÉTUDES D'ART.
Quelles furent les causes de cette décadence ? Il en
est de sociales, il en est d'économiques. L'acte de la
Révolution qui supprima les corporations et les maî-
trises compromit la conservation de renseignement
dans les arts et métiers. Les maîtrises avaient au moins
cela d'excellent qu'elles étaient un frein puissant à
l'ambition des apprentis toujours impatiente et pres-
sée. Les titres de maître ouvrier n'étaient décernés
qu'avec précaution et une extrême vigilance. Il fallait,
pour les obtenir, que le chef-d'œuvre présenté fût, en
effet, un chef-d'œuvre, sinon d'art, au moins de tra-
vail et de savoir. De là, dans les moindres industries, un
ferme maintien de la discipline, tendant à décourager
les vocations indécises et les volontés paresseuses.
Mais où sont les neiges d'antan? Les apprentis
n'eurent bientôt plus d'autre désir que de gagner des
salaires d'ouvriers, et les ouvriers se soucièrent moins
de faire bien que de faire vite. Par suite de la concur-
rence, la rapidité dans le travail fut préférée à la
perfection. Toutes les conditions de la vie étant
changées, les compagnons du tour de France devin-
rent chaque jour plus rares. Tant et tant qu'il serait,
par exemple, très difficile aujourd'hui de trouver,
parmi les forgerons, un seul ouvrier, comme il en
existait tant au siècle dernier, sachant forger gras,
c'est-à-dire à premier coup, au marteau et sans limage,
UN ARTISAN. 281
un seul ouvrier capable de tresser le fer comme de
Tosier et de l'épanouir en fleurs délicates.
Ajoutez à ces raisons humaines une autre cause
toute matérielle : la prépondérance chaque jour plus
grande de l'outillage mécanique influant par ses exi-
gences sur le choix des formes, qui de plus en plus
s'éloignèrent de la nature vivante. L'ornementation
florale ou animale fut remplacée par des combinai-
sons de lignes symétriques, d'une froide géométrie et
d'une odieuse régularité. Enfin, ce fut, dans toute
son horreur, l'âge du faux bronze et du zinc d'art.
Mais depuis quelques années, de courageux artistes
se sont appliqués, avec un effort admirable, à recher-
cher les secrets perdus et les pratiques oubliées. Ils
ont retrouvé et ils ont inventé. Une juste célébrité
s'est attachée déjà aux noms de ces nobles artisans,
Delaherche, Galle (de Nancy), Thesmar, Clément
Massier, Desbois. Il convient de dire qu'une part de
l'honneur acquis revient certainement à la Société du
Champ de Mars qui, en admettant les objets d'art à
ses expositions, a consacré ce mouvement de superbe
rénovation et a bien mérité de l'art français.
*
* *
C'est aussi un artisan, un maître ouvrier, le sculp-
16.
282 ÉTUDES D'ART.
teur potier Jean Carriès, le décoré d'hier, un des
triomphateurs au dernier Salon du Champ de Mars.
H avait exposé là tout un petit musée, une série de
bronzes à cire perdue, une collection de monstres et
d'animaux fantastiques, une vitrine entière de pots
de grès. Qui ne se rappelle ces figures de bébés aux
moues graves et jolies, et Velasquez, et Franz Hais,
et la petite infante ensevelie dans la solennelle robe
aux plis raides ? On voyait aussi le buste à mi-corps
d'un homme en habits d'atelier, blouse et tablier, le
chapeau sur la tête. Le visage était rigide, les yeux
fixes. Une main gantée d'un gant de travail tenait
une petite figure ; l'autre s'appuyait à la poitrine, une
main de nerveux aux doigts tressaillants et sûrs.
C'était Carriès lui-même. Mais la tonalité chaude et
brune de la cire enlève à ce portrait une grande partie
de sa ressemblance. Car le caractère singulier de la
physionomie chez Carriès, ce mélange de douceur
amère, de volonté têtue, de câlinerie et de défiance,
vient sans doute de la couleur des yeux. Dans le visage
pâle, ils sont d'un étrange bleu fané, ces yeux chan-
geants, au regard noyé, puis soudainement tendu et
presque dur, ces yeux gris mauve, vert glauque et
verts « comme le revers de la feuille de ronce », et
comme ils confirment bien l'expression d'énergie
ondoyante répandue sur cette figure au nez droit, aux
UN ARTISAN. 283
traits réguliers, au front haut et ferme sous les che-
veux ondes, à la chair blanche, jeune encore et déjà
fatiguée, une chair aux fines rides précoces où se lit
une légende de souffrance !
Car la vie fut sévère à celui-là. A cinq ans, ayant
perdu père et mère, il est élevé dans un orphelinat
où on l'occupe jusqu'à l'âge de quatorze ans à fabri-
quer des couronnes d'immortelles ; en sortant de là,
il entre comme apprenti chez un plâtrier, où il n'a
guère que le gîte et le pain. Dickens seul pourrait
écrire le roman de cette enfance.
A dix-sept ans, il rêve de faire de l'art et de voir
Paris. Qu'elle est puissante, la fascination de ce Paris
— Paris, prodigieux et terrible Paris ! — sur les ado-
lescents en qui parlent confusément de grands désirs !
De quel tressaillement profond et de quelle angoisse
s'émeut le cœur, lorsque, après la fièvre de l'attente et
du voyage, soudain l'énorme ville grise apparaît aux
yeux et que retentissent les magiques syllabes, bana-
lement criées sur les quais d'arrivée ! Sitôt après, c'est
la lutte isolée, et la noire, l'abominable misère des
villes , l'oisiveté forcée, peuplée de rêves douloureux,
la marche errante et affamée dans le flamboiement
des rues ; les espoirs haletants et les tendres amitiés
avec les frères de la mauvaise étoile.
Celui qui a connu de si excessives détresses ne
284 ÉTUDES D'ART.
pourra les oublier jamais. L'amertume de ce souve-
nir est indélébile. Il restera toujours en lui quelque
chose d'un peu inquiet et farouche. Il sera toujours
Voutlaw, la bête fauve, impossible à apprivoiser, qui
s'attachera peut-être, mais que nul n'attachera. Il sera
tout pour ou tout contre, et homme du premier bond
dans les haines comme dans les amitiés.
Si des heures humiliées Carriès semble parfois
avoir gardé un ferment de rancune, il parle aussi avec
une reconnaissance profonde de son colonel, qui traita
humainement le pauvre sculpteur languissant à la
caserne, lui donna le loisir de travailler et fut pour
lui comme un père.
* *
Revenu à Paris, Carriès expose sous le titre : les
Désolés , des portraits de vaincus et d'opprimés, les
épaves de la vie. Ce fut une révélation pour les con-
naisseurs qui tout de suite devinèrent un grand artiste
en ce jeune homme inconnu. Après ce succès, Carriès >
travaillant avec le fondeur Bingen, commença la série
de ses bronzes à cire perdue, d'une patine merveil-
leuse et d'un modelé si frémissant.
Je n'ai pas à parler aujourd'hui de la sculpture de
Carriès. Par je ne sais quoi d'âpre et de fruste, par le
UN ARTISAN. 285
robuste amour de la laideur expressive dont elle
témoigne, elle rappelle certains morceaux des Bour-
guignons-Flamands du quinzième siècle, de cet admi-
rable Claux Sluter, hauteur du Puits de Moïse, à
Dijon, et parfois elle évoquerait encore le style japo-
nais. Il y a d'ailleurs entre l'art du Japon et l'art
gothique des points de similitude reconnus de tous
aujourd'hui.
Mais la sculpture ne pouvait suffire à cet artiste
toujours inquiet du nouveau. Il désirait pétrir ses
rêves dans une matière neuve, et qui serait sienne, et
tout à lui.
Il aimait le grès, « ce mâle de la porcelaine », ainsi
qu'il s'amuse à dire lui-même. Il chercha les moyens
de le marier avec certains émaux gras et souples.
Il quitta Paris, s'enfonça dans la solitude. Là-bas,
au fond du Morvan, loin de toute société, il vécut la
vie de tous ceux que possède une idée. Couché le soir
à sept heures, sautant de son lit à son échafaudage,
et mangeant debout, il travailla trois ans.
Il n'a aucun outillage, et il lui faut des fours don-
nant des températures de 1,700 degrés; il doit appren-
dre un peu de chimie pratique, et l'ancien maçon ne
sait pas étudier dans les livres. Mais à tout Carriès
suppléa par l'ingéniosité et par l'obstination, et enfin
il découvrit ce que ne pourrait donner aucun livre,
286 ÉTUDES D'ART.
le coefficient mystérieux, les dosages qui permettent
certaines fusions et certaines combinaisons. L'alchi-
miste avait vaincu sa chimère, et en présence des
résultats obtenus, Galle (de Nancy) bellement écrivait
à Carriès : « Vous avez tout seul trouvé des secrets
merveilleux dans notre antique métier. »
*
* *
Ils sont là devant moi, sur une table, tous ces objets
admirables, et je me sens pareil aux enfants dont l'œil
hésite entre toutes les belles choses qu'on leur montre
dans les bazars; ils sont en même temps ravis et très
malheureux.
Je les ai regardés longuement, en silence, avec des
yeux jaloux, ces gourdes plates ou renflées, ces pots
allongés, ces vases en forme d'olive, de courge, de
calebasse. Les profils n'ont pas la régularité froide
des choses impersonnellement créées. Ici le doigt de
l'artiste est resté imprimé partout; les formes sont
bossuées, infléchies, gauchies parfois; elles s'évasent,
s'effilent, se gonflent, s'élancent, se ramassent; elles
ont en elles la grâce végétale mêlée à la dure beauté
du métal. Ces objets d'art très raffiné, ils ont aussi
comme un goût de fruits sauvages; ils ont cette
« douceur des fleurs barbares » dont parle le poète
UN ARTISAN. 287
Raymond de La Tailhède. Quelques-uns semblent
être sortis des mains de quelque artisan nègre, et
d'autres paraîtraient avoir été tournés dans des temps
très anciens. D'autres ont un charme tout simple et
rustique, comme ces coupes taillées dans le hêtre par
les bergers de Théocrite,
Je ne sais rien d'exquis comme leur couleur. Ici la
chair du grès, cette chair savoureuse, ferme et souple,
se teinte d'un treillis de nervures délicatement bleues.
Là, parmi des gris adorables, serpentent des veines
sombres, qui se ramifient, se strient, s'échevèlent
comme des racines, puis s'évanouissent en nuances
infiniment subtiles et tendres. Ce sont des semis de
petites étoiles d'azur doux, des pétillements d'étin-
celles blanches, ce sont les marbrures splendides qu'on
voit sur la peau des reptiles ou les fines arborescences
qui apparaissent dans les feuilles desséchées des her-
biers. Parfois du lait semble avoir débordé et s'être
figé sur les parois du vase en belle nappe d'un blanc
crémeux ; des larmes d'un métal inconnu semblent
avoir été pleurées par ce goulot qui a l'air d'une
bouche de bête. De cet autre flacon a ruisselé une
coulée d'or somptueux, je ne sais quelle liqueur ma-
gique roulant la vie dans son flot épais et lourd.
Et je les ai prises à la main, ces choses si douces à
regarder. Elles sont tièdes au toucher, elles n'ont pas
288 ÉTUDES D'ART.
ce froid de la porcelaine ; elles sont denses, on les
croirait d'une pulpe vivante et souple. Et tandis que
je les reprenais et les quittais avec des mains amou-
reuses, je croyais comprendre la volupté de ces man-
darins qui roulent, sous leurs doigts, pendant de
longues heures, un bouton de jade savamment taillé
et poli.
*
* *
Un soir (c'était chez cette charmante et coura-
geuse Louise Breslau) , j'ai entendu l'artiste parler de
son art.
— Moi, voyez-vous, disait-il, je hais la sculpture,
je hais la peinture qui ne sont que de la sculpture et
de la peinture. Je hais l'art objectif. J'aime l'art
pénétrant qui a imprégné les choses de rêve humain.
Je n'aime que ce qui sent « la verte odeur de la feuille
écrasée ». J'aime ces bronzes aux patines merveil-
leuses. J'aime ça... J'aime ça... (il montrait une pho-
tographie d'un triptyque de Quentin Metsys et d'un
portrait d'Albert Durer).
« J'aime les objets rares, précieux. Oui, je n'aime
que les choses que j'ai envie de voler. Tenez...
voyez. »
Il sortit d'une de ses poches un petit netzké, il sou-
UN ARTISAN. 289
riait comme pour dire... mais non, il s'amusait de
nous.
Moi, je songeais cependant combien la passion des
objets d'art peut être vive chez certains hommes.
Néron en était épris jusqu'à condamner à mort leurs
propriétaires afin d'hériter. (Que les collectionneurs
lui soient indulgents !) Et Pétrone aima jusqu'à la
mort certain vase myrrhin.
Ce vase unique, ce vase sans prix, Pétrone l'em-
portait avec lui dans ses voyages. Vous savez qu'un
jour, en Campanie, il reçut l'ordre de s'arrêter. L'eu-
phémisme était charmant pour signifier aux malheu-
reux que leur dernière heure était arrivée. On connaît
par Tacite avec quelle grâce désinvolte Pétrone quitta
ce monde. Il se fit ouvrir les veines dans un bain,
puis il les fit fermer, puis rouvrir. Pendant ce temps,
il causait gaiement avec ses amis, et s'entretenait non
pas de l'immortalité de l'âme et de ce qui donne
réputation de philosophie, mais de bagatelles et de
vers badins. Sa dernière pensée sérieuse fut pour
briser le vase myrrhin afin que Néron ne l'eût pas.
L'anecdote est rapportée par Pline (XXXVII, 11).
17
ADOLPHE MONTICELLI
Notre dessein dans le présent ouvrage et notre
espoir sont d'aider à la réparation d'un long déni de
justice.
Le peintre Monticelli n'est estimé à sa valeur que
par un petit cercle de peintres, de lettrés et d'ama-
teurs. Hors ce groupe, les uns le considèrent comme
un imitateur de Diaz, tandis que d'autres veulent
bien reconnaître en lui une ébauche d'artiste, un gro-
tesque de la peinture, dans le sens où Théophile
Gautier entendait ce mot.
Nous sommes de ceux qui pensent que si, en effet,
les Monticelli d'une certaine époque, par la couleur
et le choix des sujets, rappellent la manière de Diaz,
il n'est pas de sérieuse assimilation possible entre le
talent aimable, la grâce assez pauvre de l'un, et le
prodigieux bouillonnement d'invention, le tumulte
puissant de l'imagination, la fécondité maladive, qui
font de Monticelli une sorte de monstre en art. Nous
292 ÉTUDES D'ART.
pensons qu'avec de graves manques, des ignorances
d'écolier, des incertitudes et des erreurs de goût, il y
a chez Monticelli des parties de grand artiste, et
que telles de ses œuvres où semble se débattre
un esprit entravé sont pleines de pressentiments
et d'intuitions admirables. Cet art-là balbutie plu-
tôt qu'il ne parle : je me suis irrité souvent des
obscurités qui le voilent; mais ces obscurités, il
m'est arrivé aussi de les trouver presque vénérables
comme les langes où une beauté nouvelle gît enve-
loppée.
En tout cas, c'est une chose incontestable, hors de
toute dispute, que Monticelli eut un rare tempé-
rament de coloriste. Cela suffirait pour que sa place
ne fût pas oubliée dans une histoire de la peinture
française.
Si notre effort est inefficace à ramener un peu
d'attention sur un artiste méconnu, cette publication
gardera pour nous et pour quelques-uns une trace
de quelques œuvres dédaignées que nous avons
aimées et un souvenir d'une figure intéressante. Il
en est qu'afflige la pensée de voir disparaître, peut-
être à jamais, la mémoire d'un artiste véritable.
L'idée était chère à Sainte-Beuve d'un temple à,
élever aux inconnus et aux méconnus, à « ceux qui
n'ont pas brillé, aux amants qui n'ont pas aimé, à
ADOLPHE MONTICELLI. 293
cette élite infinie que ne visitèrent jamais l'occasion,
le bonheur ou la gloire (1) ».
* *
Adolphe Monticelli naquit à Marseille le 14 octobre
1824. Sa famille, appartenant à la bourgeoisie labo-
rieuse et aisée, était d'origine italienne. Monticelli
en italien signifie « Montagnes du ciel ». L'enfant,
envoyé au lycée, reçut un peu d'enseignement clas-
sique, mais ne devint pas un grand clerc. Il apporta
plus de goût à l'étude de la musique, qu'il devait
toujours aimer passionnément, et acquit, je crois, du
talent sur le violoncelle. Toutefois, c'est vers la pein-
ture que l'entraînaient les plus impérieux de ses
instincts. Sa vocation ne fut pas contrariée. Il entra
jeune à l'école des Beaux- Arts de la ville, eut vite su
les éléments de son art, et obtint même une petite
célébrité locale, qui lui valut dès lors quelques com-
mandes importantes.
Encouragé par ce commencement de faveur, il
vint à Paris, où il trouva la voie facile devant lui.
Lié d'amitié avec Diaz, il fut vite apprécié de quelques
connaisseurs, qui recherchaient ses toiles et les
(1) Sainte-Beuve, Volupté.
294 ÉTUDES D'ART.
payaient honorablement. H n'eut donc pas à subir la
misère et les sévérités de la vie. Il travaillait avec
aisance, vendait bien et dépensait largement ce qu'il
gagnait à satisfaire ses goûts de plaisir et de luxe. Il
fut une manière de dandy à sa façon et contre la
mode, s'habillant de somptueux velours et se coiffant
de feutres romantiques. C'était le temps où il s'épre-
nait d'une passion romanesque pour l'impératrice
Eugénie, dont il aimait donner le type à ses figures
de femme.
Vers la fin de l'Empire, Monticelli était sur la
route du succès et de la gloire. Sa peinture était très
goûtée en Angleterre et en Amérique (où se trouvent
ses plus beaux morceaux). Napoléon III lui achetait
deux de ses toiles. Il avait l'estime de ses pairs et
captivait l'attention de ses maîtres. Il étonnait Dau-
bigny et Troyon par le prestige de sa couleur;
Delacroix avouait sa surprise et son admiration. Il
s'élevait autour de Monticelli comme une rumeur
d'attente parmi les peintres.
Le curieux, c'est le silence à peu près absolu de la
critique, qu'on ne peut expliquer que par l'extrême
négligence du peintre pour ses intérêts. Monticelli
se tenait en dehors des Expositions et n'avait guère
d'accointances qu'avec les marchands de tableaux.
Je crois qu'il n'eut jamais d'ambition ; en tout cas, il
ADOLPHE MONTICELLI. 295
était incapable des manèges que veut la culture du
succès. Son éloignement pour les intrigues tenait
peut-être à un vrai sentiment de dignité, peut-être
aussi à un fond de lazaronisme et à sa profonde
paresse pour tout ce qui n'était pas son art.
Malgré son incurie, nul doute que Monticelli
n'eût fini par arriver au grand public. Mais survinrent
les événements de 1870. La tourmente passée, nous
retrouvons Monticelli à Marseille, où il demeura
jusqu'à sa mort, sans qu'aucune sollicitation, aucune
amicale prière pût le décider à retourner à Paris.
Monticelli mourut le 26 mai 1886, après deux
mois de maladie et âgé de soixante-deux ans.
J'ai pu voir Monticelli dans les dernières années
de sa vie. C'était un beau vieillard au visage empreint
d'une fatigue majestueuse. Un puissant crâne chauve,
une grande barbe tombant sur la poitrine, la paix
du regard et la lenteur de la démarche lui donnaient
l'air d'un religieux, et, par la large bonhomie répandue
en sa personne, il faisait encore songer à quelque
vieux maître d'autrefois, très honoré et très doux.
Tous les soirs, on le voyait aller par la ville, portant
de chaque main les panneaux de bois couverts de
couleurs encore fraîches qu'il cédait pour des prix
modestes. Il était bienveillant, sans amertume contre
personne, et d'une probité farouche. Il était sans
296 ÉTUDES D'ART.
faste et d'humeur populaire, la simplicité même.
Je le visitai assez souvent chez lui. Il avait pour
tout logement une petite pièce meublée d'un lit bas
en un coin, d'un chevalet, de deux chaises. XJne
seule fenêtre donnait du jour, voilée d'un rideau
rouge à ramages. Toute la chambre baignait dans
une teinte de pourpre dont le vieux peintre se
réjouissait.
Sa conversation était curieuse, non sans intérêt,
mais hérissée de bizarreries, de locutions à son usagé
personnel, d'expressions pleines d'un humour très
particulier. Ces incohérences plutôt de langue que
de pensée, formant comme un idiome que tous ne
pouvaient entendre, furent cause qu'il passa pour
quelque peu fou auprès de pas mal de gens. En dépit
de quelques originalités excessives, il était loin de
l'être : au contraire, avec une finesse très enfouie, il
s'amusait à dérouter et prenait un matois plaisir à
laisser errer l'opinion sur son compte. Sous son appa-
rence de divaguer avec béatitude, j'ai cru souvent
deviner une sourde mystification. Je pense qu'il
masquait ainsi sa moquerie pour concilier sa causti-
cité naturelle avec son très pacifique dédain des sots.
Souvent aussi il se permettait la franche blague
de rapin, sans nulle méchanceté du reste. Je le vois
encore s'adressant à un tout jeune homme, qui, d'un
ADOLPHE MONTICELLI. 297
air de timidité, lui soumettait ses essais, de modestes
études de paysage, hocher la tête, et avec une
énorme gravité : « Il y a, voyez- vous, deux grandes
écoles de paysagiste, l'école de Chilpéric et l'école de
Childéric. Vous, vous me paraissez appartenir à celle
de Childéric. »
Dès qu'il était nécessaire, il savait fort bien et fort
vite revenir à la commune raison, comme au milieu
des écarts les plus extrêmes de sa fantaisie il avait
maintes paroles justes et de fines expressions. Il
professait un religieux respect des maîtres, honorait
particulièrement Rubens, Rembrandt, Velasquez,
Watteau, et aussi sa famille ancestrale, les Vénitiens,
parmi lesquels il déclarait avoir vécu dans des vies
antérieures. Il aimait avec vénération Corot, Dau-
bigny, Troyon, Delacroix. Dès qu ? un de ces noms
était prononcé au hasard de la conversation, il ne
manquait pas de ie saluer en se découvrant très bas
et d'un si grand visage sérieux qu'il arrêtait le sou-
rire.
Toute musique le rendait fou, mais surtout celle
des tziganes, qui le bouleversait d'enthousiasme. Au
dernier coup d'archet, il partait en hâte, rentrait
dans son grenier, allumait tout ce qu'il pouvait
rassembler de chandelles, et peignait tant que duraient
ses forces.
17-
«98 ÉTUDES D'ART.
Avec cela, un robuste vivant, aimant boire et
manger, et, comme un païen innocent, assouvissant
sans honte ses larges appétits. Il me rappelle ce bon
Faune de la Légende des siècles,
...à la face éblouie
A la fois par les yeux, l'odorat et l'ouïe,
et humant tout ce que la terre peut offrir d'ivresse.
Si ces affirmations n'étaient trop téméraires, je
dirais volontiers que cet irrégulier de l'art et de la
vie connut le bonheur. Artiste incomplet, a-t-il
gémi dans la recherche laborieuse? A-t-il subi l'an-
goisse de sentir ce qu'il lui manquait et de ne
pouvoir y suppléer ? Je ne pense pas. Il dut ignorer
toujours la douleur d'enfanter. Du moins ses œuvres
apparaissent tout épanouies de joie et ne révèlent
nulle fièvre, nul tourment. Souffrit-il d'être presque
inconnu? Je crois bien que le rêve de la gloire et les
opinions humaines ne le tracassèrent jamais beau-
coup. Il goûta le plaisir profond et sans cesse renais-
sant d'une production heureuse. Cette création
innombrable, née sans effort, il semble qu'elle ne le
fatigua jamais et qu'elle l'amusa toujours (i).
(i) La belle venue et la fécondité sans travail sont ce qui m'a
toujours frappé le plus dans l'œuvre de Monticelli. Cette impres-
sion, que j'avais très forte, s'est affaiblie dans une certaine mesure
ADOLPHE MONTICELLI. 299
#
Quoiqu'il aimât assez s'entretenir d'art et de pein-
ture, Monticelli était un artiste purement instinctif ;
il s'abandonnait à. la poussée de son tempérament,
sans réfléchir et sans chercher à en prendre la direc-
tion. Le bon Faune n'était nullement un esthéticien.
Soumis à la sensation du* moment, il s'amusait infi-
niment de l'univers des yeux, et promenait sur les
choses des yeux enchantés. Car, à la différence de
Delacroix, pour qui le monde extérieur existait peu,
et chez qui le songe intime se nourrissait de lui-même
ou dans la lecture des poètes, c'est la nature . réelle
qui fournissait à Monticelli l'excitation première;
c'est en elle qu'il ramassait le plus souvent la matière
de ses créations. Mais, grâce sans doute à une dispo-
sition particulière du cerveau et à une sorte de réfrac-
à la lecture d'une correspondance particulière qui m'a été confiée
par l'obligeance d'un ami du peintre, M. Delarebeyrette. Dans
ces lettres, Monticelli parle assez souvent de sa recherche, de son
effort.
Je trouve un accent de sincérité et une sorte de grâce enfan-
tine aux lignes que voici :
« Je vous dirai que je ne fais de la peinture que pour moi, abso-
lument, et que de temps à autre seulement j'obtiens un de ces
tableaux qui font rêver un certain esprit.
« ... Sérieusement parlant, je ne fais pas mes tableaux à la
vapeur, et ils me coûtent plus de peine que vous ne croyez. &
300 ÉTUDES D'ART.
tion de l'œil, la sensation la plus simple se transfi-
gurait chez Monticelli, se diaprait, se changeait en un
mirage splendide. Des effets et des aspects de paysage,
un choc de rayons, un reflet, une nappe de lumière
étaient pour Monticelli comme un haschich enfan-
tant un pullulement de visions. Combien de fois,
nous promenant ensemble, m'est-il arrivé de le
voir tomber dans une extase hallucinée en présence
d'une touffe de fleurs ou d'un rameau d'arbre que
criblait le soleil ! Ainsi la fantaisie lyrique et féerique
de Monticelli, il me semble qu'elle est le plus souvent
née au spectacle même et d'après une vue directe des
choses.
Ce visionnaire était capable de beaucoup d'obser-
vation. Il existe de Monticelli un assez grand nombre
de paysages et d'études exécutées devant les modèles,
dans lesquels la sensation immédiate que reçut le
peintre est peu altérée et qui le montrent percevant
avec ingénuité la figure bonhomme des choses et la
nature sous son visage de tous les jours et avec ses
airs familiers. N'est-ce pas une chose plaisante que
le peintre des Décamérons et des Fêtes galantes, le
poète des Légendes romanesques, ait peint avec une
inappréciable saveur de rusticité des cours de ferme
où les poules et les coqs picorent le fumier d'or, et
où des ânes, délicieusement philosophes, leurs beaux
ADOLPHE MONTICELLI. 301
yeux mi-clos, semblent dodeliner de la tête en pour-
suivant un songe taciturne?
Mais ces études d'après nature et quelques portraits
d'une assez belle tenue ne sont qu'une exception
curieuse dans l'œuvre très considérable de Monticelli,
qui comprend des scènes de genre (galas, cours
d'amour, carrousels, assemblées de seigneurs, jeux et
fêtes au temps de la Renaissance, dans une vague
Italie) ; des compositions dont le sujet est historique
et légendaire, et où foisonnent les plus amusants
anachronismes ; des mythologies ; des villes d'Orient
rêvées. Il n'est presque aucune de ces toiles qui ne
révèle une riche imagination et un sens éminent de
l'effet décoratif ou théâtral.
Cet œuvre est aujourd'hui tellement dispersé
qu'essayer d'en dresser le catalogue, même approxi-
matif, serait une entreprise chimérique. Les difficultés
d'une tâche pareille seraient encore aggravées par les
falsifications totales ou partielles qu'ont subies quel-
ques Monticelli des dernières années. Le peintre
avait pris l'habitude de laisser ses toiles à l'état de
pochades, qu'il cédait pour des sommes dérisoires.
Or, la seule sauvegarde d'une œuvre d'art contre le
vandalisme des ignorants, c'est sa valeur vénale. Pas
mal de braves gens confiaient à d'honnêtes peintres,
afin qu'ils en fissent quelque chose de fini, d'admira-
302 ÉTUDES D'ART.
blés ébauches achetées pour leur bon marché. Cer-
tains peintres s'étaient créé une spécialité de ces
ravages ; d'autres se servaient des Monticelli comme
de dessous à leurs compositions. Ces odieux abus du
droit de propriété étaient la désolation du pauvre
Monticelli.
On pourrait, à la rigueur, compter dans cet œuvre
trois manières, qu'il est difficile de séparer nette-
ment, car elles sont issues l'une de l'autre, et forment
plutôt les divers moments d'une insensible évolution.
Les premières compositions sentent l'école et les
influences du temps. Le dessin est assez correct, mais
sans nerf ni originalité; la facture est mince et
timide; la coloration, rousse et noire, à base de
bitume et de laque jaune, est celle de l'école roman-
tique.
Vient ensuite la période de maturité. Monticelli
s'est trouvé, a délivré sa personnalité. Sa couleur,
fraîche et gaie, sans avoir encore conquis toute son
audace, est admirable déjà. Le peintre compose,
dessine et modèle. Sa pensée est bien possédée,
claire, explicite, et il l'écrit formellement dans des
œuvres où ses qualités, gardant encore l'équilibre, se
prêtent une aide mutuelle. Il y a telles œuvres de
Monticelli, exécutées à cette époque, dont la place
véritable est au Louvre.
ADOLPHE MONTICELLI. 303
Peu à peu, soit impuissance, soit lassitude d'ache-
ver, Monticelli finit par se contenter de pures impro-
visations. Il peignait ordinairement sur des panneaux
de bois, et avec d'incroyables épaisseurs de pâte, ces
ébauches dont le nombre est incalculable (il ne se pas-
sait presque pas de jour que Monticelli n'en brossât
une ou deux, et, pour mon compte, j'en ai vu des
centaines et des centaines). Dans ces caprices rapides,
le dessin est réduit à une sommaire indication ; les
personnages ne sont pas groupés à autre fin que de
disposer des bouquets de tons ; les demi -teintes et les
passages du modelé ne correspondent qu'à peine aux
mouvements de la forme; leur rôle n'est que d'ap-
puyer les couleurs dominantes, et sur la trame des
gris subtilement nuancés éclate avec douceur la har-
diesse sauvage des tons clairs.
Ces compositions, que le peintre s'appliquait à
laisser inachevées et dans un demi-chaos, où la forme
vague et lourde comme les choses qu'on voit dans
les rêves du sommeil, a perdu sa ligne et ne garde
que sa masse, sont pourtant la part de l'œuvre de
Monticelli que je préfère. Car c'est là qu'il a répandu
les plus étonnantes magies de sa couleur, qu'il a
bâti avec des végétations et des nuages de si étranges
architectures ; c'est là que, parmi des splendeurs con-
fuses, comme vues à travers une fumée d'ivresse, il a
304 ÉTUDES D'ART.
déployé la poésie trouble et magnifique des triomphes.
Ces ébauches singulières, que j'aimais passionné-
ment du premier jour que je les connus, je peux dire
que j'en ai vu un certain nombre depuis plus de dix
ans que je me suis mis en quête d'elles. Les images
qu'elles m'ont laissées dans la mémoire se sont grou-
pées, recouvertes et fondues en quelques visions qui
concentrent pour moi ce que renferme, épars et dis-
séminé, la fantaisie de Monticelli. Je vais essayer de
dire quelques-unes de ces visions. Je ne peux parler
du rêve de la vie qu'eut Monticelli qu'en m'essayant
à décrire les rêves qu'il m'a donnés. Je ferme les
yeux. Les souvenirs se lèvent en moi des fêtes aux-
quelles il me semble avoir assisté dans un temps très
ancien et des plaisirs, divers selon l'heure, qu'offrait
à ses hôtes, en ce château de je ne sais où, l'hospita-
lité d'un souverain très gracieux.
*
* *
Un parc; de clairs viviers où "les biches vont boire,
Et des paons étoiles dans les bois chevelus.
Victor Hugo.
Et voici que s'ouvrent soudain les horizons d'un
royaume enchanté.
ADOLPHE MONTICELLI. 305
C'est une forêt de grands chênes. Une aube d'or et
de pâle argent palpite dans la nuit des futaies, à tra-
vers l'épaisseur de la feuillée, et au loin s'épand
comme un fleuve sur des collines basses qu'assom-
brissent des bois touffus. Au carrefour, où se joignent
de larges allées, autour d'une fontaine d'eaux jaillis-
santes qui élève sa hampe d'une svelte élégance
portant deux coupes inégales, étaient rassemblés
déjà les sonneurs de fanfares et les meutes de griffons
maintenues par les pages. Et sur leurs bêtes aux
harnachements précieux, arrivent par couples les
cavaliers, seigneurs magnifiques, dames en robes de
nacarat raides de pierreries, écuyers coiffés de. toques
à la' longue plume blanche et noire.
L'après-midi étant d'une lumière pure et le ciel
d'un azur admirable, la comédie fut donnée au
jardin.
Sur un théâtre dressé entre des arbres fleuris, des
personnages vêtus de souquenilles jaunes et rouges
s'agitent pour le divertissement de la compagnie
raffinée. Des musiciens tiennent des instruments,
fifres, hautbois et violons, trompettes et timbales de
cuivre. Des femmes s'éventent, et, à demi distraites,
suivent le spectacle ou rient aux propos des gen-
306 ÉTUDES D'ART.
tilshommes penchés vers elles et qui leur murmurent
des flatteries. D'autres, escortées de nains porteurs de
parasols, s'éloignent et s'enfoncent sous les char-
milles.
Au soir tombant, et dans la troublante langueur
émanée des jardins, les femmes rêvaient sur les
terrasses.
Près d'un bocage qui baigne ses rameaux dans la
gloire défaillante d'un ciel touché du crépuscule, sur
une terrasse aux dalles de marbre, des zingaris ont
chanté. Assises et mollement accoudées, des femmes
immobiles ont l'air d'écouter encore la musique
évanouie. Autour d'elles rampent les traînes de leurs
robes, bizarrement et fastueusement ornées d'yeux
de paons rouges, bleus ou verts. Posés sur les rampes
d'un escalier monumental, des oiseaux-lyre se pava-
nent et des lévriers blancs tachetés de jaune s'éti-
rent ou s'accroupissent au sol. D'un côté de l'horizon,
luit encore un mince sillage de feu, dernière trace du
couchant; de l'autre côté, un flot pâle s'épanche
au-dessus des collines, annonçant le lever prochain
de la lune ou de quelque astre éclatant. Les tièdes
roses du jour qui meurt achèvent de s'effeuiller dans
la fraîche profondeur du soir, cependant que, dans
ADOLPHE MONTICELLI. 307
la hauteur du ciel, la nuit étend ses landes blêmes et
ses prés sombres, où vont bientôt naître les étoiles.
Quand le long crépuscule d'été eut assoupi ses
dernières lueurs, la fête s'alluma :
Sous la douceur de la nuit bleue et tranquille, le
parc s'illumine, et sur les arbres, sur les étangs, sur
les barques chargées de musiques, foisonnent des
lucioles de feu. Les eaux, que des dauphins et des
poissons chimériques vomissent dans les vasques
moussues des fontaines et dans les bassins de pierre,
se colorent aux lueurs des flambeaux portés par des
pages à cheval, et ruissellent en nappes d'or, en
torrents de gemmes scintillantes. Dans une éclaircie
des noires futaies, apparaît le château, et voici s'ou-
vrir, éclatantes, les portes des salles, briller les tables
d'un festin, resplendir les chandeliers d'or à vingt
branches et les lampadaires frissonnants de flammes,
pareils à des buissons ardents.
Le décor changea, et mon âme se crut transportée
aux temps antiques, bien avant la mort du grand Pan :
Dans une forêt aux rousses frondaisons incendiées
par l'automne, un char triomphal large et lourd
308 ÉTUDES D'ART.
roule sur ses basses roues dorées et ses essieux flam-
boyants. Il est traîné par des chevaux blancs dont la
crinière est tressée de feuillage et de fleurs. Répandue
tout autour, la troupe des ^gipans et des Faunesses
souffle dans des trompes et des buccins, et chante la
louange de Bacchus invincible.
Mais ici, en cette clairière de forêts, c'est l'apo-
théose du feu et c'est le triomphe de l'automne. Sur
les bras rigides d'un chêne, tourbillonne, comme au
vent d'un incendie, une nuée de feuilles rouges,
telles que des papillons de braise. Par une brèche
éblouissante des taillis, apparaissent des halliers de
flammes entre lesquels on dirait que se creusent et
s'enfoncent des puits de clarté. Un arbre d'or étend
largement ses rameaux, ses thyrses et ses panaches.
Sous ce dais fabuleux, des femmes nues, s'avançant
en troupe, semblent nouer et dénouer une vivante
liane de chairs. La peau des brunes mêle ses nuances
d'astre nocturne, ses gris fuyants plus fins que le lai-
teux orient des perles, à la chair blonde d'une transpa-
rence exquise et dont la pulpe semble pétrie de soleil.
Une des femmes déploie au-dessus de sa tête un voile
ou une écharpe rose, du même rose doux et vif qui
teint certaines conques de coquillages marins. L'om-
bre de l'étoffe baigne ses bras et ses seins de reflets
nacrés, mauves, lilas, si légers qu'ils semblent flotter.
ADOLPHE MONTICELLI. 309
Voici que maintenant de nouvelles, d'étranges
apparitions surgissent dans ma mémoire : les pompes
religieuses de l'Espagne catholique se déroulent
au pied de mornes églises, s'engouffrent sous des
porches sombres que pique un fourmillement de
cierges. Et ce sont de massifs paysages d'Orient :
solitudes d'Asie, terres rougeâtres, plaines accablées,
assises de montagnes recuites comme des parois de
forge, cités écrasées sous des cieux d'airain et sem-
blables à de brumeuses fournaises. Puis des visions
de légende ; puis des batailles, des cohues et des pro-
cessions de peuples en des pays qu'on ignore.
Haussées sur la houle d'un océan où pleut la
sombre richesse de la nuit, cinglent des nefs de mi-
racle. Les voiles sont de pourpre, les carènes sont
caparaçonnées de pierreries, et les mâtures sont
comme des fulgurations. La caravane de la mer passe
mystérieusement étincelante au milieu des ténèbres.
A travers une plaine obscure, sur la terre d'un
rouge étouffé, comme imbue de sang, défile une co-
horte fantastique. Rien n'est visible de la troupe en
marche qu'un confus tumulte d'ombres s'agitant;
mais un flot de lumière, soudain jailli on ne sait
d'où, illumine un rang de dromadaires montés par
des hommes tenant en leurs bras de longs étendards
aux plis d'un jaune très clair. Aux confins de la
310 ÉTUDES D'ART.
plaine frémit un ciel extraordinaire, strié de Mandes
d'ébène et de sombre azur, fouetté de vagues d'un
jaune vert, d'un jaune vert frais et délicieux comme
la splendeur d'une émeraude.
Enfin ce sont des visions d'effroi : tantôt un dur
firmament de cuivre, au bord duquel s'épanouissent
d'énormes nuages roses et blancs, tels que de pe-
santes fleurs suant les poisons ; un ciel de fièvre et de
peste couvre le chaos d'une ville, ses rondes tours,
ses dômes, ses coupoles et ses amas de palais, et
d'autres fois de rouges ténèbres, où bout une terri-
fiante colère, des nues orageuses déchirées de livides
éclats, semblent menacer des royaumes coupables et
les éblouir en les épouvantant.
Le faste et l'apparat de Véronèse, le luxe et l'abon-
dance du Titien, l'opulence du Giorgione, qui pei-
gnit des chairs de femmes savoureuses comme de
beaux fruits, tout un merveilleux héritage de ces
Magnifiques de l'Art, Monticelli l'a gaspillé à plaisir,
avec la folle insouciance d'un enfant prodigue. Quel-
ques-uns des trésors de Venise dorment enfouis dans
ses ébauches.
D'autres fois, en certaines de ses fantaisies, où il a
ADOLPHE MONTICELLI. 311
recueilli un reflet de Watteau, Monticelli est d'un
charme léger, d'une grâce presque fragile. Ailleurs,
ses paysages d'Orient montrent qu'il avait reçu cette
imagination de l'énorme et du cyclopéen qu'avaient
Rembrandt dans ses horizons de villes, Victor Hugo
dans ses dessins.
Malgré ces parentés plus ou moins lointaines,
Monticelli, comme tous les créateurs, entrevoyait un
univers que personne ne vit avant lui, un univers
où l'héroïsme même ne serait que volupté; ses
ébauches , ce jardin de la paresse, comme Baude-
laire nommait l'œuvre de Rubens, toutes respirent
une sensualité assouvie et heureuse, sans inquiétude
et sans remords, une plénitude de joie dans le
plaisir.
Mais l'œuvre qu'il laisse n'est qu'un miroir peu
net, où apparaît confusément, comme en une onde
troublée, l'image des royaumes et des palais qu'il a
songes. Ces mirages indistincts brillent, s'effacent, se
livrent aux yeux qui rêvent et se dérobent au regard
qui veut les tenir arrêtés. Ce que nous offre Monti-
celli, c'est, plutôt que des rêves s'imposant, une
invitation à rêver, une invitation câline, souple et se
ployant au désir de chacun, ainsi que fait la musique.
Les visions de Monticelli ne peuvent prendre achève-
ment et vie qu'en nous-mêmes.
312 ÉTUDES D'ART.
L'art si suggestif et si captivant de Monticelli
n'est pas un art supérieur, en ce que précisément il
manque trop de domination, en ce qu'il attend trop
de notre complaisance.
Pourtant les germes les plus réels de tous les
genres de charme ou de force se rencontrent dans
cet informe génie. Sans science vraie de dessin, Mon-
ticelli sentait à miracle la beauté d'arabesque que
peut prendre une silhouette. Il avait l'instinct de la
composition et des concerts de belles lignes, un sens
très éveillé de la beauté architecturale, et surtout de
celle qui peut se trouver dans les choses mouvantes,
les nuages, les fleuves et les horizons de forêts.
La plupart des personnages peuplant ses scènes
sont grossièrement dessinés, à peine établis, et ont
l'air de gauches marionnettes. Je sais pourtant telle
toile où une femme qui s'avance lentement, vêtue
de blanc, et sa robe flottant un peu à la cadence de
sa marche, est si délicieuse qu'elle me rappelle tout
à fait la grâce subtile et sûre avec laquelle furent
façonnées les figurines de prêtresses et de danseuses
trouvées à Pompéi.
Il a manqué à Monticelli je ne sais quel indispen-
sable levain. Ou ne serait-ce pas que sa passion maî-
tresse pour la couleur ruina peu à peu et finit par
absorber toutes ses autres facultés ?
ADOLPHE MONTÏCELLI. 313
La couleur, pour Monticelli, ce n'était pas seule-
ment la joie des yeux et ce plaisir physique, sensuel,
que donne un bouquet de belles fleurs : c'était encore
et avant tout un langage expressif, pathétique, péné-
trant au plus secret des âmes par une invincible
persuasion.
Sans nul renseignement de géographie ni d'archéo-
logie, par la seule suggestion de la couleur, Monti-
celli sait ressusciter pour nous un pays, un siècle,
une civilisation. Un instinct admirable lui apprend
la correspondance cachée qui unit certaines couleurs
à certaines émotions. Il est le maître, le sorcier, le
Prospero de ces signes mystérieux, sous lesquels sur-
gissent les pays de la terre et les empires du songe.
Pourquoi tel ton rougeâtre à côté d'un bleu d'une
certaine sorte a-t-il le pouvoir d'évoquer en moi
avec un intensité inouïe les solitudes du morne
Orient ? Pourquoi tel ciel d'un bleu profond, pareil
au bleu de la gorge des paons, me transporte-t-il
dans les jardins d'une Italie enchantée ?
Voici une croupe de coteau d'un roux fauve et
brûlé, et au loin des montagnes d'une pourpre vio-
lette ; et soudain résonne en ma mémoire la phrase
antique sur l'Afrique monstrueuse et nourrice de
monstres, Africa portentosa.
Puis un crépuscule mort, une route où chemine
18
314 ÉTUDES D'ART.
un groupe îndécis de cavaliers, et c'est le moyen âge,
et la tristesse des routes désertes, et les grands isole-
ments d'alors...
Avec cette couleur, véritable outil d'ange, quelles
merveilles eût créées Monticelli, s'il eût été capable
de l'effrayant travail nécessaire pour conquérir la
Forme et tirer ses rêves des limbes de l'ébauche!
Sans doute il aima la volupté facile de son art, et par
là il a été un artiste coupable ; mais il est vrai que le
penseur chez lui était trop inférieur à l'artiste. Ayant
reçu un tempérament extraordinaire et des dons de
nature infiniment rares, il manqua de l'Esprit, de
l'Esprit qui donne les hautes volontés et la soif
cruelle de la perfection.
Il ignorait la méditation et la pensée, mais il fut
plein d'orgie sacrée.
UN MUSEE
DU
PAYSAGE FRANÇAIS
Un critique d'art, qui s'est acquis une grande auto-
rité par la grâce et la finesse de son esprit autant que
par Fétendue de son érudition, M. Paul Mantz,
émettait, il y a quelques mois, dans le Temps, une
idée qui méritait de faire son chemin. M. Adolphe
Badin, dans Paris illustré, et divers critiques se
rencontraient pour y applaudir. On voit que l'idée
jetée a germé, et il est certain qu'elle lèverait
bientôt si M. Paul Mantz consentait à s'en occuper.
M. Paul Mantz souhaite qu'à l'occasion de l'Expo-
sition universelle de 1889 nos paysagistes organisent
une sorte de géographie pittoresque de la France.
« Pourquoi, dit-il, ne pas réunir au Champ de
Mars une série de paysages, qui, demandés à des
mains choisies, photographieraient l'aspect et l'âme
de notre pays, depuis les verdures un peu flamandes
316 ÉTUDES D'ART.
du département du Nord jusqu'aux versants un peu
espagnols des Pyrénées? Nous conservons pieusement
l'effigie d'individualités inutiles qui, devant l'histoire,
n'ont pas plus d'importance que l'insecte écrasé sous
le pied du passant. Pourquoi ne ferions-nous pas le
portrait de la France? »
Voilà qui est très bien dit. Mais ce portrait, nous
l'avons tout prêt ; il ne reste qu'à rassembler, dans
un large esprit d'admission, et avec une hospi-
talité ouverte, les toiles de nos paysagistes morts ou
vivants. Et nous aurions un Musée du paysage fran-
çais.
Un tel musée serait un monument élevé en recon-
naissance attendrie à la terre de France, comme le
veut M. Paul Mantz, et en hommage solennel au
paysage français. Elle mérite qu'on la distingue par
de pareils honneurs, cette forme de l'art, longtemps
considérée comme un genre inférieur (aune époque,
il est vrai, où l'on admettait volontiers une échelle
des genres), et qui pourtant donnera à notre école de
peinture le plus solide et le plus original de sa gloire.
Supposez, en effet, qu'il soit constitué un musée uni-
versel, quelque chose comme un musée des musées,
où tous les siècles et toutes les époques figureraient
seulement par ce qu'ils ont produit d'excellent, de
significatif et de plus personnel, que pourrions-nous,
UN MUSÉE DU PAYSAGE FRANÇAIS. 317
ce siècle -ci, présenter mieux que des paysages?
L'amour de la nature, qui a été le meilleur don de
nos peintres et de nos poètes contemporains, ne date
pas d'hier.
Les Primitifs, Van Eyck, Albert Durer, les Véni-
tiens ont peint en leurs fonds de tableaux des cam-
pagnes qu'ils firent selon leur rêverie particulière,
nobles et graves, héroïques et voluptueuses ou intimes
et familières. Vous vous souvenez aussi de l'infinie
douceur de mélancolie dont Rembrandt a imprégné
le ciel crépusculaire du Bon Samaritain. La Hollande
a Hobbema et Ruysdaël, notre ancienne école le
Poussin, « ce Virgile sauvage », comme le nomme
M. Marius Liéger ; mais en quelle autre époque de
l'histoire de l'art peut-on voir réunis et voués uni-
quement à l'amour exclusif du paysage tant de tem-
péraments divers, tels que Corot, Courbet, Daubigny,
Millet, Claude Monet, Cazin? L'amour de la nature
est un trait caractéristique de l'âme moderne, de cette
âme qui a faim de rêverie depuis le jour où Jean-
Jacques lui en donna le goût. La littérature, comme
la peinture, en est le signe.
Aujourd'hui l'âge du grand lyrisme est mort pour
notre école de paysage. M. Paul Mantz le constate
sans en marquer trop de regrets, mais il reconnaît
que nos paysagistes ont acquis « la notion des diffé-
18.
318 ÉTUDES D'ART.
rences ». A la vérité, nos paysagistes, aujourd'hui,
pour voir trop menu, voient un peu superficiel ;
beaucoup ont trop subi l'influence de la méthode
micrographique de Bastien-Lepage. Mais, pour le
salut du paysage, il nous reste de hautes individua-
lités; il nous reste Cazin, qui exprime avec un
accent si pénétrant la plainte de la lumière autom-
nale ; Claude Monet, plein de poésie, de force et de
splendeur extérieure; enfin, le maître Pu vis de
Chavannes, qui compose des horizons d'une noble et
magnifique invention.
On voit, par ce rapide aperçu, que notre école de
paysage est florissante.
Le Musée du paysage français n'aurait pas l'air
d'un inventaire après décès ; il montrerait au con-
traire que nous sommes riches d'autant d'espoir que
de trésors.
Et ce serait bien aussi la géographie pittoresque
de notre pays que veut M. Paul Mantz. Et ce serait
un hymne incomparable à ta louange, terre de
France, dont l'âme a nourri le rêve de tels artistes,
et dont chaque province, chaque canton, le moindre
champ doivent être aimés avec religion : Ile-de-
France, au ciel nuancé, aux matins noyés d'une
brume bleue, aux horizons d'une molle eurythmie,
qui revivent dans les toiles de Corot; forêt de Fon-
UN MUSÉE DU PAYSAGE FRANÇAIS. 319
tainebleau, qu'habitèrent Rousseau et Millet ; Bour-
gogne et Franche-Comté, dont Courbet a rendu la
robuste beauté et les mâles aspects, de monts, de bois
et de plaines, — rappelez-vous le Ruisseau du Puits
noir et le Château dOrnans ; France du Nord, aux
plaines immenses engourdies dans la brume, mais
d'où émane une tristesse si douce, quand le soleil filtre
au travers des nuages gris et chauffe faiblement les
hameaux de Picardie et du Boulonnais, les hameaux
de Cazin. Toute voisine, c'est la Normandie, riche et
forte, exhalant de ses prés et de ses blés verts une
odeur de feuille et de terre mouillée après Forage.
Daubigny a vécu là et s'est baigné les yeux dans
toute cette verdure et dans ces herbages agités par
le vent de la mer, si proche ! Cette côte de la Manche,
comme elle a été adorée, depuis les dunes sablon-
neuses crêtées de pins et de genêts, de Boulogne jus-
qu'aux rochers de la Hougue ! C'est Etretat et l'em-
bouchure de la Seine, si souvent décrits par Flaubert
et Maupassant, Villerville et ses grèves, puis tous les
petits ports de ces rivages, merveilleux de rudesse et
de sauvage poésie, quand la mer gonflée et creusée
de vagues vertes envahit les bancs de roches noires
tapissés d'algues et de goémons. C'est là que Courbet
peignit ses admirables paysages de mer.
Tout le long de l'Océan, chaque coin est ainsi
320 ÉTUDES D'ART.
peuplé de souvenirs. Cette presqu'île de la Manche,
Millet y est né ; Granville d'où s'aperçoivent les îles
anglo-normandes, Michelet l'a chanté. Et voici que
se dresse au milieu du désert de sable et d'eau la
mélancolique merveille de l'Occident, Saint-Michel
en Grève. C'est déjà l'Armorique. Il y a là une
région d'entre Bretagne et Normandie qui unit les
caractères des deux pays. C'est là que Barbey d'Au-
revilly a placé quelques-uns de ses récits.
Sur cette côte, entre Cancale et Granville, la mer,
certains jours d'été éblouissants, est comme une oasis
d'eau bleue au milieu du sombre Océan. Il y a des
matinées à Saint-Pair et à Jersey où la mer, resplen-
dissante de clarté et d'azur, ressemble à la Méditer-
ranée ; ces matinées, Monet les a peintes, et aussi ces
falaises, ces coupées brusques de rocs, aux escarpe-
ments verdoyants, ces chemins creux à la pente des-
quels apparaît subitement l'eau étincelante.
Voilà Saint-Malo, Saint-Pol en pays de Léon, Tré-
guier, où naquit Renan, l'îlot de Tombelaine, où
dort Chateaubriand. Toute cette extrême province
de Bretagne, comme Loti en a dit le charme pro-
fond et le mystère : « O Bretagne, ô terre tout im-
prégnée cPun sentiment d 'autrefois ! »Puis la Vendée,
où la révolte des paysans fut si tenace, car ils tenaient
de cœur et de chair à ce sol qu'ils défendaient, à ce
UN MUSÉE DU PAYSAGE FRANÇAIS. 321
bocage. Comment dire tous les pays? Rien qu'à les
nommer, le cœur est remué : Roussillon, Cévennes,
Quercy, de Cladel et de Pouvillon, Provence et
Languedoc.
Eh bien ! ce voyage où nous entraîne le souvenir,
sitôt qu'on s'y livre, tous pourraient le faire en une
visite au Musée du paysage français. Songez que les
plus admirables toiles de nos paysagistes sont à
l'étranger ; sur les œuvres qu'ont le Louvre et le
Luxembourg, on ne peut se faire aucune idée ni de
Corot, ni de Daubigny, ni de tant d'autres.
Pour une occasion comme celle de l'Exposition de
1889, et sur des garanties offertes par le gouverne-
ment français, les grands collectionneurs anglais ou
américains consentiraient, pour un temps, à se des-
saisir de leurs chefs-d'œuvre. Il est à souhaiter que
M. Castagnary prenne en main l'idée de M. Paul
Mantz.
Le Musée du paysage français serait la meilleure
leçon de patriotisme. Nous nous y emplirions les
yeux de nos bois, de nos plaines et de nos horizons.
Nous y goûterions le goût de la terre natale.
PROSES
CHRONIQUE
POUR SALUER L'AUTOMNE
J'avais fait ce rêve daller saluer F Automne. J'avais
fait ce rêve de m'en aller par les bois ou à travers
une lande qu'a déjà dévastée le vent glacial. Je suis
donc parti en compagnie d'un ami, dont j'écoute
avec intérêt la parole ou le silence, et qui mériterait
de porter ces noms de fantaisie tendre et morose,
Jacques le Mélancolique ou Jean d'Autrefois.
Nous allons ; nous allons, allègres, la poitrine au
vent, humant le froid, buvant l'air vif.
Sur la terre sombre, à la pente des guérets, dans
la broussaille et la friche, les ramures desséchées se
froissent et bruissent. Il ne demeure de plante vivace
que quelques touffes de bruyères, dont la fleur, d'un
violet rembruni, a un charme rude et rustique.
Ces violets s'alliancent avec le ciel immobile, tendu
uniformément de gris, d'un gris âpre, fort et triste.
Au bout de la lande sablonneuse, en même temps
19
326 PROSES.
qu'une ligne de rochers bleuâtres, s'étend la lisière
d'une épaisse et noire forêt de pins : juste au-dessus de
sa cime, une bande de ciel, plus claire, blême, a l'air
d'une lame d'argent allongée à plat.
Quelle volupté c'est pour l'âme et les yeux de re-
garder le bois frissonnant étreint par le ciel livide, la
lande sauvage aux bouquets de buis semés de-ci de-là
de pâles fleurs mordues par la bise, le lit de cailloux
d'un ruisseau à sec et la terre qui sent si fort la
terre mouillée !
Mais à ras d'horizon, le ciel semble s'éclaircir.
Un peu d'azur, d'un azur faible et doux, presque vert,
naît entre l'écartement de deux nuages blancs. Et cette
douceur qui se mêle à toute l'amertume du paysage
fait que la douceur devient suave et l'amertume
poignante.
Mon ami, qui s'exalte vite et que toute chose de la
nature rend ivre , déclame pour son plaisir des
phrases qui ressemblent à une incantation et répand
avec emphase son transport intime. Je le sais attaché
comme personne à l'univers des yeux, et que des
images de monts, de bois, d'eaux, de feuillages, de
terre stérile et de moisson, le spectacle du champ
céleste, à l'aube, au jour ou au crépuscule, lui frappent
le cœur de troubles joyeux ou tristes. Je l'écoute qui
divague :
CHRONIQUE POUR SALUER L'AUTOMNE. 327
« Automne, Automne délicieux et mélancolique,
ta seule approche fait se lever de leurs tombes les
souvenirs endormis. Elles doivent te bénir, les âmes
assez heureuses pour avoir un passé, un passé de joie
ou de douleur; ô saison qui sens l'exil, l'absence et la
nostalgie, tu rends nos cœurs lourds, mais chauds et
riches, lourds de songer aux tendresses éteintes, riches
de regrets!...»
Et à sa voix, des vers me viennent en l'esprit,
comme sourd l'eau d'une source.
L'aube bleue et voilée où l'Automne se sent
Est si pareille aux yeux de l'ancienne aimée
Que mon âme aussitôt est toute désâmée.
Ah! viens, approche-toi, fantôme gémissant.
Morte, je t'aime autant que je t'aimais blêmie.
O ma rose fanée, ô douloureuse amie.
Je revois ton front haut, ta bouche et ton souris
D'une pourpre si pâle et presque violette.
Comme autrefois, tu tiens de froides violettes.
Je lis la même plainte en tes yeux bleus et gris.
Je trouverai le même accent à tes paroles.
Tes cheveux sont toujours pendants comme les saules.
Tes cheveux sur ta joue et ta robe avaient l'air
De sillons de blé mûr dans des plaines de neige.
Tes yeux faisaient songer à des lacs de Norvège.
328 PROSES.
En toi, j'aimais l'automne et la lande et la mer;
Ta voix, c'était le deuil lent d'une forêt rousse.
Et tes yeux étaient beaux, comme une mort très douce.
Comme tu me fus bonne et comme j'adorai
D'un amour à la fois immense, ardent et triste,
Tes yeux de scabieuse et tes yeux d'améthyste. . .
*
* *
Mon ami vient de faire changer de piste à ma son-
gerie. Mon ami aime avec ferveur, avec passion,
Renan, Cazin et Loti, trois âmes couleur d'automne.
Jamais il ne perd une occasion de citer quelque
phrase de Renan, d'une grâce longue et languissante;
de rappeler certains paysages de Cazin où une sensi-
bilité souffrante s'enveloppe, s'endort, dans une
brume de rêverie; de réciter des descriptions de Loti,
subtiles, précises comme de la réalité, pourtant
étranges comme des songes. Mon ami est doué d'une
intelligence intuitive, singulièrement élastique et bon-
dissante, et voit entre diverses choses des rapports
secrets, si lointains, qu'on les dirait insaisissables. Je
n'ai pas le loisir de vous dire tout ce qu'il a vu dans
ces trois mots « la froide charmille janséniste » des
Souvenirs de jeunesse. Je ne doute pas qu'il n'écrive un
jour son Traité de morale et paysage, car il excelle à per-
CHRONIQUE POUR SALUER L'AUTOMNE. 329
cevoir en même temps des choses d'un ordre différent.
... Mais voici que nous quittons la lande. En ce
moment, la brise défaille ; il fait un temps de tiède
brume ; un soleil pâle et roux couve sous la cendre
des nuées. En même temps, le ciel s'émeut et remue;
une troupe de grands nuages jaunes vont, viennent,
ont l'air d'errer avec nonchalance. Nous descendons
la pente d'un coteau où des tilleuls forment une sorte
d'allée irrégulière. D'une futaie ronde, encore touffus
et tout d'or, ces tilleuls semblent des monceaux de
richesses ; et, sous un souffle plus fort, leurs branches
penchent, ploient, se balancent ; un tourbillon de
feuilles se disperse. On dirait des oiseaux éclatants,
mais volant lentement, lentement, avec des ailes
lassées. Et nous songeâmes à des vers de Heine, à un
lied délicat, fragile, exprimant des idées de chute, de
fuite de tous rêves et de désespoir.
L'ami disait : « Il y a un moment entre la fin du
regret et une nouvelle ivresse où l'état de notre âme
ressemble à cette heure-ci.
« De la joie calme serait permise alors à notre
âme un peu vide, sans détresse vive et sans ardeur
d'espoir. Mais de se voir guéri et consolé de son
deuil, il semble que c'est comme une seconde sépa-
ration cruelle, un autre adieu solennel qu'il faut dire
au passé. »
330 PROSES.
SECONDE MORT
Ah I le cœur est lourd de combien de choses !
La branche s'effeuille au vent de l'Automne
Et s'en vont aussi du cœur monotone
Tous les souvenirs des anciennes roses.
Hélas! tout se brise et tout se déchire,
Pas même une trace au cœur ne demeure.
Ah ! pourquoi faut-il que l'image meure
Du mal d'autrefois et du vieux martyre ?
Le glas qui jadis battit dans mon âme
Si fort, si longtemps, à peine s'il tinte.
L'heure va venir de la peine éteinte.
Nous ne rêvions pas d'un pareil dictame.
Cœur que n'émeut plus la douceur des fautes.
Jusqu'où, jusqu'où donc faudra-t-il descendre?
N'est-ce pas assez de muette cendre
Où se déployaient des flammes si hautes ?
L'étrange douleur, quand des agonies
L'amer souvenir en nous agonise !
Ainsi donc aucun deuil qui s'éternise,
Étrange regret des douleurs bannies !
Le vent de la mort aussi vite effeuille
Que les autres fleurs les fleurs funéraires.
Immortelles, lis, tubéreuses claires,
L'ange de l'oubli les fane et les cueille.
CHRONIQUE POUR SALUER L'AUTOMNE- 331
*
# *
Mais le soir approche, silencieux et solennel.
Devant nous, c'est maintenant une forêt rousse de
chênes et d'autres grands arbres au feuillage de
pourpre qui ont l'air de brûler comme des buissons
ardents parmi les taillis rouilles. Le soleil descend,
l'Occident s'allume. Une ivresse haute et je ne sais
quoi d'auguste emplissent le ciel, les bois, les champs
et nous, nous réveillent de notre lassitude d'âme,
nous fouettent, nous gonflent d'énergie et d'élan.
«Ah! pensâmes -no us, l'Automne, c'est un prin-
temps rouge. »
... Le crépuscule est tombé. Allons, Seigneur Mé-
lancolique, il est temps de rentrer. La nuit sera froide
et sinistre. Rentrons ! Déjà, là-bas, dans la nuit, le
bourg allume ses lampes.
SONGES D'HIVER
... Je suis seul, je suis malade, je suis triste. Le
silence de la chambre n'est troublé d'instant en in-
stant que par la toux, qui me déchire, la méchante et
opiniâtre toux, ma déjà vieille compagne. Voici
l'heure où s'abat du ciel le morne crépuscule d'hiver,
et l'ombre se blottit, épaisse, dans les coins de
l'alcôve, où les rideaux pendent lugubrement et
prennent comme une apparence de fantômes. La
chair grelotte, l'âme frissonne, mais le feu est là qui
rougeoie. Ah ! le réconfort du feu clair !
Je comprends que les hommes de jadis aient placé
dans l'âtre le cœur même de la maison et logé là le
dieu le plus intime, protecteur de la race. C'est au
coin du feu que nous réussissons parfois à sentir ce
qu'il peut y avoir de permanent ou de plus durable
en nous-mêmes. Aussi je veux, ce soir, laisser la nuit
venir, les heures couler, et, immobile dans un fau-
teuil, ruminer les vieux souvenirs et filer les lentes
19.
334 PROSES.
songeries en regardant s'user les bûches, lès belles
bûches, noueuses, rugueuses, écaillées d'or jaune,
vêtues de mousses et de lichens blanchâtres, où l'on
voit naître, à mesure que les mord la flamme, des
roses ardentes et des damasquinures de rubis.
Là-haut dans la cheminée, le vent de décembre
souffle par intervalles, puis chantonne, puis gémit et
pleure. Que ne croit-on ouïr dans la plainte du vent
d'hiver? Histoires folles et désolées et sans suite
comme la vie, chansons interrompues en des larmes,
comme la vie, mille et mille confidences de peines
étranges et mille aveux d'une souffrance si mysté-
rieuse qu'elle ne peut s'exprimer par des paroles et
que seule la musique pourrait la traduire peut-
être.
Mais je laisse geindre le vieux radoteur de vent et
je contemple le feu déployer sa sombre magnificence,
sa rapide et multiple merveille. Sous les cendres
grises comme les nuées d'automne, des tisons brillent
d'une splendeur étouffée, qui s'éteint en lueur rose,
du ton des bruyères fleuries; tout près, pétillent
dans les ténèbres des éclats d'un vermillon vif
comme celui des cerises mûrissantes ou d'un rouge
assourdi comme le sang presque noir des grenades
éclatées. Une bûche, presque entièrement consumée,
a gardé sa forme, d'une blancheur soyeuse que rayent
SONGES D'HIVER. 335
de réguliers anneaux d'ébène; des clartés mauve,
lilas, grenat, ondulent comme des flots souples ou se
tendent comme des voiles ; des serpents étincelants
semblent se tordre ici , tandis que là, des décombres
noircis s'érigent sur un fond de pourpre orageuse
évoquant quelque silhouette de burg, une nuitd'effrois
et de massacres.
On voit beaucoup de choses dans les bûches qui
brûlent.
*
# *
J'en voyais bien davantage dans le temps, déjà . 6i
éloigné, où je n'étais qu'un tout petit enfant, un petit
enfant singulièrement attentif, et qui étonnait et
inquiétait même, tant il paraissait bizarre et doux.
En ce temps-là, ma joie était de regarder dans les
braises qui s'écroulent, toutes sortes de jolies ma-
rionnettes, habillées d'or et d'écarlate, briller, tour-
ner et s'en aller.
Elles venaient, elles partaient, les princesses de la
légende en robes belles, en manteaux couleur de lune
et de soleil, les reines portant aigrette au front et
diadème de perles, les dames au long sourire et les
fées, sous leurs chevelures qui flottent, toutes sou-
dainement nées et brusquement évanouies, dans un
L.
336 PROSES.
bouquet d'étincelles parmi les flammes bleues ou
violettes. Leur fuite si prompte accroissait leur beauté
devinée. Vite enfuis, eux aussi, les rois chamarrés et
rouges, les princes et les chevaliers cuirassés de ver-
meil, apparaissant en des châteaux illuminés de clartés
magiques.
*
* *
C'était aussi le temps où, sur la cheminée, s'édifiait
la crèche de Noël. Ah! les délicieux santons! Mais
vous savez d'ailleurs qu'encore aujourd'hui, je ne
souffrirais pas qu'on se moquât d'eux en ma pré-
sence.
D'abord ces figurines appartiennent à un art, qui
n'est pas prétentieux au moins. Je conviens que leur
raideur est plus grande que celle qu'on reproche
justement aux statuettes de la première période éginé-
tique ; j'accorde qu'à côté d'eux, les images en pierre
de l'époque romane la plus barbare se distingueraient
par la grâce aisée et la facilité des mouvements. Tels
quels, j'aime les santons (i). Parfois ils expriment les
(i) Les santons sont, comme on le sait, de minuscules sta-
tuettes de terre cuite coloriée qui servent, en Provence, à peupler
les crèches de Noël. Le ravi dont il est question plus loin est un
personnage de la crèche dont la physionomie et les gestes expri-
ment un étonnement naïf et profond.
SONGES D'HIVER. 337
sentiments (Tune âme simple avec des gestes appro-
priés et dont la fine bonhomie est pour -enchanter
les plus délicats ; et enfin peut-être est-ce leur gau-
cherie même qui me touche tant.
Autrefois, ils étaient maîtres et seigneurs dans la
foire qui se donne en leur nom. Mais à force d'intri-
gues, le pain d'épice obtint d'être relevé de l'antique
ostracisme qui le frappait, cependant que le sucre
d'orge réussissait à s'insinuer en douceur ; la brèche
ouverte, la barbarie entra à flots ; si bien qu'aujour-
d'hui Leurs Majesté les Rois Mages doivent suppor-
ter le voisinage d'un tas de quincaillerie, tandis que
des étalages de chocolatier semblent vouloir humilier
le pauvre Barthoumiou, de n'avoir qu'une morue à
offrir. Tout s'en va. Peut-être nos petits-neveux ne
verront-ils plus les bonnes vieilles discuter avec un
sérieux ineffable, pour faire achat d'un roi pas cher
et exiger un ravi par-dessus le marché.
Ce n'est pas sans émoi que je me rappelle les
crèches anciennes, les moutons blancs répandus sur
la mousse d'émeraude, les ruisseaux en papier d'ar-
gent bondissant parmi les rocs sauvages taillés dans
du liège, et les faisceaux de branches verdoyantes,
laurier, arbousier, rameaux de buis et de houx aux
baies d'un rouge vivace.
Aux yeux des enfants, ce peu de mousse, ces quel-
338 PROSES.
ques feuilles ouvrent d'infinis horizons de nature
agreste et de campagne. Pour moi, ces bouquets
de verdure étaient comme une forêt de Brocéliande ;
et j'avoue qu'en quelques lieux que les grands hasards
de la vie aient plus tard mené mes pas, je ne ren-
contrai plus jamais d'aussi beaux et sombres et
mystérieux bois.
* *
Renan nous apprend que « cette riche ciselure de
légendes qui a fait de Noël le joyau de l'année
chrétienne est tirée presque tout entière des Evan-
giles apocryphes ».
N'est-ce pas dire que toute l'adorable poésie des
Noëls,
Les Noëls sentant bon le houx vert et l'hiver,
est issue du peuple, de la foule anonyme, qu'elle est
montée du plus profond de son âme ingénue ? Elle
est une création collective, comme les épopées primi-
tives et comme les églises gothiques, ces autres
épopées architecturales. Le merveilleux, dans le
catholicisme, a, me semble-t-il, un caractère unique
de cordialité, et parfois une saveur toute rustique et
populaire. Je sens en lui la chaleur de la basse huma-
SONGES D'HIVER. 339
nité que Rembrandt sut exprimer mieux que per-
sonne, en certaines de ses œuvres, comme, par
exemple, V Adoration des Bergers qu'on voit aujour-
d'hui à Londres, à la National Gallery.
Aussi le poème de la Nativité est-il demeuré cher
aux âmes que séduisent la douceur et la noblesse des
rêves ; et, pour le railler, il faudrait être conseiller
municipal horriblement, ou un de ces avocats politi-
ciens dont les Muses sont épouvantées.
Je connais de très grands savants, affligés de ne
plus croire à rien, qui soutiennent que rien n'est
meilleur à l'humanité que les contes de fées et les
chansons de nourrice. Ceux-là, le soir de Noël, se
joignent en esprit aux Bergers et aux simples, et
font route avec eux, vers la petite Etable dont brille
la flamme dans la saine froidure de la neige et de la
nuit.
*
Comme le passé est doux et douloureux à remuer!
Rêves de l'enfance, émotions lointaines, si lointaines,
illusions tendres; tout cela, devant le feu, s'est réveillé,
s'est ranimé. Bien d'autres lambeaux de mon cœur,
mort depuis longtemps, ont palpité aussi. Même un
moment, il m'a semblé voir naître un visage, hélas !
340 PROSES.
trop chéri, et des yeux que je sais, les yeux de celle,
comme disent les vers délicieux de Murger,
De celle dont le nom aux lèvres vous revient
Comme un miel fait de plante amère.
Mais soudain des pas vigoureux se sont approchés
de ma chambre, la porte a tourné, et j'ai entendu
une voix cordiale et bougonne m'interpeller : « Tiens,
que faites-vous là dans le noir ? »
J'ai répondu : « Mais, vous voyez, je rêvasse au
coin du feu. Je suis de ceux... que ça amuse... de
s'ennuyer. »
... On voit beaucoup de choses dans les bûches
qui brûlent.
L'ART
DANS
LES TÉNÈBRES DU PEUPLE
Nous marchâmes longtemps le long des maisons
tristes.
C'étaient de petites maisons sentant la misère,
une terrible odeur de misère. Bâties de briques rou-
geâtres, elles s'alignaient chétives, régulières, presque
toutes si pareilles! — la même fenêtre, la même
porte, la même allée — et la multiplication de tant
de gîtes pauvres donnait à l'âme un malaise, et leur
monotone pullulement emplissait d'effroi.
Depuis que j'errais, dépaysé, dans l'énorme ville
inconnue, parmi ce peuple silencieux, j'avais ren-
contré bien des souffrances et bien des laideurs;
j'avais aperçu maintes et maintes figures doulou-
reuses, j'avais croisé de rapides regards avec les re-
gards de beaucoup d'yeux désolés et las. Mais ici, en
ce faubourg qui tient de l'ergastule et du ghetto,
342 PROSES.
Fâme humaine apparaît étrangement passive, usée,
éteinte; les êtres semblent avoir été réduits au
silence de la plainte par l'habitude trop ancienne de
la détresse. Parfois, la pitié même, ayant conscience
d'être trop inégale à cet excès de misères, se sentait
prise d'une espèce de lassitude, puis, soudainement
réveillée par quelque épouvante nouvelle, elle re-
commençait à saigner comme une plaie.
Assise sur le pas d'une porte, une vieille femme
tenait, enveloppé de chiffons, un enfant dont la tête
était si maigre, si hâve, si froissée et si grise. de rides,
que j'en éprouvai comme une crispation d'étonne-
ment. Je n'avais jamais compris, comme alors, ce
que la naissance peut avoir de sinistre, et l'horrible
aventure de venir à la vie. Plus loin, deux femmes,
couchées à terre, ivres mortes, barraient le trottoir.
Plus loin allait et venait une toute jeune prostituée.
Elle avait les cheveux épars, dans ses yeux, comme
d'une folle, je ne sais quoi de strident, et, d'une
bouche navrée, elle nous grimaça un rire obscène.
Nous entrâmes dans un dédale de ruelles hideuses.
Des échoppes basses étalaient des nourritures. Une
repoussante odeur nageait dans l'air.
Nous quittâmes le marché juif. Nous reprîmes
notre course â travers la cité dolente.
Ici, mes souvenirs vacillent et s'emmêlent. Je sais
L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 343
seulement que nous longeâmes des entrepôts, des
hangars, des docks démesurés, que nous côtoyâmes
des canaux d'eau noire. De hautes cheminées vomis-
saient des flots de fumée lourde; une impalpable
poudre obscurcissait l'atmosphère.
Nous nous engageâmes dans des passages si étran-
glés qu'on eût dit les chemins de ronde de certaines
prisons. Parfois sur l'ennui des hautes murailles
nues, sur le désert des trop grands espaces sans
ouvertures, une petite fenêtre semblait bâiller
d'abandon et d'isolement. Car dans ce cachot où
l'âme souffre se sentant captive des choses, les choses,
elles aussi, ont un air captif.
Et je songeais qu'à droite, à gauche, en avant, en
arrière, s'étendaient ces murailles mornes, s'allon-
geaient, se croisaient ces labyrinthes, ces couloirs,
d'étroits boyaux qui évoquent les cauchemars où
l'on se perd à travers des appartements et des esca-
liers s'enchevêtrant, où l'on cherche à avancer dans
des corridors aux parois soudainement serrées. Oh !
s'évader de cette oppression de la pierre et du métal !
Partir sur la mer lugubre, mais libre et ouverte ! Et,
le cœur brusquement piqué d'un regret aigu, je me
rappelais telle route qui va sous le vaste ciel, telle
lande aux buissons tourmentés par des souffles venus
de très loin.
344 PROSES.
Nous étions arrivés à une rue un peu plus large.
Devant une allée de maison, mon guide s'arrêta, et
avec sa voix qui appuie sur chaque syllabe, il me
dit : — Tenez, ici même a été relevée un matin une
des victimes de Jack.
Nous allons maintenant dans une des grandes
rues si agitées, si remuantes, qui traversent White-
chapel. Je recommence à harceler de questions le
compagnon si obligeant qui dirigea ma descente
dans l'enfer londonien.
De sa voix égale, avec sa douceur et sa courtoisie
parfaites, mon ami tâche de répondre à mes curio-
sités, tandis que je lève les yeux vers lui. Il a des
yeux d'un bleu très clair, un grand nez mystique,
et, comme Dante, un front en hauteur et des tempes
serrées. Il a des gestes rares, une grande et très
naturelle noblesse de manières. H est si long que
parfois des loustics, sur ses pas, se mettent à crier :
« Où va-t-il, ce réverbère ambulant? » (Where is
going that walking lamp-port ?)
Très grave, très réfléchi, très sérieux. J'ai cherché
L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 345
longtemps la nuance qui achèverait de le peindre. Je
n'ai pu trouver que ceci : folâtre comme Cromwell.
Oui, je crois que ce qui manquerait le plus à ce
type excellent d'un certain esprit anglais, ce serait
l'art de rire avec frivolité.
*
* *
C'est un lettré et un artiste du goût le plus fin.
Cependant rien ne le préoccupe, comme l'existence
de la peine et du mal, de tant de pauvreté, de tant
de péché. Mais, s'il croit qu'il faut soulager la misère
par la charité, il pense qu'il convient surtout de la
combattre par delà morale. Le mal, c'est l'ignorance,
c'est la brutalité des instincts et la tyrannie des
vices, c'est la paresse et l'alcoolisme. Les remèdes,
— Dieu ! qu'ils me semblent hasardeux et précaires !
— c'est un peu d'instruction, beaucoup de prédica-
tion évangélique, et enfin peut-être aussi l'Art dont
la vertu est purificatrice. Il faut apporter un peu de
lumière dans les ténèbres du peuple.
— Il faut, dit-il, « descendre une lampe dans la
cave »-
Il est donc membre actif de la Townbee Hall Asso-
346 PROSES.
dation, dont il me semble représenter assez bien
l'esprit.
Mais voici Townbee Hall. Entrons. Une petite
cour sablée ; des bâtiments de briques rouges, recou-
verts d'un manteau de verdure sombre. Un escalier
de bois nous amène à un corridor sur lequel s'ou-
vrent de nombreuses portes. C'est là que logent,
moyennant un loyer, quelques-uns des membres de
l'Association. Les chambres sont claires, propres,
très confortables. Partout une abondance de photo-
graphies d'après Botticelli ou les quattrocentistes
italiens. Je m'arrête à considérer une carte de la
Pauvreté à Londres dressée par Charles Booth. Je
reconnais notre noir itinéraire de tantôt.
Nous frappons à la porte du secrétaire, Thomas
Hancock-Nunn. Accueil charmant. On est chez des
artistes. Aux murs, des photographies de belles
choses ; sur la table, un vase de faïence jaune où
trempe un rameau de verdure, comme le veut une
très jolie mode anglaise.
Tandis qu'on bavarde, l'heure du repas a sonné.
On me prie à dîner. J'accepte.
La salle à manger est grande, revêtue de boiseries
brunes que décorent les écussons des collèges d'Ox-
ford et de Cambridge. Présentations, saluts, cor-
diaux shake-hands.
L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 347
Le président de table s'assied devant une magis-
trale pièce de bœuf, et le dîner se poursuivit, qui
n'eut rien d'ascétique.
Dans ma noire ingratitude; cette chère excellente
me donnait une manière de vague remords, de même
que j'avais été choqué par le confortable de la maison
entière. Je n'avais jamais plus vivement senti que
les amis des pauvres doivent se faire pauvres, comme
l'admirable saint François, et que, pour consoler les
affamés qu'il n'est pas possible de rassasier, il est
décent d'un peu mourir de faim soi-même. Je dois
noter que ces réflexions, dont je crus un jour devoir
faire part à un révérend; semblèrent l'étonner prodi-
gieusement.
Mais d'ailleurs la Townbee Hall Association n'est
pas un bureau de bienfaisance, et elle ne s'occupe que
de charité au second degré. Elle fait son souci
d'apporter aux déshérités de tout un peu de bien-
être, un peu de joie; elle fait la charité du luxe.
L'hiver, des concerts sont organisés à Whitechapel,
où viennent chanter des femmes du monde, parfois
de très grandes dames. Le public est en haillons et
nullement trié : « Un soir que je devais chanter, me
racontait miss A..., il fallut d'abord emporter une
malheureuse saisie tout d'un coup d'un accès de deli-
rium tremens. »
348 PROSES.
De plus, chaque année, depuis douze ans, l'Asso-
ciation organise des expositions de peinture qui ont
lieu dans les salles de l'Ecole Saint- Jude. L'exposition
de 1891, qui dura vingt jours, et qui comprenait
deux cents toiles environ, prêtées par des artistes ou
des amateurs, fut visitée par 70,000 personnes. Au
catalogue que j'ai entre les mains, je relève les noms
des peintres les plus célèbres : la Royal Academy,
avec sirFr. Leighton, Millais, Watts, Briton Rivière,
les préraphaélites Rossetti, Burne Jones, Walter
Crâne, le vieil Holman Hunt, etc.
Une disposition de ce salon populaire témoigne
d'un goût assez britannique, chaque visiteur étant
tenu de dire le tableau qu'il a préféré. J'ai pu me
procurer les résultats de quelques-uns de ses plébis-
cites. Eh mais !... Il me paraît que les simples n'ont
pas si mal voté.
Une année, la victoire appartient à Briton Ri-
vière, et le grand Burne Jones n'arrive que quatrième
avec une Annonciation. Mais l'année suivante, il
remporte un éclatant succès avec la suite de quatre
tableauxqu'ilintituleZ^^^/q/' J 5rmri?o^. Viennent
après lui Leader et Frank Dicksee, un avec le
Retour du laboureur , l'autre avec la Rédemption de
Tannhauser.
La légende féerique, peinte par Burne Jones, et qui
L'ART DANS LES TÉNÈBRES DU PEUPLE. 349
obtint le plus éclatant succès, est une variante de notre
Belle au bois dormant. La jeune princesse s'est
piqué la main avec un fuseau; son sommeil magique
a déjà duré cent ans. D'inextricables broussailles
d'églantiers, une forêt de roses sauvages ont enveloppé
le château, envahi la chambre où la vierge repose ;
mais voici qu'arrive le chevalier élu.
*
* *
Ainsi le cœur des plus ignorants, l'âme des plus
humbles sont allés tout droit vers l'exquis. Des
illettrés ont, d'instinct, aimé l'œuvre d'un artiste
très raffiné. J'avoue que ce choix m'a plu, m'a tou-
ché. Même en faisant, comme dans tous les plébis-
cites, la part de la pression électorale, il demeure que
la foule s'est laissé diriger à préférer une vision qui
la délivre de ce qu'elle voit tous les jours, et qu'elle
ne s'intéresse à rien tant qu'à entendre réciter des
songes.
Hélas ! les fois se sont à jamais enfuies, qui furent
si bonnes à la pauvre humanité, et il semble que
chaque jour se dissipent les mirages qui jadis enchan-
taient les yeux. Au lieu d'être une joie offerte à tous,
20
350 PROSES.
une communion et une fête universelles, — comme
aux beaux temps du Moyen Age, où la maison de
Dieu était le palais du peuple, — l'art aujourd'hui
tend à devenir un luxe privé. H faut lutter de tout
l'effort possible contre cette tendance déplorable et
tâcher à partager les beaux rêves au plus grand
nombre. Autant que de pain la foule a faim d'être
émerveillée.
NOTES
Paul Guigou était né à Marseille le 8 février 1865.
Il est mort dans cette ville le 17 janvier 1896. Il avait
fait ses études au lycée de Marseille et, ses études ache-
vées, était venu se fixera Paris. Il avait successivement
collaboré à divers journaux ou publications périodiques
et rempli les fonctions de secrétaire de la rédaction à la
Revue moderniste et au Passant, Frappé du mal qui l'a
emporté après de longues années de souffrances, il dut
regagner le pays natal et désormais ne se rendit plus à
Paris que pour de rares et courts déplacements.
Les œuvres qui figurent dans ce volume (1) appar-
tiennent à toutes les époques de sa vie. Paul Guigou
était très épris de perfection, et nous avons cru devoir,
obéissant au souvenir que nous avions de' ses scrupules
et de sa sévérité, nous montrer très réservés dans le
choix des pages à recueillir. Les papiers que sa famille
a bien voulu nous confier contiennent une foule de
fragments où son âme apparaît tout entière, mais que
(1) Ce volume a été publié par les soins d'une réunion d'amis :
MM. Philippe Auquier, Jean Blaize, R.-M. Ferry, Félix Jeantet,
Emile Hovelaque, Charles Le Goffic, Charles Maurras, Fer-
nand Mazade, Paul Rougier, Jean Tribaldy et Auguste Vimar.
352 NOTES.
nous avons éliminés, notre dessein arrêté étant de ne
retenir que les morceaux pour lesquels il avait de son
vivant marqué sa préférence, ou encore ceux qu'il avait
corrigés, remaniés, refondus, et dont la présence au
dossier, avec leurs nombreuses retouches, constituait un
témoignage qu'il les considérait comme dignes d'être
conservés. Nous n'avons fait une exception que pour
Y Offrande à Hécate, qui est inachevée, mais qui ja-
lonne l'une des étapes de son existence et qui est la
dernière poésie qu'il ait conçue, à l'heure redoutable
entre toutes où, pris de lassitude et de découragement,
il se contempla d'un regard lucide et comprit que l'af-
fection dont il était atteint était de celles qui ne par-
donnent pas.
Il convient toutefois de noter que cette affection, pour-
tant si longue et si douloureuse, fut clémente à Paul
Guigou, en ce sens qu'elle n'ôta jamais entièrement de
ses yeux le divin bandeau de l'illusion, et qu'il conserva
jusqu'au bout, sauf à de rares moments de dépression
morale et d'abattement physique — et les vers dont on
vient de parler ont été sûrement conçus dans un de ces
moments-là — une sensibilité suraiguë qui lui permit
de goûter dans leur plénitude les belles choses qu'il
aimait.
Les essais de tous ordres que nous avons réunis suf-
firont — c'est notre plus cher espoir — pour donner à
ceux qui voudront bien les feuilleter une idée exacte de
ce que fut ce tempérament où la grâce et la force s'équi-
libraient. Mais, quelle que soit la perfection de la
plupart de ces morceaux, ceux qui les liront devront
n'y chercher que des indications. Le meilleur de Paul
Guigou, en effet, demeurera secret à quiconque ne l'a
NOTES. 353
pas connu. Le maître illustre qui s'est si généreusement
offert à nouer la gerbe que des mains amies ont assem-
blée, l'a dit éloquemment dans sa préface, et la même
pensée se retrouve, sous une forme saisissante, dans
une lettre de M. Emile Pouvillon à M. Charles Maur-
ras. « La disproportion inévitable, en pareil cas, entre
l'œuvre accomplie et l'œuvre en puissance, écrivait le
parfait poète des Antibel, ne peut être comblée que par
l'importance du commentaire. » Pareil regret a été
exprimé par M. Paul Margueritte dans un émouvant
article de Y Écho de Paris et par M. Gustave Geffroy,
dans une brève notice publiée par le Soir ; « J'avais
seulement rencontré Paul Guigou..., disait M. Geffroy.
Et pourtant, il me semble qu'une amitié tacite, loin-
taine et intermittente vient de prendre fin avec la mort
de ce pauvre garçon de trente ans, qui s'en va après
avoir donné les preuves de son talent réfléchi, épris de
beauté et de raison. Ceux qui furent vraiment les amis
de Guigou de toute la vie, de tous les jours, pourraient
dire certainement les raisons de cette sympathie mieux
révélée par la mort. C'est sans doute qu'il y eut en
Guigou un esprit qui se prouvait immédiatement, par
quelques mots expressifs, par la douceur du regard, et
enfin par les pages écrites çà et là, dans la Revue mo-
derniste d'abord, puis, au hasard des déplacements,
dans des journaux de Paris et de Marseille, où il écrivit
des vers d'un sentiment mélancolique délicieux, et des
pages mêlées de critique et de rêve sur les artistes qu'il
aimait : Puvis de Chavannes, Claude Monet, Rodin.
J'espère que, de tout cela, on fera un livre. Ce sera le
tombeau d'une intelligence, c'est vrai, avec un nom et
deux dates sur la couverture, comme sur une pierre de
20.
354 NOTES.
cimetière. Mais ce sera aussi la survivance d'une pensée
délicate, le souvenir perpétué de celui-là qui mourut
après avoir à peine commencé le songe de la vie. »
Ainsi parlèrent tous ceux qui, ayant une fois ren-
contré Paul Guigou, avaient pu apprécier la richesse
de sa pensée et la variété de ses connaissances. Ainsi
parla M. Pierre Bertas, adjoint au maire de Marseille,
délégué aux beaux-arts, sur la tombe de celui qui avait
été son compagnon de jeunesse. Et c'est la grande tris-
tesse de ceux qui ont apporté leur concours à l'édifica-
tion de ce monument que l'injuste destin n'ait pas
permis qu'il soit plus complet et plus imposant. Ils ont,
d'ailleurs, la consolation de penser que des poèmes tels
que In memoriam (i), la Cathédrale merveilleuse (2) et
Sous la lune d'automne (3) et des pages comme la Pré-
face (4) aux Reliques de Jules Tellier et l'étude sur le
peintre Monticelli (5), permettront au lecteur de faire
aisément le départ entre ce qu'a été Paul Guigou et ce
qu'il aurait été, si la vie lui avait fait un plus long
crédit.
A qui voudra lire plus sûrement dans l'intimité de
cette âme charmante et sérieuse, il importe de signaler
(i) Revue hebdomadaire.
(2) Revue hebdomadaire.
(3) Revue hebdomadaire.
(4) L'œuvre de Jules Tellier, publiée par un groupe d'amis, a
été tirée à un nombre d'exemplaires limité. C'est pourquoi on a
cru devoir reproduire ici la préface écrite pour les Reliques par
Paul Guigou.
(5) Cette étude sert d'introduction à l'album des œuvres de
Monticelli par le peintre-graveur A.-M. Lauzet. On l'a reprise
ici pour la même raison que la préface dont il est question ci-
dessus.
NOTES. 355
la prose révélatrice qui a pour titre : Chronique pour
saluer l'automne (i). Guigou avait fait le projet d'écrire
ce Traité de morale et paysage qu'il mentionne, car, bien
mieux que l'ami dont il parle, il excellait à découvrir
des rapports mystérieux entre les choses, en apparence,
les plus dissemblables. Il était poète, il eût voulu être
peintre; et ce double amour qui eût été funeste à un
esprit moins solide que le sien, n'eut d'autre résultat
pour lui que de l'entretenir dans une exaltation perma-
nente vers la beauté. Et c'est ainsi qu'il lui aura été
donné de vivre, en toute sécurité et en pleine paix,
entre ses deux idoles.
Tel de ses sonnets, « Orient !... Orient !... » dit son
amour pour les fastes de la lumière, et il est certain
qu'habitué dès son enfance aux splendeurs des soirs
méditerranéens, il marqua toujours une grande préfé-
rence pour les peintres dans les tableaux desquels la
couleur s'exaspère jusqu'au lyrisme; mais il n'était pas
dupe de ces beaux décors qui ne masquent que le vide
de la pensée et la sécheresse de l'imagination, et son
souci de mêler toujours la morale à l'esthétique est sen-
sible dans toutes les pages que sa main défaillante a
pu achever. M. Maurice Barrés, qui l'aima beaucoup,
l'avait défini, dès leur première et déjà lointaine ren-
contre, un « esthéticien moraliste », et il est avéré que
Guigou garda, sa vie durant, un penchant très vif pour
les essais critiques et les méditations philosophiques. Il
n'est, pour s'en convaincre, que de parcourir des tra-
vaux comme les Génies stériles (2) , la Poésie de
(1) Le Passant.
(2) Revue moderniste.
356 NOTES.
Renan (i) ou Y Art dans les ténèbres du peuple (2).
La curiosité si active et si large de Paul Guigou
dispersa quelque peu les efforts de ses années de prime
jeunesse ; mais elle eut l'avantage de féconder un terrain
déjà naturellement très riche. Il se trouva un jour en
possession d'une érudition que son goût avisé avait
finement tamisée et distribuée. Ce fut malheureusement
à l'époque où il entrait dans la pleine possession de ses
facultés que la maladie stupide lui fît sa première visite
et transforma ces dons merveilleux et cet acquis énorme
en un trésor presque stérile. Ce patient et allègre tra-
vailleur avait labouré en vain son sillon. Le temps
arrivé de la moisson, la satisfaction de voir des épis
nombreux et forts lui était refusée, et, dès lors, le clair
et souriant regard de ses yeux bleus se tempéra d'une
secrète et persistante tristesse intérieure.
Il n'eut vraiment que la consolation de goûter profon-
dément la beauté et de tout comprendre. Cette ivresse
que donne une grande acuité d'intelligence, ce vertige
spécial à ceux dont l'esprit toujours tendu s'affine,
pour ainsi dire, jusqu'à la divination, il les éprouva
durablement et par delà même ces crises fréquentes où
sa vie s'usa peu à peu. Il parle, dans son étude sur
Jules Tellier, de ces rencontres où leur esprit fraterni-
sait dans la volupté rare d'un beau vers évoqué sou-
dain au détour d'une causerie ou soudain découvert au
hasard d'une lecture. Le nombre est incalculable des
découvertes qu'il aura ainsi faites, et cet essayiste infa-
tigable, dont la maladie avait fait un reclus, aura bu à
*
(1) Revue hebdomadaire.
(2) La Cocarde, direction de M. Maurice Barrés.
NOTES. 357
pleines lèvres à la coupe d'or de la poésie. Il n'est que de
consulter les études littéraires contenues dans ce livre,
pour mesurer l'étendue et éprouver la sûreté de son
jugement. Et ceux qui l'ont entendu n'oublieront jamais
avec quelle chaleur, quelle finesse et quelle pénétration
il parlait des poètes dans ces conversations amicales où
il cherchait l'oubli et dépensait les ressources précieuses
d'un esprit désormais presque impuissant à créer. Alors
le visage de Paul Guigou rayonnait, et la « haute et
noble coupole de son front » — pour nous servir de l'ex-
pression de M. Albert Jounet, dans sa belle et forte étude
de la revue l'Étoile — apparaissait, à ceux qui l'entou-
raient, couronnée de roses et de violettes symboliques.
Une autre joie de sa vie fut sa nomination au poste
de conservateur du musée de peinture de Marseille. Là,
Paul Guigou vécut vraiment dans son atmosphère natu-
relle. Il s'était attaché à reconstituer l'état civil des
tableaux confiés à sa sollicitude éclairée, et il eut l'envia-
ble bonne fortune de restituer à quelques-uns d'entre
eux , accrochés loin des regards ou simplement oubliés
derrière les portes, le rang que leur mérite leur assignait
légitimement. De cette époque datent quelques-unes
des pages réunies dans cet ouvrage, notamment l'étude
sur la Poésie de Renan déjà citée, d'une analyse si déliée
et d'une conclusion si imprévue ; le Mythe de Pierrot (i) ,
cette digression si subtile et si ingénieuse, et aussi ces
deux albums pour la jeunesse : V Arche de Noê et Y Illustre
Dompteur (2), où son esprit, las de tant de travail et de
tant de souffrance, s'est distrait et reposé. L'œuvre de
(i) Revue hebdomadaire.
(2) En collaboration avec le dessinateur A. Vimar. Librairie
Pion et Nourrit.
358 NOTES.
Renan était la grande dilection de Guigou. Non qu'il
adoptât toutes les conclusions du philosophe ; mais il
goûtait par-dessus tout la langue si fluide et l'esprit
insinuant du maître ; et qu'il ait fait de la « Prière sur
l'Acropole » quelque chose comme son bréviaire d'artiste,
cela n'a rien de surprenant chez un Latin. Il dit dans la
Chronique pour saluer l'automne : « Mon ami qui
s'exalte vite et que toute chose de la nature rend ivre,
déclame, pour son plaisir, des phrases qui ressemblent
à une incantation et répand avec emphase son transport
intime. Je le sais attaché, comme personne, à l'univers
des yeux, et que des images de monts, de bois, d'eaux,
de feuillage, de terre stérile et de moisson, le spectacle
du champ céleste, à l'aube, au jour ou au crépuscule,
lui frappent le cœur de troubles joyeux ou tristes...
Mon ami aime avec ferveur, avec passion, Renan, Cazin
et Loti, trois âmes couleur d'automne. » Ces âmes cou-
leur d'automne s'adressaient alternativement en lui à
l'artiste épris du décor changeant de la nature et au
méditatif passionné de vie intérieure. Il faisait un jour
cette confidence à M. Charles Maurras : « J'aime la
mélancolie; mais je la veux active. » Et sa faiblesse,
chaque jour accrue, ne l'avait pas empêché d'instituer,
dans son cher musée, ces promenades-causeries, au cours
desquelles il essayait d'emporter les jeunes élèves de
l'École des beaux-arts au souffle qui le soulevait lui-
même vers la chose éternelle et vers l'impérissable beauté.
Et, à la vérité, ce grand garçon au visage ingénu et
souriant, aux manières indolentes, ce malade studieux
qui avait usé ses yeux sur les livres et qui semblait si
souvent absent des réalités, avait en lui comme une
flamme d'apostolat. Il eût voulu voir toutes les têtes
NOTES. 359
courbées sous la prière ardente qui tombait de ses
lèvres, et que de fois, par les soirs pourpres d'automne,
il dut s'arrêter sous la colonnade du palais Longchamp
et chercher du regard, dans les gloires splendides du
couchant et par delà la mer calme, les golfes d'Ionie,
l'immortelle Athènes et les plages sonores qui retentis-
sent encore des chants les plus harmonieux et des plus
purs symboles ! Il devait alors sentir sur ses épaules
l'ombre auguste du Parthénon et s'abîmer dans une de
ces méditations où nous le vîmes si souvent et d'où il
sortait brisé et fiévreux, tel un jeune prêtre après une
invocation exaspérée.
Toutes les notes éparses dans les papiers de Paul
Guigou attestent la fertilité et disent les mille aspects
de son esprit si complet. La maladie ne lui laissa que
tout juste assez de force pour de courts élans d'où il
revenait avec des trouvailles ingénieuses ou profondes.
Elle ne lui permit pas l'exécution des grandes œuvres
qu'il avait rêvées, telles que le Paradis des âmes tra-
giques et la Pourpre et les Ténèbres, dont nous n'avons
que les titres, et Sous la lune d'automne et La maison
solitaire, dont nous ne possédons que quelques feuillets
tracés d'une main déjà glacée et tremblante. De brèves,
mais fécondes rémissions lui furent cependant accor-
dées, et il put, par exemple, rapporter de ses séjours
aux Eaux-Bonnes et dans la maison de campagne de sa
famille, voisine de la Sainte-Baume, des pages telles
que les Entretiens de Puvis de Chavannes (i) et Un
artisan (2). De quelle âme il aima le grand peintre du
(1) Supplément littéraire du Figaro,
(2) Figaro.
360 NOTES.
Panthéon et de la Sorbonne, on le saura quand on
aura lu l'article où il a résumé les conversations qu'il
eut avec lui, et l'admirable frontispice que le maître a
bien voulu composer pour ce livre dit plus éloquemment
qje toutes les phrases le cas qu'il faisait de Guigou. Il
avait également enchanté Carriès, le prestigieux « arti-
san » qui est mort si jeune d'avoir voulu asservir la
matière et régénérer l'art du potier. Guigou avait parlé
avec tant d'émotion de ses recherches, et avec une
compréhension si vive des œuvres qui en étaient nées,
que Carriès lui offrit un jour, en souvenir, un de ses grès
unique que Guigou refusa obstinément. « Laissez-moi
faire l'homme de Plutarque », lui dit-il en souriant. Et
Carriès vit bien que le sacrifice lui crevait le cœur et
qu'il mourait d'envie d'emporter cet exemplaire exquis
offert, non au critique d'art, mais à l'admirateur pas-
sionné et sincère. Le trait n'a que la valeur d'une anec-
dote; mais il éclaire d'une certaine lueur ce caractère
si élevé et si délicat..
On peut dire, d'ailleurs, que Paul Guigou conquit
tous ceux qu'il approcha. Il nous souvient d'un temps
où, avec l'ardeur d'un jeune disciple, il recherchait la
compagnie des artistes et des écrivains ses aînés, hors
de laquelle il semblait ne pas pouvoir vivre. C'est ainsi
qu'il connut la plupart des meilleurs esprits de ce temps
et qu'il trouva, pour parler d'eux, des paroles tour à
tour fines et fortes, toujours émues. Ces pages n'ont pu
prendre place en ce recueil, non parce qu'elles ont l'ai-
mable superficialité des articles qu'on grave d'une main
rapide sur les tablettes délébiles des journaux, mais bien
parce que leur lien étroit avec l'actualité leur conférait,
dans l'esprit de Guigou lui-même, un caractère trop
NOTES. 361
révisable. Mais ceux qui les ont lues et qui s'en sou-
viennent attesteront que Paul Guigou était non seule-
ment un poète délicieux, mais encore un critique très
clairvoyant, affranchi de tout dogme trop rigide d'école
et de tout pédantisme.
M. Anatole France, dans l'étude qu'il consacra aux
jeunes représentants de la poésie moderne, le peignait
« le visage ruisselant d'une joie candide », et il ajou-
tait : « Ami et compagnon de Maurice Bouchor, il
n'a pris à ce poète ni l'abondance et la fluidité, ni
l'aimable négligé du vers et de la prose. Sévère à lui-
même, on peut dire de lui comme du vieux Régnier
u qu'il écrit rarement et se plaft à le faire ». Et puis,
il ne faut pas qu'une toile ou un chevalet lui tombe
sous la main, car la peinture est la grande tenta-
trice qui le dispute à la poésie. Il a fait de belles cri-
tiques d'art... Critique sentimental! lui criait autre-
fois un peintre. Mais un critique sentimental est, par
définition, un poète. Et les poèmes de Paul Guigou ont
un charme très rare ; on les aime et on les sait par cœur.
« La sincérité dans l'étrangeté », ainsi les jugeait Jules
Tellier qui les comparait volontiers à ceux de Cazalis
et de Henri Heine. »
Ce jugement de Jules Tellier s'applique exclusive-
ment aux œuvres poétiques qui ont servi de début à
Guigou, la Patrie élue, entre autres. Plus tard, il
sacrifia beaucoup moins à l'étrangeté, et; grâce à sa
culture classique, arrachant les herbes folles du sol qu'il
voulait exploiter, il connut qu'il n'est d'art durable que
celui qui vit de simplicité, et que la première vertu
d'un artiste doit être la clarté.
Il n'avait rien d'un épicurien de lettres ni d'un dilet-
21
362 NOTES.
tante à qui de trop fréquents voyages auraient ôté tout
désir de se reposer dans une région préférée, et il tenait
aux traditions de l'art national par des attaches pro-
fondes. Mais il était d'esprit trop libre pour ne pas
diriger parfois sa curiosité inquiète et jamais assouvie
vers des œuvres susceptibles de lui révéler un frisson
inconnu. M. Ganderax, parlant un jour de l'art étran-
ger et d'une pièce de M. Maurice Maeterlinck, repre-
nait une phrase de la pièce de ce dernier, et l'appliquait
à la pièce elle-même : « Je vois une rose dans les
ténèbres », s'écriait-il. Guigou vit beaucoup de roses
dans les ténèbres, et il aima ces roses quand elles lui
parurent rares ou belles. Il aimait à répéter le vers du
vieil Agrippa d'Aubigné :
Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise,
et ce dualisme qui le faisait osciller entre les claires
productions du génie latin et les œuvres orageuses et
composites de l'art septentrional, est très sensible dans
le peu qu'il nous laisse. Ce double courant de son esprit,
il n'est peut-être pas trop arbitraire de l'imputer à la
fragilité douloureuse de son corps. Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est qu'il ne voulut jamais borner le champ de
ses connaissances, et qu'ayant un penchant indéfectible
pour la tradition, il ne s'effraya jamais des audaces
conscientes et sincères. On en trouve la preuve à chaque
ligne, dans ses études sur les Salons, en la cohue des-
quels il sut aller tout droit, avec une sûreté de choix
surprenante chez un jeune homme de vingt ans, vers
des œuvres qui déconcertaient tant de bons juges, mais
où Guigou avait su discerner, sous la nouveauté du
procédé, un caractère élevé et durable. Les notes de
NOTES. 363
Guigou n'ont pas été revisées par l'opinion, qu'elles
devançaient, et les œuvres dont il a parlé, avec une
sorte de prescience, étaient consacrées dix ans après,
à l'heure même où il composait sa lugubre Offrande à
Hécate, reprenant vingt fois la plume dans une lutte
suprême où il dut s'avouer vaincu.
Il aima avec passion tout ce qui est du domaine de
l'esprit, et, s'il eut des fidèles plus éloquents, l'art n'en
eut pas de plus fervent. Il n'exista que pour la recherche
de la beauté et de la perfection morale, et d'avoir pour-
suivi des chimères qu'il ne devait pas fixer, cela lui
valut au moins de ne pas souffrir trop du contact des
réalités de la vie. Mais il en ignora aussi certaines
joies, et il le constatait avec une tristesse résignée à ses
derniers jours, alors qu'entouré de ses sœurs dévouées
et d'amis infatigables qui tâchaient, avec une cordialité
entre toutes inventive, à lui dissimuler l'irréparable
horreur de sa déchéance physique, il disait combien il
avait peu vécu. Et le destin lui fut vraiment trop cruel.
Il avait les facultés les plus nobles et les plus hautes,
et sa vocation était assez impérieuse pour lui faire
dédaigner tout ce qui était étranger au monde irréel et
pur au milieu duquel il avait voulu vivre. Et, par une
ironie atroce, il lui était refusé de manifester dans leur
épanouissement les facultés qu'il avait dirigées d'une
conscience si nette et d'une volonté si adroite. A ce
titre, il a mérité une place dans ce temple à élever
« aux inconnus, à ceux qui n'ont pas brillé, aux amants
qui n'ont pas aimé, à cette élite infinie que ne visitèrent
jamais l'occasion, le bonheur ou la gloire », dont l'idée
appartient à Sainte-Beuve et dont Guigou a parlé dans
son étude sur Adolphe Monticelli. Il n'entrevoyait
364 NOTES.
certes pas, à l'heure où il invoquait ce projet du cri-
tique des Lundis, que, frappé en pleine jeunesse d'un
mal mortel, il ne mériterait lui-même qu'une place dans
le temple des inconnus. Cette place, ceux qui l'ont
aimé et admiré la demandent pour Paul Guigou. Il
est certes strictement légitime que les hommes ne se
survivent que par leurs œuvres. Mais un oubli complet
serait vraiment inique pour Paul Guigou s'il s'ajoutait
à la cruauté du sort à son endroit, et ses amis ont la
ferme conviction que leur ambition paraîtra naturelle à
tous ceux qui, ayant arrêté leur regard sur ces prémices
fraîches et rares, songeront, avec un peu de mélancolie
au cœur, à la moisson nombreuse, saine et forte qu'elles
annonçaient.
TABLE DES MATIERES
SOUS LA LUNE D'AUTOMNE
Pages.
DÉDICACE 3
I. — La patrie élue 4
IL — Sous la lune d'automne 7
III. — Sur cette route 13
IV. — Paysages 16
V. — Soir ancien 19
VI. — Nocturne 20
VIL — Soirs d'octobre 22
VIII. — Pour l'âme qui rêve 24
IX. — Sonnet 25
X. — Les funérailles de l'automne 26
XL — Voici que brillent dans le soir 27
XII. — Variations 28
. INTERMÈDES
I. — Lied 33
IL — Chanson de Pierrot 35
III. — Ma pauvre amour 38
IV. — Chanson 39
V. — Ma peine vague 41
VI. — A M. Clair Tisseur 42
VIL — Aubade à Gabriel Vicaire 43
LA MAISON SOLITAIRE
I — Sonnet liminaire 47
IL — La maison solitaire 48
III. — Orient! Orient! 53
IV. — La perçante douceur 54
V. — La voix d'en haut 55
366 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
VI. — La voix d'en bas 56
VII. — Mais voici : l'aube 57
VIII. — Océan 58
IX. — Lune d'août 60
X. — Souvenir du camp 63
XI. — La cathédrale merveilleuse 64
XII. — In memoriam 81
XIII. — L'offrande à Hécate 86
ÉTUDES LITTÉRAIRES
Jules Tellier 93
Maurice Bouchor 137
Alber Jhouney 173
La poésie de Renan 207
Le mythe de Pierrot 217
Les génies stériles 239
ÉTUDES D'ART
Les entretiens de Puvis de Chavannes 261
Un artisan : Carriès 279
Adolphe Monticelli 291
Un musée du paysage français 315
PROSES
Chronique pour saluer l'automne 325
Songes d'hiver 333
L'art dans les ténèbres du peuple 341
Notes 351
PARIS
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Treatment Date: March 2004
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