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Full text of "Isabelle la Grande, reine de Castille, 1451-1504"

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ISABELLE 
LA    GRANDE 


Isabelle  la  Grande. 


OUVRAGES    DU    MÊME    AUTEUR 
A    LA    LIBRAIRIE  HACHETTE 


LA    PERSE,    LA   CHALDEE    ET  LA    SUSIANE 


A  SUSE,  JOURNAL  DES  FOUILLES 


CASTILLE     ET    ANDALOUSIE 


ARAGON     ET    VALENCE 


Cl.  Garzon. 


STATUE    D'iSABELLE    LA    CATHOLIQUE. 

(Chapelle  funéraire  de  Grenade.) 


i    :..\   Grande. 


Pi.     I.    FRONTISPICE. 


JANE    DIEULAFOY 


ISABELLE 
LA  GRANDE 


REINE    DE    C A  S T I L L E 


I 


1451  -  1504 


OUVRAGE     ILLUSTRÉ     DE 
38     PLANCHES     HORS     TEXTE 


LIBRAIRIE  HACHETTE-PARIS 

79       BOULEVARD      S A  I N T -  G E R M A I N  ,     79 


Touiidroits  de  traduction,  de  reproduction 
et  d'adaptation  réservés  pour  tous  pays. 
Copyright  by    Hachette   and  C°,   IQ20, 


1.  Taj 


^^^         ctï^/e^e^éc 


ISABELLE  LA  GRANDE. 


PL.   II.  PAGE  IV. 


Madame    DIEULAFOY 

JEANîtE-Paule-Henriette-Rachel  Magre  naquit  à  Toulouse  le  2Ç  juin 
1851.  Élevée  au  Couvent  de  l'Assomption,  à  Paris,  elle  épousa  à 
dix-neuf  ans,  le  11  mai  i8jo,  Marcel  Dieulafoy,  ingénieur  des 
Ponts  et  Chaussées.  Quelques  mois  plus  tard,  la  guerre  éclatait.  Cette 
toute  jeune  femme  —  presque  une  enfant  —  révéla  tout  de  suite  son 
extraordinaire  énergie.  Aux  côtés  de  son  mari,  combattant  dans  l'Armée 
de  la  Loire,  elle  prit  part  à  la  campagne  et  s'y  montra  pleine  d'endu- 
rance et  de  vaillance  sous  le  costume  masculin  auquel  elle  s'accoutuma 
pour  longtemps.  Plus  tard,  les  voyages  lointains  et  périlleux  se  trouvèrent 
facilités  par  ce  commode  habillement.  Telle  est  l'origine,  si  simple  et  si 
noble,  d'une  habitude  qui  contribua  aussi  à  faire  de  Mme  Dieulafoy  une 
figure  populaire  dans  la  société  parisienne.  On  pouvait  saluer  bas  sa 
redingote  et  sa  boutonnière  rouge  :  elles  symbolisaient  une  carrière  que 
peu  d'hommes  eussent  été  capables  de  fournir. 

Tout  le  monde  sait  que  Mme  Dieulafoy  fut  une  intrépide  voyageuse, 
mais  on  sait  peu  en  combien  de  pays  sa  curiosité  insatiable  la  porta.  Avant 
les  fouilles  de  Suse,  qui  rendirent  son  nom  célèbre  avec  celui  de  son  mari, 
elle  avait  visité  l'Angleterre  et  l'Italie,  parcouru  l'Egypte  et  le  Maroc  (1873 
à  18  j8)  et  elle  avait  déjà  séjourné  en  Perse  pendant  deux  ans  (1880-1881) . 
Après  l' exploration  de  Suse,  qui  occupa  les  années  1884  à  1886,  elle  alla 
en  Belgique,  Hollande,  Allemagne,  Portugal,  enfin  en  Espagne  où  elle 
devait  revenir  souvent  et  où  elle  ne  fit  pas  moins  de  vingt-trois  séjours  à 
des  intervalles  différents.  En  1914  elle  accompagnait  de  nouveau  au  Maroc 
M.  Dieulafoy,  nommé  adjoint  au  Commandant  supérieur  du  Génie  mili- 
taire, et  elle  y  contracta,  dans  une  ambulance  de  Rabat  où  elle  soignait 
des  malades,  les  germes  du  mal  infectieux  qui  devait  l'emporter, 

La  production  scientifique  et  littéraire  de  Mme  Dieulafoy  fut  très  abon- 
dante. Outre  ses  œuvres  d'archéologie  et  d'histoire  qui  nous  intéressent 

(V) 


plus  spécialement,  nous  ne  pouvons  passer  sous  silence  ses  livres  de  cri- 
tique et  d'imagination,  car  ils  révèlent  la  variété  et  l'étendue  des  sujets  où 
se  plaisait  la  mobile  vivacité  de  son  esprit. 

Elle  raconta  d'abord  dans  un  grand  volume  illustré,  qui  fut  récompensé 
par  un  prix  Montyon,  ses  voyages  dans  la  région  de  la  Mésopotamie,  de 
l'Iran  et  du  Caucase  (la  Perse,  la  Chaldée  et  la  Susiane,  Hachette,  1887). 
A  Suse,  où  elle  joua  le  rôle  de  collaboratrice  assidue  et  de  chef  d'équipe, 
elle  se  chargea  de  tenir  le  journal  des  fouilles,  précieux  recueil  où  sont 
notées  soigneusement  toutes  les  circonstances  qui  accompagnèrent  la 
découverte  des  palais  de  Darius  et  d'Artaxercès  (A  Suse,  Hachette,  1888)  ; 
bien  des  fois  il  est  utile  d'y  recourir,  afin  de  préciser  l'état  des  monu- 
ments, l'emplacement  exact  des  objets  au  moment  des  trouvailles,  et  de 
fixer  certains  points  importants  pour  la  discussion  des  diverses  restaura- 
tions proposées.  On  y  trouve  aussi,  à  chaque  page,  les  preuves  de  l'intré- 
pidité, du  calme  presque  enjoué  avec  lequel  la  jeune  exploratrice  affrontait 
des  difficultés  souvent  graves  et  périlleuses.  La  croix  de  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur  fut  la  récompense  bien  méritée  du  tranquille  courage  et 
du  labeur  qui  rapportaient  à  la  France  un  musée  entier  d' antiquités  perses 

Nous  devons  à  celui  qui  a  suivi  de  plus  près  les  travaux  de  la  mission 
les  réflexions  suivantes  sur  les  qualités  que  Mme  Dieulafoy  déployait  dans 
les  entreprises  diverses  auxquelles  elle  se  consacra  :  «  Son  œuvre  archéo- 
logique a  été  pratique  et  théorique.  D'une  manière  générale,  elle  a  trouvé 
une  aide  puissante  dans  un  goût  très  fin,  très  délicat,  qu'avait  encore 
affiné  l'étude  du  dessin  et  surtout  de  la  sculpture,  et  aussi  de  grandes  faci- 
lités dans  la  connaissance  de  plusieurs  langues  étrangères.  Mme  Dieulafoy 
savait  l'anglais,  l'espagnol  et  le  persan;  elle  lisait  l'italien,  le  portugais  et 
elle  avait  assez  bien  appris  l'arabe  marocain  pour  causer  avec  les  femmes 
indigènes  et  servir  d'interprète  quand  l'occasion  s'en  présentait.  Au  cours 
des  voyages  en  Perse,  en  Espagne,  au  Portugal,  elle  a  été  à  tous  les  ins- 
tants une  collaboratrice  précieuse,  aidant  à  relever  les  monuments,  à  les 
analyser,  à  les  photographier.  Sur  le  terrain,  soit  à  Suse,  soit  à  Rabat,  elle 
a  dirigé  les  chantiers  de  recherches  avec  une  méthode,  une  sûreté,  une 
décision,  souvent  même  une  divination  qui  ont  eu  les  résultats  les  plus 
heureux.  En  Perse,  son  courage  n'a  jamais  faibli,  même  dans  les  circons- 
tances les  plus  périlleuses,  et  son  sang-froid  a  été  pour  la  mission  un  éner- 
gique réconfort.  >> 

Est-ce  cette  naturelle  vaillance  qui  la  portait  à  chérir  la  patrie  du  Cid 
d'une  tendresse  si  particulière?  A  cette  affection  pour  l'Espagne  nous 
devons  des  livres  d'un  caractère  plus  spécialement  historique  :  Aragon  et 
Valence  {Hachette,  1901),  Castille  et  Andalousie  (Hachette,  1908),  et 

(VI) 


cette  Isabelle  la  Grande,  dont  le  tirage  fut  arrêté  par  la  guerre  en  juillet 
1914,  et  qui  parait  aujourd'hui. 

Tousces  voyages,  joints  à  d'abondantes  lectures,  échauffaient  fortement 
son  imagination,  et  elle  aborda  hardiment  le  roman  et  même  le  théâtre, 
pour  donner  la  vie  et  le  mouvement  aux  héros  de  ces  périodes  historiques 
dont  elle  nourrissait  chaque  jour  sa  mémoire.  C'est  ainsi  que  vit  le  jour 
Parysatis,  tragique  histoire  d'une  reine  de  Perse,  d'abord  sous  forme  de 
roman  couronné  par  l'Académie  française,  traduit  en  anglais  et  en  alle- 
mand (Lemerre,  1890) ,  puis  sous  forme  de  drame  en  trois  actes,  représente 
le  ij  août  1902  au  théâtre  des  Arènes  de  Béziers,  avec  accompagnement 
de  musique  de  Saint-Saêns.  Vinrent  ensuite  Rose  d'Hatra  d'après  une 
légende  persane,  et\ 'Oracle  d'après  des  récits  d'Hérodote  [A.  Colin,  1893), 
puis  une  œuvre  tirée  de  la  Légende  Dorée  et  de  la  vie  de  sainte  Catherine, 
Frère  Pelage  {Lemerre,  1894).  Les  temps  modernes  eux-mêmes  ont  fourni 
le  sujet  d'un  cinquième  roman  historique,  Volontaire  {A.  Colin,  1892),  ins- 
piré par  l'héroïsme  guerrier  d'une  jeune  fille  du  Hainaut  français  en  1792. 

Enfin  l'un  des  problèmes  moraux  les  plus  émouvants  delà  société  con- 
temporaine est  discuté  dans  un  livre  de  pure  imagination,  Déchéance 
[Lemerre,  1897)  ;  c'est  un  plaidoyer  contre  le  divorce. 

En  ênumérant  tant  de  travaux,  si  variés  et  si  complexes,  où  plus  d'un 
se  sentirait  submergé,  nous  n'avons  encore  donné  qu'une  idée  incomplète 
de  l'activité  inlassable  de  Mme  Dieulafoy.  On  pourrait  s'imaginer  quelque 
trépidation,  quelque  fièvre  dans  l'organisation  d'une  vie  si  remplie,  surtout 
en  se  souvenant  des  origines  méridionales  de  notre  regrettée  amie.  Ce 
serait  une  complète  erreur.  Tous  ceux  qui  ont  fréquenté  l'hôtel  de  la  rue 
Chardin  ont  connu  les  détails  d'une  existence  méthodiquement  réglée,  où 
le  travail,  la  promenade,  les  causeries,  les  réceptions  amicales,  occupaient 
leur  place  sans  empiéter  jamais  l'un  sur  l'autre.  On  trouvait  à  l'heure 
convenue  une  maîtresse  de  maison  toujours  affable  et  prévenante,  toujours 
occupée  de  ses  amis  et  de  leur  entourage,  toujours  prête  à  rendre  service. 
Elle  paraissait  si  tranquille,  si  exempte  de  soucis  qu'on  eût  dit  que  ses 
journées  entières  étaient  à  la  disposition  de  chacun.  Jamais  travailleuse 
aussi  acharnée  ne  semble  aussi  libre  d'affaires.  Nous  savons  que  les  œuvres 
de  bienfaisance,  les  comités  de  charité  avaient  leur  belle  part  aussi  dans 
cette  vie  si  bien  ordonnée.  La  bonté,  au  service  de  beaucoup  de  science, 
ce  fut  la  caractéristique  de  sa  généreuse  nature. 

Privée,  à  son  grand  chagrin,  de  la  douceur  d'avoir  des  enfants, 
Mme  Dieulafoy  reportait  sur  ceux  de  ses  amis  sa  tendresse  native.  Son 
salon,  fréquenté  par  beaucoup  d'hommes  connus,  s'ouvrait  largement  à 
la  jeunesse.  C'est  avec  elle  et  pour  elle  que  furent  organisées  les  représen- 

(VII) 


unions  dominicales  auxquelles  M.  et  Mme  Dieulafoy  donnèrent  avec 
plaisir  tous  leurs  soins  pendant  plusieurs  années,  et  de  là  est  sorti  le 
Théâtre  dans  l'intimité  (Ollendorf,  içoo),  qui  est  comme  une  revue 
aimable  des  littératures  classiques,  depuis  les  idylles  de  Théocrite  jusqu'à 
la  Farce  du  Cuvier  et  les  pièces  du  premier  Empire. 

Enfin,  sur  d'autres  scènes  plus  solennelles,  MmeDieulafoy  allait  porter 
son  enseignement  littéraire  et  le  fruit  de  ses  nombreuses  lectures.  Dans 
de  nombreuses  conférences,  faites  à  l'Odéon,  au  Théâtre  Fémina,  à  l'Uni- 
versité des  Annales,  elle  donna  une  plus  grande  place  à  son  cher  théâtre 
espagnol.  En  province  même  et  à  l'étranger,  à  Lyon,  Bordeaux  et  Pau,  à 
Strasbourg,  Bruxelles  et  Anvers,  elle  vint  échauffer  de  sa  parole  les  sym- 
pathies pour  l'histoire  et  l'art  de  l'Espagne  et  du  Portugal. 

Disons  aussi  que,  même  avant  la  guerre  et  comme  par  une  vue  prophé- 
tique des  événements  redoutables  qui  nous  menaçaient,  Mme  Dieulafoy 
avait  manifesté  son  désir  de  travailler  pour  le  bien  de  l'armée  française. 
La  combattante  de  i8yo  tenait  toujours  ses  regards  dirigés  vers  «  la  ligne 
bleue  des  Vosges  »  et  les  préparatifs  peu  déguisés  de  l'Allemagne  avaient 
éveillé  toutes  les  inquiétudes  de  son  patriotisme  vigilant.  L'insuffisance 
de  nos  effectifs,  en  face  de  la  formidable  mobilisation  de  nos  ennemis,  la 
préoccupait  vivement,  et  elle  avait  conçu  un  projet,  que  beaucoup  trai- 
tèrent alors  de  chimérique,  mais  dont  les  événements  démontrèrent  la  sagesse 
prévoyante.  Il  s'agissait  d'introduire  les  femmes  dans  les  services  de  l'ad- 
ministration militaire,  comme  ouvrières,  infirmières,  sténographes,  comp- 
tables, expéditionnaires,  et  délibérer  par  cette  mesure  plusieurs  milliers  d'of- 
ficiers et  sous-officiers  qui  auraient  renforcé  les  cadres  de  l'armée  active.  Au 
mois  de  juin  içij,  une  conférence  faite  aux  Champs-Elysées  précisait  ce 
programme,  et  le  Ministère  de  la  Guerre  promettait  de  faire  étudier  la 
question  par  les  services  compétents.  Puis  le  temps  s'écoula,  et  ce  fut  pour 
l'auteur  un  douloureux  et  profond  chagrin  que  de  voir,  après  la  déclaration 
de  guerre,  combien  son  projet  eût  profité  à  la  défense  nationale,  s'il  eût  été 
plus  vite  mis  en  pratique.  Du  moins,  dans  son  dernier  séjour  au  Maroc,  à 
Rabat,  elle  eut  la  satisfaction  de  sentir  qu'elle  servait  encore  activement  la 
France  ;  soldats  et  prisonniers  allemands  mis  sous  ses  ordres  pour  les  tra- 
vaux de  fouilles  ou  de  terrassements,  saluaient  leur  «  colonelle  >>  comme  un 
chef,  attendant  ses  ordres  pour  se  mettre  à  l'ouvrage.  Des  œuvres  de  charité, 
l'organisation  de  dispensaires  pour  femmes  indigènes,  absorbaient  là 
encore  son  activité.  Quand  la  fatigue  et  la  maladie  l'eurent  terrassée, 
alors  seulement  elle  consentit  à  retourner  en  France;  c'était  pour  y  finir 
ses  jours  sous  le  toit  qui  avait  abrité  toute  sa  jeunesse.  Sa  pensée,  au 
milieu  des  souffrances  affreuses  qu'elle  endura  pendant  les  derniers  mois 
de  sa  vie  à  Langlade,  allait  encore  à  l'armée  et  à  la  victoire  attendue. 

(VIII) 


<<  Heureux  ceux  qui  tombent  sur  le  champ  de  bataille  devant  l'ennemi, 
disait-elle  à  son  mari.  En  mourant,  ils  servent  une  cause  sacrée.  >> 

Nous  voudrions,  dans  cette  brève  notice,  avoir  rendu  hommage  à  une 
œuvre  et  à  une  vie  qui  honorent  grandement  notre  pays.  Nous  n'avons 
plus  à  redouter  aujourd'hui  les  jugements  malveillants  sur  la  France. 
Mais,  si  quelques  esprits  clairvoyants,  parmi  les  étrangers,  avaient  voulu 
juger  plus  tôt  de  ce  qu'était  la  bourgeoisie  française,  laborieuse  et  lettrée, 
ils  auraient  pu  aisément  découvrir  ce  fonds  solide  de  notre  race  en  péné- 
trant dans  l'intimité  de  certains  ménages  —  et  ils  ne  sont  pas  rares  —  où 
la  femme  française  s'honore  d'être  la  collaboratrice  intellectuelle  de  son 
mari.  Ceux  qui  ont  connu  M.  et  Mme  Berthelot.M.  etMme  LéopoldDelisle, 
savent  les  effets  de  l'affection  conjugale  ainsi  comprise:  Mme  Dieulafoy  y 
avait  ajouté  l'éclat  d'une  œuvre  et  d'une  renommée  personnelles  et  son 
mari  y  contribua  plus  que  tout  autre  par  le  soin  touchant  avec  lequel  il 
s'appliqua  toujours  à  mettre  en  lumière  les  qualités  de  sa  femme.  Mais 
elle-même  aurait  revendiqué,  avant  tout,  le  mérite  d'avoir  bien  compris 
et  d'avoir  profondément  aimé  le  compagnon  d'armes  dont  elle  fut,  pen- 
dant quarante-six  ans,  l'inséparable  camarade. 

Edmond  POTTIER. 


ISABELLE  LA  GRANDE 


CHAPITRE    PREMIER 
LES  ESPAGNES  JUSQU'AU  MILIEU  DU  XV*  SIÈCLE 

PELAGE  ET  LES  PREMIERS  EFFORTS  DE  LA  RECONQUÊTE.  ||  BATAILLE  DE  LAS  NAVAS 
DE  TOLOSA.  ||  MORT  DE  PIERRE  II  D'ARAGON.  ||  JUAN  II  D'ARAGON  ET  SON  FILS 
D.  CARLOS  DE  VIANE.  [|  NAISSANCE  DE  FERDINAND  LE  CATHOLIQUE.  Il  FERNANDO  III 
DE  CASTILLE  CONQUIERT  CORDOUE  ET  SÉVILLE.  ||  ENRIQUE  III  DE  TRANSTAMARE 
ÉPOUSE  CATALINA  DE  LANCASTRE.  ||  DÉNUEMENT  DU  MONARQUE.  ||  JUAN  II  DE 
CASTILLE,  PÈRE  D'ISABELLE.  ||  PORTRAIT  DE  JUAN  II.  ||  SES  GOUTS  LITTÉRAIRES.  || 
LE  FAVORI  D.  ALVARO  DE  LUNA.  ||  BATAILLE  D'OLMEDO.  il  JUAN  II  ÉPOUSE  ISABEL 
DE    PORTUGAL.  ||  SUPPLICE    DU    CONNÉTABLE.  Il  DOULEUR   DU     ROI.  ||  SA     MORT. 

Avant  de  peindre  la  grande  figure  d'Isabelle  de  Castille,  il 
convient  de  rappeler  brièvement  quelles  avaient  été  les 
conséquences  de  la  conquête  arabe  et  de  jeter  un  regard 
rapide  sur  l'état  des  royaumes  chrétiens  qui  constituaient  les 
Espagnes  dans  la  seconde  partie  du  XVe  siècle. 

Au  lendemain  de  la  bataille  du  Guadalete  livrée  en  711  dans  la 
plaine  de  Xérès  et  où  fut  détruite  la  monarchie  visigothe,  les  repré- 
sentants de  l'aristocratie  aimèrent  mieux  émigrer  que  subir  la  domi- 
nation du  vainqueur.  Ils  passèrent  en  Italie,  gagnèrent  la  France  et 
remontèrent  même  jusqu'en  Angleterre.  Ceux  à  qui  l'exil  répugnait 
s'enfuirent  devant  les  musulmans  faute  de  pouvoir  leur  résister,  et, 
portant  les  reliques  enlevées  à  la  cathédrale  de  Tolède,  se  réfugièrent 
dans  les  montagnes  des  Asturies,  au  fond  de  la  gorge  de  Covadonga 
que  signale  encore  aujourd'hui  un  pèlerinage  célèbre.  Leurs  bandes, 
réunies  sous  le  commandement  d'un  chef  nommé  Pelage  que  la 
légende  rattache  aux  derniers  rois  visigoths,  se  cachèrent  d'abord 
dans  des  grottes,  puis  s'établirent  à  Cangas  de  Onis,  au  sortir  de  la 
vallée.  Pelage  recruta  des  volontaires,  arma  ses  troupes,  s'élança 
dans  la  plaine,  surprit  les  envahisseurs  et  les  battit  à  plusieurs  reprises 
(718-720).  Ce  fut  le  premier  élan  de  la  reconquête  ;  elle  devait  durer 
huit  siècles. 

(1) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Tantae  molis  erat  hispanicam  colligire  gentem. 

Enhardis  par  des  succès  inespérés,  les  chrétiens  reprirent  confiance, 
répondirent  à  l'appel  de  leurs  chefs  et  se  pressèrent  assez  nombreux 
autour  d'Alonso  el  Catolico  (739-757)  pour  lui  permettre  de  recon- 
quérir les  Etats  de  Biscaye,  une  partie  de  la  Navarre  et  la  Galice  jus- 
qu'au   Duero.  Ségovie  et  Avila  furent  pris    d'assaut.   Salamanque, 
Astorga,  Léon  demandèrent  à  se  rendre  et  ouvrirent  leurs  portes  sans 
combat.  A  la  mort  d'Alonso  el  Catolico,  les  Asturies  étaient  recon- 
quises. L'un  des  successeurs  de  ce  prince,  Alonso  el  Casto  (795-843), 
eut  l'audace  de  se  présenter  devant  Mérida  qu'il  mit  à  sac  (835).  Ces 
triomphes  furent  pourtant  traversés  de  quelques  revers.  Sans  cesse 
les  territoires  étaient  dévastés  par  les  incursions  des   armées  musul- 
manes et  chrétiennes.  Cependant  Alonso  el  Magno  (866-910)  parvint 
à  joindre  la    Galice   et   Léon    aux  Asturies  et   constitua  un   beau 
royaume  dont   Oviedo  devint  la  capitale.  Mais  les  fruits  de  ses  con- 
quêtes furent  compromis  par  un  partage  entre  ses  trois  fils  (913).  La 
désunion  des    princes    ajoutait   encore   à  leur    faiblesse    respective. 
D'ailleurs,  à  mesure  que  de  petits  États  se  reformaient  avec  les  débris 
de  l'ancienne  monarchie  visigothe,  leurs  maîtres  semblaient  professer 
à  l'égard  de  leurs  voisins  des  sentiments  de  jalousie  comparables  à  la 
haine  que  leur  inspiraient  les  Arabes,  et  le  sang  était  aussi  souvent 
versé    pour    régler    des    querelles    intestines    que    pour   combattre 
l'Infidèle. 

L'œuvre  de  délivrance  en  eût  peut-être  souffert  si  le  clergé  ne  fût 
intervenu.  Les  gens  d'Église  n'avaient  pas  été  les  derniers  à  se  jeter 
dans  la  mêlée  et  à  réclamer  leur  part  de  périls  et  de  gloire.  L'épée, 
la  lance  et  la  hache  brillaient  aux  mains  des  évêques  de  préférence 
à  la  crosse.  Grâce  à  ce  zèle  ardent,  la  cause  de  la  patrie  se  confondit 
avec  celle  de  la  foi,  et  la  Croix,  symbole  de  rédemption  dressé  en  face 
du  croissant,  devint  le  nouveau  labarum  autour  duquel  se  groupèrent 
laïques  et  religieux.  Après  de  cruelles  vicissitudes,  la  crise  intestine 
fut  conjurée  et,  en  l'année  932,  le  jeune  royaume  put  célébrer  la 
victoire  de  Simancas  remportée  par  Ramiro  III  (912-950)  sur  le 
Khalife  Abd  er  Rahman. 

La  Castille,  reconquise  peu  après  le  Léon,  fit  longtemps  partie  de 
ce  royaume  et  ne  devint  indépendante  qu'à  la  suite  de  partages  dont 
les  conséquences  désastreuses  ont  été  signalées  déjà.  Les  grands 
s'agitaient,  se  querellaient,  se  battaient,  quand  El  Mansour,  le  célèbre 
Hadjib  (généralissime)  de  Hicham  III,  les  mit  d'accord  en  proclamant 
la  guerre  sainte.  Il  entra  en  Castille,  ravagea  les  campagnes,  pilla  les 

(2) 


LES  ESPAGNES  DU   VIII*  AU  XV*  SIÈCLE 

villes,  traversa  Léon  dont  il  ruina  la  cathédrale,  poussa  jusqu'à  la 
Corogne,  fit  un  immense  butin  et  enleva  les  cloches  de  Saint-Jacques 
de  Compostelle  (997)  qui  furent  transportées  à  Cordoue  sur  les 
épaules  de  milliers  de  captifs.  Sa  mort,  survenue  en  1002,  sauva  les 
chrétientés  d'Espagne. 

L'Aragon,  formé  de  deux  vallées  situées  au  pied  des  Pyrénées,  avait 
été  d'abord  un  fief  des  rois  de  Navarre.  Il  resta  dans  cette  situation 
dépendante  jusqu'à  l'année  1035  où  Sancho  III  el  Mayor,  Roi  de 
Navarre,  l'attribua  à  son  fils  Ramiro  (1035-1063)  qui  en  fut  le  premier 
souverain.  A  partir  de  cette  époque,  les  rois  d'Aragon  portent  la 
guerre  en  terre  d'Islam  et  s'acharnent  sur  leurs  ennemis  avec  une 
ardeur  qui  n'accorde  ni  trêve  ni  merci.  Temps  des  prouesses 
héroïques  où  les  combattants  fanatisés  croyaient  voir  dans  la  mêlée 
des  batailles  saint  Georges  et  saint  Jacques  montés  sur  de  blancs 
coursiers,  portant  la  bannière  chrétienne  et  conduisant  à  la  victoire 
l'armée  de  la  croix.  Ce  sont  les  jours  glorieux  de  Rodrigue  de  Bivar, 
le  Cid,  le  grand  champion  du  Christ,  qui  reprit  aux  musulmans 
Tolède  (1085)  et  Valence  (1094)  et  qui  apparaît  dans  le  romancero  — 
l'histoire  lui  est  moins  favorable  —  comme  l'idole  du  peuple,  l'élu  du 
ciel,  le  protégé  de  saint  Lazare. 

Après  une  suite  de  règnes  plus  ou  moins  heureux,  le  trône  échut 
à  un  moine,  Ramiro  II,  el  Monje  (ii34-H37),que  l'on  contraignit  de 
quitter  son  couvent  pour  donner  à  l'Aragon  un  héritier  de  sa  race. 
Il  eut  une  fille,  la  Princesse  Petronila,  que  l'on  maria  à  Ramôn 
Berenguer,  comte  de  Barcelone.  Du  fait  de  cette  alliance,  l'union 
du  royaume  et  du   comté  fut  consommée. 

La  Catalogne,  composée  d'une  magnifique  ligne  de  côtes  pourvues 
de  ports  naturels  excellents,  avait  été  habitée  dès  longtemps  par  une 
population  fière,  courageuse,  énergique,  constamment  en  révolte 
contre  les  ducs  d'Aquitaine  ses  suzerains.  Louis  le  Débonnaire  avait 
franchi  les  Pyrénées  après  Charlemagne,  repoussé  les  musulmans  et 
recouvré  sur  eux  Barcelone.  Vers  875,  Wilfredo  el  Velloso  (814-895) 
s'affranchit  du  tribut  consenti  au  Roi  de  France  et  se  déclara  indépen- 
dant. Le  comté  de  Barcelone,  dont  les  territoires  mal  défendus  contre 
des  retours  offensifs  étaient  sans  cesse  dévastés,  eut  d'abord  une  vie  pré- 
caire, mais  dès  le  XIe  siècle  il  grandit,  prospéra,  son  importance 
s'accrut  et  la  renommée  de  son  commerce  se  propagea  sur  toutes  les 
côtes  de  la  Méditerranée.  Du  mariage  du  Comte  Ramôn  V  avec 
la  Princesse  Petronila  naquit  un  fils,  Alfonso  II  (1162-1196),  qui  fut  le 
père  de    Pedro    II    (1196-1213).    Ce    monarque    rechercha   l'amitié 

(3) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

d'Alfonso  VIII  de  Castille,  son  parent,  et  conclut  avec  lui  une  alliance 
mémorable  qui  permit  aux  deux  rois  de  remporter  sur  Mohammed 
Ibn  Abdallah  la  fameuse  bataille  de  Las  Navas  de  Tolosa  (16  juillet 
12 12).  A  dater  de  cette  journée  une  ère  nouvelle  s'ouvrit  pour  les 
Espagnes.  Deux  monarchies,  F  Aragon  à  l'Est  et  la  Castille  à  l'Occi- 
dent, absorbèrent  bientôt  tous  les  petits  royaumes  nés  ou  grandis 
sur  les  territoires  reconquis,  tandis  que  les  musulmans,  refoulés  dans 
le  Sud,  allaient  subir  une  série  de  défaites  à  la  suite  desquelles  ils 
perdraient  Cordoue  (1236),  Valence  (1238),  Murcie  (1243),  Jaén  (1246), 
Séville  (1248),  et  se  retrancheraient  en  Andalousie  avec  Grenade 
pour  capitale. 

La  victoire  ne  demeura  pas  fidèle  à  Pedro  II.  Ayant  pris  parti 
pour  les  Albigeois  contre  Simon  de  Montfort,  il  fut  tué  à  la  bataille 
de  Muret  qu'il  avait  imprudemment  engagée.  Il  laissait  un  fils,  Don 
Jaime,  à  peine  âgé  de  dix  ans.  L'enfant  qu'il  avait  emmené  à  la 
guerre  resta  aux  mains  du  vainqueur  ;  mais  le  Pape  ayant  intercédé 
en  sa  faveur  et  obtenu  sa  liberté,  il  retourna  en  Catalogne  et  y  fut 
proclamé  roi.  Dans  la  chronique  où  il  raconte  le  trépas  héroïque  de 
Pedro  II,  Jaime  ajoute,  sous  forme  de  conclusion  :  <<  Ainsi  mourut 
mon  père,  parce  que  le  sort  de  ceux  de  ma  race  a  toujours  été  de 
vaincre  ou  de  mourir  sur  les  champs  de  bataille  !  » 

Le  nouveau  roi  (1213-1272)  ne  mentit  pas  à  sa  destinée  et  mérita 
le  surnom  de  Conquistador  (conquérant)  que  lui  donnèrent  ses  contem- 
porains et  que  l'histoire  a  consacré.  A  la  tête  d'une  armée  vaillante, 
aidé  par  une  flotte  que  montaient  de  courageux  Catalans,  il  reprit 
aux  musulmans  les  îles  Baléares,  mit  fin  à  la  piraterie  qui  désolait  le 
littoral,  s'empara  de  Valence  (28  septembre  1238),  la  belle  cité  du 
Cid  retombée  aux  mains  des  infidèles,  poussa  vers  Alicante  et  se  fût 
emparé  de  Murcie  s'il  n'eût  été  appelé  au  secours  du  Roi  de  Castille 
engagé  de  son  côté  dans  une  lutte  terrible  contre  les  musulmans. 
Sa  vie  ne  fut  qu'une  longue  suite  de  combats  livrés  à  l'éternel  ennemi 
de  la  Croix,  de  débats  avec  saint  Louis  au  fils  de  qui,  en  gage  de 
réconciliation,  il  finit  par  donner  en  mariage  sa  fille  Isabelle,  et  aussi 
de  démêlés  furieux  avec  ses  vassaux  turbulents.  Comme  les  rois 
de  Léon  et  de  Castille,  il  dut  acheter,  au  prix  de  concessions  et  de  pri- 
vilèges immenses,  le  concours  militaire  de  la  noblesse  dont  la  puis- 
sance prit  dès  lors  des  proportions  inquiétantes. 

A  la  fin  du  xive  siècle,  un  Bertran  de  Cabrera  équipait  à  ses  frais 
une  flotte  quasi  royale  ;  un  Luna  possédait  des  territoires  si  étendus 
qu'il  pouvait  se  rendre  de  Castille  en  France  sans  sortir  de  ses  domaines, 

(4) 


LES  ESPAGNES  DU   VIII*  AU  XV*  SIÈCLE 

Les  rois  végétaient  entre  des  feudataires  plus  riches  qu'eux  et  ne  se 
maintenaient  qu'en  excitant  leurs  haines  et  en  entretenant  leurs 
divisions  afin  d'en  profiter  à  l'occasion. 

Des  guerres  heureuses  contre  les  Mores,  l'annexion  de  la  Sardaigne 
et  de  la  Sicile  longuement  disputée  par  la  France  et  le  Saint-Siège, 
et  l'expédition  de  Macédoine  qui  valut  aux  rois  d'Aragon  le  titre 
tout  honorifique  de  duc  d'Athènes,  occupèrent  les  siècles  suivants. 

A  l'avènement  d'Alfonso  V  (1416-1458),  l' Aragon  accru  de  la  Cata- 
logne, du  royaume  de  Valence  et  des  grandes  îles  de  la  Méditerranée 
possédait  encore  Naples  où  le  Monarque,  charmé  par  la  beauté  du 
pays  et  du  climat,  établit  sa  résidence.  Sa  mort  fut  le  signal  d'un 
démembrement.  Par  testament,  il  laissa  Naples  à  son  fils  illégitime, 
Fernando,  qui  instaura  de  la  sorte  en  Italie  une  dynastie  aragonaise, 
et  il  transmit  à  son  frère  Don  Juan  le  royaume  d'Aragon  dont  ce 
prince  était  déjà  régent.  Le  nouveau  roi  prit  le  nom  de  Juan  II.  Aux 
États  qu'il  venait  d'hériter,  il  réunit  bientôt  la  Navarre  qu'il  détenait 
au  détriment  de  son  fils  Carlos,  prince  de  Viane,  né  de  son  mariage 
avec  Blanche  de  Navarre.  Mais  l'annexion  définitive  de  ce  pays  ne 
devait  pas  s'accomplir  sans  effort.  Par  une  clause  du  contrat  de 
mariage  entre  Blanche  et  Juan  de  Aragon  qui,  à  cette  époque,  n'était 
encore  que  régent  au  nom  de  son  frère  installé  à  Naples,  il  avait  été 
spécifié  que,  en  cas  de  mort  de  la  princesse,  l'aîné  de  ses  enfants, 
quel  que  fût  son  sexe,  hériterait  la  couronne  à  l'exclusion  de  son 
époux.  Blanche,  l'aînée,  ayant  renoncé  à  ses  droits  au  moment  de  son 
mariage  avec  Enrique,  prince  héréditaire  de  Castille,  Don  Carlos 
avait  été  substitué  à  sa  sœur.  A  la  mort  de  sa  mère,  il  avait  vingt 
et  un  ans  et  aurait  dû  monter  sur  le  trône,  mais,  avant  de 
s'éteindre,  Blanche  lui  avait  fait  promettre  de  ne  point  assumer  la 
souveraineté  de  la  Navarre  sans  l'approbation  et  le  bon  plaisir  de 
son  père.  Soit  que  Carlos  n'eût  pas  sollicité  l'approbation  prescrite, 
soit  qu'elle  lui  eût  été  refusée,  le  prince  se  contenta  d'exercer  la 
souveraineté  sous  le  titre  de  lieutenant  général  du  royaume.  Cette 
condescendance  filiale  devait  lui  être  fatale. 

A  peine  Juan  de  Aragon  fut-il  remarié  avec  Juana  Enriquez, 
fille  de  l'Almirante  de  Castille,  une  femme  ambitieuse,  énergique, 
habile,  beaucoup  plus  jeune  que  lui,  et  en  eut-il  un  fils  (10  mars  1452), 
que  son  attitude  changea  vis-à-vis  de  Don  Carlos.  Il  eut  l'incroyable 
faiblesse  d'autoriser  Dona  Juana  à  se  rendre  en  Navarre  pour 
réclamer  en  son  nom  le  partage  du  gouvernement  Cette  atteinte 
aux  droits  sacrés  du  Prince  de  Viane  fut  rendue  encore  plus  amère 


ISABELLE  LA   GRANDE 

par  l'insolence  de  la  jeune  Reine,  enorgueillie  de  son  étonnante 
fortune.  La  guerre  s'ensuivit  entre  les  Beaumonts  et  les  Agramonts, 
deux  factions  rivales  enchantées  de  se  battre  au  nom  des  deux  adver- 
saires. Estella,  où  s'était  réfugiée  Dofia  Juana,  fut  assiégée  par  les 
troupes  de  Don  Carlos.  Juan  II  s'empressa  d'accourir  au  secours  de 
sa  femme  ;  le  père  et  le  fils  se  rencontrèrent  à  la  tête  de  leurs  troupes 
dans  la  plaine  d'Aybar  (1451).  L'armée  aragonaise,  bien  disciplinée, 
l'emporta  sur  les  milices  de  Navarre,  et  Carlos  échappa  diffici- 
lement aux  mains  de  son  père.  Ce  fut  le  commencement  d'une 
persécution  imméritée  dont  l'issue  était  trop  aisée  à  prévoir,  étant 
donnés  le  caractère  de  la  Reine  d'Aragon  et  sa  haine  contre  celui 
qui  pouvait  mettre  obstacle  à  la  grandeur  de  son  fils,  le  jeune 
Ferdinand  D'ailleurs,  dès  que  cet  enfant  prédestiné  avait  vu  la 
lumière,  sa  mère  avait  fait  interroger  le  firmament,  et  les  astrologues 
avaient  relevé  des  prodiges  vraiment  merveilleux  :  <<  Le  ciel  qui, 
durant  tout  le  jour,  avait  été  obscurci  par  des  nuages,  s'éclaira 
soudain  avec  une  splendeur  inusitée.  On  vit  dans  l'azur  une  cou- 
ronne composée  de  rayons  colorés  et  brillants  comme  ceux  d'un 
arc-en-ciel.  Ces  manifestations  furent  considérées  comme  d'heureux 
présages  et  interprétées  comme  un  avertissement  que  l'enfant  qui 
venait  de  naître  serait  illustre  entre  les  hommes  illustres.  » 

La  bataille  de  Las  Navas  de  Tolosa,  à  laquelle  la  Castille  avait  pris 
une  part  prépondérante,  eut  pour  ce  royaume  des  conséquences  aussi 
heureuses  que  pour  l'Aragon.  Ses  rois  puisèrent  dans  le  succès  une 
énergie  nouvelle  et  leur  autorité  s'accrut  encore  sous  le  règne  de  Fer- 
nando III  (1217-1252),  qui,  à  l'exemple  de  saint  Louis,  son  contem- 
porain et  son  cousin,  fut  canonisé  pour  avoir  consacré  sa  vie  à  lutter 
contre  l'Infidèle.  Il  conquit  la  cité  sainte  de  Cordoue,  capitale 
des  Khalifes  Omeiyades,  et  prit  Séville,  la  métropole  commerciale 
de  l'Empire  musulman  d'Espagne.  A  sa  mort,  quatre  ans  plus  tard, 
il  ne  restait  aux  conquérants  arabes  que  le  royaume  de  Grenade, 
mais  il  était  bien  défendu. 

Fernando  III  eut  pour  successeur  son  fils  Alphonse  le  Sage, 
Alonso  el  Sabio,  un  lettré,  un  poète,  un  savant  à  qui  le  pays  dut  la 
codification  des  lois  coutumières  sous  le  nom  de  Tables  Alphonsines 
ou  Code  des  Siete  Partidas  (Sept  Parties). 

Pourtant,  l'épée  valait  mieux  que  la  plume  ou  la  lyre  dans  les 
mains  des  monarques  castillans  et  les  luttes  intestines  redoublèrent 
de  violence  et  d'âpreté  sous  les  règnes  de  princes  insignifiants. 
L'affaiblissement    qui   se   produisait   à   chaque   avènement   excitait 

(6) 


LES  ESPAGNES  DU   V1ÎI*  AU  XVe  SIÈCLE 

l'audace  des  grands  et  des  communes  qui  réclamaient  des  libertés 
nouvelles  et  des  privilèges  sans  cesse  grandissants. 

Les  capitulations  auxquelles  se  résignaient  les  monarques  montrent 
dans  quelle  détresse  était  tombée  l'autorité  royale  sous  un  régime 
également  préjudiciable  à  sa  gloire  et  à  ses  intérêts. 

Comme  s'ouvrait  le  XVe  siècle,  les  différentes  parties  du  royaume 
se  trouvèrent  réunies  par  le  mariage  de  Enrique  III  (1390-1407) 
et  Doliente  avec  Catalina  de  Lancastre,  et  l'horizon  politique  sembla 
se  dégager.  Mais  alors,  aux  exigences  des  communes  s'ajoutèrent 
celles  des  favoris.  Un  incident,  peut-être  légendaire,  de  la  lutte  sou- 
tenue par  la  royauté  montre  du  moins  dans  quel  désordre  était 
tombée  la  monarchie  au  commencement  du  xve  siècle. 

Un  soir,  comme  Enrique  III  rentrait  de  la  chasse,  son  déplaisir 
fut  extrême  en  apprenant  qu'aucun  aliment  n'avait  été  préparé 
pour  lui,  faute  d'argent  et  de  crédit.  Le  produit  de  la  chasse  suffit 
à  contenter  l'appétit  du  Monarque.  Tout  en  servant  son  maître 
l'intendant  profita  de  l'occasion  pour  lui  représenter  l'indigence  dans 
laquelle  il  vivait,  tandis  que  les  grands  festoyaient  à  l'heure  même 
chez  l'Archevêque  de  Tolède. 

Le  prince  se  tut,  mais,  le  repas  terminé,  il  revêtit  un  habit  de 
paysan,  pénétra,  sans  être  reconnu,  dans  le  palais  du  prélat  et  constata 
de  ses  propres  yeux  la  magnificence  d'un  banquet  où  figuraient  des 
mets  recherchés  et  des  vins  généreux.  Le  lendemain,  un  bruit  sinistre 
se  répand  dans  la  ville.  Le  roi,  frappé  d'un  mal  subit,  est  en  danger 
de  mort.  Sans  défiance,  les  grands  s'empressent  d'accourir.  Quand 
ils  furent  réunis  dans  une  salle  dont  la  porte  s'était  refermée  sur  eux, 
Enrique  entra,  l'épée  nue  à  la  main,  le  visage  sévère,  et  s'assit  sur  un 
trône  placé  à  l'extrémité  de  la  salle.  Le  silence  régnait.  Le  Monarque 
le  rompit  enfin  et,  s'adressant  à  l'Archevêque  de  Tolède  : 

«Combien  de  souverains  avez- vous  connus  en  Castille? 
Quatre,  répondit  le  Primat. 

—  Et  vous,  comte  de  Bénavente? 

—  Trois  seulement  >> 

Les  assistants,  interrogés  par  ordre  de  préséance,  répondirent 
à  leur  tour.  Aucun  d'eux  n'avait  connu  plus  de  cinq  monarques. 

<<  Comment  se  fait-il,  reprit  durement  Enrique,  que,  en  dépit  de 
votre  âge,  vous  ayez  connu  un  si  petit  nombre  de  Rois,  alors  que  moi, 
jeune  comme  je  le  suis,  j'en  compte  plus  de  vingt  ?  Oui,  continua- 
t-il,  en  donnant  libre  cours  à  sa  colère,  vous  êtes  les  véritables  rois 
de  la  Castille,  vous  vous  êtes  emparé  des  biens  de  la  Couronne,  vous 

Isabelle  la  Grande.  \j)  2 


ISABELLE   LA    GRANDE 

m'avez  dépouillé  de  mon  patrimoine,  j'ai  à  peine  le  nécessaire.  L'heure 

de  la  justice  a  sonné!  >> 

Alors,  sur  un  signe,  des  gardes  entrèrent,  suivis  du  bourreau  et 
de  son  aide.  Terrifiés,  dans  l'impossibilité  de  se  sauver,  les  nobles 
se  jetèrent  aux  genoux  du  Monarque,  le  supplièrent  de  pardonner 
et  promirent  de  restituer  le  fruit  de  leurs  rapines.  Enrique  se  laissa 
fléchir.  Toutefois  il  eut  soin  de  garder  des  otages  jusqu'à  ce  que  les 
forteresses  et  les  rentes  royales  eussent  été  restituées. 

Enrique  s'éteignit  trop  vite  pour  la  Castille  qui  souffrit  de  la 
longue  minorité  de  son  fils  Juan  IL  La  régente,  Catalina  de  Lan- 
castre,  était  sage  et  prudente,  mais  elle  mourut  alors  que  Juan  était 
tout  jeune  encore,  et  les  quelques  années  heureuses  qu'elle  avait 
données  au  royaume  furent  vite  oubliées  au  milieu  des  troubles  qui 
suivirent  de  près  l'avènement  officiel  du  jeune  Roi,  reconnu  majeur 
par  les  Cortes  à  l'âge  de  quatorze  ans.  Juan  n'avait  aucune  des  qualités 
qui  font  Tes  monarques;  il  possédait  plutôt  celles  qui  conviennent 
aux  cadets  de  familles  royales.  Voici  en  quels  termes  le  peignent  les 
chroniqueurs  de  son  temps  : 

«  Ce  très  grand  roi  fut  de  noble  et  belle  taille,  blanc  et  rose,  d'aspect  très 
royal.  Il  avait  les  cheveux  couleur  d'aveline  mûre,  le  nez  un  peu  grand, 
les  yeux  entre  le  vert  et  le  bleu  ;  il  inclinait  légèrement  la  tête,  il  avait  les 
pieds  et  les  mains  bien  formés.  C'était  un  homme  de  très  bon  air,  franc, 
gracieux,  pieux  et  brave.  Il  s'adonnait  à  la  lecture  des  livres  de  philosophie 
et  de  poésie,  était  bon  théologien,  entendait  bien  le  latin  et  honorait  les 
personnes  de  science.  Il  avait  beaucoup  de  qualités  naturelles,  était  grand 
musicien,  touchait  divers  instruments,  chantait,  trouvait  (composait  des 
vers)  et  dansait  bien.  Il  aimait  fort  la  chasse  et  se  connaissait  en  tout  ce  qui 
a  rapport  à  cette  science.  Il  montait  rarement  une  mule,  sauf  quand  il 
voyageait.  Il  tenait  toujours  un  grand  bâton  à  la  main,  et  cela  lui  seyait 
bien....  Il  était  très  adroit  aux  joutes  et  au  jeu  de  canne.  Mais,  quoiqu'il  eût 
une  part  raisonnable  de  toutes  ces  qualités,  de  celles  qui  sont  vraiment  né- 
cessaires aux  hommes  et  aux  rois,  il  en  était  totalement  dépourvu.  » 

Incapable  de  travail  sérieux,  prodigue,  raffiné  dans  ses  goûts, 
Juan  II  ne  trouvait  de  plaisir  que  dans  la  compagnie  de  lettrés,  de 
trouvères,  d'artistes  avec  qui  d'ailleurs  il  rivalisait,  sans  souci  de  sa 
dignité  royale.  Aussi  bien,  s'il  néglige  les  affaires  de  l'État  qui  n'ont 
pas  l'heur  de  l'intéresser,  développe-t-il  les  dons  littéraires  des  Cas- 
tillans au  point  de  donner  à  ses  sujets  une  avance  d'un  siècle  sur 
leurs  contemporains  français.  En  effet,  que  l'on  compare  la  Castille 

(8) 


LES  ESP  AGNES  DU   VIII*  AU  XV*  SIECLE 

sous  Juan  II  à  la  France  de  Charles  VI  et  de  Charles  VII,  et  l'avan- 
tage lui  reste  grandement.  En  France,  les  chansons  de  gestes  sont 
oubliées,  le  genre  allégorique  dont  le  Roman  de  la  Rose  est  le  chef- 
d'œuvre  s'est  amoindri  dans  des  redites.  De  ce  côté  des  Pyrénées,  il 
n'y  a  plus  qu'un  seul  poète,  Charles  d'Orléans;  Villon  ne  sera  célèbre 
que  bien  plus  tard  ;  Froissard  n'a  pas  eu  dans  Monstrelet  un  con- 
tinuateur digne  de  lui,  il  attend  un  successeur  et  ne  l'aura  que  dans 
Comines  qui,  d'ailleurs,  appartient  plutôt  à  la  famille  des  politiques 
qu'à  celle  des  chroniqueurs  chevaleresques. 

La  Castille,  au  contraire,  essaye  de  s'égaler  à  la  patrie  de  Dante 
et  de  Pétrarque  et  son  effort  littéraire,  protégé  par  un  prince  poète, 
la  conduit  dès  le  début  du  xve  siècle  à  l'état  que  la  France  atteindra 
seulement  au  temps  des  Valois.  La  parure  était  belle  et  séduisante; 
malheureusement  le  corps  qu'elle  devait  revêtir  s'affaiblissait  chaque 
jour.  Le  Monarque  en  avait  conscience,  mais,  incapable  de  porter 
un  remède  efficace  au  mal  dont  souffrait  le  royaume,  il  abandonna 
le  pouvoir  à  l'un  de  ses  favoris,  Âlvaro  de  Luna,  qui  avait  su  le  séduire 
par  ses  dons  intellectuels  et  le  charme  de  sa  compagnie. 

«  S'il  prenait  fantaisie  au  roi  Don  Juan  de  chanter  ou  de  danser,  aucun 
autre  que  Don  Âlvaro  ne  pouvait  chanter  ou  danser  avec  lui.  Toutes  ses 
confidences  étaient  pour  Don  Alvaro,  et  quand  le  roi  se  retirait  à  huis  clos 
pour  s'ébattre  et  se  réjouir,  Don  Âlvaro  plaisantait  de  si  gentille  façon  que 
tous  étaient  ravis.  Et  si  l'on  faisait  de  beaux  faits  d'armes,  c'était  encore 
Don  Âlvaro  qui  en  parlait  le  plus  doctement.  Quand  chacun  se  mettait  à 
disserter  sur  les  cas  amoureux,  Don  Âlvaro  en  savait  déduire  si  plaisamment 
que  tous,  et  le  roi  avant  tous,  s'émerveillaient  de  l'ouïr.  Et  quant  à  ses 
amours,  il  s'y  comportait  avec  tant  de  loyauté  et  de  discrétion  qu'il  en  était 
chéri  des  dames  et  des  demoiselles,  et  les  plus  hautes  s'énamouraient  de  lui  en 
oyant  parler  de  ses  mérites.  » 

Au  bout  de  peu  d'années,  toute  l'autorité  royale  fut  concentrée 
entre  les  mains  du  brillant  favori,  élu  Grand  Maître  de  l'ordre  de 
Santiago,  nommé  Connétable  de  Castille,  maître  de  soixante-dix 
villes  ou  forteresses,  possesseur  de  richesses  immenses  et  chef  de  plus 
de  trois  mille  lances. 

Une  pareille  fortune  n'avait  pas  été  conquise  sans  éveiller  bien 
des  jalousies  et  sans  allumer  bien  des  haines.  L'aristocratie,  indignée 
de  voir  un  homme  d'une  naissance  irrégulière  élevé  à  un  si  haut  rang, 
forma  contre  Don  Âlvaro  une  figue  étroite  dans  laquelle  on  eut  l'habi- 
leté de  faire  entrer  le  Prince  héréditaire  Enrique,  fils  unique  du 

(9) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Monarque.  La  guerre  civile  éclata  et  Juan  II  en  fut  réduit  q.  com- 
battre son  fils  et  ses  sujets  révoltés  dans  la  fatale  bataille  d'Olmedo. 
Avec  une  habileté  sans  pareille,  Don  Âlvaro  désunit  la  ligue  par 
des  promesses  et  des  présents,  et,  après  une  retraite  momentanée,  il 
sut  se  faire  rappeler  par  le  Roi,  bientôt  fatigué  de  s'occuper  des 
affaires  de  l'État.  Don  Âlvaro  fit  à  la  Cour  une  rentrée  triomphale 
et,  à  dater  de  cette  époque,  son  insolence  ne  connut  plus  de  borne. 
Au  nom  du  Roi,  les  statuts  politiques  des  communes  furent  ouver- 
tement violés,  les  impôts  exigés  sans  l'assentiment  légal  des  États, 
les  territoires  municipaux  aliénés  ou  octroyés  aux  créatures  du 
Connétable,  le  droit  d'élection  restreint  ou  limité  à  quatre-vingts 
villes,  alors  que,  sous  une  fâcheuse  inspiration,  le  Roi  prétendait 
légiférer  sans  le  concours  des  Cortes.  L'excès  même  de  sa  puissance 
amena  la  perte  du  favori.  Elle  fut  l'œuvre  de  la  personne  en  qui  Don 
Âlvaro  avait  le  plus  sujet  de  se  fier. 

Dans  sa  jeunesse,  Juan  II  avait  épousé  Dona  Maria  de  Aragon  et 
en  avait  eu  un  fils,  l'Infant  Don  Enrique.  Devenu  veuf  à  quarante 
ans  et  désireux  de  contracter  une  nouvelle  union,  il  avait  jeté  les 
yeux  sur  une  fille  de  Charles  VII,  tandis  que  le  Grand  Maître,  sans 
l'en  avertir,  demandait  pour  lui  la  main  de  Dona  Isabel  de  Portugal, 
petite-fille  de  Felipa  de  Plantagenet.  Don  Juan,  à  qui  cette  union 
déplaisait,  poussa  la  condescendance  jusqu'à  tenir  la  parole  donnée 
par  son  favori.  Le  mariage  s'accomplit  (1447), mais  Don  Âlvaro, qui 
espérait  trouver  dans  la  jeune  Reine  une  alliée  dont  la  reconnaissance 
assurerait  encore  son  pouvoir  sur  l'esprit  du  Roi,  se  heurta  contre  une 
femme  humiliée  de  l'état  de  sujétion  où  vivait  son  faible  époux  et 
dont  tous  les  efforts  tendirent  à  lui  nuire.  Si  l'on  en  croit  un  auteur 
du  temps,  Juan  II,  de  forte  complexion  et  devenu  très  amoureux  de  la 
Reine,  ne  fût  jamais  entré  dans  la  chambre  nuptiale  si  le  favori  ne 
lui  en  eût  donné  la  permission.  La  Reine  le  sut,  et  elle  éteignit 
les  dernières  flammes  d'une  affection  qu'avaient  déjà  refroidie  les 
plaintes  du  Prince  héréditaire  et  celles  des  grands  coalisés.  Le  Conné- 
t  table  était  perdu. 

Saisi  en  dépit  du  sauf-conduit  royal,  transporté  à  Valladolid, 
jugé  en  deux  jours,  condamné  à  mort,  il  fut  exécuté  sans  délai. 
Jusqu'au  dernier  moment  il  attendit  sa  grâce  ;  son  espoir  n'était 
pas  vain.  Elle  avait  été  signée  en  temps  utile,  mais  la  Reine  vindi- 
cative et  les  grands  craintifs  des  représailles  du  Connétable  retar- 
dèrent le  départ  du  courrier  et  il  arriva  trop  tard.  L'exécution  avait 
eu  heu  sur  la  place  publique  ;  un  bassin,  pour  recevoir  les  aumônes 

(10) 


LES  ESP  AGNES  DU   VIIIe   AU  XV*  SIECLE 

destinées  aux  frais  de  l'enterrement,  avait  été  placé  au  bas  de  l'écha- 
faud.  Les  restes  mutilés  du  maître  effectif  de  la  Castille  restèrent 
exposés  aux  regards  du  peuple,  et  au  bout  de  deux  jours  seulement 
les  ermites  de  Saint-André  obtinrent  la  permission  de  les  ensevelir 
dans  le  cimetière  des  suppliciés.  Pendant  trente  ans,  Alvaro  de  Luna 
avait  gouverné  son  maître  et,  avec  lui,  le  royaume.  On  attribuait  son 
ascendant  à  la  sorcellerie  ;  il  n'existait  d'autre  sortilège  que  la  domi- 
nation exercée  par  un  esprit  puissant  sur  un  esprit  faible,  par  un 
homme  actif  sur  un  prince  nonchalant,  par  un  administrateur  sur 
un  poète. 

Durant  le  procès  de  son  favori,  le  Roi  avait  souffert  une  véri- 
table torture  morale  et,  à  dater  de  la  mort  du  Grand  Maître,  il  vécut 
déchiré  par  les  regrets.  Il  pleura  celui  qu'il  avait  tant  aimé  et  si  lâche- 
ment abandonné,  il  perdit  le  sommeil,  sa  santé  s'altéra,  et  une  année 
s'était  à  peine  écoulée  que  la  douleur  et  les  remords  le  conduisaient 
au  tombeau  (21  juillet  1454).  A  sa  dernière  heure,  il  eut  conscience 
de  ses  fautes  : 

<<  Que  n'ai-je  été  le  fils  d'un  artisan  au  lieu  de  naître  d'un  roi  de 
Castille  !  >> 

De  son  premier  mariage  avec  Maria  de  Aragon,  Don  Juan  laissait 
un  fils  qui  lui  succéda  sous  le  nom  de  Enrique  IV.  Dona  Isabel  de 
Portugal  lui  avait  donné  un  second  fils  nommé  Alfonso  et  une  fille 
qui,  pour  le  bonheur  de  l'Espagne,  ne  devait  pas  lui  ressembler.  Ce 
fut  la  grande  Isabelle. 


CHAPITRE  II 
LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE  CASTILLE 

NAISSANCE  D'ISABELLE.  ||  LE  TESTAMENT  DE  JUAN  II.  ||  AVÈNEMENT  DE  ENRIQUE  IV 
Il  PORTRAIT  DU  ROI.  ||  L  ÉMIR  DE  GRENADE  REFUSE  LE  TRIBUT.  Il  ENRIQUE  RAVAGE 
LA  VEGA  DE  GRENADE.  Il  LA  VIE  PRIVÉE  DU  MONARQUE.  ||  LA  REINE  JUANA.  ||  LE 
FAVORI  BELTRAN  DE  LA  CUEVA.  ||  LA  REINE  DONNE  LE  JOUR  A  UNE  FILLE.  || 
ENRIQUE  MANDE  A  LA  COUR  SON  FRÈRE  ALFONSO  ET  SA  SŒUR  ISABELLE.  ||  LA 
BELTRANEJA.  ||  DON  ALFONSO  RECONNU  PRINCE  DES  ASTURIES.  ||  L'OUTRAGE 
D'AVILA.  Il  LA  LIGUE  SE  DONNE  UN  ROI.  Il  LA  BATAILLE  D'OLMEDO.  ||  MORT  DU  ROI 
D'AVILA.  Il  ENFANCE  D'ISABELLE.  ||  BEATRIZ  DE  BOBADILLA.  Il  PRÉTENDANTS 
DE  L'INFANTE.  H  ELLE  S'INSTALLE  A  SÉGOVIE.  ||  LA  LIGUE  LUI  OFFRE  LA 
COURONNE.  ||  SON  REFUS.  ||  LA  CONVENTION  DE  GUISANDO.  ||  ISABELLE  EST  PRO- 
CLAMÉE PRINCESSE  DES  ASTURIES  AVEC  APPROBATION  DES  CORTES. 

Dans  la  province  d'Avila,  presque  au  centre  de  la  Vieille 
Castille,  s'élève  la  petite  ville  de  Madrigal.  Quatre  portes 
orientées  vers  Médina  del  Campo,  Peneranda,  Arévalo  et 
Cantapiedra  donnent  accès  dans  la  place  entourée  de  hautes  murailles. 
Un  donjon  massif  la  domine  et,  défiant,  observe  par-dessus  l'enceinte 
la  plaine  solitaire,  dépouillée  d'arbres,  balayée  par  le  vent.  Là,  par  un 
beau  jour  de  printemps,  le  22  avril  145 1,  naquit  du  Roi  Don  Juan  II 
et  de  la  Reine  Isabel  une  fille  à  qui  l'avenir  ne  semblait  point  réserver 
une  destinée  brillante,  car  un  prince  né  quelque  vingt  ans  auparavant 
d'une  première  union  du  Monarque  avec  Maria  de  Aragon  assurait 
par  les  mâles  la  succession  royale. 

La  petite  Infante  fut  appelée  Isabel  comme  sa  mère  et  baptisée 
sans  pompe  ni  cérémonie  dans  l'église  de  Saint-Nicolas  que  couronne 
une  belle  coupole  octogonale  et  qu'ornent  des  arcs  revêtus  d'ara- 
besques précieuses.  Deux  ans  plus  tard,  la  Reine  mettait  au  monde  un 
fils  que  l'on  nomma  Alf  onso  (1453) . 

Cependant,  Juan  II,  déchiré  par  le  remords  depuis  le  supplice 
d'Âlvaro  de  Luna,  se  hâtait  vers  la  tombe  où  son  favori  semblait 

(12)' 


LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE  CASTILLE 

l'appeler.  Sur  son  lit  de  mort,  il  recommanda  sa  veuve  et  ses  jeunes 
enfants  à  son  fils  aîné.  Par  testament,  il  laissait  à  son  fils  cadet  Alfonso, 
à  peine  âgé  d'un  an,  la  Grande  Maîtrise  de  Saint-Jacques  dotée  du 
revenus  considérables  et  qui  avait  fait  retour  à  la  couronne  après  la 
mort  du  Connétable.  A  l'Infante  Isabelle,  il  léguait  la  ville  de  Cuellar 
avec  ses  territoires  situés  à  l'Est  de  Médina  del  Campo  et  une  somme 
importante  en  or  monnayé.  Le  douaire  de  la  Reine  se  composait 
de  Madrigal,  de  Arévalo  et  de  Soria.  Arévalo,  situé  dans  une  plaine 
verdoyante  arrosée  par  l'Araja,  où  la  culture  du  blé  et  du  safran  se 
partageait  la  terre,  contrastait  par  sa  fertilité  avec  la  tristesse  désolée  de 
ses  environs.  La  jeune  veuve  en  subit  le  charme  et  y  fixa  sa  résidence. 
Puis  à  Médina  del  Campo,  ville  très  importante  et  toute  voisine, 
se  tenaient  trois  foires  annuelles  où  les  transactions  sur  les  grains,  les 
laines  et  les  bestiaux  amenaient  des  commerçants  de  toutes  les  na- 
tionalités. D'ailleurs,  les  Reines  de  Castille  avaient  toujours  goûté  le 
séjour  d' Arévalo,  et  c'était  là  que  Maria  de  Aragon,  mère  de  Enrique, 
avait  rendu  le  dernier  soupir.  La  Reine  douairière  Dona  Isabel  y 
vécut  à  peu  près  oubliée  pendant  huit  années,  tout  occupée  de  l'édu- 
cation de  ses  jeunes  enfants,  Isabelle  et  Alfonso,  respectée  par  son  beau- 
fils  assez  exact  à  lui  payer  une  rente  en  dépit  du  déficit  financier 
laissé  par  son  père  et  accru  par  lui  avec  une  folle  imprévoyance. 

Déjà  les  gens  sages  avaient  pris  une  pauvre  opinion  de  l'intelli- 
gence du  Prince  quand  on  l'avait  vu  s'allier  aux  grands  contre  son 
propre  père  et  nuire  au  prestige  d'une  couronne  qui  lui  était  assurée. 
Pourtant  le  règne  de  Juan  II  avait  été  si  néfaste,  sa  faiblesse  avait 
provoqué  un  tel  mépris  que  l'avènement  de  son  successeur  fut 
bien  accueilli. 

Enrique  avait  la  peau  blanche,  de  grands  yeux  bleus  à  fleur  de 
tête,  le  nez  déformé  par  une  chute,  des  cheveux  touffus  et  une  barbe 
désordonnée  d'un  rouge  ardent  ;  il  était  de  haute  stature  et  ses  membres 
paraissaient  vigoureux. 

<<  Son  aspect  était  féroce,  assez  semblable  à  celui  du  lion  qui, 
par  son  regard,  frappe  de  terreur  ceux  qui  le  considèrent.  >> 

Et  avec  ces  manières  de  géant  terrible,  Enrique  était  bénin  de 
caractère,  familier  avec  les  inférieurs,  vicieux,  extravagant,  prodigue, 
insoucieux  des  affaires  de  l'État  comme  l'avait  été  son  père,  mais 
totalement  dépourvu  des  qualités  intellectuelles  qui,  dans  une  cer- 
taine mesure,  avaient  pu  faire  pardonner  à  Juan  II  son  incurie  irré- 
médiable. Seule  la  musique  le  passionnait  et  il  n'avait  pas  de  plus  doux 
plaisir  que  de  chanter  des  lais  mélancoliques   en    s'accompagnant 

(13) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

sur  un  luth.  Juan  avait  subi  pendant  trente  ans  la  domination  d'Âlvaro 
de  Luna  ;  Enrique  acccepta  celle  d'un  page  du  défunt  Connétable, 
Juan  Pacheco,  nommé  par  lui  Marquis  de  Villena.  Brouiller  le  père 
et  le  fils  n'avait  été  qu'un  jeu  pour  cet  homme  habile,  charmant. 
La  puissance  du  favori  devint  effective  dès  l'avènement  de  son  maître 
et  elle  s'affirma  d'une  manière  néfaste.  Ambitieux,  Villena  avait  cri- 
tiqué les  actes  d'Âlvaro  de  Luna  pour  provoquer  sa  chute,  mais, 
après  avoir  conquis  la  place  convoitée,  il  persista  dans  les  errements 
de  sa  victime. 

Le  trésor  était  épuisé.  Loin  de  se  préoccuper  de  la  situation 
financière,  Enrique  accrut  sans  compter  les  dépenses  de  la  maison 
royale.  La  garde  en  partie  moresque,  magnifiquement  équipée, 
compta  trois  mille  lances  représentant  chacune  cinq  hommes  ;  des 
châteaux  et  des  monastères  immenses  furent  construits  dans  toutes 
les  provinces,  et  les  dernières  ressources  de  l'Etat  servirent  à  payer 
ces  fantaisies  ruineuses.  C'était  à  qui  viderait  les  caisses  royales, 
car  Enrique  ne  faisait  jamais  vérifier  les  livres  de  ses  intendants, 
signait  sans  les  regarder  des  cédules  où  il  octroyait  à  ses  favoris 
les  rentes  et  les  domaines  de  la  couronne,  laissant  les  chiffres  et  les 
désignations  en  blanc  afin  que  les  bénéficiaires  les  pussent  fixer  sui- 
vant leurs  besoins  et  leurs  désirs.  Cette  générosité  ne  manquait  pas 
de  grandeur,  mais  que  servirait  d'insister  sur  les  abus  qu'elle  pro- 
voquait !  Comme  un  trésorier  représentait  les  inconvénients  d'un 
pareil  système,  Enrique  répondit  : 

«  Au  lieu  d'accumuler  des  trésors  comme  le  font  les  particuliers,  les 
rois  doivent  les  dépenser  pour  le  bonheur  de  leurs  sujets.  Donne  à  mes 
ennemis  pour  m'en  faire  des  amis  et  donne  encore  à  mes  amis  pour  me 
conserver  leur  amitié.  » 

Un  tel  désordre  financier  consommait  la  ruine  du  monarque  et 
du  royaume  contraint  de  les  subir.  Pourtant  on  eût  trouvé  un  bon 
emploi  des  fonds  du  trésor  s'il  s'en  fût  rencontré  dans  les  caisses 
toujours  vides.  L'Emir  de  Grenade,  instruit  du  désarroi  moral  et  maté- 
riel de  la  Castille,  tentait  de  s'affranchir,  refusait  de  payer  le  tribut, 
dirigeait  des  incursions  inopinées  à  travers  l'Andalousie  chrétienne, 
répandait  partout  la  terreur. 

Enrique  s'émut  enfin  et  obtint  une  bulle  de  croisade.  La  vente 
des  indulgences  produisit  quatre  millions.  Ils  servirent  à  lever 
30  000  hommes  qui  se  réunirent  à  Cordoue  sous  le  commandement 

(14) 


LES   ENFANTS   DE   JUAN  DE   CASTILLE 

royal.  Emporté  par  une  ardeur  soudaine,  le  Monarque  s'élança  sur 
la  fertile  Vega  de  Grenade,  brûla  les  récoltes,  coupa  les  arbres  frui- 
tiers, incendia  les  villages,  portant  partout  une  désolation  inutile.  Il 
avait  ajouté  à  ses  armes  une  grenade  entr'ouverte,  emblème  de  sa 
future  conquête,  mais  il  fallait  une  autre  main  que  la  sienne  pour 
cueillir  un  pareil  fruit. 

D'une  manière  générale,  les  Mores  avaient  évité  de  s'engager  contre 
l'armée  chrétienne  ;  ils  s'étaient  réfugiés  derrière  les  remparts  de  leurs 
places  fortes,  certains  que  l'adversaire  ne  viendrait  pas  les  y  défier.  En 
effet,  Enrique,  lassé  d'attendre  un  ennemi  insaisissable  et  qui  ne 
témoignait  aucune  intention  de  se  mesurer  avec  lui,  retourna  en 
Castille  et  y  rentra  les  mains  vides.  Les  quatre  millions  produits 
par  la  vente  des  indulgences  avaient  été  dépensés  en  pure  perte. 
Si  les  troupes  royales  avaient  pillé  quelques  territoires  musulmans, 
leur  passage  avait  été  une  calamité  non  moins  grande  pour  les  pro- 
vinces chrétiennes.  La  noblesse,  désireuse  de  se  signaler  par  des 
exploits  glorieux,  dignes  d'inspirer  les  poètes,  tenta  vainement  de 
retenir  le  monarque  en  Andalousie  ;  mais  lui,  pressé  de  reprendre 
sa  vie  de  plaisir,  prétexta  que  les  jours  d'un  seul  de  ses  sujets  lui 
étaient  plus  précieux  que  ceux  de  mille  infidèles.  Magnanimité  tardive 
et  hors  de  saison  en  pareille  circonstance. 

Tant  valait  le  Roi  de  Castille,  tant  valait  sa  vie  privée.  Adonné 
trop  jeune  à  la  débauche,  il  trouvait  le  châtiment  de  sa  faute  dans 
l'impossibilité  où  il  semble  qu'il  fût  de  perpétuer  sa  race.  Au  bout  de 
dix  ans  de  mariage  avec  Blanche  de  Navarre,  il  l'avait  répudiée 
sous  prétexte  de  maléfices.  Mais  il  n'entendait  pas  rester  sous  le 
coup  de  l'aveu  qu'il  avait  dû  faire  devant  les  Évêques  de  Ségovie  et  de 
Tolède  pour  obtenir  la  rupture  de  cette  union,  aveu  qu'il  démentit  par 
la  suite.  L'infructueuse  campagne  d'Andalousie  s'achevait  à  peine 
qu'il  annonça  l'intention  de  convoler  en  secondes  noces.  Sa  réputation 
était  si  bien  établie  que  l'on  ne  recherchait  guère  son  alliance.  Cepen- 
dant l'appât  d'une  couronne  tenta  la  Princesse  Juana,  sœur  d'Af- 
fonso  V,  Roi  de  Portugal. 

Loin  de  réclamer  une  dot,  le  futur  époux  promit  d'en  assurer  une 
à  sa  jeune  femme,  et  le  mariage  fut  conclu  en  1455. 

Dona  Juana,  d'une  beauté  radieuse,  était  dans  la  fleur  de  ses  quinze 
ans  quand  elle  franchit  la  frontière  de  Castille,  suivie  d'un 
magnifique  cortège  de  gentilshommes  et  de  filles  d'honneur.  Son 
esprit,  sa  gaieté,  son  entrain  rehaussaient  encore  ses  dons  physiques.  Le 
choix  de  Enrique  était  heureux  ! 

(15) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Toute  la  noblesse  était  accourue  à  Badajoz  pour  y  accueillir 
la  belle  fiancée  et  la  conduire  à  Cordoue.  A  mesure  qu'elle  avançait,  on 
la  régalait  de  festins,  de  concerts,  de  bals,  de  tournois  où  rivalisait 
l'élite  de  la  chevalerie  castillane  et  portugaise.  C'était  à  qui  sur- 
passerait en  magnificence  les  fêtes  données  à  l'occasion  des  mariages 
royaux.  A  la  fin  d'un  banquet  offert  par  l'Archevêque  de  Tolède, 
des  pages  présentèrent  aux  dames  des  coupes  d'or  pleines  de  bagues 
précieuses  afin  que  chacune  d'elles  choisît  la  pierrerie  dont  la  couleur 
siérait  le  mieux  à  sa  beauté.  Certes,  sous  le  règne  précédent,  le  luxe  des 
joyaux  et  des  vêtements  avait  atteint  à  un  tel  degré  de  richesse  que 
Juan  II,  pourtant  prodigue,  s'était  plaint  que  les  soies,  les  tissus  d'or 
et  d'argent,  les  robes  doublées  de  martre  ou  d'hermine  fussent  portés 
par  des  personnes  de  médiocre  condition.  Ce  furent  de  bien  autres 
excès  sous  l'impulsion  de  la  jeune  Reine  à  qui  son  époux  n'osait  rien 
refuser  —  de  ce  qu'il  pouvait  lui  accorder  —  et  dont  la  grâce  et  la 
beauté  ensorcelaient  les  courtisans. 

Mais  on  eut  bientôt  de  graves  reproches  à  formuler  contre  Juana. 
Au  cours  d'un  pas  d'armes  donné  à  Madrid,  on  signala  un  brillant 
chevalier  andalou,  Beltrân  de  la  Cueva,  qui  paraissait  aussi  avant 
dans  la  faveur  de  la  Reine  que  dans  celle  du  Roi.  Envers  et  contre 
tous,  il  défendit  avec  succès  la  beauté  prééminente  de  sa  dame  far 
amour,  et,  bien  qu'il  refusât  de  la  nommer,  on  fit  honneur  à  la  Souve- 
raine de  la  vaillance  du  vainqueur,  de  son  triomphe  et  de  sa  discrétion. 

Dona  Juana  connaissait  sans  doute  les  raisons  invoquées  par  le 
Roi  afin  d'obtenir  l'annulation  de  son  premier  mariage.  Elle  n'igno- 
rait pas  que,  dans  l'union  où  elle  était  engagée,  l'amour-propre  seul 
trouverait  à  se  satisfaire.  Peut-être  se  fût-elle  résignée  à  ne  chercher 
aucune  compensation  et  son  cœur  ne  se  fût-il  pas  ouvert  à  l'amour, 
si  Enrique,  aussi  malchanceux  avec  elle  qu'avec  l'infortunée  Blanche 
de  Navarre,  ne  s'était  donné  le  luxe  d'une  maîtresse  honoraire.  Son 
choix  se  porta  sur  Dona  Guiomar  de  Castro,  l'une  des  douze  filles 
d'honneur  venues  de  Portugal  à  la  suite  de  sa  femme,  et  comme  il 
tenait  à  jouer  au  naturel  son  rôle  d'amant  heureux,  il  lui  donna  un 
état  de  maison,  la  combla  de  présents  et  lui  constitua  une  fortune  si 
considérable  que,  plus  tard,  elle  lui  permit  d'épouser  le  Comte  de 
Trevino,  premier  duc  de  Najera.  Aucun  ridicule  ne  manquait  au  Roi. 
Outrée,  mais  désormais  sans  inquiétude,  Juana  comprit  que,  loin  de 
courir  un  risque,  elle  aurait  tout  avantage  à  flatter  une  manie  sans 
précédent.  Aussi  bien  la  grossesse  de  la  Reine  et  la  naissance  d'une 
fille  (1462)  ne  causèrent-elles  pas  de  surprise. 

(16) 


CI.  Hausery  et  Menet,  Madri 
CAVADONJA  A    BASILIQUE,    FAÇADE    LATÉRALh. 


IsAHELLE   LA   (jUANUE. 


PL.     III,    PAGE   l6. 


TOMBEAU    DE    l'i.NFANT    ALPHONSE,     FRÈRE    D'iSABELLE    LA    CATHOLIQUE. 

(Cartuja  de  Mirajlores.) 


Isabelle   la  Grande. 


Pi     iv.   pale  i~. 


LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE   CASTILLE 

En  revanche,  il  y  eut  un  débordement  d'indignation  lorsqu'on 
sut  que  le  Roi  avait  fait  bon  accueil  à  la  nouvelle  venue  dont  on  attri- 
buait la  paternité  à  Beltrân  de  la  Cueva,  nommé  Comte  de  Ledesma 
et  appelé  au  conseil  en  récompense  de  services  insignes  rendus  à  la 
couronne.  Non  content  de  choisir  comme  parrain  l'Ambassadeur  de 
France  et  le  Marquis  de  Villena,  il  contraignit  sa  sœur  Isabelle  à 
servir  de  marraine  à  la  petite  Infante.  Il  ne  s'en  tint  pas  là.  Pris 
d'une  belle  passion  pour  la  fillette  qui  reçut  le  nom  de  Juana  porté 
par  sa  mère,  il  ordonna  de  convoquer  les  Cortes  qui  la  proclame- 
raient princesse  héréditaire  de  Léon  et  de  Castille  et  lui  jureraient 
fidélité  en  qualité  de  princesse  des  Asturies.  En  même  temps,  il 
commandait  de  ramener  à  la  Cour  son  frère  et  sa  sœur,  alors  âgés  de 
neuf  et  onze  ans,  de  crainte  que  les  grands  ne  s'en  fissent  une  arme 
contre  lui.  Pour  les  enlever  à  leur  mère  désolée,  il  allégua  la  nécessité 
de  leur  donner  un  état  de  maison  en  harmonie  avec  leur  haute  situation . 
En  vérité,  les  Infants  seraient  entre  ses  mains  des  otages  précieux  et 
des  gages  de  la  paix  publique. 

La  Reine  douairière  n'avait  aucun  moyen  de  s'opposer  à  la  volonté 
de  son  beau-fils.  Elle  dut  laisser  partir  les  enfants  adorés  qui,  depuis 
huit  ans,  étaient  la  consolation  de  sa  vie.  Elle  n'était  pas  seulement 
désespérée  de  les  perdre.  Très  pieuse,  elle  les  voyait  avec  effroi  livrés 
sans  défense  et  dans  un  âge  si  tendre  aux  tentations  de  la  Cour  la 
plus  dissolue  qui  fût  en  Europe.  Quel  exemple  serait  pour  la  petite 
Isabelle  la  conduite  licencieuse  de  la  Reine  Juana  auprès  de  qui  elle 
devrait  vivre  désormais  !  La  douleur,  l'inquiétude,  l'abandon  jetèrent 
un  voile  noir  sur  un  esprit  déjà  porté  à  la  mélancolie,  un  affaiblisse- 
ment cérébral  se  manifesta  et  la  malheureuse  Princesse  tomba  dans 
une  démence  douce  dont  elle  ne  devait  jamais  guérir. 

Bien  que  démoralisée  par  ses  habitudes  de  concussion,  de  pillage 
et  d'inconduite,  la  noblesse  frémit  de  honte  en  apprenant  les  in- 
tentions du  Roi.  Une  ligue  se  forma  sous  la  direction  de  l'Archevêque 
de  Tolède  et  du  Marquis  de  Villena  ardents  à  protester  contre 
la  proclamation  des  droits  de  la  Beltraneja  (la  fille  de  Beltrân).  Les 
Cortes,  réunies  à  Burgos,  refusèrent  de  prêter  le  serment  de  fidélité 
et  demandèrent,  la  menace  à  la  bouche,  qu'à  défaut  d'enfant  légitime, 
Enrique  reconnût  et  fît  reconnaître  les  droits  héréditaires  de  son 
frère  cadet,  l'Infant  Don  Alfonso,  avec  le  titre  de  prince  des  Asturies. 
On  lui  rendrait  aussi  la  grande  maîtrise  de  l'ordre  de  Santiago  dont  on 
l'avait  dépouillé  pour  la  donner  à  Beltrân  de  la  Cueva.  Cette  reconnais- 
sance  entraînait  implicitement  le  désaveu  de  paternité.  Les  ligueurs 

(17) 


ISABELLE   LA    GRANDE 

exigeaient  en  outre  que  l'Infant  fût  confié  à  leur  garde.  Il  y  allait, 

disaient-ils,  de  sa  sécurité. 

Découragé,  Enrique  ne  manifestait  même  pas  l'intention  de  résister. 

Barrientes,  son  vieux  précepteur,  devenu  Evêque  de  Cuenca,  essaya 
de  lui  rendre  un  peu  d'énergie.  Il  lui  conseillait  de  déployer  ses 
bannières,  de  réunir  ses  troupes  et  de  venger  l'outrage  fait  à 
l'honneur  de  la  Reine  et  au  sien.  Enrique  préféra  temporiser  : 

«  Vous,  prêtres,  s'écria-t-il,  vous  êtes  toujours  prêts  à  faire  verser  le  sang 
des  autres.  » 

Accusation  mal  fondée  s'il  en  fût,  car  les  princes  de  l'Église 
n'aimaient  que  trop  la  guerre  et  l'on  ne  comptait  pas  les  prélats  qui, 
sur  le  champ  de  bataille,  frappaient  les  ennemis  de  la  foi  et  du  Roi  de 
cette  même  main  qui  bénissait  et  absolvait  les  mourants  tombés 
dans  la  mêlée. 
Et  l' Evêque  de  Cuenca  de  répondre  : 

«  Puisque,  en  des  circonstances  aussi  graves,  vous  ne  montrez  pas  plus  de 
souci  de  votre  honneur,  je  crains  de  vivre  assez  pour  voir  en  vous  le  monarque 
le  plus  dégradé  qui  ait  jamais  vécu  en  Espagne.  Quand  vous  vous  repentirez 
de  votre  faiblesse,  il  sera  trop  tard.  » 

Pourtant  Enrique  avait  accepté  une  entrevue  avec  les  rebelles. 
C'était  déjà  céder.  La  rencontre  eut  lieu  à  Cigales  (1462).  Les  diplo- 
mates royaux,  dont  la  cause  était  insoutenable  si  l'on  renonçait 
à  la  défendre  les  armes  à  la  main,  furent  bientôt  réduits  à  merci. 
La  ligue  obtenait  la  reconnaissance  de  l'Infant  Don  Alfonso  comme 
prince  des  Asturies,  à  condition  qu'il  épouserait  cette  petite  Juana 
qui,  à  peine  née,  lui  disputait  le  trône.  Le  temps  ne  manquait  pas  et 
l'on  trouverait  un  moyen  d'éluder  un  engagement  à  si  longue  échéance. 
D'autre  part,  Beltrân  de  la  Cueva,  dépouillé  de  ses  dignités,  fut 
invité  à  se  retirer  dans  un  château  dont  on  lui  laissa  la  propriété, 
et  ses  partisans  durent  s'éloigner  de  la  Cour.  Le  Roi  promit  encore  de 
se  confesser  et  de  recevoir  les  sacrements  au  moins  une  fois  l'an, 
obligation  surprenante  étant  donnée  la  piété  formaliste  de  la  cour 
de  Castille,  si  l'on  ne  savait  que,  dès  l'année  1462,  les  Grands  se 
plaignaient  que  leur  prince  vécût  à  la  Moresque,  entouré  de  per- 
sonnes qui  ne  croyaient  pas  à  la  vie  étemelle  et  admettaient  que  les 
hommes  meurent  comme  les  animaux.  En  outre,  Enrique  s'engageait 

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LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE  CASTILLE 
à  ne  plus  lever  aucun  impôt  sans  le  consentement  des  trois  ordres 
législatifs  ;  enfin,  humiliation  doublée  d'une  imprudence  suprême,  il 
consentait  à  remettre  son  frère  Alfonsoaux  rebelles.  C'était  reconnaître 
la  légitimité  de  la  sédition. 

Un  pareil  compromis  montre  dans  quelle  déchéance  était  tombé 
le  Monarque.  Mais  bien  loin  de  calmer  les  esprits,  la  faiblesse  de  En- 
tique  autorisa  les  pires  audaces.  Les  villes  du  Sud,  y  compris  Tolède, 
avaient  soutenu  les  rebelles,  tandis  que,  au  Nord,  le  Comte  de  Haro 
et  le  Marquis  de  Santillanc  étaient  restés  fidèles  au  Roi.  L'anarchie 
touchait  à  son  comble,  les  villes  se  dressaient  contre  les  villes,  les 
quartiers  contre  les  quartiers,  les  rues  contre  les  rues.  Les  insurgés 
n'avaient  exigé  la  garde  du  Prince  Alfonso  que  pour  gouverner  en 
son  nom  et  l'opposer  à  son  frère. 

Un  jour,  dans  la  plaine  d'Avila,  le  soleil  éclaira  l'outrage  le  plus 
ignominieux  qui  ait  jamais  été  infligé  à  la  royauté.  Visible  à  longue 
distance,  une  large  estrade  avait  été  dressée  hors  des  remparts  de  la 
ville.  Le  trône  royal  y  fut  placé.  On  y  assit  une  effigie  du  Roi  de  Cas- 
tille,  la  couronne  en  tête,  l'épée  au  côté,  le  sceptre  à  la  main,  mais  vêtu 
d'habits  de  deuil.  Quand  le  peuple,  appelé  à  son  de  trompe,  fut  ras- 
semblé au  pied  de  l'échafaud,  un  héraut  lut  un  acte  d'accusation  où 
étaient  énumérés  les  crimes  du  monarque,  les  excès  dont  il  s'était 
rendu  coupable,  les  hontes  qu'il  avait  subies,  et  qui  concluait  à  la 
déposition  d'un  roi  indigne.  Alors  l'Archevêque  de  Tolède  arracha 
le  diadème  qui  ceignait  le  front  du  mannequin,  le  Marquis  de  Villena 
lui  enleva  le  sceptre,  le  Comte  de  Palencia  l'épée,  les  Comtes  de  Bena- 
vente  et  de  Parèdes  les  autres  insignes  joyaux.  Ainsi  dépouillée, 
dégradée,  lamentable,  la  figure  fut  précipitée  du  haut  en  bas  de  l'écha- 
faud et  vint  s'écraser  dans  la  poussière  aux  applaudissements  fréné- 
tiques de  l'assistance. 

Le  premier  acte  était  joué,  le  second  ne  lui  céda  pas  en  grandeur 
tragique. 

Le  Prince  Alfonso  fut  amené  par  l'Archevêque  de  Tolède  et  le 
Marquis  de  Villena.  Ils  le  firent  asseoir  sur  le  trône  d'où  ils  venaient  de 
précipiter  l'effigie  de  son  frère  et  lui  remirent  un  à  un  les  emblèmes  de 
la  royauté.  Les  trompettes  sonnèrent,  les  bannières  flottèrent,  déployées 
aux  cris  de  <<  Pour  Alfonso,  Roi  de  Castille  et  de  Léon  »  (juillet  1465). 

Puis,  en  signe  d'hommage,  les  grands  baisèrent  la  main  du  nouveau 
souverain.  La  ligue  avait  son  roi.  Burgos,  Tolède,  Cordoue,  Séville 
l'acclamèrent. 

Informé  de  cette  scène..  Enrique  fut  saisi  de  désespoir,  et,  n'eussent 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

été  les  instances  du  Marquis  de  Villena  qui  intriguait  entre  les  deux 
frères  après  les  avoir  divisés,  il  eût  fui  jusqu'en  Portugal. 

«  Nu,  je  suis  sorti  du  ventre  de  ma  mère;  et  nu,  je  reviendrai  à  la  terre  », 
gémissait-il. 

Pourtant  le  dévouement  du  bo  i  Comte  de  Haro  et  l'excès  même  de 
l'humiliation  infligée  à  la  majesté  royale  ramenèrent  vers  Enrique 
des  fidèles  et  des  partisans.  Une  année  de  70  000  fantassins  et  de 
14  000  cavaliers  fut  bientôt  réunie  sous  la  bannière  royale,  tandis  que 
le  Marquis  de  Villena,  principal  auteur  du  drame  d'Avila,  s'efforçait 
de  rentrer  en  grâce.  La  compétition  était  devenue  trop  ardente  pour 
s'apaiser  sans  effusion  de  sang.  Le  Roi  et  le  prétendant  avaient  crié 
leur  ban  de  guerre.  Les  deux  armées  se  rencontrèrent  dans  cette  fatale 
plaine  d'Olmedo  où  Enrique  s'était  déjà  battu  contre  son  propre 
père.  A  la  tête  des  rebelles,  le  bouillant  Archevêque  de  Tolède  marchait 
couvert  de  mailles  étincelantes  et  signalé  à  tous  les  coups  par  son 
manteau  de  pourpre  timbré  d'une  croix  blanche.  A  ses  côtés  chevau- 
chait le  Prince  Alfonso  surnommé  par  ses  adversaires  <<  le  Roi  d'Avila  >>, 
ardent  et  brave  malgré  son  jeune  âge;  il  venait  seulement  d'atteindre 
quatorze  ans.  Tous  deux  se  jetèrent  au  plus  fort  de  la  mêlée,  ramenant 
les  escadrons  hésitants  qui  s'étaient  dispersés  à  plusieurs  reprises.  Les 
derniers,  ils  restèrent  sur  le  champ  de  bataille  et  ne  l'abandonnèrent 
qu'à  la  nuit  close.  L'Archevêque,  blessé  au  bras,  n'avait  voulu  ni  se 
retirer  ni  recevoir  aucun  soin.  Quant  au  Roi  Enrique,  démoralisé  dès 
le  début  de  l'action  par  une  défaillance  de  ses  troupes,  il  avait  battu  en 
retraite  vers  un  village  voisin,  entraînant  à  sa  suite  la  garde  moresque 
et  laissant  au  Comte  de  Haro  le  commandement  des  forces  royales. 
A  cause  de  cette  défection,  le  sort  de  la  bataille  demeura  incertain. 

Les  ligueurs  avaient  si  bien  compté  sur  un  succès  complet  qu'ils 
demeurèrent  hésitants.  Villena,  en  désaccord  avec  l'Archevêque,  se 
sépara  de  lui  et  revint  soumis  et  repentant  auprès  de  son  roi  légitime. 
Les  forces  du  prétendant  en  furent  singulièrement  amoindries.  Avec 
un  peu  d'énergie,  Enrique  eût  pu  ressaisir  le  pouvoir,  mais  encore  il 
parlementa  et  temporisa.  Alors  l'anarchie  s'étendit  dans  tout  le 
royaume  divisé  entre  les  partisans  d'un  monarque  sans  aucune  volonté 
et  ceux  d'un  prétendant  trop  jeune  pour  imposer  la  sienne.  Les 
querelles  des  maisons  de  Guzmân  et  de  Ponce  de  Leôn  se  rallumèrent, 
l'Andalousie  fut  mise  à  feu  et  à  sang,  les  nobles  se  retirèrent  dans  leurs 
châteaux  et,  pareils  à  des  rapaces,  n'en  sortirent  plus  que  pour  tomber 

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LES  ENFANTS   DE  JUAN  DE  CASTILLE 

sur  les  voyageurs  et  les  paysans,  les  dépouiller,  les  rançonner  et  par- 
fois les  vendre  comme  esclaves  soit  aux  Mores,  soit  aux  chrétiens.  Les 
communications  furent  interrompues  entre  les  différentes  parties  du 
royaume,  certaines  provinces  où  les  récoltes  avaient  été  saccagées 
souffrirent  de  la  famine.  Jamais  la  situation  n'avait  été  aussi  grave. 
Les  choses  en  vinrent  au  point  que  les  particuliers  prirent  en  main 
leurs  propres  affaires,  se  constituèrent  en  Hermandades  ou  associations 
chargées  de  réprimer  les  excès  des  grands  et  de  rétablir  la  sécurité  dans 
le  pays,  comme  cela  s'était  déjà  passé  en  1295  dans  une  période  égale- 
ment troublée.  Les  Hermandades,  bien  équipées,  bien  montées  et 
payées  parles  villes,  constituèrent  bientôt  une  force  de  3  000  cavaliers. 
Elles  rendirent  des  services  immenses,  car,  hères  de  leurs  droits  et 
conscientes  de  leurs  devoirs,  elles  n'hésitèrent  pas  à  s'attaquer  à 
quelques  grands  seigneurs  incorrigibles,  à  les  assiéger  dans  leurs  châ- 
teaux et  à  raser  leurs  places  fortes  dès  qu'elles  en  étaient  maîtresses. 
Ces  exemples  furent  salutaires. 

Les  représentants  des  deux  frères  ennemis  continuaient  à  négocier, 
quand  un  coup  terrible  vint  frapper  la  ligue.  Soudain,  elle  apprit  avec 
stupeur  que  le  Prince  Alfonso  était  mort  presque  subitement  au 
village  de  Cârdenas,  près  d'Avila,  après  avoir  mangé  des  truites  dont 
il  était  friand  (5  juillet  1468).  Le  bruit  courut  qu'il  avait  été  empoi- 
sonné. Les  mœurs  du  temps  autorisaient  une  pareille  supposition  ; 
pourtant  il  se  pourrait  que  le  Prince  ait  été  la  victime  de  ces  fièvres 
estivales  qui  désolaient  la  Castille  et  qui,  cette  même  année,  y  furent 
extrêmement  meurtrières.  La  vie  dure  qu'il  avait  menée  à  un  âge 
encore  si  tendre  l'avait  peut-être  affaibli  et  prédisposé  à  subir  une 
influence  maligne.  Cette  mort  servait  trop  bien  les  intérêts  d'Enrique 
pour  qu'on  cherchât  beaucoup  à  en  éclaircir  le  mystère.  Il  eût  été  aussi 
imprudent  qu'inutile  de  réclamer  au  nom  d'une  victime  désormais 
réduite  à  néant.  Les  contemporains  s'accordèrent  à  louer  la  vaillance, 
l'intelligence  et  les  nobles  qualités  du  jeune  Prince.  Durant  les  trois 
ans  où  il  fut  l'élu  des  factions,  il  montra  une  sagesse  et  une  prudence 
très  au-dessus  de  son  âge.  Comme  on  se  plaignait  à  lui  des  excès  com- 
mis par  les  grands  de  son  parti,  il  répondit  : 

«Je  dois  endurer  ces  maux  patiemment  jusqu'à  ce  que  j'aie  quelques 
années  de  plus.  » 

Dans  une'  autre  circonstance,  sollicité  de  fermer  les  yeux  sur  un 
acte  injuste  commis  par  les  gens  de  Tolède,  sous  peine  de  voir  cette 
capitale  se  tourner  contre  lui  : 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

«  Quel  que  soit  mon  amour  du  pouvoir,  je  ne  voudrais  pas  l'acheter  à  ce 
prix.  » 

Il  avait  toléré  des  excès  qu'il  espérait  réprimer  un  jour,  mais  il 
se  cabrait  devant  l'injustice. 

Ces  sentiments  montrent  qu'en  des  temps  plus  heureux  et  dans 
la  suite  d'un  long  règne  le  Prince  eût  gouverné  la  Castille  avec 
prudence  et  réparé  les  désastres  dus  à  l'incurie  de  ses  prédécesseurs. 

Don  Alfonso  n'était  plus.  Consternés  par  sa  perte,  les  ligueurs 
comprenaient  que  c'en  était  fait  de  leurs  espérances  s'ils  ne  trouvaient 
sur  l'heure  un  autre  prétendant  à  opposer  au  Roi  Enrique,  et  leurs 
regards  se  portèrent  sur  la  sœur  des  deux  princes,  l'Infante  Isabelle, 
l'héroïne  de  cette  histoire. 

La  première  enfance  d'Isabelle  s'était  écoulée  paisible  dans  la 
solitude  d'Arévalo,  auprès  d'une  mère  attentive  à  développer  en 
elle  une  piété  fervente.  Sans  doute  elle  apprit  à  lire  dans  .les  beaux 
manuscrits  dont  son  père,  le  Roi  Juan  II,  avait  enrichi  la  bibliothèque 
du  château,  et  ce  furent  les  légendes  et  les  histoires  réunies  dans 
le  Cancionero  qui,  les  premières,  émerveillèrent  son  jeune  esprit  et 
développèrent  son  enthousiasme  pour  les  grands  Castillans  dont  elle 
devait  un  jour  égaler  les  exploits.  On  lui  enseigna  l'art  d'enluminer 
les  feuilles  de  parchemin  où  elle  écrivait  en  caractères  gothiques 
de  saintes  prières,  et  aussi  le  travail  délicat  et  charmant  de  la  broderie 
sur  le  velours  et  la  toile  d'or  dont  les  dessins  de  style  oriental 
avaient  été  portés  en  pays  chrétiens  par  l'intermédiaire  des  Mores.  Un 
missel  peint  de  sa  main,  des  bannières  et  des  ornements  d'autel  des- 
tinés à  sa  chapelle  et  que  la  cathédrale  de  Grenade  garde,  tel  un 
trésor  précieux,  témoignent  de  son  goût  comme  de  l'habileté  de  son 
pinceau  et  de  son  aiguille.  Plus  tard,  durant  une  vie  qu'absorbaient 
des  entreprises  surhumaines,  elle  cherchait  parfois  un  délassement  dans 
l'exécution  de  ces  travaux  féminins  où  elle  s'était  adonnée  alors 
que  nul  n'entrevoyait  sa  destinée. 

L'instruction  d'Isabelle  fut  assez  négligée.  Différant  en  cela  des 
princesses  italiennes,  on  ne  lui  donna  aucun  rudiment  des  langues 
anciennes,  pas  même  le  latin,  cependant  nécessaire  pour  communi- 
quer entre  souverains  et  diplomates.  Cette  lacune  de  son  éducation  lui 
fut  si  sensible  que,  devenue  reine,  elle  prit  un  professeur  et  que,  en  moins 
d'un  an,  elle  sut  la  langue  de  Cicéron  au  point  de  lire  la  correspon- 
dance d'Etat  et  d'entendre  les  ambassadeurs  sans  le  secours  d'un 
interprète.  En  revanche,  la  jeune  Infante  fut  accoutumée  de  bonne 

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LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE   CASTILLE 

heure  aux  exercices  physiques  et,  à  les  pratiquer,  elle  acquit  une 
force  et  une  résistance  rares  chez  une  femme.  Monter  à  cheval 
était  indispensable  en  un  temps  où  il  n'existait  d'autre  moyen 
de  transport  à  travers  des  pays  sans  route  que  la  litière  ou  la  mule 
réservée  aux  gens  âgés  ou  aux  membres  du  clergé.  Isabelle  devint 
une  écuyère  infatigable.  La  chasse  avait  toujours  été  un  des  plaisirs 
favoris  des  rois  de  Castille  ;  avant  même  leur  départ  pour  la  Cour, 
l'Infante  et  son  jeune  frère  chassaient  déjà  la  grosse  bête  et  lançaient 
le  faucon  dans  la  plaine  d'Arevalo,  qu'elle  fût  brûlée  par  le  soleil  ou 
balayée  par  les  vents  glacials  de  l'hiver. 

Durant  cette  période  un  lien  de  tendre  affection  se  noua  entre  Isa- 
belle et  Beatriz  de  Bobadilla,  fille  du  gouverneur  du  château  qui  rem- 
plit d'abord  auprès  de  la  Reine  mère  les  fonctions  d'un  gardien  respec- 
tueux, et  qui  devint  bientôt  un  serviteur  dévoué.  Cette  tendresse  des 
deux  fillettes  ne  se  démentit  jamais  et  fut  pour  elles  une  source  de 
bonheur  intime. 

Isabelle  n'avait  que  onze  ans  quand  son  frère  et  elle  furent  conduits 
à  l'Alcazar  de  Madrid  où  vivait  la  Cour.  C'était  un  magnifique  château 
fort,  d'origine  moresque,  que  les  rois  de  Castille  avaient  agrandi  et 
embelli  à  chaque  règne.  La  vie  s'y  écoulait  joyeuse,  facile,  au  milieu 
des  tournois,  des  comédies,  des  bals  organisés  par  une  reine  jeune, 
belle,  ardente,  dont  l'aveuglement  volontaire  du  Roi  excusait 
la  conduite,  et  par  le  brillant  escadron  qu'elle  avait  amené  de 
Portugal. 

«  Tout  récemment,  écrit  Palencia,  la  cour  avait  trouvé  un  stimulant  au 
plaisir  dans  l'entourage  de  la  Reine  composé  de  jeunes  filles  de  noble  lignage 
et  d'une  beauté  merveilleuse,  mais  plus  expertes  dans  l'art  de  séduire  que  ne 
le  comportaient  leur  âge  et  leur  condition.  A  cela  près,  elles  manquaient  de 
toute  instruction  et  ne  se  livraient  à  aucun  travail  honnête,  à  aucune  occu- 
pation recommandable.  Elles  recherchaient  toutes  les  occasions  de  s'entre- 
tenir avec  leurs  galants  respectifs.  La  lascivité  de  leurs  costumes  excitait  les 
jeunes  gens  et  leurs  paroles  plus  que  provocantes  les  rendaient  audacieux  à 
l'extrême.  Les  continuels  éclats  de  rire  dans  la  conversation,  les  allées  et 
venues  des  entremetteurs  chargés  de  messages  grossiers  et  le  désir  qui,  de 
jour  et  de  nuit,  les  dévorait  eussent  surpris  chez  des  vierges  folles. 

Le  reste  du  temps,  elles  s'abandonnaient  au  sommeil  ou  bien  elles  se  cou- 
vraient de  fards  et  de  parfums,  et  cela  sans  garder  la  moindre  pudeur, 
se  dénudant  le  sein  plus  bas  que  l'estomac  et  les  jambes  depuis  les  doigts  des 
pieds,  les  talons,  les  mollets  jusqu'au  plus  haut  des  cuisses.  Elles  prenaient 
soin  de  se  farder  en  blanc  les  parties  du  corps  découvertes  ou  cachées  afin 

Isabelle  la  Grande,  (23)  3 


ISABELLE  LA   GRANDE 

que,  en  se  laissant  glisser  de  leur  haquenée,  comme  il  leur  arrivait  souvent , 

tous  les  membres  brillassent  d'une  blancheur  uniforme.  » 

Et  un  peu  plus  loin  |: 

«  La  Reine  de  Castille  est  entourée  de  beaucoup  de  dames  parées  de 
diverses  manières.  L'une  porte  un  bonnet,  l'autre  une  carmagnole  ;  celle-ci 
est  en  cheveux,  celle-là  se  couvre  la  tête  d'un  chapeau  d'homme.  Il  en  est 
qui  sont  coiffées  de  foulards  de  soie,  de  turbans  de  gaze  à  la  moresque,  de 
petits  mouchoirs  à  la  mode  vizcayenne.  J'en  vis  qui  se  ceignaient  la  taille 
de  lanières  de  cuir  propres  à  bander  les  arbalètes,  d'autres  qui  étaient  armées 
de  dagues,  de  couteaux  de  Vitoria,  d'épées  ou  même  de  lances  et  de  dards  et 
qui  s'enveloppaient  dans  de  larges  capes  castillanes.  » 

Le  milieu  ne  ressemblait  guère  à  celui  où  la  petite  Infante  avait 
vécu  jusque-là.  La  fréquentation  de  sa  belle-sœur  risquait  de  souiller 
son  âme  et  le  contact  des  courtisans  appliqués  à  satisfaire  leurs  pas- 
sions aurait  pu  la  pervertir,  mais  les  spectacles  dont  elle  était  le 
témoin  lui  inspirèrent  du  dégoût  ;  les  exemples,  les  enseignements 
maternels  restèrent  sa  seule  loi,  et  le  vent  de  licence  qui  soufflait 
sur  le  palais  respecta  sa  pureté  angélique.  Peut-être  la  grande  austé- 
rité de  sa  vie  et  la  sévérité  un  peu  ombrageuse  qu'elle  montra  plus 
tard,  durant  un  règne  de  trente  ans,  furent-elles  comme  une  protesta- 
tion de  sa  conscience  délicate  contre  les  souvenirs  d'un  passé  si  lourd  de 
scandales. 

A  l'époque  où  Isabelle  vint  à  la  Cour  de  Don  Enrique,  elle  était 
une  enfant  blonde,  rose,  aux  yeux  d'un  vert  bleuté  et  en  qui  persis- 
tait le  type  des  races  du  Nord  dont  elle  descendait  par  son  aïeule, 
Catalina  de  Lancastre.  Dans  l'attitude,  elle  montrait  déjà  de  la  dignité 
naturelle  et  une  fierté  ancestrale.  Bien  qu'elle  ne  fût  pas  destinée  au 
trône,  elle  en  était  si  rapprochée  que,  dès  sa  tendre  enfance,  sa  main  fut 
ardemment  convoitée  et  devint  l'objet  de  transactions  diploma- 
tiques. Le  premier  de  ses  prétendants  fut  justement  le  jeune  Ferdinand 
d'Aragon,  alors  entre  les  bras  de  sa  nourrice  et  que,  longtemps  après, 
elle  devait  choisir  elle-même  comme  époux.  Puis  Enrique  la  fiança  au 
frère  aîné  de  Ferdinand,  Don  Carlos  de  Viane,  devenu  lieutenant 
général  du  royaume  de  Navarre  après  la  mort  de  sa  mère  (1461).  Don 
Carlos  était  le  modèle  des  parfaits  chevaliers,  un  vrai  héros  de  légende. 
Brave,  vaillant,  généreux,  il  aimait  les  arts  avec  passion,  chantait, 
jouait  de  plusieurs  instruments,  peignait  avec  goût,  rimait  avec  grâce, 
écrivait  avec  talent  les  chroniques  de  ce  royaume  de  Navarre  qu'il 

(24) 


LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE   CASTILLE 

aimait  de  toute  son  âme  et  qu'on  voulait  lui  ravir.  Il  était  de  trente  ans 
plus  âgé  qu'Isabelle,  mais  au  moins  avait-il  des  qualités  capables  de 
compenser  dans  une  certaine  mesure  une  telle  disproportion.  D'ailleurs, 
cette  considération  n'était  pas  pour  toucher  Enrique  —  en  cela  il 
ne  différait  pas  des  princes  de  son  temps —  qui  ne  voyait  en  sa  jeune 
sceur  qu'un  instrument  utile  à  ses  combinaisons  intéressées.  Cette 
union  ne  devait  jamais  s'accomplir. 

A  la  suite  de  la  malheureuse  rencontre  d'Estella,  Don  Carlos  avait 
cherché  un  refuge  auprès  de  son  oncle,  le  Roi  de  Naples.  Mais  ce 
monarque  étant  mort  et  le  désir  de  revoir  son  pays  ayant  ramené  le 
prince  en  Aragon,  il  fut  jeté  en  prison  et  n'en  serait  peut-être  pas  sorti 
si  la  Généralité  de  Catalogne  n'eût  exigé  son  élargissement.  Peu  de 
temps  après,  il  succombait  (1461).  Les  soucis  et  l'inquiétude  avaient 
aggravé  la  phtisie  dont  il  était  atteint.  Son  père,  et  surtout  son  ambi- 
tieuse belle-mère,  ne  furent  pas  moins  accusés  de  l'avoir  empoisonné, 
tant  ils  avaient  pris  ombrage  de  l'accueil  que  lui  avait  fait  Barcelone 
lors  de  sa  libération. 

Le  troisième  prétendant  d'Isabelle  n'était  autre  que  son  oncle 
maternel,  Affonso  V,  roi  de  Portugal.  Désireux  de  conclure  cette 
alliance,  le  Monarque  avait  franchi  la  frontière  et  s'était  rendu  à 
une  entrevue  ménagée  par  Enrique  (1464).  Invitée  à  donner  son 
consentement,  Isabelle  montra  une  fermeté  et  une  décision  rares 
chez  une  enfant  de  treize  ans,  et  avec  une  habileté  digne  d'un  poli- 
tique exercé,  elle  répondit  qu'une  Infante  de  Castille  ne  pouvait  se 
marier  sans  le  consentement  des  Cortes.  Or,  le  pays  était  déchiré  par 
les  factions  et  l'on  ne  pouvait  songer  à  réunir  nulle  part  les  grands 
corps  de  l'État.  Affonso  dut  regagner  sa  capitale  avec  le  regret  bien 
vif  de  n'y  point  ramener  une  nièce  adroite  au  point  de  déjouer  un  projet 
arrêté  entre  lui  et  le  Roi  de  Castille. 

Lors  de  la  proclamation  d'Avila,  l'Infant  Don  Alfonso  avait  été 
ardemment  soutenu  par  l'Archevêque  de  Tolède  et  son  neveu  le  jeune 
Marquis  de  Villena.  Mais  la  famille  de  Pacheco,  dont  ces  deux  puissants 
seigneurs  faisaient  partie,  comptait  encore  Don  Pedro  Giron,  Grand 
Maître  de  l'ordre  de  Calatrava.  Don  Pedro  Giron  occupait  une  situation 
prééminente;  bien  qu'il  ne  pût  prétendre  à  une  alliance  princière, 
Enrique  ne  lui  en  offrit  pas  moins  la  main  d'Isabelle.  Le  mariage 
conclu,  le  Grand  Maître  lui  amènerait  les  trois  mille  lances  dont  il 
disposait  et  lui  remettrait  en  même  temps  60  000  doublons  d'or.  Du 
même  coup,  le  Marquis  de  Villena  lui  livrerait  le  Prince  Alfonso 
et  rentrerait  à  son  service.  L'Archevêque  de  Tolède  se  rallierait  aussi 

(25) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

à  la  cause  royale.  Ainsi  privée  de  ses  chefs,  la  ligue  serait  détruite. 

Un  émissaire  fut  dépêché  en  toute  hâte  auprès  du  Souverain 
Pontife  afin  d'obtenir  que  Pedro  Giron,  relevé  du  vœu  de  célibat,  pût 
s'engager  dans  les  liens  du  mariage. 

Instruite  du  sort  qui  la  menaçait,  Isabelle  tomba  dans  le  déses- 
poir. Sa  main  serait-elle  le  prix  de  la  trahison  dont  son  frère  devien- 
drait la  victime  ;  serait-elle  contrainte  de  l'accorder  à  un  homme  qui 
lui  faisait  horreur?  Violent,  vicieux,  il  avait  poussé  l'audace  jusqu'à 
essayer  d'attenter  à  l'honneur  de  la  Reine,  mère  d'Isabelle,  outrage 
dont  Juan  II  n'avait  pas  osé  tirer  vengeance.  Enfin  la  jeune  Infante 
était  humiliée  jusqu'au  fond  de  l'âme  à  la  pensée  de  s'unir  à  un 
homme  d'une  naissance  si  inférieure  à  la  sienne,  lié  à  l'Église  par  des 
liens  indissolubles  à  ses  yeux.  Accablée  de  douleur,  Isabelle  se  retira 
chez  elle  et,  pendant  deux  jours  de  jeûne,  elle  gémit,  pria,  implora  le 
secours  du  Ciel,  puisqu'elle  ne  pouvait  en  espérer  aucun  sur  la  terre. 
Et  comme  elle  suppliait  Dieu  de  lui  ôter  la  vie  plutôt  que  de  permettre 
une  union  infâme,  Beatriz  de  Bobadilla,  qui,  seule,  avait  obtenu  la 
permission  de  rester  auprès  d'elle,  tira  un  poignard  caché  sous  sa 
robe  et  jura  de  le  plonger  dans  la  poitrine  du  Grand  Maître  s'il  osait 
se  présenter  devant  sa  jeune  fiancée.  Beatriz  eût  tenu  son  serment, 
car  elle  était  sage,  vertueuse  et  vaillante)  mais,  par  bonheur,  elle  n'en  fut 
pas  réduite  à  cette  extrémité. 

A  peine  le  Grand  Maître  eut-il  reçu  de  Rome  la  bulle  qui  le  relevait 
de  ses  vœux  que,  plein  de  joie,  il  sortit  d'Almagro  suivi  d'une  escoite 
splendidement  équipée,  dans  une  pompe  digne  d'un  souverain.  Il 
n'alla  pas  bien  loin.  Le  soir  même  de  son  départ,  il  était  contraint  de 
s'arrêter  au  village  de  Villarubia,  voisin  de  Ciudad  Real  et,  quatre  jours 
plus  tard,  il  rendait  l'âme,  sacrant,  jurant,  maudissant  le  Ciel  qui  l'arrê- 
tait en  si  beau  chemin.  Que  n'avait-il  eu  trois  semaines  de  survie,  au 
moins  le  temps  de  consommer  le  mariage  ! 

La  mort  semblait  guetter  les  prétendants  d'Isabelle.  Après  le  Prince 
de  Viane,  le  Grand  Maître  de  Calatrava  succombait  à  son  tour. 
Avait-il  été  empoisonné?  Ce  fut  l'opinion  générale.  En  tout  cas,  le 
soupçon  épargna  Isabelle  et  nul  ne  l'accusa  jamais  d'avoir  soudoyé 
ou  inspiré  ceux  qui  attentèrent  à  la  vie  de  Pedro  Giron,  à  supposer 
que  la  maladie  n'eût  pas  été  l'unique  cause  de  sa  disparition  oppor- 
tune. 

La  mort  de  leur  neveu  et  frère  rejeta  l'Archevêque  de  Tolède  et 
le  Marquis  de  Villena  dans  le  camp  des  rebelles,  et  c'est  à  cette  époque 
que  fut  livrée  la  bataille  d'Olmedo  dont  l'issue  demeura  incertaine. 

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LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE   CASTILLE 

Pourtant,  les  négociations  engagées  entre  Enrique  IV  et  les  partisans 
de  son  frère  avaient  amené  quelque  détente.  Isabelle,  jusque-là  con- 
trainte de  rester  auprès  de  sa  belle-sœur,  la  reine  Juana,  alors  que  son 
cœur  et  ses  vœux  allaient  vers  son  frère   Alfonso,   profita   de  cette 
trêve  momentanée  pour  gagner  Ségovie  où  le  jeune  Prince  vivait  au 
milieu  de  ses  plus  chauds  partisans.  Enrique  lui  permit-il  de  quitter 
la  Cour  afin  de  donner  une  satisfaction  au  parti  adverse,  ou  bien, 
grâce   à   son  intervention,  espéra-t-il  rétablir  une  paix  ardemment 
souhaitée?  La  sagesse,  la  prudence,  la  modération,  la  discrétion  montrées 
par  sa  jeune  sœur  durant  la  période  aiguë  de  la  crise  lui  faisaient  bien 
augurer  de  ses  intentions.  Isabelle  s'installa  donc  à  Ségovie,  encore 
dotée  de  son  bel  aqueduc  romain,  dominé  par  un  alcazar  fortement 
défendu  où  les  monarques  castillans  s'étaient  complu  à  réunir  leurs 
richesses  artistiques  et  les  souvenirs  d'un  passé  héroïque.  Elle  y  vécut 
entourée  d'admirateurs  prêts  à  suivre  sa  jeune  fortune.  Désormais, 
elle  n'entrerait  plus  comme  un  enjeu  dans  les  combinaisons  intéressées 
de  son  frère  aîné.  Elle  renaissait  au  calme  quand  la  mort  du  Roi 
d'Avila  vint  la  frapper  au  cœur.  Dès  la  nouvelle  de  sa  maladie,  elle  était 
accourue  à  Cârdenas  où  il  agonisait,  et,  grâce  à   la  rapidité  de  sa 
monture,  elle  était  arrivée  assez  tôt  pour  recueillir  le  dernier  soupir  du 
malheureux  enfant.  Après  les  funérailles  célébrées  en  grande  pompe, 
elle  s'était   réfugiée   dans  le   monastère  cistercien  de  Santa  Ana,  à 
l'abri  de  l'enceinte  fortifiée  d'Avila.  Toute  à  sa  douleur,  elle  y  avait 
revêtu  l'habit  des  religieuses  et  y  vivait  en  recluse,   partageant  les 
exercices  de  piété  et  l'existence  austère  des  professes? 

Un  matin,  les  rues  désertes  et  les  places  silencieuses  de  la  vieille 
cité  s'animent  au  passage  d'une  troupe  de  brillants  cavaliers.  A  leur 
tête  marche  l'Archevêque  de  Tolède.  Le  peuple,  accouru  sur  les  portes 
des  maisons  grises,  les  voit  avec  inquiétude  se  diriger  vers  le  monastère 
de  Santa  Ana.  On  frappe,  on  parlemente  avant  que  les  huis  du  couvent 
ne  s'entr'ouvrent  devant  le  prélat  suivi  de  quelques  seigneurs.  Sur 
sa  demande,  l'Archevêque  est  introduit  dans  une  salle  où  se  tient 
l'Infante  Isabelle. 

Au  nom  des  partisans  de  Don  Alfonso  le  prélat  vient  lui  offrir  la 
couronne  de  Castille  que  son  caractère  et  ses  vertus  la  rendent  digne 
de  porter.  Le  mépris  qu'inspire  Don  Enrique  justifiera  son  élection 
auprès  des  Cortes  qui  n'objecteront  ni  son  sexe  ni  les  inconvénients 
du  mariage  qu'elle  contractera  un  jour.  Déjà,  et  sans  même  attendre 
son  consentement,  l'Andalousie  l'a  proclamée. 

Silencieuse,  très  digne  sous  le  voile  monastique  et   dans  sa  robe 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

de  laine  blanche,  Isabelle  avait  écouté  l'Archevêque.  Quand  il  se  tut, 
son  esprit  droit,  son  âme  juste  lui  dictèrent  une  réponse  magnanime. 
Certes  elle  ne  désavouerait  pas  les  actes  de  Don  Alfonso  jeté  si  jeune 
entre  les  partis,  mais,  à  son  tour,  elle  ne  deviendrait  pas  un  instrument 
entre  les  mains  des  révoltés.  Du  vivant  de  son  frère,  le  Roi  Enrique, 
elle  ne  se  croirait  jamais  autorisée  à  ceindre  la  couronne  et  à  porter  le 
sceptre  de  Castille. 

L'Archevêque  insiste,  car  il  y  va  du  sort  de  la  ligue.  Quelles  repré- 
sailles n'auront  pas  à  redouter  ses  membres  si,  faute  de  chef  effectif  ou 
nominal,  ils  sont  forcés  de  se  désunir  et  de  se  disperser?  Il  rappelle  à 
l'Infante  les  services  rendus  au  Prince  Alfonso,  il  la  supplie  d'écouter 
des  amis  soucieux  de  sa  gloire.  Ne  sait-elle  pas  que  le  royaume  est 
déchiré  par  les  factions,  désolé  par  les  rapines  des  gens  de  guerre  ; 
ignore-t-elle  que  les  impôts  ne  rentrent  pas  et  que,  dans  le  désastre 
financier  où  il  se  trouve,  Don  Enrique  refond  et  altère  les  monnaies? 
Est-il  prudent  à  elle  de  refuser  le  pouvoir  à  l'heure  où  la  noblesse  est 
prête  à  le  lui  conquérir?  Enfin  ses  droits  héréditaires,  opposés  à 
ceux  de  la  petite  Princesse  Juana,  sont-ils  si  bien  établis  qu'elle  puisse 
impunément  laisser  refroidir  certains  dévouements  ou  paraître  les 
dédaigner? 

Aucun  de  ces  arguments  ne  peut  ébranler  la  résolution  de  cette 
jeune  fille  de  seize  ans,  uniquement  conseillée  par  une  conscience 
droite.  La  mort  de  son  frère  Alfonso  n'était-elle  pas  le  châtiment  de 
l'outrage  fait  à  la  majesté  royale  sur  l'échafaud  d'Avila?  La  volonté 
divine  avait  donné  le  trône  au  Roi  Enrique;  jamais  elle  ne  marcherait 
à  l'encontre  et,  à  l'appui  de  sa  déclaration,  elle  rédigea  un  acte  dont 
le  texte  nous  est  parvenu  : 

«  En  conséquence,  mande  à  l'Archevêque  qu'il  reconnaisse  Don  En- 
rique IV  comme  Roi  et  annule  tout  serment  contraire  qu'aurait  fait  Ce 
prélat,  parce  qu'il  me  plaît  que  le  susdit  Enrique  IV,  mon  frère,  se  nomme 
Roi  et  use  du  titre  comme  tel  tant  qu'il  vivra,  me  déclarant  satisfaite  du 
titre  de  Princesse.  » 

En  revanche,  elle  offrait  d'intervenir  et  promettait  de  négocier 
une  transaction  honorable  entre  les  partis. 

Profondément  déçu,  comprenant  que  les  menaces  pas  plus  que  les 
prières  n'auraient  raison  de  la  sagesse  et  de  l'esprit  pratique  de  l'Infante, 
l'Archevêque  se  retira.  Dans  ces  conditions,  il  valait  mieux  entrer  en 
pourparlers  que   continuer  une  guerre  désormais  sans  objet.   C'est 

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LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE   CASTILLE 

à  ce  parti  que  les  ligueurs  s'arrêtèrent.  Quant  au  Roi,  trop  heureux  de 
signer  la  paix,  il  n'en  marchanda  pas  le  prix. 

Enrique  octroyait  une  amnistie  générale  aux  rebelles,  il  promettait 
de  divorcer  avec  la  reine  Juana  dont  l'inconduite  était  notoire  et  de  la 
renvoyer  en  Portugal  ;  il  accordait  à  sa  sœur  Isabelle  le  titre  de  Prin- 
cesse des  Asturies  qu'il  enlevait  ainsi  à  sa  prétendue  fille,  la  petite 
Princesse  Juana  ;  il  s'engageait  à  convoquer  les  Cortes  et  à  leur  faire 
reconnaître  les  droits  héréditaires  de  l'Infante.  Enfin,  concession  der- 
nière, Isabelle  ne  serait  point  mariée  contre  son  gré.  D'autre  part,  elle 
ne  choisirait  pas  un  époux  sans  l'autorisation  de  son  frère  et  roi. 

La  paix  fut  signée  dans  un  monastère  situé  près  d'Avila,  en  un  lieu 
connu  sous  le  nom  de  los  Toros  de  Gnisando,  et  que  signalent  quatre 
monstres  de  pierre  d'origine  ibérique.  D'après  une  vieille  légende  ils 
auraient  été  élevés  par  les  Romains  en  commémoration  d'une  victoire 
de  Jules  César. 

Le  9  septembre  1468,  l'on  n'y  solennisa  pas  un  triomphe,  l'on  se 
contenta  d'enregistrer  l'aveu  public  du  déshonneur  d'une  reine  et  la 
honteuse  naissance  d'un  enfant  que  Enrique,  dans  son  étrange  incons- 
tance, dépouillait  de  ses  droits  au  trône  après  avoir  eu  l'aberration  plus 
étrange  encore  de  les  reconnaître. 

L'entrevue  entre  le  Roi  et  sa  sœur  eut  lieu  en  grande  pompe.  Une 
foule  de  hauts  et  puissants  personnages,  l'Archevêque  de  Tolède  en 
tête,  y  assistaient,  parés  de  vêtements  de  drap  d'or  et  de  velours, 
étincelants  de  pierreries,  splendidement  montés  sur  des  chevaux 
dont  les  caparaçons  brodés  d'or  balayaient  la  poussière  du  sol.  En 
signe  de  soumission,  mais  ayant  obtenu  tous  les  avantages  qu'elle 
souhaitait,  Isabelle,  bien  qu'intrépide  et  habile  écuyère,  vint  au 
rendez- vous  montée  sur  une  mule  paisible.  A  peine  aperçut-elle  Enrique, 
qu'elle  mit  pied  à  terre  et  s'avança  pour  lui  baiser  la  main,  après 
l'avoir  salué  profondément  à  trois  reprises.  Enrique,  dont  le  cœur 
valait  mieux  que  l'esprit,  la  rejoignit  vivement,  la  prit  dans  ses  bras 
et  l'y  pressa  tendrement. 

Le  traité  lu  et  accepté,  les  ligueurs,  désormais  soumis,  prêtèrent 
serment  de  fidélité  au  maître  que  la  volonté  discrète  d'Isabelle  leur 
imposait  ;  puis,  le  Légat  ayant  relevé  du  serment  ceux  qui  jadis 
l'avaient  prêté  à  la  Beltraneja,  les  assistants  s'empressèrent  de  baiser 
la  main  de  la  nouvelle  princesse  des  Asturies  en  signe  d'hommage.  Il 
ne  restait  plus  qu'à  présenter  aux  Cortes  la  convention  de  Guisando. 
Les  députés  réunis  à  Ocana  l'approuvèrent  à  l'unanimité,  comme 
l'avaient  fait  la  noblesse  et  le  clergé. 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

La  modération,  la  sagesse,  l'intelligence  montrées  par  Isabelle 
dans  ces  circonstances  si  délicates  témoignaient  de  qualités  rares 
chez  une  femme  et  vraiment  extraordinaires  chez  une  jeune  fille 
de  seize  ans.  Ni  les  sollicitations,  ni  les  prières,  ni  les  menaces  n'avaient 
eu  prise  sur  son  âme.  Respectueuse  des  droits  de  son  frère  aîné,  elle 
avait  ordonné  de  les  considérer  comme  imprescriptibles  et  sacrés.  En 
revanche,  convaincue  de  l'illégitimité  de  la  Beltraneja,  elle  avait 
revendiqué  l'héritage  royal  avec  une  fermeté  virile.  Certes,  elle  ne 
ceindrait  pas  de  longtemps  le  diadème,  —  Enrique  avait  à  peine  vingt 
ans  de  plus  qu'elle,  —  mais,  confiante  en  Dieu,  elle  s'en  remettrait  à  ses 
décrets. 

La  destinée  devait  récompenser  sa  patiente  vertu. 


CHAPITRE  III 
LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

ISABELLE  SE  RENSEIGNE  SUR  SES  PRÉTENDANTS.  ||  AVANTAGES  D'UNE  UNION  AVEC 
FERDINAND  D'ARAGON.  ||  PRÉTENTIONS  DU  ROI  DE  PORTUGAL.  ||  LE  CONTRAT  DE 
MARIAGE  CONSENTI  PAR  FERDINAND.  ||  ENRIQUE  ORDONNE  D'EMPRISONNER  SA 
SŒUR.  ||  ISABELLE  S'ÉCHAPPE  ET  GAGNE  VALLADOLID.  ||  FERDINAND  ENTRE  EN 
CASTILLE  SOUS  UN  DÉGUISEMENT.  ||  LETTRE  D'ISABELLE  A  SON  FRÈRE  POUR  LUI 
ANNONCER  SES  PROJETS  DE  MARIAGE.  ||  ENTREVUE  DE  FERDINAND  ET  D'iSABELLE. 
H  COLÈRE  D'ENRIQUE  ET  DE  SON  ENTOURAGE.  Il  ENRIQUE  DÉNONCE  LE  TRAITÉ 
DE  GUISANDO.  Il  L'ANDALOUSIE,  LA  BISCAYE  ET  LE  GUIPUZCOA  SE  SOULÈVENT  EN 
FAVEUR  D'ISABELLE.  Il  SIXTE  IV  RECONNAIT  LES  DROITS  D'iSABELLE.  ||  MORT  DU 
DUC  DE  GUYENNE.  Il  RÉCONCILIATION  DU  ROI  ET  DE  SA  SŒUR.  ||  ENRIQUE  SUC- 
COMBE  A   UN    MAL   INCURABLE. 

LA  reconnaissance  des  droits  héréditaires  d'Isabelle  avait  été 
communiquée  dans  les  formes  protocolaires  aux  puissances  en 
relations  diplomatiques  avec  la  Cour  de  Castille  et  Léon. 
La  Princesse,  recherchée  en  mariage  alors  que  deux  frères  s'inter- 
posaient entre  elle  et  le  trône,  vit  se  multiplier  les  demandes  après 
cette  déclaration.  Parmi  les  prétendants,  on  citait  le  Duc  de 
Glocester,  frère  d'Edouard  IV,  Roi  d'Angleterre,  qui  devait  régner 
plus  tard  sous  le  nom  de  Richard  III.  Il  désirait  si  vivement  cette 
alliance  qu'il  promit  de  résider  en  Espagne.  Mais  Richard  était  para- 
lysé d'un  bras  et  on  le  disait  cruel,  vindicatif,  aussi  mauvais  que 
disgracié  de  la  nature.  Isabelle  refusa.  Elle  fut  moins  séduite  encore 
par  le  Duc  de  Guyenne,  frère  de  Louis  XI  et  son  héritier  légitime  à 
cette  époque.  Les  raisons  de  son  éloignement  étaient  multiples.  Si 
Louis  XI  restait  sans  enfants,  il  était  à  craindre  que  la  Castille  ne 
devînt  une  province  vassale  de  la  France  ou  du  moins  que  ses  intérêts 
ne  lussent  sacrifiés  à  ceux  de  sa  puissante  voisine  ;  il  était  à  redouter 
aussi  que  la  Princesse  ne  fût  contrainte  d'habiter  à  Paris.  D'autre 
part,  qu'un  fils  naquît  à  Louis  XI,  et  le  Duc  de  Guyenne  devenait 

(3i) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

un  parti  médiocre.  Une  question  de  personne  achevait  de  rendre  cette 
alliance  antipathique  à  la  Princesse.  Désireuse  de  connaître  les  qua- 
lités morales  et  physiques  de  ses  prétendants,  elle  avait  confié  à  son 
chapelain,  Alonso  de  Coca,  la  mission  secrète  de  les  voir  et  d'ap- 
précier leurs  mérites  respectifs.  Le  Duc  de  Guyenne  ne  sortit 
pas  de  cette  épreuve  à  son  avantage.  Sa  santé  paraissait  chancelante, 
ses  jambes  grêles  portaient  mal  un  corps  débile,  ses  yeux  chassieux  lui 
rendaient  de  si  mauvais  services  que  les  exercices  et  les  plaisirs  de 
la  chevalerie  lui  étaient  à  peu  près  interdits.  Le  portrait,  véridique 
d'ailleurs,  n'était  pas  assez  engageant  pour  décider  Isabelle  à  passer 
sur  les  inconvénients  d'une  union  dangereuse.  Ses  sentiments  intimes 
la  portaient  plutôt  vers  son  cousin,  le  Prince  Ferdinand  d'Aragon,  dont 
Alonso  de  Coca  lui  avait  fait  une  peinture  séduisante.  Sa  taille,  sans 
être  grande,  avait  de  bonnes  proportions  ;  les  yeux  étaient  beaux  ;  les 
traits  agréables.  On  le  savait  doué  d'un  cœur  vaillant  et  d'un  carac- 
tère aimable  :  <<  Il  avait  de  l'esprit  et  de  l'habileté;  il  était  apte  amener 
à  bien  toute  cho-se  qu'il  voulût  entreprendre.  » 

Ces  témoignages  confirmaient  ceux  qu'Isabelle  tenait  de  son 
entourage,  car  le  vieux  Roi  d'Aragon,  affaibli  par  ses  luttes  avec 
les  Génois,  Venise  et  la  France,  désirait  ardemment  un  mariage  qui 
accroîtrait  sa  puissance  et  avait  eu  l'adresse  d'introduire  auprès  de 
l'Infante  ou  d'intéresser  à  la  cause  de  son  fils  des  personnes  qui  fai- 
saient discrètement  ressortir  les  avantages  d'un  mariage  bien  assorti 
à  tous  égards.  Placés  et  unis  sous  le  sceptre  des  deux  époux,  les 
royaumes  chrétiens  de  la  péninsule,  le  Portugal  excepté,  pourraient 
donner  une  impulsion  vigoureuse  à  l'œuvre  de  la  reconquête.  La 
puissance  maritime  de  l' Aragon  servirait  les  desseins  de  la  Castille 
en  coupant  les  communications  entre  les  Mores  d'Espagne  et  leurs 
frères  d'Afrique.  L'Empire  de  Grenade  tomberait  sous  les  coups 
combinés  des  deux  monarchies  et  l'Espagne  redeviendrait  chrétienne 
des  Pyrénées  jusqu'à  Gibraltar.  Quel  beau  rêve  à  réaliser  ! 

Mais  des  oppositions  en  apparence  invincibles  s'élevaient  contre 
le  choix,  pourtant  bien  motivé,  de  l'Infante.  Enrique  répugnait  à  une 
alliance  entre  sa  sœur  et  le  fils  du  Roi  d'Aragon  avec  qui,  depuis  des 
années,  il  n'avait  cessé  d'être  en  guerre  plus  ou  moins  ouverte,  soit  à 
propos  des  événements  de  Navarre  et  des  droits  du  Prince  de  Viane 
qu'il  avait  soutenus,  soit  au  sujet  des  relations  qu'il  avait  nouées  avec 
Louis  XI  à  rencontre  des  intérêts  aragonais  en  Roussillon  et  en 
Cerdagne.  Puis,  le  Roi  de  Portugal  avait  renouvelé  sa  demande, 
alléguant  que  cette  union  le  dédommagerait  de  l'affront  infligé  à 

(32) 


Isabelle    la    Grande. 


Pl.  V,   page  3> 


CI.  J.  Lacoste. 


LES    ROIS    CATHOLIQUES    EN    PPIF.RES    AVEC    LEUR    FAMILLE. 
(Musée  du  Prado.) 


ISABHLI.E     LA     GkANDE. 


PL     VI,    PAGE  33. 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

sa  sœur  et  du  tort  causé  à  sa  nièce  qu'il  proposait  de  marier  à  son 
fils. 

Une  fastueuse  ambassade  conduite  par  l'Archevêque  de  Lisbonne 
fut  envoyée  enCastille.  Soit  qu'Isabelle  cédât  devant  les  ordres  de  son 
frère  qui  menaçait  de  l'emprisonner  dans  l'Alcazar  de  Madrid  si  elle 
refusait  le  mariage  portugais,  soit  afin  de  dissimuler  ses  intentions, 
elle  ne  montra  pas  une  résistance  obstinée  et  objecta  seulement  les 
liens  de  parenté  qui  l'unissaient  au  Roi  son  oncle.  Il  était  nécessaire 
de  demander  une  dispense  en  Cour  de  Rome.  Elle  fut  obtenue 
(23  juin  1469)  et  la  bulle  de  Paul  II,  conservée  dans  les  archives  de 
Simancas,  indique  le  consentement  conditionnel  de  la  Princesse. 

Le  Marquis  de  Villena,  qui  avait  reconquis  son  empire  sur  Enrique 
depuis  la  mort  du  petit  Roi  d'Avila  à  laquelle  on  l'accusait  d'avoir 
aidé,  soutenait  avec  d'autant  plus  d'ardeur  la  cause  du  Roi  de  Por- 
tugal qu'il  nourrissait  l'ambitieux  désir  de  marier  sa  fille  Beatriz 
avec  le  Prince  Ferdinand  et  de  la  placer  ainsi  sur  un  trône.;  par 
surcroît,  il  rêvait  de  consolider  le  marquisat  qu'il  avait  étendu  aux 
dépens  du  Roi  d'Aragon. 

D'autre  part,  la  cause  de  Ferdinand  était  chaudement  défendue 
par  l'Archevêque  de  Tolède,  par  l'Almirante  Don  Fadrique  Enriquez, 
grand-père  du  Prince,  et  par  Pierre  de  Peralta,  Connétable  de  Navarre. 
Le  peuple  castillan,  d'accord  avec  l'Infante,  souhaitait  également 
l'alliance  aragonaise.  Aux  jours  de  fête,  les  enfants  parcouraient  les 
rues  portant  avec  fierté  des  bannières  aux  couleurs  d'Aragon  et 
chantaient  des  vers  prophétiques  où  ils  célébraient  la  gloire  d'un 
hymen  désirable.  Ou  bien,  ils  se  rassemblaient  aux  portes  du  palais 
royal,  tournaient  en  dérision  Enrique  et  son  ministre  et  déclamaient 
des  stances  où  la  jeunesse  et  la  beauté  du  Prince  d'Aragon  étaient 
mises  en  parallèle  avec  les  prétentions  ridicules  de  l'oncle  portugais. 

Pendant  que  les  partis  s'agitaient,  les  amis  d'Isabelle  négociaient 
en  son  nom  et  trouvaient  le  Roi  d'Aragon  disposé  à  toutes  les  con- 
cessions pour  assurer  à  son  fils  une  union  flatteuse  et  profitable. 
Aussi  bien  le  contrat  de  mariage  a-t-il  toute  l'apparence  d'un  pacte. 

Avec  le  consentement  de  ses  Etats,  Juan  II  transmettait  à  Ferdi- 
nand, son  héritier  légitime,  la  souveraineté  sur  la  Sicile  avec  le  titre 
de  roi  et  l'associait  au  gouvernement  de  l' Aragon.  De  son  côté,  Fer- 
dinand s'engageait  à  traiter  avec  respect  et  une  dévotion  filiale  le  Roi 
Enrique  et  à  le  considérer  comme  son  père.  Il  promettait  de  main- 
tenir en  maternel  honneur,  avec  toute  la  vénération  possible,  la  Reine 
Dona  Isabel,  mère  de  la  Sérénissime  Princesse,  de  se  comporter  envers 

(33) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

elle  comme  avec  sa  propre  mère,  de  lui  conserver  ses  villes  et  forte- 
resses et  d'avoir  soin  de  ses  biens  comme  s'ils  lui  appartenaient  en 
propre. 

Encore  Ferdinand  jurait  de    rester  en  Castille  ou  du  moins   de 
n'en  jamais  sortir  sans  le  consentement  exprès  de  sa  femme.  Jamais 
non  plus  il  ne  la  contraindrait  à  s'éloigner  de  ses  royaumes  ni  à  se 
séparer  de  ses  enfants,  garçons  ou  filles,  cette  restriction  s'appliquant 
surtout  au  prince  premier-né.  Il  s'interdisait  dénommer  aucun  étranger 
aux  offices  municipaux  castillans  et  de  faire  aucune  nomination  civile 
ou  militaire  sans  le  bon  vouloir  de  l'Infante  à  qui  l'attribution  des 
évêchés  et  des  bénéfices  ecclésiastiques  était  formellement  réservée. 
Enfin,  il  renonçait  à  toute  revendication  sur  les  biens  possédés  jadis 
par  sa  famille  en  Castille  et  accordait,  avec   l'approbation  du  Roi 
d'Aragon,  son  père  vénéré,  un  pardon  général  à  tous  ceux  qui  lui 
avaient  fait  tort  ou  insulte,  «  suivant  en  cela  l'exemple  de  Notre 
Seigneur  >>.   Ferdinand  promettait    encore    de  poursuivre  la  guerre 
contre  les  Mores  dès  que  la  Sérénissime  Infante  serait  en  possession 
de  ses  royaumes  héréditaires  et   d'entretenir  les   places    frontières 
sur  les  limites  du  royaume  de  Grenade  comme  l'avaient  fait  de  tout 
temps  les  rois  de  Castille.  Une  suite  d'articles  d'une  prévoyance  rare 
assuraient  également  à  l'Infante,  à  son  entourage  immédiat   et  aux 
grands  du  royaume  des  égards  dus  à  leur  haute  situation  ou  juste 
récompense  de  services  rendus  à  la  Princesse  depuis  son  enfance. 
Toute  ordonnance  publique  devait  être  signée  par  les  deux  époux 
conjointement.   Un  douaire  magnifique,  très  supérieur  à  ceux  qui 
avaient  été  accordés  aux  reines  d'Aragon,  était  attribué  à  l'Infante 
en  cas  de  veuvage.  Il  comprenait  la  jouissance  des  villes  de  Barja 
et  Magallon  en  Aragon,  d'Elche  et  de  Crebilen  dans  le  royaume  de 
Valence  et  de  Catane  en  Sicile. 

Ce  traité,  qui  soumettait  la  Coronilla  à  la  Corona,  c'est-à-dire 
l'Aragon  à  la  Castille,  fut  lu  et  signé  par  Ferdinand,  Roi  de  Sicile,  à 
Cervera,  le  7  janvier  1469.  Pendant  la  durée  des  négociations,  Juan  II 
redoutait  à  tel  point  d'échouer  dans  une  entreprise  dont  la  réussite 
était  l'ambition  de  sa  vie  qu'il  avait  dépêché  en  Castille  plusieurs 
agents  secrets  chargés  de  gagner  les  familiers  de  la  Princesse,  avec 
l'autorisation  de  promettre  en  son  nom  ou  en  celui  de  son  fils  tout 
ce  que  les  uns  ou  les  autres  pourraient  demander  ou  même  désirer. 
Quelques  précautions  que  l'on  eût  prises,  quelque  discrétion 
quel'on  eût  gardée,  les  projets  de  mariage  avaient  été  en  partie  décou- 
verts par  l'Ëvêque  de  Burgos,  un  espion  du  Roi  Enrique  et  du  Marquis 

(34) 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

de  Villena,  venu  depuis  peu  à  Madrigal  où  l'Infante  s'était  réfugiée 
auprès  de  la  Reine  sa  mère.  L'arrivée  d'une  petite  députation,  chargée 
de  remettre  à  la  Princesse  un  collier  de  rubis  balais  estimé  40000  florins 
et  une  égale  somme  d'argent  promise  comme  gage  du  contrat  de 
mariage,  n'avait  pas  échappé  au  prélat,  d'autant  plus  attentif  à  sur- 
veiller la  Princesse  qu'il  était,  en.  sa  qualité  de  neveu  du  Marquis  de 
Villena,  intéressé  à  la  conservation  de  l'influence  et  des  biens  de 
la  famille  Pacheco.  La  situation  d'Isabelle  devint  alors  extrê- 
mement critique.  L'Archevêque  de  Séville  avait  reçu  du  Roi  Enrique 
l'ordre  de  se  rendre  sans  délai  à  Madrigal,  de  se  saisir  de  l'Infante  et 
de  la  conduire  comme  prisonnière  à  l'Alcazar  de  Madrid.  Cette 
mesure  rigoureuse  serait  la  juste  punition  de  la  faute  qu'elle  avait 
commise  en  traitant  d'un  mariage  sans  en  avertir  son  frère  comme 
la  convention  de  Guisando  lui  en  faisait  un  devoir. 

A  l'accusation  portée  contre  sa  loyauté,  Isabelle  eût  pu  répondre 
que  Enrique  avait  promis  de  respecter  le  choix  de  sa  sœur,  et 
qu'en  la  contraignant  à  épouser  son  oncle  le  Roi  de  Portugal,  il  l'avait 
virtuellement  relevée  d'un  engagement  auquel  il  avait  manqué  le 
premier.  Mais  il  ne  s'agissait  pas  de  discuter.  Isabelle  voyait  le  vide 
grandir  autour  d'elle.  Epouvantés  par  les  menaces  royales,  les  habitants 
de  Madrigal  cherchaient  à  rentrer  en  grâce  auprès  de  leur  maître  ; 
jusqu'à  Beatriz  de  Bobadilla,  jusqu'à  Mencia  de  la  Torre,  ses  deux 
amies  d'enfance,  qui  la  dissuadaient  de  persévérer  dans  le  projet 
de  mariage  avec  le  Roi  de  Sicile  et  lui  conseillaient  de  se  soumettre 
aux  volontés  de  son  frère.  La  défection  ou  du  moins  l'irrésolution  de 
ses  partisans  n'amollirent  pas  le  cœur  d'Isabelle.  Un  émissaire  sûr 
fut  envoyé  à  l'Archevêque  de  Tolède  et  à  l'Almirante,  grand-père  de 
Ferdinand,  pour  leur  demander  un  secours  immédiat.  Le  Prélat 
n'hésita  pas.  Sa  garde  était  nombreuse,  il  la  rassembla  en  toute  hâte, 
fut  rejoint  par  une  compagnie  de  cavaliers  qu'avait  dépêchée  l'Almi- 
rante, et,  à  marche  forcée,  atteignit  Madrigal,  devançant  de  quelques 
heures  la  troupe  royale  sous  les  ordres  de  l'Archevêque  de  Séville. 
Naturellement  on  ne  l'attendit  pas.  Entourée  de  ses  libérateurs, 
Isabelle,  radieuse,  franchit  les  murs  de  la  ville  en  présence  de 
l'Êvêque  de  Burgos  consterné,  et  gagna  Valladolid.  Elle  y  fut 
accueillie  avec  transport.  Désormais  libre,  n'ayant  plus  à  choisir  entre 
la  prison,  dont  elle  ne  fût  probablement  pas  sortie  vivante,  et  une 
alliance  qui  répugnait  également  à  son  esprit  et  à  ses  sentiments,  elle 
n'eut  plus  qu'un  désir,  conclure  d'une  manière  irrévocable  l'union 
devant   laquelle  se  dressaient  tant  d'obstacles  et,  dans  ce  but,  mettre 

(35) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

à  profit  le  temps  que  Enrique  passerait  en  Andalousie  où  des  troubles 
s'étaient  déclarés.  Gutierre  de  Cârdenas  au  nom  d'Isabelle,  et  Alonso 
de  Palencia,  au  nom  de  l'Archevêque  de  Tolède,  furent  envoyés  secrè- 
tement en  Aragon  avec  mission  de  ramener  au  plus  tôt  le  Roi  de 
Sicile. 

Le  premier,  un  gentilhomme  de  haute  naissance,  avait  été  dès  long- 
temps attaché  à  la  maison  de  l'Infante  et  lui  était  pieusement  dévoué  ; 
le  second,  un  lettré  doublé  d'un  diplomate,  a  laissé  une  chronique 
très  intéressante  de  cette  époque  tourmentée.  Les  deux  émissaires 
partirent  de  Valladolid  au  milieu  de  la  nuit  et  gagnèrent  Burgos  de 
Osma  par  des  chemins  détournés.  Les  renseignements  qu'ils  y  recueil- 
lirent étaient  si  mauvais  que  le  succès  de  leur  mission  leur  parut 
compromis.  L'Evêque  de  cette  ville  était  franchement  hostile  au 
mariage  aragonais  ;  le  Comte  de  Médina  Celi,  dont  les  domaines  s'éten- 
daient sur  la  Castille  et  l' Aragon,  les  Mendoza,  réunis  à  Siguenza, 
n'étaient  guère  mieux  disposés  et  avaient  juré  de  s'emparer  du 
prétendant  s'il  tentait  de  passer  sur  leurs  terres.  Les  négociateurs, 
en  communiquant  ces  fâcheuses  nouvelles  à  Isabelle  et  à  l'Archevêque 
de  Tolède,  les  prièrent  d'envoyer  tout  de  suite  trois  cents  lances  à 
Burgos  de  Osma.  Puis,  ils  poursuivirent  leur  voyage  en  grande  hâte  et 
atteignirent  Saragosse  le  25  ou  le  26  septembre  1469. 

Ils  ne  pouvaient  arriver  plus  mal  à  propos.  Le  Roi  d'Aragon  était 
à  Urgel  dans  le  feu  d'une  guerre  engagée  contre  les  Catalans  révoltés. 
Ses  troupes,  mal  payées  à  leur  ordinaire,  menaçaient  de  l'aban- 
donner. Comment  eût-il  pu  donner  à  son  fils  une  escorte  assez  nom- 
breuse pour  lui  permettre  d'entrer  sans  péril  en  Castille?  D'autre  part 
le  jeune  Prince,  en  vrai  héros  de  roman,  brûlait  de  courir  mysté- 
rieusement au  secours  d'Isabelle,  mais  il  hésitait  à  tenter  une  aven- 
ture où  il  jouerait  sa  liberté  et  peut-être  l'avenir  de  son  pays  sans 
l'assentiment  de  son  père.  En  attendant  le  retour  d'un  courrier,  il 
répandit  le  bruit  de  son  prochain  départ  pour  la  guerre  de  Catalogne 
et  fit  annoncer  l'envoi  de  Pedro  Vaca  en  Andalousie  où,  à  la  tête 
d'une  ambassade  importante,  ce  diplomate  réglerait  quelques  affaires 
litigieuses  entre  les  rois  de  Castille  et  d'Aragon. 

En  recevant  la  lettre  de  son  fils,  Juan  II  tomba  dans  une  per- 
plexité extrême.  Retarder  le  voyage  du  Prince  jusqu'à  la  fin  de  la 
guerre,  c'était  blesser  l'Infante  Isabelle  et  perdre  le  bénéfice  de  ses 
bonnes  dispositions  ;  permettre  le  départ,  c'était  exposer  la  vie  de 
l'héritier  du  royaume,  l'enfant  adoré  à  la  grandeur  de  qui,  père 
injuste,  il  avait  sacrifié  Don  Carlos  Prince  de  Viane.  Il  refusa  de 

(36) 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

donner  un  avis;  Ferdinand  et  les  fidèles  conseillers  de  la  couronne 
en  décideraient. 

Neuf  jours  après  l'arrivée  de  Gutierre  de  Cârdenas  et  de  Alonso 
de  Palencia  à  Saragosse,  tandis  qu'on  apprenait  le  récent  départ 
de  Ferdinand  pour  la  guerre  et  que  le  peuple,  massé  dans  les  rues, 
regardait  défiler  les  convois  de  l'Ambassadeur  envoyé  en  Anda- 
lousie, un  petit  groupe  de  huit  personnes  franchissait  une  porte  de 
la  ville  désertée  un  moment  par  ses  gardiens.  Très  simplement  vêtus, 
les  voyageurs  se  donnaient  pour  des  marchands  se  rendant  en  Castille 
par  Tarazone  et  la  vallée  du  Duero.  Afin  de  se  mieux  dissimuler,  Fer- 
dinand, caché  sous  des  habits  de  valet,  panserait  les  chevaux  et 
préparerait  les  repas  de  ses  compagnons.  En  route,  on  apprit  que 
des  cavaliers  couraient  le  pays,  et  on  ne  douta  pas  qu'ils  ne  fussent 
envoyés  par  l'Archevêque  de  Tolède  en  réponse  à  la  demande  de 
Cârdenas  et  de  Palencia.  Rassurés,  les  voyageurs  arrivèrent  devant 
Burgos  de  Osma.  La  nuit  était  froide  et  les  prétendus  marchands, 
épuisés  par  une  marche  de  deux  jours  et  deux  nuits,  sommeillaient 
sur  leurs  montures  quand  ils  se  présentèrent  à  l'entrée  de  la  ville. 
Soutenu  par  sa  jeunesse,  Ferdinand  saute  à  bas  de  sa  mule  et  frappe 
la  porte  à  coups  redoublés.  A  cet  appel,  la  sentinelle,  inquiète,  lance  du 
haut  des  remparts  une  pierre  énorme  qui  vient  tomber  aux  pieds 
de  l'Infant  après  lui  avoir  effleuré  l'épaule.  Un  colloque  animé 
s'engage,  le  comte  de  Tendilla,  commandant  les  troupes  d'escorte 
envoyées  par  l'Archevêque  de  Tolède,  est  prévenu,  il  accourt,  reconnaît 
Ferdinand  et  l'introduit  dans  la  place,  avec  les  honneurs  dus  à  son 
rang.  Désormais  rien  n'entraverait  sa  marche. 

Le  premier  soin  du  Prince  fut  d'expédier  un  message  rassurant  à 
l'Archevêque  de  Saragosse,  son  frère  naturel,  et  aux  amis  qui  l'avaient 
vu  partir  avec  tant  d'appréhension.  Quant  à  Gutierre  de  Cârdenas  et 
au  fidèle  Alonso  de  Palencia,  ils  prirent  les  devants  pour  annoncer 
plus  vite  à  l'Infante  l'arrivée  du  Prince  Charmant.  L'émotion  fut 
grande  à  Valladolid  quand  y  parvint  cette  surprenante  nouvelle,  et 
des  efforts  inouïs  furent  tentés  encore  par  la  Reine  Juana,  le  Grand 
Maître  de  Santiago  et  le  Comte  de  Plasencia  pour  jeter  le  désaccord 
entre  les  fiancés  avant  leur  première  entrevue.  Les  amis  d'Isabelle 
avaient  été  gagnés.  On  devait,  disaient-ils,  faire  au  Prince  une  réception 
qui  marquât  son  infériorité.  Il  n'effleurerait  pas  le  visage  de  l'In- 
fante, mais  se  contenterait  de  baiser  sa  main  en  signe  d'hommage 
comme  époux,  prince  d'Aragon  et  roi  de  Sicile.  La  prudence  d'Isabelle 
déjoua  le  mauvais  vouloir  dissimulé  sous  l'apparent  désir  de  la  glorifier. 

(37) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Le  Prince  franchit  le  9  octobre  la  distance  qui  sépare  Gumiel  de 
Duenas  et  fut  reçu  dans  cette  dernière  ville  par  une  nombreuse  dépu- 
tation  de  cavaliers  et  de  seigneurs.  Le  12,  Isabelle,  désireuse  de  rester 
en  bons  termes  avec  son  frère,  lui  écrivit  un  long  message  où  elle  lui 
annonçait  l'entrée  du  Prince  d'Aragon  en  Castille  et  lui  commu- 
niquait leur  projet  de  mariage.  Après  s'être  excusée  de  ne  l'avoir  pas 
consulté  dans  cette  grave  circonstance,  elle  lui  rappelait  combien  elle 
lui  avait  été  fidèle  quand,  après  la  mort  de  leur  frère  Alfonso,  elle 
avait  refusé  de  lui  disputer  la  couronne.  Ce  préambule  achevé,  elle 
se  plaignait  de  l'insistance  avec  laquelle  il  avait  voulu  la  marier  au 
Roi  de  Portugal  ou  au  Duc  de  Guyenne,  contrairement  à  sa  volonté 
et  aux  termes  de  la  convention  de  Guisando  ;  elle  lui  reprochait  d'avoir 
attenté  à  sa  liberté  en  donnant  à  l'Archevêque  de  Séville  l'ordre  de 
l'emprisonner  dans  l'Alcazar  de  Madrid,  attentat  auquel,  dans  sa 
détresse,  elle  n'avait  échappé  que  par  miracle;  elle  blâmait  également 
la  mesure  prise  contre  sa  mère,  Dofia  Isabel,  dépouillée  de  ses 
villes  et  de  la  rente  payée  par  Arévalo  au  mépris  de  toute  justice,  et 
demandait  avec  instance  le  retour  à  l'ancien  état  de  choses.  Enfin  elle 
priait  son  frère  et  roi  d'autoriser  son  mariage  avec  Ferdinand,  Roi  de 
Sicile,  et  se  portait  fort  de  la  soumission  comme  du  respect  de  son 
époux,  si  Enrique  voulait  bien  l'agréer  comme  fils.  Elle  terminait  en 
promettant  de  lui  obéir  et  de  le  considérer  tel  qu'un  frère  aîné,  un 
seigneur  et  père  vénéré. 

La  lettre  envoyée  sous. bonne  escorte,  Isabelle  s'abandonna  tout 
entière  aux  sentiments  de  son  cœur.  La  première  entrevue  entre  les 
futurs  époux  eut  lieu  le  14  octobre  1469.  Accompagné  de  quatre  che- 
valiers, Ferdinand  était  venu  de  Duenas  à  Valladolid  où  l'attendait 
l'Archevêque  de  Tolède.  Le  Prélat  le  conduisit  aussitôt  à  l'appar- 
tement de  la  Princesse.  Gutierre  de  Cârdenas,  triomphant,  était 
auprès  d'elle  et,  dans  sa  joie,  montrant  du  doigt  le  Prince  très  sim- 
plement vêtu,  debout  sur  le  seuil  de  la  porte  :  <<  Ese  es  !  ese  es  !  » 
<<  C'est  lui  !  c'est  lui  !  >>  s'écria-t-il. 

Cette  présentation,  dénuée  de  toute  forme  protocolaire,  arracha 
un  éclat  de  rire  aux  deux  fiancés  ;  la  glace  était  rompue.  Par  la  suite, 
les  princes  autorisèrent  l'adroit  négociateur  à  placer  sur  son  blason 
deux  S  entrelacés  en  souvenir  de  l'exclamation  qui  lui  était  échappée. 

Ferdinand  d'Aragon  entrait  dans  sa  dix-huitième  année.  Il  était 
de  taille  moyenne,  bien  proportionné,  vigoureux,  endurci  à  la  fatigue 
par  les  exercices  du  corps  dans  lesquels  il  excellait.  Son  allure  était 
mâle;  son  port,  fier;  sa  voix,  dure  et  autoritaire  comme  on  pouvait 

(38) 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 
l'attendre  d'un  prince  qui,  depuis  l'âge  de  dix  ans,  avait  pris  part 
aux  guerres  civiles  de  la  Catalogne  et  de  l'Aragon,  mais  il  savait  en 
adoucir  ]e  timbre  quand  il  voulait  plaire  ou  persuader.  Son  front 
paraissait  élevé,  quelque  peu  dégarni.  Des  sourcils  épais,  bruns  comme 
les  cheveux,  ombrageaient  des  yeux  vifs,  intelligents,  hardis,  qui 
illuminaient  un  visage  bronzé  par  le  grand  air.  En  souriant,  les  lèvres 
bien  dessinées  découvraient  des  dents  blanches,  petites,  irrégu- 
lièrement rangées.  On  savait  le  Prince  simple  dans  ses  goûts,  sobre, 
maître  de  lui,  politique  adroit,  scrupuleux  observateur  des  pratiques 
religieuses,  «  vaillant  au  point  qu'il  semblait  trouver  le  repos  dans  les 
occupations  >>.  Ses  qualités  étaient  naturelles,  car,  élevé  dans  les 
camps,  il  avait  reçu  l'unique  enseignement  des  chevaliers  et  n'avait 
pas  pu,  comme  son  demi-frère,  le  Prince  de  Viane,  profiter  des  leçons 
des  philosophes,  des  poètes  et  des  artistes.  Tel  était  le  fiancé  d'Isabelle, 
le  prince  fameux  surnommé  plus  tard  <<  le  prudent  et  le  sage  >>,  en 
Espagne  ;  «  le  pieux  »,  en  Italie  ;  «  l'ambitieux  et  le  perfide  »,  en 
France.  Qu'elles  vinssent  d'amis  ou  d'adversaires,  ces  appréciations 
contenaient  une  part  de  vérité,  mais  des  années  devaient  s'écouler 
avant  qu'elles  ne  fussent  justifiées. 

Isabelle  était  de  onze  mois  plus  âgée  que  son  fiancé.  Dans  son 
enfance,  nous  l'avons  montrée  déjà,  blanche  et  rose,  les  cheveux  d'un 
blond  ardent,  les  yeux  bleu  vert,  rappelant  le  type  de  ses  aïeux 
maternels,  les  Lancastre.  Devenue  femme,  ses  contemporains  la 
dépeignent  comme  la  plus  gracieuse,  la  plus  séduisante  princesse 
de  la  chrétienté.  Tous  sont  unanimes  à  louer  la  noblesse  et  la  dignité 
du  port,  la  pureté  chaste  des  traits,  l'élégance  des  gestes  et  la  fierté 
de  la  tenue.  Même  quand  on  fait  la  part  de  l'exagération  que  la 
courtoisie  et  le  prestige  exercé  par  les  personnes  royales  expliquent 
du  reste  et  quand  on  consulte  les  portraits  peints  ou  modelés  que 
l'on  a  d'elle  à  tous  les  âges  de  la  vie,  —  portraits  médiocres  en  général, 
mais  où  l'on  retrouve  des  traits  communs  qui  les  rendent  précieux, 
—  on  est  forcé  de  convenir  que,  malgré  des  yeux  légèrement  bridés 
et  le  bas  de  la  figure  un  peu  fort,  elle  devait  être  gracieuse  et  sédui- 
sante. Au  surplus,  comme  des  blondes  au  teint  délicat,  elle  devait 
émaner  un  rayonnement  de  beauté  que  les  plus  habiles  pinceaux 
sont   incapables   de  rendre. 

La  visite  dura  deux  heures.  Avant  de  se  retirer,  Ferdinand  signa 
devant  notaire  la  promesse  de  mariage.  Isabelle  la  ratifia.  Le  même 
soir,  le  Prince  regagnait  Duenas  afin  de  ne  point  attirer  l'attention. 
Une  seconde  entrevue  eut  Heu  quatre  jours  plus  tard,  le  18  octobre. 

Isabelle  la  Grande.  (39)  4 


ISABELLE  LA   GRANDE 

On  lut  les  capitulations  matrimoniales  consenties  par  Ferdinand  et 
par  le  Roi  son  père.  Puis  l'Archevêque  présenta  une  bulle  de  Paul  II 
qui  levait  les  empêchements  canoniques  existant  entre  les  princes 
du  fait  de  leur  cousinage.  Personne  ne  soupçonna  une  supercherie, 
et  pourtant  la  pièce  était  l'œuvre  collective  du  sceptique  Roi  d'Ara- 
gon, du  non  moins  sceptique  Archevêque  de  Tolède  et  du  Prince 
lui-même.  Obtenir  la  dispense  nécessaire  eût  réclamé  de  longs  délais 
et  peut-être  se  fût-on  exposé  à  un  refus  du  Souverain  Pontife,  tout 
dévoué  au  Roi  de  Castille.  Il  avait  paru  plus  expédient  et  plus  sûr 
de  la  fabriquer  que  d'en  attendre  l'expédition. 

La  Reine  apprit  la  vérité  quelques  années  plus  tard,  après  la  nais- 
sance de  sa  fille  Isabelle.  Bien  que  victime  d'une  tromperie,  son 
mariage  était  nul  et  elle  n'en  avait  pas  moins  enfanté  une  bâtarde 
aux  yeux  de  l'Église.  Elle  en  fut  extrêmement  mortifiée  et  se  hâta 
de  demander  au  Pape  Sixte  IV  la  bulle  nécessaire  à  l'apaisement  de 
ses  scrupules  et  la  levée  des  censures  ecclésiastiques. 

La  bénédiction  nuptiale  fut  donnée  le  lendemain  de  la  seconde 
entrevue,  mais  l'on  ne  s'accorde  pas  exactement  sur  la  date.  L'on  sait 
seulement  que  la  cérémonie,  célébrée  dans  la  grande  salle  du  palais 
de  Juan  de  Vivero,  habité  provisoirement  par  l'Infante,  eut  pour 
témoins  l'Almirante  de  Castille,  grand-père  de  Ferdinand,  l'Archevêque 
de  Tolède  et  une  foule  de  seigneurs,  de  chevaliers,  de  gens  de  toute 
condition,  plus  de  deux  mille  personnes.  Le  jour  s'acheva  au  milieu 
de  fêtes  très  simples,  car  les  époux,  aussi  dépourvus  l'un  que  l'autre, 
avaient  emprunté  les  sommes  nécessaires  aux  dépenses  indispen- 
sables. Ainsi  débutaient  dans  la  vie  matrimoniale  les  princes  qui 
devaient  occuper  à  la  fin  du  xve  siècle  le  plus  beau  trône  de  l'univers 
et  donner  à  l'Espagne  l'or  du  Nouveau  Monde. 

Le  lendemain,  suivant  un  usage  ancien,  d'un  caractère  grossier, 
les  preuves  de  l'accomplissement  du  mariage  furent  présentées  à  une 
assemblée  de  juges,  de  corregidors  et  de  chevaliers.  Une  semaine 
s'écoula,  et,  le  huitième  jour,  les  époux  se  rendirent  à  l'église  de 
Santa  Maria  où  fut  dite  une  messe  d'action  de  grâces.  Ce  n'était  pas 
seulement  l'alliance  des  jeunes  princes  qui  venait  de  s'accomplir, 
c'était  l'unité  de  l'Espagne  si  longtemps  retardée  par  les  funestes 
lois  d'héritage  et  les  querelles  consécutives  à  des  partages  incessants. 

L'indolent  Enrique  reçut  en  Andalousie  la  lettre  de  sa  sœur,  qui 
se  terminait  par  des  promesses  de  soumission  et  la  prière  d'approuver 
les  capitulations  matrimoniales.  Il  fit  attendre  les  messagers,  les 
reçut  avec  froideur  et  répondit  que,  de  retour  à  Ségovie  et  d'accord 

(40) 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

avec  ses  ministres,  il  prendrait  une  décision.  C'était  une  déclaration 
de  guerre.  En  réalité,  l'entourage  du  Roi,  furieux  d'avoir  été  joué, 
soufflait  des  projets  de  vengeance. 

A  l'instigation  du  Grand  Maître  de  Santiago,  une  ambassade 
solennelle  vint  de  France  en  Castille  avec  mission  d'obtenir  la  main  de 
la  Princesse  Juana  [la  Bcltrancja)  pour  ce  même  Duc  de  Guyenne, 
frère  de  Louis  XI,  qu'Isabelle  avait  repoussé. 

Instruits  de  ce  fait,  les  princes  se  sentirent  menacés,  mais  le 
mariage  n'était  réalisable  que  si  Enrique  reconnaissait  une  seconde  fois 
cette  fille  putative  reniée  par  le  traité  de  Guisando  et  annulait  du 
même  coup  les  clauses  concernant  sa  sœur  et  ratifiées  par  les  Cortes. 
Ils  dépêchèrent  de  nouveaux  émissaires  au  Roi  pour  solliciter  une 
réponse  au  message  du  12  octobre,  lui  représenter  combien  leur  con- 
duite avait  été  sage  et  discrète  depuis  leur  mariage,  protester  contre 
la  dénonciation  du  traité  de  Guisando  et  porter  de  nouveaux  témoi- 
gnages de  soumission  et  de  respect.  En  désespoir  de  cause,  si  le  Roi 
refusait  de  les  entendre,  ils  proposaient  de  s'en  remettre  à  la  décision 
d'une  assemblée  de  prélats  et  de  nobles  ou  bien  encore  à  l'arbitrage 
du  bon  Comte  de  Haro.  Ferdinand  et  Isabelle  ne  s'illusionnaient 
guère  sur  le  résultat  à  espérer  de  cette  communication  ;  aussi  bien, 
à  la  même  date,  suppliaient-ils  le  vieux  Roi  d'Aragon  de  leur  envoyer 
sans  délai  l'argent  nécessaire  au  payement  de  mille  lances  indispen- 
sables à  leur  sécurité  personnelle.  Il  fallait  que  Ferdinand  considérât 
la  situation  comme  bien  périlleuse,  car  il  connaissait  la  détresse  finan- 
cière de  son  père. 

La  seconde  lettre  de  sa  sœur  atteignit  Enrique  en  Andalousie. 
Loin  de  se  laisser  attendrir,  il  se  rendit  à  Médina  del  Campo,  à  la 
rencontre  de  l'Ambassadeur  de  France.  L'Êvêque  d'Alby  s'avançait 
avec  pompe  et  cérémonie  (juillet  1470),  très  hostile  à  Isabelle  depuis 
l'insuccès  de  la  démarche  faite  auprès  d'elle  quelques  années  aupa- 
ravant. Le  Prélat  était  accompagné  du  Comte  de  Boulogne  porteur 
des  pouvoirs  nécessaires  pour  épouser  par  procuration  l'Infante  Juana 
de  Castille,  alors  âgée  de  neuf  ans.  Cette  alliance  ne  valait  pas  celle 
que  le  frère  de  Louis  XI  eût  souhaité  conclure  avec  Isabelle,  mais, 
d'autre  part,  la  situation  du  prétendant  s'était  singulièrement 
amoindrie  depuis  la  naissance  d'un  dauphin.  Enrique  n'hésita  pas, 
du  moment  qu'on  lui  suggérait  un  moyen  de  nuire  à  sa  sœur.  Dans  une 
assemblée  réunie  non  loin  du  monastère  de  Paular  et  à  laquelle  il 
avait  invité  l'ambassade  française,  il  révoqua  solennellement  la  con- 
vention de  Guisando  et,  de  nouveau,  proclama  Princesse  des  Asturies, 

(4i) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

légitime  héritière,  sa  très  aimée  fille  l'Infante  Juana.  La  Reine 
mère  jura  entre  les  mains  du  Cardinal  que  la  fiancée  était  bien  la  fille 
du  Roi  Enrique  ;  à  son  tour,  celui-ci  fit  serment  qu'il  le  croyait  et 
l'avait  toujours  cru.  Les  prélats  et  les  nobles  présents  baisèrent  la 
main  de  la  petite  Infante  en  signe  d'hommage  ;  puis  le  Comte  de  Bou- 
logne ayant  montré  ses  pouvoirs,  le  Cardinal  mit  dans  sa  main  celle 
de  la  jeune  fille  et  donna  la  bénédiction.  Ces  épousailles  eurent  lieu 
au  Val  de  Lozoya  situé  entre  Ségovie  et  Buitrago  où  la  Reine  et  sa 
fille  s'étaient  retirées  sous  la  protection  des  Mendoza.  Dans  le  contrat 
de  mariage,  il  avait  été  stipulé  que  le  Roi  de  France  donnerait  à  son 
frère  le  Duc  de  Guyenne  cent  mille  couronnes  annuelles  nécessaires 
au  payement  des  troupes  destinées  à  combattre  Les  Rois  de  Sicile  et 
leurs  partisans.  Quand  le  Prince  aurait  pacifié  la  Castille,  il  rendrait 
hommage  au  Roi  de  France  pour  ses  duchés  héréditaires  et  cesserait 
de  toucher  les  cent  mille  couronnes. 

Isabelle  apprit  sa  déchéance  à  Duenas,  au  moment  où  elle  venait 
de  mettre  au  monde  sa  fille  aînée  l'Infante  Isabel.  Son  affliction  fut 
extrême  quand  elle  sut  que  Enrique,  à  la  requête  de  l'Ambassadeur 
de  France,  avait  adressé  aux  villes  et  cités  du  royaume  un  manifeste 
injurieux  pour  son  honneur.  Il  y  était  dit  que,  contrairement  à  sa  pro- 
messe, elle  s'était  mariée  sans  le  consentement  du  Roi  son  frère  et 
au  mépris  des  lois  qui  obligeaient  les  princes  du  sang  à  obtenir  l'auto- 
risation des  Cortes.  En  outre,  perdant  toute  retenue,  elle  s'était  unie 
à  son  cousin,  le  Prince  d'Aragon,  de  qui  le  père  avait  guerroyé  contre 
Juan  II  de  Castille  et  avec  qui  lui-même  n'avait  cessé  d'être  en  hosti- 
lité, et  cela  sans  demander  la  dispense  papale  et  faire  lever  les  empê- 
chements inhérents  à  ce  mariage.  En  conséquence,  le  Roi,  considérant 
sa  sœur  Isabelle  comme  une  étrangère  inhabile  à  lui  succéder,  avait 
reconnu  les  droits  héréditaires  de  sa  fille  Dona  Juana  et,  conjoin- 
tement, ceux  de  son  époux,  le  Duc  de  Guyenne,  frère  du  Roi  de 
France. 

Cette  suite  d'actes  scandaleux  achevèrent  de  déconsidérer  Don 
Enrique.  La  perspective  d'avoir  pour  souverain  un  prince  français 
déshonoré  par  son  mariage  avec  une  fille  adultérine  révoltait  les  fiers 
Castillans.  De  leur  côté,  les  partisans  d'Isabelle  s'indignaient  et  pro- 
testaient avec  véhémence.  L'Andalousie  gouvernée  par  le  Duc  de 
Médina  Sidonia,  la  Biscaye,  le  Guipuzcoa  se  soulevaient  en  sa  faveur  ; 
le  Connétable  de  Jaén  envoyait  un  gentilhomme  de  sa  maison  au 
Duc  de  Guyenne  avec  mission  de  l'éclairer  sur  l'infamie  du  mariage 
contracté  en  son  nom.  Se  sentant  soutenue,  Isabelle  protesta  contre 

(42) 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

l'offense  faite  à  son  caractère  et  à  sa  dignité.  D'accord  avec  le  Duc  de 
Médina  Sidonia,  l'Archevêque  de  Tolède,  l'Almirante  et  d'autres 
grands  personnages  du  royaume,  elle  communiqua  aux  villes  et  aux 
cités  les  lettres  qu'elle  avait  à  deux  reprises  adressées  à  son  frère  et 
auxquelles  il  n'avait  pas  répondu. 

«  Son  mariage  avec  le  roi  de  Sicile,  ajoutait-elle,  lui  avait  été  conseillé 
par  les  personnes  les  mieux  qualifiées  ;  loin  d'être  un  ennemi  pour  la  Castille, 
le  prince  serait  au  contraire  l'instrument  de  sa  gloire  et  de  sa  prospérité.  Si 
les  lois  défendaient  aux  princesses  du  sang  âgées  de  moins  de  vingt-cinq  ans 
de  se  marier  sans  le  consentement  de  leur  père  ou  frère,  une  dérogation  était 
excusable  en  cas  de  violence  et  d'oppression.  Enfin  le  Roi  s'était  parjuré  en 
admettant  dans  sa  famille  une  fille  alors  que  son  état  physique  et  l'incon- 
duite  notoire  de  la  Reine,  mère  de  plusieurs  autres  enfants,  dont  il  ne  récla- 
mait pas  la  paternité,  lui  interdisaient  de  la  reconnaître.  Quant  à  la  dispense 
dont  Isabelle  commençait  à  soupçonner  l'origine,  elle  assurait  prudemment 
qu'elle  avait  obéi  à  sa  conscience.  D'ailleurs,  elle  fournirait  en  temps  et 
lieu  la  preuve  de  sa  justification.  » 

Ces  protestations  légitimes  achevèrent  d'exaspérer  Enrique.  Après 
avoir  cité  en  cour  de  Rome  les  évêques  qui  avaient  embrassé  la  cause 
des  princes  et  consacré  leur  union,  il  publia  son  ban  de  guerre  contre 
Isabelle  et  son  époux  et  convoqua  les  contingents  des  provinces  à 
Médina  del  Campo.  Le  Grand  Maître  de  Santiago,  Marquis  de  Villena, 
avait  excité  la  colère  du  Roi  par  rancune,  mais  quand  il  vit  son  maître 
s'engager  dans  une  guerre  en  dépit  de  son  incapacité  militaire,  il  prévit 
une  défaite  et,  craignant  les  représailles  des  princes  s'ils  étaient  vain- 
queurs, il  éteignit  le  feu  allumé  de  sa  main.  D'autres  circonstances 
favorisèrent  une  détente.  Le  Pape  Paul  II,  ami  du  Roi  de  Castille, 
était  mort,  et  son  successeur  Sixte  IV,  renseigné  sur  l'état  d'Enrique, 
noua  des  relations  avec  Isabelle  comme  avec  la  seule  héritière  légitime 
des  couronnes  de  Léon  et  de  Castille.  Par  l'intermédiaire  du  Cardinal 
de  Borgia,  plus  tard  Alexandre  VI,  il  leva  les  empêchements  de  con- 
sanguinité qui  existaient  entre  les  époux  et,  en  légitimant  leur  ma- 
riage, légitima  aussi  la  naissance  de  leur  fille  aînée. 

Enfin  le  Duc  de  Guyenne  montrait  peu  d'empressement  à  ratifier 
l'union  contractée  en  son  nom.  Les  représentations  du  Connétable 
de  Jaén  lui  avaient  donné  à  réfléchir  et  il  avait  reporté  ses  ambitions 
matrimoniales  sur  la  belle  Marie  de  Bourgogne,  fille  de  Charles  le 
Téméraire.  C'étaient  des  visées  bien  hautes  chez  un  frère  de  Louis  XL 
Il  n'eut  pas  le  temps  d'en  connaître  l'issue.  Peu  après  l'ouverture  de 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

ces  nouvelles  négociations,  il  mourait  subitement  à  Bordeaux  (1472). 
Comme  de  coutume,  on  parla  de  poison  et  l'on  accusa  le  Roi  de 
France  de  s'être  débarrassé  de  son  frère  :  <<  S'il  ne  le  fit  pas,  il  en 
était  bien  capable.  » 

Désorienté,  et  en  attendant  qu'il  eût  trouvé  un  nouvel  aspirant 
à  la  main  de  sa  prétendue  fille,  Enrique  se  calma  un  peu,  écouta  les 
conseils  de  quelques  amis  dévoués  à  Isabelle  et  suspendit  le  départ 
des  troupes  convoquées  à  Médina  del  Campo.  Les  grands,  fatigués  de 
ces  tergiversations,  jaloux  du  Grand  Maître  de  Santiago,  souhaitaient 
la  réconciliation  du  Roi  et  de  sa  sœur.  Parmi  les  ralliés  puissants 
figuraient  les  Mendoza  à  qui  Enrique  avait  retiré  la  garde  de  sa  fille 
chérie  pour  la  confier  au  Grand  Maître.  L'Ëvêque  de  Sigùenza, 
Don  Pedro  Gonzales  de  Mendoza,  dont  la  haute  situation  dans  l'Église 
était  en  harmonie  avec  le  talent,  l'habileté  politique  et  la  connais- 
sance approfondie  des  affaires  publiques,  écrivit  à  Isabelle.  Une  cor- 
respondance s'engagea  et  le  chapeau  de  Cardinal  que  Ferdinand 
obtint  pour  le  Prélat  dès  son  retour  d'Aragon  l'attacha  pour  jamais 
aux  princes.  Il  devait  être  jusqu'à  sa  mort  leur  fidèle  ami,  leur  premier 
ministre,  le  troisième  Roi.  Mais  l'agent  le  plus  actif  de  la  réconciliation 
d'Enrique  et  d'Isabelle  fut  André  de  Cabrera,  majordome  du  Monarque 
et  Alcaide  du  château  de  Ségovie,  cette  forteresse  où  il  gardait  le 
trésor  royal.  Obéissant  à  la  rancune  qu'il  nourrissait  contre  le  Grand 
Maître  à  la  suite  d'un  différend  survenu  entre  eux,  et  poussé  par  sa 
femme,  Beatriz  de  Bobadilla,  fille  de  l'ancien  gouverneur  d'Arévalo 
et  demeurée  l'amie  intime  d'Isabelle,  il  ne  perdait  pas  une  occasion 
de  représenter  à  son  maître  l'insatiable  ambition  de  Villena,  le  rôle 
qu'il  avait  joué  dans  la  révolte  du  Prince  Alfonso  et  la  honteuse 
dépendance  où  il  tenait  son  souverain.  Puis  il  parlait  d'Isabelle, 
de  sa  conduite  noble,  du  décorum  qui  régnait  à  sa  Cour,  de  l'amour 
qu'elle  portait  à  la  Castille,  de  l'habileté  déployée  dans  le  contrat  de 
mariage  qui  soumettait  la  Coronilla  à  la  Corona.  Sous  la  parole  per- 
suasive de  Cabrera,  le  cœur  du  Roi  s'amollit  ;  une  entrevue  avec 
Isabelle  fut  proposée,  discutée  et  finalement  acceptée.  Enrique  voulait 
bien  revoir  sa  sœur,  mais  il  fallait  déjouer  la  surveillance  inquiète  du 
Grand  Maître.  Beatriz  ne  s'en  rapporta  qu'à  elle-même  du  soin  de 
porter  secrètement  à  son  amie  l'invitation  royale.  Sous  des  habits 
de  paysanne,  chevauchant  un  âne  chargé  de  paniers  à  légumes,  la 
jeune  femme  sortit  de  Ségovie  au  milieu  de  la  nuit  et  ne  s'arrêta  pas 
avant  d'avoir  atteint  Arenda,  résidence  d'Isabelle.  L'Infante  y  était 
seule,  Ferdinand  ayant  été  mandé  en  Aragon  pour  se  préparer  à  la 

(44) 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

guerre  contre  la  France.  Assurée  du  dévouement  et  de  la  loyauté  de 
ses  amis,  l'Infante  n'hésita  pas  et,  accompagnée  de  l'Archevêque  de 
Tolède  et  de  quelques  serviteurs  éprouvés,  elle  prit  le  chemin  de 
Ségovie  qu'elle  atteignit  par  une  froide  nuit  de  décembre  (1473J.  Une 
entrevue  cordiale  eut  lieu  entre  le  frère  et  la  sœur.  Après  avoir 
expliqué  les  raisons  de  sa  conduite,  Isabelle  sollicita  de  nouveau 
l'approbation  de  son  mariage.  Enrique  promit  de  la  donner  et,  en 
témoignage  de  réconciliation,  il  parcourut  la  ville  le  jour  de  l'Epi- 
phanie, tenant  les  rênes  du  palefroi  monté  par  Isabelle.  Une  fois  de 
plus  la  Beltrancja  perdait  son  titre  de  princesse  héréditaire. 

Surpris,  saisi  de  frayeur,  le  Grand  Maître  s'était  réfugié  dans  une 
de  ses  places  fortes. 

Ferdinand,  qui  était  revenu  à  Turegano,  accourut  en  hâte  et  fut 
accueilli  par  le  Roi  avec  une  satisfaction  évidente.  Des  bals,  des  jeux, 
des  tournois,  donnés  en  son  honneur,  fêtèrent  un  si  heureux  événe- 
ment. Le  passé  parut  à  jamais  oublié.  Mais  trop  de  gens  avaient 
profité  des  discordes  de  la  famille  royale  pour  ne  pas  chercher  à 
les  réveiller.  Revenu  de  son  émotion,  Villena  reparut  à  la  Cour  et 
retrouva  son  ascendant  sur  un  maître  satisfait  de  se  décharger  entre 
ses  mains  de  la  direction  des  affaires  publiques.  Le  malheur  voulut 
que  Enrique  fût  sérieusement  indisposé  à  la  suite  d'une  fête  donnée 
chez  Cabrera.  Aussitôt  le  Grand  Maître  de  lui  persuader  qu'il  avait 
échappé  miraculeusement  à  une  tentative  d'empoisonnement.  L'esprit 
débile  du  Roi  le  prédisposait  à  croire  à  cette  accusation.  Ordre  fut 
donné  de  saisir  Isabelle,  accusée  de  connivence  avec  Cabrera,  et  elle 
fût  tombée  aux  mains  de  ses  ennemis  si,  prévenue  par  le  Cardinal  de 
Mendoza,  elle  n'avait  eu  le  temps  de  fuir  et  de  gagner  une  retraite 
sûre. 

En  vérité,  Enrique  avait  subi  l'atteinte  d'un  mal  incurable.  Il 
mourut  à  Madrid  le  11  décembre  1474,  après  un  règne  de  vingt-trois  ans. 
Son  mauvais  génie,  le  Marquis  de  Villena,  l'avait  précédé  de  quelques 
mois  dans  la  tombe.  Informé  de  sa  fin  prochaine,  il  semble  que  le 
Monarque  ne  prit  aucune  disposition  testamentaire,  contrairement 
aux  habitudes  traditionnelles  des  Rois  de  Castille.  Certes  la  noblesse 
ne  se  croyait  pas  liée  par  le  dernier  rescrit  royal;  néanmoins  cet  acte 
avait  pour  elle  une  grande  valeur.  A  quel  sentiment  le  mourant  obéit-il? 
Y  eut-il  seulement  de  sa  part  insouciance  ou  imprévoyance?  Consi- 
dérait-il sa  sœur  comme  héritière  légale  depuis  le  traité  de  Guisando 
et  la  réconciliation  de  Ségovie  et  jugea- t-il  inutile  de  réclamer  encore 
une  paternité  à  laquelle  il  ne  se  savait  aucun  droit?  Quoi  qu'il  en  soit, 

(45) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

faute  d'un  testament  par  lequel  il  eût  transmis  à  sa  sœur  la  puissance 
souveraine,  la  Beltraneja  devint  et  resta  pendant  plus  de  quarante  ans 
un  brandon  de  discorde  entre  la  Castille  et  le  Portugal.  C'était  mal 
terminer  une  triste  existence.  Enrique  était  plutôt  faible  que  méchant  ; 
mais,  après  le  règne  de  son  père,  le  royaume  eût  gagné  à  tomber  entre 
les  mains  d'un  bon  tyran  et  non  dans  celles  d'un  prince  dominé  par 
des  favoris  cupides.  Il  laissait  le  trésor  vide,  la  justice  bafouée,  le 
pillage  organisé,  la  répression  désarmée,  l'anarchie  triomphante. 
Depuis  les  premiers  siècles  de  la  reconquête,  la  Castille  n'avait  pas 
éprouvé  une  crise  comparable  à  celle  dont  elle  souffrait. 

L'état  malheureux  du  royaume,  la  situation  humiliée  du  Monarque 
étaient  connus  en  Europe.  Les  chroniqueurs  contemporains  enre- 
gistrent les  plaintes  adressées  au  Souverain  Pontife  par  la  noblesse 
castillane  et  rapportent  les  représentations  amicales  du  Duc  Charles 
de  Bourgogne  transmises  au  Roi  Enrique  par  un  Ambassadeur  spécial 
(1473),  un  an  environ  avant  la  mort  de  ce  prince. 

«  Les  ambassadeurs,  écrit  Zurita,  ne  cessent  d'exhorter  le  roi  de  Castille 
à  considérer  attentivement  quels  sont  les  excès  qui  se  commettent  dans  son 
royaume,  dans  quel  mépris  est  tombée  la  justice,  de  quelles  licences  jouissent 
les  grands  pour  opprimer  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  de  quels  vols  éhontés  le 
patrimoine  royal  est  la  victime,  de  quels  privilèges  bénéficient  les  malfai- 
teurs, comme  s'il  n'y  avait  plus  devrais  juges  parmi  les  hommes.  Les  ambassa- 
deurs ajoutèrent  que  cet  état  de  chose  était  devenu  si  notoire  que  les  amis 
de  la  Castille  se  lamentaient  de  la  voir  ainsi  déchue  de  sa  gloire  ancienne 
et  que  le  Duc  de  Bourgogne  aurait  cru  manquer  à  son  devoir  s'il  n'avait  pas 
essayé  de  réveiller  l'esprit  du  Roi  afin  qu'il  portât  remède  à  tant  de  maux.  » 

Fernando  del  Pulgar,  dans  sa  belle  Chronique  des  Rois  Catholiques, 
n'est  pas  moins  explicite  : 

<•  Le  Roi  Enrique  avait  engagé  les  rentes  royales  de  beaucoup  de  manières. 
Aux  uns,  il  octroyait  des  maravedis  de  rente  perpétuelle  pour  les  récompen- 
ser de  leurs  services  ou  les  indemniser  de  leurs  dépenses  ;  aux  autres,  il 
vendait  ces  rentes  à  vil  prix  parce  qu'on  en  avait  tant  donné  qu'elles  avaient 
perdu  de  leur  valeur.  Il  arrivait  que,  pour  mille  maravedis  payés  comptant, 
on  donnait  mille  maravedis  de  rente  annuelle,  perpétuelle  et  héréditaire.  L'on 
en  vint  à  un  tel  degré  de  corruption  que  l'on  vendit  des  cessions  de  rente  en 
blanc  à  ceux  qui  voulaient  en  acheter  à  quelque  prix  que  ce  fût,  en  leur 
laissant  la  liberté  d'écrire  les  chiffres  qu'ils  voulaient.  Et  tous  ces  maravedis 
se  prenaient  sur  les  droits  de  transmission  et  de  transaction,  ainsi  que 
sur  les  deux  neuvièmes  des  dîmes  ecclésiastiques  prélevées  par  le  Roi.  >> 

(46) 


LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

A  la  fin  de  son  règne,  Enrique  était  dans  une  telle  détresse  que, 
à  maintes  reprises,  il  manqua  du  nécessaire.  S'il  eût  vécu  plus  long- 
temps, il  eût  dû  vendre  les  domaines  et  les  châteaux  qu'il  n'avait 
point  encore  donnés  à  ses  favoris,  —  ils  n'étaient  pas  nombreux  —  et 
«  il  n'eût  plus  été  roi  que  des  grands  chemins  >>. 

La  Reine  Juana  ne  survécut  guère  à  son  époux.  Séparée  de  lui  et  de 
sa  fille,  elle  avait  été  reçue,  sinon  emprisonnée  au  couvent  de  San  Fran- 
cisco de  Madrid.  Elle  s'y  éteignit  à  trente-six  ans  (13  juillet  1475).  Peu 
de  temps  avant  sa  mort,  elle  avait  écrit  son  testament  et  laissé  la 
majeure  partie  de  ses  biens  à  son  chancelier  et  parent  Don  Pedro  de 
Castille  de  qui  elle  avait  eu  plusieurs  enfants.  Elle  recommandait 
à  sa  fille  Juana  de  faire  célébrer  des  funérailles  chrétiennes  et  de 
la  déposer  dans  un  tombeau  où  de  longtemps  la  terre  ne  pût  re- 
tomber sur  elle.  Dernière  pensée  de  la  femme  très  belle  qui  signait  : 
«  la  triste  Reine  >>. 


CHAPITRE  IV 
LA  GUERRE  DE  SUCCESSION 

PROCLAMATION  D'ISABELLE  COMME  REINE  PROPRIÉTAIRE.  Il  LES  PRÉTENTIONS  DE 
FERDINAND.  ||  L' ARBITRAGE  DU  CARDINAL  D'ESPAGNE  ET  DE  L' ARCHEVÊQUE  DE 
TOLÈDE.  Il  LE  ROI  DE  PORTUGAL  SE  FIANCE  A  SA  NIÈCE  JUANA.  Il  L' ARMÉE 
PORTUGAISE  ENTRE  EN  CASTILLE.  Il  DÉTRESSE  DE  FERDINAND  ET  D'ISABELLE.  Il 
ISABELLE  LÈVE  DES  MILICES  DANS  LE  NORD.  Il  L' ARMÉE  CASTILLANE  SE  DÉBANDE. 
Il  LA  CHEVALERIE  ANDALOUSE  ENVAHIT  LE  PORTUGAL.  Il  ISABELLE  FAIT  APPEL  AU 
DÉVOUEMENT  DE  SES  SUJETS.  Il  FONTE  DES  TRÉSORS  D'ÉGLISE.  Il  DÉROUTE  DES 
PORTUGAIS.  ||  VICTOIRE  DE  TORO.  Il  LETTRE  DE  FERDINAND  A  ISABELLE.  Il  REDDI- 
TION DE  ZAMORA.  ||  ISABELLE  PARDONNE  AUX  REBELLES.  Il  VOYAGE  DE  AFFONSO 
DE  PORTUGAL   EN  FRANCE.  Il  LES  ROIS    CÉLÈBRENT   LEUR  VICTOIRE  A   TOLÈDE   ET 

suspendent  l'étendard  portugais  au-dessus  de  la  tombe  de  juani.  Il  fon- 
dation  DU  MONASTÈRE   DE   SAN   JUAN   DE  LOS   REYES. 

Au  moment  de  la  mort  de  son  frère,  Isabelle  était  seule  à  Sé- 
govie,  cité  fidèle  à  sa  cause.  L'Alcaide  et  Gouverneur,  André 
de  Cabrera,  lui  était  tout  dévoué  et  pouvait  mettre  à  sa  dis- 
position le  trésor  royal,  hélas  !  bien  épuisé,  mais  sans  lequel,  néanmoins, 
la  situation  de  l'héritière  de  Castille  eût  été  désespérée. 

Le  13  décembre  1474,  par  un  matin  clair  et  froid,  un  cortège  de 
nobles,  de  prélats,  d'officiers  parés  de  leurs  plus  riches  vêtements  se 
réunit  à  l'Alcazar  dont  les  murs  rébarbatifs  et  les  tours  orgueilleuses 
se  dressent  sur  les  rochers  à  pic  qui  dominent  le  cours  de  l'Eresma. 
Isabelle  parut,  la  couronne  au  front,  en  blancs  habits  doublés 
d'hermine,  chevauchant  un  palefroi  caparaçonné  de  drap  d'or,  abritée 
sous  les  pentes  d'un  dais  orné  de  pierreries  que  quatre  chevaliers 
tenaient  au-dessus  de  sa  tête.  Une  procession  solennelle  se  forma. 
Devançant  la  Souveraine,  un  héraut  à  cheval  portait  nue,  la  pointe 
en  l'air,  l'épée  de  justice  ;  deux  grands  dignitaires  marchant  à  pied 
tenaient  en  main  les  brides  de  la  monture  royale. 

Dans  ce  pompeux  appareil,  l'on  atteignit  la  place  d'armes.  Une 

(48) 


LA   GUERRE  DE  SUCCESSION 

estrade  y  avait  été  dressée  et  avait  reçu  le  trône  surmonté  d'un 
immense  dais  de  velours. 

Isabelle  descendit  de  cheval,  gravit  lentement  les  degrés  de  la 
plate-forme,  s'assit  avec  dignité  et  jura  de  maintenir  les  libertés  du 
peuple  et  les  lois  du  royaume.  Alors,  un  héraut,  d'une  voix  reten- 
tissante, proclama  le  nouveau  règne  : 

«  Castille  !  Castille  !  pour  le  Roi  Ferdinand  et  son  épouse  la  Reine 
Isabelle,  reine  propriétaire  de  ce  royaume  !  >> 

Les  étendards  royaux  subitement  déployés  flottèrent  au  vent, 
les  cloches  des  églises  et  des  monastères  sonnèrent  à  toute  volée, 
tandis  que  les  décharges  de  mousqueterie  tirées  du  haut  de  l'Alcazar 
déchiraient  l'air  et  mêlaient  leurs  notes  stridentes  au  chant  joyeux 
des  carillons.  Cependant,  les  courriers,  en  selle  depuis  le  matin,  rece- 
vaient les  messages  qui  allaient  porter  dans  les  provinces  la  nouvelle 
triomphale  et  franchissaient  au  galop  les  portes  de  la  ville. 

Isabelle  avait  reçu  le  serment  d'obéissance  que  les  grands  lui 
prêtèrent  en  baisant  sa  belle  main.  Elle  descendit  de  la  plate-forme 
et,  cette  fois,  à  pied,  traversant  lentement  la  foule  enthousiasmée,  elle 
gagna  la  cathédrale  où  les  prêtres  entonnèrent  le  Te  Deum.  Quelle 
que  fût  la  ferveur  de  leurs  actions  de  grâces,  aucun  d'eux  ne  dut 
témoigner  assez  de  reconnaissance  envers  le  Ciel  qui  accordait  à 
la  Castille  une  telle  reine,  un  tel  sauveur  dans  la  détresse  du 
royaume. 

Quand  l'hymne  fut  achevé,  Isabelle  se  prosterna  devant  l'autel 
et  pria  longuement.  Le  mystère  de  son  entretien  avec  Dieu  ne  nous 
a  pas  été  révélé,  mais  il  est  à  penser  qu'après  avoir  remercié  le  Sou- 
verain Maître  de  la  protection  qu'il  lui  avait  accordée  jusque-là, 
elle  le  supplia  de  l'éclairer,  de  l'inspirer,  de  la  guider,  afin  qu'elle 
remplît  avec  équité,  sagesse  et  prudence  la  grande  charge  de  la 
royauté. 

Les  cités  favorables  à  Isabelle  s'empressèrent  de  suivre  l'exemple 
de  Ségovie,  levèrent  l'étendard  pour  leurs  nouveaux  souverains  et 
nommèrent  des  représentants  à  l'Assemblée  des  États  qui  devaient 
se  réunir  en  février  dans  cette  même  ville  et  consacrer  l'avènement 
des   successeurs   de  Enrique. 

Ferdinand  guerroyait  en  Roussillon  quand  il  apprit  la  mort  du 
Roi  et  la  proclamation  de  sa  femme  comme  Reine  propriétaire  de 
Castille  et  de  Léon.  Ce  mot  de  propriétaire  avait  une  haute  portée  ; 
il  signifiait  que  la  couronne  était  la  propriété  de  la  Reine  en  personne 
et  non  de  son  époux  malgré  les  droits  que  le  mariage  lui  conférait. 

(49) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Aux  yeux  des  peuples  castillans,  il  donnait  à  la  Souveraine  un  prestige 
et  une  autorité  comparables  à  ceux  des  rois  ses  prédécesseurs. 

Ferdinand  accourut  et  dévoila  dès  l'arrivée  l'égoïsme  de  son 
caractère.  Son  premier  acte  fut  de  réclamer  la  couronne  de  Castille 
pour  lui-même  au  détriment  de  sa  femme,  en  sa  qualité  d'unique 
représentant  mâle  de  la  maison  de  Trastamara.  C'était  déchirer 
les  capitulations  matrimoniales  élaborées  avec  soin  par  Isabelle  et 
signées  par  le  Prince  et  par  son  père  avec  tant  d'empressement  cinq 
ans  auparavant,  peut-être  avec  l'intention  secrète  de  les  violer.  Les 
prétentions  de  Ferdinand  étaient  soutenues  par  son  aïeul  maternel, 
l'AlmiranteEnriquez;  le  Cardinal  d'Espagne,  le  Connétable  de  Castille, 
le  Duc  de  l'Infantado  et  le  Comte  de  Benavente  proclamaient  les 
droits  indélébiles  de  leur  Princesse.  La  guerre  allait-elle  éclater  entre 
les  deux  époux? 

Dans  cette  circonstance  délicate,  Isabelle  montra  une  fermeté 
doublée  d'une  sagesse  et  d'une  prudence  rares.  Elle  accueillit  avec 
honneur  cet  époux  qui  prétendait  lui  ravir  ses  royaumes  héréditaires 
et,  doucement,  elle  lui  représenta  combien  il  serait  dangereux  de  se 
disputer  des  États  que  le  Roi  de  Portugal  revendiquait  au  nom  de 
sa  nièce  la  Beltraneja,  déjà  gratifiée  du  titre  de  reine  dans  les  com- 
munications diplomatiques.  L'union  des  princes  faisait  leur  force  ; 
leur  désaccord  causerait  leur  perte  et  assurerait  le  triomphe  d'une 
rivale.  En  réclamant  l'application  de  la  loi  salique  acceptée  par 
l'Aragon,  mais  repoussée  par  la  Castille,  Ferdinand  oubliait  que,  de 
son  mariage  avec  Isabelle,  n'était  née  qu'une  fille  dont  il  compro- 
mettrait les  droits  au  trône  sans  autre  profit  qu'une  vaine  satisfaction 
d'amour-propre.  L'affection,  l'amour  de  sa  femme  ne  lui  garantissaient- 
ils  pas  qu'il  serait  toujours  traité  en  Castille  avec  autant  de  respect  et 
d'égards  que  s'il  en  eût  été  le  roi  héréditaire? 

Ferdinand  finit  par  se  rendre  à  ces  sages  raisons  et  les  deux  époux 
convinrent  de  s'en  rapporter  à  l'arbitrage  du  Cardinal  d'Espagne  et 
de  l'Archevêque  de  Tolède.  De  la  part  de  Ferdinand,  c'était  passer 
condamnation.  Après  un  examen  minutieux  et  se  basant  sur  d'incon- 
testables précédents,  les  deux  arbitres  proclamèrent  les  droits  d'Isa- 
belle comme  seule  héritière  et  reine  propriétaire  de  Castille.  L'auto- 
rité de  Ferdinand  dans  ces  pays  fut  établie  comme  dérivant  de  sa 
qualité  d'époux  et  non  de  ses  droits  personnels.  En  conséquence, 
quelques  articles  explicatifs  plutôt  que  limitatifs  furent  ajoutés  aux 
capitulations  matrimoniales  signées  à  Cervera  et  confirmèrent  les 
pouvoirs  indépendants  de  la  Reine. 

(50) 


LA    GUERRE  DE  SUCCESSION 

«  Dans  les  armes  royales,  Castille  occupera  la  droite  ;  Aragon  sera  placé  à 
gauche.  Les  actes  publics,  ordonnances,  lois  et  monnaies  porteront  les  noms 
réunis  du  Roi  Ferdinand  et  de  la  Reine  Isabelle.  Les  gouverneurs  des  pro- 
vinces et  des  villes  de  la  Castille  seront  à  la  nomination  de  la  Reine.  Les  com- 
mandants des  châteaux  et  places  fortes  ne  doivent  hommage  et  obéissance 
qu'à  la  Reine  seule.  Les  trésoriers  des  finances  prêtent  serment  entre  ses 
mains  et  administrent  en  son  nom.  Les  provisions  des  évêchés  et  autres 
bénéfices  ecclésiastiques  sont  faites  au  nom  des  deux  époux,  mais  la 
Reine  seule  peut  les  conférer  aux  personnes  de  son  choix.  La  justice  est 
rendue  au  nom  des  deux  souverains  conjointement  quand  ils  sont  ensemble 
et  par  chacun  d'eux  indépendamment  de  l'autre  quand  ils  sont  séparés.  >> 

Ferdinand  fut  si  mécontent  de  cet  arrêt  qu'il  menaça  de  retourner 
pour  toujours  en  Aragon,  mais  Isabelle  sut  calmer  son  ressentiment. 
De  nouveau,  elle  lui  montra  combien  leurs  intérêts  étaient  indivi- 
sibles et  lui  promit  que  ses  volontés  seraient  toujours  respectées,  car 
il  ne  voudrait  jamais  que  le  bien  de  leurs  royaumes  et  l'établissement 
glorieux  de  leur  postérité.  D'ailleurs,  les  événements  se  précipitaient 
et  laissaient  peu  de  temps  aux  querelles  de  ménage.  Une  coalition 
s'était  formée  pour  soutenir  les  droits  de  la  Princesse  Juana,  et  ses 
chefs  :  le  jeune  Marquis  de  Villena,  le  Duc  d'Arévalo,  le  Grand  Maître 
de  Calatrava  avaient  offert  au  Roi  de  Portugal  la  main  de  la  rivale 
d'Isabelle  avec  la  couronne  de  Castille.  Parmi  les  soutiens  de  cette 
cause  injuste  figurait  Alfonso  de  Acuna  Carrillo,  le  puissant  Archevêque 
de  Tolède,  si  dévoué  à  l'Infante  du  vivant  de  Enrique  et  au  moment 
de  son  mariage.  Jaloux  de  la  fortune  naissante  du  Cardinal  de  Men- 
doza  et  de  son  influence  dans  les  conseils  des  jeunes  souverains,  il 
s'était  éloigné  sous  un  prétexte  futile  et  restait  également  sourd  aux 
appels  d'Isabelle,  désireuse  de  le  ramener  à  de  meilleurs  sentiments, 
et  aux  invitations  du  vieux  Roi  d'Aragon  soucieux  d'apaiser  le  ran- 
cunier Prélat.  On  l'avait  entendu  dire  en  parlant  d'Isabelle  :  <<  J'ai 
changé  sa  quenouille  en  sceptre,  je  saurai  bien  changer  son  sceptre  en 
quenouille  !  >> 

Dans  son  dépit,  Carrillo  avait  promis  au  Roi  de  Portugal  le  con- 
cours des  forces  considérables  dont  il  disposait.  Affonso  V  n'en  était 
pas  à  refuser  une  offre  aussi  tentante.  Ambitieux,  il  rêvait  d'annexer 
la  Castille  à  ses  Etats  ;  chevaleresque,  galant,  il  lui  agréait  de  défendre 
les  droits  d'une  femme,  sa  très  proche  parente,  avec  l'espoir  de  les 
faire  triompher  et  d'en  profiter.  Il  se  fiança  par  procuration  avec  sa 
nièce,  la  Princesse  Juana,  adressa  un  manifeste  à  Ferdinand  et  à 
Isabelle  les  invitant  à  respecter  les  droits  de  la  Reine  de  Castille,  en 

(5i) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

même  temps  que  les  siens,  et  entreprit  d'attirer  le  Roi  de  France  en 
Biscaye  en  lui  promettant,  peut-être  un  peu  vite,  la  cession  des  terri- 
toires qu'il  pourrait  conquérir  dans  cette  province.  Mal  renseigné,  il 
ignorait  que  depuis  quelque  temps  les  Rois  étaient  en  pourparlers  avec 
Louis  XI  et  avaient  envoyé  une  ambassade  en  France  pour  traiter  de 
leur  reconnaissance  et  négocier  le  mariage  du  Dauphin  avec  leur  fille 
Isabel. 

A  la  fin  du  mois  de  mai  1475,  Affonso  franchissait  la  frontière 
d'Estramadure  et  remontait  vers  Plasencia.  Il  y  rencontrait  le  Duc 
d'Arévalo  et  le  Marquis  de  Villena,  fils  du  défunt  Grand  Maître  de 
Santiago,  qui  lui  présentait  la  Princesse  Juana  demeurée  sous  sa  garde. 
La  petite  Infante,  un  terrible  instrument  entre  les  mains  des  ennemis 
d'Isabelle,  avait  à  peine  treize  ans.  En  dépit  de  l'âge  du  prétendant, 
les  fiançailles  furent  célébrées  avec  la  pompe  accoutumée.  Un  messager 
fut  envoyé  au  Pape  pour  obtenir  la  dispense  de  consanguinité  entre 
oncle  et  nièce  sans  laquelle  le  mariage  ne  pouvait  être  accompli  et, 
en  attendant  cette  formalité,  les  futurs  époux  se  proclamèrent  rois 
de  Castille.  Toutes  les  villes  du  royaume  reçurent  notification  de 
ce  manifeste. 

Outre  la  fleur  de  la  chevalerie,  enthousiasmée  à  la  pensée  de  renou- 
veler les  antiques  prouesses  d'Aljubarrota  (1235),  l'armée  portugaise 
comptait  environ  5  000  cavaliers  et  14  000  fantassins  bien  équipés  et 
bien  armés. 

Ferdinand  et  Isabelle  avaient  été  tellement  surpris  par  cette 
invasion  subite  qu'ils  ne  disposaient  pas  de  cinq  cents  cavaliers  à 
mettre  en  ligne.  Par  bonheur,  leur  adversaire,  au  lieu  d'envahir  l'An- 
dalousie et  de  se  jeter  sur  Madrid,  campa  sous  les  murs  d'Arévalo  afin 
d'y  attendre  des  renforts.  Ce  temps  perdu  fut  bien  employé  par  Isabelle 
dont  l'indomptable  courage  relevait  les  cœurs  abattus  et  défaillants. 
A  cheval  tout  le  jour,  elle  courait  de  places  fortes  en  châteaux,  de 
villes  en  bourgs,  faisait  appel  à  tous  les  dévouements,  sollicitait  tous 
les  appuis,  organisait  la  résistance.  Les  nuits  se  passaient  à  dicter  des 
ordres,  à  écrire  aux  prélats  dévoués,  à  les  supplier  de  lever  des  troupes 
et  de  fournir  des  fonds,  car  la  détresse  financière  était  encore  le  plus 
grand  mal  qu'elle  eût  à  vaincre.  Durant  un  séjour  à  Tolède,  elle  tenta 
de  rallier  à  sa  cause  l'irascible  Carrillo  jadis  si  fidèle,  maintenant 
son  ennemi  déclaré  ;  mais  ses  généreux  efforts  furent  vains.  Comme  elle 
se  disposait  à  le  visiter  dans  sa  résidence  d'Alcalâ  de  Henares,  il 
répondit  au  messager  chargé  de  le  prévenir  que  si  la  Princesse  entrait 
par  une  porte  de  la  ville,  il  sortirait  par  l'autre. 

(52) 


LA    GUERRE  DE  SUCCESSION 

Les  inquiétudes,  les  soucis,  les  fatigues  influèrent  sur  la  santé 
d'Isabelle  ;  prématurément  elle  mit  au  monde  un  enfant  mort.  Cet 
accident  n'affecta  pas  longtemps  sa  nature  vigoureuse.  Bientôt 
rétablie,  elle  reprit  avec  une  ardeur  nouvelle  ses  travaux  à  peine 
interrompus.  Aidée  d'ailleurs  par  Ferdinand,  que  la  crainte  de  voir 
perdre  par  sa  faute  le  trône  de  Castille  avait  ramené  à  des  sentiments 
chevaleresques,  elle  se  trouva  vers  la  fin  de  juillet  à  la  tête  d'une 
armée  composée  de  4  000  hommes  d'armes,  8  000  cavaliers  et  environ 
13  000  fantassins.  Ces  derniers  levés  en  toute  hâte  dans  les  régions 
montagneuses,  mal  armés,  ignoraient  toute  discipline  ;  mais,  ardemment 
dévoués  à  leur  jeune  souveraine,  ils  étaient  les  vrais  descendants  des 
premiers  héros  de  la  reconquête.  Ferdinand  prit  le  commandement 
de  cette  armée  improvisée,  tandis  qu'Isabelle,  restée  à  Tordesilla, 
continuait  à  lever  des  contingents  et  à  les  pourvoir  de  munitions, 
d'armes  et  des  vivres  nécessaires. 

Pourtant  la  situation  devenait  inquiétante.  Toro  et  Zamora 
avaient  accueilli  le  Roi  de  Portugal  et  lui  avaient  offert  un  abri  sûr 
derrière  leurs  murailles.  La  possession  de  ces  places  assurait  les  com- 
munications du  monarque  avec  le  royaume  lusitanien. 

La  perte  de  ces  villes  émut  profondément  les  Souverains  castillans, 
et  ils  n'eurent  plus  qu'un  désir  :  les  reprendre  sans  délai.  Tel  était 
du  moins  l'avis  de  Ferdinand,  car  sa  jeunesse  et  la  fougue  de  son 
caractère  s'accommodaient  mal  des  conseils  de  prudence  que  lui 
envoyait  son  père.  Le  vieux  Roi  d'Aragon,  dont  la  ruse  et  la  duplicité 
avaient  toujours  aidé  le  courage,  insinuait  de  temporiser,  de  négocier. 
Pendant  ce  temps,  on  jetterait  la  division  parmi  les  nobles  castillans 
ralliés  à  la  cause  de  la  Beltraneja,  on  appellerait  des  contingents  nou- 
veaux, on  les  équiperait,  on  les  instruirait  et  l'on  entrerait  en  cam- 
pagne quand  on  aurait  constitué  une  armée  capable  de  l'emporter 
sur  les  troupes  vaillantes  du  Roi  Affonso.  Malheureusement,  la  pénurie 
financière  poussait  Ferdinand  à  précipiter  la  campagne,  car  le  moment 
approchait  où  il  n'aurait  pas  les  fonds  nécessaires  pour  payer  ses 
soldats.  Il  s'avança  donc  vers  Toro  où  campaient  les  Portugais,  s'établit 
sous  les  murs  de  la  ville,  envoya  un  défi  de  son  armée  à  l'armée  ennemie, 
puis  un  cartel  personnel  de  monarque  à  monarque.  Affonso  et  lui  se 
rencontreraient  en  champ  clos  et  la  victoire  de  l'un  ou  de  l'autre  ter- 
minerait leurs  différends. 

Affonso  était  un  trop  vaillant  chevalier  pour  repousser  une  pareille 
offre,  mais,  comme  les  forces  physiques  des  deux  combattants  étaient 
inégales,  les  Portugais  arguèrent  que  la  sécurité  de  leur  prince  n'était 

(53) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

pas  suffisamment    garantie    par    les    conditions    de    l'engagement. 

Ferdinand  devint  plus  audacieux  à  mesure  que  grandissait  son 
impatience  et,  cédant  à  l'impulsion  de  la  noblesse  qui  brûlait  de 
combattre,  il  tenta  d'enlever  Toro  de  vive  force.  Pour  ouvrir  une  voie 
aux  assaillants,  il  eût  fallu  que  l'artillerie  fît  brèche  dans  les  murailles 
de  la  place,  et  l'armée  castillane  en  était  dépourvue.  L'échec  fut 
complet,  et  le  découragement  commença  son  œuvre  néfaste  au  milieu 
des  troupes  royales  fidèles,  mais  aussi  indisciplinées  qu'elles  étaient 
inexpérimentées.  Au  bout  de  deux  mois  passés  sous  les  murs  de  Toro, 
les  communications  ayant  été  coupées  et  les  vivres  n'arrivant  plus, 
on  dut  se  résigner  à  la  retraite.  Elle  dégénéra  bientôt  en  déroute, 
chevaliers  et  soldats  ne  cherchant  qu'à  regagner  par  le  plus  court 
chemin  les  régions  montagneuses  d'où  ils  étaient  venus.  Si  la  cavalerie 
portugaise,  au  heu  de  s'immobiliser  derrière  les  remparts  de  Toro, 
s'était  lancée  à  la  poursuite  des  Castillans  débandés  et  mutinés,  elle 
les  eût  écrasés.  Une  seconde  fois,  le  Roi  de  Portugal,  par  sa  lenteur  et 
un  excès  de  prudence,  laissa  échapper  la  victoire  qui  lui  eût  donné  le 
royaume  de  Castille. 

A  la  fin  de  juillet  1475,  il  ne  restait  rien  des  troupes  qu'Isabelle 
avait  péniblement  réunies  trois  mois  auparavant.  L'insuccès  de  ses 
armes  la  jeta  dans  une  consternation  d'autant  plus  grande  qu'il 
détermina  la  défection  officielle  de  l'Archevêque  de  Tolède,  demeuré 
dans  l'expectative,  bien  qu'il  eût  déserté  ouvertement  la  cause 
royale.  La  déroute  de  Toro  mit  un  terme  à  ses  hésitations  et,  à  la  tête 
de  cinq  cents  lances,  l'orgueilleux  Prélat  rallia  l'armée  portugaise. 

La  situation  des  Souverains  castillans  n'était  plus  critique  ;  elle 
était  désespérée.  Le  salut  leur  vint  des  provinces  méridionales,  alors 
qu'ils  l'avaient  attendu  de  la  Castille  et  des  Asturies. 

Ardente,  belliqueuse,  indépendante,  la  noblesse  d'Andalousie  et 
d'Estramadure  n'entendait  pas  rester  étrangère  à  la  lutte  engagée 
entre  les  deux  monarchies.  Elle  n'avait  pas  répondu  au  ban  des  rois, 
mais  elle  s'était  assemblée,  organisée  et,  de  sa  propre  initiative,  avait 
jeté  sa  brillante  cavalerie  sur  les  provinces  frontières  de  Portugal  et 
les  avait  mises  à  feu  et  à  sang.  Les  arbres  fruitiers  avaient  été  systé- 
matiquement coupés;  les  récoltes,  incendiées;  les  villages,  ruinés; 
les  populations,  affamées. 

La  nouvelle  de  ce  désastre  imprévu  vint  frapper  d'étonnement 
et  de  douleur  le  Roi  Affonso  endormi  dans  sa  quiétude  depuis  la  levée 
du  siège  de  Toro.  Allait-il  perdre  son  royaume  en  échange  de  quelques 
provinces  castillanes?  Sans  hésiter,  il  détacha  une  bonne  partie  de 

(54) 


LA    GUERRE  DE  SUCCESSION 

ses  troupes  et  les  renvoya  dans  ses  États  envahis.  En  chemin,  elles 
se  diviseraient  et  occuperaient  des  postes  indispensables  au  maintien 
des  communications  que  l'armée  d'Andalousie  menaçait  déjà. 

Cette  magnifique  diversion  relevait  les  chances  d'Isabelle.  Affonso 
en  fut  si  ému  qu'il  rabattit  de  sa  superbe  et  offrit  d'entrer  en  accom- 
modement avec  les  Souverains  castillans.  Il  proposa  de  renoncer 
à  la  couronne  de  Castille  en  son  nom  et  au  nom  de  sa  nièce,  contre 
la  cession  de  la  Galice  et  des  villes  de  Toro  et  de  Zamora  occupées 
par  ses  troupes.  Une  somme  importante  en  argent  monnayé  lui  serait 
en  outre  payée  comme  indemnité  de  guerre.  C'était  constituer  un 
petit  royaume  à  la  Princesse  Juana  sous  la  dépendance  de  son  oncle 
maternel. 

Ferdinand  et  ses  chevaliers  avaient  été  tellement  confondus  par 
l'insuccès  de  leur  première  campagne,  qu'ils  eussent  accepté  la  paix 
à  n'importe  quel  prix.  Fièrement,  la  Reine  refusa  de  transiger  et 
congédia  sans  achever  de  les  entendre  les  émissaires  portugais  chargés 
de  lui  transmettre  cette  proposition  humiliante,  car  ni  Ferdinand  ni 
aucun  noble  castillan  n'avait  osé  s'en  faire  l'interprète  auprès  d'elle. 
Peut-être  eût-elle  consenti  à  payer  une  indemnité  de  guerre  afin  de 
mettre  fin  à  une  campagne  si  lourde  à  son  peuple,  mais  elle  frémissait 
à  la  pensée  de  démembrer  la  vieille  monarchie  castillane  et  de  perdre 
Toro  et  Zamora,  ces  magnifiques  fleurons  de  sa  couronne,  et  de  les 
sacrifier  au  salut  de  l'Etat  et  au  sien.  Le  poids  et  les  difficultés  d'une 
lésistance  voulue  par  Isabelle  seule  retomba  donc  sur  elle  seule,  et 
seule  elle  en  assuma  la  charge  avec  la  fermeté  et  le  courage  dont  elle 
avait  donné  tant  de  preuves  depuis  sa  proclamation. 

Il  restait  dix  mille  marcs  d'argent  dans  le  trésor  de  Ségovie,  que 
Andrés  Cabrera,  Gouverneur  de  la  place,  avait  mis  à  la  disposition 
d'Isabelle,  action  hardie  étant  donnée  la  force  de  ses  adversaires,  et 
dont  il  devait  être  largement  récompensé  plus  tard. 

C'était  une  obole,  alors  qu'il  s'agissait  de  lever  une  armée  nou- 
velle, de  l'équiper,  de  la  nourrir  et  de  la  solder.  La  détresse  financière 
était  extrême  ;  les  monnaies  altérées  sous  les  règnes  précédents 
n'avaient  aucun  cours  et  les  transactions  ne  s'effectuaient  que  par 
échanges  entre  denrées  de  valeur  à  peu  près  équivalentes.  Qu'espérer 
d'un  peuple  réduit  à  une  pareille  extrémité?  Ce  n'était  pas  non  plus 
de  la  noblesse  enrichie  par  le  pillage  et  le  partage  des  biens  de  la  cou- 
ronne que  l'on  pouvait  attendre  un  sacrifice.  Il  importait  d'ailleurs 
de  ne  point  la  mécontenter  à  l'heure  où  l'on  s'apprêtait  à  l'opposer  à 
la  vaillante  chevalerie  portugaise. 

Isabelle  la  Grande.  (55)  5 


ISABELLE  LA   GRANDE 

En  face  de  périls  et  de  difficultés  en  apparence  insurmontables, 
Isabelle  garda  sa  confiance  fière.  Les  Cortes  furent  convoquées  en 
son  nom  à  Médina  del  Campo,  ville  puissante  et  riche  à  cette  époque 
et  dont  la  fidélité  était  bien  connue. 

Seule  —  les  Castillans  gardaient  rancune  à  son  époux  depuis 
qu'il  avait  réclamé  le  trône  au  mépris  de  tout  droit  —  la  Reine  parut 
devant  cette  assemblée  de  prélats,  de  nobles  et  de  chevaliers.  Calme, 
digne,  souveraine,  elle  exposa  la  situation,  dépeignit  la  détresse  de 
la  couronne  et  motiva  son  refus  obstiné  de  céder  Toro  et  Zamora 
au  Portugal.  L'appel  adressé  au  patriotisme  de  ces  hommes  qu'exal- 
taient la  grandeur  d'âme  d'une  jeune  femme  fut  accu eilli  avec  enthou- 
siasme. Les  trésors  d'orfèvrerie  des  églises  et  des  monastères  étaient 
abondamment  pourvus.  Par  ordre  des  prélats  et  des  abbés,  la  moitié 
de  ces  richesses  fut  portée  au  creuset  et  transformée  en  monnaie 
frappée  avec  des  coins  nouveaux  qui  la  distingueraient  des  monnaies 
altérées  et  hors  cours. 

Trente  millions  de  maravédis  furent  remis  à  la  Reine  sous  pro- 
messe de  les  rendre  dans  trois  ans  si  les  circonstances  le  permettaient. 
La  confiance  en  la  loyauté  de  l'emprunteuse  était  le  seul  gage  des 
prêteurs,  confiance  bien  placée,  car  Isabelle  ne  manqua  jamais  à  un 
engagement  pris  envers  ses  sujets  les  plus  humbles  comme  envers 
les  plus  puissants.  Elle  enseigna  ainsi  à  l'Europe  qui  l'ignorait  la  valeur 
d'une  parole  royale.  Dans  cet  holocauste  pieux  offert  à  la  patrie  dispa- 
rurent des  œuvres  d'art  d'un  prix  inestimable,  héritage  de  la  vieille 
monarchie  visigothe.  Au  moment  de  la  fonte,  Isabelle  fut  émue  à  la 
pensée  de  détruire  des  objets  consacrés  et  vénérés  de  siècle  en  siècle; 
et  il  fallut  que  les  prélats  et  les  abbés  calmassent  ses  scrupules. 

Certains  /d'être  bien  pourvus,  les  nouveaux  contingents  appelés 
se  réunirent  aux  points  de  ralliement  qui  leur  avaient  été  désignés  ; 
des  marchands  étrangers,  mandés  par  la  Reine,  affluèrent  auprès 
d'elle  et,  confiants  dans  sa  bonne  foi,  s'engagèrent  à  fournir  les  vivres, 
les  vêtements  et  les  munitions  nécessaires  ;  des  capitaines  choisis 
avec  soin  furent  placés  à  la  tête  des  compagnies  avec  mission  de  les 
exercer  et  de  les  instruire.  Au  commencement  de  décembre  1475, 
c'est-à-dire  six  mois  après  la  déroute  de  Toro,  Ferdinand,  qui  d'ail- 
leurs avait  vaillamment  payé  de  sa  personne,  se  trouvait  à  la  tête 
d'une  armée  bien  différente  de  la  horde  qu'il  avait  commandée. 

De  Burgos  hostile  à  Isabelle  et  dont  ils  assiégeaient  le  château,  les 
Castillans  se  portèrent  en  ordre  parfait  sur  Zamora  où  l'on  avait  des 
intelligences.  L'investissement  de  la  place  fut  commencé  au   grand 

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LA    GUERRE  DE  SUCCESSION 

émoi  d'Affonso  qui,  retiré  dans  Toro,  assistait  à  la  désagrégation  de 
son  armée  depuis  que  les  troupes  d'Andalousie  saccageaient  les  pro- 
vinces portugaises  situées  de  l'autre  côté  de  la  frontière. 

Craignant  pour  ses  communications,  le  Roi  de  Portugal  accourut 
au  secours  de  Zamora,  mais,  à  la  suite  de  manœuvres  maladroites,  il 
fut  contraint  de  se  replier  sur  Toro  où  son  fils,  le  bouillant  Dom 
Joào,  lui  avait  amené  le  renfort  de  trois  mille  lances.  Ferdinand  se 
hâta  de  l'y  poursuivre,  et  ce  fut  dans  la  plaine  vaste  et  unie  qui 
s'étend  autour  de  cette  ville  que,  le  18  mars  1476,  les  adversaires 
se  rencontrèrent.  Leur  perplexité  était  grande,  ils  hésitaient  à  en 
venir  aux  mains  ;  pourtant  l'honneur  leur  interdisait  de  se  retirer 
sans  combattre.  Les  forces  numériques  étaient  à  peu  près  égales,  bien 
que  celles  des  Portugais  fussent  peut-être  plus  considérables.  De 
chaque  côté,  on  devait  compter  au  moins  une  dizaine  de  mille  hommes 
dont  un  tiers   de  cavaliers.   C'était   beaucoup  pour  l'époque. 

Le  Roi  de  Portugal  occupait  le  centre  de  sa  bataille;  l'Archevêque 
de  Tolède,  en  rébellion  ouverte,  commandait  l'aile  droite  appuyée 
sur  le  Duero,  tandis  que,  à  gauche,  les  arquebusiers  et  la  grosse  cava- 
lerie étaient  sous  les  ordres  du  Prince  Dom  Joào. 

Ferdinand  faisait  face  à  son  rival,  soutenu  à  gauche  par  son  grand- 
père,  l'Almirante  Enriquez,  et  le  Duc  d'Albe.  La  droite  était  divisée 
en  six  batailles  sous  les  ordres  de  différents  capitaines,  et  elle-même 
était  soutenue  par  de  forts  détachements  de  Galiciens  et  d'Asturiens 
renommés  pour  leur  courage  et  leur  farouche  opiniâtreté.  Depuis  le 
mois  de  juillet  précédent,  l'armée  portugaise  s'était  amollie  dans  le 
repos,  tandis  que  l'armée  castillane,  reformée  à  nouveau,  s'exerçait, 
s'instruisait,  se  soumettait  à  une  discipline  sévère.  Avant  d'engager 
le  combat,  le  Roi  Ferdinand  envoya  son  héraut  au  Roi  Affonso  pour 
le  défier,  mais  le  Portugais  répondit  :  <<  Annoncez  au  Roi  de  Sicile  qu'il 
est  temps  de  combattre  et  non  de  se  défier  ». 

Le  matin  de  la  bataille,  le  ciel  s'enveloppa  dans  des  voiles  de  deuil 
et,  sur  les  troupes  qui  prenaient  leurs  positions,  la  pluie  tombait 
fine,  glacée,  promettant  un  déluge  pour  la  nuit. 

Les  Castillans  de  l'aile  droite  s'élancèrent  les  premiers  aux  cris 
stridents  de  «Santiago  y  San  Lâzaro!  »  sur  la  gauche  de  Dom  Joào 
et  furent  reçus  par  un  feu  si  nourri  et  si  bien  dirigé  qu'ils  demeu- 
rèrent un  moment  déconcertés.  Mettant  à  profit  cette  hésitation,  les 
Portugais  chargèrent  avec  ardeur  leurs  ennemis  et  les  obligèrent  à 
se  replier  précipitamment  sur  leur  arrière-garde  où  leurs  officiers 
eurent  de  la  peine  à  les  rallier  et  à  les  reformer. 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

Cependant,  Ferdinand  avait  foncé  sur  le  centre  portugais  et  bien- 
tôt l'action  était  devenue  générale  d'un  bout  à  l'autre  de  la  ligne  de 
bataille,  plus  ardente  encore  autour  des  deux  monarques.  Chevaliers, 
simples  soldats  donnaient  avec  vaillance,  comprenant  qu'il  y  allait 
du  sort  de  leur  maître  respectif,  et  que  ce  combat  déciderait  de  la 
souveraineté  de  la  Castille  ou  de  la  soumission  de  ce  pays  au  Por- 
tugal. Pareils  à  des  héros  d'Homère,  le  Cardinal  d'Espagne  Pedro  de 
Mendoza  et  l'Archevêque  de  Tolède  Alfonso  Carrillo,  opposés  l'un  à 
l'autre,  s'apostrophaient  et  s'insultaient,  la  colère  enflammant  leur 
poitrine,  excités  parleur  haine  personnelle.  Le  Cardinal  avait  conseillé 
dene  point  engager  la  bataille;  son  avis  avait  été  repoussé,  et  pour  l'a- 
voir donné  on  l'avait  accusé  de  trahison.  Furieux  de  cette  injure,  il 
courait  l'épée  à  lamain  en  tête  de  sa  bataille,  criant:  «Traîtres,  voici  votre 
Cardinal  !  >>  Quand  les  lances  furent  brisées  et  que  les  épées,  froissées 
ou  cassées,  eurent  été  remplacées  par  la  dague  et  le  couteau,  ce  fut 
un  corps  à  corps  terrible.  Un  épisode  admirable  se  déroula  autour  de 
l'étendard  royal  portugais  que  les  Castillans  étaient  aussi  ardents 
à  disputer  que  ses  possesseurs  l'étaient  à  le  défendre.  L'héroïque 
Duarte  de  Almeida  le  portait.  Blessé  grièvement  au  bras  droit,  il 
le  relève  de  la  main  gauche,  et  quand  celle-ci,  trayersée  d'une  flèche, 
tombe  inerte  à  son  côté,  il  saisit  l'étoffe  entre  les  dents  et  la  maintient 
flottante  jusqu'à  ce  qu'il  tombe  écrasé  sous  le  nombre  des  assaillants. 
La  disparition  de  l'emblème  si  vaillamment  disputé  jeta  l'épouvante 
parmi  les  Portugais.  Après  trois  heures  d'un  combat  acharné,  les 
Castillans  enfoncèrent  les  corps  ennemis  et  ceux-ci,  lâchant  pied, 
exécutèrent  une  retraite  désordonnée  qu'un  mouvement  tournant 
du  Duc  d'Albe  transforma  bientôt  en  une  déroute  complète.  Les 
fugitifs  se  jetèrent  dans  le  Duero  où  ils  se  noyèrent,  et  leurs  cadavres, 
charriés  par  les  eaux,  allèrent  porter  jusqu'à  Zamora  la  nouvelle  de 
leur  défaite.  Bon  nombre  se  firent  écraser  à  l'entrée  du  pont  en  essayant 
de  se  réfugier  dans  Toro.  Un  orage  et  la  nuit  préservèrent  l'armée 
portugaise  d'une  destruction  totale.  Le  Prince  Dom  Joào  avait  gagné 
une  hauteur  et  y  avait  allumé  des  feux,  tandis  que,  au  son  des  trom- 
pettes, ses  capitaines  essayaient  de  rallier  les  fugitifs. 

Fiers  de  leur  succès,  mais  rendus  de  fatigue,  les  Castillans  ne 
tentèrent  pas  de  reprendre  cette  position  que  le  Prince  évacua  d'ailleurs 
le  lendemain.  Toute  la  nuit  on  chercha  vainement  le  Roi  de  Portugal 
parmi  les  morts  et  les  blessés.  Deux  jours  plus  tard,  on  apprit  qu'il 
était  sain  et  sauf  au  château  de  Castronufïo,  voisin  du  champ  de 
bataille.  Pris  d'une  lassitude  qu'excusait  son  obésité,  il  y  avait  cherché 

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LA    GUERRE  DE  SUCCESSION 

un  abri  quand  tout  espoir  avait  été  perdu.  Les  débris  de  l'armée 
vaincue  se  hâtèrent  vers  la  frontière  de  Portugal  et  eurent  beaucoup 
à  souffrir  de  la  rapacité  et  de  la  sauvagerie  des  paysans,  ardents  à 
tirer  une  vengeance  immédiate  des  maux  causés  par  l'invasion. 

Ferdinand  n'était  guère  pitoyable  ;  pourtant  il  arrêta  le  massacre 
et  fit  même  passer  des  vêtements  et  des  vivres  aux  habitants  de 
Zamora  réduits  à  la  famine  et  victimes  innocentes  d'une  guerre 
cruelle.  Le  jeune  Prince  était  resté  sur  le  champ  de  bataille  très 
avant  dans  la  nuit  et  s'y  était  couvert  de  gloire.  Le  lendemain,  dès 
l'aube,  il  se  porta  sur  Zamora  accompagné  de  l'Almirante,  son  grand- 
père,  et  du  Cardinal  de  Mendoza  qui,  durant  le  combat,  n'avait  pas 
quitté  le  plus  fort  de  la  mêlée.  L'armée  victorieuse,  enflammée, 
enthousiaste,  portait  triomphalement  l'étendard  royal,  huit  autres 
bannières  prises  sur  l'ennemi,  et  conduisait  deux  mille  prisonniers. 
Le  19  mars  le  château  de  Zamora  se  rendit.  On  y  trouva  les  équi- 
pages et  les  joyaux  d'Affonso  et  de  Dona  Juana  que  le  vainqueur 
eut  la  galanterie  de  renvoyer  à  leurs  propriétaires. 

Le  soir  même  de  la  bataille,  Ferdinand  avait  écrit  à  la  Reine 
pour  lui  annoncer  la  victoire  due  à  la  vaillance  de  ses  troupes,  mais 
aussi  à  la  fermeté  d'âme  et  à  l'habileté  administrative  qu'elle  avait 
montrées.  Une  phrase  caractéristique  :  «  N'eût  été  le  petit  poulet, 
nous  eussions  pris  le  vieux  coq  >>,  allusion  à  l'intrépide  Dom  Joâo  et 
au  Roi  Affonso. 

Isabelle  était  à  Tordésillas  quand  elle  reçut  la  nouvelle  du  triomphe 
de  son  armée.  Sa  joie  fut  immense,  mais  ce  fut  à  Dieu  qu'elle  en 
reporta  aussitôt  la  gloire.  Nu-pieds,  très  humble,  elle  se  rendit  pro- 
cessionnellement  à  la  cathédrale  de  Saint-Paul  et  offrit  de  pieuses 
actions  de  grâces  au  Seigneur  des  batailles.  Puis,  en  témoignage  de 
reconnaissance,  elle  fit  vœu  de  bâtir  un  monastère  sous  le  patronage 
de  saint  Jean,  monastère  qui  embellit  encore  la  glorieuse  ville  de 
Tolède,  sous  le  nom  de  San  Juan  de  los  Reyes. 

La  victoire  de  Toro  consolida  la  base  jusque-là  chancelante  du 
jeune  royaume.  Non  seulement  Toro,  Zamora  et,  peu  après,  Baeza  et 
Madrid,  rentrèrent  au  pouvoir  d'Isabelle,  mais  elle  ramena  les  hésitants 
et  même  les  révoltés  qui  avaient  cru  embrasser  la  cause  du  plus  fort  en 
se  rangeant  au  côté  du  Roi  de  Portugal.  Parmi  ces  derniers,  le  Duc 
d'Arévalo,  le  Grand  Maître  de  Calatrava,  et  son  frère,  le  Comte 
d'Ureha.  Isabelle  se  montra  généreuse,  pardonna,  et  confirma  ses 
sujets  prodigues  dans  leurs  Etats  et  possessions.  Le  Marquis  de 
Villena  et  l'Archevêque  de  Tolède  persistèrent  dans  leur  rébellion. 

(59) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Pourtant,  quand  ils  virent  tomber  leurs  forteresses  sous  la  pioche, 
saisir  leurs  villes  et  confisquer  leurs  revenus,  ils  sollicitèrent  aussi  le 
pardon  de  leur  forfaiture.  Isabelle  conservait  le  souvenir  des  immenses 
services  rendus  par  l'Archevêque  lors  du  traité  de  Guisando  et,  peu 
après,  dans  la  négociation  de  son  mariage  ;  elle  ne  lui  garda  pas 
rigueur  et  le  reçut  doucement  à  merci.  Il  mourut  le  Ier  juillet  1482, 
ayant  passé  les  dernières  années  de  sa  vie,  entouré  d'astrologues  et 
d'alchimistes  de  qui  les  expériences  aussi  coûteuses  que  puériles  épui- 
sèrent le  trésor  primatial. 

La  Bcltraneja  sortait  meurtrie  de  la  lutte  dont  le  trône  de  Cas- 
tille  était  le  prix.  Affonso  ramena  en  Portugal  la  petite  fiancée  et, 
désormais,  il  ne  songea  plus  qu'à  s'allier  à  Louis  XI  pour  prendre  sa 
revanche.  Dans  ce  dessein,  il  entreprit  un  voyage  à  travers  la 
France  et  y  fut  accueilli  en  ami  très  désiré.  Mais  tandis  qu'il 
recevait  les  clés  des  villes  et  libérait  les  prisonniers  comme  s'il  eût 
été  le  Roi  de  France,  Louis  négociait  secrètement  avec  la  Cour  de 
Castille  et,  après  une  année  de  pourparlers  et  d'attente,  Affonso  appre- 
nait que  son  hôte  s'apprêtait  à  reconnaître  officiellement  les  droits 
d'Isabelle.  Il  en  manqua  perdre  la  raison,  se  retira  en  Normandie, 
envoya  un  acte  d'abdication  en  faveur  de  son  fils  Dom  Joào  et  annonça 
son  départ  pour  la  Palestine.  Il  eût  mis  ce  projet  à  exécution  si 
Louis  XI,  touché  du  désespoir  où  il  l'avait  réduit,  n'eût  équipé  une 
flotte  pour  le  ramener  en  pompe  en  Portugal.  Par  une  singulière 
fortune,  il  y  arriva  quatre  jours  après  le  couronnement  du  nouveau 
Roi  proclamé  le  10  novembre  1478.  Fils  aussi  respectueux  que  vaillant 
chevalier,  Dom  Joâo  accourut  au-devant  de  son  père,  s'agenouilla, 
lui  baisa  pieusement  les  mains  et  le  pria  de  reprendre  le  pouvoir 
royal  qu'il  avait  sacrifié  dans  un  moment  de  découragement.  Le  vieux 
Monarque  se  rendit  avec  bonheur  à  cette  prière  et,  altéré  de  ven- 
geance, dépensa  son  activité  mourante  à  la  préparation  d'irréali- 
sables projets  contre  les  souverains  castillans. 

Peu  après  la  bataille  de  Toro,  Ferdinand  qui  commandait  plus 
de  15  000  hommes  remonta  vers  le  Guipuzcoa  envahi  par  les 
Français.  Sa  seule  approche  suffit  à  faire  repasser  la  frontière  à  un 
ennemi  que  les  habitants  avaient  expulsé  plusieurs  fois  sans  être 
assez  forts  cependant  pour  mettre  un  terme  à  ses  incursions.  La 
Castille  appartenait  à  Isabelle  jusqu'aux  Pyrénées;  et  il  n'y  avait 
plus  de  doute  sur  le  succès  final  de  la  double  campagne  entreprise 
contre  l'étranger  et  contre  l'ennemi  intérieur.  Les  rois  décidèrent  de 
célébrer  leur  triomphe  à  Tolède,   la  vieille,   l'héroïque,  l'invincible 

(60) 


LA    GUERRE  DE  SUCCESSION 

capitale  de  la  monarchie.  Un  récit  de  leur  entrée  solennelle,  écrit  par 
un  contemporain,  est  parvenu  jusqu'à  nous  dans  sa  saveur  originelle: 

«  De  l'autre  côté  de  la  porte  de  Visagra  (via  sacra)  ou  porte  moresque  du 
nord,  les  citadins  s'étaient  assemblés  en  foule  pour  accueillir  les  conqué- 
rants. Il  s'y  trouvait  aussi  une  brillante  compagnie  de  musiciens  et  de 
danseurs  qui  saluèrent  Ferdinand  en  chantant  : 

Flores  de  Aragon,  Les  fleurs  d'Aragon, 

En    Castilla   son.  En    Castille    sont. 

Pendon  de  Aragon  !  Bannières  d'Aragon! 

Pendon  de  Aragon  !  Bannières  d'Aragon! 

Après  une  réception  enthousiaste  devant  l'ermitage  de  SanEugenio, 
Leurs  Altesses  entrèrent  dans  la  cité.  Le  Prince  d'Aragon  portait 
une  armure  complète  et  montait  son  cheval  de  guerre.  Isabelle,  à  ses 
côtés,  était  assise  sur  une  mule  somptueusement  caparaçonnée  dont 
les  brides  étaient  tenues  par  deux  pages  nobles.  Suivis  d'un  cortège 
magnifique,  les  Rois  se  dirigèrent  lentement  vers  la  cathédrale,  tra- 
versèrent la  place  moresque  du  Zocodover,  suivirent  la  Grand'rue 
tandis  que  l'Archevêque  —  une  sorte  de  roi  mitre,  —  les  chanoines 
et  les  clercs  en  habits  pontificaux,  précédés  de  la  croix,  s'avançaient 
jusqu'à  la  porte  du  Pardon  pour  les  recevoir.  De  chaque  côté  de  l'arc 
situé  au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  planaient  des  anges  d'une  beauté 
céleste  et,  au  milieu  d'eux,  une  jeune  fille  richement  vêtue,  la  couronne 
d'or  sur  la  tête,  représentait  Notre-Dame.  Quand  Ferdinand  et  Isa- 
belle parurent,  les  anges  entonnèrent  : 

«  Tua  est  potentia,  tuum  est  regnum  'domini  ;  tu  es  super  omnes  gentes  : 
da  pacem  Domine  in  diebus  nostris.  >> 

Le  lendemain,  il  y  eut  une  grande  procession.  On  y  portait  en 
pompe  et  avec  un  légitime  orgueil  les  trophées  de  guerre  conquis 
sur  les  Portugais,  mais  ils  retenaient  moins  le  regard  que  la  beauté 
rayonnante  de  la  Reine.  Isabelle  était  vêtue  d'une  robe  de  brocart 
blanc  sur  laquelle  étaient  brodés  des  lions  et  des  châteaux  héral- 
diques; à  son  cou,  étincelait  un  collier  de  rubis  balais  d'une  rare 
beauté.  La  plus  grosse  pierre  placée  au  centre  et  portant  une  inscrip- 
tion sémitique  passait  pour  avoir  appartenu  à  Salomon.  Une  cou- 
ronne d'or  enrichie  de  gemmes  reposait  sur  son  front  et,  de  ses  épaules, 
descendait  un  ample  manteau  d'hermine  dont  la  traîne  était  portée 
par  deux  pages  aux  casaques  d'or  ornées  de  l'écu  royal.  C'était  la 

(61) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Castille  qui  s'avançait  triomphante.  Au  son  des  trompettes,  les 
Monarques  franchirent  l'arc  de  Saint-Ferdinand,  s'agenouillèrent 
devant  l'autel  et  entendirent  dévotement  une  messe  d'action  de 
grâces.  Comme  ils  traversaient  la  chapelle  des  Rois  Nouveaux,  Isabelle 
et  son  époux  s'arrêtèrent  devant  le  tombeau  de  leur  ancêtre  Juan  Ier 
qui,  près  de  cent  ans  auparavant,  avait  été  vaincu  par  les  Portugais  à 
la  fameuse  bataille  d'Aljubarrota,  et  ils  suspendirent  à  la  voûte 
l'étendard  royal  pris  à  la  victoire  de  Toro  et,  à  ses  côtés,  l'armure  du 
chevalier  qui  l'avait  héroïquement  défendu  contre  les  Castillans.  Ces 
trophées  y  existent  encore  aujourd'hui.  Quel  glorieux  hommage,  quelle 
revanche  offerte  à  la  mémoire  des  héros  disparus!  Ils  étaient  dignes 
du  cœur  d'Isabelle. 

Durant  leur  séjour  à  Tolède,  les  Rois  choisirent  l'emplacement 
et  posèrent  la  première  pierre  du  monastère  qu'ils  avaient  fait  vœu 
d'élever  en  commémoration  de  la  victoire  de  Toro.  La  grande  Reine 
avait  pensé  dormir  son  dernier  sommeil  sous  les  voûtes  de  la  chapelle 
royale.  Après  la  prise  de  Grenade,  elle  changea  d'avis  et  voulut 
trouver  le  repos  dans  la  cité  moresque  dont  la  conquête  avait  été 
l'ambition  suprême  des  rois  de  sa  race,  conquête  qu'elle  avait  réa- 
lisée. Son  souhait  fut  accompli  ;  mais  San  Juan  de  los  Reyes  n'en 
reste  pas  moins  comme  le  souvenir  inoubliable  de  ses  premiers 
exploits. 


CHAPITRE    V 
LA  SAINTE  HERMANDAD 

L'ANARCHIE  RÈGNE  EN  CASTILLE.  H  FERDINAND  SE  REND  EN  NAVARRE.  ||  RÉOR- 
GANISATION DE  LA  SAINTE  HERMANDAD.  ||  ISABELLE  ASSUME  LA  RESPONSABILITÉ 
DE  SES  ACTES  AVEC  UNE  LOYAUTÉ  VIRILE.  ||  MÉCONTENTEMENT  DE  LA  NOBLESSE. 

||  FIÈRE  RÉPONSE  DES  ROIS.  ||  L'ÉMEUTE  DE  SÉGOVIE.  ||  COURAGE  ET  DÉCISION 
D'ISABELLE.  H  SON  VOYAGE  EN  ANDALOUSIE.  Il  SÉVILLE  FAIT  A  LA  REINE  UN  ACCUEIL 
TRIOMPHAL.  ||  L'ALCAZAR  DE  SÉVILLE.  Il  ISABELLE  REND  LA  JUSTICE  LE  VENDREDI. 

||  QUERELLE  DES  MEDINA  S1DONIA  ET  DES  PONCE  DE  LEON.  ||  LE  TRAITÉ  DE  LAS 
TERCERÎAS  ACCEPTÉ  PAR  LE  ROI  DE  PORTUGAL.  ||  FIN  DE  LA  GUERRE  DE  SUCCES- 
SION. ||  LA  EXCELLENTE  SENHORA  (LA  BELTRANEJA)  ENTRE  AU  COUVENT  DE 
SAINTE-CLAIRE.  ||  AVÈNEMENT    DE    FERDINAND.  ||  MORT     DU     ROI     DE     PORTUGAL. 

LA  victoire  de  Toro  assura  le  trône  de  Castille  à  Isabelle  et  à 
Ferdinand,  mais  elle  n'aplanit  pas  les  chemins  où  ils  devaient 
s'engager  pour  profiter  de  leur  triomphe.  Dans  l'héritage  à 
peine  recouvré,  tous  les  ressorts  étaient  rompus  ;  le  désarroi  adminis- 
tratif, le  désordre  financier  paralysaient  l'action  gouvernementale  et 
rendaient  impossibles  les  tentatives  de  réforme. 

Les  nobles  portugais  qui,  par  représailles  et  à  l'instigation  de  leur 
roi,  faisaient  de  continuelles  incursions  en  Castille,  pillaient  les  bourgs, 
incendiaient  les  villages,  coupaient  les  vignes  et  les  arbres  fruitiers.  Les 
Castillans  répondaient  en  envahissant  la  malheureuse  Estramadure 
sous  prétexte  de  déloger  l'ennemi.  A  leur  tour,  ils  saccageaient  le 
pays,  détruisaient  les  communications,  s'emparaient  des  récoltes, 
emmenaient  les  paysans  en  captivité  et  les  vendaient  comme  esclaves 
sans  plus  de  scrupule  que  ne  l'auraient  fait  les  musulmans.  Ainsi  se 
transformait  en  désert  une  des  régions  les  plus  fertiles  de  l'Espagne. 

Pulgar  cite  l'exemple  de  cet  Alcaîde  de  Castronuno,  Pedro  de 
Mendoza,  qui  commettait  de  tels  méfaits  et  opprimait  si  durement 
les  territoires  situés  entre  ses  forteresses  que  Burgos,  Avila,  Salamanque, 
Ségovie,   Valladolid,   Médina   del   Campo   lui   payaient   tribut   pour 

(63) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

échapper    à    sa   rapacité.   Et    combien  de    seigneurs  suivaient  son 
exemple  ! 

A  cette  époque,  Ferdinand  avait  été  appelé  en  Navarre  par  son 
père,  le  vieux  Roi  d'Aragon,  qui  s'apprêtait  à  réunir  à  sa  couronne 
ce  petit  royaume  si  fier  de  son  indépendance.  Il  s'agissait  aussi  de 
terminer  les  négociations  engagées  avec  le  Roi  de  France  et  d'obtenir 
la  reconnaissance  des  droits  héréditaires  d'Isabelle.  Le  père  et  le  fils 
ne  s'étaient  pas  vus  depuis  l'élévation  de  ce  dernier  au  trône  de  Cas- 
tille.  Le  Roi  Juan  ne  permit  pas  à  Ferdinand  de  lui  baiser  la  main 
en  public  ;  il  l'alla  visiter  le  premier,  prit  constamment  la  gauche,  et, 
durant  les  vingt  jours  qu'ils  passèrent  ensemble,  il  lui  montra  un 
respect  et  une  déférence  voulus.  Il  prétendait  ainsi  honorer  le  prince 
qui,  en  sa  qualité  de  Roi  de  Castille,  représentait  la  branche  aînée  de  la 
maison  de  Trastamara,  tandis  qu'il  descendait  de  la  branche  cadette. 
Jamais  exemple  plus  frappant  n'avait  été  donné  des  raffinements  de 
l'étiquette,  à  moins  qu'il  ne  s'agît  de  l'une  de  ces  manœuvres  dont  le 
vieux  Roi  était  coutumier  quand  il  s'agissait  de  ses  intérêts  ou  de  ceux 
de  son  fils  bien-aimé. 

Pendant  le  séjour  de  Ferdinand  en  Navarre,  Isabelle  s'occupait 
de  réduire  les  places  fortes  et  les  châteaux  aux  mains  des  nobles  encore 
rebelles,  et,  avec  une  sévérité  toute  virile,  elle  travaillait  à  détruire 
l'anarchie  et  l'esprit  de  révolte  entretenus  par  le  Roi  de  Portugal. 
Elle  parcourait  le  pays  à  la  tête  de  troupes  bien  armées  et  accom- 
pagnée de  compagnies  de  la  Sainte  Hermandad  réorganisées  par  ses 
soins  et  dotées  d'attributions  et  de  pouvoirs  nouveaux.  Jusque-là,  les 
Hermandades  avaient  été  de  petites  confréries  politiques  organisées 
dans  les  villes,  plutôt  en  vue  de  contrecarrer  les  volontés  royales  que 
de  les  soutenir  ;  leur  rôle  consistait  surtout  à  défendre  les  fueros  ou 
libertés  provinciales  contre  les  abus  de  l'autorité.  Vers  1315,  époque  à 
jamais  néfaste,  elles  s'élevèrent  au-dessus  de  ces  attributions,  s'atta- 
quèrent aux  malfaiteurs  et  élaborèrent  même  un  code  de  justice. 
De  tout  temps,  elles  avaient  agi  comme  des  troupes  locales  indépen- 
dantes du  pouvoir.  Isabelle  changea  leur  caractère  et,  loin  de  limiter 
leur  action  au  pays  où  elles  se  formaient,  elle  l'étendit  sur  l'ensemble 
du  royaume  et  les  appela  partout  où  il  y  avait  des  crimes  à  punir  et 
des  sévices  à  réprimer.  Entre  ses  mains,  elles  devinrent  un  instrument 
de  règne  et  de  gouvernement.  C'était  en  somme  une  gendarmerie 
excellente,  qui,  de  municipale,  devint  nationale  sans  cesser  pourtant 
d'être  entretenue  et  payée  par  les  villes  et  les  bourgs  où  elle  se  recrutait. 

L'organisation  en  était  très  simple  et  la  charge  bien  répartie  pesait 

(64) 


IsaKK'.LE    LA    IrRANDE. 


l'L.    VII,    J'A',1     64 


:  >  .        BRAVO. 


LA    SAINTE  HERMANDAD 

peu  sur  ceux  qui  la  supportaient,  chaque  groupe  de  ioo  habitants 
devant  fournir  800  maravédis  pour  l'entretien  d'un  cavalier  et  de  son 
cheval.  Malgré  sa  détresse  financière,  Isabelle  put  disposer  ainsi  de 
2  000  cavaliers  équipés  et  armés  avec  soin.  Le  résultat  de  leur  inter- 
vention ne  se  fit  pas  attendre  et  devint  manifeste  au  bout  de  trois  ans 
sur  l'ensemble  du  royaume.  Les  grands  seigneurs  que  les  Hermandades 
venaient  forcer  et  punir  jusque  dans  leurs  châteaux  cessèrent  leurs 
brigandages  ;  les  convois  recommencèrent  à  circuler  sur  les  chemins  et 
à  transporter  les  marchandises;  les  voyageurs,  qui,  depuis  des  années, 
avaient  perdu  l'habitude  de  se  déplacer,  se  remirent  en  route.  Isabelle 
ne  se  contentait  pas  d'ordonner.  Épargnant  à  son  époux  une  inter- 
vention qui  l'eût  rendu  impopulaire  auprès  des  Castillans,  elle  reven- 
diquait hautement  l'exercice  de  ses  droits  régaliens,  considérait  que 
le  premier  de  ses  devoirs  était  de  rétablir  l'ordre,  la  justice  et  la  sécu- 
rité, et  assumait  la  responsabilité  de  ses  actes  avec  une  loyauté  et  une 
fermeté  viriles.  Parfois  ses  conseillers  lui  montraient  le  danger  qu'il 
y  avait  à  exposer  sa  personne  royale  dans  des  régions  encore  insoumises. 

«  Ce  n'est  pas  à  moi,  leur  répondait-elle,  de  considérer  les  fatigues  et  les 
]  ériïs  quand  il  s'agit  de  défendre  l'autorité  royale  ;  ce  n'est  pas  à  moi  non 
plus  d'affaiblir  par  timidité  le  courage  des  amis  avec  qui  j'ai  résolu  de  rester 
jusqu'à  la  fin  de  la  guerre.  » 

Et,  sur  ces  belles  paroles,  elle  ordonnait  de  mettre  le  siège  devant 
Medelin,  Mérida  et  Deleytosa.  On  ne  pouvait  mieux  accorder  les  actes 
avec  les  promesses. 

La  puissance  coercitive  donnée  par  la  Reine  à  la  Sainte  Hermandad 
avait  excité  le  mécontentement  de  la  noblesse.  De  nombreuses  pro- 
testations furent  adressées  aux  Rois.  Le  Duc  de  l'Infantado,  à  la  tête 
d'une  sorte  de  ligue,  poussa  l'audace  jusqu'à  transmettre  aux  sou- 
verains une  lettre  de  remontrances  les  invitant  à  supprimer  les 
Hermandades  écrasantes  pour  le  pays  et  dont  les  chefs,  pris  dans  le 
peuple,  étaient  indignes  de  confiance.  Il  terminait  sa  lettre  en  invitant 
les  Rois  à  former  un  conseil  composé  de  quatre  grands  feudataires 
chargés  de  veiller  aux  affaires  de  l'Etat  et  sur  les  avis  desquels  les 
Monarques  gouverneraient  comme  au  temps  de  Enrique  IV.  Rappeler 
le  règne  désastreux  de  ce  prince  et  engager  Ferdinand  et  Isabelle  à 
l'imiter,  c'était  faire  une  singulière  erreur  sur  les  temps  et  les  per- 
sonnes. Indignés,  regimbant  sous  l'insulte,  les  Rois  répondirent  dans 
des  termes  hautains  qui  ne  laissaient  nul  doute  sur  leurs  intentions. 

(65) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

«  Les  Hermandades  sont  des  institutions  salutaires,  approuvées  par  la 
nation.  Ce  n'est  point  votre  province  qui  pourrait  émettre  la  prétention  de 
servir  de  modèle  aux  autres.  Vous  êtes  libre  de  suivre  la  Cour  ou  de  vous 
retirer  dans  vos  terres  ;  mais,  tant  que  le  Ciel  nous  conservera  le  rang  dans 
lequel  il  nous  a  placés,  nous  prendrons  soin  de  ne  pas  imiter  le  Roi  Enrique 
et  de  ne  point  devenir  des  jouets  entre  les  mains  de  nos  sujets.  » 

Le  Duc  de  l'Infantado  et  ses  amis,  déconcertés  par  cette  réponse, 
n'élevèrent  plus  de  protestations  insolentes  et  s'empressèrent  même 
d'acheter  leur  rentrée  en  grâce  au  prix  des  capitulations  que  les  Rois 
exigeaient  et  dont  la  Sainte  Hermandad  assura  l'accomplissement. 
En  Galice  seulement,  plus  de  300  châteaux  forts  tombèrent  sous  la 
pioche  et  15  000  malfaiteurs  quittèrent  le  pays,  au  grand  soulagement 
des  malheureux  habitants  qui  les  craignaient  à  l'égal  des  bêtes  mal- 
faisantes. Isabelle  surveillait  d'ailleurs  l'exécution  des  réformes  jusque 
dans  les  plus  minutieux  détails  et  ne  s'en  rapportait  qu'à  elle-même 
du  soin  d'agir  dans  les  circonstances  graves.  Douée  d'une  fermeté 
de  caractère,  d'une  adresse  politique,  d'une  présence  d'esprit  unies  à 
une  résistance  physique  extraordinaire  chez  une  femme,  elle  n'en 
appelait  pas  en  vain  à  l'influence  que  son  intégrité  lui  avait  méritée 
sur  l'esprit  populaire. 

Un  exemple  entre  mille  de  la  confiance  qu'elle  avait  su  inspirer  à 
ses  sujets  un  an  à  peine  après  son  avènement  : 

A  la  suite  de  dissentiments  survenus  entre  Andrés  Cabrera,  Gouver- 
neur du  château  de  Ségovie,  et  l'Évêque  de  cette  ville,  une  sorte 
d'insurrection  fomentée  par  le  Préiat  éclata  parmi  les  habitants,  pour- 
tant si  dévoués  à  Isabelle.  Ils  accusèrent  Cabrera  de  concussion  et 
d'injustice,  se  plaignirent  de  la  discipline  sévère  qu'il  imposait  aux 
milices  et,  profitant  de  son  absence  momentanée,  surprirent  son  lieu- 
tenant et  s'emparèrent  des  défenses  extérieures  de  la  place  dressées 
en  face  de  la  ville.  Isabelle  apprit  cette  nouvelle  à  Tordésillas  et  elle 
s'en  émut  vivement,  car,  dans  le  château  de  Ségovie  et  sous  la  garde 
de  Cabrera,  elle  avait  laissé  sa  fille  unique,  la  petite  Infante  Isabel. 
S'ils  s'emparaient  de  cette  enfant,  les  insurgés  pouvaient  s'en  faire 
une  arme  terrible.  Le  souvenir  du  Prince  Alfonso  devenu  un  jouet 
aux  mains  des  grands  dut  se  présenter  à  l'esprit  de  la  jeune  souveraine. 
Sans  se  donner  le  temps  de  réunir  une  escorte  nombreuse,  elle  monte  à 
cheval  et  prend  en  toute  hâte  le  chemin  de  Ségovie,  accompagnée 
seulement  du  Cardinal  de  Mendoza,  du  Comte  de  Benavente,  de  sa 
fidèle  amie  et   dame  d'honneur  Beatriz  de  Bobadilla,  mariée  depuis 

(66) 


LA   SAINTE  HERMANDAD 

peu  avec  Andrés  Cabrera.  La  petite  troupe  brûle  les  étapes,  traverse 
de  larges  plaines  de  sable,  atteint  Olmedo,  s'engage  dans  la  forêt  de 
pins  de  Villiguilo,  se  repose  quelques  heures  à  l'abri  des  murs  de 
Coca  et  repart  pour  Ségovie,  distante  encore  de  quelques .  lieues. 
Enfin,  apparurent  les  tours  du  château  bâti  sur  un  contrefort  qui 
s'avance  dans  la  plaine  comme  la  proue  d'une  immense  galère  prête 
à  voguer  sur  une  mer  de  verdure.  Le  soleil  brillant  éclairait  les 
défenses  formidables  quand  Isabelle  gravit  le  chemin  conduisant  à  la 
place.  Les  principaux  habitants  de  la  cité  y  attendaient  la  souveraine 
dont  on  venait  d'apprendre  l'arrivée  imprévue.  Tout  en  protestant  de 
leur  fidélité,  ils  la  supplièrent  d'entrer  dans  la  ville  accompagnée  du 
Cardinal  de  Mendoza  et  de  se  séparer  auparavant  de  Beatriz  de 
Bobadilla,  femme  du  gouverneur,  et  du  Comte  de  Benavente,  consi- 
déré comme  l'ami  de  Cabrera.  Faute  de  prendre  cette  précaution,  ils 
ne  répondaient  pas  de  sa  sécurité. 

L'indignation  et  le  courroux  gonflèrent  le  cœur  d'Isabelle  quand 
elle  entendit  cette  sommation  mal  dissimulée  : 

«  Je  suis  reine  de  Castille,  répondit-elle  avec  hauteur;  Ségovie  m'appar- 
tient par  droit  d'héritage  et  je  n'ai  pas  l'habitude  d'obéir  à  mes  sujets.  >> 

Et,  laissant  les  parlementaires  décontenancés,  elle  se  hâta  vers 
une  entrée  de  la  ville  encore  aux  mains  de  ses  amis.  Le  peuple  était  resté 
silencieux  sur  le  passage  de  la  Reine.  Quand  il  vit  se  refermer  sur  elle 
la  lourde  porte  du  château,  il  s'indigna  de  cette  preuve  de  défiance, 
sa  colère  contenue  éclata,  et  il  se  rua  sur  les  vantaux  : 

<<  A  bas  l' Alcaide  !  Mort  à  l'Alcaide  !  Sus  au  château  !  » 

Les  réfugiés  réunis  dans  la  citadelle  tremblaient  de  frayeur.  Crai- 
gnant que  le  peuple  ne  mît  ses  menaces  à  exécution,  ils  suppliaient 
Isabelle  de  renforcer  les  défenses  extérieures  des  portes. 

Si  elle  eût  écouté  ces  conseils,  dans  quelques  jours  il  n'y  eût  plus 
eu  à  Ségovie  une  reine  de  Castille  autoritaire  et  puissante.  Prisonnière 
en  son  château,  elle  n'eût  été  qu'une  femme  sans  appui,  livrée  au 
caprice  d'une  populace  triomphante. 

Résolue,  inébranlable,  Isabelle  commande  aux  siens  de  rentrer  à 
l'intérieur  de  la  forteresse,  se  rend  seule  à  l'extrémité  de  la  place 
d'armes,  et  ordonne  d'ouvrir  la  porte  qui  la  met  en  communication 
avec  la  cité. 

Criant,  vociférant,  hurlant,  le  peuple  se  précipite  dans  la  cour  du 
château  ;  mais,  à  la  vue  de  la  souveraine  seule,  encore  montée  sur  un 

(67) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

coursier  harassé,  il  s'arrête,  hésite  et  le  silence  succède  aux  cris 
tumultueux.  Alors  Isabelle  parle,  et  sa  voix  sonore,  vibrante,  porte 
jusqu'aux  derniers  rangs  de  la  foule  qui  grossit  : 

«  Quels  sont  vos  griefs,  mes  braves  gens?  Faites-les-moi  connaître,  et  je 
vous  donne  ma  parole  roj^ale  que  les  torts  qu'on  vous  a  faits  seront  redressés, 
car  ce  que  vous  me  demanderez  pour  votre  bien  ne  sera  pas  contraire  à  mes 
intérêts  ni  à  ceux  du  royaume.  » 

Subitement  radoucis,  les  insurgés  réclamèrent  en  chœur  la  desti- 
tution de  Cabrera,  Gouverneur  du  château. 

«  Il  est  destitué  et  j'ai  remis  le  commandement  de  la  place  à  un  homme 
digne  de  ma  confiance.  Rentrez  paisibles  dans  vos  demeures  ;  demain  je  rece- 
vrai quatre  délégués  choisis  parmi  vous,  j'écouterai  leurs  plaintes  et  j'y 
ferai  droit  si  elles  sont  justifiées.  » 

Tranquillisé  par  ces  assurances,  plein  de  foi  en  la  parole  royale, 
le  peuple,  après  avoir  souhaité  longue  vie  à  la  Souveraine,  franchit 
avec  calme  la  porte  qu'il  prétendait  briser  une  heure  auparavant. 
Une  enquête  conduite  avec  justice  et  fermeté  montra  la  fausseté 
des  accusations  portées  contre  le  Gouverneur  et  dévoila  le  rôle  odieux 
joué  par  l'Ëvêque  en  cette  affaire.  Désireuse  d'accomplir  un  acte  de 
réparation,  Isabelle  rendit  à  Cabrera  ses  charges,  honneurs  et  dignités  ; 
la  lumière  avait  été  trop  clairement  faite  pour  que  personne  osât  pro- 
tester. La  Reine  avait  jugé  en  toute  conscience  et  sans  parti  pris 
en  faveur  de  l'accusé  ;  elle  s'était  bien  convaincue  de  son  innocence 
et  de  sa  fidélité  et  lui  conserva  sa  confiance  jusqu'au  dernier  jour  de  sa 
vie.  Elle  n'eût  pas  agi  de  la  sorte  si  elle  eût  gardé  à  son  sujet  même 
l'ombre  d'une  arrière-pensée. 

Durant  l'été  de  1477,  Isabelle  se  rendit  en  Estriimadure  afin  de 
mettre  un  terme  aux  incursions  incessantes  de  la  noblesse  portugaise  ; 
puis,  en  Andalousie  où  il  s'agissait  de  pacifier  le  pays  déchiré  par  les 
guerres  de  deux  puissants  feudataires  :  Don  Enrique  de  Guzmân  et 
Don  Rodrigue  Ponce  de  Leôn.  La  riante  Séville  était  un  champ  de 
carnage  où  l'on  se  battait  de  quartier  à  quartier,  de  rue  à  rue,  de  maison 
à  maison  sans  qu'aucun  des  deux  partis  fût  capable  de  l'emporter 
sur  l'autre.  Comme  toujours  quand  elle  avait  à  se  montrer  sévère,  Isa- 
belle arrivait  seule  afin  qu'on  ne  pût  imputer  à  son  époux  la  rigueur  de 
ses  arrêts.  Vainement  ses  conseillers  et,  parmi  eux,  le  Cardinal  de 

(68) 


LA  SAINTE  HERMANDAD 

Mendoza,  prudent  au  conseil,  téméraire  à  l'action,  la  dissuadaient 
d'entrer  en  Andalousie  avec  une  suite  incapable  de  la  défendre. 

«  Je  puis  rencontrer  des  difficultés  et  courir  des  dangers,  répondait-elle, 
mon  sort  est  dans  la  main  de  Dieu.  J'ai  confiance  qu'il  me  guidera,  me 
conduira  et  fera  prévaloir  mes  volontés  parce  qu'elles  sont  droites  et  que  je 
les  soutiendrai  avec  résolution.  » 

L'on  se  mit  en  route.  Séville  et  l'Andalousie  entière  apprirent 
avec  une  vive  émotion  qu'Isabelle  visiterait  bientôt  la  vieille  capitale, 
le  paradis  des  Mores  reconquis  par  saint  Ferdinand  et  où  les  rois 
de  Castille,  épris  de  leurs  villes  du  Nord,  ne  venaient  guère  et  résidaient 
peu.  Des  documents  précieux  conservés  dans  les  archives  municipales 
montrent  les  magistrats  de  la  cité,  les  Vingt-Quatre,  se  réunissant, 
délibérant,  imposant  à  la  population  de  lourds  sacrifices  afin  de  pré- 
parer à  la  souveraine  un  accueil  digne  d'elle  et  de  la  reine  du  Guadal- 
quivir.  Des  marchands  sont  mandés.  Ils  auront  à  fournir  le  beau 
velours  vénitien  tissé  d'or,  réservé  aux  tentures  de  la  chambre  royale 
et  aux  courtines  du  lit,  et  aussi  les  ornements,  passementeries  et  dou- 
blures dont  la  description  minutieuse  témoigne  d'un  goût  et  d'un  luxe 
rares.  Les  troupes  de  la  ville  seront  habillées  à  neuf.  Les  hérauts 
recevront  des  indemnités  importantes  destinées  à  l'acquisition  des 
chevaux  qui  figureront  dans  le  cortège  envoyé  au-devant  de  la  Reine. 
Les  corporations  font  assaut  de  générosité.  Pas  un  dissentiment  ne 
s'élève  entre  le  peuple  et  la  noblesse,  pourtant  inquiète,  car  elle  connaît 
la  fermeté  de  la  souveraine  qui  s'avance  accompagnée  de  prélats,  de 
gentilshommes  et  de  belles  dames  d'honneur. 

A  l'aube  du  jour  fixé  pour  l'entrée  royale,  une  nombreuse  colonie 
de  nègres  sortit  de  la  cité  et  s'avança  très  loin  sur  le  chemin  que  la 
Reine  devait  suivre.  On  remarqua  beaucoup  la  richesse  colorée  de 
leurs  habits,  en  harmonie  parfaite  avec  le  ton  foncé  de  la  peau, 
et  l'on  admira  surtout  leur  danse  joyeuse  et  légère.  Ils  semblaient 
infatigables,  insensibles  à  l'ardeur  du  soleil.  Faut-il  s'étonner  ensuite 
de  retrouver  dans  le  type  du  menu  peuple  sévillan  les  traces  d'une 
ascendance  noire? 

Autant  Isabelle,. dans  sa  vie  privée,  était  simple  de  goûts,  autant 
elle  se  montrait  fastueuse  quand  la  majesté  royale  était  en  jeu. 
Son  entrée  à  Séville  ravit  l'opulente  cité  par  la  beauté  de  l'ordonnance, 
l'élégance  des  vêtements  et  la  splendeur  des  chevaux.  Au  brillant 
cortège  était  d'ailleurs  venu  se  joindre  la  noblesse  andalouse,  dési- 

(69) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

reuse  de  témoigner  de  son  loyalisme  et  de  sa  fidélité.  Sur  le  parcours, 
les  rues  avaient  été  décorées  de  tapisseries  appliquées  aux  murs  des 
maisons  et  couvertes  de  toiles  attachées  de  toiture  à  toiture,  comme 
on  le  fait  encore  en  Espagne  aux  jours  de  grande  fête,  afin  que  la 
procession  royale,  étincelante  d'or  et  de  pierreries,  pût  s'avancer  dans 
une  ombre  douce,  sur  un  sol  jonché  de  fleurs  fraîchement  coupées. 
De  la  cathédrale  où  elle  se  rendit  d'abord,  Isabelle  gagna  l' Alcazar 
tout  voisin,  restauré  et  agrandi  quelque  cent  dix  ans  auparavant 
par  Pierre  le  Cruel.  Au-dessus  de  la  porte  d'entrée  ornée  de  faïences 
aux  arabesques  charmantes,  une  inscription  gothique  rappelait  cette 
réfection  confiée  à  des  artistes  mores  venus  de  Grenade  après  l'achè- 
vement de  l'Alhambra. 

«  Le  très  haut,  et  très  noble,  et  très  puissant,  et  conquérant  Don  Pedro, 
par  la  grâce  de  Dieu  roi  de  Castille  et  de  Léon,  a  commandé  de  bâtir  ces 
alcazars  et  cette  façade  qui  fut  érigée  en  l'ère  mil  quatre  cent  deux  (1364).  » 

Isabelle  pénétra  dans  le  palais  encore  imprégné  des  souvenirs 
moresques,  elle  s'assit  pensive  et  grave  dans  la  salle  des  Ambassadeurs 
aux  colonnes  multiples,  aux  arcs  outrepassés,  aux  parements  revêtus 
d'une  admirable  dentelle  d'or.  Elle  parcourut  les  jardins  odorants  où 
les  panaches  des  palmiers  flexibles  se  balançaient  sur  les  grenadiers 
aux  fruits  de  sang,  les  orangers  aux  sphères  d'or,  les  buissons  de  roses 
et  de  jasmins  blancs  et  jaunes  dont  les  parfums  voluptueux  embau- 
maient l'air  tranquille.  En  pénétrant  dans  ce  temple  d'une  royauté 
orientale,  Isabelle  remercia  le  Ciel  qui  l'en  avait  fait  maîtresse  sou- 
veraine et,  pour  un  jour,  elle  dut  s'abandonner  à  la  douceur  d'y  vivre. 

La  noblesse  et  le  peuple  avaient  joui  de  la  magnificence  des  fêtes 
données  en  l'honneur  de  la  Reine  et  pris  part  ou  assisté  aux  tournois, 
aux  joutes,  ces  jeux  brillants  de  la  chevalerie,  dans  lesquels  les  Anda- 
lous  excellaient.  L'heure  des  travaux  sévères  avait  sonné.  Faisant 
revivre  les  anciennes  coutumes  des  monarques  castillans,  Isabelle 
décida  de  juger  en  personne  les  causes  graves  comme  les  menus  diffé- 
rends que  l'on  soumettrait  à  son  autorité.  Chaque  vendredi,  assise 
sur  un  trône  que  surmontait  un  dais  précieux,  entourée  de  son  conseil 
et  de  magistrats,  elle  écoutait  les  plaignants,  interrogeait  les  parties  et 
tranchait  les  questions  avec  un  sens  et  une  droiture  que  ne  songeaient 
pas  à  contester  ceux  mêmes  que  frappaient  ses  arrêts.  Le  tribunal 
royal  avait  en  outre  l'avantage  d'être  gratuit  et  de  n'admettre  aucun 
délai  dans  la  procédure  et  l'exécution  du  jugement.  Pendant  deux 

(70) 


LA  SAINTE  HERMANDAD 

mois  il  fonctionna  avec  une  telle  régularité  au  civil  comme  au  criminel 
que  ses  décisions  sans  appel  suffirent   à  rétablir  l'ordre  si  longtemps 
troublé  et  à  faire  restituer  à  leurs  légitimes  propriétaires  les  biens  dont 
ils  avaient  été  injustement  dépouillés  depuis  des  années.  Séville  trem- 
blait. Épouvantés  par  la  rigueur  des  châtiments  qui  les  menaçaient, 
plus  de  4  ooo  accusés  n'attendirent  pas  la  citation  royale,  gagnèrent 
la  montagne,  passèrent  en  Portugal  ou  dans  les  territoires  de  Grenade. 
Sous  l'effet  d'une  pareille  frayeur,  la  ville  menaçait  de  se  dépeupler. 
L'Archevêque,  les  prieurs,  les  nobles  décidèrent  d'implorer  la  clémence 
de  la  Reine.  Isabelle  se  laissa  toucher  et  accorda  une  amnistie  générale 
à  ceux  qui,  détenant  des  biens  mal  acquis,  les  restitueraient  sans  délai. 
Restait  à  rétablir  la  paix  entre  les  maisons  de  Guzmân  et  de  Ponce 
de  Léon  dont  les  chefs  étaient  en  guerre  de  génération  en  génération 
comme  s'ils  eussent  été  des  potentats  indépendants  de  la  couronne. 
L'intervention  d'Isabelle  était  délicate.  Don  Guzmân  de  Médina  Sidonia 
lui  avait  rendu  d'immenses  services  dans  des  circonstances  critiques, 
et  la  reconnaissance  risquait  d'amollir  la  justice  royale.   En  raison 
de  son  alliance  avec  la  famille  Pacheco,  le  Marquis  de  Cadiz  avait  gardé 
depuis  la  mort  de  Enrique  une   attitude  expectante,  sinon  hostile. 
Isabelle  se  demandait  comment  elle  pourrait  l'atteindre  dans  la  forte- 
resse de  Jeres  où  il  s'était  retiré,  quand,  un  soir,  il  se  présenta  aux 
portes  de  l'Alcazar,  accompagné  seulement  d'un  écuyer  et  d'un  page. 
Faite  dans  ces  conditions,  la  visite  était  le  témoignage   d'une   sou- 
mission entière.   Quels  motifs   guidaient  le   Marquis  ?   Jugeait-il  la 
cause  du  Roi  de  Portugal  perdue  à  jamais  et  le  triomphe  d'Isabelle 
assuré  par  son  talent  et  la  confiance  qu'elle  avait  su  inspirer?  Trop 
heureuse  de  cette  soumission  spontanée,   Isabelle  ne  scruta  pas  le 
cœur  qui   s'offrait  ;   elle  accueillit  le  Marquis   avec   honneur,  mais 
exigea  de  lui,  comme  du  Duc  de  Médina,  la  restitution  des  places  fortes 
enlevées  à  la  couronne.  Vainement,  elle  tenta  de  réconcilier  les  deux 
rivaux  ;  leurs  querelles  étaient  trop  anciennes  et  trop  envenimées 
pour  être  de  longtemps  oubliées.  Afin  d'éviter  de  nouvelles  discordes, 
elle  les  invita  tous  deux  à  se  retirer  dans  leurs  terres.  Avec  l'aide  du 
temps,  ils  y  perdraient  le  souvenir  de  leurs  griefs  mutuels.  Isabelle  fut 
obéie  ;   elle  était  vraiment  reine  de  Castille.   La  souveraine   gagna 
ensuite  Cordoue  divisée  par  la  rivalité  de  Don  Diego  Fernândez  de 
Côrdoba  et  de  Don  Alfonso  de  Aguilar,  seigneur   de  Montilla.   Elle 
procéda  comme  à  Séville  en  leur  interdisant  le  séjour  dans  la  cité,  et 
comme  à  Séville,  elle  y  laissa  le  calme.  Tandis  qu'Isabelle  rétablissait 
en  Andalousie  une  paix  que  les  plus  optimistes  jugeaient  irréalisable, 

Isabelle  la  Grande.  (7-v  6 


ISABELLE  LA    GRANDE 

elle  désignait  des  ambassadeurs  qui,  d'accord  avec  les  envoyés  de 
Louis  XI,  rétabliraient  la  concorde  entre  la  Castille  et  la  France 
(3  décembre  1477)  et  menait  à  bien  une  entreprise  autrement  difficile  : 
la  conclusion  d'un  traité  définitif  avec  le  Portugal. 

En  apparence,  elle  ne  prit  pourtant  pas  une  initiative  qui,  dans 
l'état  des  relations,  eût  été  contraire  à  sa  dignité,  mais  elle  consentit  à 
entrer  en  pourparlers  avec  la  belle-sœur  du  Roi  Affonso,  sa  propre 
tante  du  côté  maternel,  la  Princesse  Beatriz,  que  désolaient  les  dis- 
cordes de  sa  famille.  Une  entrevue  eut  lieu  sur  la  frontière  des  deux 
royaumes  près  d'Âlcantara.  Dès  les  premières  paroles,  la  conversation 
prit  un  caractère  affectueux  et  revêtit  des  formes  conciliantes.  Aucun 
sentiment  de  jalousie  ni  de  défiance  n'effleura  l'esprit  des  deux 
femmes,  également  désireuses  d'arriver  à  un  accord.  Les  entretiens 
durèrent  huit  jours  et  aboutirent  à  un  traité  accepté  par  Isabelle  et 
que  la  Princesse  portugaise  se  chargea  de  remettre  à  son  beau-frère. 
Les  termes  en  étaient  si  durs  que,  pendant  six  mois,  le  Roi  Affonso 
différa  de  le  signer.  Les  instances  et  la  patience  de  Beatriz  triom- 
phèrent enfin  de  sa  résistance. 

Du  premier  jusqu'au  dernier  article,  Isabelle  imposait  sa  volonté 
et  n'acceptait  que  des  transactions  favorables  aux  intérêts  de  la 
Castille  ou  à  ceux  de  sa  famille.  Elle  avait  trouvé  dans  la  conscience 
de  ses  droits  la  force  de  les  faire  prévaloir. 

Affonso  cesserait  de  porter  le  titre  et  les  armes  des  Rois  qu'il  s'était 
injustement  appropriés  ;  il  renoncerait  à  la  main  de  Doiia  Juana  et  ne 
soutiendrait  plus  les  droits  de  sa  nièce  à  la  couronne  de  Castille.  La 
Excellente  Senhora  —  la  cour  de  Lisbonne  qualifiait  ainsi  la  fille 
de  Beltrân  de  la  Cueva  —  s'éloignerait  dans  un  délai  de  six  mois  du 
Portugal  ou  bien  se  fiancerait  avec  le  Prince  Don  Juan,  fils  des  Rois  de 
Castille,  né  le  30  juin  1478,  à  moins  qu'elle  ne  préférât  entrer  dans  un 
couvent  et  y  prendre  le  voile.  D'un  autre  côté,  Leurs  Altesses  aban- 
donneraient .toute  prétention  sur  le  royaume  de  Fez  et  la  possession 
d'autres  territoires  en  Afrique.  Enfin  on  assurerait  à  jamais  la  paix 
entre  les  deux  royaumes  en  fiançant  le  Prince  héritier  de  Portugal 
avec  l'Infante  Isabel,  fille  aînée  et  très  chérie  des  rois.  Une  amnistie 
générale  serait  accordée  à  tous  ceux  qui  avaient  soutenu  la  cause  por- 
tugaise. 

Les  mariages  politiques  jouaient,  on  le  voit,  un  grand  rôle  dans  la 
transaction,  mais,  s'il  y  avait  grand  profit  pour  la  Castille  à  placer 
une  de  ses  princesses  sur  le  trône  de  Portugal,  la  promesse  de 
mariage  entre   la   Excellente  Senhora,  âgée  de  dix-huit  ans,  et  un 

(72) 


LA  SAINTE  HE  RM  AND  AD 
prince  encore  au  berceau,  liait  l'une  des  parties  sans  engager  l'autre. 
Bien  des  événements  pourraient  survenir  et  rendre  illusoire  une 
clause  dont  la  réalisation  était  à  si  longue  échéance. 

Le  traité  de  1479  signé  à  Las  Tercerïas  mettait  fin  à  la  guerre 
de  succession  soutenue  par  Isabelle  avec  une  énergie  indomptable 
depuis  plus  de  cinq  ans.  A  la  suite  d'une  lutte  engagée  dans  des  con- 
ditions extrêmement  précaires,  la  jeune  souveraine  sortait  victo- 
rieuse d'une  crise  politique  qui,  à  plusieurs  reprises,  avait  semblé 
la  conduire  à  sa  perte.  Mais  la  vaillance,  l'ardeur  associées  chez  elle  à 
la  droiture,  à  la  sagesse  et  à  la  justice,  inspirèrent  au  peuple  une  con- 
fiance mêlée  de  respect  dans  son  caractère  comme  dans  ses  talents 
et  assurèrent  son  triomphe. 

Par  surcroît,  durant  cette  période,  Isabelle  s'était  imposé  des 
fatigues  bien  supérieures  à  celles  que  les  femmes  paraissent  aptes  à 
supporter.  Sans  cesse  à  cheval,  courant  du  Nord  au  Sud  de  la  Castille, 
tantôt  pour  demander  des  subsides  que  l'on  accordait  à  sa  prière, 
tandis  qu'on  les  eût  refusés  à  ses  émissaires,  tantôt  pour  juger  par  ses 
propres  yeux  de  la  valeur  de  ses  troupes  et  de  l'importance  des 
approvisionnements  qu'elle  assurait  elle-même,  tantôt  pour  faire 
abattre  en  sa  présence  les  forteresses  et  les  châteaux  des  nobles  trop 
puissants,  tantôt  pour  présider  des  tribunaux  qu'émerveillaient  sa 
sagesse  et  sa  prudence,  elle  allait  sans  tenir  compte  des  intempéries, 
assumant  les  charges  trop  lourdes  à  ses  conseillers,  laissant  seulement 
à  son  époux  le  soin  de  se  bien  battre,  soin  dont  Ferdinand  s'acquittait 
d'ailleurs  à  sa  gloire.  Si,  comme  homme  privé,  il  était  bien  l'élève 
de  son  père,  l'astucieux  Juan  II,  en  face  de  l'ennemi  le  capitaine  se 
conduisait  en  preux  et  sa  vaillance  comme  sa  belle  manœuvre  à  la 
bataille  de  Toro  avaient  atténué  la  mauvaise  impression  qu'avaient 
éprouvée  les  Castillans  quand  il  avait  émis  la  prétention  de  s'emparer 
du  pouvoir  après  la  mort  de  Enrique. 

La  clause  la  plus  importante  du  traité  de  Las  Tercerias  ne  tarda 
pas  à  être  remplie.  La  Excellente  Senhora,  voyant  dans  la  proposi- 
tion de  mariage  avec  un  enfant  au  berceau  une  nouvelle  défaillance 
de  son  oncle  le  Roi  de  Portugal,  pressé  d'acheter  à  ses  dépens  une  paix 
peu  glorieuse,  choisit  le  cloître  de  préférence  à  une  union  mal  assortie. 
En  1479  e^e  Prit  le  voile  au  couvent  de  Sainte-Claire  de  Coimbra  et, 
l'année  suivante,  y  prononça  des  vœux  solennels.  Talavera,  confesseur 
de  la  Reine  Isabelle,  et  Alfonso  Manuel,  membre  du  conseil  royal  de 
Castille,  assistèrent  comme  témoins  à  la  cérémonie.  Dans  une  allocu- 
tion adressée  à  la  jeune  novice,  le  prélat  officiant  ne  manqua  pas  de  lui 

(73) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

représenter  qu'elle  avait  choisi  la  meilleure  place.  Épouse  du  Christ, 
elle  connaîtrait  de  célestes  délices,  et  jouirait  du  vrai  bonheur  que 
donne  l'espoir  des  biens  du  Ciel,  mille  fois  préférables  à  la  possession 
des  richesses  de  la  terre.  Le  digne  Évêque,  on  n'en  peut  douter,  était 
sincère  en  ses  paroles,  mais  il  est  à  supposer  que  la  Excellente  Senhora 
dut  leur  trouver  quelque  amertume.  En  fait,  dès  la  mort  de  son  oncle, 
la  jeune  Princesse  brisa  la  clôture,  vint  s'installer  à  la  cour  de  Lis- 
bonne où  elle  conserva  un  état  quasi  royal  sous  la  protection  des 
monarques  portugais  et  signa  jusqu'au  dernier  jour  de  sa  vie  :  «  Moi, 
la  Reine  >>.  Durant  plus  d'un  demi-siècle,  elle  fut  comme  le  pivot  autour 
duquel  tournèrent  les  relations  diplomatiques  entre  les  cours  de 
Castille  et  de  Portugal  et  la  cause  inavouée  des  fréquents  mariages 
que  les  Rois  conclurent  pour  détourner  les  Portugais  de  ses  intérêts. 
Elle  mourut  à  soixante-neuf  ans,  au  palais  de  Lisbonne,  en  1530, 
ayant  survécu  à  tous  ses  prétendants  et  fiancés. 

En  même  temps  qu'elle  ramenait  la  paix  et  assurait  la  couronne 
sur  le  front  d'Isabelle,  l'année  1479  donnait  également  le  sceptre 
d'Aragon  au  Prince  Ferdinand.  Son  père,  le  Roi  Don  Juan,  avait 
succombé  à  Barcelone,  le  20  janvier,  à  l'âge  de  quatre-vingt-trois  ans, 
sans  que  la  vieillesse  eût  atteint  ses  facultés  intellectuelles  ou 
diminué  son  ardeur.  A  la  veille  de  sa  mort,  il  endossait  encore 
le  harnais  de  guerre  et  montrait  le  même  acharnement  contre  ses 
ennemis. 

Sa  vie  n'avait  été  qu'une  bataille  ininterrompue  contre  la 
France,  sa  trop  puissante  voisine  à  qui,  dans  un  moment  de  détresse, 
il  avait  engagé  le  Roussillon  et  la  Cerdagne  en  échange  d'un  prêt 
d'argent,  et  contre  ses  propres  sujets,  les  Catalans,  toujours  en 
révolte  plus  ou  moins  ouverte.  Le  Roi  Don  Juan  était  non  seulement 
un  homme  de  guerre  courageux,  endurant,  opiniâtre,  indomptable, 
mais  aussi  un  politique  consommé  que  n'arrêtait  aucun  scrupule 
et  que  ne  gênait  aucun  remords.  Nulle  manœuvre  louche,  nulle  injus- 
tice, nulle  violence  ne  lui  avaient  coûté,  même  l'emprisonnement  de 
son  fils  aîné,  le  Prince  de  Viane,  pour  s'emparer  de  la  Navarre  que  ses 
enfants  d'un  premier  lit  tenaient  de  leur  mère.  Sa  seule  excuse  était 
une  tendresse  excessive  pour  son  fils  cadet,  le  Prince  Ferdinand,  à 
qui  revinrent  les  profits  de  ses  actes  et  qui,  par  surcroît,  s'inspira  de 
ses  leçons  et  de  ses  exemples. 

«  Sous  des  dehors  plus  polis  que  son  père,  Ferdinand  s'appliqua  dès  sa 
jeunesse  à  cette  science  de  la  diplomatie  occulte  si  habilement  pratiquée  en 

(74) 


LA  SAINTE  HERMANDAD 

Italie  à  cette  époque  et  que  la  Castille  du  xve  siècle,  plus  chevaleresque  et 
plus  généreuse,  ignorait  encore.  » 

Ferdinand  héritait  un  royaume  appauvri,  mais  pourvu  de  côtes 
magnifiques  et  de  ports  sûrs  où  des  flottes  importantes  trouvaient 
un  abri  par  tous  les  temps.  En  Catalogne  s'élevaient  des  cités  commer- 
çantes et,  à  leur  tête,  la  brillante  Barcelone,  l'orgueil  et  la  gloire  de  ses 
habitants.  Cervantes  la  surnomma  plus  tard  «  le  conservatoire  de  la 
courtoisie,  l'abri  des  étrangers,  l'hôpital  du  pauvre,  la  terreur  des 
coupables,  et  le  lieu  de  naissance  des  braves  >>.  Au  temps  de  Juan  II, 
elle  méritait  déjà  cette  réputation.  Devenir  Comte  de  Barcelone 
n'était  pas  une  des  moindres  gloires  du  nouveau  roi  qui  portait  désor- 
mais les  trois  couronnes  d'Aragon,  de  Castille  et  de  Sicile.  Les  îles 
Baléares  complétaient  ce  bel  ensemble  capable  de  faire  envie  aux 
grands  monarques  de  l'Europe. 

Le  Roi  de  Portugal  ne  survécut  guère  à  la  déception  profonde  que 
lui  avait  causé  la  bataille  de  Toro,  à  la  tromperie  dont  il  avait  été 
la  victime  de  la  part  de  Louis  XI  et  à  l'obligation  de  signer  un  traité 
humiliant  avec  la  Castille.  Las,  déçu,  il  parla  d'abdiquer  de  nouveau 
et  annonça  l'intention  de  prendre  l'habit  de  Saint-François,  de 
meilleur  gré  sans  doute  que  sa  nièce,  la  Excellente  Senhora,  n'avait 
accepté  celui  de  Sainte-Claire.  Il  se  retirerait  au  monastère  de  Vara- 
tojo  bâti  sur  un  promontoire  désert  d'où  le  regard  embrassait  l'Atlan- 
tique. La  mort  ne  lui  laissa  pas  le  loisir  de  mettre  son  projet  à  exécu- 
tion. Saisi  d'un  mal  subit,  il  expira  au  palais  de  Cintra,  le  28  août 
1481.  Affonso  était  un  paladin,  un  guerrier  vaillant,  un  prince  géné- 
reux, plutôt  qu'un  esprit  réfléchi.  Il  nourrissait  les  ambitions  chimé- 
riques d'un  chevalier  errant,  mais  les  qualités  éminentes  des  Louis  XI, 
des  Juan  d'Aragon  et  des  Rois  Catholiques  lui  manquaient.  Il 
devait  fatalement  succomber,  faute  des  talents  nécessaires  pour  lutter 
avec  les  maîtres  politiques  de  son  temps. 


CHAPITRE   VI 
LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

TAXTO  MONTA  (AUSSI  HAUT  FERDINAND,  AUSSI  HAUT  ISABELLE).  ||  APPLICATION 
DES  ARRÊTS  DE  JUSTICE.  Il  CODIFICATION  DES  LOIS.  Il  ABAISSEMENT  DE  LA 
NOBLESSE.  Il  RECONSTITUTION  DU  DOMAINE  DE  L'ÉTAT.  Il  LES  ORDRES  DE  CHEVA- 
LERIE :  SANTIAGO,  CALATRAVA,  ÂLCANTARA.  ||  ISABELLE  OBTIENT  LA  MAITRISE  DE 
SANTIAGO  POUR  SON  ÉPOUX.  Il  LES  ROIS  RÉPRIMENT  LES  EMPIÉTEMENTS  DE  LA 
PAPAUTÉ.  Il  ISABELLE  MENACEJD 'ASSEMBLER  UN  CONCILE  LAÏQUE.  ||  EFFET  DÉSAS- 
TREUX DE  L'ALTÉRATION  DES  MONNAIES.  ||  QUERELLE  DE  DON  RAMÔN  DE 
GUZMÂN  ET  DE  DON  FADRIQUE  ENRÎQUEZ.  Il  BELLE  'RÉPONSE  DE  L' ALCADE  DE 
FUENTES.  Il  PUNITION  DE  JUAN  DEL  CORAL.  Il  NAISSANCE  DU  PRINCE  DON  JUAN.  Il 
RELEVAILLES  DE  LA  REINE.  ||  ISABELLE  INTERDIT  LES  TOURNOIS  SANGLANTS.  Il  LE 
PEUPLE  EXALTE  LES  QUALITÉS  VIRILES  DE  LA  FEMME.  ||  ISABELLE  SUBIT  DANS 
UNE  CERTAINE  MESURE  L'INFLUENCE  DE  SON  ÉPOUX.  Il  MACHIAVEL  DÉFEND 
FERDINAND    ACCUSÉ    D'AVARICE. 

(<  f~>  'il  est  un  être  humain  qui  semble  posséder  une  parcelle  de  la  divinité, 
^^  c'est  le  maître  d'un  puissant  empire  qui  use  de  son  pouvoir  pour 
V^y  le  bien  exclusif  de  ses  sujets  et  qui,  doué  de  dons  intellectuels  en 
harmonie  avec  son  état,  dans  un  âge  de  barbarie  relative,  s'efforce  de 
répandre  autour  de  lui  la  lumière  émanée  de  son  propre  esprit  et  de  créer 
dans  un  pays  déchiré  par  les  factions  la  belle  ordonnance  de  l'ordre  social. 
Telle  fut  Isabelle  et  telle  l'époque  où  elle  vécut.  » 

Ainsi  s'exprime  Prescott,  le  meilleur  historien  moderne  des  Rois 
Catholiques,  au  début  du  chapitre  où  il  énumère  les  réformes  admi- 
nistratives conçues  et  appliquées  par  la  grande  Reine  de  Castille  au 
lendemain  du  traité  qui  mettait  fin  à  la  guerre  de  succession.  Et  si, 
dans  cette  louange,  il  l'isole  de  son  époux,  c'est  que  ces  sages  mais 
sévères  mesures  vinrent  de  son  initiative  personnelle,  qu'elle  se  garda 
de  l'y  associer  de  peur  de  le  rendre  impopulaire  et  que  Ferdinand 
apparaît  auprès  de  sa  femme  plutôt  comme  un  monarque   allié  de  la 

(76) 


LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

Castille  que  comme  son  roi  véritable.  <<  Tanto  Monta  (Aussi  haut  Fer- 
dinand, aussi  haut  Isabelle)  »,  la  devise  gravée  sur  les  édifices  bâtis 
durant  le  règne  des  Rois  indique  la  situation  des  deux  princes  unis 
pour  le  bien  général  de  leurs  peuples  et  que  ne  devaient  distinguer 
aucune  préséance  ni  diviser  aucune  susceptibilité  d'amour-propre. 

Dès  l'année  1476,  c'est-à-dire  deux  ans  après  la  mort  de  son  frère 
le  Roi  Enrique,  Isabelle  avait  présenté  aux  Cortes  de  Madrigal  un 
premier  projet  de  réforme  ;  mais,  à  part  l'organisation  de  la  Sainte 
Hermandad  qui  s'était  imposée,  les  difficultés  inhérentes  à  la  guerre 
de  succession  empêchèrent  d'entreprendre  l'œuvre  dans  son  ensemble. 
Les  travaux  ne  devinrent  effectifs  qu'après  les  célèbres  Cortes  de 
Tolède  tenus  en  1480. 

Il  s'agissait  de  restaurer  l'autorité  royale  ruinée  jusque  dans 
ses  fondements  et  de  rétablir  l'ordre  politique,  social  et  financier.  Il 
fallait  rendre  les  arrêts  de  justice  effectifs  et  applicables,  codifier  les 
lois,  abaisser  la  noblesse,  revendiquer  les  bénéfices  ecclésiastiques 
usurpés  par  le  Saint-Siège,  régulariser  le  commerce,  restituer  au  pou- 
voir royal  son  prestige  perdu. 

La  réforme  concernant  l'exécution  immédiate  des  arrêts  de  justice 
fut  réalisée  par  la  Sainte  Hermandad.  Grâce  à  l'activité  de  cette  police 
militaire,  le  pays  fut  délivré  en  quelques  années  de  ces  rapaces  de 
haut  vol,  enfermés  dans  leurs  châteaux  comme  en  autant  de  nids 
d'aigle  et  assez  audacieux  pour  braver  impunément  les  lois.  Les 
juges  se  déchargèrent  sur  elle  du  soin  d'appliquer  des  ordonnances 
caduques  à  force  d'être  violées. 

«  Désormais,  il  fut  interdit  au  chevalier  et  au  noble  d'opprimer  le 
laboureur;  par  crainte  de  la  justice,  les  chemins  furent  purgés  des  bandits  et 
aucun  homme  n'osa  élever  sa  main  contre  un  autre  homme.  » 

La  codification  des  lois  rencontrait  des  obstacles  sans  nombre. 
Dans  la  suite  des  temps,  l'ancien  droit  visigoth,  puis  les  fueros  ou 
libertés  accordées  par  les  princes  castillans  en  récompense  des  exploits 
de  la  reconquête,  enfin  le  code  de  Siete  Partidas  élaboré  par  Alonso  X 
et  composé  de  larges  emprunts  faits  au  Digeste,  s'étaient,  à  la  longue, 
surchargés  de  statuts  et  d'ordonnances  parfois  contradictoires.  De 
là,  des  hésitations  explicables  chez  des  juges  aux  prises  avec  de 
pareilles  difficultés. 

A  en  croire  Mariana,  écho  d'un  auteur  satirique  plus  ancien,  les 
Castillans  du  xve  siècle  enviaient  la  justice  dont  jouissaient  les  Mores 
de  Grenade  : 

(77) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

«  Dans  la  terre  des  Mores,  un  seul  alcaide  jugeant  au  civil  et  au  criminel. 
Et  tout  le  jour  il  siège  afin  que  la  justice  soit  plus  prompte  et  plus  égale.  Là, 
il  n'est  Azo,  ni  Décrétai,  ni  Roberto,niClementina.  Mais  il  y  a  une  discrétion 
et  une  bonne  doctrine  qui  apprennent  à  tous  à  vivre  en  commun.  » 

La  nouvelle  codification  confiée  par  les  Cortes  de  Tolède  au 
jurisconsulte  renommé,  Don  Diaz  de  Montalvo,  parut  sous  le  titre 
de  Ordenanzas  reaies.  Ce  fut  le  premier  livre  imprimé  en  Espagne. 
L'édition  escrito  de  letras  de  molde,  tirée  à  Huete,  en  1485,  eut 
un  succès  extraordinaire.  Isabelle  avait  joué  un  rôle  actif  dans  l'élabo- 
ration de  cette  œuvre  immense.  Siégeant  en  public  tous  les  vendredis, 
elle  se  rendait  compte  des  modifications  qu'il  convenait  d'apporter 
aux  lois,  en  critiquait  ou  en  approuvait  la  teneur  et,  de  concert  avec 
son  conseil  et  le  Cardinal  de  Mendoza,  le  troisième  roi,  elle  imposait  à 
la  nouvelle  rédaction  judiciaire  ses  idées  équitables  et  méthodiques. 
Son  autorité  grandissait.  Un  décret  signé  de  sa  main  «  Yo  la  Reyna  » 
était  mieux  respecté  que  ne  l'était  l'armée  royale  du  vivant  de  son 
frère. 

L'abaissement  de  la  noblesse  s'imposait  d'une  manière  impé- 
rieuse, mais,  avant  de  se  mesurer  avec  ses  représentants,  il  fallait  être 
sûr  de  réussir,  car  un  échec  eût  rejeté  la  couronne  dans  l'humiliation 
honteuse  où  elle  avait  végété  durant  les  règnes  précédents.  Déjà  la 
puissance  de  l'aristocratie  avait  été  atteinte  par  l'attribution  du  pou- 
voir judiciaire  à  la  Sainte  Hermandad  et  par  la  suppression  consécutive 
des  tribunaux  seigneuriaux. 

Une  seconde  mesure  dont  l'effet  devait  être  aussi  certain,  quoique 
plus  lent,  consistait  à  confier  les  offices  civils  à  des  hommes  de 
mérite,  sans  tenir  compte  de  leur  rang  ou  de  leur  naissance.  Dans  ce 
but,  Isabelle  s'entoura  de  conseillers  renommés  pour  leur  vertu,  leur 
savoir  et  leur  intelligence,  mais  d'origine  souvent  très  humble.  Un 
sang  noble  ne  fut  pas  jugé  indispensable  à  l'obtention  des  charges  où 
il  était  nécessaire  de  connaître  les  lois,  l'administration  et  les  finances. 
Les  gens  de  science  furent  encouragés,  et  leurs  enfants,  admis  au 
palais  et  mêlés  aux  pages  des  meilleures  maisons,  y  reçurent  une  édu- 
cation libérale  sous  les  yeux  mêmes  de  la  Reine.  La  troisième  mesure 
prise  contre  les  grands  était  d'une  application  plus  difficile  encore  que 
les  précédentes,  car  elle  concernait  leurs  intérêts  directs. 

Sous  les  règnes  antérieurs,  les  biens  de  la  couronne  étaient  devenus 
une  sorte  de  fonds  commun  où  les  nobles  puisaient  à  leur  convenance, 
quand  ce  n'était  pas  le  Roi  lui-même  qui  les  donnait  sans  compter. 

(78) 


LE   GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

Les  grands  feudataires  ne  s'étaient  pas  contentés  des  villes,  des 
bourgs,  des  châteaux  ;  ils  s'étaient  saisi  des  rentes  royales  provenant 
des  droits  de  transaction,  de  mutation,  de  douane,  en  somme  de  tout 
le  domaine  financier  de  l'Etat.  On  se  souvient  deEnrique  IV  donnant 
des  rentes  à  qui  lui  en  demandait  sans  même  prendre  la  peine  d'inscrire 
le  chiffre  ou  d'indiquer  le  gage  qui  les  représentait.  Quand  il  mou  ni  t, 
les  revenus  de  la  couronne  se  montaient  à  peine  à  30  000  ducats. 

A  leur  avènement,  Ferdinand  et  Isabelle  pourvoyaient  avec  peine 
à  l'entretien  de  leur  maison,  plus  modeste  cependant  que  celle  de  leurs 
moindres  sujets  nobles.  Obtenir  la  restitution  des  biens  publics 
aliénés  sans  motif,  mais  distinguer  aussi  ceux  qui  avaient  été  donnés 
en  récompense  de  loyaux  services  ou  bien  acquis  d'une  manière  légi- 
time, cas  fort  rare,  tel  fut  l'objet  des  préoccupations  d'Isabelle.  Elle 
avait  compté  sur  les  Cortes  pour  porter  le  poids  de  ces  révocations  et, 
parmi  les  députés,  elle  se  fia  surtout  aux  représentants  des  communes; 
leur  animosité  secrète  envers  la  noblesse  répondait  de  leur  fidélité. 
Bien  que  l'exercice  de  la  magistrature  suprême  eût  développé  chez  elle 
le  sentiment  aristocratique  hérité  de  ses  aïeux,  elle  chercha  dans  le 
peuple  les  forces  nécessaires  pour  réfréner  les  empiétements  des  grands 
et  les  tenir  désormais  en  respect.  Au  lieu  de  diminuer  le  nombre  des 
représentants  des  villes,  elle  l'accrut,  ouvrit  ainsi  le  chemin  des 
honneurs  à  diverses  classes  de  la  société  qui,  devenues  les  débitrices 
morales  et  les  obligées  de  la  couronne,  contre-balancèrent  la  puissance 
d'une  aristocratie  dangereuse  par  l'excès  même  de  son  pouvoir.  Il 
semble  que  le  projet  de  loi  relatif  à  la  revision  de  ses  titres  de  pro- 
priété avait  été  déjà  présenté  aux  Cortes  de  Tolède  quand  les  grands 
qui  ne  vivaient  pas  à  la  Cour  y  furent  convoqués.  Quoi  qu'il  en  soit, 
l'urgence  de  reconstituer  le  domaine  de  l'Etat  s'imposait  avec  une 
telle  force  que  l'assemblée  ne  disputa  pas  à  la  Reine  les  moyens 
nécessaires  pour  l'opérer. 

Les  membres  de  la  famille  royale  donnèrent  l'exemple  et  consen- 
tirent de  larges  sacrifices.  L'Almirante,  grand-père  de  Ferdinand, 
abandonna  240  000  maravédis  de  rente  annuelle  ;  le  Duc  d'Albe  en 
restitua  575  000  et  le  Duc  de  Médina  Sidonia,  18  000.  La  Maison  de 
Mendoza,  à  l'instigation  de  son  chef,  le  Cardinal,  fut  durement  frappée, 
mais  personne  ne  souffrit  une  perte  comparable  à  celle  que  supporta 
l'ancien  favori  de  Enrique,  le  beau  Beltrân  de  la  Cueva,  condamné 
à  rendre  un  revenu  annuel  de  1 400  000  maravédis.  Le  soin  de  distinguer 
entre  les  rentes  bien  ou  mal  acquises  avait  été  confié  au  confesseur 
des  Rois,    le   sage  Evêque  Fernando  de  Talavera.    Ses    jugements 

(79) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

furent  caractérisés  par  une  telle  impartialité  que  les  plus  lésés  ne 
tentèrent  pas  de  se  dérober  à  ses  arrêts.  Le  clergé,  lui  aussi,  avait 
ouvert  une  large  brèche  dans  les  biens  de  la  couronne.  Contre  ses 
membres  on  devait  renoncer  à  l'emploi  des  armes  légales.  On  recourut 
à  la  persuasion  et  ils  cédèrent  de  bon  gré,  au  moins  en  apparence. 

La  réforme  financière  consentie  par  ceux  mêmes  qu'elle  frap- 
pait fit  rentrer  dans  les  coffres  de  l'Etat  un  revenu  annuel  supérieur 
à  30  000  000  de  maravédis.  Isabelle  ordonna  aussitôt  d'opérer 
un  large  prélèvement  sur  cette  première  restitution,  et  une  somme 
de  20  000  000  de  maravédis  fut  distribuée  aux  veuves  et  aux  enfants 
des  sujets  loyaux  tombés  pour  la  cause  royale  dans  la  guerre  de  suc- 
cession. 

«  Aucun  monarque,  disait  la  grande  Reine,  ne  devrait  consentir  à  l'alié- 
nation des  domaines  de  l'État,  parce  que  la  perte  de  ses  revenus  le  prive  du 
meilleur  moyen  de  récompenser  ses  amis  et  de  se  faire  craindre  de  ses 
ennemis.  » 

La  revision  des  titres  de  propriété  s'était  imposée  comme  une  mesure 
d'ordre  et  de  justice,  mais  elle  eût  constitué  une  vexation  inutile  si 
l'abaissement  des  grands  feudataires  ne  l'eût  accompagnée.  Groupés 
sous  la  bannière  des  ordres  de  chevalerie,  ils  constituaient  une  force 
contre  laquelle  la  couronne  était  désarmée  parce  que  leur  autorité  sécu- 
laire s'appuyait  sur  les  exploits  accomplis  durant  la  reconquête. 

En  effet,  tandis  que  la  chevalerie  française,  allemande  et  anglaise, 
débordante  de  sève  et  d'énergie,  écoutait  la  voix  de  Pierre  l'Ermite 
et,  dans  un  exode  formidable,  courait  à  la  recouvrance  du  tombeau  du 
Christ,  la  chevalerie  de  la  péninsule  était  restée  sourde  à  cet  appel, 
non  qu'elle  fût  moins  ardente,  moins  pieuse  ou  moins  enthousiaste 
que  ses  sœurs,  mais  parce  que  son  effort  s'était  constamment  porté 
sur  la  libération  des  territoires  chrétiens  envahis  par  les  Mores. 
C'était  là  sa  véritable  croisade,  et  elle  s'y  était  dévouée  avec  une  foi 
et  une  vaillance  admirables.  Après  la  suppression  des  Templiers  et 
des  Hospitaliers  de  Saint-Jean,  devenus  si  puissants  qu'un  monarque 
affaibli  leur  avait  laissé  l' Aragon  en  héritage,  —  volonté  contre  la- 
quelle s'élevèrent  d'unanimes  protestations, —  quatre  ordres  de  cheva- 
lerie purement  castillans  se  grossirent  des  débris  des  commanderies 
supprimées. 

L'ordre  de  Santiago,  fondé  en  1175,  prit  bientôt  une  prépondérance 
indiscutée.  Ses  membres  avaient  pour  mission  de  protéger  le  tombeau 

(80) 


Cl.  Lacoste. 


SEVILLE    :    SALON    DES    AMBASSADEUKS,    A    L  ALCAZAR. 


Isabelle   la  umande. 


l'I        IX,    PAGE  fcl.-. 


YALLADOLID    :     COLLEGE   SAINT-GREGOIRE. 


Isabelle   la    Ghand 


Pl.  X,  r  \.a\    *■■ 


LE   GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

de  saint  Jacques  de  Compostelle,  de  garder  libre  la  route  de  France 
conduisant  à  ce  pèlerinage  et  de  défendre  les  voyageurs,  non  seulement 
contre  les  bandits  de  grand  chemin,  mais  aussi  contre  les  incursions 
rapides  des  Mores.  Les  chevaliers  de  Santiago  suivaient  la  règle  très 
douce  de  saint  Augustin,  faisaient  vœu  d'obéissance  et,  s'ils  ne  s'enga- 
geaient pas  à  garder  le  célibat,  ils  promettaient  de  respecter  le  lien 
du  mariage.  Leurs  biens,  acquis  à  l'ordre  après  la  mort,  avaient  constitué 
avec  le  temps  une  fortune  immense.  Sur  leur  armure,  les  chevaliers 
portaient  un  manteau  orné  d'une  croix  rouge  en  forme  d'épée.  Sa 
couleur  indiquait  qu'elle  était  teinte  du  sang  des  musulmans  ;  une 
coquille  placée  au-dessous  de  la  garde  rappelait  l'aide  légendaire 
apportée  par  leur  saint  patron  dans  des  combats  mémorables  contre 
ITnfidMe.  Il  est  intéressant  de  remarquer  que  les  fondateurs  de  l'ordre 
s'étaient  inspiré  des  fraternités  militaires  qui  existaient  dès  longtemps 
parmi  les  Mores,  aussi  ardents  à  ravager  les  pays  chrétiens  que  les 
chevaliers  castillans  l'étaient  à  les  défendre. 

L'ordre  de  Calatrava  avait  une  origine  héroïque.  La  ville  de  ce 
nom,  située  sur  la  frontière  de  la  Castille  et  de  l'Andalousie,  était  si 
difficile  à  garder  contre  les  assauts  incessants  des  Mores,  qu'après 
huit  ans  d'efforts  les  Templiers  déclarèrent  la  place  intenable.  Alors 
Sancho  III  offrit  la  ville  et  son  territoire  à  qui  voudrait  l'occuper. 
Nul  ne  s'était  présenté,  quand  un  moine  clunisien  originaire  de  Na- 
varre, d'une  ardeur  sans  égale,  organisa  une  sorte  de  croisade,  réunit 
une  petite  compagnie  de  chevaliers  héroïques,  assaillit  la  ville,  s'en 
empara  et  s'y  établit  fortement.  Les  vainqueurs  prirent  le  nom  de 
chevaliers  de  Calatrava.  Ils  choisirent  la  règle  austère  de  saint 
Benoît,  et  la  fondation  de  leur  ordre  fut  confirmée  par  une  bulle 
d'Alexandre  III  (1164).  Liés  par  des  serments  solennels,  ces  moines- 
soldats  faisaient  vœu  de  chasteté,  gardaient  presque  constamment  le 
silence,  s'abstenaient  de  viande  cinq  jours  sur  sept,  priaient  et  dor- 
maient l'épée  au  côté,  toujours  prêts  au  combat.  Leur  manteau  blanc 
était  orné  d'une  croix  verte. 

Un  rameau  détaché  de  l'ordre  de  Santiago  au  XIVe  siècle  avait 
formé,  à  Valence,  l'ordre  de  Montesa. 

L'ordre  d'Âlcantara,  approuvé  par  Alexandre  III  en  1177,  se  rap- 
prochait comme  règle  et  comme  esprit  de  l'ordre  de  Calatrava. 

L'organisation  des  quatre  ordres  offrait  d'ailleurs  de  grandes  ana- 
logies. A  leur  tête  était  un  grand-maître  électif  appuyé  sur  un  conseil 
de  commandeurs  répartis  dans  les  provinces,  et  sur  de  nombreux 
chapitres  où  se  discutaient  les  affaires  et  se  préparaient  les  décisions. 

(81) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

A  mesure  que  diminuaient  la  puissance  des  Mores  et  les  craintes 
qu'ils  inspiraient,  les  ordres  militaires  perdirent  de  leur  utilité  et  de 
leurs  vertus  ;  l'administration  de  leurs  biens  et  leur  accroissement 
devinrent  leur  préoccupation  dominante.  Au  début  du  règne  d'Isabelle, 
le  Grand-Maître  de  Santiago  pouvait  conduire  sur  un  champ  de 
bataille  400  chevaliers  suivis  d'un  millier  de  lances,  chaque  lance 
comportant  quatre  hommes.  Son  revenu  s'élevait  à  60  000  ducats 
d'or.  Âlcantara  en  touchait  45  000  et  Calatrava  4  000.  Le  pays  était 
couvert  de  leurs  villes,  de  leurs  châteaux,  de  leurs  couvents.  La 
charge  de  Grand-Maître  équivalait  à  une  royauté  ;  on  juge  à  quelles 
intrigues  donnait  lieu  une  élection.  De  là,  parmi  les  partisans  des 
candidats,  des  haines  qui  se  transmettaient  de  génération  en  généra- 
tion. Dans  les  familles  puissantes,  c'était  à  qui  ferait  prévaloir,  les 
armes  à  la  main,  un  chevalier  de  sa  maison  et  obtiendrait  pour  lui  une 
grande-maîtrise  ou,  faute  de  mieux,  une  commanderie.  Ces  situations 
étaient  trop  hautes  pour  subsister  auprès  de  la  royauté.  Aussi  bien, 
dès  1476,  Isabelle  adopte-t-elle  vis-à-vis  des  ordres  militaires  une  ligne 
de  conduite  où  se  révèle  une  fois  de  plus  son  génie  politique. 

Un  grand-maître  de  Santiago  étant  mort  et  la  Reine  l'ayant 
appris,  elle  monte  à  cheval,  court  de  Valladolid  à  Uclès,  ville  située 
au  Sud-Est  de  Madrid,  où  aura  lieu  l'élection  du  successeur.  A  peine 
descendue  de  cheval.,  elle  entre  dans  la  salle  du  chapitre  et  réclame  la 
présidence  de  l'assemblée.  Calme,  sérieuse,  imposante,  elle  représente 
aux  électeurs  l'inconvénient  de  placer  un  sujet  dans  une  situation 
où  il  aura  le  pouvoir  de  troubler  l'ordre  social,  excite  à  propos  les 
jalousies  des  uns  et  les  défiances  des  autres  et,  par  un  coup  d'audace, 
obtient  la  Grande-Maîtrise  de  l'ordre  pour  le  Roi  son  époux.  Certes, 
le  monarque,  sollicité  par  une  foule  d'occupations,  ne  pourra  remplir 
les  devoirs  minutieux  d'une  charge  aussi  importante,  mais  il  s'en 
remettra  aux  soins  de  l'un  des  compétiteurs  écartés,  Alonso  de  Câr- 
denas,  de  qui  le  dévouement  à  la  couronne,  le  talent  et  le  mérite  com- 
pensent la  modeste  origine. 

L'exemple  donné  par  l'ordre  de  Santiago  fut  suivi  par  Âlcantara 
et  Calatrava,  incapables  de  résister  aux  volontés  royales.  Gouvernés 
par  les  représentants  du  Roi,  les  ordres  militaires  virent  décliner  leur 
autorité  avec  leur  indépendance  et  ne  jouirent  plus  que  d'une  situation 
honorifique  après  la  prise  de  Grenade  où  ils  firent  du  reste  des  pro- 
diges de  valeur.  Leur  puissance  avait  été  abaissée  par  la  main  d'une 
femme  ;  ils  ne  devaient  retrouver  quelque  prestige  que  sous  les  règnes 
de  ses  successeurs. 

(82) 


LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 
Le  quatrième  grand  effort  d'Isabelle  eut  pour  objet  la  répression  des 
empiétements  de  la  Papauté.  Depuis  nombre  d'années,  le  Souverain 
Pontife  s'était  arrogé  le  droit  de  disposer  des  évêchés  et  des  bénéfices 
espagnols  même  en  faveur  d'étrangers.  A  plusieurs  reprises  les  Cortes 
avaient  élevé  des  protestations  à  ce  sujet,  protestations  d'autant 
mieux  fondées  que  les  évêques  étaient  des  princes  temporels,  le  plus 
souvent  vaillants,  redoutables,  et  qu'il  importait  à  la  sécurité  de 
l'État  de  placer  les  villes  frontières  sous  la  juridiction  de  prélats 
castillans.  La  crise,  à  l'état  latent,  éclata  dans  toute  son  acuité  à 
propos  de  la  nomination  d'un  neveu  du  Pape  au  siège  épiscopal  de 
Cuenca  réservé  par  Isabelle  à  son  chapelain  Alonso  de  Burgos.  Aux 
représentations  de  l'Ambassadeur  de  Castille,  Sixte  IV  répondit  qu'il 
n'avait  pas  coutume  de  consulter  les  goûts  des  potentats  de  la  terre 
quand  il  s'agissait  des  intérêts  sacrés  de  la  religion.  Les  Rois  répli- 
quèrent en  ordonnant  à  leurs  sujets,  prêtres  ou  laïques,  de  quitter  sans 
délai  les  États  pontificaux  sous  peine  de  confiscation  de  leurs  biens 
ou  bénéfices  en  Espagne.  Puis,  prenant  l'offensive,  ils  menacèrent  de 
convoquer  un  concile  général  de  princes  pour  connaître  judiciairement 
des  droits  du  Saint-Siège  et  réprimer  ses  empiétements.  Rien  ne 
pouvait  être  plus  fâcheux  que  l'assemblée  en  Espagne  de  laïques  aux 
yeux  de  qui  l'on  exposerait  les  désordres  du  clergé  et  l'on  se  plain- 
drait des  licences  prises  par  les  évêques.  Très  ému,  Sixte  IV  s'empressa 
d'envoyer  un  légat  extraordinaire,  chargé  de  négocier  un  accommo- 
dement. Les  Rois  refusèrent  de  le  voir  et  lui  intimèrent  l'ordre  de 
quitter  l'Espagne.  Ils  ne  cédèrent  qu'aux  prières  du  Cardinal  de  Men- 
doza,  désireux  d'éviter  une  rupture.  Trop  heureux  d'être  reçu,  le 
représentant  de  Sixte  IV  amena  son  pavillon  et  accepta  les  clauses 
d'un  concordat  imposé  par  la  Reine.  «  Les  Castillans  nommés  par  leurs 
souverains  aux  grandes  dignités  de  l'Église  seraient  confirmés  dans 
leur  office  par  le  Souverain  Pontife  >>.  Sans  autre  formalité,  Alonso 
de  Burgos  devint  évêque  de  Cuenca. 

Désormais,  Isabelle,  libre  de  désigner  les  candidats  aux  évêchés 
et  aux  bénéfices,  fit  des  choix  excellents,  bien  différents  de  ceux  que 
/ui  imposait  auparavant  la  Cour  de  Rome.  <<  Jamais,  dit  un  auteur 
contemporain,  les  Rois  n'élevèrent  à  de  hautes  dignités  ecclésiastiques 
des  hommes  incapables  d'administrer  leur  diocèse,  de  remplir  pieu- 
sement les  devoirs  du  culte  et  de  donner  de  bons  exemples  aux 
fidèles.  >> 

La  régularisation  du  commerce,  la  reprise  de  l'industrie,  la  nécessité 
d'encourager  l'agriculture  s'imposèrent  à  Isabelle  au  lendemain  de  son 

(83) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

avènement  comme  des  questions  vitales.  Avant  tout  il  importait  de 

mettre  un  terme  à  l'altération  systématique  des  monnaies  : 

«  Comme  il  n'existait  auparavant  que  cinq  maisons  royales  où  l'on 
eût  le  droit  de  frapper  monnaie,  le  Roi  Enrique,  à  la  fin  de  sa  vie,  permit 
d'en  ouvrir  plus  de  cent  cinquante.  Et  ainsi,  il  y  eut  beaucoup  plus  de  monnaie 
fausse  ;  et  comme  chacun  la  frappait  à  sa  fantaisie,  diminuant  l'argent  et 
augmentant  l'alliage  à  chaque  fonte,  elle  devint  de  valeur  si  variable  qu'on 
refusa  de  l'accepter.  Le  royaume  tomba  en  si  grande  confusion  à  ce  sujet  que 
la  vara  de  drap,  qui  valait  deux  cents  maravédis,  atteignit  au  prix  de  six 
cents,  que  le  marc  d'argent  quintupla  de  valeur  et  que  le  quintal  de  cuivre, 
dont  le  prix  était  de  deux  mille  maravédis,  atteignit  à  douze  mille.  » 

Sous  ce  régime  d'anarchie  financière  les  débiteurs  prétendaient 
s'acquitter  en  monnaie  altérée,  les  créanciers  exigeaient  de  la  monnaie 
de  bon  aloi.  De  là,  des  batailles  où  le  sang  coulait.  On  ne  voyageait 
plus,  faute  de  trouver  bon  accueil  chez  les  paysans  rendus  méfiants 
à  la  pensée  d'échanger  leurs  poules  et  leurs  œufs  contre  de  fausses 
espèces.  C'était  un  retour  à  la  barbarie  des  temps  primitifs. 

Le  premier  soin  d'Isabelle,  après  délibération  des  Cortes  de  Ma- 
drigal (1476),  fut  de  supprimer  les  hôtels  des  monnaies  de  fondation 
récente  et  de  conserver  la  frappe  royale  avec  contrôle  aux  cinq  maisons 
de  Burgos,  Tolède,  Ségovie,  Séville  et  la  Coruna. 

Un  décret  fixa  le  titre  de  la  monnaie  en  même  temps  que  la  quan- 
tité de  l'alliage. 

Isabelle  avait  contracté  des  emprunts  pour  faire  face  à  la  guerre  ; 
les  premières  obligations  souscrites  ayant  été  acquittées  en  monnaie 
légale,  le  crédit  du  gouvernement  s'assura.  Les  heureux  résultats 
d'une  si  sage  administration  ne  tardèrent  pas  à  se  faire  sentir  et  la 
nation  castillane,  frappée  de  déchéance  depuis  près  d'un  siècle,  reprit 
conscience  de  sa  force,  de  sa  grandeur  et  de  ses  mérites.  Les  chroni- 
queurs du  temps  louent  à  l'envi  une  transformation  si  favorable  : 

«  Entre  1477  et  1482,  les  revenus  du  royaume  sextuplèrent.  Les  monta- 
gnes et  les  vallées  se  réjouirent  sous  la  charrue  du  laboureur,  les  cités 
s'embellirent  d'édifices  splendides  qui  attiraient  le  regard  et  méritaient 
l'admiration  des  étrangers.  » 

Une  ordonnance  royale  approuvée  par  les  Cortes  [de  Tolède 
avait  décidé  l'érection  de  maisons  spacieuses  et  belles  «  casas  grandes 
y  bien  hechas  »  où  les  conseils  municipaux  se  réuniraient  et  traite- 
raient les  affaires  locales. 

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LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

«  Il  est  une  chose  merveilleuse,  écrit  Pulgar  ;  ce  que  beaucoup  de  grands 
seigneurs  ne  purent  faire  en  nombre  d'années,  une  seule  femme  l'accomplit 
en  peu  de  temps,  grâce  à  son  travail  et  à  sa  bonne  administration.  » 

Le  talent  des  Rois,  leur  conduite  sage  et  mesurée,  la  pureté  de 
la  vie  domestique,  la  droiture  des  intentions  de  la  Reine  leur  méri- 
taient un  respect  dont  ils  étaient  dignes.  Un  exemple  de  la  discipline 
imposée  aux  gens  de  Cour  et  de  la  surveillance  qu'Isabelle  exerçait 
sur  son  entourage  immédiat  : 

Sous  les  règnes  précédents,  le  jeu  était  devenu  un  vice  scandaleux, 
une  cause  directe  des  désordres  dont  la  noblesse  s'était  efforcée  de 
sortir  par  le  pillage  des  biens  de  la  couronne  et  l'accaparement  de  la 
fortune  publique.  La  Reine  interdit  le  jeu  et  fut  obéie. 

Avec  une  sollicitude  toute  maternelle,  la  Reine  veillait  sur  les 
filles  d'honneur  et  les  pages  élevés  à  la  Cour,  dotait  les  unes  lors- 
qu'elles se  mariaient,  donnait  des  postes  de  confiance  aux  autres  quand 
ils  les  méritaient  par  leur  application  au  travail  ou  leur  jeune  vaillance, 
et  se  montrait  aussi  douce  et  généreuse  envers  les  bons  que  sévère 
aux  paresseux  et  aux  désobéissants.  A  ceux-ci  elle  inspirait  la  crainte, 
et  cette  crainte  fut  le  salut  de  l'Empire.  Jamais  elle  ne  se  départait 
d'une  décision  arrêtée  dans  son  esprit  et  elle  en  poursuivait  l'exécu- 
tion avec  ténacité,  hasardant,  à  l'occasion,  sa  personne  royale,  plus 
fière  que  ne  l'était  Ferdinand,  toujours  prêt  à  temporiser  et  à  négocier 
avec  l'ennemi  plutôt  qu'à  l'attaquer  de  front. 

En  l'année  1481,  la  Cour  était  à  Valladolid.  Une  dispute  assez 
vive,  à  propos  de  la  beauté  d'une  dame,  s'engage  au  palais  entre 
Ramiro  Nûnez  de  Guzmân,  de  l'illustre  famille  des  Ducs  de  Médina 
de  la  Torre,  et  Don  Fadrique  Enriquez,  petit-fils  de  l'Almirante  de 
Castille  et  cousin  de  Ferdinand.  La  Reine  commande  démettre  les  deux 
rivaux  en  prison.  Puis,  croyant  la  querelle  apaisée,  elle  ordonne  de 
leur  rendre  la  liberté  et  octroyé  un  sauf-conduit  à  Ramiro  de  Guzmân, 
plus  faible  que  Don  Fadrique.  A  quelques  jours  de  là,  comme  Don 
Ramiro  traversait  de  nuit  une  place  de  la  ville,  trois  cavaliers  fondent 
sur  lui,  l'assaillent  et  le  laissent  à  demi  mort  sous  les  coups  de  bâton. 
Quand  Isabelle  apprit  l'attentat  dont  avait  été  victime  le  béné- 
ficiaire du  sauf-conduit  royal,  elle  fut  saisie  de  colère.  En  dépit  d'une 
pluie  diluvienne,  elle  monte  à  cheval  et  court  au  château  de  Simancas, 
distant  de  15  kilomètres  environ,  qu'habite  l'Almirante  en  qualité 
de  gouverneur  et  où  le  coupable  a,  sans  doute,  cherché  un  refuge. 
La  porte  de  la  forteresse  s'ouvre  devant  la  souveraine.  Isabelle  entre, 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

répond  à  peine  au  salut  de  l'Almirante  et  le  somme  de  lui  livrer  Don 
Fadrique.  Justice  doit  être  faite  sur  l'heure. 

«  Mon  petit-fils  n'est  pas  ici,  répond  l'Almirante. 

—  Rendez-moi  les  clés  du  château  ;  vous  n'en  êtes  plus  gouverneur.  » 

Et  la  Reine  ordonna  de  faire  une  perquisition  et  de  lui  amener 
le  fugitif.  Les  recherches  furent  vaines,  heureusement  pour  Don 
Fadrique.  Refusant  de  s'arrêter  plus  longtemps,  Isabelle  reprit  le 
chemin  de  Valladolid  après  avoir  remis  le  commandement  de  la  place 
à  l'un  des  officiers  qui  l'avait  enfin  rejointe. 

Et  comme,  le  lendemain,  une  courbature,  causée  par  la  pluie 
qu'elle  avait  endurée  pendant  plusieurs  heures,  la  clouait  au  lit,  elle 
répondit  aux  questions  de  son  médecin  : 

«  Mon  corps  souffre  des  coups  de  bâton  que  Don  Fadrique  a  donnés  à  Don 
Ramiro  en  dépit  de  mon  sauf -conduit.  » 

La  famille  du  coupable  connaissait  trop  bien  la  fermeté  de  la  Reine 
pour  le  lui  disputer:  <<  con  gran  difficultad  perdonava  los  yerros  que  se  le 
hazian  ».  Son  père  lui-même  le  conduisit  à  Valladolid  et  le  remit  aux 
mains  de  la  Souveraine  en  la  suppliant  de  prendre  en  pitié  ses  vingt  ans. 
Emprisonné  au  château  d'Arévalo,  incertain  de  son  sort,  il  y  demeura 
plusieurs  mois.  Ferdinand  était  en  Aragon  quand  ces  faits  s'étaient 
passés.  A  son  retour,  il  obtint  l'élargissement  de  son  cousin,  mais  Don 
Fadrique  fut  exilé  en  Sicile  et  plusieurs  années  se  passèrent  avant  qu'il 
n'obtînt  son  pardon.  Isabelle  avait  considéré  que  si  un  acte  attenta- 
toire à  l'autorité  royale  restait  impuni,  si  sa  protection  était  méconnue, 
elle  devrait  renoncer  à  rétablir  la  paix  intérieure  et  à  restaurer  la 
justice.  Et,  plutôt  que  d'y  consentir,  elle  n'avait  pas  hésité  à  frapper  un 
proche  parent  du  Roi  et  à  exposer  sa  vie  en  affrontant  l'Almirante  dans 
la  forteresse  où  il  commandait  en  maître. 

Même  à  l'égard  des  Mores,  Isabelle  entendait  que  ses  ordres  fussent 
respectés  comme  elle-même  respectait  les  engagements  qu'elle  avait 
contractés. 

Après  la  prise  de  Ronda  (1485),  un  grand  nombre  de  Musulmans 
demandèrent  à  passer  en  Afrique.  On  les  y  autorisa  et  on  leur  fournit 
même  les  embarcations  nécessaires  pour  franchir  le  détroit.  Mais 
quelques  patrons  de  barques,  se  croyant  sûrs  de  l'impunité,  violèrent 
le  sauf-conduit  royal  et  dépouillèrent  les  émigrants  trop  faibles  pour  se 

(86) 


LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

défendre.  Isabelle,  indignée,  ordonna  une  enquête,  chargea  l'Alcaide 
de  Fuentes  de  punir  les  coupables  avec  sévérité  et  de  restituer  aux 
victimes  les  biens  qu'on  leur  avait  dérobés. 

L'Alcaide  fit  diligence,  reprit  aux  pillards  le  fruit  de  leur  vol,  et, 
désireux  de  montrer  son  zèle,  passa  le  détroit  afin  de  procéder  en 
personne  à  la  restitution  ordonnée  par  sa  souveraine.  Pourtant, 
avant  de  débarquer,  il  fit  demander  aux  Mores  des  sécurités. 

Le  messager  de  monarques  aussi  hauts  et  aussi  puissants  que 
Leurs  Altesses  n'avait  pas  besoin  de  sauf-conduit,  répondirent-ils.  La 
renommée  de  ses  maîtres  assurait  sur  la  terre  entière  son  inviolabilité. 
L'Alcaide  s'apprêtait  à  débarquer,  quand  les  gens  de  sa  suite  inter- 
vinrent. Ne  courait-il  pas  à  la  captivité,  peut-être  à  la  mort?  Sa 
confiance  était  imprudente. 

«  Ne  plaise  à  Dieu,  répondit  le  mandataire  royal,  que  cette  vertu  de  la 
puissance  de  nos  Princes  soit  mise  en  doute  à  cause  de  ma  pusillanimité  !  » 

Ce  disant,  il  saute  à  terre,  se  confie  aux  Mores  et  distribue  aux 
personnes  lésées  les  richesses  qu'il  vient  de  rapporter. 

L'accueil  fait  à  l'envoyé  de  la  Reine  de  Castille  montre  en  quel 
respect  la  tenaient  ceux  qui  avaient  tant  de  raisons  de  maudire  ses 
victoires. 

Deux  ans  auparavant,  un  acte  analogue  avait  porté  témoignage  en 
faveur  de  la  loyauté  royale. 

Au  début  de  la  guerre  de  Grenade,  un  écuyer  de  la  compagnie  de 
Diego  Lôpez  de  Ayala,  nommé  Juan  del  Corral,  avait  trompé  l'Émir 
de  Grenade  et,  au  nom  des  Rois,  obtenu  de  lui  une  somme  d'argent 
considérable  et  un  certain  nombre  de  captifs.  Le  Roi  more  n'avait 
pas  tardé  à  démêler  la  vérité  et  il  avait  adressé  une  plainte  aux  mo- 
narques castillans.  La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre.  Juan  del  Corral 
restituerait  l'argent  et  les  présents  reçus  ;  le  prix  des  captifs  estimés 
à  leur  valeur  serait  remboursé.  Enfin  l'on  fit  chercher  le  coupable 
jusqu'à  ce  qu'on  l'eût  trouvé  et  on  le  remit  à  la  victime  de  sa  fourberie, 
avec  licence  d'en  disposer  selon  son  bon  plaisir.  Ainsi  la  Reine  de 
Castille  exaltait  son  prestige,  même  chez  ses  adversaires. 

De  la  détresse  financière  connue  dès  les  premières  années  de  son 
règne,  Isabelle  avait  gardé  des  habitudes  d'ordre  et  d'économie 
dont  elle  savait  se  départir  dans  les  circonstances  solennelles.  Comme 
au  lendemain  de  la  bataille  de  Toro,  elle  montrait  alors  une  pompe  qui 
frappait  les  yeux  du  peuple  et  satisfaisait  l'orgueil  des  nobles  castillans. 

Isabelle  la  Grande.  (07)  7 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Une  fête  splendide  fut  donnée  à  Séville  à  l'occasion  du  baptême 
du  Prince  Don  Juan,  ce  fils  tant  désiré,  qui  vint  au  monde  sept  ans 
après  la  naissance  de  l'Infante  Isabel.  Les  fatigues  que  la  Reine 
s'imposait  sans  jamais  compter  avec  ses  forces  avaient  atermoyé 
un  événement  dont  la  vaine  attente  désolait  le  ménage  royal.  Le 
bavard  Cura  de  los  Palacios,  Andrés  Bernâldez,  raconte  l'événe- 
ment et  les  cérémonies  qui  suivirent  avec  de  minutieux  détails. 

«  Le  30  juin  1478,  entre  dix  et  onze  heures  du  matin,  la  Reine  Dona  Isabelle 
donna  le  jour  à  un  fils,  prince  héréditaire,  dans  l'Alcazar  de  Séville.  Furent 
présents  et  témoins  par  ordre  du  Roi  certains  orficiersde  la  cité  :  Garcia  Tellez, 
Alonzo  Perez  Melgajero  et  Dorando  de  Abrego  (ce  nom  ne  doit  pas  sur- 
prendre, étant  donnée  la  multitude  des  commerçants  étrangers  qui,  de  toute 
antiquité,  habitaient  Séville).  L'écrivain  de  l'acte  fut  Juan  de  Pineda,  et 
sage-femme  une  matrone  de  la  cité  nommée  Maria  Sanchez.  On  donna 
pour  nourrice  au  prince  Dona  Maria  de  Guzmân,  tante  de  Luis  de 
Guzmân,  seigneur  de  Albago,  femme  de  Pedro  de  Ayala,  habitant  de  Tolède. 
On  fit  de  grandes  réjouissances  dans  la  cité  pendant  trois  jours  durant,  la 
nuit  comme  le  jour,  aussi  bien  dans  le  peuple  que  parmi  les  courtisans.  Le 
jeudi,  sur  les  fonts  de  Santa  Maria  la  Mayor,le  Prince  fut  baptisé  très  triom- 
phalement. La  chapelle  était  tendue  d'étoffes  de  brocart  ;  autour  des  piliers 
de  l'église  s'enroulaient  des  voiles  de  velours.  Le  baptême  fut  donné  par  le 
Cardinal  d'Espagne,  Archevêque  de  la  ville,  Pedro  Gonzalez  de  Mendoza. 
Le  Prince  fut  nommé  Juan.  Furent  parrains  le  Légat  du  Pape  Sixte  IV  qui 
se  trouvait  à  la  Cour  à  cette  époque,  un  Ambassadeur  consul  de  Venise,  le 
Connétable  Don  Pedro  de  Velasco  et  le  Comte  de  Benavente.  Il  n'y  eut 
qu'une  seule  marraine,  la  Duchesse  de  Médina  Sidonia,  Dona  Leonor  de 
Mendoza,  femme  de  Don  Enrique.  L'Infant  fut  porté  à  l'église  en  grande 
pompe,  précédé  d'une  procession  où  figuraient  les  croix  paroissiales  et  les 
bannières  des  corporations  et  accompagné  d'une  musique  composée  d'une 
multitude  d'instruments  :  trompettes  de  différentes  sortes  :  cheremies  et 
sacabuches.  Sa  nourrice  le  portait  très  triomphalement  sous  un  riche  dais  de 
brocart  que  soutenaient,  le  sceptre  en  main,  les  regidors  Fernando  de  Médina 
de  la  Magdalena,  Juan  Guillem,  le  licencié  Pedro  de  Santillane,  Riba  de 
Neyra,  Vice-Almirante,  Alfonso  de  las  Casas,  exécuteur  des  lois,  Pedro 
Manuel  Delando,  Gonsalve  Diego  Ortiz,  trésorier.  Tous  étaient  vêtus  de 
robes  traînantes  en  velours  noir,  offertes  par  la  cité.  Don  Pedro  de  Estuniga, 
mari  de  Dona  Teresa,  sœur  du  Duc  de  Médina,  chargé  de  remettre  le  cierge 
et  l'offrande,  conduisait  par  la  main  un  page  tout  petit  portant  sur  la  tête  le 
plat  d'or  où  se  trouvait  un  excelente  d'or  de  cinquante  excelentes.  Deux 
sœurs,  filles  de  Martin  Alonso  de  Montemayor,  étaient  chargées  de  l'aiguière 
et  du  bassin  d'argent  doré.  Sur  les  pas  de  la  senora  nourrice,  s'avançaient  les 
grands  présents  à  Séville  et  une  foule  de  chevaliers  et  de  cavaliers.  » 

(88) 


LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 
Venait  ensuite,  en  qualité  de  marraine,  la  Duchesse  de  Médina, 
richement  vêtue  et  parée,  accompagnée  de  hauts  personnages  de  la 
Cour  et  de  sa  famille.  Afin  de  l'honorer,  le  Comte  de  Benavente  tenait 
la  bride  de  sa  mule.  Sa  suite  se  composait  de  neuf  demoiselles  vêtues 
de  brials  (jupes)  de  soie  et  detabardos  (tunique  à  manches)  de  couleurs 
différentes.  Le  brial  de  la  Duchesse  était  brodé  de  semence  de  perles 
et  bordé  d'un  fil  de  grosses  perles.  Une  très  riche  chaîne  tombait  de  son 
cou.  Son  tabardo  était  en  pourpre  blanche  liséré  de  damas.  En  témoi- 
gnage de  sa  magnificence,  elle  en  fit  cadeau  le  soir  même  de  la  fête  à 
un  nain  du  roi,  nommé  Allègre,  et  très  aimé  des  monarques. 

Le  dimanche  9  août,  la  Reine  se  rendit  à  la  messe  pour  présenter 
le  Prince  et  l'offrir  à  Dieu 

«  Le  Roi  marchait  en  tête  très  en  fête  sur  une  haquenée  rouge,  vêtu  d'une 
robe  traînante  brochée  d'or.  Le  harnachement  de  sa  monture  était  de 
velours  noir  enrichi  d'or  et  d'argent.  La  Reine  chevauchait  un  trotteur  blanc 
dont  la  selle  très  belle  était  brodée  d'une  garniture  large  d'or  et  d'argent.  Son 
brial  très  riche  était  tout  orné  de  semence  de  perles.  Elle  était  accompagnée 
de  la  seule  Duchesse  de  Villahermosa,  femme  du  Duc  Alonso,  frère  naturel  du 
Roi.  Elle  allait  au  son  des  musiques  joyeuses  jouées  avec  un  parfait  accord 
par  une  foule  de  musiciens.  Ensuite  venaient  à  pied  plusieurs  régidors  de  la 
cité.  Le  Connétable,  à  droite  de  la  reine,  tenait  en  main  la  bride  de  sa 
monture,  tandis  que  le  Comte  de  Benavente  remplissait  le  même  office  à 
gauche.  L'Adelantado  d'Andalousie  et  Fonseca,  seigneur  de  Alaejos,  mar- 
chaient à  pied,  gardant  les  étriers.  La  nourrice,  montée  sur  une  mule  avec  bât 
de  velours  et  dossier  de  brocart  rouge,  portait  le  Prince  dans  ses  bras.  Une 
foule  de  grands  personnages  lui  faisaient  escorte  à  pied,  tel  l'Almirante, 
oncle  du  Roi. 

«On  dit  la  messe  en  grande  pompe  à  l'autel-majeur  de  l'église.  La  Reine  et 
son  fils  offrirent  deux  excelentes  d'or  de  cinquante  excelentes  chacun  ;  l'un 
était  destiné  au  chapitre  et  l'autre  à  la  fabrique.  La  messe  entendue,  le 
cortège  s'en  retourna  à  l'Alcazar,  en  aussi  bon  ordre  qu'il  était  venu.  » 

Ces  fêtes  familiales,  dont  le  peuple  prenait  sa  part,  comme  les 
réceptions  des  ambassadeurs  destinées  à  honorer  de  grands  monarques, 
étaient  données  avec  pompe  et  solennité,  mais  l'on  y  gardait  une  mesure 
et  une  modération  qui  contrastaient  avec  les  prodigalités  folles  des 
règnes  précédents. 

Sage  et  prudente,  Isabelle  défendit  les  tournois  où  les  chevaliers 
armés  de  lances  acérées  combattaient  sous  les  yeux  des  dames  à  qui 
l'on  rendait  ce  culte  sanglant.  A  ces  tournois  meurtriers,  elle  substitua 

(89) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

des  parades  militaires,  des  exercices  équestres,  des  spectacles  d'un 
caractère  martial  destinés  à  développer  l'adresse  et  l'agilité  sans 
exposer  les  acteurs  à  des  dangers  inutiles.  Il  serait  temps  bientôt 
de  verser  la  précieuse  pourpre  de  vie  pour  la  noble  et  juste  cause  de  la 
reconquête  et  de  dépenser  sans  compter  l'or  destiné  au  payement  des 
armées.  On  ne  vit  plus  comme  jadis  ces  montagnes  artificielles  qui, 
dans  les  tournois,  s'ouvraient  au  commandement  des  cors  et  décou- 
vraient, au  milieu  de  la  lice,  un  chevalier  armé  de  pied  en  cap  et  bardé, 
comme  son  coursier,  d'une  épaisse  carapace  de  fer  ;  on  n'admira  plus 
ces  salles  tendues  d'étoffes  précieuses  dressées  en  une  nuit  dans  des 
déserts  où  l'on  n'apercevait  la  veille  que  roc  et  poussière  ;  ni  encore  ces 
bois  factices  où  des  hommes  portant  des  peaux  de  bêtes  féroces 
combattaient  et  apportaient  le  prix  de  la  victoire  aux  dames  ravies  de 
leurs  prouesses.  Les  fêtes  furent  simplement  en  harmonie  avec  la  pros- 
périté croissante  de  l'Empire.  Même  après  la  prise  de  Grenade  et  durant 
la  période  la  plus  brillante  du  règne,  les  dépenses  s'appliquèrent  sur- 
tout à  des  constructions  utiles  ou  charitables  :  églises,  hôpitaux, 
chemins,  maisons  de  ville,  ornementation  et  embellissement  des 
cités. 

L'histoire  des  premières  années  du  règne  d'Isabelle  prend  toutes  les 
allures  d'un  panégyrique,  mais  les  faits  parlent  avec  une  telle  élo- 
quence que  la  critique  la  plus  pénétrante  ne  parvient  pas  à  les  démentir. 
Les  contemporains  sont  unanimes  dans  leurs  éloges  ;  pas  une  note 
discordante  ne  trouble  leur  concert.  Il  n'est  pas  jusqu'à  Luca  Marineo, 
chapelain  de  Ferdinand,  qui  n'exalte  la  Reine  et  ne  la  place  au-dessus 
du  Roi.  Dans  son  livre  intitulé  :  De  las  cosas  mémorables  de  Espana, 
il  s'exprime  ainsi  : 

«Les  formes  de  son  corps,  la  beauté  de  sa  personne,  tout  ce  qui,  chez  le  Roi, 
était  force  et  dignité,  semblait  chez  la  Reine  grâce  et  charme,  bien  que,  au 
jugement  général,  la  Reine  eût  plus  de  beauté,  un  cœur  et  un  esprit  plus  vifs 
et  une  majesté  plus  grave  que  son  époux.  Très  sobre,  non  seulement  elle  ne 
buvait  pas  de  vin,  mais  elle  n'en  goûta  jamais.  Elle  aimait  tendrement  le 
Roi  et,  si  elle  soupçonnait  qu'il  regardait  avec  amour  quelque  dame  ou  demoi- 
selle d'honneur,  elle  savait  éloigner  celle-ci  soit  en  la  mariant,  soit  en  lui 
accordant  beaucoup  de  faveurs  ou  de  profits,  de  manière  à  lui  faire  apprécier 
son  nouvel  état.  Elle  parlait  sa  langue  maternelle  avec  élégance  et  ses 
progrès  en  latin  furent  si  rapides  que,  au  bout  d'un  an  d'étude,  elle  s'entre- 
tenait avec  les  Ambassadeurs  sans  interprète,  et  traduisait  les  textes  latins  en 
castillan.  Dans  les  choses  du  culte,  on  ne  peut  dire  si  elle  était  plus  intelli- 
gente que  généreuse.  Très  pieuse,  elle  disait  le  bréviaire  comme  un  prêtre  et 

(90) 


LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

observait  avec  soin  les  pratiques  religieuses.  D'après  l'un  de  ses  biographes, 
il  semble  qu'en  dépit  des  soins  pressants  de  l'État,  elle  menait  une  vie  plus 
contemplative  qu'active.  Ses  confesseurs,  de  qui  elle  gardait  le  choix,  furent 
tous  des  hommes  rigides,  sévères,  et  non  des  théologiens  ou  des  diplomates.  » 

Auprès  de  Ferdinand,  devenu,  après  la  mort  de  son  père,  maître 
d'un  royaume  puissant,  la  figure  d'Isabelle  garde  un  relief  extraordi- 
naire. C'est  qu'elle  n'est  pas  seulement  Reine  par  le  fait  d'une  alliance 
matrimoniale,  elle  est  Roi  propriétaire  et  exerce  le  pouvoir  suprême 
avec  une  autorité  souveraine,  et  une  indépendance  que  ses  sujets  ne 
lui  contestent  plus  dès  qu'ils  la  jugent  capable  de  prendre  en  main 
les  destinées  de  la  monarchie.  D'ailleurs  les  idées  du  temps  aident 
l'enthousiasme  pieux  dont  elle  devient  l'objet  incomparable. 

Au  xve  siècle,  une  transformation  s'était  produite  dans  la  condition 
morale  et  sociale  de  la  femme.  A  ses  pieds,  les  servants  d'amour  accu- 
mulent les  hommages,  et  les  poètes,  les  hyperboles.  Pour  célébrer 
le  culte  de  cette  déité  nouvelle,  ils  empruntent  les  emblèmes  du  catho- 
licisme, ils  parodient  les  psaumes,  la  messe  elle-même  ;  ils  instituent  les 
commandements  de  l'amour  ;  dans  des  litanies  licencieuses,  ils  substi- 
tuent les  noms  des  amants  célèbres  à  ceux  des  saints,  et  le  mot  de  passion 
employé  encore  aujourd'hui  est  peut-être  un  souvenir  de  ce  singulier 
dérèglement  d'imagination.  D'une  façon  générale,  la  femme  profite 
de  cette  exaltation  amoureuse,  et  quand  elle  est  Roi,  comme  Isabelle, 
l'état  moral  des  contemporains  crée  autour  d'elle  comme  une  atmo- 
sphère d'apothéose. 

En  même  temps  qu'on  exalte  la  beauté  de  la  femme,  on  glorifie 
et  l'on  admire  ses  qualités  viriles  quand  elle  en  possède.  Dona  Maria 
la  Brava,  Juana  Enriquez,  mère  de  Ferdinand,  DonaLeonorPimentel, 
la  Duchesse  d'Arévalo,  la  Comtesse  de  Medellîn,  la  Comtesse  de  Haro 
ont  relevé  par  leur  vaillance  et  leurs  hautes  qualités  la  condition  de  la 
femme  et  montré  de  quels  actes  sont  capables  des  êtres  considérés 
jusque-là  comme  faibles  d'esprit  et  débiles  de  corps. 

Élevée  au  milieu  d'une  période  d'anarchie,  aux  prises  avec  des 
périls  redoutables,  Isabelle  se  montre  à  la  hauteur  des  événements 
qu'elle  traverse.  Courageuse,  décidée,  prompte  dans  ses  résolutions, 
elle  assume  les  responsabilités  qui  eussent  écrasé  un  esprit  moins  forte- 
ment trempé  que  le  sien.  Les  nobles  turbulents  sont  dominés  par  sa 
puissance  intellectuelle  et,  à  leur  amour  pour  la  dame,  s'unit  le  respect 
pour  la  souveraine. 

Mais  si  la  Reine  se  montrait  très  ferme  dans  la  défense  de  ses  droits 

(91) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

héréditaires,  très  jalouse  de  la  prépondérance  de  la  Castille,  la  femme 
subissait  pourtant  dans  une  certaine  mesure  l'influence  d'un  époux 
qu'elle  chérissait  au  point  de  devenir  parfois  sa  complice. 

Ferdinand  était  depuis  l'enfance  habitué  à  dissimuler  ses  sentiments  ; 
néanmoins  de  hautes  qualités  rachetaient  aux  yeux  clairvoyants 
d'Isabelle  sa  duplicité  et  l'égoïsme  de  sa  nature.  Constant  dans  l'adver- 
sité, modeste  au  milieu  de  la  prospérité,  doué  d'une  intelligence 
vive,  le  Roi  d'Aragon  ne  hasardait  un  pas  qu'après  avoir  assuré  le 
précédent;  mais,  le  moment  venu,  il  frappait  dur  et  fort  pour  se 
frayer  la  route.  Froid,  réservé,  parlant  peu,  il  préférait  inspirer  la 
crainte  que  l'affection.  Observateur  sagace,  il  devinait  les  hommes 
et  savait  les  choisir.  Sans  pitié  pour  ceux  qui  faisaient  obstacle  à 
sa  politique,  il  n'était  pas  de  sacrifice  —  même  celui  de  ses  propres 
enfants  — ■  qu'il  ne  consentît  à  la  grandeur  de  la  Castille  et  surtout  à 
celle  de  ses  royaumes  héréditaires.  Il  était  sincèrement  pieux.  En  outre, 
persuadé  que  l'appui  de  l'Église  aide  l'homme  d'Etat  dans  sa  mis- 
sion, il  ne  dédaignait  pas  de  le  solliciter  à  l'occasion.  On  l'accusait 
d'avarice.  En  vérité,  une  sévère  économie  secondait  ses  desseins  et 
lui  permettait  d'accomplir  de  grandes  choses. 

«  Si  le  Roi  de  Sicile  actuel,  écrit  Machiavel,  se  fût  montré  plus 
généreux,  il  n'eût  pas  mené  à  bonne  fin  tant  de  grandes  et  coûteuses  entre- 
prises. » 

En  résumé,  sans  posséder  un  génie  transcendant,  Ferdinand  fut 
certainement  le  plus  grand  monarque  de  l'époque.  Par  ses  guerres 
difficiles  mais  toujours  vaillamment  conduites,  il  donnait  un  aliment  à 
l'activité  fougueuse  de  la  noblesse  ;  en  commandant  les  armées,  ou  du 
moins  en  restant  toujours  à  leur  tête,  il  gagnait  l'estime  des  Castillans 
qui  la  lui  marchandaient  à  titre  d'Aragonais.  Ses  succès,  préparés  avec 
soin  par  sa  femme  et  assurés  par  sa  bravoure,  lui  valurent  un  pres- 
tige d'autant  plus  grand  que,  depuis  un  siècle,  aucun  roi  de 
Castille  n'avait  conduit  victorieusement  la  chevalerie  chrétienne  contre 
les  Mores.  Ce  prestige,  Isabelle  entendait  que  rien  ne  l'amoindrît  et 
elle  y  veillait  avec  un  soin  jaloux,  parfois  impérieux. 

Un  soir,  Ferdinand  jouait  avec  son  oncle  l'Almirante.  Et  celui-ci, 
dans  l'ardeur  de  la  partie,  de  s'écrier  en  abattant  les  cartes  : 

<<  Je  coupe  mon  neveu  !  Bataille  à  mon  neveu  !  >> 

La  Reine,  qui  dans  la  chambre  voisine  s'était  déshabillée  et  s'apprê- 
tait à  se  coucher,  entend  ces  paroles.  Aussitôt  elle  jette  un  vêtement 

(92) 


LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

sur  ses  épaules,  entr'ouvre  la  porte,  passe  la  tête  dans  l'entre-bâil- 
lement  et,  d'un  ton  sec  : 

«  Le  Roi,  mon  seigneur,  n'a  ni  parent  ni  ami  ;  il  n'a  que  des  servi- 
teurs et  des  vassaux  >>. 

Si  nous  nous  sommes  attardé  à  peindre  en  quelques  traits  pour- 
tant bien  sommaires  le  caractère  d'Isabelle  et  de  Ferdinand,  c'est 
que  déjà  un  certain  nombre  d'années  se  sont  écoulées  depuis  la  mort 
de  Enrique  IV,  que  ces  monarques  ont  affermi  la  couronne  de  Castille 
sur  leurs  têtes  et  qu'il  importait  de  bien  connaître  les  débuts  de 
leur  règne  pour  apprécier  les  efforts  qu'ils  déployèrent  avant  de 
planter  leur  étendard  triomphant  sur  la  plus  haute  tour  de 
l'Alhambra  de  Grenade. 


CHAPITRE   Vil 
INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

ORIGINE  DE  L'INQUISITION.  ||  LES  JUIFS  EN  CASTILLE.  ||  LETTRE  DE  L' ARCHEVÊQUE 
DE  TARRAGONE  AU  PAPE  BENOIT  XII.  ||  ACCUSATIONS  PORTÉES  CONTRE  LES  JUIFS. 
||  DÉCRET  DU  CONCILE  DE  VALENCE.  ||  AFFONSO  V  DE  PORTUGAL  ET  LE  GRAND 
RABBIN  JOSEPH  IBN  YACHIA.  ||  PRÉDICATION  DE  VICENTE  FERRER.  ||  LES  JUIFS 
TRAHIS  PAR  LES  ConveV.SOS.  Il  LES  JUIFS  SONT  EXCLUS  DES  PROFESSIONS  LIBÉ- 
RALES. ||  les  Conversos  alliés  aux  grandes  familles.  ||  massacres  des  Con- 
versos (1449-1473).  ||  alfonso  de   ojeda    et    diego   de   merlo   demandent 

L'INTRODUCTION  DU  SAINT-OFFICE.  Il  DÉSINTÉRESSEMENT  D'ISABELLE.  Il  FER- 
NANDO DE  TALAVERA.  ||  TOMAS  DE  TORQUEMADA.  ||  LES  HÉSITATIONS  D'iSABELLE. 
Il  ANTON  DE  MONTA ZO  PROTESTE  CONTRE  LES  ACCUSATIONS  PORTÉES  CONTRE  LES 

Conversos.  ||  l'impôt  de  capitation  Israélite  en  1474.  Il  raisons   qui,    dans 

L'ESPRIT  D'ISABELLE,  MILITENT  EN  FAVEUR  DU  SAINT-OFFICE.  ||  ARROGANCE 
DE  LA  NOBLESSE  CASTILLANE.  ||  Relaxés  ET  Réconciliés.  ||  PLAINTES  CONTRE  LE 
SAINT-OFFICE.  ||  RÉPONSE     DE    SIXTE    IV     A     ISABELLE.  ||  EFFET    DÉSASTREUX    DE 

LA     PERSÉCUTION. 

LE  pire  anachronisme  que  puisse  commettre  l'historien  est  de 
porter  sur  le  passé  et  le  présent  un  jugement  dicté  par  le 
même  état  d'esprit  et  de  méconnaître  ainsi  les  transformations 
que  les  siècles  opèrent.  Une  ombre  regrettable  qu'atténue,  si  elle  ne 
l'efface,  la  violence  des  passions  religieuses,  déchaînées  pendant  les 
huit  siècles  de  lutte  contre  l'envahisseur  musulman,  ternit  la  rayon- 
nante figure  de  la  grande  Reine  de  Castille;  mais,  pour  avoir 
commis  une  erreur,  faudra-t-il  représenter  cette  femme  douce  et  com- 
patissante aux  faibles,  sévère  seulement  aux  méchants,  comme  une 
fanatique  aux  mains  couvertes  de  sang,  à  la  robe  roussie  par  les  torches 
humaines  allumées  dans  les  auto  de  fe  ? 

Il  s'agit  de  l'introduction  de  l'Inquisition,  dont  l'établissement  en 
Castille  fut  autorisée  par  un  décret  royal,  car  il  n'en  est  pas  fait  mention 
aux  Cortes  de  Tolède  tenus  en  l'année  1480  et  qui  jouèrent  un  rôle 

(94) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

si  important  dans  la  réforme  financière  et  administrative  du  royaume. 
En  signant  cet  acte,  Isabelle  hésitante  n'en  devina  pas  la  portée 
redoutable;  elle  n'entrevit  pas  l'avenir.  Delà  son  excuse  et,  dans  une 
certaine  mesure,  celle  des  premiers  inquisiteurs.  Quand  les  évêques 
ceignaient  l'épée,  endossaient  le  harnais  de  guerre  et  couraient  à  la 
bataille  aussi  farouches  que  les  plus  vaillants  chevaliers  ;  quand  on 
se  demandait  s'il  était  licite  de  vivre  en  paix  avec  les  Sarrasins  ;  quand 
il  était  admis  qu'aucun  engagement  pris  envers  l'Infidèle  ne  liait  le 
contractant;  quand,  en  vertu  de  leurs  croyances  mêmes,  les  chrétiens 
s'estimaient  au-dessus  des  sectateurs  de  religions  différentes  ;  quand 
les  guerriers  castillans,  au  retour  du  combat  contre  les  Mores,  ap- 
portaient à  l'arçon  de  leur  selle  les  têtes  livides  de  leurs  victimes  et, 
sans  respect  pour  la  dignité  humaine,  les  jetaient  comme  des  jouets 
aux  enfants  afin  d'éveiller  en  eux  cette  haine  sanguinaire  dont  ils 
étaient  fiers  ;  quand  de  pareils  actes  étaient  autorisés  par  les  mœurs, 
s'étonnera-t-on  qu'Isabelle  ait  été  emportée  par  un  courant  d'opinion 
irrésistible,  qu'elle  ait  écouté  ses  conseillers  spirituels  et  temporels,  et 
que,  à  l'exemple  de  son  époux,  elle  soit  entrée  dans  la  voie  funeste  dont 
elle  ignorait  l'issue? 

Ouvrez  les  Annales  de  l'Inquisition  ;  seuls  le  martyrologe  des 
Chrétiens  sous  les  Empereurs  romains  et  l'histoire  sanguinaire  de  la 
Terreur  sont  comparables.  Ouvrez-la,  et  déplorez  une  fois  de  plus  que 
l'homme  s'arroge  le  droit  de  violenter  les  consciences,  soit  en  impo- 
sant une  religion,  soit  en  décrétant  l'incrédulité. 

L'Inquisition,  si  l'on  veut  rechercher  ses  origines,  remonterait  au 
règne  de  Constantin,  alors  que  le  pouvoir  civil  punissait  déjà  les  défec- 
tions religieuses  et  les  altérations  de  la  foi  que  lui  signalaient  les  auto- 
rités ecclésiastiques. 

Plus  tard,  le  IIIe  concile  de  Latran  (1179)  confirma  les  prérogatives 
des  princes  chrétiens  et  leur  donna  mandat  de  confisquer  les  biens  et  de 
réduire  en  esclavage  les  Cathares,  les  Paterins,  les  Publicains  et  autres 
sectes  frappées  d'excommunication  qui  se  multipliaient  de  l'un  et 
l'autre  côté  des  Pyrénées.  Jusqu'à  cette  époque,  aucune  juridiction 
spéciale  n'avait  été  créée.  Ce  fut  seulement  au  début  du  xme  siècle,  à 
l'occasion  de  la  lutte  engagée  contre  les  Albigeois,  que  l'Inquisition 
reçut  une  organisation  régulière.  Le  légat  Pierre  de  Castelnau,  Diego 
évêque  d'Osma  et  l'un  de  ses  prêtres,  Domingo  de  Guzmân,  qu'en- 
flammait un  zèle  ardent  et  que  signalait  une  éloquence  passionnée,  en 
furent  les  promoteurs  zélés  (1206).  A  la  suite  du  concile  de  Toulouse 
(1229)  dont  il  avait  été  l'âme,  Domingo    de  Guzmân,  plus  connu  en 

(95) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

France  sous  le  nom  de  saint  Dominique,  fonda  un  ordre  de  frères 
prêcheurs  par  application  d'un  décret  du  Concile  de  Latran  (1215)  et, 
avec  son  aide,  assuma  la  direction  des  poursuites  contre  les  hérésiar- 
ques et  les  infidèles.  D'épiscopale  à  sa  création,  l'Inquisition  devint 
dominicaine. 

En  1233,  au  temps  de  saint  Louis,  le  Saint-Office  fonctionne  en 
Italie,  en  Allemagne  et  applique  des  lois  réunies  dans  une  sorte  de 
code  approuvé  par  Grégoire  IX.  Dès  1242,  il  franchit  les  Pyrénées  à 
la  poursuite  des  Albigeois  réfugiés  en  Aragon  où  ils  se  croient  en 
sécurité.  Quand  il  les  a  exterminés,  il  s'en  prend  aux  Juifs,  plus  détes- 
tables à  ses  yeux  que  les  hérétiques  et  autrement  redoutables,  car 
ils  sont  nombreux,  unis  et  riches.  Ce  n'était  pas  la  première  fois 
d'ailleurs  que,  dans  la  péninsule,  leur  opulence  tentait  les  persé- 
cuteurs. Jadis,  les  Goths  les  avaient  punis  pour  avoir  essayé  de  ren- 
verser la  monarchie  visigothe  avec  l'appui  des  Sarrasins  d'Afrique 
et  tenté  de  bâtir  en  Espagne  une  nouvelle  Jérusalem.  D'où  cette 
remarque  de  Montesquieu,  que  les  Inquisiteurs  aragonais  auraient 
trouvé  dans  les  archives  visigothes  des  arrêts  rendus  contre  les  Juifs 
par  les  tribunaux  religieux  du  vne  siècle. 

Après  la  conquête  arabe  douce  aux  peuples  vaincus,  les  Israélites 
vécurent  en  paix  et  connurent  une  tranquillité  dont  ils  apprécièrent 
les  bienfaits.  Ils  prospérèrent,  s'enrichirent  et  atteignirent  même  aux 
plus  hautes  charges  de  l'État.  Liés  aux  Arabes  par  une  communauté 
d'origine,  ils  cultivèrent  auprès  d'eux  les  arts,  les  mathématiques, 
l'astronomie,  la  médecine  et  propagèrent  leurs  sciences  dans  les  Uni- 
versités de  Cordoue,  de  Tolède  et  de  Grenade.  Ils  y  faisaient  revivre 
la  philosophie  grecque,  reprenaient  la  lyre  qui,  jadis,  vibrait  sous  les 
doigts  de  leurs  ancêtres  et,  dans  les  jours  sombres  qui  suivirent  la 
chute  des  Omeiyades,  ils  portèrent,  éclatante  et  fière,  la  lumière  du 
savoir.  En  Castille,  ils  avaient  conquis  des  situations  privilégiées  et 
bénéficié  du  respect  forcé  que  leur  valait  la  confiance  des  prince 
chrétiens.  Alphonse  le  Sage  leur  avait  confié  la  rédaction  de  ses 
célèbres  tables  astronomiques  ;  Pierre  le  Cruel  avait  en  Samuel  Levy 
un  trésorier  habile.  Mais  une  si  grande  autorité,  tant  de  richesses  et 
de  faveurs  avaient  éveillé  la  jalousie  et  déchaîné  la  haine.  Éloignés 
des  professions  libérales,  les  Juifs  avaient  porté  leurs  qualités  émi- 
nentes  sur  le  commerce  de  l'argent.  Grief  contre  eux  d'autant  plus 
grave  que  l'Église  défendait,  sous  peine  de  péché  mortel,  de  tirer  le 
moindre  intérêt  de  l'argent  prêté.  En  raison  même  des  entraves  légales 
et  des  ordonnances  édictées  contre  les  financiers  juifs,  en  raison  du 

(96) 


Cl.  île  1  Auteur 


TETE    D  EVEQUE    DE    LA    CATHEDRALE    DE   SEVILLE, 

par    Pedro    .Millau. 


ISAKEI.I.E    I.A    IJI'AMM- 


]■      XI.  r  ioe  '•.''- 


MARTYR  F.    DE    SAINT    CUCUFAT, 

par  Maestro  Alî'ms  ). 
(Musée  municipal  de  Barcelone.) 


ISAKELI  I:     l. A    IJHANDE, 


Pi-.    XII.  PAGE  07. 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

discrédit  qui  pesait  sur  les  prêteurs,  des  risques  à  courir,  de  l'insécurité 
du  prêt,  garanti  seulement  par  la  bonne  foi  de  l'emprunteur,  le  taux 
de  l'intérêt  n'avait  cessé  de  s'élever  et  avait  atteint  un  chiffre  exorbi- 
tant. De  là,  une  mine  certaine  pour  celui  qui  était  contraint 
d'emprunter  et  avait  la  loyauté  de  reconnaître  sa  dette. 

En  Aragon,  où  les  Juifs  jouissaient  de  certaines  garanties,  létaux 
de  l'intérêt  ne  dépassait  pas  20  p.  100,  alors  que,  en  Castille  où  leur 
situation  était  précaire,  il  s'élevait  jusqu'à  33  p.  100,  sans  compter  les 
commissions,  conventions  secrètes  et  ventes  fictives.  Parfois,  il  arrivait 
-nie  le  salut  public  était  entre  les  mains  de  ces  prêteurs  que  l'on  mau- 
dissait en  attendant  qu'on  les  spoliât.  En  1326,  la  communauté  juive 
de  Cuenca,  où  régnait  la  famine,  refusa  de  prêter  les  fonds  nécessaires 
à  l'acquisition  des  blés  de  semence  si  la  cité  n'acceptait  pas  le  taux  de 
40  p.  100,  sans  compter  les  combinaisons  secrètes.  Il  fallut  en  passer 
par  ces  exigences,  mais  on  juge  quelles  furent  les  récriminations  quand 
le  péril  fut  conjuré. 

De  toute  part  des  plaintes  s'élèvent,  se  multiplient.  Les  Conciles 
de  Zamora,  de  Valladolid,  de  Tarragone  (1329)  élaborent  contre  les 
Juifs  des  lois  draconiennes  et  cherchent  à  dresser  des  barrières  infran- 
chissables entre  les  peuples  de  la  Péninsule  qui  professent  des  religions 
différentes.  En  1337,  l'Archevêque  de  Tarragone  se  plaint  au  Pape 
Benoît  XII  des  maux  qu'engendre  une  promiscuité  détestable  entre 
les  Chrétiens  et  les  Infidèles.  Les  Juifs  ne  sont  pas  nommés,  mais  la 
requête  les  vise  entre  tous. 

«  J'ai  entendu  le  dernier  évêque  de  Valence  dire  en  public  que,  dans  cette 
province,  les  mosquées  l'emportaient  en  nombre  sur  les  églises  et  que  plus 
de  la  moitié  de  la  population  ignorait  les  prières  chrétiennes  et  ne  parlait 
que  la  langue  moresque.  En  conséquence,  je  supplie  Votre  Clémence  de  porter 
remède  à  ce  mal,  ce  qui  semble  impossible  à  moins  que  les  Mores  ne  soient 
chassés  et  que  le  Roi  d'Aragon  n'accorde  son  aide  et  faveur  dans  ce  sens- 
Les  nobles  seraient  disposés  à  donner  leur  appui  à  ces  mesures  s'il  leur  était 
permis  de  se  saisir  des  personnes  et  des  biens  des  mudejars  (Mores  restés  dans 
les  pays  reconquis  par  les  chrétiens)  comme  ennemis  publics  et  infidèles. 
L'argent  ainsi  obtenu  ne  rendrait  pas  un  petit  service  pour  la  défense  du 
royaume.  » 

Quand  un  évêque  formulait  cette  requête  où  se  manifeste  dans 
toute  sa  franchise  l'esprit  d'injustice  et  de  lucre,  on  peut  imaginer 
quelles  étaient  les  pensées  intimes  du  clergé  dont  il  était  le  chef. 

Jusqu'ici  la  guerre  était  sourde.  La  fin  du  xive  siècle  vit  s'ouvrir 

(97) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

les  hostilités.  En  1380,  les  Cortes  de  Soria  déclarent  offensantes  pour 
les  chrétiens  quelques  prières  des  livres  hébreux.  Défense  de  les  lire 
dans  les  synagogues  et  de  les  enseigner  aux  enfants  sous  peine  de 
punitions  sévères.  En  outre  —  mesure  grave  —  les  rabbins  sont 
dépouillés  du  droit  de  juridiction  sur  leurs  coreligionnaires.  Les  Cortes 
de  Valladolid  (1385)  aggravent  ces  lois  d'exception.  Sous  Juan  Ier, 
les  Cortes  de  Briviesca  (1387)  décrètent  qu'un  Juif  ne  pourra  donner 
asile  à  un  Chrétien  ou  à  un  More  à  moins  qu'il  ne  soit  esclave,  sous 
peine  d'une  amende  de  6  000  maravédis  ;  de  même  aucun  Chrétien 
ou  Musulman  ne  gardera  des  Juifs  dans  sa  maison  sous  peine  de 
punition  corporelle  et  de  confiscation  des  biens  suivant  le  bon  plaisir 
du  Roi. 

Ainsi  l'Eglise,  plus  ferme  en  ses  desseins  que  la  couronne  affaiblie 
par  les  dissensions  des  partis,  dénonçait  les  relations  établies  entre 
les  Musulmans,  les  Chrétiens  et  les  Juifs.  Ces  derniers  en  avaient  parti- 
culièrement souffert.  Des  accusations,  les  unes  terribles,  les  autres 
mensongères  et  puériles,  —  ces  dernières  d'autant  plus  dangereuses, — 
s'élevaient  contre  eux,  de  moins  en  moins  timides,  de  mieux  en  mieux 
accueillies.  Ils  méprisaient,  disait -on,  le  culte  et  les  emblèmes  chrétiens 
et  les  tournaient  en  dérision.  A  Pâques,  ils  volaient  un  enfant  chrétien 
et  regorgeaient  pour  boire  son  sang.  Pourtant,  Chrétiens  et  Musulmans 
étaient  dans  une  égale  impossibilité  de  se  passer  longtemps  des 
prêteurs  juifs,  et  comme  l'habileté  de  ceux-ci  servait  les  intérêts  des 
Rois,  des  nobles  et  même  des  prélats  et  que, par  leurs  soins,  rentraient 
exactement  les  taxes  et  les  rentes,  on  fermait  les  yeux  sur  des  actes 
qui  tombaient  sous  le  coup  des  foudres  ecclésiastiques.  Mais  le  peuple, 
pressuré  avec  dureté,  gardait  un  ressentiment  violent  contre  les  instru- 
ments de  son  oppression.  Si  l'on  avait  besoin  des  Juifs,  ils  devenaient 
puissants  et  considérés;  dans  le  cas  contraire,  la  persécution  s'abattait 
sur  leur  tête.  Les  Rois  oubliaient  les  services  rendus  ou  bien  en  gar- 
daient rancune,  et  le  peuple,  excité  sourdement  par  l'Eglise,  vengeait 
sur  les  fils  d'Israël  l'humiliation  de  ses  souverains  et  ses  propres 
souffrances. 

En  1388,  le  Concile  de  Valence  impose  le  repos  dominical,  ordonne 
de  chômer  les  fêtes  religieuses,  déplore  l'injure  et  le  tort  faits  aux 
âmes  et  aux  corps  des  Chrétiens  par  la  fréquentation  des  infidèles  et 
décrète  la  séparation  entre  gens  de  religion  différente.  Les  Mores  et 
les  Juifs  seront  parqués  dans  des  quartiers  spéciaux  entourés  de  murs, 
fermés  par  une  porte  unique.  C'est  la  Morerie  ;  c'est  la  Juiverie. 
Chaque  matin  les  Juifs  sortiront  de  leur  quartier  et  gagneront  le  bazar 

(98) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

où  ils  tiennent  boutique.  La  nuit  venue,  ils  fermeront  leur  magasin, 
le  confieront  à  la  garde  de  Dieu  et  regagneront  leur  demeure.  Et  afin 
d'éviter  toute  méprise  ou  d'écarter  toute  confusion,  une  pièce  jaune 
en  forme  de  roue,  cousue  sur  leurs  vêtements,  permettra  de  les  recon- 
naître. 

Ces  mesures  n'étaient  pas  seulement  humiliantes  ;  elles  consti- 
tuaient un  péril  redoutable.  Des  troubles  éclataient-ils,  véritables  ou 
suscités  à  dessein?  Aussitôt  les  Chrétiens  s'élançaient  dans  les  bou- 
tiques juives,  les  pillaient,  se  précipitaient  ensuite  dans  les  Juiveries 
où  leurs  victimes  étaient  rassemblées  et  les  accablaient  sous  les  coups 
avant  qu'elles  eussent  le  temps  d'organiser  une  résistance.  Leur  réu- 
nion même  tournait  à  la  confusion  des  infortunés  fils  d'Israël. 
Quand  un  massacre  était  commencé,  peu  d'hommes  y  échap- 
paient. 

Qu'était-il  advenu  des  vertus  guerrières  des  Juifs  de  l'antiquité  et 
de  celles  qu'ils  montraient  encore  en  1285,  quand,  vaillants  Aragonais, 
ils  combattaient  avec  ardeur  et  bravoure  contre  Philippe  le  Hardi  ! 
L'oppression,  l'injure,  l'outrage  avaient  amolli  leur  force  morale, 
sinon  éteint  leur  foi  invincible  dans  l'avenir. 

En  vérité,  l'Église  d'Espagne  considérait  que  le  crucifiement 
mettait  les  Juifs  hors  la  loi.  A  la  dernière  rigueur,  elle  leur  recon- 
naissait le  droit  d'exister,  sauf,  si  elle  l'eût  pu,  à  les  condamner  tous 
à  l'esclavage.  Avec  cela,  les  Juifs,  ne  trouvant  quelque  douceur  et 
quelque  consolation  que  dans  l'intimité  de  la  famille,  se  multi- 
pliaient avec  une  rapidité  biblique.  L'impôt  de  capitation  fixé  à 
trente  deniers  —  le  prix  auquel  le  Christ  avait  été  vendu  —  indi- 
querait que,  en  1290,  la  Castille  et  l'Andalousie  au  pouvoir  des 
Chrétiens  auraient  compté  160  000  adultes  ou  mâles. 

Autant  les  Juifs  se  courbaient  devant  la  persécution  et  cher- 
chaient à  se  faire  oublier  quand  grondait  l'orage,  autant  ils  rele- 
vaient la  tête  quand  le  ciel  se  rassérénait.  Alors  ils  se  vantaient 
de  leur  ancien  lignage,  se  réclamaient  fastueusement  des  Rois  de  Juda 
ou  des  héros  de  l'Ancien  Testament.  Leur  goût  pour  le  luxe  et 
l'apparat,  l'étalage  de  leur  opulence,  la  beauté  des  vêtements  et 
des  joyaux  de  leurs  femmes,  la  richesse  de  leurs  demeures  meublées 
d'étoffes  et  d'objets  précieux  importés  d'Orient  contrastaient  avec 
la  pauvreté  des  Chrétiens  de  moyenne  condition  et  surexcitaient  la 
haine  jalouse  de  la  noblesse. 

Affonso  V  de  Portugal,  très  attaché  à  certains  Juifs  établis  dans 
ses  États,  dit  un  jour  au  grand  rabbin  Ibn  Yachia  : 

(99) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

«  Pourquoi  n'empêchez-vous  pas  votre  peuple  de  déployer  une  magni- 
ficence que  les  Chrétiens  attribuent  à  des  vols  commis  à  leur  préjudice? 
Mais  ne  me  répondez  pas  ;  c'est  inutile.  Je  sais  que  rien,  si  ce  n'est  le  mas- 
sacre, ne  guérira  vos  coreligionnaires  de  leur  orgueil  fatal.  » 

En  vérité,  un  abîme  s'ouvrait  entre  croyants  et  infidèles, 
abîme  sans  cesse  agrandi  par  les  prédications  de  moines 
fanatiques,  sincèrement  convaincus  qu'ils  défendaient  la  cause  de 
Dieu. 

Au  xive  siècle,  un  dominicain  nommé  Vicente  Ferrer  prit  un 
empire  extraordinaire  sur  le  peuple.  Il  vivait  à  Valence  et  y  prêchait 
la  doctrine  chrétienne  avec  un  succès  dû  à  son  éloquence,  mais  aussi 
à  la  pression  exercée  sur  les  Juifs  de  la  province,  riches,  industrieux, 
désireux  d'échapper  à  la  persécution,  fut-ce  au  prix  du  baptême. 
L'enthousiasme  populaire  lui  attribuait  le  don  des  miracles.  Rendre 
la  vue  aux  aveugles,  le  mouvement  aux  paralytiques,  la  vie  aux 
trépassés  étaient  ses  œuvres  quotidiennes.  Ses  sermons  enflammés, 
prononcés  en  valencien,  et  aient  compris,  assurait-on,  par  des  étrangers 
ignorant  ce  dialecte.  De  Valence,  il  vint  à  Séville,  parcourut  en  prê- 
chant tout  le  Sud  de  la  Castille  et,  après  les  massacres  qui,  d'année  en 
année,  avaient  sévi  sur  les  communautés  israélites,  décida  une  foule 
d'infortunés  à  chercher  le  salut  dans  une  abjuration  plus  apparente 
que  réelle.  Certains  auteurs  estiment  à  35  000  le  nombre  des  convertis. 
Le  chiffre  est  peut-être  exagéré.  Quoiqu'il  en  soit,  le  baptême  dut  être 
octroyé  en  masse,  faute  d'un  clergé  suffisant  pour  le  donner  indivi- 
duellement. En  un  seul  jour,  4000  Juifs  tolédans  entrèrent  ainsi 
dans  le  giron  de  l'Eglise.  On  juge  du  fond  qu'il  fallait  faire  sur  la 
sincérité  des  nouveaux  convertis  ou  conversos. 

Si  des  gens  aveuglés  par  le  souci  d'intérêts  mal  compris  furent 
satisfaits  de  cet  effort  vers  l'unité  religieuse  du  pays,  en  revanche  la 
prospérité  de  la  Castille  et  de  l'Andalousie  fut  gravement  compromise 
et  les  revenus  de  la  couronne,  de  l'Église  et  de  la  noblesse  subirent 
une  considérable  diminution.  Les  massacres  et  les  pillages  qui  avaient 
précédé  les  prédications  de  Vicente  Ferrer  avaient  atteint  les  riches 
représentants  des  commuautés  juives  et  arrêté  les  transactions 
dont  ils  étaient  les  agents.  Ceux  qui  avaient  accepté  le  baptême 
échappaient  de  ce  fait  à  l'impôt  de  capitation  et  aux  taxes  spéciales 
supportées  par  leurs  ascendants  et  toujours  exactement  payés; 
autant  de  perdu  pour  l'Etat.  Cette  faveur  ne  compensait  pas  la  gêne 
que  les  nouveaux  chrétiens  éprouvaient   dans  leurs  relations  avec 

(100) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

des  coreligionnaires  établis  hors  de  l'Espagne  et  leur  activité  était 
singulièrement  amoindrie. 

Pourtant  les  conversos  ne  devaient  pas  perdre  de  sitôt  leurs  belles 
qualités  ancestrales.  Énergiques,  intelligents,  les  uns  se  résignent, 
s'organisent,  travaillent,  s'instruisent  dans  leur  nouvelle  foi  et  pré- 
tendent aux  plus  hautes  charges  de  l'Etat  qui,  désormais,  leur  sont 
accessibles.  D'autres,  très  sincères,  reçoivent  les  ordres  et  occupent 
dans  l'épiscopat  des  situations  en  harmonie  avec  leur  talent  et  leur 
zèle  religieux.  Les  Juifs  restés  fidèles  à  la  loi  mosaïque  n'ont  pas 
d'ennemis  plus  redoutables  et  de  juges  plus  sévères.  Le  génie  que 
les  ascendants  des  conversos  ont  montré  pour  conserver  leur  foi, 
les  néophytes  l'emploient  à  sa  destruction. 

A  l'aurore  du  xve  siècle,  la  persécution  redoubla  de  rigueur. 
Les  Cortes  de  1405,  dirigés  par  des  conversos,  frappent  les  Juifs  avec 
une  injustice  criante.  Sont  déclarées  nulles  les  obligations  contractées 
par  les  Chrétiens  envers  les  Juifs,  sont  diminuées  de  moitié  les  dettes 
faites  dans  les  mêmes  conditions,  à  moins  qu'elles  n'aient  été  contrac- 
tées en  présence  de  témoins  chrétiens.  Quant  à  la  seconde  moitié  de  la 
dette,  elle  sera  valable  si  l'emprunteur  veut  bien  la  reconnaître.  Tout 
privilège  juridique  consenti  aux  Juifs  dans  la  suite  des  siècles  est 
aboli. 

Le  Juif  reste  désarmé,  et  il  l'est  avec  une  habileté  inconnue 
des  Chrétiens  de  vieille  souche. 

La  célèbre  ordonnance  de  1412,  rendue  sous  le  règne  de  Dona  Ca- 
talina,  mère  de  Juan  II  et  aïeule  d'Isabelle,  est  l'œuvre  de  Pablo  de 
Santa  Maria,  un  converso  devenu  chancelier  de  Castille.  Il  ne  lui  suffit 
pas  que  ses  anciens  frères  soient  désignés  au  mépris  public  par  l'odieuse 
roue  jaune  ou  rouge,  ilcondamneàsevêtird'étoff  es  grossières  deshommes 
habitués  à  manier  les  soies  et  les  velours  de  l'Orient  et  de  l'Italie  ; 
il  leur  interdit  de  se  raser  la  barbe  et  de  se  couper  lec  cheveux  en  rond 
(de  là  les  boucles  de  cheveux  réservées  aux  tempes)  ;  il  leur  défend 
de  changer  de  demeure,  de  manger,  de  boire  et  de  se  baigner  avec  des 
Chrétiens,  d'assister  à  des  fêtes  de  mariage,  de  servir  de  parrain  sous 
peine  de  censures  canoniques.  De  nouveau,  les  Juifs  sont  exclus  des 
emplois  et  professions  où  ils  excellent.  Défense  de  consentir  des  fer- 
mages, de  percevoir  des  taxes,  de  pratiquer  la  médecine  et  la  chi- 
rurgie où  ils  sont  passés  maîtres,  la  pharmacie,  alors  que,  seuls,  ils 
savent  se  procurer  les  médicaments  et  les  drogues  ;  défense  de  lever 
boutique  ou  échoppes  d'épicier,  de  maréchal  ferrant,  de  forgeron,  de 
charpentier,  tailleur,  barbier  et  boucher.  Défense  d'acheter  des  mar- 

(101) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

chandises  aux  Chrétiens  et  de  tenir  étal  pour  eux;  défense  de  se  livrer 
au  colportage. 

Et  s'ils  sont  attaqués  et  maltraités,  les  Juifs  ne  riposteront  pas, 
car  le  port  des  armes  leur  est  interdit.  Enfin,  tandis  qu'on  ne  les  auto- 
rise pas  à  louer  des  Chrétiens  pour  cultiver  les  terres  qu'ils  pourraient 
acquérir  et  pour  servir  dans  leurs  maisons,  on  punit  tout  gentilhomme 
qui  les  recevrait  dans  ses  domaines  et  on  réduit  à  l'esclavage  ceux  qui 
tenteraient  de  s'expatrier. 

Quelle  alternative  reste-t-il  au  Juif,  sinon  de  demander  le  bap- 
tême? C'était  à  cette  extrémité,  il  faut  bien  le  dire,  que  les  lois  nou- 
velles tendaient  à  l'acculer. 

Il  est  à  remarquer  que  les  ordonnances  de  1405  ne  font  aucune 
allusion  au  prêt  usuraire  toujours  si  amèrement  reproché  aux  Juifs. 
Sans  doute,  le  chancelier  de  Castille  comprit -il  la  double  nécessité  de 
fermer  les  yeux  afin  de  laisser  un  aliment  de  travail  aux  commu- 
nautés juives  et  surtout  de  ne  point  anéantir  une  puissance  financière 
à  laquelle  les  rois,  nobles  et  prélats  étaient  si  souvent  contraints 
de  recourir. 

Les  lois  de  1405  et  de  1412  régirent  bientôt  toute  la  Péninsule. 
Fernando  de  Antequera  en  avait  porté  en  Aragon  les  principes  essen- 
tiels; Dom  Duarte  les  avait  adoptées  en  Portugal.  Si  la  Navarre  ne 
les  connut  pas,  c'est  que  la  persécution  avait  été  si  dure  que  les 
fils  d'Israël  avaient  à  peu  près  disparu  du  royaume. 

Tandis  que  les  communautés  juives  étaient  traquées  et  écrasées, 
les  conversos  bénéficiaient  des  maux  qu'ils  avaient  déchaînés.  La 
richesse  affluait  entre  leurs  mains  et  leur  permettait  de  s'allier  avec  la 
plus  vieille  noblesse  castillane  ou  aragonaise.  Bien  peu  de  maisons 
aristocratiques  restèrent  pures  de  mélange  sémite.  Jusque  dans  la 
famille  royale,  on  comptait  des  unions  entre  la  sangre  limpia  et  la 
mala  sangre.  Ferdinand  le  Catholique  avait  du  sang  juif  dans  les 
veines  du  fait  de  sa  mère  Juana  Enriquez  ;  les  Luna,  les  Mendoza, 
les  Villahermosa  et  une  foule  d'autres  grands  d'Espagne  se  trouvaient 
dans  le  même  cas.  Un  manuscrit  intitulé  :  Tizon  de  Espaîla  (fumeron, 
tache  à  l'honneur),  qui  signalait  des  ascendants  juifs  ou  musulmans 
dans  un  grand  nombre  de  familles  chrétiennes,  souleva  un  tel  scandale 
qu'il  fut  immédiatement  supprimé.  Une  copie  fort  précieuse,  peut- 
être  le  manuscrit  original,  se  trouvait,  au  dire  de  Clémencin,  dans  la 
bibliothèque  des  Rois  Catholiques.  Il  était  l'œuvre  d'un  évêque. 

La  prospérité  des  conversos  devenus  collecteurs  des  taxes  excita 
bientôt  la  haine  comme  elle  avait  attiré  la  persécution  sur  leurs 

(102) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

ancêtres  juifs.  Les  mêmes  défauts  se  manifestaient  chez  eux.  Arro- 
gants, fiers,  orgueilleux  comme  des  parvenus  échappés  récemment 
à  l'insulte  et  à  l'outrage,  ils  avaient  perdu  toute  prudence  et  ne  soup- 
çonnaient même  pas  les  périls  de  leur  situation,  tandis  que  le  peuple, 
se  souvenant  de  leur  origine,  les  jalousait  d'autant  plus  que,  partis 
de  plus  bas,  ils  s'étaient  élevés  plus  haut. 

En  1449,  les  conversos  de  Tolède  furent  pillés,  massacrés  comme 
de  simples  Juifs  et  trouvés  en  possession  de  richesses  considérables. 
En  1473,  une  autre  persécution  s'abattit  sur  eux,  plus  cruelle  encore. 
Elle  eut  pour  foyer  Séville  où  ils  pullulaient  depuis  les  pré- 
dications de  Vicente  Ferrer  et  se  propagea  comme  un  incendie 
dans  toute  la  Castille.  Elle  était  fomentée  par  les  Dominicains,  tou- 
jours en  quête  d'hérésiarques  ou  de  relaps  à  punir. 

Informé  de  ces  excès,  le  Roi  Enrique  s'était  lamenté,  mais  il 
n'avait  pas  châtié.  Peut-être  croyait-il,  lui  aussi,  aux  accusations 
portées  contre  les  conversos  que  l'on  affectait  déjà  de  confondre  avec 
les  judalsants  ou  Chrétiens  restés  Juifs  de  cœur  et  d'âme.  Elles 
étaient  graves,  et  certaines  paraissaient  fondées.  Mais,  en  bonne  con- 
science, que  pouvait-on  espérer  ou  exiger  de  gens  baptisés  par  milliers 
sous  l'empire  de  la  terreur  ? 

Le  Cura  de  los  Palacios  s'exprimait  ainsi  en  parlant  des  Juifs 
d'Andalousie  peu  de  temps  avant  l'avènement  d'Isabelle  : 

«  Ces  maudits  refusaient  de  donner  les  enfants  pour  les  baptiser  ou, 
s'ils  les  apportaient  aux  églises,  ils  lavaient  en  rentrant  chez  eux  les  chairs 
touchées  par  l'eau  lustrale.  Ils  préparaient  leurs  aliments  à  l'huile,  s'abste- 
naient de  porc,  célébraient  la  Pâque,  mangeaient  de  la  viande  en  carême, 
éclairaient  à  l'huile  les  lampes  de  leurs  synagogues  et  accomplissaient  plu- 
sieurs autres  cérémonies  abominables  de  leur  religion.  » 

Et  ailleurs,  le  doux  curé  ajoute  : 

«  Ils  ne  conservent  aucun  respect  pour  la  vie  religieuse  et  profanent  la 
sainteté  des  monastères  en  violant  ou  en  séduisant  leurs  habitantes.  Ce  sont 
des  gens  excessivement  politiques  et  ambitieux,  jouissant  des  offices  les  plus 
lucratifs  et  qui  préfèrent  gagner  leur  vie  par  le  trafic  dans  lequel  ils  font  des 
gains  énormes  que  de  s'occuper  de  travaux  manuels  ou  de  pratiquer  les 
arts  mécaniques.  Ils  se  considèrent  comme  entre  les  mains  des  Égyptiens  et 
jugent  qu'il  y  a  mérite  à  piller  les  Chrétiens,  à  les  tromper  et  à  leur  nuire.» 

D'après  cette  page  écrite  par  un  prêtre  de  mœurs  et  de  caractère 

Isabelle  la  Grande.  (IO3)  ^ 


ISABELLE  LA    GRANDE 

paisibles,  on  peut  juger  l'état  d'esprit  de  la  population  chrétienne. 

Sans  les  excuser,  elle  explique  les  événements. 

Deux  hommes  se  firent  les  interprètes  des  haines  populaires  auprès 
d'Isabelle,  haines  que,  dans  leur  fanatisme  aveugle,  ils  avaient  été  les 
premiers  à  surexciter,  et  réclamèrent,  au  nom  de  la  foi,  l'établissement 
du  Saint-Office  en  Castille.  Ce  furent  Alfonso  de  Ojeda,  Prieur  des 
Dominicains  de  Séville,  et  Diego  de  Merlo,  assistant  du  même  ordre, 
appuyés  par  Nicolas  Franco,  Nonce  du  Pape  et,  en  cette  qualité,  com- 
mensal de  la  Cour.  Grâce  à  cet  intermédiaire,  le  projet  fut  aussi 
communiqué  à  Ferdinand.  Très  attaché  à  ses  intérêts,  le  Prince  fut 
séduit  à  la  pensée  qu'une  part  considérable  des  biens  confisqués 
serait  attribuée  à  la  couronne.  Quelle  source  de  profits  inespérés, 
incalculables  !  Quelle  œuvre  n'accomplirait-on  pas  avec  de  pareilles 
richesses  !  Elles  payeraient  les  frais  de  la  guerre  de  succession,  à  peine 
terminée  et  qui  laissait  le  trésor  sans  ressources  immédiates  pour 
faire  face  à  ses  engagements;  elles  permettraient  d'entreprendre  sans 
délai  la  guerre  contre  les  Mores  ;  elles  rendraient  possible  la  prise 
de  Grenade  qui,  dès  cette  époque,  était  déjà  l'ambition  suprême  des 
Rois.  Pourtant  il  est  à  remarquer  que  Ferdinand  et  Isabelle,  tou- 
jours d'accord  quand  il  s'agissait  de  mesures  concernant  leurs 
royaumes  respectifs,  n'envisageaient  pas  l'introduction  du  Saint- 
Office  en  Castille  sous  le  même  point  de  vue. 

Ferdinand,  qui  maintenait  l'Inquisition  en  Aragon,  voyait  dans 
les  confiscations  que  le  tribunal  de  Castille  prononcerait  le  moyen 
de  remplir  les  coffres  de  l'État  si  mal  pourvus  à  l'avènement  de  sa 
femme  et  encore  appauvris  depuis  la  guerre  de  succession.  Il  lui  était 
donc  favorable  au  point  que  sa  correspondance  avec  le  Saint-Office 
d'Aragon  porte  la  trace  des  dissentiments  qui  s'élevèrent  à  cet  égard 
entre  lui  et  la  Reine.  Ferdinand  écrit  en  son  nom  et  n'emploie  même 
pas  le  pluralis  magestatis.  Le  conseil  de  l'Inquisition  est  mon  conseil 
et  la  plupart  des  messages  portent  seulement  la  signature  du  Roi  au 
lieu  de  la  formule  protocolaire  si  longtemps  discutée  :  «  Yo  el  Rey  ;  Yo 
la  Reyna  »  placés  sur  la  même  ligne. 

Isabelle  n'eût  pas  cédé  à  des  tentations  vénales.  Le  sentiment 
de  la  justice  était  inné  dans  son  cœur  et  elle  ne  l'eût  pas  violenté, 
quelque  ardent  que  fût  d'ailleurs  son  désir  de  hâter  et  d'assurer  la 
reconquête.  Des  actes  administratifs  très  nombreux  montrent  son 
désintéressement  dans  les  questions  purement  financières  et  témoignent 
de  ses  scrupules  quand  l'exercice  de  ses  prérogatives  royales  pouvait 
léser  les  droits  de  ses  sujets. 

(104) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

Un  chevalier  galicien,  nommé  Alvarez  Yafiez  de  Lugo,  ayant  été 
condamné  à  mort  pour  un  crime  compliqué  de  circonstances  aggra- 
vantes, avait  sollicité  de  la  Reine  une  commutation  de  peine.  En 
échange  de  la  vie,  il  offrait  40  000  doublons  d'or,  somme  qui  dépassait 
de  beaucoup  les  revenus  de  la  couronne  à  cette  époque.  Les 
ministres  conseillaient  d'accepter  cette  proposition,  quitte  à  dépenser 
l'argent  reçu  en  préparatifs  de  guerre  contre  les  Mores.  Isabelle  refusa 
et  ordonna  d'exécuter  la  sentence  ;  puis,  afin  d'écarter  tout  soupçon 
d'avarice  ou  de  vénalité,  elle  fit  restituer  aux  enfants  du  supplicié 
les  biens  confisqués  par  les  juges. 

Des  vues  basses  ne  pouvaient  donc  traverser  l'esprit  d'Isabelle, 
mais  son  éducation  première,  la  direction  donnée  à  ses  idées  dès 
l'enfance,  l'inclinaient  à  écouter  des  hommes  profondément  religieux, 
intolérants,  fanatiques,  qui  voyaient  dans  la  destruction  de  la  race 
juive  dissimulée  derrière  les  conversos  le  triomphe  assuré  de  la  croix. 
Cette  femme  si  ferme  de  caractère,  si  jalouse  de  l'autorité  royale,  si 
soucieuse  de  la  grandeur  de  ses  Ëtats,  audacieuse  jusqu'à  défier  le 
Pape  s'il  cherche  à  s'attribuer  en  Espagne  des  droits  injustes,  n'est 
plus  qu'une  chrétienne  humble  et  soumise  quand  elle  accomplit  des 
actes  de  piété  où  elle  est  guidée  par  une  foi  dominatrice,  irrésistible. 

Le  jour  où  Fray  Fernando  de  Talavera,  qui  fut  plus  tard  Arche- 
vêque de  Grenade,  exerça  pour  la  première  fois  la  charge  de  confesseur 
de  la  Reine,  il  se  passa  une  scène  impressionnante. 

Dès  son  entrée,  le  moine  s'était  assis  dans  une  chaire,  tandis  que 
la  royale  pénitente  s'agenouillait  pieusement.  Talavera  restait  immo- 
bile   Surprise,  Isabelle  le  regardait.  Pressée  d'en  finir,  elle  lui  dit  : 

«  Il  est  dans  les  usages  que  nous  soyons  tous  deux  agenouillés. 
—  Non,  Madame  ;  vous  êtes  ici  devant  le  tribunal  de  Dieu  ;  j'agis  comme 
son  ministre;  il  convient  que  je  sois  assis  et  que  vous  demeuriez  à  mes  pieds.  » 

Loin  de  prendre  cette  réponse  en  mauvaise  part,  Isabelle  l'accepta 
en  toute  humilité. 

«  Voilà,  fit-elle  plus  tard,  voilà  le  confesseur  que  je  cherchais.  » 

Talavera,  petit-fils  de  convertis,  était  un  homme  bon,  droit,  pieux, 
dont  Isabelle  accepta  les  conseils  spirituels  pendant  plusieurs  années, 
ainsi  que  le  montre  une  correspondance  confidentielle  échangée  entre 
eux  ;  mais  il  n'avait  pas  l'énergie  nécessaire  pour  effacer  de  l'esprit 

(105) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

de  la  jeune  Reine  l'empreinte  laissée  par  un  homme  d'une  autre 
trempe  que  la  sienne,  Tomas  de  Torquemada,  le  trop  célèbre  prieur  du 
couvent  de  Santa  Cruz  de  Ségovie. 

Torquemada  avait  guidé  la  conscience  d'Isabelle  enfant.  Intelli- 
gent, habile,  devina-t-il  l'avenir  réservé  à  la  jeune  Princesse  et  profita- 
t-il  de  sa  situation  pour  s'emparer  de  l'âme  innocente  confiée  à  sa 
direction?  On  a  raconté  que,  poussé  par  un  zèle  ardent  comme  la 
flamme  des  bûchers  qu'il  devait  un  jour  allumer,  il  avait  arraché  à 
sa  pénitente  une  promesse  grave.  Si  jamais  elle  montait  sur  le  trône, 
—  deux  frères  l'en  séparaient,  —  elle  se  dévouerait  à  l'expulsion  des 
infidèles  et  à  l'extermination  de  l'hérésie.  Plus  tard,  au  nom  de 
la  politique  unie  à  la  religion,  le  moine  aurait  rappelé  un  engagement 
dont  les  conséquences  devaient  être  terribles. 

Il  paraît  assez  probable  que  si  le  frère  cadet  d'Isabelle,  l'infortuné 
Roi  d'Avila,  fut  abandonné  par  les  vieux  chrétiens  lors  de  sa  lutte 
avec  Enrique  IV,  son  aîné,  c'est  qu'il  n'avait  pas  voulu  couvrir 
de  son  approbation  le  massacre  des  conversos  de  Tolède,  tandis 
qu'Isabelle,  à  son  avènement,  aurait  trouvé  chez  les  vieux  chrétiens 
l'appui  qui  avait  fait  défaut  à  son  frère,  mais  ne  l'aurait  obtenu  qu'au 
prix  de  la  ratification  des  engagements  contractés  jadis  devant  Tor- 
quemada. 

Après  la  bataille  de  Toro,  dès  que  les  Rois  furent  maîtres  de  la 
Castille,  les  Conversos  furent  de  nouveau  pris  à  partie  par  les  vieux 
chrétiens,  fermes  appuis  de  Leurs  Altesses  contre  les  revendications 
de  la  Beltraneja.  D'innombrables  pétitions  parvinrent  jusqu'à  eux, 
les  suppliant  d'extirper  l'hérésie  et  de  frapper  les  descendants  d'une 
race  maudite  qui  n'avaient  de  chrétien  que  le  nom.  La  persécution 
allait  entrer  dans  une  phase  nouvelle. 

Peut-être  encore  l'Inquisition  aiderait-elle  la  souveraine  à  fortifier 
le  pouvoir  affaibli,  débile,  réduit  aux  concessions.    . 

L'impéritie  des  prédécesseurs  d'Isabelle  n'était  pas  l'unique  cause 
de  la  déchéance  de  l'autorité  royale.  Il  faut  tenir  compte  aussi  des 
efforts  que  la  couronne  avait  été  contrainte  de  demander  à  la  noblesse 
durant  la  reconquête  et  des  donations  énormes  dont  elle  les  avait 
payés.  Puis,  le  lien  avait  toujours  été  fragile  entre  le  suzerain  et  ses 
vassaux  ;  une  simple  lettre  suffisait  à  le  dénoncer.  Le  ton  méprisant, 
l'arrogance  presque  menaçante  avec  lesquels  le  Cid  traite  son  Roi 
dans  les  chroniques  et  le  romancero  prouvent  que  les  souverains  de 
la  Castille  n'étaient  parfois  que  des  jouets  entre  les  mains  des  factieux 

Un  jour,  Isabelle  se  promenait  à  cheval,  suivie  du  Comte  de  Bena- 

(106) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 
vente.  Une  femme  tout  en  pleurs  se  précipite  à  ses  pieds  et  demande 
justice.  Son  mari  a  été  tué  en  dépit  du  sauf-conduit  royal  placé  sur  sa 
poitrine. 

«  Mieux  eût  valu  pour  lui  porter  une  cuirasse  !  «s'écrie  Benavente. 

Blessée  de  cette  réflexion,  Isabelle  répliqua  : 

«  Comte,  ne  voudriez- vous  pas  qu'il  y  ait  un  roi  en  Castille? 

—  Je  voudrais  qu'il  y  en  eût  plusieurs. 

—  Pourquoi? 

—  Je  serais  l'un  d'eux.  » 

L'on  jugera  d'après  ce  dialogue  de  l'état  précaire  de  la  royauté 
en  face  de  la  féodalité  et  l'on  s'expliquera  comment  Isabelle  put  songer 
à  se  servir  de  l'Inquisition  non  seulement  contre  les  hérétiques,  mais 
aussi  contre  le  clergé  trop  indépendant  et  contre  la  noblesse  qui 
trouvait,  dans  ses  alliances  avec  les  conversos  enrichis,  la  fortune  et, 
partant,  les  moyens  de  narguer  le  suzerain.  Aussi  bien  veut-elle  l'insti- 
tution toute  à  elle  sans  ingérence  active  et  gênante  de  la  Papauté. 

Ainsi  s'expliqueraient  des  actes  contraires  au  caractère  d'Isabelle 
et  à  ses  sentiments.  Pourtant  elle  hésita  longtemps  avant  de  prendre 
une  décision.  Tour  à  tour,  elle  interrogeait  les  évêques  ;  elle  écoutait 
ou  repoussait  les  conseils  intéressés  de  Ferdinand.  Enfin  elle  céda, 
tranquillisée  par  l'unanimité  des  avis  recueillis.  Le  Ier  novembre  1478, 
Sixte  IV,  sur  la  prière  des  Rois,  signait  la  bulle  autorisant  l'intro- 
duction de  l'Inquisition  en  Castille  en  vue  de  ramener  à  la  foi  chré- 
tienne les  hérésiarques  et  les  Juifs. 

Dès  que  les  formalités  furent  remplies,  Isabelle  ép  ouva  de  nou- 
veaux scrupules.  Pourquoi  montrer  de  la  rigueur  si  la  douceur  et  la 
patience  pouvaient  éclairer  les  ignorants  et  ramener  les  judaïsants  ? 
D'accord  avec  le  Cardinal  de  Mendoza  à  qui  répugnait  l'emploi  de  la 
violence  contre  des  ennemis  désarmés,  elle  ordonna  de  composer  un 
catéchisme  où  les  devoirs  du  chrétien  seraient  clairement  exposés  et 
mis  à  la  portée  des  gens  de  bonne  volonté.  Ensuite,  ce  serait  au  clergé 
d'évangéliser  les  néophytes  et  de  les  amener  par  la  persuasion  dans 
le  giron  de  l'Église  prête  à  les  accueillir.  Pour  aboutir,  il  eût  fallu  beau- 
coup de  temps,  beaucoup  d'indulgence,  et  les  Inquisiteurs  avaient  hâte 
de  s'attaquer  à  ceux  que,  dans  leur  fanatisme,  ils  considéraient 
comme  leurs  ennemis  personnels,  sous  prétexte  qu'ils  méconnaissaient 
le  Dieu  de  l'Évangile.  Le  17  septembre  1480,  Sixte  IV  accordait  une 
nouvelle  bulle  relative,  cette  fois,  à  la  nomination  du  tribunal  chargé 

(107) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

d'appliquer  les  dispositions  contenues  dans  la  bulle  de  1478.  Peu  de 
temps  après, Isabelle  signait  l'ordonnance  fatale  arrachée  à  sa  piété  et 
peut-être  aussi  dictée  par  sa  politique.  Le  Saint-Office,  composé  de  deux 
Dominicains,  du  Docteur  Juan  Ruiz,  conseiller  de  la  Reine,  de  Juan 
Lôpez  del  Bares,  son  chapelain,  et  d'un  assesseur,  Miguel  Morillo, 
s'organisa  sans  délai  et  commença  ses  premières  enquêtes  en  dépit  des 
répugnances  du  peuple,  craintif  de  cette  nouvelle  puissance  judiciaire. 
L'Inquisition,  nous  le  répétons,  ne  fut  pas  tout  d'abord  intro- 
duite en  Castille  contre  les  Juifs  persécutés  de  siècle  en  siècle  et  que 
les  lois  permettaient  de  réduire  à  la  dernière  extrémité  quand  on  le 
souhaitait.  Elle  eut  pour  but  d'empêcher  les  Juifs  et  les  Mores  con- 
vertis de  force  —  les  conversos  —  de  pratiquer  en  secret  leur  religion 
ancienne  et  d'en  transmettre  les  traditions  à  leurs  descendants.  En 
fait,  les  Juifs  de  la  synagogue  ne  relèvent  de  la  juridiction  inqui- 
sitoriale  que  s'ils  se  rendent  coupables  de  quelque  offense  publique 
contre  la  religion  chrétienne.  Étant  hors  de  l'Église,  ils  ne  sauraient 
être  soupçonnés  de  tromperie  et  d'hypocrisie.  On  ne  pouvait  non  plus 
les  accuser  de  prosélytisme  ;  Israël  ne  songe  pas  à  partager  son 
Dieu  avec  les  Gentils  méprisés.  Et  alors  que  les  conversos  tremblent 
devant  l'Inquisition,  les  Juifs  trouvent  pour  quelque  temps  encore  la 
récompense  de  leur  héroïque  fidélité  dans  une  tranquillité  relative. 
Certes,  ils  subissent  toujours  la  contrainte  de  lois  oppressives  et  sont 
exposés  au  pillage,  mais  ils  ne  vivent  pas  dans  la  terreur  du  bûcher 
légal,  toujours  allumé,  comme  leurs  anciens  coreligionnaires  de  qui 
la  sincérité  est  sans  cesse  mise  en  doute. 

«Pour  la  plupart,  dit  le  Cura  de  los  Palacios,  hésitant  entre  le  Judaïsme  et 
le  Christianisme  ils  étaient  hérétiques.  Et  l'hérésie  se  propageait  parmi 
les  hommes  riches  et  orgueilleux,  parmi  les  savants,  les  chanoines,  les 
évêques,  les  frères,  les  abbés,  et  jusque  parmi  les  trésoriers  et  secrétaires  du 
Roi  et  de  la  Reine.  Au  début  du  règne  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  l'hérésie 
avait  fait  de  tels  progrès  que  les  clercs  étaient  sur  le  point  de  prêcher  la  loi 
de  Moïse.  » 

L'exercice  de  la  confession  paraît  avoir  été  particulièrement 
odieux  aux  conversos.  Ils  s'en  tiraient  en  faisant  l'éloge  de  leurs  vertus 
au  Heu  d'accuser  leurs  fautes.  Un  Dominicain,  à  qui  un  pénitent  vantait 
ses  mérites,  lui  dit,  impatienté  : 

«  Puisque  vous  êtes  un  homme  parfait,  donnez-moi  donc  un  morceau 
de  votre  robe.  Cette  relique  précieuse  guérira  les  malades.  » 

(108) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

En  vérité,  la  grande  erreur  avait  été  de  contraindre  les  Juifs  à 
embrasser  la  religion  chrétienne  alors  qu'ils  restaient  attachés  à  la 
foi  de  leurs  pères  et  de  les  tenir  pour  réellement  convertis  dès  qu'ils 
avaient  reçu  le  baptême.  Sans  doute,  les  gens  judicieux  ne  se  fai- 
saient guère  d'illusion  sur  la  sincérité  d'un  grand  nombre  de  chré- 
tiens nouveaux  ;  pourtant  ils  espéraient  dans  l'avenir.  Les  fils 
s'attacheraient  aux  doctrines  que  les  pères  avaient  acceptées 
contraints  et  forcés.  Il  importait  donc  de  maintenir  les  convertis  dans 
la  voie  droite. 

Telle  était  la  situation  au  début  du  règne  d'Isabelle.  De  tous 
côtés  des  voix  s'élevaient  pour  accuser  les  conversas  ;  bien  peu  pour 
les  défendre.  Seul,  peut-être,  un  converso  de  Cordoue,  Anton  de 
Montazo,  fit  parvenir  à  la  jeune  Reine  une  lamentation  poétique  où 
il  dépeignait  les  souffrances  de  ses  frères  soupçonnés  et  frappés  en 
dépit  de  leur  attachement  à  la  foi  chrétienne.  Mais,  à  cette  époque, 
Isabelle  était  toute  à  la  lutte  engagée  avec  le  Roi  de  Portugal  et  les 
affaires  religieuses  le  cédaient  aux  graves  préoccupations  d'une 
guerre  vitale. 

Sous  l'oppression  et  l'injustice,  les  Israélites,  dont  l'accroisse- 
ment avait  été  si  rapide  jusque-là,  avaient  diminué  en  nombre. 
Beaucoup  de  familles  riches  s'étaient  réfugiées  en  Italie,  en  Provence, 
en  Portugal.  D'après  les  rôles  de  l'impôt  de  capitation  de  l'année  1474, 
les  deux  cent  soixante  Aljamas  (associations)  castillanes  ne  comp- 
taient plus  que  12  000  familles,  soit  entre  40  000  et  60  000  habitants. 
A  Tolède,  Séville,  Cordoue,  Burgos,  l'impôt  était  tombé  au-dessous 
du  chiffre  de  l'année  1391,  de  sinistre  mémoire.  Cet  amoindrissement 
de  la  puissance  juive  en  Espagne  eût  dû  servir  d'avertissement.  Il 
n'en  fut  rien.  Le  peuple  n'en  comprit  pas  la  gravité  ;  le  clergé  y  vit  la 
preuve  de  son  triomphe  sur  les  ennemis  de  la  foi  et  s'en  réjouit.  Seule, 
la  noblesse  andalouse  alliée  à  une  foule  de  conversos  montra  de  l'in- 
quiétude. 

Au  premier  jour  du  carême  de  l'année  148 1,  un  édit  fut  publié. 
Il  invitait  toute  personne  connaissant  un  infidèle,  un  hérétique  ou  un 
relaps  à  le  dénoncer  à  l'Inquisition  de  Séville  siégeant  au  couvent  de 
Saint-Paul,  fût-il  son  père,  sa  mère  ou  un  parent  rapproché  par  les 
liens  du  sang  ou  de  l'alliance.  Afin  que  nul  ne  faillît  à  son  devoir 
par  ignorance,  on  indiquait  minutieusement  les  indices  auxquels  on 
devait  reconnaître  les  suspects.  Leur  énumération  ferait  sourire  s'il 
ne  s'agissait  d'une  épouvantable  tragédie. 

Un  homme  ou  une  femme  portent-ils  le  samedi  des  vêtements  plus 

(109) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

neufs  ou  plus  propres  que  les  autres  jours  de  la  semaine,  évitent-ils 
d'allumer  le  feu  le  vendredi,  s'assoient-ils  à  la  même  table  que  des 
Israélites  et  consomment-ils  en  leur  compagnie  des  viandes  saignées 
suivant  certains  rites,  lavent-ils  les  corps  des  trépassés  à  l'eau  chaude 
et  tournent-ils  leur  face  contre  le  mur,  donnent-ils  des  noms  hébreux 
à  leurs  enfants,  gardent-ils  le  jeûne  la  veille  de  la  fête  de  Kippour, 
aussitôt  ils  doivent  être  dénoncés  au  Saint-Office  qui  instruira  l'affaire 
et  poursuivra  les  suspects  s'il  y  a  lieu.  En  ce  cas,  la  dénonciation 
fût-elle  anonyme,  l'accusé  est  saisi  à  l'insu  de  sa  famille  et  jeté  dans 
un  cachot  où  il  ne  verra  que  ses  geôliers  et  un  prêtre  chargé  de  gagner 
sa  confiance  afin  de  la  mieux  trahir.  Conduit  devant  ses  juges  sans  con- 
naître les  accusations  portées  contre  lui,  le  prévenu  est  invité  à  prouver 
son  innocence,  alors  qu'on  devrait  lui  démontrer  sa  culpabilité.  Certes, 
on  lui  concède  le  droit  de  récuser  quelques  accusateurs  pour  cause 
d'inimitié  personnelle,  mais  l'exercice  en  est  vain,  puisqu'il  ignorera 
toujours  leur  nom  et  que  la  procédure  lui  est  rarement  communiquée 
S'il  sollicite  un  avocat,  on  le  lui  donnera  d'office,  mais  qui  oserait 
témoigner  en  faveur  deladéfense,  alors  que  l'homme  consciencieux  qui 
remplirait  ce  devoir  serait  aussitôt  soupçonné  de  complicité  avec  un 
hérétique  ? 

Et  quelle  force  d'âme  il  eût  fallu  à  un  accusé  pour  garder  sa  pré- 
sence d'esprit,  éviter  les  pièges  tendus  et  soutenir  son  innocence,  tandis 
que  ses  yeux  se  portaient  tour  à  tour  sur  ses  juges  et  sur  les  instruments 
de  torture  placés  quelquefois  dans  la  salle  même  des  interrogatoires  ! 
Les  plus  courageux  niaient  leurs  prétendus  crimes  jusqu'à  l'instant 
maudit  où  le  chevalet,  les  tenailles  et  les  pointes  de  fer  avaient  raison 
de  leur  volonté  ;  les  autres  avouaient  tout  ce  qu'on  voulait  pour 
gagner  du  temps,  dans  l'épouvante  de  souffrances  immédiates. 

Le  jugement  prononcé,  le  condamné  à  mort  était  relaxé,  c'est- 
à-dire  remis  au  bras  séculier  chargé  de  faire  exécuter  la  sentence, 
car  l'Inquisiteur  qui  l'avait  perdu  refusait  de  se  faire  son  bourreau 
officiel.  Il  suffisait  à  sa  tranquillité  d'âme  que  le  sang  ne  fût  pas 
versé  et  que  le  patient  n'expirât  pas  durant  la  torture  qu'on  lui  infli- 
geait. La  dernière  scène  de  l'horrible  tragédie  était  l'auto  de  je,  de 
terrifiant  souvenir.  Afin  de  frapper  les  esprits,  on  donnait  à  la  céré- 
monie une  pompe  extraordinaire.  En  tête  d'une  procession  qui  s'or- 
ganisait au  couvent  de  Saint-Paul,  sortait  un  Dominicain  portant 
fièrement  la  croix  verte  de  l'Inquisition  voilée  d'un  crêpe.  Derrière 
lui  marchaient,  deux  par  deux,  les  familiers  du  Saint-Office,  membres 
de  la  confrérie  de  Saint-Pierre  Martyr,  arborant  une  croix  blanche 

(no) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

sur  leur  pourpoint  et  leur  manteau  noirs.  De  tout  rang,  exerçant  des 
fonctions  diverses,  parlant  plusieurs  langues,  ils  formaient  la  police 
secrète  des  Inquisiteurs  qui  ne  se  déplaçaient  guère  sans  se  mettre 
sous  leur  sauvegarde.  Puis  venait  une  multitude  de  moines,  de 
prêtres  en  habits  sacerdotaux  dont  la  présence  consacrait  la  vali- 
dité du  sacrifice  offert  à  un  Dieu  de  mansuétude  et  de  bonté.  Les 
condamnés,  nu-pieds,  les  mains  liées  soutenant  un  cierge  éteint,  sym- 
bole de  leur  foi  morte,  coiffés  d'une  mitre  pointue,  vêtus  du  san  benito 
jaune,  sorte  de  scapulaire  qui  descendait  du  cou  jusqu'aux  genoux 
et  sur  lequel  étaient  peints  en  rouge  des  diables  et  des  flammes, 
emblème  de  leur  destinée  dans  ce  monde  et  dans  l'autre,  étaient 
amenés  processionnellement  soit  dans  une  vaste  nef,  soit  sur  une 
place  entourée  de  gradins  où,  après  une  messe,  un  sermon  et  des 
cérémonies  interminables,  un  Inquisiteur  donnait  lecture  de  l'arrêt 
de  mort.  L'autorité  civile,  représentée  par  i  le  Conseil  de  Castille, 
prenait  alors  possession  du  condamné  et  faisait  exécuter  la  sentence. 

A  Séville,  le  supplice  avait  lieu  hors  des  murs  sur  une  large  estrade 
que,  plus  tard,  on  bâtit  en  pierre  et  que  l'on  orna  aux  angles  de  statues 
de  fer  représentant  les  Prophètes.  Le  sinistre  édifice  existait  encore 
en  1810.  Il  fut  détruit  par  les  Espagnols  pour  y  installer  une  batterie 
dirigée  contre  l'armée  française.  Dans  la  funeste  enquête,  les  vieillards, 
les  femmes,  les  enfants  n'étaient  pas  épargnés,  et  l'on  en  vint  jusqu'à 
déterrer  les  corps  des  personnes  suspectes  d'hérésie  et  à  leur  infliger 
le  châtiment  que,  vivantes,  elles  avaient,  disait-on,  mérité.  Il  n'était 
pas  suffisant  de  subir  le  plus  épouvantable  des  supplices  ;  le  nom 
des  condamnés  restait  entaché  d'infamie  et  leurs  enfants  tombaient 
dans  l'affreuse  misère  qu'entraînait  la  confiscation  des  biens. 

Dans  certains  cas  —  les  relaps  toujours  exclus  —  le  tribunal 
tenait  compte  à  l'accusé  de  la  spontanéité  de  ses  aveux,  de  la 
sincérité  de  sa  contrition  et  le  réconciliait  avec  l'Église.  Ce  jour-là, 
les  réconciliés  évitaient  le  bûcher,  mais  ils  étaient  destinés  à  y  monter 
plus  tard,  faute  de  pouvoir  accomplir  les  pénitences  sans  nombre 
qu'on  leur  imposait. 

Llorente  cite  un  arrêt  de  saint  Dominique  à  propos  d'un  récon- 
cilié nommé  Ponce  Roger  : 

«  Le  pénitent  sera  dépouillé  de  ses  vêtements  et  battu  avec  des  gaules 
par  un  prêtre  depuis  l'entrée  de  la  cité  jusqu'à  la  porte  de  l'église.  Il  ne  man- 
gera aucune  espèce  de  viande  durant  sa  vie  entière  ;  il  fera  trois  carêmes  par 
an  sans  manger  de  poisson  ;  il  s'abstiendra  de  poisson,  d'huile  et  de  vin  durant 

(ni) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

trois  jours  de  la  semaine,  sa  vie  durant,  excepté  dans  le  cas  de  maladie  ou  de 
labeur  excessif  ;  il  portera  une  robe  de  moine  avec  une  croix  brodée  de  chaque 
côté  de  la  poitrine  ;  il  entendra  la  messe  chaque  jour  s'il  le  peut,  et  les 
vêpres  les  dimanches  et  jours  de  fêtes  ;  il  récitera  les  offices  du  jour  et  de  la 
nuit  et  répétera  le  Pater  noster  sept  fois  le  jour,  dix  fois  le  soir  et  vingt  fois 
à  minuit.  Si  ledit  Roger  manque  à  un  seul  des  devoirs  susmentionnés,  il 
sera  brûlé  comme  relaps  et  hérétique.  » 

Ce  jugement  était  un  modèle  dont  les  Inquisiteurs  de  Séville  ne 
manquèrent  pas  de  s'inspirer.  Si  les  peines  qu'ils  infligeaient  étaient 
peut-être  un  peu  moins  rigoureuses,  elles  étaient  pourtant  assez 
multiples  et  assez  sévères  pour  lasser  à  la  longue  ceux  qui  les  devaient 
subir,  épuiser  leur  patience  et  les  tenir  toujours  sous  le  coup  d'une 
arrestation  motivée. 

Peut-être  valait-il  mieux  encore  pour  les  réconciliés  être  con- 
damnés à  la  prison  perpétuelle  que  de  recouvrer  la  liberté.  Au  moins 
le  cachot  les  gardait-il  de  tout  retour  vers  l'erreur  ;  mais  alors  la 
confiscation  des  biens  punissait  leurs  descendants.  Deux  ordonnances 
datées  de  1501  (la  date  de  l'une  d'elles  est  peut-être  erronée)  interdit 
aux  réconciliés  et  à  leurs  enfants  du  côté  maternel  et  petits-enfants 
dans  la  branche  paternelle  d'occuper  aucune  charge  dans  le  conseil 
privé,  les  cours  de  justice,  les  municipalités,  offices  publics,  postes 
honorifiques  ou  de  confiance,  de  quelque  nature  que  ce  soit.  Le  notariat, 
la  chirurgie,  la  pharmacie  leur  sont  également  défendus.  En  fait,  on 
applique  aux  réconciliés  les  prohibitions  réservées  aux  Juifs  depuis 
des  siècles  avec  quelques  rares  intermittences.  Pour  retrouver  des 
lois  aussi  cruelles,  il  faut  remonter  jusqu'à  Sylla  excluant  les  enfants 
des  Romains  proscrits  des  honneurs  publics  et  politiques,  lois  contre 
lesquelles  s'élevèrent  les  protestations  indignées  de  Salluste. 

Ainsi  fut  désolée  la  belle  Andalousie  où  étaient  demeurés  une 
foule  de  conversos  industrieux,  riches  et  puissants.  D'après  certains 
auteurs  tels  que  Llorente,  le  Saint-Office  de  Séville  aurait  condamné, 
durant  l'année  1481,  2  000  accusés  au  bûcher  et  un  plus  grand  nombre 
à  être  brûlés  en  effigie.  Il  y  aurait  eu  17000  réconciliés  condamnés 
à  la  prison  perpétuelle  et  légalement  dépouillés  de  leurs  biens.  Il 
semble  que  l'historien  de  l'Inquisition  ait  commis  une  erreur 
manifeste.  Pulgar  parle  bien,  en  effet,  de  2  000  condamnés,  mais  il 
spécifie  que  ce  nombre  est  celui  des  personnes  brûlées  sous  Torquemada, 
c'est-à-dire  non  point  dans  l'année  1481  où  d'ailleurs  Torquemada 
n'était  pas  encore  Grand  Inquisiteur,  mais  pendant  tout  le  temps  qu'il 

(112) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

le  fut  ;  non  pas  dans  les  seuls  diocèses  de  Se  ville  et  de  Cadiz,  mais  dans 
toutes  les  provinces  de  Castille  et  d'Aragon  où  se  trouvaient  des  tribu- 
naux d'Inquisition  : 

«Ceux-ci  soumirent  l'hérésie  à  l'Inquisition...  sommèrent  les  hérétiques 
de  se  faire  connaître  de  plein  gré...  sur  quoi  15  000  se  dénoncèrent  et  furent 
réconciliés  avec  l'Église  par  la  pénitence.  Quant  à  ceux  qui  avaient  attendu 
la  dénonciation,  on  faisait  leur  procès  et,  s'ils  venaient  à  être  convaincus,  on 
les  livrait  à  la  justice  séculière.  Environ  2  000  de  ces  derniers  furent  en  plu- 
sieurs fois  (en  diversas  veces)  brûlés  en  différents  endroits  ou  villes.  » 

g 

Parmi  les  riches  habitants  de  Séville,  des  protestations  s'éle- 
vèrent en  vain  contre  tant  d'injustice  et  de  rigueur.  Alors  ils 
résolurent  de  se  défendre  et  un  complot  se  forma  à  l'instigation  d'un 
homme  honoré,  influent,  nommé  Susan,  de  qui  la  fortune  s'élevait, 
disait-on,  à  plus  de  dix  millions  de  maravédis.  Il  réunit  dans  sa 
maison  quelques  amis  dont  il  était  sûr  et  parmi  lesquels  on  comptait 
deux  ecclésiastiques  et  plusieurs  grands  officiers  de  la  couronne,  tels 
que  le  gouverneur  de  Triana,  Juan  Fernândez  Abolafio,  le  Capitaine 
de  justice  et  fermier  des  douanes  royales,  son  frère  le  licencié  Bernâldez, 
Bartolomé  Torralba  et  le  riche  Samuel  Sauli.  Quand  ils  furent 
assemblés  dans  le  plus  grand  mystère,  Susan  leur  représenta  qu'ils 
étaient  les  citoyens  les  plus  respectés  et  les  plus  aimés  de  Séville 
et  que  le  devoir  leur  incombait  de  se  solidariser  pour  défendre  leurs 
personnes  et  leurs  biens  contre  les  attaques  de  l'Inquisition.  Et  qui 
oserait  prendre  la  défense  des  innocents  injustement  accusés  si  des 
hommes  dans  leur  situation  et  de  leur  valeur  morale  n'en  trouvaient 
pas  le  courage?  Il  fallait  recourir  à  la  force,  puisque  les  représenta- 
tions mesurées  restaient  inutiles.  En  conséquence,  il  fut  convenu  que 
chacun  des  conjurés  s'assurerait  d'un  certain  nombre  d'hommes 
d'armes,  se  pourvoirait  de  munitions  et  d'argent  comptant  afin  de 
répondre  de  la  belle  manière  aux  citations  et  aux  attaques  du  Saint- 
Office. 

Malheureusement,  Susan  avait  une  fille  d'une  beauté  si  extraordi- 
naire qu'on  devait  la  surnommer  plus  tard  «la  Hermosa  Hembra» 
(la  Belle  Courtisane).  Un  Castillan,  de  qui  elle  était  la  maîtresse,  se 
trouvait  dans  la  maison  de  Susan  la  nuit  même  où  s'y  assemblèrent 
les  conjurés.  Sousl'empirede  quelles  suggestions  la  jeune  femme  résolut- 
elle  de  dénoncer  son  propre  père?  Le  lendemain,  elle  révélait  le  com- 
plot aux  Inquisiteurs. 

(113) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Sur  l'heure,  Susan  et  ses  compagnons  furent  arrêtés,  enfermés  dans 
les  cellules  du  couvent  de  Saint- Paul,  qui  servait  de  prison,  et 
traduits  devant  le  Saint-Office.  Accusés  d'apostasie  et  d'hérésie  —  on  ne 
pouvait  ouvertement  arguer  d'autres  griefs  —  ils  furent  jugés,  con- 
damnés, relaxés  et  remis  au  bras  séculier  chargé  de  faire  exécuter  la 
sentence  de  mort  prononcée  contre  eux. 

Entourés  de  hallebardiers,  en  armes,  les  patients  traversèrent 
en  une  parade  lamentable  cette  Séville  où  ils  jouissaient  de  l'affection 
et  du  respect,  sous  les  regards  consternés  d'une  population  blême 
de  peur.  Après  une  longue  cérémonie  et  un  interminable  sermon 
prononcé  par  Ojeda,  les  relaxés  furent  conduits  hors  ville,  dans  la 
plaine  de  Tablada.  Des  bûchers  y  avaient  été  dressés  ;  on  les  y  attacha, 
et  la  flamme  monta  lentement  comme  si  elle  se  délectait  à  prolonger 
un  supplice  si  horrible  que  l'enfer  n'en  invente  pas  de  plus  affreux. 

Ce  fut  le  premier  auto  de  fe  célébré  à  Séville,  où  périrent  des 
hommes  considérables,  respectés  et  qui  n'avaient  rien  de  commun 
avec  des  hérétiques.  La  pureté  de  leur  foi  ne  pouvait  être  suspectée, 
mais  ils  avaient  commis  le  crime  irrémissible  de  s'insurger  contre  la 
tyrannie  du  Saint-Office. 

Ojeda  n'assista  pas  deux  fois  à  un  pareil  triomphe  de  ses  idées.  Quel- 
ques jours  plus  tard,  il  mourait  subitement,  première  victime  de  la 
peste  qui  s'abattit  sur  le  Sud  de  l'Espagne,  comme  si  la  vengeance  de 
Dieu  se  fût  appesantie  sur  cette  terre  de  lumière  et  de  délices  trans- 
formée par  la  main  des  hommes  en  une  vallée  de  larmes  et  de  déso- 
lation. 

A  la  suite  de  cette  exécution,  le  menu  peuple  s'émut  à  son  tour 
La  vue  des  bûchers  qu'il  avait  aidé  à  dresser  le  terrifia;  il  frémit 
d'horreur  devant  les  cadavres  déterrés  et  profanés.  Des  cris  déchi- 
rants s'échappèrent  des  cachots  du  Saint-Office  et  montèrent  jusqu'à 
Isabelle.  Touchée  de  compassion,  tourmentée  par  des  scrupules,  elle 
ordonna  d'arrêter  les  procédures  en  cours.  Certes,  elle  ne  mettait 
pas  en  doute  le  droit  de  châtier  les  relaps  et  d'obliger  les  infidèles 
à  une  conversion  qui  leur  assurait  le  salut  éternel  ;  mais  était-il 
licite  de  s'approprier  les  biens  des  condamnés  et  surtout  des  récon- 
ciliés? 

Connaissant  le  caractère  de  Ferdinand,  n'osant  s'en  rapporter 
à  ses  conseillers  ordinaires,  Isabelle  écrivit  au  Pape  Sixte  IV  avec 
qui,  depuis  son  avènement  et  surtout  depuis  les  pourparlers  relatifs 
à  l'Inquisition,  elle  était  en  correspondance  active. 

Des  plaintes  contre  le  Saint-Office  étaient  déjà  arrivées  jusqu'au 

(ii4) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

Souverain  Pontife,  adressées  par  les  Juifs  et  aussi  par  les  conversos  qui, 
au  péril  de  leur  vie,  avaient  fui  d'Espagne  et  s'étaient  réfugiés  en 
France,  en  Allemagne  et  en  Italie.  D'abord  il  en  avait  été  fort  ému, 
et  avait  adressé  des  remontrances  aux  Inquisiteurs  de  Castille  : 
«  La  bulle  de  confirmation,  écrivait-il,  datée  du  29  janvier  1482,  lui 
avait  été  arrachée  par  surprise  et  s'il  ne  déposait  pas  les  deux  Inqui- 
siteurs de  Séville  qui  lui  ont  été  signalés  comme  ayant  condamné  des 
innocents,  c'était  uniquement  par  respect  pour  les  rois  Ferdinand  et 
Isabelle.  » 

Tandis  qu'il  réprimandait  ainsi  les  Inquisiteurs,  Sixte  IV  répondait 
à  la  lettre  de  la  Reine  (23  février  1483).  Tout  en  ajoutant  foi  à  l'assu- 
rance que  lui  donne  la  souveraine  de  n'obéir  à  aucun  mobile  intéressé, 
il  déclare  ne  pouvoir  faire  des  vœux  en  faveur  de  l'Inquisition  d'Es- 
pagne. Puis,  il  annonce  la  nomination  de  l'Archevêque  de  Séville,  Don 
Inigo  Manrique,  comme  juge  suprême  au  nom  du  Saint-Siège  avec 
mission  de  décider  en  cas  d'appel  contre  les  sentences  rendues  par  les 
Inquisiteurs  royaux.  Dans  un  autre  bref  (2  août  1483),  le  Pontife 
blâme  les  excès  de  rigueur  du  Saint-Office,  prend  sous  sa  protection  les 
hérétiques  repentants,  réclame  pour  eux  l'indulgence,  même  après  le 
délai  de  grâce,  et  invite  les  souverains  à  leur  laisser  la  paisible  possession 
de  leurs  biens.  A  la  suite  de  ce  désaveu,  quelles  influences  les  Rois  et 
le  Saint-Office  firent-ils  agir  en  cour  de  Rome  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
23  février  suivant,  le  Pontife  adressait  aux  Rois  un  bref  très  bien- 
veillant dans  lequel  il  les  autorisait  à  établir  en  Espagne  une  cour 
suprême  et,  peu  après,  le 25 mai,  il  renouvelait  son  approbation,  exhor- 
tait les  souverains  au  zèle  en  matière  de  foi,  leur  rappelait  que  Jéhu 
avait  consolidé  son  empire  en  détruisant  l'idolâtrie  et  leur  promettait 
qu'ils  recevraient  la  même  grâce.  Dieu,  qui  leur  avait  donné  plusieurs 
victoires  sur  les  Mores,  les  récompenserait  de  leur  piété  et  de  la  pureté 
de  leur  foi.  Il  ne  s'en  tint  pas  là.  L'Archevêque  Manrique  n'ayant 
pas  pris  l'autorité  souhaitable  et  les  appels  continuant  d'affluer  devant 
la  chancellerie  du  Saint-Siège,  Sixte  IV,  d'accord  avec  les  souverains, 
nommait  le  Dominicain  Tomas  de  Torquemada  Grand  Inquisiteur  de 
Castille  et  d'Aragon  (17  octobre  1483)  avec  pouvoir  de  choisir  les 
juges  chargés  de  faire  exécuter  ses  ordres. 

Tomas  de  Torquemada,  le  nouvel  élu,  était  né  à  Valladolid  en  1420  et 
descendait  d'une  famille  noble  et  puissante.  Entré  dans  l'ordre  des 
Dominicains,  il  compléta  au  couvent  de  Saint-Paul  ses  études  en  philo- 
sophie et  en  théologie  et,  nommé  directeur,  y  professa  le  droit  canon 
jusqu'au  jour  où  il  fut  nommé  Prieur  du  Monastère  de  Sainte-Croix  de 

(115) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Ségovie.  Dès  son  entrée  en  religion,  il  s'était  distingué  par  sa  piété, 
son  savoir  et  son  zèle.  Austère,  il  ne  mangeait  jamais  de  viande,  ne 
portait  aucune  étoffe  de  fil  sous  sa  robe  de  bure  et  observait  stricte- 
ment le  vœu  de  pauvreté.  Il  devait  son  ascendant  non  seulement 
à  sa  réputation  de  sainteté,  à  la  rigidité  de  sa  vie,  au  sévère  ascétisme 
qu'il  professait  au  milieu  du  relâchement  monacal,  mais  aussi  à  une 
éloquence  enflammée  et  persuasive. 

A  dater  de  sa  nomination,  quatre  tribunaux  nouveaux  sont  ins- 
tallés à  Séville,  Cordoue,  Jaén  et  Villareal.  Sans  délai,  le  Grand  Inqui- 
siteur dépose  les  Inquisiteurs  de  Tolède,  Valladolid,  Avila  et  Ségovie 
nommés  par  le  Pape,  convoque  les  évêques  qui  témoignent  d'une  sou- 
mission aveugle  à  ses  volontés,  accroît  son  pouvoir  en  s'attribuant  la 
présidence  de  la  Cour  suprême  (1484)  et  s'occupe  de  donner  au  Saint- 
Office  une  règle  qui  s'appliquera  dans  tout  le  royaume. 

Un  premier  code  de  procédure  composé  en  1320  par  le  Dominicain 
frère  Bernard  Gui,  avait  été  comme  la  base  du  <<  Directorium  inquisi- 
torium  »  élaboré  par  Nicolas  Eymeric,  Grand  Inquisiteur  d'Aragon. 
C'est  au  Directorium  que  Torquemada  emprunta  les  premiers  articles  de 
ses  Instructions,  qu'emploieront  les  Inquisiteurs  pendant  plus  de 
trois  cents  ans  après  sa  mort.  On  ne  peut  lire  sans  frémir  les  vingt- 
huit  articles  dont  il  se  compose  ni  sans  être  surpris  par  l'aberration 
des  moines  qui,  de  bonne  foi,  se  considèrent  comme  des  apôtres  de 
charité.  A  leurs  yeux,  l'amour  du  prochain  se  manifeste  dans  les 
efforts  accomplis  pour  sauver  les  hommes  de  la  damnation  éternelle, 
et  s'ils  pleurent  sur  les  malheureux  qu'ils  livrent  au  bûcher,  ils 
exultent  à  la  pensée  qu'en  brûlant  quelques  hérétiques,  ils  sauvent  des 
centaines  d'âmes  de  la  contagion  et  leur  évitent  à  jamais  la  fin  de 
l'enfer.  Et  telle  est  l'ardeur  de  leur  foi  et  la  sincérité  de  leur  fanatisme 
qu'aucun  moyen,  si  répréhensible  soit-il,  ne  leur  paraît  devoir  être 
écarté  alors  qu'il  s'agit  d'arriver  à  leurs  fins  suprêmes. 

Exaltés  jusqu'au  délire,  ils  perdent  tout  sens  de  justice  et  d'équité 
et  demandent  des  armes  à  la  ruse  et  à  la  duplicité.  Arrivés  à  un  tel 
état  mental,  la  pensée  de  brûler  par  mégarde  un  innocent  ne  devait 
guère  troubler  les  Inquisiteurs.  Dans  le  Directorium,  Pregnamontre  avec 
quelle  sérénité  d'âme  un  Inquisiteur  doit  considérer  une  pareille  erreur  : 

<<  Après  tout,  si  une  personne  innocente  était  condamnée,  elle  ne 
devrait  pas  se  plaindre  d'une  sentence  fondée  sur  des  preuves  suffi- 
santes, alors  que  ses  juges  ont  ignoré  ce  qui  était  caché.  Si  de  faux 
témoignages  le  condamnent,  l'innocent  recevra  son  arrêt  avec  rési- 
gnation et  se  réjouira  de  mourir  pour  la  vérité.  >> 

(116) 


INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

A  peine  Torquemada  a-t-il  assuré  l'exécution  de  la  procédure 
contenue  dans  ses  Instructions  que  commence  une  ère  de  persécution 
atroce.  Elle  durera  dix -sept  ans.  Le  peuple  castillan  est  fier  et  des 
insurrections  éclatent  dans  différentes  villes,  mais  elles  sont  aussitôt 
réprimées  par  la  justice  civile  mise  à  la  disposition  du  Grand  Inquisi- 
teur. Alors  c'est  la  terreur,  le  mépris  de  toutes  les  libertés,  à  commencer 
par  la  plus  précieuse  de  toutes,  la  liberté  de  conscience.  C'est  la  suspi- 
cion, la  délation.  Il  est  raconté  dans  le  Schebet  Jehuda  que  le  samedi 
un  Inquisiteur  de  Séville,  monté  sur  la  terrasse  du  couvent  de  Saint- 
Paul,  notait  les  cheminées  où  n'apparaissait  aucune  fumée  à  l'heure  de 
la  préparation  des  repas.  Ainsi  se  dénonçaient  les  judaïsants  qui  prati- 
quaient encore  la  loi  du  sabbat. 

En  1485,  Torquemada  avait  ajouté  à  ses  Instructions  un  article 
concernant  la  confiscation  des  biens  des  condamnés  et  donnait  ainsi  la 
mesure  des  iniquités  qui  lui  paraissaient  justes.  Au  terme  de  ce  nouvel 
article,  la  confiscation  peut  avoir  un  effet  rétroactif  et  dater  non  du  jour 
de  la  condamnation,  mais  de  celui  où  la  première  offense  a  été  commise. 
En  conséquence,  des  biens  aliénés  avant  la  condamnation  par  tran- 
saction parfaitement  régulière  seront  considérés  comme  propriété  du 
Saint-Office  sans  tenir  compte  des  intermédiaires  qui  les  ont  acquis  de 
bonne  foi  et  ignorant  le  danger  auquel  étaient  exposés  leurs  co- 
contractants.  Enfin  l'accusation  d'hérésie  pouvant  être  portée  contre 
des  morts  et  les  biens  de  ces  derniers,  incapables  de  se  défendre,  con- 
fisqués au  détriment  de  leurs  héritiers  directs  au  profit  de  l'Inquisi- 
tion, nul  ne  peut  se  prévaloir  de  son  zèle  religieux  et  de  la  pureté  de  sa 
foi  pour  échapper  aux  rigueurs  d'un  tribunal  qui  punit  dans  les  descen- 
dants les  prétendus  crimes  des  pères.  On  conçoit  quels  bouleversements 
produisirent  les  Instructions  de  Torquemada.  On  cessa  de  vendre,  on 
cessa  d'acheter,  les  revenus  de  la  couronne  et  de  l'épiscopat  tarirent 
subitement  comme  une  rivière  dont  on  aurait  détourné  le  cours.  Les 
protestations  furent  si  violentes  et  partirent  de  si  haut  que  le  Grand 
Inquisiteur  fut  contraint  de  revenir  sur  ses  ordres  et  de  déclarer  que 
le  Saint-Office  ne  rechercherait  pas  au  delà  de  l'année  1479  les  tran- 
sactions consenties  avec  des  personnes  soupçonnées  ou  convaincues 
d'hérésie. 

Torquemada  ne  s'acharnait  pas  seulement  sur  les  êtres  humains  ; 
dans  son  fanatisme  aveugle,  les  manifestations  de  la  pensée  lui  étaient 
également  suspectes.  A  ses  yeux,  l'œuvre  devait  être  digne  de  l'ouvrier. 
C'est  ainsi  que  beaucoup  plus  tard,  en  1490,  il  ordonna  de  brûler, 
sur  la  place  publique,  plusieurs  manuscrits  hébreux  de  la  Bible. 

(117) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Puis,  exalté  par  cet  auto  de  je  d'un  nouveau  genre,  il  commanda  de 
livrer  aux  flammes  plus  de  6  ooo  manuscrits  traitant  d'art  et  de 
science  orientale,  sous  prétexte  d'hérésie  et  de  sorcellerie.  Le  sacrifice 
de  trésors  inestimables  fut  imposé  à  toutes  les  villes  du  royaume. 
Salamanque,  le  grand  centre  universitaire  du  xve  siècle,  perdit  ainsi 
une  bibliothèque  admirable.  L'Inquisition  prétendait  encore  sou- 
mettre à  la  censure  les  livres  que  l'on  commençait  à  imprimer.  Isa- 
belle, qui  tenait  de  son  père  un  goût  passionné  pour  les  manuscrits 
et  qui  avait  exonéré  des  droits  de  douane  les  livres  importés  de  l'étran- 
ger, intervint  et  empêcha  cet  empiétement  sur  le  pouvoir  royal. 

Malgré  le  caractère  religieux  dont  il  était  revêtu,  Torquemada, 
objet  de  la  haine  publique,  eût  été  assassiné  s'il  n'eût  vécu  sous  la 
garde  de  50  cavaliers  et  de  200  fantassins,  en  outre  des  familiers  qui 
ne  le  quittaient  pas.  Grâce  à  cette  protection  et  à  une  police  secrète 
organisée  avec  une  habileté  sans  pareille,  il  eut  le  loisir  de  trans- 
former l'Espagne  en  un  champ  de  torture  et  de  désolation.  Les 
prisons  étaient  encombrées  et  les  dépenses  inhérentes  à  l'entretien 
des  prisonniers  si  onéreuses  qu'il  fallut  alléger  le  fardeau.  Dans  ce 
but,  Torquemada  conseilla  aux  souverains  de  faire  bâtir  dans  les 
districts  où  siégeait  le  Saint-Office  de  grandes  constructions  qua- 
drangulaires  divisées  en  petites  maisons  (casillas)  où  les  pénitents 
condamnés  à  un  emprisonnement  de  longue  durée  exerceraient  leur 
métier,  gagneraient  leur  vie  et  déchargeraient  ainsi  l'Etat  des  frais 
de  leur  nourriture.  Chacun  de  ces  pénitenciers,  de  là  vient  ce  terme, 
serait  pourvu  d'une  chapelle. 

Dans  son  ensemble,  la  persécution  eut  un  résultat  désastreux. 
Elle  écrasa  une  population  industrieuse,  vaillante,  apte  aux  affaires, 
et  anéantit  sans  compensation  des  richesses  immenses.  Les  confisca- 
tions elles-mêmes  n'eurent  pas  le  fruit  qu'on  en  attendait,  et,  à  ce 
point  de  vue,  Ferdinand  dut  éprouver  une  déception  amère,  juste 
châtiment  de  sa  cupidité.  Les  Inquisiteurs  établirent  une  procé- 
dure si  coûteuse,  payèrent  si  cher  les  délateurs,  et,  sous  prétexte  de 
frapper  l'imagination  du  peuple,  vécurent  avec  tant  de  luxe  et  mon- 
trèrent tant  d'ostentation,  que  les  biens  confisqués  à  cette  époque 
couvrirent  à  peine  les  frais  des  procès.  La  fortune  des  condamnés, 
sur  laquelle  on  avait  compté  pour  payer  les  armements  contre 
Grenade,  se  fondit  comme  neige  à  cette  flamme  d'injustice  qui  a 
détruit  de  nos  jours  le  milliard  des  congrégations. 

Les  siècles  passent,  les  hommes  changent,  mais  ils  sacrifient  aux 
mêmes  intérêts  et  succombent  aux  mêmes  tentations. 

(118) 


CHAPITRE   VIII 
LA  PUISSANCE  MORE  EN  ESPAGNE 

RAPIDITÉ     DE     L'INVASION.  ||  BATAILLE     DU     GUADALETE.  ||  MOUSA    NE    S'ARRÊTE 
QU'AUX    PYRÉNÉES.  ||  DÉFAITE    DE     POITIERS.  |[  L'iBÉRIE     DIVISÉE    EN     SIX   CAPI- 
TAINERIES. ||  ABDER  RAHMAN  Ier  FONDATEUR  DE  LA  DYNASTIE   DES  OMEIYADES.  || 
FONDATION  DU  KHALIFAT  DE  CORDOUE.  ||  RÉGNE  GLORIEUX  D'ABD  ER  RAHMAN   III. 

||  LA  MOSQUÉE  DE  CORDOUE.  ||  MEDINET  EZ  ZAHRA.  ||  L'UNIVERSITÉ  DE  CORDOUE. 

||  LA  BELLE  VALADATE  LUTTE  DE  SAVOIR  AVEC  LES  MAITRES.  ||  PROSPÉRITÉ  DU 
ROYAUME  MUSULMAN.  Il  LA  PUISSANCE  DES  MORES  EST  A  SON  APOGÉE  PENDANT 
LA  SECONDE  PARTIE  DU  Xe  SIÈCLE.  ||  EL  MANSOUR  SACCAGE  SANTIAGO  DE  COM- 
POSTELA.  ||  LE  CID  CAMPEADOR.  ||  LES  ALMORAVIDES.  YOUSOUF  LE  GRAND.  ||  LA 
DYNASTIE  DES  ALMOHADES.  ||  VICTOIRE  DE  LAS  NAVAS  DE  TOLOSA  (l2I2).  || 
LIMITES  DU  ROYAUME   DE  GRENADE  VERS  LA  DEUXIÈME  PARTIE    DU    XVe   SIÈCLE. 

||     GRENADE     CAPITALE    DES     NASSERIDES.  ||  L'INFLUENCE    DES    MORES    SUR   LES 

CHRÉTIENS  D'ESPAGNE. 

Isabelle  a  repoussé  l'envahisseur  portugais,  assuré  sur  sa  tête 
la  couronne  de  Castille  et  dicté  à  l'ennemi  vaincu  un  traité  de 
paix.  Elle  a  restauré  l'ordre  dans  un  pays  déchiré  par  les  factions, 
réhabilité  la  justice,  imposé  le  respect  des  lois,  rétabli  les  commu- 
nications sur  les  chemins  coupés  par  le  brigandage.  Grâce  à  une  admi- 
nistration rigide,  la  situation  financière,  si  obérée  à  son  avènement, 
s'est  améliorée  et  les  revenus  du  domaine  royal  vont  bientôt  permettre 
d'entretenir  une  bonne  armée  et  de  construire  des  navires  de  guerre 
capables  de  défendre  les  côtes  et  de  se  mesurer  avec  la  flotte  musul- 
mane. 

Mais  quel  était  l'état  politique  et  social  de  cet  Empire  more  à  qui, 
suivant  l'exemple  de  ses  prédécesseurs,  Isabelle  brûlait  de  s'attaquer  ? 
Un  regard  en  arrière  permettra  d'apprécier  l'importance  de  l'œuvre 
qu'elle  devait  mener  à  bonne  fin. 

L'invasion  étrangère,  on  s'en  souvient,  avait  été  rapide  et  totale. 
En  trois  ans,  l'Espagne  avait  été  soumise  du  Sud  au  Nord,  delà  Médi- 

ISABELLE   LA   GRANDE,  (^9)  Q 


ISABELLE  LA    GRANDE 

terranée  à  l'Océan  presque  sans  coup  férir.  Il  semble  que  la  soudaineté 
de  l'attaque  ait  frappé  les  Goths  de  terreur  et  qu'ils  n'aient  point 
compris  tout  d'abord  l'importance  de  la  tragédie  dont  ils  étaient  les 
victimes. 

Vingt  et  un  ans  plus  tard  (732),  un  chef  arabe  déjà  maître  de  Nar- 
bonne,  d'Avignon  et  de  Bordeaux,  marche  sur  Tours  et  vient  briser 
sa  cavalerie  légère  contre  les  guerriers  de  Charles-Martel,  <<  aux  armes 
pesantes,  au  cœur  vigoureux  et  aux  mains  de  fer  >>. 

On  sait  quelle  fut  la  retraite  :  une  fuite  désordonnée.  Les  Africains 
repassèrent  la  mer,  rappelés  par  une  révolte  parmi  les  peuples  tribu- 
taires, tandis  que  les  Arabes  s'établissaient  dans  les  plus  belles  pro- 
vinces de  la  Péninsule. 

Nulle  part  ils  ne  goûtèrent  mieux  les  plaisirs  de  la  conquête  que 
dans  la  région  enchanteresse  comprise  entre  la  Méditerranée  et  la 
Sierra  de  Guadajama  arrosée  par  le  Tage,  le  Guadiana  et  le  Guadal- 
quivir. 

L'ensemble  de  l'Ibérie  avait  été  divisé  en  six  capitaineries  gou- 
vernées par  des  Valis  au  nom  du  Khalife  de  Damas,  chef  suprême  de 
l'Empire,  dépositaire  d'un  pouvoir  quasi  divin,  au  titre  fort  contes- 
table de  successeur  de  Mahomet.  Les  premiers  princes  qui  s'affran- 
chirent de  cette  domination  furent  les  Omeiyades  (755).  Le  fondateur 
de  la  dynastie,  Abd  er  Rahman  Ier,  avait  échappé  au  massacre  de  sa 
famille  ordonné  par  l'usurpateur  abbaside,  El  Jeffah  (le  boucher)  (750). 
Il  erra,  fugitif  et  pauvre,  pendant  cinq  années  et  atteignit  enfin  la  terre 
d'Espagne  où  il  fut  accueilli  par  les  guerriers  qui  avaient  gardé  le  sou- 
venir de  ses  aïeux.  On  place  sous  son  règne  la  déroute  héroïque  de 
Roncevaux,  l'un  des  beaux  épisodes  de  nos  chansons  de  gestes  (777). 

«  Le  jour  de  Roncevaux  fut  un  jour  de  deuil  pour  vous,  ô  hommes  de 
France,  parce  que  la  lance  du  roi  Charles  fut  brisée  en  deux.  » 

Trente  ans  plus  tard,  Louis  le  Débonnaire,  plus  heureux  que  son 
père,  affranchit  le  comté  de  Barcelone  qui  se  constitua  sous  Wilfrido 
el  Velloso  ;  mais,  à  partir  de  cette  époque,  aucun  monarque  étranger 
n'offrit  aux  Chrétiens  l'aide  de  ses  armées,  et  les  Omeiyades  jouirent 
d'une  tranquillité  qui  leur  permit  de  fonder  en  paix  le  beau  Khalifat 
de  Cordoue. 

Les  règnes  glorieux  des  successeurs  d'Abd  er  Rahman,  la  durée 
presque  trois  fois  séculaire  de  leur  dynastie  (755-1031),  les  transmis- 
sions paisibles  du  pouvoir  montrent  que  leur  autorité  était  fondée  sur 

(120) 


LA   PUISSANCE  MORE  EN  ESPAGNE 

des  bases  solides  :  l'affection  de  leurs  sujets  et  la  crainte  qu'ils  inspi- 
raient à  leurs  adversaires.  Les  seules  difficultés  qu'ils  eurent  à  vaincre 
leur  furent  suscitées  par  des  compétiteurs  jaloux  qui,  employant  la 
rus.e  ou  la  force,  détachèrent  des  lambeaux  de  l'empire. 

Abd  er  Rahman  III  hérite  le  pouvoir  à  vingt  et  un  ans.  Coura- 
geux, opiniâtre,  intelligent,  il  rétablit  l'ordre  dans  le  pays,  oblige  ses 
vassaux  rebelles  à  restituer  les  territoires  dont  ils  se  sont  emparés. 
A  peine  maître  chez  lui,  il  s'attaque  aux  Chrétiens  devenus  audacieux 
et  reconquiert  les  villes  enlevées  par  ses  prédécesseurs.  Son  armée 
est  composée  en  partie  de  mercenaires  bien  payés,  tandis  que  sa  garde, 
formée  de  12  000  hommes  parmi  lesquels  on  compte  un  tiers  de  Chré- 
tiens, comprend  la  fleur  de  la  chevalerie. 

En  929,  Abd  er  Rahman  s'arroge  le  titre  de  Khalife  et  prend  le  nom  de 
EnNasireddinChah  (le  Défenseur  de  la  Foi).  La  terre  ne  lui  suffit  pas  ; 
sa  marine  parcourt  la  mer,  de  Cadix  jusqu'à  Tarragone,  afin  de  dé- 
fendre la  côte  contre  les  incursions  des  pirates  barbaresques  ;  il  bat 
les  flottes  musulmanes  de  l'Egypte  et  de  Tunis  et  ouvre  les  ports 
du  royaume  au  commerce  du  monde  connu.  En  fait  de  générosité 
et  de  magnificence,  il  ne  le  cède  à  aucun  prince  de  son  temps.  Quelques 
siècles  plus  tard,  les  Médicis  ne  se  montrèrent  ni  plus  lettrés,  ni  plus 
artistes,  ni  plus  magnanimes.  Il  bâtit  des  ponts,  des  aqueducs,  des 
quais,  des  fontaines  qui  rivalisent  en  beauté  avec  les  ouvrages  d'art 
légués  par  les  Romains;  ses  villes  s'enrichissent  de  mosquées,  de  palais, 
d'hôpitaux  qui  en  rendent  le  séjour  digne  de  sa  renommée.  Il  agrandit 
l'incomparable  mosquée  de  Cordoue  commencée  par  le  premier  des 
Omeiyades  sur  l'emplacement  d'un  temple  de  Janus  (785).  Les 
arcs  innombrables  de  ses  longues  galeries  portent  sur  des  colonnes  pré- 
cieuses arrachées  aux  temples  antiques  ;  elle  est  éclairée  par  des 
milliers  de  lampes  de  verre  émaillé  serti  dans  des  montures  de  fili- 
grane d'or  ;  des  piliers  placés  près  du  mirrhab  sont  revêtus  d'or  et  de 
lapis,  tandis  que  les  genoux  des  fidèles  polissent  un  dallage  d'argent. 
Les  portes  de  bronze  ciselées  qui  ferment  la  grande  cour  des  orangers 
rappellent  celles  des  palais  élevés  par  les  rois  asiatiques. 

La  ville,  que  baignent  les  eaux  du  Guadalquivir  descendues  de  la 
Sierra  Morena,  se  signale  au  loin  par  ses  monuments  de  marbre  rose 
et  blanc  et  par  ses  minarets  revêtus  d'or  martelé  dont  les  facettes 
scintillent  au  milieu  des  jardins  enchanteurs.  Les  habitations  parti- 
culières, dont  le  plan  rappelle  celui  des  maisons  de  Pompéi,  déploient 
leurs  galeries  spacieuses  autour  de  cours  plantées  d'arbres  et  d'ar- 
bustes précieux.  Le  palmier  à  dattes,  apporté  de  Syrie  et  acclimaté 

(121) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

par  le  fondateur  de  la  dynastie,  y  balance  sous  la  brise  son  panache 
ondoyant  ;  le  grenadier  y  sème  la  verdure  sombre  de  la  note  pourpre 
de  ses  fruits  vernis  ;  des  fleurs  rares  charment  le  regard  et  embaument 
de  leurs  senteurs  voluptueuses  l'atmosphère  calme.  En  arrière  des 
portiques  du  patio,  des  salles  voûtées,  ornées  de  mosaïques,  sur- 
chargées d'arabesques  où  se  mêlent  l'or,  la  pourpre  et  l'azur,  rappellent 
par  leur  splendeur  les  demeures  merveilleuses  des  maîtres  de  Bagdad. 
La  magie  de  l'art  oriental  se  déploie  dans  la  cité  de  la  beauté  :  Medînet 
Ez  Zahrâ,  bâtie  non  loin  de  Cordoue  par  le  grand  Khalife  pour  satis- 
faire le  caprice  d'une  favorite  de  qui  la  ville  reçut  le  nom  de  <<  Fleur 
d'oranger  >>.  Ses  palais  enrichis  de  pierres  précieuses,  dépouilles  des 
empires,  ses  portes  d'ivoire  et  de  cuivre  poli,  ses  belles  fontaines,  sa 
ménagerie  d'animaux  étrangers,  ses  volières  d'oiseaux  rares  au  milieu 
des  bosquets  d'amandiers  et  de  citronniers,  réalisaient  le  rêve  d'une 
femme  orientale  à  qui  l'on  avait  voulu  rappeler  le  charme  et  la  beauté 
de  sa  patrie. 

Les  poètes  nourris  de  miel  et  de  rosée  qui  connurent  Cordoue 
dans  sa  splendeur,  alors  qu'elle  comptait  plus  de  200  oôo  habitants,  la 
chantent  en  des  termes  qui  témoignent  de  leur  juste  enthousiasme  : 

«  Cordoue  est  la  fiancée  de  l'Andalousie.  Ses  ornements  charment  les 
yeux  et  ils  éblouissent  la  vue.  Sa  longue  lignée  de  sultans  est  sa  couronne 
de  gloire  ;  son  collier  est  formé  des  perles  que  les  poètes  ont  cueillies  sur 
l'océan  du  langage  ;  les  hommes  de  science,  les  maîtres  de  tous  les  arts  et 
de  toutes  les  industries  sont  comme  les  bordures  qui  ornent  ses  vêtements.  » 

Le  bien-être  des  habitants,  la  richesse,  la  beauté  des  constructions 
ne  témoignent  pas  seuls  de  la  magnificence  d'Abd  er  Rahman. 

Les  jouissances  de  l'esprit,  le  culte  des  plaisirs  intellectuels  ne 
sollicitent  pas  en  vain  sa  protection.  Il  ouvre  des  collèges  où  affluent 
des  écoliers  venus  d'Espagne,  de  France,  d'Italie,  de  Germanie,  des 
Iles  Britanniques  pour  y  recevoir  l'enseignement  de  professeurs  choisis 
parmi  les  maîtres  de  la  science  persane  ou  arabe,  enseignement  que 
l'on  ne  trouverait  nulle  part  en  Europe  ;  il  assiste  aux  leçons  et 
encourage  les  étudiants  par  sa  présence  ;  il  commente  devant  eux 
les  textes,  fait  traduire  en  arabe  des  milliers  de  manuscrits  coptes, 
chaldéens  et  persans,  et,  de  ces  ouvrages  sans  prix,  forme  la  plus 
belle  bibliothèque  qui  soit  au  monde. 

La  chirurgie,  la  médecine  sont  pratiquées  et  enseignées  avec 
fruit  dans  les  chaires  de  Cordoue.  Tandis   que   l'Europe   chrétienne 

(122) 


LA   PUISSANCE  MORE  EN  ESPAGNE 

croit  que  la  terre  est  plate,  les  leçons  de  géographie  y  sont  données 
à  l'aide  de  cartes  tracées  sur  une  sphère  ;  des  mathématiciens  y 
déterminent  la  durée  de  l'année,  y  démontrent  l'obliquité  de 
l'écliptique  ;  des  astronomes  y  découvrent  les  taches  du  soleil. 

Les  femmes,  elles-mêmes,  s'adonnent  à  l'étude  de  la  littérature 
et  de  la  science  ;  elles  disputent  aux  jeunes  gens  les  prix  d'éloquence 
et  de  poésie;  la  fille  du  Khalife  Mohammed,  la  belle  Valadate,  lutte  de 
savoir  avec  les  maîtres.  D'autres  dames  musulmanes  s'occupent  de 
mathématiques,  de  législation  et  d'histoire.  Admirable  libéralisme  dans 
une  société  et  à  une  époque  où  la  femme  passe  pour  opprimée  et 
où  son  rôle  semble  uniquement  réduit  à  plaire. 

Alors  que  les  petits  royaumes  chrétiens  de  l'Espagne  végétaient 
dans  la  pauvreté,  comment  les  Omeiyades  avaient-ils  pu  conduire 
leur  pays  au  degré  de  prospérité  indispensable  à  l'exécution  d'œuvres 
aussi  coûteuses?  Vainqueurs,  ils  attiraient  dans  leur  orbite  tous  les 
astres  errants  et  profitaient  de  leur  éclat  ;  puis  la  reconquête,  commencée 
dès  la  fin  du  vme  siècle  dans  des  conditions  extrêmement  précaires, 
avait  remis  les  Chrétiens  en  possession  du  Nord  de  la  Péninsule  et  de 
régions  montagneuses,  froides,  généralement  peu  fertiles,  tandis  que 
les  meilleures  provinces  restaient  aux  mains  des  Musulmans.  Enfin  les 
conquérants,  fils  de  contrées  brûlantes  où  aucune  végétation  ne  peut 
vivre  sans  eau,  avaient  introduit  en  Espagne  d'excellentes  méthodes 
d'irrigation  et  couvert  le  pays  d'un  réseau  de  canaux  qui  y  portaient 
la  fertilité.  Auprès  de  ces  excellents  agriculteurs,  le  paysan  de 
Biscaye  et  de  Galice  n'était  qu'une  pauvre  bête  de  labour  dont 
l'opiniâtreté  dans  le  travail  restait  la  qualité  dominante. 

Cultivé  à  miracle,  le  royaume  des  musulmans  avait  fourni  aux 
Khalifes  les  revenus  considérables  nécessaires  à  l'exécution  de  leurs 
projets.  Outre  un  droit  d'un  cinquième  prélevé  sur  le  butin  de  guerre 
et  un  impôt  d'un  septième  sur  les  revenus  agricoles,  les  monarques 
touchaient  une  dîme  sur  les  produits  du  commerce,  une  taxe  de 
capitation  sur  les  Chrétiens  et  les  Juifs  et  une  redevance  sur  le  trans- 
port des  marchandises.  Les  mines  d'or,  de  fer  et  de  manganèse  leur 
appartenaient  en  propre  ;  les  domaines  propriétés  de  la  couronne 
et  sur  lesquels  on  cultivait  des  denrées  de  grand  prix,  telles  que  la 
canne  à  sucre,  la  soie,  le  safran,  le  coton  et  le  lin,  étaient  également 
la  source  de  revenus  considérables.  Certaines  industries,  par  exemple 
la  fabrication  de  la  soie,  des  velours  et  des  draps,  la  préparation  des 
cuirs,  avaient  acquis  une  réputation  universelle  et  trouvé  des 
débouchés  dans  le  monde  entier.  Les  revenus  ne  se  seraient  pas  élevés, 

(123) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

sous  Abd  er  Rahman,  à  moins  de  cent  cinquante  millions  (huit 
millions  de  mitcales  d'or).  Peut-être  cette  évaluation  est-elle  exagérée; 
en  tout  cas,  les  sources  de  revenus  étaient  nombreuses  et  abondantes. 

Les  gloires  d'un  règne  magnifique  qui  dura  cinquante  ans,  les 
triomphes,  les  honneurs,  Abd  er  Rahman  les  avait  connus  durant  son 
Khalifat.  Et  pourtant,  à  la  fin  de  sa  longue  vie,  il  déclarait  qu'il  n'avait 
vécu  que  quatorze  jours  sans  éprouver  un  chagrin  ou  ressentir 
une  peine. 

«  O  homme,  ne  mets  pas  ta  confiance  en  ce  monde  !  >> 

Sous  le  règne  de  El  Hakem  II  (961-976),  un  prince  studieux,  épris  de 
science,  et  de  Hicham  II  (976-1006),  fils  et  petit-fils  d'Abd  er  Rahman, 
le  gouvernement  est  exercé  par  leur  hâdjib,  le  célèbre  El  Mansour,  une 
sorte  de  maire  du  palais  qui  porta  la  puissance  militaire  du  Khalifat 
à  son  apogée. 

El  Mansour  proclame  la  guerre  sainte,  envahit  les  territoires  des 
princes  chrétiens  qui  se  sont  avancés  jusqu'au-dessous  du  Duero 
et  de  l'Ëbre,  les  met  à  feu  et  à  sang,  traverse  Léon,  occupe  la  Corogne, 
pousse  jusqu'à  Santiago  de  Compostela  dont  il  détruit  la  cathédrale, 
et  revient  en  Andalousie  traînant  des  milliers  de  captifs  chargés, 
entre  autres  dépouilles,  des  cloches  de  la  basilique.  El  Mansour  mourut 
en  1002.  S'il  eût  vécu,  le  nom  des  chrétiens  eût  disparu  de  la  Pénin- 
sule. 

«  Il  fut  enterré  en  enfer  !  »  écrit  un  historien. 

Après  lui,  la  puissance  musulmane  déclina  ;  trop  de  compétiteurs  se 
disputaient  le  pouvoir. 

Profitant  de  l'affaiblissement  qu'amène  la  discorde,  les  Chrétiens 
reprennent  l'offensive.  Alfonso  VI  (1073-1108),  qui  a  réuni  le  trône  de 
Castille  à  celui  d'Aragon,  contraint  les  petits  princes  musulmans  à  lui 
payer  tribut  et  devient  l'arbitre  de  leur  destinée. 

A  cette  époque  vécut  le  fameux  Don  Rodrigo  Diaz  de  Bivar, 
surnommé  le  Cid  Campeador  (vers  1040-1099),  dont  les  prouesses 
servirent  de  thème  aux  aèdes  qui,  les  premiers,  écrivirent  en  langue 
castillane.  Il  est  le  héros  sans  pareil,  l'idole  du  peuple,  l'ami  des  saints, 
le  symbole  de  l'honneur,  de  la  bravoure  et  de  la  fidélité.  Les  anges 
l'assistent,  saint  Jacques  vient  à  son  aide  dans  la  bataille  et  rend 
invincible  son  épée,  la  fameuse  Tizona.  Le  Cid  de  l'histoire  ressemble- 
t-il  à  celui  du  poème?  Respectons  les  belles  légendes. 

(124) 


LA   PUISSANCE  MORE  EN  ESPAGNE 

Sous  Alfonso  VI,  les  Chrétiens  victorieux  avaient  atteint  les 
rives  du  Tage.  Les  Mores  comprirent  le  danger  et,  faute  d'union,  ils 
appelèrent  à  leur  secours  les  tribus  berbères  des  Almoravides  (Moines 
gardiens  des  frontières  (1090-1147).  Leur  chef,  Yoûsouf  le  Grand,  mit  les 
plaideurs  d'accord  en  s'emparant  du  pouvoir.  Il  y  avait  soixante  ans 
que  la  dynastie  des  Omeiyades  (1031)  s'était  éteinte  dans  les  discordes 
et  les  guerres  civiles. 

Yoûsouf  était  une  sorte  de  puritain,  dur  à  ses  soldats  comme  à 
lui-même.  A  la  tête  d'une  armée  disciplinée,  il  battit  Alfonso  VI,  roi 
de  Castille,  à  Zalaka,  près  de  Badajoz  (1086),  et  reconquit  presque  tous 
les  territoires  dont  les  Chrétiens  s'étaient  emparés  depuis  un  siècle.  Il 
ne  s'en  tint  pas  à  ces  triomphes  militaires.  Persécuter  les  Chrétiens 
et  les  Juifs,  proscrire  les  arts  et  les  sciences  sous  prétexte  que  le  Koran 
les  ignore,  qu'ils  amollissent  les  âmes  et  débilitent  les  esprits,  lui 
semblait  une  œuvre  de  rénovation,  et  il  l'accomplit  avec  le  zèle  d'un 
fanatique  et  la  rigueur  d'un  justicier  impitoyable.  Après  sa  mort, 
les  Berbères  se  relâchèrent  des  pratiques  religieuses  qu'il  leur  avait 
imposées,  ils  succombèrent  aux  délices  de  la  vie  andalouse  et  oppo- 
sèrent une  résistance  molle  aux  incursions  d'Alfonso,  roi  d'Aragon, 
dit  el  Batallador,  qui,  cinquante  ans  plus  tard,  ravagea  le  pays  jusqu'à 
la  Méditerranée. 

Les  Chrétiens  n'étaient  pourtant  pas  les  ennemis  les  plus  redou- 
tables des  Almoravides.  D'autres  hordes  franchirent  le  détroit,  prirent 
sans  coup  férir  Algésiras,  Cadix,  Malaga,  Séville,  Valence,  et  substi- 
tuèrent la  dynastie  des  Almohades  (Unitaires)  (1157-1212),  à  celle 
des  Almoravides.  Dans  la  première  partie  du  xne  siècle,  l'Espagne 
musulmane  devint  entre  leurs  mains  une  province  africaine. 

Les  Chrétiens  avaient  été  battus  à  la  bataille  de  Alarcos.  Pedro  II 
(1196-1213)  de  Aragon  et  Alfonso  VIII,  roi  de  Castille  (1188-1214), 
unis  dans  un  même  sentiment  de  haine  contre  l'étranger,  sollicitèrent 
du  Souverain  Pontife  l'autorisation  de  proclamer  la  croisade  contre 
l'Infidèle.  Des  chevaliers  de  toutes  les  nations  accoururent  à  l'appel 
des  princes.  Le  choc  des  deux  armées  eut  lieu  dans  la  plaine  de  Las 
Navas  de  Tolosa  (16  juillet  1212).  Vigoureusement  disputée,  la  vic- 
toire resta  aux  Chrétiens.  Ils  en  conçurent  un  si  légitime  orgueil  que 
cette  journée  a  gardé  dans  l'histoire  de  la  reconquête  une  renommée 
légendaire.  Si  l'on  croit  Alfonso  VIII,  195  000  infidèles  y  auraient  péri 
et  elle  n'aurait  coûté  aux  Chrétiens  que  25  hommes.  La  disproportion 
de  ces  chiffres  ne  supporte  pas  la  critique.  Les  Musulmans  ne  pou- 
vaient mettre  en  ligne  les  195  000  hommes  qu'ils  sont  censés  avoir 

(125) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

perdus,  et  l'exagération  même  de  l'évaluation  du  vainqueur  doit  être 
considérée  comme  un  témoignage  de  sa  joie  et  peut-être  aussi  de  sa 
surprise.  En  vérité,  la  bataille  de  Las  Navas.  de  Tolosa  eut  des  con- 
séquences décisives  en  ce  sens  qu'elle  mit  fin  à  la  domination  des 
Almohades,  consacra  la  libération  définitive  du  Nord  et  du  Centre 
de  l'Espagne  et  prépara  la  reprise  de  Cordoue  (1236),  de  Murcie 
(1243),  de  Jaén  (1246)  et  de  Séville  (1248). 

Vers  la  seconde  moitié  du  XVe  siècle,  le  royaume  de  Grenade,  tout 
ce  qui  reste  de  l'Empire  des  Mores  en  Espagne,  resserré  dans  des 
limites  relativement  étroites,  s'étend  de  Gibraltar  à  la  Sierra  Nevada, 
d'Almeria  à  la  Méditerranée.  Ses  frontières  se  déroulent  sur  un  pour- 
tour de  cent  quatre-vingts  lieues  environ. 

Bien  que  tributaire  de  la  couronne  de  Castille,  il  constitue  encore 
une  puissance  considérable,  défendue  par  une  ceinture  de  places 
fortes  et  de  châteaux,  riche  en  argent  et  en  soldats  et  dont  on  ne 
peut  espérer  la  chute  que  de  la  dissension  de  ses  chefs  et  de  l'union 
des  princes  chrétiens. 

Depuis  l'avènement  des  Nassérides  et  la  prise  de  Jaén,  Grenade 
était  devenue  la  capitale  de  la  nouvelle  dynastie  musulmane.  Située 
presque  au  centre  d'un  territoire  riche  en  vallées  fertiles,  en  jardins  et 
en  gras  pâturages,  elle  dressait  au  pied  de  la  Sierra  Nevada  ses  murs 
rouges,  crénelés,  hérissés  de  mille  et  trente  tours  ;  sept  portes  fortifiées 
en  fermaient  les  entrées.  Il  semble  que  peu  d'années  après  son  élévation 
au  rang  de  capitale,  elle  comptait  une  population  de  200000  habitants 
composée  en  grande  partie  de  réfugiés  ou  de  musulmans  expulsés  des 
villes  d'Andalousie  tombées  aux  mains  des  Chrétiens  depuis  un 
siècle.  Cinquante  mille  guerriers  obéissaient  à  ses  monarques,  sans 
compter  ceux  que  pouvaient  fournir  les  contingents  appelés  en  cas  de 
guerre. 

Sur  une  haute  éminence  naturelle  qui  dominait  la  ville  et,  très 
au  loin,  une  plaine  magnifique,  les  maîtres  de  Grenade  avaient  cons- 
truit l'Alhambra,  Médînet  el  Hamrâ,  ou  la  Cité  Rouge  dont  la  beauté 
et  la  richesse  décorative  faisaient  l'admiration  des  visiteurs. 

«  La  légère  architecture  de  cet  édifice,  dont  les  ruines  charmantes  sont 
encore  le  plus  grand  attrait  d'un  voyage  en  Espagne,  montre  combien  l'art 
moresque  avait  prospéré  depuis  la  construction  de  la  mosquée  de  Cordoue. 
Ses  colonnades  et  ses  portiques  gracieux,  ses  dômes  et  ses  voûtes  étince- 
lantes  d'or  et  de  couleurs,  qui ,  dans  l'atmosphère  transparent  e,  n'ont  rien  perdu 
de  leur  éclat  primitif,  ses  salles  construites,  semble-t-il,  pour  recevoir  la  brise 

(126) 


LA   PUISSANCE  MORE  EN  ESPAGNE 

et  les  parfums  des  jardins,  ses  fontaines  qui  encore  apportent  leur  fraîcheur 
dans  ses  cours  désertes,  manifestent  le  goût,  l'opulence  et  le  luxe  de  ses  pre- 
miers maîtres. 

«  Les  rues  de  la  ville  étaient  étroites,  entre  de  hautes  maisons  que  couron- 
naient des  tourelles  ornées  de  stuc  ou  de  marbre  sculpté  et  dont  les  corniches 
de  métal  brillant  scintillaient  comme  des  étoiles  à  travers  le  sombre  feuil- 
lage des  bosquets  d'orangers.  L'ensemble  était  comparable  à  un  vase 
émaillé  enrichi  de  hyacinthes  et  d'émeraudes.  » 

Tels  sont  les  termes  enthousiastes  dans  lesquels  les  historiens 
espagnols  décrivent  l'admirable  Grenade.  La  plaine  ou  Vega  située 
en  avant  de  la  ville  et  où  si  souvent  s'étaient  rencontrés  les  Chrétiens 
et  les  Mores  était  d'une  fertilité  sans  rivale,  arrosée  par  le  Xenil, 
irriguée  et  cultivée  avec  un  soin  pour  ainsi  dire  pieux;  un  paradis 
terrestre  conservé  à  l'homme  après  la  punition  de  sa  première  faute. 
D'ailleurs,  Grenade  était  renommée  pour  la  vaillance  de  ses  soldats 
levés  dans  les  sauvages  montagnes  des  Alpurajas,  pour  la  patience 
laborieuse  de  ses  cultivateurs,  la  véracité  des  citoyens  et  une  probité 
commerciale  au-dessus  de  l'éloge.  D'après  un  écrivain  musulman,  la 
parole  d'un  marchand  du  bazar  valait  mieux  qu'un  contrat  signé  par 
un  habitant  d'une  autre  ville.  Les  auteurs  arabes  n'étaient  pas  seuls 
à  louer  les  Grenadins  : 

«  Travail  more  et  foi  espagnole  suffisent  pour  faire  un  bon  chrétien  »,  écrit 
un  évêque. 

Les  Omeiyades  avaient  apporté  en  Occident  leur  goût  pour  les 
sciences  et  les  arts.  La  perte  de  Cordoue  n'arrêta  pas  l'essor  intel- 
lectuel de  l'Espagne  islamique.  Non  seulement  les  villes,  mais  les 
moindres  bourgs  suivant  leur  importance,  furent  dotés  d'écoles,  de 
gymnases,  d'universités.  Plus  de  soixante-dix  bibliothèques  exis- 
taient sur  le  territoire.  Le  catalogue  des  manuscrits  arabes  conservé 
à  l'Escurial  témoigne  de  l'étendue  des  connaissances  et  de  la  variété 
des  disciplines. 

La  Giralda  avait  été  sans  doute  le  premier  observatoire  construit 
en  Espagne.  Après  la  prise  de  Se  ville,  les  savants  qui  se  transpor- 
tèrent à  Grenade  y  fondèrent  un  centre  célèbre  d'études.  Les  mathé- 
matiques les  captivent  ;  la  géographie  les  attire  ;  ils  explorent  l'Asie 
et  l'Afrique,  rapportent  des  itinéraires  et  consignent  leurs  observa- 
tions. Ils  s'occupent  de  logique  et  de  métaphysique  avec  succès.  Aris- 
tote,  commenté  par  Averroès,  devient  leur  idole,  et  son  autorité  régira 

(127) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

leur  enseignement  pendant  plusieurs  âges.  La  médecine  les  passionne 
comme  elle  a  intéressé  les  Juifs  et  la  pharmacie  s'enrichit  de  médica- 
ments nouveaux  importés  d'Orient  ;  mais  c'est  la  position  relative 
et  le  lever  des  étoiles  qui  jouent  un  rôle  décisif  dans  l'application  des 
remèdes.  En  somme,  si  les  Mores  apprennent  beaucoup,  ils  s'élèvent 
rarement  jusqu'aux  principes  des  choses,  se  perdent  dans  les  détails 
et,  de  l'ensemble  de  leurs  œuvres,  se  dégagent  peu  d'idées  nouvelles. 
Les  sciences  occultes  les  séduisent  davantage  que  les  sciences  ration- 
nelles ;  ils  dépensent  des  existences  et  des  fortunes  à  la  recherche  de 
l'élixir  de  longue  vie  et  de  la  pierre  philosophale.  La  magie  nuisit  au 
progrès  de  la  physique,  l'alchimie  se  développa  à  l'encontre  de  la 
chimie  et  l'astronomie  se  fit  la  servante  de  l'astrologie. 

Le  jugement  que  nous  portons  ainsi  sur  les  Arabes,  alors  que  des 
siècles  se  sont  écoulés  et  que  nous  le  dégageons  d'un  ensemble  de 
connaissances  qu'ils  ignoraient,  ne  pouvait  se  présenter  à  la  pensée  de 
leurs  contemporains.  Même  durant  la  dernière  période  de  la  puissance 
more  en  Espagne,  le  respect  qu'inspirait  leur  civilisation  était 
immense  et  général. 

L'Ambassadeur  de  l'Empereur  Frédéric  II,  de  passage  à  Lisbonne, 
écrit  à  son  maître  que  la  science  et  la  civilisation  dont  il  a  été  le  témoin 
à  Grenade  contrastent  avec  l'état  des  autres  pays  d'Europe  qu'il  a 
traversés. 

Malgré  l'état  de  guerre  presque  permanent  et  l'animosité  entretenue 
par  les  passions  religieuses  confondues  avec  les  nobles  aspirations  patrio- 
tiques, la  culture  des  Espagnols  se  ressentit  du  voisinage  des  Mores. 
Aux  premiers  siècles  de  la  reconquête,  les  Mudejars  ou  sujets  musul- 
mans des  princes  chrétiens  avaient  ouvert  devant  leurs  maîtres  les 
portes  jusque-là  fermées  de  l'Orient  ;  plus  tard  étaient  venus  les 
Mozarabes  ou  sujets  chrétiens  des  musulmans.  Ils  s'étaient  si  bien 
identifiés  avec  l'Islam  que  longtemps  après  l'expulsion  des  enva- 
hisseurs ils  ne  parlaient  et  n'écrivaient  que  l'arabe,  pensaient,  se 
vêtaient  et  vivaient  comme  des  musulmans,  propageaient  chez  leurs 
coreligionnaires  la  civilisation  où  ils  avaient  été  élevés.  Ainsi  s'ex- 
pliquent, dans  les  arts  des  vainqueurs,  l'adoption  presque  générale 
de  formes  et  de  décors  empruntés  à  l'architecture  des  vaincus,  dans 
la  vie  domestique  de  la  noblesse  l'introduction  d'une  jalousie  san- 
guinaire et  injustifiable  en  terre  chrétienne,  et,  jusque  dans  le  domaine 
de  l'âme,  la  croyance  à  la  prédestination  spéciale  que  professent  les 
sectateurs  de  l'Islam.  Puis,  si  les  Chrétiens  et  les  Musulmans  étaient 
souvent  en  guerre,  il  y  avait  aussi  des  périodes  où  les  adversaires, 

(128) 


LA   PUISSANCE  MORE  EN  ESPAGNE 

faisant  trêve,  se  réunissaient  dans  des  fêtes  et  des  tournois  où  ils  riva- 
lisaient de  magnificence  et  de  courtoisie.  En  1463,  le  Roi  de  Castille 
Enrique  IV  vint  rendre  visite  à  l'Emir  de  Grenade  et  fut  reçu  sous  les 
draps  d'or  d'un  magnifique  pavillon  tendu  dans  un  jardin  de  la  Vega. 
Après  que  les  deux  monarques  eurent  causé  longtemps  par  l'inter- 
médiaire de  leurs  interprètes  et  qu'ils  eurent  échangé  de  superbes 
présents,  ils  se  séparèrent  avec  autant  de  marques  de  respect  et 
d'amitié  que  s'ils  eussent  entrevu  une  paix  perpétuelle  entre  leurs 
deux  pays,  et  une  brillante  escorte  d'honneur  accompagna  jusqu'à 
la  frontière  le  souverain  castillan.  Les  légendes,  les  ballades,  les 
romances  peignent  d'ailleurs  les  chevaliers  musulmans  en  des  termes 
qui  s'appliquent  aussi  sans  effort  au  chevalier  chrétien  de  la  même 
époque.  L'un  et  l'autre  doivent  être  pieux,  vaillants  et  courtois, 
rechercher  les  prouesses,  posséder  des  dons  poétiques,  s'exprimer 
avec  éloquence,  chevaucher  avec  élégance  un  destrier,  manier  avec 
adresse  l'arc  et  la  lance.  Tous  deux  savent,  à  la  fin  d'un  tournoi  où  ils 
ont  montré  leur  valeur,  en  oublier  les  fatigues  et  les  périls  dans  des 
joutes  poétiques,  des  discours  amoureux  et  le  récit  de  belles  histoires 
chevaleresques.  Tous  deux  sont  également  braves  au  combat  et,  dans 
la  guerre  de  Grenade,  nous  relèverons  de  part  et  d'autre  des  traits 
d'héroïsme  comparables  aux  exploits  des  preux  légendaires. 

Il  était  à  prévoir  que  bientôt,  lorsque  s'engagerait  la  lutte  suprême 
entre  le  Croissant  et  la  Croix,  entre  deux  monarchies,  entre  deux 
peuples  rivaux,  elle  serait  d'une  âpreté  sans  pareille,  digne  des  hommes 
nés  pour  la  guerre,  élevés  à  la  guerre  et  résolus  à  la  soutenir  avec 
une  égale  ardeur. 


CHAPITRE  IX 

LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA. 
DÉFAITE  DE  LOJA 

MOULEI  ABOU'L  HASSAN  REFUSE  LE  TRIBUT.  ||  PRISE  DE  ZAHARA.  ||  PONCE  DE 
LEON  ASSAILLE  ALHAMA  ET  S'EN  EMPARE.  Il  CE  FAIT  D'ARMES  EXCITE  LA  JALOU- 
SIE DE  FERDINAND.  ||  IL  DÉCIDE  DE  SECOURIR  ALHAMA.  ||  MAGNANIMITÉ  DU 
DUC  DE  MEDINA  SIDONIA.  ||  MOULEI  ABOU'L  HASSAN  LÈVE  LE  SIÈGE.  ||  NAISSANCE 
DE  L'INFANTE  DONA  MARIA.  H  FERMETÉ  D'iSABELLE.  ||  ENTRÉE  TRIOMPHALE  DE 
FERDINAND    DANS  ALHAMA.  ||     LE  ROI  RETOURNE  A   CORDOUE.  ||  LE  RENDEZ- VOUS 

de  la  croisade    sous  loja.  ||  Ferdinand   traverse  le  xenil  a  ecija.  Il  son 

ERREUR    STRATÉGIQUE.      ||     MANŒUVRE    D'ALI    ATAR.     Il     RETRAITE    DE    L*  ARMÉE 
CHRÉTIENNE.  ||  FERDINAND    PUNI    DE    SA    PRÉSOMPTION. 

Depuis  la  fin  de  la  guerre  de  succession,  Ferdinand  et  Isabelle 
mûrissaient  l'idée  de  conquérir  Grenade  sans  entrevoir  pour- 
tant à  brève  échéance  la  réalisation  de  ce  projet  ambitieux, 
quand  une  insulte  du  Roi  more,  bientôt  suivie  d'une  agression,  vint 
les  contraindre  à  prendre  les  armes.  En  1466,  Moulei  Abou'l  Hassan 
avait  succédé  à  son  père,  Abou  Nasr  Sa'd.  Guerrier  vaillant,  auda- 
cieux, très  animé  contre  les  Chrétiens,  il  ne  rêvait  que  batailles  et  s'y 
était  préparé  en  exerçant  une  armée  de  plus  de  50  000  hommes.  Ses 
archers  jouissaient  d'un  juste  renom  et  sa  cavalerie  légère  était  sans 
rivale.  Quand,  en  1476,  il  eut  à  recevoir  Don  Juan  de  Vera,  l'Ambas- 
sadeur chargé  de  îéclamer,  selon  l'usage,  les  2000  pistoles  d'or  et  les 
esclaves  promis  comme  tribut  annuel  à  la  Castille,  il  répondit 
fièrement  à  l'envoyé  des  Rois  : 

«  Dites  à  vos  maîtres  que  les  Rois  de  Grenade  qui  leur  payaient 
tribut  sont  morts.  Notre  hôtel  des  monnaies  ne  frappe  plus  des  pièces 
d'or  ;  il  trempe  des  cimeterres  et  des  fers  de  lance.  » 

Les  Rois  reçurent  avec  indignation  cette  réponse  mais  ils  n'étaient 
point  encore  en  état  de  relever  le  défi.  Isabelle,  aux  prises  avec  les 

(I3P) 


LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA 

graves  difficultés  de  la  guerre  de  succession,  était  retenue  en  Castille; 
quant  à  Ferdinand,  il  n'avait  point  hérité  de  son  père  le  royaume 
d'Aragon  et  ne  pouvait  prêter  à  sa  femme  d'autre  concours  que  celui 
de  sa  vaillance. 

Enhardi  par  l'inertie  apparente  des  Rois,  Moulei  Abou'l  Hassan 
ne  s'en  tint  pas  à  la  menace  ;  à  la  fin  de  l'année  1481,  il  prit  l'offen- 
sive. Durant  une  longue  nuit  de  décembre,  alors  que  se  déchaînait 
un  orage  épouvantable,  il  assaillit  Zahara,  une  petite  forteresse  située 
entre  Ronda  et  Médina  Sidonia  que  sa  position  sur  un  rocher  à  pic, 
baigné  à  sa  base  par  le  Guadalevin,  semblait  rendre  inaccessible.  Sa 
réputation  était  si  bien  établie  que  l'on  avait  coutume  d'appeler  une 
femme  dont  la  vertu  défiait  toute  attaque,  une  Zaharena.  Mais  encore 
les  forteresses  les  plus  sévères,  à  l'inverse  de  vertus  rigides,  demandent- 
elles  à  être  surveillées,  et  Zahara  était  mal  gardée,  depuis  longtemps 
on  n'avait  pas  réparé  ses  murailles,  son  Alcaide,  insouciant,  négligeait 
les  devoirs  de  sa  charge. 

La  pluie,  le  vent,  qui  aveuglaient  les  sentinelles,  favorisèrent 
l'escalade.  En  vain  la  garnison,  surprise  en  plein  sommeil,  tenta  de 
se  défendre  ;  elle  fut  passée  au  fil  de  l'épée.  La  population  inoffensive, 
les  femmes,  les  enfants  furent  emmenés  en  esclavage  à  Grenade. 
On  ne  laissa  dans  la  cité  que  les  vieillards  inutiles. 

La  nouvelle  de  ce  désastre  excita  le  vif  mécontentement  des  Rois, 
et  Isabelle  ne  fut  pas  seule  à  déplorer  la  perte  de  Zahara.  Ferdinand 
y  vit  une  insulte  personnelle,  cette  ville  ayant  été  reprise  aux  Mores 
par  son  grand-père.  Des  ordres  furent  donnés  pour  renforcer  d'urgence 
les  garnisons  des  places  et  châteaux  de  la  frontière,  et  les  préparatifs 
de  guerre  ne  furent  plus  différés.  Pendant  qu'Isabelle  organisait 
l'expédition,  un  grand  seigneur  andalou,  Don  Rodrigo  Ponce  de 
Léon,  Marquis  de  Cadix,  informé,  par  un  espion  qu'il  entretenait 
auprès  du  Roi  more,  que  la  forteresse  d' Alhama,  située  sur  la  frontière 
du  roj^aume  de  Grenade,  à  huit  lieues  seulement  de  cette  capitale, 
était  mal  gardée,  résolut  de  tenter  sur  cette  ville  le  coup  de  main  qui 
avait  réussi  sur  Zahara.  La  place  d' Alhama  dominait  un  plateau 
escarpé  et  semblait  inexpugnable,  elle  aussi.  Mais  on  la  savait  riche, 
aimée  des  Rois  de  Grenade  qui  y  possédaient  une  belle  résidence, 
gardienne  d'une  partie  des  trésors  de  l'État  et,  par  conséquent,  de 
bonne  prise.  Ses  eaux  jouissaient  d'une  grande  renommée  en  raison  de 
leur  vertu  curative,  ses  fabriques  de  draps  étaient  célèbres.  Ponce  de  Léon 
ne  se  mit  pas  en  frais  d'imagination.  Après  avoir  mandé  au  château 
d'Arcos,  où    il    demeurait,  ses  amis  :   Pedro  Enriquez,  Adelantado 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

d'Andalousie,  Don  Diego  de  Merlo,  Commandeur  de  Séville,  Sancho 
de  Avila,  Alcaide  de  Carmona,  et  leur  avoir  communiqué  son  projet,  il 
réunit  3000  cavaliers  et  4000  fantassins  et,  le  28  février  1482,  il  se  mit 
en  route  à  leur  tête.  Quelques  chevaliers  furent  seuls  informés  du  but 
de  l'expédition. 

Afin  de  ne  point  éveiller  l'attention,  la  petite  armée  marchait  pru- 
demment de  nuit  et  se  reposait  le  jour  dans  les  bois.  Quand  on  eut 
franchi  la  frontière,  on  redoubla  de  précautions.  La  troisième  nuit, 
deux  heures  avant  l'aube,  on  arriva  sous  les  murs  d'Alhama.  Le  ciel 
était  obscur,  la  tempête  faisait  rage  et  couvrait  tous  les  bruits  de  ses 
grondements.  Moulei  Abou'l  Hassan  n'avait  pas  été  mieux  secondé 
quand  il  avait  surpris  Zahara. 

Les  échelles  furent  dressées  contre  les  murs  de  la  citadelle,  les 
escaladeurs  s'élancèrent,  quelques  soldats  les  suivirent,  tombèrent  sur 
les  veilleurs  endormis,  les  massacrèrent  ainsi  que  le  corps  de  garde, 
et  coururent  ouvrir  les  portes  au  gros  de  la  troupe  qui,  silencieuse, 
était  montée  par  le  chemin  d'accès  que  l'on  négligeait  de  garder. 
Ponce  de  Léon  entra  triomphalement  dans  la  place,  bannières 
déployées  et  trompettes  sonnant.  C'est  ainsi  qu'Alhama,  réveillée 
en  sursaut,  apprit  le  succès  des  Chrétiens. 

Sans  perdre  de  temps,  les  habitants  de  la  ville  organisèrent  la 
défense.  Se  précipiter  vers  la  porte  de  la  citadelle  qui  communiquait 
avec  la  cité,  établir  une  solide  fermeture  de  poutres  derrière  les 
battants,  dresser  une  barricade  à  travers  la  rue  qui  lui  faisait  suite, 
fut  l'affaire  d'une  heure  à  peine.  Quand  les  assaillants,  un  peu  récon- 
fortés par  un  léger  repas,  voulurent  avancer,  ils  durent  enfoncer  la 
porte  et  enlever  la  barricade  sous  une  grêle  de  traits  et  de  coups  de 
feu.  Vainement  ils  tentèrent  de  franchir  cette  zone  dangereuse. 
Repoussés,  les  chefs  chrétiens  tinrent  conseil.  Puisqu'il  était  impos- 
sible de  s'emparer  d'Alhama,  il  fallait  raser  la  citadelle  et  battre  en 
retraite.  Le  Marquis  de  Cadix  s'y  opposa.  Quoi  qu'il  en  pût  coûter, 
on  réduirait  la  place  à  merci.  Joignant  l'exemple  à  la  parole,  il  s'élança 
le  premier  sur  la  barricade,  au  cri  de <<  Santiago!  >>  et,  entre  Chrétiens  et 
Musulmans,  le  combat  reprit,  acharné.  Tandis  que  les  Mores  com- 
battaient corps  à  corps  et  s'opposaient  au  progrès  de  l'attaque,  du 
haut  des  terrasses  les  femmes  accablaient  les  assaillants  sous  les 
projectiles.  Chaque  pouce  de  terrain  était  disputé  avec  un  courage 
farouche.  Les  habitants  d'Alhama  combattaient  pour  leur  vie,  leur 
fortune,  leur  liberté  ;  les  Chrétiens  étaient  résolus  à  conquérir/au  prix 
des  plus  durs  sacrifices,  une  ville  dont  la  possession  leur  était  précieuse 

(132) 


LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA 

et  sur  laquelle  ils  s'étaient  jetés  sans  assurer  leur  retraite  ni  garder 
leurs  communications  avec  l'Andalousie.  Enfin,  les  Espagnols  l'empor- 
tèrent. Assaillis  de  toute  part,  les  Mores  se  réfugièrent  avec  leurs 
femmes  et  leurs  enfants  dans  la  principale  mosquée  qu'ils  défendirent 
encore  du  haut  des  minarets  et  des  terrasses.  Le  feu  qui,  des  portes 
closes,  gagna  les  charpentes,  mit  un  terme  à  une  résistance  héroïque. 
Les  habitants  d'Alhama  qui  avaient  échappé  aux  flammes,  ne  vou- 
lurent pas  survivre  au  désastre  et  se  précipitèrent  avec  une  fureur 
sauvage  sur  les  armes  de  leurs  adversaires.  On  fit  très  peu  de  prison- 
niers. La  ville  fut  livrée  aux  soldats  ivres  de  joie  à  la  vue  de  l'or, 
des  bijoux,  des  perles,  des  soies,  des  brocarts  précieux  accumulés 
dans  le  palais  et  au  bazar.  Pourtant  les  chefs  préservèrent  les  magasins 
de  vivres  bien  approvisionnés  en  grains,  huile  et  denrées  indispen- 
sables à  l'entretien  de  la  garnison,  alors  que  l'on  était  si  loin  des  pays 
chrétiens  où  l'on  eût  pu  se  ravitailler.  Le  premier  soin  du  Marquis  de 
Cadix  avait  été  de  délivrer  les  prisonniers  chrétiens  enfermés  dans  les 
donjons  et  employés  aux  plus  dures  corvées;  le  second  fut  de  faire 
pendre  sans  délai  aux  créneaux  de  la  citadelle  un  certain  nombre 
de  renégats  qui,  depuis  quelques  années,  instruisaient  les  Mores  des 
faits  et  gestes  des  Chrétiens  et  qui  se  croyaient  à  l'abri  d'un  châtiment 
sous  la  protection  de  la  sévère  forteresse.  Les  vainqueurs  comprenaient 
mieux  la  vengeance  qu'ils  n'entendaient  la  miséricorde.  Bien  des 
siècles  devaient  s'écouler  encore  avant  que  la  générosité  du  vainqueur 
fût  considérée  comme  une  vertu  au  lieu  d'être  tenue  comme  une  preuve 
de  faiblesse. 

La  nouvelle  de  la  perte  d'Alhama  tomba  dans  Grenade  comme 
un  coup  de  foudre.  Les  Chrétiens  maîtres  de  la  seconde  ville  du 
royaume,  et  cela  en  une  nuit  !  Les  Chrétiens  victorieux,  triomphants 
à  huit  lieues  de  la  capitale  ! 

«  Le  Roi  more  se  promenait  dans  la  cité  de  Grenade,  depuis  la  porte 
d'Elvire  jusqu'à  celle  de  Bibarrambla. 

«  Malheur  sur  moi  !  Alhama  ! 

«  Des  lettres  lui  arrivèrent  annonçant  qu'Alhama  était  prise.  Les  lettres, 
il  les  jeta  au  feu,  et  le  messager,  il  le  tua. 

«  Malheur  sur  moi  !  Alhama  ! 

«  Hommes,  enfants  et  femmes  pleurent  une  perte  si  grande.  Elles 
pleurent  toutes,   les  dames,  tant  que  Grenade  en  possède. 

«  Malheur  sur  moi  !  Alhama  ! 

«  Par  les  rues  et  les  fenêtres,  beaucoup  de  deuil  paraissait.  Le  Roi  pleu- 

(133) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

rait  comme   une   femme    parce   que    ce    qu'il  perdait   était   beaucoup. 
«  Malheur  sur  moi  !  Alhama  !  » 

En  vérité,  loin  de  se  laisser  abattre,  Moulei  Abou'l  Hassan  accueillit 
la  nouvelle  avec  le  calme  et  la  dignité  qui  convenaient  à  son  caractère 
fortement  trempé.  Au  lieu  de  perdre  le  temps  en  lamentations  stériles, 
il  ne  songea  qu'à  recouvrer  le  bien  perdu  et  fit  partir  sans  délai  les 
2  ooo  cavaliers  de  sa  garde,  tandis  qu'il  se  préparait  à  les  suivre  en 
tête  des  milices. 

Le  5  mars,  il  arrivait  devant  Alhama.  L'ensemble  de  ses  troupes 
ne  comptait  pas  moins  de  3  000  cavaliers  et  de  50  000  fantassins. 
Dans  sa  hâte,  il  avait  laissé  en  arrière  son  artillerie  dont  le  train 
rudimentaire  était  lourd  et  encombrant.  Prendre  la  place  d'assaut 
paraissait  impossible.  Moulei  Abou'l  Hassan  recourut  au  blocus.  La  ville 
était,  croyait-il,  bien  pourvue  de  vivres  :  c'était  par  la  soif  qu'on 
devait  la  réduire.  Ce  projet  semblait  exécutable,  car  un  puits  pro- 
fond, alimenté  par  la  rivière  qui  coulait  au  pied  de  l'escarpement 
rocheux,  constituait  la  seule  ressource  sur  laquelle  les  assiégés  pussent 
compter.  Les  Mores,  très  habitués  aux  travaux  hydrauliques,  eurent 
tôt  fait  d'assécher  la  couche  qui  alimentait  le  puits.  Avec  terreur, 
les  Espagnols  se  virent  d'un  jour  à  l'autre  privés  d'eau.  Pour  en 
conquérir  quelques  gouttes,  il  fallait  suivre  une  galerie  souterraine, 
déboucher  sur  le  bord  de  la  rivière  par  une  ouverture  que  visaient 
sans  cesse  les  flèches  des  assaillants  et  les  payer  au  prix  du  sang. 
En  outre,  les  magasins  de  vivres  que  l'on  avait  arrachés  au  pillage 
lors  de  la  prise  de  la  ville  avaient  été  plus  tard  abandonnés  aux  soldats. 

Bien  que  trop  peu  nombreuse  pour  défendre  le  périmètre  étendu 
des  murailles,  la  garnison  commençait  à  connaître  la  faim  en  même 
temps  qu'elle  endurait  le  supplice  de  la  soif.  Moulei  Abou'l  Hassan,  fou 
de  rage  à  la  vue  des  corps  des  habitants  d'Alhama  demeurés  sans 
sépulture  sur  les  escarpements  où  les  Chrétiens  les  avaient  jetés 
en  pâture  aux  chiens  et  aux  oiseaux  de  proie,  recouvrait  l'espoir 
d'assouvir  sa  haine  et  de  tirer  une  vengeance  cruelle  de  l'audacieux 
Marquis  de  Cadix. 

Pendant  que  le  monarque  musulman  pressait  les  opérations,  les  Rois 
étaient  informés  de  la  prise  d'Alhama,  compensation  magnifique  et 
imprévue  de  la  castastrophe  de  Zahara.  Ils  se  trouvaient  au  palais 
de  Médina  del  Campo  et  entendaient  la  messe  quand  le  courrier 
arriva.  Ferdinand  éprouva  tout  d'abord  une  satisfaction  profonde  ; 
puis  la  jalousie  étouffa  la  joie,  car  cet  étonnant  fait  d'armes  était  dû 

(134) 


LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA 

à  un  seigneur  dont  la  puissance  l'inquiétait  ;  enfin  il  hésitait  entre 
le  devoir  et  l'intérêt. 


«  Pendant  toute  la  durée  du  repas  qui  suivit  l'office,  dit  un  contemporain, 
il  resta  pensif,  se  demandant  à  quel  parti  il  convenait  de  s'arrêter.  Son  père 
était  mort  en  1479  '>  avant  d'être  roi  de  Castille,  il  était  roi  d'Aragon,  et 
s'engager  dans  la  guerre  contre  les  Mores  lui  semblait  beaucoup  moins 
urgent  que  reprendre  à  la  France  les  comtés  de  Roussillon  et  de  Cerdagne. 
Le  premier  devoir  n'était-il  pas  de  recouvrer  son  bien  avant  de  chercher  à 
s'emparer  de  celui  des  autres?  Si  la  guerre  de  la  Reine  était  une  guerre  sainte 
la  sienne  était  une  guerre  juste.  >> 

Pourtant,  à  la  réflexion  et  sollicité  sans  doute  par  Isabelle,  à  qui 
un  état  de  grossesse  avancée  ne  permettait  pas  d'assumer  en  per- 
sonne la  direction  de  la  campagne,  il  prit  une  décision  honorable. 
La  guerre  avait  été  imprudemment  engagée,  mais  elle  s'ouvrait 
par  un  magnifique  succès;  il  en  profiterait  et  courrait  au  secours 
d'Alhama  d'où  Moulei  Abou'l  Hassan  essayerait  de  chasser  les 
Chrétiens.  Il  importait  aussi  de  ne  pas  laisser  l'honneur  de  garder  la 
ville  au  grand  feudataire  qui  l'avait  reconquise.  Ferdinand  donna 
l'ordre  d'assembler  au  plus  vite  les  quelques  troupes  que  l'on  pouvait 
réunir  autour  de  Médina  del  Campo,  accompagna  la  Reine  à  la  cathé- 
drale où  l'on  se  rendit  en  procession  afin  de  chanter  le  Te  Deum  et 
de  remercier  le  Dieu  des  batailles,  et,  le  soir,  il  prenait  la  route  de 
Séville.  Isabelle  s'était  chargée  de  faire  suivre  sans  délai  les  appro- 
visionnements nécessaires  à  l'expédition  et  ceux  qu'exigeraient  les 
contingents  qu'on  appela  cette  nuit  même. 

Malgré  un  empressement  méritoire  après  ses  premières  hésitations, 
Ferdinand  devait  être  frustré  de  la  gloire  de  délivrer  Alhama.  A  peine 
le  Marquis  de  Cadix  eut-il  occupé  la  ville  qu'il  comprit  la  difficulté 
de  la  garder.  Beaucoup  de  chevaliers  avaient  péri,  l'infanterie  très 
affaiblie,  fort  maltraitée,  semblait  dans  l'impossibilité  de  traverser 
les  territoires  mores  qui  s'étendaient  jusqu'à  la  frontière,  même  si 
l'on  eût  décidé  l'abandon  d'une  conquête  chèrement  achetée.  Des 
émissaires,  envoyés  aux  gouverneurs  des  places  d'Andalousie,  les 
avaient  informés  de  la  situation  et  avaient  imploré  secours.  Quand 
le  Marquis  vit  paraître  sous  les  murs  d'Alhama  la  nombreuse  armée  de 
Moulei  Abou'l  Hassan,  il  se  félicita  de  sa  prévoyance,  mais,  soucieux 
de  prolonger  la  résistance  en  attendant  l'arrivée  des  contingents  qui 
forceraient  les  Mores  à  lever  le  siège,  il  prit  en  personne  la  direction 

Isabelle  la  Grande.  (^35)  10 


ISABELLE  LA   GRANDE 

de  la  défense,  partageant  les  fatigues  des  siens  et  soutenant  par  son 
énergie  les  courages  défaillants. 

Parmi  les  nobles  qu'il  avait  appelés  à  l'aide,  le  Marquis  avait 
volontairement  omis  l'ennemi  séculaire  de  sa  maison,  le  plus  puissant 
seigneur  d'Andalousie,  Don  Enrique  de  Guzmân,  Duc  de  Médina 
Sidonia,  avec  qui,  peu  de  temps  auparavant,  il  était  en  guerre,  à 
l'époque  même  où  Isabelle  avait  assuré  la  paix  entre  eux  en  les  exilant 
chacun  dans  leurs  terres.  Cette  fierté  risquait  de  lui  être  funeste,  car 
les  forces  réunies  de  tous  les  seigneurs  andalous  n'équivalaient  pas 
à  celles  que  Médina  Sidonia  pouvait  mettre  en  ligne.  Mais  le  Duc  était 
aussi  magnanime  que  puissant.  Apprenant  la  situation  désespérée  de 
son  rival,  il  n'écoute  que  son  ardeur  guerrière,  réunit  ses  troupes  à 
celles  du  Marquis  de  Villena  et  du  Comte  de  Cabra,  appelle  les 
milices  de  Séville,  rassemble  en  quelques  jours  une  armée  de  5000  ca- 
valiers et  de  40000  fantassins,  se  met  à  leur  tête  et  marche  au 
secours  d'Alhama. 

De  son  côté,  Ferdinand  avait  fait  diligence.  Il  n'était  plus  qu'à 
cinq  lieues  de  Cordoue  quand  on  l'informa  qu'il  était  devancé  par 
une  armée  levée  en  Andalousie.  Aussitôt,  il  mande  au  Duc  de  l'attendre. 
Tout  en  s'excusant,  celui-ci  répond  qu'Alhama  est  dans  une  situation 
désespérée,  le  moindre  retard  peut  causer  sa  perte  et  il  n'est  même 
pas  sûr  d'arriver  à  temps. 

La  déception  de  Moulei  Abou'l  Hassan  fut  extrême  quand  ses 
espions  lui  annoncèrent  l'approche  de  Médina  Sidonia,  l'ennemi  sécu- 
laire du  Marquis  de  Cadix.  Il  avait  compté  seulement  sur  la  venue  plus 
ou  moins  tardive  de  l'armée  royale,  peu  nombreuse  et  fatiguée  par  des 
marches  forcées.  Pourtant,  le  Roi  more  était  trop  habile  pour  se  laisser 
enserrer  entre  l'armée  qui  s'avançait  et  la  garnison  de  la  place, 
encore  redoutable  malgré  les  privations  qu'elle  avait  supportées. 
Le  29  mars,  après  un  assaut  infructueux  où  périt  la  fleur  de  la  noblesse 
grenadine,  il  leva  le  camp  et  désolé,  s'arrachant  les  cheveux  et  la 
barbe,  il  se  retira  sur  Grenade.  Le  lendemain,  à  leur  extrême  surprise, 
les  assiégés  virent  déserte  la  vallée  où,  la  veille,  campait  l'armée  more, 
mais  leur  joie  dépassa  leur  étonnement  quand  se  déployèrent  à  l'hori- 
zon les  bannières  glorieuses  de  Médina  Sidonia.  Ce  fut  à  qui  courrait 
plus  vite  vers  les  libérateurs  pour  les  remercier  et  les  bénir.  Les  chefs 
des  deux  armées  tombèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  et,  les  larmes 
aux  yeux,  se  jurèrent  une  affection  fraternelle.  La  reconnaissance 
effacerait  jusqu'au  souvenir  de  leurs  discordes  héréditaires.  Récon- 
ciliation aussi  heureuse  qu'imprévu,  car   le  Duc,  en  faisant    cause 

(136) 


LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA 

commune  avec  son  ancien  rival,  unissait  l'Andalousie  chrétienne  dans 
une  patriotique  ambition.  Par  la  suite,  il  y  eut  bien  quelques  différends 
entre  les  troupes  des  deux  héros,  à  propos  du  partage  du  butin,  mais 
le  bon  vouloir  des  chefs  apaisa  la  querelle  prête  à  s'envenimer.  Une  forte 
garnison  de  membres  de  la  Sainte  Hermandad  fut  laissée  dans  Alhama 
et  les  adversaires  désormais  réconciliés  licencièrent  leurs  troupes. 

Ferdinand,  qui  avait  atteint  Antequera,  revint  à  Cordoue.  La  Reine 
l'y  rejoignit  à  la  fin  d'avril  après  avoir  appelé  en  Andalousie  la  noblesse 
et  les  troupes  du  Nord  et  assuré  les  approvisionnements  nécessaires 
à  leur  entretien. 

C'est  dans  l'ancienne  et  belle  capitale  des  Omeiyades  qu'Isabelle 
mit  au  monde  son  quatrième  enfant,  l'Infante  Dona  Maria,  la  future 
Reine  de  Portugal.  Cet  événement  avait  suspendu  les  prépa- 
ratifs de  guerre,  quand,  de  nouveau,  Moulei  Abou'l  Hassan  parut 
sous  les  murs  d' Alhama  à  la  tête  d'une  armée  nombreuse  et  d'un 
énorme  train  d'artillerie  de  siège  qui  lui  avait  fait  si  grandement 
défaut  à  sa  première  expédition.  Le  vieux  guerrier  ne  pouvait  renoncer 
à  la  ville  qu'il  aimait  comme  la  prunelle  de  ses  yeux  et  il  avait  juré  de 
la  reprendre,  quel  que  fût  le  prix  de  la  reconquête. 

Au  conseil  de  guerre  tenu  par  les  Rois,  les  gens  sages  représentèrent 
qu' Alhama  était  au  cœur  du  territoire  ennemi,  toujours  exposée  à 
une  surprise.  Il  fallait  traverser  une  grande  étendue  de  territoire 
more  et  franchir  des  passes  dangereuses  pour  la  secourir  ;  on  ne 
pourrait  la  défendre  qu'à  force  de  sacrifices  de  sang  et  d'argent. 
Mieux  valait  l'évacuer  tout  de  suite  que  de  la  perdre  après  de  terribles 
combats.  Ferdinand  était  perplexe  ;  Isabelle  repoussa  la  proposition  : 

«  La  gloire,  dit-elle,  ne  s'acquiert  pas  sans  péril.  La  guerre  actuelle  est 
difficile  et  ses  dangers  étaient  prévus  avant  de  l'entreprendre.  La  possession 
d'Alhama  est  d'une  importance  incalculable,  étant  donné  que  cette  ville 
peut  être  regardée  comme  la  clé  du  pays.  Là  fut  commencée  la  guerre; 
l'honneur  et  la  politique  défendent  de  prendre  une  mesure  qui  jetterait 
l'abattement  dans  le  cœur  de  nos  sujets.  » 

Cet  enthousiasme  chevaleresque  enflamma  les  esprits  hésitants. 
S'il  le  fallait,  on  défendrait  Alhama  contre  les  forces  réunies  de  l'Islam  ! 
Il  fut  décidé  que  le  Roi  se  mettrait  en  marche  sur  l'heure  à  la  tête 
des  troupes  disponibles  et  qu'il  serait  suivi  par  les  convois  de  muni- 
tions, approvisionnements  et  fourrages  préparés  avec  tant  d'adresse 
et  d'activité  depuis  le  mois  de  mars. 

(137) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Moulei  Abou'l  Hassan  fut-il  instruit  de  la  décision  virile  dictée  par 
Isabelle?  Quoi  qu'il  en  soit,  à  la  nouvelle  de  l'approche  du  Roi  de 
Castille,  il  leva  le  siège  une  seconde  fois  et  reprit  le  chemin  de  Gre- 
nade (14  mai  1482). 

Ferdinand  fit  une  entrée  triomphale  dans  Alhama,  suivi  d'un 
'ïiagnifique  cortège  de  chevaliers,  de  seigneurs,  de  prélats,  et  se  rendit 
à  la  mosquée  Djouma  qu'il  fit  purifier  par  le  Cardinal  de  Mendoza  et 
consacrer  à  Sainte-Marie  de  l'Incarnation.  Deux  autres  mosquées 
furent  également  affectées  au  culte  chrétien.  Des  autels,  des  croix, 
des  vases  sacrés,  des  ornements  et  des  bannières  brodés  de  la  main 
de  la  Reine  formèrent  le  trésor  de  chacune  d'elles.  Puis  des  cloches, 
qui  reçurent  mission  de  chasser  le  diable,  furent  hissées  dans  les  minarets 
du  haut  desquels  les  mouezzins  appelaient  naguère  les  fidèles  musulmans 
à  la  prière. 

Une  forte  garnison,  sous  le  commandement  de  Porto  Carrero,  et 
trois  mois  de  vivres  ayant  été  laissés  dans  la  place,  Ferdinand  s'abattit, 
tel  un  oiseau  de  proie,  sur  la  Vega  de  Grenade  et  la  saccagea  sans 
merci.  Las  de  détruire,  le  Roi  fit  son  entrée  solennelle  à  Cordoue. 
Il  n'avait  pas  tiré  l'épée. 

Pendant  cette  expédition,  Isabelle  n'était  pas  restée  inactive. 
Les  villes  de  Castille  et  de  Léon,  celles  de  Biscaye  et  du  Guipuzcoa 
avaient  reçu  le  repartimiento,  c'est-à-dire  la  répartition  proportion- 
nelle des  hommes,  de  l'artillerie  et  des  subsides  qu'elles  devaient 
envoyer  le  Ier  janvier  en  Andalousie.  Les  Grands-Maîtres  des  Ordres 
militaires,  désormais  soumis  à  la  couronne,  furent  mandés  avec  mission 
d'amener  à  la  croisade  leurs  forces  disponibles.  Chaque  fois  qu'elle 
en  trouvait  l'occasion,  Isabelle  avait  soin  de  signaler  l'importance 
religieuse  qu'elle  attachait  à  la  guerre  contre  l'Infidèle.  Sans  se  lasser, 
elle  élevait  la  Croix  contre  le  Croissant.  Certes  elle  était  sincère  dans 
sa  croyance,  inébranlable  dans  sa  confiance  en  Dieu,  mais  son  appel 
ardent  au  sentiment  religieux  n'était  pas  moins  très  politique. 

Le  rendez- vous  fut  donné  sous  les  murs  de  Loja.  C'était  une 
ville  très  forte,  bâtie  sur  un  piton  au  milieu  de  montagnes  sauvages, 
—  une  fleur  entre  les  épines,  —  défendue  par  sa  situation  et  par  le 
Xenil  qui  baignait  l'enceinte  sur  presque  tout  son  pourtour.  Un  pont 
unique  permettait  d'aboutir  au  chemin  d'accès  et  il  était  battu  par 
les  projectiles  de  la  place. 

Situé  au  Nord  d' Alhama,  Loja  commandait  avec  elle  l'entrée  du 
royaume.  Une  forte  garnison  l'occupait,  commandée  par  Ali  Atar, 
un   guerrier  vaillant,  vieilli  dans  la    guerre   de   frontière.  L'enlever 

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LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA 

était  une  entreprise  hasardeuse,  mais  elle  tentait  Ferdinand,  jaloux 
de  la  gloire  du  Marquis  de  Cadix  et  qui  brûlait  de  se  signaler  par 
quelque  action  héroïque. 

Moulei  Abou'l  Hassan  avait  demandé  des  renforts  en  Afrique. 
Isabelle  l'apprit,  plaça  sous  le  commandement  de  ses  deux  meilleurs 
amiraux  la  marine  de  Biscaye  et  leur  ordonna  de  croiser  dans  le  détroit 
afin  d'empêcher  tout  passage. 

Le  rcpartimiento  avait  été  fait  avec  discernement  et  méthode, 
mais  les  pays  du  Nord  auxquels  il  s'adressait,  bien  que  très  dévoués 
à  la  couronne,  étaient  loin  du  théâtre  de  la  guerre  et  y  prenaient  un 
intérêt  médiocre.  Ils  obéirent  avec  mollesse  et  envoyèrent  des  milices 
mécontentes  de  partir,  ignorantes  du  métier  des  armes  et  recrutées 
parmi  le  menu  peuple  où  l'esprit  militaire  était  beaucoup  moins 
développé  que  dans  la  noblesse.  Presque  point  d'artillerie,  à  peine 
des  armes.  A  la  fin  de  juin,  les  Rois  constatèrent  avec  surprise  qu'ils 
pouvaient  difficilement  mettre  en  ligne  4  000  cavaliers  et  8  000  fan- 
tassins. 

Pourtant  l'ardeur  de  Ferdinand  ne  voulait  pas  connaître  d'obstacle. 
Le  Ier  juillet,  il  se  mit  en  marche  et  traversa  le  Xenil  à  Ecija.  Soldat 
courageux,  vaillant  chevalier,  il  n'avait  pas  les  qualités  d'un  capi- 
taine. 

Au  lieu  d'écouter  les  avis  du  Marquis  de  Cadix  qui  conseillait  de 
jeter  des  ponts  sur  le  cours  inférieur  de  la  rivière  et  d'attaquer  la  ville 
à  revers,  il  suivit  l'inspiration  des  chevaliers  castillans,  inhabiles  à 
la  guerre  de  siège,  et  envoya  un  fort  détachement  occuper  les  hauteurs 
d'Albohacen  avec  ordre  de  s'y  fortifier,  après  y  avoir  installé  les  vingt 
pièces  d'artillerie  dont  il  disposait. 

Quand  le  vieil  Ali  Atar  vit  briller  sur  cette  éminence  les  armures 
des  chevaliers  chrétiens  :  <<  Par  Allah,  s'écria-t-il,  je  vais  réveiller  ces 
étourdis  !  >> 

Aussitôt,  il  sort  de  la  ville,  manifestant  l'intention  de  disputer 
la  position  qu'occupent  les  assiégeants.  Emportés  par  leur  valeur, 
ceux-ci  se  précipitent  à  sa  rencontre  au  lieu  de  l'attendre.  Les  Mores 
feignent  une  panique,  tournent  bride  et  s'enfuient  devant  les 
Chrétiens  qui  espèrent  entrer  à  leur  suite  dans  la  place  ;  mais,  une 
grosse  troupe  de  cavalerie  more,  placée  en  embuscade,  tombe  sur 
le  camp  et  commence  le  pillage.  Les  Castillans  se  retournent  aux 
cris  des  quelques  hommes  restés  à  la  garde  des  tentes  ;  ils  comprennent 
leur  erreur,  abandonnent  la  poursuite,  reviennent  en  arrière,  essayent 
de  regagner  le  terrain  perdu  et  sont  pris  comme  dans  un  étau  entre 

(139) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

les  deux  corps  de  troupes  musulmanes.  Après  un  combat  acharné,  les 
Espagnols,  renforcés  par  l'arrière-garde  qui  arrivait  toute  fraîche, 
eurent  cependant  le  dessus  et  obligèrent  Ali  Atar  à  rentrer  dans  la 
ville.  Mis  en  garde  par  une  leçon  aussi  sérieuse,  Ferdinand  comprit 
l'imprudence  qu'il  avait  commise  en  divisant  des  forces  mal  exercées, 
faciles  à  décourager,  épuisées  par  les  fatigues  de  longues  marches.  Le 
soir  même,  il  ordonnait  d'évacuer  à  l'aube  la  malencontreuse  position 
qu'il  avait  désignée  la  veille  pour  y  établir  l'artillerie.  Ali  Atar,  qui,  de 
la  ville,  surveillait  les  mouvements  des  Chrétiens,  n'eut  pas  plus  tôt 
deviné  les  intentions  de  l'adversaire,  qu'il  rassembla  tout  ce  qu'il 
avait  de  troupes,  sortit  de  la  ville  et  fit  occuper  la  batterie  aban- 
donnée, tandis  qu'il  assaillait  l'ennemi  en  flanc  et  à  revers  et  le  prenait 
en  flagrant  délit  de  manœuvre.  A  cette  vue,  les  Espagnols,  saisis  d'une 
terreur  panique,  envahissent  le  camp  royal,  semant  l'épouvante  sur 
leur  passage,  et  entraînent  dans  une  fuite  désordonnée  le  reste  de 
l'armée.  Ni  les  objurgations  du  Roi,  ni  celles  de  leurs  chefs  ne  peuvent 
arrêter  cette  foule  apeurée  qui  jette  ses  armes  pour  courir  plus  vite. 

Ferdinand  montra  beaucoup  de  sang-froid  et  de  courage,  s'efforça 
d'arrêter  la  poursuite  d'Ali  Atar,  eut  un  cheval  tué  sous  lui  tandis 
que  sa  lance  était  plantée  dans  le  corps  d'un  ennemi,  et  ne  dut  son 
salut  qu'au  secours  du  Marquis  de  Cadix.  Les  pertes  furent  grandes  et, 
en  raison  de  la  haute  situation  de  quelques-unes  des  victimes,  cet 
échec  eut  en  Espagne  un  retentissement  douloureux.  Le  Grand-Maître 
de  Calatrava,  Tellez  Girin,  avait  péri  le  premier  jour,  atteint  par 
deux  flèches  au  défaut  de  la  cuirasse.  Le  Comte  de  Haro  avait  reçu 
trois  blessures  au  visage  ;  le  Duc  de  Médina  Celi  avait  été  désarçonné 
et  relevé  à  grand' peine  par  ses  écuyers;  le  Comte  de  Tendilla  fût  tombé 
entre  les  mains  de  l'ennemi  sans  l'aide  de  son  frère,  le  Comte  de  Zuniga, 
qui  le  défendit  alors  que  ses  blessures  ne  lui  permettaient  plus  de 
faire  usage  de  ses  armes. 

Ferdinand  continua  sa  retraite  à  la  tête  d'un  petit  nombre  de 
chevaliers.  Les  milices  s'étaient  dispersées,  évanouies,  fondues. 
D'ailleurs,  le  Roi  fit  bien  de  renoncer  à  toute  idée  de  revanche  immé- 
diate, car,  le  troisième  jour,  Moulei  Abou'l  Hassan  sortait  de  Grenade 
avec  une  nouvelle  armée  et  marchait  au  secours  de  Loja.  S'il  eût 
rencontré  les  débris  de  l'armée  chrétienne,  il  n'y  eût  pas  eu,  comme  à 
Marathon,  un  soldat  pour  porter  la  nouvelle  du  désastre. 

Humilié,  Ferdinand  avait  regagné  Cordoue.  La  Reine  y  espérait 
un  autre  retour  de  l'armée  et  de  son  époux. 

La  leçon  était  chèrement  payée,  mais  elle  ne  fut  pas  perdue.  Ferdi- 

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LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA 

nand  avait  été  présomptueux  ;  la  perte  d'une  armée  sous  les  murs  de 
Loj a  lui  révéla  la  valeur  d'un  ennemi  qu'il  avait  dédaigné  alors  qu'il 
eût  dû  le  craindre  ou,  tout  au  moins,  le  respecter.  Ensuite,  il  reconnut 
par  une  expérience  personnelle  que  les  places  fortes  ne  se  prennent  pas 
avec  de  la  cavalerie  bardée  de  fer  et  que  le  courage  échoue  devant  les 
murailles  et  les  tours  quand  on  n'appelle  pas  à  son  aide  la  science  des 
poliorcètes. 

La  prise  d'Alhama  compensait  la  perte  de  Zahara.  Pourtant  le  dé- 
sastre de  Loj  a  qui  donnait  aux  Musulmans  un  avantage  marqué 
sur  les  Chrétiens  semblait  présager  que  la  lutte  serait  terrible  et  il  eût 
jeté  le  découragement  dans  un  cœur  moins  fier  que  celui  d'Isabelle. 


CHAPITRE  X 
L'ART  DE  LA  GUERRE  SOUS  ISABELLE 

USAGE  DE  LA  POUDRE  A  CANON  AU  SIÈGE  D'ALGÉSIRAS  (1342).  ||  ISABELLE  ENGAGE 
DES  INGÉNIEURS  ET  DES  ARTIFICIERS  ÉTRANGERS.  ||  CRÉATION  D'UNE  ARTILLERIE. 
Il  CONSTRUCTION  DE  PLUSIEURS  ARSENAUX.  ||  LE  TRANSPORT  DE  L'ARTILLERIE 
NÉCESSITE  LE  PERCEMENT  DE  ROUTES.  ||  RÔLE  IMPORTANT  DES  SAPEURS  PION- 
NIERS. Il  RÉPARATION  DES  ANCIENNES  MACHINES  DE  GUERRE.  ||  ACTIVITÉ  D'iSA- 
BELLE.  Il  LE  PREMIER  HÔPITAL  MILITAIRE.  ||  A  DÉFAUT  DU  ROI,  LA  REINE  CONFIE 
LE  COMMANDEMENT  DE  L* ARMÉE  AU  CARDINAL  DE  MENDOZA.  Il  INDÉPENDANCE 
DES  GRANDS  FEUDATAIRES.  ||  L'INFANTERIE  SUISSE.  Il  LES    TERCIOS  ESPAGNOLS.  || 

ARMÉES    PERMANENTES. 

Jusqu'au  milieu  du  xve  siècle,  la  guerre  engagée  entre  les 
Mores  et  les  Chrétiens  consistait  le  plus  souvent  en  caval- 
gadas,  sorte  de  chevauchées  rapides  au  cours  desquelles 
on  se  préoccupait  de  dévaster  le  pays  et  de  remporter  un  riche  butin 
plutôt  qu'on  ne  s'inquiétait  de  conduire  avec  méthode  des  opérations 
stratégiques.  Quand,  au  contraire,  les  monarques  mettaient  en  ligne 
des  armées  nombreuses,  ils  en  prenaient  le  commandement,  consi- 
déraient la  campagne  comme  une  affaire  personnelle,  se  défiaient  à 
jour  fixé  et  à  heure  dite  et,  parfois,  offraient  de  vider  dans  un 
combat  singulier  les  querelles  et  les   différends  qui  les    divisaient. 

Les  peuples  restaient  spectateurs  de  l'acte  et  subissaient  sans 
murmurer  le  sort  de  leurs  maîtres. 

Aucune  modification  importante  n'avait  été  faite  à  l'art  de  la 
guerre  depuis  le  règne  d'Alfonso  X,  bien  que  la  poudre  à  canon 
fût  connue  en  Espagne  dès  la  seconde  moitié  du  xive  siècle  et  que 
l'on  en  eût  déjà  fait  usage  en  1342  au  siège  d'Algésiras  auquel  assistait 
Don  Juan  Manuel,  petit-fils  de  San  Fernando. 

Pourtant,  les  temps  étaient  passés  où  les  chefs  empruntaient 
la   voix    des    cloches   pour   ordonner  d'en  venir  aux  mains,  comme 

(142) 


L'ART  DE  LA  GUERRE  SOUS  ISABELLE 

aujourd'hui,  dans  une  course  de  taureaux,  une  sonnerie  de  trompette 
signale  l'entrée  de  l'Espada  et  le  dernier  acte  de  la  tragédie. 

Les  relations  nombreuses  et  circonstanciées  de  la  guerre  de  Gre- 
nade montrent  qu'à  dater  de  1483  les  Rois  étudièrent  et  suivirent  un 
plan  de  campagne  où  rien  n'était  laissé  au  hasard  et  ne  négligèrent 
aucun  moyen  propre  à  faciliter  le  succès  de  l'entreprise  gigantesque 
dont  ils  comprenaient  mieux  les  difficultés  et  les  périls  depuis  le 
désastre  de  Loja. 

Cette  nouvelle  organisation  militaire  occupa  quatre  années,  car  la 
guerre  ne  recommença  pas  d'une  façon  vraiment  sérieuse  avant  1487. 
Il  y  avait  bien,  de  temps  à  autre,  des  engagements,  des  villes  prises 
puis  évacuées,  mais,  d'un  commun  accord,  les  Chrétiens  et  les  Musul- 
mans ne  considéraient  pas  comme  une  offense  grave  la  prise  d'une 
place  enlevée  par  surprise  ou  conquise  de  vive  force  en  moins  de  trois 
jours.  En  vérité,  personne  ne  pouvait  dire  encore  quand  viendrait 
l'heure  solennelle  où  le  duel  de  peuple  à  peuple  s'engagerait  et  dans 
lequel  périrait  la  puissance  des  Mores  ou  sombreraient  les  espérances 
d'Isabelle. 

Déjà,  avant  l'échec  de  Loja,  la  Reine  s'était  efforcée  d'intercepter 
les  communications  maritimes  entre  les  deux  colonnes  d'Hercule 
en  y  dépêchant  la  marine  de  Biscaye  aguerrie  par  sa  lutte  quotidienne 
avec  les  colères  du  Grand  Océan.  L'étranger  ne  fournirait  plus  d'appro- 
visionnements aux  Mores  ;  maintenant,  il  s'agissait  de  détruire  sans 
merci  ceux  que  donnait  une  contrée  fertile  et  bien  cultivée.  Pendant 
quatre  années,  du  printemps  à  l'automne,  le  pays  more  fut  saccagé 
par  des  cavaliers  qui  s'abattaient  la  nuit  sur  les  villages,  incendiaient 
les  maisons  et  les  moulins,  arrachaient  les  vignes,  coupaient  les 
figuiers  et  les  oliviers,  enlevaient  le  bétail  et  laissaient  sur  leur 
passage  une  dévastation  et  des  ruines  irréparables.  La  population 
rurale,  désolée  par  une  telle  rigueur,  allait  grossir  dans  les  villes  le 
nombre  des  bouches  inutiles  et,  progressivement,  les  terres  cultivées 
diminuaient  d'étendue,  comme  enserrées  dans  un  cercle  destructeur, 
chaque  année  plus  étroit.  La  première  exécution  de  ces  mesures 
cruelles  remontait  à  1483  ;  on  en  augmenta  la  sévérité  au  point  que 
des  petites  villes,  réduites  à  la  famine,  offrirent  des  captifs  chrétiens  en 
échange  de  leur  bétail  ou  de  quelques  approvisionnements. 

Il  ne  suffisait  pas  de  mettre  à  feu  et  à  sang  un  pays  que  l'on  espérait 
posséder  un  jour  ;  avant  de  s'attaquer  à  Grenade,  il  fallait  enlever  une 
à  une  les  places  fortes  qui  formaient  autour  d'elle  une  cuirasse  for- 
midable.   Leur  position  sur  des  crêtes  inaccessibles,   entourées  de 

(143) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

précipices,  leurs  fortifications  savantes,  bien  entretenues  ou  réparées 
depuis  peu,  les  rendaient  inviolables  sans  le  secours  de  l'artillerie  à  feu. 
On  pouvait  bien  s'enorgueillir  de  la  surprise  d'Alhama,  mais  les 
Mores  se  tenaient  sur  la  défensive  et  l'espoir  de  renouveler  un  pareil 
exploit  devait  être  abandonné. 

L'ère  des  sièges  réguliers  allait  s'ouvrir  ;  Isabelle  manda  de  France, 
d'Allemagne  et  d'Italie  des  maîtres  et  des  ouvriers  habiles  à  fabriquer 
la  poudre  ;  elle  rassembla  les  forgerons  du  royaume  habitués  à  tra- 
vailler le  fer  et  créa  un  arsenal  où  la  fabrication  de  la  poudre,  des 
canons  et  des  projectiles  fut  confiée  à  Don  Francisco  Ramirez,  un 
ingénieur  madrilène  renommé. 

L'artillerie  était  encore  dans  l'enfance.  Les  pièces  de  gros  calibres, 
les  lombardes  dont  les  modèles  venaient  sans  doute  d'Italie,  se  compo- 
saient de  barres  de  fer  longues  de  douze  pieds  et  larges  de  deux 
pouces  réunies  à  l'aide  de  frettes  épaisses.  Très  lourdes,  difficiles  à 
manier,  fixées  sur  des  chariots  à  bœufs,  leur  tir  était  horizontal  ou 
plongeant.  On  sait  comment,  au  siège  de  Loja,  Ferdinand  tenta  de 
remédier  à  ce  grave  défaut  en  installant  sur  les  hauteurs  d'Albo- 
hacen  les  vingt  pièces  dont  il  disposait. 

Ces  énormes  engins  étaient  suivis  de  voitures  chargées  de  boulets 
de  marbre  mesurant  environ  14  pouces  de  diamètre  et  pesant 
jusqu'à  165  livres.  Leur  légèreté  relative  indiquait  un  très  grand 
progrès  dans  l'art  de  la  balistique,  si  l'on  considère  que,  trente  ans 
auparavant,  Mahomet  II  lançait  sur  Constantinople  des  boulets  de 
pierre  quatre  fois  plus  lourds.  Diminuer  le  poids  des  projectiles 
permettait  de  mieux  servir  les  pièces,  et  d'activer  le  tir. 

Il  y  a  quelques  années  encore,  la  toiture  du  marché  de  Baza  était 
supportée  par  les  lombardes  grâce  auxquelles  Isabelle  avait  pris  la  place 
le  4  décembre  1489.  On  les  voit  aujourd'hui  sur  l'Alamada  et  l'on  peut 
ainsi  examiner  à  loisir  les  premières  pièces  d'artillerie  employées 
durant  la  guerre  de  Grenade. 

Les  Rois  firent  également  fondre  des  boulets  de  fer  destinés  aux 
pièces  de  petit  calibre  :  les  ribadoquines,  les  cerbatanes,  les  pasavo- 
lantes  et  les  buzanas. 

Pulgar  peint  l'activité  extraordinaire  qui  régnait  dans  les  arsenaux  : 

«  Venaient  des  charpentiers  et  des  forgerons  avec  leurs  forges,  qui  se 
tenaient  constamment  dans  les  bâtiments  royaux  et  dans  les  autres  lieux  où 
l'on  fabriquait  l'artillerie.  Il  y  avait  aussi  des  maîtres  lombardiers,  des  ingé- 
nieurs et  des  pierriers  qui  faisaient  des  boulets  de  pierre  et  de  fer,  et  tous  les 

(144) 


FON'S  vit.v:. 
(Hospice  de  la  Misericordia  de  Porto  ) 


Isabelle  la  Grande. 


l'I ..  XIII,   PAGE  144. 


a  cq 


Isabelle    la   i  ! 


l'i,.   XIV,    PAGE    143. 


L'ART  DE  LA  GUERRE  SOUS  ISABELLE 

maîtres  nécessaires  qui  savaient  ce  qu'il  fallait  pour  fabriquer  la  poudre 
et  le  reste.  De  chaque  lombarde  un  homme  était  chargé  ;  il  devait 
s'occuper  de  la  pourvoir  de  poudre,  de  boulets  et  de  tout  ce  qui  était  utile, 
afin  que  son  tir  ne  fût  pas  arrêté  faute  d'approvisionnements.  • 

Chaque  groupe  de  cinq  pièces  formait  une  batterie  sous  le  comman- 
dement d'un  seul  chef.  On  disposa  bientôt  de  plus  de  2  000  canons. 
Outre  les  projectiles  de  choc,  la  Reine  fit  également  fondre  des  boulets 
destinés  à  être  portés  au  rouge  et  à  provoquer  des  incendies  en  tom- 
bant sur  les  toitures. 

Quant  à  la  fabrication  de  la  poudre,  elle  était  alors  si  compliquée  et 
si  longue  qu'Isabelle,  craignant  d'en  manquer,  ordonna  d'acheter  toute 
celle  qui  était  disponible  en  Sicile,  en  Italie  et  en  France,  et  de  l'emma- 
gasiner dans  des  caves  profondes  disposées  à  cette  intention.  Trois 
dépôts  furent  ainsi  créés  à  Médina  del  Campo,  Madrid  et  Fontarabie. 

Doter  l'armée  d'une  artillerie  formidable  avait  nécessité  un  effort 
immense,  mais  il  eût  été  inutile  si  le  matériel  de  siège  n'eût  pas  trouvé 
des  routes  où  cheminer  en  dépit  de  son  poids.  Ouvrir  des  voies  à  tra- 
vers les  régions  montagneuses,  remblayer  les  vallées,  jeter  des  ponts  sur 
les  cours  d'eau,  utiliser  dans  leur  construction  les  plus  beaux  chênes- 
lièges  du  pays,  endiguer  les  ruisseaux,  détourner  les  torrents  qui 
eussent  emporté  les  chaussées  à  la  première  pluie  d'orage,  c'était 
entreprendre  des  travaux  gigantesques  que  les  talents  et  l'opiniâtreté 
d'Isabelle  allaient  pourtant  mener  à  bon  terme.  La  Reine  s'y  consacra 
tout  entière  ;  elle  seule  pouvait  résoudre  des  problèmes  insolubles 
pour  d'autres. 

A  propos  du  siège  de  Cambil  (1485),  Pulgar  raconte  que,  <<  par 
ordre  et  grande  sollicitude  de  la  Reine,  6  000  pionniers  occupés  à  ouvrir 
une  route  sur  les  flancs  d'une  montagne  où  les  oiseaux  s' accrochaient 
avec  peine,  mirent  douze  jours  à  rendre  praticables  trois  lieues  de 
chemin  ». 

Cet  exemple  donne  une  idée  de  l'immensité  de  l'effort  accompli- 

Le  rôle  des  sapeurs  pionniers,  dont  le  nombre  s'éleva  jusqu'à 
2  000,  fut  d'ailleurs  prépondérant  dans  la  guerre  de  Grenade.  En 
outre  de  la  création  des  routes,  ils  furent  également  chargés  de  la  direc- 
tion des  transports,  de  la  mise  en  marche  des  machines  de  guerre 
et,  plus  tard,  des  travaux  de  circonvallation  consécutifs  au  blocus  de 
certaines  places.  A  Baza,  ils  enfermèrent  la  ville,  peuplée  de 
20  000  habitants,  dans  une  enceinte  fortifiée  qui  empêchait  toute 
sortie. 

(145) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

L'espoir  de  la  Reine  se  fondait  sur  son  artillerie  à  feu:  Pourtant, 
au  début  de  la  guerre  de  Grenade,  on  n'osait  pas  encore  s'en  remettre 
exclusivement  aux  canons  et  à  la  poudre.  La  réparation  et  la  construc- 
tion des  anciens  engins  de  siège  :  béliers,  mangonneaux,  pierriers,  ne 
furent  pas  négligées.  On  perfectionna  même  la  construction  de  galeries 
de  bois  ou  chats  démontables,  dont  on  assemblait  les  pièces  à  pied 
d'oeuvre  et  à  l'abri  desquelles  les  mineurs  s'approchaient  des  murailles, 
sapaient  leur  base  ou  construisaient  des  fortifications  redoutables. 
Mais,  les  avantages  de  l'artillerie  nouvelle  devinrent  tout  de  suite  si 
manifestes  et  les  progrès  de  fabrication  furent  si  rapides  qu'à  la  fin 
du  règne  d'Isabelle,  c'est-à-dire  au  début  du  xvie  siècle,  les  machines 
et  les  engins  névro-balistiques  furent  abandonnés. 

Le  transport,  le  maniement,  l'approvisionnement  de  l'artillerie 
exigeaient  un  personnel  vaillant  et  nombreux.  Quant  aux  combattants, 
dont  le  nombre  s'éleva  parfois  à  80  000,  il  était  d'autant  plus  urgent 
de  les  pourvoir  de  vivres  qu'au  lieu  de  les  nourrir  sur  le  pays  il  fallait 
secourir  les  milliers  d'affamés  restés  sur  les  terres  dévastées. 

La  Reine,  sans  cesse  à  cheval,  allait  et  venait,  stationnait  sur  les 
points  d'opération,  s'assurait  du  passage  régulier  des  munitions, 
faisait  escorter  les  convois  de  vivres  par  des  troupes  destinées  à  les 
défendre  contre  les  surprises  d'un  ennemi  toujours  aux  aguets  ou  contre 
les  tentations  des  paysans  enhardis  par  la  faim,  et  se  tenait  en  commu- 
nication constante  avec  les  divers  corps  d'armée  au  moyen  d'un 
service  de  poste  bien  organisé.  Pendant  le  siège  de  Baza,  ayant  reconnu 
que  les  200000  bêtes  de  somme  qui  assuraient  le  ravitaillement 
avaient  défoncé  le  chemin  détrempé  par  les  pluies,  elle  ordonna 
d'ouvrir  une  seconde  voie  auprès  de  la  première.  L'une  serait  réservée 
aux  convois  montants,  l'autre  aux  convois  descendants.  On 
éviterait  ainsi  les  difficultés  et  les  retards  consécutifs  aux  croise- 
ments. 

Isabelle  ne  se  contentait  pas  de  pourvoir  aux  besoins  matériels  des 
troupes.  Elle  visitait  les  camps,  soutenait  le  moral  des  soldats,  encou- 
rageait les  combattants  à  supporter  les  fatigues  et  les  privations 
qu'impose  la  guerre  et  faisait  distribuer  sous  ses  yeux  des  vêtements 
et  de  l'argent  aux  plus  méritants. 

Témoin  des  souffrances  des  blessés  et  des  malades,  dans  ces 
temps  rudes  où  les  chefs  ignoraient  la  pitié,  elle  organisa  le  premier 
hôpital  militaire  dont  il  soit  fait  mention  dans  l'histoire.  Pulgar  en 
loue  les  dispositions  dès  i486,  à  propos  du  siège  de  Baza  où  il  avait 
fonctionné  à  la  satisfaction  générale.  Pedro  Martyr,  enrôlé  dans  l'armée 

(146) 


L'ART  DE  LA  GUERRE  SOUS  ISABELLE 

en  1489,  le  décrit  ainsi  dans  une  lettre  à  son  ami  Archibaldo,  Car- 
dinal Archevêque  de  Milan  : 

«  La  piété  de  la  Reine  lui  inspire  de  belles  inventions.  Son  Altesse  a  fait 
dresser  quatre  grandes  tentes  curieuses  à  voir.  Elles  ne  sont  pas  dis- 
posées comme  des  tentes  ordinaires,  mais  sont  très  bien  organisées  pour 
donner  des  soins  aux  soldats.  Les  médecins,  chirurgiens,  pharmaciens  et 
gens  de  service  y  sont  nombreux.  Tout  y  est  ordre,  diligence,  abondance.  Ni 
votre  grande  maison  du  Spiritu  Santo,  ni  les  autres  hôpitaux  de  Milan  ne 
l'emportent  sur  les  nôtres.  L'ensemble  est  entretenu  aux  frais  de  la  Reine  ; 
elle  pourvoit  à  ce  qui  manque,  remédie  à  ce  qui  est  défectueux  et  ne  s'abs- 
tient pas  de  le  visiter  un  seul  jour  donné  par  la  nature.  » 

La  force  d'âme  d'Isabelle  domptait  les  hommes  comme  elle 
triomphait  des  difficultés  matérielles,  et  Ferdinand  lui-même  subis- 
sait la  domination  d'un  esprit  supérieur.  Jamais  elle  ne  le  laissa  se 
dérober  à  son  devoir  suprême  :  l'expulsion  de  l'étranger  et  le  triomphe 
de  la  Croix  sur  le  Croissant.  Parfois,  il  montrait  quelques  velléités, 
d'indépendance,  mais  il  finissait  toujours  par  se  soumettre  devant  la 
sagesse  ferme  et  patiente  de  sa  femme,  bientôt  persuadé  qu'elle  voyait 
juste  et  conseillait  des  actes  profitables  au  bien  général. 

Ainsi,  en  1484,  Louis  XI  étant  mort,  Ferdinand  pensa  que  le 
moment  était  venu  de  recouvrer  le  comté  de  Roussillon  que  son  père 
avait  engagé  dans  un  cas  d'extrême  nécessité,  et  il  prétendit  interrompre 
dans  ce  but  la  guerre  de  Grenade.  En  vain  la  Reine  essaya-t-elle  de 
combattre  sa  résolution.  Les  remontrances  restant  sans  effet,  elle 
quitte  Saragosse,  se  rend  à  Cordoue,  donne  le  commandement  des 
troupes  castillanes  au  Cardinal  de  Mendoza  et,  la  saison  venue, 
s'apprête  à  recommencer  la  campagne  interrompue  par  l'hiver.  Quand 
Ferdinand  comprit  qu'il  ne  pouvait  compter  ni  sur  l'appui  financier 
de  sa  femme  ni  sur  l'aide  militaire  de  la  noblesse  castillane,  il  vint 
sagement  prendre  le  commandement  de  l'armée  d'Andalousie  et  remit 
à  plus  tard  l'exécution  de  ses  affaires  personnelles. 

Cette  même  année,  tout  au  début  de  l'automne,  les  grands  feu- 
dataires  persuadèrent  au  Roi  de  licencier  ses  troupes  plus  tôt  que  de 
coutume.  Informée,  la  Reine  écrivit  à  son  époux.  Elle  lui  représenta 
combien  les  résultats  répondaient  peu  à  l'importance  des  efforts 
accomplis  et  le  supplia  de  ne  point  suspendre  les  hostilités  tant  que 
les  rigueurs  de  la  saison  ne  l'exigeraient  pas  impérieusement.  En  outre, 
elle  fit  exhorter  en  secret  les  inspirateurs  de  ce  dessein  malencontreux. 

(147) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Honteux  de  leur  acte,  ils  ne  parlèrent  plus  ni  de  lever  le  camp  ni  de 
rentrer  dans  leurs  foyers. 

«  Les  grands,  écrit  Lebrija,  mortifiés  d'avoir  été  surpassés  en  zèle  pour 
la  guerre  sainte  par  une  femme,  rappelèrent  leurs  troupes  en  partie  débandées, 
retournèrent  sur  la  frontière  et  recommencèrent  à  batailler.  » 

Avant  d'engager  contre  les  Mores  une  lutte  suprême,  Isabelle 
avait  eu  la  vision  des  difficultés  matérielles  qu'elle  rencontrerait  et 
elle  s'était  préparée  à  les  surmonter.  Des  obstacles  moraux  faisaient 
également  échec  à  son  œuvre  :  volontés  opposées  à  la  sienne,  intérêts 
contraires  à  ceux  de  la  couronne,  égoïsme  d'un  époux  peut-être  trop 
aimé,  qu'elle  entourait  de  respect,  de  qui  elle  soutenait  le  prestige, 
chez  qui,  d'ailleurs,  elle  appréciait  une  habileté  politique  et  une 
souplesse  d'esprit  incompatibles  avec  son  caractère  personnel,  entier, 
franc  et  loyal.  C'est  ainsi  que  pour  réduire  les  grands,  jaloux  de  leur 
indépendance,  enclins  à  la  révolte,  elle  avait  dû  opposer  leurs  intérêts, 
favoriser  les  uns,  éloigner  les  autres,  mais  quand  elle  voulut  plus  tard 
réunir  les  grands  feudataires  contre  l'ennemi  héréditaire,  elle  ne  put 
effacer  les  conséquences  des  sentiments  qu'elle  avait  entretenus  à 
dessein.  Aucun  d'entre  eux  ne  se  prêtait  à  combiner  une  action  d'en- 
semble. 

Le  Duc  de  Médina  Celi,  pourtant  très  attaché  à  ses  souverains, 
ayant  reçu  un  message  où  Ferdinand  lui  ordonnait  d'envoyer  quel- 
ques compagnies  au  secours  du  Comte  de  Benavente,  répondit  à  l'émis- 
saire royal  : 

«  Dites  à  votre  maître  que  je  suis  ici  pour  lui  obéir  àla  tête  de  mes  troupes, 
mais  que  je  n'en  céderai  le  commandement  à  personne  au  monde.  » 

Une  autre  conséquence  de  l'abaissement  de  la  noblesse  et  de  son 
appauvrissement,  auxquels  les  Rois  avaient  travaillé  avec  tant  de 
succès,  fut  la  diminution  de  la  puissance  territoriale  et  des  forces 
militaires  qu'elle  pouvait  lever  et  mettre  en  ligne.  Du  reste,  les  cheva- 
liers bardés  de  fer  perdaient  de  leur  utilité  et  de  leur  prestige  auprès 
de  la  cavalerie  musulmane  que  sa  mobilité  rendait  redoutable  à  des 
masses  lourdes,  lentes  à  se  mouvoir.  Sous  l'influence  des  Byzantins,  le 
moyen  âge  avait  avili  le  rôle  prépondérant  que  l'antiquité  attribuait  à 
l'infanterie.  C'était  une  erreur  que  la  guerre  de  Grenade  allait 
rendre  manifeste.  Une  réaction  se  produisit  en  faveur  des  troupes  à 

(148) 


L'ART  DE  LA  GUERRE  SOUS  ISABELLE 

pied  désignées  sous  le  nom  d'Ordenanzas.  On  apprécia  leur  discipline, 
leur  persévérance,  l'unité  de  leurs  mouvements; on  comprit  que,  dans 
une  guerre  de  siège,  elles  devaient  rendre  des  services  que  l'on  ne  pou- 
vait attendre  de  la  cavalerie. 

Ce  furent  les  Suisses  engagés  par  la  Reine  qui  contribuèrent  les 
premiers  à  relever  l'infanterie  du  discrédit  où  la  chevalerie  l'avait 
plongée. 

En  i486,  Pulgar,  cet  historien  des  Rois  Catholiques  à  qui  l'on  doit 
si  souvent  recourir  quand  on  étudie  le  règne  de  ces  grands  Princes, 
s'exprime  ainsi  : 

«  Vinrent,  pour  servir  le  Roi  et  la  Reine,  des  gens  que  l'on  nommait  les 
Suisses,  naturels  du  pays  de  Suciea,  qui  est  situé  dans  la  haute  Allemagne. 

«  Ceux-ci  sont  des  hommes  belliqueux  qui  combattent  à  pied  et  tiennent  la 
résolution  de  ne  jamais  tourner  le  dos  à  l'ennemi.  Et,  pour  cette  raison,  ils 
portent  des  armes  défensives  par  devant  et  non  en  d'autres  parties  du  corps. 
Ce  sont  des  gens  qui  vont  gagner  une  solde  à  l'étranger  et  prennent  part 
aux  guerres  qu'ils  croient  justes.  Ils  sont  bons  chrétiens  et  pieux  ;  pour  eux, 
prendre  les  choses  de  force  est  un  grand  péché.  » 

En  vérité,  les  Suisses  qui,  dix  ans  auparavant,  avaient  déjà  servi 
en  France,  observaient  la  meilleure  tactique  connue  en  Europe  à 
cette  époque.  Sur  leurs  officiers  se  modelèrent  Gonzalve  de  Cordoue 
et  les  héros  des  guerres  de  Grenade  et  d'Italie.  A  l'image  de  leurs  com- 
pagnies se  formèrent  ces  tercios  immortels,  cette  fière  infanterie  espa- 
gnole qui,  par  la  suite,  rivalisèrent  avec  elles  de  courage,  d'endurance  et 
de  discipline  et  qui,  durant  un  demi-siècle,  remportèrent  la  victoire  sur 
tous  les  champs  de  bataille  où  ils  parurent.  Si  l'on  en  croit  Machiavel, 
les  élèves  surpassèrent  même  les  maîtres,  car,  aux  vertus  guerrières  des 
iils  de  l'Helvétie,  les  Espagnols  joignirent  les  qualités  physiques 
propres  à  leur  race  nerveuse,  frugale  et  sobre. 

La  chevalerie  entrait  en  agonie  et  toutes  les  cloches  d'Espagne  son- 
naient le  glas.  Elle  se  mourait,  rompue  par  la  cavalerie  légère,  humiliée 
par  l'infanterie  qui  prenait  pour  cible  ses  masses  pesantes  et  l'empê- 
chait d'approcher,  décimée  par  les  armes  à  feu  qui  substituaient  au 
corps  à  corps  le  combat  à  distance.  Les  temps  venaient  où  les  guerriers 
bardés  de  fer  ne  formeraient  plus  que  des  gardes  d'honneur 
et  où  les  hommes  iraient  à  la  bataille  en  simple  casaque  de  peau, 
à  moins  que,  victimes  à  sacrifier  au  salut  d'une  armée  en  déroute,  on 
ne  leur  demandât  de  fournir  des  charges  héroïques. 

Don  Quichotte  allait  naître. 

(149) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Avec  l'infanterie  se  constituaient  aussi  les  armées  permanentes 
au  lieu  de  l'host  que  les  Rois  convoquaient  au  printemps  et  licen- 
ciaient quand  la  saison  ou  les  circonstances  les  y  engageaient.  En 
introduisant  les  Suisses  dans  ses  contingents,  Isabelle  organisa  donc 
l'armée  espagnole  comme  elle  avait  rénové  la  poliorcétique  par  la 
création  d'une  artillerie  à  feu.  Il  ne  semble  pas  que  la  grande  Reine  de 
Castille  ait  jamais  été  engagée  dans  une  bataille  ou  même  dans  un 
combat  de  médiocre  importance.  Elle  n'en  fut  pas  moins  l'âme  de  la 
guerre  de  Grenade. 


CHAPITRE  XI 

LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES. 
BOABDIL  PRISONNIER 

LES   EFFETS    DE    LA    POLYGAMIE.  ||  BOABDIL    PROCLAMÉ    ROI   DE    GRENADE.  ||  MORT 
D'ALFONSO     CARRILLO.  H  DON      PEDRO     GONZALEZ      DE     MENDOZA,     ARCHEVÊQUE 
DE    TOLÈDE.  ||  INTRIGUES    DE    LOUIS    XI    EN    NAVARRE.  ||  LA    MAIN    DES    INFANTS 
DEVIENT  L'OBJET  DE  TRANSACTIONS  POLITIQUES.  ||  MORT  DE  LOUIS  XI.  ||  LE  PAPE 
AUTORISE   LA  Croisade   CONTRE   LES   MORES.  ||  BOABDIL     MARCHE     SUR     LUCENA.  || 
MORT     D'ALI    ATAR.     DÉROUTE    DES    MORES.  ||  CAPTURE   DU     ROI    DE    GRENADE.  || 
ENTREVUE    DE    FERDINAND    ET    DE  BOABDIL.  j|  RETOUR  DE  BOABDIL  A  GRENADE. 
||  VÊTEMENTS     ROYAUX     DONNÉS.    PAR    FERDINAND     AU     MARQUIS     DE    CADIX.  Il 
RENTRÉE     TRIOMPHALE     DE     MOULEI    ABOU'L    HASSAN    A    GRENADE.  ||  PROCLAMA- 
TION   D'EZ    ZAGAL.  Il  BOABDIL    SE     RÉFUGIE     A    SÉVILLE.    SURPRISE   D'ALMERIA.  || 
SIÈGE   DE   RONDA.    INCENDIE    DE    LA    VILLE. 

Les  rivalités,  les  jalousies,  les  discordes  des  grands  feudataires 
castillans,  qui  faisaient  obstacle  à  l'unité  d'action  nécessaire 
pour  achever  l'œuvre  de  la  reconquête,  avaient,  en  revanche,  per- 
mis à  Isabelle  de  réduire  les  maisons  les  plus  arrogantes  du  royaume. 
Sans  compensation,  elles  existaient  chez  les  Mores  à  un  état  plus  aigu 
encore  et  y  entretenaient  une  cause  perpétuelle  d'affaiblissement. 
Elles  ne  se  rencontraient  pas  seulement  entre  les  chefs  de  guerre  ;  elles 
déchiraient  la  famille  même  du  vieux  Roi  de  Grenade. 

Sur  le  tard  de  ses  jours,  Moulei  Abou'l  Hassan  s'était  épris  d'une 
captive  chrétienne,  belle  à  miracle,  Isabelle  de  Solis  qui,  en  entrant 
dans  le  harem,  avait  reçu  le  nom  de  Zouraiya  (Lumière  de  l'aurore). 
En  sa  faveur,  il  avait  délaissé  une  musulmane,  Aïcha,  qu'il  avait 
jadis  élevée  au  rang  de  sultane  et  de  qui  lui  étaient  nés  deux  fils  : 
Mohammed  Abou  Abdallah,  le  Boabdil  des  historiens  espagnols,  et 
Yoûsouf. 

Craignant  que  l'un  des  deux  enfants  de  sa  rivale,  Cid  Yahie  ou  Cid 
Alnayar,  ne  supplantât  Boabdil  tenu  jusque-là  pour  l'héritier  pré- 

ISABELLE   LA   GRANDE.  (^5^)  IJ 


ISABELLE  LA    GRANDE 

somptif,  Aïcha  excita  secrètement  la  puissante  faction  des  Zegris, 
noua  des  intrigues,  organisa  un  complot  en  vue  de  détrôner  Moulei 
Abou'l  Hassan  et  de  lui  substituer  Boabdil.  Informé  de  ces  agissements, 
mais  encore  trop  attaché  à  son  ancienne  favorite  pour  ordonner  sa 
mort,  le  vieux  Roi  se  contenta  d'emprisonner  la  mère  et  le  fils  dans  une 
tour  de  l'Alhambra.  La  sultane,  qui  avait  conservé  des  intelligences 
dans  la  place,  lia  ses  voiles  de  soie  avec  ceux  de  ses  femmes,  en  fit 
un  câble  et,  profitant  d'une  nuit  noire,  se  laissa  glisser  le  long  du  mur 
jusqu'à  la  base  de  la  tour  baignée  par  le  Darro.  Boabdil  la  suivit. 
A  peine  de  retour  au  milieu  de  ses  partisans,  elle  jeta  le  masque  et 
alluma  la  guerre  civile.  Tandis  que  le  vieux  Roi  s'enfermait  dans 
l'Alhambra,  le  sang  coulait  à  flots  dans  le  bazar  et  les  rues  de  la 
ville.  Moulei  Abou'l  Hassan  comprit  que  son  palais  ne  serait  pas 
longtemps  tenable  si  la  révolte  embrasait  la  cité  étendue  à  ses  pieds, 
et,  craignant  d'être  pris  comme  un  renard  dans  son  terrier,  il  rassembla 
sa  garde  et  se  retira  sur  Malaga  qui,  avec  Baza,  Guadix  et  quelques 
autres  places  fortes,  lui  étaient  restées  fidèles. 

Boaldil  prit  aussitôt  possession  de  la  Ville  Rouge,  arbora  son  éten- 
dard sur  la  tour  de  l'Hommage  et  se  fit  proclamer  Roi  de  Grenade. 

La  nouvelle  de  cette  révolte  ravit  d'aise  les  Rois  de  Castille  ; 
la  lutte  engagée  entre  le  père  et  le  fils  servait  au  mieux  leurs  désirs.  Ils 
offrirent  pourtant  leur  médiation  aux  deux  adversaires  avec  le  secret 
dessein  de  réclamer  en  payement  quelques  concessions.  Mais  les  Mores 
se  gardèrent  d'accepter  une  offre  dont  le  désintéressement  leur  parais- 
sait suspect.  Sans  insister  davantage,  les  Rois  laissèrent  la  discorde 
accomplir  son  œuvre,  quittèrent  Cordoue  et  remontèrent  sur  Madrid 
afin  d'y  passer  l'hiver  et,  pour  un  temps,  semblèrent  se  détacher  de  la 
campagne  d'Andalousie. 

A  cette  époque,  Madrid  était  une  ville  de  peu  d'importance  groupée 
auprès  d'un  alcazar  moresque  agrandi  par  Enrique  IV.  Pourtant 
les  Rois  y  venaient  volontiers  chasser  le  cerf,  le  loup  et  l'ours  qui 
pullulaient  dans  les  forêts  voisines.  Ce  plaisir,  très  goûté  de  Ferdinand 
et  d'Isabelle,  ne  les  détournait  jamais  de  la  surveillance  attentive  des 
affaires  de  l'État  que  tous  deux  exerçaient  avec  une  égale  vigilance. 
La  position  de  Madrid  au  cœur  même  du  royaume,  position  qui  lui  a 
mérité  plus  tard  l'honneur  d'être  choisie  comme  capitale,  leur  per- 
mettait d'être  rapidement  renseignés  sur  les  événements  qui  se  dérou- 
laient de  l'autre  côté  des  Pyrénées  ou  de  la  mer  Méditerranée.  Des 
rapports  détaillés  leur  étaient  adressés  chaque  jour  par  des  hommes 
investis  de  leur  confiance.  Louis  XI,  le  premier,  avait  imaginé  d'entre- 

(152) 


LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES.  BOABDIL  PRISONNIER 

tenir  des  espions  dans  les  cours  étrangères  ;  Ferdinand  trouva  l'idée 
pratique,  mais  il  donna  un  rôle  avoué  à  ses  émissaires.  Les  missions 
prirent  dès  lors  un  caractère  permanent,  honorable  qui  facilita 
l'accomplissement  de  la  tâche  délicate  que  l'on  attendait  du  zèle  et 
de  la  sagacité  de  leurs  membres. 

A  titre  de  Roi  de  Sicile  directement  intéressé  aux  affaires  de  la 
Péninsule,  Ferdinand  eut  ses  premiers  représentants  officiels  en  Italie. 
Par  leur  intermédiaire,  il  s'immisça  dans  la  politique  de  ce  pays  et 
préluda  ainsi  au  grand  rôle  qu'il  y  devait  jouer  plus  tard.  Grâce  à  son 
intervention,  les  princes  italiens,  aussi  divisés  jusque-là  que  l'étaient 
les  bouillants  Castillans,  signèrent  le  traité  du  12  décembre  1482  qui 
les  unissait  contre  les  Ottomans. 

Cette  même  année  mourut  Alfonso  Carrillo,  le  vaillant  Archevêque 
de  Tolède  qui  avait  si  puissamment  contribué  à  l'élévation  d'Isabelle 
au  trône.  Plus  tard,  jaloux  du  Cardinal  de  Mendoza,  il  s'était  armé 
contre  la  souveraine  et  avait  combattu  dans  les  rangs  portugais  à 
la  bataille  de  Toro.  Après  la  défaite,  ayant  obtenu  le  pardon  de  sa 
faute,  il  vécut  enfermé  dans  son  palais  d'Alcalâ  de  Henares,  tout 
occupé  de  magie  et  d'alchimie,  dépensant  en  expériences  de  labora- 
toire les  revenus  princiers  du  primat  d'Espagne. 

Par  contrat  de  mariage,  la  Reine  s'était  réservé  le  droit  de  nomi- 
nation aux  grandes  charges  ecclésiastiques.  Elle  attribua  l'archevêché 
de  Tolède,  unique  au  monde  comme  privilèges  et  rentes,  au  Cardinal 
d'Espagne,  Don  Pedro  Gonzalez  de  Mendoza,  le  conseiller  sagace,  l'ami 
fidèle,  qu'elle  et  son  époux  entendirent  sans  défiance  ni  jalousie 
désigner  sous  le  nom  de  troisième  Roi. 

La  politique  extérieure  prenait  de  jour  en  jour  une  part  plus  grande 
dans  les  préoccupations  des  souverains  castillans. 

En  Navarre,  leurs  intérêts  primaient  encore  ceux  qu'ils  avaient 
en  Italie.  Louis  XI,  oncle  maternel  du  jeune  Roi  Gaston  Phébus, 
n'avait-il  pas  demandé  pour  ce  prince  la  main  de  la  Beltraneja,  cette 
nièce  du  Roi  de  Portugal,  cette  rivale  d'Isabelle,  retirée  dans  un 
monastère  de  Coïmbra  et  peut-être  mal  résignée  à  son  sort?  Pré- 
voyait-il la  mort  possible  de  son  neveu  —  on  mourait  à  propos  quand 
on  gênait  à  cette  époque  —  et  entrevoyait-il  la  perspective  de  faire 
un  jour  valoir  ses  droits  personnels  sur  la  Castille  à  titre  d'héritier 
du  monarque?  Ou  bien  encore  voulait-il  effrayer  les  Rois  et  les 
détourner  de  leurs  projets  sur  le  Roussillon  qu'ils  nourrissaient  l'ambi- 
tion de  récupérer  sans  guerre  et  sans  affamer  leur  trésor. 

Rien  ne  pouvait  désobliger  davantage  Isabelle  que  le  réveil  des 

(153) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

prétentions  de  sa  prétendue  nièce  appuyées  par  le  Roi  de  France 
et  soutenues  par  le  Roi  de  Portugal,  toujours  attaché  à  sa  jeune 
parente.  Aussi  bien,  s'empressa-t-elle  de  ruiner  la  proposition 
française  en  offrant  à  Gaston  Phébus  la  main  de  sa  fille  l'Infante 
Juana  qui,  plus  tard,  épousa  Philippe  d'Autriche  et  fut  mère  de 
l'Empereur  Charles-Quint.  La  mort  subite  et  inexplicable  du  Prince 
ayant  mis  un  terme  aux  pourparlers,  et  la  sœur  de  Gaston  Phébus, 
Catherine,  lui  ayant  succédé,  les  Rois  reprirent  les  négociations  sous 
une  autre  forme  et  offrirent  l'alliance  de  leur  fils  Don  Juan,  héritier 
présomptif  de  leurs  royaumes,  âgé  de  quatre  ans  seulement,  tandis 
que  la  jeune  Reine  de  Navarre  en  avait  déjà  treize. 

Au  grand  déplaisir  des  Rois,  la  Régente,  conseillée  par  son  frère 
Louis  XI,  déclina  cette  offre  de  mariage  en  raison  de  la  trop  grande 
différence  d'âge.  Isabelle  soupçonnait  chez  le  Roi  de  France  l'intention 
d'occuper  quelques  places  fortes  de  la  Navarre  sous  prétexte  de  pro- 
téger sa  nièce,  et  elle  s'était  portée  sur  Logrofio,  quand  le  seigneur  de 
Plessis-les-Tours  rendit  à  Dieu  sa  belle  âme  (août  1483).  Le  foyer 
d'intrigue  qu'il  avait  allumé  en  Navarre  s'éteignit  avec  lui  et  la 
Régente,  privée  de  son  appui,  resta  désemparée,  inoffensive.  Isabelle 
profita  de  la  trêve  et  concentra  ses  efforts  sur  la  guerre  d'Andalousie. 

En  dépit  de  l'ordre  administratif  rétabli  à  grand'peine,  de  l'éco- 
nomie rigoureuse  apportée  dans  les  dépenses  de  la  couronne  et  de  la 
maison  royale,  en  dépit  des  sacrifices  financiers  consentis  par  la  noblesse 
et  les  grands,  le  trésor  était  épuisé.  A  la  longue  seulement  les  réformes 
pourraient  donner  leurs  fruits,  et  il  fallait  de  l'argent  sans  délai. 
De  nouveau  l'Église  fut  appelée  à  l'aide. 

Sur  la  demande  des  Rois,  le  Pape  accorda  la  permission  de  prêcher 
une  croisade,  autorisa  le  prélèvement  de  cent  mille  ducats  d'or  sur 
les  revenus  ecclésiastiques  d'Aragon  et  de  Castille  et  octroya  des 
indulgences  spéciales  aux  Chrétiens  de  toutes  les  nations  qui  pren- 
draient les  armes.  Les  mêmes  faveurs  furent  promises,  en  échange 
d'un  versement  en  argent,  aux  personnes  éloignées  des  champs  de 
bataille  par  leur  sexe  et  leur  âge.  Ces  fonds,  rapidement  perçus,  grâce 
à  l'appui  du  clergé,  devinrent  le  gage  d'un  emprunt  contracté  dans  des 
conditions  d'autant  plus  avantageuses  qu'Isabelle  avait  scrupuleu- 
sement tenu  les  engagements  pris  au  début  de  son  règne. 

Après  avoir  mené  à  bien  ces  négociations  délicates,  les  Rois  s'apprê- 
taient à  commencer  la  campagne  (1483)  quand  de  désastreuses  nou- 
velles arrivèrent  d'Andalousie.  Une  armée  de  trois  mille  cavaliers 
sortie  d'Antequeva  sous  les  commandements  combinés  du  Marquis  de 

(154) 


LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES.  BOABDIL  PRISONNIER 

Cadix,  de  Alonso  de  Cârdenas,  Grand-Maître  de  Saint- Jacques,  de 
Don  Pedro  Enriquez,  Adelantado  d'Andalousie,  de  Alonso  de  Aguilar 
et  du  Comte  de  Cifuentes,  avait  été  battue  dans  les  sauvages  mon- 
tagnes de  l'Axarquia  et  détruite  en  deux  jours  par  Ez  Zagal,  frère 
de  Moulei  Abou'l  Hassan.  La  déroute  fut  affreuse.  Le  Marquis  de 
Cadix  vit  tomber  ses  trois  frères  à  ses  côtés  et,  sauvé  par  ses  gens,  rentra 
couvert  de  sang  et  fou  de  douleur  dans  cette  ville  d'Antequera  qu'il 
avait  quittée  la  semaine  précédente  joyeux  et  en  brillant  arroi.  Alonso 
de  Aguilar  échappa  à  la  mort  comme  par  miracle  ;  le  Comte  de  Cifuentes 
et  Don  Juan  de  Silva  restèrent  aux  mains  de  l'ennemi,  furent  traînés 
à  Malaga  et  jetés  dans  un  sombre  donjon.  Les  simples  soldats  ramassés 
par  les  Mores  furent  conduits  au  marché  et  vendus  comme  esclaves. 
De  petits  détachements  chrétiens  isolés,  les  marchands  qui  avaient 
suivi  l'armée  pour  acheter  plus  vite  le  butin  tombèrent  dans  un  tel 
découragement  qu'ils  se  laissèrent  cerner  et  emmener  comme  des 
troupeaux  par  les  femmes  de  Malaga.  Leur  sort  fut  cruel  : 

«  L'Andalousie  s'abîma  dans  l'affliction  et  de  tous  les  yeux  tombèrent 
des  larmes.  » 

L'insuccès  de  cette  expédition,  qui  n'avait  d'autre  butque  le  pillage 
et  dont  les  Rois  n'avaient  pas  même  été  avertis,  fut  attribué  à  la  mésin- 
telligence entre  les  chefs  et  à  la  trahison  des  guides.  Le  digne  Cura  de 
los  Palacios  lui  donne  une  autre  cause  : 

«  Le  nombre  des  Mores  était  faible  qui  infligea  une  défaite  cruelle  aux 
Chrétiens.  Le  fait  est  vraiment  miraculeux  et  nous  y  pouvons  reconnaître 
une  intervention  spéciale  de  la  Providence  justement  offensée.  Au  lieu  de 
se  confesser,  de  recevoir  les  sacrements  et  d'écrire  leur  testament  comme 
il  convient  à  de  bons  chrétiens  et  à  des  hommes  prêts  à  combattre  pour  la  foi, 
chevaliers  et  soldats  ne  prirent  aucune  disposition  semblable.  Loin  de 
penser  à  servir  Dieu,  ils  furent  entraînés  par  la  convoitise  et  l'amour  du 
gain  terrestre.  » 

Ce  texte  montre  en  quel  état  d'esprit  on  s'efforçait  d'entretenir 
les  combattants  durant  cette  guerre  mémorable. 

Le  triomphe  de  son  oncle,  le  vaillant  Ez  Zagal,  jeta  Boabdil  dans 
une  perplexité  extrême.  Un  pareil  succès  attentait  à  son  prestige. 
Il  comprit  que  le  vainqueur  des  Chrétiens  serait  désormais  l'unique 
champion  des  Mores  et  que  son  autorité  serait  vite  méconnue  s'il 

(155) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

n'associait  pas  à  quelque  action  d'éclat  les  factieux  qui  avaient 
détrôné  son  père  pour  lui  donner  le  pouvoir.  Il  réunit  donc  sept  cents 
cavaliers,  la  fleur  de  la  chevalerie  musulmane,  leva  neuf  mille  fan- 
tassins et  les  plaça  sous  le  commandement  d'Ali  Atar,  le  guerrier 
qui  s'était  illustré  durant  une  multitude  de  combats,  entre  autres  au 
siège  de  Loja  où  il  avait  infligé  à  Ferdinand  une  cruelle  défaite.  Ali 
Atar  n'était  point  de  sang  noble,  mais  ses  talents  et  ses  mérites  lui 
valaient  un  tel  respect  que  le  jeune  monarque  n'avait  pas  hésité  à 
épouser  sa  fille. 

Des  présages  fâcheux  signalèrent  le  départ  de  l'armée.  La  lance 
de  Boabdil  se  brisa  contre  l'arceau  de  la  porte  de  la  ville  ;  un  renard 
traversa  les  rangs  et  s'enfuit  vers  la  montagne  sans  qu'aucun  trait 
eût  pu  l'atteindre.  Saisis  d'une  crainte  superstitieuse,  les  chevaliers 
mores  proposèrent  de  rentrer  à  Grenade  et  d'atermoyer  de  quelques 
jours  l'expédition.  Boabdil  se  prit  à  rire,  refusa  d'écouter  des  conseils 
dictés,  dit-il,  par  une  prudence  parente  de  la  pusillanimité  et  se  hâta 
vers  Lucena,  espérant  surprendre  la  place,  commandée  par  Don  Diego 
Hernando  de  Côrdoba,  Alcaide  de  los  Donceles.  Tout  en  pillant  et 
ravageant  le  pays  chrétien,  il  arriva  le  21  avril  en  vue  des  murailles. 

Instruit  de  l'approche  des  Mores,  Côrdoba  s'était  préparé  à  sou- 
tenir le  siège,  mais,  pour  plus  de  sûreté,  il  avait  demandé  un  secours  à 
son  oncle,  le  vaillant  Comte  de  Cabra,  commandant  de  Baena,  une 
place  voisine.  Celui-ci  fit  telle  diligence  que  l'armée  more,  alourdie 
par  le  butin,  était  à  peine  campée  quand  il  parut  à  l'horizon.  Côrdoba 
sort  aussitôt  de  la  ville  à  la  tête  de  sa  cavalerie  et  les  Mores  sont  atta- 
qués de  face  et  à  revers  avant  de  se  reconnaître.  Comprenant  qu'elle 
ne  pouvait  songer  à  rétablir  le  combat,  l'infanterie  grenadine  ne 
pense  plus  qu'à  sauver  le  butin  dont  elle  s'est  imprudemment  chargée, 
lâche  pied  et  laisse  tomber  sur  la  cavalerie  tout  le  poids  de  la  double 
attaque  des  Chrétiens.  Le  choc  fut  terrible,  comme  il  convenait  entre 
des  guerriers  d'égale  valeur;  l'arrivée  de  Lorenzo  de  Paires,  Alcaide  de 
Luques,  à  la  tête  de  50  cavaliers  et  de  100  fantassins,  le  secours  apporté 
par  Alonso  de  Aguilar  commandant  50  lances  valeureuses  décidèrent 
du  sort  de  la  bataille.  Les  chevaliers  mores  plièrent,  découragés  par 
la  perte  d'Ali  Atar.  Il  était  tombé  frappé  de  deux  blessures,  béni 
dans  le  trépas,  car  il  ne  vit  pas  la  fin  d'une  journée  si  cruelle  à  son 
pays  :  <<  C'était  la  meilleure  lance  de  toute  la  Morerie.  » 

Les  Musulmans,  en  pleine  déroute,  jetaient  leur  butin,  ne  pensaient 
plus  qu'à  sauver  leur  vie  ou  à  fuir  l'esclavage.  Leur  course  folle  les 
conduisit  sur  les  bords  du  Xenil  qu'ils  avaient  facilement  traversé 

(156) 


LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES.  BOABDIL  PRISONNIER 
en  venant  de  Grenade.  Les  pluies  d'un  orage  violent  tombées  pendant 
la  nuit  avaient  élevé  les  eaux  très  au-dessus  de  l'étiage  et  le  passage 
n'était  plus  guéable.  Alors,  ce  fut  une  confusion  sans  pareille  d'hommes 
et  de  chevaux  perdant  pied  et  entraînés  par  le  courant.  Un  très  petit 
nombre  de  fugitifs  atteignit  la  rive  opposée. 

Boabdil  avait  vaillamment  combattu  durant  cette  journée  désas- 
treuse, s'offrant  aux  coups  de  ses  ennemis,  signalé  aux  regards  par 
le  magnifique  caparaçon  de  son  coursier  blanc.  Cinquante  de  ses 
fidèles  gisaient  à  ses  pieds  quand,  demeuré  presque  seul,  il  s'éloigna 
du  champ  de  bataille,  mais,  à  peine  arrivé  sur  les  bords  du  Xenil, 
il  vit  la  débâcle  de  son  armée  et  les  cadavres  des  hommes  et  des  che- 
vaux amoncelés  en  aval,  comprit  que  sa  monture,  épuisée,  ne  le 
porterait  pas  jusqu'à  l'autre  rive  et  se  laissa  glisser  parmi  les  fourrés 
épineux  poussés  sur  la  berge,  dans  l'espoir  d'y  attendre  la  nuit  et 
l'abaissement  des  eaux.  Un  soldat,  Martin  Hurtado,  l'y  découvrit 
et  l'attaqua  sans  le  connaître.  Boabdil  se  défendait  à  coups  de  cime- 
terre, et  peut-être  allait-il  se  défaire  de  son  adversaire,  quand  deux 
autres  soldats  chrétiens  accoururent  à  l'aide  de  leur  camarade.  La  lutte 
devenait  impossible.  Boabdil  recula  et  ordonna  fièrement  aux  hommes 
d'abaisser  leurs  armes,  leur  promettant  une  forte  rançon.  A  ce  mo- 
ment arriva  Diego  de  Côrdoba. 

«  Il  y  a  là,  lui  dit  Martin  Hurtado,  un  More  de  haut  rang.  Nous 
l'avons  pris  et  il  offre  de  se  racheter. 

—  Vous  en  avez  menti,  esclaves  !  Vous  ne  m'avez  pas  pris,  mais  je  me 
rends  à  ce  gentilhomme.  » 

Conduit  aussitôt  devant  le  Comte  de  Cabra,  le  Roi  More  fut 
accueilli  avec  respect,  mais  aussi  avec  une  joie  inexprimable. 

Quelle  revanche  à  la  défaite  et  à  la  déroute  de  l'Axarquia  survenue 
un  mois  auparavant  !  Désormais  la  chevalerie  andalouse  pouvait 
relever  la  tête. 

Jusqu'ici  la  guerre  s'était  poursuivie  avec  des  alternatives  diverses  ; 
la  capture  du  Roi  de  Grenade  allait  en  modifier  la  marche. 

Boabdil,  traité  avec  les  honneurs  dus  à  sa  majesté  souveraine,  fut 
logé  au  château  de  Baena  en  attendant  que  les  Rois  eussent  décidé  de 
son  sort.  Il  accepta  d'ailleurs  son  destin  avec  la  résignation  habi- 
tuelle à  ceux  de  sa  race. 

A  Grenade,  les  fugitifs  qui  apportèrent  la  nouvelle  du  désastre 
jetèrent  la  consternation  dans  les  cœurs.  Le  Roi  prisonnier,  la  che- 

(157) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

valerie  détruite,  une  infanterie  longtemps  incapable  de  revenir  au 
combat  !  Dans  tous  les  quartiers  nobles  ou  populaires,  ce  fut  un  déluge 
de  pleurs,  un  douloureux  concert  de  lamentations.  Combien  empoison- 
naient de  leurs  cadavres  les  eaux  du  Xenil,  combien  plus  malheureux 
encore  périraient  dans  les  geôles  sombres  des  Chrétiens  ! 

La  Sultane  Aïcha  était  trop  énergique  de  caractère  pour  se 
laisser  abattre.  A  tout  prix,  il  fallait  libérer  Boabdil,  éviter  que  les 
Mores,  revenus  de  leur  erreur,  ne  rappelassent  son  père,  le  vieux 
Moulei  Abou'l  Hassan,  que  l'on  regrettait  maintenant.  D'ailleurs, 
aux  yeux  des  Musulmans,  un  monarque  était  déchu  de  ses  droits 
dès  qu'il  avait  perdu  la  faculté  de  conduire  les  siens  au  combat. 

Des  émissaires  furent  envoyés  en  toute  hâte  à  Baena  pour  y  pro- 
poser une  rançon  du  prisonnier.  Us  avaient  ordre  de  se  soumettre  à 
toutes  les  exigences  du  vainqueur. 

Les  Rois  étaient  à  Vitoria  quand  ils  apprirent  le  résultat  de  la 
bataille  de  Lucena.  Ferdinand  ne  perdit  pas  son  temps  à  jalouser 
l'heureux  vainqueur  de  Boabdil  et  il  s'empressa  d'accourir  à  Cordoue. 

Un  conseil  fut  réuni  dès  son  arrivée  et  la  discussion  y  fut  chaude. 
Les  uns  étaient  d'avis  de  refuser  la  rançon  offerte  par  la  Sultane  mère 
et  de  garder  Boabdil  prisonnier.  Le  Cardinal  de  Mendoza  et  le  Marquis 
de  Cadix  proposaient  de  lui  rendre  la  liberté  en  échange  d'un  traité 
dont  les  conditions  le  placeraient  dans  une  sorte  de  vasselage.  Le  retour 
du  monarque  à  Grenade  entretiendrait  la  division  entre  ses  partisans 
et  ceux  de  son  père,  tandis  que,  enfermé  dans  une  forteresse  castillane, 
il  serait  bientôt  abandonné  par  les  siens  et  deviendrait  une  non-valeur 
matérielle  et  politique  entre  les  mains  des  Chrétiens.  La  Reine,  consultée, 
fit  pencher  la  balance;  Boabdil  serait  remis  en  liberté.  En  consé- 
quence, la  rançon  offerte  par  Aïcha  fut  acceptée,  mais  les  négo- 
ciateurs musulmans  durent  acheter  la  paix  au  prix  de  conditions 
très  dures.  Boabdil  consentait  à  une  trêve  de  deux  ans,  rendrait  sans 
indemnité  quatre  cents  captifs  chrétiens  et  payerait  un  tribut  annuel 
de  douze  mille  doublons  d'or.  Enfin,  clause  bien  autrement  humiliante, 
il  livrerait  passage  sur  ses  territoires  et  pourvoirait  de  vivres  l'armée 
chrétienne  en  marche  contre  son  père.  Comme  caution,  il  laisserait 
en  otage  son  fils  unique  et  les  fils  de  plusieurs  chefs  mores. 

Ferdinand  avait  refusé  de  voir  Boabdil  avant  de  prendre  une  déci- 
sion. Le  traité  signé,  une  rencontre  eut  lieu  entre  les  deux  souverains. 
Le  Roi  more  fut  amené  de  Baena  à  Cordoue  où  il  fit  une  entrée  solen- 
nelle, entouré  d'une  escorte  de  Musulmans  et  de  cinquante  chevaliers 
chrétiens  chargés  de  l'honorer  tout  en  le  gardant.  Les  Castillans,  enor- 

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LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES.  BOABDIL  PRISONNIER 

gueillis  outre  mesure,  eussent  souhaité  que  leur  Roi  tendît  au  prison- 
nier une  main  que  celui-ci  baiserait  humblement. 

«  Si  le  Roi  de  Grenade  était  dans  son  royaume,  répondit  Ferdinand  avec 
une  courtoisie  inspirée  sans  doute  par  Isabelle,  je  pourrais  exiger  cet  hom- 
mage, mais  je  dois  agir  d'une  autre  manière  vis-à-vis  d'un  prince  prisonnier 
dans  mes  États.  » 

Quelque  trente-trois  ans  plus  tard,  Charles-Quint  devait  se 
montrer  moins  généreux  envers  François  Ier. 

Une  compagnie  de  chevaliers  était  sortie  de  Cordoue  et  s'était 
portée  au-devant  de  Boabdil.  Il  l'accueillit  avec  une  majesté  souveraine, 
comme  s'il  eût  été  encore  un  prince  puissant  et  redouté. 

Introduit  devant  Ferdinand,  le  More  s'inclina,  prêt  à  s'agenouiller, 
mais  il  n'acheva  pas  ce  mouvement  cruel  à  sa  dignité  :  son  vainqueur 
l'avait  pris  dans  ses  bras,  l'y  serrait  et  le  baisait  fraternellement. 

Cette  marque  de  sympathie  donnée  avec  tant  d'à-propos  récon- 
forta le  malheureux  prince,  qui  contenait  avec  peine  son  émotion,  et 
adoucit  un  peu  l'amertume  d'une  pareille  cérémonie. 

Un  interprète  arabe  lut  un  discours  où  il  célébrait  la  grandeur  du 
Roi  de  Castille  et  louait  la  loyauté  de  son  maître.  Ferdinand  l'arrêta. 
Ses  paroles  étaient  superflues.  Boabdil,  il  en  était  certain,  garderait 
ses  engagements  en  souverain  et  en  chevalier. 

Le  lendemain,  le  Roi  de  Grenade  reprenait  le  chemin  de  sa  capitale, 
escorté  jusqu'à  la  frontière  par  des  chevaliers  castillans  et  suivi  d'un 
convoi  de  mulets  chargés  des  présents  dont  Ferdinand  l'avait  accablé. 
Aux  yeux  de  ses  sujets,  ils  apparurent  comme  le  signe  manifeste  de 
sa  déchéance  et  de  sa  servitude. 

Les  vainqueurs  de  Lucena  furent  magnifiquement  récompensés. 
Le  Comte  de  Cabra,  mandé  à  Vitoria,  fut  accueilli  par  le  clergé,  les 
chevaliers,  les  marchands  venus  au-devant  de  lui  hors  de  la  ville,  et 
conduit  au  palais  par  le  Cardinal  d'Espagne,  le  vaillant  Mendoza,  si 
fameux  à  la  guerre,  si  sage  au  conseil.  Les  Rois  l'accueillirent  à  l'entrée 
de  la  salle  d'audience,  le  félicitèrent  chaudement,  puis,  retournant  sur 
leurs  pas,  ils  l'invitèrent  à  leur  table. 

«  Celui  qui  a  fait  un  roi  prisonnier  peut  s'asseoir  auprès  des  Rois  ». 

Des  récompenses  dignes  de  flatter  des  cœurs  moins  haut  placés 
que  celui  du  Comte  de  Cabra  accompagnèrent  ces  honneurs.  Le  vain- 

(159) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

queur  de  Boabdil  reçut  une  rente  annuelle  de  iooooo  maravédis^ 
somme  énorme  étant  donnée  la  détresse  du  trésor.  L'Alcaide  de  las 
Donceles  obtint  des  faveurs  analogues.  Le  Marquis  de  Cadix,  qui 
n'avait  cessé  de  donner  des  preuves  d'habileté,  de  vaillance  et  de 
zèle,  eut  en  partage,  à  titre  perpétuel,  la  ville  de  Zahara  et  les  titres 
de  Marquis  de  Zahara  et  de  Duc  de  Cadix.  En  outre,  —  suprême 
faveur,  —  le  Roi  le  gratifia  des  riches  vêtements  qu'il  portait  le 
jour  de  Notre-Dame  où  avait  été  livrée  la  bataille  de  Lopera.  Le 
présent  semblait  de  peu  de  valeur,  pourtant  l'honneur  était  immense. 
De  son  côté,  Isabelle  octroya  une  faveur  semblable  à  la  femme  de 
Puerto  Carrero. 

N'est-il  pas  intéressant  de  voir  donner  en  Castille,  à  la  fin  du 
XVe  siècle,  cette  récompense  suprême  que  les  Rois  de  Perse  accor- 
daient à  leurs  sujets  depuis  une  haute  antiquité  et  dont  la  Bible  nous 
a  conservé  un  exemple  à  propos  de  Mardochée? 

«  A  celui  que  le  Roi  veut  honorer,  il  envoie  les  vêtements  qu'il  a  portés.  » 

De  belles  fêtes  furent  célébrées  dans  cette  circonstance  mémo- 
rable. Ferdinand  et  Isabelle  dansèrent  ensemble  sur  un  mode  lent 
et  grave.  Le  Comte  de  Cabra  offrit  la  main  à  l'Infante,  tandis  que 
l'Alcaide  de  los  Donceles  conduisait  une  dame  de  haut  rang.  Quand  on 
sait  combien  était  rigoureuse  l'étiquette  de  la  Cour  d'Espagne,  on 
comprend  à  quel  point  la  condescendance  des  Rois  dut  toucher  le 
cœur  de  leurs  sujets. 

Peu  de  temps  après,  Isabelle  eut  l'idée  gracieuse  de  changer  les 
armoiries  des  trois  grands  seigneurs  à  qui  elle  devait  la  capture  de 
Boabdil  et  dessina  de  sa  main  leurs  nouveaux  blasons.  Sur  un  fond 
de  gueules  s'enlevait  la  tête  couronnée  d'un  roi  more  portant  au  cou 
une  chaîne  d'or  ;  vingt-deux  étendards,  égaux  en  nombre  à  ceux  qui 
avaient  été  pris  à  la  bataille  de  Lucena,  entouraient  l'écusson. 
Indifférente  à  la  flatterie,  mais  très  sensible  à  la  vaillance,  au  zèle  et 
au  dévouement,  la  souveraine  savait  —  qualité  vraiment  royale  — - 
récompenser  et  punir  à  propos. 

La  trêve  de  deux  ans  signée  entre  les  Rois  et  Boabdil  n'inter- 
rompit point  la  guerre.  Au  lendemain  de  la  bataille  de  Lucena,  les 
Mores  de  Grenade  avaient  cru  leur  prince  mort  et  ils  l'avaient  pleuré  ; 
mais,  quand  on  le  sut  vivant  aux  mains  des  Chrétiens,  les  lamentations 
se  changèrent  en  cris  de  colère.  Un  chef  musulman  reste  sur  le  champ 
de  bataille  et  ne  sert  pas  au  triomphe  de  l'ennemi.  Ses  sujets  ne  lui 

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LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES.  BOABDIL  PRISONNIER 

reconnaissaient  ni  le  talent  d'un  capitaine  ni  le  courage  d'un  soldat. 
Orgueilleux,  incapable,  il  avait  mal  conduit  une  campagne  entreprise 
en  haine  de  son  oncle  Ez  Zagal. 

En  revanche,  le  vieux  Moulei  Abou'l  Hassan  redevint  le  héros 
préféré  et  chéri.  Il  fut  rappelé  et  son  retour  à  l'Alhambra  prit  les  pro- 
portions d'un  triomphe. 

Aïcha  s'était  retirée  dans  la  forteresse  de  l'Alcazaba  située  à  la 
pointe  ouest  de  l'Ahambra  et  y  avait  réuni  les  partisans  que  l'argent  et 
les  promesses  avaient  conservés  à  son  fils.  La  guerre  continua  entre 
les  factions  rivales  et  le  sang  ne  cessa  de  couler  dans  des  querelles  in- 
testines. 

Moulei  Abou'l  Hassan,  qu'accablaient  l'âge  et  les  infirmités, 
devint  aveugle  par  surcroît.  C'en  était  trop. 

A  défaut  de  Boabdil  jugé  indigne  de  l'hériter,  le  trône  revenait 
à  son  oncle  paternel,  le  vaillant  Ez  Zagal.  D'ailleurs,  depuis  de 
longues  années  ses  exploits  alimentaient  les  romances  populaires. 
Sous  Ronda,  il  avait  infligé  jadis  une  cruelle  défaite  à  la  chevalerie 
chrétienne.  Au  retour  de  Malaga  à  Grenade,  il  ajouta  un  fleuron  à  sa 
couronne  glorieuse  en  surprenant  une  petite  compagnie  de  chevaliers 
de  Calatrava  qui  se  reposaient  après  une  razzia.  Contraints  de  se  rendre, 
ils  figurèrent  à  son  triomphe,  marchant  à  pied,  sur  un  rang,  suivis  de 
leurs  chevaux  chargés  de  leurs  armures  et  de  leurs  bagages.  Soixante- 
dix  guerriers  mores  fermaient  la  marche,  portant  à  l'arçon  de  la 
selle  les  têtes  coupées  des  chevaliers  et  des  soldats  chrétiens  tués 
dans  la  rencontre. 

Le  retour  d'Ez  Zagal  réveilla  dans  Grenade  un  enthousiasme 
endormi  depuis  longtemps.  Le  fier  guerrier  fut  proclamé  roi,  tandis 
que  Moulei  Abou'l  Hassan  et  Boabdil  étaient  également  déposés.  Le 
vieux  monarque  ne  survécut  guère  à  sa  déchéance  : 

«  Quelques-uns  assurent  que  le  Roi  Ez  Zagal  ne  fut  pas  étranger  à  la 
mort  de  son  frère.  Dieu  seul  le  sait,  qui  est  unique  et  immuable.  » 

Boabdil  n'était  plus  en  sécurité  à  l'Alcazaba.  Il  s'enfuit  et,  perdant 
tout  courage  et  toute  dignité,  il  vint  chercher  refuge  àSéville,  auprès 
de  Ferdinand  et  d'Isabelle.  Cet  abandon  de  ses  droits  héréditaires 
contrariait  les  projets  des  Rois  qui,  ayant  traité  avec  lui,  tenaient  à 
lui  conserver  une  situation  puissante.  Ils  lui  persuadèrent  donc  de 
revenir  à  Grenade  et  l'y  décidèrent  en  lui  donnant  les  moyens  finan- 
ciers de  combattre  son  oncle  et  de  lui  disputer  la  couronne. 

(161) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Comprenant  les  dangers  d'une  pareille  discorde,  les  Alfaquirs  et 
Les  Grenadins  les  plus  considérés  essayèrent  de  réconcilier  l'oncle  avec 
le  neveu  et  proposèrent  le  partage  des  territoires  et  de  la  capitale  elle- 
même.  Le  Darro  limiterait  les  deux  quartiers.  Cette  division  théorique 
fut  bientôt  reconnue  impraticable.  Des  querelles  s'allumèrent  entre 
les  Mores  et  les  Chrétiens  mercenaires  que  Boabdil  —  faute  impardon- 
nable —  avait  pris  à  sa  solde.  Pendant  cinquante  jours,  la  ville  fut 
à  feu  et  à  sang.  Ez  Zagal  l'emporta,  grâce  à  l'appui  de  la  chevalerie 
et  à  l'attachement  du  peuple. 

Craignant  pour  sa  vie,  Boabdil  quitta  Grenade  une  seconde  fois 
et  se  retira  presque  en  fugitif  dans  la  petite  ville  d'Almeria  où  il  garda 
encore  les  vaines  apparences  de  la  royauté.  Pendant  ce  temps,  Ez  Zagal, 
avec  une  vigueur  extraordinaire,  défendait  le  territoire  contre  les 
attaques  incessantes  des  Chrétiens,  enlevait  leurs  convois,  surprenait 
leurs  maraudeurs,  saccageait  les  pays  frontières  et  poussait  plus 
avant  en  terre  espagnole  que  ne  l'avait  fait  Moulei  Abou'l  Hassan  lui- 
même. 

Deux  ans  s'étaient  écoulés  depuis  que  Boabdil  s'était  réfugié 
dans  Almerïa.  Il  s'y  croyait  en  sécurité,  quand  soudain  Ez  Zagal  parut 
aux  portes  de  la  ville  (février  1485).  Le  fils  d'Aïcha  n'avait  pas  de 
troupes  pour  le  défendre  et  s'enfuit  ;  ses  partisans  furent  massacrés 
sans  merci.  La  terre  grenadine  ne  lui  offrait  plus  où  reposer  sa  tête. 
Désespéré,  abandonné  de  tous,  il  courut  à  Cordoue  pour  y  réclamer 
une  seconde  fois  l'égide  des  ennemis  héréditaires  de  sa  religion  et 
de  sa  race.  Il  n'y  fut  pas  accueilli  avec  plus  d'empressement  qu'il 
ne  l'avait  été  à  Séville.  Ferdinand,  très  désireux  de  lui  conserver  une 
situation  politique,  lui  conseilla  de  rentrer  aussitôt  dans  son  royaume 
et  appuya  ses  conseils  de  nouveaux  subsides  destinés  à  récompenser 
les  sujets  fidèles  et  à  ramener  les  égarés.  Entouré  de  soldats  merce- 
naires presque  tous  chrétiens,  Boabdil  s'en  revint  à  Vêlez  el  Blanco, 
ville  fortifiée  de  la  province  de  Murcie  située  assez  près  de  Grenade 
pour  lui  permettre  de  garder  des  communications  avec  les  factieux 
restés  dans  l'Albacin.  Il  n'y  avait  pourtant  pas  grand  espoir  à  fonder 
sur  eux,  car  ils  faisaient  partie  de  la  classe  pauvre,  les  grands  et  les 
chevaliers  s'étant,  d'un  commun  accord,  groupés  autour  d'Ez  Zagal, 
tandis  qu'ils  affectaient  de  ne  plus  prononcer  le  nom  de  Boabdil, 
exécré  à  l'égal  de  celui  d'un  traître  ou  d'un  apostat.  Dès  lors,  Ez 
Zagal  régna  et  commanda  seul  à  Grenade. 

L'ardeur  des  Chrétiens  grandissait  à  mesure  que  diminuait  la 
puissance   musulmane.    Chefs   et   soldats   s'accoutumaient   à  recom- 

(162) 


LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES.  BOABDIL  PRISONNIER 

mencer  chaque  printemps  la  guerre  préparée  durant  l'hiver;  ils  se 
disciplinaient,  comprenaient  mieux  leurs  rôles  respectifs  et  l'on 
pouvait  désormais  prévoir  la  chute  de  l'empire  more.  En  dépit  de 
résistances  héroïques,  Càrtama,  Coin,  Setenil,  Marbella,  Illoja,  sur- 
nommée l'œil  droit  de  Grenade,  et  Moclin,  son  bouclier,  s'étaient  rendus. 

La  prise  de  Ronda  (20  mai  1485)  fut  particulièrement  cruelle  aux 
Mores,  car  la  cité  semblait  imprenable.  Elle  était  située  au  cœur  d'une 
montagne  abrupte,  perchée  sur  un  roc  isolé  couronné  par  une  cita- 
delle puissante  et  entourée  d'une  triple  enceinte  hérissée  de  tours.  Un 
escarpement  vertical  d'une  hauteur  effrayante  la  défendait  sur  trois 
côtés  baignés  par  le  Guadalevin.  Autour  de  la  rude  forteresse  s'ouvraient 
des  vallées  fertiles,  sillonnées  de  nombreux  cours  d'eau,  abondants  en 
grains  et  en  gras  pâturages.  On  y  élevait  des  chevaux  rapides,  les 
meilleurs  du  royaume  pour  mener  à  bien  les  razzias. 

L'Alcaide  Hamet  ez  Zegri  croyait  la  place  si  sûre  qu'il  n'avait  pas 
hésité  à  courir  sus  à  une  troupe  chrétienne  signalée  dans  la  direction 
de  Malaga.  Il  comprit  trop  tard  son  imprudence  quand,  revenant 
chargé  de  dépouilles  et  poussant  des  troupeaux,  il  vit  des  pièces  d'artil- 
lerie installées  vis-à-vis  des  murs  de  la  ville  et  reconnut  le  drapeau  du 
Roi  Ferdinand  qui  flottait  au  centre  du  camp  ennemi.  Fou  de  rage, 
n'écoutant  que  sa  colère,  Hamet  ez  Zegri  s'élança  sur  les  tentes.  Il 
vint  s'y  briser  et  eut  de  la  peine  à  rentrer  dans  la  ville,  entouré  seu- 
lement de  quelques  cavaliers.  Les  autres  avaient  péri. 

Alors  commença  le  bombardement  en  règle,  cette  action  terri- 
fiante dont  les  Mores  n'avaient  jamais  été  témoins  jusque-là.  Le 
brave  Hamet  ez  Zegri,  les  dents  serrées,  la  respiration  haletante, 
regardait  avec  stupeur  les  boulets  de  pierre  et  de  fer  ruiner  les  tours, 
ouvrir  de  larges  brèches  dans  les  murailles,  détruire  les  ouvrages 
avec  un  bruit  de  tonnerre.  Une  nuit,  s'abattirent  sur  les  terrasses  des 
boulets  enflammés,  portés  au  rouge  avant  d'être  lancés  et  dont  la  pré- 
voyance de  la  Reine  avait  doté  l'artillerie.  Bientôt  la  cité  ne  fut  plus 
qu'un  immense  brasier.  Il  fallut  se  rendre.  Ferdinand  se  montra 
magnanime  dans  l'espoir  que  cet  exemple  encouragerait  d'autres  villes 
à  capituler.  Les  habitants  furent  autorisés  à  sortir  de  la  place  avec 
leurs  biens  meubles  ;  ceux  qui  voulurent  rester  en  Espagne  y  reçurent 
des  terres  situées  dans  les  provinces  du  Nord  avec  la  promesse  d'y 
exercer  librement  leur  religion. 

Une  multitude  de  captifs  chrétiens  encombraient  les  prisons  de 
Ronda  ou  alimentaient  d'eau  la  population  en  usant  d'un  escalier 
qui,  à  86  mètres  de  profondeur,  aboutissait  au  Guadalevin.  Ils  furent 

(163) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

aussitôt  dirigés  sur  Cordoue  ;  la  Reine  les  accueillit  avec  bonté,  les 
pourvut  de  vivres,  de  vêtements  et  d'argent  et  ordonna  ensuite  de 
les  rapatrier.  Les  chaînes  détachées  de  leurs  poignets  et  de  leurs 
chevilles  furent  portées  en  pompe  à  San  Juan  de  los  Reyes,  ce  monas- 
tère fondé  à  Tolède  en  commémoration  de  la  bataille  de  Toro.  On  les 
suspendit  aux  murs  extérieurs  comme  le  plus  émouvant  des  trophées. 
Elles  y  sont  encore  ;  pas  au  complet  cependant.  Il  y  a  quelques  années, 
un  alcade  économe  eut  l'idée  prosaïque  de  les  transformer  en  sièges 
destinés  au  jardin  public.  On  eut  le  temps  d'intervenir  avant  que  le 
sacrilège  ne  fût  consommé  tout  entier. 

Et  c'est  ainsi  que  les  progrès  lents  mais  réels  delà  reconquête  étaient 
favorisés  par  la  discorde  entre  les  Musulmans  comme  elle  avait  été 
retardée,  dans  la  première  partie  du  XVe  siècle,  par  la  désunion  des 
Chrétiens. 


CHAPITRE  XII 
PEDRO   ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

LES  CORTES  DE  SARAGOSSE.  ||  PERSÉCUTION  DES  COtlVerSOS.  ||  CONSPIRATION  CONTRE 
L'INQUISITEUR  PEDRO  ARBUES.  ||  SA  MORT.  ||  CHATIMENT  DES  MEURTRIERS.  || 
NAISSANCE  DE  CATHERINE  D'ARAGON.  ||  ISABELLE  DÉFEND  LES  DROITS  DE  LA 
COURONNE  CONTRE  LE  CLERGÉ.  ||  LA  REINE  PREND  UNE  PART  DIRECTE  A  LA 
GUERRE  ET  VIENT  AU  CAMP  SOUS  MOCLIN  (i486).  ||  SIÈGE  DE  LOJA.  ||  VAILLANCE 
DE  LORD  SCALES.  ||  BOABDIL  TOMBE  UNE  SECONDE  FOIS  AU  POUVOIR  DES  ROIS.  J| 
EZ  ZAGAL  SE  JETTE  DANS  VELEZ  MALAGA  POUR  LA  DÉFENDRE.  ||  REDDITION  DE  LA 
PLACE.  H  VAILLANCE  DE  FERDINAND.  ||  BOABDIL  SOLLICITE  LA  BIENVEILLANCE  DES 
ROIS  EN  FAVEUR  DE  SES  SUJETS  FIDÈLES. 

Pendant  l'année  1485,  des  faits  d'une  gravité  exceptionnelle  se 
produisirent  en  Aragon.  On  se  souvient  que  l'Inquisition 
s'y  était  introduite  à  l'époque  où  les  Albigeois  étaient  venus  de 
France  ;  mais,  dans  ce  pays  favorisé  de  grandes  libertés,  elle  avait 
perdu  de  sa  rigueur  et  n'y  existait  plus  que  de  nom,  quand  Ferdinand 
résolut  de  lui  donner  une  autorité  pareille  à  celle  qu'elle  avait  conquise 
en  Castille.  A  la  suite  des  Cortes  de  Tarragone  (1484),  un  ordre  royal 
avait  enjoint  au  pouvoir  civil  d'aider  le  Saint-Office  dans  l'exercice  de 
ses  fonctions.  Un  dominicain,  frère  Gaspar  Yuglar,  et  un  chanoine  de 
l'Eglise  métropolitaine,  Pedro  Arbues  de  Epila,  élevé  à  la  dignité 
d'évêque,  furent  nommés  inquisiteurs  du  diocèse  de  Saragosse.  Il  ne 
semble  pas  qu'un  génie  spécial  désignât  Pedro  Arbues  pour  cette  haute 
fonction,  qu'il  n'accepta  pas  d'ailleurs  sans  de  grandes  appréhensions. 
Quand  il  eut  cédé  aux  sollicitations  de  Torquemada,  il  montra  une 
ardeur  et  un  zèle  inspirés  par  la  sincérité  de  sa  foi. 

Aussitôt  une  persécution  terrible  s'abattit  sur  les  personnes  occu- 
pant de  hautes  charges  mais  connues  pour  descendre  de  Juifs  con- 
vertis. Le  soupçon  était  aiguisé  par  l'intérêt,  car  la  confiscation 
des  biens  précédait  l'instruction  du  procès.   En  vain  les  Aragonais 

(165) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

protestèrent-ils  contre  un  acte  attentatoire  aux  fueros  du  pays^ 
en  vain  supplièrent-ils  le  Roi  de  suspendre  cette  mesure  au  moins 
jusqu'au  prononcé  de  l'arrêt.  Ils  ne  furent  pas  écoutés.  Alors,  ils 
s'adressèrent  au  Pape.  Sixte  IV  resta  sourd  à  leurs  plaintes,  persuadé 
d'une  part  des  bonnes  intentions  des  Rois  et  circonvenu,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut,  par  les  promesses  du  Saint-Office.  Exas- 
pérés par  les  auto  de  fe  célébrés  à  Barcelone  en  mai  et  juin  1485,  poussés 
à  bout  par  l'arrestation  de  Leonardo  Eli,  un  des  conversos  les  plus  res- 
pectables de  Saragosse,  perdant  tout  espoir  de  recevoir  une  réponse 
favorable  des  souverains  ou  du  Saint-Siège,  quelques  citoyens  auda- 
cieux résolurent  de  se  défendre  et  de  mettre  un  terme  à  de  pareilles 
atrocités. 

Les  conjurés  n'osèrent  pas  s'élever  contre  le  Saint-Office,  c'eût 
été  courir  à  la  mort,  mais  ils  conspirèrent  contre  les  inquisiteurs, 
sans  peut-être  se  rendre  compte  qu'ils  étaient  un  instrument  aux 
mains  de  Torquemada  et  que  leur  mort,  si  l'on  parvenait  à  les 
atteindre,  n'arrêterait  pas  l'œuvre  féroce.  Avant  que  les  affiliés  se 
fussent  entendus  et  organisés,  six  mois  s'écoulèrent.  Le  secret  avait  été 
bien  gardé,  et  pourtant  des  bruits  vagues  parvinrent  jusqu'à  Ferdi- 
nand. De  Castille,  le  29  janvier  1485,  il  écrit  au  gouverneur  d'Ara- 
gon :  <<  Un  complot  se  prépare,  une  somme  importante  a  été  réunie  ; 
elle  est  destinée  à  gêner  l'action  du  Saint-Office,  sinon  à  payer  des 
services  dangereux  ». 

Informés  de  l'avis  secret  envoyé  par  le  Roi,  les  conjurés  cessèrent 
de  se  voir  durant  six  mois.  Ce  délai  passé,  et  les  Inquisiteurs  se 
relâchant  de  leur  prudence,  ils  se  mirent  en  quête  de  trois  hommes 
sûrs,  capables  d'exécuter  leurs  desseins.  Le  choix  tomba  sur  Juan 
de  Abadia,  son  serviteur  Vidal  de  Uranso  et  Juan  de  Esperandeu.  Ce 
dernier  était  le  fils  d'un  converso  enfermé  dans  les  prisons  de  l'Inqui- 
sition et  dont  les  biens  étaient  déjà  confisqués.  500  florins  avaient  été 
promis  aux  meurtriers  de  Pedro  Arbues. 

Une  première  tentative  eut  lieu  en  avril  ou  mai  de  cette  même 
année.  Des  spadassins  s'introduisirent  dans  le  palais  épiscopal  con- 
tigu  à  la  cathédrale,  tombèrent  sur  une  garde  bien  armée  et  n'eurent 
que  le  temps  de  s'enfuir.  Mais  ce  n'était  pas  en  vain  que  les  Arago- 
nais  avaient  condamné  à  mort  le  Grand  Inquisiteur  et  mis  sa  tête  à 
prix.  Durant  la  nuit  du  15  septembre,  à  l'heure  de  Matines,  trois 
hommes  pénétrèrent  dans  la  cathédrale.  Juan  de  Abadia  et  son  ser- 
viteur y  entrèrent  par  la  porte  principale  ;  Esperandeu  et  ses  com- 
pagnons par   la  sacristie,  et  tous   se  cachèrent  derrière  les  piliers, 

(166) 


PEDRO  ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

dans  l'ombre  des  bas-côtés.  Comme  les  accents  de  l'orgue  éveillaient 
soudain  la  nef,  Pedro  Arbues  parut  sur  le  seuil  de  la  porte  du  cloître, 
une  lanterne  d'une  main  et  une  forte  trique  de  l'autre.  Sachant  que  sa 
vie  était  en  péril,  il  portait  sous  sa  robe  de  moine  une  chemise  de 
mailles  et  son  large  bonnet  de  velours  blanc  était  doublé  d'une  calotte 
d'acier.  Avant  d'entrer  au  chœur,  il  posa  sa  trique,  singulier  bâton 
pastoral,  contre  un  pilier  et  s'agenouilla,  tandis  que  la  lanterne  posée 
à  terre  devant  lui  éclairait  son  visage. 

Il  était  à  la  merci  des  assassins. 

Esperandeu  bondit,  le  frappe  et  ne  l'atteint  qu'au  bras  gauche.  Aussi- 
tôt Uranso  s'élance  et  décharge  sur  la  tête  un  coup  si  violent  que  la 
calotte  de  fer  est  tranchée  et  que  l'arme  s'abat  sur  la  nuque  restée 
découverte.  Chancelant,  l'Inquisiteur  se  dresse  et  cherche  à  gagner  le 
chœur.  Esperandeu  l'assaille  de  nouveau  et  le  frappe  si  furieusement 
que  son  épée,  déchirant  l'acier  de  la  chemise,  lui  traverse  le  corps.  Le 
crime  accompli,  les  meurtriers  échappent  aux  étreintes  des  chanoines, 
qui  accourent  affolés,  leur  lanterne  à  la  main,  gagnent  la  porte  où  les 
attendent  des  complices,  enfourchent  des  coursiers  rapides,  franchissent 
les  portes  de  la  ville  et  se  jettent  dans  la  campagne. 

Le  blessé  fut  transporté  dans  sa  cellule  et,  après  un  examen, 
les  médecins  déclarèrent  que  la  moelle  épinière  avait  été  atteinte.  Il 
vécut  encore  quarante-huit  heures,  secoué  par  des  spasmes  convulsifs, 
et  rendit  l'âme  le  17  septembre.  Ses  lèvres  semblaient  murmurer 
la  prière  interrompue.  On  interpréta  d'une  manière  favorable  à  sa 
générosité  de  cœur  ce  mouvement  machinal  et  l'on  prétendit  qu'il 
priait  pour  ses  bourreaux.  S'il  demandait  leur  grâce,  son  dernier  vœu 
ne  fut  pas  exaucé. 

L'assassinat,  dont  le  bruit  se  répandit  dans  la  ville,  dès  l'aube, 
ramena  vers  le  Saint-Office  nombre  de  gens  qui  s'en  étaient  écartés. 
La  foule  des  vieux  chrétiens  s'attroupa  dans  les  rues  : 

«  Brûlons  les  conversos  !  Mort  aux  meurtriers  de  l'Inquisiteur  !  » 

La  populace,  toujours  prête  à  suivre  ceux  qui  la  mènent  au  pillage 
grossit  de  ses  hurlements  ce  cri  de  colère,  et,  en  quelques  heures,  fut 
maîtresse  de  Saragosse. 

Non  seulement  il  y  eut  grand  péril  pour  les  conversos,  mais  aussi 
pour  les  Mores  et  les  Juifs  qu'on  parla  de  piller  et  de  massacrer,  afin 
de  n'en  point  perdre  l'habitude.  L'Archevêque,  un  frère  naturel 
de   Ferdinand,    dut    parcourir  à    cheval    les    voies   principales    et 

Isabelle  la  Grande.  (l°7)  12 


ISABELLE  LA   GRANDE 

calma   la    surexcitation    populaire   en  promettant  prompte  justice. 

Les  meurtriers,  poursuivis  avec  une  ardeur  sans  égale,  furent 
découverts,  les  uns  à  Tudela,  un  autre  sur  la  frontière  de  Navarre. 
•  Ramenés  à  Saragosse,  ils  furent  torturés  jusqu'à  ce  qu'on  leur  eût 
arraché  les  noms  de  leurs  complices.  Puis,  on  leur  coupa  les  mains,  on 
les  cloua  sur  la  porte  de  l'église  où  le  crime  avait  été  commis,  et  leurs 
membres  écartelés,  jetés  à  la  voirie,  furent  abandonnés  aux  chiens  ou 
livrés  à  d'ignobles  profanations.  Juan  de  Abadia  échappa  au  supplice  en 
avalant  du  verre  brisé  ;  Juan  Pedro  Sanchez,  qui  avait  été  l'âme  du  com- 
plot, gagna  Toulouse  et  fut  brûlé  en  effigie.  Deux  cents  autres  accusés 
furent  écartelés,  pendus  ou  figurèrent  dans  l'auto  de  fe  du  30  juin  i486, 
le  septième  qui  eut  lieu  à  Saragosse.  On  ignore  le  nombre  de  ceux  qui 
périrent  dans  les  geôles  de  l'Inquisition.  Bien  peu  de  familles  cata- 
lanes échappèrent  à  une  condamnation  dure  ou  légère.  Don  Jaime  de 
Navarre,  un  neveu  direct  de  Ferdinand,  subit  une  peine  grave  pour 
avoir  donné  asile  à  un  nouveau  chrétien,  poursuivi  par  le  Saint- 
Office.  Afin  d'associer  le  Ciel  aux  représailles  de  l'Inquisition,  les 
familiers  assurèrent  qu'au  moment  d'entrer  en  Navarre,  l'un  des 
coupables,  devenu  subitement  lourd  comme  du  plomb,  était  resté 
inerte  jusqu'à  ce  que  les  hommes  d'armes  l'eussent  saisi.  A  l'heure  de 
l'interrogatoire,  la  bouche  des  assassins  s'était  desséchée.  Il  avait 
fallu  leur  donner  un  peu  d'eau  pour  leur  permettre  de  répondre.  Il 
eût  été  plus  simple  d'expliquer  leur  mutisme  par  la  terreur. 

Autant  on  accabla  les  meurtriers,  autant  le  fanatisme  des  familiers 
du  Saint-Office  exalta  les  vertus  de  leur  victime.  Dieu  lui-même  s'en 
mêla.  La  nuit  du  meurtre  et  à  l'heure  où  il  s'accomplissait,  la  grande 
cloche  de  Villela  se  mit  en  branle  toute  seule.  Deux  semaines  après 
l'assassinat,  des  gouttes  de  sang  tombées  sur  le  dallage  du  sanctuaire 
réapparurent,  bien  qu'on  eût  lavé  le  marbre  avec  le  plus  grand  soin. 
Enfin,  le  scapulaire  de  l'Inquisiteur,  dont  le  peuple  s'était  pieusement 
arraché  les  lambeaux  lors  de  ses  funérailles,  opéra  des  miracles.  Le 
Saint-Office  sollicita  la  canonisation  de  celui  qu'il  représentait  comme 
un  martyr  ;  mais  le  Saint-Siège  refusa  de  procéder  d'une  manière 
aussi  prompte,  et  bien  des  années  devaient  s'écouler  avant  que  Pedro 
Arbues  fût  admis  au  rang  des  Bienheureux. 

Deux  épées  rouillées,  de  forme  très  simple,  sont  encore  sus- 
pendues aux  parois  grises  de  la  Seo.  La  tradition  veut  qu'elles  aient  été 
les  instruments  du  crime,  et  les  fidèles  les  considèrent  avec  une 
émotion  mêlée  de  terreur. 

Les  archives  d'Aragon  témoignent  combien  fut  cruelle  la  persécu- 

(168) 


PEDRO  ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

tion  qui  suivit  l'assassinat  de  Pedro  Arbucs.  Durant  plusieurs  années, 
les  auto  defe  se  succédèrent.  Fiers  de  caractère,  détestant  l'oppression, 
les  Aragonais  essayèrent  encore  de  lutter  contre  l'Inquisition  et  des 
révoltes  éclatèrent  à  plusieurs  reprises  dans  différentes  villes  du  royaume  : 
Teruel,  Valence,  Barcelone.  Toutes  furent  réprimées  avec  la  dernière 
rigueur. 

Tandis  que  cette  tragédie  se  déroulait  en  Aragon,  un  événement 
heureux  éclairait  la  vie  sévère  des  Rois.  La  Cour  avait  pris  ses  quar- 
tiers d'hiver  dans  la  petite  ville  de  Alcalâ  de  Henares  où  l'Archevêque 
de  Tolède  possédait  un  palais  magnifique  au  centre  d'un  groupe  de 
monastères  et  d'églises. 

Le  5  décembre  1485,  Isabelle  y  mit  au  monde  son  cinquième 
et  dernier  enfant.  C'était  une  fille,  on  la  nomma  Catherine.  Ne  pas 
naître  eût  mieux  valu  pour  elle,  tant  fut  amère  la  destinée  de  celle  qui 
mariée  toute  jeune  au  Prince  de  Galles,  veuve  avant  l'accomplisse- 
ment de  l'union  projetée,  épousa  le  frère  de  son  premier  époux,  le 
futur  Henri  VIII,  et  mourut  délaissée,  cause  innocente  du  schisme 
d'Angleterre. 

Peu  après  la  naissance  de  l'Infante  Catherine,  et  dans  cette  même 
ville  d' Alcalâ  où  elle  avait  vu  le  jour,  survint  un  incident  qui  montre 
combien  la  Reine,  pourtant  si  attachée  à  l'Église,  résistait  virilement 
aux  empiétements  du  clergé  quand  elle  les  jugeait  attentatoires  aux 
droits  de  la  couronne. 

Un  différend  suivi  d'une  collision  s'étant  élevé  entre  les  juges 
royaux  et  ecclésiastiques,  l'Archevêque  soutint  les  prétentions  de  ces 
derniers,  tandis  que  la  Reine  défendait  la  suprématie  de  la  juridic- 
tion royale.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  voulant  céder,  on  convint  de  s'en 
remettre  à  l'arbitrage  de  gens  savants  et  pieux.  L'auteur  qui  raconte 
l'incident  n'indique  pas  quelle  fut  la  solution  donnée  à  cette  affaire;  il 
tient  seulement  à  prouver  combien  Isabelle  se  préoccupait  des  intérêts 
de  la  couronne,  même  quand  ils  allaient  à  l'encontre  de  ses  senti- 
ments religieux. 

Un  exemple  du  même  ordre  est  cité  par  Pulgar.  Le  fait  se  passa 
en  i486. 

Les  immunités  et  privilèges  accordés  aux  ecclésiastiques  dans  les 
pays  voisins  ne  les  préservaient  plus  en  Castille  des  atteintes  de  la 
justice  séculière.  Un  prêtre  de  Truxillo,  coupable  d'un  crime  grave, 
ayant  été  jeté  en  prison  civile,  les  chanoines,  ses  parents,  alléguèrent 
sa  qualité  de  prêtre  et  le  réclamèrent  comme  relevant  de  leurs  tribu- 
naux. Le  juge  civil  ayant  refusé  de  le  rendre,  les  membres  du  clergé 

(169) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

soulevèrent  le  peuple  et,  à  la  tête  de  la  multitude,  se  ruèrent  sur  la  pri- 
son, en  forcèrent  les  portes,  enlevèrent  le  prisonnier  et,  du  même  coup, 
délivrèrent  les  autres  détenus. 

Quand  elle  fut  informée  de  cet  acte,  la  Reine  envoya  sur  l'heure  un 
détachement  de  la  garde  royale  à  Truxillo  avec  mission  de  prêter  main- 
forte  à  la  justice  civile.  Les  chefs  de  l'émeute  perdirent  la  vie  et  leurs 
auxiliaires  furent  condamnés  au  bannissement  perpétuel. 

Jusqu'alors,  Isabelle  a  préparé  la  guerre,  restauré  l'action  de  la  loi, 
pacifié  et  gouverné  le  royaume.  Sa  vie  s'est  partagée  entre  ses  devoirs  de 
reine  et  d'épouse.  Une  nombreuse  famille  est  venue  combler  ses 
vœux  ;  cinq  fois  elle  a  été  mère  et  souvent  elle  a  été  contrainte  d'aban- 
donner à  d'autres  la  direction  de  la  guerre  de  Grenade.  Après  la 
naissance  de  l'Infante  Catherine,  c'est-à-dire  dès  l'année  1485,  elle 
prend  une  part  effective  à  la  guerre  et  ne  se  contente  plus  de  lever, 
d'approvisionner  et  de  pourvoir  l'armée.  Si  aucun  historien  ne  laisse 
entendre  que  jamais,  comme  une  autre  Jeanne  d'Arc,  elle  ait  chargé 
à  la  tête  de  l'ost,  tous  s'accordent  à  dire  qu'elle  paraissait  sous  les 
remparts  des  villes  assiégées  en  armure  de  guerre,  qu'elle  maniait  son 
palefroi  avec  l'habileté  d'un  chevalier  rompu  aux  exercices  équestres, 
qu'elle  inspectait  les  travaux  d'approche,  visitait  les  batteries,  encou- 
rageait les  combattants,  enivrant  les  témoins  de  sa  vaillance,  exaltant 
l'ardeur  des  chefs  et  des  soldats  devenus  les  exécuteurs  opiniâtres  de 
ses  conceptions  militaires. 

L'armure  de  l'Armerîa  Real  que  l'on  prétendait  avoir  appar- 
tenu à  la  Reine  est  peut-être  le  harnais  d'un  jeune  prince  ;  en 
revanche,  la  chapelle  royale  de  Grenade  conserve  l'épée  de  la  souve- 
raine comme  une  relique  précieuse,  à  côté  du  sceptre  et  de  la  couronne. 

D'autres  fois,  l'arrivée  d'Isabelle  dans  les  camps  était  accom- 
pagnée d'une  pompe  qui  satisfaisait  la  noblesse  et  plaisait  au  peuple 
émerveillé. 

Le  digne  Cura  de  los  Palacios  peint  en  brillantes  couleurs  une 
scène  de  ces  temps  chevaleresques.  La  Reine  avait  été  mandée  par  son 
époux  au  camp  sous  Moclin  (i486).  Il  s'agissait  d'arrêter  de  concert 
le  plan  des  opérations  futures. 

«  Sur  les  bords  de  la  rivière  Yegas,  la  Reine  avait  été  reçue  par  un  corps 
venu  au-devant  d'elle  sous  le  commandement  du  Marquis  de  Cadix  et,  à  une 
lieue  et  demie  de  Moclin,  elle  avait  rencontré  le  Duc  de  l'Infantado  accom- 
pagné de  la  haute  noblesse  et  de  vassaux  richement  vêtus.  Sur  la  gauche  du 
chemin,  la  milice  de  Séville  se  tenait  en  ligne  de  bataille.  La  Reine  ayant  salué 

(170) 


PEDRO  ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

la  bannière  de  cette  illustre  cité,  ordonna  au  porteur  de  prendre  place  à  sa 
droite.  Les  bataillons  saluaient  la  souveraine  en  abaissant  leurs  étendards  à 
mesure  qu'elle  passait  et  les  acclamations  enthousiastes  de  la  multitude 
annonçaient  son  approche  à  la  cité  conquise. 

«La  Reine  était  accompagnée  de  sa  fille  l'Infante  Isabel,  à  peine  âgée  de 
seize  ans,  et  suivie  de  nombreuses  demoiselles  d'honneur  montées  sur  des 
mules  richement  caparaçonnées.  Elle-même  était  assise  sur  une  mule 
alezane  dont  le  bât  était  orné  de  broderies  d'argent  et  d'or  en  relief.  La 
housse  était  de  couleur  cramoisie  et  la  bride  de  satin  précieusement  ornée 
de  lettres  d'or.  L'Infante  portait  une  robe  de  fin  velours  sur  plusieurs  autres 
robes  de  brocart  ;  une  mantille  écarlate  voilait  le  visage  à  la  mode  mo- 
resque et  un  chapeau  noir  orné  de  passementeries  d'or  couvrait  la  tête. 

«  Le  Roi  s'avança  vers  la  Reine,  suivi  des  nobles.  Il  portait  un  pourpoint 
cramoisi,  avec  des  chausses  de  satin  jaune.  Sur  ses  épaules  était  jetée  une 
casaque  ou  manteau  de  riche  brocart,  et  une  soubreveste  cachait  sa  cui- 
rasse. Ses  cheveux  étaient  enfermés  dans  un  bonnet  couvert  d'un  chapeau 
orné  de  belles  plumes.  A  son  côté,  suspendu  à  une  ceinture,  brillait  un 
cimeterre  moresque.  » 

«  Quand  le  Roi  et  la  Reine  se  furent  rapprochés,  ils  se  saluèrent  par  une 
inclinaison  cérémonieuse.  Au  même  moment,  la  Reine  enleva  son  chapeau  et 
resta  en  résille  de  soie,  le  visage  découvert.  Alors  Ferdinand,  s'avançant,  la 
baisa  avec  affection  sur  les  joues  et  donna  la  même  marque  de  tendresse  à  sa 
fille  l'Infante  Isabel.  Faisant  le  signe  de  la  croix,  il  la  bénit  et  la  baisa  sur  les 
lèvres.  Le  cortège  royal  se  dirigea  ensuite  vers  le  camp  où  tout  avait  été 
préparé  pour  recevoir  la  Reine  et  sa  suite.  » 

Un  autre  auteur,  Bernâldez,  complète  la  peinture  et  y  ajoute  un 
détail  intéressant. 

«Ferdinand  montait  un  noble  cheval  de  guerre,  de  couleur  bai  clair.  Parmi 
les  magnifiques  chevaliers  qui  l'accompagnaient,  on  signalait  un  Anglais,  le 
Duc  de  Rivers,  comte  de  Scales,  suivi  de  pages  vêtus  de  coûteuses  livrées.  Ce 
chevalier  était  couvert  de  mailles  voilées  sous  un  surcot  de  soie  brochée,  de 
couleur  sombre.  Un  bouclier  était  attaché  à  son  bras  par  des  chaînes  d'or  et, 
sur  la  tête,  il  portait  un  chapeau  blanc  de  France  avec  des  plumes.  Le  capa- 
raçon de  son  coursier  balayait  le  sol  ;  il  était  de  soie  azur,  bordé  de  violet 
et  semé  d'étoiles  d'or.  Lord  Scales  maniait  sa  monture  avec  une  adresse  qui 
excitait  l'admiration  générale.  Sa  bravoure  et  sa  vaillance  émerveillaient 
l'armée  et  il  brillait  d'un  éclat  sans  pareil  parmi  les  nobles  étrangers  qui, 
volontairement,  étaient  venus  de  France,  d'Angleterre  et  des  autres  pays 
d'Europe  pour  prendre  part  au  triomphe  de  la  foi.  » 

«  Vint  de  Bretagne,  écrit  encore  Pierre  Martyr,  un  cavalier  jeune,  riche 

(I7i) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

et  de  haute  naissance.  Il  était  allié  par  le  sang  à  la  famille  royale  d'Angle 
terre.  Il  amenait  un  beau  train  de  troupe  de  ses  domaines,  au  nombre  de 
trois  cents  hommes  armés  selon  la  mode  de  leur  terre,  avec  des  arcs  longs  et 
des  masses  d'armes.  » 


Les  formes  d'une  croisade  habilement  données  à  la  guerre  par  la 
bulle  papale,  les  fonds  reçus  des  gens  d'Ëglise,  les  indulgences  accordées 
aux  combattants  et  aux  personnes  associées  d'une  manière  quelconque 
à  la  campagne  exaltaient  l'enthousiasme.  Plus  le  triomphe  de  la  foi 
coûtait  de  sacrifices  et  plus  on  mettait  d'ardeur  à  l'assurer.  Ces  senti- 
ments, qu'Isabelle  entretenait  avec  soin  et  que  d'ailleurs  elle  éprou- 
vait, elle  les  manifestait  après  chaque  succès  par  le  témoignage  public 
de  sa  reconnaissance  envers  Dieu  : 

«  A  Cordoue  ou  en  tout  autre  lieu,  la  Reine  célébrait  chaque  triomphe 
de  ses  armées  par  un  acte  solennel  d'action  de  grâce  s.  Parfois,  elle  se  rendait 
nu-pieds  et  en  procession  à  la  cathédrale,  suivie  de  sa  maison,  des  nobles,  des 
ambassadeurs  et  des  fonctionnaires  municipaux.  De  même,  au  retour  de  ses 
expéditions,  le  Roi  était  reçu  à  la  porte  de  la  ville  et,  abrité  sous  un  dais 
somptueux,  brillamment  escorté,  il  se  dirigeait  en  grande  pompe  vers  l'église 
où  il  s'agenouillait  e*.  rendait  grâces  au  Dieu  des  armées. 

«  Quand  une  ville  était  prise,  l'Alferez  royal  plantait  sur  un  point  culmi- 
nant de  la  fortification  l'étendard  de  la  croix  en  argent  massif  offert  par  le 
Pape  Sixte  IV,  tandis  que  les  combattants  agenouillés  joignaient  leurs  voix 
à  celles  des  clercs  et  chantaient  le  Te  Deum.  Après  l'étendard  de  la  croix,  la 
bannière  de  saint  Jacques,  protecteur  de  l'Espagne,  déroulait  ses  plis; 
enfin  apparaissait  la  bannière  des  Rois  ornée  de  leur  magnifique  blason. 
Des  acclamations  enthousiastes  la  saluaient  : 

«  Castille  !  Castille  !  » 

«  A  peine  entrés  dans  les  cités  conquises,  les  évêques  dépouillaient  leur 
harnais  de  fer,  revêtaient  les  chapes  d'or,  purifiaient  les  mosquées,  les  consa- 
craient pompeusement  à  la  Vierge  et  aux  saints  et  les  pourvoyaient  de 
cloches,  d'autels  portatifs,  de  vases  sacrés,  de  missels  et  d'ornements 
envoyés  par  la  Reine  avec  une  touchante  profusion.  » 

Une  guerre  ainsi  placée  sous  le  patronage  céleste  et  dans  laquelle 
chacun,  depuis  le  plus  puissant  chevalier  jusqu'au  plus  humble 
convoyeur,  se  considérait  comme  un  instrument  de  la  volonté 
divine,  devait  se  terminer  par  la  chute  de  l'Empire  more  divisé  contre 
lui-même,  hésitant  entre  deux  chefs  rivaux,  démoralisé  par  les  prédic- 
tions funestes  considérées  comme  des  prophéties. 

(172) 


PEDRO  ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

Au  printemps  de  l'année  i486,  Isabelle  ouvrit  la  campagne  en  per- 
sonne. 

Ferdinand  n'avait  pas  oublié  le  désastre  de  Loja  où,  en  dépit 
de  sa  vaillance,  il  avait  compromis  sa  réputation  de  capitaine.  Maître 
d'une  artillerie  de  siège  créée  de  toutes  pièces  par  sa  femme  depuis 
trois  années,  il  brûlait  d'effacer  un  souvenir  cuisant  à  son  amour- 
propre  d'homme  de  guerre.  Loja,  situé  à  une  quarantaine  de  kilo- 
mètres de  Grenade,  était  d'ailleurs  une  sentinelle  avancée  qu'il 
fallait  enlever  à  tout  prix. 

Le  succès  répondit  aux  efforts  de  la  Reine  et  aux  vaillantes 
espérances  du  Roi.  Sous  les  coups  des  projectiles  puissants,  les  tours 
s'effondrent,  les  murs  tombent  et  leurs  débris  roulent  le  long  des  escar- 
pements qu'ils  couronnaient  avec  orgueil.  Boabdil  était  dans  la  place; 
il  la  défendit  avec  courage,  mais  il  fut  blessé  grièvement  et  la  garnison 
découragée  décida  de  se  rendre  : 

«  Que  peuvent  l'ardeur  et  la  vaillance  des  chevaliers  contre  des  engins 
lâches  qui  tuent  à  distance  !  » 

Durant  le  siège,  Lord  Scales  se  distingua  d'une  manière  toute 
particulière.  Ayant  demandé  la  permission  de  combattre  à  la  mode  de 
son  pays,  il  descendit  de  cheval,  se  mit  à  la  tête  de  ses  hommes  armés 
comme  lui  en  blanc  (armure  de  plates).  L'épée  attachée  au  poignet 
et  la  masse  à  la  main,  il  distribua  de  si  terribles  coups  qu'il  jeta  la  ter- 
reur dans  les  rangs  des  montagnards.  Mais  comme  on  enlevait  les 
faubourgs,  le  vaillant  chevalier,  monté  sur  une  échelle  d'escalade, 
reçut  une  pierre  au  visage  qui  lui  brisa  les  dents  de  devant  et  le  jeta 
inanimé  sur  le  sol.  Transporté  sous  sa  tente,  il  dut  y  suivre  un  long 
traitement.  Le  Roi  et  la  Reine  vinrent  le  vjsiter,  le  complimentèrent 
et  lui  témoignèrent  leurs  regrets  : 

«  C'est  peu,  dit-il,  de  perdre  quelques  dents  au  service  de  Celui  qui  me  les 
a  toutes  données.  Notre  Seigneur,  ajouta-t-il  avec  un  humour  bien  britan- 
nique, en  a  diminué  le  nombre  et  il  a  ouvert  entre  elles  une  fenêtre  afin  de 
mieux  voir  en  moi.  » 

La  Reine  ne  s'en  tint  pas  aux  éloges  et  aux  félicitations.  Le  che- 
valier reçut  en  souvenir  de  sa  prouesse  douze  magnifiques  coursiers 
andalous,  deux  garnitures  de  lit  en  drap  d'or  avec  une  quantité  de 
beau  linge  et  des  tentes  de  campagne  destinées  à  ses  hommes. 

(173) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

La  jeune  noblesse  castillane  s'était,  elle  aussi,  couverte  de 
gloire.  Réprimandée  par  Ferdinand  sur  son  luxe  excessif,  elle  montra 
que,  sous  ses  vêtements  de  brocart  et  ses  armures  damasquinées,  elle 
portait  un  cœur  vaillant.  Conduite  par  le  Duc  de  l'Infantado,  elle 
s'élança  avec  une  ardeur  sans  égale,  jalouse  d'entrer  la  première  dans 
la  cité,  et  quand,  après  la  victoire,  elle  parut  diminuée  en  nombre 
et  couverte  de  sang,  personne  ne  songea  plus  à  railler  ses  goûts  efféminés. 
Le  jeune  frère  de  Alonzo  de  Aguilar,  Gonzalve  de  Cordoue,  s'illustra 
dans  cette  campagne,  et  ce  fut  à  lui  que  les  Rois  confièrent  la  garde 
de  la  place  quand  ses  murailles  furent  réparées. 

Une  seconde  fois  Boabdil,  tombé  au  pouvoir  des  Monarques  castil- 
lans, était  contraint  de  se  reconnaître  leur  vassal.  Cette  nouvelle 
humiliation  parut  plus  cuisante  aux  Mores  que  la  perte  d'une  ville 
jugée  pourtant'  imprenable.  L'effet  moral  en  fut  immense,  et  la  chute 
de  Illora  suivit  de  près  celle  de  Loja. 

Les  conquérants  chrétiens  approchaient  de  Grenade  avec  lenteur,, 
mais,  quand  même,  ils  approchaient.  Avant  d'attaquer  de  front  la 
capitale,  il  fallait  réduire  Malaga,  la  seconde  ville  du  royaume,  et  le 
port  par  lequel  les  Mores  d'Espagne  et  d'Afrique  communiquaient 
encore  malgré  les  efforts  de  la  flotte  de  Biscaye,  et,  tout  d'abord,  prendre 
la  petite  place  de  Vêlez  Malaga,  dressée,  comme  une  sentinelle  avancée, 
à  cinq  lieues  de  la  mer. 

Le  7  avril  1487,  Ferdinand,  acclamé  par  le  peuple,  sortit  de  Cordoue 
à  la  tête  de  ses  troupes,  prit  la  route  d'Antequera  et  se  dirigea  vers 
la  région  montagneuse  où  s'élève  Vêlez  Malaga.  Des  pluies  d'orage, 
une  véritable  tempête  contrarièrent  sa  marche.  Les  torrents,  grossis 
par  les  eaux  descendues  des  montagnes,  avaient  emporté  les  ponts 
de  bois,  raviné  les  routes  construites  au  prix  de  grands  sacrifices. 
Les  soldats  s'épuisaient  à  faire  une  lieue  chaque  jour  en  dépit  des  efforts 
des  pontonniers  chargés  de  réparer  les  voies.  Il  ne  fallait  pas  songer 
à  traîner  la  grosse  artillerie  dans  ces  chemins  avant  que  le  soleil, 
en  les  séchant,  ne  les  eût  rendus  praticables.  On  décida  de  la  laisser  en 
arrière. 

Le  17,  après  dix  jours  de  marche  extrêmement  pénible,  l'armée 
chrétienne  parut  devant  Vêlez  Malaga. 

Informé  du  départ  de  l'armée  royale,  Ez  Zagal  réunit  aussitôt  ses 
troupes,  et  s'élança  au  secours  de  la  ville.  Le  vieux  guerrier  abandon- 
nait Grenade  à  Boabdil,  préférant  à  la  puissance  souveraine  la  con- 
servation d'une  cité  dont  la  possession  permettrait  aux  Chrétiens  de 
couper  les  communications  avec  l'Afrique  et  d'arrêter  les  approvi- 

(174) 


PEDRO  ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

sionnements  nécessaires  à    l'entretien  d'une  population    obligée  de 
vivre  au  milieu  de  régions  dévastées. 

D'habitude,  l'armée  castillane  se  gardait  mal.  Ez  Zagal  projeta 
une  attaque  de  nuit  sur  le  camp  dressé  au  pied  de  la  ville.  La  garnison, 
avertie,  ferait,  à  la  même  heure,  une  sortie  furieuse,  et  Ferdinand  subi- 
rait une  défaite  qui  lui  rappellerait  le  désastre  du  premier  siège  de 
Loja. 

Mais  les  Castillans  arrêtèrent  le  messager  chargé  d'avertir  le 
commandant  de  la  place,  et  quand  l'avant-garde  d'Ez  Zagal  s'élança 
sur  le  camp  chrétien,  elle  fut  reçue  par  une  effroyable  décharge  de 
mousqueterie,  tandis  qu'aucun  secours  ne  lui  venait  de  la  ville.  Les 
Mores  reculèrent,  tournèrent  bride  et  tombèrent  sur  le  gros  de  l'armée 
qui,  surprise  au  milieu  des  ténèbres,  se  désagrégea  sans  combattre. 
La  déroute  devint  bientôt  générale.  Les  plus  agiles  jetaient  leurs  armes 
et  précipitaient  leur  fuite  vers  la  montagne  ;  les  autres,  saisis  de 
panique,  n'opposaient  aucune  résistance. 

Ez  Zagal  essaya  vainement  de  rallier  ses  troupes.  Il  fut  emporté 
dans  la  débâcle  générale  et,  à  grand' peine,  déjoua  la  poursuite  du 
Marquis  de  Cadix.  Désespéré,  il  reprit  le  chemin  de  Grenade.  Les 
fugitifs  y  avaient  apporté  la  nouvelle  de  sa  défaite.  Le  drapeau  de 
Boabdil  flottait  sur  l'Alhambra  ;  les  portes  de  la  ville  restèrent  closes 
devant  le  vieux  guerrier.  On  oubliait  sa  vaillance,  ses  exploits  et  le 
sacrifice  consenti  à  la  patrie  quand  il  avait  abandonné  Grenade  à  son 
rival  afin  de  secourir  Vêlez  Malaga.  Il  ne  protesta  pas  contre  cette 
ingratitude  et,  le  cœur  déchiré,  se  replia  sur  Guadix,  qui,  avec  Alme- 
ria,  lui  restait  fidèle. 

Le  commandant  et  la  garnison  de  Vêlez  Malaga,  demeurés  dans 
l'ignorance  du  projet  d'Ez  Zagal,  comprirent  au  jour  leur  infortune. 
Désormais,  la  ville  ne  devait  espérer  aucun  secours  :  l'armée  d'Ez 
Zagal  n'existait  plus,  Boabdil  régnait  à  Grenade,  la  grosse  artillerie  des 
Chrétiens  avait  franchi  les  défilés  où  elle  s'était  embourbée,  le  blocus 
se  complétait  par  terre  et  par  mer.  D'un  commun  accord,  on  décida 
de  capituler  avant  de  subir  le  bombardement  et  le  pillage,  consé- 
quence d'une  prise  d'assaut. 

Désireux  d'encourager  les  places  voisines  à  se  rendre  sans  com- 
bat, Ferdinand,  fidèle  à  la  tactique  employée  devant  Ronda,  accorda 
des  conditions  relativement  douces.  Le  peuple  fut  autorisé  à  emporter 
ses  biens  meubles,  les  armes  exceptées,  et  à  se  retirer  dans  des  villes 
éloignées  du  littoral  où  licence  lui  serait  donnée  de  pratiquer  sa  reli- 
gion et  de  s'administrer  selon  les  lois  musulmanes. 

(175) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Vêlez  Malaga  capitula  le  27  avril,  après  un  blocus  de  dix  jours  ; 
sa  prise  n'avait  pas  coûté  des  pertes  sensibles  aux  Chrétiens.  Pourtant, 
Ferdinand  avait  couru  un  danger  sérieux.  Toujours  prêt  à  payer  de 
sa  personne,  il  avait  chargé  un  parti  de  cavaliers  ennemis  sans  autre 
arme  défensive  que  sa  cuirasse.  Dans  le  feu  de  la  rencontre,  ayant 
brisé  sa  lance  sur  l'armure  d'un  More,  il  s'efforçait  en  vain  de  sortir 
l'épée  du  fourreau,  quand  il  fut  assailli  par  un  parti  de  Musulmans 
et  eût  succombé  sous  leurs  coups  si  le  Marquis  de  Cadix  et  Garcilaso  de 
la  Vega  ne  l'eussent  dégagé.  Comme  ces  gentilshommes  lui  reprochaient 
de  se  jeter  dans  la  mêlée,  et  lui  représentaient  l'inutilité  pour  un  roi 
de  se  battre  comme  un  soldat,  Ferdinand  leur  répondit  : 

«  Il  n'est  pas  en  mon  pouvoir  de  penser  aux  bonnes  ou  aux  mauvaises 
chances  de  la  guerre  quand  mes  sujets  exposent  leur  vie  dans  l'intérêt  de  la 
couronné.  » 

En  souvenir  de  cet  engagement,  Vêlez  plaça  dans  ses  armes  un 
chevalier  transperçant  un  More  de  son  javelot.  Ce  beau  fait  d'armes 
inaugura  la  campagne  de  1487  et  eut  pour  résultat  immédiat  la 
reddition  de  Bentomiz,  Comares  et  de  vingt  villes  de  l'Axarquia 
pourvues  de  fortes  garnisons.  En  outre,  les  habitants  de  plus  de 
quarante  bourgs  ou  cités  des  Alpujarras,  pays  montagneux  où  la 
résistance  eût  pu  se  prolonger  longtemps,  envoyèrent  des  députations 
au  monarque  castillan  et  lui  prêtèrent  serment  d'obéissance  comme 
muchares  ou  vassaux  musulmans.  La  route  de  Malaga  était  ouverte. 

Cent  vingt  chrétiens  qui  gémissaient  dans  les  prisons  furent  dirigés 
sur  Cordoue  où  la  Reine  et  l'Infante  Isabel  les  accueillirent  avec 
attendrissement.  Ils  figurèrent  dans  la  cérémonie  triomphale  célébrée 
à  la  cathédrale  afin  de  remercier  le  Ciel  de  la  victoire  des  armées  chré- 
tiennes. 

Tandis  que  les  Rois  recevaient  la  soumission  des  villes  des  Alpu- 
jarras et  de  l'Axarquia,  arrivèrent  des  lettres  de  Boabdil. 

Un  mouvement  en  sa  faveur  avait  éclaté  à  Grenade  et  il  sollicitait 
la  bienveillance  des  Rois  envers  les  gens  des  campagnes  rentrés  sous 
son  obéissance.  En  échange,  il  promettait  de  se  considérer  toujours 
comme  le  vassal  fidèle  des  Rois  de  Castille.  Isabelle  et  Ferdinand 
étaient  des  politiques  trop  avisés  pour  ne  point  répondre  avec  magna- 
nimité à  une  requête  qui  montrait  dans  quel  abaissement  était  tombé 
leur  ennemi. 

En  conséquence,  les  habitants  des  territoires  de  Grenade  furent 

(176) 


U   .M.  Dieulafoy. 


TOMBEAU    DU    MAPQLTS    VASQUÈZ    DE   ARCE     [Bétail). 
(Cathédrale  de  Sigiïen;a.) 


Isabelle   i.a  (j 


A     (JI'ANDI.. 


PL     XV,    l'AGE    176. 


Isabelle  la   Grande. 


I'i.  XVI,  page  !-;. 


PEDRO  ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

informés  qu'il  leur  serait  loisible  de  cultiver  leurs  champs  et  de  tra- 
fiquer avec  les  Chrétiens;  seul  le  commerce  des  armes  restait  interdit. 
De  leur  côté,  les  Alcaides  des  villes  et  villages  reçurent  licence  de  cir- 
culer à  leur  gré,  et  toutes  sécurités  leur  furent  données.  Un  délai 
de  six  mois  était  accordé  aux  habitants  des  villes  restées  fidèles  à 
Ez  Zagal  pour  se  soumettre  à  l'autorité  deBoabdilet  jouir  des  mêmes 
avantages.  Des  faveurs  aussi  grandes,  la  paix  au  lieu  de  la  guerre 
ramenèrent  des  provinces  entières  au  jeune  Roi,  pourtant  si  méprisé 
par  ceux  mêmes  que  leurs  intérêts  groupaient  de  nouveau  sous  sa 
bannière. 

Les  communications  bien  établies  avec  Vêlez  Malaga,  Ferdinand 
ne  songea  plus  désormais  qu'à  prendre  Malaga,  ce  dernier  boulevard 
de  Grenade. 

L'ère  de  la  lutte  suprême  allait  s'ouvrir. 


CHAPITRE  XIII 
LE  SIÈGE  DE  MALAGA 


IMPORTANCE  DE  MALAGA.  ||  HAMET  EZ  ZEGRI  SE  PROCLAME  ALCAIDE  DE  LA 
VILLE.  ||  ALI  DORDUX.  ||  LES  PROPOSITIONS  DES  ROIS  SONT  REPOUSSÉES.  ||  L* ARMÉE 
RAVITAILLÉE  PARLA  FLOTTE.  ||  EXPLOITS  DES  FRÈRES  DE  LA  SAINTE  HERMANDAD. 

||  TRAVAUX  D'APPROCHE.  ||  LES  SEPT  SŒURS  DE  XIMENES.  ||  ISABELLE  ENROLE  LES 
CASTILLANS  DE  VINGT   A  SOIXANTE  ANS.  ||  ARRIVÉE    DE  LA    REINE    SOUS  MALAGA. 

||  VAILLANCE  DES  GOMERES.  ||  LE  MARQUIS  DE  CADIX.  ||  BOABDIL  ATTAQUE  LES 
TROUPES  DE  SECOURS  ENVOYÉES  PAR  EZ  ZAGAL.  ||  GONZALVE  DE  CORDOUE 
CONDUIT  3  OOO  HOMMES  A  BOABDIL.  ||  LE  CONSEILLER  d'HAMET  EZ  ZEGRI.  || 
LES  ROIS  SONT  VICTIMES  D'UNE  TENTATIVE  D'ASSASSINAT.  ||  l' ASSAUT.  ||  FUREUR 
DES  FEMMES  CONTRE  HAMET  EZ  ZEGRI.  ||  LES  ROIS  REFUSENT  DE  RECEVOIR 
ALI  DORDUX.  ||  CAPITULATION  DE  MALAGA.  ||  LES  PRÉDICTIONS  DU  FAUX  PROPHÈTE 
SE  RÉALISENT.  ||  LIBÉRATION  DES  CAPTIFS  CHRÉTIENS.  ||  SORT  DES  RENÉGATS.  || 
LES    DÉFENSEURS    DE    MALAGA    CONDAMNÉS   A    L'ESCLAVAGE. 


M 


alaga  s'élève  au  milieu  d'une  vallée  limitée  du  côté  de  la 
terre  par  un  cirque  de  montagnes  abruptes,  tandis  que  la 
mer  baigne  ses  boulevards.  La  région  merveilleuse,  le  pays 
incomparable  où  se  mêlent  les  orangers,  les  grenadiers,  les  palmiers, 
les  aloès  au  glaive  bleu  et  les  fleurs  tropicales  aux  couleurs  éclatantes, 
portait  à  juste  titre  le  surnom  de  paradis  terrestre.  Les  Mores  avaient 
fait  de  Malaga  une  place  de  guerre  formidable.  Des  murs  d'enceinte 
flanqués  de  tours  l'encerclaient.  A  l'une  des  extrémités  de  la  cité, 
sur  une  éminence  rocheuse  dominant  la  mer,  s'élevait  l'Alcazaba  ou 
donjon  commandé  lui-même  par  un  château  bâti  au  sommet  d'un  pic. 
Dans  les  temps  antiques,  un  phare  se  dressait  sur  ce  point,  qui  a  gardé 
le  nom  de  Jebelfaro  :  Montagne  de  la  maison  de  lumière.  Un  chemin 
couvert  mettait  en  communication  l'Alcazaba  et  le  château  capable 
de  soutenir  à  lui  seul  un  siège,  la  ville  et  le  donjon  fussent-ils  déjà 
pris. 

Malaga  était  aussi  florissante  qu'elle  était  bien  défendue  par  la 

(178) 


LE  SIÈGE  DE  MALAGA 
nature  et  par  l'art.  Ses  relations  avec  Rome  et  Carthage  avaient  été 
importantes  ;  au  XIIe  et  au  xme  siècle,  elle  était  devenue  le  siège  du 
gouvernement;  au  xve  on  la  considérait  comme  la  seconde  ville  du 
royaume  dont  Grenade  était  la  capitale.  Son  port  bien  abrité,  com- 
mode, passait  pour  l'un  des  plus  actifs  de  la  Méditerranée  et  béné- 
ficiait des  liens  commerciaux  noués  avec  l'Italie,  l'Egypte  et  le  Levant. 

Ses  transactions  avec  la  côte  africaine  avaient  apporté  l'opulence 
dans  ses  murs. 

Les  fortifications  de  la  place  étaient  en  parfait  état  d'entretien  ; 
les  magasins,  bien  pourvus  ;  l'artillerie  rivalisait  en  qualité,  sinon  en 
nombre,  avec  celle  de  l'armée  chrétienne.  Jamais  de  meilleures  con- 
ditions pour  la  défense  et  de  plus  grandes  difficultés  pour  l'attaque. 
Ez  Zagal  avait  confié  le  commandement  au  vaillant  Hamet  ez 
Zegri,  l'héroïque  défenseur  de  Ronda.  Dédaigneux  des  riches  mar- 
chands de  la  cité,  plus  soucieux  de  l'honneur  de  la  garnison  que  de  leurs 
biens  matériels,  il  s'était  entouré  de  mercenaires  africains,  les  Gomeres, 
guerriers  farouches  dont  le  renom  de  bravoure  et  la  réputation  de 
férocité  inspiraient  la  terreur.  A  ces  soldats  redoutables,  s'étaient 
joints  des  renégats  qui  avaient  fui  l'Espagne  par  crainte  de  l'Inqui- 
sition et  que  la  peur  d'un  châtiment  terrible,  si  les  assiégeants  l'empor- 
taient, encourageait  à  se  défendre  avec  une  énergie  désespérée.  Ces 
troupes  sans  pareilles  s'étaient  établies  dans  le  donjon  de  Jebelfaro 
d'où  elles  surveillaient  la  cité,  prêtes  à  empêcher  ses  défaillances. 

A  la  tête  des  marchands  de  la  ville  se  trouvait  un  homme  puissant, 
de  qui  la  parole  faisait  autorité.  Il  s'appelait  Ali  Dordux.  Cédant 
aux  vœux  de  la  population,  il  consentit  à  porter  des  représentations 
à  l'Alcaide  Abou'l  Azen  Connaxa.  Avec  éloquence,  il  montra  que  la 
nécessité  ne  s'imposait  nullement  de  livrer  la  cité  aux  horreurs  d'un 
siège,  alors  que,  pour  satisfaire  les  Monarques  castillans,  il  suffisait  de 
reconnaître  l'autorité  de  Boabdil.  Cette  concession  faite,  la  paix  ne 
serait  point  troublée,  le  commerce  et  le  trafic  du  port  continueraient, 
—  les  Rois  l'avaient  promis  et  on  les  savait  fidèles  à  leur  parole.  — 
Si,  au  contraire,  on  persistait  dans  une  résistance  sans  espoir,  on 
s'exposerait  aux  pires  calamités  et  à  la  ruine  qui  suivrait  une  prise 
d'assaut. 

Touché  de  ces  arguments, l'Alcaide,  habitué  à  regarder  ses  interlo- 
cuteurs comme  les  arbitres  de  la  ville,  autorisa  la  députation  à  se 
rendre  au  camp  chrétien  afin  de  préparer  une  capitulation  aussi  douce 
que  le  faisait  espérer  la  magnanimité  de  la  Reine. 

Toujours  au  guet  du  haut  de  son  nid  d'aigle,  Hamet  ez  Zegri 

(179) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

devina  les  projets  de  la  cité.  <<  Tomber  sous  la  domination  de  l'indigne 
Boabdil,  ce  vassal  des  Rois  d'Espagne?  Jamais  !  » 

Il  existait  dans  le  peuple  un  parti  puissant  resté  fidèle  à  Ez  Zagal 
et  désireux  de  venger  la  défaite  de  Ronda.  Certain  d'être  soutenu, 
Hamet  ez  Zegri  fond  sur  l'Alcazaba  suivi  des  Gomeres,  tue  le  frère  de 
l'Alcaide  et  ceux  qui  tentent  de  résister  et  mande  devant  lui  les 
principaux  de  Malaga.  Saisis  de  terreur,  les  marchands  obéissent. 
Seul,  Ali  Dordux  refuse  de  se  rendre  à  cet  appel.  Hamet  ez  Zegri  les 
reçoit,  couvert  d'une  armure  encore  tachée  du  sang  versé  quelques 
heures  auparavant  et,  par  la  menace,  par  la  persuasion,  les  décide  à 
rester  fidèles  à  Ez  Zagal  et  à  se  défendre  jusqu'à  la  dernière  extrémité. 
L'Alcaide  est  un  traître  vendu  à  l'ennemi  !  Qui  serait  mieux  qualifié 
pour  le  remplacer  que  le  commandant  du  château,  Hamet  ez  Zegri  ? 
Avec  l'assentiment  tacite  des  uns  et  aux  acclamations  des  autres,  le 
vaillant  guerrier  se  proclame  Alcaide  de  la  place. 

Le  Marquis  de  Cadix  essaya  de  nouer  des  relations  avec  Hamet  ez 
Zegri  et  lui  dépêcha  un  chevalier  more  pris  à  Vêlez  Malaga  et  traité 
avec  honneur.  Introduit  en  présence  du  commandant  du  château, 
l'émissaire  présenta  des  lettres  où  le  Marquis,  au  nom  des  Rois,  offrait 
quatre  mille  doublons  d'or  et  la  ville  de  Coin  en  propriété  perpétuelle 
contre  Jebelfaro.  Quant  à  la  reddition  de  la  place,  le  commandant 
en  fixerait  lui-même  le  prix.  Il  était  accepté  d'avance. 

Le  More  fit  lire  à  haute  voix  le  message  destiné  à  rester  secret 
et  provoqua  les  explications  de  l'envoyé  : 

«  La  place,  répondit-il  avec  dédain,  m'a  été  confiée  pour  la  défendre  et  non 
pour  la  rendre.  Tous  les  trésors  du  Roi  de  Castille  ne  me  tenteraient  pas  et  ne 
sauraient  payer  ma  trahison.  » 

Le  chevalier  éconduit,  Hamet  ez  Zegri  ordonna  de  doubler  les 
patrouilles,  de  multiplier  les  rondes  de  nuit  et  de  tenir  constamment 
une  partie  de  la  garnison  en  éveil. 

Avant  de  commencer  un  siège  difficile  entre  tous,  Ferdinand  fit 
une  seconde  fois  sommer  la  ville  de  se  rendre  aux  conditions  favorables 
qu'il  avait  déjà  proposées  ;  mais  la  population,  obéissant  à  son  nouvel 
Alcaide,  resta  sourde  à  ses  propositions  pacifiques. 

Le  7  mai,  Ferdinand  leva  le  camp  de  Vêlez  Malaga,  se  porta 
sur  Besmillana,  petit  port  situé  à  deux  lieues  de  Malaga,  et  ordonna 
d'amener  sans  délai  l'artillerie  de  siège  en  réserve  dans  les  parcs 
d'Antequera.      L'armée      chrétienne,      composée,     semble-t-il,     de 

(180) 


LE  SIÈGE  DE  MALAGA 

12  ooo  cavaliers  et  de  40  000  fantassins,  s'avançait  en  longue  ligne, 
au  bord  de  la  mer,  ravitaillée  par  la  flotte  sous  le  commandement 
d'un  amiral  catalan,  Don  Galceran  Requesens. 

Le  promontoire  que  couronnait  le  château  de  Jebelfaro  se  reliait 
à  la  montagne  abrupte  située  au  nord,  en  arrière  de  la  ville.  A  l'opposé, 
et  à  deux  portées  de  flèche  environ,  s'ouvrait  une  passe  étroite.  Les 
Mores  avaient  décidé  de  la  défendre  à  tout  prix,  car  elle  donnait  accès 
dans  la  Vega.  Deux  tentatives  des  Galiciens  furent  repoussées  après 
des  exploits  héroïques  et  des  pertes  considérables  de  part  et  d'autre. 
Un  assaut  donné  par  l'avant-garde,  du  côté  de  la  montagne,  ne  fut  pas 
plus  heureux. 

Pourtant,  à  la  suite  d'une  troisième  tentative,  les  membres  de 
la  Sainte  Hermandad  escaladèrent,  en  les  arrosant  de  leur  sang,  les 
déclivités  dominant  la  passe,  atteignirent  un  étroit  plateau,  et  y 
arborèrent  sept  bannières.  A  cette  vue,  les  assiégés  firent  un  premier 
pas  en  arrière,  mais  le  combat  se  continua  avec  acharnement  sur  la 
hauteur  où  Galiciens,  Castillans  et  Mores  se  prirent  dans  un  corps  à 
corps  furieux.  On  ne  faisait  pas  de  prisonniers,  on  tuait  sans  merci. 
Enfin,  la  position  fut  enlevée  grâce  au  courage  indomptable  de  Don 
Hurtado  de  Mendoza  et  de  Garcilaso  de  la  Vega,  qui  combattaient 
à  côté  de  leurs  soldats,  et  du  porte- étendard  Luis  Mazedo  qui,  le 
premier,  planta  sa  bannière  sur  l'éminence  conquise  avec  tant 
d'effort. 

Les  Mores  s'étaient  réfugiés  dans  le  château  ;  la  passe  était  ouverte, 
mais  l'armée  chrétienne,  épuisée,  rendue  de  fatigue,  n'aurait  pu  la 
franchir.  La  garde  de  la  position  si  chèrement  achetée  fut  confiée  au 
Marquis  de  Cadix,  toujours  prêt  à  occuper  dans  les  sièges  ou  à  réclamer 
dans  les  batailles  le  poste  le  plus  périlleux. 

Une  artillerie  puissante  dissimulée  derrière  des  retranchements, 
un  corps  de  2  000  cavaliers  et  de  14  000  fantassins  furent  placés  sous 
le  commandement  de  ce  chevalier  incomparable. 

A  dater  de  ce  jour,  les  travaux  de  siège  se  poursuivirent  avec 
méthode.  En  outre  de  l'armée  combattante,  c'était  tout  un  peuple 
d'artilleurs  installant  des  batteries,  de  pionniers  creusant  des  tranchées, 
de  charpentiers  construisant  sous  les  ordres  des  ingénieurs  des  machines 
destinées  à  l'assaut  des  murailles,  de  mineurs  creusant  des  chemi- 
nements trop  souvent  détruits  par  les  contre-mines  de  l'ennemi.  La 
plupart  de  ces  travaux  d'approche  devaient  être  exécutés  la  nuit, 
tant  les  Mores  étaient  attentifs  à  surveiller  les  assiégeants  et  à  bom- 
barder les  ouvrages  à  peine  les  avaient-ils  aperçus.  Les  tentes  royales, 

(181) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

devenues  leur  point  de  mire,  coururent  un  tel  danger  qu'il  fallut  les 

reporter  dans  un  repli  de  la  montagne. 

Fray  Antonio  Agapida,  ce  vivant  historien  de  la  guerre  de  Grenade, 
ne  peut  contenir  sa  joie  quand  il  raconte  l'investissement  de  la  place  : 

«C'était  une  glorieuse  et  douce  vue  que  celle  de  cette  cité  infidèle  entourée, 
par  terre  et  par  mer,  de  puissantes  forces  chrétiennes.  Chaque  rempart  dans 
ces  circuits  était  comme  une  petite  cité  de  tentes  portant  l'étendard  de 
quelque  guerrier  fameux.  Au  loin  l'on  voyait  les  vaisseaux  de  guerre  et  les 
galères  stationnant  devant  la  place.  La  mer  était  couverte  d'innom- 
brables voiles  passant  et  repassant,  paraissant  et  disparaissant,  apportantes 
renforts  et  les  subsistances  de  l'armée.  Ce  beau  spectacle  eût  récréé  les  yeux, 
n'eussent  été  les  éclairs  de  flamme  et  les  tourbillons  de  fumée  qui  partaient  des 
navires  en  apparence  endormis  sur  la  mer  tranquille  et  le  tonnerre  échangé 
entre  le  camp  et  la  cité,  les  tours  et  les  remparts.  Ils  disaient  la  guerre 
mortelle  engagé  entre  les  Mores  et  les  Chrétiens.  La  nuit,  la  scène  était  plus 
terrifiante  encore,  car  l'on  voyait  mieux  les  éclairs  de  l'artillerie  et  les 
rayons  sinistres  des  boulets  rouges  qui,  jetés  sur  la  cité,  incendiaient  les 
maisons.  Les  projectiles  les  plus  redoutables  lancés  par  les  Chrétiens 
partaient  d'une  batterie  de  lombardes  appelées  les  Sept  Sœurs  de  Ximenes 
qui  tiraient  jour  et  nuit  sans  désemparer.  Les  Mores  répondaient  au  tonnerre 
par  le  tonnerre  ;  Jebelfaro  était  enveloppé  de  fumée  depuis  sa  base 
jusqu'aux  créneaux  de  ses  tours.  Hamet  ez  Zegri  et  ses  terribles  Gomeres 
regardaient,  orgueilleux  et  fiers,  la  tempête  guerrière  qu'ils  avaient  déchaî- 
née. » 

Et  le  digne  frère  ajoute  : 

«  Ils  étaient  autant  de  démons  incarnés  à  qui  le  Ciel  avait  permis  d'entrer 
en  possession  de  cette  cité  infidèle  pour  consommer  sa  perte.  » 

La  première  attaque  contre  la  place  fut  conduite  par  le  Comte  de 
Cifuentes  qui  ouvrit  une  brèche  dans  une  tour  flanquant  la  muraille 
du  faubourg.  La  partie  supérieure  de  l'ouvrage  abattue,  il  tenta 
l'escalade  sous  les  projectiles  des  Mores  décidés  à  s'y  maintenir  quand 
même.  Trois  fois  la  tour  fut  prise  et  abandonnée  ;  elle  finit  par  s'effon- 
drer, minée  par  les  assiégés,  impuissants  à  la  conserver.  Nombre  de 
Chrétiens  furent  projetés  en  l'air  par  l'explosion  ou  écrasés  sous  les 
matériaux  en  ruine. 

Une  seconde  brèche  avait  été  pratiquée  dans  la  muraille,  et  le 
combat  y  dura  deux  jours  et  deux  nuits  avec  des  alternatives  diverses. 
Pourtant,  les  Mores,  après  avoir  disputé  le  terrain  pied  à  pied,  furent 

(182) 


LE  SIÈGE  DE  MALAGA 

contraints  d'abandonner  les  murailles  extérieures  couvertes  de  morts 
et  de  mourants  et  se  retirèrent  derrière  l'enceinte  de  la  cité. 

En  dépit  de  ces  succès,  les  Chrétiens,  habitués  à  rencontrer  moins 
de  résistance  et  d'héroïsme,  commençaient  à  trouver  leurs  progrès 
bien  lents.  Un  certain  découragement  se  manifestait.  On  redoutait 
l'épuisement  des  vivres  nécessaires  à  l'entretien  d'une  nombreuse 
armée  ;  en  peu  de  temps  on  avait  fait  une  consommation  énorme 
de  projectiles  ;  des  cas  de  peste  s'étaient  déclarés  dans  les  villages 
suburbains  encombrés  de  blessés  et  où  les  morts  demeuraient  sans 
sépulture. 

Les  Mores  accueillaient  ces  nouvelles  avec  une  fierté  sans  pareille. 
Des  renégats,  des  déserteurs  rentrés  dans  la  place  les  encourageaient 
à  la  résistance.  Bientôt  l'ennemi  serait  contraint  de  lever  le  siège. 
La  Reine,  que  l'on  savait  l'âme  de  la  guerre,  avait  adressé  à  son  époux 
un  message  dans  lequel  elle  l'engageait,  disait-on,  à  la  retraite.  Aucune 
parole  n'était  mieux  faite  pour  rendre  l'espoir  aux  défenseurs  de 
Malaga.  Chaque  nuit,  les  Gomeres  exécutaient  des  sorties  sur  des 
points  différents,  harcelaient  l'armée  d'investissement  et  ne  lui  lais- 
saient ni  trêve  ni  repos. 

Afin  de  décourager  les  assiégés,  Ferdinand  informa  Isabelle  des  mau- 
vais bruits  qui  couraient.  Sa  venue  au  camp  serait  le  meilleur  démenti. 

La  Reine  était  à  Cordoue,  absorbée,  comme  de  coutume,  par  le 
recrutement  et  le  ravitaillement  de  l'armée.  Son  influence  sur  le  peuple 
était  si  grande  qu'elle  était  parvenue  à  réunir  sous  ses  étendards  tous 
les  hommes  valides  de  la  Castille,  de  vingt  à  soixante  ans.  Abandonnant 
à  quelques  conseillers  fidèles  ce  rôle  si  pesant,  elle  partit  aussitôt, 
accompagnée  de  sa  fille  l'Infante  Isabel,  du  Cardinal  d'Espagne,  de 
Talavera,  son  confesseur,  et  d'une  foule  de  prélats,  de  grands 
dignitaires,  de  gentilshommes  et  de  dames  d'honneur.  Les  troupes 
campées  sous  Malaga  frémirent  d'enthousiasme  quand  elles  apprirent 
la  prochaine  arrivée  de  la  Souveraine.  Elles  avaient  une  croyance 
superstitieuse  en  ses  talents  et  regardaient  sa  venue  comme  un  pré- 
sage de  victoire. 

Le  Marquis  de  Cadix,  en  sa  qualité  de  Grand-Maître  de  l'ordre 
de  Santiago,  s'était  porté  au-devant  de  la  Reine  à  la  tête  de  troupes 
brillantes  dont  les  acclamations  délirantes  accompagnèrent  le  cortège 
jusqu'aux  tentes  royales.  La  cavalcade  marchait  dans  un  ordre  parfait, 
et  c'était  un  spectacle  charmant  que  celui  des  jeunes  femmes  de  la 
suite,  maniant  leur  coursier  avec  grâce  et  faisant  oublier  par  leurs 
sourires  les  souffrances  de  cette  guerre  sévère. 

Isabelle  la  Grande.  (^^3)  *3 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Isabelle  avait  eu  la  pensée  généreuse  de  suspendre  les  opérations 
militaires  le  jour  de  son  arrivée.  Le  lendemain,  elle  fit  transmettre  de 
nouvelles  propositions  de  paix  aux  conditions  déjà  offertes.  Mais  si 
Malaga  persistait  dans  son  inutile  résistance,  la  mort,  la  captivité  ou 
l'esclavage  seraient  le  lot  de  ses  habitants. 

Le  silence  des  pièces  d'artillerie  fut  mal  interprété  par  les  Mores. 
Ils  l'attribuèrent  à  l'épuisement  des  munitions.  Hamet  ez  Zegri,  dont 
le  cœur  était  aussi  fier  que  celui  de  Pharaon,  reçut  avec  hauteur  le 
messager  de  la  Reine  et  ne  daigna  pas  même  donner  une  réponse 
écrite. 

«Les  Rois  chrétiens,  dit-il,  me  font  ces  offres  parce  que  leur  situation  est 
désespérée.  Leurs  munitions  sont  épuisées  et  leurs  batteries  réduites  au 
silence.  S'ils  restent  sous  nos  murailles,  les  pluies  d'automne  arrêteront 
leurs  convois  et  rempliront  leur  camp  de  malades  et  d'affamés.  Le  premier 
ouragan  dispersera  leur  flotte  et  la  forcera  de  s'abriter  dans  un  port.  Alors 
l'Afrique  nous  sera  ouverte  et  nous  apportera  ses  renforts  et  ses  approvi- 
sionnements. » 

Les  habitants  de  la  ville  essayèrent  bien  d'intervenir,  mais  Hamet 
ez  Zegri  leur  répondit  que  le  premier  qui  parlerait  de  capituler  ou 
serait  pris  en  communication  avec  l'ennemi  serait  pendu. 

Ces  menaces,  suivies  d'effet  quelques  jours  plus  tard,  jetèrent 
la  terreur  parmi  la  population,  plus  craintive  de  ses  chefs  que  de 
l'ennemi. 

La  riposte  aux  paroles  imprudentes  de  l'Alcaide  ne  se  fit  pas 
attendre  et  une  décharge  de  toutes  les  pièces  de  l'artillerie  royale 
montra  aux  malheureux  habitants  de  Malaga  la  vanité  de  leurs  espé- 
rances. «  Pourtant  le  découragement  ne  trouvait  pas  de  logis  dans  les 
cœurs  des  Gomeres  ». 

Durant  une  de  leurs  sorties  nocturnes,  ils  surprirent  le  quartier 
du  Marquis  de  Cadix,  tuèrent  les  grand' gardes,  endormies  à  la  suite 
des  fatigues  d'un  combat  récent  et  mirent  en  fuite  celles  qui  s'étaient 
réveillées  à  temps. 

Le  Marquis ,  rendu  de  fatigue,  reposait  sous  sa  tente  quand  il  en- 
tendit les  cris  de  ses  hommes,  aux  prises  avec  les  Mores.  A  peine  vêtu,  il 
s'élance,  suivi  de  son  porte-étendard.  «  En  avant,  sus  à  l'ennemi  !  >> 
s'écrie-t-il  en  ralliant  les  fuyards.  On  le  suit,  Chrétiens  et  Mores  se 
choquent  avec  furie,  s'attaquent  de  la  dague  et  de  l'épée,  se  trans- 
percent mutuellement  et  roulent  enlacés  du  haut  en  bas  des  escarpe- 

(184) 


LE  SIEGE  DE  MALAGA 

ments.  La  bannière  du  Marquis  est  en  péril  ;  les  Galiciens  et  les  gens 
de  la  Sainte  Hermandad  viennent  à  l'aide,  et  l'emblème  de  tant  de 
vaillance  est  enfin  dégagé.  Mais  les  pertes  sont  cruelles  :  le  frère  du 
Marquis,  Don  Diego  Ponce  de  Léon,  est  tombé  frappé  d'une  flèche  ; 
son  beau- fils  est  gravement  atteint.  On  déplore  la  perte  de  Ortiga  de 
Prado,  capitaine  des  escaladeurs,  qui,  le  premier,  avait  atteint  le  cou- 
ronnement des  murs  d'Alhama.  Quand  les  Mores  battirent  en  retraite, 
le  plateau  resta  couvert  d'une  mare  de  sang  qui  ruisselait  le  long  des 
rochers.  Les  hôpitaux  de  la  Reine  ne  suffirent  pas  à  recueillir  tous 
les  blessés. 

Le  siège  se  prolongeait  en  raison  d'une  attaque  et  d'une  défense 
également  surhumaines,  mais  les  conditions  devenaient  différentes. 
Alors  que  l'armée  chrétienne  était  ravitaillée  par  terre  et  par  mer, 
la  population  nombreuse  et  la  garnison  de  Malaga  enduraient  les 
tourments  de  la  faim.  Les  grains  avaient  été  rassemblés  dans  des 
dépôts  bien  gardés  et  les  combattants  recevaient  seuls  une  ration 
régulière.  Encore,  était-elle  extrêmement  réduite.  Les  plaintes  d'un 
peuple  désespéré  allaient  vers  Ali  Dordux  qui,  après  l'insuccès  de  ses 
démarches  pacificatrices,  avait  bravement  endossé  le  harnais  de 
guerre  et  défendu  la  place  qu'il  eût  voulu  sauver.  Une  nouvelle  ten- 
tative pour  communiquer  avec  les  Rois  fut  encore  découverte  par  les 
Gomeres,  et  le  messager  tomba,  frappé  d'une  flèche  entre  les 
épaules. 

Cette  héroïque  résistance  eût  peut-être  trouvé  sa  récompense. 
Touché  au  cœur  par  les  souffrances  et  le  courage  inouï  des  habitants 
de  Malaga,  Ez  Zagal,  retiré  à  Guadix,  tenta  un  effort  suprême 
pour  secourir  la  malheureuse  cité.  Il  réunit  des  troupes  et  en  confia 
le  commandement  à  l'un  de  ses  meilleurs  capitaines.  Pris  entre  leurs 
feux  et  ceux  de  la  place,  les  Chrétiens  seraient  contraints  de  lever  le 
siège.  Ce  projet  eût  peut-être  réussi  et,  en  tout  cas,  la  situation  de 
l'armée  royale  fût  devenue  fort  critique,  si  Boabdil  n'eût  poussé 
l'aberration  jusqu'à  envoyer  sa  cavalerie  contre  les  compagnies 
mores  levées  par  Ez  Zagal  en  toute  hâte,  peu  exercées  et  qui  ne  s'atten- 
daient guère  à  combattre  des  hommes  de  leur  race  et  de  leur  religion. 
Défaite  dans  un  combat  sanglant,  mise  en  déroute,  l'armée  de  secours 
rentra  par  poignées  d'hommes  dans  Guadix  consterné.  Boabdil 
s'empressa  d'informer  les  Rois  de  son  triomphe.  Cette  nouvelle, 
contenue  dans  un  message  de  vassal  à  suzerain,  était  accompagnée  de 
présents  somptueux  :  des  soieries  magnifiques,  des  parfums  orientaux. 
Une  coupe  d'or  ciselé  et  une  captive  de  Rebada  étaient  offerts  à  la 

(185) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Reine  ;  quatre  coursiers  arabes  superbement  caparaçonnés,  une  dague 
et  une  épée  aux  poignées  émaillées  et  surchargées  de  pierres  précieuses, 
des  burnous  transparents  et  des  robes  brodées  avec  un  art  incom- 
parable étaient  destinés  au  Roi. 

En  se  rangeant  à  côté  des  Chrétiens  qui  soutenaient  sa  cause 
devant  Malaga,  Boabdil  s'acquittait  d'une  dette  de  reconnaissance. 
On  ne  reste  pas  moins  confondu  devant  sa  conduite  et  on  eût  mieux 
aimé  ne  pas  connaître  aux  Rois  de  Castille  un  pareil  allié  dans  une 
telle  lutte.  Combien  d'années  eût  duré  l'Empire  des  Mores  s'ils  eussent 
rencontré  comme  adversaire  unique  le  vieil  Ez  Zagal. 

La  politique  des  Rois  les  engageait  à  resserrer  plus  étroitement 
que  jamais  les  liens  dont  le  More,  comme  à  plaisir,  chargeait  ses  propres 
bras.  Aussi  bien  n'hésitèrent-ils  pas  à  détacher  de  leurs  troupes 
i  ooo  cavaliers  et  2000  fantassins  et  à  les  envoyer  à  Boabdil  en  péril 
dans  sa  propre  capitale  depuis  que  le  peuple  avait  appris  sa  trahison 
et  la  destruction  de  l'armée  envoyée  par  Ez  Zagal  au  secours  de 
Malaga.  Leur  commandement  fut  confié  à  Don  Fernando  Gonzalez  de 
Côrdoba,  surnommé  plus  tard  le  Gran  Capitân.  C'est  à  lui  que  le  Roi 
de  Grenade  se  confia  pour  lui  garder  une  couronne  que  lui  eût  ravie 
le  courroux  du  peuple  indigné. 

Le  siège  de  Malaga  se  poursuivait  méthodiquement.  Semblables 
aux  hélépoles  de  l'antiquité,  de  hautes  tours  de  bois  portées  sur 
des  rouleaux  et  pourvues  de  ponts  volants  et  d'échelles  légères  per- 
mettaient de  se  jeter  brusquement  sur  les  murailles,  d'en  descendre 
et  de  prendre  leurs  défenseurs  à  revers.  Cependant,  sous  les  ordres 
du  célèbre  ingénieur  Francisco  Ramirez  de  Madrid,  les  assaillants 
foraient  des  puits,  entraient  en  galerie,  dans  le  dessein  de  ruiner  l'en- 
ceinte, ou  même  de  pénétrer  au  cœur  de  la  place.  Mais  à  chaque 
tentative,  les  assiégés  éventaient  les  travaux,  cheminaient  de  leur 
côté  en  souterrain,  rencontraient  l'ennemi  dans  des  corps  à  corps 
tragiques,  le  repoussaient  et  détruisaient  ses  boyaux  d'approche. 
Enhardis,  les  défenseurs  décidèrent  une  sortie  générale  contre  toute 
la  ligne  espagnole,  concordant  avec  une  attaque  de  la  flotte  chrétienne 
par  quelques  navires  musulmans  demeurés  dans  le  port  sous  la  pro- 
tection des  canons  de  la  place. 

Ainsi  la  bataille  fit  rage  en  même  temps  sur  terre  et  sur  mer.  Elle 
dura  six  heures,  les  Infidèles  émerveillant  leurs  ennemis  mêmes  par 
leur  courage,  l'obéissance  aveugle  aux  ordres  de  leurs  chefs,  leur  persé- 
vérance dans  un  dessein  désespéré.  Ni  la  force  d'âme,  ni  les  vertus 
guerrières  ne  pouvaient  sauver  les  infortunés  défenseurs  de  Malaga. 

(186) 


LE  SIÈGE  DE  MALAGA 
Écrasés  sous  le  nombre,  ils  durent  rentrer  dans  la  ville,  poursuivis 
de  très  près  par  les  Chrétiens.  Désormais  toutes  leurs  chances  favo- 
rables étaient  épuisées.  Aussi  bien  la  population,  réduite  à  se  nourrir 
de  chevaux,  de  chats  et  de  chiens,  n'attendait  plus  de  secours  que 
du  Ciel,  secours  prédit  d'ailleurs  par  les  astrologues  et  les  devins  fa- 
natiques. Hamet  ez  Zegri  écoutait -les  conseils  d'une  sorte  de  pro- 
phète, prometteur  de  victoire.  Il  l'avait  recueilli  à  Jebelfaro  et  le 
consultait  sans  cesse.  La  destruction  de  l'armée  de  secours  envoyée 
par  Ez  Zagal  n'avait  pas  ébranlée  sa  foi  et  il  persistait  dans  la 
croyance  en  une  intervention  surnaturelle. 

Le  malheur  de  la  cité  susciterait  un  sauveur  ! 

Un  fanatique,  décidé  au  sacrifice  de  sa  vie,  fit,  sans  confier  ses 
intentions  à  personne,  une  tentative  qui  porta  au  paroxysme  la  colère 
des  Castillans.  Il  s'appelait  Abraham  Algerbi,  était  né  à  Tunis,  avait 
mené  longtemps  l'existence  austère  des  derviches,  macérait  son  corps, 
gardait  l'abstinence  et  se  disait  favorisé  de  révélations  divines.  A  la 
fin  d'un  engagement  où  les  Mores  avaient  fui,  les  soldats  du  Marquis 
de  Cadix  le  trouvèrent  agenouillé,  en  extase  parmi  les  blessés,  et 
s'empressèrent  de  le  conduire  à  leur  maître.  Interrogé,  il  se  donna 
comme  un  saint  instruit  de  l'avenir,  grâce  à  ses  communications  avec 
le  Ciel. 

«  Savez- vous  à  quelle  date  Malaga  sera  prise?  lui  demanda  le 
Marquis. 

—  Oui. 

—  Voulez- vous  me  la  faire  connaître? 

—  Je  parlerai  devant  les  Rois?  >> 

Le  Marquis,  crédule  comme  les  hommes  de  son  temps,  eut  l'im- 
prudence d'obéir  à  son  premier  mouvement,  et  ordonna  de  conduire 
l'illuminé  à  la  tente  royale. 

Ferdinand  reposait,  et  comme  la  Reine  désirait  recevoir  le  derviche 
en  présence  de  son  époux,  elle  commanda  de  le  faire  entrer  dans  la 
tente  voisine  occupée  par  Beatriz  de  Bobadilla,  Marquise  de  Moya, 
cette  amie  d'enfance  de  qui  elle  se  séparait  rarement. 

La  Marquise,  assise  sur  des  coussins,  causait  avec  Dom  Alvaro  de 
Portugal,  fils  du  Duc  de  Bragance.  Tous  deux  étaient  somptueusement 
vêtus.  Ignorant  l'espagnol  et  se  croyant  en  présence  des  Rois,  Abraham 
Algerbi  avise  une  jarre  d'eau,  demande  à  boire  et,  tandis  que  son 
guide  remplit  une  coupe,  il  dégage  un  court  cimeterre  caché  dans  les 
plis  de  son  burnous,  fond  sur  Dom  Alvaro,  le  frappe  à  la  tête  et  l'étend 
presque  sans  vie.  Puis,  il  s'élance  sur  la  Marquise  et  lui  assène  un 

(187) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

coup  furieux.  Mais  il  a  mal  mesuré  la  distance  ;  la  pointe  du  cimeterre 

s'accroche  dans  la  muraille  de  la  tente  et  le  tranchant  de  l'arme  vient 

effleurer  les    épaisses    broderies     d'or   qui    ornent     le    devant    du 

corsage. 

Au  bruit,  Ruy  Lôpez  de  Tolède,  trésorier  de  la  Reine,  et  Fray  Juan 
de  Belalcazar  se  précipitent  ;  les  gardes  accourent  ;  tous  tombent  sur 
le  derviche  et,  après  une  courte  lutte,  s'en  emparent  et  le  mettent  en 
pièces. 

Ferdinand  et  Isabelle  sortent  de  leur  tente  et  sont  saisis  de  dou- 
leur à  la  vue  d'un  tel  spectacle.  On  s'empresse  autour  de  Dom  Alvaro 
et  de  la  .Marquise  de  Moya,  heureusement  préservée.  Sur  l'heure, 
les  soldats  furieux  chargèrent  une  catapulte  avec  les  membres  déchirés 
du  derviche  et  jetèrent  ces  projectiles  humains  à  l'intérieur  de  la  place. 
Les  défenseurs  de  Malaga  y  répondirent  en  chassant  hors  des  murailles 
un  âne  sur  lequel  ils  avaient  lié  le  corps  d'un  chevalier  chrétien 
fait  prisonnier  pendant  la  guerre.  L'infortuné  avait  été  pendu  en 
forme  de  représailles. 

Des  approvisionnements  chargés  sur  cent  galères,  offerts  par 
le  Duc  de  Médina  Sidonia,  étaient  arrivés  au  camp  avec  un  don  de 
20  ooo  doublons  d'or.  L'Empereur  d'Allemagne,  désireux  de  montrer 
l'intérêt  qu'il  portait  à  la  croisade,  venait  d'envoyer  aux  Rois  deux 
transports  flamands  chargés  de  munitions.  Des  renforts  successifs 
avaient  porté  l'armée  chrétienne  de  soixante  à  quatre-vingt-dix  mille 
hommes.  Une  dernière  fois,  Isabelle,  désireuse  d'épargner  le  sang, 
envoya  des  propositions  de  paix.  Soutenu  par  son  derviche,  Hamet 
ez  Zegri  demeura  inébranlable. 

Le  soin  de  conduire  l'assaut  avait  été  confié  au  chef  de  l'artillerie, 
Francisco  Ramirez  de  Madrid.  La  première  attaque  fut  dirigée  contre 
une  tête  de  pont  flanquée  de  tours  puissantes.  La  mine  et  le  feu 
eurent  enfin  raison  des  défenseurs  exténués,  projetés  dans  les  airs 
ou  engloutis  au  fond  de  gouffres  ouverts  sous  leurs  pieds.  Désormais  les 
assiégeants  avaient  accès  dans  la  ville. 

La  vaillance  des  Gomeres  n'était  pas  épuisée  et  une  sortie  furieuse 
commandée  par  Hamet  ez  Zegri  montra  de  quelles  actions  héroïques 
ils  étaient  encore  capables.  Pourtant,  en  dépit  de  leur  valeur,  ils 
durent  rentrer  dans  la  place,  laissant  sur  le  terrain  un  grand  nombre 
de  morts.  Comme  l'Alcaide  désespéré  traversait  les  rues  en  piétinant 
les  cadavres,  les  malédictions  du  peuple  l'accueillirent.  Des  femmes 
en  pleurs  tendaient  vers  lui  leurs  petits  enfants  réduits  à  l'état  de 
squelette  :  «  Écrase-les  sous  les  sabots  de  ton  cheval,  puisque  tu  ne 

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LE  SIÈGE  DE  MALAGA 

nous  donnes  pas  de  quoi  les  nourrir  !  Nous  ne  pouvons  plus  longtemps 
endurer  leurs  cris  !  » 

Hamet  ez  Zegri  allait,  silencieux,  accable.  Le  nécromancien  dont  il 
avait  follement  écouté  les  avis  venait  de  tomber  frappé  à  mort  en 
portant  au  combat  sa  bannière  blanche  ;  ses  troupes  africaines  étaient 
réduites  de  moitié  ;  Allah  ne  combattait  pas  pour  ses  fils.  Fuyant 
les  clameurs,  il  regagna  son  nid  d'aigle  et,  entouré  des  derniers  Gomeres, 
coupa  toute  communication  avec  la  ville. 

Cédant  à  d'instantes  prières,  Ali  Dordux  prit  en  main  la  cause 
de  l'infortunée  population.  D'accord  avec  quatre  personnages  res- 
pectés, il  envoya  aux  Rois  des  parlementaires  chargés  de  solliciter, 
en  échange  de  la  capitulation,  les  conditions  offertes  par  la  Reine 
après  son  arrivée.  Ferdinand  les  reçut  durement  : 

«  Retournez  sur  vos  pas.  Les  jours  de  grâce  sont  consommés.  Vous  avez 
persisté  dans  une  défense  inutile  et,  maintenant  que  vous  êtes  forcés  de 
capituler,  vous  devez  vous  rendre  sans  condition  et  accepter  le  sort  des  vain- 
cus. Ceux  qui  ont  mérité  la  mort  la  subiront  ;  ceux  qui  ont  mérité  la 
captivité  la  souffriront.  » 

Cette  réponse  jeta  la  consternation  dans  la  cité.  Ali  Dordux  fut 
prié  de  se  rendre  en  personne  au  camp  chrétien.  Le  vainqueur  ne 
fermerait  pas  l'oreille  aux  paroles  d'un  homme  de  bien. 

«  Qu'ils  aillent  au  diable,  je  ne  les  recevrai  pas  »,  s'écria  Ferdinand 
comme  Don  Gutierre  de  Cârdenas  lui  annonçait  l'arrivée  des  suppliants. 

Et  une  décharge  d'artillerie  apprit  aux  Malagais  l'accueil  fait  à  leur 
ambassadeur. 

Les  guerriers  envoyèrent  d'autres  émissaires.  Ils  rendraient  la 
ville  et  ses  richesses  contre  leur  liberté.  S'ils  étaient  rebutés,  ils  pen- 
draient aux  créneaux  cinq  cents  captifs  chrétiens,  placeraient  les 
vieillards,  les  enfants  et  les  femmes  dans  la  citadelle,  mettraient  le 
feu  aux  quatre  coins  de  la  cité  et,  l'épée  à  la  main,  s'ouvriraient  un 
passage  à  travers  l'armée  assiégeante. 

Menaces  vaines,  dernières  protestations  d'une  valeur  mourante. 

Dans  le  camp  royal,  on  récapitulait  avec  colère  les  pertes  éprouvées 
durant  le  siège  et  l'on  souhaitait  qu'un  châtiment  d'une  extrême 
rigueur  servît  de  leçon  et  d'exemple.  La  garnison  serait  passée  au  fil 
de  l'épée. 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

Le  cœur  de  la  Reine  protestait  contre  ces  conseils  sanguinaires, 
mais  Ferdinand  fut  inflexible  ;  la  ville  se   rendrait    sans    condition. 

A  cette  nouvelle,  Malaga  tomba  dans  le  désespoir.  Les  hommes 
avaient  en  perspective  la  mort  ou  des  chaînes  ;  les  femmes  et  les  enfants 
connaîtraient  les  horreurs  de  l'esclavage.  Mais  valait-il  mieux  souffrir 
plus  longtemps  les  inutiles  tortures  de  la  faim  ?  La  capitulation  fut 
décidée. 

Ali  Dordux  consentit  à  reprendre  le  chemin  du  camp  royal  où 
Ferdinand  le  reçut  enfin.  Il  s'était  fait  précéder  de  présents  magni- 
fiques :  des  marchandises  d'Orient,  des  joyaux  et  des  pierreries  acquis 
dans  son  commerce,  et  avait  en  outre  gagné  quelques  conseillers  très 
hostiles.  Il  obtint  seulement  la  grâce  de  quarante  familles  à  son  choix 
qui  furent  autorisées  à  résider  à  Malaga  comme  mudéjares  ou  vassaux 
musulmans  et  à  y  vivre  suivant  leurs  coutumes.  Vingt  des  princi- 
paux habitants  remis  en  otages  répondraient  de  la  soumission  de  la 
cité  jusqu'à  l'entrée  des  troupes  chrétiennes.  Cet  acte  solennel  ne  se 
fit  pas  attendre. 

Don  Gutierre  de  Cârdenas,  Commandeur  de  Léon,  suivi  d'une 
nombreuse  escorte,  pénétra  le  premier  dans  la  place  et,  le  18  août 
i486,  planta  l'étendard  de  Santiago  et  celui  des  Rois  sur  la  plus 
haute  tour  de  l'Alcazaba,  à  la  place  même  où  le  croissant  doré 
brillait  depuis  près  de  huit  siècles. 

Le  siège,  commencé  à  la  mi-mai,  avait  duré  trois  longs  mois 
et  nécessité  des  travaux  et  des  efforts  surhumains. 

A  peine  la  ville  fut-elle  livrée,  que  la  population  affamée  demanda 
la  permission  d'acquérir  des  vivres  dans  les  magasins  bien  appro- 
visionnés des  assiégeants,  afin  de  sauver  d'une  mort  imminente  les 
jeunes  enfants.  Isabelle  exauça  cette  prière  douloureuse,  et  ce  fut 
un  spectacle  déchirant  que  celui  des  femmes  qui  s'écrasaient  pour 
obtenir  plus  vite  ces  aliments  dont  la  vue  les  tentait  depuis  des 
mois. 

«  Ainsi,  écrit  Antonio  Agapida,  s'accomplirent  les  prédictions  du  faux 
prophète.  Elles  se  vérifièrent  par  la  permission  de  Dieu,  mais  à  la  confusion 
de  ceux  qui  s'étaient  fiés  en  elles.  Le  nécromancien  avait  annoncé  que  les 
habitants  de  la  ville  se  nourriraient  du  blé  amoncelé  dans  le  camp  des  Chré- 
tiens ;  il  n'avait  point  ajouté  qu'ils  mangeraient  ce  pain  dans  l'humiliation 
de  la  défaite,  dans  la  désolation  et  l'amertume  de  leur  cœur.  » 

Hamet  ez  Zegri  prétendit  encore  se  frayer  un  passage  les  armes 
à  la  main,  mais  la  force  d'âme  des  Gomeres  était  à  bout  ;  les  protes- 

(190) 


LE  SIÈGE  DE  MALAGA 

tations  de  ses  derniers  compagnons  d'armes  répondirent  à  son  appel. 
Ils  le  laissèrent  seul,  et  hâves,  décharnés,  à  demi  fous,  ils  descendirent 
en  ville  et  se  rendirent  à  discrétion.  Chargés  de  chaînes,  ils  furent 
réduits  en  esclavage.  L'un  d'eux,  Abraham  Zenète,  fut  épargné  par 
reconnaissance.  Dans  une  sortie,  étant  tombé  sur  une  bande  d'enfants 
chrétiens  échappés  du  camp,  il  les  avait  épargnés  :  <<  Allez  retrouver 
vos  mères,  bambins  qui  n'avez  point  encore  de  barbe  au  menton.  >> 

Comme  on  reprochait  à  Hamet  ez  Zegri  les  malheurs  de  la  cité 
dus  à  son  obstination,  il  répondit  fièrement  : 

«Quand  j'acceptai  le  commandement  de  Malaga,  je  me  jurai  de  com- 
battre jusqu'à  la  mort  pour  la  défense  de  ma  foi,  de  la  ville  et  de  mon  souve- 
rain. Si  j'eusse  trouvé  encore  des  hommes  prêts  à  me  suivre,  je  serais  tombé  à 
leur  tête  au  lieu  de  me  rendre  sans  une  arme  à  la  main.  >> 

Des  chaînes  et  un  donjon  furent  le  partage  de  ce  héros. 

Le  premier  soin  d'Isabelle  fut  de  libérer  i  600  captifs  chrétiens 
pris  par  les  Mores  et  employés  aux  plus  durs  travaux  depuis  dix, 
quinze  et  vingt  ans.  Ils  assistèrent  à  une  messe  d'action  de  grâces 
dite  pour  eux,  et  louèrent,  au  milieu  des  larmes  de  joie,  le  Seigneur 
qui,  par  la  victoire  des  Rois,  leur  avait  rendu  la  liberté.  Vêtus  de  neuf, 
pourvus  de  vivres  et  d'argent,  ils  regagnèrent  leur  pays  où  leurs 
familles  désespéraient  de  les  revoir  jamais. 

Ces  actes  d'humanité  eurent  une  cruelle  contre-partie.  Douze 
renégats  chrétiens  avaient  déserté  le  camp  et  pénétré  dans  la  ville 
où  leurs  mensonges  avaient  soutenu  le  courage  de  la  population.  Ils 
furent  saisis,  liés  à  des  poteaux,  et  des  cavaliers  lancés  à  toute  vitesse 
s'exercèrent  à  les  transpercer  de  leur  lance  jusqu'à  ce  que  mort 
s'ensuivît.  Les  apostats,  considérés  comme  plus  coupables  encore, 
subirent  le  supplice  du  feu. 

La  mosquée  Djouma,  purifiée,  fut  consacrée  à  Sainte  Marie  de 
l'Incarnation  et  pourvue  de  cloches,  de  vases  et  d'ornements  offerts 
par  la  Reine.  Dès  leur  entrée  dans  la  ville,  les  Monarques  s'y  rendirent 
en  grande  pompe  et  assistèrent  à  une  messe  solennelle  suivie  d'un 
Te  Deum.  Le  soir  du  même  jour,  Ferdinand  occupa  ce  château  de 
Jebelfaro  où  Hamet  ez  Zegri  avait  commandé  en  maître,  loyal 
à  son  souverain  et  fidèle  à  sa  foi  ;  Isabelle  prit  possession  de  l'Al- 
cazaba  où  elle  s'établit. 

Le  sort  des  infortunés  habitants  de  Malaga  s'accomplit  dans  toute 
sa  rigueur.  Parmi  les  combattants  et  les  réfugiés  étrangers  condamnés 

(191) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

à  l'esclavage,  les  uns  furent  échangés  avec  des  Chrétiens  captifs  à 
Grenade  ou  en  Barbarie,  les  autres  furent  donnés  aux  vainqueurs  ; 
nombre  d'entre  eux,  envoyés  sur  les  marchés,  furent  vendus.  Ils 
payèrent  ainsi  du  prix  de  leur  corps  même  les  frais  de  cette  guerre 
néfaste  et  contre  laquelle  ils  avaient  protesté.  Mille  Gomeres  offerts 
au  Pape  Innocent  VIII  figurèrent  humiliés  dans  une  fête  triomphale 
et,  finalement,  on  les  contraignit  de  se  convertir  au  christianisme. 

La  Reine  Jeanne  de  Naples,  sœur  de  Ferdinand,  reçut  cinquante 
jeunes  filles  nobles  et  belles  ;  trente  autres  furent  conduites  à  la  Reine 
de  Portugal.  Les  femmes  des  vaillants  chevaliers  castillans  eurent  leur 
part  de  ce  butin  de  guerre.  La  masse  de  la  population  offrit  de  se 
racheter,  et  des  sommes  considérables  grossirent  ainsi  le  trésor  des 
Rois.  Par  la  suite,  les  vaincus,  s'étant  trouvés  dans  l'impossibilité 
de  tenir  leurs  engagements,  furent  à  leur  tour  conduits  sur  les  marchés 
et  vendus  moins  cher  que  le  plus  vil  bétail.  Les  historiens  contem- 
porains estiment  le  nombre  à  douze  mille.  Seuls,  quatre  cent  cinquante 
juifs  rachetés  par  un  de  leurs  coreligionnaires  castillans  au  prix  de 
20  ooo  doublons  d'or  échappèrent  à  l'esclavage.  Ainsi,  par  d'artifi- 
cieuses promesses,  Ferdinand  entra  en  possession  des  biens  et  des 
personnes    de   ses  victimes. 

Pourtant  sa  sévérité  ne  fut  point  blâmée.  Quel  enseignement  pour 
les  villes  voisines  :  Mexas,  Osuna,  Grenade  elle-même  !  Mais  aussi 
quelle  désolation  chez  les  vaincus  !  Les  chants  populaires  arabes 
nous  en  ont  porté  des  échos  vibrants  : 

«  O  Malaga,  cité  renommée,  cité  très  belle  !  Où  sont  maintenant  la  force 
de  tes  remparts  et  la  grandeur  de  tes  tours?  De  quelle  valeur  furent  tes 
murailles  orgueilleuses,  pour  protéger  tes  enfants!  Regarde-les  !...  Conduits 
loin  de  tes  demeures  plaisantes,  ils  sont  condamnés  à  tramer  une  vie  d'esclave 
sur  une  terre  étrangère  et  à  mourir  sans  revoir  leur  maison  et  le  sol  natal. 
Que  deviendront  tes  vieillards  et  tes  matrones  dont  les  cheveux  gris  ne  seront 
plus  respectés  !  Qu'adviendra-t-il  de  tes  vierges  chéries  élevées  avec  délica- 
tesse, quand  elles  seront  réduites  à  une  dure  et  basse  servitude  !  Vois  tes 
familles  autrefois  heureuses  et  aujourd'hui  dispersées.  Leurs  membres 
plus  jamais  ne  se  réuniront.  Les  fils  sont  éloignés  de  leur  père,  les  maris  de 
leurs  femmes,  les  petits  enfants  de  leur  mère.  Chacun  d'eux  se  lamente,  mais 
les  étrangers  se  rient  de  leurs  lamentations.  O  Malaga,  cité  de  notre  nais- 
sance, qui  pourrait  considérer  ta  désolation  sans  verser  des  larmes  amères  1  ► 

Un  auteur  moderne  se  demande  pourquoi  la  pieuse  Isabelle, 
agenouillée  au  pied  de  l'autel,  ne  se  sentit  pas  émue  de  pitié  pour  des 

(192) 


LE  SIÈGE  DE  MALAGA 

malheureux  qui,  en  défendant  leur  cite  jusqu'à  la  mort,  avaient  rempli 
un  devoir  sacré.  Peut-être,  si  elle  ne  fût  pas  intervenue,  toute  la  po- 
pulation eût-elle  été  passée  au  fil  de  l'épée  comme  Ferdinand  exas- 
péré l'en  avait  par  deux  fois  menacée. 

En  vérité,  les  contemporains  déplorent  le  sort  de  Malaga,  mais  tous 
approuvent  la  dureté  des  vainqueurs  ;  c'est  donc  qu'elle  était  en 
harmonie  avec  les  idées  du  temps  et  les  exigences  de  la  guerre. 

La  ville  était  en  ruines.  Les  Rois  ordonnèrent  de  la  reconstruire 
et  de  la  repeupler  avec  leurs  sujets  chrétiens.  Des  maisons,  des  jardins, 
des  terres  furent  accordés  à  ceux  qui  vinrent  s'établir  dans  ce 
climat  merveilleux,  au  milieu  d'une  nature  admirable.  Mais  on  ne 
commande  pas  à  la  prospérité.  Jamais  la  belle  cité  ne  devait  se  relever 
de  sa  chute.  Ses  relations  commerciales  avec  l'Orient  cessèrent 
en  même  temps  que  disparaissait  la  population  musulmane. 


CHAPITRE  XIV 
LA  CAMPAGNE  DE   1489.    PRISE  DE   BAZA 

RECONNAISSANCE  DES  DROITS  HÉRÉDITAIRES  DU  PRINCE  DON  JUAN.  ||  AMBAS- 
SADE FLAMANDE.  ||  DIFFICULTÉ  DES  MANŒUVRES  DEVANT  BAZA.  ||  LA  REINE 
SUPPLIE  LE  ROI  DE  CONTINUER  LE  SIÈGE.  ||  INVESTISSEMENT  DE  LA  PLACE.  || 
RÉPONSE  AU  MESSAGE  DU  SULTAN  D'EGYPTE.  ||  LE  CAMP  ABONDAMMENT  POURVU 
PAR  LES  SOINS  DE  LA  REINE.  ||  EZ  ZAGAL  ORDONNE  D'ENTRER  EN  POURPARLERS 
AVEC    LES  ROIS.        LA  CAPITULATION.  ||  FIN  GLORIEUSE  DE  LA  CAMPAGNE  DE  I480. 

Après  l'effort  inouï  que  venait  de  donner  l'armée  chrétienne, 
les  Rois  comprirent  la  nécessité  de  la  renforcer  et  d'appeler 
des  contingents  nouveaux.  Puis,  les  intérêts  de  la  couronne 
d'Aragon  réclamaient  leur  présence.  Il  s'agissait  d'arrêter  la  lutte 
engagée  entre  l'aristocratie  et  les  gens  de  la  Sainte  Hermandad  qui 
se  prévalaient  des  services  rendus  à  l'ordre  et  àla  justice.  Il  fallait  aussi 
réunir  les  Cortes  et  leur  faire  reconnaître  les  droits  au  trône  du  seul 
héritier  mâle  des  Rois,  le  Prince  Don  Juan,  alors  âgé  de  neuf  ans. 

A  la  fin  de  l'automne  de  l'année  1487,  Ferdinand,  Isabelle  et  leurs 
enfants  arrivèrent  à  Saragosse  et  s'installèrent  dans  YAljaferia,  l'an- 
tique palais  des  Rois  mores. 

Répondant  à  la  convocation  royale,  les  Cortes  jurèrent  fidélité 
à  l'héritier  présomptif  et  votèrent  des  subsides  considérables  destinés 
à  la  continuation  de  la  guerre.  Le  Roi  approuva  l'organisation  de  la 
Sainte  Hermandad,  à  la  grande  satisfaction  du  peuple  défendu  par 
elle  contre  la  noblesse.  La  Cour  se  rendit  ensuite  à  Valence,  la  cité 
du  Cid,  puis  à  Murcie. 

En  juin  1488,  Ferdinand  prit  le  commandement  d'une  armée 
de  20  000  hommes  seulement,  soit  qu'il  voulût  accorder  un 
répit  à  la  nation  après  les  sacrifices  qu'elle  s'était  imposés,  soit  qu'il 
eût  laissé  en  Aragon  des  troupes  prêtes  à  soutenir  le  Duc  de  Bretagne 
dans  sa  querelle  avec  Charles  VIII.   Cette  dernière  raison  dut  être 

(194) 


LA  CAMPAGNE  DE  148g.  PRISE  DE  BAZA 

d'un  grand  poids  sur  son  esprit,  car  Ferdinand  resta  toujours  très 
préoccupé  des  intérêts  de  ses  royaumes  héréditaires. 

Malgré  la  faiblesse  numérique  des  troupes  engagées,  la  campagne 
de  1488  eut  des  résultats  heureux.  La  soumission  d'un  certain  nombre 
de  places  et  de  châteaux  permit  à  l'armée  de  s'avancer  jusque  sous  les 
murs  d'Almeria  et  de  Baza  où  régnait  Ez  Zagal.  Mais,  toujours  aux 
aguets,  le  vieux  guerrier,  profitant  des  difficultés  d'un  terrain  sillonné 
de  canaux  d'arrosage,  infligea  au  Marquis  de  Cadix  un  échec  qui  décida 
Ferdinand  à  remettre  toute  action  importante.  Il  licencia  donc  ses 
troupes  et  rentra  en  Aragon  par  Huescar,  sous  prétexte  de  faire  ses 
dévotions  à  la  croix  de  Caravaca.  De  là,  il  rejoignit  la  Reine  à  Valla- 
dolid,  et  cette  année  ne  vit  pas  de  procession  triomphale. 

Pendant  leur  séjour  dans  la  capitale  de  la  Castillc,  où  l'admi- 
nistration et  l'application  de  la  justice  les  occupèrent  sans  répit,  les 
Rois  reçurent  pourtant  une  ambassade  de  Maximilien,  fils  de  Fré- 
déric IV  d'Allemagne.  Elle  venait  solliciter  leur  alliance  contre  la 
France  avant  d'exiger  la  restitution  de  l'héritage  de  Marie  de  Bour- 
gogne et  proposait,  en  compensation,  de  soutenir  les  réclamations 
de  Ferdinand  relatives  au  Roussillon  et  à  la  Cerdagne. 

Certes,  les  princes  espagnols  surveillaient  d'un  œil  jaloux  les  faits 
et  gestes  du  puissant  monarque  d'au  delà  les  Pyrénées,  mais  ils  se 
trouvaient  dans  l'impossibilité  de  guerroyer  au  nord  et  au  midi  en 
même  temps. 

Les  Ambassadeurs  flamands  furent  reçus  avec  grand  honneur  ; 
on  leur  offrit  durant  quarante  jours  des  fêtes  splendides  où  ils  prirent 
une  haute  idée  de  la  somptuosité  de  la  Cour  de  Castille,  et  s'éloi- 
gnèrent comblés  de  présents  magnifiques,  porteurs  de  paroles  flatteuses 
pour  leur  souverain.  Rien  de  précis  n'avait  été  décidé. 

Désormais,  les  Rois  s'appliquèrent  uniquement  à  la  reprise  de  la 
guerre  contre  les  Mores.  Des  levées  furent  ordonnées  et  les  ateliers  des 
forgerons  et  des  artilleurs  résonnèrent  plus  actifs  que  jamais.  Mais 
de  terribles  perturbations  atmosphériques  retardèrent  l'entrée  de 
l'armée  en  campagne. 

«  Grands  et  terribles  furent  les  ouragans  et  les  tempêtes  qui  s'abattirent 
sur  la  Castille  et  l'Aragon  à  cette  époque.  Il  semblait  que  toutes  les  écluses 
du  ciel  fussent  ouvertes  et  qu'un  second  déluge  s'apprêtât  à  changer  la  face 
du  monde.  Les  nuages  crevèrent,  jetant  des  cataractes  sur  la  terre;  les  tor- 
rents s'élancèrent  en  cascade  des  montagnes,  submergeant  les  vallées.  Les 
ruisseaux  se  transformèrent  en  rivières  furieuses,  les  maisons  ruinées  furent 

(195) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

dépouillées  de  leur  toit  et  emportées  ;  les  bergers  terrifiés  virent  leurs  trou- 
peaux noyés  dans  les  pâturages  et  furent  encore  heureux  de  sauver  leur  vie 
en  se  réfugiant  dans  les  tours  bâties  sur  les  hauteurs.  Le  Guadalquivir 
devint  une  mer  grondante  et  tumultueuse,  inonda  l'immense  plaine  de 
Tablada  et  remplit  d'épouvante  la  belle  cité  de  Séville.  Chassé  par  l'ouragan, 
un  immense  voile  noir  se  mouvait  au-dessus  de  la  terre  qui  tremblait.  Les 
murs  et  les  remparts  des  forteresses  s'éboulèrent,  des  tours  puissantes  furent 
ébranlées  jusqu'en  leurs  fondements.  Les  vaisseaux  à  l'ancre  dans  les  ports 
s'échouèrent  ou  furent  engloutis  ;  d'autres  sans  voile  devinrent  le  jouet  de 
vagues  hautes  comme  des  montagnes  et  furent  lancés  sur  la  côte  où  les 
tourbillons  de  vent  les  mirent  en  pièces  et  dispersèrent  leurs  fragments 
dans  les  airs.  Douloureuses  furent  la  ruine  et  la  dévastation  sur  la  vaste 
étendue  de  terre  et  de  mer  où  passa  le  funeste  nuage.  » 

Les  contingents  avaient  été  convoqués  pour  le  début  du  printemps 
(1489).  Embourbés  dans  les  chemins  fangeux,  arrêtés  devant  les 
rivières  non  guéables,  ils  ne  purent  se  réunir  que  vers  la  fin  de  mai. 
Ferdinand  prit  le  commandement  d'une  armée  de  15  000  cavaliers 
comprenant  la  fleur  de  la  chevalerie  espagnole  et  de  40000  fantassins. 
Il  se  porta  sur  Baza,  tandis  que  la  Reine  et  ses  enfants  s'établissaient 
à  Jaén.  Entre  cette  ville  et  le  camp,  les  communications  étaient 
rapides,  assurées  en  dix  heures  par  des  courriers. 

Les  troupes  chrétiennes  s'attaquèrent  d'abord  au  fort  du  Cuxar 
et  l'enlevèrent  malgré  une  résistance  désespérée.  Le  chemin  de  Baza 
était  ouvert.  Le  commandement  de  cette  place,  bien  défendue  et 
entourée  de  maisons  de  plaisance  transformées  en  autant  de  fortins, 
avait  été  confié  au  Prince  Mosé  Cidi  Yayia,  Alcaide  d'Almeria,  qui  s'y 
était  enfermé  avec  dix  mille  guerriers.  La  cité  possédait  des  vivres 
pour  quinze  mois  ;  elle  était  bien  pourvue  d'artillerie  et  de  munitions. 
Ez  Zagal  avait  ordonné  de  la  défendre  jusqu'à  la  dernière  extrémité. 

La  première  opération,  dirigée  contre  les  jardins,  fut  conduite 
par  le  Grand-Maître  de  Santiago  qu'appuyait  le  Roi  en  personne. 
L'accueil  de  l'ennemi  donna  aux  assaillants  un  avant-goût  de  la 
résistance  qu'ils  allaient  rencontrer.  Dans  un  corps  à  corps  sous  les 
ombrages  des  jardins  et  derrière  les  murs  des  villes,  on  combattit  de 
part  et  d'autre  avec  un  égal  acharnement;  les  chevaliers,  incapables 
de  se  mouvoir  dans  le  dédale  inextricable  des  canaux  et  des  bosquets, 
abandonnèrent  leurs  montures  et  se  joignirent  aux  fantassins.  Après 
une  lutte  terrible  commencée  à  l'aube  et  interrompue  par  la  nuit,  les 
Chrétiens  durent  reporter  leur  camp  sur  une  hauteur  en  arrière  de  la 
zone  boisée.  Le  lendemain  un  conseil  fut  assemblé  et  un  certain  décou- 

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LA  CAMPAGNE  DE  1489.  PRISE  DE  BAZA 

ragement  se  manifesta  parmi  ses  membres.  Les  combats  dans  les 
jardins  avaient  épuisé  l'armée  ;  la  ville  était  aussi  difficile  à  bloquer 
qu'à  prendre  d'assaut  ;  le  camp  courait  grand  péril  entre  une  place 
décidée  à  se  défendre  et  la  garnison  de  Guadix  commandée  par  Ez 
Zagal  et  à  peine  distante  de  cinq  lieues.  Pouvait-on  compter  sur  la 
foi  de  Grenade  en  cas  de  revers  marqué?  N'avait-on  pas  à  redouter 
les  orages  et  les  pluies  dans  ce  pays  où  les  marches  présentaient  tant 
de  difficultés? 

Le  Marquis  de  Cadix,  Gutierre  de  Cârdenas,  si  haut  placé  dans 
l'estime  des  Rois,  Don  Alonso  de  Burgos,  Evêque  de  Palencia  et  con- 
fesseur des  Monarques,  Juan  Chacon,  le  négociateur  de  leur  mariage, 
conseillaient  une  retraite  momentanée.  Ému  de  cette  unanimité, 
Ferdinand  résolut  de  prendre  l'avis  de  la  Reine. 

Le  message  de  son  époux  remplit  Isabelle  de  tristesse,  mais  cette 
impression  n'affaiblit  pas  la  fermeté  de  sa  réponse. 

Elle  était  pleine  de  confiance  en  Dieu.  La  protection  céleste  n'aban- 
donnerait pas  l'armée  chrétienne.  Jamais  la  puissance  des  Mores 
n'avait  été  aussi  fragile.  Laisser  à  l'ennemi  le  temps  de  reprendre 
haleine,  c'était  compromettre  les  résultats  glorieux  d'une  guerre 
de  huit  ans.  La  Reine  ajoutait  qu'elle  était  prête  à  diriger  des  troupes 
fraîches  sur  le  camp,  à  renouveler  les  approvisionnements  de  tout 
genre  et  elle  suppliait  le  Roi  et  ses  compagnons  d'armes  de  continuer 
le  siège.  Ce  message,  lu  au  conseil  et  communiqué  verbalement  aux 
troupes,  reçut  un  accueil  enthousiaste.  C'était  à  qui  s'étonnerait  de  sa 
propre  défaillance.  Les  travaux  d'investissement  furent  poussés 
avec  une  nouvelle  vigueur.  Sous  les  ordres  du  Roi  et  du  Marquis  de 
Cadix,  l'armée,  divisée  en  deux  corps,  s'établit  à  chaque  extrémité  des 
jardins  qui  s'étendaient  surplus  d'une  lieue  de  longueur,  et  les  assiégés 
virent  tomber  sous  la  hache  de  quatre  mille  bûcherons  ces  superbes 
vergers,  délice  et  charme  de  Baza.  A  plusieurs  reprises,  ils  tentèrent 
de  sortir  afin  d'arrêter  cette  destruction  systématique,  mais  leurs 
efforts  retardèrent  seulement  l'œuvre  de  dévastation  qui,  en  dépit  de 
l'ardeur  des  Chrétiens,  dura  sept  grandes  semaines.  Avec  les  troncs 
et  les  branches  des  arbres  fruitiers  abattus,  les  assiégeants  construi- 
sirent une  palissade  renforcée  d'une  muraille  de  terre.  Elle  com- 
mençait à  l'extrémité  d'un  camp  et  aboutissait  à  l'autre.  Du  côté 
de  la  montagne,  deux  murs  de  pierres  séparés  par  une  tranchée  pro- 
fonde complétèrent  la  ligne  de  circonvallation.  Quatre  mille  hommes 
furent  occupés  pendant  quarante  jours  à  ces  travaux,  tandis  qu'un 
nombre  égal  de  combattants  en  défendaient  jour  et  nuit  les  approches. 

(197) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Heureusement  pour  elle,  l'armée  chrétienne  n'eut  point  à  lutter 
contre  les  troupes  de  secours  envoyées  de  Grenade  ou  de  Guadix. 
Boabdil  se  complaisait  dans  l'espoir  de  garder  sa  couronne  s'il 
restait  fidèle  aux  Rois  ;  Ez  Zagal  n'osait  sortir  de  sa  ville  de  crainte 
que  son  rival  ne  s'y  jetât. 

Une  protestation  s'éleva  pourtant  contre  le  sort  de  la  malheureuse 
cité.  Deux  Franciscains  de  Jérusalem  se  présentèrent  au  camp  royal, 
porteurs  d'un  message  du  Sultan  d'Egypte.  Le  Musulman  avait 
éprouvé  un  vif  déplaisir  en  apprenant  la  conduite  des  Rois  d'Espagne 
envers  ses  coreligionnaires  et  menaçait  d'en  tirer  vengeance  sur  les 
Chrétiens  établis  dans  ses  États.  Il  les  mettrait  à  mort,  abattrait  leurs 
églises  et  ruinerait  le  Saint-Sépulcre. 

Nul  ne  songeait  ni  à  lever  le  siège,  ni  à  déchaîner  une  persécu- 
tion. Ferdinand  savait  la  Reine  habile  et  prudente  ;  il  s'en  remit  à 
elle  du  soin  de  naviguer  entre  ces  deux  écueils. 

Isabelle  reçut  les  Franciscains  avec  empressement,  leur  témoigna 
le  respect  dû  à  leur  habit,  leur  offrit  mille  ducats,  promit  à  leur 
monastère  une  rente  annuelle  et  perpétuelle  de  la  même  somme,  leur 
remit  une  superbe  broderie  faite  de  sa  main  et  destinée  à  l'église  du 
Saint-Sépulcre  et  parla  d'envoyer  au  Sultan  un  Ambassadeur  chargé 
de  traiter  avec  lui  une  question  de  si  haute  importance.  Elle  avait 
compris  que  les  redevances  énormes  extorquées  par  l'Égyptien  à  ses 
sujets  chrétiens  leur  assurait  une  protection  efficace  contre  les  vio- 
lences dont  il  les  menaçait. 

Entre  temps,  le  siège  de  Baza  continuait  et  le  blocus  devenait 
chaque  jour  plus  étroit.  Les  Mores,  encore  bien  approvisionnés,  comp- 
taient sur  la  mauvaise  saison  pour  décourager  l'armée  assiégeante, 
l'obliger  à  desserrer  ses  lignes  et  mettre  un  terme  à  une  étreinte  aussi 
douloureuse.  Le  ciel  sembla  récompenser  leur  courage  et  leur  persis- 
tance, tant  l'hiver  fut  prématuré  cette  année-là.  Au  début  de  l'automne, 
les  nuages  s'amoncelèrent  et  s'abattirent  en  déluge  sur  le  pays  déjà 
saturé  d'eau.  De  nouveau,  les  rivières  grossirent,  le  moindre  ruisseau 
se  changea  en  torrent,  tandis  que  les  cataractes  dévalées  des  mon- 
tagnes trouvaient  les  canaux  bouchés  ou  obstrués  et  formaient  dans 
la  plaine  une  mer  de  boue  où  s'effondraient  les  constructions  légères 
élevées  par  les  chrétiens. 

Un  grand  nombre  de  chevaux  et  de  bœufs  destinés  à  l'alimentation 
furent  entraînés  et  noyés.  Pour  comble  d'infortune,  le  chemin  de 
Jaén  ayant  été  emporté,  l'armée  demeura  tout  un  jour  sans  pain. 

Enfin,  le  temps  se  rasséréna  et  la  Reine  put  reprendre  sa  tâche  de 

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LA  CAMPAGNE  DE  1489.  PRISE  DE  BAZA 

pourvoyeuse.  Les  marchands  n'osant  plus  s'engager  à  leurs  risques 
et  périls,  elle  loua  14  000  bêtes  de  somme,  acheta  tout  le  blé  et  toute 
l'orge  de  l'Andalousie  et  des  domaines  des  chevaliers  de  Santiago  et 
de  Calatrava,  et  confia  ces  approvisionnements  à  des  hommes  sûrs. 
Les  uns  les  réunissaient,  d'autres  les  recevaient  au  sortir  des  moulins 
et  veillaient  sur  les  convois.  Chaque  caravane  de  deux  cents  bêtes 
fut  placée  sous  les  ordres  d'un  chef  muletier  responsable,  mais  pro- 
tégé contre  les  poursuites  des  Mores  par  une  escorte  bien  armée. 
Arrivés  à  destination,  les  grains  et  les  farines  étaient  emmagasinés 
et  vendus  chaque  jour  aux  soldats  à  un  prix  invariable.  Les  frais 
d'une  pareille  guerre  devenaient  énormes.  Pour  y  subvenir,  Isabelle 
n'hésita  pas  devant  des  sacrifices  personnels.  Après  avoir  obtenu  des 
subsides  et  des  prêts  consentis  par  les  évêques,  les  abbés,  le  clergé, 
elle  engagea  ses  bijoux  et  ceux  de  la  couronne  chez  les  banquiers  juifs 
de  Barcelone  et  de  Valence.  La  noblesse,  frappée  de  cet  exemple, 
fondit  sa  vaisselle  d'argent  afin  de  se  suffire  à  elle-même  ;  les  mar- 
chands, réconfortés  et  confiants  dans  la  bonne  foi  de  la  Reine,  ame- 
nèrent au  camp  non  seulement  le  nécessaire,  mais  encore  le  superflu. 
On  vit  arriver  des  armuriers  habiles,  des  selliers  adroits.  Ils  apportaient 
des  casques  et  des  cuirasses  damasquinés,  des  selles  de  cuir  d'Orient 
brodées  d'or  et  d'argent  qui  tentaient  les  jeunes  chevaliers.  Des  étoffes 
de  soie,  des  brocarts,  des  toiles  fines,  des  tapisseries  embellissaient 
les  tentes  et  charmaient  les  regards.  Ferdinand  déplorait  à  part  lui 
ce  luxe,  mais  il  le  tolérait. 

Tandis  que  les  assiégeants  oubliaient  les  dures  épreuves  qu'ils 
venaient  de  subir,  les  habitants  de  Baza  épuisaient  leurs  dernières 
provisions.  Au  guet  derrière  les  merlons,  le  peuple,  que  la  faim  tortu- 
rait déjà,  comparait  sa  détresse  avec  l'abondance  qu'il  voyait  régner 
chez  les  Chrétiens.  Le  découragement  gagnait  les  plus  énergiques. 
L'arrivée  de  la  Reine  sous  les  murs  de  la  ville  consterna  jusqu'aux 
chefs  de  la  place.  Cidi  Yayia  et  son  lieutenant  Mohammed  ben 
Hassan  avaient  été  prodigues  de  la  vie  des  soldats  tant  qu'ils  avaient 
espéré  un  résultat  de  ce  dur  sacrifice  ;  maintenant  l'heure  était  venue 
d'épargner  le  sang  et  de  ne  pas  exaspérer  l'ennemi  par  une  résis- 
tance inutile.  Des  parlementaires,  conduits  par  Mohammed  ben 
Hassan,  furent  envoyés  au  camp  royal.  Le  commandeur  de  Léon 
Don  Gutierre  de  Cârdenas  les  reçut  avec  courtoisie. 

«  Rendez-vous  sur  l'heure,  dit-il,  et,  au  nom  de  mon  souverain,  je  promets 
aux  habitants  de  Baza  la  conservation  de  leurs  biens,  la  protection  de  leurs 

Isabelle  la  Grande.  (^99)  *4 


I 


ISABELLE  LA    GRANDE 

libertés  et  l'exercice  de  leur  culte.  Dans  le  cas  contraire,  leur  capitaine  sera 
responsable  des  conséquences  d'une  prise  d'assaut.  » 

Avant  de  traiter,  les  assiégés  demandèrent  et  obtinrent  l'autori- 
sation de  consulter  Ez  Zagal.  Elle  leur  fut  accordée. 

Le  vieux  Roi  était  assis  dans  une  salle  intérieure  du  château  de 
Guadix  quand  Mohammed  ben  Hassan  fut  introduit  auprès  de  lui.  Il  lut 
la  lettre  de  Cidi  Yayia  et  ne  s'emporta  pas,  bien  qu'elle  contînt  une 
peinture  exacte  de  l'état  de  la  ville  et  l'aveu  des  négociations  déjà 
engagées  avec  les  Rois  chrétiens.  Il  assembla  ses  fidèles.  Fallait-il 
rendre  Baza  ou  la  condamner  à  périr  comme  Malaga?  Personne  n'osait 
répondre,  car  la  reddition  de  la  place  aurait  pour  conséquence  la  chute 
prochaine  de  celui  qui  interrogeait.  Ez  Zagal  consomma  lui-même  le 
sacrifice. 

«  Dieu  est  grand,  Dieu  seul  est  Dieu  et  Mohammed  est  son  prophète, 
dit-il  à  Mohammed  ben  Hassan.  Retourne  vers  mon  cousin  Cidi  Yayia; 
dis-lui  qu'il  n'est  pas  en  mon  pouvoir  de  le  secourir:  Qu'il  fasse  au  mieux.  La 
résistance  du  peuple  de  Baza  lui  mérite  une  renommée  éternelle.  Je  ne 
peux  lui  demander  de  s'exposer  sans  espoir  à  de  nouveaux  périls.  » 

La  capitulation  fut  signée  dès  le  retour  de  Mohammed.  Les  con- 
ditions en  étaient  très  douces.  Les  chevaliers  et  soldats  étrangers 
sortiraient  librement  de  Baza  avec  leurs  armes  et  bagages;  les  habi- 
tants pourraient  à  leur  choix  se  rendre  dans  une  ville  chrétienne  ou 
s'établir  dans  les  faubourgs  de  la  cité  après  avoir  prêté  serment  de  fidé- 
lité au  vainqueur.  Ils  payeraient  chaque  année  un  tribut  égal  à  celui 
qu'ils  apportaient  au  Roi  more. 

Quand  Cidi  Yayia  et  Mohammed  ben  Hassan  vinrent  au  camp 
royal  pour  signer  la  capitulation  et  remettre  les  otages,  —  le  fils  de  ce 
dernier  était  parmi  eux,  —  ils  furent  reçus  avec  honneur  et  comblés  de 
présents  destinés  aux  vaillants  défenseurs  de  la  place.  Cidi  Yayia, 
séduit  par  la  noblesse  gracieuse  et  la  magnanimité  de  la  Reine,  jura 
de  ne  jamais  tirer  son  épée  contre  ses  vainqueurs,  et,  peu  de  temps 
après,  se  convertit  même  au  christianisme.  Son  zèle  se  manifesta 
bientôt  d'une  façon  effective.  Il  se  rendit  auprès  d'Ez  Zagal,  son 
cousin  et  beau-frère,  et  lui  persuada  de  céder  Almerîa  et  Guadix 
qu'il  ne  pouvait  plus  défendre  : 

«  Persister  dans  cette  guerre,  c'est  livrer  le  pays  à  la  dévastation  et 
condamner  à  la  mort  une  population  loyale.  Voulez- vous  léguer  vos  dernières 

(200) 


LA  CAMPAGNE  DE  1489.  PRISE  DE  BAZA 

villes  à  votre  neveu  Boabdil  afin  qu'elles  augmentent  son  pouvoir  et  accrois- 
sent la  valeur  de  son  alliance  aux  yeux  des  monarques  chrétiens?  Ne  vaut-il 
pas  mieux  pour  vous  tirer  parti  des  ruines  de  l'empire?  » 

Parler  de  Boabdil,  c'était  ouvrir  une  plaie  vive  au  cœur  du  vieux 
Roi: 

«Jamais,  s'écria-t-il,  je  ne  m'entendrai  avec  ce  vil  esclave;  j'aime 
mieux  voir  flotter  sur  mes  villes  la  bannière  des  Rois  chrétiens  que  de  les  lui 
livrer  !  » 

Les  négociations  furent  aussitôt  engagées.  Ez  Zagal  céderait  les 
territoires  situés  entre  la  métropole  et  la  Méditerranée  avec  leurs 
deux  joyaux  précieux  :  Almerîa  et  Guadix.  En  retour,  les  Rois  le  rece- 
vraient dans  leur  alliance  et  vasselage,  lui  laisseraient  en  perpétuel 
héritage  Alhamin  et  ses  domaines  dans  les  Alpujarras,  lui  concéderaient 
la  moitié  des  salines  de  Maleha  et  lui  payeraient  annuellement  quatre 
millions  de  maravédis.  Il  prendrait  le  titre  de  Roi  de  Andaraxa  et 
commanderait  encore  à  deux  mille  sujets  mores. 

Les  Rois  entrèrent  à  Baza  le  17  décembre  1489,  après  un  siège  de 
six  mois  et  vingt  jours.  Suivant  une  coutume  pieuse,  le  cortège  royal 
se  rendit  à  la  mosquée  transformée  en  église.  Au  son  triomphal  des 
cloches  et  des  trompettes,  aux  acclamations  de  l'armée  se  mêlaient 
les  cris  de  joie  de  plus  de  cinq  cents  captifs  enchaînés  dans  les  donjons 
de  la  place  et  aussitôt  rendus  à  la  liberté. 

Les  pertes  des  Chrétiens  s'élevèrent  à  vingt  mille  hommes  ;  dix-sept 
mille  périrent  d'une  sorte  de  refroidissement.  «  Mais,  assure  Mariana, 
comme  ces  derniers  étaient  en  grande  partie  des  gens  de  rang  ignoble, 
convoyeurs  de  vivres  et  autres  de  même  sorte,  la  perte  ne  fut  pas  de 
grande  importance.  >> 

Il  ne  fallait  point  s'attarder  dans  la  ville  conquise  alors  qu'Almerîa 
et  Guadix  pouvaient  encore  protester  contre  la  décision  d'Ez  Zagal. 
Malgré  la  rigueur  de  la  saison,  Ferdinand,  suivi  d'une  partie  de  l'armée, 
se  mit  en  route  le  soir  même  de  son  entrée  dans  Baza  ;  la  Reine  le 
rejoindrait  avec  F  arrière-garde.  Il  ne  rencontra  aucun  obstacle.  Les 
cités,  comparant  au  sort  de  Malaga  celui  de  Baza,  ne  cherchaient 
qu'à  gagner  la  bienveillance  du  vainqueur. 

A  quelque  distance  d'Almerîa,  Ferdinand  rencontra  Ez  Zagal 
accompagné  de  Cidi  Yayia  et  suivi  d'une  nombreuse  escorte  de  che- 
valiers. 

(201) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Dieu  l'avait  voulu,  c'était  écrit  ! 

Le  Roi  more  avait  mis  pied  à  terre  et,  le  visage  bouleversé,  le 
souffle  haletant,  il  s'apprêtait  à  baiser  une  main  qui  avait  fait  tant 
de  mal  à  son  peuple.  Ferdinand  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps.  Incliné 
sur  sa  selle,  il  l'embrassa  et  le  pria  de  remonter  à  cheval. 

Les  formalités  accomplies,  Ez  Zagal,  escorté  de  ses  fidèles,  se  retira 
dans  le  territoire  qui  lui  avait  été  laissé;  mais  cette  ombre  de  royauté 
ne  tarda  pas  à  lui  devenir  odieuse.  Après  une  nouvelle  transaction 
avec  les  Rois,  ravis  en  secret  de  son  départ,  il  passa  en  Afrique,  vit 
son  trésor  pillé  par  les  Mores,  devint  aveugle  et  finit  dans  l'indigence 
une  trop  longue  vie. 

En  dépit  des  agissements  qui  lui  valurent  le  pouvoir  et  laissent 
une  ombre  sur  sa  mémoire,  sa  résistance  héroïque,  sa  constance  dans 
l'adversité,  son  énergie,  son  talent  et  même  son  caractère  méritent 
le  respect  et  l'admiration. 

Ainsi  s'acheva  glorieuse  la  campagne  de  1489,  la  huitième  année 
de  la  guerre  de  Grenade.  Isabelle  en  fut  encore  l'héroïne.  Ce  fut  elle 
qui  soutint  les  cœurs  défaillants  après  l'attaque  infructueuse  des 
jardins  de  Baza  et  sut  imposer  la  continuation  du  siège  ;  ce  fut  elle  qui 
construisit  et  entretint  les  chemins,  assura  les  approvisionnements  ; 
ce  fut  elle  enfin  qui  engagea  jusqu'au  dernier  joyau  de  ses  écrins  et 
obtint  le  prêt  des  sommes  immenses  nécessaires  à  l'accomplissement 
de  ses  grands  desseins.  Durant  le  blocus  de  Baza,  les  magnifiques 
exploits  accomplis  devant  Malaga  ne  furent  pas  renouvelés,  mais 
n'était-il  pas  plus  méritoire  de  conjurer  l'énervement  de  l'attente  et, 
en  dépit  des  éléments  déchaînés,  de  garder  intacte  une  armée  réduite 
à  l'inaction,  que  de  conduire  à  l'assaut  des  troupes  ardentes,  excitées 
par  le  triomphe  et  qui,  chaque  jour,  recevaient  la  récompense  de 
leurs  efforts  et  de  leur  vaillance? 


CHAPITRE  XV 

LA  PRISE  DE  GRENADE 
LA  FIN  DE  L'EMPIRE  DES  MORES 

LES  ROIS  SOMMENT  BOABDIL  DE  RENDRE  GRENADE.  ||  LE  PRINCE  DON  JUAN  REÇOIT 
L'ORDRE  DE  LA  CHEVALERIE.  H  BOABDIL  SE  DÉCIDE  A  DÉFENDRE  SON  EMPIRE.  || 
COMBATS  INDIVIDUELS  ENTRE  CHEVALIERS  MORES  ET  CHRÉTIENS.  ||  ARRIVÉE  DE 
LA  REINE  SOUS  GRENADE.  ||  UN  A  ve  Maria  PLANTÉ  SUR  LA  PORTE  DE  LA  MOSQUÉE 

djouma.  ||  la  famille  royale  en  péril.  ||  supplique  de  garcilaso  de  la 
vega.  ||  le  marquis  de  cadix  engage  le  combat.  il  fondation  du  monastère 
de  saint-françois  a  zubia.  ||  incendie  du  camp  royal.  ||  fondation  de 
santa  fé.  ||  détresse  de  grenade.  ||  la  capitulation.  ||  désespoir  et  dispa- 
rition de  mousa  ben  ali  gazan.  ||  le  palais  de  l'alhambra  ||  le  dernier 
soupir  du  roi  more.  ||  la  croix  d'argent  donnée  par  le  saint-père, 
l'étendard  de  saint-jacques  et  celui  des  rois  apparaissent  au  sommet 
de  la  tour  de  la  vela.  h  entrée  des  rois  a  l'alhambra.  ||  fin  de  la  domi- 
nation musulmane  en  espagne.  |j  impression  produite  en  europe  par  la 
chute  de  l'empire  more.  ||  transformation  de  l' armée  espagnole,  il  mort 

du  marquis  de  cadix. 


Q 


uand  la  nouvelle  de  la  défaite  d'Ez  Zagal  parvint  à  Grenade 
et  fut  annoncée  à  Boabdil,  l'imprévoyant  monarque  eut 
un  sursaut  de  joie  : 


«  Désormais,  aucun  homme  ne  m'appellera  «  el  Zogoybi  »  (l'Infortuné), 
s'écria-t-il,  car  les  étoiles  ont  cessé  de  m'être  contraires.  » 

Son  triomphe  fut  de  courte  durée.  Des  messagers  castillans  frap- 
paient déjà  aux  portes  de  la  ville.  Au  nom  des  Rois,  ils  venaient  rappeler 
les  conventions  de  Loja  (i486),  alors  que,  pour  se  racheter  et  sortir 
de  captivité,  Boabdil  s'était  engagé  secrètement  à  rendre  Grenade  à 
Ferdinand  dès  que  les  Chrétiens  auraient  pris  Baza,  Guadix  et  Almerîa. 

(203) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Le  croissant  était  abattu  dans  ces  trois  villes  ;  l'heure  était  venue  de 
tenir  la  parole  donnée. 

Ce  rappel  jeta  la  consternation  dans  l'âme  de  Boabdil.  Jamais 
il  n'avait  cru  prochains  des  temps  aussi  amers.  Maintenant,  il  com- 
prenait combien  il  avait  été  coupable  en  aidant  de  ses  propres  mains 
au  triomphe  des  ennemis  de  sa  race  et  de  sa  foi.  Il  chercha  d'abord  à 
gagner  du  temps.  <<  La  population  de  Grenade,  répondit-il  humble- 
ment, grossie  d'une  multitude  de  chevaliers  venus  des  places  tombées 
aux  mains  des  Chrétiens,  était  résolue  à  se  défendre  et  resterait  sourde 
à  la  voix  de  ses  chefs.  Plus  tard,  quand  les  esprits  seraient  moins 
surexcités,  il  s'efforcerait  de  remplir  ses  engagements.  >> 

Ferdinand  n'était  pas  homme  à  donner  des  délais.  Il  somma  la 
ville  de  se  rendre  et  de  livrer  son  artillerie.  A  ce  prix  les  habitants 
obtiendraient  des  capitulations  bienveillantes,  alors  que,  s'ils  résis- 
taient, ils  subiraient  le  sort  des  vaincus  de  Malaga.  Certes  la  frayeur 
de  la  guerre  et  la  crainte  de  ses  conséquences  funestes  eussent  incliné 
les  riches  marchands  et  les  gens  âgés  à  entrer  en  composition  avec 
les  Rois,  mais  contre  eux  se  dressait,  arrogante  et  superbe,  la  cheva- 
lerie more  née  et  grandie  dans  la  haine  et  le  mépris  des  Chrétiens. 
Elle  préférait  s'ensevelir  sous  les  ruines  de  Grenade  que  déserter  sans 
combat  le  dernier  boulevard  de  l'Islam  dans  la  Péninsule.  Boabdil, 
dont  elle  se  défiait,  fut  délaissé,  et  les  cœurs  nobles  et  vaillants  se  grou- 
pèrent autour  de  Mousa  ben  Ali  Gazan.  Lui  seul  obtiendrait  du  peuple 
les  sacrifices  nécessaires  à  la  défense  de  la  place. 

Une  fière  réponse  fut  remise  aux  émissaires  de  Ferdinand  : 

«  Les  défenseurs  de  Grenade  préfèrent  mourir  que  capituler.  Si  les 
Chrétiens  veulent  leurs  armes  et  leurs  munitions,  qu'ils  viennent  les  prendre. 

<<  Quant  à  moi,  plus  douce  me  serait  une  tombe  sous  les  murs  de  Grenade 
à  l'endroit  où  j'aurai  péri  pour  sa  défense,  que  la  plus  riche  couche  dans 
les  palais  de  l'infidèle.  » 

Devançant  aussitôt  une  attaque  prévue,  les  Mores  formèrent  quatre 
escadrons  de  cavalerie  légère,  sortirent  de  Grenade,  s'élancèrent  sur 
le  pays  d'alentour,  enlevèrent  les  troupeaux  et  portèrent  la  dévas- 
tation jusque  sous  les  murs  des  villes  récemment  tombées  aux  mains 
des  Rois.  Grenade,  près  de  sa  chute,  semblait  sortir  de  sa  léthargie. 

Les  représailles  des  Chrétiens  ne  se  firent  pas  attendre.  A  peine 
le  printemps  de  l'année  1490  eut-il  verdi  les  gras  pâturages  des 
bords  du  Xenil  et  rendu  à  la  Vega  sa  luxuriante  beauté,  à  peine 

(204) 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

les  blés  commencèrent-ils  à  onduler  et  les  arbres  fruitiers  à  tenir  les 
promesses  généreuses  de  leur  floraison  que  Ferdinand  s'abattit  sur 
le  pays  à  la  tète  de  5  000  cavaliers  et  de  20  000  fantassins,  sacca- 
gea tout  sur  son  passage  et  arriva  sans  désemparer  sous  les  murs  de 
Grenade.  Néanmoins,  jusqu'à  l'automne,  il  s'agit  plutôt  d'escar- 
mouches, de  chevauchées  suivies  de  razzias  dévastatrices  que  d'opéra- 
tions conduites  avec  suite. 

Durant  cette  campagne,  le  Roi  de  Castille,  se  conformant  aux 
traditions,  conféra  l'ordre  de  la  chevalerie  à  son  fils  unique,  le  Prince 
Don  Juan,  alors  âgé  de  douze  ans.  Ferdinand  était  encore  plus  jeune 
quand,  jadis,  il  avait  pris  part  à  la  guerre  contre  la  France  auprès 
de  son  père,  le  Roi  d'Aragon.  Les  Ducs  de  Cadix  et  de  Médina  Sidonia 
furent  les  parrains  du  nouveau  chevalier  qui,  à  son  tour,  octroya 
un  pareil  honneur  à  ses  compagnons  de  jeu  devenus  ses  compagnons 
d'armes. 

Et  très  haut,  sur  les  tours  de  la  forteresse  rouge,  flottait  l'éten- 
dard du  Prophète  qui  semblait  porter  un  défi  orgueilleux  à  la  bra- 
voure espagnole. 

Pendant  que  le  pays  était  ainsi  saccagé  tour  à  tour  par  les 
Mores  et  les  Chrétiens  et  que  les  récoltes,  les  jardins,  les  maisons 
subissaient  une  destruction  systématique,  Ferdinand,  adroit  poli- 
tique, pardonnait  cependant  aux  rebelles  de  Guadix  récemment 
révoltés  et  qu'il  n'avait  pas  eu  de  peine  à  soumettre  une  seconde  fois. 
Puis,  il  leur  donnait  le  choix  entre  un  départ  immédiat  ou  une  enquête 
sur  leur  conduite.  Comme  la  plupart  d'entre  eux  avaient  conspiré,  les 
uns  allèrent  grossir  le  nombre  des  bouches  inutiles  de  Grenade  ;  les 
autres,  suivant  l'exemple  des  habitants  d'Almeria  et  de  Baza,  passèrent 
le  détroit  et  s'établirent  en  Afrique.  Des  Castillans  descendus  de  leurs 
montagnes  sauvages  prirent  avec  bonheur  possession  des  belles 
demeures  et  des  terres  fertiles  que  les  Mores  avaient  été  contraints 
d'abandonner. 

L'hiver  de  1490  fut  absorbé  par  les  derniers  préparatifs  du  siège 
de  Grenade. 

En  avril  1491,  Ferdinand  prit  le  commandement  des  troupes. 
D'après  certains  historiens,  elles  comptaient  50000  cavaliers  ou  fantas- 
sins. Pierre  Martyr,  un  témoin  oculaire,  porte  ce  chiffre  à  80  000. 
Peut-être  additionne-t-il  les  contingents  successifs  qui  prirent  part 
à  la  guerre.  Ils  avaient  été  levés  dans  l'ensemble  des  pays  chré- 
tiens, mais,  comme  de  coutume,  la  noblesse  andalouse  s'était  signalée 
par  son  ardeur  et  son  dévouement.  Séville  seule  avait  fourni  6000  fan- 

(205) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

tassins  et,  à  trois  reprises,  elle  combla  les  vides  que  la  maladie  ou 
les  combats  ouvraient  dans  les  rangs. 

Quant  aux  chefs,  aucun  d'eux  n'avait  voulu  abandonner  à  des 
lieutenants  l'honneur  de  conduire  les  troupes  au  combat.  Tous,  les 
Marquis  de  Cadix  et  de  Villena,  les  Comtes  de  Tendilla,  Cifuentes,  Cabra 
et  d'Urefia,  le  brave  Alonso  de  Aguila  avaient  supporté  durant  des 
années  l'immense  effort  de  cette  autre  guerre  de  Troie,  tous  vou- 
laient prendre  leur  part  du  triomphe  final. 

Le  3  avril,  l'armée  campa  près  de  la  fontaine  de  Los  Ojos  del 
Huescar,  à  une  lieue  et  demie  de  Grenade,  au  centre  de  la  Vega.  Cette 
disposition  prise,  Ferdinand  détacha  des  forces  assez  considérables  et 
les  plaça  sous  les  ordres  de  Villena,  avec  mission  de  ravager  les  vallées 
fertiles  situées  entre  les  montagnes  des  Alpujarras  et  dont  les  récoltes 
approvisionnaient  la  capitale.  Plus  de  vingt  bourgs  ou  villages  furent 
rasés  jusqu'aux  fondations.  Désormais,  Grenade  ne  pourrait  plus  se 
ravitailler  ;  ses  jours  étaient  comptés. 

«  La  faim  nous  la  livrera  »,  disait  Isabelle  à  l'ambassadeur  de 
Charles  VIII. 

Ferdinand  avait  enmagasiné  sous  Grenade  les  dépouilles  des  Alpu- 
jarras et  planté  ses  tentes  sur  les  bords  du  Xenil,  au  pied  des  escar- 
pements où,  après  l'écroulement  du  trône  des  Almohades,  à  la  bataille 
de  Las  Navas  de  Tolosa  (16  juillet  1212),  le  fondateur  de  la  dynastie 
des  Nassérides  avait  bâti  l'Alhambra,  la  célèbre  forteresse  rouge. 
La  Reine  et  ses  enfants  s'étaient  installés  dans  la  ville  d'Alcalâ  la 
Real,  au  cœur  d'une  région  montagneuse,  patrimoine  du  fidèle  Comte 
de  Tendilla.  De  là,  Isabelle  pourvoyait  aux  approvisionnements  de 
l'armée,  toute  prête  à  gagner  le  camp  royal  dès  que  sa  présence  y 
paraîtrait  nécessaire. 

En  dépit  de  son  isolement,  Grenade  se  dressait  encore  imposante, 
appuyée  d'un  côté  aux  premiers  contreforts  de  la  Sierra  Nevada, 
défendue  vers  la  plaine  par  des  murs  solides  flanqués  de  tours  puissantes. 
Au  dire  de  Pedro  Martyr,  les  marchands  génois  qui  y  venaient  souvent 
la  tenaient  pour  la  ville  du  monde  la  mieux  fortifiée.  Sa  faiblesse  lui 
venait  de  la  population  trop  nombreuse,  réfugiée  dans  son  enceinte  à 
la  suite  de  la  chute  des  places  conquises  par  les  Chrétiens  et  dont  le 
chiffre  s'élevait  à  plus  de  200  000  personnes,  sur  lesquelles  30  000  seule- 
ment étaient  aptes  à  la  défendre.  Une  élite  vaillante,  tout  ce  qui 
restait  de  l'indomptable  chevalerie  more,  conduirait  les  Grenadins  au 
combat. 

A  la  vue  des  nuages  de  poussière  soulevés  parl'avant-garde  chré- 

(206) 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

tienne,  les  assiégés  eurent  un  moment  d'hésitation.  Des  hommes  res- 
pectés, ceux  mêmes  qui  eussent  discuté  au  début  les  termes  d'une 
capitulation,  furent  envoyés  à  Boabdil  pour  le  supplier  de  prendre 
son  peuple  en  pitié  et  de  ne  point  le  condamner,  par  une  résistance  vaine, 
à  une  destruction  fatale.  En  se  remettant  à  la  générosité  des  Rois 
chrétiens,  il  devancerait  seulement  l'arrêt  du  destin.  Les  députés 
comptaient  sur  un  accueil  favorable  ;  leur  attente  fut  trompée. 
Boabdil,  indolent  et  irrésolu  jusque-là,  avait  eu  conscience  de  son 
devoir  et  s'était  enfin  décidé  à  disputer  un  empire  dont  il  semblait 
avoir  pris  à  tâche  de  hâter  la  ruine.  Il  s'enquit  auprès  du  vizir 
Cassim  Abdelmeleck  et  s'informa  des  moyens  sur  lesquels  l'on  comp- 
tait pour  assurer  la  subsistance  des  habitants  et  la  défense  de  la  place. 
Ce  n'était  pas  trop  tôt  d'y  penser. 

«  Nous  sommes  pourvus  pour  plusieurs  mois,  repondit  le  ministre  ;  mais  à 
quoi  serviront  ces  approvisionnements,  alors  que  les  Chrétiens  sans  cesse  ravi- 
taillés peuvent  continuer  le  siège  indéfiniment?  » 

Il  présenta  les  rôles  des  hommes  en  état  de  porter  les  armes  : 

«  Le  nombre  en  est  grand,  dit-il,  mais  qu'attendre  de  ces  soldats  arro- 
gants lorsque  l'ennemi  est  à  distance,  poltrons  comme  des  lièvres  quand  ils 
entendent  gronder  le  tonnerre  de  l'artillerie  !  » 

Bien  qu'il  manquât  d'énergie  et  de  fermeté,  Boabdil,  loin  de  se 
laisser  abattre  par  le  pessimisme  de  son  ministre,  appela  le  vaillant 
Mousa  ben  Ali  Gazan  que  la  chevalerie  désignait  à  son  choix  et  lui 
remit  le  commandement  suprême.  Le  Vizir  veillerait  aux  enrôlements 
et  pourvoirait  les  assiégés  de  vivres  et  de  munitions. 

«  Je  te  confie  le  salut  de  l'Empire,  dit-il.  Avec  l'aide  d'Allah,  nous 
vengerons  les  insultes  faites  à  notre  foi  et  la  mort  de  nos  parents  et  de  nos 
amis.  Victorieux,  nous  oublierons  les  tristesses  de  l'heure  présente.  » 

Dès  lors,  les  Mores  semblèrent  avoir  retrouvé  leur  esprit  mili- 
taire et  l'on  ne  s'occupa  plus  dans  la  cité  que  des  préparatifs  de  résis- 
tance. Les  guerriers  se  groupaient  autour  de  l'héroïque  Mousa  ;  les 
femmes  mêmes  l'acclamaient  quand  il  passait  sur  les  places  publiques. 
Les  portes  de  la  ville  avaient  été  solidement  barricadées  à  l'intérieur  ;  il 
ordonna  de  les  ouvrir  afin  de  faciliter  les  sorties.  Les  corps  de  ses 
soldats  en   seraient   les   uniques  barrières.    Ceux-ci,  cantonnés  dans 

(207) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

une  suite  de  postes,  veilleraient  jour  et  nuit,  prêts  à  fondre  sur  l'ennemi 
à  la  moindre  alerte,  signalée  par  des  vedettes  sans  cesse  aux  aguets. 

Bientôt,  les  guerriers  mores,  non  contents  de  garder  leurs  rem- 
parts, vinrent  audacieusement  défier  dans  leur  camp  les  chevaliers 
chrétiens.  Il  ne  se  passait  pas  de  jour  que  les  assiégés,  du  haut  de 
leurs  tours,  n'admirassent  les  exploits  de  leurs  champions  aux  prises 
avec  des  adversaires  non  moins  braves.  Mousa  encourageait  ces  com- 
bats individuels,  car  il  y  voyait  un  moyen  d'entretenir  le  courage  des 
siens  et  de  les  distraire  des  tristesses  d'un  long  siège.  Ferdinand 
comprit  que  ces  rencontres  fortifiaient  l'âme  des  Mores,  tandis  qu'elles 
coûtaient  parfois  la  vie  à  ses  plus  vaillants  chevaliers.  En  conséquence, 
il  ordonna  de  décliner  tout  défi  personnel.  Les  chefs  musulmans  furent 
doublement  marris  de  cette  interdiction  ;  ils  prétendaient  mourir 
glorieusement,  et  le  monarque  chrétien  ne  songeait  qu'à  épargner 
leur  vie  pour  les  faire  figurer  à  son  triomphe  : 

«  A  quoi  servira  notre  bravoure  !  s'écriaient-ils.  Le  Roi  Ferdinand  n'a  pas 
un  cœur  magnanime.  Il  s'attaque  à  nos  faibles  corps  et  recule  devant  notre 
vaillance  morale  >>. 

Pourtant  les  Mores  assiégés  multipliaient  leurs  sorties  furieuses. 
Le  désespoir  leur  tenait  lieu  d'espérance.  Le  jour,  la  nuit,  Mousa  harce- 
lait l'ennemi,  le  tenait  constamment  sur  le  qui-vive  et  ne  rentrait 
jamais  dans  la  place  sans  y  ramener  des  troupeaux  ou  des  vivres  dont 
il  s'était  saisi.  Afin  d'éviter  les  surprises,  Ferdinand  entoura  le  camp 
de  tranchées  profondes  et  de  murailles  de  pisé  suffisantes  pour  assurer 
sa  sécurité.  Des  rues  tracées  comme  celles  d'une  ville  desservaient  les 
tentes  et  les  baraquements  construits  en  bois. 

Quand  les  travaux  furent  achevés,  on  annonça  la  venue  de  la  Reine. 
Elle  arriva,  accompagnée  de  son  fils  Don  Juan,  des  Infantes  et  suivie 
d'un  cortège  d'évêques,  de  chevaliers,  de  dames  parées  comme 
s'il  se  fût  agi  d'assister  à  une  fête.  Aussitôt,  elle  s'arma,  fit  le  tour  de  la 
place,  examina  la  disposition  des  ouvrages  et  approuva  les  mesures 
qui  avaient  été  prises.  Jusqu'au  soir,  les  Mores  frémissants  enten- 
dirent les  sonneries  des  trompettes  et  les  cris  d'enthousiasme  qui 
signalaient  le  passage  de  la  souveraine.  Les  ballades  du  temps  trahissent 
les  sentiments  provoqués  par  sa  présence  : 

«Dans  un  camp,  sur  les  bords  du  frais  Xenil,  s'agite  une  multitude 
brillante  dont  les  armes  étincellent.  Les  bannières  se  gonflent,  se  tendent  ; 

(208) 


STATUE    DE    FERDINAND    LE    CA.THOUQI   E. 
(Chapelle  funéraire  de  Grenade.) 


Isabelle  la   Grande. 


Pl.  XV11,  page  20S. 


Isabelle   i.a    Grande 


l'I..  XVIII.  PAGE  200. 


LA  PRISE  DE  GRENADE 
de  même  un  étendard  doré.  Le  général  de  cette  armée  est  l'invincible  Ferdi- 
nand. Et  aussi  paraît  la  Reine,  son  épouse,  qui  montre  autant  de  valeur 
et  de  courage  que  le  plus  fier  guerrier.  >> 

L'ardeur  de  Mousa  ne  se  démentait  pas.  Certes  la  guerre  eût  eu  des 
résultats  différents  s'il  en  eût  été  plus  tôt  le  chef. 

«Nous  n'irons  pas  combattre  au  loin,  disait-il,  mais  nous  devons 
défendre  le  sol  que  foulent  nos  pieds.  Quand  nous  l'aurons  perdu,  nous  ne 
serons  plus  un  peuple,  nous  n'aurons  pas  même  un  nom.  » 

Les  défis  individuels  n'étaient  plus  relevés  par  les  chevaliers 
chrétiens  ;  en  vain  les  Mores  venaient-ils  jusqu'aux  limites  du  camp 
insulter  les  Castillans  exaspérés  par  ces  provocations.  Un  jour,  dans 
un  galop  furieux,  un  cavalier  poussa  l'audace  jusqu'à  jeter  sa  lance 
par-dessus  la  palissade.  Elle  se  ficha  en  terre,  devant  la  porte  même 
de  la  tente  royale.  Quand  on  l'arracha,  on  s'aperçut  qu'elle  portait 
une  inscription  insultante  à  l'adresse  de  la  souveraine. 

Ce  fut  un  cri  d'indignation,  une  explosion  de  colère. 

«  Qui  veut  me  suivre  et  venger  cette  offense?  »  s'écrie  un  gentilhomme 
nommé  Fernando  del  Pulgar. 

Des  centaines  de  chevaliers  répondent  à  cet  appel.  Pulgar  en  choisit 
quinze,  renommés  pour  leur  courage  et  connus  pour  leur  force  phy- 
sique. A  l'aube,  la  petite  troupe  sort  du  camp,  longe  en  silence  les 
murs  de  la  ville,  atteint  une  poterne  ouverte  sur  le  Darro  et  surprend 
les  gardes  qui  se  sont  assoupis,  après  une  longue  veille.  Tandis  qu'un 
combat  furieux  s'engage,  le  champion  de  la  Reine  enfonce  les 
éperons  dans  les  flancs  de  son  coursier,  bondit  à  travers  les  rues  de  la 
ville,  atteint  la  grande  mosquée,  s'agenouille,  en  prend  possession  au 
nom  du  Christ  et,  comme  témoignage  de  cette  consécration,  applique 
sur  le  battant  de  la  porte  une  inscription  qu'il  fixe  avec  la  pointe  de 
sa  dague  : 

«  Ave  Maria.  » 

Cet  acte  accompli,  l'héroïque  chevalier  revient  sur  ses  pas,  traverse 
la  foule  des  Mores  surprise  à  la  vue  de  ce  guerrier  chrétien,  rejoint  ses 
compagnons  qui  se  maintiennent  à  la  poterne  au  prix  d'une  lutte 
acharnée,  et  tous  regagnent  le  camp,  fiers  et  heureux  à  la  pensée  de  la 
fureur  des  Musulmans  quand  ils  verront  une  inscription  chrétienne  fichée 
sur  la  porte  de  la  grande  mosquée,  au  cœur  même  de  la  ville 

(209) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Ce  fut  cette  même  mosquée  que  les  Rois,  après  la  prise  de  Grenade, 
transformèrent  en  église  cathédrale.  Aujourd'hui  encore  on  montre 
dans  le  Sacrario  de  l'édifice,  rebâti  sous  Charles  V,  la  petite  chapelle 
sombre,  seul  reste  de  la  construction  primitive,  où  Fernando  del 
Pulgar,  celui  de  l'exploit,  dort  son  dernier  sommeil  près  de  ses  souve- 
rains et  semble  monter  une  garde  éternelle  devant  la  porte  qui  fut 
témoin  de  sa  prouesse. 

Presque  au  lendemain  de  cet  acte  héroïque,  la  famille  royale 
courut  un  grave  danger.  Depuis  son  arrivée,  la  Reine  désirait  monter 
sur  un  point  culminant  d'où  elle  apercevrait  la  ville  et  le  palais  de 
l'Alhambra  dont  elle  avait  entendu  louer  la  magnificence. 

Un  matin,  au  lever  du  soleil,  le  Roi,  la  Reine,  les  Infants,  toute 
la  Cour  sortent  du  camp  au  son  d'une  musique  joyeuse,  enseignes  au 
vent,  et  gravissent  une  hauteur  couronnée  par  le  petit  village  de  Zubia, 
tandis  que  le  Marquis  de  Cadix,  à  la  tête  d'un  gros  de  cavaliers,  prend 
position  dans  la  vallée  située  entre  le  camp  et  le  plateau  de  l'Alhambra 

Dès  la  pointe  du  jour,  les  Mores  avaient  remarqué  une  animation 
inaccoutumée  dans  le  camp  des  Chrétiens.  Lorsqu'ils  aperçurent  une 
troupe  brillante  gravissant  la  hauteur  de  Zubia  et  la  masse  de  la 
chevalerie  castillane  en  bataille  dans  la  vallée,  ils  crurent  que  l'ennemi 
allait  leur  offrir  le  combat  et  n'hésitèrent  pas  à  l'accepter. 

De  la  fenêtre  d'une  maison,  le  Roi  et  la  Reine  considéraient  avec 
admiration  les  murailles  rouges  de  cet  Alhambra  dont  ils  se  flattaient 
d'être  bientôt  les  maîtres,  quand  soudain  ils  voient  sortir  de  la  cité  et 
courir  dans  la  plaine  un  escadron  de  cavaliers  mores  richement  armés, 
aux  panaches  de  couleur  éclatante,  montés  sur  des  coursiers  capara- 
çonnés. C'est  la  fleur  de  la  chevalerie  more  commandée  par  Mousa 
et  Boabdil  en  personne.  A  la  suite  de  cette  troupe  superbe,  des 
fantassins  s'avancent  résolus.  La  Reine  ne  veut  pas  qu'une  goutte  de 
sang  chrétien  soit  la  rançon  de  sa  curiosité.  Elle  envoie  un  émissaire 
au  Marquis  de  Cadix  :  défense  de  répondre  à  un  défi,  défense  d'accepter 
le  moindre  engagement.  Le  Marquis  promet  d'obéir.  Bientôt  il  est 
entouré  de  chevaliers  castillans.  Tous  lui  reprochent  son  inaction  ; 
qu'attend-il  pour  punir  les  Mores  des  insultes  qu'ils  décochent  aux 
Chrétiens,  à  moins  d'une  portée  de  flèche?  Va-t-il  laisser  tomber  la 
famille  royale  aux  mains  de  l'ennemi  ? 

Mais  voici  qu'un  géant  armé  de  pied  en  cap  sort  à  son  tour  de 
la  ville,  suivi  d'un  peuple  en  délire.  Sa  visière  est  baissée,  mais,  à 
sa  stature  et  à  sa  devise,  l'on  reconnaît  un  More  de  Tarifa,  le  plus 
insolent  des  sectateurs  de  l'Islam,  l'auteur  de  l'insulte  faite  à  l'honneur 

(210) 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

de  la  Reine.  Le  colosse  s'avance,  longe  fièrement  les  rangs  des  Chré- 
tiens à  l'allure  difficilement  contenue  d'un  coursier  frémissant  sous 
le  mors.  Et  quelle  n'est  pas  la  rage  des  Castillans  en  voyant  sous  la 
queue  de  l'animal  Y  Ave  Maria  planté  par  Fernando  dcl  Pulgar  sur  la 
porte  de  la  grande  mosquée  !  Celui  de  l'exploit  est  absent. 

Un  jeune  homme,  Garcilaso  de  la  Vega,  gravit  au  galop  la  hauteur 
de  Zubia,  se  jette  aux  pieds  des  Rois  et  les  supplie  de  lui  permettre  de 
venger  le  saint  nom  de  Marie.  Cette  pieuse  requête  ne  saurait  être 
repoussée.  Garcilaso  descend  dans  la  plaine,  coiffe  son  casque  sur- 
monté de  quatre  plumes  noires,  saisit  sa  lance,  s'arme  d'un  bouclier 
flamand  et  défie  le  More  au  milieu  de  sa  course  orgueilleuse. 

Les  deux  armées,  les  Rois,  la  Cour  suivent  d'un  regard  anxieux  le 
drame  héroïque.  Le  More,  très  fort,  habile  à  manier  son  coursier,  mieux 
armé  que  son  adversaire,  le  domine  de  sa  grande  taille.  A  la  première 
rencontre,  les  lances  volent  en  éclats.  Garcilaso,  déplacé  de  sa  selle  par 
la  violence  du  choc,  perd  les  rênes  et  sa  monture  se  donne  libre  carrière. 
Enfin,  il  reprend  sa  position. 

L'épée  à  la  main,  les  adversaires  se  rencontrent  une  seconde  fois. 
Le  More  tourne  autour  du  Castillan  comme  un  vautour  chassant  un 
ramier.  Mais,  si  le  chevalier  chrétien  est  inférieur  à  son  ennemi  comme 
force  et  comme  taille,  il  l'emporte  en  souplesse  et  en  agilité.  Il  échappe 
à  certains  coups  et  pare  les  autres  avec  son  bouclier  à  l'épreuve  des 
meilleures  lames.  Le  sang  ruisselle  sur  les  armures  des  deux  guerriers. 
Croyant  son  adversaire  épuisé  et  comptant  sur  sa  masse  pesante,  le 
More  saisit  corps  à  corps  le  Castillan,  et  tous  deux  roulent  sur  le  sol. 
Déjà  l'Infidèle  pose  son  genou  sur  la  poitrine  du  Chrétien  et  s'apprête 
à  lui  couper  la  gorge  quand,  soudain,  on  le  voit  chanceler  et  tomber 
à  la  renverse.  Tandis  qu'il  levait  le  bras  pour  frapper,  Garcilaso 
lui  a  planté  sa  dague  dans  l'aisselle  et  lui  a  percé  le  cœur. 

«  Ce  fut  une  singulière  et  miraculeuse  victoire,  écrit  Fray  Antonio  Aga- 
pida,  mais  le  chevalier  chrétien  était  soutenu  par  la  cause  sacrée  qu'il 
défendait  et  la  Sainte  Vierge  lui  donna,  comme  à  un  autre  David,  la  force  de 
vaincre  le  champion  gigantesque  des  Infidèles.  » 

Les  lois  de  la  chevalerie  avaient  été  observées  et  pendant  le  combat 
personne  n'avait  cherché  à  intervenir.  Il  était  près  de  midi  ;  le  soleil 
brûlait  les  têtes. 

«  Ne  nous  attardons  pas  à  des  combats  singuliers!  s'écria  Mousa.  Sus  à 
l'ennemi  !  » 

(211) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Assitôt  l'ordre  est  donné  de  canonner  les  hauteurs  de  Zubia,  et  de 
charger  F  avant-garde  chrétienne  qui,  prise  à  l'improviste,  se  replie 
sur  la  bataille  du  Marquis  de  Cadix. 

Les  premiers  boulets  tombés  au  milieu  de  la  maison  royale  avaient 
jeté  la  confusion  parmi  les  courtisans  et  les  dames  d'honneur. 
Devant  le  péril  que  courent  les  Rois,  le  Marquis  de  Cadix  se  considère 
comme  relevé  de  sa  promesse  et  donne  le  signal  de  l'attaque.  <<  Santiago  ! 
Santiago  !  >>  A  la  tête  de  douze  cents  lances,  il  fond  sur  l'ennemi,  et 
arrête  sa  marche  offensive.  Il  était  temps. 

Debout,  près  d'un  bouquet  de  lauriers  à  l'ombre  duquel  ils  avaient 
cherché  un  abri  contre  l'ardeur  du  soleil,  les  Rois  suivaient  avec  une 
angoisse  inexprimable  le  duel  à  mort  engagé  entre  les  champions  de 
la  Croix  et  du  Croissant.  Quand  ils  virent  l'attaque  des  Mores  et  le 
danger  que  couraient  leurs  troupes,  ils  tombèrent  à  genoux  et,  dans 
l'exaltation  d'une  foi  ardente,  ils  supplièrent  la  Vierge  de  protéger 
ses  loyaux  serviteurs  : 

«  Et  l'effet  de  leurs  prières  fut  manifeste,  affirme  le  Cura  de  los 
Palacios,  car,  aussitôt,  la  vaillance  des  Mores  s'éteignit  brusquement.  » 

En  vérité,  les  Musulmans,  habitués  aux  escarmouches,  ne  valaient 
pas  les  Espagnols  dans  une  bataille  rangée.  Une  panique  saisit  l'infan- 
terie. Mousa  essaya  vainement  de  rallier  les  fugitifs  ;  les  uns  cou- 
rurent vers  la  montagne,  d'autres  se  précipitèrent  dans  la  ville  et  y 
jetèrent  une  confusion  affreuse.  Plus  de  deux  mille  Mores  furent  tués, 
écrasés,  blessés  ou  faits  prisonniers.  Les  pièces  d'artillerie  restèrent 
comme  des  trophées  aux  mains  des  vainqueurs.  Pas  une  lance  chré- 
tienne qui,  ce  jour-là,  ne  se  fût  baignée  dans  le  sang  des  Infidèles. 
Malgré  le  succès  qui  couronna  cette  journée,  Isabelle  se  reprochait 
l'origine  d'un  combat  engagé  sans  nécessité.  En  témoignage  de 
reconnaissance,  elle  ordonna  de  bâtir  un  monastère  au  village  de 
Zubia  et  le  plaça  sous  le  patronage  de  saint  François.  L'on  y  montre 
encore  aujourd'hui  le  laurier  centenaire,  descendant  de  celui  qui  abrita 
la  Souveraine  durant  cette  journée  sanglante. 

La  grande  Reine  n'avait  pas  épuisé  les  chances  mauvaises  qu'elle 
devait  courir  dans  cette  campagne,  héroïque  couronnement  d'une 
guerre  de  dix  ans. 

A  l'intérieur  de  l'enceinte  de  terre  bâtie  autour  du  camp  chrétien 
s'élevaient  de  nombreuses  tentes  appartenant  aux  riches   seigneurs 

(212) 


LA   PRISE  DE  GRENADE 

et  aux  nobles  de  service.  La  plupart  d'entre  elles  étaient  ornées  de 
tapisseries  aux  dessins  magnifiques,  pourvues  de  meubles  précieux 
et  surmontées  d'étendards  de  couleur  éclatante  où  se  jouaient  les  vents 
et  les  rayons  du  soleil.  Au  centre  de  cette  métropole  de  soie  et  de 
brocart,  et  la  dominant  comme  un  palais  d'État  domine  des  demeures 
particulières,  s'élevait  un  pavillon  immense,  de  style  oriental,  mis  par 
le  Marquis  de  Cadix  à  la  disposition  de  sa  souveraine.  De  riches  tentures 
le  paraient,  portées  sur  des  colonnes  formées  de  faisceaux  de  lances  et 
réunies  par  des  devises  martiales.  Cette  vaste  et  haute  nef  de  soie 
était  entourée  de  murailles  en  toile  peinte  formant  autour  d'elle  une 
suite  de  pièces  que  séparaient  des  portières.  Un  soir,  comme  la  Reine 
priait  devant  un  autel  portatif,  elle  fut  soudainement  éblouie  par 
un  éclair  de  lumière  et  aussitôt  suffoquée  par  une  épaisse  fumée.  Un 
flambeau,  allumé  imprudemment,  et  placé  près  d'une  draperie,  y  avait 
mis  le  feu.  En  un  instant  la  tente  fut  en  flammes;  Isabelle  se  sauva, 
non  sans  peine.  Sa  première  pensée  fut  pour  le  Roi.  Comme  elle 
courait  vers  sa  tente,  elle  le  rencontra  sur  la  porte  même,  à  peine  vêtu, 
mais  portant  dans  les  bras  son  casque,  sa  cuirasse  et  son  épée. 
Réveillé  en  sursaut  par  des  cris  d'effroi,  il  avait  cru  à  une  attaque 
des  Mores.  Le  prince  Don  Juan,  arraché  de  son  lit,  fut  porté  au  quar- 
tier du  Comte  de  Cabra,  à  l'autre  extrémité  du  camp. 

De  la  tente  royale,  les  flammes  gagnèrent  de  tous  côtés,  trou- 
vèrent un  aliment  nouveau  dans  les  cabanes  de  branchages  pleines 
de  soldats  et  ne  s'arrêtèrent  même  pas  devant  les  palissades  de 
l'enceinte,  pourtant  noyées  dans  la  terre.  Au  matin,  il  ne  restait  rien 
de  la  cité  magnifique  dont  les  couleurs  brillantes  luttaient  la  veille 
avec  la  pourpre  du  soleil  couchant. 

Les  Mores,  croyant  à  quelque  stratagème,  ne  profitèrent  pas  de  la 
confusion  causée  par  ce  désastre.  Quand  ils  connurent  la  vérité,  le 
vaillant  Marquis  de  Cadix  campait  déjà  entre  le  camp  et  la  ville,  à  la 
tête  de  trois  mille  hommes  prêts  à  le  défendre. 

Pour  prévenir  le  retour  d'une  pareille  catastrophe,  attribuée  par 
erreur  à  un  espion  more,  et  afin  de  rendre  le  siège  moins  pénible  s'il 
se  prolongeait  jusqu'à  l'hiver,  les  Rois  décidèrent  d'élever  des  cons- 
tructions solides  et  durables.  Du  jour  au  lendemain,  les  soldats  se 
transformèrent  en  maçons,  et  l'on  n'entendit  plus  dans  l'enceinte  du 
camp  que  le  bruit  de  leurs  travaux. 

La  nouvelle  ville  fut  bâtie  sur  plan  quadrangulaire  et  traversée  par 
deux  larges  rues  se  coupant  au  centre  de  la  place.  A  l'extrémité  de 
chacune  de  ces  voies  s'ouvraient  quatre  portes  flanquées  de  tours  et 

(213) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

défendues  avec  soin.  Les  contingents  de  neuf  villes  ou  provinces 
élevèrent  leurs  quartiers  respectifs  et  les  signalèrent  par  des  inscrip- 
tions. Les  travaux  durèrent  trois  mois.  Quand  ils  furent  achevés,  on 
décida  de  donner  à  la  cité  le  nom  de  la  Reine  ;  mais  Isabelle  refusa 
cet  hommage  pourtant  si  mérité  et  ordonna  de  l'appeler  Santa  Fe 
(Sainte  Foi)  pour  commémorer  la  confiance  inaltérable  en  la  bonté 
divine  qui  avait  soutenu  l'armée  durant  cette  longue  guerre.  Santa 
Fe  existe  encore,  témoignage  quatre  fois  séculaire  de  la  constance  des 
Souverains,  de  la  vaillance  des  grands  du  royaume  et  de  l'obéissance 
généreuse  du  peuple.  Au-dessus  du  portail  de  l'église,  rebâti  en  1773,  on 
remarque  une  banderole  de  parchemin  portant  les  mots  A  ve  Maria  en 
souvenir  de  l'exploit  de  Pulgar  et  du  duel  glorieux  où  Garcilaso  de  la 
Vega  vainquit  le  géant  de  Tarifa. 

Pendant  que  la  moitié  des  troupes  bâtissait,  Ferdinand  et  ses 
chevaliers  ne  restaient  pas  inactifs.  Au  lendemain  de  l'incendie,  et 
comme  pour  couper  court  à  toute  velléité  d'attaque,  ils  se  jetèrent 
sur  les  jardins  merveilleux  situés  le  long  des  murs  d'enceinte  où,  grâce 
à  une  culture  soignée,  les  Mores  se  pourvoyaient  de  fruits  et  de  légumes 
frais.  A  la  suite  de  combats  acharnés,  le  fer  et  le  feu  eurent  raison  de 
ce  dernier  espoir  des  assiégés.  Un  désert  remplaça  ces  paradis  d'abon- 
dance et  de  beauté. 

Déjà  la  famine  et  la  maladie,  fidèles  auxiliaires  des  assiégeants, 
affirmaient  leur  présence  et  frappaient  la  population  de  maux  irré- 
médiables, car  le  blocus  était  étroit  au  point  qu'aucun  approvision- 
nement n'était  entré  dans  la  ville  depuis  plusieurs  mois,  et  la  croisière 
des  galères  castillanes,  tellement  sévère,  qu'aucun  secours  venu  d'Afrique 
n'avait  franchi  la  mer.  Boabdil  s'était  conduit  avec  vaillance;  Mousa, 
toujours  indomptable,  soutenait  encore  le  courage  des  chevaliers, 
mais  les  fantassins,  pauvres  gens  d'habitudes  pacifiques,  étaient 
pris  de  panique  à  chaque  sortie  et  abandonnaient  leurs  chefs,  même 
au  milieu  de  l'action.  C'est  ainsi  que  dans  un  combat,  Boabdil, 
demeuré  seul,  dut  se  dérober  par  la  fuite  aux  coups  des  Castillans.  Il 
avait  tenu  à  rien  qu'il  ne  tombât  une  troisième  fois  aux  mains  des 
Chrétiens. 

Après  une  action  où  il  n'avait  pu  enlever  ses  troupes,  Mousa 
ordonna  de  barricader  à  l'intérieur  les  portes  de  la  ville,  bien  décidé, 
dit-il,  à  ne  plus  tenter  aucune  opération  à  la  tête  de  l'infanterie.  Il 
continuait  pourtant  de  défendre  les  murailles  contre  les  approches  de 
l'ennemi,  entretenait  l'ardeur  des  ingénieurs  et  réconfortait  les  ser- 
vants des  pièces  d'artillerie. 

(214) 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

«  Maintenant,  l'on  n'entendait  plus  résonner  clans  Grenade  les  trom- 
pettes guerrières  ni  les  roulements  entraînants  des  tambours.  La  consterna- 
tion opprimait  les  cœurs.  >> 

Dans  un  conseil  tenu  à  l'Alhambra,  Boabdil  consulta  les  chefs  de 
guerre  qui  s'étaient  signalés  par  leur  bravoure  et  en  qui  le  peuple 
avait  placé  sa  confiance. 

Le  vieil  Abou'l  Cassim  Abdelmelec,  gouverneur  de  la  cité,  chargé 
de  maintenir  l'ordre  depuis  le  commencement  du  blocus,  avoua  sa 
détresse  : 

«  Les  greniers  sont  presque  vides.  Sur  sept  mille  chevaux  de  guerre,  il 
nous  en  reste  à  peine  trois  cents  capables  d'effectuer  une  sortie  ;  les  autres 
ont  été  abattus  et  ont  servi  à  la  nourriture  des  soldats.  La  place  compte 
deux  cent  mille  habitants  ;  autant  de  bouches  affamées.  >> 

Les  principaux  citoyens  parlèrent  à  leur  tour,  et,  comme  à  la  veille 
du  siège,  insistèrent  pour  ouvrir  les  négociations  : 

«  A  quoi  sert  de  prolonger  la  résistance,  alors  que  l'ennemi  peut  continuer 
indéfiniment  le  blocus  et  que  nous  n'avons  à  espérer  aucun  secours?  » 

Boabdil  restait  silencieux.  Longtemps  il  avait  attendu  l'aide  du 
Sultan  d'Egypte  ou  des  princes  barbaresques  ;  il  comprenait  main- 
tenant la  vanité  de  son  espoir.  Seul,  le  vaillant  Mousa  essaya  de  pro- 
tester encore  et  proposa  une  suprême  sortie,  préférant,  disait-il, 
tomber  parmi  les  morts  en  défendant  Grenade  que  signer  la  capi- 
tulation. Ces  nobles  paroles  restèrent  sans  écho.  Le  courage  était 
mort.  Boabdil,  interprète  du  sentiment  général,  envoya  le  vénérable 
Abou'l  Cassim  Abdelmelec  au  camp  des  Rois  avec  mission  de  rendre 
la  ville. 

Ferdinand  et  Isabelle  reçurent  le  vieillard  avec  honneur  et  char- 
gèrent Gonzalve  de  Cordoue  et  Fernand  Zafra,  leur  secrétaire,  de  traiter 
avec  lui.  Gonzalve  parlait  très  bien  l'arabe  et,  par  sa  vaillance  et  son 
intelligence,  avait  déjà  conquis  la  confiance  de  ses  maîtres.  Les  con- 
ditions furent  relativement  douces  :  Ferdinand  tenait  à  ménager 
l'incomparable  cité  tombée  intacte  en  son  pouvoir. 

«  Toute  attaque  serait  suspendue  pendant  soixante  jours  et  si,  durant 
•cette  période,  aucun  secours  étranger  n'était  parvenu  aux  Mores,  Boabdil 
rendrait  la  place. 

Isabelle  la  Grande.  (215)  *5 


ISABELLE  LA   GRANDE 

«  Les  captifs  chrétiens  seraient  libérés  sans  rançon. 

«  Boabdil  et  ses  chevaliers  prêteraient  serment  de  fidélité  aux  Rois  vain- 
queurs  et  recevraient  en  échange  des  territoires  situés  dans  les  Alpujarras. 

«Les Mores  grenadins  devenus  sujets  des  Rois  d'Espagne  conserveraient 
leurs  armes  et  leurs  chevaux,  garderaient  leurs  biens  meubles,  mais  livre- 
raient l'artillerie.  L'exercice  de  la  religion,  l'administration  des  cadis, 
l'application  des  lois  musulmanes  seraient  accordés  ou  maintenus  sous  la 
surveillance  d'un  gouverneur  chrétien. 

«  Durant  trois  années  considérées  comme  nécessaires  à  la  remise  en  cul- 
ture des  terres  dévastées,  les  Mores  seraient  dispensés  de  tout  impôt  ; 
ensuite,  ils  acquitteraient  les  tributs  qu'ils  payaient  auparavant  aux  Rois 
mores. 

«  S'il  en  était  parmi  les  Grenadins  qui  voulussent  passer  en  Afrique, 
durant  un  délai  de  trois  ans  ils  seraient  transportés  gratuitement  et  débar- 
qués dans  un  port  à  leur  choix. 

«  Quatre  cents  otages,  choisis  parmi  les  membres  des  grandes  familles, 
répondraient  des  engagements  pris  par  Boabdil.  » 

Encore  Mousa  essaya  de  ranimer  une  ardeur  éteinte,  moins  par  la 
crainte  de  la  mort  que  par  la  certitude  de  la  défaite.  Il  n'y  réussit  pas. 
C'était  écrit.  Désespéré,  il  revêtit  sa  plus  lourde  armure  de  bataille, 
mnota  sur  son  meilleur  coursier,  sortit  par  la  porte  d'Elvire,  et 
jamais  on  ne  le  revit. 

Il  semble  qu'après  s'être  attaqué  à  quelques  chevaliers  chrétiens, 
et  sur  le  point  d'être  pris,  il  se  jeta  dans  le  Xenil  où,  entraîné  par  le 
poids  de  ses  armes,  il  coula  au  milieu  du  chenal.  Mort  digne  d'un  tel 
héros  ! 

L'acte  de  capitulation  conditionnel,  dont  l'original  figure  dans 
les  archives  de  Simancas,  fut  signé  à  Santa  Fe  le  25  novembre  1491.  Les 
assiégés  avaient  espéré  quelque  allégement  à  leurs  souffrances,  mais, 
avec  sa  prudence  habituelle,  Ferdinand  ne  diminua  pas  la  sévérité 
du  blocus  et  multiplia  sur  la  mer  les  croisières  des  galères  royales. 

Au  surplus,  les  Mores  d'Afrique,  déchirés  par  des  luttes  intestines, 
absorbés  par  leurs  querelles  personnelles,  n'auraient  pu  intervenir, 
alors  même  qu'ils  en  eussent  eu  le  dessein.  Puis  les  temps  glorieux 
des  Almoravides  et  des  Almohades  étaient  révolus.  Aucun  effort  ne 
fut  tenté  pour  secourir  Grenade. 

On  était  au  vingtième  jour  de  décembre.  Plus  d'un  mois  s'était 
écoulé  dans  une  attente  vaine.  Boabdil  résolut  d'abréger  le  délai  fixé 
pour  la  capitulation  définitive.  De  concert  avec  son  conseil,  il  envoya 
le  Grand  Vizir  communiquer  aux  Rois  ses  intentions. 

(216)       . 


i 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

L'Ambassadeur  fut  accueilli  avec  la  joie  la  plus  vive.  Des  com- 
plots se  tramaient  dans  la  ville,  le  Roi  More  était  plutôt  le  prisonnier 
du  peuple  que  son  souverain  ;  resterait-il  longtemps  en  mesure  de 
tenir  sa  parole?  La  décision  mettait  un  terme  aux  anxiétés  des  Souve- 
rains espagnols.  En  secret,  ils  ordonnèrent  les  préparatifs  du  grand 
acte  qui  consommait  la  chute  de  l'Empire  more  et  couronnait  l'œuvre 
glorieuse  de  leur  vie  guerrière.  La  remise  des  palais  de  l'Alhambra 
fut,  d'un  commun  accord,  fixée  au  2  janvier  1492. 

Dès  lors,  un  morne  désespoir  régna  dans  la  cité  royale.  Les  gémis- 
sements des  femmes  et  les  regards  farouches  des  chevaliers  au  désespoir 
inspirèrent  aux  poètes  des  lamentations  qu'ils  n'avaient  même  plus 
le  courage  de  chanter  : 

«Belle  Grenade,  comme  ta  gloire  s'est  évanouie!  Le Birrambla n'entend 
plus  le  long  écho  des  trompettes  ou  les  galops  et  les  piétinements  des  cour- 
siers. Où  sont  les  jeunes  nobles,  ardents  à  courir  aux  tournois  et  à  briser  dans 
leurs  prouesses  les  lances  de  roseaux?  Hélas  !  la  fleur  de  la  chevalerie  gît 
abaissée,  prête  à  partir  pour  la  terre  étrangère  !  La  douce  voix  des  luths  ne 
s'entend  plus  dans  les  rues  en  deuil,  la  vivante  castagnette  est  silencieuse 
sur  la  montagne,  et  la  gracieuse  danse  de  la  Zambra,  on  ne  la  voit  plus  danser 
sous  les  bosquets  détruits.  Regarde,  l'Alhambra  est  désolé.  En  vain  l'oranger 
et  le  myrte  embaument  de  leurs  parfums  ses  chambres  soyeuses  ;  en  vain 
le  rossignol  chante  dans  leurs  branches  ;  en  vain  les  salles  de  marbre  sont 
rafraîchies  par  le  murmure  des  fontaines  et  le  gai  bouillonnement  des  ruis- 
seaux. Hélas!  la  splendeur  du  Roi  ne  brille  plus  dans  ses  palais,  la  lumière 
de  l'Alhambra  s'est  éteinte  pour  jamais  !  » 

A  ces  lamentations,  se  mêlait  le  bruit  des  serviteurs  affairés, 
allant  de  salle  en  salle,  détachant  des  murailles  les  tentures  pré- 
cieuses, roulant  les  tapis  de  soie,  emballant  les  amphores,  les  bassins 
d'or,  les  fontaines  d'émail,  les  joyaux  et  les  armes  de  Damas  qu'on 
chargeait  à  mesure  sur  les  bâts  des  mulets. 

Avant  l'aurore  du  jour  maudit,  une  longue  caravane  s'ébranla, 
gagna  une  poterne  ouverte  sur  un  quartier  peu  habité  et  franchit 
l'enceinte  extérieure.  Entourées  de  leurs  servantes,  s'en  allaient  la 
hautaine  Aïcha,  mère  de  Boabdil,  Zouraiya,  favorite  du  Monarque,  et 
les  femmes  du  harem  que  le  prince  déchu  voulait  dérober  aux  regards 
profanateurs  des  infidèles. 

Quand  les  portes  se  furent  refermées  sur  elles,  les  exilées  n'étouf- 
fèrent plus  leur  douleur.  Les  sanglots  semblaient  rythmer  la  marche 
des  montures  et  les  pleurs  roulaient  des  joues  fraîches  ou  flétries  sur 

(217) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

les  vêtements  de  deuil.  Le  convoi,  suivi  d'une  poignée  de  vétérans  et 
d'eunuques  prêts  à  donner  leur  vie  pour  la  défense  de  la  famille  de 
leur  maître,  longea  la  rive  du  Xenil,  s'engagea  sur  l'étroit  chemin 
des  Alpujarras  et,  parvenu  à  un  village  d'où  l'on  apercevait  encore 
les  murailles  de  la  Ville  Rouge,  il  s'arrêta.  Les  fugitifs  devaient  attendre 
en  ce  lieu  l'arrivée  de  Boabdil. 

Tandis  qu'à  l'Alhambra  régnait  la  désolation,  les  Chrétiens  s'aban- 
donnaient à  la  joie.  Dès  l'aube,  un  corps  de  chevaliers  en  somptueux 
appareil  se  dirigea  vers  la  porte  des  Moulins  qui  donnait  accès  dans 
l'Alhambra,  car  le  traité  de  capitulation  interdisait  aux  vainqueurs  de 
faire  leur  entrée  par  les  rues  de  la  ville.  Quand  la  petite  troupe  eut  gravi 
la  montagne  des  Martyrs  et  atteint  le  plateau  où  se  dressait  le  palais, 
elle  rencontra  Boabdil  escorté  de  quelques  fidèles  : 

«  Allez,  seigneur,  dit  le  monarque  vaincu  au  chef  du  détachement  ; 
prenez  possession  de  ces  forteresses.  Allah  les  a  livrées  à  votre  maître  en 
punition  des  péchés  des  Mores.  » 

Puis,  sans  hâter  ni  ralentir  le  pas,  très  digne  dans  le  malheur,  le 
dernier  Roi  de  Grenade  descendit  l'escarpement  que  les  vainqueurs 
venaient  de  gravir. 

Ferdinand  l'attendait  à  l'ermitage  de  Saint-Sébastien.  A  sa  vue, 
le  vaincu  voulut  mettre  pied  à  terre,  mais,  selon  sa  coutume  en  pareil 
cas,  le  Roi  d'Espagne  ne  permit  pas  qu'il  lui  baisât  la  main,  et  l'infor- 
tuné toucha  seulement  du  front  le  bras  qui  lui  avait  ravi  le  trône. 

Isabelle  suivit  l'exemple  magnanime  donné  par  son  époux.  Com- 
patissante envers  celui  qu'elle  combattait  depuis  dix  ans,  elle  lui 
rendit  le  fils  gardé  comme  otage  et  resté  entre  ses  mains  depuis  1483. 
Le  père  et  l'enfant  s'étreignirent  longuement  et  trouvèrent  un  réconfort 
dans  leur  tendresse  mutuelle. 

Boabdil  remit  à  Ferdinand  les  clés  de  la  cité  : 

«  Ces  clés  sont  les  dernières  reliques  de  l'Empire  arabe  en  Espagne.  Elles 
sont  tiennes,  ô  Roi.  A  toi  nos  trophées,  notre  royaume  et  notre  personne  ! 
Telle  est  la  volonté  de  Dieu  !  Montre  désormais  la  clémence  que  tu  as 
promise  et  que  nous  attendons  de  toi.  » 

Le  cœur  débordant  d'une  joie  sans  pareille,  et  cependant  modeste 
dans  le  triomphe,  Ferdinand  répondit  avec  une  apparente  sérénité  : 

«  Ne  doute  pas  de  notre  promesse  ;  notre  amitié  te  rendra  la  prospérité 
dont  la  fortune  des  armes  t'a  privé.  >> 

(218) 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

Ferdinand  tendit  alors  les  clés  à  Isabelle.  De  ses  mains,  elles  pas- 
sèrent dans  celles  du  Prince  Don  Juan  et. furent  ensuite  confiées  au 
Comte  de  Tendilla,  nommé  Capitaine  Général  et  Gouverneur  de  Gre- 
nade en  récompense  de  ses  exploits. 

Silencieux,  Boabdil  s'était  éloigné.  Il  s'engagea  sur  le  chemin 
suivi  par  sa  famille  quelques  heures  auparavant  et  qui  conduisait 
à  Porchena,  sa  nouvelle  résidence.  A  deux  lieues  de  distance,  il  attei- 
gnit une  brisure  du  roc  d'où  l'on  apercevait  au  loin  Grenade.  Jamais 
la  cité  more  n'était  apparue  si  belle,  sous  les  rayons  d'un  soleil  ardent 
qui  dorait  les  tours  de  défense  comme  pour  mieux  détacher  leurs 
formes  puissantes  sur  un  ciel  d'un  bleu  profond.  Par  instants,  la  brise 
apportait  les  échos  des  trompettes  guerrières  et  les  ondes  sonores  des 
cymbales  triomphantes.  La  campagne  dévastée  n'avait  point  de 
verdure,  mais  les  exilés  se  souvenaient  combien  elle  avait  été  féconde  ; 
un  printemps  suffirait  à  lui  rendre  sa  parure  fleurie.  Boabdil  contem- 
plait Grenade.  Un  coup  de  canon,  signalé  par  une  épaisse  fumée  et 
un  fracas  suivi  de  longues  résonances,  annonça  que  la  place  était 
occupée'par  ses  maîtres  nouveaux.  Alors,  la  douleur  étreignit  le  cœur 
du  More  et  d'abondantes  larmes  jaillirent  de  ses  yeux.  Sa  mère,  de 
qui  la  force  d'âme  ne  s'était  jamais  démentie  et  qui,  par  son  habileté, 
lui  avait  obtenu  cette  royauté  dont  il  avait  fait  un  si  mauvais  usage, 
sa  mère  ne  put  contenir  son  indignation  : 

«  —  Tu  as  raison  de  pleurer  comme  une  femme  cet  Empire  que  tu  n'as 
pas  su  défendre  comme  un  homme. 

«  —  Hélas!  s'écria  l'infortuné,  quelle  adversité  fut  jamais  comparable  à 
la  mienne  !  » 

Le  site  témoin  de  cette  scène,  et  du  haut  duquel  Boabdil  jeta  un 
dernier  regard  sur  les  palais  de  ses  ancêtres,  porte  encore  un  nom 
qui  rappelle  ce  souvenir  cruel  :  <<  Le  dernier  soupir  du  More  >>. 

Désormais  Boabdil  ne  sera  plus  qu'une  ombre,  un  fantôme  de  roi. 
Sans  cesse  il  comparait  sa  déchéance  actuelle  à  sa  splendeur  passée  ; 
sans  cesse  au  milieu  d'une  montagne  âpre  et  sauvage,  il  pensait  à  la 
belle  Grenade.  Incapable  de  supporter  une  pareille  vie,  il  finit  par 
échanger  une  humble  souveraineté  contre  80  000  écus  d'or.  Au  dire 
de  certains  chroniqueurs,  cette  transaction  aurait  été  consentie  à  son 
insu  et  il  l'aurait  connue  seulement  à  l'heure  où  les  mules  chargées 
de  la  somme  payée  par  les  Rois  entraient  dans  sa  demeure.  Ferdinand 
s'était  hâté  d'acheter  le  départ   d'un  prince  dont  la  présence  en 

(219) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Espagne  lui  était  un  sujet  constant  d'inquiétude.  Qu'un  vent  de 
révolte  vînt  à  souffler  parmi  les  Mores,  et  ils  trouveraient  tout  de 
suite  un  chef.  Ses  appréhensions  n'étaient  point  vaines  ;  l'avenir 
devait  le  prouver. 

En  apprenant  qu'il  avait  été  victime  d'un  indigne  marché,  Boabdil 
serait  entré  dans  une  rage  folle  et  il  eût  coupé  la  tête  du  négocia- 
teur, si  on  ne  l'eût  arraché  à  sa  fureur.  Mais  il  était  incapable  d'une 
rancune  durable  et,  le  fait  accompli,  il  se  résigna.  Quatre  ans  après  la 
chute  de  Grenade  on  le  retrouve  installé  à  la  cour  du  Sultan  de  Fez, 
son  parent.  Finalement  il  périt  dans  une  de  ces  rencontres  fréquentes 
à  cette  époque  entre  les  princes  marocains  (1536). 

Un  portrait  conservé  au  Généralité,  et  dont  l'origine  ne  saurait 
être  mise  en  doute,  le  représente  avec  un  visage  doux  et  beau,  des 
cheveux  blonds  et  un  teint  clair.  La  tête  est  coiffée  d'un  bonnet  de 
velours  surmonté  d'une  couronne;  la  robe  est  jaune  d'or  relevée  de 
velours  noir.  D'après  les  proportions  de  son  armure  conservée  à 
l'Armeria  Real  de  Madrid  et  les  formes  d'une  tunique  de  velours 
rouge  qu'on  dit  lui  avoir  appartenu,  on  peut  juger  qu'il  était  de  belle 
taille. 

Boabdil  s'était  éloigné.  Alors  les  Rois,  doutant  encore  de  leur 
bonheur,  connurent  une  angoisse  extrême.  Avec  une  impatience 
fébrile,  les  yeux  ne  quittant  pas  l'Alhambra,  ils  attendaient  l'appari- 
tion d'un  signal  sur  la  tour  de  l'Hommage.  Le  temps  durait,  et  Fer- 
dinand, toujours  défiant,  se  demandait  si  son  avant-garde  n'était 
pas  tombée  dans  quelque  embuscade  préparée  par  les  Mores  après 
le  départ  de  leur  Prince. 

Soudain  les  visages  s'illuminèrent  et  un  cri  de  triomphe  s'échappa 
de  toutes  les  poitrines.  La  croix  d'argent  plantée  par  l'Évêque  d'Avila, 
Fernando  de  Talavera,  brillait  au  sommet  de  la  tour  de  la  Vêla. 
A  ses  côtés  s'éleva,  presque  au  même  moment,  l'étendard  de  Saint- 
Jacques  acclamé  avec  enthousiasme  :  <<  Santiago  !  Santiago  !  >>  Enfin 
parut,  triomphante  à  son  tour,  la  bannière  royale  : 

«  Castille  !  Castille  pour  le  Roi  Ferdinand  et  la  Reine  Isabelle  !  » 

Dans  leur  reconnaissance  envers  Dieu,  les  Rois  étaient  tombés 
à  genoux.  Certes  Ferdinand  n'avait  ni  le  cœur  sensible  ni  l'âme 
poétique  ;  cependant,  exalté  par  son  enthousiasme,  il  improvisa  un 
hymne  auquel  les  chœurs  de  la  chapelle  royale  répondirent  par  un  Te 
Deum  solennel. 

(220) 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

Les  prélats,  les  nobles,  les  chevaliers  s'étaient  précipités  aux 
pieds  d'Isabelle  ;  ils  baisaient  ses  mains  avec  transport,  avec  ferveur, 
ils  lui  rendaient  hommage  comme  souveraine  du  royaume  de  Gre- 
nade. Cette  heure  inoubliable  récompensait  la  grande  Reine  d'un 
labeur  surhumain,  du  sacrifice  des  belles  années  de  sa  jeunesse,  d'une 
persévérance  rare  même  chez  un  monarque  digne  de  ce  nom.  Quand 
l'émotion  fut  un  peu  calmée,  le  cortège  triomphal  se  remit  en  marche 
au  son  des  trompettes,  des  cymbales,  des  cloches  et  des  coups  de 
canon  dont  le  fracas  apprit  à  la  population  la  fin  de  ses  épreuves. 
Les  Rois  s'avançaient  dans  un  appareil  pompeux,  rayonnants  de  joie, 
élevés  au  rang  des  dieux  par  l'adoration  de  leurs  sujets. 

Comme  ils  approchaient  de  l'Alhambra,  ils  rencontrèrent  une 
procession  d'êtres  faméliques  dont  le  dénuement  et  la  misère  con- 
trastaient avec  la  somptuosité  de  leur  escorte.  C'étaient  cinq  cents 
prisonniers  chrétiens  qui,  depuis  des  années,  gémissaient  dans  les 
geôles  de  Grenade  ou  étaient  employés  aux  plus  vils  travaux.  Hâves, 
les  cheveux  et  la  barbe  tombant  jusqu'à  la  ceinture,  traînant  encore 
des  chaînes  pesantes,  ils  criaient  leur  joie  en  versant  des  larmes.  Le 
Roi  accueillit  avec  commisération  ces  martyrs  de  la  guerre  ;  la  Reine 
les  réconforta,  les  secourut  de  ses  propres  mains  et  ordonna  de  les 
faire  défiler  sur  le  front  de  l'armée  victorieuse. 

Pendant  que  les  Rois  entraient  à  l'Alhambra  et  s'asseyaient  dans 
la  salle  de  Justice,  où,  durant  si  longtemps,  on  avait  appliqué  la  loi 
du  Koran,  trois  mille  cavaliers  et  une  nombreuse  troupe  de  fantassins 
prenaient  possession  de  la  ville  sans  rencontrer  aucun  obstacle 
sérieux. 

Le  6  janvier,  jour  de  l'Epiphanie,  Ferdinand  et  Isabelle  firent  leur 
entrée  solennelle  dans  Grenade. 

«  Le  Roi  et  la  Reine  ressemblaient  à  des  immortels.  » 

Le  cortège  se  rendit  à  la  grande  mosquée  convertie  en  église, 
celle-là  même  dont  Fernando  del  Pulgar  avait  pris  possession  au  nom 
du  Christ  et  de  la  Vierge  quelques  mois  auparavant. 

«  Rien,  écrit  Fray  Antonio  Agapida,  n'égalait  la  reconnaissance  de 
Ferdinand  envers  le  Dieu  qui  lui  avait  donné  la  force  de  détruire  l'Empire 
more,  d'anéantir  jusqu'au  nom  d'une  race  abhorrée  et  de  remplacer  par  la  croix 
le  croissant  précipité  dans  la  poussière.  Dans  sa  ferveur,  il  supplia  le  Ciel  de 
lui  continuer  ses  grâces  et  d'assurer  son  triomphe  perpétuel,  à  jamais.  » 

(221) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

En  écoutant  cette  prière  enflammée,  d'une  ardeur  magnifique, 
l'on  sentit  que  le  Monarque  s'abandonnait  dans  la  sincérité  de  son 
âme.  C'était  rare. 

La  cérémonie  terminée,  les  Rois  et  leur  suite  gagnèrent  l'Alhambra 
où  ils  s'installèrent,  et  ce  fut  à  qui  admirerait  le  magnifique  palais 
dont  on  avait  ouï  conter  tant  de  merveilles. 

La  réalité  surpassait  toutes  les  descriptions.  L'Alhambra  appa- 
raissait aux  regards  ravis  comme  un  diadème  posé  sur  une  tête  superbe. 
Avec  ses  cours,  ses  portiques,  ses  bassins,  ses  fontaines,  ses  salles  aux 
riches  couleurs,  ses  stucs  ciselés  et  dorés,  ses  faïences,  ses  frises  où  se 
déroulaient  les  professions  de  foi  musulmanes  :  <<  Allah  seul  est  Dieu  », 
<<  Dieu  est  vainqueur  >>;  avec  ses  jardins  d'orangers,  ses  bosquets  de 
myrtes,  ses  vues  incomparables  sur  la  Sierra  Nevada,  il  était  le 
témoignage  vivant  de  la  grandeur  et  de  la  richesse  des  Mores.  Sa 
décoration  fastueuse  répondait  à  l'apogée  de  cet  art  dont  les  Musul- 
mans avaient  hérité  des  Persans  et  qu'ils  avaient  importé  en  Espagne 
au  début  de  la  conquête,  puis  sous  les  règnes  des  Omeiyades,  et 
approprié  au  climat  avec  une  entente  admirable  des  joies  de  la  vie  et 
du  plaisir  des  yeux. 

Pierre  Martyr  décrit  avec  enthousiasme  le  palais  où  il  entra  des 
premiers  et  achève  ainsi  sa  peinture  : 

«  L'Alhambra,  dieux  immortels  !  Quel  palais,  ô  prince  de  l'Église  !  Sois 
assuré  qu'il  est  unique  sur  la  surface  de  la  terre  !  » 

Une  vieille  chronique  belge,  écrite  dix  ans  plus  tard,  témoigne  d'une 
égale  admiration.  Elle  est  l'œuvre  du  chevalier  de  Lalaing,  seigneur 
de  Montigny,  venu  en  Espagne  à  la  suite  de  son  maître  Philippe  le 
Beau  et  autorisé  à  visiter  l'Andalousie  avant  de  rentrer  en  Flandre  : 

«  Le  lundi  19  septembre  1502,  mon  compagnon  et  moi  visitâmes  la  cité 
assise  sur  un  plateau.  Du  côté  de  Santa  Fé,  où  était  le  camp  des  Rois 
d'Espagne,  le  pays  est  plat  et  assez  fertile.  La  ville  est  très  grande.  Les  mai- 
sons sont  petites.  Voilà  pourquoi  le  Roi  et  la  Reine  ordonnèrent  de  les 
démolir  et  de  les  reconstruire  plus  grandes,  à  la  manière  d'Espagne.  Chaque 
maison  a  sa  fontaine.  Limitant  la  ville,  il  y  a  une  muraille  qui  la  sépare 
d'une  autre  ville  nommée  YAlbaicin...  Là,  on  voit,  près  du  Zacatin  et  de 
YAlbaiceria,  des  églises  d'un  style  moresque  assez  belles  qu'on  appelait 
mosquées  quand  elles  appartenaient  aux  Musulmans  et  où  se  trouvent  plu- 
sieurs files  de  colonnes.  Les  femmes  se  plaçaient  d'un  côté  et  les  hommes  de 
l'autre  pendant  que  leurs  prêtres  célébraient  l'office  de  Mahomet.  La  Reine  a 

(222) 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

converti  ces  mosquées  en  églises.  La  première  et  la  principale  est  celle  de 
Notre-Dame  ;  la  seconde  est  celle  de  Sainte-Croix  où  se  trouve  le  siège 
archiépiscopal.  Plusieurs  autres  sont  sous  le  vocable  de  divers  saints  ou 
saintes. 

«  Le  mardi  20,  nous  visitâmes  le  château  de  l'Alhambra,  guidés  par  un 
chevalier  originaire  de  Bohême,  lieutenant  du  Comte  de  Tcndilla  qui  comman- 
dait la  forteresse  et  gouvernait  la  province  de  Grenade. 

«  L'Alhambra  est  situé  sur  une  montagne  qui,  à  l'une  de  ses  extrémités, 
domine  la  ville.  Il  est  très  vaste  et  ressemble  à  une  petite  ville.  Al'intérieur, 
il  se  compose  de  deux  corps  de  bâtiments  dont  l'un  s'appelle  le  quartier  des 
Lions  à  cause  d'une  fontaine  située  au  milieu  d'une  cour  carrée,  dallée  de 
marbre  blanc.  Par  la  gueule  de  douze  lions  sculptés  dans  la  même  matière 
s'écoule  l'eau  de  la  fontaine.  C'est  une  œuvre  bien  faite.  Là  se  trouvent 
six  orangers  qui  préservent  de  la  chaleur  du  soleil  et  sous  lesquels  il  fait 
toujours  frais.  Autour  de  cette  cour  régnent  des  galeries  dallées  de  marbre 
blanc.  Les  habitations  qui  s'ouvrent  sur  ces  galeries  sont  dallées  de  la  même 
manière  ;  on  y  voit  des  dalles  de  dix  à  douze  pieds  de  long  sur  six  ou  sept  de 
large.  Chaque  habitation  a  sa  fontaine  jaillissante  au  milieu,  avec  son 
bassin  pour  recueillir  les  eaux,  et  rien  n'est  plus  frais.  Elles  sont  toutes  ali- 
mentées par  la  fontaine  de  la  cour. 

«  A  l'une  des  extrémités  de  cette  cour,  dans  une  grande  salle  dont  le  dallage 
était  aussi  de  marbre  blanc,  le  Roi  more  venait  se  coucher  d'ordinaire  pour 
être  plus  fraîchement.  Il  faisait  mettre  sa  couche  à  une  extrémité  de  la 
salle  et  celle  de  la  Reine  à  l'autre  bout.  Sur  le  plafond  de  cette  salle  sont 
peints  au  naturel  les  rois  de  Grenade  depuis  un  temps  reculé. 

«De  l'autre  côté  du  bâtiment  se  trouve  un  beau  petit  jardin  dallé  de 
marbre  blanc,  travaillé  le  mieux  qu'il  est  possible  de  voir.  Il  y  a  au  milieu 
un  superbe  bassin  où  vivent  des  poissons.  Il  y  a  là  aussi  des  habitations 
disposées  comme  les  autres,  dont  les  plafonds  sont  excessivement  dorés  et 
sculptés.  Les  bains  sont  situés  dans  cette  partie  de  l'édifice  et  sont  éga- 
lement dallés  de  marbre  blanc. 

«  Le  Roi  more  y  faisait  venir  pour  son  plaisir  et  son  délassement  une 
multitude  de  femmes. 

«  Et  pour  construire  ces  œuvres  exquises,  le  Roi  more  tirait  ses  marbres 
d'Afrique,  d'outre-mer  et  de  fort  loin. 

«  En  somme,  c'est  un  des  plus  beaux  sites  qu'il  y  ait  sur  la  terre,  et  je 
crois  qu'il  n'y  a  pas  un  roi  chrétien,  quel  qu'il  soit,  qui  puisse  se  dire  aussi 
bien  logé  pour  son  plaisir. 

«  Un  peu  plus  haut  que  le  château  en  question,  sur  ladite  montagne, 
s'étend  un  jardin,  appelé  le  Généralife,  le  plus  beau  parmi  les  beaux  et 
le  mieux  travaillé  de  tous.  Il  est  rempli  d'arbres  étrangers  d'une  innombra- 
ble variété  de  feuillage  sous  lesquels  jaillissent  des  fontaines.  A  son  extré- 
mité s'élève  un  corps  d'habitation  très  joli  et  bien  disposé  avec  ses  plafonds 
bien  travaillés  et  dorés  à  la  manière  moresque.  » 

(223) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

On  peut  juger,  d'après  ces  pages,  de  l'impression  que  dut  éprouver 
celui  qui  les  a  écrites.  Pour  qu'une  pareille  vision  émût  ainsi  un 
homme  du  Nord,  il  fallait  qu'elle  fût  d'une  splendeur  incom- 
parable. 

La  chute  de  l'Empire  des  Mores  eut  un  immense  retentissement. 
Aux  yeux  du  monde  chrétien,  elle  compensa  dans  une  certaine  mesure 
la  perte  de  Constantinople  tombée  aux  mains  des  Turcs  quelque 
quarante  ans  auparavant  (1453).  Rome,  la  première,  célébra  ce  glo- 
rieux événement  par  une  procession  solennelle  où  figuraient  les 
Cardinaux  accompagnés  de  la  cour  pontificale.  Des  réjouissances  pu- 
bliques succédèrent  aux  fêtes  religieuses. 

En  Angleterre,  Henri  VII  éprouva  une  joie  d'autant  plus  vive 
qu'il  entrevoyait  dans  les  Rois  de  Castille,  devenus  puissants,  des 
alliés  précieux  contre  le  Roi  de  France. 

«  A  quelque  temps  de  là,  écrit  Lord  Bacon,  un  contemporain,  arrivèrent 
des  lettres  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  Roi  et  Reine  d'Espagne,  annonçant  la 
conquête  définitive  de  Grenade  sur  les  Mores,  laquelle  action  est  en  elle- 
même  très  noble.  Le  Roi  Ferdinand,  dont  l'habitude  était  de  ne  jamais  prati- 
quer aucune  vertu  sans  le  montrer,  avait  longuement  décrit  la  campagne  et 
développé  les  incidents  avec  toutes  les  particularités,  points  et  cérémonies 
qui  furent  observés  dans  la  reddition  de  la  cité,  montrant,  entre  autre  chose, 
qu'il  n'avait  jamais  voulu  entrer  en  personne  dans  la  ville  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  vu  la  croix  plantée  sur  la  plus  haute  tour  de  Grenade  devenue  ainsi  terre 
chrétienne,  et  comment,  avant  d'entrer,  il  avait  rendu  hommage  à  Dieu  et 
annoncé,  par  la  voix  d'un  héraut  monté  au  sommet  d'une  tour,  qu'il  recon- 
naissait avoir  recouvré  ce  royaume  avec  l'aide  de  Notre  Seigneur,  de  la 
glorieuse  Vierge,  du  vertueux  apôtre  saint  Jacques,  du  Saint-Père  et  les 
services  de  ses  prélats  nobles  et  vassaux... 

«Le  Roi  Henri  VII,  qui  toujours  voulait  prendre  part  dans  le  chœur  des 
gens  qui  accomplissaient  de  belles  actions,  et  qui  naturellement  avait  de 
l'affection  pour  le  Roi  d'Espagne,  autant  qu'un  roi  peut  en  affectionner  un 
autre,  partie  pour  ses  vertus,  partie  pour  le  contrepoids  qu'il  offrait  vis-à-vis 
de  la  France,  envoya,  dès  la  réception  de  cette  lettre,  tous  les  nobles  et  pré- 
lats de  la  Cour,  avec  le  Maire,  les  Aldermen  de  Londres,  en  grande  solennité 
à  l'église  Saint-Paul  pour  entendre  la  déclaration  du  Lord  Chancelier,  mainte- 
nant Cardinal... 

«  Il  y  avait  bien  longtemps,  dit  ce  dernier,  que  les  Chrétiens  n'avaient 
gagné  des  territoires  nouveaux  sur  les  Infidèles  ni  élargi  ni  reculé  les  limites 
du  monde  chrétien.  Cet  acte  vient  d'être  accompli,  grâce  à  la  vaillance  et  à  la 
dévotion  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  souverainsd'Espagne,qui,à  leur  éternel 
honneur,  ont  recouvré  le  grand  et  riche  royaume  de  Grenade  et  pris  aux  Infi- 

(224) 


i.i.  Laurent. 


GRENADE    :      LA    COUR    DES    LIONS    A    LALHWIRi'V. 


ISABELl.I:    LA     G.'AN.)  E. 


l'L.    XIX.    PAGE    224. 


CHRISTOPHE     COLOMB. 

(D'après  un  portrait  conserve' au  Musée  naval  de  Madrid.) 


ISABELI  I    l    \     G 


l'i  .  XX,  PAGE  225 


LA  PRISE  DE  GRENADE 

dèles  la  puissante  capitale  moresque  dont  les  Musulmans  étaient  maîtres 
depuis  des  siècles.  » 

Ainsi  finit  la  domination  des  Musulmans  en  Espagne.  Elle  avait 
duré  777  ans,  depuis  la  défaite  de  Rodrigue,  le  dernier  des  Rois  goths, 
sur  les  bords  du  Guadalete.  Ferdinand  et  Isabelle  avaient  soutenu 
dix  ans  la  lutte  suprême  contre  le  Khalifat.  Par  des  prodiges  de 
valeur,  ils  avaient  conquis  Alhama,  Loja,  Illoja,  Baza,  Almunecar, 
Ronda,  Malaga  si  ardemment  défendu,  et  une  multitude  de  places 
d'une  importance  secondaire.  Grenade  avait  été  le  but  suprême  de 
cette  guerre  gigantesque.  Et  maintenant  elle  leur  appartenait  ! 

Cette  conquête  magnifique  rendit  aux  Rois  des  climats  enchanteurs, 
des  pays  d'une  fertilité  prodigieuse  où  tout  respirait  la  richesse  et  la 
prospérité.  Elle  anéantit  en  un  coup  les  germes  de  discorde,  sans 
cesse  entretenus  par  les  Mores  en  terre  chrétienne.  Désormais,  les 
divers  royaumes  de  la  Péninsule,  constitués  en'  un  Ëtat  homogène, 
bénéficièrent  d'une  unité  gouvernementale  profitable  à  l'ensemble. 
Les  liens  ainsi  noués  le  furent  d'une  manière  si  solide  et  si  résistante 
que  Ferdinand  lui-même  ne  parvint  pas  à  les  rompre  quelques  années 
plus  tard. 

A  cette  école  guerrière,  les  Espagnols  s'entraînèrent  au  noble 
métier  des  armes.  Jusque-là  les  contingents,  levés  dans  les  provinces 
à  la  belle  saison,  obéissaient  seulement  à  leurs  chefs  directs,  ne  sor- 
taient guère  de  leur  territoire  et  réintégraient  leurs  foyers  respectifs 
au  début  de  l'hiver.  L'instruction  militaire  était  médiocre,  les  con- 
naissances en  balistique  et  en  artillerie  semblaient  à  peu  près  nulles, 
ainsi  qu'en  témoigne  l'initiative  d'Isabelle,  obligée  de  recourir  à 
des  ingénieurs  étrangers.  Pour  la  première  fois,  durant  la  guerre  de 
Grenade,  les  soldats,  levés  du  Nord  au  Sud  et  de  l'Est  à  l'Ouest  de 
l'Espagne,  combattirent  côte  à  côte,  en  toute  saison,  et  durant  de 
longues  campagnes.  Des  Suisses  mercenaires  à  la  solde  des  Rois,  ils 
apprirent  la  discipline,  l'obéissance  et  les  lois  de  l'honneur  militaire. 
Sous  les  murs  des  places  musulmanes  successivement  conquises,  ils 
devinrent  ces  fantassins  endurants,  sobres,  invincibles,  dont  la  renom- 
mée deviendra  légendaire  dans  la  chrétienté. 

Comme  si  le  bonheur,  pareil  à  une  médaille,  devait  avoir  toujours 
son  revers,  les  Rois  éprouvèrent,  peu  après  leur  triomphe,  une  perte 
cruelle.  Le  14  août  1492,  le  vaillant  Marquis  de  Cadix  succombait 
épuisé  par  les  fatigues  de  la  guerre  dont  il  avait  été  l'âme.  11  avait 
commencé  les  hostilités  par  l'enlèvement  d'Alhama,  participé  pendant 

(225) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

dix  années  à  tous  les  engagements  ou  sièges  de  quelque  importance, 
donné  un  effort  immense  sous  Malaga,  assuré  la  prise  de  Grenade,  ce 
dernier  acte  de  la  reconquête.  Il  mourait  à  quarante-huit  ans,  ayant 
atteint  à  l'apogée  de  la  gloire,  avant  que  les  lauriers  conquis  de  sa 
main  vaillante  eussent  perdu  de  leur  verdeur.  Le  Roi,  la  Reine,  la 
Cour  entière  le  pleurèrent  et  prirent  un  deuil  sévère,  en  harmonie  avec 
leur  douleur.  La  moitié  de  la  population  de  Séville,  touchée  par  sa 
perte,  se  vêtit  de  noir. 

«  C'était  un  chevalier  très  aimé,  estimé,  comme  le  Cid,parses  amis  et  ses 
ennemis  ;  et  aucun  More  n'avait  la  hardiesse  de  résister  dans  la  partie  du 
champ  de  bataille  où  sa  bannière  flottait  au  vent.  » 

Médina  Sidonia  expira  le  même  jour  que  son  ancien  rival 
devenu  son  ami.  Mais  sur  l'horizon  assombri  l'étoile  de  Gonzalve  de 
Cordoue  commençait  à  briller. 


CHAPITRE  XVI 
LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

NAISSANCE  DE  CHRISTOPHE  COLOMB.  ||  IL  FAIT  NAUFRAGE  SUR  LA  COTE  DE 
PORTUGAL.  ||  JOÀO  II  REPOUSSE  SES  OFFRES.  ||  LE  PRIEUR  DE  LA  RÂBIDA.  ||  COLOMB 
EST  TRADUIT  DEVANT  L'UNIVERSITÉ  DE  SALAMANQUE.  ||  ISABELLE  ACCEPTE  LES 
OFFRES  DE  COLOMB.  ||  CAPITULATIONS  ET  PASSEPORT.  ||  LES  ÉQUIPAGES  RECRUTÉS 
PARMI  LES  FORBANS.  ||  L'AMIRAL  SORT  DU  PORT  DE  PALOS  LE  3  AOUT  I492.  Il 
L'AMÉRIQUE  EST  DÉCOUVERTE.  ||  LES  INDIGÈNES  ACCUEILLENT  LES  ÉTRANGERS 
COMME  DES  HOMMES  VENUS  DU  CIEL.  ||  DÉSERTION  DE  PINZON.  ||  RETOUR  DE 
COLOMB  A  PALOS.  ||  VOYAGE  TRIOMPHAL.  ||  ACCUEIL  DES  ROIS.  ||  LES  CAPITULA- 
TIONS CONSENTIES  A  L'AMIRAL  SONT  RATIFIÉES.  fl  PROTESTATION  DU  ROI  DE  POR- 
TUGAL CONTRE  LES  DÉCOUVERTES  DE  COLOMB.  ||  LA  LIGUE  DE  PARTAGE  FIXÉE 
PAR  ALEXANDRE  VI.  ||  SECOND  VOYAGE  DE  COLOMB.  ||  DESTRUCTION  DE  LA 
NATIVIDAD.  Il  FONDATION  D'iSABELA.  ||  INSUBORDINATION  DES  ESPAGNOLS.  Il 
VOYAGE  DE  CIRCONVALLATION.  ||  LES  INDIENS  CONSTATENT  QUE  LES  CONQUÉ- 
RANTS SONT  MORTELS.  ||  COLOMB  RETOURNE  EN  ESPAGNE  POUR  SE  DÉFENDRE 
CONTRE    LES     ACCUSATIONS    DES    RAPATRIÉS.  ||  ISABELLE     COMBLE    L'AMIRAL     DE 

FAVEURS. 

EN  cette  même  année  où  l'Europe   chrétienne  s'enorgueillissait 
de  la  destruction  de  l'Empire  musulman,  Isabelle  écoutait 
les  propositions  d'un  homme  qui,  agenouillé  à  ses  pieds,  lui 
offrait  la  conquête  d'un  monde  nouveau. 

Depuis  la  découverte  prodigieuse  de  l'Amérique  et  durant  de  longues 
années,  on  n'avait  recouru  pour  étudier  Colomb  qu'à  l'histoire  de  sa  vie 
écrite  par  son  fils  et  au  récit  de  ses  voyages  racontés  par  son  ami  Barto- 
lomé  de  Las  Casas.  Sans  songer  à  les  discuter,  l'on  admettait  les 
allégations  de  ces  deux  panégyristes,  et  l'Amiral  apparaissait  comme 
le  descendant  d'une  noble  lignée,  le  navigateur  érudit,  le  héros  à 
l'âme  généreuse,  au  cœur  pur,  au  caractère  loyal,  que  la  palme  des 
bienheureux  devait  récompenser  de  ses  vertus  en  attendant  un  titre 
plus  élevé  dans  la  hiérarchie  céleste. 

(227) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Mais  voici  qu'à  la  suite  des  recherches  entreprises  par  un  Anglais, 
M.  Harisse,  et  un  Français,  M.  Vignaud,  et  surtout  après  la  publica- 
tion de  la  Raccolta  Colombiana  parue  en  Italie,  au  lendemain  du 
Congrès  des  Américanistes  (1892)  tenu  en  commémoration  du  qua- 
trième centenaire  de  la  découverte  du  Nouveau  Monde,  on  est  arrivé 
à  la  conviction  que  les  premiers  historiens  de  Y  Almirante  sur  la  Mer 
Océane  avaient  commis  à  son  égard  des  erreurs  conscientes  ou  involon- 
taires. Ces  révélations  causèrent  une  émotion  d'autant  plus  vive 
qu'elles  accusaient  les  lignes  parfois  très  humaines  de  cette  puissante 
figure. 

Depuis  cette  époque,  un  esprit  d'émulation  s'est  emparé  des  cri- 
tiques. Moins  bien  inspiré  que  ses  prédécesseurs,  l'un  d'eux  a  contesté 
la  patrie  de  Colomb  et  prétendu  qu'il  fallait  la  chercher  en  Galice, 
à  Ponte vedra. 

Cette  rectification,  présentée  avec  adresse,  n'en  repose  pas  moins 
sur  des  preuves  qui  ne  résistent  pas  à  l'examen.  A  cet  égard  la  tradition 
paraît  inattaquable.  Christophe  Colomb  naquit  vers  1451  soit  à  Gênes, 
soit  à  Savone.  Son  père  et  ses  frères  auraient  exercé  la  profession  de 
tisserands  et,  durant  quelques  années,  il  aurait  travaillé  dans  l'atelier 
paternel.  Un  jour,  séparant  sa  destinée  de  celle  des  siens,  il  s'em- 
barque sur  un  bateau  de  commerce  en  partance  pour  Chio.  Sa  car- 
rière est  décidée,  sa  vie  aventureuse  se  déroule  sur  des  navires  de 
nationalités  différentes,  à  bord  desquels  il  monte  tour  à  tour.  De 
ses  études  à  l'Université  de  Pavie,  de  ses  succès  en  mathématiques, 
aucune  trace,  sinon  dans  une  lettre  adressée  aux  Rois  et  où  il  cherche 
d'une  façon  manifeste  à  se  hausser  aux  yeux  des  Monarques. 

En  1476  on  trouve  Colomb  en  Portugal.  Il  a  été  jeté  à  la  côte  à  la 
suite  d'une  bataille  engagée  entre  la  flotte  française  commandée 
par  Coulon  et  cinq  navires  génois  où  il  sert  sous  les  ordres  d'Antonio 
di  Negro.  Sa  santé,  pourtant  très  vigoureuse,  mit  plusieurs  mois  à 
se  remettre  de  cette  épreuve.  Établi  à  Lisbonne  au  milieu  d'une 
nombreuse  colonie  de  marchands  génois,  il  s'y  marie  avec  une  jeune 
fille  d'assez  bonne  maison  nommée  Felippa.  Le  père,  Bartholomeu 
Perestrello,  un  marin  attaché  jadis  à  la  personne  de  l'Infant  Dom 
Henrique,  le  Navigateur,  avait  pris  part  à  la  première  tentative  de  colo- 
nisation de  Porto-Santo.  Plus  tard,  il  en  avait  été  nommé  capitaine 
donataire  à  titre  héréditaire.  Ce  fut  dans  ce  milieu  où  l'on  parlait 
sans  cesse  d'expéditions  maritimes  dont  on  revenait  fabuleusement 
riche,  ce  fut  parmi  ce  peuple  encouragé  par  les  découvertes  successives 
de  Madère  et  des  Açores,  de  cette  nation  exaltée  par  les  succès  sans 

(228) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 
précédents  que  remportait  la  flotte  de  l'Ordre  du  Christ,  parmi  ces 
marins  en  qui  s'entretenait  la  croyance  en  des  régions  inexplorées, 
que  Colomb  conçut,  semble-t-il,  son  grand  dessein.  D'après  certains 
historiens,  il  aurait  reçu  de  sa  belle-mère  communication  des  papiers 
secrets  de  Perestrcllo  et  y  aurait  trouvé  la  connaissance  de  la  vérité. 
On  a  raconté  aussi  que,  mis  en  rapport  avec  un  pilote  basque  ou 
portugais  sur  le  point  de  mourir,  il  aurait  tenu  de  lui  la  révélation 
d'un  chemin  conduisant  aux  Indes  par  les  mers  de  l'Ouest.  On  dit 
encore  que,  sa  conviction  formée,  Colomb  aurait  offert  sa  future  con- 
quête à  Gênes,  sa  patrie.  Rien  n'est  moins  certain.  Il  est  plus  pro- 
bable que  le  premier  confident  de  son  projet  fut  le  Roi  de  Portugal 
Joâo  II,  un  des  princes  les  plus  éclairés  de  son  temps.  Pourquoi 
le  monarque  éconduisit-il  Colomb  ?  A  cette  époque,  le  Portugal  était 
engagé  dans  ses  conquêtes  de  la  côte  d'Afrique,  tout  son  effort  tendait 
à  gagner  les  Indes  par  les  mers  du  Sud;  tenter  une  entreprise  nouvelle, 
fort  aléatoire,  contrariait  la  prudence  du  Prince.  Telle  doit  être  la 
vérité,  bien  qu'il  ait  été  donné  une  raison  différente  de  ce  refus.  Ce 
seraient  les  conseils  perfides  de  l'Évêque  de  Ceuta  qui  auraient  égaré 
la  conscience  de  Joâo  II.  Quand  on  connaîtrait  les  plans  du  Génois, 
aurait  insinué  le  prélat,  on  enverrait  en  secret  une  caravelle  à  la 
recherche  des  terres  signalées  et  l'on  en  prendrait  possession  à  son  insu. 
On  éviterait  ainsi  de  lui  concéder  les  droits  exorbitants  qu'il  réclamait 
en  payement  de  sa  découverte.  L'acte  était  indigne  d'un  prince  aussi 
chevaleresque  que  le  Roi  de  Portugal;  aussi  bien  est-il  permis  de  le 
mettre  en  doute.  D'après  Fernand  Colomb,  la  tentative  eut  lieu  cepen- 
dant et  reçut  même  un  commencement  d'exécution,  mais  elle  échoua 
misérablement.  Les  marins  de  cette  époque,  habitués  à  une  navigation 
côtière  où  l'on  perdait  rarement  la  terre  de  vue,  furent  saisis  de 
terreur  dès  leur  entrée  dans  une  mer  sans  limite.  Leur  énergie  et 
leur  courage  s'employèrent  uniquement  à  trouver  le  chemin  du  retour. 

Cette  perfidie  eut-elle  pour  conséquence  le  départ  de  Colomb  ?  Fut-il 
compromis  dans  la  guerre  civile  où  périt  le  duc  de  Vizeu  ?  La  mort 
de  sa  femme  rompit-elle  le  lien  qui  le  retenait  en  Portugal?  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  prit  dans  ses  bras  son  fils  Diègue,  vivante  image  d'une 
femme  adorée,  franchit  la  frontière  et  entra  en  Espagne. 

Que  les  Rois  missent  à  sa  disposition  quelques  caravelles  de 
Biscaye  ou  d'Aragon,  et  ces  princes  sans  colonies  deviendraient,  grâce 
à  lui,  maîtres  de  cette  route  des  Indes  que  les  Portugais  cherchaient 
à  l'Est.  Certes,  il  était  bien  loin  de  soupçonner  l'importance  de  sa 
découverte  future.  Son  ambition  se  bornait  à  trouver  une  voie  mari- 

(229) 


ISABELLE   LA    GRANDE 

time  nouvelle  pour  atteindre  le  Cypango  ou  Japon  et  le  pays  de 
Cathay  ou  les  Indes  sur  lesquelles  régnait  le  Grand  Khan.  Impres- 
sionné par  les  récits  de  Marco  Polo  et  de  voyageurs  plus  anciens,  il 
ne  lui  vint  jamais  à  la  pensée,  même  après  la  première  découverte, 
qu'un  continent  immense,  couvrant  près  des  deux  tiers  de  la  terre, 
séparait  la  Péninsule  ibérique  d'avec  le  pays  des  épices, 

Fernand  Colomb  énumère  longuement  les  trois  raisons  qui  moti- 
vaient les  espérances  de  son  père.  La  première,  dit-il,  était  basée  sur 
ses  observations  scientifiques;  la  seconde  sur  l'autorité  des  écrivains 
anciens;  la  troisième  sur  les  témoignages  de  Marcien  concordant  avec 
des  rumeurs  qui  couraient  chez  les  marins.  Enfin  Colomb,  ajoute-t-il, 
aurait  été  fortifié  dans  le  grand  dessein  par  sa  correspondance  avec 
le  savant  mathématicien  florentin  Toscanelli,  et  aurait  reçu  de  lui 
une  carte  marine,  précieusement  conservée  à  la  Colombine,  où  les  côtes 
Est  de  l'Asie  regardent  les  côtes  Ouest  de  l'Europe. 

Autant  d'erreurs  excusables  de  la  part  d'un  fils. 

D'abord,  Colomb  n'était  pas  un  homme  dont  une  instruction  solide 
soutint  la  croyance.  Son  séjour  à  l'Université  de  Pavie  est  imagi- 
naire. Il  connut  mal  le  latin,  l'unique  langue  scientifique  de  son  temps, 
ne  parvint  jamais  à  le  comprendre  sans  effort  et  l'écrivit  toujours 
incorrectement.  Les  barbarismes  qu'il  commet  eussent  déshonoré  l'élève 
d'une  des  plus  florissantes  Universités  de  la  Renaissance.  S'il  s'appuya 
sur  les  auteurs  anciens,  c'est  que,  durant  ses  longs  séjours  en  Por- 
tugal et  en  Castille,  il  lut  beaucoup  et,  avec  une  intelligence  subtile 
et  rapide,  s'assimila  les  textes  sacrés  ou  profanes  dont  l'interpréta- 
tion pouvait  appuyer  sa  thèse.  Un  passage  de  Sénèque  paraît  l'avoir 
profondément  ému  et  il  le  cite  quand  il  est  aux  prises  avec  des  contra- 
dicteurs : 

«  Il  viendra  un  jour,  après  des  siècles,  où,  l'Océan  ouvrant  ses  barrières, 
un  continent  immense  apparaîtra.  Tiphys  découvrira  de  nouveaux  mondes 
et  Thulé  ne  sera  plus  le  dernier  horizon  de  la  terre.  » 

Après  avoir  rappelé  ce  passage,  Fernand  Colomb,  exalté  par  son 
orgueil  filial,  écrit  en  marge  d'un  exemplaire  de  Médée  : 

«  Mon  père,  l'Almirante  Christophe  Colomb,  accomplit  cette  prophétie 
en  1492. » 

Quant  aux  révélations  d'un  pilote  de  Biscaye  ou  de  marins  que 
les  tempêtes  auraient  jetés  sur  des  terres  inconnues  et  que  d'autres 

(230) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 
tempêtes  auraient  ramenés  sur  les  côtes  d'Espagne,  l'Amiral  n'y  fit 
jamais  aucune  allusion.  Il  en  est  question  pour  la  première  fois  dans 
la  Histoire  General.  Las  Casas  et  Garibay  rapportent  le  fait  à  leur  tour, 
mais  Oviedo,  pourtant  bien  informé,  refuse  d'y  croire  : 

«  Para  mi,  yo  lo  tengo  por  falso.  »  (Pour  moi,  je  le  tiens  pour  faux.) 

Il  en  est  de  même  de  la  fameuse  lettre  de  Toscanelli  reconnue 
apocryphe  par  la  plupart  des  membres  du  Congrès  des  Américanistes. 
D'ailleurs,  Colomb  n'en  parle  dans  aucun  de  ses  nombreux  écrits. 
Il  y  a  donc  lieu  de  se  demander  si  Fernand  Colomb  et  Las  Casas 
l'ont  trouvée  dans  les  papiers  rapportés  en  Espagne  longtemps  après 
la  mort  de  l'Amiral,  ou  si  leur  zèle  pieux  ne  l'a  pas  imaginée  de  toute 
pièce  dans  l'intention  de  fortifier  la  légende  colombienne.  Pour  con- 
clure, l'original  de  cette  lettre  n'existe  pas  et  les  plans  et  cartes  con- 
servés à  la  Colombine  n'ont  jamais  été  l'œuvre  de  Toscanelli. 

En  vérité,  au  xve  siècle  les  navigateurs  ne  prétendaient  pas 
à  la  science  qu'ils  acquirent  plus  tard,  après  la  découverte  du  Nou- 
veau Monde  et  les  grandes  expéditions  de  Vasco  de  Gama,  de  Fernand 
Cortez,  de  Diogo  Câo,  de  Pedro  Alvarcs  Cabrai  et  de  leurs  émules. 
L'audace,  le  goût  des  aventures,  l'avidité  étaient  des  traits  de  carac- 
tère que  ne  soutenaient,  chez  les  premiers  explorateurs  des  grandes 
mers,  ni  les  considérations  théoriques,  ni  les  prévisions  et  les  calculs 
astronomiques.  A  cet  égard,  Colomb  égalait  ses  contemporains,  mais 
ne  les  surpassait  pas.  Ses  panégyristes  ont  voulu  faire  de  lui  un  autre 
Pic  de  la  Mirandole.  Effort  inutile.  Il  suffit,  pour  bien  juger  l'Amiral 
et  lui  rendre  l'hommage  dû  à  son  génie,  de  s'en  rapporter  à  ses 
écrits  mêmes,  plus  véridiques  que  ceux  de  ses  historiens,  plus  favo- 
rables aussi  à  sa  mémoire  parce  que  plus  humains  dans  leur  sincérité. 

Doué  d'une  intelligence  puissante  et  de  facultés  d'observation 
rares,  obstiné,  persévérant,  patient,  doté  d'une  confiance  en  soi-même 
digne  de  la  grande  entreprise  qu'il  projetait,  soutenu  par  une  foi 
invincible,  tel  était  l'homme  qui  allait  renouveler  devant  Ferdinand 
et  Isabelle  l'offre  repoussée  par  Joâo  de  Portugal. 

L'année  1484  touchait  à  sa  fin.  Colomb,  entré  depuis  peu  en  Espagne, 
vint  un  soir  frappera  la  porte  du  couvent  delaRâbida,  près  de  Séville,  et 
demander  un  abri  pour  lui  et  son  petit  enfant  «  qui  avait  faim  et 
soif  ».  Bien  accueilli  par  le  Prieur  Juan  Perez,  le  voyageur  se  plut  dans 
le  monastère  et  s'y  arrêta  quelque  temps.  Interrogé  avec  bienveillance, 
il  parla  de  son  dessein  sans  divulguer  toute  sa  pensée.  Sa  conviction, 

Isabelle  la  Grande.  (23^-)  *6 


ISABELLE  LA   GRANDE 

son  enthousiasme  contenu  émurent  Juan  Perez.  La  Râbida  était 
toute  voisine  de  cette  grande  mer  sur  laquelle  Colomb  parlait  de 
s'élancer  et,  de  sa  cellule,  le  marin  entendait  l'appel  des  flots.  Peu  à 
peu,  mis  en  confiance,  il  finit  par  livrer  son  secret.  En  échange, 
il  apprit  à  connaître  la  Cour  des  Rois  d'Espagne  et  à  pratiquer  le 
terrain  difficile  et  plus  fuyant  que  les  flots  qu'il  voulait  braver. 

Mais  la  renommée  d'Isabelle  attirait  Colomb.  Amis  et  ennemis, 
Espagnols  et  Portugais  louaient  ses  talents  et  la  sagesse  de  son  admi- 
nistration. Le  contrôle  de  la  valeur  des  monnaies,  la  régularisation 
et  l'unification  des  poids  et  mesures  en  Castille  et  en  Aragon,  l'aide 
puissante  donnée  à  la  marine  de  Biscaye  et  les  privilèges  accordés 
aux  marins  de  Palos,  l'interdiction  du  droit  d'épave,  autant  de  mesures 
où  se  décelaient  la  droiture  et  l'intelligence  de  la  Reine. 

Encouragé  par  le  Prieur  de  la  Râbida  et  muni  d'une  chaude 
recommandation  pour  l'Êvêque  Talavera,  confesseur  d'Isabelle, 
Colomb  se  rendit  à  la  Cour  de  Castille. 

Talavera  descendait  de  Juifs  convertis.  C'était  un  homme  instruit, 
d'une  moralité  rare  chez  les  membres  du  clergé  à  cette  époque,  cons- 
ciencieux jusqu'au  scrupule,  bon  jusqu'à  la  faiblesse,  hostile  à  toute 
innovation,  ennemi  de  toute  entreprise  hasardeuse.  Personne  n'était 
moins  désigné  que  lui  pour  comprendre  les  projets  de  Colomb,  mais, 
presque  chaque  jour,  il  avait  accès  auprès  de  la  Reine.  Le  protégé  du 
Prieur  de  la  Râbida  fut  accueilli  avec  bienveillance,  écouté,  et  Tala- 
vera promit  d'entretenir  les  Rois  de  sa  proposition. 

Il  le  fit  sans  doute  avec  tant  de  froideur  que  ceux-ci  ne  virent 
pas  Colomb  et  ordonnèrent  seulement  de  le  traduire  devant  un  conseil 
de  savants  qui  examineraient  son  projet.  D'ailleurs,  en  dépit  de  succès 
encourageants  remportés  sur  les  Mores,  on  ne  pouvait  de  longtemps 
prévoir  la  fin  de  la  guerre,  et  ce  n'était  pas  à  l'heure  des  efforts  suprêmes , 
à  l'heure  où  se  multipliaient  les  difficultés  et  les  périls,  qu'on  s'occupe- 
rait d'une  expédition  lointaine,  aléatoire,  peut-être  chimérique.  Puis 
il  fallait  fournir  à  l'entretien  onéreux  des  troupes  avec  un  trésor 
vide  et  une  couronne  endettée.  Néanmoins,  les  Rois  voulurent  empêcher 
Colomb  de  porter  ses  offres  à  d'autres  souverains,  car,  dès  cette  époque, 
il  est  attaché  à  la  Cour,  la  suit  dans  ses  déplacements  incessants, 
reçoit  une  pension,  jouit  d'un  logement  assigné  et  touche  des 
rations  de  vivres. 

D'après  certains  historiens,  Colomb  aurait  pris  une  part  active 
à  la  guerre  contre  les  Mores.  Le  fait  est  moins  que  prouvé. 

Pendant  ces  années  d'attente,  Colomb  s'efforçait  de  convaincre 

(232) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

des  juges  incrédules  et  sceptiques.  Salamanque  se  riait  de  ses  projets. 
Son  dessein  était  vain,  bâti  sur  des  hypothèses  sans  fondement. 
L'orthodoxie  puissante  se  révoltait.  Saint  Augustin  n'avait-il  pas 
déclaré  qu'il  n'y  avait  pas  d'antipodes?  Au  dire  de  certains  docteurs, 
<<  même  si  un  navire  parti  d'Espagne  pouvait  s'élancer  à  l'Ouest  sur 
l'Océan,  la  rotondité  de  la  terre  arrêterait  bientôt  sa  marche.  Il 
rencontrerait  une  montagne  infranchissable  et,  quelle  que  fût  la  force 
des  vents,  ne  pourrait  jamais  revenir  en  arrière  ni  retrouver  les  côtes 
de  la  Péninsule  >>. 

L'assurance  de  Colomb,  son  enthousiasme,  l'ardeur  religieuse 
qui  parfois  semblait  l'illuminer  finirent  par  émouvoir  l'un  de  ses 
juges,  le  frère  Deza,  Prieur  du  couvent  de  San  Esteban,  à  Salamanque. 
Le  moine  avait-il  reçu  du  futur  Amiral,  sous  le  sceau  de  la  confession, 
la  confidence  complète  du  projet  que,  circonspect  et  déliant,  ce  dernier 
refusait  d'exposer  aux  membres  du  Conseil?  C'est  possible. 

Cependant  les  années  s'écoulaient  et  Colomb  n'avait  pas  été 
introduit  auprès  des  Rois,  soit  qu'il  en  fût  sans  cesse  éloigné  par  les 
courtisans  jaloux  de  la  faveur  royale,  soit  que  les  Monarques  eussent 
ordonné  de  le  tenir  à  distance  jusqu'à  la  prise  de  Grenade. 

«  Pendant  huit  années,  écrit-il,  je  fus  déchiré  par  les  disputes  et,  pour 
finir,  ma  proposition  fut  accueillie  par  la  moquerie.  >> 

Heureusement,  la  valeur  intellectuelle  s'alliait  chez  Colomb  à 
une  persévérance  et  à  une  opiniâtreté  qui  devaient  tôt  ou  tard  sur- 
monter les  obstacles  et  triompher  des  volontés  adverses.  Peu  à  peu,  il 
sut  intéresser  à  sa  cause,  outre  Deza,  le  Cardinal  de  Mendoza,  ce 
troisième  Roi  si  puissant  sur  l'esprit  de  ses  maîtres,  et  Luis  deSantangel, 
trésorier  d'Aragon,  dont  l'habileté  financière  —  il  était  descendants 
de  Juifs  convertis  — lui  avait  mérité  l'entière  confiance  des  Rois.  Ce 
trois  hommes  soutenaient  de  leur  mieux  le  courage  défaillant  de 
Colomb.  Grenade  prise,  disaient-ils,  Leurs  Altesses  traiteraient 
avec  lui. 

On  atteignit  ainsi  l'année  1491.  La  patience  de  Colomb  était  à 
bout.  Il  avait  envoyé  son  frère  Bartolomé  en  France  où  l'on  signale 
sa  présence  auprès  d'Anne  de  Beaujeu;  peut-être  avait-il  reçu  de  la 
Régente  une  réponse  favorable,  —  il  l'affirma  plus  tard;  —  quoi  qu'il 
en  soit,  il  quitte  l'armée  campée  sous  Grenade  et  se  dirige  vers  le  port 
de  Palos,  près  de  Séville,  où  il  s'embarquera  sur  la  première  nef  en 
partance  pour  Marseille.  Mais,  avant  de  s'éloigner,  il  veut  saluer  le 

(233) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Prieur  de  la  Râbida  dont  l'accueil  lui   avait  été  si  doux  quelques 
années  auparavant. 

Juan  Perez  fut  très  ému  en  apprenant  les  intentions  de  Colomb. 
La  reddition  de  Grenade,  lui  dit-il,  n'était  plus  qu'une  question  de 
jours.  Quelle  folie  le  poussait  à  chercher  fortune  dans  une  Cour 
où  il  était  inconnu,  alors  que  Deza,  Mendoza  et  Santangel  lui  promet- 
taient leur  appui!  Encore  un  peu  de  patience,  et  il  verrait  les  Rois, 
et  il  en  serait  écouté,  et  il  recevrait  la  récompense  de  sa  persévé- 
rance. 

Juan  Perez  comprit  cependant  qu'il  n'était  que  temps  d'intervenir. 
Ayant  obtenu  de  Colomb  la  promesse  d'attendre  son  retour  ou  tout 
au  moins  un  message  de  lui,  le  moine,  monté  sur  une  mule,  sort  du 
monastère  la  nuit  même  et,  accompagné  d'un  seul  serviteur,  prend 
en  secret  le  chemin  du  camp  de  Santa  Fé  où  les  Rois  attendaient 
avec  impatience  le  dernier  soupir  de  Grenade.  Il  avait  été  confesseur 
d'Isabelle  avant  d'être  nommé  prieur  de  la  Râbida  et  obtint  sans 
peine  d'être  introduit  auprès  d'elle.  Convaincu,  éloquent,  il  exposa  les 
desseins  du  Génois  et  montra  le  danger  de  le  laisser  passer  en  France. 
Isabelle  fut  très  frappée  par  son  insistance.  Sauf  les  Rois,  toute  la 
Cour  connaissait  Colomb  soit  pour  l'avoir  traité  de  visionnaire,  soit 
pour  avoir  admiré  son  opiniâtreté  digne  d'un  Aragonais,  ou  même 
pour  avoir  remarqué  sa  beauté  physique  et  sa  haute  taille  si  différente 
de  la  petite  stature  et  de  la  sveltesse  brune  des  Andâlous.  ' 

La  guerre  de  Grenade  était  virtuellement  terminée.  D'un  commun 
accord,  Leurs  Altesses  consentirent  à  recevoir  Colomb.  La  bonne  nou- 
velle lui  fut  envoyée  sur  l'heure  par  un  courrier  qui  lui  remit  une 
somme  d'argent  destinée  à  payer  ses  frais  d'équipement  et  de  voyage. 
Cette  largesse  était  d'heureux  augure. 

On  touchait  aux  derniers  jours  de  décembre  quand  Colomb  fut 
enfin  introduit  auprès  des  Rois.  Il  avait  quarante  ans,  si  l'on  accepte 
l'année  145 1  comme  date  de  sa  naissance.  C'était  un  homme  de 
belle  stature,  bien  proportionné.  Ses  cheveux  d'un  blond  ardent, 
prématurément  blanchis,  couronnaient  un  front  vaste,  aux  lignes 
superbes.  Les  yeux  étaient  gris,  fixes  et  durs  ;  la  bouche  aux  lèvres 
minces  et  fermes  s'appuyait  sur  un  menton  saillant,  volontaire. 

Ce  fils  de  tisserand  avait  pris  de  belles  manières  durant  les  années 
passées  en  Portugal  et  à  la  Cour  de  Castille.  Il  parut  devant  les  Rois, 
en  qui  reposaient  ses  espérances,  sans  humilité  ni  orgueil.  S'expri- 
mant  avec  aisance,  contenant  sa  joie,  mais  exultant  d'enthousiasme, 
il  exposa  longuement  son  grand  dessein.  Soucieux  d'exciter  les  convoi- 

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LA  DECOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

tises  du  Roi  et  celles  des  courtisans,  il  dépeignit  la  richesse  des 
royaumes  de  Cypango  et  de  Cathay  décrits  par  Marco  Polo  et  d'autres 
voyageurs  du  Moyen  Age,  pays  qu'il  prétendait  atteindre  parla  route 
de  l'Atlantique.  Il  flatta  les  sentiments  religieux  d'Isabelle  en  l'inté- 
ressant aux  âmes  qu'elle  conquerrait  dans  ces  terres  lointaines,  en 
lui  montrant  des  peuples  innombrables  qu'elle  rangerait  sous  les  bras 
de  la  Croix.  Cet  argument  produisit  une  grande  impression  sur  l'esprit 
de  la  Souveraine. 

L'audience  s'était  prolongée  très  avant  dans  la  nuit  et  l'aurore 
commençait  à  poindre  quand  Colomb,  croyant  avoir  persuadé  les 
Rois,  dévoila  ses  prétentions. 

Il  réclamait  pour  lui  et  ses  descendants,  à  perpétuité,  le  poste  de 
Grand-Amiral  et  de  Vice-Roi  des  terres  inconnues  qu'il  découvrirait, 
le  dixième  des  profits,  perles,  joyaux,  minéraux  et  autres  richesses 
trouvés  et  le  huitième  des  bénéfices  commerciaux  acquis  par  les 
navires  qui  trafiqueraient  avec  ces  pays.  L'achat  des  caravelles  et 
les  frais  de  l'expédition  seraient  à  la  charge  des  Rois.  Ferdinand, 
d'abord  stupéfait,  se  ressaisit  bientôt,  essaya  de  discuter.  Colomb 
fut  irréductible.  Talavera,  sans  doute  fâché  d'avoir  laissé  à  Juan 
Perez  une  initiative  qu'il  eût  pu  prendre  quelques  années  auparavant, 
joignit  ses  protestations  indignées  à  celles  du  Roi,  demeuré  plus 
calme  et  plus  maître  de  lui.  Toute  relation  fut  rompue  ;  Colomb 
reçut  son  congé  et  partit.  La  France  allait-elle  accueillir  son  génie? 
La  destinée  ne  le  voulut  pas  :  Isabelle  était  entourée  d'amis  intelli- 
gents et  fidèles.  Luis  de  Santangel  insista  auprès  d'elle.  Des  conquêtes 
coloniales  tentaient  médiocrement  l'Aragon,  en  possession  de  la  Sicile 
et  des  îles  Baléares,  mais  elles  seraient  grandement  utiles  à  la 
Castille. 

Les  exigences  mêmes  de  Colomb,  son  obstination  à  réclamer  une 
part  énorme  des  profits  de  la  découverte  témoignaient  de  sa  confiance 
et  de  sa  sincérité.  Il  importait  peu  de  lui  promettre  beaucoup  dans 
l'avenir,  puisque,  en  cas  d'insuccès,  il  ne  demandait  rien. 

Isabelle  aurait  été  frappée  de  ces  arguments  et  elle  aurait  ordonné 
à  Santangel  de  courir  après  le  fugitif  et  de  le  lui  ramener.  Les  historiens 
modernes  ne  croient  pas  à  cet  élan,  en  désaccord  avec  l'esprit  sérieux 
et  pondéré  de  la  Souveraine.  Le  Prieur  de  la  Râbida  aurait  été  sim- 
plement chargé  de  retenir  Colomb  et  aurait  rempli  sa  mission  avec 
réserve  et  discrétion. 

Qu'importe,  d'ailleurs!  Isabelle  était  décidée.  Elle  accueillit  avec 
bonté  l'homme  injurié  par  Talavera  et  méprisé  par  le  Roi  : 

(235) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

«  J'accepte  votre  offre,  dit-elle;  la  couronne  de  Castille  assumera  les  frais 
de  l'entreprise.  Si  l'or  qui  reste  encore  dans  le  Trésor  est  insuffisant, 
j'engagerai  mes  joyaux.  » 

Dès  lors,  Isabelle  apporta  dans  l'exécution  de  cette  promesse  sa 
décision  et  sa  célérité  habituelles.  Les  capitulations,  rédigées  avec 
soins  par  Miguel  Perez  Almazân,  furent  signées  sous  Grenade  le 
17  avril  1492.  Ferdinand  et  Isabelle,  en  qualité  de  Souverains  sur 
les  Mers  Océanes,  reconnaissent  Christophe  Colomb  comme  leur 
Amiral,  Vice- Roi  et  Gouverneur  général  des  îles  et  continents  qu'il 
découvrira  dans  les  mers  de  l'Ouest.  Ils  l'investissent  par  avance  d'un 
droit  de  juridiction  sur  toutes  les  transactions  commerciales  de  son 
amirauté  et  lui  accordent  à  ce  titre  un  dixième  sur  les  produits  des 
îles  ou  territoires  découverts,  plus  un  huitième  sur  les  bénéfices 
réalisés  par  les  navires,  à  condition  qu'il  contribuera  aux  dépenses 
pour  un  huitième.  Ses  dignités  et  droits  seront  transmissibles  à  ses 
descendants  à  perpétuité.  Il  sera  autorisé  à  faire  précéder  son  nom 
roturier  du  titre  de  Don,  en  témoignage  de  son  anoblissement. 

Un  très  curieux  passeport  en  latin  fut  remis  à  l'Amiral.  Il  le  présen- 
terait aux  princes  de  l'Ouest  qu'il  rencontrerait  : 

«  Au  Sérénissime  Prince...  notre  ami  très  cher. 

<<  Ferdinand  et  Isabelle,  Roi  et  Reine  de  Castille,  Aragon,  Léon,  Sicile 
et  Grenade. 

«  D'après  les  rapports  de  quelques-uns  de  nos  sujets,  d'autres  qui  sont 
venus  de  vos  royaumes  et  de  vos  contrées  auprès  de  nous,  nous  avons  appris 
avec  joie  de  quel  bon  esprit  et  de  quelle  excellente  volonté  vous  êtes  animé 
envers  nous  et  notre  État,  et  avec  quelle  ardeur  vous  désirez  être  informé 
de  notre  prospérité.  C'est  pourquoi  nous  avons  décidé  de  vous  envoyer 
notre  noble  capitaine,  Christophe  Colomb,  porteur  des  présentes,  duquel 
vous  pourrez  apprendre  notre  bonne  santé  et  notre  état  heureux,  ainsi  que 
les  autres  choses  que  nous  lui  avons  ordonné  de  vous  rapporter  de  notre 
part. 

«  Fait  à  Grenade,  le  30  avril  1492.» 

Cette  lettre  à  monarque  inconnu  dont  on  sait  l'amour  pour  les 
Rois  d'Espagne  est  tout  un  poème.  Demandée  sans  aucun  doute  par 
Colomb,  elle  prouve  une  fois  de  plus  qu'il  s'attendait  à  trouver  des 
royaumes  et  des  peuples  organisés  et  non  les  sauvages  habitants  des 
Antilles. 

Rédiger  de  beaux  messages  était  facile  aux  scribes  de  la  Cour;  il 

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LA  DECOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

l'était  moins  à  Isabelle  de  réunir  les  fonds  nécessaires  à  l'achat  des  cara- 
velles et  aux  approvisionnements  de  la  petite  flotte.  La  guerre  de  Grenade 
avait  épuisé  le  Trésor  de  Castille.  On  aurait  pu  sans  danger  en  laisser 
la  porte  ouverte.  La  Reine  avait  décidé  d'engager  ses  bijoux  royaux  et 
personnels  déjà  donnés  par  deux  fois  en  nantissement  à  des  banquiers 
juifs  de  Barcelone  et  rentrés  depuis  peu  entre  ses  mains.  Luis  de 
Santangel  ne  voulut  pas  que  sa  Souveraine  fût  réduite  de  nouveau 
à  une  telle  extrémité.  En  Aragon,  la  situation  financière  était  devenue 
meilleure  qu'en  Castille;  Ferdinand  était  économe,  et  Isabelle,  géné- 
reuse. Il  put  prêter  une  somme  d'or  équivalant  à  80  000  francs. 
On  se  souvint  que  le  port  de  Palos,  au  confluent  de  l'Odiel  et  du 
Rio  Tinto,  avait  été  condamné  à  une  forte  amende  vis-à-vis  de  la 
Chambre  royale  ;  on  lui  imposa  en  échange  le  don  d'une  caravelle 
capable  d'affronter  la  grande  mer.  Deux  autres  bateaux  furent  acquis, 
et  Séville,  dont  Palos  était  voisin,  reçut  l'ordre  de  les  approvisionner  de 
vivres  pour  une  année,  au  plus  juste  prix. 

La  petite  flotte  se  composait  donc  d'une  nef  d'assez  fort  tonnage 
et  de  deux  barques  pontées.  Il  s'agissait  de  les  armer  ;  mais  la 
répulsion  des  marins  andalous  pour  une  expédition  sur  l'Océan 
inconnu  était  invincible.  On  dut  embarquer  presque  de  force  des 
prisonniers  condamnés  aux  peines  les  plus  dures,  avec  promesse  de 
pardon  au  retour  s'ils  s'étaient  bien  conduits.  L'ordre  royal  est 
intéressant.  Il  explique  la  vigueur  extraordinaire  dont  Colomb  eut  à 
faire  preuve  et  les  périls  qu'il  courut  quand  il  eut  à  dompter  les 
hommes  embarqués  à  bord  de  l'escadre. 

«  Nous  ordonnons  à  Christophe  Colomb  d'aller  pour  notre  service  dans 
une  partie  de  la  Mer  Océane.  Il  nous  est  rapporté  que,  pour  trouver  des 
hommes  nécessaires  à  l'armement  des  trois  caravelles  qu'il  emmène,  nous 
devons  leur  donner  des  sécurités.  Autrement,  ils  refuseraient  de  le  suivre  dans 
ledit  voyage.  Ayant  été  suppliés  par  lui  de  donner  ces  garanties  de  notre 
faveur,  nous  l'avons  trouvé  bon.  Et,  par  ces  présentes,  nous  donnons  sécu 
rite  à  toutes  et  quelques  personnes  qui  iront  dans  lesdites  caravelles  avec 
Christophe  Colomb,  durant  le  voyage  qu'il  fait  par  nos  ordres  dans  une  partie 
de  la  Mer  Océane,  qu'il  ne  sera  fait  ni  mal  ni  outrage  aucun  à  leurs  per- 
sonnes, à  leurs  biens,  à  aucune  chose  leur  appartenant,  en  raison  de 
quelque  délit  qu'ils  aient  commis  jusqu'au  jour  qui  porte  la  date  de  cette 
lettre  et  durant  le  temps  qui  s'écoulera  jusqu'au  retour  de  ces  personnes. 
Un  délai  de  deux  mois  leur  sera  en  outre  accordé  après  leur  débarquement. 

«  Pour  ce,  nous  vous  mandons  à  tous  et  à  chacun  dans  vos  juridictions 
de  ne  connaître  d'aucune  cause  criminelle  touchant  les  personnes  qui  iront 

(237) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

avec  ledit  Christophe  Colomb  dans  les  trois  caravelles  durant  le  temps 
susdit,  parce  que  notre  faveur  et  volonté  veulent  que  toute  poursuite  soit 
suspendue. 

«  Et  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  faites  contre,  sous  peine  d'une  amende 
de  dix  mille  maravédis  au  profit  de  notre  Chambre  royale. 

«  Grenade,  3  avril  1492.  » 

Ce  fut  ainsi  que  Colomb  reçut  quatre-vingt-dix  matelots  que 
l'on  dut  surveiller  afin  de  les  empêcher  de  se  jeter  à  la  mer  et  de 
regagner  la  terre.  Quelques  marins  —  trente  environ  —  recrutés  par 
Pinzon,  de  qui  la  famille  était  puissante  à  Palos,  grossirent  un  peu 
les  équipages,  de  sorte  que  les  rôles  de  cette  première  expédition 
portent  cent  vingt  noms. 

Le  commandement  supérieur  était  réservé  à  Colomb  à  bord  de 
la  Santa  Maria;  Alonzo  Pinzon  commanderait  la  Tinta,  et  Vicente 
Yanez  Pinzon,  la  Nina. 

Trois  mois  s'étaient  écoulés  depuis  qu'Isabelle  avait  traité  avec 
Colomb.  Le  3  août  1492,  l'Amiral  mit  à  la  voile  et  sortit  du  port  de 
Palos.  Auparavant,  il  s'était  confessé  et  avait  communié  en  tête  de 
son  équipage,  suivant  la  coutume  des  guerriers  et  des  navigateurs 
espagnols  et  portugais  prêts  à  s'engager  dans  une  entreprise  aven- 
tureuse. 

Le  vent  emportait  l'escadre.  En  voyant  se  gonfler  les  voiles  de 
la  Santa  Maria,  Colomb  dut  se  souvenir  d'un,  rêve  qu'il  avait  fait 
longtemps  auparavant,  par  une  belle  nuit  d'été,  alors  qu'il  s'était 
endormi  sur  les  bords  du  Tage  : 

«  Dieu,  lui  avait  dit  une  voix,  voudra  que  ton  nom  résonne  merveilleu- 
sement à  travers  la  terre,  et  il  te  donnera  les  clés  des  portes  de  l'Océan 
fermées  avec  des  chaînes  de  fer.  » 

La  petite  escadre  avait  mis  le  cap  sur  les  Canaries  où  elle  devait 
s'approvisionner  d'eau,  de  bois  et  de  vivres  une  dernière  fois  avant 
d'affronter  la  mer  inconnue.  Elle  eut  quelque  peine  à  atteindre  cette 
station,  la  Pinta  ayant  éprouvé  des  accidents  dus  peut-être  à  la  mau- 
vaise volonté  de  l'équipage.  Les  réparations  achevées,  les  bâtiments 
se  réunirent  dans  le  port  de  Gomera  et,  le  6  septembre,  l'Amiral 
ordonna  de  lever  l'ancre  et  de  mettre  le  cap  à  l'Ouest.  Il  disparut  à 
l'horizon.  Puis  le  silence  se  fit. 

Les  habitants  de  la  côte  avaient  considéré  avec  effroi  cette 
expédition  lointaine  et  refusé  de  monter  à  bord  des  navires,  la  Reine 

(238) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

avait  agi  contre  le  sentiment  du  Roi  et  d'un  grand  nombre  de  con- 
seillers ;  tous  ne  demandaient  qu'à  se  taire  sur  une  entreprise  considérée 
pendant  longtemps  comme  chimérique.  Si  l'expédition  revenait,  il 
serait  temps  de  se  réjouir  ;  dans  le  cas  contraire,  l'oubli  jetterait 
un  voile  sur  sa  disparition.  Le  soin  avec  lequel  Pierre  Martyr,  anna- 
liste de  la  Cour,  qui  vivait  auprès  des  Rois,  néglige  de  parler  du 
départ  des  caravelles,  la  discrétion  d'autres  chroniqueurs  témoignent 
de  l'indifférence  et  de  l'hostilité  générales  et  font  admirer  davantage 
l'effort  inouï  accompli  par  Colomb  avant  d'atteindre  à  ses  fins. 

L'Amiral  allait,  confiant  dans  son  étoile,  sachant  la  terre  sphé- 
rique,  très  éloigné  d'en  soupçonner  l'immensité.  A  ce  sujet,  il  est  assez 
curieux  de  remarquer  combien  Colomb  est  inexpérimenté  en  fait  de 
connaissances  géodésiques  et  astronomiques.  Durant  ses  trois  voyages, 
on  constate  des  erreurs  si  lourdes  dans  la  détermination  des  latitudes 
et  des  théories  si  inconciliables  avec  notre  conception  de  l'ordre  cos- 
mique qu'on  peut  à  bon  droit  mettre  en  doute  sa  science.  Comment 
s'est-il  trompé  de  dix  degrés  et  plus  dans  la  détermination  de  la 
latitude  des  lieux  qu'il  visita  plusieurs  fois,  et  comment  persista-t-il 
dans  l'idée  qu'il  avait  abordé  en  Asie  dont  la  côte  est  à  200  degrés 
de  longitude  à  l'Ouest  des  Canaries,  alors  qu'il  n'en  avait  parcouru 
que  60  ?  Sans  doute  il  usait  de  l'astrolabe  qui  était  connu  des  navi- 
gateurs européens,  mais  se  servait-il  bien  de  cet  instrument,  d'un 
emploi  délicat? 

En  vérité,  durant  son  premier  voyage,  Colomb  ne  donna  jamais 
à  ses  compagnons  le  point  exact  où  ils  se  trouvaient.  Ne  le  connaissait- 
il  pas  ?  voulait-il  dissimuler  aux  équipages,  et  même  à  leurs  capitaines, 
l'immense  distance  qui  les  séparait  de  l'Espagne?  Fernand  Colomb 
et  Las  Casas  allèguent  cette  dernière  raison  pour  expliquer  que, 
jusqu'au  jour  où  l'on  aperçut  la  terre,  l'Amiral  cacha  la  vérité.  Peut- 
être,  à  ce  sujet,  devons-nous  leur  accorder  crédit. 

Le  journal  de  route  tenu  par  Colomb  porte  peu  de  renseignements 
techniques.  Il  n'en  est  pas  moins  d'un  intérêt  puissant  dans  son 
laconisme. 

On  avait  mis  à  la  voile  le  3  août  ;  on  était  sorti  du  port  de  Gomera, 
aux  Canaries,  le  6  septembre.  Jusqu'au  14  la  navigation  se  poursuit 
sans  aucun  fait  saillant.  Ce  jour-là,  les  matelots  aperçoivent  deux 
oiseaux  des  tropiques  dont  la  vue  leur  fait  croire  à  la  proximité  d'une 
terre.  Le  15,  cette  espérance  est  déçue  et  le  souvenir  en  est  effacé 
par  la  chute  d'un  météore  que  les  hommes  considèrent  comme  une 
menace  du  ciel.  Le  lendemain,  les  caravelles  entrent  dans  une  mer 

(239) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

encombrée  d'algues  si  épaisses  qu'elles  ont  peine  à  s'y  frayer  un 
passage.  C'est  la  mer  des  Sargasses,  sur  laquelle  on  avance  seulement 
quand  la  brise  fraîchit.  Le  17,  un  événement  inattendu  bouleverse 
de  nouveau  l'équipage.  Soudainement,  l'aiguille  de  la  boussole  décline 
d'un  point  à  l'Ouest.  Les  hommes  murmurent,  se  révoltent.  On  court 
à  une  catastrophe.  Il  faut  rebrousser  chemin. 

A  travers  une  suite  d'alternatives,  le  voyage  se  poursuit  pénible, 
rendu  plus  difficile  encore  par  la  rébellion  de  l'équipage  que  par  la  révolte 
de  la  nature  violée  dans  son  mystère.  Les  capitaines  de  la  Nina  et  de 
la  Pinta  firent-ils  cause  commune  avec  leurs  hommes  ?  Colomb  n'en 
courut  pas  moins  péril  de  mort.  Comme  il  refusait  de  revenir  en 
arrière,  on  résolut  de  le  jeter  à  la  mer.  Les  mutins  reculèrent  pourtant 
devant  un  crime  dont  l'expiation  serait  inéluctable  :  qui  ramènerait 
les  caravelles  au  port  dont  elles  sont  parties?  Le  21  octobre  appa- 
raissent une  planche  et  un  bâton  de  bois  sculpté  ;  un  peu  plus  loin, 
flotte  une  branche  d'arbre  chargée  de  fruits  encore  frais.  Le  soir  même 
l'Amiral  signale  une  lumière,  mais  sans  insister,  car  lui-même  doute 
de  ses  sens. 

Le  lendemain,  à  l'aube  du  vendredi  12  octobre  1492,  trente-sept 
jours  après  le  départ  des  Canaries,  un  matelot  israélite,  Juan  Rodri- 
guez  Bermezo,  de  Triana,  debout  sur  la  vigie  de  la  Pinta,  crie  : 
<<  Terre  !  terre  !  terre  !  >> 

Le  Nouveau  Monde  est  découvert. 

Colomb  eut  aussitôt  la  vision  de  sa  grande  œuvre.  Il  revêt  le 
costume  d'amiral,  déploie  l'étendard  de  Castille,  prend  une  croix, 
monte  sur  un  canot  et,  accompagné  de  l'état-major,  aborde  sur  la 
côte  qu'il  vient  de  rencontrer.  Là,  saisi  d'une  émotion  immaîtrisable, 
il  tombe  à  genoux,  baise  un  sol  sacré  à  ses  yeux  et  remercie  Celui  qui 
éclaira  son  esprit  et  conduisit  sa  voile.  Il  avait  touché  terre  à  l'une 
des  îles  Bahamas  (Lucayes)  qui  s'étendent  comme  un  rideau  devant 
les  grandes  Antilles.  Il  l'appela  San  Salvador  et  la  mentionna  sous  ce 
nom  dans  une  lettre  autographe  écrite  à  Santangel. 

«  A  la  première  île  que  je  rencontrai,  je  donnai  le  nom  de  San  Salvador  en 
souvenir  de  la  Divine  Majesté  qui  m'a  heureusement  exaucé.  L'éternel  et 
tout-puissant  Seigneur  donne  à  ceux  qui  marchent  dans  sa  voie  les  choses  qui 
paraissaient  impossibles.  Et  dans  ce  cas  particulier,  bien  que  l'on  eût 
imaginé  que  ces  terres  existaient  et  qu'on  en  eût  parlé  avant  qu'elles  fussent 
vues,  beaucoup  de  personnes  demeurèrent  incrédules  et  pensèrent  qu'il  ne 
s'agissait  que  d'une  histoire  en  l'air.  » 

Dans  cette  même  lettre,  il  parle  avec  admiration  des  îles  voisines 

(240) 


PORTPAIT    DE   MAXIMILIEN, 

avec  le  collier  de  Tordre  de  la  Toison  d  i  )r. 

(Bibliothèque  Iripêriale  de  Vienne.) 


Isabelle  la  Gi'andk. 


I'L.    XXI,     I  AUE  240. 


Isabelle  la  Grah 


l'i     XXII,  i-AGi:  j4i. 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 
de  San  Salvador.  La  beauté  de  la  nature  y  est  incomparable  :  «  Es 
maravilla.  >>  <<  La  population,  ajoute- t-il,  est  bienveillante,  douce, 
confiante  et  accueille  les  étrangers  comme  des  hommes  venus  du  ciel.  >> 
Le  24  octobre,  après  un  repos  accordé  aux  équipages,  l'Amiral 
met  à  la  voile,  pressé  d'atteindre  ce  royaume  de  Cypango  et  ces  Indes 
que  son  imagination  lui  montre  dans  une  sorte  de  mirage  d'or.  Mais  il 
ne  devait  pas  pénétrer  l'entier  mystère  du  Grand  Océan.  Une  autre 
île  se  présente  ;  il  la  nomme  Santa  Maria  de  la  Concepciôn.  Puis 
il  achève  la  traversée  du  canal  de  Bahama,  touche  une  grande  terre 
qu'il  prend  pour  un  continent  et  qui  n'est  autre  que  Cuba.  Là,  il 
cherche  en  vain  les  villes  des  Indes  décrites  par  Marco  Polo,  son 
oracle,  et  donne  aux  habitants  le  nom  d'Indiens  qui  leur  restera 
pour  jamais.  Mais  au  Sud  une  autre  terre  se  devine.  Colomb  reprend 
la  mer,  aborde  à  l'île  Haïti  (Saint-Domingue),  l'identifie  avec  l'antique 
Ophir,  source  des  richesses  de  Salomon,  et  la  baptise  Hispanola  : 

«  Elle  est  plus  large  que  toutes  les  Espagnes,  depuis  la  Catalogne  jus- 
qu'à la  côte  de  Fontarabie  en  Biscaye.  Dans  l'emplacement  le  plus  conve- 
nable, le  plus  accessible  pour  les  mines  d'or  et  pour  tout  le  commerce  avec 
le  continent  d'un  côté,  et  de  l'autre  avec  le  grand  Khan  avec  qui  l'on  trou- 
verait d'importants  profits  à  établir  des  relations,  j'ai  pris  possession  d'une 
grande  ville,  l'ai  nommée  la  Natividad  et  y  ai  bâti  des  forteresses...  Je  l'ai 
munie  d'armes,  d'artillerie  et  d'approvisionnements  pour  un  an.  » 

Colomb  visita  encore  plusieurs  autres  îles  des  Antilles  auxquelles 
il  attribua  les  noms  de  ses  Souverains  et  des  Princes  royaux,  :  Fer- 
dinanda,  Isabela,  Juana,  et,  après  avoir  pris  terre  à  Saint-Domingue 
une  seconde  fois,  il  décidait  de  rentrer  en  Espagne.  Il  lui  tardait  de 
mettre  sa  conquête  aux  pieds  d'Isabelle  pour  qui  son  cœur  paraît  avoir 
battu  d'un  loyal,  respectueux  et  reconnaissant  amour.  A  elle  de  con- 
naître la  première  son  triomphe  : 

«  Au  milieu  de  l'incrédulité  générale,  Dieu  inspira  à  la  Reine,  ma  Dame, 
l'esprit,  l'intelligence  et  l'énergie,  et  tandis  que  tous  les  autres,  dans  leur 
ignorance,  considéraient  seulement  les  inconvénients  et  les  dépenses,  Son 
Altesse  approuva  mon  œuvre  et  lui  donna  toute  l'aide  qui  était  en  son 
pouvoir.  » 

Mais  le  retour  vers  la  Péninsule  devait  être  plus  périlleux  encore 
que  le  voyage  de  découverte.  L'une  des  caravelles,  la  Nina,  avait 
coulé  bas  ;  la  seconde,  la   Pinta,  commandée  par  l'un  des  Pinzons, 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

avait  déserté,  donnant  l'exemple  de  cet  esprit  de  révolte,  d'insubor- 
dination et  même  de  trahison  auquel  Colomb  ne  cessa  de  se  heurter 
durant  ses  expéditions  successives. 

Restée  seule,  la  Santa  Maria  allait  affronter  de  nouveau  l'immen- 
sité de  l'Océan.  Elle  mit  à  la  voile  en  janvier.  Drossée  par  les  vents, 
emportée  par  une  tempête  effroyable,  elle  fut  jetée  sur  la  côte  de  Por- 
tugal le  6  mars  1493,  heureuse  encore  de  trouver  un  abri  à  l'embou- 
chure du  Tage.  Un  chroniqueur  portugais  raconte  cette  arrivée 
inattendue  et  trahit  les  regrets  de  son  maître,  le  roi  Joâo  IL 

«Dans  l'année  1493,  le  sixième  jour  de  mars,  arrivait  à  Lisbonne  Christophe 
Colomb,  un  Italien  qui  venait  des  pays  découverts  pour  les  rois  de  Castille,  des 
îles  de  Cypango  et  Antilia.  De  ces  contrées,  il  amenait  avec  lui  des  habitants 
et  des  spécimens  d'or  et  d'autres  choses  précieuses  qu'il  y  avait  trouvées. 

«  Et  il  se  donnait  le  titre  d'Amiral. 

«  Le  Roi,  qui  avait  été  auparavant  informé  de  ceci,  lui  commanda  de  venir 
en  sa  présence.  Et  il  parut  ennuyé  et  vexé  dans  sa  croyance  que  lesdites 
découvertes  avaient  été  faites  dans  les  mers  et  limites  de  sa  seigneurie  de 
Guinée  —  ce  qui  pouvait  donner  lieu  à  des  disputes  —  et  aussi  parce  que  le- 
dit Amiral  était  devenu  quelque  peu  hautain  et  orgueilleux  de  sa  situation 
et  que,  dans  la  relation  de  ses  aventures,  il  excédait  les  limites  de  la  vérité, 
disant  que  l'or,  l'argent  et  les  richesses  étaient  plus  abondants  qu'ils  ne 
l'étaient  en  réalité. 

«  Spécialement,  le  Roi  s'accusait  de  négligence  pour  avoir  décliné  les  offres 
de  l'Amiral,  faute  de  confiance,  quand  celui-ci  était  venu  solliciter  son  aide 
avant  de  s'adresser  à  d'autres  souverains.  » 

Et  la  chronique  ajoute  sans  mystère  : 

«  Nonobstant,  le  Roi  fut  sollicité  de  tuer  sur-le-champ  l'Amiral.  Après  sa 
mort,  l'entreprise  serait  abandonnée  par  les  Rois  de  Castille,  faute  de  per- 
sonne capable  de  la  commander.  Cela  pouvait  se  faire  sans  qu'aucune 
suspicion  tombât  sur  le  roi  Joâo. 

«  L'Amiral  était  impérieux,  vain,  enflé  de  son  succès,  et  l'on  pouvait 
prendre  prétexte  de  ses  défauts  pour  expliquer  une  querelle  suivie  de  mort. 
La  propre  arrogance  du  Génois  aurait  causé  sa  perte.  » 

Par  bonheur,  Dom  Joâo  était  incapable  d'un  tel  acte.  Il  traita 
Colomb  avec  honneur,  lui  donna  des  marques  de  sa  faveur  et  le 
congédia. 

Ayant  échappé  au  plus  grand  danger  qu'il  courut  peut-être  dans 
sa  vie  aventureuse,  l'Amiral  reprit  la  mer,  franchit  la  barre  de  Saltes 

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LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

et  rentra  triomphant  dans  le  port  de  Palos  le  15  mars  1493,  à  midi. 
Il  en  était  parti  sept  mois  et  onze  jours  auparavant. 

Ce  fut  un  étonnement  suivi  d'un  enthousiasme  indescriptible 
quand  la  population  de  ce  petit  port,  qui  avait  fourni  quelques  marins 
à  l'expédition  et  les  croyait  à  jamais  ensevelis  dans  la  Mer  Ténébreuse, 
les  vit  reparaître  joyeux  et  bien  portants.  Elle  s'était  accoutumée 
à  l'idée  de  leur  perte,  d'autant  que  l'hiver  avait  été  extrêmement 
mauvais  et  que  les  vieux  marins  ne  se  souvenaient  pas  d'une  pareille 
suite  de  tempêtes. 

Fernand  Colomb  raconte  avec  orgueil  le  retour  de  son  père  à 
Palos  : 

«  Le  peuple  alla  au-devant  de  lui  en  procession,  rendant  grâce  au  Seigneur 
pour  tant  de  faveurs  et  de  victoires  desquelles  il  espérait  un  grand  accroisse- 
ment, aussi  bien  de  la  religion  chrétienne  que  des  États  de  Leurs  Altesses.  Les 
habitants  tiraient  orgueil  de  ce  que  l'Amiral  fût  parti  de  ce  port  et  eût 
emmené  lameilleure  et  la  plus  noble  partie  des  gens  dupays,  bien  que  beaucoup 
d'entre  eux,  par  la  faute  de  Pinzon,  eussent  commis  quelques  perfidies  et 
désobéissances.  » 

Tandis  que  Colomb,  drossé  par  les  vents,  emporté  par  la  tempête, 
courait  à  son  insu  vers  la  côte  de  Portugal,  il  avait  été  pris  de  désespoir 
à  la  pensée  que,  s'il  sombrait,  son  œuvre  serait  ignorée,  perdue  à 
jamais.  Alors,  il  avait  rédigé  un  rapide  résumé  de  sa  découverte, 
l'avait  enveloppé  de  parchemin  et  de  toile  goudronnée,  enfermé  dans 
une  barrique  et  confié  aux  flots.  Par  ce  message  —  il  n'arriva  jamais 
—  les  Rois  connaîtraient  le  sort  de  leur  Amiral  sur  la  Mer  Océane. 

Colomb  avait  compté  sans  Pinzon  qu'il  avait  cru  perdu  avec  la 
Pinta,  tandis  que  celui-ci  se  dérobait  à  la  faveur  d'une  brume  et 
mettait  le  cap  sur  l'Espagne  afin  d'apporter  le  premier  la  nouvelle  de 
la  grande  découverte.  Or,  coïncidence  curieuse,  Pinzon  abordait  en 
Galice  presque  à  l'heure  même  où  Colomb  jetait  l'ancre  dans  le  port 
de  Palos.  Les  Rois  étaient  à  Barcelone  quand  ils  reçurent  en  même 
temps  l'avis  du  retour  de  l'Amiral  et  un  message  de  Pinzon  qui  solli- 
citait la  faveur  de  venir  leur  rendre  compte  de  l'expédition.  Ignorant 
l'arrivée  de  son  chef,  il  espérait  se  parer  de  sa  gloire.  La  Santa  Maria 
reviendrait-elle  jamais? 

Dans  cette  circonstance,  les  Rois  montrèrent  une  loyauté  toute 
à  leur  éloge.  Accueillir  Pinzon,  à  qui  aucune  capitulation  n'avait  été 
consentie,  et  le  tenir  comme  le  chef  véritable   de  l'expédition,  per- 

(243) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

mettrait  de  se  soustraire  aux  engagements  contractés  envers  l'Amiral. 
Isabelle  n'hésita  pas.  Colomb  avait  été  chargé  de  découvrir  les  Indes  : 
Pinzon  n'était  que  son  lieutenant.  Si  ce  dernier  voulait  venir  à  la 
Cour  où  il  serait  bien  reçu,  il  devrait  se  joindre  à  la  suite  de  son 
chef. 

Pinzon  éprouva  un  tel  chagrin  en  recevant  cette  juste  leçon,  qu'il 
tomba  malade  et  mourut  quelques  jours  plus  tard. 

Les  habitants  de  Palos  avaient  accompagné  Colomb  sur  le  chemin 
de  Séville,  première  étape  de  Barcelone  où  le  mandaient  les  Rois.  Sa 
marche  prit  alors  l'allure  d'un  triomphe. 

Attirées  par  la  nouvelle  qui  s'était  propagée  des  pays  maritimes  à 
l'intérieur  du  royaume,  les  populations  accouraient  de  toute  part, 
voulaient  voir  les  merveilles  rapportées  d'outre-mer  et  offrir  à  l'Amiral 
le  témoignage  de  leur  admiration. 

Colomb  fit  son  entrée  à  Séville  précédé  d'Indiens  aux  cheveux 
noirs,  presque  nus,  à  la  peau  rouge  surchargée  de  tatouages,  parés 
de  colliers,  de  bracelets,  de  boucles  d'or  rudement  façonnés  dont 
la  valeur  intrinsèque  frappait  d'étonnement  et  allumait  le  désir  de 
connaître  des  régions  si  riches  en  métal  précieux.  Sur  des  mules  anda- 
louses  —  on  n'avait  trouvé  ni  bœuf,  ni  cheval,  ni  âne  aux  Antilles  — 
apparaissaient  des  corbeilles  pleines  de  poussière  d'or,  des  lingots  du 
même  métal,  du  coton  en  balle,  des  légumes  inconnus,  des  herbes 
aromatiques  ou  médicinales,  du  poivre,  des  épices,  tout  un  ensemble 
de  productions  nouvelles.  Le  peuple  délirait  au  passage  de  perroquets 
au  plumage  magnifique,  perchés  sur  des  bambous  hauts  de  dix  mètres, 
et  joignait  ses  cris  de  joie  à  ceux  de  cette  gent  emplumée,  heureuse 
de  se  retrouver  à  terre  après  les  émotions  d'une  longue  traversée. 
L'empressement  de  la  foule  et  les  manifestations  de  son  enthousiasme 
retardaient  la  marche  du  cortège,  et  l'Amiral  n'arriva  en  Catalogne 
qu'à  la  mi-avril. 

Par  ordre  royal,  les  nobles  aragonais  et  les  courtisans  se  portèrent 
au-devant  du  triomphateur  hors  de  Barcelone,  et  le  conduisirent  en 
pompe  au  palais.  Ferdinand  et  Isabelle,  le  Prince  Don  Juan  étaient 
assis  sous  un  dais  de  drap  d'or,  et  y  trônaient  dans  tout  l'éclat  d'un 
faste  souverain.  L'Amiral  s'étant  approché,  ils  lui  donnèrent  leur 
main  à  baiser  et  l'invitèrent  à  s'asseoir,  honneur  qui,  en  Castille, 
n'avait  jamais  été  accordé  à  un  homme  de  son  rang.  Longtemps, 
les  Rois  s'entretinrent  avec  lui,  l'interrogèrent,  écoutèrent  le  récit  de 
l'extraordinaire  découverte.  Colomb  avait  ému  les  sentiments  géné- 
reux  ou   intéressés   de   ses   auditeurs.    Quand  il    se   tut,  les  Rois 

(244) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

s'agenouillèrent  et  entonnèrent  le  Te  Deum  comme  ils  l'avaient  fait  au 
moment  où  la  Croix  et  l'étendard  de  Castille  étaient  apparus  sur  une 
tour  de  l'Alhambra.  Puis,  ils  donnèrent  congé  à  l'Amiral  et  ordon- 
nèrent de  le  conduire  en  cortège  jusqu'au  palais  préparé  à  son  inten- 
tion. 

Ce  jour-là  Colomb  atteignit  au  sommet  de  la  gloire  et  des  honneurs. 
Jamais  il  ne  devait  rencontrer  cet  enthousiasme  populaire  ni  retrouver 
cette  faveur  des  Rois,  encore  pure  de  toute  arrière-pensée.  Après  avoir 
triomphé  du  scepticisme  et  de  la  défiance,  il  avait  rempli  sa  promesse 
et  dompté  les  éléments.  Les  honneurs  inouïs  décernés  à  son  génie 
récompensaient  des  exploits  pacifiques;  ils  étaient  un  hommage  au- 
courage,  à  la  volonté,  à  l'intelligence  déployés  pour  la  plus  grande 
gloire  et  les  plus  nobles  intérêts  de  l'humanité.  Aussi,  bien  des  accla- 
mations formidables  saluaient-elles  Colomb,  quand,  beau  cavalier, 
il  chevauchait  au  côté  de  Ferdinand  dans  les  rues  de  Barcelone,  à 
la  place  réservée  au  Prince  héréditaire. 

Peu  après  cette  réception,  l'Amiral  eut  un  nouvel  entretien  avec 
les  Rois.  Doué  d'une  éloquence  naturelle,  en  proie  à  une  émotion  com- 
municative,  il  raconta  les  épisodes  de  son  voyage,  il  dépeignit  la  splen- 
deur des  pays  découverts,  le  charme  du  climat,  la  fertilité  de  la  terre, 
la  douceur  de  la  population.  A  la  grande  satisfaction  d'Isabelle,  il 
insista  sur  la  nécessité  de  prêcher  la  doctrine  chrétienne  à  des  popu- 
lations déjà  pleines  d'admiration  pour  les  cérémonies  de  la  religion 
catholique  et  disposées  à  recevoir  le  baptême.  Et  quelle  œuvre  gran- 
diose n'accomplirait-on  pas  dans  l'avenir,  quand  on  posséderait  des 
mines  d'or  inépuisables  dont  le  produit  arriverait  dans  la  métropole 
et  ferait  de  l'Espagne  le  pays  le  plus  riche  du  monde  !  Jamais  il 
n'aurait  de  repos  qu'il  n'eût  mis  ses  Souverains  en  mesure  d'arracher 
le  Saint-Sépulcre  aux  Musulmans.  Cette  idée  de  croisade  vers  les 
Lieux  Saints  paraît  s'être  présentée  de  très  bonne  heure  à  l'esprit  de 
Colomb  ;  mais,  bien  que  sa  foi  fût  vive  et  que  son  mysticisme,  qui 
devait  s'accroître  avec  l'âge  et  le  malheur,  fût  très  sincère,  il  est  à 
supposer  que,  chez  un  homme  en  qui  une  habileté  native  s'alliait  au 
désir  des  honneurs  et  à  la  soif  des  richesses,  la  certitude  que  de  pareilles 
vues  lui  conserveraient  la  faveur  d'Isabelle  ne  fut  pas  étrangère  à 
l'ardeur  avec  laquelle  il  s'y  attacha. 

Cet  état  d'esprit  expliquerait  aussi  le  concours  que  Colomb  trouva 
désormais  dans  le  haut  clergé. 

La  nouvelle  de  la  découverte  se  propagea  rapidement.  Pierre  Martyr, 
chroniqueur  des  Rois,  se  hâte  d'en  informer  ses  amis  et  les  princes 

(245) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

italiens.   Sa  première  lettre,   adressée   à  Borromeus,    est    datée  du 
15  mai  1493,  deux  mois  après  l'arrivée  de  Colomb  à  Palos. 

«  ...A  quelques  jours  de  là  (la  tentative  d'assassinat  contre  le  Roi), 
retourna  des  Antipodes  un  certain  Christophe  Colomb,  un  Ligure  qui,  seu- 
lement avec  trois  navires,  pénétra  dans  ces  contrées  que  l'on  croyait  être 
fabuleuses.  Il  retourna,  portant  des  preuves  palpables  de  sa  découverte 
sous  plusieurs  formes,  et  principalement  de  l'or  qui  est  un  produit  naturel 
de  ces  régions.  » 

Une  seconde  lettre  à  l'Archevêque  de  Braga,  datée  du 
Ier  octobre  1493,  montre  combien  avait  grandi  en  moins  de  six  mois 
l'idée  que  l'on  se  faisait  des  nouvelles  découvertes  : 

«  Auparavant  j 'avais  l'habitude  de  ne  vous  entretenir  que  d'un  seul  sujet. 
Maintenant  j'ai  l'intention  de  vous  instruire  de  trois  faits.  Un  certain 
Colombus  a  navigué  aux  Antipodes  de  l'Ouest  ;  même,  croit-il,  jusqu'au 
bord  de  l'Inde  que  l'on  suppose  être  celle  dont  il  est  fait  mention  par  les 
cosmographes.  Je  ne  nie  pas  entièrement  ceci,  bien  que  la  grandeur  du 
globe  semble  suggérer  autre  chose  et  qu'il  ne  manque  pas  de  personnes  pour 
dire  que  le  voyage  est  bien  court  entre  la  côte  d 'Es-pagne  et  l'Inde.  Quoi  qu'il  en 
puisse  être,  on  déclare  qu'une  grande  chose  a  été  accomplie. 

«  Colomb  apporte  la  preuve  des  faits  avancés  et  promet  encore  d'autres 
grandes  conquêtes.  C'est  assez  pour  nous  que  la  moitié  du  monde  caché 
soit  mise  en  lumière,  tandis  que,  chaque  jour,  les  Portugais  vont  de  plus  en 
plus  loin  au-dessous  du  cercle  équinoxial.  Les  régions  jusqu'ici  inconnues 
seront  bientôt  explorées  et  deviendront  des  lieux  de  passage  parce  qu'un 
peuple  dont  l'émulation  est  surexcitée  par  l'exemple  d'un  autre  se  lancera 
dans  de  grands  travaux  sans  tenir  compte  des  dangers.  » 

La  troisième  lettre,  envoyée  d'Alcalâ  de  Henares  au  chevalier 
Ascanio  Sforza,  de  Milan,  est  datée  du  14  janvier  1495  : 

«  Si  grand  est  mon  désir  d'accomplir  tes  vœux,  Illustrissime  Prince, 
que,  bien  que  tu  sois  au  milieu  des  plus  graves  événements,  je  pense  me  pro- 
curer ta  faveur  en  te  racontant  ce  qui  s'est  passé  ici.  C'est  une  étrange  chose 
et  qui  n'est  nullement  inconnue  de  toi  que,  de  ce  monde  sur  lequel  le  soleil 
a  l'habitude  de  faire  son  circuit  en  vingt-quatre  heures,  la  moitié  seulement 
a  été  connue  et  parcourue  aussi  loin  que  la  Chersonèse  d'or  jusqu'à  notre 
Gadès  d'Espagne,  la  partie  restante  étant  inconnue  des  cosmographes. 

«  Et  si  la  mention  de  cette  partie  inconnue  a  été  faite,  c'est  avec  des 
doutes  et  sans  détail.  Mais  maintenant  —  ô  heureuse  réalité!  —  ce  qui 
depuis  le  commencement  était  caché,  sous  les  auspices  de  mes  souverains 
commence  à  être  connu. 

(246) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

«  Apprends  donc,  Illustrissime  Prince,  que  le  fait  suivant  est  arrivé  : 

«  Un  certain  Christophe  Colomb,  un  homme  de  Ligurie,  suivit  le  sol«il 
à  l'Ouest  depuis  Gadès  avec  trois  navires  que  lui  fournirent  mes  souverains 
et  procéda  vers  les  Antipodes  pendant  environ  cinq  milles  marins.  Ils 
voyagèrent  pendant  trente-trois  jours  consécutifs,  bénis  par  le  vent  et  les 
vagues.  Après  cela,  les  veilleurs  du  pont  supérieur  du  plus  grand  navire  qui 
portait  Colomb  lui-même  annoncèrent  la  terre. 

♦  Colomb  se  hâta  de  visiter  six  îles  situées  sur  ces  eaux.  Il  descendit  dans 
l'une  d'elles  avec  toute  sa  suite  et,  faisant  allusion  à  l'immensité  de  la  scène, 
il  la  déclara  plus  grande  que  l'Espagne.  Il  resta  plusieurs  jours  à  terre.  Il 
assure  que  le  sol  produit  naturellement  de  l'or,  du  coton,  des  épices  sem- 
blables au  cinnamome  et  qui  sont  unies  comme  du  poivre,  des  arbres  aux 
baies  rouges  et  au  jus  bleuâtre  et  plusieurs  autres  choses  dont  il  porte  des 
échantillons. 

«  Cette  île  a  plusieurs  rois,  mais  ils  vont  nus,  et  certainement  il  y  a  les 
deux  sexes.  Ces  peuples,  entièrement  contents  par  nature,  se  nourrissent  des 
fruits  des  arbres  et  d'une  sorte  de  pain  fait  avec  des  racines  desséchées. 

«  Malgré  cela,  ils  sont  épris  de  gouvernement  et,  en  conséquence,  se  font 
la  guerre  entre  eux  avec  des  arcs  et  des  piques  de  bois  très  pointues. 

«  Les  explorateurs  disent  que  les  arbres  projettent  des  branches  énormes 
et  sont  d'une  très  grande  hauteur.  L'herbe  croît  si  épaisse  et  si  drue  que  l'on 
peut  difficilement  s'y  frayer  un  chemin  à  pied  ou  à  cheval.  Nos  troupeaux, 
ajoutent-ils,  engraissent  et  croissent  beaucoup  plus  rapidement  qu'en  Espa- 
gne à  cause  de  l'excellence  des  pâturages...  Les  jardins  qu'ils  ont  ensemencés 
donnent  des  récoltes  étonnantes.  Courges,  melons,  concombres  et  autres 
légumes  sont  à  maturité  au  bout  de  trente-six  jours  après  la  semence  ;  les 
laitues,  radis  et  autres  choux  poussent  en  quinze  jours.  La  seconde  année 
après  avoir  planté  la  vigne,  on  recueille  des  raisins  délicieux.  La  canne 
dont  on  extrait  le  sucre  atteint  sa  force  et  sa  hauteur  en  vingt  jours. 

«  Les  deux  sexes  vont  également  nus,  excepté  les  femmes  mariées  qui, 
par  pudeur,  couvrent  les  parties  naturelles  d'un  pagne  de  coton.  Chaque 
.province  a  ses  rois.  Ils  habitent  des  maisons  rondes  couvertes  de  feuilles  de 
palmiers  et  d'herbes  grasses  qui  garantissent  de  la  pluie  d'une  manière 
très  efficace.  Elles  sont  posées  sur  des  bois  enfoncés  à  une  extrémité  dans  la 
terre,  réunis  à  l'autre  bout  et  formant  comme  l'armature  d'une  tente.  Les 
indigènes  n'ont  pas  de  fer  et  fabriquent  leurs  instruments  tranchants  avec  les 
pierres  prises  dans  les  rivières.  Leurs  lits,  formés  d'une  étoffe  de  coton,  sont 
suspendus  à  des  branches  par  des  cordes  faites  avec  les  fibres  de  certaines 
plantes  grasses  plus  résistantes  que  celles  dont  on  fait  la  sparterie  espagnole.  » 

Les  Rois  ont  reçu  Colomb.  Des  honneurs  dignes  d'un  souverain 
lui  ont  été  prodigués,  il  a  été  confirmé  dans  sa  charge  de  Grand-Amiral 
et  de  Vice-Roi  sur  la  Mer  Océane,  les  capitulations  acceptées  avant 

Isabelle  la  Grande.  (^47)  *7 


ISABELLE  LA    GRANDE 

le  départ  ont  été  ratifiées,  on  l'autorise  à  écarteler  les  armes  de  Castille 
avec  les  siennes  :  un  groupe  d'îles  et  des  ancres  d'or  sur  des  fonds 
bleus.  A  cette  faveur,  les  Rois  ajoutent  un  présent  de  mille  doublons 
d'or  et  une  pension  à  vie  de  dix  mille  maravédis  promis  à  celui  qui 
verra  le  premier  une  terre  inconnue.  En  s' appropriant  cette  rente, 
Colomb  montrait  le  caractère  intéressé  qui  lui  valut  tant  d'inimitiés. 
Allant  au  delà  de  la  promesse  des  Souverains,  il  avait  dit  qu'il  grati- 
fierait d'un  justaucorps  la  vigie  qui  signalerait  la  côte.  Or,  loin  de 
remettre  le  titre  de  pension  au  matelot  israélite  qui  cria  terre  à  l'aube 
du  12  octobre  1492,  il  se  l'attribua  et  ne  donna  même  pas  le  justau- 
corps réclamé  sous  prétexte  qu'il  avait  aperçu  la  veille"  une  lumière. 

A  peine  l'Amiral  était-il  de  retour,  que  les  Rois  prétendirent 
assurer  les  conquêtes  faites  et  en  entreprendre  de  nouvelles.  Un 
office  spécial  fut  créé  à  Séville  et  placé  sous  la  direction  de  l'Archi- 
diacre Juan  de  Fonseca,  un  prélat  actif,  intelligent,  capable  d'assumer 
la  direction  des  affaires  commerciales  entre  la  métropole  et  les  colonies 
et  de  préparer  une  seconde  expédition.  Telle  est  l'origine  de  la  Casa 
de  Contrataciôn  de  las  Indias  dont  le  rôle  fut  prépondérant  dans  le 
gouvernement  des  colonies  d'Amérique  et  dura  jusqu'au  jour  où 
l'Espagne  perdit  Cuba,  la  dernière  de  ses  possessions  d'outre-mer. 

Les  règlements  aussitôt  élaborés  témoignent  d'une  étroitesse  d'idées 
et  d'une  méconnaissance  étonnante  des  avantages  qu'offrent  les 
colonies.  Ainsi,  l'accès  des  nouveaux  territoires  est  permis  sous  cer- 
taines conditions  aux  Espagnols  et  formellement  interdit  aux  étran- 
gers. Enfreindre  cette  loi  entraîne  des  pénalités  sévères  applicables 
même  aux  voyageurs  que  n'amène  aucun  projet  de  trafic  ou  de  com- 
merce. Afin  d'assurer  l'exécution  de  cette  loi  prohibitrice,  chaque 
navire,  nef  ou  bateau  doit  prendre  à  Cadix  une  sorte  de  patente  où 
seront  indiqués  la  nature  du  chargement,  les  noms  du  propriétaire, 
des  passagers  et  leur  destination.  Elle  sera  remise  au  capitaine  du 
port  en  entrant  à  Hispanola.  Les  difficultés  soulevées  par  le  Roi  de 
Portugal  au  sujet  de  la  conquête  espagnole  et  le  désir  d'en  écarter 
les  nefs  lusitaniennes  avaient  sans  doute  inspiré  ces  mesures  fâcheuses. 

Dévoré  de  jalousie,  Dom  Manuel,  qui  devait  monter  sur  le  trône 
en  1495,  mais  qui,  depuis  la  mort  de  l'Infant  Affonso,  gouvernait  le 
royaume,  avait  en  effet  envoyé  aux  Rois  une  protestation  éner- 
gique où  il  se  plaignait  du  tort  fait  au  Portugal  par  les  nouvelles 
découvertes  de  Colomb.  Ferdinand  et  Isabelle  répondirent  avec  fierté. 
Pourtant,  des  deux  côtés,  on  recula  devant  la  perspective  d'une  guerre. 
Le  Portugal,  engagé  depuis  près  d'un  demi-siècle  dans  ses  grandes 

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LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 
expéditions  maritimes,  était  incapable  de  lutter  sur  terre  contre 
l'armée  espagnole  que  dix  ans  de  combats  ininterrompus  avaient 
aguerrie  et  rendu  redoutable. 

D'autre  part,  les  Rois  d'Espagne,  dont  l'effort  s'était  porté  sur  les 
travaux  de  siège  coûteux,  n'avaient  pas  une  marine  en  état  de  dé- 
fendre leurs  ports  contre  une  offensive  portugaise.  D'un  coihmun 
accord,  les  Monarques  convinrent  de  s'en  remettre  à  l'arbitrage  du 
Souverain  Pontife.  En  sa  qualité  de  vicaire  de  Jésus-Christ,  on  lui 
reconnaissait  le  droit  de  partager  entre  les  nations  chrétiennes  les  terri- 
toires conquis  sur  les  Infidèles. 

Alexandre  VI,  de  la  famille  des  Borgia,  occupait  le  trône  de  saint 
Pierre.  Espagnol  de  naissance,  il  aimait  sa  patrie  et  les  Rois  comp- 
taient sur  sa  bienveillance  et  peut-être  même  sur  sa  partialité.  Isabelle 
fit  d'ailleurs  devancer  son  Ambassadeur  officiel  par  un  émissaire  secret. 
Il  devrait  représenter  que  les  découvertes  de  Colomb  n'attentaient 
aux  droits  d'aucune  nation  chrétienne.  Uniquement  occupés  jusque-là 
d'atteindre  les  Indes  en  longeant  la  côte  d'Afrique,  les  Portugais 
ne  devaient  rien  réclamer  sur  le  Grand  Océan  qu'ils  n'avaient  jamais 
affronté.  Puis,  le  zèle  que  la  Reine  d'Espagne  avait  montré  en  expul- 
sant les  Mores,  le  soin  qu'elle  prenait  d'établir  dans  ses  États  l'unité 
de  la  foi  lui  méritaient  l'appui  du  Saint-Siège. 

Alexandre  était  trop  habile  pour  ne  pas  juger  avec  la  sagesse 
distributive  de  Salomon.  Le  3  mai  1493,  il  publiait  une  première  bulle 
dans  laquelle,  en  considération  des  éminents  services  rendus  par  les 
Monarques  espagnols  à  la  cause  de  l'Église  et,  d'une  manière  spéciale, 
en  détruisant  le  dernier  rempart  des  Musulmans  andalous,  voulant 
l'extension  encore  plus  large  de  leurs  pieux  labeurs,  lui,  de  sa  propre 
libéralité,  dans  sa  science  infaillible  et  la  plénitude  de  son  pouvoir 
apostolique,  «  les  reconnaissait  légitimes  souverains  de  toutes  les  terres 
découvertes  ou  à  découvrir  dans  l'Océan  Ouest,  comme  précédemment 
il  avait  attribué  au  Portugal  les  pays  baignés  par  lès  mers  d'Afrique. 
Afin  d'éviter  toute  contestation,  les  possessions  espagnoles  d'Asie 
s'étendraient  jusqu'à  une  ligne  tirée  de  pôle  à  pôle,  à  cent  lieues  à 
l'Ouest  des  Açores  et  des  îles  du  cap  Vert  ».  Cette  bulle  fut  suivie  d'une 
autre,  datée  du  25  septembre  1493,  où  le  Pape  déclarait  que  les  accès 
maritimes  de  l'Ouest  appartiendraient  à  l'Espagne  au  même  titre 
que  les  accès  de  l'Est  au  Portugal.  Chacune  des  deux  nations  aurait 
plein  pouvoir  de  naviguer  dans  les  limites  ainsi  définies,  chacune 
ayant  ainsi  sa  route  spéciale.  Si  les  Espagnols  venaient  à  rencontrer 
les  terres  d'Asie,  —  car  c'était  toujours  de  l'Asie  qu'il  était  ques- 

(249) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

tion,  —  ils  y  arriveraient  par  le  Grand  Océan,  tandis  que  les  Portu- 
gais les  atteindraient  par  les  mers  de  l'Est  en  longeant  la  côte 
d'Afrique. 

Diviser  le  monde  inconnu  entre  les  Espagnols^  et  les  Portugais, 
c'était  exclure  du  partage  les  autres  nations  ou  les  exposer  aux  foudres 
pontificales  en  cas  d'infraction,  car,  en  traçant  la  fameuse  ligne  de 
démarcation  qui  passait  à  cent  lieues  à  l'Ouest  des  Açores  (3  mai  1493), 
Alexandre  VI  frappait  d'excommunication  tout  étranger  qui  s'aven- 
turerait dans  les  eaux  hispano-lusitaniennes.  L'essor  de  la  marine 
française  en  devait  être  paralysé  pour  longtemps.  Cependant,  dans  sa 
belle  Histoire  de  la  Marine  Française,  M.  de  la  Roncière  montre  que 
les  meilleurs  pilotes  de  la  côte  normande,  entre  autres  ceux  d'Honfleur, 
visitèrent  et  trafiquèrent  au  lendemain  de  la  conquête  avec  les  îles 
indiennes  et  les  terres  nouvellement  découvertes.  En  mai  1497,  l°rs  de 
son  troisième  voyage,  Colomb  dut  chercher  à  Madère  un  abri  contre 
les  corsaires  français  attirés  par  les  richesses  du  Nouveau  Monde 
et,  peu  d'années  plus  tard,  en  1500,  les  Portugais  retrouvèrent  leurs 
traces  au  Brésil.  Les  archives  de  Torre  do  Tombo  possèdent  une  pièce 
décisive,  datée  de  1528,  dans  laquelle  les  armateurs  de  Saint-Pol- de- 
Léon  revendiquent  le  titre  de  premiers  occupants  de  la  côte  Nord  du 
Brésil; «s'ils  n'eurent  ny  l'esprit,  ny  discrétion  de  laisser  un  seul  escrit 
public  de  leurs  desseins  >>,  c'est  qu'ils  étaient  évincés  d'avance  de  toute 
possession  définitive  par  la  bulle  de  partage. 

Tandis  que  cette  grave  question  diplomatique  était  résolue  à  la 
satisfaction  des  Rois,  Colomb,  soutenu  par  les  vœux  et  les  efforts  de  la 
nation,  préparait  son  second  voyage.  Combien  lointains  les  déboires, 
les  contradictions,  les  hésitations  de  jadis  !  C'était  à  qui  monterait  sur 
les  navires  en  partance  et  la  difficulté  consistait  maintenant  à  limiter 
le  nombre  des  enrôlements. 

La  Reine  avait  donné  l'ordre  d'équiper  et  d'armer  une  véritable 
armada. 

«  Si  vous  ne  pouvez  acquérir  des  nefs  à  un  prix  raisonnable,  dit  le  message 
royal,  prenez-les.  » 

C'est  énergique  et  prompt. 

Le  nombre  des  matelots  avait  été  primitivement  fixé  à  1  200, 
mais  tant  de  sollicitations  se  produisirent,  tant  de  protections  furent 
mises  en  jeu  qu'on  en  admit  1  500.  Aux  matelots  régulièrement  inscrits 
sur  le  livre  de  bord  des  dix- sept  nefs  ou  caravelles,  se  joignirent  une 

(250) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

foule  de  personnages  de  haut  rang  :  des  chevaliers,  des  médecins, 
des  personnes  attachées  à  la  maison  royale,  des  prêtres,  des  mission- 
naires, des  artisans,  des  cultivateurs,  même  des  curieux  qui  voulaient 
voir  les  pays  merveilleux  dont  ils  entendaient  parler  avec  tant  d'en- 
thousiasme. 

Les  instructions  données  par  Isabelle  à  ce  sujet  montrent  combien 
elle  se  préoccupait  de  son  nouvel  Empire,  sans  comprendre  pourtant 
ses  véritables  intérêts.  Le  23  mars,  elle  commande  d'enrôler  vingt 
hommes  des  champs  pour  faire  des  irrigations.  Ils  doivent  être  sûrs, 
fidèles  et  connaître  ce  genre  de  travail.  En  outre  de  leur  entretien, 
ils  toucheront  30  maravédis  par  jour.  Les  Mores  seront  écartés. 

A  la  même  époque,  ordre  au  Comte  de  Tendilla  d'expédier  50  cui- 
rasses doubles,  50  espingoles  et  50  arbalètes. 

«  Le  gouvernement  de  Grenade  lèvera  20  lances  armées  à  la  ginete  choisies 
parmi  les  gens  de  la  Sainte  Hermandad  de  la  même  ville,  qui  soient  gens  bons 
et  sûrs  et  aillent  avec  plaisir.  Ils  recevront  des  rations  pour  eux  et  leurs 
chevaux  ;  la  solde  leur  sera  payée  six  mois  à  l'avance.  Le  gouverneur  de 
Malaga  embarquera  un  nombre  de  cuirasses  et  d'armes  égal  à  celui 
qu'aura  donné  le  Comte  de  Tendilla,  et  Rodrigue  Narvaez  fournira  la  poudre 
et  l'artillerie.  » 

Pendant  que  les  Rois  armaient  et  équipaient  la  flotte,  ils  prépa- 
raient l'organisation  hiérarchique  et  administrative  des  pays  à  occuper. 
Le  goût  de  légiférer  des  vieux  monarques  gothiques  ressuscitait, 
méticuleux  et  oppressif  : 

i°  Que,  par  toutes  les  voies  et  manières,  on  travaille  à  convertir  les  habi- 
tants des  îles  ou  terres  fermes  à  notre  sainte  foi  catholique.  Dans  cette  inten- 
tion et  ce  but  :  les  traiter  avec  amour,  leur  éviter  des  ennuis,  les  faire 
causer  afin  qu'ils  se  familiarisent,  leur  donner  des  cadeaux  et  les  honorer. 
S'il  y  avait  des  Espagnols  qui  fissent  le  contraire,  qu'ils  soient  châtiés. 

2°  Chercher  et  choisir  les  meilleures  caravelles  d'Andalousie  et  les 
pourvoir  de  marins  et  de  pilotes  parmi  ceux  qui  savent  le  mieux  leur  métier 
et  en  qui  l'on  puisse  se  fier. 

30  Que  toutes  les  personnes  qui  s'embarqueront  soient,  si  cela  se  peut, 
connues  et  agréées  par  l'Almirante,  Don  Juan  de  Fonseca  ou  Juan  de 
Soria,  trésorier.  •• 

40  Les  paiements  seront  faits  en  présence  des  trois  personnes  ci-dessus  et 
sous  leur  signature. 

50  Les  approvisionnements  seront  remis  dans  les  mêmes  conditions,  enre- 
gistrés en  double,  et  les  livres  de  compte  envoyés  à  Leurs  Altesses. 

(251) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

6°  Chacun  déclarera,  avant  de  s'embarquer,  son  nom,  sa  qualité,  les  provi- 
sions personnelles  qu'il  emporte,  rendra  hommage  aux  Rois,  promettra  de  les 
servir  fidèlement  pendant  le  voyage  et  d'obéir  à  l'Almirante  comme  repré- 
sentant de  Leurs  Altesses. 

7°  Défense  expresse  d'emporter  des  marchandises  destinées  à  faire  des 
échanges,  parce  que  personne  n'a  le  droit  de  traiter  des  affaires  commerciales 
hors  Leurs  Altesses. 

8°  Au  débarquement,  chacun  se  présentera  devant  l'Almirante  avec  tout 
ce  qu'il  possède,  afin  qu'il  en  soit  fait  un  inventaire  nouveau  et  que  les  choses 
ne  puissent  être  échangées  contre  de  l'or  ou  autre  objet  de  valeur.  Et  si, 
dans  ce  nouvel  inventaire,  on  trouve  des  marchandises  non  enregistrées  au 
départ,  l'Almirante  les  confisquera  au  profit  du  trésor  de  Leurs  Altesses  et 
le  trésorier  principal  en  prendra  charge  et  les  inscrira  sur  ses  registres. 

Ces  clauses  contenaient  le  germe  des  dissentiments,  discordes  et 
révoltes  qui  n'allaient  pas  tarder  à  s'élever  entre  les  puissants  per- 
sonnages embarqués  sur  les  navires  et  l'Amiral  chargé  de  les  faire 
respecter.  S'il  les  accepta  sans  protester  et  se  montra  rigoureux  à 
les  appliquer,  c'est  que  ses  droits  personnels  reconnus  par  les  capitu- 
lations de  1492  étaient  justement  perçus  en  raison  du  montant  des 
bénéfices  de  la  couronne.  Tout  trafic  entrepris  en  dehors  de  son 
contrôle  était  attentatoire  à  ses  intérêts  en  même  temps  qu'à  ceux  des 
Rois.  Mais,  d'un  autre  côté,  quels  bénéfices  pouvaient  réaliser  les 
nouveaux  colons  si  on  leur  interdisait  d'apporter  des  objets  d'échange 
à  donner  contre  des  métaux  précieux  et  les  denrées  que  produisaient 
les  colonies?  Comment  nouer  les  relations  amicales  que  l'on  prescrit, 
pourquoi  entrer  en  rapports  avec  les  indigènes  si  l'on  n'a  aucune 
affaire  à  traiter  avec  eux? 

90  Tout  échange  sera  fait  en  présence  de  l'Almirante,  de  son  représentant 
ou  des  trésoriers  principaux.  On  en  prendra  note  sur  le  livre  de  comptes. 

io°  Dès  l'arrivée  à  Hispanola,  l'Almirante  nommera  des  Alcades  et  des 
Alguacils  en  vertu  des  pouvoirs  qu'il  tient  de  Leurs  Altesses,  afin  qu'ils  jugent 
au  civil  et  au  criminel. 

ii°  Il  nommera  aussi  des  Regidoreset  des  Juredores,  si  c'est  nécessaire. 

12°  Toutes  les  pièces  judiciaires  porteront  :  «  Ceci  est  la  justice  qu'ordon- 
nent faire  le  Roi  et  la  Reine,  nos  seigneurs  ». 

130  Tous  les  actes  donnés  par  l'Almirante  porteront  :  «  Pour  Don 
Fernando  et  Do  fia  Isabelle,  Roi  et  Reine  »,  et  seront  signés  :  «  Don  Cristôbal 
Colon,  Vice-Roi  ». 

140  Aussitôt  arrivé,  Dieu  le  veuille,  l'Almirante  ordonnera  de  construire 
une  douane  où  l'on  mettra  les  marchandises  de  Leurs  Altesses.  On   en 

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LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

tiendra  compte  et,  s'il  manque  quelque  chose,  on  le  fera  payer  à  ceux  qui  en 
ont  la  garde. 

D'autres  instructions  restrictives  de  toute  initiative  personnelle 
ont  trait  à  une  comptabilité  aussi  méticuleuse  et  compliquée  que 
s'il  se  fût  agi  de  l'établir  à  Valladolid  ou  à  Saragosse. 

«Nous,  le  Roi  et  la  Reine,  par  la  présente  mandons  à  vous,  Cristobal  Colon, 
notre  Alrnirante  sur  la  mer  Océane  et  Gouverneur  des  îles  et  de  la  terre  ferme 
qui,  par  notre  ordre, ont  été  découvertes  dans  la  mer  Océane  du  côté  des 
Indes,  d'exécuter  les  instructions  ci-dessus,  de  les  garder  et  accomplir  dans 
leur  entier  contenu.  N'allez  ni  contre  leur  teneur  et  forme  et  ne  permettez 
pas  qu'on  les  enfreigne  en  aucune  manière.  » 

Encore,  vis-à-vis  de  Colomb,  les  ordres  royaux  gardent  dans  la 
forme  quelque  ménagement.  Les  instructions  données  à  Bernai  Diaz 
del  Pisa,  contador  mayor  ou  trésorier  principal,  sont  bien  autrement 
impérieuses. 

Colomb  souffrait  de  ces  entraves  inutiles,  car  il  sentait  l'impossi- 
bilité d'établir  de  prime  abord  un  pareil  système  gouvernemental  dans 
des  pays  peuplés  par  des  sauvages  et  comprenait  combien  les  enthou- 
siastes qui  encombraient  l'Armada  trouveraient  vexatoire  l'applica- 
tion de  lois  si  préjudiciables  à  leurs  intérêts.  Mais  il  avait  tant  vanté 
les  pays  qu'il  avait  découverts,  il  en  avait  montré  Y espagnolisation 
si  aisée  qu'il  hésitait  à  parler  de  ses  appréhensions.  Quand  même, 
elles  se  trahissaient.  Son  caractère,  déjà  difficile,  devenait  violent, 
impérieux,  acariâtre.  Avant  le  départ,  il  eut  de  regrettables  démêlés 
avec  le  P.  Biul,  missionnaire  de  l'expédition,  et  aussi  avec  le  tréso- 
rier royal  Juan  de  Soria.  Tous  deux  portèrent  plainte  aux  Rois. 

Leurs  Altesses  ne  veulent  pas  donner  tort  à  leur  Amiral  dont 
elles  hâtent  le  départ,  et  elles  écrivent  à  Soria  : 

«  Nous  sommes  très  ennuyés  de  ce  qui  s'est  passé,  car  nous  voulons 
que  notre  Alrnirante  des  Indes  soit  très  honoré  et  respecté  comme  il  est  de 
raison  et  selon  l'état  que  nous  lui  avons  donné.  » 

Et  par  le  même  courrier,  elles  traduisent  la  même  pensée  dans  une 
lettre  adressée  à  Colomb  lui-même  : 

«  Ce  que  vous  xous  avez  écrit  au  sujet  de  difficultés  qui  se  sont  élevées 
entre  vous  et  Juan  de  Soria  nous  a  déplu  parce  que  nous  voulons  que  lui  et 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

tous  vous  respectent  et  honorent  comme  il  est  de  raison,  et  selon  l'état  que 
nous  vous  avons  donné.  » 

En  dépit  des  formalités  vexât oires  imaginées  chaque  jour  par  les 
trésoriers  royaux,  les  préparatifs  de  l'expédition  avançaient.  L'argent 
ne  manquait  pas  ;  on  l'empruntait  simplement  au  trésor  formé  par 
les  biens  des  Juifs  bannis  l'année  précédente.  Jusqu'aux  voiles  de  soie 
des  tables  des  synagogues,  jusqu'à  l'enveloppe  précieuse  de  la  Thora 
qui  avaient  été  saisis  et  vendus.  A  cet  argent  dépensé  sans  compter, 
le  Duc  de  Médina  avait  ajouté  un  prêt  de  cinq  millions  de  maravédis. 
Il  eût  bien  voulu  équiper  une  flotte  à  ses  frais  afin  de  participer  aux 
avantages  de  l'expédition,  mais  les  Rois  s'y  opposèrent.  C'était  assez 
de  remplir  les  engagements  contractés  envers  l'Amiral  ;  il  im- 
portait de  ne  point  admettre  un  nouveau  venu  au  partage  des 
bénéfices  réservés  à  la  couronne. 

Les  préparatifs  touchaient  à  leur  fin,  on  s'occupait  des  derniers 
arrimages  quand  Isabelle  écrivit  une  dernière  fois  à  Colomb  pour 
obtenir  des  renseignements  qu'elle  semble   avoir  réclamés  en  vain  : 

«  Et  comme,  pour  mieux  entendre  votre  livre,  nous  avons  besoin  de 
connaître  les  degrés  où  se  trouvent  les  îles  de  la  terre  que  vous  avez  décou- 
vertes, ainsi  que  les  degrés  de  la  route  par  laquelle  vous  êtes  allé  pour  notre 
service,  remettez-nous  sur-le-champ  ces  renseignements.  Remettez  aussi  la 
carte  que  vous  nous  avez  promise  avant  votre  départ.  Remettez-la-nous 
incontinent,  bien  complète,  avec  les  noms  écrits.  Et  si  vous  croyez  que 
nous  ne  devons  pas  la  montrer,  prévenez-nous-en... 

«  Et  ces  choses  étant  terminées,  il  nous  paraît  qu'il  serait  bien  que  vous 
prissiez  avec  vous  un  bon  astronome.  Et  il  nous  semble  que  Fray  Antonio 
de  Marchena  conviendrait  à  cette  mission,  parce  qu'il  est  bon  astronome 
et  qu'il  nous  a  paru  que  son  avis  était  toujours  conforme  au  vôtre. 

«  Barcelone,  5  septembre  1493.  » 

La  réponse  à  cette  lettre  ne  nous  est  pas  parvenue,  mais  il  est 
manifeste  que  le  livre  de  bord  présenté  aux  Rois  ne  contenait  que  de 
vagues  et  rares  indications  de  longitude  et  de  latitude  et  que  celles 
mêmes  qui  s'y  trouvaient  n'inspiraient  pas  confiance.  Quant  aux 
cartes,  en  supposant  que  Colomb  en  eût  relevé  au  cours  de  sa  pre- 
mière expédition,  aucune  de  celles  que  l'on  possède  ne  lui  peut  être 
attribuée  avec  certitude.  Et  pourtant,  le  7  octobre,  au  moment  de 
quitter  Gomera,  Colomb  remit  secrètement  au  commandant  de 
chaque  navire  un  pli  cacheté  où  il  donnait  la  route  d'Hispanola  et 

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LA  DECOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

assignait  la  Natividad  comme  rendez-vous  général.  Les  plis  seraient 
ouverts  si  les  vents  et  la  tempête  séparaient  les  nefs.  Peut-être 
se  gardait-il  des  Rois  eux-mêmes  et,  jusqu'à  la  dernière  heure, 
conserva-t-il  pour  lui  seul  le  secret  de  ses  itinéraires.  Son  caractère 
méfiant  ne  dément  pas  cette  hypothèse. 

L'Armada  qui  allait  affronter  la  Mer  Océane  comprenait  dix-sept 
bâtiments.  Elle  sortit  de  Cadix  le  23  septembre  1493  et  se  dirigea  vers 
les  Canaries.  On  s'y  approvisionnerait  une  dernière  fois  de  vivres, 
d'eau,  de  bois,  de  foin  pour  les  couples  d'animaux,  chevaux,  ânes  et 
porcs,  que  l'on  emmenait  aux  Antilles.  Ils  s'y  multiplieraient  rapide- 
ment et  seraient  d'un  grand  secours  pour  défricher  la  terre,  la  cultiver, 
transporter  l'or  et  les  denrées,  ou  bien  encore  nourrir  les  colons  de  ces 
jambons  et  de  ces  saucisses  dont  les  Espagnols  étaient  et  sont  demeurés 
friands. 

Le  7  octobre,  l'escadre  quitta  Gomera  et  mit  le  cap  à  l'Ouest.  La 
traversée  fut  magnifique  et  l'on  ne  rencontra  même  pas  cette  mer 
des  Sargasses  que  l'on  avait  eu  tant  de  peine  à  franchir  un  an  aupa- 
ravant. Le  2  novembre,  vers  le  soir  il  s'éleva  un  de  ces  ouragans 
tropicaux  qui,  au  dire  de  l'Amiral,  annonçait  l'approche  de  la  terre. 
Il  ordonna  de  carguer  plus  de  la  moitié  des  voiles  et  commanda  aux 
équipages  de  faire  bonne  garde  afin  d'éviter  la  côte.  A  peine  l'aube 
eut-elle  paru  que  l'on  aperçut  à  l'Ouest  une  terre  montagneuse. 
Colomb  la  nomma  Dominica  en  souvenir  du  dimanche  où  il  l'avait 
découverte.  D'autres  terres  apparaissaient  au  loin.  Aussitôt  les 
voyageurs  et  les  marins  s'abandonnèrent  à  des  transports  de  joie. 
Réunis  à  la  poupe  des  navires,  ils  entonnèrent  des  cantiques.  Vingt- 
cinq  jours  s'étaient  écoulés  depuis  le  départ  de  Gomera  et  l'expé- 
dition avait  parcouru  sans  encombre  près  de  huit  cents  lieues.  Le 
temps  n'était  plus  où  Colomb  trompait  l'équipage  sur  la  distance  qui 
le  séparait  de  la  terre  d'Espagne.  La  flotte  ne  craignait  pas  de  s'en 
éloigner  et  elle  ne  demandait  qu'à  marcher  en  avant. 

On  fit  relâche  devant  une  île  que  l'on  nomma  Mari  galante  en 
l'honneur  de  la  nef  amirale.  Elle  était  habitée,  mais,  à  la  vue  des 
navires,  les  indigènes  s'enfuirent  vers  la  montagne.  Des  matelots 
débarquèrent,  les  poursuivirent  et  le  lendemain  ramenèrent  deux 
captifs.  Par  signes,  Colomb  essaya  de  leur  demander  où  se  trouvait 
Hispanola,  sur  la  position  de  laquelle  il  désirait  être  fixé.  La  question 
ne  fut  sans  doute  pas  éclaircie.  En  revanche,  les  Espagnols  com- 
prirent avec  horreur  que  les  Caraïbes  étaient  anthropophages.  La 
chair  des  hommes  faits,  mutilés   d'avance,  leur  paraissait  la  meil- 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

leure.  En  cas  de  disette  seulement  ils  consommaient  la  chair  des 
femmes  et  des  enfants. 

Le  22  novembre,  après  avoir  longé  de  nombreuses  îles,  l'Ami- 
ral atteignit  la  pointe  Nord  d'Hispaiïola.  Il  se  réjouissait  à  la  pensée 
d'entrer  à  la  Natividad  où  il  avait  laissé  une  petite  compagnie  espa- 
gnole pourvue  de  vivres  et  bien  armée.  Sa  douleur  fut  extrême  en  cons- 
tatant que  la  place  avait  été  prise,  pillée  et  saccagée.  Des  Espagnols, 
il  ne  restait  à  l'intérieur  de  l'enceinte  que  des  cadavres  mécon- 
naissables, exposés  depuis  un  mois  et  peut-être  plusau  soleil  et  à  la  pluie. 
Des  Indiens  capturés  par  les  matelots,  des  émissaires  du  Cacique 
Guacanageri  qui  avait  témoigné  de  bons  sentiments  aux  nouveaux 
venus  lors  de  la  première  expédition,  firent  comprendre  que  les 
étrangers  avaient  été  les  victimes  de  leurs  discordes.  Les  armes  à  la 
main,  ils  s'étaient  disputé  des  femmes  et  de  l'or.  Diminués  en  nombre, 
ils  avaient  été  battus  par  les  Indiens  de  tribus  ennemies.  Guacanageri 
prétendait  avoir  été  blessé  en  les  défendant.  L'Amiral  fut  contraint 
d'ajouter  foi  à  ce  récit  ;  il  ne  restait  personne  pour  le  démentir.  Mais 
ne  voulant  pas  demeurer  dans  les  parages  qui  rappelaient  d'aussi 
tristes  souvenirs,  il  choisit  une  crique  voisine  et  y  jeta  l'ancre. 

Le  site  était  enchanteur,  ombragé  par  des  arbres  superbes,  peuplé 
d'oiseaux  au  plumage  merveilleux.  Les  voyageurs  débarquèrent  et 
les  équipages  déchargèrent  les  approvisionnements  apportés  par  les 
bateaux.  Afin  de  les  abriter  et  de  se  garantir  contre  une  surprise 
des  Indiens,  Colomb  ordonna  de  bâtir  des  murs  d'enceinte  et  une 
forteresse.  Ce  fut  Isabela,  ainsi  nommée  en  l'honneur  de  la  grande 
Reine  de  Castille,  la  première  ville  européenne  bâtie  dans  le  Nouveau 
Monde,  car  la  Natividad  était  plutôt  un  poste  fortifié  qu'une  cité. 
On  en  retrouve  encore-  les  ruines  sous  une  végétation  luxuriante. 

La  fatigue  de  deux  expéditions  presque  consécutives,  les  respon- 
sabilités assumées  et  chaque  jour  plus  pesantes,  la  perte  de  la  Natividad 
qu'il  avait  cru  retrouver  prospère  avaient  épuisé  les  forces  de  Colomb. 
Dans  les  premiers  jours  de  décembre,  il  tomba  dangereusement  malade 
et  ne  se  rétablit  que  vers  la  fin  de  mars.  Le  désordre  se  mit  aussitôt 
parmi  les  Conquistadors  demeurés  sans  chef.  La  plupart  d'entre  eux 
étaient  venus  dans  l'espoir  de  ramasser  l'or  à  la  pelle  et  réclamaient 
à  cor  et  à  cri  les  placeres  où  abondait  le  métal  précieux.  Ni  les  uns 
ni  les  autres  ne  voulaient  travailler  aux  murailles,  défricher  la  terre, 
la  mettre  en  culture,  assurer  l'avenir  agricole  de  la  colonie.  Bon  nombre 
étaient  d'ailleurs  incapables  de  travaux  corporels.  Afin  de  les  encou- 
rager, Colomb  leur  donna  des  Indiens  et  leur  accorda  tout  pouvoir 

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LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

sur  ces  infortunés.  Telle  fut  l'origine  du  re-partimiento,  cette  mesure 
odieuse,  ce  don  de  malheureux  indigènes  réduits  en  esclavage  et 
livrés  à  des  maîtres  impitoyables  et  cruels. 

En  dépit  de  ces  concessions,  les  Espagnols  murmuraient,  mena- 
çaient, devenaient  dangereux.  Les  deux  cents  hommes  d'armes  embar- 
qués à  bord  des  nefs  étaient  impuissants  à  maintenir  une  discipline  ou 
une  police  parmi  la  foule  des  mécontents  chaque  jour  grossie. 

Encore  malade,  Colomb  résolut  de  renvoyer  en  Espagne  les 
paresseux,  les  inutiles  désireux  d'être  rapatriés.  Ils  s'embarquèrent 
sur  douze  nefs  —  l'Amiral  en  gardait  cinq  —  et  le  commandement 
de  cette  flotte  fut  confié  à  Don  Antonio  de  Torres, frère  delà  nourrice 
du  Prince  Don  Juan  et  très  aimé  des  Rois.  On  arrima  dans  les  navires 
l'or  et  les  produits  précieux  réservés  à  la  couronne.  Puis,  comme 
les  rapatriés  n'avaient  rien  à  rapporter,  on  calma  leurs  récriminations 
en  leur  donnant  des  Indiens.  Ces  infortunés  si  doux,  si  pacifiques  et 
qui  avaient  tenu  les  Espagnols  pour  des  hommes  venus  du  ciel,  furent 
parqués  sur  les  nefs.  A  peine  nourris,  exposés  sans  vêtements  aux 
intempéries,  ils  moururent  en  masse.  Les  plus  robustes  atteignirent 
Séville  où  ils  furent  vendus  au  marché  comme  des  animaux,  quand 
leurs  maîtres  se  furent  lassés  de  les  entretenir. 

Cette  odieuse  exportation  de  chair  humaine  commença  en  l'année 
1494.  Elle  devait  durer  longtemps. 

Les  mécontents  étaient  partis,  à  la  satisfaction  générale.  Désor- 
mais tranquille,  Colomb  entreprit  d'explorer  l'île  dans  la  direction  de 
Cibao  où  l'on  signalait  des  mines  d'or.  Entre  temps,  il  bâtit  le  château 
fort  de  Santo  Tomas  et  ylaissaune  cinquantaine  d'hommes  commandés 
par  un  gouverneur.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  maintenir  les 
Indiens  qu'épouvantaient  le  bruit  et  la  portée  des  armes  à  feu  et  que 
terrifiaient  la  vue  d'un  cheval.  Cet  animal,  à  la  course  rapide,  se 
nourrissait,  croyaient-ils,  de  chair  humaine  et  eût  chassé  l'homme  si  on 
lui  en  eût  donné  la  liberté.  Dans  une  rencontre  imprévue,  cinq  Espa- 
gnols conduisant  une  jument  mirent  en  fuite  quatre  cents  Indiens. 

Colomb  avait  regagné  Hispanola.  Il  la  pourvut  d'eau  potable 
amenée  au  moyen  d'un  canal  ouvert  d'une  extrémité  à  l'autre  de 
la  ville,  la  perça  de  rues  aboutissant  à  une  place  centrale,  assura  la 
discipline  d'une  petite  garnison  sous  les  ordres  de  son  frère  Diègue 
Colomb,  et,  ces  mesures  prises,  leva  l'ancre  avec  trois  navires. 

Il  avait  décidé  de  suivre  la  côte  de  Cuba  afin  de  savoir  si  la  terre 
qu'il  avait  rencontrée  était  une  île  —  les  indigènes,  avec  qui  l'on 
commençait  à  s'entendre,  l'assuraient  —  ou  bien  un  continent.  Dans  ce 

(257) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

voyage  decirconvallation,  Colomb  est  jeté  par  les  vents  sur  la  Jamaïque. 
Sans  défiance,  la  population  monte  sur  des  bateaux  creusés  dans  le 
fût  d'un  arbre  et  apporte  aux  hommes  blancs  des  vivres  et  des  fruits. 
La  navigation  se  poursuit  très  difficile,  parfois  périlleuse  au  milieu 
d'îles  innombrables.  Tantôt  les  navires  sont  entraînés  vers  le  Nord, 
tantôt  ils  sont  refoulés  vers  le  Sud,  tantôt  ils  dérivent  vers  l'Ouest  ou 
s'égarent  dans  les  bras  de  mer  plus  ou  moins  larges  qui  séparent 
les  îles.  Les  approvisionnements,  que  l'on  ne  peut  renouveler,  touchent 
à  leur  fin.  Chaque  homme  a  droit  à  une  biscocho  à  demi  pourrie  par 
l'humidité  de  l'air,  reçoit  du  poisson  que  la  chaleur  décompose  à 
peine  est-il  péché,  et  se  réconforte  avec  un  verre  de  vin.  L'eau  douce 
s'était  corrompue  dans  les  tonneaux.  On  essaya  de  s'en  procurer  sur  la 
côte  de  Cuba  où  l'on  était  revenu  sans  la  chercher,  mais  la  végétation 
y  était  si  épaisse  et  si  vigoureuse  qu'on  dut  renoncer  à  pénétrer  dans 
ses  fourrés.  Parfois  d'étonnantes  surprises  venaient  amuser  les  équi- 
pages et  les  distraire  un  moment  de  leur  tristesse  et  de  leurs 
anxiétés.  Un  jour,  la  mer  apparut  couverte  de  tortues  larges  de  deux 
et  trois  brasses,  tandis  que  le  ciel  était  obscurci  par  des  vols  d'oiseaux 
épais  comme  des  nuages. 

La  fortune  adverse,  l'épuisement  des  vivres,  les  plaintes  des 
équipages  harassés  empêchèrent  Colomb  de  continuer  la  route  vers 
l'Ouest.  Il  se  serait  rendu  compte  que  Cuba  n'était  pas  un  continent 
et  aurait  touché  les  côtes  du  Yucatan.  Après  des  péripéties,  des 
dangers  sans  nombre  et  une  maladie  qui  manqua  l'emporter,  l'Amiral 
revenait  à  Hispanola  le  29  septembre. 

Quatre  mois  avaient  suffi  pour  détruire  l'ordre  établi  avant  le 
départ  de  l'expédition.  La  plupart  des  Espagnols  se  livraient  à  des 
excès  qui  les  faisaient  haïr.  La  révolte  grondait  chez  les  Indiens,  au 
début  si  pacifiques  et  si  doux.  La  constatation  d'un  fait  inattendu 
avait  beaucoup  contribué  à  développer  chez  eux  l'esprit  de  résistance 
contre  les  conquérants  étrangers.  Aux  yeux  des  indigènes,  les  hommes 
blancs  venus  du  ciel  devaient  être  immortels.  Loin  de  détruire  cette 
croyance,  les  conquérants  l'avaient  entretenue.  Pourtant,  un  chef, 
surpris  de  la  disparition  mystérieuse  de  quelques  Espagnols,  voulut  en 
connaître  la  raison. 

Le  Cacique  flatte  un  gentilhomme  et  l'engage  à  traverser  une  rivière 
sur  les  épaules  de  quatre  porteurs.  Parvenus  au  milieu  du  chenal,  ceux-ci 
saisissent  l'imprudent,  le  plongent  dans  l'eau  et  l'y  maintiennent  en 
dépit  de  ses  efforts.  Quand  ils  n'eurent  plus  entre  les  mains  qu'un 
corps  inerte,  ils  retendirent  sur  la  rive.  Là,  ils  l'examinent,  le  palpent, 

(258) 


LA  DECOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 
le  tournent,  le  retournent,  attendant,  sans  le  souhaiter,  qu'il  donne 
signe  de  vie,  ne  pouvant  croire  à  sa  mort. 

Au  bout  de  trois  jours, le  cadavre  entra  en  décomposition  ;  il  n'y 
avait  pas  à  s'y  tromper,  les  conquérants  étaient  mortels  comme  de 
vulgaires  créatures.  Cette  étonnante  nouvelle  se  propagea  d'île  en 
île  et  rendit  courage  aux  infortunées  victimes  de  la  dureté  espagnole.il 
fallait  se  défendre,  frapper,  tuer  les  étrangers. 

A  peine  de  retour,  l'Amiral  eut  à  combattre  une  multitude 
d'Indiens  commandés  par  le  Cacique  Caonabo.  C'était  un  homme 
intelligent,  courageux,  capable  de  disputer  longtemps  son  pays;  mais 
que  pouvaient  des  hordes  armées  de  flèches  et  de  lances  terminées  par 
une  arête  de  poisson  contre  les  armes  de  fer  et  à  feu  des  Espagnols? 
La  déroute  des  Indiens  fut  complète  et  la  répression  terrible  : 

«  Si  quelque  Indien  fait  insulte  à  des  Chrétiens,  qu'on  le  châtie  en  lui 
coupant  le  nez  et  les  oreilles,  parce  que  ce  sont  des  parties  qu'on  ne  peut 
cacher.  Ainsi onassurera la paixdansl'île  et  l'on  montrera  que  les  bons  seront 
récompensés  et  les  méchants  punis.  »  (Instructions  de  l'Almirante  à  Mosen 
Pedro  Marguerite,  administrateur  de  Cuba.) 

Caonabo  était  tombé  aux  mains  des  vainqueurs.  On  le  prit  par  ruse. 
Sous  prétexte  de  cimenter  une  longue  paix  et  de  lui  accorder  certains 
avantages,  un  capitaine  espagnol  le  décide  à  venir  au  camp  des 
Chrétiens.  On  l'y  accueille  avec  honneur  et,  en  manière  d'amusement, 
on  l'engage  à  revêtir  une  chemise  et  un  manteau  à  capuchon  main- 
tenus par  une  ceinture.  On  le  coiffe  d'une  toque  empanachée.  Quand 
il  est  ainsi  accoutré,  des  soldats  sautent  sur  lui  et  n'ont  pas  de  peine  à 
le  maîtriser  :  <<  S'il  est  nu,  avait  dit  Colomb,  il  vous  glissera  dans  les 
mains,  s'enfuira  et  vous  ne  le  ressaisirez  jamais.  >> 

En  revenant  à  Isabela,  l'Amiral  n'avait  pas  seulement  trouvé 
des  ennemis  à  combattre  ;  d'inquiétantes  nouvelles  d'Espagne  l'y  atten- 
daient. Ses  amis  l'engageaient  à  se  défendre  de  vive  voix  contre  les 
accusations  graves  que  les  voyageurs  rentrés  à  bord  des  douze  nefs 
retournées  en  Castille  portaient  contre  son  administration  et  celle 
de  ses  frères.  Colomb  avait  fondé  Isabela;  il  avait  bâti  trois  forte- 
resses importantes  qui  assuraient  la  possession  des  terres  découvertes 
dans  les  Antilles  ;  on  le  calomniait  devant  les  Rois.  L'heure  était 
venue  de  leur  rendre  compte  de  sa  mission  et  de  confondre  ses 
ennemis. 

Le  10  mars  1496,  l'Amiral  arbore  son  pavillon  sur  la  Santa  Cruz, 

(259) 


ISABELLE   LA    GRANDE 

embarque  200  Chrétiens  et  30  Indiens,  lève  l'ancre  et  met  le  cap  dans 
la  direction  de  l'Espagne.  La  Nina  accompagnait  la  nef  amirale. 
La  traversée,  d'abord  coupée  de  nombreuses  escales  dans  les  îles,  fut 
extrêmement  longue.  Colomb  errait  sur  la  grande  mer  sans  savoir 
où  il  était.  Les  vivres  devinrent  rares;  on  parla  de  manger  les  Indiens 
ou,  tout  au  moins,  de  les  noyer  afin  de  diminuer  le  nombre  des  bouches 
à  nourrir.  Les  équipages  se  désespéraient,  quand  ils  rencontrèrent  des 
signes  manifestes  du  voisinage  de  la  terre.  Les  uns  croyaient  courir 
vers  les  Flandres;  d'autres,  marcher  dans  la  direction  des  Iles  Britan- 
niques; les  vieux  matelots  reconnaissaient  les  côtes  de  Galice.  Enfin, 
le  11  juin,  les  marins  jetèrent  l'ancre  dans  un  petit  port  de  Castille.  Trois 
mois  s'étaient  écoulés  depuis  le  départ  d'Isabela,  et  il  y  avait  deux  ans 
et  neuf  mois  que  l'Amiral  avait  quitté  glorieux  et  fier  la  Péninsule 
ibérique.  Quel  changement  depuis  dans  sa  destinée  ! 

A  peine  débarqué,  Colomb  prit  la  route  de  Burgos  où  les  Rois 
célébraient  avec  une  pompe  sans  égale  le  mariage  de  leur  fils  le  Prince 
Don  Juan  avec  Mme  Marguerite  d'Autriche,  fille  de  l'Empereur 
Maximilien  : 

«  Venez,  lui  écrivirent-ils  ;  venez  quand  vous  le  pourrez  sans  inconvé- 
nient pour  votre  santé,  alors  que  vous  avez  supporté  tant  de  fatigues  et 
enduré  tant  de  contrariétés.  » 

Le  voyage  s'accomplit  tristement.  Qu'était  devenu  l'enthousiasme 
de  jadis  ?  Les  figures  hâves  de  Colomb  et  de  ses  compagnons  épuisés 
par  une  navigation  de  trois  mois  et  soumis  à  de  terribles  privations, 
les  mauvais  bruits  propagés  depuis  le  retour  des  rapatriés  rendaient 
sceptiques  les  plus  confiants.  Bernâldez  raconte  une  visite  de  l'Amiral 
et  ajoute  :  «  On  croyait  généralement  qu'il  y  avait  fort  peu  d'or  ou 
peut-être  pas  du  tout  dans  les  îles.  » 

Les  plaintes  des  ennemis  de  Colomb  étaient  bien  parvenues  jus- 
qu'aux Rois,  mais  les  monarques  s'étaient  rendu  compte  des  diffi- 
cultés inhérentes  à  une  telle  expédition,  et,  loin  de  recevoir  leur  Amiral 
avec  froideur,  ils  l'accueillirent  avec  bonté  et  lui  prodiguèrent  les 
témoignages  de  leur  reconnaissance.  Il  rapportait  une  foule  d'objets 
curieux,  témoignages  de  la  richesse  des  pays  découverts,  puis  de 
l'or  en  grain  recueilli  sur  le  bord  des  rivières.  Les  plus  petits,  de  la 
grosseur  d'un  pois  jusqu'à  celle  d'un  œuf  de  colombe,  furent  un  peu 
dédaignés  pour  des  lingots  pesant  plus  de  trente  livres. 

C'était  une  réponse  victorieuse  aux  impatients  qui  avaient  en 

(260) 


LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 
vain  cherché  les  mines  d'or.  D'ailleurs,  peu  importait  à  Isabelle. 
Refusant  de  partager  la  défiance  générale,  elle  espérait  que  de  nou- 
velles découvertes  suivraient  celles  qui  avaient  été  faites  et  ce  n'était 
pas  la  plus  ou  moins  grande  quantité  d'or  rapportée  qui  pouvait 
l'intéresser,  alors  qu'elle  avait  surtout  en  vue  la  propagation  et  le 
triomphe  de  la  foi  chrétienne. 

La  première,  elle  remonta  le  courage  défaillant  de  Colomb  en 
écoutant  sa  défense  avec  bienveillance.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  établir 
que  les  maux  dont  se  plaignaient  les  rapatriés  étaient  la  punition  de 
leurs  fautes  personnelles.  La  plupart  s'étaient  embarqués  dans  l'unique 
dessein  de  recueillir  de  l'or  et  de  revenir  au  plus  vite  jouir  de  cette 
fortune  subite.  L'ordonnance  royale  qui  réservait  à  la  couronne  les 
métaux  précieux  avait  ruiné  leurs  espérances  et  les  avait  exaspérés. 
Les  hidalgos,  les  chevaliers  eux-mêmes  s'étaient  montrés  impatients, 
indisciplinés,  paresseux,  et,  sous  prétexte  que  Colomb  était  étranger, 
avaient  refusé  d'obéir.  Sans  tenir  compte  de  la  douceur  des  Indiens 
et  de  leur  accueil  amical,  ils  les  avaient  pourchassés,  maltraités, 
écrasés  de  travail,  au  lieu  de  leur  demander  seulement  un  effort  propor- 
tionné à  leur  nature  assez  faible.  De  là,  des  révoltes,  des  combats 
incessants  et,  comme  conséquence,  la  population  indigène  réduite  d'un 
tiers  en  moins  de  quatre  ans. 

Isabelle  écoutait  avec  compassion  les  confidences  de  l'Amiral. 
Son  cœur  saignait  à  la  pensée  des  maux  déchaînés  par  ceux  de  sa 
religion,  de  sa  nation,  par  des  Espagnols.  A  tout  prix,  il  fallait  y 
porter  remède,  effacer  le  souvenir  des  excès  passés,  rétablir  le  prestige 
de  la  loyauté  et  de  la  grandeur  d'âme  castillane  déjà  compromis. 
Aussi  bien  remercia-t-elle  le  Ciel  du  fond  du  cœur  quand  Colomb 
sollicita  la  permission  de  repartir  au  plus  vite,  de  crainte  que  quelque 
désastre  comparable  à  celui  de  la  Natividad  ne  survînt  en  son  absence. 
En  outre,  il  était  indispensable  de  pourvoir  la  colonie  des  approvisionne- 
ments et  des  outils  nécessaires  à  son  développement  agricole  et 
commercial. 

Par  malheur,  l'état  des  finances  paralysait  la  bonne  volonté  de  la 
Reine.  Les  dépenses  de  la  nouvelle  colonie  s'élevaient  à  plus  de 
six  millions  demaravédis,  sans  compter  les  approvisionnements  estimés 
à  une  somme  égale. 

Le  Trésor  qui  avait  dû  fournir  aux  frais  de  la  guerre  d'Italie  et 
des  fêtes  somptueuses  données  à  l'occasion  du  mariage  de  Don  Juan 
était  épuisé.  Isabelle  disposait  encore  d'une  somme  importante  ré- 
servée en  vue  de  l'union  probable  de  sa  fille  aînée  avec  le  Roi  de 

(261) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Portugal.  Elle  ordonna  de  la  remettre  à  Colomb.  En  même  temps,  et 
comme  pour  compenser  le  mauvais  vouloir  de  Juan  de  Fonseca,  récem- 
ment nommé  administrateur  de  l'Office  des  Indes,  elle  comblait 
l'Amiral  des  marques  de  la  faveur  royale.  Par  un  acte  officiel,  elle 
lui  confirmait  ses  privilèges,  étendait  ses  pouvoirs,  lui  concédait  à 
titre  de  majorât  héréditaire  une  grande  partie  des  terres  d'Hispa- 
fiola  avec  le  titre  de  duc  ou  de  comte  à  son  choix.  Les  louanges  et 
les  témoignages  de  reconnaissance  qui  figuraient  en  tête  des  lettres 
patentes  en  doublaient  le  prix.  Le  don  était  pourtant  immense,  comme 
le  service  rendu.  D'après  Colomb  lui-même,  le  majorât,  le  dixième  des 
biens  recueillis  ou  à  recueillir  aux  Indes,  le  huitième  des  revenus  des 
terres  et  rentes,  les  droits  de  l'Amiral,  du  vice-roi  et  du  gouverneur 
ne  s'élevaient  pas  à  moins  d'un  quart  du  revenu  total  des  Indes 
tout  entières.  C'était  énorme,  et  la  disgrâce  devait  être  la  consé- 
quence fatale  de  concessions  si  onéreuses. 

L'acte  accordait  en  outre  aux  descendants  de  Colomb  le  droit  de 
signer  après  lui  <<  V Almirante  »,  quels  que  fussent  leurs  autres  titres, 
dignités  ou  qualités,  et  ceci,  à  perpétuité. 

Malgré  son  ardent  désir  de  reprendre  la  mer  au  plus  tôt,  Colomb 
fut  retenu  longtemps  en  Espagne.  Les  oppositions  surgissaient,  les 
difficultés  se  multipliaient.  Il  semblait  que  l'on  fût  revenu  à  quatre 
années  en  arrière.  Comme  au  moment  de  la  première  expédition,  les 
marins  refusaient  de  monter  sur  les  six  nefs  en  partance.  La  défiance 
avait  succédé  à  l'enthousiasme.  En  désespoir  de  cause  on  dut 
embarquer  des  prisonniers  dont  les  peines  furent  commuées  en  trans- 
portation  à  temps.  Ils  allaient  semer  aux  Antilles  les  germes  d'une 
corruption  effroyable.  Colomb  suggéra  pourtant  cette  mesure  dont  il 
devait  être  la  première  victime,  faute  de  trouver  des  hommes  de  bonne 
volonté. 

Le  30  mars  1498,  l'Amiral  sortit  du  port  de  San  Lucar,  se  dirigea 
plus  au  Sud-Ouest  qu'il  ne  l'avait  fait  jusque-là,  franchit  la  ligne 
équinoxiale  et,  le  Ier  août,  vit  pour  la  troisième  fois  la  terre,  pro- 
bablement le  continent.  Il  le  prit  encore  pour  une  île  et  l'appela 
<<  l'Isla  Santa  ». 


CHAPITRE  XVII 

EXPULSION  DES  JUIFS 
PREMIÈRE  GUERRE   D'ITALIE 

L'EXPULSION  DES  JUIFS.  Il  L'EXODE.  H  SES  CONSÉQUENCES.  ||  ARRIVÉE  DES  ROIS 
EN  ARAGON.  ||  TENTATIVE  D'ASSASSINAT  CONTRE  LE  ROI.  !|  LETTRE  D'iSABELLE  A 
TALAVERA.  ||  LUDOVIC  SFORZA  INVITE  CHARLES  VIII  A  RÉCLAMER  SES  DROITS  SUR 
LE  ROYAUME  DE  NAPLES.  ||  POLITIQUE  DU  ROI  DE  FRANCE.  Il  TRAITÉS  D'ÉTAPLES, 
DE  SENLIS  ET  DE  BARCELONE.  ||  CHARLES  VIII  RÉCLAME  L'AIDE  PROMISE  EN 
ÉCHANGE  DU  ROUSSILLON  ET  DE  LA  CERDAGNE.  |j  REFUS  DE  FERDINAND  BASÉ  SUR 
LES  TERMES  DU  TRAITÉ  DE  BARCELONE.  ||  L'ARMÉE  FRANÇAISE  FRANCHIT  LES 
ALPES.  ||  ARRIVÉE  DE  CHARLES  VIII  A  ROME.  ||  INSOLENCE  COMMANDÉE  DE 
L'AMBASSADEUR  D'ESPAGNE.  H  ENTRÉE  DU  ROI  DE  FRANCE  A  NAPLES.  ||  LA  LIGUE 
DE  VENISE.  ||  L'ARMÉE  FRANÇAISE  REPASSE  LES  ALPES.  ||  GONZALVE  DE  CORDOUE. 
Il  DÉFAITE  DE  SEMINARA.  ||  MONTPENSIER,  GOUVERNEUR  DE  NAPLES,  TENTE 
D'ARRÊTER  LE  DÉBARQUEMENT  DE  FERDINAND.  ||  PERTE  DE  NAPLES.  ||  GONZALVE 
DÉVASTE  LA  CALABRE.  ||  PRISE  DE  VINGT  BARONS  ANGEVINS.  ||  LE  GRAN 
CAPITÀN.    ||   CAPITULATION    D'ATELLA.    ||    MORT     DE     MONTPENSIER.    ||    AUBIGNY 

TRAITE  AVEC    GONZALVE. 

Pendant  que  Christophe  Colomb  associait  l'Espagne  à  la  dé- 
couverte d'un  monde  nouveau,  des  événements  douloureux 
survenaient  à  Grenade. 
Isabelle,  cette  fille  pieuse,  cette  épouse  incomparable,  cette  mère 
tendre,  cette  reine  en  qui  l'énergie  et  l'intelligence  viriles  s'unissaient 
à  la  bonté,  à  la  compassion,  à  la  générosité  de  la  femme  accomplie, 
signait  l'ordre  d'expulser  les  Juifs  de  Grenade  en  dépit  de  la  capi- 
tulation qui  leur  accordait  le  droit  d'y  rester. 

Une  fois  de  plus,  on  avait  dirigé  contre  eux  des  accusations  où  les 
passions  viles  se  dissimulaient  sous  le  zèle  religieux.  Nées  de  l'envie 
et  de  la  cupidité,  elles  ne  pouvaient  qu'enfanter  l'injustice. 

Il  n'est  d'autre  excuse  à  l'erreur  d'Isabelle  qu'une  intolérance 
commune  à  cette  époque  aux  princes,  aux  philosophes  et  aux  théolo- 
giens de  tous  pays. 

Isabelle  la  Grande,  (263)  18 


ISABELLE  LA   GRANDE 

En  Angleterre,  par  exemple,  Reginald  Pecock,  Êvêque  de  Chi- 
chester,  qui  prétendait  ramener  les  hérétiques  par  la  seule  raison,  est 
accusé  d'hérésie  et  dépouillé  de  son  évêché  en  dépit  de  sa  rétractation 
(1457).  Après  la  Réforme,  John  Knox  conseille  d'exterminer  les  ido- 
lâtres (les  catholiques)  :  <<  La  messe  est  une  idolâtrie,  un  culte  de  Baal, 
et  ceux  qui  persistent  à  la  célébrer  doivent  mourir.  » 

Plus  tard,  un  historien  contemporain  d'Elisabeth,  Holshed,  raconte 
qu'un  capitaine  qui,  en  1290,  transportait  des  Juifs  fort  riches,  n'hésita 
pas  à  les  noyer  dans  la  Tamise  .  <<  Et  cet  acte,  ajoute-t-il,  était  approuvé 
par  beaucoup  d'Anglais  au  temps  même  où  il  écrivait  sa  chronique.  » 

Plus  tard  encore,  Bossuet  n'écrit-il  pas  :  <<  La  sainte  sévérité  de 
l'Église  de  Rome  ne  tolère  pas  d'erreur.  >> 

Enfin,  Frédéric  le  Grand,  dont  on  ne  saurait  suspecter  l'indifférence 
en  matière  religieuse,  édicté  contre  les  Juifs  des  ordonnances  dignes 
d'un  monarque  fanatique. 

Faut-il  s'étonner  ensuite  si,  au  xve  siècle,  les  Espagnols  regardaient 
la  persécution  des  Infidèles  comme  l'œuvre  la  plus  glorieuse  de  leurs 
Rois  et  le  devoir  de  leurs  ministres  ?  Isabelle  avait  fait  l'unité  poli- 
tique de  l'Espagne  ;  on  lui  démontra  la  nécessité  de  l'assurer  par 
l'unité  religieuse,  elle  céda  aux  instances  de  ses  conseillers,  et  une 
grande  iniquité  fut  commise. 

Les  Juifs,  nombreux  dans  l'entourage  immédiat  des  Souverains, 
furent  avertis  et,  s'adressant  directement  à  eux,  offrirent  un  don  de 
30  000  ducats  d'or.  Cette  somme  servirait  à  payer  les  dépenses  de  la 
guerre  qui  laissaient  vide  le  Trésor  de  Castille.  La  Reine  toujours 
opposée  aux  mesures  de  rigueur,  le  Roi  tenté  par  l'appât  de  l'argent 
s'entretenaient  dans  une  salle  de  l'Alhambra  avec  les  Juifs  chargés 
de  la  transaction,  quand  Torquemada  entra  brusquement,  brandit  un 
crucifix  qu'il  tenait  à  la  main,  le  posa  devant  les  Rois  et  s'écria  : 

«  Judas  Iscariote  vendit  son  maître  pour  trente  pièces  d'argent  ;  Vos 
Altesses  vont  le  livrer  de  nouveau  pour  trente  mille  ducats.  Le  voici,  faites 
l'échange.  » 

Puis  il  sortit,  impétueux,  comme  il  était  entré. 

Si  les  Rois  eussent  écouté  les  conseils  de  la  sagesse  et  de  la  raison, 
ils  eussent  ordonné  de  saisir  Torquemada,  de  punir  son  insolence 
présomptueuse,  et  ils  eussent  épargné  le  peuple  juif  qui  représentait 
la  partie  de  la  population  la  plus  industrieuse  et  la  plus  intelligente 
du  royaume.  Mais  Isabelle,  si  ferme  et  si  maîtresse  de  soi  quand  il 

(264) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIERE   GUERRE  D'ITALIE 

s'agissait  du  gouvernement  de  ses  États,  subissait,  en  matière  de  foi, 
l'influence  des  moines  fanatiques  qui  avaient  su  capter  sa  confiance. 
La  sortie  virulente  de  Torquemada  la  troubla  jusqu'au  fond  de  l'âme. 
Était-il  possible  qu'elle  manquât  à  un  devoir  sacré  en  écoutant  les 
offres  des  ennemis  de  la  Croix  !  Chez  Ferdinand,  la  cupidité,  mieux 
renseignée,  appuya  une  impression  analogue  à  celle  qu'avait  éprouvée 
Isabelle  aux  prises  avec  des  scrupules  de  conscience.  La  somme 
offerte  par  les  Juifs  n'égalait  certes  pas  celle  que  promettait  la  con- 
fiscation des  biens  saisis.  Avec  les  richesses  du  peuple  d'Israël,  il 
deviendrait  le  dictateur  du  Sud  de  l'Europe,  l'arbitre  des  nations 
riveraines  de  la  Méditerranée.  L'argent  lui  avait  toujours  fait  défaut  ; 
sa  diplomatie  avait  souffert  de  cette  pénurie.  Désormais,  il  aurait  les 
moyens  de  soutenir  ses  prétentions,  quelles  qu'elles  fussent.  Machiavel 
peint  ainsi  le  caractère  de  ce  prince  qu'il  admire  tout  en  le  jugeant  : 

«  Il  est  un  prince  de  notre  temps  qui  prêche  sans  cesse  la  paix  et  la  bonne 
foi.,  bien  qu'il  soit  de  l'une  et  de  l'autre  le  plus  mortel  ennemi.  >> 

Le  30  mars  1492,  les  Rois  signèrent  le  fatal  décret  d'expulsion, 
dans  ce  palais  même  de  l'Alh ambra  où  ils  venaient  de  planter,  auprès 
de  la  Croix,  l'étendard  de  Castille. 

L'acte  est  précédé  d'un  exposé  des  motifs  où  la  rhétorique  de 
l'époque  dissimule  mal  la  pauvreté  des  arguments.  L'auteur  allègue 
le  danger  de  laisser  les  Chrétiens  convertis  se  mêler  aux  Juifs  qui 
essayeront  de  les  ramener  à  la  religion  de  leurs  pères.  «  Quand  une 
collectivité  est  convaincue  d'un  crime  détestable,  il  est  juste  qu'elle 
soit  privée  de  ses  privilèges  et,  comme  conséquence,  que  les  petits 
souffrent  comme  les  grands  et  l'innocent  comme  le  coupable.  Et  s'il 
en  est  ainsi  au  temporel,  combien  la  répression  est  plus  nécessaire 
encore  quand  il  s'agit  du  bonheur  des  âmes  !  >>  Après  cet  exposé  facile 
à  contredire,  —  personne  ne  l'osa,  —  les  articles  du  décret  se  succèdent 
rigoureux,  impitoyables. 

Tout  Juif  non  baptisé,  quels  que  soient  son  âge,  son  sexe,  sa  con- 
dition, quittera  le  royaume  dans  les  trois  mois  avec  défense  d'y  rentrer 
sous  peine  de  mort  et  de  confiscation  des  biens.  Passé  la  fin  de  juillet, 
aucun  sujet  chrétien  ou  more  ne  donnera  un  abri  aux  bannis  dont 
les  biens  sont  placés  jusque-là  sous  la  sauvegarde  royale. 

Les  Juifs  sont  autorisés  à  vendre  leurs  propriétés  et  à  toucher 
leur  prix  en  marchandises  ou  en  lettres  de  change,  mais  l'exportation 
de  l'or  ou  de  l'argent  étant  interdite,  cette  faveur  est  à  peu  près  illu- 

(265) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

soire.  Quel  prix  retirer  de  biens  que  les  propriétaires  seront  contraints 
d'abandonner  trois  mois  plus  tard.  Dans  ces  ventes  obligatoires, 
une  maison  est  échangée  contre  un  âne  et  de  beaux  vignobles  contre  un 
vêtement  neuf. 

A  la  nouvelle  de  l'édit  qui  les  frappait,  les  Juifs  dispersés  sur 
l'ensemble  de  la  Péninsule  éprouvèrent  une  douleur  d'autant  plus 
grande  que,  depuis  une  dizaine  d'années,  ils  s'étaient  appliqués  à 
éviter  tout  conflit  ou  toute  relation  trop  intime  avec  les  Chrétiens 
et  les  conversos  soupçonnés  par  l'Inquisition.  Jamais  ils  n'avaient 
mieux  rempli  leurs  devoirs  sociaux  et  mieux  respecté  leurs  engage- 
ments. Peut-être  la  peur  du  Saint-Office  leur  avait-elle  tenu  lieu 
de  sagesse. 

Bon  nombre  de  Juifs  atteints  par  la  nouvelle  persécution 
avaient  obtenu  de  hautes  charges,  s'étaient  enrichis  par  le  com- 
merce intérieur  ou  avec  l'étranger  et  s'étaient  accoutumés  à  un  bien- 
être  dont  la  privation  leur  rendrait  d'autant  plus  dures  l'émigration 
et  la  pauvreté.  Ils  se  lamentaient  à  la  pensée  de  quitter  la  terre  où  ils 
étaient  nés  et  de  s'en  aller  vagabonds,  misérables,  marqués  d'un 
sceau  d'infamie,  vivre  parmi  des  peuples  prévenus  contre  eux,  rien 
que  du  fait  même  de  leur  exode. 

Pourtant,  en  dépit  de  leur  douleur,  les  Juifs  montrèrent  une  âme 
forte,  à  la  hauteur  de  leur  destinée  et  restèrent  fidèles  à  la  foi 
ancestrale.  En  vain,  les  prêtres  et  les  moines  les  prêchèrent-ils  nuit 
et  jour  sur  les  places  publiques  et  dans  les  synagogues  où  ils  avaient 
pénétré.  La  résignation  avait  fait  place  à  la  douleur  et  n'avait  pas 
engendré  la  faiblesse.  Les  conversions  furent  très  rares  :  Israël  préféra 
l'exil  au  baptême,  et,  délaissant  les  cimetières  qu'il  parait  avec  une 
piété  digne  d'une  autre  récompense,  il  tourna  ses  regards  vers  la  terre 
étrangère. 

En  Aragon,  où  ne  s'exerçait  pas  l'autorité  d'Isabelle,  la  persé- 
cution fut  encore  plus  violente  qu'en  Castille.  Les  Juifs  n'obtinrent 
même  pas  l'autorisation  de  vendre  leurs  biens.  Sous  prétexte  que 
les  communautés  étaient  endettées  vis-à-vis  de  certaines  corpora- 
tions, leurs  propriétés  furent  mises  sous  séquestre  avec  défense 
d'en  disposer  jusqu'à  la  liquidation  des  comptes  et  le  payement  des 
dettes  vraies  ou  fausses.  Tombés  de  l'opulence  dans  la  pauvreté,  les 
opprimés  n'en  montrèrent  pas  moins  une  constance  et  une  fermeté 
voisines  de  l'héroïsme. 

Le  jour  venu,  les  chemins  du  royaume  se  couvrirent  de  longs 
convois  d'hommes,   de  vieillards,   de  femmes  portant   des    enfants 

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EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIERE   GUERRE   D'ITALIE 

dans  leurs  bras.  Les  uns  s'en  allaient,  montés  sur  des  chevaux,  des 
mulets  ou  des  ânes  ;  d'autres  marchaient  chargés  d'un  mince  paquet 
de  hardes.  Les  plus  prévoyants  poussaient  des  chariots  où  ils  avaient 
amoncelé  leurs  biens  précieux,  mais  qu'ils  abandonnaient  dès  que 
leur  poids  paraissait  trop  lourd  ou  qu'il  fallait  porter  les  faibles  accablés 
par  la  chaleur  d'un  soleil  implacable. 

Cet  exode  lamentable  excita  partout  la  pitié  et,  en  Andalousie,  les 
Chrétiens  eussent  pris  fait  et  cause  pour  les  bannis  si  Torquemada 
n'eût  menacé  des  foudres  lancées  par  le  Saint-Office  ceux  qui  leur 
témoigneraient  quelque  compassion. 

Les  manifestations  de  sa  rage  ne  restèrent  pas  vaines. 

Plusieurs  grands  courants  d'émigration  se  dessinèrent.  Quatre- 
vingt  mille  Juifs,  assure-t-on,  prirent  la  route  de  Portugal,  que  leurs 
rabbins  avaient  obtenu  l'autorisation  de  traverser,  moyennant  une 
creusade  d'or  par  tête,  pour  se  rendre  en  Afrique. 

Joào  II  ayant  fermé  les  yeux  sur  leur  installation  dans  ses  États, 
les  exilés  les  plus  recommandables  y  restèrent.  Ils  ne  devaient  pas 
jouir  longtemps  de  cette  faveur. 

D'autres  convois  se  dirigèrent  sur  Cadix  et  Puerto  Santa  Maria. 
Après  avoir  vainement  attendu  que  la  mer  se  retirât  devant  eux,  selon 
la  promesse  de  leurs  rabbins,  ils  franchirent  en  barque  le  détroit 
et  abordèrent  sur  la  côte  marocaine.  Évitant  la  petite  ville  chrétienne 
d'Excilla,  ils  prirent  la  route  de  Fez. 

Mais  leur  passage  ayant  été  signalé  parmi  les  tribus  nomades, 
celles-ci  accoururent,  assaillirent  les  infortunés,  les  dépouillèrent, 
violèrent  les  femmes,  tuèrent  les  hommes  qui  tentaient  de  se  défendre 
et  laissèrent  les  survivants  dans  une  détresse  et  un  dénuement  affreux, 
réduits  à  paître  l'herbe  des  champs.  Quelques-uns  revinrent  en  arrière, 
atteignirent  Excilla  et  sollicitèrent  à  grands  cris  un  baptême  sauveur. 

Les  émigrants  qui  gagnèrent  l'Italie  n'eurent  guère  un  sort  plus 
heureux.  Empilés  dans  de  mauvaises  barques  où  ils  souffrirent  mille 
maux,  ils  apportèrent  à  Naples  une  sorte  de  peste  provoquée  par  la 
misère  et  la  saleté  de  leurs  vêtements.  Le  fléau  enleva  plus  de 
20  ooo  victimes  dans  cette  ville,  gagna  toute  la  Péninsule  en  suivant 
la  côte,  atteignit  Gênes  où  d'autres  convois  avaient  débarqué  et  y  fit 
d'épouvantables  ravages.  On  juge  dans  quels  sentiments  les  Italiens 
accueillirent  les  auteurs  involontaires  d'un  pareil  désastre. 

Les  Juifs  favorisés  de  la  fortune  payèrent  leur  transport  en  Turquie, 
abordèrent  dans  différents  ports,  entre  autres  à  Salonique  où  ils 
furent  assez  bien  reçus,  et  y  constituèrent  une  communauté  puissante 

(267) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

et  si  impénétrable  qu'elle  a  conservé  jusqu'à  nos  jours  l'usage  de  la 
langue  castillane.  L'arrivée  des  proscrits  à  Constantinople  plongea 
Bajazet  dans  l'étonnement  : 

«  En  Espagne,  on  traite  Ferdinand  de  grand  politique,  dit-il,  alors  qu'il 
appauvrit  son  royaume  pour  enrichir  les  nôtres.  » 

La  France  et  l'Angleterre  ne  fermèrent  pas  non  plus  leurs  frontières 
aux  fugitifs  et  n'eurent  pas  à  se  repentir  de  leur  compassion.  Ber- 
nâldez  Cura  de  los  Palacios  estime  à  trente  six  mille  le  nombre  des 
familles  expulsées,  soit  un  total  de  cent  soixante  mille  individus. 
Ces  chiffres  ne  doivent  pas  s'éloigner  beaucoup  de  la  vérité  ;  pour- 
tant les  Juifs  devaient  tendre  à  l'exagérer  afin  d'exciter  la  com- 
passion, et  les  Chrétiens  à  le  grossir  afin  de  magnifier  le  triomphe  de  la 
Croix. 

La  disparition  des  communautés  juives  occasionna  des  pertes 
irréparables  et  eut  des  conséquences  désastreuses.  Les  régions  dépeu- 
plées demeurèrent  incultes,  les  villes  furent  ruinées  par  le  départ  de 
citoyens  laborieux  assujettis  à  un  impôt  de  capitation  où  les  com- 
munes, la  noblesse  et  la  couronne  même  trouvaient  leurs  principales 
ressources  financières. 

Llorente  résume  ainsi  les  motifs  qui  dictèrent  des  lois  si  terribles 
à  ceux  qu'elles  frappèrent  et  si  préjudiciables  à  ceux  qui  les  appli- 
quèrent : 

«  Cette  mesure  doit  être  attribuée  au  fanatisme  de  Torquemada,  à 
l'avarice  et  à  la  superstition  de  Ferdinand,  aux  idées  fausses  et  au  zèle 
inconsidéré  qui  l'inspirèrent  à  Isabelle  dont  l'histoire  ne  peut  nier  ni  la  douceur 
de  caractère  ni  l'esprit  éclairé.  » 

Au  mois  de  mai  suivant,  les  Rois  quittèrent  Santa  Fé,  s'arrêtèrent 
en  Castille  où  les  réclamaient  des  affaires  urgentes,  et  au  commence- 
ment d'août  arrivèrent  en  Aragon.  Ferdinand  brûlait  d'y  revenir  afin 
de  ressaisir,  s'il  était  possible,  le  Roussillon  et  la  Cerdagne  engagés 
en  1464  au  Roi  de  France  contre  un  prêt  de  200  000  écus  d'or  destinés 
à  payer  les  frais  de  la  guerre  soutenue  par  Juan  II  contre  les  Catalans 
révoltés.  Le  moment  paraissait  favorable.  Charles  VIII  venait  de  se 
marier  avec  la  Duchesse  Anne  de  Bretagne  et,  désireux  de  faire  valoir 
les  droits  de  la  maison  d'Anjou  sur  le  royaume  de  Naples  où 
régnait  un  cousin  de  Ferdinand,  il  achèterait  sans  doute  la  neutralité 
de  l'Aragon  par  de  larges  concessions. 

(268) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIERE   GUERRE  D'ITALIE 

Les  Rois  entrèrent  à  Saragosse  accompagnés  du  Prince  Don  Juan, 
des  Infantes  et  d'une  nombreuse  suite  de  gentilshommes  castillans. 
Ils  y  furent  reçus  avec  un  enthousiasme  extraordinaire.  Le  succès  de 
la  dernière  guerre,  la  prise  de  Grenade,  digne  couronnement  d'une 
longue  suite  d'exploits,  exaltaient  les  sentiments  d'un  peuple  fier  par 
caractère  et  d'habitude  assez  réservé.  Au  commencement  d'octobre, 
les  Rois  passèrent  dans  le  comté  de  Catalogne,  soumis,  mais  toujours 
en  effervescence,  et  s'établirent  à  Barcelone  où,  depuis  plusieurs 
années,  ils  n'avaient  pas  séjourné.  Ferdinand  y  fut  victime  d'une 
tentative  d'assassinat. 

Selon  une  louable  et  ancienne  tradition,  les  Rois  d'Aragon,  comme 
d'ailleurs  ceux  de  Castille,  avaient  coutume  de  rendre  publiquement 
la  justice  tous  les  vendredis  aux  gens  trop  pauvres  pour  payer  les 
frais  d'une  procédure.  Le  7  décembre  1492,  Ferdinand  venait  de  se 
conformer  à  cet  usage  patriarcal  et  descendait  en  causant  les  marches 
d'un  escalier  contigu  au  salon  royal,  quand  un  homme,  qui  depuis  le 
matin  se  tenait  caché  dans  un  recoin  obscur,  s'élance  sur  lui  et  le 
frappe  violemment  à  la  nuque.  Par  bonheur,  le  tranchant  de  la  dague 
rencontra  une  épaisse  chaîne  d'or  que  le  monarque  portait  au  cou,  la 
contourna  et  n'atteignit  pas  la  moelle  épinière.  <<  Sainte  Marie,  pré- 
servez-nous !  Trahison  !  trahison  !  >>  s'écria  Ferdinand,  et  il  tomba. 

On  s'était  précipité  sur  l'assassin  et  on  l'eût  écharpé,  mais  le 
blessé,  avec  une  étonnante  présence  d'esprit,  ordonna  de  l'épargner. 
Il  importait  de  savoir  s'il  avait  obéi  à  sa  propre  inspiration  ou  s'il 
avait  des  complices. 

Dans  une  longue  lettre  écrite  à  Talavera,  son  confesseur,  Isabelle, 
encore  toute  émue,  raconte  l'événement  sans  faire  mystère  de  son 
amour  conjugal  et  des  angoisses  qu'elle  a  éprouvées.  Mais  la  première 
phrase  montre  aussi  combien  elle  a  été  frappée  de  la  fragilité  de  la  vie 
humaine  et,  en  particulier,  de  celle  des  Rois  : 


«  Très  pieux  et  très  révérend  Père, 

«  Puisque  nous  voyons  que  les  Rois,  comme  les  autres  hommes,  sont  expo- 
sés à  des  accidents  mortels,  c'est  une  raison  pour  eux  de  se  disposer  à  bien 
mourir.  Et  je  le  dis  ainsi,  bien  que  je  n'en  aie  jamais  douté  et  que  j'y  aie  lon- 
guement réfléchi,  la  grandeur  et  la  prospérité  m'y  faisant  d'autant  plus 
penser  et  me  faisant  d'autant  plus  craindre  d'arriver  au  terme  de  la  vie 
sans  une  préparation  suffisante.  Mais  la  distance  est  grande  de  la  ferme 
croyance  et  delà  pensée  d'avec  l'épreuve.  Et  comme  le  Roi,  monseigneur,  a 
vu  la  mort  de  près,  l'épreuve  fut  plus  vive  et  plus  longue  que  si  j'avais  été 


(269) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

moi-même  à  l'article  de  la  mort.  Fût -elle  même  au  moment  de  sortir  du 
corps,  que  mon  âme  n'en  subirait  pas  une  pareille.  Je  ne  puis  dire  ni  expli- 
quer ce  que  je  souffris.  Aussi  bien,  avant  qu'une  autre  fois  je  touche  à  la 
mort,  —  plaise  à  Dieu  que  ce  ne  soit  pas  de  telle  manière,  —  je  voudrais  être 
en  d'autres  dispositions  que  celles  où  je  me  trouvais  en  ce  moment,  et,  parti- 
culièrement, en  ce  qui  concerne  mes  dettes.  » 

Il  s'agit  ici  des  emprunts  contractés  pendant  les  guerres,  des 
ordonnances  concernant  la  frappe  des  monnaies  d'Avila  et  d'une  suite 
de  mesures  financières  sur  lesquelles  s'inquiète  la  conscience  scrupu- 
leuse d'Isabelle. 

a  Informez-vous  de  tous  les  cas  où  il  vous  semble  qu'il  y  aurait  lieu  de 
restituer  et  de  satisfaire  les  intéressés,  de  quelque  manière  que  ce  soit  ; 
envoyez-moi  le  mémoire,  ce  sera  le  plus  grand  repos  du  monde  pour  moi 
que  de  l'avoir.  Et  l'ayant,  et  connaissant  mes  dettes,  je  travaillerai  à  les 
acquitter.  » 

Puis,  faisant  allusion  à  une  lettre  qu'elle  a  écrite  à  Talavera 
quelques  heures  après  la  tentative  d'assassinat,  elle  s'explique  sur 
certaines  erreurs  contenues  dans  ce  message  : 

«  Et  comme  alors  on  ne  me  dit  rien  de  plus  que  ce  que  je  vous  ai  écrit, 
et  comme  je  n'avais  pas  vu  le  Roi,  mon  seigneur,  car  j'étais  dans  le  palais 
même  où  nous  logions  et  le  Roi  se  trouvait  dans  celui  où  le  fait  s'était  passé,  je 
ne  savais  rien  de  plus.  Avant  d'y  aller,  je  vous  écrivis  parce  que  Sa  Seigneurie 
ne  voulut  pas  que  je  vinsse  jusqu'à  ce  qu'elle  se  fût  confessée,  et  à  cause  de 
cela  je  ne  pus  vous  en  dire  davantage  que  je  ne  le  fis;  et  aussi  parce  que  cela 
n'était  pas  autrement  nécessaire,  et  enfin  parce  que,  maintenant  encore,  je  ne 
voudrais  pas  qu'on  sût  tout  ce  qui  se  passa  !  Mais  à  vous  qui  rendrez  grâce 
à  Dieu,  je  dirai  ce  qu'il  en  fut.  La  blessure  fut  si  grande,  dit  le  docteur  Gua- 
daloupe,  —  car  pour  moi  je  ne  trouvai  pas  le  courage  de  la  regarder,  —  si 
longue  et  si  profonde  qu'en  profondeur  elle  pénétrait  de  quatre  doigts  et 
qu'en  longueur  elle  en  mesurait  douze  —  le  cœur  me  tremble  de  le  dire... 
Mais  Dieu,  dans  sa  miséricorde,  voulut  qu'elle  se  trouvât  à  l'endroit  où  elle 
pouvait  être  sans  péril,  car,  les  nerfs  et  l'os  de  la  nuque  ayant  été  préservés  de 
toute  atteinte,  il  devint  bientôt  manifeste  qu'il  n'y  avait  pas  de  danger. 
Depuis,  la  fièvre  et  la  crainte  d'une  hémorragie  nous  inquiétèrent  ;  le  septième 
jour,  il  était  si  bien  que  je  vous  écrivis  et  vous  expédiai  un  courrier,  déjà 
tranquillisée,  bien  qu'à  ne  pas  dormir  je  fusse  folle.  Et,  après  le  septième 
jour,  il  eut  un  accès  de  fièvre  si  violent  que  nous  passâmes  par  la  plus  grande 
angoisse  qui  nous  ait  étreint.  Et  cela  dura  un  jour  et  une  nuit  de  laquelle 

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EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIERE   GUERRE   D'ITALIE 

je  ne  dirai  pas  ce  que  dit  saint  Grégoire  dans  l'office  du  samedi,  mais  ce  fut 
une  nuit  d'enfer.  Croyez  bien,  Père,  croyez  que  jamais  on  ne  vit  une  émotion 
comparable  à  celle  de  tout  le  peuple  pendant  ces  jours  terribles.  Les  employés 
ne  remplissaient  plus  leur  office,  nul  ne  parlait  à  autrui  ;  tous  accomplissaient 
des  œuvres  pies  :  pèlerinages,  processions  et  aumônes,  et  paraissaient  plus 
pressés  de  se  confesser  qu'en  pleine  semaine  sainte,  et  cela  sans  y  être  invités 
par  personne.  Et  dans  les  églises,  dans  les  monastères,  de  nuit,  de  jour,  sans 
cesse,  dix  ou  douze  clercs  ou  frères  priaient  ;  on  ne  peut  dire  ce  qui  se  passa. 
Dieu,  dans  sa  bonté,  voulut  avoir  pitié  de  tous,  à  ce  point  qu'au  moment  où 
Herrera  partit,  qui  vous  portait  une  autre  lettre  de  moi,  Sa  Seigneurie  était 
très  bien,  comme  il  vous  l'aura  dit.  Depuis  Elle  l'aété  toujours  (grâces  soient 
rendues  à  Dieu)  de  manière  qu'Elle  se  lève  déjà  et  sort  ici  et  là.  Demain,  s'il 
plaît  à  Dieu,  Elle  sera  en  état  de  monter  à  cheval,  de  traverser  la  ville  et  de 
serendreàla  maison  où  nous  allons  habiter.  Et  il  a  été  aussi  grand  le  plaisir  que 
nous  avons  éprouvé  à  Lavoir  se  lever  que  grande  avait  été  notre  tristesse.  En 
vérité,  Elle  nous  a  tous  ressuscites.  La  joie  fut  si  grande  que  tout  le  monde 
pleurait. 

«  Je  ne  sais  comment  nous  remercierons  Dieu  d'une  grâce  si  grande. 
Beaucoup  de  vertus  n'y  suffiraient  pas.  Et  que  ferai-je,  moi  qui  n'en  ai 
aucune  ?  Et  ce  me  fut  une  peine  cruelle  de  voir  le  Roi  souffrir  ce  que  je 
méritais,  et  lui,  qui  ne  méritait  pas  l'épreuve,  payer  pour  moi.  Cette  pensée 
me  tuait  sans  rémission.  Plaise  à  Dieu  que  dorénavant  je  le  serve  comme  je  le 
dois.  Vos  prières  et  vos  conseils  m'aideront  en  ceci,  comme  ils  m'ont  été 
ouj  ours  secourables.  » 

D'abord  Isabelle  avait  cru  à  une  conspiration  ourdie  par  ces 
Catalans  jadis  si  attachés  au  Prince  de  Viane,  frère  aîné  de  Ferdinand, 
et,  craignant  pour  ses  enfants,  surtout  pour  le  Prince  héréditaire, 
elle  avait  ordonné  sur  l'heure  de  les  conduire  à  bord  d'une  galère 
royale  à  l'ancre  dans  le  port.  Mais  les  protestations  et  la  désolation 
du  peuple  ne  tardèrent  pas  à  la  rassurer.  Dès  lors,  elle  ne  songea 
plus  qu'à  soigner  de  ses  mains  un  époux  tendrement  aimé.  Un  os  de 
la  nuque  avait  été  touché  et  une  esquille  s'en  était  détachée.  On  dut 
l'extraire  et  cette  opération  provoqua  l'accès  de  fièvre  dont  il  est 
fait  mention  dans  la  lettre  de  la  Reine.  Pourtant,  la  jeunesse  et  la 
bonne  constitution  de  Ferdinand  triomphèrent  du  mal  et,  trois  semaines 
plus  tard,  il  traversait  la  ville  à  cheval,  acclamé  par  un  peuple  enthou- 
siaste. Les  liens  renoués  depuis  peu  entre  le  Prince  et  ses  sujets  cata- 
lans en  furent  resserrés. 

La  Reine  dit  encore  que  le  meurtrier,  poussé  par  un  accès  de 
démence,  n'a  pas  eu  de  complice.  Son  interrogatoire  ne  laissa  pas  de 
doute  à  ce  sujet.  Il  répondit  que,  véritable  Roi  d'Aragon,  il  avait 

(271) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

obéi  à  l'inspiration  du  Saint-Esprit  en  frappant  l'usurpateur  de  sa 
couronne  et  de  son  trône.  Son  acte  était  juste,  il  ne  s'en  repentait 
pas  et,  en  conséquence,  refusait  de  se  confesser.  Deux  moines 
envoyés  par  la  Reine  finirent  par  l'y  décider,  au  grand  méconten- 
tement du  peuple  qui  souhaitait  la  perdition  éternelle  de  l'âme 
après  le  supplice  du  corps. 

Juan  de  Canamas  fut  condamné  à  être  écartelé  vif.  Isabelle,  préoc- 
cupée dès  cette  époque  d'épargner  les  tortures  aux  accusés  de  droit 
commun  et  les  longues  souffrances  aux  condamnés  à  mort  dans  les 
affaires  civiles,  ordonna  d'étrangler  le  coupable  avant  de  mettre  son 
corps  en  lambeaux.  L'ordre  s'accorde  avec  les  regrets  que  la  Reine 
exprimait  quand  on  arrachait  à  sa  ferveur  l'approbation  de  quelque 
loi  cruelle. 

A  peine  rétabli,  Ferdinand  reprit  avec  activité  les  négociations 
relatives  à  la  restitution  du  Roussillon  et  de  la  Cerdagne.  Un  regard 
jeté  sur  l'état  politique  de  l'Europe  à  cette  époque  permettra  d'appré- 
cier l'adresse  et  la  ruse  déployées  en  cette  circonstance  par  le  Monarque 
aragonais  et  montrera  de  quelle  autorité  il  jouissait  dans  le  concert  des 
princes  ses  contemporains. 

Henri  VII  d'Angleterre  était  seul  digne  de  rivaliser  avec  le 
Roi  d'Espagne.  Tous  deux  semblaient  modelés  à  l'image  de  ces  poli- 
tiques rêvés  par  Machiavel. 

En  France,  depuis  la  mort  de  Louis  XI,  régnait  son  fils  Charles  VIII, 
à  peine  âgé  de  vingt-deux  ans.  Le  terrible  monarque  avait  fait  donner 
à  l'héritier  du  trône  une  éducation  qui  ne  convenait  ni  à  un  prince  ni 
à  un  gentilhomme. 

<<  Il  ne  lui  avait  pas  permis,  dit  Brantôme,  d'apprendre  d'autre  latin 
que  sa  maxime  favorite  :  Qui  nescit  dissimulare,  nescit  regnare.  »  Mais 
Charles  VIII  était  un  idéaliste,  un  enthousiaste.  Il  se  plaisait  à  lire 
les  exploits  des  conquérants  ;  César  et  Charlemagne  étaient  ses  héros 
favoris,  il  se  berçait  à  la  pensée  d'apparaître  devant  l'univers  en 
paladin  fameux,  célébré  par  les  romances. 

Son  physique  répondait  mal  au  rôle  qu'il  ambitionnait.  Il  était 
de  complexion  chétive.  Le  visage  maigre,  le  nez  mince  et  fortement 
busqué,  la  lèvre  inférieure  très  proéminente  au  milieu  d'une  barbe 
pauvre,  le  regard  fixe  témoignaient  d'une  dégénérescence  corro- 
borée par  le  rachitisme  du  corps.  Le  buste  du  musée  Bargelo  paraît 
avoir  été  très  ressemblant.  Le  portrait  du  Louvre  est  plus  flatteur. 

Dans  cette  enveloppe  déplaisante  s'était  développée  une  organi- 
sation nerveuse,  mal  équilibrée.  Avec  une  intelligence  incomplète  et 

(272) 


IsABELIE     LA    (ÎHANDE. 


Pl.  XX  III,  page  27 


STATUE  DE  GONZALVE  DE  CORDOUE. 

(Église  Saint-Gi-rôme  de  Grenade.) 


ISAIÏI'XLE     LA     Gl'ANDi:. 


PC.  XXIV.   PAGE  273 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE  GUERRE  D'ITALIE 
un  esprit  hésitant,  Charles  était  capable  de  concevoir  de  grands 
desseins,  inhabile  à  les  exécuter.  Entraîné  par  une  imagination  vive, 
emporté  comme  les  timides,  entêté  comme  les  faibles,  allant  où  le 
poussaient  ses  instincts,  il  avait  d'heureux  élans  de  générosité,  mais 
subissait  l'ascendant  de  courtisans  qui  flattaient  sa  fantaisie.  Les 
jugements  concordants  de  deux  ambassadeurs  florentins  et  vénitiens 
montrent  en  quelle  mince  estime  le  tenaient  ses  contemporains  : 

«  Je  pense  le  voir,  bien  que,  par  lui-même,  il  ne  soit  nullement  capable 
de  traiter  des  affaires  sérieuses.  Il  s'y  entend  si  peu  et  y  prend  si  médiocre 
intérêt  que  j'ai  honte  de  le  dire.  » 

Et  l'ambassadeur  vénitien  : 

«  Je  tiens  pour  certain  que,  soit  d'esprit,  soit  de  corps,  il  vaut  peu.  » 

Qu'allait  devenir  un  tel  prince  dans  le  filet  aux  mailles  serrées 
tendu  par  Henri  d'Angleterre  et  Ferdinand  d'Aragon? 

En  Italie,  la  division  en  une  multitude  de  petits  États  favorisait 
d'étranges  combinaisons  ;  mais  il  n'y  avait  à  compter  qu'avec  les 
républiques  de  Venise  et  de  Florence,  le  Duc  de  Milan,  le  Pape  et  le 
Roi  de  Naples. 

Venise,  par  sa  puissance  maritime,  dominait  le  Nord  de  la  Pénin- 
sule. Le  gouvernement  de  Milan  était  aux  mains  de  Ludovic  Sforza 
qui  le  détenait  au  nom  de  son  fils  mineur.  Florence,  où  rivalisaient  les 
factions,  vivait  sous  les  Médicis  épris  d'art  et,  en  apparence,  excellents 
administrateurs.  Quant  à  la  chaire  pontificale,  elle  était  occupée  par 
Alexandre  VI,  un  pontife  licencieux,  adroit,  énergique,  uniquement 
soucieux  des  intérêts  de  sa  maison,  prêt  aux  pires  concessions,  livré  au 
plus  haut  enchérisseur.  Vainement,  les  Rois  d'Espagne  avaient  fait 
obstacle  à  son  élection,  bien  qu'il  fût  Valencienet  appartînt  à  la  grande 
famille  des  Borgia.  Il  avait  déjoué  leurs  efforts  avec  une  habileté  con- 
sommée. 

Le  sceptre  de  Naples  était  aux  mains  de  Ferdinand  Ier,  fils  illégi- 
time d'Alfonso  V,  qui  le  détenait  au  mépris  des  droits  pour  ainsi  dire 
périmés  de  son  cousin  Ferdinand  d'Aragon.  C'était  un  prince  sombre, 
astucieux,  féroce,  bon  capitaine  et  en  conflit  permanent  avec  sa 
noblesse,  réduite  pourtant  à  une  obéissance  craintive.  Les  mécontents 
s'agitaient  dans  l'ombre  et  travaillaient  au  rétablissement  de  la 
maison  d'Anjou. 

(273) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Chacun  des  princes  italiens  avait  sa  politique  et  cherchait  à 
s'agrandir  aux  dépens  de  ses  voisins.  Plus  ou  moins,  tous  étaient  des 
hommes  de  guerre.  Venise  seule  s'efforçait  d'accroître  sa  puissance 
maritime  et  commerciale,  plutôt  qu'elle  ne  cherchait  à  étendre  ses 
territoires. 

Le  peuple  jouissait  d'une  grande  prospérité  :  «  L'ensemble  du 
pays  était  comme  un  jardin  cultivé  jusqu'au  sommet  des  montagnes, 
habité  par  une  population  féconde,  industrieuse,  riche.  Les  cités 
nobles  et  jolies  étaient  embellies  par  des  princes  magnifiques.  >> 

La  paix  régnait  entre  les  États,  mais  elle  n'était  qu'apparente. 

Ludovic  Sforza  déchaîna  le  conflit  en  formant  une  confédération 
des  princes  du  Nord  contre  le  Roi  de  Naples  accusé  d'accaparer  les 
fonctions  souveraines  dues  au  Duc  de  Milan,  son  petit-fils.  Non  content 
d'avoir  fondé  cette  ligue,  il  envoya  des  émissaires  secrets  à  Charles  VIII 
pour  l'inviter  à  faire  valoir  les  droits  de  la  maison  d'Anjou  sur  la  cou- 
ronne de  Naples. 

L'esprit  chevaleresque  et  chimérique  de  Charles  ne  soupçonna 
pas  le  piège  tendu  à  sa  vanité  et  forma  aussitôt  mille  projets  ambitieux. 
A  lui  Naples,  un  bien  de  sa  maison  !  C'était  le  premier  jalon  d'une 
croisade  !  C'était  la  délivrance  du  Saint-Sépulcre  !  Puis,  comme  cou- 
ronnement à  cette  conquête,  ne  pourrait-il  pas  acquérir  d'André 
Paléologue,  héritier  et  neveu  de  Constantin  et  le  dernier  des  Césars, 
le  titre  d'Irnperator  !  Quel  rêve  de  gloire!  quelle  vision  d'immortalité! 

Les  droits  de  la  maison  d'Anjou  étaient  soutenables.  Ils  avaient 
pour  origine  la  conquête  du  royaume  de  Naples  par  Charles  Ier  d'Anjou, 
frère  de  saint  Louis,  et  s'appuyaient  aussi  sur  les  réclamations  de  la 
seconde  maison  française  d'Anjou  dont  les  représentants  prétendaient 
avoir  reçu  l'héritage  napolitain  par  adoption  et  testament.  Le  dernier 
d'entre  eux,  Charles  du  Maine,  mort  en  1481,  avait  testé  en  faveur  de 
Louis  XL  II  appartenait  au  fils  de  ce  monarque  de  réclamer  cet  héritage. 

Le  Roi  de  France  ne  considéra  pas  que  la  maison  d'Aragon  régnait 
sur  Naples  sans  protestation  depuis  un  demi-siècle  et  que  trois  princes 
de  cette  famille,  solennellement  reconnus  par  le  peuple  et  les  États 
d'Europe,  avaient  reçu  l'investiture  papale.  Il  ne  songea  pas  davan- 
tage que  si  les  droits  de  la  maison  régnante  de  Naples  pouvaient  être 
discutés,  c'était  bien  plutôt  par  le  Roi  d'Espagne  que  par  lui.  Des 
jurisconsultes  furent  chargés  d'établir  la  légitimité  de  ses  revendica- 
tions. Après  enquête,  ils  rédigèrent  un  mémoire  où  ils  confondaient 
les  deux  maisons  d'Anjou  en  une  seule,  afin  de  mieux  unir  leurs  droits. 
La  version  officielle  datée  de  1494  porte  : 

(274) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIERE   GUERRE  D'ITALIE 

«  Pour  ce  que  nous  avons  été  deuemcnt  avertis  que  ledit  royaume  nous 
appartient  tant  par  droit  de  succession  que  par  testament  delà  maison 
d'Anjou.  » 

A  cet  acte,  les  Aragonais  eurent  réponse  aisée. 

Si  le  Roi  de  France  réclamait  Naples  au  nom  de  sa  parenté  avec 
Charles  Ier  d'Anjou,  il  devait  savoir  aussi  que  ce  royaume,  fief  du 
Saint-Siège,  avait  été  donné  à  ce  prince  et  à  sa  descendance,  seulement 
jusqu'à  la  quatrième  génération.  Charles  de  France  n'était  donc  plus 
dans  les  limites  du  droit  successoral.  Et  si  l'on  prétendait  que  Louis  Ier, 
chef  de  la  seconde  maison  d'Anjou,  avait  été  adopté  par  Jeanne  Ire, 
Reine  de  Naples  en  1380,  ou  que  Jeanne  II,  une  autre  Reine  de  Naples, 
avait  testé  en  faveur  de  René  Ier  d'Anjou,  on  devait  se  souvenir  encore 
que  les  constitutions  du  royaume  s'opposaient  à  des  actes  de  ce 
genre. 

Peu  importait  à  Charles  VIII  que  ces  raisonnements  fussent  justes 
ou  faux.  Son  ambition,  ses  désirs  de  gloire  habilement  éveillés  n'admet- 
taient pas  d'obstacle.  Pourtant,  ses  relations  avec  ses  voisins  étaient 
assez  tendues  ;  il  convenait  de  les  rendre  amicales  avant  d'entreprendre 
une  guerre  lointaine.  Aucun  sacrifice  ne  lui  coûta  pour  s'assurer 
une  paix  nécessaire  à  l'accomplissement  de  son  projet.  L'ensemble 
des  transactions  offertes  spontanément  témoigne  de  la  pauvreté  de 
ses  conceptions  politiques. 

Par  le  traité  d'Étaples  (1492),  il  achète,  au  prix  de  750000  é«us 
d'or,  une  réconciliation  avec  Henri  VII  d'Angleterre  ;  par  le  traité  de 
Senlis,  il  restitue  à  l'Empereur  Maximilien  l'Artois,  le  Charolais  et  la 
Franche-Comté,  réserve  faite  de  ses  droits  royaux  sur  les  deux  pre- 
mières de  ces  provinces. 

Charles  se  défiait  surtout  de  Ferdinand  d'Aragon,  allié  par  le  sang 
au  Roi  de  Naples,  un  rival  dangereux  dont  la  puissance  s'était  singu- 
lièrement accrue  depuis  l'union  désormais  indestructible  de  la  Castille 
et  de  l' Aragon,  et  surtout  depuis  la  chute  de  Grenade.  Contre  l'avis  de 
son  conseil,  il  lui  rend  le  Roussillon  et  la  Cerdagne  et  lui  fait  don  gra- 
cieux des  200  000  écus  d'or  prêtés  jadis  à  son  père  Juan  II  en  échange 
de  ces  provinces.  Le  traité  fut  signé  à  Barcelone  (19  janvier  1493), 
à  la  grande  joie  des  Rois  et  des  Perpignanais,  encore  écrasés  par  le 
despotisme  inauguré  sous  Louis  XI.  L'acte  publié,  ceux-ci  célébrèrent 
par  des  processions  solennelles  la  bonté  divine  qui,  sans  coup  férir, 
les  avait  tirés  de  captivité. 

Désormais,  Charles  croyait  s'être  assuré  la  neutralité,  sinon  l'appui 

(275) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

de  ses  voisins.  En  réalité,  il  avait  rétrocédé  deux  magnifiques  provinces 
et  reçu  en  compensation  une  promesse  illusoire. 

Certes,  Ferdinand  s'était  engagé  à  donner  son  appui  à  la  France 
contre  ses  ennemis  en  échange  du  Roussillon  et  de  la  Cerdagne,  et  il 
avait  promis  de  n'entrer  dans  aucun  compromis  préjudiciable  à  ce 
pays,  mais  les  droits  du  vicaire  de  Jésus-Christ  exceptés.  Charles,  dans 
sa  loyauté,  n'avait  pas  soupçonné  que  ce  faux-fuyant  permettrait  à 
l'Aragonais  d'éluder  les  conventions  du  traité.  Les  Rois  s'étaient  bien 
engagés  aussi  à  n'accepter  aucune  alliance  matrimoniale  entre  leurs 
enfants  et  ceux  du  Roi  d'Angleterre  et  de  l'Empereur  sans  l'adhésion 
de  la  France.  Au  même  moment,  ils  négociaient  le  mariage  de  leur 
fille  Catherine  avec  le  Prince  de  Galles  et  le  double  mariage  de  leur 
fils  le  Prince  Don  Juan  et  de  leur  fille  l'Infante  Juana  avec  Marguerite 
d'Autriche  et  Philippe  le  Beau,  fils  et  fille  de  Maximilien.  Tel  était  le 
fond  qu'il  convenait  de  faire  sur  la  bonne  foi  de  Ferdinand. 

Pendant  que  Charles  s'endormait  dans  la  confiance  qu'il  s'était 
attaché  des  obligés,  c'était  à  qui  lui  opposerait  des  forces  occultes 
capables  de  faire  échouer  son  entreprise.  Ferdinand  ne  perdait  pas 
un  instant,  car  il  appréhendait  la  chute  d'un  prince  de  sa  famille  et, 
plus  encore,  le  voisinage  en  Sicile  d'un  ennemi  dangereux.  Garcilaso 
de  la  Vega,  fameux  au  conseil  comme  à  la  guerre,  diplomate 
habile,  orateur  éloquent,  fut  dépêché  au  Souverain  Pontife.  Le  Roi 
Ferdinand,  dirait-il,  était  dévoué  au  Saint-Siège  et  prêt  à  soutenir  les 
droits  du  successeur  de  saint  Pierre  en  tant  que  prince  temporel  et 
père  spirituel.  L'Ambassadeur,  tout  en  paraissant  parler  de  sa 
propre  autorité,  accomplissait  à  la  lettre  les  instructions  très  minu- 
tieuses d'un  maître  gêné  par  le  traité  récent  signé  à  Barcelone,  dont 
il  profitait  seul  et  où  sa  neutralité  avait  été  si  chèrement  achetée. 

L'œuvre  de  trahison  s'accomplissait  sans  bruit. 

En  France,  les  préparatifs  de  guerre  s'exécutaient  avec  une 
lenteur  de  mauvais  augure  :  «  Rien  d'essentiel  à  la  conduite  d'une 
expédition  n'était  prêt  »,  écrit  Comines.  L'argent  manquait.  Devant 
cette  inertie,  les  nobles  napolitains  exilés  par  Ferdinand  de  Naples, 
et  qui  avaient  cherché  un  vengeur  dans  le  Roi  de  France,  se  tournèrent 
vers  Ferdinand  d'Aragon  et  lui  offrirent  leur  épée  s'il  consentait  à 
réclamer  ses  droits  légitimes  contre  un  cousin  appartenant  à  une 
branche  bâtarde.  Le  Roi  d'Espagne  fut  séduit,  mais  il  ne  céda  pas  à  la 
tentation.  L'entreprise  était  trop  lourde. 

Dans  son  embarras  financier,  Charles,  qui  ne  soupçonnait  même 
pas  la  duplicité  des  réfugiés  napolitains,  envoyait  peu  après  à  la  Cour 

(276) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE   GUERRE   D'ITALIE 
d'Espagne    un   Ambassadeur   secret    chargé   de   réclamer   l'aide   en 
hommes  et  en  argent  promise  par  le  traité  de  Barcelone  et  d'obtenir 
l'ouverture  des  ports  de  Sicile  à  ses  navires. 
Zurita  écrit  à  ce  sujet  : 

«  Cette  gracieuse  demande  était  accompagnée  d'un  projet  d'expédition 
contre  les  Turcs.  Le  Roi  de  France  parlait  incidemment,  et  comme  d'un  fait 
sans  importance,  de  prendre  Naples  en  passant.  >> 

Ferdinand  d'Aragon  devait  donner  une  réponse.  Il  préféra  la  faire 
remettre  directement  par  Alonso  de  Silva,  de  l'ordre  de  Calatrava, 
un  homme  de  grande  maison,  habile  et  prudent.  L'Ambassadeur 
partit  aussitôt,  rejoignit  le  Roi  Charles  à  Vienne  et  demanda  une 
audience  privée.  Elle  ne  lui  fut  point  accordée  et  il  dut  parler  au 
Monarque  devant  une  suite  nombreuse. 

Au  nom  de  son  maître,  Silva  félicita  Charles  VIII  de  son  zèle  et  lui 
promit  une  aide  efficace  dans  la  guerre  contre  le  Croissant,  tout  en 
observant  que  le  droit  de  conquête  sur  les  Mores  d'Afrique  avait  été 
réservé  à  la  Castille  par  bref  pontifical.  En  ce  qui  concernait  Naples, 
le  Roi  d'Espagne  devait  s'abstenir,  ce  royaume  étant  un  fief  du  Saint- 
Siège  et  les  parties  contractantes  du  traité  de  Barcelone  s'étant 
engagées  à  ne  rien  entreprendre  contre  le  vicaire  du  Christ. 

On  ne  s'attendait  pas  à  cette  réponse.  Le  président  du  Parlement 
de  Paris  avait  préparé  et  appris  par  cœur  un  long  discours  en  latin. 
Il  ne  voulut  pas  perdre  le  fruit  de  son  travail  et  le  prononça,  bien 
qu'il  fût  composé  en  vue  d'une  situation  toute  différente,  et  proclama 
avec  emphase  les  droits  de  Charles  sur  le  royaume  de  Naples.  La  prise 
de  possession  de  sa  capitale  serait  le  prélude  de  la  recouvrance  du 
tombeau  du  Christ. 

Enfin,  l'orateur  se  tut.  Aussitôt  le  Roi  se  leva  et,  brusquement, 
sans  dire  un  mot  à  l'Ambassadeur  d'Espagne,  il  rentra  dans  ses 
appartements.  Il  était  joué  et  l'avait  compris.  Ironique  récompense  de 
la  restitution  gratuite  du  Roussillon  et  de  la  Cerdagne. 

A  la  suite  d'un  entretien  particulier  où  Charles  se  convainquit  de 
la  duplicité  de  Ferdinand,  il  congédia  durement  l'Ambassadeur  et 
fit  mettre  des  gardes  à  sa  porte,  moins  pour  l'honorer  que  pour  l'empê- 
cher de  communiquer  avec  les  grands. 

La  défection  de  l'Aragonais  n'arrêta  pas  l'élan  irréfléchi  de  Charles. 
Les  préparatifs  étaient  terminés  et  les  caisses  du  royaume  vidées 
jusqu'au  dernier  écu.  L'armée  sortit  de  Grenoble  (août  1494)  et  passa 

(277) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

les  Alpes  sans  encombre.  Elle  comptait  3  600  hommes  d'armes, 
20  000  fantassins  et  8  000  Suisses,  sans  compter  les  suivants.  C'était 
peut-être  l'armée  la  plus  nombreuse  qui  se  fût  précipitée  sur  le  Nord 
de  l'Italie  depuis  l'invasion  des  Barbares.  Son  approche  jeta  la  conster- 
nation dans  le  pays.  Les  princes  ne  manifestaient  pas  l'intention  de 
la  combattre,  le  peuple  était  découragé  à  la  vue  de  troupes  bien 
organisées  et  si  différentes  des  compagnies  de  soudards  aux  gages 
des  Médicis  ou  des  Sforza.  On  ne  songeait  même  pas  à  créer  des 
obstacles  devant  l'invasion. 

Charles  s'avançait  en  conquérant,  entrait  sans  coup  férir  dans 
les  places  de  guerre  et  y  laissait  de  petites  garnisons.  D'ailleurs,  il  ne 
se  hâtait  pas.  Le  31  décembre,  il  parut  devant  Rome.  Le  Pape  et 
les  Cardinaux  s'étaient  réfugiés  dans  le  château  Saint-Ange.  Pour  la 
première  fois,  une  opposition  ouverte  se  manifestait.  Le  lendemain, 
le  Roi  de  France,  à  la  tête  de  sa  brillante  chevalerie,  fit  son  entrée 
solennelle  dans  la  ville  des  Césars.  Il  n'avait  ni  rompu  une  lance,  ni 
planté  une  tente  depuis  le  passage  des  Alpes. 

Pourtant,  Garcilaso  de  la  Vega  continuait  son  œuvre  souterraine 
et,  avec  l'aide  d'Alonso  de  Silva,  débarqué  à  Gênes  après  le  départ  de 
l'armée  française,  il  représentait  aux  chefs  d'État  italiens  combien 
leur  désunion  nuisait  à  l'intérêt  général  ;  il  les  excitait  ;  il  leur  faisait 
honte  de  leur  faiblesse,  il  allumait  dans  leurs  cœurs  la  haine  contre 
l'étranger.  Entré  en  correspondance  avec  Ludovic,  il  lui  reprocha  sa 
trahison,  lui  en  montra  la  portée  et,  afin  de  le  séduire,  fit  miroiter  à 
ses  yeux  une  alliance  entre  son  fils,  le  Duc  de  Milan,  et  une  Infante 
d'Espagne.  Avec  une  habileté  sans  pareille,  les  deux  diplomates 
jetèrent  ainsi  les  bases  d'une  ligue  contre  la  France  entre  le  Pape, 
Venise,  le  Duc  de  Milan,  Maximilien,  Ferdinand  et  Isabelle. 

De  son  côté,  Alexandre  VI  ne  restait  pas  inactif,  s'appliquait  à 
flatter  le  Roi  d'Espagne  qu'il  savait  l'âme  de  la  coalition  et,  pour 
obtenir  de  lui  une  aide  effective,  il  augmentait  la  part  de  la  cou- 
ronne sur  les  revenus  ecclésiastiques  de  deux  neuvièmes  sur  les  dîmes  et 
d'un  dixième  sur  les  rentes.  Enfin  il  conférait  à  Ferdinand  et  à  Isa- 
belle conjointement  le  titre  de  Rois  Catholiques  sous  lequel  ils  sont 
connus  dans  l'histoire  (1494).  Ce  titre  leur  était  octroyé  en  récompense 
de  leur  zèle  à  défendre  la  foi  et  le  Saint-Siège,  de  la  réforme  conven- 
tuelle, de  la  soumission  des  Mores  de  Grenade  et  de  l'extermination 
de  l'hérésie  judaïque. 

Ferdinand  d'Aragon  brûlait  d'intervenir  dans  les  affaires  d'Italie 
sous  prétexte  de  défendre  le  vicaire  de  Jésus-Christ.  Pour  lui,  c'était 

(278) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE   GUERRE  D'ITALIE 

le  seul  moyen  d'éluder  les  conventions  de  Barcelone.  Il  arma  aussitôt 
les  marins  de  Biscaye  et  de  Galice,  les  plaça  sous  le  commandement 
de  Galceran  de  Requesens  et  lui  ordonna  de  se  rendre  au  port  d'Ali- 
cante  où  il  embarquerait  l'armée  de  terre  sous  les  ordres  de  Gonzalve 
de  Cordoue.  En  même  temps,  il  invitait  le  vice-roi  de  Sicile  à  pourvoir 
la  flotte  dès  son  arrivée  et  à  l'appuyer  militairement. 

La  ligue  de  Venise  était  conclue  ;  il  ne  restait  plus  qu'à  chercher 
une  mauvaise  querelle  au  Roi  de  France.  Deux  ambassadeurs,  Juan 
d'Albion  et  Antonio  de  Fonseca,  furent  dépêchés  en  Italie  à  cette  inten- 
tion. Ils  arrivèrent  à  Rome  (28  septembre  1494)  le  jour  même  où 
Charles  partait  pour  Naples,  et  n'eurent  pas  de  peine  à  le  rejoindre. 
Admis  à  une  audience  presque  publique,  ils  exposèrent  avec  hauteur 
les  griefs  de  leur  maître,  se  plaignirent  de  l'insulte  que  l'Ambassadeur 
d'Espagne  avait  subie  à  Vienne,  déplorèrent  l'atteinte  portée  aux  droits 
du  Saint-Siège  et  conclurent  en  proposant  de  s'en  remettre  à  l'arbi- 
trage du  Souverain  Pontife.  Alexandre  VI,  dont  l'iniquité  était  bien 
connue,  serait  ainsi  juge  et  partie.  Charles  n'était  pas  encore  assez 
sentimental  pour  faire  ainsi  crédit  à  ses  ennemis. 

«  Dans  le  cas,  ajouta  l'Ambassadeur,  où  le  Roi  de  France  persisterait  à 
revendiquer  Naples,  le  Roi  d'Espagne  ne  s'astreindrait  pas  aux  conventions 
du  traité  de  Barcelone.  » 

Bien  entendu,  il  n'était  pas  question  de  rendre  le  Roussillon  et  la 
Cerdagne,  prix  d'une  alliance  si  vite  dénoncée. 

Exaspéré  par  tant  de  mauvaise  foi,  Charles  s'emporta.  Il  accusa 
hautement  Ferdinand  de  duplicité  et  de  fourberie.  D'ailleurs,  on  juge- 
rait des  droits  de  la  Papauté  sur  Naples  quand  l'armée  française  serait 
dans  les  murs  de  cette  ville.  Les  chevaliers  groupés  autour  de  lui 
partageaient  son  indignation  et  ajoutèrent  des  insultes  à  celles  de  leur 
maître  :  <<  Si  le  Roi  Ferdinand  prétendait  engager  sa  chevalerie  contre 
celle  du  Roi  Charles,  il  trouverait  d'autres  adversaires  que  les  jouteurs 
de  parade  battus  à  Grenade.  » 

La  dispute  s'envenimait  au  gré  de  Fonseca  : 

<<  Le  sort  en  est  jeté,  s'écria-t-il,  il  est  aux  mains  de  Dieu.  Les 
armes  en  décideront  !  >> 

Et  déployant  le  traité  de  Barcelone  qu'il  portait  sur  lui,  il  le  mit 
en  pièces.  Puis,  avisant  deux  chevaliers  espagnols  dans  l'entourage 
du  Roi,  il  leur  ordonna  impérieusement  de  se  retirer  et  de  rentrer  en 
Espagne,  sous  peine  de  haute  trahison.  A  ces  paroles  audacieuses,  la 

Isabelle  la  Grande.  (^79)  *9 


ISABELLE  LA    GRANDE 

fureur  des  chevaliers  français  ne  connut  plus  de  borne  ;  ils  entourèrent 
Fonseca  et  lui  auraient  fait  violence,  si  Charles,  retrouvant  son  sang- 
froid,  n'avait  commandé  de  le  renvoyer  à  Rome  sous  sauf-conduit 
royal. 

La  scène,  préparée  d'avance,  avait  été  merveilleusement  jouée. 
Désormais  Ferdinand  d'Aragon  était  libre  d'agir  selon  ses  intérêts  et 
ceux  de  sa  famille. 

Adonné  au  plaisir,  Charles  avait  perdu  un  temps  précieux  à  tra- 
verser cette  Italie  séduisante  qu'il  parcourait  en  triomphateur. 
Il  changea  d'allure  après  le  défi  espagnol,  mais  il  y  avait  pourtant 
cinq  mois  qu'il  avait  franchi  les  Alpes  quand  il  arriva  devant  Naples. 

Désespérant  de  pouvoir  lutter  avec  l'armée  d'invasion,  le  Roi  Fer- 
dinand s'était  retiré  en  Sicile,  sur  les  territoires  de  son  cousin  Ferdinand 
le  Catholique.  Aucun  obstacle  ne  paraissait  se  dresser  entre  le  désir 
de  Charles  VIII  et  sa  réalisation. 

«  Le  22  février  1495,  il  fit  son  entrée  solennelle  dans  la  ville,  «  vestu  en 
«  habit  impérial,  d'un  grand  manteau  d'escarlate  avec  son  grand  col  renversé, 
«  fourré  de  fine  ermine  mouchetée,  tenant  la  boule  d'or  orbiculaire  dans  sa 
«  main  droite,  et  en  la  sénestre  un  grand  sceptre  impérial,  et  sur  la  teste  une 
«  riche  couronne  d'or  à  l'impérialle  garnie  de  force  pierreries,  contrefaisant 
«  ainsi  bravement  l'Empereur  de  Constantinople  selon  que  le  Pape  l'avait 
«  créé  et  que  tout  le  peuple  d'une  voix  le  criait,  Empereur  très  auguste...  Le 
«  Roi  se  rendit  à  la  cathédrale  ;  le  chef  de  saint  Janvier  était  placé  sur  le 
«  maître-autel.  Le  lendemain,  il  donna  un  banquet  où  assistaient  les  grands 
«  du  royaume  qui,  le  repas  fini,  lui  prêtèrent  serment  de  fidélité.  » 

Charles  s'abandonnait  à  la  joie  de  sa  conquête,  les  fêtes  succé- 
daient aux  fêtes,  quand  un  coup  de  tonnerre  vint  le  frapper  dans  sa 
quiétude.  Il  apprit  l'existence  de  la  ligue  qui,  à  l'instigation  de  Fer- 
dinand d'Espagne,  venait  d'être  signée  à  Venise  (25  mars  1495)  entre 
l'Espagne,  l'Autriche,  Rome,  Milan  et  la  République.  Elle  avait 
pour  but  de  préserver  les  droits  des  confédérés,  de  couper  l'armée 
française  de  ses  communications  avec  le  Nord  de  l'Italie  et  de  lui 
barrer  la  retraite  quand  elle  chercherait  à  regagner  la  France.  Ses 
forces  étaient  considérables  :  30  000  cavaliers  et  20  000  fantassins. 
En  outre,  Ferdinand  d'Aragon  mettait  ses  armements  de  Sicile  à  la 
disposition  de  son  cousin  ;  la  flotte  vénitienne,  composée  de  qua- 
rante galères,  attaquerait  les  positions  françaises  sur  la  côte  napolitaine, 
le  Duc  de  MMan  reprendrait  Asti  et  fermerait  le  passage  des  Alpes, 
tandis  que  l'Empereur  et  le  Roi  d'Espagne  envahiraient  la  France. 

(280) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE  GUERRE  D'ITALIE 

Les  dépenses  de  la  guerre  seraient  aux  frais  communs  des  alliés. 
Telle  était  l'œuvre  de  Ferdinand  d'Espagne.  A  peine  conçu,  son 
projet  était  réalisé. 

Le  secret  avait  été  si  bien  gardé  que  Comines,  demeuré  à  Venise, 
apprit  la  conclusion  du  traité  de  la  bouche  même  du  Doge,  heureux 
d'annoncer  au  peuple  une  si  bonne  nouvelle.  Surpris,  il  crut  avoir  mal 
entendu  et,  en  rentrant  chez  lui,  accompagné  d'un  secrétaire  du  Sénat, 
il  l'interrogea  :  «  Que  signifiaient  ces  paroles  du  Doge  qui  avaient  excité 
tant  d'enthousiasme?  Sans  doute  son  esprit  était  ailleurs  et  il  ne  les 
avait  pas  comprises.  >> 

Cette  nouvelle  inquiétante  arracha  le  Roi  Charles  à  sa  folle  dissi- 
pation. Certes,  il  ne  redoutait  pas  les  guerriers  italiens  qui  ne  lui 
avaient  même  pas  disputé  le  passage  du  Sud  au  Nord  de  la  Péninsule, 
mais  il  craignait  l'invasion  de  ses  États,  laissés  sans  armée  et  sans 
argent,  par  les  troupes  espagnoles  et  autrichiennes. 

Devait-il  ramener  toutes  ses  forces  vers  le  Nord  ou  valait-il  mieux 
en  laisser  une  partie  à  la  garde  de  sa  conquête?  Le  rôle  de  celle-ci 
serait  malaisé,  car  on  n'avait  rien  préparé,  rien  organisé  pour  se  main- 
tenir dans  un  pays  dont  la  prise  de  possession  avait  paru  si  facile. 
Loin  de  là,  les  chevaliers,  les  courtisans  eux-mêmes,  bien  accueillis 
par  le  peuple  napolitain,  n'avaient  pas  tardé  à  se  l'aliéner  par  leur 
insolence,  leur  rapacité  et  le  désordre  de  leur  conduite.  La  plupart  des 
nobles,  inquiets  du  sort  de  leurs  domaines  de  France,  lassés  par  l'abus 
des  plaisirs,  fatigués  de  leurs  licences,  aspiraient.au  retour. 

On  décida  de  partir  sans  délai,  sauf  à  laisser  une  partie  de 
l'armée  dans  le  pays  conquis. 

Pourtant,  avant  de  s'éloigner,  Charles  fit  main  basse  sur  les  trésors 
artistiques  dont  Naples  était  orné  :  statues  antiques,  bas-reliefs  de 
marbre  et  d'albâtre,  portes  de  bronze,  vases  précieux,  et  embarqua 
ces  richesses  sur  ses  navires  avec  ordre  de  les  porter  à  Marseille. 
Saisis  par  les  flottes  ennemies,  ils  ne  parvinrent  pas  à  destination. 

Le  20  mai  1495,  Charles  quittait  Naples.  Il  emmenait  à  peu  près  la 
moitié  de  son  armée  —  9000  combattants  environ  —  et  laissait 
à  l'autre  moitié  le  soin  d'occuper  les  places  fortes  et  le  pays  conquis. 
Il  avait  donné  le  gouvernement  de  Naples,  en  qualité  de  vice-roi, 
au  brave  mais  paresseux  Gilbert  de  Montpensier  qui,  d'après  Comines, 
se  levait  rarement  avant  midi.  Les  forces  de  Calabre  furent  placées 
sous  les  ordres  d'Aubigny,  un  Écossais  de  la  maison  des  Stuart,  nommé 
grand  connétable.  Ce  chevalier  sans  reproche,  suivant  l'expression  de 
Brantôme,    était   un  homme  avisé,  un  vrai  capitaine.  Des  détache- 

(281) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

ments  commandés  par  quelques  officiers  de  rang  secondaire  restèrent 
dans  différentes  villes  fortifiées  le  long  des  côtes.  Leur  isolement  les 
condamnait  à  une  perte  certaine. 

Malgré  sa  promptitude  à  regagner  le  Nord,  Charles  se  heurta 
bientôt  aux  armées  de  la  Ligue  à  peine  formées,  mais  déjà  dange- 
reuses. A  Fornoue,  il  dut  s'ouvrir  de  force  un  passage  à  travers  les 
alliés  commandés  par  Gonzalve.  En  tête  de  sa  chevalerie,  il  engagea 
la  bataille  avec  ardeur,  la  soutint  avec  vaillance  et  son  attitude  inspira 
aux  Italiens  un  respect  suffisant  pour  les  détourner  d'une  poursuite. 
Le  15  juillet,  Charles  traversait  Asti,  gagnait  Turin  et,  tantôt  négociant 
avec  le  Duc  de  Milan  et  Florence  à  qui  sagement  il  restituait  Pise, 
tantôt  traitant  avec  Venise  qui  souhaitait  avec  ardeur  son  éloigne- 
ment,  tantôt  se  dégageant  grâce  à  de  petites  escarmouches,  il  atteignit 
enfin  les  Alpes.  Le  27  octobre,  il  rentrait  à  Grenoble. 

L'insuccès  de  cette  campagne,  d'abord  triomphale  et  terminée 
par  une  retraite,  était  dû  aux  manœuvres  de  Ferdinand  d'Aragon, 
l'instigateur  de  la  coalition  contre  la  France  et  de  la  ligue  de  Venise. 
Les  ambitions  du  Roi  de  France  avaient  valu  au  Monarque  espagnol  la 
recouvrance  de  deux  provinces;  la  maison  d'Aragon  allait  retirer 
d'autres  profits  d'une  guerre  où  son  chef  n'avait  employé  que  des 
armes  diplomatiques,  mais  avec  quelle  habileté,  on  a  pu  l'apprécier  ! 

L'instant  était  venu  d'intervenir  d'une  façon  plus  manifeste. 

A  la  fin  de  cette  première  campagne  d'Italie  entre  en  scène  un 
chevalier  renommé  déjà  pour  ses  exploits  sous  Grenade,  admiré 
pour  ses  talents  et  sa  vaillance  comme  pour  sa  générosité  magnifique, 
le  beau  Gonzalve  de  Cordoue.  Il  personnifiait  l'héroïsme  de  la  Castille 
comme  Isabelle  en  représentait  la  sagesse,  l'intelligence  et  les  vertus. 

Gonzalvo  Fernândez  de  Côrdoba  était  né  à  Montilla  (1453).  Lui 
et  son  frère  aîné,  Alonso  de  Aguilar  y  Gonzalvo,  étaient  fort  jeunes 
à  la  mort  de  leur  père.  Adolescents,  ils  s'attachèrent  au  malheureux  Roi 
d'Avila,  puis  à  sa  sœur  l'Infante  Isabelle.  A  leur  petite  Cour,  Gonzalve 
attirait  l'attention  par  sa  beauté,  sa  courtoisie,  son  ardeur  aux  exercices 
de  la  chevalerie  et  une  prodigalité  qui  lui  valut  le  surnom  de  prince 
des  Chevaliers.  Il  servit  brillamment  en  Portugal  sous  les  ordres  d'un 
maître  en  l'art  de'la  guerre,  Alonso  de  Cârdenas,  de  l'ordre  de  Saint- 
Jacques,  se  distingua  au  combat  d'Albuera,  mais  ce  fut  surtout  au 
siège  de  Grenade,  près  de  son  frère,  qu'il  montra  des  qualités  et  une 
science  stratégique  rares  chez  un  homme  de  son  âge.  Lettré,  instruit, 
il  connaissait  parfaitement  l'arabe  ;  aussi  bien  les  Rois  s'en  fièrent- 
ils  à  lui  pour  rédiger  l'acte  de  capitulation  de  Grenade  et  négocier 

(282) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE   GUERRE  D'ITALIE 

le  départ  de  Boabdil.  Il  s'acquitta  de  cette  mission  en  bon  diplomate, 
mais  aussi  avec  grandeur  et  noblesse.  Toujours  au  premier  rang 
quand  il  s'agissait  de  monter  à  l'assaut  d'une  place  de  guerre,  Gonzalve 
se  montrait  empressé  auprès  des  dames,  et  l'on  citait  de  lui  des  traits 
de  galanterie  charmants. 

Il  était  au  château  d'Illora  la  nuit  même  où  l'incendie  détruisit, 
avec  la  tente  royale  plantée  sous  Grenade,  la  garde-robe  et  les  meubles 
précieux  de  la  Souveraine.  A  l'aube,  il  entre  au  camp  à  la  tête  d'un  long 
convoi  de  coffres  contenant  le  linge,  les  vêtements,  les  joyaux  et 
les  tapisseries  de  sa  femme  Doiïa  Maria,  et  supplie  la  Reine  de  les 
accepter.  Isabelle,  touchée,  y  consentit  : 

«  Le  feu,  dit-elle,  a  fait  beaucoup  plus  de  ravages  dans  la  maison  de 
Dona  Maria  que  dans  la  mienne.  » 

Tel  était  l'homme  que  Ferdinand  avait  envoyé  en  Italie  avec  la 
mission  d'en  chasser  l'armée  française.  En  le  nommant,  malgré  la 
jalousie  secrète  qu'il  lui  portait,  il  se  rendit  aux  conseils  insistants 
d'Isabelle.  Les  Ponce  de  Léon,  les  Marquis  de  Cadix,  les  Aguilar, 
ces  héros  de  la  guerre  de  Grenade,  n'étaient  plus  ;  c'était  à  leurs 
élèves  de  soutenir  la  belle  réputation  des  armées  espagnoles  et,  parmi 
ceux-ci,  Gonzalve  était  le  premier. 

Le  24  mai  1495,  Gonzalve  débarquait  à  Messine.  Le  Roi  de  France 
était  sorti  de  Naples  quatre  jours  auparavant  et,  tout  aussitôt,  le 
Roi  Ferdinand  était  rentré  en  Calabre  et  s'était  emparé  de  Reggio. 
Gonzalve  l'y  rejoignit,  non  sans  laisser,  suivant  les  habiles  instruc- 
tions de  son  maître,  de  petites  garnisons  espagnoles  dans  les  places  de 
valeur.  Plus  tard,  on  se  payerait  sur  elles  et  aux  dépens  du  cousin  des 
frais  de  la  guerre  qu'on  allait  entreprendre.  Ferdinand  d'Espagne  ne 
péchait  ni  par  imprévoyance  ni  par  impéritie. 

Les  Espagnols  et  les  Napolitains  avaient  fait  leur  jonction.  Aubi- 
gny,  commandant  des  troupes  françaises  de  Calabre,  comprit  le  danger. 
En  toute  hâte,  il  réunit  les  garnisons  laissées  dans  les  petites  villes 
de  la  Basilicate  et  composées  de  l'infanterie  suisse  sous  les  ordres 
du  vaillant  Précy.  Il  convoqua  les  barons  angevins  et  leurs  levées  ; 
puis,  à  la  tête  de  forces  égales  à  celles  de  Ferdinand  de  Naples  et  de 
Gonzalve  de  Cordoue,  il  marcha  sur  Seminara  afin  de  ne  pas  laisser 
au  pays  le  temps  de  se  soulever. 

Ferdinand  ignorait  la  jonction  rapide  d'Aubigny  et  de  Précy. 
Informé  de  l'approche  des  Français,  il  ordonna  de  se  préparer  à  la 

(283) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

bataille.  Gonzalve  était  d'un  avis  opposé.  Ses  troupes,  des  recrues 
nouvelles,  ignoraient  la  tactique  des  Suisses  et  pouvaient  en  être 
déroutées  ;  les  Napolitains  et  les  levées  de  Calabre  lui  inspiraient  peu 
de  confiance.  L'impatience  de  Ferdinand,  l'ardeur  des  chevaliers 
espagnols  l'emportèrent. 

Comme  Gonzalve  l'avait  prévu,  la  cavalerie  castillane,  légèrement 
armée  et  habituée  à  des  combats  individuels  contre  les  Mores,  ne  tint 
pas  devant  la  gendarmerie  bardée  de  fer  commandée  par  Précyv 
La  milice  calabraise,  saisie  de  panique,  s'enfuit,  et  Ferdinand,  que  signa- 
laient ses  panaches  et  son  armure  brillante,  courut  un  grand  danger. 
Engagé  sous  un  cheval  mortellement  frappé,  il  eût  été  massacré 
sans  le  dévouement  d'un  gentilhomme  de  sa  maison,  Juan  de  Alta- 
villa,  qui  le  dégagea,  lui  donna  sa  monture  et  attendit  impassible 
les  assaillants.  On  ne  lui  fit  pas  quartier. 

Belle  fleur  d'amour  et  de  fidélité  éclose  dans  ces  temps  d'héroïques 
exploits  ! 

Faute  de  poursuivre  l'ennemi  en  déroute,  les  Français  laissèrent 
échapper  le  fruit  de  leur  victoire.  Cette  inaction  fut  la  conséquence 
de  l'état  de  santé  d'Aubigny  qui,  malade  et  ne  pouvant  monter  à. 
cheval,  s'était  fait  porter  en  litière  sur  le  champ  de  bataille. 

Le  soir  même,  Ferdinand  s'embarquait  et  se  réfugiait  en  Sicile. 

A  la  tête  des  Espagnols,  Gonzalve  avait  âprement  supporté  la 
retraite  et  donné  un  peu  de  répit  aux  Napolitains  en  pleine  déroute.  Dès 
l'aube,  il  gagna  Reggio,  puis  la  montagne.  Il  ramenait  quatre  cents 
lances.  Quelles  étaient  ses  pertes?  Il  est  impossible  de  le  dire,  une  lance 
équivalant  de  deux  à  dix  hommes  suivant  les  circonstances  plus  ou 
moins  favorables  au  moment  des  levées. 

Ainsi  se  termina  la  seule  bataille  que  Gonzalve  ait  jamais  perdue 
durant  sa  longue  carrière  militaire.  S'il  n'avait  tenu  qu'à  lui,  elle  n'eût 
pas  été  engagée. 

Cette  défaite  ne  diminua  pas  l'estime  de  Ferdinand  pour  le  capi- 
taine andalou.  Bien  au  contraire.  Comprenant  combien  un  tel  homme 
pouvait  changer  la  face  de  ses  affaires,  il  ne  lui  sut  pas  mauvais  gré 
d'une  faute  qui  lui  était  imputable.  C'était  d'un  bon  esprit.  D'ailleurs, 
le  Roi  était  actif,  entreprenant.  Avec  une  ardeur  toute  juvénile,  il 
réunit  une  poignée  de  soldats,  s'embarqua  secrètement  à  Messine 
sur  les  navires  de  Requesens  et,  avant  la  fin  de  juin,  il  reparut  en  vue 
de  Naples. 

Surpris,  Montpensier  résolut  cependant  d'empêcher  le  débar- 
quement de  Ferdinand,  et,  laissant  une  faible  garnison  dans  la  cité, 

(284) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE  GUERRE  D'ITALIE 

il  en  sortit  à  la  tête  de  6  ooo  hommes.  A  peine  s'était-il  éloigné  que  les 
habitants,  qui  regrettaient  leur  roi,  sonnent  le  tocsin,  prennent  les 
armes,  se  précipitent  sur  la  petite  garnison  française,  la  massacrent  et 
ouvrent  les  portes  à  Ferdinand,  assez  habile  pour  tromper  le  capitaine 
français  par  une  feinte.  Ce  fut  un  accueil  enthousiaste,  une  joie 
indescriptible. 

Montpensier  tenta  sans  succès  de  rentrer  dans  la  cité.  L'hostilité  des 
habitants,  d'accord  avec  l'exaltation  des  troupes  royales,  lui  rendit 
bientôt  la  position  intenable.  Assiégé  dans  une  forteresse  mal  appro- 
visionnée, réduit  à  la  famine,  placé  dans  l'alternative  de  capituler 
ou  de  fuir,  il  s'échappa  la  nuit  à  la  tête  de  2  500  hommes  et  marcha 
sur  Salerne.  Le  reste  de  la  garnison  se  rendit  au  Roi  Ferdinand.  Par 
un  étrange  revirement  de  fortune,  grâce  à  son  courage,  à  sa  vaillance  et 
surtout  à  l'aide  espagnole,  le  jeune  monarque  se  retrouva  maître  de  la 
capitale  qu'il  semblait  avoir  perdue  à  jamais. 

De  son  côté,  Gonzalve  envahissait  la  Calabre  méridionale,  un  pays 
montueux,  et  suppléait  à  l'insuffisance  de  ses  troupes  par  une  extrême 
rapidité  de  mouvements.  Revenant  à  la  tactique  barbare  en  usage 
durant  la  guerre  de  Grenade,  il  dévastait  le  pays,  détruisait  les  vignes, 
les  vergers,  les  récoltes  ;  il  incendiait  les  maisons,  s'emparait  des 
places,  montrait  une  extraordinaire  rigueur  contre  ceux  qui  cherchaient 
à  les  défendre  et,  au  contraire,  la  plus  grande  magnanimité  quand  les 
habitants  en  ouvraient  les  portes  sans  combat. 

Les  Espagnols  eussent  marché  de  triomphe  en  triomphe,  car  les 
Français  étaient  démoralisés  par  l'état  maladif  d'Aubigny  et  la 
désaffection  croissante  des  Calabrais,  si  Gonzalve  eût  été  mieux 
pourvu  d'argent,  de  munitions  et  de  vivres.  Mais  ils  n'étaient  plus,  ces 
temps  où  la  prévoyance  et  la  générosité  d'Isabelle  approvisionnaient 
les  armées  castillanes.  Ferdinand,  que  cette  guerre  concernait,  envoyait 
des  troupes  à  peine  vêtues,  mal  armées,  sans  vivres,  sans  munitions  : 
«  Elles  se  nourriront  et  se  payeront  sur  le  pays  conquis  >>,  écrivait-il. 

A  ce  point  de  vue,  Gonzague  n'avait  pas  à  jalouser  Montpensier, que 
Charles  VIII  semblait  avoir  oublié  depuis  son  retour  en  France. 

En  dépit  de  cette  pénurie,  le  capitaine  espagnol  poursuivait  la 
campagne  avec  un  courage  et  une  vigueur  indomptables. 

Il  venait  d'entrer  à  Castrovillar  quand  un  message  de  Ferdinand 
lui  apprit  l'évacuation  de  la  citadelle  de  Naples  et  la  marche  de 
Montpensier  sur  Salerne.  En  même  temps,  le  Roi,  désireux  de  pour- 
suivre les  Français  campés  sous  les  murs  d'Atella,  réclamait  son  aide 
et  le  priait  de  le  rejoindre. 

(285) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

S'il  obéissait,  Gonzalve  aventurait  le  fruit  de  ses  derniers  succès, 
car  l'ennemi  profiterait  de  son  absence  pour  réparer  ses  pertes  graves  ; 
s'il  restait  en  Calabre,  une  occasion  peut-être  unique  de  détruire  en 
un  seul  coup  l'armée  de  Montpensier  était  perdue  sans  retour.  Il 
résolut  d'obéir,  mais  non  sans  avoir  auparavant  frappé  un  coup 
vigoureux  et  réduit  ses  adversaires  à  une  impuissance  momentanée. 
Informé  que  des  barons  angevins  assemblés  à  Laïno  préparent  leur 
jonction  avec  Aubigny,  il  se  jette  avec  une  rapidité  foudroyante 
dans  la  montagne  sauvage  qui  le  sépare  de  cette  petite  ville,  surprend 
les  paysans  qui  en  gardent  les  passes,  tombe  sur  la  place  et  l'enlève 
en  dépit  de  l'héroïque  résistance  des  barons  surpris.  Leur  chef,  Americo 
San  Severino,  tomba  dans  la  mêlée  ;  vingt  barons  furent  pris  et 
envoyés  à  Naples  comme  prisonniers.  Les  grosses  rançons  payées 
par  leurs  familles  accrurent  le  butin  fait  dans  la  cité.  Désormais, 
Gonzalve  pouvait  acquitter  la  solde  arriérée  de  ses  troupes,  et  sa 
générosité  sans  égale  sut  récompenser  les  services  rendus  et  faire 
oublier  les  privations  bravement  supportées. 

Les  Angevins  de  Calabre  n'avaient  plus  de  chef.  Gonzalve  marcha 
vivement  sur  Atella  et  l'atteignit  au  commencement  de  juillet.  Durant 
cette  course  rapide  à  travers  un  pays  hostile,  il  ne  rencontra  aucune 
opposition  sérieuse,  tant  était  grande  la  frayeur  inspirée  par  ses 
exploits.  Des  renforts  lui  étaient  venus  d'Espagne  ;  il  marchait  à  la 
tête  de  500  hommes  d'armes,  de  50  cavaliers  légèrement  équipés 
et  de  2  000  fantassins,  soldats  d'élite  rudement  exercés. 

Informé  de  son  approche,  Ferdinand  de  Naples  sortit  du  camp  et 
se  porta  au-devant  de  lui,  accompagné  du  Marquis  de  Mantoue  et  de  Cé- 
sar Borgia,  Légat  du  Pape.  Tous  avaient  hâte  d'honorer  le  héros  qui,  en 
moins  d'une  année,  avait  recouvré  la  plus  grande  partie  du  royaume 
de  Naples  et  vaincu  des  troupes  disciplinées,  braves  entre  les  braves. 

Au  dire  des  historiens,  Gonzalve  reçut  alors,  comme  témoignage 
de  l'admiration  générale,  le  surnom  de  Gran  Capitân  sous  lequel  il 
est  encore  connu  dans  l'histoire.  Lui  fut-il  donné  avant  ou  après  la 
prise  d' Atella?  La  date  importe  peu.  Il  l'avait  mérité  dans  tant  de 
combats  mémorables,  par  tant  de  manœuvres  savantes  que  nul  ne 
dut  jamais  le  disputer  à  sa  vaillance  magnifique. 

Les  Français  enfermés  dans  Atella  commençaient  à  souffrir  cruelle- 
ment d'un  blocus  partiel.  Dès  son  arrivée  Gonzalve  vit  le  moyen  de 
le  compléter.  Une  petite  rivière  alimentait  la  cité  et  faisait  tourner  des 
moulins  où  la  garnison  venait  moudre  son  blé.  Montpensier  en  avait 
confiéla  garde  à  un  corps  de  Suisses  et  à  des  compagnies  d'archers  gascons. 

(286) 


EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE   GUERRE  D'ITALIE 

Bien  que  les  Espagnols  eussent  toujours  redouté  de  s'engager  contre 
les  mercenaires  du  Nord  réputés  invincibles,  quelques  rencontres  leur 
avaient  livré  le  secret  d'une  tactique  très  simple  et  avaient  amoindri 
une  crainte  un  peu  superstitieuse.  Les  longues  lances  allemandes 
avaient  le  don  d'intimider  les  troupes  espagnoles.  Habilement,  Gon- 
zalve  mêla  les  armes  redoutées  aux  courtes  épées  et  aux  boucliers  de 
ses  soldats.  De  même  Pyrrhus,  au  dire  de  Polybe,  faisait  alterner  les 
porteurs  de  sarisses  macédoniennes  avec  les  manipules  armés  du 
pilum  et  du  glaive  romain. 

Ses  dispositions  prises,  Gonzalve  conduisit  en  personne  l'attaque 
des  moulins.  A  sa  vue,  les  archers  gascons,  saisis  de  panique,  prennent 
la  fuite,  après  avoir  décoché  une  volée  de  flèches  sans  effet.  Quant 
aux  Suisses,  épuisés  par  la  fatigue  et  les  privations  auxquelles  ils 
n'étaient  point  habitués,  démoralisés  par  les  revers,  mis  en  défiance 
par  la  renommée  de  l'adversaire,  ils  opposèrent  d'abord  une  faible 
résistance,  puis  ils  abandonnèrent  la  position  et  battirent  en  retraite 
vers  la  ville.  Sur  le  soir,  il  ne  restait  plus  pierre  sur  pierre  des  moulins. 
Découragé,  Montpensier  envoya  un  parlementaire. 

Les  termes  de  la  reddition  furent  rigoureux. 

«  Si  aucun  secours  n'arrive  aux  assiégeants  d'ici  trente  jours,  le  comman- 
dant de  l'armée  française  rendra  Atella  et  toutes  les  places  fortifiées  prises 
dans  le  royaume  de  Naples,  avec  leur  artillerie,  armes  et  munitions.  Par 
contre,  les  mercenaires  étrangers  seront  autorisés  à  rentrer  dans  leur  pays, 
tandis  que  des  navires  italiens  rapatrieront  les  troupes  françaises.  Une 
amnistie  générale  est  accordée  aux  Napolitains  qui  auront  fait  leur  soumis- 
sion ou  seront  rentrés  au  service  de  leur  roi  légitime  dans  un  délai  de  quinze 
jours.  » 

La  capitulation  fut  signée  le  21  juillet  1496 

«  Jamais,  au  dire  de  Comines,  il  n'en  fut  consenti  de  plus  désastreuse... 
Une  capitulation  trop  déshonorante  pour  être  ratifiée  en  France.  » 

Reproche  injuste  dans  la  bouche  de  ceux  mêmes  qui  avaient 
abandonné  l'armée  d'Italie. 

Les  trente  jours  écoulés,  et  aucun  secours  n'étant  parvenu  aux 
assiégés,  les  troupes  françaises  évacuèrent  Atella  et  se  retirèrent  sur 
Baia.  Là,  une  épidémie  meurtrière  acheva  l'œuvre  de  la  défaite.  Le 
mal  tombait  sur  des  hommes  fatigués  par  la  chaleur,  intoxiqués  par  des 
miasmes  paludéens,  débilités  par  l'abus  du  vin,  des  fruits  et  par  des 

(287) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

excès  de  tout  genre.  Montpensier  fut  l'une  de  ses  premières  victimes. 

Chef  médiocre,  mais  chevalier  courageux,  il  refusa  l'offre  du  Mar- 
quis de  Mantoue,  son  beau-frère,  prêt  à  le  sauver,  et  mourut  au  milieu 
de  ses  soldats  consternés.  Sur  les  5000  hommes  sortis  d'Atella,  à  peine 
500  échappèrent  au  fléau. 

Restait  Aubigny,  toujours  inquiétant  en  Calabre.  Gonzalve  mar- 
cha contre  lui  à  la  tête  d'une  armée  grossie  chaque  jour  au  bruit  de  ses 
exploits.  Dès  son  approche,  les  villes  ouvraient  leurs  portes,  les  soldats 
chargés  de  le  combattre  couraient  se  ranger  sous  sa  bannière.  Seul  dans 
un  pays  soulevé,  sans  espoir  de  secours,  Aubigny  se  résigna  et  traita, 
lui  aussi,  avec  le  vainqueur.  Les  commandants  des  petites  villes 
occupées  par  des  garnisons  françaises,  qui  avaient  refusé  de  se  rendre 
tant  que  le  Roi  Charles  ne  les  aurait  pas  relevés  de  leur  serment, 
suivirent  son  exemple.  Les  défenseurs  se  dispersèrent  et,  par  petites 
bandes,  essayèrent  de  regagner  leur  patrie. 

Telle  fut  la  fin  de  la  brillante  armée  française  qui,  moins  de  deux  ans 
auparavant,  s'était  répandue  sur  la  belle  Italie,  en  route  pour  Cons- 
tantinople  et  Jérusalem.  Le  génie  politique  de  Ferdinand  d'Aragon 
avait  préparé  la  défaite  ;  le  génie  militaire  de  Gonzalve  l'avait  con- 
sommée. Ce  triomphe  grandit  singulièrement  la  situation  du  Roi 
d'Espagne.  Machiavel  en  témoigne  : 

«  Rien,  dis-je,  ne  peut  faire  estimer  davantageun  prince  que  ses  grandes 
entreprises  et  les  rares  exemples  qu'il  donne.  Nous  avons  de  nos  jours  Ferdi- 
nand d'Aragon,  présentement  Roi  d'Espagne.  On  peut  presque  le  considérer 
comme  un  nouveau  prince  parce  que,  de  faible  monarque  qu'il  était,  sa  gloire 
et  sa  renommée  ont  fait  de  lui  le  premier  monarque  de  la  chrétienté.  Si  vous 
considérez  ses  actions,  vous  les  trouverez  toutes  grandes  et  quelques-unes 
extraordinaires.  Au  commencement  de  son  règne,  il  assaillit  Grenade,  et  ce 
fut  le  fondement  de  sa  grandeur.  » 

Si  cette  première  campagne  d'Italie  a  été  traitée  ici  d'une  manière 
sommaire,  c'est  que,  en  réalité,  elle  intéresse  davantage  Ferdinand 
d'Aragon,  toujours  jaloux  des  intérêts  de  ses  domaines  héréditaires, 
que  la  Reine  absorbée,  depuis  la  prise  de  Grenade,  par  l'administra- 
tion de  ses  nouveaux  Etats.  Isabelle  conseilla  le  choix  de  Gonzalve  de 
Cordoue  comme  capitaine,  et  ce  fut  le  service  le  plus  grand  qu'elle 
rendit  à  son  époux  dans  cette  circonstance  difficile. 


Isabelle  la  Grandi 


J'i..  XXV,  page  28 


Cl.    Lacoste. 


MADRID    .     HOPITAL    DE    LA    LOTIN\. 


Isabelle  la  (jrande 


i'L.    XXVI,     l'A'ib    289. 


CHAPITRE  XVIII 
LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

ATTACHEMENT  ET  FIDÉLITÉ  DE  LA  REINE  A  SON  ÉPOUX.  ||  LETTRE  DE  FERDINAND 
A  ISABELLE.  ||  L'ÉDUCATION  DU  PRINCE  DON  JUAN.  ||  PIERRE  MARTYR  DE  ANGHERA. 
||  SA  MORALE.  H  DON  JUAN  CULTIVE  LES  ARTS  LIBÉRAUX.  ||  CRÉATION  D'UN  CONSEIL 
PRÉSIDÉ  PAR  LE  PRINCE.  ||  ÉDUCATION  DES  INFANTES.  ||  LA  CULTURE  INTELLEC- 
TUELLE DES  DAMES  CASTILLANES.  ||  L' ENSEIGNEMENT  UNIVERSITAIRE.  ||  RÈGLE- 
MENT de  vie  d'un  étudiant  de  salamanque.  ||  le  trivium  et  le  quatri- 

VIUM.  ||  LES  SCIENCES  EXACTES  SONT  A  PEU  PRÈS  DÉLAISSÉES.  ||  LA  MÉDECINE  EST 
EXERCÉE  PAR'  LES  JUIFS.  Il  SCRUPULES  DE  FRANCISCO  DE  SOLIS.  ||  LA  MUSIQUE 
FIGURE  DANS  LE  QUATRIVIUM.  ||  JURISPRUDENCE  ET  CODIFICATION  DES  LOIS.  H 
CRÉATION  D'UNIVERSITÉS  NOUVELLES.  ||  LA  BIBLE  POLYGLOTTE  D'ALCALÂ.  Il 
INTRODUCTION  DE  L'IMPRIMERIE  EN  ESPAGNE.  ||  LA  BIBLIOTHÈQUE  D'ISABELLE. 
||  LES  CHRONIQUES.  ||  LES  LIVRES  DE  CHEVALERIE.  |]  L'ART  DRAMATIQUE.  ||  LA 
CRITIQUE.  ||  L'ARCHÉOLOGIE. 

La  vie  publique  d'Isabelle  a  été  si  active,  si  bien  remplie  depuis 
son  avènement  au  trône,  que  l'occasion  ne  s'est  pas  offerte  de 
signaler  ses  vertus  privées,  de  peindre  la  tendresse  de  son  cœur, 
d'étudier  l'admirable  éducatrice  d'une  jeunesse  ignorante.  L'heure 
est  venue  de  pénétrer  dans  l'intimité  d'une  existence  digne  de  servir 
de  modèle  et  d'être  donnée  en  exemple. 

La  lettre  touchante  d'Isabelle  à  Talavera  est  un  témoignage 
précieux  des  sentiments  que  la  Reine  professait  pour  son  époux. 
Ferdinand  s'en  montrait-il  digne?  Nul  ne  l'eût  pu  dire.  Prudent, 
dissimulé,  égoïste  sous  une  apparence  souriante  et  gracieuse,  il  ne  se 
confiait  à  personne.  On  savait  qu'il  prisait  très  haut  l'intelligence 
de  sa  femme,  qu'il  ne  prenait  aucune  décision  sans  la  consulter  et 
que  le  jugement  de  la  Reine  faisait  loi  au  camp  comme  au  conseil. 
Mais,  marié  à  dix-huit  ans,  habitué  à  la  liberté  des  hommes  de  guerre, 
Ferdinand  ne  garda  pas  toujours  la  foi  conjugale.  Quatre  enfants 
illégitimes,  nés  de  mères  différentes,  témoignaient  de  sa  fragilité.  Isa- 

(289) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

belle,  impeccable,  feignait  d'ignorer  ces  faiblesses  et,  souvent,  on  la  vit 
doter  richement  de  belles  demoiselles  et  les  éloigner  ainsi  de  la  Cour 
où  la  faveur  royale  les  destinait  à  un  rôle  trop  important.  En  dépit  de 
ces  écarts  discrets,  le  ménage  royal  restait  uni  par  le  sentiment,  l'habi- 
tude et  l'intérêt.  Peut-être  même  Ferdinand  eût-il  souffert  de  la 
froideur  de  la  Reine. 

«  Maintenant,  Madame,  on  peut  voir  clairement  quel  est  celui  de  nous 
deux  qui  aime  le  mieux.  Si  j'en  juge  d'après  ce  que  vous  avez  ordonné  qu'on 
m'écrive,  je  sens  que  vous  pouvez  être  heureuse  sans  moi,  alors  que  je  perds 
le  sommeil  parce  que  messagers  après  messagers  ne  m'apportent  aucune 
lettre  de  vous.  Ce  n'est  pas  que  vous  manquiez  de  papier  et  que  vous  ne 
sachiez  pas  écrire.  La  véritable  raison  est  que  vous  ne  m'aimez  pas  et  que 
vous  êtes  fière.  Vous  vivez  à  Tolède  et  moi  dans  de  petits  villages.  Soit,  un 
jour  vous  reviendrez  à  vos  vieilles  affections.  S'il  n'en  était  ainsi,  je  mour- 
rais et  vous  seriez  cause  de  ma  mort.  Écrivez-moi  et  dites-moi  comment 
vous  allez.  Il  n'y  a  rien  à  dire  sur  les  affaires  qui  me  retiennent,  sinon  ce  que 
vous  avez  appris  déjà  par  Fernando  del  Pulgar...  Les  affaires  de  la  Princesse 
ne  doivent  pas  être  négligées.  Pour  l'amour  de  Dieu,  rappelez-lui  son  père 
qui  baise  vos  mains  et  demeure  votre  serviteur. 

«  Le  Roy.  » 

De  cette  union,  en  somme  heureuse,  étaient  nés  cinq  enfants  : 
un  fils  et  quatre  filles.  L'aînée,  Isabel,  pour  qui  la  Reine  eut  toujours 
une  prédilection,  vit  le  jour  à  Duenas  en  1470.  Physiquement,  non 
par  le  caractère,  elle  ressemblait  à  la  mère  de  Ferdinand,  l'astucieuse  et 
vaillante  Juana  Enriquez,  et  Isabelle  se  plaisait  à  l'appeler  «  ma 
belle-mère  ».  Huit  années  se  passèrent  avant  que  les  Rois  eussent  un 
second  enfant.  Ce  fut  un  fils  ;  on  le  nomma  Juan.  Il  naquit  à  Séville 
et  les  chroniques  nous  ont  conservé  le  souvenir  de  l'accueil  fait  à  un 
prince  appelé,  semblait-il,  à  une  haute  destinée.  Les  Infantes  Juana, 
Maria  et  Catalina  vinrent  au  monde  entre  1479  et  1485  et  furent 
reçues  avec  joie,  mais  avec  moins  de  démonstrations  que  Don  Juan. 

De  bonne  heure,  l'éducation  du  Prince  héréditaire,  objet  des 
espérances  de  ses  parents  et  de  tout  un  peuple,  préoccupa  l'esprit 
prévoyant  d'Isabelle.  Dans  ce  but,  elle  conçut  un  plan  de  conduite 
nouveau,  ingénieux,  dont  elle  confia  l'exécution  à  Fray  Diego  Deza, 
moine  de  Salamanque,  plus  tard  archevêque  de  Tolède. 

Afin  d'éviter  l'isolement,  le  jeune  Prince  fut  entouré  de  dix  enfants 
appartenant  aux  plus  grandes  familles  du  royaume,  cinq  de  son  âge 
et  cinq  un  peu  plus  âgés  qui  furent  traités  dans  le  palais  comme  ses 

(290) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 
égaux.  Ainsi  furent  réunis  les  avantages  de  l'éducation  privée  et 
l'émulation  soutenue  par  le  travail  en  commun.  Les  pages  et  toutes 
les  personnes  introduites  dans  la  maison  du  Prince  furent  choisis 
avec  un  soin  méticuleux.  On  ne  voulait  attendre  d'eux  que  de  bons 
exemples  et  de  sages  conseils.  Des  professeurs  éminents,  la  plupart 
venus  d'Italie,  reçurent  la  direction  de  cette  jeune  école  et  y  appor- 
tèrent le  goût  des  études  classiques.  On  pourrait  citer  les  frères 
Geraldini,  puis  Lucio  Marineo  qui  occupa  pendant  douze  ans  la  chaire 
de  poésie  et  de  grammaire  à  l'Université  de  Salamanque.  Mais  le  plus 
connu  est,  sans  contredit,  Pierre  Martyr,  historiographe  de  la  pre- 
mière expédition  de  Colomb. 

Pierre  Martyr  de  Anghera  descendait  d'une  famille  noble  de 
Milan.  Il  était  né  en  1455,  à  Arona,  sur  les  bords  du  lac  Majeur,  et  avait 
fait  ses  études  à  Rome  où  il  était  demeuré  pendant  douze  ans.  On 
était  en  1487,  durant  la  période  la  plus  active  de  la  guerre  de  Grenade, 
quand  il  vint  en  Espagne,  amené  par  le  Comte  de  Tendilla.  <<  Mars 
me  fit  délaisser  les  muses  »,  écrit-il  à  des  amis. 

Le  Prince  Don  Juan,  son  futur  élève,  n'avait  pas  encore  huit  ans. 

Plus  tard,  après  la  prise  de  Grenade,  Pierre  Martyr  organisa  les 
cours  dont  il  avait  été  si  souvent  question  entre  la  Reine  et  lui.  Il  ne 
réussit  pas  du  premier  coup  à  rendre  studieux  des  enfants  dédai- 
gneux de  tout  enseignement  pédagogique. 

«  Comme  leurs  ancêtres,  mes  élèves  tiennent  les  lettres  en  médiocre 
estime.  Ils  les  considèrent  comme  un  obstacle  à  la  carrière  des  armes  qu'ils 
jugent  seule  digne  d'être  honorée.  » 

Mais  les  ordres  de  la  Reine  étaient  formels,  et  l'exemple  partit 
de  haut.  Quand  le  Prince  Don  Juan,  très  heureusement  doué,  eut 
manifesté  son  goût  pour  l'étude  et  fait  de  rapides  progrès  en  latin, 
ce  fut  à  qui  s'appliquerait  à  l'imiter.  Bientôt  Pierre  Martyr  groupa 
autour  de  sa  chaire  un  brillant  auditoire,  et  en  septembre  1492  il  en 
témoigne  sa  satisfaction.  La  lettre  est  datée  de  Saragosse  où  la  Cour 
vient  d'arriver. 

«  Ma  maison  est  tout  le  jour  remplie  de  jeunes  gens  qui,  détournés  des 
jeux  vulgaires  pour  s'adonner  à  l'étude  des  lettres,  sont  convaincus  mainte- 
nant que  celles-ci,  loin  d'être  un  obstacle,  sont  plutôt  un  secours  dans  la 
carrière  des  armes.  Il  a  convenu  à  notre  royale  maîtresse,  le  modèle  des  vertus 
les  plus  hautes,  que  son  cousin  germain,  le  Duc  de  Guimaràes,  et  le  Duc  de 

(291) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Yillahermosa,  neveu  du  Roi ,  restassent  chez  moi  durant  le  j  our  entier,  exemple 
qui  a  été  suivi  par  les  principaux  cavaliers  de  la  cour.  Après  avoir  entendu 
nies  leçons  en  compagnie  de  leurs  précepteurs,  ils  se  retirent  et  les  répètent 
chez  eux. » 

Connaissant  la  jeunesse  et  l'art  d'enseigner,  Pierre  Martyr  se 
garde  de  rendre  les  études  classiques  austères  et  maussades.  Il 
cherche  au  contraire  à  leur  donner  de  l'attrait,  tâche  de  mettre  la 
grammaire  latine  à  la  portée  des  enfants,  écarte  les  gros  volumes 
où  ils  se  perdent,  adopte  des  méthodes  élémentaires  et  remet  à  plus 
tard  l'étude  des  difficultés  abordées  d'emblée  auparavant  et  qui 
avaient  le  don  de  les  rebuter. 

L'enseignement  de  Pierre  Martyr  n'est  pas  uniquement  littéraire  ; 
la  morale  y  prend  une  place  très  importante.  Disciple  de  Barzizza, 
un  philosophe  italien,  il  pense  que  l'explication  des  auteurs  anciens, 
l'admiration  sans  critique  de  la  vie  grecque  et  romaine,  l'exaltation 
passionnée  des  libertés  politiques  ne  sont  pas  sans  danger  pour  la 
jeunesse.  «  L'éloquence  est  au  service  de  l'esprit,  mais,  si  l'esprit  est 
perverti,  il  en  use  comme  d'un  poison  pour  corrompre  les  mœurs. 
Personne  ne  doit  se  livrer  à  l'étude  de  l'éloquence  si,  d'avance,  il  ne  s'est 
converti  à  la  vertu  et  s'il  n'apprend  à  bien  vivre  en  même  temps  qu'à 
bien  dire.  >> 

Belles  paroles  dignes  d'être  gravées  en  onciales  d'or  sur  les  murs 
de  nombreux  édifices  à  frontons  et  à  drapeaux. 

Une  foule  de  jeunes  gens  gardèrent  l'empreinte  de  l'esprit  du  maître, 
et  c'est  à  juste  titre  que  Pierre  Martyr  se  vante  d'avoir  élevé  le  cœur 
et  développé  l'intelligence  de  la  jeunesse  castillane.  Ses  lettres  et  ses 
enseignements  suivent  ses  élèves  à  l'armée  et  au  gouvernement.  En 
même  temps  qu'il  les  informe  des  bruits  de  la  Cour  et  des  nouvelles 
étrangères,  il  s'applique  à  développer  quelque  principe  de  morale  ou 
quelque  idée  philosophique,  il  console  de  la  mort  d'un  parent  ou  d'un 
ami,  il  donne  des  conseils  de  patience.  Pour  adoucir  le  chagrin  de  Geral- 
dini,  désolé  de  la  perte  de  son  frère,  il  mêle  aux  idées  chrétiennes  sur  la 
mort  des  souvenirs  platoniciens  : 

«  Il  est  sorti,  dit-il,  de  cette  vallée  de  misère  et  de  larmes.  Est-il  allé  vers 
les  dieux?  Pourquoi  en  douter?  Dieu  avait-il  créé  cette  âme  héroïque, 
cette  âme  remplie  d'une  science,  profonde,  façonnée  suivant  une  harmonie 
divine  pour  la  poésie  et  l'éloquence,  Dieu  l'avait-il  créée  pour  la  perdre  à 
jamais  !  Puisqu'il  a  aimé,  chéri,  vénéré  Dieu,  la  justice  divine  serait  un  vain 

(292) 


LA   VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

mot  si  Dieu  lui-même  ne  le  réchauffait  maintenant  dans  son  sein,  heureux, 
bien  heureux  au-dessus  du  chœur  des  anges.  » 

On  juge  quelle  fut  l'influence  d'un  tel  homme  sur  cette  belle 
jeunesse  espagnole  dont  l'esprit  s'éveillait  aux  grandes  idées  des 
humanistes.  Quel  large  horizon  ouvert  devant  elle,  tandis  que,  jusque- 
là,  même  à  Salamanque,  les  plus  nobles  intelligences  s'appliquaient 
uniquement  à  l'étude  du  droit,  de  la  théologie  et  d'une  scolastique 
routinière  ! 

Isabelle  avait  donné  les  preuves  d'une  très  grande  profondeur  de 
jugement  lorsque,  bravant  l'hostilité  de  l'Espagne  aux  influences 
extérieures,  elle  appelait  à  sa  Cour  des  maîtres  italiens  et  leur  confiait 
le  soin  d'épurer  le  goût  de  la  jeunesse  et  de  l'initier  aux  beautés  de 
l'antiquité  classique.  Capable  d'apprécier  les  services  de  Pierre  Martyr, 
elle  lui  témoignait  sa  satisfaction  par  une  faveur  marquée.  Une  lettre 
personnelle  de  la  Reine  est  ainsi  adressée  :  <<  Noster  fidelis  dilecte  :  el 
proto  notayo  Mycer  Pedro  Martyr,  mio  capellan  y  orador  >>. 

Non  contente  de  protéger  les  maîtres,  Isabelle  assistait  parfois  aux 
cours  afin  de  les  honorer  et  de  faire  sentir  aux  élèves  l'importance 
qu'elle  attachait  à  leur  enseignement.  Les  progrès  du  Prince  Don 
Juan  l'intéressaient  vivement.  Un  livre  de  raison  pieusement  conservé 
à  la  bibliothèque  de  Simancas  porte  l'énumération  des  compositions 
latines  du  prince  et  les  notes  que  lui  ont  values  ses  dessins. 

«  Aucun  Espagnol,  écrit  Giovio,  ne  fut  considéré  comme  noble  qui  montra 
de  l'indifférence  pour  les  sciences.  » 

Les  fils  de  grandes  familles  ne  se  contentaient  pas  d'être  de  brillants 
élèves,  ils  ambitionnaient  d'enseigner  à  leur  tour.  Le  fils  du  Duc 
d'Albe,  Don  Gutierre  de  Tolède,  professa  brillamment  à  Salamanque, 
tandis  que  Don  Pedro  Fernândez  Velasco,  fils  du  Comte  de  Haro, 
futur  grand  connétable  de  Castille,  expliquait  Pline  et  Ovide,  et  que 
Don  Alfonso  de  Manrique,  fils  du  Comte  de  Paredes,  occupait  une  chaire 
de  grec  à  l'Université  d'Alcalâ. 

L'âge  lui-même  ne  calmait  pas  cette  belle  ardeur  littéraire  et  l'on  vit 
le  sexagénaire  Marquis  de  Dénia  s'appliquer  avec  passion  à  l'étude  de  la 
langue  latine. 

Des  plaisirs  délicats  reposaient  le  Prince  Don  Juan  de  ses  travaux 
scolaires.  Un  gentilhomme  de  sa  chambre,  Francisco  de  Oviedo,  nous 
renseigne  sur  sa  vie  journalière  et  nous  fait  connaître  ses  goûts. 

(293) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

En  parfait  chevalier,  Don  Juan  dormait  auprès  de  son  épée  fixée 
au  chevet  de  son  lit  ;  il  était  habile  aux  exercices  de  corps,  ardent  à  la 
joute  et  au  tournois,  passionné  pour  la  chasse,  mais  il  n'en  aimait  pas 
moins  les  arts. 

«  Le  Prince  Don  Juan,  mon  seigneur,  était  naturellement  doué  pour  la 
musique,  cet  art  enchanteur  idole  des  âmes  sensibles  et  affectueuses.  Il 
l'entendait  fort  bien,  quoique  sa  voix  ne  fût  pas  aussi  belle  qu'il  était  fier  de 
chanter.  Et,  pour  chanter  avec  lui,  venaient  au  palais  son  maître  de  chapelle, 
Joanes  de  Anchette,  et  cinq  enfants  de  chœur  qui  avaient  de  jolies  voix.  Le 
Prince  chantait  avec  eux  la  musique  qui  lui  plaisait»  et  cela  pendant  des 
heures  entières.  Il  avait  une  voix  de  ténor  et  la  conduisai  t  avec  art.  Dans  sa 
chambre,  il  avait  réuni  un  orgue,  un  clavicynibale,  un  clavicorde  et  des 
flûtes.  Il  jouait  bien  de  ces  divers  instruments.  » 

Le  Prince  et  ses  amis  n'étaient  pas  seuls  à  la  Cour  épris  de  musique. 
Plusieurs  chevaliers,  élevés  par  Isabelle  aux  plus  hautes  charges 
de  l'Etat  ou  placés  à  la"  tête  de  missions  diplomatiques  importantes, 
cultivaient  aussi  cet  art.  Citerons-nous  Don  Bernardino  de  Manrique 
et  Garcilaso  delà Vega,  Ambassadeur  à  Rome  et  père  du  célèbre  poète 
du  même  nom  qui  fut  gentil  niusico  de  harpa,  et  Francisco  Penalosa, 
l'un  des  plus  brillants  musiciens  de  la  chapelle  papale? 

Dans  sa  sollicitude,  Isabelle  ne  s'attachait  pas  seulement  à  déve- 
lopper les  facultés  intellectuelles  ou  artistiques  de  son  fils,  elle  cultivait 
aussi  ses  qualités  morales,  corrigeait  ses  défauts  naturels  et  marquait 
en  lui  l'empreinte  de  sa  grande  âme.  Dès  l'enfance,  le  Prince  inclinait 
vers  l'économie.  Certes,  un  Roi  de  Castille  ne  devait  pas  être  pro- 
digue,  —  Isabelle  savait  trop  ce  qu'il  lui  en  avait  coûté  de  peines  et 
d'efforts  pour  réparer  les  folies  de  son  père  et  de  son  frère  Enrique,  — 
mais  il  fallait  pourtant  que  Don  Juan  fût  magnanime,  généreux,  et 
que  sa  main,  fermée  aux  courtisans  et  aux  favoris,  fût  ouverte  aux 
malheureux  et  aux  bons  serviteurs  de  la  couronne. 

Avec  une  prévoyance  rare,  la  Reine  voulut  encore  préparer  son 
fils  à  porter  sans  faiblir  la  double  couronne  de  Castille  et  d'Aragon 
réunies  sur  sa  tête  et  sur  celle  de  son  époux.  Devinant  peut-être 
que  sa  vie  serait  courte  et  comprenant  le  danger  de  faire  passer  sans 
préparation  le  jeune  Prince  des  jeux  et  de  la  dépendance  de  l'enfance 
au  gouvernement  d'une  grande  monarchie,  elle  voulut  devancer  le 
temps  où  il  eût  été  nécessaire  de  l'en  instruire.  Dans  ce  but,  et  malgré 
la  résistance  égoïste  que  montrait  Ferdinand  à  traiter  son  fils  en  héri- 

(294) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

tier,  alors  que  lui-même  avait  à  peine  dépassé  la  quarantaine,  le  Prince 
reçut  une  maison  constituée  et  fut  invité  à  présider  un  conseil  d'hommes 
sages  et  respectés  formé  sur  le  modèle  du  grand  conseil  de  Castille.  Il 
y  apprendrait  les  lois,  la  pratique  des  affaires  et  s'initierait  aux 
méthodes  de  gouvernement  qu'il  devrait  appliquer  un  jour.  La  pre- 
mière réunion  de  cette  assemblée  de  maîtres  chargés  d'instruire  un 
élève  tout  en  lui  laissant  une  certaine  initiative,  eut  lieu  à  Almazân, 
en  1496.  Don  Juan  avait  à  peine  dix-huit  ans.  Il  était  beau,  doué  à 
miracle  ;  une  heureuse  destinée  semblait  lui  sourire.  Vaines  espérances 
qui  allaient  bientôt  s'évanouir  sous  le  coup  d'un  sort  implacable. 

Isabelle  avait  surtout  porté  l'effort  de  sa  belle  intelligence  sur 
l'éducation  de  son  fils.  Bien  que  retenant  moins  sa  sollicitude  à  cet 
égard,  les  Infantes  reçurent  pourtant  une  instruction  très  complète. 
Sous  la  direction  des  frères  Antoine  et  Alexandre  Geraldini,  elles 
apprirent  le  latin  et  se  familiarisèrent  avec  cette  langue  au  point  de 
mériter  l'admiration.  L'auteur  du  Carro  de  las  Douas  s'exprime 
ainsi  : 

<<  La  Reine  éleva  son  fils  et  ses  filles  avec  le  plus  grand  soin,  leur  donna 
des  maîtres  chargés  de  leur  apprendre  les  lettres  et  la  vie,  et  les  entoura 
de  personnes  qui  tendirent  à  faire  d'eux  des  vases  d'élection  et  des  rois  du 
ciel.  » 

Dans  son  ouvrage  :  De  christiana  Femina,  le  savant  valencien  Luis 
Vives  écrit  à  son  tour  : 

«  Notre  âge  a  vu  quatre  filles érudites  delà  Reine  Isabelle.  Ce  n'est  pas 
sans  admiration  que  l'on  cite  Jeanne,  épouse  de  Philippe  et  mère  de  Charles, 
qui  pouvait  parler  le  latin  de  la  bonne  époque  appris  d'après  les  nouveaux 
principes.  Les  Anglais  disaient  de  même  de  Catherine,  sœur  de  la  Reine 
Jeanne.  La  Princesse  que  le  sort  avait  conduite  en  Portugal  n'était  pas 
moins  lettrée  que  ses  sœurs.  » 

Erasme  signale  avec  admiration  l'instruction  littéraire  de  l'infor- 
tunée Catherine,  femme  de  Henri  VIII 1 

«  La  Reine  n'était  pas  seulement  un  miracle  littéraire  pour  son  sexe;  sa 
piété  égalait  son  érudition.  » 

Alors  que  les  jeunes  Princesses  s'adonnaient  avec  un  pareil  succès 
aux  études  classiques,  il  était  à  prévoir  que  les  dames  de  haute  nais- 

ISABELLE  LA    GRANDE.  (295)  20 


ISABELLE   LA    GRANDE 

sance  prendraient  part  au  mouvement  intellectuel  dont  Isabelle  était 
l'apôtre.  A  aucuneépoque  l'Espagne  ne  se  glorifia  d'un  pareil  ensemble 
de  femmes  doctes.  Le  choix  serait  difficile  entre  la  Comtesse  de  Mon- 
teagudo,  Dona  Maria  Pacheco  de  la  maison  de  Mendoza,  Isabel  de 
Vergara  et  Beatriz  Galindo,  surnommée  la  Latina,  le  brillant  professeur 
de  la  Reine,  car  Isabelle  elle-même,  dont  l'instruction  n'avait  pas  été 
aussi  soignée  que  celle  de  ses  filles,  s'était  appliquée  à  l'étude  de  la 
langue  de  Virgile  et  d'Horace,  moins  dans  le  désir  de  connaître  les 
classiques  que  de  lire  la  correspondance  d'Etat  écrite  en  latin  et 
d'entendre  les  ambassadeurs  sans  l'aide  d'un  interprète. 

Au  commencement  du  XVIe  siècle  s'illustrèrent  encore  la  poétesse 
Florencia  Pinar,  dont  certains  poèmes  figurent  dans  le  Cancionero, 
a  ségovienne  Dona  Juana  de  Contreras,  en  relation  épistolaire  avec 
Lucio  Marineo,  Dona  Lucia  de  Medrano,  professeur  de  grec  et  de 
latin  à  l'Université  de  Salamanque,  et  enfin  Dona  Francescade  Lebrija 
qui,  aux  applaudissements  des  maîtres  et  des  élèves,  se  substitua 
fièrement  à  son  père  dans  la  chaire  de  rhétorique  d'Alcalâ.  Sans  doute 
le  savant  qui,  le  premier,  mesura  un  degré  du  méridien  terrestre  afin 
d'en  déduire  le  diamètre  du  globe  avait  dès  longtemps  préparé  sa  fille 
à  cet  honneur.  Partisan  convaincu  de  l'éducation  des  femmes,  il 
avait  composé  une  grammaire  à  leur  usage  où  le  texte  latin  était  mis 
en  regard  de  la  traduction  espagnole.  Les  langues  mortes  ne  profitèrent 
pas  seules  de  la  protection  d'Isabelle.  Sous  l'impulsion  royale,  l'idiome 
s'épura,  s'éleva  rapidement  vers  la  perfection,  se  répandit  à  l'étranger, 
surtout  en  Italie  où  il  devint  élégant,  entre  belles  dames  et  brillants 
cavaliers,  de  s'entretenir  en  castillan.  Isabelle  ne  se  contentait  pas 
d'admirer  et  de  louer  les  savants,  elle  les  aidait  d'une  manière  efficace 
en  acceptant  l'hommage  de  leurs  livres  et  en  s'intéressant  à  leur 
succès.  Alonso  de  Palencia  lui  dédiait  son  dictionnaire  et  une  traduc- 
tion de  Josèphe  ;  Diego  de  Valera,  une  chronique  d'Espagne  précédée 
d'une  description  des  trois  parties  du  monde  connu  en  148 1  ;  Rodrigo 
de  Santillana,  son  vocabulaire  ;  Alonso  de  Côrdoba,  ses  tables  astro- 
nomiques; Diego  de  Almeda,  El  compendium  historical  de  la  crônica 
de  Espaiïa  ;  Juan  de  Encina,  son  Cancionero  ;  Alonso  de  Barajas,  ses 
descriptions  de  la  Sicile;  Gonzalvo  de  Araya,  la  traduction  du  Livre 
de  la  Nature  de  l'homme  ;  Fernando  del  Pulgar,  son  Histoire  des  Rois 
mores  de  Grenade  et  ses  Hommes  illustres  de  Castille. 

Les  évêques,  attirés  dans  le  rayonnement  delà  Reine,  montraient, 
soit  par  goût,  soit  afin  de  lui  plaire,  une  égale  sollicitude  pour  les  travaux 
de  l'esprit.  Le  Cardinal  de  Mendoza,  si  avant  dans  la  faveur  des  Rois, 

(296) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

avait,  tout  jeune  encore,  traduit  l'Enéide  et  l'Odyssée  à  l'intention  de 
son  père  le  Marquis  de  Santillane,  désolé  de  ne  point  savoir  le  latin  ;  Don 
Alonso  de  Fonseca,  Archevêque  de  Santiago,  cultivait  avec  passion  les 
belles-lettres  dont  il  s'était  épris  en  Italie  ;  le  doux  et  saint  évêque 
Fernândez  de  Talavera  travaillait  à  propager  l'étude  des  humanités  ; 
enfin  l'insigne  Cardinal  Ximenes  de  Cisneros  devint  le  Mécène  de 
l'Espagne  dès  que  sa  nomination  au  siège  primatial  de  Tolède  eut  mis 
entre  ses  mains  des  revenus  immenses  que  son  austérité  lui  inter- 
disait d'employer  à  un  usage  personnel. 

Parallèlement  avec  l'instruction  des  jeunes  nobles  élevés  dans 
les  écoles  privées  se  développait  l'enseignement  public.  Jusqu'au  règne 
d'Isabelle,  seule  l'Université  de  Salamanque  l'avait  donné  avec  succès. 
Soutenus  par  les  encouragements  de  la  Souveraine,  les  collèges  se 
multiplièrent  et  rivalisèrent  avec  l'Université  agrandie,  pourvue  de 
professeurs  éminents  et  généreusement  rémunérés.  En  1488,  quatre  ans 
avant  la  fin  de  la  guerre  de  Grenade,  on  immatriculait  plus  de 
4  000  étudiants  espagnols  ou  étrangers.  Parmi  eux  figuraient  même 
parfois  les  descendants  de  grandes  familles.  On  se  fera  une  idée  de  la 
vie  qu'ils  y  menaient  en  lisant  le  règlement  de  vie  destiné  au  fils  du 
Comte  d'Olivares,  étudiant  à  Salamanque,  durant  l'ambassade  de  son 
père  en  Italie.  L'époque  est  postérieure  à  celle  qui  nous  occupe,  mais 
la  vie  des  écoliers  ne  s'était  guère  modifiée  depuis  un  siècle. 

Le  jeune  homme,  installé  dans  un  palais  loué  à  son  intention,  est 
entouré  d'une  maison  montée  avec  opulence  et  composée  d'un  grand 
nombre  de  serviteurs.  Depuis  le  précepteur  jusqu'aux  palefreniers, 
jusqu'aux  lavandières,  tous  doivent  garder  une  attitude  correcte 
en  harmonie  avec  la  noblesse  de  leur  maître.  Il  est  recommandé  à 
Don  Gaspar  d'entretenir  des  relations  mondaines  avec  ses  profes- 
seurs, les  prieurs  des  couvents,  les  directeurs  des  collèges  et  les  repré- 
sentants des  maisons  nobles  de  sa  parenté.  Dans  ses  visites,  les  pré- 
séances et  l'étiquette  seront  scrupuleusement  observées.  Les  prescrip- 
tions relatives  à  la  pratique  des  devoirs  religieux  peignent  l'état 
moral  dans  lequel  on  s'efforçait  d'entretenir  la  jeune  noblesse  : 

«  Chaque  soir,  après  avoir  prié  Dieu  et  avant  de  se  coucher,  Don  Gaspar 
fera  son  examen  de  conscience.  Il  fréquentera  les  sacrements  et  communiera 
aux  grandes  fêtes  ou,  du  moins,  remplira  ce  devoir  une  fois  l'an.  Il  gardera 
une  note  écrite  de  ses  communions  sur  un  livre  spécial.  Les  serviteurs 
communieront  plus  ou  moins  selon  leur  qualité.  Le  jeune  homme  sera  chari- 
table sans  ostentation,  mais  avec  la  générosité  convenable  à  un  seigneur  de 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

grande  naissance.  Il  donnera  chaque  année  en  aumônes  une  somme  équiva- 
lente au  dixième  des  dépenses  de  sa  maison.  Une  fraction  sera  attribuée  aux 
pauvres  de  la  rue,  une  autre  sera  réservée  aux  mendiants  ordinaires  de  la 
porte.  » 

Ainsi  sont  désignés  les  marmiteux,  pouilleux  et  pauvres  hères 
autorisés  à  s'asseoir  de  chaque  côté  de  la  porte  du  palais  et  à  dormir 
la  nuit  derrière  ses  battants. 

«  La  plus  grosse  partie  des  aumônes  sera  remise  aux  monastères  qui  le 
demanderont  ou  distribuée  aux  étudiants  pauvres  selon  le  sentiment  de  Don 
Gaspar.  Il  favorisera  de  préférence  ceux  de  ses  commanderies  et  des  pays 
où  il  touche  des  bénéfices.  Il  donnera  tantôt  à.  l'un,  tantôt  à  l'autre  par 
petites  sommes. 

«  Don  Gaspar  doit  vivre  en  bonne  compagnie  et,  dans  le  choix  de  ses 
relations,  prendre  en  plus  grande  considération  la  vertu  que  les  autres  quali- 
tés. Il  se  tiendra  pour  averti  que  les  flatteurs  et  ceux  qui  montrent  le  désir  de 
plaire  à  leurs  supérieurs  profitent  de  leurs  défauts  s'ils  les  croient  naïfs.  Il  ne 
les  fréquentera  pas,  alors  même  qu'ils  seraient  qualifiés,  et  leur  préférera 
toujours  des  gens  d'une  autre  sorte.  Il  se  gardera  de  se  montrer  à  la  prome- 
nade en  leur  compagnie,  de  se  mettre  auprès  d'eux  à  la  fenêtre  et  de  s'accor- 
der à  leur  côté  tout  autre  de  ces  passe-temps  qu'il  est  permis  de  prendre 
avec  des  personnes  vertueuses.  » 

Alors  que  la  conduite  morale  du  jeune  homme  était  ainsi  réglée, 
il  va  sans  dire  qu'il  lui  était  recommandé  de  suivre  avec  régularité 
les  cours  de  l'Université.  Depuis  le  XIIe  siècle,  les  Rois  de  Castille 
s'étaient  efforcés  d'entretenir  à  Salamanque  un  conservatoire  du 
savoir  et,  successivement,  ils  l'avaient  pourvu  des  chaires  propres  à  le 
développer.  L'enseignement  avait  été  de  bonne  heure  réparti  en 
deux  branches  distinctes  qui  comportaient  des  divisions  et  subdi- 
visions. Le  Trivium  comprenait  la  grammaire,  la  rhétorique  et  la 
dialectique.  Dans  le  Quatrivium  se  classaient  l'arithmétique,  la  géo- 
métrie, l'astronomie  et  la  musique.  Dès  ses  origines,  l'école  avait 
porté  ses  efforts  sur  la  rhétorique  et  la  dialectique,  et  les  maîtres  comme 
les  élèves  s'y  étaient  appliqués  avec  ardeur  ;  mais  ce  bel  enthousiasme 
n'avait  pas  duré.  Aussi  bien,  le  premier  soin  de  Mendoza,  de  Talavera 
et  de  Ximenes  fut-il  de  rendre  à  l'étude  de  la  théologie  et  du  droit 
canon  une  place  importante  dans  l'enseignement.  Il  était  temps,  car 
ces  sciences  avaient  été  à  tel  point  négligées  et  le  clergé  séculier  était 
tombé  dans  une  telle  ignorance  que  le  concile  d'Aranda  interdit  l'accès 

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LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

des  carrières  ecclésiastiques  à  tout  candidat  incapable  de  passer  ses 
examens  en  latin. 

Isabelle  voulait  non  seulement  un  clergé  instruit,  elle  le  souhaitait, 
avant  tout,  chaste  et  austère,  et  s'appliqua  de  son  mieux  à  donner 
les  grandes  charges  de  l'Église  à  des  prêtres  selon  le  cœur  de  Dieu. 
Au  début  de  son  règne,  elle  avait  dû  faire  violence  à  ses  sentiments 
en  faveur  du  Cardinal  de  Mendoza  ;  mais,  en  appelant  le  sévère 
Ximenes  à  lui  succéder  sur  le  siège  de  Tolède,  elle  montra  en  quelle 
estime  elle  tenait  une  vertu  intransigeante  et  farouche.  A  ce  point 
de  vue,  Isabelle  devançait  son  temps  et  marchait  contre  les  habitudes 
et  les  idées  reçues.  Encore,  il  n'était  venu  à  personne,  pas  même  au 
Pape,  l'idée  d'imposer  une  vie  discrète  et  régulière  à  des  prélats  nommés 
à  leur  siège  dès  l'âge  le  plus  tendre  et  choisis  parmi  les  bâtards  royaux 
ou  les  cadets  de  grande  maison.  Nul  ne  s'étonnait  de  les  voir  participer 
aux  plaisirs  et  aux  divertissements  des  laïques  quand  leurs  fonctions 
sacerdotales  étaient  à  peu  près  remplies.  Certes,  Alexandre  VI  dut 
être  bien  surpris  quand  il  reçut  une  lettre  des  Rois  d'Espagne  l'invi- 
tant à  réfréner  les  excès  de  sa  famille  et  les  scandales  que  donnait 
la  Cour  pontificale. 

Soutenu  par  la  volonté  de  la  Reine,  l'enseignement  de  la  théologie, 
du  droit  canon  et  du  latin  indispensable  à  leur  étude  prit  une  impor- 
tance capitale  à  Salamanque  et  les  décisions  de  ses  casuistes  eurent 
bientôt  force  de  loi  dans  le  monde  catholique. 

Il  semble  que,  en  revanche,  les  sciences  exactes  furent  assez 
délaissées.  Ainsi  Pedro  Ciruelo  et  Juan  Martines  Silcileo  durent  se 
rendre  à  Paris  pour  y  préparer  leur  cours  de  mathématiques  et  n'en 
rapportèrent  que  de  lourdes  compilations.  L'astronomie  et  la  cosmo- 
graphie languissaient  également,  en  dépit  de  leur  utilité  et  malgré 
l'exemple  du  Portugal  où  elles  étaient  protégées  par  l'Infant  Dom 
Henrique  et  le  Roi  Dom  Manuel.  Entre  l'astronomie  et  l'astrologie  judi- 
ciaire, beaucoup  d'Espagnols  ne  voyaient  guère  de  différence.  Cepen- 
dant, quelques  savants  se  signalaient  :  Martin  Fernândez  de  Enciso 
publia  ses  Principes  de  cosmographie  ;  Alonso  de  Santa  Cruz  inventa 
des  méthodes  et  des  machines  ingénieuses  ;  Florian  de  Ocampo  tenta 
de  fixer  la  position  géographique  des  villes  d'Espagne  au  moyen 
d'observations  astronomiques,  mais  ces  hommes  de  valeur  étaient 
dispersés  dans  l'ensemble  de  la  Péninsule,  tandis  que  l'enseignement 
de  maîtres  très  nombreux  illuminait  Salamanque. 

Il  est  pourtant  une  science  non  classée  dans  le  Trivium  et  le  Qua- 
trivium  qui  prit  dans  les  Universités  d'Espagne  une  importance  très 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

considérable.  C'est  la  médecine.  Importée  en  Espagne  par  les  Arabes, 
elle  était  restée  longtemps  entre  leurs  mains  et  dans  celles  des  Juifs. 
Ces  derniers  y  excellèrent  ;  les  liens  qu'ils  avaient  conservés  avec  leurs 
coreligionnaires  orientaux  leur  permettaient  de  donner  à  leurs  soins 
l'appui  d'excellents  remèdes.  Mais  il  existait  contre  eux  de  telles 
préventions  qu'ils  étaient  contraints  d'exercer  leur  art  presque  en 
secret.  Parfois  la  qualité  de  leurs  malades,  le  succès  de  leur  thérapeu- 
tique les  mettaient  en  lumière.  Juan  II,  père  de  Ferdinand,  avait 
été  opéré  d'une  cataracte  double  par  un  médecin  juif  nommé  Abiatar 
Aben  Crescas  (n  septembre  1469).  L'opérateur  abaissa  d'abord  le 
cristallin  de  l'œil  droit.  Ravi  d'avoir  recouvré  la  vue,  le  Roi  commanda 
d'abaisser  aussitôt  celui  de  l'œil  gauche.  Abiatar  refusa.  Les  astres,  dit-il, 
n'étaient  plus  favorables.  Sa  résistance  manqua  lui  coûter  la  vie.  Ce 
fut  seulement  le  12  octobre  qu'il  consentit  à  terminer  la  cure. 

En  dépit  de  leur  supériorité,  les  médecins  juifs  souffraient  des 
entraves  apportées  à  l'exercice  de  leur  profession.  Leurs  ennemis 
étaient  dans  les  couvents;  mais,  si  les  moines  excitaient  contre  eux  la 
défiance  populaire,  ils  recouraient  à  leurs  soins  dans  les  circonstances 
graves.  C'est  ainsi  que,  en  1489,  les  Dominicains,  sans  tenir  compte 
des  ordonnances  royales,  sollicitèrent  du  Pape  l'autorisation  d'appeler 
des  médecins  juifs,  sous  prétexte  qu'il  y  avait  pénurie  de  médecins 
chrétiens.  A  dater  de  ce  moment,  la  profession  médicale  fut  relevée 
et  l'Église  honora  ses  travaux.  A  défaut  de  gradués  en  théologie,  on 
octroya  aux  médecins  les  bénéfices  vacants.  Sous  les  Rois  Catholiques, 
la  médecine  se  dépouille  des  formules  scolastiques  qui  l'étouffent, 
fraternise  avec  les  lettres  et  s'adjoint  l'étude  des  langues  étrangères, 
précieux  auxiliaires.  En  1498,  Francisco  Lôpez  de  Villalobos  écrit  un 
poème  intitulé  :  Sommaire  de  la  médecine.  Andrés  Laguna  signale 
l'anatomie  comme  une  branche  indispensable  de  l'art  de  guérir  et  en 
préconise  l'étude.  Des  praticiens  professent  au  lit  du  malade,  dans 
les  hôpitaux  de  Salamanque  de  Grenade  et  de  Santiago  dus  à  la 
munificence  des  Rois,  et  donnent  à  leurs  travaux  un  véritable  carac- 
tère scientifique.  C'est  l'époque  des  Antonio  de  Cartagena,  de  Luis 
Lobera  de  Avila,  et  de  Francisco  Vallès  surnommé  el  Divino. 

L'enseignement  médical  atteignit  à  l'apogée  de  sa  gloire  à  la  fin 
du  règne  d'Isabelle  et  sous  son  successeur  immédiat.  Il  ne  fit  ensuite 
que  déchoir  et,  sous  Philippe  II,  il  retomba  dans  l'empirisme  dont  il 
avait  eu  tant  de  peine  à  se  dégager.  Les  causes  de  cette  décadence 
rapide  furent  multiples.  Tandis  que,  au  Moyen  Age,  les  médecins 
chrétiens  se  montraient  respectueux  des  articles  de  foi,  dès  le  début 

(300) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

du  XVIe  siècle  ils  disputèrent  avec  les  philosophes  et  orientèrent  la 
science  médicale  vers  le  matérialisme.  L'Espagne  était  trop  pieuse 
pour  les  suivre  dans  cette  voie. 

Un  exemple  de  la  terreur  qu'inspiraient  les  idées  nouvelles  à  des 
esprits  profondément  religieux.  Il  remonte  au  règne  de  Charles- 
Quint,  mais,  vingt  ans  plus  tôt,  on  eût  pu  relever  des  cas  sem- 
blables. 

Entre  ses  médecins  renommés,  Salamanque  comptait  le  célèbre 
Francisco  de  Solis.  Charles-Quint  se  l'était  attaché.  Le  bruit  des  gué- 
risons  obtenues  par  ce  maître  étant  parvenu  jusqu'aux  oreilles  de 
Paul  III,  le  pontife  pria  l'Empereur  de  le  lui  prêter  quelque  temps. 
Francisco  de  Solis  se  rendit  à  Rome  et  y  demeura  plusieurs  mois. 
Là,  touché  de  la  grâce,  il  abandonne  l'art  où  il  a  excellé  et  prend  les 
ordres.  Quelques  années  plus  tard,  rentré  en  Espagne  et  devenu 
évêque,  il  fonde  à  Salamanque  un  collège  d'orphelins  et  interdit  d'y 
enseigner  la  médecine.  Il  avait  échappé  à  l'incrédulité  au  prix  de 
grands  efforts,  et  il  eût  cru  manquer  à  son  devoir  s'il  eût  exposé  aux 
mêmes  périls  des  âmes  moins  bien  trempées  que  la  sienne. 

Par  la  suite,  une  étrange  union  entre  l'orgueil  et  les  préjugés 
détourna  les  élèves  des  carrières  rétribuées  et  acheva  de  ruiner  tout 
enseignement  clinique.  Les  gens  bien  nés  prirent  en  dédain  les 
hommes  qui  demandaient  au  travail  des  moyens  d'existence.  A  cet 
égard,  rien  n'est  instructif  comme  l'exemple  du  médecin  contraint  de 
s'agenouiller  pour  tâter  le  pouls  de  la  demoiselle  de  la  Virreina,  sa 
cliente. 

La  musique,  comprise  dans  le  Quatrivium  parmi  les  sciences  exactes, 
eut  de  bonne  heure  à  Salamanque  des  adeptes  fervents. 

Sa  place  éminente  dans  les  aulas  universitaires  était  commandée 
par  son  importance  religieuse  plutôt  que  par  son  caractère  mathé- 
matique, mais  la  haute  estime  où  la  tenaient  les  classes  cultivées 
augmentait  chez  les  théoriciens  et  les  compositeurs  le  respect  de 
leur  art. 

A  la  suite  de  Pythagore,  de  Boèce  et  d'Isidore  de  Séville,  les  maîtres 
considéraient  que  la  musique  est  le  soutien  de  la  véritable  sagesse, 
ils  acceptaient  la  théorie  aristotélicienne  de  la  purgation  des  passions 
par  sa  culture  et,  d'un  commun  accord,  élevaient  un  monument 
superbe  à  l'harmonie  dans  le  domaine  moral. 

Au  début  du  Ver  gel  de  Principes,  Ruy  Sanchez  de  Arévalo  s'adresse 
ainsi  au  roi  Enrique,  frère  d'Isabelle  : 

(301) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

«  La  cinquième  excellence  de  cet  art  noble  et  de  cet  exercice  honnête 
consiste  à  disposer  et  à  diriger  les  hommes  non  seulement  vers  les  vertus 
morales,  mais  aussi  vers  les  vertus  politiques  qui  les  préparent  à  bien 
régner  et  gouverner.  Et  c'est  dans  ce  but  que  l'exercice  vertueux  de  la 
musique  doit  être  recommandé  aux  rois  et  aux  princes.  » 

Quelque  cent  ans  plus  tard,  Mariana  exprimera  la  même  pensée  : 

«  Par  le  chant,  les  princes  peuvent  apprendre  combien  est  forte  l'in- 
fluence des  lois,  combien  est  utile  l'ordre  dans  la  vie,  combien  est  suave  et 
douce  la  modération  dans  les  désirs.  Le  Roi  doit  cultiver  la  musique  pour 
distraire  son  âme,  tempérer  la  violence  de  son  caractère  et  harmoniser  ses 
affections.  En  étudiant  la  musique,  il  comprendra  que  le  bonheur  d'une 
république  consiste  dans  l'exacte  proportion  et  le  juste  accord  des  parties.  » 

'  Isabelle,  qui  avait  une  prédilection  pour  les  pures  manifestations 
de  l'esprit,  accorda  de  bonne  heure  aux  compositeurs  une  protection 
qui  favorisa  l'éclosion  de  l'école  admirable  du  xvie  siècle.  Non  seulement 
elle  avait  sa  musique  militaire  ou  banda,  qui  prit  part  à  la  guerre  de 
Grenade,  mais  sa  chapelle  comptait  plus  de  quarante  chanteurs 
attitrés,  en  outre  des  joueurs  d'orgue,  de  clavecin,  de  luth,  de  viole, 
de  flûte,  etc. 

Les  instruments  à  vent  et  à  cordes,  les  livres  de  chant  figuré,  les 
chansonniers  et  les  couplets  de  Villancicos  réunis,  par  ordre  de  la  Reine, 
à  l'Alcazar  de  Ségovie  et  qui  sont  énumérés  dans  l'inventaire  de  1503, 
constituèrent  sans  doute  le  premier  musée  et  la  première  bibliothèque 
consacrés  aux  arts. 

Dès  leur  création,  les  autos  réclamèrent  l'aide  puissante  de  la  musique 
et  elle  y  fut  comme  le  prolongement  des  symphonies  qui  emplissaient 
les  vaisseaux  sacrés.  Plus  tard,  elle  prêta  le  même  service  aux  drames 
que  les  autos  enfantèrent  et  se  corrompit,  mais,  au  temps  d'Isabelle, 
elle  était  encore  dans  toute  la  splendeur  de  son  alliance  avec  la  foi. 

L'agriculture,  considérée  jusque-là  comme  une  œuvre  servile,  reçut 
ses  lettres  de  bourgeoisie;  on  se  préoccupa  d'en  connaître  les  règles  et 
l'on  demanda  aux  Mores,  qui  l'avaient  toujours  pratiquée  avec  succès, 
les  méthodes  d'un  enseignement  nouveau.  Il  faut  reconnaître  pourtant 
que,  dans  ce  domaine,  les  Espagnols  n'égalèrent  jamais  leurs  maîtres 
et  reculèrent  souvent  devant  les  travaux  d'irrigation  où  les  conqué- 
rants avaient  toujours  excellé.  Par  une  pente  naturelle,  la  botanique 
et  la  zoologie  bénéficièrent  des  nouvelles  tendances.  L'un  des  premiers 
traités  connus  est  dû  à  Francisco  de  Oviedo.  A  vrai  dire,  l'auteur  y 

(302) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

décrit  uniquement  les  animaux  et  les  plantes  des  Indes  occidentales. 

Dans  l'enseignement  de  Salamanque,  Isabelle  développa  les  cours 
de  législation  si  utiles  à  la  codification  des  lois  devenues  extrêmement 
obscures  et,  parfois,  contradictoires.  Elle  en  confia  la  direction  à 
Alonso  Diaz  de  Montalvo  et,  après  lui,  à  un  juriste  de  grande  valeur, 
Lorenzo  Galindez  de  Carvajal.  Depuis  qu'Alphonse  le  Sage  avait 
formé  le  code  de  Siete  Partidas  où  revivait  le  droit  gothique,  la  Castille 
était  restée  stationnaire,  sinon  rétrograde.  Après  trente  ans  de  règne, 
Isabelle  laissa  ses  successeurs  en  possession  d'un  ensemble  de  lois 
protectrices  des  droits  de  la  couronne  comme  de  ceux  des  particuliers. 

C'était  d'ailleurs  plaisir  d'enseigner  dans  cette  belle  Université 
de  Salamanque,  installée  dans  des  constructions  récentes  et  d'une 
réelle  beauté  dues  à  la  munificence  de  la  Reine.  Une  lettre  de  Pierre 
Martyr  au  Comte  de  Tendilla  peint  l'enthousiasme  de  la  jeunesse 
dans  cette  nouvelle  Athènes  le  jour  où,  à  titre  exceptionnel,  il  y  expliqua 
une  satire  de  Juvénal.  Le  maître  eut  de  la  peine  à  parvenir  jusqu'à 
sa  chaire,  tant  l'assistance  était  nombreuse.  La  leçon  dura  deux  heures 
et  demie,  fut  trouvée  un  peu  longue,  et  les  élèves  paresseux  témoi- 
gnèrent leur  impatience  en  trépignant,  ce  qui  ne  les  empêcha  pas 
d'acclamer  l'orateur,  de  le  hisser  sur  leurs  épaules  et  de  le  ramener  en 
triomphe  à  sa  demeure. 

A  leur  tour,  Séville,  Tolède,  Grenade  multiplièrent  leurs  collèges; 
mais  nulle  part  ne  se  produisit  un  essor  comparable  à  celui  de  l'Uni- 
versité d'Alcalâ,  fondée  par  Ximenes  à  proximité  de  Madrid.  Presque 
exclusivement  réservées  à  la  jeune  noblesse,  les  études  y  furent  com- 
binées de  façon  à  permettre  à  un  gentilhomme  de  devenir  à  son  choix 
un  homme  du  inonde  accompli  ou  un  prêtre  pieux  et  instruit.  C'est 
dans  ce  milieu  incomparable  et  si  bien  approprié  aux  fortes  études 
que  fut  élaborée  la  célèbre  Bible  polyglotte  publiée  sous  le  règne  de 
Philippe  II  et  l'une  des  plus  nobles  entreprises  scientifiques  qui  aient 
jamais  été  menées  à  bonne  fin.  Il  ne  se  fut  peut-être  pas  trouvé  dans 
un  autre  pays  du  monde  des  maîtres  capables  de  donner  des  versions 
hébraïques,  arabes  et  chaldéennes.  Cette  œuvre  magnifique  est  le 
premier  exemple,  dans  les  temps  modernes,  d'un  genre  de  travail  oublié 
depuis  les  Origène  et  les  Jérôme.  Elle  est  un  véritable  miracle  où 
s'unissent  la  science,  l'art  et  la  constance. 

L'introduction  de  l'imprimerie  en  Espagne  presque  au  début  du 
règne  d'Isabelle  aida  puissamment  à  la  diffusion  des  sciences  et  des 
lettres.  On  peut  citer  une  ordonnance  datée  de  1477  par  laquelle  un 
Allemand,  désigné  sous  le  nom  de  Théodoric,  est  admis  à  bénéficier 

(303) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

d'une  exemption  de  taxe  comme  étant  «l'une  des  principales  personnes 
dans  la  découverte  et  la  pratique  de  l'art  d'imprimer  les  livres,  art  importé 
en  Espagne  à  grands  risques  et  dépenses,  dans  le  dessein  d'ennoblir  les 
bibliothèques  du  royaume  ».  Jusque-là  les  maîtres  étaient  réduits  à 
puiser  les  matières  de  leur  enseignement  soit  dans  des  cahiers  sco- 
laires, soit  dans  des  manuscrits  fort  rares,  extrêmement  précieux  et 
appartenant  à  des  établissements  religieux  ou  à  de  grands  personnages. 
La  célèbre  bibliothèque  du  Comte  de  Benavente,  réunie  au  xve  siècle, 
comptait  cent  vingt  manuscrits,  et  l'inventaire  de  la  bibliothèque 
d'Isabelle  n'en  mentionne  guère  plus  du  double,  bien  que  la  Souveraine 
eût  hérité  des  manuscrits  de  son  père  Juan  II.  Ce  trésor,  arraché  par 
Philippe  II  au  chapitre  de  la  cathédrale  de  Grenade,  auquel  la  Reine 
l'avait  légué,  constitua  le  premier  fonds  de  la  bibliothèque  de  l'Escorial. 
Ses  reliures  richement  colorées,  les  dessins  mudéjars  tracés  sur  les 
plats  montrent  tout  ce  que  l'art  du  relieur  devait  aux  Mores  à  cette 
époque,  de  même  que  l'usure  des  marges  et  des  gardes  témoigne  d'un 
long  usage.  Combien  ce  trésor  eût  été  plus  magnifique  sans  les  holo- 
caustes ordonnés  par  Torquemada  et  par  Ximenes  lui-même  et  où 
périrent,  après  la  prise  de  Grenade,  une  foule  de  manuscrits  arabes, 
grecs,  hébreux  dont  les  auteurs  étaient  suspects  de  sorcellerie  ou 
d'hérésie  ! 

L'immense  valeur  des  manuscrits,  leur  rareté  expliquent  de  reste 
le  succès  sans  pareil  de  l'imprimerie.  Valence,  Barcelone,  Tolède  se 
disputent  l'honneur  d'avoir  mis  les  premières  une  presse  en  mou- 
vement. Sans  doute  des  essais  furent  tentés  à  peu  près  en  même  temps 
dans  les  grandes  villes  du  royaume. 

Le  premier  livre  imprimé  en  Espagne  aurait  été  un  recueil  de  Can- 
tiques en  l'honneur  de  la  Vierge  écrit  en  langue  limosina,  bientôt  suivi 
d'une  édition  des  œuvres  de  Salluste  et,  en  1478,  d'une  traduction  des 
Saintes  Écritures  en  langue  castillane.  Puis,  suivant  le  désir  de  la 
Reine,  on  recueillit  les  chants  où  le  peuple  avait  longtemps  peint  ses 
douleurs  et  ses  joies,  proclamé  ses  espérances  et  célébré  ses  triomphes, 
la  plupart  écrits  en  vers  octosyllabiques  —  cette  mesure  que  Lope  de 
Vega  déclarera  propre  aux  compositions  gaies  comme  aux  plus  graves  — 
et  dont  l'assonance  était  la  caractéristique.  Les  uns,  héroïques  et 
chevaleresques,  chantaient  Charlemagne  et  les  douze  pairs;  d'autres 
disaient  les  prouesses  de  Bernardo  del  Carpio,  la  valeur  de  Fernando 
Gonzalvo,  la  mort  des  sept  Infants  de  Lara,  la  gloire  du  Cid  Cam- 
peador. 

L'amour,  la  vie  pastorale,  les  voyages  des  muletiers  enfantèrent 

(304) 


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Cl.  de  l'Auteur 


SALA.MANQUE    :     MAISON    DES    COQUILLES. 


Isabelle  la  Ghande 


I'l.  XXVII,  page  304. 


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LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

les  chansons  de  mœurs.  Les  chansons  moriscas  intéressèrent  entre 
toutes,  car  elles  étaient  l'œuvre  des  contemporains  grandis  sous  les 
lauriers  cueillis  durant  la  guerre  de  Grenade.  Quand  les  conquérants 
chrétiens  pénétrèrent  dans  la  belle  capitale  qui  leur  avait  coûté  dix  ans 
de  sacrifices  gigantesques,  quand  ils  la  virent  parée  de  monuments 
féeriques,  leur  imagination  s'enflamma  et,  dans  leur  enthousiasme, 
ils  mêlèrent  aux  récits  de  leurs  exploits  les  discordes  des  Zegris,  des 
Gomeles,  des  Abencerages  et  des  Ali  Atar  à  qui  les  Musulmans  attri- 
buaient, non  sans  raison,  leur  perte.  Jamais  la  romance  n'atteignit  à 
un  pareil  lyrisme,  jamais  elle  ne  profita  d'un  tel  souffle.  On  réunit  ces 
poèmes,  on  les  dépouilla  d'une  certaine  gangue  de  grossièreté  et  l'on 
forma  un  premier  Cancionero  qui  fut  imprimé  en  1492,  immédiatement 
après  la  fin  de  la  guerre.  Sa  publication  devançait  de  quelques  années 
celle  du  recueil  formé  sous  le  règne  de  Juan  II,  père  d'Isabelle,  par 
Baena,  le  médecin  juif  de  ce  monarque,  et  qui  contient  le  meilleur  du 
lyrisme  espagnol  dans  le  xive  siècle  finissant  et  la  première  moitié 
du  xve. 

Les  romances  étaient  filles  des  poètes  exaltés  par  les  huit  siècles  de 
guerre  où  les  forces  vives  de  la  nation  ibérique  s'employèrent  à 
l'œuvre  splendide  de  la  reconquête.  Les  prosateurs  s'en  inspirèrent 
lorsqu'ils  continuèrent  les  anciennes  chroniques  ou  traduisirent  les 
légendes  pieuses  conservées  dans  les  monastères.  Ils  enrichirent  ainsi 
d'histoires  semi-véridiques,  semi-merveilleuses,  les  textes  où  ils 
enregistraient  les  actes  de  leurs  Rois  et  les  exploits  de  leurs  héros. 

Presque  en  même  temps  que  les  romances,  les  chroniques  eurent 
les  honneurs  de  l'impression.  Isabelle  les  aimait,  car  elles  relataient  la 
grandeur  de  sa  race  et  aussi  parce  que,  tout  enfant,  elle  avait  appris 
l'histoire  de  la  Castille  dans  leurs  pages  manuscrites. 

Ordonnées  par  les  Souverains,  les  chroniques,  qui  s'étendent  sur 
une  durée  de  deux  cent  cinquante  ans,  du  règne  de  AlonsoX  (1252-1284) 
jusqu'à  Charles-Quint,  ont  une  grandeur  et  une  noblesse  en  harmonie 
avec  les  sujets  qu'elles  traitent.  Elles  sont  sans  rivales  pour  la  richesse 
et  la  variété  de  leurs  éléments  poétiques  et  nationaux.  Qu'elles  reposent 
sur  l'histoire  ou  la  fable,  elles  pénètrent  profondément  dans  le  sen- 
timent et  le  caractère  du  peuple.  L'antique  loyauté,  la  vieille  foi  se 
montrent  constamment  dans  leurs  pages. 

La  plus  belle  d'entre  elles,  la  Crônica  gênerai,  avait  été  composée 
sous  la  direction  de  Alonso  X  qui  s'honorait  d'y  avoir  collaboré.  Elle 
débute  par  la  création  du  monde,  raconte  la  conquête  romaine,  l'occu- 
pation visigothe  et  l'invasion  arabe.  La  troisième  partie,  terminée 

(305) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

presque  à  la  veille  de  la  mort  de  Alonso,  est  la  plus  intéressante  en  ce 
sens  qu'elle  devient  franchement  espagnole.  Apparentée  de  très  près 
aux  romances,  elle  témoigne  de  la  richesse  des  vieilles  traditions.  Ce 
sont  les  thèmes  déjà  cités  :  Pelage  descendu  des  montagnes  des 
Asturies  et  s' élançant  sur  les  Mores,  la  Croix  remise  par  les  anges 
au  Roi  Alfonso  et  Casto  et  l'apparition  de  saint  Jacques  conduisant 
les  batailles  chrétiennes  dans  les  combats  victorieux  de  Clavijo  et  de 
Hazenas.  Les  chapitres  où  sont  racontées  les  relations  de  saint 
Ferdinand  (Fernando  III,  1217-1252)  et  de  Berenguela,  père  et  mère 
de  Alonso  X,  et  surtout  la  mort  à  la  fois  solennelle  et  touchante  du 
Roi  trahissent  l'origine  de  ces  belles  pages.  La  tendresse  et  le  respect 
d'un  fils  pieux  ont  pu  seuls  trouver  ces  accents  d'une  rare  beauté 
sentimentale. 

La  Crônica  gênerai  s'achève  avec  le  récit  des  exploits  du  Cid, 
antérieurs  de  près  de  deux  siècles.  On  voit  combien  sont  étroits  les 
liens  qui  unissaient  les  romances  et  les  chroniques.  Mêmes  sujets, 
mêmes  exploits,  mêmes  personnages  célébrés  en  prose  après  avoir 
été  chantés  en  vers.  Pourtant  il  y  a  un  monde  entre  les  deux  genres. 
Désormais  la  rupture  est  accomplie  entre  les  chants  romanesques 
embellis  par  l'imagination  des  poètes  et  les  chroniques  appuyées  sur 
des  documents,  déjà  soucieuses  de  la  vérité  historique,  déjà  conscientes 
de  leur  rôle. 

Les  successeurs  de  Alonso  X  n'oublièrent  pas  son  exemple.  Tour  à 
tour  Alonso  XI  (1312-1350)  et  Enrique  II  (1369-1375)  ordonnèrent 
d'écrire  les  chroniques  de  Don  Sancho  IV  (1295-1312),  de  Alonso  X 
et  de  Fernando  IV  (1295-1317)  imitando  los  antiguos.  Durant  une 
période  de  soixante  ans,  ce  genre  littéraire  progresse,  sans  s'élever 
pourtant  jusqu'aux  beautés  delaCrônica  gênerai,  et  atteint  à  son  apogée 
avec  Ayala,  un  des  bons  poètes  de  la  fin  du  xive  siècle  et  le  meilleur 
prosateur  de  son  temps.  Il  raconte  les  règnes  troublés  de  Don  Pedro  Ier 
(1350-1369),  de  Juan  Ier  (1369-1390)  et  de  Enrique  III  (1390-1407). 

Ayala  était  né  en  1332.  Fait  prisonnier  à  la  bataille  de  Najera  par 
les  Anglais  que  commandait  le  Prince  Noir,  ayant  subi  quelque  temps 
après  le  même  sort  à  la  bataille  d'Aljubarrota  gagnée  par  les  Portugais, 
il  devint  à  son  retour  grand-chancelier  de  Enrique  II.  Ses  talents,  sa 
fidélité  lui  valurent  plus  tard  le  poste  de  ministre  d'État  qu'il  conserva 
sous  les  règnes  de  Juan  Ier  et  de  Enrique  III.  Vaillant  à  la  guerre,  il 
était  laborieux  pendant  la  paix.  Répugnant  à  imiter  les  derniers  chro- 
niqueurs royaux,  il  traduit  Tite-Live  afin  d'en  mieux  comprendre  les 
formes,  les  procédés  et  le  style.  Ce  travail  accompli,  il  entreprend 

(306) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

l'histoire  qui  est  son  titre  de  gloire.  Le  récit  commence  avec  Pedro  Ier 
en  1350  et  s'achève  en  1407.  L'auteur  y  montre  avec  Enrique  III  la 
pénétration  d'un  homme  d'État  familiarisé  avec  les  affaires  publiques 
par  quarante-six  ans  de  ministère.  Juge  impartial,  esprit  austère,  il 
n'hésite  pas  à  flétrir  les  crimes,  même  quand  ils  sont  l'œuvre  des  Rois. 
Les  pages  où  il  raconte  les  malheurs  de  l'infortunée  Blanche  de  Bourbon 
sacrifiée  à  Maria  de  Padilla,  maîtresse  de  Don  Pedro  el  Cruel,  sont 
dignes  de  Tacite.  Désormais  l'histoire  tirera  une  leçon  de  l'expérience 
et  une  morale  des  faits  qu'elle  recueille. 

La  chronique  de  Juan  II,  père  d'Isabelle,  était  difficile  à  écrire,  en 
raison  même  de  la  pauvreté  d'un  règne  de  près  de  cinquante  ans. 
Alvar  Garcia  de  Santa  Maria,  le  poète  Juan  de  Mena,  Fernando  Pérez 
de  Guzmân  y  travaillèrent  tour  à  tour.  La  Reine,  assure  Carvajal, 
en  fut  satisfaite.  Du  moins  elle  le  laissa  supposer,  car  le  respect  filial 
ne  pouvait  aveugler  la  grande  Souveraine,  ni  lui  faire  approuver  un 
récit  consacré  aux  fêtes,  tournois  et  divertissements  de  Cour  qui 
occupèrent  un  règne  déplorable.  Aussi  bien  cette  chronique  ne  fut-elle 
publiée  que  longtemps  après,  sous  le  règne  de  Charles-Quint.  Les 
triomphes  des  Rois  Catholiques,  racontés  par  Bernâldez  et  Fernando 
del  Pulgar,  compensaient  la  vanité  des  actes  de  leurs  prédécesseurs 
Juan  II  et  Enrique  IV.  L'ère  des  chroniques  était  close.  De  puissants 
personnages  :  Pedro  Nufïo,  Âlvaro  de  Luna,  Gonzalve  de  Cordoue, 
avaient  eu  la  leur,  et  le  prestige  de  pareils  écrits  en  avait  été  amoindri. 
L'imprimerie  leur  porta  le  dernier  "coup  en  permettant  à  chacun 
d'écrire  l'histoire  comme  il  l'entendait  et  la  comprenait. 

D'ailleurs,  une  transformation  s'était  faite  dans  les  idées.  Les 
lecteurs  ne  se  limitaient  plus  aux  récits  des  événements  dont  la 
Castille  était  le  théâtre  ;  leur  esprit  se  portait  vers  de  lointains  horizons. 
Depuis  quelque  temps  déjà,  des  ambassadeurs,  la  plupart  chevaliers, 
étaient  allés  saluer  au  nom  de  leurs  maîtres  les  Tamerlan,  les  Empe- 
reurs grecs  de  Constantinople,  les  Chahs  de  Perse  eux-mêmes.  Auretour, 
les  voyageurs  mêlèrent,  à  des  récits  véridiques  et  à  des  observations 
judicieuses  sur  les  contrées  qu'ils  avaient  visitées,  des  contes  fantas- 
tiques et  merveilleux  où  ils  exaltaient  les  chevaliers  étrangers  qu'ils 
avaient  eu  l'honneur  de  rencontrer.  De  France,  d'Angleterre,  d'Alle- 
magne, ils  rapportaient  des  histoires  fabuleuses  aussitôt  écrites  et 
imprimées.  Elles  firent  fureur.  Les  livres  de  chevalerie  qui  avaient 
eu  pour  ancêtres  Amadis  de  Gaule  et  son  innombrable  famille  furent 
le  fruit  de  cet  élan  de  la  noblesse  espagnole  désœuvrée  depuis  la  fin 
de  la  guerre  contre  les  Mores  et  de  son  exode  vers  les  pays  étrangers. 

(307) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

La  guerre  sainte  terminée,  les  idées  de  dévouement,  de  bravoure  et 
de  sacrifice,  ne  trouvant  plus  leur  emploi  raisonnable,  tournèrent  aux 
exagérations  et  aux  extravagances  de  la  chevalerie  errante.  Moins 
populaires  que  les  romances,  moins  sévères  que  les  chroniques,  mais 
aimés  à  la  passion  par  la  masse  cultivée,  les  romans  de  chevalerie 
s'harmonisaient  avec  les  sentiments  nobles  dont  l'Espagne  était  la 
terre  d'élection  et  qui  avaient  fait  un  soldat  de  chaque  gentilhomme 
et  de  chaque  soldat  un  gentilhomme. 

Fernando  del  Pulgar,  qui  cite  les  noms  de  plusieurs  chevaliers,  ses 
contemporains  et  ses  amis  dit  qu'ils  allaient  en  pays  étrangers, 
cherchaient  des  adversaires  avec  qui  se  mesurer  et,  par  là,  gagnaient 
de  l'honneur  pour  eux-mêmes  et  la  réputation  de  vaillants  et  coura- 
geux champions  pour  les  hidalgos  de  Castille. 

De  l'enthousiasme  à  l'exagération  et  à  l'invraisemblable,  la  distance 
était  courte.  Pour  mettre  en  déroute  une  armée  de  200  000  hommes, 
il  suffisait  que  parût  un  des  innombrables  descendants  d'Amadis  de 
Gaule. 

En  vérité,  le  succès  d'un  genre  nouveau  en  Espagne,  car  il  date 
de  la  seconde  partie  du  règne  d'Isabelle,  fut  le  résultat  d'une  concor- 
dance parfaite  entre  l'œuvre  et  le  sentiment  qu'elle  reflétait.  Amadis 
était  le  type  original  du  parfait  chevalier  aussi  amoureux  que  fidèle 
aussi  fidèle  que  brave,  aussi  brave  que  loyal,  paré  des  vertus  et  des 
qualités  dont  le  peuple  embellissait  à  l'envi  les  figures  du  Cid  Cam- 
peador  et  du  grand  saint  Jacques  lui-même.  Tirante  el  Blanch,  écrit 
en  dialecte  valencien  et  publié  en  1490,  deux  ans  avant  la  prise  de 
Grenade,  se  rapproche  déjà  du  type  classique. 

Les  romans  de  chevalerie  brillèrent  du  plus  vif  éclat  sous  le  règne 
de  Charles-Quint.  Si,  à  partir  de  ce  moment,  ils  déclinent  comme  style 
et  comme  intérêt,  ils  n'en  sont  pas  moins  aimés  à  la  folie  et,  pendant 
deux  cents  ans,  le  caractère  espagnol  subira  leur  influence,  à  la  longue 
débilitante.  Ce  n'est  pas  en  vain  que  l'esprit  se  nourrit  de  chimères. 
Les  romances  chantaient  le  peuple,  les  chroniques  glorifiaient  les 
rois  ;  les  livres  de  chevalerie  célébrèrent  la  noblesse  arrivée,  à  la  suite 
d'exploits  extraordinaires  et  de  découvertes  sans  pareilles,  à  un  état 
d'exaltation  parfois  voisin  du  délire. 

L'art  dramatique,  resté  dans  l'enfance,  s'endort  sous  les  Rois 
Catholiques.  Les  causes  de  ce  long  sommeil  sont  faciles  à  déduire. 
Des  guerres  presque  ininterrompues,  les  déplacements  incessants  des 
Rois  à  travers  les  Espagnes,  la  courte  durée  de  leur  séjour  dans  leurs 
multiples   capitales   ne   favorisaient   pas   les   entreprises   théâtrales. 

(308) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

Les  églises  avaient  bien  donné  asile  à  des  troupes  locales  ou  vaga- 
bondes et  autorisé  dans  leurs  cloîtres  les  représentations  de  mystères 
et  des  autos  sacramentelles,  mais  déjà  Alonso  X  avait  interdit  les 
adjonctions  profanes,  bientôt  introduites  dans  les  compositions  dra- 
matiques, et  ordonné  aux  clercs  de  n'accepter  que  des  pièces  religieuses 
capables  d'engager  les  hommes  à  bien  vivre,  à  garder  leur  foi  et  à  pra- 
tiquer le  culte.  De  longtemps  l'on  n'osa  transgresser  cet  ordre.  Pour- 
tant, en  1414,  on  laissa  jouer  à  Saragosse  une  comédie  allégorique  du 
Marquis  de  Villena.  La  haute  situation  de  l'auteur  avait  intimidé 
la  censure. 

Il  faut  arriver  jusqu'en  1469  pour  signaler  le  succès  d'une  églogue 
dramatique  jouée  dans  le  palais  du  Comte  d'Ureha  en  l'honneur  du 
mariage  de  Ferdinand  et  d'Isabelle. 

Une  des  plus  anciennes  œuvres  castillanes  où  apparaît  une  forme 
vraiment  dramatique  est  intitulée  Copias  de  Mingo  Revulgo.  Sous 
l'habit  d'une  églogue,  l'auteur  anonyme  fait  une  satire  amère  du  gou- 
vernement durant  le  règne  de  Enrique  IV.  La  bassesse  du  Monarque, 
sa  passion  scandaleuse  pour  une  maîtresse  honoraire,  la  lâcheté  du 
peuple  qui  supporte  sans  se  plaindre  un  joug  odieux  sont  pris  à  partie 
avec  une  violence  audacieuse.  Comment,  en  1492,  Isabelle  autorisa- 
t-elle  l'impression  d'un  tel  pamphlet  contre  son  frère? 

Une  tragi-comédie,  la  Célestina,  naquit  de  l'état  d'esprit  trahi 
par  les  Copias.  Son  influence  fut  immense,  non  seulement  sur  l'art 
dramatique  de  la  fin  du  xve  siècle  en  Espagne,  mais  encore  sur  le 
théâtre  du  siècle  suivant.  Combien  de  fois  la  Célestina  ne  fut-elle  pas 
imitée,  copiée,  plagiée?  La  première  partie  était  l'œuvre  de  Rodrigo 
Cota,  l'auteur  du  poème  intitulé  l'Amour  et  le  Vieillard,  ou  du  moins  elle 
lui  fut  attribuée.  Il  ne  l'acheva  pas  et  elle  fut  terminée  par  Fernando 
de  Roxas,  un  bachelier  es  loi.  Cette  seconde  partie  est  loin  de  valoir 
la  première.  Quoique  comique  et  sentimentale,  la  pièce  se  termine 
par  une  catastrophe.  Assurément,  elle  ne  fut  jamais  jouée.  Son  extra- 
ordinaire longueur  et  certaines  scènes  d'une  trivialité  blessante  et  d'un 
réalisme  obscène  s'y  opposèrent  à  n'en  pas  douter.  Pourtant  elle  con- 
tient les  éléments  essentiels  d'une  bonne  composition  dramatique,  et 
des  situations  d'une  incontestable  beauté.  La  critique  s'accorde  à  la 
considérer  comme  la  première  manifestation  de  l'art  dramatique,  non 
seulement  en  Espagne,  mais  encore  à  l'étranger.  En  France,  nous 
réclamons  cette  priorité  pour  la  Farce  de  Maître  Pierre  Pathelin.  Combien 
cette  pièce  paraît  indigente,  naïve,  languissante  auprès  de  la  Célestina  ? 
Aussi  bien  l'œuvre  espagnole  devint-elle  vite  populaire  et  fut-elle 

(309) 


ISABELLE  LA  GRANDE 

traduite  dans  plusieurs  langues.  Son  succès  à  travers  le  temps  et  les 
pays  témoigne  que  l'auteur  s'était  inspiré  de  modèles  bien  humains. 

A  côté  de  la  tragi-comédie,  le  drame  commençait  à  prendre  une 
place  digne  de  ce  genre  puissant.  Comme  en  Italie,  il  s'était  d'abord 
manifesté  sous  la  forme  pastorale.  Un  contemporain  de  Roxas,  Juan 
de  la  Encina,  en  fut  le  père.  Il  était  né  en  1469,  l'année  même  du 
mariage  de  Ferdinand  et  d'Isabelle.  Élevé  à  l'Université  de  Sala- 
manque,  il  lui  échut  l'heureuse  fortune  d'être  introduit  dans  la  puissante 
maison  du  Duc  d'Albe.  Là,  jouissant  d'une  situation  tranquille,  sans 
souci  de  la  vie  quotidienne,  il  donne  d'abord  des  œuvres  poétiques 
suivies  d'une  version  des  églogues  de  Virgile.  Quand  il  l'eut  achevée, 
il  se  sentit  attiré  vers  la  Rome  de  Léon  X,  y  demeura  quelques 
années  et  revint  mourir  en  Espagne  où  il  avait  été  gratifié  du  prieuré 
de  Léon.  Ses  premières  œuvres,  des  églogues  sacrées  et  profanes, 
furent  imprimées  à  Salamanque  en  1496.  Il  n'y  règne  aucun  artifice 
de  composition,  mais  déjà  s'y  manifeste  un  véritable  sentiment  dra- 
matique. Les  héros  sont  de  petites  gens  menant  la  vie  pastorale  et 
leur  langue  est  en  harmonie  avec  leur  condition  sociale.  La  simplicité 
de  ces  pièces,  certes  bien  inférieures  à  la  Célestina,  et  la  facilité  avec 
laquelle  on  pouvait  les  porter  à  la  scène  favorisèrent  leur  succès  et 
leur  assurèrent  une  survie  longtemps  après  que  les  formes  régulières  du 
drame  eurent  été  fixées. 

Ce  serait  dépasser  les  limites  du  règne  d'Isabelle  que  de  rappeler 
le  nom  de  Torres  Naharro,  l'auteur  des  Propaladias,  une  suite  de 
comédies  espagnoles  publiées  à  Rome  en  15 17,  probablement  jouées  à 
Naples  sous  le  patronage  d'un  monarque  de  souche  aragonaise  et 
représentées  en  Espagne  en  dépit  des  rigueurs  du  Saint-Office.  Les 
personnages  emploient  des  langues  différentes  ;  il  en  résulte  une 
certaine  confusion,  mais  les  caractères  qui  s'y  manifestent  trouveront 
leur  complet  développement  au  siècle  suivant  dans  les  théâtres  de 
Calderôn,  de  Lope  de  Vega  et  de  Rojas,  tels  le  point  d'honneur,  la 
jalousie  et  l'idée  de  réunir  chez  le  même  personnage  la  passion  désor- 
donnée et  la  piété  propre  à  lui  valoir  le  pardon  de  ses  crimes  devant 
Dieu  quand  il  les  aura  expiés  devant  les  hommes. 

Les  auteurs  contemporains  d'Isabelle  ne  connurent  ni  la  pureté  du 
langage  ni  la  variété  d'une  métrique  régulière  ;  en  revanche,  ils  furent 
sincères,  francs  et  demeurèrent  fidèles  aux  formes  primitives  de  la 
versification.  En  cela,  ils  méritèrent  d'être  considérés  comme  les 
ancêtres  des  poètes  dramatiques  du  glorieux  siècle  d'or  et  les  pré- 
curseurs des  tragiques  étrangers. 

(3io) 


LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

Il  est  encore  une  forme  littéraire  née  en  Espagne  sous  le  règne 
d'Isabelle.  C'est  la  critique  des  textes  et  des  documents  historiques. 
L'étude  des  auteurs  anciens  que  facilita  la  diffusion  de  leurs  œuvres 
lui  donna  naissance.  Des  fautes  de  copie  et  des  fables  introduites  dans 
les  plus  beaux  textes  apparurent  manifestes.  On  se  défia,  on  collationna, 
on  examina  non  seulement  sur  le  terrain  des  lettres,  mais  sur  celui 
de  l'histoire  et  de  la  jurisprudence.  On  ne  pénétra  pas  dans  le  domaine 
de  la  théologie.  L'Inquisition  veillait  et  n'y  permit  aucune  incursion. 
La  critique  ne  s'appliqua  pas  non  plus  à  la  littérature  du  jour,  à  ces 
livres  de  chevalerie  que  les  auteurs  apportaient  en  masse  aux  impri- 
meries. C'eût  été  entrer  en  lutte  avec  l'amour  du  merveilleux,  attenter 
à  la  gloire  des  chevaliers  castillans  dont  ces  romans  exaltaient  les 
exploits,  s'attaquer  au  bel  enthousiasme  qui  poussait  vers  le  Nouveau 
Monde  les  vaillants  de  la  nation.  Personne  ne  l'eût  voulu,  personne 
n'y  songea,  personne  ne  l'osa.  Il  fallait  arriver  jusqu'à  la  moitié  du 
règne  de  Philippe  II  pour  que  l'Espagne  accueillît  Cervantes. 

Tandis  que  la  critique  débarrassait  les  textes  anciens  d'erreurs 
fâcheuses  et  de  scories  encombrantes,  l'érudition  s'intéressait  aux 
édifices  romains  conservés  dans  la  péninsule.  Alexandre  Geraldini, 
précepteur  des  Infantes,  recueillit  les  inscriptions  latines  et  en  forma 
un  Corpus  ;  Lebrija  étudia  le  cirque  et  les  naumachies  de  Mérida  et 
en  déduisit  les  mesures  antiques  ;  Juan  Guas  de  Sepulveda  prétendit 
relever  les  bornes  milliaires  de  la  voie  romaine  construite  entre  Mérida 
et  Salamanque  ;  Luis  de  Lucena  réunit  les  monnaies  anciennes  ; 
Florian  de  Ocampo  publia  ces  documents  et,  le  premier,  ouvrit  ainsi 
le  vaste  champ  de  l'archéologie.  Dans  cette  science,  les  contemporains 
d'Isabelle  furent  des  précurseurs. 

Ce  rapide  coup  d'œil  jeté  sur  le  développement  de  la  culture  intel- 
lectuelle à  la  fin  du  xve  siècle  montre  que  le  vaste  génie  de  la  Reine 
avait  dirigé  vers  les  orientations  les  plus  diverses  les  conceptions  et 
les  entreprises  utiles  au  bien  et  au  progrès  de  ses  peuples.  Dans  les 
dernières  années  de  son  règne,  des  blessures  cruelles  déchirèrent  son 
cœur  ;  sa  santé  s'altéra,  sa  piété  prit  une  forme  désolée  et  la  rendit 
accessible  à  des  influences  qu'elle  eût  écartées  dans  des  jours  meilleurs. 
L'imprimerie,  qu'elle  avait  introduite  en  Espagne  avec  tant  de  satis- 
faction et  favorisée  avec  tant  d'ardeur,  lui  devint  suspecte.  L'étude 
des  sciences,  les  spéculations  philosophiques  devaient-elles  être 
réservées  à  une  élite,  sous  peine  d'ébranler  les  assises  de  la  foi?  Isabelle 
frémit  à  cette  pensée  éveillée  chez  elle  par  les  membres  du  clergé. 
Un  conseil  fut  établi  avec  mission  d'examiner  les  manuscrits  destinés 

Isabelle  la  Grande.  (3^^)  21 


ISABELLE  LA    GRANDE 

à  l'impression  et  d'en  apprécier  la  valeur  au  point  de  vue  moral  et 
religieux.  Cette  mesure  eût  présenté  certains  avantages  si  elle  eût  été 
appliquée  avec  modération,  mais  les  censeurs,  choisis  parmi  les 
membres  du  Saint-Office,  ne  se  bornèrent  pas  à  refuser  l'imprimatur  à 
des  ouvrages  qui  portaient  la  trace  de  la  corruption  dont  souffrait  la 
Castille  sous  les  règnes  antérieurs  à  Isabelle  ;  ils  ravirent  aux  écrivains 
toute  liberté  et  firent  peser  sur  eux  une  contrainte  aussi  préjudiciable 
aux  lettres  qu'à  l'humanité.  Une  erreur  à  la  fin  de  son  incomparable  vie 
n'attente  pas  à  la  beauté  de  l'œuvre  accomplie  par  la  Souveraine. 
En  vérité,  dans  l'ordre  intellectuel  et  moral  comme  dans  l'ordre 
politique,  les  Rois  Catholiques  inaugurèrent  en  Espagne  une  ère  de 
prospérité  et  de  grandeur  où  se  dépensèrent  des  trésors  de  force,  de 
courage  et  d'intelligence.  Cette  exaltation  sans  pareille  avait  eu  pour 
point  de  départ  l'union  de  la  Castille  et  de  l'Aragon  consécutive  au 
mariage  dont  Isabelle  prit  l'initiative  ;  elle  devait  avoir  pour  fin 
suprême  l'accession  de  Charles-Quint  à  l'Empire  d'Allemagne,  vingt 
ans  après  la  mort  de  la  grande  Reine  de  Castille. 


CHAPITRE  XIX 
LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

MOTIFS  QUI  MILITENT  EN  FAVEUR  DU  MARIAGE  DE  L'iNFANTE  ISABEL.  ||  MORT  DU 
PRINCE  AFFONSO.  Il  PHILIPPE  LE  BEAU  ET  SA  SŒUR  MARGUERITE.  ||  LACOURD'ANNE 
DE  BEAUJEU.  ||  RUPTURE  DE  L'ENGAGEMENT  AVEC  MARGUERITE  D'AUTRICHE.  || 
LES  ROIS  D'ESPAGNE  DEMANDENT  SA  MAIN  POUR  LEUR  FILS.  ||  L' ARCHIDUCHESSE 
JUANA.  ||  DÉPART  DE  MARGUERITE  D* AUTRICHE.  ||  EN1  REVUE  D'iSABELLE  ET  DE 
SA  BRU.  ||  LES  PRÉSENTS  DE  NOCES  OFFERTS  A  MARGUERITE.  ||  SECOND  MARIAGE 
DE  L'INFANTE  ISABEL  AVEC  MANUEL  DE  PORTUGAL.  ||  L'EXPULSION  DES  JUIFS 
DE  PORTUGAL.  ||  MORT  DU  PRINCE  DON  JUAN.  ||  FERMETÉ  D'AME  D'ISABELLE.  || 
DÉPART  DE  MARGUERITE  D'AUTRICHE  POUR  LA  FLANDRE.  ||  NÉGOCIATIONS  DJ 
MARIAGE  DE  L'iNFANTE  CATHERINE  AVEC  ARTHUR,  PRINCE  DE  GALLES.  ||  L'ÉCRI- 
TURE CHIFFRÉE  DES  PIÈCES  DIPLOMATIQUES.  ||  ENTRÉE  SOLENNELLE  DE  CATHERINE 
A  LONDRES.  ||  MORT  DU  PRINCE  ARTHUR.  ||  LES  ROIS  SOUHAITENT  L'UNION  DE 
CATHERINE  AVEC  HENRI,  PRINCE  DE  GALLES.  ||  TRAITÉS  DE  MARIAGE  ET  D'ALLIANCE. 

Certes,  Ferdinand  aimait  avec  toute  la  tendresse  dont  son 
cœur  sec  était  susceptible  le  fils  et  les  quatre  filles  nés  de  son 
mariage  avec  Isabelle  ;  mais  sa  tendresse  était  dominée  par 
les  exigences  de  la  politique  et  il  considérait  la  main  du  Prince  et  celles 
des  Princesses  comme  des  atouts  d'une  valeur  inappréciable  dans  le 
jeu  qu'il  tenait  contre  ses  voisins  et  où  il  avait  coutume  de  triompher. 

Un  des  premiers  parmi  les  monarques  de  son  temps,  le  Roi 
d'Espagne  comprit  les  avantages  des  groupements  nationaux  pour 
celui  qui,  les  ayant  formés,  en  resterait  le  maître,  et  sentit  aussi  que 
les  traités  signés  et  dénoués  à  toute  occasion  n'auraient  des  chances  de 
durée  que  s'ils  s'appuyaient  sur  des  mariages  consacrés  par  l'Église. 

Naturellement,  les  sentiments  personnels  n'entraient  pas  en  ligne 
de  compte  dans  ces  alliances  matrimoniales  contractées  entre  des 
enfants  au  berceau  ou  d'âge  très  différent  et  consenties  à  la  suite  de 
transactions  âprement  débattues.  Heureux  encore  quand  certaines 
convenances  étaient  observées  ! 

(313) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

La  fille  aînée  des  Rois  Catholiques,  Isabel,  née  en  1470  et  prin- 
cesse des  Asturies  jusqu'à  la  naissance  de  son  frère  Don  Juan,  avait 
été,  dès  i486,  proposée  en  mariage  au  jeune  Roi  de  France, 
Charles  VIII  ;  mais  la  Régente,  Anne  de  Beaujeu,  qui  négociait  une 
union  avec  Anne  de  Bretagne,  avait  éludé  une  réponse.  L'année  sui- 
vante, la  Reine  de  Castille  reprit  ce  projet  sans  succès,  bien  qu'elle 
eût  fait  offrir  à  la  Dame  de  Beaujeu  la  prolongation  indéfinie  de  son 
pouvoir  et  un  présent  de  400  000  francs  en  échange  de  son  consen- 
tement. Blessés  d'un  refus  catégorique,  les  Rois  rappelèrent  leur 
Ambassadeur  et  portèrent  leurs  regards  plus  près  d'eux.  En  1490, 
deux  ans  avant  la  prise  de  Grenade,  Isabel  fut  mariée  avec  le  Prince 
Affonso,  héritier  présomptif  de  la  couronne  de  Portugal.  Cette  alliance , 
souhaitée  par  les  Rois,  faute  d'une  meilleure,  mettait  un  terme  aux 
compétitions  toujours   redoutées  de  la  Excellente  Senhora. 

Les  convenances  personnelles  ratifiaient  un  choix  dicté  par  la 
politique,  et  les  fête.s  nuptiales  furent  célébrées  avec  splendeur. 

En  Portugal,  la  charmante  épousée  fut  accueillie  avec  amour. 
Depuis  six  mois  on  préparait  une  réception  magnifique  à  laquelle 
s'étaient  employés  des  artistes  venus  tout  exprès  de  France,  de 
Flandre  et  d'Angleterre.  Des  spectacles,  des  bals,  des  tournois,  des 
joutes  au  roseau,  courses  légères  que  les  Portugais  avaient  apprises 
des  Mcres  et  où  ils  excellaient,  furent  donnés  avec  une  magnificence 
en  harmonie  avec  la  richesse  d'une  Cour  devenue  l'une  des  plus  opu- 
lentes de  l'Europe  depuis  ses  récentes  conquêtes  d'outre-mer. 

Isabelle  se  félicitait  du  bonheur  de  sa  fille  et  aussi  du  succès  de 
sa  politique,  quand  la  mort  d'Affonso,  à  la  suite  d'une  chute  de  cheval, 
vint  briser  les  espérances  de  la  Princesse  Isabel  et  détruire  l'œuvre 
de  ses  parents. 

Une  ballade  pathétique,  dont  les  paroles  et  la  musique  nous  sont 
parvenues,  peint  la  douleur  de  la  jeune  femme,  veuve  à  vingt  ans, 
après  six  mois  de  mariage.  Désolée,  ne  pouvant  s'accoutumer  à  vivre 
seule  dans  le  pays  charmant  où  elle  avait  aimé,  elle  revint  en  Castille. 
Vainement  la  tendresse  d'une  mère,  les  caresses  de  ses  jeunes  sœurs 
s'efforcèrent  de  la  consoler.  Elle  s'adonna  aux  exercices  de  piété, 
au  jeûne,  aux  mortifications  et  refusa  de  s'asseoir  à  une  table  et  de 
manger  des  mets  délicats  ou  recherchés.  Son  corps  déjà  frêle  s'amaigrit 
et  sa  santé  s'altéra. 

Pourtant  la  jeune  Princesse  avait  laissé  un  souvenir  ému  dans 
le  cœur  de  son  beau-frère,  Dom  Manuel,  prince  héréditaire  de  Por- 
tugal,  surnommé  plus  tard   le  Fortuné.   Au   bout    d'un   an,   il   fit 

(314) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

demander  la  main  d'Isabel  à  ses  parents.  Les  Rois  transmirent  cette 
requête,  et  se  heurtèrent  à  un  refus  formel.  Leur  fille  ne  voulait  pas 
s'engager  une  seconde  fois  dans  les  liens  du  mariage  ;  elle  préférait 
embrasser  la  vie  religieuse.  La  Reine  n'insista  pas,  mais  elle  demanda 
des  délais.  Les  jours  succédant  aux  jours  atténueraient  un  chagrin 
cuisant  ;  l'Infante  serait  touchée  de  la  constance  d'un  Prince  dont 
elle  appréciait  les  belles  qualités. 

Des  années  s'écoulèrent.  De  temps  à  autre  Isabelle  représentait 
à  sa  fille  les  mérites  de  la  résignation  et  de  la  soumission  à  la  volonté 
divine  ;  elle  lui  montrait  quels  devoirs  incombaient  aux  femmes 
nées  sur  les  marches  d'un  trône,  destinées  à  accroître  la  gloire  de 
leur  pays  par  le  sacrifice  de  leurs  goûts  et  de  leurs  sentiments.  Une 
alliance  de  l'Infante  avec  le  Prince  Manuel  assurerait  à  jamais 
l'union  des  peuples  de  la  Péninsule. 

La  jeune  Infante  se  troublait,  rougissait  quand  sa  mère  abordait 
un  pareil  sujet.  Influencée  par  une  autorité  persuasive  et  chère,  elle 
ne  protestait  plus,  soit  que  l'idée  du  sacrifice  lui  eût  été  suggérée  par 
les  prêtres  de  son  entourage,  soit  que  les  encouragements  eussent 
enfin  porté  leur  fruit  lent  à  mûrir.  Au  bout  de  cinq  ans  de  veuvage, 
on  put  espérer  qu'elle  se  déciderait  à  contracter  une  nouvelle  union. 

A  cette  même  époque,  les  Rois  préparaient  une  alliance  encore 
plus  importante  que  celle  de  l'Infante  Isabel,  celle  du  Prince  Don 
Juan,  l'héritier  de  leurs  vastes  royaumes.  Les  négociations  en  étaient 
délicates.  Par  le  traité  de  Barcelone  signé  en  1493,  Charles  VIII  avait 
restitué  le  Roussillon  et  la  Cerdagne  à  Ferdinand,  sous  condition  que 
ce  dernier  n'apporterait  aucun  obstacle  à  ses  projets  sur  le  royaume 
de  Naples  et  qu'il  ne  contracterait  aucune  alliance  de  famille  avec 
l'Empereur  sans  l'en  avertir.  Or,  le  Roi  d'Espagne  avait  éludé  la  pre- 
mière clause  du  traité  sous  prétexte  de  sauvegarder  les  intérêts  du 
Saint-Siège  et  organisé  contre  le  Roi  de  France  la  fameuse  ligue  de 
Venise.  Il  ne  mit  pas  plus  de  scrupule  à  oublier  le  second  de  ses  enga- 
gements et  à  négocier  le  double  mariage  du  Prince  héréditaire  avec  la 
jeune  et  charmante  Marguerite  d'Autriche,  et  de  l'Infante  Juana 
avec  Philippe,  frère  de  Marguerite,  c'est-à-dire  le  mariage  de  son  fils 
et  de  sa  fille  avec  les  deux  enfants  de  l'Empereur  Maximilien. 

Philippe  était  né  en  1479.  En  sa  qualité  d'héritier  de  sa  mère, 
la  Duchesse  Marie  de  Bourgogne,  morte  d'une  chute  de  cheval  quatre 
ans  après  lui  avoir  donné  le  jour,  il  était  Prince  souverain  de  Namur, 
Brabant,  Netherland,  Hainaut,  Hollande,  Zeeland,  Friedland,  Luxem- 
bourg, des  Flandres  tout  entières.  La  nature  comme  la  fortune  avaient 

(315) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

été  prodigues  envers  lui.  A  juste  titre,  on  l'avait  surnommé  le  Beau. 
Son  histoire  se  résumait  dans  celle  de  ses  amours. 

La  Princesse  Marguerite  avait  déjà  connu  des  déboires  cruels.  De 
deux  ans  plus  jeune  que  son  frère,  elle  était  devenue  au  sortir  du 
berceau  l'objet  de  transactions  politiques.  Par  le  traité  d'Arras, 
signé  en  1483,  les  États  de  Flandre,  qui  avaient  réclamé  sa  garde, 
consentirent  à  son  mariage  avec  Charles,  Dauphin  de  France.  La 
même  année,  elle  fut  fiancée  au  Prince  et  amenée  à  la  Cour  où  elle 
piit  le  titre  de  Dauphine.  Elle  avait  quatre  ans.  Deux  mois  plus  tard 
Louis  XI  mourait  et  Charles  VIII  devenait  roi  sous  la  régence  de  sa 
sœur  Anne  de  Beaujeu,  une  femme  de  grande  valeur  intellectuelle  et 
de  mœurs  austères,  «  sévère  et  majestueuse  comme  une  cathédrale  ». 

En  dépit  de  ses  graves  fonctions,  Anne  étudiait  les  philosophes, 
goûtait  les  moralistes,  patronnait  les  poètes.  Auprès  d'elle,  Marguerite, 
mêlée  aux  enfants  de  la  famille  royale,  reçut  une  éducation  soignée, 
élégante  et  se  lia  d'une  affection  durable  avec  la  petite  Louise  de 
Savoie,  cette  parente  pauvre  à  qui  l'on  donnait  quelques  écus  au 
début  de  l'hiver  pour  acheter  une  robe  et  qui  fut  mère  de  François  Ier. 
Les  devoirs  de  grammaire,  l'histoire,  la  poésie  n'absorbaient  pas  toute 
la  vie  de  ce  petit  monde  charmant.  Anne  aimait  passionnément  la 
chasse,  excellait  à  la  conduire  et  à  diriger  ses  équipages. 

Marguerite  mit  à  profit  les  leçons  de  la  régente,  car  elle  devint  une 
chasseresse  vaillante  et  s'enorgueillit  par  la  suite  de  ses  trophées  cyné- 
gétiques et  des  têtes  de  loups  dont  elle  avait  tapissé  l'un  de  ses  palais. 

Madame  la  Dauphine  était  heureuse  à  la  Cour  de  France  où  elle 
jouissait  d'une  pension  annuelle  de  50  000  écus  prélevés  sur  les  revenus 
de  l'Artois  et  du  comté  de  Bourgogne  qui  formaient  sa  dot,  quand  un 
coup  inattendu  vint  bouleverser  des  projets  depuis  longtemps  formés. 
Anne  de  Beaujeu,  digne  de  lutter  en  habileté  politique  avec  ses  con- 
temporains Ferdinand  d'Espagne  et  Henri  d'Angleterre,  inaccessible 
à  aucun  sentiment  généreux  quand  les  intérêts  de  son  frère  et  les  siens 
étaient  en  jeu,  avait  négocié  en  grand  secret  le  mariage  de  Charles  VIII 
avec  Anne  de  Bretagne.  Ainsi  serait  réunie  à  la  couronne  la  belle 
province  inutilement  convoitée  jusque-là,  impossible  à  conquérir  par 
les  armes  et  auprès  de  laquelle  l'Artois  et  le  comté  de  Bourgogne, 
apportés  par  Marguerite  d'Autriche,  étaient  de  médiocre  valeur. 
Charles  avait  vingt  et  un  ans  ;  Anne  de  Bretagne,  quinze.  Le  mariage 
pouvait  être  accompli  sans  délai.  Bref,  l'engagement  pris  avec  Margue- 
rite fut  rompu  sans  plus  de  formes  ni  de  ménagements  et,  après  le 
traité  de  Senlis  signé  en  1493,  l'ex-Dauphine  fut  ramenée  en  Flandre, 

(3i6) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

à  la  grande  humiliation  de  l'Empereur  Maximilien.  Saint-Quentin, 
Valenciennes,  accueillirent  Marguerite  avec  enthousiasme  et,  bien 
qu'âgée  de  treize  ans  à  peine,  la  Princesse  montra  dans  cette  circons- 
tance délicate  des  qualités  d'intelligence,  d'habileté  et  de  gracieuse 
souplesse  dont  elle  devait  plus  tard  donner  des  preuves  nombreuses* 

L'alliance  d'une  Infante  avec  le  Roi  de  France  avait  tenté  Isabelle, 
comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  et  la  Reine  de  Castille  avait  gardé 
rancune  à  la  Régente  d'un  refus  formel.  Aussi  bien  s'empressa-t-elle 
d'exploiter  le  ressentiment  de  Maximilien  et  de  lui  demander  la  main 
de  Marguerite  pour  son  fils,  le  Prince  Don  Juan. 

Cette  double  union  isolait  la  France,  rompait  ses  relations 
avec  ses  voisins  immédiats  et  préparait  la  suprématie  de  la  maison 
de  Habsbourg  qui  devait  durer  plus  d'un  siècle,  et  dont  la  destruction 
fut  l'œuvre,  trop  vantée,  de  Richelieu.  Mais,  au  xvne  siècle,  pouvait- 
on  prévoir  que  l'abaissement  de  l'Autriche  favoriserait  le  rétablisse- 
ment de  l'Empire  d'Allemagne  sous  l'hégémonie  du  petit  duché  de 
Brandebourg? 

Les  mariages  décidés,  Maximilien  et  Ferdinand  convinrent  de  ne 
point  fixer  de  douaire.  Ils  donneraient  leurs  filles  sans  les  doter.  Les  né- 
gociations en  étaient  d'autant  simplifiées. 

Alors,  il  s'agit  de  conduire  en  Flandre  la  Princesse  Juana  et  de 
ramener  en  Espagne  l'Archiduchesse  Marguerite.  Les  relations  poli- 
tiques avec  la  France  étaient  tendues  ;  il  serait  humiliant  de  demander 
un  sauf-conduit  ;  le  voyage  se  ferait  par  mer. 

Isabelle  assembla  une  flotte  nombreuse  à  bord  de  laquelle  mon- 
tèrent plus  de  10  ooo  hommes  destinés  à  la  défendre  contre  une 
attaque  possible  des  corsaires  français.  Le  commandement  fut  confié 
à  Don  Fadrique  Enriquez,  Grand  Amiral  de  Castille,  accompagné 
d'une  nombreuse  suite  de  chevaliers. 

La  Reine  conduisit  sa  fille  jusqu'au  port  de  Laredo,  sur  la  côte 
asturienne,  où  l'Armada  était  à  l'ancre.  Les  derniers  adieux  furent 
froids,  car  Juana,  bien  douée  au  point  de  vue  intellectuel  et  capable 
d'improviser  en  latin  sur  n'importe  quel  sujet,  se  montrait  réservée, 
taciturne,  bizarre  de  caractère.  Isabelle  ne  la  quitta  pas  sans  appré- 
hension, mais  elle  dissimula  ses  sentiments  avec  sa  force  d'âme  habi- 
tuelle. 

Le  vent  soufflait  en  tempête  quand  la  Reine  descendit  de  la  nef 
où  elle  laissait  sa  fille  et  entra  dans  la  barque  qui  devait  la  ramener 
à  terre.  La  mer  grossissait,  les  matelots  essayaient  en  vain  d'atterrir, 
les  vagues  contrariaient  leurs  efforts.  Ils  parlaient  d'emporter  la  Reine 

(317) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

dans  leurs  bras.  Mais  le  vaillant  Gonzalve  de  Cordoue  frémit  à  la 
pensée  de  voir  sa  royale  maîtresse  touchée  par  des  mains  plébéiennes. 
N'écoutant  que  son  dévouement,  il  saute  à  la  mer  vêtu  de  ses  habits 
de  drap  d'or,  surchargés  de  pierreries,  reçoit  le  précieux  fardeau  qu'il 
effleure  à  peine  et  le  porte,  telle  une  relique  sainte,  jusqu'à  la  grève 
encore  sèche. 

On  était  à  la  fin  d'août.  La  saison  permettait  de  compter  sur 
une  embellie  ;  la  flotte  mit  à  la  voile  et  tomba  dans  l'ouragan.  Les 
bâtiments,  de  formes  différentes  et  de  tonnage  inégal,  furent  vite 
dispersés.  Bon  nombre  allèrent  se  briser  sur  les  côtes  de  France  ; 
les  meilleurs  atteignirent  un  port  anglais  où  ils  se  réfugièrent  et  se 
réparèrent,  afin  d'arriver  en  Flandre  dans  un  état  convenable. 

Avant  le  départ  de  l'Armada,  Isabelle  avait  prié  le  Roi  Henri  de 
donner  aide  et  secours  à  ses  navires  en  cas  de  nécessité.  <<  L'Archi- 
duchesse, écrivait-elle,  se  rendait  en  Flandre  avec  les  meilleures  inten- 
tions et  le  désir  d'y  favoriser  les  intérêts  anglais.  En  outre  des  instruc- 
tions qu'elle  avait  reçues,  son  affection  pour  sa  sœur  Catherine,  future 
Reine  d'Angleterre,  répondait  de  ses  sentiments.  Le  Roi  Henri  aurait 
une  fille  en  Flandre.  <<  Charles  VIII  l'avait  bien  compris  et  eût  arrêté  la 
Princesse  si  elle  se  fût  hasardé  dans  ses  États.  >> 

Pendant  plus  d'un  grand  mois,  Isabelle  resta  sans  nouvelles  de 
sa  fille,  de  la  flotte  et  de  la  petite  armée  envoyée  comme  escorte. 
Elle  avait  été  informée  des  fureurs  de  la  mer  que  l'Armada  avait  dû 
affronter  depuis  le  golfe  de  Gascogne  jusqu'à  la  pointe  du  Finistère. 
Des  épaves  recueillies  le  long  des  côtes  étaient  de  sinistre  augure. 
La  Reine  se  désolait.  Pourquoi  son  orgueil  blessé  l'avait-il  empêchée 
de  demander  au  Roi  Charles  un  sauf-conduit  pour  sa  fille  et  l'auto- 
risation de  traverser  le  beau  pays  de  France?  Autant  d'inquiétudes, 
autant  de  remords  qui  plongeaient  l'esprit  et  le  cœur  d'Isabelle  dans 
une  angoisse  inexprimable. 

Un  moment  cependant  elle  oublia  son  anxiété  pour  courir  au 
chevet  de  sa  mère  mourante.  La  Reine  douairière,  devenue  faible 
d'esprit  depuis  son  veuvage,  achevait  sa  triste  vie  au  château  d'Aré- 
valo,  sans'  avoir  probablement  jamais  compris  la  beauté  du  présent 
qu'elle  avait  fait  à  la  Castille  en  lui  donnant  Isabelle.  Comment  eût- 
elle  soupçonné  la  gloire  de  celle  qui  lui  rendait  les  soins  les  plus  humbles 
et  lui  prodiguait  les  caresses  les  plus  tendres? 

Enfin  le  courrier  si  attendu  arriva  de  Flandre  ;  il  avait  voyagé 
presque  sans  s'arrêter.  L'Infante  Juana,  ou  plutôt  l'Archiduchesse, 
était  sauve,  mais  une  partie  de  la  flotte  avait  péri.  Isabelle  attendait 

(3i8) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

une  lettre  de  sa  fille.  Sur  ses  instances  et  pressé  de  questions,  on 
dut  lui  avouer  que  la  Princesse  avait  refusé  de  lui  écrire.  Le  désir 
d'obtenir  d'elle  un  message,  fût-il  verbal,  avait  retardé  le  départ  du 
courrier.  Sa  froide  obstination  avait  découragé  ses  meilleurs  con- 
seillers. Trois  lettres  gracieuses  que  lui  avait  adressées  le  Roi 
Henri  étaient  restées  sans  réponse.  Que  se  passait-il  dans  cette  tête 
de  femme? 

Isabelle  apprit  en  même  temps  que  l'Archiduchesse  avait  été 
accueillie  par  les  Flamands  avec  un  enthousiasme  spontané,  car 
l'Archiduc,  que  Juana  était  venue  rejoindre  de  si  loin,  au  péril  de  sa 
vie,  ne  s'était  pas  trouvé  au  port  pour  la  recevoir.  Engagé  dans  de 
grandes  chasses  en  Luxembourg,  il  rejoignit  la  Princesse  à  Lille  plus 
d'un  mois  après  son  arrivée.  Profondément  blessée  d'une  pareille  indif- 
férence, Juana  fut  cependant  émue  par  la  beauté  de  son  jeune  époux. 
Le  lendemain  de  cette  première  entrevue,  la  bénédiction  nuptiale  était 
donnée  dans  la  cathédrale  de  la  vieille  cité  flamande. 

La  politique  avait  conclu  cette  alliance  ;  la  politique  ne  pouvait 
faire  qu'un  prince  séduisant,  aimable,  s'éprît  d'une  femme  dénuée 
de  charmes  physiques,  d'un  caractère  sombre,  opiniâtre,  irascible. 
Le  malheur  voulut  que  Juana  aimât  à  la  passion  cet  époux  à  qui  elle 
ne  tarda  pas  à  devenir  antipathique. 

Cependant,  les  Espagnols  de  la  suite  désiraient  ramener  au  plus 
tôt  la  Princesse  Marguerite  dans  leur  pays,  d'autant  que  le  don  accordé 
l'emportait  sur  celui  qu'on  avait  offert. 

L'hiver  était  venu,  la  mer  était  démontée  et  des  brumes  épaisses 
enveloppaient  les  côtes  quand  la  flotte  leva  l'ancre.  Plusieurs  navires 
se  perdirent  corps  et  biens,  et  ce  fut  sur  une  nef  désemparée  que 
Marguerite  dut  faire  relâche  au  port  de  Southampton.  Ni  Neptune 
ni  Amphitrite  n'avaient  été  sans  doute  conviés  au  mariage,  et  le 
ménage  divin  se  vengeait  à  la  façon  des  fées  malfaisante?. 

Au  plus  fort  de  la  tempête,  la  charmante  Princesse  montra  une 
tranquillité  d'esprit  que  Fontenelle  compare,  sans  que  le  parallèle 
s'impose,  à  la  force  d'âme  d'Hadrien  mourant  ou  au  stoïcisme  de 
Caton  d'Utique.  Au  lieu  de  se  lamenter,  elle  composa  son  épitaphe 
en  vers  et  la  fit  coudre  à  son  poignet  en  guise  de  pièce  d'identité  dans 
le  cas  où  son  corps  serait  jeté  à  la  côte.  Les  marins  en  péril  de  mort 
prenaient  souvent  cette  précaution. 

Ci-gît  Margo,  la  gentle  damoiselle, 
Qu'eut  deux  maris,  et  si,  mourut  pucelle. 

(319) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Elle  faisait  allusion  à  son  mariage  rompu  avec  Charles  de  France 
et  à  celui  qu'elle  venait  de  contracter  par  procuration  avec  le  Prince 
d'Espagne. 

Marguerite  était  encore  à  Southampton  le  3  février  1497,  car 
Henri  VII  lui  écrit  : 

«  Nous  pensons  que  le  mouvement  des  vagues  et  leurs  grondements  sont 
désagréables  à  Votre  Altesse  et  à  ses  dames  d'honneur.  » 

Puis  il  l'invite  à  rester  en  Angleterre  jusqu'à  la  belle  saison  et 
propose  de  lui  rendre  visite  si  elle  veut  demeurer  à  bord  de  son  navire. 
Mais  les  Espagnols  avaient  grande  hâte  de  mener  à  bonne  fin  une  mis- 
sion laborieuse.  Ils  reprirent  la  mer. 

En  mars  1497,  la  Princesse  entrait  dans  le  port  de  Santander. 
Le  Roi  Ferdinand  et  le  Prince  Don  Juan  l'y  attendaient.  Sa  beauté 
blonde,  sa  grâce  enjouée,  son  charme  tout  français  firent  une  impres- 
sion très  vive  sur  le  Prince,  habitué  à  voir  des  jeunes  filles  de  type 
différent,  raidies  par  une  étiquette  sévère.  Marguerite  avait  surtout 
une  magnifique  chevelure  blonde  qui,  dénouée,  descendait  jusqu'aux 
pieds.  Trois  jours  ne  s'étaient  pas  écoulés  que  Don  Juan,  très  réservé 
jusque-là,  tombait  amoureux.  Ce  fut  dans  une  marche  triomphale 
que  la  belle  fiancée,  chevauchant  avec  grâce  entre  son  futur  beau- 
père  et  son  futur  époux,  gagna  Burgos  où  l'attendait  la  Reine. 

La  jeune  femme  séduisit  Isabelle  comme  elle  avait  charmé  tous 
ceux  qui  l'avaient  vue,  et  l'on  ne  songea  plus  qu'à  célébrer  une  union 
si  bien  assortie.  Quelle  différence  avec  l'accueil  fait  à  l'Infante  Juana 
demeurée  pendant  un  grand  mois  dans  l'attente  d'un  époux  qui 
chassait  la  grosse  bête  ! 

La  bénédiction  nuptiale  fut  donnée  avec  une  pompe  sans  pareille 
le  3  avril,  dans  la  cathédrale  de  Tolède,  par  l'Archevêque  Primat 
d'Espagne,  en  présence  des  grands  du  royaume,  des  ambassadeurs,  du 
haut  clergé  et  des  représentants  des  quatre  bras  de  l'Aragon  dans  leur 
costume  caractéristique.  La  cérémonie  avait  été  précédée  et  fut 
suivie  de  fêtes  splendides  où  le  contraste  parut  manifeste  entre  la 
gaieté  sans  contrainte  des  Flamands  venus  avec  la  Princesse  et 
l'attitude  compassée  des  Espagnols.  Les  caractères  et  les  tempéra- 
ments étaient  si  différents!  S}nnpathiseraient-ils  jamais?  Les  jeunes  gens 
s'aimaient  ;  il  ne  fallait  pas  exiger  deux  miracles. 

Isabelle  avait  comblé  sa  belle-fille  de  présents  d'une  beauté  rare. 
Ferdinand  ne  s'était  pas  montré  moins  généreux. 

(320) 


PHILIPPE    LE    BEAU    A    VINGT    ANS. 

(Musée  du  Louvre-) 


Isabelle   la    Grande. 


Pl.   XXIX,  PAGE  320 


JEANNE    LA    FOLLE. 
(Musée    de    Bruxelles.) 


KAHhi.LK   la  Grande. 


Pi..    XXX,  PAGI   tel 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

Une  liste  des  objets  composant  le  trésor  nuptial  offert  à  la  Princesse 
a  été  retrouvée  dans  les  archives  de  Simancas.  En  tête  figurent  ces 
pierreries  précieuses  qu'Isabelle,  pendant  le  siège  de  Baza,  avait 
données  aux  villes  de  Valence  et  de  Barcelone  pour  gager  l'emprunt 
de  deux  millions  de  florins  nécessaires  à  la  continuation  du  blocus. 
Trente-cinq  mille  florins  avaient  été  prêtés  sur  la  couronne  royale 
et  vingt  mille  sur  le  fameux  collier  de  rubis  balais  en  possession  des 
Rois  de  Castille  depuis  des  siècles. 

La  Reine  devait  encore  le  quart  de  la  somme  reçue.  Elle  le  rem- 
boursa, dégagea  les  joyaux  et  les  offrit  à  la  Princesse  Marguerite. 

La  note  signale  en  outre  un  collier  de  perles,  diamants,  émeraudes 
et  rubis,  celui-là  même  que  Ferdinand  avait  donné  à  Isabelle  comme 
présent  de  noces  et  qui  avait  été  le  seul  apport  immédiat  du  Prince 
d'Aragon.  L'inventaire  fait  aussi  mention  d'une  foule  de  colliers, 
bracelets,  ceintures,  chaînes  de  cou,  anneaux  et  pendants  d'oreilles. 

«Tous  ces  joyaux  offerts  à  Mme  la  Princesse,  ajoute  le  trésorier 
chargé  d'en  dresser  la  liste,  sont  tels,  et  de  telle  perfection,  et  de  telle  valeur, 
que  ceux  qui  les  ont  vus  n'en  virent  jamais  de  meilleurs.  » 

La  richesse  du  mobilier  est  en  harmonie  avec  la  magnificence  des 
parures  personnelles.  Ce  ne  sont  que  chapelles,  plats,  braseros,  chan- 
deliers, bassins  de  vermeil,  garnitures  de  lit  en  étoffe  de  fil  d'or, 
tentures  de  brocart  et  de  damas,  pièces  de  drap  d'or,  et  d'argent, 
tapisseries  de  Flandre,  de  France  et  d'Italie  à  fond  d'or  représentant 
des  sujets  mythologiques  ou  religieux,  coffres  émaillés  remplis  de 
chemises,  de  tabars  et  de  coiffes  de  la  plus  fine  toile  brodée  à  miracle 
avec  des  fils  souples  d'or,  d'argent  et  de  soie.  L'on  remarquait 
aussi  l'équipage  de  quatre  mules  avec  leurs  selles  rondes  garnies 
d'étoffe  d'or  brodée  en  bosse,  des  caparaçons  de  trotteurs  balayant 
le  sol  de  leurs  longs  plis  dont  le  tissu  d'or  était  surchargé  de  grands 
dessins  en  semence  de  perles. 

Le  ciel  et  la  terre  semblaient  sourire  aux  jeunes  époux  et  rien  ne 
paraissait  devoir  troubler  un  bonheur  parfait.  Ils  allaient  triomphants 
et  admirés,  parcourant  le  royaume,  faisant  leur  entrée  solennelle 
dans  les  grandes  cités,  heureuses  de  les  recevoir  et  de  les  acclamer. 
Lui,  poète,  artiste,  administrateur,  devançant  son  âge  par  sa  sagesse 
et  la  rectitude  de  son  jugement  ;  elle,  jolie  à  miracle,  encore  embellie 
par  l'amour,  souriant  à  tous  avec  une  grâce  enchanteresse. 

Isabelle  était  au  comble  de  ses  vœux,  et  la  satisfaction  de  son  fils 

(321) 


ISABELLE  LA  GRANDE 

atténuait  l'inquiétude  secrète  que  lui  causait  le  silence  incompré- 
hensible de  Juana.  Depuis  son  départ,  l'Archiduchesse  n'avait  pas 
"donné  signe  de  vie  ;  les  sollicitations  de  ses  dames  d'honneur,  les 
prières  de  son  directeur  de  conscience  n'avaient  pu  la  décider  à  écrire 
à  sa  mère.  Lui  gardait-elle  rancune  d'un  mariage  où  elle  trouvait 
plus  d'amertume  que  de  joie,  ou  bien  subissait-elle  la  première 
atteinte  de  la  maladie  mentale  dont  elle  fut  affligée  plus  tard  ? 

Isabelle  ne  s'attardait  pas  à  jouir  du  résultat  de  ses  entreprises 
heureuses.  Son  vaste  esprit  se  tendait  sans  cesse  vers  l'avenir,  A  peine 
les  fêtes  du  mariage  du  Prince  Don  Juan  étaient-elles  achevées  qu'elle 
triomphait  enfin  des  résistances  de  sa  fille  aînée,  la  Princesse  Isabel, 
et  la  décidait  à  convoler  en  secondes  noces  avec  Dom  Manuel, 
devenu  Roi  de  Portugal  en  1495.  Mais  à  quel  prix  la  jeune  femme, 
pourtant  douce  et  bonne,  donnait-elle  son  consentement  ! 

Elle  exigeait  la  conversion  ou  l'expulsion  immédiate  de  tous  les 
Juifs  du  royaume,  exigence  cruelle,  injuste,  aussi  désolante  qu'elle 
devait  être  néfaste  dans  ses  conséquences. 

Rien  ne  motivait  une  telle  rigueur.  Les  Juifs  anciennement  établis 
en  Portugal  y  jouissaient  d'une  estime  et  d'une  considération  méritées. 
L'Infant  Dom  Henri  que,  le  promoteur  des  grandes  conquêtes  d'outre- 
mer, avait  dû  beaucoup  à  leur  intelligence,  à  leur  savoir  et  à  leur 
dévouement.  Quant  aux  bannis  venus  d'Espagne  à  la  suite  de  l'édit 
de  Grenade  et  à  qui,  moyennant  une  grosse  contribution  personnelle, 
le  Roi  Joâo  II  avait  accordé  la  permission  de  s'établir  en  Lusitanie 
et  même  à  Lisbonne,  on  n'avait  aucun  reproche  à  leur  adresser. 

L'affreuse  nouvelle  qui  accompagnait  l'annonce  du  prochain 
mariage  royal  consterna  les  communautés  israélites  qui  s'étaient  cru 
désormais  à  l'abri  des  persécutions.  Elles  essayèrent  d'obtenir  grâce. 
Le  Roi  de  Portugal  hésita,  présenta  de  respectueuses  observations 
aux  monarques  espagnols.  L'Infante  fut  inflexible.  Alors  l'amour  eut 
raison  de  la  sagesse  et  de  la  bonté  naturelle  du  Prince.  Il  céda  et  l'édit 
fut  proclamé. 

En  dehors  de  toute  question  de  justice  ou  de  sentiment,  c'était 
une  faute  politique  que  d'imiter  l'exemple  des  souverains  espagnols. 
Pour  excuser  l'intransigeance  de  l'Infante  Isabel,  on  a  prétendu 
qu'elle  avait  été  endoctrinée  par  ses  directeurs  de  conscience  devenus 
les  agents  secrets  de  l'Inquisition.  Ils  lui  auraient  représenté  la  mort 
violente  de  son  premier  époux  comme  la  punition  de  sa  tiédeur. 
On  a  insinué  aussi  que  Dom  Manuel  avait  prétexté  de  sa  condescen- 
dance aux  désirs  d'une  femme  passionnément  aimée  pour  se  débarrasser 

(322) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 
de  sujets  prêts  à  s'emparer  du  commerce  engagé  entre  le  Portugal  et  ses 
nouvelles  colonies. 

Le  mariage  décidé  et  accepté  fut  ratifié  de  part  et  d'autre.  Les  Rois 
accompagnèrent  leur  fille  jusqu'à  la  ville  d'Àlcantara,  située  sur  la 
frontière  de  Portugal,  où  la  cérémonie  nuptiale  fut  célébrée  sans 
aucune  pompe  ni  cérémonie.  L'Infante  l'avait  exigé  ainsi  et,  pour  Dom 
Manuel,  ses  moindres  vœux  étaient  des  ordres  chéris.  Il  ne  lui  en  avait 
que  trop  donné  la  preuve. 

On  était  à  la  fin  de  septembre  de  l'année  1497. 
Quand  Isabelle  regardait  en  arrière,  elle  pouvait  considérer  avec 
fierté  son  œuvre  admirable  :  l'unité  des  Espagnes  accomplie  par 
son  mariage  avec  Ferdinand,  la  guerre  de  succession  heureusement 
terminée,  la  destruction  de  l'Empire  more,  la  découverte  du  Nouveau 
Monde,  Charles  VIII  contraint  de  quitter  l'Italie,  les  Infants  brillam- 
ment mariés,  les  finances  restaurées,  la  sécurité  publique  rétablie,  la 
noblesse  domptée,  le  clergé  soumis  à  une  discipline  austère. 

Isabelle  était  à  l'apogée  de  la  gloire  ;  désormais  aucun  nuage 
ne  voilait  l'éclat  d'un  soleil  au  zénith. 

Mais  voici  qu'un  courrier  exténué,  blanc  de  poussière,  franchit  la 
porte  du  palais.  Il  apporte  un  message  inquiétant. 

Le  Prince  Don  Juan  a  été  saisi  d'une  fièvre  ardente  au  lendemain 
des  fêtes  offertes  par  la  ville  de  Salamanque  à  l'occasion  de  son  entrée 
solennelle.  Le  mal  a  pris  tout  de  suite  un  caractère  grave,  alarmant. 

Cette  nouvelle  jeta  Isabelle  dans  une  anxiété  cruelle.  Deux  mois 
auparavant,  les  médecins  du  Prince  avaient  informé  le  Roi  d'une 
"certaine  dépression  physique  chez  le  jeune  époux,  demeuré  chaste 
jusqu'à  son  mariage  et  passionnément  épris  de  sa  femme.  Ils  redou- 
taient, avaient-ils  dit,  que  les  qualités  cérébrales  d'un  prince  très  bien 
doué  en  fussent  amoindries.  Ils  conseillaient  de  séparer  pendant 
quelque  temps  les  deux  jeunes  gens. 

Isabelle,  consultée,  se  souvint-elle  des  rigueurs  de  Blanche  de  Cas- 
tille  et  redouta-t-elie  de  les  imiter,  ou  bien  encore  ne  crut-elle  pas 
aux  sinistres  pronostics  des  médecins?  Moins  prudente  ou  plus  tendre 
que  la  Reine  de  France,  elle  répondit  qu'il  était  interdit  de  séparer 
ceux  que  le  lien  du  mariage  avaient  unis  devant  Dieu.  Le  Prince  Don 
Juan  s'affaiblit,  et  la  fièvre,  endémique  en  Estramadure,  eut  vite 
épuisé  ses  dernières  forces. 

Ferdinand  était  arrivé  à  Salamanque  presque  sans  débrider, 
laissant  la  Reine  dans  une  angoisse  inexprimable.  Malade,  dans 
l'impossibilité  de  suivre  un  train  rapide,  elle  avait  dû  attendre  au  fond  de 

(323) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

son  palais  les  nouvelles  que  Ferdinand  lui  enverrait  dès  qu'il  aurait  vu 
leur  fils.  Le  Roi  trouva  l'Infant  à  toute  extrémité,  mais  encore  en 
possession  de  ses  facultés  intellectuelles.  En  vain  essaya-t-il  de  lui 
rendre  courage  et  de  le  leurrer  sur  son  état  ;  il  ne  put  tromper  celui 
qui  avait  déjà  la  claire  vision  de  sa  fin.  Don  Juan  était  prêt  à  quitter 
le  monde,  «  cette  vallée  de  douleur  et  de  larmes  où  il  n'avait  connu 
que  des  bénédictions  et  des  promesses  de  bonheur  >>  ;  il  suppliait  ses 
parents  d'accepter  sa  mort  avec  résignation,  dans  un  esprit  de  sou- 
mission à  la  volonté  de  Dieu  et  comme  il  le  faisait  lui-même.  Il  recom- 
manda l'Infante  à  son  père  en  lui  annonçant  les  espérances  d'une 
prochaine  maternité,  et  s'endormit  dans  le  Seigneur  le  4  octobre  1497, 
cinq  mois  après  son  mariage  célébré  avec  tant  de  joie.  Il  avait  dix- 
neuf  ans. 

Soucieux  d'éviter  à  la  Reine  un  choc  qui  eût  pu  l'ébranler,  Ferdinand 
envoyait  d'heure  en  heure  des  courriers  de  plus  en  plus  alarmants. 
Isabelle  voulut  partir,  elle  s'arrêta  devant  une  impossibilité  maté- 
rielle. 

Quand,  deux  jours  plus  tard,  elle  connut  la  mort  de  son  fils,  elle 
montra  une  force  d'âme  extraordinaire. 

«  Dieu  me  l'avait  donné  ;  il  me  l'a  repris.  Son  saint  nom  soit  béni  !  » 
répondit-elle  à  l'évêque  chargé  de  lui  annoncer  l'affreuse  nouvelle. 

Les  paroles  de  l'Écriture  furent  rarement  citées  avec  un  plus 
grand  esprit  de  sacrifice. 

Isabelle  conserva  en  apparence  un  calme  surprenant,  mais  les 
sept  glaives  de  la  Vierge  des  Angoisses  avaient  transpercé  son  cœur 
de  mère,  mais  ses  espérances  de  souveraine  allèrent  s'ensevelir  dans 
le  tombeau  érigé  sous  la  voûte  de  Santo  Tomas  d'Avila  où  le  Prince 
trouva  le  dernier  repos  après  une  si  courte  vie. 

«  Là,  dit  Pierre  Martyr,  en  pleurant  son  incomparable  élève,  fut  en- 
terré l'espoir  de  l'Espagne  ». 

-La  famille  royale,  la  Cour,  le  peuple  entier  prirent  un  deuil  en 
harmonie  avec  la  douleur  générale.  Jamais  l'on  n'avait  entendu  tant 
de  lamentations  parce  que  jamais  on  n'avait  vu  disparaître  tant  de 
vertus  et  de  mérites  unis  à  tant  de  jeunesse,  de  prudence  et  de  bonté. 
Des  bannières  noires  furent  arborées  sur  les  hautes  tours  et  sur  les 
portes  des  villes,  des  services  funèbres  furent  célébrés  avec  une  mélan- 
colique solennité,  les  offices  publics  cessèrent  de  fonctionner,  et  pendant 
quarante  jours  on  ne  vit  dans  les  rues  que  des  gens  désolés.  Pour 

(324) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

la  première  fois,  le  Roi,  la  Reine  et,  à  leur  exemple,  les  gens  de  cour 
portèrent  des  vêtements  en  toile  à  sac  au  lieu  de  la  serge  blanche 
d'usage  en  pareille  circonstance. 
Pierre  Martyr  est  très  frappé  par  la  contenance  des  Rois  : 

«  Les  Rois  s'efforçaient  de  cacher  leur  douleur  et  ils  y  parvenaient.  Tandis 
que,  écrasés  par  la  défaillance  de  nos  âmes,  nous  les  contemplions,  ils  regar- 
daient avec  calme,  les  yeux  dans  les  yeux,  ceux  qui  les  entouraient.  D'où  leur 
venait  une  pareille  force  pour  dissimuler  leurs  sentiments?  Il  semblait  que, 
vêtus  comme  des  hommes,  ils  ne  fussent  pas  faits  de  chair  humaine  et  que 
leur  nature  plus  dure  que  le  diamant  ne  sentît  pas  ce  qu'ils  avaient  perdu.  » 

La  force  d'âme  d'Isabelle  et  sa  maîtrise  de  soi-même  étaient 
pourtant  bien  connues.  Les  dames  qui  vivaient  auprès  d'elle  depuis  sa 
jeunesse  se  rappelaient  que  la  naissance  de  ses  cinq  enfants  n'avait  pu 
lui  arracher  une  plainte  et  que,  forcée  par  les  coutumes  d'accoucher 
presque  en  public,  elle  ordonnait  de  jeter  un  voile  sur  son  visage  afin 
de  dérober  aux  regards  ses  traits  altérés  par  la  douleur  et  la  con- 
trainte qu'elle  s'imposait. 

Les  Rois  avaient  gardé  le  fragile  espoir  de  conserver  un  rejeton 
de  leur  fils  bien-aimé.  Il  s'évanouit  après  tant  d'autres.  La  Princesse 
Marguerite  mit  au  monde  un  enfant  mort.  L'épreuve  supportée  par 
cette  jeune  veuve  de  dix-sept  ans  avait  été  au-dessus  de  ses  forces. 
Ses  beaux-parents  furent  pleins  de  bonté  pour  elle,  et  quand,  après 
un  événement  qui  rompait  ses  derniers  liens  avec  la  famille  royale, 
Marguerite  témoigna  le  désir  de  rentrer  dans  son  pays  natal,  ils  ne 
s'y  opposèrent  pas.  Dès  son  arrivée  en  Castille,  sa  simplicité,  ses  fami- 
liarités gentilles  avec  les  Rois  et  ses  jeunes  belles-sœurs  avaient  d'abord 
amusé  et  fait  sourire.  Plus  tard,  on  lui  avait  laissé  comprendre  que 
cette  attitude  était  seulement  permise  dans  l'intimité.  En  public,  il 
convenait  de  garder  la  gravité  et  la  tenue  noble  en  harmonie  avec 
son  rang  et  surtout  avec  le  rôle  imposé  à  la  princesse  des  Asturies 
assise  sur  la  première  marche  du  trône.  A  ces  conseils  donnés  avec 
douceur,  mais  qui,  dans  le  fond,  n'humiliaient  pas  moins  sa  bonne 
grâce,  Marguerite  ne  répondait  rien,  et  elle  se  consolait  en  confiant 
sa  peine  au  charmant  époux  dans  les  bras  de  qui  elle  se  jetait  éperdue. 

Les  seigneurs,  les  dames,  les  serviteurs  flamands  venus  avec  la 
Princesse  avaient  également  souffert  de  la  contrainte  et  de  l'étiquette 
espagnoles,  de  la  chaleur  du  climat,  d'un  changement  d'habitudes  et 
de  nourriture.  Ils  influèrent  beaucoup  sur  sa  détermination. 

(325) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Les  Rois  n'essayèrent  pas  de  retenir  leur  belle-fille  ;  peut-être  même 
la  virent-ils  s'éloigner  sans  regret.  L'attitude  de  .son  frère  Philippe 
qui,  aussitôt  après  la  mort  du  Prince  Don  Juan,  avait  pris,  au  nom  de 
sa  femme  et  au  sien,  le  titre  de  Princes  héréditaires  de  Castille,  au  détri- 
ment de  la  fille  aînée  des  Rois,  la  Reine  de  Portugal,  avait  vivement 
mécontenté  Isabelle  et  Ferdinand. 

Marguerite  partit  en  1499,  un  an  et  demi  après  le  décès  de  l'Infant, 
et  revit  Anvers  au  lendemain  de  la  naissance  de  son  neveu  Charles, 
fils  de  Philippe  et  de  Juana,  le  futur  Empereur  Charles-Quint,  à  qui 
elle  rendit  tant  de  services  comme  gouvernante  des  Pays-Bas.  La 
fille  de  Maximilien  n'était  pas  au  bout  de  ses  vicissitudes.  Remariée 
au  Duc  de  Savoie,  veuve  de  nouveau  à  la  suite  d'un  accident 
de  chasse  survenu  à  ce  troisième  époux,  demandée  aussitôt  en  mariage 
par  Henri  VII  d'Angleterre,  elle  opposa  un  refus  formel  à  la  recherche 
dont  elle  était  l'objet.  Intelligente,  cultivée,  elle  patronna  les  poètes 
de  qui  elle  aimait  à  partager  les  travaux,  elle  encouragea  les  artistes 
et  les  hommes  de  science,  et  mourut  en  1530,  chérie,  honorée  et 
pleurée. 

Combien  le  sort  de  l'Espagne  eût  été  différent  si  les  Infants, 
échappant  à  leur  destin,  eussent  succédé  aux  Rois  Catholiques  ! 

Marguerite  d'Autriche  repose  encore  aujourd'hui  dans  le  tombeau 
de  pur  style  espagnol  qu'elle  fit  élever  au  Duc  de  Savoie  en  même 
temps  que  la  magnifique  église  de  Brou,  près  de  Bourg-en-Bresse, 
au  cœur  de  cette  France  qu'elle  détesta  depuis  son  renvoi  en  Flandre 
et  qu'elle  combattit  toute  sa  vie.  Elle  y  est  représentée  dans  le 
manteau  de  ses  beaux  cheveux,  dont  les  ondes  d'or  ruissellent  jus- 
qu'aux pieds.  Autour  du  monument  court  la  devise  évocatrice  de  ses 
douleurs  : 

«  Fortune,  Infortune  ». 

Tandis  que  Ferdinand  et  Isabelle  réalisaient  les  unions  tant 
désirées  de  Don  Juan  et  des  Infantes  Juana  et  Isabel,  ils  s'occu- 
paient encore  d'une  alliance  projetée  entre  leur  plus  jeune  fille,  Cathe- 
rine, et  Arthur,  Prince  de  Galles,  fils  et  présomptif  héritier  de  Henri  VII 
d'Angleterre.  Resserrer  les  liens  d'amitié  avec  ce  monarque,  c'était  le 
détourner  de  la  France  vers  laquelle  il  était  porté  et  l'engager  dans 
la  fameuse  figue  de  Venise  formée  contre  Charles  VIII.  Les  conven- 
tions matrimoniales,  acceptées  et  dénoncées  à  plusieurs  reprises, 
furent  signées  le  Ier  septembre  1496  et  ratifiées  l'année  suivante.  La 
célébration  du  mariage  fut  remise  à  une  époque  ultérieure  en  raison  de 
l'extrême  jeunesse  des  époux,  âgés  l'un  et  l'autre  de  moins  de  onze  ans. 

(326) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

Pourtant,  à  partir  de  cette  date,  Catherine  prit  officiellement 
le  titre  de  Princesse  de  Galles,  comme  la  petite  Marguerite  d'Autriche 
avait  porté  à  quatre  ans  celui  de  Dauphine  de  France.  Plût  à  Dieu  que 
son  mariage  eût  été  rompu  sans  retour  comme  celui  de  sa  jeune 
belle-sœur;  après  la  mort  déplorable  d'Arthur,  elle  ne  fût  pas  devenue 
la  femme  infortunée  du  terrible  Henri  VIII,  la  triste  Catherine  d'Ara- 
gon, cause  involontaire  du  schisme  d'Angleterre  ! 

Les  négociations  de  ce  mariage,  commencées  dès  l'année  1487  et 
compliquées  d'un  traité  d'alliance,  furent  extrêmement  laborieuses, 
à  en  juger  d'après  le  nombre  des  pièces  diplomatiques  conservées  aux 
Archives  de  Simancas  et  dont  la  lecture  relativement  récente  a 
jeté  des  clartés  singulières  sur  l'histoire  politique  de  l'Europe  à  la  fin 
du  XVe  siècle  et  au  début  du  xvie.  La  plupart  de  ces  pièces,  écrites  en 
caractères  chiffrés,  étaient  restées  énigmatiques  jusqu'au  jour  où,  il  y  a 
quelque  cinquante  ans,  Bergenroth  en  entreprit  la  lecture  et  déploya 
dans  ce  travail  un  talent  qui  tient  de  la  divination. 

A  une  époque  où  les  correspondances  entre  souverains  s'effectuaient 
au  moyen  de  courriers  exposés  aux  dangers  de  routes  longues  et 
peu  sûres,  où  les  communications  envoyées  par  mer  risquaient  de 
tomber  entre  les  mains  des  pirates,  il  importait  de  rendre  les  lettres 
politiques  illisibles  à  ceux  qui  n'en  étaient  point  les  destinataires.  Aussi 
bien,  les  secrétaires  royaux  avaient-ils  imaginé  des  chiffres  interpré- 
tables au  moyen  de  clés  différentes,  et  encore  les  changeaient-ils 
souvent,  afin  de  déjouer  les  efforts  des  lecteurs  indiscrets  à  l'heure 
même  où  ceux-ci  allaient  obtenir  la  solution  d'un  problème  difficile. 
Quelques  brèves  indications  permettront  de  se  faire  une  idée  des 
méthodes  inaugurées  sous  les  Rois  Catholiques  et  amenées  à  un  mer- 
veilleux degré  de  perfection,  c'est-à-dire  de  complication,  par  un  des- 
cendant de  musulman  converti,  Almazân,  le  chef  respecté  des 
secrétaires  royaux,  le  conseiller  fidèle  de  la  couronne  de  Castille. 


«  Il  y  a,  dit  Bergenroth,  différentes  manières  de  lire  les  textes  chiffrés.  Le 
lecteur,  après  avoir  étudié  la  langue  et  l'orthographe  du  temps,  doit  d'abord 
considérer  les  chiffres  qui  reviennent  le  plus  souvent  et,  d'après  cette  étude, 
juger  s'ils  représentent  des  voyelles  ou  des  consonnes.  Mais  cette  méthode 
est  sans  valeur  devant  les  chiffres  d'Almâzan,  car,  dans  un  texte  où  chaque 
lettre  de  l'alphabet  peut  être  représentée  de  cinquante  manières  différentes, 
il  est  impossible  de  dire  quelles  sont  les  lettres  qui  reviennent  le  plus  souvent. 
D'un  autre  côté,  quand  un  signe  représente  un  mot  ou  une  phrase  entière,  les 
lettres  ne  peuvent  être  comptées.  » 

Isabelle  la  Grande.  (3^7)  22 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Nous  entrevoyons  la  difficulté  ;  pénétrons  dans  le  labyrinthe. 

Les  chiffres  des  dépêches  espagnoles  durant  le  règne  de  Ferdinand 
et  d'Isabelle  sont  de  différentes  sortes.  Le  plus  simple  est  celui  où 
les  chiffres  arabes  sont  substitués  à  quelques  lettres  et  intercalés  dans 
l'écriture  ordinaire.  Comme  ils  ne  doivent  pas  les  remplacer  toutes,  ils 
sont  en  nombre  restreint.  Aucune  clé  de  ce  système  n'en  comporte 
plus  de  cent. 

Une  autre  combinaison  employée  peu  après  diffère  de  la  précédente 
en  ce  sens  que  les  chiffres  romains  se  substituent  aux  chiffres  arabes. 
Le  nombre  des  signes  croît  dans  des  proportions  considérables,  s'élève 
à  plusieurs  milliers  et  nécessite  un  petit  dictionnaire.  Les  dépêches 
écrites  en  chiffres  romains,  sans  aucune  écriture  en  clair,  apparaissent 
en  1495.  Un  alphabet  y  est  ajouté  dans  lequel  chaque  signe  représente 
une  lettre.  C'est  ainsi  que  chaque  voyelle  est  figurée  par  cinq  signes 
et  chaque  consonne  par  quatre.  Le  nombre  des  signes  pour  chaque 
lettre  s'éleva  bientôt  jusqu'à  treize,  quatorze  et  même  quinze,  de  telle 
sorte  que  quatre  ou  cinq  cents  signes  et  plus  correspondent  aux 
vingt  et  une  lettres  de  l'alphabet  espagnol  en  usage  à  cette  époque. 

A  ce  chiffre,  déjà  très  compliqué,  s'en  ajoute  un  troisième.  Certaines 
significations  sont  attachées  à  des  mots  monosyllabiques.  Par  exemple, 
bax  signifie  certainement  ;  dem,  gens  d'armes  ;  ham,  moi,  le  Roi. 
Pour  rendre  le  déchiffrement  encore  plus  difficile,  des  signes  sans  signi- 
fication sont  entremêlés  aux  chiffres,  soit  qu'on  les  écrive  en  chiffres, 
soit  qu'on  les  donne  en  clair,  comme,  par  exemple  :  Semperille  César, 
Je  vous  prie,  ou  tous  autres  mots  de  n'importe  quelle  langue,  sauf  celle 
où  la  dépêche  est  écrite. 

Les  différents  signes  sont  constamment  mêlés  dans  la  même 
dépêche,  dans  la  même  phrase  et  jusque  dans  le  même  mot.  En  voici 
un  exemple  facile  à  suivre  : 

«  DCCCCLXVIIII,  le,  N,  o,  y,  malus,  1  »  signifie  enviando  (envoyé). 
La  manière  dont  il  est  composé  donne  une  idée  du  temps  qu'il  fallait  pour 
écrire  et  lire  une  dépêche  ainsi  chiffrée. 

DCCCCLXVIIII  signifie 
le 

N  —                a               enviando. 

o  — 

y 

malus  — 


(328) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

Il  n'est  pas  étonnant  que  des  centaines  de  pages  écrites  sans 
aucune  séparation  entre  les  mots  et  sans  aucune  indication  de 
paragraphe,  où  les  jambages  sont  continués  depuis  la  première  lettre 
jusqu'à  la  dernière  sur  une  ligne  ininterrompue,  soient  longtemps 
restées  illisibles. 

Pour  résoudre  un  problème  en  apparence  insoluble,  Bergenroth 
s'imposa  des  études  préliminaires  qui  témoignent  de  sa  puissance  de 
volonté.  Malgré  ses  efforts,  il  dit  lui-même  qu'il  ne  découvrit  aucune 
clé  par  une  règle  méthodique  : 

«Tandis  que  je  copiais  et  recopiais  indéfiniment  les  dépêches,  je  m'appli- 
quais à  chercher  un  indice,  une  faute  de  copiste,  un  point  faible,  convaincu 
qu'aucun  homme  n'arrive  à  déguiser  si  complètement  sa  pensée  qu'à  ta 
longue  il  ne  la  trahisse  aux  yeux  d'un  observateur  vigilant.  Partout  où  je 
supposais  que  ce  pouvait  être  le  cas,  j'essayais  de  conjecturer  la  signification 
des  chiffres.  Cent  fois  j'avais  fait  ce  travail  en  vain.  A  la  fin,  je  triomphai. 
Un  jour,  comme  je  copiais  une  dépêche  en  un  chiffre  inconnu,  je  trouvai  deux 
signes  semblables  portant  les  marques  d'une  abréviation.  Quels  sont,  me 
dis-je,  les  mots  abrégés  dans  une  écriture  chiffrée?  Évidemment  ce  sont  les 
plus  connus.  De  différentes  constatations,  j'augurai  que  les  signes  abrégés 
devaient  représenter  n.  f.  (nuestra  fija).  Si  ma  supposition  était  juste,  il 
était  probable  que  les  caractères  précédents  signifiaient  :  Princesa  de  Gales. 
A  la  suite  d'un  examen  minutieux,  je  trouvai  cinq  signes  représentant  des 
lettres.  Je  pris  ces  signes  pour  G,  A,  L,  E,  S.  Je  ne  m'étais  pas  trompé.  La 
nuit  suivante,  vers  trois  heures  du  matin,  cette  clé  était  découverte.  » 

Au  moment  où  Bergenroth,  après  tant  d'efforts  et  de  combinaisons 
géniales,  commença  le  déchiffrement  des  textes,  les  archivistes  de 
Simancas  s'émurent.  Que  trouverait  cet  Anglais  dans  des  pièces  diplo- 
matiques dont  le  sens  leur  échappait  quand  ils  n'en  avaient  point 
la  clé  et  qui — celles  qu'ils  possédaient  le  leur  avaient  appris — traitaient 
des  négociations  diplomatiques  relatives  aux  mariages  des  Princes  de 
Galles  Arthur  et  Henri  avec  Catherine  d'Aragon?  Certes,  il  était 
intéressant  pour  l'Espagne  d'éclairer  l'histoire  des  grands  princes 
de  la  deuxième  partie  du  xve  siècle,  mais  n'avait-on  pas  à  redouter 
le  jugement  des  hommes  d'un  autre  âge,  parvenus  à  un  état  moral 
supérieur,  au  moins  en  théorie?  Tiendraient-ils  compte  des  circons- 
tances difficiles  au  milieu  desquelles  avaient  dû  se  mouvoir  des  mo- 
narques contraints  de  recourir  à  des  spoliations  et  d'exercer  un 
despotisme  intransigeant  ? 

Pour  plus  de  sûreté,  les  bibliothécaires  de  Simancas  fermèrent  les 

(329) 


ISABELLE  LA  GRANDE 

archives  à  Bergenroth  dès  qu'ils  le  virent  à  même  d'en  percer  le 
mystère.  Celui-ci  se  rendit  à  Madrid,  des  négociations  s'engagèrent, 
plus  difficiles,  dit-il,  que  la  lecture  des  chiffres  elle-même,  et  ce  fut 
seulement  six  ans  plus  tard,  sous  le  ministère  du  Général  Narvaes, 
qu'il  obtint  l'autorisation  de  continuer  ses  travaux.  En  revenant  à 
Simancas,  il  eut  la  satisfaction  de  recevoir  des  archivistes  deux  clés 
concernant  les  correspondances  échangées  avec  le  ministre  et  l'ambassa- 
deur des  Rois  :  le  Docteur  Puebla  et  Pedro  de  Ayala,  clés  dont  on 
lui  avait  caché  l'existence  jusqu'au  jour  où  elles  lui  étaient  devenues 
inutiles.  Elles  corroboraient  les  découvertes  qui  lui  avaient 
donné  tant  de  peine.  La  clé  de  Puebla  ne  comptait  pas  moins  de 
2  400  mots. 

Quels  étaient  donc  les  sujets  traités  dans  la  correspondance  royale? 
Ane  considérer  que  les  dépêches  en  clair  échangées  entre  les  Monarques, 
on  pourrait  croire  qu'ils  réalisent  sur  la  terre  un  mariage  écrit  dans 
le  ciel.  Leur  intérêt  serait  médiocre,  si  elles  ne  donnaient  une  idée 
des  mœurs  du  temps.  C'est  ainsi  qu'une  lettre  adressée  par  Puebla, 
Ministre  d'Isabelle,  à  sa  Souveraine  et  datée  du  3  décembre  1497  au 
nom  des  deux  Reines,  mère  et  femme  de  Henri  VII,  témoigne  de  l'em- 
pressement avec  lequel  les  Princesses  anglaises  désirent  accueillir  la 
jeune  Infante  dont  le  mariage  se  négocie  depuis  plus  de  huit  ans. 

«  La  Reine  Elisabeth  et  la  mère  du  Roi  souhaitent  que  la  Princesse  de 
Galles  parle  toujours  le  français  avec  la  princesse  Marguerite  qui  vit  main- 
tenant en  Espagne  et  qu'elle  apprenne  assez  bien  cette  langue  pour  la  parler, 
car  les  reines  anglaises  ne  savent  pas  le  latin  et  entendent  encore  moins 
l'espagnol.  La  Princesse  Catherine  devra  s'habituer  à  boire  du  vin  ;  en 
Angleterre,  l'eau  n'est  pas  bonne,  ou,  quand  elle  l'est,  le  climat  ne  permet 
pas  d'en  boire.  » 

En  1499,  Catherine  écrit  de  son  côté  à  son  futur  époux  Arthur, 
Prince  de  Galles,  âgé  de  treize  ans,  une  lettre  à  laquelle  celui-ci 
répond  par  la  dépêche  suivante  rédigée  en  latin.  On  y  sent  le  devoir 
de  style  corrigé,  sinon  dicté,  par  un  précepteur  vigilant  : 

«J'ai  lu  les  douces  lettres  que  Votre  Altesse  a  dernièrement  envoyées 
et  qui  me  disent  son  amour  pour  moi.  Ces  lettres,  écrites  de  votre  main, 
m'ont  rendu  bien  joyeux.  En  imagination,  je  suis  devant  Votre  Altesse,  je 
cause  avec  elle  et  j'embrasse  ma  chère  femme.  Je  ne  puis  vous  dire  combien 
est  grand  le  désir  que  j'ai  de  vous  voir  et  combien  le  long  délai  qui  me 

(330) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

sépare  de  votre  arrivée  est  douloureux  pour  moi.  Je  souhaite  r;ue  votre 
venue  soit  hâtée.  Écrivez-moi  bientôt  et  souvent. 
«  Votre  époux  qui  vous  aime, 

«  Arthur.  » 

En  même  temps  que  ces  lettres  affectueuses,  mais  sans  grande 
portée  réelle,  s'échangeait  une  correspondance  secrète  où,  durant 
dix  années,  les  articles  du  contrat  de  mariage  et  le  traité  d'alliance 
sont  discutés  pied  à  pied,  avec  une  habileté  et  une  âpreté  sans  égales 
de  part  et  d'autre.  C'est  ici  que  les  secrétaires  du  chiffre  jouent  un  rôle 
actif. 

Isabelle  recommande  à  son  ministre  de  faire  valoir  aux  yeux  du 
Roi  Henri  les  avantages  inouïs  d'un  mariage  espagnol  : 

«  Il  n'y  a  présentement  dans  le  monde  aucun  monarque  dont  la  fille  puisse 
mieux  convenir  au  Prince  de  Galle  que  l'Infante  Catherine. 

«  Cette  alliance,  accompagnée  d'un  bon  traité,  sera  infiniment  avanta- 
geuse à  l'Angleterre.  Si  Henri  entrait  dans  la  coalition  contre  la  France,  il 
pourrait  à  volonté  se  servir  de  la  flotte  espagnole  et,  à  supposer  que  celle 
dont  disposent  actuellement  les  Rois  Catholiques  soit  insuffisante,  ces  princes, 
à  la  requête  du  monarque  anglais,  la  renforceraient  d'un  grand  nombre 
d'unités  navales.  >> 

Ces  propositions  laissaient  Henri  assez  froid.  Certes,  il  désirait 
ardemment  le  mariage  espagnol,  mais  il  ne  se  souciait  pas  d'entrer 
en  lutte  avec  le  Roi  de  France  tant  qu'il  n'aurait  pas  réglé  ses  différends 
avec  le  Roi  d'Ecosse.  Puis,  il  y  avait  la  grosse  question  des  apports  sur 
laquelle  les  Rois  chicanaient  avec  une  vivacité  toute  roturière. 

Les  agents  de  Henri  se  montraient  exigeants.  L'argent,  disaient- 
ils,  ne  sortait  pas  de  la  caisse  des  Rois  d'Espagne  et  venait  en  droite 
ligne  de  la  bourse  de  leurs  sujets.  Quelle  raison  ces  princes  avaient-ils 
de  se  montrer  si  regardants? 

Les  négociateurs  espagnols  répondaient  avec  aigreur,  mais  tout  en 
souriant,  que  le  Roi  Henri  devrait  être  bien  satisfait  de  la  dot  quelle 
qu'elle  fût,  car  c'était  chose  extraordinaire  de  voir  les  Rois  donner  leur 
fille  à  un  prince  de  qui  le  père  pouvait,  d'un  jour  à  l'autre,  être  chassé 
d'Angleterre. 

Ils  faisaient  allusion  aux  revendications  de  Perkin  Warbek,  le 
prétendu  fils  d'Edouard  IV.  Aujourd'hui,  nous  n'avons  plus  de  doute 
sur  sa  personnalité,  mais,  à  cette  époque,  les  opinions  étaient  partagées, 
surtout   depuis   que   l'imposteur   avait   été  accueilli  par  Maximilien 

(33i) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

comme  un  prince  de  sa  famille  et  que  Marguerite  d'Autriche  l'avait 
reconnu  pour  son  neveu. 

Enfin,  malgré  les  aménités  échangées  entre  les  négociateurs  du 
mariage,  on  finit  par  s'entendre.  La  dot  fut  fixée  à  200  000  couronnes 
d'or,  —  1  million  en  poids,  —  soit  une  valeur  relative  de  8  millions 
payables  la  moitié  au  jour  du  mariage  et  le  reste  par  sommes  égales 
dans  les  deux  années  suivantes.  Le  quart  du  premier  versement 
serait  payé  en  bijoux,  joyaux,  vaisselle,  tapisseries  apportés  par  la 
Princesse  et  réservés  à  son  usage.  Henri  avait  longtemps  protesté  contre 
cette  dernière  clause.  Il  préférait  de  l'argent  comptant  qui  entrerait 
dans  ses  coffres,  et  ne  s'en  cachait  pas.  Comme  douaire,  Henri  affectait 
les  revenus  des  comtés  de  Cornouailles,  de  Galles,  etc. 

Les  deux  cours  étaient  d'accord  sur  le  contrat  de  mariage  et  le  traité. 

Pourtant  Ferdinand  ne  parlait  pas  du  départ  de  Catherine.  Au 
contraire,  il  alléguait  que,  d'après  les  rapports  de  son  Ambassadeur, 
Pedro  de  Ayala,  la  Cour  d'Angleterre  convenait  peu  à  une  très 
jeune  princesse.  En  vérité,  il  s'inquiétait  des  prétentions  de  Perkin 
Warbek,  n'entendait  pas  compromettre  sa  fille  dans  une  aventure  et 
ne  se  décida  franchement  à  remplir  les  formalités  définitives  du 
mariage  qu'après  la  condamnation  et  l'exécution  du  faux  duc  d'York. 
Jusque-là,  Ferdinand  n'avait  donné  à  Henri  que  le  titre  de  Cousin. 
La  parenté  se  resserra  quand  le  monarque  anglais  n'eut  plus  de 
compétiteur.  Il  feignit  de  croire  à  une  erreur  des  scribes  castillans, 
réclama  le  titre  de  Frère  et  reçut  satisfaction  pleine  et  entière. 

Les  cérémonies  du  mariage  par  procuration  ne  furent  plus  différées. 

Le  19  mars  1499,  Arthur,  Prince  de  Galles,  le  Docteur  Puebla,  Pro- 
curateur de  Catherine  d'Aragon,  William,  Êvêque  de  Lincoln,  John, 
Evêque  de  Coventry,  et  Lichfieldj  accompagnés  de  plusieurs  grands  per- 
sonnages laïques,  se  réunirent  dans  la  chapelle  du  manoir  de  Bewdley, 
sur  le  diocèse  d'Hertford,  afin  d'accomplir  la  cérémonie  nuptiale 
fier  verba  de  firoesanti  entre  le  Prince  et  la  Princesse  de  Galles.  Après 
la  messe,  l'Évêque  de  Coventry  rappela  au  Prince  de  Galles  combien 
son  père  le  Roi  Henri  souhaitait  que  son  mariage  projeté  avec  la 
Princesse  de  Galles  fût  rendu  indissoluble.  Le  Docteur  Puebla,  ajouta- 
t-il,  était  venu  dans  ce  saint  lieu  afin  de  remplir  au  nom  de  la  Prin- 
cesse et  à  sa  place  les  rites  prescrits  par  l'Église.  Le  Saint- Père  avait 
levé  tout  obstacle  canonique  à  cette  union.  Il  était  maintenant  du 
devoir  du  Prince  de  donner  son  opinion  et  de  déclarer  sa  volonté. 

Sur  cette  invitation,  Arthur  prit  la  parole.  Il  était  très  heureux 
de  contracter  un  mariage  indissoluble  avec  Catherine,  Princesse  de 

(332) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

Galles,  fille  du  Roi  Ferdinand  et  de  la  Reine  Isabelle  d'Espagne, 
non  seulement  pour  obéir  au  Pape  et  au  Roi  son  père,  mais  aussi 
en  raison  de  l'amour  profond  et  sincère  qu'il  portait  à  ladite  Prin- 
cesse. Est-il  utile  de  rappeler  que  les  jeunes  gens  ne  se  connaissaient 
pas? 

Puebla  témoigna  au  Prince  sa  gratitude  personnelle,  car  le  mariage 
avait  été  le  fruit  de  ses. incessants  labeurs  et,  au  nom  de  la  Princesse, 
donna  son  consentement  au  mariage  indissoluble.  Après  lecture  des 
pouvoirs  signés  par  l'Infante  Catherine,  le  Prince  de  Galles  prit 
dans  sa  main  droite  la  main  droite  de  Puebla,  et  Richard  Peel,  Lord 
Chambellan  du  Prince  et  chevalier  de  la  Jarretière,  tint  dans  les 
siennes  les  deux  mains  réunies.  Alors  le  Prince  déclara  accepter  Puebla 
au  nom  et  comme  procurateur  de  la  Princesse  Catherine  et  reconnaître 
cette  Princesse  comme  sa  légale  et  incontestable  épouse.  La  même 
formalité  fut  ensuite  remplie  par  Puebla  vis-à-vis  du  Prince. 

Le  10  juillet,  Henri  signait  le  traité  d'alliance  dont  les  Rois 
d'Espagne  avaient  envoyé  une  rédaction  définitive.  Les  clauses  en  sont 
de  grande  importance  et  l'on  conçoit  le  prix  que  les  signataires  atta- 
chaient à  sa  conclusion  : 

i°  Un  traité  d'amitié  et  d'alliance  pour  les  temps  futurs  et  sans  limite 
est  conclu  entre  Henri  VII,  ses  héritiers  et  successeurs  d'une  part,  et  Ferdi- 
nand et  Isabelle,  leurs  héritiers  et  successeurs  d'autre  part.  Les  alliés  s'obli- 
gent à  s'assister  et  secourir  l'un  l'autre  de  tout  leur  pouvoir  contre  toute 
ou  chaque  personne  dans  le  monde,  sans  aucune  exception  et  pour  la  défense 
de  leurs  présents  domaines. 

2°  Aucun  des  alliés  ne  pourra  aider  de  ses  actes  ou  conseils  les  ennemis 
de  son  co-allié  qui  tenteraient  d'envahir  les  domaines  qu'il  possède,  sans 
aucune  exception  ni  réserve.  Ils  s'obligent  au  contraire  à  s'entr'aider  l'un 
l'autre  dans  un  cas  pareil,  et  de  tout  leur  pouvoir.  Cependant,  l'allié  qui 
requiert  l'aide  de  l'autre  devra  payer  les  dépenses,  qui  seront  fixées  en  concor- 
dance avec  le  prix  des  approvisionnements. 

3°  Dans  tous  les  articles  qui  ne  sont  pas  contenus  dans  ce  traité  d'alliance 
et  qui  ne  dérogent  à  aucune  de  ses  clauses,  le  Pape,  le  Roi  des  Romains,  le 
Roi  de  France  et  l'Archiduc  Philippe  doivent  être  exceptés.  Mais  cette  excep- 
tion est  sans  aucune  validité  en  ce  qui  concerne  les  différentes  clauses  qui 
forment  le  sujet  du  traité. 

4°  Les  sujets  de  chacun  des  alliés  auront  la  liberté  de  voyager  et  de  com« 
mercer  ou  de  faire  toute  autre  affaire  dans  les  domaines  respectifs  des  alliés. 
Aucun  passeport  particulier  ou  généralne  sera  exigé.  Ils  seront  traités  comme 
des  sujets  nés  dans  les  pays  où  ils  résideront. 

5° Ni  l'un  ni  l'autre  allié  ne  permettra  aux  rebelles  ou  ennemis  de  l'un  ou 

(333) 


ISABELLE   LA    GRANDE 

de  l'autre  de  s'établir  dans  ses  domaines,  ni  de  les  favoriser,  ni  de  permettre 
qu'aucune  faveur  leur  soit  accordée  par  ces  sujets  eux-mêmes.  Si  des 
rebelles  étaient  découverts  dans  les  domaines  de  l'un  ou  l'autre  allié,  ils 
seraient  arrêtés  et  livrés  au  prince  contre  qui  ils  se  sont  révoltés. 

6°  Les  deux  alliés  promettent  de  se  comprendre  nominalement  et  expres- 
sément l'un  l'autre  dans  tous  les  traités  d'alliance  ou  trêves  conclus  avec 
d'autres  États. 

7°  Les  prises,  reprises  et  lettres  de  marque  ne  seront  concédées  à  aucun 
des  alliés  contre  les  sujets  de  l'autre.  Les  capitaines  commandants  de  vais- 
seaux, les  uns  sujets  espagnols,  les  autres  sujets  du  roi  Henri,  ne  seront, 
en  quittant  les  ports,  soumis  à  aucune  juridiction,  donnant  toute  tranquil- 
lité pour  la  sécurité  de  leur  bonne  tenue  à  la  mer  durant  le  voyage. 

8°  Si  les  sujets  de  l'un  ou  de  l'autre  allié  contrevenaient  à  ce  traité,  répa- 
ration serait  donnée,  mais  le  traité  resterait  dans  toute  sa  force. 

o°  Le  traité  sera  publiquement  proclamé  dans  un  délai  de  six  mois  dans 
les  villes  ou  ports  de  mer  des  domaines  des  alliés. 

io°  Si  un  vaisseau  de  quelque  sujet  espagnol  ou  anglais  est  naufragé  sur 
les  côtes  ou  dépendances  de  l'Espagne,  de  l'Angleterre  ou  de  l'Irlande,  toute 
l'assistance  possible  lui  sera  donnée.  Qui  que  ce  soit  qui  se  sauve,  le  vaisseau, 
les  gens  ou  les  marchandises  resteront  la  propriété  du  possesseur  du  vais- 
seau ou  des  marchandises.  Le  sauvetage  seul  sera  payé. 


Après  un  règlement  méticuleux  des  apports  de  la  Princesse,  après 
la  célébration  du  mariage  dit  indissoluble,  après  la  signature  du  traité 
défensif  et  offensif,  il  n'y  avait  plus,  semble-t-il,  qu'à  gréer  l'Armada 
où  monterait  la  future  Reine  d'Angleterre.  Et  pourtant  les  Rois 
d'Espagne  atermoyaient  encore  le  départ  de  leur  fille,  sous  prétexte 
que  le  Prince  de  Galles  n'avait  point  atteint  sa  quatorzième  année, 
âge  auquel  il  devenait  apte  à  contracter  un  mariage  définitif,  que  la 
santé  de  la  Reine  Isabelle  était  peu  satisfaisante,  que  le  Roi  Ferdinand 
devait  se  rendre  dans  les  Alpujarras  pour  y  réduire  des  révoltés 
mores.  En  Angleterre,  on  était  au  contraire  très  désireux  de  recevoir 
la  Princesse.  On  représentait  que,  très  jeune,  elle  s'accoutumerait 
mieux  aux  mœurs  de  sa  nouvelle  patrie,  qu'elle  en  apprendrait  la 
langue  ;  on  rappelait  que  des  sommes  importantes  avaient  été  déjà 
dépensées  en  vue  de  sa  réception.  Il  importait  qu'elles  ne  fussent 
point  perdues,  et  l'on  demandait  avec  instance  que  la  date  du  départ 
fût  enfin  fixée. 

Sans  doute  la  réponse  n'eût  pas  été  donnée  de  longtemps  si  les 
espions  que  les  Rois  entretenaient  auprès  de  leur  bon  frère  n'eussent 
fait  tenir  des  renseignements  inquiétants.  Henri  intriguait,  écoutait 

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LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

des  propositions  de  mariage  dont  le  Prince  de  Galles  était  l'objet,  comme 
s'il  eût  conservé  toute  liberté  à  cet  égard.  Le  Roi  de  France  accor- 
derait volontiers  la  main  de  la  sœur  du  Duc  d'Angoulême  avec  une 
dot  de  200  ooo  écus  ;  l'Archiduc  Philippe  était  venu  à  Calais  dans 
l'intention  de  préparer  l'union  de  sa  sœur  la  Princesse  Marguerite. 
Henri  devait  être  surveillé,  car  il  était  versatile  comme  ceux  de  sa 
nation. 

«  Pour  l'amour  de  Dieu,  écrivait  Puebla,  ne  différez  pas  et  ne  donnez  pas 
de  prétexte  à  un  changement  de  politique.  » 

Le  départ  de  Catherine  fut  décidé.  Il  y  eut  bien  quelques  pour- 
parlers à  propos  de  la  suite  espagnole  qui  devait  accompagner  la  Prin- 
cesse et  rester  auprès  d'elle.  Henri  avait  demandé  que  les  jeunes 
dames  d'honneur  fussent  jolies  et  de  bonne  noblesse.  Ainsi  les  gentils- 
hommes de  sa  maison  pourraient  les  épouser  et  il  en  résulterait  une 
concorde  désirable.  Pourtant,  il  en  limita  le  nombre,  ne  voulant  pas, 
disait-il,  imiter  l'Archiduc  Philippe  qui,  après  avoir  reçu  les  cent 
cinquante  personnes  venues  avec  Juana,  en  avait  renvoyé  une  partie 
et  laissait  les  autres  dans  le  dénuement  : 

«  Je  puis  vous  assurer  que  les  officiers  qui  viendront  avec  la  Princesse  de 
Galles  ne  mourront  pas  de  faim.  S'ils  meurent,  ce  sera  plutôt  d'indigestion.  » 

La  promesse  était  engageante. 

«  La  Princesse,  ajoutait-il,  sera  plus  respectueusement  servie  par  les 
dames  anglaises  qu'aucune  princesse  ne  l'a  été  auparavant.  » 

Isabelle  avait  été  informée  des  coûteux  préparatifs  que  l'on  faisait 
en  Angleterre  en  vue  des  noces  de  sa  fille.  Le  23  mars  1501,  elle  écrivit 
la  jolie  lettre  suivante,  datée  de  Grenade  et  adressée  à  Puebla  : 

«  Je  suis  heureuse  d'apprendre  que  l'on  fait  de  grands  préparatifs  pour 
recevoir  la  Princesse  de  Galles,  parce  que  cette  prodigalité  témoigne  de  la 
magnificence  de  Mon  Frère,  le  Roid'Angleterre,etaussiparceque  ces  démons- 
trations de  joie  à  l'occasion  de  l'arrivée  de  ma  fille  me  sont  naturellement 
agréables.  Cependant,  il  serait  plus  conforme  à  mes  sentiments  que  les 
dépenses  fussent  modérées.  Nous  ne  voudrions  pas,  le  Roi  et  moi,  que  notre 
fille  fût  cause  d'aucune  perte  en  Angleterre,  soit  en  argent,  soit  de  quelque 
autre  manière  possible.  Nous  voudrions,  au  contraire,  que  sa  venue  soitune 

(335) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

source  de  bonheur,  et  elle  le  sera,  nous  l'espérons,  avec  l'aide  de  Dieu.  Il 
doit  3?  avoir  des  réjouissances,  mais  nous  supplions  surtout  le  Roi  et  la  Reine 
de  donner  à  la  Princesse  la  fête  de  leur  affection  et  de  la  traiter  comme  leur 
fille.  » 

Cette  invitation  à  l'économie  ravit  le  Roi  Henri  : 

«  Je  donnerais  la  moitié  de  mon  royaume,  s'écria-t-il,  pour  que  la  Prin- 
cesse de  Galles  ressemblât  à  sa  mère.  » 

La  lettre  si  sage  d'Isabelle  n'enraya  pourtant  pas  l'élan  qui  portait 
le  Roi,  la  noblesse  et  la  nation  entière  à  célébrer  avec  pompe  le  mariage 
princier.  Le  Roi  avait  envoyé  des  messages  aux  lords  anglais,  irlandais 
et  gallois,  leur  enjoignant  d'être  présents  à  Londres  afin  d'accueillir 
la  Princesse  de  Galles.  Des  invitations  semblables  avaient  été  adressées 
à  la  noblesse  de  Flandre,  de  France  et  de  Bretagne.  Tout  chevalier 
qui  prendrait  part  aux  fêtes  serait  hospitalièrement  reçu  et  défrayé 
de  ses  dépenses.  Les  Ducs  de  Northumberland,  Suffolk  et  Glocester 
défieraient  les  chevaliers  présents  à  rompre  trois  lances  et  à  échanger 
trois  coups  de  hache  d'armes.  Les  joutes  dureraient  quarante  jours 
et  auraient  lieu  à  Londres  où  l'épidémie  de  peste  avait  complètement 
disparu  et  où  la  santé  publique  était  excellente.  Des  préparatifs  étaient 
ordonnés  dans  les  ports  de  mer,  villes  et  villages  pour  recevoir  la  Prin- 
cesse. Il  était  à  souhaiter  qu'elle  débarquât  à  Southampton  ou  à 
Bristol  parce  que  leurs  rades  étaient  sûres,  mais,  si  la  flotte  se  pré- 
sentait dans  n'importe  quelle  autre  ville  de  la  côte,  elle  y  serait  éga- 
lement bien  accueillie.  Le  Roi,  la  Reine,  le  Prince  de  Galles  ne  s'occu- 
paient pas  d'autre  chose.  Ils  se  réjouissaient  à  la  pensée  que  la  Prin- 
cesse commençait  à  parler  français. 

Le  21  mai  1501,  l'Infante  Catherine  dit  adieu  à  sa  mère,  qu'elle 
ne  devait  plus  revoir,  et  quitta  l'Alhambra,  ce  palais  merveilleux  où 
sa  douce  enfance  s'était  en  partie  écoulée.  Elle  allait  s'embarquer  au 
port  de  la  Corogne  en  Galice,  une  ville  voisine  du  sanctuaire  de  Saint- 
Jacques  de  Compostelle  où  les  voyageurs  gagneraient  un  jubilé 
avant  de  prendre  la  mer.  Les  Rois  avaient  d'abord  projeté  d'accom- 
pagner Catherine  jusqu'au  port  d'embarquement,  mais  la  nouvelle  d'une 
rébellion  dans  la  Sierra  de  Ronda  avait  rappelé  le  Roi  en  Andalousie, 
il  venait  de  s'en  rendre  maître,  était  rentré  à  Grenade  pour  embrasser 
sa  fille,  mais  n'osait  s'éloigner  d'une  région  pacifiée  à  demi.  Quant  à 
Isabelle,  minée  par  le  chagrin,  atteinte  par  la  maladie,  elle  n'était 

(336) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

plus  en  état  de  monter  à  cheval.  Si  elle  était  du  voyage,  elle  devrait 
l'accomplir  en  litière,  et  la  marche  du  cortège  serait  ralentie. 

Ce  n'était  pas  une  petite  expédition,  en  effet,  que  de  parcourir  dans 
une  saison  déjà  chaude  l'Andalousie,  la  Manche  dénudée,  la  Castillc 
aride  et  le  Léon  plus  hospitalier.  Catherine,  qui  avait  voulu  marchera 
un  train  rapide,  fut  prise  de  fièvre,  contrainte  de  s'arrêter  quelques 
jours  et  obligée  ensuite  de  continuer  le  voyage  de  nuit  par  petites 
étapes.  Deux  mois  s'écoulèrent  avant  qu'elle  n'eût  atteint  la  Corogne. 
La  tempête  régnait  sur  la  mer.  Quand  elle  fut  apaisée,  la  Princesse 
s'embarqua  sur  la  Vera  Cruz,  un  navire  de  trois  cents  tonneaux  à  des- 
tination de  Plymouth.  Elle  était  accompagnée  du  Comte  et  de  la 
Comtesse  de  Cabra,  du  Commandant  de  Cârdenas,  de  Dona  Elvira 
Manuel,  première  dame  d'honneur,  de  quatre  filles  d'honneur,  de 
trois  évêques,  de  quatre  aumôniers,  de  neuf  pages  et  d'un  certain 
nombre  d'officiers  et  de  caméristes,  cinquante-cinq  personnes  environ. 

C'était  peu,  si  l'on  comparait  cette  suite  à  celle  de  l'Infante  Juana 
débarquant  en  Flandre,  mais  on  avait  tenu  compte  du  désir  manifesté 
par  le  Roi  Henri. 

Quel  était  l'état  moral  de  la  jeune  Princesse  que  les  vents  empor- 
taient vers  une  nouvelle  patrie?  Les  historiens  du  temps  s'accordent 
à  vanter  ses  qualités  intellectuelles,  l'instruction  étendue  dont 
témoigne  Erasme,  une  maturité  précoce  acquise  auprès  d'une  mère 
incomparable,  une  habileté  politique  due  aux  exemples  d'un  père  que 
la  Reine  donnait  comme  modèle  à  ses  enfants.  D'autre  part,  elle 
s'éloignait  imbue  de  la  sûreté  de  son  jugement,  intransigeante  quand 
la  discipline  religieuse  était  en  jeu.  Élevée  durant  la  guerre  de  Gre- 
nade, assurée  que  les  Chrétiens  devaient  leur  triomphe  à  une  inter- 
vention du  Ciel  en  leur  faveur,  elle  croyait  la  cause  de  Dieu  indisso- 
lublement liée  à  celle  de  la  maison  de  Castille  et  pensait  emporter 
avec  elle  une  part  des  grâces  divines,  tout  au  moins  une  protection 
spéciale.  Aveuglée  par  l'ardeur  de  sa  foi,  elle  était  inhabile  à  éviter  les 
infortunes  qui  finirent  par  l'accabler.  Quand  l'heure  de  l'épreuve  fut 
venue,  elle  la  subit  chrétiennement,  mais  la  pensée  ne  lui  vint  point 
qu'elle  eût  pu  prévenir  et  détourner  le  malheur.  Les  Ambassadeurs 
qui,  au  nom  du  Roi  Henri,  réclamaient  depuis  longtemps  sa  venue, 
n'avaient  que  trop  bien  prévu  les  écueils  auxquels  se  heurterait  une 
Infante  d'Espagne  transplantée  en  Angleterre  à  seize  ans  passés. 

La  mer  était  calme.  Le  2  octobre,  après  une  traversée  relativement 
bonne,  la  Vera  Cruz  entrait  dans  le  port  de  Plymouth.  A  peine  débar- 
quée, la  Princesse  de  Galles  se  rendit  processionnellement  à  l'église 

(337) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

et  entendit  la  messe.  La  cérémonie  terminée,  elle  parcourut  la  ville 
aux  acclamations  frénétiques  des  habitants,  car  le  mariage  espagnol 
était  très  populaire  parmi  les  marins  des  côtes  : 

«  Elle  n'eût  pas  été  reçue  avec  plus  de  joie  si  elle  eût  été  le  Sauveur 
même  »,  écrit  un  contemporain. 

Cet  enthousiasme  fit  oublier  à  la  jeune  Princesse  une  pluie  dilu- 
vienne qui  l'accueillait  à  sa  manière. 

Le  Roi  Henri  était  venu  de  Richmond  au-devant  de  sa  bru.  Le 
soir  même,  il  demanda  l'autorisation  de  la  voir,  demande  inconsidérée 
aux  yeux  des  Espagnols,  car  elle  était  contraire  à  l'étiquette  de  leur 
pays.  D'après  les  ordres  de  ses  parents,  Catherine  devait  s'abstenir 
de  parler  au  Roi  et  au  Prince  de  Galles  jusqu'à  la  cérémonie  nuptiale. 
On  n'était  plus  en  Castille  ;  l'entrevue  fut  accordée.  Le  Roi  et  la  Prin- 
cesse se  dirent  dans  leur  langue  une  foule  de  choses  aimables  qu'ils 
ne  comprirent  pas  et,  quand  le  Prince  Arthur  se  présenta,  ce  fut  par 
l'intermédiaire  latin  des  évêques  espagnols  et  anglais  que  les  époux 
se  témoignèrent  leur  mutuelle  satisfaction  de  se  voir. 

Catherine  fit  son  entrée  solennelle  à  Londres  le  12  novembre. 
Elle  montait  une  mule  magnifiquement  caparaçonnée  et  marchait 
entre  le  Duc  d'York  et  le  Légat  du  Pape.  Grande,  sculpturale,  elle 
était  coiffée  d'un  large  chapeau  rond,  orné  de  passementerie  d'or 
comme  celui  d'un  cardinal,  et  d'un  bonnet  rouge  d'où  s'échappaient 
ses  beaux  cheveux  d'un  blond  ardent  comme  ceux  de  sa  mère.  Sur  ses 
pas  chevauchait  Dona  El  vira  Manuel  vêtue  d'un  costume  noir  d'un 
caractère  monacal.  A  leur  suite  venaient  en  un  cortège  brillant  les 
belles  demoiselles  d'honneur,  l'ensemble  de  la  maison  et  une  foule 
de  seigneurs  anglais. 

Le  mariage  eut  lieu  à  Saint- Paul  deux  jours  plus  tard  avec  une 
solennité  imposante.  Sur  une  coiffe  de  soie  blanche,  la  belle  épousée 
portait  un  voile  brodé  d'or,  de  perles,  de  pierres  précieuses  qui  la 
couvrait  tout  entière.  Sa  robe,  très  ample,  était  soutenue  au  bas  de  la 
taille  par  des  cercles  qui  éloignaient  l'étoffe  du  corps  selon  l'usage 
de  son  pays  ;  les  manches,  fort  longues,  effleuraient  presque  la  terre. 
Des  bals,  des  tournois,  des  spectacles,  accompagnements  obligatoires 
d'une  grande  fête  royale,  succédèrent  aux  noces. 

Une  dépêche  du  Roi  Henri,  adressée  directement  aux  Rois  Catho- 
liques et  datée  du  28  novembre,  témoigne  de  son  contentement.  Il 
raconte  quelle  a  été  son  anxiété  durant  le  voyage  de  la  Princesse  et 

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LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

dit  sa  joie  quand  il  apprit  son  arrivée  à  Plymouth.  Plusieurs  officiers 
avaient  été  chargés  de  l'amener  à  petites  journées  jusqu'à  Londres, 
mais  lui  et  le  Prince  de  Galles  se  sont  portés  à  sa  rencontre.  Tous  les 
deux  ont  admiré  la  beauté  de  la  Princesse  et  la  dignité  de  ses  manières. 
Après  avoir  indiqué  que  le  mariage  a  été  solennellement  béni  à  Saint- 
Paul,  Henri  ajoute  : 

«  Bien  que  l'amitié  entre  les  maisons  d'Angleterre  et  d'Espagne  ait  été 
réciproque  et  sincère  jusqu'ici,  cet  heureux  mariage  la  rendra  encore  plus 
intime  et  à  jamais  indissoluble.  » 

Le  Monarque  prie  les  Souverains  de  bannir  de  leur  esprit  toute 
tristesse.  Certes,  ils  ne  voient  plus  le  joli  visage  de  leur  fille  bien- 
aimée,  mais  ils  peuvent  être  assurés  qu'elle  a  trouvé  un  second  père 
dans  le  Roi  d'Angleterre.  Il  veillera  sur  son  bonheur  et  ne  permettra 
jamais  qu'il  lui  manque  une  chose  qu'il  serait  en  état  de  lui  procurer. 
Déjà,  il  a  écrit  aux  Rois  dans  ce  sens,  mais  de  telles  promesses  ne 
sauraient  être  trop  souvent  répétées.  L'union  entre  les  deux  familles 
royales  est  si  complète  que,  désormais,  il  est  impossible  de  faire  une 
distinction  entre  les  intérêts  de  l'Angleterre  et  ceux  de  l'Espagne.  De 
son  côté,  le  Prince  de  Galles  témoigne  à  ses  beaux- parents  une  satis- 
faction profonde. 

i 

«  Il  n'a  jamais  été  aussi  heureux  que  le  jour  où  il  a  vu  pour  la  première  fois 
le  doux  visage  de  sa  fiancée.  Aucune  femme  au  monde  ne  pouvait  lui  plaire 
davantage.  Il  promet  d'être  un  bon  époux.  » 

Catherine  éprouva  une  impression  toute  différente  en  se  trouvant 
en  présence  d'un  enfant  de  quinze  ans,  valétudinaire,  plus  apte,  suivant 
les  auteurs  du  temps',  à  cultiver  les  plantes  cordiales  que  propre  à  cueillir 
la  fleur  d'oranger. 

Le  mariage  fut-il  consommé?  La  question  devait  un  jour  se  poser. 
Il  ne  le  fut  point,  si  l'on  s'en  rapporte  à  la  protestation  de  Catherine 
devant  le  synode  du  divorce,  et  bien  que  Henri  VIII  n'ait  pas  répondu 
d'une  manière  catégorique  à  la  sommation  qu'elle  lui  adressait  à  ce 
sujet.  Pourtant,  les  jeunes  époux  se  rendirent  ensemble  à  Ludlow 
Castle,  résidence  officielle  et  apanage  des  Princes  de  Galles.  Ils  y 
vivaient  depuis  six  mois  quand  une  terrible  nouvelle  vint  frapper  au 
cœur  le  Roi  Henri.  Le  Prince  Arthur,  saisi  par  une  fièvre  pernicieuse, 
se  mourait  ;  il  était  mort.  Les  Infantes  de  Castille  traînaient-elles  à 
leur  suite  le  deuil  et  la  désolation  ! 

(339) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Qu'on  imagine  l'affreuse  situation  de  Catherine,  veuve  à  seize  ans, 
perdue  dans  un  pays  dont  elle  ignorait  la  langue,  dévorée  par  une 
fièvre  analogue  à  celle  qui  avait  enlevé  son  époux,  abandonnée 
par  une  Cour  dont  elle  avait  été  l'idole,  délaissée  du  jour  au  len- 
demain par  ceux  qui  l'avaient  accueillie  et  acclamée.  La  malheureuse 
Princesse  trouva  pourtant  un  appui  dans  sa  belle-mère.  La  Reine 
Elisabeth  envoya  une  litière  tendue  de  noir  pour  lui  permettre 
de  quitter  Ludlow  où  l'air  était  malsain  et  de  revenir  auprès  d'elle. 
Mais  la  destinée  semblait  s'acharner  sur  Catherine.  La  Reine  d'Angle- 
terre ne  supporta  pas  la  perte  de  son  fils  ;  en  février,  elle  succombait 
en  donnant  le  jour  à  un  prince  qui  ne  vécut  pas.  Elle  avait  trente- 
sept  ans. 

Ferdinand  et  Isabelle  reçurent  la  nouvelle  de  la  mort  de  leur 
gendre  dans  les  premiers  jours  de  mai.  Cette  catastrophe  était  aussi 
désolante  qu'imprévue.  Quelle  fatalité  frappait  les  Rois  dans  leurs 
plus  chères  espérances  depuis  l'année  1497  !  Par  cette  suite  de  malheurs 
domestiques,  acquittaient-ils  une  dette  de  sang  et  de  douleur  contractée 
envers  tant  d'infortunées  victimes  de  l'Inquisition  !  Isabelle  se  le 
demanda-t-elle  et  souffrit-elle  des  réponses  de  sa  conscience?  Peut- 
être,  au  contraire,  soutenue  par  l'ardeur  de  sa  foi  et  confiante  en 
l'excellence  de  ses  actes,  envisagea-t-elle  les  maux  qui  l'accablaient 
comme  le  témoignage  d'une  volonté  suprême  qu'il  fallait  bénir,  même 
dans  ses  rigueurs.  Mais  tant  d'épreuves  successives  frappaient  une 
nature  épuisée  et  aggravaient  un  état  déjà  très  précaire. 

A  peine  informés  de  la  mort  du  Prince  Arthur,  les  Rois  envoyèrent 
un  ambassadeur  spécial,  le  Duc  de  Estrada,  afin  de  présenter  quelques 
réclamations  au  Roi  d'Angleterre  au  nom  de  la  Princesse  de  Galles. 

Les  instructions  données  à  ce  diplomate  étaient  d'autant  plus 
délicates  qu'en  apparence  elles  étaient  contradictoires. 

Le  Duc  devrait  d'abord  réclamer  au  Roi  Henri  les  100  000  écus 
d'or  formant  la  première  partie  de  la  dot  de  la  Princesse  et  payée  en 
argent  ;  ensuite  il  aurait  à  demander  la  remise  du  douaire  promis  par 
le  contrat  de  mariage,  c'est-à-dire  des  tours,  manoirs  et  terres  corres- 
pondant comme  revenus  au  tiers  des  rentes  payées  par  les  pays  de 
Galles,  Cornou  ailles  et  Chester  ;  il  prierait  enfin  le  Roi  de  renvoyer 
la  Princesse  en  Espagne  dans  le  plus  bref  délai  et  d'une  manière  con- 
forme à  son  rang. 

«  Je  vous  ordonne,  car  cela  est  très  urgent,  de  hâter  le  départ  de  la  Prin- 
cesse de  Galles,  ma  fille,  afin  qu'elle  revienne  promptement  en  Espagne. 

(340) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

Vous  direz  au  Roi  que,  dans  l'affliction  où  elle  se  trouve,  il  va  de  graves  rai- 
sons pour  qu'elle  retourne  auprès  de  ses  parents,  à  cause  de  son  jeune  âge  et 
aussi  des  consolations  qu'elle  trouvera  dans  sa  famille.  Personne,  vous  le 
savez,  n'a  éprouvé  une  douleur  plus  vive  que  la  Princesse  Reine  (Isabel 
de  Portugal)  quand  elle  perdit  son  époux.  Et,  justement,  pour  ce  motif, 
nous  l'envoyâmes  chercher  et  nous  la  fîmes  revenir  auprès  de  nous,  bien 
qu'elle  eût  en  Portugal  de  belles  demeures,  un  grand  état  de  maison  et  que 
le  Roi  de  Portugal  ne  demandât  qu'à  les  lui  conserver  et  à  la  garder  dans 
un  royaume  qu'elle  aimait.  D'un  autre  côté,  la  Princesse  de  Galles  pourra 
se  livrer  plus  librement  à  son  chagrin  ici  qu'en  Angleterre,  car  les  habi- 
tudes de  notre  pays  le  permettent  mieux.    » 

Mais  tandis  que  les  Rois  Catholiques  sollicitaient  ainsi  le  retour 
de  leur  fille,  ils  envoyaient  pouvoir  au  Duc  d'Estrada  —  et  jamais 
chiffre  de  dépêche  ne  fut  plus  compliqué  —  de  traiter  en  leur  nom 
du  mariage  de  la  jeune  veuve  avec  le  second  fils  du  Roi  d'Angle- 
terre, Henri,  devenu  Prince  de  Galles  depuis  la  mort  d'Arthur.  Isa- 
belle fait  la  leçon  à  son  représentant  diplomatique  et  prévoit  les 
cas  difficiles,  les  questions  embarrassantes.  Elle  insiste  et  se  répète  : 

«  Il  importe  que  le  Roi  d'Angleterre  remplisse  sans  délai  ses  obligations 
envers  la  Princesse  de  Galles.  La  Reine  ne  peut  croire  qu'au  milieu  de  sa 
douleur  sa  fille  soit  laissée  dans  le  besoin  et  souffre  des  privations.  Elle  a  été 
informée  de  divers  côtés  que  le  Roi  Henri  n'aurait  point  l'intention  de  tenir 
ses  promesses.  S'il  en  était  ainsi,  il  en  rejaillirait  sur  lui  un  grand  déshonneur. 
Jamais  pareille  chose  ne  s'est  vue.  Quand  la  fille  aînée  des  Rois,  Princesse  de 
Poitugal,  devint  veuve,  elle  reçut  tout  ce  qui  lui  était  nécessaire,  et  son 
retour  ne  coûta  pas  un  maravedi  à  l'Espagne.  Quand  la  Princesse  Margue- 
rite d'Autriche  éprouva  le  même  malheur,  les  Rois  pourvurent  à  tous  ses 
besoins  comme  si  elle  eût  été  leur  propre  fille.  L'obligation  de  Henri  envers  la 
Princesse  de  Galles  est  bien  plus  grande  que  ne  l'a  été  celle  des  autres  princes 
placés  dans  des  circonstances  analogues,  parce  qu'il  s'est  formellement 
engagé  à  lui  donner  un  douaire  et  que  les  villes,  manoirs  et  terres  lui  ont  été 
attribués  comme  une  propriété  à  vie.  Il  n'est  pas  possible  qu'un  prince  tel  que 
le  Roi  Henri  manque  à  sa  parole  en  aucun  temps  et  moins  encore  quand  le 
malheur  accable  la  Princesse  de  Galles.  » 

Ferdinand  ajoute  à  ces  considérations  sentimentales  des  ordres 
plus  positifs.  Dofïa  Elvira  et  Juan  Cuero  auront  à  garder  avec  la  plus 
grande  vigilance  l'or,  les  joyaux  et  l'argenterie  de  la  Princesse.  Si  elle 
est  contrainte  d'emprunter  pour  maintenir  sa  maison,  ses  biens  per- 
sonnels ne  doivent  pas  servir  à  l'acquit  de  pareilles  dettes.  Les  lettres 

(34i) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

se  multiplient  et  témoignent  que  le  Roi  d'Espagne  ne  se  fait  aucun 
scrupule  d'altérer  la  vérité,  de  revenir  sur  ses  promesses  et  d'en  faire 
d'autres  qu'il  ne  songe  pas  à  tenir.  Mais  gouvernerait-on  les  empires 
si  l'on  ne  prévoyait,  pour  les  déjouer,  les  ruses  de  ses  adversaires? 

Henri  ne  se  hâtait  pas  de  répondre.  Son  avarice  et  sa  rapacité 
étaient  proverbiales.  On  racontait  que,  pour  remercier  le  duc  d'Oxford 
de  l'hospitalité  somptueuse  qu'il  lui  avait  offerte,  il  lui  dit  : 

«  Duc,  vous  m'avez  reçu  avec  magnificence,  mais  pour  avoir  contrevenu 
aux  lois  somptuaires  du  pays,  je  vous  impose  une  amende  de  dix  mille  livres 
au  profit  de  mon  trésor.  » 

Dans  ces  conditions,  le  Roi  d'Angleterre  eût  démenti  toute  sa  vie 
s'il  eût  satisfait  aux  demandes  de  Ferdinand  et  d'Isabelle.  Il  ne  se 
souciait  nullement  de  rendre  les  ioo  ooo  écus  de  la  dot  apportée  par 
Catherine. 

«  Jamais,  assurait-on,  un  écu  entré  dans  ses  coffres  n'avait  revu  la 
lumière  du  jour.  » 

Henri  était  encore  moins  pressé  de  remettre  le  douaire  promis  que 
de  restituer  la  dot.  C'est  en  vain  que  les  Rois  Catholiques  invoquaient 
les  lois,  les  coutumes,  et  faisaient  appel  à  sa  droiture  et  même  à  sa 
probité.  Ils  ne  recevaient  que  des  réponses  dilatoires. 

D'autre  part,  alléché  par  l'offre  de  reconquérir,  avec  l'aide  de 
l'Espagne,  la  Guyenne  et  la  Normandie  au  détriment  du  Roi  de  France, 
le  monarque  anglais  ne  voulait  à  aucun  prix  renvoyer  à  ses  parents  la 
Princesse,  gage  d'un  traité  avantageux  pour  lui.  Dans  son  désir  de 
garder  ce  qu'il  avait  reçu,  de  retenir  ce  qu'il  avait  promis,  de  prendre 
ce  qui  ne  lui  appartenait  pas,  il  conçut  un  projet  digne  de  son 
caractère.  Pourquoi  n'épouserait-il  pas  lui-même  la  Princesse  Cathe- 
rine, au  lieu  de  la  réserver  à  son  fils  Henri,  né  en  1491,  et  dont  le  très 
jeune  âge  remettait  à  longtemps  un  mariage  effectif? 

Instruite  des  intentions  du  monarque  anglais,  Isabelle  frémit 
d'indignation.  Et,  aussitôt,  elle  écrit  à  Estrada  une  lettre,  datée  du 
12  avril  1503,  où  éclate  la  colère  que  lui  inspire  la  pensée  inces- 
tueuse d'Henri. 

«Ce  serait  une  action  affreuse,  si  mauvaise  que  jamais  on  n'a  connu  la 
pareille  jusqu'ici.  Rien  que  d'en  entendre  parler  offense  les  oreilles.  Pour 
quoi  que  ce  soit  dans  le  monde,  nous  ne  voudrions  qu'elle  eût  lieu.  » 

(342) 


LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

A  partir  de  ce  moment,  Isabelle,  qui  a  témoigné  le  désir  de  reprendre 

sa  fille  sans  le  souhaiter  nullement  et  a  réclamé  la  dot  et  le  douaire 

dans  l'espoir  que  Henri  préférera  marier  son  second  fils  à  Catherine 

que  de  tenir  ses  engagements,  exige  une  réponse  catégorique. 

Ou  bien  sa  fille  sera  immédiatement  mariée  au  Prince  de  Galles, 
—  auquel  cas  une  nouvelle  dot  sera  payée  et  le  traité  amélioré  —  tou- 
jours au  détriment  de  la  France,  —  ou  bien  la  Princesse  s'embarquera 
et  rentrera  de  suite  en  Espagne.  Et  la  Reine,  qui  compte  sur  le  carac- 
tère intéressé  de  Henri  pour  abandonner  son  projet  personnel,  ajoute 
à  l'une  de  ses  nombreuses  lettres  un  paragraphe  qui  montre  l'impor- 
tance qu'elle  attache  au  second  mariage  de  sa  fille  : 

«  Finalement,  le  principal  objet  de  cette  affaire  est  de  mener  à  bien  les 
fiançailles  aussitôt  que  vous  le  pourrez  et  dans  le  sens  que  nous  vous  avons 
indiqué.  Parce  que,  alors,  toutes  nos  anxiétés  cesseront  et  nous  pourrons 
requérir  l'aide  de  l'Angleterre  contre  la  France.  Cette  aide  est  la  plus 
efficace  que  nous  puissions  avoir.  Vous  devez  vous  presser,  car  si  vous  avez 
le  désir  de  faire  quelque  chose  dans  notre  intérêt,  vous  ne  pourrez  jamais 
nous  rendre  un  plus  grand  service  que  celui-là.  >> 

Et,  pour  détourner  Henri  d'une  idée  injurieuse  à  l'honneur  des 
Rois  et  de  la  Princesse  Catherine,  Isabelle  propose  avec  habileté  de 
marier  son  Bon  Frère  avec  une  parente  de  Ferdinand,  la  jeune  Reine 
de  Naples.  Le  traité  d'alliance  sera  renforcé  par  cette  union.. 

On  imagine  quelle  était  la  situation  de  Catherine,  objet  de  transac- 
tions si  pénibles.  Quelques  lettres  d'elle  adressées  à  son  père 
indiquent  son  désir  de  rentrer  en  Castille,  mais  elle  ajoute  qu'elle  se 
soumettra  toujours  aux  volontés  de  ses  parents. 

Enfin,  après  une  série  de  marchandages  où  les  Rois  d'Espagne  se 
montrèrent  conciliants,  contrairement  à  leurs  habitudes,  le  contrat 
de  mariage  fut  signé  entre  Henri,  Prince  de  Galles,  et  Catherine,  Prin- 
cesse de  Galles  douairière.  Il  était  accompagné  d'un  traité  d'alliance 
plus  étendu  et  surtout  plus  explicite  que  celui  de  1501.  Par  une  lettre 
datée  du  24  septembre  1503,  Ferdinand  exprime  sa  satisfaction  à  son 
ambassadeur  : 

«  Puisse  Notre  Seigneur  prendre  le  Prince  et  la  Princesse  de  G  ailes  en  sa 
garde  et  permettre  que,  le  mariage  consommé,  naisse  d'eux  une  nombreuse 
postérité,  suivant  nos  désirs  et  ceux  du  Roi  d'Angleterre  notre  frère.  » 

Le  mariage  de  Catherine  avec  Arthur  avait  nécessité  une  dispense 

Isabelle  la  Grande.  (343/  23 


ISABELLE  LA   GRANDE 

papale  ;  celui  que  la  Princesse  allait  contracter  avec  son  beau-frère 
exigeait  des  formalités  religieuses  beaucoup  plus  compliquées.  Les  Rois 
avaient  de  part  et  d'autre  sollicité  Alexandre  VI  à  ce  sujet,  mais, 
avant  que  leur  demande  fût  parvenue  à  «Rome,  le  Pontife  était  mort. 
Son  successeur  n'était  point  encore  nommé  et  de  longs  délais  seraient 
certainement  exigés  avant  que  la  bulle  de  dispense  ne  fût  signée. 
A  ce  propos,  il  est  assez  curieux  de  retrouver  dans  les  archives  de 
Simancas  un  écho  du  jugement  que  Ferdinand  et  Isabelle  portaient 
sur  le  Pontife  qui  venait  d'occuper  le  siège  de  saint  Pierre.  Ils  chargent 
leur  ambassadeur  de  communiquer  verbalement  à  Henri  VII  leurs 
inquiétudes  et  leurs  désirs  ; 

«  Dites-lui  de  notre  part  qu'il  a  été  témoin  des  maux  infligés  à  l'Église 
et  à  la  chrétienté  par  le  défunt  Pontife,  faute  d'avoir  été  un  bon  Pape. 
Le  Roi  d'Angleterre  voit  combien  il  importe  que  le  Souverain  Pontife 
soit  élu  selon  le  droit  canonique  et  combien  il  est  nécessaire  qu'il  soit  digne 
de  servir  Dieu,  capable  de  gouverner  l'Église,  de  résister  aux  Infidèles  et  de 
maintenir  la  paix  dans  la  chrétienté.  En  conséquence,  nous  l'incitons  très 
affectueusement  à  écrire  à  son  ambassadeur  en  lui  disant  que,  si  le 
Pontife  n'est  pas  encore  nommé,  il  ait  à  s'entendre  avec  notre  représen- 
tant, afin  de  s'efforcer  d'avoir  un  bon  Pape  élu  par  le  sacré  collège  des 
Cardinaux  en  toute  liberté,  et  suivant  les  lois  canoniques.  » 

Ainsi  se  terminèrent  après  des  années  les  négociations  du  mariage 
anglais.  Leur  durée  semblait  présager  le  rôle  important  que  devait 
jouer  l'Infante  Catherine,  cette  femme  malheureuse  entre  les  malheu- 
reuses, que  Shakespeare  appelle  la  Reine  des  Reines  de  la  terre. 


CHAPITRE  XX 

MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 
PHILIPPE  LE  BEAU  ET  JUANA 

LES  ROIS  MANDENT  EN  ESPAGNE  LEUR  FILLE  ISAEEL  ET  SON  ÉPOUX,  LE  ROI 
DE  PORTUGAL.  ||  LES  ARAGONAi*S  REFUSENT  DE  RECONNAÎTRE  LES  DROITS  D'UNE 
FEMME.  ||  NAISSANCE  DE  L'iNFANT  DOM  MIGUEL  ET  MORT  DE  SA  MÈRE.  ||  LE  CA- 
RACTÈRE DE  JUANA.  ||  LETTRES  DU  SOUS-PRIEUR  DE  SANTA  CRUZ.  ||  NAISSANCE  DE 
CHARLES-QUINT.  ||  ENTRÉE  DES  ARCHIDUCS  A  PARIS.  H  MADAME  CLAUDE  DE 
FRANCE.  ||  BONNE  ENTENTE  DU  ROI  DE  FRANCE  ET  DE  L' ARCHIDUC.  Il  LES  ARCHI- 
DUCS ARRIVENT  A  MADRID.  ||  ENTREVUE  DE  FERDINAND  ET  DE  PHILIPPE.  ||  ISA- 
BELLE REVOIT  SA  FILLE  JUANA.  Il  LA  RECONNAISSANCE  DES  PRINCES  DE  CASTILLE. 
||  LE  ROI  SE  REND  EN  ARAGON.  ||  VOYAGE  DU  CHEVALIER  DE  LALAIN  EN  ANDA- 
LOUSIE. ||  LES  CORTES  D'ARAGON  RECONNAISSENT  LES  DROITS  HÉRÉDITAIRES  DES 

PRINCES. 

Après  la  mort  cruelle  de  leur  fils,  le  Prince  Don  Juan,  Ferdinand 
et  Isabelle  invitèrent  le  Roi  et  la  Reine  de  Portugal  à  venir 
en  Espagne  où  les  Cortes  de  Castille  et  d'Aragon  reconnaî- 
traient solennellement  les  droits  héréditaires  de  la  jeune  Souveraine 
et  lui  prêteraient  serment  de  fidélité,  conjointement  avec  son  mari. 
Les  Monarques  passèrent  la  frontière  en  1498  et  arrivèrent  à  Tolède 
où  la  prestation  du  serment  eut  un  caractère  grandiose.  La  couronne 
de  Castille  était  portée  par  une  femme  ;  aucune  protestation  ne 
s'éleva  contre  la  reconnaissance  des  droits  de  sa  fille  comme  prin- 
cesse héréditaire. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  en  Aragon.  Les  grands  alléguaient  que 
les  constitutions  du  royaume  s'opposaient  à  l'élévation  d'une  femme 
au  trône  et  que,  depuis  le  xne  siècle,  aucune  infraction  n'avait  été  faite 
à  cette  règle.  Les  Rois,  surtout  Isabelle,  furent  très  émus  d'une  résis- 
tance qui  ruinait  leurs  projets  et  portait  atteinte  à  leur  autorité. 

L'obstination  légendaire  des  Aragonais  détruirait-elle  l'union  de 

(345) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

la  Corona  et  de  la  Coronilla  sous  un  même  sceptre  et  à  laquelle  les  Rois 
avaient  fait  tant  de  sacrifices? 

Isabelle  n'avait  jamais  beaucoup  aimé  l' Aragon  où  elle  se  sentait 
étrangère.  Elle  se  souvenait  avec  dépit  que,  en  1481,  nommée  par 
le  Roi  Lieutenant  général  du  royaume  et  chargée  de  présider  les  Cortes 
en  l'absence  de  son  époux,  il  avait  fallu  promulguer  une  loi  pour 
autoriser  son  admission  dans  la  salle  des  séances,  sous  prétexte  que  le 
Roi  devait  présider  les  Cortes  en  personne.  L'esprit  autoritaire  de  la 
grande  souveraine  s'accommodait  mal  de  la  dureté  des  Catalans, 
toujours  en  rébellion  plus  ou  moins  ouverte  contre  leurs  princes. 
A  Barcelone,  à  Saragosse,  elle  n'avait  jamais  senti  battre  les  cœurs  à 
l'unisson  du  sien.  L'insubordination  des  Cortes  l'exaspéra  d'autant 
plus  que  Ferdinand  cherchait  à  l'excuser.  Un  jour,  à  la  suite  d'une 
discussion  fort  vive,  Isabelle  se  laissa  emporter  par  la  colère  : 

«  Mieux  vaut  une  bonne  fois  réduire  l'Aragon  par  les  armes  que  de  tolérer 
l'insolence  des  Cortes  !  »  s'écria-t-elle. 

Les  membres  de  l'assemblée  restaient  silencieux  devant  cette 
attaque  directe.  L'un  d'eux,  Antonio  de  Fonseca,  celui-là  même  qui 
avait  audacieusement  tenu  tête  à  Charles  VIII  en  Italie,  répondit 
sans  attendre  d'y  être  autorisé  : 

«  Les  Aragonais,  Madame,  sont  de  nobles  et  loyaux  sujets.  Ils  ont  l'habi- 
tude de  tenir  leurs  serments  et  désirent  en  bien  comprendre  la  valeur  avant 
de  les  prêter.  Excusez-les  s'ils  examinent  sous  toutes  ses  formes  et  consi- 
dèrent dans  toutes  ses  conséquences  un  acte  qu'aucun  précédent  ne  justifie.  » 

Isabelle  avait  retrouvé  son  sang-froid  ;  elle  se  tut  et  prit  en  haute 
estime  le  gentilhomme  de  qui  elle  recevait  une  leçon  méritée.  Le  nom 
de  Fonseca  figura  plus  tard  dans  son  testament  parmi  les  six  hommes 
d'État  qu'elle  recommandait  à  ses  successeurs.  Désormais  l'on  cher- 
cha un  terrain  de  transaction. 

Les  Cortes  d'Aragon  se  refusaient  à  reconnaître  les  droits  hérédi- 
taires d'une  femme,  mais  les  constitutions  ne  s'opposaient  pas  à  la  pro- 
clamation d'un  de  ses  descendants  mâles.  La  jeune  Reine  de  Portugal 
était  grosse  ;  on  convint  d'attendre  sa  délivrance.  Si  elle  accouchait 
d'un  fils,  la  question  serait  tranchée.  Dans  ce  cas,  les  Cortes  promettaient 
de  ne  soulever  aucune  objection,  car,  s'ils  avaient  la  tête  aussi  dure  que 
le  granit  de  leurs  montagnes,  on  pouvait  compter  sur  leur  loyauté. 

(346) 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 

L'enfant  tant  désiré  vint  au  monde  le  23  août  1498.  C'était  un 
garçon.  Hélas,  sa  naissance  allait  être  pour  les  siens  une  source  de 
larmes  au  lieu  d'apporter  la  joie.  Une  heure  après  lui  avoir  donné 
le  jour,  la  charmante  Reine  de  Portugal  expirait  dans  les  bras  de 
son  époux  et  de  ses  parents  désespérés.  Sa  santé  avait  toujours  été 
fragile,  les  austérités  auxquelles  la  jeune  veuve  s'était  adonnée, 
l'effort  moral  qu'elle  s'était  imposé  pour  contracter  un  second  mariage, 
une  grossesse  pénible,  un  voyage  fatigant  à  travers  l'Espagne  inhos- 
pitalière, l'attitude  des  Aragonais,  peut-être  un  commencement 
de  tuberculose  avaient  épuisé  ses  forces.  De  sinistres  pressentiments 
l'avaient  bouleversée  durant  sa  grossesse,  rendant  vains  les  encoura- 
gements de  sa  mère  et  la  tendresse  de  son  époux. 

Impitoyable  à  ses  propres  douleurs,  Isabelle  parut  aussi  impas- 
sible qu'elle  l'avait  été  à  la  mort  du  Prince  Don  Juan  et  prit  aussitôt 
les  mesures  administratives  inhérentes  à  la  situation.  L'enfant  qui 
avait  coûté  la  vie  à  sa  mère  fut  baptisé  sous  le  nom  de  Miguel,  et  les 
Cortes,  fidèles  à  leur  promesse,  reconnurent  les  droits  au  trône  de  ce 
petit-fils  de  leur  souverain.  Le  Prince  resterait  sous  la  garde  et  la 
tutelle  de  ses  grands-parents,  à  l'exclusion  de  son  père.  En  son  nom, 
les  Rois  jurèrent  devant  le  Justicia  de  respecter  les  lois  et  libertés  de 
l'Aragon.  A  l'âge  de  quatorze  ans,  si  l'heure  était  venue  pour  le  Prince 
d'exercer  sa  souveraineté,  il  renouvellerait  ce  serment. 

A  peine  né,  cet  enfant  résumait  les  espérances  héréditaires  des 
royaumes  de  Portugal,  d'Espagne  et  de  Sicile.  Pourtant  les  Portugais 
ne  voyaient  pas  sans  appréhension  tant  de  couronnes  réservées  à 
leur  prince.  Ne  préférerait-il  pas  un  jour  ses  vastes  royaumes  d'Espagne 
à  celui  de  la  petite  Lusitanie?  Craintes  vaines,  et  que  le  destin  cruel 
se  chargea  de  dissiper.  Moins  de  deux  ans  après  la  mort  de  sa  mère, 
l'Infant  Dom  Miguel  allait  la  rejoindre  dans  la  tombe. 

Isabelle  demeurait  accablée  sous  le  poids  des  chagrins  qui,  depuis 
la  perte  de  son  fils,  brisaient  son  âme  vaillante.  Il  ne  lui  restait  main- 
tenant pour  hériter  de  sa  gloire  q.ue  sa  seconde  fille  Juana,  mariée 
en  1496  à  l'Archiduc  Philippe  le  Beau,  et  dont  le  caractère  singulier, 
l'esprit  morose,  les  idées  bizarres  lui  causaient  depuis  plusieurs 
années  des  inquiétudes  trop  fondées.  Des  bruits  étranges  couraient 
sur  le  compte  de  la  Princesse.  On  murmurait  qu'une  Bible  sortie 
des  presses  d'Anvers  avait  été  mise  entre  ses  mains,  qu'elle  s'était 
laissé  séduire  par  l'esprit  de  la  Réforme  et  avait  perdu  la  foi,  qu'elle 
avait  pris  l'Inquisition  en  horreur  et  détestait  le  prosélytisme  exalté 
de  sa  mère.  Isabelle  ne  pouvait  croire  à  de  pareilles  insinuations.  Le 

(347) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Sous- Prieur  de  Santa  Cruz  fut  prié  de  se  rendre  en  Flandre,  de  voir 
l'Archiduchesse  et  de  remplir  auprès  d'elle  une  mission  délicate 

Après  un  voyage  de  près  de  deux  mois  et  le  dernier  mardi  de  juin,  le 
moine  arrivait  à  Bruxelles.  Le  surlendemain,  il  rendait  compte  à  la 
Reine  de  son  entrevue  avec  la  Princesse  : 

«  Le  jeudi  suivant,  nous  parlâmes  avec  l'Archiduc  et  ensuite  avec  l'Archi- 
duchesse. Ils  nous  reçurent  avec  joie,  nous  sembla-t-il.  J'exposai  à  l'Archi- 
duchesse l'objet  de  ma  mission  et  elle  en  parut  satisfaite.  Elle  est  très 
gentille,  belle  et  forte,  si  avancée  dans  sa  grossesse  que  ce  serait  pour  Votre 
Altesse  une  consolation  de  la  voir.  » 

Dans  une  autre  lettre  écrite  après  un  second  entretien,  le  Prieur 
raconte  que  la  Princesse  parut  émue  de  certains  bruits  répandus  sur 
son  compte  en  Espagne.  Sans  doute  elle  faisait  allusion  à  l'incré- 
dulité dont  on  l'accusait  : 

«  Je  lui  répondis,  car,  dans  son  état,  il  me  semblait  préférable  de  lui  donner 
de  la  joie  plutôt  que  de  l'ennui,  qu'elle  n'avait  laissé  en  Castille  que  de  bons 
souvenirs.  Sa  jeunesse,  son  inexpérience  et  son  grand  amour  pour  son  époux, 
dont  Vos  Altesses  étaient  averties,  excusaient  tout  devant  Vos  Altesses 
devenues  ses  meilleurs  avocats  en  même  temps  qu'elles  étaient  ses  père 
et  mère  affectionnés.  Elle  ne  manqua  pas  de  bonnes  raisons  pour  se  défen- 
dre et  défendre  aussi  ses  serviteurs.  » 

Le  14  août,  veille  de  l'Assomption,  le  Prieur  obtient  une  autre 
audience  et  parle  avec  plus  de  liberté.  En  somme,  il  a  pour  ambition  de 
rétablir  entre  Isabelle  et  sa  fille  les  relations  affectueuses  que  cette 
dernière  a  rompues  depuis  son  mariage.  La  tâche  est  malaisée,  car 
l'Archiduchesse  oppose  une  résistance  maladive  au  désir  si  naturel 
exprimé  par  sa  mère.  La  lettre  écrite  après  Tentrevue  vaut  d'être 
citée;  elle  montre  combien  un  cerveau  que  l'on  croyait  dévoyé  par 
les  spéculations  théologiques  et  les  préoccupations  religieuses  était  sim- 
plement vide  de  pensée. 

«  Hier,  14  août  1498,  veille  de  l'Assomption  de  Notre-Dame,  j'ai  parlé 
pour  la  troisième  fois  à  la  Sérénissime  Archiduchesse.  Je  lui  demandai 
de  me  dire  quelque  chose  de  sa  vie  que  je  pusse  écrire  à  Votre  Altesse,  mais 
elle  me  répondit  que,  pour  le  moment,  elle  n'avait  rien  à  me  dire  parce 
qu'elle  avait  écrit  une  longue  lettre  à  Votre  Altesse.  Depuis  ce  temps,  elle  ne 
m'a  fait  aucune  question  sur  qui  que  ce  soit  en  Espagne  et  elle  a  écouté  seule- 
ment ce  que  je  lui  ai  dit.  Je  peux  assurer  Votre  Altesse  qu'elle  n'éprouve  pas 

(34S) 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 

un  très  grand  plaisir  de  ma  venue,  pour  la  bonne  raison  qu'avant  mon 
arrivée  certaine  personne,  probablement  la  Comtesse  de  Canim,  lui  a 
écrit,  de  Bilbao,  que  je  venais  la  voir  en  qualité  de  confesseur.  Le  bruit  en 
a  été  si  public  que  nous  avons  trouvé  en  Angleterre  deux  lettres  sur  ce  sujet. 
Quand  je  lui  assurai  le  contraire,  elle  devint  un  peu  plus  tranquille.  Pour 
conclure,  elle  me  promit  que  si  je  restais  quelques  jours  de  plus,  elle 
prendrait  ma  demande  en  considération.  Je  lui  répondis  que  je  n'étais  pas 
venu  comme  un  inquisiteur  pour  m'informer  de  sa  conduite  et  que  je  ne 
voulais  écrire  rien  qui  ne  fût  l'expression  de  sa  pensée.  Je  lui  demandai  si 
elle  préférait  me  voir  souvent  ou  peu.  Elle  me  répondit  que  toutes  les  fois  que 
je  souhaiterais  lui  parler  et  lui  dire  ce  qui  me  paraîtrait  juste,  elle  m'écoute- 
rait  avec  plaisir.  Depuis,  je  n'ai  reçu  d'elle  aucune  lettre  d'audience.  Je  ne 
sais  si  ma  présence  ou  son  manque  de  dévotion  ont  été  cause  qu'elle  ne  s'est 
point  confessée  pour  l'Assomption  ». 

En  même  temps  qu'Isabelle  envoyait  en  Flandre  le  Sous-Prieur 
de  Santa  Cruz  avec  mission  de  la  renseigner  sur  l'état  de  sa  fille,  elle 
priait  Fray  Andréas,  directeur  de  conscience  de  l'Infante  avant  son 
mariage,  et  qui  lui  avait  écrit  vainement  à  plusieurs  reprises,  de 
faire  auprès  d'elle  une  nouvelle  tentative. 

Le  bon  moine  a  tour  à  tour  recours  aux  compliments,  aux  prières 
et  aux  menaces.  Après  une  longue  suite  de  vœux  pour  la  délivrance 
prochaine  de  son  ancienne  pénitente,  il  ajoute  : 

«  On  m'a  dit  que  Votre  Altesse  se  confesse  à  ces  sortes  de  frères  qui 
vivent  à  Paris  et  qu'Elle  a  donné  à  l'un  d'eux  treize  florins  pour  faire  la 
bonne  chère  qu'aiment  ces  ivrognes.  Mon  opinion  est  que  Votre  Altesse  ne 
devrait  se  confesser  qu'à  un  frère  de  l'observance,  un  frère  qui  n'ait  pas 
une  épingle  en  propre  et  à  qui  elle  n'accorde  d'autre  faveur  que  celles 
octroyées  au  couvent  où  il  vit.  Ces  sortes  de  frères  rendront  à  Dieu  bon 
compte  de  votre  âme.  » 

Dans  une  autre  lettre,  Fray  Andréas  s'excuse  de  ne  point  se 
rendre  auprès  de  l'Archiduchesse  afin  de  lui  offrir  comme  jadis  le 
secours  de  son  ministère.  Son  grand  âge  et  les  infirmités  l'en  empêchent. 
Pourtant,  sur  un  ordre  émané  d'Elle,  il  se  mettrait  en  route  en  dépit 
de  ses  incommodités. 

Il  attendit  en  vain  l'ordre  sollicité.  Et  dans  une  autre  lettre  : 

«  Bien  que  je  vous  aie  écrit  très  souvent,  vous  ne  m'avez  jamais  répondu 
ni  donné  de  vos  nouvelles.  Qu'il  en  soit  comme  l'ordonne  Votre  Altesse, 

(349) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

mais  des  services  pareils  aux  miens  ne  devraient  être  oubliés  ni  devant  Dieu 
ni  devant  les  hommes.  » 

A  quels  services  Fray  Andréas  fait-il  allusion?  Il  conclut  : 

«  Dieu  merci,  je  suis  plus  heureux  dans  mon  couvent  que  Votre  Altesse 
avec  tout  ce  qu'elle  possède.  Je  m'excuse  d'être  aussi  audacieux  avec  vous 
que  j'aime  beaucoup  et  que  je  sers  nuit  et  jour  devant  Dieu  par  mes  prières. 
Prenez  courage,  soyez  aussi  gaie  que  vous  pourrez,  ayez  une  conscience  claire 
devant  Dieu,  confessez-vous  bien  etsouvent...  Si  Votre  Altesse  ne  me  répond 
pas,  je  ne  lui  écrirai  plus  jamais,  et  cette  lettre  sera  la  dernière.  Dieu  vous 
donne  le  bonheur  et  une  heureuse  délivrance.  » 

Pourtant,  le  Sous-Prieur  de  Santa  Cruz  continuait  à  renseigner 
Isabelle  sur  l'état  de  sa  fille,  mais  le  découragement  le  gagnait  devant 
l'inertie  que  lui  opposait  l'Archiduchesse.  Tantôt  il  la  défend,  tantôt 
il  la  blâme.  Finalement,  il  sollicite  l'ordre  de  rentrer  en  Espagne  ou  de 
passer  en  Angleterre,  ainsi  qu'il  a  été  convenu  avant  son  départ. 

Une  dernière  lettre  trouvée  dans  les  archives  de  Simancas  est  datée 
du  15  janvier  1499.  Elle  peint  le  caractère  de  Juana,  dure,  obstinée, 
mais  préhensible  aux  conseils  donnés  avec  douceur. 

«Ces  jours  derniers,  j'ai  rendu  compte  à  Votre  Altesse  de  ma  vie 
depuis  mon  arrivée  jusqu'aux  couches  de  l'Archiduchesse...  Après  la  messe 
de  relevailles,  j'ai  parlé  avec  elle  plusieurs  fois  et  dit  ce  que  Votre  Altesse 
m'avait  ordonné  de  dire  de  la  plus  douce  façon  et  sans  aucune  forme  de 
reproche.  Elle  reçut  très  bien  ces  conseils,  rendit  grâce  à  Votre  Altesse  de 
vouloir  bien  lui  indiquer  comment  elle  devait  vivre,  et  me  pria  aussi  de  lui 
signaler  les  actes  qui  dans  sa  conduite  pourraient  me  paraître  répréhen- 
sibles.  Je  lui  dis,  entre  autres  choses,  qu'elle  avait  un  cœur  dur  et  sans  pitié 
et  qu'elle  était  dépourvue  de  toute  piété,  ce  qui  est  vrai.  Elle  me  répondit 
qu'elle  était  plutôt  faible  et  pauvre  d'esprit.  Elle  ne  pouvait  songer  à  la 
distance  qui  la  séparait  de  Votre  Altesse  sans  éprouver  l'envie  de  crier  de 
douleur. 

«  Elle  passa  le  jour  de  l'an  d'une  manière  qui  me  satisfit  et  me  persuada 
mieux  que  plusieurs  conversations.  La  voyant  si  humble,  je  lui  pardonnai 
tout  ce  qu'elle  avait  fait  auparavant.  Dans  sa  maison  règne  une  règle  reli- 
gieuse analogue  à  celle  d'un  couvent.  En  ceci,  elle  montre  une  grande  vigi- 
lance et  mérite  d'être  louée.  Elle  a  les  qualités  d'une  bonne  chrétienne  et 
fait  effort  pour  s'amender  sur  certains  défauts  que  je  lui  ai  signalés  au  nom 
de  Votre  Altesse  et  sur  quelques  bagatelles  que  j'ai  apprises  ici.  Ses  gens 
ontdeuxsujets  de  plainte  contre  elle  :  d'abord  ils  sont  mal  payés  et,  en  second 

(350) 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 

lieu,  ils  affirment  qu'elle  ne  gouverne  pas  sa  maison.  Je  lui  en  parlai  et 
elle  me  répondit  qu'elle  avait  souvent  demandé  aux  membres  du  Conseil 
de  payer  ses  serviteurs  espagnols  ;  ils  avaient  répliqué  qu'on  devait  d'abord 
s'occuper  des  Flamands.  Quant  au  gouvernement  de  sa  maison,  ils  ne  lui 
avaient  pas  permis  d'y  prendre  part.   » 

Le  Sous-Prieur,  un  peu  déconcerté  par  la  faiblesse  de  l'Archidu- 
chesse, fait  ensuite  une  peinture  navrante  de  l'effacement  et  de  la 
pauvreté  où  elle  vit  : 

«  Mme  d'Aloyn  et  les  conseillers  de  l'Archiduc  ont  tellement  intimidé 
notre  Dame  qu'elle  n'ose  lever  la  tête.  Elle  est  si  pauvre  qu'elle  n'a  pas  un 
maravedi  pour  ses  aumônes.  Cette  même  année,  étant  grosse,  elle  réclama 
le  don  affecté  en  cette  circonstance  aux  Archiduchesses.  Soixante  mille 
florins  lui  furent  attribués,  payables  en  trois  ans,  mais  elle  n'en  toucha  rien. 
Le  trésorier  de  l'Archiduc,  ayant  prisla  somme,  la  distribua  selon  sa  fantaisie. 
Les  gens  de  l'Archiduchesse  meurent  de  faim,  et  il  en  sera  ainsi  tant  que 
Votre  Altesse  n'aura  pas  pourvu  à  leur  entretien.  » 

Telle  était  la  femme  destinée  à  porter  un  jour  le  sceptre  qu'Isabelle 
tenait  avec  tant  de  fermeté.  Comment  le  cœur  de  la  Souveraine 
n'eût-il  pas  défailli  devant  la  vision  du  sombre  avenir  réservé  à  sa 
famille  et  à  ses  royaumes. 

Le  premier-né  de  l'Archiduchesse  était  une  fille.  Le  24  février  1500, 
dans  le  palais  de  Gand,  voyait  le  jour  Charles  d'Autriche,  héritier 
présomptif  des  vastes  Etats  de  l'Empereur  Maximilien,  des  Flandres 
qu'il  posséderait  en  sa  qualité  de  fils  aîné  de  Philippe  le  Beau  et  de 
l'empire  immense  des  Rois  d'Espagne  qui,  dès  la  mort  de  l'Infant 
Dom  Miguel,  survenue  peu  après,  écherrait  par  droit  de  succession  à 
sa  mère  l'Archiduchesse  Juana.  Cette  naissance  jeta  dans  le  cœur 
d'Isabelle  le  dernier  rayon  de  joie  qui  devait  l'illuminer. 

Elle  augura,  dit-on,  de  la  brillante  destinée  de  son  petit-fils  en 
remarquant  qu'il  avait  vu  la  lumière  le  jour  de  saint  Mathieu,  un 
prince  des  Apôtres.  Garibay  assure  que  ce  jour  fut  toujours  propice 
à  l'Empereur. 

Après  la  mort  de  l'Infant  Dom  Miguel  et  la  naissance  du  jeune 
Charles  d'Autriche,  Ferdinand  et  Isabelle  dépêchèrent  des  messagers 
auprès  des  Archiducs  pour  les  inviter  à  venir  en  Espagne  recevoir  le 
serment  de  fidélité  de  leurs  futurs  sujets  en  qualité  de  princes  héré- 
ditaires. Isabelle  espérait  beaucoup  du  retour  de  sa  fille.  Elle  triomphe- 
rait des  influences  mauvaises  que  subissait  la  jeune  femme,  elle  appré- 

(35i) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

cierait  un  état  de  santé  dont  elle  soupçonnait  le  désordre.  L'Archi- 
duc ne  se  hâta  pas  de  répondre  au  désir  de  ses  beaux-parents.  Bien 
qu'aucun  obstacle  ne  se  dressât  entre  le  trône  d'Espagne  et  lui, 
il  hésitait  à  se  rendre  dans  un  pays  lointain  contre  lequel  il  était 
prévenu.  Aussi  bien  ajoutait-il  les  mauvaises  raisons  aux  prétextes  spé- 
cieux et  retardait-il  sans  cesse  son  départ.  Enfin,  après  la  naissance 
d'une  seconde  fille,  le  15  septembre  1501,  Philippe  et  Juana  quittèrent 
Gand  suivis  d'une  cour  nombreuse,  s'arrêtèrent  à  Malines  où  ils 
laissèrent  leurs  enfants,  gagnèrent  Bruxelles  et  en  repartirent  le 
4  novembre. 

Juana,  très  indifférente  au  plaisir  de  revoir  ses  parents  et  son  pays 
natal,  avait  pour  unique  souci  d'échapper  aux  périls  qu'elle  avait  courus 
en  mer  quelque  cinq  ans  auparavant  et  souhaitait  par  conséquent 
traverser  la  France.  La  désinvolture  avec  laquelle  Charles  VIII  avait 
renvoyé  sa  fiancée,  la  Princesse  Marguerite,  sœur  de  Philippe,  pour 
épouser  Anne  de  Bretagne  qui,  de  son  côté,  avait  rompu  ses  projets  de 
mariage  avec  Maximilien,  père  de  Philippe,  afin  de  s'unir  au  Roi  de 
France,  rendait  la  situation  délicate.  Mais  l'Archiduc,  soucieux  de 
nouer  des  relations  amicales  avec  son  puissant  voisin,  feignit  d'avoir 
oublié  ces  griefs,  tandis  que  Louis  XII,  désireux  d'effacer  des  souvenirs 
désagréables,  envoyait  le  seigneur  de  Belle  ville  à  Bruxelles  pour  offrir 
aux  Princes  le  passage  dans  ses  Etats  et  quatre  cents  lances  capables 
d'assurer  partout  leur  sécurité.  Philippe  ne  demandait  qu'à  répondre 
avec  bonne  grâce  à  cette  offre  engageante.  Une  entrevue  avec  le  Roi  de 
France  effacerait  les  froissements  passés  et  contribuerait  au  maintien 
de  la  paix.  Enchanté  de  recevoir  les  Princes  flamands,  Louis  XII 
ordonna  de  leur  prodiguer  les  plus  grands  honneurs.  Dès  son  arrivée 
en  France,  l'Archiduc  aurait  droit  de  grâce,  de  rémission  et  délivrerait 
les  prisonniers  comme  le  Roi  de  France  lui-même,  à  sa  première  entrée 
dans  une  ville. 

Philippe  et  Juana  traversèrent  le  Brabant,  le  Hainaut,  s'arrê- 
tèrent à  Mons  et  à  Cambrai  et  pénétrèrent  en  France  par  la  route 
de  Saint-Quentin.  A  Compiègne,  ils  logèrent  dans  l'ancien  palais  de 
Charles  le  Téméraire,  grand-père  de  Philippe,  franchirent  une  région 
couverte  d'épaisses  forêts  et  arrivèrent  à  Saint-Denis  où  Fabbé  du 
monastère  leur  fit  baiser  de  saintes  reliques.  Le  25,  ils  furent  reçus  à 
Paris  par  MM.  du  Châtelet  et  le  prévôt  des  marchands  accompagné  de 
ceux  de  sa  corporation  les  mieux  montés  et  les  mieux  vêtus  de  leur 
quartier  afin  d'honorer  ladite  ville,  puis  le  clergé  les  conduisit  à 
Notre-Dame  où  fut  chanté  un  Te  Deum  solennel  : 

(352) 


.     Il  •   ij-wr 


Cl.  de  l'Auteur. 


BURGOS    :      l'ALAIS    DU    CORDON'. 


Isabelle  l\   Gb  \mh  . 


Pl.   XXXI,   page  352. 


irent. 


TOLEDE    :     INTERIEUR    DE    SAN    JUAN. 


PL     XXXII,  : 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 

«  Rien  ne  manquait  à  la  solennité  de  la  réception  :  rues  tendues  d'étoffes 
précieuses  et  de  tapisseries,  discours,  harangues,  banquets,  bals  où  de  nobles 
dames  dansèrent  à  la  française  et  à  la  morisque. 

Durant  son  séjour  à  Paris,  Philippe  visita  la  Sainte-Chapelle, 
siégea  au  Parlement  parmi  les  pairs  de  France  et,  en  cette  qualité, 
rendit  hommage  à  Louis  XII  pour  ses  Etats  de  Flandres.  Dans  sa  fierté 
tout  espagnole,  Juana  refusa  d'accompagner  son  mari  et  d'assister  à 
une  cérémonie  qu'elle  considérait  comme  attentatoire  à  sa  dignité 
personnelle. 

Les  Archiducs  se  dirigèrent  ensuite  sur  Blois  où  les  Rois  de  France 
tenaient  leur  Cour.  L'entrevue,  réglée  suivant  une  étiquette  stricte,  est 
rapportée  dans  le  Cérémonial  français  : 

«  La  salle  où  le  Roi  attendait  les  Archiducs  était  pleine  de  monde,  à 
peine  pouvait-on  y  pénétrer.  Quand  Philippe  parut  sur  le  seuil  de  la  porte 
et  se  découvrit,  M.  de  Brienne  dit  au  Roi  : 

«  Sire,  voici  Monsieur  l'Archiduc.   -  . 

Et  le  Roi  de  répondre  : 
«   Voici  un  beau  Prince  !  » 

S'avançant  l'un  vers  l'autre,  le  Roi  et  l'Archiduc  se  firent  trois 
saluts  ou  honneurs,  entre  lesquels  ils  se  rapprochèrent  assez  pour 
s'embrasser  et  se  parler  un  moment  à  voix  basse. 

L'Archiduchesse  parut.  Sur  le  seuil,  un  gentilhomme  lui  demanda 
si  elle  voulait  baiser  le  roi. 

Le  cas  était  grave  pour  une  Infante  d'Espagne  élevée  dans  une 
réserve  austère.  Par  bonheur,  le  Cardinal  de  Cordoue  marchait  sur 
ses  pas.  <<  Baiserai-je?  demanda- t-elle.  —  Oui  >>,  répondit  le  Cardinal. 

Mais  le  Roi  s'était  avancé  vivement  et,  sans  lui  laisser  le  temps 
d'accomplir  les  trois  révérences,  il  lui  baisa  la  main  galamment  et  la 
mena  jusqu'à  la  chaire  qui  lui  était  préparée  auprès  de  l'Archiduc. 

Philippe  et  sa  femme  furent  ensuite  conduits  avec  cérémonie 
chez  la  Reine  où  leur  fut  présentée  leur  future  belle-fille,  Dame  Claude 
de  France,  âgée  de  deux  ans  à  peine  et  dont  le  mariage  venait  d'être 
décidé  avec  le  jeune  Charles  d'Autriche,  fils  des  Archiducs,  né  un  an 
auparavant. 

La  petite  fiancée  ne  parut  pas  éprouver  un  vif  plaisir  à  connaître 
les  père  et  mère  de  son  futur  époux,  car,  à  leur  vue,  elle  poussa  de  tels 

(353) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

cris  et  pleura  si  rageusement  qu'on  dut  l'emporter  dans  sa  chambre, 
sans  avoir  même  pu  lui  dire  le  Dieu  vous  garde. 

Les  appartements  des  Princes  avaient  été  tendus  de  drap  d'or  et 
de  soie  ;  des  tapis  turcs  couvraient  le  sol  ;  dans  les  chambres,  des  ciels 
de  lit  étaient  en  drap  d'or  brodé  d'or,  et  les  courtines  en  satin  blanc 
rehaussé  de  passementeries  d'or.  L'ensemble  de  la  maison  de  l'Archiduc 
fut  installé  avec  magnificence  et  défrayé  depuis  le  grand  seigneur 
jusqu'à  l'humble  valet. 

Durant  plusieurs  jours  les  fêtes  se  succèdent  où  les  courtisans  font 
assaut  de  galanterie.  La  saison  est  froide.  Les  dames  françaises 
arborent  des  robes  de  drap  d'or,  de  satin,  de  velours  tanné  ornées 
d'hermine,  de  martre  zibeline,  de  petit-gris,  suivant  leur  état  social. 
Les  Espagnoles  de  la  suite  de  l'Archiduchesse  portent  leur  costume 
national.  Le  matin  est  consacré  aux  offices  religieux  ;  la  chasse,  les 
tournois  se  partagent  l'après-midi.  Le  soir,  on  danse  à  l'allemande,  à  la 
française,  à  l'espagnole.  Pas  un  instant  ne  se  passe  sans  prendre  un 
plaisir. 

Le  Roi  et  l'Archiduc,  désireux  de  se  complaire,  s'entendirent 
si  bien  que,  outre  le  contrat  de  mariage  entre  leurs  enfants,  Philippe 
ratifia  le  traité  de  Trente  consenti  le  15  octobre  1501  entre  son  père 
l'Empereur  Maximilien  et  Louis  XII,  traité  négocié  par  le  Cardinal 
d'Amboise.  Il  n'est  si  belle  fête  qui  n'ait  une  fin.  Après  avoir  pris 
congé  du  Roi  et  de  la  Reine,  les  Archiducs  embrassèrent  Mme  Claude, 
devenue  moins  sauvage,  et  lui  remirent  une  pièce  d'orfèvrerie  esti- 
mée deux  mille  livres.  L'habitude  d'indiquer  la  valeur  de  ces  pré- 
sents royaux  n'était  pas  d'un  goût  très  délicat,  mais  elle  évitait  toute 
contestation  s'il  fallait  les  rendre.  Le  Comte  de  Lalain  décrit  le  joyau 
exécuté  avec  un  art  raffiné  : 

«  Au  milieu  se  dressait  un  pilier  de  bois  jaspé  surmonté  d'un  homme 
tenant  une  torche  à  la  main.  A  ses  côtés  se  déroulait  une  devise  ainsi  rédigée  : 
«  A  cette  lumière,  le  peuple  connaîtra  votre  gloire.  »  Au  bas  se  présentaient 
les  armes  de  France  et  celles  delà  Reine  entourées  de  légendes,  tandis  que, 
attachées  directement  au  pilier,  des  miniatures  représentaient  le  Prince 
Charles  et  Mme  Claude  toute  nue  tenant  un  tableau  avec  cette  légende  : 
«  Et  jusqu'à  la  bouche  des  enfants  à  la  mamelle  qui  les  louera.  » 

Le  Roi  accompagna  les  Princes,  mais,  au'  château  d'Amboise,  il  les 
quitta  non  sans  avoir  échangé  mille  promesses  et  souhaits  d'heureux 
revoir,  Philippe  et  Juana  ayant  annoncé  qu'ils  traverseraient  de  nou- 

(354) 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 
veau  la  France  à  leur  retour.  En  vérité,  Philippe  avait  gagné  l'amitié 
de  Louis  XII  et  n'avait  même  pas  songé  aux  intérêts  espagnols. 

Les  Princes  allaient  à  petite  journée,  s'arrêtaient  dans  les  villes 
telles  que  Poitiers  et  Cognac.  Ils  évitèrent  Bordeaux  où  couraient  des 
bruits  de  peste  et  poursuivirent  leur  route,  au  grand  déplaisir  des  habi- 
tants qui  avaient  envoyé  d'avance  des  présents,  des  vivres  et  des  vins 
renommés.  A  Dax,  il  commença  de  pleuvoir  et,  quand  le  cortège 
atteignit  Bayonne,  les  quartiers  bas  étaient  inondés,  les  rues  trans- 
formées en  torrents  et  les  maisons  ravitaillées  par  des  bateaux.  De 
mémoire  d'homme,  l'on  n'avait  vu  un  temps  pareil.  Comme  le  sol 
était  détrempé,  il  fallut  abandonner  les  chariots  couverts  venus  de 
Flandre,  réservés  au  mobilier  et  aux  bagages,  et  charger  leur  contenu 
sur  de  forts  mulets  de  Biscaye  capables  de  passer  la  montagne  blanche 
de  neige.  Les  voyageurs  gardèrent  pourtant  une  de  ces  voitures  sur 
laquelle  ils  entassèrent  les  meubles  de  grand  poids;  sa  vue  causa  la  plus 
vive  surprise  parmi  les  paysans  accourus  au-devant  du  cortège. 

Le  Comte  de  Lalain,  qui  note  chaque  jour  l'itinéraire  suivi  par  ses 
maîtres,  relate  certains  faits  saillants  du  voyage.  En  Biscaye,  il  est 
frappé  de  la  beauté  des  femmes  et  note  leur  bonnet  conique,  survivance 
du  sarmat  ou  du  hennin,  autour  duquel  s'enroulent  jusqu'à  vingt  aunes 
d'étoffe  légère.  Les  personnes  riches  portent  cette  coiffure  en  soie 
jaune  brodée  d'or.  Les  jeunes  filles  vont  nu-tête  et  ont  les  cheveux 
coupés  ras.  Après  le  mariage,  elles  ont  le  droit  de  laisser  pousser 
leurs  cheveux,  mais  aussi  le  devoir  de  les  couvrir  afin  d'en  réserver  la 
vue  à  leur  mari,  bien  différentes  en  cela  des  épouses  Spartiates  qui  se 
dépouillaient  de  cette  parure  avant  de  partager  la  couche  nuptiale. 

A  Segura,  on  laisse  à  droite  le  chemin  français  conduisant  à  Santiago 
de  Compostela  et  où  s'engagent  chaque  jour  de  nombreux  pèlerins. 
Voici  qu'on  entre  en  Castille.  Les  Rois,  heureux  de  voir  l'Archiduc 
et  leur  fille  se  rendre  enfin  à  leurs  souhaits,  ont  donné  l'ordre  de  les 
recevoir  plutôt  comme  des  monarques  que  comme  des  princes.  Le 
Connétable  de  Castille,  Duc  de  Najera,  et  le  Comte  de  Sirolle,  accom- 
pagnés d'une  nombreuse  suite  de  chevaliers,  accueillent  les  voyageurs 
à  la  frontière  et  les  escortent  jusqu'à  Burgos..  Ils  descendent  au  couvent 
des  dames  nobles  de  Las  Huelgas  dont  l'abbesse  exerce  une  juridiction 
ecclésiastique.  Des  fêtes,  des  réjouissances  ont  été  préparées.  Jeux 
de  cannes,  courses  de  taureaux,  banquets  et  bals  se  succèdent,  réglés 
par  une  étiquette  antipathique  aux  Flamands.  Et  pourtant  rien  n'a 
été  négligé  pour  leur  plaire  et  leur  montrer  le  royaume  sous  un  aspect 
séduisant.   Par  une  pragmatique  spéciale,  les  Rois  ont  invité  leurs 

(355) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

sujets  à  porter  à  cette  occasion  des  vêtements  de  couleur  claire, 
luxe  interdit  auparavant  par  uneloisomptuaire.  Du  jour  au  lendemain, 
l'Espagne  habillée  de  noir  dépouilla  cette  sombre  livrée  et  se  para 
d'étoffes  voyantes  ornées  de  passementeries  et  de  broderies  d'or. 
Mais  cette  manifestation  était  toute  factice.  Le  peuple  se  souvenait  du 
Prince  Don  Juan,  et  la  comparaison  avec  l'Archiduc  Philippe  n'était 
pas  pour  faire  oublier  celui  en  qui  reposaient  jadis  tant  d'espérances.  Il 
y  eut  grande  solennité  à  la  cathédrale,  baisement  de  main,  pèlerinage 
à  la  Cartuja  de  Miraflores  où  reposaient  les  aïeux  de  l'Archi- 
duchesse, visite  aux  fabriques  où  le  lavage,  le  filage  et  le  tissage 
d'une  laine  renommée  occupaient  plus  de  3  000  ouvriers. 

Tour  à  tour  Philippe  et  Juana  reçurent  les  hommages  de  Valladolid 
et  de  Médina  del  Campo.  C'était  l'époque  de  la  foire.  Le  Prince  la  par- 
courut coiffé  d'une  perruque  et  dissimulé  sous  des  habits  de  paysan. 
Ségovie  charma  les  voyageurs.  Ils  admirèrent  la  beauté  du  site,  le 
fameux  aqueduc  romain  attribué  au  diable  et  surtout  le  palais  aux 
salles  dorées,  orné  d'une  profusion  d'objets  précieux,  entre  autres  les 
statues  polychromes  des  trente-sept  rois  de  Castille  antérieurs  aux 
monarques  régnants.  Les  victorieux  portaient  l'épée  la  pointe  en  l'air, 
les  autres  l'abaissaient  vers  la  terre.  L'or  et  la  couleur  savamment 
disposés  donnaient  aux  portraits  l'apparence  de  la  vie.  A  Burgos,  où  ils 
passèrent  le  jour  du  Vendredi-Saint,  les  Flamands  virent  avec  surprise 
les  processions  de  flagellants  évoluant  à  travers  la  ville.  Enfin,  le 
25  janvier  ils  arrivèrent  à  Madrid,  six  mois  jour  pour  jour  après  leur 
départ  de  Gand. 

La  mauvaise  saison  avait  singulièrement  accru  la  durée  et  la 
fatigue  du  voyage.  Pourtant  les  Archiducs  n'étaient  pas  au  bout  de  leur 
peine.  Philippe  avait  chassé  plusieurs  fois,  montré  aux  Castillans 
l'adresse  de  ses  faucons,  et  il  s'apprêtait  à  gagner  Tolède,  où  se  trou- 
vaient les  Rois,  quand  il  fut  atteint  d'une  rougeole  assez  grave  et 
contraint  de  s'aliter. 

Informé  de  ce  contretemps,  Ferdinand  accourut. 

L'Archiduchesse  vint  au-devant  de  son  père  dans  une  galerie  du 
palais,  l'embrassa  joyeusement,  puis,  lui  prenant  la  main,  elle  le  con- 
duisit au  chevet  de  son  époux.  Philippe  voulait  se  lever  afin  d'honorer 
son  beau-père.  Toutefois  on  le  retint.  Le  Roi  s'assit  près  du  lit  et  la 
conversation  s'engagea  par  l'intermédiaire  de  Juana,  car  Ferdinand 
ignorait  le  français  et  le  futur  Roi  de  Castille  ne  savait  pas  l'espagnol. 
Quand  même  l'entrevue  fut  affectueuse.  Le  soir  venu,  le  Roi  rentrait 
à  Tolède. 

(356) 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 

Isabelle,  en  dépit  de  l'état  précaire  de  sa  santé,  souhaitait  se  rendre 
auprès  de  ce  gendre  qu'elle  brûlait  de  connaître  et  de  s'attacher. 
Mais,  informé  de  son  projet,  Philippe  la  fit  supplier  d'y  renoncer.  Si 
elle  venait  à  Madrid,  il  irait  l'attendre  hors  des  murs  de  la  cité,  fût-ce 
au  péril  de  sa  vie. 

Le  7  mai,  les  Archiducs  prirent  enfin  le  chemin  de  Tolède.  Le  Roi 
avait  manifesté  l'intention  de  se  porter  à  la  rencontre  des  Princes, 
mais  le  protocole  exigeait  qu'il  fût  précédé  d'un  si  grand  nombre  de 
seigneurs,  de  courtisans,  qu'il  ne  dépassa  guère  les  remparts. 

Six  fauconniers  vêtus  de  pourpoints  verts  aux  manches  de  satin 
broché  d'argent  sortirent  les  premiers,  franchirent  les  portes  de 
l'enceinte  et  hâtèrent  leur  marche.  Les  pages  de  la  chapelle  royale,  en 
velours  rouge  rehaussé  d'or,  les  suivirent  et  s'arrêtèrent  à  une  lieue  de  la 
ville.  Ensuite  partirent  l'alcade,  les  juges,  les  bourgeois  aux  robes 
écarlates  sur  pourpoint  de  satin  cramoisi,  une  chaîne  d'or  au  cou. 
A  peine  eurent-ils  aperçu  les  Princes  qu'ils  mirent  pied  à  terre  et 
vinrent  leur  baiser  la  main.  Un  peu  moins  loin  encore  s'arrêtèrent  les 
évêques,  chanoines  et  autres  gens  d'Église  assujettis  seulement  à  la 
révérence.  Enfin  parut  le  Roi  Ferdinand,  monté  à  la  genete,  entre  les 
Ambassadeurs  de  France  et  de  Venise.  Cinq  cents  cavaliers  nobles 
formaient  autour  de  lui  une  escorte  éblouissante. 

Arrivé  devant  son  beau-père,  Philippe  sauta  de  son  cheval  et  se 
précipita  pour  baiser  la  main  royale.  Ferdinand  s'en  défendit  vivement, 
pria  le  Prince  de  se  remettre  en  selle  et,  après  une  présentation  des 
principaux  personnages  des  deux  suites  et  un  court  baise-main,  on 
reprit  le  chemin  de  Tolède.  Ferdinand  et  Philippe  marchaient  sur  le 
même  rang  ;  derrière  eux,  l'Archiduchesse  s'avançait  seule,  immédia- 
tement suivie  du  Cardinal  Primat  d'Espagne. 

Aux  portes  de  la  cité,  tous,  sauf  le  Cardinal,  prirent  place  sous  un 
dais  de  drap  d'or  aux  armes  d'Espagne  et  de  Flandre,  et  se  rendirent 
à  la  cathédrale  où  un  Te  Deum  solennel  fut  chanté. 

Isabelle  allait  enfin  revoir  cette  fille  éloignée  d'elle  depuis  plus  de 
cinq  ans.  Quelle  anxiété  et  quelle  joie!  Elle  était  cependant  trop  reine 
pour  oublier  son  devoir  et  céder  à  l'élan  de  son  cœur.  En  outre,  elle 
tenait  à  imposer  le  respect  de  la  majesté  royale  au  gendre  dont  elle 
connaissait  par  ouï-dire  le  caractère  frivole. 

Isabelle  était  assise  dans  une  grande  salle,  sur  une  chaire  haute, 
entourée  de  Dona  Juana  de  Aragon,  fille  bâtarde  du  Roi  et  depuis 
longtemps  admise  à  la  Cour,  de  la  Marquise  de  Moya  et  d'un  grand 
nombre  de  dames  vêtues  de  robes  de  velours  cramoisi  doublées  d'hermine, 

(357) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

de  martre  et  parées  de  chaînes  d'or,  de  ceintures  de  joaillerie  et  d'autres 
bijoux  précieux.  Quant  à  elle,  très  simple  dans  ses  habits  de  laine 
sombre,  pareils  comme  matière  à  ceux  que  portait  le  Roi,  elle  se  dis- 
tinguait de  son  entourage  par  la  noblesse  de  ses  traits  qu'altérait 
déjà  la  maladie.  Pourtant,  quand  elle  aperçut  l'Archiduc,  elle  oublia 
sa  réserve,  descendit  vivement  de  sa  chaire  et  s'avança  vers  lui. 
S'inclinant  très  bas,  le  Prince  lui  prit  la  main  et  la  baisa.  Un  peu  en 
arrière,  l'Archiduchesse  faisait  à  sa  mère  une  révérence  cérémonieuse, 
mais  Isabelle  l'attira  dans  ses  bras  et  l'y  étreignit  longuement.  Leurs 
Altesses  échangèrent  de  part  et  d'autre  le  Dieu  vous  garde;  puis  le  Roi 
emmena  l'Archiduc,  et  la  Reine  conduisit  l'Archiduchesse  dans  une 
pièce  retirée  où  elles  causèrent  sans  témoin. 

On  avait  préparé  des  fêtes  en  harmonie  avec  l'heureux  événement 
qui  répondait  aux  vœux  des  monarques,  quand,  au  lendemain  de 
l'arrivée  des  Princes,  un  courrier  apporta  d'Angleterre  la  nouvelle 
officielle  de  la  mort  d'Arthur,  Prince  de  Galles,  marié  à  l'Infante 
Catherine.  L'Archiduc,  qui  avait  été  informé  de  ce  malheur  une 
semaine  auparavant,  avait  décidé  d'en  garder  le  secret  vis-à-vis  de 
la  souveraine  tant  qu'il  ne  serait  pas  confirmé.  Les  Rois  ordonnèrent 
un  deuil  sévère  et  gardèrent  la  chambre  pendant  neuf  jours. 

Les  princes  du  sang,  les  membres  de  la  Toison  d'Or  suivirent  cet 
exemple.  Un  service  funèbre  pour  le  repos  de  l'âme  du  Prince  de 
Galles  fut  célébré  au  monastère  de  San  Juan  de  los  Reyes,  dont  l'église 
avait  été  parée  de  trente  trophées  aux  armes  d'Angleterre.  L'estrade, 
tapissée  de  drap  noir,'  élevée  sur  quatre  degrés,  était  surchargée  de 
lumières.  Aux  angles  brûlaient  quatre  gros  cierges.  Le  cénotaphe, 
revêtu  de  velours  noir,  portait,  comme  les  ornements  d'autel,  une  croix 
cramoisie.  Dès  lors,  la  vie  s'écoula  tristement  au  milieu  de  messes, 
de  vêpres,  des  offices  chantés  pour  le  trépassé.  L'Archiduc  et  sa  suite 
mouraient  d'ennui.  Pourtant,  les  jours  de  deuil  écoulés,  les  fêtes 
recommencèrent,  mais  l'élan  un  peu  factice  qui  avait  accueilli  les 
Princes  était  mort.  Puis  l'inquiétude  dévorait  Isabelle.  Que  devien- 
drait l'Infante  Catherine,  veuve  à  dix-sept  ans?  Henri  VII  garde- 
rait-il aux  Rois  l'alliance  promise  contre  la  France? 

Cependant  Philippe  s'efforçait  de  plaire,  prenait  part  aux  jeux  de 
cannes  où  l'arme  était  un  roseau  fragile,  s'habillait  à  l'espagnole  ou 
à  la  morisque,  chassait,  volait  et  continuait  de  s'ennuyer.  Le  désen- 
chantement qu'il  témoignait  peinait  d'autant  plus  la  Reine  qu'il 
traitait  sa  femme  avec  une  froideur  marquée. 

Enfin,  on  s'occupa  de  la  reconnaissance  des  droits  au  trône  de 

(358) 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 

l'Archiduc  et  de  l'Archiduchesse  et  de  la  prestation  du  serment  de 
fidélité.  La  cérémonie  eut  lieu  dans  la  cathédrale  de  Tolède,  après  une 
messe  chantée  pontilicalement  par  le  Cardinal  Ximenes  do  Cisneros. 

Le  Roi  et  la  Reine  s'assirent  devant  l'autel  ;  l'Archiduc  et  l'Archi- 
duchesse prirent  place  un  degré  plus  bas.  Puis,  un  secrétaire  énuméra 
les  titres,  royaumes  et  terres  appartenant  au  Prince  de  Castille,  et 
celui-ci  promit  par  serment  de  conservera  ces  pays  leurs  lois  et  privi- 
lèges, ainsi  que  l'avaient  fait  les  princes  ses  prédécesseurs.  Les  évêques 
lui  rendirent  hommage  et  baisèrent  sa  main  ;  les  ducs,  comtes  et 
marquis  suivirent  leur  exemple  et  jurèrent  avec  solennité  d'être  de 
bons  et  loyaux  sujets.  La  cérémonie  achevée,  l'Archiduc  alla  baiser 
la  main  du  Roi  et  de  la  Reine  qui  s'en  défendirent  ;  l'Archiduchesse 
s'inclinait  dans  la  même  intention;' émus,  ses  parents  la  relevèrent  et 
la  baisèrent  sur  la  bouche.  Telle  fut,  au  point  de  vue  religieux,  la 
reconnaissance  tant  désirée  par  Isabelle  et  déjà  consentie  sans  diffi- 
culté par  les  Cortes  de  Castille  assemblés  dans  ce  but. 

Tout  s'était  bien  passé  à  Tolède,  mais  les  Rois  se  souvenaient  avec 
amertume  de  l'opposition  des  Cortes  d'Aragon  lors  de  la  venue  de  la 
Reine  de  Portugal  et  ils  n'entendaient  pas  s'exposer  à  un  nouvel 
échec.  Afin  de  l'éviter,  Ferdinand,  laissant  Isabelle  à  Madrid  où  la 
retenait  l'état  de  sa  santé,  résolut  de  devancer  l'arrivée  des  Princes. 
Sa  finesse,  son  habileté,  ses  succès  politiques,  l'affection  de  ses  sujets 
faisaient  bien  augurer  d'un  séjour  dans  ses  États.  Il  sortit  de  Tolède 
le  lundi  18  juillet,  accompagné  d'une  suite  restreinte  afin  de  voyager 
plus  vite.  L'Archiduc,  le  Cardinal  de  Mendoza,  une  foule  de  gentils- 
hommes castillans  et  flamands  l'escortèrent  jusqu'à  la  butte  des 
Moulins.  Là,  ils  prirent  congé,  et  Ferdinand  continua  sa  route. 

Les  mémoires  du  chevalier  de  Lalaing  deviennent  dès  lors  d'un 
intérêt  moindre  ou  plutôt  prennent  un  intérêt  différent.  Ayant  obtenu 
de  l'Archiduc  l'autorisation  de  visiter  le  Sud  de  l'Espagne,  le  Comte 
part  en  compagnie  du  chevalier  Anthoine  de  Quievrain,  désireux, 
comme  lui,  de  voir  cette  Andalousie  merveilleuse  dont  ses  conquérants 
parlent  avec  tant  d'emphase.  Cordoue,  Séville,  Grenade  et  surtout 
l'Alhambra  enthousiasment  les  voyageurs. 

«C'est  l'un  des  palais  les  mieux  ornés  qui  soient  sur  terre,  comme,  je croy, 
il  n'y  a  roi  crestien,  quel  qu'il  soit,  qui  soit  si  bien  logiez  à  son  plaisir.  » 

Les  chevaliers  parcourent  au  retour  le  royaume  de  Valence. 
Sa  fertilité,  sa  végétation  exubérante,  ses  vergers  où  ils  voient  pour  la 

Isabelle  la  Grande.  (359)  24 


ISABELLE  LA    GRANDE 

première  fois  des  oranges,  des  grenades  et  des  figues,  les  laissent  dans 

l'admiration.  La  ville  leur  apparaît  riche  et  très  belle. 

«  Valence  est  fort  peuplée  et  contient,  comme  on  dit,  bien  quinze  cents 
maisons  appartenant  aux  seigneurs  et  aux  grands  maîtres  de  Valence,  car  il 
y  en  a  peu  qui  n'y  ait  sa  maison  ;  plusieurs  bourgeois  y  ont  aussi  leurs  maisons 
dorées  et  bien  meublées.  Le  Comte  d'Olive  en  possède  une  entre  les  plus 
belles.  Je  me  tais  de  celle  qui  appartient  aux  Borgia,  duquel  lignage  est  sorti 
le  Pape  Alexandre  ;  c'est  la  plus  belle  des  Espaignes.  Et  l'on  dit  que  de  cette 
ville  peuvent  sortir,  pour  les  besoins  du  Roi  d'Aragon,  mille  cavaliers  bardés 
de  fer  comme  leurs  chevaux...  Au  regard  des  dames,  elles  sont  les  plus  belles, 
les  plus  parées,  les  plus  mignonnes  que  l'on  sache,  car  le  drap  d'or  et  le 
satin  broché  et  le  velours  cramoisi  leur  sont  aussi  communs  que  le  velours 
noir  et  le  satin  en  notre  pays...  On  dit  que  lorsque  le  Roi  et  la  Reine  d'Espaigne 
se  trouvent  à  Valence,  les  gentilshommes  et  dames  de  la  Cour,  quelque  bien 
vêtus  qu'ils  soient,  ne  se  peuvent  comparer,  en  fait  d'élégance,  aux  gentils- 
hommes et  aux  dames  de  Valence.  » 

Le  bon  chevalier  et  son  compagnon  sont  conduits,  à  titre  de  curio- 
sité, dans  un  quartier  spécial,  entouré  de  murailles  et  où  l'on  entre 
par  une  seule  porte.  Il  en  décrit  minutieusement  les  rues,  les  maisons, 
les  habitantes  belles  et  très  parées,  et  donne  de  curieux  détails  sur  les 
règlements  de  police  et  d'hygiène  en  vigueur. 

«  Je  n'ai  jamais  vu,  dit-il,  mettre  telle  police  en  si  vilain  lieu.  » 

Entre  les  petits  ennuis  d'un  voyage  d'ailleurs  fort  agréable, 
le  chevalier  énumère  les  droits  que  les  étrangers  doivent  payer  sur  les 
achats  et  ventes  de  denrées.  Un  soir,  comme  les  voyageurs,  arrivés  à 
Segorbe,  s'apprêtent  à  dîner,  les  jurés  municipaux  entrent  dans  la 
salle,  prétendent  que  les  viandes  servies  sur  la  table  n'ont  pas  acquitté 
la  taxe  et,  au  risque  de  les  faire  refroidir;  ordonnent  de  les  saisir,  de  les 
peser  et  de  percevoir  l'impôt  au  denier  dix.  UAlcabala  ou  droit  de 
marché;  hérité  des  Mores,  frappait  toutes  les  transactions  et  constituait 
le  principal  revenu  de  la  couronne.  Si  le  chevalier  l'avait  ignoré  jusque- 
là,  c'est  que,  figurant  dans  la  suite  du  Prince  de  Castille,  il  en  avait 
été  exonéré. 

De  Valence,  les  chevaliers  gagnèrent  Saragosse  où  les  Archiducs 
avaient  annoncé  leur  arrivée  prochaine. 

Depuis  le  départ  de  Ferdinand,  Philippe  avait  encore  trouvé  le 
temps  plus  long  que  de  coutume.  Plusieurs  de  ses  familiers  étaient 

(36o) 


MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL 

morts  de  la  fièvre  ;  les  autres  se  querellaient  à  seule  fin  de  se  distraire  ; 
tous  se  plaignaient  de  la  chaleur  d'un  été  si  différent  de  celui  des 
Flandres.  Les  dépêches  de  Ferdinand  à  Isabelle  laissaient  entendre 
que  les  Cortes  d'Aragon  suivraient  cette  fois  l'exemple  des  Cortes  de 
Castille.  Philippe,  alors  en  résidence  au  palais  d'Alcalâ  de  Henares, 
décida  de  partir.  Lui  et  sa  femme  passeraient  par  Madrid,  afin  de 
prendre  congé  de  la  Reine.  La  séparation  fut  sans  doute  plus  cruelle 
à  la  mère  qu'à  la  fille,  pressée  de  suivre  un  époux  aimé  avec  une  passion 
maladive.  Les  Princes  s'éloignèrent  de  Madrid  le  7  octobre,  laissant 
Isabelle  désolée,  mais  toujours  impassible.  L'impression  laissée  par 
cette  incomparable  souveraine  sur  les  gentilshommes  flamands  avait 
été  très  vive.  Tous  s'accordaient  à  célébrer  ses  conquêtes,  ses  talents 
unis  à  des  vertus  et  à  des  mérites  sans  pareils. 

Le  voyage  des  Princes  fut  à  la  fois  difficile  et  agréable,  partie  à 
travers  des  régions  pauvres  où  l'on  avait  de  la  peine  à  se  loger  et  à 
s'approvisionner,  partie  dans  des  vallées  fertiles  semées  de  villes 
populeuses.  Philippe  et  Juana  furent  accueillis  partout,  et  à  Saragosse 
en  particulier,  avec  le  cérémonial  adopté  en  Castille  ;  les  mêmes  fêtes 
et  divertissements  furent  donnés  en  leur  honneur.  Depuis  son  arrivée, 
Ferdinand  avait  si  bien  manœuvré  qu'il  avait  obtenu  l'adhésion  des 
Cortes  à  la  reconnaissance  des  Princes  comme  héritiers  de  la  couronne 
d'Aragon,  à  une  réserve  toutefois  :  si  le  Roi  Ferdinand,  par  la  suite 
des  temps,  devenait  veuf,  se  remariait  et  laissait  à  sa  mort  un  enfant 
mâle,  cette  reconnaissance  serait  nulle  et  non  avenue.  Juana  fut  donc 
reconnue  par  les  quatre  bras  d'Aragon  comme  future  Reine  proprié- 
taire des  royaumes  d'Aragon,  de  Sicile  et  de  Naples,  conjointement 
avec  l'Archiduc  Philippe,  son  légitime  époux.  Quelques  jours  plus  tard, 
les  Cortes  lui  prêtèrent  serment  de  fidélité,  contrairement  aux  consti- 
tutions de  la  monarchie. 

Sauf  peut-être  le  Roi  Ferdinand,  personne  ne  songea  que  la  clause 
conditionnelle,  mise  à  la  reconnaissance  des  droits  héréditaires  de 
Juana  pût  jamais  être  de  quelque  valeur. 

A  peine  Philippe  eut-il  rempli  le  devoir  que  la  destinée  lui  avait 
imposé,  qu'il  annonça  son  intention  de  retourner  en  Flandre.  En  route 
il  écrivait  déjà  : 

«Grâce  à  Dieu,  j'ai  quitté  Tolède  et  je  maiche  sur  Saragosse  où  nous 
espérons  être  reconnus  comme  héritiers  de  l'Aragon  et  de  ses  possessions. 
Cela  fait,  nous  n'aurons  de  trêve  que  nous  n'ayons  obtenu  notre  congé  pour 
rentrer  en  Flandre.  >> 


CHAPITRE  XXI 
SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

LES  PRÉTENTIONS  DE  LOUIS  XII  SUR  NAPLES  ET  LE  MILANAIS.  \\  L'ARMÉE 
FRANÇAISE  FRANCHIT  LES  ALPES.  ||  LUDOVIC  SFORZA  SOLLICITE  L' AIDE  DE  L'EMPE- 
REUR.  H  ENTRÉE  DE  LOUIS  XII  A  MILAN.  ||  TRAITÉ  DE  GRENADE  ENTRE  FERDINAND 
ET  LOUIS  XII.  ||  PRISE  DE  CÉPHALONIQUE.  ||  DÉPOSITION  DE  FRÉDÉRIC  DE  NAPLES. 
H  GONZALVE  ENTRE  EN  CALABRE.  ||  PRISE  DE  TARENTE.  ||  RUPTURE  DU  TRAITÉ  DE 
GRENADE.  ||  NEMOURS  SOMME  GONZALVE  DE  LUI  LIVRER  LA  CAPITANATE.  ||  PHILIPPE 
LE  BEAU  PREND  CONGÉ  DES  ROIS  ET  LAISSE  SA  FEMME  DÉSOLÉE.  ||  LES  ROIS  PRO- 
TESTENT CONTRE  LE  TRAITÉ  DE  BLOIS.  ||  BATAILLE  DE  CERIGNOLA.  ||  MORT  DE 
NEMOURS.  ||  DÉFAITE  DE  L' ARMÉE  FRANÇAISE.  ||  GONZALVE  POURSUIT  SES  CON- 
QUÊTES. H  LE  PAPE  ET  VALENTINOIS  SE  DÉTACHENT  DE  LA  CAUSE  FRANÇAISE. 
tj  INSUCCÈS  DES  ARMÉES  FRANÇAISES  EN  GUYENNE  ET  EN  ROUSSILLON.  Il  LA  GUERRE 
CONTINUE  EN  ITALIE.  ||  PASSAGE  DU  GARIGLIANO.  ||  DÉROUTE  DES  FRANÇAIS. 
||  GONZALVE  PREND  POSSESSION  DE  NAPLES  AU  NOM  DU  ROI  D'ESPAGNE.  ||  DOULEUR 
DE  LOUIS  XII   A   LA   NOUVELLE  DU  DÉSASTRE   DE  GARIGLIANO.  Il  RATIFICATION  DU 

TRAITÉ     DE    BLOIS. 

Depuis  l'arrivée  des  Archiducs  en  Espagne,  de  graves  événements 
s'étaient  déroulés  qui  avaient  modifié  l'état  politique  des 
monarchies  latines. 
Après  la  mort  de  Charles  VIII,  Gonzalve  de  Cordoue  avait  été 
rappelé  et  la  paix  avait  paru  assurée,  mais  ce  n'était  qu'une  trêve. 
Louis  XII,  devenu  Roi  de  France  à  trente-six  ans,  méthodique,  ordonné, 
formé  à  l'art  de  la  guerre  par  plusieurs  campagnes,  n'était  pas  homme 
à  renoncer  aux  prétentions  sur  Naples  qui  lui  avaient  été  transmises 
avec  la  couronne  de  France,  ni  aux  droits  personnels  qu'il  tenait  de 
son  aïeule  Valentine  de  Milan.  Dès  son  avènement,  il  prit  le  titre 
de  Roi  de  Jérusalem,  des  Deux-Siciles,  et  celui  moins  pompeux  — 
mais  encore  plus  belliqueux  —  de  Duc  de  Milan.  Il  était  pourtant 
décidé  à  s'assurer  des  alliances  puissantes  avant  d'entreprendre 
une  guerre  de  succession. 

(362) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

L'appui  du  Saint-Siège  était  facile  à  obtenir.  Alexandre  VI, 
préoccupé  des  intérêts  de  sa  famille,  venait  de  se  brouiller  avec  Fré- 
déric, Roi  de  Naples,  qui  lui  avait  refusé  la  main  de  la  Princesse  Char- 
lotte pour  son  fils,  le  Cardinal  César  Borgia. 

Louis  XII  promit  à  ce  fils  chéri  une  compagnie  de  cent  lances, 
une  pension  de  20000  francs  et  la  ville  de  Valence  en  Dauphiné,  dont 
le  revenu  s'élevait  à  20  000  livres.  En  outre,  il  aiderait  le  Pontife  à 
réduire  les  villes  de  la  Romagne  gouvernées  par  les  vicaires  de  l'Église, 
autant  de  rebelles,  et  lui  payerait  une  rente  annuelle  de  30  000  ducats. 
En  échange,  Alexandre  autoriserait  son  divorce  avec  Jeanne  de 
France,  une  fille  de  Louis  XI,  disgraciée  de  la  nature  et  que  le  ter- 
rible sire  de  Plessis-les-Tours  l'avait  contraint  d'épouser  ;  Georges 
d'Amboise,  Archevêque  de  Rouen  et  ami  intime  du  monarque,  rece- 
vrait le  chapeau  de  cardinal.  Enfin,  le  Souverain  Pontife  faciliterait 
de  tous  ses  efforts  l'installation  des  Français  en  Italie. 

Louis  XII  eut  plus  de  peine  à  s'entendre  avec  l'Empereur  Maxi- 
milien.  La  restitution  de  quelques  places  du  comté  d'Artois  paya 
une  trêve  de  plusieurs  mois.  Le  traité  fut  signé  à  Marcoussis 
(5  août  1498). 

Cependant,  les  Suisses  étaient  achetés  à  prix  d'argent  ;  Venise, 
séduite  par  le  don  de  Crémone  et  de  la  Ghiaradda,  promettait  son 
concours  à  la  France.  Quant  à  Florence,  Pise  et  autres  petites  villes 
d'Italie,  Louis  s'était  efforcé  d'envenimer  leurs  querelles,  certain 
d'en  profiter. 

Les  menées  avaient  été  si  secrètes  que  le  Duc  de  Milan,  Ludovic 
Sforza,  et  le  Roi  de  Naples,  Frédéric,  les  ignoraient. 

Tout  en  négociant,  Louis  XII  levait  une  armée  nombreuse,  l'équi- 
pait,  l'exerçait  avec  soin.  Elle  se  composait  de  5  000  Suisses,  de 
4  000  Gascons  et  de  4  000  fantassins  recrutés  dans  différentes  provinces 
françaises.  Le  commandement  en  fut  donné  à  trois  capitaines 
renommés  :  le  Comte  de  Ligny,  Aubigny  et  Jean- Jacques  Trivulce. 
Après  avoir  franchi  les  Alpes  avec  l'autorisation  du  Duc  de  Savoie, 
l'armée  descendit  en  Piémont  et  parut  sous  Asti  (10  août  1499). 
Louis  attendait  à  Lyon  l'occasion  de  se  mettre  à  la  tête  des 
troupes. 

Voici  que  le  château  d'Arezzo,  Valence  lui  sont  livrés  par 
trahison,  Tortone  se  défend  à  peine;  Alexandrie,  canonnée  pendant 
deux  jours,  se  rend  et  la  défection  de  son  gouverneur  Galeas  détruit 
d'un  coup  la  résistance  préparée  par  Ludovic  Sforza.  Ayant  perdu 
en  moins  de  deux  semaines  un  Etat  florissant,  trahi  par  ses  capitaines 

(363) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

le  Duc  de  Milan  gagne  la  frontière  et  se  rend  à  Inspruck  afin  de  solli- 
citer l'intervention  de  l'Empereur  Maximilien. 

Louis  XII  reçut  avec  une  joie  sans  égale  la  nouvelle  du  triomphe 
de  son  armée  ;  il  accourut  et  fit  à  Milan  une  entrée  solennelle  en  qua- 
lité de  Duc  régnant.  Là,  désireux  de  payer  sa  bienvenue,  il  accueille 
avec  bienveillance  les  hommages  des  Princes  italiens,  prend  sous  sa 
protection  le  Marquis  de  Mantoue,  lui  donne  une  compagnie  de 
cent  lances  avec  une  pension  considérable  et  lui  confère  l'ordre  du 
Saint-Esprit.  Le  Duc  de  Ferrare  se  soumet  et  les  Florentins  obtiennent 
un  traité  en  dépit  de  leur  attitude  envers  les  Pisans. 

Maître  de  Milan,  Louis  XII  tourna  ses  regards  vers  Naples,  mais 
il  craignait,  non  sans  raison,  d'être  traversé  dans  ce  projet  par  les  Rois 
d'Espagne. 

Ferdinand  et  Isabelle  avaient  éprouvé  une  émotion  très  vive 
en  apprenant  les  préparatifs  du  Roi  de  France  et  ils  s'étaient  efforcé 
de  démontrer  aux  Princes  italiens  la  folie  de  leurs  querelles,  alors  que 
leur  indépendance  était  en  danger.  Au  Pape,  ils  avaient  envoyé  un 
ambassadeur  habile  et  audacieux.  Le  bouillant  Garcilaso  de  la  Vega 
se  plaindrait  des  empiétements  du  Saint-Siège  en  Espagne,  reproche- 
rait au  Souverain  Pontife  les  scandales  de  sa  Cour  et  le  détournerait 
de  rendre  à  la  vie  civile  son  fils,  le  Cardinal  Borgia,  car  il  fallait  à  tout 
prix  éviter  que  le  Roi  de  France  eût  un  pareil  allié  en  Italie.  Garci- 
laso n'était  pas  homme  à  prendre  des  détours.  Il  s'exprima  avec 
une  telle  liberté  qu'Alexandre,  furieux,  se  précipita  sur  lui.  Les 
assistants  s'interposèrent,  mais  se  demandèrent  si  l'Ambassadeur  ne 
ferait  pas  connaissance  la  nuit  même  avec  les  eaux  sombres  du 
Tibre.  Il  n'en  fut  rien.  L'intervention  du  fougueux  diplomate  eut 
un  résultat  tout  différent  de  celui  qui  était  à  redouter.  Le  Pape 
annula  des  nominations  qui  déplaisaient  à  la  cour  d'Espagne  et  dans 
un  consistoire  tenu  peu  de  temps  après  loua  le  zèle  religieux  des  Rois 
Catholiques. 

De  son  côté,  Venise  reçut  un  messager  secret  chargé  de  promettre 
à  la  République  l'appui  de  la  flotte  espagnole  contre  les  Turcs.  Seul 
Maximilien,  dont  les  finances  étaient  en  désarroi  et  de  qui  l'impuis- 
sance et  la  fatuité  rivalisaient,  ne  fut  pas  sollicité. 

Vis-à-vis  de  Frédéric,  Roi  de  Naples,  Ferdinand  se  trouvait  dans 
une  situation  extrêmement  délicate  et  qui  ne  s'était  pas  modifiée 
depuis  la  première  guerre  d'Italie.  S'il  laissait  détrôner  un  prince  de 
sa  maison  et  admettait  dans  le  voisinage  de  ses  possessions  de  Sicile 
une  nation  puissante  comme  la  France,  il  devait  recevoir  de  grandes 

(364) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

compensations.  Mais  il  était  trop  prudent  et  trop  sage  pour  ne  pas 
épuiser  avant  de  recourir  aux  armes  les  ressources  diplomatiques 
dont  il  disposait.  Gralla,  son  représentant  à  Paris,  reçut  l'ordre 
d'offrir  un  traité  au  Roi  Louis.  L'entourage  du  Monarque  fut 
séduit  par  des  présents  et  des  promesses,  tandis  que,  argument 
décisif,  Ferdinand  armait  dans  le  port  de  Malaga  une  flotte  de 
soixante  vaisseaux,  embarquait  à  leur  bord  600  cavaliers  et 
4  000  fantassins  sous  les  ordres  de  Gonzalve  de  Cordoue.  Le  nom 
seul  d'un  tel  capitaine  était  pour  inspirer  au  Roi  Louis  des  ré- 
flexions salutaires.  Gonzalve  était  d'ailleurs  accompagné  de  la  fleur 
de  la  chevalerie  espagnole,  heureuse  de  sortir  de  l'inaction  où  elle 
était  tombée  depuis  la  prise  de  Grenade.  Sous  sa  bannière  s'étaient 
enrôlés  Diego  de  Mendoza,  fils  du  grand  Cardinal,  Gonzalez  Pizzaro, 
Diego  de  Paredes  et  Pedro  de  la  Paz  dont  la  valeur  était  aussi 
grande  que  sa  taille  était  exiguë. 

Un  homme  d'armes  à  qui  l'on  demandait  s'il  avait  vu  passer  le 
chevalier,  répondit  plaisamment  : 

«  J'ai  bien  vu  le  cheval  et  la  selle  de  Don  Pedro,  mais  le  cavalier,  point.  » 

Louis  XII,  inquiet,  accueillit  les  propositions  de  Gralla  et  l'on 
remit  sur  le  tapis  le  projet  du  partage  de  l'Italie  entre  l'Espagne 
et  la  France,  élaboré  déjà  durant  la  guerre  précédente.  Il  en  résulta 
le  traité  de  Grenade,  signé  en  novembre  1500.  Les  clauses  en  étaient 
de  grande  importance,  car  elles  stipulaient  la  déchéance  de  Frédéric 
de  Naples  qui  serait  dépossédé  de  ses  Etats  en  punition  de  son  appel  aux 
Infidèles,  sur  qui  en  effet  il  comptait  s'appuyer  pour  résister  au  Roi  de 
France,  et  prévoyaient  la  division  du  royaume  entre  les  princes  con- 
tractants. Au  Roi  de  France  seraient  attribués  la  terre  de  Labour  et 
les  Abruzzes  ;  la  Pouille  et  la  Calabre  formeraient  la  part  du  Roi 
d'Espagne.  Chacun  des  bénéficiaires  ferait  la  conquête  du  pays  qui 
lui  était  réservé.  Le  traité  resterait  secret.  Quand  l'armée  française 
serait  sous  les  murs  de  Rome,  les  ambassadeurs  des  deux  Rois  infor- 
meraient le  Souverain  Pontife  que  leurs  maîtres,  soucieux  des  intérêts 
de  la  chrétienté  et  désireux  de  la  défendre  contre  les  Infidèles,  s'étaient 
partagé  le  royaume  de  Naples  et  lui  demandaient  l'investiture. 

Tel  fut  le  traité  de  spoliation  masqué  sous  un  prétexte  religieux. 
En  vérité,  jamais  Frédéric  n'eut  fait  appel  à  Bajazet  si  l'appui  de 
son  cousin,  le  Roi  d'Espagne,  lui  eût  été  assuré. 

Avant  la  signature  du  traité  de  Grenade,  Gonzalve  avait  quitté 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

l'Espagne  (mai  1500),  s'était  rendu  en  Sicile,  y  avait  levé  2  000  merce- 
naires et  s'était  dirigé  vers  la  Morée.  Rien  qu'à  la  nouvelle  de  son 
approche,  la  flotte  turque  s'enfuit  et  se  réfugia  dans  la  Corne  d'Or. 
Ayant  fait  sa  jonction  avec  la  flotte  vénitienne  en  station  à  Corfou, 
Gonzalve  court  à  Céphalonique  occupée  par  les  Turcs,  l'enlève  après 
un  siège  de  deux  mois  où  le  célèbre  ingénieur  Pedro  Navarro  se  couvre 
de  gloire,  et  plante  côte  à  côte,  sur  la  plus  haute  tour  de  la  place,  les 
bannières  déployées  de  saint  Jacques  et  de  saint  Marc. 

Le  secours  donné  par  Ferdinand  aux  Vénitiens,  la  fuite  des  Turcs, 
la  prise  de  Céphalonique  valurent  à  ce  prince  le  titre  très  convoité 
de  défenseur  de  la  foi  et  assirent  d'une  façon  inébranlable  sa  réputa- 
tion et  son  autorité  parmi  les  grands  monarques  ses  contemporains. 

Gonzalve,  l'âme  de  l'expédition,  fut  inscrit  par  le  Sénat  sur  le  livre 
d'or  des  gentilshommes  de  Venise  et  gratifié  de  présents  somptueux. 
Il  garda  quelques  pièces  d'orfèvrerie  à  titre  de  souvenir  et,  toujours 
généreux,  distribua  le  reste  entre  ses  capitaines  et  ses  soldats. 

D'accord  avec  le  Roi  d'Espagne,  Louis  XII  ordonna  de  marcher 
sur  Naples.  Aubigny,  le  vaillant  capitaine  qui  s'était  mesuré  avec 
Gonzalve  dans  les  plaines  de  Calabre,  sous  le  règne  de  Charles  VIII, 
ouvrit  la  campagne.  Trois  caraques  génoises,  seize  navires  et  plusieurs 
bateaux  de  types  divers  portant  une  infanterie  nombreuse,  sous  les 
ordres  de  Ravenstein,  quittèrent  les  côtes  de  Provence  et  Gênes  avec 
la  même  destination. 

A  cette  nouvelle,  Frédéric  de  Naples,  dans  l'ignorance  du  traité 
de  Grenade,  presse  les  Espagnols  de  le  secourir.  Gonzalve  demande 
en  compensation  quelques  places  de  Calabre,  utiles,  prétend-il,  à  sa 
sécurité,  mais  dans  la  seule  intention  de  commencer  sans  coup  férir 
une  conquête  décidée.  Frédéric  venait  à  peine  d'y  consentir,  quand  il 
apprit  que  les  Ambassadeurs  de  France  et  d'Espagne  avaient 
notifié  au  Souverain  Pontife  le  partage  du  royaume  de  Naples  entre 
leurs  maîtres  respectifs  et  demandé  l'investiture  conformément  à  .leur 
acte  de  partage.  Le  Pape,  préparé  à  recevoir  cette  requête,  y  avait 
répondu  favorablement. 

Des  protestations  s'élevèrent  aussitôt  du  Nord  au  Sud  de  l'Italie. 
Les  partisans  des  Français  blâmaient  Louis  XII  d'avoir  traité  avec 
Ferdinand  alors  qu'il  eût  pu  s'entendre  directement  avec  Frédéric 
et  le  conserver  comme  prince  tributaire.  D'un  autre  côté,  on  repro- 
chait au  Roi  Catholique  sa  trahison  envers  un  prince  de  sa  famille, 
marié  à  sa  propre  sœur.  Ferdinand  faisait  répondre  qu'il  ne  pouvait 
consentir  à  laisser  tomber  entre  les  mains  de  Louis  XII  un  royaume 

(366) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

sur  lequel  il  avait  des  droits  légitimes.  Quant  à  Frédéric,  il  l'avait  pris 
en  horreur  depuis  qu'il  avait  connu  ses  relations  avec  les  Turcs. 
D'ailleurs,  les  Français  lui  fourniraient  sous  peu  l'occasion  de  s'appro- 
prier leur  conquête.  Ensuite,  il  verrait  s'il  convenait  d'y  rétablir  les 
enfants  de  Frédéric,  ses  neveux. 

Le  Roi  de  Naples  reçut  en  même  temps  la  nouvelle  de  la 
défection  de  Gonzalve  et  la  bulle  de  déposition  adressée  à  Yami  de 
Bajazet. 

Résister  aux  armées  françaises  parties  de  Rome  sous  le  comman- 
dement d'Aubigny  paraissait  impossible  ;  pourtant  Frédéric  ne 
se  découragea  pas,  se  porta  sur  San  Germano,  envoya  Fabrice  Colonna 
vers  Capoue  à  la  tête  de  forces  assez  imposantes,  confia  Naples  à 
Prosper  Colonna  et  s'enferma  dans  Averse  avec  le  reste  de  ses  troupes. 
Il  n'y  put  demeurer  longtemps.  La  marche  des  Français  sur  Capoue, 
la  licence  et  la  cruauté  des  conquérants,  jetèrent  la  terreur  dans  le 
pays  et  le  découragement  dans  le  cœur  de  Frédéric.  Il  battit  en 
retraite  sur  Naples,  mais  la  perte  de  Capoue  et  de  Gaète  entraînait 
celle  du  royaume.  Le  Prince,  indignement  trahi,  abandonné,  fut.  con- 
traint de  traiter  avec  Aubigny 

Il  promit  de  remettre  les  territoires  réservés  à  Louis  XII  par  le 
traité  de  Grenade,  à  l'exception  dTschia  où  il  se  réfugia.  En  récom- 
pense de  sa  soumission,  il  se  retirerait  où  il  lui  plairait  hors  du  royaume 
de  Naples  ;  il  emporterait  les  collections  précieuses  réunies  au  Château 
Neuf  et  au  château  de  l'Œuf,  mais  laisserait  sur  place  l'artillerie 
abandonnée  jadis  par  le  Roi  Charles  et  dont  il  n'avait  plus  l'emploi. 

La  haine  allumée  dans  le  cœur  de  Frédéric  contre  son  cousin 
Ferdinand  acheva  de  le  jeter  dans  les  bras  du  Roi  de  France.  Il 
demanda  un  sauf-conduit  à  Ravenstein,  s'embarqua  et  vint  rejoindre 
Louis  XII  qui  le  reçut  avec  honneur  et  lui  octroya  le  duché  d'Anjou 
avec  une  pension  de  30  000  ducats  contre  la  promesse  de  rester  en 
France.  Il  y  mourut  quelques  années  plus  tard  (1504).  Ses  qualités 
auraient  dû  lui  valoir  un  meilleur  sort.  Le  découragement  lui  fut  un 
mauvais  conseiller  ;  s'il  eût  conservé  sa  liberté,  il  eût  profité  des 
divisions  inévitables  et  faciles  à  prévoir  entre  Ferdinand  et  Louis  XII. 

Tandis  que  les  Français  s'emparaient  de  Naples,  Gonzalve,  à  la  tête 
d'une  armée  espagnole,  entrait  en  Calabre  et  s'y  couvrait  de  gloire. 
Dans  l'impossibilité  de  se  défendre,  les  villes  lui  ouvraient  leurs 
portes.  Il  n'en  fut  pas  de  même  à  Tarente  dont  la  prise  lui  coûta  des 
pertes  immenses.  La  première  clause  de  la  capitulation  de  la  place 
concernait  la  liberté  du  jeune  Duc  de  Calabre,  fils  de  Frédéric,  enfermé 

(367) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

dans  ses  murs.  Gonzalve  accepta  cette  clause,  et  ce  nous  est  une 
tristesse  de  dire  qu'il  ne  tint  pas  la  parole  donnée  sous  la  foi  du  serment. 
Il  souffrit  que  le  jeune  Duc,  à  peine  âgé  de  quatorze  ans,  fût  envoyé 
en  Espagne,  alors  qu'il  prenait  le  chemin  de  l'Anjou  pour  rejoindre 
son  père. 

La  seule  excuse  à  cet  acte  regrettable  doit  être  cherchée  dans  l'état 
moral  des  hommes  de  cette  époque.  S'il  causa  de  la  surprise,  c'est  que 
la  nature  généreuse  et  droite  de  Gonzalve  l'élevait  au-dessus  de  ses 
contemporains. 

Quand  le  Gran  Capitân  commettait  une  injustice  utile  à  son  pays, 
il  avait  coutume  de  dire  : 

«  Un  général  doit  à  tout  prix  assurer  la  victoire.  Ensuite,  il  indemnisera 
ceux  qu'il  a  lésés  en  leur  donnant  dix  fois  la  valeur  de  ce  qu'il  leur  a  fait 
perdre.  » 

Jusqu'ici,  la  France  et  l'Espagne  avaient  paru  marcher  d'accord, 
mais  elles  allaient  déchirer  bientôt  le  pacte  de  Grenade  et  se  dresser 
l'une  contre  l'autre,  pareilles  à  des  champions  formidables.  Comme 
l'avait  annoncé  Ferdinand,  les  prétextes  ne  manquaient  pas. 

D'après  le  traité  de  partage,  la  terre  de  Labour,  les  Abruzzes, 
Naples  et  Gaète  appartiendraient  à  la  France  ;  la  Pouille  et  la  Calabre 
formeraient  la  part  de  l'Espagne.  Seulement  on  n'avait  point  délimité 
ces  provinces  et  il  n'avait  été  question  ni  des  territoires  étendus  le  long 
de  la  côte  Nord,  ni  de  la  Capitanate  située  entre  les  Abruzzes  et  l'Apulie, 
ni  de  la  Basilicate  placée  entre  l'Apulie  et  la  Calabre,  ni  des  princi- 
pautés des  Ultra  et  de  Citra. 

Au  dire  de  Nemours,  qui  avait  la  haute  direction  de  la  guerre  en 
qualité  de  Vice- Roi  des  Etats  occupés  ou  à  conquérir  en  Italie,  la  Ca- 
pitanate était  comprise  dans  les  Abruzzes  et  non  dans  la  Pouille,  puis- 
que la  douane  sur  les  troupeaux  élevés  dans  les  pâturages  situés  au 
Sud  des  Apennins  se  payait  dans  la  Capitanate.  Gonzalve  soutenait 
le  contraire.  A  l'entendre,  les  Abruzzes  finissaient  au  pied  de  la  mon- 
tagne. 

L'inimitié  qui  existait  entre  Nemours  et  Gonzalve  n'était  pas 
de  nature  à  calmer  de  tels  différends.  Les  deux  chefs  de  guerre  avaient 
bien  consenti  une  trêve  en  attendant  la  décision  de  leurs  Rois  à  qui 
l'on  avait  proposé  de  partager  les  droits  de  douane  ;  mais  Nemours, 
croyant  son  armée  mieux  préparée  que  celle  des  Espagnols,  fit  soudain 
sommer  Gonzalve  de  lui  livrer  sur-le-champ  la  Capitanate.  Son  refus 

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SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

entraînerait  une  guerre  immédiate.  Peut-être  Nemours  obéissait-il 
à  des  instructions  secrètes,  car,  à  peine  Louis  XII  connut-il  l'entrée 
de  ses  troupes  en  Capitanate,  qu'il  embarqua  I  ooo  Suisses  à  desti- 
nation de  Naples,  prit  à  sa  solde  le  Prince  de  Salerne  et  quelques 
puissants  barons,  et  vint  à  Lyon  où  il  prépara  sa  descente  en  Ita- 
lie. Désormais;  il  ne  dissimule  plus  l'intention  de  s'emparer  des 
terres  litigieuses  et  d'accaparer  l'entier  royaume  de  Naples.  Dans  cet 
ordre  d'idées,  Ferdinand  et  Louis  étaient  à  deux  de  jeu. 

Le  succès  répondit  d'abord  aux  espérances  des  Français. 

Gonzalve,  sans  argent,  sans  vivres,  trop  faible  pour  soutenir  la 
campagne,  fut  contraint  de  se  réfugier  à  Barletta,  un  port  fortifié  sur 
l'Adriatique  où  il  pourrait  recevoir  les  renforts  et  les  approvision- 
nements qu'il  sollicitait  de  l'Espagne  et  de  la  Sicile  avec  les  plus  vives 
instances.  Alors,  l'ardeur  du  Roi  de  France  se  ralentit  en  raison 
même  du  peu  de  résistance  de  l'adversaire.  Après  avoir  atteint  la 
petite  ville  d'Asti,  Louis  XII  retourna  en  France  où  le  ramenait  le 
désir  de  signer  une  longue  trêve  avec  l'Empereur.  Ce  départ  intem- 
pestif était  contraire  à  ses  intérêts  ;  s'il  eût  mené  la  campagne  aussi 
vivement  qu'il  l'avait  commencée,  il  eût,  en  peu  de  temps,  délogé 
les  Espagnols  de  l'Italie  méridionale. 

Dès  ce  moment  la  situation  des  Français  fut  en  périclitant.  Le 
désaccord  survenu  entre  Nemours  et  Aubigny,  qui  répugnait  à  recon- 
naître l'autorité  d'un  vice-roi  alors  qu'il  avait  commandé  en  chef  sous 
Charles  VIII,  n'améliora  pas  la  situation;  l'indiscipline  et  la  licence 
des  troupes,  mal  réprimées  par  des  chefs  disposés  à  se  contrecarrer, 
ramenèrent  vers  Gonzalve  une  foule  de  mécontents. 

Les  affaires  en  étaient  là  entre  la  France  et  l'Espagne  quand 
Philippe  le  Beau,  reconnu  Prince  héréditaire  par  les  Cortes  d'Aragon, 
décida  de  regagner  les  Flandres.  Vainement,  Ferdinand  essaya- t-il 
de  l'en  dissuader  en  raison  des  hostilités  ouvertes  entre  l'Espagne  et 
la  France  que  le  cortège  princier  devait  parcourir  du  Sud  au  Nord  ; 
en  vain  allégua-t-il,  pour  le  retenir,  la  grossesse  avancée  de  l'Archi- 
duchesse. Philippe  avait  réponse  à  tout.  Confiant  en  l'amitié  de 
Louis  XII,  il  lui  dépêcha  quelques-uns  de  ses  familiers.  Ils  lui  deman- 
deraient, au  nom  de  leur  maître,  l'autorisation  de  traverser  ses  Etats 
et  le  prieraient  —  ceci  dans  l'unique  dessein  de  tranquilliser  les  Rois 
d'Espagne  —  d'envoyer  en  Flandre  un  certain  nombre  de  gentils- 
hommes français.  Ils  y  demeureraient  jusqu'à  son  arrivée  et  rentre- 
raient à  Paris  bien  récompensés.  Louis  XII  s'empressa  d'acquiescer 
à  cette  requête. 

(369) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Sur  cette  bonne  nouvelle,  Philippe  annonça  son  prochain  départ. 
Informée  de  cette  décision,  Isabelle  fit  supplier  son  gendre  de  venir 
la  trouver  à  Madrid  où  elle  lui  donnerait  certaines  instructions  verbales. 
Il  n'osa  se  dérober  et,  de  mauvaise  grâce,  se  mit  en  route,  suivi  d'une 
petite  escorte.  Sa  marche  serait  rapide. 

Les  paroles  d'Isabelle  furent  pathétiques  :  <<  Juana,  dit-elle,  ne 
pouvait  entreprendre  un  long  voyage  ;  l'abandon  de  son  mari  dans 
l'état  où  elle  était  la  blesserait  au  cœur.  Lui-même  avait  intérêt  à 
connaître  un  royaume  où  il  régnerait  un  jour  et  dont  les  coutumes 
et  les  lois  différaient  de  celles  des  pays  du  Nord.  »  Les  représentations 
d'Isabelle  n'eurent  pas  plus  d'effet  que  celles  de  Ferdinand  sur  un 
prince  frivole,  adonné  au  plaisir  et  à  qui  l'Espagne  et  les  Espagnols 
inspiraient  un  éloignement  invincible.  Il  ne  s'embarrassa  pas  dans  de 
longues  réponses.  Des  affaires  urgentes  le  rappelaient  en  Flandre, 
ses  intérêts  souffraient  grand  dommage  de  sa  trop  longue  absence. 
Si  l'Archiduchesse  n'était  pas  en  état  de  l'accompagner,  il  la  laisserait 
volontiers  auprès  de  ses  parents  et  l'enverrait  chercher  après  sa  déli- 
vrance. Il  fallut  se  contenter  de  cette  concession  ;  elle  ne  parut  pas 
coûter  beaucoup  au  Prince.  La  malheureuse  Juana,  avertie  par  un 
message  de  son  mari  et  de  sa  mère,  revint  donc  à  Madrid  où  Philippe 
lui  fit  ses  adieux. 

Le  19  décembre  1502,  l'Archiduc  prit  congé  du  Roi,  delà  Reine  et 
de  sa  femme,  désespérée  d'une  indifférence  si  cruellement  manifestée, 
«  laquelle  menait  grand  deuil  du  département  de  Monsieur  son  mary  ». 

Avant  son  départ,  Philippe  avait  offert  aux  Rois  d'être  leur 
intermédiaire  auprès  de  Louis  XII.  Ferdinand,  mécontent  de  son 
gendre,  se  souvenant  de  la  manière  dont  il  s'était  laissé  séduire  l'année 
précédente  et  avait  conclu  un  accord  préjudiciable  à  l'Espagne, 
ne  voulut  pas  lui  confier  une  mission  officielle,  mais  il  lui  donna  quel- 
ques instructions  verbales  et  le  fit  accompagner  par  l'abbé  de  San 
Miguel  de  Cuxa,  Bernaldo  de  Boyl,  chargé  de  le  surveiller  et  de  le 
conseiller. 

Philippe  était  parti.  A  peine  eut-il  franchi  les  Pyrénées  que, 
désireux  de  témoigner  sa  confiance  au  Roi  de  France,  il  ordonna 
de  renvoyer  les  otages  venus  en  Flandre. 

Louis  reçut  avec  magnificence  un  prince  destiné  à  porter  un  jour 
la  couronne  impériale  et  celles  des  Espagnes.  Suivant  l'usage,  des 
fêtes  splendides  lui  furent  offertes,  des  présents  considérables  cap- 
tèrent son  entourage,  tandis  que  d'importantes  négociations  se  pré- 
paraient. 

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SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

Le  5  avril  1503,  le  Roi  et  l'Archiduc  signaient  le  traité  de  Blois. 

En  ce  qui  concernait  le  royaume  de  Naples,  on  s'en  tiendrait  au 
traité  de  partage,  mais  les  pays  en  litige  seraient  remis  aux  mains  de 
l'Archiduc.  Charles,  fils  aîné  de  Philippe  et  de  Juana,  et  Claude, 
fille  de  Louis  XII  et  d'Anne  de  Bretagne,  unis  par  le  traité  de  mariage 
signé  l'année  précédente,  prendraient  les  titres  de  Roi  et  Reine 
de  Naples,  Duc  et  Duchesse  des  Deux-Siciles,  de  Pouille  et  de 
Calabre.  Jusqu'à  la  consommation  du  mariage  —  il  n'eut  jamais  lieu  — 
la  part  du  Roi  d'Espagne  serait  gouvernée  par  l'Archiduc  ou  toute  autre 
personne  à  la  désignation  de  Ferdinand,  et  celle  du  Roi  de  France 
par  qui  bon  lui  semblerait,  mais  l'une  et  l'autre  au  nom  des  futurs 
époux  à  qui  Louis  abandonnerait  ses  possessions  napolitaines  à  titre 
de  dot  de  la  Princesse. 

Au  nom  de  son  fils,  Philippe  se  substituait  aux  Rois  d'Espagne.  Il 
s'était  montré  si  peu  soucieux  des  intérêts  dont  il  avait  la  garde  que 
certains  auteurs  l'accusent  d'avoir  accepté  des  subsides  du  Roi  Louis. 
C'est  peu  probable.  Philippe  n'était  ni  vénal  ni  intéressé.  LeMonaïque 
et  sa  Cour  avaient  su  flatter  un  prince  étourdi,  vaniteux  et  d'une 
intelligence  médiocre. 

Les  Rois  apprirent  avec  une  douloureuse  surprise  les  conditions 
du  traité  et  s'empressèrent  d'envoyer  un  émissaire  pour  désavouer  leur 
gendre.  L'alliance  de  deux  enfants  encore  au  berceau  ne  valait 
pas  l'abandon  de  la  conquête  que  Gonzalve  s'apprêtait  à  mener  vigou- 
reusement. 

Au  milieu  des  fêtes  données  à  l'occasion  de  la  paix,  Louis  et  Phi- 
lippe avaient  dépêché  des  courriers  en  Italie  avec  ordre  aux  comman- 
dants des  deux  armées  de  cesser  les  hostilités  et  d'attendre  la  ratifica- 
tion du  traité  demandée  aux  Rois  d'Espagne.  C'était  compter  sans 
Gonzalve.  Soit  qu'il  vît  diminuer  les  forces  françaises,  soit  qu'il 
doutât  des  talents  de  Philippe  comme  négociateur,  soit  que  Ferdinand 
l'eût  fait  prévenir  en  secret  de  ne  pas  tenir  compte  des  actes  de  son 
gendre,  il  répondit  qu'il,  continuerait  la  guerre  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
reçu  de  ses  souverains  des  instructions  contraires.  Il  fut  bien  inspiré. 

Vainement  les  conseillers  de  Nemours  engagèrent-ils  leur  chef  à 
garder  l'expectative  en  attendant  des  renforts  ou  la  ratification  du 
traité.  Croyant  l'emporter  sur  Gonzalve  contraint  d'abandonner 
Barletta  (1503),  espérant  le  surprendre  dans  sa  marche  sur  Céri- 
gnola,  le  vice-roi  se  mit  à  sa  poursuite. 

On  était  à  la  fin  d'avril.  Les  Espagnols,  accablés  par  une  chaleur 
étouffante,  tombaient  en  chemin,  et  il  fallait  l'ardeur  de  Gonzalve 

(37i) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

pour  soutenir  les  courages  défaillants.  Au  milieu  de  la  journée,  les 
fantassins  étaient  à  tel  point  épuisés  que  chaque  cavalier  dut  prendre 
en  croupe  un  fantassin.  Le  Gran  Capitân  donna  l'exemple.  Se  pressant, 
se  hâtant,  l'armée  espagnole  atteignit  Cérignola,  une  petite  ville  bâtie 
sur  une  éminence.  Une  faible  garnison  française  l'occupait.  Des  vignes 
en  amphithéâtre  entouraient  la  cité.  Gonzalve  s'y  cantonne,  élève 
aussitôt  des  parapets,  creuse  des  retranchements,    approfondit  un 
large  fossé  collecteur  des  eaux  de  la  vallée  et  couronne  la  position  par  une 
batterie  de  douze  pièces  de  canon.  Ces  préparatifs  s'achevaient  à  peine 
que  retentissaient  au  loin  les  trompettes  guerrières  et  brillaient  les 
bannières  et  les  armures  françaises.  Quand  Nemours  et  ses  capitaines 
se  virent  devancés  par  ceux  qu'ils  avaient  cru  surprendre,  ils  firent 
halte  et  délibérèrent.  Fallait-il  attaquer  les  Espagnols  sur  l'heure  sans 
leur  laisser  le  temps  de  se  remparer  davantage  ou  valait-il  mieux 
attendre  le  lendemain  ?  Certains  historiens  assurent  que  Nemours  aurait 
repoussé  tout  conseil  de  prudence.  Brantôme,  au  contraire,  prétend 
que  Yves  d'Allègre  et  Chandieu,  commandant  les  Gascons  et  les  Suisses, 
auraient  pressé  leur  chef  d'ordonner  l'attaque,  blâmé  sa  pusillanimité, 
et  cela  jusqu'aux  insultes.  Furieux,  Nemours  se  serait  écrié  : 

«  Nous  combattrons  ce  soir,  et  peut-être  ceux  qui  réclament  le  combat 
avec  violence  se  serviront  davantage  de  leurs  éperons  que  de  leur  épée  !  » 

Sinistre  et  trop  véridique  prophétie  ! 

L'attaque  immédiate  décidée,  Nemours  divisa  ses  troupes  en  trois 
batailles.  Sa  cavalerie,  la  plus  belle  que  l'on  eût  vue  depuis  longtemps 
en  Italie,  forma  l'aile  droite  sous  les  ordres  de  Louis  d'Ars  ;  le  comman- 
dement du  centre,  composé  des  Suisses  et  de  l'infanterie  gasconne, 
fut  confié  à  Chandieu;  la  cavalerie  légère,  placée  à  gauche,  obéirait  à 
Yves  d'Allègre. 

Gonzalve,  connaissant  la  vaillance  de  ses  adversaires,  n'avait 
pas  mis  en  doute  un  seul  instant  le  parti  qu'ils  prendraient  et  avait 
encore  renforcé  ses  défenses  exécutées  avec  promptitude  et  habileté. 
Au  centre  de  la  position,  il  avait  placé  les  mercenaires  allemands 
armés  de  longues  piques  et,  à  chaque  aile,  disposé  l'inébranlable 
infanterie  espagnole  sous  le  commandement  de  Pedro  Navarro,  le 
célèbre  ingénieur,  de  Diego  de  Paredes  et  de  Pizarro.  A  gauche,  les 
troupes  de  Fabricio  Colonna  et  de  Pedro  de  la  Paz,  sous  les  ordres 
de  Mendoza,  prendraient  les  Français  en  flanc  quand  ils  se  lanceraient 
à  l'assaut  de  la  position.  Les  forces  des  deux  armées  étaient  à  peu  près 

(372) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

égales,  environ  7  000  hommes  de  chaque  côté,  mais  la  cavalerie  de 
Nemours  était  supérieure  à  celle  de  Gonzalve  et  sa  force  avait  certaine- 
ment influé  sur  les  partisans  d'un  engagement  immédiat. 

Le  soleil  descend  sur  l'horizon  quand  Nemours  à  la  tête  de  ses 
chevaliers  engage  le  combat. 

A  peine  s'est-il  ébranlé  que  Gonzalve  commande  le  feu  de  toutes 
ses  pièces  d'artillerie.  Les  rangs  français  sont  rompus,  mais  Nemours 
rassemble  les  siens,  les  entraîne  et,  au  milieu  des  tourbillons  de  fumée, 
court  vers  la  colline  sans  soupçonner  le  fossé  large  de  plusieurs  mètres 
qui  en  défend  l'approche.  Dans  leur  élan  irrésistible,  les  premiers 
rangs  de  cavaliers  vont  s'engloutir  dans  ce  gouffre  sans  le  combler  ;  les 
autres  suivent  et  s'y  précipitent  à  leur  tour.  C'est  une  tuerie  effroyable. 
La  confusion,  l'épouvante,  l'horreur  sont  au  comble.  La  mort  de 
Nemours,  tué  d'un  coup  d'arquebuse  à  la  tête  de  ses  troupes,  jette  la 
consternation  parmi  les  siens.  A  ce  moment  critique,  Gonzalve  ordonne 
une  charge,  et  toute  l'infanterie  espagnole  dévalant  du  haut  des 
vignes,  tombe  sur  les  Français  incapables  de  résister  à  la  violence  du 
choc.  Chandieu  tente  de  reformer  sa  bataille,  mais  une  balle  le  jette 
sans  vie  à  bas  de  son  coursier. 

C'est  la  fin  du  combat  :  il  a  duré  une  heure  à  peine.  Les  débris 
de  l'armée  se  sont  dispersés  ;  3  000  Gascons  ou  Suisses  gisent  blessés 
ou  écrasés  dans  le  fossé. 

Comme  l'avait  prédit  Nemours,  Louis  d'Ars  réunit  quelques 
hommes  et  joua  de  l'éperon;  Yves  d'Allègre  suivit  son  exemple  à 
la  tête  de  la  cavalerie  légère  à  peu  près  intacte.  Ils  eussent  péri  si 
les  Espagnols  se  fussent  lancés  à  leur  poursuite.  Mendoza  et  Pedro  de 
•la  Paz  le  tentèrent,  mais  leurs  troupes  étaient  épuisées  de  fatigue,  et, 
dans  la  nuit  noire,  ils  regagnèrent  leur  position.  Treize  pièces  de 
canon,  le  camp,  les  bagages,  jusqu'aux  bannières  restèrent  aux  mains 
des  vainqueurs.  Le  corps  de  Nemours  fut  retrouvé  le  lendemain  sous 
un  monceau  de  cadavres  ;  son  page  le  reconnut  aux  bagues  qu'il 
portait  aux  doigts.  Avec  lui  périt  le  dernier  représentant  de  la  grande 
maison  d'Armagnac.  Gonzalve  déplora  sa  perte  et  le  fit  ensevelir  avec 
honneur  au  monastère  de  Saint-François  de  Barletta. 

La  bataille  de  Cerignola  fut  livrée  le  28  avril  1503,  un  vendredi, 
jour  propice  aux  Espagnols.  Gonzalve  perdit  une  centaine  d'hommes 
seulement.  Une  semaine  auparavant,  encore  un  vendredi,  Aubigny 
avait  été  battu  et  fait  prisonnier  par  Don  Fernando  de  Andrada  dans 
cette  même  plaine  de  Seminara  où,  en  1495,  il  s'était  couvert  de  gloire. 

L'armée  française  était  dispersée  et  n'avait  plus  de  chef.  Désor- 

(373) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

mais  la  route  de  Naples  était  ouverte.  Le  14  mai  1503,  le  Gran  Capitân 
entrait  triomphalement  dans  la  ville  et  en  prenait  possession  au  nom  du 
Roi  d'Espagne. 

Depuis  neuf  ans,  Ferdinand  était  le  neuvième  monarque  que  l'on 
y  proclamait.  Les  édifices  étaient  pavoises,  les  rues  jonchées  de  fleurs, 
et  ce  fut  au  milieu  d'acclamations  délirantes  que  Gonzalve  parvint 
au  palais  royal.  Les  fonctionnaires  de  la  ville,  en  grand  costume, 
portaient  au-dessus  de  sa  tête  un  dais  d'étoffe  d'or.  Les  Napolitains 
n'avaient  pas  fait  mieux  pour  honorer  Charles  VIII  peu  d'années 
auparavant. 

On  conçoit  l'indignation  et  le  ressentiment  de  Louis  XII  en 
apprenant  la  destruction  d'une  armée  qu'il  avait  cessé  d'approvisionner 
depuis  la  signature  du  traité  de  Blois.  Philippe  était  encore  à  la  Cour 
de  France  où  la  noblesse  le  fêtait  à  l'exemple  du  Roi.  Louis,  plein 
d'amertume,  lui  adressa  de  vifs  reproches.  Si  l'Archiduc  ne  protestait 
pas  contre  la  désobéissance  de  Gonzalve,  approuvée  sans  doute  par  le 
perfide  Roi  d'Espagne,  il  était  un  prince  flétri.  Philippe  fut  extrê- 
mement ému  du  soupçon  jeté  sur  sa  loyauté  et  dépêcha  sur  l'heure 
un  courrier  à  Ferdinand  pour  se  plaindre  de  l'affront  fait  à  son 
honneur. 

Les  monarques  espagnols  répondirent  par  l'envoi  de  deux  ambas- 
sadeurs chargés  de  témoigner  leur  mécontentement  à  leur  gendre  et  de 
négocier  à  nouveau  avec  le  Roi  de  France.  L'Archiduc,  entraîné  par 
son  zèle,  avait  outrepassé  ses  pouvoirs.  Philippe  se  récria.  Les  Rois 
l'avaient  autorisé  à  conclure  la  paix  et  avaient  juré  sur  l'Évangile  de 
ratifier  ses  actes. 

Quand  les  ambassadeurs  parlèrent  de  négociations  nouvelles, 
Louis  XII  les  rabroua.  Leurs  Rois,  dit-il,  ne  montraient  nul  souci 
de  leur  gloire  en  marquant  si  peu  de  considération  pour  les  engagements 
d'un  prince  leur  allié  et  l'héritier  présomptif  de  leur  couronne.  Puis, 
ayant  loué  les  qualités  et  les  mérites  de  l'Archiduc,  il  enjoignit  aux 
Espagnols  de  reprendre  sans  tarder  le  chemin  de  leur  pays. 

L'insulte  devait  être  soutenue  par  des  armements.  Louis  se  prépara 
sans  délai  à  recommencer  la  guerre,  non  seulement  en  Italie  où  il 
envoya  des  troupes  commandées  par  La  Trémoille,  un  des  meilleurs 
capitaines  de  son  temps,  mais  encore  aux  extrémités  de  la  chaîne  des 
Pyrénées.  Le  Sire  d'Albret  et  le  Maréchal  de  Gée  se  portèrent  sur 
Fontarabie  à  la  tête  de  400  lances  et  de  5  000  fantassins  suisses  ou 
gascons.  Le  Maréchal  de  Rieux  descendit  de  Languedoc  en  Roussillon 
avec   800  lances  et  8  000  hommes  d'infanterie  suisses  ou  français. 

(374) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

Une  flotte  prit  la  mer  afin  d'inquiéter  les  ports  depuis  la  Catalogne 
jusqu'à  Valence.  Menacés  chez  eux,  les  Rois  Catholiques  n'enverraient 
plus  en  Italie  ces  compagnies  qui,  sous  les  ordres  de  Gonzalve, 
avaient  tenu  en  échec  les  armées  françaises  jusqu'au  jour  où  elles  les 
avaient  exterminées. 

Une  lettre  d'Isabelle,  adressée  à  son  ambassadeur  auprès  de 
Henri  VII,  montre  combien  elle  fut  émue  de  l'offensive  française  : 

«  Le  Roi  de  France  ne  s'est  pas  contenté  de  faire  la  guerre  en  Italie;  il  a 
rassemblé  des  forces  nombreuses  avec  lesquelles  il  assiège  notre  forteresse 
de  Salces.  Son  intention  est  de  conquérir  les  comtés  de  Roussillon  et  de 
Cerdagne,  d'envahir  l'Espagne  et  de  la  dévaster  aussi  loin  qu'il  le  pourra. 

Et,  dans  une  autre  lettre,  Ferdinand,  oubliant  que  les  deux  provinces 
lui  ont  été  rendues  gratuitement  par  le  Roi  de  France  en  échange 
d'une  abstention  en  Italie  qu'il  n'a  point  gardée,  ressent  une  grande 
tristesse  à  la  pensée  que  des  Chrétiens  vont  combattre  des  Chrétiens 
au  lieu  de  tourner  leurs  armes  contre  les  Infidèles,  mais  il  est  obligé 
de  défendre  ses  royaumes.  Puis,  après  des  considérations  religieuses 
et  humanitaires,  il  abjure  son  frère,  le  Roi  d'Angleterre,  de  lui  envoyer 
des  troupes  de  secours,  tout  au  moins  2  000  hommes  d'infanterie 
d'élite  bien  armés  et  commandés  par  un  bon  capitaine.  L'entretien 
de  cette  troupe  sera  aux  frais  de  l'Espagne  bénéficiaire,  suivant  les 
termes  du  traité.  Quant  au  Roi  Henri,  s'il  désire  recouvrer  la  Norman- 
die et  la  Guyenne,  jamais  il  ne  trouvera  une  occasion  aussi  oppor- 
tune, le  Roi  de  France  ayant  une  armée  occupée  en  Roussillon  et  ne 
pouvant  ramener  vite  celle  qui  campe  autour  de  Rome.  Dans  ce  cas, 
les  Rois  Catholiques  prêteront  l'appui  de  leurs  armées  au  Roi 
d'Angleterre  aussitôt  qu'ils  auront  chassé  les  Français  du  Roussillon. 

«Et  cela  ne  saurait  tarder,  car  les  préparatifs  de  l'Espagne  sont  tels  que, 
Dieu  aidant,  les  2  000  fantassins  anglais  combattant,  le  Roi  de  France  ne  tar- 
dera pas  à  regretter  d'avoir  commencé  une  guerre  injuste.  >> 

Le  3  octobre,  une  nouvelle  lettre  d'Isabelle  sur  le  même  sujet  donne 
des  détails  minutieux  sur  les  2  000  hommes  d'armes  que  le  Roi  Henri 
est  dans  l'obligation  de  fournir  à  ses  alliés  en  cas  d'attaque  ou  d'inva- 
sion de  leur  royaume.  Cette  dépêche  montre  avec  quelle  méthode  la 
grande  Reine  savait  combiner  et  préparer  les  forces  dont  elle  disposait 
et  avec  quelle  sollicitude  elle  prévoyait  les  difficultés  toujours  si 
grandes  d'une  mise  en  campagne. 

Isabelle  la  Grande.  (375)  ^5 


ISABELLE  LA    GRANDE 

D'abord  elle  recommande  de  fixer  la  solde  au  plus  bas  prix  possible, 
de  ne  jamais  l'élever  au-dessus  de  celle  que  les  Anglais  touchent  chez  eux 
et  d'aucune  manière  à  un  taux  supérieur  à  celui  de  la  solde  payée 
aux  Suisses,  la  plus  forte  qui  ait  jamais  été  donnée  à  des  soldats  d'infan- 
terie, soit  trois  ducats  par  mois. 

L'ambassadeur  empruntera  les  fonds  nécessaires  pour  le  premier 
payement,  mais,  dans  le  cas  où  il  ne  trouverait  pas  de  prêteur,  Isabelle 
lui  fait  tenir,  par  la  même  voie  que  la  dépêche,  une  lettre  de  crédit  de 
10  ooo  ducats.  Dans  l'intention  de  la  Reine,  il  ne  faut  s'en  servir  qu'à  la 
dernière  extrémité,  car,  la  signature  royale  étant  engagée,  il  ne  serait 
pas  possible  de  retarder  l'échéance,  tandis  qu'on  peut  traiter  avec 
moins  d'honneur  la  signature  d'un  agent  diplomatique. 

La  Reine  redoute  que  Henri,  après  avoir  donné  les  2  ooo  hommes, 
ne  mette  obstacle  à  «leur  embarquement.  Si  l'on  éprouvait  de  la  diffi- 
culté à  trouver  des  navires  pour  transporter  la  troupe  et  qu'elle  fût  dans 
l'impossibilité  de  partir,  la  solde  ne  serait  point  payée.  Dans  ce  cas, 
une  lettre  en  trois  expéditions,  envoyées  par  trois  voies  différentes, 
serait  immédiatement  adressée  à  la  Reine  et,  dès  sa  réception,  elle 
enverrait  aussitôt  les  nefs  nécessaires.  Et  elle  ajoute  : 

«  Publiez  partout,  dans  l'Angleterre  entière,  que  des  troupes  très  nom- 
breuses vont  partir  pour  l'Espagne,  commandées  par  de  bons  capitaines. 
Ces  rumeurs  inspireront  des  craintes  à  la  France  et  produiront  une  impres- 
sion excellente  en  Italie.  » 

De  la  Princesse  Catherine,  on  ne  se  préoccupait  guère,  sinon  pour 
lui  demander  d'aider  à  l'envoi  des  troupes  en  engageant  les  bijoux 
qu'on  lui  avait  recommandé  de  garder.  Et  pourtant  la  jeune  Princesse 
est  dans  le  dénuement.  Henri,  tout  en  lui  témoignant  des  égards 
apparents,  refuse  de  payer  le  douaire  promis  et  même  les  intérêts  de  la 
dot  qu'il  a  reçue,  sous  prétexte  que  la  somme  n'a  pas  été  acquittée 
tout  entière.  Comment  s'étonner  de  son  avarice  et  de  sa  dureté,  alors 
qu'il  ne  cesse  de  falsifier  les  monnaies  et  que  le  Parlement  lui  offre 
300  000   couronnes  à  condition  qu'il  respectera  celles  qui  circulent  ? 

Le  Roi  Henri  ne  se  pressait  pas  de  répondre  aux  demandes  et  aux 
propositions  des  Rois  Catholiques.  Pacifique  par  nature,  ayant 
horreur  du  sang,  il  estimait  sans  prix  la  paix  de  l'Europe  et  se  souciait 
peu  de  se  lancer  dans  une  entreprise  aussi  coûteuse  qu'une  guerre 
avec  la  France,  dont  les  profits  seraient  peut-être  plus  directs  pour 
l'Espagne  que  pour  lui.  Loin  de  préparer  une  descente  en  Normandie, 

(376) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

il  négociait  secrètement  avec  Louis  XII,  témoignait  à  son  ambassa- 
deur une  véritable  sympathie  et  s'entretenait  avec  lui  d'un  projet  de 
mariage  entre  le  Prince  de  Galles  et  une  fille  du  Duc  d'Angoulême. 

Pendant  que  les  Rois  d'Espagne  ordonnaient  d'importantes 
levées  et  se  préparaient  à  la  résistance  aux  deux  extrémités  de  la  chaîne 
des  Pyrénées,  Gonzalve  s'emparait  du  Château  Neuf  et  y  entrait  la 
veille  du  jour  même  où  une  escadre  française,  composée  de  six  gros 
vaisseaux  et  de  plusieurs  bâtiments  chargés  d'armes  et  de  muni- 
tions, paraissait  en  vue  de  Naples.  Ne  trouvant  aucun  appui  capable  de 
faciliter  son  débarquement,  l'escadre  se  retira  sur  Gaète.  Des  troupes 
françaises  ramenées  de  différentes  places  secondaires,  400  lances  et 
4  000  fantassins  échappés  au  désastre  de  Cérignola,  les  Princes  de 
Salerne  et  de  Bifignano,  de  nombreux  barons  angevins  s'y  étaient 
réfugiés,  confiants  dans  les  défenses  d'une  ville  facile  à  secourir  par 
mer. 

Décidé  à  s'emparer  de  ce  dernier  boulevard  de  la  puissance  fran- 
çaise, Gonzalve  accourut,  tenta  une  attaque  de  vive  force  et  dut  se 
résoudre  à  établir  un  blocus  sévère. 

Le  succès  couronnait  les  espérances  de  Gonzalve  dans  d'autres  parties 
du  royaume.  Prosper  Colonna  s'emparait  tour  à  tour  des  principales 
villes  des  Abruzzes;  un  traité  signé  avec  le  Comte  de  Capaccio  livrait 
aux  Espagnols  presque  toute  la  Calabre.  Le  Pape  et  son  fils  César, 
Duc  de  Valentinois  de  par  la  grâce  du  Roi  de  France,  mettaient  en 
doute  le  triomphe  final  des  Français  et  cherchaient  à  trahir  une  cause 
défendue  par  intérêt.  Quand  Louis  XII  leur  écrivait  de  se  porter  au 
secours  de  ses  troupes,  ils  envoyaient  des  réponses  équivoques,  dila- 
toires. La  fausseté  du  père  et  la  dissimulation  du  fils  étaient  passées 
en  proverbe  et  l'on  avait  coutume  de  dire  : 

«Le  Pape  ne  fait  jamais  ce  qu'il  dit  et  le  Duc  de  Valentinois  ne  dit  jamais 
ce  qu'il  fait.  >> 

Des  lettres  interceptées,  où  il  était  question  d'un  traité  entre 
Gonzalve  et  César,  donna  une  base  certaine  aux  soupçons  de  Louis  XII. 
Il  pressait  le  Pontife  de  tenir  ses  engagements  quand  un  événement 
tragique  rendit  vaines  ses  représentations.  Avant  un  souper  auquel 
étaient  conviés  des  Cardinaux,  Alexandre  fut  pris  d'affreuses  douleurs, 
et  le  lendemain  il  succombait  (18  août  1503).  Le  corps  livide  et  con- 
tracté par  la  souffrance  témoignait  que  la  mort  était  due  au  poison. 
On  prétendit  que  le  Pape  avait  envoyé  d'avance  une  fiasque  de  vin 

(377) 


ISABELLE   LA    GRANDE 

avec  ordre  de  n'en  donner  à  personne,  sinon  au  Cardinal  Adriano  de 
Corneto.  Alexandre  arrive  de  bonne  heure  au  pavillon  où  doit  être 
servi  le  banquet.  Altéré  par  la  chaleur,  il  demande  à  boire.  L'officier 
échanson  ayant  à  sa  disposition  le  vin  qu'on  lui  a  recommandé  de 
réserver,  ne  doute  pas  qu'il  ne  soit  le  meilleur,  en  verse  un  verre  et 
l'offre  au  Pontife.  César  entre,  boit  et,  peu  après,  tombe  en  convulsions. 
Un  contrepoison  et  sa  jeunesse  le  sauvèrent,  mais  la  maladie  fut  cruelle 
et  la  convalescence  très  longue. 

La  mort  d'Alexandre  VI  fut  pour  la  chrétienté  une  délivrance 
morale  et  matérielle. 

En  dépit  de  son  affaiblissement,  César  Borgia  rassembla  des 
troupes  dans  l'intention  de  choisir  et  d'imposer  le  successeur  de  saint 
Pierre.  Comptant  sur  les  onze  cardinaux!  espagnols  gratifiés  depuis  peu 
du  chapeau,  il  avait  promis  à  Louis  XII  de  faire  donner  la  tiare  au 
Cardinal  d'Amboise,  Archevêque  de  Rouen,  mais  son  influence  n'avait 
pas  survécu  à  la  puissance  de  son  père.  Comme  il  était  impossible  de 
mettre  d'accord  les  partis  espagnols  et  français,  le  Conclave  éleva  au 
trône  pontifical  un  Italien,  François  Piccolomini,  Cardinal  évêque  de 
Sienne.  Il  était  vieux  et  les  candidats  évincés  pouvaient  escompter 
les  chances  d'une  élection  prochaine.  Le  Cardinal  Georges  d'Amboise 
approuva  ce  choix,  faute  de  pouvoir  l'empêcher. 

Piccolomini  prit  le  nom  de  Pie  III.  C'était  un  homme  vertueux  dont 
la  sagesse  et  la  piété  feraient  oublier  les  vices  de  son  prédécesseur.  Et 
pourtant,  de  quelles  concessions  n'avait-il  pas  payé  la  tiare  ! 

«  Le  Pape  absoudra  tous  les  Cardinaux,  et  chacun  d'eux  en  particulier, 
de  tous  les  crimes  et  offenses  qu'ils  ont  commis  jusqu'ici,  quelque  exorbitants, 
énormes  et  graves  qu'ils  puissent  être.  Cette  absolution  sera  parfaitement 
valide,  même  si,  considérant  les  préceptes  de  l'Église,  les  cas  exigeaient  une 
confession  spéciale  et  une  absolution  réservée  au  Saint-Père  en  personne. 

«  Les  Cardinaux  resteront  dans  la  tranquille  possession  de  toutes  leurs 
propriétés,  quelle  que  soit  la  manière  illégitime  dont  elles  seront  venues 
entre  leurs  mains.  L'absolution  aura  un  effet  double  devant  les  cours  ecclé- 
siastiques et  séculières...  Les  Cardinaux  deviendront,  après  cette  absolution, 
aussi  purs  qu'ils  l'étaient  après  leur  baptême.  » 

La  Reine  Isabelle  avait  sans  doute  favorisé  le  nouvel  élu,  car. 
à  la  nouvelle  de  son  élévation,  elle  ordonna  de  chanter  un  Te  Deum 
solennel  dans  toutes  les  églises  d'Espagne. 

Par  disgrâce,  Pie  III  ne  fit  pas  mentir  les  pronostics  formés  à  son 
avènement.  Il  mourut  d'une  façon  naturelle,  après  un  pontificat  de 

(37^) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

vingt-six  jours.  Le  Cardinal  de  Saint-Pierre-aux-Liens,  puissant, 
riche  et  soutenu  par  les  Cardinaux  gratifiés  d'une  foule  de  concessions, 
fut  élu  Pape  le  soir  même  de  la  réunion  du  Conclave.  Il  changea  son 
casque  et  son  épée  d'évêque  batailleur  contre  la  tiare  et  la  crosse  et 
prit  le  nom  de  Jules  IL 

Tandis  que  l'Italie  était  la  proie  des  intrigues  et  de  la  discorde,  les 
armées  françaises  ne  réussissaient  guère  dans  leurs  attaques  directes 
contre  l'Espagne. 

Les  troupes  envoyées  sur  la  frontière  de  Gascogne  se  fondaient  sans 
combattre.  Le  commandement  en  avait  été  confié  au  Sire  d'Albret, 
père  du  Roi  de  Navarre,  dont  la  fille  Marguerite  vivait  à  la  Cour 
d'Isabelle  où  elle  avait  été  appelée  en  témoignage  d'amitié  et  où 
elle  était  gardée  comme  otage.  Gêné  par  ses  alliances  de  famille,  le 
Prince  gardait  une  réserve  prudente. 

Les  20  ooo  hommes  envoyés  en  Roussillon  s'étaient  arrêtés 
devant  le  château  de  Salces  et  avaient  en  vain  employé  contre  ses 
murailles  le  canon  et  la  mine.  Les  assiégés  se  défendaient  avec  courage, 
informés  que  Ferdinand  accourait  à  leur  secours,  avait  atteint  Perpi- 
gnan et  serait  bientôt  sous  leurs  murs.  Au  bout  de  quarante  jours 
d'un  siège  infructueux,  les  troupes  françaises,  se  sentant  incapables 
de  lutter  contre  les  compagnies  espagnoles,  battirent  en  retraite  sur 
Narbonne. 

Les  avant-gardes  de  Ferdinand  les  poursuivirent,  s'empa- 
rèrent de  quelques  petites  places,  mais,  rappelées  par  leur  Roi,  repas- 
sèrent bientôt  les  Pyrénées.  Avec  une  sagesse  digne  de  sa  vaillance,  le 
Roi  Catholique  redoutait  de  porter  la  guerre  en  territoire  français  et  se 
félicitait  d'avoir  arrêté  une  invasion  dont  le  succès  eût  été  funeste  à  son 
royaume. 

Isabelle,  toujours  malade,  n'avait  pu  suivre  comme  jadis  la  cam- 
pagne conduite  par  son  époux,  mais,  retirée  à  Ségovie,  elle  avait  passé 
les  jours  et  les  nuits  en  prières,  suppliant  le  Tout- Puissant  d'arrêter 
l'envahisseur.  Elle  avait  été  exaucée. 

En  Italie,  Gonzalve  accomplissait  des  prodiges.  Son  ascendant  sur 
ses  hommes  semblait  les  rendre  invincibles,  et  leur  faisait  oublier  leur 
dénuement. 

La  Trémouille,  en  fâcheux  état  de  santé,  avait  dû  céder  le  comman- 
dement au  Marquis  de  Mantoue,  capitaine  médiocre,  battu  à  chaque 
engagement.  Pendant  quelques  mois  on  escarmoucha  beaucoup  et 
l'on  combattit  peu.  Les  deux  armées  finirent  par  se  rencontrer  sur 
les  bords  du  Garigliano,  rivière  qui  se  jette  dans  le  golfe  de  Gaète  et 

(379) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

dont  la  forteresse  du  même  nom  défend  le  passage.  Le  sort  de  l'Italie 
allait  s'y  décider. 

Les  Français  avaient  choisi  leur  position  avec  habileté  sur  la 
rive  droite  du  fleuve  plus  élevée  que  la  gauche.  Le  temps  devint 
affreux,  des  pluies  diluviennes  noyèrent  les  campements.  La  maladie, 
la  mort  frappaient  surtout  les  Espagnols  campés  sur  la  rive  gauche, 
dans  la  plaine  fangeuse.  En  vain  suppliaient-ils  Gonzalve  de  lever 
le  camp  et  d'hiverner  à  Capoue. 

«  J'aimerais  mieux,  répondit  le  Gran  Capitân,  avancer  de  deux  pas  vers 
la  mort  que  de  reculer  d'une  semelle  pour  gagner  cent  années  de  vie.  » 

En  réalité,  il  comptait  sur  la  sobriété,  l'endurance  et  la  solide 
constitution  de  ses  troupes  pour  résister  aux  effets  de  la  mauvaise 
saison.  Il  se  fiait  aussi  à  leur  discipline  et  à  leur  attachement  pour  lui. 

Le  Marquis  de  Mantoue  montra  moins  de  constance  que  son 
adversaire.  Comme  on  lui  reprochait  son  incapacité,  il  se  prétendit 
trompé  par  ses  capitaines,  Saluzzo,  Allègre  et  Sandricourt,  résigna 
son  commandement  en  faveur  de  Saluzzo,  sous  prétexte  de  maladie, 
et  se  retira  dans  ses  terres.  Ce  mauvais  exemple  fut  suivi  par  de  nom- 
breux gentilshommes  italiens  et  français.  Leur  défaillance  était 
impardonnable,  car  ils  avaient  beaucoup  moins  souffert  de  l'inclé- 
mence de  la  saison  que  les  Espagnols,  grâce  à  la  position  de  leur  camp 
et  à  l'abri  qu'ils  avaient  trouvé  dans  l'amphithéâtre  et  dans  d'autres 
édifices  de  l'antique  Minturne.  Mais  les  spéculations  sur  les  vivres 
organisées  par  les  commissaires  royaux  avaient  provoqué  chez  les 
chefs  comme  chez  les  soldats  le  dégoût,  le  découragement  et  l'esprit 
d'insubordination . 

Gonzalve  avait  d'abord  résolu  de  garder  une  attitude  expectante; 
le  désordre  de  l'ennemi,  la  discorde  des  chefs,  leur  dispersion  le  déci- 
dèrent à  tenter  un  coup  d'audace.  Vers  la  fin  de  décembre,  il  ordonne  de 
préparer  en  secret  un  pont  de  bateaux  et  de  le  lancer  sur  le  Garigliano, 
à  quatre  milles  de  la  ville,  au  pied  du  village  de  Suzzio.  Ses  ordres 
reçurent  une  exécution  rapide. 

La  Noël  fut  tristement  célébrée  dans  le  camp  espagnol  noyé  de 
boue,  ravagé  par  la  maladie,  dépourvu  de  vivres.  Seuls  les  exercices 
d'une  piété  exaltée  occupèrent  cette  longue  journée. 

Sur  le  plateau,  les  Français  se  divertissaient  et  se  départaient 
de  leur  surveillance  habituelle. 

Le  soir  venu,  le  matériel  de  pont  fut  transporté  sur  la  rive,  et 

(38o) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

le  28  décembre,  à  la  nuit,  l'ouvrage  était  en  état  de  donner  passage 
aux  troupes.  Elles  s'y  engagèrent  sous  les  ordres  d'Alviano  Orsini, 
tandis  qu'Andrada  tentait  le  passage  sur  un  vieux  pont  qui  se  trouvait 
en  aval  du  camp,  à  l'opposé  de  la  forteresse  de  Garigliano. 

La  nuit  était  noire,  le  ciel  lourd  d'orage.  Sans  être  signalé,  Alviano, 
soutenu  par  Pizarro,  Paredes  et  Pierre  Navarro,  s'abat  sur  le  village  de 
Suzzio,  surprend  la  garnison  plongée  dans  le  sommeil  et  la  passe  au 
fil  de  l'épée. 

Le  Marquis  de  Saluzzo,  dont  le  quartier  général  se  trouvait  près 
de  la  tour  de  Garigliano,  fut  terrifié  quand  des  messagers  haletants 
vinrent  lui  apprendre  que  les  Espagnols  avaient  franchi  le  fleuve  et  ne 
tarderaient  pas  à  l'assaillir.  Pourtant,  il  se  remit,  dépêcha  Allègre  contre 
l'ennemi  à  la  tête  d'un  corps  de  cavaliers  réunis  en  toute  hâte  et 
ordonna  la  retraite  sur  Gaète.  Deux  heures  plus  tard,  il  était  en  marche, 
abandonnant  les  tentes,  les  bagages  et  neuf  gros  canons,  laissant  les 
blessés  et  les  malades  à  la  générosité  du  vainqueur.  Mais  Gonzalve 
n'était  pas  homme  à  s'attarder  au  pillage  du  camp.  Il  se  lança  sans 
retard  à  la  poursuite  des  Français  dont  les  mouvements  étaient 
grandement  retardés  par  la  difficulté  de  traîner  leur  artillerie  légère 
dans  des  chemins  détrempés.  La  retraite  s'effectuait  avec  ordre. 
Les  déniés,  les  ponts  nombreux  dans  ce  pays  accidenté  permettaient 
à  F  arrière-garde  française  de  s'arrêter,  de  faire  tête  aux  Espagnols 
légèrement  armés,  tandis  que  les  colonnes  prenaient  de  l'avance. 
Dans  ces  combats  d'arrière-garde,  la  chevalerie  française  et,  à  sa  tête, 
Sandricourt,  La  Fayette  et  Bayard  se  couvrirent  de  gloire.  Ce  dernier 
eut  trois  chevaux  tués  sous  lui  et,  dans  un  retour  sur  l'ennemi,  il  eût 
certainement  péri  si  son  ami  Sandricourt,  exécutant  une  charge 
désespérée,  ne  l'eût  arraché  aux  mains  des  Espagnols. 

Gonzalve  ne  se  ménageait  pas  davantage  que  les  chevaliers  français. 
Son  cheval  ayant  glissé  et  manqué  des  quatre  pieds,  il  tomba,  mais 
à  peine  avait-il  touché  terre  qu'il  était  debout  et  s'élançait  de  nou- 
veau à  la  tête  des  troupes  électrisées  à  sa  vue.  L'arrivée  d'Andrada 
à  la  tête  de  l'arrière-garde  espagnole  toute  fraîche,  tandis  que  le  gros 
de  l'armée  était  rendu  de  fatigue  et  tombait  d'inanition,  — les  hommes 
n'avaient  rien  mangé  depuis  la  veille,  —  un  mouvement  stratégique 
exécuté  par  la  cavalerie  espagnole  commandée  par  Navarro  et  Pedro 
de  la  Paz,  transformèrent  en  déroute  la  défaite  de  l'armée  française. 
Un  grand  nombre  de  combattants  furent  tués  ou  faits  prisonniers. 
D'autres  jetèrent  leurs  armes  et  coururent  d'une  traite  jusqu'à  Gaète. 

Telle  fut,  pour  la  France,  l'issue  désastreuse  de  la  bataille  de  Gari- 

(38i) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

gliano,  le  plus  grand  triomphe  militaire  de  Gonzalve.  Elle  était  le 
prix  de  son  génie,  de  sa  constance  et  de  sa  force  d'âme.  Le  lendemain, 
il  s'apprêtait  à  bombarder  les  hauteurs  du  mont  Orlando  qui  domine 
Gaète,  quand  un  parlementaire  se  présenta  au  nom  du  Marquis  de 
Saluzzo.  Le  succès  dépassait  les  espérances  de  Gonzalve,  car  la  place, 
bien  approvisionnée,  pouvait  être  secourue  sur  le  front  de  mer.  En 
réalité,  les  capitaines  français,  comme  leurs  hommes,  étaient  arrivés 
au  dernier  degré  du  découragement.  Aucun  des  chefs  n'était  capable 
de  commander  aux  autres  et  d'assumer  une  responsabilité.  La  pluie, 
la  maladie,  la  fièvre  contractée  dans  des  régions  malsaines,  des  revers 
ininterrompus  avaient  épuisé  leurs  forces  morales  et  physiques. 
L'armée  française,  jadis  si  fière,  n'était  plus  qu'une  horde  gémissante, 
obsédée  par  l'idée  de  quitter  un  pays  où  elle  avait  tant  souffert. 

Le  3  janvier  1504,  Gonzalve  occupa  Gaète  au  nom  du  Roi 
d'Espagne. 

La  défaite  de  Garigliano  fit  perdre  au  Roi  de  France  les  belles 
provinces  qui,  par  deux  fois,  avaient  paru  d'une  conquête  si  facile 
Bien  peu  de  soldats  français  engagés  sur  la  route  de  terre  franchirent 
les  Alpes.  Quant  aux  officiers  embarqués  sur  les  navires,  ils  n'eurent 
guère  un  sort  meilleur.  Un  grand  nombre  d'entre  eux,  épuisés  par  la 
fièvre  contractée  sur  les  bords  du  Garigliano,  moururent  en  mer  ou 
peu  après  leur  débarquement.  On  eut  à  déplorer  la  perte  du  Marquis  de 
Saluzzo,  du  Bailli  de  la  Montagne,  de  Sandricourt  qui,  trop  hautain  pour 
accepter  sa  disgrâce ,  mit  fin  à  ses  j  ours  et  d'une  foule  de  chevaliers  connus . 

A  la  nouvelle  de  la  prise  de  Gaète  et  de  la  destruction  de  son 
armée,  Louis  XII  tomba  dans  une  tristesse  morne.  Il  se  rappelait  avec 
un  dépit  mêlé  de  honte  les  menaces  qu'il  avait  proférées  contre  le  Roi 
d'Espagne,  et  ne  pouvait  se  résigner  à  être  battu  par  ce  Prince  d' Aragon . 
dont  la  ruse  avait  déjoué  ses  projets.  Il  craignait  que  Gonzalve,  maître 
de  ses  actions,  ne  se  jetât  sur  le  Milanais  occupé\par  les  troupes  fran- 
çaises et  ne  s'en  emparât. 

Le  Gran  Capitân  en  eut  certainement  la  pensée,  mais  il  n'osa  pas 
courir  l'aventure.  Ses  troupes  n'étaient  pas  payées  et  elles  réclamaient 
avec  instance  des  quartiers  d'hiver.  D'autre  part,  une  maladie  due  à 
un  excès  de  fatigue  manqua  l'emporter  et  le  condamna  durant  plu- 
sieurs mois  à  l'inaction.  Dès  lors,  des  négociations  en  vue  de  la  paix 
furent  sérieusement  engagées  entre  les  Rois  de  France  et  d'Espagne. 
Ferdinand  offrait  de  rendre  le  royaume  de  Naples  au  Duc  de  Calabre 
à  qui  Louis  XII  céderait  ses  droits  et  de  le  marier  avec  la  jeune  veuve 
de  Ferdinand  II,  sa  propre  nièce. 

O82) 


SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

Louis  XII  hésitait,  retenu  par  la  honte  de  livrer  la  noblesse  napo- 
litaine dévouée  à  sa  cause,  et  aussi  dans  la  crainte  d'être  une  fois  de 
plus  la  dupe  de  Ferdinand.  Puis,  la  nouvelle  convention  ne  le  brouille- 
rait-elle pas  avec  l'Archiduc  Philippe  à  qui,  par  deux  fois,  il  avait 
promis  la  main  de  sa  fille  Claude  et  le  royaume  de  Naples  pour  le 
Prince  Charles?  Cependant  Louis  consentit  à  donner  audience  aux 
ambassadeurs  d'Espagne.  Il  les  reçut  assis  sur  son  trône,  entouré  d'une 
cour  nombreuse  et  dans  l'appareil  de  la  pompe  royale.  Encore,  il 
ne  put  s'empêcher  de  leur  reprocher  la  mauvaise  foi  de  leur  maître 
qui,  tout  en  paraissant  souhaiter  la  paix,  n'avait  cessé  d'attiser  la 
guerre. 

Quand  les  ambassadeurs,  revenus  en  Espagne,  firent  part  à  Fer- 
dinand des  doléances  de  Louis  XII,  il  se  prit  à  rire  : 

«  Il  dit  que  je  l'ai  trompé  deux  fois  !  Par  Dieu,  il  a  bien  menti 
l'ivrogne  !  Je  l'ai  trompé  plus  de  dix  fois  !  » 

Pourtant  l'on  avait  fini  par  s'entendre. 

Charles  d'Autriche  et  Claude  de  France  seraient  mariés  ;  l'Empe- 
reur annulerait  les  investitures  du  duché  de  Milan  et  en  donnerait 
une  nouvelle  en  faveur  du  Roi  de  France  et  de  ses  enfants  mâles, 
s'il  en  avait.  En  compensation,  le  Roi  Louis  remettrait  à  Maximilien 
60  000  florins  à  la  réception  de  l'investiture  et  une  somme  égale 
six  mois  plus  tard.  Enfin,  à  la  Noël,  il  lui  enverrait  chaque  année  une 
paire  d'éperons  d'or  à  titre  gracieux. 

Une  ligue  défensive  envers  et  contre  tous  et  offensive  contre  les 
Vénitiens  fut  signée  entre  le  Roi  de  France,  l'Empereur,  le  Pape  et 
l'Archiduc.  On  s'engageait  à  n'admettre  les  Rois  Catholiques  dans  la 
ligue  que  s'ils  délivraient  sous  quatre  mois  le  royaume  de  Naples  à 
l'Archiduc  pour  le  garder  aux  jeunes  fiancés  Charles  d'Autriche  et 
Claude  de  France.  Par  ce  même  acte,  le  Roi  Louis  assurait  aux  futurs 
époux  le  duché  de  Bourgogne  dans  le  cas  où  il  mourrait  sans  hoir  mâle 
et,  dans  tous  les  cas,  le  Milanais,  la  Bretagne,  Gênes,  Asti  et  le 
Comté  de  Blois. 

Tel  fut  le  traité  signé  à  Blois  le  22  septembre  1504,  à  la  profonde 
satisfaction  de  Maximilien  dont  la  part  et  celle  de  sa  famille  étaient 
d'autant  plus  belles  qu'il  n'avait  rien  hasardé,  au  secret  conten- 
tement du  Roi  de  France,  heureux  de  conserver  le  Milanais,  son  héri- 
tage légitime  reconquis  au  prix  de  grands  sacrifices  et  à  l'approbation 
de  Jules  II  qui,  hanté  par  le  désir  de  donner  à  la  Papauté  la  supré- 
matie universelle,  avait  été  l'âme  de  la  coalition. 


CHAPITRE  XXII 
LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

SUCCÈS  EN  ITALIE,  DIFFICULTES  EN  CASTILLE.  ||  TALAVERA  NOMMÉ  ARCHEVÊQUE 
DE  GRENADE.  ||  LENTEUR  DES  CONVERSIONS.  ||  XIMENES  DE  CISNEROS.  ||  SES  PRÉ- 
DICATIONS. ||  DESTRUCTION  DES  LIVRES  ARABES.  ||  L'ÉMEUTE  ÉCLATE.  ||  LE  COMTE 
DE  TENDILLA  DÉGAGE  LE  CHATEAU  ASSAILLI.  ||  TALAVERA  RÉTABLIT  LE  CALME. 
||  MÉCONTENTEMENT  DES  ROIS.  ||  XIMENES  TRIOMPHE  DES  ACCUSATIONS  PORTÉES 
CONTRE  LUI.  ||  CINQUANTE  MILLE  CONVERSIONS.  ||  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS.  || 
DESTRUCTION  DE  HUEJAR.  ||  ASSAUT  DE  LANJARON.  ||  LETTRES  DES  ROIS  PROTES- 
TANT DE  LEURS  BONNES  INTENTIONS.  ||  ALONSO  DE  AGUILAR.  ||  LES  GANDULES 
GAGNENT  LA  HAUTE  MONTAGNE.  ||  PRISE  DU  CAMP  DES  MORES.  ||  RETOUR  OFFENSIF 
DES  MORES.  ||  MASSACRE  DES  CHRÉTIENS.  ||  MORT  DE  ALONSO  DE  AGUILAR.  || 
FERDINAND  MARCHE  SUR  RONDA.  ||  SOUMISSION  DES  REBELLES.  ||  EXPULSION 
DES  MORES  CASTILLANS  QUI  REFUSENT  LE  BAPTÊME.  ||  LES  ÉDITS  RENDUS  CONTRE 
LES  MORES  D'ESPAGNE  ÉMEUVENT  LE  MONDE  MUSULMAN.  ||  PIERRE  MARTYR 
ENVOYÉ     EN     AMBASSADE     AUPRÈS     DU     SOUDAN     D'EGYPTE. 

Dans  la  suite  des  années  écoulées  depuis  le  mariage  des  Rois, 
l'unité  de  l'Espagne  réalisée  par  cette  alliance  n'avait  pas 
reçu  de  sanction  formelle.  Ferdinand  et  Isabelle  se  trouvaient 
dans  la  situation  de  deux  souverains  toujours  d'accord  contre  l'ennemi 
commun,  mais  désireux  quand  même  de  maintenir  l'indépendance  de 
leurs  royaumes  respectifs.  Isabelle  surtout,  de  qui  les  États  hérédi- 
taires étaient  d'une  importance  supérieure  à  ceux  de  son  époux, 
avait  jalousement  gardé  ses  droits  hors  de  toute  atteinte. 

A  la  fin  du  xve  siècle,  alors  que  Ferdinand  récupérait  le  Roussillon 
et  la  Cerdagne  et  réalisait  ses  projets  ambitieux  sur  le  royaume  de 
Naples,  Isabelle,  en  Castille,  était  aux  prises  avec  des  difficultés  inhé- 
rentes à  la  conservation  de  ses  conquêtes  soit  dans  le  royaume  de 
Grenade,  soit  dans  le  Nouveau  Monde. 

Durant  huit  ans,  les  Mores  de  Grenade  avaient  vécu  sous  la  pro- 
tection du  traité  de  capitulation  qui  garantissait  aux  habitants  l'ap- 

(384) 


ISABELLE    LA   CATHOLIQUE. 
(Musée  de  la  Marine  à  Madrid.) 


CI.    Laurent. 


IsAHELLE    LA     GRANDE. 


l'L.   XXXIII,    I'ACE3«4 


Isabelle   i.a  Grande. 


Pl.  XXXIV,  pagi     335 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

plication  de  leurs  lois  et  l'exercice  de  leur  religion.  Le  Comte  de 
Tendilla,  si  ardent  à  la  conquête,  avait  été  nommé  Alcaide  et  char- 
gé du  gouvernement  de  la  province.  Ce  choix  était  heureux,  car  sa 
fermeté  était  tempérée  par  la  sagesse,  la  prudence  et  une  expérience 
acquise  durant  une  longue  vie.  Le  siège  archiépiscopal  fondé  au 
lendemain  de  la  conquête  n'avait  pas  été  moins  bien  attribué.  Isa- 
belle l'avait  confié  à  Talavera,  un  moine  hyéronimite  chargé  jadis 
du  soin  de  sa  conscience,  devenu  confesseur  du  Roi  et,  depuis  peu, 
appelé  à  l'évêché  d'Avila. 

Talavera  descendait  de  Juifs  convertis  et  ne  se  réclamait  d'aucun 
ancêtre.  Son  titre  unique  à  occuper  la  plus  haute  situation  ecclé- 
siastique du  royaume,  après  celle  de  Primat  d'Espagne,  était  sa  piété 
douce  et  bienveillante. 

Louis  XI  avait  abaissé  l'orgueil  de  la  noblesse  française  en  accor- 
dant sa  confiance  à  des  hommes  de  basse  extraction  chez  qui  la  four- 
berie s'unissait  à  un  grand  sens  pratique.  Presque  à  la  même  époque, 
Isabelle  tendait  au  même  but  en  nommant  aux  grandes  charges  et  aux 
dignités  de  l'Eglise  des  hommes  sortis  du  peuple,  mais  signalés  à  son 
choix  par  leur  intelligence  unie  à  une  vertu  incontestée. 

Talavera  avait  accepté  son  élévation  à  regret.  Il  comprenait  les 
difficultés  et  les  périls  de  son  nouvel  apostolat  et  savait  combien  les 
Rois  gardent  peu  leur  faveur  aux  absents  ;  mais  il  était  venu  à  Gre- 
nade décidé  à  travailler  de  toute  son  âme  à  l'accroissement  de  son 
troupeau.  Les  obstacles  se  dressaient  nombreux.  Élevés  dans  le  mépris 
et  la  haine  des  Chrétiens,  les  Mores  n'avaient  pas  changé  de  sentiment 
envers  leurs  vainqueurs.  La  différence  de  langue  élevait  aussi  une  bar- 
rière très  haute  entre  les  anciens  et  les  nouveaux  habitants  de  Grenade. 
Talavera  voulut  l'abaisser  et,  dans  ce  but,  il  apprit  l'arabe  et  ordonna 
de  l'enseigner  à  son  clergé.  Il  entrerait  ainsi  en  communication  avec 
les  brebis  qu'il  souhaitait  ramener.  Touchés  d'une  telle  bonté,  nombre 
de  musulmans  se  convertirent,  qu'eussent  éloignés  la  menace  et  la  force. 
Mais  l'œuvre  s'accomplissait  lentement  et  les  fanatiques  de  l'entou- 
rage royal  s'en  désespéraient.  Sans  se  lasser,  ils  représentaient  aux 
Rois  que  Dieu,  en  leur  donnant  Grenade,  leur  avait  imposé  le  devoir 
de  ramener  les  Mores  à  la  vraie  foi  et  d'assurer  à  bref  délai  le  salut  de 
leurs  nouveaux  sujets.  L'intérêt  des  Monarques  s'accordait  d'ailleurs 
avec  cette  obligation.  Tant  que  les  vaincus  professeraient  la  foi  mu- 
sulmane, et  garderaient  l'usage  de  leurs  mosquées,  ils  y  fomenteraient 
la  révolte  contre  leurs  maîtres  chrétiens.  La  conquête  ne  serait  achevée 
que  le  jour  où  les  Mores  auraient  choisi  entre  le  baptême  ou  l'exil. 

(385) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Cependant  quelques  ordonnances  royales  datées  de  1499  montrent 
chez  Isabelle  le  désir  persistant  de  favoriser  ses  sujets  musulmans, 
et  en  particulier  les  Mores  convertis.  Ainsi  elle  les  autorise  à  porter 
des  robes  de  soie,  luxe  interdit  aux  sujets  chrétiens  ;  dans  des  vues 
plus  hautes,  elle  leur  défend  de  priver  d'héritage  leurs  enfants  baptisés 
et  assure  aux  femmes  des  nouveaux  convertis  un  droit  de  propriété 
sur  les  biens  tombés  entre  ses  mains  après  la  prise  de  Grenade.  Mais  les 
sentiments  généreux  d'Isabelle  allaient  soutenir  un  dur  combat  contre 
l'intolérance  d'un  homme  dont  elle  admirait  la  vertu  :  contre  le  Fran- 
ciscain Ximenes  de  Cisneros. 

Elle  n'était  pas  vulgaire,  l'âme  de  ce  moine  devenu  Archevêque  de 
Tolède,  Primat  d'Espagne  et  Prince  de  la  Sainte  Église  romaine.  Né 
en  1436,  à  Torrelaguna,  près  de  Tolède,  où  son  père  était  receveur  des 
dîmes  royales,  et  destiné  au  sacerdoce,  il  fit  à  Salamanque  ses  études 
de  droit  canon  et  civil.  A  vingt-trois  ans,  il  se  rend  à  Rome,  y  remplit 
l'office  d'avocat  inquisiteur  et,  au  bout  de  six  ans,  est  rappelé  en 
Espagne  par  la  mort  de  son  père  et  la  détresse  des  siens.  Il  y  revient 
pourvu  d'une  lettre  expectative  lui  accordant  le  premier  bénéfice 
vacant  dans  le  diocèse  de  Tolède.  Pour  l'obtenir,  il  se  heurte  au 
Primat  d'Espagne  qui  entend  en  disposer,  est  jeté  en  prison,  y  passe 
six  années  sans  céder,  finit  par  l'emporter  sur  le  prélat  et  ne  tarde  pas 
à  gagner  la  confiance  du  cardinal  de  Mendoza  qui  le  charge  d'admi- 
nistrer en  son  nom  le  diocèse  de  Siguenza. 

Peu  de  temps  après,  Ximenes  quitte  cette  situation  brillante  et 
prend  l'habit  de  Saint-François  au  monastère  de  San  Juan  de  los 
Reyes.  A  peine  a-t-il  fait  profession  que  son  renom  de  sainteté 
attire  les  fidèles  à  son  confessionnal.  Sa  vie  intérieure  est  menacée.  Il 
sollicite  la  permission  de  se  réfugier  dans  les  solitudes  du  Castanar,  puis 
de  Salzedo  où  il  demeure  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre  de  Gre- 
nade, partagé .  entre  l'étude  et  la  pratique  des  mortifications.  Temps 
heureux  qu'il  regretta  toute  sa  vie  ! 

C'est  là  que  ses  supérieurs,  informés  de  sa  vertu,  touchés  de  sa  piété 
et  de  son  désintéressement,  vinrent  le  chercher  sous  un  prétexte  futile. 
En  réalité,  il  s'agissait  de  le  présenter  à  la  Reine  en  quête  d'un 
confesseur  depuis  la  nomination  de  Talavera  au  siège  archiépiscopal 
de  Grenade. 

Le  premier  mouvement  de  l'ascète  fut  de  refuser  cette  charge  de 
cour. 

Par  deux  fois  il  s'enfuit  et  il  fallut  l'arracher  de  force  à  la  solitude 
où  il  avait  cherché  un  refuge.  Enfin,  résigné   à    subir   une   vie   qui 

(386) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

contrariait  ses  aspirations,  il  n'entrevoit  qu'un  dédommagement 
à  son  sacrifice  :  conduire  la  Reine  dans  la  voie  du  salut  et  par 
sa  main  puissante,  y  diriger  l'Espagne  tout  entière,  Mores  et  Juifs 
compris.  A  ses  yeux,  les  intérêts  de  l'État  s'identifiaient  avec  ceux 
de  la  foi  et  devaient  même  leur  être  subordonnés. 

Aveugle  dans  son  ardeur,  ferme  dans  ses  idées,  despote  par  tem- 
pérament, il  demandait  sans  se  lasser  l'expulsion  des  Mores  rebelles 
aux  prédications  des  moines  et  des  prêtres.  Puis,  avec  non  moins 
d'instance,  la  confiscation  de  leurs  biens  s'ils  préféraient  l'exil  au 
baptême.  Et  quand  il  réclamait  ces  mesures  de  rigueur,  il  n'écoutait 
ni  l'avarice  ni  l'intérêt,  car  les  immenses  revenus  de  son  diocèse 
étaient  employés  au  soulagement  des  malheureux  et  à  l'exécution  de 
travaux  publics  de  première  nécessité  ;  à  peine  avait-il  attribué  à  sa 
pauvre  et  nombreuse  famille  une  pension  modeste  destinée  à  lui  per- 
mettre de  vivre  honorablement.  S'il  prônait  la  confiscation  des  biens 
des  Mores,  c'est  que,  à  son  avis,  les  bannis  perdraient  ainsi  tout  lien 
avec  le  pays  regretté  et  ne  conserveraient  pas  l'idée  d'y  revenir  un 
jour.  Qui  eût  douté  de  la  sincérité  de  ses  sentiments  quand  on  le  voyait 
suivre  sans  ostentation  la  règle  sévère  de  son  ordre,  ne  dormir  guère 
plus  de  quatre  heures  par  nuit,  jeûner  et  prier,  porter  le  cilice  et  le 
froc  sous  la  pourpre  cardinalice,  coucher  sur  une  planche  auprès 
d'un  lit  de  plumes  entouré  de  courtines  de  brocart  ornées  de  passe- 
menteries d'or,  garder  l'abstinence  au  point  d'altérer  sa  santé  et 
pratiquer  une  chasteté  ombrageuse. 

Durant  un  voyage,  il  est  contraint  de  passer  la  nuit  au  château 
de  Marqueda.  La  Duchesse  est  absente,  mais  elle  s'empresse  d'accourir 
afin  d'accueillir  celui  qui  a  bien  voulu  s'arrêter«sous  son  toit.  A  sa  vue, 
Ximenes  s'emporte  : 

«  Pourquoi  m'a-t-on  trompé  ?  Si  Votre  Seigneurie  désire  recourir  à  mon 
ministère,  elle  me  trouvera  demain  au  confessionnal.  » 

Et,  sans  vouloir  rien  entendre,  il  quitte  sur-le-champ  la  demeure 
où  une  femme  témoignait  un  tel  empressement  à  le  recevoir. 

Il  parlait  bien,  mais  peu,  et  coupait  court  à  tout  entretien 
inutile.  Son  physique  était  en  harmonie  avec  la  rigidité  de  son  esprit 
et  de  son  âme.  Grand,  maigre,  il  avait  un  visage  blême  qu'illuminaient 
des  yeux  petits,  pleins  de  feu.  Son  nez,  très  proéminent,  —  ses  ennemis 
le  comparaient  à  une  trompe  d'éléphant,  —  retombait  sur  une  lèvre 
supérieure  que  fuyait  la  mâchoire  inférieure.  Le  front  était  élevé, 
large,  sillonné  de  longs  plis  pensifs. 

(387) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Tel  était  l'homme  qui,  en  octobre  1499,  accompagnait  les  Rois  à 
Grenade  avec  l'idée  bien  arrêtée  d'y  remplir  une  mission  reçue  du  Ciel. 
I]  n'eut  pas  de  peine  à  obtenir  du  bon  évêque  Talavera  la  permission 
de  l'aider  dans  sa  tâche,  et  quand,  deux  mois  plus  tard,  la  Cour  quitta 
Grenade,  il  sollicita  l'autorisation  d'y  rester  quelque  temps  afin  de 
travailler  encore  au  salut  des  âmes.  Isabelle  y  consentit,  tout  en  lui 
recommandant  de  montrer  de  la  bienveillance  et  de  la  douceur  dans 
l'accomplissement  de  sa  mission  apostolique. 

Les  Monarques  s'étaient  éloignés.  Sans  délai,  Ximenes  convoque 
les  Alfaquies  ou  docteurs  de  la  loi  musulmane,  engage  avec  eux  de 
longues  controverses,  leur  prêche  l'excellence  du  christianisme,  leur 
démontre  la  fausseté  de  la  religion  islamique  et  finit  par  séduire  la 
plupart  de  ses  interlocuteurs.  Le  cadeau  de  riches  vêtements,  des  dons 
en  or  et  en  argent,  de  bonnes  paroles,  des  promesses  s'ajoutent  aux 
effets  de  son  éloquence.  Aussi  bien,  un  vieil  auteur  espagnol  écrit-il 
innocemment  : 

«  A  force  de  louanges,  de  caresses  et  de  présents,  il  les  conduisit  à  la 
connaissance  de  Dieu.  s> 

L'exemple  ne  manqua  pas  d'être  suivi  par  les  Musulmans  sans 
grande  conviction  ou  dévoués  aux  Alfaquies  et  confiants  dans  leur 
jugement.  En  un  seul  jour,  Ximenes  exultant  baptisa  plus  de 
3  000  Mores  en  brandissant  au-dessus  de  la  foule  agenouillée  une 
branche  d'hysope  chargée  d'eau  bénite.  Les  cloches  ne  cessaient  de 
sonner  dans  les  mosquées  transformées  en  églises  pour  annoncer  la 
suite  des  conversions.  Leur  vacarme  valut  au  Cardinal  le  surnom 
de  Alfaqui  Campanero  ou  carillonneur. 

Pourtant  les  Mores  de  bonne  souche  restaient  à  distance,  se  réu- 
nissaient en  secret  et  déploraient  la  faiblesse  de  teurs  docteurs.  Après 
avoir  employé  la  corruption  et  la  flatterie  pour  entraîner  les  pusilla- 
nimes, Ximenes  n'aurait-il  pas  recours  à  la  violence  contre  les  Musul- 
mans fidèles  à  leur  foi?  Ils  ne  se  trompaient  guère  sur  l'état  d'esprit 
du  Primat  d'Espagne.  Encouragé  par  le  succès,  le  Cardinal  ne  songeait 
qu'à  poursuivre  l'œuvre  apostolique.  Son  intelligence  et  son  opiniâtreté 
étaient  à  la  hauteur  de  son  zèle,  et  aucun  sacrifice  ne  lui  coûtait  qui 
le  menait  à  ses  fins.  Les  Musulmans  puisaient  dans  le  Koran  leur 
enseignement  et  leur  doctrine.  Ximenes  ordonna  de  saisir  les  Korans 
des  mosquées  et  des  écoles,  il  commanda  aux  habitants  de  Grenade 
d'apporter  tous  les  livres  en  leur  possession  sous  menace  de  peines 

(388) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

sévères  et  les  fit  tous  ou  presque  tous  jeter  au  feu  sur  la  place  publique. 
Quelques  ouvrages  de  médecine,  science  dans  laquelle  les  Arabes 
s'étaient  toujours  distingués,  furent  seuls  épargnés  et  portés  à 
l'Université  d'Alcalâ.  La  perte  était  irréparable,  car,  parmi  les  ouvrages 
détruits,  se  trouvaient  des  manuscrits  précieux  en  raison  de  leur 
antiquité,  des  miniatures  et  des  enluminures  dont  ils  étaient  enrichis 
et  des  reliures  incomparables  qui  les  enveloppaient.  Et  ces  trésors 
d'art,  ces  merveilles  périrent  sur  l'ordre  d'un  homme  épris  de  science, 
désireux  de  la  soutenir  en  pays  chrétien,  mais  à  qui  le  fanatisme 
enlevait  le  sentiment  de  l'équité  et  la  juste  appréciation  du  bien 
public  ! 

La  destruction  des  manuscrits  eut  les  résultats  que  son  auteur 
avait  souhaités.  A  dater  de  cette  époque,  et  surtout  après  le  départ 
volontaire  ou  forcé  des  hommes  de  valeur  que  comptait  Grenade,  la 
science  musulmane  se  perdit  faute  de  maîtres  pour  l'enseigner,  l'arabe 
ne  fut  plus  appris  correctement  dans  les  écoles  et,  peu  à  peu,  l'espagnol 
devint  l'unique  langue  en  usage  dans  l'administration,  les  tran- 
sactions, les  affaires  publiques  et  jusque  dans  les  chansons  populaires. 

L'auto  de  je  brutal  des  Korans  était  une  atteinte  grave  au 
traité  de  capitulation.  Les  Mores  s'en  plaignirent  avec  amertume 
et  leurs  plaintes  dégénérèrent  en  murmures. 

Talavera,  les  hommes  sages  chargés  jusque-là  d'administrer  la 
ville  conquise  essayèrent  de  calmer  l'ardeur  enflammée  de  Ximenes 
et  de  parler  en  faveur  des  Mores  offensés,  en  dépit  de  l'engagement 
pris  par  les  Rois.  Le  Cardinal  répondait  : 

<<  Une  politique  timide  peut  suffire  quand  il  s'agit  de  traiter  des 
affaires  temporelles,  mais  elle  ne  convient  pas  quand  l'intérêt  des  âmes 
est  en  jeu.  S'ils  ne  veulent  se  soumettre  de  bon  gré,  les  Infidèles  doivent 
être  conduits  de  force  dans  la  voie  du  salut.  Le  moment  est  mal  choisi 
pour  retenir  la  main,  alors  que  le  mahométisme  ébranlé  chancelle  sur 
ses  bases.  » 

Ximenes  ne  comprenait  pas  à  quel  danger  il  exposait  l'œuvre  de 
pacification  conduite  avec  tant  de  prudence  par  Talavera  et  Tendilla. 
En  quelques  mois,  son  intolérance  avait  détruit  la  paix  et  allumé  la 
colère. 

Un  jour,  trois  serviteurs  du  Cardinal  s'étant  aventurés  dans 
l'Albaïcin  habité  par  les  Mores,  une  querelle  s'élève  à  propos  d'un 
sujet  futile.  Deux  serviteurs  sont  tués  et  le  troisième  n'échappe  qu'à 
grand' peine  à  la  fureur  de  la  foule.  Deux  heures  plus  tard,  les  rues 
étaient  coupées  de  barricades,  la  population  s'armait  et,  le  soir  même, 

(389) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

elle  se  portait  sur  le  palais  archiépiscopal,  décidée  à  prendre  la  tête  de 
son  persécuteur.  Par  bonheur,  la  place  était  fortifiée  et  une  garnison 
peu  nombreuse,  mais  résolue,  put  supporter  le  choc  de  cette  attaque 
imprévue.  Ximenes  ne  témoigna  aucune  émotion.  Dès  la  nouvelle  de 
la  révolte,  comme  on  le  pressait  de  gagner  l'Alhambra  imprenable,  il 
répondit  fièrement  : 

«  Dieu  me  garde  de  songer  à  ma  sécurité  quand  celle  de  mes  servi- 
teurs est  en  péril.  Je  resterai  à  mon  poste  et  recevrai  ici  la  couronne  du 
martyre,  s'il  plaît  à  Dieu  de  me  l'offrir.  » 

La  résistance  du  château  permit  au  Comte  de  Tendilla  d'amener 
du  secours  et  de  disperser  la  populace.  Mais  l'ordre  ne  devait  pas  être 
rétabli  de  longtemps  parmi  les  Mores  prêts  à  sacrifier  leur  vie  pour  la 
défense  de  leurs  libertés  religieuses. 

Talavera,  qui  déplorait  les  violences  de  Ximenes,  recourut  de  nou- 
veau à  la  douceur.  A  quelques  jours  de  là,  il  se  présente  aux  portes  de 
l'Albaïcin  précédé  d'un  enfant  portant  une  croix  et  de  deux  clercs, 
en  surplis.  Le  peuple,  touché  de  cette  confiance,  se  jette  aux  pieds  de 
son  Évêque,  baise  ses  mains  et  le  bord  de  sa  robe  et  témoigne  sa  joie 
de  revoir  au  milieu  de  ses  quartiers  celui  dont  il  se  rappelle  les  bien- 
faits. Tendilla  apprend  l'heureux  succès  de  cette  démarche,  descend 
de  l'Alhambra  en  pourpoint  et  chausses  de  soie,  et  dissipe  les  appré- 
hensions populaires  en  jetant  son  bonnet  parmi  la  foule,  en  signe  de 
bienveillance. 

L'Évêque  et  le  Gouverneur  trouvèrent  les  Mores  fort  inquiets  de 
leur  conduite  et  n'eurent  pas  de  peine  à  leur  en  démontrer  la  folie. 
Lutteraient-ils  contre  les  Rois  qui  avaient  soumis  leur  Empire  alors 
qu'il  constituait  encore  une  puissance  redoutable?  Pour  conclure,  ils  pro- 
mirent de  s'entremettre  et  de  solliciter  des  Monarques  le  pardon  d'une 
injure  grave.  En  témoignage  de  sa  sincérité,  Tendilla  offrit  des  otages, 
et  le  soir  même  sa  femme  et  ses  enfants  vinrent  s'installer  à  l'Albaïcin. 
La  vie  reprit  son  cours  normal  dans  Grenade,  et  l'on  ne  douta  pas 
de  la  clémence  des  Rois  et  du  désaveu  des  rigueurs  cardinalices. 

De  son  côté,  Ximenes  s'était  empressé  d'informer  la  Reine  des 
événements  et  il  avait  confié  son  message  à  un  coureur  nègre  renommé 
pour  sa  vélocité.  L'émissaire  était  facile  à  reconnaître  ;  on  l'arrêta, 
on  le  grisa,  et  l'arrivée  du  message  fut  ainsi  retardéede  plusieurs  jours. 

Pourtant  le  bruit  de  l'émeute  s'était  propagé  jusqu'à  Séville  où 
se  trouvaient  les  Rois  et  l'on  en  avait  même  exagéré  l'importance  à 

(390) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

mesure  que  la  nouvelle  passait  de  bouche  en  bouche.  Ferdinand 
n'aimait  point  Ximenes  ;  il  lui  en  voulait  d'avoir  été  nommé  par 
Isabelle  Archevêque  de  Tolède  et  Primat  d'Espagne  de  préférence 
à  l'un  de  ses  fils  illégitimes,  l'Archevêque  de  Saragosse.  Content  de 
soulager  sa  rancune,  il  s'écria  : 

«  Votre  Cardinal  va-t-il  nous  faire  perdre  en  quelques  heures  un  royaume 
dont  la  conquête  nous  a  valu  dix  ans  de  guerre  !  » 

Isabelle,  surprise,  mécontente,  écrivit  à  son  protégé  une  lettre  sé- 
vère. Elle  se  plaignait  de  l'attitude  qu'il  avait  prise  en  dépit  de  ses 
ordres  et  le  blâmait  de  l'avoir  laissée  dans  l'ignorance  de  l'émeute  pro- 
voquée par  sa  malheureuse  intervention. 

Ximenes  accourut.  Loin  de  repousser  la  responsabilité  de  ses 
actes,  il  la  réclama  hautement.  Il  énuméra  les  moyens  de  persuasion 
qu'il  avait  employés  afin  de  séduire  les  Mores  :  sermons,  promesses, 
dons  d'argent  considérables  où  les  revenus  du  Primat  d'Espagne 
avaient  été  engagés  pour  plusieurs  années.  Puis  il  montra  les  conver- 
sions obtenues  seulement  parmi  les  gens  du  peuple  et  la  résistance 
obstinée  des  Mores  de  haut  rang,  l'esprit  de  révolte  grondant  dans 
l'Albaïcin  et  la  nécessité  d'agir  avec  vigueur.  S'il  n'avait  point  demandé 
des  ordres  à  ses  Souverains,  la  raison  en  était  simple  :  il  avait  redouté 
que,  liés  par  leur  parole,  ils  n'entravassent  le  cours  d'une  justice 
nécessaire.  D'ailleurs,  les  résultats  que  les  Rois  déploraient  les  servaient 
au  Heu  de  leur  nuire.  La  révolte  de  l'Albaïcin  leur  donnait  un  prétexte 
excellent  pour  briser  les  capitulations  et  placer  les  rebelles  dans 
l'alternative  de  se  convertir  ou  de  quitter  le  royaume.  Si  les  Rois 
savaient  profiter  de  l'acte  inconsidéré  des  Mores,  l'unité  politique  et 
religieuse  de  l'Espagne  serait  faite.  Quant  à  lui,  fût-il  sacrifié  à  une 
pareille  conquête,  il  ne  le  regretterait  pas. 

Ximenes  se  tut  ;  en  l'écoutant,  les  Rois  s'étaient  laissé  séduire  à 
leur  tour.  Il  était  manifeste  que  la  rébellion  des  Mores  leur  permettait 
d'oublier  leurs  engagements.  Au  lieu  d'être  blâmé,  le  Cardinal  reçut 
les  louanges  d'Isabelle,  d'ailleurs  désireuse  de  le  soutenir.  Peu 
après,  les  Rois  envoyèrent  à  Grenade  des  juges  chargés  de  faire  une 
enquête,  d'emprisonner  les  coupables,  d'accorder  le  pardon  en 
échange  du  baptême  et  de  condamner  à  l'exil  les  Musulmans 
oostinés  et  réfractaires.  Aussitôt,  les  conversions  se  multiplièrent,  et 
l'on  en  compta  plus  de  cinquante  mille,  au  dire  de  certains  auteurs. 
En  revanche,  tout  ce  que  Grenade  renfermait  encore  d'hommes  riches, 

Isabelle  la  Grande.  (39*)  26 


ISABELLE  LA    GRANDE 

fiers,  considérés,  passa  au  Maroc  ou  en  Barbarie.  Ce  fut  une  perte 
incalculable  et  dont  l'Espagne  ne  devait  jamais  se  relever.  A  dater  de 
cette  époque,  les  convertis  furent  désignés  sous  le  nom  de  Moriscos 
et  c'est  parmi  eux  que  l'Inquisition  trouva  plus  tard  cette  quantité 
de  relaps  qu'elle  traita  si  durement.  Et  pourtant,  quelle  sincérité 
pouvait-on  attendre  de  malheureux  dont  on  avait  payé  à  si  haut  prix 
l'entrée  dans  le  giron  de  l'Église  ou  obtenu  l'apostasie  sous  une  menace 
de  spoliation  et  d'exil? 

Autant  Ximenes  avait  été  blâmé,  autant  il  fut  loué  pour  avoir  en 
si  peu  de  temps  remporté  une  telle  victoire.  Certes,  les  théologiens 
reconnaissaient  bien  aux  conversions  imposées  une  valeur  douteuse, 
mais  ils  se  consolaient  à  la  pensée  que  les  descendants  des  convertis, 
élevés  dans  la  religion  chrétienne,  engendreraient  des  générations  chré- 
tiennes de  cœur.  Ainsi  Pierre  Martyr,  dont  l'esprit  était  juste  et  dégagé 
du  fanatisme  de  son  époque,  écrit  au  Cardinal  de  Santa  Cruz  : 

«  Tu  as  raison  de  dire  que  ceux  dont  les  âmes  vivaient  dans  l'hérésie 
de  Mahomet  sont  à  suspecter.  Autant  il  est  dur  d'abandonner  les  institu- 
tions des  ancêtres,  autant  j'estime  qu'on  est  enclin  à  garder  leurs  traditions. 
Mais  peuàpeu,  une  nouvelle  discipline  survenant,  les  jeunes  enfants,  puis  les 
petits  enfants,  s'écarteront  des  folles  superstitions  et  s'imprégneront  des  rites 
nouveaux.  Moi  'aussi  je  redoute  les  durs  principes  dont  leurs  ancêtres  ont 
cuirassé  les  âmes.  »! 

Quant  au  bon  Évêque  Talavera,  frappé  d'admiration  pour  une 
énergie  si  opposée  à  sa  mansuétude,  il  affirma  que  Ximenes  avait 
remporté  un  plus  grand  triomphe  que  les  Rois.  Ceux-ci  avaient  conquis 
le  sol,  et  le  Primat  avait  gagné  les  âmes. 

Grenade  était  réduite,  mais  la  rébellion  s'était  propagée  et  avait 
trouvé  un  terrain  d'élection  dans  les  montagnes  des  Alpujarras  situées 
au  Sud-Ouest,  sur  une  longueur  de  près  de  300  kilomètres.  Les  sommets 
étaient  couronnés  de  forteresses,  les  passes  se  présentaient  étroites  et 
difficiles  à  franchir.  Une  population  très  dense  y  cultivait  des  vallées  fer- 
tiles, soigneusement  irriguées.  Agricole  et  guerrière,  elle  était  restée  pure 
de  tout  mélange  avec  les  Chrétiens  et  avait  gardé  une  morale  et  une 
piété  perdues  depuis  longtemps  à  Grenade.  Quand  ces  montagnards 
apprirent  l'atteinte  portée  aux  capitulations,  ils  prévirent  que  la 
persécution  s'abattrait  bientôt  sur  eux  et  résolurent  d'échapper,  s'ils 
le  pouvaient,  au  sort  de  leurs  coreligionnaires.  L'apostasie  était  à 
leurs  yeux  un  crime  abominable  et  jamais  ils  ne  payeraient  trop  cher  la 
conservation  de  leurs  libertés  religieuses.  En  quelques  jours,  tout  le 

(392) 


s 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

pays  prit  les  armes.  Le  premier  soin  des  rebelles  fut  de  s'emparer  des 
forteresses  occupées  par  de  petites  garnisons  et  de  se  saisir  des  passes. 
Tendilla  ne  perdit  pas  de  temps,  fit  appel  à  Gonzalve  de  Cordoue, 
inactif  dans  ses  domaines,  et,  à  la  tête  de  quelques  levées,  se  porta 
sur  Huejar,  une  petite  ville  fortifiée  où  l'insurrection  avait  été  organisée 
et  où  se  trouvaient  ses  chefs. 

A  l'approche  des  Chrétiens,  les  Mores  ouvrirent  les  écluses  des 
canaux  d'arrosage  et  submergèrent  la  plaine.  Nombre  de  chevaliers 
périrent,  les  uns  noyés,  les  autres  enlisés  dans  la  boue,  tandis  que  ceux 
qui  avaient  gagné  les  levées  servaient  de  cible  aux  flèches  de  l'ennemi. 
Mais  une  place  défendue  par  un  alcaide  ignorant  ne  pouvait  tenir  long- 
temps en  échec  Tendilla  et  l'immortel  Gonzalve.  Celui-ci  conduisit 
l'assaut,  monta  le  premier  à  l'escalade  des  murailles  et  enleva  la  place. 
Les  combattants  furent  passés  au  fil  de  l'épée  ;  les  vieillards,  les 
femmes,  les  enfants  emmenés  en  esclavage  et  conduits  au  marché. 
Quant  à  la  ville,  livrée  à  la  soldatesque,  elle  fut  pillée  et  ruinée  de  fond 
en  comble. 

Ferdinand  n'était  pas  homme  à  s'abstenir  quand  il  y  avait  bataille. 
Il  accourut  à  la  tête  d'une  troupe  magnifique  et  marcha  sur  Lan- 
jaron,  situé  au  cœur  même  delà  Sierra.  Les  habitants,  confiants  dans 
la  force  naturelle  delà  position,  avaient  dédaigné  de  fermer  les  passes. 
Mettant  à  profit  cette  négligence,  Ferdinand  se  garda  de  suivre  le 
chemin  direct  et,  au  prix  d'efforts  inouïs,  gagna  une  hauteur  qui  domi- 
nait la  place.  Les  Mores  se  sentirent  perdus  en  voyant,  au  matin,  la 
bannière  royale  flotter  sur  cette  position.  Ils  refusèrent  quand  même 
de  se  rendre  et  subirent  l'assaut  avec  un  courage  indomptable.  La 
population  eut  le  sort  de  celle  de  Huejar  et  la  cité  fut  également 
livrée  au  pillage. 

Dans  toute  la  Sierra,  la  guerre  se  continuait  désastreuse  pour  les 
Mores.  La  violence  des  vainqueurs  en  abrégea  la  durée. 

Redevenu  maître  du  pays,  Ferdinand  se  départit  de  sa  sévérité. 
Il  exigea  seulement  des  montagnards  la  reddition  des  forteresses  dont 
ils  disposaient  encore  et  la  remise  des  armes.  Un  tribut  annuel  de 
50  000  ducats  leur  fut  imposé. 

La  révolte,  réduite  dans  les  Alpujarras,  s'était  rallumée  autour 
de  Ronda,  ville  située  au  cœur  de  la  Sierra  Bermeja,  à  propos  des 
conversions  imposées  aux  Mores  de  Baza,  de  Guadix  et  d'Almeria. 
En  vain  essayait-on  de  calmer  les  appréhensions  des  Musulmans  ; 
ils  avaient  perdu  confiance  dans  la  valeur  de  la  parole  royale.  Informés 
de  cet  état  d'esprit,  les  Rois  essayèrent  de  remédier  au  mal.  Des  lettres, 

(393) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

où  ils  protestaient  de  leurs  bonnes  intentions,  en  fournissent  la  preuve. 

«  Sachez  que  nous  avons  été  informés  que  l'on  vous  a  dit  que  notre  inten- 
tion et  volonté  étaient  de  vous  ordonner  de  vous  faire  chrétiens  par  force  ; 
et  parce  que  notre  intention  ne  fut  jamais  ni  n'est  telle,  nous  vous  assurons 
et  promettons  sous  notre  foi  et  parole  royales  que  nous  ne  consentirons 
jamais  à  ce  que  aucun  More  soit  fait  chrétien  de  force  ni  n'en  donnerons 
jamais  l'ordre.  Et  nous  voulons  que  les  Mores  nos  vassaux  soient  assurés 
et  maintenus  en  toute  justice  comme  nos  vassaux  et  serviteurs.  »  (Séville, 
29  janvier  1500.) 

Un  second  message,  daté  du  mois  de  février  suivant  et  rédigé  dans 
des  termes  analogues,  montre  combien  la  Reine  avait  le  désir  de 
calmer  les  trop  justes  craintes  de  ses  nouveaux  sujets  et  de  leur  rendre 
le  respect  de  la  foi  royale,  respect  si  gravement  atteint  par  le  prosé- 
lytisme exaspéré  de  Ximenes.  Mais  l'heure  était  passée  où  les  bonnes 
paroles  et  les  promesses  pouvaient  encore  être  écoutées.  Les  mission- 
naires envoyés  à  Dayrin  furent  lapidés  par  les  femmes  furieuses  et 
les  familles  chrétiennes  espagnoles  qui  avaient  vécu  jusque-là  dans  la 
Sierra  furent  envoyées  en  pays  moresques  et  vendues  sur  les  marchés 
ainsi  que  les  Chrétiens  en  avaient  récemment  donné  l'exemple  vis-à-vis 
des  Musulmans.  Enfin,  acte  inquiétant,  les  Mores  nouèrent  des  relations 
avec  les  Turcs  et  tramèrent  une  conspiration  qui  avait  pour  objec- 
tif suprême  la  reconquête  musulmane. 

Désormais,  les  Rois  se  trouvaient  dans  la  nécessité  de  sévir  ; 
l'hésitation  eût  été,  à  juste  titre,  qualifiée  de  faiblesse.  Obéissant  à 
leurs  ordres,  l'armée  d'Andalousie  prit  les  armes  sous  le  comman- 
dement de  trois  capitaines  fameux  :  les  Comtes  de  Cifuentes  et  d'Urena 
et  le  vaillant  Alonso  de  Aguilar,  frère  aîné  du  Gran  Capitân.  Alonso 
était  à  Cordoue  quand  on  lui  remit  le  message  royal. 

«  —  Quelles  forces  met-on  à  notre  disposition?  demanda-t-il. 

<<  —  Trois  cents  cavaliers  et  deux  mille  fantassins. 

«  —  Quand  un  homme  est  mort,  on  envoie  quatre  hommes  dans  sa  maison 
pour  emporter  son  corps.  Maintenant,  l'on  m'envoie  contre  des  Mores  bien 
vivants,  vigoureux,  retranchés  dans  leurs  châteaux,  et  l'on  ne  me  donne  pas 
même  un  soldat  contre  un  soldat  !  » 

L'entreprise  était  folle,  mais  Aguilar  était  trop  brave  pour  en 
décliner  le  commandement.  Il  avait  cinquante  et  un  ans.  La  plus 
grande  partie  de  sa  vie  s'était  écoulée  dans  les  camps. 

(394) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

«  Ses  membres  avaient  la  fermeté  du  fer  sans  la  rigidité  de  l'âge.  Son 
armure  faisait  corps  avec  sa  personne  ;  il  ressemblait  à  un  homme  d'acier 
quand  il  était  assis  sur  son  cheval  de  bataille.  » 

Aguilar  sortit  de  Cordoue  à  la  tête  de  ses  troupes  et,  suivi  de  son 
fils,  Don  Pedro,  un  adolescent  hardi,  équipé  comme  un  vaillant  che- 
valier. Et  la  foule  enthousiaste  de  s'écrier  : 

«  L'aigle  (dguila)  enseignera  les  grands  vols  à  l'aiglon  !  Longue  vie  à  la 
vaillante  lignée  des  Aguilar  !  » 

A  l'approche  de  l'armée  chrétienne,  les  villageois  de  la  Sierra 
gagnèrent  Ronda  et  s'empressèrent  de  demander  le  baptême. 

On  ne  pouvait  espérer  une  aussi  prompte  soumission  de  la  part  des 
Gandules,  une  tribu  vaillante  venue  jadis  d'Afrique.  Elle  obéissait  à 
Feri  ben  Estapar,  un  chef  de  qui  la  valeur  était  en  harmonie  avec 
la  force  musculaire.  Sous  sa  conduite,  les  Gandules  chargent  leurs 
femmes,  leurs  enfants  et  leurs  richesses  sur  des  mules,  poussent  en 
avant  leurs  troupeaux  et  gagnent  un  plateau  fertile,  une  sorte  de 
forteresse  naturelle  défendue  par  des  précipices.  Ils  en  ferment  les 
issues  et  décident  de  s'y  défendre  jusqu'au  dernier. 

Le  15  mars  1501,  l'armée  chrétienne  paraissait  devant  Monarda, 
une  petite  ville  fortifiée  bâtie  au  pied  delà  Sierra Bermej a,  et  plantait 
son  camp  sur  les  rives  du  Rio  Verde.  Les  Mores  n'avaient  pas  osé 
attaquer  l'ennemi,  mais  ils  se  montraient  par  petites  compagnies  et 
le  harcelaient  sans  répit.  Les  troupes  de  Aguilar  étaient  des  levées 
nouvelles  sans  expérience  de  la  guerre.  Une  poignée  de  Musulmans 
les  défie  par  delà  le  cours  d'eau.  Bouillants  d'ardeur,  les  Chrétiens 
saisissent  leur  bannière,  franchissent  la  rivière  et  se  lancent  à  la 
poursuite  des  insulteurs  jusque  dans  une  gorge  où  d'autres  Mores 
sont  en  embuscade.  Les  imprudents  eussent  péri  jusqu'au  dernier 
si  Aguilar,  informé  du  péril  où  étaient  ses  soldats,  ne  fût  accouru 
à  leur  secours  après  avoir  confié  la  garde  du  camp  au  Comte  de 
Cifuentes.  Mais  l'exaltation  des  hommes  gagne  le  capitaine.  Loin  de 
les  ramener,  il  les  devance.  Les  flancs  de  la  montagne  présentent  une 
suite  de  terrasses  naturelles.  A  chacune  d'elles,  les  Mores  font  halte, 
combattent,  fuient,  gagnent  le  gradin  supérieur.  Et  les  Chrétiens  les 
pourchassent,  excités  par  le  succès,  entraînés  par  l'espoir  de  piller 
le  camp  ennemi.  Ici  les  Mores  s'arrêtèrent  et  combattirent  longtemps. 
Pourtant,  ils  s'enfuirent  encore. 

(395) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Aussitôt  les  Espagnols  se  débandent,  s'élancent  sur  les  femmes 
terrifiées,  leur  arrachent  leurs  bijoux  d'or,  amoncellent  un  énorme 
butin  et  jettent  leurs  armes  afin  de  le  charger  sur  leurs  épaules. 
La  nuit  est  venue.  Harassés,  les  Chrétiens  qui  ont  poursuivi  les  Mores 
reviennent  sur  leurs  pas,  retrouvent  les  pillards  demeurés  en  arrière 
et  succombent  à  la  tentation.  En  vain  Aguilar  les  supplie  de  reprendre 
leurs  armes,  de  descendre  au  plus  vite  vers  la  plaine  où  ils  retrou- 
veront la  sécurité.  On  ne  l'écoute  pas. 

Mais  voici  que  les  Mores  ont  entendu  les  cris  déchirants  des  femmes 
outragées.  Ils  reviennent,  trouvent  libres  les  sentiers  du  camp, 
s'avancent  silencieux  en  profitant  de  l'ombre,  surprennent  les  Espa- 
gnols endormis  ou  désarmés  et  les  massacrent.  Des  cris  d'horreur 
s'élèvent;  les  Chrétiens,  pris  de  panique,  s'enfuient  à  travers  la  nuit, 
tombent  dans  les  précipices  qui  entourent  le  plateau  ou  sont  écrasés 
par  les  quartiers  de  roc  que  les  Mores  lancent  du  haut  de  la  mon- 
tagne. Quelques-uns  atteignirent  le  Rio  Verde  et  se  noyèrent,  faute 
de  retrouver  le  gué. 

En  vain  Alonso  de  Aguilar  s'était  efforcé  de  rallier  ses  troupes. 
Des  amis  fidèles  l'entouraient  et  le  suppliaient  de  fuir,  certains  encore 
d'assurer  sa  retraite  au  prix  de  leur  vie. 

«Non  !  s'écria-t-il,  jamais  on  ne  vit  la  bannière  de  Aguilar  déserter  la 
bataille  !  » 

Don  Pedro  de  Côrdoba,  fils  aîné  du  Comte,  combat  à  ses  côtés. 
Le  jeune  homme  est  déjà  blessé  par  une  pierre  qui  lui  a  brisé  les  dents, 
quand  il  reçoit  une  flèche  dans  la  cuisse.  Incapable  de  rester  debout, 
il  met  un  genou  en  terre  et  tire  sa  dague  pour  se  défendre  encore. 
Ce  spectacle  bouleverse  Aguilar,  impassible  jusque-là  : 

«  Fils  chéri,  ne  laisse  pas  le  double  espoir  de  notre  race  périr  en  un  seul 
jour.  Conduis-toi  en  bon  chevalier.  Console  et  honore  ta  mère.  » 

Mais  l'enfant  héroïque  veut  sauver  son  père  ou  mourir  à  ses  côtés. 
Sur  l'ordre  de  Aguilar,  un  parent,  Francisco  de  Côrdoba,  l'emporte  de 
force  et  parvient  jusqu'à  une  éminence  voisine  du  plateau  où  le 
Comte  d'Urena  a  rassemblé  les  fugitifs.  Autour  de  Aguilar,  les  hommes 
d'armes  étaient  tombés,  formant  autour  de  lui  un  rempart  de  morts 
et  de  blessés.  Il  était  seul  debout,  presque  désarmé,  car  il  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  lacer  son  corselet,  contre  une   roche   dont    il  était 

(396) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

parvenu  à  se  rapprocher.  Alors,  vers  cet  homme  couvert  de  sang 
s'avance  un  More  de  taille  gigantesque.  Son  nom  est  légendaire  parmi 
ceux  qui  ont  fait  la  guerre  de  Grenade  : 

«  Je  suis  Feri  ben  Estapar  ! 

—  Et  moi,  Alonso  de  Aguilar  !  » 

Les  armes  ne  suffisent  pas  à  rapprocher  leur  haine;  ils  les  jettent, 
se  prennent  corps  à  corps  et  roulent  ensemble  sur  le  sol.  La  souplesse 
du  Chrétien  eût  peut-être  balancé  la  force  du  Musulman,  mais  Aguilar 
était  épuisé  par  un  long  combat  et  la  perte  d'un  sang  qui  s'échappait 
de  plusieurs  blessures.  La  dague  de  Feri  ben  Estapar  mit  fin  à  la  vie 
du  héros.  Ainsi  périt  Alonso  de  Aguilar,  le  miroir  de  la  chevalerie 
andalouse,  de  qui  les  ballades  chantent  à  l'envi  les  exploits.  Il  était 
le  cinquième  de  sa  maison  tombé  dans  la  guerre  contre  les  Infidèles, 
maison  célèbre,  honorée  par  saint  Ferdinand  du  nom  de  Côrdoba 
(Cordoue)  en  souvenir  de  la  prise  de  cette  ville  (1233)  à  laquelle  les 
guerriers  de  la  famille  avaient  contribué  pour  une  large  part.  Il  avait 
servi  pendant  plus  de  quarante  ans,  d'abord  tout  enfant  sous  la  ban- 
nière de  son  père,  puis  comme  chef  de  cette  bannière  et  enfin  dans 
la  maturité  de  sa  vie  comme  vice-roi  d'Andalousie  et  commandant 
de  l'armée  royale. 

Le  jour  venu,  les  Chrétiens  mesurèrent  l'importance  de  leurs 
pertes.  Bien  peu  survécurent  de  ceux  qui,  la  veille,  s'étaient  élancés 
sur  les  Mores  avec  une  si  folle  imprévoyance.  En  outre  de  la  mort  de 
Alonso  de  Aguilar,  on  eut  à  déplorer  la  perte  du  fameux  ingénieur 
Francisco  Ramirez  de  Madrid,  qui  s'était  illustré  par  sa  science  et  sa 
valeur  pendant  dix  ans  de  guerre.  Le  Comte  de  Urena,  blessé,  était 
parvenu  à  rejoindre  le  Comte  de  Cifuentes  qui,  à  la  tête  de  troupes 
fraîches,  franchit  le  Rio  Verde  et  arrêta  la  poursuite  des  Mores.  Les 
Espagnols  ne  pouvaient  croire  au  désastre  dont  ils  venaient  d'être 
les  victimes  ou  les  témoins  et  dont  leur  présomption  et  leur  indisci- 
pline étaient  les  uniques  causes. 

En  avril,  Ferdinand  marcha  sur  Ronda,  décidé  à  vaincre  la  rébel- 
lion. Mais,  depuis  leur  victoire,  les  Musulmans,  loin  de  s'enorgueillir, 
avaient  bien  compris  ce  qu'elle  avait  d'éphémère.  Il  y  avait  de  la  diffé- 
rence entre  la  vieille  armée  castillane  et  les  jeunes  recrues  de  Se  ville. 
Sous  l'empire  de  réflexions  fort  sages,  ils  envoyèrent  des  émissaires 
chargés  de  présenter  leurs  excuses  et  de  faire  agréer  leur  soumission. 

Ferdinand  montra  plus  de  modération  qu'on  n'eût  pu  s'y  attendre, 

(397) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

étant  données  les  pertes  infligées  aux  Chrétiens.  Une  amnistie  fut 
accordée  aux  rebelles  et  le  choix  leur  fut  laissé  entre  l'exil  et  le  baptême. 
Les  émigrants  payeraient  dix  doublons  par  tête  et  seraient  transportés 
sur  la  côte  du  Maroc.  Ferdinand  tourna  ainsi  ses  engagements.  Il  ne 
s'était  pas  engagé  à  priver  du  baptême  ceux  qui  le  demanderaient  ; 
il  avait  promis  seulement  de  ne  contraindre  personne  à  le  recevoir. 

Pour  expliquer  la  dureté  des  représailles  exercées  contre  les  Mores 
de  Grenade,  les  historiens  contemporains  ont  argué  qu'elle  était  plei- 
nement justifiée  par  leurs  complots,  leurs  relations  avec  leurs  coreli- 
gionnaires d'Afrique  et  leur  tentative  de  rébellion.  Les  Mores  com- 
mirent très  probablement  ces  actes,  mais  l'historien  excusera  toujours 
le  vaincu  qui  cherche  à  secouer  le  joug  du  vainqueur.  Sa  révolte 
l'honore  d'autant  plus  qu'elle  est  désespérée. 

Le  corps  de  Alonso  de  Aguilar  avait  été  retrouvé  au  milieu  d'un 
monceau  de  cadavres.  Bien  qu'ils  l'eussent  vu  dans  vingt  combats, 
les  Mores  eurent  de  la  peine  à  le  reconnaître.  Pleins  de  respect  pour 
un  tel  adversaire,  ils  conservèrent  ses  restes  et,  la  paix  faite,  ils  les 
remirent  à  Ferdinand.  On  l'enterra  en  grande  pompe  dans  l'église 
Saint-Hippolyte  de  Cordoue. 

La  révolte  des  Alpujarras,  puis  celle  de  la  Sierra  de  Ronda,  eurent 
pour  les  Mores  de  toute  l'Espagne  un  contre-coup  funeste.  Contraints 
d'exercer  une  répression  exemplaire,  les  Rois  ne  s'en  tinrent  pas  aux 
mesures  qu'ils  avaient  prises  contre  des  rebelles  poussés  à  l'insurrection 
par  le  fanatisme  de  Ximenes.  Il  existait  en  Castille  et  dans  le  royaume 
de  Léon  un  très  grand  nombre  de  Mores  installés  dans  ces  pays  depuis 
des  siècles  et  restés  fidèles  à  leurs  traditions  et  à  la  foi  de  leurs  ancêtres. 
Loin  de  les  tourmenter,  on  les  avait  au  contraire  favorisés  aux  dépens 
des  Juifs  expulsés  quelques  années  auparavant. 

Ce  fut  à  cette  population  paisible,  agricole,  industrieuse,  que 
l'on  s'en  prit,  alors  que  la  politique,  l'intérêt  et  l'humanité  com- 
mandaient de  la  respecter.  Sous  l'inspiration  de  Ximenes,  et  afin 
d'enlever  aux  nouveaux  convertis  la  possibilité  de  retremper  leur  foi 
auprès  d'anciens  coreligionnaires,  les  Rois  interdirent  par  décret 
toute  relation  entre  les  Mores  de  Castille  et  de  Léon  et  les  Chrétiens 
orthodoxes  de  Grenade.  Une  pareille  défiance  était  de  mauvais  augure. 
En  effet,  le  12  février  1502,  une  seconde  pragmatique  datée  de  Séville 
complétait  l'œuvre  néfaste  commencée  six  mois  auparavant. 

Les  Rois,  désireux  d'assurer  le  salut  de  leurs  peuples,  invitent  tout 
Musulman  habitant  l'Espagne  à  demander  le  baptême  ou  à  prendre 
le  chemin  de  l'exil.  Deux  mois  sont  accordés  aux  émigrants  pour 

(398) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

liquider  leurs  affaires  et  vendre  leurs  biens,  mais  le  prix  de  ces  acqui- 
sitions leur  sera  remis  en  denrées  ou  marchandises,  car  l'exportation 
de  l'or  et  de  l'argent  est  interdite  sous  les  peines  les  plus  sévères. 
Il  est  en  outre  fait  défense  aux  émigrants  de  se  rendre  dans  les  États  du 
Grand  Turc  avec  qui  l'Espagne  est  en  guerre  ou  sur  la  côte  du  Maroc 
trop  voisine.  Cet  édit  rappelait  celui  que  Torquemada  avait  dicté 
contre  les  Juifs  en  1483.  Il  était  même  plus  terrible  dans  ses  consé- 
quences, car  les  Juifs  trouvèrent  de  l'aide  auprès  de  leurs  coreligion- 
naires d'Europe  et  de  Syrie,  tandis  que  les  Mores,  attachés  au  sol, 
uniquement  occupés  à  sa  culture,  perdaient,  du  fait  de  l'exil,  tout 
moyen  d'existence.  Que  deviendraient-ils  dans  des  contrées  comme 
la  France  et  l'Italie  dont  ils  ignoraient  la  langue?  C'était,  à  peine 
déguisé,  l'ordre  de  se  convertir  sous  peine  de  mort. 

En  réalité,  les  Rois,  interprètes  de  la  pensée  de  Ximenes,  voulaient 
contraindre  les  Mores  au  baptême  et  non  au  départ,  et  aucun  moyen 
ne  leur  semblait  trop  sévère  s'il  les  conduisait  à  ce  but. 

Comment  de  pauvres  gens  eussent-ils  hésité  à  embrasser  le  chris- 
tianisrr.e?  Ils  se  souvenaient  de  l'exode  des  Juifs  périssant  par  milliers 
sur  les  chemins  de  la  terre  étrangère.  On  devait  être  de  famille  puis- 
sante et  riche  pour  s'expatrier  et  garder  sa  foi.  Ce  fut  un  tumulte 
de  conversions.  Les  Musulmans  se  ruaient  vers  les  églises  qu'ils  dé- 
testaient. 

Comment  Isabelle  signa- t-elle  l'édit  de  1502? 

Dévorée  par  le  chagrin,  peut-être  déprimée  par  la  maladie,  elle 
dut  subir  la  volonté  inflexible  de  Ximenes.  Si,  en  1483,  elle  avait 
consenti  à  l'expulsion  des  Juifs  demandée  par  Torquemada,  elle  avait 
compris  par  la  suite  tout  ce  que  cette  mesure  avait  d'inhumain,  et  il 
fallut  que  le  Cardinal  lui  montrât  l'impérieuse  nécessité  d'assurer  avant 
sa  mort  l'unité  religieuse  de  l'Espagne  comme  elle  avait  réalisé  son  unité 
politique  pour  qu'elle  sacrifiât  des  sujets  établis  en  Castille  depuis 
huit  siècles  et  que  les  Rois,  ses  prédécesseurs,  avaient  toujours 
ménagés. 

Un  parallèle  entre  l'œuvre  de  Torquemada  et  celle  de  Ximenes 
s'impose  à  l'esprit,  et  cependant  la  différence  fut  grande  entre  les 
deux  persécutions.  Contre  les  Juifs,  dont  les  richesses  excitaient  une 
convoitise  générale,  on  invoqua  la  religion  et  l'on  prit  des  mesures 
qui  eurent  pour  conséquences  le  départ  effectif  et  la  confiscation  des 
biens.  Contre  les  Musulmans  adonnés  à  l'agriculture  et  peu  fortunés, 
on  argua  également  l'intérêt  de  la  religion,  mais,  en  exigeant  leur 
conversion,  on  eut  surtout  en  vue  de  se  défendre  contre  un  retour 

(399) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

offensif  de  l'Islam  et  d'étouffer  les  révoltes  d'un  peuple  que  l'on 
voulait  garder. 

La  race  juive  fut  extirpée  ou  détruite  au  point  de  ne  pas  laisser 
de  rejeton.  Bien  au  contraire,  les  Musulmans  convertis  ont  exercé  une 
action  si  durable  sur  l'Espagne  chrétienne,  que  sa  religion  a  été  pénétrée 
par  la  philosophie  du  Koran,  que  sa  langue  et  sa  littérature  sont 
imprégnées  de  mots  et  de  thèmes  arabes  et  que,  au  point  de  vue 
ethnique,  ses  fils  trouveraient  des  ayeux  parmi  les  Sémites  asiatiques 
et  rencontreraient  des  frères  éloignés  chez  les  Berbères  marocains. 

Les  premiers  édits  rendus  contre  les  Mores  d'Espagne  avaient  eu 
un  grand  retentissement  dans  le  monde  musulman.  Les  princes  du 
Maroc,  de  Tunisie  et  des  pays  barbaresques  dépêchèrent  des  émissaires 
au  Soudan  d'Egypte  et  lui  proposèrent  de  former  une  ligne  sainte. 
Il  fallait  rendre  coup  pour  coup  et  venger  sur  les  Chrétiens  de  Syrie 
les  hécatombes  musulmanes  des  Alpujarras  et  de  la  Sierra  de  Ronda. 
Tout  au  moins  devait-on  expulser  du  Levant  les  marchands  chrétiens 
et  fermer  aux  pèlerins  l'accès  de  Jérusalem. 

La  situation  devenait  critique  ;  des  avis  alarmants  arrivèrent 
à  la  Cour  d'Espagne.  Les  Rois  résolurent  d'envoyer  de  leur  côté 
un  ambassadeur  au  Soudan  afin  de  contre-balancer  l'effort  des  princes 
africains  et  surtout  de  prévenir  l'effet  de  la  pragmatique  de  1502 
arrêtée  déjà  dans  leur  esprit. 

Pierre  Martyr,  l'éducateur  de  la  jeune  noblesse,  fut  chargé  de 
cette  mission  délicate.  Fier  de  jouer  un  rôle  qu'il  jugeait  digne  de  ses 
talents,  il  partit  de  Grenade  le  14  août  1501.  Le  Ier  octobre,  il  arrivait 
à  Venise.  Les  Rois  lui  avaient  ordonné  de  s'y  arrêter,  de  voir  les  mem- 
bres du  Conseil  et  de  contrecarrer  la  politique  de  Louis  XII.  Dans  le 
récit  de  son  voyage,  intitulé  :  Legatio  Babylonica,  il  s'écrie  : 

«  Venise  est  belle  comme  un  rêve  !  » 

Il  peint  en  termes  brillants  les  canaux  qui  sillonnent  la  ville,  les 
gondoles  qui  les  parcourent,  la  richesse  et  la  splendeur  du  Doge  et  du 
Sénat,  l'opulence  de  la  noblesse  enrichie  par  le  commerce  avec  l'Orient. 
Il  visite  l'Arsenal,  considère  ses  dépôts  d'armes,  admire  ses  chantiers 
de  construction  d'où  on  lance  une  galère  chaque  jour  et  une  flotte 
en  une  année. 

Mais  la  saison  s'avance  ;  il  faut  quitter  ce  séjour  enchanteur.  Sur  le 
Rialto  se  trouve  une  mappemonde  où  le  voyageur  peut  suivre  l'itiné- 
raire des  galères  vénitiennes  sur  la  mer  Noire,  le  long  des  côtes  barba- 

(400) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

resques,  syriennes  et  vers  Alexandrie  d'Egypte.  Pierre  Martyr  s'em- 
barque. La  traversée  est  mauvaise.  Enfin  la  tempête  s'apaise,  et  Candie 
offre  aux  regards  émerveillés  de  l'Ambassadeur  ses  roses  et  ses  violettes. 
Le  23  décembre,  la  galère  arrive  en  vue  d'Alexandrie  et  manque 
périr  en  franchissant  la  passe  du  port  neuf. 

Le  représentant  des  Rois  Catholiques  est  accueilli  avec  honneur 
par  un  Catalan,  Felipe  de  Péretz,  consul  des  Espagnols  et  des  Fran- 
çais, qui  le  reçoit  dans  sa  maison  en  attendant  l'arrivée  d'un  sauf- 
conduit  nécessaire  pour  se  rendre  au  Caire. 

En  sa  qualité  d'érudit,  Pierre  Martyr  pleure  sur  la  belle  Alexandrie 
des  Ptolémées,  sur  ses  quartiers  abandonnés,  sur  le  Pharos  détruit, 
sur  l'Heptastadion  couvert  de  masures.  Il  recherche  les  causes  de  cette 
décadence,  et  le  temps  de  les  étudier  ne  lui  fait  pas  défaut,  car  le  sauf- 
conduit  sollicité  n'arrive  pas.  En  revanche,  le  Consul  apprend  que  le 
Soudan  est  mal  disposé  pour  un  ambassadeur  venu  sans  apporter  des 
présents  et  sans  être  escorté  d'une  suite  nombreuse. 

Qansou  Ghoury  dissimulait  un  motif  de  mécontentement  plus 
sérieux.  Le  commerce  de  l'Egypte  avec  l'Inde  avait  diminué  d'une 
manière  sensible  depuis  les  découvertes  des  Portugais  ;  le  Soudan 
redoutait  de  leur  part  une  tentative  d'installation  sur  les  côtes  du 
Hedjaz  et,  sans  faire  une  distinction  bien  nette  entre  les  Ibères  du 
Levant  et  du  Couchant  de  la  Péninsule,  il  les  associait  dans  une  même 
malveillance. 

C'était  à  qui  découragerait  le  malencontreux  Ambassadeur  et  lui 
représenterait  les  périls  de  sa  mission.  Sa  mort  serait  le  signal  d'un 
massacre  de  Chrétiens. 

Pierre  Martyr,  soutenu  par  le  sentiment  de  la  toute-puissance 
de  ses  Rois,  fit  une  réponse  digne  aux  reproches  du  Soudan.  Son  igno- 
rance des  coutumes  du  pays  expliquait  pourquoi  il  arrivait  les  mains 
vides.  Comme  escorte,  n'avait-il  pas  tous  les  Espagnols  d'Alexandrie 
prêts  à  l'accompagner  jusqu'en  Ethiopie. 

Le  sauf-conduit  arriva  enfin,  et  le  16  janvier  1502  Pierre  Martyr  se 
mit  en  route  sous  la  protection  de  deux  Mamelucks.  Il  suivit  la  côte 
jusqu'à  Rosette,  s'embarqua  sur  le  Nil  et  jeta  l'ancre  devant  Boulacq. 
Là,  surprise  admirable,  il  est  salué  en  bon  castillan  par  le  grand  drog- 
man  qui  vient  l'accueillir.  Tangriberdy  est  un  ancien  matelot  valencien 
jeté  par  la  tempête  sur  la  côte  d'Egypte  quelques  années  auparavant. 
Contraint  de  renier  sa  foi  et  parvenu,  grâce  à  son  intelligence  et  son 
habileté,  aux  honneurs  et  à  la  fortune,  il  possède  un  palais  magnifique, 
un  harem  en  harmonie  avec  sa  haute  situation,  et  accroît  sans  cesse 

(401) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

ses  richesses  en  raison  du  patronage  intéressé  qu'il  accorde  indis- 
tinctement aux  Juifs  et  aux  Chrétiens.  Il  reçoit  Pierre  Martyr  avec 
une  joie  sincère,  croit  retrouver  en  lui  quelque  chose  du  pays  perdu  et 
toujours  regretté,  et  proteste  de  son  dévouement  aux  Rois  Catholiques, 
ses  seuls  et  uniques  souverains. 

L'audience  demandée  par  Tangriberdy  est  accordée  sans  délai. 
Le  lendemain,  l'Ambassadeur  est  conduit  au  palais  de  Youçouf  Salah 
Eddin,  situé  sur  une  hauteur  et  composé  d'un  ensemble  de  mosquées, 
de  forteresses  et  de  bâtiments  que  le  voyageur  compare  au  palais 
des  Papes  ou  à  celui  de  l'Alhambra.  Il  traverse  des  cours  pleines  de 
Mamelucks  dont  le  silence  et  l'impassibilité  l'impressionnent.  Dans 
la  troisième  cour,  sur  une  haute  pierre  couverte  de  riches  tapis,  le 
Soudan  était  assis,  les  jambes  croisées  <<  comme  sont  consturiers  en 
leurs  ouvreurs  ;  à  côté  de  lui  était  un  pavillon  pour  que  le  soleil  ne  lui 
touchast  ». 

Qansou  Ghoury  paraissait  âgé  de  cinquante  ans.  Sa  barbe  noire 
n'était  ni  trop  longue  ni  trop  touffue.  Il  avait  la  figure  pleine  et  sa 
physionomie  eût  été  agréable  si  les  yeux  n'eussent  été  petits  et  enfoncés, 
le  regard  dur  et  fier.  Le  geste  était  grave  comme  l'attitude. 

Par  égard  pour  les  Rois  d'Espagne,  on  fit  asseoir  leur  ambassadeur 
sur  un  tapis,  sans  exiger  les  génuflexions  protocolaires.  Le  grand  drog- 
man  traduisit  son  compliment  en  termes  hyperboliques  ;  le  Soudan 
l'accueillit  avec  un  sourire  bienveillant  et,  par  trois  fois,  prononça 
des  paroles  gracieuses.  La  cérémonie  de  la  présentation  était  terminée. 

Pierre  Martyr  se  retirait  enchanté,  croyant  qu'il  exposerait  les 
motifs  de  son  ambassade  dans  une  seconde  entrevue  ;  mais  il  avait 
compté  sans  les  représentants  des  princes  barbaresques  venus  pour 
organiser  une  ligue  sainte  contre  les  Chrétiens.  Informés  de  la  récep- 
tion de  l'Ambassadeur  d'Espagne,  ils  excitèrent  quelques  fanatiques, 
ameutèrent  le  peuple,  et  il  s'en  fallut  de  peu  que  Pierre  Martyr  ne  fût 
maltraité  et  peut-être  tué  entre  le  palais  du  Soudan  et  la  demeure 
de  Tangriberdy.  Le  lendemain,  une  émeute  éclatait  dans  la  ville. 
Le  grand  drogman,  bouleversé,  pâle  d'effroi,  vint  supplier  Pierre 
Martyr  de  quitter  sa  maison  et  de  sortir  du  Caire. 

Ici,  le  représentant  des  Rois  montra  une  fermeté  méritoire  et 
qu'on  n'était  guère  en  droit  d'attendre  d'un  pédagogue  subitement 
transformé  en  diplomate.  Il  se  répandit  en  sarcasmes  contre  un 
gouvernement  incliné  devant  la  volonté  d'une  populace  fanatique, 
inspira  du  courage  à  Tangriberdy  en  montrant  une  colère  qui  n'avait 
rien  de  joué  et  le  décida  même  à  solliciter  pour  lui  une  seconde  audience 

(402) 


LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARRAS 

du  Soudan.  D'ailleurs,  il  ne  partirait  pas  avant  d'avoir  rempli  la 
mission  dont  il  était  chargé.  Sa  fierté  imposa  au  Soudan,  désireux  de 
le  voir  au  plus  vite  à  cent  lieues  du  Caire. 

L'audience  secrète  fut  fixée  au  dimanche  suivant. 

Introduit  auprès  du  Monarque,  Pierre  Martyr  s'exprima  simple- 
ment, mais  avec  une  liberté  et  une  franchise  que  l'interprète  atténuait 
sans  doute.  Il  expliqua  comment  les  Rois  d'Espagne  avaient  dû 
réprimer  les  révoltes  des  Mores  que  liaient  envers  leurs  vainqueurs 
des  serments  solennels  et  comment  ils  avaient  été  contraints  de  chasser 
des  rebelles  dangereux  pour  la  paix  publique.  Il  finit  en  donnant  au 
Soudan  un  bon  conseil.  Afin  de  calmer  l'effervescence  populaire,  il 
suffisait  d'ébruiter  qu'un  traité  venait  d'être  conclu  entre  l'Egypte 
et  l'Espagne  et,  d'autre  part,  que  la  flotte  d'Apulie  accourrait  au 
premier  appel  de  l'Ambassadeur,  s'il  lui  était  fait  le  moindre  outrage. 

A  ces  mots,  Qansou  Ghoury  tourna  vers  son  conseiller  improvisé 
un  regard  miséricordieux,  s'informa  de  la  santé  de  Ferdinand  et 
d'Isabelle  et  demanda  s'il  était  vrai  qu'ils  eussent  montré  autant  de 
longanimité  envers  les  Mores  que  leur  ambassadeur  l'affirmait. 

«  C'est  plus  vrai  que  la  vérité  !  »  s'écria  le  diplomate  avec  conviction. 

Le  Soudan  ne  demandait  qu'à  se  laisser  convaincre. 

L'Ambassadeur  vit  accueillir  toutes  ses  demandes,  et  obtint 
la  permission  de  faire  réparer  le  Saint-Sépulcre  et  de  relever  les  bâti- 
ments détruits  à  Bethléem,  Jérusalem,  Ramleh  et  Beyrouth.  Qansou 
Ghoury  promit  encore  d'abaisser  les  taxes  imposées  aux  marchands 
chrétiens  et  de  mettre  les  pèlerins  à  l'abri  de  toute  vexation. 

Pierre  Martyr  venait  de  remporter  une  véritable  victoire,  car,  en 
échange  de  ces  concessions,  il  avait  seulement  promis  une  vague 
alliance.  Il  devait  ce  triomphe  à  son  audace,  à  son  sang-froid  et  à  sa 
fermeté.  Pendant  qu'on  rédigeait  le  traité  arrêté  dans  ses  grandes 
lignes,  l'Ambassadeur  visita  les  pyramides  voisines  du  Caire  ;  il  vit 
aussi  Matarieh,  l'ancienne  Héliopolis.  Un  autel  fut  dressé  à  l'ombre 
des  arbres  sous  lesquels,  suivant  la  légende,  Marie  allaitait  son  fils, 
et  le  gardien  de  Sion  y  offrit  le  saint  Sacrifice  de  la  Messe. 

Le  21  avril,  Pierre  Martyr  eut  son  audience  de  congé.  Il  y  fut  conduit 
en  pompe  au  milieu  d'un  grand  concours  de  peuple  dont  la  nouvelle  d'un 
traité  d'alliance  avait  calmé  l'animosité.  Le  Soudan  le  reçut  avec 
honneur  et  lui  offrit  une  robe  brodée  d'or,  d'un  travail  précieux.  Sur 
son  ordre,  l'envoyé  des  Rois  en  fut  revêtu  publiquement  et  les  officiers 
du  palais,  formant  autour  de  lui  une  garde  nombreuse,  le  ramenèrent 

(403) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

en  pompe  à  sa  demeure.  Ne  croirait-on  pas  lire  une  page  du  Livre 
d'Esther? 

Pierre  Martyr  s'embarqua  le  22  avril  1502  et  entra  dans  le  port 
de  Venise  le  30  juin.  La  traversée  avait  été  pénible,  mais  le  voyage 
semblait  fructueux  et  l'Ambassadeur  pouvait  se  glorifier  du  service 
rendu  à  son  pays  d'adoption  et  à  la  Chrétienté.  Peut-être  en  exagéra- 
t-il  l'importance  et  la  mesura-t-il  aux  périls  qu'il  avait  courus,  car,  de 
Venise  même,  il  écrivit  aux  Rois  et  se  permit  de  leur  donner  des  conseils 
sur  leur  politique  en  Italie.  En  outre,  il  publia  que,  s'il  n'était  pas 
intervenu,  le  Soudan  eût  ordonné  à  tous  les  Chrétiens  d'Egypte  de 
se  convertir  à  la  religion  musulmane  et  que  les  récalcitrants  fussent 
morts  dans  les  supplices. 

C'était  s'élever  bien  haut  et  rabaisser  du  même  coup  le  prestige 
des  Rois.  En  effet,  deux  ans  plus  tard,  à  la  suite  des  pertes  infligées 
au  commerce  égyptien  par  les  Portugais  dans  la  mer  des  Indes  et  des 
nouvelles  persécutions  dirigées  contre  les  Mores,  Qansou  Ghoury 
députa  Fray  Mauro  à  Venise  et  auprès  de  Jules  II,  menaçant  de  massa- 
crer les  Chrétiens  de  ses  Ëtats  si  les  Portugais  continuaient  à  couler  ses 
navires  et  si  les  Espagnols  persistaient  à  molester  les  Mores.  Fray 
Mauro  n'obtint  rien,  et  Qansou  Ghoury  ne  fit  tuer  personne.  Pourtant 
l'histoire  se  tait  d'une  nouvelle  intervention  de  Pierre  Martyr. 

Si  Ferdinand  se  montra  réservé  à  l'égard  de  son  Ambassadeur,  si 
les  conseils  envoyés  de  Venise  lui  parurent  outrecuidants,  Isabelle, 
en  revanche,  compensa,  par  l'amabilité  de  son  accueil,  la  froideur 
voulue  de  son  époux.  Elle  parut  prendre  en  haute  estime  les  capi- 
tulations obtenues  en  raison  de  leur  caractère  religieux,  se  fit  raconter 
à  plusieurs  reprises  les  péripéties  du  voyage,  félicita  chaudement 
Pierre  Martyr  et  le  nomma,  deux  mois  après  son  retour,  <<  Maestro  de 
los  Caballeros  de  su  corte  en  las  artes  libérales  »  avec  un  traitement 
de  30  000  maravedis.  Ainsi  furent  étouffées  les  protestations  que  le 
monde  musulman  avait  élevées  contre  l'expulsion  des  Mores  d'Espagne. 
Maintenant,  personne  n'oserait  lever  la  tête  devant  les  Rois  Catholiques 
à  qui  Dieu  avait  dispensé  la  puissance  et  départi  les  triomphes,  en 
même  temps  qu'il  torturait  leur  cœur. 


CHAPITRE  XXIII 
TROISIÈME  ET  QUATRIÈME  VOYAGE  DE  COLOMB 

QUERELLES  ENTRE  ROLDAN  ET  LES  FRÈRES  DE  COLOMB.  ||  PLAINTES  ADRESSÉES 
AUX  ROIS  CONTRE  L* AMIRAL.  ||  UN  JUGE  ENQUÊTEUR  EST  ENVOYÉ  A  HISPANOLA.  || 
COLOMB  EST  MIS  AUX  FERS  ET  RAMENÉ  EN  ESPAGNE.  ||  ISABELLE  LE  REÇOIT.  SON 
ÉMOTION.  ||  CONFIRMATION  DES  PRIVILÈGES  DE  I492.  ||  INSTRUCTIONS  DONNÉES 
A  L'AMIRAL.  Il  COLOMB  SORT  DU  PORT  DE  CADIX  LE  9  MAI  1502.  ||  PERTE  DE  LA 
FLOTTE  ESPAGNOLE.  MORT  DE  BOBADILLA.  ||  NAUFRAGE  SUR  LA  COTE  DE  LA 
JAMAÏQUE,  y  RETOUR  DE  COLOMB  EN  ESPAGNE,  LE  7  NOVEMBRE  I504.  ||  FERDI- 
NAND ORDONNE  DE  RETENIR  SES  BIENS.  ||  COLOMB  OFFRE  SES  SERVICES  A 
PHILIPPE  ET  A  JUANA.  ||  CARACTÈRE  INTÉRESSÉ  DE  L' AMIRAL.  ||  SON  TESTAMENT. 
H  SA  MORT  (1506).  Il  LA  POLITIQUE  DES  ROIS  DANS  LEURS  COLONIES  TRANSA- 
TLANTIQUES. 

Christophe  Colomb  sortit  de  San  Lucar,  à  l'embouchure  du 
Guadalquivir,  le  30  mai  1498.  Il  ordonna  de  mettre  le  cap 
plus  au  Sud-Ouest  qu'il  ne  l'avait  fait  à  ses  expéditions  pré- 
cédentes et,  le  Ier  août,  il  touchait  terre  pour  la  troisième  fois.  C'était 
encore  une  île  que  signalaient  trois  pics  aigus.  Fidèle  à  ses  sentiments 
religieux,  Colomb  l'appela  la  Tnnidad.  Un  beau  golfe  dans  lequel  il 
entra  par  la  Bouche  du  Dragon,  le  golfe  de  Paria,  la  séparait  du  Conti- 
nent. Colomb  suivit  la  côte  sans  se  douter  de  l'immensité  de  la  terre 
qu'il  longeait,  crut  encore  avoir  découvert  une  île  nouvelle,  la  nomma 
l'Isla  Santa,  mais  sa  mauvaise  étoile  l'empêcha  de  débarquer.  La 
fatigue  de  ses  voyages,  une  surveillance  personnelle  qu'il  exerçait 
nuit  et  jour  dans  ces  parages  désolés  par  les  vents  et  les  tempêtes 
avaient  congestionné  ses  yeux  au  point  qu'il  craignit  de  perdre  la  vue. 
Après  une  station  à  l'île  Margarita,  où  les  indigènes  apportèrent  des 
paniers  de  perles,  l'escadre  harassée  par  sa  lutte  contre  les  courants 
se  dirigea  sur  Hispafiola  avec  l'intention  de  s'y  refaire.  Une  doulou- 
reuse surprise  y  attendait  Colomb.   D'abord  la  petite  colonie  avait 

(405) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

vécu  en  paix  sous  le  commandement  de  Roldan,  dans  l'attente  du 
prochain  retour  de  l'Amiral  et  des  approvisionnements  qu'il  avait 
promis  de  rapporter.  Trente  mois  s'étaient  écoulés.  A  la  longue,  les 
privations,  le  mécontentement,  la  maladie  avaient  fait  leur  œuvre.  Des 
querelles  s'étaient  élevées  entre  Roldan  et  les  frères  de  l'Amiral, 
Diègue  et  Bartolomé.  Ceux-ci  coururent  péril  de  mort  et  n'eussent 
pas  échappé  à  un  sort  funeste  si  deux  caravelles  commandées  par 
Fernando  Coronel,  devançant  la  flotte  amirale,  n'eussent  rendu  cou- 
rage aux  Espagnols  et  aux  Indiens  restés  fidèles  à  Diègue  Colomb. 

Bien  contre  son  gré,  l'Amiral  s'était  trop  fait  attendre,  et  nous 
savons  par  son  fils  à  quels  dangers  lui-même  fut  exposé  en  dépit  de 
l'autorité  qu'on  lui  reconnaissait  sans  vouloir  s'y  soumettre. 

Tandis  que  les  rebelles  cherchaient  un  appui  chez  les  Indiens 
eux-mêmes,  chaque  bateau  qui  faisait  route  pour  l'Espagne  empor- 
tait des  plaintes  et  des  dénonciations  adressées  aux  Rois  et  à  ceux  de 
leur  Conseil  contre  Colomb  et  ses  frères.  C'était  peu  que  de  les  accuser 
de  cruauté  et  d'incapacité,  de  les  traiter  d'étrangers  et  de  tyrans, 
d'affirmer  que,  sous  leur  gouvernement,  les  colonies  seraient  bientôt 
détruites.  De  quel  droit  l'Amiral  refusait-il  la  ration  de  vivres  apportés 
d'Espagne  aux  gens  incapables  de  travailler  la  terre?  Autant  les 
condamner  à  mort.  De  quel  droit  l'Amiral  prétendait-il  que,  ayant 
découvert  les  îles,  il  en  était  le  propriétaire  légitime?  De  quel  droit 
l'Amiral  avait-il  nommé  son  frère  Bartolomé  Adelantado  (Gouverneur) 
des  Indes  sans  l'agrément  des  Rois?  Pourquoi  défendait-il  aux  Chré- 
tiens de  se  servir  des  Indiens  et  empêchait-il  ainsi  de  les  évangéliser  ? 
Au  lieu  de  préparer  les  conversions,  il  préférait  trafiquer  de  la 
chair  de  ces  infortunés  et  les  expédier  sur  les  marchés  de  Séville. 

Aucune  accusation  ne  pouvait  toucher  plus  au  vif  Isabelle. 
A  plusieurs  reprises,  elle  avait  ordonné  de  rendre  la  liberté  aux 
Indiens  importés  et  avait  commandé  de  les  rapatrier  sans  délai. 
Malgré  sa  fermeté,  les  plaintes  incessantes  envoyées  des  colonies  et 
appuyées  par  ceux  qui  en  étaient  revenus  désillusionnés  et  appauvris, 
impressionnaient  son  esprit. 

Des  soldats  rentrés  des  Indes,  et  dont  la  solde  était  restée  impayée, 
avaient  menacé  le  Roi.  Fernand  Colomb,  fils  cadet  de  l'Amiral,  que  la 
Reine  avait  fait  élever  parmi  les  pages,  raconte  que  son  frère  et  lui  ne 
pouvaient  sortir  du  palais  royal  sans  être  insultés  : 

«  Regardez  les  petits  moustiques,  fils  de  cet  Amiral  qui  a  trouvé  des 
terres  de  rêve,  et  conduit  à  la  misère  et  au  sépulcre  les  hidalgos  castillans  !  » 

(406) 


TROISIÈME  ET  QUATRIÈME   VOYAGE  DE  COLOMB 
Les  Rois  s'émurent.  Un  jour,  on  entendit  Isabelle  murmurer  : 

«  De  quel  droit  l'Amiral  dispose-t-il  ainsi  de  mes  sujets  ?  » 

Il  s'agissait  d'un  convoi  d'Indiens  débarqués  à  Palos  et  du  don 
d'un  Indien  consenti  par  Colomb  à  chaque  Espagnol  nouvellement 
débarqué.  D'un  autre  côté,  l'Amiral,  après  s'être  plaint  de  Roldan, 
laissait  les  Monarques  sans  nouvelles.  Il  fallait  sortir  de  l'incer- 
titude. 

Isabelle  ordonna  d'envoyer  un  juge  enquêteur  à  Hispanola.  Il 
connaîtrait  des  faits  reprochés  à  l'Amiral  et,  si  les  accusations  portées 
contre  lui  étaient  fondées,  il  l'inviterait  à  venir  s'expliquer  devant 
les  Rois.  Le  juge  enquêteur,  Francisco  de  Bobadilla,  Commandeur  de 
Calatrava,  homme  intègre  d'ailleurs,  était  autorisé  à  prendre  le  gouver- 
nement de  la  colonie  dans  le  cas  où  il  jugerait  nécessaire  d'en  priver 
Colomb.  C'était  imprudemment  soumettre  sa  loyauté  à  une  dure 
épreuve,  car  il  était  pauvre,  et  son  traitement,  très  minime  auprès  de 
celui  qu'il  toucherait  en  qualité  de  gouverneur.  Une  cédule  en  blanc 
signée  des  Rois  lui  donnait  pleins  pouvoirs. 

Bobadilla  abordait  à  Santo  Domingo  vers  la  fin  d'août  1500. 
Dès  son  arrivée,  il  prit  possession  du  palais  de  l'Amiral  absent,  comme 
s'il  en  eût  été  le  maître,  favorisa  les  Espagnols  qui  s'étaient  révoltés 
contre  les  frères  de  Colomb,  accorda  des  terres  gratuites  à  qui  les  deman- 
dait et  dépêcha  Fray  Juan  de  la  Sera  avec  ordre  à  l'Amiral  de 
venir  sans  délai  prendre  connaissance  d'un  message  royal.  Il  était 
ainsi  conçu  : 

«  Don  Cristôbâl  Colon,  notre  Amiral  sur  la  mer  Océane,  nous  avons 
prescrit  au  commandeur  Bobadilla  de  vous  dire  certaines  choses  de  notre 
part  auxquelles  nous  vous  prions  de  donner  crédit  et  obéissance.  » 

Il  y  avait  loin  entre  cet  ordre  bref  et  les  témoignages  de  reconnais- 
sance sur  lesquels  comptait  Colomb.  Pourtant  il  se  rendit  en  hâte 
à  cet  appel.  Mais,  à  peine  était-il  annoncé  que  Bobadilla  ordonnait  de 
s'emparer  de  lui  et  de  ses  frères,  de  les  enchaîner  et  de  les  jeter  au 
fond  d'un  navire.  Alors  commença  l'instruction  d'un  procès  inique 
où  le  juge  favorisait  les  accusateurs  et  menaçait  les  témoins  qui  pro- 
testaient contre  un  emprisonnement  monstrueux.  Une  lettre  de  Colomb 
adressée  à  ses  juges  et  rédigée  vers  la  fin  de  l'année  1500,  montre  l'état 
de  son  âme  accablée  sous  une  telle  injustice  : 


Isabelle  la  Grande.  (4^7) 


27 


ISABELLE  LA   GRANDE 

«  Messieurs, 

«  Il  y  a  dix-sept  ans  que  je  suis  venu  servir  vos  princes  avec  l'entreprise 
des  Indes.  On  m'en  a  fait  perdre  huit  en  discussions  et,  finalement,  mon 
projet  fut  rejeté  comme  chimérique.  Je  n'en  ai  pas  moins  persisté  avec 
ardeur  et  j'ai  répondu  à  la  France,  à  l'Angleterre  et  au  Portugal  que  ces 
terres  et  ces  domaines  étaient  pour  les  Rois,  mes  seigneurs.  Les  promesses 
n'étaient  ni  petites  ni  vaines.  C'est  le  Rédempteur  lui-même  qui  m'a  conduit. 

«  J'ai  mis  sous  la  domination  de  mes  seigneurs  plus  de  terres  qu'il  n'y  en 
a  en  Afrique  et  en  Europe  et  plus  de  dix-sept  cents  îles,  sans  compter  l'Espa- 
nole  qui  a  plus  d'étendue  que  toute  l'Espagne.  On  pense  que  la  Sainte 
Église  y  fleurira  grandement.  Quant  aux  avantages  temporels,  on  en  peut 
espérer  ce  qu'en  dit  déjà  le  monde. 

«  C'est  moi  qui  ai  fait  cette  conquête,  en  sept  années,  par  la  volonté  de 
Dieu.  A  l'heure  où  je  pensais  en  être  récompensé  et  jouir  du  repos,  j'ai  été 
arrêté  à  l'improviste  et  ramené  chargé  de  fers,  à  mon  grand  déshonneur  et 
sans  profit  pour  Leurs  Altesses. 

«  L'accusation  fut  portée  par  méchanceté.  Les  témoignages  qui  ont  été 
recueillis  ont  été  fournis  par  des  gens  de  basse  condition  qui  s'étaient  révoltés 
et  voulaient  s'emparer  des  terres.  Celui  qui  est  venu  pour  faire  l'enquête 
avait  mission  de  rester  comme  gouverneur  si  cette  enquête  révélait  quelque 
fait  grave.  Aux  yeux  de  qui,  et  dans  quel  pays,  une  chose  pareille  pourrait- 
elle  passer  pour  juste? 

«  J'ai  perdu  dans  cette  entreprise  ma  jeunesse,  la  part  qui  me  revenait 
des  biens  découverts  et  l'honneur  de  l'avoir  accomplie  ;  mais  ce  n'est  pas  hors 
de  Castille  que  seront  jugées  mes  actions,  et  je  serai  jugé  comme  un  capi- 
taine qui  est  parti  d'Espagne  pour  aller  faire  des  conquêtes  aux  Indes  et  non 
pour  gouverner  des  villes,  des  villages  organisés  administrativement,  mais 
pour  mettre  sous  la  domination  de  Leurs  Altesses  des  gens  sauvages,  belli- 
queux, qui  vivent  dans  les  rochers  et  sur  les  montagnes. 

«  Je  supplie  Vos  Seigneuries  d'examiner  mes  papiers  avec  le  zèle  de  bons 
chrétiens  en  qui  Leurs  Altesses  ont  mis  leur  confiance  et  de  considérer  que 
je  suis  venu  de  bien  loin  pour  servir  nos  princes  et  que  j'ai  laissé  femme  et 
enfants  sans  plus  les  revoir.  Et  maintenant,  à  la  fin  de  mes  jours,  j'ai  été 
dépouillé  de  mes  dignités  et  de  mes  biens  sans  motif.  En  cela,  on  n'a  eu  ni 
justice  ni  miséricorde.  J'ai  dit  miséricorde,  et  qu'on  ne  prenne  pas  cela  pour 
Leurs  Altesses,  car  Elles  n'en  sont  pas  la  cause.  » 

En  butte  à  la  persécution,  tombé  dans  l'infortune,  Colomb  excusait 
encore  les  Rois  et  montrait  une  dignité  et  une  grandeur  d'âme  dont 
il  n'avait  pas  donné  des  preuves  durant  sa  prospérité. 

Colomb  et  ses  frères  étaient  emprisonnés  depuis  deux  mois.  Ne 
sachant  à  quel  parti  s'arrêter,  redoutant  un  mouvement  des  Espagnols 

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TROISIEME  ET  QUATRIÈME   VOYAGE  DE  COLOMB 

en  faveur  de  leurs  anciens  chefs,  Bobadilla  décida  de  les  renvoyer  en 
Espagne  et  les  embarqua  sur  la  Gorda,  une  caravelle  commandée  par 
Andrés  Martin.  Avant  le  départ,  Alonso  de  Vallejo  voulut  enlever 
les  fers  aux  prisonniers.  Colomb  s'y  refusa  et  prétendit  garder  les  siens  : 
«  Puisque  les  Rois  avaient  délégué  leur  pouvoir  souverain  à  Bobadilla, 
et  puisque,  en  vertu  de  leur  autorisation,  on  lui  avait  mis  les  fers,  il 
n'entendait  pas  que  l'on  contrevînt  au  bon  plaisir  de  Leurs  Altesses  >>. 
Il  voulait  aussi,  ajoutait-il,  les  garder  comme  des  reliques,  en  mémoire 
du  prix  qu'il  avait  reçu  de  ses  services. 

Et  Fernand  Colomb,  après  avoir  rappelé  les  paroles  de  son  père, 
assure  qu'il  conserva  toujours  ces  chaînes  dans  sa  maison  et  recom- 
manda de  les  placer  auprès  de  lui,  au  fond  de  son  cercueil. 

En  apprenant  comment  Bobadilla  s'était  conduit  envers  Colomb, 
les  Rois  furent  saisis  de  regrets  et  ils  comprirent  quelle  imprudence 
ils  avaient  commise  en  donnant  au  Commandeur  des  pouvoirs  illi- 
mités. Aussitôt,  ils  envoyèrent  l'ordre  de  mettre  en  liberté  les  pri- 
sonniers et  de  les  traiter  avec  honneur  et  considération.  Le  courrier 
était  porteur  d'une  lettre  personnelle  de  la  Reine  où  elle  priait  Colomb 
de  la  rejoindre  à  Grenade.  Un  présent  de  mille  ducats  payerait  ses  frais 
de  voyage  ;  une  escorte  brillante  l'accompagnerait. 

Le  17  décembre,  l'Amiral  était  reçu  par  les  Rois.  Isabelle,  dont  la 
conscience  protestait  contre  l'injustice  commise,  s'attendrit  en  voyant 
devant  elle,  courbé,  vieilli,  désolé,  celui  qui  depuis  des  années  dépensait 
sa  vie  au  service  de  la  couronne.  Comme  elle  parlait,  des  pleurs  mon- 
tèrent à  ses  yeux.  L'intensité  de  sa  douleur  émut  Colomb  jusqu'au 
fond  de  l'âme,  il  tomba  aux  genoux  de  sa  Souveraine  et  laissa  échapper 
un  torrent  de  larmes. 

A  quoi  lui  eût  servi  de  répéter  les  explications  fournies  dans  un 
long  mémoire  rédigé  durant  le  voyage  et  adressé  aux  Princes  dès  son 
arrivée  à  Cadix  !  Personne  ne  le  souhaitait  et  les  Rois  moins  que  per- 
sonne. Si  l'Amiral  avait  eu  des  torts,  l'intérêt  général  commandait  de 
les  ignorer.  D'ailleurs,  ne  trouvaient-ils  pas  leur  excuse  dans  un  carac- 
tère excessif  que  la  fatigue,  l'inquiétude  et  des  responsabilités  écra- 
santes avaient  aigri? 

Colomb,  dont  la  foi  était  profonde,  avait  donné  les  preuves  d'un 
mysticisme  exalté  qui,  rapproché  de  certains  actes  contradictoires, 
permettaient  de  mettre  en  doute  le  parfait  équilibre  de  son  esprit. 
Au  retour  de  sa  première  expédition,  il  était  débarqué,  vêtu  d'une 
robe  de  franciscain.  Plus  tard,  dans  des  lettres  adressées  aux  Rois, 
il  avait  cité  des  textes  bibliques  empruntés  à  Isaïe  et  les  avait  pré- 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

sentes  comme  des  prophéties  annonçant  ses  découvertes  et  pro- 
mettant de  nouvelles  conquêtes.  De  quelles  conquêtes  pouvait-il  bien 
être  question,  sinon  de  la  recouvrance  du  tombeau  du  Christ?  Donner 
à  l'Espagne  les  moyens  d'entreprendre  cette  croisade  était  le  but 
suprême  de  sa  vie,  mais  il  fallait  se  hâter,  disait-il,  car  le  monde  touchait 
à  sa  fin.  Peut-être  durerait-il  encore  cent  cinquante  ans. 

«  Et  je  dirai  que  pour  mener  à  bien  l'entreprise  des  Indes,  rien  ne  me 
servit,  ni  les  raisonnements,  ni  les  mathématiques,  ni  les  mappemondes.  La 
prophétie  d'Isaïe  s'accomplit.  Et  si  je  le  rappelle  au  souvenir  de  Leurs 
Altesses,  c'est  afin  qu'Elles  se  réjouissent  et  croient  aux  promessesque  je  leur 
fais  à  propos  de  Jérusalem  en  m'appuyant  sur  les  mêmes  autorités.  Cette 
guerre,  si  elle  est  déclarée,  sera  certainement  victorieuse.  » 

Les  textes  de  ces  prédictions  réunis  en  un  recueil,  et  une  Bible 
conservés  à  la  bibliothèque  colombine  de  Séville  portent  une  foule  de 
notes  marginales  de  la  main  de  Colomb.  L'Amiral  y  cite  à  plusieurs  re- 
prises les  ouvrages  cosmographiques  de  Pierre  Dailly,  Cardinal  de 
Cambray,  dont  l'Image  mundi  eut  certainement  une  influence  consi- 
dérable sur  son  esprit. 

Par  ces  arguments,  Colomb  voulait  sans  doute  flatter  les  sentiments 
de  la  Reine  et  lui  faire  entrevoir  le  Croissant  vaincu  en  Orient  comme 
en  Occident  sous  les  murs  de  Grenade.  Une  lettre  adressée  au  Pape 
Alexandre  VI,  datée  de  février  1502  et  retrouvée  dans  les  archives 
de  Veragua,  montre  son  désir  d'intéresser  le  Saint-Siège  à  ce  projet. 

«Dès que  je  vis  cette  terre,  je  promis  au  Roi  et  à  la  Reine,  mes  seigneurs, 
que,  d'ici  sept  ans,  je  leur  payerai  cinquante  mille  fantassins  et  cinq  mille 
cavaliers  pour  la  conquête  (des  Lieux  Saints).  Et  après  cinq  autres  années 
je  leur  donnerai  encore  cinquante  mille  fantassins  et  cinq  mille  cavaliers, 
ce  qui  fait  cent  mille  fantassins  et  dix  mille  cavaliers.  Notre  Seigneur  a 
montré  par  une  première  expérience  que  je  pouvais  donner  à  Leurs  Altesses 
cent  vingt  quintaux  d'or,  avec  la  certitude  qu'il  en  serait  de  même  au 
bout  de  cinq  autres  années.  » 

L'absence  de  Colomb,  retenu  en  Espagne  pendant  près  de  trente 
mois,  avait  en  grande  partie  causé  les  maux  dont  la  colonie  se  plaignait. 
Il  fut  décidé  que  l'Amiral  repartirait  sans  retard,  mais  il  serait 
devancé  par  le  Commandeur  Nicolas  de  Ovando,  homme  sage  et  prudent 
chargé  de  lui  faire  restituer  les  biens  dont  Bobadilla  s'était  emparé. 

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TROISIÈME  ET  QUATRIEME  VOYAGE  DE  COLOMB 
Cet  acte  de  justice  accompli,  le  nouveau  gouverneur  s'installerait  à 
Hispanola,  tandis  que  l'Amiral  irait  à  la  recherche  du  passage  qui 
devait  le  conduire  dans  l'Océan  Indien.  Il  pensait  le  trouver  entre 
Cuba  et  le  golfe  de  Paria.  Mais  le  mauvais  vouloir  contre  Colomb  était 
si  grand  qu'Isabelle  dut  contraindre  Juan  de  Fonseca  à  lui  donner  les 
fonds  nécessaires  à  son  expédition.  Quatre  caravelles  furent  mises  enfin 
à  la  disposition  de  l'Amiral;  la  plus  grande  jaugeait  à  peine  70  tonneaux. 
Encore,  pour  les  armer,  fallut-il  avoir  recours,  comme  pour  la  première 
expédition,  à  des  équipages  de  forbans,  faute  de  trouver  des  marins 
de  bonne  volonté.  Cette  pauvre  escadre  contrastait  avec  la  flotte  de 
trente-deux  navires  portant  2  500  hommes  et  chargée  d'une  quantité 
de  vivres  et  d'approvisionnements  destinés  à  la  colonie  et  qui  venait 
de  prendre  la  mer  sous  le  commandement  de  Ovando.  Blessé  au  vif, 
Colomb  parla  de  céder  son  poste  à  son  frère  Bartolomé.  Il  était 
fatigué,  affaibli  par  les  infirmités  croissantes;  chacun  de  ses  voyages 
avait  amoindri  sa  popularité  et  déchaîné  contre  lui  des  haines  violentes  : 

«J'ai  prouvé  tout  ce  que  j'ai  avancé,  à  savoir  l'existence  de  terres  situées 
à  l'Ouest.  J'ai  montré  que  la  route  était  facile,  la  mer  navigable,  le  peuple 
doux  et  désarmé.  J'ai  ouvert  la  porte  ;  à  d'autres  d'entrer  à  loisir,  comme 
ils  le  font  d'ailleurs  en  s'arrogeant  le  titre  de  découvreurs  auquel  ils  ont  peu 
de  droit,  car  ils  n'ont  fait  que  marcher  sur  mes  traces.  » 

Isabelle  intervint  et  dissuada  Colomb  de  rester  en  Castille  alors  que 
sa  belle  conquête  pouvait  souffrir  de  l'impéritie  ou  du  mauvais  vouloir 
de  ses  successeurs.  En  même  temps,  elle  renouvelait  les  engagements 
pris  en  1492  et  auxquels  les  instructions  données  à  Bobadilla  et  la 
nomination  d'Ovando  semblaient  porter  atteinte  : 

«  Soyez  certain,  lui  écrit-elle  de  Valence  le  14  mars  1502,  que  votre  empri- 
sonnement nous  a  grandement  déplu,  comme  vous  le  vîtes,  et  comme  tous  le 
surent, puisque,aussitôt  que  nous  le  connûmes,  nous  y  apportâmes  bon  remède. 
Et  vous  savez  avec  quel  honneur  et  respect  nous  avons  ordonné  qu'on  vous 
traitât  toujours.  Et  pour  le  témoigner  maintenant  d'une  façon  plus  majeure 
vous  honorer  et  vous  traiter  mieux  encore,  nous  vous  promettons  que  les 
grâces  que  nous  vous  avons  concédées  vous  seront  maintenues  intégralement 
selon  la  forme  et  valeur  de  vos  privilèges,  et  que  vous  et  vos  fils  en  jouirez 
sans  opposition,  comme  la  justice  le  commande.  Et  s'il  est  nécessaire  de 
confirmer  ces  privilèges,  nous  les  confirmerons  de  nouveau  et  nous  mande- 
rons que  vos  fils  en  prennent  possession,  parce  que,  en  plus  grandes  choses 
encore,  nous  désirons  vous  honorer  et  favoriser.   Soyez  certain  que  nous 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

prendrons  soin  de  vos  fils  et  frères  comme  il  est  de  raison.  Ceci  s'exécutera 
dans  de  bonnes  conditions  dès  que  vous  serez  parti.  ïl  sera  donné  un  emploi 
à  votre  fils  comme  il  a  été  dit.  Nous  vous  prions  de  ne  pas  différer  votre 
départ.  » 

Cette  lettre,  conçue  dans  des  termes  si  différents  de  ceux  dont 
usaient  les  Rois  vis-à-vis  de  leurs  sujets,  était  la  dernière  que  Colomb 
recevrait  de  sa  souveraine.  Malgré  ces  témoignages  de  bienveillance, 
il  partait  lié  par  des  instructions  étroites  et  précises.  Désormais  il  serait 
chargé  de  poursuivre  les  explorations  maritimes,  mais  il  n'aurait 
plus  à  s'immiscer  dans  le  gouvernement  et  l'administration  des  terres 
découvertes.  Les  explications  de  Colomb,  et  surtout  l'injustice  cruelle 
dont  il  avait  été  la  victime,  avaient  plaidé  sa  cause  devant  Isabelle, 
mais  il  restait  à  la  Souveraine  le  souvenir  des  maux  soufferts  par 
les  Indiens,  et  ses  derniers  ordres  envoyés  au  moment  du  départ 
montrent  le  fond  de  sa  pensée. 

«  Le  Roi  et  la  Reine  à  Don  Cristôbal  Côlon,  notre  Amiral  des  îles  et 
terres  fermes  qui  sont  sur  la  mer  Océane  du  côté  des  Indes, 

«  Ce  que,  Dieu  le  permettant,  vous  devrez  faire  dans  le  pays  où  vous 
allez  par  notre  commandement  : 

«Vous  vous  efforcerez  de  mettre  au  plus  tôt  à  la  voile  avec  les  navires 
que  vous  emmenez, parce  que  tout  ce  qui  est  utile  pour  votre  expédition  est 
prêt  et  que  les  gens  qui  vous  accompagnent  sont  payés  ;  et  parce  que  le 
moment  est  très  favorable  pour  naviguer,  et  parce  que  le  voyage  que 
vous  avez  à  effectuer,  s'il  plaît  à  Dieu,  étant  long,  vous  devez  partir  aussi 
vite  que  possible  avant  que  viennent  les  mauvaises  fortunes  de  l'hiver. 

«  Vous  irez  tout  droit  si  le  temps  ne  vous  est  pas  contraire,  et  vous  décou- 
vrirez les  îles  et  terres  fermes  qui  sont  les  Indes  en  la  partie  qui  touche  à  nos 
possessions.  Et  si,  plaise  à  Dieu,  vous  rencontrez  ou  découvrez  lesdites  îles 
ou  terres,  vous  paraîtrez  avec  les  navires  que  vous  commandez  et  vous  y 
débarquerez  avec  le  plus  de  sécurité  que  vous  pourrez  pour  vous  et  vos 
gens.  Et  vous  en  prendrez  possession  pour  nous  et  en  notre  nom. 

«  Et  vous  vous  informerez  de  la  grandeur  desdites  îles  ou  terres,  du 
nombre  de  leur  population,  des  qualités  des  habitants.  Et  du  tout  vous 
nous  enverrez  une  relation  détaillée. 

«  Vous  évaluerez  dans  les  îles  et  terres  fermes  la  quantité  d'or,  d'argent, 
de  pierres  précieuses,  d'épices  et  autres  biens  qui  s'y  trouvent,  et  vous  nous 
direz  de  quelle  manière  elles  y  naissent.  Du  tout  vous  dicterez  la  relation  à 
notre  écrivain  officiel  à  qui  nous  ordonnons  de  vous  accompagner.  » 

Ce  n'est  pas  dans  l'intention  de  peindre  les  beautés  de  la  nature 
que  l'écrivain  royal  se  joint  à  l'expédition  ;  il  doit  tenir  un  inventaire 

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TROISIÈME  ET  QUATRIEME   VOYAGE  DE  COLOMB 

minutieux  des  biens  de  la  couronne  et  empêcher  que  personne  n'y 
touche,  si  ce  n'est  pour  l'entretien  du  personnel. 

Enfin,  défense  formelle  est  faite  de  réduire  les  Indiens  en  esclavage 
et  de  les  envoyer  en  Espagne  pour  y  être  vendus. 

Une  instruction  précédente  interdisait  à  Colomb  de  débarquer  à 
Hispanola  où  sa  présence  réveillerait  peut-être  des  querelles  apaisées 
depuis  son  départ.  Comment  supporta-t-il  une  pareille  atteinte  portée 
à  sa  dignité  et  à  ses  intérêts?  En  refusant  de  se  soumettre  à  la  volonté 
des  Rois  ne  les  délierait-il  pas  des  engagements  qu'ils  avaient  con- 
tractés envers  lui,  et  qui  déjà  leur  paraissaient  trop  lourds?  Sans  doute 
cette  crainte  l'arrêta.  Plus  tard,  un  prétexte  ne  lui  manquerait  pas 
pour  enfreindre  cet  ordre  s'il  le  jugeait  nécessaire. 

L'Amiral  sortit  du  port  de  Cadix  le  9  mai  1502.  Il  emmenait  son  fils 
cadet  Don  Fernand,  son  futur  historiographe.  Comme  d'habitude, 
l'escadre  mit  le  cap  sur  les  Canaries  où  elle  se  ravitailla,  et  le  15  juin, 
après  une  traversée  magnifique,  elle  toucha  terre.  Le  voyage  avait  duré 
vingt-cinq  jours. 

L'Amiral  n'allait  pas  tarder  à  sentir  toute  l'amertume  de  sa  situa- 
tion. Comme  les  caravelles  marchaient  mal  et  que  l'une  d'elles  ne 
pouvait  porter  sa  toile,  il  se  rendit  à  Hispanola  afin  de  la  changer. 

Voici  dans  quels  termes  il  informe  les  Rois  de  la  nécessité  où  il 
s'est  trouvé  de  contrevenir  à  leurs  ordres  et  raconte  l'accueil  fait  à  sa 
demande  : 

«Quand  j'arrivai  devant  Hispanola,  j'envoyai  plusieurs  lettres  pour 
demander  qu'on  me  vendît  contre  argent  un  navire,  parce  que  l'un  de  ceux 
que  je  commandais  ne  pouvait  naviguer  ni  porter  ses  voiles.  Les  lettres 
furent  prises  et  ils  savent  s'ils  me  firent  une  réponse.  Pour  moi,  il  me  fut 
mandé  de  sortir  du  port,  de  ne  pas  venir  ni  descendre  à  terre.  A  cette  nou- 
velle, le  cœur  défaillit  aux  gens  qui  étaient  avec  moi,  dans  la  crainte  que  je 
les  emmenasse  au  loin.  Ils  disaient  que  s'ils  couraient  quelques  périls,  il  n'y 
aurait  pas  de  remède  et  que,  avant  toute  chose,  il  leur  était  fait  un  grand 
affront.  Il  y  en  eut  même  qui  affirmèrent  que  le  commandeur  n'avait  pas  à 
ordonner  sur  les  terres  que  j'avais  gagnées.  La  tourmente  était  terrible  et, 
durant  cette  nuit,  elle  démembra  mes  navires.  Chacun  d'eux  alla  de  son 
côté  sans  espérance,  sinon  celle  de  la  mort,  chacun  tenant  pour  certain 
que  les  autres  avaient  péri. 

«  Qui  ne  fût  mort  désespéré  —  sans  excepter  Job  —  en  pensant  que 
pour  mon  salut,  celui  de  mon  fils,  de  mon  frère  et  de  mes  amis  me 
fut  interdite,  par  un  temps  pareil,  l'entrée  delà  terre  et  des  ports  que  moi,  par 
la  volonté  de  Dieu,  j'avais  acquis  à  l'Espagne  à  la  sueur  de  mon  front!  » 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

Colomb  allait  être  cruellement  vengé. 

Tandis  que  le  Gouverneur  lui  interdisait  de  débarquer,  il  ordonnait 
le  départ  de  vingt-huit  bâtiments  dont  l'un  rapatrierait  Bobadilla, 
Roldan  et  ceux  qui  avaient  pris  une  part  active  à  l'insurrection  contre 
Colomb.  En  vain  l'Amiral  envoya-t-il  un  de  ses  capitaines  supplier  de 
remettre  le  départ  au  moins  pendant  huit  jours.  Avait-on  besoin  de  ses 
conseils  !  Il  n'en  fut  tenu  aucun  compte. 

A  peine  l'Armada  avait-elle  doublé  la  pointe  orientale  d'Hispa- 
nola  qu'une  tempête  furieuse  l'assaillit,  submergea  la  nef  capitane 
et  dispersa  les  autres  bâtiments.  Trois  navires  seulement  atteignirent 
la  côte  d'Espagne.  L'un  d'eux  était  une  barque  fatiguée  sur  laquelle 
on  avait  hasardé  4  00b  onces  d'or  appartenante  l'Amiral.  Quant  aux 
100  000  castillans  d'or  réservés  à  la  couronne,  ils  accompagnèrent 
au  fond  de  la  mer  Bobadilla,  Roldan  et  leurs  amis. 

Et  Fernand  Colomb  de  prononcer  ainsi  l'oraison  funèbre  des 
ennemis  de  son  père  : 

«Je  tiens  pour  certain  que  leur  perte  fut  l'œuvre  de  la  Providence  divine, 
parce  que,  s'ils  étaient  arrivés  en  Castille,  jamais  ils  n'auraient  été  châtiés 
comme  le  méritaient  leurs  crimes.  Favorisés  del'évêque  (Juan  de  Fonseca), 
ils  auraient  au  contraire  reçu  beaucoup  de  grâces.  » 

Durant  ce  quatrième  et  dernier  voyage,  Colomb  prit  terre  à  Santa 
Lucia,  remonta  vers  Hispafïola,  toucha  la  pointe  occidentale  de  Cuba, 
descendit  ensuite  au  Sud,  reconnut  l'île  de  Guanaja,  doubla  le  cap  de 
la  Gracia  a  Dios,  explora  le  golfe  des  Mosquitos,  suivit  la  côte  de  Veragua 
où  il  se  crut  à  dix-neuf  jours  du  Gange,  navigation  difficile  s'il  en  fût, 
traversée  par  des  tempêtes  furieuses,  interrompue  par  des  combats 
avec  des  Indiens,  compliquée  par  les  révoltes  des  équipages.  A  ce 
voyage,  il  avait  longé  l'isthme  de  Panama  sans  soupçonner  son  peu 
de  largeur.  De  nouveau,  il  remonta  vers  Cuba  où  il  boucla  son 
itinéraire  et,  après  y  avoir  touché,  décida  de  rentrer  à  Hispafïola. 
Un  coup  de  vent  le  jeta  sur  la  côte  de  la  Jamaïque.  Alors  lui  et  les 
siens  débarquèrent,  construisirent  une  sorte  de  campement  non  loin 
de  la  nef  échouée,  où  ils  pourraient  à  la  rigueur  se  réfugier,  envoyèrent 
quelques  hommes  sûrs  à  Hispafïola  demander  des  secours  et  atten- 
dirent  leur  retour  avec  l'impatience  que  l'on  devine. 

Ovando  reçut  les  émissaires  arrivés  jusqu'à  lui  par  une  grâce  de 
la  Providence;  il  les  accueillit  avec  des  démonstrations  de  joie  mêlées 
à  des  témoignages  de  compassion,  exprima  en  termes  excellents  le 

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TROISIEME  ET  QUATRIEME   VOYAGE  DE  COLOMB 

chagrin  que  lui  causait  la  détresse  de  l'Amiral,  et  ne  s'inquiéta  nulle- 
ment de  le  secourir,  malgré  les  sollicitations  pressantes  que  Diego 
Mendez  renouvelait  chaque  jour.  La  révolte  probable  des  naufragés, 
les  attaques  des  Indiens  auraient  raison  du  héros  jalousé.  Arriver  trop 
tard  serait  un  coup  de  maître.  Ovando  ne  se  trompait  guère  dans  ses 
prévisions.  Fernand  Colomb  raconte  en  frémissant  à  quel  péril  échappa 
son  père,  immobilisé  par  la  goutte  au  fond  de  la  nef  transformée  en 
forteresse,  tandis  que  son  oncle  Bartolomé  livrait  bataille  aux  marins 
révoltés. 

Plus  d'une  année  s'était  écoulée  quand  une  caravelle  de  secours 
fut  envoyée  aux  naufragés.  Ceux-ci  s'embarquèrent  enfin  et  gagnèrent 
Hispafiola  où  l'on  espérait  bien  ne  jamais  les  revoir.  Pourtant  Ovando 
eut  la  sagesse  de  les  bien  accueillir.  L'Amiral  n'en  brusqua  pas  moins 
son  départ.  En  Espagne  seulement,  il  trouverait  une  sûre  revanche 
aux  humiliations  dont  il  était  abreuvé. 

Parti  de  Santo  Domingo  le  12  septembre  1504,  Colomb  entrait 
au  port  de  San  Lucar  le  7  novembre.  La  traversée  avait  été  épouvan- 
table. La  nef  désemparée  avait  perdu  ses  mâts  ;  l'Amiral  et  les  hommes 
d'équipage,  épuisés  par  des  manœuvres  incessantes  auxquelles  ils 
avaient  dû  leur  salut,  ressemblaient  plutôt  à  des  spectres  qu'à  des 
êtres  vivants. 

Et  pourtant  Colomb  n'était  pas  au  terme  de  ses  tribulations. 
A  peine  débarqué,  une  nouvelle  désastreuse  vint  le  frapper  au  cœur. 
Isabelle,  la  grande  Reine  de  Castille,  sa  protectrice,  son  défenseur 
depuis  douze  ans,  Isabelle  se  mourait.  Dix-neuf  jours  plus  tard,  elle 
rendait  au  Créateur  la  belle  âme  qu'elle  en  avait  reçue.  Une  telle 
perte  était  pour  Colomb  une  catastrophe  ;  mais  il  n'était  pas  homme 
à  s'attarder  dans  de  vaines  lamentations  quand  ses  intérêts  étaient 
en  jeu,  et  la  mort  de  la  Reine,  il  ne  se  le  dissimulait  pas,  les  mettait 
en  péril.  Le  26  décembre,  il  écrit  à  son  fils  Diègue  : 

«  Il  faut  tâcher  de  savoir  si  la  Reine,  que  Dieu  garde,  dit  quelque  chose 
pour  moi  dans  son  testament.  » 

Isabelle  avait  recommandé  les  Indiens  à  ses  successeurs  ;  elle  avait 
oublié  celui  qui  les  lui  avait  donnés.  Alors  l'Amiral,  retenu  par  la 
goutte,  écrit  à  Ferdinand  une  lettre  où  se  trahissent  ses  appréhensions 
et  où  il  sollicite  le  renouvellement  des  promesses  royales.  Sans  doute 
il  ne  reçut  aucune  réponse,  car,  à  peine  en  état  de  voyager,  il  accourt 
à  Ségovie  où  se  trouve  le  Roi.  Les  temps  étaient  changés. 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

Ferdinand  accueillit  Colomb  avec  sa  bonne  grâce  habituelle,  mais, 
loin  de  parler  des  privilèges  concédés  en  1492  et  renouvelés  à  chaque 
expédition,  il  insinua  que  l'Amiral  ferait  bien  de  renoncer  à  ses  droits 
sur  les  pays  découverts  en  échange  de  grandes  faveurs  dont  il  jouirait 
en  Castille. 

Et  tandis  qu'Isabelle,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  écrivait 
à  ses  contadores  mayores  (chefs  comptables)  et  leur  recommandait  de 
remettre  à  l'Amiral  ou  à  ses  représentants  le  dixième  des  biens  acquis 
et  le  huitième  sur  le  produit  des  marchandises  vendues,  comme  cela 
était  convenu  et  comme  il  était  juste,  Ferdinand,  au  retour  du  qua- 
trième voyage  et  après  la  mort  de  la  Reine,  ordonne  de  retenir  à 
Séville  l'or  et  les  marchandises  de  l'Amiral  afin. de  payer  les  dettes 
que  celui-ci  a  contractées  envers  la  couronne. 

Dans  une  certaine  mesure,  on  peut  s'expliquer  les  griefs  accumulés 
contre  Colomb  depuis  douze  ans.  Son  caractère  dur,  ses  allures  hau- 
taines, un  orgueil  blessant,  une  bonne  foi  douteuse,  une  âpreté  au 
gain  manifestée  sans  répit  et  transmise  comme  un  héritage  à  son  fils 
Diègue,  un  enthousiasme  qui  lui  avait  permis  de  surmonter  tous  les 
obstacles,  mais  qui  troublait  son  jugement,  une  absence  complète 
de  mesure  et  de  sang-froid  lui  avaient  aliéné  ses  collaborateurs  et 
rendu  impossible  l'exercice  du  pouvoir. 

L'autorisation  donnée  à  la  traite  des  Indiens,  conforme  cependant 
aux  habitudes  du  temps,  les  horreurs  du  repartimiento,  la  dépopulation 
conséquence  de  cette  mesure  barbare,  la  loi  rendue  contre  les  hidalgos 
contraints  de  défricher  le  sol  et  de  bâtir  des  forteresses,  travaux  aux- 
quels aucun  d'eux  n'était  préparé,  avaient  provoqué  les  révoltes  contre 
lesquelles  l'Amiral  n'avait  cessé  de  se  débattre.  Ce  fut  l'une  de  ces 
rébellions  qui  l'empêcha  de  s'établir  sur  le  continent  à  son  troisième 
voyage,  ce  fut  pour  se  défendre  contre  les  accusations  justes  et  injustes 
portées  contre  lui  qu'il  dut  revenir  par  trois  fois  en  Espagne  et  aban- 
donner ses  fondations  à  des  adversaires  et  à  des  ennemis. 

On  se  souvenait  de  l'avoir  vu,  pauvre  solliciteur,  vivre  des  maigres 
subsides  de  la  Cour.  Lui,  avait  oublié  ses  débuts.  La  noblesse  castillane, 
exclusive,  arrogante,  jalousait  ce  Génois  fils  de  tisserand.  L'admi- 
ration n'avait  duré  qu'un  jour,  au  retour  du  premier  voyage.  Dès 
l'ouverture  de  la  route  des  Indes,  Colomb  avait  pesé  à  l'Espagne. 
Il  était  comme  une  sorte  de  créancier  dont  les  droits  étaient  trop 
bien  établis  pour  être  désavoués  et  trop  grands  pour  être  satisfaits. 
Et  maintenant,  dépassé  par  les  Americ  Vespuce,  les  Cabot  qui  agran- 
dissaient l'orbe  de  sa  conquête,  relégué  au  second  plan  depuis  le 

(416) 


TROISIEME  ET  QUATRIEME   VOYAGE  DE  COLOMB 

triomphe  de  Vasco  de  Gama,  désemparé  à  la  suite  de  la  mort  d'Isa- 
belle, écrasé  sous  la  froideur  et  l'ingratitude  de  Ferdinand,  usé  par 
une  vie  très  dure,  accablé  par  la  maladie,  Colomb,  retiré  dans  une 
maison  de  Valladolid,  se  mourait  lentement,  non  de  misère,  comme 
on  l'a  dit,  mais  de  tristesse  et  de  découragement.  L'arrivée  de  Philippe 
le  Beau  et  de  Juana  ralluma  chez  lui  une  lueur  d'espérance.  Son 
frère  Bartolomé  porta  une  lettre  aux  nouveaux  rois  de  Castille  où 
il  s'excusait  de  ne  pouvoir  venir  leur  rendre  hommage  à  cause  de  sa 
santé  et  leur  offrait  ses  services.  Bartolomé  fut  bien  reçu,  mais  Co- 
lomb avait  trop  présumé  de  ses  forces  et  ne  devait  jamais  voir  les 
héritiers  d'Isabelle. 

Dans  son  corps  ruiné,  persistait  la  Volonté  ferme,  inébranlable 
de  garder  à  ses  descendants  les  biens  qui  lui  avaient  été  concédés  à 
perpétuité  par  les  capitulations  de  14*92.  La  vieillesse  avait-elle 
affaibli  cette  âme  de  héros  ou  bien  les  exploits  de  Colomb  avaient- 
ils  eu  surtout  pour  mobile  le  désir  d'acquérir  des  richesses?  Alors 
même  que  ses  projets  s'entouraient  d'une  auréole  religieuse  et 
mystique,  il  était  bien  loin  de  perdre  de  vue  le  côté  pratique  de  ses 
entreprises.  Dans  la  relation  de  son  quatrième  et  dernier  voyage, 
où  les  citations  de  l'Écriture  reviennent  pourtant  à  tout  propos,  il 
écrit  : 

«  L'or  est  ce  qu'il  y  a  de  mieux.  Avec  de  l'or  on  constitue  des  trésors, 
et  celui  qui  les  possède  fait  à  leur  aide  tout  ce  qu'il  veut  dans  ce  monde.  Il 
envoie  même  les  âmes  en  paradis.  » 

Certaines  lettres  de  lui  relatives  à  la  vente  des  Indiens  montrent 
la  dureté  de  son  cœur  quand  il  s'agit  de  questions  d'argent.  En  1496, 
il  écrit  de  Yaquimo,  près  de  Saint-Domingue  : 

«  De  ce  lieu  on  peut,  avec  l'aide  de  la  Sainte-Trinité,  exporter  autant 
d'esclaves  qu'il  est  possible  d'en  vendre,  soit  quatre  mille  valant  vingt  mil- 
lions de  maravedis.  Je  le  crois  d'autant  mieux  qu'en  Portugal  et  en  Castille 
on  consomme  beaucoup  d'esclaves  ;  et  il  n'en  vient  plus  de  Guinée  autant 
qu'autrefois.  » 

Dans  son  testament,  écrit  quelques  années  avant  sa  mort  et  long 
comme  un  livre,  l'Amiral  énumère  avec  minutie  ses  dignités  et  posses- 
sions, témoigne  l'ardent  désir  de  laisser  un  nom  honoré  et  recommande 
expressément  à  Diègue,  son  fils  unique  et  légitime,  seul  héritier  de  son 
majorât  de  Veragua,  de  ne  jamais  abandonner  les  droits  conquis  ua 

(417) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

prix  de  tant  de  peines.  Il  lui  fait  une  obligation  de  relire  le  testament 
d'un  bout  à  l'autre  au  moins  une  fois  l'an  avant  la  confession  pascale, 
d'interroger  ensuite  sa  conscience  et  de  se  demander  s'il  n'a  contre- 
venu en  rien  aux  devoirs  qui  lui  sont  imposés  et  qui  ont  pour  but 
suprême  le  maintien  de  ses  droits  héréditaires.  Une  recommandation 
d'un  ordre  tout  différent  concerne  la  mère  de  son  fils  Fernand,  qu'il 
n'épousa  jamais  : 

«  J'ordonne  à  mon  fils  Dièguede  pourvoirBeatrizEnriquez,mère  de  Don 
Fernand,  mon  fils,  afin  qu'elle  vive  honorablement,|étant  une  femme  envers 
qui  j'ai  une  grande  obligation.  Et  cela  sera  fait  pour  la  satisfaction  de  ma 
conscience,  parce  que  cette  affaire  pèse  lourdement  sur  mon  âme.  La  raison, 
il  n'est  pas  convenable  de  l'écrire  ici.  » 

L'Amiral  mourut  en  paix,  la  veille  de  l'Ascension  (1506),  après 
avoir  donné  les  marques  de  la  plus  ardente  piété.  Il  n'avait  survécu 
que  deux  ans  à  sa  dame  et  souveraine,  la  grande  Isabelle.  Le  corps 
fut  déposé  dans  le  couvent  de  Saint-François,  à  Valladolid,  d'où? 
six  ans  plus  tard,  il  fut  conduit  au  monastère  des  Chartreux  de 
Séville.  Mais  il  était  dit  que,  même  après  sa  mort,  l'Amiral  naviguerait 
encore  sur  cette  mer  Océane  et  vers  ces  terres  ignorées  dont  la  décou- 
verte avait  été  l'ambition  de  sa  vie.  Transportés  en  grande  pompe 
à  Saint-Domingue  en  1536,  ses  restes  furent,  croit-on,  réclamés 
par  la  Havane  en  1795,  lors  de  la  cession  de  Saint-Domingue  à  la 
France.  Après  la  perte  de  Cuba,  ils  auraient  été  ramenés  à  Séville  et 
reposeraient  dans  le  transept  de  la  cathédrale,  du  côté  de  l'épître. 
A  moins  qu'il  n'y  ait  eu  une  erreur  de  personne  et  que  l'Espagne 
ne  possédât  que  les  cendres  du  fils  aîné  de  l'Amiral. 

Colomb  laissait  deux  enfants  mâles.  L'aîné,  Don  Diègue,  héritait 
des  honneurs  et  dignités  de  son  père  en  qualité  de  fils  légitime, 
mais  i]  n'en  jouit  qu'après  avoir  soutenu  pendant  vingt  ans  un  pro- 
cès contre  la  couronne.  Son  mariage  avec  une  nièce  du  Duc  d'Albe, 
de  la  grande  maison  des  Tolède,  l'aida  puissamment  à  obtenir  gain 
de  cause. 

Une  nouvelle  opposition  aux  droits  concédés  à  l'Amiral  et  à  ses 
descendants  fut  formée  par  le  gouvernement  sous  le  règne  de  Charles- 
Quint.  Un  héritier  de  Don  Fernand  second  fils  de  l'Amiral,  —  Diègue 
mourut  sans  postérité  mâle,  —  finit  par  les  abandonner  contre  des 
honneurs  et  de  grands  revenus  en  Castille.  Les  titres  de  Marquis  de 
la  Jamaïque  et   de  Duc  de  Veragua,   terre   que    l'Amiral    découvrit 

(418) 


TROISIÈME  ET  QUATRIEME   VOYAGE  DE  COLOMB 

à    son  quatrième  voyage,  distinguent  seuls  aujourd'hui  les   descen- 
dants de  Colomb. 

En  résumé,  la  politique  indienne  de  l'Espagne  comporte  un  mélange 
d'idées  étroites  et  d'efforts  généreux.  Les  premières  se  manifestent  au 
lendemain  de  la  découverte  et  sous  l'influence  de  Colomb.  Isabelle, 
qui  vient  de  recevoir  de  lui  un  présent  sans  pareil,  est  fascinée  par  ses 
descriptions,  confiante  dans  ses  talents,  prête  à  suivre  aveuglément 
ses  conseils.  Malheureusement,  l'Amiral  est  beaucoup  plus  porté  à 
considérer  sa  conquête  comme  un  champ  d'exploitation  réservé  à  la 
couronne  et  à  lui-même  qu'il  ne  songe  à  lui  préparer  un  avenir  digne 
de  sa  splendeur.  Dès  le  second  voyage,  alors  que  la  noblesse  espagnole 
brûle  de  courir  aux  Antilles,  la  Reine,  sur  ses  avis,  rend  des  ordonnances 
destructives  de  toute  initiative  individuelle.  Certes,  elle  commande 
d'adjoindre  à  l'expédition  des  hommes  de  science,  des  missionnaires 
des  agriculteurs,  des  artisans  payés  aux  frais  de  l'État.  Elle  pourvoit 
les  navires  de  semences,  d'arbres  à  fruits,  d'animaux  tels  que  le  cheval, 
le  bœuf  et  le  porc,  inconnus  aux  Antilles  et  qui  y  pulluleront  ;  mais,  en 
revanche,  elle  enraye  par  tous  les  moyens  la  colonisation,  oblige  les 
émigrants  à  ne  s'embarquer  que  sur  des  navires  commandés  par 
l'Amiral  et  interdit  d'emporter  des  objets  d'échange  non  inventoriés, 
sous  peine  de  confiscation.  Ces  mesures  nuisent  à  tel  point  aux  hommes 
entreprenants  embarqués  sur  les  caravelles  qu'ils  reviennent  de  la 
seconde  expédition,  pourtant  si  bien  pourvue,  mécontents,  décou- 
ragés, dégoûtés  de  ces  fameuses  conquêtes  où,  au  lieu  de  la  richesse, 
ils  ont  trouvé  la  contrainte  et  les  privations.  L'élan  de  la  population 
honnête  vers  les  colonies  sera  paralysé  durant  quelques  années.  Or, 
les  ordonnances  d'Isabelle  sont  le  fruit  des  conseils  de  Colomb,  soucieux 
de  conserver  l'or  qui  l'hypnotise  et  prime  à  ses  yeux  toutes  les  pro- 
messes d'une  terre  fertile  à  miracle. 

Après  le  retour  de  la  seconde  expédition,  Isabelle  est  avertie. 
Certes,  elle  conserve  à  l'Amiral  cette  protection  que,  malgré  tant 
d'avis  contraires,  elle  lui  a  généreusement  accordée  ;  elle  apprécie 
l'importance  du  service  rendu,  elle  défend  avec  énergie  l'homme  qui 
a  offert  un  monde  à  la  couronne  de  Castille,  mais  ses  yeux  se  sont 
ouverts.  Colomb  n'est  plus  le  conseiller  infaillible.  Il  est  le  navigateur, 
il  est  l'Amiral.  A  lui  de  conquérir  des  territoires  nouveaux,  d'atteindre 
l'Asie  par  la  route  de  l'Atlantique.  A  des  esprits  calmes,  réfléchis, 
à  des  mains  habiles,  le  soin  de  mener  à  bien  l'œuvre  civilisatrice  et 
pacifique  rêvée  par  une  Reine  de  Castille. 

Et  tout  de  suite  une  réaction  s'opère. 

(419) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

L'émigration  avait  été  paralysée  quand  on  la  réclamait.  A  la 
troisième  expédition,  elle  est  encouragée,  provoquée,  mais  l'Amiral 
n'en  reçoit  pas  la  direction.  En  dépit  des  engagements  consentis 
envers  lui,  Ovando  prendra  le  commandement  de  la  flotte  magni- 
fique qui  met  le  cap  sur  Hispafiola.  A  bord  de  ces  navires  le 
passage  est  gratuit,  toute  denrée  exportée  est  exempte  de  droits  et 
il  en  sera  de  même  au  retour.  Les  colons  pourvus  d'outils  aratoires 
recevront  des  terres  et  ils  en  deviendront  propriétaires  sans  payer 
ni  tribut  ni  taxe,  au  bout  de  quatre  ans  de  culture.  La  construction 
de  maisons  appropriées  au  climat  sera  facilitée  et  les  Espagnols  auront 
la  faculté  d'y  faire  venir  leurs  femmes  et  leurs  enfants  afin  d'y  vivre  en 
famille.  Réunis  dans  des  villes  et  formés  en  corporations,  ils  y  retrou- 
veront les  privilèges  de  la  mère  patrie. 

La  suppression  des  règlements  dictés  par  Colomb  rendit  un  peu 
courage  aux  Espagnols,  surtout  après  la  découverte  du  golfe  de  Paria 
et  de  ses  magnifiques  pêcheries  de  perles.  Dès  lors,  les  marchands  de 
Séville,  de  Cadix  et  de  Palos  organisèrent  de  petites  expéditions  et, 
par  leurs  pointes  hardies,  contribuèrent  à  la  découverte  des  côtes 
que  Colomb  avait  seulement  entrevues  ou  effleurées.  Encore,  n'en 
tirèrent-ils  pas  grand  profit,  car  ils  subissaient  l'obligation  de  donner 
à  la  couronne  un  dixième  du  tonnage  des  navires,  deux  tiers  de  l'or 
et  10  pour  ioo  sur  les  autres  marchandises.  En  revanche,  Séville,  à 
laquelle  avait  été  exclusivement  réservé  le  commerce  avec  les  nou- 
velles colonies,  fit  une  fortune  rapide.  La  Casa  de  Contrataciôn,  réor- 
ganisée par  une  ordonnance  de  1503  et  chargée  de  régir  les  transactions, 
prit  une  autorité  omnipotente.  Appuyée  sur  le  Conseil  des  Indes,  juge 
suprême  des  affaires  litigieuses,  elle  a  fonctionné  jusqu'au  jour  où 
l'Espagne  a  perdu  ses  dernières  possessions  transatlantiques. 

Au  point  de  vue  religieux,  la  politique  d'Isabelle  fut  caractérisée 
par  le  souci  d'amener  les  Indiens  au  christianisme  en  usant  de 
douceur  et  de  bonté.  Tandis  qu'en  Espagne  elle  signe  des  édits  contre 
les  Juifs,  les  Mores  et  soutient  l'Inquisition,  elle  ne  cesse  de  recom- 
mander aux  missionnaires  de  donner  le  bon  exemple,  de  mener  une 
vie  pure,  de  pratiquer  la  vertu,  de  montrer  ainsi  aux  païens  l'excel- 
lence de  leur  religion  et  de  la  leur  faire  embrasser  seulement  quand 
ils  seront  convaincus  de  ses  vérités  et  pénétrés  de  l'amour  de  Dieu. 
Pas  avant. 

A  plusieurs  reprises,  elle  avait  défendu  l'exportation  et  la  vente 
des  Indiens  ;  elle  interdit  également  le  repartimiento  qui  consistait  à 
répartir  à  chaque  Espagnol  un  certain  nombre  d'esclaves  obligés  de 

(420) 


TROISIEME  ET  QUATRIEME   VOYAGE  DE  COLOMB 

.  travailler  à  son  profit  soit  dans  les  mines  d'or  (les  célèbres  piaceros  : 
sources  de  joie),  soit  à  la  culture  des  terres.  Ovando  partit  avec 
l'ordre  de  déclarer  les  Indiens  aussi  libres  que  les  Chrétiens  de 
l'Espagne  catholique.  Mais  il  fallut  bientôt  revenir  sur  cet  ordre,  car 
les  Espagnols  étaient  trop  peu  nombreux  pour  tirer  parti  des  colonies 
et  même  pour  y  vivre  sans  l'aide  des  indigènes.  Les  représentations 
du  gouverneur,  frappé  de  cet  état  de  choses  dès  son  arrivée,  s'unirent 
à  celles  des  missionnaires.  S'ils  n'étaient  pas  retenus  de  force  dans 
les  concessions,  les  Indiens  gagneraient  les  montagnes  et  les  forêts 
épaisses  où  l'on  ne  pourrait  les  poursuivre,  et  l'on  perdrait  ainsi 
la  possibilité  de  les  évangéliser  et  de  les  convertir.  Si,  au  contraire, 
ils  restaient  en  relations  constantes  avec  leurs  maîtres,  ils  appré- 
cieraient les  mérites  d'une  religion  d'amour  et  de  charité.  Quelle 
ironie  ! 

Et  pourtant  c'était  toucher  le  cœur  de  la  Reine.  Elle  toléra  le 
repartimiento  sous  certaines  conditions.  Les  Indiens  travailleraient 
modérément,  jamais  on  n'abuserait  de  leurs  forces,  et,  en  rétribution 
de  leurs  peines,  ils  recevraient  un  salaire  convenable.  On  sait  comment 
les  Conquistadores  suivirent  ces  instructions  humaines  et  sages. 

Isabelle  ne  connut  pas  toute  la  grandeur  de  l'œuvre  à  laquelle 
ses  efforts  avaient  été  consacrés.  Le  cacao,  l'indigo,  la  cochenille,  le 
tabac  ne  furent  pas  exportés  de  son  vivant  et  l'exploitation  des 
mines  d'or  ne  donna  des  résultats  merveilleux  que  quelques  années 
après  sa  mort.  Pourtant,  dès  la  fin  du  xve  siècle,  l'or  transporté  à 
Séville  suffit  pour  y  élever  le  prix  de  la  vie  et  amoindrir  chez  le  peuple 
le  goût  du  travail. 

Les  découvertes  accomplies  dans  le  Nouveau  Monde  n'eurent  pas 
moins  de  retentissement  que  d'effet  sur  l'économie  politique.  Elles 
avaient  tellement  surexcité  les  esprits  que  les  œuvres  d'imagination 
s'enrichirent  de  voyages  en  des  pays  fictifs  où  les  récits  d'épisodes 
invraisemblables  se  mêlaient  à  la  description  de  peuples  apocalyp- 
tiques. 

De  ce  nombre  est  une  lettre  adressée  à  Jean  de  Porcon  et  à  Michel 
de  Saint-Germain,  capitaines  de  la  marine  du  Roi  de  France,  par  un 
soi-disant  patron  des  galères  de  Provence  : 

«  Noz  treschiers  et  parfaictz  amys,  vous  faisons  sçavoir  que  depuis  nostre 
parlement,  par  la  fortune  des  vens  nous  avons  esté  transportez  en  plusieurs 
pays  et  isles.  Et  premièrement  en  l'isle  de  Coquelicaris,  où  les  hommes  sont 
de  merveilleuse  figure,  et  sont  bonnes  gens.  Hz  nous  ont  confortez  et  consolez 

(421) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

en  leur  langaige  qui  est  bien  estrange  ;  et  ont  la  stature  de  grandeur  environ 
comme  géans.  Leurs  yeulx  esclairent  la  nuict  comme  une  torche,  et  voyent 
plus  de  nuict  que  de  jour.  Le  nez  long  de  trois  piedz,  et  la  barbe  longue 
jusques  à  terre,  verte  comme  pré.  La  queue  comme  ung  lyon.  Et  mengent 
ung  mouton  à  l'heure.  Hz  boivent  le  jour  la  mer  saHée,  et  la  nuict  chascun 
bien  douze  potz  de  vin.  Hz  sont  de  telle  nature  qu'ilz  s'endorment  par 
l'espace  de  trois  jours  et  trois  nuictz.  Et  quant  ils  sont  réveillez,  ilz  font 
ung  si  grant  et  si  horrible  cry,  qu'on  les  orroit  braire  de  quatre  à  cinq  lieues.  » 

En  vérité,  la  découverte  du  Nouveau  Monde  eut  des  conséquences 
incalculables.  Grâce  à  elle,  les  anciennes  limites  de  la  pensée  et  de 
l'action  humaine  furent  reculées,  un  hémisphère  fut  offert  aux  investi- 
gations des  savants  et  des  historiens,  un  champ  illimité  d'aventures 
et  d'exploits  guerriers  fut  ouvert  au  peuple  espagnol  qui,  après  huit 
siècles  de  luttes,  venait  de  réaliser  son  unité  politique  et  ne  savait  plus 
où  dépenser  son  ardeur  chevaleresque. 

Avant  l'année  1500,  les  principaux  groupes  des  Antilles  étaient 
visités  et  la  côte  continentale  était  reconnue  depuis  la  baie  d'Hon- 
duras jusqu'au  cap  Saint- Augustin.  Suivant  sa  belle  expression, 
Colomb  avait  ouvert  la  porte.  D'autres  la  franchirent,  certes  moins 
méritants  que  lui,  mais  sûrement  plus  heureux. 

Quatre  siècles  après  la  découverte  de  l'Amérique,  Léon  XIII  vou- 
lant associer  la  religion  aux  fêtes  anniversaires  où  fraternisaient 
l'Ancien  et  le  Nouveau  Monde,  revendiquait  Christophe  Colomb 
comme  un  fils  de  l'Église  «  Colombus  noster  est  »  et  en  traçait  un 
portrait  mystique  d'une  grande  beauté  : 

«  Ce  qui  distingue  éminemment  Colomb,  c'est  qu'en  parcourant  les 
immenses  espaces  de  l'Océan,  il  poursuivait  un  but  plus  grand  et  plus  haut 
que  les  autres.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  fût  mû  par  le  très  légitime  désir  d'ap- 
prendre et  de  bien  mériter  de  la  société  humaine;  ce  n'est  pas  qu'il  méprisât 
la  gloire  dont  les  aiguillons  mordent  d'ordinaire  plus  vivement  les  grandes 
âmes,  ni  qu  'il  dédaignât  entièrement  ses  avantages  personnels  ;  mais  sur 
toutes  ces  considérations  humaines,  le  motif  de  la  religion  de  ses  ancêtres 
l'emporta  de  beaucoup  chez  lui,  elle  qui,  sans  contredit,  lui  inspira  la  pensée 
et  la  volonté  de  l'exécution  et  lui  donna,  jusque  dans  les  plus  grandes  diffi- 
cultés, la  persévérance  avec  la  consolation.  » 

Et  le  Pontife  ajoute  : 

«  C'est  à  ce  but  qu'il  appliqua  tout  son  labeur,  car  il  n'entreprit  pour 
ainsi  dire  jamais  rien  sans  prendre  la  religion  pour  guide  et  la  piété  pour 
compagne,  religion  duce,  pietate  comité.» 


CHAPITRE   XXIV 
LA  MORT  D'ISABELLE 

ÉTAT  MORAL  DE  L' ARCHIDUCHESSE  JUANA.  ||  NAISSANCE  DE  L'iNFANT  DON  FER 
DINAND.  ||  JUANA  ORDONNE  DE  FAIRE  SES  PRÉPARATIFS  DE  DÉPART.  ||  ACCÈS 
DE  FOLIE.  ||  DÉSOLATION  D'ISABELLE.  ||  EMBARQUEMENT  DE  JUANA.  ||  NOUVEL 
ACCÈS  PROVOQUÉ  PAR  LA  JALOUSIE.  ||  FERDINAND  ET  ISABELLE  TOMBENT 
MALADES  DE  CHAGRIN.  ||  LES  DERNIÈRES  FORCES  D'ISABELLE  SONT  ÉPUISÉES.  || 
DURETÉ  DE  XIMENES.  ||  PRIÈRES  PUBLIQUES  POUR  OBTENIR  LA  GUÉRISON  DE  LA 
REINE.  ||  TESTAMENT  D'ISABELLE.  ||  CODICILLE  AU  TESTAMENT.  ||  MORT  DE  LA  REINE. 

||  LETTRE  DE  PIERRE  MARTYR.  ||  LE  CORPS  D'iSABELLE  EST  PORTÉ  A  L'ALHAMBRA. 

Il  LE   CARACTÈRE   D'iSABELLE.  ||  SIMPLICITÉ   DE   SA  FOI.  ||  RÉFORME    MONASTIQUE. 

H  LE    CÉRÉMONIAL  DE    LA     JUSTICE    ROYALE.  ||  REGRETS    DU    LOYAL    SERVITEUR. 

Après  le  départ  d'un  époux  qui  s'était  montré  plus  dur  que  le 
diamant,  Juana,  humiliée  par  cet  abandon  cruel,  tomba  dans 
une  mélancolie  noire.  Le  jour,  la  nuit,  elle  restait  accroupie 
sur  un  coussin,  silencieuse,  farouche,  le  regard  fixe,  et  ne  sortait  de 
sa  torpeur  que  pour  s'abandonner  à  une  colère  délirante.  Ni  les 
remontrances,  ni  les  prières,  ni  les  représentations  tendres  d'Isabelle 
ne  calmaient  son  désespoir  maladif.  Philippe  absent  était  plus  fort 
que  l'amour  d'une  mère,  plus  fort  que  toutes  les  ambitions  et  les 
plaisirs  que  promet  le  pouvoir.  Isabelle,  témoin  de  tant  de  faiblesse, 
souffrait  cruellement  :  <<  Le  cœur  de  ma  fille  est  fermé,  disait-elle  ; 
il  ne  contient  rien  de  viril,  rien  de  royal.  >> 

Il  n'était  guère  possible  de  s'illusionner  plus  longtemps  sur  l'état 
mental  de  la  malheureuse  Archiduchesse.  Pourtant  les  Rois  essayaient 
d'espérer  encore.  Ils  se  plaisaient  à  penser  qu'une  délivrance  prochaine 
apaiserait  un  cerveau  surexcité  et  que  la  tendresse  maternelle  serait 
un  dérivatif  à  un  amour  conjugal  si  mal  récompensé. 

Le  10  mars  1503,  Juana  mit  au  monde  un  fils  que  l'on  nomma 
Ferdinand,  en  souvenir  de  son  grand-père.  Les  Rois  en  éprouvèrent 

Isabelle  la  Grande.  1423/  28 


ISABELLE  LA   GRANDE 

une  grande  joie  au  milieu  des  inquiétudes  qui  les  déchiraient.  Ximenes 
mit  habilement  leur  satisfaction  à  profit  en  sollicitant  d'Isabelle 
l'exemption  de  toute  taxe  pour  Alcalâ  de  Henares  où  son  petit-fils 
avait  vu  le  jour,  cette  cité  universitaire  qu'il  rêvait  d'égaler  à  Sala- 
manque.  Les  citadins  furent  si  touchés  de  cette  faveur  que,  de  siècle 
en  siècle,  ils  conservèrent  le  souvenir  du  jeune  prince  et  gardèrent 
pieusement  le  berceau  qui  l'avait  reçu  dès  sa  naissance. 

Les  Rois  se  félicitaient  d'avoir  un  petit-fils  qu'ils  espéraient  garder 
en  Espagne,  mais  l'anxiété  de  Juana,  loin  de  s'apaiser,  semblait  grandir 
depuis  qu'elle  était  en  état  de  retourner  auprès  de  son  époux.  Des 
événements  graves  faisaient  obstacle  à  son  départ.  L'Espagne  et  la 
France  étaient  en  guerre  ;  leurs  armées  campaient  aux  deux  extré- 
mités de  la  chaîne  des  Pyrénées  et  il  était  matériellement  impossible 
d'aventurer  la  Princesse  héritière  d'Espagne  dans  la  mêlée  des  troupes 
en  marche.  D'un  autre  côté,  le  voyage  par  mer  n'offrait  guère  plus  de 
sécurité,  car  la  flotte,  obligée  de  longer  la  côte  depuis  la  Biscaye 
jusqu'en  Flandre,  pouvait  être  contrainte  de  chercher  un  refuge 
dans  un  port  français  où  elle  serait  gardée  jusqu'à  la  paix.  Juana 
se  désespérait  : 

«  Elle  rageait  comme  une  lionne  d'être  retenue  en  Espagne,  également 
sans  égard  pour  elle-même,  pour  ses  futurs  sujets  et  pour  ses  parents 
désolés.  » 

Un  message  de  Philippe,  l'invitant  à  revenir  auprès  de  lui,  acheva 
de  la  bouleverser.  Elle  habitait  à  cette  époque  Médina  del  Campo, 
résidence  favorite  d'Isabelle. 

A  peine  eut-elle  pris  connaissance  de  la  lettre  de  son  époux  qu'elle 
ordonna  de  faire  ses  préparatifs  de  départ.  En  l'absence  momentanée 
de  la  Reine,  la  garde  du  château  avait  été  confiée  à  l'Archevêque 
de  Burgos,  Don  Juan  de  Fonseca,  et  àl'Alcaide  Juan  de  Côrdoba. 
Vainement  ils  supplièrent  l'Archiduchesse  d'attendre  le  retour  de  sa  mère 
afin  de  lui  faire  ses  adieux.  Elle  ne  veut  rien  écouter,  sort  de  ses  appar- 
tements, franchit  l'enceinte  intérieure  et  se  présente  à  la  porte  forti- 
fiée qui  donne  accès  au  dehors.  L'Alcaide  a  commandé  de  relever  le 
pont-levis.  Juana  exige  que  les  gardes  l'abaissent.  Ceux-ci,  surpris  à 
la  vue  de  la  Princesse  nu-tête,  à  peine  vêtue,  seule,  répondent  qu'ils 
n'ont  pas  d'ordre.  Alors  Juana  s'abandonne  au  transport  d'une  colère 
folle,  menace  de  sa  vengeance  ceux  qui  refusent  de  lui  obéir,  passe  de 
l'indignation  et  de  la  fureur  aux  plaintes  et  aux  prières.  Les  dames 

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LA  MORT  D'ISABELLE 
d'honneur  accourent  et  cherchent  à  la  ramener.  Mais  aucun  raisonne- 
ment ne  la  touche.  Dans  sa  frénésie,  elle  s'accroche  aux  barres  de  la 
herse,  cherche  à  les  ébranler  ;  elle  veut  partir,  rejoindre  son  époux 
qui  l'appelle  ;  elle  n'a  besoin  ni  d'escorte  pour  traverser  la  France  ni  de 
bateau  pour  la  porter  sur  la  mer.  Non  seulement  elle  refuse  de  se  rendre 
aux  sollicitations  de  l'Êvêque  de  Burgos,  mais  elle  rejette  avec  vio- 
lence la  cape  dont  on  cherche  à  couvrir  son  déshabillé.  Le  matin 
glacé,  succédant  à  une  nuit  de  novembre,  la  trouva  blême  de  froid, 
toujours  cramponnée  à  la  porte  close. 

Isabelle  avait  été  prévenue  par  un  courrier  venu  à  toute  vitesse. 
Ce  lui  fut  un  coup  terrible  que  d'entendre  raconter  l'effroyable  scène 
dont  le  messager  avait  été  témoin.  Il  n'y  avait  plus  rien  à  espérer  ; 
Juana  était  folle,  folle  irrémédiablement.  Et  c'était  à  ces  mains  de 
démente  amoureuse  qu'il  faudrait  un  jour  confier  le  sceptre  des 
Espagnes,  du  royaume  de  Naples  et  du  Nouveau  Monde  ! 

Les  temps  n'étaient  plus  où  la  Reine  parcourait  à  cheval  de 
longues  distances,  insouciante  de  la  chaleur  et  du  froid.  Elle  était 
maintenant  obligée  de  voyager  en  litière  et,  par  conséquent,  à  une 
allure  lente.  Aussitôt  après  la  réception  du  message,  elle  fit  partir 
l'Amiral  Enriquez  et  l'Archevêque  de  Tolède,  comptant  sur  leur 
autorité  et  leur  affection  pour  apaiser  la  malheureuse  Juana. 

«  Parlez-lui  avec  douceur,   avec  tendresse,   avec   bonté.  » 

Autant  eût  valu  s'adresser  à  un  bloc  de  pierre  et  chercher  à  l'atten- 
drir. L'Amiral  et  l'Archevêque  obtinrent  seulement  que  Juana  se 
retirerait  pendant  la  nuit  suivante  dans  un  corps  de  garde  voisin  de 
la  porte.  A  la  pointe  du  jour,  elle  en  sortit  et  vint  de  nouveau  se 
cramponner  à  la  herse.  Isabelle  la  trouva  ainsi,  pâle,  échevelée.  Qua- 
rante-huit heures  s'étaient   écoulées  depuis  le  début   de  l'accès. 

A  la  vue  de  sa  mère,  Juana  eut  comme  un  retour  à  la  raison  ; 
elle  consentit  à  rentrer  dans  le  château,  à  condition  qu'on  ne  mettrait 
plus  obstacle  à  son  départ.  Isabelle  céda.  Mieux  valait  exposer  sa 
malheureuse  fille  sur  la  terre  ou  sur  la  mer  que  d'être  obligé  de 
l'enfermer  comme  un  animal  furieux  et  d'avouer  devant  toute 
l'Espagne  une  démence  irrémédiable. 

A  partir  de  ce  moment,  l'état  de  Juana  parut  s'améliorer.  Elle 
s'occupa  de  ses  préparatifs  de  départ  avec  une  fièvre  qui  semblait 
l'apaiser.  Comme  on  avait  fini  par  lui  démontrer  l'impossibilité  de 
traverser  la  France  et  qu'on  lui  rappelait  sans  cesse  le  danger  qu'elle 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

avait  couru  sur  mer  à  son  premier  voyage  en  Flandre,  elle  consentit  à 
patienter  jusqu'au  retour  de  la  belle  saison.  Elle  s'embarqua  au 
printemps  de  l'année  1504,  l'esprit  assez  calme  et  la  joie  au  cœur.  Isa- 
belle la  laissa  partir  sans  regret,  mais  le  désespoir  dans  l'âme.  La  mère 
et  la  fille  ne  devaient  jamais  se  revoir. 

La  traversée  fut  heureuse,  et  quand  Juana  atteignit  Gand,  où 
la  reçut  l'époux  tant  aimé,  elle  paraissait  en  pleine  possession  de  ses 
facultés  mentales.  Mais  combien  l'équilibre  était  instable  ! 

Peu  après  son  arrivée,  Juana  est  informée  que  Philippe  s'est  épris 
d'une  de  ses  demoiselles  d'honneur.  Enflammée  de  jalousie,  en  proie  à 
un  délire  immaîtrisable,  elle  fait  saisir  sa  rivale  dans  une  salle  même 
du  palais,  la  frappe  et  fourrage  à  coups  de  ciseaux  dans  la  belle  che- 
velure blonde  qui  a  séduit  son  volage  époux. 

L'Archiduc,  à  qui  l'on  a  caché  la  crise  de  Médina  del  Campo, 
se  précipite  chez  sa  femme,  l'accable  de  reproches  et  d'injures  et 
déclare  qu'il  n'aura  jamais  plus  de  relations  avec  une  pareille  furie. 

L'accès  fut  décisif.  Juana  ne  devait  jamais  retrouver  la  raison 
d'une  façon  complète.  Si  le  jugement  échappa  dans  une  certaine 
mesure  au  naufrage,  la  volonté,  l'activité  sombrèrent  et  rirent  place  à 
une  insouciance  sans  limite  et  sans  remède. 

On  imagine  le  scandale  provoqué  par  l'acte  de  Juana.  Le  bruit 
s'en  répandit  dans  toutes  les  Cours  et  parvint  jusqu'aux  Rois. 

Ferdinand  et  Isabelle,  si  formalistes  par  caractère  et  par  tradition, 
si  pénétrés  de  la  dignité  royale,  en  éprouvèrent  un  tel  chagrin  mêlé 
de  honte  qu'ils  tombèrent  malades  presque  en  même  temps.  Le  Roi, 
saisi  d'une  fièvre  violente,  parut  d'abord  plus  gravement  atteint  que  sa 
femme,  mais  il  avait  une  constitution  vigoureuse  et  triompha  de  la 
maladie,  tandis  que  la  Reine,  épuisée,  succombait  sous  le  poids  de  sa 
douleur.  Loin  de  céder,  la  fièvre  se  compliqua  de  crises  nerveuses  ; 
bientôt  des  symptômes  alarmants  se  manifestèrent  et  les  médecins  ne 
s'illusionnèrent  plus  sur  l'état  de  leur  Souveraine.  Son  corps  délicat 
était  usé  par  trente  années  d'un  règne  si  laborieux  qu'aucun  homme, 
semble-t-il,  n'en  aurait  pu  supporter  l'effort.  Son  esprit  était  désolé 
et  son  courage  anéanti.  La  mort  de  ses  deux  premiers-nés,  Isabel  et 
Juan,  le  veuvage  de  sa  fille  Catherine  perdue  au  fond  de  l'Angleterre, 
et  surtout  la  folie  de  Juana,  en  avaient  brisé  les  ressorts.  Que  devien- 
drait sa  bien-aimée  Castille  quand  elle  aurait  pour  maître  l'Archiduc 
Philippe,  ce  prince  frivole,  léger,  mauvais  époux,  antipathique  aux 
Espagnols  dont  il  détestait  la  raideur  et  la  piété  austère. 

L'effort  immense  qu'Isabelle  s'était  imposé  pour  cacher  ses  dou- 

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LA  MORT  D'ISABELLE 

leurs  sous  un  front  serein,  un  redoublement  de  ferveur  religieuse,  un 
surcroît  de  jeûnes,  de  prières,  de  mortifications,  avaient  tari  les  der- 
nières sources  de  vie.  A  la  fin  de  septembre,  la  fièvre  devint  perma- 
nente, une  soif  inextinguible  torturait  la  malade  sans  lui  arracher  une 
plainte.  Les  médecins  parlèrent  d'hydropisie. 

En  dépit  de  ses  souffrances,  la  Souveraine  gardait  la  direction  des 
affaires  publiques.  De  son  lit,  elle  écoutait  la  lecture  de  la  correspon- 
dance d'Ëtat  et  donnait  le  sens  des  réponses  qu'elle  comportait.  Peu  de 
jours  avant  sa  mort,  elle  reçut  encore  la  visite  de  Prospero  Colonna. 
Accueilli  d'abord  par  le  Roi  Ferdinand  et  interrogé  sur  le  but  de  son 
voyage,  il  répondit  : 

«  Je  suis  venu  en  Castille  dans  l'espoir  d'y  contempler  la  femme  qui, 
de  son  lit,  gouverne  le  monde  et  lui  commande.  » 

Isabelle  connaissait  son  état  et  elle  voyait  s'approcher  la  mort  sans 
épouvante  ni  regret.  Pour  lui  fermer  les  yeux,  il  ne  restait  près  d'elle 
aucun  des  cinq  enfants  qu'elle  avait  élevés  avec  tant  de  sollicitude. 
Le  Cardinal  de  Mendoza  était  mort  neuf  ans  auparavant  ;  l'année 
précédente,  elle  avait  perdu  ses  amis  Juan  Chacon  Adelantado  de 
Murcie,  le  plus  fidèle  des  trésoriers,  et  Gutierre  de  Cârdenas,  Comman- 
deur de  Léon,  sans  l'avis  de  qui  les  Rois  n'entreprenaient  rien,  tant  ils 
tenaient  en  estime  son  intelligence  et  sa  prudente  sagesse.  A  son  chevet 
se  tenait  seuls  un  époux  très  inquiet  de  son  avenir  personnel  et  le 
Cardinal  de  Ximenes,  inaccessible  à  tout  sentiment  tendre  ou 
compatissant. 

Un  noble  vénitien,  nommé  Viânnelli,  que  Gonzalve  avait  envoyé 
aux  Rois  pour  leur  rendre  compte  de  l'état  des  affaires  en  Italie,  fut 
reçu  par  la  Reine  et,  à  la  fin  de  l'audience,  demanda  la  permission  de 
lui  offrir  un  présent,  certes  indigne  d'elle.  C'était  une  croix  d'or  pur, 
enrichie  d'une  escarboucle  inestimable,  entourée  de  pierres  précieuses. 

En  présence  de  la  Souveraine,  Ximenes  dissimula  son  méconten- 
tement, mais  à  peine  le  chevalier  fut-il  sorti  de  la  chambre  royale 
qu'il  le  malmena.  <<  Le  service  de  l'Église  réclamait  bien  plus  d'argent 
que  la  Reine  n'avait  besoin  de  diamants  et  des  pierres  précieuses 
de  l'Inde  >>. 

La  maladie  s'aggravait  chaque  jour.  La  Cour  vivait  dans  l'angoisse 
Une  lettre  de  Pierre  Martyr,  datée  du  15  octobre  1504,  traduit  le  senti- 
ment général  : 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

«  Vous  me  demandez  quel  est  l'état  de  santé  de  la  Reine.  Nous  sommes 
assis  tristement  dans  le  palais,  tout  le  long  du  jour,  tremblant  dans  l'attente 
de  l'heure  où  la  religion  et  la  vertu  quitteront  la  terre  avec  elle.  Demandons 
à  Dieu  qu'il  nous  soit  permis  de  la  suivre  où  elle  ira  bientôt.  Son  Excellence 
est  si  transcendante  parmi  les  Excellences  humaines,  qu'il  semble  n'y  avoir 
rien  de  mortel  en  elle.  On  ne  peut  dire  qu'elle  soit  sur  le  point  de  mourir, 
mais  on  peut  affirmer  qu'elle  est  sur  le  point  de  connaître  une  existence  plus 
noble  et  qui  doit  exciter  notre  envie  plutôt  que  nous  causer  de  la  tristesse. 
Elle  laisse  le  monde  rempli  de  sa  renommée  et  va  jouir  d'une  éternelle  vie 
avec  Dieu,  dans  le  ciel...  Je  vous  écris  entre  l'espoir  et  la  crainte,  tandis  que 
le  souffle  de  la  respiration  voltige  encore  sur  ses  lèvres.  » 

Dans  toutes  les  villes  du  royaume,  ce  n'était  que  jeûnes,  morti- 
fications, messes,  neuvaines,  pieux  pèlerinages  pour  obtenir  le  soula- 
gement de  l'illustre  malade.  Elle  seule  restait  impassible  et  suppliait 
ses  fidèles  de  demander  à  Dieu  le  salut  de  son  âme  et  non  la  guérison. 

Le  12  octobre,  elle  dicte  son  testament,  peut-être  le  plus  beau 
témoignage  de  sa  force  de  caractère  et  de  sa  grandeur  d'âme. 

Isabelle  demande  que,  aussitôt  après  sa  mort,  son  corps  intact 
soit  porté  au  monastère  franciscain  de  Santa  Isabel,  à  l'Alhambra 
de  Grenade,  et  couvert  d'une  dalle  très  simple  : 

«  Si,  plus  tard,  le  Roi,  mon  seigneur,  préfère  que  son  tombeau  soit  érigé  dans 
n'importe  quel  autre  sanctuaire,  ma  volonté  est  que  mon  corps  y  soit 
transporté  afin  que  l'union  dont  nous  avons  joui  dans  le  monde,  nous  puis- 
sions, s'il  plaît  à  Dieu,  l'espérer  encore  quand  nos  âmes  seront  en  paradis 
et  que  cette  union  soit  symbolisée  par  nos  corps  placés  côte  à  côte  dans  la 
terre.  » 

Protestant  contre  le  luxe  extravagant  des  funérailles  en  usage  chez 
les  riches  Castillans,  la  Reine  ordonne  que  ses  obsèques  soient  célébrées 
sans  aucune  pompe.  L'argent  ainsi  épargné  sera  dépensé  en  aumônes  et 
en  messes  de  requiem.  Elle  pourvoit  à  l'entretien  de  plusieurs  œuvres 
charitables,  entre  autres  le  mariage  des  jeunes  filles  pauvres  et  le  rachat 
des  Chrétiens  enlevés  chaque  année  par  les  pirates  de  Barbarie.  Elle 
ordonne  de  payer  exactement  ses  dettes  dans  un  délai  d'une  année, 
révoque  des  faveurs  peu  justifiées  et  retranche  des  offices  superflus. 

Avec  une  admirable  prévision,  elle  supplie  ses  successeurs  de  main- 
tenir l'intégralité  du  territoire,  et  leur  recommande  instamment  de 
ne  jamais  se  dessaisir  de  Gibraltar,  clé  du  royaume  sur  la  Méditerranée. 

Elle  prie  le  Roi,  à  qui  elle  laisse  la  maîtrise  des  grands    ordres 

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LA  MORT  D'ISABELLE 

castillans,  un  droit  sur  YAlcabala  et  sur  les  revenus  des  Indes,  d'accepter 
ses  bijoux  ou  de  choisir  ceux  qui  pourraient  lui  plaire.  Les  autres 
seront  distribués  aux  personnes  de  sa  maison,  ainsi  que  ses  richesses 
personnelles  et  sa  garde-robe  conservées  à  l'Alcazar  de  Ségovie. 

Enfin,  elle  aborde  le  sujet  si  grave  de  la  succession  au  trône  de 
Castille  et  s'adresse  ainsi  à  la  future  Reine,  sa  fille  Juana,  et  à  son 
époux,  l'Archiduc  Philippe. 

«  Je  recommande  et  ordonne  très  affectueusement  à  la  Princesse  ma  fille 
et  au  Prince  Philippe  son  époux  d'être  toujours  les  sujets  obéissants  du  Roi 
mon  seigneur,  de  ne  jamais  enfreindre  ses  ordres,  d'écouter  ses  conseils,  de  le 
servir,  de  le  traiter  avec  révérence  et  respect,  de  l'honorer  et  de  le  faire 
honorer  comme  doit  être  honoré  un  bon  père,  afin  de  mériter  et  d'obtenir  la 
bénédiction  de  Dieu,  celle  du  Roi  et  la  mienne. 

«  Il  est  à  espérer  qu'ils  se  comporteront  envers  Son  Altesse  de  telle 
sorte  que  mon  absence  ne  se  fera  point  sentir  et  que  sa  situation  restera  ce 
qu'elle  était  de  mon  vivant. 

«  Ces  honneurs  et  cette  vénération  sont  dus  à  Son  Altesse  parce  que 
Dieu,  dans  ses  commandements,  ordonne  d'honorer  et  de  vénérer  un  père  ; 
mais  Ils  doivent  aussi  obéir  à  ses  ordres  et  suivre  ses  conseils  parce  qu'ils 
leur  seront  profitables  et  que  leurs  royaumes  en  bénéficieront,  étant  donnée 
la  grande  expérience  du  gouvernement  acquise  par  Son  Altesse. 

«  Le  Roi,  mon  seigneur,  doit  être  encore  plus  obéi,  vénéré  et  honoré 
qu'aucun  autre  père,  d'abord  parce  qu'il  est  un  prince  excellent,  bon,  distin- 
gué par  une  grande  vertu,  ensuite  parce  que,  au  grand  effort  de  sa  personne 
royale,  il  a  récupéré  les  royaumes  qui  étaient  aliénés  au  temps  où  j'en  héri- 
tai, et  a  mis  fin  aux  troubles  et  aux  soulèvements  provoqués  par  la  guerre 
civile  ;  parce  que,  au  prix  de  non  moins  grands  dangers  pour  sa  personne 
royale,  il  a  conquis  le  royaume  de  Grenade  et  chassé  les  ennemis  de  notre 
Sainte  Foi  qui  avaient  usurpé  et  occupé  ces  royaumes  ;  parce  qu'il  en  a 
assuré  le  bon  gouvernement  et  y  a  rétabli  la  justice  dont,  par  la  grâce  de 
Dieu,  nous  iouissons  maintenant.  » 

Par  cet  hommage,  on  peut  juger  du  désintéressement  d'Isabelle 
qui,  à  l'heure  de  la  mort,  attribuait  généreusement  à  son  époux  les 
grands  actes  d'un  règne  où  elle  avait  joué  un  rôle  si  important,  sinon 
prépondérant.  Certes,  elle  rendait  justice  à  Ferdinand,  mais  il  lui  fallait 
motiver  aussi  par  une  louange  sans  restriction  la  seconde  partie  de  son 
testament,  faute  d'en  exposer  publiquement  les  motifs  réels. 

«  Il  peut  arriver  qu'à  l'heure  où  Dieu  me  retirera  de  ce  monde  et  me  rap- 
pellera vers  lui,  la  Princesse  Juana,  Archiduchesse  d'Autriche  et  Duchesse 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

de  Bourgogne,  ma  très  chère  et  bien-aimée  fille,  héritière  légitime  de  mes 
royaumes,  terres  et  seigneuries,  soit  absente  de  ces  pays,  ou,  y  étant  venue  et 
y  étant  demeurée  quelque  temps,  soit  obligée  de  les  quitter  ;  ou  bien  encore 
que,  présente,  elle  ne  veuille  pas  ou  ne  soit  pas  capable  de  régner  et  de  gouverner. 

«  Si  ce  cas  se  présentait,  il  serait  nécessaire  de  pourvoir  au  gouverne- 
ment de  mes  royaumes,  afin  qu'ils  restent  en  paix  et  soient  administrés 
avec  justice. 

«  Les  procurateurs  desdits  royaumes,  assemblés  à  Tolède  en  1502,  réunis 
à  Madrid  et  à  Alcalâ  de  Henares  en  1503,  m'ont  conseillé  de  pourvoir  à  cette 
contingence  et  supplié  de  nommer  le  Roi,  mon  seigneur,  administrateur  et 
gouverneur  desdits  royaumes,  terres  et  domaines  dans  les  circonstances 
indiquées,  en  considération  du  scandale  et  de  la  désunion  qui  pourraient  se 
produire  si  le  pouvoir  n'était  pas  exercé,  en  considération  de  la  grandeur, 
de  la  noblesse,  des  éminentes  qualités  et  vertus  du  Roi,  mon  seigneur,  et  consi- 
dérant aussi  sa  grande  expérience  du  gouvernement  dudit  royaume,  expé- 
rience dont  mes  États  et  mes  sujets  ont  tiré  et  tireront  grand  profit. 

«  En  conséquence,  je  décide,  ordonne  et  veux  que,  dans  chacun  des  cas 
précités,  le  Roi,  mon  seigneur,  règne,  gouverne  et  administre  mes  royaumes, 
terres  et  domaines,  et  garde  leur  gouvernement  et  administration  à  la  place 
et  au  nom  de  ma  fille  jusqu'à  ce  que  mon  petit-fils,  l'Infant  Don  Carlos, 
fils  aîné  et  légitime  héritier  de  ladite  Princesse  et  de  son  époux,  le  Prince 
Philippe,  ait  accompli  sa  vingtième  année,  âge  requis  par  la  loi  pour  gou- 
verner et  régner  dans  ces  royaumes. 

«  Si,  après  avoir  atteint  cet  âge,  il  vient  dans  ces  royaumes  avec  l'inten- 
tion de  gouverner,  il  pourra  régner  et  gouverner  dans  les  conditions  établies 
plus  haut.  » 

C'est  contre  l'incapacité  de  gouverner  si  nettement  prévue  par 
Isabelle  que  Philippe  protestera  dès  la  mort  de  la  grande  Reine, 
quand,  au  mépris  d'instructions  formelles  et  solennelles,  il  prétendra 
exercer  au  nom  de  sa  femme  le  pouvoir  suprême  confié  à  Ferdinand. 

Le  23  novembre,  trois  jours  avant  sa  mort,  Isabelle  signait  un 
codicille  dicté  le  17  novembre.  Elle  y  exprime  certains  scrupules  et  il 
doit  être  considéré  comme  le  dernier  témoignage  de  son  amour  pour 
ses  peuples. 

Le  premier  paragraphe  a  rapport  aux  ordonnances,  statuts  et 
pragmatique  parfois  contradictoires  et  dont  l'application  est  extrê- 
mement difficile.  Une  commission  de  légistes  sera  chargée  de  les 
codifier. 

Le  second  paragraphe  concerne  les  Indiens.  La  Reine  ordonne  à  ses 
successeurs  de  les  traiter  avec  bonté,  de  les  amener  à  la  foi  chrétienne 
par  la  douceur  et  la  persuasion  ;  elle  recommande  de  respecter  leurs 

(430) 


LA  MORT  D'ISABELLE 

biens  et  propriétés.  Sans  doute,  la  Souveraine,  à  qui  l'on  cachait  les 
excès  des  conquérants,  en  avait  eu  l'intuition,  puisque  cet  appel  à  la 
justice  et  à  l'humanité  occupe  les  dernières  heures  de  sa  vie. 

Dans  le  troisième  paragraphe,  Isabelle  se  préoccupe  de  la  légi- 
timité du  droit  à'alcabala  qui  frappe  toutes  les  transactions  commer- 
ciales et  constitue  le  principal  revenu  de  la  couronne.  Elle  se  demande 
si  ce  droit,  établi  par  elle  au  moment  de  ses  grandes  guerres,  doit  être 
temporaire  ou  perpétuel.  Cette  question  sera  étudiée  par  des  hommes 
compétents.  Dans  le  cas  où  ils  jugeraient  que  cette  taxe  ne  saurait 
être  maintenue,  les  Cortes  seraient  appelés  à  la  remplacer  par  d'autres. 

L'original  de  ce  document,  conservé  à  la  bibliothèque  de  Madrid, 
porte  la  dernière  signature  royale.  A  la  déformation  des  lettres,  on 
devine  l'affaiblissement  de  la  main,  mais  les  deux  paraphes  qui  enca- 
drent et  soutiennent  le  Yo  la  Reyna  montrent  encore  la  force  de 
la  volonté  et  l'énergie  du  commandement. 

Désormais  Isabelle  avait  rempli  ses  devoirs  de  souveraine  ;  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  élever  son  âme  vers  le  Créateur.  Soutenue  par  une 
foi  ardente  et  sincère,  elle  accomplit  avec  ferveur  les  rites  religieux 
de  la  dernière  heure,  mais,  gardant  jusqu'au  bout  un  sentiment  où  se 
mêlaient  sans  doute  une  pudeur  spéciale  à  la  femme  espagnole  et  le 
respect  de  la  dignité  royale,  elle  refusa  de  laisser  découvrir  ses  pieds 
pour  y  recevoir  l'onction  sainte.  Puis,  doucement,  sans  agonie,  elle 
expira  dans  les  bras  de  Beatriz  de  Bobadilla,  Marquise  de  Moya,  cette 
amie  d'enfance  qui  ne  l'avait  jamais  quittée.  Ce  fut  un  peu  avant  midi, 
le  26  novembre  1504.  Isabelle  était  âgée  de  cinquante-trois  ans  et 
dans  la  trentième  année  de  son  règne  magnifique. 

Pierre  Martyr  fut  chargé  d'annoncer  la  nouvelle  fatale  à  l'Arche- 
vêque de  Grenade  : 

«  Ma  main  tombe  inerte  à  mon  côté,  tant  mon  chagrin  est  grand.  Le  monde 
a  perdu  son  plus  bel  ornement.  Sa  perte  est  déplorée  non  seulement  par 
l'Espagne  qu'elle  a  si  longtemps  poussée  dans  le  chemin  de  la  gloire,  mais 
elle  sera  pleurée  par  toutes  les  nations  de  la  chrétienté,  car  la  Reine  était  le 
miroir  de  toutes  les  vertus,  le  bouclier  de  l'innocence  et  l'épée  vengeresse 
des  méchants.  Je  ne  connais  aucune  personne  de  son  sexe,  dans  les  temps 
anciens  ou  modernes,  qui,  à  mon  jugement,  soit  digne  d'être  nommée  auprès 
de  cette  femme  incomparable.  » 

Conformément  à  la  volonté  d'Isabelle,  son  corps  intact  fut  conduit 
à  Grenade  au  lendemain  même  de  sa  mort.  Le  cortège,  très  simple, 
traversa  Arévalo,  Cebreros,  Tolède,  Palacios,  Jaén,  Torre  del  Campo 

(43i) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

et  atteignit  Grenade  le  17  décembre.  Durant  tout  le  voyage,  la  pluie 
ne  cessa  de  tomber,  les  ouragans  soufflèrent  avec  rage  et  les  fleuves 
s'épandirent  hors  de  leur  lit.  Plusieurs  personnes  et  quelques  chevaux 
se  noyèrent  dans  les  canaux  d'arrosage  cachés  sous  les  eaux  torren- 
tueuses ou  en  traversant  des  rivières  dont  les  ponts  avaient  été 
emportés.  On  eût  dit  que  les  cieux  de  Castille  pleuraient  leur  souve- 
raine. 

Le  corps  fut  déposé  à  l'Alhambra,  dans  le  monastère  de  Saint-Fran- 
çois, comme  pour  dominer  le  champ  de  la  victoire  et  prêcher  la 
vaillance,  même  après  la  mort.  Plus  tard,  Charles-Quint  fit  élever 
deux  mausolées  dans  une  annexe  de  la  cathédrale  de  Grenade,  l'un 
consacré  à  ses  aïeux,  le  second,  plus  magnifique  encore,  dédié  à  son  père 
et  à  sa  mère,  Philippe  et  Juana,  de  si  triste  mémoire  pour  l'Espagne. 
Une  crypte  sous-jacente  reçut  les  restes  mortels. 

Les  actes  d'Isabelle  ont  montré  son  intelligence,  son  énergie;  sa 
persévérance,  la  noblesse  de  son  caractère  et  la  grandeur  de  ses  con- 
ceptions à  mesure  que  se  succédaient  les  pages  de  son  histoire.  Qui  dira 
sa  magnanimité,  sa  générosité,  son  amour  du  bien  et  du  juste  ? 

Comme  elle  savait  exalter  les  qualités  guerrières  des  grands  et  en- 
courager les  humbles  que  leurs  vertus  et  leurs  talents  rendaient  utiles 
à  l'État  !  Dans  ses  voyages  incessants  à  travers  ses  territoires,  elle 
apparaît  comme  la  manifestation  vivante  de  la  royauté.  La  délica- 
tesse de  ses  attentions  permet  à  chaque  province  où  elle  passe  de  la 
croire  à  elle  tout  entière. 

Ainsi,  en  Biscaye  et  dans  le  Guipuzcoa,  le  costume  diffère  de  celui 
que  la  mode  et  le  voisinage  des  Arabes  ont  introduit  en  Castille. 
Durant  son  séjour,  Isabelle  dans  le  désir  de  flatter  les  regards  des 
plus  fidèles  sujets  de  la  vieille  monarchie,  portera  des  habits  et  des 
bijoux  empruntés  aux  riches  dames  asturiennes,  et,  quand  elle  les  leur 
rendra,  elle  les  aura  embellis  d'un  ornement  ou  de  gemmes  précieuses. 

A  la  manière  des  souverains  orientaux,  elle  laisse  sur  son  passage 
des  souvenirs  personnels  toujours  appropriés  au  goût  ou  aux  besoins 
de  ceux  qui  sont  l'objet  de  sa  générosité.  Quand  les  circonstances  l'en 
empêchent,  elle  en  témoigne  le  regret.  C'est  ainsi  que  l'on  a  d'elle 
une  lettre  où  elle  s'excuse  auprès  d'une  jeune  dame  de  n'avoir  pu  lui 
donner  des  vêtements  dignes  de  sa  personne,  mais  elle  ne  sera  pas 
oubliée. 

La  générosité  d'Isabelle  ne  se  manifestait  pas  seulement  par  des 
cadeaux.  Elle  interrogeait  ses  intimes,  s'informait  de  leurs  désirs,  ou 
bien  encore  jugeait  de  leurs  sentiments  d'après  les  siens.  Très  femme 

(432) 


CI.  Laurent. 


TOLÈDE    :     POPTE    DE   L'HÔPITAL    DE    SANTA    CRUZ. 


Isabelle   la    Ghande. 


Pl.  XXXV,  PAGE   432. 


in* 


^iHBBHBBIBBSH 


Bi-RGOS  : 

PORTE    DE    LA    CASA    MIRANDA. 

Isabelle  la 


l'i    XXXVI,  i 


LA  MORT  D'ISABELLE 

malgré  la  virilité  de  son  génie,  très  attachée  à  son  époux,  elle  ne 
s'étonnait  pas  que  d'autres  femmes  souffrissent  de  certaines  négli- 
gences et  compatissait  à  leurs  peines.  Comme  elle  est  jolie,  cette  der- 
nière phrase  adressée  à  GômezManrique,  Corregidor  de  Tolède,  pour 
l'appeler  à  la  Cour  où  sa  femme  est  gravement  malade.  Le  message, 
écrit  par  le  secrétaire,  a  la  forme  froide  que  comporte  un  écrit 
royal.  Isabelle  n'en  est  pas  contente  et  ajoute  de  sa  main  : 

«  Gômez  Manrique,  dans  tous  les  cas,  venez  bientôt.  Dona  Juana  a  été 
très  mal  ;  son  état  s'était  amélioré,  mais  elle  a  eu  une  rechute  en  apprenant 
que  vous  ne  veniez  pas.  » 

Par  la  sollicitude  et  l'affection  qu'elle  témoignait  à  ses  sujets, 
par  l'intérêt  qu'elle  leur  manifestait  dans  les  circonstances  importantes 
de  la  vie,  par  le  soin  qu'elle  prenait  des  affaires  privées  des  personnes 
de  son  entourage,  alors  que  l'indifférence  est  en  général  le  moindre 
défaut  des  monarques,  Isabelle  s'attachait  les  cœurs,  captait  la  con- 
fiance et  méritait  un  dévouement  juste  récompense  de  ses  sentiments 
personnels.  C'est  ainsi  que  le  Cardinal  de  Mendoza,  en  mourant,  la 
nomma  son  exécutrice  testamentaire,  certain  que,  loin  de  s'appro- 
prier des  biens  immenses  sur  lesquels  la  couronne  pourrait  reven- 
diquer des  droits,  elle  terminerait  les  grandes  œuvres  qu'il  avait  entre- 
prises, entre  autres  l'hôpital  de  Tolède  dont  les  fondations  étaient  à 
peines  creusées. 

La  tendresse  d'Isabelle  pour  Beatriz  de  Bobadilla,  l'amie  de 
son  enfance,  ne  se  démentit  jamais,  et  certaines  lettres  où  elle  l'appelle 
«  ma  fille  la  Marquise  >>  restent  comme  un  témoignage  précieux  de 
cet  attachement. 

Mais  la  magnanimité,  la  générosité  ne  sont  pas  la  faiblesse  et, 
quand  la  fermeté  devient  nécessaire,  Isabelle  montre  une  énergie  et 
une  constance  inébranlables.  Dans  la  réforme  des  ordres  religieux, 
elle  déploie  une  force  de  volonté  qui  étonne  ses  contemporains,  instruits 
pourtant  de  sa  ferveur.  Fray  Ambrosio  de  Montesinos  la  loue  d'avoir 
ramené  à  l'observance  de  leur  règle  un  grand  nombre  d'ordres  monas- 
tiques chez  qui  survivait  à  peine  le  souvenir  de  la  piété  des  fonda- 
teurs. Bernâldez,  Cura  de  los  Palacios,  glorifie,  lui  aussi,  le  zèle  de  la 
Reine,  seul  capable  de  réprimer  les  excès  auxquels  se  livraient  les 
religieux,  presque  à  leur  insu,  et  Gonzalvo  Fernândez  de  Oviedo  n'ap- 
porte pas  un  moindre  témoignage  à  l'œuvre  moralisatrice  de  la  souve- 
raine, quand  il  écrit  : 

(433) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

«  Les  moines  et  les  nonnes  avaient  autant  d'enfants  que  s'ils  étaient 
mariés.  » 

Ce  n'était  pas  une  entreprise  aisée  que  de  rappeler  le  monde 
monacal  à  une  sévérité  de  mœurs  contre  laquelle  protestaient  en  Cour 
de  Rome  les  supérieurs  des  ordres  religieux.  Ximenes,  qui  avait  engagé 
la  Reine  à  commencer  la  réforme  par  l'ordre  des  Franciscains  dont 
il  faisait  partie,  encourut  le  blâme  d'un  émissaire  du  Pape  et  fut 
traité  d'ignorant,  d'inepte  et  d'hypocrite. 

Isabelle  restait  ferme  dans  son  dessein  et  il  devint  bientôt  manifeste 
qu'elle  aurait  raison  des  moines  dissolus,  comme  elle  avait  réduit  à 
l'obéissance  les  nobles  rebelles.  Les  réfractaires  allèrent  s'établir  en 
Barbarie,  mais  la  soumission  des  religieux  ramenés  à  la  pratique  des 
anciennes  règles  compensa  largement  cette  perte.  C'est  à  son  initia- 
tive que  l'Espagne  dut  les  belles  figures  qui  illustrèrent  les  cloîtres  au 
xvie  siècle. 

Les  couvents  de  femmes  subirent  plus  aisément  l'influence  de  la 
Reine  que  ne  l'avaient  fait  les  monastères  d'hommes  ;  son  action  y  fut 
plus  directe,  et  prépara  la  réforme  accomplie  par  sainte  Thérèse 
quelques  années  plus  tard. 

Comment  résister  à  une  souveraine  qui  arrivait  dans  une 
abbaye,  s'y  installait,  donnait  l'exemple  du  travail  en  filant  la  que- 
nouille, suivait  tous  les  offices  et  ne  laissait  échapper  aucune  occasion 
d'exhorter  ses  compagnes  et  de  les  engager  à  remplir  les  devoirs  imposés 
par  la  règle  non  seulement  avec  ponctualité,  mais  encore  avec  joie  et 
amour?  S'astreindre  pendant  quelque  temps  à  la  vie  monacale  ne 
demandait  pas  un  effort  à  la  grande  Reine.  Occupée  nuit  et  jour  des 
affaires  de  l'État,  elle  n'oubliait  jamais  de  se  rendre  aux  offices, 
d'écouter  les  prédications  et  de  lire  les  Heures.  Le  soin  de  sa  chapelle, 
le  choix  de  la  musique  que  l'on  y  chantait  l'intéressaient  vivement. 
Attentive  à  l'exécution,  elle  ne  laissait  passer  aucune  faute  sans  la 
noter  et  la  signaler.  Jamais  peut-être  les  chœurs  de  la  chapelle  royale 
ne  furent  plus  nombreux.  Dans  leur  désir  d'être  agréables  à  leur 
souveraine,  les  jeunes  nobles,  les  grands  seigneurs  eux-mêmes  sollici- 
taient l'honneur  d'en  faire  partie. 

Broder  des  ornements  d'église  était  un  des  passe-temps  favoris 
d'Isabelle,  et  la  cathédrale  de  Grenade  s'enorgueillit  de  posséder  des 
chapes  et  des  chasubles  où  son  aiguille  a  dessiné  des  ornements  d'or 
sur  le  velours  et  la  soie. 

A  ce  propos,  il  est  assez  curieux  de  remarquer  que  la  grande  Reine, 

(434) 


LA  MORT  D'ISABELLE 

dont  l'esprit  élaborait  sans  cesse  de  vastes  projets,  donnait  volon- 
tiers à  ses  doigts  une  occupation  matérielle.  On  assurait  que  le  Roi 
Ferdinand  n'avait  jamais  porté  une  chemise  qui  n'eût  été  filée  et 
cousue  par  sa  femme. 

Isabelle  était  simple  et  humble  dans  sa  foi,  confiante  dans  l'auto- 
rité de  ses  directeurs  spirituels  choisis  parmi  les  hommes  austères. 
En  réponse  à  une  lettre  où  l'Êvêque  Talavera  lui  reproche  d'avoir 
dansé,  admis  à  sa  table  un  ambassadeur  et  changé  trop  souvent  de 
toilette  en  l'absence  du  Roi,  elle  s'excuse,  témoigne  de  la  pureté  de 
ses  intentions,  rappelle  que  les  robes,  loin  d'être  neuves,  avaient  été 
déjà  portées  lors  de  la  réception  du  bâtard  de  Bourgogne,  allègue 
les  habitudes  des  princes  et  conclut  ainsi  : 

«  La  coutume,  je  le  sais,  ne  peut  faire  qu'une  action  mauvaise  en  elle- 
même  soit  bonne  ;  mais  je  souhaite  avoir  votre  opinion  en  connaissance  de 
cause.  Si,  dans  les  circonstances  dont  je  viens  de  vous  parler,  mes  actes  ont 
été  répréhensibles,  je  ne  les  renouvellerai  pas,  soyez-en  bien  assuré.  »      g 

Cette  soumission  avait  ses  mérites,  mais  elle  explique  la  domi- 
nation néfaste  de  Torquemada  et  l'influence  décisive  de  Ximenes. 

Pourtant  il  faut  rendre  cette  justice  à  Isabelle  que  jamais  elle  ne 
sacrifia  les  intérêts  de  la  couronne  à  ceux  de  l'Église  de  Rome.  Ses  rela- 
tions souvent  tendues  avec  la  Papauté  en  témoignent.  Peut-être  dut- 
elle  cette  indépendance  d'esprit  au  mépris  que  lui  inspirèrent  les 
Pontifes  ses  contemporains,  et  en  particulier  Alexandre  VI. 

Isabelle  ne  connut  jamais  l'exaltation  des  visionnaires.  Son  esprit 
était  droit,  pondéré.  Elle  cherche  à  discerner  quel  est  le  devoir 
royal,  et  rien  ni  personne  ne  peut  la  détourner  de  son  accomplis- 
sement. Avant  une  entreprise,  elle  établit  ses  plans  et  mûrit  ses  pro- 
jets avec  une  sagesse  unie  à  une  raison  que  le  succès  doit  couronner. 

Les  qualités  éminentes  de  la  Souveraine  se  déployaient  publique- 
ment dans  l'exercice  de  la  justice,  ce  devoir  royal  qu'elle  remplit  sans 
se  lasser  durant  trente  ans  de  règne. 

Gonzalvo  Fernândez  de  Oviedo  décrit  dans  ses  Quincuagenas 
le  cérémonial  en  usage. 

«  Je  me  rappelle  l'avoir  vue  dans  cet  Alcazar  de  Madrid,  assise  en  public 
auprès  du  roi  Ferdinand  le  Catholique,  son  époux,  donnant  audience  tous  les 
vendredis  aux  petits  et  aux  grands  qui  venaient  demander  justice.  A  leur 
côté,  sur  la  même  estrade  haute  à  laquelle  on  accédait  par  six  gradins,  et 

(435) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

en  dehors  du  dais  tendu  au-dessus  des  Monarques,  se  trouvait  un  banc  pour 
chaque  partie  où  étaient  assis  douze  auditeurs  du  Conseil  de  la  justice  et  le 
président  dudit  Conseil  royal.  Debout  se  tenait  le  secrétaire  du  Conseil, 
nommé  Castaneda,  chargé  de  la  lecture  des  pétitions.  Au  pied  des  gradins, 
un  autre  secrétaire  de  la  Chambre  du  Conseil  prenait  note  des  jugements 
rendus. 

«  De  chaque  côté  de  la  table  où.  étaient  déposées  les  pièces  se  tenaient 
debout  six  arbalétriers  portant  la  masse,  tandis  qu'à  la  porte  d'entrée  de  la 
salle  d'audience  les  huissiers  laissaient  entrer  librement  les  plaignants  sans 
en  arrêter  aucun,  suivant  l'ordre  formel  donné  par  la  Reine. 

«  Ce  temps,  ajoute  Oviedo,  fut  une  aurore  de  justice  et  celui  qui  la  méri- 
tait la  recevait.  J'ai  vu  que,  depuis  le  jour  où  Dieu  a  rappelé  cette  sainte 
Reine,  il  est  devenu  plus  difficile  de  négocier  avec  le  valet  du  secrétaire  du 
Conseil  que  cela  ne  l'était  avec  elle,  et  cela  coûte  bien  davantage.  » 

Le  zèle  et  l'amour  qu'Isabelle  montrait  dans  le  gouvernement  de  la 
Péninsule,  elle  s'efforçait  de  les  déployer  dans  l'administration  des 
Indes.  Dès  la  troisième  expédition  de  Colomb,  elle  tâche  de  parer  aux 
maux  qu'elle  devine  et  donne  sa  dernière  pensée  aux  nouveaux  sujets 
dont  Dieu,  pense-t-elle,  lui  a  confié  la  garde  pour  la  plus  grande  gloire 
de  son  nom.  Les  volontés  d'Isabelle  ne  trouvèrent  pas  d'exécuteurs 
fidèles  et  sa  perte  fut  à  peine  connue  à  Hispanola  que  la  cupidité 
et  l'injustice  accomplirent  leur  œuvre  funeste.  Rien  ne  devait 
désormais  en  enrayer  les  effets. 

Fray  Bartolomé  de  las  Casas  s'exprime  ainsi  dans  la  Brevisima 
relation  de  la  destruciôn  de  las  Indias  : 

«  La  perdition  de  ces  îles  et  terres  ne  tarda  pas  dès  que  l'on  sut  là-bas  la 
mort  de  la  Sérénissime  Reine  Isabelle  survenue  en  1504.  Jusque-là  on  avait 
seulement  saccagé  quelques  provinces  de  l'île  d' Hispanola  à  la  suite  de 
guerres  injustes  ;  mais  toutes  ne  l'avaient  pas  été,  grâce  à  l'intervention  de 
la  Reine.  Parce  que  la  Reine,  que  Dieu  l'ait  en  sa  garde,  montrait  un  zèle  admi- 
rable pour  le  salut  et  la  prospérité  de  ses  peuples,  comme  le  savent  ceux 
qui,  à  notre  exemple,  l'ont  vu  de  leurs  yeux  et  constaté  de  leurs  mains.  » 

De  toute  part,  les  échos  répètent  les  mérites  d'Isabelle.  Élevée  au 
trône  dans  une  crise  grave,  aux  prises  avec  les  révoltes  des  grands  et  le 
désespoir  d'un  peuple  opprimé,  elle  reçut  un  royaume  ruiné  et  déchiré 
par  les  factions.  Alors,  avec  une  claire  vision  de  l'avenir,  elle  se  dressa 
comme  le  rédempteur  de  son  pays  et  le  sauva.  En  moins  de  vingt  ans, 
les  Rois  d'Espagne  devinrent,  grâce  à  elle,  les  arbitres  de  l'Europe. 
L'historien  Pulgar  résume  l'œuvre  des  Rois. 

(436) 


LA  MORT  D'ISABELLE 

«  Dans  tout  le  royaume,  peu  avant  leur  avènement,  il  y  avait  des  voleurs 
et  des  criminels  aux  diaboliques  audaces  qui,  sans  aucune  crainte  de  la 
justice,  commettaient  les  plus  vilains  délits.  Mais,  en  peu  de  temps,  s'imprima 
dans  le  cœur  de  tous  une  si  grande  crainte  que  personne  n'osait  tirer  les 
armes  contre  son  voisin,  que  personne  n'osait  tenter  des  coups  de  force,  que 
personne  ne  disait  parole  mauvaise  ou  discourtoise.  Tous  cherchaient  à 
s'améliorer  et  à  s'amender,  tous  se  soumettaient  à  la  justice  et  s'appli- 
quaient à  sa  défense.  Le  chevalier  et  l'écuyer  ne  molestaient  plus  le  laboureur 
et  l'employé  et  n'osaient  ennuyer  personne,  de  crainte  de  la  justice  que  les 
Rois  accordaient  aussi  bien  aux  petits  qu'aux  grands.  Les  chemins  devinrent 
sûrs  et  des  forteresses  jusque-là  fermées  avec  soin  demeurèrent  ouvertes 
dans  la  certitude  que  personne  n'oserait  les  enlever.  » 

C'est  un  auteur  français,  le  Loyal  Serviteur,  qui  dira  le  dernier 
mot  sur  la  grande  Reine. 

«  L'an  1504,  une  des  plus  triomphantes  et  glorieuses  dames  qui  depuis 
mille  ans  avait  été  sur  la  terre,  alla  de  vie  à  trépas.  Ce  fut  la  Reyne  Isabel  de 
Castilîe  qui  ayda,  le  bras  armé,  à  conquister  le  royaulme  de  Grenade  sur  les 
Mores.  Je  veux  bien  asseurer  aux  lecteurs  de  cette  présente  hystoire  que  sa 
vie  a  été  telle  qu'elle  a  bien  mérité  couronne  de  lauriers  après  sa  mort.  » 

L'arrêt  de  la  postérité  a  ratifié  le  jugement  des  contemporains  et, 
après  quatre  siècles,  les  Espagnols  ne  se  lassent  pas  de  glorifier  le  talent, 
la  vaillance,  la  grandeur  d'âme  et  la  vertu  de  la  Souveraine  qui  ren- 
versa les  barrières  debout  entre  la  Castilîe  et  l'Aragon,  recouvra  l'An- 
dalousie, découvrit  le  Nouveau  Monde  et  restera  toujours  la  person- 
nification la  plus  belle  de  la  Femme- Roi  comme  la  vierge  de  Dom- 
remy  demeurera  la  plus  noble  et  la  plus  pure  figure  de  la  Femme -Capi- 
taine. 

Époque  à  jamais  mémorable  où,  en  moins  de  quarante  ans,  le 
Dispensateur  de  la  justice  immanente  fit  naître  les  libératrices  de  la 
France  et  de  l'Espagne. 

Gesta  Dei  per  mulieres. 


CHAPITRE  XXV 
LES    ARTS    ET   L'INDUSTRIE   AU   TEMPS   D'ISABELLE 

ATTRAIT  DE  L'ESPAGNE.  ||  MUDEJARS  ET  MOZARABES.  ||  SAN  JUAN  DE  LOS 
REYES.  |]  LA  CHAPELLE  DU  CONNÉTABLE.  ||  LE  PALAIS  DU  CORDON.  ||  LES  COLO- 
NIA  ACHÈVENT  LA  CARTUJA  DE  MIRAFLORES.  ||  LE  STYLE  PLATERESQUE.  ||  LA 
CASA  MIRANDA  ET  LES  DEMEURES  DE  LA  NOBLESSE  CASTILLANE.  ||  LA  TOUR 
PENCHÉE  DE  SARAGOSSE.  ||  LA  SCULPTURE  ANTÉRIEUREMENT  A  ISABELLE.  ||  DAN- 
CART  ET  PEDRO  MILLÂN.  ||  LE  RETABLE  ET  SES  ORIGINES.  ||  LE  RETABLE  DE  MIRA 
FLORES.  ||  LE  TOMBEAU  DU  ROI  JUAN  II  ET  DE  DONA  ISABEL.  ||  LES  STATUES 
ORANTES  DE  DON  ALFONSO  ET  DE  JUAN  DE  PADILLA.  ||  LA  PEINTURE  DANS  LES 
MANUSCRITS.  ||  LUIS  DALMAU.  LE  RETABLE  DES  CONSEILLERS.  ||  LES  ÉCOLES  DE 
PEINTURE  EN  ESPAGNE.  ||  ANTONIO  DEL  RINCON  PEINTRE  DES  ROIS.  ||  CARACTÉ- 
RISTIQUES DE  LA  PEINTURE  PRIMITIVE  ESPAGNOLE.  ||  LA  SCULPTURE  SUR 
BOIS.  ||  LA  FAÏENCE  DÉCORATIVE.  Il  ÉMAUX  A  REFLETS  MÉTALLIQUES.  ||  L'ORA- 
TOIRE     D'ISABELLE.  ||  LE    COSTUME.     LES    ARMES     DÉFENSIVES. 

DE  tout  temps,  la  Péninsule  ibérique  eut  pour  les  peuples  qui 
s'y  succédèrent  un  attrait  captivant,  un  charme  irrésistible. 
Les  Grecs  et  les  Phéniciens  rirent  sur  la  côte  méditerranéenne 
de  riches  établissements  dont  témoignent  encore  les  ruines  d'Emporias, 
les  belles  sculptures  d'Elche,  du  Cerro  de  los  Santos,  de  Balazote,  de 
Redobân,  d'Osuna,  les  armes  d'Almedinilla,  les  magnifiques  têtes  de 
taureaux  de  bronze  trouvées  à  Costig,  dans  l'île  de  Majorque. 

A  leur  tour,  les  Romains  dotèrent  l'Ibérie  de  monuments  qui  témoi- 
gnent de  leur  puissance  et  où  s'affirme  leur  tempérament  utilitaire.  Des 
temples,  des  thermes,  des  forums,  des  forteresses,  des  tombeaux, 
des  ponts,  des  aqueducs,  des  cirques,  des  théâtres,  des  hippodromes 
furent  construits  en  matériaux  si  solides  qu'ils  ont,  en  partie,  défié 
les  siècles. 

Viennent  les  Visigoths.  D'abord,  ils  se  contentent  de  restaurer 
les  édifices  romains  et  surtout  d'approprier  les  temples  au  culte  chré- 
tien. Plus  tard,  durant  le  siècle  et  demi  qui  suivit  l'avènement  d'Atha- 

(438) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

nagilde  et  qui  correspond  à  la  deuxième  partie  du  vie  siècle  et  à 
tout  le  vne,  ils  élevèrent  des  églises,  des  palais,  des  édifices  publics 
où  ils  mêlèrent  les  ornements  byzantins  aux  formes  architectoniques, 
au  décor  et  à  la  modénature  importés  jadis  d'Italie.  De  même  qu'il  y 
avait  eu  un  style  ibérique  composite,  il  y  eut  un  style  visigoth  où  la 
dominante  latine  persista,  mais  s'unit  à  un  alliage  dû  au  caractère 
spécial  de  l'Espagne,  toujours  prête  à  recevoir  des  arts  étrangers,  quitte 
à  les  adapter  à  l'esprit  de  ses  peuples. 

Des  monuments  visigoths,  il  ne  reste  aujourd'hui  que  des  vestiges, 
mais  ils  suffisent  pour  montrer  de  quels  thèmes  architectoniques 
ils  furent  la  manifestation.  Puis,  l'on  citerait  encore  les  riches  cou- 
ronnes votives  de  Guarrazar  dédiées  par  les  Rois  Swenthila  (621-631) 
et  Receswinth  (649-672). 

Trente  ans  après  l'invasion  musulmane,  les  montagnards  asturiens, 
réfugiés  au  fond  des  gorges  où  les  conquérants  n'avaient  pu  les  atteindre, 
en  descendaient,  inauguraient  l'œuvre  de  la  reconquête  et  recouvraient 
peu  à  peu  les  territoires  situés  au  pied  des  montagnes.  Les  églises  qu'ils 
y  bâtirent  comme  première  manifestation  de  leur  offensive  s'élèvent 
à  Cangas  de  Onis,  à  Oviedo  et  furent  probablement  édifiées  sur  le 
modèle  et  peut-être  sur  les  emplacements  des  temples  détruits  par 
les  Arabes.  Mais  déjà  on  y  constate  l'influence  de  l'Orient.  Les  emprunts 
sont  encore  plus  accusés  dans  les  églises  de  la  même  région  bâties 
cinquante  ans  plus  tard  :  San  Miguel  de  Lino,  Santa  Cristina  de 
Lena  et  Santa  Maria  de  Naranco  où  les  berceaux  romains  inorga- 
niques et  concrets  sont  remplacés  par  des  voûtes  nervées  et  contre- 
boutées  à  l'extérieur,  d'origine  perse. 

Ces  emprunts  faits  par  l'Espagne  aux  musulmans  le  lendemain  de 
l'invasion  ne  doivent  pas  surprendre  quand  on  voit  les  monarques 
chrétiens  de  cette  époque,  en  dépit  de  leur  ze*le  religieux  et  de  leur 
patriotisme,  confier  l'éducation  de  leurs  enfants  à  des  maîtres  arabes 
et  appeler  à  leur  Cour  des  médecins  musulmans. 

D'Espagne,  le  grand  courant  oriental  avait  gagné  la  France  par 
la  Catalogne,  était  monté  jusqu'en  Bourgogne,  avait  traversé  les  vastes 
territoires  colonisés  par  la  Rome  impériale  et,  un  siècle  écoulé,  il  en  redes- 
cendait, se  dirigeait  vers  la  Navarre  et  aboutissait  en  Galice,  à  Saint- 
Jacques  de  Compostelle,  ce  pèlerinage  fameux  où,  de  France,  affluait 
un  tel  concours  de  pèlerins  que  le  chemin  d'étape  avait  pris  le  nom  de 
chemin  français. 

Distinguer  et  décrire  les  églises  clunisiennes,  puis  cisterciennes 
qui,  à  la  suite  de  la  réforme  des  Bénédictins,  furent  bâties  dans  le 

Isabelle  la  Grande.  (439/  29 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Nord  de  l'Espagne,  citer  les  cathédrales  gothiques,  ce  serait  faire  l'histoire 
de  l'influence  française  sur  les  architectures  romane  et  gothique  de  la 
Péninsule  durant  près  de  trois  siècles.  Notre  désir  est  seulement  de 
remonter  jusqu'à  l'origine  des  arts  espagnols  à  l'avènement  d'Isabelle 
et  de  discerner  le  rôle  de  la  grande  souveraine  dans  leurs  évolutions. 

Tandis  que  le  style  roman  et  le  style  gothique  français  conquéraient 
le  Nord  de  l'Espagne  où  la  domination  musulmane  avait  été  trop 
courte  pour  laisser  des  traces  profondes,  les  Rois  de  Castille,  et  déjà 
Fernando  Ier  (1033-1065),  comptaient  parmi  leurs  vassaux  et  leurs 
esclaves  des  Musulmans  et  recrutaient  parmi  eux  des  architectes, 
des  sculpteurs,  des  orfèvres,  des  miniaturistes.  Mêlés  aux  artistes 
chrétiens,  élevés  dans  leurs  écoles,  instruits  dans  leurs  ateliers,  ils 
créèrent  un  style  où  se  marièrent  les  thèmes  architectoniques  adoptés 
dans  le  Nord  avec  ceux  qu'ils  tenaient  de  leur  pays  d'origine.  Ce  fut  le 
style  proto-mudéjare  (de  mudeddjan,  autorisé  à  demeurer)  analogue 
au  style  mozarabe  (de  mostarib  =  arabisé)  qui  caractérise  les 
œuvres  exécutées  par  les  sujets  chrétiens  des  princes  musulmans. 

De  ces  conjonctions  artistiques  dériva  par  la  suite  le  style  mudéjar 
proprement  dit  qui  fleurit  d'abord  dans  les  provinces  dont  Tolède 
et  Saragosse  étaient  les  capitales  durant  la  domination  musulmane, 
et  qui  a  répandu  la  grâce  et  le  charme  sur  les  nombreux  monu- 
ments de  l'Espagne  médiévale.  Tels  sont,  parmi  les  plus  réputés, 
Santa  Maria  la  Blanca,  le  Transito  (deux  anciennes  synagogues 
de  Tolède)  et  certaines  parties  de  l'Alhambra  et  du  Généralife, 
ainsi  que  le  Cuarto  real  de  Grenade,  l'Alcazar  de  Séville,  le  palais  de 
Guadalajara,  l'Alcazar  d'Alcalâ  de  Henares,  la  chapelle  de  YOidor 
dans  la  même  ville,  l'Aljaferia  de  Saragosse,  reconstruits  en  grande 
partie  par  le  Roi  Ferdinand  et  dont  les  plafonds  de' bois,  mudéjars 
par  le  tracé,  gothiques  par  l'inscription  qui  orne  la  corniche,  relèvent 
de  la  Renaissance  italienne  si  l'on  s'en  tient  à  la  modénature  et  aux 
ornements  peints  et  sculptés. 

Les  architectes  chrétiens  ne  s'alliaient  pas  seulement  à  leurs 
confrères  musulmans  pour  bâtir  des  édifices  civils  et  militaires  ;  même 
quand  il  s'agissait  d'élever  ou  d'agrandir  de  magnifiques  cathédrales 
de  style  français,  ils  les  consultaient  et  recouraient  parfois  à  leur  expé- 
rience et  à  leur  goût. (  Aussi  bien,  les  archives  relatives  à  la  construction 
des  grandes  églises  gothiques  de  l'Espagne  donnent-elles  les  noms  d'ar- 
tistes orientaux,  soit  que  ceux-ci  fussent  des  convertis  restés  dans  le 
pays,  soit  qu'ils  eussent  été  attirés  par  les  évêques  et  les  chapitres.  Une 
des  seules  églises  où  ils  n'aient  pas  collaboré  est  la  cathédrale  de  Léon, 

(440) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 
d'un  style  ogival  très  pur  ;  mais  leur  influence  est  manifeste  dans  le 
plan  de  la  cathédrale  de  Séville,  dans  la  peinture  du  cloître  et  dans  la 
coupole  étoilée  de  la  cathédrale  de  Burgos,  dans  le  cloître  de  la  cathé- 
drale de  Tolède,  ainsi  que  dans  le  plafond  de  la  salle  capitulaire  dû  à 
Pedro  Gumiel  et  à  Enrique  de  Egas.  On  la  retrouve  également  dans  le 
plan  de  la  Seo  de  Saragosse,  dans  la  disposition  intérieure  du  dôme 
et  la  décoration  extérieure  de  sa  façade  comme  dans  la  construction 
de  la  coupole  en  alvéoles  d'une  chapelle  de  la  même  église  exécutée 
ou  modifiée  au  temps  d'Isabelle.  Mais  déjà  des  tendances  nouvelles 
se  manifestent  et  font  pressentir  l'introduction  de  cet  art  charmant  que 
les  orfèvres  {plateros),  en  particulier  un  Catalan,  Pedro  Diez,  impor- 
tèrent d'Italie  et  qui  doit  à  ses  promoteurs  le  nom  de  piateresque. 

Le  monastère  de  San  Juan  de  los  Reyes,  ce  premier  édifice  bâti 
par  Isabelle,  en  commémoration  de  la  bataille  de  Toro  remportée 
sur  les  Portugais,  appartient  dans  son  ensemble  à  l'architecture 
ogivale  et  ne  présente  que  des  accents  mudéjars. 

Situé  à  la  pointe  occidentale  du  plateau  où  s'étend  Tolède,  il 
commande  de  très  haut  les  rives  verdoyantes  du  Tage.  L'église,  qui 
affecte  en  plan  la  forme  classique  d'une  croix  latine,  est  cons- 
truite en  un  calcaire  blanc  dont  le  grain  très  fin  et  très  dur  se 
prête  docile  aux  caprices  du  sculpteur.  A  l'intersection  des  branches 
s'élève,  à  une  grande  hauteur,  une  large  et  belle  coupole  sur  trompe  de 
caractère  oriental.  La  retombée  des  arcs  qui  la  supportent  s'appuie 
sur  les  tribunes  royales  d'une  forme  très  élégante,  tandis  qu'autour 
des  nefs  une  frise  sculptée  en  pleine  pierre  porte,  en  magnifiques  carac- 
tères gothiques,  les  noms  glorieux  de  Ferdinand  et  d'Isabelle. 

De  charmants  détails  amusent  de  tous  côtés  le  regard  sans 
amoindrir  l'impression  grandiose  que  laisse  l'ensemble.  Ici,  des  fleurs, 
des  guirlandes,  des  oiseaux  ;  là,  un  singe  vêtu  en  moine,  la  tête 
couverte  d'un  capuchon,  lit  son  bréviaire  avec  recueillement.  Auprès 
de  lui,  l'artiste  n'a  pas  craint  de  modeler  un  vase  dont  la  forme  est 
caractéristique.  Singulières  irrévérences,  pourtant  permises  dans  ces 
temps  de  foi  ardente. 

Un  cloître,  où  la  richesse  l'emporte  peut-être  sur  la  magnificence 
de  la  structure,  est  encore  debout,  bien  que  fort  restauré  (1858),  et 
représente  la  manifestation  peut-être  la  plus  précieuse  et  la  plus 
fleurie  de  l'architecture  ogivale  espagnole.  Les  quatre  portiques,  qui 
occupent  une  longueur  de  26  mètres,  sont  ornés  d'un  monde  de  statues, 
d'une  profusion  d'oiseaux,  de  fleurs,  de  fruits  traités  avec  un  art 

(44i) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

exquis  et  parmi  lesquels  triomphe  la  grenade  entr' ouverte.  Sur  le 
mur  intérieur  se  déroule  une  longue  inscription  castillane.  Les  carac- 
tères gothiques  sont  analogues  à  ceux  employés  dans  l'église  : 

«  Ce  cloître,  la  haute  et  la  basse  église  et  tout  le  monastère  furent  édifiés 
par  ordre  des  Catholiques  et  Très  Excellents  Rois  Ferdinand  et  Isabelle,  Rois 
d  ;  Castille,  d'Aragon  et  de  Jérusalem  à  partir  des  premiers  fondements,  en 
l'honneur  et  à  la  gloire  du  Roi  du  Ciel,  de  sa  glorieuse  Mère  et  des  bienheureux 
saint  Jean  l'Évangéliste  et  du  très  saint  François  leurs  fervents  intercesseurs. 
Et  après  l'édification  de  cette  demeure,  ils  conquirent  le  royaume  de  Gre- 
nade.détruisirent  l'hérésie,  chassèrent  les  Infidèles  et  gagnèrent  les  royaumes 
des  Espagnes  et  des  Indes,  et  réformèrent  les  églises  et  les  communautés  de 
moines  et  de  religieuses  qui,  dans  leurs  roj^aumes,  avaient  besoin  de  réforme  ; 
et,  après  de  si  grandes  et  de  si  excellentes  œuvres,  le  Roi  des  rois  rappela  la 
Reine  du  naufrage  de  ce  pèlerinage  pour  lui  donner  le  prix  et  la  récompense 
mérités  par  les  si  grands  et  si  éclatants  services  que,  de  son  vivant,  elle 
rendit  à  cette  ville  et  à  la  religion.  Et  elle  mourut  à  Médina  del  Campo, 
vêtue  de  l'habit  de  Saint-François,  le  25  novembre  de  l'an  1504.  » 

Comme  l'église  et  le  monastère,  le  cloître  fut  bâti  sur  les  plans  de 
l'un  des  plus  célèbres  architectes  de  la  cathédrale,  Juan  Guas,  un  Fla- 
mand ou  fils  de  Flamand  et  de  qui  une  fresque  très  réaliste  de  San 
Justo  y  Pastor  nous  a  conservé  les  traits.  S'ouvrant  sur  la  galerie 
supérieure,  se  trouve  la  cellule  de  Ximenes,  le  premier  novice  qui  prit 
l'habit  dans  le  nouveau  monastère. 

Ce  fut  à  trois  artistes  d'une  même  famille,  Simon,  Juan  et  François 
Colonia,  dont  le  nom  trahit  l'origine,  qu'Isabelle  confia  l'achèvement 
de  la  Chartreuse  de  Miraflores  destinée  à  recevoir  les  sépultures  de  son 
père,  de  sa  mère  et  de  son  frère  Alfonso,  l'infortuné  Roi  d'Avila. 
En  terminant  cet  édifice,  elle  obéissait  à  la  volonté  de  Juan  II  dès 
ongtemps  exprimée.  A  peine  eut-elle  reconquis  son  héritage  sur  ses 
sujets  rebelles  unis  au  Roi  de  Portugal  qu'elle  ordonna  de  reprendre 
les  travaux  interrompus  depuis  treize  ans,  les  fonds  réservés  à  cette 
intention  ayant  été  follement  dissipés  par  son  frère  Enrique. 

L'unique  nef  de  l'église,  de  style  gothique  et  dont  il  est  impossible 
au  dehors  de  soupçonner  l'imposante  hauteur,  apparaît  élancée,  majes- 
tueuse, éblouissante  de  lumière,  d'une  lumière  que  l'on  n'a  pas  l'habi- 
tude de  rencontrer  dans  les  églises  d'Espagne.  Elle  témoigne  que  les 
rapports  entre  l'Espagne  et  l'Italie,  devenus  si  fréquents  à  la  fin  du 
XVe  siècle,  n'influèrent  que  tardivement  sur  l'architecture  de  la  Pénin- 
sule et  que  les  artistes  espagnols,  encore  craintifs  des  innovations  de  la 

(442) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

Renaissance,  gardèrent  les  traditions  franco-flamandes  et  construi- 
sirent les  édifices  religieux  dans  le  style  gothique  bien  après  que  ses 
pays  d'origine  l'avaient  abandonné.  En  fait,  ils  ne  sacrifièrent  au  style 
plateresque  que  sous  la  contrainte  de  la  mode  et  plutôt  dans  les  palais, 
les  collèges  et  les  demeures  privées  que  dans  les  églises. 

C'est  à  la  fin  du  xve  siècle,  tandis  que  les  Colonia  mettaient  la  der- 
nière main  à  la  Cartuja  de  Miraflores,  qu'on  élevait  à  Tolède  San  Juan 
de  los  Reyes,  à  Madrid  l'hôpital  de  la  Latina  bâti  par  un  architecte 
musulman,  Maestre  Hazan,  sur  l'ordre  de  Beatriz  Galindo,  dame  de  la 
chambre  et  professeur  de  latin  d'Isabelle  ;  c'est  à  la  même  époque  que 
l'on  construisait  à  Ségovie  le  couvent  du  Parral  ;  aux  portes  d'Avila, 
Santo  Tomas,  sur  l'emplacement  d'un  cimetière  juif  ;  à  Valence,  la 
Bourse  de  la  soie,  de  style  gothique  catalan,  commencée  en  1482  ; 
que  l'on  terminait  à  Barcelone  le  palais  des  États  de  Catalogne  (Palau 
de  la  Diputaciô),  autant  de  monuments  à  la  gloire  du  gothique  fleuri  de 
la  Péninsule  et  qui,  le  plus  souvent ,  furent  l'œuvre  d'artistes  élevés 
dans  la  double  tradition  chrétienne  et  musulmane. 

A  l'exemple  de  la  Reine,  les  grands,  leurs  femmes  elles-mêmes  en- 
courageaient les  arts.  Doha  Mencia  de  Mendoza,  fille  du  célèbre  Mar- 
quis de  Santillane,  greffait,  en  tête  de  l'abside  de  la  cathédrale  de  Burgos, 
la  magnifique  chapelle  funéraire  de  la  Purification  ou  du  Connétable, 
qui  semble  sertir  l'extrémité  de  la  grande  nef  comme  une  ceinture  de 
richesse  et  de  beauté.  Commencée  en  1482,  la  chapelle  est  bâtie  sur 
plan  octogonal  dans  ce  style  de  transition  où  l'ogive  en  accolade  se 
mêle  aux  arcs  surbaissés. 

A  l'extérieur,  la  haute  coupole  qui  la  surmonte  éveille  l'idée 
d'un  donjon  embelli  par  une  profusion  de  sculptures,  d'inscriptions 
et  de  bas-reliefs.  Les  écussons  de  Velasco  et  de  Mendoza, 
d'une  si  grande  puissance  décorative  et  que  traitèrent  avec 
tant  de  vigueur  les  maîtres  sculpteurs  espagnols,  sont  distri- 
bués à  profusion  au  dedans  et  au  dehors.  Comme  la 
Cartuja  de  Miraflores,  la  chapelle  du  Connétable  fut  l'œuvre  des 
Colonia.  Les  fondateurs  y  reposent  en  paix,  au  pied  du 
maître-autel,  sous  une  superbe  dalle  de  marbre  rouge  surmontée  de 
leur  effigie  en  marbre  de  Carrare.  Lui,  sommeille  dans  son  harnais  de 
guerre,  la  couronne  comtale  au  front,  les  pieds  appuyés  sur  des  lions  ; 
elle,  une  matrone  très  noble,  dort,  le  visage  entouré  de  voiles,  à  la 
mode  orientale  des  femmes  de  son  temps,  une  levrette,  symbole  'de 
fidélité,  couchée  dans  les  plis  de  sa  longue  robe. 

A  l'époque  où  la  chapelle  fut  fondée,  l'Espagne  était  dans  tout 

(443) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

l'ardeur  de  cette  guerre  de  dix  ans  qui  avait  pour  but  la  destruction  de 
la  puissance  des  Mores.  Le  Connétable  Don  Pedro  Hernândez  de  Velasco 
comptait  parmi  les  plus  vaillants  auxiliaires  des  Rois.  Confiant  dans 
la  sagesse  et  l'intelligence  de  sa  femme,  Dofia  Mencia,il  l'avait  chargée, 
au  départ,  de  l'administration  de  ses  immenses  domaines.  Cette  épouse 
parfaite  ne  se  contenta  pas  d'accroître  les  biens  confiés  à  sa  garde, 
elle  voulut  qu'au  retour  de  la  guerre  le  Connétable  pût  jouir  d'un  repos 
bien  acquis  ;  et  comme  elle  avait  fait  bâtir  et  décorer  la  chapelle,  elle 
fit  également  élever  un  palais  de  ville  et  une  maison  des  champs. 
On  raconte  que,  justement  fière  de  son  œuvre  et  instruite  du  retour  de 
don  Pedro,  Dofia  Mencia  se  porta  au-devant  de  lui,  suivie  d'un  nom- 
breux cortège  de  dames  et  de  serviteurs.  Et,  s'étant  agenouillée  : 
<<  Seigneur,  dit-elle,  soyez  le  bienvenu  dans  vos  domaines.  Vous  y  trou- 
verez une  belle  maison  de  campagne  pour  vous  reposer  après  la  chasse, 
un  palais  où  vous  pourrez  recevoir  vos  souverains  et  une  chapelle  où 
vous  serez  enterré  quand  Dieu  vous  rappellera  >>. 

Don  Pedro  loua  grandement  sa  femme  de  tant  de  sollicitude  et  de 
prévoyance,  et  il  en  fut  par  la  suite  comme  elle  l'avait  pensé  et  ordonné. 

Que  reste-t-il  de  la  maison  des  champs  construite  par  Dofia  Mencia? 
Peu  de  chose  probablement.  En  revanche,  Burgos  possède  encore  le 
palais  connu  sous  le  nom  de  palais  du  Cordon  à  cause  du  cordon  de 
Saint-François  dont  les  enroulements  et  les  nœuds  sculptés  dans  la 
pierre  ornent  l'archivolte  et  le  tympan  de  la  porte  d'entrée.  Ce  superbe 
édifice  se  dresse  sur  la  place  dite  de  la  Liberté.  Il  est  bâti  en  pierre 
grise,  formé  d'un  soubassement  et  d'un  seul  étage  et  flanqué  aux 
quatre  angles  de  ces  tours  carrées  ou  torrejones  qui  caractérisent  les 
palais  de  la  grandesse  espagnole.  Les  murs,  autrefois  aveugles  ou  percés 
de  meurtrières,  portent  d'horribles  déchirures  pratiquées  au  siècle 
dernier,  sous  prétexte  de  donner  du  jour  à  la  Capitainerie  générale,  et 
présentent  des  balcons  plus  déplaisants  encore  que  les  fenêtres. 
Par  bonheur,  les  parties  supérieures  des  murailles  ont  été  épargnées 
et  les  yeux  s'arrêtent  charmés  sur  la  balustrade  formée  de  fleurons 
et  de  croix  de  Saint- André,  en  souvenir  de  la  prise  de  Baza  enlevé  aux 
Mores  par  un  Velasco  le  jour  de  la  fête  de  l'Apôtre.  Les  tours,  au 
sommet  desquelles  s'ouvrent  des  galeries  couvertes  ménagées  pour 
l'observation  et  la  défense,  portent  un  couronnement  orné  de  lions 
héraldiques  séparés  par  des  fers  de  lance.  De  magnifiques  écus  surmontés 
d'un  cimier  empanaché  s'appliquent  à  leurs  angles  et  les  embrassent 
de  leurs  riches  ornements. 

D'un  côté,  les  armes  de  Velasco  sont  soutenues  par  un  lion,  alors 

(444) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

qu'un  hippogriffe  veille  sur  celles  des  Mendoza.  L'effet  de  ces  sculp- 
tures en  haut-relief  est  d'une  rare  puissance  décorative.  Jamais  la 
noblesse  française  n'a  disposé  ses  blasons  avec  un  art  aussi  bien 
approprié  à  leur  destination. 

Cette  belle  ordonnance  est  l'œuvre  de  Mahomet  de  Ségovie,  un 
architecte  arabe  plus  ou  moins  bien  converti.  Dès  sa  construction, 
le  palais  du  Cordon  fut  habité  par  la  famille  de  Velasco,  très  flère  d'y 
recevoir  ses  souverains  quand  ils  venaient  à  Burgos.  Les  Rois  Ferdi- 
nand et  Isabelle  l'inaugurèrent,  y  reçurent  des  ambassades  et  y 
célébrèrent  l'union,  hélas  !  si  courte,  du  Prince  Don  Juan  avec  Mar- 
guerite d'Autriche.  Ici  encore,  Christophe  Colomb,  de  retour  de  son 
second  voyage,  rendit  hommage  aux  Rois  comme  il  l'avait  fait  à  Barce- 
lone lors  de  sa  première  expédition.  Dans  ses  murs  mourut  Philippe 
le  Beau,  le  volage  époux  de  la  Reine  Juana,  le  père  de  Charles-Quint. 
Que  de  souvenirs  glorieux  ou  lamentables  accumulés  derrière  ces 
murailles  grises  ! 

La  longue  survie  du  gothique  en  Espagne  s'explique  par  la  résis- 
tance que  le  caractère  national  oppose  aux  innovations  ;  elle  tient  aussi 
à  la  beauté  des  constructions  ogivales  et  à  leur  harmonie  parfaite  avec 
le  sentiment  chrétien.  La  France,  à  cette  même  époque,  élève  peu 
d'églises  dans  le  style  pur  de  la  Renaissance  ;  Saint-Maclou  de  Rouen, 
Saint-Michel  de  Dijon,  Saint-Gervais  de  Paris  montrent  combien 
notre  pays,  lui  aussi,  resta  longtemps  attaché  au  style  admirable  qui  lui 
avait  donné  tant  de  chefs-d'œuvre. 

L'introduction  dans  l'architecture  espagnole  du  style  de  la  Renais- 
sance ou  style  piateresque  est  due  à  Enrique  de  Egas,  fils  du  maître 
majeur  de  la  cathédrale  de  Tolède.  Bien  qu'élevé  par  son  père  dans 
la  tradition  ogivale,  il  fut  séduit  par  l'art  que  Pedro  Diez  avait  apporté 
d'Italie,  et  s'en  inspira  sans  l'imiter  dans  la  construction  des  collèges 
de  Santa  Cruz  et  de  San  Gregorio  de  Valladolid,  dans  l'ornementation 
de  la  façade  de  San  Pablo,  dans  le  magnifique  hôpital  de  Santiago,  à 
l'Université  de  Salamanque  et  dans  une  suite  de  monuments  dont  les 
Rois  Catholiques  dotèrent  presque  toutes  les  villes  de  leur  royaume. 

D'une  manière  générale,  les  caractéristiques  du  piateresque  sont 
les  courbes  et  contre-courbes  brisées  et  les  accolades  introduites 
par  des  architectes  musulmans,  l'anse  de  panier  et  la  plate-bande  qui 
accusent  une  réaction  violente  contre  les  voussures  surhaussées  de 
la  période  ogivale,  puis  les  fûts  de  colonne  tournés  en  balustre,  cannelés 
ou  salomoniques,  tantôt  lisses,  tantôt  ornés  de  sculptures,  les  chimères, 
les  médaillons  androcéphales  et  les  balustrades  ajourées.  Ce  dernier 

(445) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

motif  rappelle  les  couronnements  crételés  des  combles  gothiques, 
ou  mieux  encore  il  est  la  traduction  ornementale  des  cours  de  merlons 
qu'offrent  certains  édifices  musulmans.  Ce  sont  aussi  les  arcades  de 
tout  style,  les  torrejones  et  les  grands  écus  héraldiques  des  demeures 
seigneuriales,  les  fenêtres  d'angle  et  les  belles  grilles  scellées  devant 
les  baies  des  étages  inférieurs  des  maisons  qui  donnent  une  saveur 
si  délicate  aux  façades  plateresques.  Nous  avons  retrouvé  quel- 
ques-uns de  ces  caractères  au  palais  du  Cordon  ;  ils  vont  se  développer 
et  prendre  une  importance  de  jour  en  jour  plus  grande  jusqu'au 
moment  où  Isabelle,  presque  à  la  fin  de  sa  vie  et  désireuse  d'achever 
à  Tolède  l'hospice  de  Santa  Cruz,  projeté  par  son  fidèle  ministre,  le 
Cardinal  de  Mendoza,  accepte  de  l'architecte  une  modénature  et  des 
ornements  franchement  italiens,  bien  que  l'ébrasement  de  la  porte 
d'entrée,  d'un  caractère  très  monumental,  soit  encore  orné  de  statues 
disposées  à  la  manière  gothique. 

Les  charmes  de  l'architecture  plateresque,  bien  distincte  de  l'archi- 
tecture de  la  Renaissance  italienne,  toujours  un  peu  froide  dans  sa 
belle  tenue,  séduisirent  l'Espagne  et  les  constructeurs  ;  la  noblesse 
s'en  éprit,  et  l'on  trouverait  peu  de  maisons  aristocratiques,  édifiées 
depuis  le  dernier  quart  du  XVe  siècle  jusqu'au  milieu  du  XVIe,  qui  ne 
soient  conçues  dans  ce  style  élégant  et  distingué.  A  Burgos,  la  Casa 
Miranda,  située  dans  le  barrio  de  la  Vega,  en  est  un  des  plus  charmants 
modèles.  La  porte  extérieure,  la  fenêtre  qui  la  surmonte,  le  patio, 
l'escalier  laissent  deviner  quelle  devait  être  sa  beauté.  L'ornementa- 
tion rappelle  celle  de  la  Casa  de  los  Cubos  située  dans  la  rue  Fernand- 
Gonzâlez,  et  dont  il  ne  reste  que  la  façade.  Toutefois,  le  style  en  est 
moins  capricieux  ;  les  écus  héraldiques  se  sont  redressés  au  lieu  d'être 
disposés  en  biais  ;  sur  les  tympans  apparaissent  ces  têtes  sculptées 
dans  les  profondeurs  d'un  médaillon  circulaire  et  qui  seront  désormais 
un  des  principaux  éléments  décoratifs  des  constructions  publiques  ou 
privées. 

Au  style  plateresque  appartiennent  encore  ces  bijoux  architec- 
toniques  dont  les  formes  très  élégantes  ne  sauraient  fatiguer  l'admi- 
ration et  ne  vieilliront  jamais  :  à  Ségovie,  la  Casa  de  los  Picos,  dont 
les  pierres  sont  taillées  en  pointe  de  diamant,  et  où  le  corps  muni- 
cipal attendait  les  Rois  quand  ils  venaient  habiter  l'Alcazar  ;  dans  la 
même  ville,  la  demeure  de  l'infortuné  Juan  Bravo,  le  fameux  comu- 
nero  décapité  en  1521  ;  à  Salamanque,  l'Université,  la  porte  de  la  cathé- 
drale où  se  détachent,  au  milieu  de  rinceaux  légers,  les  médaillons  de 
Ferdinand  et  d'Isabelle  ;  la  tour  du  Clavero,  bâtie  en  1480,  tout  ce 

(446) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

qui  reste  du  palais  du  trésorier  Francisco  de  Sotomayor,  Commandeur 
d'Alcantara  ;  la  Casa  de  las  Couchas,  aux  murs  extérieurs  parsemés 
de  coquilles  et  percés  de  fenêtres  exquises  défendues  pai  d<  nlles, 
véritables  merveilles  de  ferronnerie  ;  puis  encore  l'immense  palais  de 
Monterey,  Vice-Roi  du  Mexique,  —  une  aile  seulement  a  été  bâtie, 
sur  les  quatre  qui  avaient  été  projetées  ;  —  le  collège  de  San  Gregorio 
de  Valladolid  ;  le  monastère  de  San  Marcos,  la  sacristie  et  le  cloître 
de  la  cathédrale,  le  palais  des  Guzmân,  à  Léon;  à  Séville,  Santa  Paula, 
fondée  en  1475  par  Isabel  Enriquez,  Marquise  de  Montemayor,  et 
dont  le  portail  fut  décoré  par  le  sculpteur  Pedro  Millân  et  le  céramiste 
Niculoso  Pisano  ;  la  maison  de  Dona  Maria  la  Brava,  sur  une  place 
de  Salamanque,  avec  sa  porte  surmontée  d'un  encadrement  délicat 
où  se  jouent  des  boules  en  saillie  dans  la  gorge  et  que  parent  trois 
écus  se  détachant  sur  une  litre  fleurie  ;  à  Barcelone,  le  palais  Dal- 
masés  ;  à  Esteila,  toute  une  suite  de  palais  abandonnés  dont  les  portes 
superbes  s'ouvrent  sur  la  Rua  et  qu'habitent,  quand  une  âme  veut  bien 
y  vivre,  la  population  la  plus  pauvre  de  la  cité. 

Quant  aux  collèges  plateresques  élevés  à  Salamanque,  ils  ne  se 
compteraient  pas  si  la  guerre  n'avait  promené  sa  torche  dans  la  plu- 
part d'entre  eux.  Quelques-uns  de  ces  édifices  sont  postérieurs  au 
règne  d'Isabelle,  mais  ils  dérivent  si  directement  du  style  inauguré 
durant  les  dernières  années  de  sa  vie  qu'on  est  autorisé  à  les  rattacher 
au  grand  mouvement  architectonique  qui  se  manifesta  en  même  temps 
que  s'ouvrait  pour  les  Espagnes  une  ère  de  puissance  et  de  richesse 
incomparables. 

Pendant  que  le  style  plateresque  conquérait  la  faveur  de  la  noblesse 
et  de  la  riche  bourgeoisie  et  couvrait  d'une  charmante  efflorescence 
les  palais  et  les  demeures  particulières,  le  style  mudéjar,  bien  loin  d'être 
abandonné,  donnait  encore  des  preuves  magnifiques  de  sa  vitalité  dans 
l'ornementation  et  même  la  structure  d'une  tour  superbe,  destinée  à 
porter  une  horloge,  la  tour  Neuve  de  Saragosse.  Commencée  en 
1504,  l'année  même  de  la  mort  d'Isabelle,  sur  les  plans  et  sous  la  direc- 
tion de  cinq  architectes  ou  maîtres  maçons,  deux  Chrétiens,  Gabriel 
Gornbao  et  Juan  de  Sarinera,  un  Israélite,  Ince  de  Gali,  et  deux  Mu- 
sulmans, Esmez  Ballabar  et  maestre  Monferriz,  elle  fut  élevée  en 
quinze  mois,  mais  elle  ne  fut  terminée  et  l'horloge  définitivement 
réglée  qu'en  1512,  huit  ans  après  la  décision  du  Conseil  qui  en  avait 
ordonné  l'édification. 

La  tour  a  été  démolie  en  1887  sous  prétexte  d'insolidité.  De  son 
vivant,   elle  était   octogonale  depuis  la  base  jusqu'aux  deux  tiers 

(447) 


ISABELLE   LA    GRANDE 

de  la  hauteur  ;  à  partir  de  ce  point,  elle  s'amincissait,  comportait 
seize  pans  et  ne  retrouvait  sa  forme  octogonale  qu'à  son  couronnement. 
Cantonnés  aux  angles  de  la  corniche,  huit  écussons  aux  armes  de  la 
ville  portaient  des  lions  rampants  et  la  couronne  royale  qui  résumaient 
les  souvenirs  et  les  aspirations  de  Saragosse.  Un  escalier  hélicoïdal, 
construit  en  même  temps  que  les  épaisses  murailles,  éclairé  par  des 
fenêtres  élégantes,  conduisait  au  sommet.  Il  débouchait  sur  un  balcon 
dont  la  rampe,  associée  à  la  corniche,  interrompue  par  des  échauguettes 
ornementales,  entourait  un  dôme  de  plomb  surmonté  d'une  croix. 
L'édifice,  construit  en  briques  roses,  était  orné  d'entrelacs  délicats 
obtenus  par  la  saillie  des  matériaux  et  traités  avec  cette  habileté 
particulière  aux  maçons  mudéjars,  héritiers  indirects  mais  fidèles  des 
ouvriers  persans.  Soit  que  le  massif  de  fondation  sur  lequel  on  avait 
assis  la  construction  n'eût  pas  assez  d'empattement,  soit  que  le  sol  ne 
présentât  pas  une  résistance  uniforme,  la  tour,  à  peine  bâtie,  s'inclina 
de  neuf  pieds  aragonais.  Les  architectes,  surpris  de  la  voir  encore  debout, 
se  glorifièrent  de  ce  résultat  et  prétendirent  qu'ils  l'avaient  cherché 
et  voulu.  S'ils  eussent  dévoilé  leur  projet,  ajoutèrent-ils,  on  les  eût 
empêché  de  le  mettre  à  exécution  ;  ils  avaient  préféré  se  taire. 

Leur  discrétion  fut  sans  doute  imitée  par  les  architectes  des  tours 
d'Alarcon,  d'Alcaniz,  de  Calatayud  et  d'Ateca,  sans  parler  de  Pise,  de 
Bologne  et  de  Mantoue,  en  Italie,  qui  possèdent  aussi  des  tours  inca- 
pables de  lutter  d'inclinaison  avec  celle  d'une  capitale,  bien  qu'elles 
professent  pour  la  verticale  un  mépris  accusé. 

A  partir  de  sa  construction,  la  tour  Neuve  devint  l'orgueil  des 
Aragonais.  On  l'embellit,  on  remplaça  ses  cloches,  on  perça  ses  mu- 
railles pour  faciliter  l'ascension  de  ces  masses  de  bronze.  On  la  décora 
d'un  chapeau  en  plomb,  on  changea  la  position  de  la  porte  d'entrée, 
ainsi  qu'en  témoigne  une  inscription  commémorative.  Peut-être  tant 
d'amour  lui  fut-il  funeste,  mais,  durant  sa  longue  existence,  il  n'est 
pas  un  événement  local  auquel  elle  n'ait  pris  part.  Jadis  la  grande  voix 
de  ses  cloches  d'airain  annonçait  les  entrées  des  Rois  qui,  depuis 
Charles-Quint,  venaient  jurer  le  maintien  des  fueros  d'Aragon  avec 
la  secrète  pensée  d'en  restreindre  les  effets.  Au  début  du  siècle  dernier, 
luttant  de  sonorité  avec  les  canons  français,  elle  appelait  aux  armes, 
signalait  le  péril  partout  où  il  se  présentait,  bravait  la  canonnade, 
exaltait  jusqu'au  délire  le  patriotisme  des  défenseurs  de  la  place.  Elle 
a  péri  de  mort  violente  avant  d'avoir  atteint  quatre  cents  ans,  con- 
damnée par  la  politique  et  sacrifiée  aux  intérêts  d'un  fabricant  de 
chaussures  dont  elle  assombrissait  les  ateliers. 

(448) 


TOMBEAU    DE    DON    JUAN    DE    PADILLA. 

par   Gii    de   Syloe. 

(Musée  municipal  de  Eurgos.) 


Isabelle  la    Grande. 


PL.  XXXVII.   l'ACE  44S 


CI. 

I.  Laurent. 

MISSEL    D'iSABELLE    LA    CATHOLIQUE. 

(Bibliothèque  du  Palais,  Madrid.) 

Isabelle  la  iji<  \m.i.. 


Pl.  XXXVIII.  L'AGE  449. 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

Du  xve  siècle  ou  des  premières  années  du  XVIe  datent  encore  la 
tour  de  la  Madeleine  qui  rappelle,  par  ses  formes  carrées,  les  très  anciens 
minarets  ;  les  tours  de  Saint- Jean  et  de  Saint-Paul,  de  Saint-Gil,  de 
Saint-Michel  des  Navarrais,  bâtie  dans  le  quartier  juif  et  dont  les  pare- 
ments ornés  de  mosaïques  mudéjares  ont  le  mérite  de  s'élever  au- 
dessus  d'une  façade  de  même  style.  Puis,  un  peu  plus  tard,  la  nouvelle 
coupole  de  la  cathédrale  de  Burgos,  datée  de  1567  et  détachée,  semble- 
t-il,  d'une  mosquée  persane. 

La  belle  survie  du  gothique,  l'épanouissement  du  mudéjar,  la  nais- 
sance et  la  prospérité  du  plateresque,  dont  l'existence  ne  se  prolongea 
guère  au  delà  du  siècle  illuminé  par  le  génie  de  la  grande  Reine,  font 
de  l'époque  qu'ils  se  partagèrent  la  période  la  plus  florissante  de 
l'architecture  espagnole.  Il  importait  de  le  rappeler. 

Malgré  le  luxe  déployé  dans  sa  construction,  la  demeure  seigneu- 
riale, grande,  haute,  conserve  l'aspect  extérieur  d'un  ouvrage  mili- 
taire. Les  longues  murailles  aveugles  ou,  pour  mieux  dire,  les  courtines, 
les  tours  d'apparat  qui  s'élèvent  aux  extrémités  et,  parfois  même,  au- 
dessus  de  la  porte,  la  balustrade  découpée  où  survivent  les  merlons, 
la  galerie  supérieure,  dernière  expression  du  chemin  de  ronde  case- 
maté  et  des  bretèches,  comme  les  écus  héraldiques  accrochés  aux 
saillants  des  tours,  sont  hérités  du  vieux  château  féodal. 

A  l'intérieur,  le  vestibule  d'entrée,  avec  ses  brisures  et  ses  coudes, 
rappelle  les  barbacanes,  comme  les  chaînes  qui  condamnent  la  porte 
et  que  leurs  gardiens  abaissent  devant  les  cavaliers  de  haut  lignage 
sont  les  derniers  vestiges  du  pont-levis  que,  faute  de  fossé,  on  ne  pouvait 
établir  dans  les  villes.  Enfin,  il  ne  faut  aucun  effort  pour  assimiler  à  la 
place  d'armes  la  cour  centrale  ou  patio.  Les  cortèges  et  les  escortes  s'y 
formaient  ou  s'y  disloquaient  à  l'aise,  quel  que  fût  le  nombre  des  che- 
vaux ou  des  litières  amenés.  Quant  aux  carrosses,  rien  n'était  préparé 
pour  les  recevoir.  Il  est  vrai  que  l'Espagne  des  Rois  Catholiques  ne  les 
connaissait  pas.  Durant  quelques  mois,  la  Cour  avait  bien  vu  celui  de 
Mme  Marguerite  d'Autriche,  mais  la  jeune  femme,  devenue  veuve 
du  Prince  héréditaire,  l'avait  ramené  en  Flandre  quand  elle  avait  aban- 
donné sans  idée  de  retour  le  pays  que  sa  beauté  avait  un  moment 
illuminé. 

Au  rez-de-chaussée  se  trouve  le  ricibidor,  où  s'arrêtent  les  personnes 
à  qui  l'entrée  des  appartements  est  interdite.  A  l'étage  principal,  se 
groupent  les  pièces  nommées  de  ropa,  de  ftlata,  de  tapices,  en  raison 
des  vêtements,  de  l'argenterie,  des  tapisseries  que  l'on  y  conserve  dans 
des  coffres  habillés  de  cuir,  bardés  de  fer  et  décorés  de  clouteries  de 

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ISABELLE  LA    GRANDE 

cuivre.  Encore  plus  haut,  à  l'abri  des  coups  de  main,  éclairés  seule- 
ment sur  le  patio,  sont  disposés  les  véritables  appartements.  Ils  se 
composent  des  salons  placés  à  l'entrée,  puis  viennent  la  salle  à  manger 
entourée  de  buffets  et,  à  la  suite,  les  aposentos  ou  chambres  à 
coucher,  en  nombre  considérable  et  à  chacune  desquelles  est  joint  un 
retrete. 

Le  seigneur  prenait  son  premier  repas  dans  Yaposento,  y  trouvait 
ses  objets  de  toilette,  son  livre  d'heures  et  s'y  habillait,  entouré 
d'un  nombreux  personnel  d'officiers  et  de  serviteurs.  Le  retrete  ou 
cabinet,  dont  le  nom  est  donné  de  nos  jours  en  Espagne  à  une  pièce 
utile,  mais  fréquentée  seulement  dans  certaines  circonstances  particu- 
lières, était  garni  d'un  meuble  qui  justifiait  son  nom  et  à  l'entretien 
duquel  était  préposé  un  serviteur  spécial. 

Malgré  son  affectation  intime,  le  retrete  était  la  pièce  où  le  seigneur 
déjeunait,  où  parfois  il  se  faisait  servir  quelques  pâtisseries,  des 
friandises,  des  fruits,  et  où  il  changeait  de  vêtements  quand  Yaposento 
et  le  lit  étaient  faits. 

A  l'époque  immortalisée  par  les  prouesses  de  la  chevalerie  espa- 
gnole, les  soins  de  propreté  n'étaient  pas  en  grand  honneur.  Du  moins 
le  Roi  d'Aragon,  Don  Fernando  de  Antequera  (1410-1416),  ne  se 
baigna  qu'une  fois,  le  jour  où  il  se  confessa  et  communia  pour  se  pré- 
parer à  l'acte  religieux  du  couronnement,  et  rien  n'indique  que  ce 
respect  des  ablutions  ait  été  exceptionnel.  Antérieurement,  les  auteurs 
parlent  bien  de  thermes  privés  et  publics,  mais  l'usage  en  avait  été 
emprunté  aux  Musulmans  et  s'était  perdu. 

Les  plus  belles  pièces  étaient  couvertes  en  charpentes  peintes 
et  dorées  ou  en  caissons  également  polychromes  et  de  style  mudéjar. 
Aux  lambris  brillaient  des  revêtements  de  faïence  (azulejos)  d'une 
grande  richesse  de  ton  ;  aux  murs  s'accrochaient  soit  des  cuirs  de 
Cordoue  (guadamecis) ,  soit  des  tapisseries  venues  en  majorité  des 
Flandres.  Sur  les  dallages  étaient  jetés  de  riches  tapis  mudéjars 
et  des  coussins  qui,  pendant  longtemps,  servirent  de  siège  dans  l'inti- 
mité, les  fauteuils  et  les  chaires  étant  des  meubles  d'apparat .  Presque 
pas  de  cheminées.  A  leur  place,  des  braseros  où,  l'hiver,  brûlaient  du 
charbon  de  bois  très  dur  et,  suprême  élégance,  des  noyaux  d'olives. 
Enfin,  devant  les  baies,  des  portières  raides,  matelassées,  interrom- 
paient ou  du  moins  contrariaient  les  courants  d'air.  Quant  a-ux  pièces 
secondaires,  elles  étaient  blanchies  à  la  chaux,  couvertes  d'un  plancher 
et  dallées  en  carreaux  vernissés,  assemblés  à  la  moresque. 

Si,  de  l'intérieur,  on  revient  à  l'extérieur,  les  pentures,  les  clous 

(450) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

des  portes,  les  grilles  des  fenêtres,  les  balcons,  les  chaînes,  les  fanaux 
de  fer  forgé  et  ciselé  sont  de  véritables  œuvres  d'art. 

La  maison  de  la  bourgeoisie  reproduisait  sur  une  échelle  très 
réduite  quelques  dispositions  des  palais.  Avec  sa  galerie  en  attique 
très  surbaissée,  sa  porte  aux  lourds  claveaux,  sa  façade  aveugle, 
elle  aussi  était  conçue  pour  la  défense,  et  l'on  devine  que  ses  habitants 
n'osaient  regarder  dans  la  rue  que  par-dessus  le  balcon  de  la  galerie 
supérieure. 

La  demeure  la  plus  modeste,  celle  où  logeaient  la  petite  industrie 
et  le  commerce  de  détail,  comportait  une  cave  et,  au  rez-de-chaussée, 
un  magasin,  un  éventaire  et  un  escalier.  Les  autres  étages  étaient 
construits   en  encorbellements  successifs  et  portés  sur  des  consoles. 

Dans  le  Sud,  les  ordonnances  royales  mentionnent  des  maisons 
qu'elles  désignent  sous  le  nom  de  casa  comûn  (maison  commune)  et  qui 
furent  connues  ultérieurement  sous  le  nom  de  corral.  Parfois  elles  étaient 
habitées  par  plus  de  cent  personnes. 

La  sécurité  dont  Isabelle  fit  jouir  l'Espagne  eut  pour  effet  d'intro- 
duire une  modification  décisive  dans  l'architecture  privée.  Les  sombres 
façades  furent  percées  d'ouvertures,  une  au  moins  dans  les  palais, 
et  alors  très  ornée,  très  élégante,  et  plusieurs  dans  les  demeures  bour- 
geoises. En  même  temps,  des  grilles  d'une  suprême  élégance  furent 
disposées  devant  les  fenêtres.  Dans  le  Nord  s'introduisit  ou  se  déve- 
loppa l'usage  d'asseoir  sur  des  arcades  les  façades  extérieures. 

Le  palais,  le  château,  la  maison  étaient,  à  des  degrés  divers,  les 
héritiers  de  la  forteresse,  mais  aussi  de  la  maison  antique  et  de  la  mai- 
son musulmane.  C'est  que  non  seulement  les  arts,  la  langue,  la  littéra- 
ture, le  costume,  mais  aussi  les  croyances,  les  mœurs  s'étaient  modifiés 
au  contact  des  conquérants.  Les  fils  de  l'Espagne  catholique  apprirent 
à  placer  l'honneur  du  mari  et  de  la  famille  dans  l'inviolabilité  toute 
factice  et  conventionnelle  du  gynécée;  ils  condamnèrent  la  femme  forte 
de  l'Évangile  à  y  vivre  sous  le  soupçon  injurieux  et  à  y  souffrir  de  la 
jalousie  injuste  et  meurtrière  que  les  mœurs  de  l'Islam  polygame 
avaient  portée  au  paroxysme.  Sous  cette  influence,  la  demeure  s'était 
fermée  et  la  dame,  reléguée  dans  un  véritable  harem,  avait  été  soumise 
à  une  clôture  d'autant  plus  sévère  que  la  camerera  mayor  et  quelques 
servantes  peu  sûres  en  avaient  seules  la  surveillance.  On  s'explique 
ainsi  les  reproches  amers  adressés  aux  dames  qui  sortaient  de  leur 
paiais  pour  aller  à  l'église,  alors  qu'elles  devaient  assister  aux  offices 
dans  leur  oratoire  ;  on  s'explique  le  voile  épais  dont  la  mantille  est 
l'élégante  transformation   et   dans   les   plis   duquel  s'enveloppèrent 

(45i) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

longtemps  les  femmes  de  qualité.  Au  milieu  du  xvme  siècle,  elles  le 
gardaient  encore  au  théâtre,  bien  que  des  loges  spéciales  leur  fussent 
affectées.  Si  la  fenêtre  des  palais  qui  s'ouvre  'au-dessus  de  la  porte, 
vers  l'époque  d'Isabelle  présente  une  riche  décoration,  c'est  que  la 
dame  y  passe  de  longues  heures  et  que,  à  la  suite  d'un  relâchement 
dans  la  sévérité  des  mœurs,  on  tolère  qu'elle  y  cherche  une  distrac- 
tion à  son  oisiveté  et  qu'elle  entre  par  cette  unique  baie  en  communi- 
cation avec  le  monde  extérieur. 

Ne  croit-on  pas  rêver  en  apprenant  que,  dans  les  dîners  d'apparat 
où  les  dames  étaient  conviées,  les  plats  innombrables  dont  se  compo- 
sait le  festin  leur  étaient  servis  chez  elles,  ce  qui  donnait  Heu  à  des  caval- 
cades de  valets  et  à  des  processions  de  serviteurs,  magnifique  spectacle 
qu'elles-mêmes  contemplaient  du  haut  de  l'unique  fenêtre  de  leur 
demeure.  La  complication  était  grande,  mais  du  moins  on  évitait  aux 
invitées  la  gêne  des  regards  étrangers  et,  par  surcroît,  l'ennui  d'appor- 
ter la  vaisselle  dont  elles  auraient  usé,  précaution  que  devait  prendre 
leur  seigneur  et  maître.  Enfin,  même  dans  la  bourgeoisie,  si  le  chef 
de  famille  recevait  des  personnages  devant  qui  toutes  les  portes 
s'ouvraient,  sa  femme  et  sa  fille  restaient  cachées  au  fond  d'appar- 
tements soigneusement  clos,  et  un  hôte  jouissait  d'une  faveur 
immense  et  bien  rare  quand  il  obtenait  que  les  unes  ou  les  autres 
lui  fussent  présentées.  Il  n'y  a  pas  encore  longtemps,  dans  le  Sud  de 
l'Espagne,  les  jeunes  femmes  ne  sortaient  guère  de  chez  elles  que  le  soir. 
La  conservation  de  leur  teint  nacré  n'était  pas  en  jeu,  mais  elles  ne 
couraient  pas  ainsi  le  risque  d'être  vues  et  désirées. 

Du  règne  des  Rois  Catholiques  date  également  un  magnifique 
épanouissement  dans  l'art  de  la  sculpture  monumentale  consécutif  à 
l'élan  donné  à  l'architecture.  Avant  même  que  la  Reine  eût  entrepris 
l'embellissement  de  la  Cartuja  transformée  en  nécropole  royale  vers 
l'année  1475,  Nufro  Sanchez  avait  projeté  et  commencé  les  superbes 
stalles  du  chœur  de  la  cathédrale  de  Séville,  que  termina  quatre  ans 
plus  tard  le  maître  Dancart. 

Nufro  Sanchez  ne  mit  pas  son  unique  soin  à  faire  de  belles 
œuvres  ;  il  laissa  des  élèves  fiers  de  suivre  son  enseignement  et,  parmi 
eux,  Pedro  Millân  qui  devait  le  surpasser.  A  ce  dernier  sont  dues  les 
magnifiques  statues  du  cimborio  de  la  cathédrale,  dont  un  grand  nombre 
furent  écrasées  dans  l'effondrement  de  cette  partie  de  l'édifice  (1502). 
Celles  qui  ont  échappé  à  la  catastrophe,  les  statues  qui  ornent  les  portes 
du  Bautismo  et  du  Nacimiento,  une  Vierge  conservée  dans  une  chapelle 
sont  les  témoignages  de  son  magnifique  talent.  Ses  œuvres  modelées 

(452) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

dans  l'argile  montrent  à  quelle  maîtrise  de  son  art  avait  atteint  leur 
auteur.  Le  style  de  Pedro  Millân  est  celui  d'un  artiste  élevé  dans  la 
tradition  bourguignonne  de  la  fin  du  xv°  siècle.  Il  semble  que  Clauss 
Sluter  se  soit  levé  d'entre  les  morts  pour  revivre  en  lui. 

Antérieurement  à  cette  époque,  de  grands  artistes,  dont  les  œuvres 
étaient  jusque-là  éparses,  indépendantes  les  unes  des  autres,  s'étaient 
réunis  pour  créer  le  retable  qu'ils  avaient  dressé  somptueux  derrière 
les  autels  des  cathédrales.  Certes  l'Espagne  ne  fut  pas  seule  à  les 
concevoir,  les  Flamands  l'avaient  précédée  ;  mais  nulle  part  ces  superbes 
compositions  ne  prirent  l'importance,  les  dimensions,  la  magnificence 
que  leur  donnèrent  le  clergé,  les  fidèles  et  les  artistes  unis  dans  la 
même  exaltation  religieuse.  Le  retable  est  comme  la  synthèse  glo- 
rieuse des  arts  de  l'Espagne.  L'architecture  y  déploie  sa  noblesse  et  sa 
grandeur;  des  peintures  parfois  excellentes,  caractérisées  par  une  grâce 
et  un  charme  naïf,  s'y  marient  à  des  bas-reliefs  où  l'artiste  épuise 
les  ressources  du  ciseau,  qu'il  s'agisse  de  tailler  le  marbre,  l'albâtre 
ou  le  bois  ;  la  dorure  et  la  polychromie  en  rehaussent  la  richesse.  Leurs 
proportions  deviennent  immenses.  Les  groupes  et  les  ornements  qui 
les  couronnent  se  perdent  dans  le  lointain  des  hautes  voûtes  ogivales, 
sans  que  leur  exécution  trahisse  la  fatigue  ou  la  défaillance. 

Pourtant  l'origine  du  retable  avait  été  modeste.  Une  étude  atten- 
tive conduit  à  reconnaître  dans  ses  éléments  constitutifs  ceux  de  ces 
diptyques  et  de  ces  triptyques  d'ivoire,  d'argent  ou  d'émail  que  les 
paladins  emportaient  à  la  guerre,  que  les  prêtres  déployaient  au- 
dessus  des  autels  portatifs  au  moment  d'engager  une  bataille  contre 
les  Mores  et  devant  lesquels  ils  priaient  le  Dieu  des  batailles  de  faire 
triompher  la  Croix  sur  le  Croissant  maudit.  C'est  ainsi  que  la  partie 
centrale  du  retable  primitif  comporte  un  sujet  traité  en  haut -relief, 
tandis  que  les  côtés,  constitués  par  des  ailes  ou  volets  destinés  à  se 
rabattre  sur  le  tableau  principal,  accusent  la  fonction  qui  leur  était 
destinée. 

Plus  tard,  les  retables  ayant  été  fixés  à  demeure  au-dessus  des 
autels,  les  volets,  devenus  inutiles,  se  transformèrent  en  cadres  très 
fouillés,  jusqu'au  jour  où,  toute  distinction  se  perdant  entre  les  diverses 
parties  de  l'ancien  triptyque,  les  artistes  leur  donnèrent  une  magni- 
ficence en  harmonie  avec  celle  du  tableau  central. 

Le  plus  beau  retable  terminé  sous  le  règne  d'Isabelle  est  celui  qu'elle 
fit  élever  au-dessus  de  l'autel  de  la  chapelle  de  Miraflores,  cette  sorte 
de  reliquaire  où  elle  donna  le  dernier  repos  à  ceux  qui  lui  étaient 
chers.  Commencé  en  1490,  il  est  dû  à  la  collaboration  de  Diego  de  la 

(453) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Cruz  et  de  Gil  de  Siloé.  Son  ordonnance  est  grandiose.  Au  sommet 
vole  le  pélican  symbolique  ;  à  droite  une  Reine  et  à  gauche  un  Pontife 
soutiennent  les  bras  de  la  croix.  Au  centre,  entouré  d'une  couronne 
d'anges  qui  accourent  pour  recueillir  le  précieux  sang,  apparaît  un 
Christ  que  pleurent  la  Vierge  et  saint  Jean.  Sur  les  côtés  sont  sculptés 
des  bas- reliefs  se  rattachant  à  la  vie  du  Sauveur,  des  apôtres  et  des 
évangélistes.  Enfin,  à  droite  et  à  gauche,  le  Roi  et  la  Reine  en  prière, 
celle-ci  sous  la  protection  d'une  sainte,  celui-ci  gardé  par  Santiago, 
patron  de  l'Espagne.  Le  retable  vaut  surtout  par  l'originalité  et  la 
nouveauté  de  la  composition  et  par  sa  polychromie  enrichie  de  dorures 
exécutées,  suivant  la  tradition,  avec  le  premier  or  que  Christophe 
Colomb  avait  rapporté  du  Nouveau  Monde.  Le  Christ,  qui  est  d'un  beau 
sentiment,  couvre  peut-être  sa  divinité  sous  un  masque  trop  réaliste, 
tandis  que  l'anatomie  du  corps  est  loin  d'être  irréprochable.  On  sent,  en 
le  voyant,  à  quelles  difficultés  se  heurtaient  les  artistes  qui  voulaient 
étudier  le  corps  humain.  La  Vierge  est  bien  supérieure  au  Christ  ;  elle 
est  à  la  fois  douloureuse  et  tendre. 

Les  bas-reliefs  où  sont  représentés  Don  Juan  II  et  Doha  Isabel 
de  Portugal  n'ont  qu'une  valeur  documentaire.  La  figure  la  mieux 
venue  est  celle  d'une  sainte  placée  à  gauche  dans  le  soubassement. 
Gracieuse,  élégante  dans  son  attitude  comme  dans  le  rendu  du  visage 
et  des  étoffes,  elle  dénote  l'inspiration  et  la  main  d'un  grand  artiste. 
Ne  serait-elle  pas  le  morceau  que  Gil  de  Siloé  aurait  présenté  aux 
juges  comme  il  concourait  pour  obtenir  la  commande  du  monument? 
Avec  ses  belles  statues,  ses  couleurs  encore  magnifiques,  ses  ors  étin- 
celants,  le  retable  semble  édifié  d'hier,  tout  en  gardant  l'harmonie 
que  jettent  les  siècles  sur  les  œuvres  d'art. 

Devant  l'autel  que  surmonte  le  retable,  se  trouve  le  tombeau.  Sur 
la  dalle  funéraire  en  forme  d'étoile  à  huit  pointes  d'origine  orientale 
reposent,  à  peu  près  à  hauteur  d'homme,  les  deux  effigies  royales  séparées 
par  une  dentelle  de  pierre  précieusement  ajourée.  Le  manteau  qui 
enveloppe  le  Monarque  jusqu'aux  pieds  est  semé  de  médaillons  cou- 
ronnés, et  sur  le  fond  desquels  s'enlèvent  en  relief  les  lions  et  les 
châteaux  de  l'écu  royal.  Don  Juan  porte  le  sceptre,  tandis  que  Dona 
Isabel,  de  qui  le  visage  charmant  est  un  peu  incliné  vers  la  gauche, 
comme  pour  être  mieux  vu  des  visiteurs,  tient  dans  sa  main  gantée 
et  surchargée  de  bagues  un  rosaire  et  un  livre  de  prières.  L'extraordi- 
naire richesse  des  vêtements  brodés  et  surchargés  de  perles  est  rendue 
avec  une  habileté  suprême.  Le  ciseau,  si  puissant  quand  il  fouille  des 
creux  profonds,  a  caressé  l'albâtre.  Tout  autour  du  soubassement,  un 

(454) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

monde  de  statuettes,  de  saints  précieusement  modelés,  d'évangélistes, 
de  vertus  allégoriques  paisibles  et  recueillies  émergent  au  milieu  d'une 
flore  d'albâtre,  développée  entre  les  niches,  dans  les  intervalles  des 
colonnettes  et  sur  les  tailloirs  de  leurs  délicats  chapiteaux. 

Tel  est  le  tombeau  le  plus  riche  et  certainement  le  plus  beau  que  les 
Rois  de  Castille  aient  jamais  fait  élever  à  leurs  ancêtres.  Napoléon  fut 
si  frappé  par  sa  magnificence  qu'il  ordonna  de  le  démolir  avec  soin  et 
de  le  transporter  à  Paris.  Les  Espagnols  n'osaient  désobéir  à  un 
ordre  formel,  mais,  prétextant  la  difficulté  qu'il  y  avait  à  emballer 
un  monument  aussi  fragile,  ils  gagnèrent  du  temps.  Les  événements 
donnèrent  gain  de  cause  à  leur  résistance  passive,  et  le  tombeau  des 
parents  d'Isabelle  est  resté  à  la  Cartuja. 

Dans  cette  même  église  de  Mirafiores,  presque  touchant  le  tombeau 
royal,  au  fond  d'une  sorte  de  chapelle  gothique,  Isabelle  fit  édifier  la 
statue  de  son  frère  cadet,  Don  Alfonso,  l'infortuné  petit  Roi  d'Avila. 
Cette  œuvre  l'emporte  peut-être  en  beauté  sur  les  effigies  royales. 
Les  traits  du  visage  sont  vivants  et,  à  une  certaine  distance,  quand 
l'ombre  du  soir  se  fait  sous  la  voûte,  il  semble  que  le  jeune  Prince  doive 
se  relever  dès  qu'il  aura  terminé  sa  pieuse  oraison,  pour  rentrer  dans 
le  monde  d'où  son  esprit  et  son  âme  se  sont  évadés  un  moment.  Ici 
encore,  le  sculpteur  s'est  complu  à  reproduire  les  ornements  de  la  robe, 
du  manteau  et  du  chaperon  fleuri  négligemment  jeté  sur  l'épaule.  Le 
monument  de  l'Infant  témoigne  chez  son  auteur  de  qualités  d'autant 
plus  précieuses  qu'Isabelle  lui  en  avait  confié  l'entière  exécution  sans 
lui  imposer  ni  surveillant  ni  collaborateur.  Les  comptes  retrouvés 
dans  les  archives  indiquent  que,  en  i486,  il  reçut  1340  maravedis 
pour  le  tracé  des  deux  tombeaux,  et  qu'à  leur  achèvement,  quatre 
années  plus  tard,  il  eut  encore  à  recevoir  442  607  maravedis  pour  la 
sculpture  et  158  252  pour  la  fourniture  de  l'albâtre,  soit  en  tout 
602  259  maravedis,  à  peu  près  68  000  francs  en  valeur  relative. 

On  retrouve  d'ailleurs  les  qualités  d'exécution  du  même  artiste 
dans  le  tombeau  de  Don  Juan  de  Padilla,  ce  page  héroïque  et  char- 
mant qu'Isabelle  surnomma  <<  mon  fou  >>  à  cause  de  sa  vaillance  et  qui 
paya  de  sa  vie  la  louange  de  sa  Reine  en  se  faisant  tuer  dans  une 
bataille  livrée  sous  les  murs  de  Grenade.  La  statue  qui  rappelle  celle 
du  Prince  Alfonso  a  été  transportée  du  monastère  de  Fresdesval,  où 
elle  avait  été  érigée,  au  musée  de  Burgos  dont  elle  est  la  merveille. 

Les  monuments  de  Mirafiores  et  de  Fresdesval  forment  comme 
les  maillons  de  la  chaîne  magnifique  qui  unit  le  retable  de  Sainte-Thècle 
de  Tarragone  aux  retables  géants  de  la  cathédrale  de  Tolède  par 

Isabelle  la  Grande.  (455)  30 


ISABELLE  LA   GRANDE 

Felipe  de  Borgona  ;  deNuestraSehora  del  Pilarà  Saragosse,  et  de  la  cathé- 
drale de  Huesca  par  Damian  Forment  ;  de  la  cathédrale  de  Séville  par 
Dancart;  puis,  aux  œuvres  immortelles  d'Alonso  Berruguete  et  de 
Gaspar  Becerra,  exécutées  si  peu  d'années  après  le  règne  de  la  grande 
Reine  que  l'on  doit  les  y  rattacher. 

Alors  que  l'étranger  marchandait  la  célébrité  à  l'architecture  espa- 
gnole et  laissait  la  sculpture  dans  un  injuste  oubli,  la  peinture  jouis- 
sait d'un  renom  universel.  Mais  encore  la  gloire  s'attachait  de  préfé- 
rence, aux  maîtres  de  Séville,  bien  que  les  Andalous  eussent  des  prédé- 
cesseurs fameux. 

L'école  espagnole  reconnaît  comme  ancêtres  la  miniature  et 
l'enluminure.  Le  manuscrit  Cornes,  les  missels,  les  bibles,  les  Com- 
mentaires de  Béatus  sur  l'Apocalypse,  les  Côdices,  el  Libro  de  los 
F  endos,  el  Breviario  de  Amor  révèlent  l'habileté  d'artistes  dont  les 
plus  anciens  vivaient  au  vme  siècle.  Mais  la  merveille  des  manuscrits 
espagnols  du  Moyen  Age  est  le  Côdice  de  los  Cantares  y  loores  de  la 
Virgen  Santa  Maria  qui  dut  être  écrit  et  enluminé  à  Séville  entre 
1226  et  1284.  Les  miniatures,  au  nombre  de  1226,  ont  la  légèreté  d'une 
aquarelle  aux  tons  gais  et  harmonieux  et  s'enlèvent  sur  un  fond  très 
peu  teinté.  L'Espagne  chrétienne  et  musulmane  du  xme  siècle  finis- 
sant y  revit.  C'est  ainsi  que  l'architecture  des  monuments  représentés 
est  mudéjare,  que  l'ogive  et  le  gable  s'y  allient  à  l'arc  de  cercle  outre- 
passé et  que  des  inscriptions  arabes  et  des  formules  sacramentelles  de 
l'Islam  s'y  mêlent  aux  préceptes  de  l'Évangile  traduits  en  caractères 
gothiques. 

A  partir  de  cette  époque,  les  miniaturistes  espagnols  s'inspirent 
des  manuscrits  français,  et  plus  tard,  prendront  pour  modèles  les  œuvres 
de  Vrélant  et  des  Bening.  L'infiltration  flamande  fut  assez  limitée, 
mais  il  faut  y  rattacher  le  livre  d'heures  de  Dona  Juana  Enrîquez, 
mère  de  Ferdinand  le  Catholique. 

Les  artistes  qui  restent  fidèles  aux  traditions  nationales  ne  pro- 
gressent pas.  Ils  dessinent  mal,  opposent  des  visages  longs,  tirés,  à  des 
corps  trop  ramassés.  Tandis  que  les  miniaturistes  français  ou  flamands 
emploient  des  notes  vives  et  claires,  les  Espagnols  les  transposent  en 
or  et  noir,  en  or  et  gris.  Il  semble  qu'ils  ne  travaillent  que  pour  des 
gens  en  deuil. 

Dès  le  xiie  siècle,  l'influence  de  l'Italie,  encore  nulle  sur  l'architec- 
ture qui  jouissait  d'une  possession  d'état  solide,  agit  sur  les  peintres 
espagnols  par  l'enseignement  et  les  exemples.  Sous  le  règne  de  Martin  Ier 
(I395-i4io),  dont  ia  jeunesse  s'était  passée  en  Sicile,  la  suprématie 

(456) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

artistique  appartint  aux  vieilles  écoles  de  Sienne  qui,  sans  atteindre 
à  la  puissance  des  Florentins,  montraient  peut-être  plus  de  sentiment, 
de  poésie  et  de  suavité,  et  en  particulier  à  un  de  leurs  chefs,  Simone 
Martini  di  Memmi.  A  des  degrés  divers,  on  reconnaît  aussi  l'influence 
des  écoles  de  Vérone  avec  Gentille  da  Fabriano  (1360-1428),  de  Venise 
avec  Pisanello,  de  Florence  avec  Benozzo  Gozzoli  (1420-1498),  de  la 
Romagne  avec  Piero  dei  Franceschi  (1416-1492). 

Cependant  étaient  venus  en  Espagne  les  Dello  et  les  Starnina  ; 
puis  les  Van  Eycket  lesPetrus  Cristus,  de  qui  elle  apprit,  peut-être,  la 
technique  de  la  peinture  à  l'huile  et  qui  firent  triompher  tour  à  tour, 
à  côté  de  l'Italie,  la  France  et  l'Allemagne.  Une  faut  pas  négliger  non 
plus  l'action  des  peintures  byzantines,  rehaussées  d'or  et  qualifiées  de 
grecques  dans  les  inventaires,  ni  celle  moins  connue  et  plus  médiate 
des  peintures  cappadociennes. 

Au  début  du  xve  siècle,  un  peintre  catalan  sort  de  l'ombre  et 
fonde  l'école  nationale  qui  doit  beaucoup  à  l'Italie  et  à  la  Flandre, 
mais  qui  déjà  tient  haut  sa  bannière  personnelle.  C'est  Luis  Borrassâ, 
l'auteur  du  retable  de  San  Llorens  de  Morunys  (141 5),  l'auteur  de 
charmants  tableaux  représentant  la  Vierge  au  milieu  des  apôtres  prêts 
à  recevoir  l'Esprit  Saint,  connus  sous  le  nom  de  Pentecostés,  que  l'on 
retrouve  à  Manresa,  à  Cardonne  et  à  Barcelone.  C'est  dans  le  der- 
nier de  ces  tableaux  que,  pour  la  première  fois,  Borrassâ  tenta  de 
représenter  des  ombres,  difficulté  devant  laquelle  il  avait  hésité 
jusque-là.  Une  éclaircie  d'un  beau  bleu  éclatant  entre  des  ornements 
d'or  signale  les  ciels  de  tous  ses  tableaux. 

Benito  Martorell  hérita  de  la  renommée  de  Borrassâ,  mais  il  avait 
trop  longtemps  étudié  en  Italie  pour  rester  aussi  espagnol  que  son 
devancier.  Le  dessin  est  correct,  la  composition  pondérée,  le  geste 
juste  avec  une  tendance  à  l'exagération.  Plus  instruit  que  Borrassâ  des 
lois  de  la  perspective,  il  étudie  les  pieds  et  les  mains  avec  soin.  Les 
magnifiques  retables  de  Saint-Nicolas  de  Bari,  de  la  Transfiguration 
conservé  dans  la  salle  capitulaire  de  la  cathédrale  de  Barcelone ,  et  de 
l'église  de  San  Marcos  témoignent  de  son  effort  et  de  son  talent. 

Jaime  Huguet,dequi  l'on  confond  parfois  les  œuvres  avec  celles 
de  Martorell  et  à  qui  l'on  doit  le  retable  admirable  des  Santos  Médicos 
de  Tarrasa,  précède  de  quelques  années  le  grand  artiste  Luis  Dal- 
mau,  qui,  après  avoir  vécu  en  Flandre,  donna  une  orientation  nouvelle 
à  son  art.  Le  6  juin  1443,  le  Conseil  des  Cent  de  Barcelone  décidait  de 
placer  un  retable  sur  l'autel  de  sa  chapelle  et  de  lui  en  confier  l'exé- 
cution comme  au  meilleur  et  au  plus  habile  peintre  catalan  qui  se 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

puisse  trouver.  Telle  est  l'origine  de  la  magnifique  peinture  précieu- 
sement conservée  aujourd'hui  dans  le  musée  de  Barcelone  et  dont  la 
composition,  le  modèle,  la  technique  rappellent  les  œuvres  des  grands 
maîtres  flamands. 

Les  Vergôs  suivirent  l'enseignement  et  les  exemples  donnés  par 
Dalmau,  mais  ils  gardèrent  les  fonds  d'or  ornés  de  palmes  estampées  et 
les  nimbes  des  saints  formés  de  cercles  concentriques  en  relief  qui 
signalent  les  peintures  des  prédécesseurs  de  Dalmau.  Il  en  résulte  que 
leurs  œuvres  ont  un  caractère  archaïque  que  n'offrent  plus  celles  de 
leurs  jeunes  contemporains  et  notamment  de  Maestro  Alfonso,  l'auteur 
du  Martyre  de  San  Cucufate. 

L'école  catalane  avait  oscillé  entre  l'Italie,  la  France  et  la  Bour- 
gogne. L'école  de  Valence  devrait  ses  premiers  succès  à  Starnina, 
puis  à  Van  Eyck,  qui  vers  1428  seraient  venus  dans  la  cité  que  devait 
bientôt  illustrer  Jacomart,  l'auteur  des  retables  de  Cati  et  de  Segorbe 
(1460)  et  du  triptyque  de  Jâtiva  offert  par  le  Cardinal  Borgia. 

L'école  castillane,  à  ses  débuts,  est  représentée  par  le  mer- 
veilleux triptyque  de  Piedra  (1390)  ;  le  style  catalan  siennois  s'y 
allie  au  style  mudéjar.  Parmi  les  peintres  castillans  de  la  seconde 
moitié  du  xve  siècle  se  signalent  Pedro  Berruguete,  Jorge  Inglés, 
Fernando  Gallegos,  Juan  Flamenco  et  Juan  de  Borgoha. 

Uauto  de  je  de  Pedro  Berruguete  est  une  peinture  chaude,  vigou- 
reuse, *avec  des  accents  vénitiens  très  prononcés.  Malheureusement,  le 
dessin  ne  vaut  pas  la  couleur  ;  puis,  en  dépit  de  leur  caractère  réaliste, 
les  personnages  se  découpent  sur  des  fonds  d'or  et  d'argent.  Jorge 
Inglés  est  l'auteur  du  précieux  retable  que  le  Marquis  de  Santillane 
commanda  dans  son  testament  (1455)  pour  l'hôpital  de  Buitrago. 
L'artiste  a  représenté  d'un  côté  le  donateur  agenouillé  aux  pieds  de 
la  Vierge  et,  vis-à-vis,  la  Marquise  de  Santillane  accompagnée  d'une 
demoiselle  d'honneur.  Douze  anges  volent  au-dessus  de  ces  deux  por- 
traits qui  font  songer  aux  meilleures  œuvres  de  Roger  Van  der  Weyden. 
Chacun  d'eux  porte  sur  un  cartel  une  strophe  d'un  poème  composé  par 
le  Marquis  qui,  au  cours  des  batailles  où  il  combattit  contre  les  Mores, 
montra  «que la  science  n'émousse  pas  la  lance  ni  ne  fait  plier  l'épée  dans 
la  main  du  vrai  chevalier  ». 

On  approche  du  règne  d'Isabelle.  Fernando  Gallegos,  surnommé 
le  maître  des  armures ,  termine  le  Portement  de  croix  de  la  cathédrale 
de  Zamora  (1470) ,  un  an  après  le  mariage  des  Rois  Catholiques.  Juan 
Flamenco  et  Juan  de  Borgoha,  de  qui  l'on  connaît  la  Prise  d'Or  an 
et  les  portraits  d'évêques  delà  cathédrale  de  Tolède ,  peignaient  dans 

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LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

les  dernières  années  du  XVe  et  les  premières  années  du  xvie  siècle. 

NéàGuadalajaraen  1446,  Antonio  del  Rincon  partit  pour  l'Italie, 
étudia  son  art  dans  l'atelier  de  Domenico  Ghirlandajo  et,  à  son  retour, 
fut  nommé  peintre  de  la  Cour.  On  lui  attribue  des  portraits  authen- 
tiques de  Ferdinand  et  d'Isabelle.  Toutefois,  il  ne  saurait  revendiquer 
un  tableau  où  les  Rois  prient  devant  la  Vierge  et  son  divin  enfant. 
Cette  peinture,  considérée  à  juste  titre  comme  le  joyau  de  l'art  castillan 
au  xve  siècle,  tire  son  intérêt  autant  de  sa  rare  beauté  et  de  son  origine 
franchement  nationale  que  du  sujet  choisi  par  l'artiste. 

Les  Rois  agenouillés  se  font  face.  Isabelle  est  accompagnée,  adroite, 
de  l'Infante  Juana,  tandis  que  Ferdinand,  à  gauche,  est  suivi  du  Prince 
Don  Juan.  Au-dessus  d'eux  se  groupent  saint  Pierre,  saint  Thomas 
d'Aquin,  saint  Dominique  de  Guzmàn  et  Torquemada.  De  l'âge 
apparent  des  Princes  et  de  l'absence  de  leur  fille  aînée,  Isabel,  mariée 
en  1489  au  Prince  de  Portugal,  on  conclut  que  le  tableau  fut  peint 
vers  1490.  Isabelle,  représentée  dans  la  période  héroïque  de  sa  vie, 
aurait  eu  quarante  ans  environ.  Elle  semble  beaucoup  plus  jeune.  Et 
cependant  la  composition,  le  dessin,  le  style  et  les  ornements  des 
étoffes,  la  technique  elle-même  montrent  que  l'artiste  étudia  de  très 
près  ses  modèles  et  s'efforça  d'en  reproduire  les  traits  aussi  fidèle- 
ment qu'il  le  put  sans  se  préoccuper  de  faire  œuvre  de  courtisan. 
Quel  est  l'auteur  de  cette  admirable  peinture?  Il  était  né  et  avait 
grandi  dans  l'atmosphère  espagnole  ;  tous  les  critiques  sont  d'accord 
à  cet  égard,  mais  aucune  attribution  défendable  n'a  été  proposée. 
Peut-être  faudrait-il  songer  au  maître  du  Fons  Vîtes  de  Porto,  un  autre 
chef-d'œuvre  anonyme  où  se  trouvent  les  portraits  orants  de  Manuel  Ier, 
de  sa  seconde  femme,  Dona  Maria,  et  de  leurs  nombreux  enfants. 
D'un  style  moins  archaïque  que  le  tableau  de  Madrid,  il  fut  peint 
entre  15 15  et  1518,  c'est-à-dire  vingt-cinq  ou  vingt-six  ans  plus 
tard.  En  toute  hypothèse,  le  nom  de  Rincon  doit  être  écarté.  Le 
retable  de  Robledo,  qui  est  incontestablement  de  lui,  témoigne  d'une 
naïveté  et  d'une  timidité  que  l'on  ne  retrouve  pas  dans  le  tableau 
représentant  les  Rois. 

Rincon  eut  pour  successeur  dans  sa  charge  Francisco  Chacon, 
chargé,  par  lettre  d'Isabelle  datée  du  20  décembre.  1480,  de  veiller  à 
ce  que<<  aucun  Musulman  ou  Juif  ne  soit  assez  audacieux  pour  peindre 
la  figure  du  Sauveur,  ni  de  sa  glorieuse  mère,  ni  d'aucun  autre  saint  de 
notre  religion  >>. 

Il  est  tout  naturel  que  la  Navarre  soit  restée,  au  point  de  vue  de 
la  peinture,  dépendante  de  la  France;  il  l'est  beaucoup  moins,  au  con- 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

traire,  que  l'école  ancienne  andalouse  soit  dominée  par  le  style  fran- 
çais et  ne  subisse  que  vers  1445  l'influence  de  l'Italie,  pour  prendre 
par  degrés  sa  personnalité  avec  Juan  Hispalensis,  Pedro  de  Côrdoba, 
Juan  Sanchez  de  Castro  vers  1475,  et  surtout  avec  Bartolomé  Bermejo 
qui,  en  1490,  signa  et  data  la  magnifique  Prêta  de  la  cathédrale  de  Bar- 
celone et  la  Sainte-Face  du  musée  de  Vich. 

Quelle  conclusion  comporte  cette  étude  trop  sommaire  des  maîtres 
primitifs  antérieurs  à  Isabelle  ou  qui  furent  ses  contemporains  ? 

D'une  manière  générale,  les  œuvres  des  peintres  espagnols  se 
reconnaissent  à  des  formes  grêles,  à  des  contours  accusés,  à  un  abus 
de  l'or,  à  une  étude  attentive  des  types,  des  costumes  et  des  accessoires 
qui  permettent,  quelle  que  soit  la  fidélité  de  l'imitation,  de  les  dis- 
tinguer d'avec  les  modèles  étrangers  ;  elles  se  reconnaissent  aussi  à 
un  exposé  dramatique  de  la  légende,  à  une  façon  originale  de  repré- 
senter les  épisodes  de  la  vie,  à  un  sentiment  très  religieux  en  même 
temps  que  très  naturaliste.  En  outre,  chaque  école  offre  des  caractéris- 
tiques distinctes  qui  s'atténuent  aux  approches  du  xvie  siècle. 

Les  Catalans  affectionnent  les  tons  transparents  et  harmonieux, 
leur  richesse  fût-elle  excessive.  Les  Castillans  et  les  Andalous  restent 
tristes  en  raison  des  couleurs  terreuses  dont  ils  mésusent.  Les  Valen- 
ciens  sont  francs  et  énergiques,  mais  ces  qualités,  jointes  à  une  technique 
un  peu  sommaire,  communiquent  quelque  dureté  à  leur  peinture. 
Si  l'on  considère  la  composition,  les  Catalans  et  les  Valenciens  sont  plus 
distingués,  les  Castillans  et  les  Andalous  plus  réalistes. 

Il  est  difficile  de  doser,  dans  le  développement  des  arts,  la  part 
qui  revient  aux  chefs  d'État.  On  ne  peut  cependant  nier  que  l'encou- 
ragement de  la  couronne  ne  soit  effectif  et  profitable.  Isabelle  eut-elle 
conscience  de  sa  puissance  à  cet  égard  ou  agit-elle  sans  plan  ni  projet, 
suivant  un  penchant  naturel  de  son  esprit?  Comme  elle  avait  accru 
la  bibliothèque  léguée  par  son  père  et  doté  San  Juan  de  los  Reyes 
de  manuscrits  à  miniatures  ou  enluminés  achetés  en  Italie,  en  France 
et  en  Flandre,  elle  acquit  aussi  toute  une  suite  de  tableaux  flamands 
dus  à  des  maîtres  renommés  et  forma  ainsi  une  collection  infiniment 
précieuse  dont  le  choix  témoigne  de  ses  goûts  éclairés.  Ces  tableaux 
figurent,  au  nombre  de  460,  dans  l'inventaire  des  biens  de  la  Reine 
dressé  en  1505,  un  an  après  sa  mort.  Les  plus  beaux  d'entre  eux, 
légués  par  testament  à  la  chapelle  royale  de  Grenade,  et  parmi  lesquels 
on  admire  encore  un  triptyque  de  Thierry  Bouts,  une  Vierge  du 
même  maître,  une  réplique  partielle  du  triptyque  de  Roger  Van  der 
Weyden   conservé   à  Miraflores   et    quatre   panneaux  de  Memling, 

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LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

constituent   un   véritable  musée  de  peinture  dont  la  douceur  et  le 
sentiment  très  pieux  étaient  en  harmonie  avec  la  ferveur  de  la  Reine. 

Isabelle  ne  se  contenta  pas  d'acquérir  des  tableaux  flamands; 
elle  sut  attirer  à  sa  Cour  et  attacher  à  sa  chambre  trois  peintres  de 
grand  mérite  qui  s'y  succédèrent  à  partir  de  1480  et  dont  les  noms 
trahissent  l'origine.  Ce  furent  Miguel  Flamenco  ou  Michel  Sithium, 
Melchior  Aleman  (1492)  et  Jean  de  Hans  ou  Juan  de  Flandre  (1496). 
C'est  très  vraisemblablement  à  ce  dernier  que  seraient  dus  les  petits 
tableaux  du  polyptique  de  Toro  dont  les  dimensions  ne  dépassent  guère 
celles  d'une  feuille  de  livre  d'heures  et  qui  représentent  les  événements 
principaux  de  la  vie  de  la  Vierge.  D'après  l'inventaire  de  1505,  il  se 
composait  de  48  panneaux.  Cet  ensemble  sans  prix  fut  malheureuse- 
ment divisé  après  cette  date  ;  une  partie  fut  offerte  en  cadeau  à  divers 
grands  personnages  ;  les  autres  furent  vendus,  suivant  la  volonté  de  la 
Reine,  pour  payer  ses  dettes,  acquitter  les  legs  de  son  testament  et 
assurer  l'achèvement  de  la  chapelle  royale  de  Grenade.  Le  13  mars  1505, 
trente-deux  panneaux  devinrent  ainsi  la  propriété  de  Don  Diego  Flo- 
rez  de  Guevara,  trésorier  de  Marguerite  d'Autriche,  et  furent  offerts  à 
cette  Princesse,  alors  Régente  des  Pays-Bas. 

En  1524,  la  veuve  de  l'infortuné  Prince  Don  Juan  possédait  encore 
vingt  panneaux  qu'elle  avait  fait  encadrer  dans  un  oratoire  d'argent. 
Après  sa  mort,  ils  furent  rapportés  en  Espagne  et  rentrèrent  dans  le 
trésor  artistique  de  Philippe  IL  Réduits  à  quatorze,  ils  appartiennent 
aujourd'hui  à  la  maison  royale  d'Espagne.  A  les  considérer,  on 
s'explique  l'admiration  d'Albert  Durer  qui,  en  l'année  1521, 
écrivait  dans  son  journal  :  <<  Je  n'ai  jamais  vu  les  pareils  pour  la  pro- 
preté et  l'excellence  du  travail  >>. 

L'impulsion  donnée  par  Isabelle  survécut  à  la  disparition  de  la 
grande  Reine.  Juan  Flamenco  reçut  du  chapitre  de  Palencia  la 
commande  d'une  série  de  panneaux  destinés  au  maître  autel  de  la 
cathédrale.  Il  travailla  ensuite  pour  la  chapelle  de  l'Université  de 
Salamanque.  Mais  ces  tableaux  n'égalèrent  pas  ceux  du  polyptyque 
de  Toro,  bien  qu'ils  servent  à  les  identifier.  Ce  sont  les  mêmes  visages 
aux  joues  pleines  et  arrondies,  d'un  coloris  délicat,  un  peu  triste, 
mais  a»u  milieu  duquel  éclate  parfois  une  touche  lumineuse  de  ver- 
millon. Ce  sont  les  mêmes  paysages  profonds,  peuplés  de  figurines. 
Pourtant  le  talent  de  Flamenco  s'est  modifié  à  la  lumière  du  ciel  de 
l'Espagne  et  sous  l'influence  de  la  nature  qui  s'offre  à  ses  yeux.  Pour 
plaire  à  la  Reine,  il  n'hésite  pas  à  peindre  les  armes  de  Castille  et  de 
Léon  sur  le  pavillon  du  bateau  qui,  ayant  les  Apôtres  à  son  bord, 

(461) 


ISABELLE  LA   GRANDE 

affronte  la  tempête  du  lac  de  Tibériade,  et  la  sollicitude  avec  laquelle 
il  représente  l'enceinte  grise  d'Avila  quand  le  Christ  entre  à  Jérusalem 
est  celle  d'un  artiste  ému  devant  les  rudes  beautés  des  terres  méri- 
dionales et  oublieux  des  jardins  fleuris  de  son  pays  natal. 

Un  art  bien  franchement  espagnol  est  celui  de  la  sculpture  ornemen- 
tale sur  bois  qu'encouragèrent  les  chanoines  quand  ils  décidèrent  de 
placer  dans  les  nefs  des  cathédrales  cette  petite  église  que  l'on  appelle 
le  chœur.  Taillées  dans  le  chêne  ou  le  noyer,  les  stalles  gothiques  de 
l'Espagne  sont  parfois  des  merveilles  de  goût  et  des  prodiges  d'exé- 
cution. 

Dès  l'année  1453,  Mathias  Bonafe  avait  exécuté  les  stalles  de  la 
cathédrale  de  Barcelone  dont  les  écus  peints  en  couleur  vive  rappellent 
les  noms  des  chevaliers  de  la  Toison  d'Or  qui  y  tinrent  chapitre 
longtemps  après  sous  la  présidence  de  Charles-Quint,  le  5  mars  15 19, 
et  où  les  Rois  de  Danemark  et  de  Pologne  reçurent  le  collier.  Entre 
toutes  se  signalent  les  magnifiques  stalles  de  Miraflores,  de  pur  style 
gothique,  sculptées  dans  un  bois  de  noyer  si  dur  et  devenu  d'un  si  beau 
rouge  qu'on  les  croirait  ciselées  dans  le  bronze.  La  chaire  de  l'abbé, 
notamment,  est  un  joyau  précieux.  L'ensemble  des  boiseries,  dû  à 
Martin  Sanchez,  fut  placé  en  1489.  A  peine  quelques  fleurons  se  sont-ils 
détachés  de  la  dentelle  délicate  qui  élance  au-dessus  des  stalles  ses 
ogives  et  ses  pinacles.  Les  cathédrales  de  Séville,  de  Burgos,  le  Parral 
de  Ségovie  s'enrichirent  tour  à  tour,  eux  aussi,  de  magnifiques  suites 
de  stalles  sculptées,  jusqu'au  jour  où  le  Cardinal  de  Mendoza  décida 
de  représenter  les  épisodes  de  la  guerre  de  Grenade  sur  les  stalles  de  la 
Primatiale  et  chargea  Maestro  Rodrigo  de  ce  grand  travail.  L'œuvre 
fut  terminée  en  1495.  Les  dossiers,  leur  couronnement  et  la  chaire 
de  l'Archevêque  furent  par  la  suite  confiés  à  Berruguete  et  à  Felipe  de 
Borgona.  Les  bas-reliefs  consacrés  à  la  guerre  de  Grenade  rappellent 
les  exploits  des  troupes  chrétiennes  devant  chacune  des  villes  qui 
formaient  une  puissante  ceinture  de  forts  autour  du  dernier  boule- 
vard des  Musulmans  et  donnent,  en  raison  de  la  date  où  ils  furent 
composés,  une  histoire  précieuse  du  costume,  de  l'armement  et  même 
de  la  fortification  à  la  fin  du  XVe  siècle. 

L'architecture,  la  sculpture,  la  peinture  travaillaient  de  concert  à 
élever  et  à  décorer  les  édifices  religieux  ou  laïques  de  l'Espagne. 
La  faïence  employée  comme  revêtement  leur  prêta  une  aide  puissante. 
Dès  longtemps,  on  en  constate  l'usage.  C'est  ainsi  que  les  remparts  et 
les  églises  de  Tolède,  représentés  dans  le  Côdice  Vigilanus  (976),  de  même 
que  les  édifices  de  l'incendie  de  Babylone  et  le  clocher  du  monastère 

(462) 


LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

de  San  Salvador  de  Tabara,  reproduits  dans  le  Beatus  de  la  cathé- 
drale de  Gérone,  sont  tapissés  de  carreaux  vernissés  de  style  persan 
(975).  La  brique  émaillée  que  les  céramistes  iraniens  avaient  intro- 
duite tour  à  tour  en  Afrique  et  en  Espagne  y  subit  la  menu  transfor- 
mation que  dans  son  pays  d'origine.  Employée  seule  ou  combinée 
avec  la  brique  mate,  tantôt  découpée  pour  former  de  véritables  mo- 
saïques, tantôt  appliquée  par  carreaux,  on  peut  suivre  son  itinéraire 
d'Orient  en  Occident  sur  les  murailles  de  la  Kalah  des  Béni  Hammad 
de  Constantine,  sur  les  mosquées  de  Tlemcen,  les  monuments  du 
Maroc,  l'Alcazar  de  Séville,  l'Alhambra,  la  Seo  de  Saragosse,  la  cathé- 
drale de  Tarazone  qui  présentent  toutes  les  variétés  de  revêtements. 

L'Espagne  reçut  aussi  d'Orient  l'art  de  donner  aux  faïences  des 
reflets  métalliques  d'une  incomparable  beauté  et  dont  la  technique 
offre  encore  bien  des  mystères  au  céramiste.  Les  faïences  métalliques 
de  Valence  étaient  déjà  célèbres  en  1350,  quand  Ibn  Batoutah  écrit  : 
<<  On  fabrique  dans  cette  ville  la  belle  poterie  dorée  qu'on  exporte 
dans  les  pays  les  plus  éloignés  >>.  Ce  fut  sans  doute  des  fours  de  Malaga 
que  sortit  le  vase  de  l'Alhambra  dont  la  beauté  atteint  presque  celle  des 
kachis  persans  du  xme  siècle.  Après  la  conquête,  en  1487,  les  ateliers 
des  céramistes  de  cette  ville  ne  furent  pas  fermés  et  les  maîtres  qui 
transmirent  leurs  procédés  aux  ouvriers  chrétiens  s'établirent  à 
Valence,  Majorque,  BiazdeTrayguera,  Alaquaz  et  Manises. 

Mais  l'heure  approchait  où  l'influence  italienne,  représentée  par 
les  élèves  de  Lucca  délia  Robia,  se  substituerait  à  celle  des  artistes 
mudéjars.  Peu  d'années  avant  sa  mort,  Isabelle  commandait  de  cons- 
truire dans  l'Alcazar  de  Tolède  un  oratoire  particulier  que  l'on  revêtit 
de  faïences  dans  le  pur  goût  de  la  Renaissance  italienne.  Sur  l'autel 
on  projeta  de  dresser  une  sorte  de  retable  en  carreaux  de  faïence 
juxtaposés  sur  lesquels  fut  dessiné  l'arbre  généalogique  de  la  Vierge  et 
la  scène  de  la  Visitation.  L'œuvre  fut  achevée  en  1508  ;  elle  est  signée 
Francisco  Niculoso. 

Ce  charmant  oratoire,  où  Charles-Quint  reçut  la  bénédiction 
nuptiale  lors  de  son  mariage  avec  Isabel  de  Portugal,  existe  encore 
dans  toute  son  intégrité.  C'est  peut-être  le  plus  précieux  joyau  de 
l'Alcazar.  Par  ses  dessins  et  ses  couleurs,  il  préludait  à  la  grande 
décoration  italienne  dont  Charles-Quint  dota  la  galerie  des  fêtes 
quelques  années  plus  tard. 

Les  arts  que  j'appellerai  majeurs,  comme  l'architecture,  la  sculpture 
et  la  peinture,  ne  furent  pas  seulement  prospères  au  temps  des  Rois 
Catholiques.  Les  trésors  des  églises  regorgent  d'orfèvreries;  les  collée- 

(463) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

tions  des  musées  ou  celles  des  particuliers  réunissent  des  armes,  des 
tissus,  des  broderies,  des  ivoires,  des  cuivres  ouvrés,  des  tapis,  des 
armes  d'une  merveilleuse  trempe  ou  d'une  incomparable  beauté.  Les 
relations  de  l'Espagne,  étendues  à  cette  époque  avec  l'Italie,  l'Alle- 
magne, l'Angleterre,  sans  parler  de  la  France  et  de  la  Bourgogne  avec 
lesquelles  ces  relations  remontaient  à  des  temps  reculés,  avaient 
développé  chez  la  noblesse  le  goût  des  œuvres  d'art  que  sa  nouvelle 
fortune  lui  permettait  de  satisfaire, 

La  bibliothèque  et  les  archives  de  la  cathédrale  de  Tolède  forment 
un  fonds  magnifique,  malheureusement  peu  accessible  et  où  il  est  très 
difficile  de  s'orienter.  Au  point  de  vue  musical,  elles  contiennent  des 
trésors  d'une  précieuse  rareté,  les  maîtres  de  chapelle  les  plus  célèbres 
de  cette  époque  ayant  presque  tous  fini  leur  carrière  à  l'orgue  de  la 
Primatiale  et  gardé  pour  elle  leurs  meilleures  compositions. 

Francisco  Penalosa,  né  en  1470  et  maître  de  chapelle  de  Ferdinand, 
laissa  dix  motets  dont  six  seulement  ont  été  publiés.  Ses  œuvres 
manquent  d'animation  et  de  souplesse,  mais  on  ne  saurait  lui  en  faire 
grief,  étant  donnée  l'époque  où  il  écrivait. 

Bernardino  Ribera  dut  également  faire  vibrer  les  voûtes  de  la 
vieille  cathédrale,  car  sa  musique  se  trouve  seulement  dans  ses  biblio- 
thèques. Elle  se  compose  d'un  livre  de  messe  très  curieux  et  de  diverses 
œuvres.  Un  magnificat  et  deux  motets  ont  été  publiés.  L'ensemble 
dénote  une  inspiration  géniale  et  une  correction  rare.  On  y  pourrait 
signaler  comme  une  intuition  de  la  tonalité  moderne  et  un  sentiment 
expressif  qui  le  distingue  de  ses  prédécesseurs. 

André  s  Torrentes,  dont  les  œuvres  nombreuses  sont  si  détériorées 
que,  seul,  un  magnificat  remarquable  a  été  publié,  eut  l'honneur,  avant 
de  mourir,  en  1544,  de  précéder  le  grand  Morales. 

Morales,  qui  vint  au  monde  à  Séville  au  commencement  du 
xvie  siècle,  se  rattache  au  règne  d'Isabelle,  au  moins  par  la  date  de  sa 
naissance.  Il  fit  ses  études  musicales  dans  la  cathédrale  de  cette  ville  et 
montra  des  dispositions  si  heureuses  que,  en  1540,  il  fut  envoyé  à 
Rome  comme  chapelain  chanteur  de  la  chapelle  pontificale.  Il  y 
demeura  cinq  ans  et,  après  avoir  été  en  relations  musicales  avec  les 
artistes  italiens,  il  revint  en  Espagne  en  qualité  de  maître  de  chapelle 
de  la  cathédrale  de  Tolède,  poste  demeuré  vacant  depuis  la  mort 
d'Andrés  Torrentes.  On  y  conserve  de  lui  huit  messes,  seize  magni- 
ficats  et  treize  motets  : 

«  Morales,  dit  Fetis,  fut  un  des  premiers  qui  secoua  le  joug  du  mauvais 

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LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

goût  qui  régnait  dans  la  musique  religieuse  et  qui  consistait  en  un  travail 
compliqué  et  de  froid  calcul.  >> 

Il  convient  pourtant  de  reconnaître  que  Ribera,  Torrentes,  Cevallos, 
maître  de  chapelle  de  la  cathédrale  deBurgos,  avaient  marché  en  même 
temps  que  lui  dans  cette  voie  et  compris  la  puissance  de  l'expression 
et  du  sentiment.  Mais  il  fut  donné  à  cet  artiste  d'apprendre  à 
l'étranger  que  les  maîtres  espagnols  avaient  devancé  ceux  des  autres 
pays  par  la  sincérité  et  la  pureté  du  goût.  Il  est  curieux  de  remarquer 
que  la  musique  espagnole  du  xvie  siècle  était  la  plupart  du  temps 
écrite  en  chiffres.  Lorsque,  en  France,  on  essaya  de  ressusciter  la 
musique  chiffrée  connue  sous  le  nom  de  méthode  Galin-Chevé,  on  ne 
se  douta  peut-être  pas  que  l'on  faisait  un  retour  vers  un  passé  lointain. 

L' Aragon  et  la  Catalogne,  où  la  population  était  active,  vaillante, 
âpre  au  gain,  avaient  connu  une  prospérité  remarquable  sous  les  règnes 
des  prédécesseurs  de  Juan  II,  père  de  Ferdinand.  Barcelone,  la  célèbre 
ville  des  consuls  de  mer  qui,  des  premières,  avait  eu  un  code  mari- 
time, faisait  concurrence  à  Venise,  Gênes  et  Marseille  avec  ses  étoffes 
et  ses  verres,  les  cuirs  de  Cordoue,  les  huiles,  les  vins,  les  peaux  et 
les  minerais  divers  que  ses  navires  importaient  sur  le  littoral  de  la  Médi- 
terranée, de  l'Adriatique  et  jusqu'en  Grèce  et  en  Turquie.  Mais  depuis 
l'avènement  d'un  prince  batailleur  par  goût  et  par  nécessité,  sa  pros- 
périté avait  subi  un  temps  d'arrêt.  La  main  qui  a  tenu  l'épée  ne  revient 
plus  au  métier  ;  le  cheval  de  bataille  ne  se  met  pas  à  la  charrue  ;  les 
pays  en  proie  à  la  guerre  civile  ne  construisent  pas  des  nefs  pour  courir 
sus  aux  pirates  et  assurer  les  communications  lointaines. 

En  Castille,  au  contraire,  la  production  industrielle  et  le  trafic 
commercial  n'avaient  pas  diminué  d'importance  sous  des  princes 
fastueux  et  prodigues  comme  Juan  II  et  Enrique  IV,  le  père  et  le 
frère  d'Isabelle.  Les  draps  fins  et  solides  de  Ségovie  étaient  renommés 
dans  l'Europe  entière  ;  ceux  de  Cuenca  étaient  teints  en  bleu  et  en  vert, 
Palencia  les  amenait  à  un  blanc  immaculé.  Séville  et  Murcie  préparaient 
et  tissaient  la  soie  et  occupaient  dans  leurs  ateliers  des  milliers  d'ou- 
vriers. Malaga,  Almeria  se  signalaient  par  leurs  étoffes  somptueuses  où 
la  matière  comme  le  dessin  et  la  technique  n'avaient  rien  à  envier 
aux  plus  beaux  produits  de  l'Orient,  de  l'Italie  et  de  la  France.  C'étaient 
des  velours  coupés,  des  brocarts  frappés,  des  damas,  des  satins,  des 
taffetas,  des  serges  de  soie  désignés  sous  des  noms  différents  suivant 
leur  dessin  et  leur  couleur,  ou  bien  encore  des  étoffes  d'or  et  d'argent, 
à  fil  tiré,  des  reliefs  d'or  s'enlevant  sur  un  fond  de  soie  et  de  velours. 

(465) 


ISABELLE  LA    GRANDE 

Tandis  que  les  tisserands  mudéjars  s'inspiraient  de  modèles  syriens 
ou  persans  et  les  imitaient  avec  une  telle  perfection  que  les  copies 
et  les  originaux  se  confondent,  d'autres  artistes  employaient  les 
ornements  de  style  gothique  de  préférence  aux  décors  orientaux  et 
tendaient  à  s'affranchir  de  la  tutelle  musulmane.  Dans  l'un  et  l'autre 
cas,  on  peut  juger  de  la  beauté  des  dessins  et  de  la  somptuosité  du 
coloris  soit  d'après  quelques  morceaux  authentiques,  soit  d'après 
les  tableaux  religieux  des  cathédrales  et  des  églises  où  les  peintres 
se  sont  complu  à  les  reproduire. 

Les  Rois  étaient  encore  engagés  dans  la  guerre  de  succession  que 
déjà  ils  se  préoccupaient  de  développer  les  industries  des  villes  et  s'effor- 
çaient de  favoriser  chacune  d'elles  sans  nuire  aux  autres,  en  assurant 
par  des  mesures  générales  la  sécurité  des  personnes  et  la  tranquillité  des 
chemins,  la  régularisation  des  monnaies  et  la  construction  navale. 
Isabelle  alla  même  —  mais  ceci  seulement  dans  les  dernières  années  de 
son  règne  —  jusqu'à  projeter  de  rendre  le  Tage  navigable,  soit  afin 
d'exporter  en  Portugal,  au  moyen  du  chemin  qui  marche,  le  surplus  de 
la  production  industrielle  de  ses  Etats, soit  pour  ouvrir  une  route  encore 
plus  directe  que  celle  du  Guadalquivir  et  de  Séville  entre  le  Nouveau 
Monde  et  ses  royaumes.  Puis,  avec  le  conseil  de  techniciens,  les  Rois 
réglementèrent  avec  minutie  la  manière  d'exécuter  les  travaux  de 
chaque  industrie  et  cherchèrent  à  les  faire  bénéficier  ainsi  des  progrès 
accomplis  à  l'étranger  ou  dans  des  provinces  éloignées  les  unes  des 
autres.  Les  ordonnances  relatives  aux  tisserands  de  toile  et  de  drap, 
conçues  sous  l'inspiration  des  industriels  de  Ségovie  (1500),  sont  des 
modèles  de  prévoyance  et  de  sagesse.  On  y  reconnaît  une  étude  atten- 
tive des  procédés  innovés  depuis  peu,  et  surtout  s'y  manifeste  l'ardent 
désir  de  mériter  au  commerce  espagnol  une  réputation  de  probité  scru- 
puleuse due  à  l'excellence  de  ses  produits  et  au  soin  apporté  à  la  fabri- 
cation. Peut-être  certaines  de  ces  ordonnances  sont-elles  trop  restric- 
tives et  même  destructrices  de  l'initiative  individuelle  au  profit 
de  l'ingérence  de  l'État,  mais,  après  une  période  d'anarchie  pareille 
à  celle  que  la  main  des  Rois  venait  de  clore,  il  n'est  pas  surprenant 
que  la  réaction  en  faveur  de  l'autorité  ait  dépassé  parfois  une  juste 
mesure. 

La  fabrication  des  étoffes  relevait  de  certaines  lois  concernant  la 
matière,  la  main-d'œuvre,  le  prix  de  vente.  Les  tailleurs  qui  s'en  ser- 
vaient ne  devaient  pas  échapper  à  une  réglementation  sévère.  Ils  furent 
d'abord  divisés  en  plusieurs  catégories  comprenant  les  chaussetiers, 
brodeurs  de  soie  et  brodeurs  d'or  et  d'argent,  bonnetiers,  fabricants  de 

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LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

socques  et  de  chaussures  placés  sous  l'autorité  d'inspecteurs  chargés  de 
vérifier  la  bonne  exécution  de  leurs  travaux,  y  compris  le  mouillage,  le 
lavageetla  coupe  des  étoffes.  L'esprit  de  réglementation  fut  poussé  au 
point  que  des  lois  somptuaires  déterminèrent  jusqu'au  nombre  et  à  la 
largeur  des  galons  qu'il  était  permis  de  poser  sur  les  vêtements,  jusqu'à 
la  qualité  des  fourrures  dont  ils  seraient  garnis  selon  le  rang  social 
et  l'état  du  porteur.  On  alla  jusqu'à  fixer  la  remise  que  les  tailleurs 
recevraient  chez  les  marchands  où  ils  feraient  leurs  commandes  et 
prendraient  des  étoffes  au  nom  de  leurs  clients. 

En  rendant  ces  ordonnances  somptuaires,  les  Rois  avaient  pour 
objet  d'approprier  la  richesse  du  costume  à  la  condition  sociale  de 
la  personne  et  de  protester  contre  le  luxe  ruineux  dont  peuvent 
donner  une  idée  les  manteaux  surchargés  d'orfroi  et  de  perles  que 
portent  sur  les  tombeaux  de  Miraflores  et  de  Fredesval  les  parents 
d'Isabelle  et  Juan  de  Padilla.  La  richesse  des  modes  importées  de  la 
Cour  de  Bourgogne  unie  à  celle  que  les  Castillans  tenaient  des  Mores 
avaient  contribué  à  des  excès  qui  ruinaient  la  noblesse  et  pervertissaient 
la  bourgeoisie. 

Il  est  juste  de  reconnaître  que  ces  vêtements  admirables  se  trans- 
mettaient de  père  en  fils.  Dans  la  chronique  du  Cid,  Rodrigue,  le  jour 
de  son  mariage,  porte  une  casaque  dans  laquelle  son  père  a  sué  durant 
vingt  batailles,  et  certains  inventaires  mentionnent  les  habits  de  noces 
que  les  municipalités  mettaient  à  la  disposition  des  mariés  et  dont  ils 
se  vêtaient  fièrement  pour  recevoir  la  bénédiction  nuptiale. 

Un  manuscrit  de  1476  donne  un  état  très  curieux  des  péchés  que 
font  commettre  le  luxe  des  vêtements  et  les  recherches  de  la  table.  Le 
Père  Talavera  y  explique  que  l'on  pèche  de  plusieurs  manières,  soit 
en  commandant  en  même  temps  un  trop  grand  nombre  de  vête- 
ments, soit  en  exagérant  leurs  dimensions  en  longueur  et  en  largeur 
jusqu'à  les  traîner  sur  le  sol,  soit  encore  en  les  superposant  les  uns 
sur  les  autres  simplement  par  vanité.  Le  bon  moine  tonne  aussi 
contre  les  socques  fourrées  de  soie  ou  de  drap,  hautes  d'une  cou- 
dée, et  qui  obligent  à  l'emploi  d'une  bien  grande  quantité  d'étoffe  ; 
mais  il  fulmine  davantage  encore  contre  les  fausses  hanches  et  les  faux 
ventres  dont  la  mode  vient  de  naître  à  Valladolid.  Et  après  avoir 
montré  la  grandeur  du  péché  que  commettent  celles  qui  ajoutent  ce 
supplément  aux  formes  féminines,  il  conclut  en  disant  qu'au  lieu  de 
rendre  les  femmes  belles  il  les  fait  monstrueuses  et  laides,  pareilles  à 
des  cloches.  Ainsi  fut  salué  dès  son  origine  le  futur  guarda  infante 
(vertugadin).  Et  le  Père  ajoute,  avec  tristesse,  que  certaines  femmes 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

veulent  avoir  double  vêtement  pour  l'été  et  pour  l'hiver,  des 
vêtements  pour  les  fêtes  diverses  et  en  changer  chaque  mois,  chaque 
semaine,  chaque  jour,  à  tout  instant;  elles  ne  se  contentent  pas  de 
porter  aux  vêpres  ceux  qu'elles  avaient  mis  pour  la  messe,  mais  les 
changent  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier,  non  par  nécessité,  mais  par 
appétit  de  se  vêtir  trop  richement,  comme  d'autres  ont  appétit  de  se 
nourrir  de  mets  trop  délicats  et  apprêtés  avec  trop  de  recherche  et  de 
multiplier  sans  cesse  le  nombre  des  repas.  La  protestation  du  Père 
Talavera  était  assurément  légitime  mais  combien  injustifiée  au 
regard  de  l'esthétique  ! 

En  vérité,  les  vêtements  de  cette  époque  sont  d'une  beauté  et 
d'une  élégance  rares,  harmonieux  dans  leur  coupe,  majestueux  dans 
leurs  formes.  Il  suffit  de  considérer  les  belles  figures  disposées  sur 
les  tombeaux,  sculptées  sur  les  portails  des  cathédrales,  peintes  sur 
les  tableaux  d'église,  sur  les  pages  des  manuscrits  à  miniature  ou 
gravées  en  frontispices  des  livres  pour  reconnaître  qu'on  se  vêtit 
admirablement  et  que,  en  dépit  de  l'opinion  de  Talavera,  les  femmes 
apparaissaient  belles  comme  des  anges  et  les  hommes  fiers  comme 
des  héros. 

Le  rôle  de  la  chemise  dans  la  toilette  était  considérable,  car,  à  la 
fin  du  xve  siècle,  on  la  montre  avec  ostentation.  Ainsi  elle  apparaît 
dans  les  grandes  échancrures  du  pourpoint  et  des  épaules  ;  ses  manches 
flottantes  sortent  de  la  manche  du  vêtement  qui  ne  dépasse  pas  le 
coude,  et  tombent  jusqu'au  bas  de  la  robe.  Des  broderies  d'or, 
d'argent  ou  de  soie  relèvent  l'éclat  de  sa  blancheur  ;  des  plissés,  des 
froncés  accroissent  sa  valeur  esthétique.  Le  trousseau  de  l'Infante 
Isabel  mentionne  une  quantité  inouïe  de  linge  de  linon  le  plus  fin 
qu'on  eût  su  voir  et  cinquante  chemises  brodées  d'or  ou  de  soie.  Le 
pourpoint  constituait  à  l'intérieur  le  vêtement  principal  et  se  mettait 
sur  la  chemise.  Il  était  fait  de  riche  étoffe,  terminé  par  de  petites  basques 
et  serré  à  la  taille  par  une  ceinture.  La  manche,  plus  ou  moins  longue, 
plutôt  courte  que  longue,  laissait  toute  liberté  à  la  manche  de  la  che- 
mise restée  dans  toute  son  ampleur.  C'était  sur  le  pourpoint  brodé, 
galonné,  tailladé,  que  s'exerçaient  le  goût  et  l'art  raffiné  des  tailleurs. 
Les  chausses  de  soie  étaient  couvertes  de  hauts-de- chausses  plus  ou 
moins  longs  suivant  l'âge  et  la  qualité  des  personnes.  Les  petits  pages, 
les  jongleurs  et  les  écuyers  les  avaient  si  courtes  qu'elles  ne  dépassaient 
guère  les  basques  du  pourpoint  ;  les  gens  respectables  les  allon- 
geaient jusqu'au-dessous  du  genou  ou  même  jusqu'à  la  cheville. 
Les  vêtements  les  plus  caractéristiques  et  les  plus  beaux  étaient 

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LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

ceux  que  l'on  portait  au  dehors.  Aussi  bien  pour  les  hommes  que  pour 
les  femmes,  ils  étaient  constitués  par  la  casaque  moresque,  le  caban  à 
longues  manches  ou  tabardo,  la  cape,  la  capote  à  capuchon  ou  marlota 
avec  ou  sans  manches,  mais  avec  de  longues  ouvertures  latérales  pour 
laisser  passer  les  bras.  Le  talent  des  tailleurs,  des  brodeurs  et  des 
fourreurs  se  donnait  libre  carrière  dans  ces  vêtements  amples,  aux 
longs  plis,  doublés  d'étoffe  précieuse  en  été,  et,  en  hiver,  d'hermine,  de 
martre  et  de  petit  vair  admirablement  préparés,  soyeux  et  doux  au 
toucher. 

La  gorra  ou  chapeau,  formée  d'une  pièce  de  velours  ou  de  soie 
enroulée  avec  art  et  ornée  de  joyaux  précieux,  complétait  le  costume. 
La  hauteur  des  socques,  la  couleur  de  la  chaussure  n'étaient  point 
limitées.  Sur  les  vêtements  magnifiques  s'enlevaient  des  ceintures, 
des  colliers,  des  chaînes,  des  pendentifs,  merveilles  d'orfèvrerie. 

En  même  temps  qu'ils  promulguaient  des  lois  somptuaires,  les  Rois 
défendaient  d'exporter  certaines  marchandises  dans  le  dessein  d'en 
modérer  le  prix.  L'intention  était  bonne  ;  la  mesure  n'eut  pas  moins 
de  fâcheuses  conséquences.  Les  industries  dont  on  arrêtait  l'essor 
périclitèrent  faute  de  débouchés  extérieurs,  les  transactions  en  souffri- 
rent et  le  peuple  prit  des  habitudes  de  paresse  qu'encourageait  l'afflux 
de  l'or  envoyé  du  Nouveau  Monde.  Plus  tard,  Isabelle  comprit  son 
erreur  et  rapporta  la  plupart  de  ces  ordonnances,  mais  il  subsista  un 
contrôle  sévère  de  l'excellence  et  de  la  parfaite  qualité  des  marchan- 
dises produites  ou  vendues.  La  bonne  foi  et  la  probité  imposées  au 
commerce  espagnol  grandirent  sa  renommée,  accrurent  son  crédit  et  lui 
permirent  de  lutter  contre  la  concurrence  étrangère  si  préjudiciable 
aux  industries  nationales.  Si,  par  la  pragmatique  de  Ségovie,  datée  de 
1494,  les  Rois  prohibent  le  port  de  vêtements  de  soie  et  de  brocart, 
sous  les  murs  de  Grenade,  en  1499,  ils  reviennent  sur  leur  décision 
et  tolèrent  ou  codifient  les  licences  prises  par  leurs  sujets,  car  les 
femmes  comme  les  hommes  ont  toujours  eu  une  propension  immaî- 
trisable à  se  parer  de  riches  costumes  destinés  à  les  embellir  :  «  Toutes 
les  personnes  qui  ont  un  cheval  et  un  fils  âgé  de  plus  de  quatorze 
ans  pourront  porter  pourpoint,  chaperon,  bourse,  bord  de  robe  et 
liserets  de  soie  de  la  couleur  qui  leur  plaira  ». 

Les  modes  portées  à  la  Cour  régentaient  le  costume  de  la  noblesse, 
mais  la  petite  bourgeoisie  et  surtout  le  peuple  avaient  conservé  une 
très  grande  diversité  dans  la  manière  de  se  vêtir.  Longtemps  encore 
après  la  mort  d'Isabelle,  les  habitants  de  la  vieille  Castille  s'habillaient 
à  peu  près  comme  les  Mores.  Le  seroual  (larges  chausses)  la,  gandourah 

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ISABELLE  LA   GRANDE 

(chemise),  le  haïk  (draperie  de  dessus),  le  caftan  (manteau),  le  turban, 
les  bas  de  cuir  brodés  sont  d'un  usage  général  chez  les  hommes.  Par- 
fois une  robe  ouverte  descend  des  épaules  jusqu'aux  pieds  de  la  femme  ; 
parfois  les  modes  si  curieuses  des  musulmanes  de  Grenade  sont  por- 
tées par  les  chrétiennes.  Sur  les  chausses  de  laine  ou  de  soie,  les 
dames  de  la  Rede  jettent  un  bliau  descendant  au-dessus  du  genou 
et  retenu  autour  de  la  taille  par  une  riche  ceinture.  Une  toque 
couvre  leur  tête,  mais,  quand  elles  sortent,  une  mante  est  ramenée  sur 
le  visage  et  les  enveloppe  de  ses  larges  plis.  En  Navarre,  en  Castille, 
des  coiffes  immenses  imitées  du  sarmat  oriental  s'échafaudent  au- 
dessus  de  la  tête.  Détail  curieux,  les  concubines  de  curé,  dont  la  si- 
tuation sociale  est  fixée  par  des  lois,  portent  un  costume  sévère  dans 
sa  coupe,  sombre  de  couleur,  en  partie  caché  sous  des  voiles  blancs 
et  noirs,  et  un  chapeau  de  feutre  à  larges  bords.  Comme  bijoux,  elles 
ont  une  croix  pectorale,  un  immense  rosaire,  et  se  croiraient  désho- 
norées si,  d'une  main,  elles  ne  tenaient  un  livre  d'heures  volumi- 
neux et  ne  conduisaient  de  l'autre  un  enfant  rose  et  joufflu. 

Alors  que  la  parfaite  convenance  des  formes  signalait  les  vêtements, 
il  eût  été  bien  étrange  que  le  harnais  de  guerre,  si  souvent  porté  par 
les  chevaliers  et  par  le  Roi  lui-même,  ne  fût  pas  conçu  avec  un  égal 
souci  de  sa  destination. 

Au  temps  d'Isabelle,  l'armure  tire  surtout  sa  beauté  de  formes 
adéquates  à  son  emploi.  Ne  devant  plus  servir  à  ces  tournois  et  à  ces 
joutes  dont  les  Rois  s'efforçaient  de  détourner  la  chevalerie  en  vue 
de  plus  nobles  travaux,  il  était  inutile  de  lui  conserver  une  force  propor- 
tionnée avec  les  coups  formidables  et  de  lui  donner  un  poids  enharmonie 
avec  la  masse  brutale  d'un  coursier  bardé  de  fer.  Désormais,  sa  supério- 
rité devait  résider  dans  la  souplesse  et  la  légèreté  qui  permettaient 
au  chevalier  de  rester  armé  tout  le  jour  sans  une  trop  grande  fatigue  et 
de  se  mouvoir  avec  promptitude,  soit  dans  un  engagement  corps  à  corps, 
soit  dans  une  poursuite  rapide.  Le  casque  préservait  bien  la  tête, 
quoique  les  armuriers  cherchassent  à  le  rendre  aussi  léger  que  possible. 
Ce  fut  le  temps  de  ces  salades  élégantes,  de  coupe  allongée  sur  le  côté» 
munies  d'un  couvre-nuque  damasquiné  et  fermées  par  plusieurs 
pièces  dites  face  de  l'armet.  La  cuirasse  était  très  caractéristique.  En 
vue  de  donner  plus  de  souplesse  et  plus  d'aisance  au  cavalier,  elle 
était,  dans  sa  hauteur  totale,  formée  de  deux  pièces  séparées,  se  recou- 
vrant au  joint  et  réunies  par  des  courroies  de  cuir  La  partie  supérieure 
était  désignée  sous  le  nom  de  plastron  et  la  partie  inférieure  ou  panse 
s'allongeait  en  pointe  au-devant  de  l'abdomen.  D'autres  cuirasses, 

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LES  ARTS  ET  L'INDUSTRIE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 
plus  souples  encore,  se  composaient  de  lames  d'acier  placées  en  largeur 
et  se  recouvrant  en  partie.  Au-dessous  de  la  cuirasse,  apparaissait  la 
fine  chemise  de  mailles,  tandis  que  les  jambes,  les  genoux  et  les  pieds 
étaient  défendus  par  les  jambières,  les  genouillères,  les  grègues  et  les 
escarpes. 

Aux  jours  de  fête,  aux  entrées  solennelles  dans  les  villes,  les  che- 
valiers portaient  sur  le  harnais  une  soubrecote  d'étoffe  magnifique, 
parfois  brodée  de  pierres  précieuses,  et  que  rappelait,  par  sa  couleur 
et  ses  ornements,  la  housse  aux  longs  plis  qui  couvrait  le  cheval. 
D'immenses  panaches  de  plumes  colorées,  placés  au  sommet  du 
casque  du  chevalier,  comme  sur  le  frontal  de  sa  monture,  donnaient 
au  groupe  un  caractère  de  magnificence  et  de  richesse  orgueilleuse  digne 
de  ces  temps  héroïques.  Les  épées  converties  en  estoc  avec  leurquillon 
aux  bras  abaissés  imitaient  les  poignées  des  armes  de  Damas.  Les 
lames  les  rappelaient  aussi  par  leur  excellence.  Tolède  et  Saragosse 
étaient  renommées  entre  toutes  pour  la  valeur  d'une  trempe  que 
l'on  attribuait  beaucoup  moins  à  la  pureté  de  l'acier  qu'à  la  qualité  de 
l'eau  employée  à  la  fabrication.  A  la  fin  du  xve  siècle,  Saragosse 
l'emportait  sans  doute  sur  Tolède,  car,  parmi  les  riches  présents  offerts 
à  Henri  VIII  lors  de  son  mariage  avec  Catherine  d'Aragon,  l'inven- 
taire signale  plusieurs  dagues  portant  la  marque  de  l'ours  et  du  petit 
chien,  propriété  d'un  armurier  aragonais  célèbre  entre  tous. 

Le  siècle  d'or  s'annonçait.  Pareil  au  souverain  dispensateur  de  la 
lumière,  l'astre  qui  allait  favoriser  l'épanouissement  du  génie  de 
l'Espagne  ne  dominait  pas  encore  l'horizon,  mais  ses  rayons  de  feu 
l'empourpraient  déjà.  S'il  ne  fut  pas  donné  à  Ferdinand  et  à  Isa- 
belle d'entrevoir  Velâsquez,  Ribera,  Murillo,  Hernândez,  Montanes, 
Salinas,  Cervantes,  Fray  Luis  de  Léon,  sainte  Thérèse,  Calderôn, 
ils  s'éteignirent  dans  la  pleine  conscience  que  le  domaine  artistique, 
comme  les  vastes  champs  militaires,  politiques  et  financiers,  avaient 
refleuri  sous  leur  impulsion.  A  l'Espagne  de  Juan  II  et  de  Enrique  IV, 
pauvre,  déshéritée,  morcelée,  déconsidérée,  craintive,  déchirée  par  les 
factions,  glissant  vers  la  suprême  déchéance,  avait  succédé  l'Espagne 
d'Isabelle,  riche,  prospère,  glorieuse,  dominatrice  sur  les  deux  hémi- 
sphères, dont  l'épée  victorieuse  inspirait  le  respect  aux  plus  puissants 
royaumes.  Cinq  lustres  avaient  suffi  à  la  grande  Reine  de  Castille 
pour  opérer  ce  miracle  unique  dans  les  annales  de  l'humanité. 


Isabelle  la  Grande.  31 


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—  Historia    del    Rey    Fernando. 


TABLE  DES   GRAVURES 


Pages. 

Planche  I.  Statue  d'Isabelle  la  Ca- 
tholique {chapelle  funéraire  de  Gre- 
nade)        Frontispice. 

Planche    II.    Madame   Dieulafoy..       iv 

Planche  III.  Cavadonja  :  la  Basi- 
lique, façade  latérale 16 

Planche  IV.  Tombeau  de  l'infant 
Alphonse,  frère  d'Isabelle  la  Catho- 
lique (Carluja  de  Mira  flores) 17 

Planche    V.  Ségovie  :  l'Alcazar..  ..       32 

Planche  VI.  Les  rois  catholiques 
en  prières  avec  leur  famille  (Mu- 
sée  du    Prado) 33 

Planche  VII.  Ségovie  :  Château  de 
Coca,  façade  principale 64 

Planche  VIII.  Ségovie  :  Maison  de 
Jean  Bravo 65 

Planche  IX.  Séville  :  Salon  des  am- 
bassadeurs, à  l'Alcazar 80 

Planche  X.  Valladolid  :  Collège 
Saint-Grégoire 81 

Planche  XI.  Tête  d'évêque  de  la 
cathédrale  de  Séville,  par  Pedro 
Millau 96 

Planche  XII.  Martyre  de  saint 
Cucufat,  par  Maestro  Affonso  (Mu- 
sée municipal  de  Barcelone) 97 

Planche  XIII.  Fons  vitse  (Hospice 
de  la  Misericordia  de  Porto) 144 

Planche  XIV.  Costumes  du  temps 
d'Isabelle  la  Catholique  (Biblio- 
thèque nationale,  Estampes) 145 

Planche  XV.  Tombeau  du  marquis 
Vasquez  de  Arce  (Détail)  (Cathé- 
drale de  Sigûenza) 176 

Planche  XVI,  Dames  musulmanes 
de  Grenade.  —  Dame  de  Erriera. 
—  Femme  de  Lagrôno  (Bibliothèque 
nationale,  Estampes) 177 

Planche  XVII.  Statue  de  Ferdi- 
nand le  Catholique  (Chapelle  funé- 
raire de  Grenade) 208 

Planche  XVIII.  Vue  de  Grenade. .     209 

Planche  XIX.  Grenade  :  la  Cour 
des  Lions  à  l'Alhambra 224 

Planche    XX.    Christophe    Colomb 


Pagea. 
(d'après    un  portrait  conservé  au 
Musée    naval  de    Madrid) 225 

Planche  XXI.  Portrait  de  Maxi- 
milien,  avec  le  collier  de  l'ordre  de 
la  Toison  d'Or  (Bibliothèque  Impé- 
riale de  Vienne) 240 

Planche  XXII.  Nef  de  Christophe 
Colomb  (Musée  de  la  Marine  à 
Madrid) 241 

Planche  XXIII.  Portrait  de  Charles 
VIII,  roi  de  France 272 

Planche  XXIV.  Statue  de  Gonzalve 
de  Cordoue  (Église  Saint- Gérante 
de  Grenade) : 273 

Planche  XXV.  Santiago  de  Com- 
postele  :  Entrée  de  l'Hôpital  royal.    288 

Planche  XXVI.  Madrid  :  Hôpital 
de  la  Lotina 289 

Planche  XXVII.  Salamanque  :  Mai- 
son des  Coquilles 304 

Planche  XXVIII.  Salamanque  : 
Patio  de  la  Casa  de  las  Conchas 305 

Planche  XXIX.  Philippe  le  Beau 
à  vingt  ans  (Musée  du  Louvre) 320 

Planche  XXX.  Jeanne  la  Folle  (Mu- 
sée de  Bruxelles) 32* 

Planche  XXXI.  Burgos  :  Palais  du 
Cordon 352 

Planche  XXXII.  Tolède  :  Intérieur 
de  San  Juan 353 

Planche  XXXIII.  Isabelle  la  Ca- 
tholique (Musée  de  la  Marine  à 
Madrid) 3^4 

Planche  XXXIV.  Tolède  :  Cloître 
de  San  Juan 3^5 

Planche  XXXV.  Tolède  :  Porte 
de  l'hôpital  de  Santa  Cruz 432 

Planche  XXXVI.  Burgos  :  Porte 
de  la  Casa  Miranda 433 

Planche  XXXVII.  Tombeau  de 
Don  Juan  de  Padilla,  par  Gil  de 
Syloe  (Musée  municipal  de  Burgos).     448 

Planche  XXXVIII.  Missel  d'Isa- 
belle la  Catholique  (Bibliothèque  du 
Palais,  Madrid) 449 


TABLE  DES   MATIÈRES 


Tages. 

Préface    v 

chap.  i.  —  LES  ESPAGNES  JUSQU'AU  MILIEU  DU  XV»  SIÈCLE 

Pelage  et  les  premiers  efforts  de  la  reconquête.  —  Bataille  de  Las  Navas  de 
Tolosa.  —  Mort  de  Pierre  II  d'Aragon.  —  Juan  II  d'Aragon  et  son  fils 
D.  Carlos  de  Viane.  —  Naissance  de  Ferdinand  le  Catholique.  —  Ferdi- 
nand III  de  Castille  conquiert  Cordoue  et  Séville.  —  Enrique  III  de  Trans- 
tamare  épouse  Catalina  de  Lancastre.  —  Dénuement  du  monarque.  — 
Juan  II  de  Castille,  père  d'Isabelle.  —  Portrait  de  Juan  IL  —  Ses  goûts 
littéraires.  ■ —  Le  favori  D.  Alvaro  de  Luna.  —  Bataille  d'Olmedo.  — 
Juan  II  épouse  Isabel  de  Portugal.  —  Supplice  du  connétable.  —  Douleur 
du  roi.  —  Sa  mort i-n 

chap.  ii.  —  LES  ENFANTS  DE  JUAN  DE  CASTILLE 

Naissance  d'Isabelle.  —  Le  testament  de  Juan  IL  —  Avènement  de  Enrique  IV, 
portrait  du  roi.  —  L'émir  de  Grenade  refuse  le  tribut.  —  Enrique  ravage 
la  Vega  de  Grenade.  —  La  vie  privée  du  monarque.  —  La  reine  Juana.  — 
Le  favori  Beltrân  de  la  Cueva.  —  La  reine  donne  le  jour  à  une  fille.  — 
Enrique  mande  à  la  cour  son  frère  Alfonso  et  sa  sœur  Isabelle.  —  La  Bel- 
traneja.  —  Don  Alfonso  reconnu  prince  des  Asturies.  —  L'outrage  d'Avila. 

—  La  Ligue  se  donne  un  roi.  —  La  bataille  d'Olmedo.  —  Mort  du  roi 
d'Avila.  - —  Enfance  d'Isabelle.  —  Béatriz  de  Bobadilla.  —  Prétendants 
de  l'infante.  —  Elle  s'installe  à  Ségovie.  —  La  Ligue  lui  offre  la  couronne. 

—  Son  refus.  — -  La  convention  de  Guisando.  —  Isabelle  est  proclamée 
princesse  des  Asturies  avec  approbation  des  Cortes 12-30 

ckap.   m.  —  LE  MARIAGE  D'ISABELLE 

Isabelle  se  renseigne  sur  ses  prétendants.  —  Avantages  d'une  union  avec  Fer- 
dinand d'Aragon.  —  Prétentions  du  roi  de  Portugal.  ■ —  Le  contrat  de 
mariage  consenti  par  Ferdinand.  —  Enrique  ordonne  d'emprisonner  sa 
sœur.  —  Isabelle  s'échappe  et  gagne  Valladolid.  —  Ferdinand  entre  en 
Castille  sous  un  déguisement.  —  Lettre  d'Isabelle  à  son  frère  pour  lui 

(473) 


TABLE   DES  MATIÈRES 

annoncer  ses  projets  de  mariage.  —  Entrevue  de  Ferdinand  et  d'Isabelle. 

—  Colère  de  Enrique  et  de  son  entourage.  —  Enrique  dénonce  le  traité 
de  Guisando.  —  L'Andalousie,  la  Biscaye  et  le  Guipuzcoa  se  soulèvent  en 
faveur  d'Isabelle.  —  Sixte  IV  reconnaît  les  droits  d'Isabelle.  —  Mort  du 
duc  de  Guyenne.  —  Réconciliation  du  roi  et  de  sa  sœur.  —  Enrique  suc- 
combe à  un  mal  incurable 3Ï-47 

chap.   iv.  -  LA  GUERRE  DE  SUCCESSION 

Proclamation  d'Isabelle  comme  reine  propriétaire.  —  Les  prétentions  de  Fer- 
dinand. —  L'arbitrage  du  cardinal  d'Espagne  et  de  l'archevêque  de  Tolède. 

—  Le  roi  de  Portugal  se  fiance  à  sa  nièce  Juana.  —  L'armée  portugaise 
entre  en  Castille.  —  Détresse  de  Ferdinand  et  d'Isabelle.  —  Isabelle  lève 
des  milices  dans  le  Nord.  —  L'armée  castillane  se  débande.  —  La  cheva- 
lerie andalouse  envahit  le  sud  du  Portugal.  —  Isabelle  fait  appel  au  dévoue- 
ment de  ses  sujets.  —  Fonte  des  trésors  d'Église.  —  Déroute  des  Portugais. 

—  Victoire  de  Toro.  —  Lettre  de  Ferdinand  à  Isabelle.  —  Reddition  de 
Zamora.  —  Isabelle  pardonne  aux  rebelles.  —  Voyage  d'Alfonso  de  Por- 
tugal en  France.  —  Les  rois  célèbrent  leur  victoire  à  Tolède.  —  Les  rois 
suspendent  l'étendard  portugais  au-dessus  de  la  tombe  de  Juanl. —  Fon- 
dation du  monastère   de  San  Juan  de  los  Reyes 48-62 

chap.    v.   —  LA  SAINTE  HERMANDAD 

L'anarchie  règne  en  Castille.  —  Ferdinand  se  rend  en  Navarre.  —  Réorgani- 
sation de  la  Sainte  Hermandad.  —  Isabelle  assume  la  responsabilité 
de  ses  actes  avec  une  loyauté  virile.  —  Mécontentement  de  la  noblesse.  — 
Fière  réponse  des  rois.  —  L'émeute  de  Ségovie.  —  Courage  et  décision 
d'Isabelle.  —  Son  voyage  en  Andalousie.  —  Séville  fait  à  la  reine  un  accueil 
triomphal.  —  L'Alcazar  de  Séville.  —  Isabelle  rend  la  justice  le  vendredi. 

—  Querelle  des  Guzman  et  des  Ponce  de  Léon.  —  Le  traité  de  Las  Ter- 
cerias  accepté  par  le  roi  de  Portugal.  —  Fin  de  la  guerre  de  succession.  — 
L'excellente  Senora  (la  Beltraneja)  entre  au  couvent  de  Sainte-Claire.  — 
Avènement  de  Ferdinand.  —  Mort  du  roi  de  Portugal 63-75 

chap.  vi.  —  LE  GOUVERNEMENT  D'ISABELLE 

Tanto  Monta  (aussi  haut  Ferdinand,  aussi  haut  Isabelle).  —  Application  des 
arrêts  de  justice.  —  Codification  des  lois.  —  Abaissement  de  la  noblesse. 

—  Reconstitution  du  domaine  de  l'État.  —  Les  ordres  de  chevalerie  : 
Santiago,  Calatrava,  Alcantara.  —  Isabelle  obtient  la  maîtrise  de  San- 
tiago pour  son  époux.  —  Les  rois  répriment  les  empiétements  de  la  papauté. 

—  Isabelle  menace  d'assembler  un  concile  laïque.  —  Effet  désastreux  de 
l'altération  des  monnaies.  —  Querelle  de  Don  Ramôn  de  Guzmân  et  de 
Don  Fadrique  Enriquez.  —  Belle  réponse  de  l'alcade  de  Fuentes.  —  Puni- 
tion de  Juan  del  Caral.  —  Naissance  du  prince  Don  Juan.  —  Relevailles 
de  la  reine.  —  Isabelle  interdit  les  tournois  sanglants.  —  Le  peuple  exalte 

(479) 


TABLE  DES  MATIERES 

les  qualités  viriles  de  la  femme.  —  Isabelle  subit  dans  une  certaine  mesure 
l'influence  de  son  époux.  —  Machiavel  défend  Ferdinand  accusé  d'ava- 
rice        76-93 

chap.  vu.   —  INTRODUCTION  DE  L'INQUISITION  EN  CASTILLE 

Origine  de  l'Inquisition.  —  Les  Juifs  en  Castille.  —  Lettre  de  l'archevêque  de 
Tarragone  au  pape  Benoît  XII.  —  Accusations  portées  contre  les  Juifs. 

—  Décret  du  concile  de  Valence.  —  Affonso  V  de  Portugal  et  le  grand 
rabbin  Joseph  Ibn  Yachia.  —  Prédication  de  Vicente  Ferrer.  —  Les  Juifs 
trahis  par  les  Convevsos.  —  Les  Juifs  sont  exclus  des  professions 
libérales.  —  Les  Convevsos  alliés  aux  grandes  familles.  —  Massacre  des 
Couver  os  (1449-1473).  —  Alfonso  de  Ojeda  et  Diego  de  Merlo  demandent 
l'introduction  du  Saint-Office.  —  Désintéressement  d'Isabelle.  —  Fer- 
nando de  Talavera.  —  Tomas  de  Torquemada.  —  Les  hésitations  d'Isa- 
belle. —  Anton  de  Montazo  proteste  contre  les  accusations  portées  contre 
les  Convevsos.  —  L'impôt  de  capitation  israélite  en  1474.  —  Raisons  qui, 
dans  l'esprit  d'Isabelle,  militent  en  faveur  du  Saint-Office.  —  Arrogance 
de  la  noblesse  castillane.  —  Relaxés  et  Réconciliés,  —  Plaintes  contre  le 
Saint-Office.  —  Réponse  de  Sixte  IV  à  Isabelle.  —  Effet  désastreux  de 
la  persécution 94-118 

chap.  vin.  —  LA  PUISSANCE  MORE  EN  ESPAGNE 

Rapidité  de  l'invasion.  —  Bataille  du  Guadalete.  —  Mousa  ne  s'arrête  qu'aux 
Pyrénées.  —  Défaite  de  Poitiers.  —  LTbérie  divisée  en  six  capitaineries.  — 
Abd  er  Kahman  Ier  fondateur  de  la  dynastie  des  Ommeiyades.  —  Fonda- 
tion du  khalifat  de  Cordoue.  —  Règne  glorieux  d'Abd  er  Kahman  III.  — 
La  mosquée  de  Cordoue.  —  Medinet  ez  Zahra.  —  L'Université  de  Cordoue. 

—  La  belle  Valadate  lutte  de  savoir  avec  les  maîtres.  —  Prospérité  du 
royaume  musulman.  —  La  puissance  des  Mores  est  à  son  apogée  pendant 
la  seconde  partie  du  xe  siècle.  —  El  Mansour  saccage  Santiago  de  Com- 
postela.  —  Le  Cid  Campeador.  —  Les  Almoravides.  Yoûsuf  le  Grand.  — 
La  dynastie  des  Almohades.  —  Victoire  de  Las  Navas  de  Tolosa  (12 12).  — 
Limites  du  royaume  de  Grenade  vers  la  deuxième  partie  du  XVe  siècle.  — 
Grenade  capitale  des  Nasserides.  —  L'influence  des  Mores  sur  les  chré 
tiens  d'Espagne 1 19-129 

chap.  ix.  —  LA  GUERRE  DE  GRENADE.  PRISE  D'ALHAMA.  DÉFAITE 

DE  LOJA 

Mulley  Abou'l  Hassan  refuse  le  tribut.  —  Prise  de  Zahara.  —  Ponce  de  Leôn 
assaille  Alhama  et  s'en  empare.  —  Ce  fait  d'armes  excite  la  jalousie  de 
Ferdinand.  —  Il  décide  de  secourir  Alhama.  —  Magnanimité  du  duc  de 
Médina  Sidonia.  —  Mulley  Abou'l  Hassan  lève  le  siège.  —  Naissance,  de 
l'infante  dona  Maria.  —  Fermeté  d'Isabelle.  —  Entrée  triomphale  de  Fer- 
dinand dans  Alhama.  —  Le  roi  retourne  à  Cordoue.  —  Le  rendez-vous  de  la 

(480) 


TABLE  DES  MATIERES 

croisade  sous  Loja.  —  Ferdinand  traverse  le  Xenil  à  Ecija.  — Son  erreur 
stratégique.  —  Manœuvre  d'Ali  Atar.  —  Retraite  de  l'armée  chrétienne.  — 
Ferdinand  puni  de  sa  présomption i3°_I4I 

chap.  x.  —  L'ART  DE  LA  GUERRE  SOUS  ISABELLE 

Usage  de  la  poudre  à  canon  au  siège  d'Algésiras  (1342).  —  Isabelle  engage  des 
ingénieurs  et  des  artificiers  étrangers.  —  Création  d'une  artillerie.  — 
Construction  de  plusieurs  arsenaux.  —  Le  transport  de  l'artillerie  néces- 
site le  percement  de  routes.  —  Rôle  important  des  sapeurs  pionniers.  — 
Réparation  des  anciennes  machines  de  guerre.  —  Abandon  des  engins 
névro-balistiques.  —  Activité  d'Isabelle.  —  Le  premier  hôpital  militaire. 
—  A  défaut  du  roi,  la  reine  confie  le  commandement  de  l'armée  au  cardinal 
de  Mendoza.  —  Indépendance  des  grands  feudataires.  —  L'infanterie 
suisse. — Les  Tercios  espagnols.  —  Armées  permanentes .    .    .    .      142-150 

chap.  xi.  -  LA  DISCORDE  CHEZ  LES  MORES.  BOABDIL  PRISONNIER 

Les  effets  de  la  polygamie.  — Boabdil  proclamé  roi  de  Grenade.  —  Mort  d'Al- 
fonso  Carillo.  —  Don  Pedro  Gonzalez  de  Mendoza  archevêque  de  Tolède.  — 
Intrigues  de  Louis  XI  en  Navarre.  —  La  main  des  infants  devient  l'objet 
de  transactions  politiques.  —  Mort  de  Louis  XI.  —  Le  pape  autorise  la 
croisade  contre  les  Mores.  —  Boabdil  marche  sur  Lucena. — ■  Mort  d'Ali 
Atar,  déroute  des  Mores.  —  Capture  du  roi  de  Grenade.  —  Entrevue  de 
Ferdinand  et  de  Boabdil.  —  Retour  de  Boabdil  à  Grenade.  —  Vêtements 
royaux  donnés  par  Ferdinand  au  marquis  de  Cadix.  —  Rentrée  triomphale 
de  Mulley  Abou'l  Hassan  à  Grenade.  —  Proclamation  d'El  Zagal.  — 
Boabdil  se  réfugie  à  Séville.  Surprise  d'Almeria.  —  Siège  de  Ronda.  — 
Incendie  de  la  ville 151- 164 

chap.    xii.  —  PEDRO  ARBUES.  REPRISE  DE  LA  GUERRE 

Les  Cortes  de  Saragosse.  —  Persécution  des  Conversos.  —  Conspiration  contre 
l'inquisiteur  Pedro  Arbues.  —  Sa  mort.  —  Châtiment  des  meurtriers.  — 
Naissance  de  Catherine  d'Aragon.  —  Isabelle  défend  les  droits  de  la  cou- 
ronne contre  le  clergé.  —  La  reine  prend  une  part  directe  à  la  guerre  et 
vient  au  camp  sous  Moclin  (i486).  —  Siège  de  Loja.  —  Vaillance  de  lord 
Scales.  —  Boabdil  tombe  une  seconde  fois  au  pouvoir  des  rois.  — El  Zagal 
se  jette  dans  Vêlez  Malaga  pour  la  défendre.  —  Reddition  de  la  place.  — 
Vaillance  de  Ferdinand.  —  Boabdil  sollicite  la  bienveillance  des  rois  en 
faveur  de  ses  sujets  fidèles 165-177 

chap.  xiii.  —  LE  SIÈGE  DE  MALAGA 

Importance  de  Malaga.  —  Hamet  el  Zegri  se  proclame  alcade  de  la  ville.  — 
Ali  Dordux.  —  Les  propositions  des  rois  sont  repoussées.  —  L'armée 
ravitaillée  par  la  flotte.  —  Exploits  des  frères  de  la  Sainte  Hermandad.  — 

(481) 


TABLE  DES  MATIÈRES 

Travaux  d'approche.  —  Les  sept  sœurs  de  Ximenes.  —  La  première 
brèche.  —  Isabelle  enrôle  les  Castillans  de  vingt  à  soixante  ans.  —  Arri- 
vée de  la  reine  sous  Malaga.  —  Vaillance  des  Gomeres.  —  Le  marquis 
de  Cadix.  —  Boabdil  attaque  les  troupes  de  secours  envoyées  par 
El  Zagal.  —  Gonzalve  de  Cordoue  conduit  3  000  hommes  à  Boabdil.  — 
Le  conseiller  d'Hamet  el  Zegri.  —  Les  rois  sont  victimes  d'une  tentative 
d'assassinat.  —  L'assaut.  —  Fureur  des  femmes  contre  Hamet  el  Zegri.  — 
Les  rois  refusent  de  recevoir  Ali  Dordux.  —  Capitulation  de  Malaga.  —  Les 
prédictions  du  faux  prophète  se  réalisent.  —  Libération  des  captifs  chré- 
tiens. —  Sort  des  renégats.  —  Les  défenseurs  de  Malaga  condamnés  à 
l'esclavage 178-193 

chap.    xiv.  —    LA  CAMPAGNE  DE  1489.  PRISE  DE  BAZA 

Reconnaissance  des  droits  héréditaires  du  prince  Don  Juan.  —  Ambassade 
flamande.  —  Difficulté  des  manœuvres  devant  Baza.  —  La  reine  supplie 
le  roi  de  continuer  le  siège.  —  Investissement  de  la  place.  —  Réponse  au 
message  du  sultan  d'Egypte.  —  Le  camp  abondamment  pourvu  par  les 
soins  de  la  reine.  —  El  Zagal  ordonne  d'entrer  en  pourparlers  avec  les  rois. 

—  La  capitulation.  —  Fin  glorieuse  de  la  campagne  de  1489.    .      194-202 

chap.  xv.  -  LA  PRISE  DE  GRENADE.  LA  FIN  DE  L'EMPIRE 

DES  MORES 

Les  rois  somment  Boabdil  de  rendre  Grenade.  —  Le  prince  don  Juan  reçoit 
l'ordre  de  la  chevalerie.  —  Boabdil  se  décide  à  défendre  son  empire.  — 
Combats  individuels  entre  chevaliers  mores  et  chrétiens.  —  Arrivée  de 
la  reine  sous  Grenade.  —  Un  Ave  maria  planté  sur  la  porte  de  la  mosquée 
Djouma.  —  La  famille  royale  en  péril.  —  Supplique  de  Garcilaso  de  la 
Vega.  —  Le  marquis  de  Cadix  engage  le  combat.  —  Fondation  du  monas- 
tère de  Saint-François  à  Zubia.  —  Incendie  du  camp  royal.  —  Fondation 
de  Santa  Fé.  —  Détresse  de  Grenade.  —  La  capitulation.  —  Désespoir 
et  disparition  de  Musa  ben  Ali  Gazan.  —  Le  palais  de  l'Alhambra.  —  Le 
dernier  soupir  du  roi  more.  —  La  croix  d'argent  donnée  par  le  Saint-Père, 
l'étendard  de  Saint-Jacques  et  celui  des  rois  apparaissent  au  sommet  de 
la  tour  de  la  Vêla.  —  Entrée  des  rois  à  l'Alhambra.  —  Fin  de  la  domina- 
tion musulmane  en  Espagne.  —  Impression  produite  en  Europe  par  la 
chute  de  l'empire  more.  —  Transformation  de  l'armée  espagnole.  —  Mort 
du  marquis  de    Cadix 203-226 

chap.  xvi.  —  LA  DÉCOUVERTE  DU  NOUVEAU  MONDE 

Naissance  de  Christophe  Colomb.  —  Il  fait  naufrage  sur  la  côte  de  Portugal. 

—  Joâo  II  repousse  ses  offres.  —  Le  prieur  de  la  Râbida.  —  Colomb  est 
traduit  devant  l'Université  de  Salamanque.  —  Isabelle  accepte  les  offres 
de  Colomb.  —  Capitulations  et  passeport.  —  Les  équipages  recrutés  parmi 
les  forbans.  —  L'amiral  sort  du  port  de  Palos  le  3  août  1492.  —  L'Ame- 

(482) 


TABLE  DES  MATIÈRES 

rique  est  découverte.  —  Les  indigènes  accueillent  les  étrangers  comme  des 
hommes  venus  du  ciel.  —  Désertion  de  Pinzon.  —  Retour  de  Colomb  à 
Palos.  —  Voyage  triomphal.  —  Accueil  des  rois.  —  Les  capitulations 
consenties  à  l'amiral  sont  ratifiées.  —  Création  de  l'Office  des  Indes.  — 
Protestation  du  roi  de  Portugal  contre  les  découvertes  de  Colomb.  —  La 
ligne  de  partage  fixée  par  Alexandre  VI.  —  Second  voyage  de  Colomb.  — 
Destruction  de  la  Natividad.  —  Fondation  d'Isabela.  —  Insubordination 
des  Espagnols.  —  Voyage  de  circonvallation.  —  Les  Indiens  constatent 
que  les  conquérants  sont  mortels.  —  Colomb  retourne  en  Espagne  pour 
se  défendre  contre  les  accusations  des  rapatriés.  —  Isabelle  comble  l'amiral 
de  faveurs 227-262 


chap.  xvii.  —  EXPULSION  DES  JUIFS.  PREMIÈRE  GUERRE  D'ITALIE 

L'expulsion  des  Juifs.  —  L'exode.  —  Ses  conséquences.  —  Arrivée  des  rois 
en  Aragon.  —  Tentative  d'assassinat  contre  le  roi.  —  Lettre  d'Isabelle 
à  Talavera.  —  Ludovic  Sforza  invite  Charles  VIII  à  réclamer  ses  droits 
sur  le  royaume  de  Naples.  —  Politique  du  roi  de  France.  —  Traités  d'Éta- 
ples,  de  Senlis  et  de  Barcelone.  —  Charles  VIII  réclame  l'aide  promise 
en  échange  du  Roussillon  et  de  la  Cerdagne.  —  Refus  de  Ferdinand  basé 
sur  les  termes  du  traité  de  Barcelone.  —  L'armée  française  franchit  les 
Alpes.  —  Arrivée  de  Charles  VIII  à  Rome.  —  Insolence  commandée  de 
l'ambassadeur  d'Espagne.  —  Entrée  du  roi  de  France  à  Naples.  —  La 
Ligue  de  Venise.  —  L'armée  française  repasse  les  Alpes.  —  Gonzalve  de 
Cordoue.  —  Défaite  de  Seminara.  —  Montpensier,  gouverneur  de  Naples, 
tente  d'arrêter  le  débarquement  de  Ferdinand.  —  Perte  de  Naples.  — 
Gonzalve  dévaste  la  Calabre.  —  Prise  de  vingt  barons  angevins.  —  Le 
Gran  Capitân.  —  Capitulation  d'Atella.  — •  Mort  de  Montpensier.  — 
D'Aubigny  traite  avec  Gonzague 263-288 


chap.  xviii.  —  LA  VIE  INTELLECTUELLE  AU  TEMPS  D'ISABELLE 

Attachement  et  fidélité  de  la  reine  à  son  époux.  —  Lettre  de  Ferdinand  à  Isa- 
belle. —  L'éducation  du  prince  Don  Juan.  —  Pierre  Martyr  de  Anglura.  — 
La  morale.  Don  Juan  cultive  les  arts  libéraux.  —  Création  d'un  conseil 
présidé  par  le  prince.  —  Éducation  des  infantes.  —  La  culture  intellec- 
tuelle des  dames  castillanes.  —  L'enseignement  universitaire.  —  Règle- 
ment de  vie  d'un  étudiant  de  Salamanque.  —  Le  trivium  et  le  quatrivium. 

—  Les  sciences  exactes  sont  à  peu  près  délaissées.  —  La  médecine  est 
exercée  par  les  Juifs.  —  Les  scrupules  de  Francisco  de  Solis.  —  La  musique 
figure  dans  le  quatrivium.  —  Jurisprudence  et  codification  des  lois.  — 
Création  d'Universités  nouvelles.  —  La  Bible  polyglotte  d'Alcalâ.  — 
L'introduction  de  l'imprimerie  en  Espagne.  —  La  bibliothèque  d'Isabelle. 

—  Les  chroniques.  —  Les  livres  de  chevalerie.  —  L'art  dramatique.  — 
La  critique.  —  L'archéologie 289-312 


(483) 


TABLE  DES  MATIERES 

chap.  xix.  —  LES  MARIAGES  DES  INFANTS 

Motifs  qui  militent  en  faveur  du  mariage  de  l'infante  Isabelle.  —  Mort  du 
prince  Affonso.  —  Philippe  le  Beau  et  sa  sœur  Marguerite.  —  La  cour 
d'Anne  de  Beaujeu.  —  Rupture  de  l'engagement  avec  Marguerite  d'Autri- 
che. —  Les  rois  d'Espagne  demandent  sa  main  pour  leur  fils.  —  L'archi- 
duchesse Juana.  —  Départ  de  Marguerite  d'Autriche.  —  Entrevue  d'Isa- 
belle et  de  sa  jeune  bru.  —  Les  présents  de  noces  offerts  à  Marguerite.  — 
Second  mariage  de  l'infante  Isabel  avec  Emmanuel  de  Portugal.  —  Mort 
du  prince  Don  Juan.  —  Fermeté  d'âme  d'Isabelle.  —  Départ  de  Margue- 
rite d'Autriche  pour  la  Flandre.  —  Négociations  du  mariage  de  l'infante 
Catherine  avec  Arthur,  prince  de  Galles.  —  L'écriture  chiffrée  des  pièces 
diplomatiques.  —  Entrée  solennelle  de  Catherine  à  Londres.  —  Mort  du 
prince  Arthur.  —  Les  rois  souhaitent  l'union  de  Catherine  avec  Henri, 
prince  de  Galles.  —  Traités  de  mariage  et  d'alliance 313-344 

chap.    xx.   —  MORT  DE  LA  REINE  DE  PORTUGAL.  PHILIPPE  LE 

BEAU  ET  JUANA 

Les  rois  mandent  en  Espagne  leur  fille  Isabel  et  son  époux,  le  roi  de  Portugal. 

—  Les  Aragonais  refusent  de  reconnaître  les  droits  d'une  femme.  —  Nais- 
sance de  l'infant  Dom  Miguel  et  mort  de  sa  mère.  —  Le  caractère  de  Juana. 

—  Lettres  du  sous-prieur  de  Santa  Cruz.  —  Naissance  de  Charles-Quint.  — 
Entrée  des  archiducs  à  Paris.  —  Madame  Claude  de  France.  —  Bonne 
entente  du  roi  de  France  et  de  l'archiduc.  —  Les  archiducs  arrivent  à 
Madrid.  —  Entrevue  de  Ferdinand  et  de  Philippe.  —  Isabelle  revoit  sa 
fille  Juana.  —  La  reconnaissance  des  princes  de  Castille.  —  Le  roi  se  rend 
en  Aragon.  —  Voyage  du  chevalier  de  Lalain  en  Andalousie.  —  Les  Cortes 
d'Aragon  reconnaissent   les  droits  héréditaires  des    princes.     .      345-361 

chap.  xxi.  —  SECONDE  GUERRE  D'ITALIE 

Les  prétentions   de  Louis   XII  sur  Naples  et  le  Milanais.  —  L'armée  fran- 
çaise franchit  les  Alpes.  —  Ludovic  Sforza  sollicite  l'aide  de  l'Empereur. 

—  Entrée  de  Louis  XII  à  Milan.  —  Traité  de  Grenade  entre  Ferdinand 
et  Louis  XII.    —  Prise  de  Céphalonique.  —  Déposition  de  Frédéric  de 

Naples.  —  Gonzalve  entre  en  Calabre.  —  Prise  de  Tarente.  —  Rupture 
du  traité  de  Grenade.  —  Nemours  somme  Gonzalve  de  lui  livrer  la  Ca- 
pitanate.  —  Philippe  le  Beau  prend  congé  des  rois  et  laisse  sa  femme 
désolée.  —  Les  rois  protestent  contre  le  traité  de  Blois.  —  Bataille  de 
Cerignola.  —  Mort  de  Nemours.  —  Défaite  de  l'armée  française.  —  Gon- 
zalve poursuit  ses  conquêtes.  —  Le  Pape  et  Valentinois  se  détachent 
de  la  cause  française.  —  Insuccès  des  armées  françaises  en  Guyenne  et 
en  Roussillon.  —  La  guerre  continue  en  Italie.  —  Passage  du  XJarigliano. 

—  Déroute  des  Français.  —  Gonzalve  prend  possession  de  Naples  au 
nom  du  roi  d'Espagne.  —  Douleur  de  Louis  XII  à  la  nouvelle  du  désastre 
de  Garigliano.  —  Ratification  du  traité jie  Blois 362'383 

(484) 


TABLE   DES  MATIÈRES 


chap.  xxii.  —  LA  RÉVOLTE  DES  ALPUJARLAS 

Succès  en  Italie,  dimculté.s  en  Castille.  —  Talavera  nommé  archevêque  de  Gre- 
nade. —  Lenteur  des  conversions.  —  Ximenes  de  Cisneros.  —  Ses  pré- 
dications. —  Destruction  des  livres  arabes.  —  L'émeute  éclate.  —  Le 
comte  de  Tendilla  dégage  le  château  assailli.  —  Talavera  rétablit  le  calme- 
—  Mécontentement  des  rois.  —  Ximenes  triomphe  des  accusations  portées 
contre  lui.  —  Cinquante  mille  conversions.  —  Révolte  des  Alpujarras.  — 
Destruction  de  Huejar.  —  Assaut  de  Lanjaron.  —  Lettres  des  rois  pro- 
testant de  leurs  bonnes  intentions.  —  Alonos  de  Aguilar.  —  Les  Gandules 
gagnent  la  haute  montagne.  —  Prise  du  camp  des  Mores.  —  Retour  offen- 
sif des  Mores.  Massacre  des  chrétiens.  —  Mort  de  Alonso  de  Aguilar.  — 
Ferdinand  marche  sur  Ronda.  —  Soumission  des  rebelles.  —  Expulsion 
des  Mores  castillans  qui  refusent  le  baptême.  —  Les  édits  rendus  contre 
les  Mores  d'Espagne  émeuvent  le  monde  musulman.  —  Pierre  Martyr 
envoyé  en  ambassade  auprès  du  Soudan  d'Egypte 384-404 


chap.  xxni.  —  TROISIÈME  ET  QUATRIÈME  VOYAGE  DE  COLOMB 

Querelles  entre  Roldan  et  les  frères  de  Colomb.  —  Plaintes  adressées  aux  rois 
contre  l'amiral.  —  Un  juge  enquêteur  est  envoyé  à  Hispanola.  —  Colomb 
est  mis  aux  fers  et  ramené  en  Espagne.  —  Isabelle  le  reçoit,  son  émotion. 

—  Confirmation  des  privilèges  de  1492.  —  Instructions  données  à  l'amiral. 

—  Colomb  sort  du  port  de  Cadix  le  9  mai  1502.  —  Perte  de  la  flotte  espa- 
gnole. Mort  de  Bobadilla.  — Naufrage  sur  la  côte  de  la  Jamaïque.  — Retour 
de  Colomb  en  Espagne,  le  7  novembre  1504.  —  Ferdinand  ordonne  de 
retenir  ses  biens.  —  Colomb  offre  ses  services  à  Philippe  et  à  Juana.  — 
Caractère  intéressé  de  l'amiral.  —  Son  testament.  —  Sa  mort  (1506).  — 
La  politique  des  rois  dans  leurs  colonies  transatlantiques .    .    .    .     405-422 


chap.  xxiv.  —  LA  MORT  D'ISABELLE 

État  moral  de  l'archiduchesse  Juana.  —  Naissance  de  l'infant  Don  Fernand. 

—  Juana  ordonne  de  faire  ses  préparatifs  de  départ.  —  Accès  de  folie.  — 
Désolation  d'Isabelle.  —  Embarquement  de  Juana.  —  Nouvel  accès  pro- 
voqué par  la  jalousie.  —  Ferdinand  et  Isabelle  tombent  malades  de  cha- 
grin. —  Les  dernières  forces  d'Isabelle  sont  épuisées.  —  Dureté  de  Ximenes. 

—  Prières  publiques  pour  obtenir  la  guérison  de  la  reine.  —  Testament 
d'Isabelle.  —  Codicille  au  testament.  —  Mort  de  la  reine.  —  Lettre  de 
Pierre  Martyr.  —  Le  corps  d'Isabelle  est  porté  à  l'Alhambra.  —  Le  caractère 
d'Isabelle.  —  Simplicité  de  sa  foi.  —  Réforme  monastique.  —  Le  céré- 
monial de  la  justice  royale.  —  Regrets  du  Loyal  Serviteur  .    .    .     423-437 

(485) 


TABLE  DES  MATIERES 


chap.  xxv.   —  LES  ARTS,   L'INDUSTRIE  ET  LES  MŒURS  AU  TEMPS 

D'ISABELLE 

Attrait  de  l'Espagne.  —  Mudejars  et  Mozarabes.  —  San  Juan  de  los  Reyes.  — 
La  chapelle  du  Connétable.  — Le  palais  du  Cordon.  —  Les  Colonia  achèvent 
la  Cartuja  de  Miraflores.  —  Le  style  plateresque.  —  La  Casa  Miranda  et 
les  demeures  de  la  noblesse  castillane.  —  La  tour  penchée  de  Saragosse.  — 
La  sculpture  antérieurement  à  Isabelle.  —  Dancart  et  Pedro  Millân.  — 
Le  retable  et  ses  origines.  —  Le  retable  de  Miraflores.  —  Le  tombeau  du 
roi  Juan  II  et  de  Dona  Isabel.  —  Les  statues  orantes  de  Don  Alphonse  et 
de  Juan  de  Padilla.  —  La  peinture  dans  les  manuscrits.  —  Louis  Dalman. 
Le  retable  des  conseillers.  —  Les  écoles  de  peinture  en  Espagne.  —  Antonio 
del  Rincon  peintre  des  rois.  —  Caractéristiques  de  la  peinture  primitive 
espagnole.  —  La  sculpture  sur  bois.  —  La  faïence  décorative.  —  Émaux 
à  reflets  métalliques.  —  L'oratoire  d'Isabelle.  —  Le  costume.  Les  armes 
défensives 438-472 


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CORBEIL     (S.-ET-O.Ï 


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DP     Dieulafoy,  Jane  Paule  Henriette 

163  ftachel   (Magre) 

D5  Isabelle  la  Grande