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ISABELLE
LA GRANDE
Isabelle la Grande.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
A LA LIBRAIRIE HACHETTE
LA PERSE, LA CHALDEE ET LA SUSIANE
A SUSE, JOURNAL DES FOUILLES
CASTILLE ET ANDALOUSIE
ARAGON ET VALENCE
Cl. Garzon.
STATUE D'iSABELLE LA CATHOLIQUE.
(Chapelle funéraire de Grenade.)
i :..\ Grande.
Pi. I. FRONTISPICE.
JANE DIEULAFOY
ISABELLE
LA GRANDE
REINE DE C A S T I L L E
I
1451 - 1504
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE
38 PLANCHES HORS TEXTE
LIBRAIRIE HACHETTE-PARIS
79 BOULEVARD S A I N T - G E R M A I N , 79
Touiidroits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Hachette and C°, IQ20,
1. Taj
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ISABELLE LA GRANDE.
PL. II. PAGE IV.
Madame DIEULAFOY
JEANîtE-Paule-Henriette-Rachel Magre naquit à Toulouse le 2Ç juin
1851. Élevée au Couvent de l'Assomption, à Paris, elle épousa à
dix-neuf ans, le 11 mai i8jo, Marcel Dieulafoy, ingénieur des
Ponts et Chaussées. Quelques mois plus tard, la guerre éclatait. Cette
toute jeune femme — presque une enfant — révéla tout de suite son
extraordinaire énergie. Aux côtés de son mari, combattant dans l'Armée
de la Loire, elle prit part à la campagne et s'y montra pleine d'endu-
rance et de vaillance sous le costume masculin auquel elle s'accoutuma
pour longtemps. Plus tard, les voyages lointains et périlleux se trouvèrent
facilités par ce commode habillement. Telle est l'origine, si simple et si
noble, d'une habitude qui contribua aussi à faire de Mme Dieulafoy une
figure populaire dans la société parisienne. On pouvait saluer bas sa
redingote et sa boutonnière rouge : elles symbolisaient une carrière que
peu d'hommes eussent été capables de fournir.
Tout le monde sait que Mme Dieulafoy fut une intrépide voyageuse,
mais on sait peu en combien de pays sa curiosité insatiable la porta. Avant
les fouilles de Suse, qui rendirent son nom célèbre avec celui de son mari,
elle avait visité l'Angleterre et l'Italie, parcouru l'Egypte et le Maroc (1873
à 18 j8) et elle avait déjà séjourné en Perse pendant deux ans (1880-1881) .
Après l' exploration de Suse, qui occupa les années 1884 à 1886, elle alla
en Belgique, Hollande, Allemagne, Portugal, enfin en Espagne où elle
devait revenir souvent et où elle ne fit pas moins de vingt-trois séjours à
des intervalles différents. En 1914 elle accompagnait de nouveau au Maroc
M. Dieulafoy, nommé adjoint au Commandant supérieur du Génie mili-
taire, et elle y contracta, dans une ambulance de Rabat où elle soignait
des malades, les germes du mal infectieux qui devait l'emporter,
La production scientifique et littéraire de Mme Dieulafoy fut très abon-
dante. Outre ses œuvres d'archéologie et d'histoire qui nous intéressent
(V)
plus spécialement, nous ne pouvons passer sous silence ses livres de cri-
tique et d'imagination, car ils révèlent la variété et l'étendue des sujets où
se plaisait la mobile vivacité de son esprit.
Elle raconta d'abord dans un grand volume illustré, qui fut récompensé
par un prix Montyon, ses voyages dans la région de la Mésopotamie, de
l'Iran et du Caucase (la Perse, la Chaldée et la Susiane, Hachette, 1887).
A Suse, où elle joua le rôle de collaboratrice assidue et de chef d'équipe,
elle se chargea de tenir le journal des fouilles, précieux recueil où sont
notées soigneusement toutes les circonstances qui accompagnèrent la
découverte des palais de Darius et d'Artaxercès (A Suse, Hachette, 1888) ;
bien des fois il est utile d'y recourir, afin de préciser l'état des monu-
ments, l'emplacement exact des objets au moment des trouvailles, et de
fixer certains points importants pour la discussion des diverses restaura-
tions proposées. On y trouve aussi, à chaque page, les preuves de l'intré-
pidité, du calme presque enjoué avec lequel la jeune exploratrice affrontait
des difficultés souvent graves et périlleuses. La croix de chevalier de la
Légion d'honneur fut la récompense bien méritée du tranquille courage et
du labeur qui rapportaient à la France un musée entier d' antiquités perses
Nous devons à celui qui a suivi de plus près les travaux de la mission
les réflexions suivantes sur les qualités que Mme Dieulafoy déployait dans
les entreprises diverses auxquelles elle se consacra : « Son œuvre archéo-
logique a été pratique et théorique. D'une manière générale, elle a trouvé
une aide puissante dans un goût très fin, très délicat, qu'avait encore
affiné l'étude du dessin et surtout de la sculpture, et aussi de grandes faci-
lités dans la connaissance de plusieurs langues étrangères. Mme Dieulafoy
savait l'anglais, l'espagnol et le persan; elle lisait l'italien, le portugais et
elle avait assez bien appris l'arabe marocain pour causer avec les femmes
indigènes et servir d'interprète quand l'occasion s'en présentait. Au cours
des voyages en Perse, en Espagne, au Portugal, elle a été à tous les ins-
tants une collaboratrice précieuse, aidant à relever les monuments, à les
analyser, à les photographier. Sur le terrain, soit à Suse, soit à Rabat, elle
a dirigé les chantiers de recherches avec une méthode, une sûreté, une
décision, souvent même une divination qui ont eu les résultats les plus
heureux. En Perse, son courage n'a jamais faibli, même dans les circons-
tances les plus périlleuses, et son sang-froid a été pour la mission un éner-
gique réconfort. >>
Est-ce cette naturelle vaillance qui la portait à chérir la patrie du Cid
d'une tendresse si particulière? A cette affection pour l'Espagne nous
devons des livres d'un caractère plus spécialement historique : Aragon et
Valence {Hachette, 1901), Castille et Andalousie (Hachette, 1908), et
(VI)
cette Isabelle la Grande, dont le tirage fut arrêté par la guerre en juillet
1914, et qui parait aujourd'hui.
Tousces voyages, joints à d'abondantes lectures, échauffaient fortement
son imagination, et elle aborda hardiment le roman et même le théâtre,
pour donner la vie et le mouvement aux héros de ces périodes historiques
dont elle nourrissait chaque jour sa mémoire. C'est ainsi que vit le jour
Parysatis, tragique histoire d'une reine de Perse, d'abord sous forme de
roman couronné par l'Académie française, traduit en anglais et en alle-
mand (Lemerre, 1890) , puis sous forme de drame en trois actes, représente
le ij août 1902 au théâtre des Arènes de Béziers, avec accompagnement
de musique de Saint-Saêns. Vinrent ensuite Rose d'Hatra d'après une
légende persane, et\ 'Oracle d'après des récits d'Hérodote [A. Colin, 1893),
puis une œuvre tirée de la Légende Dorée et de la vie de sainte Catherine,
Frère Pelage {Lemerre, 1894). Les temps modernes eux-mêmes ont fourni
le sujet d'un cinquième roman historique, Volontaire {A. Colin, 1892), ins-
piré par l'héroïsme guerrier d'une jeune fille du Hainaut français en 1792.
Enfin l'un des problèmes moraux les plus émouvants delà société con-
temporaine est discuté dans un livre de pure imagination, Déchéance
[Lemerre, 1897) ; c'est un plaidoyer contre le divorce.
En ênumérant tant de travaux, si variés et si complexes, où plus d'un
se sentirait submergé, nous n'avons encore donné qu'une idée incomplète
de l'activité inlassable de Mme Dieulafoy. On pourrait s'imaginer quelque
trépidation, quelque fièvre dans l'organisation d'une vie si remplie, surtout
en se souvenant des origines méridionales de notre regrettée amie. Ce
serait une complète erreur. Tous ceux qui ont fréquenté l'hôtel de la rue
Chardin ont connu les détails d'une existence méthodiquement réglée, où
le travail, la promenade, les causeries, les réceptions amicales, occupaient
leur place sans empiéter jamais l'un sur l'autre. On trouvait à l'heure
convenue une maîtresse de maison toujours affable et prévenante, toujours
occupée de ses amis et de leur entourage, toujours prête à rendre service.
Elle paraissait si tranquille, si exempte de soucis qu'on eût dit que ses
journées entières étaient à la disposition de chacun. Jamais travailleuse
aussi acharnée ne semble aussi libre d'affaires. Nous savons que les œuvres
de bienfaisance, les comités de charité avaient leur belle part aussi dans
cette vie si bien ordonnée. La bonté, au service de beaucoup de science,
ce fut la caractéristique de sa généreuse nature.
Privée, à son grand chagrin, de la douceur d'avoir des enfants,
Mme Dieulafoy reportait sur ceux de ses amis sa tendresse native. Son
salon, fréquenté par beaucoup d'hommes connus, s'ouvrait largement à
la jeunesse. C'est avec elle et pour elle que furent organisées les représen-
(VII)
unions dominicales auxquelles M. et Mme Dieulafoy donnèrent avec
plaisir tous leurs soins pendant plusieurs années, et de là est sorti le
Théâtre dans l'intimité (Ollendorf, içoo), qui est comme une revue
aimable des littératures classiques, depuis les idylles de Théocrite jusqu'à
la Farce du Cuvier et les pièces du premier Empire.
Enfin, sur d'autres scènes plus solennelles, MmeDieulafoy allait porter
son enseignement littéraire et le fruit de ses nombreuses lectures. Dans
de nombreuses conférences, faites à l'Odéon, au Théâtre Fémina, à l'Uni-
versité des Annales, elle donna une plus grande place à son cher théâtre
espagnol. En province même et à l'étranger, à Lyon, Bordeaux et Pau, à
Strasbourg, Bruxelles et Anvers, elle vint échauffer de sa parole les sym-
pathies pour l'histoire et l'art de l'Espagne et du Portugal.
Disons aussi que, même avant la guerre et comme par une vue prophé-
tique des événements redoutables qui nous menaçaient, Mme Dieulafoy
avait manifesté son désir de travailler pour le bien de l'armée française.
La combattante de i8yo tenait toujours ses regards dirigés vers « la ligne
bleue des Vosges » et les préparatifs peu déguisés de l'Allemagne avaient
éveillé toutes les inquiétudes de son patriotisme vigilant. L'insuffisance
de nos effectifs, en face de la formidable mobilisation de nos ennemis, la
préoccupait vivement, et elle avait conçu un projet, que beaucoup trai-
tèrent alors de chimérique, mais dont les événements démontrèrent la sagesse
prévoyante. Il s'agissait d'introduire les femmes dans les services de l'ad-
ministration militaire, comme ouvrières, infirmières, sténographes, comp-
tables, expéditionnaires, et délibérer par cette mesure plusieurs milliers d'of-
ficiers et sous-officiers qui auraient renforcé les cadres de l'armée active. Au
mois de juin içij, une conférence faite aux Champs-Elysées précisait ce
programme, et le Ministère de la Guerre promettait de faire étudier la
question par les services compétents. Puis le temps s'écoula, et ce fut pour
l'auteur un douloureux et profond chagrin que de voir, après la déclaration
de guerre, combien son projet eût profité à la défense nationale, s'il eût été
plus vite mis en pratique. Du moins, dans son dernier séjour au Maroc, à
Rabat, elle eut la satisfaction de sentir qu'elle servait encore activement la
France ; soldats et prisonniers allemands mis sous ses ordres pour les tra-
vaux de fouilles ou de terrassements, saluaient leur « colonelle >> comme un
chef, attendant ses ordres pour se mettre à l'ouvrage. Des œuvres de charité,
l'organisation de dispensaires pour femmes indigènes, absorbaient là
encore son activité. Quand la fatigue et la maladie l'eurent terrassée,
alors seulement elle consentit à retourner en France; c'était pour y finir
ses jours sous le toit qui avait abrité toute sa jeunesse. Sa pensée, au
milieu des souffrances affreuses qu'elle endura pendant les derniers mois
de sa vie à Langlade, allait encore à l'armée et à la victoire attendue.
(VIII)
<< Heureux ceux qui tombent sur le champ de bataille devant l'ennemi,
disait-elle à son mari. En mourant, ils servent une cause sacrée. >>
Nous voudrions, dans cette brève notice, avoir rendu hommage à une
œuvre et à une vie qui honorent grandement notre pays. Nous n'avons
plus à redouter aujourd'hui les jugements malveillants sur la France.
Mais, si quelques esprits clairvoyants, parmi les étrangers, avaient voulu
juger plus tôt de ce qu'était la bourgeoisie française, laborieuse et lettrée,
ils auraient pu aisément découvrir ce fonds solide de notre race en péné-
trant dans l'intimité de certains ménages — et ils ne sont pas rares — où
la femme française s'honore d'être la collaboratrice intellectuelle de son
mari. Ceux qui ont connu M. et Mme Berthelot.M. etMme LéopoldDelisle,
savent les effets de l'affection conjugale ainsi comprise: Mme Dieulafoy y
avait ajouté l'éclat d'une œuvre et d'une renommée personnelles et son
mari y contribua plus que tout autre par le soin touchant avec lequel il
s'appliqua toujours à mettre en lumière les qualités de sa femme. Mais
elle-même aurait revendiqué, avant tout, le mérite d'avoir bien compris
et d'avoir profondément aimé le compagnon d'armes dont elle fut, pen-
dant quarante-six ans, l'inséparable camarade.
Edmond POTTIER.
ISABELLE LA GRANDE
CHAPITRE PREMIER
LES ESPAGNES JUSQU'AU MILIEU DU XV* SIÈCLE
PELAGE ET LES PREMIERS EFFORTS DE LA RECONQUÊTE. || BATAILLE DE LAS NAVAS
DE TOLOSA. || MORT DE PIERRE II D'ARAGON. || JUAN II D'ARAGON ET SON FILS
D. CARLOS DE VIANE. [| NAISSANCE DE FERDINAND LE CATHOLIQUE. Il FERNANDO III
DE CASTILLE CONQUIERT CORDOUE ET SÉVILLE. || ENRIQUE III DE TRANSTAMARE
ÉPOUSE CATALINA DE LANCASTRE. || DÉNUEMENT DU MONARQUE. || JUAN II DE
CASTILLE, PÈRE D'ISABELLE. || PORTRAIT DE JUAN II. || SES GOUTS LITTÉRAIRES. ||
LE FAVORI D. ALVARO DE LUNA. || BATAILLE D'OLMEDO. il JUAN II ÉPOUSE ISABEL
DE PORTUGAL. || SUPPLICE DU CONNÉTABLE. Il DOULEUR DU ROI. || SA MORT.
Avant de peindre la grande figure d'Isabelle de Castille, il
convient de rappeler brièvement quelles avaient été les
conséquences de la conquête arabe et de jeter un regard
rapide sur l'état des royaumes chrétiens qui constituaient les
Espagnes dans la seconde partie du XVe siècle.
Au lendemain de la bataille du Guadalete livrée en 711 dans la
plaine de Xérès et où fut détruite la monarchie visigothe, les repré-
sentants de l'aristocratie aimèrent mieux émigrer que subir la domi-
nation du vainqueur. Ils passèrent en Italie, gagnèrent la France et
remontèrent même jusqu'en Angleterre. Ceux à qui l'exil répugnait
s'enfuirent devant les musulmans faute de pouvoir leur résister, et,
portant les reliques enlevées à la cathédrale de Tolède, se réfugièrent
dans les montagnes des Asturies, au fond de la gorge de Covadonga
que signale encore aujourd'hui un pèlerinage célèbre. Leurs bandes,
réunies sous le commandement d'un chef nommé Pelage que la
légende rattache aux derniers rois visigoths, se cachèrent d'abord
dans des grottes, puis s'établirent à Cangas de Onis, au sortir de la
vallée. Pelage recruta des volontaires, arma ses troupes, s'élança
dans la plaine, surprit les envahisseurs et les battit à plusieurs reprises
(718-720). Ce fut le premier élan de la reconquête ; elle devait durer
huit siècles.
(1)
ISABELLE LA GRANDE
Tantae molis erat hispanicam colligire gentem.
Enhardis par des succès inespérés, les chrétiens reprirent confiance,
répondirent à l'appel de leurs chefs et se pressèrent assez nombreux
autour d'Alonso el Catolico (739-757) pour lui permettre de recon-
quérir les Etats de Biscaye, une partie de la Navarre et la Galice jus-
qu'au Duero. Ségovie et Avila furent pris d'assaut. Salamanque,
Astorga, Léon demandèrent à se rendre et ouvrirent leurs portes sans
combat. A la mort d'Alonso el Catolico, les Asturies étaient recon-
quises. L'un des successeurs de ce prince, Alonso el Casto (795-843),
eut l'audace de se présenter devant Mérida qu'il mit à sac (835). Ces
triomphes furent pourtant traversés de quelques revers. Sans cesse
les territoires étaient dévastés par les incursions des armées musul-
manes et chrétiennes. Cependant Alonso el Magno (866-910) parvint
à joindre la Galice et Léon aux Asturies et constitua un beau
royaume dont Oviedo devint la capitale. Mais les fruits de ses con-
quêtes furent compromis par un partage entre ses trois fils (913). La
désunion des princes ajoutait encore à leur faiblesse respective.
D'ailleurs, à mesure que de petits États se reformaient avec les débris
de l'ancienne monarchie visigothe, leurs maîtres semblaient professer
à l'égard de leurs voisins des sentiments de jalousie comparables à la
haine que leur inspiraient les Arabes, et le sang était aussi souvent
versé pour régler des querelles intestines que pour combattre
l'Infidèle.
L'œuvre de délivrance en eût peut-être souffert si le clergé ne fût
intervenu. Les gens d'Église n'avaient pas été les derniers à se jeter
dans la mêlée et à réclamer leur part de périls et de gloire. L'épée,
la lance et la hache brillaient aux mains des évêques de préférence
à la crosse. Grâce à ce zèle ardent, la cause de la patrie se confondit
avec celle de la foi, et la Croix, symbole de rédemption dressé en face
du croissant, devint le nouveau labarum autour duquel se groupèrent
laïques et religieux. Après de cruelles vicissitudes, la crise intestine
fut conjurée et, en l'année 932, le jeune royaume put célébrer la
victoire de Simancas remportée par Ramiro III (912-950) sur le
Khalife Abd er Rahman.
La Castille, reconquise peu après le Léon, fit longtemps partie de
ce royaume et ne devint indépendante qu'à la suite de partages dont
les conséquences désastreuses ont été signalées déjà. Les grands
s'agitaient, se querellaient, se battaient, quand El Mansour, le célèbre
Hadjib (généralissime) de Hicham III, les mit d'accord en proclamant
la guerre sainte. Il entra en Castille, ravagea les campagnes, pilla les
(2)
LES ESPAGNES DU VIII* AU XV* SIÈCLE
villes, traversa Léon dont il ruina la cathédrale, poussa jusqu'à la
Corogne, fit un immense butin et enleva les cloches de Saint-Jacques
de Compostelle (997) qui furent transportées à Cordoue sur les
épaules de milliers de captifs. Sa mort, survenue en 1002, sauva les
chrétientés d'Espagne.
L'Aragon, formé de deux vallées situées au pied des Pyrénées, avait
été d'abord un fief des rois de Navarre. Il resta dans cette situation
dépendante jusqu'à l'année 1035 où Sancho III el Mayor, Roi de
Navarre, l'attribua à son fils Ramiro (1035-1063) qui en fut le premier
souverain. A partir de cette époque, les rois d'Aragon portent la
guerre en terre d'Islam et s'acharnent sur leurs ennemis avec une
ardeur qui n'accorde ni trêve ni merci. Temps des prouesses
héroïques où les combattants fanatisés croyaient voir dans la mêlée
des batailles saint Georges et saint Jacques montés sur de blancs
coursiers, portant la bannière chrétienne et conduisant à la victoire
l'armée de la croix. Ce sont les jours glorieux de Rodrigue de Bivar,
le Cid, le grand champion du Christ, qui reprit aux musulmans
Tolède (1085) et Valence (1094) et qui apparaît dans le romancero —
l'histoire lui est moins favorable — comme l'idole du peuple, l'élu du
ciel, le protégé de saint Lazare.
Après une suite de règnes plus ou moins heureux, le trône échut
à un moine, Ramiro II, el Monje (ii34-H37),que l'on contraignit de
quitter son couvent pour donner à l'Aragon un héritier de sa race.
Il eut une fille, la Princesse Petronila, que l'on maria à Ramôn
Berenguer, comte de Barcelone. Du fait de cette alliance, l'union
du royaume et du comté fut consommée.
La Catalogne, composée d'une magnifique ligne de côtes pourvues
de ports naturels excellents, avait été habitée dès longtemps par une
population fière, courageuse, énergique, constamment en révolte
contre les ducs d'Aquitaine ses suzerains. Louis le Débonnaire avait
franchi les Pyrénées après Charlemagne, repoussé les musulmans et
recouvré sur eux Barcelone. Vers 875, Wilfredo el Velloso (814-895)
s'affranchit du tribut consenti au Roi de France et se déclara indépen-
dant. Le comté de Barcelone, dont les territoires mal défendus contre
des retours offensifs étaient sans cesse dévastés, eut d'abord une vie pré-
caire, mais dès le XIe siècle il grandit, prospéra, son importance
s'accrut et la renommée de son commerce se propagea sur toutes les
côtes de la Méditerranée. Du mariage du Comte Ramôn V avec
la Princesse Petronila naquit un fils, Alfonso II (1162-1196), qui fut le
père de Pedro II (1196-1213). Ce monarque rechercha l'amitié
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ISABELLE LA GRANDE
d'Alfonso VIII de Castille, son parent, et conclut avec lui une alliance
mémorable qui permit aux deux rois de remporter sur Mohammed
Ibn Abdallah la fameuse bataille de Las Navas de Tolosa (16 juillet
12 12). A dater de cette journée une ère nouvelle s'ouvrit pour les
Espagnes. Deux monarchies, F Aragon à l'Est et la Castille à l'Occi-
dent, absorbèrent bientôt tous les petits royaumes nés ou grandis
sur les territoires reconquis, tandis que les musulmans, refoulés dans
le Sud, allaient subir une série de défaites à la suite desquelles ils
perdraient Cordoue (1236), Valence (1238), Murcie (1243), Jaén (1246),
Séville (1248), et se retrancheraient en Andalousie avec Grenade
pour capitale.
La victoire ne demeura pas fidèle à Pedro II. Ayant pris parti
pour les Albigeois contre Simon de Montfort, il fut tué à la bataille
de Muret qu'il avait imprudemment engagée. Il laissait un fils, Don
Jaime, à peine âgé de dix ans. L'enfant qu'il avait emmené à la
guerre resta aux mains du vainqueur ; mais le Pape ayant intercédé
en sa faveur et obtenu sa liberté, il retourna en Catalogne et y fut
proclamé roi. Dans la chronique où il raconte le trépas héroïque de
Pedro II, Jaime ajoute, sous forme de conclusion : << Ainsi mourut
mon père, parce que le sort de ceux de ma race a toujours été de
vaincre ou de mourir sur les champs de bataille ! »
Le nouveau roi (1213-1272) ne mentit pas à sa destinée et mérita
le surnom de Conquistador (conquérant) que lui donnèrent ses contem-
porains et que l'histoire a consacré. A la tête d'une armée vaillante,
aidé par une flotte que montaient de courageux Catalans, il reprit
aux musulmans les îles Baléares, mit fin à la piraterie qui désolait le
littoral, s'empara de Valence (28 septembre 1238), la belle cité du
Cid retombée aux mains des infidèles, poussa vers Alicante et se fût
emparé de Murcie s'il n'eût été appelé au secours du Roi de Castille
engagé de son côté dans une lutte terrible contre les musulmans.
Sa vie ne fut qu'une longue suite de combats livrés à l'éternel ennemi
de la Croix, de débats avec saint Louis au fils de qui, en gage de
réconciliation, il finit par donner en mariage sa fille Isabelle, et aussi
de démêlés furieux avec ses vassaux turbulents. Comme les rois
de Léon et de Castille, il dut acheter, au prix de concessions et de pri-
vilèges immenses, le concours militaire de la noblesse dont la puis-
sance prit dès lors des proportions inquiétantes.
A la fin du xive siècle, un Bertran de Cabrera équipait à ses frais
une flotte quasi royale ; un Luna possédait des territoires si étendus
qu'il pouvait se rendre de Castille en France sans sortir de ses domaines,
(4)
LES ESPAGNES DU VIII* AU XV* SIÈCLE
Les rois végétaient entre des feudataires plus riches qu'eux et ne se
maintenaient qu'en excitant leurs haines et en entretenant leurs
divisions afin d'en profiter à l'occasion.
Des guerres heureuses contre les Mores, l'annexion de la Sardaigne
et de la Sicile longuement disputée par la France et le Saint-Siège,
et l'expédition de Macédoine qui valut aux rois d'Aragon le titre
tout honorifique de duc d'Athènes, occupèrent les siècles suivants.
A l'avènement d'Alfonso V (1416-1458), l' Aragon accru de la Cata-
logne, du royaume de Valence et des grandes îles de la Méditerranée
possédait encore Naples où le Monarque, charmé par la beauté du
pays et du climat, établit sa résidence. Sa mort fut le signal d'un
démembrement. Par testament, il laissa Naples à son fils illégitime,
Fernando, qui instaura de la sorte en Italie une dynastie aragonaise,
et il transmit à son frère Don Juan le royaume d'Aragon dont ce
prince était déjà régent. Le nouveau roi prit le nom de Juan II. Aux
États qu'il venait d'hériter, il réunit bientôt la Navarre qu'il détenait
au détriment de son fils Carlos, prince de Viane, né de son mariage
avec Blanche de Navarre. Mais l'annexion définitive de ce pays ne
devait pas s'accomplir sans effort. Par une clause du contrat de
mariage entre Blanche et Juan de Aragon qui, à cette époque, n'était
encore que régent au nom de son frère installé à Naples, il avait été
spécifié que, en cas de mort de la princesse, l'aîné de ses enfants,
quel que fût son sexe, hériterait la couronne à l'exclusion de son
époux. Blanche, l'aînée, ayant renoncé à ses droits au moment de son
mariage avec Enrique, prince héréditaire de Castille, Don Carlos
avait été substitué à sa sœur. A la mort de sa mère, il avait vingt
et un ans et aurait dû monter sur le trône, mais, avant de
s'éteindre, Blanche lui avait fait promettre de ne point assumer la
souveraineté de la Navarre sans l'approbation et le bon plaisir de
son père. Soit que Carlos n'eût pas sollicité l'approbation prescrite,
soit qu'elle lui eût été refusée, le prince se contenta d'exercer la
souveraineté sous le titre de lieutenant général du royaume. Cette
condescendance filiale devait lui être fatale.
A peine Juan de Aragon fut-il remarié avec Juana Enriquez,
fille de l'Almirante de Castille, une femme ambitieuse, énergique,
habile, beaucoup plus jeune que lui, et en eut-il un fils (10 mars 1452),
que son attitude changea vis-à-vis de Don Carlos. Il eut l'incroyable
faiblesse d'autoriser Dona Juana à se rendre en Navarre pour
réclamer en son nom le partage du gouvernement Cette atteinte
aux droits sacrés du Prince de Viane fut rendue encore plus amère
ISABELLE LA GRANDE
par l'insolence de la jeune Reine, enorgueillie de son étonnante
fortune. La guerre s'ensuivit entre les Beaumonts et les Agramonts,
deux factions rivales enchantées de se battre au nom des deux adver-
saires. Estella, où s'était réfugiée Dofia Juana, fut assiégée par les
troupes de Don Carlos. Juan II s'empressa d'accourir au secours de
sa femme ; le père et le fils se rencontrèrent à la tête de leurs troupes
dans la plaine d'Aybar (1451). L'armée aragonaise, bien disciplinée,
l'emporta sur les milices de Navarre, et Carlos échappa diffici-
lement aux mains de son père. Ce fut le commencement d'une
persécution imméritée dont l'issue était trop aisée à prévoir, étant
donnés le caractère de la Reine d'Aragon et sa haine contre celui
qui pouvait mettre obstacle à la grandeur de son fils, le jeune
Ferdinand D'ailleurs, dès que cet enfant prédestiné avait vu la
lumière, sa mère avait fait interroger le firmament, et les astrologues
avaient relevé des prodiges vraiment merveilleux : << Le ciel qui,
durant tout le jour, avait été obscurci par des nuages, s'éclaira
soudain avec une splendeur inusitée. On vit dans l'azur une cou-
ronne composée de rayons colorés et brillants comme ceux d'un
arc-en-ciel. Ces manifestations furent considérées comme d'heureux
présages et interprétées comme un avertissement que l'enfant qui
venait de naître serait illustre entre les hommes illustres. »
La bataille de Las Navas de Tolosa, à laquelle la Castille avait pris
une part prépondérante, eut pour ce royaume des conséquences aussi
heureuses que pour l'Aragon. Ses rois puisèrent dans le succès une
énergie nouvelle et leur autorité s'accrut encore sous le règne de Fer-
nando III (1217-1252), qui, à l'exemple de saint Louis, son contem-
porain et son cousin, fut canonisé pour avoir consacré sa vie à lutter
contre l'Infidèle. Il conquit la cité sainte de Cordoue, capitale
des Khalifes Omeiyades, et prit Séville, la métropole commerciale
de l'Empire musulman d'Espagne. A sa mort, quatre ans plus tard,
il ne restait aux conquérants arabes que le royaume de Grenade,
mais il était bien défendu.
Fernando III eut pour successeur son fils Alphonse le Sage,
Alonso el Sabio, un lettré, un poète, un savant à qui le pays dut la
codification des lois coutumières sous le nom de Tables Alphonsines
ou Code des Siete Partidas (Sept Parties).
Pourtant, l'épée valait mieux que la plume ou la lyre dans les
mains des monarques castillans et les luttes intestines redoublèrent
de violence et d'âpreté sous les règnes de princes insignifiants.
L'affaiblissement qui se produisait à chaque avènement excitait
(6)
LES ESPAGNES DU V1ÎI* AU XVe SIÈCLE
l'audace des grands et des communes qui réclamaient des libertés
nouvelles et des privilèges sans cesse grandissants.
Les capitulations auxquelles se résignaient les monarques montrent
dans quelle détresse était tombée l'autorité royale sous un régime
également préjudiciable à sa gloire et à ses intérêts.
Comme s'ouvrait le XVe siècle, les différentes parties du royaume
se trouvèrent réunies par le mariage de Enrique III (1390-1407)
et Doliente avec Catalina de Lancastre, et l'horizon politique sembla
se dégager. Mais alors, aux exigences des communes s'ajoutèrent
celles des favoris. Un incident, peut-être légendaire, de la lutte sou-
tenue par la royauté montre du moins dans quel désordre était
tombée la monarchie au commencement du xve siècle.
Un soir, comme Enrique III rentrait de la chasse, son déplaisir
fut extrême en apprenant qu'aucun aliment n'avait été préparé
pour lui, faute d'argent et de crédit. Le produit de la chasse suffit
à contenter l'appétit du Monarque. Tout en servant son maître
l'intendant profita de l'occasion pour lui représenter l'indigence dans
laquelle il vivait, tandis que les grands festoyaient à l'heure même
chez l'Archevêque de Tolède.
Le prince se tut, mais, le repas terminé, il revêtit un habit de
paysan, pénétra, sans être reconnu, dans le palais du prélat et constata
de ses propres yeux la magnificence d'un banquet où figuraient des
mets recherchés et des vins généreux. Le lendemain, un bruit sinistre
se répand dans la ville. Le roi, frappé d'un mal subit, est en danger
de mort. Sans défiance, les grands s'empressent d'accourir. Quand
ils furent réunis dans une salle dont la porte s'était refermée sur eux,
Enrique entra, l'épée nue à la main, le visage sévère, et s'assit sur un
trône placé à l'extrémité de la salle. Le silence régnait. Le Monarque
le rompit enfin et, s'adressant à l'Archevêque de Tolède :
«Combien de souverains avez- vous connus en Castille?
Quatre, répondit le Primat.
— Et vous, comte de Bénavente?
— Trois seulement >>
Les assistants, interrogés par ordre de préséance, répondirent
à leur tour. Aucun d'eux n'avait connu plus de cinq monarques.
<< Comment se fait-il, reprit durement Enrique, que, en dépit de
votre âge, vous ayez connu un si petit nombre de Rois, alors que moi,
jeune comme je le suis, j'en compte plus de vingt ? Oui, continua-
t-il, en donnant libre cours à sa colère, vous êtes les véritables rois
de la Castille, vous vous êtes emparé des biens de la Couronne, vous
Isabelle la Grande. \j) 2
ISABELLE LA GRANDE
m'avez dépouillé de mon patrimoine, j'ai à peine le nécessaire. L'heure
de la justice a sonné! >>
Alors, sur un signe, des gardes entrèrent, suivis du bourreau et
de son aide. Terrifiés, dans l'impossibilité de se sauver, les nobles
se jetèrent aux genoux du Monarque, le supplièrent de pardonner
et promirent de restituer le fruit de leurs rapines. Enrique se laissa
fléchir. Toutefois il eut soin de garder des otages jusqu'à ce que les
forteresses et les rentes royales eussent été restituées.
Enrique s'éteignit trop vite pour la Castille qui souffrit de la
longue minorité de son fils Juan IL La régente, Catalina de Lan-
castre, était sage et prudente, mais elle mourut alors que Juan était
tout jeune encore, et les quelques années heureuses qu'elle avait
données au royaume furent vite oubliées au milieu des troubles qui
suivirent de près l'avènement officiel du jeune Roi, reconnu majeur
par les Cortes à l'âge de quatorze ans. Juan n'avait aucune des qualités
qui font Tes monarques; il possédait plutôt celles qui conviennent
aux cadets de familles royales. Voici en quels termes le peignent les
chroniqueurs de son temps :
« Ce très grand roi fut de noble et belle taille, blanc et rose, d'aspect très
royal. Il avait les cheveux couleur d'aveline mûre, le nez un peu grand,
les yeux entre le vert et le bleu ; il inclinait légèrement la tête, il avait les
pieds et les mains bien formés. C'était un homme de très bon air, franc,
gracieux, pieux et brave. Il s'adonnait à la lecture des livres de philosophie
et de poésie, était bon théologien, entendait bien le latin et honorait les
personnes de science. Il avait beaucoup de qualités naturelles, était grand
musicien, touchait divers instruments, chantait, trouvait (composait des
vers) et dansait bien. Il aimait fort la chasse et se connaissait en tout ce qui
a rapport à cette science. Il montait rarement une mule, sauf quand il
voyageait. Il tenait toujours un grand bâton à la main, et cela lui seyait
bien.... Il était très adroit aux joutes et au jeu de canne. Mais, quoiqu'il eût
une part raisonnable de toutes ces qualités, de celles qui sont vraiment né-
cessaires aux hommes et aux rois, il en était totalement dépourvu. »
Incapable de travail sérieux, prodigue, raffiné dans ses goûts,
Juan II ne trouvait de plaisir que dans la compagnie de lettrés, de
trouvères, d'artistes avec qui d'ailleurs il rivalisait, sans souci de sa
dignité royale. Aussi bien, s'il néglige les affaires de l'État qui n'ont
pas l'heur de l'intéresser, développe-t-il les dons littéraires des Cas-
tillans au point de donner à ses sujets une avance d'un siècle sur
leurs contemporains français. En effet, que l'on compare la Castille
(8)
LES ESP AGNES DU VIII* AU XV* SIECLE
sous Juan II à la France de Charles VI et de Charles VII, et l'avan-
tage lui reste grandement. En France, les chansons de gestes sont
oubliées, le genre allégorique dont le Roman de la Rose est le chef-
d'œuvre s'est amoindri dans des redites. De ce côté des Pyrénées, il
n'y a plus qu'un seul poète, Charles d'Orléans; Villon ne sera célèbre
que bien plus tard ; Froissard n'a pas eu dans Monstrelet un con-
tinuateur digne de lui, il attend un successeur et ne l'aura que dans
Comines qui, d'ailleurs, appartient plutôt à la famille des politiques
qu'à celle des chroniqueurs chevaleresques.
La Castille, au contraire, essaye de s'égaler à la patrie de Dante
et de Pétrarque et son effort littéraire, protégé par un prince poète,
la conduit dès le début du xve siècle à l'état que la France atteindra
seulement au temps des Valois. La parure était belle et séduisante;
malheureusement le corps qu'elle devait revêtir s'affaiblissait chaque
jour. Le Monarque en avait conscience, mais, incapable de porter
un remède efficace au mal dont souffrait le royaume, il abandonna
le pouvoir à l'un de ses favoris, Âlvaro de Luna, qui avait su le séduire
par ses dons intellectuels et le charme de sa compagnie.
« S'il prenait fantaisie au roi Don Juan de chanter ou de danser, aucun
autre que Don Âlvaro ne pouvait chanter ou danser avec lui. Toutes ses
confidences étaient pour Don Alvaro, et quand le roi se retirait à huis clos
pour s'ébattre et se réjouir, Don Âlvaro plaisantait de si gentille façon que
tous étaient ravis. Et si l'on faisait de beaux faits d'armes, c'était encore
Don Âlvaro qui en parlait le plus doctement. Quand chacun se mettait à
disserter sur les cas amoureux, Don Âlvaro en savait déduire si plaisamment
que tous, et le roi avant tous, s'émerveillaient de l'ouïr. Et quant à ses
amours, il s'y comportait avec tant de loyauté et de discrétion qu'il en était
chéri des dames et des demoiselles, et les plus hautes s'énamouraient de lui en
oyant parler de ses mérites. »
Au bout de peu d'années, toute l'autorité royale fut concentrée
entre les mains du brillant favori, élu Grand Maître de l'ordre de
Santiago, nommé Connétable de Castille, maître de soixante-dix
villes ou forteresses, possesseur de richesses immenses et chef de plus
de trois mille lances.
Une pareille fortune n'avait pas été conquise sans éveiller bien
des jalousies et sans allumer bien des haines. L'aristocratie, indignée
de voir un homme d'une naissance irrégulière élevé à un si haut rang,
forma contre Don Âlvaro une figue étroite dans laquelle on eut l'habi-
leté de faire entrer le Prince héréditaire Enrique, fils unique du
(9)
ISABELLE LA GRANDE
Monarque. La guerre civile éclata et Juan II en fut réduit q. com-
battre son fils et ses sujets révoltés dans la fatale bataille d'Olmedo.
Avec une habileté sans pareille, Don Âlvaro désunit la ligue par
des promesses et des présents, et, après une retraite momentanée, il
sut se faire rappeler par le Roi, bientôt fatigué de s'occuper des
affaires de l'État. Don Âlvaro fit à la Cour une rentrée triomphale
et, à dater de cette époque, son insolence ne connut plus de borne.
Au nom du Roi, les statuts politiques des communes furent ouver-
tement violés, les impôts exigés sans l'assentiment légal des États,
les territoires municipaux aliénés ou octroyés aux créatures du
Connétable, le droit d'élection restreint ou limité à quatre-vingts
villes, alors que, sous une fâcheuse inspiration, le Roi prétendait
légiférer sans le concours des Cortes. L'excès même de sa puissance
amena la perte du favori. Elle fut l'œuvre de la personne en qui Don
Âlvaro avait le plus sujet de se fier.
Dans sa jeunesse, Juan II avait épousé Dona Maria de Aragon et
en avait eu un fils, l'Infant Don Enrique. Devenu veuf à quarante
ans et désireux de contracter une nouvelle union, il avait jeté les
yeux sur une fille de Charles VII, tandis que le Grand Maître, sans
l'en avertir, demandait pour lui la main de Dona Isabel de Portugal,
petite-fille de Felipa de Plantagenet. Don Juan, à qui cette union
déplaisait, poussa la condescendance jusqu'à tenir la parole donnée
par son favori. Le mariage s'accomplit (1447), mais Don Âlvaro, qui
espérait trouver dans la jeune Reine une alliée dont la reconnaissance
assurerait encore son pouvoir sur l'esprit du Roi, se heurta contre une
femme humiliée de l'état de sujétion où vivait son faible époux et
dont tous les efforts tendirent à lui nuire. Si l'on en croit un auteur
du temps, Juan II, de forte complexion et devenu très amoureux de la
Reine, ne fût jamais entré dans la chambre nuptiale si le favori ne
lui en eût donné la permission. La Reine le sut, et elle éteignit
les dernières flammes d'une affection qu'avaient déjà refroidie les
plaintes du Prince héréditaire et celles des grands coalisés. Le Conné-
t table était perdu.
Saisi en dépit du sauf-conduit royal, transporté à Valladolid,
jugé en deux jours, condamné à mort, il fut exécuté sans délai.
Jusqu'au dernier moment il attendit sa grâce ; son espoir n'était
pas vain. Elle avait été signée en temps utile, mais la Reine vindi-
cative et les grands craintifs des représailles du Connétable retar-
dèrent le départ du courrier et il arriva trop tard. L'exécution avait
eu heu sur la place publique ; un bassin, pour recevoir les aumônes
(10)
LES ESP AGNES DU VIIIe AU XV* SIECLE
destinées aux frais de l'enterrement, avait été placé au bas de l'écha-
faud. Les restes mutilés du maître effectif de la Castille restèrent
exposés aux regards du peuple, et au bout de deux jours seulement
les ermites de Saint-André obtinrent la permission de les ensevelir
dans le cimetière des suppliciés. Pendant trente ans, Alvaro de Luna
avait gouverné son maître et, avec lui, le royaume. On attribuait son
ascendant à la sorcellerie ; il n'existait d'autre sortilège que la domi-
nation exercée par un esprit puissant sur un esprit faible, par un
homme actif sur un prince nonchalant, par un administrateur sur
un poète.
Durant le procès de son favori, le Roi avait souffert une véri-
table torture morale et, à dater de la mort du Grand Maître, il vécut
déchiré par les regrets. Il pleura celui qu'il avait tant aimé et si lâche-
ment abandonné, il perdit le sommeil, sa santé s'altéra, et une année
s'était à peine écoulée que la douleur et les remords le conduisaient
au tombeau (21 juillet 1454). A sa dernière heure, il eut conscience
de ses fautes :
<< Que n'ai-je été le fils d'un artisan au lieu de naître d'un roi de
Castille ! >>
De son premier mariage avec Maria de Aragon, Don Juan laissait
un fils qui lui succéda sous le nom de Enrique IV. Dona Isabel de
Portugal lui avait donné un second fils nommé Alfonso et une fille
qui, pour le bonheur de l'Espagne, ne devait pas lui ressembler. Ce
fut la grande Isabelle.
CHAPITRE II
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
NAISSANCE D'ISABELLE. || LE TESTAMENT DE JUAN II. || AVÈNEMENT DE ENRIQUE IV
Il PORTRAIT DU ROI. || L ÉMIR DE GRENADE REFUSE LE TRIBUT. Il ENRIQUE RAVAGE
LA VEGA DE GRENADE. Il LA VIE PRIVÉE DU MONARQUE. || LA REINE JUANA. || LE
FAVORI BELTRAN DE LA CUEVA. || LA REINE DONNE LE JOUR A UNE FILLE. ||
ENRIQUE MANDE A LA COUR SON FRÈRE ALFONSO ET SA SŒUR ISABELLE. || LA
BELTRANEJA. || DON ALFONSO RECONNU PRINCE DES ASTURIES. || L'OUTRAGE
D'AVILA. Il LA LIGUE SE DONNE UN ROI. Il LA BATAILLE D'OLMEDO. || MORT DU ROI
D'AVILA. Il ENFANCE D'ISABELLE. || BEATRIZ DE BOBADILLA. Il PRÉTENDANTS
DE L'INFANTE. H ELLE S'INSTALLE A SÉGOVIE. || LA LIGUE LUI OFFRE LA
COURONNE. || SON REFUS. || LA CONVENTION DE GUISANDO. || ISABELLE EST PRO-
CLAMÉE PRINCESSE DES ASTURIES AVEC APPROBATION DES CORTES.
Dans la province d'Avila, presque au centre de la Vieille
Castille, s'élève la petite ville de Madrigal. Quatre portes
orientées vers Médina del Campo, Peneranda, Arévalo et
Cantapiedra donnent accès dans la place entourée de hautes murailles.
Un donjon massif la domine et, défiant, observe par-dessus l'enceinte
la plaine solitaire, dépouillée d'arbres, balayée par le vent. Là, par un
beau jour de printemps, le 22 avril 145 1, naquit du Roi Don Juan II
et de la Reine Isabel une fille à qui l'avenir ne semblait point réserver
une destinée brillante, car un prince né quelque vingt ans auparavant
d'une première union du Monarque avec Maria de Aragon assurait
par les mâles la succession royale.
La petite Infante fut appelée Isabel comme sa mère et baptisée
sans pompe ni cérémonie dans l'église de Saint-Nicolas que couronne
une belle coupole octogonale et qu'ornent des arcs revêtus d'ara-
besques précieuses. Deux ans plus tard, la Reine mettait au monde un
fils que l'on nomma Alf onso (1453) .
Cependant, Juan II, déchiré par le remords depuis le supplice
d'Âlvaro de Luna, se hâtait vers la tombe où son favori semblait
(12)'
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
l'appeler. Sur son lit de mort, il recommanda sa veuve et ses jeunes
enfants à son fils aîné. Par testament, il laissait à son fils cadet Alfonso,
à peine âgé d'un an, la Grande Maîtrise de Saint-Jacques dotée du
revenus considérables et qui avait fait retour à la couronne après la
mort du Connétable. A l'Infante Isabelle, il léguait la ville de Cuellar
avec ses territoires situés à l'Est de Médina del Campo et une somme
importante en or monnayé. Le douaire de la Reine se composait
de Madrigal, de Arévalo et de Soria. Arévalo, situé dans une plaine
verdoyante arrosée par l'Araja, où la culture du blé et du safran se
partageait la terre, contrastait par sa fertilité avec la tristesse désolée de
ses environs. La jeune veuve en subit le charme et y fixa sa résidence.
Puis à Médina del Campo, ville très importante et toute voisine,
se tenaient trois foires annuelles où les transactions sur les grains, les
laines et les bestiaux amenaient des commerçants de toutes les na-
tionalités. D'ailleurs, les Reines de Castille avaient toujours goûté le
séjour d' Arévalo, et c'était là que Maria de Aragon, mère de Enrique,
avait rendu le dernier soupir. La Reine douairière Dona Isabel y
vécut à peu près oubliée pendant huit années, tout occupée de l'édu-
cation de ses jeunes enfants, Isabelle et Alfonso, respectée par son beau-
fils assez exact à lui payer une rente en dépit du déficit financier
laissé par son père et accru par lui avec une folle imprévoyance.
Déjà les gens sages avaient pris une pauvre opinion de l'intelli-
gence du Prince quand on l'avait vu s'allier aux grands contre son
propre père et nuire au prestige d'une couronne qui lui était assurée.
Pourtant le règne de Juan II avait été si néfaste, sa faiblesse avait
provoqué un tel mépris que l'avènement de son successeur fut
bien accueilli.
Enrique avait la peau blanche, de grands yeux bleus à fleur de
tête, le nez déformé par une chute, des cheveux touffus et une barbe
désordonnée d'un rouge ardent ; il était de haute stature et ses membres
paraissaient vigoureux.
<< Son aspect était féroce, assez semblable à celui du lion qui,
par son regard, frappe de terreur ceux qui le considèrent. >>
Et avec ces manières de géant terrible, Enrique était bénin de
caractère, familier avec les inférieurs, vicieux, extravagant, prodigue,
insoucieux des affaires de l'État comme l'avait été son père, mais
totalement dépourvu des qualités intellectuelles qui, dans une cer-
taine mesure, avaient pu faire pardonner à Juan II son incurie irré-
médiable. Seule la musique le passionnait et il n'avait pas de plus doux
plaisir que de chanter des lais mélancoliques en s'accompagnant
(13)
ISABELLE LA GRANDE
sur un luth. Juan avait subi pendant trente ans la domination d'Âlvaro
de Luna ; Enrique acccepta celle d'un page du défunt Connétable,
Juan Pacheco, nommé par lui Marquis de Villena. Brouiller le père
et le fils n'avait été qu'un jeu pour cet homme habile, charmant.
La puissance du favori devint effective dès l'avènement de son maître
et elle s'affirma d'une manière néfaste. Ambitieux, Villena avait cri-
tiqué les actes d'Âlvaro de Luna pour provoquer sa chute, mais,
après avoir conquis la place convoitée, il persista dans les errements
de sa victime.
Le trésor était épuisé. Loin de se préoccuper de la situation
financière, Enrique accrut sans compter les dépenses de la maison
royale. La garde en partie moresque, magnifiquement équipée,
compta trois mille lances représentant chacune cinq hommes ; des
châteaux et des monastères immenses furent construits dans toutes
les provinces, et les dernières ressources de l'Etat servirent à payer
ces fantaisies ruineuses. C'était à qui viderait les caisses royales,
car Enrique ne faisait jamais vérifier les livres de ses intendants,
signait sans les regarder des cédules où il octroyait à ses favoris
les rentes et les domaines de la couronne, laissant les chiffres et les
désignations en blanc afin que les bénéficiaires les pussent fixer sui-
vant leurs besoins et leurs désirs. Cette générosité ne manquait pas
de grandeur, mais que servirait d'insister sur les abus qu'elle pro-
voquait ! Comme un trésorier représentait les inconvénients d'un
pareil système, Enrique répondit :
« Au lieu d'accumuler des trésors comme le font les particuliers, les
rois doivent les dépenser pour le bonheur de leurs sujets. Donne à mes
ennemis pour m'en faire des amis et donne encore à mes amis pour me
conserver leur amitié. »
Un tel désordre financier consommait la ruine du monarque et
du royaume contraint de les subir. Pourtant on eût trouvé un bon
emploi des fonds du trésor s'il s'en fût rencontré dans les caisses
toujours vides. L'Emir de Grenade, instruit du désarroi moral et maté-
riel de la Castille, tentait de s'affranchir, refusait de payer le tribut,
dirigeait des incursions inopinées à travers l'Andalousie chrétienne,
répandait partout la terreur.
Enrique s'émut enfin et obtint une bulle de croisade. La vente
des indulgences produisit quatre millions. Ils servirent à lever
30 000 hommes qui se réunirent à Cordoue sous le commandement
(14)
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
royal. Emporté par une ardeur soudaine, le Monarque s'élança sur
la fertile Vega de Grenade, brûla les récoltes, coupa les arbres frui-
tiers, incendia les villages, portant partout une désolation inutile. Il
avait ajouté à ses armes une grenade entr'ouverte, emblème de sa
future conquête, mais il fallait une autre main que la sienne pour
cueillir un pareil fruit.
D'une manière générale, les Mores avaient évité de s'engager contre
l'armée chrétienne ; ils s'étaient réfugiés derrière les remparts de leurs
places fortes, certains que l'adversaire ne viendrait pas les y défier. En
effet, Enrique, lassé d'attendre un ennemi insaisissable et qui ne
témoignait aucune intention de se mesurer avec lui, retourna en
Castille et y rentra les mains vides. Les quatre millions produits
par la vente des indulgences avaient été dépensés en pure perte.
Si les troupes royales avaient pillé quelques territoires musulmans,
leur passage avait été une calamité non moins grande pour les pro-
vinces chrétiennes. La noblesse, désireuse de se signaler par des
exploits glorieux, dignes d'inspirer les poètes, tenta vainement de
retenir le monarque en Andalousie ; mais lui, pressé de reprendre
sa vie de plaisir, prétexta que les jours d'un seul de ses sujets lui
étaient plus précieux que ceux de mille infidèles. Magnanimité tardive
et hors de saison en pareille circonstance.
Tant valait le Roi de Castille, tant valait sa vie privée. Adonné
trop jeune à la débauche, il trouvait le châtiment de sa faute dans
l'impossibilité où il semble qu'il fût de perpétuer sa race. Au bout de
dix ans de mariage avec Blanche de Navarre, il l'avait répudiée
sous prétexte de maléfices. Mais il n'entendait pas rester sous le
coup de l'aveu qu'il avait dû faire devant les Évêques de Ségovie et de
Tolède pour obtenir la rupture de cette union, aveu qu'il démentit par
la suite. L'infructueuse campagne d'Andalousie s'achevait à peine
qu'il annonça l'intention de convoler en secondes noces. Sa réputation
était si bien établie que l'on ne recherchait guère son alliance. Cepen-
dant l'appât d'une couronne tenta la Princesse Juana, sœur d'Af-
fonso V, Roi de Portugal.
Loin de réclamer une dot, le futur époux promit d'en assurer une
à sa jeune femme, et le mariage fut conclu en 1455.
Dona Juana, d'une beauté radieuse, était dans la fleur de ses quinze
ans quand elle franchit la frontière de Castille, suivie d'un
magnifique cortège de gentilshommes et de filles d'honneur. Son
esprit, sa gaieté, son entrain rehaussaient encore ses dons physiques. Le
choix de Enrique était heureux !
(15)
ISABELLE LA GRANDE
Toute la noblesse était accourue à Badajoz pour y accueillir
la belle fiancée et la conduire à Cordoue. A mesure qu'elle avançait, on
la régalait de festins, de concerts, de bals, de tournois où rivalisait
l'élite de la chevalerie castillane et portugaise. C'était à qui sur-
passerait en magnificence les fêtes données à l'occasion des mariages
royaux. A la fin d'un banquet offert par l'Archevêque de Tolède,
des pages présentèrent aux dames des coupes d'or pleines de bagues
précieuses afin que chacune d'elles choisît la pierrerie dont la couleur
siérait le mieux à sa beauté. Certes, sous le règne précédent, le luxe des
joyaux et des vêtements avait atteint à un tel degré de richesse que
Juan II, pourtant prodigue, s'était plaint que les soies, les tissus d'or
et d'argent, les robes doublées de martre ou d'hermine fussent portés
par des personnes de médiocre condition. Ce furent de bien autres
excès sous l'impulsion de la jeune Reine à qui son époux n'osait rien
refuser — de ce qu'il pouvait lui accorder — et dont la grâce et la
beauté ensorcelaient les courtisans.
Mais on eut bientôt de graves reproches à formuler contre Juana.
Au cours d'un pas d'armes donné à Madrid, on signala un brillant
chevalier andalou, Beltrân de la Cueva, qui paraissait aussi avant
dans la faveur de la Reine que dans celle du Roi. Envers et contre
tous, il défendit avec succès la beauté prééminente de sa dame far
amour, et, bien qu'il refusât de la nommer, on fit honneur à la Souve-
raine de la vaillance du vainqueur, de son triomphe et de sa discrétion.
Dona Juana connaissait sans doute les raisons invoquées par le
Roi afin d'obtenir l'annulation de son premier mariage. Elle n'igno-
rait pas que, dans l'union où elle était engagée, l'amour-propre seul
trouverait à se satisfaire. Peut-être se fût-elle résignée à ne chercher
aucune compensation et son cœur ne se fût-il pas ouvert à l'amour,
si Enrique, aussi malchanceux avec elle qu'avec l'infortunée Blanche
de Navarre, ne s'était donné le luxe d'une maîtresse honoraire. Son
choix se porta sur Dona Guiomar de Castro, l'une des douze filles
d'honneur venues de Portugal à la suite de sa femme, et comme il
tenait à jouer au naturel son rôle d'amant heureux, il lui donna un
état de maison, la combla de présents et lui constitua une fortune si
considérable que, plus tard, elle lui permit d'épouser le Comte de
Trevino, premier duc de Najera. Aucun ridicule ne manquait au Roi.
Outrée, mais désormais sans inquiétude, Juana comprit que, loin de
courir un risque, elle aurait tout avantage à flatter une manie sans
précédent. Aussi bien la grossesse de la Reine et la naissance d'une
fille (1462) ne causèrent-elles pas de surprise.
(16)
CI. Hausery et Menet, Madri
CAVADONJA A BASILIQUE, FAÇADE LATÉRALh.
IsAHELLE LA (jUANUE.
PL. III, PAGE l6.
TOMBEAU DE l'i.NFANT ALPHONSE, FRÈRE D'iSABELLE LA CATHOLIQUE.
(Cartuja de Mirajlores.)
Isabelle la Grande.
Pi iv. pale i~.
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
En revanche, il y eut un débordement d'indignation lorsqu'on
sut que le Roi avait fait bon accueil à la nouvelle venue dont on attri-
buait la paternité à Beltrân de la Cueva, nommé Comte de Ledesma
et appelé au conseil en récompense de services insignes rendus à la
couronne. Non content de choisir comme parrain l'Ambassadeur de
France et le Marquis de Villena, il contraignit sa sœur Isabelle à
servir de marraine à la petite Infante. Il ne s'en tint pas là. Pris
d'une belle passion pour la fillette qui reçut le nom de Juana porté
par sa mère, il ordonna de convoquer les Cortes qui la proclame-
raient princesse héréditaire de Léon et de Castille et lui jureraient
fidélité en qualité de princesse des Asturies. En même temps, il
commandait de ramener à la Cour son frère et sa sœur, alors âgés de
neuf et onze ans, de crainte que les grands ne s'en fissent une arme
contre lui. Pour les enlever à leur mère désolée, il allégua la nécessité
de leur donner un état de maison en harmonie avec leur haute situation .
En vérité, les Infants seraient entre ses mains des otages précieux et
des gages de la paix publique.
La Reine douairière n'avait aucun moyen de s'opposer à la volonté
de son beau-fils. Elle dut laisser partir les enfants adorés qui, depuis
huit ans, étaient la consolation de sa vie. Elle n'était pas seulement
désespérée de les perdre. Très pieuse, elle les voyait avec effroi livrés
sans défense et dans un âge si tendre aux tentations de la Cour la
plus dissolue qui fût en Europe. Quel exemple serait pour la petite
Isabelle la conduite licencieuse de la Reine Juana auprès de qui elle
devrait vivre désormais ! La douleur, l'inquiétude, l'abandon jetèrent
un voile noir sur un esprit déjà porté à la mélancolie, un affaiblisse-
ment cérébral se manifesta et la malheureuse Princesse tomba dans
une démence douce dont elle ne devait jamais guérir.
Bien que démoralisée par ses habitudes de concussion, de pillage
et d'inconduite, la noblesse frémit de honte en apprenant les in-
tentions du Roi. Une ligue se forma sous la direction de l'Archevêque
de Tolède et du Marquis de Villena ardents à protester contre
la proclamation des droits de la Beltraneja (la fille de Beltrân). Les
Cortes, réunies à Burgos, refusèrent de prêter le serment de fidélité
et demandèrent, la menace à la bouche, qu'à défaut d'enfant légitime,
Enrique reconnût et fît reconnaître les droits héréditaires de son
frère cadet, l'Infant Don Alfonso, avec le titre de prince des Asturies.
On lui rendrait aussi la grande maîtrise de l'ordre de Santiago dont on
l'avait dépouillé pour la donner à Beltrân de la Cueva. Cette reconnais-
sance entraînait implicitement le désaveu de paternité. Les ligueurs
(17)
ISABELLE LA GRANDE
exigeaient en outre que l'Infant fût confié à leur garde. Il y allait,
disaient-ils, de sa sécurité.
Découragé, Enrique ne manifestait même pas l'intention de résister.
Barrientes, son vieux précepteur, devenu Evêque de Cuenca, essaya
de lui rendre un peu d'énergie. Il lui conseillait de déployer ses
bannières, de réunir ses troupes et de venger l'outrage fait à
l'honneur de la Reine et au sien. Enrique préféra temporiser :
« Vous, prêtres, s'écria-t-il, vous êtes toujours prêts à faire verser le sang
des autres. »
Accusation mal fondée s'il en fût, car les princes de l'Église
n'aimaient que trop la guerre et l'on ne comptait pas les prélats qui,
sur le champ de bataille, frappaient les ennemis de la foi et du Roi de
cette même main qui bénissait et absolvait les mourants tombés
dans la mêlée.
Et l' Evêque de Cuenca de répondre :
« Puisque, en des circonstances aussi graves, vous ne montrez pas plus de
souci de votre honneur, je crains de vivre assez pour voir en vous le monarque
le plus dégradé qui ait jamais vécu en Espagne. Quand vous vous repentirez
de votre faiblesse, il sera trop tard. »
Pourtant Enrique avait accepté une entrevue avec les rebelles.
C'était déjà céder. La rencontre eut lieu à Cigales (1462). Les diplo-
mates royaux, dont la cause était insoutenable si l'on renonçait
à la défendre les armes à la main, furent bientôt réduits à merci.
La ligue obtenait la reconnaissance de l'Infant Don Alfonso comme
prince des Asturies, à condition qu'il épouserait cette petite Juana
qui, à peine née, lui disputait le trône. Le temps ne manquait pas et
l'on trouverait un moyen d'éluder un engagement à si longue échéance.
D'autre part, Beltrân de la Cueva, dépouillé de ses dignités, fut
invité à se retirer dans un château dont on lui laissa la propriété,
et ses partisans durent s'éloigner de la Cour. Le Roi promit encore de
se confesser et de recevoir les sacrements au moins une fois l'an,
obligation surprenante étant donnée la piété formaliste de la cour
de Castille, si l'on ne savait que, dès l'année 1462, les Grands se
plaignaient que leur prince vécût à la Moresque, entouré de per-
sonnes qui ne croyaient pas à la vie étemelle et admettaient que les
hommes meurent comme les animaux. En outre, Enrique s'engageait
(18)
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
à ne plus lever aucun impôt sans le consentement des trois ordres
législatifs ; enfin, humiliation doublée d'une imprudence suprême, il
consentait à remettre son frère Alfonsoaux rebelles. C'était reconnaître
la légitimité de la sédition.
Un pareil compromis montre dans quelle déchéance était tombé
le Monarque. Mais bien loin de calmer les esprits, la faiblesse de En-
tique autorisa les pires audaces. Les villes du Sud, y compris Tolède,
avaient soutenu les rebelles, tandis que, au Nord, le Comte de Haro
et le Marquis de Santillanc étaient restés fidèles au Roi. L'anarchie
touchait à son comble, les villes se dressaient contre les villes, les
quartiers contre les quartiers, les rues contre les rues. Les insurgés
n'avaient exigé la garde du Prince Alfonso que pour gouverner en
son nom et l'opposer à son frère.
Un jour, dans la plaine d'Avila, le soleil éclaira l'outrage le plus
ignominieux qui ait jamais été infligé à la royauté. Visible à longue
distance, une large estrade avait été dressée hors des remparts de la
ville. Le trône royal y fut placé. On y assit une effigie du Roi de Cas-
tille, la couronne en tête, l'épée au côté, le sceptre à la main, mais vêtu
d'habits de deuil. Quand le peuple, appelé à son de trompe, fut ras-
semblé au pied de l'échafaud, un héraut lut un acte d'accusation où
étaient énumérés les crimes du monarque, les excès dont il s'était
rendu coupable, les hontes qu'il avait subies, et qui concluait à la
déposition d'un roi indigne. Alors l'Archevêque de Tolède arracha
le diadème qui ceignait le front du mannequin, le Marquis de Villena
lui enleva le sceptre, le Comte de Palencia l'épée, les Comtes de Bena-
vente et de Parèdes les autres insignes joyaux. Ainsi dépouillée,
dégradée, lamentable, la figure fut précipitée du haut en bas de l'écha-
faud et vint s'écraser dans la poussière aux applaudissements fréné-
tiques de l'assistance.
Le premier acte était joué, le second ne lui céda pas en grandeur
tragique.
Le Prince Alfonso fut amené par l'Archevêque de Tolède et le
Marquis de Villena. Ils le firent asseoir sur le trône d'où ils venaient de
précipiter l'effigie de son frère et lui remirent un à un les emblèmes de
la royauté. Les trompettes sonnèrent, les bannières flottèrent, déployées
aux cris de << Pour Alfonso, Roi de Castille et de Léon » (juillet 1465).
Puis, en signe d'hommage, les grands baisèrent la main du nouveau
souverain. La ligue avait son roi. Burgos, Tolède, Cordoue, Séville
l'acclamèrent.
Informé de cette scène.. Enrique fut saisi de désespoir, et, n'eussent
(19)
ISABELLE LA GRANDE
été les instances du Marquis de Villena qui intriguait entre les deux
frères après les avoir divisés, il eût fui jusqu'en Portugal.
« Nu, je suis sorti du ventre de ma mère; et nu, je reviendrai à la terre »,
gémissait-il.
Pourtant le dévouement du bo i Comte de Haro et l'excès même de
l'humiliation infligée à la majesté royale ramenèrent vers Enrique
des fidèles et des partisans. Une année de 70 000 fantassins et de
14 000 cavaliers fut bientôt réunie sous la bannière royale, tandis que
le Marquis de Villena, principal auteur du drame d'Avila, s'efforçait
de rentrer en grâce. La compétition était devenue trop ardente pour
s'apaiser sans effusion de sang. Le Roi et le prétendant avaient crié
leur ban de guerre. Les deux armées se rencontrèrent dans cette fatale
plaine d'Olmedo où Enrique s'était déjà battu contre son propre
père. A la tête des rebelles, le bouillant Archevêque de Tolède marchait
couvert de mailles étincelantes et signalé à tous les coups par son
manteau de pourpre timbré d'une croix blanche. A ses côtés chevau-
chait le Prince Alfonso surnommé par ses adversaires << le Roi d'Avila >>,
ardent et brave malgré son jeune âge; il venait seulement d'atteindre
quatorze ans. Tous deux se jetèrent au plus fort de la mêlée, ramenant
les escadrons hésitants qui s'étaient dispersés à plusieurs reprises. Les
derniers, ils restèrent sur le champ de bataille et ne l'abandonnèrent
qu'à la nuit close. L'Archevêque, blessé au bras, n'avait voulu ni se
retirer ni recevoir aucun soin. Quant au Roi Enrique, démoralisé dès
le début de l'action par une défaillance de ses troupes, il avait battu en
retraite vers un village voisin, entraînant à sa suite la garde moresque
et laissant au Comte de Haro le commandement des forces royales.
A cause de cette défection, le sort de la bataille demeura incertain.
Les ligueurs avaient si bien compté sur un succès complet qu'ils
demeurèrent hésitants. Villena, en désaccord avec l'Archevêque, se
sépara de lui et revint soumis et repentant auprès de son roi légitime.
Les forces du prétendant en furent singulièrement amoindries. Avec
un peu d'énergie, Enrique eût pu ressaisir le pouvoir, mais encore il
parlementa et temporisa. Alors l'anarchie s'étendit dans tout le
royaume divisé entre les partisans d'un monarque sans aucune volonté
et ceux d'un prétendant trop jeune pour imposer la sienne. Les
querelles des maisons de Guzmân et de Ponce de Leôn se rallumèrent,
l'Andalousie fut mise à feu et à sang, les nobles se retirèrent dans leurs
châteaux et, pareils à des rapaces, n'en sortirent plus que pour tomber
(20)
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
sur les voyageurs et les paysans, les dépouiller, les rançonner et par-
fois les vendre comme esclaves soit aux Mores, soit aux chrétiens. Les
communications furent interrompues entre les différentes parties du
royaume, certaines provinces où les récoltes avaient été saccagées
souffrirent de la famine. Jamais la situation n'avait été aussi grave.
Les choses en vinrent au point que les particuliers prirent en main
leurs propres affaires, se constituèrent en Hermandades ou associations
chargées de réprimer les excès des grands et de rétablir la sécurité dans
le pays, comme cela s'était déjà passé en 1295 dans une période égale-
ment troublée. Les Hermandades, bien équipées, bien montées et
payées parles villes, constituèrent bientôt une force de 3 000 cavaliers.
Elles rendirent des services immenses, car, hères de leurs droits et
conscientes de leurs devoirs, elles n'hésitèrent pas à s'attaquer à
quelques grands seigneurs incorrigibles, à les assiéger dans leurs châ-
teaux et à raser leurs places fortes dès qu'elles en étaient maîtresses.
Ces exemples furent salutaires.
Les représentants des deux frères ennemis continuaient à négocier,
quand un coup terrible vint frapper la ligue. Soudain, elle apprit avec
stupeur que le Prince Alfonso était mort presque subitement au
village de Cârdenas, près d'Avila, après avoir mangé des truites dont
il était friand (5 juillet 1468). Le bruit courut qu'il avait été empoi-
sonné. Les mœurs du temps autorisaient une pareille supposition ;
pourtant il se pourrait que le Prince ait été la victime de ces fièvres
estivales qui désolaient la Castille et qui, cette même année, y furent
extrêmement meurtrières. La vie dure qu'il avait menée à un âge
encore si tendre l'avait peut-être affaibli et prédisposé à subir une
influence maligne. Cette mort servait trop bien les intérêts d'Enrique
pour qu'on cherchât beaucoup à en éclaircir le mystère. Il eût été aussi
imprudent qu'inutile de réclamer au nom d'une victime désormais
réduite à néant. Les contemporains s'accordèrent à louer la vaillance,
l'intelligence et les nobles qualités du jeune Prince. Durant les trois
ans où il fut l'élu des factions, il montra une sagesse et une prudence
très au-dessus de son âge. Comme on se plaignait à lui des excès com-
mis par les grands de son parti, il répondit :
«Je dois endurer ces maux patiemment jusqu'à ce que j'aie quelques
années de plus. »
Dans une' autre circonstance, sollicité de fermer les yeux sur un
acte injuste commis par les gens de Tolède, sous peine de voir cette
capitale se tourner contre lui :
(21)
ISABELLE LA GRANDE
« Quel que soit mon amour du pouvoir, je ne voudrais pas l'acheter à ce
prix. »
Il avait toléré des excès qu'il espérait réprimer un jour, mais il
se cabrait devant l'injustice.
Ces sentiments montrent qu'en des temps plus heureux et dans
la suite d'un long règne le Prince eût gouverné la Castille avec
prudence et réparé les désastres dus à l'incurie de ses prédécesseurs.
Don Alfonso n'était plus. Consternés par sa perte, les ligueurs
comprenaient que c'en était fait de leurs espérances s'ils ne trouvaient
sur l'heure un autre prétendant à opposer au Roi Enrique, et leurs
regards se portèrent sur la sœur des deux princes, l'Infante Isabelle,
l'héroïne de cette histoire.
La première enfance d'Isabelle s'était écoulée paisible dans la
solitude d'Arévalo, auprès d'une mère attentive à développer en
elle une piété fervente. Sans doute elle apprit à lire dans .les beaux
manuscrits dont son père, le Roi Juan II, avait enrichi la bibliothèque
du château, et ce furent les légendes et les histoires réunies dans
le Cancionero qui, les premières, émerveillèrent son jeune esprit et
développèrent son enthousiasme pour les grands Castillans dont elle
devait un jour égaler les exploits. On lui enseigna l'art d'enluminer
les feuilles de parchemin où elle écrivait en caractères gothiques
de saintes prières, et aussi le travail délicat et charmant de la broderie
sur le velours et la toile d'or dont les dessins de style oriental
avaient été portés en pays chrétiens par l'intermédiaire des Mores. Un
missel peint de sa main, des bannières et des ornements d'autel des-
tinés à sa chapelle et que la cathédrale de Grenade garde, tel un
trésor précieux, témoignent de son goût comme de l'habileté de son
pinceau et de son aiguille. Plus tard, durant une vie qu'absorbaient
des entreprises surhumaines, elle cherchait parfois un délassement dans
l'exécution de ces travaux féminins où elle s'était adonnée alors
que nul n'entrevoyait sa destinée.
L'instruction d'Isabelle fut assez négligée. Différant en cela des
princesses italiennes, on ne lui donna aucun rudiment des langues
anciennes, pas même le latin, cependant nécessaire pour communi-
quer entre souverains et diplomates. Cette lacune de son éducation lui
fut si sensible que, devenue reine, elle prit un professeur et que, en moins
d'un an, elle sut la langue de Cicéron au point de lire la correspon-
dance d'Etat et d'entendre les ambassadeurs sans le secours d'un
interprète. En revanche, la jeune Infante fut accoutumée de bonne
(22)
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
heure aux exercices physiques et, à les pratiquer, elle acquit une
force et une résistance rares chez une femme. Monter à cheval
était indispensable en un temps où il n'existait d'autre moyen
de transport à travers des pays sans route que la litière ou la mule
réservée aux gens âgés ou aux membres du clergé. Isabelle devint
une écuyère infatigable. La chasse avait toujours été un des plaisirs
favoris des rois de Castille ; avant même leur départ pour la Cour,
l'Infante et son jeune frère chassaient déjà la grosse bête et lançaient
le faucon dans la plaine d'Arevalo, qu'elle fût brûlée par le soleil ou
balayée par les vents glacials de l'hiver.
Durant cette période un lien de tendre affection se noua entre Isa-
belle et Beatriz de Bobadilla, fille du gouverneur du château qui rem-
plit d'abord auprès de la Reine mère les fonctions d'un gardien respec-
tueux, et qui devint bientôt un serviteur dévoué. Cette tendresse des
deux fillettes ne se démentit jamais et fut pour elles une source de
bonheur intime.
Isabelle n'avait que onze ans quand son frère et elle furent conduits
à l'Alcazar de Madrid où vivait la Cour. C'était un magnifique château
fort, d'origine moresque, que les rois de Castille avaient agrandi et
embelli à chaque règne. La vie s'y écoulait joyeuse, facile, au milieu
des tournois, des comédies, des bals organisés par une reine jeune,
belle, ardente, dont l'aveuglement volontaire du Roi excusait
la conduite, et par le brillant escadron qu'elle avait amené de
Portugal.
« Tout récemment, écrit Palencia, la cour avait trouvé un stimulant au
plaisir dans l'entourage de la Reine composé de jeunes filles de noble lignage
et d'une beauté merveilleuse, mais plus expertes dans l'art de séduire que ne
le comportaient leur âge et leur condition. A cela près, elles manquaient de
toute instruction et ne se livraient à aucun travail honnête, à aucune occu-
pation recommandable. Elles recherchaient toutes les occasions de s'entre-
tenir avec leurs galants respectifs. La lascivité de leurs costumes excitait les
jeunes gens et leurs paroles plus que provocantes les rendaient audacieux à
l'extrême. Les continuels éclats de rire dans la conversation, les allées et
venues des entremetteurs chargés de messages grossiers et le désir qui, de
jour et de nuit, les dévorait eussent surpris chez des vierges folles.
Le reste du temps, elles s'abandonnaient au sommeil ou bien elles se cou-
vraient de fards et de parfums, et cela sans garder la moindre pudeur,
se dénudant le sein plus bas que l'estomac et les jambes depuis les doigts des
pieds, les talons, les mollets jusqu'au plus haut des cuisses. Elles prenaient
soin de se farder en blanc les parties du corps découvertes ou cachées afin
Isabelle la Grande, (23) 3
ISABELLE LA GRANDE
que, en se laissant glisser de leur haquenée, comme il leur arrivait souvent ,
tous les membres brillassent d'une blancheur uniforme. »
Et un peu plus loin |:
« La Reine de Castille est entourée de beaucoup de dames parées de
diverses manières. L'une porte un bonnet, l'autre une carmagnole ; celle-ci
est en cheveux, celle-là se couvre la tête d'un chapeau d'homme. Il en est
qui sont coiffées de foulards de soie, de turbans de gaze à la moresque, de
petits mouchoirs à la mode vizcayenne. J'en vis qui se ceignaient la taille
de lanières de cuir propres à bander les arbalètes, d'autres qui étaient armées
de dagues, de couteaux de Vitoria, d'épées ou même de lances et de dards et
qui s'enveloppaient dans de larges capes castillanes. »
Le milieu ne ressemblait guère à celui où la petite Infante avait
vécu jusque-là. La fréquentation de sa belle-sœur risquait de souiller
son âme et le contact des courtisans appliqués à satisfaire leurs pas-
sions aurait pu la pervertir, mais les spectacles dont elle était le
témoin lui inspirèrent du dégoût ; les exemples, les enseignements
maternels restèrent sa seule loi, et le vent de licence qui soufflait
sur le palais respecta sa pureté angélique. Peut-être la grande austé-
rité de sa vie et la sévérité un peu ombrageuse qu'elle montra plus
tard, durant un règne de trente ans, furent-elles comme une protesta-
tion de sa conscience délicate contre les souvenirs d'un passé si lourd de
scandales.
A l'époque où Isabelle vint à la Cour de Don Enrique, elle était
une enfant blonde, rose, aux yeux d'un vert bleuté et en qui persis-
tait le type des races du Nord dont elle descendait par son aïeule,
Catalina de Lancastre. Dans l'attitude, elle montrait déjà de la dignité
naturelle et une fierté ancestrale. Bien qu'elle ne fût pas destinée au
trône, elle en était si rapprochée que, dès sa tendre enfance, sa main fut
ardemment convoitée et devint l'objet de transactions diploma-
tiques. Le premier de ses prétendants fut justement le jeune Ferdinand
d'Aragon, alors entre les bras de sa nourrice et que, longtemps après,
elle devait choisir elle-même comme époux. Puis Enrique la fiança au
frère aîné de Ferdinand, Don Carlos de Viane, devenu lieutenant
général du royaume de Navarre après la mort de sa mère (1461). Don
Carlos était le modèle des parfaits chevaliers, un vrai héros de légende.
Brave, vaillant, généreux, il aimait les arts avec passion, chantait,
jouait de plusieurs instruments, peignait avec goût, rimait avec grâce,
écrivait avec talent les chroniques de ce royaume de Navarre qu'il
(24)
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
aimait de toute son âme et qu'on voulait lui ravir. Il était de trente ans
plus âgé qu'Isabelle, mais au moins avait-il des qualités capables de
compenser dans une certaine mesure une telle disproportion. D'ailleurs,
cette considération n'était pas pour toucher Enrique — en cela il
ne différait pas des princes de son temps — qui ne voyait en sa jeune
sceur qu'un instrument utile à ses combinaisons intéressées. Cette
union ne devait jamais s'accomplir.
A la suite de la malheureuse rencontre d'Estella, Don Carlos avait
cherché un refuge auprès de son oncle, le Roi de Naples. Mais ce
monarque étant mort et le désir de revoir son pays ayant ramené le
prince en Aragon, il fut jeté en prison et n'en serait peut-être pas sorti
si la Généralité de Catalogne n'eût exigé son élargissement. Peu de
temps après, il succombait (1461). Les soucis et l'inquiétude avaient
aggravé la phtisie dont il était atteint. Son père, et surtout son ambi-
tieuse belle-mère, ne furent pas moins accusés de l'avoir empoisonné,
tant ils avaient pris ombrage de l'accueil que lui avait fait Barcelone
lors de sa libération.
Le troisième prétendant d'Isabelle n'était autre que son oncle
maternel, Affonso V, roi de Portugal. Désireux de conclure cette
alliance, le Monarque avait franchi la frontière et s'était rendu à
une entrevue ménagée par Enrique (1464). Invitée à donner son
consentement, Isabelle montra une fermeté et une décision rares
chez une enfant de treize ans, et avec une habileté digne d'un poli-
tique exercé, elle répondit qu'une Infante de Castille ne pouvait se
marier sans le consentement des Cortes. Or, le pays était déchiré par
les factions et l'on ne pouvait songer à réunir nulle part les grands
corps de l'État. Affonso dut regagner sa capitale avec le regret bien
vif de n'y point ramener une nièce adroite au point de déjouer un projet
arrêté entre lui et le Roi de Castille.
Lors de la proclamation d'Avila, l'Infant Don Alfonso avait été
ardemment soutenu par l'Archevêque de Tolède et son neveu le jeune
Marquis de Villena. Mais la famille de Pacheco, dont ces deux puissants
seigneurs faisaient partie, comptait encore Don Pedro Giron, Grand
Maître de l'ordre de Calatrava. Don Pedro Giron occupait une situation
prééminente; bien qu'il ne pût prétendre à une alliance princière,
Enrique ne lui en offrit pas moins la main d'Isabelle. Le mariage
conclu, le Grand Maître lui amènerait les trois mille lances dont il
disposait et lui remettrait en même temps 60 000 doublons d'or. Du
même coup, le Marquis de Villena lui livrerait le Prince Alfonso
et rentrerait à son service. L'Archevêque de Tolède se rallierait aussi
(25)
ISABELLE LA GRANDE
à la cause royale. Ainsi privée de ses chefs, la ligue serait détruite.
Un émissaire fut dépêché en toute hâte auprès du Souverain
Pontife afin d'obtenir que Pedro Giron, relevé du vœu de célibat, pût
s'engager dans les liens du mariage.
Instruite du sort qui la menaçait, Isabelle tomba dans le déses-
poir. Sa main serait-elle le prix de la trahison dont son frère devien-
drait la victime ; serait-elle contrainte de l'accorder à un homme qui
lui faisait horreur? Violent, vicieux, il avait poussé l'audace jusqu'à
essayer d'attenter à l'honneur de la Reine, mère d'Isabelle, outrage
dont Juan II n'avait pas osé tirer vengeance. Enfin la jeune Infante
était humiliée jusqu'au fond de l'âme à la pensée de s'unir à un
homme d'une naissance si inférieure à la sienne, lié à l'Église par des
liens indissolubles à ses yeux. Accablée de douleur, Isabelle se retira
chez elle et, pendant deux jours de jeûne, elle gémit, pria, implora le
secours du Ciel, puisqu'elle ne pouvait en espérer aucun sur la terre.
Et comme elle suppliait Dieu de lui ôter la vie plutôt que de permettre
une union infâme, Beatriz de Bobadilla, qui, seule, avait obtenu la
permission de rester auprès d'elle, tira un poignard caché sous sa
robe et jura de le plonger dans la poitrine du Grand Maître s'il osait
se présenter devant sa jeune fiancée. Beatriz eût tenu son serment,
car elle était sage, vertueuse et vaillante) mais, par bonheur, elle n'en fut
pas réduite à cette extrémité.
A peine le Grand Maître eut-il reçu de Rome la bulle qui le relevait
de ses vœux que, plein de joie, il sortit d'Almagro suivi d'une escoite
splendidement équipée, dans une pompe digne d'un souverain. Il
n'alla pas bien loin. Le soir même de son départ, il était contraint de
s'arrêter au village de Villarubia, voisin de Ciudad Real et, quatre jours
plus tard, il rendait l'âme, sacrant, jurant, maudissant le Ciel qui l'arrê-
tait en si beau chemin. Que n'avait-il eu trois semaines de survie, au
moins le temps de consommer le mariage !
La mort semblait guetter les prétendants d'Isabelle. Après le Prince
de Viane, le Grand Maître de Calatrava succombait à son tour.
Avait-il été empoisonné? Ce fut l'opinion générale. En tout cas, le
soupçon épargna Isabelle et nul ne l'accusa jamais d'avoir soudoyé
ou inspiré ceux qui attentèrent à la vie de Pedro Giron, à supposer
que la maladie n'eût pas été l'unique cause de sa disparition oppor-
tune.
La mort de leur neveu et frère rejeta l'Archevêque de Tolède et
le Marquis de Villena dans le camp des rebelles, et c'est à cette époque
que fut livrée la bataille d'Olmedo dont l'issue demeura incertaine.
(26)
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
Pourtant, les négociations engagées entre Enrique IV et les partisans
de son frère avaient amené quelque détente. Isabelle, jusque-là con-
trainte de rester auprès de sa belle-sœur, la reine Juana, alors que son
cœur et ses vœux allaient vers son frère Alfonso, profita de cette
trêve momentanée pour gagner Ségovie où le jeune Prince vivait au
milieu de ses plus chauds partisans. Enrique lui permit-il de quitter
la Cour afin de donner une satisfaction au parti adverse, ou bien,
grâce à son intervention, espéra-t-il rétablir une paix ardemment
souhaitée? La sagesse, la prudence, la modération, la discrétion montrées
par sa jeune sœur durant la période aiguë de la crise lui faisaient bien
augurer de ses intentions. Isabelle s'installa donc à Ségovie, encore
dotée de son bel aqueduc romain, dominé par un alcazar fortement
défendu où les monarques castillans s'étaient complu à réunir leurs
richesses artistiques et les souvenirs d'un passé héroïque. Elle y vécut
entourée d'admirateurs prêts à suivre sa jeune fortune. Désormais,
elle n'entrerait plus comme un enjeu dans les combinaisons intéressées
de son frère aîné. Elle renaissait au calme quand la mort du Roi
d'Avila vint la frapper au cœur. Dès la nouvelle de sa maladie, elle était
accourue à Cârdenas où il agonisait, et, grâce à la rapidité de sa
monture, elle était arrivée assez tôt pour recueillir le dernier soupir du
malheureux enfant. Après les funérailles célébrées en grande pompe,
elle s'était réfugiée dans le monastère cistercien de Santa Ana, à
l'abri de l'enceinte fortifiée d'Avila. Toute à sa douleur, elle y avait
revêtu l'habit des religieuses et y vivait en recluse, partageant les
exercices de piété et l'existence austère des professes?
Un matin, les rues désertes et les places silencieuses de la vieille
cité s'animent au passage d'une troupe de brillants cavaliers. A leur
tête marche l'Archevêque de Tolède. Le peuple, accouru sur les portes
des maisons grises, les voit avec inquiétude se diriger vers le monastère
de Santa Ana. On frappe, on parlemente avant que les huis du couvent
ne s'entr'ouvrent devant le prélat suivi de quelques seigneurs. Sur
sa demande, l'Archevêque est introduit dans une salle où se tient
l'Infante Isabelle.
Au nom des partisans de Don Alfonso le prélat vient lui offrir la
couronne de Castille que son caractère et ses vertus la rendent digne
de porter. Le mépris qu'inspire Don Enrique justifiera son élection
auprès des Cortes qui n'objecteront ni son sexe ni les inconvénients
du mariage qu'elle contractera un jour. Déjà, et sans même attendre
son consentement, l'Andalousie l'a proclamée.
Silencieuse, très digne sous le voile monastique et dans sa robe
(27)
ISABELLE LA GRANDE
de laine blanche, Isabelle avait écouté l'Archevêque. Quand il se tut,
son esprit droit, son âme juste lui dictèrent une réponse magnanime.
Certes elle ne désavouerait pas les actes de Don Alfonso jeté si jeune
entre les partis, mais, à son tour, elle ne deviendrait pas un instrument
entre les mains des révoltés. Du vivant de son frère, le Roi Enrique,
elle ne se croirait jamais autorisée à ceindre la couronne et à porter le
sceptre de Castille.
L'Archevêque insiste, car il y va du sort de la ligue. Quelles repré-
sailles n'auront pas à redouter ses membres si, faute de chef effectif ou
nominal, ils sont forcés de se désunir et de se disperser? Il rappelle à
l'Infante les services rendus au Prince Alfonso, il la supplie d'écouter
des amis soucieux de sa gloire. Ne sait-elle pas que le royaume est
déchiré par les factions, désolé par les rapines des gens de guerre ;
ignore-t-elle que les impôts ne rentrent pas et que, dans le désastre
financier où il se trouve, Don Enrique refond et altère les monnaies?
Est-il prudent à elle de refuser le pouvoir à l'heure où la noblesse est
prête à le lui conquérir? Enfin ses droits héréditaires, opposés à
ceux de la petite Princesse Juana, sont-ils si bien établis qu'elle puisse
impunément laisser refroidir certains dévouements ou paraître les
dédaigner?
Aucun de ces arguments ne peut ébranler la résolution de cette
jeune fille de seize ans, uniquement conseillée par une conscience
droite. La mort de son frère Alfonso n'était-elle pas le châtiment de
l'outrage fait à la majesté royale sur l'échafaud d'Avila? La volonté
divine avait donné le trône au Roi Enrique; jamais elle ne marcherait
à l'encontre et, à l'appui de sa déclaration, elle rédigea un acte dont
le texte nous est parvenu :
« En conséquence, mande à l'Archevêque qu'il reconnaisse Don En-
rique IV comme Roi et annule tout serment contraire qu'aurait fait Ce
prélat, parce qu'il me plaît que le susdit Enrique IV, mon frère, se nomme
Roi et use du titre comme tel tant qu'il vivra, me déclarant satisfaite du
titre de Princesse. »
En revanche, elle offrait d'intervenir et promettait de négocier
une transaction honorable entre les partis.
Profondément déçu, comprenant que les menaces pas plus que les
prières n'auraient raison de la sagesse et de l'esprit pratique de l'Infante,
l'Archevêque se retira. Dans ces conditions, il valait mieux entrer en
pourparlers que continuer une guerre désormais sans objet. C'est
(28)
LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
à ce parti que les ligueurs s'arrêtèrent. Quant au Roi, trop heureux de
signer la paix, il n'en marchanda pas le prix.
Enrique octroyait une amnistie générale aux rebelles, il promettait
de divorcer avec la reine Juana dont l'inconduite était notoire et de la
renvoyer en Portugal ; il accordait à sa sœur Isabelle le titre de Prin-
cesse des Asturies qu'il enlevait ainsi à sa prétendue fille, la petite
Princesse Juana ; il s'engageait à convoquer les Cortes et à leur faire
reconnaître les droits héréditaires de l'Infante. Enfin, concession der-
nière, Isabelle ne serait point mariée contre son gré. D'autre part, elle
ne choisirait pas un époux sans l'autorisation de son frère et roi.
La paix fut signée dans un monastère situé près d'Avila, en un lieu
connu sous le nom de los Toros de Gnisando, et que signalent quatre
monstres de pierre d'origine ibérique. D'après une vieille légende ils
auraient été élevés par les Romains en commémoration d'une victoire
de Jules César.
Le 9 septembre 1468, l'on n'y solennisa pas un triomphe, l'on se
contenta d'enregistrer l'aveu public du déshonneur d'une reine et la
honteuse naissance d'un enfant que Enrique, dans son étrange incons-
tance, dépouillait de ses droits au trône après avoir eu l'aberration plus
étrange encore de les reconnaître.
L'entrevue entre le Roi et sa sœur eut lieu en grande pompe. Une
foule de hauts et puissants personnages, l'Archevêque de Tolède en
tête, y assistaient, parés de vêtements de drap d'or et de velours,
étincelants de pierreries, splendidement montés sur des chevaux
dont les caparaçons brodés d'or balayaient la poussière du sol. En
signe de soumission, mais ayant obtenu tous les avantages qu'elle
souhaitait, Isabelle, bien qu'intrépide et habile écuyère, vint au
rendez- vous montée sur une mule paisible. A peine aperçut-elle Enrique,
qu'elle mit pied à terre et s'avança pour lui baiser la main, après
l'avoir salué profondément à trois reprises. Enrique, dont le cœur
valait mieux que l'esprit, la rejoignit vivement, la prit dans ses bras
et l'y pressa tendrement.
Le traité lu et accepté, les ligueurs, désormais soumis, prêtèrent
serment de fidélité au maître que la volonté discrète d'Isabelle leur
imposait ; puis, le Légat ayant relevé du serment ceux qui jadis
l'avaient prêté à la Beltraneja, les assistants s'empressèrent de baiser
la main de la nouvelle princesse des Asturies en signe d'hommage. Il
ne restait plus qu'à présenter aux Cortes la convention de Guisando.
Les députés réunis à Ocana l'approuvèrent à l'unanimité, comme
l'avaient fait la noblesse et le clergé.
(29)
ISABELLE LA GRANDE
La modération, la sagesse, l'intelligence montrées par Isabelle
dans ces circonstances si délicates témoignaient de qualités rares
chez une femme et vraiment extraordinaires chez une jeune fille
de seize ans. Ni les sollicitations, ni les prières, ni les menaces n'avaient
eu prise sur son âme. Respectueuse des droits de son frère aîné, elle
avait ordonné de les considérer comme imprescriptibles et sacrés. En
revanche, convaincue de l'illégitimité de la Beltraneja, elle avait
revendiqué l'héritage royal avec une fermeté virile. Certes, elle ne
ceindrait pas de longtemps le diadème, — Enrique avait à peine vingt
ans de plus qu'elle, — mais, confiante en Dieu, elle s'en remettrait à ses
décrets.
La destinée devait récompenser sa patiente vertu.
CHAPITRE III
LE MARIAGE D'ISABELLE
ISABELLE SE RENSEIGNE SUR SES PRÉTENDANTS. || AVANTAGES D'UNE UNION AVEC
FERDINAND D'ARAGON. || PRÉTENTIONS DU ROI DE PORTUGAL. || LE CONTRAT DE
MARIAGE CONSENTI PAR FERDINAND. || ENRIQUE ORDONNE D'EMPRISONNER SA
SŒUR. || ISABELLE S'ÉCHAPPE ET GAGNE VALLADOLID. || FERDINAND ENTRE EN
CASTILLE SOUS UN DÉGUISEMENT. || LETTRE D'ISABELLE A SON FRÈRE POUR LUI
ANNONCER SES PROJETS DE MARIAGE. || ENTREVUE DE FERDINAND ET D'iSABELLE.
H COLÈRE D'ENRIQUE ET DE SON ENTOURAGE. Il ENRIQUE DÉNONCE LE TRAITÉ
DE GUISANDO. Il L'ANDALOUSIE, LA BISCAYE ET LE GUIPUZCOA SE SOULÈVENT EN
FAVEUR D'ISABELLE. Il SIXTE IV RECONNAIT LES DROITS D'iSABELLE. || MORT DU
DUC DE GUYENNE. Il RÉCONCILIATION DU ROI ET DE SA SŒUR. || ENRIQUE SUC-
COMBE A UN MAL INCURABLE.
LA reconnaissance des droits héréditaires d'Isabelle avait été
communiquée dans les formes protocolaires aux puissances en
relations diplomatiques avec la Cour de Castille et Léon.
La Princesse, recherchée en mariage alors que deux frères s'inter-
posaient entre elle et le trône, vit se multiplier les demandes après
cette déclaration. Parmi les prétendants, on citait le Duc de
Glocester, frère d'Edouard IV, Roi d'Angleterre, qui devait régner
plus tard sous le nom de Richard III. Il désirait si vivement cette
alliance qu'il promit de résider en Espagne. Mais Richard était para-
lysé d'un bras et on le disait cruel, vindicatif, aussi mauvais que
disgracié de la nature. Isabelle refusa. Elle fut moins séduite encore
par le Duc de Guyenne, frère de Louis XI et son héritier légitime à
cette époque. Les raisons de son éloignement étaient multiples. Si
Louis XI restait sans enfants, il était à craindre que la Castille ne
devînt une province vassale de la France ou du moins que ses intérêts
ne lussent sacrifiés à ceux de sa puissante voisine ; il était à redouter
aussi que la Princesse ne fût contrainte d'habiter à Paris. D'autre
part, qu'un fils naquît à Louis XI, et le Duc de Guyenne devenait
(3i)
ISABELLE LA GRANDE
un parti médiocre. Une question de personne achevait de rendre cette
alliance antipathique à la Princesse. Désireuse de connaître les qua-
lités morales et physiques de ses prétendants, elle avait confié à son
chapelain, Alonso de Coca, la mission secrète de les voir et d'ap-
précier leurs mérites respectifs. Le Duc de Guyenne ne sortit
pas de cette épreuve à son avantage. Sa santé paraissait chancelante,
ses jambes grêles portaient mal un corps débile, ses yeux chassieux lui
rendaient de si mauvais services que les exercices et les plaisirs de
la chevalerie lui étaient à peu près interdits. Le portrait, véridique
d'ailleurs, n'était pas assez engageant pour décider Isabelle à passer
sur les inconvénients d'une union dangereuse. Ses sentiments intimes
la portaient plutôt vers son cousin, le Prince Ferdinand d'Aragon, dont
Alonso de Coca lui avait fait une peinture séduisante. Sa taille, sans
être grande, avait de bonnes proportions ; les yeux étaient beaux ; les
traits agréables. On le savait doué d'un cœur vaillant et d'un carac-
tère aimable : << Il avait de l'esprit et de l'habileté; il était apte amener
à bien toute cho-se qu'il voulût entreprendre. »
Ces témoignages confirmaient ceux qu'Isabelle tenait de son
entourage, car le vieux Roi d'Aragon, affaibli par ses luttes avec
les Génois, Venise et la France, désirait ardemment un mariage qui
accroîtrait sa puissance et avait eu l'adresse d'introduire auprès de
l'Infante ou d'intéresser à la cause de son fils des personnes qui fai-
saient discrètement ressortir les avantages d'un mariage bien assorti
à tous égards. Placés et unis sous le sceptre des deux époux, les
royaumes chrétiens de la péninsule, le Portugal excepté, pourraient
donner une impulsion vigoureuse à l'œuvre de la reconquête. La
puissance maritime de l' Aragon servirait les desseins de la Castille
en coupant les communications entre les Mores d'Espagne et leurs
frères d'Afrique. L'Empire de Grenade tomberait sous les coups
combinés des deux monarchies et l'Espagne redeviendrait chrétienne
des Pyrénées jusqu'à Gibraltar. Quel beau rêve à réaliser !
Mais des oppositions en apparence invincibles s'élevaient contre
le choix, pourtant bien motivé, de l'Infante. Enrique répugnait à une
alliance entre sa sœur et le fils du Roi d'Aragon avec qui, depuis des
années, il n'avait cessé d'être en guerre plus ou moins ouverte, soit à
propos des événements de Navarre et des droits du Prince de Viane
qu'il avait soutenus, soit au sujet des relations qu'il avait nouées avec
Louis XI à rencontre des intérêts aragonais en Roussillon et en
Cerdagne. Puis, le Roi de Portugal avait renouvelé sa demande,
alléguant que cette union le dédommagerait de l'affront infligé à
(32)
Isabelle la Grande.
Pl. V, page 3>
CI. J. Lacoste.
LES ROIS CATHOLIQUES EN PPIF.RES AVEC LEUR FAMILLE.
(Musée du Prado.)
ISABHLI.E LA GkANDE.
PL VI, PAGE 33.
LE MARIAGE D'ISABELLE
sa sœur et du tort causé à sa nièce qu'il proposait de marier à son
fils.
Une fastueuse ambassade conduite par l'Archevêque de Lisbonne
fut envoyée enCastille. Soit qu'Isabelle cédât devant les ordres de son
frère qui menaçait de l'emprisonner dans l'Alcazar de Madrid si elle
refusait le mariage portugais, soit afin de dissimuler ses intentions,
elle ne montra pas une résistance obstinée et objecta seulement les
liens de parenté qui l'unissaient au Roi son oncle. Il était nécessaire
de demander une dispense en Cour de Rome. Elle fut obtenue
(23 juin 1469) et la bulle de Paul II, conservée dans les archives de
Simancas, indique le consentement conditionnel de la Princesse.
Le Marquis de Villena, qui avait reconquis son empire sur Enrique
depuis la mort du petit Roi d'Avila à laquelle on l'accusait d'avoir
aidé, soutenait avec d'autant plus d'ardeur la cause du Roi de Por-
tugal qu'il nourrissait l'ambitieux désir de marier sa fille Beatriz
avec le Prince Ferdinand et de la placer ainsi sur un trône.; par
surcroît, il rêvait de consolider le marquisat qu'il avait étendu aux
dépens du Roi d'Aragon.
D'autre part, la cause de Ferdinand était chaudement défendue
par l'Archevêque de Tolède, par l'Almirante Don Fadrique Enriquez,
grand-père du Prince, et par Pierre de Peralta, Connétable de Navarre.
Le peuple castillan, d'accord avec l'Infante, souhaitait également
l'alliance aragonaise. Aux jours de fête, les enfants parcouraient les
rues portant avec fierté des bannières aux couleurs d'Aragon et
chantaient des vers prophétiques où ils célébraient la gloire d'un
hymen désirable. Ou bien, ils se rassemblaient aux portes du palais
royal, tournaient en dérision Enrique et son ministre et déclamaient
des stances où la jeunesse et la beauté du Prince d'Aragon étaient
mises en parallèle avec les prétentions ridicules de l'oncle portugais.
Pendant que les partis s'agitaient, les amis d'Isabelle négociaient
en son nom et trouvaient le Roi d'Aragon disposé à toutes les con-
cessions pour assurer à son fils une union flatteuse et profitable.
Aussi bien le contrat de mariage a-t-il toute l'apparence d'un pacte.
Avec le consentement de ses Etats, Juan II transmettait à Ferdi-
nand, son héritier légitime, la souveraineté sur la Sicile avec le titre
de roi et l'associait au gouvernement de l' Aragon. De son côté, Fer-
dinand s'engageait à traiter avec respect et une dévotion filiale le Roi
Enrique et à le considérer comme son père. Il promettait de main-
tenir en maternel honneur, avec toute la vénération possible, la Reine
Dona Isabel, mère de la Sérénissime Princesse, de se comporter envers
(33)
ISABELLE LA GRANDE
elle comme avec sa propre mère, de lui conserver ses villes et forte-
resses et d'avoir soin de ses biens comme s'ils lui appartenaient en
propre.
Encore Ferdinand jurait de rester en Castille ou du moins de
n'en jamais sortir sans le consentement exprès de sa femme. Jamais
non plus il ne la contraindrait à s'éloigner de ses royaumes ni à se
séparer de ses enfants, garçons ou filles, cette restriction s'appliquant
surtout au prince premier-né. Il s'interdisait dénommer aucun étranger
aux offices municipaux castillans et de faire aucune nomination civile
ou militaire sans le bon vouloir de l'Infante à qui l'attribution des
évêchés et des bénéfices ecclésiastiques était formellement réservée.
Enfin, il renonçait à toute revendication sur les biens possédés jadis
par sa famille en Castille et accordait, avec l'approbation du Roi
d'Aragon, son père vénéré, un pardon général à tous ceux qui lui
avaient fait tort ou insulte, « suivant en cela l'exemple de Notre
Seigneur >>. Ferdinand promettait encore de poursuivre la guerre
contre les Mores dès que la Sérénissime Infante serait en possession
de ses royaumes héréditaires et d'entretenir les places frontières
sur les limites du royaume de Grenade comme l'avaient fait de tout
temps les rois de Castille. Une suite d'articles d'une prévoyance rare
assuraient également à l'Infante, à son entourage immédiat et aux
grands du royaume des égards dus à leur haute situation ou juste
récompense de services rendus à la Princesse depuis son enfance.
Toute ordonnance publique devait être signée par les deux époux
conjointement. Un douaire magnifique, très supérieur à ceux qui
avaient été accordés aux reines d'Aragon, était attribué à l'Infante
en cas de veuvage. Il comprenait la jouissance des villes de Barja
et Magallon en Aragon, d'Elche et de Crebilen dans le royaume de
Valence et de Catane en Sicile.
Ce traité, qui soumettait la Coronilla à la Corona, c'est-à-dire
l'Aragon à la Castille, fut lu et signé par Ferdinand, Roi de Sicile, à
Cervera, le 7 janvier 1469. Pendant la durée des négociations, Juan II
redoutait à tel point d'échouer dans une entreprise dont la réussite
était l'ambition de sa vie qu'il avait dépêché en Castille plusieurs
agents secrets chargés de gagner les familiers de la Princesse, avec
l'autorisation de promettre en son nom ou en celui de son fils tout
ce que les uns ou les autres pourraient demander ou même désirer.
Quelques précautions que l'on eût prises, quelque discrétion
quel'on eût gardée, les projets de mariage avaient été en partie décou-
verts par l'Ëvêque de Burgos, un espion du Roi Enrique et du Marquis
(34)
LE MARIAGE D'ISABELLE
de Villena, venu depuis peu à Madrigal où l'Infante s'était réfugiée
auprès de la Reine sa mère. L'arrivée d'une petite députation, chargée
de remettre à la Princesse un collier de rubis balais estimé 40000 florins
et une égale somme d'argent promise comme gage du contrat de
mariage, n'avait pas échappé au prélat, d'autant plus attentif à sur-
veiller la Princesse qu'il était, en. sa qualité de neveu du Marquis de
Villena, intéressé à la conservation de l'influence et des biens de
la famille Pacheco. La situation d'Isabelle devint alors extrê-
mement critique. L'Archevêque de Séville avait reçu du Roi Enrique
l'ordre de se rendre sans délai à Madrigal, de se saisir de l'Infante et
de la conduire comme prisonnière à l'Alcazar de Madrid. Cette
mesure rigoureuse serait la juste punition de la faute qu'elle avait
commise en traitant d'un mariage sans en avertir son frère comme
la convention de Guisando lui en faisait un devoir.
A l'accusation portée contre sa loyauté, Isabelle eût pu répondre
que Enrique avait promis de respecter le choix de sa sœur, et
qu'en la contraignant à épouser son oncle le Roi de Portugal, il l'avait
virtuellement relevée d'un engagement auquel il avait manqué le
premier. Mais il ne s'agissait pas de discuter. Isabelle voyait le vide
grandir autour d'elle. Epouvantés par les menaces royales, les habitants
de Madrigal cherchaient à rentrer en grâce auprès de leur maître ;
jusqu'à Beatriz de Bobadilla, jusqu'à Mencia de la Torre, ses deux
amies d'enfance, qui la dissuadaient de persévérer dans le projet
de mariage avec le Roi de Sicile et lui conseillaient de se soumettre
aux volontés de son frère. La défection ou du moins l'irrésolution de
ses partisans n'amollirent pas le cœur d'Isabelle. Un émissaire sûr
fut envoyé à l'Archevêque de Tolède et à l'Almirante, grand-père de
Ferdinand, pour leur demander un secours immédiat. Le Prélat
n'hésita pas. Sa garde était nombreuse, il la rassembla en toute hâte,
fut rejoint par une compagnie de cavaliers qu'avait dépêchée l'Almi-
rante, et, à marche forcée, atteignit Madrigal, devançant de quelques
heures la troupe royale sous les ordres de l'Archevêque de Séville.
Naturellement on ne l'attendit pas. Entourée de ses libérateurs,
Isabelle, radieuse, franchit les murs de la ville en présence de
l'Êvêque de Burgos consterné, et gagna Valladolid. Elle y fut
accueillie avec transport. Désormais libre, n'ayant plus à choisir entre
la prison, dont elle ne fût probablement pas sortie vivante, et une
alliance qui répugnait également à son esprit et à ses sentiments, elle
n'eut plus qu'un désir, conclure d'une manière irrévocable l'union
devant laquelle se dressaient tant d'obstacles et, dans ce but, mettre
(35)
ISABELLE LA GRANDE
à profit le temps que Enrique passerait en Andalousie où des troubles
s'étaient déclarés. Gutierre de Cârdenas au nom d'Isabelle, et Alonso
de Palencia, au nom de l'Archevêque de Tolède, furent envoyés secrè-
tement en Aragon avec mission de ramener au plus tôt le Roi de
Sicile.
Le premier, un gentilhomme de haute naissance, avait été dès long-
temps attaché à la maison de l'Infante et lui était pieusement dévoué ;
le second, un lettré doublé d'un diplomate, a laissé une chronique
très intéressante de cette époque tourmentée. Les deux émissaires
partirent de Valladolid au milieu de la nuit et gagnèrent Burgos de
Osma par des chemins détournés. Les renseignements qu'ils y recueil-
lirent étaient si mauvais que le succès de leur mission leur parut
compromis. L'Evêque de cette ville était franchement hostile au
mariage aragonais ; le Comte de Médina Celi, dont les domaines s'éten-
daient sur la Castille et l' Aragon, les Mendoza, réunis à Siguenza,
n'étaient guère mieux disposés et avaient juré de s'emparer du
prétendant s'il tentait de passer sur leurs terres. Les négociateurs,
en communiquant ces fâcheuses nouvelles à Isabelle et à l'Archevêque
de Tolède, les prièrent d'envoyer tout de suite trois cents lances à
Burgos de Osma. Puis, ils poursuivirent leur voyage en grande hâte et
atteignirent Saragosse le 25 ou le 26 septembre 1469.
Ils ne pouvaient arriver plus mal à propos. Le Roi d'Aragon était
à Urgel dans le feu d'une guerre engagée contre les Catalans révoltés.
Ses troupes, mal payées à leur ordinaire, menaçaient de l'aban-
donner. Comment eût-il pu donner à son fils une escorte assez nom-
breuse pour lui permettre d'entrer sans péril en Castille? D'autre part
le jeune Prince, en vrai héros de roman, brûlait de courir mysté-
rieusement au secours d'Isabelle, mais il hésitait à tenter une aven-
ture où il jouerait sa liberté et peut-être l'avenir de son pays sans
l'assentiment de son père. En attendant le retour d'un courrier, il
répandit le bruit de son prochain départ pour la guerre de Catalogne
et fit annoncer l'envoi de Pedro Vaca en Andalousie où, à la tête
d'une ambassade importante, ce diplomate réglerait quelques affaires
litigieuses entre les rois de Castille et d'Aragon.
En recevant la lettre de son fils, Juan II tomba dans une per-
plexité extrême. Retarder le voyage du Prince jusqu'à la fin de la
guerre, c'était blesser l'Infante Isabelle et perdre le bénéfice de ses
bonnes dispositions ; permettre le départ, c'était exposer la vie de
l'héritier du royaume, l'enfant adoré à la grandeur de qui, père
injuste, il avait sacrifié Don Carlos Prince de Viane. Il refusa de
(36)
LE MARIAGE D'ISABELLE
donner un avis; Ferdinand et les fidèles conseillers de la couronne
en décideraient.
Neuf jours après l'arrivée de Gutierre de Cârdenas et de Alonso
de Palencia à Saragosse, tandis qu'on apprenait le récent départ
de Ferdinand pour la guerre et que le peuple, massé dans les rues,
regardait défiler les convois de l'Ambassadeur envoyé en Anda-
lousie, un petit groupe de huit personnes franchissait une porte de
la ville désertée un moment par ses gardiens. Très simplement vêtus,
les voyageurs se donnaient pour des marchands se rendant en Castille
par Tarazone et la vallée du Duero. Afin de se mieux dissimuler, Fer-
dinand, caché sous des habits de valet, panserait les chevaux et
préparerait les repas de ses compagnons. En route, on apprit que
des cavaliers couraient le pays, et on ne douta pas qu'ils ne fussent
envoyés par l'Archevêque de Tolède en réponse à la demande de
Cârdenas et de Palencia. Rassurés, les voyageurs arrivèrent devant
Burgos de Osma. La nuit était froide et les prétendus marchands,
épuisés par une marche de deux jours et deux nuits, sommeillaient
sur leurs montures quand ils se présentèrent à l'entrée de la ville.
Soutenu par sa jeunesse, Ferdinand saute à bas de sa mule et frappe
la porte à coups redoublés. A cet appel, la sentinelle, inquiète, lance du
haut des remparts une pierre énorme qui vient tomber aux pieds
de l'Infant après lui avoir effleuré l'épaule. Un colloque animé
s'engage, le comte de Tendilla, commandant les troupes d'escorte
envoyées par l'Archevêque de Tolède, est prévenu, il accourt, reconnaît
Ferdinand et l'introduit dans la place, avec les honneurs dus à son
rang. Désormais rien n'entraverait sa marche.
Le premier soin du Prince fut d'expédier un message rassurant à
l'Archevêque de Saragosse, son frère naturel, et aux amis qui l'avaient
vu partir avec tant d'appréhension. Quant à Gutierre de Cârdenas et
au fidèle Alonso de Palencia, ils prirent les devants pour annoncer
plus vite à l'Infante l'arrivée du Prince Charmant. L'émotion fut
grande à Valladolid quand y parvint cette surprenante nouvelle, et
des efforts inouïs furent tentés encore par la Reine Juana, le Grand
Maître de Santiago et le Comte de Plasencia pour jeter le désaccord
entre les fiancés avant leur première entrevue. Les amis d'Isabelle
avaient été gagnés. On devait, disaient-ils, faire au Prince une réception
qui marquât son infériorité. Il n'effleurerait pas le visage de l'In-
fante, mais se contenterait de baiser sa main en signe d'hommage
comme époux, prince d'Aragon et roi de Sicile. La prudence d'Isabelle
déjoua le mauvais vouloir dissimulé sous l'apparent désir de la glorifier.
(37)
ISABELLE LA GRANDE
Le Prince franchit le 9 octobre la distance qui sépare Gumiel de
Duenas et fut reçu dans cette dernière ville par une nombreuse dépu-
tation de cavaliers et de seigneurs. Le 12, Isabelle, désireuse de rester
en bons termes avec son frère, lui écrivit un long message où elle lui
annonçait l'entrée du Prince d'Aragon en Castille et lui commu-
niquait leur projet de mariage. Après s'être excusée de ne l'avoir pas
consulté dans cette grave circonstance, elle lui rappelait combien elle
lui avait été fidèle quand, après la mort de leur frère Alfonso, elle
avait refusé de lui disputer la couronne. Ce préambule achevé, elle
se plaignait de l'insistance avec laquelle il avait voulu la marier au
Roi de Portugal ou au Duc de Guyenne, contrairement à sa volonté
et aux termes de la convention de Guisando ; elle lui reprochait d'avoir
attenté à sa liberté en donnant à l'Archevêque de Séville l'ordre de
l'emprisonner dans l'Alcazar de Madrid, attentat auquel, dans sa
détresse, elle n'avait échappé que par miracle; elle blâmait également
la mesure prise contre sa mère, Dofia Isabel, dépouillée de ses
villes et de la rente payée par Arévalo au mépris de toute justice, et
demandait avec instance le retour à l'ancien état de choses. Enfin elle
priait son frère et roi d'autoriser son mariage avec Ferdinand, Roi de
Sicile, et se portait fort de la soumission comme du respect de son
époux, si Enrique voulait bien l'agréer comme fils. Elle terminait en
promettant de lui obéir et de le considérer tel qu'un frère aîné, un
seigneur et père vénéré.
La lettre envoyée sous. bonne escorte, Isabelle s'abandonna tout
entière aux sentiments de son cœur. La première entrevue entre les
futurs époux eut lieu le 14 octobre 1469. Accompagné de quatre che-
valiers, Ferdinand était venu de Duenas à Valladolid où l'attendait
l'Archevêque de Tolède. Le Prélat le conduisit aussitôt à l'appar-
tement de la Princesse. Gutierre de Cârdenas, triomphant, était
auprès d'elle et, dans sa joie, montrant du doigt le Prince très sim-
plement vêtu, debout sur le seuil de la porte : << Ese es ! ese es ! »
<< C'est lui ! c'est lui ! >> s'écria-t-il.
Cette présentation, dénuée de toute forme protocolaire, arracha
un éclat de rire aux deux fiancés ; la glace était rompue. Par la suite,
les princes autorisèrent l'adroit négociateur à placer sur son blason
deux S entrelacés en souvenir de l'exclamation qui lui était échappée.
Ferdinand d'Aragon entrait dans sa dix-huitième année. Il était
de taille moyenne, bien proportionné, vigoureux, endurci à la fatigue
par les exercices du corps dans lesquels il excellait. Son allure était
mâle; son port, fier; sa voix, dure et autoritaire comme on pouvait
(38)
LE MARIAGE D'ISABELLE
l'attendre d'un prince qui, depuis l'âge de dix ans, avait pris part
aux guerres civiles de la Catalogne et de l'Aragon, mais il savait en
adoucir ]e timbre quand il voulait plaire ou persuader. Son front
paraissait élevé, quelque peu dégarni. Des sourcils épais, bruns comme
les cheveux, ombrageaient des yeux vifs, intelligents, hardis, qui
illuminaient un visage bronzé par le grand air. En souriant, les lèvres
bien dessinées découvraient des dents blanches, petites, irrégu-
lièrement rangées. On savait le Prince simple dans ses goûts, sobre,
maître de lui, politique adroit, scrupuleux observateur des pratiques
religieuses, « vaillant au point qu'il semblait trouver le repos dans les
occupations >>. Ses qualités étaient naturelles, car, élevé dans les
camps, il avait reçu l'unique enseignement des chevaliers et n'avait
pas pu, comme son demi-frère, le Prince de Viane, profiter des leçons
des philosophes, des poètes et des artistes. Tel était le fiancé d'Isabelle,
le prince fameux surnommé plus tard << le prudent et le sage >>, en
Espagne ; « le pieux », en Italie ; « l'ambitieux et le perfide », en
France. Qu'elles vinssent d'amis ou d'adversaires, ces appréciations
contenaient une part de vérité, mais des années devaient s'écouler
avant qu'elles ne fussent justifiées.
Isabelle était de onze mois plus âgée que son fiancé. Dans son
enfance, nous l'avons montrée déjà, blanche et rose, les cheveux d'un
blond ardent, les yeux bleu vert, rappelant le type de ses aïeux
maternels, les Lancastre. Devenue femme, ses contemporains la
dépeignent comme la plus gracieuse, la plus séduisante princesse
de la chrétienté. Tous sont unanimes à louer la noblesse et la dignité
du port, la pureté chaste des traits, l'élégance des gestes et la fierté
de la tenue. Même quand on fait la part de l'exagération que la
courtoisie et le prestige exercé par les personnes royales expliquent
du reste et quand on consulte les portraits peints ou modelés que
l'on a d'elle à tous les âges de la vie, — portraits médiocres en général,
mais où l'on retrouve des traits communs qui les rendent précieux,
— on est forcé de convenir que, malgré des yeux légèrement bridés
et le bas de la figure un peu fort, elle devait être gracieuse et sédui-
sante. Au surplus, comme des blondes au teint délicat, elle devait
émaner un rayonnement de beauté que les plus habiles pinceaux
sont incapables de rendre.
La visite dura deux heures. Avant de se retirer, Ferdinand signa
devant notaire la promesse de mariage. Isabelle la ratifia. Le même
soir, le Prince regagnait Duenas afin de ne point attirer l'attention.
Une seconde entrevue eut Heu quatre jours plus tard, le 18 octobre.
Isabelle la Grande. (39) 4
ISABELLE LA GRANDE
On lut les capitulations matrimoniales consenties par Ferdinand et
par le Roi son père. Puis l'Archevêque présenta une bulle de Paul II
qui levait les empêchements canoniques existant entre les princes
du fait de leur cousinage. Personne ne soupçonna une supercherie,
et pourtant la pièce était l'œuvre collective du sceptique Roi d'Ara-
gon, du non moins sceptique Archevêque de Tolède et du Prince
lui-même. Obtenir la dispense nécessaire eût réclamé de longs délais
et peut-être se fût-on exposé à un refus du Souverain Pontife, tout
dévoué au Roi de Castille. Il avait paru plus expédient et plus sûr
de la fabriquer que d'en attendre l'expédition.
La Reine apprit la vérité quelques années plus tard, après la nais-
sance de sa fille Isabelle. Bien que victime d'une tromperie, son
mariage était nul et elle n'en avait pas moins enfanté une bâtarde
aux yeux de l'Église. Elle en fut extrêmement mortifiée et se hâta
de demander au Pape Sixte IV la bulle nécessaire à l'apaisement de
ses scrupules et la levée des censures ecclésiastiques.
La bénédiction nuptiale fut donnée le lendemain de la seconde
entrevue, mais l'on ne s'accorde pas exactement sur la date. L'on sait
seulement que la cérémonie, célébrée dans la grande salle du palais
de Juan de Vivero, habité provisoirement par l'Infante, eut pour
témoins l'Almirante de Castille, grand-père de Ferdinand, l'Archevêque
de Tolède et une foule de seigneurs, de chevaliers, de gens de toute
condition, plus de deux mille personnes. Le jour s'acheva au milieu
de fêtes très simples, car les époux, aussi dépourvus l'un que l'autre,
avaient emprunté les sommes nécessaires aux dépenses indispen-
sables. Ainsi débutaient dans la vie matrimoniale les princes qui
devaient occuper à la fin du xve siècle le plus beau trône de l'univers
et donner à l'Espagne l'or du Nouveau Monde.
Le lendemain, suivant un usage ancien, d'un caractère grossier,
les preuves de l'accomplissement du mariage furent présentées à une
assemblée de juges, de corregidors et de chevaliers. Une semaine
s'écoula, et, le huitième jour, les époux se rendirent à l'église de
Santa Maria où fut dite une messe d'action de grâces. Ce n'était pas
seulement l'alliance des jeunes princes qui venait de s'accomplir,
c'était l'unité de l'Espagne si longtemps retardée par les funestes
lois d'héritage et les querelles consécutives à des partages incessants.
L'indolent Enrique reçut en Andalousie la lettre de sa sœur, qui
se terminait par des promesses de soumission et la prière d'approuver
les capitulations matrimoniales. Il fit attendre les messagers, les
reçut avec froideur et répondit que, de retour à Ségovie et d'accord
(40)
LE MARIAGE D'ISABELLE
avec ses ministres, il prendrait une décision. C'était une déclaration
de guerre. En réalité, l'entourage du Roi, furieux d'avoir été joué,
soufflait des projets de vengeance.
A l'instigation du Grand Maître de Santiago, une ambassade
solennelle vint de France en Castille avec mission d'obtenir la main de
la Princesse Juana [la Bcltrancja) pour ce même Duc de Guyenne,
frère de Louis XI, qu'Isabelle avait repoussé.
Instruits de ce fait, les princes se sentirent menacés, mais le
mariage n'était réalisable que si Enrique reconnaissait une seconde fois
cette fille putative reniée par le traité de Guisando et annulait du
même coup les clauses concernant sa sœur et ratifiées par les Cortes.
Ils dépêchèrent de nouveaux émissaires au Roi pour solliciter une
réponse au message du 12 octobre, lui représenter combien leur con-
duite avait été sage et discrète depuis leur mariage, protester contre
la dénonciation du traité de Guisando et porter de nouveaux témoi-
gnages de soumission et de respect. En désespoir de cause, si le Roi
refusait de les entendre, ils proposaient de s'en remettre à la décision
d'une assemblée de prélats et de nobles ou bien encore à l'arbitrage
du bon Comte de Haro. Ferdinand et Isabelle ne s'illusionnaient
guère sur le résultat à espérer de cette communication ; aussi bien,
à la même date, suppliaient-ils le vieux Roi d'Aragon de leur envoyer
sans délai l'argent nécessaire au payement de mille lances indispen-
sables à leur sécurité personnelle. Il fallait que Ferdinand considérât
la situation comme bien périlleuse, car il connaissait la détresse finan-
cière de son père.
La seconde lettre de sa sœur atteignit Enrique en Andalousie.
Loin de se laisser attendrir, il se rendit à Médina del Campo, à la
rencontre de l'Ambassadeur de France. L'Êvêque d'Alby s'avançait
avec pompe et cérémonie (juillet 1470), très hostile à Isabelle depuis
l'insuccès de la démarche faite auprès d'elle quelques années aupa-
ravant. Le Prélat était accompagné du Comte de Boulogne porteur
des pouvoirs nécessaires pour épouser par procuration l'Infante Juana
de Castille, alors âgée de neuf ans. Cette alliance ne valait pas celle
que le frère de Louis XI eût souhaité conclure avec Isabelle, mais,
d'autre part, la situation du prétendant s'était singulièrement
amoindrie depuis la naissance d'un dauphin. Enrique n'hésita pas,
du moment qu'on lui suggérait un moyen de nuire à sa sœur. Dans une
assemblée réunie non loin du monastère de Paular et à laquelle il
avait invité l'ambassade française, il révoqua solennellement la con-
vention de Guisando et, de nouveau, proclama Princesse des Asturies,
(4i)
ISABELLE LA GRANDE
légitime héritière, sa très aimée fille l'Infante Juana. La Reine
mère jura entre les mains du Cardinal que la fiancée était bien la fille
du Roi Enrique ; à son tour, celui-ci fit serment qu'il le croyait et
l'avait toujours cru. Les prélats et les nobles présents baisèrent la
main de la petite Infante en signe d'hommage ; puis le Comte de Bou-
logne ayant montré ses pouvoirs, le Cardinal mit dans sa main celle
de la jeune fille et donna la bénédiction. Ces épousailles eurent lieu
au Val de Lozoya situé entre Ségovie et Buitrago où la Reine et sa
fille s'étaient retirées sous la protection des Mendoza. Dans le contrat
de mariage, il avait été stipulé que le Roi de France donnerait à son
frère le Duc de Guyenne cent mille couronnes annuelles nécessaires
au payement des troupes destinées à combattre Les Rois de Sicile et
leurs partisans. Quand le Prince aurait pacifié la Castille, il rendrait
hommage au Roi de France pour ses duchés héréditaires et cesserait
de toucher les cent mille couronnes.
Isabelle apprit sa déchéance à Duenas, au moment où elle venait
de mettre au monde sa fille aînée l'Infante Isabel. Son affliction fut
extrême quand elle sut que Enrique, à la requête de l'Ambassadeur
de France, avait adressé aux villes et cités du royaume un manifeste
injurieux pour son honneur. Il y était dit que, contrairement à sa pro-
messe, elle s'était mariée sans le consentement du Roi son frère et
au mépris des lois qui obligeaient les princes du sang à obtenir l'auto-
risation des Cortes. En outre, perdant toute retenue, elle s'était unie
à son cousin, le Prince d'Aragon, de qui le père avait guerroyé contre
Juan II de Castille et avec qui lui-même n'avait cessé d'être en hosti-
lité, et cela sans demander la dispense papale et faire lever les empê-
chements inhérents à ce mariage. En conséquence, le Roi, considérant
sa sœur Isabelle comme une étrangère inhabile à lui succéder, avait
reconnu les droits héréditaires de sa fille Dona Juana et, conjoin-
tement, ceux de son époux, le Duc de Guyenne, frère du Roi de
France.
Cette suite d'actes scandaleux achevèrent de déconsidérer Don
Enrique. La perspective d'avoir pour souverain un prince français
déshonoré par son mariage avec une fille adultérine révoltait les fiers
Castillans. De leur côté, les partisans d'Isabelle s'indignaient et pro-
testaient avec véhémence. L'Andalousie gouvernée par le Duc de
Médina Sidonia, la Biscaye, le Guipuzcoa se soulevaient en sa faveur ;
le Connétable de Jaén envoyait un gentilhomme de sa maison au
Duc de Guyenne avec mission de l'éclairer sur l'infamie du mariage
contracté en son nom. Se sentant soutenue, Isabelle protesta contre
(42)
LE MARIAGE D'ISABELLE
l'offense faite à son caractère et à sa dignité. D'accord avec le Duc de
Médina Sidonia, l'Archevêque de Tolède, l'Almirante et d'autres
grands personnages du royaume, elle communiqua aux villes et aux
cités les lettres qu'elle avait à deux reprises adressées à son frère et
auxquelles il n'avait pas répondu.
« Son mariage avec le roi de Sicile, ajoutait-elle, lui avait été conseillé
par les personnes les mieux qualifiées ; loin d'être un ennemi pour la Castille,
le prince serait au contraire l'instrument de sa gloire et de sa prospérité. Si
les lois défendaient aux princesses du sang âgées de moins de vingt-cinq ans
de se marier sans le consentement de leur père ou frère, une dérogation était
excusable en cas de violence et d'oppression. Enfin le Roi s'était parjuré en
admettant dans sa famille une fille alors que son état physique et l'incon-
duite notoire de la Reine, mère de plusieurs autres enfants, dont il ne récla-
mait pas la paternité, lui interdisaient de la reconnaître. Quant à la dispense
dont Isabelle commençait à soupçonner l'origine, elle assurait prudemment
qu'elle avait obéi à sa conscience. D'ailleurs, elle fournirait en temps et
lieu la preuve de sa justification. »
Ces protestations légitimes achevèrent d'exaspérer Enrique. Après
avoir cité en cour de Rome les évêques qui avaient embrassé la cause
des princes et consacré leur union, il publia son ban de guerre contre
Isabelle et son époux et convoqua les contingents des provinces à
Médina del Campo. Le Grand Maître de Santiago, Marquis de Villena,
avait excité la colère du Roi par rancune, mais quand il vit son maître
s'engager dans une guerre en dépit de son incapacité militaire, il prévit
une défaite et, craignant les représailles des princes s'ils étaient vain-
queurs, il éteignit le feu allumé de sa main. D'autres circonstances
favorisèrent une détente. Le Pape Paul II, ami du Roi de Castille,
était mort, et son successeur Sixte IV, renseigné sur l'état d'Enrique,
noua des relations avec Isabelle comme avec la seule héritière légitime
des couronnes de Léon et de Castille. Par l'intermédiaire du Cardinal
de Borgia, plus tard Alexandre VI, il leva les empêchements de con-
sanguinité qui existaient entre les époux et, en légitimant leur ma-
riage, légitima aussi la naissance de leur fille aînée.
Enfin le Duc de Guyenne montrait peu d'empressement à ratifier
l'union contractée en son nom. Les représentations du Connétable
de Jaén lui avaient donné à réfléchir et il avait reporté ses ambitions
matrimoniales sur la belle Marie de Bourgogne, fille de Charles le
Téméraire. C'étaient des visées bien hautes chez un frère de Louis XL
Il n'eut pas le temps d'en connaître l'issue. Peu après l'ouverture de
(43)
ISABELLE LA GRANDE
ces nouvelles négociations, il mourait subitement à Bordeaux (1472).
Comme de coutume, on parla de poison et l'on accusa le Roi de
France de s'être débarrassé de son frère : << S'il ne le fit pas, il en
était bien capable. »
Désorienté, et en attendant qu'il eût trouvé un nouvel aspirant
à la main de sa prétendue fille, Enrique se calma un peu, écouta les
conseils de quelques amis dévoués à Isabelle et suspendit le départ
des troupes convoquées à Médina del Campo. Les grands, fatigués de
ces tergiversations, jaloux du Grand Maître de Santiago, souhaitaient
la réconciliation du Roi et de sa sœur. Parmi les ralliés puissants
figuraient les Mendoza à qui Enrique avait retiré la garde de sa fille
chérie pour la confier au Grand Maître. L'Ëvêque de Sigùenza,
Don Pedro Gonzales de Mendoza, dont la haute situation dans l'Église
était en harmonie avec le talent, l'habileté politique et la connais-
sance approfondie des affaires publiques, écrivit à Isabelle. Une cor-
respondance s'engagea et le chapeau de Cardinal que Ferdinand
obtint pour le Prélat dès son retour d'Aragon l'attacha pour jamais
aux princes. Il devait être jusqu'à sa mort leur fidèle ami, leur premier
ministre, le troisième Roi. Mais l'agent le plus actif de la réconciliation
d'Enrique et d'Isabelle fut André de Cabrera, majordome du Monarque
et Alcaide du château de Ségovie, cette forteresse où il gardait le
trésor royal. Obéissant à la rancune qu'il nourrissait contre le Grand
Maître à la suite d'un différend survenu entre eux, et poussé par sa
femme, Beatriz de Bobadilla, fille de l'ancien gouverneur d'Arévalo
et demeurée l'amie intime d'Isabelle, il ne perdait pas une occasion
de représenter à son maître l'insatiable ambition de Villena, le rôle
qu'il avait joué dans la révolte du Prince Alfonso et la honteuse
dépendance où il tenait son souverain. Puis il parlait d'Isabelle,
de sa conduite noble, du décorum qui régnait à sa Cour, de l'amour
qu'elle portait à la Castille, de l'habileté déployée dans le contrat de
mariage qui soumettait la Coronilla à la Corona. Sous la parole per-
suasive de Cabrera, le cœur du Roi s'amollit ; une entrevue avec
Isabelle fut proposée, discutée et finalement acceptée. Enrique voulait
bien revoir sa sœur, mais il fallait déjouer la surveillance inquiète du
Grand Maître. Beatriz ne s'en rapporta qu'à elle-même du soin de
porter secrètement à son amie l'invitation royale. Sous des habits
de paysanne, chevauchant un âne chargé de paniers à légumes, la
jeune femme sortit de Ségovie au milieu de la nuit et ne s'arrêta pas
avant d'avoir atteint Arenda, résidence d'Isabelle. L'Infante y était
seule, Ferdinand ayant été mandé en Aragon pour se préparer à la
(44)
LE MARIAGE D'ISABELLE
guerre contre la France. Assurée du dévouement et de la loyauté de
ses amis, l'Infante n'hésita pas et, accompagnée de l'Archevêque de
Tolède et de quelques serviteurs éprouvés, elle prit le chemin de
Ségovie qu'elle atteignit par une froide nuit de décembre (1473J. Une
entrevue cordiale eut lieu entre le frère et la sœur. Après avoir
expliqué les raisons de sa conduite, Isabelle sollicita de nouveau
l'approbation de son mariage. Enrique promit de la donner et, en
témoignage de réconciliation, il parcourut la ville le jour de l'Epi-
phanie, tenant les rênes du palefroi monté par Isabelle. Une fois de
plus la Beltrancja perdait son titre de princesse héréditaire.
Surpris, saisi de frayeur, le Grand Maître s'était réfugié dans une
de ses places fortes.
Ferdinand, qui était revenu à Turegano, accourut en hâte et fut
accueilli par le Roi avec une satisfaction évidente. Des bals, des jeux,
des tournois, donnés en son honneur, fêtèrent un si heureux événe-
ment. Le passé parut à jamais oublié. Mais trop de gens avaient
profité des discordes de la famille royale pour ne pas chercher à
les réveiller. Revenu de son émotion, Villena reparut à la Cour et
retrouva son ascendant sur un maître satisfait de se décharger entre
ses mains de la direction des affaires publiques. Le malheur voulut
que Enrique fût sérieusement indisposé à la suite d'une fête donnée
chez Cabrera. Aussitôt le Grand Maître de lui persuader qu'il avait
échappé miraculeusement à une tentative d'empoisonnement. L'esprit
débile du Roi le prédisposait à croire à cette accusation. Ordre fut
donné de saisir Isabelle, accusée de connivence avec Cabrera, et elle
fût tombée aux mains de ses ennemis si, prévenue par le Cardinal de
Mendoza, elle n'avait eu le temps de fuir et de gagner une retraite
sûre.
En vérité, Enrique avait subi l'atteinte d'un mal incurable. Il
mourut à Madrid le 11 décembre 1474, après un règne de vingt-trois ans.
Son mauvais génie, le Marquis de Villena, l'avait précédé de quelques
mois dans la tombe. Informé de sa fin prochaine, il semble que le
Monarque ne prit aucune disposition testamentaire, contrairement
aux habitudes traditionnelles des Rois de Castille. Certes la noblesse
ne se croyait pas liée par le dernier rescrit royal; néanmoins cet acte
avait pour elle une grande valeur. A quel sentiment le mourant obéit-il?
Y eut-il seulement de sa part insouciance ou imprévoyance? Consi-
dérait-il sa sœur comme héritière légale depuis le traité de Guisando
et la réconciliation de Ségovie et jugea- t-il inutile de réclamer encore
une paternité à laquelle il ne se savait aucun droit? Quoi qu'il en soit,
(45)
ISABELLE LA GRANDE
faute d'un testament par lequel il eût transmis à sa sœur la puissance
souveraine, la Beltraneja devint et resta pendant plus de quarante ans
un brandon de discorde entre la Castille et le Portugal. C'était mal
terminer une triste existence. Enrique était plutôt faible que méchant ;
mais, après le règne de son père, le royaume eût gagné à tomber entre
les mains d'un bon tyran et non dans celles d'un prince dominé par
des favoris cupides. Il laissait le trésor vide, la justice bafouée, le
pillage organisé, la répression désarmée, l'anarchie triomphante.
Depuis les premiers siècles de la reconquête, la Castille n'avait pas
éprouvé une crise comparable à celle dont elle souffrait.
L'état malheureux du royaume, la situation humiliée du Monarque
étaient connus en Europe. Les chroniqueurs contemporains enre-
gistrent les plaintes adressées au Souverain Pontife par la noblesse
castillane et rapportent les représentations amicales du Duc Charles
de Bourgogne transmises au Roi Enrique par un Ambassadeur spécial
(1473), un an environ avant la mort de ce prince.
« Les ambassadeurs, écrit Zurita, ne cessent d'exhorter le roi de Castille
à considérer attentivement quels sont les excès qui se commettent dans son
royaume, dans quel mépris est tombée la justice, de quelles licences jouissent
les grands pour opprimer ceux qui ne le sont pas, de quels vols éhontés le
patrimoine royal est la victime, de quels privilèges bénéficient les malfai-
teurs, comme s'il n'y avait plus devrais juges parmi les hommes. Les ambassa-
deurs ajoutèrent que cet état de chose était devenu si notoire que les amis
de la Castille se lamentaient de la voir ainsi déchue de sa gloire ancienne
et que le Duc de Bourgogne aurait cru manquer à son devoir s'il n'avait pas
essayé de réveiller l'esprit du Roi afin qu'il portât remède à tant de maux. »
Fernando del Pulgar, dans sa belle Chronique des Rois Catholiques,
n'est pas moins explicite :
<• Le Roi Enrique avait engagé les rentes royales de beaucoup de manières.
Aux uns, il octroyait des maravedis de rente perpétuelle pour les récompen-
ser de leurs services ou les indemniser de leurs dépenses ; aux autres, il
vendait ces rentes à vil prix parce qu'on en avait tant donné qu'elles avaient
perdu de leur valeur. Il arrivait que, pour mille maravedis payés comptant,
on donnait mille maravedis de rente annuelle, perpétuelle et héréditaire. L'on
en vint à un tel degré de corruption que l'on vendit des cessions de rente en
blanc à ceux qui voulaient en acheter à quelque prix que ce fût, en leur
laissant la liberté d'écrire les chiffres qu'ils voulaient. Et tous ces maravedis
se prenaient sur les droits de transmission et de transaction, ainsi que
sur les deux neuvièmes des dîmes ecclésiastiques prélevées par le Roi. >>
(46)
LE MARIAGE D'ISABELLE
A la fin de son règne, Enrique était dans une telle détresse que,
à maintes reprises, il manqua du nécessaire. S'il eût vécu plus long-
temps, il eût dû vendre les domaines et les châteaux qu'il n'avait
point encore donnés à ses favoris, — ils n'étaient pas nombreux — et
« il n'eût plus été roi que des grands chemins >>.
La Reine Juana ne survécut guère à son époux. Séparée de lui et de
sa fille, elle avait été reçue, sinon emprisonnée au couvent de San Fran-
cisco de Madrid. Elle s'y éteignit à trente-six ans (13 juillet 1475). Peu
de temps avant sa mort, elle avait écrit son testament et laissé la
majeure partie de ses biens à son chancelier et parent Don Pedro de
Castille de qui elle avait eu plusieurs enfants. Elle recommandait
à sa fille Juana de faire célébrer des funérailles chrétiennes et de
la déposer dans un tombeau où de longtemps la terre ne pût re-
tomber sur elle. Dernière pensée de la femme très belle qui signait :
« la triste Reine >>.
CHAPITRE IV
LA GUERRE DE SUCCESSION
PROCLAMATION D'ISABELLE COMME REINE PROPRIÉTAIRE. Il LES PRÉTENTIONS DE
FERDINAND. || L' ARBITRAGE DU CARDINAL D'ESPAGNE ET DE L' ARCHEVÊQUE DE
TOLÈDE. Il LE ROI DE PORTUGAL SE FIANCE A SA NIÈCE JUANA. Il L' ARMÉE
PORTUGAISE ENTRE EN CASTILLE. Il DÉTRESSE DE FERDINAND ET D'ISABELLE. Il
ISABELLE LÈVE DES MILICES DANS LE NORD. Il L' ARMÉE CASTILLANE SE DÉBANDE.
Il LA CHEVALERIE ANDALOUSE ENVAHIT LE PORTUGAL. Il ISABELLE FAIT APPEL AU
DÉVOUEMENT DE SES SUJETS. Il FONTE DES TRÉSORS D'ÉGLISE. Il DÉROUTE DES
PORTUGAIS. || VICTOIRE DE TORO. Il LETTRE DE FERDINAND A ISABELLE. Il REDDI-
TION DE ZAMORA. || ISABELLE PARDONNE AUX REBELLES. Il VOYAGE DE AFFONSO
DE PORTUGAL EN FRANCE. Il LES ROIS CÉLÈBRENT LEUR VICTOIRE A TOLÈDE ET
suspendent l'étendard portugais au-dessus de la tombe de juani. Il fon-
dation DU MONASTÈRE DE SAN JUAN DE LOS REYES.
Au moment de la mort de son frère, Isabelle était seule à Sé-
govie, cité fidèle à sa cause. L'Alcaide et Gouverneur, André
de Cabrera, lui était tout dévoué et pouvait mettre à sa dis-
position le trésor royal, hélas ! bien épuisé, mais sans lequel, néanmoins,
la situation de l'héritière de Castille eût été désespérée.
Le 13 décembre 1474, par un matin clair et froid, un cortège de
nobles, de prélats, d'officiers parés de leurs plus riches vêtements se
réunit à l'Alcazar dont les murs rébarbatifs et les tours orgueilleuses
se dressent sur les rochers à pic qui dominent le cours de l'Eresma.
Isabelle parut, la couronne au front, en blancs habits doublés
d'hermine, chevauchant un palefroi caparaçonné de drap d'or, abritée
sous les pentes d'un dais orné de pierreries que quatre chevaliers
tenaient au-dessus de sa tête. Une procession solennelle se forma.
Devançant la Souveraine, un héraut à cheval portait nue, la pointe
en l'air, l'épée de justice ; deux grands dignitaires marchant à pied
tenaient en main les brides de la monture royale.
Dans ce pompeux appareil, l'on atteignit la place d'armes. Une
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LA GUERRE DE SUCCESSION
estrade y avait été dressée et avait reçu le trône surmonté d'un
immense dais de velours.
Isabelle descendit de cheval, gravit lentement les degrés de la
plate-forme, s'assit avec dignité et jura de maintenir les libertés du
peuple et les lois du royaume. Alors, un héraut, d'une voix reten-
tissante, proclama le nouveau règne :
« Castille ! Castille ! pour le Roi Ferdinand et son épouse la Reine
Isabelle, reine propriétaire de ce royaume ! >>
Les étendards royaux subitement déployés flottèrent au vent,
les cloches des églises et des monastères sonnèrent à toute volée,
tandis que les décharges de mousqueterie tirées du haut de l'Alcazar
déchiraient l'air et mêlaient leurs notes stridentes au chant joyeux
des carillons. Cependant, les courriers, en selle depuis le matin, rece-
vaient les messages qui allaient porter dans les provinces la nouvelle
triomphale et franchissaient au galop les portes de la ville.
Isabelle avait reçu le serment d'obéissance que les grands lui
prêtèrent en baisant sa belle main. Elle descendit de la plate-forme
et, cette fois, à pied, traversant lentement la foule enthousiasmée, elle
gagna la cathédrale où les prêtres entonnèrent le Te Deum. Quelle
que fût la ferveur de leurs actions de grâces, aucun d'eux ne dut
témoigner assez de reconnaissance envers le Ciel qui accordait à
la Castille une telle reine, un tel sauveur dans la détresse du
royaume.
Quand l'hymne fut achevé, Isabelle se prosterna devant l'autel
et pria longuement. Le mystère de son entretien avec Dieu ne nous
a pas été révélé, mais il est à penser qu'après avoir remercié le Sou-
verain Maître de la protection qu'il lui avait accordée jusque-là,
elle le supplia de l'éclairer, de l'inspirer, de la guider, afin qu'elle
remplît avec équité, sagesse et prudence la grande charge de la
royauté.
Les cités favorables à Isabelle s'empressèrent de suivre l'exemple
de Ségovie, levèrent l'étendard pour leurs nouveaux souverains et
nommèrent des représentants à l'Assemblée des États qui devaient
se réunir en février dans cette même ville et consacrer l'avènement
des successeurs de Enrique.
Ferdinand guerroyait en Roussillon quand il apprit la mort du
Roi et la proclamation de sa femme comme Reine propriétaire de
Castille et de Léon. Ce mot de propriétaire avait une haute portée ;
il signifiait que la couronne était la propriété de la Reine en personne
et non de son époux malgré les droits que le mariage lui conférait.
(49)
ISABELLE LA GRANDE
Aux yeux des peuples castillans, il donnait à la Souveraine un prestige
et une autorité comparables à ceux des rois ses prédécesseurs.
Ferdinand accourut et dévoila dès l'arrivée l'égoïsme de son
caractère. Son premier acte fut de réclamer la couronne de Castille
pour lui-même au détriment de sa femme, en sa qualité d'unique
représentant mâle de la maison de Trastamara. C'était déchirer
les capitulations matrimoniales élaborées avec soin par Isabelle et
signées par le Prince et par son père avec tant d'empressement cinq
ans auparavant, peut-être avec l'intention secrète de les violer. Les
prétentions de Ferdinand étaient soutenues par son aïeul maternel,
l'AlmiranteEnriquez; le Cardinal d'Espagne, le Connétable de Castille,
le Duc de l'Infantado et le Comte de Benavente proclamaient les
droits indélébiles de leur Princesse. La guerre allait-elle éclater entre
les deux époux?
Dans cette circonstance délicate, Isabelle montra une fermeté
doublée d'une sagesse et d'une prudence rares. Elle accueillit avec
honneur cet époux qui prétendait lui ravir ses royaumes héréditaires
et, doucement, elle lui représenta combien il serait dangereux de se
disputer des États que le Roi de Portugal revendiquait au nom de
sa nièce la Beltraneja, déjà gratifiée du titre de reine dans les com-
munications diplomatiques. L'union des princes faisait leur force ;
leur désaccord causerait leur perte et assurerait le triomphe d'une
rivale. En réclamant l'application de la loi salique acceptée par
l'Aragon, mais repoussée par la Castille, Ferdinand oubliait que, de
son mariage avec Isabelle, n'était née qu'une fille dont il compro-
mettrait les droits au trône sans autre profit qu'une vaine satisfaction
d'amour-propre. L'affection, l'amour de sa femme ne lui garantissaient-
ils pas qu'il serait toujours traité en Castille avec autant de respect et
d'égards que s'il en eût été le roi héréditaire?
Ferdinand finit par se rendre à ces sages raisons et les deux époux
convinrent de s'en rapporter à l'arbitrage du Cardinal d'Espagne et
de l'Archevêque de Tolède. De la part de Ferdinand, c'était passer
condamnation. Après un examen minutieux et se basant sur d'incon-
testables précédents, les deux arbitres proclamèrent les droits d'Isa-
belle comme seule héritière et reine propriétaire de Castille. L'auto-
rité de Ferdinand dans ces pays fut établie comme dérivant de sa
qualité d'époux et non de ses droits personnels. En conséquence,
quelques articles explicatifs plutôt que limitatifs furent ajoutés aux
capitulations matrimoniales signées à Cervera et confirmèrent les
pouvoirs indépendants de la Reine.
(50)
LA GUERRE DE SUCCESSION
« Dans les armes royales, Castille occupera la droite ; Aragon sera placé à
gauche. Les actes publics, ordonnances, lois et monnaies porteront les noms
réunis du Roi Ferdinand et de la Reine Isabelle. Les gouverneurs des pro-
vinces et des villes de la Castille seront à la nomination de la Reine. Les com-
mandants des châteaux et places fortes ne doivent hommage et obéissance
qu'à la Reine seule. Les trésoriers des finances prêtent serment entre ses
mains et administrent en son nom. Les provisions des évêchés et autres
bénéfices ecclésiastiques sont faites au nom des deux époux, mais la
Reine seule peut les conférer aux personnes de son choix. La justice est
rendue au nom des deux souverains conjointement quand ils sont ensemble
et par chacun d'eux indépendamment de l'autre quand ils sont séparés. >>
Ferdinand fut si mécontent de cet arrêt qu'il menaça de retourner
pour toujours en Aragon, mais Isabelle sut calmer son ressentiment.
De nouveau, elle lui montra combien leurs intérêts étaient indivi-
sibles et lui promit que ses volontés seraient toujours respectées, car
il ne voudrait jamais que le bien de leurs royaumes et l'établissement
glorieux de leur postérité. D'ailleurs, les événements se précipitaient
et laissaient peu de temps aux querelles de ménage. Une coalition
s'était formée pour soutenir les droits de la Princesse Juana, et ses
chefs : le jeune Marquis de Villena, le Duc d'Arévalo, le Grand Maître
de Calatrava avaient offert au Roi de Portugal la main de la rivale
d'Isabelle avec la couronne de Castille. Parmi les soutiens de cette
cause injuste figurait Alfonso de Acuna Carrillo, le puissant Archevêque
de Tolède, si dévoué à l'Infante du vivant de Enrique et au moment
de son mariage. Jaloux de la fortune naissante du Cardinal de Men-
doza et de son influence dans les conseils des jeunes souverains, il
s'était éloigné sous un prétexte futile et restait également sourd aux
appels d'Isabelle, désireuse de le ramener à de meilleurs sentiments,
et aux invitations du vieux Roi d'Aragon soucieux d'apaiser le ran-
cunier Prélat. On l'avait entendu dire en parlant d'Isabelle : << J'ai
changé sa quenouille en sceptre, je saurai bien changer son sceptre en
quenouille ! >>
Dans son dépit, Carrillo avait promis au Roi de Portugal le con-
cours des forces considérables dont il disposait. Affonso V n'en était
pas à refuser une offre aussi tentante. Ambitieux, il rêvait d'annexer
la Castille à ses Etats ; chevaleresque, galant, il lui agréait de défendre
les droits d'une femme, sa très proche parente, avec l'espoir de les
faire triompher et d'en profiter. Il se fiança par procuration avec sa
nièce, la Princesse Juana, adressa un manifeste à Ferdinand et à
Isabelle les invitant à respecter les droits de la Reine de Castille, en
(5i)
ISABELLE LA GRANDE
même temps que les siens, et entreprit d'attirer le Roi de France en
Biscaye en lui promettant, peut-être un peu vite, la cession des terri-
toires qu'il pourrait conquérir dans cette province. Mal renseigné, il
ignorait que depuis quelque temps les Rois étaient en pourparlers avec
Louis XI et avaient envoyé une ambassade en France pour traiter de
leur reconnaissance et négocier le mariage du Dauphin avec leur fille
Isabel.
A la fin du mois de mai 1475, Affonso franchissait la frontière
d'Estramadure et remontait vers Plasencia. Il y rencontrait le Duc
d'Arévalo et le Marquis de Villena, fils du défunt Grand Maître de
Santiago, qui lui présentait la Princesse Juana demeurée sous sa garde.
La petite Infante, un terrible instrument entre les mains des ennemis
d'Isabelle, avait à peine treize ans. En dépit de l'âge du prétendant,
les fiançailles furent célébrées avec la pompe accoutumée. Un messager
fut envoyé au Pape pour obtenir la dispense de consanguinité entre
oncle et nièce sans laquelle le mariage ne pouvait être accompli et,
en attendant cette formalité, les futurs époux se proclamèrent rois
de Castille. Toutes les villes du royaume reçurent notification de
ce manifeste.
Outre la fleur de la chevalerie, enthousiasmée à la pensée de renou-
veler les antiques prouesses d'Aljubarrota (1235), l'armée portugaise
comptait environ 5 000 cavaliers et 14 000 fantassins bien équipés et
bien armés.
Ferdinand et Isabelle avaient été tellement surpris par cette
invasion subite qu'ils ne disposaient pas de cinq cents cavaliers à
mettre en ligne. Par bonheur, leur adversaire, au lieu d'envahir l'An-
dalousie et de se jeter sur Madrid, campa sous les murs d'Arévalo afin
d'y attendre des renforts. Ce temps perdu fut bien employé par Isabelle
dont l'indomptable courage relevait les cœurs abattus et défaillants.
A cheval tout le jour, elle courait de places fortes en châteaux, de
villes en bourgs, faisait appel à tous les dévouements, sollicitait tous
les appuis, organisait la résistance. Les nuits se passaient à dicter des
ordres, à écrire aux prélats dévoués, à les supplier de lever des troupes
et de fournir des fonds, car la détresse financière était encore le plus
grand mal qu'elle eût à vaincre. Durant un séjour à Tolède, elle tenta
de rallier à sa cause l'irascible Carrillo jadis si fidèle, maintenant
son ennemi déclaré ; mais ses généreux efforts furent vains. Comme elle
se disposait à le visiter dans sa résidence d'Alcalâ de Henares, il
répondit au messager chargé de le prévenir que si la Princesse entrait
par une porte de la ville, il sortirait par l'autre.
(52)
LA GUERRE DE SUCCESSION
Les inquiétudes, les soucis, les fatigues influèrent sur la santé
d'Isabelle ; prématurément elle mit au monde un enfant mort. Cet
accident n'affecta pas longtemps sa nature vigoureuse. Bientôt
rétablie, elle reprit avec une ardeur nouvelle ses travaux à peine
interrompus. Aidée d'ailleurs par Ferdinand, que la crainte de voir
perdre par sa faute le trône de Castille avait ramené à des sentiments
chevaleresques, elle se trouva vers la fin de juillet à la tête d'une
armée composée de 4 000 hommes d'armes, 8 000 cavaliers et environ
13 000 fantassins. Ces derniers levés en toute hâte dans les régions
montagneuses, mal armés, ignoraient toute discipline ; mais, ardemment
dévoués à leur jeune souveraine, ils étaient les vrais descendants des
premiers héros de la reconquête. Ferdinand prit le commandement
de cette armée improvisée, tandis qu'Isabelle, restée à Tordesilla,
continuait à lever des contingents et à les pourvoir de munitions,
d'armes et des vivres nécessaires.
Pourtant la situation devenait inquiétante. Toro et Zamora
avaient accueilli le Roi de Portugal et lui avaient offert un abri sûr
derrière leurs murailles. La possession de ces places assurait les com-
munications du monarque avec le royaume lusitanien.
La perte de ces villes émut profondément les Souverains castillans,
et ils n'eurent plus qu'un désir : les reprendre sans délai. Tel était
du moins l'avis de Ferdinand, car sa jeunesse et la fougue de son
caractère s'accommodaient mal des conseils de prudence que lui
envoyait son père. Le vieux Roi d'Aragon, dont la ruse et la duplicité
avaient toujours aidé le courage, insinuait de temporiser, de négocier.
Pendant ce temps, on jetterait la division parmi les nobles castillans
ralliés à la cause de la Beltraneja, on appellerait des contingents nou-
veaux, on les équiperait, on les instruirait et l'on entrerait en cam-
pagne quand on aurait constitué une armée capable de l'emporter
sur les troupes vaillantes du Roi Affonso. Malheureusement, la pénurie
financière poussait Ferdinand à précipiter la campagne, car le moment
approchait où il n'aurait pas les fonds nécessaires pour payer ses
soldats. Il s'avança donc vers Toro où campaient les Portugais, s'établit
sous les murs de la ville, envoya un défi de son armée à l'armée ennemie,
puis un cartel personnel de monarque à monarque. Affonso et lui se
rencontreraient en champ clos et la victoire de l'un ou de l'autre ter-
minerait leurs différends.
Affonso était un trop vaillant chevalier pour repousser une pareille
offre, mais, comme les forces physiques des deux combattants étaient
inégales, les Portugais arguèrent que la sécurité de leur prince n'était
(53)
ISABELLE LA GRANDE
pas suffisamment garantie par les conditions de l'engagement.
Ferdinand devint plus audacieux à mesure que grandissait son
impatience et, cédant à l'impulsion de la noblesse qui brûlait de
combattre, il tenta d'enlever Toro de vive force. Pour ouvrir une voie
aux assaillants, il eût fallu que l'artillerie fît brèche dans les murailles
de la place, et l'armée castillane en était dépourvue. L'échec fut
complet, et le découragement commença son œuvre néfaste au milieu
des troupes royales fidèles, mais aussi indisciplinées qu'elles étaient
inexpérimentées. Au bout de deux mois passés sous les murs de Toro,
les communications ayant été coupées et les vivres n'arrivant plus,
on dut se résigner à la retraite. Elle dégénéra bientôt en déroute,
chevaliers et soldats ne cherchant qu'à regagner par le plus court
chemin les régions montagneuses d'où ils étaient venus. Si la cavalerie
portugaise, au heu de s'immobiliser derrière les remparts de Toro,
s'était lancée à la poursuite des Castillans débandés et mutinés, elle
les eût écrasés. Une seconde fois, le Roi de Portugal, par sa lenteur et
un excès de prudence, laissa échapper la victoire qui lui eût donné le
royaume de Castille.
A la fin de juillet 1475, il ne restait rien des troupes qu'Isabelle
avait péniblement réunies trois mois auparavant. L'insuccès de ses
armes la jeta dans une consternation d'autant plus grande qu'il
détermina la défection officielle de l'Archevêque de Tolède, demeuré
dans l'expectative, bien qu'il eût déserté ouvertement la cause
royale. La déroute de Toro mit un terme à ses hésitations et, à la tête
de cinq cents lances, l'orgueilleux Prélat rallia l'armée portugaise.
La situation des Souverains castillans n'était plus critique ; elle
était désespérée. Le salut leur vint des provinces méridionales, alors
qu'ils l'avaient attendu de la Castille et des Asturies.
Ardente, belliqueuse, indépendante, la noblesse d'Andalousie et
d'Estramadure n'entendait pas rester étrangère à la lutte engagée
entre les deux monarchies. Elle n'avait pas répondu au ban des rois,
mais elle s'était assemblée, organisée et, de sa propre initiative, avait
jeté sa brillante cavalerie sur les provinces frontières de Portugal et
les avait mises à feu et à sang. Les arbres fruitiers avaient été systé-
matiquement coupés; les récoltes, incendiées; les villages, ruinés;
les populations, affamées.
La nouvelle de ce désastre imprévu vint frapper d'étonnement
et de douleur le Roi Affonso endormi dans sa quiétude depuis la levée
du siège de Toro. Allait-il perdre son royaume en échange de quelques
provinces castillanes? Sans hésiter, il détacha une bonne partie de
(54)
LA GUERRE DE SUCCESSION
ses troupes et les renvoya dans ses États envahis. En chemin, elles
se diviseraient et occuperaient des postes indispensables au maintien
des communications que l'armée d'Andalousie menaçait déjà.
Cette magnifique diversion relevait les chances d'Isabelle. Affonso
en fut si ému qu'il rabattit de sa superbe et offrit d'entrer en accom-
modement avec les Souverains castillans. Il proposa de renoncer
à la couronne de Castille en son nom et au nom de sa nièce, contre
la cession de la Galice et des villes de Toro et de Zamora occupées
par ses troupes. Une somme importante en argent monnayé lui serait
en outre payée comme indemnité de guerre. C'était constituer un
petit royaume à la Princesse Juana sous la dépendance de son oncle
maternel.
Ferdinand et ses chevaliers avaient été tellement confondus par
l'insuccès de leur première campagne, qu'ils eussent accepté la paix
à n'importe quel prix. Fièrement, la Reine refusa de transiger et
congédia sans achever de les entendre les émissaires portugais chargés
de lui transmettre cette proposition humiliante, car ni Ferdinand ni
aucun noble castillan n'avait osé s'en faire l'interprète auprès d'elle.
Peut-être eût-elle consenti à payer une indemnité de guerre afin de
mettre fin à une campagne si lourde à son peuple, mais elle frémissait
à la pensée de démembrer la vieille monarchie castillane et de perdre
Toro et Zamora, ces magnifiques fleurons de sa couronne, et de les
sacrifier au salut de l'Etat et au sien. Le poids et les difficultés d'une
lésistance voulue par Isabelle seule retomba donc sur elle seule, et
seule elle en assuma la charge avec la fermeté et le courage dont elle
avait donné tant de preuves depuis sa proclamation.
Il restait dix mille marcs d'argent dans le trésor de Ségovie, que
Andrés Cabrera, Gouverneur de la place, avait mis à la disposition
d'Isabelle, action hardie étant donnée la force de ses adversaires, et
dont il devait être largement récompensé plus tard.
C'était une obole, alors qu'il s'agissait de lever une armée nou-
velle, de l'équiper, de la nourrir et de la solder. La détresse financière
était extrême ; les monnaies altérées sous les règnes précédents
n'avaient aucun cours et les transactions ne s'effectuaient que par
échanges entre denrées de valeur à peu près équivalentes. Qu'espérer
d'un peuple réduit à une pareille extrémité? Ce n'était pas non plus
de la noblesse enrichie par le pillage et le partage des biens de la cou-
ronne que l'on pouvait attendre un sacrifice. Il importait d'ailleurs
de ne point la mécontenter à l'heure où l'on s'apprêtait à l'opposer à
la vaillante chevalerie portugaise.
Isabelle la Grande. (55) 5
ISABELLE LA GRANDE
En face de périls et de difficultés en apparence insurmontables,
Isabelle garda sa confiance fière. Les Cortes furent convoquées en
son nom à Médina del Campo, ville puissante et riche à cette époque
et dont la fidélité était bien connue.
Seule — les Castillans gardaient rancune à son époux depuis
qu'il avait réclamé le trône au mépris de tout droit — la Reine parut
devant cette assemblée de prélats, de nobles et de chevaliers. Calme,
digne, souveraine, elle exposa la situation, dépeignit la détresse de
la couronne et motiva son refus obstiné de céder Toro et Zamora
au Portugal. L'appel adressé au patriotisme de ces hommes qu'exal-
taient la grandeur d'âme d'une jeune femme fut accu eilli avec enthou-
siasme. Les trésors d'orfèvrerie des églises et des monastères étaient
abondamment pourvus. Par ordre des prélats et des abbés, la moitié
de ces richesses fut portée au creuset et transformée en monnaie
frappée avec des coins nouveaux qui la distingueraient des monnaies
altérées et hors cours.
Trente millions de maravédis furent remis à la Reine sous pro-
messe de les rendre dans trois ans si les circonstances le permettaient.
La confiance en la loyauté de l'emprunteuse était le seul gage des
prêteurs, confiance bien placée, car Isabelle ne manqua jamais à un
engagement pris envers ses sujets les plus humbles comme envers
les plus puissants. Elle enseigna ainsi à l'Europe qui l'ignorait la valeur
d'une parole royale. Dans cet holocauste pieux offert à la patrie dispa-
rurent des œuvres d'art d'un prix inestimable, héritage de la vieille
monarchie visigothe. Au moment de la fonte, Isabelle fut émue à la
pensée de détruire des objets consacrés et vénérés de siècle en siècle;
et il fallut que les prélats et les abbés calmassent ses scrupules.
Certains /d'être bien pourvus, les nouveaux contingents appelés
se réunirent aux points de ralliement qui leur avaient été désignés ;
des marchands étrangers, mandés par la Reine, affluèrent auprès
d'elle et, confiants dans sa bonne foi, s'engagèrent à fournir les vivres,
les vêtements et les munitions nécessaires ; des capitaines choisis
avec soin furent placés à la tête des compagnies avec mission de les
exercer et de les instruire. Au commencement de décembre 1475,
c'est-à-dire six mois après la déroute de Toro, Ferdinand, qui d'ail-
leurs avait vaillamment payé de sa personne, se trouvait à la tête
d'une armée bien différente de la horde qu'il avait commandée.
De Burgos hostile à Isabelle et dont ils assiégeaient le château, les
Castillans se portèrent en ordre parfait sur Zamora où l'on avait des
intelligences. L'investissement de la place fut commencé au grand
(56)
LA GUERRE DE SUCCESSION
émoi d'Affonso qui, retiré dans Toro, assistait à la désagrégation de
son armée depuis que les troupes d'Andalousie saccageaient les pro-
vinces portugaises situées de l'autre côté de la frontière.
Craignant pour ses communications, le Roi de Portugal accourut
au secours de Zamora, mais, à la suite de manœuvres maladroites, il
fut contraint de se replier sur Toro où son fils, le bouillant Dom
Joào, lui avait amené le renfort de trois mille lances. Ferdinand se
hâta de l'y poursuivre, et ce fut dans la plaine vaste et unie qui
s'étend autour de cette ville que, le 18 mars 1476, les adversaires
se rencontrèrent. Leur perplexité était grande, ils hésitaient à en
venir aux mains ; pourtant l'honneur leur interdisait de se retirer
sans combattre. Les forces numériques étaient à peu près égales, bien
que celles des Portugais fussent peut-être plus considérables. De
chaque côté, on devait compter au moins une dizaine de mille hommes
dont un tiers de cavaliers. C'était beaucoup pour l'époque.
Le Roi de Portugal occupait le centre de sa bataille; l'Archevêque
de Tolède, en rébellion ouverte, commandait l'aile droite appuyée
sur le Duero, tandis que, à gauche, les arquebusiers et la grosse cava-
lerie étaient sous les ordres du Prince Dom Joào.
Ferdinand faisait face à son rival, soutenu à gauche par son grand-
père, l'Almirante Enriquez, et le Duc d'Albe. La droite était divisée
en six batailles sous les ordres de différents capitaines, et elle-même
était soutenue par de forts détachements de Galiciens et d'Asturiens
renommés pour leur courage et leur farouche opiniâtreté. Depuis le
mois de juillet précédent, l'armée portugaise s'était amollie dans le
repos, tandis que l'armée castillane, reformée à nouveau, s'exerçait,
s'instruisait, se soumettait à une discipline sévère. Avant d'engager
le combat, le Roi Ferdinand envoya son héraut au Roi Affonso pour
le défier, mais le Portugais répondit : << Annoncez au Roi de Sicile qu'il
est temps de combattre et non de se défier ».
Le matin de la bataille, le ciel s'enveloppa dans des voiles de deuil
et, sur les troupes qui prenaient leurs positions, la pluie tombait
fine, glacée, promettant un déluge pour la nuit.
Les Castillans de l'aile droite s'élancèrent les premiers aux cris
stridents de «Santiago y San Lâzaro! » sur la gauche de Dom Joào
et furent reçus par un feu si nourri et si bien dirigé qu'ils demeu-
rèrent un moment déconcertés. Mettant à profit cette hésitation, les
Portugais chargèrent avec ardeur leurs ennemis et les obligèrent à
se replier précipitamment sur leur arrière-garde où leurs officiers
eurent de la peine à les rallier et à les reformer.
(57)
ISABELLE LA GRANDE
Cependant, Ferdinand avait foncé sur le centre portugais et bien-
tôt l'action était devenue générale d'un bout à l'autre de la ligne de
bataille, plus ardente encore autour des deux monarques. Chevaliers,
simples soldats donnaient avec vaillance, comprenant qu'il y allait
du sort de leur maître respectif, et que ce combat déciderait de la
souveraineté de la Castille ou de la soumission de ce pays au Por-
tugal. Pareils à des héros d'Homère, le Cardinal d'Espagne Pedro de
Mendoza et l'Archevêque de Tolède Alfonso Carrillo, opposés l'un à
l'autre, s'apostrophaient et s'insultaient, la colère enflammant leur
poitrine, excités parleur haine personnelle. Le Cardinal avait conseillé
dene point engager la bataille; son avis avait été repoussé, et pour l'a-
voir donné on l'avait accusé de trahison. Furieux de cette injure, il
courait l'épée à lamain en tête de sa bataille, criant: «Traîtres, voici votre
Cardinal ! >> Quand les lances furent brisées et que les épées, froissées
ou cassées, eurent été remplacées par la dague et le couteau, ce fut
un corps à corps terrible. Un épisode admirable se déroula autour de
l'étendard royal portugais que les Castillans étaient aussi ardents
à disputer que ses possesseurs l'étaient à le défendre. L'héroïque
Duarte de Almeida le portait. Blessé grièvement au bras droit, il
le relève de la main gauche, et quand celle-ci, trayersée d'une flèche,
tombe inerte à son côté, il saisit l'étoffe entre les dents et la maintient
flottante jusqu'à ce qu'il tombe écrasé sous le nombre des assaillants.
La disparition de l'emblème si vaillamment disputé jeta l'épouvante
parmi les Portugais. Après trois heures d'un combat acharné, les
Castillans enfoncèrent les corps ennemis et ceux-ci, lâchant pied,
exécutèrent une retraite désordonnée qu'un mouvement tournant
du Duc d'Albe transforma bientôt en une déroute complète. Les
fugitifs se jetèrent dans le Duero où ils se noyèrent, et leurs cadavres,
charriés par les eaux, allèrent porter jusqu'à Zamora la nouvelle de
leur défaite. Bon nombre se firent écraser à l'entrée du pont en essayant
de se réfugier dans Toro. Un orage et la nuit préservèrent l'armée
portugaise d'une destruction totale. Le Prince Dom Joào avait gagné
une hauteur et y avait allumé des feux, tandis que, au son des trom-
pettes, ses capitaines essayaient de rallier les fugitifs.
Fiers de leur succès, mais rendus de fatigue, les Castillans ne
tentèrent pas de reprendre cette position que le Prince évacua d'ailleurs
le lendemain. Toute la nuit on chercha vainement le Roi de Portugal
parmi les morts et les blessés. Deux jours plus tard, on apprit qu'il
était sain et sauf au château de Castronufïo, voisin du champ de
bataille. Pris d'une lassitude qu'excusait son obésité, il y avait cherché
(58)
LA GUERRE DE SUCCESSION
un abri quand tout espoir avait été perdu. Les débris de l'armée
vaincue se hâtèrent vers la frontière de Portugal et eurent beaucoup
à souffrir de la rapacité et de la sauvagerie des paysans, ardents à
tirer une vengeance immédiate des maux causés par l'invasion.
Ferdinand n'était guère pitoyable ; pourtant il arrêta le massacre
et fit même passer des vêtements et des vivres aux habitants de
Zamora réduits à la famine et victimes innocentes d'une guerre
cruelle. Le jeune Prince était resté sur le champ de bataille très
avant dans la nuit et s'y était couvert de gloire. Le lendemain, dès
l'aube, il se porta sur Zamora accompagné de l'Almirante, son grand-
père, et du Cardinal de Mendoza qui, durant le combat, n'avait pas
quitté le plus fort de la mêlée. L'armée victorieuse, enflammée,
enthousiaste, portait triomphalement l'étendard royal, huit autres
bannières prises sur l'ennemi, et conduisait deux mille prisonniers.
Le 19 mars le château de Zamora se rendit. On y trouva les équi-
pages et les joyaux d'Affonso et de Dona Juana que le vainqueur
eut la galanterie de renvoyer à leurs propriétaires.
Le soir même de la bataille, Ferdinand avait écrit à la Reine
pour lui annoncer la victoire due à la vaillance de ses troupes, mais
aussi à la fermeté d'âme et à l'habileté administrative qu'elle avait
montrées. Une phrase caractéristique : « N'eût été le petit poulet,
nous eussions pris le vieux coq >>, allusion à l'intrépide Dom Joâo et
au Roi Affonso.
Isabelle était à Tordésillas quand elle reçut la nouvelle du triomphe
de son armée. Sa joie fut immense, mais ce fut à Dieu qu'elle en
reporta aussitôt la gloire. Nu-pieds, très humble, elle se rendit pro-
cessionnellement à la cathédrale de Saint-Paul et offrit de pieuses
actions de grâces au Seigneur des batailles. Puis, en témoignage de
reconnaissance, elle fit vœu de bâtir un monastère sous le patronage
de saint Jean, monastère qui embellit encore la glorieuse ville de
Tolède, sous le nom de San Juan de los Reyes.
La victoire de Toro consolida la base jusque-là chancelante du
jeune royaume. Non seulement Toro, Zamora et, peu après, Baeza et
Madrid, rentrèrent au pouvoir d'Isabelle, mais elle ramena les hésitants
et même les révoltés qui avaient cru embrasser la cause du plus fort en
se rangeant au côté du Roi de Portugal. Parmi ces derniers, le Duc
d'Arévalo, le Grand Maître de Calatrava, et son frère, le Comte
d'Ureha. Isabelle se montra généreuse, pardonna, et confirma ses
sujets prodigues dans leurs Etats et possessions. Le Marquis de
Villena et l'Archevêque de Tolède persistèrent dans leur rébellion.
(59)
ISABELLE LA GRANDE
Pourtant, quand ils virent tomber leurs forteresses sous la pioche,
saisir leurs villes et confisquer leurs revenus, ils sollicitèrent aussi le
pardon de leur forfaiture. Isabelle conservait le souvenir des immenses
services rendus par l'Archevêque lors du traité de Guisando et, peu
après, dans la négociation de son mariage ; elle ne lui garda pas
rigueur et le reçut doucement à merci. Il mourut le Ier juillet 1482,
ayant passé les dernières années de sa vie, entouré d'astrologues et
d'alchimistes de qui les expériences aussi coûteuses que puériles épui-
sèrent le trésor primatial.
La Bcltraneja sortait meurtrie de la lutte dont le trône de Cas-
tille était le prix. Affonso ramena en Portugal la petite fiancée et,
désormais, il ne songea plus qu'à s'allier à Louis XI pour prendre sa
revanche. Dans ce dessein, il entreprit un voyage à travers la
France et y fut accueilli en ami très désiré. Mais tandis qu'il
recevait les clés des villes et libérait les prisonniers comme s'il eût
été le Roi de France, Louis négociait secrètement avec la Cour de
Castille et, après une année de pourparlers et d'attente, Affonso appre-
nait que son hôte s'apprêtait à reconnaître officiellement les droits
d'Isabelle. Il en manqua perdre la raison, se retira en Normandie,
envoya un acte d'abdication en faveur de son fils Dom Joào et annonça
son départ pour la Palestine. Il eût mis ce projet à exécution si
Louis XI, touché du désespoir où il l'avait réduit, n'eût équipé une
flotte pour le ramener en pompe en Portugal. Par une singulière
fortune, il y arriva quatre jours après le couronnement du nouveau
Roi proclamé le 10 novembre 1478. Fils aussi respectueux que vaillant
chevalier, Dom Joâo accourut au-devant de son père, s'agenouilla,
lui baisa pieusement les mains et le pria de reprendre le pouvoir
royal qu'il avait sacrifié dans un moment de découragement. Le vieux
Monarque se rendit avec bonheur à cette prière et, altéré de ven-
geance, dépensa son activité mourante à la préparation d'irréali-
sables projets contre les souverains castillans.
Peu après la bataille de Toro, Ferdinand qui commandait plus
de 15 000 hommes remonta vers le Guipuzcoa envahi par les
Français. Sa seule approche suffit à faire repasser la frontière à un
ennemi que les habitants avaient expulsé plusieurs fois sans être
assez forts cependant pour mettre un terme à ses incursions. La
Castille appartenait à Isabelle jusqu'aux Pyrénées; et il n'y avait
plus de doute sur le succès final de la double campagne entreprise
contre l'étranger et contre l'ennemi intérieur. Les rois décidèrent de
célébrer leur triomphe à Tolède, la vieille, l'héroïque, l'invincible
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LA GUERRE DE SUCCESSION
capitale de la monarchie. Un récit de leur entrée solennelle, écrit par
un contemporain, est parvenu jusqu'à nous dans sa saveur originelle:
« De l'autre côté de la porte de Visagra (via sacra) ou porte moresque du
nord, les citadins s'étaient assemblés en foule pour accueillir les conqué-
rants. Il s'y trouvait aussi une brillante compagnie de musiciens et de
danseurs qui saluèrent Ferdinand en chantant :
Flores de Aragon, Les fleurs d'Aragon,
En Castilla son. En Castille sont.
Pendon de Aragon ! Bannières d'Aragon!
Pendon de Aragon ! Bannières d'Aragon!
Après une réception enthousiaste devant l'ermitage de SanEugenio,
Leurs Altesses entrèrent dans la cité. Le Prince d'Aragon portait
une armure complète et montait son cheval de guerre. Isabelle, à ses
côtés, était assise sur une mule somptueusement caparaçonnée dont
les brides étaient tenues par deux pages nobles. Suivis d'un cortège
magnifique, les Rois se dirigèrent lentement vers la cathédrale, tra-
versèrent la place moresque du Zocodover, suivirent la Grand'rue
tandis que l'Archevêque — une sorte de roi mitre, — les chanoines
et les clercs en habits pontificaux, précédés de la croix, s'avançaient
jusqu'à la porte du Pardon pour les recevoir. De chaque côté de l'arc
situé au-dessus de la porte d'entrée, planaient des anges d'une beauté
céleste et, au milieu d'eux, une jeune fille richement vêtue, la couronne
d'or sur la tête, représentait Notre-Dame. Quand Ferdinand et Isa-
belle parurent, les anges entonnèrent :
« Tua est potentia, tuum est regnum 'domini ; tu es super omnes gentes :
da pacem Domine in diebus nostris. >>
Le lendemain, il y eut une grande procession. On y portait en
pompe et avec un légitime orgueil les trophées de guerre conquis
sur les Portugais, mais ils retenaient moins le regard que la beauté
rayonnante de la Reine. Isabelle était vêtue d'une robe de brocart
blanc sur laquelle étaient brodés des lions et des châteaux héral-
diques; à son cou, étincelait un collier de rubis balais d'une rare
beauté. La plus grosse pierre placée au centre et portant une inscrip-
tion sémitique passait pour avoir appartenu à Salomon. Une cou-
ronne d'or enrichie de gemmes reposait sur son front et, de ses épaules,
descendait un ample manteau d'hermine dont la traîne était portée
par deux pages aux casaques d'or ornées de l'écu royal. C'était la
(61)
ISABELLE LA GRANDE
Castille qui s'avançait triomphante. Au son des trompettes, les
Monarques franchirent l'arc de Saint-Ferdinand, s'agenouillèrent
devant l'autel et entendirent dévotement une messe d'action de
grâces. Comme ils traversaient la chapelle des Rois Nouveaux, Isabelle
et son époux s'arrêtèrent devant le tombeau de leur ancêtre Juan Ier
qui, près de cent ans auparavant, avait été vaincu par les Portugais à
la fameuse bataille d'Aljubarrota, et ils suspendirent à la voûte
l'étendard royal pris à la victoire de Toro et, à ses côtés, l'armure du
chevalier qui l'avait héroïquement défendu contre les Castillans. Ces
trophées y existent encore aujourd'hui. Quel glorieux hommage, quelle
revanche offerte à la mémoire des héros disparus! Ils étaient dignes
du cœur d'Isabelle.
Durant leur séjour à Tolède, les Rois choisirent l'emplacement
et posèrent la première pierre du monastère qu'ils avaient fait vœu
d'élever en commémoration de la victoire de Toro. La grande Reine
avait pensé dormir son dernier sommeil sous les voûtes de la chapelle
royale. Après la prise de Grenade, elle changea d'avis et voulut
trouver le repos dans la cité moresque dont la conquête avait été
l'ambition suprême des rois de sa race, conquête qu'elle avait réa-
lisée. Son souhait fut accompli ; mais San Juan de los Reyes n'en
reste pas moins comme le souvenir inoubliable de ses premiers
exploits.
CHAPITRE V
LA SAINTE HERMANDAD
L'ANARCHIE RÈGNE EN CASTILLE. H FERDINAND SE REND EN NAVARRE. || RÉOR-
GANISATION DE LA SAINTE HERMANDAD. || ISABELLE ASSUME LA RESPONSABILITÉ
DE SES ACTES AVEC UNE LOYAUTÉ VIRILE. || MÉCONTENTEMENT DE LA NOBLESSE.
|| FIÈRE RÉPONSE DES ROIS. || L'ÉMEUTE DE SÉGOVIE. || COURAGE ET DÉCISION
D'ISABELLE. H SON VOYAGE EN ANDALOUSIE. Il SÉVILLE FAIT A LA REINE UN ACCUEIL
TRIOMPHAL. || L'ALCAZAR DE SÉVILLE. Il ISABELLE REND LA JUSTICE LE VENDREDI.
|| QUERELLE DES MEDINA S1DONIA ET DES PONCE DE LEON. || LE TRAITÉ DE LAS
TERCERÎAS ACCEPTÉ PAR LE ROI DE PORTUGAL. || FIN DE LA GUERRE DE SUCCES-
SION. || LA EXCELLENTE SENHORA (LA BELTRANEJA) ENTRE AU COUVENT DE
SAINTE-CLAIRE. || AVÈNEMENT DE FERDINAND. || MORT DU ROI DE PORTUGAL.
LA victoire de Toro assura le trône de Castille à Isabelle et à
Ferdinand, mais elle n'aplanit pas les chemins où ils devaient
s'engager pour profiter de leur triomphe. Dans l'héritage à
peine recouvré, tous les ressorts étaient rompus ; le désarroi adminis-
tratif, le désordre financier paralysaient l'action gouvernementale et
rendaient impossibles les tentatives de réforme.
Les nobles portugais qui, par représailles et à l'instigation de leur
roi, faisaient de continuelles incursions en Castille, pillaient les bourgs,
incendiaient les villages, coupaient les vignes et les arbres fruitiers. Les
Castillans répondaient en envahissant la malheureuse Estramadure
sous prétexte de déloger l'ennemi. A leur tour, ils saccageaient le
pays, détruisaient les communications, s'emparaient des récoltes,
emmenaient les paysans en captivité et les vendaient comme esclaves
sans plus de scrupule que ne l'auraient fait les musulmans. Ainsi se
transformait en désert une des régions les plus fertiles de l'Espagne.
Pulgar cite l'exemple de cet Alcaîde de Castronuno, Pedro de
Mendoza, qui commettait de tels méfaits et opprimait si durement
les territoires situés entre ses forteresses que Burgos, Avila, Salamanque,
Ségovie, Valladolid, Médina del Campo lui payaient tribut pour
(63)
ISABELLE LA GRANDE
échapper à sa rapacité. Et combien de seigneurs suivaient son
exemple !
A cette époque, Ferdinand avait été appelé en Navarre par son
père, le vieux Roi d'Aragon, qui s'apprêtait à réunir à sa couronne
ce petit royaume si fier de son indépendance. Il s'agissait aussi de
terminer les négociations engagées avec le Roi de France et d'obtenir
la reconnaissance des droits héréditaires d'Isabelle. Le père et le fils
ne s'étaient pas vus depuis l'élévation de ce dernier au trône de Cas-
tille. Le Roi Juan ne permit pas à Ferdinand de lui baiser la main
en public ; il l'alla visiter le premier, prit constamment la gauche, et,
durant les vingt jours qu'ils passèrent ensemble, il lui montra un
respect et une déférence voulus. Il prétendait ainsi honorer le prince
qui, en sa qualité de Roi de Castille, représentait la branche aînée de la
maison de Trastamara, tandis qu'il descendait de la branche cadette.
Jamais exemple plus frappant n'avait été donné des raffinements de
l'étiquette, à moins qu'il ne s'agît de l'une de ces manœuvres dont le
vieux Roi était coutumier quand il s'agissait de ses intérêts ou de ceux
de son fils bien-aimé.
Pendant le séjour de Ferdinand en Navarre, Isabelle s'occupait
de réduire les places fortes et les châteaux aux mains des nobles encore
rebelles, et, avec une sévérité toute virile, elle travaillait à détruire
l'anarchie et l'esprit de révolte entretenus par le Roi de Portugal.
Elle parcourait le pays à la tête de troupes bien armées et accom-
pagnée de compagnies de la Sainte Hermandad réorganisées par ses
soins et dotées d'attributions et de pouvoirs nouveaux. Jusque-là, les
Hermandades avaient été de petites confréries politiques organisées
dans les villes, plutôt en vue de contrecarrer les volontés royales que
de les soutenir ; leur rôle consistait surtout à défendre les fueros ou
libertés provinciales contre les abus de l'autorité. Vers 1315, époque à
jamais néfaste, elles s'élevèrent au-dessus de ces attributions, s'atta-
quèrent aux malfaiteurs et élaborèrent même un code de justice.
De tout temps, elles avaient agi comme des troupes locales indépen-
dantes du pouvoir. Isabelle changea leur caractère et, loin de limiter
leur action au pays où elles se formaient, elle l'étendit sur l'ensemble
du royaume et les appela partout où il y avait des crimes à punir et
des sévices à réprimer. Entre ses mains, elles devinrent un instrument
de règne et de gouvernement. C'était en somme une gendarmerie
excellente, qui, de municipale, devint nationale sans cesser pourtant
d'être entretenue et payée par les villes et les bourgs où elle se recrutait.
L'organisation en était très simple et la charge bien répartie pesait
(64)
IsaKK'.LE LA IrRANDE.
l'L. VII, J'A',1 64
: > . BRAVO.
LA SAINTE HERMANDAD
peu sur ceux qui la supportaient, chaque groupe de ioo habitants
devant fournir 800 maravédis pour l'entretien d'un cavalier et de son
cheval. Malgré sa détresse financière, Isabelle put disposer ainsi de
2 000 cavaliers équipés et armés avec soin. Le résultat de leur inter-
vention ne se fit pas attendre et devint manifeste au bout de trois ans
sur l'ensemble du royaume. Les grands seigneurs que les Hermandades
venaient forcer et punir jusque dans leurs châteaux cessèrent leurs
brigandages ; les convois recommencèrent à circuler sur les chemins et
à transporter les marchandises; les voyageurs, qui, depuis des années,
avaient perdu l'habitude de se déplacer, se remirent en route. Isabelle
ne se contentait pas d'ordonner. Épargnant à son époux une inter-
vention qui l'eût rendu impopulaire auprès des Castillans, elle reven-
diquait hautement l'exercice de ses droits régaliens, considérait que
le premier de ses devoirs était de rétablir l'ordre, la justice et la sécu-
rité, et assumait la responsabilité de ses actes avec une loyauté et une
fermeté viriles. Parfois ses conseillers lui montraient le danger qu'il
y avait à exposer sa personne royale dans des régions encore insoumises.
« Ce n'est pas à moi, leur répondait-elle, de considérer les fatigues et les
] ériïs quand il s'agit de défendre l'autorité royale ; ce n'est pas à moi non
plus d'affaiblir par timidité le courage des amis avec qui j'ai résolu de rester
jusqu'à la fin de la guerre. »
Et, sur ces belles paroles, elle ordonnait de mettre le siège devant
Medelin, Mérida et Deleytosa. On ne pouvait mieux accorder les actes
avec les promesses.
La puissance coercitive donnée par la Reine à la Sainte Hermandad
avait excité le mécontentement de la noblesse. De nombreuses pro-
testations furent adressées aux Rois. Le Duc de l'Infantado, à la tête
d'une sorte de ligue, poussa l'audace jusqu'à transmettre aux sou-
verains une lettre de remontrances les invitant à supprimer les
Hermandades écrasantes pour le pays et dont les chefs, pris dans le
peuple, étaient indignes de confiance. Il terminait sa lettre en invitant
les Rois à former un conseil composé de quatre grands feudataires
chargés de veiller aux affaires de l'Etat et sur les avis desquels les
Monarques gouverneraient comme au temps de Enrique IV. Rappeler
le règne désastreux de ce prince et engager Ferdinand et Isabelle à
l'imiter, c'était faire une singulière erreur sur les temps et les per-
sonnes. Indignés, regimbant sous l'insulte, les Rois répondirent dans
des termes hautains qui ne laissaient nul doute sur leurs intentions.
(65)
ISABELLE LA GRANDE
« Les Hermandades sont des institutions salutaires, approuvées par la
nation. Ce n'est point votre province qui pourrait émettre la prétention de
servir de modèle aux autres. Vous êtes libre de suivre la Cour ou de vous
retirer dans vos terres ; mais, tant que le Ciel nous conservera le rang dans
lequel il nous a placés, nous prendrons soin de ne pas imiter le Roi Enrique
et de ne point devenir des jouets entre les mains de nos sujets. »
Le Duc de l'Infantado et ses amis, déconcertés par cette réponse,
n'élevèrent plus de protestations insolentes et s'empressèrent même
d'acheter leur rentrée en grâce au prix des capitulations que les Rois
exigeaient et dont la Sainte Hermandad assura l'accomplissement.
En Galice seulement, plus de 300 châteaux forts tombèrent sous la
pioche et 15 000 malfaiteurs quittèrent le pays, au grand soulagement
des malheureux habitants qui les craignaient à l'égal des bêtes mal-
faisantes. Isabelle surveillait d'ailleurs l'exécution des réformes jusque
dans les plus minutieux détails et ne s'en rapportait qu'à elle-même
du soin d'agir dans les circonstances graves. Douée d'une fermeté
de caractère, d'une adresse politique, d'une présence d'esprit unies à
une résistance physique extraordinaire chez une femme, elle n'en
appelait pas en vain à l'influence que son intégrité lui avait méritée
sur l'esprit populaire.
Un exemple entre mille de la confiance qu'elle avait su inspirer à
ses sujets un an à peine après son avènement :
A la suite de dissentiments survenus entre Andrés Cabrera, Gouver-
neur du château de Ségovie, et l'Évêque de cette ville, une sorte
d'insurrection fomentée par le Préiat éclata parmi les habitants, pour-
tant si dévoués à Isabelle. Ils accusèrent Cabrera de concussion et
d'injustice, se plaignirent de la discipline sévère qu'il imposait aux
milices et, profitant de son absence momentanée, surprirent son lieu-
tenant et s'emparèrent des défenses extérieures de la place dressées
en face de la ville. Isabelle apprit cette nouvelle à Tordésillas et elle
s'en émut vivement, car, dans le château de Ségovie et sous la garde
de Cabrera, elle avait laissé sa fille unique, la petite Infante Isabel.
S'ils s'emparaient de cette enfant, les insurgés pouvaient s'en faire
une arme terrible. Le souvenir du Prince Alfonso devenu un jouet
aux mains des grands dut se présenter à l'esprit de la jeune souveraine.
Sans se donner le temps de réunir une escorte nombreuse, elle monte à
cheval et prend en toute hâte le chemin de Ségovie, accompagnée
seulement du Cardinal de Mendoza, du Comte de Benavente, de sa
fidèle amie et dame d'honneur Beatriz de Bobadilla, mariée depuis
(66)
LA SAINTE HERMANDAD
peu avec Andrés Cabrera. La petite troupe brûle les étapes, traverse
de larges plaines de sable, atteint Olmedo, s'engage dans la forêt de
pins de Villiguilo, se repose quelques heures à l'abri des murs de
Coca et repart pour Ségovie, distante encore de quelques . lieues.
Enfin, apparurent les tours du château bâti sur un contrefort qui
s'avance dans la plaine comme la proue d'une immense galère prête
à voguer sur une mer de verdure. Le soleil brillant éclairait les
défenses formidables quand Isabelle gravit le chemin conduisant à la
place. Les principaux habitants de la cité y attendaient la souveraine
dont on venait d'apprendre l'arrivée imprévue. Tout en protestant de
leur fidélité, ils la supplièrent d'entrer dans la ville accompagnée du
Cardinal de Mendoza et de se séparer auparavant de Beatriz de
Bobadilla, femme du gouverneur, et du Comte de Benavente, consi-
déré comme l'ami de Cabrera. Faute de prendre cette précaution, ils
ne répondaient pas de sa sécurité.
L'indignation et le courroux gonflèrent le cœur d'Isabelle quand
elle entendit cette sommation mal dissimulée :
« Je suis reine de Castille, répondit-elle avec hauteur; Ségovie m'appar-
tient par droit d'héritage et je n'ai pas l'habitude d'obéir à mes sujets. >>
Et, laissant les parlementaires décontenancés, elle se hâta vers
une entrée de la ville encore aux mains de ses amis. Le peuple était resté
silencieux sur le passage de la Reine. Quand il vit se refermer sur elle
la lourde porte du château, il s'indigna de cette preuve de défiance,
sa colère contenue éclata, et il se rua sur les vantaux :
<< A bas l' Alcaide ! Mort à l'Alcaide ! Sus au château ! »
Les réfugiés réunis dans la citadelle tremblaient de frayeur. Crai-
gnant que le peuple ne mît ses menaces à exécution, ils suppliaient
Isabelle de renforcer les défenses extérieures des portes.
Si elle eût écouté ces conseils, dans quelques jours il n'y eût plus
eu à Ségovie une reine de Castille autoritaire et puissante. Prisonnière
en son château, elle n'eût été qu'une femme sans appui, livrée au
caprice d'une populace triomphante.
Résolue, inébranlable, Isabelle commande aux siens de rentrer à
l'intérieur de la forteresse, se rend seule à l'extrémité de la place
d'armes, et ordonne d'ouvrir la porte qui la met en communication
avec la cité.
Criant, vociférant, hurlant, le peuple se précipite dans la cour du
château ; mais, à la vue de la souveraine seule, encore montée sur un
(67)
ISABELLE LA GRANDE
coursier harassé, il s'arrête, hésite et le silence succède aux cris
tumultueux. Alors Isabelle parle, et sa voix sonore, vibrante, porte
jusqu'aux derniers rangs de la foule qui grossit :
« Quels sont vos griefs, mes braves gens? Faites-les-moi connaître, et je
vous donne ma parole roj^ale que les torts qu'on vous a faits seront redressés,
car ce que vous me demanderez pour votre bien ne sera pas contraire à mes
intérêts ni à ceux du royaume. »
Subitement radoucis, les insurgés réclamèrent en chœur la desti-
tution de Cabrera, Gouverneur du château.
« Il est destitué et j'ai remis le commandement de la place à un homme
digne de ma confiance. Rentrez paisibles dans vos demeures ; demain je rece-
vrai quatre délégués choisis parmi vous, j'écouterai leurs plaintes et j'y
ferai droit si elles sont justifiées. »
Tranquillisé par ces assurances, plein de foi en la parole royale,
le peuple, après avoir souhaité longue vie à la Souveraine, franchit
avec calme la porte qu'il prétendait briser une heure auparavant.
Une enquête conduite avec justice et fermeté montra la fausseté
des accusations portées contre le Gouverneur et dévoila le rôle odieux
joué par l'Ëvêque en cette affaire. Désireuse d'accomplir un acte de
réparation, Isabelle rendit à Cabrera ses charges, honneurs et dignités ;
la lumière avait été trop clairement faite pour que personne osât pro-
tester. La Reine avait jugé en toute conscience et sans parti pris
en faveur de l'accusé ; elle s'était bien convaincue de son innocence
et de sa fidélité et lui conserva sa confiance jusqu'au dernier jour de sa
vie. Elle n'eût pas agi de la sorte si elle eût gardé à son sujet même
l'ombre d'une arrière-pensée.
Durant l'été de 1477, Isabelle se rendit en Estriimadure afin de
mettre un terme aux incursions incessantes de la noblesse portugaise ;
puis, en Andalousie où il s'agissait de pacifier le pays déchiré par les
guerres de deux puissants feudataires : Don Enrique de Guzmân et
Don Rodrigue Ponce de Leôn. La riante Séville était un champ de
carnage où l'on se battait de quartier à quartier, de rue à rue, de maison
à maison sans qu'aucun des deux partis fût capable de l'emporter
sur l'autre. Comme toujours quand elle avait à se montrer sévère, Isa-
belle arrivait seule afin qu'on ne pût imputer à son époux la rigueur de
ses arrêts. Vainement ses conseillers et, parmi eux, le Cardinal de
(68)
LA SAINTE HERMANDAD
Mendoza, prudent au conseil, téméraire à l'action, la dissuadaient
d'entrer en Andalousie avec une suite incapable de la défendre.
« Je puis rencontrer des difficultés et courir des dangers, répondait-elle,
mon sort est dans la main de Dieu. J'ai confiance qu'il me guidera, me
conduira et fera prévaloir mes volontés parce qu'elles sont droites et que je
les soutiendrai avec résolution. »
L'on se mit en route. Séville et l'Andalousie entière apprirent
avec une vive émotion qu'Isabelle visiterait bientôt la vieille capitale,
le paradis des Mores reconquis par saint Ferdinand et où les rois
de Castille, épris de leurs villes du Nord, ne venaient guère et résidaient
peu. Des documents précieux conservés dans les archives municipales
montrent les magistrats de la cité, les Vingt-Quatre, se réunissant,
délibérant, imposant à la population de lourds sacrifices afin de pré-
parer à la souveraine un accueil digne d'elle et de la reine du Guadal-
quivir. Des marchands sont mandés. Ils auront à fournir le beau
velours vénitien tissé d'or, réservé aux tentures de la chambre royale
et aux courtines du lit, et aussi les ornements, passementeries et dou-
blures dont la description minutieuse témoigne d'un goût et d'un luxe
rares. Les troupes de la ville seront habillées à neuf. Les hérauts
recevront des indemnités importantes destinées à l'acquisition des
chevaux qui figureront dans le cortège envoyé au-devant de la Reine.
Les corporations font assaut de générosité. Pas un dissentiment ne
s'élève entre le peuple et la noblesse, pourtant inquiète, car elle connaît
la fermeté de la souveraine qui s'avance accompagnée de prélats, de
gentilshommes et de belles dames d'honneur.
A l'aube du jour fixé pour l'entrée royale, une nombreuse colonie
de nègres sortit de la cité et s'avança très loin sur le chemin que la
Reine devait suivre. On remarqua beaucoup la richesse colorée de
leurs habits, en harmonie parfaite avec le ton foncé de la peau,
et l'on admira surtout leur danse joyeuse et légère. Ils semblaient
infatigables, insensibles à l'ardeur du soleil. Faut-il s'étonner ensuite
de retrouver dans le type du menu peuple sévillan les traces d'une
ascendance noire?
Autant Isabelle,. dans sa vie privée, était simple de goûts, autant
elle se montrait fastueuse quand la majesté royale était en jeu.
Son entrée à Séville ravit l'opulente cité par la beauté de l'ordonnance,
l'élégance des vêtements et la splendeur des chevaux. Au brillant
cortège était d'ailleurs venu se joindre la noblesse andalouse, dési-
(69)
ISABELLE LA GRANDE
reuse de témoigner de son loyalisme et de sa fidélité. Sur le parcours,
les rues avaient été décorées de tapisseries appliquées aux murs des
maisons et couvertes de toiles attachées de toiture à toiture, comme
on le fait encore en Espagne aux jours de grande fête, afin que la
procession royale, étincelante d'or et de pierreries, pût s'avancer dans
une ombre douce, sur un sol jonché de fleurs fraîchement coupées.
De la cathédrale où elle se rendit d'abord, Isabelle gagna l' Alcazar
tout voisin, restauré et agrandi quelque cent dix ans auparavant
par Pierre le Cruel. Au-dessus de la porte d'entrée ornée de faïences
aux arabesques charmantes, une inscription gothique rappelait cette
réfection confiée à des artistes mores venus de Grenade après l'achè-
vement de l'Alhambra.
« Le très haut, et très noble, et très puissant, et conquérant Don Pedro,
par la grâce de Dieu roi de Castille et de Léon, a commandé de bâtir ces
alcazars et cette façade qui fut érigée en l'ère mil quatre cent deux (1364). »
Isabelle pénétra dans le palais encore imprégné des souvenirs
moresques, elle s'assit pensive et grave dans la salle des Ambassadeurs
aux colonnes multiples, aux arcs outrepassés, aux parements revêtus
d'une admirable dentelle d'or. Elle parcourut les jardins odorants où
les panaches des palmiers flexibles se balançaient sur les grenadiers
aux fruits de sang, les orangers aux sphères d'or, les buissons de roses
et de jasmins blancs et jaunes dont les parfums voluptueux embau-
maient l'air tranquille. En pénétrant dans ce temple d'une royauté
orientale, Isabelle remercia le Ciel qui l'en avait fait maîtresse sou-
veraine et, pour un jour, elle dut s'abandonner à la douceur d'y vivre.
La noblesse et le peuple avaient joui de la magnificence des fêtes
données en l'honneur de la Reine et pris part ou assisté aux tournois,
aux joutes, ces jeux brillants de la chevalerie, dans lesquels les Anda-
lous excellaient. L'heure des travaux sévères avait sonné. Faisant
revivre les anciennes coutumes des monarques castillans, Isabelle
décida de juger en personne les causes graves comme les menus diffé-
rends que l'on soumettrait à son autorité. Chaque vendredi, assise
sur un trône que surmontait un dais précieux, entourée de son conseil
et de magistrats, elle écoutait les plaignants, interrogeait les parties et
tranchait les questions avec un sens et une droiture que ne songeaient
pas à contester ceux mêmes que frappaient ses arrêts. Le tribunal
royal avait en outre l'avantage d'être gratuit et de n'admettre aucun
délai dans la procédure et l'exécution du jugement. Pendant deux
(70)
LA SAINTE HERMANDAD
mois il fonctionna avec une telle régularité au civil comme au criminel
que ses décisions sans appel suffirent à rétablir l'ordre si longtemps
troublé et à faire restituer à leurs légitimes propriétaires les biens dont
ils avaient été injustement dépouillés depuis des années. Séville trem-
blait. Épouvantés par la rigueur des châtiments qui les menaçaient,
plus de 4 ooo accusés n'attendirent pas la citation royale, gagnèrent
la montagne, passèrent en Portugal ou dans les territoires de Grenade.
Sous l'effet d'une pareille frayeur, la ville menaçait de se dépeupler.
L'Archevêque, les prieurs, les nobles décidèrent d'implorer la clémence
de la Reine. Isabelle se laissa toucher et accorda une amnistie générale
à ceux qui, détenant des biens mal acquis, les restitueraient sans délai.
Restait à rétablir la paix entre les maisons de Guzmân et de Ponce
de Léon dont les chefs étaient en guerre de génération en génération
comme s'ils eussent été des potentats indépendants de la couronne.
L'intervention d'Isabelle était délicate. Don Guzmân de Médina Sidonia
lui avait rendu d'immenses services dans des circonstances critiques,
et la reconnaissance risquait d'amollir la justice royale. En raison
de son alliance avec la famille Pacheco, le Marquis de Cadiz avait gardé
depuis la mort de Enrique une attitude expectante, sinon hostile.
Isabelle se demandait comment elle pourrait l'atteindre dans la forte-
resse de Jeres où il s'était retiré, quand, un soir, il se présenta aux
portes de l'Alcazar, accompagné seulement d'un écuyer et d'un page.
Faite dans ces conditions, la visite était le témoignage d'une sou-
mission entière. Quels motifs guidaient le Marquis ? Jugeait-il la
cause du Roi de Portugal perdue à jamais et le triomphe d'Isabelle
assuré par son talent et la confiance qu'elle avait su inspirer? Trop
heureuse de cette soumission spontanée, Isabelle ne scruta pas le
cœur qui s'offrait ; elle accueillit le Marquis avec honneur, mais
exigea de lui, comme du Duc de Médina, la restitution des places fortes
enlevées à la couronne. Vainement, elle tenta de réconcilier les deux
rivaux ; leurs querelles étaient trop anciennes et trop envenimées
pour être de longtemps oubliées. Afin d'éviter de nouvelles discordes,
elle les invita tous deux à se retirer dans leurs terres. Avec l'aide du
temps, ils y perdraient le souvenir de leurs griefs mutuels. Isabelle fut
obéie ; elle était vraiment reine de Castille. La souveraine gagna
ensuite Cordoue divisée par la rivalité de Don Diego Fernândez de
Côrdoba et de Don Alfonso de Aguilar, seigneur de Montilla. Elle
procéda comme à Séville en leur interdisant le séjour dans la cité, et
comme à Séville, elle y laissa le calme. Tandis qu'Isabelle rétablissait
en Andalousie une paix que les plus optimistes jugeaient irréalisable,
Isabelle la Grande. (7-v 6
ISABELLE LA GRANDE
elle désignait des ambassadeurs qui, d'accord avec les envoyés de
Louis XI, rétabliraient la concorde entre la Castille et la France
(3 décembre 1477) et menait à bien une entreprise autrement difficile :
la conclusion d'un traité définitif avec le Portugal.
En apparence, elle ne prit pourtant pas une initiative qui, dans
l'état des relations, eût été contraire à sa dignité, mais elle consentit à
entrer en pourparlers avec la belle-sœur du Roi Affonso, sa propre
tante du côté maternel, la Princesse Beatriz, que désolaient les dis-
cordes de sa famille. Une entrevue eut lieu sur la frontière des deux
royaumes près d'Âlcantara. Dès les premières paroles, la conversation
prit un caractère affectueux et revêtit des formes conciliantes. Aucun
sentiment de jalousie ni de défiance n'effleura l'esprit des deux
femmes, également désireuses d'arriver à un accord. Les entretiens
durèrent huit jours et aboutirent à un traité accepté par Isabelle et
que la Princesse portugaise se chargea de remettre à son beau-frère.
Les termes en étaient si durs que, pendant six mois, le Roi Affonso
différa de le signer. Les instances et la patience de Beatriz triom-
phèrent enfin de sa résistance.
Du premier jusqu'au dernier article, Isabelle imposait sa volonté
et n'acceptait que des transactions favorables aux intérêts de la
Castille ou à ceux de sa famille. Elle avait trouvé dans la conscience
de ses droits la force de les faire prévaloir.
Affonso cesserait de porter le titre et les armes des Rois qu'il s'était
injustement appropriés ; il renoncerait à la main de Doiia Juana et ne
soutiendrait plus les droits de sa nièce à la couronne de Castille. La
Excellente Senhora — la cour de Lisbonne qualifiait ainsi la fille
de Beltrân de la Cueva — s'éloignerait dans un délai de six mois du
Portugal ou bien se fiancerait avec le Prince Don Juan, fils des Rois de
Castille, né le 30 juin 1478, à moins qu'elle ne préférât entrer dans un
couvent et y prendre le voile. D'un autre côté, Leurs Altesses aban-
donneraient .toute prétention sur le royaume de Fez et la possession
d'autres territoires en Afrique. Enfin on assurerait à jamais la paix
entre les deux royaumes en fiançant le Prince héritier de Portugal
avec l'Infante Isabel, fille aînée et très chérie des rois. Une amnistie
générale serait accordée à tous ceux qui avaient soutenu la cause por-
tugaise.
Les mariages politiques jouaient, on le voit, un grand rôle dans la
transaction, mais, s'il y avait grand profit pour la Castille à placer
une de ses princesses sur le trône de Portugal, la promesse de
mariage entre la Excellente Senhora, âgée de dix-huit ans, et un
(72)
LA SAINTE HE RM AND AD
prince encore au berceau, liait l'une des parties sans engager l'autre.
Bien des événements pourraient survenir et rendre illusoire une
clause dont la réalisation était à si longue échéance.
Le traité de 1479 signé à Las Tercerïas mettait fin à la guerre
de succession soutenue par Isabelle avec une énergie indomptable
depuis plus de cinq ans. A la suite d'une lutte engagée dans des con-
ditions extrêmement précaires, la jeune souveraine sortait victo-
rieuse d'une crise politique qui, à plusieurs reprises, avait semblé
la conduire à sa perte. Mais la vaillance, l'ardeur associées chez elle à
la droiture, à la sagesse et à la justice, inspirèrent au peuple une con-
fiance mêlée de respect dans son caractère comme dans ses talents
et assurèrent son triomphe.
Par surcroît, durant cette période, Isabelle s'était imposé des
fatigues bien supérieures à celles que les femmes paraissent aptes à
supporter. Sans cesse à cheval, courant du Nord au Sud de la Castille,
tantôt pour demander des subsides que l'on accordait à sa prière,
tandis qu'on les eût refusés à ses émissaires, tantôt pour juger par ses
propres yeux de la valeur de ses troupes et de l'importance des
approvisionnements qu'elle assurait elle-même, tantôt pour faire
abattre en sa présence les forteresses et les châteaux des nobles trop
puissants, tantôt pour présider des tribunaux qu'émerveillaient sa
sagesse et sa prudence, elle allait sans tenir compte des intempéries,
assumant les charges trop lourdes à ses conseillers, laissant seulement
à son époux le soin de se bien battre, soin dont Ferdinand s'acquittait
d'ailleurs à sa gloire. Si, comme homme privé, il était bien l'élève
de son père, l'astucieux Juan II, en face de l'ennemi le capitaine se
conduisait en preux et sa vaillance comme sa belle manœuvre à la
bataille de Toro avaient atténué la mauvaise impression qu'avaient
éprouvée les Castillans quand il avait émis la prétention de s'emparer
du pouvoir après la mort de Enrique.
La clause la plus importante du traité de Las Tercerias ne tarda
pas à être remplie. La Excellente Senhora, voyant dans la proposi-
tion de mariage avec un enfant au berceau une nouvelle défaillance
de son oncle le Roi de Portugal, pressé d'acheter à ses dépens une paix
peu glorieuse, choisit le cloître de préférence à une union mal assortie.
En 1479 e^e Prit le voile au couvent de Sainte-Claire de Coimbra et,
l'année suivante, y prononça des vœux solennels. Talavera, confesseur
de la Reine Isabelle, et Alfonso Manuel, membre du conseil royal de
Castille, assistèrent comme témoins à la cérémonie. Dans une allocu-
tion adressée à la jeune novice, le prélat officiant ne manqua pas de lui
(73)
ISABELLE LA GRANDE
représenter qu'elle avait choisi la meilleure place. Épouse du Christ,
elle connaîtrait de célestes délices, et jouirait du vrai bonheur que
donne l'espoir des biens du Ciel, mille fois préférables à la possession
des richesses de la terre. Le digne Évêque, on n'en peut douter, était
sincère en ses paroles, mais il est à supposer que la Excellente Senhora
dut leur trouver quelque amertume. En fait, dès la mort de son oncle,
la jeune Princesse brisa la clôture, vint s'installer à la cour de Lis-
bonne où elle conserva un état quasi royal sous la protection des
monarques portugais et signa jusqu'au dernier jour de sa vie : « Moi,
la Reine >>. Durant plus d'un demi-siècle, elle fut comme le pivot autour
duquel tournèrent les relations diplomatiques entre les cours de
Castille et de Portugal et la cause inavouée des fréquents mariages
que les Rois conclurent pour détourner les Portugais de ses intérêts.
Elle mourut à soixante-neuf ans, au palais de Lisbonne, en 1530,
ayant survécu à tous ses prétendants et fiancés.
En même temps qu'elle ramenait la paix et assurait la couronne
sur le front d'Isabelle, l'année 1479 donnait également le sceptre
d'Aragon au Prince Ferdinand. Son père, le Roi Don Juan, avait
succombé à Barcelone, le 20 janvier, à l'âge de quatre-vingt-trois ans,
sans que la vieillesse eût atteint ses facultés intellectuelles ou
diminué son ardeur. A la veille de sa mort, il endossait encore
le harnais de guerre et montrait le même acharnement contre ses
ennemis.
Sa vie n'avait été qu'une bataille ininterrompue contre la
France, sa trop puissante voisine à qui, dans un moment de détresse,
il avait engagé le Roussillon et la Cerdagne en échange d'un prêt
d'argent, et contre ses propres sujets, les Catalans, toujours en
révolte plus ou moins ouverte. Le Roi Don Juan était non seulement
un homme de guerre courageux, endurant, opiniâtre, indomptable,
mais aussi un politique consommé que n'arrêtait aucun scrupule
et que ne gênait aucun remords. Nulle manœuvre louche, nulle injus-
tice, nulle violence ne lui avaient coûté, même l'emprisonnement de
son fils aîné, le Prince de Viane, pour s'emparer de la Navarre que ses
enfants d'un premier lit tenaient de leur mère. Sa seule excuse était
une tendresse excessive pour son fils cadet, le Prince Ferdinand, à
qui revinrent les profits de ses actes et qui, par surcroît, s'inspira de
ses leçons et de ses exemples.
« Sous des dehors plus polis que son père, Ferdinand s'appliqua dès sa
jeunesse à cette science de la diplomatie occulte si habilement pratiquée en
(74)
LA SAINTE HERMANDAD
Italie à cette époque et que la Castille du xve siècle, plus chevaleresque et
plus généreuse, ignorait encore. »
Ferdinand héritait un royaume appauvri, mais pourvu de côtes
magnifiques et de ports sûrs où des flottes importantes trouvaient
un abri par tous les temps. En Catalogne s'élevaient des cités commer-
çantes et, à leur tête, la brillante Barcelone, l'orgueil et la gloire de ses
habitants. Cervantes la surnomma plus tard « le conservatoire de la
courtoisie, l'abri des étrangers, l'hôpital du pauvre, la terreur des
coupables, et le lieu de naissance des braves >>. Au temps de Juan II,
elle méritait déjà cette réputation. Devenir Comte de Barcelone
n'était pas une des moindres gloires du nouveau roi qui portait désor-
mais les trois couronnes d'Aragon, de Castille et de Sicile. Les îles
Baléares complétaient ce bel ensemble capable de faire envie aux
grands monarques de l'Europe.
Le Roi de Portugal ne survécut guère à la déception profonde que
lui avait causé la bataille de Toro, à la tromperie dont il avait été
la victime de la part de Louis XI et à l'obligation de signer un traité
humiliant avec la Castille. Las, déçu, il parla d'abdiquer de nouveau
et annonça l'intention de prendre l'habit de Saint-François, de
meilleur gré sans doute que sa nièce, la Excellente Senhora, n'avait
accepté celui de Sainte-Claire. Il se retirerait au monastère de Vara-
tojo bâti sur un promontoire désert d'où le regard embrassait l'Atlan-
tique. La mort ne lui laissa pas le loisir de mettre son projet à exécu-
tion. Saisi d'un mal subit, il expira au palais de Cintra, le 28 août
1481. Affonso était un paladin, un guerrier vaillant, un prince géné-
reux, plutôt qu'un esprit réfléchi. Il nourrissait les ambitions chimé-
riques d'un chevalier errant, mais les qualités éminentes des Louis XI,
des Juan d'Aragon et des Rois Catholiques lui manquaient. Il
devait fatalement succomber, faute des talents nécessaires pour lutter
avec les maîtres politiques de son temps.
CHAPITRE VI
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
TAXTO MONTA (AUSSI HAUT FERDINAND, AUSSI HAUT ISABELLE). || APPLICATION
DES ARRÊTS DE JUSTICE. Il CODIFICATION DES LOIS. Il ABAISSEMENT DE LA
NOBLESSE. Il RECONSTITUTION DU DOMAINE DE L'ÉTAT. Il LES ORDRES DE CHEVA-
LERIE : SANTIAGO, CALATRAVA, ÂLCANTARA. || ISABELLE OBTIENT LA MAITRISE DE
SANTIAGO POUR SON ÉPOUX. Il LES ROIS RÉPRIMENT LES EMPIÉTEMENTS DE LA
PAPAUTÉ. Il ISABELLE MENACEJD 'ASSEMBLER UN CONCILE LAÏQUE. || EFFET DÉSAS-
TREUX DE L'ALTÉRATION DES MONNAIES. || QUERELLE DE DON RAMÔN DE
GUZMÂN ET DE DON FADRIQUE ENRÎQUEZ. Il BELLE 'RÉPONSE DE L' ALCADE DE
FUENTES. Il PUNITION DE JUAN DEL CORAL. Il NAISSANCE DU PRINCE DON JUAN. Il
RELEVAILLES DE LA REINE. || ISABELLE INTERDIT LES TOURNOIS SANGLANTS. Il LE
PEUPLE EXALTE LES QUALITÉS VIRILES DE LA FEMME. || ISABELLE SUBIT DANS
UNE CERTAINE MESURE L'INFLUENCE DE SON ÉPOUX. Il MACHIAVEL DÉFEND
FERDINAND ACCUSÉ D'AVARICE.
(< f~> 'il est un être humain qui semble posséder une parcelle de la divinité,
^^ c'est le maître d'un puissant empire qui use de son pouvoir pour
V^y le bien exclusif de ses sujets et qui, doué de dons intellectuels en
harmonie avec son état, dans un âge de barbarie relative, s'efforce de
répandre autour de lui la lumière émanée de son propre esprit et de créer
dans un pays déchiré par les factions la belle ordonnance de l'ordre social.
Telle fut Isabelle et telle l'époque où elle vécut. »
Ainsi s'exprime Prescott, le meilleur historien moderne des Rois
Catholiques, au début du chapitre où il énumère les réformes admi-
nistratives conçues et appliquées par la grande Reine de Castille au
lendemain du traité qui mettait fin à la guerre de succession. Et si,
dans cette louange, il l'isole de son époux, c'est que ces sages mais
sévères mesures vinrent de son initiative personnelle, qu'elle se garda
de l'y associer de peur de le rendre impopulaire et que Ferdinand
apparaît auprès de sa femme plutôt comme un monarque allié de la
(76)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
Castille que comme son roi véritable. << Tanto Monta (Aussi haut Fer-
dinand, aussi haut Isabelle) », la devise gravée sur les édifices bâtis
durant le règne des Rois indique la situation des deux princes unis
pour le bien général de leurs peuples et que ne devaient distinguer
aucune préséance ni diviser aucune susceptibilité d'amour-propre.
Dès l'année 1476, c'est-à-dire deux ans après la mort de son frère
le Roi Enrique, Isabelle avait présenté aux Cortes de Madrigal un
premier projet de réforme ; mais, à part l'organisation de la Sainte
Hermandad qui s'était imposée, les difficultés inhérentes à la guerre
de succession empêchèrent d'entreprendre l'œuvre dans son ensemble.
Les travaux ne devinrent effectifs qu'après les célèbres Cortes de
Tolède tenus en 1480.
Il s'agissait de restaurer l'autorité royale ruinée jusque dans
ses fondements et de rétablir l'ordre politique, social et financier. Il
fallait rendre les arrêts de justice effectifs et applicables, codifier les
lois, abaisser la noblesse, revendiquer les bénéfices ecclésiastiques
usurpés par le Saint-Siège, régulariser le commerce, restituer au pou-
voir royal son prestige perdu.
La réforme concernant l'exécution immédiate des arrêts de justice
fut réalisée par la Sainte Hermandad. Grâce à l'activité de cette police
militaire, le pays fut délivré en quelques années de ces rapaces de
haut vol, enfermés dans leurs châteaux comme en autant de nids
d'aigle et assez audacieux pour braver impunément les lois. Les
juges se déchargèrent sur elle du soin d'appliquer des ordonnances
caduques à force d'être violées.
« Désormais, il fut interdit au chevalier et au noble d'opprimer le
laboureur; par crainte de la justice, les chemins furent purgés des bandits et
aucun homme n'osa élever sa main contre un autre homme. »
La codification des lois rencontrait des obstacles sans nombre.
Dans la suite des temps, l'ancien droit visigoth, puis les fueros ou
libertés accordées par les princes castillans en récompense des exploits
de la reconquête, enfin le code de Siete Partidas élaboré par Alonso X
et composé de larges emprunts faits au Digeste, s'étaient, à la longue,
surchargés de statuts et d'ordonnances parfois contradictoires. De
là, des hésitations explicables chez des juges aux prises avec de
pareilles difficultés.
A en croire Mariana, écho d'un auteur satirique plus ancien, les
Castillans du xve siècle enviaient la justice dont jouissaient les Mores
de Grenade :
(77)
ISABELLE LA GRANDE
« Dans la terre des Mores, un seul alcaide jugeant au civil et au criminel.
Et tout le jour il siège afin que la justice soit plus prompte et plus égale. Là,
il n'est Azo, ni Décrétai, ni Roberto,niClementina. Mais il y a une discrétion
et une bonne doctrine qui apprennent à tous à vivre en commun. »
La nouvelle codification confiée par les Cortes de Tolède au
jurisconsulte renommé, Don Diaz de Montalvo, parut sous le titre
de Ordenanzas reaies. Ce fut le premier livre imprimé en Espagne.
L'édition escrito de letras de molde, tirée à Huete, en 1485, eut
un succès extraordinaire. Isabelle avait joué un rôle actif dans l'élabo-
ration de cette œuvre immense. Siégeant en public tous les vendredis,
elle se rendait compte des modifications qu'il convenait d'apporter
aux lois, en critiquait ou en approuvait la teneur et, de concert avec
son conseil et le Cardinal de Mendoza, le troisième roi, elle imposait à
la nouvelle rédaction judiciaire ses idées équitables et méthodiques.
Son autorité grandissait. Un décret signé de sa main « Yo la Reyna »
était mieux respecté que ne l'était l'armée royale du vivant de son
frère.
L'abaissement de la noblesse s'imposait d'une manière impé-
rieuse, mais, avant de se mesurer avec ses représentants, il fallait être
sûr de réussir, car un échec eût rejeté la couronne dans l'humiliation
honteuse où elle avait végété durant les règnes précédents. Déjà la
puissance de l'aristocratie avait été atteinte par l'attribution du pou-
voir judiciaire à la Sainte Hermandad et par la suppression consécutive
des tribunaux seigneuriaux.
Une seconde mesure dont l'effet devait être aussi certain, quoique
plus lent, consistait à confier les offices civils à des hommes de
mérite, sans tenir compte de leur rang ou de leur naissance. Dans ce
but, Isabelle s'entoura de conseillers renommés pour leur vertu, leur
savoir et leur intelligence, mais d'origine souvent très humble. Un
sang noble ne fut pas jugé indispensable à l'obtention des charges où
il était nécessaire de connaître les lois, l'administration et les finances.
Les gens de science furent encouragés, et leurs enfants, admis au
palais et mêlés aux pages des meilleures maisons, y reçurent une édu-
cation libérale sous les yeux mêmes de la Reine. La troisième mesure
prise contre les grands était d'une application plus difficile encore que
les précédentes, car elle concernait leurs intérêts directs.
Sous les règnes antérieurs, les biens de la couronne étaient devenus
une sorte de fonds commun où les nobles puisaient à leur convenance,
quand ce n'était pas le Roi lui-même qui les donnait sans compter.
(78)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
Les grands feudataires ne s'étaient pas contentés des villes, des
bourgs, des châteaux ; ils s'étaient saisi des rentes royales provenant
des droits de transaction, de mutation, de douane, en somme de tout
le domaine financier de l'Etat. On se souvient deEnrique IV donnant
des rentes à qui lui en demandait sans même prendre la peine d'inscrire
le chiffre ou d'indiquer le gage qui les représentait. Quand il mou ni t,
les revenus de la couronne se montaient à peine à 30 000 ducats.
A leur avènement, Ferdinand et Isabelle pourvoyaient avec peine
à l'entretien de leur maison, plus modeste cependant que celle de leurs
moindres sujets nobles. Obtenir la restitution des biens publics
aliénés sans motif, mais distinguer aussi ceux qui avaient été donnés
en récompense de loyaux services ou bien acquis d'une manière légi-
time, cas fort rare, tel fut l'objet des préoccupations d'Isabelle. Elle
avait compté sur les Cortes pour porter le poids de ces révocations et,
parmi les députés, elle se fia surtout aux représentants des communes;
leur animosité secrète envers la noblesse répondait de leur fidélité.
Bien que l'exercice de la magistrature suprême eût développé chez elle
le sentiment aristocratique hérité de ses aïeux, elle chercha dans le
peuple les forces nécessaires pour réfréner les empiétements des grands
et les tenir désormais en respect. Au lieu de diminuer le nombre des
représentants des villes, elle l'accrut, ouvrit ainsi le chemin des
honneurs à diverses classes de la société qui, devenues les débitrices
morales et les obligées de la couronne, contre-balancèrent la puissance
d'une aristocratie dangereuse par l'excès même de son pouvoir. Il
semble que le projet de loi relatif à la revision de ses titres de pro-
priété avait été déjà présenté aux Cortes de Tolède quand les grands
qui ne vivaient pas à la Cour y furent convoqués. Quoi qu'il en soit,
l'urgence de reconstituer le domaine de l'Etat s'imposait avec une
telle force que l'assemblée ne disputa pas à la Reine les moyens
nécessaires pour l'opérer.
Les membres de la famille royale donnèrent l'exemple et consen-
tirent de larges sacrifices. L'Almirante, grand-père de Ferdinand,
abandonna 240 000 maravédis de rente annuelle ; le Duc d'Albe en
restitua 575 000 et le Duc de Médina Sidonia, 18 000. La Maison de
Mendoza, à l'instigation de son chef, le Cardinal, fut durement frappée,
mais personne ne souffrit une perte comparable à celle que supporta
l'ancien favori de Enrique, le beau Beltrân de la Cueva, condamné
à rendre un revenu annuel de 1 400 000 maravédis. Le soin de distinguer
entre les rentes bien ou mal acquises avait été confié au confesseur
des Rois, le sage Evêque Fernando de Talavera. Ses jugements
(79)
ISABELLE LA GRANDE
furent caractérisés par une telle impartialité que les plus lésés ne
tentèrent pas de se dérober à ses arrêts. Le clergé, lui aussi, avait
ouvert une large brèche dans les biens de la couronne. Contre ses
membres on devait renoncer à l'emploi des armes légales. On recourut
à la persuasion et ils cédèrent de bon gré, au moins en apparence.
La réforme financière consentie par ceux mêmes qu'elle frap-
pait fit rentrer dans les coffres de l'Etat un revenu annuel supérieur
à 30 000 000 de maravédis. Isabelle ordonna aussitôt d'opérer
un large prélèvement sur cette première restitution, et une somme
de 20 000 000 de maravédis fut distribuée aux veuves et aux enfants
des sujets loyaux tombés pour la cause royale dans la guerre de suc-
cession.
« Aucun monarque, disait la grande Reine, ne devrait consentir à l'alié-
nation des domaines de l'État, parce que la perte de ses revenus le prive du
meilleur moyen de récompenser ses amis et de se faire craindre de ses
ennemis. »
La revision des titres de propriété s'était imposée comme une mesure
d'ordre et de justice, mais elle eût constitué une vexation inutile si
l'abaissement des grands feudataires ne l'eût accompagnée. Groupés
sous la bannière des ordres de chevalerie, ils constituaient une force
contre laquelle la couronne était désarmée parce que leur autorité sécu-
laire s'appuyait sur les exploits accomplis durant la reconquête.
En effet, tandis que la chevalerie française, allemande et anglaise,
débordante de sève et d'énergie, écoutait la voix de Pierre l'Ermite
et, dans un exode formidable, courait à la recouvrance du tombeau du
Christ, la chevalerie de la péninsule était restée sourde à cet appel,
non qu'elle fût moins ardente, moins pieuse ou moins enthousiaste
que ses sœurs, mais parce que son effort s'était constamment porté
sur la libération des territoires chrétiens envahis par les Mores.
C'était là sa véritable croisade, et elle s'y était dévouée avec une foi
et une vaillance admirables. Après la suppression des Templiers et
des Hospitaliers de Saint-Jean, devenus si puissants qu'un monarque
affaibli leur avait laissé l' Aragon en héritage, — volonté contre la-
quelle s'élevèrent d'unanimes protestations, — quatre ordres de cheva-
lerie purement castillans se grossirent des débris des commanderies
supprimées.
L'ordre de Santiago, fondé en 1175, prit bientôt une prépondérance
indiscutée. Ses membres avaient pour mission de protéger le tombeau
(80)
Cl. Lacoste.
SEVILLE : SALON DES AMBASSADEUKS, A L ALCAZAR.
Isabelle la umande.
l'I IX, PAGE fcl.-.
YALLADOLID : COLLEGE SAINT-GREGOIRE.
Isabelle la Ghand
Pl. X, r \.a\ *■■
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
de saint Jacques de Compostelle, de garder libre la route de France
conduisant à ce pèlerinage et de défendre les voyageurs, non seulement
contre les bandits de grand chemin, mais aussi contre les incursions
rapides des Mores. Les chevaliers de Santiago suivaient la règle très
douce de saint Augustin, faisaient vœu d'obéissance et, s'ils ne s'enga-
geaient pas à garder le célibat, ils promettaient de respecter le lien
du mariage. Leurs biens, acquis à l'ordre après la mort, avaient constitué
avec le temps une fortune immense. Sur leur armure, les chevaliers
portaient un manteau orné d'une croix rouge en forme d'épée. Sa
couleur indiquait qu'elle était teinte du sang des musulmans ; une
coquille placée au-dessous de la garde rappelait l'aide légendaire
apportée par leur saint patron dans des combats mémorables contre
ITnfidMe. Il est intéressant de remarquer que les fondateurs de l'ordre
s'étaient inspiré des fraternités militaires qui existaient dès longtemps
parmi les Mores, aussi ardents à ravager les pays chrétiens que les
chevaliers castillans l'étaient à les défendre.
L'ordre de Calatrava avait une origine héroïque. La ville de ce
nom, située sur la frontière de la Castille et de l'Andalousie, était si
difficile à garder contre les assauts incessants des Mores, qu'après
huit ans d'efforts les Templiers déclarèrent la place intenable. Alors
Sancho III offrit la ville et son territoire à qui voudrait l'occuper.
Nul ne s'était présenté, quand un moine clunisien originaire de Na-
varre, d'une ardeur sans égale, organisa une sorte de croisade, réunit
une petite compagnie de chevaliers héroïques, assaillit la ville, s'en
empara et s'y établit fortement. Les vainqueurs prirent le nom de
chevaliers de Calatrava. Ils choisirent la règle austère de saint
Benoît, et la fondation de leur ordre fut confirmée par une bulle
d'Alexandre III (1164). Liés par des serments solennels, ces moines-
soldats faisaient vœu de chasteté, gardaient presque constamment le
silence, s'abstenaient de viande cinq jours sur sept, priaient et dor-
maient l'épée au côté, toujours prêts au combat. Leur manteau blanc
était orné d'une croix verte.
Un rameau détaché de l'ordre de Santiago au XIVe siècle avait
formé, à Valence, l'ordre de Montesa.
L'ordre d'Âlcantara, approuvé par Alexandre III en 1177, se rap-
prochait comme règle et comme esprit de l'ordre de Calatrava.
L'organisation des quatre ordres offrait d'ailleurs de grandes ana-
logies. A leur tête était un grand-maître électif appuyé sur un conseil
de commandeurs répartis dans les provinces, et sur de nombreux
chapitres où se discutaient les affaires et se préparaient les décisions.
(81)
ISABELLE LA GRANDE
A mesure que diminuaient la puissance des Mores et les craintes
qu'ils inspiraient, les ordres militaires perdirent de leur utilité et de
leurs vertus ; l'administration de leurs biens et leur accroissement
devinrent leur préoccupation dominante. Au début du règne d'Isabelle,
le Grand-Maître de Santiago pouvait conduire sur un champ de
bataille 400 chevaliers suivis d'un millier de lances, chaque lance
comportant quatre hommes. Son revenu s'élevait à 60 000 ducats
d'or. Âlcantara en touchait 45 000 et Calatrava 4 000. Le pays était
couvert de leurs villes, de leurs châteaux, de leurs couvents. La
charge de Grand-Maître équivalait à une royauté ; on juge à quelles
intrigues donnait lieu une élection. De là, parmi les partisans des
candidats, des haines qui se transmettaient de génération en généra-
tion. Dans les familles puissantes, c'était à qui ferait prévaloir, les
armes à la main, un chevalier de sa maison et obtiendrait pour lui une
grande-maîtrise ou, faute de mieux, une commanderie. Ces situations
étaient trop hautes pour subsister auprès de la royauté. Aussi bien,
dès 1476, Isabelle adopte-t-elle vis-à-vis des ordres militaires une ligne
de conduite où se révèle une fois de plus son génie politique.
Un grand-maître de Santiago étant mort et la Reine l'ayant
appris, elle monte à cheval, court de Valladolid à Uclès, ville située
au Sud-Est de Madrid, où aura lieu l'élection du successeur. A peine
descendue de cheval., elle entre dans la salle du chapitre et réclame la
présidence de l'assemblée. Calme, sérieuse, imposante, elle représente
aux électeurs l'inconvénient de placer un sujet dans une situation
où il aura le pouvoir de troubler l'ordre social, excite à propos les
jalousies des uns et les défiances des autres et, par un coup d'audace,
obtient la Grande-Maîtrise de l'ordre pour le Roi son époux. Certes,
le monarque, sollicité par une foule d'occupations, ne pourra remplir
les devoirs minutieux d'une charge aussi importante, mais il s'en
remettra aux soins de l'un des compétiteurs écartés, Alonso de Câr-
denas, de qui le dévouement à la couronne, le talent et le mérite com-
pensent la modeste origine.
L'exemple donné par l'ordre de Santiago fut suivi par Âlcantara
et Calatrava, incapables de résister aux volontés royales. Gouvernés
par les représentants du Roi, les ordres militaires virent décliner leur
autorité avec leur indépendance et ne jouirent plus que d'une situation
honorifique après la prise de Grenade où ils firent du reste des pro-
diges de valeur. Leur puissance avait été abaissée par la main d'une
femme ; ils ne devaient retrouver quelque prestige que sous les règnes
de ses successeurs.
(82)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
Le quatrième grand effort d'Isabelle eut pour objet la répression des
empiétements de la Papauté. Depuis nombre d'années, le Souverain
Pontife s'était arrogé le droit de disposer des évêchés et des bénéfices
espagnols même en faveur d'étrangers. A plusieurs reprises les Cortes
avaient élevé des protestations à ce sujet, protestations d'autant
mieux fondées que les évêques étaient des princes temporels, le plus
souvent vaillants, redoutables, et qu'il importait à la sécurité de
l'État de placer les villes frontières sous la juridiction de prélats
castillans. La crise, à l'état latent, éclata dans toute son acuité à
propos de la nomination d'un neveu du Pape au siège épiscopal de
Cuenca réservé par Isabelle à son chapelain Alonso de Burgos. Aux
représentations de l'Ambassadeur de Castille, Sixte IV répondit qu'il
n'avait pas coutume de consulter les goûts des potentats de la terre
quand il s'agissait des intérêts sacrés de la religion. Les Rois répli-
quèrent en ordonnant à leurs sujets, prêtres ou laïques, de quitter sans
délai les États pontificaux sous peine de confiscation de leurs biens
ou bénéfices en Espagne. Puis, prenant l'offensive, ils menacèrent de
convoquer un concile général de princes pour connaître judiciairement
des droits du Saint-Siège et réprimer ses empiétements. Rien ne
pouvait être plus fâcheux que l'assemblée en Espagne de laïques aux
yeux de qui l'on exposerait les désordres du clergé et l'on se plain-
drait des licences prises par les évêques. Très ému, Sixte IV s'empressa
d'envoyer un légat extraordinaire, chargé de négocier un accommo-
dement. Les Rois refusèrent de le voir et lui intimèrent l'ordre de
quitter l'Espagne. Ils ne cédèrent qu'aux prières du Cardinal de Men-
doza, désireux d'éviter une rupture. Trop heureux d'être reçu, le
représentant de Sixte IV amena son pavillon et accepta les clauses
d'un concordat imposé par la Reine. « Les Castillans nommés par leurs
souverains aux grandes dignités de l'Église seraient confirmés dans
leur office par le Souverain Pontife >>. Sans autre formalité, Alonso
de Burgos devint évêque de Cuenca.
Désormais, Isabelle, libre de désigner les candidats aux évêchés
et aux bénéfices, fit des choix excellents, bien différents de ceux que
/ui imposait auparavant la Cour de Rome. << Jamais, dit un auteur
contemporain, les Rois n'élevèrent à de hautes dignités ecclésiastiques
des hommes incapables d'administrer leur diocèse, de remplir pieu-
sement les devoirs du culte et de donner de bons exemples aux
fidèles. >>
La régularisation du commerce, la reprise de l'industrie, la nécessité
d'encourager l'agriculture s'imposèrent à Isabelle au lendemain de son
(83)
ISABELLE LA GRANDE
avènement comme des questions vitales. Avant tout il importait de
mettre un terme à l'altération systématique des monnaies :
« Comme il n'existait auparavant que cinq maisons royales où l'on
eût le droit de frapper monnaie, le Roi Enrique, à la fin de sa vie, permit
d'en ouvrir plus de cent cinquante. Et ainsi, il y eut beaucoup plus de monnaie
fausse ; et comme chacun la frappait à sa fantaisie, diminuant l'argent et
augmentant l'alliage à chaque fonte, elle devint de valeur si variable qu'on
refusa de l'accepter. Le royaume tomba en si grande confusion à ce sujet que
la vara de drap, qui valait deux cents maravédis, atteignit au prix de six
cents, que le marc d'argent quintupla de valeur et que le quintal de cuivre,
dont le prix était de deux mille maravédis, atteignit à douze mille. »
Sous ce régime d'anarchie financière les débiteurs prétendaient
s'acquitter en monnaie altérée, les créanciers exigeaient de la monnaie
de bon aloi. De là, des batailles où le sang coulait. On ne voyageait
plus, faute de trouver bon accueil chez les paysans rendus méfiants
à la pensée d'échanger leurs poules et leurs œufs contre de fausses
espèces. C'était un retour à la barbarie des temps primitifs.
Le premier soin d'Isabelle, après délibération des Cortes de Ma-
drigal (1476), fut de supprimer les hôtels des monnaies de fondation
récente et de conserver la frappe royale avec contrôle aux cinq maisons
de Burgos, Tolède, Ségovie, Séville et la Coruna.
Un décret fixa le titre de la monnaie en même temps que la quan-
tité de l'alliage.
Isabelle avait contracté des emprunts pour faire face à la guerre ;
les premières obligations souscrites ayant été acquittées en monnaie
légale, le crédit du gouvernement s'assura. Les heureux résultats
d'une si sage administration ne tardèrent pas à se faire sentir et la
nation castillane, frappée de déchéance depuis près d'un siècle, reprit
conscience de sa force, de sa grandeur et de ses mérites. Les chroni-
queurs du temps louent à l'envi une transformation si favorable :
« Entre 1477 et 1482, les revenus du royaume sextuplèrent. Les monta-
gnes et les vallées se réjouirent sous la charrue du laboureur, les cités
s'embellirent d'édifices splendides qui attiraient le regard et méritaient
l'admiration des étrangers. »
Une ordonnance royale approuvée par les Cortes [de Tolède
avait décidé l'érection de maisons spacieuses et belles « casas grandes
y bien hechas » où les conseils municipaux se réuniraient et traite-
raient les affaires locales.
(84)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
« Il est une chose merveilleuse, écrit Pulgar ; ce que beaucoup de grands
seigneurs ne purent faire en nombre d'années, une seule femme l'accomplit
en peu de temps, grâce à son travail et à sa bonne administration. »
Le talent des Rois, leur conduite sage et mesurée, la pureté de
la vie domestique, la droiture des intentions de la Reine leur méri-
taient un respect dont ils étaient dignes. Un exemple de la discipline
imposée aux gens de Cour et de la surveillance qu'Isabelle exerçait
sur son entourage immédiat :
Sous les règnes précédents, le jeu était devenu un vice scandaleux,
une cause directe des désordres dont la noblesse s'était efforcée de
sortir par le pillage des biens de la couronne et l'accaparement de la
fortune publique. La Reine interdit le jeu et fut obéie.
Avec une sollicitude toute maternelle, la Reine veillait sur les
filles d'honneur et les pages élevés à la Cour, dotait les unes lors-
qu'elles se mariaient, donnait des postes de confiance aux autres quand
ils les méritaient par leur application au travail ou leur jeune vaillance,
et se montrait aussi douce et généreuse envers les bons que sévère
aux paresseux et aux désobéissants. A ceux-ci elle inspirait la crainte,
et cette crainte fut le salut de l'Empire. Jamais elle ne se départait
d'une décision arrêtée dans son esprit et elle en poursuivait l'exécu-
tion avec ténacité, hasardant, à l'occasion, sa personne royale, plus
fière que ne l'était Ferdinand, toujours prêt à temporiser et à négocier
avec l'ennemi plutôt qu'à l'attaquer de front.
En l'année 1481, la Cour était à Valladolid. Une dispute assez
vive, à propos de la beauté d'une dame, s'engage au palais entre
Ramiro Nûnez de Guzmân, de l'illustre famille des Ducs de Médina
de la Torre, et Don Fadrique Enriquez, petit-fils de l'Almirante de
Castille et cousin de Ferdinand. La Reine commande démettre les deux
rivaux en prison. Puis, croyant la querelle apaisée, elle ordonne de
leur rendre la liberté et octroyé un sauf-conduit à Ramiro de Guzmân,
plus faible que Don Fadrique. A quelques jours de là, comme Don
Ramiro traversait de nuit une place de la ville, trois cavaliers fondent
sur lui, l'assaillent et le laissent à demi mort sous les coups de bâton.
Quand Isabelle apprit l'attentat dont avait été victime le béné-
ficiaire du sauf-conduit royal, elle fut saisie de colère. En dépit d'une
pluie diluvienne, elle monte à cheval et court au château de Simancas,
distant de 15 kilomètres environ, qu'habite l'Almirante en qualité
de gouverneur et où le coupable a, sans doute, cherché un refuge.
La porte de la forteresse s'ouvre devant la souveraine. Isabelle entre,
(85)
ISABELLE LA GRANDE
répond à peine au salut de l'Almirante et le somme de lui livrer Don
Fadrique. Justice doit être faite sur l'heure.
« Mon petit-fils n'est pas ici, répond l'Almirante.
— Rendez-moi les clés du château ; vous n'en êtes plus gouverneur. »
Et la Reine ordonna de faire une perquisition et de lui amener
le fugitif. Les recherches furent vaines, heureusement pour Don
Fadrique. Refusant de s'arrêter plus longtemps, Isabelle reprit le
chemin de Valladolid après avoir remis le commandement de la place
à l'un des officiers qui l'avait enfin rejointe.
Et comme, le lendemain, une courbature, causée par la pluie
qu'elle avait endurée pendant plusieurs heures, la clouait au lit, elle
répondit aux questions de son médecin :
« Mon corps souffre des coups de bâton que Don Fadrique a donnés à Don
Ramiro en dépit de mon sauf -conduit. »
La famille du coupable connaissait trop bien la fermeté de la Reine
pour le lui disputer: << con gran difficultad perdonava los yerros que se le
hazian ». Son père lui-même le conduisit à Valladolid et le remit aux
mains de la Souveraine en la suppliant de prendre en pitié ses vingt ans.
Emprisonné au château d'Arévalo, incertain de son sort, il y demeura
plusieurs mois. Ferdinand était en Aragon quand ces faits s'étaient
passés. A son retour, il obtint l'élargissement de son cousin, mais Don
Fadrique fut exilé en Sicile et plusieurs années se passèrent avant qu'il
n'obtînt son pardon. Isabelle avait considéré que si un acte attenta-
toire à l'autorité royale restait impuni, si sa protection était méconnue,
elle devrait renoncer à rétablir la paix intérieure et à restaurer la
justice. Et, plutôt que d'y consentir, elle n'avait pas hésité à frapper un
proche parent du Roi et à exposer sa vie en affrontant l'Almirante dans
la forteresse où il commandait en maître.
Même à l'égard des Mores, Isabelle entendait que ses ordres fussent
respectés comme elle-même respectait les engagements qu'elle avait
contractés.
Après la prise de Ronda (1485), un grand nombre de Musulmans
demandèrent à passer en Afrique. On les y autorisa et on leur fournit
même les embarcations nécessaires pour franchir le détroit. Mais
quelques patrons de barques, se croyant sûrs de l'impunité, violèrent
le sauf-conduit royal et dépouillèrent les émigrants trop faibles pour se
(86)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
défendre. Isabelle, indignée, ordonna une enquête, chargea l'Alcaide
de Fuentes de punir les coupables avec sévérité et de restituer aux
victimes les biens qu'on leur avait dérobés.
L'Alcaide fit diligence, reprit aux pillards le fruit de leur vol, et,
désireux de montrer son zèle, passa le détroit afin de procéder en
personne à la restitution ordonnée par sa souveraine. Pourtant,
avant de débarquer, il fit demander aux Mores des sécurités.
Le messager de monarques aussi hauts et aussi puissants que
Leurs Altesses n'avait pas besoin de sauf-conduit, répondirent-ils. La
renommée de ses maîtres assurait sur la terre entière son inviolabilité.
L'Alcaide s'apprêtait à débarquer, quand les gens de sa suite inter-
vinrent. Ne courait-il pas à la captivité, peut-être à la mort? Sa
confiance était imprudente.
« Ne plaise à Dieu, répondit le mandataire royal, que cette vertu de la
puissance de nos Princes soit mise en doute à cause de ma pusillanimité ! »
Ce disant, il saute à terre, se confie aux Mores et distribue aux
personnes lésées les richesses qu'il vient de rapporter.
L'accueil fait à l'envoyé de la Reine de Castille montre en quel
respect la tenaient ceux qui avaient tant de raisons de maudire ses
victoires.
Deux ans auparavant, un acte analogue avait porté témoignage en
faveur de la loyauté royale.
Au début de la guerre de Grenade, un écuyer de la compagnie de
Diego Lôpez de Ayala, nommé Juan del Corral, avait trompé l'Émir
de Grenade et, au nom des Rois, obtenu de lui une somme d'argent
considérable et un certain nombre de captifs. Le Roi more n'avait
pas tardé à démêler la vérité et il avait adressé une plainte aux mo-
narques castillans. La réponse ne se fit pas attendre. Juan del Corral
restituerait l'argent et les présents reçus ; le prix des captifs estimés
à leur valeur serait remboursé. Enfin l'on fit chercher le coupable
jusqu'à ce qu'on l'eût trouvé et on le remit à la victime de sa fourberie,
avec licence d'en disposer selon son bon plaisir. Ainsi la Reine de
Castille exaltait son prestige, même chez ses adversaires.
De la détresse financière connue dès les premières années de son
règne, Isabelle avait gardé des habitudes d'ordre et d'économie
dont elle savait se départir dans les circonstances solennelles. Comme
au lendemain de la bataille de Toro, elle montrait alors une pompe qui
frappait les yeux du peuple et satisfaisait l'orgueil des nobles castillans.
Isabelle la Grande. (07) 7
ISABELLE LA GRANDE
Une fête splendide fut donnée à Séville à l'occasion du baptême
du Prince Don Juan, ce fils tant désiré, qui vint au monde sept ans
après la naissance de l'Infante Isabel. Les fatigues que la Reine
s'imposait sans jamais compter avec ses forces avaient atermoyé
un événement dont la vaine attente désolait le ménage royal. Le
bavard Cura de los Palacios, Andrés Bernâldez, raconte l'événe-
ment et les cérémonies qui suivirent avec de minutieux détails.
« Le 30 juin 1478, entre dix et onze heures du matin, la Reine Dona Isabelle
donna le jour à un fils, prince héréditaire, dans l'Alcazar de Séville. Furent
présents et témoins par ordre du Roi certains orficiersde la cité : Garcia Tellez,
Alonzo Perez Melgajero et Dorando de Abrego (ce nom ne doit pas sur-
prendre, étant donnée la multitude des commerçants étrangers qui, de toute
antiquité, habitaient Séville). L'écrivain de l'acte fut Juan de Pineda, et
sage-femme une matrone de la cité nommée Maria Sanchez. On donna
pour nourrice au prince Dona Maria de Guzmân, tante de Luis de
Guzmân, seigneur de Albago, femme de Pedro de Ayala, habitant de Tolède.
On fit de grandes réjouissances dans la cité pendant trois jours durant, la
nuit comme le jour, aussi bien dans le peuple que parmi les courtisans. Le
jeudi, sur les fonts de Santa Maria la Mayor,le Prince fut baptisé très triom-
phalement. La chapelle était tendue d'étoffes de brocart ; autour des piliers
de l'église s'enroulaient des voiles de velours. Le baptême fut donné par le
Cardinal d'Espagne, Archevêque de la ville, Pedro Gonzalez de Mendoza.
Le Prince fut nommé Juan. Furent parrains le Légat du Pape Sixte IV qui
se trouvait à la Cour à cette époque, un Ambassadeur consul de Venise, le
Connétable Don Pedro de Velasco et le Comte de Benavente. Il n'y eut
qu'une seule marraine, la Duchesse de Médina Sidonia, Dona Leonor de
Mendoza, femme de Don Enrique. L'Infant fut porté à l'église en grande
pompe, précédé d'une procession où figuraient les croix paroissiales et les
bannières des corporations et accompagné d'une musique composée d'une
multitude d'instruments : trompettes de différentes sortes : cheremies et
sacabuches. Sa nourrice le portait très triomphalement sous un riche dais de
brocart que soutenaient, le sceptre en main, les regidors Fernando de Médina
de la Magdalena, Juan Guillem, le licencié Pedro de Santillane, Riba de
Neyra, Vice-Almirante, Alfonso de las Casas, exécuteur des lois, Pedro
Manuel Delando, Gonsalve Diego Ortiz, trésorier. Tous étaient vêtus de
robes traînantes en velours noir, offertes par la cité. Don Pedro de Estuniga,
mari de Dona Teresa, sœur du Duc de Médina, chargé de remettre le cierge
et l'offrande, conduisait par la main un page tout petit portant sur la tête le
plat d'or où se trouvait un excelente d'or de cinquante excelentes. Deux
sœurs, filles de Martin Alonso de Montemayor, étaient chargées de l'aiguière
et du bassin d'argent doré. Sur les pas de la senora nourrice, s'avançaient les
grands présents à Séville et une foule de chevaliers et de cavaliers. »
(88)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
Venait ensuite, en qualité de marraine, la Duchesse de Médina,
richement vêtue et parée, accompagnée de hauts personnages de la
Cour et de sa famille. Afin de l'honorer, le Comte de Benavente tenait
la bride de sa mule. Sa suite se composait de neuf demoiselles vêtues
de brials (jupes) de soie et detabardos (tunique à manches) de couleurs
différentes. Le brial de la Duchesse était brodé de semence de perles
et bordé d'un fil de grosses perles. Une très riche chaîne tombait de son
cou. Son tabardo était en pourpre blanche liséré de damas. En témoi-
gnage de sa magnificence, elle en fit cadeau le soir même de la fête à
un nain du roi, nommé Allègre, et très aimé des monarques.
Le dimanche 9 août, la Reine se rendit à la messe pour présenter
le Prince et l'offrir à Dieu
« Le Roi marchait en tête très en fête sur une haquenée rouge, vêtu d'une
robe traînante brochée d'or. Le harnachement de sa monture était de
velours noir enrichi d'or et d'argent. La Reine chevauchait un trotteur blanc
dont la selle très belle était brodée d'une garniture large d'or et d'argent. Son
brial très riche était tout orné de semence de perles. Elle était accompagnée
de la seule Duchesse de Villahermosa, femme du Duc Alonso, frère naturel du
Roi. Elle allait au son des musiques joyeuses jouées avec un parfait accord
par une foule de musiciens. Ensuite venaient à pied plusieurs régidors de la
cité. Le Connétable, à droite de la reine, tenait en main la bride de sa
monture, tandis que le Comte de Benavente remplissait le même office à
gauche. L'Adelantado d'Andalousie et Fonseca, seigneur de Alaejos, mar-
chaient à pied, gardant les étriers. La nourrice, montée sur une mule avec bât
de velours et dossier de brocart rouge, portait le Prince dans ses bras. Une
foule de grands personnages lui faisaient escorte à pied, tel l'Almirante,
oncle du Roi.
«On dit la messe en grande pompe à l'autel-majeur de l'église. La Reine et
son fils offrirent deux excelentes d'or de cinquante excelentes chacun ; l'un
était destiné au chapitre et l'autre à la fabrique. La messe entendue, le
cortège s'en retourna à l'Alcazar, en aussi bon ordre qu'il était venu. »
Ces fêtes familiales, dont le peuple prenait sa part, comme les
réceptions des ambassadeurs destinées à honorer de grands monarques,
étaient données avec pompe et solennité, mais l'on y gardait une mesure
et une modération qui contrastaient avec les prodigalités folles des
règnes précédents.
Sage et prudente, Isabelle défendit les tournois où les chevaliers
armés de lances acérées combattaient sous les yeux des dames à qui
l'on rendait ce culte sanglant. A ces tournois meurtriers, elle substitua
(89)
ISABELLE LA GRANDE
des parades militaires, des exercices équestres, des spectacles d'un
caractère martial destinés à développer l'adresse et l'agilité sans
exposer les acteurs à des dangers inutiles. Il serait temps bientôt
de verser la précieuse pourpre de vie pour la noble et juste cause de la
reconquête et de dépenser sans compter l'or destiné au payement des
armées. On ne vit plus comme jadis ces montagnes artificielles qui,
dans les tournois, s'ouvraient au commandement des cors et décou-
vraient, au milieu de la lice, un chevalier armé de pied en cap et bardé,
comme son coursier, d'une épaisse carapace de fer ; on n'admira plus
ces salles tendues d'étoffes précieuses dressées en une nuit dans des
déserts où l'on n'apercevait la veille que roc et poussière ; ni encore ces
bois factices où des hommes portant des peaux de bêtes féroces
combattaient et apportaient le prix de la victoire aux dames ravies de
leurs prouesses. Les fêtes furent simplement en harmonie avec la pros-
périté croissante de l'Empire. Même après la prise de Grenade et durant
la période la plus brillante du règne, les dépenses s'appliquèrent sur-
tout à des constructions utiles ou charitables : églises, hôpitaux,
chemins, maisons de ville, ornementation et embellissement des
cités.
L'histoire des premières années du règne d'Isabelle prend toutes les
allures d'un panégyrique, mais les faits parlent avec une telle élo-
quence que la critique la plus pénétrante ne parvient pas à les démentir.
Les contemporains sont unanimes dans leurs éloges ; pas une note
discordante ne trouble leur concert. Il n'est pas jusqu'à Luca Marineo,
chapelain de Ferdinand, qui n'exalte la Reine et ne la place au-dessus
du Roi. Dans son livre intitulé : De las cosas mémorables de Espana,
il s'exprime ainsi :
«Les formes de son corps, la beauté de sa personne, tout ce qui, chez le Roi,
était force et dignité, semblait chez la Reine grâce et charme, bien que, au
jugement général, la Reine eût plus de beauté, un cœur et un esprit plus vifs
et une majesté plus grave que son époux. Très sobre, non seulement elle ne
buvait pas de vin, mais elle n'en goûta jamais. Elle aimait tendrement le
Roi et, si elle soupçonnait qu'il regardait avec amour quelque dame ou demoi-
selle d'honneur, elle savait éloigner celle-ci soit en la mariant, soit en lui
accordant beaucoup de faveurs ou de profits, de manière à lui faire apprécier
son nouvel état. Elle parlait sa langue maternelle avec élégance et ses
progrès en latin furent si rapides que, au bout d'un an d'étude, elle s'entre-
tenait avec les Ambassadeurs sans interprète, et traduisait les textes latins en
castillan. Dans les choses du culte, on ne peut dire si elle était plus intelli-
gente que généreuse. Très pieuse, elle disait le bréviaire comme un prêtre et
(90)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
observait avec soin les pratiques religieuses. D'après l'un de ses biographes,
il semble qu'en dépit des soins pressants de l'État, elle menait une vie plus
contemplative qu'active. Ses confesseurs, de qui elle gardait le choix, furent
tous des hommes rigides, sévères, et non des théologiens ou des diplomates. »
Auprès de Ferdinand, devenu, après la mort de son père, maître
d'un royaume puissant, la figure d'Isabelle garde un relief extraordi-
naire. C'est qu'elle n'est pas seulement Reine par le fait d'une alliance
matrimoniale, elle est Roi propriétaire et exerce le pouvoir suprême
avec une autorité souveraine, et une indépendance que ses sujets ne
lui contestent plus dès qu'ils la jugent capable de prendre en main
les destinées de la monarchie. D'ailleurs les idées du temps aident
l'enthousiasme pieux dont elle devient l'objet incomparable.
Au xve siècle, une transformation s'était produite dans la condition
morale et sociale de la femme. A ses pieds, les servants d'amour accu-
mulent les hommages, et les poètes, les hyperboles. Pour célébrer
le culte de cette déité nouvelle, ils empruntent les emblèmes du catho-
licisme, ils parodient les psaumes, la messe elle-même ; ils instituent les
commandements de l'amour ; dans des litanies licencieuses, ils substi-
tuent les noms des amants célèbres à ceux des saints, et le mot de passion
employé encore aujourd'hui est peut-être un souvenir de ce singulier
dérèglement d'imagination. D'une façon générale, la femme profite
de cette exaltation amoureuse, et quand elle est Roi, comme Isabelle,
l'état moral des contemporains crée autour d'elle comme une atmo-
sphère d'apothéose.
En même temps qu'on exalte la beauté de la femme, on glorifie
et l'on admire ses qualités viriles quand elle en possède. Dona Maria
la Brava, Juana Enriquez, mère de Ferdinand, DonaLeonorPimentel,
la Duchesse d'Arévalo, la Comtesse de Medellîn, la Comtesse de Haro
ont relevé par leur vaillance et leurs hautes qualités la condition de la
femme et montré de quels actes sont capables des êtres considérés
jusque-là comme faibles d'esprit et débiles de corps.
Élevée au milieu d'une période d'anarchie, aux prises avec des
périls redoutables, Isabelle se montre à la hauteur des événements
qu'elle traverse. Courageuse, décidée, prompte dans ses résolutions,
elle assume les responsabilités qui eussent écrasé un esprit moins forte-
ment trempé que le sien. Les nobles turbulents sont dominés par sa
puissance intellectuelle et, à leur amour pour la dame, s'unit le respect
pour la souveraine.
Mais si la Reine se montrait très ferme dans la défense de ses droits
(91)
ISABELLE LA GRANDE
héréditaires, très jalouse de la prépondérance de la Castille, la femme
subissait pourtant dans une certaine mesure l'influence d'un époux
qu'elle chérissait au point de devenir parfois sa complice.
Ferdinand était depuis l'enfance habitué à dissimuler ses sentiments ;
néanmoins de hautes qualités rachetaient aux yeux clairvoyants
d'Isabelle sa duplicité et l'égoïsme de sa nature. Constant dans l'adver-
sité, modeste au milieu de la prospérité, doué d'une intelligence
vive, le Roi d'Aragon ne hasardait un pas qu'après avoir assuré le
précédent; mais, le moment venu, il frappait dur et fort pour se
frayer la route. Froid, réservé, parlant peu, il préférait inspirer la
crainte que l'affection. Observateur sagace, il devinait les hommes
et savait les choisir. Sans pitié pour ceux qui faisaient obstacle à
sa politique, il n'était pas de sacrifice — même celui de ses propres
enfants — ■ qu'il ne consentît à la grandeur de la Castille et surtout à
celle de ses royaumes héréditaires. Il était sincèrement pieux. En outre,
persuadé que l'appui de l'Église aide l'homme d'Etat dans sa mis-
sion, il ne dédaignait pas de le solliciter à l'occasion. On l'accusait
d'avarice. En vérité, une sévère économie secondait ses desseins et
lui permettait d'accomplir de grandes choses.
« Si le Roi de Sicile actuel, écrit Machiavel, se fût montré plus
généreux, il n'eût pas mené à bonne fin tant de grandes et coûteuses entre-
prises. »
En résumé, sans posséder un génie transcendant, Ferdinand fut
certainement le plus grand monarque de l'époque. Par ses guerres
difficiles mais toujours vaillamment conduites, il donnait un aliment à
l'activité fougueuse de la noblesse ; en commandant les armées, ou du
moins en restant toujours à leur tête, il gagnait l'estime des Castillans
qui la lui marchandaient à titre d'Aragonais. Ses succès, préparés avec
soin par sa femme et assurés par sa bravoure, lui valurent un pres-
tige d'autant plus grand que, depuis un siècle, aucun roi de
Castille n'avait conduit victorieusement la chevalerie chrétienne contre
les Mores. Ce prestige, Isabelle entendait que rien ne l'amoindrît et
elle y veillait avec un soin jaloux, parfois impérieux.
Un soir, Ferdinand jouait avec son oncle l'Almirante. Et celui-ci,
dans l'ardeur de la partie, de s'écrier en abattant les cartes :
<< Je coupe mon neveu ! Bataille à mon neveu ! >>
La Reine, qui dans la chambre voisine s'était déshabillée et s'apprê-
tait à se coucher, entend ces paroles. Aussitôt elle jette un vêtement
(92)
LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
sur ses épaules, entr'ouvre la porte, passe la tête dans l'entre-bâil-
lement et, d'un ton sec :
« Le Roi, mon seigneur, n'a ni parent ni ami ; il n'a que des servi-
teurs et des vassaux >>.
Si nous nous sommes attardé à peindre en quelques traits pour-
tant bien sommaires le caractère d'Isabelle et de Ferdinand, c'est
que déjà un certain nombre d'années se sont écoulées depuis la mort
de Enrique IV, que ces monarques ont affermi la couronne de Castille
sur leurs têtes et qu'il importait de bien connaître les débuts de
leur règne pour apprécier les efforts qu'ils déployèrent avant de
planter leur étendard triomphant sur la plus haute tour de
l'Alhambra de Grenade.
CHAPITRE Vil
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
ORIGINE DE L'INQUISITION. || LES JUIFS EN CASTILLE. || LETTRE DE L' ARCHEVÊQUE
DE TARRAGONE AU PAPE BENOIT XII. || ACCUSATIONS PORTÉES CONTRE LES JUIFS.
|| DÉCRET DU CONCILE DE VALENCE. || AFFONSO V DE PORTUGAL ET LE GRAND
RABBIN JOSEPH IBN YACHIA. || PRÉDICATION DE VICENTE FERRER. || LES JUIFS
TRAHIS PAR LES ConveV.SOS. Il LES JUIFS SONT EXCLUS DES PROFESSIONS LIBÉ-
RALES. || les Conversos alliés aux grandes familles. || massacres des Con-
versos (1449-1473). || alfonso de ojeda et diego de merlo demandent
L'INTRODUCTION DU SAINT-OFFICE. Il DÉSINTÉRESSEMENT D'ISABELLE. Il FER-
NANDO DE TALAVERA. || TOMAS DE TORQUEMADA. || LES HÉSITATIONS D'iSABELLE.
Il ANTON DE MONTA ZO PROTESTE CONTRE LES ACCUSATIONS PORTÉES CONTRE LES
Conversos. || l'impôt de capitation Israélite en 1474. Il raisons qui, dans
L'ESPRIT D'ISABELLE, MILITENT EN FAVEUR DU SAINT-OFFICE. || ARROGANCE
DE LA NOBLESSE CASTILLANE. || Relaxés ET Réconciliés. || PLAINTES CONTRE LE
SAINT-OFFICE. || RÉPONSE DE SIXTE IV A ISABELLE. || EFFET DÉSASTREUX DE
LA PERSÉCUTION.
LE pire anachronisme que puisse commettre l'historien est de
porter sur le passé et le présent un jugement dicté par le
même état d'esprit et de méconnaître ainsi les transformations
que les siècles opèrent. Une ombre regrettable qu'atténue, si elle ne
l'efface, la violence des passions religieuses, déchaînées pendant les
huit siècles de lutte contre l'envahisseur musulman, ternit la rayon-
nante figure de la grande Reine de Castille; mais, pour avoir
commis une erreur, faudra-t-il représenter cette femme douce et com-
patissante aux faibles, sévère seulement aux méchants, comme une
fanatique aux mains couvertes de sang, à la robe roussie par les torches
humaines allumées dans les auto de fe ?
Il s'agit de l'introduction de l'Inquisition, dont l'établissement en
Castille fut autorisée par un décret royal, car il n'en est pas fait mention
aux Cortes de Tolède tenus en l'année 1480 et qui jouèrent un rôle
(94)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
si important dans la réforme financière et administrative du royaume.
En signant cet acte, Isabelle hésitante n'en devina pas la portée
redoutable; elle n'entrevit pas l'avenir. Delà son excuse et, dans une
certaine mesure, celle des premiers inquisiteurs. Quand les évêques
ceignaient l'épée, endossaient le harnais de guerre et couraient à la
bataille aussi farouches que les plus vaillants chevaliers ; quand on
se demandait s'il était licite de vivre en paix avec les Sarrasins ; quand
il était admis qu'aucun engagement pris envers l'Infidèle ne liait le
contractant; quand, en vertu de leurs croyances mêmes, les chrétiens
s'estimaient au-dessus des sectateurs de religions différentes ; quand
les guerriers castillans, au retour du combat contre les Mores, ap-
portaient à l'arçon de leur selle les têtes livides de leurs victimes et,
sans respect pour la dignité humaine, les jetaient comme des jouets
aux enfants afin d'éveiller en eux cette haine sanguinaire dont ils
étaient fiers ; quand de pareils actes étaient autorisés par les mœurs,
s'étonnera-t-on qu'Isabelle ait été emportée par un courant d'opinion
irrésistible, qu'elle ait écouté ses conseillers spirituels et temporels, et
que, à l'exemple de son époux, elle soit entrée dans la voie funeste dont
elle ignorait l'issue?
Ouvrez les Annales de l'Inquisition ; seuls le martyrologe des
Chrétiens sous les Empereurs romains et l'histoire sanguinaire de la
Terreur sont comparables. Ouvrez-la, et déplorez une fois de plus que
l'homme s'arroge le droit de violenter les consciences, soit en impo-
sant une religion, soit en décrétant l'incrédulité.
L'Inquisition, si l'on veut rechercher ses origines, remonterait au
règne de Constantin, alors que le pouvoir civil punissait déjà les défec-
tions religieuses et les altérations de la foi que lui signalaient les auto-
rités ecclésiastiques.
Plus tard, le IIIe concile de Latran (1179) confirma les prérogatives
des princes chrétiens et leur donna mandat de confisquer les biens et de
réduire en esclavage les Cathares, les Paterins, les Publicains et autres
sectes frappées d'excommunication qui se multipliaient de l'un et
l'autre côté des Pyrénées. Jusqu'à cette époque, aucune juridiction
spéciale n'avait été créée. Ce fut seulement au début du xme siècle, à
l'occasion de la lutte engagée contre les Albigeois, que l'Inquisition
reçut une organisation régulière. Le légat Pierre de Castelnau, Diego
évêque d'Osma et l'un de ses prêtres, Domingo de Guzmân, qu'en-
flammait un zèle ardent et que signalait une éloquence passionnée, en
furent les promoteurs zélés (1206). A la suite du concile de Toulouse
(1229) dont il avait été l'âme, Domingo de Guzmân, plus connu en
(95)
ISABELLE LA GRANDE
France sous le nom de saint Dominique, fonda un ordre de frères
prêcheurs par application d'un décret du Concile de Latran (1215) et,
avec son aide, assuma la direction des poursuites contre les hérésiar-
ques et les infidèles. D'épiscopale à sa création, l'Inquisition devint
dominicaine.
En 1233, au temps de saint Louis, le Saint-Office fonctionne en
Italie, en Allemagne et applique des lois réunies dans une sorte de
code approuvé par Grégoire IX. Dès 1242, il franchit les Pyrénées à
la poursuite des Albigeois réfugiés en Aragon où ils se croient en
sécurité. Quand il les a exterminés, il s'en prend aux Juifs, plus détes-
tables à ses yeux que les hérétiques et autrement redoutables, car
ils sont nombreux, unis et riches. Ce n'était pas la première fois
d'ailleurs que, dans la péninsule, leur opulence tentait les persé-
cuteurs. Jadis, les Goths les avaient punis pour avoir essayé de ren-
verser la monarchie visigothe avec l'appui des Sarrasins d'Afrique
et tenté de bâtir en Espagne une nouvelle Jérusalem. D'où cette
remarque de Montesquieu, que les Inquisiteurs aragonais auraient
trouvé dans les archives visigothes des arrêts rendus contre les Juifs
par les tribunaux religieux du vne siècle.
Après la conquête arabe douce aux peuples vaincus, les Israélites
vécurent en paix et connurent une tranquillité dont ils apprécièrent
les bienfaits. Ils prospérèrent, s'enrichirent et atteignirent même aux
plus hautes charges de l'État. Liés aux Arabes par une communauté
d'origine, ils cultivèrent auprès d'eux les arts, les mathématiques,
l'astronomie, la médecine et propagèrent leurs sciences dans les Uni-
versités de Cordoue, de Tolède et de Grenade. Ils y faisaient revivre
la philosophie grecque, reprenaient la lyre qui, jadis, vibrait sous les
doigts de leurs ancêtres et, dans les jours sombres qui suivirent la
chute des Omeiyades, ils portèrent, éclatante et fière, la lumière du
savoir. En Castille, ils avaient conquis des situations privilégiées et
bénéficié du respect forcé que leur valait la confiance des prince
chrétiens. Alphonse le Sage leur avait confié la rédaction de ses
célèbres tables astronomiques ; Pierre le Cruel avait en Samuel Levy
un trésorier habile. Mais une si grande autorité, tant de richesses et
de faveurs avaient éveillé la jalousie et déchaîné la haine. Éloignés
des professions libérales, les Juifs avaient porté leurs qualités émi-
nentes sur le commerce de l'argent. Grief contre eux d'autant plus
grave que l'Église défendait, sous peine de péché mortel, de tirer le
moindre intérêt de l'argent prêté. En raison même des entraves légales
et des ordonnances édictées contre les financiers juifs, en raison du
(96)
Cl. île 1 Auteur
TETE D EVEQUE DE LA CATHEDRALE DE SEVILLE,
par Pedro .Millau.
ISAKEI.I.E I.A IJI'AMM-
]■ XI. r ioe '•.''-
MARTYR F. DE SAINT CUCUFAT,
par Maestro Alî'ms ).
(Musée municipal de Barcelone.)
ISAKELI I: l. A IJHANDE,
Pi-. XII. PAGE 07.
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
discrédit qui pesait sur les prêteurs, des risques à courir, de l'insécurité
du prêt, garanti seulement par la bonne foi de l'emprunteur, le taux
de l'intérêt n'avait cessé de s'élever et avait atteint un chiffre exorbi-
tant. De là, une mine certaine pour celui qui était contraint
d'emprunter et avait la loyauté de reconnaître sa dette.
En Aragon, où les Juifs jouissaient de certaines garanties, létaux
de l'intérêt ne dépassait pas 20 p. 100, alors que, en Castille où leur
situation était précaire, il s'élevait jusqu'à 33 p. 100, sans compter les
commissions, conventions secrètes et ventes fictives. Parfois, il arrivait
-nie le salut public était entre les mains de ces prêteurs que l'on mau-
dissait en attendant qu'on les spoliât. En 1326, la communauté juive
de Cuenca, où régnait la famine, refusa de prêter les fonds nécessaires
à l'acquisition des blés de semence si la cité n'acceptait pas le taux de
40 p. 100, sans compter les combinaisons secrètes. Il fallut en passer
par ces exigences, mais on juge quelles furent les récriminations quand
le péril fut conjuré.
De toute part des plaintes s'élèvent, se multiplient. Les Conciles
de Zamora, de Valladolid, de Tarragone (1329) élaborent contre les
Juifs des lois draconiennes et cherchent à dresser des barrières infran-
chissables entre les peuples de la Péninsule qui professent des religions
différentes. En 1337, l'Archevêque de Tarragone se plaint au Pape
Benoît XII des maux qu'engendre une promiscuité détestable entre
les Chrétiens et les Infidèles. Les Juifs ne sont pas nommés, mais la
requête les vise entre tous.
« J'ai entendu le dernier évêque de Valence dire en public que, dans cette
province, les mosquées l'emportaient en nombre sur les églises et que plus
de la moitié de la population ignorait les prières chrétiennes et ne parlait
que la langue moresque. En conséquence, je supplie Votre Clémence de porter
remède à ce mal, ce qui semble impossible à moins que les Mores ne soient
chassés et que le Roi d'Aragon n'accorde son aide et faveur dans ce sens-
Les nobles seraient disposés à donner leur appui à ces mesures s'il leur était
permis de se saisir des personnes et des biens des mudejars (Mores restés dans
les pays reconquis par les chrétiens) comme ennemis publics et infidèles.
L'argent ainsi obtenu ne rendrait pas un petit service pour la défense du
royaume. »
Quand un évêque formulait cette requête où se manifeste dans
toute sa franchise l'esprit d'injustice et de lucre, on peut imaginer
quelles étaient les pensées intimes du clergé dont il était le chef.
Jusqu'ici la guerre était sourde. La fin du xive siècle vit s'ouvrir
(97)
ISABELLE LA GRANDE
les hostilités. En 1380, les Cortes de Soria déclarent offensantes pour
les chrétiens quelques prières des livres hébreux. Défense de les lire
dans les synagogues et de les enseigner aux enfants sous peine de
punitions sévères. En outre — mesure grave — les rabbins sont
dépouillés du droit de juridiction sur leurs coreligionnaires. Les Cortes
de Valladolid (1385) aggravent ces lois d'exception. Sous Juan Ier,
les Cortes de Briviesca (1387) décrètent qu'un Juif ne pourra donner
asile à un Chrétien ou à un More à moins qu'il ne soit esclave, sous
peine d'une amende de 6 000 maravédis ; de même aucun Chrétien
ou Musulman ne gardera des Juifs dans sa maison sous peine de
punition corporelle et de confiscation des biens suivant le bon plaisir
du Roi.
Ainsi l'Eglise, plus ferme en ses desseins que la couronne affaiblie
par les dissensions des partis, dénonçait les relations établies entre
les Musulmans, les Chrétiens et les Juifs. Ces derniers en avaient parti-
culièrement souffert. Des accusations, les unes terribles, les autres
mensongères et puériles, — ces dernières d'autant plus dangereuses, —
s'élevaient contre eux, de moins en moins timides, de mieux en mieux
accueillies. Ils méprisaient, disait -on, le culte et les emblèmes chrétiens
et les tournaient en dérision. A Pâques, ils volaient un enfant chrétien
et regorgeaient pour boire son sang. Pourtant, Chrétiens et Musulmans
étaient dans une égale impossibilité de se passer longtemps des
prêteurs juifs, et comme l'habileté de ceux-ci servait les intérêts des
Rois, des nobles et même des prélats et que, par leurs soins, rentraient
exactement les taxes et les rentes, on fermait les yeux sur des actes
qui tombaient sous le coup des foudres ecclésiastiques. Mais le peuple,
pressuré avec dureté, gardait un ressentiment violent contre les instru-
ments de son oppression. Si l'on avait besoin des Juifs, ils devenaient
puissants et considérés; dans le cas contraire, la persécution s'abattait
sur leur tête. Les Rois oubliaient les services rendus ou bien en gar-
daient rancune, et le peuple, excité sourdement par l'Eglise, vengeait
sur les fils d'Israël l'humiliation de ses souverains et ses propres
souffrances.
En 1388, le Concile de Valence impose le repos dominical, ordonne
de chômer les fêtes religieuses, déplore l'injure et le tort faits aux
âmes et aux corps des Chrétiens par la fréquentation des infidèles et
décrète la séparation entre gens de religion différente. Les Mores et
les Juifs seront parqués dans des quartiers spéciaux entourés de murs,
fermés par une porte unique. C'est la Morerie ; c'est la Juiverie.
Chaque matin les Juifs sortiront de leur quartier et gagneront le bazar
(98)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
où ils tiennent boutique. La nuit venue, ils fermeront leur magasin,
le confieront à la garde de Dieu et regagneront leur demeure. Et afin
d'éviter toute méprise ou d'écarter toute confusion, une pièce jaune
en forme de roue, cousue sur leurs vêtements, permettra de les recon-
naître.
Ces mesures n'étaient pas seulement humiliantes ; elles consti-
tuaient un péril redoutable. Des troubles éclataient-ils, véritables ou
suscités à dessein? Aussitôt les Chrétiens s'élançaient dans les bou-
tiques juives, les pillaient, se précipitaient ensuite dans les Juiveries
où leurs victimes étaient rassemblées et les accablaient sous les coups
avant qu'elles eussent le temps d'organiser une résistance. Leur réu-
nion même tournait à la confusion des infortunés fils d'Israël.
Quand un massacre était commencé, peu d'hommes y échap-
paient.
Qu'était-il advenu des vertus guerrières des Juifs de l'antiquité et
de celles qu'ils montraient encore en 1285, quand, vaillants Aragonais,
ils combattaient avec ardeur et bravoure contre Philippe le Hardi !
L'oppression, l'injure, l'outrage avaient amolli leur force morale,
sinon éteint leur foi invincible dans l'avenir.
En vérité, l'Église d'Espagne considérait que le crucifiement
mettait les Juifs hors la loi. A la dernière rigueur, elle leur recon-
naissait le droit d'exister, sauf, si elle l'eût pu, à les condamner tous
à l'esclavage. Avec cela, les Juifs, ne trouvant quelque douceur et
quelque consolation que dans l'intimité de la famille, se multi-
pliaient avec une rapidité biblique. L'impôt de capitation fixé à
trente deniers — le prix auquel le Christ avait été vendu — indi-
querait que, en 1290, la Castille et l'Andalousie au pouvoir des
Chrétiens auraient compté 160 000 adultes ou mâles.
Autant les Juifs se courbaient devant la persécution et cher-
chaient à se faire oublier quand grondait l'orage, autant ils rele-
vaient la tête quand le ciel se rassérénait. Alors ils se vantaient
de leur ancien lignage, se réclamaient fastueusement des Rois de Juda
ou des héros de l'Ancien Testament. Leur goût pour le luxe et
l'apparat, l'étalage de leur opulence, la beauté des vêtements et
des joyaux de leurs femmes, la richesse de leurs demeures meublées
d'étoffes et d'objets précieux importés d'Orient contrastaient avec
la pauvreté des Chrétiens de moyenne condition et surexcitaient la
haine jalouse de la noblesse.
Affonso V de Portugal, très attaché à certains Juifs établis dans
ses États, dit un jour au grand rabbin Ibn Yachia :
(99)
ISABELLE LA GRANDE
« Pourquoi n'empêchez-vous pas votre peuple de déployer une magni-
ficence que les Chrétiens attribuent à des vols commis à leur préjudice?
Mais ne me répondez pas ; c'est inutile. Je sais que rien, si ce n'est le mas-
sacre, ne guérira vos coreligionnaires de leur orgueil fatal. »
En vérité, un abîme s'ouvrait entre croyants et infidèles,
abîme sans cesse agrandi par les prédications de moines
fanatiques, sincèrement convaincus qu'ils défendaient la cause de
Dieu.
Au xive siècle, un dominicain nommé Vicente Ferrer prit un
empire extraordinaire sur le peuple. Il vivait à Valence et y prêchait
la doctrine chrétienne avec un succès dû à son éloquence, mais aussi
à la pression exercée sur les Juifs de la province, riches, industrieux,
désireux d'échapper à la persécution, fut-ce au prix du baptême.
L'enthousiasme populaire lui attribuait le don des miracles. Rendre
la vue aux aveugles, le mouvement aux paralytiques, la vie aux
trépassés étaient ses œuvres quotidiennes. Ses sermons enflammés,
prononcés en valencien, et aient compris, assurait-on, par des étrangers
ignorant ce dialecte. De Valence, il vint à Séville, parcourut en prê-
chant tout le Sud de la Castille et, après les massacres qui, d'année en
année, avaient sévi sur les communautés israélites, décida une foule
d'infortunés à chercher le salut dans une abjuration plus apparente
que réelle. Certains auteurs estiment à 35 000 le nombre des convertis.
Le chiffre est peut-être exagéré. Quoiqu'il en soit, le baptême dut être
octroyé en masse, faute d'un clergé suffisant pour le donner indivi-
duellement. En un seul jour, 4000 Juifs tolédans entrèrent ainsi
dans le giron de l'Eglise. On juge du fond qu'il fallait faire sur la
sincérité des nouveaux convertis ou conversos.
Si des gens aveuglés par le souci d'intérêts mal compris furent
satisfaits de cet effort vers l'unité religieuse du pays, en revanche la
prospérité de la Castille et de l'Andalousie fut gravement compromise
et les revenus de la couronne, de l'Église et de la noblesse subirent
une considérable diminution. Les massacres et les pillages qui avaient
précédé les prédications de Vicente Ferrer avaient atteint les riches
représentants des commuautés juives et arrêté les transactions
dont ils étaient les agents. Ceux qui avaient accepté le baptême
échappaient de ce fait à l'impôt de capitation et aux taxes spéciales
supportées par leurs ascendants et toujours exactement payés;
autant de perdu pour l'Etat. Cette faveur ne compensait pas la gêne
que les nouveaux chrétiens éprouvaient dans leurs relations avec
(100)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
des coreligionnaires établis hors de l'Espagne et leur activité était
singulièrement amoindrie.
Pourtant les conversos ne devaient pas perdre de sitôt leurs belles
qualités ancestrales. Énergiques, intelligents, les uns se résignent,
s'organisent, travaillent, s'instruisent dans leur nouvelle foi et pré-
tendent aux plus hautes charges de l'Etat qui, désormais, leur sont
accessibles. D'autres, très sincères, reçoivent les ordres et occupent
dans l'épiscopat des situations en harmonie avec leur talent et leur
zèle religieux. Les Juifs restés fidèles à la loi mosaïque n'ont pas
d'ennemis plus redoutables et de juges plus sévères. Le génie que
les ascendants des conversos ont montré pour conserver leur foi,
les néophytes l'emploient à sa destruction.
A l'aurore du xve siècle, la persécution redoubla de rigueur.
Les Cortes de 1405, dirigés par des conversos, frappent les Juifs avec
une injustice criante. Sont déclarées nulles les obligations contractées
par les Chrétiens envers les Juifs, sont diminuées de moitié les dettes
faites dans les mêmes conditions, à moins qu'elles n'aient été contrac-
tées en présence de témoins chrétiens. Quant à la seconde moitié de la
dette, elle sera valable si l'emprunteur veut bien la reconnaître. Tout
privilège juridique consenti aux Juifs dans la suite des siècles est
aboli.
Le Juif reste désarmé, et il l'est avec une habileté inconnue
des Chrétiens de vieille souche.
La célèbre ordonnance de 1412, rendue sous le règne de Dona Ca-
talina, mère de Juan II et aïeule d'Isabelle, est l'œuvre de Pablo de
Santa Maria, un converso devenu chancelier de Castille. Il ne lui suffit
pas que ses anciens frères soient désignés au mépris public par l'odieuse
roue jaune ou rouge, ilcondamneàsevêtird'étoff es grossières deshommes
habitués à manier les soies et les velours de l'Orient et de l'Italie ;
il leur interdit de se raser la barbe et de se couper lec cheveux en rond
(de là les boucles de cheveux réservées aux tempes) ; il leur défend
de changer de demeure, de manger, de boire et de se baigner avec des
Chrétiens, d'assister à des fêtes de mariage, de servir de parrain sous
peine de censures canoniques. De nouveau, les Juifs sont exclus des
emplois et professions où ils excellent. Défense de consentir des fer-
mages, de percevoir des taxes, de pratiquer la médecine et la chi-
rurgie où ils sont passés maîtres, la pharmacie, alors que, seuls, ils
savent se procurer les médicaments et les drogues ; défense de lever
boutique ou échoppes d'épicier, de maréchal ferrant, de forgeron, de
charpentier, tailleur, barbier et boucher. Défense d'acheter des mar-
(101)
ISABELLE LA GRANDE
chandises aux Chrétiens et de tenir étal pour eux; défense de se livrer
au colportage.
Et s'ils sont attaqués et maltraités, les Juifs ne riposteront pas,
car le port des armes leur est interdit. Enfin, tandis qu'on ne les auto-
rise pas à louer des Chrétiens pour cultiver les terres qu'ils pourraient
acquérir et pour servir dans leurs maisons, on punit tout gentilhomme
qui les recevrait dans ses domaines et on réduit à l'esclavage ceux qui
tenteraient de s'expatrier.
Quelle alternative reste-t-il au Juif, sinon de demander le bap-
tême? C'était à cette extrémité, il faut bien le dire, que les lois nou-
velles tendaient à l'acculer.
Il est à remarquer que les ordonnances de 1405 ne font aucune
allusion au prêt usuraire toujours si amèrement reproché aux Juifs.
Sans doute, le chancelier de Castille comprit -il la double nécessité de
fermer les yeux afin de laisser un aliment de travail aux commu-
nautés juives et surtout de ne point anéantir une puissance financière
à laquelle les rois, nobles et prélats étaient si souvent contraints
de recourir.
Les lois de 1405 et de 1412 régirent bientôt toute la Péninsule.
Fernando de Antequera en avait porté en Aragon les principes essen-
tiels; Dom Duarte les avait adoptées en Portugal. Si la Navarre ne
les connut pas, c'est que la persécution avait été si dure que les
fils d'Israël avaient à peu près disparu du royaume.
Tandis que les communautés juives étaient traquées et écrasées,
les conversos bénéficiaient des maux qu'ils avaient déchaînés. La
richesse affluait entre leurs mains et leur permettait de s'allier avec la
plus vieille noblesse castillane ou aragonaise. Bien peu de maisons
aristocratiques restèrent pures de mélange sémite. Jusque dans la
famille royale, on comptait des unions entre la sangre limpia et la
mala sangre. Ferdinand le Catholique avait du sang juif dans les
veines du fait de sa mère Juana Enriquez ; les Luna, les Mendoza,
les Villahermosa et une foule d'autres grands d'Espagne se trouvaient
dans le même cas. Un manuscrit intitulé : Tizon de Espaîla (fumeron,
tache à l'honneur), qui signalait des ascendants juifs ou musulmans
dans un grand nombre de familles chrétiennes, souleva un tel scandale
qu'il fut immédiatement supprimé. Une copie fort précieuse, peut-
être le manuscrit original, se trouvait, au dire de Clémencin, dans la
bibliothèque des Rois Catholiques. Il était l'œuvre d'un évêque.
La prospérité des conversos devenus collecteurs des taxes excita
bientôt la haine comme elle avait attiré la persécution sur leurs
(102)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
ancêtres juifs. Les mêmes défauts se manifestaient chez eux. Arro-
gants, fiers, orgueilleux comme des parvenus échappés récemment
à l'insulte et à l'outrage, ils avaient perdu toute prudence et ne soup-
çonnaient même pas les périls de leur situation, tandis que le peuple,
se souvenant de leur origine, les jalousait d'autant plus que, partis
de plus bas, ils s'étaient élevés plus haut.
En 1449, les conversos de Tolède furent pillés, massacrés comme
de simples Juifs et trouvés en possession de richesses considérables.
En 1473, une autre persécution s'abattit sur eux, plus cruelle encore.
Elle eut pour foyer Séville où ils pullulaient depuis les pré-
dications de Vicente Ferrer et se propagea comme un incendie
dans toute la Castille. Elle était fomentée par les Dominicains, tou-
jours en quête d'hérésiarques ou de relaps à punir.
Informé de ces excès, le Roi Enrique s'était lamenté, mais il
n'avait pas châtié. Peut-être croyait-il, lui aussi, aux accusations
portées contre les conversos que l'on affectait déjà de confondre avec
les judalsants ou Chrétiens restés Juifs de cœur et d'âme. Elles
étaient graves, et certaines paraissaient fondées. Mais, en bonne con-
science, que pouvait-on espérer ou exiger de gens baptisés par milliers
sous l'empire de la terreur ?
Le Cura de los Palacios s'exprimait ainsi en parlant des Juifs
d'Andalousie peu de temps avant l'avènement d'Isabelle :
« Ces maudits refusaient de donner les enfants pour les baptiser ou,
s'ils les apportaient aux églises, ils lavaient en rentrant chez eux les chairs
touchées par l'eau lustrale. Ils préparaient leurs aliments à l'huile, s'abste-
naient de porc, célébraient la Pâque, mangeaient de la viande en carême,
éclairaient à l'huile les lampes de leurs synagogues et accomplissaient plu-
sieurs autres cérémonies abominables de leur religion. »
Et ailleurs, le doux curé ajoute :
« Ils ne conservent aucun respect pour la vie religieuse et profanent la
sainteté des monastères en violant ou en séduisant leurs habitantes. Ce sont
des gens excessivement politiques et ambitieux, jouissant des offices les plus
lucratifs et qui préfèrent gagner leur vie par le trafic dans lequel ils font des
gains énormes que de s'occuper de travaux manuels ou de pratiquer les
arts mécaniques. Ils se considèrent comme entre les mains des Égyptiens et
jugent qu'il y a mérite à piller les Chrétiens, à les tromper et à leur nuire.»
D'après cette page écrite par un prêtre de mœurs et de caractère
Isabelle la Grande. (IO3) ^
ISABELLE LA GRANDE
paisibles, on peut juger l'état d'esprit de la population chrétienne.
Sans les excuser, elle explique les événements.
Deux hommes se firent les interprètes des haines populaires auprès
d'Isabelle, haines que, dans leur fanatisme aveugle, ils avaient été les
premiers à surexciter, et réclamèrent, au nom de la foi, l'établissement
du Saint-Office en Castille. Ce furent Alfonso de Ojeda, Prieur des
Dominicains de Séville, et Diego de Merlo, assistant du même ordre,
appuyés par Nicolas Franco, Nonce du Pape et, en cette qualité, com-
mensal de la Cour. Grâce à cet intermédiaire, le projet fut aussi
communiqué à Ferdinand. Très attaché à ses intérêts, le Prince fut
séduit à la pensée qu'une part considérable des biens confisqués
serait attribuée à la couronne. Quelle source de profits inespérés,
incalculables ! Quelle œuvre n'accomplirait-on pas avec de pareilles
richesses ! Elles payeraient les frais de la guerre de succession, à peine
terminée et qui laissait le trésor sans ressources immédiates pour
faire face à ses engagements; elles permettraient d'entreprendre sans
délai la guerre contre les Mores ; elles rendraient possible la prise
de Grenade qui, dès cette époque, était déjà l'ambition suprême des
Rois. Pourtant il est à remarquer que Ferdinand et Isabelle, tou-
jours d'accord quand il s'agissait de mesures concernant leurs
royaumes respectifs, n'envisageaient pas l'introduction du Saint-
Office en Castille sous le même point de vue.
Ferdinand, qui maintenait l'Inquisition en Aragon, voyait dans
les confiscations que le tribunal de Castille prononcerait le moyen
de remplir les coffres de l'État si mal pourvus à l'avènement de sa
femme et encore appauvris depuis la guerre de succession. Il lui était
donc favorable au point que sa correspondance avec le Saint-Office
d'Aragon porte la trace des dissentiments qui s'élevèrent à cet égard
entre lui et la Reine. Ferdinand écrit en son nom et n'emploie même
pas le pluralis magestatis. Le conseil de l'Inquisition est mon conseil
et la plupart des messages portent seulement la signature du Roi au
lieu de la formule protocolaire si longtemps discutée : « Yo el Rey ; Yo
la Reyna » placés sur la même ligne.
Isabelle n'eût pas cédé à des tentations vénales. Le sentiment
de la justice était inné dans son cœur et elle ne l'eût pas violenté,
quelque ardent que fût d'ailleurs son désir de hâter et d'assurer la
reconquête. Des actes administratifs très nombreux montrent son
désintéressement dans les questions purement financières et témoignent
de ses scrupules quand l'exercice de ses prérogatives royales pouvait
léser les droits de ses sujets.
(104)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
Un chevalier galicien, nommé Alvarez Yafiez de Lugo, ayant été
condamné à mort pour un crime compliqué de circonstances aggra-
vantes, avait sollicité de la Reine une commutation de peine. En
échange de la vie, il offrait 40 000 doublons d'or, somme qui dépassait
de beaucoup les revenus de la couronne à cette époque. Les
ministres conseillaient d'accepter cette proposition, quitte à dépenser
l'argent reçu en préparatifs de guerre contre les Mores. Isabelle refusa
et ordonna d'exécuter la sentence ; puis, afin d'écarter tout soupçon
d'avarice ou de vénalité, elle fit restituer aux enfants du supplicié
les biens confisqués par les juges.
Des vues basses ne pouvaient donc traverser l'esprit d'Isabelle,
mais son éducation première, la direction donnée à ses idées dès
l'enfance, l'inclinaient à écouter des hommes profondément religieux,
intolérants, fanatiques, qui voyaient dans la destruction de la race
juive dissimulée derrière les conversos le triomphe assuré de la croix.
Cette femme si ferme de caractère, si jalouse de l'autorité royale, si
soucieuse de la grandeur de ses Ëtats, audacieuse jusqu'à défier le
Pape s'il cherche à s'attribuer en Espagne des droits injustes, n'est
plus qu'une chrétienne humble et soumise quand elle accomplit des
actes de piété où elle est guidée par une foi dominatrice, irrésistible.
Le jour où Fray Fernando de Talavera, qui fut plus tard Arche-
vêque de Grenade, exerça pour la première fois la charge de confesseur
de la Reine, il se passa une scène impressionnante.
Dès son entrée, le moine s'était assis dans une chaire, tandis que
la royale pénitente s'agenouillait pieusement. Talavera restait immo-
bile Surprise, Isabelle le regardait. Pressée d'en finir, elle lui dit :
« Il est dans les usages que nous soyons tous deux agenouillés.
— Non, Madame ; vous êtes ici devant le tribunal de Dieu ; j'agis comme
son ministre; il convient que je sois assis et que vous demeuriez à mes pieds. »
Loin de prendre cette réponse en mauvaise part, Isabelle l'accepta
en toute humilité.
« Voilà, fit-elle plus tard, voilà le confesseur que je cherchais. »
Talavera, petit-fils de convertis, était un homme bon, droit, pieux,
dont Isabelle accepta les conseils spirituels pendant plusieurs années,
ainsi que le montre une correspondance confidentielle échangée entre
eux ; mais il n'avait pas l'énergie nécessaire pour effacer de l'esprit
(105)
ISABELLE LA GRANDE
de la jeune Reine l'empreinte laissée par un homme d'une autre
trempe que la sienne, Tomas de Torquemada, le trop célèbre prieur du
couvent de Santa Cruz de Ségovie.
Torquemada avait guidé la conscience d'Isabelle enfant. Intelli-
gent, habile, devina-t-il l'avenir réservé à la jeune Princesse et profita-
t-il de sa situation pour s'emparer de l'âme innocente confiée à sa
direction? On a raconté que, poussé par un zèle ardent comme la
flamme des bûchers qu'il devait un jour allumer, il avait arraché à
sa pénitente une promesse grave. Si jamais elle montait sur le trône,
— deux frères l'en séparaient, — elle se dévouerait à l'expulsion des
infidèles et à l'extermination de l'hérésie. Plus tard, au nom de
la politique unie à la religion, le moine aurait rappelé un engagement
dont les conséquences devaient être terribles.
Il paraît assez probable que si le frère cadet d'Isabelle, l'infortuné
Roi d'Avila, fut abandonné par les vieux chrétiens lors de sa lutte
avec Enrique IV, son aîné, c'est qu'il n'avait pas voulu couvrir
de son approbation le massacre des conversos de Tolède, tandis
qu'Isabelle, à son avènement, aurait trouvé chez les vieux chrétiens
l'appui qui avait fait défaut à son frère, mais ne l'aurait obtenu qu'au
prix de la ratification des engagements contractés jadis devant Tor-
quemada.
Après la bataille de Toro, dès que les Rois furent maîtres de la
Castille, les Conversos furent de nouveau pris à partie par les vieux
chrétiens, fermes appuis de Leurs Altesses contre les revendications
de la Beltraneja. D'innombrables pétitions parvinrent jusqu'à eux,
les suppliant d'extirper l'hérésie et de frapper les descendants d'une
race maudite qui n'avaient de chrétien que le nom. La persécution
allait entrer dans une phase nouvelle.
Peut-être encore l'Inquisition aiderait-elle la souveraine à fortifier
le pouvoir affaibli, débile, réduit aux concessions. .
L'impéritie des prédécesseurs d'Isabelle n'était pas l'unique cause
de la déchéance de l'autorité royale. Il faut tenir compte aussi des
efforts que la couronne avait été contrainte de demander à la noblesse
durant la reconquête et des donations énormes dont elle les avait
payés. Puis, le lien avait toujours été fragile entre le suzerain et ses
vassaux ; une simple lettre suffisait à le dénoncer. Le ton méprisant,
l'arrogance presque menaçante avec lesquels le Cid traite son Roi
dans les chroniques et le romancero prouvent que les souverains de
la Castille n'étaient parfois que des jouets entre les mains des factieux
Un jour, Isabelle se promenait à cheval, suivie du Comte de Bena-
(106)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
vente. Une femme tout en pleurs se précipite à ses pieds et demande
justice. Son mari a été tué en dépit du sauf-conduit royal placé sur sa
poitrine.
« Mieux eût valu pour lui porter une cuirasse ! «s'écrie Benavente.
Blessée de cette réflexion, Isabelle répliqua :
« Comte, ne voudriez- vous pas qu'il y ait un roi en Castille?
— Je voudrais qu'il y en eût plusieurs.
— Pourquoi?
— Je serais l'un d'eux. »
L'on jugera d'après ce dialogue de l'état précaire de la royauté
en face de la féodalité et l'on s'expliquera comment Isabelle put songer
à se servir de l'Inquisition non seulement contre les hérétiques, mais
aussi contre le clergé trop indépendant et contre la noblesse qui
trouvait, dans ses alliances avec les conversos enrichis, la fortune et,
partant, les moyens de narguer le suzerain. Aussi bien veut-elle l'insti-
tution toute à elle sans ingérence active et gênante de la Papauté.
Ainsi s'expliqueraient des actes contraires au caractère d'Isabelle
et à ses sentiments. Pourtant elle hésita longtemps avant de prendre
une décision. Tour à tour, elle interrogeait les évêques ; elle écoutait
ou repoussait les conseils intéressés de Ferdinand. Enfin elle céda,
tranquillisée par l'unanimité des avis recueillis. Le Ier novembre 1478,
Sixte IV, sur la prière des Rois, signait la bulle autorisant l'intro-
duction de l'Inquisition en Castille en vue de ramener à la foi chré-
tienne les hérésiarques et les Juifs.
Dès que les formalités furent remplies, Isabelle ép ouva de nou-
veaux scrupules. Pourquoi montrer de la rigueur si la douceur et la
patience pouvaient éclairer les ignorants et ramener les judaïsants ?
D'accord avec le Cardinal de Mendoza à qui répugnait l'emploi de la
violence contre des ennemis désarmés, elle ordonna de composer un
catéchisme où les devoirs du chrétien seraient clairement exposés et
mis à la portée des gens de bonne volonté. Ensuite, ce serait au clergé
d'évangéliser les néophytes et de les amener par la persuasion dans
le giron de l'Église prête à les accueillir. Pour aboutir, il eût fallu beau-
coup de temps, beaucoup d'indulgence, et les Inquisiteurs avaient hâte
de s'attaquer à ceux que, dans leur fanatisme, ils considéraient
comme leurs ennemis personnels, sous prétexte qu'ils méconnaissaient
le Dieu de l'Évangile. Le 17 septembre 1480, Sixte IV accordait une
nouvelle bulle relative, cette fois, à la nomination du tribunal chargé
(107)
ISABELLE LA GRANDE
d'appliquer les dispositions contenues dans la bulle de 1478. Peu de
temps après, Isabelle signait l'ordonnance fatale arrachée à sa piété et
peut-être aussi dictée par sa politique. Le Saint-Office, composé de deux
Dominicains, du Docteur Juan Ruiz, conseiller de la Reine, de Juan
Lôpez del Bares, son chapelain, et d'un assesseur, Miguel Morillo,
s'organisa sans délai et commença ses premières enquêtes en dépit des
répugnances du peuple, craintif de cette nouvelle puissance judiciaire.
L'Inquisition, nous le répétons, ne fut pas tout d'abord intro-
duite en Castille contre les Juifs persécutés de siècle en siècle et que
les lois permettaient de réduire à la dernière extrémité quand on le
souhaitait. Elle eut pour but d'empêcher les Juifs et les Mores con-
vertis de force — les conversos — de pratiquer en secret leur religion
ancienne et d'en transmettre les traditions à leurs descendants. En
fait, les Juifs de la synagogue ne relèvent de la juridiction inqui-
sitoriale que s'ils se rendent coupables de quelque offense publique
contre la religion chrétienne. Étant hors de l'Église, ils ne sauraient
être soupçonnés de tromperie et d'hypocrisie. On ne pouvait non plus
les accuser de prosélytisme ; Israël ne songe pas à partager son
Dieu avec les Gentils méprisés. Et alors que les conversos tremblent
devant l'Inquisition, les Juifs trouvent pour quelque temps encore la
récompense de leur héroïque fidélité dans une tranquillité relative.
Certes, ils subissent toujours la contrainte de lois oppressives et sont
exposés au pillage, mais ils ne vivent pas dans la terreur du bûcher
légal, toujours allumé, comme leurs anciens coreligionnaires de qui
la sincérité est sans cesse mise en doute.
«Pour la plupart, dit le Cura de los Palacios, hésitant entre le Judaïsme et
le Christianisme ils étaient hérétiques. Et l'hérésie se propageait parmi
les hommes riches et orgueilleux, parmi les savants, les chanoines, les
évêques, les frères, les abbés, et jusque parmi les trésoriers et secrétaires du
Roi et de la Reine. Au début du règne de Ferdinand et d'Isabelle, l'hérésie
avait fait de tels progrès que les clercs étaient sur le point de prêcher la loi
de Moïse. »
L'exercice de la confession paraît avoir été particulièrement
odieux aux conversos. Ils s'en tiraient en faisant l'éloge de leurs vertus
au Heu d'accuser leurs fautes. Un Dominicain, à qui un pénitent vantait
ses mérites, lui dit, impatienté :
« Puisque vous êtes un homme parfait, donnez-moi donc un morceau
de votre robe. Cette relique précieuse guérira les malades. »
(108)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
En vérité, la grande erreur avait été de contraindre les Juifs à
embrasser la religion chrétienne alors qu'ils restaient attachés à la
foi de leurs pères et de les tenir pour réellement convertis dès qu'ils
avaient reçu le baptême. Sans doute, les gens judicieux ne se fai-
saient guère d'illusion sur la sincérité d'un grand nombre de chré-
tiens nouveaux ; pourtant ils espéraient dans l'avenir. Les fils
s'attacheraient aux doctrines que les pères avaient acceptées
contraints et forcés. Il importait donc de maintenir les convertis dans
la voie droite.
Telle était la situation au début du règne d'Isabelle. De tous
côtés des voix s'élevaient pour accuser les conversas ; bien peu pour
les défendre. Seul, peut-être, un converso de Cordoue, Anton de
Montazo, fit parvenir à la jeune Reine une lamentation poétique où
il dépeignait les souffrances de ses frères soupçonnés et frappés en
dépit de leur attachement à la foi chrétienne. Mais, à cette époque,
Isabelle était toute à la lutte engagée avec le Roi de Portugal et les
affaires religieuses le cédaient aux graves préoccupations d'une
guerre vitale.
Sous l'oppression et l'injustice, les Israélites, dont l'accroisse-
ment avait été si rapide jusque-là, avaient diminué en nombre.
Beaucoup de familles riches s'étaient réfugiées en Italie, en Provence,
en Portugal. D'après les rôles de l'impôt de capitation de l'année 1474,
les deux cent soixante Aljamas (associations) castillanes ne comp-
taient plus que 12 000 familles, soit entre 40 000 et 60 000 habitants.
A Tolède, Séville, Cordoue, Burgos, l'impôt était tombé au-dessous
du chiffre de l'année 1391, de sinistre mémoire. Cet amoindrissement
de la puissance juive en Espagne eût dû servir d'avertissement. Il
n'en fut rien. Le peuple n'en comprit pas la gravité ; le clergé y vit la
preuve de son triomphe sur les ennemis de la foi et s'en réjouit. Seule,
la noblesse andalouse alliée à une foule de conversos montra de l'in-
quiétude.
Au premier jour du carême de l'année 148 1, un édit fut publié.
Il invitait toute personne connaissant un infidèle, un hérétique ou un
relaps à le dénoncer à l'Inquisition de Séville siégeant au couvent de
Saint-Paul, fût-il son père, sa mère ou un parent rapproché par les
liens du sang ou de l'alliance. Afin que nul ne faillît à son devoir
par ignorance, on indiquait minutieusement les indices auxquels on
devait reconnaître les suspects. Leur énumération ferait sourire s'il
ne s'agissait d'une épouvantable tragédie.
Un homme ou une femme portent-ils le samedi des vêtements plus
(109)
ISABELLE LA GRANDE
neufs ou plus propres que les autres jours de la semaine, évitent-ils
d'allumer le feu le vendredi, s'assoient-ils à la même table que des
Israélites et consomment-ils en leur compagnie des viandes saignées
suivant certains rites, lavent-ils les corps des trépassés à l'eau chaude
et tournent-ils leur face contre le mur, donnent-ils des noms hébreux
à leurs enfants, gardent-ils le jeûne la veille de la fête de Kippour,
aussitôt ils doivent être dénoncés au Saint-Office qui instruira l'affaire
et poursuivra les suspects s'il y a lieu. En ce cas, la dénonciation
fût-elle anonyme, l'accusé est saisi à l'insu de sa famille et jeté dans
un cachot où il ne verra que ses geôliers et un prêtre chargé de gagner
sa confiance afin de la mieux trahir. Conduit devant ses juges sans con-
naître les accusations portées contre lui, le prévenu est invité à prouver
son innocence, alors qu'on devrait lui démontrer sa culpabilité. Certes,
on lui concède le droit de récuser quelques accusateurs pour cause
d'inimitié personnelle, mais l'exercice en est vain, puisqu'il ignorera
toujours leur nom et que la procédure lui est rarement communiquée
S'il sollicite un avocat, on le lui donnera d'office, mais qui oserait
témoigner en faveur deladéfense, alors que l'homme consciencieux qui
remplirait ce devoir serait aussitôt soupçonné de complicité avec un
hérétique ?
Et quelle force d'âme il eût fallu à un accusé pour garder sa pré-
sence d'esprit, éviter les pièges tendus et soutenir son innocence, tandis
que ses yeux se portaient tour à tour sur ses juges et sur les instruments
de torture placés quelquefois dans la salle même des interrogatoires !
Les plus courageux niaient leurs prétendus crimes jusqu'à l'instant
maudit où le chevalet, les tenailles et les pointes de fer avaient raison
de leur volonté ; les autres avouaient tout ce qu'on voulait pour
gagner du temps, dans l'épouvante de souffrances immédiates.
Le jugement prononcé, le condamné à mort était relaxé, c'est-
à-dire remis au bras séculier chargé de faire exécuter la sentence,
car l'Inquisiteur qui l'avait perdu refusait de se faire son bourreau
officiel. Il suffisait à sa tranquillité d'âme que le sang ne fût pas
versé et que le patient n'expirât pas durant la torture qu'on lui infli-
geait. La dernière scène de l'horrible tragédie était l'auto de je, de
terrifiant souvenir. Afin de frapper les esprits, on donnait à la céré-
monie une pompe extraordinaire. En tête d'une procession qui s'or-
ganisait au couvent de Saint-Paul, sortait un Dominicain portant
fièrement la croix verte de l'Inquisition voilée d'un crêpe. Derrière
lui marchaient, deux par deux, les familiers du Saint-Office, membres
de la confrérie de Saint-Pierre Martyr, arborant une croix blanche
(no)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
sur leur pourpoint et leur manteau noirs. De tout rang, exerçant des
fonctions diverses, parlant plusieurs langues, ils formaient la police
secrète des Inquisiteurs qui ne se déplaçaient guère sans se mettre
sous leur sauvegarde. Puis venait une multitude de moines, de
prêtres en habits sacerdotaux dont la présence consacrait la vali-
dité du sacrifice offert à un Dieu de mansuétude et de bonté. Les
condamnés, nu-pieds, les mains liées soutenant un cierge éteint, sym-
bole de leur foi morte, coiffés d'une mitre pointue, vêtus du san benito
jaune, sorte de scapulaire qui descendait du cou jusqu'aux genoux
et sur lequel étaient peints en rouge des diables et des flammes,
emblème de leur destinée dans ce monde et dans l'autre, étaient
amenés processionnellement soit dans une vaste nef, soit sur une
place entourée de gradins où, après une messe, un sermon et des
cérémonies interminables, un Inquisiteur donnait lecture de l'arrêt
de mort. L'autorité civile, représentée par i le Conseil de Castille,
prenait alors possession du condamné et faisait exécuter la sentence.
A Séville, le supplice avait lieu hors des murs sur une large estrade
que, plus tard, on bâtit en pierre et que l'on orna aux angles de statues
de fer représentant les Prophètes. Le sinistre édifice existait encore
en 1810. Il fut détruit par les Espagnols pour y installer une batterie
dirigée contre l'armée française. Dans la funeste enquête, les vieillards,
les femmes, les enfants n'étaient pas épargnés, et l'on en vint jusqu'à
déterrer les corps des personnes suspectes d'hérésie et à leur infliger
le châtiment que, vivantes, elles avaient, disait-on, mérité. Il n'était
pas suffisant de subir le plus épouvantable des supplices ; le nom
des condamnés restait entaché d'infamie et leurs enfants tombaient
dans l'affreuse misère qu'entraînait la confiscation des biens.
Dans certains cas — les relaps toujours exclus — le tribunal
tenait compte à l'accusé de la spontanéité de ses aveux, de la
sincérité de sa contrition et le réconciliait avec l'Église. Ce jour-là,
les réconciliés évitaient le bûcher, mais ils étaient destinés à y monter
plus tard, faute de pouvoir accomplir les pénitences sans nombre
qu'on leur imposait.
Llorente cite un arrêt de saint Dominique à propos d'un récon-
cilié nommé Ponce Roger :
« Le pénitent sera dépouillé de ses vêtements et battu avec des gaules
par un prêtre depuis l'entrée de la cité jusqu'à la porte de l'église. Il ne man-
gera aucune espèce de viande durant sa vie entière ; il fera trois carêmes par
an sans manger de poisson ; il s'abstiendra de poisson, d'huile et de vin durant
(ni)
ISABELLE LA GRANDE
trois jours de la semaine, sa vie durant, excepté dans le cas de maladie ou de
labeur excessif ; il portera une robe de moine avec une croix brodée de chaque
côté de la poitrine ; il entendra la messe chaque jour s'il le peut, et les
vêpres les dimanches et jours de fêtes ; il récitera les offices du jour et de la
nuit et répétera le Pater noster sept fois le jour, dix fois le soir et vingt fois
à minuit. Si ledit Roger manque à un seul des devoirs susmentionnés, il
sera brûlé comme relaps et hérétique. »
Ce jugement était un modèle dont les Inquisiteurs de Séville ne
manquèrent pas de s'inspirer. Si les peines qu'ils infligeaient étaient
peut-être un peu moins rigoureuses, elles étaient pourtant assez
multiples et assez sévères pour lasser à la longue ceux qui les devaient
subir, épuiser leur patience et les tenir toujours sous le coup d'une
arrestation motivée.
Peut-être valait-il mieux encore pour les réconciliés être con-
damnés à la prison perpétuelle que de recouvrer la liberté. Au moins
le cachot les gardait-il de tout retour vers l'erreur ; mais alors la
confiscation des biens punissait leurs descendants. Deux ordonnances
datées de 1501 (la date de l'une d'elles est peut-être erronée) interdit
aux réconciliés et à leurs enfants du côté maternel et petits-enfants
dans la branche paternelle d'occuper aucune charge dans le conseil
privé, les cours de justice, les municipalités, offices publics, postes
honorifiques ou de confiance, de quelque nature que ce soit. Le notariat,
la chirurgie, la pharmacie leur sont également défendus. En fait, on
applique aux réconciliés les prohibitions réservées aux Juifs depuis
des siècles avec quelques rares intermittences. Pour retrouver des
lois aussi cruelles, il faut remonter jusqu'à Sylla excluant les enfants
des Romains proscrits des honneurs publics et politiques, lois contre
lesquelles s'élevèrent les protestations indignées de Salluste.
Ainsi fut désolée la belle Andalousie où étaient demeurés une
foule de conversos industrieux, riches et puissants. D'après certains
auteurs tels que Llorente, le Saint-Office de Séville aurait condamné,
durant l'année 1481, 2 000 accusés au bûcher et un plus grand nombre
à être brûlés en effigie. Il y aurait eu 17000 réconciliés condamnés
à la prison perpétuelle et légalement dépouillés de leurs biens. Il
semble que l'historien de l'Inquisition ait commis une erreur
manifeste. Pulgar parle bien, en effet, de 2 000 condamnés, mais il
spécifie que ce nombre est celui des personnes brûlées sous Torquemada,
c'est-à-dire non point dans l'année 1481 où d'ailleurs Torquemada
n'était pas encore Grand Inquisiteur, mais pendant tout le temps qu'il
(112)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
le fut ; non pas dans les seuls diocèses de Se ville et de Cadiz, mais dans
toutes les provinces de Castille et d'Aragon où se trouvaient des tribu-
naux d'Inquisition :
«Ceux-ci soumirent l'hérésie à l'Inquisition... sommèrent les hérétiques
de se faire connaître de plein gré... sur quoi 15 000 se dénoncèrent et furent
réconciliés avec l'Église par la pénitence. Quant à ceux qui avaient attendu
la dénonciation, on faisait leur procès et, s'ils venaient à être convaincus, on
les livrait à la justice séculière. Environ 2 000 de ces derniers furent en plu-
sieurs fois (en diversas veces) brûlés en différents endroits ou villes. »
g
Parmi les riches habitants de Séville, des protestations s'éle-
vèrent en vain contre tant d'injustice et de rigueur. Alors ils
résolurent de se défendre et un complot se forma à l'instigation d'un
homme honoré, influent, nommé Susan, de qui la fortune s'élevait,
disait-on, à plus de dix millions de maravédis. Il réunit dans sa
maison quelques amis dont il était sûr et parmi lesquels on comptait
deux ecclésiastiques et plusieurs grands officiers de la couronne, tels
que le gouverneur de Triana, Juan Fernândez Abolafio, le Capitaine
de justice et fermier des douanes royales, son frère le licencié Bernâldez,
Bartolomé Torralba et le riche Samuel Sauli. Quand ils furent
assemblés dans le plus grand mystère, Susan leur représenta qu'ils
étaient les citoyens les plus respectés et les plus aimés de Séville
et que le devoir leur incombait de se solidariser pour défendre leurs
personnes et leurs biens contre les attaques de l'Inquisition. Et qui
oserait prendre la défense des innocents injustement accusés si des
hommes dans leur situation et de leur valeur morale n'en trouvaient
pas le courage? Il fallait recourir à la force, puisque les représenta-
tions mesurées restaient inutiles. En conséquence, il fut convenu que
chacun des conjurés s'assurerait d'un certain nombre d'hommes
d'armes, se pourvoirait de munitions et d'argent comptant afin de
répondre de la belle manière aux citations et aux attaques du Saint-
Office.
Malheureusement, Susan avait une fille d'une beauté si extraordi-
naire qu'on devait la surnommer plus tard «la Hermosa Hembra»
(la Belle Courtisane). Un Castillan, de qui elle était la maîtresse, se
trouvait dans la maison de Susan la nuit même où s'y assemblèrent
les conjurés. Sousl'empirede quelles suggestions la jeune femme résolut-
elle de dénoncer son propre père? Le lendemain, elle révélait le com-
plot aux Inquisiteurs.
(113)
ISABELLE LA GRANDE
Sur l'heure, Susan et ses compagnons furent arrêtés, enfermés dans
les cellules du couvent de Saint- Paul, qui servait de prison, et
traduits devant le Saint-Office. Accusés d'apostasie et d'hérésie — on ne
pouvait ouvertement arguer d'autres griefs — ils furent jugés, con-
damnés, relaxés et remis au bras séculier chargé de faire exécuter la
sentence de mort prononcée contre eux.
Entourés de hallebardiers, en armes, les patients traversèrent
en une parade lamentable cette Séville où ils jouissaient de l'affection
et du respect, sous les regards consternés d'une population blême
de peur. Après une longue cérémonie et un interminable sermon
prononcé par Ojeda, les relaxés furent conduits hors ville, dans la
plaine de Tablada. Des bûchers y avaient été dressés ; on les y attacha,
et la flamme monta lentement comme si elle se délectait à prolonger
un supplice si horrible que l'enfer n'en invente pas de plus affreux.
Ce fut le premier auto de fe célébré à Séville, où périrent des
hommes considérables, respectés et qui n'avaient rien de commun
avec des hérétiques. La pureté de leur foi ne pouvait être suspectée,
mais ils avaient commis le crime irrémissible de s'insurger contre la
tyrannie du Saint-Office.
Ojeda n'assista pas deux fois à un pareil triomphe de ses idées. Quel-
ques jours plus tard, il mourait subitement, première victime de la
peste qui s'abattit sur le Sud de l'Espagne, comme si la vengeance de
Dieu se fût appesantie sur cette terre de lumière et de délices trans-
formée par la main des hommes en une vallée de larmes et de déso-
lation.
A la suite de cette exécution, le menu peuple s'émut à son tour
La vue des bûchers qu'il avait aidé à dresser le terrifia; il frémit
d'horreur devant les cadavres déterrés et profanés. Des cris déchi-
rants s'échappèrent des cachots du Saint-Office et montèrent jusqu'à
Isabelle. Touchée de compassion, tourmentée par des scrupules, elle
ordonna d'arrêter les procédures en cours. Certes, elle ne mettait
pas en doute le droit de châtier les relaps et d'obliger les infidèles
à une conversion qui leur assurait le salut éternel ; mais était-il
licite de s'approprier les biens des condamnés et surtout des récon-
ciliés?
Connaissant le caractère de Ferdinand, n'osant s'en rapporter
à ses conseillers ordinaires, Isabelle écrivit au Pape Sixte IV avec
qui, depuis son avènement et surtout depuis les pourparlers relatifs
à l'Inquisition, elle était en correspondance active.
Des plaintes contre le Saint-Office étaient déjà arrivées jusqu'au
(ii4)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
Souverain Pontife, adressées par les Juifs et aussi par les conversos qui,
au péril de leur vie, avaient fui d'Espagne et s'étaient réfugiés en
France, en Allemagne et en Italie. D'abord il en avait été fort ému,
et avait adressé des remontrances aux Inquisiteurs de Castille :
« La bulle de confirmation, écrivait-il, datée du 29 janvier 1482, lui
avait été arrachée par surprise et s'il ne déposait pas les deux Inqui-
siteurs de Séville qui lui ont été signalés comme ayant condamné des
innocents, c'était uniquement par respect pour les rois Ferdinand et
Isabelle. »
Tandis qu'il réprimandait ainsi les Inquisiteurs, Sixte IV répondait
à la lettre de la Reine (23 février 1483). Tout en ajoutant foi à l'assu-
rance que lui donne la souveraine de n'obéir à aucun mobile intéressé,
il déclare ne pouvoir faire des vœux en faveur de l'Inquisition d'Es-
pagne. Puis, il annonce la nomination de l'Archevêque de Séville, Don
Inigo Manrique, comme juge suprême au nom du Saint-Siège avec
mission de décider en cas d'appel contre les sentences rendues par les
Inquisiteurs royaux. Dans un autre bref (2 août 1483), le Pontife
blâme les excès de rigueur du Saint-Office, prend sous sa protection les
hérétiques repentants, réclame pour eux l'indulgence, même après le
délai de grâce, et invite les souverains à leur laisser la paisible possession
de leurs biens. A la suite de ce désaveu, quelles influences les Rois et
le Saint-Office firent-ils agir en cour de Rome ? Quoi qu'il en soit, le
23 février suivant, le Pontife adressait aux Rois un bref très bien-
veillant dans lequel il les autorisait à établir en Espagne une cour
suprême et, peu après, le 25 mai, il renouvelait son approbation, exhor-
tait les souverains au zèle en matière de foi, leur rappelait que Jéhu
avait consolidé son empire en détruisant l'idolâtrie et leur promettait
qu'ils recevraient la même grâce. Dieu, qui leur avait donné plusieurs
victoires sur les Mores, les récompenserait de leur piété et de la pureté
de leur foi. Il ne s'en tint pas là. L'Archevêque Manrique n'ayant
pas pris l'autorité souhaitable et les appels continuant d'affluer devant
la chancellerie du Saint-Siège, Sixte IV, d'accord avec les souverains,
nommait le Dominicain Tomas de Torquemada Grand Inquisiteur de
Castille et d'Aragon (17 octobre 1483) avec pouvoir de choisir les
juges chargés de faire exécuter ses ordres.
Tomas de Torquemada, le nouvel élu, était né à Valladolid en 1420 et
descendait d'une famille noble et puissante. Entré dans l'ordre des
Dominicains, il compléta au couvent de Saint-Paul ses études en philo-
sophie et en théologie et, nommé directeur, y professa le droit canon
jusqu'au jour où il fut nommé Prieur du Monastère de Sainte-Croix de
(115)
ISABELLE LA GRANDE
Ségovie. Dès son entrée en religion, il s'était distingué par sa piété,
son savoir et son zèle. Austère, il ne mangeait jamais de viande, ne
portait aucune étoffe de fil sous sa robe de bure et observait stricte-
ment le vœu de pauvreté. Il devait son ascendant non seulement
à sa réputation de sainteté, à la rigidité de sa vie, au sévère ascétisme
qu'il professait au milieu du relâchement monacal, mais aussi à une
éloquence enflammée et persuasive.
A dater de sa nomination, quatre tribunaux nouveaux sont ins-
tallés à Séville, Cordoue, Jaén et Villareal. Sans délai, le Grand Inqui-
siteur dépose les Inquisiteurs de Tolède, Valladolid, Avila et Ségovie
nommés par le Pape, convoque les évêques qui témoignent d'une sou-
mission aveugle à ses volontés, accroît son pouvoir en s'attribuant la
présidence de la Cour suprême (1484) et s'occupe de donner au Saint-
Office une règle qui s'appliquera dans tout le royaume.
Un premier code de procédure composé en 1320 par le Dominicain
frère Bernard Gui, avait été comme la base du << Directorium inquisi-
torium » élaboré par Nicolas Eymeric, Grand Inquisiteur d'Aragon.
C'est au Directorium que Torquemada emprunta les premiers articles de
ses Instructions, qu'emploieront les Inquisiteurs pendant plus de
trois cents ans après sa mort. On ne peut lire sans frémir les vingt-
huit articles dont il se compose ni sans être surpris par l'aberration
des moines qui, de bonne foi, se considèrent comme des apôtres de
charité. A leurs yeux, l'amour du prochain se manifeste dans les
efforts accomplis pour sauver les hommes de la damnation éternelle,
et s'ils pleurent sur les malheureux qu'ils livrent au bûcher, ils
exultent à la pensée qu'en brûlant quelques hérétiques, ils sauvent des
centaines d'âmes de la contagion et leur évitent à jamais la fin de
l'enfer. Et telle est l'ardeur de leur foi et la sincérité de leur fanatisme
qu'aucun moyen, si répréhensible soit-il, ne leur paraît devoir être
écarté alors qu'il s'agit d'arriver à leurs fins suprêmes.
Exaltés jusqu'au délire, ils perdent tout sens de justice et d'équité
et demandent des armes à la ruse et à la duplicité. Arrivés à un tel
état mental, la pensée de brûler par mégarde un innocent ne devait
guère troubler les Inquisiteurs. Dans le Directorium, Pregnamontre avec
quelle sérénité d'âme un Inquisiteur doit considérer une pareille erreur :
<< Après tout, si une personne innocente était condamnée, elle ne
devrait pas se plaindre d'une sentence fondée sur des preuves suffi-
santes, alors que ses juges ont ignoré ce qui était caché. Si de faux
témoignages le condamnent, l'innocent recevra son arrêt avec rési-
gnation et se réjouira de mourir pour la vérité. >>
(116)
INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
A peine Torquemada a-t-il assuré l'exécution de la procédure
contenue dans ses Instructions que commence une ère de persécution
atroce. Elle durera dix -sept ans. Le peuple castillan est fier et des
insurrections éclatent dans différentes villes, mais elles sont aussitôt
réprimées par la justice civile mise à la disposition du Grand Inquisi-
teur. Alors c'est la terreur, le mépris de toutes les libertés, à commencer
par la plus précieuse de toutes, la liberté de conscience. C'est la suspi-
cion, la délation. Il est raconté dans le Schebet Jehuda que le samedi
un Inquisiteur de Séville, monté sur la terrasse du couvent de Saint-
Paul, notait les cheminées où n'apparaissait aucune fumée à l'heure de
la préparation des repas. Ainsi se dénonçaient les judaïsants qui prati-
quaient encore la loi du sabbat.
En 1485, Torquemada avait ajouté à ses Instructions un article
concernant la confiscation des biens des condamnés et donnait ainsi la
mesure des iniquités qui lui paraissaient justes. Au terme de ce nouvel
article, la confiscation peut avoir un effet rétroactif et dater non du jour
de la condamnation, mais de celui où la première offense a été commise.
En conséquence, des biens aliénés avant la condamnation par tran-
saction parfaitement régulière seront considérés comme propriété du
Saint-Office sans tenir compte des intermédiaires qui les ont acquis de
bonne foi et ignorant le danger auquel étaient exposés leurs co-
contractants. Enfin l'accusation d'hérésie pouvant être portée contre
des morts et les biens de ces derniers, incapables de se défendre, con-
fisqués au détriment de leurs héritiers directs au profit de l'Inquisi-
tion, nul ne peut se prévaloir de son zèle religieux et de la pureté de sa
foi pour échapper aux rigueurs d'un tribunal qui punit dans les descen-
dants les prétendus crimes des pères. On conçoit quels bouleversements
produisirent les Instructions de Torquemada. On cessa de vendre, on
cessa d'acheter, les revenus de la couronne et de l'épiscopat tarirent
subitement comme une rivière dont on aurait détourné le cours. Les
protestations furent si violentes et partirent de si haut que le Grand
Inquisiteur fut contraint de revenir sur ses ordres et de déclarer que
le Saint-Office ne rechercherait pas au delà de l'année 1479 les tran-
sactions consenties avec des personnes soupçonnées ou convaincues
d'hérésie.
Torquemada ne s'acharnait pas seulement sur les êtres humains ;
dans son fanatisme aveugle, les manifestations de la pensée lui étaient
également suspectes. A ses yeux, l'œuvre devait être digne de l'ouvrier.
C'est ainsi que beaucoup plus tard, en 1490, il ordonna de brûler,
sur la place publique, plusieurs manuscrits hébreux de la Bible.
(117)
ISABELLE LA GRANDE
Puis, exalté par cet auto de je d'un nouveau genre, il commanda de
livrer aux flammes plus de 6 ooo manuscrits traitant d'art et de
science orientale, sous prétexte d'hérésie et de sorcellerie. Le sacrifice
de trésors inestimables fut imposé à toutes les villes du royaume.
Salamanque, le grand centre universitaire du xve siècle, perdit ainsi
une bibliothèque admirable. L'Inquisition prétendait encore sou-
mettre à la censure les livres que l'on commençait à imprimer. Isa-
belle, qui tenait de son père un goût passionné pour les manuscrits
et qui avait exonéré des droits de douane les livres importés de l'étran-
ger, intervint et empêcha cet empiétement sur le pouvoir royal.
Malgré le caractère religieux dont il était revêtu, Torquemada,
objet de la haine publique, eût été assassiné s'il n'eût vécu sous la
garde de 50 cavaliers et de 200 fantassins, en outre des familiers qui
ne le quittaient pas. Grâce à cette protection et à une police secrète
organisée avec une habileté sans pareille, il eut le loisir de trans-
former l'Espagne en un champ de torture et de désolation. Les
prisons étaient encombrées et les dépenses inhérentes à l'entretien
des prisonniers si onéreuses qu'il fallut alléger le fardeau. Dans ce
but, Torquemada conseilla aux souverains de faire bâtir dans les
districts où siégeait le Saint-Office de grandes constructions qua-
drangulaires divisées en petites maisons (casillas) où les pénitents
condamnés à un emprisonnement de longue durée exerceraient leur
métier, gagneraient leur vie et déchargeraient ainsi l'Etat des frais
de leur nourriture. Chacun de ces pénitenciers, de là vient ce terme,
serait pourvu d'une chapelle.
Dans son ensemble, la persécution eut un résultat désastreux.
Elle écrasa une population industrieuse, vaillante, apte aux affaires,
et anéantit sans compensation des richesses immenses. Les confisca-
tions elles-mêmes n'eurent pas le fruit qu'on en attendait, et, à ce
point de vue, Ferdinand dut éprouver une déception amère, juste
châtiment de sa cupidité. Les Inquisiteurs établirent une procé-
dure si coûteuse, payèrent si cher les délateurs, et, sous prétexte de
frapper l'imagination du peuple, vécurent avec tant de luxe et mon-
trèrent tant d'ostentation, que les biens confisqués à cette époque
couvrirent à peine les frais des procès. La fortune des condamnés,
sur laquelle on avait compté pour payer les armements contre
Grenade, se fondit comme neige à cette flamme d'injustice qui a
détruit de nos jours le milliard des congrégations.
Les siècles passent, les hommes changent, mais ils sacrifient aux
mêmes intérêts et succombent aux mêmes tentations.
(118)
CHAPITRE VIII
LA PUISSANCE MORE EN ESPAGNE
RAPIDITÉ DE L'INVASION. || BATAILLE DU GUADALETE. || MOUSA NE S'ARRÊTE
QU'AUX PYRÉNÉES. || DÉFAITE DE POITIERS. |[ L'iBÉRIE DIVISÉE EN SIX CAPI-
TAINERIES. || ABDER RAHMAN Ier FONDATEUR DE LA DYNASTIE DES OMEIYADES. ||
FONDATION DU KHALIFAT DE CORDOUE. || RÉGNE GLORIEUX D'ABD ER RAHMAN III.
|| LA MOSQUÉE DE CORDOUE. || MEDINET EZ ZAHRA. || L'UNIVERSITÉ DE CORDOUE.
|| LA BELLE VALADATE LUTTE DE SAVOIR AVEC LES MAITRES. || PROSPÉRITÉ DU
ROYAUME MUSULMAN. Il LA PUISSANCE DES MORES EST A SON APOGÉE PENDANT
LA SECONDE PARTIE DU Xe SIÈCLE. || EL MANSOUR SACCAGE SANTIAGO DE COM-
POSTELA. || LE CID CAMPEADOR. || LES ALMORAVIDES. YOUSOUF LE GRAND. || LA
DYNASTIE DES ALMOHADES. || VICTOIRE DE LAS NAVAS DE TOLOSA (l2I2). ||
LIMITES DU ROYAUME DE GRENADE VERS LA DEUXIÈME PARTIE DU XVe SIÈCLE.
|| GRENADE CAPITALE DES NASSERIDES. || L'INFLUENCE DES MORES SUR LES
CHRÉTIENS D'ESPAGNE.
Isabelle a repoussé l'envahisseur portugais, assuré sur sa tête
la couronne de Castille et dicté à l'ennemi vaincu un traité de
paix. Elle a restauré l'ordre dans un pays déchiré par les factions,
réhabilité la justice, imposé le respect des lois, rétabli les commu-
nications sur les chemins coupés par le brigandage. Grâce à une admi-
nistration rigide, la situation financière, si obérée à son avènement,
s'est améliorée et les revenus du domaine royal vont bientôt permettre
d'entretenir une bonne armée et de construire des navires de guerre
capables de défendre les côtes et de se mesurer avec la flotte musul-
mane.
Mais quel était l'état politique et social de cet Empire more à qui,
suivant l'exemple de ses prédécesseurs, Isabelle brûlait de s'attaquer ?
Un regard en arrière permettra d'apprécier l'importance de l'œuvre
qu'elle devait mener à bonne fin.
L'invasion étrangère, on s'en souvient, avait été rapide et totale.
En trois ans, l'Espagne avait été soumise du Sud au Nord, delà Médi-
ISABELLE LA GRANDE, (^9) Q
ISABELLE LA GRANDE
terranée à l'Océan presque sans coup férir. Il semble que la soudaineté
de l'attaque ait frappé les Goths de terreur et qu'ils n'aient point
compris tout d'abord l'importance de la tragédie dont ils étaient les
victimes.
Vingt et un ans plus tard (732), un chef arabe déjà maître de Nar-
bonne, d'Avignon et de Bordeaux, marche sur Tours et vient briser
sa cavalerie légère contre les guerriers de Charles-Martel, << aux armes
pesantes, au cœur vigoureux et aux mains de fer >>.
On sait quelle fut la retraite : une fuite désordonnée. Les Africains
repassèrent la mer, rappelés par une révolte parmi les peuples tribu-
taires, tandis que les Arabes s'établissaient dans les plus belles pro-
vinces de la Péninsule.
Nulle part ils ne goûtèrent mieux les plaisirs de la conquête que
dans la région enchanteresse comprise entre la Méditerranée et la
Sierra de Guadajama arrosée par le Tage, le Guadiana et le Guadal-
quivir.
L'ensemble de l'Ibérie avait été divisé en six capitaineries gou-
vernées par des Valis au nom du Khalife de Damas, chef suprême de
l'Empire, dépositaire d'un pouvoir quasi divin, au titre fort contes-
table de successeur de Mahomet. Les premiers princes qui s'affran-
chirent de cette domination furent les Omeiyades (755). Le fondateur
de la dynastie, Abd er Rahman Ier, avait échappé au massacre de sa
famille ordonné par l'usurpateur abbaside, El Jeffah (le boucher) (750).
Il erra, fugitif et pauvre, pendant cinq années et atteignit enfin la terre
d'Espagne où il fut accueilli par les guerriers qui avaient gardé le sou-
venir de ses aïeux. On place sous son règne la déroute héroïque de
Roncevaux, l'un des beaux épisodes de nos chansons de gestes (777).
« Le jour de Roncevaux fut un jour de deuil pour vous, ô hommes de
France, parce que la lance du roi Charles fut brisée en deux. »
Trente ans plus tard, Louis le Débonnaire, plus heureux que son
père, affranchit le comté de Barcelone qui se constitua sous Wilfrido
el Velloso ; mais, à partir de cette époque, aucun monarque étranger
n'offrit aux Chrétiens l'aide de ses armées, et les Omeiyades jouirent
d'une tranquillité qui leur permit de fonder en paix le beau Khalifat
de Cordoue.
Les règnes glorieux des successeurs d'Abd er Rahman, la durée
presque trois fois séculaire de leur dynastie (755-1031), les transmis-
sions paisibles du pouvoir montrent que leur autorité était fondée sur
(120)
LA PUISSANCE MORE EN ESPAGNE
des bases solides : l'affection de leurs sujets et la crainte qu'ils inspi-
raient à leurs adversaires. Les seules difficultés qu'ils eurent à vaincre
leur furent suscitées par des compétiteurs jaloux qui, employant la
rus.e ou la force, détachèrent des lambeaux de l'empire.
Abd er Rahman III hérite le pouvoir à vingt et un ans. Coura-
geux, opiniâtre, intelligent, il rétablit l'ordre dans le pays, oblige ses
vassaux rebelles à restituer les territoires dont ils se sont emparés.
A peine maître chez lui, il s'attaque aux Chrétiens devenus audacieux
et reconquiert les villes enlevées par ses prédécesseurs. Son armée
est composée en partie de mercenaires bien payés, tandis que sa garde,
formée de 12 000 hommes parmi lesquels on compte un tiers de Chré-
tiens, comprend la fleur de la chevalerie.
En 929, Abd er Rahman s'arroge le titre de Khalife et prend le nom de
EnNasireddinChah (le Défenseur de la Foi). La terre ne lui suffit pas ;
sa marine parcourt la mer, de Cadix jusqu'à Tarragone, afin de dé-
fendre la côte contre les incursions des pirates barbaresques ; il bat
les flottes musulmanes de l'Egypte et de Tunis et ouvre les ports
du royaume au commerce du monde connu. En fait de générosité
et de magnificence, il ne le cède à aucun prince de son temps. Quelques
siècles plus tard, les Médicis ne se montrèrent ni plus lettrés, ni plus
artistes, ni plus magnanimes. Il bâtit des ponts, des aqueducs, des
quais, des fontaines qui rivalisent en beauté avec les ouvrages d'art
légués par les Romains; ses villes s'enrichissent de mosquées, de palais,
d'hôpitaux qui en rendent le séjour digne de sa renommée. Il agrandit
l'incomparable mosquée de Cordoue commencée par le premier des
Omeiyades sur l'emplacement d'un temple de Janus (785). Les
arcs innombrables de ses longues galeries portent sur des colonnes pré-
cieuses arrachées aux temples antiques ; elle est éclairée par des
milliers de lampes de verre émaillé serti dans des montures de fili-
grane d'or ; des piliers placés près du mirrhab sont revêtus d'or et de
lapis, tandis que les genoux des fidèles polissent un dallage d'argent.
Les portes de bronze ciselées qui ferment la grande cour des orangers
rappellent celles des palais élevés par les rois asiatiques.
La ville, que baignent les eaux du Guadalquivir descendues de la
Sierra Morena, se signale au loin par ses monuments de marbre rose
et blanc et par ses minarets revêtus d'or martelé dont les facettes
scintillent au milieu des jardins enchanteurs. Les habitations parti-
culières, dont le plan rappelle celui des maisons de Pompéi, déploient
leurs galeries spacieuses autour de cours plantées d'arbres et d'ar-
bustes précieux. Le palmier à dattes, apporté de Syrie et acclimaté
(121)
ISABELLE LA GRANDE
par le fondateur de la dynastie, y balance sous la brise son panache
ondoyant ; le grenadier y sème la verdure sombre de la note pourpre
de ses fruits vernis ; des fleurs rares charment le regard et embaument
de leurs senteurs voluptueuses l'atmosphère calme. En arrière des
portiques du patio, des salles voûtées, ornées de mosaïques, sur-
chargées d'arabesques où se mêlent l'or, la pourpre et l'azur, rappellent
par leur splendeur les demeures merveilleuses des maîtres de Bagdad.
La magie de l'art oriental se déploie dans la cité de la beauté : Medînet
Ez Zahrâ, bâtie non loin de Cordoue par le grand Khalife pour satis-
faire le caprice d'une favorite de qui la ville reçut le nom de << Fleur
d'oranger >>. Ses palais enrichis de pierres précieuses, dépouilles des
empires, ses portes d'ivoire et de cuivre poli, ses belles fontaines, sa
ménagerie d'animaux étrangers, ses volières d'oiseaux rares au milieu
des bosquets d'amandiers et de citronniers, réalisaient le rêve d'une
femme orientale à qui l'on avait voulu rappeler le charme et la beauté
de sa patrie.
Les poètes nourris de miel et de rosée qui connurent Cordoue
dans sa splendeur, alors qu'elle comptait plus de 200 oôo habitants, la
chantent en des termes qui témoignent de leur juste enthousiasme :
« Cordoue est la fiancée de l'Andalousie. Ses ornements charment les
yeux et ils éblouissent la vue. Sa longue lignée de sultans est sa couronne
de gloire ; son collier est formé des perles que les poètes ont cueillies sur
l'océan du langage ; les hommes de science, les maîtres de tous les arts et
de toutes les industries sont comme les bordures qui ornent ses vêtements. »
Le bien-être des habitants, la richesse, la beauté des constructions
ne témoignent pas seuls de la magnificence d'Abd er Rahman.
Les jouissances de l'esprit, le culte des plaisirs intellectuels ne
sollicitent pas en vain sa protection. Il ouvre des collèges où affluent
des écoliers venus d'Espagne, de France, d'Italie, de Germanie, des
Iles Britanniques pour y recevoir l'enseignement de professeurs choisis
parmi les maîtres de la science persane ou arabe, enseignement que
l'on ne trouverait nulle part en Europe ; il assiste aux leçons et
encourage les étudiants par sa présence ; il commente devant eux
les textes, fait traduire en arabe des milliers de manuscrits coptes,
chaldéens et persans, et, de ces ouvrages sans prix, forme la plus
belle bibliothèque qui soit au monde.
La chirurgie, la médecine sont pratiquées et enseignées avec
fruit dans les chaires de Cordoue. Tandis que l'Europe chrétienne
(122)
LA PUISSANCE MORE EN ESPAGNE
croit que la terre est plate, les leçons de géographie y sont données
à l'aide de cartes tracées sur une sphère ; des mathématiciens y
déterminent la durée de l'année, y démontrent l'obliquité de
l'écliptique ; des astronomes y découvrent les taches du soleil.
Les femmes, elles-mêmes, s'adonnent à l'étude de la littérature
et de la science ; elles disputent aux jeunes gens les prix d'éloquence
et de poésie; la fille du Khalife Mohammed, la belle Valadate, lutte de
savoir avec les maîtres. D'autres dames musulmanes s'occupent de
mathématiques, de législation et d'histoire. Admirable libéralisme dans
une société et à une époque où la femme passe pour opprimée et
où son rôle semble uniquement réduit à plaire.
Alors que les petits royaumes chrétiens de l'Espagne végétaient
dans la pauvreté, comment les Omeiyades avaient-ils pu conduire
leur pays au degré de prospérité indispensable à l'exécution d'œuvres
aussi coûteuses? Vainqueurs, ils attiraient dans leur orbite tous les
astres errants et profitaient de leur éclat ; puis la reconquête, commencée
dès la fin du vme siècle dans des conditions extrêmement précaires,
avait remis les Chrétiens en possession du Nord de la Péninsule et de
régions montagneuses, froides, généralement peu fertiles, tandis que
les meilleures provinces restaient aux mains des Musulmans. Enfin les
conquérants, fils de contrées brûlantes où aucune végétation ne peut
vivre sans eau, avaient introduit en Espagne d'excellentes méthodes
d'irrigation et couvert le pays d'un réseau de canaux qui y portaient
la fertilité. Auprès de ces excellents agriculteurs, le paysan de
Biscaye et de Galice n'était qu'une pauvre bête de labour dont
l'opiniâtreté dans le travail restait la qualité dominante.
Cultivé à miracle, le royaume des musulmans avait fourni aux
Khalifes les revenus considérables nécessaires à l'exécution de leurs
projets. Outre un droit d'un cinquième prélevé sur le butin de guerre
et un impôt d'un septième sur les revenus agricoles, les monarques
touchaient une dîme sur les produits du commerce, une taxe de
capitation sur les Chrétiens et les Juifs et une redevance sur le trans-
port des marchandises. Les mines d'or, de fer et de manganèse leur
appartenaient en propre ; les domaines propriétés de la couronne
et sur lesquels on cultivait des denrées de grand prix, telles que la
canne à sucre, la soie, le safran, le coton et le lin, étaient également
la source de revenus considérables. Certaines industries, par exemple
la fabrication de la soie, des velours et des draps, la préparation des
cuirs, avaient acquis une réputation universelle et trouvé des
débouchés dans le monde entier. Les revenus ne se seraient pas élevés,
(123)
ISABELLE LA GRANDE
sous Abd er Rahman, à moins de cent cinquante millions (huit
millions de mitcales d'or). Peut-être cette évaluation est-elle exagérée;
en tout cas, les sources de revenus étaient nombreuses et abondantes.
Les gloires d'un règne magnifique qui dura cinquante ans, les
triomphes, les honneurs, Abd er Rahman les avait connus durant son
Khalifat. Et pourtant, à la fin de sa longue vie, il déclarait qu'il n'avait
vécu que quatorze jours sans éprouver un chagrin ou ressentir
une peine.
« O homme, ne mets pas ta confiance en ce monde ! >>
Sous le règne de El Hakem II (961-976), un prince studieux, épris de
science, et de Hicham II (976-1006), fils et petit-fils d'Abd er Rahman,
le gouvernement est exercé par leur hâdjib, le célèbre El Mansour, une
sorte de maire du palais qui porta la puissance militaire du Khalifat
à son apogée.
El Mansour proclame la guerre sainte, envahit les territoires des
princes chrétiens qui se sont avancés jusqu'au-dessous du Duero
et de l'Ëbre, les met à feu et à sang, traverse Léon, occupe la Corogne,
pousse jusqu'à Santiago de Compostela dont il détruit la cathédrale,
et revient en Andalousie traînant des milliers de captifs chargés,
entre autres dépouilles, des cloches de la basilique. El Mansour mourut
en 1002. S'il eût vécu, le nom des chrétiens eût disparu de la Pénin-
sule.
« Il fut enterré en enfer ! » écrit un historien.
Après lui, la puissance musulmane déclina ; trop de compétiteurs se
disputaient le pouvoir.
Profitant de l'affaiblissement qu'amène la discorde, les Chrétiens
reprennent l'offensive. Alfonso VI (1073-1108), qui a réuni le trône de
Castille à celui d'Aragon, contraint les petits princes musulmans à lui
payer tribut et devient l'arbitre de leur destinée.
A cette époque vécut le fameux Don Rodrigo Diaz de Bivar,
surnommé le Cid Campeador (vers 1040-1099), dont les prouesses
servirent de thème aux aèdes qui, les premiers, écrivirent en langue
castillane. Il est le héros sans pareil, l'idole du peuple, l'ami des saints,
le symbole de l'honneur, de la bravoure et de la fidélité. Les anges
l'assistent, saint Jacques vient à son aide dans la bataille et rend
invincible son épée, la fameuse Tizona. Le Cid de l'histoire ressemble-
t-il à celui du poème? Respectons les belles légendes.
(124)
LA PUISSANCE MORE EN ESPAGNE
Sous Alfonso VI, les Chrétiens victorieux avaient atteint les
rives du Tage. Les Mores comprirent le danger et, faute d'union, ils
appelèrent à leur secours les tribus berbères des Almoravides (Moines
gardiens des frontières (1090-1147). Leur chef, Yoûsouf le Grand, mit les
plaideurs d'accord en s'emparant du pouvoir. Il y avait soixante ans
que la dynastie des Omeiyades (1031) s'était éteinte dans les discordes
et les guerres civiles.
Yoûsouf était une sorte de puritain, dur à ses soldats comme à
lui-même. A la tête d'une armée disciplinée, il battit Alfonso VI, roi
de Castille, à Zalaka, près de Badajoz (1086), et reconquit presque tous
les territoires dont les Chrétiens s'étaient emparés depuis un siècle. Il
ne s'en tint pas à ces triomphes militaires. Persécuter les Chrétiens
et les Juifs, proscrire les arts et les sciences sous prétexte que le Koran
les ignore, qu'ils amollissent les âmes et débilitent les esprits, lui
semblait une œuvre de rénovation, et il l'accomplit avec le zèle d'un
fanatique et la rigueur d'un justicier impitoyable. Après sa mort,
les Berbères se relâchèrent des pratiques religieuses qu'il leur avait
imposées, ils succombèrent aux délices de la vie andalouse et oppo-
sèrent une résistance molle aux incursions d'Alfonso, roi d'Aragon,
dit el Batallador, qui, cinquante ans plus tard, ravagea le pays jusqu'à
la Méditerranée.
Les Chrétiens n'étaient pourtant pas les ennemis les plus redou-
tables des Almoravides. D'autres hordes franchirent le détroit, prirent
sans coup férir Algésiras, Cadix, Malaga, Séville, Valence, et substi-
tuèrent la dynastie des Almohades (Unitaires) (1157-1212), à celle
des Almoravides. Dans la première partie du xne siècle, l'Espagne
musulmane devint entre leurs mains une province africaine.
Les Chrétiens avaient été battus à la bataille de Alarcos. Pedro II
(1196-1213) de Aragon et Alfonso VIII, roi de Castille (1188-1214),
unis dans un même sentiment de haine contre l'étranger, sollicitèrent
du Souverain Pontife l'autorisation de proclamer la croisade contre
l'Infidèle. Des chevaliers de toutes les nations accoururent à l'appel
des princes. Le choc des deux armées eut lieu dans la plaine de Las
Navas de Tolosa (16 juillet 1212). Vigoureusement disputée, la vic-
toire resta aux Chrétiens. Ils en conçurent un si légitime orgueil que
cette journée a gardé dans l'histoire de la reconquête une renommée
légendaire. Si l'on croit Alfonso VIII, 195 000 infidèles y auraient péri
et elle n'aurait coûté aux Chrétiens que 25 hommes. La disproportion
de ces chiffres ne supporte pas la critique. Les Musulmans ne pou-
vaient mettre en ligne les 195 000 hommes qu'ils sont censés avoir
(125)
ISABELLE LA GRANDE
perdus, et l'exagération même de l'évaluation du vainqueur doit être
considérée comme un témoignage de sa joie et peut-être aussi de sa
surprise. En vérité, la bataille de Las Navas. de Tolosa eut des con-
séquences décisives en ce sens qu'elle mit fin à la domination des
Almohades, consacra la libération définitive du Nord et du Centre
de l'Espagne et prépara la reprise de Cordoue (1236), de Murcie
(1243), de Jaén (1246) et de Séville (1248).
Vers la seconde moitié du XVe siècle, le royaume de Grenade, tout
ce qui reste de l'Empire des Mores en Espagne, resserré dans des
limites relativement étroites, s'étend de Gibraltar à la Sierra Nevada,
d'Almeria à la Méditerranée. Ses frontières se déroulent sur un pour-
tour de cent quatre-vingts lieues environ.
Bien que tributaire de la couronne de Castille, il constitue encore
une puissance considérable, défendue par une ceinture de places
fortes et de châteaux, riche en argent et en soldats et dont on ne
peut espérer la chute que de la dissension de ses chefs et de l'union
des princes chrétiens.
Depuis l'avènement des Nassérides et la prise de Jaén, Grenade
était devenue la capitale de la nouvelle dynastie musulmane. Située
presque au centre d'un territoire riche en vallées fertiles, en jardins et
en gras pâturages, elle dressait au pied de la Sierra Nevada ses murs
rouges, crénelés, hérissés de mille et trente tours ; sept portes fortifiées
en fermaient les entrées. Il semble que peu d'années après son élévation
au rang de capitale, elle comptait une population de 200000 habitants
composée en grande partie de réfugiés ou de musulmans expulsés des
villes d'Andalousie tombées aux mains des Chrétiens depuis un
siècle. Cinquante mille guerriers obéissaient à ses monarques, sans
compter ceux que pouvaient fournir les contingents appelés en cas de
guerre.
Sur une haute éminence naturelle qui dominait la ville et, très
au loin, une plaine magnifique, les maîtres de Grenade avaient cons-
truit l'Alhambra, Médînet el Hamrâ, ou la Cité Rouge dont la beauté
et la richesse décorative faisaient l'admiration des visiteurs.
« La légère architecture de cet édifice, dont les ruines charmantes sont
encore le plus grand attrait d'un voyage en Espagne, montre combien l'art
moresque avait prospéré depuis la construction de la mosquée de Cordoue.
Ses colonnades et ses portiques gracieux, ses dômes et ses voûtes étince-
lantes d'or et de couleurs, qui , dans l'atmosphère transparent e, n'ont rien perdu
de leur éclat primitif, ses salles construites, semble-t-il, pour recevoir la brise
(126)
LA PUISSANCE MORE EN ESPAGNE
et les parfums des jardins, ses fontaines qui encore apportent leur fraîcheur
dans ses cours désertes, manifestent le goût, l'opulence et le luxe de ses pre-
miers maîtres.
« Les rues de la ville étaient étroites, entre de hautes maisons que couron-
naient des tourelles ornées de stuc ou de marbre sculpté et dont les corniches
de métal brillant scintillaient comme des étoiles à travers le sombre feuil-
lage des bosquets d'orangers. L'ensemble était comparable à un vase
émaillé enrichi de hyacinthes et d'émeraudes. »
Tels sont les termes enthousiastes dans lesquels les historiens
espagnols décrivent l'admirable Grenade. La plaine ou Vega située
en avant de la ville et où si souvent s'étaient rencontrés les Chrétiens
et les Mores était d'une fertilité sans rivale, arrosée par le Xenil,
irriguée et cultivée avec un soin pour ainsi dire pieux; un paradis
terrestre conservé à l'homme après la punition de sa première faute.
D'ailleurs, Grenade était renommée pour la vaillance de ses soldats
levés dans les sauvages montagnes des Alpurajas, pour la patience
laborieuse de ses cultivateurs, la véracité des citoyens et une probité
commerciale au-dessus de l'éloge. D'après un écrivain musulman, la
parole d'un marchand du bazar valait mieux qu'un contrat signé par
un habitant d'une autre ville. Les auteurs arabes n'étaient pas seuls
à louer les Grenadins :
« Travail more et foi espagnole suffisent pour faire un bon chrétien », écrit
un évêque.
Les Omeiyades avaient apporté en Occident leur goût pour les
sciences et les arts. La perte de Cordoue n'arrêta pas l'essor intel-
lectuel de l'Espagne islamique. Non seulement les villes, mais les
moindres bourgs suivant leur importance, furent dotés d'écoles, de
gymnases, d'universités. Plus de soixante-dix bibliothèques exis-
taient sur le territoire. Le catalogue des manuscrits arabes conservé
à l'Escurial témoigne de l'étendue des connaissances et de la variété
des disciplines.
La Giralda avait été sans doute le premier observatoire construit
en Espagne. Après la prise de Se ville, les savants qui se transpor-
tèrent à Grenade y fondèrent un centre célèbre d'études. Les mathé-
matiques les captivent ; la géographie les attire ; ils explorent l'Asie
et l'Afrique, rapportent des itinéraires et consignent leurs observa-
tions. Ils s'occupent de logique et de métaphysique avec succès. Aris-
tote, commenté par Averroès, devient leur idole, et son autorité régira
(127)
ISABELLE LA GRANDE
leur enseignement pendant plusieurs âges. La médecine les passionne
comme elle a intéressé les Juifs et la pharmacie s'enrichit de médica-
ments nouveaux importés d'Orient ; mais c'est la position relative
et le lever des étoiles qui jouent un rôle décisif dans l'application des
remèdes. En somme, si les Mores apprennent beaucoup, ils s'élèvent
rarement jusqu'aux principes des choses, se perdent dans les détails
et, de l'ensemble de leurs œuvres, se dégagent peu d'idées nouvelles.
Les sciences occultes les séduisent davantage que les sciences ration-
nelles ; ils dépensent des existences et des fortunes à la recherche de
l'élixir de longue vie et de la pierre philosophale. La magie nuisit au
progrès de la physique, l'alchimie se développa à l'encontre de la
chimie et l'astronomie se fit la servante de l'astrologie.
Le jugement que nous portons ainsi sur les Arabes, alors que des
siècles se sont écoulés et que nous le dégageons d'un ensemble de
connaissances qu'ils ignoraient, ne pouvait se présenter à la pensée de
leurs contemporains. Même durant la dernière période de la puissance
more en Espagne, le respect qu'inspirait leur civilisation était
immense et général.
L'Ambassadeur de l'Empereur Frédéric II, de passage à Lisbonne,
écrit à son maître que la science et la civilisation dont il a été le témoin
à Grenade contrastent avec l'état des autres pays d'Europe qu'il a
traversés.
Malgré l'état de guerre presque permanent et l'animosité entretenue
par les passions religieuses confondues avec les nobles aspirations patrio-
tiques, la culture des Espagnols se ressentit du voisinage des Mores.
Aux premiers siècles de la reconquête, les Mudejars ou sujets musul-
mans des princes chrétiens avaient ouvert devant leurs maîtres les
portes jusque-là fermées de l'Orient ; plus tard étaient venus les
Mozarabes ou sujets chrétiens des musulmans. Ils s'étaient si bien
identifiés avec l'Islam que longtemps après l'expulsion des enva-
hisseurs ils ne parlaient et n'écrivaient que l'arabe, pensaient, se
vêtaient et vivaient comme des musulmans, propageaient chez leurs
coreligionnaires la civilisation où ils avaient été élevés. Ainsi s'ex-
pliquent, dans les arts des vainqueurs, l'adoption presque générale
de formes et de décors empruntés à l'architecture des vaincus, dans
la vie domestique de la noblesse l'introduction d'une jalousie san-
guinaire et injustifiable en terre chrétienne, et, jusque dans le domaine
de l'âme, la croyance à la prédestination spéciale que professent les
sectateurs de l'Islam. Puis, si les Chrétiens et les Musulmans étaient
souvent en guerre, il y avait aussi des périodes où les adversaires,
(128)
LA PUISSANCE MORE EN ESPAGNE
faisant trêve, se réunissaient dans des fêtes et des tournois où ils riva-
lisaient de magnificence et de courtoisie. En 1463, le Roi de Castille
Enrique IV vint rendre visite à l'Emir de Grenade et fut reçu sous les
draps d'or d'un magnifique pavillon tendu dans un jardin de la Vega.
Après que les deux monarques eurent causé longtemps par l'inter-
médiaire de leurs interprètes et qu'ils eurent échangé de superbes
présents, ils se séparèrent avec autant de marques de respect et
d'amitié que s'ils eussent entrevu une paix perpétuelle entre leurs
deux pays, et une brillante escorte d'honneur accompagna jusqu'à
la frontière le souverain castillan. Les légendes, les ballades, les
romances peignent d'ailleurs les chevaliers musulmans en des termes
qui s'appliquent aussi sans effort au chevalier chrétien de la même
époque. L'un et l'autre doivent être pieux, vaillants et courtois,
rechercher les prouesses, posséder des dons poétiques, s'exprimer
avec éloquence, chevaucher avec élégance un destrier, manier avec
adresse l'arc et la lance. Tous deux savent, à la fin d'un tournoi où ils
ont montré leur valeur, en oublier les fatigues et les périls dans des
joutes poétiques, des discours amoureux et le récit de belles histoires
chevaleresques. Tous deux sont également braves au combat et, dans
la guerre de Grenade, nous relèverons de part et d'autre des traits
d'héroïsme comparables aux exploits des preux légendaires.
Il était à prévoir que bientôt, lorsque s'engagerait la lutte suprême
entre le Croissant et la Croix, entre deux monarchies, entre deux
peuples rivaux, elle serait d'une âpreté sans pareille, digne des hommes
nés pour la guerre, élevés à la guerre et résolus à la soutenir avec
une égale ardeur.
CHAPITRE IX
LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA.
DÉFAITE DE LOJA
MOULEI ABOU'L HASSAN REFUSE LE TRIBUT. || PRISE DE ZAHARA. || PONCE DE
LEON ASSAILLE ALHAMA ET S'EN EMPARE. Il CE FAIT D'ARMES EXCITE LA JALOU-
SIE DE FERDINAND. || IL DÉCIDE DE SECOURIR ALHAMA. || MAGNANIMITÉ DU
DUC DE MEDINA SIDONIA. || MOULEI ABOU'L HASSAN LÈVE LE SIÈGE. || NAISSANCE
DE L'INFANTE DONA MARIA. H FERMETÉ D'iSABELLE. || ENTRÉE TRIOMPHALE DE
FERDINAND DANS ALHAMA. || LE ROI RETOURNE A CORDOUE. || LE RENDEZ- VOUS
de la croisade sous loja. || Ferdinand traverse le xenil a ecija. Il son
ERREUR STRATÉGIQUE. || MANŒUVRE D'ALI ATAR. Il RETRAITE DE L* ARMÉE
CHRÉTIENNE. || FERDINAND PUNI DE SA PRÉSOMPTION.
Depuis la fin de la guerre de succession, Ferdinand et Isabelle
mûrissaient l'idée de conquérir Grenade sans entrevoir pour-
tant à brève échéance la réalisation de ce projet ambitieux,
quand une insulte du Roi more, bientôt suivie d'une agression, vint
les contraindre à prendre les armes. En 1466, Moulei Abou'l Hassan
avait succédé à son père, Abou Nasr Sa'd. Guerrier vaillant, auda-
cieux, très animé contre les Chrétiens, il ne rêvait que batailles et s'y
était préparé en exerçant une armée de plus de 50 000 hommes. Ses
archers jouissaient d'un juste renom et sa cavalerie légère était sans
rivale. Quand, en 1476, il eut à recevoir Don Juan de Vera, l'Ambas-
sadeur chargé de îéclamer, selon l'usage, les 2000 pistoles d'or et les
esclaves promis comme tribut annuel à la Castille, il répondit
fièrement à l'envoyé des Rois :
« Dites à vos maîtres que les Rois de Grenade qui leur payaient
tribut sont morts. Notre hôtel des monnaies ne frappe plus des pièces
d'or ; il trempe des cimeterres et des fers de lance. »
Les Rois reçurent avec indignation cette réponse mais ils n'étaient
point encore en état de relever le défi. Isabelle, aux prises avec les
(I3P)
LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA
graves difficultés de la guerre de succession, était retenue en Castille;
quant à Ferdinand, il n'avait point hérité de son père le royaume
d'Aragon et ne pouvait prêter à sa femme d'autre concours que celui
de sa vaillance.
Enhardi par l'inertie apparente des Rois, Moulei Abou'l Hassan
ne s'en tint pas à la menace ; à la fin de l'année 1481, il prit l'offen-
sive. Durant une longue nuit de décembre, alors que se déchaînait
un orage épouvantable, il assaillit Zahara, une petite forteresse située
entre Ronda et Médina Sidonia que sa position sur un rocher à pic,
baigné à sa base par le Guadalevin, semblait rendre inaccessible. Sa
réputation était si bien établie que l'on avait coutume d'appeler une
femme dont la vertu défiait toute attaque, une Zaharena. Mais encore
les forteresses les plus sévères, à l'inverse de vertus rigides, demandent-
elles à être surveillées, et Zahara était mal gardée, depuis longtemps
on n'avait pas réparé ses murailles, son Alcaide, insouciant, négligeait
les devoirs de sa charge.
La pluie, le vent, qui aveuglaient les sentinelles, favorisèrent
l'escalade. En vain la garnison, surprise en plein sommeil, tenta de
se défendre ; elle fut passée au fil de l'épée. La population inoffensive,
les femmes, les enfants furent emmenés en esclavage à Grenade.
On ne laissa dans la cité que les vieillards inutiles.
La nouvelle de ce désastre excita le vif mécontentement des Rois,
et Isabelle ne fut pas seule à déplorer la perte de Zahara. Ferdinand
y vit une insulte personnelle, cette ville ayant été reprise aux Mores
par son grand-père. Des ordres furent donnés pour renforcer d'urgence
les garnisons des places et châteaux de la frontière, et les préparatifs
de guerre ne furent plus différés. Pendant qu'Isabelle organisait
l'expédition, un grand seigneur andalou, Don Rodrigo Ponce de
Léon, Marquis de Cadix, informé, par un espion qu'il entretenait
auprès du Roi more, que la forteresse d' Alhama, située sur la frontière
du roj^aume de Grenade, à huit lieues seulement de cette capitale,
était mal gardée, résolut de tenter sur cette ville le coup de main qui
avait réussi sur Zahara. La place d' Alhama dominait un plateau
escarpé et semblait inexpugnable, elle aussi. Mais on la savait riche,
aimée des Rois de Grenade qui y possédaient une belle résidence,
gardienne d'une partie des trésors de l'État et, par conséquent, de
bonne prise. Ses eaux jouissaient d'une grande renommée en raison de
leur vertu curative, ses fabriques de draps étaient célèbres. Ponce de Léon
ne se mit pas en frais d'imagination. Après avoir mandé au château
d'Arcos, où il demeurait, ses amis : Pedro Enriquez, Adelantado
(131)
ISABELLE LA GRANDE
d'Andalousie, Don Diego de Merlo, Commandeur de Séville, Sancho
de Avila, Alcaide de Carmona, et leur avoir communiqué son projet, il
réunit 3000 cavaliers et 4000 fantassins et, le 28 février 1482, il se mit
en route à leur tête. Quelques chevaliers furent seuls informés du but
de l'expédition.
Afin de ne point éveiller l'attention, la petite armée marchait pru-
demment de nuit et se reposait le jour dans les bois. Quand on eut
franchi la frontière, on redoubla de précautions. La troisième nuit,
deux heures avant l'aube, on arriva sous les murs d'Alhama. Le ciel
était obscur, la tempête faisait rage et couvrait tous les bruits de ses
grondements. Moulei Abou'l Hassan n'avait pas été mieux secondé
quand il avait surpris Zahara.
Les échelles furent dressées contre les murs de la citadelle, les
escaladeurs s'élancèrent, quelques soldats les suivirent, tombèrent sur
les veilleurs endormis, les massacrèrent ainsi que le corps de garde,
et coururent ouvrir les portes au gros de la troupe qui, silencieuse,
était montée par le chemin d'accès que l'on négligeait de garder.
Ponce de Léon entra triomphalement dans la place, bannières
déployées et trompettes sonnant. C'est ainsi qu'Alhama, réveillée
en sursaut, apprit le succès des Chrétiens.
Sans perdre de temps, les habitants de la ville organisèrent la
défense. Se précipiter vers la porte de la citadelle qui communiquait
avec la cité, établir une solide fermeture de poutres derrière les
battants, dresser une barricade à travers la rue qui lui faisait suite,
fut l'affaire d'une heure à peine. Quand les assaillants, un peu récon-
fortés par un léger repas, voulurent avancer, ils durent enfoncer la
porte et enlever la barricade sous une grêle de traits et de coups de
feu. Vainement ils tentèrent de franchir cette zone dangereuse.
Repoussés, les chefs chrétiens tinrent conseil. Puisqu'il était impos-
sible de s'emparer d'Alhama, il fallait raser la citadelle et battre en
retraite. Le Marquis de Cadix s'y opposa. Quoi qu'il en pût coûter,
on réduirait la place à merci. Joignant l'exemple à la parole, il s'élança
le premier sur la barricade, au cri de << Santiago! >> et, entre Chrétiens et
Musulmans, le combat reprit, acharné. Tandis que les Mores com-
battaient corps à corps et s'opposaient au progrès de l'attaque, du
haut des terrasses les femmes accablaient les assaillants sous les
projectiles. Chaque pouce de terrain était disputé avec un courage
farouche. Les habitants d'Alhama combattaient pour leur vie, leur
fortune, leur liberté ; les Chrétiens étaient résolus à conquérir/au prix
des plus durs sacrifices, une ville dont la possession leur était précieuse
(132)
LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA
et sur laquelle ils s'étaient jetés sans assurer leur retraite ni garder
leurs communications avec l'Andalousie. Enfin, les Espagnols l'empor-
tèrent. Assaillis de toute part, les Mores se réfugièrent avec leurs
femmes et leurs enfants dans la principale mosquée qu'ils défendirent
encore du haut des minarets et des terrasses. Le feu qui, des portes
closes, gagna les charpentes, mit un terme à une résistance héroïque.
Les habitants d'Alhama qui avaient échappé aux flammes, ne vou-
lurent pas survivre au désastre et se précipitèrent avec une fureur
sauvage sur les armes de leurs adversaires. On fit très peu de prison-
niers. La ville fut livrée aux soldats ivres de joie à la vue de l'or,
des bijoux, des perles, des soies, des brocarts précieux accumulés
dans le palais et au bazar. Pourtant les chefs préservèrent les magasins
de vivres bien approvisionnés en grains, huile et denrées indispen-
sables à l'entretien de la garnison, alors que l'on était si loin des pays
chrétiens où l'on eût pu se ravitailler. Le premier soin du Marquis de
Cadix avait été de délivrer les prisonniers chrétiens enfermés dans les
donjons et employés aux plus dures corvées; le second fut de faire
pendre sans délai aux créneaux de la citadelle un certain nombre
de renégats qui, depuis quelques années, instruisaient les Mores des
faits et gestes des Chrétiens et qui se croyaient à l'abri d'un châtiment
sous la protection de la sévère forteresse. Les vainqueurs comprenaient
mieux la vengeance qu'ils n'entendaient la miséricorde. Bien des
siècles devaient s'écouler encore avant que la générosité du vainqueur
fût considérée comme une vertu au lieu d'être tenue comme une preuve
de faiblesse.
La nouvelle de la perte d'Alhama tomba dans Grenade comme
un coup de foudre. Les Chrétiens maîtres de la seconde ville du
royaume, et cela en une nuit ! Les Chrétiens victorieux, triomphants
à huit lieues de la capitale !
« Le Roi more se promenait dans la cité de Grenade, depuis la porte
d'Elvire jusqu'à celle de Bibarrambla.
« Malheur sur moi ! Alhama !
« Des lettres lui arrivèrent annonçant qu'Alhama était prise. Les lettres,
il les jeta au feu, et le messager, il le tua.
« Malheur sur moi ! Alhama !
« Hommes, enfants et femmes pleurent une perte si grande. Elles
pleurent toutes, les dames, tant que Grenade en possède.
« Malheur sur moi ! Alhama !
« Par les rues et les fenêtres, beaucoup de deuil paraissait. Le Roi pleu-
(133)
ISABELLE LA GRANDE
rait comme une femme parce que ce qu'il perdait était beaucoup.
« Malheur sur moi ! Alhama ! »
En vérité, loin de se laisser abattre, Moulei Abou'l Hassan accueillit
la nouvelle avec le calme et la dignité qui convenaient à son caractère
fortement trempé. Au lieu de perdre le temps en lamentations stériles,
il ne songea qu'à recouvrer le bien perdu et fit partir sans délai les
2 ooo cavaliers de sa garde, tandis qu'il se préparait à les suivre en
tête des milices.
Le 5 mars, il arrivait devant Alhama. L'ensemble de ses troupes
ne comptait pas moins de 3 000 cavaliers et de 50 000 fantassins.
Dans sa hâte, il avait laissé en arrière son artillerie dont le train
rudimentaire était lourd et encombrant. Prendre la place d'assaut
paraissait impossible. Moulei Abou'l Hassan recourut au blocus. La ville
était, croyait-il, bien pourvue de vivres : c'était par la soif qu'on
devait la réduire. Ce projet semblait exécutable, car un puits pro-
fond, alimenté par la rivière qui coulait au pied de l'escarpement
rocheux, constituait la seule ressource sur laquelle les assiégés pussent
compter. Les Mores, très habitués aux travaux hydrauliques, eurent
tôt fait d'assécher la couche qui alimentait le puits. Avec terreur,
les Espagnols se virent d'un jour à l'autre privés d'eau. Pour en
conquérir quelques gouttes, il fallait suivre une galerie souterraine,
déboucher sur le bord de la rivière par une ouverture que visaient
sans cesse les flèches des assaillants et les payer au prix du sang.
En outre, les magasins de vivres que l'on avait arrachés au pillage
lors de la prise de la ville avaient été plus tard abandonnés aux soldats.
Bien que trop peu nombreuse pour défendre le périmètre étendu
des murailles, la garnison commençait à connaître la faim en même
temps qu'elle endurait le supplice de la soif. Moulei Abou'l Hassan, fou
de rage à la vue des corps des habitants d'Alhama demeurés sans
sépulture sur les escarpements où les Chrétiens les avaient jetés
en pâture aux chiens et aux oiseaux de proie, recouvrait l'espoir
d'assouvir sa haine et de tirer une vengeance cruelle de l'audacieux
Marquis de Cadix.
Pendant que le monarque musulman pressait les opérations, les Rois
étaient informés de la prise d'Alhama, compensation magnifique et
imprévue de la castastrophe de Zahara. Ils se trouvaient au palais
de Médina del Campo et entendaient la messe quand le courrier
arriva. Ferdinand éprouva tout d'abord une satisfaction profonde ;
puis la jalousie étouffa la joie, car cet étonnant fait d'armes était dû
(134)
LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA
à un seigneur dont la puissance l'inquiétait ; enfin il hésitait entre
le devoir et l'intérêt.
« Pendant toute la durée du repas qui suivit l'office, dit un contemporain,
il resta pensif, se demandant à quel parti il convenait de s'arrêter. Son père
était mort en 1479 '> avant d'être roi de Castille, il était roi d'Aragon, et
s'engager dans la guerre contre les Mores lui semblait beaucoup moins
urgent que reprendre à la France les comtés de Roussillon et de Cerdagne.
Le premier devoir n'était-il pas de recouvrer son bien avant de chercher à
s'emparer de celui des autres? Si la guerre de la Reine était une guerre sainte
la sienne était une guerre juste. >>
Pourtant, à la réflexion et sollicité sans doute par Isabelle, à qui
un état de grossesse avancée ne permettait pas d'assumer en per-
sonne la direction de la campagne, il prit une décision honorable.
La guerre avait été imprudemment engagée, mais elle s'ouvrait
par un magnifique succès; il en profiterait et courrait au secours
d'Alhama d'où Moulei Abou'l Hassan essayerait de chasser les
Chrétiens. Il importait aussi de ne pas laisser l'honneur de garder la
ville au grand feudataire qui l'avait reconquise. Ferdinand donna
l'ordre d'assembler au plus vite les quelques troupes que l'on pouvait
réunir autour de Médina del Campo, accompagna la Reine à la cathé-
drale où l'on se rendit en procession afin de chanter le Te Deum et
de remercier le Dieu des batailles, et, le soir, il prenait la route de
Séville. Isabelle s'était chargée de faire suivre sans délai les appro-
visionnements nécessaires à l'expédition et ceux qu'exigeraient les
contingents qu'on appela cette nuit même.
Malgré un empressement méritoire après ses premières hésitations,
Ferdinand devait être frustré de la gloire de délivrer Alhama. A peine
le Marquis de Cadix eut-il occupé la ville qu'il comprit la difficulté
de la garder. Beaucoup de chevaliers avaient péri, l'infanterie très
affaiblie, fort maltraitée, semblait dans l'impossibilité de traverser
les territoires mores qui s'étendaient jusqu'à la frontière, même si
l'on eût décidé l'abandon d'une conquête chèrement achetée. Des
émissaires, envoyés aux gouverneurs des places d'Andalousie, les
avaient informés de la situation et avaient imploré secours. Quand
le Marquis vit paraître sous les murs d'Alhama la nombreuse armée de
Moulei Abou'l Hassan, il se félicita de sa prévoyance, mais, soucieux
de prolonger la résistance en attendant l'arrivée des contingents qui
forceraient les Mores à lever le siège, il prit en personne la direction
Isabelle la Grande. (^35) 10
ISABELLE LA GRANDE
de la défense, partageant les fatigues des siens et soutenant par son
énergie les courages défaillants.
Parmi les nobles qu'il avait appelés à l'aide, le Marquis avait
volontairement omis l'ennemi séculaire de sa maison, le plus puissant
seigneur d'Andalousie, Don Enrique de Guzmân, Duc de Médina
Sidonia, avec qui, peu de temps auparavant, il était en guerre, à
l'époque même où Isabelle avait assuré la paix entre eux en les exilant
chacun dans leurs terres. Cette fierté risquait de lui être funeste, car
les forces réunies de tous les seigneurs andalous n'équivalaient pas
à celles que Médina Sidonia pouvait mettre en ligne. Mais le Duc était
aussi magnanime que puissant. Apprenant la situation désespérée de
son rival, il n'écoute que son ardeur guerrière, réunit ses troupes à
celles du Marquis de Villena et du Comte de Cabra, appelle les
milices de Séville, rassemble en quelques jours une armée de 5000 ca-
valiers et de 40000 fantassins, se met à leur tête et marche au
secours d'Alhama.
De son côté, Ferdinand avait fait diligence. Il n'était plus qu'à
cinq lieues de Cordoue quand on l'informa qu'il était devancé par
une armée levée en Andalousie. Aussitôt, il mande au Duc de l'attendre.
Tout en s'excusant, celui-ci répond qu'Alhama est dans une situation
désespérée, le moindre retard peut causer sa perte et il n'est même
pas sûr d'arriver à temps.
La déception de Moulei Abou'l Hassan fut extrême quand ses
espions lui annoncèrent l'approche de Médina Sidonia, l'ennemi sécu-
laire du Marquis de Cadix. Il avait compté seulement sur la venue plus
ou moins tardive de l'armée royale, peu nombreuse et fatiguée par des
marches forcées. Pourtant, le Roi more était trop habile pour se laisser
enserrer entre l'armée qui s'avançait et la garnison de la place,
encore redoutable malgré les privations qu'elle avait supportées.
Le 29 mars, après un assaut infructueux où périt la fleur de la noblesse
grenadine, il leva le camp et désolé, s'arrachant les cheveux et la
barbe, il se retira sur Grenade. Le lendemain, à leur extrême surprise,
les assiégés virent déserte la vallée où, la veille, campait l'armée more,
mais leur joie dépassa leur étonnement quand se déployèrent à l'hori-
zon les bannières glorieuses de Médina Sidonia. Ce fut à qui courrait
plus vite vers les libérateurs pour les remercier et les bénir. Les chefs
des deux armées tombèrent dans les bras l'un de l'autre et, les larmes
aux yeux, se jurèrent une affection fraternelle. La reconnaissance
effacerait jusqu'au souvenir de leurs discordes héréditaires. Récon-
ciliation aussi heureuse qu'imprévu, car le Duc, en faisant cause
(136)
LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA
commune avec son ancien rival, unissait l'Andalousie chrétienne dans
une patriotique ambition. Par la suite, il y eut bien quelques différends
entre les troupes des deux héros, à propos du partage du butin, mais
le bon vouloir des chefs apaisa la querelle prête à s'envenimer. Une forte
garnison de membres de la Sainte Hermandad fut laissée dans Alhama
et les adversaires désormais réconciliés licencièrent leurs troupes.
Ferdinand, qui avait atteint Antequera, revint à Cordoue. La Reine
l'y rejoignit à la fin d'avril après avoir appelé en Andalousie la noblesse
et les troupes du Nord et assuré les approvisionnements nécessaires
à leur entretien.
C'est dans l'ancienne et belle capitale des Omeiyades qu'Isabelle
mit au monde son quatrième enfant, l'Infante Dona Maria, la future
Reine de Portugal. Cet événement avait suspendu les prépa-
ratifs de guerre, quand, de nouveau, Moulei Abou'l Hassan parut
sous les murs d' Alhama à la tête d'une armée nombreuse et d'un
énorme train d'artillerie de siège qui lui avait fait si grandement
défaut à sa première expédition. Le vieux guerrier ne pouvait renoncer
à la ville qu'il aimait comme la prunelle de ses yeux et il avait juré de
la reprendre, quel que fût le prix de la reconquête.
Au conseil de guerre tenu par les Rois, les gens sages représentèrent
qu' Alhama était au cœur du territoire ennemi, toujours exposée à
une surprise. Il fallait traverser une grande étendue de territoire
more et franchir des passes dangereuses pour la secourir ; on ne
pourrait la défendre qu'à force de sacrifices de sang et d'argent.
Mieux valait l'évacuer tout de suite que de la perdre après de terribles
combats. Ferdinand était perplexe ; Isabelle repoussa la proposition :
« La gloire, dit-elle, ne s'acquiert pas sans péril. La guerre actuelle est
difficile et ses dangers étaient prévus avant de l'entreprendre. La possession
d'Alhama est d'une importance incalculable, étant donné que cette ville
peut être regardée comme la clé du pays. Là fut commencée la guerre;
l'honneur et la politique défendent de prendre une mesure qui jetterait
l'abattement dans le cœur de nos sujets. »
Cet enthousiasme chevaleresque enflamma les esprits hésitants.
S'il le fallait, on défendrait Alhama contre les forces réunies de l'Islam !
Il fut décidé que le Roi se mettrait en marche sur l'heure à la tête
des troupes disponibles et qu'il serait suivi par les convois de muni-
tions, approvisionnements et fourrages préparés avec tant d'adresse
et d'activité depuis le mois de mars.
(137)
ISABELLE LA GRANDE
Moulei Abou'l Hassan fut-il instruit de la décision virile dictée par
Isabelle? Quoi qu'il en soit, à la nouvelle de l'approche du Roi de
Castille, il leva le siège une seconde fois et reprit le chemin de Gre-
nade (14 mai 1482).
Ferdinand fit une entrée triomphale dans Alhama, suivi d'un
'ïiagnifique cortège de chevaliers, de seigneurs, de prélats, et se rendit
à la mosquée Djouma qu'il fit purifier par le Cardinal de Mendoza et
consacrer à Sainte-Marie de l'Incarnation. Deux autres mosquées
furent également affectées au culte chrétien. Des autels, des croix,
des vases sacrés, des ornements et des bannières brodés de la main
de la Reine formèrent le trésor de chacune d'elles. Puis des cloches,
qui reçurent mission de chasser le diable, furent hissées dans les minarets
du haut desquels les mouezzins appelaient naguère les fidèles musulmans
à la prière.
Une forte garnison, sous le commandement de Porto Carrero, et
trois mois de vivres ayant été laissés dans la place, Ferdinand s'abattit,
tel un oiseau de proie, sur la Vega de Grenade et la saccagea sans
merci. Las de détruire, le Roi fit son entrée solennelle à Cordoue.
Il n'avait pas tiré l'épée.
Pendant cette expédition, Isabelle n'était pas restée inactive.
Les villes de Castille et de Léon, celles de Biscaye et du Guipuzcoa
avaient reçu le repartimiento, c'est-à-dire la répartition proportion-
nelle des hommes, de l'artillerie et des subsides qu'elles devaient
envoyer le Ier janvier en Andalousie. Les Grands-Maîtres des Ordres
militaires, désormais soumis à la couronne, furent mandés avec mission
d'amener à la croisade leurs forces disponibles. Chaque fois qu'elle
en trouvait l'occasion, Isabelle avait soin de signaler l'importance
religieuse qu'elle attachait à la guerre contre l'Infidèle. Sans se lasser,
elle élevait la Croix contre le Croissant. Certes elle était sincère dans
sa croyance, inébranlable dans sa confiance en Dieu, mais son appel
ardent au sentiment religieux n'était pas moins très politique.
Le rendez- vous fut donné sous les murs de Loja. C'était une
ville très forte, bâtie sur un piton au milieu de montagnes sauvages,
— une fleur entre les épines, — défendue par sa situation et par le
Xenil qui baignait l'enceinte sur presque tout son pourtour. Un pont
unique permettait d'aboutir au chemin d'accès et il était battu par
les projectiles de la place.
Situé au Nord d' Alhama, Loja commandait avec elle l'entrée du
royaume. Une forte garnison l'occupait, commandée par Ali Atar,
un guerrier vaillant, vieilli dans la guerre de frontière. L'enlever
(138)
LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA
était une entreprise hasardeuse, mais elle tentait Ferdinand, jaloux
de la gloire du Marquis de Cadix et qui brûlait de se signaler par
quelque action héroïque.
Moulei Abou'l Hassan avait demandé des renforts en Afrique.
Isabelle l'apprit, plaça sous le commandement de ses deux meilleurs
amiraux la marine de Biscaye et leur ordonna de croiser dans le détroit
afin d'empêcher tout passage.
Le rcpartimiento avait été fait avec discernement et méthode,
mais les pays du Nord auxquels il s'adressait, bien que très dévoués
à la couronne, étaient loin du théâtre de la guerre et y prenaient un
intérêt médiocre. Ils obéirent avec mollesse et envoyèrent des milices
mécontentes de partir, ignorantes du métier des armes et recrutées
parmi le menu peuple où l'esprit militaire était beaucoup moins
développé que dans la noblesse. Presque point d'artillerie, à peine
des armes. A la fin de juin, les Rois constatèrent avec surprise qu'ils
pouvaient difficilement mettre en ligne 4 000 cavaliers et 8 000 fan-
tassins.
Pourtant l'ardeur de Ferdinand ne voulait pas connaître d'obstacle.
Le Ier juillet, il se mit en marche et traversa le Xenil à Ecija. Soldat
courageux, vaillant chevalier, il n'avait pas les qualités d'un capi-
taine.
Au lieu d'écouter les avis du Marquis de Cadix qui conseillait de
jeter des ponts sur le cours inférieur de la rivière et d'attaquer la ville
à revers, il suivit l'inspiration des chevaliers castillans, inhabiles à
la guerre de siège, et envoya un fort détachement occuper les hauteurs
d'Albohacen avec ordre de s'y fortifier, après y avoir installé les vingt
pièces d'artillerie dont il disposait.
Quand le vieil Ali Atar vit briller sur cette éminence les armures
des chevaliers chrétiens : << Par Allah, s'écria-t-il, je vais réveiller ces
étourdis ! >>
Aussitôt, il sort de la ville, manifestant l'intention de disputer
la position qu'occupent les assiégeants. Emportés par leur valeur,
ceux-ci se précipitent à sa rencontre au lieu de l'attendre. Les Mores
feignent une panique, tournent bride et s'enfuient devant les
Chrétiens qui espèrent entrer à leur suite dans la place ; mais, une
grosse troupe de cavalerie more, placée en embuscade, tombe sur
le camp et commence le pillage. Les Castillans se retournent aux
cris des quelques hommes restés à la garde des tentes ; ils comprennent
leur erreur, abandonnent la poursuite, reviennent en arrière, essayent
de regagner le terrain perdu et sont pris comme dans un étau entre
(139)
ISABELLE LA GRANDE
les deux corps de troupes musulmanes. Après un combat acharné, les
Espagnols, renforcés par l'arrière-garde qui arrivait toute fraîche,
eurent cependant le dessus et obligèrent Ali Atar à rentrer dans la
ville. Mis en garde par une leçon aussi sérieuse, Ferdinand comprit
l'imprudence qu'il avait commise en divisant des forces mal exercées,
faciles à décourager, épuisées par les fatigues de longues marches. Le
soir même, il ordonnait d'évacuer à l'aube la malencontreuse position
qu'il avait désignée la veille pour y établir l'artillerie. Ali Atar, qui, de
la ville, surveillait les mouvements des Chrétiens, n'eut pas plus tôt
deviné les intentions de l'adversaire, qu'il rassembla tout ce qu'il
avait de troupes, sortit de la ville et fit occuper la batterie aban-
donnée, tandis qu'il assaillait l'ennemi en flanc et à revers et le prenait
en flagrant délit de manœuvre. A cette vue, les Espagnols, saisis d'une
terreur panique, envahissent le camp royal, semant l'épouvante sur
leur passage, et entraînent dans une fuite désordonnée le reste de
l'armée. Ni les objurgations du Roi, ni celles de leurs chefs ne peuvent
arrêter cette foule apeurée qui jette ses armes pour courir plus vite.
Ferdinand montra beaucoup de sang-froid et de courage, s'efforça
d'arrêter la poursuite d'Ali Atar, eut un cheval tué sous lui tandis
que sa lance était plantée dans le corps d'un ennemi, et ne dut son
salut qu'au secours du Marquis de Cadix. Les pertes furent grandes et,
en raison de la haute situation de quelques-unes des victimes, cet
échec eut en Espagne un retentissement douloureux. Le Grand-Maître
de Calatrava, Tellez Girin, avait péri le premier jour, atteint par
deux flèches au défaut de la cuirasse. Le Comte de Haro avait reçu
trois blessures au visage ; le Duc de Médina Celi avait été désarçonné
et relevé à grand' peine par ses écuyers; le Comte de Tendilla fût tombé
entre les mains de l'ennemi sans l'aide de son frère, le Comte de Zuniga,
qui le défendit alors que ses blessures ne lui permettaient plus de
faire usage de ses armes.
Ferdinand continua sa retraite à la tête d'un petit nombre de
chevaliers. Les milices s'étaient dispersées, évanouies, fondues.
D'ailleurs, le Roi fit bien de renoncer à toute idée de revanche immé-
diate, car, le troisième jour, Moulei Abou'l Hassan sortait de Grenade
avec une nouvelle armée et marchait au secours de Loja. S'il eût
rencontré les débris de l'armée chrétienne, il n'y eût pas eu, comme à
Marathon, un soldat pour porter la nouvelle du désastre.
Humilié, Ferdinand avait regagné Cordoue. La Reine y espérait
un autre retour de l'armée et de son époux.
La leçon était chèrement payée, mais elle ne fut pas perdue. Ferdi-
(140)
LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA
nand avait été présomptueux ; la perte d'une armée sous les murs de
Loj a lui révéla la valeur d'un ennemi qu'il avait dédaigné alors qu'il
eût dû le craindre ou, tout au moins, le respecter. Ensuite, il reconnut
par une expérience personnelle que les places fortes ne se prennent pas
avec de la cavalerie bardée de fer et que le courage échoue devant les
murailles et les tours quand on n'appelle pas à son aide la science des
poliorcètes.
La prise d'Alhama compensait la perte de Zahara. Pourtant le dé-
sastre de Loj a qui donnait aux Musulmans un avantage marqué
sur les Chrétiens semblait présager que la lutte serait terrible et il eût
jeté le découragement dans un cœur moins fier que celui d'Isabelle.
CHAPITRE X
L'ART DE LA GUERRE SOUS ISABELLE
USAGE DE LA POUDRE A CANON AU SIÈGE D'ALGÉSIRAS (1342). || ISABELLE ENGAGE
DES INGÉNIEURS ET DES ARTIFICIERS ÉTRANGERS. || CRÉATION D'UNE ARTILLERIE.
Il CONSTRUCTION DE PLUSIEURS ARSENAUX. || LE TRANSPORT DE L'ARTILLERIE
NÉCESSITE LE PERCEMENT DE ROUTES. || RÔLE IMPORTANT DES SAPEURS PION-
NIERS. Il RÉPARATION DES ANCIENNES MACHINES DE GUERRE. || ACTIVITÉ D'iSA-
BELLE. Il LE PREMIER HÔPITAL MILITAIRE. || A DÉFAUT DU ROI, LA REINE CONFIE
LE COMMANDEMENT DE L* ARMÉE AU CARDINAL DE MENDOZA. Il INDÉPENDANCE
DES GRANDS FEUDATAIRES. || L'INFANTERIE SUISSE. Il LES TERCIOS ESPAGNOLS. ||
ARMÉES PERMANENTES.
Jusqu'au milieu du xve siècle, la guerre engagée entre les
Mores et les Chrétiens consistait le plus souvent en caval-
gadas, sorte de chevauchées rapides au cours desquelles
on se préoccupait de dévaster le pays et de remporter un riche butin
plutôt qu'on ne s'inquiétait de conduire avec méthode des opérations
stratégiques. Quand, au contraire, les monarques mettaient en ligne
des armées nombreuses, ils en prenaient le commandement, consi-
déraient la campagne comme une affaire personnelle, se défiaient à
jour fixé et à heure dite et, parfois, offraient de vider dans un
combat singulier les querelles et les différends qui les divisaient.
Les peuples restaient spectateurs de l'acte et subissaient sans
murmurer le sort de leurs maîtres.
Aucune modification importante n'avait été faite à l'art de la
guerre depuis le règne d'Alfonso X, bien que la poudre à canon
fût connue en Espagne dès la seconde moitié du xive siècle et que
l'on en eût déjà fait usage en 1342 au siège d'Algésiras auquel assistait
Don Juan Manuel, petit-fils de San Fernando.
Pourtant, les temps étaient passés où les chefs empruntaient
la voix des cloches pour ordonner d'en venir aux mains, comme
(142)
L'ART DE LA GUERRE SOUS ISABELLE
aujourd'hui, dans une course de taureaux, une sonnerie de trompette
signale l'entrée de l'Espada et le dernier acte de la tragédie.
Les relations nombreuses et circonstanciées de la guerre de Gre-
nade montrent qu'à dater de 1483 les Rois étudièrent et suivirent un
plan de campagne où rien n'était laissé au hasard et ne négligèrent
aucun moyen propre à faciliter le succès de l'entreprise gigantesque
dont ils comprenaient mieux les difficultés et les périls depuis le
désastre de Loja.
Cette nouvelle organisation militaire occupa quatre années, car la
guerre ne recommença pas d'une façon vraiment sérieuse avant 1487.
Il y avait bien, de temps à autre, des engagements, des villes prises
puis évacuées, mais, d'un commun accord, les Chrétiens et les Musul-
mans ne considéraient pas comme une offense grave la prise d'une
place enlevée par surprise ou conquise de vive force en moins de trois
jours. En vérité, personne ne pouvait dire encore quand viendrait
l'heure solennelle où le duel de peuple à peuple s'engagerait et dans
lequel périrait la puissance des Mores ou sombreraient les espérances
d'Isabelle.
Déjà, avant l'échec de Loja, la Reine s'était efforcée d'intercepter
les communications maritimes entre les deux colonnes d'Hercule
en y dépêchant la marine de Biscaye aguerrie par sa lutte quotidienne
avec les colères du Grand Océan. L'étranger ne fournirait plus d'appro-
visionnements aux Mores ; maintenant, il s'agissait de détruire sans
merci ceux que donnait une contrée fertile et bien cultivée. Pendant
quatre années, du printemps à l'automne, le pays more fut saccagé
par des cavaliers qui s'abattaient la nuit sur les villages, incendiaient
les maisons et les moulins, arrachaient les vignes, coupaient les
figuiers et les oliviers, enlevaient le bétail et laissaient sur leur
passage une dévastation et des ruines irréparables. La population
rurale, désolée par une telle rigueur, allait grossir dans les villes le
nombre des bouches inutiles et, progressivement, les terres cultivées
diminuaient d'étendue, comme enserrées dans un cercle destructeur,
chaque année plus étroit. La première exécution de ces mesures
cruelles remontait à 1483 ; on en augmenta la sévérité au point que
des petites villes, réduites à la famine, offrirent des captifs chrétiens en
échange de leur bétail ou de quelques approvisionnements.
Il ne suffisait pas de mettre à feu et à sang un pays que l'on espérait
posséder un jour ; avant de s'attaquer à Grenade, il fallait enlever une
à une les places fortes qui formaient autour d'elle une cuirasse for-
midable. Leur position sur des crêtes inaccessibles, entourées de
(143)
ISABELLE LA GRANDE
précipices, leurs fortifications savantes, bien entretenues ou réparées
depuis peu, les rendaient inviolables sans le secours de l'artillerie à feu.
On pouvait bien s'enorgueillir de la surprise d'Alhama, mais les
Mores se tenaient sur la défensive et l'espoir de renouveler un pareil
exploit devait être abandonné.
L'ère des sièges réguliers allait s'ouvrir ; Isabelle manda de France,
d'Allemagne et d'Italie des maîtres et des ouvriers habiles à fabriquer
la poudre ; elle rassembla les forgerons du royaume habitués à tra-
vailler le fer et créa un arsenal où la fabrication de la poudre, des
canons et des projectiles fut confiée à Don Francisco Ramirez, un
ingénieur madrilène renommé.
L'artillerie était encore dans l'enfance. Les pièces de gros calibres,
les lombardes dont les modèles venaient sans doute d'Italie, se compo-
saient de barres de fer longues de douze pieds et larges de deux
pouces réunies à l'aide de frettes épaisses. Très lourdes, difficiles à
manier, fixées sur des chariots à bœufs, leur tir était horizontal ou
plongeant. On sait comment, au siège de Loja, Ferdinand tenta de
remédier à ce grave défaut en installant sur les hauteurs d'Albo-
hacen les vingt pièces dont il disposait.
Ces énormes engins étaient suivis de voitures chargées de boulets
de marbre mesurant environ 14 pouces de diamètre et pesant
jusqu'à 165 livres. Leur légèreté relative indiquait un très grand
progrès dans l'art de la balistique, si l'on considère que, trente ans
auparavant, Mahomet II lançait sur Constantinople des boulets de
pierre quatre fois plus lourds. Diminuer le poids des projectiles
permettait de mieux servir les pièces, et d'activer le tir.
Il y a quelques années encore, la toiture du marché de Baza était
supportée par les lombardes grâce auxquelles Isabelle avait pris la place
le 4 décembre 1489. On les voit aujourd'hui sur l'Alamada et l'on peut
ainsi examiner à loisir les premières pièces d'artillerie employées
durant la guerre de Grenade.
Les Rois firent également fondre des boulets de fer destinés aux
pièces de petit calibre : les ribadoquines, les cerbatanes, les pasavo-
lantes et les buzanas.
Pulgar peint l'activité extraordinaire qui régnait dans les arsenaux :
« Venaient des charpentiers et des forgerons avec leurs forges, qui se
tenaient constamment dans les bâtiments royaux et dans les autres lieux où
l'on fabriquait l'artillerie. Il y avait aussi des maîtres lombardiers, des ingé-
nieurs et des pierriers qui faisaient des boulets de pierre et de fer, et tous les
(144)
FON'S vit.v:.
(Hospice de la Misericordia de Porto )
Isabelle la Grande.
l'I .. XIII, PAGE 144.
a cq
Isabelle la i !
l'i,. XIV, PAGE 143.
L'ART DE LA GUERRE SOUS ISABELLE
maîtres nécessaires qui savaient ce qu'il fallait pour fabriquer la poudre
et le reste. De chaque lombarde un homme était chargé ; il devait
s'occuper de la pourvoir de poudre, de boulets et de tout ce qui était utile,
afin que son tir ne fût pas arrêté faute d'approvisionnements. •
Chaque groupe de cinq pièces formait une batterie sous le comman-
dement d'un seul chef. On disposa bientôt de plus de 2 000 canons.
Outre les projectiles de choc, la Reine fit également fondre des boulets
destinés à être portés au rouge et à provoquer des incendies en tom-
bant sur les toitures.
Quant à la fabrication de la poudre, elle était alors si compliquée et
si longue qu'Isabelle, craignant d'en manquer, ordonna d'acheter toute
celle qui était disponible en Sicile, en Italie et en France, et de l'emma-
gasiner dans des caves profondes disposées à cette intention. Trois
dépôts furent ainsi créés à Médina del Campo, Madrid et Fontarabie.
Doter l'armée d'une artillerie formidable avait nécessité un effort
immense, mais il eût été inutile si le matériel de siège n'eût pas trouvé
des routes où cheminer en dépit de son poids. Ouvrir des voies à tra-
vers les régions montagneuses, remblayer les vallées, jeter des ponts sur
les cours d'eau, utiliser dans leur construction les plus beaux chênes-
lièges du pays, endiguer les ruisseaux, détourner les torrents qui
eussent emporté les chaussées à la première pluie d'orage, c'était
entreprendre des travaux gigantesques que les talents et l'opiniâtreté
d'Isabelle allaient pourtant mener à bon terme. La Reine s'y consacra
tout entière ; elle seule pouvait résoudre des problèmes insolubles
pour d'autres.
A propos du siège de Cambil (1485), Pulgar raconte que, << par
ordre et grande sollicitude de la Reine, 6 000 pionniers occupés à ouvrir
une route sur les flancs d'une montagne où les oiseaux s' accrochaient
avec peine, mirent douze jours à rendre praticables trois lieues de
chemin ».
Cet exemple donne une idée de l'immensité de l'effort accompli-
Le rôle des sapeurs pionniers, dont le nombre s'éleva jusqu'à
2 000, fut d'ailleurs prépondérant dans la guerre de Grenade. En
outre de la création des routes, ils furent également chargés de la direc-
tion des transports, de la mise en marche des machines de guerre
et, plus tard, des travaux de circonvallation consécutifs au blocus de
certaines places. A Baza, ils enfermèrent la ville, peuplée de
20 000 habitants, dans une enceinte fortifiée qui empêchait toute
sortie.
(145)
ISABELLE LA GRANDE
L'espoir de la Reine se fondait sur son artillerie à feu: Pourtant,
au début de la guerre de Grenade, on n'osait pas encore s'en remettre
exclusivement aux canons et à la poudre. La réparation et la construc-
tion des anciens engins de siège : béliers, mangonneaux, pierriers, ne
furent pas négligées. On perfectionna même la construction de galeries
de bois ou chats démontables, dont on assemblait les pièces à pied
d'oeuvre et à l'abri desquelles les mineurs s'approchaient des murailles,
sapaient leur base ou construisaient des fortifications redoutables.
Mais, les avantages de l'artillerie nouvelle devinrent tout de suite si
manifestes et les progrès de fabrication furent si rapides qu'à la fin
du règne d'Isabelle, c'est-à-dire au début du xvie siècle, les machines
et les engins névro-balistiques furent abandonnés.
Le transport, le maniement, l'approvisionnement de l'artillerie
exigeaient un personnel vaillant et nombreux. Quant aux combattants,
dont le nombre s'éleva parfois à 80 000, il était d'autant plus urgent
de les pourvoir de vivres qu'au lieu de les nourrir sur le pays il fallait
secourir les milliers d'affamés restés sur les terres dévastées.
La Reine, sans cesse à cheval, allait et venait, stationnait sur les
points d'opération, s'assurait du passage régulier des munitions,
faisait escorter les convois de vivres par des troupes destinées à les
défendre contre les surprises d'un ennemi toujours aux aguets ou contre
les tentations des paysans enhardis par la faim, et se tenait en commu-
nication constante avec les divers corps d'armée au moyen d'un
service de poste bien organisé. Pendant le siège de Baza, ayant reconnu
que les 200000 bêtes de somme qui assuraient le ravitaillement
avaient défoncé le chemin détrempé par les pluies, elle ordonna
d'ouvrir une seconde voie auprès de la première. L'une serait réservée
aux convois montants, l'autre aux convois descendants. On
éviterait ainsi les difficultés et les retards consécutifs aux croise-
ments.
Isabelle ne se contentait pas de pourvoir aux besoins matériels des
troupes. Elle visitait les camps, soutenait le moral des soldats, encou-
rageait les combattants à supporter les fatigues et les privations
qu'impose la guerre et faisait distribuer sous ses yeux des vêtements
et de l'argent aux plus méritants.
Témoin des souffrances des blessés et des malades, dans ces
temps rudes où les chefs ignoraient la pitié, elle organisa le premier
hôpital militaire dont il soit fait mention dans l'histoire. Pulgar en
loue les dispositions dès i486, à propos du siège de Baza où il avait
fonctionné à la satisfaction générale. Pedro Martyr, enrôlé dans l'armée
(146)
L'ART DE LA GUERRE SOUS ISABELLE
en 1489, le décrit ainsi dans une lettre à son ami Archibaldo, Car-
dinal Archevêque de Milan :
« La piété de la Reine lui inspire de belles inventions. Son Altesse a fait
dresser quatre grandes tentes curieuses à voir. Elles ne sont pas dis-
posées comme des tentes ordinaires, mais sont très bien organisées pour
donner des soins aux soldats. Les médecins, chirurgiens, pharmaciens et
gens de service y sont nombreux. Tout y est ordre, diligence, abondance. Ni
votre grande maison du Spiritu Santo, ni les autres hôpitaux de Milan ne
l'emportent sur les nôtres. L'ensemble est entretenu aux frais de la Reine ;
elle pourvoit à ce qui manque, remédie à ce qui est défectueux et ne s'abs-
tient pas de le visiter un seul jour donné par la nature. »
La force d'âme d'Isabelle domptait les hommes comme elle
triomphait des difficultés matérielles, et Ferdinand lui-même subis-
sait la domination d'un esprit supérieur. Jamais elle ne le laissa se
dérober à son devoir suprême : l'expulsion de l'étranger et le triomphe
de la Croix sur le Croissant. Parfois, il montrait quelques velléités,
d'indépendance, mais il finissait toujours par se soumettre devant la
sagesse ferme et patiente de sa femme, bientôt persuadé qu'elle voyait
juste et conseillait des actes profitables au bien général.
Ainsi, en 1484, Louis XI étant mort, Ferdinand pensa que le
moment était venu de recouvrer le comté de Roussillon que son père
avait engagé dans un cas d'extrême nécessité, et il prétendit interrompre
dans ce but la guerre de Grenade. En vain la Reine essaya-t-elle de
combattre sa résolution. Les remontrances restant sans effet, elle
quitte Saragosse, se rend à Cordoue, donne le commandement des
troupes castillanes au Cardinal de Mendoza et, la saison venue,
s'apprête à recommencer la campagne interrompue par l'hiver. Quand
Ferdinand comprit qu'il ne pouvait compter ni sur l'appui financier
de sa femme ni sur l'aide militaire de la noblesse castillane, il vint
sagement prendre le commandement de l'armée d'Andalousie et remit
à plus tard l'exécution de ses affaires personnelles.
Cette même année, tout au début de l'automne, les grands feu-
dataires persuadèrent au Roi de licencier ses troupes plus tôt que de
coutume. Informée, la Reine écrivit à son époux. Elle lui représenta
combien les résultats répondaient peu à l'importance des efforts
accomplis et le supplia de ne point suspendre les hostilités tant que
les rigueurs de la saison ne l'exigeraient pas impérieusement. En outre,
elle fit exhorter en secret les inspirateurs de ce dessein malencontreux.
(147)
ISABELLE LA GRANDE
Honteux de leur acte, ils ne parlèrent plus ni de lever le camp ni de
rentrer dans leurs foyers.
« Les grands, écrit Lebrija, mortifiés d'avoir été surpassés en zèle pour
la guerre sainte par une femme, rappelèrent leurs troupes en partie débandées,
retournèrent sur la frontière et recommencèrent à batailler. »
Avant d'engager contre les Mores une lutte suprême, Isabelle
avait eu la vision des difficultés matérielles qu'elle rencontrerait et
elle s'était préparée à les surmonter. Des obstacles moraux faisaient
également échec à son œuvre : volontés opposées à la sienne, intérêts
contraires à ceux de la couronne, égoïsme d'un époux peut-être trop
aimé, qu'elle entourait de respect, de qui elle soutenait le prestige,
chez qui, d'ailleurs, elle appréciait une habileté politique et une
souplesse d'esprit incompatibles avec son caractère personnel, entier,
franc et loyal. C'est ainsi que pour réduire les grands, jaloux de leur
indépendance, enclins à la révolte, elle avait dû opposer leurs intérêts,
favoriser les uns, éloigner les autres, mais quand elle voulut plus tard
réunir les grands feudataires contre l'ennemi héréditaire, elle ne put
effacer les conséquences des sentiments qu'elle avait entretenus à
dessein. Aucun d'entre eux ne se prêtait à combiner une action d'en-
semble.
Le Duc de Médina Celi, pourtant très attaché à ses souverains,
ayant reçu un message où Ferdinand lui ordonnait d'envoyer quel-
ques compagnies au secours du Comte de Benavente, répondit à l'émis-
saire royal :
« Dites à votre maître que je suis ici pour lui obéir àla tête de mes troupes,
mais que je n'en céderai le commandement à personne au monde. »
Une autre conséquence de l'abaissement de la noblesse et de son
appauvrissement, auxquels les Rois avaient travaillé avec tant de
succès, fut la diminution de la puissance territoriale et des forces
militaires qu'elle pouvait lever et mettre en ligne. Du reste, les cheva-
liers bardés de fer perdaient de leur utilité et de leur prestige auprès
de la cavalerie musulmane que sa mobilité rendait redoutable à des
masses lourdes, lentes à se mouvoir. Sous l'influence des Byzantins, le
moyen âge avait avili le rôle prépondérant que l'antiquité attribuait à
l'infanterie. C'était une erreur que la guerre de Grenade allait
rendre manifeste. Une réaction se produisit en faveur des troupes à
(148)
L'ART DE LA GUERRE SOUS ISABELLE
pied désignées sous le nom d'Ordenanzas. On apprécia leur discipline,
leur persévérance, l'unité de leurs mouvements; on comprit que, dans
une guerre de siège, elles devaient rendre des services que l'on ne pou-
vait attendre de la cavalerie.
Ce furent les Suisses engagés par la Reine qui contribuèrent les
premiers à relever l'infanterie du discrédit où la chevalerie l'avait
plongée.
En i486, Pulgar, cet historien des Rois Catholiques à qui l'on doit
si souvent recourir quand on étudie le règne de ces grands Princes,
s'exprime ainsi :
« Vinrent, pour servir le Roi et la Reine, des gens que l'on nommait les
Suisses, naturels du pays de Suciea, qui est situé dans la haute Allemagne.
« Ceux-ci sont des hommes belliqueux qui combattent à pied et tiennent la
résolution de ne jamais tourner le dos à l'ennemi. Et, pour cette raison, ils
portent des armes défensives par devant et non en d'autres parties du corps.
Ce sont des gens qui vont gagner une solde à l'étranger et prennent part
aux guerres qu'ils croient justes. Ils sont bons chrétiens et pieux ; pour eux,
prendre les choses de force est un grand péché. »
En vérité, les Suisses qui, dix ans auparavant, avaient déjà servi
en France, observaient la meilleure tactique connue en Europe à
cette époque. Sur leurs officiers se modelèrent Gonzalve de Cordoue
et les héros des guerres de Grenade et d'Italie. A l'image de leurs com-
pagnies se formèrent ces tercios immortels, cette fière infanterie espa-
gnole qui, par la suite, rivalisèrent avec elles de courage, d'endurance et
de discipline et qui, durant un demi-siècle, remportèrent la victoire sur
tous les champs de bataille où ils parurent. Si l'on en croit Machiavel,
les élèves surpassèrent même les maîtres, car, aux vertus guerrières des
iils de l'Helvétie, les Espagnols joignirent les qualités physiques
propres à leur race nerveuse, frugale et sobre.
La chevalerie entrait en agonie et toutes les cloches d'Espagne son-
naient le glas. Elle se mourait, rompue par la cavalerie légère, humiliée
par l'infanterie qui prenait pour cible ses masses pesantes et l'empê-
chait d'approcher, décimée par les armes à feu qui substituaient au
corps à corps le combat à distance. Les temps venaient où les guerriers
bardés de fer ne formeraient plus que des gardes d'honneur
et où les hommes iraient à la bataille en simple casaque de peau,
à moins que, victimes à sacrifier au salut d'une armée en déroute, on
ne leur demandât de fournir des charges héroïques.
Don Quichotte allait naître.
(149)
ISABELLE LA GRANDE
Avec l'infanterie se constituaient aussi les armées permanentes
au lieu de l'host que les Rois convoquaient au printemps et licen-
ciaient quand la saison ou les circonstances les y engageaient. En
introduisant les Suisses dans ses contingents, Isabelle organisa donc
l'armée espagnole comme elle avait rénové la poliorcétique par la
création d'une artillerie à feu. Il ne semble pas que la grande Reine de
Castille ait jamais été engagée dans une bataille ou même dans un
combat de médiocre importance. Elle n'en fut pas moins l'âme de la
guerre de Grenade.
CHAPITRE XI
LA DISCORDE CHEZ LES MORES.
BOABDIL PRISONNIER
LES EFFETS DE LA POLYGAMIE. || BOABDIL PROCLAMÉ ROI DE GRENADE. || MORT
D'ALFONSO CARRILLO. H DON PEDRO GONZALEZ DE MENDOZA, ARCHEVÊQUE
DE TOLÈDE. || INTRIGUES DE LOUIS XI EN NAVARRE. || LA MAIN DES INFANTS
DEVIENT L'OBJET DE TRANSACTIONS POLITIQUES. || MORT DE LOUIS XI. || LE PAPE
AUTORISE LA Croisade CONTRE LES MORES. || BOABDIL MARCHE SUR LUCENA. ||
MORT D'ALI ATAR. DÉROUTE DES MORES. || CAPTURE DU ROI DE GRENADE. ||
ENTREVUE DE FERDINAND ET DE BOABDIL. j| RETOUR DE BOABDIL A GRENADE.
|| VÊTEMENTS ROYAUX DONNÉS. PAR FERDINAND AU MARQUIS DE CADIX. Il
RENTRÉE TRIOMPHALE DE MOULEI ABOU'L HASSAN A GRENADE. || PROCLAMA-
TION D'EZ ZAGAL. Il BOABDIL SE RÉFUGIE A SÉVILLE. SURPRISE D'ALMERIA. ||
SIÈGE DE RONDA. INCENDIE DE LA VILLE.
Les rivalités, les jalousies, les discordes des grands feudataires
castillans, qui faisaient obstacle à l'unité d'action nécessaire
pour achever l'œuvre de la reconquête, avaient, en revanche, per-
mis à Isabelle de réduire les maisons les plus arrogantes du royaume.
Sans compensation, elles existaient chez les Mores à un état plus aigu
encore et y entretenaient une cause perpétuelle d'affaiblissement.
Elles ne se rencontraient pas seulement entre les chefs de guerre ; elles
déchiraient la famille même du vieux Roi de Grenade.
Sur le tard de ses jours, Moulei Abou'l Hassan s'était épris d'une
captive chrétienne, belle à miracle, Isabelle de Solis qui, en entrant
dans le harem, avait reçu le nom de Zouraiya (Lumière de l'aurore).
En sa faveur, il avait délaissé une musulmane, Aïcha, qu'il avait
jadis élevée au rang de sultane et de qui lui étaient nés deux fils :
Mohammed Abou Abdallah, le Boabdil des historiens espagnols, et
Yoûsouf.
Craignant que l'un des deux enfants de sa rivale, Cid Yahie ou Cid
Alnayar, ne supplantât Boabdil tenu jusque-là pour l'héritier pré-
ISABELLE LA GRANDE. (^5^) IJ
ISABELLE LA GRANDE
somptif, Aïcha excita secrètement la puissante faction des Zegris,
noua des intrigues, organisa un complot en vue de détrôner Moulei
Abou'l Hassan et de lui substituer Boabdil. Informé de ces agissements,
mais encore trop attaché à son ancienne favorite pour ordonner sa
mort, le vieux Roi se contenta d'emprisonner la mère et le fils dans une
tour de l'Alhambra. La sultane, qui avait conservé des intelligences
dans la place, lia ses voiles de soie avec ceux de ses femmes, en fit
un câble et, profitant d'une nuit noire, se laissa glisser le long du mur
jusqu'à la base de la tour baignée par le Darro. Boabdil la suivit.
A peine de retour au milieu de ses partisans, elle jeta le masque et
alluma la guerre civile. Tandis que le vieux Roi s'enfermait dans
l'Alhambra, le sang coulait à flots dans le bazar et les rues de la
ville. Moulei Abou'l Hassan comprit que son palais ne serait pas
longtemps tenable si la révolte embrasait la cité étendue à ses pieds,
et, craignant d'être pris comme un renard dans son terrier, il rassembla
sa garde et se retira sur Malaga qui, avec Baza, Guadix et quelques
autres places fortes, lui étaient restées fidèles.
Boaldil prit aussitôt possession de la Ville Rouge, arbora son éten-
dard sur la tour de l'Hommage et se fit proclamer Roi de Grenade.
La nouvelle de cette révolte ravit d'aise les Rois de Castille ;
la lutte engagée entre le père et le fils servait au mieux leurs désirs. Ils
offrirent pourtant leur médiation aux deux adversaires avec le secret
dessein de réclamer en payement quelques concessions. Mais les Mores
se gardèrent d'accepter une offre dont le désintéressement leur parais-
sait suspect. Sans insister davantage, les Rois laissèrent la discorde
accomplir son œuvre, quittèrent Cordoue et remontèrent sur Madrid
afin d'y passer l'hiver et, pour un temps, semblèrent se détacher de la
campagne d'Andalousie.
A cette époque, Madrid était une ville de peu d'importance groupée
auprès d'un alcazar moresque agrandi par Enrique IV. Pourtant
les Rois y venaient volontiers chasser le cerf, le loup et l'ours qui
pullulaient dans les forêts voisines. Ce plaisir, très goûté de Ferdinand
et d'Isabelle, ne les détournait jamais de la surveillance attentive des
affaires de l'État que tous deux exerçaient avec une égale vigilance.
La position de Madrid au cœur même du royaume, position qui lui a
mérité plus tard l'honneur d'être choisie comme capitale, leur per-
mettait d'être rapidement renseignés sur les événements qui se dérou-
laient de l'autre côté des Pyrénées ou de la mer Méditerranée. Des
rapports détaillés leur étaient adressés chaque jour par des hommes
investis de leur confiance. Louis XI, le premier, avait imaginé d'entre-
(152)
LA DISCORDE CHEZ LES MORES. BOABDIL PRISONNIER
tenir des espions dans les cours étrangères ; Ferdinand trouva l'idée
pratique, mais il donna un rôle avoué à ses émissaires. Les missions
prirent dès lors un caractère permanent, honorable qui facilita
l'accomplissement de la tâche délicate que l'on attendait du zèle et
de la sagacité de leurs membres.
A titre de Roi de Sicile directement intéressé aux affaires de la
Péninsule, Ferdinand eut ses premiers représentants officiels en Italie.
Par leur intermédiaire, il s'immisça dans la politique de ce pays et
préluda ainsi au grand rôle qu'il y devait jouer plus tard. Grâce à son
intervention, les princes italiens, aussi divisés jusque-là que l'étaient
les bouillants Castillans, signèrent le traité du 12 décembre 1482 qui
les unissait contre les Ottomans.
Cette même année mourut Alfonso Carrillo, le vaillant Archevêque
de Tolède qui avait si puissamment contribué à l'élévation d'Isabelle
au trône. Plus tard, jaloux du Cardinal de Mendoza, il s'était armé
contre la souveraine et avait combattu dans les rangs portugais à
la bataille de Toro. Après la défaite, ayant obtenu le pardon de sa
faute, il vécut enfermé dans son palais d'Alcalâ de Henares, tout
occupé de magie et d'alchimie, dépensant en expériences de labora-
toire les revenus princiers du primat d'Espagne.
Par contrat de mariage, la Reine s'était réservé le droit de nomi-
nation aux grandes charges ecclésiastiques. Elle attribua l'archevêché
de Tolède, unique au monde comme privilèges et rentes, au Cardinal
d'Espagne, Don Pedro Gonzalez de Mendoza, le conseiller sagace, l'ami
fidèle, qu'elle et son époux entendirent sans défiance ni jalousie
désigner sous le nom de troisième Roi.
La politique extérieure prenait de jour en jour une part plus grande
dans les préoccupations des souverains castillans.
En Navarre, leurs intérêts primaient encore ceux qu'ils avaient
en Italie. Louis XI, oncle maternel du jeune Roi Gaston Phébus,
n'avait-il pas demandé pour ce prince la main de la Beltraneja, cette
nièce du Roi de Portugal, cette rivale d'Isabelle, retirée dans un
monastère de Coïmbra et peut-être mal résignée à son sort? Pré-
voyait-il la mort possible de son neveu — on mourait à propos quand
on gênait à cette époque — et entrevoyait-il la perspective de faire
un jour valoir ses droits personnels sur la Castille à titre d'héritier
du monarque? Ou bien encore voulait-il effrayer les Rois et les
détourner de leurs projets sur le Roussillon qu'ils nourrissaient l'ambi-
tion de récupérer sans guerre et sans affamer leur trésor.
Rien ne pouvait désobliger davantage Isabelle que le réveil des
(153)
ISABELLE LA GRANDE
prétentions de sa prétendue nièce appuyées par le Roi de France
et soutenues par le Roi de Portugal, toujours attaché à sa jeune
parente. Aussi bien, s'empressa-t-elle de ruiner la proposition
française en offrant à Gaston Phébus la main de sa fille l'Infante
Juana qui, plus tard, épousa Philippe d'Autriche et fut mère de
l'Empereur Charles-Quint. La mort subite et inexplicable du Prince
ayant mis un terme aux pourparlers, et la sœur de Gaston Phébus,
Catherine, lui ayant succédé, les Rois reprirent les négociations sous
une autre forme et offrirent l'alliance de leur fils Don Juan, héritier
présomptif de leurs royaumes, âgé de quatre ans seulement, tandis
que la jeune Reine de Navarre en avait déjà treize.
Au grand déplaisir des Rois, la Régente, conseillée par son frère
Louis XI, déclina cette offre de mariage en raison de la trop grande
différence d'âge. Isabelle soupçonnait chez le Roi de France l'intention
d'occuper quelques places fortes de la Navarre sous prétexte de pro-
téger sa nièce, et elle s'était portée sur Logrofio, quand le seigneur de
Plessis-les-Tours rendit à Dieu sa belle âme (août 1483). Le foyer
d'intrigue qu'il avait allumé en Navarre s'éteignit avec lui et la
Régente, privée de son appui, resta désemparée, inoffensive. Isabelle
profita de la trêve et concentra ses efforts sur la guerre d'Andalousie.
En dépit de l'ordre administratif rétabli à grand'peine, de l'éco-
nomie rigoureuse apportée dans les dépenses de la couronne et de la
maison royale, en dépit des sacrifices financiers consentis par la noblesse
et les grands, le trésor était épuisé. A la longue seulement les réformes
pourraient donner leurs fruits, et il fallait de l'argent sans délai.
De nouveau l'Église fut appelée à l'aide.
Sur la demande des Rois, le Pape accorda la permission de prêcher
une croisade, autorisa le prélèvement de cent mille ducats d'or sur
les revenus ecclésiastiques d'Aragon et de Castille et octroya des
indulgences spéciales aux Chrétiens de toutes les nations qui pren-
draient les armes. Les mêmes faveurs furent promises, en échange
d'un versement en argent, aux personnes éloignées des champs de
bataille par leur sexe et leur âge. Ces fonds, rapidement perçus, grâce
à l'appui du clergé, devinrent le gage d'un emprunt contracté dans des
conditions d'autant plus avantageuses qu'Isabelle avait scrupuleu-
sement tenu les engagements pris au début de son règne.
Après avoir mené à bien ces négociations délicates, les Rois s'apprê-
taient à commencer la campagne (1483) quand de désastreuses nou-
velles arrivèrent d'Andalousie. Une armée de trois mille cavaliers
sortie d'Antequeva sous les commandements combinés du Marquis de
(154)
LA DISCORDE CHEZ LES MORES. BOABDIL PRISONNIER
Cadix, de Alonso de Cârdenas, Grand-Maître de Saint- Jacques, de
Don Pedro Enriquez, Adelantado d'Andalousie, de Alonso de Aguilar
et du Comte de Cifuentes, avait été battue dans les sauvages mon-
tagnes de l'Axarquia et détruite en deux jours par Ez Zagal, frère
de Moulei Abou'l Hassan. La déroute fut affreuse. Le Marquis de
Cadix vit tomber ses trois frères à ses côtés et, sauvé par ses gens, rentra
couvert de sang et fou de douleur dans cette ville d'Antequera qu'il
avait quittée la semaine précédente joyeux et en brillant arroi. Alonso
de Aguilar échappa à la mort comme par miracle ; le Comte de Cifuentes
et Don Juan de Silva restèrent aux mains de l'ennemi, furent traînés
à Malaga et jetés dans un sombre donjon. Les simples soldats ramassés
par les Mores furent conduits au marché et vendus comme esclaves.
De petits détachements chrétiens isolés, les marchands qui avaient
suivi l'armée pour acheter plus vite le butin tombèrent dans un tel
découragement qu'ils se laissèrent cerner et emmener comme des
troupeaux par les femmes de Malaga. Leur sort fut cruel :
« L'Andalousie s'abîma dans l'affliction et de tous les yeux tombèrent
des larmes. »
L'insuccès de cette expédition, qui n'avait d'autre butque le pillage
et dont les Rois n'avaient pas même été avertis, fut attribué à la mésin-
telligence entre les chefs et à la trahison des guides. Le digne Cura de
los Palacios lui donne une autre cause :
« Le nombre des Mores était faible qui infligea une défaite cruelle aux
Chrétiens. Le fait est vraiment miraculeux et nous y pouvons reconnaître
une intervention spéciale de la Providence justement offensée. Au lieu de
se confesser, de recevoir les sacrements et d'écrire leur testament comme
il convient à de bons chrétiens et à des hommes prêts à combattre pour la foi,
chevaliers et soldats ne prirent aucune disposition semblable. Loin de
penser à servir Dieu, ils furent entraînés par la convoitise et l'amour du
gain terrestre. »
Ce texte montre en quel état d'esprit on s'efforçait d'entretenir
les combattants durant cette guerre mémorable.
Le triomphe de son oncle, le vaillant Ez Zagal, jeta Boabdil dans
une perplexité extrême. Un pareil succès attentait à son prestige.
Il comprit que le vainqueur des Chrétiens serait désormais l'unique
champion des Mores et que son autorité serait vite méconnue s'il
(155)
ISABELLE LA GRANDE
n'associait pas à quelque action d'éclat les factieux qui avaient
détrôné son père pour lui donner le pouvoir. Il réunit donc sept cents
cavaliers, la fleur de la chevalerie musulmane, leva neuf mille fan-
tassins et les plaça sous le commandement d'Ali Atar, le guerrier
qui s'était illustré durant une multitude de combats, entre autres au
siège de Loja où il avait infligé à Ferdinand une cruelle défaite. Ali
Atar n'était point de sang noble, mais ses talents et ses mérites lui
valaient un tel respect que le jeune monarque n'avait pas hésité à
épouser sa fille.
Des présages fâcheux signalèrent le départ de l'armée. La lance
de Boabdil se brisa contre l'arceau de la porte de la ville ; un renard
traversa les rangs et s'enfuit vers la montagne sans qu'aucun trait
eût pu l'atteindre. Saisis d'une crainte superstitieuse, les chevaliers
mores proposèrent de rentrer à Grenade et d'atermoyer de quelques
jours l'expédition. Boabdil se prit à rire, refusa d'écouter des conseils
dictés, dit-il, par une prudence parente de la pusillanimité et se hâta
vers Lucena, espérant surprendre la place, commandée par Don Diego
Hernando de Côrdoba, Alcaide de los Donceles. Tout en pillant et
ravageant le pays chrétien, il arriva le 21 avril en vue des murailles.
Instruit de l'approche des Mores, Côrdoba s'était préparé à sou-
tenir le siège, mais, pour plus de sûreté, il avait demandé un secours à
son oncle, le vaillant Comte de Cabra, commandant de Baena, une
place voisine. Celui-ci fit telle diligence que l'armée more, alourdie
par le butin, était à peine campée quand il parut à l'horizon. Côrdoba
sort aussitôt de la ville à la tête de sa cavalerie et les Mores sont atta-
qués de face et à revers avant de se reconnaître. Comprenant qu'elle
ne pouvait songer à rétablir le combat, l'infanterie grenadine ne
pense plus qu'à sauver le butin dont elle s'est imprudemment chargée,
lâche pied et laisse tomber sur la cavalerie tout le poids de la double
attaque des Chrétiens. Le choc fut terrible, comme il convenait entre
des guerriers d'égale valeur; l'arrivée de Lorenzo de Paires, Alcaide de
Luques, à la tête de 50 cavaliers et de 100 fantassins, le secours apporté
par Alonso de Aguilar commandant 50 lances valeureuses décidèrent
du sort de la bataille. Les chevaliers mores plièrent, découragés par
la perte d'Ali Atar. Il était tombé frappé de deux blessures, béni
dans le trépas, car il ne vit pas la fin d'une journée si cruelle à son
pays : << C'était la meilleure lance de toute la Morerie. »
Les Musulmans, en pleine déroute, jetaient leur butin, ne pensaient
plus qu'à sauver leur vie ou à fuir l'esclavage. Leur course folle les
conduisit sur les bords du Xenil qu'ils avaient facilement traversé
(156)
LA DISCORDE CHEZ LES MORES. BOABDIL PRISONNIER
en venant de Grenade. Les pluies d'un orage violent tombées pendant
la nuit avaient élevé les eaux très au-dessus de l'étiage et le passage
n'était plus guéable. Alors, ce fut une confusion sans pareille d'hommes
et de chevaux perdant pied et entraînés par le courant. Un très petit
nombre de fugitifs atteignit la rive opposée.
Boabdil avait vaillamment combattu durant cette journée désas-
treuse, s'offrant aux coups de ses ennemis, signalé aux regards par
le magnifique caparaçon de son coursier blanc. Cinquante de ses
fidèles gisaient à ses pieds quand, demeuré presque seul, il s'éloigna
du champ de bataille, mais, à peine arrivé sur les bords du Xenil,
il vit la débâcle de son armée et les cadavres des hommes et des che-
vaux amoncelés en aval, comprit que sa monture, épuisée, ne le
porterait pas jusqu'à l'autre rive et se laissa glisser parmi les fourrés
épineux poussés sur la berge, dans l'espoir d'y attendre la nuit et
l'abaissement des eaux. Un soldat, Martin Hurtado, l'y découvrit
et l'attaqua sans le connaître. Boabdil se défendait à coups de cime-
terre, et peut-être allait-il se défaire de son adversaire, quand deux
autres soldats chrétiens accoururent à l'aide de leur camarade. La lutte
devenait impossible. Boabdil recula et ordonna fièrement aux hommes
d'abaisser leurs armes, leur promettant une forte rançon. A ce mo-
ment arriva Diego de Côrdoba.
« Il y a là, lui dit Martin Hurtado, un More de haut rang. Nous
l'avons pris et il offre de se racheter.
— Vous en avez menti, esclaves ! Vous ne m'avez pas pris, mais je me
rends à ce gentilhomme. »
Conduit aussitôt devant le Comte de Cabra, le Roi More fut
accueilli avec respect, mais aussi avec une joie inexprimable.
Quelle revanche à la défaite et à la déroute de l'Axarquia survenue
un mois auparavant ! Désormais la chevalerie andalouse pouvait
relever la tête.
Jusqu'ici la guerre s'était poursuivie avec des alternatives diverses ;
la capture du Roi de Grenade allait en modifier la marche.
Boabdil, traité avec les honneurs dus à sa majesté souveraine, fut
logé au château de Baena en attendant que les Rois eussent décidé de
son sort. Il accepta d'ailleurs son destin avec la résignation habi-
tuelle à ceux de sa race.
A Grenade, les fugitifs qui apportèrent la nouvelle du désastre
jetèrent la consternation dans les cœurs. Le Roi prisonnier, la che-
(157)
ISABELLE LA GRANDE
valerie détruite, une infanterie longtemps incapable de revenir au
combat ! Dans tous les quartiers nobles ou populaires, ce fut un déluge
de pleurs, un douloureux concert de lamentations. Combien empoison-
naient de leurs cadavres les eaux du Xenil, combien plus malheureux
encore périraient dans les geôles sombres des Chrétiens !
La Sultane Aïcha était trop énergique de caractère pour se
laisser abattre. A tout prix, il fallait libérer Boabdil, éviter que les
Mores, revenus de leur erreur, ne rappelassent son père, le vieux
Moulei Abou'l Hassan, que l'on regrettait maintenant. D'ailleurs,
aux yeux des Musulmans, un monarque était déchu de ses droits
dès qu'il avait perdu la faculté de conduire les siens au combat.
Des émissaires furent envoyés en toute hâte à Baena pour y pro-
poser une rançon du prisonnier. Us avaient ordre de se soumettre à
toutes les exigences du vainqueur.
Les Rois étaient à Vitoria quand ils apprirent le résultat de la
bataille de Lucena. Ferdinand ne perdit pas son temps à jalouser
l'heureux vainqueur de Boabdil et il s'empressa d'accourir à Cordoue.
Un conseil fut réuni dès son arrivée et la discussion y fut chaude.
Les uns étaient d'avis de refuser la rançon offerte par la Sultane mère
et de garder Boabdil prisonnier. Le Cardinal de Mendoza et le Marquis
de Cadix proposaient de lui rendre la liberté en échange d'un traité
dont les conditions le placeraient dans une sorte de vasselage. Le retour
du monarque à Grenade entretiendrait la division entre ses partisans
et ceux de son père, tandis que, enfermé dans une forteresse castillane,
il serait bientôt abandonné par les siens et deviendrait une non-valeur
matérielle et politique entre les mains des Chrétiens. La Reine, consultée,
fit pencher la balance; Boabdil serait remis en liberté. En consé-
quence, la rançon offerte par Aïcha fut acceptée, mais les négo-
ciateurs musulmans durent acheter la paix au prix de conditions
très dures. Boabdil consentait à une trêve de deux ans, rendrait sans
indemnité quatre cents captifs chrétiens et payerait un tribut annuel
de douze mille doublons d'or. Enfin, clause bien autrement humiliante,
il livrerait passage sur ses territoires et pourvoirait de vivres l'armée
chrétienne en marche contre son père. Comme caution, il laisserait
en otage son fils unique et les fils de plusieurs chefs mores.
Ferdinand avait refusé de voir Boabdil avant de prendre une déci-
sion. Le traité signé, une rencontre eut lieu entre les deux souverains.
Le Roi more fut amené de Baena à Cordoue où il fit une entrée solen-
nelle, entouré d'une escorte de Musulmans et de cinquante chevaliers
chrétiens chargés de l'honorer tout en le gardant. Les Castillans, enor-
(158)
LA DISCORDE CHEZ LES MORES. BOABDIL PRISONNIER
gueillis outre mesure, eussent souhaité que leur Roi tendît au prison-
nier une main que celui-ci baiserait humblement.
« Si le Roi de Grenade était dans son royaume, répondit Ferdinand avec
une courtoisie inspirée sans doute par Isabelle, je pourrais exiger cet hom-
mage, mais je dois agir d'une autre manière vis-à-vis d'un prince prisonnier
dans mes États. »
Quelque trente-trois ans plus tard, Charles-Quint devait se
montrer moins généreux envers François Ier.
Une compagnie de chevaliers était sortie de Cordoue et s'était
portée au-devant de Boabdil. Il l'accueillit avec une majesté souveraine,
comme s'il eût été encore un prince puissant et redouté.
Introduit devant Ferdinand, le More s'inclina, prêt à s'agenouiller,
mais il n'acheva pas ce mouvement cruel à sa dignité : son vainqueur
l'avait pris dans ses bras, l'y serrait et le baisait fraternellement.
Cette marque de sympathie donnée avec tant d'à-propos récon-
forta le malheureux prince, qui contenait avec peine son émotion, et
adoucit un peu l'amertume d'une pareille cérémonie.
Un interprète arabe lut un discours où il célébrait la grandeur du
Roi de Castille et louait la loyauté de son maître. Ferdinand l'arrêta.
Ses paroles étaient superflues. Boabdil, il en était certain, garderait
ses engagements en souverain et en chevalier.
Le lendemain, le Roi de Grenade reprenait le chemin de sa capitale,
escorté jusqu'à la frontière par des chevaliers castillans et suivi d'un
convoi de mulets chargés des présents dont Ferdinand l'avait accablé.
Aux yeux de ses sujets, ils apparurent comme le signe manifeste de
sa déchéance et de sa servitude.
Les vainqueurs de Lucena furent magnifiquement récompensés.
Le Comte de Cabra, mandé à Vitoria, fut accueilli par le clergé, les
chevaliers, les marchands venus au-devant de lui hors de la ville, et
conduit au palais par le Cardinal d'Espagne, le vaillant Mendoza, si
fameux à la guerre, si sage au conseil. Les Rois l'accueillirent à l'entrée
de la salle d'audience, le félicitèrent chaudement, puis, retournant sur
leurs pas, ils l'invitèrent à leur table.
« Celui qui a fait un roi prisonnier peut s'asseoir auprès des Rois ».
Des récompenses dignes de flatter des cœurs moins haut placés
que celui du Comte de Cabra accompagnèrent ces honneurs. Le vain-
(159)
ISABELLE LA GRANDE
queur de Boabdil reçut une rente annuelle de iooooo maravédis^
somme énorme étant donnée la détresse du trésor. L'Alcaide de las
Donceles obtint des faveurs analogues. Le Marquis de Cadix, qui
n'avait cessé de donner des preuves d'habileté, de vaillance et de
zèle, eut en partage, à titre perpétuel, la ville de Zahara et les titres
de Marquis de Zahara et de Duc de Cadix. En outre, — suprême
faveur, — le Roi le gratifia des riches vêtements qu'il portait le
jour de Notre-Dame où avait été livrée la bataille de Lopera. Le
présent semblait de peu de valeur, pourtant l'honneur était immense.
De son côté, Isabelle octroya une faveur semblable à la femme de
Puerto Carrero.
N'est-il pas intéressant de voir donner en Castille, à la fin du
XVe siècle, cette récompense suprême que les Rois de Perse accor-
daient à leurs sujets depuis une haute antiquité et dont la Bible nous
a conservé un exemple à propos de Mardochée?
« A celui que le Roi veut honorer, il envoie les vêtements qu'il a portés. »
De belles fêtes furent célébrées dans cette circonstance mémo-
rable. Ferdinand et Isabelle dansèrent ensemble sur un mode lent
et grave. Le Comte de Cabra offrit la main à l'Infante, tandis que
l'Alcaide de los Donceles conduisait une dame de haut rang. Quand on
sait combien était rigoureuse l'étiquette de la Cour d'Espagne, on
comprend à quel point la condescendance des Rois dut toucher le
cœur de leurs sujets.
Peu de temps après, Isabelle eut l'idée gracieuse de changer les
armoiries des trois grands seigneurs à qui elle devait la capture de
Boabdil et dessina de sa main leurs nouveaux blasons. Sur un fond
de gueules s'enlevait la tête couronnée d'un roi more portant au cou
une chaîne d'or ; vingt-deux étendards, égaux en nombre à ceux qui
avaient été pris à la bataille de Lucena, entouraient l'écusson.
Indifférente à la flatterie, mais très sensible à la vaillance, au zèle et
au dévouement, la souveraine savait — qualité vraiment royale — -
récompenser et punir à propos.
La trêve de deux ans signée entre les Rois et Boabdil n'inter-
rompit point la guerre. Au lendemain de la bataille de Lucena, les
Mores de Grenade avaient cru leur prince mort et ils l'avaient pleuré ;
mais, quand on le sut vivant aux mains des Chrétiens, les lamentations
se changèrent en cris de colère. Un chef musulman reste sur le champ
de bataille et ne sert pas au triomphe de l'ennemi. Ses sujets ne lui
(160)
LA DISCORDE CHEZ LES MORES. BOABDIL PRISONNIER
reconnaissaient ni le talent d'un capitaine ni le courage d'un soldat.
Orgueilleux, incapable, il avait mal conduit une campagne entreprise
en haine de son oncle Ez Zagal.
En revanche, le vieux Moulei Abou'l Hassan redevint le héros
préféré et chéri. Il fut rappelé et son retour à l'Alhambra prit les pro-
portions d'un triomphe.
Aïcha s'était retirée dans la forteresse de l'Alcazaba située à la
pointe ouest de l'Ahambra et y avait réuni les partisans que l'argent et
les promesses avaient conservés à son fils. La guerre continua entre
les factions rivales et le sang ne cessa de couler dans des querelles in-
testines.
Moulei Abou'l Hassan, qu'accablaient l'âge et les infirmités,
devint aveugle par surcroît. C'en était trop.
A défaut de Boabdil jugé indigne de l'hériter, le trône revenait
à son oncle paternel, le vaillant Ez Zagal. D'ailleurs, depuis de
longues années ses exploits alimentaient les romances populaires.
Sous Ronda, il avait infligé jadis une cruelle défaite à la chevalerie
chrétienne. Au retour de Malaga à Grenade, il ajouta un fleuron à sa
couronne glorieuse en surprenant une petite compagnie de chevaliers
de Calatrava qui se reposaient après une razzia. Contraints de se rendre,
ils figurèrent à son triomphe, marchant à pied, sur un rang, suivis de
leurs chevaux chargés de leurs armures et de leurs bagages. Soixante-
dix guerriers mores fermaient la marche, portant à l'arçon de la
selle les têtes coupées des chevaliers et des soldats chrétiens tués
dans la rencontre.
Le retour d'Ez Zagal réveilla dans Grenade un enthousiasme
endormi depuis longtemps. Le fier guerrier fut proclamé roi, tandis
que Moulei Abou'l Hassan et Boabdil étaient également déposés. Le
vieux monarque ne survécut guère à sa déchéance :
« Quelques-uns assurent que le Roi Ez Zagal ne fut pas étranger à la
mort de son frère. Dieu seul le sait, qui est unique et immuable. »
Boabdil n'était plus en sécurité à l'Alcazaba. Il s'enfuit et, perdant
tout courage et toute dignité, il vint chercher refuge àSéville, auprès
de Ferdinand et d'Isabelle. Cet abandon de ses droits héréditaires
contrariait les projets des Rois qui, ayant traité avec lui, tenaient à
lui conserver une situation puissante. Ils lui persuadèrent donc de
revenir à Grenade et l'y décidèrent en lui donnant les moyens finan-
ciers de combattre son oncle et de lui disputer la couronne.
(161)
ISABELLE LA GRANDE
Comprenant les dangers d'une pareille discorde, les Alfaquirs et
Les Grenadins les plus considérés essayèrent de réconcilier l'oncle avec
le neveu et proposèrent le partage des territoires et de la capitale elle-
même. Le Darro limiterait les deux quartiers. Cette division théorique
fut bientôt reconnue impraticable. Des querelles s'allumèrent entre
les Mores et les Chrétiens mercenaires que Boabdil — faute impardon-
nable — avait pris à sa solde. Pendant cinquante jours, la ville fut
à feu et à sang. Ez Zagal l'emporta, grâce à l'appui de la chevalerie
et à l'attachement du peuple.
Craignant pour sa vie, Boabdil quitta Grenade une seconde fois
et se retira presque en fugitif dans la petite ville d'Almeria où il garda
encore les vaines apparences de la royauté. Pendant ce temps, Ez Zagal,
avec une vigueur extraordinaire, défendait le territoire contre les
attaques incessantes des Chrétiens, enlevait leurs convois, surprenait
leurs maraudeurs, saccageait les pays frontières et poussait plus
avant en terre espagnole que ne l'avait fait Moulei Abou'l Hassan lui-
même.
Deux ans s'étaient écoulés depuis que Boabdil s'était réfugié
dans Almerïa. Il s'y croyait en sécurité, quand soudain Ez Zagal parut
aux portes de la ville (février 1485). Le fils d'Aïcha n'avait pas de
troupes pour le défendre et s'enfuit ; ses partisans furent massacrés
sans merci. La terre grenadine ne lui offrait plus où reposer sa tête.
Désespéré, abandonné de tous, il courut à Cordoue pour y réclamer
une seconde fois l'égide des ennemis héréditaires de sa religion et
de sa race. Il n'y fut pas accueilli avec plus d'empressement qu'il
ne l'avait été à Séville. Ferdinand, très désireux de lui conserver une
situation politique, lui conseilla de rentrer aussitôt dans son royaume
et appuya ses conseils de nouveaux subsides destinés à récompenser
les sujets fidèles et à ramener les égarés. Entouré de soldats merce-
naires presque tous chrétiens, Boabdil s'en revint à Vêlez el Blanco,
ville fortifiée de la province de Murcie située assez près de Grenade
pour lui permettre de garder des communications avec les factieux
restés dans l'Albacin. Il n'y avait pourtant pas grand espoir à fonder
sur eux, car ils faisaient partie de la classe pauvre, les grands et les
chevaliers s'étant, d'un commun accord, groupés autour d'Ez Zagal,
tandis qu'ils affectaient de ne plus prononcer le nom de Boabdil,
exécré à l'égal de celui d'un traître ou d'un apostat. Dès lors, Ez
Zagal régna et commanda seul à Grenade.
L'ardeur des Chrétiens grandissait à mesure que diminuait la
puissance musulmane. Chefs et soldats s'accoutumaient à recom-
(162)
LA DISCORDE CHEZ LES MORES. BOABDIL PRISONNIER
mencer chaque printemps la guerre préparée durant l'hiver; ils se
disciplinaient, comprenaient mieux leurs rôles respectifs et l'on
pouvait désormais prévoir la chute de l'empire more. En dépit de
résistances héroïques, Càrtama, Coin, Setenil, Marbella, Illoja, sur-
nommée l'œil droit de Grenade, et Moclin, son bouclier, s'étaient rendus.
La prise de Ronda (20 mai 1485) fut particulièrement cruelle aux
Mores, car la cité semblait imprenable. Elle était située au cœur d'une
montagne abrupte, perchée sur un roc isolé couronné par une cita-
delle puissante et entourée d'une triple enceinte hérissée de tours. Un
escarpement vertical d'une hauteur effrayante la défendait sur trois
côtés baignés par le Guadalevin. Autour de la rude forteresse s'ouvraient
des vallées fertiles, sillonnées de nombreux cours d'eau, abondants en
grains et en gras pâturages. On y élevait des chevaux rapides, les
meilleurs du royaume pour mener à bien les razzias.
L'Alcaide Hamet ez Zegri croyait la place si sûre qu'il n'avait pas
hésité à courir sus à une troupe chrétienne signalée dans la direction
de Malaga. Il comprit trop tard son imprudence quand, revenant
chargé de dépouilles et poussant des troupeaux, il vit des pièces d'artil-
lerie installées vis-à-vis des murs de la ville et reconnut le drapeau du
Roi Ferdinand qui flottait au centre du camp ennemi. Fou de rage,
n'écoutant que sa colère, Hamet ez Zegri s'élança sur les tentes. Il
vint s'y briser et eut de la peine à rentrer dans la ville, entouré seu-
lement de quelques cavaliers. Les autres avaient péri.
Alors commença le bombardement en règle, cette action terri-
fiante dont les Mores n'avaient jamais été témoins jusque-là. Le
brave Hamet ez Zegri, les dents serrées, la respiration haletante,
regardait avec stupeur les boulets de pierre et de fer ruiner les tours,
ouvrir de larges brèches dans les murailles, détruire les ouvrages
avec un bruit de tonnerre. Une nuit, s'abattirent sur les terrasses des
boulets enflammés, portés au rouge avant d'être lancés et dont la pré-
voyance de la Reine avait doté l'artillerie. Bientôt la cité ne fut plus
qu'un immense brasier. Il fallut se rendre. Ferdinand se montra
magnanime dans l'espoir que cet exemple encouragerait d'autres villes
à capituler. Les habitants furent autorisés à sortir de la place avec
leurs biens meubles ; ceux qui voulurent rester en Espagne y reçurent
des terres situées dans les provinces du Nord avec la promesse d'y
exercer librement leur religion.
Une multitude de captifs chrétiens encombraient les prisons de
Ronda ou alimentaient d'eau la population en usant d'un escalier
qui, à 86 mètres de profondeur, aboutissait au Guadalevin. Ils furent
(163)
ISABELLE LA GRANDE
aussitôt dirigés sur Cordoue ; la Reine les accueillit avec bonté, les
pourvut de vivres, de vêtements et d'argent et ordonna ensuite de
les rapatrier. Les chaînes détachées de leurs poignets et de leurs
chevilles furent portées en pompe à San Juan de los Reyes, ce monas-
tère fondé à Tolède en commémoration de la bataille de Toro. On les
suspendit aux murs extérieurs comme le plus émouvant des trophées.
Elles y sont encore ; pas au complet cependant. Il y a quelques années,
un alcade économe eut l'idée prosaïque de les transformer en sièges
destinés au jardin public. On eut le temps d'intervenir avant que le
sacrilège ne fût consommé tout entier.
Et c'est ainsi que les progrès lents mais réels delà reconquête étaient
favorisés par la discorde entre les Musulmans comme elle avait été
retardée, dans la première partie du XVe siècle, par la désunion des
Chrétiens.
CHAPITRE XII
PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
LES CORTES DE SARAGOSSE. || PERSÉCUTION DES COtlVerSOS. || CONSPIRATION CONTRE
L'INQUISITEUR PEDRO ARBUES. || SA MORT. || CHATIMENT DES MEURTRIERS. ||
NAISSANCE DE CATHERINE D'ARAGON. || ISABELLE DÉFEND LES DROITS DE LA
COURONNE CONTRE LE CLERGÉ. || LA REINE PREND UNE PART DIRECTE A LA
GUERRE ET VIENT AU CAMP SOUS MOCLIN (i486). || SIÈGE DE LOJA. || VAILLANCE
DE LORD SCALES. || BOABDIL TOMBE UNE SECONDE FOIS AU POUVOIR DES ROIS. J|
EZ ZAGAL SE JETTE DANS VELEZ MALAGA POUR LA DÉFENDRE. || REDDITION DE LA
PLACE. H VAILLANCE DE FERDINAND. || BOABDIL SOLLICITE LA BIENVEILLANCE DES
ROIS EN FAVEUR DE SES SUJETS FIDÈLES.
Pendant l'année 1485, des faits d'une gravité exceptionnelle se
produisirent en Aragon. On se souvient que l'Inquisition
s'y était introduite à l'époque où les Albigeois étaient venus de
France ; mais, dans ce pays favorisé de grandes libertés, elle avait
perdu de sa rigueur et n'y existait plus que de nom, quand Ferdinand
résolut de lui donner une autorité pareille à celle qu'elle avait conquise
en Castille. A la suite des Cortes de Tarragone (1484), un ordre royal
avait enjoint au pouvoir civil d'aider le Saint-Office dans l'exercice de
ses fonctions. Un dominicain, frère Gaspar Yuglar, et un chanoine de
l'Eglise métropolitaine, Pedro Arbues de Epila, élevé à la dignité
d'évêque, furent nommés inquisiteurs du diocèse de Saragosse. Il ne
semble pas qu'un génie spécial désignât Pedro Arbues pour cette haute
fonction, qu'il n'accepta pas d'ailleurs sans de grandes appréhensions.
Quand il eut cédé aux sollicitations de Torquemada, il montra une
ardeur et un zèle inspirés par la sincérité de sa foi.
Aussitôt une persécution terrible s'abattit sur les personnes occu-
pant de hautes charges mais connues pour descendre de Juifs con-
vertis. Le soupçon était aiguisé par l'intérêt, car la confiscation
des biens précédait l'instruction du procès. En vain les Aragonais
(165)
ISABELLE LA GRANDE
protestèrent-ils contre un acte attentatoire aux fueros du pays^
en vain supplièrent-ils le Roi de suspendre cette mesure au moins
jusqu'au prononcé de l'arrêt. Ils ne furent pas écoutés. Alors, ils
s'adressèrent au Pape. Sixte IV resta sourd à leurs plaintes, persuadé
d'une part des bonnes intentions des Rois et circonvenu, comme
nous l'avons dit plus haut, par les promesses du Saint-Office. Exas-
pérés par les auto de fe célébrés à Barcelone en mai et juin 1485, poussés
à bout par l'arrestation de Leonardo Eli, un des conversos les plus res-
pectables de Saragosse, perdant tout espoir de recevoir une réponse
favorable des souverains ou du Saint-Siège, quelques citoyens auda-
cieux résolurent de se défendre et de mettre un terme à de pareilles
atrocités.
Les conjurés n'osèrent pas s'élever contre le Saint-Office, c'eût
été courir à la mort, mais ils conspirèrent contre les inquisiteurs,
sans peut-être se rendre compte qu'ils étaient un instrument aux
mains de Torquemada et que leur mort, si l'on parvenait à les
atteindre, n'arrêterait pas l'œuvre féroce. Avant que les affiliés se
fussent entendus et organisés, six mois s'écoulèrent. Le secret avait été
bien gardé, et pourtant des bruits vagues parvinrent jusqu'à Ferdi-
nand. De Castille, le 29 janvier 1485, il écrit au gouverneur d'Ara-
gon : << Un complot se prépare, une somme importante a été réunie ;
elle est destinée à gêner l'action du Saint-Office, sinon à payer des
services dangereux ».
Informés de l'avis secret envoyé par le Roi, les conjurés cessèrent
de se voir durant six mois. Ce délai passé, et les Inquisiteurs se
relâchant de leur prudence, ils se mirent en quête de trois hommes
sûrs, capables d'exécuter leurs desseins. Le choix tomba sur Juan
de Abadia, son serviteur Vidal de Uranso et Juan de Esperandeu. Ce
dernier était le fils d'un converso enfermé dans les prisons de l'Inqui-
sition et dont les biens étaient déjà confisqués. 500 florins avaient été
promis aux meurtriers de Pedro Arbues.
Une première tentative eut lieu en avril ou mai de cette même
année. Des spadassins s'introduisirent dans le palais épiscopal con-
tigu à la cathédrale, tombèrent sur une garde bien armée et n'eurent
que le temps de s'enfuir. Mais ce n'était pas en vain que les Arago-
nais avaient condamné à mort le Grand Inquisiteur et mis sa tête à
prix. Durant la nuit du 15 septembre, à l'heure de Matines, trois
hommes pénétrèrent dans la cathédrale. Juan de Abadia et son ser-
viteur y entrèrent par la porte principale ; Esperandeu et ses com-
pagnons par la sacristie, et tous se cachèrent derrière les piliers,
(166)
PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
dans l'ombre des bas-côtés. Comme les accents de l'orgue éveillaient
soudain la nef, Pedro Arbues parut sur le seuil de la porte du cloître,
une lanterne d'une main et une forte trique de l'autre. Sachant que sa
vie était en péril, il portait sous sa robe de moine une chemise de
mailles et son large bonnet de velours blanc était doublé d'une calotte
d'acier. Avant d'entrer au chœur, il posa sa trique, singulier bâton
pastoral, contre un pilier et s'agenouilla, tandis que la lanterne posée
à terre devant lui éclairait son visage.
Il était à la merci des assassins.
Esperandeu bondit, le frappe et ne l'atteint qu'au bras gauche. Aussi-
tôt Uranso s'élance et décharge sur la tête un coup si violent que la
calotte de fer est tranchée et que l'arme s'abat sur la nuque restée
découverte. Chancelant, l'Inquisiteur se dresse et cherche à gagner le
chœur. Esperandeu l'assaille de nouveau et le frappe si furieusement
que son épée, déchirant l'acier de la chemise, lui traverse le corps. Le
crime accompli, les meurtriers échappent aux étreintes des chanoines,
qui accourent affolés, leur lanterne à la main, gagnent la porte où les
attendent des complices, enfourchent des coursiers rapides, franchissent
les portes de la ville et se jettent dans la campagne.
Le blessé fut transporté dans sa cellule et, après un examen,
les médecins déclarèrent que la moelle épinière avait été atteinte. Il
vécut encore quarante-huit heures, secoué par des spasmes convulsifs,
et rendit l'âme le 17 septembre. Ses lèvres semblaient murmurer
la prière interrompue. On interpréta d'une manière favorable à sa
générosité de cœur ce mouvement machinal et l'on prétendit qu'il
priait pour ses bourreaux. S'il demandait leur grâce, son dernier vœu
ne fut pas exaucé.
L'assassinat, dont le bruit se répandit dans la ville, dès l'aube,
ramena vers le Saint-Office nombre de gens qui s'en étaient écartés.
La foule des vieux chrétiens s'attroupa dans les rues :
« Brûlons les conversos ! Mort aux meurtriers de l'Inquisiteur ! »
La populace, toujours prête à suivre ceux qui la mènent au pillage
grossit de ses hurlements ce cri de colère, et, en quelques heures, fut
maîtresse de Saragosse.
Non seulement il y eut grand péril pour les conversos, mais aussi
pour les Mores et les Juifs qu'on parla de piller et de massacrer, afin
de n'en point perdre l'habitude. L'Archevêque, un frère naturel
de Ferdinand, dut parcourir à cheval les voies principales et
Isabelle la Grande. (l°7) 12
ISABELLE LA GRANDE
calma la surexcitation populaire en promettant prompte justice.
Les meurtriers, poursuivis avec une ardeur sans égale, furent
découverts, les uns à Tudela, un autre sur la frontière de Navarre.
• Ramenés à Saragosse, ils furent torturés jusqu'à ce qu'on leur eût
arraché les noms de leurs complices. Puis, on leur coupa les mains, on
les cloua sur la porte de l'église où le crime avait été commis, et leurs
membres écartelés, jetés à la voirie, furent abandonnés aux chiens ou
livrés à d'ignobles profanations. Juan de Abadia échappa au supplice en
avalant du verre brisé ; Juan Pedro Sanchez, qui avait été l'âme du com-
plot, gagna Toulouse et fut brûlé en effigie. Deux cents autres accusés
furent écartelés, pendus ou figurèrent dans l'auto de fe du 30 juin i486,
le septième qui eut lieu à Saragosse. On ignore le nombre de ceux qui
périrent dans les geôles de l'Inquisition. Bien peu de familles cata-
lanes échappèrent à une condamnation dure ou légère. Don Jaime de
Navarre, un neveu direct de Ferdinand, subit une peine grave pour
avoir donné asile à un nouveau chrétien, poursuivi par le Saint-
Office. Afin d'associer le Ciel aux représailles de l'Inquisition, les
familiers assurèrent qu'au moment d'entrer en Navarre, l'un des
coupables, devenu subitement lourd comme du plomb, était resté
inerte jusqu'à ce que les hommes d'armes l'eussent saisi. A l'heure de
l'interrogatoire, la bouche des assassins s'était desséchée. Il avait
fallu leur donner un peu d'eau pour leur permettre de répondre. Il
eût été plus simple d'expliquer leur mutisme par la terreur.
Autant on accabla les meurtriers, autant le fanatisme des familiers
du Saint-Office exalta les vertus de leur victime. Dieu lui-même s'en
mêla. La nuit du meurtre et à l'heure où il s'accomplissait, la grande
cloche de Villela se mit en branle toute seule. Deux semaines après
l'assassinat, des gouttes de sang tombées sur le dallage du sanctuaire
réapparurent, bien qu'on eût lavé le marbre avec le plus grand soin.
Enfin, le scapulaire de l'Inquisiteur, dont le peuple s'était pieusement
arraché les lambeaux lors de ses funérailles, opéra des miracles. Le
Saint-Office sollicita la canonisation de celui qu'il représentait comme
un martyr ; mais le Saint-Siège refusa de procéder d'une manière
aussi prompte, et bien des années devaient s'écouler avant que Pedro
Arbues fût admis au rang des Bienheureux.
Deux épées rouillées, de forme très simple, sont encore sus-
pendues aux parois grises de la Seo. La tradition veut qu'elles aient été
les instruments du crime, et les fidèles les considèrent avec une
émotion mêlée de terreur.
Les archives d'Aragon témoignent combien fut cruelle la persécu-
(168)
PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
tion qui suivit l'assassinat de Pedro Arbucs. Durant plusieurs années,
les auto defe se succédèrent. Fiers de caractère, détestant l'oppression,
les Aragonais essayèrent encore de lutter contre l'Inquisition et des
révoltes éclatèrent à plusieurs reprises dans différentes villes du royaume :
Teruel, Valence, Barcelone. Toutes furent réprimées avec la dernière
rigueur.
Tandis que cette tragédie se déroulait en Aragon, un événement
heureux éclairait la vie sévère des Rois. La Cour avait pris ses quar-
tiers d'hiver dans la petite ville de Alcalâ de Henares où l'Archevêque
de Tolède possédait un palais magnifique au centre d'un groupe de
monastères et d'églises.
Le 5 décembre 1485, Isabelle y mit au monde son cinquième
et dernier enfant. C'était une fille, on la nomma Catherine. Ne pas
naître eût mieux valu pour elle, tant fut amère la destinée de celle qui
mariée toute jeune au Prince de Galles, veuve avant l'accomplisse-
ment de l'union projetée, épousa le frère de son premier époux, le
futur Henri VIII, et mourut délaissée, cause innocente du schisme
d'Angleterre.
Peu après la naissance de l'Infante Catherine, et dans cette même
ville d' Alcalâ où elle avait vu le jour, survint un incident qui montre
combien la Reine, pourtant si attachée à l'Église, résistait virilement
aux empiétements du clergé quand elle les jugeait attentatoires aux
droits de la couronne.
Un différend suivi d'une collision s'étant élevé entre les juges
royaux et ecclésiastiques, l'Archevêque soutint les prétentions de ces
derniers, tandis que la Reine défendait la suprématie de la juridic-
tion royale. Ni l'un ni l'autre ne voulant céder, on convint de s'en
remettre à l'arbitrage de gens savants et pieux. L'auteur qui raconte
l'incident n'indique pas quelle fut la solution donnée à cette affaire; il
tient seulement à prouver combien Isabelle se préoccupait des intérêts
de la couronne, même quand ils allaient à l'encontre de ses senti-
ments religieux.
Un exemple du même ordre est cité par Pulgar. Le fait se passa
en i486.
Les immunités et privilèges accordés aux ecclésiastiques dans les
pays voisins ne les préservaient plus en Castille des atteintes de la
justice séculière. Un prêtre de Truxillo, coupable d'un crime grave,
ayant été jeté en prison civile, les chanoines, ses parents, alléguèrent
sa qualité de prêtre et le réclamèrent comme relevant de leurs tribu-
naux. Le juge civil ayant refusé de le rendre, les membres du clergé
(169)
ISABELLE LA GRANDE
soulevèrent le peuple et, à la tête de la multitude, se ruèrent sur la pri-
son, en forcèrent les portes, enlevèrent le prisonnier et, du même coup,
délivrèrent les autres détenus.
Quand elle fut informée de cet acte, la Reine envoya sur l'heure un
détachement de la garde royale à Truxillo avec mission de prêter main-
forte à la justice civile. Les chefs de l'émeute perdirent la vie et leurs
auxiliaires furent condamnés au bannissement perpétuel.
Jusqu'alors, Isabelle a préparé la guerre, restauré l'action de la loi,
pacifié et gouverné le royaume. Sa vie s'est partagée entre ses devoirs de
reine et d'épouse. Une nombreuse famille est venue combler ses
vœux ; cinq fois elle a été mère et souvent elle a été contrainte d'aban-
donner à d'autres la direction de la guerre de Grenade. Après la
naissance de l'Infante Catherine, c'est-à-dire dès l'année 1485, elle
prend une part effective à la guerre et ne se contente plus de lever,
d'approvisionner et de pourvoir l'armée. Si aucun historien ne laisse
entendre que jamais, comme une autre Jeanne d'Arc, elle ait chargé
à la tête de l'ost, tous s'accordent à dire qu'elle paraissait sous les
remparts des villes assiégées en armure de guerre, qu'elle maniait son
palefroi avec l'habileté d'un chevalier rompu aux exercices équestres,
qu'elle inspectait les travaux d'approche, visitait les batteries, encou-
rageait les combattants, enivrant les témoins de sa vaillance, exaltant
l'ardeur des chefs et des soldats devenus les exécuteurs opiniâtres de
ses conceptions militaires.
L'armure de l'Armerîa Real que l'on prétendait avoir appar-
tenu à la Reine est peut-être le harnais d'un jeune prince ; en
revanche, la chapelle royale de Grenade conserve l'épée de la souve-
raine comme une relique précieuse, à côté du sceptre et de la couronne.
D'autres fois, l'arrivée d'Isabelle dans les camps était accom-
pagnée d'une pompe qui satisfaisait la noblesse et plaisait au peuple
émerveillé.
Le digne Cura de los Palacios peint en brillantes couleurs une
scène de ces temps chevaleresques. La Reine avait été mandée par son
époux au camp sous Moclin (i486). Il s'agissait d'arrêter de concert
le plan des opérations futures.
« Sur les bords de la rivière Yegas, la Reine avait été reçue par un corps
venu au-devant d'elle sous le commandement du Marquis de Cadix et, à une
lieue et demie de Moclin, elle avait rencontré le Duc de l'Infantado accom-
pagné de la haute noblesse et de vassaux richement vêtus. Sur la gauche du
chemin, la milice de Séville se tenait en ligne de bataille. La Reine ayant salué
(170)
PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
la bannière de cette illustre cité, ordonna au porteur de prendre place à sa
droite. Les bataillons saluaient la souveraine en abaissant leurs étendards à
mesure qu'elle passait et les acclamations enthousiastes de la multitude
annonçaient son approche à la cité conquise.
«La Reine était accompagnée de sa fille l'Infante Isabel, à peine âgée de
seize ans, et suivie de nombreuses demoiselles d'honneur montées sur des
mules richement caparaçonnées. Elle-même était assise sur une mule
alezane dont le bât était orné de broderies d'argent et d'or en relief. La
housse était de couleur cramoisie et la bride de satin précieusement ornée
de lettres d'or. L'Infante portait une robe de fin velours sur plusieurs autres
robes de brocart ; une mantille écarlate voilait le visage à la mode mo-
resque et un chapeau noir orné de passementeries d'or couvrait la tête.
« Le Roi s'avança vers la Reine, suivi des nobles. Il portait un pourpoint
cramoisi, avec des chausses de satin jaune. Sur ses épaules était jetée une
casaque ou manteau de riche brocart, et une soubreveste cachait sa cui-
rasse. Ses cheveux étaient enfermés dans un bonnet couvert d'un chapeau
orné de belles plumes. A son côté, suspendu à une ceinture, brillait un
cimeterre moresque. »
« Quand le Roi et la Reine se furent rapprochés, ils se saluèrent par une
inclinaison cérémonieuse. Au même moment, la Reine enleva son chapeau et
resta en résille de soie, le visage découvert. Alors Ferdinand, s'avançant, la
baisa avec affection sur les joues et donna la même marque de tendresse à sa
fille l'Infante Isabel. Faisant le signe de la croix, il la bénit et la baisa sur les
lèvres. Le cortège royal se dirigea ensuite vers le camp où tout avait été
préparé pour recevoir la Reine et sa suite. »
Un autre auteur, Bernâldez, complète la peinture et y ajoute un
détail intéressant.
«Ferdinand montait un noble cheval de guerre, de couleur bai clair. Parmi
les magnifiques chevaliers qui l'accompagnaient, on signalait un Anglais, le
Duc de Rivers, comte de Scales, suivi de pages vêtus de coûteuses livrées. Ce
chevalier était couvert de mailles voilées sous un surcot de soie brochée, de
couleur sombre. Un bouclier était attaché à son bras par des chaînes d'or et,
sur la tête, il portait un chapeau blanc de France avec des plumes. Le capa-
raçon de son coursier balayait le sol ; il était de soie azur, bordé de violet
et semé d'étoiles d'or. Lord Scales maniait sa monture avec une adresse qui
excitait l'admiration générale. Sa bravoure et sa vaillance émerveillaient
l'armée et il brillait d'un éclat sans pareil parmi les nobles étrangers qui,
volontairement, étaient venus de France, d'Angleterre et des autres pays
d'Europe pour prendre part au triomphe de la foi. »
« Vint de Bretagne, écrit encore Pierre Martyr, un cavalier jeune, riche
(I7i)
ISABELLE LA GRANDE
et de haute naissance. Il était allié par le sang à la famille royale d'Angle
terre. Il amenait un beau train de troupe de ses domaines, au nombre de
trois cents hommes armés selon la mode de leur terre, avec des arcs longs et
des masses d'armes. »
Les formes d'une croisade habilement données à la guerre par la
bulle papale, les fonds reçus des gens d'Ëglise, les indulgences accordées
aux combattants et aux personnes associées d'une manière quelconque
à la campagne exaltaient l'enthousiasme. Plus le triomphe de la foi
coûtait de sacrifices et plus on mettait d'ardeur à l'assurer. Ces senti-
ments, qu'Isabelle entretenait avec soin et que d'ailleurs elle éprou-
vait, elle les manifestait après chaque succès par le témoignage public
de sa reconnaissance envers Dieu :
« A Cordoue ou en tout autre lieu, la Reine célébrait chaque triomphe
de ses armées par un acte solennel d'action de grâce s. Parfois, elle se rendait
nu-pieds et en procession à la cathédrale, suivie de sa maison, des nobles, des
ambassadeurs et des fonctionnaires municipaux. De même, au retour de ses
expéditions, le Roi était reçu à la porte de la ville et, abrité sous un dais
somptueux, brillamment escorté, il se dirigeait en grande pompe vers l'église
où il s'agenouillait e*. rendait grâces au Dieu des armées.
« Quand une ville était prise, l'Alferez royal plantait sur un point culmi-
nant de la fortification l'étendard de la croix en argent massif offert par le
Pape Sixte IV, tandis que les combattants agenouillés joignaient leurs voix
à celles des clercs et chantaient le Te Deum. Après l'étendard de la croix, la
bannière de saint Jacques, protecteur de l'Espagne, déroulait ses plis;
enfin apparaissait la bannière des Rois ornée de leur magnifique blason.
Des acclamations enthousiastes la saluaient :
« Castille ! Castille ! »
« A peine entrés dans les cités conquises, les évêques dépouillaient leur
harnais de fer, revêtaient les chapes d'or, purifiaient les mosquées, les consa-
craient pompeusement à la Vierge et aux saints et les pourvoyaient de
cloches, d'autels portatifs, de vases sacrés, de missels et d'ornements
envoyés par la Reine avec une touchante profusion. »
Une guerre ainsi placée sous le patronage céleste et dans laquelle
chacun, depuis le plus puissant chevalier jusqu'au plus humble
convoyeur, se considérait comme un instrument de la volonté
divine, devait se terminer par la chute de l'Empire more divisé contre
lui-même, hésitant entre deux chefs rivaux, démoralisé par les prédic-
tions funestes considérées comme des prophéties.
(172)
PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
Au printemps de l'année i486, Isabelle ouvrit la campagne en per-
sonne.
Ferdinand n'avait pas oublié le désastre de Loja où, en dépit
de sa vaillance, il avait compromis sa réputation de capitaine. Maître
d'une artillerie de siège créée de toutes pièces par sa femme depuis
trois années, il brûlait d'effacer un souvenir cuisant à son amour-
propre d'homme de guerre. Loja, situé à une quarantaine de kilo-
mètres de Grenade, était d'ailleurs une sentinelle avancée qu'il
fallait enlever à tout prix.
Le succès répondit aux efforts de la Reine et aux vaillantes
espérances du Roi. Sous les coups des projectiles puissants, les tours
s'effondrent, les murs tombent et leurs débris roulent le long des escar-
pements qu'ils couronnaient avec orgueil. Boabdil était dans la place;
il la défendit avec courage, mais il fut blessé grièvement et la garnison
découragée décida de se rendre :
« Que peuvent l'ardeur et la vaillance des chevaliers contre des engins
lâches qui tuent à distance ! »
Durant le siège, Lord Scales se distingua d'une manière toute
particulière. Ayant demandé la permission de combattre à la mode de
son pays, il descendit de cheval, se mit à la tête de ses hommes armés
comme lui en blanc (armure de plates). L'épée attachée au poignet
et la masse à la main, il distribua de si terribles coups qu'il jeta la ter-
reur dans les rangs des montagnards. Mais comme on enlevait les
faubourgs, le vaillant chevalier, monté sur une échelle d'escalade,
reçut une pierre au visage qui lui brisa les dents de devant et le jeta
inanimé sur le sol. Transporté sous sa tente, il dut y suivre un long
traitement. Le Roi et la Reine vinrent le vjsiter, le complimentèrent
et lui témoignèrent leurs regrets :
« C'est peu, dit-il, de perdre quelques dents au service de Celui qui me les
a toutes données. Notre Seigneur, ajouta-t-il avec un humour bien britan-
nique, en a diminué le nombre et il a ouvert entre elles une fenêtre afin de
mieux voir en moi. »
La Reine ne s'en tint pas aux éloges et aux félicitations. Le che-
valier reçut en souvenir de sa prouesse douze magnifiques coursiers
andalous, deux garnitures de lit en drap d'or avec une quantité de
beau linge et des tentes de campagne destinées à ses hommes.
(173)
ISABELLE LA GRANDE
La jeune noblesse castillane s'était, elle aussi, couverte de
gloire. Réprimandée par Ferdinand sur son luxe excessif, elle montra
que, sous ses vêtements de brocart et ses armures damasquinées, elle
portait un cœur vaillant. Conduite par le Duc de l'Infantado, elle
s'élança avec une ardeur sans égale, jalouse d'entrer la première dans
la cité, et quand, après la victoire, elle parut diminuée en nombre
et couverte de sang, personne ne songea plus à railler ses goûts efféminés.
Le jeune frère de Alonzo de Aguilar, Gonzalve de Cordoue, s'illustra
dans cette campagne, et ce fut à lui que les Rois confièrent la garde
de la place quand ses murailles furent réparées.
Une seconde fois Boabdil, tombé au pouvoir des Monarques castil-
lans, était contraint de se reconnaître leur vassal. Cette nouvelle
humiliation parut plus cuisante aux Mores que la perte d'une ville
jugée pourtant' imprenable. L'effet moral en fut immense, et la chute
de Illora suivit de près celle de Loja.
Les conquérants chrétiens approchaient de Grenade avec lenteur,,
mais, quand même, ils approchaient. Avant d'attaquer de front la
capitale, il fallait réduire Malaga, la seconde ville du royaume, et le
port par lequel les Mores d'Espagne et d'Afrique communiquaient
encore malgré les efforts de la flotte de Biscaye, et, tout d'abord, prendre
la petite place de Vêlez Malaga, dressée, comme une sentinelle avancée,
à cinq lieues de la mer.
Le 7 avril 1487, Ferdinand, acclamé par le peuple, sortit de Cordoue
à la tête de ses troupes, prit la route d'Antequera et se dirigea vers
la région montagneuse où s'élève Vêlez Malaga. Des pluies d'orage,
une véritable tempête contrarièrent sa marche. Les torrents, grossis
par les eaux descendues des montagnes, avaient emporté les ponts
de bois, raviné les routes construites au prix de grands sacrifices.
Les soldats s'épuisaient à faire une lieue chaque jour en dépit des efforts
des pontonniers chargés de réparer les voies. Il ne fallait pas songer
à traîner la grosse artillerie dans ces chemins avant que le soleil,
en les séchant, ne les eût rendus praticables. On décida de la laisser en
arrière.
Le 17, après dix jours de marche extrêmement pénible, l'armée
chrétienne parut devant Vêlez Malaga.
Informé du départ de l'armée royale, Ez Zagal réunit aussitôt ses
troupes, et s'élança au secours de la ville. Le vieux guerrier abandon-
nait Grenade à Boabdil, préférant à la puissance souveraine la con-
servation d'une cité dont la possession permettrait aux Chrétiens de
couper les communications avec l'Afrique et d'arrêter les approvi-
(174)
PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
sionnements nécessaires à l'entretien d'une population obligée de
vivre au milieu de régions dévastées.
D'habitude, l'armée castillane se gardait mal. Ez Zagal projeta
une attaque de nuit sur le camp dressé au pied de la ville. La garnison,
avertie, ferait, à la même heure, une sortie furieuse, et Ferdinand subi-
rait une défaite qui lui rappellerait le désastre du premier siège de
Loja.
Mais les Castillans arrêtèrent le messager chargé d'avertir le
commandant de la place, et quand l'avant-garde d'Ez Zagal s'élança
sur le camp chrétien, elle fut reçue par une effroyable décharge de
mousqueterie, tandis qu'aucun secours ne lui venait de la ville. Les
Mores reculèrent, tournèrent bride et tombèrent sur le gros de l'armée
qui, surprise au milieu des ténèbres, se désagrégea sans combattre.
La déroute devint bientôt générale. Les plus agiles jetaient leurs armes
et précipitaient leur fuite vers la montagne ; les autres, saisis de
panique, n'opposaient aucune résistance.
Ez Zagal essaya vainement de rallier ses troupes. Il fut emporté
dans la débâcle générale et, à grand' peine, déjoua la poursuite du
Marquis de Cadix. Désespéré, il reprit le chemin de Grenade. Les
fugitifs y avaient apporté la nouvelle de sa défaite. Le drapeau de
Boabdil flottait sur l'Alhambra ; les portes de la ville restèrent closes
devant le vieux guerrier. On oubliait sa vaillance, ses exploits et le
sacrifice consenti à la patrie quand il avait abandonné Grenade à son
rival afin de secourir Vêlez Malaga. Il ne protesta pas contre cette
ingratitude et, le cœur déchiré, se replia sur Guadix, qui, avec Alme-
ria, lui restait fidèle.
Le commandant et la garnison de Vêlez Malaga, demeurés dans
l'ignorance du projet d'Ez Zagal, comprirent au jour leur infortune.
Désormais, la ville ne devait espérer aucun secours : l'armée d'Ez
Zagal n'existait plus, Boabdil régnait à Grenade, la grosse artillerie des
Chrétiens avait franchi les défilés où elle s'était embourbée, le blocus
se complétait par terre et par mer. D'un commun accord, on décida
de capituler avant de subir le bombardement et le pillage, consé-
quence d'une prise d'assaut.
Désireux d'encourager les places voisines à se rendre sans com-
bat, Ferdinand, fidèle à la tactique employée devant Ronda, accorda
des conditions relativement douces. Le peuple fut autorisé à emporter
ses biens meubles, les armes exceptées, et à se retirer dans des villes
éloignées du littoral où licence lui serait donnée de pratiquer sa reli-
gion et de s'administrer selon les lois musulmanes.
(175)
ISABELLE LA GRANDE
Vêlez Malaga capitula le 27 avril, après un blocus de dix jours ;
sa prise n'avait pas coûté des pertes sensibles aux Chrétiens. Pourtant,
Ferdinand avait couru un danger sérieux. Toujours prêt à payer de
sa personne, il avait chargé un parti de cavaliers ennemis sans autre
arme défensive que sa cuirasse. Dans le feu de la rencontre, ayant
brisé sa lance sur l'armure d'un More, il s'efforçait en vain de sortir
l'épée du fourreau, quand il fut assailli par un parti de Musulmans
et eût succombé sous leurs coups si le Marquis de Cadix et Garcilaso de
la Vega ne l'eussent dégagé. Comme ces gentilshommes lui reprochaient
de se jeter dans la mêlée, et lui représentaient l'inutilité pour un roi
de se battre comme un soldat, Ferdinand leur répondit :
« Il n'est pas en mon pouvoir de penser aux bonnes ou aux mauvaises
chances de la guerre quand mes sujets exposent leur vie dans l'intérêt de la
couronné. »
En souvenir de cet engagement, Vêlez plaça dans ses armes un
chevalier transperçant un More de son javelot. Ce beau fait d'armes
inaugura la campagne de 1487 et eut pour résultat immédiat la
reddition de Bentomiz, Comares et de vingt villes de l'Axarquia
pourvues de fortes garnisons. En outre, les habitants de plus de
quarante bourgs ou cités des Alpujarras, pays montagneux où la
résistance eût pu se prolonger longtemps, envoyèrent des députations
au monarque castillan et lui prêtèrent serment d'obéissance comme
muchares ou vassaux musulmans. La route de Malaga était ouverte.
Cent vingt chrétiens qui gémissaient dans les prisons furent dirigés
sur Cordoue où la Reine et l'Infante Isabel les accueillirent avec
attendrissement. Ils figurèrent dans la cérémonie triomphale célébrée
à la cathédrale afin de remercier le Ciel de la victoire des armées chré-
tiennes.
Tandis que les Rois recevaient la soumission des villes des Alpu-
jarras et de l'Axarquia, arrivèrent des lettres de Boabdil.
Un mouvement en sa faveur avait éclaté à Grenade et il sollicitait
la bienveillance des Rois envers les gens des campagnes rentrés sous
son obéissance. En échange, il promettait de se considérer toujours
comme le vassal fidèle des Rois de Castille. Isabelle et Ferdinand
étaient des politiques trop avisés pour ne point répondre avec magna-
nimité à une requête qui montrait dans quel abaissement était tombé
leur ennemi.
En conséquence, les habitants des territoires de Grenade furent
(176)
U .M. Dieulafoy.
TOMBEAU DU MAPQLTS VASQUÈZ DE ARCE [Bétail).
(Cathédrale de Sigiïen;a.)
Isabelle i.a (j
A (JI'ANDI..
PL XV, l'AGE 176.
Isabelle la Grande.
I'i. XVI, page !-;.
PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
informés qu'il leur serait loisible de cultiver leurs champs et de tra-
fiquer avec les Chrétiens; seul le commerce des armes restait interdit.
De leur côté, les Alcaides des villes et villages reçurent licence de cir-
culer à leur gré, et toutes sécurités leur furent données. Un délai
de six mois était accordé aux habitants des villes restées fidèles à
Ez Zagal pour se soumettre à l'autorité deBoabdilet jouir des mêmes
avantages. Des faveurs aussi grandes, la paix au lieu de la guerre
ramenèrent des provinces entières au jeune Roi, pourtant si méprisé
par ceux mêmes que leurs intérêts groupaient de nouveau sous sa
bannière.
Les communications bien établies avec Vêlez Malaga, Ferdinand
ne songea plus désormais qu'à prendre Malaga, ce dernier boulevard
de Grenade.
L'ère de la lutte suprême allait s'ouvrir.
CHAPITRE XIII
LE SIÈGE DE MALAGA
IMPORTANCE DE MALAGA. || HAMET EZ ZEGRI SE PROCLAME ALCAIDE DE LA
VILLE. || ALI DORDUX. || LES PROPOSITIONS DES ROIS SONT REPOUSSÉES. || L* ARMÉE
RAVITAILLÉE PARLA FLOTTE. || EXPLOITS DES FRÈRES DE LA SAINTE HERMANDAD.
|| TRAVAUX D'APPROCHE. || LES SEPT SŒURS DE XIMENES. || ISABELLE ENROLE LES
CASTILLANS DE VINGT A SOIXANTE ANS. || ARRIVÉE DE LA REINE SOUS MALAGA.
|| VAILLANCE DES GOMERES. || LE MARQUIS DE CADIX. || BOABDIL ATTAQUE LES
TROUPES DE SECOURS ENVOYÉES PAR EZ ZAGAL. || GONZALVE DE CORDOUE
CONDUIT 3 OOO HOMMES A BOABDIL. || LE CONSEILLER d'HAMET EZ ZEGRI. ||
LES ROIS SONT VICTIMES D'UNE TENTATIVE D'ASSASSINAT. || l' ASSAUT. || FUREUR
DES FEMMES CONTRE HAMET EZ ZEGRI. || LES ROIS REFUSENT DE RECEVOIR
ALI DORDUX. || CAPITULATION DE MALAGA. || LES PRÉDICTIONS DU FAUX PROPHÈTE
SE RÉALISENT. || LIBÉRATION DES CAPTIFS CHRÉTIENS. || SORT DES RENÉGATS. ||
LES DÉFENSEURS DE MALAGA CONDAMNÉS A L'ESCLAVAGE.
M
alaga s'élève au milieu d'une vallée limitée du côté de la
terre par un cirque de montagnes abruptes, tandis que la
mer baigne ses boulevards. La région merveilleuse, le pays
incomparable où se mêlent les orangers, les grenadiers, les palmiers,
les aloès au glaive bleu et les fleurs tropicales aux couleurs éclatantes,
portait à juste titre le surnom de paradis terrestre. Les Mores avaient
fait de Malaga une place de guerre formidable. Des murs d'enceinte
flanqués de tours l'encerclaient. A l'une des extrémités de la cité,
sur une éminence rocheuse dominant la mer, s'élevait l'Alcazaba ou
donjon commandé lui-même par un château bâti au sommet d'un pic.
Dans les temps antiques, un phare se dressait sur ce point, qui a gardé
le nom de Jebelfaro : Montagne de la maison de lumière. Un chemin
couvert mettait en communication l'Alcazaba et le château capable
de soutenir à lui seul un siège, la ville et le donjon fussent-ils déjà
pris.
Malaga était aussi florissante qu'elle était bien défendue par la
(178)
LE SIÈGE DE MALAGA
nature et par l'art. Ses relations avec Rome et Carthage avaient été
importantes ; au XIIe et au xme siècle, elle était devenue le siège du
gouvernement; au xve on la considérait comme la seconde ville du
royaume dont Grenade était la capitale. Son port bien abrité, com-
mode, passait pour l'un des plus actifs de la Méditerranée et béné-
ficiait des liens commerciaux noués avec l'Italie, l'Egypte et le Levant.
Ses transactions avec la côte africaine avaient apporté l'opulence
dans ses murs.
Les fortifications de la place étaient en parfait état d'entretien ;
les magasins, bien pourvus ; l'artillerie rivalisait en qualité, sinon en
nombre, avec celle de l'armée chrétienne. Jamais de meilleures con-
ditions pour la défense et de plus grandes difficultés pour l'attaque.
Ez Zagal avait confié le commandement au vaillant Hamet ez
Zegri, l'héroïque défenseur de Ronda. Dédaigneux des riches mar-
chands de la cité, plus soucieux de l'honneur de la garnison que de leurs
biens matériels, il s'était entouré de mercenaires africains, les Gomeres,
guerriers farouches dont le renom de bravoure et la réputation de
férocité inspiraient la terreur. A ces soldats redoutables, s'étaient
joints des renégats qui avaient fui l'Espagne par crainte de l'Inqui-
sition et que la peur d'un châtiment terrible, si les assiégeants l'empor-
taient, encourageait à se défendre avec une énergie désespérée. Ces
troupes sans pareilles s'étaient établies dans le donjon de Jebelfaro
d'où elles surveillaient la cité, prêtes à empêcher ses défaillances.
A la tête des marchands de la ville se trouvait un homme puissant,
de qui la parole faisait autorité. Il s'appelait Ali Dordux. Cédant
aux vœux de la population, il consentit à porter des représentations
à l'Alcaide Abou'l Azen Connaxa. Avec éloquence, il montra que la
nécessité ne s'imposait nullement de livrer la cité aux horreurs d'un
siège, alors que, pour satisfaire les Monarques castillans, il suffisait de
reconnaître l'autorité de Boabdil. Cette concession faite, la paix ne
serait point troublée, le commerce et le trafic du port continueraient,
— les Rois l'avaient promis et on les savait fidèles à leur parole. —
Si, au contraire, on persistait dans une résistance sans espoir, on
s'exposerait aux pires calamités et à la ruine qui suivrait une prise
d'assaut.
Touché de ces arguments, l'Alcaide, habitué à regarder ses interlo-
cuteurs comme les arbitres de la ville, autorisa la députation à se
rendre au camp chrétien afin de préparer une capitulation aussi douce
que le faisait espérer la magnanimité de la Reine.
Toujours au guet du haut de son nid d'aigle, Hamet ez Zegri
(179)
ISABELLE LA GRANDE
devina les projets de la cité. << Tomber sous la domination de l'indigne
Boabdil, ce vassal des Rois d'Espagne? Jamais ! »
Il existait dans le peuple un parti puissant resté fidèle à Ez Zagal
et désireux de venger la défaite de Ronda. Certain d'être soutenu,
Hamet ez Zegri fond sur l'Alcazaba suivi des Gomeres, tue le frère de
l'Alcaide et ceux qui tentent de résister et mande devant lui les
principaux de Malaga. Saisis de terreur, les marchands obéissent.
Seul, Ali Dordux refuse de se rendre à cet appel. Hamet ez Zegri les
reçoit, couvert d'une armure encore tachée du sang versé quelques
heures auparavant et, par la menace, par la persuasion, les décide à
rester fidèles à Ez Zagal et à se défendre jusqu'à la dernière extrémité.
L'Alcaide est un traître vendu à l'ennemi ! Qui serait mieux qualifié
pour le remplacer que le commandant du château, Hamet ez Zegri ?
Avec l'assentiment tacite des uns et aux acclamations des autres, le
vaillant guerrier se proclame Alcaide de la place.
Le Marquis de Cadix essaya de nouer des relations avec Hamet ez
Zegri et lui dépêcha un chevalier more pris à Vêlez Malaga et traité
avec honneur. Introduit en présence du commandant du château,
l'émissaire présenta des lettres où le Marquis, au nom des Rois, offrait
quatre mille doublons d'or et la ville de Coin en propriété perpétuelle
contre Jebelfaro. Quant à la reddition de la place, le commandant
en fixerait lui-même le prix. Il était accepté d'avance.
Le More fit lire à haute voix le message destiné à rester secret
et provoqua les explications de l'envoyé :
« La place, répondit-il avec dédain, m'a été confiée pour la défendre et non
pour la rendre. Tous les trésors du Roi de Castille ne me tenteraient pas et ne
sauraient payer ma trahison. »
Le chevalier éconduit, Hamet ez Zegri ordonna de doubler les
patrouilles, de multiplier les rondes de nuit et de tenir constamment
une partie de la garnison en éveil.
Avant de commencer un siège difficile entre tous, Ferdinand fit
une seconde fois sommer la ville de se rendre aux conditions favorables
qu'il avait déjà proposées ; mais la population, obéissant à son nouvel
Alcaide, resta sourde à ses propositions pacifiques.
Le 7 mai, Ferdinand leva le camp de Vêlez Malaga, se porta
sur Besmillana, petit port situé à deux lieues de Malaga, et ordonna
d'amener sans délai l'artillerie de siège en réserve dans les parcs
d'Antequera. L'armée chrétienne, composée, semble-t-il, de
(180)
LE SIÈGE DE MALAGA
12 ooo cavaliers et de 40 000 fantassins, s'avançait en longue ligne,
au bord de la mer, ravitaillée par la flotte sous le commandement
d'un amiral catalan, Don Galceran Requesens.
Le promontoire que couronnait le château de Jebelfaro se reliait
à la montagne abrupte située au nord, en arrière de la ville. A l'opposé,
et à deux portées de flèche environ, s'ouvrait une passe étroite. Les
Mores avaient décidé de la défendre à tout prix, car elle donnait accès
dans la Vega. Deux tentatives des Galiciens furent repoussées après
des exploits héroïques et des pertes considérables de part et d'autre.
Un assaut donné par l'avant-garde, du côté de la montagne, ne fut pas
plus heureux.
Pourtant, à la suite d'une troisième tentative, les membres de
la Sainte Hermandad escaladèrent, en les arrosant de leur sang, les
déclivités dominant la passe, atteignirent un étroit plateau, et y
arborèrent sept bannières. A cette vue, les assiégés firent un premier
pas en arrière, mais le combat se continua avec acharnement sur la
hauteur où Galiciens, Castillans et Mores se prirent dans un corps à
corps furieux. On ne faisait pas de prisonniers, on tuait sans merci.
Enfin, la position fut enlevée grâce au courage indomptable de Don
Hurtado de Mendoza et de Garcilaso de la Vega, qui combattaient
à côté de leurs soldats, et du porte- étendard Luis Mazedo qui, le
premier, planta sa bannière sur l'éminence conquise avec tant
d'effort.
Les Mores s'étaient réfugiés dans le château ; la passe était ouverte,
mais l'armée chrétienne, épuisée, rendue de fatigue, n'aurait pu la
franchir. La garde de la position si chèrement achetée fut confiée au
Marquis de Cadix, toujours prêt à occuper dans les sièges ou à réclamer
dans les batailles le poste le plus périlleux.
Une artillerie puissante dissimulée derrière des retranchements,
un corps de 2 000 cavaliers et de 14 000 fantassins furent placés sous
le commandement de ce chevalier incomparable.
A dater de ce jour, les travaux de siège se poursuivirent avec
méthode. En outre de l'armée combattante, c'était tout un peuple
d'artilleurs installant des batteries, de pionniers creusant des tranchées,
de charpentiers construisant sous les ordres des ingénieurs des machines
destinées à l'assaut des murailles, de mineurs creusant des chemi-
nements trop souvent détruits par les contre-mines de l'ennemi. La
plupart de ces travaux d'approche devaient être exécutés la nuit,
tant les Mores étaient attentifs à surveiller les assiégeants et à bom-
barder les ouvrages à peine les avaient-ils aperçus. Les tentes royales,
(181)
ISABELLE LA GRANDE
devenues leur point de mire, coururent un tel danger qu'il fallut les
reporter dans un repli de la montagne.
Fray Antonio Agapida, ce vivant historien de la guerre de Grenade,
ne peut contenir sa joie quand il raconte l'investissement de la place :
«C'était une glorieuse et douce vue que celle de cette cité infidèle entourée,
par terre et par mer, de puissantes forces chrétiennes. Chaque rempart dans
ces circuits était comme une petite cité de tentes portant l'étendard de
quelque guerrier fameux. Au loin l'on voyait les vaisseaux de guerre et les
galères stationnant devant la place. La mer était couverte d'innom-
brables voiles passant et repassant, paraissant et disparaissant, apportantes
renforts et les subsistances de l'armée. Ce beau spectacle eût récréé les yeux,
n'eussent été les éclairs de flamme et les tourbillons de fumée qui partaient des
navires en apparence endormis sur la mer tranquille et le tonnerre échangé
entre le camp et la cité, les tours et les remparts. Ils disaient la guerre
mortelle engagé entre les Mores et les Chrétiens. La nuit, la scène était plus
terrifiante encore, car l'on voyait mieux les éclairs de l'artillerie et les
rayons sinistres des boulets rouges qui, jetés sur la cité, incendiaient les
maisons. Les projectiles les plus redoutables lancés par les Chrétiens
partaient d'une batterie de lombardes appelées les Sept Sœurs de Ximenes
qui tiraient jour et nuit sans désemparer. Les Mores répondaient au tonnerre
par le tonnerre ; Jebelfaro était enveloppé de fumée depuis sa base
jusqu'aux créneaux de ses tours. Hamet ez Zegri et ses terribles Gomeres
regardaient, orgueilleux et fiers, la tempête guerrière qu'ils avaient déchaî-
née. »
Et le digne frère ajoute :
« Ils étaient autant de démons incarnés à qui le Ciel avait permis d'entrer
en possession de cette cité infidèle pour consommer sa perte. »
La première attaque contre la place fut conduite par le Comte de
Cifuentes qui ouvrit une brèche dans une tour flanquant la muraille
du faubourg. La partie supérieure de l'ouvrage abattue, il tenta
l'escalade sous les projectiles des Mores décidés à s'y maintenir quand
même. Trois fois la tour fut prise et abandonnée ; elle finit par s'effon-
drer, minée par les assiégés, impuissants à la conserver. Nombre de
Chrétiens furent projetés en l'air par l'explosion ou écrasés sous les
matériaux en ruine.
Une seconde brèche avait été pratiquée dans la muraille, et le
combat y dura deux jours et deux nuits avec des alternatives diverses.
Pourtant, les Mores, après avoir disputé le terrain pied à pied, furent
(182)
LE SIÈGE DE MALAGA
contraints d'abandonner les murailles extérieures couvertes de morts
et de mourants et se retirèrent derrière l'enceinte de la cité.
En dépit de ces succès, les Chrétiens, habitués à rencontrer moins
de résistance et d'héroïsme, commençaient à trouver leurs progrès
bien lents. Un certain découragement se manifestait. On redoutait
l'épuisement des vivres nécessaires à l'entretien d'une nombreuse
armée ; en peu de temps on avait fait une consommation énorme
de projectiles ; des cas de peste s'étaient déclarés dans les villages
suburbains encombrés de blessés et où les morts demeuraient sans
sépulture.
Les Mores accueillaient ces nouvelles avec une fierté sans pareille.
Des renégats, des déserteurs rentrés dans la place les encourageaient
à la résistance. Bientôt l'ennemi serait contraint de lever le siège.
La Reine, que l'on savait l'âme de la guerre, avait adressé à son époux
un message dans lequel elle l'engageait, disait-on, à la retraite. Aucune
parole n'était mieux faite pour rendre l'espoir aux défenseurs de
Malaga. Chaque nuit, les Gomeres exécutaient des sorties sur des
points différents, harcelaient l'armée d'investissement et ne lui lais-
saient ni trêve ni repos.
Afin de décourager les assiégés, Ferdinand informa Isabelle des mau-
vais bruits qui couraient. Sa venue au camp serait le meilleur démenti.
La Reine était à Cordoue, absorbée, comme de coutume, par le
recrutement et le ravitaillement de l'armée. Son influence sur le peuple
était si grande qu'elle était parvenue à réunir sous ses étendards tous
les hommes valides de la Castille, de vingt à soixante ans. Abandonnant
à quelques conseillers fidèles ce rôle si pesant, elle partit aussitôt,
accompagnée de sa fille l'Infante Isabel, du Cardinal d'Espagne, de
Talavera, son confesseur, et d'une foule de prélats, de grands
dignitaires, de gentilshommes et de dames d'honneur. Les troupes
campées sous Malaga frémirent d'enthousiasme quand elles apprirent
la prochaine arrivée de la Souveraine. Elles avaient une croyance
superstitieuse en ses talents et regardaient sa venue comme un pré-
sage de victoire.
Le Marquis de Cadix, en sa qualité de Grand-Maître de l'ordre
de Santiago, s'était porté au-devant de la Reine à la tête de troupes
brillantes dont les acclamations délirantes accompagnèrent le cortège
jusqu'aux tentes royales. La cavalcade marchait dans un ordre parfait,
et c'était un spectacle charmant que celui des jeunes femmes de la
suite, maniant leur coursier avec grâce et faisant oublier par leurs
sourires les souffrances de cette guerre sévère.
Isabelle la Grande. (^^3) *3
ISABELLE LA GRANDE
Isabelle avait eu la pensée généreuse de suspendre les opérations
militaires le jour de son arrivée. Le lendemain, elle fit transmettre de
nouvelles propositions de paix aux conditions déjà offertes. Mais si
Malaga persistait dans son inutile résistance, la mort, la captivité ou
l'esclavage seraient le lot de ses habitants.
Le silence des pièces d'artillerie fut mal interprété par les Mores.
Ils l'attribuèrent à l'épuisement des munitions. Hamet ez Zegri, dont
le cœur était aussi fier que celui de Pharaon, reçut avec hauteur le
messager de la Reine et ne daigna pas même donner une réponse
écrite.
«Les Rois chrétiens, dit-il, me font ces offres parce que leur situation est
désespérée. Leurs munitions sont épuisées et leurs batteries réduites au
silence. S'ils restent sous nos murailles, les pluies d'automne arrêteront
leurs convois et rempliront leur camp de malades et d'affamés. Le premier
ouragan dispersera leur flotte et la forcera de s'abriter dans un port. Alors
l'Afrique nous sera ouverte et nous apportera ses renforts et ses approvi-
sionnements. »
Les habitants de la ville essayèrent bien d'intervenir, mais Hamet
ez Zegri leur répondit que le premier qui parlerait de capituler ou
serait pris en communication avec l'ennemi serait pendu.
Ces menaces, suivies d'effet quelques jours plus tard, jetèrent
la terreur parmi la population, plus craintive de ses chefs que de
l'ennemi.
La riposte aux paroles imprudentes de l'Alcaide ne se fit pas
attendre et une décharge de toutes les pièces de l'artillerie royale
montra aux malheureux habitants de Malaga la vanité de leurs espé-
rances. « Pourtant le découragement ne trouvait pas de logis dans les
cœurs des Gomeres ».
Durant une de leurs sorties nocturnes, ils surprirent le quartier
du Marquis de Cadix, tuèrent les grand' gardes, endormies à la suite
des fatigues d'un combat récent et mirent en fuite celles qui s'étaient
réveillées à temps.
Le Marquis , rendu de fatigue, reposait sous sa tente quand il en-
tendit les cris de ses hommes, aux prises avec les Mores. A peine vêtu, il
s'élance, suivi de son porte-étendard. « En avant, sus à l'ennemi ! >>
s'écrie-t-il en ralliant les fuyards. On le suit, Chrétiens et Mores se
choquent avec furie, s'attaquent de la dague et de l'épée, se trans-
percent mutuellement et roulent enlacés du haut en bas des escarpe-
(184)
LE SIEGE DE MALAGA
ments. La bannière du Marquis est en péril ; les Galiciens et les gens
de la Sainte Hermandad viennent à l'aide, et l'emblème de tant de
vaillance est enfin dégagé. Mais les pertes sont cruelles : le frère du
Marquis, Don Diego Ponce de Léon, est tombé frappé d'une flèche ;
son beau- fils est gravement atteint. On déplore la perte de Ortiga de
Prado, capitaine des escaladeurs, qui, le premier, avait atteint le cou-
ronnement des murs d'Alhama. Quand les Mores battirent en retraite,
le plateau resta couvert d'une mare de sang qui ruisselait le long des
rochers. Les hôpitaux de la Reine ne suffirent pas à recueillir tous
les blessés.
Le siège se prolongeait en raison d'une attaque et d'une défense
également surhumaines, mais les conditions devenaient différentes.
Alors que l'armée chrétienne était ravitaillée par terre et par mer,
la population nombreuse et la garnison de Malaga enduraient les
tourments de la faim. Les grains avaient été rassemblés dans des
dépôts bien gardés et les combattants recevaient seuls une ration
régulière. Encore, était-elle extrêmement réduite. Les plaintes d'un
peuple désespéré allaient vers Ali Dordux qui, après l'insuccès de ses
démarches pacificatrices, avait bravement endossé le harnais de
guerre et défendu la place qu'il eût voulu sauver. Une nouvelle ten-
tative pour communiquer avec les Rois fut encore découverte par les
Gomeres, et le messager tomba, frappé d'une flèche entre les
épaules.
Cette héroïque résistance eût peut-être trouvé sa récompense.
Touché au cœur par les souffrances et le courage inouï des habitants
de Malaga, Ez Zagal, retiré à Guadix, tenta un effort suprême
pour secourir la malheureuse cité. Il réunit des troupes et en confia
le commandement à l'un de ses meilleurs capitaines. Pris entre leurs
feux et ceux de la place, les Chrétiens seraient contraints de lever le
siège. Ce projet eût peut-être réussi et, en tout cas, la situation de
l'armée royale fût devenue fort critique, si Boabdil n'eût poussé
l'aberration jusqu'à envoyer sa cavalerie contre les compagnies
mores levées par Ez Zagal en toute hâte, peu exercées et qui ne s'atten-
daient guère à combattre des hommes de leur race et de leur religion.
Défaite dans un combat sanglant, mise en déroute, l'armée de secours
rentra par poignées d'hommes dans Guadix consterné. Boabdil
s'empressa d'informer les Rois de son triomphe. Cette nouvelle,
contenue dans un message de vassal à suzerain, était accompagnée de
présents somptueux : des soieries magnifiques, des parfums orientaux.
Une coupe d'or ciselé et une captive de Rebada étaient offerts à la
(185)
ISABELLE LA GRANDE
Reine ; quatre coursiers arabes superbement caparaçonnés, une dague
et une épée aux poignées émaillées et surchargées de pierres précieuses,
des burnous transparents et des robes brodées avec un art incom-
parable étaient destinés au Roi.
En se rangeant à côté des Chrétiens qui soutenaient sa cause
devant Malaga, Boabdil s'acquittait d'une dette de reconnaissance.
On ne reste pas moins confondu devant sa conduite et on eût mieux
aimé ne pas connaître aux Rois de Castille un pareil allié dans une
telle lutte. Combien d'années eût duré l'Empire des Mores s'ils eussent
rencontré comme adversaire unique le vieil Ez Zagal.
La politique des Rois les engageait à resserrer plus étroitement
que jamais les liens dont le More, comme à plaisir, chargeait ses propres
bras. Aussi bien n'hésitèrent-ils pas à détacher de leurs troupes
i ooo cavaliers et 2000 fantassins et à les envoyer à Boabdil en péril
dans sa propre capitale depuis que le peuple avait appris sa trahison
et la destruction de l'armée envoyée par Ez Zagal au secours de
Malaga. Leur commandement fut confié à Don Fernando Gonzalez de
Côrdoba, surnommé plus tard le Gran Capitân. C'est à lui que le Roi
de Grenade se confia pour lui garder une couronne que lui eût ravie
le courroux du peuple indigné.
Le siège de Malaga se poursuivait méthodiquement. Semblables
aux hélépoles de l'antiquité, de hautes tours de bois portées sur
des rouleaux et pourvues de ponts volants et d'échelles légères per-
mettaient de se jeter brusquement sur les murailles, d'en descendre
et de prendre leurs défenseurs à revers. Cependant, sous les ordres
du célèbre ingénieur Francisco Ramirez de Madrid, les assaillants
foraient des puits, entraient en galerie, dans le dessein de ruiner l'en-
ceinte, ou même de pénétrer au cœur de la place. Mais à chaque
tentative, les assiégés éventaient les travaux, cheminaient de leur
côté en souterrain, rencontraient l'ennemi dans des corps à corps
tragiques, le repoussaient et détruisaient ses boyaux d'approche.
Enhardis, les défenseurs décidèrent une sortie générale contre toute
la ligne espagnole, concordant avec une attaque de la flotte chrétienne
par quelques navires musulmans demeurés dans le port sous la pro-
tection des canons de la place.
Ainsi la bataille fit rage en même temps sur terre et sur mer. Elle
dura six heures, les Infidèles émerveillant leurs ennemis mêmes par
leur courage, l'obéissance aveugle aux ordres de leurs chefs, leur persé-
vérance dans un dessein désespéré. Ni la force d'âme, ni les vertus
guerrières ne pouvaient sauver les infortunés défenseurs de Malaga.
(186)
LE SIÈGE DE MALAGA
Écrasés sous le nombre, ils durent rentrer dans la ville, poursuivis
de très près par les Chrétiens. Désormais toutes leurs chances favo-
rables étaient épuisées. Aussi bien la population, réduite à se nourrir
de chevaux, de chats et de chiens, n'attendait plus de secours que
du Ciel, secours prédit d'ailleurs par les astrologues et les devins fa-
natiques. Hamet ez Zegri écoutait -les conseils d'une sorte de pro-
phète, prometteur de victoire. Il l'avait recueilli à Jebelfaro et le
consultait sans cesse. La destruction de l'armée de secours envoyée
par Ez Zagal n'avait pas ébranlée sa foi et il persistait dans la
croyance en une intervention surnaturelle.
Le malheur de la cité susciterait un sauveur !
Un fanatique, décidé au sacrifice de sa vie, fit, sans confier ses
intentions à personne, une tentative qui porta au paroxysme la colère
des Castillans. Il s'appelait Abraham Algerbi, était né à Tunis, avait
mené longtemps l'existence austère des derviches, macérait son corps,
gardait l'abstinence et se disait favorisé de révélations divines. A la
fin d'un engagement où les Mores avaient fui, les soldats du Marquis
de Cadix le trouvèrent agenouillé, en extase parmi les blessés, et
s'empressèrent de le conduire à leur maître. Interrogé, il se donna
comme un saint instruit de l'avenir, grâce à ses communications avec
le Ciel.
« Savez- vous à quelle date Malaga sera prise? lui demanda le
Marquis.
— Oui.
— Voulez- vous me la faire connaître?
— Je parlerai devant les Rois? >>
Le Marquis, crédule comme les hommes de son temps, eut l'im-
prudence d'obéir à son premier mouvement, et ordonna de conduire
l'illuminé à la tente royale.
Ferdinand reposait, et comme la Reine désirait recevoir le derviche
en présence de son époux, elle commanda de le faire entrer dans la
tente voisine occupée par Beatriz de Bobadilla, Marquise de Moya,
cette amie d'enfance de qui elle se séparait rarement.
La Marquise, assise sur des coussins, causait avec Dom Alvaro de
Portugal, fils du Duc de Bragance. Tous deux étaient somptueusement
vêtus. Ignorant l'espagnol et se croyant en présence des Rois, Abraham
Algerbi avise une jarre d'eau, demande à boire et, tandis que son
guide remplit une coupe, il dégage un court cimeterre caché dans les
plis de son burnous, fond sur Dom Alvaro, le frappe à la tête et l'étend
presque sans vie. Puis, il s'élance sur la Marquise et lui assène un
(187)
ISABELLE LA GRANDE
coup furieux. Mais il a mal mesuré la distance ; la pointe du cimeterre
s'accroche dans la muraille de la tente et le tranchant de l'arme vient
effleurer les épaisses broderies d'or qui ornent le devant du
corsage.
Au bruit, Ruy Lôpez de Tolède, trésorier de la Reine, et Fray Juan
de Belalcazar se précipitent ; les gardes accourent ; tous tombent sur
le derviche et, après une courte lutte, s'en emparent et le mettent en
pièces.
Ferdinand et Isabelle sortent de leur tente et sont saisis de dou-
leur à la vue d'un tel spectacle. On s'empresse autour de Dom Alvaro
et de la .Marquise de Moya, heureusement préservée. Sur l'heure,
les soldats furieux chargèrent une catapulte avec les membres déchirés
du derviche et jetèrent ces projectiles humains à l'intérieur de la place.
Les défenseurs de Malaga y répondirent en chassant hors des murailles
un âne sur lequel ils avaient lié le corps d'un chevalier chrétien
fait prisonnier pendant la guerre. L'infortuné avait été pendu en
forme de représailles.
Des approvisionnements chargés sur cent galères, offerts par
le Duc de Médina Sidonia, étaient arrivés au camp avec un don de
20 ooo doublons d'or. L'Empereur d'Allemagne, désireux de montrer
l'intérêt qu'il portait à la croisade, venait d'envoyer aux Rois deux
transports flamands chargés de munitions. Des renforts successifs
avaient porté l'armée chrétienne de soixante à quatre-vingt-dix mille
hommes. Une dernière fois, Isabelle, désireuse d'épargner le sang,
envoya des propositions de paix. Soutenu par son derviche, Hamet
ez Zegri demeura inébranlable.
Le soin de conduire l'assaut avait été confié au chef de l'artillerie,
Francisco Ramirez de Madrid. La première attaque fut dirigée contre
une tête de pont flanquée de tours puissantes. La mine et le feu
eurent enfin raison des défenseurs exténués, projetés dans les airs
ou engloutis au fond de gouffres ouverts sous leurs pieds. Désormais les
assiégeants avaient accès dans la ville.
La vaillance des Gomeres n'était pas épuisée et une sortie furieuse
commandée par Hamet ez Zegri montra de quelles actions héroïques
ils étaient encore capables. Pourtant, en dépit de leur valeur, ils
durent rentrer dans la place, laissant sur le terrain un grand nombre
de morts. Comme l'Alcaide désespéré traversait les rues en piétinant
les cadavres, les malédictions du peuple l'accueillirent. Des femmes
en pleurs tendaient vers lui leurs petits enfants réduits à l'état de
squelette : « Écrase-les sous les sabots de ton cheval, puisque tu ne
(188)
LE SIÈGE DE MALAGA
nous donnes pas de quoi les nourrir ! Nous ne pouvons plus longtemps
endurer leurs cris ! »
Hamet ez Zegri allait, silencieux, accable. Le nécromancien dont il
avait follement écouté les avis venait de tomber frappé à mort en
portant au combat sa bannière blanche ; ses troupes africaines étaient
réduites de moitié ; Allah ne combattait pas pour ses fils. Fuyant
les clameurs, il regagna son nid d'aigle et, entouré des derniers Gomeres,
coupa toute communication avec la ville.
Cédant à d'instantes prières, Ali Dordux prit en main la cause
de l'infortunée population. D'accord avec quatre personnages res-
pectés, il envoya aux Rois des parlementaires chargés de solliciter,
en échange de la capitulation, les conditions offertes par la Reine
après son arrivée. Ferdinand les reçut durement :
« Retournez sur vos pas. Les jours de grâce sont consommés. Vous avez
persisté dans une défense inutile et, maintenant que vous êtes forcés de
capituler, vous devez vous rendre sans condition et accepter le sort des vain-
cus. Ceux qui ont mérité la mort la subiront ; ceux qui ont mérité la
captivité la souffriront. »
Cette réponse jeta la consternation dans la cité. Ali Dordux fut
prié de se rendre en personne au camp chrétien. Le vainqueur ne
fermerait pas l'oreille aux paroles d'un homme de bien.
« Qu'ils aillent au diable, je ne les recevrai pas », s'écria Ferdinand
comme Don Gutierre de Cârdenas lui annonçait l'arrivée des suppliants.
Et une décharge d'artillerie apprit aux Malagais l'accueil fait à leur
ambassadeur.
Les guerriers envoyèrent d'autres émissaires. Ils rendraient la
ville et ses richesses contre leur liberté. S'ils étaient rebutés, ils pen-
draient aux créneaux cinq cents captifs chrétiens, placeraient les
vieillards, les enfants et les femmes dans la citadelle, mettraient le
feu aux quatre coins de la cité et, l'épée à la main, s'ouvriraient un
passage à travers l'armée assiégeante.
Menaces vaines, dernières protestations d'une valeur mourante.
Dans le camp royal, on récapitulait avec colère les pertes éprouvées
durant le siège et l'on souhaitait qu'un châtiment d'une extrême
rigueur servît de leçon et d'exemple. La garnison serait passée au fil
de l'épée.
(189)
ISABELLE LA GRANDE
Le cœur de la Reine protestait contre ces conseils sanguinaires,
mais Ferdinand fut inflexible ; la ville se rendrait sans condition.
A cette nouvelle, Malaga tomba dans le désespoir. Les hommes
avaient en perspective la mort ou des chaînes ; les femmes et les enfants
connaîtraient les horreurs de l'esclavage. Mais valait-il mieux souffrir
plus longtemps les inutiles tortures de la faim ? La capitulation fut
décidée.
Ali Dordux consentit à reprendre le chemin du camp royal où
Ferdinand le reçut enfin. Il s'était fait précéder de présents magni-
fiques : des marchandises d'Orient, des joyaux et des pierreries acquis
dans son commerce, et avait en outre gagné quelques conseillers très
hostiles. Il obtint seulement la grâce de quarante familles à son choix
qui furent autorisées à résider à Malaga comme mudéjares ou vassaux
musulmans et à y vivre suivant leurs coutumes. Vingt des princi-
paux habitants remis en otages répondraient de la soumission de la
cité jusqu'à l'entrée des troupes chrétiennes. Cet acte solennel ne se
fit pas attendre.
Don Gutierre de Cârdenas, Commandeur de Léon, suivi d'une
nombreuse escorte, pénétra le premier dans la place et, le 18 août
i486, planta l'étendard de Santiago et celui des Rois sur la plus
haute tour de l'Alcazaba, à la place même où le croissant doré
brillait depuis près de huit siècles.
Le siège, commencé à la mi-mai, avait duré trois longs mois
et nécessité des travaux et des efforts surhumains.
A peine la ville fut-elle livrée, que la population affamée demanda
la permission d'acquérir des vivres dans les magasins bien appro-
visionnés des assiégeants, afin de sauver d'une mort imminente les
jeunes enfants. Isabelle exauça cette prière douloureuse, et ce fut
un spectacle déchirant que celui des femmes qui s'écrasaient pour
obtenir plus vite ces aliments dont la vue les tentait depuis des
mois.
« Ainsi, écrit Antonio Agapida, s'accomplirent les prédictions du faux
prophète. Elles se vérifièrent par la permission de Dieu, mais à la confusion
de ceux qui s'étaient fiés en elles. Le nécromancien avait annoncé que les
habitants de la ville se nourriraient du blé amoncelé dans le camp des Chré-
tiens ; il n'avait point ajouté qu'ils mangeraient ce pain dans l'humiliation
de la défaite, dans la désolation et l'amertume de leur cœur. »
Hamet ez Zegri prétendit encore se frayer un passage les armes
à la main, mais la force d'âme des Gomeres était à bout ; les protes-
(190)
LE SIÈGE DE MALAGA
tations de ses derniers compagnons d'armes répondirent à son appel.
Ils le laissèrent seul, et hâves, décharnés, à demi fous, ils descendirent
en ville et se rendirent à discrétion. Chargés de chaînes, ils furent
réduits en esclavage. L'un d'eux, Abraham Zenète, fut épargné par
reconnaissance. Dans une sortie, étant tombé sur une bande d'enfants
chrétiens échappés du camp, il les avait épargnés : << Allez retrouver
vos mères, bambins qui n'avez point encore de barbe au menton. >>
Comme on reprochait à Hamet ez Zegri les malheurs de la cité
dus à son obstination, il répondit fièrement :
«Quand j'acceptai le commandement de Malaga, je me jurai de com-
battre jusqu'à la mort pour la défense de ma foi, de la ville et de mon souve-
rain. Si j'eusse trouvé encore des hommes prêts à me suivre, je serais tombé à
leur tête au lieu de me rendre sans une arme à la main. >>
Des chaînes et un donjon furent le partage de ce héros.
Le premier soin d'Isabelle fut de libérer i 600 captifs chrétiens
pris par les Mores et employés aux plus durs travaux depuis dix,
quinze et vingt ans. Ils assistèrent à une messe d'action de grâces
dite pour eux, et louèrent, au milieu des larmes de joie, le Seigneur
qui, par la victoire des Rois, leur avait rendu la liberté. Vêtus de neuf,
pourvus de vivres et d'argent, ils regagnèrent leur pays où leurs
familles désespéraient de les revoir jamais.
Ces actes d'humanité eurent une cruelle contre-partie. Douze
renégats chrétiens avaient déserté le camp et pénétré dans la ville
où leurs mensonges avaient soutenu le courage de la population. Ils
furent saisis, liés à des poteaux, et des cavaliers lancés à toute vitesse
s'exercèrent à les transpercer de leur lance jusqu'à ce que mort
s'ensuivît. Les apostats, considérés comme plus coupables encore,
subirent le supplice du feu.
La mosquée Djouma, purifiée, fut consacrée à Sainte Marie de
l'Incarnation et pourvue de cloches, de vases et d'ornements offerts
par la Reine. Dès leur entrée dans la ville, les Monarques s'y rendirent
en grande pompe et assistèrent à une messe solennelle suivie d'un
Te Deum. Le soir du même jour, Ferdinand occupa ce château de
Jebelfaro où Hamet ez Zegri avait commandé en maître, loyal
à son souverain et fidèle à sa foi ; Isabelle prit possession de l'Al-
cazaba où elle s'établit.
Le sort des infortunés habitants de Malaga s'accomplit dans toute
sa rigueur. Parmi les combattants et les réfugiés étrangers condamnés
(191)
ISABELLE LA GRANDE
à l'esclavage, les uns furent échangés avec des Chrétiens captifs à
Grenade ou en Barbarie, les autres furent donnés aux vainqueurs ;
nombre d'entre eux, envoyés sur les marchés, furent vendus. Ils
payèrent ainsi du prix de leur corps même les frais de cette guerre
néfaste et contre laquelle ils avaient protesté. Mille Gomeres offerts
au Pape Innocent VIII figurèrent humiliés dans une fête triomphale
et, finalement, on les contraignit de se convertir au christianisme.
La Reine Jeanne de Naples, sœur de Ferdinand, reçut cinquante
jeunes filles nobles et belles ; trente autres furent conduites à la Reine
de Portugal. Les femmes des vaillants chevaliers castillans eurent leur
part de ce butin de guerre. La masse de la population offrit de se
racheter, et des sommes considérables grossirent ainsi le trésor des
Rois. Par la suite, les vaincus, s'étant trouvés dans l'impossibilité
de tenir leurs engagements, furent à leur tour conduits sur les marchés
et vendus moins cher que le plus vil bétail. Les historiens contem-
porains estiment le nombre à douze mille. Seuls, quatre cent cinquante
juifs rachetés par un de leurs coreligionnaires castillans au prix de
20 ooo doublons d'or échappèrent à l'esclavage. Ainsi, par d'artifi-
cieuses promesses, Ferdinand entra en possession des biens et des
personnes de ses victimes.
Pourtant sa sévérité ne fut point blâmée. Quel enseignement pour
les villes voisines : Mexas, Osuna, Grenade elle-même ! Mais aussi
quelle désolation chez les vaincus ! Les chants populaires arabes
nous en ont porté des échos vibrants :
« O Malaga, cité renommée, cité très belle ! Où sont maintenant la force
de tes remparts et la grandeur de tes tours? De quelle valeur furent tes
murailles orgueilleuses, pour protéger tes enfants! Regarde-les !... Conduits
loin de tes demeures plaisantes, ils sont condamnés à tramer une vie d'esclave
sur une terre étrangère et à mourir sans revoir leur maison et le sol natal.
Que deviendront tes vieillards et tes matrones dont les cheveux gris ne seront
plus respectés ! Qu'adviendra-t-il de tes vierges chéries élevées avec délica-
tesse, quand elles seront réduites à une dure et basse servitude ! Vois tes
familles autrefois heureuses et aujourd'hui dispersées. Leurs membres
plus jamais ne se réuniront. Les fils sont éloignés de leur père, les maris de
leurs femmes, les petits enfants de leur mère. Chacun d'eux se lamente, mais
les étrangers se rient de leurs lamentations. O Malaga, cité de notre nais-
sance, qui pourrait considérer ta désolation sans verser des larmes amères 1 ►
Un auteur moderne se demande pourquoi la pieuse Isabelle,
agenouillée au pied de l'autel, ne se sentit pas émue de pitié pour des
(192)
LE SIÈGE DE MALAGA
malheureux qui, en défendant leur cite jusqu'à la mort, avaient rempli
un devoir sacré. Peut-être, si elle ne fût pas intervenue, toute la po-
pulation eût-elle été passée au fil de l'épée comme Ferdinand exas-
péré l'en avait par deux fois menacée.
En vérité, les contemporains déplorent le sort de Malaga, mais tous
approuvent la dureté des vainqueurs ; c'est donc qu'elle était en
harmonie avec les idées du temps et les exigences de la guerre.
La ville était en ruines. Les Rois ordonnèrent de la reconstruire
et de la repeupler avec leurs sujets chrétiens. Des maisons, des jardins,
des terres furent accordés à ceux qui vinrent s'établir dans ce
climat merveilleux, au milieu d'une nature admirable. Mais on ne
commande pas à la prospérité. Jamais la belle cité ne devait se relever
de sa chute. Ses relations commerciales avec l'Orient cessèrent
en même temps que disparaissait la population musulmane.
CHAPITRE XIV
LA CAMPAGNE DE 1489. PRISE DE BAZA
RECONNAISSANCE DES DROITS HÉRÉDITAIRES DU PRINCE DON JUAN. || AMBAS-
SADE FLAMANDE. || DIFFICULTÉ DES MANŒUVRES DEVANT BAZA. || LA REINE
SUPPLIE LE ROI DE CONTINUER LE SIÈGE. || INVESTISSEMENT DE LA PLACE. ||
RÉPONSE AU MESSAGE DU SULTAN D'EGYPTE. || LE CAMP ABONDAMMENT POURVU
PAR LES SOINS DE LA REINE. || EZ ZAGAL ORDONNE D'ENTRER EN POURPARLERS
AVEC LES ROIS. LA CAPITULATION. || FIN GLORIEUSE DE LA CAMPAGNE DE I480.
Après l'effort inouï que venait de donner l'armée chrétienne,
les Rois comprirent la nécessité de la renforcer et d'appeler
des contingents nouveaux. Puis, les intérêts de la couronne
d'Aragon réclamaient leur présence. Il s'agissait d'arrêter la lutte
engagée entre l'aristocratie et les gens de la Sainte Hermandad qui
se prévalaient des services rendus à l'ordre et àla justice. Il fallait aussi
réunir les Cortes et leur faire reconnaître les droits au trône du seul
héritier mâle des Rois, le Prince Don Juan, alors âgé de neuf ans.
A la fin de l'automne de l'année 1487, Ferdinand, Isabelle et leurs
enfants arrivèrent à Saragosse et s'installèrent dans YAljaferia, l'an-
tique palais des Rois mores.
Répondant à la convocation royale, les Cortes jurèrent fidélité
à l'héritier présomptif et votèrent des subsides considérables destinés
à la continuation de la guerre. Le Roi approuva l'organisation de la
Sainte Hermandad, à la grande satisfaction du peuple défendu par
elle contre la noblesse. La Cour se rendit ensuite à Valence, la cité
du Cid, puis à Murcie.
En juin 1488, Ferdinand prit le commandement d'une armée
de 20 000 hommes seulement, soit qu'il voulût accorder un
répit à la nation après les sacrifices qu'elle s'était imposés, soit qu'il
eût laissé en Aragon des troupes prêtes à soutenir le Duc de Bretagne
dans sa querelle avec Charles VIII. Cette dernière raison dut être
(194)
LA CAMPAGNE DE 148g. PRISE DE BAZA
d'un grand poids sur son esprit, car Ferdinand resta toujours très
préoccupé des intérêts de ses royaumes héréditaires.
Malgré la faiblesse numérique des troupes engagées, la campagne
de 1488 eut des résultats heureux. La soumission d'un certain nombre
de places et de châteaux permit à l'armée de s'avancer jusque sous les
murs d'Almeria et de Baza où régnait Ez Zagal. Mais, toujours aux
aguets, le vieux guerrier, profitant des difficultés d'un terrain sillonné
de canaux d'arrosage, infligea au Marquis de Cadix un échec qui décida
Ferdinand à remettre toute action importante. Il licencia donc ses
troupes et rentra en Aragon par Huescar, sous prétexte de faire ses
dévotions à la croix de Caravaca. De là, il rejoignit la Reine à Valla-
dolid, et cette année ne vit pas de procession triomphale.
Pendant leur séjour dans la capitale de la Castillc, où l'admi-
nistration et l'application de la justice les occupèrent sans répit, les
Rois reçurent pourtant une ambassade de Maximilien, fils de Fré-
déric IV d'Allemagne. Elle venait solliciter leur alliance contre la
France avant d'exiger la restitution de l'héritage de Marie de Bour-
gogne et proposait, en compensation, de soutenir les réclamations
de Ferdinand relatives au Roussillon et à la Cerdagne.
Certes, les princes espagnols surveillaient d'un œil jaloux les faits
et gestes du puissant monarque d'au delà les Pyrénées, mais ils se
trouvaient dans l'impossibilité de guerroyer au nord et au midi en
même temps.
Les Ambassadeurs flamands furent reçus avec grand honneur ;
on leur offrit durant quarante jours des fêtes splendides où ils prirent
une haute idée de la somptuosité de la Cour de Castille, et s'éloi-
gnèrent comblés de présents magnifiques, porteurs de paroles flatteuses
pour leur souverain. Rien de précis n'avait été décidé.
Désormais, les Rois s'appliquèrent uniquement à la reprise de la
guerre contre les Mores. Des levées furent ordonnées et les ateliers des
forgerons et des artilleurs résonnèrent plus actifs que jamais. Mais
de terribles perturbations atmosphériques retardèrent l'entrée de
l'armée en campagne.
« Grands et terribles furent les ouragans et les tempêtes qui s'abattirent
sur la Castille et l'Aragon à cette époque. Il semblait que toutes les écluses
du ciel fussent ouvertes et qu'un second déluge s'apprêtât à changer la face
du monde. Les nuages crevèrent, jetant des cataractes sur la terre; les tor-
rents s'élancèrent en cascade des montagnes, submergeant les vallées. Les
ruisseaux se transformèrent en rivières furieuses, les maisons ruinées furent
(195)
ISABELLE LA GRANDE
dépouillées de leur toit et emportées ; les bergers terrifiés virent leurs trou-
peaux noyés dans les pâturages et furent encore heureux de sauver leur vie
en se réfugiant dans les tours bâties sur les hauteurs. Le Guadalquivir
devint une mer grondante et tumultueuse, inonda l'immense plaine de
Tablada et remplit d'épouvante la belle cité de Séville. Chassé par l'ouragan,
un immense voile noir se mouvait au-dessus de la terre qui tremblait. Les
murs et les remparts des forteresses s'éboulèrent, des tours puissantes furent
ébranlées jusqu'en leurs fondements. Les vaisseaux à l'ancre dans les ports
s'échouèrent ou furent engloutis ; d'autres sans voile devinrent le jouet de
vagues hautes comme des montagnes et furent lancés sur la côte où les
tourbillons de vent les mirent en pièces et dispersèrent leurs fragments
dans les airs. Douloureuses furent la ruine et la dévastation sur la vaste
étendue de terre et de mer où passa le funeste nuage. »
Les contingents avaient été convoqués pour le début du printemps
(1489). Embourbés dans les chemins fangeux, arrêtés devant les
rivières non guéables, ils ne purent se réunir que vers la fin de mai.
Ferdinand prit le commandement d'une armée de 15 000 cavaliers
comprenant la fleur de la chevalerie espagnole et de 40000 fantassins.
Il se porta sur Baza, tandis que la Reine et ses enfants s'établissaient
à Jaén. Entre cette ville et le camp, les communications étaient
rapides, assurées en dix heures par des courriers.
Les troupes chrétiennes s'attaquèrent d'abord au fort du Cuxar
et l'enlevèrent malgré une résistance désespérée. Le chemin de Baza
était ouvert. Le commandement de cette place, bien défendue et
entourée de maisons de plaisance transformées en autant de fortins,
avait été confié au Prince Mosé Cidi Yayia, Alcaide d'Almeria, qui s'y
était enfermé avec dix mille guerriers. La cité possédait des vivres
pour quinze mois ; elle était bien pourvue d'artillerie et de munitions.
Ez Zagal avait ordonné de la défendre jusqu'à la dernière extrémité.
La première opération, dirigée contre les jardins, fut conduite
par le Grand-Maître de Santiago qu'appuyait le Roi en personne.
L'accueil de l'ennemi donna aux assaillants un avant-goût de la
résistance qu'ils allaient rencontrer. Dans un corps à corps sous les
ombrages des jardins et derrière les murs des villes, on combattit de
part et d'autre avec un égal acharnement; les chevaliers, incapables
de se mouvoir dans le dédale inextricable des canaux et des bosquets,
abandonnèrent leurs montures et se joignirent aux fantassins. Après
une lutte terrible commencée à l'aube et interrompue par la nuit, les
Chrétiens durent reporter leur camp sur une hauteur en arrière de la
zone boisée. Le lendemain un conseil fut assemblé et un certain décou-
(196)
LA CAMPAGNE DE 1489. PRISE DE BAZA
ragement se manifesta parmi ses membres. Les combats dans les
jardins avaient épuisé l'armée ; la ville était aussi difficile à bloquer
qu'à prendre d'assaut ; le camp courait grand péril entre une place
décidée à se défendre et la garnison de Guadix commandée par Ez
Zagal et à peine distante de cinq lieues. Pouvait-on compter sur la
foi de Grenade en cas de revers marqué? N'avait-on pas à redouter
les orages et les pluies dans ce pays où les marches présentaient tant
de difficultés?
Le Marquis de Cadix, Gutierre de Cârdenas, si haut placé dans
l'estime des Rois, Don Alonso de Burgos, Evêque de Palencia et con-
fesseur des Monarques, Juan Chacon, le négociateur de leur mariage,
conseillaient une retraite momentanée. Ému de cette unanimité,
Ferdinand résolut de prendre l'avis de la Reine.
Le message de son époux remplit Isabelle de tristesse, mais cette
impression n'affaiblit pas la fermeté de sa réponse.
Elle était pleine de confiance en Dieu. La protection céleste n'aban-
donnerait pas l'armée chrétienne. Jamais la puissance des Mores
n'avait été aussi fragile. Laisser à l'ennemi le temps de reprendre
haleine, c'était compromettre les résultats glorieux d'une guerre
de huit ans. La Reine ajoutait qu'elle était prête à diriger des troupes
fraîches sur le camp, à renouveler les approvisionnements de tout
genre et elle suppliait le Roi et ses compagnons d'armes de continuer
le siège. Ce message, lu au conseil et communiqué verbalement aux
troupes, reçut un accueil enthousiaste. C'était à qui s'étonnerait de sa
propre défaillance. Les travaux d'investissement furent poussés
avec une nouvelle vigueur. Sous les ordres du Roi et du Marquis de
Cadix, l'armée, divisée en deux corps, s'établit à chaque extrémité des
jardins qui s'étendaient surplus d'une lieue de longueur, et les assiégés
virent tomber sous la hache de quatre mille bûcherons ces superbes
vergers, délice et charme de Baza. A plusieurs reprises, ils tentèrent
de sortir afin d'arrêter cette destruction systématique, mais leurs
efforts retardèrent seulement l'œuvre de dévastation qui, en dépit de
l'ardeur des Chrétiens, dura sept grandes semaines. Avec les troncs
et les branches des arbres fruitiers abattus, les assiégeants construi-
sirent une palissade renforcée d'une muraille de terre. Elle com-
mençait à l'extrémité d'un camp et aboutissait à l'autre. Du côté
de la montagne, deux murs de pierres séparés par une tranchée pro-
fonde complétèrent la ligne de circonvallation. Quatre mille hommes
furent occupés pendant quarante jours à ces travaux, tandis qu'un
nombre égal de combattants en défendaient jour et nuit les approches.
(197)
ISABELLE LA GRANDE
Heureusement pour elle, l'armée chrétienne n'eut point à lutter
contre les troupes de secours envoyées de Grenade ou de Guadix.
Boabdil se complaisait dans l'espoir de garder sa couronne s'il
restait fidèle aux Rois ; Ez Zagal n'osait sortir de sa ville de crainte
que son rival ne s'y jetât.
Une protestation s'éleva pourtant contre le sort de la malheureuse
cité. Deux Franciscains de Jérusalem se présentèrent au camp royal,
porteurs d'un message du Sultan d'Egypte. Le Musulman avait
éprouvé un vif déplaisir en apprenant la conduite des Rois d'Espagne
envers ses coreligionnaires et menaçait d'en tirer vengeance sur les
Chrétiens établis dans ses États. Il les mettrait à mort, abattrait leurs
églises et ruinerait le Saint-Sépulcre.
Nul ne songeait ni à lever le siège, ni à déchaîner une persécu-
tion. Ferdinand savait la Reine habile et prudente ; il s'en remit à
elle du soin de naviguer entre ces deux écueils.
Isabelle reçut les Franciscains avec empressement, leur témoigna
le respect dû à leur habit, leur offrit mille ducats, promit à leur
monastère une rente annuelle et perpétuelle de la même somme, leur
remit une superbe broderie faite de sa main et destinée à l'église du
Saint-Sépulcre et parla d'envoyer au Sultan un Ambassadeur chargé
de traiter avec lui une question de si haute importance. Elle avait
compris que les redevances énormes extorquées par l'Égyptien à ses
sujets chrétiens leur assurait une protection efficace contre les vio-
lences dont il les menaçait.
Entre temps, le siège de Baza continuait et le blocus devenait
chaque jour plus étroit. Les Mores, encore bien approvisionnés, comp-
taient sur la mauvaise saison pour décourager l'armée assiégeante,
l'obliger à desserrer ses lignes et mettre un terme à une étreinte aussi
douloureuse. Le ciel sembla récompenser leur courage et leur persis-
tance, tant l'hiver fut prématuré cette année-là. Au début de l'automne,
les nuages s'amoncelèrent et s'abattirent en déluge sur le pays déjà
saturé d'eau. De nouveau, les rivières grossirent, le moindre ruisseau
se changea en torrent, tandis que les cataractes dévalées des mon-
tagnes trouvaient les canaux bouchés ou obstrués et formaient dans
la plaine une mer de boue où s'effondraient les constructions légères
élevées par les chrétiens.
Un grand nombre de chevaux et de bœufs destinés à l'alimentation
furent entraînés et noyés. Pour comble d'infortune, le chemin de
Jaén ayant été emporté, l'armée demeura tout un jour sans pain.
Enfin, le temps se rasséréna et la Reine put reprendre sa tâche de
(198)
LA CAMPAGNE DE 1489. PRISE DE BAZA
pourvoyeuse. Les marchands n'osant plus s'engager à leurs risques
et périls, elle loua 14 000 bêtes de somme, acheta tout le blé et toute
l'orge de l'Andalousie et des domaines des chevaliers de Santiago et
de Calatrava, et confia ces approvisionnements à des hommes sûrs.
Les uns les réunissaient, d'autres les recevaient au sortir des moulins
et veillaient sur les convois. Chaque caravane de deux cents bêtes
fut placée sous les ordres d'un chef muletier responsable, mais pro-
tégé contre les poursuites des Mores par une escorte bien armée.
Arrivés à destination, les grains et les farines étaient emmagasinés
et vendus chaque jour aux soldats à un prix invariable. Les frais
d'une pareille guerre devenaient énormes. Pour y subvenir, Isabelle
n'hésita pas devant des sacrifices personnels. Après avoir obtenu des
subsides et des prêts consentis par les évêques, les abbés, le clergé,
elle engagea ses bijoux et ceux de la couronne chez les banquiers juifs
de Barcelone et de Valence. La noblesse, frappée de cet exemple,
fondit sa vaisselle d'argent afin de se suffire à elle-même ; les mar-
chands, réconfortés et confiants dans la bonne foi de la Reine, ame-
nèrent au camp non seulement le nécessaire, mais encore le superflu.
On vit arriver des armuriers habiles, des selliers adroits. Ils apportaient
des casques et des cuirasses damasquinés, des selles de cuir d'Orient
brodées d'or et d'argent qui tentaient les jeunes chevaliers. Des étoffes
de soie, des brocarts, des toiles fines, des tapisseries embellissaient
les tentes et charmaient les regards. Ferdinand déplorait à part lui
ce luxe, mais il le tolérait.
Tandis que les assiégeants oubliaient les dures épreuves qu'ils
venaient de subir, les habitants de Baza épuisaient leurs dernières
provisions. Au guet derrière les merlons, le peuple, que la faim tortu-
rait déjà, comparait sa détresse avec l'abondance qu'il voyait régner
chez les Chrétiens. Le découragement gagnait les plus énergiques.
L'arrivée de la Reine sous les murs de la ville consterna jusqu'aux
chefs de la place. Cidi Yayia et son lieutenant Mohammed ben
Hassan avaient été prodigues de la vie des soldats tant qu'ils avaient
espéré un résultat de ce dur sacrifice ; maintenant l'heure était venue
d'épargner le sang et de ne pas exaspérer l'ennemi par une résis-
tance inutile. Des parlementaires, conduits par Mohammed ben
Hassan, furent envoyés au camp royal. Le commandeur de Léon
Don Gutierre de Cârdenas les reçut avec courtoisie.
« Rendez-vous sur l'heure, dit-il, et, au nom de mon souverain, je promets
aux habitants de Baza la conservation de leurs biens, la protection de leurs
Isabelle la Grande. (^99) *4
I
ISABELLE LA GRANDE
libertés et l'exercice de leur culte. Dans le cas contraire, leur capitaine sera
responsable des conséquences d'une prise d'assaut. »
Avant de traiter, les assiégés demandèrent et obtinrent l'autori-
sation de consulter Ez Zagal. Elle leur fut accordée.
Le vieux Roi était assis dans une salle intérieure du château de
Guadix quand Mohammed ben Hassan fut introduit auprès de lui. Il lut
la lettre de Cidi Yayia et ne s'emporta pas, bien qu'elle contînt une
peinture exacte de l'état de la ville et l'aveu des négociations déjà
engagées avec les Rois chrétiens. Il assembla ses fidèles. Fallait-il
rendre Baza ou la condamner à périr comme Malaga? Personne n'osait
répondre, car la reddition de la place aurait pour conséquence la chute
prochaine de celui qui interrogeait. Ez Zagal consomma lui-même le
sacrifice.
« Dieu est grand, Dieu seul est Dieu et Mohammed est son prophète,
dit-il à Mohammed ben Hassan. Retourne vers mon cousin Cidi Yayia;
dis-lui qu'il n'est pas en mon pouvoir de le secourir: Qu'il fasse au mieux. La
résistance du peuple de Baza lui mérite une renommée éternelle. Je ne
peux lui demander de s'exposer sans espoir à de nouveaux périls. »
La capitulation fut signée dès le retour de Mohammed. Les con-
ditions en étaient très douces. Les chevaliers et soldats étrangers
sortiraient librement de Baza avec leurs armes et bagages; les habi-
tants pourraient à leur choix se rendre dans une ville chrétienne ou
s'établir dans les faubourgs de la cité après avoir prêté serment de fidé-
lité au vainqueur. Ils payeraient chaque année un tribut égal à celui
qu'ils apportaient au Roi more.
Quand Cidi Yayia et Mohammed ben Hassan vinrent au camp
royal pour signer la capitulation et remettre les otages, — le fils de ce
dernier était parmi eux, — ils furent reçus avec honneur et comblés de
présents destinés aux vaillants défenseurs de la place. Cidi Yayia,
séduit par la noblesse gracieuse et la magnanimité de la Reine, jura
de ne jamais tirer son épée contre ses vainqueurs, et, peu de temps
après, se convertit même au christianisme. Son zèle se manifesta
bientôt d'une façon effective. Il se rendit auprès d'Ez Zagal, son
cousin et beau-frère, et lui persuada de céder Almerîa et Guadix
qu'il ne pouvait plus défendre :
« Persister dans cette guerre, c'est livrer le pays à la dévastation et
condamner à la mort une population loyale. Voulez- vous léguer vos dernières
(200)
LA CAMPAGNE DE 1489. PRISE DE BAZA
villes à votre neveu Boabdil afin qu'elles augmentent son pouvoir et accrois-
sent la valeur de son alliance aux yeux des monarques chrétiens? Ne vaut-il
pas mieux pour vous tirer parti des ruines de l'empire? »
Parler de Boabdil, c'était ouvrir une plaie vive au cœur du vieux
Roi:
«Jamais, s'écria-t-il, je ne m'entendrai avec ce vil esclave; j'aime
mieux voir flotter sur mes villes la bannière des Rois chrétiens que de les lui
livrer ! »
Les négociations furent aussitôt engagées. Ez Zagal céderait les
territoires situés entre la métropole et la Méditerranée avec leurs
deux joyaux précieux : Almerîa et Guadix. En retour, les Rois le rece-
vraient dans leur alliance et vasselage, lui laisseraient en perpétuel
héritage Alhamin et ses domaines dans les Alpujarras, lui concéderaient
la moitié des salines de Maleha et lui payeraient annuellement quatre
millions de maravédis. Il prendrait le titre de Roi de Andaraxa et
commanderait encore à deux mille sujets mores.
Les Rois entrèrent à Baza le 17 décembre 1489, après un siège de
six mois et vingt jours. Suivant une coutume pieuse, le cortège royal
se rendit à la mosquée transformée en église. Au son triomphal des
cloches et des trompettes, aux acclamations de l'armée se mêlaient
les cris de joie de plus de cinq cents captifs enchaînés dans les donjons
de la place et aussitôt rendus à la liberté.
Les pertes des Chrétiens s'élevèrent à vingt mille hommes ; dix-sept
mille périrent d'une sorte de refroidissement. « Mais, assure Mariana,
comme ces derniers étaient en grande partie des gens de rang ignoble,
convoyeurs de vivres et autres de même sorte, la perte ne fut pas de
grande importance. >>
Il ne fallait point s'attarder dans la ville conquise alors qu'Almerîa
et Guadix pouvaient encore protester contre la décision d'Ez Zagal.
Malgré la rigueur de la saison, Ferdinand, suivi d'une partie de l'armée,
se mit en route le soir même de son entrée dans Baza ; la Reine le
rejoindrait avec F arrière-garde. Il ne rencontra aucun obstacle. Les
cités, comparant au sort de Malaga celui de Baza, ne cherchaient
qu'à gagner la bienveillance du vainqueur.
A quelque distance d'Almerîa, Ferdinand rencontra Ez Zagal
accompagné de Cidi Yayia et suivi d'une nombreuse escorte de che-
valiers.
(201)
ISABELLE LA GRANDE
Dieu l'avait voulu, c'était écrit !
Le Roi more avait mis pied à terre et, le visage bouleversé, le
souffle haletant, il s'apprêtait à baiser une main qui avait fait tant
de mal à son peuple. Ferdinand ne lui en laissa pas le temps. Incliné
sur sa selle, il l'embrassa et le pria de remonter à cheval.
Les formalités accomplies, Ez Zagal, escorté de ses fidèles, se retira
dans le territoire qui lui avait été laissé; mais cette ombre de royauté
ne tarda pas à lui devenir odieuse. Après une nouvelle transaction
avec les Rois, ravis en secret de son départ, il passa en Afrique, vit
son trésor pillé par les Mores, devint aveugle et finit dans l'indigence
une trop longue vie.
En dépit des agissements qui lui valurent le pouvoir et laissent
une ombre sur sa mémoire, sa résistance héroïque, sa constance dans
l'adversité, son énergie, son talent et même son caractère méritent
le respect et l'admiration.
Ainsi s'acheva glorieuse la campagne de 1489, la huitième année
de la guerre de Grenade. Isabelle en fut encore l'héroïne. Ce fut elle
qui soutint les cœurs défaillants après l'attaque infructueuse des
jardins de Baza et sut imposer la continuation du siège ; ce fut elle qui
construisit et entretint les chemins, assura les approvisionnements ;
ce fut elle enfin qui engagea jusqu'au dernier joyau de ses écrins et
obtint le prêt des sommes immenses nécessaires à l'accomplissement
de ses grands desseins. Durant le blocus de Baza, les magnifiques
exploits accomplis devant Malaga ne furent pas renouvelés, mais
n'était-il pas plus méritoire de conjurer l'énervement de l'attente et,
en dépit des éléments déchaînés, de garder intacte une armée réduite
à l'inaction, que de conduire à l'assaut des troupes ardentes, excitées
par le triomphe et qui, chaque jour, recevaient la récompense de
leurs efforts et de leur vaillance?
CHAPITRE XV
LA PRISE DE GRENADE
LA FIN DE L'EMPIRE DES MORES
LES ROIS SOMMENT BOABDIL DE RENDRE GRENADE. || LE PRINCE DON JUAN REÇOIT
L'ORDRE DE LA CHEVALERIE. H BOABDIL SE DÉCIDE A DÉFENDRE SON EMPIRE. ||
COMBATS INDIVIDUELS ENTRE CHEVALIERS MORES ET CHRÉTIENS. || ARRIVÉE DE
LA REINE SOUS GRENADE. || UN A ve Maria PLANTÉ SUR LA PORTE DE LA MOSQUÉE
djouma. || la famille royale en péril. || supplique de garcilaso de la
vega. || le marquis de cadix engage le combat. il fondation du monastère
de saint-françois a zubia. || incendie du camp royal. || fondation de
santa fé. || détresse de grenade. || la capitulation. || désespoir et dispa-
rition de mousa ben ali gazan. || le palais de l'alhambra || le dernier
soupir du roi more. || la croix d'argent donnée par le saint-père,
l'étendard de saint-jacques et celui des rois apparaissent au sommet
de la tour de la vela. h entrée des rois a l'alhambra. || fin de la domi-
nation musulmane en espagne. |j impression produite en europe par la
chute de l'empire more. || transformation de l' armée espagnole, il mort
du marquis de cadix.
Q
uand la nouvelle de la défaite d'Ez Zagal parvint à Grenade
et fut annoncée à Boabdil, l'imprévoyant monarque eut
un sursaut de joie :
« Désormais, aucun homme ne m'appellera « el Zogoybi » (l'Infortuné),
s'écria-t-il, car les étoiles ont cessé de m'être contraires. »
Son triomphe fut de courte durée. Des messagers castillans frap-
paient déjà aux portes de la ville. Au nom des Rois, ils venaient rappeler
les conventions de Loja (i486), alors que, pour se racheter et sortir
de captivité, Boabdil s'était engagé secrètement à rendre Grenade à
Ferdinand dès que les Chrétiens auraient pris Baza, Guadix et Almerîa.
(203)
ISABELLE LA GRANDE
Le croissant était abattu dans ces trois villes ; l'heure était venue de
tenir la parole donnée.
Ce rappel jeta la consternation dans l'âme de Boabdil. Jamais
il n'avait cru prochains des temps aussi amers. Maintenant, il com-
prenait combien il avait été coupable en aidant de ses propres mains
au triomphe des ennemis de sa race et de sa foi. Il chercha d'abord à
gagner du temps. << La population de Grenade, répondit-il humble-
ment, grossie d'une multitude de chevaliers venus des places tombées
aux mains des Chrétiens, était résolue à se défendre et resterait sourde
à la voix de ses chefs. Plus tard, quand les esprits seraient moins
surexcités, il s'efforcerait de remplir ses engagements. >>
Ferdinand n'était pas homme à donner des délais. Il somma la
ville de se rendre et de livrer son artillerie. A ce prix les habitants
obtiendraient des capitulations bienveillantes, alors que, s'ils résis-
taient, ils subiraient le sort des vaincus de Malaga. Certes la frayeur
de la guerre et la crainte de ses conséquences funestes eussent incliné
les riches marchands et les gens âgés à entrer en composition avec
les Rois, mais contre eux se dressait, arrogante et superbe, la cheva-
lerie more née et grandie dans la haine et le mépris des Chrétiens.
Elle préférait s'ensevelir sous les ruines de Grenade que déserter sans
combat le dernier boulevard de l'Islam dans la Péninsule. Boabdil,
dont elle se défiait, fut délaissé, et les cœurs nobles et vaillants se grou-
pèrent autour de Mousa ben Ali Gazan. Lui seul obtiendrait du peuple
les sacrifices nécessaires à la défense de la place.
Une fière réponse fut remise aux émissaires de Ferdinand :
« Les défenseurs de Grenade préfèrent mourir que capituler. Si les
Chrétiens veulent leurs armes et leurs munitions, qu'ils viennent les prendre.
<< Quant à moi, plus douce me serait une tombe sous les murs de Grenade
à l'endroit où j'aurai péri pour sa défense, que la plus riche couche dans
les palais de l'infidèle. »
Devançant aussitôt une attaque prévue, les Mores formèrent quatre
escadrons de cavalerie légère, sortirent de Grenade, s'élancèrent sur
le pays d'alentour, enlevèrent les troupeaux et portèrent la dévas-
tation jusque sous les murs des villes récemment tombées aux mains
des Rois. Grenade, près de sa chute, semblait sortir de sa léthargie.
Les représailles des Chrétiens ne se firent pas attendre. A peine
le printemps de l'année 1490 eut-il verdi les gras pâturages des
bords du Xenil et rendu à la Vega sa luxuriante beauté, à peine
(204)
LA PRISE DE GRENADE
les blés commencèrent-ils à onduler et les arbres fruitiers à tenir les
promesses généreuses de leur floraison que Ferdinand s'abattit sur
le pays à la tète de 5 000 cavaliers et de 20 000 fantassins, sacca-
gea tout sur son passage et arriva sans désemparer sous les murs de
Grenade. Néanmoins, jusqu'à l'automne, il s'agit plutôt d'escar-
mouches, de chevauchées suivies de razzias dévastatrices que d'opéra-
tions conduites avec suite.
Durant cette campagne, le Roi de Castille, se conformant aux
traditions, conféra l'ordre de la chevalerie à son fils unique, le Prince
Don Juan, alors âgé de douze ans. Ferdinand était encore plus jeune
quand, jadis, il avait pris part à la guerre contre la France auprès
de son père, le Roi d'Aragon. Les Ducs de Cadix et de Médina Sidonia
furent les parrains du nouveau chevalier qui, à son tour, octroya
un pareil honneur à ses compagnons de jeu devenus ses compagnons
d'armes.
Et très haut, sur les tours de la forteresse rouge, flottait l'éten-
dard du Prophète qui semblait porter un défi orgueilleux à la bra-
voure espagnole.
Pendant que le pays était ainsi saccagé tour à tour par les
Mores et les Chrétiens et que les récoltes, les jardins, les maisons
subissaient une destruction systématique, Ferdinand, adroit poli-
tique, pardonnait cependant aux rebelles de Guadix récemment
révoltés et qu'il n'avait pas eu de peine à soumettre une seconde fois.
Puis, il leur donnait le choix entre un départ immédiat ou une enquête
sur leur conduite. Comme la plupart d'entre eux avaient conspiré, les
uns allèrent grossir le nombre des bouches inutiles de Grenade ; les
autres, suivant l'exemple des habitants d'Almeria et de Baza, passèrent
le détroit et s'établirent en Afrique. Des Castillans descendus de leurs
montagnes sauvages prirent avec bonheur possession des belles
demeures et des terres fertiles que les Mores avaient été contraints
d'abandonner.
L'hiver de 1490 fut absorbé par les derniers préparatifs du siège
de Grenade.
En avril 1491, Ferdinand prit le commandement des troupes.
D'après certains historiens, elles comptaient 50000 cavaliers ou fantas-
sins. Pierre Martyr, un témoin oculaire, porte ce chiffre à 80 000.
Peut-être additionne-t-il les contingents successifs qui prirent part
à la guerre. Ils avaient été levés dans l'ensemble des pays chré-
tiens, mais, comme de coutume, la noblesse andalouse s'était signalée
par son ardeur et son dévouement. Séville seule avait fourni 6000 fan-
(205)
ISABELLE LA GRANDE
tassins et, à trois reprises, elle combla les vides que la maladie ou
les combats ouvraient dans les rangs.
Quant aux chefs, aucun d'eux n'avait voulu abandonner à des
lieutenants l'honneur de conduire les troupes au combat. Tous, les
Marquis de Cadix et de Villena, les Comtes de Tendilla, Cifuentes, Cabra
et d'Urefia, le brave Alonso de Aguila avaient supporté durant des
années l'immense effort de cette autre guerre de Troie, tous vou-
laient prendre leur part du triomphe final.
Le 3 avril, l'armée campa près de la fontaine de Los Ojos del
Huescar, à une lieue et demie de Grenade, au centre de la Vega. Cette
disposition prise, Ferdinand détacha des forces assez considérables et
les plaça sous les ordres de Villena, avec mission de ravager les vallées
fertiles situées entre les montagnes des Alpujarras et dont les récoltes
approvisionnaient la capitale. Plus de vingt bourgs ou villages furent
rasés jusqu'aux fondations. Désormais, Grenade ne pourrait plus se
ravitailler ; ses jours étaient comptés.
« La faim nous la livrera », disait Isabelle à l'ambassadeur de
Charles VIII.
Ferdinand avait enmagasiné sous Grenade les dépouilles des Alpu-
jarras et planté ses tentes sur les bords du Xenil, au pied des escar-
pements où, après l'écroulement du trône des Almohades, à la bataille
de Las Navas de Tolosa (16 juillet 1212), le fondateur de la dynastie
des Nassérides avait bâti l'Alhambra, la célèbre forteresse rouge.
La Reine et ses enfants s'étaient installés dans la ville d'Alcalâ la
Real, au cœur d'une région montagneuse, patrimoine du fidèle Comte
de Tendilla. De là, Isabelle pourvoyait aux approvisionnements de
l'armée, toute prête à gagner le camp royal dès que sa présence y
paraîtrait nécessaire.
En dépit de son isolement, Grenade se dressait encore imposante,
appuyée d'un côté aux premiers contreforts de la Sierra Nevada,
défendue vers la plaine par des murs solides flanqués de tours puissantes.
Au dire de Pedro Martyr, les marchands génois qui y venaient souvent
la tenaient pour la ville du monde la mieux fortifiée. Sa faiblesse lui
venait de la population trop nombreuse, réfugiée dans son enceinte à
la suite de la chute des places conquises par les Chrétiens et dont le
chiffre s'élevait à plus de 200 000 personnes, sur lesquelles 30 000 seule-
ment étaient aptes à la défendre. Une élite vaillante, tout ce qui
restait de l'indomptable chevalerie more, conduirait les Grenadins au
combat.
A la vue des nuages de poussière soulevés parl'avant-garde chré-
(206)
LA PRISE DE GRENADE
tienne, les assiégés eurent un moment d'hésitation. Des hommes res-
pectés, ceux mêmes qui eussent discuté au début les termes d'une
capitulation, furent envoyés à Boabdil pour le supplier de prendre
son peuple en pitié et de ne point le condamner, par une résistance vaine,
à une destruction fatale. En se remettant à la générosité des Rois
chrétiens, il devancerait seulement l'arrêt du destin. Les députés
comptaient sur un accueil favorable ; leur attente fut trompée.
Boabdil, indolent et irrésolu jusque-là, avait eu conscience de son
devoir et s'était enfin décidé à disputer un empire dont il semblait
avoir pris à tâche de hâter la ruine. Il s'enquit auprès du vizir
Cassim Abdelmeleck et s'informa des moyens sur lesquels l'on comp-
tait pour assurer la subsistance des habitants et la défense de la place.
Ce n'était pas trop tôt d'y penser.
« Nous sommes pourvus pour plusieurs mois, repondit le ministre ; mais à
quoi serviront ces approvisionnements, alors que les Chrétiens sans cesse ravi-
taillés peuvent continuer le siège indéfiniment? »
Il présenta les rôles des hommes en état de porter les armes :
« Le nombre en est grand, dit-il, mais qu'attendre de ces soldats arro-
gants lorsque l'ennemi est à distance, poltrons comme des lièvres quand ils
entendent gronder le tonnerre de l'artillerie ! »
Bien qu'il manquât d'énergie et de fermeté, Boabdil, loin de se
laisser abattre par le pessimisme de son ministre, appela le vaillant
Mousa ben Ali Gazan que la chevalerie désignait à son choix et lui
remit le commandement suprême. Le Vizir veillerait aux enrôlements
et pourvoirait les assiégés de vivres et de munitions.
« Je te confie le salut de l'Empire, dit-il. Avec l'aide d'Allah, nous
vengerons les insultes faites à notre foi et la mort de nos parents et de nos
amis. Victorieux, nous oublierons les tristesses de l'heure présente. »
Dès lors, les Mores semblèrent avoir retrouvé leur esprit mili-
taire et l'on ne s'occupa plus dans la cité que des préparatifs de résis-
tance. Les guerriers se groupaient autour de l'héroïque Mousa ; les
femmes mêmes l'acclamaient quand il passait sur les places publiques.
Les portes de la ville avaient été solidement barricadées à l'intérieur ; il
ordonna de les ouvrir afin de faciliter les sorties. Les corps de ses
soldats en seraient les uniques barrières. Ceux-ci, cantonnés dans
(207)
ISABELLE LA GRANDE
une suite de postes, veilleraient jour et nuit, prêts à fondre sur l'ennemi
à la moindre alerte, signalée par des vedettes sans cesse aux aguets.
Bientôt, les guerriers mores, non contents de garder leurs rem-
parts, vinrent audacieusement défier dans leur camp les chevaliers
chrétiens. Il ne se passait pas de jour que les assiégés, du haut de
leurs tours, n'admirassent les exploits de leurs champions aux prises
avec des adversaires non moins braves. Mousa encourageait ces com-
bats individuels, car il y voyait un moyen d'entretenir le courage des
siens et de les distraire des tristesses d'un long siège. Ferdinand
comprit que ces rencontres fortifiaient l'âme des Mores, tandis qu'elles
coûtaient parfois la vie à ses plus vaillants chevaliers. En conséquence,
il ordonna de décliner tout défi personnel. Les chefs musulmans furent
doublement marris de cette interdiction ; ils prétendaient mourir
glorieusement, et le monarque chrétien ne songeait qu'à épargner
leur vie pour les faire figurer à son triomphe :
« A quoi servira notre bravoure ! s'écriaient-ils. Le Roi Ferdinand n'a pas
un cœur magnanime. Il s'attaque à nos faibles corps et recule devant notre
vaillance morale >>.
Pourtant les Mores assiégés multipliaient leurs sorties furieuses.
Le désespoir leur tenait lieu d'espérance. Le jour, la nuit, Mousa harce-
lait l'ennemi, le tenait constamment sur le qui-vive et ne rentrait
jamais dans la place sans y ramener des troupeaux ou des vivres dont
il s'était saisi. Afin d'éviter les surprises, Ferdinand entoura le camp
de tranchées profondes et de murailles de pisé suffisantes pour assurer
sa sécurité. Des rues tracées comme celles d'une ville desservaient les
tentes et les baraquements construits en bois.
Quand les travaux furent achevés, on annonça la venue de la Reine.
Elle arriva, accompagnée de son fils Don Juan, des Infantes et suivie
d'un cortège d'évêques, de chevaliers, de dames parées comme
s'il se fût agi d'assister à une fête. Aussitôt, elle s'arma, fit le tour de la
place, examina la disposition des ouvrages et approuva les mesures
qui avaient été prises. Jusqu'au soir, les Mores frémissants enten-
dirent les sonneries des trompettes et les cris d'enthousiasme qui
signalaient le passage de la souveraine. Les ballades du temps trahissent
les sentiments provoqués par sa présence :
«Dans un camp, sur les bords du frais Xenil, s'agite une multitude
brillante dont les armes étincellent. Les bannières se gonflent, se tendent ;
(208)
STATUE DE FERDINAND LE CA.THOUQI E.
(Chapelle funéraire de Grenade.)
Isabelle la Grande.
Pl. XV11, page 20S.
Isabelle i.a Grande
l'I.. XVIII. PAGE 200.
LA PRISE DE GRENADE
de même un étendard doré. Le général de cette armée est l'invincible Ferdi-
nand. Et aussi paraît la Reine, son épouse, qui montre autant de valeur
et de courage que le plus fier guerrier. >>
L'ardeur de Mousa ne se démentait pas. Certes la guerre eût eu des
résultats différents s'il en eût été plus tôt le chef.
«Nous n'irons pas combattre au loin, disait-il, mais nous devons
défendre le sol que foulent nos pieds. Quand nous l'aurons perdu, nous ne
serons plus un peuple, nous n'aurons pas même un nom. »
Les défis individuels n'étaient plus relevés par les chevaliers
chrétiens ; en vain les Mores venaient-ils jusqu'aux limites du camp
insulter les Castillans exaspérés par ces provocations. Un jour, dans
un galop furieux, un cavalier poussa l'audace jusqu'à jeter sa lance
par-dessus la palissade. Elle se ficha en terre, devant la porte même
de la tente royale. Quand on l'arracha, on s'aperçut qu'elle portait
une inscription insultante à l'adresse de la souveraine.
Ce fut un cri d'indignation, une explosion de colère.
« Qui veut me suivre et venger cette offense? » s'écrie un gentilhomme
nommé Fernando del Pulgar.
Des centaines de chevaliers répondent à cet appel. Pulgar en choisit
quinze, renommés pour leur courage et connus pour leur force phy-
sique. A l'aube, la petite troupe sort du camp, longe en silence les
murs de la ville, atteint une poterne ouverte sur le Darro et surprend
les gardes qui se sont assoupis, après une longue veille. Tandis qu'un
combat furieux s'engage, le champion de la Reine enfonce les
éperons dans les flancs de son coursier, bondit à travers les rues de la
ville, atteint la grande mosquée, s'agenouille, en prend possession au
nom du Christ et, comme témoignage de cette consécration, applique
sur le battant de la porte une inscription qu'il fixe avec la pointe de
sa dague :
« Ave Maria. »
Cet acte accompli, l'héroïque chevalier revient sur ses pas, traverse
la foule des Mores surprise à la vue de ce guerrier chrétien, rejoint ses
compagnons qui se maintiennent à la poterne au prix d'une lutte
acharnée, et tous regagnent le camp, fiers et heureux à la pensée de la
fureur des Musulmans quand ils verront une inscription chrétienne fichée
sur la porte de la grande mosquée, au cœur même de la ville
(209)
ISABELLE LA GRANDE
Ce fut cette même mosquée que les Rois, après la prise de Grenade,
transformèrent en église cathédrale. Aujourd'hui encore on montre
dans le Sacrario de l'édifice, rebâti sous Charles V, la petite chapelle
sombre, seul reste de la construction primitive, où Fernando del
Pulgar, celui de l'exploit, dort son dernier sommeil près de ses souve-
rains et semble monter une garde éternelle devant la porte qui fut
témoin de sa prouesse.
Presque au lendemain de cet acte héroïque, la famille royale
courut un grave danger. Depuis son arrivée, la Reine désirait monter
sur un point culminant d'où elle apercevrait la ville et le palais de
l'Alhambra dont elle avait entendu louer la magnificence.
Un matin, au lever du soleil, le Roi, la Reine, les Infants, toute
la Cour sortent du camp au son d'une musique joyeuse, enseignes au
vent, et gravissent une hauteur couronnée par le petit village de Zubia,
tandis que le Marquis de Cadix, à la tête d'un gros de cavaliers, prend
position dans la vallée située entre le camp et le plateau de l'Alhambra
Dès la pointe du jour, les Mores avaient remarqué une animation
inaccoutumée dans le camp des Chrétiens. Lorsqu'ils aperçurent une
troupe brillante gravissant la hauteur de Zubia et la masse de la
chevalerie castillane en bataille dans la vallée, ils crurent que l'ennemi
allait leur offrir le combat et n'hésitèrent pas à l'accepter.
De la fenêtre d'une maison, le Roi et la Reine considéraient avec
admiration les murailles rouges de cet Alhambra dont ils se flattaient
d'être bientôt les maîtres, quand soudain ils voient sortir de la cité et
courir dans la plaine un escadron de cavaliers mores richement armés,
aux panaches de couleur éclatante, montés sur des coursiers capara-
çonnés. C'est la fleur de la chevalerie more commandée par Mousa
et Boabdil en personne. A la suite de cette troupe superbe, des
fantassins s'avancent résolus. La Reine ne veut pas qu'une goutte de
sang chrétien soit la rançon de sa curiosité. Elle envoie un émissaire
au Marquis de Cadix : défense de répondre à un défi, défense d'accepter
le moindre engagement. Le Marquis promet d'obéir. Bientôt il est
entouré de chevaliers castillans. Tous lui reprochent son inaction ;
qu'attend-il pour punir les Mores des insultes qu'ils décochent aux
Chrétiens, à moins d'une portée de flèche? Va-t-il laisser tomber la
famille royale aux mains de l'ennemi ?
Mais voici qu'un géant armé de pied en cap sort à son tour de
la ville, suivi d'un peuple en délire. Sa visière est baissée, mais, à
sa stature et à sa devise, l'on reconnaît un More de Tarifa, le plus
insolent des sectateurs de l'Islam, l'auteur de l'insulte faite à l'honneur
(210)
LA PRISE DE GRENADE
de la Reine. Le colosse s'avance, longe fièrement les rangs des Chré-
tiens à l'allure difficilement contenue d'un coursier frémissant sous
le mors. Et quelle n'est pas la rage des Castillans en voyant sous la
queue de l'animal Y Ave Maria planté par Fernando dcl Pulgar sur la
porte de la grande mosquée ! Celui de l'exploit est absent.
Un jeune homme, Garcilaso de la Vega, gravit au galop la hauteur
de Zubia, se jette aux pieds des Rois et les supplie de lui permettre de
venger le saint nom de Marie. Cette pieuse requête ne saurait être
repoussée. Garcilaso descend dans la plaine, coiffe son casque sur-
monté de quatre plumes noires, saisit sa lance, s'arme d'un bouclier
flamand et défie le More au milieu de sa course orgueilleuse.
Les deux armées, les Rois, la Cour suivent d'un regard anxieux le
drame héroïque. Le More, très fort, habile à manier son coursier, mieux
armé que son adversaire, le domine de sa grande taille. A la première
rencontre, les lances volent en éclats. Garcilaso, déplacé de sa selle par
la violence du choc, perd les rênes et sa monture se donne libre carrière.
Enfin, il reprend sa position.
L'épée à la main, les adversaires se rencontrent une seconde fois.
Le More tourne autour du Castillan comme un vautour chassant un
ramier. Mais, si le chevalier chrétien est inférieur à son ennemi comme
force et comme taille, il l'emporte en souplesse et en agilité. Il échappe
à certains coups et pare les autres avec son bouclier à l'épreuve des
meilleures lames. Le sang ruisselle sur les armures des deux guerriers.
Croyant son adversaire épuisé et comptant sur sa masse pesante, le
More saisit corps à corps le Castillan, et tous deux roulent sur le sol.
Déjà l'Infidèle pose son genou sur la poitrine du Chrétien et s'apprête
à lui couper la gorge quand, soudain, on le voit chanceler et tomber
à la renverse. Tandis qu'il levait le bras pour frapper, Garcilaso
lui a planté sa dague dans l'aisselle et lui a percé le cœur.
« Ce fut une singulière et miraculeuse victoire, écrit Fray Antonio Aga-
pida, mais le chevalier chrétien était soutenu par la cause sacrée qu'il
défendait et la Sainte Vierge lui donna, comme à un autre David, la force de
vaincre le champion gigantesque des Infidèles. »
Les lois de la chevalerie avaient été observées et pendant le combat
personne n'avait cherché à intervenir. Il était près de midi ; le soleil
brûlait les têtes.
« Ne nous attardons pas à des combats singuliers! s'écria Mousa. Sus à
l'ennemi ! »
(211)
ISABELLE LA GRANDE
Assitôt l'ordre est donné de canonner les hauteurs de Zubia, et de
charger F avant-garde chrétienne qui, prise à l'improviste, se replie
sur la bataille du Marquis de Cadix.
Les premiers boulets tombés au milieu de la maison royale avaient
jeté la confusion parmi les courtisans et les dames d'honneur.
Devant le péril que courent les Rois, le Marquis de Cadix se considère
comme relevé de sa promesse et donne le signal de l'attaque. << Santiago !
Santiago ! >> A la tête de douze cents lances, il fond sur l'ennemi, et
arrête sa marche offensive. Il était temps.
Debout, près d'un bouquet de lauriers à l'ombre duquel ils avaient
cherché un abri contre l'ardeur du soleil, les Rois suivaient avec une
angoisse inexprimable le duel à mort engagé entre les champions de
la Croix et du Croissant. Quand ils virent l'attaque des Mores et le
danger que couraient leurs troupes, ils tombèrent à genoux et, dans
l'exaltation d'une foi ardente, ils supplièrent la Vierge de protéger
ses loyaux serviteurs :
« Et l'effet de leurs prières fut manifeste, affirme le Cura de los
Palacios, car, aussitôt, la vaillance des Mores s'éteignit brusquement. »
En vérité, les Musulmans, habitués aux escarmouches, ne valaient
pas les Espagnols dans une bataille rangée. Une panique saisit l'infan-
terie. Mousa essaya vainement de rallier les fugitifs ; les uns cou-
rurent vers la montagne, d'autres se précipitèrent dans la ville et y
jetèrent une confusion affreuse. Plus de deux mille Mores furent tués,
écrasés, blessés ou faits prisonniers. Les pièces d'artillerie restèrent
comme des trophées aux mains des vainqueurs. Pas une lance chré-
tienne qui, ce jour-là, ne se fût baignée dans le sang des Infidèles.
Malgré le succès qui couronna cette journée, Isabelle se reprochait
l'origine d'un combat engagé sans nécessité. En témoignage de
reconnaissance, elle ordonna de bâtir un monastère au village de
Zubia et le plaça sous le patronage de saint François. L'on y montre
encore aujourd'hui le laurier centenaire, descendant de celui qui abrita
la Souveraine durant cette journée sanglante.
La grande Reine n'avait pas épuisé les chances mauvaises qu'elle
devait courir dans cette campagne, héroïque couronnement d'une
guerre de dix ans.
A l'intérieur de l'enceinte de terre bâtie autour du camp chrétien
s'élevaient de nombreuses tentes appartenant aux riches seigneurs
(212)
LA PRISE DE GRENADE
et aux nobles de service. La plupart d'entre elles étaient ornées de
tapisseries aux dessins magnifiques, pourvues de meubles précieux
et surmontées d'étendards de couleur éclatante où se jouaient les vents
et les rayons du soleil. Au centre de cette métropole de soie et de
brocart, et la dominant comme un palais d'État domine des demeures
particulières, s'élevait un pavillon immense, de style oriental, mis par
le Marquis de Cadix à la disposition de sa souveraine. De riches tentures
le paraient, portées sur des colonnes formées de faisceaux de lances et
réunies par des devises martiales. Cette vaste et haute nef de soie
était entourée de murailles en toile peinte formant autour d'elle une
suite de pièces que séparaient des portières. Un soir, comme la Reine
priait devant un autel portatif, elle fut soudainement éblouie par
un éclair de lumière et aussitôt suffoquée par une épaisse fumée. Un
flambeau, allumé imprudemment, et placé près d'une draperie, y avait
mis le feu. En un instant la tente fut en flammes; Isabelle se sauva,
non sans peine. Sa première pensée fut pour le Roi. Comme elle
courait vers sa tente, elle le rencontra sur la porte même, à peine vêtu,
mais portant dans les bras son casque, sa cuirasse et son épée.
Réveillé en sursaut par des cris d'effroi, il avait cru à une attaque
des Mores. Le prince Don Juan, arraché de son lit, fut porté au quar-
tier du Comte de Cabra, à l'autre extrémité du camp.
De la tente royale, les flammes gagnèrent de tous côtés, trou-
vèrent un aliment nouveau dans les cabanes de branchages pleines
de soldats et ne s'arrêtèrent même pas devant les palissades de
l'enceinte, pourtant noyées dans la terre. Au matin, il ne restait rien
de la cité magnifique dont les couleurs brillantes luttaient la veille
avec la pourpre du soleil couchant.
Les Mores, croyant à quelque stratagème, ne profitèrent pas de la
confusion causée par ce désastre. Quand ils connurent la vérité, le
vaillant Marquis de Cadix campait déjà entre le camp et la ville, à la
tête de trois mille hommes prêts à le défendre.
Pour prévenir le retour d'une pareille catastrophe, attribuée par
erreur à un espion more, et afin de rendre le siège moins pénible s'il
se prolongeait jusqu'à l'hiver, les Rois décidèrent d'élever des cons-
tructions solides et durables. Du jour au lendemain, les soldats se
transformèrent en maçons, et l'on n'entendit plus dans l'enceinte du
camp que le bruit de leurs travaux.
La nouvelle ville fut bâtie sur plan quadrangulaire et traversée par
deux larges rues se coupant au centre de la place. A l'extrémité de
chacune de ces voies s'ouvraient quatre portes flanquées de tours et
(213)
ISABELLE LA GRANDE
défendues avec soin. Les contingents de neuf villes ou provinces
élevèrent leurs quartiers respectifs et les signalèrent par des inscrip-
tions. Les travaux durèrent trois mois. Quand ils furent achevés, on
décida de donner à la cité le nom de la Reine ; mais Isabelle refusa
cet hommage pourtant si mérité et ordonna de l'appeler Santa Fe
(Sainte Foi) pour commémorer la confiance inaltérable en la bonté
divine qui avait soutenu l'armée durant cette longue guerre. Santa
Fe existe encore, témoignage quatre fois séculaire de la constance des
Souverains, de la vaillance des grands du royaume et de l'obéissance
généreuse du peuple. Au-dessus du portail de l'église, rebâti en 1773, on
remarque une banderole de parchemin portant les mots A ve Maria en
souvenir de l'exploit de Pulgar et du duel glorieux où Garcilaso de la
Vega vainquit le géant de Tarifa.
Pendant que la moitié des troupes bâtissait, Ferdinand et ses
chevaliers ne restaient pas inactifs. Au lendemain de l'incendie, et
comme pour couper court à toute velléité d'attaque, ils se jetèrent
sur les jardins merveilleux situés le long des murs d'enceinte où, grâce
à une culture soignée, les Mores se pourvoyaient de fruits et de légumes
frais. A la suite de combats acharnés, le fer et le feu eurent raison de
ce dernier espoir des assiégés. Un désert remplaça ces paradis d'abon-
dance et de beauté.
Déjà la famine et la maladie, fidèles auxiliaires des assiégeants,
affirmaient leur présence et frappaient la population de maux irré-
médiables, car le blocus était étroit au point qu'aucun approvision-
nement n'était entré dans la ville depuis plusieurs mois, et la croisière
des galères castillanes, tellement sévère, qu'aucun secours venu d'Afrique
n'avait franchi la mer. Boabdil s'était conduit avec vaillance; Mousa,
toujours indomptable, soutenait encore le courage des chevaliers,
mais les fantassins, pauvres gens d'habitudes pacifiques, étaient
pris de panique à chaque sortie et abandonnaient leurs chefs, même
au milieu de l'action. C'est ainsi que dans un combat, Boabdil,
demeuré seul, dut se dérober par la fuite aux coups des Castillans. Il
avait tenu à rien qu'il ne tombât une troisième fois aux mains des
Chrétiens.
Après une action où il n'avait pu enlever ses troupes, Mousa
ordonna de barricader à l'intérieur les portes de la ville, bien décidé,
dit-il, à ne plus tenter aucune opération à la tête de l'infanterie. Il
continuait pourtant de défendre les murailles contre les approches de
l'ennemi, entretenait l'ardeur des ingénieurs et réconfortait les ser-
vants des pièces d'artillerie.
(214)
LA PRISE DE GRENADE
« Maintenant, l'on n'entendait plus résonner clans Grenade les trom-
pettes guerrières ni les roulements entraînants des tambours. La consterna-
tion opprimait les cœurs. >>
Dans un conseil tenu à l'Alhambra, Boabdil consulta les chefs de
guerre qui s'étaient signalés par leur bravoure et en qui le peuple
avait placé sa confiance.
Le vieil Abou'l Cassim Abdelmelec, gouverneur de la cité, chargé
de maintenir l'ordre depuis le commencement du blocus, avoua sa
détresse :
« Les greniers sont presque vides. Sur sept mille chevaux de guerre, il
nous en reste à peine trois cents capables d'effectuer une sortie ; les autres
ont été abattus et ont servi à la nourriture des soldats. La place compte
deux cent mille habitants ; autant de bouches affamées. >>
Les principaux citoyens parlèrent à leur tour, et, comme à la veille
du siège, insistèrent pour ouvrir les négociations :
« A quoi sert de prolonger la résistance, alors que l'ennemi peut continuer
indéfiniment le blocus et que nous n'avons à espérer aucun secours? »
Boabdil restait silencieux. Longtemps il avait attendu l'aide du
Sultan d'Egypte ou des princes barbaresques ; il comprenait main-
tenant la vanité de son espoir. Seul, le vaillant Mousa essaya de pro-
tester encore et proposa une suprême sortie, préférant, disait-il,
tomber parmi les morts en défendant Grenade que signer la capi-
tulation. Ces nobles paroles restèrent sans écho. Le courage était
mort. Boabdil, interprète du sentiment général, envoya le vénérable
Abou'l Cassim Abdelmelec au camp des Rois avec mission de rendre
la ville.
Ferdinand et Isabelle reçurent le vieillard avec honneur et char-
gèrent Gonzalve de Cordoue et Fernand Zafra, leur secrétaire, de traiter
avec lui. Gonzalve parlait très bien l'arabe et, par sa vaillance et son
intelligence, avait déjà conquis la confiance de ses maîtres. Les con-
ditions furent relativement douces : Ferdinand tenait à ménager
l'incomparable cité tombée intacte en son pouvoir.
« Toute attaque serait suspendue pendant soixante jours et si, durant
•cette période, aucun secours étranger n'était parvenu aux Mores, Boabdil
rendrait la place.
Isabelle la Grande. (215) *5
ISABELLE LA GRANDE
« Les captifs chrétiens seraient libérés sans rançon.
« Boabdil et ses chevaliers prêteraient serment de fidélité aux Rois vain-
queurs et recevraient en échange des territoires situés dans les Alpujarras.
«Les Mores grenadins devenus sujets des Rois d'Espagne conserveraient
leurs armes et leurs chevaux, garderaient leurs biens meubles, mais livre-
raient l'artillerie. L'exercice de la religion, l'administration des cadis,
l'application des lois musulmanes seraient accordés ou maintenus sous la
surveillance d'un gouverneur chrétien.
« Durant trois années considérées comme nécessaires à la remise en cul-
ture des terres dévastées, les Mores seraient dispensés de tout impôt ;
ensuite, ils acquitteraient les tributs qu'ils payaient auparavant aux Rois
mores.
« S'il en était parmi les Grenadins qui voulussent passer en Afrique,
durant un délai de trois ans ils seraient transportés gratuitement et débar-
qués dans un port à leur choix.
« Quatre cents otages, choisis parmi les membres des grandes familles,
répondraient des engagements pris par Boabdil. »
Encore Mousa essaya de ranimer une ardeur éteinte, moins par la
crainte de la mort que par la certitude de la défaite. Il n'y réussit pas.
C'était écrit. Désespéré, il revêtit sa plus lourde armure de bataille,
mnota sur son meilleur coursier, sortit par la porte d'Elvire, et
jamais on ne le revit.
Il semble qu'après s'être attaqué à quelques chevaliers chrétiens,
et sur le point d'être pris, il se jeta dans le Xenil où, entraîné par le
poids de ses armes, il coula au milieu du chenal. Mort digne d'un tel
héros !
L'acte de capitulation conditionnel, dont l'original figure dans
les archives de Simancas, fut signé à Santa Fe le 25 novembre 1491. Les
assiégés avaient espéré quelque allégement à leurs souffrances, mais,
avec sa prudence habituelle, Ferdinand ne diminua pas la sévérité
du blocus et multiplia sur la mer les croisières des galères royales.
Au surplus, les Mores d'Afrique, déchirés par des luttes intestines,
absorbés par leurs querelles personnelles, n'auraient pu intervenir,
alors même qu'ils en eussent eu le dessein. Puis les temps glorieux
des Almoravides et des Almohades étaient révolus. Aucun effort ne
fut tenté pour secourir Grenade.
On était au vingtième jour de décembre. Plus d'un mois s'était
écoulé dans une attente vaine. Boabdil résolut d'abréger le délai fixé
pour la capitulation définitive. De concert avec son conseil, il envoya
le Grand Vizir communiquer aux Rois ses intentions.
(216) .
i
LA PRISE DE GRENADE
L'Ambassadeur fut accueilli avec la joie la plus vive. Des com-
plots se tramaient dans la ville, le Roi More était plutôt le prisonnier
du peuple que son souverain ; resterait-il longtemps en mesure de
tenir sa parole? La décision mettait un terme aux anxiétés des Souve-
rains espagnols. En secret, ils ordonnèrent les préparatifs du grand
acte qui consommait la chute de l'Empire more et couronnait l'œuvre
glorieuse de leur vie guerrière. La remise des palais de l'Alhambra
fut, d'un commun accord, fixée au 2 janvier 1492.
Dès lors, un morne désespoir régna dans la cité royale. Les gémis-
sements des femmes et les regards farouches des chevaliers au désespoir
inspirèrent aux poètes des lamentations qu'ils n'avaient même plus
le courage de chanter :
«Belle Grenade, comme ta gloire s'est évanouie! Le Birrambla n'entend
plus le long écho des trompettes ou les galops et les piétinements des cour-
siers. Où sont les jeunes nobles, ardents à courir aux tournois et à briser dans
leurs prouesses les lances de roseaux? Hélas ! la fleur de la chevalerie gît
abaissée, prête à partir pour la terre étrangère ! La douce voix des luths ne
s'entend plus dans les rues en deuil, la vivante castagnette est silencieuse
sur la montagne, et la gracieuse danse de la Zambra, on ne la voit plus danser
sous les bosquets détruits. Regarde, l'Alhambra est désolé. En vain l'oranger
et le myrte embaument de leurs parfums ses chambres soyeuses ; en vain
le rossignol chante dans leurs branches ; en vain les salles de marbre sont
rafraîchies par le murmure des fontaines et le gai bouillonnement des ruis-
seaux. Hélas! la splendeur du Roi ne brille plus dans ses palais, la lumière
de l'Alhambra s'est éteinte pour jamais ! »
A ces lamentations, se mêlait le bruit des serviteurs affairés,
allant de salle en salle, détachant des murailles les tentures pré-
cieuses, roulant les tapis de soie, emballant les amphores, les bassins
d'or, les fontaines d'émail, les joyaux et les armes de Damas qu'on
chargeait à mesure sur les bâts des mulets.
Avant l'aurore du jour maudit, une longue caravane s'ébranla,
gagna une poterne ouverte sur un quartier peu habité et franchit
l'enceinte extérieure. Entourées de leurs servantes, s'en allaient la
hautaine Aïcha, mère de Boabdil, Zouraiya, favorite du Monarque, et
les femmes du harem que le prince déchu voulait dérober aux regards
profanateurs des infidèles.
Quand les portes se furent refermées sur elles, les exilées n'étouf-
fèrent plus leur douleur. Les sanglots semblaient rythmer la marche
des montures et les pleurs roulaient des joues fraîches ou flétries sur
(217)
ISABELLE LA GRANDE
les vêtements de deuil. Le convoi, suivi d'une poignée de vétérans et
d'eunuques prêts à donner leur vie pour la défense de la famille de
leur maître, longea la rive du Xenil, s'engagea sur l'étroit chemin
des Alpujarras et, parvenu à un village d'où l'on apercevait encore
les murailles de la Ville Rouge, il s'arrêta. Les fugitifs devaient attendre
en ce lieu l'arrivée de Boabdil.
Tandis qu'à l'Alhambra régnait la désolation, les Chrétiens s'aban-
donnaient à la joie. Dès l'aube, un corps de chevaliers en somptueux
appareil se dirigea vers la porte des Moulins qui donnait accès dans
l'Alhambra, car le traité de capitulation interdisait aux vainqueurs de
faire leur entrée par les rues de la ville. Quand la petite troupe eut gravi
la montagne des Martyrs et atteint le plateau où se dressait le palais,
elle rencontra Boabdil escorté de quelques fidèles :
« Allez, seigneur, dit le monarque vaincu au chef du détachement ;
prenez possession de ces forteresses. Allah les a livrées à votre maître en
punition des péchés des Mores. »
Puis, sans hâter ni ralentir le pas, très digne dans le malheur, le
dernier Roi de Grenade descendit l'escarpement que les vainqueurs
venaient de gravir.
Ferdinand l'attendait à l'ermitage de Saint-Sébastien. A sa vue,
le vaincu voulut mettre pied à terre, mais, selon sa coutume en pareil
cas, le Roi d'Espagne ne permit pas qu'il lui baisât la main, et l'infor-
tuné toucha seulement du front le bras qui lui avait ravi le trône.
Isabelle suivit l'exemple magnanime donné par son époux. Com-
patissante envers celui qu'elle combattait depuis dix ans, elle lui
rendit le fils gardé comme otage et resté entre ses mains depuis 1483.
Le père et l'enfant s'étreignirent longuement et trouvèrent un réconfort
dans leur tendresse mutuelle.
Boabdil remit à Ferdinand les clés de la cité :
« Ces clés sont les dernières reliques de l'Empire arabe en Espagne. Elles
sont tiennes, ô Roi. A toi nos trophées, notre royaume et notre personne !
Telle est la volonté de Dieu ! Montre désormais la clémence que tu as
promise et que nous attendons de toi. »
Le cœur débordant d'une joie sans pareille, et cependant modeste
dans le triomphe, Ferdinand répondit avec une apparente sérénité :
« Ne doute pas de notre promesse ; notre amitié te rendra la prospérité
dont la fortune des armes t'a privé. >>
(218)
LA PRISE DE GRENADE
Ferdinand tendit alors les clés à Isabelle. De ses mains, elles pas-
sèrent dans celles du Prince Don Juan et. furent ensuite confiées au
Comte de Tendilla, nommé Capitaine Général et Gouverneur de Gre-
nade en récompense de ses exploits.
Silencieux, Boabdil s'était éloigné. Il s'engagea sur le chemin
suivi par sa famille quelques heures auparavant et qui conduisait
à Porchena, sa nouvelle résidence. A deux lieues de distance, il attei-
gnit une brisure du roc d'où l'on apercevait au loin Grenade. Jamais
la cité more n'était apparue si belle, sous les rayons d'un soleil ardent
qui dorait les tours de défense comme pour mieux détacher leurs
formes puissantes sur un ciel d'un bleu profond. Par instants, la brise
apportait les échos des trompettes guerrières et les ondes sonores des
cymbales triomphantes. La campagne dévastée n'avait point de
verdure, mais les exilés se souvenaient combien elle avait été féconde ;
un printemps suffirait à lui rendre sa parure fleurie. Boabdil contem-
plait Grenade. Un coup de canon, signalé par une épaisse fumée et
un fracas suivi de longues résonances, annonça que la place était
occupée'par ses maîtres nouveaux. Alors, la douleur étreignit le cœur
du More et d'abondantes larmes jaillirent de ses yeux. Sa mère, de
qui la force d'âme ne s'était jamais démentie et qui, par son habileté,
lui avait obtenu cette royauté dont il avait fait un si mauvais usage,
sa mère ne put contenir son indignation :
« — Tu as raison de pleurer comme une femme cet Empire que tu n'as
pas su défendre comme un homme.
« — Hélas! s'écria l'infortuné, quelle adversité fut jamais comparable à
la mienne ! »
Le site témoin de cette scène, et du haut duquel Boabdil jeta un
dernier regard sur les palais de ses ancêtres, porte encore un nom
qui rappelle ce souvenir cruel : << Le dernier soupir du More >>.
Désormais Boabdil ne sera plus qu'une ombre, un fantôme de roi.
Sans cesse il comparait sa déchéance actuelle à sa splendeur passée ;
sans cesse au milieu d'une montagne âpre et sauvage, il pensait à la
belle Grenade. Incapable de supporter une pareille vie, il finit par
échanger une humble souveraineté contre 80 000 écus d'or. Au dire
de certains chroniqueurs, cette transaction aurait été consentie à son
insu et il l'aurait connue seulement à l'heure où les mules chargées
de la somme payée par les Rois entraient dans sa demeure. Ferdinand
s'était hâté d'acheter le départ d'un prince dont la présence en
(219)
ISABELLE LA GRANDE
Espagne lui était un sujet constant d'inquiétude. Qu'un vent de
révolte vînt à souffler parmi les Mores, et ils trouveraient tout de
suite un chef. Ses appréhensions n'étaient point vaines ; l'avenir
devait le prouver.
En apprenant qu'il avait été victime d'un indigne marché, Boabdil
serait entré dans une rage folle et il eût coupé la tête du négocia-
teur, si on ne l'eût arraché à sa fureur. Mais il était incapable d'une
rancune durable et, le fait accompli, il se résigna. Quatre ans après la
chute de Grenade on le retrouve installé à la cour du Sultan de Fez,
son parent. Finalement il périt dans une de ces rencontres fréquentes
à cette époque entre les princes marocains (1536).
Un portrait conservé au Généralité, et dont l'origine ne saurait
être mise en doute, le représente avec un visage doux et beau, des
cheveux blonds et un teint clair. La tête est coiffée d'un bonnet de
velours surmonté d'une couronne; la robe est jaune d'or relevée de
velours noir. D'après les proportions de son armure conservée à
l'Armeria Real de Madrid et les formes d'une tunique de velours
rouge qu'on dit lui avoir appartenu, on peut juger qu'il était de belle
taille.
Boabdil s'était éloigné. Alors les Rois, doutant encore de leur
bonheur, connurent une angoisse extrême. Avec une impatience
fébrile, les yeux ne quittant pas l'Alhambra, ils attendaient l'appari-
tion d'un signal sur la tour de l'Hommage. Le temps durait, et Fer-
dinand, toujours défiant, se demandait si son avant-garde n'était
pas tombée dans quelque embuscade préparée par les Mores après
le départ de leur Prince.
Soudain les visages s'illuminèrent et un cri de triomphe s'échappa
de toutes les poitrines. La croix d'argent plantée par l'Évêque d'Avila,
Fernando de Talavera, brillait au sommet de la tour de la Vêla.
A ses côtés s'éleva, presque au même moment, l'étendard de Saint-
Jacques acclamé avec enthousiasme : << Santiago ! Santiago ! >> Enfin
parut, triomphante à son tour, la bannière royale :
« Castille ! Castille pour le Roi Ferdinand et la Reine Isabelle ! »
Dans leur reconnaissance envers Dieu, les Rois étaient tombés
à genoux. Certes Ferdinand n'avait ni le cœur sensible ni l'âme
poétique ; cependant, exalté par son enthousiasme, il improvisa un
hymne auquel les chœurs de la chapelle royale répondirent par un Te
Deum solennel.
(220)
LA PRISE DE GRENADE
Les prélats, les nobles, les chevaliers s'étaient précipités aux
pieds d'Isabelle ; ils baisaient ses mains avec transport, avec ferveur,
ils lui rendaient hommage comme souveraine du royaume de Gre-
nade. Cette heure inoubliable récompensait la grande Reine d'un
labeur surhumain, du sacrifice des belles années de sa jeunesse, d'une
persévérance rare même chez un monarque digne de ce nom. Quand
l'émotion fut un peu calmée, le cortège triomphal se remit en marche
au son des trompettes, des cymbales, des cloches et des coups de
canon dont le fracas apprit à la population la fin de ses épreuves.
Les Rois s'avançaient dans un appareil pompeux, rayonnants de joie,
élevés au rang des dieux par l'adoration de leurs sujets.
Comme ils approchaient de l'Alhambra, ils rencontrèrent une
procession d'êtres faméliques dont le dénuement et la misère con-
trastaient avec la somptuosité de leur escorte. C'étaient cinq cents
prisonniers chrétiens qui, depuis des années, gémissaient dans les
geôles de Grenade ou étaient employés aux plus vils travaux. Hâves,
les cheveux et la barbe tombant jusqu'à la ceinture, traînant encore
des chaînes pesantes, ils criaient leur joie en versant des larmes. Le
Roi accueillit avec commisération ces martyrs de la guerre ; la Reine
les réconforta, les secourut de ses propres mains et ordonna de les
faire défiler sur le front de l'armée victorieuse.
Pendant que les Rois entraient à l'Alhambra et s'asseyaient dans
la salle de Justice, où, durant si longtemps, on avait appliqué la loi
du Koran, trois mille cavaliers et une nombreuse troupe de fantassins
prenaient possession de la ville sans rencontrer aucun obstacle
sérieux.
Le 6 janvier, jour de l'Epiphanie, Ferdinand et Isabelle firent leur
entrée solennelle dans Grenade.
« Le Roi et la Reine ressemblaient à des immortels. »
Le cortège se rendit à la grande mosquée convertie en église,
celle-là même dont Fernando del Pulgar avait pris possession au nom
du Christ et de la Vierge quelques mois auparavant.
« Rien, écrit Fray Antonio Agapida, n'égalait la reconnaissance de
Ferdinand envers le Dieu qui lui avait donné la force de détruire l'Empire
more, d'anéantir jusqu'au nom d'une race abhorrée et de remplacer par la croix
le croissant précipité dans la poussière. Dans sa ferveur, il supplia le Ciel de
lui continuer ses grâces et d'assurer son triomphe perpétuel, à jamais. »
(221)
ISABELLE LA GRANDE
En écoutant cette prière enflammée, d'une ardeur magnifique,
l'on sentit que le Monarque s'abandonnait dans la sincérité de son
âme. C'était rare.
La cérémonie terminée, les Rois et leur suite gagnèrent l'Alhambra
où ils s'installèrent, et ce fut à qui admirerait le magnifique palais
dont on avait ouï conter tant de merveilles.
La réalité surpassait toutes les descriptions. L'Alhambra appa-
raissait aux regards ravis comme un diadème posé sur une tête superbe.
Avec ses cours, ses portiques, ses bassins, ses fontaines, ses salles aux
riches couleurs, ses stucs ciselés et dorés, ses faïences, ses frises où se
déroulaient les professions de foi musulmanes : << Allah seul est Dieu »,
<< Dieu est vainqueur >>; avec ses jardins d'orangers, ses bosquets de
myrtes, ses vues incomparables sur la Sierra Nevada, il était le
témoignage vivant de la grandeur et de la richesse des Mores. Sa
décoration fastueuse répondait à l'apogée de cet art dont les Musul-
mans avaient hérité des Persans et qu'ils avaient importé en Espagne
au début de la conquête, puis sous les règnes des Omeiyades, et
approprié au climat avec une entente admirable des joies de la vie et
du plaisir des yeux.
Pierre Martyr décrit avec enthousiasme le palais où il entra des
premiers et achève ainsi sa peinture :
« L'Alhambra, dieux immortels ! Quel palais, ô prince de l'Église ! Sois
assuré qu'il est unique sur la surface de la terre ! »
Une vieille chronique belge, écrite dix ans plus tard, témoigne d'une
égale admiration. Elle est l'œuvre du chevalier de Lalaing, seigneur
de Montigny, venu en Espagne à la suite de son maître Philippe le
Beau et autorisé à visiter l'Andalousie avant de rentrer en Flandre :
« Le lundi 19 septembre 1502, mon compagnon et moi visitâmes la cité
assise sur un plateau. Du côté de Santa Fé, où était le camp des Rois
d'Espagne, le pays est plat et assez fertile. La ville est très grande. Les mai-
sons sont petites. Voilà pourquoi le Roi et la Reine ordonnèrent de les
démolir et de les reconstruire plus grandes, à la manière d'Espagne. Chaque
maison a sa fontaine. Limitant la ville, il y a une muraille qui la sépare
d'une autre ville nommée YAlbaicin... Là, on voit, près du Zacatin et de
YAlbaiceria, des églises d'un style moresque assez belles qu'on appelait
mosquées quand elles appartenaient aux Musulmans et où se trouvent plu-
sieurs files de colonnes. Les femmes se plaçaient d'un côté et les hommes de
l'autre pendant que leurs prêtres célébraient l'office de Mahomet. La Reine a
(222)
LA PRISE DE GRENADE
converti ces mosquées en églises. La première et la principale est celle de
Notre-Dame ; la seconde est celle de Sainte-Croix où se trouve le siège
archiépiscopal. Plusieurs autres sont sous le vocable de divers saints ou
saintes.
« Le mardi 20, nous visitâmes le château de l'Alhambra, guidés par un
chevalier originaire de Bohême, lieutenant du Comte de Tcndilla qui comman-
dait la forteresse et gouvernait la province de Grenade.
« L'Alhambra est situé sur une montagne qui, à l'une de ses extrémités,
domine la ville. Il est très vaste et ressemble à une petite ville. Al'intérieur,
il se compose de deux corps de bâtiments dont l'un s'appelle le quartier des
Lions à cause d'une fontaine située au milieu d'une cour carrée, dallée de
marbre blanc. Par la gueule de douze lions sculptés dans la même matière
s'écoule l'eau de la fontaine. C'est une œuvre bien faite. Là se trouvent
six orangers qui préservent de la chaleur du soleil et sous lesquels il fait
toujours frais. Autour de cette cour régnent des galeries dallées de marbre
blanc. Les habitations qui s'ouvrent sur ces galeries sont dallées de la même
manière ; on y voit des dalles de dix à douze pieds de long sur six ou sept de
large. Chaque habitation a sa fontaine jaillissante au milieu, avec son
bassin pour recueillir les eaux, et rien n'est plus frais. Elles sont toutes ali-
mentées par la fontaine de la cour.
« A l'une des extrémités de cette cour, dans une grande salle dont le dallage
était aussi de marbre blanc, le Roi more venait se coucher d'ordinaire pour
être plus fraîchement. Il faisait mettre sa couche à une extrémité de la
salle et celle de la Reine à l'autre bout. Sur le plafond de cette salle sont
peints au naturel les rois de Grenade depuis un temps reculé.
«De l'autre côté du bâtiment se trouve un beau petit jardin dallé de
marbre blanc, travaillé le mieux qu'il est possible de voir. Il y a au milieu
un superbe bassin où vivent des poissons. Il y a là aussi des habitations
disposées comme les autres, dont les plafonds sont excessivement dorés et
sculptés. Les bains sont situés dans cette partie de l'édifice et sont éga-
lement dallés de marbre blanc.
« Le Roi more y faisait venir pour son plaisir et son délassement une
multitude de femmes.
« Et pour construire ces œuvres exquises, le Roi more tirait ses marbres
d'Afrique, d'outre-mer et de fort loin.
« En somme, c'est un des plus beaux sites qu'il y ait sur la terre, et je
crois qu'il n'y a pas un roi chrétien, quel qu'il soit, qui puisse se dire aussi
bien logé pour son plaisir.
« Un peu plus haut que le château en question, sur ladite montagne,
s'étend un jardin, appelé le Généralife, le plus beau parmi les beaux et
le mieux travaillé de tous. Il est rempli d'arbres étrangers d'une innombra-
ble variété de feuillage sous lesquels jaillissent des fontaines. A son extré-
mité s'élève un corps d'habitation très joli et bien disposé avec ses plafonds
bien travaillés et dorés à la manière moresque. »
(223)
ISABELLE LA GRANDE
On peut juger, d'après ces pages, de l'impression que dut éprouver
celui qui les a écrites. Pour qu'une pareille vision émût ainsi un
homme du Nord, il fallait qu'elle fût d'une splendeur incom-
parable.
La chute de l'Empire des Mores eut un immense retentissement.
Aux yeux du monde chrétien, elle compensa dans une certaine mesure
la perte de Constantinople tombée aux mains des Turcs quelque
quarante ans auparavant (1453). Rome, la première, célébra ce glo-
rieux événement par une procession solennelle où figuraient les
Cardinaux accompagnés de la cour pontificale. Des réjouissances pu-
bliques succédèrent aux fêtes religieuses.
En Angleterre, Henri VII éprouva une joie d'autant plus vive
qu'il entrevoyait dans les Rois de Castille, devenus puissants, des
alliés précieux contre le Roi de France.
« A quelque temps de là, écrit Lord Bacon, un contemporain, arrivèrent
des lettres de Ferdinand et d'Isabelle, Roi et Reine d'Espagne, annonçant la
conquête définitive de Grenade sur les Mores, laquelle action est en elle-
même très noble. Le Roi Ferdinand, dont l'habitude était de ne jamais prati-
quer aucune vertu sans le montrer, avait longuement décrit la campagne et
développé les incidents avec toutes les particularités, points et cérémonies
qui furent observés dans la reddition de la cité, montrant, entre autre chose,
qu'il n'avait jamais voulu entrer en personne dans la ville jusqu'à ce qu'il
eût vu la croix plantée sur la plus haute tour de Grenade devenue ainsi terre
chrétienne, et comment, avant d'entrer, il avait rendu hommage à Dieu et
annoncé, par la voix d'un héraut monté au sommet d'une tour, qu'il recon-
naissait avoir recouvré ce royaume avec l'aide de Notre Seigneur, de la
glorieuse Vierge, du vertueux apôtre saint Jacques, du Saint-Père et les
services de ses prélats nobles et vassaux...
«Le Roi Henri VII, qui toujours voulait prendre part dans le chœur des
gens qui accomplissaient de belles actions, et qui naturellement avait de
l'affection pour le Roi d'Espagne, autant qu'un roi peut en affectionner un
autre, partie pour ses vertus, partie pour le contrepoids qu'il offrait vis-à-vis
de la France, envoya, dès la réception de cette lettre, tous les nobles et pré-
lats de la Cour, avec le Maire, les Aldermen de Londres, en grande solennité
à l'église Saint-Paul pour entendre la déclaration du Lord Chancelier, mainte-
nant Cardinal...
« Il y avait bien longtemps, dit ce dernier, que les Chrétiens n'avaient
gagné des territoires nouveaux sur les Infidèles ni élargi ni reculé les limites
du monde chrétien. Cet acte vient d'être accompli, grâce à la vaillance et à la
dévotion de Ferdinand et d'Isabelle, souverainsd'Espagne,qui,à leur éternel
honneur, ont recouvré le grand et riche royaume de Grenade et pris aux Infi-
(224)
i.i. Laurent.
GRENADE : LA COUR DES LIONS A LALHWIRi'V.
ISABELl.I: LA G.'AN.) E.
l'L. XIX. PAGE 224.
CHRISTOPHE COLOMB.
(D'après un portrait conserve' au Musée naval de Madrid.)
ISABELI I l \ G
l'i . XX, PAGE 225
LA PRISE DE GRENADE
dèles la puissante capitale moresque dont les Musulmans étaient maîtres
depuis des siècles. »
Ainsi finit la domination des Musulmans en Espagne. Elle avait
duré 777 ans, depuis la défaite de Rodrigue, le dernier des Rois goths,
sur les bords du Guadalete. Ferdinand et Isabelle avaient soutenu
dix ans la lutte suprême contre le Khalifat. Par des prodiges de
valeur, ils avaient conquis Alhama, Loja, Illoja, Baza, Almunecar,
Ronda, Malaga si ardemment défendu, et une multitude de places
d'une importance secondaire. Grenade avait été le but suprême de
cette guerre gigantesque. Et maintenant elle leur appartenait !
Cette conquête magnifique rendit aux Rois des climats enchanteurs,
des pays d'une fertilité prodigieuse où tout respirait la richesse et la
prospérité. Elle anéantit en un coup les germes de discorde, sans
cesse entretenus par les Mores en terre chrétienne. Désormais, les
divers royaumes de la Péninsule, constitués en' un Ëtat homogène,
bénéficièrent d'une unité gouvernementale profitable à l'ensemble.
Les liens ainsi noués le furent d'une manière si solide et si résistante
que Ferdinand lui-même ne parvint pas à les rompre quelques années
plus tard.
A cette école guerrière, les Espagnols s'entraînèrent au noble
métier des armes. Jusque-là les contingents, levés dans les provinces
à la belle saison, obéissaient seulement à leurs chefs directs, ne sor-
taient guère de leur territoire et réintégraient leurs foyers respectifs
au début de l'hiver. L'instruction militaire était médiocre, les con-
naissances en balistique et en artillerie semblaient à peu près nulles,
ainsi qu'en témoigne l'initiative d'Isabelle, obligée de recourir à
des ingénieurs étrangers. Pour la première fois, durant la guerre de
Grenade, les soldats, levés du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest de
l'Espagne, combattirent côte à côte, en toute saison, et durant de
longues campagnes. Des Suisses mercenaires à la solde des Rois, ils
apprirent la discipline, l'obéissance et les lois de l'honneur militaire.
Sous les murs des places musulmanes successivement conquises, ils
devinrent ces fantassins endurants, sobres, invincibles, dont la renom-
mée deviendra légendaire dans la chrétienté.
Comme si le bonheur, pareil à une médaille, devait avoir toujours
son revers, les Rois éprouvèrent, peu après leur triomphe, une perte
cruelle. Le 14 août 1492, le vaillant Marquis de Cadix succombait
épuisé par les fatigues de la guerre dont il avait été l'âme. 11 avait
commencé les hostilités par l'enlèvement d'Alhama, participé pendant
(225)
ISABELLE LA GRANDE
dix années à tous les engagements ou sièges de quelque importance,
donné un effort immense sous Malaga, assuré la prise de Grenade, ce
dernier acte de la reconquête. Il mourait à quarante-huit ans, ayant
atteint à l'apogée de la gloire, avant que les lauriers conquis de sa
main vaillante eussent perdu de leur verdeur. Le Roi, la Reine, la
Cour entière le pleurèrent et prirent un deuil sévère, en harmonie avec
leur douleur. La moitié de la population de Séville, touchée par sa
perte, se vêtit de noir.
« C'était un chevalier très aimé, estimé, comme le Cid,parses amis et ses
ennemis ; et aucun More n'avait la hardiesse de résister dans la partie du
champ de bataille où sa bannière flottait au vent. »
Médina Sidonia expira le même jour que son ancien rival
devenu son ami. Mais sur l'horizon assombri l'étoile de Gonzalve de
Cordoue commençait à briller.
CHAPITRE XVI
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
NAISSANCE DE CHRISTOPHE COLOMB. || IL FAIT NAUFRAGE SUR LA COTE DE
PORTUGAL. || JOÀO II REPOUSSE SES OFFRES. || LE PRIEUR DE LA RÂBIDA. || COLOMB
EST TRADUIT DEVANT L'UNIVERSITÉ DE SALAMANQUE. || ISABELLE ACCEPTE LES
OFFRES DE COLOMB. || CAPITULATIONS ET PASSEPORT. || LES ÉQUIPAGES RECRUTÉS
PARMI LES FORBANS. || L'AMIRAL SORT DU PORT DE PALOS LE 3 AOUT I492. Il
L'AMÉRIQUE EST DÉCOUVERTE. || LES INDIGÈNES ACCUEILLENT LES ÉTRANGERS
COMME DES HOMMES VENUS DU CIEL. || DÉSERTION DE PINZON. || RETOUR DE
COLOMB A PALOS. || VOYAGE TRIOMPHAL. || ACCUEIL DES ROIS. || LES CAPITULA-
TIONS CONSENTIES A L'AMIRAL SONT RATIFIÉES. fl PROTESTATION DU ROI DE POR-
TUGAL CONTRE LES DÉCOUVERTES DE COLOMB. || LA LIGUE DE PARTAGE FIXÉE
PAR ALEXANDRE VI. || SECOND VOYAGE DE COLOMB. || DESTRUCTION DE LA
NATIVIDAD. Il FONDATION D'iSABELA. || INSUBORDINATION DES ESPAGNOLS. Il
VOYAGE DE CIRCONVALLATION. || LES INDIENS CONSTATENT QUE LES CONQUÉ-
RANTS SONT MORTELS. || COLOMB RETOURNE EN ESPAGNE POUR SE DÉFENDRE
CONTRE LES ACCUSATIONS DES RAPATRIÉS. || ISABELLE COMBLE L'AMIRAL DE
FAVEURS.
EN cette même année où l'Europe chrétienne s'enorgueillissait
de la destruction de l'Empire musulman, Isabelle écoutait
les propositions d'un homme qui, agenouillé à ses pieds, lui
offrait la conquête d'un monde nouveau.
Depuis la découverte prodigieuse de l'Amérique et durant de longues
années, on n'avait recouru pour étudier Colomb qu'à l'histoire de sa vie
écrite par son fils et au récit de ses voyages racontés par son ami Barto-
lomé de Las Casas. Sans songer à les discuter, l'on admettait les
allégations de ces deux panégyristes, et l'Amiral apparaissait comme
le descendant d'une noble lignée, le navigateur érudit, le héros à
l'âme généreuse, au cœur pur, au caractère loyal, que la palme des
bienheureux devait récompenser de ses vertus en attendant un titre
plus élevé dans la hiérarchie céleste.
(227)
ISABELLE LA GRANDE
Mais voici qu'à la suite des recherches entreprises par un Anglais,
M. Harisse, et un Français, M. Vignaud, et surtout après la publica-
tion de la Raccolta Colombiana parue en Italie, au lendemain du
Congrès des Américanistes (1892) tenu en commémoration du qua-
trième centenaire de la découverte du Nouveau Monde, on est arrivé
à la conviction que les premiers historiens de Y Almirante sur la Mer
Océane avaient commis à son égard des erreurs conscientes ou involon-
taires. Ces révélations causèrent une émotion d'autant plus vive
qu'elles accusaient les lignes parfois très humaines de cette puissante
figure.
Depuis cette époque, un esprit d'émulation s'est emparé des cri-
tiques. Moins bien inspiré que ses prédécesseurs, l'un d'eux a contesté
la patrie de Colomb et prétendu qu'il fallait la chercher en Galice,
à Ponte vedra.
Cette rectification, présentée avec adresse, n'en repose pas moins
sur des preuves qui ne résistent pas à l'examen. A cet égard la tradition
paraît inattaquable. Christophe Colomb naquit vers 1451 soit à Gênes,
soit à Savone. Son père et ses frères auraient exercé la profession de
tisserands et, durant quelques années, il aurait travaillé dans l'atelier
paternel. Un jour, séparant sa destinée de celle des siens, il s'em-
barque sur un bateau de commerce en partance pour Chio. Sa car-
rière est décidée, sa vie aventureuse se déroule sur des navires de
nationalités différentes, à bord desquels il monte tour à tour. De
ses études à l'Université de Pavie, de ses succès en mathématiques,
aucune trace, sinon dans une lettre adressée aux Rois et où il cherche
d'une façon manifeste à se hausser aux yeux des Monarques.
En 1476 on trouve Colomb en Portugal. Il a été jeté à la côte à la
suite d'une bataille engagée entre la flotte française commandée
par Coulon et cinq navires génois où il sert sous les ordres d'Antonio
di Negro. Sa santé, pourtant très vigoureuse, mit plusieurs mois à
se remettre de cette épreuve. Établi à Lisbonne au milieu d'une
nombreuse colonie de marchands génois, il s'y marie avec une jeune
fille d'assez bonne maison nommée Felippa. Le père, Bartholomeu
Perestrello, un marin attaché jadis à la personne de l'Infant Dom
Henrique, le Navigateur, avait pris part à la première tentative de colo-
nisation de Porto-Santo. Plus tard, il en avait été nommé capitaine
donataire à titre héréditaire. Ce fut dans ce milieu où l'on parlait
sans cesse d'expéditions maritimes dont on revenait fabuleusement
riche, ce fut parmi ce peuple encouragé par les découvertes successives
de Madère et des Açores, de cette nation exaltée par les succès sans
(228)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
précédents que remportait la flotte de l'Ordre du Christ, parmi ces
marins en qui s'entretenait la croyance en des régions inexplorées,
que Colomb conçut, semble-t-il, son grand dessein. D'après certains
historiens, il aurait reçu de sa belle-mère communication des papiers
secrets de Perestrcllo et y aurait trouvé la connaissance de la vérité.
On a raconté aussi que, mis en rapport avec un pilote basque ou
portugais sur le point de mourir, il aurait tenu de lui la révélation
d'un chemin conduisant aux Indes par les mers de l'Ouest. On dit
encore que, sa conviction formée, Colomb aurait offert sa future con-
quête à Gênes, sa patrie. Rien n'est moins certain. Il est plus pro-
bable que le premier confident de son projet fut le Roi de Portugal
Joâo II, un des princes les plus éclairés de son temps. Pourquoi
le monarque éconduisit-il Colomb ? A cette époque, le Portugal était
engagé dans ses conquêtes de la côte d'Afrique, tout son effort tendait
à gagner les Indes par les mers du Sud; tenter une entreprise nouvelle,
fort aléatoire, contrariait la prudence du Prince. Telle doit être la
vérité, bien qu'il ait été donné une raison différente de ce refus. Ce
seraient les conseils perfides de l'Évêque de Ceuta qui auraient égaré
la conscience de Joâo II. Quand on connaîtrait les plans du Génois,
aurait insinué le prélat, on enverrait en secret une caravelle à la
recherche des terres signalées et l'on en prendrait possession à son insu.
On éviterait ainsi de lui concéder les droits exorbitants qu'il réclamait
en payement de sa découverte. L'acte était indigne d'un prince aussi
chevaleresque que le Roi de Portugal; aussi bien est-il permis de le
mettre en doute. D'après Fernand Colomb, la tentative eut lieu cepen-
dant et reçut même un commencement d'exécution, mais elle échoua
misérablement. Les marins de cette époque, habitués à une navigation
côtière où l'on perdait rarement la terre de vue, furent saisis de
terreur dès leur entrée dans une mer sans limite. Leur énergie et
leur courage s'employèrent uniquement à trouver le chemin du retour.
Cette perfidie eut-elle pour conséquence le départ de Colomb ? Fut-il
compromis dans la guerre civile où périt le duc de Vizeu ? La mort
de sa femme rompit-elle le lien qui le retenait en Portugal? Quoi qu'il
en soit, il prit dans ses bras son fils Diègue, vivante image d'une
femme adorée, franchit la frontière et entra en Espagne.
Que les Rois missent à sa disposition quelques caravelles de
Biscaye ou d'Aragon, et ces princes sans colonies deviendraient, grâce
à lui, maîtres de cette route des Indes que les Portugais cherchaient
à l'Est. Certes, il était bien loin de soupçonner l'importance de sa
découverte future. Son ambition se bornait à trouver une voie mari-
(229)
ISABELLE LA GRANDE
time nouvelle pour atteindre le Cypango ou Japon et le pays de
Cathay ou les Indes sur lesquelles régnait le Grand Khan. Impres-
sionné par les récits de Marco Polo et de voyageurs plus anciens, il
ne lui vint jamais à la pensée, même après la première découverte,
qu'un continent immense, couvrant près des deux tiers de la terre,
séparait la Péninsule ibérique d'avec le pays des épices,
Fernand Colomb énumère longuement les trois raisons qui moti-
vaient les espérances de son père. La première, dit-il, était basée sur
ses observations scientifiques; la seconde sur l'autorité des écrivains
anciens; la troisième sur les témoignages de Marcien concordant avec
des rumeurs qui couraient chez les marins. Enfin Colomb, ajoute-t-il,
aurait été fortifié dans le grand dessein par sa correspondance avec
le savant mathématicien florentin Toscanelli, et aurait reçu de lui
une carte marine, précieusement conservée à la Colombine, où les côtes
Est de l'Asie regardent les côtes Ouest de l'Europe.
Autant d'erreurs excusables de la part d'un fils.
D'abord, Colomb n'était pas un homme dont une instruction solide
soutint la croyance. Son séjour à l'Université de Pavie est imagi-
naire. Il connut mal le latin, l'unique langue scientifique de son temps,
ne parvint jamais à le comprendre sans effort et l'écrivit toujours
incorrectement. Les barbarismes qu'il commet eussent déshonoré l'élève
d'une des plus florissantes Universités de la Renaissance. S'il s'appuya
sur les auteurs anciens, c'est que, durant ses longs séjours en Por-
tugal et en Castille, il lut beaucoup et, avec une intelligence subtile
et rapide, s'assimila les textes sacrés ou profanes dont l'interpréta-
tion pouvait appuyer sa thèse. Un passage de Sénèque paraît l'avoir
profondément ému et il le cite quand il est aux prises avec des contra-
dicteurs :
« Il viendra un jour, après des siècles, où, l'Océan ouvrant ses barrières,
un continent immense apparaîtra. Tiphys découvrira de nouveaux mondes
et Thulé ne sera plus le dernier horizon de la terre. »
Après avoir rappelé ce passage, Fernand Colomb, exalté par son
orgueil filial, écrit en marge d'un exemplaire de Médée :
« Mon père, l'Almirante Christophe Colomb, accomplit cette prophétie
en 1492. »
Quant aux révélations d'un pilote de Biscaye ou de marins que
les tempêtes auraient jetés sur des terres inconnues et que d'autres
(230)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
tempêtes auraient ramenés sur les côtes d'Espagne, l'Amiral n'y fit
jamais aucune allusion. Il en est question pour la première fois dans
la Histoire General. Las Casas et Garibay rapportent le fait à leur tour,
mais Oviedo, pourtant bien informé, refuse d'y croire :
« Para mi, yo lo tengo por falso. » (Pour moi, je le tiens pour faux.)
Il en est de même de la fameuse lettre de Toscanelli reconnue
apocryphe par la plupart des membres du Congrès des Américanistes.
D'ailleurs, Colomb n'en parle dans aucun de ses nombreux écrits.
Il y a donc lieu de se demander si Fernand Colomb et Las Casas
l'ont trouvée dans les papiers rapportés en Espagne longtemps après
la mort de l'Amiral, ou si leur zèle pieux ne l'a pas imaginée de toute
pièce dans l'intention de fortifier la légende colombienne. Pour con-
clure, l'original de cette lettre n'existe pas et les plans et cartes con-
servés à la Colombine n'ont jamais été l'œuvre de Toscanelli.
En vérité, au xve siècle les navigateurs ne prétendaient pas
à la science qu'ils acquirent plus tard, après la découverte du Nou-
veau Monde et les grandes expéditions de Vasco de Gama, de Fernand
Cortez, de Diogo Câo, de Pedro Alvarcs Cabrai et de leurs émules.
L'audace, le goût des aventures, l'avidité étaient des traits de carac-
tère que ne soutenaient, chez les premiers explorateurs des grandes
mers, ni les considérations théoriques, ni les prévisions et les calculs
astronomiques. A cet égard, Colomb égalait ses contemporains, mais
ne les surpassait pas. Ses panégyristes ont voulu faire de lui un autre
Pic de la Mirandole. Effort inutile. Il suffit, pour bien juger l'Amiral
et lui rendre l'hommage dû à son génie, de s'en rapporter à ses
écrits mêmes, plus véridiques que ceux de ses historiens, plus favo-
rables aussi à sa mémoire parce que plus humains dans leur sincérité.
Doué d'une intelligence puissante et de facultés d'observation
rares, obstiné, persévérant, patient, doté d'une confiance en soi-même
digne de la grande entreprise qu'il projetait, soutenu par une foi
invincible, tel était l'homme qui allait renouveler devant Ferdinand
et Isabelle l'offre repoussée par Joâo de Portugal.
L'année 1484 touchait à sa fin. Colomb, entré depuis peu en Espagne,
vint un soir frappera la porte du couvent delaRâbida, près de Séville, et
demander un abri pour lui et son petit enfant « qui avait faim et
soif ». Bien accueilli par le Prieur Juan Perez, le voyageur se plut dans
le monastère et s'y arrêta quelque temps. Interrogé avec bienveillance,
il parla de son dessein sans divulguer toute sa pensée. Sa conviction,
Isabelle la Grande. (23^-) *6
ISABELLE LA GRANDE
son enthousiasme contenu émurent Juan Perez. La Râbida était
toute voisine de cette grande mer sur laquelle Colomb parlait de
s'élancer et, de sa cellule, le marin entendait l'appel des flots. Peu à
peu, mis en confiance, il finit par livrer son secret. En échange,
il apprit à connaître la Cour des Rois d'Espagne et à pratiquer le
terrain difficile et plus fuyant que les flots qu'il voulait braver.
Mais la renommée d'Isabelle attirait Colomb. Amis et ennemis,
Espagnols et Portugais louaient ses talents et la sagesse de son admi-
nistration. Le contrôle de la valeur des monnaies, la régularisation
et l'unification des poids et mesures en Castille et en Aragon, l'aide
puissante donnée à la marine de Biscaye et les privilèges accordés
aux marins de Palos, l'interdiction du droit d'épave, autant de mesures
où se décelaient la droiture et l'intelligence de la Reine.
Encouragé par le Prieur de la Râbida et muni d'une chaude
recommandation pour l'Êvêque Talavera, confesseur d'Isabelle,
Colomb se rendit à la Cour de Castille.
Talavera descendait de Juifs convertis. C'était un homme instruit,
d'une moralité rare chez les membres du clergé à cette époque, cons-
ciencieux jusqu'au scrupule, bon jusqu'à la faiblesse, hostile à toute
innovation, ennemi de toute entreprise hasardeuse. Personne n'était
moins désigné que lui pour comprendre les projets de Colomb, mais,
presque chaque jour, il avait accès auprès de la Reine. Le protégé du
Prieur de la Râbida fut accueilli avec bienveillance, écouté, et Tala-
vera promit d'entretenir les Rois de sa proposition.
Il le fit sans doute avec tant de froideur que ceux-ci ne virent
pas Colomb et ordonnèrent seulement de le traduire devant un conseil
de savants qui examineraient son projet. D'ailleurs, en dépit de succès
encourageants remportés sur les Mores, on ne pouvait de longtemps
prévoir la fin de la guerre, et ce n'était pas à l'heure des efforts suprêmes ,
à l'heure où se multipliaient les difficultés et les périls, qu'on s'occupe-
rait d'une expédition lointaine, aléatoire, peut-être chimérique. Puis
il fallait fournir à l'entretien onéreux des troupes avec un trésor
vide et une couronne endettée. Néanmoins, les Rois voulurent empêcher
Colomb de porter ses offres à d'autres souverains, car, dès cette époque,
il est attaché à la Cour, la suit dans ses déplacements incessants,
reçoit une pension, jouit d'un logement assigné et touche des
rations de vivres.
D'après certains historiens, Colomb aurait pris une part active
à la guerre contre les Mores. Le fait est moins que prouvé.
Pendant ces années d'attente, Colomb s'efforçait de convaincre
(232)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
des juges incrédules et sceptiques. Salamanque se riait de ses projets.
Son dessein était vain, bâti sur des hypothèses sans fondement.
L'orthodoxie puissante se révoltait. Saint Augustin n'avait-il pas
déclaré qu'il n'y avait pas d'antipodes? Au dire de certains docteurs,
<< même si un navire parti d'Espagne pouvait s'élancer à l'Ouest sur
l'Océan, la rotondité de la terre arrêterait bientôt sa marche. Il
rencontrerait une montagne infranchissable et, quelle que fût la force
des vents, ne pourrait jamais revenir en arrière ni retrouver les côtes
de la Péninsule >>.
L'assurance de Colomb, son enthousiasme, l'ardeur religieuse
qui parfois semblait l'illuminer finirent par émouvoir l'un de ses
juges, le frère Deza, Prieur du couvent de San Esteban, à Salamanque.
Le moine avait-il reçu du futur Amiral, sous le sceau de la confession,
la confidence complète du projet que, circonspect et déliant, ce dernier
refusait d'exposer aux membres du Conseil? C'est possible.
Cependant les années s'écoulaient et Colomb n'avait pas été
introduit auprès des Rois, soit qu'il en fût sans cesse éloigné par les
courtisans jaloux de la faveur royale, soit que les Monarques eussent
ordonné de le tenir à distance jusqu'à la prise de Grenade.
« Pendant huit années, écrit-il, je fus déchiré par les disputes et, pour
finir, ma proposition fut accueillie par la moquerie. >>
Heureusement, la valeur intellectuelle s'alliait chez Colomb à
une persévérance et à une opiniâtreté qui devaient tôt ou tard sur-
monter les obstacles et triompher des volontés adverses. Peu à peu, il
sut intéresser à sa cause, outre Deza, le Cardinal de Mendoza, ce
troisième Roi si puissant sur l'esprit de ses maîtres, et Luis deSantangel,
trésorier d'Aragon, dont l'habileté financière — il était descendants
de Juifs convertis — lui avait mérité l'entière confiance des Rois. Ce
trois hommes soutenaient de leur mieux le courage défaillant de
Colomb. Grenade prise, disaient-ils, Leurs Altesses traiteraient
avec lui.
On atteignit ainsi l'année 1491. La patience de Colomb était à
bout. Il avait envoyé son frère Bartolomé en France où l'on signale
sa présence auprès d'Anne de Beaujeu; peut-être avait-il reçu de la
Régente une réponse favorable, — il l'affirma plus tard; — quoi qu'il
en soit, il quitte l'armée campée sous Grenade et se dirige vers le port
de Palos, près de Séville, où il s'embarquera sur la première nef en
partance pour Marseille. Mais, avant de s'éloigner, il veut saluer le
(233)
ISABELLE LA GRANDE
Prieur de la Râbida dont l'accueil lui avait été si doux quelques
années auparavant.
Juan Perez fut très ému en apprenant les intentions de Colomb.
La reddition de Grenade, lui dit-il, n'était plus qu'une question de
jours. Quelle folie le poussait à chercher fortune dans une Cour
où il était inconnu, alors que Deza, Mendoza et Santangel lui promet-
taient leur appui! Encore un peu de patience, et il verrait les Rois,
et il en serait écouté, et il recevrait la récompense de sa persévé-
rance.
Juan Perez comprit cependant qu'il n'était que temps d'intervenir.
Ayant obtenu de Colomb la promesse d'attendre son retour ou tout
au moins un message de lui, le moine, monté sur une mule, sort du
monastère la nuit même et, accompagné d'un seul serviteur, prend
en secret le chemin du camp de Santa Fé où les Rois attendaient
avec impatience le dernier soupir de Grenade. Il avait été confesseur
d'Isabelle avant d'être nommé prieur de la Râbida et obtint sans
peine d'être introduit auprès d'elle. Convaincu, éloquent, il exposa les
desseins du Génois et montra le danger de le laisser passer en France.
Isabelle fut très frappée par son insistance. Sauf les Rois, toute la
Cour connaissait Colomb soit pour l'avoir traité de visionnaire, soit
pour avoir admiré son opiniâtreté digne d'un Aragonais, ou même
pour avoir remarqué sa beauté physique et sa haute taille si différente
de la petite stature et de la sveltesse brune des Andâlous. '
La guerre de Grenade était virtuellement terminée. D'un commun
accord, Leurs Altesses consentirent à recevoir Colomb. La bonne nou-
velle lui fut envoyée sur l'heure par un courrier qui lui remit une
somme d'argent destinée à payer ses frais d'équipement et de voyage.
Cette largesse était d'heureux augure.
On touchait aux derniers jours de décembre quand Colomb fut
enfin introduit auprès des Rois. Il avait quarante ans, si l'on accepte
l'année 145 1 comme date de sa naissance. C'était un homme de
belle stature, bien proportionné. Ses cheveux d'un blond ardent,
prématurément blanchis, couronnaient un front vaste, aux lignes
superbes. Les yeux étaient gris, fixes et durs ; la bouche aux lèvres
minces et fermes s'appuyait sur un menton saillant, volontaire.
Ce fils de tisserand avait pris de belles manières durant les années
passées en Portugal et à la Cour de Castille. Il parut devant les Rois,
en qui reposaient ses espérances, sans humilité ni orgueil. S'expri-
mant avec aisance, contenant sa joie, mais exultant d'enthousiasme,
il exposa longuement son grand dessein. Soucieux d'exciter les convoi-
(234)
LA DECOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
tises du Roi et celles des courtisans, il dépeignit la richesse des
royaumes de Cypango et de Cathay décrits par Marco Polo et d'autres
voyageurs du Moyen Age, pays qu'il prétendait atteindre parla route
de l'Atlantique. Il flatta les sentiments religieux d'Isabelle en l'inté-
ressant aux âmes qu'elle conquerrait dans ces terres lointaines, en
lui montrant des peuples innombrables qu'elle rangerait sous les bras
de la Croix. Cet argument produisit une grande impression sur l'esprit
de la Souveraine.
L'audience s'était prolongée très avant dans la nuit et l'aurore
commençait à poindre quand Colomb, croyant avoir persuadé les
Rois, dévoila ses prétentions.
Il réclamait pour lui et ses descendants, à perpétuité, le poste de
Grand-Amiral et de Vice-Roi des terres inconnues qu'il découvrirait,
le dixième des profits, perles, joyaux, minéraux et autres richesses
trouvés et le huitième des bénéfices commerciaux acquis par les
navires qui trafiqueraient avec ces pays. L'achat des caravelles et
les frais de l'expédition seraient à la charge des Rois. Ferdinand,
d'abord stupéfait, se ressaisit bientôt, essaya de discuter. Colomb
fut irréductible. Talavera, sans doute fâché d'avoir laissé à Juan
Perez une initiative qu'il eût pu prendre quelques années auparavant,
joignit ses protestations indignées à celles du Roi, demeuré plus
calme et plus maître de lui. Toute relation fut rompue ; Colomb
reçut son congé et partit. La France allait-elle accueillir son génie?
La destinée ne le voulut pas : Isabelle était entourée d'amis intelli-
gents et fidèles. Luis de Santangel insista auprès d'elle. Des conquêtes
coloniales tentaient médiocrement l'Aragon, en possession de la Sicile
et des îles Baléares, mais elles seraient grandement utiles à la
Castille.
Les exigences mêmes de Colomb, son obstination à réclamer une
part énorme des profits de la découverte témoignaient de sa confiance
et de sa sincérité. Il importait peu de lui promettre beaucoup dans
l'avenir, puisque, en cas d'insuccès, il ne demandait rien.
Isabelle aurait été frappée de ces arguments et elle aurait ordonné
à Santangel de courir après le fugitif et de le lui ramener. Les historiens
modernes ne croient pas à cet élan, en désaccord avec l'esprit sérieux
et pondéré de la Souveraine. Le Prieur de la Râbida aurait été sim-
plement chargé de retenir Colomb et aurait rempli sa mission avec
réserve et discrétion.
Qu'importe, d'ailleurs! Isabelle était décidée. Elle accueillit avec
bonté l'homme injurié par Talavera et méprisé par le Roi :
(235)
ISABELLE LA GRANDE
« J'accepte votre offre, dit-elle; la couronne de Castille assumera les frais
de l'entreprise. Si l'or qui reste encore dans le Trésor est insuffisant,
j'engagerai mes joyaux. »
Dès lors, Isabelle apporta dans l'exécution de cette promesse sa
décision et sa célérité habituelles. Les capitulations, rédigées avec
soins par Miguel Perez Almazân, furent signées sous Grenade le
17 avril 1492. Ferdinand et Isabelle, en qualité de Souverains sur
les Mers Océanes, reconnaissent Christophe Colomb comme leur
Amiral, Vice- Roi et Gouverneur général des îles et continents qu'il
découvrira dans les mers de l'Ouest. Ils l'investissent par avance d'un
droit de juridiction sur toutes les transactions commerciales de son
amirauté et lui accordent à ce titre un dixième sur les produits des
îles ou territoires découverts, plus un huitième sur les bénéfices
réalisés par les navires, à condition qu'il contribuera aux dépenses
pour un huitième. Ses dignités et droits seront transmissibles à ses
descendants à perpétuité. Il sera autorisé à faire précéder son nom
roturier du titre de Don, en témoignage de son anoblissement.
Un très curieux passeport en latin fut remis à l'Amiral. Il le présen-
terait aux princes de l'Ouest qu'il rencontrerait :
« Au Sérénissime Prince... notre ami très cher.
<< Ferdinand et Isabelle, Roi et Reine de Castille, Aragon, Léon, Sicile
et Grenade.
« D'après les rapports de quelques-uns de nos sujets, d'autres qui sont
venus de vos royaumes et de vos contrées auprès de nous, nous avons appris
avec joie de quel bon esprit et de quelle excellente volonté vous êtes animé
envers nous et notre État, et avec quelle ardeur vous désirez être informé
de notre prospérité. C'est pourquoi nous avons décidé de vous envoyer
notre noble capitaine, Christophe Colomb, porteur des présentes, duquel
vous pourrez apprendre notre bonne santé et notre état heureux, ainsi que
les autres choses que nous lui avons ordonné de vous rapporter de notre
part.
« Fait à Grenade, le 30 avril 1492.»
Cette lettre à monarque inconnu dont on sait l'amour pour les
Rois d'Espagne est tout un poème. Demandée sans aucun doute par
Colomb, elle prouve une fois de plus qu'il s'attendait à trouver des
royaumes et des peuples organisés et non les sauvages habitants des
Antilles.
Rédiger de beaux messages était facile aux scribes de la Cour; il
(236)
LA DECOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
l'était moins à Isabelle de réunir les fonds nécessaires à l'achat des cara-
velles et aux approvisionnements de la petite flotte. La guerre de Grenade
avait épuisé le Trésor de Castille. On aurait pu sans danger en laisser
la porte ouverte. La Reine avait décidé d'engager ses bijoux royaux et
personnels déjà donnés par deux fois en nantissement à des banquiers
juifs de Barcelone et rentrés depuis peu entre ses mains. Luis de
Santangel ne voulut pas que sa Souveraine fût réduite de nouveau
à une telle extrémité. En Aragon, la situation financière était devenue
meilleure qu'en Castille; Ferdinand était économe, et Isabelle, géné-
reuse. Il put prêter une somme d'or équivalant à 80 000 francs.
On se souvint que le port de Palos, au confluent de l'Odiel et du
Rio Tinto, avait été condamné à une forte amende vis-à-vis de la
Chambre royale ; on lui imposa en échange le don d'une caravelle
capable d'affronter la grande mer. Deux autres bateaux furent acquis,
et Séville, dont Palos était voisin, reçut l'ordre de les approvisionner de
vivres pour une année, au plus juste prix.
La petite flotte se composait donc d'une nef d'assez fort tonnage
et de deux barques pontées. Il s'agissait de les armer ; mais la
répulsion des marins andalous pour une expédition sur l'Océan
inconnu était invincible. On dut embarquer presque de force des
prisonniers condamnés aux peines les plus dures, avec promesse de
pardon au retour s'ils s'étaient bien conduits. L'ordre royal est
intéressant. Il explique la vigueur extraordinaire dont Colomb eut à
faire preuve et les périls qu'il courut quand il eut à dompter les
hommes embarqués à bord de l'escadre.
« Nous ordonnons à Christophe Colomb d'aller pour notre service dans
une partie de la Mer Océane. Il nous est rapporté que, pour trouver des
hommes nécessaires à l'armement des trois caravelles qu'il emmène, nous
devons leur donner des sécurités. Autrement, ils refuseraient de le suivre dans
ledit voyage. Ayant été suppliés par lui de donner ces garanties de notre
faveur, nous l'avons trouvé bon. Et, par ces présentes, nous donnons sécu
rite à toutes et quelques personnes qui iront dans lesdites caravelles avec
Christophe Colomb, durant le voyage qu'il fait par nos ordres dans une partie
de la Mer Océane, qu'il ne sera fait ni mal ni outrage aucun à leurs per-
sonnes, à leurs biens, à aucune chose leur appartenant, en raison de
quelque délit qu'ils aient commis jusqu'au jour qui porte la date de cette
lettre et durant le temps qui s'écoulera jusqu'au retour de ces personnes.
Un délai de deux mois leur sera en outre accordé après leur débarquement.
« Pour ce, nous vous mandons à tous et à chacun dans vos juridictions
de ne connaître d'aucune cause criminelle touchant les personnes qui iront
(237)
ISABELLE LA GRANDE
avec ledit Christophe Colomb dans les trois caravelles durant le temps
susdit, parce que notre faveur et volonté veulent que toute poursuite soit
suspendue.
« Et ni les uns ni les autres ne faites contre, sous peine d'une amende
de dix mille maravédis au profit de notre Chambre royale.
« Grenade, 3 avril 1492. »
Ce fut ainsi que Colomb reçut quatre-vingt-dix matelots que
l'on dut surveiller afin de les empêcher de se jeter à la mer et de
regagner la terre. Quelques marins — trente environ — recrutés par
Pinzon, de qui la famille était puissante à Palos, grossirent un peu
les équipages, de sorte que les rôles de cette première expédition
portent cent vingt noms.
Le commandement supérieur était réservé à Colomb à bord de
la Santa Maria; Alonzo Pinzon commanderait la Tinta, et Vicente
Yanez Pinzon, la Nina.
Trois mois s'étaient écoulés depuis qu'Isabelle avait traité avec
Colomb. Le 3 août 1492, l'Amiral mit à la voile et sortit du port de
Palos. Auparavant, il s'était confessé et avait communié en tête de
son équipage, suivant la coutume des guerriers et des navigateurs
espagnols et portugais prêts à s'engager dans une entreprise aven-
tureuse.
Le vent emportait l'escadre. En voyant se gonfler les voiles de
la Santa Maria, Colomb dut se souvenir d'un, rêve qu'il avait fait
longtemps auparavant, par une belle nuit d'été, alors qu'il s'était
endormi sur les bords du Tage :
« Dieu, lui avait dit une voix, voudra que ton nom résonne merveilleu-
sement à travers la terre, et il te donnera les clés des portes de l'Océan
fermées avec des chaînes de fer. »
La petite escadre avait mis le cap sur les Canaries où elle devait
s'approvisionner d'eau, de bois et de vivres une dernière fois avant
d'affronter la mer inconnue. Elle eut quelque peine à atteindre cette
station, la Pinta ayant éprouvé des accidents dus peut-être à la mau-
vaise volonté de l'équipage. Les réparations achevées, les bâtiments
se réunirent dans le port de Gomera et, le 6 septembre, l'Amiral
ordonna de lever l'ancre et de mettre le cap à l'Ouest. Il disparut à
l'horizon. Puis le silence se fit.
Les habitants de la côte avaient considéré avec effroi cette
expédition lointaine et refusé de monter à bord des navires, la Reine
(238)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
avait agi contre le sentiment du Roi et d'un grand nombre de con-
seillers ; tous ne demandaient qu'à se taire sur une entreprise considérée
pendant longtemps comme chimérique. Si l'expédition revenait, il
serait temps de se réjouir ; dans le cas contraire, l'oubli jetterait
un voile sur sa disparition. Le soin avec lequel Pierre Martyr, anna-
liste de la Cour, qui vivait auprès des Rois, néglige de parler du
départ des caravelles, la discrétion d'autres chroniqueurs témoignent
de l'indifférence et de l'hostilité générales et font admirer davantage
l'effort inouï accompli par Colomb avant d'atteindre à ses fins.
L'Amiral allait, confiant dans son étoile, sachant la terre sphé-
rique, très éloigné d'en soupçonner l'immensité. A ce sujet, il est assez
curieux de remarquer combien Colomb est inexpérimenté en fait de
connaissances géodésiques et astronomiques. Durant ses trois voyages,
on constate des erreurs si lourdes dans la détermination des latitudes
et des théories si inconciliables avec notre conception de l'ordre cos-
mique qu'on peut à bon droit mettre en doute sa science. Comment
s'est-il trompé de dix degrés et plus dans la détermination de la
latitude des lieux qu'il visita plusieurs fois, et comment persista-t-il
dans l'idée qu'il avait abordé en Asie dont la côte est à 200 degrés
de longitude à l'Ouest des Canaries, alors qu'il n'en avait parcouru
que 60 ? Sans doute il usait de l'astrolabe qui était connu des navi-
gateurs européens, mais se servait-il bien de cet instrument, d'un
emploi délicat?
En vérité, durant son premier voyage, Colomb ne donna jamais
à ses compagnons le point exact où ils se trouvaient. Ne le connaissait-
il pas ? voulait-il dissimuler aux équipages, et même à leurs capitaines,
l'immense distance qui les séparait de l'Espagne? Fernand Colomb
et Las Casas allèguent cette dernière raison pour expliquer que,
jusqu'au jour où l'on aperçut la terre, l'Amiral cacha la vérité. Peut-
être, à ce sujet, devons-nous leur accorder crédit.
Le journal de route tenu par Colomb porte peu de renseignements
techniques. Il n'en est pas moins d'un intérêt puissant dans son
laconisme.
On avait mis à la voile le 3 août ; on était sorti du port de Gomera,
aux Canaries, le 6 septembre. Jusqu'au 14 la navigation se poursuit
sans aucun fait saillant. Ce jour-là, les matelots aperçoivent deux
oiseaux des tropiques dont la vue leur fait croire à la proximité d'une
terre. Le 15, cette espérance est déçue et le souvenir en est effacé
par la chute d'un météore que les hommes considèrent comme une
menace du ciel. Le lendemain, les caravelles entrent dans une mer
(239)
ISABELLE LA GRANDE
encombrée d'algues si épaisses qu'elles ont peine à s'y frayer un
passage. C'est la mer des Sargasses, sur laquelle on avance seulement
quand la brise fraîchit. Le 17, un événement inattendu bouleverse
de nouveau l'équipage. Soudainement, l'aiguille de la boussole décline
d'un point à l'Ouest. Les hommes murmurent, se révoltent. On court
à une catastrophe. Il faut rebrousser chemin.
A travers une suite d'alternatives, le voyage se poursuit pénible,
rendu plus difficile encore par la rébellion de l'équipage que par la révolte
de la nature violée dans son mystère. Les capitaines de la Nina et de
la Pinta firent-ils cause commune avec leurs hommes ? Colomb n'en
courut pas moins péril de mort. Comme il refusait de revenir en
arrière, on résolut de le jeter à la mer. Les mutins reculèrent pourtant
devant un crime dont l'expiation serait inéluctable : qui ramènerait
les caravelles au port dont elles sont parties? Le 21 octobre appa-
raissent une planche et un bâton de bois sculpté ; un peu plus loin,
flotte une branche d'arbre chargée de fruits encore frais. Le soir même
l'Amiral signale une lumière, mais sans insister, car lui-même doute
de ses sens.
Le lendemain, à l'aube du vendredi 12 octobre 1492, trente-sept
jours après le départ des Canaries, un matelot israélite, Juan Rodri-
guez Bermezo, de Triana, debout sur la vigie de la Pinta, crie :
<< Terre ! terre ! terre ! >>
Le Nouveau Monde est découvert.
Colomb eut aussitôt la vision de sa grande œuvre. Il revêt le
costume d'amiral, déploie l'étendard de Castille, prend une croix,
monte sur un canot et, accompagné de l'état-major, aborde sur la
côte qu'il vient de rencontrer. Là, saisi d'une émotion immaîtrisable,
il tombe à genoux, baise un sol sacré à ses yeux et remercie Celui qui
éclaira son esprit et conduisit sa voile. Il avait touché terre à l'une
des îles Bahamas (Lucayes) qui s'étendent comme un rideau devant
les grandes Antilles. Il l'appela San Salvador et la mentionna sous ce
nom dans une lettre autographe écrite à Santangel.
« A la première île que je rencontrai, je donnai le nom de San Salvador en
souvenir de la Divine Majesté qui m'a heureusement exaucé. L'éternel et
tout-puissant Seigneur donne à ceux qui marchent dans sa voie les choses qui
paraissaient impossibles. Et dans ce cas particulier, bien que l'on eût
imaginé que ces terres existaient et qu'on en eût parlé avant qu'elles fussent
vues, beaucoup de personnes demeurèrent incrédules et pensèrent qu'il ne
s'agissait que d'une histoire en l'air. »
Dans cette même lettre, il parle avec admiration des îles voisines
(240)
PORTPAIT DE MAXIMILIEN,
avec le collier de Tordre de la Toison d i )r.
(Bibliothèque Iripêriale de Vienne.)
Isabelle la Gi'andk.
I'L. XXI, I AUE 240.
Isabelle la Grah
l'i XXII, i-AGi: j4i.
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
de San Salvador. La beauté de la nature y est incomparable : « Es
maravilla. >> << La population, ajoute- t-il, est bienveillante, douce,
confiante et accueille les étrangers comme des hommes venus du ciel. >>
Le 24 octobre, après un repos accordé aux équipages, l'Amiral
met à la voile, pressé d'atteindre ce royaume de Cypango et ces Indes
que son imagination lui montre dans une sorte de mirage d'or. Mais il
ne devait pas pénétrer l'entier mystère du Grand Océan. Une autre
île se présente ; il la nomme Santa Maria de la Concepciôn. Puis
il achève la traversée du canal de Bahama, touche une grande terre
qu'il prend pour un continent et qui n'est autre que Cuba. Là, il
cherche en vain les villes des Indes décrites par Marco Polo, son
oracle, et donne aux habitants le nom d'Indiens qui leur restera
pour jamais. Mais au Sud une autre terre se devine. Colomb reprend
la mer, aborde à l'île Haïti (Saint-Domingue), l'identifie avec l'antique
Ophir, source des richesses de Salomon, et la baptise Hispanola :
« Elle est plus large que toutes les Espagnes, depuis la Catalogne jus-
qu'à la côte de Fontarabie en Biscaye. Dans l'emplacement le plus conve-
nable, le plus accessible pour les mines d'or et pour tout le commerce avec
le continent d'un côté, et de l'autre avec le grand Khan avec qui l'on trou-
verait d'importants profits à établir des relations, j'ai pris possession d'une
grande ville, l'ai nommée la Natividad et y ai bâti des forteresses... Je l'ai
munie d'armes, d'artillerie et d'approvisionnements pour un an. »
Colomb visita encore plusieurs autres îles des Antilles auxquelles
il attribua les noms de ses Souverains et des Princes royaux, : Fer-
dinanda, Isabela, Juana, et, après avoir pris terre à Saint-Domingue
une seconde fois, il décidait de rentrer en Espagne. Il lui tardait de
mettre sa conquête aux pieds d'Isabelle pour qui son cœur paraît avoir
battu d'un loyal, respectueux et reconnaissant amour. A elle de con-
naître la première son triomphe :
« Au milieu de l'incrédulité générale, Dieu inspira à la Reine, ma Dame,
l'esprit, l'intelligence et l'énergie, et tandis que tous les autres, dans leur
ignorance, considéraient seulement les inconvénients et les dépenses, Son
Altesse approuva mon œuvre et lui donna toute l'aide qui était en son
pouvoir. »
Mais le retour vers la Péninsule devait être plus périlleux encore
que le voyage de découverte. L'une des caravelles, la Nina, avait
coulé bas ; la seconde, la Pinta, commandée par l'un des Pinzons,
(241)
ISABELLE LA GRANDE
avait déserté, donnant l'exemple de cet esprit de révolte, d'insubor-
dination et même de trahison auquel Colomb ne cessa de se heurter
durant ses expéditions successives.
Restée seule, la Santa Maria allait affronter de nouveau l'immen-
sité de l'Océan. Elle mit à la voile en janvier. Drossée par les vents,
emportée par une tempête effroyable, elle fut jetée sur la côte de Por-
tugal le 6 mars 1493, heureuse encore de trouver un abri à l'embou-
chure du Tage. Un chroniqueur portugais raconte cette arrivée
inattendue et trahit les regrets de son maître, le roi Joâo IL
«Dans l'année 1493, le sixième jour de mars, arrivait à Lisbonne Christophe
Colomb, un Italien qui venait des pays découverts pour les rois de Castille, des
îles de Cypango et Antilia. De ces contrées, il amenait avec lui des habitants
et des spécimens d'or et d'autres choses précieuses qu'il y avait trouvées.
« Et il se donnait le titre d'Amiral.
« Le Roi, qui avait été auparavant informé de ceci, lui commanda de venir
en sa présence. Et il parut ennuyé et vexé dans sa croyance que lesdites
découvertes avaient été faites dans les mers et limites de sa seigneurie de
Guinée — ce qui pouvait donner lieu à des disputes — et aussi parce que le-
dit Amiral était devenu quelque peu hautain et orgueilleux de sa situation
et que, dans la relation de ses aventures, il excédait les limites de la vérité,
disant que l'or, l'argent et les richesses étaient plus abondants qu'ils ne
l'étaient en réalité.
« Spécialement, le Roi s'accusait de négligence pour avoir décliné les offres
de l'Amiral, faute de confiance, quand celui-ci était venu solliciter son aide
avant de s'adresser à d'autres souverains. »
Et la chronique ajoute sans mystère :
« Nonobstant, le Roi fut sollicité de tuer sur-le-champ l'Amiral. Après sa
mort, l'entreprise serait abandonnée par les Rois de Castille, faute de per-
sonne capable de la commander. Cela pouvait se faire sans qu'aucune
suspicion tombât sur le roi Joâo.
« L'Amiral était impérieux, vain, enflé de son succès, et l'on pouvait
prendre prétexte de ses défauts pour expliquer une querelle suivie de mort.
La propre arrogance du Génois aurait causé sa perte. »
Par bonheur, Dom Joâo était incapable d'un tel acte. Il traita
Colomb avec honneur, lui donna des marques de sa faveur et le
congédia.
Ayant échappé au plus grand danger qu'il courut peut-être dans
sa vie aventureuse, l'Amiral reprit la mer, franchit la barre de Saltes
(242)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
et rentra triomphant dans le port de Palos le 15 mars 1493, à midi.
Il en était parti sept mois et onze jours auparavant.
Ce fut un étonnement suivi d'un enthousiasme indescriptible
quand la population de ce petit port, qui avait fourni quelques marins
à l'expédition et les croyait à jamais ensevelis dans la Mer Ténébreuse,
les vit reparaître joyeux et bien portants. Elle s'était accoutumée
à l'idée de leur perte, d'autant que l'hiver avait été extrêmement
mauvais et que les vieux marins ne se souvenaient pas d'une pareille
suite de tempêtes.
Fernand Colomb raconte avec orgueil le retour de son père à
Palos :
« Le peuple alla au-devant de lui en procession, rendant grâce au Seigneur
pour tant de faveurs et de victoires desquelles il espérait un grand accroisse-
ment, aussi bien de la religion chrétienne que des États de Leurs Altesses. Les
habitants tiraient orgueil de ce que l'Amiral fût parti de ce port et eût
emmené lameilleure et la plus noble partie des gens dupays, bien que beaucoup
d'entre eux, par la faute de Pinzon, eussent commis quelques perfidies et
désobéissances. »
Tandis que Colomb, drossé par les vents, emporté par la tempête,
courait à son insu vers la côte de Portugal, il avait été pris de désespoir
à la pensée que, s'il sombrait, son œuvre serait ignorée, perdue à
jamais. Alors, il avait rédigé un rapide résumé de sa découverte,
l'avait enveloppé de parchemin et de toile goudronnée, enfermé dans
une barrique et confié aux flots. Par ce message — il n'arriva jamais
— les Rois connaîtraient le sort de leur Amiral sur la Mer Océane.
Colomb avait compté sans Pinzon qu'il avait cru perdu avec la
Pinta, tandis que celui-ci se dérobait à la faveur d'une brume et
mettait le cap sur l'Espagne afin d'apporter le premier la nouvelle de
la grande découverte. Or, coïncidence curieuse, Pinzon abordait en
Galice presque à l'heure même où Colomb jetait l'ancre dans le port
de Palos. Les Rois étaient à Barcelone quand ils reçurent en même
temps l'avis du retour de l'Amiral et un message de Pinzon qui solli-
citait la faveur de venir leur rendre compte de l'expédition. Ignorant
l'arrivée de son chef, il espérait se parer de sa gloire. La Santa Maria
reviendrait-elle jamais?
Dans cette circonstance, les Rois montrèrent une loyauté toute
à leur éloge. Accueillir Pinzon, à qui aucune capitulation n'avait été
consentie, et le tenir comme le chef véritable de l'expédition, per-
(243)
ISABELLE LA GRANDE
mettrait de se soustraire aux engagements contractés envers l'Amiral.
Isabelle n'hésita pas. Colomb avait été chargé de découvrir les Indes :
Pinzon n'était que son lieutenant. Si ce dernier voulait venir à la
Cour où il serait bien reçu, il devrait se joindre à la suite de son
chef.
Pinzon éprouva un tel chagrin en recevant cette juste leçon, qu'il
tomba malade et mourut quelques jours plus tard.
Les habitants de Palos avaient accompagné Colomb sur le chemin
de Séville, première étape de Barcelone où le mandaient les Rois. Sa
marche prit alors l'allure d'un triomphe.
Attirées par la nouvelle qui s'était propagée des pays maritimes à
l'intérieur du royaume, les populations accouraient de toute part,
voulaient voir les merveilles rapportées d'outre-mer et offrir à l'Amiral
le témoignage de leur admiration.
Colomb fit son entrée à Séville précédé d'Indiens aux cheveux
noirs, presque nus, à la peau rouge surchargée de tatouages, parés
de colliers, de bracelets, de boucles d'or rudement façonnés dont
la valeur intrinsèque frappait d'étonnement et allumait le désir de
connaître des régions si riches en métal précieux. Sur des mules anda-
louses — on n'avait trouvé ni bœuf, ni cheval, ni âne aux Antilles —
apparaissaient des corbeilles pleines de poussière d'or, des lingots du
même métal, du coton en balle, des légumes inconnus, des herbes
aromatiques ou médicinales, du poivre, des épices, tout un ensemble
de productions nouvelles. Le peuple délirait au passage de perroquets
au plumage magnifique, perchés sur des bambous hauts de dix mètres,
et joignait ses cris de joie à ceux de cette gent emplumée, heureuse
de se retrouver à terre après les émotions d'une longue traversée.
L'empressement de la foule et les manifestations de son enthousiasme
retardaient la marche du cortège, et l'Amiral n'arriva en Catalogne
qu'à la mi-avril.
Par ordre royal, les nobles aragonais et les courtisans se portèrent
au-devant du triomphateur hors de Barcelone, et le conduisirent en
pompe au palais. Ferdinand et Isabelle, le Prince Don Juan étaient
assis sous un dais de drap d'or, et y trônaient dans tout l'éclat d'un
faste souverain. L'Amiral s'étant approché, ils lui donnèrent leur
main à baiser et l'invitèrent à s'asseoir, honneur qui, en Castille,
n'avait jamais été accordé à un homme de son rang. Longtemps,
les Rois s'entretinrent avec lui, l'interrogèrent, écoutèrent le récit de
l'extraordinaire découverte. Colomb avait ému les sentiments géné-
reux ou intéressés de ses auditeurs. Quand il se tut, les Rois
(244)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
s'agenouillèrent et entonnèrent le Te Deum comme ils l'avaient fait au
moment où la Croix et l'étendard de Castille étaient apparus sur une
tour de l'Alhambra. Puis, ils donnèrent congé à l'Amiral et ordon-
nèrent de le conduire en cortège jusqu'au palais préparé à son inten-
tion.
Ce jour-là Colomb atteignit au sommet de la gloire et des honneurs.
Jamais il ne devait rencontrer cet enthousiasme populaire ni retrouver
cette faveur des Rois, encore pure de toute arrière-pensée. Après avoir
triomphé du scepticisme et de la défiance, il avait rempli sa promesse
et dompté les éléments. Les honneurs inouïs décernés à son génie
récompensaient des exploits pacifiques; ils étaient un hommage au-
courage, à la volonté, à l'intelligence déployés pour la plus grande
gloire et les plus nobles intérêts de l'humanité. Aussi, bien des accla-
mations formidables saluaient-elles Colomb, quand, beau cavalier,
il chevauchait au côté de Ferdinand dans les rues de Barcelone, à
la place réservée au Prince héréditaire.
Peu après cette réception, l'Amiral eut un nouvel entretien avec
les Rois. Doué d'une éloquence naturelle, en proie à une émotion com-
municative, il raconta les épisodes de son voyage, il dépeignit la splen-
deur des pays découverts, le charme du climat, la fertilité de la terre,
la douceur de la population. A la grande satisfaction d'Isabelle, il
insista sur la nécessité de prêcher la doctrine chrétienne à des popu-
lations déjà pleines d'admiration pour les cérémonies de la religion
catholique et disposées à recevoir le baptême. Et quelle œuvre gran-
diose n'accomplirait-on pas dans l'avenir, quand on posséderait des
mines d'or inépuisables dont le produit arriverait dans la métropole
et ferait de l'Espagne le pays le plus riche du monde ! Jamais il
n'aurait de repos qu'il n'eût mis ses Souverains en mesure d'arracher
le Saint-Sépulcre aux Musulmans. Cette idée de croisade vers les
Lieux Saints paraît s'être présentée de très bonne heure à l'esprit de
Colomb ; mais, bien que sa foi fût vive et que son mysticisme, qui
devait s'accroître avec l'âge et le malheur, fût très sincère, il est à
supposer que, chez un homme en qui une habileté native s'alliait au
désir des honneurs et à la soif des richesses, la certitude que de pareilles
vues lui conserveraient la faveur d'Isabelle ne fut pas étrangère à
l'ardeur avec laquelle il s'y attacha.
Cet état d'esprit expliquerait aussi le concours que Colomb trouva
désormais dans le haut clergé.
La nouvelle de la découverte se propagea rapidement. Pierre Martyr,
chroniqueur des Rois, se hâte d'en informer ses amis et les princes
(245)
ISABELLE LA GRANDE
italiens. Sa première lettre, adressée à Borromeus, est datée du
15 mai 1493, deux mois après l'arrivée de Colomb à Palos.
« ...A quelques jours de là (la tentative d'assassinat contre le Roi),
retourna des Antipodes un certain Christophe Colomb, un Ligure qui, seu-
lement avec trois navires, pénétra dans ces contrées que l'on croyait être
fabuleuses. Il retourna, portant des preuves palpables de sa découverte
sous plusieurs formes, et principalement de l'or qui est un produit naturel
de ces régions. »
Une seconde lettre à l'Archevêque de Braga, datée du
Ier octobre 1493, montre combien avait grandi en moins de six mois
l'idée que l'on se faisait des nouvelles découvertes :
« Auparavant j 'avais l'habitude de ne vous entretenir que d'un seul sujet.
Maintenant j'ai l'intention de vous instruire de trois faits. Un certain
Colombus a navigué aux Antipodes de l'Ouest ; même, croit-il, jusqu'au
bord de l'Inde que l'on suppose être celle dont il est fait mention par les
cosmographes. Je ne nie pas entièrement ceci, bien que la grandeur du
globe semble suggérer autre chose et qu'il ne manque pas de personnes pour
dire que le voyage est bien court entre la côte d 'Es-pagne et l'Inde. Quoi qu'il en
puisse être, on déclare qu'une grande chose a été accomplie.
« Colomb apporte la preuve des faits avancés et promet encore d'autres
grandes conquêtes. C'est assez pour nous que la moitié du monde caché
soit mise en lumière, tandis que, chaque jour, les Portugais vont de plus en
plus loin au-dessous du cercle équinoxial. Les régions jusqu'ici inconnues
seront bientôt explorées et deviendront des lieux de passage parce qu'un
peuple dont l'émulation est surexcitée par l'exemple d'un autre se lancera
dans de grands travaux sans tenir compte des dangers. »
La troisième lettre, envoyée d'Alcalâ de Henares au chevalier
Ascanio Sforza, de Milan, est datée du 14 janvier 1495 :
« Si grand est mon désir d'accomplir tes vœux, Illustrissime Prince,
que, bien que tu sois au milieu des plus graves événements, je pense me pro-
curer ta faveur en te racontant ce qui s'est passé ici. C'est une étrange chose
et qui n'est nullement inconnue de toi que, de ce monde sur lequel le soleil
a l'habitude de faire son circuit en vingt-quatre heures, la moitié seulement
a été connue et parcourue aussi loin que la Chersonèse d'or jusqu'à notre
Gadès d'Espagne, la partie restante étant inconnue des cosmographes.
« Et si la mention de cette partie inconnue a été faite, c'est avec des
doutes et sans détail. Mais maintenant — ô heureuse réalité! — ce qui
depuis le commencement était caché, sous les auspices de mes souverains
commence à être connu.
(246)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
« Apprends donc, Illustrissime Prince, que le fait suivant est arrivé :
« Un certain Christophe Colomb, un homme de Ligurie, suivit le sol«il
à l'Ouest depuis Gadès avec trois navires que lui fournirent mes souverains
et procéda vers les Antipodes pendant environ cinq milles marins. Ils
voyagèrent pendant trente-trois jours consécutifs, bénis par le vent et les
vagues. Après cela, les veilleurs du pont supérieur du plus grand navire qui
portait Colomb lui-même annoncèrent la terre.
♦ Colomb se hâta de visiter six îles situées sur ces eaux. Il descendit dans
l'une d'elles avec toute sa suite et, faisant allusion à l'immensité de la scène,
il la déclara plus grande que l'Espagne. Il resta plusieurs jours à terre. Il
assure que le sol produit naturellement de l'or, du coton, des épices sem-
blables au cinnamome et qui sont unies comme du poivre, des arbres aux
baies rouges et au jus bleuâtre et plusieurs autres choses dont il porte des
échantillons.
« Cette île a plusieurs rois, mais ils vont nus, et certainement il y a les
deux sexes. Ces peuples, entièrement contents par nature, se nourrissent des
fruits des arbres et d'une sorte de pain fait avec des racines desséchées.
« Malgré cela, ils sont épris de gouvernement et, en conséquence, se font
la guerre entre eux avec des arcs et des piques de bois très pointues.
« Les explorateurs disent que les arbres projettent des branches énormes
et sont d'une très grande hauteur. L'herbe croît si épaisse et si drue que l'on
peut difficilement s'y frayer un chemin à pied ou à cheval. Nos troupeaux,
ajoutent-ils, engraissent et croissent beaucoup plus rapidement qu'en Espa-
gne à cause de l'excellence des pâturages... Les jardins qu'ils ont ensemencés
donnent des récoltes étonnantes. Courges, melons, concombres et autres
légumes sont à maturité au bout de trente-six jours après la semence ; les
laitues, radis et autres choux poussent en quinze jours. La seconde année
après avoir planté la vigne, on recueille des raisins délicieux. La canne
dont on extrait le sucre atteint sa force et sa hauteur en vingt jours.
« Les deux sexes vont également nus, excepté les femmes mariées qui,
par pudeur, couvrent les parties naturelles d'un pagne de coton. Chaque
.province a ses rois. Ils habitent des maisons rondes couvertes de feuilles de
palmiers et d'herbes grasses qui garantissent de la pluie d'une manière
très efficace. Elles sont posées sur des bois enfoncés à une extrémité dans la
terre, réunis à l'autre bout et formant comme l'armature d'une tente. Les
indigènes n'ont pas de fer et fabriquent leurs instruments tranchants avec les
pierres prises dans les rivières. Leurs lits, formés d'une étoffe de coton, sont
suspendus à des branches par des cordes faites avec les fibres de certaines
plantes grasses plus résistantes que celles dont on fait la sparterie espagnole. »
Les Rois ont reçu Colomb. Des honneurs dignes d'un souverain
lui ont été prodigués, il a été confirmé dans sa charge de Grand-Amiral
et de Vice-Roi sur la Mer Océane, les capitulations acceptées avant
Isabelle la Grande. (^47) *7
ISABELLE LA GRANDE
le départ ont été ratifiées, on l'autorise à écarteler les armes de Castille
avec les siennes : un groupe d'îles et des ancres d'or sur des fonds
bleus. A cette faveur, les Rois ajoutent un présent de mille doublons
d'or et une pension à vie de dix mille maravédis promis à celui qui
verra le premier une terre inconnue. En s' appropriant cette rente,
Colomb montrait le caractère intéressé qui lui valut tant d'inimitiés.
Allant au delà de la promesse des Souverains, il avait dit qu'il grati-
fierait d'un justaucorps la vigie qui signalerait la côte. Or, loin de
remettre le titre de pension au matelot israélite qui cria terre à l'aube
du 12 octobre 1492, il se l'attribua et ne donna même pas le justau-
corps réclamé sous prétexte qu'il avait aperçu la veille" une lumière.
A peine l'Amiral était-il de retour, que les Rois prétendirent
assurer les conquêtes faites et en entreprendre de nouvelles. Un
office spécial fut créé à Séville et placé sous la direction de l'Archi-
diacre Juan de Fonseca, un prélat actif, intelligent, capable d'assumer
la direction des affaires commerciales entre la métropole et les colonies
et de préparer une seconde expédition. Telle est l'origine de la Casa
de Contrataciôn de las Indias dont le rôle fut prépondérant dans le
gouvernement des colonies d'Amérique et dura jusqu'au jour où
l'Espagne perdit Cuba, la dernière de ses possessions d'outre-mer.
Les règlements aussitôt élaborés témoignent d'une étroitesse d'idées
et d'une méconnaissance étonnante des avantages qu'offrent les
colonies. Ainsi, l'accès des nouveaux territoires est permis sous cer-
taines conditions aux Espagnols et formellement interdit aux étran-
gers. Enfreindre cette loi entraîne des pénalités sévères applicables
même aux voyageurs que n'amène aucun projet de trafic ou de com-
merce. Afin d'assurer l'exécution de cette loi prohibitrice, chaque
navire, nef ou bateau doit prendre à Cadix une sorte de patente où
seront indiqués la nature du chargement, les noms du propriétaire,
des passagers et leur destination. Elle sera remise au capitaine du
port en entrant à Hispanola. Les difficultés soulevées par le Roi de
Portugal au sujet de la conquête espagnole et le désir d'en écarter
les nefs lusitaniennes avaient sans doute inspiré ces mesures fâcheuses.
Dévoré de jalousie, Dom Manuel, qui devait monter sur le trône
en 1495, mais qui, depuis la mort de l'Infant Affonso, gouvernait le
royaume, avait en effet envoyé aux Rois une protestation éner-
gique où il se plaignait du tort fait au Portugal par les nouvelles
découvertes de Colomb. Ferdinand et Isabelle répondirent avec fierté.
Pourtant, des deux côtés, on recula devant la perspective d'une guerre.
Le Portugal, engagé depuis près d'un demi-siècle dans ses grandes
(248)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
expéditions maritimes, était incapable de lutter sur terre contre
l'armée espagnole que dix ans de combats ininterrompus avaient
aguerrie et rendu redoutable.
D'autre part, les Rois d'Espagne, dont l'effort s'était porté sur les
travaux de siège coûteux, n'avaient pas une marine en état de dé-
fendre leurs ports contre une offensive portugaise. D'un coihmun
accord, les Monarques convinrent de s'en remettre à l'arbitrage du
Souverain Pontife. En sa qualité de vicaire de Jésus-Christ, on lui
reconnaissait le droit de partager entre les nations chrétiennes les terri-
toires conquis sur les Infidèles.
Alexandre VI, de la famille des Borgia, occupait le trône de saint
Pierre. Espagnol de naissance, il aimait sa patrie et les Rois comp-
taient sur sa bienveillance et peut-être même sur sa partialité. Isabelle
fit d'ailleurs devancer son Ambassadeur officiel par un émissaire secret.
Il devrait représenter que les découvertes de Colomb n'attentaient
aux droits d'aucune nation chrétienne. Uniquement occupés jusque-là
d'atteindre les Indes en longeant la côte d'Afrique, les Portugais
ne devaient rien réclamer sur le Grand Océan qu'ils n'avaient jamais
affronté. Puis, le zèle que la Reine d'Espagne avait montré en expul-
sant les Mores, le soin qu'elle prenait d'établir dans ses États l'unité
de la foi lui méritaient l'appui du Saint-Siège.
Alexandre était trop habile pour ne pas juger avec la sagesse
distributive de Salomon. Le 3 mai 1493, il publiait une première bulle
dans laquelle, en considération des éminents services rendus par les
Monarques espagnols à la cause de l'Église et, d'une manière spéciale,
en détruisant le dernier rempart des Musulmans andalous, voulant
l'extension encore plus large de leurs pieux labeurs, lui, de sa propre
libéralité, dans sa science infaillible et la plénitude de son pouvoir
apostolique, « les reconnaissait légitimes souverains de toutes les terres
découvertes ou à découvrir dans l'Océan Ouest, comme précédemment
il avait attribué au Portugal les pays baignés par lès mers d'Afrique.
Afin d'éviter toute contestation, les possessions espagnoles d'Asie
s'étendraient jusqu'à une ligne tirée de pôle à pôle, à cent lieues à
l'Ouest des Açores et des îles du cap Vert ». Cette bulle fut suivie d'une
autre, datée du 25 septembre 1493, où le Pape déclarait que les accès
maritimes de l'Ouest appartiendraient à l'Espagne au même titre
que les accès de l'Est au Portugal. Chacune des deux nations aurait
plein pouvoir de naviguer dans les limites ainsi définies, chacune
ayant ainsi sa route spéciale. Si les Espagnols venaient à rencontrer
les terres d'Asie, — car c'était toujours de l'Asie qu'il était ques-
(249)
ISABELLE LA GRANDE
tion, — ils y arriveraient par le Grand Océan, tandis que les Portu-
gais les atteindraient par les mers de l'Est en longeant la côte
d'Afrique.
Diviser le monde inconnu entre les Espagnols^ et les Portugais,
c'était exclure du partage les autres nations ou les exposer aux foudres
pontificales en cas d'infraction, car, en traçant la fameuse ligne de
démarcation qui passait à cent lieues à l'Ouest des Açores (3 mai 1493),
Alexandre VI frappait d'excommunication tout étranger qui s'aven-
turerait dans les eaux hispano-lusitaniennes. L'essor de la marine
française en devait être paralysé pour longtemps. Cependant, dans sa
belle Histoire de la Marine Française, M. de la Roncière montre que
les meilleurs pilotes de la côte normande, entre autres ceux d'Honfleur,
visitèrent et trafiquèrent au lendemain de la conquête avec les îles
indiennes et les terres nouvellement découvertes. En mai 1497, l°rs de
son troisième voyage, Colomb dut chercher à Madère un abri contre
les corsaires français attirés par les richesses du Nouveau Monde
et, peu d'années plus tard, en 1500, les Portugais retrouvèrent leurs
traces au Brésil. Les archives de Torre do Tombo possèdent une pièce
décisive, datée de 1528, dans laquelle les armateurs de Saint-Pol- de-
Léon revendiquent le titre de premiers occupants de la côte Nord du
Brésil; «s'ils n'eurent ny l'esprit, ny discrétion de laisser un seul escrit
public de leurs desseins >>, c'est qu'ils étaient évincés d'avance de toute
possession définitive par la bulle de partage.
Tandis que cette grave question diplomatique était résolue à la
satisfaction des Rois, Colomb, soutenu par les vœux et les efforts de la
nation, préparait son second voyage. Combien lointains les déboires,
les contradictions, les hésitations de jadis ! C'était à qui monterait sur
les navires en partance et la difficulté consistait maintenant à limiter
le nombre des enrôlements.
La Reine avait donné l'ordre d'équiper et d'armer une véritable
armada.
« Si vous ne pouvez acquérir des nefs à un prix raisonnable, dit le message
royal, prenez-les. »
C'est énergique et prompt.
Le nombre des matelots avait été primitivement fixé à 1 200,
mais tant de sollicitations se produisirent, tant de protections furent
mises en jeu qu'on en admit 1 500. Aux matelots régulièrement inscrits
sur le livre de bord des dix- sept nefs ou caravelles, se joignirent une
(250)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
foule de personnages de haut rang : des chevaliers, des médecins,
des personnes attachées à la maison royale, des prêtres, des mission-
naires, des artisans, des cultivateurs, même des curieux qui voulaient
voir les pays merveilleux dont ils entendaient parler avec tant d'en-
thousiasme.
Les instructions données par Isabelle à ce sujet montrent combien
elle se préoccupait de son nouvel Empire, sans comprendre pourtant
ses véritables intérêts. Le 23 mars, elle commande d'enrôler vingt
hommes des champs pour faire des irrigations. Ils doivent être sûrs,
fidèles et connaître ce genre de travail. En outre de leur entretien,
ils toucheront 30 maravédis par jour. Les Mores seront écartés.
A la même époque, ordre au Comte de Tendilla d'expédier 50 cui-
rasses doubles, 50 espingoles et 50 arbalètes.
« Le gouvernement de Grenade lèvera 20 lances armées à la ginete choisies
parmi les gens de la Sainte Hermandad de la même ville, qui soient gens bons
et sûrs et aillent avec plaisir. Ils recevront des rations pour eux et leurs
chevaux ; la solde leur sera payée six mois à l'avance. Le gouverneur de
Malaga embarquera un nombre de cuirasses et d'armes égal à celui
qu'aura donné le Comte de Tendilla, et Rodrigue Narvaez fournira la poudre
et l'artillerie. »
Pendant que les Rois armaient et équipaient la flotte, ils prépa-
raient l'organisation hiérarchique et administrative des pays à occuper.
Le goût de légiférer des vieux monarques gothiques ressuscitait,
méticuleux et oppressif :
i° Que, par toutes les voies et manières, on travaille à convertir les habi-
tants des îles ou terres fermes à notre sainte foi catholique. Dans cette inten-
tion et ce but : les traiter avec amour, leur éviter des ennuis, les faire
causer afin qu'ils se familiarisent, leur donner des cadeaux et les honorer.
S'il y avait des Espagnols qui fissent le contraire, qu'ils soient châtiés.
2° Chercher et choisir les meilleures caravelles d'Andalousie et les
pourvoir de marins et de pilotes parmi ceux qui savent le mieux leur métier
et en qui l'on puisse se fier.
30 Que toutes les personnes qui s'embarqueront soient, si cela se peut,
connues et agréées par l'Almirante, Don Juan de Fonseca ou Juan de
Soria, trésorier. ••
40 Les paiements seront faits en présence des trois personnes ci-dessus et
sous leur signature.
50 Les approvisionnements seront remis dans les mêmes conditions, enre-
gistrés en double, et les livres de compte envoyés à Leurs Altesses.
(251)
ISABELLE LA GRANDE
6° Chacun déclarera, avant de s'embarquer, son nom, sa qualité, les provi-
sions personnelles qu'il emporte, rendra hommage aux Rois, promettra de les
servir fidèlement pendant le voyage et d'obéir à l'Almirante comme repré-
sentant de Leurs Altesses.
7° Défense expresse d'emporter des marchandises destinées à faire des
échanges, parce que personne n'a le droit de traiter des affaires commerciales
hors Leurs Altesses.
8° Au débarquement, chacun se présentera devant l'Almirante avec tout
ce qu'il possède, afin qu'il en soit fait un inventaire nouveau et que les choses
ne puissent être échangées contre de l'or ou autre objet de valeur. Et si,
dans ce nouvel inventaire, on trouve des marchandises non enregistrées au
départ, l'Almirante les confisquera au profit du trésor de Leurs Altesses et
le trésorier principal en prendra charge et les inscrira sur ses registres.
Ces clauses contenaient le germe des dissentiments, discordes et
révoltes qui n'allaient pas tarder à s'élever entre les puissants per-
sonnages embarqués sur les navires et l'Amiral chargé de les faire
respecter. S'il les accepta sans protester et se montra rigoureux à
les appliquer, c'est que ses droits personnels reconnus par les capitu-
lations de 1492 étaient justement perçus en raison du montant des
bénéfices de la couronne. Tout trafic entrepris en dehors de son
contrôle était attentatoire à ses intérêts en même temps qu'à ceux des
Rois. Mais, d'un autre côté, quels bénéfices pouvaient réaliser les
nouveaux colons si on leur interdisait d'apporter des objets d'échange
à donner contre des métaux précieux et les denrées que produisaient
les colonies? Comment nouer les relations amicales que l'on prescrit,
pourquoi entrer en rapports avec les indigènes si l'on n'a aucune
affaire à traiter avec eux?
90 Tout échange sera fait en présence de l'Almirante, de son représentant
ou des trésoriers principaux. On en prendra note sur le livre de comptes.
io° Dès l'arrivée à Hispanola, l'Almirante nommera des Alcades et des
Alguacils en vertu des pouvoirs qu'il tient de Leurs Altesses, afin qu'ils jugent
au civil et au criminel.
ii° Il nommera aussi des Regidoreset des Juredores, si c'est nécessaire.
12° Toutes les pièces judiciaires porteront : « Ceci est la justice qu'ordon-
nent faire le Roi et la Reine, nos seigneurs ».
130 Tous les actes donnés par l'Almirante porteront : « Pour Don
Fernando et Do fia Isabelle, Roi et Reine », et seront signés : « Don Cristôbal
Colon, Vice-Roi ».
140 Aussitôt arrivé, Dieu le veuille, l'Almirante ordonnera de construire
une douane où l'on mettra les marchandises de Leurs Altesses. On en
(252)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
tiendra compte et, s'il manque quelque chose, on le fera payer à ceux qui en
ont la garde.
D'autres instructions restrictives de toute initiative personnelle
ont trait à une comptabilité aussi méticuleuse et compliquée que
s'il se fût agi de l'établir à Valladolid ou à Saragosse.
«Nous, le Roi et la Reine, par la présente mandons à vous, Cristobal Colon,
notre Alrnirante sur la mer Océane et Gouverneur des îles et de la terre ferme
qui, par notre ordre, ont été découvertes dans la mer Océane du côté des
Indes, d'exécuter les instructions ci-dessus, de les garder et accomplir dans
leur entier contenu. N'allez ni contre leur teneur et forme et ne permettez
pas qu'on les enfreigne en aucune manière. »
Encore, vis-à-vis de Colomb, les ordres royaux gardent dans la
forme quelque ménagement. Les instructions données à Bernai Diaz
del Pisa, contador mayor ou trésorier principal, sont bien autrement
impérieuses.
Colomb souffrait de ces entraves inutiles, car il sentait l'impossi-
bilité d'établir de prime abord un pareil système gouvernemental dans
des pays peuplés par des sauvages et comprenait combien les enthou-
siastes qui encombraient l'Armada trouveraient vexatoire l'applica-
tion de lois si préjudiciables à leurs intérêts. Mais il avait tant vanté
les pays qu'il avait découverts, il en avait montré Y espagnolisation
si aisée qu'il hésitait à parler de ses appréhensions. Quand même,
elles se trahissaient. Son caractère, déjà difficile, devenait violent,
impérieux, acariâtre. Avant le départ, il eut de regrettables démêlés
avec le P. Biul, missionnaire de l'expédition, et aussi avec le tréso-
rier royal Juan de Soria. Tous deux portèrent plainte aux Rois.
Leurs Altesses ne veulent pas donner tort à leur Amiral dont
elles hâtent le départ, et elles écrivent à Soria :
« Nous sommes très ennuyés de ce qui s'est passé, car nous voulons
que notre Alrnirante des Indes soit très honoré et respecté comme il est de
raison et selon l'état que nous lui avons donné. »
Et par le même courrier, elles traduisent la même pensée dans une
lettre adressée à Colomb lui-même :
« Ce que vous xous avez écrit au sujet de difficultés qui se sont élevées
entre vous et Juan de Soria nous a déplu parce que nous voulons que lui et
(253)
ISABELLE LA GRANDE
tous vous respectent et honorent comme il est de raison, et selon l'état que
nous vous avons donné. »
En dépit des formalités vexât oires imaginées chaque jour par les
trésoriers royaux, les préparatifs de l'expédition avançaient. L'argent
ne manquait pas ; on l'empruntait simplement au trésor formé par
les biens des Juifs bannis l'année précédente. Jusqu'aux voiles de soie
des tables des synagogues, jusqu'à l'enveloppe précieuse de la Thora
qui avaient été saisis et vendus. A cet argent dépensé sans compter,
le Duc de Médina avait ajouté un prêt de cinq millions de maravédis.
Il eût bien voulu équiper une flotte à ses frais afin de participer aux
avantages de l'expédition, mais les Rois s'y opposèrent. C'était assez
de remplir les engagements contractés envers l'Amiral ; il im-
portait de ne point admettre un nouveau venu au partage des
bénéfices réservés à la couronne.
Les préparatifs touchaient à leur fin, on s'occupait des derniers
arrimages quand Isabelle écrivit une dernière fois à Colomb pour
obtenir des renseignements qu'elle semble avoir réclamés en vain :
« Et comme, pour mieux entendre votre livre, nous avons besoin de
connaître les degrés où se trouvent les îles de la terre que vous avez décou-
vertes, ainsi que les degrés de la route par laquelle vous êtes allé pour notre
service, remettez-nous sur-le-champ ces renseignements. Remettez aussi la
carte que vous nous avez promise avant votre départ. Remettez-la-nous
incontinent, bien complète, avec les noms écrits. Et si vous croyez que
nous ne devons pas la montrer, prévenez-nous-en...
« Et ces choses étant terminées, il nous paraît qu'il serait bien que vous
prissiez avec vous un bon astronome. Et il nous semble que Fray Antonio
de Marchena conviendrait à cette mission, parce qu'il est bon astronome
et qu'il nous a paru que son avis était toujours conforme au vôtre.
« Barcelone, 5 septembre 1493. »
La réponse à cette lettre ne nous est pas parvenue, mais il est
manifeste que le livre de bord présenté aux Rois ne contenait que de
vagues et rares indications de longitude et de latitude et que celles
mêmes qui s'y trouvaient n'inspiraient pas confiance. Quant aux
cartes, en supposant que Colomb en eût relevé au cours de sa pre-
mière expédition, aucune de celles que l'on possède ne lui peut être
attribuée avec certitude. Et pourtant, le 7 octobre, au moment de
quitter Gomera, Colomb remit secrètement au commandant de
chaque navire un pli cacheté où il donnait la route d'Hispanola et
(254)
LA DECOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
assignait la Natividad comme rendez-vous général. Les plis seraient
ouverts si les vents et la tempête séparaient les nefs. Peut-être
se gardait-il des Rois eux-mêmes et, jusqu'à la dernière heure,
conserva-t-il pour lui seul le secret de ses itinéraires. Son caractère
méfiant ne dément pas cette hypothèse.
L'Armada qui allait affronter la Mer Océane comprenait dix-sept
bâtiments. Elle sortit de Cadix le 23 septembre 1493 et se dirigea vers
les Canaries. On s'y approvisionnerait une dernière fois de vivres,
d'eau, de bois, de foin pour les couples d'animaux, chevaux, ânes et
porcs, que l'on emmenait aux Antilles. Ils s'y multiplieraient rapide-
ment et seraient d'un grand secours pour défricher la terre, la cultiver,
transporter l'or et les denrées, ou bien encore nourrir les colons de ces
jambons et de ces saucisses dont les Espagnols étaient et sont demeurés
friands.
Le 7 octobre, l'escadre quitta Gomera et mit le cap à l'Ouest. La
traversée fut magnifique et l'on ne rencontra même pas cette mer
des Sargasses que l'on avait eu tant de peine à franchir un an aupa-
ravant. Le 2 novembre, vers le soir il s'éleva un de ces ouragans
tropicaux qui, au dire de l'Amiral, annonçait l'approche de la terre.
Il ordonna de carguer plus de la moitié des voiles et commanda aux
équipages de faire bonne garde afin d'éviter la côte. A peine l'aube
eut-elle paru que l'on aperçut à l'Ouest une terre montagneuse.
Colomb la nomma Dominica en souvenir du dimanche où il l'avait
découverte. D'autres terres apparaissaient au loin. Aussitôt les
voyageurs et les marins s'abandonnèrent à des transports de joie.
Réunis à la poupe des navires, ils entonnèrent des cantiques. Vingt-
cinq jours s'étaient écoulés depuis le départ de Gomera et l'expé-
dition avait parcouru sans encombre près de huit cents lieues. Le
temps n'était plus où Colomb trompait l'équipage sur la distance qui
le séparait de la terre d'Espagne. La flotte ne craignait pas de s'en
éloigner et elle ne demandait qu'à marcher en avant.
On fit relâche devant une île que l'on nomma Mari galante en
l'honneur de la nef amirale. Elle était habitée, mais, à la vue des
navires, les indigènes s'enfuirent vers la montagne. Des matelots
débarquèrent, les poursuivirent et le lendemain ramenèrent deux
captifs. Par signes, Colomb essaya de leur demander où se trouvait
Hispanola, sur la position de laquelle il désirait être fixé. La question
ne fut sans doute pas éclaircie. En revanche, les Espagnols com-
prirent avec horreur que les Caraïbes étaient anthropophages. La
chair des hommes faits, mutilés d'avance, leur paraissait la meil-
(255)
ISABELLE LA GRANDE
leure. En cas de disette seulement ils consommaient la chair des
femmes et des enfants.
Le 22 novembre, après avoir longé de nombreuses îles, l'Ami-
ral atteignit la pointe Nord d'Hispaiïola. Il se réjouissait à la pensée
d'entrer à la Natividad où il avait laissé une petite compagnie espa-
gnole pourvue de vivres et bien armée. Sa douleur fut extrême en cons-
tatant que la place avait été prise, pillée et saccagée. Des Espagnols,
il ne restait à l'intérieur de l'enceinte que des cadavres mécon-
naissables, exposés depuis un mois et peut-être plusau soleil et à la pluie.
Des Indiens capturés par les matelots, des émissaires du Cacique
Guacanageri qui avait témoigné de bons sentiments aux nouveaux
venus lors de la première expédition, firent comprendre que les
étrangers avaient été les victimes de leurs discordes. Les armes à la
main, ils s'étaient disputé des femmes et de l'or. Diminués en nombre,
ils avaient été battus par les Indiens de tribus ennemies. Guacanageri
prétendait avoir été blessé en les défendant. L'Amiral fut contraint
d'ajouter foi à ce récit ; il ne restait personne pour le démentir. Mais
ne voulant pas demeurer dans les parages qui rappelaient d'aussi
tristes souvenirs, il choisit une crique voisine et y jeta l'ancre.
Le site était enchanteur, ombragé par des arbres superbes, peuplé
d'oiseaux au plumage merveilleux. Les voyageurs débarquèrent et
les équipages déchargèrent les approvisionnements apportés par les
bateaux. Afin de les abriter et de se garantir contre une surprise
des Indiens, Colomb ordonna de bâtir des murs d'enceinte et une
forteresse. Ce fut Isabela, ainsi nommée en l'honneur de la grande
Reine de Castille, la première ville européenne bâtie dans le Nouveau
Monde, car la Natividad était plutôt un poste fortifié qu'une cité.
On en retrouve encore- les ruines sous une végétation luxuriante.
La fatigue de deux expéditions presque consécutives, les respon-
sabilités assumées et chaque jour plus pesantes, la perte de la Natividad
qu'il avait cru retrouver prospère avaient épuisé les forces de Colomb.
Dans les premiers jours de décembre, il tomba dangereusement malade
et ne se rétablit que vers la fin de mars. Le désordre se mit aussitôt
parmi les Conquistadors demeurés sans chef. La plupart d'entre eux
étaient venus dans l'espoir de ramasser l'or à la pelle et réclamaient
à cor et à cri les placeres où abondait le métal précieux. Ni les uns
ni les autres ne voulaient travailler aux murailles, défricher la terre,
la mettre en culture, assurer l'avenir agricole de la colonie. Bon nombre
étaient d'ailleurs incapables de travaux corporels. Afin de les encou-
rager, Colomb leur donna des Indiens et leur accorda tout pouvoir
(256)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
sur ces infortunés. Telle fut l'origine du re-partimiento, cette mesure
odieuse, ce don de malheureux indigènes réduits en esclavage et
livrés à des maîtres impitoyables et cruels.
En dépit de ces concessions, les Espagnols murmuraient, mena-
çaient, devenaient dangereux. Les deux cents hommes d'armes embar-
qués à bord des nefs étaient impuissants à maintenir une discipline ou
une police parmi la foule des mécontents chaque jour grossie.
Encore malade, Colomb résolut de renvoyer en Espagne les
paresseux, les inutiles désireux d'être rapatriés. Ils s'embarquèrent
sur douze nefs — l'Amiral en gardait cinq — et le commandement
de cette flotte fut confié à Don Antonio de Torres, frère delà nourrice
du Prince Don Juan et très aimé des Rois. On arrima dans les navires
l'or et les produits précieux réservés à la couronne. Puis, comme
les rapatriés n'avaient rien à rapporter, on calma leurs récriminations
en leur donnant des Indiens. Ces infortunés si doux, si pacifiques et
qui avaient tenu les Espagnols pour des hommes venus du ciel, furent
parqués sur les nefs. A peine nourris, exposés sans vêtements aux
intempéries, ils moururent en masse. Les plus robustes atteignirent
Séville où ils furent vendus au marché comme des animaux, quand
leurs maîtres se furent lassés de les entretenir.
Cette odieuse exportation de chair humaine commença en l'année
1494. Elle devait durer longtemps.
Les mécontents étaient partis, à la satisfaction générale. Désor-
mais tranquille, Colomb entreprit d'explorer l'île dans la direction de
Cibao où l'on signalait des mines d'or. Entre temps, il bâtit le château
fort de Santo Tomas et ylaissaune cinquantaine d'hommes commandés
par un gouverneur. Il n'en fallait pas davantage pour maintenir les
Indiens qu'épouvantaient le bruit et la portée des armes à feu et que
terrifiaient la vue d'un cheval. Cet animal, à la course rapide, se
nourrissait, croyaient-ils, de chair humaine et eût chassé l'homme si on
lui en eût donné la liberté. Dans une rencontre imprévue, cinq Espa-
gnols conduisant une jument mirent en fuite quatre cents Indiens.
Colomb avait regagné Hispanola. Il la pourvut d'eau potable
amenée au moyen d'un canal ouvert d'une extrémité à l'autre de
la ville, la perça de rues aboutissant à une place centrale, assura la
discipline d'une petite garnison sous les ordres de son frère Diègue
Colomb, et, ces mesures prises, leva l'ancre avec trois navires.
Il avait décidé de suivre la côte de Cuba afin de savoir si la terre
qu'il avait rencontrée était une île — les indigènes, avec qui l'on
commençait à s'entendre, l'assuraient — ou bien un continent. Dans ce
(257)
ISABELLE LA GRANDE
voyage decirconvallation, Colomb est jeté par les vents sur la Jamaïque.
Sans défiance, la population monte sur des bateaux creusés dans le
fût d'un arbre et apporte aux hommes blancs des vivres et des fruits.
La navigation se poursuit très difficile, parfois périlleuse au milieu
d'îles innombrables. Tantôt les navires sont entraînés vers le Nord,
tantôt ils sont refoulés vers le Sud, tantôt ils dérivent vers l'Ouest ou
s'égarent dans les bras de mer plus ou moins larges qui séparent
les îles. Les approvisionnements, que l'on ne peut renouveler, touchent
à leur fin. Chaque homme a droit à une biscocho à demi pourrie par
l'humidité de l'air, reçoit du poisson que la chaleur décompose à
peine est-il péché, et se réconforte avec un verre de vin. L'eau douce
s'était corrompue dans les tonneaux. On essaya de s'en procurer sur la
côte de Cuba où l'on était revenu sans la chercher, mais la végétation
y était si épaisse et si vigoureuse qu'on dut renoncer à pénétrer dans
ses fourrés. Parfois d'étonnantes surprises venaient amuser les équi-
pages et les distraire un moment de leur tristesse et de leurs
anxiétés. Un jour, la mer apparut couverte de tortues larges de deux
et trois brasses, tandis que le ciel était obscurci par des vols d'oiseaux
épais comme des nuages.
La fortune adverse, l'épuisement des vivres, les plaintes des
équipages harassés empêchèrent Colomb de continuer la route vers
l'Ouest. Il se serait rendu compte que Cuba n'était pas un continent
et aurait touché les côtes du Yucatan. Après des péripéties, des
dangers sans nombre et une maladie qui manqua l'emporter, l'Amiral
revenait à Hispanola le 29 septembre.
Quatre mois avaient suffi pour détruire l'ordre établi avant le
départ de l'expédition. La plupart des Espagnols se livraient à des
excès qui les faisaient haïr. La révolte grondait chez les Indiens, au
début si pacifiques et si doux. La constatation d'un fait inattendu
avait beaucoup contribué à développer chez eux l'esprit de résistance
contre les conquérants étrangers. Aux yeux des indigènes, les hommes
blancs venus du ciel devaient être immortels. Loin de détruire cette
croyance, les conquérants l'avaient entretenue. Pourtant, un chef,
surpris de la disparition mystérieuse de quelques Espagnols, voulut en
connaître la raison.
Le Cacique flatte un gentilhomme et l'engage à traverser une rivière
sur les épaules de quatre porteurs. Parvenus au milieu du chenal, ceux-ci
saisissent l'imprudent, le plongent dans l'eau et l'y maintiennent en
dépit de ses efforts. Quand ils n'eurent plus entre les mains qu'un
corps inerte, ils retendirent sur la rive. Là, ils l'examinent, le palpent,
(258)
LA DECOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
le tournent, le retournent, attendant, sans le souhaiter, qu'il donne
signe de vie, ne pouvant croire à sa mort.
Au bout de trois jours, le cadavre entra en décomposition ; il n'y
avait pas à s'y tromper, les conquérants étaient mortels comme de
vulgaires créatures. Cette étonnante nouvelle se propagea d'île en
île et rendit courage aux infortunées victimes de la dureté espagnole.il
fallait se défendre, frapper, tuer les étrangers.
A peine de retour, l'Amiral eut à combattre une multitude
d'Indiens commandés par le Cacique Caonabo. C'était un homme
intelligent, courageux, capable de disputer longtemps son pays; mais
que pouvaient des hordes armées de flèches et de lances terminées par
une arête de poisson contre les armes de fer et à feu des Espagnols?
La déroute des Indiens fut complète et la répression terrible :
« Si quelque Indien fait insulte à des Chrétiens, qu'on le châtie en lui
coupant le nez et les oreilles, parce que ce sont des parties qu'on ne peut
cacher. Ainsi onassurera la paixdansl'île et l'on montrera que les bons seront
récompensés et les méchants punis. » (Instructions de l'Almirante à Mosen
Pedro Marguerite, administrateur de Cuba.)
Caonabo était tombé aux mains des vainqueurs. On le prit par ruse.
Sous prétexte de cimenter une longue paix et de lui accorder certains
avantages, un capitaine espagnol le décide à venir au camp des
Chrétiens. On l'y accueille avec honneur et, en manière d'amusement,
on l'engage à revêtir une chemise et un manteau à capuchon main-
tenus par une ceinture. On le coiffe d'une toque empanachée. Quand
il est ainsi accoutré, des soldats sautent sur lui et n'ont pas de peine à
le maîtriser : << S'il est nu, avait dit Colomb, il vous glissera dans les
mains, s'enfuira et vous ne le ressaisirez jamais. >>
En revenant à Isabela, l'Amiral n'avait pas seulement trouvé
des ennemis à combattre ; d'inquiétantes nouvelles d'Espagne l'y atten-
daient. Ses amis l'engageaient à se défendre de vive voix contre les
accusations graves que les voyageurs rentrés à bord des douze nefs
retournées en Castille portaient contre son administration et celle
de ses frères. Colomb avait fondé Isabela; il avait bâti trois forte-
resses importantes qui assuraient la possession des terres découvertes
dans les Antilles ; on le calomniait devant les Rois. L'heure était
venue de leur rendre compte de sa mission et de confondre ses
ennemis.
Le 10 mars 1496, l'Amiral arbore son pavillon sur la Santa Cruz,
(259)
ISABELLE LA GRANDE
embarque 200 Chrétiens et 30 Indiens, lève l'ancre et met le cap dans
la direction de l'Espagne. La Nina accompagnait la nef amirale.
La traversée, d'abord coupée de nombreuses escales dans les îles, fut
extrêmement longue. Colomb errait sur la grande mer sans savoir
où il était. Les vivres devinrent rares; on parla de manger les Indiens
ou, tout au moins, de les noyer afin de diminuer le nombre des bouches
à nourrir. Les équipages se désespéraient, quand ils rencontrèrent des
signes manifestes du voisinage de la terre. Les uns croyaient courir
vers les Flandres; d'autres, marcher dans la direction des Iles Britan-
niques; les vieux matelots reconnaissaient les côtes de Galice. Enfin,
le 11 juin, les marins jetèrent l'ancre dans un petit port de Castille. Trois
mois s'étaient écoulés depuis le départ d'Isabela, et il y avait deux ans
et neuf mois que l'Amiral avait quitté glorieux et fier la Péninsule
ibérique. Quel changement depuis dans sa destinée !
A peine débarqué, Colomb prit la route de Burgos où les Rois
célébraient avec une pompe sans égale le mariage de leur fils le Prince
Don Juan avec Mme Marguerite d'Autriche, fille de l'Empereur
Maximilien :
« Venez, lui écrivirent-ils ; venez quand vous le pourrez sans inconvé-
nient pour votre santé, alors que vous avez supporté tant de fatigues et
enduré tant de contrariétés. »
Le voyage s'accomplit tristement. Qu'était devenu l'enthousiasme
de jadis ? Les figures hâves de Colomb et de ses compagnons épuisés
par une navigation de trois mois et soumis à de terribles privations,
les mauvais bruits propagés depuis le retour des rapatriés rendaient
sceptiques les plus confiants. Bernâldez raconte une visite de l'Amiral
et ajoute : « On croyait généralement qu'il y avait fort peu d'or ou
peut-être pas du tout dans les îles. »
Les plaintes des ennemis de Colomb étaient bien parvenues jus-
qu'aux Rois, mais les monarques s'étaient rendu compte des diffi-
cultés inhérentes à une telle expédition, et, loin de recevoir leur Amiral
avec froideur, ils l'accueillirent avec bonté et lui prodiguèrent les
témoignages de leur reconnaissance. Il rapportait une foule d'objets
curieux, témoignages de la richesse des pays découverts, puis de
l'or en grain recueilli sur le bord des rivières. Les plus petits, de la
grosseur d'un pois jusqu'à celle d'un œuf de colombe, furent un peu
dédaignés pour des lingots pesant plus de trente livres.
C'était une réponse victorieuse aux impatients qui avaient en
(260)
LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
vain cherché les mines d'or. D'ailleurs, peu importait à Isabelle.
Refusant de partager la défiance générale, elle espérait que de nou-
velles découvertes suivraient celles qui avaient été faites et ce n'était
pas la plus ou moins grande quantité d'or rapportée qui pouvait
l'intéresser, alors qu'elle avait surtout en vue la propagation et le
triomphe de la foi chrétienne.
La première, elle remonta le courage défaillant de Colomb en
écoutant sa défense avec bienveillance. Il n'eut pas de peine à établir
que les maux dont se plaignaient les rapatriés étaient la punition de
leurs fautes personnelles. La plupart s'étaient embarqués dans l'unique
dessein de recueillir de l'or et de revenir au plus vite jouir de cette
fortune subite. L'ordonnance royale qui réservait à la couronne les
métaux précieux avait ruiné leurs espérances et les avait exaspérés.
Les hidalgos, les chevaliers eux-mêmes s'étaient montrés impatients,
indisciplinés, paresseux, et, sous prétexte que Colomb était étranger,
avaient refusé d'obéir. Sans tenir compte de la douceur des Indiens
et de leur accueil amical, ils les avaient pourchassés, maltraités,
écrasés de travail, au lieu de leur demander seulement un effort propor-
tionné à leur nature assez faible. De là, des révoltes, des combats
incessants et, comme conséquence, la population indigène réduite d'un
tiers en moins de quatre ans.
Isabelle écoutait avec compassion les confidences de l'Amiral.
Son cœur saignait à la pensée des maux déchaînés par ceux de sa
religion, de sa nation, par des Espagnols. A tout prix, il fallait y
porter remède, effacer le souvenir des excès passés, rétablir le prestige
de la loyauté et de la grandeur d'âme castillane déjà compromis.
Aussi bien remercia-t-elle le Ciel du fond du cœur quand Colomb
sollicita la permission de repartir au plus vite, de crainte que quelque
désastre comparable à celui de la Natividad ne survînt en son absence.
En outre, il était indispensable de pourvoir la colonie des approvisionne-
ments et des outils nécessaires à son développement agricole et
commercial.
Par malheur, l'état des finances paralysait la bonne volonté de la
Reine. Les dépenses de la nouvelle colonie s'élevaient à plus de
six millions demaravédis, sans compter les approvisionnements estimés
à une somme égale.
Le Trésor qui avait dû fournir aux frais de la guerre d'Italie et
des fêtes somptueuses données à l'occasion du mariage de Don Juan
était épuisé. Isabelle disposait encore d'une somme importante ré-
servée en vue de l'union probable de sa fille aînée avec le Roi de
(261)
ISABELLE LA GRANDE
Portugal. Elle ordonna de la remettre à Colomb. En même temps, et
comme pour compenser le mauvais vouloir de Juan de Fonseca, récem-
ment nommé administrateur de l'Office des Indes, elle comblait
l'Amiral des marques de la faveur royale. Par un acte officiel, elle
lui confirmait ses privilèges, étendait ses pouvoirs, lui concédait à
titre de majorât héréditaire une grande partie des terres d'Hispa-
fiola avec le titre de duc ou de comte à son choix. Les louanges et
les témoignages de reconnaissance qui figuraient en tête des lettres
patentes en doublaient le prix. Le don était pourtant immense, comme
le service rendu. D'après Colomb lui-même, le majorât, le dixième des
biens recueillis ou à recueillir aux Indes, le huitième des revenus des
terres et rentes, les droits de l'Amiral, du vice-roi et du gouverneur
ne s'élevaient pas à moins d'un quart du revenu total des Indes
tout entières. C'était énorme, et la disgrâce devait être la consé-
quence fatale de concessions si onéreuses.
L'acte accordait en outre aux descendants de Colomb le droit de
signer après lui << V Almirante », quels que fussent leurs autres titres,
dignités ou qualités, et ceci, à perpétuité.
Malgré son ardent désir de reprendre la mer au plus tôt, Colomb
fut retenu longtemps en Espagne. Les oppositions surgissaient, les
difficultés se multipliaient. Il semblait que l'on fût revenu à quatre
années en arrière. Comme au moment de la première expédition, les
marins refusaient de monter sur les six nefs en partance. La défiance
avait succédé à l'enthousiasme. En désespoir de cause on dut
embarquer des prisonniers dont les peines furent commuées en trans-
portation à temps. Ils allaient semer aux Antilles les germes d'une
corruption effroyable. Colomb suggéra pourtant cette mesure dont il
devait être la première victime, faute de trouver des hommes de bonne
volonté.
Le 30 mars 1498, l'Amiral sortit du port de San Lucar, se dirigea
plus au Sud-Ouest qu'il ne l'avait fait jusque-là, franchit la ligne
équinoxiale et, le Ier août, vit pour la troisième fois la terre, pro-
bablement le continent. Il le prit encore pour une île et l'appela
<< l'Isla Santa ».
CHAPITRE XVII
EXPULSION DES JUIFS
PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
L'EXPULSION DES JUIFS. Il L'EXODE. H SES CONSÉQUENCES. || ARRIVÉE DES ROIS
EN ARAGON. || TENTATIVE D'ASSASSINAT CONTRE LE ROI. !| LETTRE D'iSABELLE A
TALAVERA. || LUDOVIC SFORZA INVITE CHARLES VIII A RÉCLAMER SES DROITS SUR
LE ROYAUME DE NAPLES. || POLITIQUE DU ROI DE FRANCE. Il TRAITÉS D'ÉTAPLES,
DE SENLIS ET DE BARCELONE. || CHARLES VIII RÉCLAME L'AIDE PROMISE EN
ÉCHANGE DU ROUSSILLON ET DE LA CERDAGNE. |j REFUS DE FERDINAND BASÉ SUR
LES TERMES DU TRAITÉ DE BARCELONE. || L'ARMÉE FRANÇAISE FRANCHIT LES
ALPES. || ARRIVÉE DE CHARLES VIII A ROME. || INSOLENCE COMMANDÉE DE
L'AMBASSADEUR D'ESPAGNE. H ENTRÉE DU ROI DE FRANCE A NAPLES. || LA LIGUE
DE VENISE. || L'ARMÉE FRANÇAISE REPASSE LES ALPES. || GONZALVE DE CORDOUE.
Il DÉFAITE DE SEMINARA. || MONTPENSIER, GOUVERNEUR DE NAPLES, TENTE
D'ARRÊTER LE DÉBARQUEMENT DE FERDINAND. || PERTE DE NAPLES. || GONZALVE
DÉVASTE LA CALABRE. || PRISE DE VINGT BARONS ANGEVINS. || LE GRAN
CAPITÀN. || CAPITULATION D'ATELLA. || MORT DE MONTPENSIER. || AUBIGNY
TRAITE AVEC GONZALVE.
Pendant que Christophe Colomb associait l'Espagne à la dé-
couverte d'un monde nouveau, des événements douloureux
survenaient à Grenade.
Isabelle, cette fille pieuse, cette épouse incomparable, cette mère
tendre, cette reine en qui l'énergie et l'intelligence viriles s'unissaient
à la bonté, à la compassion, à la générosité de la femme accomplie,
signait l'ordre d'expulser les Juifs de Grenade en dépit de la capi-
tulation qui leur accordait le droit d'y rester.
Une fois de plus, on avait dirigé contre eux des accusations où les
passions viles se dissimulaient sous le zèle religieux. Nées de l'envie
et de la cupidité, elles ne pouvaient qu'enfanter l'injustice.
Il n'est d'autre excuse à l'erreur d'Isabelle qu'une intolérance
commune à cette époque aux princes, aux philosophes et aux théolo-
giens de tous pays.
Isabelle la Grande, (263) 18
ISABELLE LA GRANDE
En Angleterre, par exemple, Reginald Pecock, Êvêque de Chi-
chester, qui prétendait ramener les hérétiques par la seule raison, est
accusé d'hérésie et dépouillé de son évêché en dépit de sa rétractation
(1457). Après la Réforme, John Knox conseille d'exterminer les ido-
lâtres (les catholiques) : << La messe est une idolâtrie, un culte de Baal,
et ceux qui persistent à la célébrer doivent mourir. »
Plus tard, un historien contemporain d'Elisabeth, Holshed, raconte
qu'un capitaine qui, en 1290, transportait des Juifs fort riches, n'hésita
pas à les noyer dans la Tamise . << Et cet acte, ajoute-t-il, était approuvé
par beaucoup d'Anglais au temps même où il écrivait sa chronique. »
Plus tard encore, Bossuet n'écrit-il pas : << La sainte sévérité de
l'Église de Rome ne tolère pas d'erreur. >>
Enfin, Frédéric le Grand, dont on ne saurait suspecter l'indifférence
en matière religieuse, édicté contre les Juifs des ordonnances dignes
d'un monarque fanatique.
Faut-il s'étonner ensuite si, au xve siècle, les Espagnols regardaient
la persécution des Infidèles comme l'œuvre la plus glorieuse de leurs
Rois et le devoir de leurs ministres ? Isabelle avait fait l'unité poli-
tique de l'Espagne ; on lui démontra la nécessité de l'assurer par
l'unité religieuse, elle céda aux instances de ses conseillers, et une
grande iniquité fut commise.
Les Juifs, nombreux dans l'entourage immédiat des Souverains,
furent avertis et, s'adressant directement à eux, offrirent un don de
30 000 ducats d'or. Cette somme servirait à payer les dépenses de la
guerre qui laissaient vide le Trésor de Castille. La Reine toujours
opposée aux mesures de rigueur, le Roi tenté par l'appât de l'argent
s'entretenaient dans une salle de l'Alhambra avec les Juifs chargés
de la transaction, quand Torquemada entra brusquement, brandit un
crucifix qu'il tenait à la main, le posa devant les Rois et s'écria :
« Judas Iscariote vendit son maître pour trente pièces d'argent ; Vos
Altesses vont le livrer de nouveau pour trente mille ducats. Le voici, faites
l'échange. »
Puis il sortit, impétueux, comme il était entré.
Si les Rois eussent écouté les conseils de la sagesse et de la raison,
ils eussent ordonné de saisir Torquemada, de punir son insolence
présomptueuse, et ils eussent épargné le peuple juif qui représentait
la partie de la population la plus industrieuse et la plus intelligente
du royaume. Mais Isabelle, si ferme et si maîtresse de soi quand il
(264)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIERE GUERRE D'ITALIE
s'agissait du gouvernement de ses États, subissait, en matière de foi,
l'influence des moines fanatiques qui avaient su capter sa confiance.
La sortie virulente de Torquemada la troubla jusqu'au fond de l'âme.
Était-il possible qu'elle manquât à un devoir sacré en écoutant les
offres des ennemis de la Croix ! Chez Ferdinand, la cupidité, mieux
renseignée, appuya une impression analogue à celle qu'avait éprouvée
Isabelle aux prises avec des scrupules de conscience. La somme
offerte par les Juifs n'égalait certes pas celle que promettait la con-
fiscation des biens saisis. Avec les richesses du peuple d'Israël, il
deviendrait le dictateur du Sud de l'Europe, l'arbitre des nations
riveraines de la Méditerranée. L'argent lui avait toujours fait défaut ;
sa diplomatie avait souffert de cette pénurie. Désormais, il aurait les
moyens de soutenir ses prétentions, quelles qu'elles fussent. Machiavel
peint ainsi le caractère de ce prince qu'il admire tout en le jugeant :
« Il est un prince de notre temps qui prêche sans cesse la paix et la bonne
foi., bien qu'il soit de l'une et de l'autre le plus mortel ennemi. >>
Le 30 mars 1492, les Rois signèrent le fatal décret d'expulsion,
dans ce palais même de l'Alh ambra où ils venaient de planter, auprès
de la Croix, l'étendard de Castille.
L'acte est précédé d'un exposé des motifs où la rhétorique de
l'époque dissimule mal la pauvreté des arguments. L'auteur allègue
le danger de laisser les Chrétiens convertis se mêler aux Juifs qui
essayeront de les ramener à la religion de leurs pères. « Quand une
collectivité est convaincue d'un crime détestable, il est juste qu'elle
soit privée de ses privilèges et, comme conséquence, que les petits
souffrent comme les grands et l'innocent comme le coupable. Et s'il
en est ainsi au temporel, combien la répression est plus nécessaire
encore quand il s'agit du bonheur des âmes ! >> Après cet exposé facile
à contredire, — personne ne l'osa, — les articles du décret se succèdent
rigoureux, impitoyables.
Tout Juif non baptisé, quels que soient son âge, son sexe, sa con-
dition, quittera le royaume dans les trois mois avec défense d'y rentrer
sous peine de mort et de confiscation des biens. Passé la fin de juillet,
aucun sujet chrétien ou more ne donnera un abri aux bannis dont
les biens sont placés jusque-là sous la sauvegarde royale.
Les Juifs sont autorisés à vendre leurs propriétés et à toucher
leur prix en marchandises ou en lettres de change, mais l'exportation
de l'or ou de l'argent étant interdite, cette faveur est à peu près illu-
(265)
ISABELLE LA GRANDE
soire. Quel prix retirer de biens que les propriétaires seront contraints
d'abandonner trois mois plus tard. Dans ces ventes obligatoires,
une maison est échangée contre un âne et de beaux vignobles contre un
vêtement neuf.
A la nouvelle de l'édit qui les frappait, les Juifs dispersés sur
l'ensemble de la Péninsule éprouvèrent une douleur d'autant plus
grande que, depuis une dizaine d'années, ils s'étaient appliqués à
éviter tout conflit ou toute relation trop intime avec les Chrétiens
et les conversos soupçonnés par l'Inquisition. Jamais ils n'avaient
mieux rempli leurs devoirs sociaux et mieux respecté leurs engage-
ments. Peut-être la peur du Saint-Office leur avait-elle tenu lieu
de sagesse.
Bon nombre de Juifs atteints par la nouvelle persécution
avaient obtenu de hautes charges, s'étaient enrichis par le com-
merce intérieur ou avec l'étranger et s'étaient accoutumés à un bien-
être dont la privation leur rendrait d'autant plus dures l'émigration
et la pauvreté. Ils se lamentaient à la pensée de quitter la terre où ils
étaient nés et de s'en aller vagabonds, misérables, marqués d'un
sceau d'infamie, vivre parmi des peuples prévenus contre eux, rien
que du fait même de leur exode.
Pourtant, en dépit de leur douleur, les Juifs montrèrent une âme
forte, à la hauteur de leur destinée et restèrent fidèles à la foi
ancestrale. En vain, les prêtres et les moines les prêchèrent-ils nuit
et jour sur les places publiques et dans les synagogues où ils avaient
pénétré. La résignation avait fait place à la douleur et n'avait pas
engendré la faiblesse. Les conversions furent très rares : Israël préféra
l'exil au baptême, et, délaissant les cimetières qu'il parait avec une
piété digne d'une autre récompense, il tourna ses regards vers la terre
étrangère.
En Aragon, où ne s'exerçait pas l'autorité d'Isabelle, la persé-
cution fut encore plus violente qu'en Castille. Les Juifs n'obtinrent
même pas l'autorisation de vendre leurs biens. Sous prétexte que
les communautés étaient endettées vis-à-vis de certaines corpora-
tions, leurs propriétés furent mises sous séquestre avec défense
d'en disposer jusqu'à la liquidation des comptes et le payement des
dettes vraies ou fausses. Tombés de l'opulence dans la pauvreté, les
opprimés n'en montrèrent pas moins une constance et une fermeté
voisines de l'héroïsme.
Le jour venu, les chemins du royaume se couvrirent de longs
convois d'hommes, de vieillards, de femmes portant des enfants
(266)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIERE GUERRE D'ITALIE
dans leurs bras. Les uns s'en allaient, montés sur des chevaux, des
mulets ou des ânes ; d'autres marchaient chargés d'un mince paquet
de hardes. Les plus prévoyants poussaient des chariots où ils avaient
amoncelé leurs biens précieux, mais qu'ils abandonnaient dès que
leur poids paraissait trop lourd ou qu'il fallait porter les faibles accablés
par la chaleur d'un soleil implacable.
Cet exode lamentable excita partout la pitié et, en Andalousie, les
Chrétiens eussent pris fait et cause pour les bannis si Torquemada
n'eût menacé des foudres lancées par le Saint-Office ceux qui leur
témoigneraient quelque compassion.
Les manifestations de sa rage ne restèrent pas vaines.
Plusieurs grands courants d'émigration se dessinèrent. Quatre-
vingt mille Juifs, assure-t-on, prirent la route de Portugal, que leurs
rabbins avaient obtenu l'autorisation de traverser, moyennant une
creusade d'or par tête, pour se rendre en Afrique.
Joào II ayant fermé les yeux sur leur installation dans ses États,
les exilés les plus recommandables y restèrent. Ils ne devaient pas
jouir longtemps de cette faveur.
D'autres convois se dirigèrent sur Cadix et Puerto Santa Maria.
Après avoir vainement attendu que la mer se retirât devant eux, selon
la promesse de leurs rabbins, ils franchirent en barque le détroit
et abordèrent sur la côte marocaine. Évitant la petite ville chrétienne
d'Excilla, ils prirent la route de Fez.
Mais leur passage ayant été signalé parmi les tribus nomades,
celles-ci accoururent, assaillirent les infortunés, les dépouillèrent,
violèrent les femmes, tuèrent les hommes qui tentaient de se défendre
et laissèrent les survivants dans une détresse et un dénuement affreux,
réduits à paître l'herbe des champs. Quelques-uns revinrent en arrière,
atteignirent Excilla et sollicitèrent à grands cris un baptême sauveur.
Les émigrants qui gagnèrent l'Italie n'eurent guère un sort plus
heureux. Empilés dans de mauvaises barques où ils souffrirent mille
maux, ils apportèrent à Naples une sorte de peste provoquée par la
misère et la saleté de leurs vêtements. Le fléau enleva plus de
20 ooo victimes dans cette ville, gagna toute la Péninsule en suivant
la côte, atteignit Gênes où d'autres convois avaient débarqué et y fit
d'épouvantables ravages. On juge dans quels sentiments les Italiens
accueillirent les auteurs involontaires d'un pareil désastre.
Les Juifs favorisés de la fortune payèrent leur transport en Turquie,
abordèrent dans différents ports, entre autres à Salonique où ils
furent assez bien reçus, et y constituèrent une communauté puissante
(267)
ISABELLE LA GRANDE
et si impénétrable qu'elle a conservé jusqu'à nos jours l'usage de la
langue castillane. L'arrivée des proscrits à Constantinople plongea
Bajazet dans l'étonnement :
« En Espagne, on traite Ferdinand de grand politique, dit-il, alors qu'il
appauvrit son royaume pour enrichir les nôtres. »
La France et l'Angleterre ne fermèrent pas non plus leurs frontières
aux fugitifs et n'eurent pas à se repentir de leur compassion. Ber-
nâldez Cura de los Palacios estime à trente six mille le nombre des
familles expulsées, soit un total de cent soixante mille individus.
Ces chiffres ne doivent pas s'éloigner beaucoup de la vérité ; pour-
tant les Juifs devaient tendre à l'exagérer afin d'exciter la com-
passion, et les Chrétiens à le grossir afin de magnifier le triomphe de la
Croix.
La disparition des communautés juives occasionna des pertes
irréparables et eut des conséquences désastreuses. Les régions dépeu-
plées demeurèrent incultes, les villes furent ruinées par le départ de
citoyens laborieux assujettis à un impôt de capitation où les com-
munes, la noblesse et la couronne même trouvaient leurs principales
ressources financières.
Llorente résume ainsi les motifs qui dictèrent des lois si terribles
à ceux qu'elles frappèrent et si préjudiciables à ceux qui les appli-
quèrent :
« Cette mesure doit être attribuée au fanatisme de Torquemada, à
l'avarice et à la superstition de Ferdinand, aux idées fausses et au zèle
inconsidéré qui l'inspirèrent à Isabelle dont l'histoire ne peut nier ni la douceur
de caractère ni l'esprit éclairé. »
Au mois de mai suivant, les Rois quittèrent Santa Fé, s'arrêtèrent
en Castille où les réclamaient des affaires urgentes, et au commence-
ment d'août arrivèrent en Aragon. Ferdinand brûlait d'y revenir afin
de ressaisir, s'il était possible, le Roussillon et la Cerdagne engagés
en 1464 au Roi de France contre un prêt de 200 000 écus d'or destinés
à payer les frais de la guerre soutenue par Juan II contre les Catalans
révoltés. Le moment paraissait favorable. Charles VIII venait de se
marier avec la Duchesse Anne de Bretagne et, désireux de faire valoir
les droits de la maison d'Anjou sur le royaume de Naples où
régnait un cousin de Ferdinand, il achèterait sans doute la neutralité
de l'Aragon par de larges concessions.
(268)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIERE GUERRE D'ITALIE
Les Rois entrèrent à Saragosse accompagnés du Prince Don Juan,
des Infantes et d'une nombreuse suite de gentilshommes castillans.
Ils y furent reçus avec un enthousiasme extraordinaire. Le succès de
la dernière guerre, la prise de Grenade, digne couronnement d'une
longue suite d'exploits, exaltaient les sentiments d'un peuple fier par
caractère et d'habitude assez réservé. Au commencement d'octobre,
les Rois passèrent dans le comté de Catalogne, soumis, mais toujours
en effervescence, et s'établirent à Barcelone où, depuis plusieurs
années, ils n'avaient pas séjourné. Ferdinand y fut victime d'une
tentative d'assassinat.
Selon une louable et ancienne tradition, les Rois d'Aragon, comme
d'ailleurs ceux de Castille, avaient coutume de rendre publiquement
la justice tous les vendredis aux gens trop pauvres pour payer les
frais d'une procédure. Le 7 décembre 1492, Ferdinand venait de se
conformer à cet usage patriarcal et descendait en causant les marches
d'un escalier contigu au salon royal, quand un homme, qui depuis le
matin se tenait caché dans un recoin obscur, s'élance sur lui et le
frappe violemment à la nuque. Par bonheur, le tranchant de la dague
rencontra une épaisse chaîne d'or que le monarque portait au cou, la
contourna et n'atteignit pas la moelle épinière. << Sainte Marie, pré-
servez-nous ! Trahison ! trahison ! >> s'écria Ferdinand, et il tomba.
On s'était précipité sur l'assassin et on l'eût écharpé, mais le
blessé, avec une étonnante présence d'esprit, ordonna de l'épargner.
Il importait de savoir s'il avait obéi à sa propre inspiration ou s'il
avait des complices.
Dans une longue lettre écrite à Talavera, son confesseur, Isabelle,
encore toute émue, raconte l'événement sans faire mystère de son
amour conjugal et des angoisses qu'elle a éprouvées. Mais la première
phrase montre aussi combien elle a été frappée de la fragilité de la vie
humaine et, en particulier, de celle des Rois :
« Très pieux et très révérend Père,
« Puisque nous voyons que les Rois, comme les autres hommes, sont expo-
sés à des accidents mortels, c'est une raison pour eux de se disposer à bien
mourir. Et je le dis ainsi, bien que je n'en aie jamais douté et que j'y aie lon-
guement réfléchi, la grandeur et la prospérité m'y faisant d'autant plus
penser et me faisant d'autant plus craindre d'arriver au terme de la vie
sans une préparation suffisante. Mais la distance est grande de la ferme
croyance et delà pensée d'avec l'épreuve. Et comme le Roi, monseigneur, a
vu la mort de près, l'épreuve fut plus vive et plus longue que si j'avais été
(269)
ISABELLE LA GRANDE
moi-même à l'article de la mort. Fût -elle même au moment de sortir du
corps, que mon âme n'en subirait pas une pareille. Je ne puis dire ni expli-
quer ce que je souffris. Aussi bien, avant qu'une autre fois je touche à la
mort, — plaise à Dieu que ce ne soit pas de telle manière, — je voudrais être
en d'autres dispositions que celles où je me trouvais en ce moment, et, parti-
culièrement, en ce qui concerne mes dettes. »
Il s'agit ici des emprunts contractés pendant les guerres, des
ordonnances concernant la frappe des monnaies d'Avila et d'une suite
de mesures financières sur lesquelles s'inquiète la conscience scrupu-
leuse d'Isabelle.
a Informez-vous de tous les cas où il vous semble qu'il y aurait lieu de
restituer et de satisfaire les intéressés, de quelque manière que ce soit ;
envoyez-moi le mémoire, ce sera le plus grand repos du monde pour moi
que de l'avoir. Et l'ayant, et connaissant mes dettes, je travaillerai à les
acquitter. »
Puis, faisant allusion à une lettre qu'elle a écrite à Talavera
quelques heures après la tentative d'assassinat, elle s'explique sur
certaines erreurs contenues dans ce message :
« Et comme alors on ne me dit rien de plus que ce que je vous ai écrit,
et comme je n'avais pas vu le Roi, mon seigneur, car j'étais dans le palais
même où nous logions et le Roi se trouvait dans celui où le fait s'était passé, je
ne savais rien de plus. Avant d'y aller, je vous écrivis parce que Sa Seigneurie
ne voulut pas que je vinsse jusqu'à ce qu'elle se fût confessée, et à cause de
cela je ne pus vous en dire davantage que je ne le fis; et aussi parce que cela
n'était pas autrement nécessaire, et enfin parce que, maintenant encore, je ne
voudrais pas qu'on sût tout ce qui se passa ! Mais à vous qui rendrez grâce
à Dieu, je dirai ce qu'il en fut. La blessure fut si grande, dit le docteur Gua-
daloupe, — car pour moi je ne trouvai pas le courage de la regarder, — si
longue et si profonde qu'en profondeur elle pénétrait de quatre doigts et
qu'en longueur elle en mesurait douze — le cœur me tremble de le dire...
Mais Dieu, dans sa miséricorde, voulut qu'elle se trouvât à l'endroit où elle
pouvait être sans péril, car, les nerfs et l'os de la nuque ayant été préservés de
toute atteinte, il devint bientôt manifeste qu'il n'y avait pas de danger.
Depuis, la fièvre et la crainte d'une hémorragie nous inquiétèrent ; le septième
jour, il était si bien que je vous écrivis et vous expédiai un courrier, déjà
tranquillisée, bien qu'à ne pas dormir je fusse folle. Et, après le septième
jour, il eut un accès de fièvre si violent que nous passâmes par la plus grande
angoisse qui nous ait étreint. Et cela dura un jour et une nuit de laquelle
(270)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIERE GUERRE D'ITALIE
je ne dirai pas ce que dit saint Grégoire dans l'office du samedi, mais ce fut
une nuit d'enfer. Croyez bien, Père, croyez que jamais on ne vit une émotion
comparable à celle de tout le peuple pendant ces jours terribles. Les employés
ne remplissaient plus leur office, nul ne parlait à autrui ; tous accomplissaient
des œuvres pies : pèlerinages, processions et aumônes, et paraissaient plus
pressés de se confesser qu'en pleine semaine sainte, et cela sans y être invités
par personne. Et dans les églises, dans les monastères, de nuit, de jour, sans
cesse, dix ou douze clercs ou frères priaient ; on ne peut dire ce qui se passa.
Dieu, dans sa bonté, voulut avoir pitié de tous, à ce point qu'au moment où
Herrera partit, qui vous portait une autre lettre de moi, Sa Seigneurie était
très bien, comme il vous l'aura dit. Depuis Elle l'aété toujours (grâces soient
rendues à Dieu) de manière qu'Elle se lève déjà et sort ici et là. Demain, s'il
plaît à Dieu, Elle sera en état de monter à cheval, de traverser la ville et de
serendreàla maison où nous allons habiter. Et il a été aussi grand le plaisir que
nous avons éprouvé à Lavoir se lever que grande avait été notre tristesse. En
vérité, Elle nous a tous ressuscites. La joie fut si grande que tout le monde
pleurait.
« Je ne sais comment nous remercierons Dieu d'une grâce si grande.
Beaucoup de vertus n'y suffiraient pas. Et que ferai-je, moi qui n'en ai
aucune ? Et ce me fut une peine cruelle de voir le Roi souffrir ce que je
méritais, et lui, qui ne méritait pas l'épreuve, payer pour moi. Cette pensée
me tuait sans rémission. Plaise à Dieu que dorénavant je le serve comme je le
dois. Vos prières et vos conseils m'aideront en ceci, comme ils m'ont été
ouj ours secourables. »
D'abord Isabelle avait cru à une conspiration ourdie par ces
Catalans jadis si attachés au Prince de Viane, frère aîné de Ferdinand,
et, craignant pour ses enfants, surtout pour le Prince héréditaire,
elle avait ordonné sur l'heure de les conduire à bord d'une galère
royale à l'ancre dans le port. Mais les protestations et la désolation
du peuple ne tardèrent pas à la rassurer. Dès lors, elle ne songea
plus qu'à soigner de ses mains un époux tendrement aimé. Un os de
la nuque avait été touché et une esquille s'en était détachée. On dut
l'extraire et cette opération provoqua l'accès de fièvre dont il est
fait mention dans la lettre de la Reine. Pourtant, la jeunesse et la
bonne constitution de Ferdinand triomphèrent du mal et, trois semaines
plus tard, il traversait la ville à cheval, acclamé par un peuple enthou-
siaste. Les liens renoués depuis peu entre le Prince et ses sujets cata-
lans en furent resserrés.
La Reine dit encore que le meurtrier, poussé par un accès de
démence, n'a pas eu de complice. Son interrogatoire ne laissa pas de
doute à ce sujet. Il répondit que, véritable Roi d'Aragon, il avait
(271)
ISABELLE LA GRANDE
obéi à l'inspiration du Saint-Esprit en frappant l'usurpateur de sa
couronne et de son trône. Son acte était juste, il ne s'en repentait
pas et, en conséquence, refusait de se confesser. Deux moines
envoyés par la Reine finirent par l'y décider, au grand méconten-
tement du peuple qui souhaitait la perdition éternelle de l'âme
après le supplice du corps.
Juan de Canamas fut condamné à être écartelé vif. Isabelle, préoc-
cupée dès cette époque d'épargner les tortures aux accusés de droit
commun et les longues souffrances aux condamnés à mort dans les
affaires civiles, ordonna d'étrangler le coupable avant de mettre son
corps en lambeaux. L'ordre s'accorde avec les regrets que la Reine
exprimait quand on arrachait à sa ferveur l'approbation de quelque
loi cruelle.
A peine rétabli, Ferdinand reprit avec activité les négociations
relatives à la restitution du Roussillon et de la Cerdagne. Un regard
jeté sur l'état politique de l'Europe à cette époque permettra d'appré-
cier l'adresse et la ruse déployées en cette circonstance par le Monarque
aragonais et montrera de quelle autorité il jouissait dans le concert des
princes ses contemporains.
Henri VII d'Angleterre était seul digne de rivaliser avec le
Roi d'Espagne. Tous deux semblaient modelés à l'image de ces poli-
tiques rêvés par Machiavel.
En France, depuis la mort de Louis XI, régnait son fils Charles VIII,
à peine âgé de vingt-deux ans. Le terrible monarque avait fait donner
à l'héritier du trône une éducation qui ne convenait ni à un prince ni
à un gentilhomme.
<< Il ne lui avait pas permis, dit Brantôme, d'apprendre d'autre latin
que sa maxime favorite : Qui nescit dissimulare, nescit regnare. » Mais
Charles VIII était un idéaliste, un enthousiaste. Il se plaisait à lire
les exploits des conquérants ; César et Charlemagne étaient ses héros
favoris, il se berçait à la pensée d'apparaître devant l'univers en
paladin fameux, célébré par les romances.
Son physique répondait mal au rôle qu'il ambitionnait. Il était
de complexion chétive. Le visage maigre, le nez mince et fortement
busqué, la lèvre inférieure très proéminente au milieu d'une barbe
pauvre, le regard fixe témoignaient d'une dégénérescence corro-
borée par le rachitisme du corps. Le buste du musée Bargelo paraît
avoir été très ressemblant. Le portrait du Louvre est plus flatteur.
Dans cette enveloppe déplaisante s'était développée une organi-
sation nerveuse, mal équilibrée. Avec une intelligence incomplète et
(272)
IsABELIE LA (ÎHANDE.
Pl. XX III, page 27
STATUE DE GONZALVE DE CORDOUE.
(Église Saint-Gi-rôme de Grenade.)
ISAIÏI'XLE LA Gl'ANDi:.
PC. XXIV. PAGE 273
EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
un esprit hésitant, Charles était capable de concevoir de grands
desseins, inhabile à les exécuter. Entraîné par une imagination vive,
emporté comme les timides, entêté comme les faibles, allant où le
poussaient ses instincts, il avait d'heureux élans de générosité, mais
subissait l'ascendant de courtisans qui flattaient sa fantaisie. Les
jugements concordants de deux ambassadeurs florentins et vénitiens
montrent en quelle mince estime le tenaient ses contemporains :
« Je pense le voir, bien que, par lui-même, il ne soit nullement capable
de traiter des affaires sérieuses. Il s'y entend si peu et y prend si médiocre
intérêt que j'ai honte de le dire. »
Et l'ambassadeur vénitien :
« Je tiens pour certain que, soit d'esprit, soit de corps, il vaut peu. »
Qu'allait devenir un tel prince dans le filet aux mailles serrées
tendu par Henri d'Angleterre et Ferdinand d'Aragon?
En Italie, la division en une multitude de petits États favorisait
d'étranges combinaisons ; mais il n'y avait à compter qu'avec les
républiques de Venise et de Florence, le Duc de Milan, le Pape et le
Roi de Naples.
Venise, par sa puissance maritime, dominait le Nord de la Pénin-
sule. Le gouvernement de Milan était aux mains de Ludovic Sforza
qui le détenait au nom de son fils mineur. Florence, où rivalisaient les
factions, vivait sous les Médicis épris d'art et, en apparence, excellents
administrateurs. Quant à la chaire pontificale, elle était occupée par
Alexandre VI, un pontife licencieux, adroit, énergique, uniquement
soucieux des intérêts de sa maison, prêt aux pires concessions, livré au
plus haut enchérisseur. Vainement, les Rois d'Espagne avaient fait
obstacle à son élection, bien qu'il fût Valencienet appartînt à la grande
famille des Borgia. Il avait déjoué leurs efforts avec une habileté con-
sommée.
Le sceptre de Naples était aux mains de Ferdinand Ier, fils illégi-
time d'Alfonso V, qui le détenait au mépris des droits pour ainsi dire
périmés de son cousin Ferdinand d'Aragon. C'était un prince sombre,
astucieux, féroce, bon capitaine et en conflit permanent avec sa
noblesse, réduite pourtant à une obéissance craintive. Les mécontents
s'agitaient dans l'ombre et travaillaient au rétablissement de la
maison d'Anjou.
(273)
ISABELLE LA GRANDE
Chacun des princes italiens avait sa politique et cherchait à
s'agrandir aux dépens de ses voisins. Plus ou moins, tous étaient des
hommes de guerre. Venise seule s'efforçait d'accroître sa puissance
maritime et commerciale, plutôt qu'elle ne cherchait à étendre ses
territoires.
Le peuple jouissait d'une grande prospérité : « L'ensemble du
pays était comme un jardin cultivé jusqu'au sommet des montagnes,
habité par une population féconde, industrieuse, riche. Les cités
nobles et jolies étaient embellies par des princes magnifiques. >>
La paix régnait entre les États, mais elle n'était qu'apparente.
Ludovic Sforza déchaîna le conflit en formant une confédération
des princes du Nord contre le Roi de Naples accusé d'accaparer les
fonctions souveraines dues au Duc de Milan, son petit-fils. Non content
d'avoir fondé cette ligue, il envoya des émissaires secrets à Charles VIII
pour l'inviter à faire valoir les droits de la maison d'Anjou sur la cou-
ronne de Naples.
L'esprit chevaleresque et chimérique de Charles ne soupçonna
pas le piège tendu à sa vanité et forma aussitôt mille projets ambitieux.
A lui Naples, un bien de sa maison ! C'était le premier jalon d'une
croisade ! C'était la délivrance du Saint-Sépulcre ! Puis, comme cou-
ronnement à cette conquête, ne pourrait-il pas acquérir d'André
Paléologue, héritier et neveu de Constantin et le dernier des Césars,
le titre d'Irnperator ! Quel rêve de gloire! quelle vision d'immortalité!
Les droits de la maison d'Anjou étaient soutenables. Ils avaient
pour origine la conquête du royaume de Naples par Charles Ier d'Anjou,
frère de saint Louis, et s'appuyaient aussi sur les réclamations de la
seconde maison française d'Anjou dont les représentants prétendaient
avoir reçu l'héritage napolitain par adoption et testament. Le dernier
d'entre eux, Charles du Maine, mort en 1481, avait testé en faveur de
Louis XL II appartenait au fils de ce monarque de réclamer cet héritage.
Le Roi de France ne considéra pas que la maison d'Aragon régnait
sur Naples sans protestation depuis un demi-siècle et que trois princes
de cette famille, solennellement reconnus par le peuple et les États
d'Europe, avaient reçu l'investiture papale. Il ne songea pas davan-
tage que si les droits de la maison régnante de Naples pouvaient être
discutés, c'était bien plutôt par le Roi d'Espagne que par lui. Des
jurisconsultes furent chargés d'établir la légitimité de ses revendica-
tions. Après enquête, ils rédigèrent un mémoire où ils confondaient
les deux maisons d'Anjou en une seule, afin de mieux unir leurs droits.
La version officielle datée de 1494 porte :
(274)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIERE GUERRE D'ITALIE
« Pour ce que nous avons été deuemcnt avertis que ledit royaume nous
appartient tant par droit de succession que par testament delà maison
d'Anjou. »
A cet acte, les Aragonais eurent réponse aisée.
Si le Roi de France réclamait Naples au nom de sa parenté avec
Charles Ier d'Anjou, il devait savoir aussi que ce royaume, fief du
Saint-Siège, avait été donné à ce prince et à sa descendance, seulement
jusqu'à la quatrième génération. Charles de France n'était donc plus
dans les limites du droit successoral. Et si l'on prétendait que Louis Ier,
chef de la seconde maison d'Anjou, avait été adopté par Jeanne Ire,
Reine de Naples en 1380, ou que Jeanne II, une autre Reine de Naples,
avait testé en faveur de René Ier d'Anjou, on devait se souvenir encore
que les constitutions du royaume s'opposaient à des actes de ce
genre.
Peu importait à Charles VIII que ces raisonnements fussent justes
ou faux. Son ambition, ses désirs de gloire habilement éveillés n'admet-
taient pas d'obstacle. Pourtant, ses relations avec ses voisins étaient
assez tendues ; il convenait de les rendre amicales avant d'entreprendre
une guerre lointaine. Aucun sacrifice ne lui coûta pour s'assurer
une paix nécessaire à l'accomplissement de son projet. L'ensemble
des transactions offertes spontanément témoigne de la pauvreté de
ses conceptions politiques.
Par le traité d'Étaples (1492), il achète, au prix de 750000 é«us
d'or, une réconciliation avec Henri VII d'Angleterre ; par le traité de
Senlis, il restitue à l'Empereur Maximilien l'Artois, le Charolais et la
Franche-Comté, réserve faite de ses droits royaux sur les deux pre-
mières de ces provinces.
Charles se défiait surtout de Ferdinand d'Aragon, allié par le sang
au Roi de Naples, un rival dangereux dont la puissance s'était singu-
lièrement accrue depuis l'union désormais indestructible de la Castille
et de l' Aragon, et surtout depuis la chute de Grenade. Contre l'avis de
son conseil, il lui rend le Roussillon et la Cerdagne et lui fait don gra-
cieux des 200 000 écus d'or prêtés jadis à son père Juan II en échange
de ces provinces. Le traité fut signé à Barcelone (19 janvier 1493),
à la grande joie des Rois et des Perpignanais, encore écrasés par le
despotisme inauguré sous Louis XI. L'acte publié, ceux-ci célébrèrent
par des processions solennelles la bonté divine qui, sans coup férir,
les avait tirés de captivité.
Désormais, Charles croyait s'être assuré la neutralité, sinon l'appui
(275)
ISABELLE LA GRANDE
de ses voisins. En réalité, il avait rétrocédé deux magnifiques provinces
et reçu en compensation une promesse illusoire.
Certes, Ferdinand s'était engagé à donner son appui à la France
contre ses ennemis en échange du Roussillon et de la Cerdagne, et il
avait promis de n'entrer dans aucun compromis préjudiciable à ce
pays, mais les droits du vicaire de Jésus-Christ exceptés. Charles, dans
sa loyauté, n'avait pas soupçonné que ce faux-fuyant permettrait à
l'Aragonais d'éluder les conventions du traité. Les Rois s'étaient bien
engagés aussi à n'accepter aucune alliance matrimoniale entre leurs
enfants et ceux du Roi d'Angleterre et de l'Empereur sans l'adhésion
de la France. Au même moment, ils négociaient le mariage de leur
fille Catherine avec le Prince de Galles et le double mariage de leur
fils le Prince Don Juan et de leur fille l'Infante Juana avec Marguerite
d'Autriche et Philippe le Beau, fils et fille de Maximilien. Tel était le
fond qu'il convenait de faire sur la bonne foi de Ferdinand.
Pendant que Charles s'endormait dans la confiance qu'il s'était
attaché des obligés, c'était à qui lui opposerait des forces occultes
capables de faire échouer son entreprise. Ferdinand ne perdait pas
un instant, car il appréhendait la chute d'un prince de sa famille et,
plus encore, le voisinage en Sicile d'un ennemi dangereux. Garcilaso
de la Vega, fameux au conseil comme à la guerre, diplomate
habile, orateur éloquent, fut dépêché au Souverain Pontife. Le Roi
Ferdinand, dirait-il, était dévoué au Saint-Siège et prêt à soutenir les
droits du successeur de saint Pierre en tant que prince temporel et
père spirituel. L'Ambassadeur, tout en paraissant parler de sa
propre autorité, accomplissait à la lettre les instructions très minu-
tieuses d'un maître gêné par le traité récent signé à Barcelone, dont
il profitait seul et où sa neutralité avait été si chèrement achetée.
L'œuvre de trahison s'accomplissait sans bruit.
En France, les préparatifs de guerre s'exécutaient avec une
lenteur de mauvais augure : « Rien d'essentiel à la conduite d'une
expédition n'était prêt », écrit Comines. L'argent manquait. Devant
cette inertie, les nobles napolitains exilés par Ferdinand de Naples,
et qui avaient cherché un vengeur dans le Roi de France, se tournèrent
vers Ferdinand d'Aragon et lui offrirent leur épée s'il consentait à
réclamer ses droits légitimes contre un cousin appartenant à une
branche bâtarde. Le Roi d'Espagne fut séduit, mais il ne céda pas à la
tentation. L'entreprise était trop lourde.
Dans son embarras financier, Charles, qui ne soupçonnait même
pas la duplicité des réfugiés napolitains, envoyait peu après à la Cour
(276)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
d'Espagne un Ambassadeur secret chargé de réclamer l'aide en
hommes et en argent promise par le traité de Barcelone et d'obtenir
l'ouverture des ports de Sicile à ses navires.
Zurita écrit à ce sujet :
« Cette gracieuse demande était accompagnée d'un projet d'expédition
contre les Turcs. Le Roi de France parlait incidemment, et comme d'un fait
sans importance, de prendre Naples en passant. >>
Ferdinand d'Aragon devait donner une réponse. Il préféra la faire
remettre directement par Alonso de Silva, de l'ordre de Calatrava,
un homme de grande maison, habile et prudent. L'Ambassadeur
partit aussitôt, rejoignit le Roi Charles à Vienne et demanda une
audience privée. Elle ne lui fut point accordée et il dut parler au
Monarque devant une suite nombreuse.
Au nom de son maître, Silva félicita Charles VIII de son zèle et lui
promit une aide efficace dans la guerre contre le Croissant, tout en
observant que le droit de conquête sur les Mores d'Afrique avait été
réservé à la Castille par bref pontifical. En ce qui concernait Naples,
le Roi d'Espagne devait s'abstenir, ce royaume étant un fief du Saint-
Siège et les parties contractantes du traité de Barcelone s'étant
engagées à ne rien entreprendre contre le vicaire du Christ.
On ne s'attendait pas à cette réponse. Le président du Parlement
de Paris avait préparé et appris par cœur un long discours en latin.
Il ne voulut pas perdre le fruit de son travail et le prononça, bien
qu'il fût composé en vue d'une situation toute différente, et proclama
avec emphase les droits de Charles sur le royaume de Naples. La prise
de possession de sa capitale serait le prélude de la recouvrance du
tombeau du Christ.
Enfin, l'orateur se tut. Aussitôt le Roi se leva et, brusquement,
sans dire un mot à l'Ambassadeur d'Espagne, il rentra dans ses
appartements. Il était joué et l'avait compris. Ironique récompense de
la restitution gratuite du Roussillon et de la Cerdagne.
A la suite d'un entretien particulier où Charles se convainquit de
la duplicité de Ferdinand, il congédia durement l'Ambassadeur et
fit mettre des gardes à sa porte, moins pour l'honorer que pour l'empê-
cher de communiquer avec les grands.
La défection de l'Aragonais n'arrêta pas l'élan irréfléchi de Charles.
Les préparatifs étaient terminés et les caisses du royaume vidées
jusqu'au dernier écu. L'armée sortit de Grenoble (août 1494) et passa
(277)
ISABELLE LA GRANDE
les Alpes sans encombre. Elle comptait 3 600 hommes d'armes,
20 000 fantassins et 8 000 Suisses, sans compter les suivants. C'était
peut-être l'armée la plus nombreuse qui se fût précipitée sur le Nord
de l'Italie depuis l'invasion des Barbares. Son approche jeta la conster-
nation dans le pays. Les princes ne manifestaient pas l'intention de
la combattre, le peuple était découragé à la vue de troupes bien
organisées et si différentes des compagnies de soudards aux gages
des Médicis ou des Sforza. On ne songeait même pas à créer des
obstacles devant l'invasion.
Charles s'avançait en conquérant, entrait sans coup férir dans
les places de guerre et y laissait de petites garnisons. D'ailleurs, il ne
se hâtait pas. Le 31 décembre, il parut devant Rome. Le Pape et
les Cardinaux s'étaient réfugiés dans le château Saint-Ange. Pour la
première fois, une opposition ouverte se manifestait. Le lendemain,
le Roi de France, à la tête de sa brillante chevalerie, fit son entrée
solennelle dans la ville des Césars. Il n'avait ni rompu une lance, ni
planté une tente depuis le passage des Alpes.
Pourtant, Garcilaso de la Vega continuait son œuvre souterraine
et, avec l'aide d'Alonso de Silva, débarqué à Gênes après le départ de
l'armée française, il représentait aux chefs d'État italiens combien
leur désunion nuisait à l'intérêt général ; il les excitait ; il leur faisait
honte de leur faiblesse, il allumait dans leurs cœurs la haine contre
l'étranger. Entré en correspondance avec Ludovic, il lui reprocha sa
trahison, lui en montra la portée et, afin de le séduire, fit miroiter à
ses yeux une alliance entre son fils, le Duc de Milan, et une Infante
d'Espagne. Avec une habileté sans pareille, les deux diplomates
jetèrent ainsi les bases d'une ligue contre la France entre le Pape,
Venise, le Duc de Milan, Maximilien, Ferdinand et Isabelle.
De son côté, Alexandre VI ne restait pas inactif, s'appliquait à
flatter le Roi d'Espagne qu'il savait l'âme de la coalition et, pour
obtenir de lui une aide effective, il augmentait la part de la cou-
ronne sur les revenus ecclésiastiques de deux neuvièmes sur les dîmes et
d'un dixième sur les rentes. Enfin il conférait à Ferdinand et à Isa-
belle conjointement le titre de Rois Catholiques sous lequel ils sont
connus dans l'histoire (1494). Ce titre leur était octroyé en récompense
de leur zèle à défendre la foi et le Saint-Siège, de la réforme conven-
tuelle, de la soumission des Mores de Grenade et de l'extermination
de l'hérésie judaïque.
Ferdinand d'Aragon brûlait d'intervenir dans les affaires d'Italie
sous prétexte de défendre le vicaire de Jésus-Christ. Pour lui, c'était
(278)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
le seul moyen d'éluder les conventions de Barcelone. Il arma aussitôt
les marins de Biscaye et de Galice, les plaça sous le commandement
de Galceran de Requesens et lui ordonna de se rendre au port d'Ali-
cante où il embarquerait l'armée de terre sous les ordres de Gonzalve
de Cordoue. En même temps, il invitait le vice-roi de Sicile à pourvoir
la flotte dès son arrivée et à l'appuyer militairement.
La ligue de Venise était conclue ; il ne restait plus qu'à chercher
une mauvaise querelle au Roi de France. Deux ambassadeurs, Juan
d'Albion et Antonio de Fonseca, furent dépêchés en Italie à cette inten-
tion. Ils arrivèrent à Rome (28 septembre 1494) le jour même où
Charles partait pour Naples, et n'eurent pas de peine à le rejoindre.
Admis à une audience presque publique, ils exposèrent avec hauteur
les griefs de leur maître, se plaignirent de l'insulte que l'Ambassadeur
d'Espagne avait subie à Vienne, déplorèrent l'atteinte portée aux droits
du Saint-Siège et conclurent en proposant de s'en remettre à l'arbi-
trage du Souverain Pontife. Alexandre VI, dont l'iniquité était bien
connue, serait ainsi juge et partie. Charles n'était pas encore assez
sentimental pour faire ainsi crédit à ses ennemis.
« Dans le cas, ajouta l'Ambassadeur, où le Roi de France persisterait à
revendiquer Naples, le Roi d'Espagne ne s'astreindrait pas aux conventions
du traité de Barcelone. »
Bien entendu, il n'était pas question de rendre le Roussillon et la
Cerdagne, prix d'une alliance si vite dénoncée.
Exaspéré par tant de mauvaise foi, Charles s'emporta. Il accusa
hautement Ferdinand de duplicité et de fourberie. D'ailleurs, on juge-
rait des droits de la Papauté sur Naples quand l'armée française serait
dans les murs de cette ville. Les chevaliers groupés autour de lui
partageaient son indignation et ajoutèrent des insultes à celles de leur
maître : << Si le Roi Ferdinand prétendait engager sa chevalerie contre
celle du Roi Charles, il trouverait d'autres adversaires que les jouteurs
de parade battus à Grenade. »
La dispute s'envenimait au gré de Fonseca :
<< Le sort en est jeté, s'écria-t-il, il est aux mains de Dieu. Les
armes en décideront ! >>
Et déployant le traité de Barcelone qu'il portait sur lui, il le mit
en pièces. Puis, avisant deux chevaliers espagnols dans l'entourage
du Roi, il leur ordonna impérieusement de se retirer et de rentrer en
Espagne, sous peine de haute trahison. A ces paroles audacieuses, la
Isabelle la Grande. (^79) *9
ISABELLE LA GRANDE
fureur des chevaliers français ne connut plus de borne ; ils entourèrent
Fonseca et lui auraient fait violence, si Charles, retrouvant son sang-
froid, n'avait commandé de le renvoyer à Rome sous sauf-conduit
royal.
La scène, préparée d'avance, avait été merveilleusement jouée.
Désormais Ferdinand d'Aragon était libre d'agir selon ses intérêts et
ceux de sa famille.
Adonné au plaisir, Charles avait perdu un temps précieux à tra-
verser cette Italie séduisante qu'il parcourait en triomphateur.
Il changea d'allure après le défi espagnol, mais il y avait pourtant
cinq mois qu'il avait franchi les Alpes quand il arriva devant Naples.
Désespérant de pouvoir lutter avec l'armée d'invasion, le Roi Fer-
dinand s'était retiré en Sicile, sur les territoires de son cousin Ferdinand
le Catholique. Aucun obstacle ne paraissait se dresser entre le désir
de Charles VIII et sa réalisation.
« Le 22 février 1495, il fit son entrée solennelle dans la ville, « vestu en
« habit impérial, d'un grand manteau d'escarlate avec son grand col renversé,
« fourré de fine ermine mouchetée, tenant la boule d'or orbiculaire dans sa
« main droite, et en la sénestre un grand sceptre impérial, et sur la teste une
« riche couronne d'or à l'impérialle garnie de force pierreries, contrefaisant
« ainsi bravement l'Empereur de Constantinople selon que le Pape l'avait
« créé et que tout le peuple d'une voix le criait, Empereur très auguste... Le
« Roi se rendit à la cathédrale ; le chef de saint Janvier était placé sur le
« maître-autel. Le lendemain, il donna un banquet où assistaient les grands
« du royaume qui, le repas fini, lui prêtèrent serment de fidélité. »
Charles s'abandonnait à la joie de sa conquête, les fêtes succé-
daient aux fêtes, quand un coup de tonnerre vint le frapper dans sa
quiétude. Il apprit l'existence de la ligue qui, à l'instigation de Fer-
dinand d'Espagne, venait d'être signée à Venise (25 mars 1495) entre
l'Espagne, l'Autriche, Rome, Milan et la République. Elle avait
pour but de préserver les droits des confédérés, de couper l'armée
française de ses communications avec le Nord de l'Italie et de lui
barrer la retraite quand elle chercherait à regagner la France. Ses
forces étaient considérables : 30 000 cavaliers et 20 000 fantassins.
En outre, Ferdinand d'Aragon mettait ses armements de Sicile à la
disposition de son cousin ; la flotte vénitienne, composée de qua-
rante galères, attaquerait les positions françaises sur la côte napolitaine,
le Duc de MMan reprendrait Asti et fermerait le passage des Alpes,
tandis que l'Empereur et le Roi d'Espagne envahiraient la France.
(280)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
Les dépenses de la guerre seraient aux frais communs des alliés.
Telle était l'œuvre de Ferdinand d'Espagne. A peine conçu, son
projet était réalisé.
Le secret avait été si bien gardé que Comines, demeuré à Venise,
apprit la conclusion du traité de la bouche même du Doge, heureux
d'annoncer au peuple une si bonne nouvelle. Surpris, il crut avoir mal
entendu et, en rentrant chez lui, accompagné d'un secrétaire du Sénat,
il l'interrogea : « Que signifiaient ces paroles du Doge qui avaient excité
tant d'enthousiasme? Sans doute son esprit était ailleurs et il ne les
avait pas comprises. >>
Cette nouvelle inquiétante arracha le Roi Charles à sa folle dissi-
pation. Certes, il ne redoutait pas les guerriers italiens qui ne lui
avaient même pas disputé le passage du Sud au Nord de la Péninsule,
mais il craignait l'invasion de ses États, laissés sans armée et sans
argent, par les troupes espagnoles et autrichiennes.
Devait-il ramener toutes ses forces vers le Nord ou valait-il mieux
en laisser une partie à la garde de sa conquête? Le rôle de celle-ci
serait malaisé, car on n'avait rien préparé, rien organisé pour se main-
tenir dans un pays dont la prise de possession avait paru si facile.
Loin de là, les chevaliers, les courtisans eux-mêmes, bien accueillis
par le peuple napolitain, n'avaient pas tardé à se l'aliéner par leur
insolence, leur rapacité et le désordre de leur conduite. La plupart des
nobles, inquiets du sort de leurs domaines de France, lassés par l'abus
des plaisirs, fatigués de leurs licences, aspiraient.au retour.
On décida de partir sans délai, sauf à laisser une partie de
l'armée dans le pays conquis.
Pourtant, avant de s'éloigner, Charles fit main basse sur les trésors
artistiques dont Naples était orné : statues antiques, bas-reliefs de
marbre et d'albâtre, portes de bronze, vases précieux, et embarqua
ces richesses sur ses navires avec ordre de les porter à Marseille.
Saisis par les flottes ennemies, ils ne parvinrent pas à destination.
Le 20 mai 1495, Charles quittait Naples. Il emmenait à peu près la
moitié de son armée — 9000 combattants environ — et laissait
à l'autre moitié le soin d'occuper les places fortes et le pays conquis.
Il avait donné le gouvernement de Naples, en qualité de vice-roi,
au brave mais paresseux Gilbert de Montpensier qui, d'après Comines,
se levait rarement avant midi. Les forces de Calabre furent placées
sous les ordres d'Aubigny, un Écossais de la maison des Stuart, nommé
grand connétable. Ce chevalier sans reproche, suivant l'expression de
Brantôme, était un homme avisé, un vrai capitaine. Des détache-
(281)
ISABELLE LA GRANDE
ments commandés par quelques officiers de rang secondaire restèrent
dans différentes villes fortifiées le long des côtes. Leur isolement les
condamnait à une perte certaine.
Malgré sa promptitude à regagner le Nord, Charles se heurta
bientôt aux armées de la Ligue à peine formées, mais déjà dange-
reuses. A Fornoue, il dut s'ouvrir de force un passage à travers les
alliés commandés par Gonzalve. En tête de sa chevalerie, il engagea
la bataille avec ardeur, la soutint avec vaillance et son attitude inspira
aux Italiens un respect suffisant pour les détourner d'une poursuite.
Le 15 juillet, Charles traversait Asti, gagnait Turin et, tantôt négociant
avec le Duc de Milan et Florence à qui sagement il restituait Pise,
tantôt traitant avec Venise qui souhaitait avec ardeur son éloigne-
ment, tantôt se dégageant grâce à de petites escarmouches, il atteignit
enfin les Alpes. Le 27 octobre, il rentrait à Grenoble.
L'insuccès de cette campagne, d'abord triomphale et terminée
par une retraite, était dû aux manœuvres de Ferdinand d'Aragon,
l'instigateur de la coalition contre la France et de la ligue de Venise.
Les ambitions du Roi de France avaient valu au Monarque espagnol la
recouvrance de deux provinces; la maison d'Aragon allait retirer
d'autres profits d'une guerre où son chef n'avait employé que des
armes diplomatiques, mais avec quelle habileté, on a pu l'apprécier !
L'instant était venu d'intervenir d'une façon plus manifeste.
A la fin de cette première campagne d'Italie entre en scène un
chevalier renommé déjà pour ses exploits sous Grenade, admiré
pour ses talents et sa vaillance comme pour sa générosité magnifique,
le beau Gonzalve de Cordoue. Il personnifiait l'héroïsme de la Castille
comme Isabelle en représentait la sagesse, l'intelligence et les vertus.
Gonzalvo Fernândez de Côrdoba était né à Montilla (1453). Lui
et son frère aîné, Alonso de Aguilar y Gonzalvo, étaient fort jeunes
à la mort de leur père. Adolescents, ils s'attachèrent au malheureux Roi
d'Avila, puis à sa sœur l'Infante Isabelle. A leur petite Cour, Gonzalve
attirait l'attention par sa beauté, sa courtoisie, son ardeur aux exercices
de la chevalerie et une prodigalité qui lui valut le surnom de prince
des Chevaliers. Il servit brillamment en Portugal sous les ordres d'un
maître en l'art de'la guerre, Alonso de Cârdenas, de l'ordre de Saint-
Jacques, se distingua au combat d'Albuera, mais ce fut surtout au
siège de Grenade, près de son frère, qu'il montra des qualités et une
science stratégique rares chez un homme de son âge. Lettré, instruit,
il connaissait parfaitement l'arabe ; aussi bien les Rois s'en fièrent-
ils à lui pour rédiger l'acte de capitulation de Grenade et négocier
(282)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
le départ de Boabdil. Il s'acquitta de cette mission en bon diplomate,
mais aussi avec grandeur et noblesse. Toujours au premier rang
quand il s'agissait de monter à l'assaut d'une place de guerre, Gonzalve
se montrait empressé auprès des dames, et l'on citait de lui des traits
de galanterie charmants.
Il était au château d'Illora la nuit même où l'incendie détruisit,
avec la tente royale plantée sous Grenade, la garde-robe et les meubles
précieux de la Souveraine. A l'aube, il entre au camp à la tête d'un long
convoi de coffres contenant le linge, les vêtements, les joyaux et
les tapisseries de sa femme Doiïa Maria, et supplie la Reine de les
accepter. Isabelle, touchée, y consentit :
« Le feu, dit-elle, a fait beaucoup plus de ravages dans la maison de
Dona Maria que dans la mienne. »
Tel était l'homme que Ferdinand avait envoyé en Italie avec la
mission d'en chasser l'armée française. En le nommant, malgré la
jalousie secrète qu'il lui portait, il se rendit aux conseils insistants
d'Isabelle. Les Ponce de Léon, les Marquis de Cadix, les Aguilar,
ces héros de la guerre de Grenade, n'étaient plus ; c'était à leurs
élèves de soutenir la belle réputation des armées espagnoles et, parmi
ceux-ci, Gonzalve était le premier.
Le 24 mai 1495, Gonzalve débarquait à Messine. Le Roi de France
était sorti de Naples quatre jours auparavant et, tout aussitôt, le
Roi Ferdinand était rentré en Calabre et s'était emparé de Reggio.
Gonzalve l'y rejoignit, non sans laisser, suivant les habiles instruc-
tions de son maître, de petites garnisons espagnoles dans les places de
valeur. Plus tard, on se payerait sur elles et aux dépens du cousin des
frais de la guerre qu'on allait entreprendre. Ferdinand d'Espagne ne
péchait ni par imprévoyance ni par impéritie.
Les Espagnols et les Napolitains avaient fait leur jonction. Aubi-
gny, commandant des troupes françaises de Calabre, comprit le danger.
En toute hâte, il réunit les garnisons laissées dans les petites villes
de la Basilicate et composées de l'infanterie suisse sous les ordres
du vaillant Précy. Il convoqua les barons angevins et leurs levées ;
puis, à la tête de forces égales à celles de Ferdinand de Naples et de
Gonzalve de Cordoue, il marcha sur Seminara afin de ne pas laisser
au pays le temps de se soulever.
Ferdinand ignorait la jonction rapide d'Aubigny et de Précy.
Informé de l'approche des Français, il ordonna de se préparer à la
(283)
ISABELLE LA GRANDE
bataille. Gonzalve était d'un avis opposé. Ses troupes, des recrues
nouvelles, ignoraient la tactique des Suisses et pouvaient en être
déroutées ; les Napolitains et les levées de Calabre lui inspiraient peu
de confiance. L'impatience de Ferdinand, l'ardeur des chevaliers
espagnols l'emportèrent.
Comme Gonzalve l'avait prévu, la cavalerie castillane, légèrement
armée et habituée à des combats individuels contre les Mores, ne tint
pas devant la gendarmerie bardée de fer commandée par Précyv
La milice calabraise, saisie de panique, s'enfuit, et Ferdinand, que signa-
laient ses panaches et son armure brillante, courut un grand danger.
Engagé sous un cheval mortellement frappé, il eût été massacré
sans le dévouement d'un gentilhomme de sa maison, Juan de Alta-
villa, qui le dégagea, lui donna sa monture et attendit impassible
les assaillants. On ne lui fit pas quartier.
Belle fleur d'amour et de fidélité éclose dans ces temps d'héroïques
exploits !
Faute de poursuivre l'ennemi en déroute, les Français laissèrent
échapper le fruit de leur victoire. Cette inaction fut la conséquence
de l'état de santé d'Aubigny qui, malade et ne pouvant monter à.
cheval, s'était fait porter en litière sur le champ de bataille.
Le soir même, Ferdinand s'embarquait et se réfugiait en Sicile.
A la tête des Espagnols, Gonzalve avait âprement supporté la
retraite et donné un peu de répit aux Napolitains en pleine déroute. Dès
l'aube, il gagna Reggio, puis la montagne. Il ramenait quatre cents
lances. Quelles étaient ses pertes? Il est impossible de le dire, une lance
équivalant de deux à dix hommes suivant les circonstances plus ou
moins favorables au moment des levées.
Ainsi se termina la seule bataille que Gonzalve ait jamais perdue
durant sa longue carrière militaire. S'il n'avait tenu qu'à lui, elle n'eût
pas été engagée.
Cette défaite ne diminua pas l'estime de Ferdinand pour le capi-
taine andalou. Bien au contraire. Comprenant combien un tel homme
pouvait changer la face de ses affaires, il ne lui sut pas mauvais gré
d'une faute qui lui était imputable. C'était d'un bon esprit. D'ailleurs,
le Roi était actif, entreprenant. Avec une ardeur toute juvénile, il
réunit une poignée de soldats, s'embarqua secrètement à Messine
sur les navires de Requesens et, avant la fin de juin, il reparut en vue
de Naples.
Surpris, Montpensier résolut cependant d'empêcher le débar-
quement de Ferdinand, et, laissant une faible garnison dans la cité,
(284)
EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
il en sortit à la tête de 6 ooo hommes. A peine s'était-il éloigné que les
habitants, qui regrettaient leur roi, sonnent le tocsin, prennent les
armes, se précipitent sur la petite garnison française, la massacrent et
ouvrent les portes à Ferdinand, assez habile pour tromper le capitaine
français par une feinte. Ce fut un accueil enthousiaste, une joie
indescriptible.
Montpensier tenta sans succès de rentrer dans la cité. L'hostilité des
habitants, d'accord avec l'exaltation des troupes royales, lui rendit
bientôt la position intenable. Assiégé dans une forteresse mal appro-
visionnée, réduit à la famine, placé dans l'alternative de capituler
ou de fuir, il s'échappa la nuit à la tête de 2 500 hommes et marcha
sur Salerne. Le reste de la garnison se rendit au Roi Ferdinand. Par
un étrange revirement de fortune, grâce à son courage, à sa vaillance et
surtout à l'aide espagnole, le jeune monarque se retrouva maître de la
capitale qu'il semblait avoir perdue à jamais.
De son côté, Gonzalve envahissait la Calabre méridionale, un pays
montueux, et suppléait à l'insuffisance de ses troupes par une extrême
rapidité de mouvements. Revenant à la tactique barbare en usage
durant la guerre de Grenade, il dévastait le pays, détruisait les vignes,
les vergers, les récoltes ; il incendiait les maisons, s'emparait des
places, montrait une extraordinaire rigueur contre ceux qui cherchaient
à les défendre et, au contraire, la plus grande magnanimité quand les
habitants en ouvraient les portes sans combat.
Les Espagnols eussent marché de triomphe en triomphe, car les
Français étaient démoralisés par l'état maladif d'Aubigny et la
désaffection croissante des Calabrais, si Gonzalve eût été mieux
pourvu d'argent, de munitions et de vivres. Mais ils n'étaient plus, ces
temps où la prévoyance et la générosité d'Isabelle approvisionnaient
les armées castillanes. Ferdinand, que cette guerre concernait, envoyait
des troupes à peine vêtues, mal armées, sans vivres, sans munitions :
« Elles se nourriront et se payeront sur le pays conquis >>, écrivait-il.
A ce point de vue, Gonzague n'avait pas à jalouser Montpensier, que
Charles VIII semblait avoir oublié depuis son retour en France.
En dépit de cette pénurie, le capitaine espagnol poursuivait la
campagne avec un courage et une vigueur indomptables.
Il venait d'entrer à Castrovillar quand un message de Ferdinand
lui apprit l'évacuation de la citadelle de Naples et la marche de
Montpensier sur Salerne. En même temps, le Roi, désireux de pour-
suivre les Français campés sous les murs d'Atella, réclamait son aide
et le priait de le rejoindre.
(285)
ISABELLE LA GRANDE
S'il obéissait, Gonzalve aventurait le fruit de ses derniers succès,
car l'ennemi profiterait de son absence pour réparer ses pertes graves ;
s'il restait en Calabre, une occasion peut-être unique de détruire en
un seul coup l'armée de Montpensier était perdue sans retour. Il
résolut d'obéir, mais non sans avoir auparavant frappé un coup
vigoureux et réduit ses adversaires à une impuissance momentanée.
Informé que des barons angevins assemblés à Laïno préparent leur
jonction avec Aubigny, il se jette avec une rapidité foudroyante
dans la montagne sauvage qui le sépare de cette petite ville, surprend
les paysans qui en gardent les passes, tombe sur la place et l'enlève
en dépit de l'héroïque résistance des barons surpris. Leur chef, Americo
San Severino, tomba dans la mêlée ; vingt barons furent pris et
envoyés à Naples comme prisonniers. Les grosses rançons payées
par leurs familles accrurent le butin fait dans la cité. Désormais,
Gonzalve pouvait acquitter la solde arriérée de ses troupes, et sa
générosité sans égale sut récompenser les services rendus et faire
oublier les privations bravement supportées.
Les Angevins de Calabre n'avaient plus de chef. Gonzalve marcha
vivement sur Atella et l'atteignit au commencement de juillet. Durant
cette course rapide à travers un pays hostile, il ne rencontra aucune
opposition sérieuse, tant était grande la frayeur inspirée par ses
exploits. Des renforts lui étaient venus d'Espagne ; il marchait à la
tête de 500 hommes d'armes, de 50 cavaliers légèrement équipés
et de 2 000 fantassins, soldats d'élite rudement exercés.
Informé de son approche, Ferdinand de Naples sortit du camp et
se porta au-devant de lui, accompagné du Marquis de Mantoue et de Cé-
sar Borgia, Légat du Pape. Tous avaient hâte d'honorer le héros qui, en
moins d'une année, avait recouvré la plus grande partie du royaume
de Naples et vaincu des troupes disciplinées, braves entre les braves.
Au dire des historiens, Gonzalve reçut alors, comme témoignage
de l'admiration générale, le surnom de Gran Capitân sous lequel il
est encore connu dans l'histoire. Lui fut-il donné avant ou après la
prise d' Atella? La date importe peu. Il l'avait mérité dans tant de
combats mémorables, par tant de manœuvres savantes que nul ne
dut jamais le disputer à sa vaillance magnifique.
Les Français enfermés dans Atella commençaient à souffrir cruelle-
ment d'un blocus partiel. Dès son arrivée Gonzalve vit le moyen de
le compléter. Une petite rivière alimentait la cité et faisait tourner des
moulins où la garnison venait moudre son blé. Montpensier en avait
confiéla garde à un corps de Suisses et à des compagnies d'archers gascons.
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EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
Bien que les Espagnols eussent toujours redouté de s'engager contre
les mercenaires du Nord réputés invincibles, quelques rencontres leur
avaient livré le secret d'une tactique très simple et avaient amoindri
une crainte un peu superstitieuse. Les longues lances allemandes
avaient le don d'intimider les troupes espagnoles. Habilement, Gon-
zalve mêla les armes redoutées aux courtes épées et aux boucliers de
ses soldats. De même Pyrrhus, au dire de Polybe, faisait alterner les
porteurs de sarisses macédoniennes avec les manipules armés du
pilum et du glaive romain.
Ses dispositions prises, Gonzalve conduisit en personne l'attaque
des moulins. A sa vue, les archers gascons, saisis de panique, prennent
la fuite, après avoir décoché une volée de flèches sans effet. Quant
aux Suisses, épuisés par la fatigue et les privations auxquelles ils
n'étaient point habitués, démoralisés par les revers, mis en défiance
par la renommée de l'adversaire, ils opposèrent d'abord une faible
résistance, puis ils abandonnèrent la position et battirent en retraite
vers la ville. Sur le soir, il ne restait plus pierre sur pierre des moulins.
Découragé, Montpensier envoya un parlementaire.
Les termes de la reddition furent rigoureux.
« Si aucun secours n'arrive aux assiégeants d'ici trente jours, le comman-
dant de l'armée française rendra Atella et toutes les places fortifiées prises
dans le royaume de Naples, avec leur artillerie, armes et munitions. Par
contre, les mercenaires étrangers seront autorisés à rentrer dans leur pays,
tandis que des navires italiens rapatrieront les troupes françaises. Une
amnistie générale est accordée aux Napolitains qui auront fait leur soumis-
sion ou seront rentrés au service de leur roi légitime dans un délai de quinze
jours. »
La capitulation fut signée le 21 juillet 1496
« Jamais, au dire de Comines, il n'en fut consenti de plus désastreuse...
Une capitulation trop déshonorante pour être ratifiée en France. »
Reproche injuste dans la bouche de ceux mêmes qui avaient
abandonné l'armée d'Italie.
Les trente jours écoulés, et aucun secours n'étant parvenu aux
assiégés, les troupes françaises évacuèrent Atella et se retirèrent sur
Baia. Là, une épidémie meurtrière acheva l'œuvre de la défaite. Le
mal tombait sur des hommes fatigués par la chaleur, intoxiqués par des
miasmes paludéens, débilités par l'abus du vin, des fruits et par des
(287)
ISABELLE LA GRANDE
excès de tout genre. Montpensier fut l'une de ses premières victimes.
Chef médiocre, mais chevalier courageux, il refusa l'offre du Mar-
quis de Mantoue, son beau-frère, prêt à le sauver, et mourut au milieu
de ses soldats consternés. Sur les 5000 hommes sortis d'Atella, à peine
500 échappèrent au fléau.
Restait Aubigny, toujours inquiétant en Calabre. Gonzalve mar-
cha contre lui à la tête d'une armée grossie chaque jour au bruit de ses
exploits. Dès son approche, les villes ouvraient leurs portes, les soldats
chargés de le combattre couraient se ranger sous sa bannière. Seul dans
un pays soulevé, sans espoir de secours, Aubigny se résigna et traita,
lui aussi, avec le vainqueur. Les commandants des petites villes
occupées par des garnisons françaises, qui avaient refusé de se rendre
tant que le Roi Charles ne les aurait pas relevés de leur serment,
suivirent son exemple. Les défenseurs se dispersèrent et, par petites
bandes, essayèrent de regagner leur patrie.
Telle fut la fin de la brillante armée française qui, moins de deux ans
auparavant, s'était répandue sur la belle Italie, en route pour Cons-
tantinople et Jérusalem. Le génie politique de Ferdinand d'Aragon
avait préparé la défaite ; le génie militaire de Gonzalve l'avait con-
sommée. Ce triomphe grandit singulièrement la situation du Roi
d'Espagne. Machiavel en témoigne :
« Rien, dis-je, ne peut faire estimer davantageun prince que ses grandes
entreprises et les rares exemples qu'il donne. Nous avons de nos jours Ferdi-
nand d'Aragon, présentement Roi d'Espagne. On peut presque le considérer
comme un nouveau prince parce que, de faible monarque qu'il était, sa gloire
et sa renommée ont fait de lui le premier monarque de la chrétienté. Si vous
considérez ses actions, vous les trouverez toutes grandes et quelques-unes
extraordinaires. Au commencement de son règne, il assaillit Grenade, et ce
fut le fondement de sa grandeur. »
Si cette première campagne d'Italie a été traitée ici d'une manière
sommaire, c'est que, en réalité, elle intéresse davantage Ferdinand
d'Aragon, toujours jaloux des intérêts de ses domaines héréditaires,
que la Reine absorbée, depuis la prise de Grenade, par l'administra-
tion de ses nouveaux Etats. Isabelle conseilla le choix de Gonzalve de
Cordoue comme capitaine, et ce fut le service le plus grand qu'elle
rendit à son époux dans cette circonstance difficile.
Isabelle la Grandi
J'i.. XXV, page 28
Cl. Lacoste.
MADRID . HOPITAL DE LA LOTIN\.
Isabelle la (jrande
i'L. XXVI, l'A'ib 289.
CHAPITRE XVIII
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
ATTACHEMENT ET FIDÉLITÉ DE LA REINE A SON ÉPOUX. || LETTRE DE FERDINAND
A ISABELLE. || L'ÉDUCATION DU PRINCE DON JUAN. || PIERRE MARTYR DE ANGHERA.
|| SA MORALE. H DON JUAN CULTIVE LES ARTS LIBÉRAUX. || CRÉATION D'UN CONSEIL
PRÉSIDÉ PAR LE PRINCE. || ÉDUCATION DES INFANTES. || LA CULTURE INTELLEC-
TUELLE DES DAMES CASTILLANES. || L' ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE. || RÈGLE-
MENT de vie d'un étudiant de salamanque. || le trivium et le quatri-
VIUM. || LES SCIENCES EXACTES SONT A PEU PRÈS DÉLAISSÉES. || LA MÉDECINE EST
EXERCÉE PAR' LES JUIFS. Il SCRUPULES DE FRANCISCO DE SOLIS. || LA MUSIQUE
FIGURE DANS LE QUATRIVIUM. || JURISPRUDENCE ET CODIFICATION DES LOIS. H
CRÉATION D'UNIVERSITÉS NOUVELLES. || LA BIBLE POLYGLOTTE D'ALCALÂ. Il
INTRODUCTION DE L'IMPRIMERIE EN ESPAGNE. || LA BIBLIOTHÈQUE D'ISABELLE.
|| LES CHRONIQUES. || LES LIVRES DE CHEVALERIE. |] L'ART DRAMATIQUE. || LA
CRITIQUE. || L'ARCHÉOLOGIE.
La vie publique d'Isabelle a été si active, si bien remplie depuis
son avènement au trône, que l'occasion ne s'est pas offerte de
signaler ses vertus privées, de peindre la tendresse de son cœur,
d'étudier l'admirable éducatrice d'une jeunesse ignorante. L'heure
est venue de pénétrer dans l'intimité d'une existence digne de servir
de modèle et d'être donnée en exemple.
La lettre touchante d'Isabelle à Talavera est un témoignage
précieux des sentiments que la Reine professait pour son époux.
Ferdinand s'en montrait-il digne? Nul ne l'eût pu dire. Prudent,
dissimulé, égoïste sous une apparence souriante et gracieuse, il ne se
confiait à personne. On savait qu'il prisait très haut l'intelligence
de sa femme, qu'il ne prenait aucune décision sans la consulter et
que le jugement de la Reine faisait loi au camp comme au conseil.
Mais, marié à dix-huit ans, habitué à la liberté des hommes de guerre,
Ferdinand ne garda pas toujours la foi conjugale. Quatre enfants
illégitimes, nés de mères différentes, témoignaient de sa fragilité. Isa-
(289)
ISABELLE LA GRANDE
belle, impeccable, feignait d'ignorer ces faiblesses et, souvent, on la vit
doter richement de belles demoiselles et les éloigner ainsi de la Cour
où la faveur royale les destinait à un rôle trop important. En dépit de
ces écarts discrets, le ménage royal restait uni par le sentiment, l'habi-
tude et l'intérêt. Peut-être même Ferdinand eût-il souffert de la
froideur de la Reine.
« Maintenant, Madame, on peut voir clairement quel est celui de nous
deux qui aime le mieux. Si j'en juge d'après ce que vous avez ordonné qu'on
m'écrive, je sens que vous pouvez être heureuse sans moi, alors que je perds
le sommeil parce que messagers après messagers ne m'apportent aucune
lettre de vous. Ce n'est pas que vous manquiez de papier et que vous ne
sachiez pas écrire. La véritable raison est que vous ne m'aimez pas et que
vous êtes fière. Vous vivez à Tolède et moi dans de petits villages. Soit, un
jour vous reviendrez à vos vieilles affections. S'il n'en était ainsi, je mour-
rais et vous seriez cause de ma mort. Écrivez-moi et dites-moi comment
vous allez. Il n'y a rien à dire sur les affaires qui me retiennent, sinon ce que
vous avez appris déjà par Fernando del Pulgar... Les affaires de la Princesse
ne doivent pas être négligées. Pour l'amour de Dieu, rappelez-lui son père
qui baise vos mains et demeure votre serviteur.
« Le Roy. »
De cette union, en somme heureuse, étaient nés cinq enfants :
un fils et quatre filles. L'aînée, Isabel, pour qui la Reine eut toujours
une prédilection, vit le jour à Duenas en 1470. Physiquement, non
par le caractère, elle ressemblait à la mère de Ferdinand, l'astucieuse et
vaillante Juana Enriquez, et Isabelle se plaisait à l'appeler « ma
belle-mère ». Huit années se passèrent avant que les Rois eussent un
second enfant. Ce fut un fils ; on le nomma Juan. Il naquit à Séville
et les chroniques nous ont conservé le souvenir de l'accueil fait à un
prince appelé, semblait-il, à une haute destinée. Les Infantes Juana,
Maria et Catalina vinrent au monde entre 1479 et 1485 et furent
reçues avec joie, mais avec moins de démonstrations que Don Juan.
De bonne heure, l'éducation du Prince héréditaire, objet des
espérances de ses parents et de tout un peuple, préoccupa l'esprit
prévoyant d'Isabelle. Dans ce but, elle conçut un plan de conduite
nouveau, ingénieux, dont elle confia l'exécution à Fray Diego Deza,
moine de Salamanque, plus tard archevêque de Tolède.
Afin d'éviter l'isolement, le jeune Prince fut entouré de dix enfants
appartenant aux plus grandes familles du royaume, cinq de son âge
et cinq un peu plus âgés qui furent traités dans le palais comme ses
(290)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
égaux. Ainsi furent réunis les avantages de l'éducation privée et
l'émulation soutenue par le travail en commun. Les pages et toutes
les personnes introduites dans la maison du Prince furent choisis
avec un soin méticuleux. On ne voulait attendre d'eux que de bons
exemples et de sages conseils. Des professeurs éminents, la plupart
venus d'Italie, reçurent la direction de cette jeune école et y appor-
tèrent le goût des études classiques. On pourrait citer les frères
Geraldini, puis Lucio Marineo qui occupa pendant douze ans la chaire
de poésie et de grammaire à l'Université de Salamanque. Mais le plus
connu est, sans contredit, Pierre Martyr, historiographe de la pre-
mière expédition de Colomb.
Pierre Martyr de Anghera descendait d'une famille noble de
Milan. Il était né en 1455, à Arona, sur les bords du lac Majeur, et avait
fait ses études à Rome où il était demeuré pendant douze ans. On
était en 1487, durant la période la plus active de la guerre de Grenade,
quand il vint en Espagne, amené par le Comte de Tendilla. << Mars
me fit délaisser les muses », écrit-il à des amis.
Le Prince Don Juan, son futur élève, n'avait pas encore huit ans.
Plus tard, après la prise de Grenade, Pierre Martyr organisa les
cours dont il avait été si souvent question entre la Reine et lui. Il ne
réussit pas du premier coup à rendre studieux des enfants dédai-
gneux de tout enseignement pédagogique.
« Comme leurs ancêtres, mes élèves tiennent les lettres en médiocre
estime. Ils les considèrent comme un obstacle à la carrière des armes qu'ils
jugent seule digne d'être honorée. »
Mais les ordres de la Reine étaient formels, et l'exemple partit
de haut. Quand le Prince Don Juan, très heureusement doué, eut
manifesté son goût pour l'étude et fait de rapides progrès en latin,
ce fut à qui s'appliquerait à l'imiter. Bientôt Pierre Martyr groupa
autour de sa chaire un brillant auditoire, et en septembre 1492 il en
témoigne sa satisfaction. La lettre est datée de Saragosse où la Cour
vient d'arriver.
« Ma maison est tout le jour remplie de jeunes gens qui, détournés des
jeux vulgaires pour s'adonner à l'étude des lettres, sont convaincus mainte-
nant que celles-ci, loin d'être un obstacle, sont plutôt un secours dans la
carrière des armes. Il a convenu à notre royale maîtresse, le modèle des vertus
les plus hautes, que son cousin germain, le Duc de Guimaràes, et le Duc de
(291)
ISABELLE LA GRANDE
Yillahermosa, neveu du Roi , restassent chez moi durant le j our entier, exemple
qui a été suivi par les principaux cavaliers de la cour. Après avoir entendu
nies leçons en compagnie de leurs précepteurs, ils se retirent et les répètent
chez eux. »
Connaissant la jeunesse et l'art d'enseigner, Pierre Martyr se
garde de rendre les études classiques austères et maussades. Il
cherche au contraire à leur donner de l'attrait, tâche de mettre la
grammaire latine à la portée des enfants, écarte les gros volumes
où ils se perdent, adopte des méthodes élémentaires et remet à plus
tard l'étude des difficultés abordées d'emblée auparavant et qui
avaient le don de les rebuter.
L'enseignement de Pierre Martyr n'est pas uniquement littéraire ;
la morale y prend une place très importante. Disciple de Barzizza,
un philosophe italien, il pense que l'explication des auteurs anciens,
l'admiration sans critique de la vie grecque et romaine, l'exaltation
passionnée des libertés politiques ne sont pas sans danger pour la
jeunesse. « L'éloquence est au service de l'esprit, mais, si l'esprit est
perverti, il en use comme d'un poison pour corrompre les mœurs.
Personne ne doit se livrer à l'étude de l'éloquence si, d'avance, il ne s'est
converti à la vertu et s'il n'apprend à bien vivre en même temps qu'à
bien dire. >>
Belles paroles dignes d'être gravées en onciales d'or sur les murs
de nombreux édifices à frontons et à drapeaux.
Une foule de jeunes gens gardèrent l'empreinte de l'esprit du maître,
et c'est à juste titre que Pierre Martyr se vante d'avoir élevé le cœur
et développé l'intelligence de la jeunesse castillane. Ses lettres et ses
enseignements suivent ses élèves à l'armée et au gouvernement. En
même temps qu'il les informe des bruits de la Cour et des nouvelles
étrangères, il s'applique à développer quelque principe de morale ou
quelque idée philosophique, il console de la mort d'un parent ou d'un
ami, il donne des conseils de patience. Pour adoucir le chagrin de Geral-
dini, désolé de la perte de son frère, il mêle aux idées chrétiennes sur la
mort des souvenirs platoniciens :
« Il est sorti, dit-il, de cette vallée de misère et de larmes. Est-il allé vers
les dieux? Pourquoi en douter? Dieu avait-il créé cette âme héroïque,
cette âme remplie d'une science, profonde, façonnée suivant une harmonie
divine pour la poésie et l'éloquence, Dieu l'avait-il créée pour la perdre à
jamais ! Puisqu'il a aimé, chéri, vénéré Dieu, la justice divine serait un vain
(292)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
mot si Dieu lui-même ne le réchauffait maintenant dans son sein, heureux,
bien heureux au-dessus du chœur des anges. »
On juge quelle fut l'influence d'un tel homme sur cette belle
jeunesse espagnole dont l'esprit s'éveillait aux grandes idées des
humanistes. Quel large horizon ouvert devant elle, tandis que, jusque-
là, même à Salamanque, les plus nobles intelligences s'appliquaient
uniquement à l'étude du droit, de la théologie et d'une scolastique
routinière !
Isabelle avait donné les preuves d'une très grande profondeur de
jugement lorsque, bravant l'hostilité de l'Espagne aux influences
extérieures, elle appelait à sa Cour des maîtres italiens et leur confiait
le soin d'épurer le goût de la jeunesse et de l'initier aux beautés de
l'antiquité classique. Capable d'apprécier les services de Pierre Martyr,
elle lui témoignait sa satisfaction par une faveur marquée. Une lettre
personnelle de la Reine est ainsi adressée : << Noster fidelis dilecte : el
proto notayo Mycer Pedro Martyr, mio capellan y orador >>.
Non contente de protéger les maîtres, Isabelle assistait parfois aux
cours afin de les honorer et de faire sentir aux élèves l'importance
qu'elle attachait à leur enseignement. Les progrès du Prince Don
Juan l'intéressaient vivement. Un livre de raison pieusement conservé
à la bibliothèque de Simancas porte l'énumération des compositions
latines du prince et les notes que lui ont values ses dessins.
« Aucun Espagnol, écrit Giovio, ne fut considéré comme noble qui montra
de l'indifférence pour les sciences. »
Les fils de grandes familles ne se contentaient pas d'être de brillants
élèves, ils ambitionnaient d'enseigner à leur tour. Le fils du Duc
d'Albe, Don Gutierre de Tolède, professa brillamment à Salamanque,
tandis que Don Pedro Fernândez Velasco, fils du Comte de Haro,
futur grand connétable de Castille, expliquait Pline et Ovide, et que
Don Alfonso de Manrique, fils du Comte de Paredes, occupait une chaire
de grec à l'Université d'Alcalâ.
L'âge lui-même ne calmait pas cette belle ardeur littéraire et l'on vit
le sexagénaire Marquis de Dénia s'appliquer avec passion à l'étude de la
langue latine.
Des plaisirs délicats reposaient le Prince Don Juan de ses travaux
scolaires. Un gentilhomme de sa chambre, Francisco de Oviedo, nous
renseigne sur sa vie journalière et nous fait connaître ses goûts.
(293)
ISABELLE LA GRANDE
En parfait chevalier, Don Juan dormait auprès de son épée fixée
au chevet de son lit ; il était habile aux exercices de corps, ardent à la
joute et au tournois, passionné pour la chasse, mais il n'en aimait pas
moins les arts.
« Le Prince Don Juan, mon seigneur, était naturellement doué pour la
musique, cet art enchanteur idole des âmes sensibles et affectueuses. Il
l'entendait fort bien, quoique sa voix ne fût pas aussi belle qu'il était fier de
chanter. Et, pour chanter avec lui, venaient au palais son maître de chapelle,
Joanes de Anchette, et cinq enfants de chœur qui avaient de jolies voix. Le
Prince chantait avec eux la musique qui lui plaisait» et cela pendant des
heures entières. Il avait une voix de ténor et la conduisai t avec art. Dans sa
chambre, il avait réuni un orgue, un clavicynibale, un clavicorde et des
flûtes. Il jouait bien de ces divers instruments. »
Le Prince et ses amis n'étaient pas seuls à la Cour épris de musique.
Plusieurs chevaliers, élevés par Isabelle aux plus hautes charges
de l'Etat ou placés à la" tête de missions diplomatiques importantes,
cultivaient aussi cet art. Citerons-nous Don Bernardino de Manrique
et Garcilaso delà Vega, Ambassadeur à Rome et père du célèbre poète
du même nom qui fut gentil niusico de harpa, et Francisco Penalosa,
l'un des plus brillants musiciens de la chapelle papale?
Dans sa sollicitude, Isabelle ne s'attachait pas seulement à déve-
lopper les facultés intellectuelles ou artistiques de son fils, elle cultivait
aussi ses qualités morales, corrigeait ses défauts naturels et marquait
en lui l'empreinte de sa grande âme. Dès l'enfance, le Prince inclinait
vers l'économie. Certes, un Roi de Castille ne devait pas être pro-
digue, — Isabelle savait trop ce qu'il lui en avait coûté de peines et
d'efforts pour réparer les folies de son père et de son frère Enrique, —
mais il fallait pourtant que Don Juan fût magnanime, généreux, et
que sa main, fermée aux courtisans et aux favoris, fût ouverte aux
malheureux et aux bons serviteurs de la couronne.
Avec une prévoyance rare, la Reine voulut encore préparer son
fils à porter sans faiblir la double couronne de Castille et d'Aragon
réunies sur sa tête et sur celle de son époux. Devinant peut-être
que sa vie serait courte et comprenant le danger de faire passer sans
préparation le jeune Prince des jeux et de la dépendance de l'enfance
au gouvernement d'une grande monarchie, elle voulut devancer le
temps où il eût été nécessaire de l'en instruire. Dans ce but, et malgré
la résistance égoïste que montrait Ferdinand à traiter son fils en héri-
(294)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
tier, alors que lui-même avait à peine dépassé la quarantaine, le Prince
reçut une maison constituée et fut invité à présider un conseil d'hommes
sages et respectés formé sur le modèle du grand conseil de Castille. Il
y apprendrait les lois, la pratique des affaires et s'initierait aux
méthodes de gouvernement qu'il devrait appliquer un jour. La pre-
mière réunion de cette assemblée de maîtres chargés d'instruire un
élève tout en lui laissant une certaine initiative, eut lieu à Almazân,
en 1496. Don Juan avait à peine dix-huit ans. Il était beau, doué à
miracle ; une heureuse destinée semblait lui sourire. Vaines espérances
qui allaient bientôt s'évanouir sous le coup d'un sort implacable.
Isabelle avait surtout porté l'effort de sa belle intelligence sur
l'éducation de son fils. Bien que retenant moins sa sollicitude à cet
égard, les Infantes reçurent pourtant une instruction très complète.
Sous la direction des frères Antoine et Alexandre Geraldini, elles
apprirent le latin et se familiarisèrent avec cette langue au point de
mériter l'admiration. L'auteur du Carro de las Douas s'exprime
ainsi :
<< La Reine éleva son fils et ses filles avec le plus grand soin, leur donna
des maîtres chargés de leur apprendre les lettres et la vie, et les entoura
de personnes qui tendirent à faire d'eux des vases d'élection et des rois du
ciel. »
Dans son ouvrage : De christiana Femina, le savant valencien Luis
Vives écrit à son tour :
« Notre âge a vu quatre filles érudites delà Reine Isabelle. Ce n'est pas
sans admiration que l'on cite Jeanne, épouse de Philippe et mère de Charles,
qui pouvait parler le latin de la bonne époque appris d'après les nouveaux
principes. Les Anglais disaient de même de Catherine, sœur de la Reine
Jeanne. La Princesse que le sort avait conduite en Portugal n'était pas
moins lettrée que ses sœurs. »
Erasme signale avec admiration l'instruction littéraire de l'infor-
tunée Catherine, femme de Henri VIII 1
« La Reine n'était pas seulement un miracle littéraire pour son sexe; sa
piété égalait son érudition. »
Alors que les jeunes Princesses s'adonnaient avec un pareil succès
aux études classiques, il était à prévoir que les dames de haute nais-
ISABELLE LA GRANDE. (295) 20
ISABELLE LA GRANDE
sance prendraient part au mouvement intellectuel dont Isabelle était
l'apôtre. A aucuneépoque l'Espagne ne se glorifia d'un pareil ensemble
de femmes doctes. Le choix serait difficile entre la Comtesse de Mon-
teagudo, Dona Maria Pacheco de la maison de Mendoza, Isabel de
Vergara et Beatriz Galindo, surnommée la Latina, le brillant professeur
de la Reine, car Isabelle elle-même, dont l'instruction n'avait pas été
aussi soignée que celle de ses filles, s'était appliquée à l'étude de la
langue de Virgile et d'Horace, moins dans le désir de connaître les
classiques que de lire la correspondance d'Etat écrite en latin et
d'entendre les ambassadeurs sans l'aide d'un interprète.
Au commencement du XVIe siècle s'illustrèrent encore la poétesse
Florencia Pinar, dont certains poèmes figurent dans le Cancionero,
a ségovienne Dona Juana de Contreras, en relation épistolaire avec
Lucio Marineo, Dona Lucia de Medrano, professeur de grec et de
latin à l'Université de Salamanque, et enfin Dona Francescade Lebrija
qui, aux applaudissements des maîtres et des élèves, se substitua
fièrement à son père dans la chaire de rhétorique d'Alcalâ. Sans doute
le savant qui, le premier, mesura un degré du méridien terrestre afin
d'en déduire le diamètre du globe avait dès longtemps préparé sa fille
à cet honneur. Partisan convaincu de l'éducation des femmes, il
avait composé une grammaire à leur usage où le texte latin était mis
en regard de la traduction espagnole. Les langues mortes ne profitèrent
pas seules de la protection d'Isabelle. Sous l'impulsion royale, l'idiome
s'épura, s'éleva rapidement vers la perfection, se répandit à l'étranger,
surtout en Italie où il devint élégant, entre belles dames et brillants
cavaliers, de s'entretenir en castillan. Isabelle ne se contentait pas
d'admirer et de louer les savants, elle les aidait d'une manière efficace
en acceptant l'hommage de leurs livres et en s'intéressant à leur
succès. Alonso de Palencia lui dédiait son dictionnaire et une traduc-
tion de Josèphe ; Diego de Valera, une chronique d'Espagne précédée
d'une description des trois parties du monde connu en 148 1 ; Rodrigo
de Santillana, son vocabulaire ; Alonso de Côrdoba, ses tables astro-
nomiques; Diego de Almeda, El compendium historical de la crônica
de Espaiïa ; Juan de Encina, son Cancionero ; Alonso de Barajas, ses
descriptions de la Sicile; Gonzalvo de Araya, la traduction du Livre
de la Nature de l'homme ; Fernando del Pulgar, son Histoire des Rois
mores de Grenade et ses Hommes illustres de Castille.
Les évêques, attirés dans le rayonnement delà Reine, montraient,
soit par goût, soit afin de lui plaire, une égale sollicitude pour les travaux
de l'esprit. Le Cardinal de Mendoza, si avant dans la faveur des Rois,
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LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
avait, tout jeune encore, traduit l'Enéide et l'Odyssée à l'intention de
son père le Marquis de Santillane, désolé de ne point savoir le latin ; Don
Alonso de Fonseca, Archevêque de Santiago, cultivait avec passion les
belles-lettres dont il s'était épris en Italie ; le doux et saint évêque
Fernândez de Talavera travaillait à propager l'étude des humanités ;
enfin l'insigne Cardinal Ximenes de Cisneros devint le Mécène de
l'Espagne dès que sa nomination au siège primatial de Tolède eut mis
entre ses mains des revenus immenses que son austérité lui inter-
disait d'employer à un usage personnel.
Parallèlement avec l'instruction des jeunes nobles élevés dans
les écoles privées se développait l'enseignement public. Jusqu'au règne
d'Isabelle, seule l'Université de Salamanque l'avait donné avec succès.
Soutenus par les encouragements de la Souveraine, les collèges se
multiplièrent et rivalisèrent avec l'Université agrandie, pourvue de
professeurs éminents et généreusement rémunérés. En 1488, quatre ans
avant la fin de la guerre de Grenade, on immatriculait plus de
4 000 étudiants espagnols ou étrangers. Parmi eux figuraient même
parfois les descendants de grandes familles. On se fera une idée de la
vie qu'ils y menaient en lisant le règlement de vie destiné au fils du
Comte d'Olivares, étudiant à Salamanque, durant l'ambassade de son
père en Italie. L'époque est postérieure à celle qui nous occupe, mais
la vie des écoliers ne s'était guère modifiée depuis un siècle.
Le jeune homme, installé dans un palais loué à son intention, est
entouré d'une maison montée avec opulence et composée d'un grand
nombre de serviteurs. Depuis le précepteur jusqu'aux palefreniers,
jusqu'aux lavandières, tous doivent garder une attitude correcte
en harmonie avec la noblesse de leur maître. Il est recommandé à
Don Gaspar d'entretenir des relations mondaines avec ses profes-
seurs, les prieurs des couvents, les directeurs des collèges et les repré-
sentants des maisons nobles de sa parenté. Dans ses visites, les pré-
séances et l'étiquette seront scrupuleusement observées. Les prescrip-
tions relatives à la pratique des devoirs religieux peignent l'état
moral dans lequel on s'efforçait d'entretenir la jeune noblesse :
« Chaque soir, après avoir prié Dieu et avant de se coucher, Don Gaspar
fera son examen de conscience. Il fréquentera les sacrements et communiera
aux grandes fêtes ou, du moins, remplira ce devoir une fois l'an. Il gardera
une note écrite de ses communions sur un livre spécial. Les serviteurs
communieront plus ou moins selon leur qualité. Le jeune homme sera chari-
table sans ostentation, mais avec la générosité convenable à un seigneur de
(297)
ISABELLE LA GRANDE
grande naissance. Il donnera chaque année en aumônes une somme équiva-
lente au dixième des dépenses de sa maison. Une fraction sera attribuée aux
pauvres de la rue, une autre sera réservée aux mendiants ordinaires de la
porte. »
Ainsi sont désignés les marmiteux, pouilleux et pauvres hères
autorisés à s'asseoir de chaque côté de la porte du palais et à dormir
la nuit derrière ses battants.
« La plus grosse partie des aumônes sera remise aux monastères qui le
demanderont ou distribuée aux étudiants pauvres selon le sentiment de Don
Gaspar. Il favorisera de préférence ceux de ses commanderies et des pays
où il touche des bénéfices. Il donnera tantôt à. l'un, tantôt à l'autre par
petites sommes.
« Don Gaspar doit vivre en bonne compagnie et, dans le choix de ses
relations, prendre en plus grande considération la vertu que les autres quali-
tés. Il se tiendra pour averti que les flatteurs et ceux qui montrent le désir de
plaire à leurs supérieurs profitent de leurs défauts s'ils les croient naïfs. Il ne
les fréquentera pas, alors même qu'ils seraient qualifiés, et leur préférera
toujours des gens d'une autre sorte. Il se gardera de se montrer à la prome-
nade en leur compagnie, de se mettre auprès d'eux à la fenêtre et de s'accor-
der à leur côté tout autre de ces passe-temps qu'il est permis de prendre
avec des personnes vertueuses. »
Alors que la conduite morale du jeune homme était ainsi réglée,
il va sans dire qu'il lui était recommandé de suivre avec régularité
les cours de l'Université. Depuis le XIIe siècle, les Rois de Castille
s'étaient efforcés d'entretenir à Salamanque un conservatoire du
savoir et, successivement, ils l'avaient pourvu des chaires propres à le
développer. L'enseignement avait été de bonne heure réparti en
deux branches distinctes qui comportaient des divisions et subdi-
visions. Le Trivium comprenait la grammaire, la rhétorique et la
dialectique. Dans le Quatrivium se classaient l'arithmétique, la géo-
métrie, l'astronomie et la musique. Dès ses origines, l'école avait
porté ses efforts sur la rhétorique et la dialectique, et les maîtres comme
les élèves s'y étaient appliqués avec ardeur ; mais ce bel enthousiasme
n'avait pas duré. Aussi bien, le premier soin de Mendoza, de Talavera
et de Ximenes fut-il de rendre à l'étude de la théologie et du droit
canon une place importante dans l'enseignement. Il était temps, car
ces sciences avaient été à tel point négligées et le clergé séculier était
tombé dans une telle ignorance que le concile d'Aranda interdit l'accès
(298)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
des carrières ecclésiastiques à tout candidat incapable de passer ses
examens en latin.
Isabelle voulait non seulement un clergé instruit, elle le souhaitait,
avant tout, chaste et austère, et s'appliqua de son mieux à donner
les grandes charges de l'Église à des prêtres selon le cœur de Dieu.
Au début de son règne, elle avait dû faire violence à ses sentiments
en faveur du Cardinal de Mendoza ; mais, en appelant le sévère
Ximenes à lui succéder sur le siège de Tolède, elle montra en quelle
estime elle tenait une vertu intransigeante et farouche. A ce point
de vue, Isabelle devançait son temps et marchait contre les habitudes
et les idées reçues. Encore, il n'était venu à personne, pas même au
Pape, l'idée d'imposer une vie discrète et régulière à des prélats nommés
à leur siège dès l'âge le plus tendre et choisis parmi les bâtards royaux
ou les cadets de grande maison. Nul ne s'étonnait de les voir participer
aux plaisirs et aux divertissements des laïques quand leurs fonctions
sacerdotales étaient à peu près remplies. Certes, Alexandre VI dut
être bien surpris quand il reçut une lettre des Rois d'Espagne l'invi-
tant à réfréner les excès de sa famille et les scandales que donnait
la Cour pontificale.
Soutenu par la volonté de la Reine, l'enseignement de la théologie,
du droit canon et du latin indispensable à leur étude prit une impor-
tance capitale à Salamanque et les décisions de ses casuistes eurent
bientôt force de loi dans le monde catholique.
Il semble que, en revanche, les sciences exactes furent assez
délaissées. Ainsi Pedro Ciruelo et Juan Martines Silcileo durent se
rendre à Paris pour y préparer leur cours de mathématiques et n'en
rapportèrent que de lourdes compilations. L'astronomie et la cosmo-
graphie languissaient également, en dépit de leur utilité et malgré
l'exemple du Portugal où elles étaient protégées par l'Infant Dom
Henrique et le Roi Dom Manuel. Entre l'astronomie et l'astrologie judi-
ciaire, beaucoup d'Espagnols ne voyaient guère de différence. Cepen-
dant, quelques savants se signalaient : Martin Fernândez de Enciso
publia ses Principes de cosmographie ; Alonso de Santa Cruz inventa
des méthodes et des machines ingénieuses ; Florian de Ocampo tenta
de fixer la position géographique des villes d'Espagne au moyen
d'observations astronomiques, mais ces hommes de valeur étaient
dispersés dans l'ensemble de la Péninsule, tandis que l'enseignement
de maîtres très nombreux illuminait Salamanque.
Il est pourtant une science non classée dans le Trivium et le Qua-
trivium qui prit dans les Universités d'Espagne une importance très
(299)
ISABELLE LA GRANDE
considérable. C'est la médecine. Importée en Espagne par les Arabes,
elle était restée longtemps entre leurs mains et dans celles des Juifs.
Ces derniers y excellèrent ; les liens qu'ils avaient conservés avec leurs
coreligionnaires orientaux leur permettaient de donner à leurs soins
l'appui d'excellents remèdes. Mais il existait contre eux de telles
préventions qu'ils étaient contraints d'exercer leur art presque en
secret. Parfois la qualité de leurs malades, le succès de leur thérapeu-
tique les mettaient en lumière. Juan II, père de Ferdinand, avait
été opéré d'une cataracte double par un médecin juif nommé Abiatar
Aben Crescas (n septembre 1469). L'opérateur abaissa d'abord le
cristallin de l'œil droit. Ravi d'avoir recouvré la vue, le Roi commanda
d'abaisser aussitôt celui de l'œil gauche. Abiatar refusa. Les astres, dit-il,
n'étaient plus favorables. Sa résistance manqua lui coûter la vie. Ce
fut seulement le 12 octobre qu'il consentit à terminer la cure.
En dépit de leur supériorité, les médecins juifs souffraient des
entraves apportées à l'exercice de leur profession. Leurs ennemis
étaient dans les couvents; mais, si les moines excitaient contre eux la
défiance populaire, ils recouraient à leurs soins dans les circonstances
graves. C'est ainsi que, en 1489, les Dominicains, sans tenir compte
des ordonnances royales, sollicitèrent du Pape l'autorisation d'appeler
des médecins juifs, sous prétexte qu'il y avait pénurie de médecins
chrétiens. A dater de ce moment, la profession médicale fut relevée
et l'Église honora ses travaux. A défaut de gradués en théologie, on
octroya aux médecins les bénéfices vacants. Sous les Rois Catholiques,
la médecine se dépouille des formules scolastiques qui l'étouffent,
fraternise avec les lettres et s'adjoint l'étude des langues étrangères,
précieux auxiliaires. En 1498, Francisco Lôpez de Villalobos écrit un
poème intitulé : Sommaire de la médecine. Andrés Laguna signale
l'anatomie comme une branche indispensable de l'art de guérir et en
préconise l'étude. Des praticiens professent au lit du malade, dans
les hôpitaux de Salamanque de Grenade et de Santiago dus à la
munificence des Rois, et donnent à leurs travaux un véritable carac-
tère scientifique. C'est l'époque des Antonio de Cartagena, de Luis
Lobera de Avila, et de Francisco Vallès surnommé el Divino.
L'enseignement médical atteignit à l'apogée de sa gloire à la fin
du règne d'Isabelle et sous son successeur immédiat. Il ne fit ensuite
que déchoir et, sous Philippe II, il retomba dans l'empirisme dont il
avait eu tant de peine à se dégager. Les causes de cette décadence
rapide furent multiples. Tandis que, au Moyen Age, les médecins
chrétiens se montraient respectueux des articles de foi, dès le début
(300)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
du XVIe siècle ils disputèrent avec les philosophes et orientèrent la
science médicale vers le matérialisme. L'Espagne était trop pieuse
pour les suivre dans cette voie.
Un exemple de la terreur qu'inspiraient les idées nouvelles à des
esprits profondément religieux. Il remonte au règne de Charles-
Quint, mais, vingt ans plus tôt, on eût pu relever des cas sem-
blables.
Entre ses médecins renommés, Salamanque comptait le célèbre
Francisco de Solis. Charles-Quint se l'était attaché. Le bruit des gué-
risons obtenues par ce maître étant parvenu jusqu'aux oreilles de
Paul III, le pontife pria l'Empereur de le lui prêter quelque temps.
Francisco de Solis se rendit à Rome et y demeura plusieurs mois.
Là, touché de la grâce, il abandonne l'art où il a excellé et prend les
ordres. Quelques années plus tard, rentré en Espagne et devenu
évêque, il fonde à Salamanque un collège d'orphelins et interdit d'y
enseigner la médecine. Il avait échappé à l'incrédulité au prix de
grands efforts, et il eût cru manquer à son devoir s'il eût exposé aux
mêmes périls des âmes moins bien trempées que la sienne.
Par la suite, une étrange union entre l'orgueil et les préjugés
détourna les élèves des carrières rétribuées et acheva de ruiner tout
enseignement clinique. Les gens bien nés prirent en dédain les
hommes qui demandaient au travail des moyens d'existence. A cet
égard, rien n'est instructif comme l'exemple du médecin contraint de
s'agenouiller pour tâter le pouls de la demoiselle de la Virreina, sa
cliente.
La musique, comprise dans le Quatrivium parmi les sciences exactes,
eut de bonne heure à Salamanque des adeptes fervents.
Sa place éminente dans les aulas universitaires était commandée
par son importance religieuse plutôt que par son caractère mathé-
matique, mais la haute estime où la tenaient les classes cultivées
augmentait chez les théoriciens et les compositeurs le respect de
leur art.
A la suite de Pythagore, de Boèce et d'Isidore de Séville, les maîtres
considéraient que la musique est le soutien de la véritable sagesse,
ils acceptaient la théorie aristotélicienne de la purgation des passions
par sa culture et, d'un commun accord, élevaient un monument
superbe à l'harmonie dans le domaine moral.
Au début du Ver gel de Principes, Ruy Sanchez de Arévalo s'adresse
ainsi au roi Enrique, frère d'Isabelle :
(301)
ISABELLE LA GRANDE
« La cinquième excellence de cet art noble et de cet exercice honnête
consiste à disposer et à diriger les hommes non seulement vers les vertus
morales, mais aussi vers les vertus politiques qui les préparent à bien
régner et gouverner. Et c'est dans ce but que l'exercice vertueux de la
musique doit être recommandé aux rois et aux princes. »
Quelque cent ans plus tard, Mariana exprimera la même pensée :
« Par le chant, les princes peuvent apprendre combien est forte l'in-
fluence des lois, combien est utile l'ordre dans la vie, combien est suave et
douce la modération dans les désirs. Le Roi doit cultiver la musique pour
distraire son âme, tempérer la violence de son caractère et harmoniser ses
affections. En étudiant la musique, il comprendra que le bonheur d'une
république consiste dans l'exacte proportion et le juste accord des parties. »
' Isabelle, qui avait une prédilection pour les pures manifestations
de l'esprit, accorda de bonne heure aux compositeurs une protection
qui favorisa l'éclosion de l'école admirable du xvie siècle. Non seulement
elle avait sa musique militaire ou banda, qui prit part à la guerre de
Grenade, mais sa chapelle comptait plus de quarante chanteurs
attitrés, en outre des joueurs d'orgue, de clavecin, de luth, de viole,
de flûte, etc.
Les instruments à vent et à cordes, les livres de chant figuré, les
chansonniers et les couplets de Villancicos réunis, par ordre de la Reine,
à l'Alcazar de Ségovie et qui sont énumérés dans l'inventaire de 1503,
constituèrent sans doute le premier musée et la première bibliothèque
consacrés aux arts.
Dès leur création, les autos réclamèrent l'aide puissante de la musique
et elle y fut comme le prolongement des symphonies qui emplissaient
les vaisseaux sacrés. Plus tard, elle prêta le même service aux drames
que les autos enfantèrent et se corrompit, mais, au temps d'Isabelle,
elle était encore dans toute la splendeur de son alliance avec la foi.
L'agriculture, considérée jusque-là comme une œuvre servile, reçut
ses lettres de bourgeoisie; on se préoccupa d'en connaître les règles et
l'on demanda aux Mores, qui l'avaient toujours pratiquée avec succès,
les méthodes d'un enseignement nouveau. Il faut reconnaître pourtant
que, dans ce domaine, les Espagnols n'égalèrent jamais leurs maîtres
et reculèrent souvent devant les travaux d'irrigation où les conqué-
rants avaient toujours excellé. Par une pente naturelle, la botanique
et la zoologie bénéficièrent des nouvelles tendances. L'un des premiers
traités connus est dû à Francisco de Oviedo. A vrai dire, l'auteur y
(302)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
décrit uniquement les animaux et les plantes des Indes occidentales.
Dans l'enseignement de Salamanque, Isabelle développa les cours
de législation si utiles à la codification des lois devenues extrêmement
obscures et, parfois, contradictoires. Elle en confia la direction à
Alonso Diaz de Montalvo et, après lui, à un juriste de grande valeur,
Lorenzo Galindez de Carvajal. Depuis qu'Alphonse le Sage avait
formé le code de Siete Partidas où revivait le droit gothique, la Castille
était restée stationnaire, sinon rétrograde. Après trente ans de règne,
Isabelle laissa ses successeurs en possession d'un ensemble de lois
protectrices des droits de la couronne comme de ceux des particuliers.
C'était d'ailleurs plaisir d'enseigner dans cette belle Université
de Salamanque, installée dans des constructions récentes et d'une
réelle beauté dues à la munificence de la Reine. Une lettre de Pierre
Martyr au Comte de Tendilla peint l'enthousiasme de la jeunesse
dans cette nouvelle Athènes le jour où, à titre exceptionnel, il y expliqua
une satire de Juvénal. Le maître eut de la peine à parvenir jusqu'à
sa chaire, tant l'assistance était nombreuse. La leçon dura deux heures
et demie, fut trouvée un peu longue, et les élèves paresseux témoi-
gnèrent leur impatience en trépignant, ce qui ne les empêcha pas
d'acclamer l'orateur, de le hisser sur leurs épaules et de le ramener en
triomphe à sa demeure.
A leur tour, Séville, Tolède, Grenade multiplièrent leurs collèges;
mais nulle part ne se produisit un essor comparable à celui de l'Uni-
versité d'Alcalâ, fondée par Ximenes à proximité de Madrid. Presque
exclusivement réservées à la jeune noblesse, les études y furent com-
binées de façon à permettre à un gentilhomme de devenir à son choix
un homme du inonde accompli ou un prêtre pieux et instruit. C'est
dans ce milieu incomparable et si bien approprié aux fortes études
que fut élaborée la célèbre Bible polyglotte publiée sous le règne de
Philippe II et l'une des plus nobles entreprises scientifiques qui aient
jamais été menées à bonne fin. Il ne se fut peut-être pas trouvé dans
un autre pays du monde des maîtres capables de donner des versions
hébraïques, arabes et chaldéennes. Cette œuvre magnifique est le
premier exemple, dans les temps modernes, d'un genre de travail oublié
depuis les Origène et les Jérôme. Elle est un véritable miracle où
s'unissent la science, l'art et la constance.
L'introduction de l'imprimerie en Espagne presque au début du
règne d'Isabelle aida puissamment à la diffusion des sciences et des
lettres. On peut citer une ordonnance datée de 1477 par laquelle un
Allemand, désigné sous le nom de Théodoric, est admis à bénéficier
(303)
ISABELLE LA GRANDE
d'une exemption de taxe comme étant «l'une des principales personnes
dans la découverte et la pratique de l'art d'imprimer les livres, art importé
en Espagne à grands risques et dépenses, dans le dessein d'ennoblir les
bibliothèques du royaume ». Jusque-là les maîtres étaient réduits à
puiser les matières de leur enseignement soit dans des cahiers sco-
laires, soit dans des manuscrits fort rares, extrêmement précieux et
appartenant à des établissements religieux ou à de grands personnages.
La célèbre bibliothèque du Comte de Benavente, réunie au xve siècle,
comptait cent vingt manuscrits, et l'inventaire de la bibliothèque
d'Isabelle n'en mentionne guère plus du double, bien que la Souveraine
eût hérité des manuscrits de son père Juan II. Ce trésor, arraché par
Philippe II au chapitre de la cathédrale de Grenade, auquel la Reine
l'avait légué, constitua le premier fonds de la bibliothèque de l'Escorial.
Ses reliures richement colorées, les dessins mudéjars tracés sur les
plats montrent tout ce que l'art du relieur devait aux Mores à cette
époque, de même que l'usure des marges et des gardes témoigne d'un
long usage. Combien ce trésor eût été plus magnifique sans les holo-
caustes ordonnés par Torquemada et par Ximenes lui-même et où
périrent, après la prise de Grenade, une foule de manuscrits arabes,
grecs, hébreux dont les auteurs étaient suspects de sorcellerie ou
d'hérésie !
L'immense valeur des manuscrits, leur rareté expliquent de reste
le succès sans pareil de l'imprimerie. Valence, Barcelone, Tolède se
disputent l'honneur d'avoir mis les premières une presse en mou-
vement. Sans doute des essais furent tentés à peu près en même temps
dans les grandes villes du royaume.
Le premier livre imprimé en Espagne aurait été un recueil de Can-
tiques en l'honneur de la Vierge écrit en langue limosina, bientôt suivi
d'une édition des œuvres de Salluste et, en 1478, d'une traduction des
Saintes Écritures en langue castillane. Puis, suivant le désir de la
Reine, on recueillit les chants où le peuple avait longtemps peint ses
douleurs et ses joies, proclamé ses espérances et célébré ses triomphes,
la plupart écrits en vers octosyllabiques — cette mesure que Lope de
Vega déclarera propre aux compositions gaies comme aux plus graves —
et dont l'assonance était la caractéristique. Les uns, héroïques et
chevaleresques, chantaient Charlemagne et les douze pairs; d'autres
disaient les prouesses de Bernardo del Carpio, la valeur de Fernando
Gonzalvo, la mort des sept Infants de Lara, la gloire du Cid Cam-
peador.
L'amour, la vie pastorale, les voyages des muletiers enfantèrent
(304)
iÈt 9 f ■ » t * J » i
Cl. de l'Auteur
SALA.MANQUE : MAISON DES COQUILLES.
Isabelle la Ghande
I'l. XXVII, page 304.
LSABE.1.LK l-A LïRANDli
X X \ 111. l'AGB 3u!
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
les chansons de mœurs. Les chansons moriscas intéressèrent entre
toutes, car elles étaient l'œuvre des contemporains grandis sous les
lauriers cueillis durant la guerre de Grenade. Quand les conquérants
chrétiens pénétrèrent dans la belle capitale qui leur avait coûté dix ans
de sacrifices gigantesques, quand ils la virent parée de monuments
féeriques, leur imagination s'enflamma et, dans leur enthousiasme,
ils mêlèrent aux récits de leurs exploits les discordes des Zegris, des
Gomeles, des Abencerages et des Ali Atar à qui les Musulmans attri-
buaient, non sans raison, leur perte. Jamais la romance n'atteignit à
un pareil lyrisme, jamais elle ne profita d'un tel souffle. On réunit ces
poèmes, on les dépouilla d'une certaine gangue de grossièreté et l'on
forma un premier Cancionero qui fut imprimé en 1492, immédiatement
après la fin de la guerre. Sa publication devançait de quelques années
celle du recueil formé sous le règne de Juan II, père d'Isabelle, par
Baena, le médecin juif de ce monarque, et qui contient le meilleur du
lyrisme espagnol dans le xive siècle finissant et la première moitié
du xve.
Les romances étaient filles des poètes exaltés par les huit siècles de
guerre où les forces vives de la nation ibérique s'employèrent à
l'œuvre splendide de la reconquête. Les prosateurs s'en inspirèrent
lorsqu'ils continuèrent les anciennes chroniques ou traduisirent les
légendes pieuses conservées dans les monastères. Ils enrichirent ainsi
d'histoires semi-véridiques, semi-merveilleuses, les textes où ils
enregistraient les actes de leurs Rois et les exploits de leurs héros.
Presque en même temps que les romances, les chroniques eurent
les honneurs de l'impression. Isabelle les aimait, car elles relataient la
grandeur de sa race et aussi parce que, tout enfant, elle avait appris
l'histoire de la Castille dans leurs pages manuscrites.
Ordonnées par les Souverains, les chroniques, qui s'étendent sur
une durée de deux cent cinquante ans, du règne de AlonsoX (1252-1284)
jusqu'à Charles-Quint, ont une grandeur et une noblesse en harmonie
avec les sujets qu'elles traitent. Elles sont sans rivales pour la richesse
et la variété de leurs éléments poétiques et nationaux. Qu'elles reposent
sur l'histoire ou la fable, elles pénètrent profondément dans le sen-
timent et le caractère du peuple. L'antique loyauté, la vieille foi se
montrent constamment dans leurs pages.
La plus belle d'entre elles, la Crônica gênerai, avait été composée
sous la direction de Alonso X qui s'honorait d'y avoir collaboré. Elle
débute par la création du monde, raconte la conquête romaine, l'occu-
pation visigothe et l'invasion arabe. La troisième partie, terminée
(305)
ISABELLE LA GRANDE
presque à la veille de la mort de Alonso, est la plus intéressante en ce
sens qu'elle devient franchement espagnole. Apparentée de très près
aux romances, elle témoigne de la richesse des vieilles traditions. Ce
sont les thèmes déjà cités : Pelage descendu des montagnes des
Asturies et s' élançant sur les Mores, la Croix remise par les anges
au Roi Alfonso et Casto et l'apparition de saint Jacques conduisant
les batailles chrétiennes dans les combats victorieux de Clavijo et de
Hazenas. Les chapitres où sont racontées les relations de saint
Ferdinand (Fernando III, 1217-1252) et de Berenguela, père et mère
de Alonso X, et surtout la mort à la fois solennelle et touchante du
Roi trahissent l'origine de ces belles pages. La tendresse et le respect
d'un fils pieux ont pu seuls trouver ces accents d'une rare beauté
sentimentale.
La Crônica gênerai s'achève avec le récit des exploits du Cid,
antérieurs de près de deux siècles. On voit combien sont étroits les
liens qui unissaient les romances et les chroniques. Mêmes sujets,
mêmes exploits, mêmes personnages célébrés en prose après avoir
été chantés en vers. Pourtant il y a un monde entre les deux genres.
Désormais la rupture est accomplie entre les chants romanesques
embellis par l'imagination des poètes et les chroniques appuyées sur
des documents, déjà soucieuses de la vérité historique, déjà conscientes
de leur rôle.
Les successeurs de Alonso X n'oublièrent pas son exemple. Tour à
tour Alonso XI (1312-1350) et Enrique II (1369-1375) ordonnèrent
d'écrire les chroniques de Don Sancho IV (1295-1312), de Alonso X
et de Fernando IV (1295-1317) imitando los antiguos. Durant une
période de soixante ans, ce genre littéraire progresse, sans s'élever
pourtant jusqu'aux beautés delaCrônica gênerai, et atteint à son apogée
avec Ayala, un des bons poètes de la fin du xive siècle et le meilleur
prosateur de son temps. Il raconte les règnes troublés de Don Pedro Ier
(1350-1369), de Juan Ier (1369-1390) et de Enrique III (1390-1407).
Ayala était né en 1332. Fait prisonnier à la bataille de Najera par
les Anglais que commandait le Prince Noir, ayant subi quelque temps
après le même sort à la bataille d'Aljubarrota gagnée par les Portugais,
il devint à son retour grand-chancelier de Enrique II. Ses talents, sa
fidélité lui valurent plus tard le poste de ministre d'État qu'il conserva
sous les règnes de Juan Ier et de Enrique III. Vaillant à la guerre, il
était laborieux pendant la paix. Répugnant à imiter les derniers chro-
niqueurs royaux, il traduit Tite-Live afin d'en mieux comprendre les
formes, les procédés et le style. Ce travail accompli, il entreprend
(306)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
l'histoire qui est son titre de gloire. Le récit commence avec Pedro Ier
en 1350 et s'achève en 1407. L'auteur y montre avec Enrique III la
pénétration d'un homme d'État familiarisé avec les affaires publiques
par quarante-six ans de ministère. Juge impartial, esprit austère, il
n'hésite pas à flétrir les crimes, même quand ils sont l'œuvre des Rois.
Les pages où il raconte les malheurs de l'infortunée Blanche de Bourbon
sacrifiée à Maria de Padilla, maîtresse de Don Pedro el Cruel, sont
dignes de Tacite. Désormais l'histoire tirera une leçon de l'expérience
et une morale des faits qu'elle recueille.
La chronique de Juan II, père d'Isabelle, était difficile à écrire, en
raison même de la pauvreté d'un règne de près de cinquante ans.
Alvar Garcia de Santa Maria, le poète Juan de Mena, Fernando Pérez
de Guzmân y travaillèrent tour à tour. La Reine, assure Carvajal,
en fut satisfaite. Du moins elle le laissa supposer, car le respect filial
ne pouvait aveugler la grande Souveraine, ni lui faire approuver un
récit consacré aux fêtes, tournois et divertissements de Cour qui
occupèrent un règne déplorable. Aussi bien cette chronique ne fut-elle
publiée que longtemps après, sous le règne de Charles-Quint. Les
triomphes des Rois Catholiques, racontés par Bernâldez et Fernando
del Pulgar, compensaient la vanité des actes de leurs prédécesseurs
Juan II et Enrique IV. L'ère des chroniques était close. De puissants
personnages : Pedro Nufïo, Âlvaro de Luna, Gonzalve de Cordoue,
avaient eu la leur, et le prestige de pareils écrits en avait été amoindri.
L'imprimerie leur porta le dernier "coup en permettant à chacun
d'écrire l'histoire comme il l'entendait et la comprenait.
D'ailleurs, une transformation s'était faite dans les idées. Les
lecteurs ne se limitaient plus aux récits des événements dont la
Castille était le théâtre ; leur esprit se portait vers de lointains horizons.
Depuis quelque temps déjà, des ambassadeurs, la plupart chevaliers,
étaient allés saluer au nom de leurs maîtres les Tamerlan, les Empe-
reurs grecs de Constantinople, les Chahs de Perse eux-mêmes. Auretour,
les voyageurs mêlèrent, à des récits véridiques et à des observations
judicieuses sur les contrées qu'ils avaient visitées, des contes fantas-
tiques et merveilleux où ils exaltaient les chevaliers étrangers qu'ils
avaient eu l'honneur de rencontrer. De France, d'Angleterre, d'Alle-
magne, ils rapportaient des histoires fabuleuses aussitôt écrites et
imprimées. Elles firent fureur. Les livres de chevalerie qui avaient
eu pour ancêtres Amadis de Gaule et son innombrable famille furent
le fruit de cet élan de la noblesse espagnole désœuvrée depuis la fin
de la guerre contre les Mores et de son exode vers les pays étrangers.
(307)
ISABELLE LA GRANDE
La guerre sainte terminée, les idées de dévouement, de bravoure et
de sacrifice, ne trouvant plus leur emploi raisonnable, tournèrent aux
exagérations et aux extravagances de la chevalerie errante. Moins
populaires que les romances, moins sévères que les chroniques, mais
aimés à la passion par la masse cultivée, les romans de chevalerie
s'harmonisaient avec les sentiments nobles dont l'Espagne était la
terre d'élection et qui avaient fait un soldat de chaque gentilhomme
et de chaque soldat un gentilhomme.
Fernando del Pulgar, qui cite les noms de plusieurs chevaliers, ses
contemporains et ses amis dit qu'ils allaient en pays étrangers,
cherchaient des adversaires avec qui se mesurer et, par là, gagnaient
de l'honneur pour eux-mêmes et la réputation de vaillants et coura-
geux champions pour les hidalgos de Castille.
De l'enthousiasme à l'exagération et à l'invraisemblable, la distance
était courte. Pour mettre en déroute une armée de 200 000 hommes,
il suffisait que parût un des innombrables descendants d'Amadis de
Gaule.
En vérité, le succès d'un genre nouveau en Espagne, car il date
de la seconde partie du règne d'Isabelle, fut le résultat d'une concor-
dance parfaite entre l'œuvre et le sentiment qu'elle reflétait. Amadis
était le type original du parfait chevalier aussi amoureux que fidèle
aussi fidèle que brave, aussi brave que loyal, paré des vertus et des
qualités dont le peuple embellissait à l'envi les figures du Cid Cam-
peador et du grand saint Jacques lui-même. Tirante el Blanch, écrit
en dialecte valencien et publié en 1490, deux ans avant la prise de
Grenade, se rapproche déjà du type classique.
Les romans de chevalerie brillèrent du plus vif éclat sous le règne
de Charles-Quint. Si, à partir de ce moment, ils déclinent comme style
et comme intérêt, ils n'en sont pas moins aimés à la folie et, pendant
deux cents ans, le caractère espagnol subira leur influence, à la longue
débilitante. Ce n'est pas en vain que l'esprit se nourrit de chimères.
Les romances chantaient le peuple, les chroniques glorifiaient les
rois ; les livres de chevalerie célébrèrent la noblesse arrivée, à la suite
d'exploits extraordinaires et de découvertes sans pareilles, à un état
d'exaltation parfois voisin du délire.
L'art dramatique, resté dans l'enfance, s'endort sous les Rois
Catholiques. Les causes de ce long sommeil sont faciles à déduire.
Des guerres presque ininterrompues, les déplacements incessants des
Rois à travers les Espagnes, la courte durée de leur séjour dans leurs
multiples capitales ne favorisaient pas les entreprises théâtrales.
(308)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
Les églises avaient bien donné asile à des troupes locales ou vaga-
bondes et autorisé dans leurs cloîtres les représentations de mystères
et des autos sacramentelles, mais déjà Alonso X avait interdit les
adjonctions profanes, bientôt introduites dans les compositions dra-
matiques, et ordonné aux clercs de n'accepter que des pièces religieuses
capables d'engager les hommes à bien vivre, à garder leur foi et à pra-
tiquer le culte. De longtemps l'on n'osa transgresser cet ordre. Pour-
tant, en 1414, on laissa jouer à Saragosse une comédie allégorique du
Marquis de Villena. La haute situation de l'auteur avait intimidé
la censure.
Il faut arriver jusqu'en 1469 pour signaler le succès d'une églogue
dramatique jouée dans le palais du Comte d'Ureha en l'honneur du
mariage de Ferdinand et d'Isabelle.
Une des plus anciennes œuvres castillanes où apparaît une forme
vraiment dramatique est intitulée Copias de Mingo Revulgo. Sous
l'habit d'une églogue, l'auteur anonyme fait une satire amère du gou-
vernement durant le règne de Enrique IV. La bassesse du Monarque,
sa passion scandaleuse pour une maîtresse honoraire, la lâcheté du
peuple qui supporte sans se plaindre un joug odieux sont pris à partie
avec une violence audacieuse. Comment, en 1492, Isabelle autorisa-
t-elle l'impression d'un tel pamphlet contre son frère?
Une tragi-comédie, la Célestina, naquit de l'état d'esprit trahi
par les Copias. Son influence fut immense, non seulement sur l'art
dramatique de la fin du xve siècle en Espagne, mais encore sur le
théâtre du siècle suivant. Combien de fois la Célestina ne fut-elle pas
imitée, copiée, plagiée? La première partie était l'œuvre de Rodrigo
Cota, l'auteur du poème intitulé l'Amour et le Vieillard, ou du moins elle
lui fut attribuée. Il ne l'acheva pas et elle fut terminée par Fernando
de Roxas, un bachelier es loi. Cette seconde partie est loin de valoir
la première. Quoique comique et sentimentale, la pièce se termine
par une catastrophe. Assurément, elle ne fut jamais jouée. Son extra-
ordinaire longueur et certaines scènes d'une trivialité blessante et d'un
réalisme obscène s'y opposèrent à n'en pas douter. Pourtant elle con-
tient les éléments essentiels d'une bonne composition dramatique, et
des situations d'une incontestable beauté. La critique s'accorde à la
considérer comme la première manifestation de l'art dramatique, non
seulement en Espagne, mais encore à l'étranger. En France, nous
réclamons cette priorité pour la Farce de Maître Pierre Pathelin. Combien
cette pièce paraît indigente, naïve, languissante auprès de la Célestina ?
Aussi bien l'œuvre espagnole devint-elle vite populaire et fut-elle
(309)
ISABELLE LA GRANDE
traduite dans plusieurs langues. Son succès à travers le temps et les
pays témoigne que l'auteur s'était inspiré de modèles bien humains.
A côté de la tragi-comédie, le drame commençait à prendre une
place digne de ce genre puissant. Comme en Italie, il s'était d'abord
manifesté sous la forme pastorale. Un contemporain de Roxas, Juan
de la Encina, en fut le père. Il était né en 1469, l'année même du
mariage de Ferdinand et d'Isabelle. Élevé à l'Université de Sala-
manque, il lui échut l'heureuse fortune d'être introduit dans la puissante
maison du Duc d'Albe. Là, jouissant d'une situation tranquille, sans
souci de la vie quotidienne, il donne d'abord des œuvres poétiques
suivies d'une version des églogues de Virgile. Quand il l'eut achevée,
il se sentit attiré vers la Rome de Léon X, y demeura quelques
années et revint mourir en Espagne où il avait été gratifié du prieuré
de Léon. Ses premières œuvres, des églogues sacrées et profanes,
furent imprimées à Salamanque en 1496. Il n'y règne aucun artifice
de composition, mais déjà s'y manifeste un véritable sentiment dra-
matique. Les héros sont de petites gens menant la vie pastorale et
leur langue est en harmonie avec leur condition sociale. La simplicité
de ces pièces, certes bien inférieures à la Célestina, et la facilité avec
laquelle on pouvait les porter à la scène favorisèrent leur succès et
leur assurèrent une survie longtemps après que les formes régulières du
drame eurent été fixées.
Ce serait dépasser les limites du règne d'Isabelle que de rappeler
le nom de Torres Naharro, l'auteur des Propaladias, une suite de
comédies espagnoles publiées à Rome en 15 17, probablement jouées à
Naples sous le patronage d'un monarque de souche aragonaise et
représentées en Espagne en dépit des rigueurs du Saint-Office. Les
personnages emploient des langues différentes ; il en résulte une
certaine confusion, mais les caractères qui s'y manifestent trouveront
leur complet développement au siècle suivant dans les théâtres de
Calderôn, de Lope de Vega et de Rojas, tels le point d'honneur, la
jalousie et l'idée de réunir chez le même personnage la passion désor-
donnée et la piété propre à lui valoir le pardon de ses crimes devant
Dieu quand il les aura expiés devant les hommes.
Les auteurs contemporains d'Isabelle ne connurent ni la pureté du
langage ni la variété d'une métrique régulière ; en revanche, ils furent
sincères, francs et demeurèrent fidèles aux formes primitives de la
versification. En cela, ils méritèrent d'être considérés comme les
ancêtres des poètes dramatiques du glorieux siècle d'or et les pré-
curseurs des tragiques étrangers.
(3io)
LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
Il est encore une forme littéraire née en Espagne sous le règne
d'Isabelle. C'est la critique des textes et des documents historiques.
L'étude des auteurs anciens que facilita la diffusion de leurs œuvres
lui donna naissance. Des fautes de copie et des fables introduites dans
les plus beaux textes apparurent manifestes. On se défia, on collationna,
on examina non seulement sur le terrain des lettres, mais sur celui
de l'histoire et de la jurisprudence. On ne pénétra pas dans le domaine
de la théologie. L'Inquisition veillait et n'y permit aucune incursion.
La critique ne s'appliqua pas non plus à la littérature du jour, à ces
livres de chevalerie que les auteurs apportaient en masse aux impri-
meries. C'eût été entrer en lutte avec l'amour du merveilleux, attenter
à la gloire des chevaliers castillans dont ces romans exaltaient les
exploits, s'attaquer au bel enthousiasme qui poussait vers le Nouveau
Monde les vaillants de la nation. Personne ne l'eût voulu, personne
n'y songea, personne ne l'osa. Il fallait arriver jusqu'à la moitié du
règne de Philippe II pour que l'Espagne accueillît Cervantes.
Tandis que la critique débarrassait les textes anciens d'erreurs
fâcheuses et de scories encombrantes, l'érudition s'intéressait aux
édifices romains conservés dans la péninsule. Alexandre Geraldini,
précepteur des Infantes, recueillit les inscriptions latines et en forma
un Corpus ; Lebrija étudia le cirque et les naumachies de Mérida et
en déduisit les mesures antiques ; Juan Guas de Sepulveda prétendit
relever les bornes milliaires de la voie romaine construite entre Mérida
et Salamanque ; Luis de Lucena réunit les monnaies anciennes ;
Florian de Ocampo publia ces documents et, le premier, ouvrit ainsi
le vaste champ de l'archéologie. Dans cette science, les contemporains
d'Isabelle furent des précurseurs.
Ce rapide coup d'œil jeté sur le développement de la culture intel-
lectuelle à la fin du xve siècle montre que le vaste génie de la Reine
avait dirigé vers les orientations les plus diverses les conceptions et
les entreprises utiles au bien et au progrès de ses peuples. Dans les
dernières années de son règne, des blessures cruelles déchirèrent son
cœur ; sa santé s'altéra, sa piété prit une forme désolée et la rendit
accessible à des influences qu'elle eût écartées dans des jours meilleurs.
L'imprimerie, qu'elle avait introduite en Espagne avec tant de satis-
faction et favorisée avec tant d'ardeur, lui devint suspecte. L'étude
des sciences, les spéculations philosophiques devaient-elles être
réservées à une élite, sous peine d'ébranler les assises de la foi? Isabelle
frémit à cette pensée éveillée chez elle par les membres du clergé.
Un conseil fut établi avec mission d'examiner les manuscrits destinés
Isabelle la Grande. (3^^) 21
ISABELLE LA GRANDE
à l'impression et d'en apprécier la valeur au point de vue moral et
religieux. Cette mesure eût présenté certains avantages si elle eût été
appliquée avec modération, mais les censeurs, choisis parmi les
membres du Saint-Office, ne se bornèrent pas à refuser l'imprimatur à
des ouvrages qui portaient la trace de la corruption dont souffrait la
Castille sous les règnes antérieurs à Isabelle ; ils ravirent aux écrivains
toute liberté et firent peser sur eux une contrainte aussi préjudiciable
aux lettres qu'à l'humanité. Une erreur à la fin de son incomparable vie
n'attente pas à la beauté de l'œuvre accomplie par la Souveraine.
En vérité, dans l'ordre intellectuel et moral comme dans l'ordre
politique, les Rois Catholiques inaugurèrent en Espagne une ère de
prospérité et de grandeur où se dépensèrent des trésors de force, de
courage et d'intelligence. Cette exaltation sans pareille avait eu pour
point de départ l'union de la Castille et de l'Aragon consécutive au
mariage dont Isabelle prit l'initiative ; elle devait avoir pour fin
suprême l'accession de Charles-Quint à l'Empire d'Allemagne, vingt
ans après la mort de la grande Reine de Castille.
CHAPITRE XIX
LES MARIAGES DES INFANTS
MOTIFS QUI MILITENT EN FAVEUR DU MARIAGE DE L'iNFANTE ISABEL. || MORT DU
PRINCE AFFONSO. Il PHILIPPE LE BEAU ET SA SŒUR MARGUERITE. || LACOURD'ANNE
DE BEAUJEU. || RUPTURE DE L'ENGAGEMENT AVEC MARGUERITE D'AUTRICHE. ||
LES ROIS D'ESPAGNE DEMANDENT SA MAIN POUR LEUR FILS. || L' ARCHIDUCHESSE
JUANA. || DÉPART DE MARGUERITE D* AUTRICHE. || EN1 REVUE D'iSABELLE ET DE
SA BRU. || LES PRÉSENTS DE NOCES OFFERTS A MARGUERITE. || SECOND MARIAGE
DE L'INFANTE ISABEL AVEC MANUEL DE PORTUGAL. || L'EXPULSION DES JUIFS
DE PORTUGAL. || MORT DU PRINCE DON JUAN. || FERMETÉ D'AME D'ISABELLE. ||
DÉPART DE MARGUERITE D'AUTRICHE POUR LA FLANDRE. || NÉGOCIATIONS DJ
MARIAGE DE L'iNFANTE CATHERINE AVEC ARTHUR, PRINCE DE GALLES. || L'ÉCRI-
TURE CHIFFRÉE DES PIÈCES DIPLOMATIQUES. || ENTRÉE SOLENNELLE DE CATHERINE
A LONDRES. || MORT DU PRINCE ARTHUR. || LES ROIS SOUHAITENT L'UNION DE
CATHERINE AVEC HENRI, PRINCE DE GALLES. || TRAITÉS DE MARIAGE ET D'ALLIANCE.
Certes, Ferdinand aimait avec toute la tendresse dont son
cœur sec était susceptible le fils et les quatre filles nés de son
mariage avec Isabelle ; mais sa tendresse était dominée par
les exigences de la politique et il considérait la main du Prince et celles
des Princesses comme des atouts d'une valeur inappréciable dans le
jeu qu'il tenait contre ses voisins et où il avait coutume de triompher.
Un des premiers parmi les monarques de son temps, le Roi
d'Espagne comprit les avantages des groupements nationaux pour
celui qui, les ayant formés, en resterait le maître, et sentit aussi que
les traités signés et dénoués à toute occasion n'auraient des chances de
durée que s'ils s'appuyaient sur des mariages consacrés par l'Église.
Naturellement, les sentiments personnels n'entraient pas en ligne
de compte dans ces alliances matrimoniales contractées entre des
enfants au berceau ou d'âge très différent et consenties à la suite de
transactions âprement débattues. Heureux encore quand certaines
convenances étaient observées !
(313)
ISABELLE LA GRANDE
La fille aînée des Rois Catholiques, Isabel, née en 1470 et prin-
cesse des Asturies jusqu'à la naissance de son frère Don Juan, avait
été, dès i486, proposée en mariage au jeune Roi de France,
Charles VIII ; mais la Régente, Anne de Beaujeu, qui négociait une
union avec Anne de Bretagne, avait éludé une réponse. L'année sui-
vante, la Reine de Castille reprit ce projet sans succès, bien qu'elle
eût fait offrir à la Dame de Beaujeu la prolongation indéfinie de son
pouvoir et un présent de 400 000 francs en échange de son consen-
tement. Blessés d'un refus catégorique, les Rois rappelèrent leur
Ambassadeur et portèrent leurs regards plus près d'eux. En 1490,
deux ans avant la prise de Grenade, Isabel fut mariée avec le Prince
Affonso, héritier présomptif de la couronne de Portugal. Cette alliance ,
souhaitée par les Rois, faute d'une meilleure, mettait un terme aux
compétitions toujours redoutées de la Excellente Senhora.
Les convenances personnelles ratifiaient un choix dicté par la
politique, et les fête.s nuptiales furent célébrées avec splendeur.
En Portugal, la charmante épousée fut accueillie avec amour.
Depuis six mois on préparait une réception magnifique à laquelle
s'étaient employés des artistes venus tout exprès de France, de
Flandre et d'Angleterre. Des spectacles, des bals, des tournois, des
joutes au roseau, courses légères que les Portugais avaient apprises
des Mcres et où ils excellaient, furent donnés avec une magnificence
en harmonie avec la richesse d'une Cour devenue l'une des plus opu-
lentes de l'Europe depuis ses récentes conquêtes d'outre-mer.
Isabelle se félicitait du bonheur de sa fille et aussi du succès de
sa politique, quand la mort d'Affonso, à la suite d'une chute de cheval,
vint briser les espérances de la Princesse Isabel et détruire l'œuvre
de ses parents.
Une ballade pathétique, dont les paroles et la musique nous sont
parvenues, peint la douleur de la jeune femme, veuve à vingt ans,
après six mois de mariage. Désolée, ne pouvant s'accoutumer à vivre
seule dans le pays charmant où elle avait aimé, elle revint en Castille.
Vainement la tendresse d'une mère, les caresses de ses jeunes sœurs
s'efforcèrent de la consoler. Elle s'adonna aux exercices de piété,
au jeûne, aux mortifications et refusa de s'asseoir à une table et de
manger des mets délicats ou recherchés. Son corps déjà frêle s'amaigrit
et sa santé s'altéra.
Pourtant la jeune Princesse avait laissé un souvenir ému dans
le cœur de son beau-frère, Dom Manuel, prince héréditaire de Por-
tugal, surnommé plus tard le Fortuné. Au bout d'un an, il fit
(314)
LES MARIAGES DES INFANTS
demander la main d'Isabel à ses parents. Les Rois transmirent cette
requête, et se heurtèrent à un refus formel. Leur fille ne voulait pas
s'engager une seconde fois dans les liens du mariage ; elle préférait
embrasser la vie religieuse. La Reine n'insista pas, mais elle demanda
des délais. Les jours succédant aux jours atténueraient un chagrin
cuisant ; l'Infante serait touchée de la constance d'un Prince dont
elle appréciait les belles qualités.
Des années s'écoulèrent. De temps à autre Isabelle représentait
à sa fille les mérites de la résignation et de la soumission à la volonté
divine ; elle lui montrait quels devoirs incombaient aux femmes
nées sur les marches d'un trône, destinées à accroître la gloire de
leur pays par le sacrifice de leurs goûts et de leurs sentiments. Une
alliance de l'Infante avec le Prince Manuel assurerait à jamais
l'union des peuples de la Péninsule.
La jeune Infante se troublait, rougissait quand sa mère abordait
un pareil sujet. Influencée par une autorité persuasive et chère, elle
ne protestait plus, soit que l'idée du sacrifice lui eût été suggérée par
les prêtres de son entourage, soit que les encouragements eussent
enfin porté leur fruit lent à mûrir. Au bout de cinq ans de veuvage,
on put espérer qu'elle se déciderait à contracter une nouvelle union.
A cette même époque, les Rois préparaient une alliance encore
plus importante que celle de l'Infante Isabel, celle du Prince Don
Juan, l'héritier de leurs vastes royaumes. Les négociations en étaient
délicates. Par le traité de Barcelone signé en 1493, Charles VIII avait
restitué le Roussillon et la Cerdagne à Ferdinand, sous condition que
ce dernier n'apporterait aucun obstacle à ses projets sur le royaume
de Naples et qu'il ne contracterait aucune alliance de famille avec
l'Empereur sans l'en avertir. Or, le Roi d'Espagne avait éludé la pre-
mière clause du traité sous prétexte de sauvegarder les intérêts du
Saint-Siège et organisé contre le Roi de France la fameuse ligue de
Venise. Il ne mit pas plus de scrupule à oublier le second de ses enga-
gements et à négocier le double mariage du Prince héréditaire avec la
jeune et charmante Marguerite d'Autriche, et de l'Infante Juana
avec Philippe, frère de Marguerite, c'est-à-dire le mariage de son fils
et de sa fille avec les deux enfants de l'Empereur Maximilien.
Philippe était né en 1479. En sa qualité d'héritier de sa mère,
la Duchesse Marie de Bourgogne, morte d'une chute de cheval quatre
ans après lui avoir donné le jour, il était Prince souverain de Namur,
Brabant, Netherland, Hainaut, Hollande, Zeeland, Friedland, Luxem-
bourg, des Flandres tout entières. La nature comme la fortune avaient
(315)
ISABELLE LA GRANDE
été prodigues envers lui. A juste titre, on l'avait surnommé le Beau.
Son histoire se résumait dans celle de ses amours.
La Princesse Marguerite avait déjà connu des déboires cruels. De
deux ans plus jeune que son frère, elle était devenue au sortir du
berceau l'objet de transactions politiques. Par le traité d'Arras,
signé en 1483, les États de Flandre, qui avaient réclamé sa garde,
consentirent à son mariage avec Charles, Dauphin de France. La
même année, elle fut fiancée au Prince et amenée à la Cour où elle
piit le titre de Dauphine. Elle avait quatre ans. Deux mois plus tard
Louis XI mourait et Charles VIII devenait roi sous la régence de sa
sœur Anne de Beaujeu, une femme de grande valeur intellectuelle et
de mœurs austères, « sévère et majestueuse comme une cathédrale ».
En dépit de ses graves fonctions, Anne étudiait les philosophes,
goûtait les moralistes, patronnait les poètes. Auprès d'elle, Marguerite,
mêlée aux enfants de la famille royale, reçut une éducation soignée,
élégante et se lia d'une affection durable avec la petite Louise de
Savoie, cette parente pauvre à qui l'on donnait quelques écus au
début de l'hiver pour acheter une robe et qui fut mère de François Ier.
Les devoirs de grammaire, l'histoire, la poésie n'absorbaient pas toute
la vie de ce petit monde charmant. Anne aimait passionnément la
chasse, excellait à la conduire et à diriger ses équipages.
Marguerite mit à profit les leçons de la régente, car elle devint une
chasseresse vaillante et s'enorgueillit par la suite de ses trophées cyné-
gétiques et des têtes de loups dont elle avait tapissé l'un de ses palais.
Madame la Dauphine était heureuse à la Cour de France où elle
jouissait d'une pension annuelle de 50 000 écus prélevés sur les revenus
de l'Artois et du comté de Bourgogne qui formaient sa dot, quand un
coup inattendu vint bouleverser des projets depuis longtemps formés.
Anne de Beaujeu, digne de lutter en habileté politique avec ses con-
temporains Ferdinand d'Espagne et Henri d'Angleterre, inaccessible
à aucun sentiment généreux quand les intérêts de son frère et les siens
étaient en jeu, avait négocié en grand secret le mariage de Charles VIII
avec Anne de Bretagne. Ainsi serait réunie à la couronne la belle
province inutilement convoitée jusque-là, impossible à conquérir par
les armes et auprès de laquelle l'Artois et le comté de Bourgogne,
apportés par Marguerite d'Autriche, étaient de médiocre valeur.
Charles avait vingt et un ans ; Anne de Bretagne, quinze. Le mariage
pouvait être accompli sans délai. Bref, l'engagement pris avec Margue-
rite fut rompu sans plus de formes ni de ménagements et, après le
traité de Senlis signé en 1493, l'ex-Dauphine fut ramenée en Flandre,
(3i6)
LES MARIAGES DES INFANTS
à la grande humiliation de l'Empereur Maximilien. Saint-Quentin,
Valenciennes, accueillirent Marguerite avec enthousiasme et, bien
qu'âgée de treize ans à peine, la Princesse montra dans cette circons-
tance délicate des qualités d'intelligence, d'habileté et de gracieuse
souplesse dont elle devait plus tard donner des preuves nombreuses*
L'alliance d'une Infante avec le Roi de France avait tenté Isabelle,
comme nous l'avons dit plus haut, et la Reine de Castille avait gardé
rancune à la Régente d'un refus formel. Aussi bien s'empressa-t-elle
d'exploiter le ressentiment de Maximilien et de lui demander la main
de Marguerite pour son fils, le Prince Don Juan.
Cette double union isolait la France, rompait ses relations
avec ses voisins immédiats et préparait la suprématie de la maison
de Habsbourg qui devait durer plus d'un siècle, et dont la destruction
fut l'œuvre, trop vantée, de Richelieu. Mais, au xvne siècle, pouvait-
on prévoir que l'abaissement de l'Autriche favoriserait le rétablisse-
ment de l'Empire d'Allemagne sous l'hégémonie du petit duché de
Brandebourg?
Les mariages décidés, Maximilien et Ferdinand convinrent de ne
point fixer de douaire. Ils donneraient leurs filles sans les doter. Les né-
gociations en étaient d'autant simplifiées.
Alors, il s'agit de conduire en Flandre la Princesse Juana et de
ramener en Espagne l'Archiduchesse Marguerite. Les relations poli-
tiques avec la France étaient tendues ; il serait humiliant de demander
un sauf-conduit ; le voyage se ferait par mer.
Isabelle assembla une flotte nombreuse à bord de laquelle mon-
tèrent plus de 10 ooo hommes destinés à la défendre contre une
attaque possible des corsaires français. Le commandement fut confié
à Don Fadrique Enriquez, Grand Amiral de Castille, accompagné
d'une nombreuse suite de chevaliers.
La Reine conduisit sa fille jusqu'au port de Laredo, sur la côte
asturienne, où l'Armada était à l'ancre. Les derniers adieux furent
froids, car Juana, bien douée au point de vue intellectuel et capable
d'improviser en latin sur n'importe quel sujet, se montrait réservée,
taciturne, bizarre de caractère. Isabelle ne la quitta pas sans appré-
hension, mais elle dissimula ses sentiments avec sa force d'âme habi-
tuelle.
Le vent soufflait en tempête quand la Reine descendit de la nef
où elle laissait sa fille et entra dans la barque qui devait la ramener
à terre. La mer grossissait, les matelots essayaient en vain d'atterrir,
les vagues contrariaient leurs efforts. Ils parlaient d'emporter la Reine
(317)
ISABELLE LA GRANDE
dans leurs bras. Mais le vaillant Gonzalve de Cordoue frémit à la
pensée de voir sa royale maîtresse touchée par des mains plébéiennes.
N'écoutant que son dévouement, il saute à la mer vêtu de ses habits
de drap d'or, surchargés de pierreries, reçoit le précieux fardeau qu'il
effleure à peine et le porte, telle une relique sainte, jusqu'à la grève
encore sèche.
On était à la fin d'août. La saison permettait de compter sur
une embellie ; la flotte mit à la voile et tomba dans l'ouragan. Les
bâtiments, de formes différentes et de tonnage inégal, furent vite
dispersés. Bon nombre allèrent se briser sur les côtes de France ;
les meilleurs atteignirent un port anglais où ils se réfugièrent et se
réparèrent, afin d'arriver en Flandre dans un état convenable.
Avant le départ de l'Armada, Isabelle avait prié le Roi Henri de
donner aide et secours à ses navires en cas de nécessité. << L'Archi-
duchesse, écrivait-elle, se rendait en Flandre avec les meilleures inten-
tions et le désir d'y favoriser les intérêts anglais. En outre des instruc-
tions qu'elle avait reçues, son affection pour sa sœur Catherine, future
Reine d'Angleterre, répondait de ses sentiments. Le Roi Henri aurait
une fille en Flandre. << Charles VIII l'avait bien compris et eût arrêté la
Princesse si elle se fût hasardé dans ses États. >>
Pendant plus d'un grand mois, Isabelle resta sans nouvelles de
sa fille, de la flotte et de la petite armée envoyée comme escorte.
Elle avait été informée des fureurs de la mer que l'Armada avait dû
affronter depuis le golfe de Gascogne jusqu'à la pointe du Finistère.
Des épaves recueillies le long des côtes étaient de sinistre augure.
La Reine se désolait. Pourquoi son orgueil blessé l'avait-il empêchée
de demander au Roi Charles un sauf-conduit pour sa fille et l'auto-
risation de traverser le beau pays de France? Autant d'inquiétudes,
autant de remords qui plongeaient l'esprit et le cœur d'Isabelle dans
une angoisse inexprimable.
Un moment cependant elle oublia son anxiété pour courir au
chevet de sa mère mourante. La Reine douairière, devenue faible
d'esprit depuis son veuvage, achevait sa triste vie au château d'Aré-
valo, sans' avoir probablement jamais compris la beauté du présent
qu'elle avait fait à la Castille en lui donnant Isabelle. Comment eût-
elle soupçonné la gloire de celle qui lui rendait les soins les plus humbles
et lui prodiguait les caresses les plus tendres?
Enfin le courrier si attendu arriva de Flandre ; il avait voyagé
presque sans s'arrêter. L'Infante Juana, ou plutôt l'Archiduchesse,
était sauve, mais une partie de la flotte avait péri. Isabelle attendait
(3i8)
LES MARIAGES DES INFANTS
une lettre de sa fille. Sur ses instances et pressé de questions, on
dut lui avouer que la Princesse avait refusé de lui écrire. Le désir
d'obtenir d'elle un message, fût-il verbal, avait retardé le départ du
courrier. Sa froide obstination avait découragé ses meilleurs con-
seillers. Trois lettres gracieuses que lui avait adressées le Roi
Henri étaient restées sans réponse. Que se passait-il dans cette tête
de femme?
Isabelle apprit en même temps que l'Archiduchesse avait été
accueillie par les Flamands avec un enthousiasme spontané, car
l'Archiduc, que Juana était venue rejoindre de si loin, au péril de sa
vie, ne s'était pas trouvé au port pour la recevoir. Engagé dans de
grandes chasses en Luxembourg, il rejoignit la Princesse à Lille plus
d'un mois après son arrivée. Profondément blessée d'une pareille indif-
férence, Juana fut cependant émue par la beauté de son jeune époux.
Le lendemain de cette première entrevue, la bénédiction nuptiale était
donnée dans la cathédrale de la vieille cité flamande.
La politique avait conclu cette alliance ; la politique ne pouvait
faire qu'un prince séduisant, aimable, s'éprît d'une femme dénuée
de charmes physiques, d'un caractère sombre, opiniâtre, irascible.
Le malheur voulut que Juana aimât à la passion cet époux à qui elle
ne tarda pas à devenir antipathique.
Cependant, les Espagnols de la suite désiraient ramener au plus
tôt la Princesse Marguerite dans leur pays, d'autant que le don accordé
l'emportait sur celui qu'on avait offert.
L'hiver était venu, la mer était démontée et des brumes épaisses
enveloppaient les côtes quand la flotte leva l'ancre. Plusieurs navires
se perdirent corps et biens, et ce fut sur une nef désemparée que
Marguerite dut faire relâche au port de Southampton. Ni Neptune
ni Amphitrite n'avaient été sans doute conviés au mariage, et le
ménage divin se vengeait à la façon des fées malfaisante?.
Au plus fort de la tempête, la charmante Princesse montra une
tranquillité d'esprit que Fontenelle compare, sans que le parallèle
s'impose, à la force d'âme d'Hadrien mourant ou au stoïcisme de
Caton d'Utique. Au lieu de se lamenter, elle composa son épitaphe
en vers et la fit coudre à son poignet en guise de pièce d'identité dans
le cas où son corps serait jeté à la côte. Les marins en péril de mort
prenaient souvent cette précaution.
Ci-gît Margo, la gentle damoiselle,
Qu'eut deux maris, et si, mourut pucelle.
(319)
ISABELLE LA GRANDE
Elle faisait allusion à son mariage rompu avec Charles de France
et à celui qu'elle venait de contracter par procuration avec le Prince
d'Espagne.
Marguerite était encore à Southampton le 3 février 1497, car
Henri VII lui écrit :
« Nous pensons que le mouvement des vagues et leurs grondements sont
désagréables à Votre Altesse et à ses dames d'honneur. »
Puis il l'invite à rester en Angleterre jusqu'à la belle saison et
propose de lui rendre visite si elle veut demeurer à bord de son navire.
Mais les Espagnols avaient grande hâte de mener à bonne fin une mis-
sion laborieuse. Ils reprirent la mer.
En mars 1497, la Princesse entrait dans le port de Santander.
Le Roi Ferdinand et le Prince Don Juan l'y attendaient. Sa beauté
blonde, sa grâce enjouée, son charme tout français firent une impres-
sion très vive sur le Prince, habitué à voir des jeunes filles de type
différent, raidies par une étiquette sévère. Marguerite avait surtout
une magnifique chevelure blonde qui, dénouée, descendait jusqu'aux
pieds. Trois jours ne s'étaient pas écoulés que Don Juan, très réservé
jusque-là, tombait amoureux. Ce fut dans une marche triomphale
que la belle fiancée, chevauchant avec grâce entre son futur beau-
père et son futur époux, gagna Burgos où l'attendait la Reine.
La jeune femme séduisit Isabelle comme elle avait charmé tous
ceux qui l'avaient vue, et l'on ne songea plus qu'à célébrer une union
si bien assortie. Quelle différence avec l'accueil fait à l'Infante Juana
demeurée pendant un grand mois dans l'attente d'un époux qui
chassait la grosse bête !
La bénédiction nuptiale fut donnée avec une pompe sans pareille
le 3 avril, dans la cathédrale de Tolède, par l'Archevêque Primat
d'Espagne, en présence des grands du royaume, des ambassadeurs, du
haut clergé et des représentants des quatre bras de l'Aragon dans leur
costume caractéristique. La cérémonie avait été précédée et fut
suivie de fêtes splendides où le contraste parut manifeste entre la
gaieté sans contrainte des Flamands venus avec la Princesse et
l'attitude compassée des Espagnols. Les caractères et les tempéra-
ments étaient si différents! S}nnpathiseraient-ils jamais? Les jeunes gens
s'aimaient ; il ne fallait pas exiger deux miracles.
Isabelle avait comblé sa belle-fille de présents d'une beauté rare.
Ferdinand ne s'était pas montré moins généreux.
(320)
PHILIPPE LE BEAU A VINGT ANS.
(Musée du Louvre-)
Isabelle la Grande.
Pl. XXIX, PAGE 320
JEANNE LA FOLLE.
(Musée de Bruxelles.)
KAHhi.LK la Grande.
Pi.. XXX, PAGI tel
LES MARIAGES DES INFANTS
Une liste des objets composant le trésor nuptial offert à la Princesse
a été retrouvée dans les archives de Simancas. En tête figurent ces
pierreries précieuses qu'Isabelle, pendant le siège de Baza, avait
données aux villes de Valence et de Barcelone pour gager l'emprunt
de deux millions de florins nécessaires à la continuation du blocus.
Trente-cinq mille florins avaient été prêtés sur la couronne royale
et vingt mille sur le fameux collier de rubis balais en possession des
Rois de Castille depuis des siècles.
La Reine devait encore le quart de la somme reçue. Elle le rem-
boursa, dégagea les joyaux et les offrit à la Princesse Marguerite.
La note signale en outre un collier de perles, diamants, émeraudes
et rubis, celui-là même que Ferdinand avait donné à Isabelle comme
présent de noces et qui avait été le seul apport immédiat du Prince
d'Aragon. L'inventaire fait aussi mention d'une foule de colliers,
bracelets, ceintures, chaînes de cou, anneaux et pendants d'oreilles.
«Tous ces joyaux offerts à Mme la Princesse, ajoute le trésorier
chargé d'en dresser la liste, sont tels, et de telle perfection, et de telle valeur,
que ceux qui les ont vus n'en virent jamais de meilleurs. »
La richesse du mobilier est en harmonie avec la magnificence des
parures personnelles. Ce ne sont que chapelles, plats, braseros, chan-
deliers, bassins de vermeil, garnitures de lit en étoffe de fil d'or,
tentures de brocart et de damas, pièces de drap d'or, et d'argent,
tapisseries de Flandre, de France et d'Italie à fond d'or représentant
des sujets mythologiques ou religieux, coffres émaillés remplis de
chemises, de tabars et de coiffes de la plus fine toile brodée à miracle
avec des fils souples d'or, d'argent et de soie. L'on remarquait
aussi l'équipage de quatre mules avec leurs selles rondes garnies
d'étoffe d'or brodée en bosse, des caparaçons de trotteurs balayant
le sol de leurs longs plis dont le tissu d'or était surchargé de grands
dessins en semence de perles.
Le ciel et la terre semblaient sourire aux jeunes époux et rien ne
paraissait devoir troubler un bonheur parfait. Ils allaient triomphants
et admirés, parcourant le royaume, faisant leur entrée solennelle
dans les grandes cités, heureuses de les recevoir et de les acclamer.
Lui, poète, artiste, administrateur, devançant son âge par sa sagesse
et la rectitude de son jugement ; elle, jolie à miracle, encore embellie
par l'amour, souriant à tous avec une grâce enchanteresse.
Isabelle était au comble de ses vœux, et la satisfaction de son fils
(321)
ISABELLE LA GRANDE
atténuait l'inquiétude secrète que lui causait le silence incompré-
hensible de Juana. Depuis son départ, l'Archiduchesse n'avait pas
"donné signe de vie ; les sollicitations de ses dames d'honneur, les
prières de son directeur de conscience n'avaient pu la décider à écrire
à sa mère. Lui gardait-elle rancune d'un mariage où elle trouvait
plus d'amertume que de joie, ou bien subissait-elle la première
atteinte de la maladie mentale dont elle fut affligée plus tard ?
Isabelle ne s'attardait pas à jouir du résultat de ses entreprises
heureuses. Son vaste esprit se tendait sans cesse vers l'avenir, A peine
les fêtes du mariage du Prince Don Juan étaient-elles achevées qu'elle
triomphait enfin des résistances de sa fille aînée, la Princesse Isabel,
et la décidait à convoler en secondes noces avec Dom Manuel,
devenu Roi de Portugal en 1495. Mais à quel prix la jeune femme,
pourtant douce et bonne, donnait-elle son consentement !
Elle exigeait la conversion ou l'expulsion immédiate de tous les
Juifs du royaume, exigence cruelle, injuste, aussi désolante qu'elle
devait être néfaste dans ses conséquences.
Rien ne motivait une telle rigueur. Les Juifs anciennement établis
en Portugal y jouissaient d'une estime et d'une considération méritées.
L'Infant Dom Henri que, le promoteur des grandes conquêtes d'outre-
mer, avait dû beaucoup à leur intelligence, à leur savoir et à leur
dévouement. Quant aux bannis venus d'Espagne à la suite de l'édit
de Grenade et à qui, moyennant une grosse contribution personnelle,
le Roi Joâo II avait accordé la permission de s'établir en Lusitanie
et même à Lisbonne, on n'avait aucun reproche à leur adresser.
L'affreuse nouvelle qui accompagnait l'annonce du prochain
mariage royal consterna les communautés israélites qui s'étaient cru
désormais à l'abri des persécutions. Elles essayèrent d'obtenir grâce.
Le Roi de Portugal hésita, présenta de respectueuses observations
aux monarques espagnols. L'Infante fut inflexible. Alors l'amour eut
raison de la sagesse et de la bonté naturelle du Prince. Il céda et l'édit
fut proclamé.
En dehors de toute question de justice ou de sentiment, c'était
une faute politique que d'imiter l'exemple des souverains espagnols.
Pour excuser l'intransigeance de l'Infante Isabel, on a prétendu
qu'elle avait été endoctrinée par ses directeurs de conscience devenus
les agents secrets de l'Inquisition. Ils lui auraient représenté la mort
violente de son premier époux comme la punition de sa tiédeur.
On a insinué aussi que Dom Manuel avait prétexté de sa condescen-
dance aux désirs d'une femme passionnément aimée pour se débarrasser
(322)
LES MARIAGES DES INFANTS
de sujets prêts à s'emparer du commerce engagé entre le Portugal et ses
nouvelles colonies.
Le mariage décidé et accepté fut ratifié de part et d'autre. Les Rois
accompagnèrent leur fille jusqu'à la ville d'Àlcantara, située sur la
frontière de Portugal, où la cérémonie nuptiale fut célébrée sans
aucune pompe ni cérémonie. L'Infante l'avait exigé ainsi et, pour Dom
Manuel, ses moindres vœux étaient des ordres chéris. Il ne lui en avait
que trop donné la preuve.
On était à la fin de septembre de l'année 1497.
Quand Isabelle regardait en arrière, elle pouvait considérer avec
fierté son œuvre admirable : l'unité des Espagnes accomplie par
son mariage avec Ferdinand, la guerre de succession heureusement
terminée, la destruction de l'Empire more, la découverte du Nouveau
Monde, Charles VIII contraint de quitter l'Italie, les Infants brillam-
ment mariés, les finances restaurées, la sécurité publique rétablie, la
noblesse domptée, le clergé soumis à une discipline austère.
Isabelle était à l'apogée de la gloire ; désormais aucun nuage
ne voilait l'éclat d'un soleil au zénith.
Mais voici qu'un courrier exténué, blanc de poussière, franchit la
porte du palais. Il apporte un message inquiétant.
Le Prince Don Juan a été saisi d'une fièvre ardente au lendemain
des fêtes offertes par la ville de Salamanque à l'occasion de son entrée
solennelle. Le mal a pris tout de suite un caractère grave, alarmant.
Cette nouvelle jeta Isabelle dans une anxiété cruelle. Deux mois
auparavant, les médecins du Prince avaient informé le Roi d'une
"certaine dépression physique chez le jeune époux, demeuré chaste
jusqu'à son mariage et passionnément épris de sa femme. Ils redou-
taient, avaient-ils dit, que les qualités cérébrales d'un prince très bien
doué en fussent amoindries. Ils conseillaient de séparer pendant
quelque temps les deux jeunes gens.
Isabelle, consultée, se souvint-elle des rigueurs de Blanche de Cas-
tille et redouta-t-elie de les imiter, ou bien encore ne crut-elle pas
aux sinistres pronostics des médecins? Moins prudente ou plus tendre
que la Reine de France, elle répondit qu'il était interdit de séparer
ceux que le lien du mariage avaient unis devant Dieu. Le Prince Don
Juan s'affaiblit, et la fièvre, endémique en Estramadure, eut vite
épuisé ses dernières forces.
Ferdinand était arrivé à Salamanque presque sans débrider,
laissant la Reine dans une angoisse inexprimable. Malade, dans
l'impossibilité de suivre un train rapide, elle avait dû attendre au fond de
(323)
ISABELLE LA GRANDE
son palais les nouvelles que Ferdinand lui enverrait dès qu'il aurait vu
leur fils. Le Roi trouva l'Infant à toute extrémité, mais encore en
possession de ses facultés intellectuelles. En vain essaya-t-il de lui
rendre courage et de le leurrer sur son état ; il ne put tromper celui
qui avait déjà la claire vision de sa fin. Don Juan était prêt à quitter
le monde, « cette vallée de douleur et de larmes où il n'avait connu
que des bénédictions et des promesses de bonheur >> ; il suppliait ses
parents d'accepter sa mort avec résignation, dans un esprit de sou-
mission à la volonté de Dieu et comme il le faisait lui-même. Il recom-
manda l'Infante à son père en lui annonçant les espérances d'une
prochaine maternité, et s'endormit dans le Seigneur le 4 octobre 1497,
cinq mois après son mariage célébré avec tant de joie. Il avait dix-
neuf ans.
Soucieux d'éviter à la Reine un choc qui eût pu l'ébranler, Ferdinand
envoyait d'heure en heure des courriers de plus en plus alarmants.
Isabelle voulut partir, elle s'arrêta devant une impossibilité maté-
rielle.
Quand, deux jours plus tard, elle connut la mort de son fils, elle
montra une force d'âme extraordinaire.
« Dieu me l'avait donné ; il me l'a repris. Son saint nom soit béni ! »
répondit-elle à l'évêque chargé de lui annoncer l'affreuse nouvelle.
Les paroles de l'Écriture furent rarement citées avec un plus
grand esprit de sacrifice.
Isabelle conserva en apparence un calme surprenant, mais les
sept glaives de la Vierge des Angoisses avaient transpercé son cœur
de mère, mais ses espérances de souveraine allèrent s'ensevelir dans
le tombeau érigé sous la voûte de Santo Tomas d'Avila où le Prince
trouva le dernier repos après une si courte vie.
« Là, dit Pierre Martyr, en pleurant son incomparable élève, fut en-
terré l'espoir de l'Espagne ».
-La famille royale, la Cour, le peuple entier prirent un deuil en
harmonie avec la douleur générale. Jamais l'on n'avait entendu tant
de lamentations parce que jamais on n'avait vu disparaître tant de
vertus et de mérites unis à tant de jeunesse, de prudence et de bonté.
Des bannières noires furent arborées sur les hautes tours et sur les
portes des villes, des services funèbres furent célébrés avec une mélan-
colique solennité, les offices publics cessèrent de fonctionner, et pendant
quarante jours on ne vit dans les rues que des gens désolés. Pour
(324)
LES MARIAGES DES INFANTS
la première fois, le Roi, la Reine et, à leur exemple, les gens de cour
portèrent des vêtements en toile à sac au lieu de la serge blanche
d'usage en pareille circonstance.
Pierre Martyr est très frappé par la contenance des Rois :
« Les Rois s'efforçaient de cacher leur douleur et ils y parvenaient. Tandis
que, écrasés par la défaillance de nos âmes, nous les contemplions, ils regar-
daient avec calme, les yeux dans les yeux, ceux qui les entouraient. D'où leur
venait une pareille force pour dissimuler leurs sentiments? Il semblait que,
vêtus comme des hommes, ils ne fussent pas faits de chair humaine et que
leur nature plus dure que le diamant ne sentît pas ce qu'ils avaient perdu. »
La force d'âme d'Isabelle et sa maîtrise de soi-même étaient
pourtant bien connues. Les dames qui vivaient auprès d'elle depuis sa
jeunesse se rappelaient que la naissance de ses cinq enfants n'avait pu
lui arracher une plainte et que, forcée par les coutumes d'accoucher
presque en public, elle ordonnait de jeter un voile sur son visage afin
de dérober aux regards ses traits altérés par la douleur et la con-
trainte qu'elle s'imposait.
Les Rois avaient gardé le fragile espoir de conserver un rejeton
de leur fils bien-aimé. Il s'évanouit après tant d'autres. La Princesse
Marguerite mit au monde un enfant mort. L'épreuve supportée par
cette jeune veuve de dix-sept ans avait été au-dessus de ses forces.
Ses beaux-parents furent pleins de bonté pour elle, et quand, après
un événement qui rompait ses derniers liens avec la famille royale,
Marguerite témoigna le désir de rentrer dans son pays natal, ils ne
s'y opposèrent pas. Dès son arrivée en Castille, sa simplicité, ses fami-
liarités gentilles avec les Rois et ses jeunes belles-sœurs avaient d'abord
amusé et fait sourire. Plus tard, on lui avait laissé comprendre que
cette attitude était seulement permise dans l'intimité. En public, il
convenait de garder la gravité et la tenue noble en harmonie avec
son rang et surtout avec le rôle imposé à la princesse des Asturies
assise sur la première marche du trône. A ces conseils donnés avec
douceur, mais qui, dans le fond, n'humiliaient pas moins sa bonne
grâce, Marguerite ne répondait rien, et elle se consolait en confiant
sa peine au charmant époux dans les bras de qui elle se jetait éperdue.
Les seigneurs, les dames, les serviteurs flamands venus avec la
Princesse avaient également souffert de la contrainte et de l'étiquette
espagnoles, de la chaleur du climat, d'un changement d'habitudes et
de nourriture. Ils influèrent beaucoup sur sa détermination.
(325)
ISABELLE LA GRANDE
Les Rois n'essayèrent pas de retenir leur belle-fille ; peut-être même
la virent-ils s'éloigner sans regret. L'attitude de .son frère Philippe
qui, aussitôt après la mort du Prince Don Juan, avait pris, au nom de
sa femme et au sien, le titre de Princes héréditaires de Castille, au détri-
ment de la fille aînée des Rois, la Reine de Portugal, avait vivement
mécontenté Isabelle et Ferdinand.
Marguerite partit en 1499, un an et demi après le décès de l'Infant,
et revit Anvers au lendemain de la naissance de son neveu Charles,
fils de Philippe et de Juana, le futur Empereur Charles-Quint, à qui
elle rendit tant de services comme gouvernante des Pays-Bas. La
fille de Maximilien n'était pas au bout de ses vicissitudes. Remariée
au Duc de Savoie, veuve de nouveau à la suite d'un accident
de chasse survenu à ce troisième époux, demandée aussitôt en mariage
par Henri VII d'Angleterre, elle opposa un refus formel à la recherche
dont elle était l'objet. Intelligente, cultivée, elle patronna les poètes
de qui elle aimait à partager les travaux, elle encouragea les artistes
et les hommes de science, et mourut en 1530, chérie, honorée et
pleurée.
Combien le sort de l'Espagne eût été différent si les Infants,
échappant à leur destin, eussent succédé aux Rois Catholiques !
Marguerite d'Autriche repose encore aujourd'hui dans le tombeau
de pur style espagnol qu'elle fit élever au Duc de Savoie en même
temps que la magnifique église de Brou, près de Bourg-en-Bresse,
au cœur de cette France qu'elle détesta depuis son renvoi en Flandre
et qu'elle combattit toute sa vie. Elle y est représentée dans le
manteau de ses beaux cheveux, dont les ondes d'or ruissellent jus-
qu'aux pieds. Autour du monument court la devise évocatrice de ses
douleurs :
« Fortune, Infortune ».
Tandis que Ferdinand et Isabelle réalisaient les unions tant
désirées de Don Juan et des Infantes Juana et Isabel, ils s'occu-
paient encore d'une alliance projetée entre leur plus jeune fille, Cathe-
rine, et Arthur, Prince de Galles, fils et présomptif héritier de Henri VII
d'Angleterre. Resserrer les liens d'amitié avec ce monarque, c'était le
détourner de la France vers laquelle il était porté et l'engager dans
la fameuse figue de Venise formée contre Charles VIII. Les conven-
tions matrimoniales, acceptées et dénoncées à plusieurs reprises,
furent signées le Ier septembre 1496 et ratifiées l'année suivante. La
célébration du mariage fut remise à une époque ultérieure en raison de
l'extrême jeunesse des époux, âgés l'un et l'autre de moins de onze ans.
(326)
LES MARIAGES DES INFANTS
Pourtant, à partir de cette date, Catherine prit officiellement
le titre de Princesse de Galles, comme la petite Marguerite d'Autriche
avait porté à quatre ans celui de Dauphine de France. Plût à Dieu que
son mariage eût été rompu sans retour comme celui de sa jeune
belle-sœur; après la mort déplorable d'Arthur, elle ne fût pas devenue
la femme infortunée du terrible Henri VIII, la triste Catherine d'Ara-
gon, cause involontaire du schisme d'Angleterre !
Les négociations de ce mariage, commencées dès l'année 1487 et
compliquées d'un traité d'alliance, furent extrêmement laborieuses,
à en juger d'après le nombre des pièces diplomatiques conservées aux
Archives de Simancas et dont la lecture relativement récente a
jeté des clartés singulières sur l'histoire politique de l'Europe à la fin
du XVe siècle et au début du xvie. La plupart de ces pièces, écrites en
caractères chiffrés, étaient restées énigmatiques jusqu'au jour où, il y a
quelque cinquante ans, Bergenroth en entreprit la lecture et déploya
dans ce travail un talent qui tient de la divination.
A une époque où les correspondances entre souverains s'effectuaient
au moyen de courriers exposés aux dangers de routes longues et
peu sûres, où les communications envoyées par mer risquaient de
tomber entre les mains des pirates, il importait de rendre les lettres
politiques illisibles à ceux qui n'en étaient point les destinataires. Aussi
bien, les secrétaires royaux avaient-ils imaginé des chiffres interpré-
tables au moyen de clés différentes, et encore les changeaient-ils
souvent, afin de déjouer les efforts des lecteurs indiscrets à l'heure
même où ceux-ci allaient obtenir la solution d'un problème difficile.
Quelques brèves indications permettront de se faire une idée des
méthodes inaugurées sous les Rois Catholiques et amenées à un mer-
veilleux degré de perfection, c'est-à-dire de complication, par un des-
cendant de musulman converti, Almazân, le chef respecté des
secrétaires royaux, le conseiller fidèle de la couronne de Castille.
« Il y a, dit Bergenroth, différentes manières de lire les textes chiffrés. Le
lecteur, après avoir étudié la langue et l'orthographe du temps, doit d'abord
considérer les chiffres qui reviennent le plus souvent et, d'après cette étude,
juger s'ils représentent des voyelles ou des consonnes. Mais cette méthode
est sans valeur devant les chiffres d'Almâzan, car, dans un texte où chaque
lettre de l'alphabet peut être représentée de cinquante manières différentes,
il est impossible de dire quelles sont les lettres qui reviennent le plus souvent.
D'un autre côté, quand un signe représente un mot ou une phrase entière, les
lettres ne peuvent être comptées. »
Isabelle la Grande. (3^7) 22
ISABELLE LA GRANDE
Nous entrevoyons la difficulté ; pénétrons dans le labyrinthe.
Les chiffres des dépêches espagnoles durant le règne de Ferdinand
et d'Isabelle sont de différentes sortes. Le plus simple est celui où
les chiffres arabes sont substitués à quelques lettres et intercalés dans
l'écriture ordinaire. Comme ils ne doivent pas les remplacer toutes, ils
sont en nombre restreint. Aucune clé de ce système n'en comporte
plus de cent.
Une autre combinaison employée peu après diffère de la précédente
en ce sens que les chiffres romains se substituent aux chiffres arabes.
Le nombre des signes croît dans des proportions considérables, s'élève
à plusieurs milliers et nécessite un petit dictionnaire. Les dépêches
écrites en chiffres romains, sans aucune écriture en clair, apparaissent
en 1495. Un alphabet y est ajouté dans lequel chaque signe représente
une lettre. C'est ainsi que chaque voyelle est figurée par cinq signes
et chaque consonne par quatre. Le nombre des signes pour chaque
lettre s'éleva bientôt jusqu'à treize, quatorze et même quinze, de telle
sorte que quatre ou cinq cents signes et plus correspondent aux
vingt et une lettres de l'alphabet espagnol en usage à cette époque.
A ce chiffre, déjà très compliqué, s'en ajoute un troisième. Certaines
significations sont attachées à des mots monosyllabiques. Par exemple,
bax signifie certainement ; dem, gens d'armes ; ham, moi, le Roi.
Pour rendre le déchiffrement encore plus difficile, des signes sans signi-
fication sont entremêlés aux chiffres, soit qu'on les écrive en chiffres,
soit qu'on les donne en clair, comme, par exemple : Semperille César,
Je vous prie, ou tous autres mots de n'importe quelle langue, sauf celle
où la dépêche est écrite.
Les différents signes sont constamment mêlés dans la même
dépêche, dans la même phrase et jusque dans le même mot. En voici
un exemple facile à suivre :
« DCCCCLXVIIII, le, N, o, y, malus, 1 » signifie enviando (envoyé).
La manière dont il est composé donne une idée du temps qu'il fallait pour
écrire et lire une dépêche ainsi chiffrée.
DCCCCLXVIIII signifie
le
N — a enviando.
o —
y
malus —
(328)
LES MARIAGES DES INFANTS
Il n'est pas étonnant que des centaines de pages écrites sans
aucune séparation entre les mots et sans aucune indication de
paragraphe, où les jambages sont continués depuis la première lettre
jusqu'à la dernière sur une ligne ininterrompue, soient longtemps
restées illisibles.
Pour résoudre un problème en apparence insoluble, Bergenroth
s'imposa des études préliminaires qui témoignent de sa puissance de
volonté. Malgré ses efforts, il dit lui-même qu'il ne découvrit aucune
clé par une règle méthodique :
«Tandis que je copiais et recopiais indéfiniment les dépêches, je m'appli-
quais à chercher un indice, une faute de copiste, un point faible, convaincu
qu'aucun homme n'arrive à déguiser si complètement sa pensée qu'à ta
longue il ne la trahisse aux yeux d'un observateur vigilant. Partout où je
supposais que ce pouvait être le cas, j'essayais de conjecturer la signification
des chiffres. Cent fois j'avais fait ce travail en vain. A la fin, je triomphai.
Un jour, comme je copiais une dépêche en un chiffre inconnu, je trouvai deux
signes semblables portant les marques d'une abréviation. Quels sont, me
dis-je, les mots abrégés dans une écriture chiffrée? Évidemment ce sont les
plus connus. De différentes constatations, j'augurai que les signes abrégés
devaient représenter n. f. (nuestra fija). Si ma supposition était juste, il
était probable que les caractères précédents signifiaient : Princesa de Gales.
A la suite d'un examen minutieux, je trouvai cinq signes représentant des
lettres. Je pris ces signes pour G, A, L, E, S. Je ne m'étais pas trompé. La
nuit suivante, vers trois heures du matin, cette clé était découverte. »
Au moment où Bergenroth, après tant d'efforts et de combinaisons
géniales, commença le déchiffrement des textes, les archivistes de
Simancas s'émurent. Que trouverait cet Anglais dans des pièces diplo-
matiques dont le sens leur échappait quand ils n'en avaient point
la clé et qui — celles qu'ils possédaient le leur avaient appris — traitaient
des négociations diplomatiques relatives aux mariages des Princes de
Galles Arthur et Henri avec Catherine d'Aragon? Certes, il était
intéressant pour l'Espagne d'éclairer l'histoire des grands princes
de la deuxième partie du xve siècle, mais n'avait-on pas à redouter
le jugement des hommes d'un autre âge, parvenus à un état moral
supérieur, au moins en théorie? Tiendraient-ils compte des circons-
tances difficiles au milieu desquelles avaient dû se mouvoir des mo-
narques contraints de recourir à des spoliations et d'exercer un
despotisme intransigeant ?
Pour plus de sûreté, les bibliothécaires de Simancas fermèrent les
(329)
ISABELLE LA GRANDE
archives à Bergenroth dès qu'ils le virent à même d'en percer le
mystère. Celui-ci se rendit à Madrid, des négociations s'engagèrent,
plus difficiles, dit-il, que la lecture des chiffres elle-même, et ce fut
seulement six ans plus tard, sous le ministère du Général Narvaes,
qu'il obtint l'autorisation de continuer ses travaux. En revenant à
Simancas, il eut la satisfaction de recevoir des archivistes deux clés
concernant les correspondances échangées avec le ministre et l'ambassa-
deur des Rois : le Docteur Puebla et Pedro de Ayala, clés dont on
lui avait caché l'existence jusqu'au jour où elles lui étaient devenues
inutiles. Elles corroboraient les découvertes qui lui avaient
donné tant de peine. La clé de Puebla ne comptait pas moins de
2 400 mots.
Quels étaient donc les sujets traités dans la correspondance royale?
Ane considérer que les dépêches en clair échangées entre les Monarques,
on pourrait croire qu'ils réalisent sur la terre un mariage écrit dans
le ciel. Leur intérêt serait médiocre, si elles ne donnaient une idée
des mœurs du temps. C'est ainsi qu'une lettre adressée par Puebla,
Ministre d'Isabelle, à sa Souveraine et datée du 3 décembre 1497 au
nom des deux Reines, mère et femme de Henri VII, témoigne de l'em-
pressement avec lequel les Princesses anglaises désirent accueillir la
jeune Infante dont le mariage se négocie depuis plus de huit ans.
« La Reine Elisabeth et la mère du Roi souhaitent que la Princesse de
Galles parle toujours le français avec la princesse Marguerite qui vit main-
tenant en Espagne et qu'elle apprenne assez bien cette langue pour la parler,
car les reines anglaises ne savent pas le latin et entendent encore moins
l'espagnol. La Princesse Catherine devra s'habituer à boire du vin ; en
Angleterre, l'eau n'est pas bonne, ou, quand elle l'est, le climat ne permet
pas d'en boire. »
En 1499, Catherine écrit de son côté à son futur époux Arthur,
Prince de Galles, âgé de treize ans, une lettre à laquelle celui-ci
répond par la dépêche suivante rédigée en latin. On y sent le devoir
de style corrigé, sinon dicté, par un précepteur vigilant :
«J'ai lu les douces lettres que Votre Altesse a dernièrement envoyées
et qui me disent son amour pour moi. Ces lettres, écrites de votre main,
m'ont rendu bien joyeux. En imagination, je suis devant Votre Altesse, je
cause avec elle et j'embrasse ma chère femme. Je ne puis vous dire combien
est grand le désir que j'ai de vous voir et combien le long délai qui me
(330)
LES MARIAGES DES INFANTS
sépare de votre arrivée est douloureux pour moi. Je souhaite r;ue votre
venue soit hâtée. Écrivez-moi bientôt et souvent.
« Votre époux qui vous aime,
« Arthur. »
En même temps que ces lettres affectueuses, mais sans grande
portée réelle, s'échangeait une correspondance secrète où, durant
dix années, les articles du contrat de mariage et le traité d'alliance
sont discutés pied à pied, avec une habileté et une âpreté sans égales
de part et d'autre. C'est ici que les secrétaires du chiffre jouent un rôle
actif.
Isabelle recommande à son ministre de faire valoir aux yeux du
Roi Henri les avantages inouïs d'un mariage espagnol :
« Il n'y a présentement dans le monde aucun monarque dont la fille puisse
mieux convenir au Prince de Galle que l'Infante Catherine.
« Cette alliance, accompagnée d'un bon traité, sera infiniment avanta-
geuse à l'Angleterre. Si Henri entrait dans la coalition contre la France, il
pourrait à volonté se servir de la flotte espagnole et, à supposer que celle
dont disposent actuellement les Rois Catholiques soit insuffisante, ces princes,
à la requête du monarque anglais, la renforceraient d'un grand nombre
d'unités navales. >>
Ces propositions laissaient Henri assez froid. Certes, il désirait
ardemment le mariage espagnol, mais il ne se souciait pas d'entrer
en lutte avec le Roi de France tant qu'il n'aurait pas réglé ses différends
avec le Roi d'Ecosse. Puis, il y avait la grosse question des apports sur
laquelle les Rois chicanaient avec une vivacité toute roturière.
Les agents de Henri se montraient exigeants. L'argent, disaient-
ils, ne sortait pas de la caisse des Rois d'Espagne et venait en droite
ligne de la bourse de leurs sujets. Quelle raison ces princes avaient-ils
de se montrer si regardants?
Les négociateurs espagnols répondaient avec aigreur, mais tout en
souriant, que le Roi Henri devrait être bien satisfait de la dot quelle
qu'elle fût, car c'était chose extraordinaire de voir les Rois donner leur
fille à un prince de qui le père pouvait, d'un jour à l'autre, être chassé
d'Angleterre.
Ils faisaient allusion aux revendications de Perkin Warbek, le
prétendu fils d'Edouard IV. Aujourd'hui, nous n'avons plus de doute
sur sa personnalité, mais, à cette époque, les opinions étaient partagées,
surtout depuis que l'imposteur avait été accueilli par Maximilien
(33i)
ISABELLE LA GRANDE
comme un prince de sa famille et que Marguerite d'Autriche l'avait
reconnu pour son neveu.
Enfin, malgré les aménités échangées entre les négociateurs du
mariage, on finit par s'entendre. La dot fut fixée à 200 000 couronnes
d'or, — 1 million en poids, — soit une valeur relative de 8 millions
payables la moitié au jour du mariage et le reste par sommes égales
dans les deux années suivantes. Le quart du premier versement
serait payé en bijoux, joyaux, vaisselle, tapisseries apportés par la
Princesse et réservés à son usage. Henri avait longtemps protesté contre
cette dernière clause. Il préférait de l'argent comptant qui entrerait
dans ses coffres, et ne s'en cachait pas. Comme douaire, Henri affectait
les revenus des comtés de Cornouailles, de Galles, etc.
Les deux cours étaient d'accord sur le contrat de mariage et le traité.
Pourtant Ferdinand ne parlait pas du départ de Catherine. Au
contraire, il alléguait que, d'après les rapports de son Ambassadeur,
Pedro de Ayala, la Cour d'Angleterre convenait peu à une très
jeune princesse. En vérité, il s'inquiétait des prétentions de Perkin
Warbek, n'entendait pas compromettre sa fille dans une aventure et
ne se décida franchement à remplir les formalités définitives du
mariage qu'après la condamnation et l'exécution du faux duc d'York.
Jusque-là, Ferdinand n'avait donné à Henri que le titre de Cousin.
La parenté se resserra quand le monarque anglais n'eut plus de
compétiteur. Il feignit de croire à une erreur des scribes castillans,
réclama le titre de Frère et reçut satisfaction pleine et entière.
Les cérémonies du mariage par procuration ne furent plus différées.
Le 19 mars 1499, Arthur, Prince de Galles, le Docteur Puebla, Pro-
curateur de Catherine d'Aragon, William, Êvêque de Lincoln, John,
Evêque de Coventry, et Lichfieldj accompagnés de plusieurs grands per-
sonnages laïques, se réunirent dans la chapelle du manoir de Bewdley,
sur le diocèse d'Hertford, afin d'accomplir la cérémonie nuptiale
fier verba de firoesanti entre le Prince et la Princesse de Galles. Après
la messe, l'Évêque de Coventry rappela au Prince de Galles combien
son père le Roi Henri souhaitait que son mariage projeté avec la
Princesse de Galles fût rendu indissoluble. Le Docteur Puebla, ajouta-
t-il, était venu dans ce saint lieu afin de remplir au nom de la Prin-
cesse et à sa place les rites prescrits par l'Église. Le Saint- Père avait
levé tout obstacle canonique à cette union. Il était maintenant du
devoir du Prince de donner son opinion et de déclarer sa volonté.
Sur cette invitation, Arthur prit la parole. Il était très heureux
de contracter un mariage indissoluble avec Catherine, Princesse de
(332)
LES MARIAGES DES INFANTS
Galles, fille du Roi Ferdinand et de la Reine Isabelle d'Espagne,
non seulement pour obéir au Pape et au Roi son père, mais aussi
en raison de l'amour profond et sincère qu'il portait à ladite Prin-
cesse. Est-il utile de rappeler que les jeunes gens ne se connaissaient
pas?
Puebla témoigna au Prince sa gratitude personnelle, car le mariage
avait été le fruit de ses. incessants labeurs et, au nom de la Princesse,
donna son consentement au mariage indissoluble. Après lecture des
pouvoirs signés par l'Infante Catherine, le Prince de Galles prit
dans sa main droite la main droite de Puebla, et Richard Peel, Lord
Chambellan du Prince et chevalier de la Jarretière, tint dans les
siennes les deux mains réunies. Alors le Prince déclara accepter Puebla
au nom et comme procurateur de la Princesse Catherine et reconnaître
cette Princesse comme sa légale et incontestable épouse. La même
formalité fut ensuite remplie par Puebla vis-à-vis du Prince.
Le 10 juillet, Henri signait le traité d'alliance dont les Rois
d'Espagne avaient envoyé une rédaction définitive. Les clauses en sont
de grande importance et l'on conçoit le prix que les signataires atta-
chaient à sa conclusion :
i° Un traité d'amitié et d'alliance pour les temps futurs et sans limite
est conclu entre Henri VII, ses héritiers et successeurs d'une part, et Ferdi-
nand et Isabelle, leurs héritiers et successeurs d'autre part. Les alliés s'obli-
gent à s'assister et secourir l'un l'autre de tout leur pouvoir contre toute
ou chaque personne dans le monde, sans aucune exception et pour la défense
de leurs présents domaines.
2° Aucun des alliés ne pourra aider de ses actes ou conseils les ennemis
de son co-allié qui tenteraient d'envahir les domaines qu'il possède, sans
aucune exception ni réserve. Ils s'obligent au contraire à s'entr'aider l'un
l'autre dans un cas pareil, et de tout leur pouvoir. Cependant, l'allié qui
requiert l'aide de l'autre devra payer les dépenses, qui seront fixées en concor-
dance avec le prix des approvisionnements.
3° Dans tous les articles qui ne sont pas contenus dans ce traité d'alliance
et qui ne dérogent à aucune de ses clauses, le Pape, le Roi des Romains, le
Roi de France et l'Archiduc Philippe doivent être exceptés. Mais cette excep-
tion est sans aucune validité en ce qui concerne les différentes clauses qui
forment le sujet du traité.
4° Les sujets de chacun des alliés auront la liberté de voyager et de com«
mercer ou de faire toute autre affaire dans les domaines respectifs des alliés.
Aucun passeport particulier ou généralne sera exigé. Ils seront traités comme
des sujets nés dans les pays où ils résideront.
5° Ni l'un ni l'autre allié ne permettra aux rebelles ou ennemis de l'un ou
(333)
ISABELLE LA GRANDE
de l'autre de s'établir dans ses domaines, ni de les favoriser, ni de permettre
qu'aucune faveur leur soit accordée par ces sujets eux-mêmes. Si des
rebelles étaient découverts dans les domaines de l'un ou l'autre allié, ils
seraient arrêtés et livrés au prince contre qui ils se sont révoltés.
6° Les deux alliés promettent de se comprendre nominalement et expres-
sément l'un l'autre dans tous les traités d'alliance ou trêves conclus avec
d'autres États.
7° Les prises, reprises et lettres de marque ne seront concédées à aucun
des alliés contre les sujets de l'autre. Les capitaines commandants de vais-
seaux, les uns sujets espagnols, les autres sujets du roi Henri, ne seront,
en quittant les ports, soumis à aucune juridiction, donnant toute tranquil-
lité pour la sécurité de leur bonne tenue à la mer durant le voyage.
8° Si les sujets de l'un ou de l'autre allié contrevenaient à ce traité, répa-
ration serait donnée, mais le traité resterait dans toute sa force.
o° Le traité sera publiquement proclamé dans un délai de six mois dans
les villes ou ports de mer des domaines des alliés.
io° Si un vaisseau de quelque sujet espagnol ou anglais est naufragé sur
les côtes ou dépendances de l'Espagne, de l'Angleterre ou de l'Irlande, toute
l'assistance possible lui sera donnée. Qui que ce soit qui se sauve, le vaisseau,
les gens ou les marchandises resteront la propriété du possesseur du vais-
seau ou des marchandises. Le sauvetage seul sera payé.
Après un règlement méticuleux des apports de la Princesse, après
la célébration du mariage dit indissoluble, après la signature du traité
défensif et offensif, il n'y avait plus, semble-t-il, qu'à gréer l'Armada
où monterait la future Reine d'Angleterre. Et pourtant les Rois
d'Espagne atermoyaient encore le départ de leur fille, sous prétexte
que le Prince de Galles n'avait point atteint sa quatorzième année,
âge auquel il devenait apte à contracter un mariage définitif, que la
santé de la Reine Isabelle était peu satisfaisante, que le Roi Ferdinand
devait se rendre dans les Alpujarras pour y réduire des révoltés
mores. En Angleterre, on était au contraire très désireux de recevoir
la Princesse. On représentait que, très jeune, elle s'accoutumerait
mieux aux mœurs de sa nouvelle patrie, qu'elle en apprendrait la
langue ; on rappelait que des sommes importantes avaient été déjà
dépensées en vue de sa réception. Il importait qu'elles ne fussent
point perdues, et l'on demandait avec instance que la date du départ
fût enfin fixée.
Sans doute la réponse n'eût pas été donnée de longtemps si les
espions que les Rois entretenaient auprès de leur bon frère n'eussent
fait tenir des renseignements inquiétants. Henri intriguait, écoutait
(334)
LES MARIAGES DES INFANTS
des propositions de mariage dont le Prince de Galles était l'objet, comme
s'il eût conservé toute liberté à cet égard. Le Roi de France accor-
derait volontiers la main de la sœur du Duc d'Angoulême avec une
dot de 200 ooo écus ; l'Archiduc Philippe était venu à Calais dans
l'intention de préparer l'union de sa sœur la Princesse Marguerite.
Henri devait être surveillé, car il était versatile comme ceux de sa
nation.
« Pour l'amour de Dieu, écrivait Puebla, ne différez pas et ne donnez pas
de prétexte à un changement de politique. »
Le départ de Catherine fut décidé. Il y eut bien quelques pour-
parlers à propos de la suite espagnole qui devait accompagner la Prin-
cesse et rester auprès d'elle. Henri avait demandé que les jeunes
dames d'honneur fussent jolies et de bonne noblesse. Ainsi les gentils-
hommes de sa maison pourraient les épouser et il en résulterait une
concorde désirable. Pourtant, il en limita le nombre, ne voulant pas,
disait-il, imiter l'Archiduc Philippe qui, après avoir reçu les cent
cinquante personnes venues avec Juana, en avait renvoyé une partie
et laissait les autres dans le dénuement :
« Je puis vous assurer que les officiers qui viendront avec la Princesse de
Galles ne mourront pas de faim. S'ils meurent, ce sera plutôt d'indigestion. »
La promesse était engageante.
« La Princesse, ajoutait-il, sera plus respectueusement servie par les
dames anglaises qu'aucune princesse ne l'a été auparavant. »
Isabelle avait été informée des coûteux préparatifs que l'on faisait
en Angleterre en vue des noces de sa fille. Le 23 mars 1501, elle écrivit
la jolie lettre suivante, datée de Grenade et adressée à Puebla :
« Je suis heureuse d'apprendre que l'on fait de grands préparatifs pour
recevoir la Princesse de Galles, parce que cette prodigalité témoigne de la
magnificence de Mon Frère, le Roid'Angleterre,etaussiparceque ces démons-
trations de joie à l'occasion de l'arrivée de ma fille me sont naturellement
agréables. Cependant, il serait plus conforme à mes sentiments que les
dépenses fussent modérées. Nous ne voudrions pas, le Roi et moi, que notre
fille fût cause d'aucune perte en Angleterre, soit en argent, soit de quelque
autre manière possible. Nous voudrions, au contraire, que sa venue soitune
(335)
ISABELLE LA GRANDE
source de bonheur, et elle le sera, nous l'espérons, avec l'aide de Dieu. Il
doit 3? avoir des réjouissances, mais nous supplions surtout le Roi et la Reine
de donner à la Princesse la fête de leur affection et de la traiter comme leur
fille. »
Cette invitation à l'économie ravit le Roi Henri :
« Je donnerais la moitié de mon royaume, s'écria-t-il, pour que la Prin-
cesse de Galles ressemblât à sa mère. »
La lettre si sage d'Isabelle n'enraya pourtant pas l'élan qui portait
le Roi, la noblesse et la nation entière à célébrer avec pompe le mariage
princier. Le Roi avait envoyé des messages aux lords anglais, irlandais
et gallois, leur enjoignant d'être présents à Londres afin d'accueillir
la Princesse de Galles. Des invitations semblables avaient été adressées
à la noblesse de Flandre, de France et de Bretagne. Tout chevalier
qui prendrait part aux fêtes serait hospitalièrement reçu et défrayé
de ses dépenses. Les Ducs de Northumberland, Suffolk et Glocester
défieraient les chevaliers présents à rompre trois lances et à échanger
trois coups de hache d'armes. Les joutes dureraient quarante jours
et auraient lieu à Londres où l'épidémie de peste avait complètement
disparu et où la santé publique était excellente. Des préparatifs étaient
ordonnés dans les ports de mer, villes et villages pour recevoir la Prin-
cesse. Il était à souhaiter qu'elle débarquât à Southampton ou à
Bristol parce que leurs rades étaient sûres, mais, si la flotte se pré-
sentait dans n'importe quelle autre ville de la côte, elle y serait éga-
lement bien accueillie. Le Roi, la Reine, le Prince de Galles ne s'occu-
paient pas d'autre chose. Ils se réjouissaient à la pensée que la Prin-
cesse commençait à parler français.
Le 21 mai 1501, l'Infante Catherine dit adieu à sa mère, qu'elle
ne devait plus revoir, et quitta l'Alhambra, ce palais merveilleux où
sa douce enfance s'était en partie écoulée. Elle allait s'embarquer au
port de la Corogne en Galice, une ville voisine du sanctuaire de Saint-
Jacques de Compostelle où les voyageurs gagneraient un jubilé
avant de prendre la mer. Les Rois avaient d'abord projeté d'accom-
pagner Catherine jusqu'au port d'embarquement, mais la nouvelle d'une
rébellion dans la Sierra de Ronda avait rappelé le Roi en Andalousie,
il venait de s'en rendre maître, était rentré à Grenade pour embrasser
sa fille, mais n'osait s'éloigner d'une région pacifiée à demi. Quant à
Isabelle, minée par le chagrin, atteinte par la maladie, elle n'était
(336)
LES MARIAGES DES INFANTS
plus en état de monter à cheval. Si elle était du voyage, elle devrait
l'accomplir en litière, et la marche du cortège serait ralentie.
Ce n'était pas une petite expédition, en effet, que de parcourir dans
une saison déjà chaude l'Andalousie, la Manche dénudée, la Castillc
aride et le Léon plus hospitalier. Catherine, qui avait voulu marchera
un train rapide, fut prise de fièvre, contrainte de s'arrêter quelques
jours et obligée ensuite de continuer le voyage de nuit par petites
étapes. Deux mois s'écoulèrent avant qu'elle n'eût atteint la Corogne.
La tempête régnait sur la mer. Quand elle fut apaisée, la Princesse
s'embarqua sur la Vera Cruz, un navire de trois cents tonneaux à des-
tination de Plymouth. Elle était accompagnée du Comte et de la
Comtesse de Cabra, du Commandant de Cârdenas, de Dona Elvira
Manuel, première dame d'honneur, de quatre filles d'honneur, de
trois évêques, de quatre aumôniers, de neuf pages et d'un certain
nombre d'officiers et de caméristes, cinquante-cinq personnes environ.
C'était peu, si l'on comparait cette suite à celle de l'Infante Juana
débarquant en Flandre, mais on avait tenu compte du désir manifesté
par le Roi Henri.
Quel était l'état moral de la jeune Princesse que les vents empor-
taient vers une nouvelle patrie? Les historiens du temps s'accordent
à vanter ses qualités intellectuelles, l'instruction étendue dont
témoigne Erasme, une maturité précoce acquise auprès d'une mère
incomparable, une habileté politique due aux exemples d'un père que
la Reine donnait comme modèle à ses enfants. D'autre part, elle
s'éloignait imbue de la sûreté de son jugement, intransigeante quand
la discipline religieuse était en jeu. Élevée durant la guerre de Gre-
nade, assurée que les Chrétiens devaient leur triomphe à une inter-
vention du Ciel en leur faveur, elle croyait la cause de Dieu indisso-
lublement liée à celle de la maison de Castille et pensait emporter
avec elle une part des grâces divines, tout au moins une protection
spéciale. Aveuglée par l'ardeur de sa foi, elle était inhabile à éviter les
infortunes qui finirent par l'accabler. Quand l'heure de l'épreuve fut
venue, elle la subit chrétiennement, mais la pensée ne lui vint point
qu'elle eût pu prévenir et détourner le malheur. Les Ambassadeurs
qui, au nom du Roi Henri, réclamaient depuis longtemps sa venue,
n'avaient que trop bien prévu les écueils auxquels se heurterait une
Infante d'Espagne transplantée en Angleterre à seize ans passés.
La mer était calme. Le 2 octobre, après une traversée relativement
bonne, la Vera Cruz entrait dans le port de Plymouth. A peine débar-
quée, la Princesse de Galles se rendit processionnellement à l'église
(337)
ISABELLE LA GRANDE
et entendit la messe. La cérémonie terminée, elle parcourut la ville
aux acclamations frénétiques des habitants, car le mariage espagnol
était très populaire parmi les marins des côtes :
« Elle n'eût pas été reçue avec plus de joie si elle eût été le Sauveur
même », écrit un contemporain.
Cet enthousiasme fit oublier à la jeune Princesse une pluie dilu-
vienne qui l'accueillait à sa manière.
Le Roi Henri était venu de Richmond au-devant de sa bru. Le
soir même, il demanda l'autorisation de la voir, demande inconsidérée
aux yeux des Espagnols, car elle était contraire à l'étiquette de leur
pays. D'après les ordres de ses parents, Catherine devait s'abstenir
de parler au Roi et au Prince de Galles jusqu'à la cérémonie nuptiale.
On n'était plus en Castille ; l'entrevue fut accordée. Le Roi et la Prin-
cesse se dirent dans leur langue une foule de choses aimables qu'ils
ne comprirent pas et, quand le Prince Arthur se présenta, ce fut par
l'intermédiaire latin des évêques espagnols et anglais que les époux
se témoignèrent leur mutuelle satisfaction de se voir.
Catherine fit son entrée solennelle à Londres le 12 novembre.
Elle montait une mule magnifiquement caparaçonnée et marchait
entre le Duc d'York et le Légat du Pape. Grande, sculpturale, elle
était coiffée d'un large chapeau rond, orné de passementerie d'or
comme celui d'un cardinal, et d'un bonnet rouge d'où s'échappaient
ses beaux cheveux d'un blond ardent comme ceux de sa mère. Sur ses
pas chevauchait Dona El vira Manuel vêtue d'un costume noir d'un
caractère monacal. A leur suite venaient en un cortège brillant les
belles demoiselles d'honneur, l'ensemble de la maison et une foule
de seigneurs anglais.
Le mariage eut lieu à Saint- Paul deux jours plus tard avec une
solennité imposante. Sur une coiffe de soie blanche, la belle épousée
portait un voile brodé d'or, de perles, de pierres précieuses qui la
couvrait tout entière. Sa robe, très ample, était soutenue au bas de la
taille par des cercles qui éloignaient l'étoffe du corps selon l'usage
de son pays ; les manches, fort longues, effleuraient presque la terre.
Des bals, des tournois, des spectacles, accompagnements obligatoires
d'une grande fête royale, succédèrent aux noces.
Une dépêche du Roi Henri, adressée directement aux Rois Catho-
liques et datée du 28 novembre, témoigne de son contentement. Il
raconte quelle a été son anxiété durant le voyage de la Princesse et
(338)
LES MARIAGES DES INFANTS
dit sa joie quand il apprit son arrivée à Plymouth. Plusieurs officiers
avaient été chargés de l'amener à petites journées jusqu'à Londres,
mais lui et le Prince de Galles se sont portés à sa rencontre. Tous les
deux ont admiré la beauté de la Princesse et la dignité de ses manières.
Après avoir indiqué que le mariage a été solennellement béni à Saint-
Paul, Henri ajoute :
« Bien que l'amitié entre les maisons d'Angleterre et d'Espagne ait été
réciproque et sincère jusqu'ici, cet heureux mariage la rendra encore plus
intime et à jamais indissoluble. »
Le Monarque prie les Souverains de bannir de leur esprit toute
tristesse. Certes, ils ne voient plus le joli visage de leur fille bien-
aimée, mais ils peuvent être assurés qu'elle a trouvé un second père
dans le Roi d'Angleterre. Il veillera sur son bonheur et ne permettra
jamais qu'il lui manque une chose qu'il serait en état de lui procurer.
Déjà, il a écrit aux Rois dans ce sens, mais de telles promesses ne
sauraient être trop souvent répétées. L'union entre les deux familles
royales est si complète que, désormais, il est impossible de faire une
distinction entre les intérêts de l'Angleterre et ceux de l'Espagne. De
son côté, le Prince de Galles témoigne à ses beaux- parents une satis-
faction profonde.
i
« Il n'a jamais été aussi heureux que le jour où il a vu pour la première fois
le doux visage de sa fiancée. Aucune femme au monde ne pouvait lui plaire
davantage. Il promet d'être un bon époux. »
Catherine éprouva une impression toute différente en se trouvant
en présence d'un enfant de quinze ans, valétudinaire, plus apte, suivant
les auteurs du temps', à cultiver les plantes cordiales que propre à cueillir
la fleur d'oranger.
Le mariage fut-il consommé? La question devait un jour se poser.
Il ne le fut point, si l'on s'en rapporte à la protestation de Catherine
devant le synode du divorce, et bien que Henri VIII n'ait pas répondu
d'une manière catégorique à la sommation qu'elle lui adressait à ce
sujet. Pourtant, les jeunes époux se rendirent ensemble à Ludlow
Castle, résidence officielle et apanage des Princes de Galles. Ils y
vivaient depuis six mois quand une terrible nouvelle vint frapper au
cœur le Roi Henri. Le Prince Arthur, saisi par une fièvre pernicieuse,
se mourait ; il était mort. Les Infantes de Castille traînaient-elles à
leur suite le deuil et la désolation !
(339)
ISABELLE LA GRANDE
Qu'on imagine l'affreuse situation de Catherine, veuve à seize ans,
perdue dans un pays dont elle ignorait la langue, dévorée par une
fièvre analogue à celle qui avait enlevé son époux, abandonnée
par une Cour dont elle avait été l'idole, délaissée du jour au len-
demain par ceux qui l'avaient accueillie et acclamée. La malheureuse
Princesse trouva pourtant un appui dans sa belle-mère. La Reine
Elisabeth envoya une litière tendue de noir pour lui permettre
de quitter Ludlow où l'air était malsain et de revenir auprès d'elle.
Mais la destinée semblait s'acharner sur Catherine. La Reine d'Angle-
terre ne supporta pas la perte de son fils ; en février, elle succombait
en donnant le jour à un prince qui ne vécut pas. Elle avait trente-
sept ans.
Ferdinand et Isabelle reçurent la nouvelle de la mort de leur
gendre dans les premiers jours de mai. Cette catastrophe était aussi
désolante qu'imprévue. Quelle fatalité frappait les Rois dans leurs
plus chères espérances depuis l'année 1497 ! Par cette suite de malheurs
domestiques, acquittaient-ils une dette de sang et de douleur contractée
envers tant d'infortunées victimes de l'Inquisition ! Isabelle se le
demanda-t-elle et souffrit-elle des réponses de sa conscience? Peut-
être, au contraire, soutenue par l'ardeur de sa foi et confiante en
l'excellence de ses actes, envisagea-t-elle les maux qui l'accablaient
comme le témoignage d'une volonté suprême qu'il fallait bénir, même
dans ses rigueurs. Mais tant d'épreuves successives frappaient une
nature épuisée et aggravaient un état déjà très précaire.
A peine informés de la mort du Prince Arthur, les Rois envoyèrent
un ambassadeur spécial, le Duc de Estrada, afin de présenter quelques
réclamations au Roi d'Angleterre au nom de la Princesse de Galles.
Les instructions données à ce diplomate étaient d'autant plus
délicates qu'en apparence elles étaient contradictoires.
Le Duc devrait d'abord réclamer au Roi Henri les 100 000 écus
d'or formant la première partie de la dot de la Princesse et payée en
argent ; ensuite il aurait à demander la remise du douaire promis par
le contrat de mariage, c'est-à-dire des tours, manoirs et terres corres-
pondant comme revenus au tiers des rentes payées par les pays de
Galles, Cornou ailles et Chester ; il prierait enfin le Roi de renvoyer
la Princesse en Espagne dans le plus bref délai et d'une manière con-
forme à son rang.
« Je vous ordonne, car cela est très urgent, de hâter le départ de la Prin-
cesse de Galles, ma fille, afin qu'elle revienne promptement en Espagne.
(340)
LES MARIAGES DES INFANTS
Vous direz au Roi que, dans l'affliction où elle se trouve, il va de graves rai-
sons pour qu'elle retourne auprès de ses parents, à cause de son jeune âge et
aussi des consolations qu'elle trouvera dans sa famille. Personne, vous le
savez, n'a éprouvé une douleur plus vive que la Princesse Reine (Isabel
de Portugal) quand elle perdit son époux. Et, justement, pour ce motif,
nous l'envoyâmes chercher et nous la fîmes revenir auprès de nous, bien
qu'elle eût en Portugal de belles demeures, un grand état de maison et que
le Roi de Portugal ne demandât qu'à les lui conserver et à la garder dans
un royaume qu'elle aimait. D'un autre côté, la Princesse de Galles pourra
se livrer plus librement à son chagrin ici qu'en Angleterre, car les habi-
tudes de notre pays le permettent mieux. »
Mais tandis que les Rois Catholiques sollicitaient ainsi le retour
de leur fille, ils envoyaient pouvoir au Duc d'Estrada — et jamais
chiffre de dépêche ne fut plus compliqué — de traiter en leur nom
du mariage de la jeune veuve avec le second fils du Roi d'Angle-
terre, Henri, devenu Prince de Galles depuis la mort d'Arthur. Isa-
belle fait la leçon à son représentant diplomatique et prévoit les
cas difficiles, les questions embarrassantes. Elle insiste et se répète :
« Il importe que le Roi d'Angleterre remplisse sans délai ses obligations
envers la Princesse de Galles. La Reine ne peut croire qu'au milieu de sa
douleur sa fille soit laissée dans le besoin et souffre des privations. Elle a été
informée de divers côtés que le Roi Henri n'aurait point l'intention de tenir
ses promesses. S'il en était ainsi, il en rejaillirait sur lui un grand déshonneur.
Jamais pareille chose ne s'est vue. Quand la fille aînée des Rois, Princesse de
Poitugal, devint veuve, elle reçut tout ce qui lui était nécessaire, et son
retour ne coûta pas un maravedi à l'Espagne. Quand la Princesse Margue-
rite d'Autriche éprouva le même malheur, les Rois pourvurent à tous ses
besoins comme si elle eût été leur propre fille. L'obligation de Henri envers la
Princesse de Galles est bien plus grande que ne l'a été celle des autres princes
placés dans des circonstances analogues, parce qu'il s'est formellement
engagé à lui donner un douaire et que les villes, manoirs et terres lui ont été
attribués comme une propriété à vie. Il n'est pas possible qu'un prince tel que
le Roi Henri manque à sa parole en aucun temps et moins encore quand le
malheur accable la Princesse de Galles. »
Ferdinand ajoute à ces considérations sentimentales des ordres
plus positifs. Dofïa Elvira et Juan Cuero auront à garder avec la plus
grande vigilance l'or, les joyaux et l'argenterie de la Princesse. Si elle
est contrainte d'emprunter pour maintenir sa maison, ses biens per-
sonnels ne doivent pas servir à l'acquit de pareilles dettes. Les lettres
(34i)
ISABELLE LA GRANDE
se multiplient et témoignent que le Roi d'Espagne ne se fait aucun
scrupule d'altérer la vérité, de revenir sur ses promesses et d'en faire
d'autres qu'il ne songe pas à tenir. Mais gouvernerait-on les empires
si l'on ne prévoyait, pour les déjouer, les ruses de ses adversaires?
Henri ne se hâtait pas de répondre. Son avarice et sa rapacité
étaient proverbiales. On racontait que, pour remercier le duc d'Oxford
de l'hospitalité somptueuse qu'il lui avait offerte, il lui dit :
« Duc, vous m'avez reçu avec magnificence, mais pour avoir contrevenu
aux lois somptuaires du pays, je vous impose une amende de dix mille livres
au profit de mon trésor. »
Dans ces conditions, le Roi d'Angleterre eût démenti toute sa vie
s'il eût satisfait aux demandes de Ferdinand et d'Isabelle. Il ne se
souciait nullement de rendre les ioo ooo écus de la dot apportée par
Catherine.
« Jamais, assurait-on, un écu entré dans ses coffres n'avait revu la
lumière du jour. »
Henri était encore moins pressé de remettre le douaire promis que
de restituer la dot. C'est en vain que les Rois Catholiques invoquaient
les lois, les coutumes, et faisaient appel à sa droiture et même à sa
probité. Ils ne recevaient que des réponses dilatoires.
D'autre part, alléché par l'offre de reconquérir, avec l'aide de
l'Espagne, la Guyenne et la Normandie au détriment du Roi de France,
le monarque anglais ne voulait à aucun prix renvoyer à ses parents la
Princesse, gage d'un traité avantageux pour lui. Dans son désir de
garder ce qu'il avait reçu, de retenir ce qu'il avait promis, de prendre
ce qui ne lui appartenait pas, il conçut un projet digne de son
caractère. Pourquoi n'épouserait-il pas lui-même la Princesse Cathe-
rine, au lieu de la réserver à son fils Henri, né en 1491, et dont le très
jeune âge remettait à longtemps un mariage effectif?
Instruite des intentions du monarque anglais, Isabelle frémit
d'indignation. Et, aussitôt, elle écrit à Estrada une lettre, datée du
12 avril 1503, où éclate la colère que lui inspire la pensée inces-
tueuse d'Henri.
«Ce serait une action affreuse, si mauvaise que jamais on n'a connu la
pareille jusqu'ici. Rien que d'en entendre parler offense les oreilles. Pour
quoi que ce soit dans le monde, nous ne voudrions qu'elle eût lieu. »
(342)
LES MARIAGES DES INFANTS
A partir de ce moment, Isabelle, qui a témoigné le désir de reprendre
sa fille sans le souhaiter nullement et a réclamé la dot et le douaire
dans l'espoir que Henri préférera marier son second fils à Catherine
que de tenir ses engagements, exige une réponse catégorique.
Ou bien sa fille sera immédiatement mariée au Prince de Galles,
— auquel cas une nouvelle dot sera payée et le traité amélioré — tou-
jours au détriment de la France, — ou bien la Princesse s'embarquera
et rentrera de suite en Espagne. Et la Reine, qui compte sur le carac-
tère intéressé de Henri pour abandonner son projet personnel, ajoute
à l'une de ses nombreuses lettres un paragraphe qui montre l'impor-
tance qu'elle attache au second mariage de sa fille :
« Finalement, le principal objet de cette affaire est de mener à bien les
fiançailles aussitôt que vous le pourrez et dans le sens que nous vous avons
indiqué. Parce que, alors, toutes nos anxiétés cesseront et nous pourrons
requérir l'aide de l'Angleterre contre la France. Cette aide est la plus
efficace que nous puissions avoir. Vous devez vous presser, car si vous avez
le désir de faire quelque chose dans notre intérêt, vous ne pourrez jamais
nous rendre un plus grand service que celui-là. >>
Et, pour détourner Henri d'une idée injurieuse à l'honneur des
Rois et de la Princesse Catherine, Isabelle propose avec habileté de
marier son Bon Frère avec une parente de Ferdinand, la jeune Reine
de Naples. Le traité d'alliance sera renforcé par cette union..
On imagine quelle était la situation de Catherine, objet de transac-
tions si pénibles. Quelques lettres d'elle adressées à son père
indiquent son désir de rentrer en Castille, mais elle ajoute qu'elle se
soumettra toujours aux volontés de ses parents.
Enfin, après une série de marchandages où les Rois d'Espagne se
montrèrent conciliants, contrairement à leurs habitudes, le contrat
de mariage fut signé entre Henri, Prince de Galles, et Catherine, Prin-
cesse de Galles douairière. Il était accompagné d'un traité d'alliance
plus étendu et surtout plus explicite que celui de 1501. Par une lettre
datée du 24 septembre 1503, Ferdinand exprime sa satisfaction à son
ambassadeur :
« Puisse Notre Seigneur prendre le Prince et la Princesse de G ailes en sa
garde et permettre que, le mariage consommé, naisse d'eux une nombreuse
postérité, suivant nos désirs et ceux du Roi d'Angleterre notre frère. »
Le mariage de Catherine avec Arthur avait nécessité une dispense
Isabelle la Grande. (343/ 23
ISABELLE LA GRANDE
papale ; celui que la Princesse allait contracter avec son beau-frère
exigeait des formalités religieuses beaucoup plus compliquées. Les Rois
avaient de part et d'autre sollicité Alexandre VI à ce sujet, mais,
avant que leur demande fût parvenue à «Rome, le Pontife était mort.
Son successeur n'était point encore nommé et de longs délais seraient
certainement exigés avant que la bulle de dispense ne fût signée.
A ce propos, il est assez curieux de retrouver dans les archives de
Simancas un écho du jugement que Ferdinand et Isabelle portaient
sur le Pontife qui venait d'occuper le siège de saint Pierre. Ils chargent
leur ambassadeur de communiquer verbalement à Henri VII leurs
inquiétudes et leurs désirs ;
« Dites-lui de notre part qu'il a été témoin des maux infligés à l'Église
et à la chrétienté par le défunt Pontife, faute d'avoir été un bon Pape.
Le Roi d'Angleterre voit combien il importe que le Souverain Pontife
soit élu selon le droit canonique et combien il est nécessaire qu'il soit digne
de servir Dieu, capable de gouverner l'Église, de résister aux Infidèles et de
maintenir la paix dans la chrétienté. En conséquence, nous l'incitons très
affectueusement à écrire à son ambassadeur en lui disant que, si le
Pontife n'est pas encore nommé, il ait à s'entendre avec notre représen-
tant, afin de s'efforcer d'avoir un bon Pape élu par le sacré collège des
Cardinaux en toute liberté, et suivant les lois canoniques. »
Ainsi se terminèrent après des années les négociations du mariage
anglais. Leur durée semblait présager le rôle important que devait
jouer l'Infante Catherine, cette femme malheureuse entre les malheu-
reuses, que Shakespeare appelle la Reine des Reines de la terre.
CHAPITRE XX
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
PHILIPPE LE BEAU ET JUANA
LES ROIS MANDENT EN ESPAGNE LEUR FILLE ISAEEL ET SON ÉPOUX, LE ROI
DE PORTUGAL. || LES ARAGONAi*S REFUSENT DE RECONNAÎTRE LES DROITS D'UNE
FEMME. || NAISSANCE DE L'iNFANT DOM MIGUEL ET MORT DE SA MÈRE. || LE CA-
RACTÈRE DE JUANA. || LETTRES DU SOUS-PRIEUR DE SANTA CRUZ. || NAISSANCE DE
CHARLES-QUINT. || ENTRÉE DES ARCHIDUCS A PARIS. H MADAME CLAUDE DE
FRANCE. || BONNE ENTENTE DU ROI DE FRANCE ET DE L' ARCHIDUC. Il LES ARCHI-
DUCS ARRIVENT A MADRID. || ENTREVUE DE FERDINAND ET DE PHILIPPE. || ISA-
BELLE REVOIT SA FILLE JUANA. Il LA RECONNAISSANCE DES PRINCES DE CASTILLE.
|| LE ROI SE REND EN ARAGON. || VOYAGE DU CHEVALIER DE LALAIN EN ANDA-
LOUSIE. || LES CORTES D'ARAGON RECONNAISSENT LES DROITS HÉRÉDITAIRES DES
PRINCES.
Après la mort cruelle de leur fils, le Prince Don Juan, Ferdinand
et Isabelle invitèrent le Roi et la Reine de Portugal à venir
en Espagne où les Cortes de Castille et d'Aragon reconnaî-
traient solennellement les droits héréditaires de la jeune Souveraine
et lui prêteraient serment de fidélité, conjointement avec son mari.
Les Monarques passèrent la frontière en 1498 et arrivèrent à Tolède
où la prestation du serment eut un caractère grandiose. La couronne
de Castille était portée par une femme ; aucune protestation ne
s'éleva contre la reconnaissance des droits de sa fille comme prin-
cesse héréditaire.
Il n'en fut pas de même en Aragon. Les grands alléguaient que
les constitutions du royaume s'opposaient à l'élévation d'une femme
au trône et que, depuis le xne siècle, aucune infraction n'avait été faite
à cette règle. Les Rois, surtout Isabelle, furent très émus d'une résis-
tance qui ruinait leurs projets et portait atteinte à leur autorité.
L'obstination légendaire des Aragonais détruirait-elle l'union de
(345)
ISABELLE LA GRANDE
la Corona et de la Coronilla sous un même sceptre et à laquelle les Rois
avaient fait tant de sacrifices?
Isabelle n'avait jamais beaucoup aimé l' Aragon où elle se sentait
étrangère. Elle se souvenait avec dépit que, en 1481, nommée par
le Roi Lieutenant général du royaume et chargée de présider les Cortes
en l'absence de son époux, il avait fallu promulguer une loi pour
autoriser son admission dans la salle des séances, sous prétexte que le
Roi devait présider les Cortes en personne. L'esprit autoritaire de la
grande souveraine s'accommodait mal de la dureté des Catalans,
toujours en rébellion plus ou moins ouverte contre leurs princes.
A Barcelone, à Saragosse, elle n'avait jamais senti battre les cœurs à
l'unisson du sien. L'insubordination des Cortes l'exaspéra d'autant
plus que Ferdinand cherchait à l'excuser. Un jour, à la suite d'une
discussion fort vive, Isabelle se laissa emporter par la colère :
« Mieux vaut une bonne fois réduire l'Aragon par les armes que de tolérer
l'insolence des Cortes ! » s'écria-t-elle.
Les membres de l'assemblée restaient silencieux devant cette
attaque directe. L'un d'eux, Antonio de Fonseca, celui-là même qui
avait audacieusement tenu tête à Charles VIII en Italie, répondit
sans attendre d'y être autorisé :
« Les Aragonais, Madame, sont de nobles et loyaux sujets. Ils ont l'habi-
tude de tenir leurs serments et désirent en bien comprendre la valeur avant
de les prêter. Excusez-les s'ils examinent sous toutes ses formes et consi-
dèrent dans toutes ses conséquences un acte qu'aucun précédent ne justifie. »
Isabelle avait retrouvé son sang-froid ; elle se tut et prit en haute
estime le gentilhomme de qui elle recevait une leçon méritée. Le nom
de Fonseca figura plus tard dans son testament parmi les six hommes
d'État qu'elle recommandait à ses successeurs. Désormais l'on cher-
cha un terrain de transaction.
Les Cortes d'Aragon se refusaient à reconnaître les droits hérédi-
taires d'une femme, mais les constitutions ne s'opposaient pas à la pro-
clamation d'un de ses descendants mâles. La jeune Reine de Portugal
était grosse ; on convint d'attendre sa délivrance. Si elle accouchait
d'un fils, la question serait tranchée. Dans ce cas, les Cortes promettaient
de ne soulever aucune objection, car, s'ils avaient la tête aussi dure que
le granit de leurs montagnes, on pouvait compter sur leur loyauté.
(346)
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
L'enfant tant désiré vint au monde le 23 août 1498. C'était un
garçon. Hélas, sa naissance allait être pour les siens une source de
larmes au lieu d'apporter la joie. Une heure après lui avoir donné
le jour, la charmante Reine de Portugal expirait dans les bras de
son époux et de ses parents désespérés. Sa santé avait toujours été
fragile, les austérités auxquelles la jeune veuve s'était adonnée,
l'effort moral qu'elle s'était imposé pour contracter un second mariage,
une grossesse pénible, un voyage fatigant à travers l'Espagne inhos-
pitalière, l'attitude des Aragonais, peut-être un commencement
de tuberculose avaient épuisé ses forces. De sinistres pressentiments
l'avaient bouleversée durant sa grossesse, rendant vains les encoura-
gements de sa mère et la tendresse de son époux.
Impitoyable à ses propres douleurs, Isabelle parut aussi impas-
sible qu'elle l'avait été à la mort du Prince Don Juan et prit aussitôt
les mesures administratives inhérentes à la situation. L'enfant qui
avait coûté la vie à sa mère fut baptisé sous le nom de Miguel, et les
Cortes, fidèles à leur promesse, reconnurent les droits au trône de ce
petit-fils de leur souverain. Le Prince resterait sous la garde et la
tutelle de ses grands-parents, à l'exclusion de son père. En son nom,
les Rois jurèrent devant le Justicia de respecter les lois et libertés de
l'Aragon. A l'âge de quatorze ans, si l'heure était venue pour le Prince
d'exercer sa souveraineté, il renouvellerait ce serment.
A peine né, cet enfant résumait les espérances héréditaires des
royaumes de Portugal, d'Espagne et de Sicile. Pourtant les Portugais
ne voyaient pas sans appréhension tant de couronnes réservées à
leur prince. Ne préférerait-il pas un jour ses vastes royaumes d'Espagne
à celui de la petite Lusitanie? Craintes vaines, et que le destin cruel
se chargea de dissiper. Moins de deux ans après la mort de sa mère,
l'Infant Dom Miguel allait la rejoindre dans la tombe.
Isabelle demeurait accablée sous le poids des chagrins qui, depuis
la perte de son fils, brisaient son âme vaillante. Il ne lui restait main-
tenant pour hériter de sa gloire q.ue sa seconde fille Juana, mariée
en 1496 à l'Archiduc Philippe le Beau, et dont le caractère singulier,
l'esprit morose, les idées bizarres lui causaient depuis plusieurs
années des inquiétudes trop fondées. Des bruits étranges couraient
sur le compte de la Princesse. On murmurait qu'une Bible sortie
des presses d'Anvers avait été mise entre ses mains, qu'elle s'était
laissé séduire par l'esprit de la Réforme et avait perdu la foi, qu'elle
avait pris l'Inquisition en horreur et détestait le prosélytisme exalté
de sa mère. Isabelle ne pouvait croire à de pareilles insinuations. Le
(347)
ISABELLE LA GRANDE
Sous- Prieur de Santa Cruz fut prié de se rendre en Flandre, de voir
l'Archiduchesse et de remplir auprès d'elle une mission délicate
Après un voyage de près de deux mois et le dernier mardi de juin, le
moine arrivait à Bruxelles. Le surlendemain, il rendait compte à la
Reine de son entrevue avec la Princesse :
« Le jeudi suivant, nous parlâmes avec l'Archiduc et ensuite avec l'Archi-
duchesse. Ils nous reçurent avec joie, nous sembla-t-il. J'exposai à l'Archi-
duchesse l'objet de ma mission et elle en parut satisfaite. Elle est très
gentille, belle et forte, si avancée dans sa grossesse que ce serait pour Votre
Altesse une consolation de la voir. »
Dans une autre lettre écrite après un second entretien, le Prieur
raconte que la Princesse parut émue de certains bruits répandus sur
son compte en Espagne. Sans doute elle faisait allusion à l'incré-
dulité dont on l'accusait :
« Je lui répondis, car, dans son état, il me semblait préférable de lui donner
de la joie plutôt que de l'ennui, qu'elle n'avait laissé en Castille que de bons
souvenirs. Sa jeunesse, son inexpérience et son grand amour pour son époux,
dont Vos Altesses étaient averties, excusaient tout devant Vos Altesses
devenues ses meilleurs avocats en même temps qu'elles étaient ses père
et mère affectionnés. Elle ne manqua pas de bonnes raisons pour se défen-
dre et défendre aussi ses serviteurs. »
Le 14 août, veille de l'Assomption, le Prieur obtient une autre
audience et parle avec plus de liberté. En somme, il a pour ambition de
rétablir entre Isabelle et sa fille les relations affectueuses que cette
dernière a rompues depuis son mariage. La tâche est malaisée, car
l'Archiduchesse oppose une résistance maladive au désir si naturel
exprimé par sa mère. La lettre écrite après Tentrevue vaut d'être
citée; elle montre combien un cerveau que l'on croyait dévoyé par
les spéculations théologiques et les préoccupations religieuses était sim-
plement vide de pensée.
« Hier, 14 août 1498, veille de l'Assomption de Notre-Dame, j'ai parlé
pour la troisième fois à la Sérénissime Archiduchesse. Je lui demandai
de me dire quelque chose de sa vie que je pusse écrire à Votre Altesse, mais
elle me répondit que, pour le moment, elle n'avait rien à me dire parce
qu'elle avait écrit une longue lettre à Votre Altesse. Depuis ce temps, elle ne
m'a fait aucune question sur qui que ce soit en Espagne et elle a écouté seule-
ment ce que je lui ai dit. Je peux assurer Votre Altesse qu'elle n'éprouve pas
(34S)
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
un très grand plaisir de ma venue, pour la bonne raison qu'avant mon
arrivée certaine personne, probablement la Comtesse de Canim, lui a
écrit, de Bilbao, que je venais la voir en qualité de confesseur. Le bruit en
a été si public que nous avons trouvé en Angleterre deux lettres sur ce sujet.
Quand je lui assurai le contraire, elle devint un peu plus tranquille. Pour
conclure, elle me promit que si je restais quelques jours de plus, elle
prendrait ma demande en considération. Je lui répondis que je n'étais pas
venu comme un inquisiteur pour m'informer de sa conduite et que je ne
voulais écrire rien qui ne fût l'expression de sa pensée. Je lui demandai si
elle préférait me voir souvent ou peu. Elle me répondit que toutes les fois que
je souhaiterais lui parler et lui dire ce qui me paraîtrait juste, elle m'écoute-
rait avec plaisir. Depuis, je n'ai reçu d'elle aucune lettre d'audience. Je ne
sais si ma présence ou son manque de dévotion ont été cause qu'elle ne s'est
point confessée pour l'Assomption ».
En même temps qu'Isabelle envoyait en Flandre le Sous-Prieur
de Santa Cruz avec mission de la renseigner sur l'état de sa fille, elle
priait Fray Andréas, directeur de conscience de l'Infante avant son
mariage, et qui lui avait écrit vainement à plusieurs reprises, de
faire auprès d'elle une nouvelle tentative.
Le bon moine a tour à tour recours aux compliments, aux prières
et aux menaces. Après une longue suite de vœux pour la délivrance
prochaine de son ancienne pénitente, il ajoute :
« On m'a dit que Votre Altesse se confesse à ces sortes de frères qui
vivent à Paris et qu'Elle a donné à l'un d'eux treize florins pour faire la
bonne chère qu'aiment ces ivrognes. Mon opinion est que Votre Altesse ne
devrait se confesser qu'à un frère de l'observance, un frère qui n'ait pas
une épingle en propre et à qui elle n'accorde d'autre faveur que celles
octroyées au couvent où il vit. Ces sortes de frères rendront à Dieu bon
compte de votre âme. »
Dans une autre lettre, Fray Andréas s'excuse de ne point se
rendre auprès de l'Archiduchesse afin de lui offrir comme jadis le
secours de son ministère. Son grand âge et les infirmités l'en empêchent.
Pourtant, sur un ordre émané d'Elle, il se mettrait en route en dépit
de ses incommodités.
Il attendit en vain l'ordre sollicité. Et dans une autre lettre :
« Bien que je vous aie écrit très souvent, vous ne m'avez jamais répondu
ni donné de vos nouvelles. Qu'il en soit comme l'ordonne Votre Altesse,
(349)
ISABELLE LA GRANDE
mais des services pareils aux miens ne devraient être oubliés ni devant Dieu
ni devant les hommes. »
A quels services Fray Andréas fait-il allusion? Il conclut :
« Dieu merci, je suis plus heureux dans mon couvent que Votre Altesse
avec tout ce qu'elle possède. Je m'excuse d'être aussi audacieux avec vous
que j'aime beaucoup et que je sers nuit et jour devant Dieu par mes prières.
Prenez courage, soyez aussi gaie que vous pourrez, ayez une conscience claire
devant Dieu, confessez-vous bien etsouvent... Si Votre Altesse ne me répond
pas, je ne lui écrirai plus jamais, et cette lettre sera la dernière. Dieu vous
donne le bonheur et une heureuse délivrance. »
Pourtant, le Sous-Prieur de Santa Cruz continuait à renseigner
Isabelle sur l'état de sa fille, mais le découragement le gagnait devant
l'inertie que lui opposait l'Archiduchesse. Tantôt il la défend, tantôt
il la blâme. Finalement, il sollicite l'ordre de rentrer en Espagne ou de
passer en Angleterre, ainsi qu'il a été convenu avant son départ.
Une dernière lettre trouvée dans les archives de Simancas est datée
du 15 janvier 1499. Elle peint le caractère de Juana, dure, obstinée,
mais préhensible aux conseils donnés avec douceur.
«Ces jours derniers, j'ai rendu compte à Votre Altesse de ma vie
depuis mon arrivée jusqu'aux couches de l'Archiduchesse... Après la messe
de relevailles, j'ai parlé avec elle plusieurs fois et dit ce que Votre Altesse
m'avait ordonné de dire de la plus douce façon et sans aucune forme de
reproche. Elle reçut très bien ces conseils, rendit grâce à Votre Altesse de
vouloir bien lui indiquer comment elle devait vivre, et me pria aussi de lui
signaler les actes qui dans sa conduite pourraient me paraître répréhen-
sibles. Je lui dis, entre autres choses, qu'elle avait un cœur dur et sans pitié
et qu'elle était dépourvue de toute piété, ce qui est vrai. Elle me répondit
qu'elle était plutôt faible et pauvre d'esprit. Elle ne pouvait songer à la
distance qui la séparait de Votre Altesse sans éprouver l'envie de crier de
douleur.
« Elle passa le jour de l'an d'une manière qui me satisfit et me persuada
mieux que plusieurs conversations. La voyant si humble, je lui pardonnai
tout ce qu'elle avait fait auparavant. Dans sa maison règne une règle reli-
gieuse analogue à celle d'un couvent. En ceci, elle montre une grande vigi-
lance et mérite d'être louée. Elle a les qualités d'une bonne chrétienne et
fait effort pour s'amender sur certains défauts que je lui ai signalés au nom
de Votre Altesse et sur quelques bagatelles que j'ai apprises ici. Ses gens
ontdeuxsujets de plainte contre elle : d'abord ils sont mal payés et, en second
(350)
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
lieu, ils affirment qu'elle ne gouverne pas sa maison. Je lui en parlai et
elle me répondit qu'elle avait souvent demandé aux membres du Conseil
de payer ses serviteurs espagnols ; ils avaient répliqué qu'on devait d'abord
s'occuper des Flamands. Quant au gouvernement de sa maison, ils ne lui
avaient pas permis d'y prendre part. »
Le Sous-Prieur, un peu déconcerté par la faiblesse de l'Archidu-
chesse, fait ensuite une peinture navrante de l'effacement et de la
pauvreté où elle vit :
« Mme d'Aloyn et les conseillers de l'Archiduc ont tellement intimidé
notre Dame qu'elle n'ose lever la tête. Elle est si pauvre qu'elle n'a pas un
maravedi pour ses aumônes. Cette même année, étant grosse, elle réclama
le don affecté en cette circonstance aux Archiduchesses. Soixante mille
florins lui furent attribués, payables en trois ans, mais elle n'en toucha rien.
Le trésorier de l'Archiduc, ayant prisla somme, la distribua selon sa fantaisie.
Les gens de l'Archiduchesse meurent de faim, et il en sera ainsi tant que
Votre Altesse n'aura pas pourvu à leur entretien. »
Telle était la femme destinée à porter un jour le sceptre qu'Isabelle
tenait avec tant de fermeté. Comment le cœur de la Souveraine
n'eût-il pas défailli devant la vision du sombre avenir réservé à sa
famille et à ses royaumes.
Le premier-né de l'Archiduchesse était une fille. Le 24 février 1500,
dans le palais de Gand, voyait le jour Charles d'Autriche, héritier
présomptif des vastes Etats de l'Empereur Maximilien, des Flandres
qu'il posséderait en sa qualité de fils aîné de Philippe le Beau et de
l'empire immense des Rois d'Espagne qui, dès la mort de l'Infant
Dom Miguel, survenue peu après, écherrait par droit de succession à
sa mère l'Archiduchesse Juana. Cette naissance jeta dans le cœur
d'Isabelle le dernier rayon de joie qui devait l'illuminer.
Elle augura, dit-on, de la brillante destinée de son petit-fils en
remarquant qu'il avait vu la lumière le jour de saint Mathieu, un
prince des Apôtres. Garibay assure que ce jour fut toujours propice
à l'Empereur.
Après la mort de l'Infant Dom Miguel et la naissance du jeune
Charles d'Autriche, Ferdinand et Isabelle dépêchèrent des messagers
auprès des Archiducs pour les inviter à venir en Espagne recevoir le
serment de fidélité de leurs futurs sujets en qualité de princes héré-
ditaires. Isabelle espérait beaucoup du retour de sa fille. Elle triomphe-
rait des influences mauvaises que subissait la jeune femme, elle appré-
(35i)
ISABELLE LA GRANDE
cierait un état de santé dont elle soupçonnait le désordre. L'Archi-
duc ne se hâta pas de répondre au désir de ses beaux-parents. Bien
qu'aucun obstacle ne se dressât entre le trône d'Espagne et lui,
il hésitait à se rendre dans un pays lointain contre lequel il était
prévenu. Aussi bien ajoutait-il les mauvaises raisons aux prétextes spé-
cieux et retardait-il sans cesse son départ. Enfin, après la naissance
d'une seconde fille, le 15 septembre 1501, Philippe et Juana quittèrent
Gand suivis d'une cour nombreuse, s'arrêtèrent à Malines où ils
laissèrent leurs enfants, gagnèrent Bruxelles et en repartirent le
4 novembre.
Juana, très indifférente au plaisir de revoir ses parents et son pays
natal, avait pour unique souci d'échapper aux périls qu'elle avait courus
en mer quelque cinq ans auparavant et souhaitait par conséquent
traverser la France. La désinvolture avec laquelle Charles VIII avait
renvoyé sa fiancée, la Princesse Marguerite, sœur de Philippe, pour
épouser Anne de Bretagne qui, de son côté, avait rompu ses projets de
mariage avec Maximilien, père de Philippe, afin de s'unir au Roi de
France, rendait la situation délicate. Mais l'Archiduc, soucieux de
nouer des relations amicales avec son puissant voisin, feignit d'avoir
oublié ces griefs, tandis que Louis XII, désireux d'effacer des souvenirs
désagréables, envoyait le seigneur de Belle ville à Bruxelles pour offrir
aux Princes le passage dans ses Etats et quatre cents lances capables
d'assurer partout leur sécurité. Philippe ne demandait qu'à répondre
avec bonne grâce à cette offre engageante. Une entrevue avec le Roi de
France effacerait les froissements passés et contribuerait au maintien
de la paix. Enchanté de recevoir les Princes flamands, Louis XII
ordonna de leur prodiguer les plus grands honneurs. Dès son arrivée
en France, l'Archiduc aurait droit de grâce, de rémission et délivrerait
les prisonniers comme le Roi de France lui-même, à sa première entrée
dans une ville.
Philippe et Juana traversèrent le Brabant, le Hainaut, s'arrê-
tèrent à Mons et à Cambrai et pénétrèrent en France par la route
de Saint-Quentin. A Compiègne, ils logèrent dans l'ancien palais de
Charles le Téméraire, grand-père de Philippe, franchirent une région
couverte d'épaisses forêts et arrivèrent à Saint-Denis où Fabbé du
monastère leur fit baiser de saintes reliques. Le 25, ils furent reçus à
Paris par MM. du Châtelet et le prévôt des marchands accompagné de
ceux de sa corporation les mieux montés et les mieux vêtus de leur
quartier afin d'honorer ladite ville, puis le clergé les conduisit à
Notre-Dame où fut chanté un Te Deum solennel :
(352)
. Il • ij-wr
Cl. de l'Auteur.
BURGOS : l'ALAIS DU CORDON'.
Isabelle l\ Gb \mh .
Pl. XXXI, page 352.
irent.
TOLEDE : INTERIEUR DE SAN JUAN.
PL XXXII, :
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
« Rien ne manquait à la solennité de la réception : rues tendues d'étoffes
précieuses et de tapisseries, discours, harangues, banquets, bals où de nobles
dames dansèrent à la française et à la morisque.
Durant son séjour à Paris, Philippe visita la Sainte-Chapelle,
siégea au Parlement parmi les pairs de France et, en cette qualité,
rendit hommage à Louis XII pour ses Etats de Flandres. Dans sa fierté
tout espagnole, Juana refusa d'accompagner son mari et d'assister à
une cérémonie qu'elle considérait comme attentatoire à sa dignité
personnelle.
Les Archiducs se dirigèrent ensuite sur Blois où les Rois de France
tenaient leur Cour. L'entrevue, réglée suivant une étiquette stricte, est
rapportée dans le Cérémonial français :
« La salle où le Roi attendait les Archiducs était pleine de monde, à
peine pouvait-on y pénétrer. Quand Philippe parut sur le seuil de la porte
et se découvrit, M. de Brienne dit au Roi :
« Sire, voici Monsieur l'Archiduc. - .
Et le Roi de répondre :
« Voici un beau Prince ! »
S'avançant l'un vers l'autre, le Roi et l'Archiduc se firent trois
saluts ou honneurs, entre lesquels ils se rapprochèrent assez pour
s'embrasser et se parler un moment à voix basse.
L'Archiduchesse parut. Sur le seuil, un gentilhomme lui demanda
si elle voulait baiser le roi.
Le cas était grave pour une Infante d'Espagne élevée dans une
réserve austère. Par bonheur, le Cardinal de Cordoue marchait sur
ses pas. << Baiserai-je? demanda- t-elle. — Oui >>, répondit le Cardinal.
Mais le Roi s'était avancé vivement et, sans lui laisser le temps
d'accomplir les trois révérences, il lui baisa la main galamment et la
mena jusqu'à la chaire qui lui était préparée auprès de l'Archiduc.
Philippe et sa femme furent ensuite conduits avec cérémonie
chez la Reine où leur fut présentée leur future belle-fille, Dame Claude
de France, âgée de deux ans à peine et dont le mariage venait d'être
décidé avec le jeune Charles d'Autriche, fils des Archiducs, né un an
auparavant.
La petite fiancée ne parut pas éprouver un vif plaisir à connaître
les père et mère de son futur époux, car, à leur vue, elle poussa de tels
(353)
ISABELLE LA GRANDE
cris et pleura si rageusement qu'on dut l'emporter dans sa chambre,
sans avoir même pu lui dire le Dieu vous garde.
Les appartements des Princes avaient été tendus de drap d'or et
de soie ; des tapis turcs couvraient le sol ; dans les chambres, des ciels
de lit étaient en drap d'or brodé d'or, et les courtines en satin blanc
rehaussé de passementeries d'or. L'ensemble de la maison de l'Archiduc
fut installé avec magnificence et défrayé depuis le grand seigneur
jusqu'à l'humble valet.
Durant plusieurs jours les fêtes se succèdent où les courtisans font
assaut de galanterie. La saison est froide. Les dames françaises
arborent des robes de drap d'or, de satin, de velours tanné ornées
d'hermine, de martre zibeline, de petit-gris, suivant leur état social.
Les Espagnoles de la suite de l'Archiduchesse portent leur costume
national. Le matin est consacré aux offices religieux ; la chasse, les
tournois se partagent l'après-midi. Le soir, on danse à l'allemande, à la
française, à l'espagnole. Pas un instant ne se passe sans prendre un
plaisir.
Le Roi et l'Archiduc, désireux de se complaire, s'entendirent
si bien que, outre le contrat de mariage entre leurs enfants, Philippe
ratifia le traité de Trente consenti le 15 octobre 1501 entre son père
l'Empereur Maximilien et Louis XII, traité négocié par le Cardinal
d'Amboise. Il n'est si belle fête qui n'ait une fin. Après avoir pris
congé du Roi et de la Reine, les Archiducs embrassèrent Mme Claude,
devenue moins sauvage, et lui remirent une pièce d'orfèvrerie esti-
mée deux mille livres. L'habitude d'indiquer la valeur de ces pré-
sents royaux n'était pas d'un goût très délicat, mais elle évitait toute
contestation s'il fallait les rendre. Le Comte de Lalain décrit le joyau
exécuté avec un art raffiné :
« Au milieu se dressait un pilier de bois jaspé surmonté d'un homme
tenant une torche à la main. A ses côtés se déroulait une devise ainsi rédigée :
« A cette lumière, le peuple connaîtra votre gloire. » Au bas se présentaient
les armes de France et celles delà Reine entourées de légendes, tandis que,
attachées directement au pilier, des miniatures représentaient le Prince
Charles et Mme Claude toute nue tenant un tableau avec cette légende :
« Et jusqu'à la bouche des enfants à la mamelle qui les louera. »
Le Roi accompagna les Princes, mais, au' château d'Amboise, il les
quitta non sans avoir échangé mille promesses et souhaits d'heureux
revoir, Philippe et Juana ayant annoncé qu'ils traverseraient de nou-
(354)
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
veau la France à leur retour. En vérité, Philippe avait gagné l'amitié
de Louis XII et n'avait même pas songé aux intérêts espagnols.
Les Princes allaient à petite journée, s'arrêtaient dans les villes
telles que Poitiers et Cognac. Ils évitèrent Bordeaux où couraient des
bruits de peste et poursuivirent leur route, au grand déplaisir des habi-
tants qui avaient envoyé d'avance des présents, des vivres et des vins
renommés. A Dax, il commença de pleuvoir et, quand le cortège
atteignit Bayonne, les quartiers bas étaient inondés, les rues trans-
formées en torrents et les maisons ravitaillées par des bateaux. De
mémoire d'homme, l'on n'avait vu un temps pareil. Comme le sol
était détrempé, il fallut abandonner les chariots couverts venus de
Flandre, réservés au mobilier et aux bagages, et charger leur contenu
sur de forts mulets de Biscaye capables de passer la montagne blanche
de neige. Les voyageurs gardèrent pourtant une de ces voitures sur
laquelle ils entassèrent les meubles de grand poids; sa vue causa la plus
vive surprise parmi les paysans accourus au-devant du cortège.
Le Comte de Lalain, qui note chaque jour l'itinéraire suivi par ses
maîtres, relate certains faits saillants du voyage. En Biscaye, il est
frappé de la beauté des femmes et note leur bonnet conique, survivance
du sarmat ou du hennin, autour duquel s'enroulent jusqu'à vingt aunes
d'étoffe légère. Les personnes riches portent cette coiffure en soie
jaune brodée d'or. Les jeunes filles vont nu-tête et ont les cheveux
coupés ras. Après le mariage, elles ont le droit de laisser pousser
leurs cheveux, mais aussi le devoir de les couvrir afin d'en réserver la
vue à leur mari, bien différentes en cela des épouses Spartiates qui se
dépouillaient de cette parure avant de partager la couche nuptiale.
A Segura, on laisse à droite le chemin français conduisant à Santiago
de Compostela et où s'engagent chaque jour de nombreux pèlerins.
Voici qu'on entre en Castille. Les Rois, heureux de voir l'Archiduc
et leur fille se rendre enfin à leurs souhaits, ont donné l'ordre de les
recevoir plutôt comme des monarques que comme des princes. Le
Connétable de Castille, Duc de Najera, et le Comte de Sirolle, accom-
pagnés d'une nombreuse suite de chevaliers, accueillent les voyageurs
à la frontière et les escortent jusqu'à Burgos.. Ils descendent au couvent
des dames nobles de Las Huelgas dont l'abbesse exerce une juridiction
ecclésiastique. Des fêtes, des réjouissances ont été préparées. Jeux
de cannes, courses de taureaux, banquets et bals se succèdent, réglés
par une étiquette antipathique aux Flamands. Et pourtant rien n'a
été négligé pour leur plaire et leur montrer le royaume sous un aspect
séduisant. Par une pragmatique spéciale, les Rois ont invité leurs
(355)
ISABELLE LA GRANDE
sujets à porter à cette occasion des vêtements de couleur claire,
luxe interdit auparavant par uneloisomptuaire. Du jour au lendemain,
l'Espagne habillée de noir dépouilla cette sombre livrée et se para
d'étoffes voyantes ornées de passementeries et de broderies d'or.
Mais cette manifestation était toute factice. Le peuple se souvenait du
Prince Don Juan, et la comparaison avec l'Archiduc Philippe n'était
pas pour faire oublier celui en qui reposaient jadis tant d'espérances. Il
y eut grande solennité à la cathédrale, baisement de main, pèlerinage
à la Cartuja de Miraflores où reposaient les aïeux de l'Archi-
duchesse, visite aux fabriques où le lavage, le filage et le tissage
d'une laine renommée occupaient plus de 3 000 ouvriers.
Tour à tour Philippe et Juana reçurent les hommages de Valladolid
et de Médina del Campo. C'était l'époque de la foire. Le Prince la par-
courut coiffé d'une perruque et dissimulé sous des habits de paysan.
Ségovie charma les voyageurs. Ils admirèrent la beauté du site, le
fameux aqueduc romain attribué au diable et surtout le palais aux
salles dorées, orné d'une profusion d'objets précieux, entre autres les
statues polychromes des trente-sept rois de Castille antérieurs aux
monarques régnants. Les victorieux portaient l'épée la pointe en l'air,
les autres l'abaissaient vers la terre. L'or et la couleur savamment
disposés donnaient aux portraits l'apparence de la vie. A Burgos, où ils
passèrent le jour du Vendredi-Saint, les Flamands virent avec surprise
les processions de flagellants évoluant à travers la ville. Enfin, le
25 janvier ils arrivèrent à Madrid, six mois jour pour jour après leur
départ de Gand.
La mauvaise saison avait singulièrement accru la durée et la
fatigue du voyage. Pourtant les Archiducs n'étaient pas au bout de leur
peine. Philippe avait chassé plusieurs fois, montré aux Castillans
l'adresse de ses faucons, et il s'apprêtait à gagner Tolède, où se trou-
vaient les Rois, quand il fut atteint d'une rougeole assez grave et
contraint de s'aliter.
Informé de ce contretemps, Ferdinand accourut.
L'Archiduchesse vint au-devant de son père dans une galerie du
palais, l'embrassa joyeusement, puis, lui prenant la main, elle le con-
duisit au chevet de son époux. Philippe voulait se lever afin d'honorer
son beau-père. Toutefois on le retint. Le Roi s'assit près du lit et la
conversation s'engagea par l'intermédiaire de Juana, car Ferdinand
ignorait le français et le futur Roi de Castille ne savait pas l'espagnol.
Quand même l'entrevue fut affectueuse. Le soir venu, le Roi rentrait
à Tolède.
(356)
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
Isabelle, en dépit de l'état précaire de sa santé, souhaitait se rendre
auprès de ce gendre qu'elle brûlait de connaître et de s'attacher.
Mais, informé de son projet, Philippe la fit supplier d'y renoncer. Si
elle venait à Madrid, il irait l'attendre hors des murs de la cité, fût-ce
au péril de sa vie.
Le 7 mai, les Archiducs prirent enfin le chemin de Tolède. Le Roi
avait manifesté l'intention de se porter à la rencontre des Princes,
mais le protocole exigeait qu'il fût précédé d'un si grand nombre de
seigneurs, de courtisans, qu'il ne dépassa guère les remparts.
Six fauconniers vêtus de pourpoints verts aux manches de satin
broché d'argent sortirent les premiers, franchirent les portes de
l'enceinte et hâtèrent leur marche. Les pages de la chapelle royale, en
velours rouge rehaussé d'or, les suivirent et s'arrêtèrent à une lieue de la
ville. Ensuite partirent l'alcade, les juges, les bourgeois aux robes
écarlates sur pourpoint de satin cramoisi, une chaîne d'or au cou.
A peine eurent-ils aperçu les Princes qu'ils mirent pied à terre et
vinrent leur baiser la main. Un peu moins loin encore s'arrêtèrent les
évêques, chanoines et autres gens d'Église assujettis seulement à la
révérence. Enfin parut le Roi Ferdinand, monté à la genete, entre les
Ambassadeurs de France et de Venise. Cinq cents cavaliers nobles
formaient autour de lui une escorte éblouissante.
Arrivé devant son beau-père, Philippe sauta de son cheval et se
précipita pour baiser la main royale. Ferdinand s'en défendit vivement,
pria le Prince de se remettre en selle et, après une présentation des
principaux personnages des deux suites et un court baise-main, on
reprit le chemin de Tolède. Ferdinand et Philippe marchaient sur le
même rang ; derrière eux, l'Archiduchesse s'avançait seule, immédia-
tement suivie du Cardinal Primat d'Espagne.
Aux portes de la cité, tous, sauf le Cardinal, prirent place sous un
dais de drap d'or aux armes d'Espagne et de Flandre, et se rendirent
à la cathédrale où un Te Deum solennel fut chanté.
Isabelle allait enfin revoir cette fille éloignée d'elle depuis plus de
cinq ans. Quelle anxiété et quelle joie! Elle était cependant trop reine
pour oublier son devoir et céder à l'élan de son cœur. En outre, elle
tenait à imposer le respect de la majesté royale au gendre dont elle
connaissait par ouï-dire le caractère frivole.
Isabelle était assise dans une grande salle, sur une chaire haute,
entourée de Dona Juana de Aragon, fille bâtarde du Roi et depuis
longtemps admise à la Cour, de la Marquise de Moya et d'un grand
nombre de dames vêtues de robes de velours cramoisi doublées d'hermine,
(357)
ISABELLE LA GRANDE
de martre et parées de chaînes d'or, de ceintures de joaillerie et d'autres
bijoux précieux. Quant à elle, très simple dans ses habits de laine
sombre, pareils comme matière à ceux que portait le Roi, elle se dis-
tinguait de son entourage par la noblesse de ses traits qu'altérait
déjà la maladie. Pourtant, quand elle aperçut l'Archiduc, elle oublia
sa réserve, descendit vivement de sa chaire et s'avança vers lui.
S'inclinant très bas, le Prince lui prit la main et la baisa. Un peu en
arrière, l'Archiduchesse faisait à sa mère une révérence cérémonieuse,
mais Isabelle l'attira dans ses bras et l'y étreignit longuement. Leurs
Altesses échangèrent de part et d'autre le Dieu vous garde; puis le Roi
emmena l'Archiduc, et la Reine conduisit l'Archiduchesse dans une
pièce retirée où elles causèrent sans témoin.
On avait préparé des fêtes en harmonie avec l'heureux événement
qui répondait aux vœux des monarques, quand, au lendemain de
l'arrivée des Princes, un courrier apporta d'Angleterre la nouvelle
officielle de la mort d'Arthur, Prince de Galles, marié à l'Infante
Catherine. L'Archiduc, qui avait été informé de ce malheur une
semaine auparavant, avait décidé d'en garder le secret vis-à-vis de
la souveraine tant qu'il ne serait pas confirmé. Les Rois ordonnèrent
un deuil sévère et gardèrent la chambre pendant neuf jours.
Les princes du sang, les membres de la Toison d'Or suivirent cet
exemple. Un service funèbre pour le repos de l'âme du Prince de
Galles fut célébré au monastère de San Juan de los Reyes, dont l'église
avait été parée de trente trophées aux armes d'Angleterre. L'estrade,
tapissée de drap noir,' élevée sur quatre degrés, était surchargée de
lumières. Aux angles brûlaient quatre gros cierges. Le cénotaphe,
revêtu de velours noir, portait, comme les ornements d'autel, une croix
cramoisie. Dès lors, la vie s'écoula tristement au milieu de messes,
de vêpres, des offices chantés pour le trépassé. L'Archiduc et sa suite
mouraient d'ennui. Pourtant, les jours de deuil écoulés, les fêtes
recommencèrent, mais l'élan un peu factice qui avait accueilli les
Princes était mort. Puis l'inquiétude dévorait Isabelle. Que devien-
drait l'Infante Catherine, veuve à dix-sept ans? Henri VII garde-
rait-il aux Rois l'alliance promise contre la France?
Cependant Philippe s'efforçait de plaire, prenait part aux jeux de
cannes où l'arme était un roseau fragile, s'habillait à l'espagnole ou
à la morisque, chassait, volait et continuait de s'ennuyer. Le désen-
chantement qu'il témoignait peinait d'autant plus la Reine qu'il
traitait sa femme avec une froideur marquée.
Enfin, on s'occupa de la reconnaissance des droits au trône de
(358)
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
l'Archiduc et de l'Archiduchesse et de la prestation du serment de
fidélité. La cérémonie eut lieu dans la cathédrale de Tolède, après une
messe chantée pontilicalement par le Cardinal Ximenes do Cisneros.
Le Roi et la Reine s'assirent devant l'autel ; l'Archiduc et l'Archi-
duchesse prirent place un degré plus bas. Puis, un secrétaire énuméra
les titres, royaumes et terres appartenant au Prince de Castille, et
celui-ci promit par serment de conservera ces pays leurs lois et privi-
lèges, ainsi que l'avaient fait les princes ses prédécesseurs. Les évêques
lui rendirent hommage et baisèrent sa main ; les ducs, comtes et
marquis suivirent leur exemple et jurèrent avec solennité d'être de
bons et loyaux sujets. La cérémonie achevée, l'Archiduc alla baiser
la main du Roi et de la Reine qui s'en défendirent ; l'Archiduchesse
s'inclinait dans la même intention;' émus, ses parents la relevèrent et
la baisèrent sur la bouche. Telle fut, au point de vue religieux, la
reconnaissance tant désirée par Isabelle et déjà consentie sans diffi-
culté par les Cortes de Castille assemblés dans ce but.
Tout s'était bien passé à Tolède, mais les Rois se souvenaient avec
amertume de l'opposition des Cortes d'Aragon lors de la venue de la
Reine de Portugal et ils n'entendaient pas s'exposer à un nouvel
échec. Afin de l'éviter, Ferdinand, laissant Isabelle à Madrid où la
retenait l'état de sa santé, résolut de devancer l'arrivée des Princes.
Sa finesse, son habileté, ses succès politiques, l'affection de ses sujets
faisaient bien augurer d'un séjour dans ses États. Il sortit de Tolède
le lundi 18 juillet, accompagné d'une suite restreinte afin de voyager
plus vite. L'Archiduc, le Cardinal de Mendoza, une foule de gentils-
hommes castillans et flamands l'escortèrent jusqu'à la butte des
Moulins. Là, ils prirent congé, et Ferdinand continua sa route.
Les mémoires du chevalier de Lalaing deviennent dès lors d'un
intérêt moindre ou plutôt prennent un intérêt différent. Ayant obtenu
de l'Archiduc l'autorisation de visiter le Sud de l'Espagne, le Comte
part en compagnie du chevalier Anthoine de Quievrain, désireux,
comme lui, de voir cette Andalousie merveilleuse dont ses conquérants
parlent avec tant d'emphase. Cordoue, Séville, Grenade et surtout
l'Alhambra enthousiasment les voyageurs.
«C'est l'un des palais les mieux ornés qui soient sur terre, comme, je croy,
il n'y a roi crestien, quel qu'il soit, qui soit si bien logiez à son plaisir. »
Les chevaliers parcourent au retour le royaume de Valence.
Sa fertilité, sa végétation exubérante, ses vergers où ils voient pour la
Isabelle la Grande. (359) 24
ISABELLE LA GRANDE
première fois des oranges, des grenades et des figues, les laissent dans
l'admiration. La ville leur apparaît riche et très belle.
« Valence est fort peuplée et contient, comme on dit, bien quinze cents
maisons appartenant aux seigneurs et aux grands maîtres de Valence, car il
y en a peu qui n'y ait sa maison ; plusieurs bourgeois y ont aussi leurs maisons
dorées et bien meublées. Le Comte d'Olive en possède une entre les plus
belles. Je me tais de celle qui appartient aux Borgia, duquel lignage est sorti
le Pape Alexandre ; c'est la plus belle des Espaignes. Et l'on dit que de cette
ville peuvent sortir, pour les besoins du Roi d'Aragon, mille cavaliers bardés
de fer comme leurs chevaux... Au regard des dames, elles sont les plus belles,
les plus parées, les plus mignonnes que l'on sache, car le drap d'or et le
satin broché et le velours cramoisi leur sont aussi communs que le velours
noir et le satin en notre pays... On dit que lorsque le Roi et la Reine d'Espaigne
se trouvent à Valence, les gentilshommes et dames de la Cour, quelque bien
vêtus qu'ils soient, ne se peuvent comparer, en fait d'élégance, aux gentils-
hommes et aux dames de Valence. »
Le bon chevalier et son compagnon sont conduits, à titre de curio-
sité, dans un quartier spécial, entouré de murailles et où l'on entre
par une seule porte. Il en décrit minutieusement les rues, les maisons,
les habitantes belles et très parées, et donne de curieux détails sur les
règlements de police et d'hygiène en vigueur.
« Je n'ai jamais vu, dit-il, mettre telle police en si vilain lieu. »
Entre les petits ennuis d'un voyage d'ailleurs fort agréable,
le chevalier énumère les droits que les étrangers doivent payer sur les
achats et ventes de denrées. Un soir, comme les voyageurs, arrivés à
Segorbe, s'apprêtent à dîner, les jurés municipaux entrent dans la
salle, prétendent que les viandes servies sur la table n'ont pas acquitté
la taxe et, au risque de les faire refroidir; ordonnent de les saisir, de les
peser et de percevoir l'impôt au denier dix. UAlcabala ou droit de
marché; hérité des Mores, frappait toutes les transactions et constituait
le principal revenu de la couronne. Si le chevalier l'avait ignoré jusque-
là, c'est que, figurant dans la suite du Prince de Castille, il en avait
été exonéré.
De Valence, les chevaliers gagnèrent Saragosse où les Archiducs
avaient annoncé leur arrivée prochaine.
Depuis le départ de Ferdinand, Philippe avait encore trouvé le
temps plus long que de coutume. Plusieurs de ses familiers étaient
(36o)
MORT DE LA REINE DE PORTUGAL
morts de la fièvre ; les autres se querellaient à seule fin de se distraire ;
tous se plaignaient de la chaleur d'un été si différent de celui des
Flandres. Les dépêches de Ferdinand à Isabelle laissaient entendre
que les Cortes d'Aragon suivraient cette fois l'exemple des Cortes de
Castille. Philippe, alors en résidence au palais d'Alcalâ de Henares,
décida de partir. Lui et sa femme passeraient par Madrid, afin de
prendre congé de la Reine. La séparation fut sans doute plus cruelle
à la mère qu'à la fille, pressée de suivre un époux aimé avec une passion
maladive. Les Princes s'éloignèrent de Madrid le 7 octobre, laissant
Isabelle désolée, mais toujours impassible. L'impression laissée par
cette incomparable souveraine sur les gentilshommes flamands avait
été très vive. Tous s'accordaient à célébrer ses conquêtes, ses talents
unis à des vertus et à des mérites sans pareils.
Le voyage des Princes fut à la fois difficile et agréable, partie à
travers des régions pauvres où l'on avait de la peine à se loger et à
s'approvisionner, partie dans des vallées fertiles semées de villes
populeuses. Philippe et Juana furent accueillis partout, et à Saragosse
en particulier, avec le cérémonial adopté en Castille ; les mêmes fêtes
et divertissements furent donnés en leur honneur. Depuis son arrivée,
Ferdinand avait si bien manœuvré qu'il avait obtenu l'adhésion des
Cortes à la reconnaissance des Princes comme héritiers de la couronne
d'Aragon, à une réserve toutefois : si le Roi Ferdinand, par la suite
des temps, devenait veuf, se remariait et laissait à sa mort un enfant
mâle, cette reconnaissance serait nulle et non avenue. Juana fut donc
reconnue par les quatre bras d'Aragon comme future Reine proprié-
taire des royaumes d'Aragon, de Sicile et de Naples, conjointement
avec l'Archiduc Philippe, son légitime époux. Quelques jours plus tard,
les Cortes lui prêtèrent serment de fidélité, contrairement aux consti-
tutions de la monarchie.
Sauf peut-être le Roi Ferdinand, personne ne songea que la clause
conditionnelle, mise à la reconnaissance des droits héréditaires de
Juana pût jamais être de quelque valeur.
A peine Philippe eut-il rempli le devoir que la destinée lui avait
imposé, qu'il annonça son intention de retourner en Flandre. En route
il écrivait déjà :
«Grâce à Dieu, j'ai quitté Tolède et je maiche sur Saragosse où nous
espérons être reconnus comme héritiers de l'Aragon et de ses possessions.
Cela fait, nous n'aurons de trêve que nous n'ayons obtenu notre congé pour
rentrer en Flandre. >>
CHAPITRE XXI
SECONDE GUERRE D'ITALIE
LES PRÉTENTIONS DE LOUIS XII SUR NAPLES ET LE MILANAIS. \\ L'ARMÉE
FRANÇAISE FRANCHIT LES ALPES. || LUDOVIC SFORZA SOLLICITE L' AIDE DE L'EMPE-
REUR. H ENTRÉE DE LOUIS XII A MILAN. || TRAITÉ DE GRENADE ENTRE FERDINAND
ET LOUIS XII. || PRISE DE CÉPHALONIQUE. || DÉPOSITION DE FRÉDÉRIC DE NAPLES.
H GONZALVE ENTRE EN CALABRE. || PRISE DE TARENTE. || RUPTURE DU TRAITÉ DE
GRENADE. || NEMOURS SOMME GONZALVE DE LUI LIVRER LA CAPITANATE. || PHILIPPE
LE BEAU PREND CONGÉ DES ROIS ET LAISSE SA FEMME DÉSOLÉE. || LES ROIS PRO-
TESTENT CONTRE LE TRAITÉ DE BLOIS. || BATAILLE DE CERIGNOLA. || MORT DE
NEMOURS. || DÉFAITE DE L' ARMÉE FRANÇAISE. || GONZALVE POURSUIT SES CON-
QUÊTES. H LE PAPE ET VALENTINOIS SE DÉTACHENT DE LA CAUSE FRANÇAISE.
tj INSUCCÈS DES ARMÉES FRANÇAISES EN GUYENNE ET EN ROUSSILLON. Il LA GUERRE
CONTINUE EN ITALIE. || PASSAGE DU GARIGLIANO. || DÉROUTE DES FRANÇAIS.
|| GONZALVE PREND POSSESSION DE NAPLES AU NOM DU ROI D'ESPAGNE. || DOULEUR
DE LOUIS XII A LA NOUVELLE DU DÉSASTRE DE GARIGLIANO. Il RATIFICATION DU
TRAITÉ DE BLOIS.
Depuis l'arrivée des Archiducs en Espagne, de graves événements
s'étaient déroulés qui avaient modifié l'état politique des
monarchies latines.
Après la mort de Charles VIII, Gonzalve de Cordoue avait été
rappelé et la paix avait paru assurée, mais ce n'était qu'une trêve.
Louis XII, devenu Roi de France à trente-six ans, méthodique, ordonné,
formé à l'art de la guerre par plusieurs campagnes, n'était pas homme
à renoncer aux prétentions sur Naples qui lui avaient été transmises
avec la couronne de France, ni aux droits personnels qu'il tenait de
son aïeule Valentine de Milan. Dès son avènement, il prit le titre
de Roi de Jérusalem, des Deux-Siciles, et celui moins pompeux —
mais encore plus belliqueux — de Duc de Milan. Il était pourtant
décidé à s'assurer des alliances puissantes avant d'entreprendre
une guerre de succession.
(362)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
L'appui du Saint-Siège était facile à obtenir. Alexandre VI,
préoccupé des intérêts de sa famille, venait de se brouiller avec Fré-
déric, Roi de Naples, qui lui avait refusé la main de la Princesse Char-
lotte pour son fils, le Cardinal César Borgia.
Louis XII promit à ce fils chéri une compagnie de cent lances,
une pension de 20000 francs et la ville de Valence en Dauphiné, dont
le revenu s'élevait à 20 000 livres. En outre, il aiderait le Pontife à
réduire les villes de la Romagne gouvernées par les vicaires de l'Église,
autant de rebelles, et lui payerait une rente annuelle de 30 000 ducats.
En échange, Alexandre autoriserait son divorce avec Jeanne de
France, une fille de Louis XI, disgraciée de la nature et que le ter-
rible sire de Plessis-les-Tours l'avait contraint d'épouser ; Georges
d'Amboise, Archevêque de Rouen et ami intime du monarque, rece-
vrait le chapeau de cardinal. Enfin, le Souverain Pontife faciliterait
de tous ses efforts l'installation des Français en Italie.
Louis XII eut plus de peine à s'entendre avec l'Empereur Maxi-
milien. La restitution de quelques places du comté d'Artois paya
une trêve de plusieurs mois. Le traité fut signé à Marcoussis
(5 août 1498).
Cependant, les Suisses étaient achetés à prix d'argent ; Venise,
séduite par le don de Crémone et de la Ghiaradda, promettait son
concours à la France. Quant à Florence, Pise et autres petites villes
d'Italie, Louis s'était efforcé d'envenimer leurs querelles, certain
d'en profiter.
Les menées avaient été si secrètes que le Duc de Milan, Ludovic
Sforza, et le Roi de Naples, Frédéric, les ignoraient.
Tout en négociant, Louis XII levait une armée nombreuse, l'équi-
pait, l'exerçait avec soin. Elle se composait de 5 000 Suisses, de
4 000 Gascons et de 4 000 fantassins recrutés dans différentes provinces
françaises. Le commandement en fut donné à trois capitaines
renommés : le Comte de Ligny, Aubigny et Jean- Jacques Trivulce.
Après avoir franchi les Alpes avec l'autorisation du Duc de Savoie,
l'armée descendit en Piémont et parut sous Asti (10 août 1499).
Louis attendait à Lyon l'occasion de se mettre à la tête des
troupes.
Voici que le château d'Arezzo, Valence lui sont livrés par
trahison, Tortone se défend à peine; Alexandrie, canonnée pendant
deux jours, se rend et la défection de son gouverneur Galeas détruit
d'un coup la résistance préparée par Ludovic Sforza. Ayant perdu
en moins de deux semaines un Etat florissant, trahi par ses capitaines
(363)
ISABELLE LA GRANDE
le Duc de Milan gagne la frontière et se rend à Inspruck afin de solli-
citer l'intervention de l'Empereur Maximilien.
Louis XII reçut avec une joie sans égale la nouvelle du triomphe
de son armée ; il accourut et fit à Milan une entrée solennelle en qua-
lité de Duc régnant. Là, désireux de payer sa bienvenue, il accueille
avec bienveillance les hommages des Princes italiens, prend sous sa
protection le Marquis de Mantoue, lui donne une compagnie de
cent lances avec une pension considérable et lui confère l'ordre du
Saint-Esprit. Le Duc de Ferrare se soumet et les Florentins obtiennent
un traité en dépit de leur attitude envers les Pisans.
Maître de Milan, Louis XII tourna ses regards vers Naples, mais
il craignait, non sans raison, d'être traversé dans ce projet par les Rois
d'Espagne.
Ferdinand et Isabelle avaient éprouvé une émotion très vive
en apprenant les préparatifs du Roi de France et ils s'étaient efforcé
de démontrer aux Princes italiens la folie de leurs querelles, alors que
leur indépendance était en danger. Au Pape, ils avaient envoyé un
ambassadeur habile et audacieux. Le bouillant Garcilaso de la Vega
se plaindrait des empiétements du Saint-Siège en Espagne, reproche-
rait au Souverain Pontife les scandales de sa Cour et le détournerait
de rendre à la vie civile son fils, le Cardinal Borgia, car il fallait à tout
prix éviter que le Roi de France eût un pareil allié en Italie. Garci-
laso n'était pas homme à prendre des détours. Il s'exprima avec
une telle liberté qu'Alexandre, furieux, se précipita sur lui. Les
assistants s'interposèrent, mais se demandèrent si l'Ambassadeur ne
ferait pas connaissance la nuit même avec les eaux sombres du
Tibre. Il n'en fut rien. L'intervention du fougueux diplomate eut
un résultat tout différent de celui qui était à redouter. Le Pape
annula des nominations qui déplaisaient à la cour d'Espagne et dans
un consistoire tenu peu de temps après loua le zèle religieux des Rois
Catholiques.
De son côté, Venise reçut un messager secret chargé de promettre
à la République l'appui de la flotte espagnole contre les Turcs. Seul
Maximilien, dont les finances étaient en désarroi et de qui l'impuis-
sance et la fatuité rivalisaient, ne fut pas sollicité.
Vis-à-vis de Frédéric, Roi de Naples, Ferdinand se trouvait dans
une situation extrêmement délicate et qui ne s'était pas modifiée
depuis la première guerre d'Italie. S'il laissait détrôner un prince de
sa maison et admettait dans le voisinage de ses possessions de Sicile
une nation puissante comme la France, il devait recevoir de grandes
(364)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
compensations. Mais il était trop prudent et trop sage pour ne pas
épuiser avant de recourir aux armes les ressources diplomatiques
dont il disposait. Gralla, son représentant à Paris, reçut l'ordre
d'offrir un traité au Roi Louis. L'entourage du Monarque fut
séduit par des présents et des promesses, tandis que, argument
décisif, Ferdinand armait dans le port de Malaga une flotte de
soixante vaisseaux, embarquait à leur bord 600 cavaliers et
4 000 fantassins sous les ordres de Gonzalve de Cordoue. Le nom
seul d'un tel capitaine était pour inspirer au Roi Louis des ré-
flexions salutaires. Gonzalve était d'ailleurs accompagné de la fleur
de la chevalerie espagnole, heureuse de sortir de l'inaction où elle
était tombée depuis la prise de Grenade. Sous sa bannière s'étaient
enrôlés Diego de Mendoza, fils du grand Cardinal, Gonzalez Pizzaro,
Diego de Paredes et Pedro de la Paz dont la valeur était aussi
grande que sa taille était exiguë.
Un homme d'armes à qui l'on demandait s'il avait vu passer le
chevalier, répondit plaisamment :
« J'ai bien vu le cheval et la selle de Don Pedro, mais le cavalier, point. »
Louis XII, inquiet, accueillit les propositions de Gralla et l'on
remit sur le tapis le projet du partage de l'Italie entre l'Espagne
et la France, élaboré déjà durant la guerre précédente. Il en résulta
le traité de Grenade, signé en novembre 1500. Les clauses en étaient
de grande importance, car elles stipulaient la déchéance de Frédéric
de Naples qui serait dépossédé de ses Etats en punition de son appel aux
Infidèles, sur qui en effet il comptait s'appuyer pour résister au Roi de
France, et prévoyaient la division du royaume entre les princes con-
tractants. Au Roi de France seraient attribués la terre de Labour et
les Abruzzes ; la Pouille et la Calabre formeraient la part du Roi
d'Espagne. Chacun des bénéficiaires ferait la conquête du pays qui
lui était réservé. Le traité resterait secret. Quand l'armée française
serait sous les murs de Rome, les ambassadeurs des deux Rois infor-
meraient le Souverain Pontife que leurs maîtres, soucieux des intérêts
de la chrétienté et désireux de la défendre contre les Infidèles, s'étaient
partagé le royaume de Naples et lui demandaient l'investiture.
Tel fut le traité de spoliation masqué sous un prétexte religieux.
En vérité, jamais Frédéric n'eut fait appel à Bajazet si l'appui de
son cousin, le Roi d'Espagne, lui eût été assuré.
Avant la signature du traité de Grenade, Gonzalve avait quitté
(365)
ISABELLE LA GRANDE
l'Espagne (mai 1500), s'était rendu en Sicile, y avait levé 2 000 merce-
naires et s'était dirigé vers la Morée. Rien qu'à la nouvelle de son
approche, la flotte turque s'enfuit et se réfugia dans la Corne d'Or.
Ayant fait sa jonction avec la flotte vénitienne en station à Corfou,
Gonzalve court à Céphalonique occupée par les Turcs, l'enlève après
un siège de deux mois où le célèbre ingénieur Pedro Navarro se couvre
de gloire, et plante côte à côte, sur la plus haute tour de la place, les
bannières déployées de saint Jacques et de saint Marc.
Le secours donné par Ferdinand aux Vénitiens, la fuite des Turcs,
la prise de Céphalonique valurent à ce prince le titre très convoité
de défenseur de la foi et assirent d'une façon inébranlable sa réputa-
tion et son autorité parmi les grands monarques ses contemporains.
Gonzalve, l'âme de l'expédition, fut inscrit par le Sénat sur le livre
d'or des gentilshommes de Venise et gratifié de présents somptueux.
Il garda quelques pièces d'orfèvrerie à titre de souvenir et, toujours
généreux, distribua le reste entre ses capitaines et ses soldats.
D'accord avec le Roi d'Espagne, Louis XII ordonna de marcher
sur Naples. Aubigny, le vaillant capitaine qui s'était mesuré avec
Gonzalve dans les plaines de Calabre, sous le règne de Charles VIII,
ouvrit la campagne. Trois caraques génoises, seize navires et plusieurs
bateaux de types divers portant une infanterie nombreuse, sous les
ordres de Ravenstein, quittèrent les côtes de Provence et Gênes avec
la même destination.
A cette nouvelle, Frédéric de Naples, dans l'ignorance du traité
de Grenade, presse les Espagnols de le secourir. Gonzalve demande
en compensation quelques places de Calabre, utiles, prétend-il, à sa
sécurité, mais dans la seule intention de commencer sans coup férir
une conquête décidée. Frédéric venait à peine d'y consentir, quand il
apprit que les Ambassadeurs de France et d'Espagne avaient
notifié au Souverain Pontife le partage du royaume de Naples entre
leurs maîtres respectifs et demandé l'investiture conformément à .leur
acte de partage. Le Pape, préparé à recevoir cette requête, y avait
répondu favorablement.
Des protestations s'élevèrent aussitôt du Nord au Sud de l'Italie.
Les partisans des Français blâmaient Louis XII d'avoir traité avec
Ferdinand alors qu'il eût pu s'entendre directement avec Frédéric
et le conserver comme prince tributaire. D'un autre côté, on repro-
chait au Roi Catholique sa trahison envers un prince de sa famille,
marié à sa propre sœur. Ferdinand faisait répondre qu'il ne pouvait
consentir à laisser tomber entre les mains de Louis XII un royaume
(366)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
sur lequel il avait des droits légitimes. Quant à Frédéric, il l'avait pris
en horreur depuis qu'il avait connu ses relations avec les Turcs.
D'ailleurs, les Français lui fourniraient sous peu l'occasion de s'appro-
prier leur conquête. Ensuite, il verrait s'il convenait d'y rétablir les
enfants de Frédéric, ses neveux.
Le Roi de Naples reçut en même temps la nouvelle de la
défection de Gonzalve et la bulle de déposition adressée à Yami de
Bajazet.
Résister aux armées françaises parties de Rome sous le comman-
dement d'Aubigny paraissait impossible ; pourtant Frédéric ne
se découragea pas, se porta sur San Germano, envoya Fabrice Colonna
vers Capoue à la tête de forces assez imposantes, confia Naples à
Prosper Colonna et s'enferma dans Averse avec le reste de ses troupes.
Il n'y put demeurer longtemps. La marche des Français sur Capoue,
la licence et la cruauté des conquérants, jetèrent la terreur dans le
pays et le découragement dans le cœur de Frédéric. Il battit en
retraite sur Naples, mais la perte de Capoue et de Gaète entraînait
celle du royaume. Le Prince, indignement trahi, abandonné, fut. con-
traint de traiter avec Aubigny
Il promit de remettre les territoires réservés à Louis XII par le
traité de Grenade, à l'exception dTschia où il se réfugia. En récom-
pense de sa soumission, il se retirerait où il lui plairait hors du royaume
de Naples ; il emporterait les collections précieuses réunies au Château
Neuf et au château de l'Œuf, mais laisserait sur place l'artillerie
abandonnée jadis par le Roi Charles et dont il n'avait plus l'emploi.
La haine allumée dans le cœur de Frédéric contre son cousin
Ferdinand acheva de le jeter dans les bras du Roi de France. Il
demanda un sauf-conduit à Ravenstein, s'embarqua et vint rejoindre
Louis XII qui le reçut avec honneur et lui octroya le duché d'Anjou
avec une pension de 30 000 ducats contre la promesse de rester en
France. Il y mourut quelques années plus tard (1504). Ses qualités
auraient dû lui valoir un meilleur sort. Le découragement lui fut un
mauvais conseiller ; s'il eût conservé sa liberté, il eût profité des
divisions inévitables et faciles à prévoir entre Ferdinand et Louis XII.
Tandis que les Français s'emparaient de Naples, Gonzalve, à la tête
d'une armée espagnole, entrait en Calabre et s'y couvrait de gloire.
Dans l'impossibilité de se défendre, les villes lui ouvraient leurs
portes. Il n'en fut pas de même à Tarente dont la prise lui coûta des
pertes immenses. La première clause de la capitulation de la place
concernait la liberté du jeune Duc de Calabre, fils de Frédéric, enfermé
(367)
ISABELLE LA GRANDE
dans ses murs. Gonzalve accepta cette clause, et ce nous est une
tristesse de dire qu'il ne tint pas la parole donnée sous la foi du serment.
Il souffrit que le jeune Duc, à peine âgé de quatorze ans, fût envoyé
en Espagne, alors qu'il prenait le chemin de l'Anjou pour rejoindre
son père.
La seule excuse à cet acte regrettable doit être cherchée dans l'état
moral des hommes de cette époque. S'il causa de la surprise, c'est que
la nature généreuse et droite de Gonzalve l'élevait au-dessus de ses
contemporains.
Quand le Gran Capitân commettait une injustice utile à son pays,
il avait coutume de dire :
« Un général doit à tout prix assurer la victoire. Ensuite, il indemnisera
ceux qu'il a lésés en leur donnant dix fois la valeur de ce qu'il leur a fait
perdre. »
Jusqu'ici, la France et l'Espagne avaient paru marcher d'accord,
mais elles allaient déchirer bientôt le pacte de Grenade et se dresser
l'une contre l'autre, pareilles à des champions formidables. Comme
l'avait annoncé Ferdinand, les prétextes ne manquaient pas.
D'après le traité de partage, la terre de Labour, les Abruzzes,
Naples et Gaète appartiendraient à la France ; la Pouille et la Calabre
formeraient la part de l'Espagne. Seulement on n'avait point délimité
ces provinces et il n'avait été question ni des territoires étendus le long
de la côte Nord, ni de la Capitanate située entre les Abruzzes et l'Apulie,
ni de la Basilicate placée entre l'Apulie et la Calabre, ni des princi-
pautés des Ultra et de Citra.
Au dire de Nemours, qui avait la haute direction de la guerre en
qualité de Vice- Roi des Etats occupés ou à conquérir en Italie, la Ca-
pitanate était comprise dans les Abruzzes et non dans la Pouille, puis-
que la douane sur les troupeaux élevés dans les pâturages situés au
Sud des Apennins se payait dans la Capitanate. Gonzalve soutenait
le contraire. A l'entendre, les Abruzzes finissaient au pied de la mon-
tagne.
L'inimitié qui existait entre Nemours et Gonzalve n'était pas
de nature à calmer de tels différends. Les deux chefs de guerre avaient
bien consenti une trêve en attendant la décision de leurs Rois à qui
l'on avait proposé de partager les droits de douane ; mais Nemours,
croyant son armée mieux préparée que celle des Espagnols, fit soudain
sommer Gonzalve de lui livrer sur-le-champ la Capitanate. Son refus
(368)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
entraînerait une guerre immédiate. Peut-être Nemours obéissait-il
à des instructions secrètes, car, à peine Louis XII connut-il l'entrée
de ses troupes en Capitanate, qu'il embarqua I ooo Suisses à desti-
nation de Naples, prit à sa solde le Prince de Salerne et quelques
puissants barons, et vint à Lyon où il prépara sa descente en Ita-
lie. Désormais; il ne dissimule plus l'intention de s'emparer des
terres litigieuses et d'accaparer l'entier royaume de Naples. Dans cet
ordre d'idées, Ferdinand et Louis étaient à deux de jeu.
Le succès répondit d'abord aux espérances des Français.
Gonzalve, sans argent, sans vivres, trop faible pour soutenir la
campagne, fut contraint de se réfugier à Barletta, un port fortifié sur
l'Adriatique où il pourrait recevoir les renforts et les approvision-
nements qu'il sollicitait de l'Espagne et de la Sicile avec les plus vives
instances. Alors, l'ardeur du Roi de France se ralentit en raison
même du peu de résistance de l'adversaire. Après avoir atteint la
petite ville d'Asti, Louis XII retourna en France où le ramenait le
désir de signer une longue trêve avec l'Empereur. Ce départ intem-
pestif était contraire à ses intérêts ; s'il eût mené la campagne aussi
vivement qu'il l'avait commencée, il eût, en peu de temps, délogé
les Espagnols de l'Italie méridionale.
Dès ce moment la situation des Français fut en périclitant. Le
désaccord survenu entre Nemours et Aubigny, qui répugnait à recon-
naître l'autorité d'un vice-roi alors qu'il avait commandé en chef sous
Charles VIII, n'améliora pas la situation; l'indiscipline et la licence
des troupes, mal réprimées par des chefs disposés à se contrecarrer,
ramenèrent vers Gonzalve une foule de mécontents.
Les affaires en étaient là entre la France et l'Espagne quand
Philippe le Beau, reconnu Prince héréditaire par les Cortes d'Aragon,
décida de regagner les Flandres. Vainement, Ferdinand essaya- t-il
de l'en dissuader en raison des hostilités ouvertes entre l'Espagne et
la France que le cortège princier devait parcourir du Sud au Nord ;
en vain allégua-t-il, pour le retenir, la grossesse avancée de l'Archi-
duchesse. Philippe avait réponse à tout. Confiant en l'amitié de
Louis XII, il lui dépêcha quelques-uns de ses familiers. Ils lui deman-
deraient, au nom de leur maître, l'autorisation de traverser ses Etats
et le prieraient — ceci dans l'unique dessein de tranquilliser les Rois
d'Espagne — d'envoyer en Flandre un certain nombre de gentils-
hommes français. Ils y demeureraient jusqu'à son arrivée et rentre-
raient à Paris bien récompensés. Louis XII s'empressa d'acquiescer
à cette requête.
(369)
ISABELLE LA GRANDE
Sur cette bonne nouvelle, Philippe annonça son prochain départ.
Informée de cette décision, Isabelle fit supplier son gendre de venir
la trouver à Madrid où elle lui donnerait certaines instructions verbales.
Il n'osa se dérober et, de mauvaise grâce, se mit en route, suivi d'une
petite escorte. Sa marche serait rapide.
Les paroles d'Isabelle furent pathétiques : << Juana, dit-elle, ne
pouvait entreprendre un long voyage ; l'abandon de son mari dans
l'état où elle était la blesserait au cœur. Lui-même avait intérêt à
connaître un royaume où il régnerait un jour et dont les coutumes
et les lois différaient de celles des pays du Nord. » Les représentations
d'Isabelle n'eurent pas plus d'effet que celles de Ferdinand sur un
prince frivole, adonné au plaisir et à qui l'Espagne et les Espagnols
inspiraient un éloignement invincible. Il ne s'embarrassa pas dans de
longues réponses. Des affaires urgentes le rappelaient en Flandre,
ses intérêts souffraient grand dommage de sa trop longue absence.
Si l'Archiduchesse n'était pas en état de l'accompagner, il la laisserait
volontiers auprès de ses parents et l'enverrait chercher après sa déli-
vrance. Il fallut se contenter de cette concession ; elle ne parut pas
coûter beaucoup au Prince. La malheureuse Juana, avertie par un
message de son mari et de sa mère, revint donc à Madrid où Philippe
lui fit ses adieux.
Le 19 décembre 1502, l'Archiduc prit congé du Roi, delà Reine et
de sa femme, désespérée d'une indifférence si cruellement manifestée,
« laquelle menait grand deuil du département de Monsieur son mary ».
Avant son départ, Philippe avait offert aux Rois d'être leur
intermédiaire auprès de Louis XII. Ferdinand, mécontent de son
gendre, se souvenant de la manière dont il s'était laissé séduire l'année
précédente et avait conclu un accord préjudiciable à l'Espagne,
ne voulut pas lui confier une mission officielle, mais il lui donna quel-
ques instructions verbales et le fit accompagner par l'abbé de San
Miguel de Cuxa, Bernaldo de Boyl, chargé de le surveiller et de le
conseiller.
Philippe était parti. A peine eut-il franchi les Pyrénées que,
désireux de témoigner sa confiance au Roi de France, il ordonna
de renvoyer les otages venus en Flandre.
Louis reçut avec magnificence un prince destiné à porter un jour
la couronne impériale et celles des Espagnes. Suivant l'usage, des
fêtes splendides lui furent offertes, des présents considérables cap-
tèrent son entourage, tandis que d'importantes négociations se pré-
paraient.
(370)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
Le 5 avril 1503, le Roi et l'Archiduc signaient le traité de Blois.
En ce qui concernait le royaume de Naples, on s'en tiendrait au
traité de partage, mais les pays en litige seraient remis aux mains de
l'Archiduc. Charles, fils aîné de Philippe et de Juana, et Claude,
fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne, unis par le traité de mariage
signé l'année précédente, prendraient les titres de Roi et Reine
de Naples, Duc et Duchesse des Deux-Siciles, de Pouille et de
Calabre. Jusqu'à la consommation du mariage — il n'eut jamais lieu —
la part du Roi d'Espagne serait gouvernée par l'Archiduc ou toute autre
personne à la désignation de Ferdinand, et celle du Roi de France
par qui bon lui semblerait, mais l'une et l'autre au nom des futurs
époux à qui Louis abandonnerait ses possessions napolitaines à titre
de dot de la Princesse.
Au nom de son fils, Philippe se substituait aux Rois d'Espagne. Il
s'était montré si peu soucieux des intérêts dont il avait la garde que
certains auteurs l'accusent d'avoir accepté des subsides du Roi Louis.
C'est peu probable. Philippe n'était ni vénal ni intéressé. LeMonaïque
et sa Cour avaient su flatter un prince étourdi, vaniteux et d'une
intelligence médiocre.
Les Rois apprirent avec une douloureuse surprise les conditions
du traité et s'empressèrent d'envoyer un émissaire pour désavouer leur
gendre. L'alliance de deux enfants encore au berceau ne valait
pas l'abandon de la conquête que Gonzalve s'apprêtait à mener vigou-
reusement.
Au milieu des fêtes données à l'occasion de la paix, Louis et Phi-
lippe avaient dépêché des courriers en Italie avec ordre aux comman-
dants des deux armées de cesser les hostilités et d'attendre la ratifica-
tion du traité demandée aux Rois d'Espagne. C'était compter sans
Gonzalve. Soit qu'il vît diminuer les forces françaises, soit qu'il
doutât des talents de Philippe comme négociateur, soit que Ferdinand
l'eût fait prévenir en secret de ne pas tenir compte des actes de son
gendre, il répondit qu'il, continuerait la guerre jusqu'à ce qu'il eût
reçu de ses souverains des instructions contraires. Il fut bien inspiré.
Vainement les conseillers de Nemours engagèrent-ils leur chef à
garder l'expectative en attendant des renforts ou la ratification du
traité. Croyant l'emporter sur Gonzalve contraint d'abandonner
Barletta (1503), espérant le surprendre dans sa marche sur Céri-
gnola, le vice-roi se mit à sa poursuite.
On était à la fin d'avril. Les Espagnols, accablés par une chaleur
étouffante, tombaient en chemin, et il fallait l'ardeur de Gonzalve
(37i)
ISABELLE LA GRANDE
pour soutenir les courages défaillants. Au milieu de la journée, les
fantassins étaient à tel point épuisés que chaque cavalier dut prendre
en croupe un fantassin. Le Gran Capitân donna l'exemple. Se pressant,
se hâtant, l'armée espagnole atteignit Cérignola, une petite ville bâtie
sur une éminence. Une faible garnison française l'occupait. Des vignes
en amphithéâtre entouraient la cité. Gonzalve s'y cantonne, élève
aussitôt des parapets, creuse des retranchements, approfondit un
large fossé collecteur des eaux de la vallée et couronne la position par une
batterie de douze pièces de canon. Ces préparatifs s'achevaient à peine
que retentissaient au loin les trompettes guerrières et brillaient les
bannières et les armures françaises. Quand Nemours et ses capitaines
se virent devancés par ceux qu'ils avaient cru surprendre, ils firent
halte et délibérèrent. Fallait-il attaquer les Espagnols sur l'heure sans
leur laisser le temps de se remparer davantage ou valait-il mieux
attendre le lendemain ? Certains historiens assurent que Nemours aurait
repoussé tout conseil de prudence. Brantôme, au contraire, prétend
que Yves d'Allègre et Chandieu, commandant les Gascons et les Suisses,
auraient pressé leur chef d'ordonner l'attaque, blâmé sa pusillanimité,
et cela jusqu'aux insultes. Furieux, Nemours se serait écrié :
« Nous combattrons ce soir, et peut-être ceux qui réclament le combat
avec violence se serviront davantage de leurs éperons que de leur épée ! »
Sinistre et trop véridique prophétie !
L'attaque immédiate décidée, Nemours divisa ses troupes en trois
batailles. Sa cavalerie, la plus belle que l'on eût vue depuis longtemps
en Italie, forma l'aile droite sous les ordres de Louis d'Ars ; le comman-
dement du centre, composé des Suisses et de l'infanterie gasconne,
fut confié à Chandieu; la cavalerie légère, placée à gauche, obéirait à
Yves d'Allègre.
Gonzalve, connaissant la vaillance de ses adversaires, n'avait
pas mis en doute un seul instant le parti qu'ils prendraient et avait
encore renforcé ses défenses exécutées avec promptitude et habileté.
Au centre de la position, il avait placé les mercenaires allemands
armés de longues piques et, à chaque aile, disposé l'inébranlable
infanterie espagnole sous le commandement de Pedro Navarro, le
célèbre ingénieur, de Diego de Paredes et de Pizarro. A gauche, les
troupes de Fabricio Colonna et de Pedro de la Paz, sous les ordres
de Mendoza, prendraient les Français en flanc quand ils se lanceraient
à l'assaut de la position. Les forces des deux armées étaient à peu près
(372)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
égales, environ 7 000 hommes de chaque côté, mais la cavalerie de
Nemours était supérieure à celle de Gonzalve et sa force avait certaine-
ment influé sur les partisans d'un engagement immédiat.
Le soleil descend sur l'horizon quand Nemours à la tête de ses
chevaliers engage le combat.
A peine s'est-il ébranlé que Gonzalve commande le feu de toutes
ses pièces d'artillerie. Les rangs français sont rompus, mais Nemours
rassemble les siens, les entraîne et, au milieu des tourbillons de fumée,
court vers la colline sans soupçonner le fossé large de plusieurs mètres
qui en défend l'approche. Dans leur élan irrésistible, les premiers
rangs de cavaliers vont s'engloutir dans ce gouffre sans le combler ; les
autres suivent et s'y précipitent à leur tour. C'est une tuerie effroyable.
La confusion, l'épouvante, l'horreur sont au comble. La mort de
Nemours, tué d'un coup d'arquebuse à la tête de ses troupes, jette la
consternation parmi les siens. A ce moment critique, Gonzalve ordonne
une charge, et toute l'infanterie espagnole dévalant du haut des
vignes, tombe sur les Français incapables de résister à la violence du
choc. Chandieu tente de reformer sa bataille, mais une balle le jette
sans vie à bas de son coursier.
C'est la fin du combat : il a duré une heure à peine. Les débris
de l'armée se sont dispersés ; 3 000 Gascons ou Suisses gisent blessés
ou écrasés dans le fossé.
Comme l'avait prédit Nemours, Louis d'Ars réunit quelques
hommes et joua de l'éperon; Yves d'Allègre suivit son exemple à
la tête de la cavalerie légère à peu près intacte. Ils eussent péri si
les Espagnols se fussent lancés à leur poursuite. Mendoza et Pedro de
•la Paz le tentèrent, mais leurs troupes étaient épuisées de fatigue, et,
dans la nuit noire, ils regagnèrent leur position. Treize pièces de
canon, le camp, les bagages, jusqu'aux bannières restèrent aux mains
des vainqueurs. Le corps de Nemours fut retrouvé le lendemain sous
un monceau de cadavres ; son page le reconnut aux bagues qu'il
portait aux doigts. Avec lui périt le dernier représentant de la grande
maison d'Armagnac. Gonzalve déplora sa perte et le fit ensevelir avec
honneur au monastère de Saint-François de Barletta.
La bataille de Cerignola fut livrée le 28 avril 1503, un vendredi,
jour propice aux Espagnols. Gonzalve perdit une centaine d'hommes
seulement. Une semaine auparavant, encore un vendredi, Aubigny
avait été battu et fait prisonnier par Don Fernando de Andrada dans
cette même plaine de Seminara où, en 1495, il s'était couvert de gloire.
L'armée française était dispersée et n'avait plus de chef. Désor-
(373)
ISABELLE LA GRANDE
mais la route de Naples était ouverte. Le 14 mai 1503, le Gran Capitân
entrait triomphalement dans la ville et en prenait possession au nom du
Roi d'Espagne.
Depuis neuf ans, Ferdinand était le neuvième monarque que l'on
y proclamait. Les édifices étaient pavoises, les rues jonchées de fleurs,
et ce fut au milieu d'acclamations délirantes que Gonzalve parvint
au palais royal. Les fonctionnaires de la ville, en grand costume,
portaient au-dessus de sa tête un dais d'étoffe d'or. Les Napolitains
n'avaient pas fait mieux pour honorer Charles VIII peu d'années
auparavant.
On conçoit l'indignation et le ressentiment de Louis XII en
apprenant la destruction d'une armée qu'il avait cessé d'approvisionner
depuis la signature du traité de Blois. Philippe était encore à la Cour
de France où la noblesse le fêtait à l'exemple du Roi. Louis, plein
d'amertume, lui adressa de vifs reproches. Si l'Archiduc ne protestait
pas contre la désobéissance de Gonzalve, approuvée sans doute par le
perfide Roi d'Espagne, il était un prince flétri. Philippe fut extrê-
mement ému du soupçon jeté sur sa loyauté et dépêcha sur l'heure
un courrier à Ferdinand pour se plaindre de l'affront fait à son
honneur.
Les monarques espagnols répondirent par l'envoi de deux ambas-
sadeurs chargés de témoigner leur mécontentement à leur gendre et de
négocier à nouveau avec le Roi de France. L'Archiduc, entraîné par
son zèle, avait outrepassé ses pouvoirs. Philippe se récria. Les Rois
l'avaient autorisé à conclure la paix et avaient juré sur l'Évangile de
ratifier ses actes.
Quand les ambassadeurs parlèrent de négociations nouvelles,
Louis XII les rabroua. Leurs Rois, dit-il, ne montraient nul souci
de leur gloire en marquant si peu de considération pour les engagements
d'un prince leur allié et l'héritier présomptif de leur couronne. Puis,
ayant loué les qualités et les mérites de l'Archiduc, il enjoignit aux
Espagnols de reprendre sans tarder le chemin de leur pays.
L'insulte devait être soutenue par des armements. Louis se prépara
sans délai à recommencer la guerre, non seulement en Italie où il
envoya des troupes commandées par La Trémoille, un des meilleurs
capitaines de son temps, mais encore aux extrémités de la chaîne des
Pyrénées. Le Sire d'Albret et le Maréchal de Gée se portèrent sur
Fontarabie à la tête de 400 lances et de 5 000 fantassins suisses ou
gascons. Le Maréchal de Rieux descendit de Languedoc en Roussillon
avec 800 lances et 8 000 hommes d'infanterie suisses ou français.
(374)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
Une flotte prit la mer afin d'inquiéter les ports depuis la Catalogne
jusqu'à Valence. Menacés chez eux, les Rois Catholiques n'enverraient
plus en Italie ces compagnies qui, sous les ordres de Gonzalve,
avaient tenu en échec les armées françaises jusqu'au jour où elles les
avaient exterminées.
Une lettre d'Isabelle, adressée à son ambassadeur auprès de
Henri VII, montre combien elle fut émue de l'offensive française :
« Le Roi de France ne s'est pas contenté de faire la guerre en Italie; il a
rassemblé des forces nombreuses avec lesquelles il assiège notre forteresse
de Salces. Son intention est de conquérir les comtés de Roussillon et de
Cerdagne, d'envahir l'Espagne et de la dévaster aussi loin qu'il le pourra.
Et, dans une autre lettre, Ferdinand, oubliant que les deux provinces
lui ont été rendues gratuitement par le Roi de France en échange
d'une abstention en Italie qu'il n'a point gardée, ressent une grande
tristesse à la pensée que des Chrétiens vont combattre des Chrétiens
au lieu de tourner leurs armes contre les Infidèles, mais il est obligé
de défendre ses royaumes. Puis, après des considérations religieuses
et humanitaires, il abjure son frère, le Roi d'Angleterre, de lui envoyer
des troupes de secours, tout au moins 2 000 hommes d'infanterie
d'élite bien armés et commandés par un bon capitaine. L'entretien
de cette troupe sera aux frais de l'Espagne bénéficiaire, suivant les
termes du traité. Quant au Roi Henri, s'il désire recouvrer la Norman-
die et la Guyenne, jamais il ne trouvera une occasion aussi oppor-
tune, le Roi de France ayant une armée occupée en Roussillon et ne
pouvant ramener vite celle qui campe autour de Rome. Dans ce cas,
les Rois Catholiques prêteront l'appui de leurs armées au Roi
d'Angleterre aussitôt qu'ils auront chassé les Français du Roussillon.
«Et cela ne saurait tarder, car les préparatifs de l'Espagne sont tels que,
Dieu aidant, les 2 000 fantassins anglais combattant, le Roi de France ne tar-
dera pas à regretter d'avoir commencé une guerre injuste. >>
Le 3 octobre, une nouvelle lettre d'Isabelle sur le même sujet donne
des détails minutieux sur les 2 000 hommes d'armes que le Roi Henri
est dans l'obligation de fournir à ses alliés en cas d'attaque ou d'inva-
sion de leur royaume. Cette dépêche montre avec quelle méthode la
grande Reine savait combiner et préparer les forces dont elle disposait
et avec quelle sollicitude elle prévoyait les difficultés toujours si
grandes d'une mise en campagne.
Isabelle la Grande. (375) ^5
ISABELLE LA GRANDE
D'abord elle recommande de fixer la solde au plus bas prix possible,
de ne jamais l'élever au-dessus de celle que les Anglais touchent chez eux
et d'aucune manière à un taux supérieur à celui de la solde payée
aux Suisses, la plus forte qui ait jamais été donnée à des soldats d'infan-
terie, soit trois ducats par mois.
L'ambassadeur empruntera les fonds nécessaires pour le premier
payement, mais, dans le cas où il ne trouverait pas de prêteur, Isabelle
lui fait tenir, par la même voie que la dépêche, une lettre de crédit de
10 ooo ducats. Dans l'intention de la Reine, il ne faut s'en servir qu'à la
dernière extrémité, car, la signature royale étant engagée, il ne serait
pas possible de retarder l'échéance, tandis qu'on peut traiter avec
moins d'honneur la signature d'un agent diplomatique.
La Reine redoute que Henri, après avoir donné les 2 ooo hommes,
ne mette obstacle à «leur embarquement. Si l'on éprouvait de la diffi-
culté à trouver des navires pour transporter la troupe et qu'elle fût dans
l'impossibilité de partir, la solde ne serait point payée. Dans ce cas,
une lettre en trois expéditions, envoyées par trois voies différentes,
serait immédiatement adressée à la Reine et, dès sa réception, elle
enverrait aussitôt les nefs nécessaires. Et elle ajoute :
« Publiez partout, dans l'Angleterre entière, que des troupes très nom-
breuses vont partir pour l'Espagne, commandées par de bons capitaines.
Ces rumeurs inspireront des craintes à la France et produiront une impres-
sion excellente en Italie. »
De la Princesse Catherine, on ne se préoccupait guère, sinon pour
lui demander d'aider à l'envoi des troupes en engageant les bijoux
qu'on lui avait recommandé de garder. Et pourtant la jeune Princesse
est dans le dénuement. Henri, tout en lui témoignant des égards
apparents, refuse de payer le douaire promis et même les intérêts de la
dot qu'il a reçue, sous prétexte que la somme n'a pas été acquittée
tout entière. Comment s'étonner de son avarice et de sa dureté, alors
qu'il ne cesse de falsifier les monnaies et que le Parlement lui offre
300 000 couronnes à condition qu'il respectera celles qui circulent ?
Le Roi Henri ne se pressait pas de répondre aux demandes et aux
propositions des Rois Catholiques. Pacifique par nature, ayant
horreur du sang, il estimait sans prix la paix de l'Europe et se souciait
peu de se lancer dans une entreprise aussi coûteuse qu'une guerre
avec la France, dont les profits seraient peut-être plus directs pour
l'Espagne que pour lui. Loin de préparer une descente en Normandie,
(376)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
il négociait secrètement avec Louis XII, témoignait à son ambassa-
deur une véritable sympathie et s'entretenait avec lui d'un projet de
mariage entre le Prince de Galles et une fille du Duc d'Angoulême.
Pendant que les Rois d'Espagne ordonnaient d'importantes
levées et se préparaient à la résistance aux deux extrémités de la chaîne
des Pyrénées, Gonzalve s'emparait du Château Neuf et y entrait la
veille du jour même où une escadre française, composée de six gros
vaisseaux et de plusieurs bâtiments chargés d'armes et de muni-
tions, paraissait en vue de Naples. Ne trouvant aucun appui capable de
faciliter son débarquement, l'escadre se retira sur Gaète. Des troupes
françaises ramenées de différentes places secondaires, 400 lances et
4 000 fantassins échappés au désastre de Cérignola, les Princes de
Salerne et de Bifignano, de nombreux barons angevins s'y étaient
réfugiés, confiants dans les défenses d'une ville facile à secourir par
mer.
Décidé à s'emparer de ce dernier boulevard de la puissance fran-
çaise, Gonzalve accourut, tenta une attaque de vive force et dut se
résoudre à établir un blocus sévère.
Le succès couronnait les espérances de Gonzalve dans d'autres parties
du royaume. Prosper Colonna s'emparait tour à tour des principales
villes des Abruzzes; un traité signé avec le Comte de Capaccio livrait
aux Espagnols presque toute la Calabre. Le Pape et son fils César,
Duc de Valentinois de par la grâce du Roi de France, mettaient en
doute le triomphe final des Français et cherchaient à trahir une cause
défendue par intérêt. Quand Louis XII leur écrivait de se porter au
secours de ses troupes, ils envoyaient des réponses équivoques, dila-
toires. La fausseté du père et la dissimulation du fils étaient passées
en proverbe et l'on avait coutume de dire :
«Le Pape ne fait jamais ce qu'il dit et le Duc de Valentinois ne dit jamais
ce qu'il fait. >>
Des lettres interceptées, où il était question d'un traité entre
Gonzalve et César, donna une base certaine aux soupçons de Louis XII.
Il pressait le Pontife de tenir ses engagements quand un événement
tragique rendit vaines ses représentations. Avant un souper auquel
étaient conviés des Cardinaux, Alexandre fut pris d'affreuses douleurs,
et le lendemain il succombait (18 août 1503). Le corps livide et con-
tracté par la souffrance témoignait que la mort était due au poison.
On prétendit que le Pape avait envoyé d'avance une fiasque de vin
(377)
ISABELLE LA GRANDE
avec ordre de n'en donner à personne, sinon au Cardinal Adriano de
Corneto. Alexandre arrive de bonne heure au pavillon où doit être
servi le banquet. Altéré par la chaleur, il demande à boire. L'officier
échanson ayant à sa disposition le vin qu'on lui a recommandé de
réserver, ne doute pas qu'il ne soit le meilleur, en verse un verre et
l'offre au Pontife. César entre, boit et, peu après, tombe en convulsions.
Un contrepoison et sa jeunesse le sauvèrent, mais la maladie fut cruelle
et la convalescence très longue.
La mort d'Alexandre VI fut pour la chrétienté une délivrance
morale et matérielle.
En dépit de son affaiblissement, César Borgia rassembla des
troupes dans l'intention de choisir et d'imposer le successeur de saint
Pierre. Comptant sur les onze cardinaux! espagnols gratifiés depuis peu
du chapeau, il avait promis à Louis XII de faire donner la tiare au
Cardinal d'Amboise, Archevêque de Rouen, mais son influence n'avait
pas survécu à la puissance de son père. Comme il était impossible de
mettre d'accord les partis espagnols et français, le Conclave éleva au
trône pontifical un Italien, François Piccolomini, Cardinal évêque de
Sienne. Il était vieux et les candidats évincés pouvaient escompter
les chances d'une élection prochaine. Le Cardinal Georges d'Amboise
approuva ce choix, faute de pouvoir l'empêcher.
Piccolomini prit le nom de Pie III. C'était un homme vertueux dont
la sagesse et la piété feraient oublier les vices de son prédécesseur. Et
pourtant, de quelles concessions n'avait-il pas payé la tiare !
« Le Pape absoudra tous les Cardinaux, et chacun d'eux en particulier,
de tous les crimes et offenses qu'ils ont commis jusqu'ici, quelque exorbitants,
énormes et graves qu'ils puissent être. Cette absolution sera parfaitement
valide, même si, considérant les préceptes de l'Église, les cas exigeaient une
confession spéciale et une absolution réservée au Saint-Père en personne.
« Les Cardinaux resteront dans la tranquille possession de toutes leurs
propriétés, quelle que soit la manière illégitime dont elles seront venues
entre leurs mains. L'absolution aura un effet double devant les cours ecclé-
siastiques et séculières... Les Cardinaux deviendront, après cette absolution,
aussi purs qu'ils l'étaient après leur baptême. »
La Reine Isabelle avait sans doute favorisé le nouvel élu, car.
à la nouvelle de son élévation, elle ordonna de chanter un Te Deum
solennel dans toutes les églises d'Espagne.
Par disgrâce, Pie III ne fit pas mentir les pronostics formés à son
avènement. Il mourut d'une façon naturelle, après un pontificat de
(37^)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
vingt-six jours. Le Cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, puissant,
riche et soutenu par les Cardinaux gratifiés d'une foule de concessions,
fut élu Pape le soir même de la réunion du Conclave. Il changea son
casque et son épée d'évêque batailleur contre la tiare et la crosse et
prit le nom de Jules IL
Tandis que l'Italie était la proie des intrigues et de la discorde, les
armées françaises ne réussissaient guère dans leurs attaques directes
contre l'Espagne.
Les troupes envoyées sur la frontière de Gascogne se fondaient sans
combattre. Le commandement en avait été confié au Sire d'Albret,
père du Roi de Navarre, dont la fille Marguerite vivait à la Cour
d'Isabelle où elle avait été appelée en témoignage d'amitié et où
elle était gardée comme otage. Gêné par ses alliances de famille, le
Prince gardait une réserve prudente.
Les 20 ooo hommes envoyés en Roussillon s'étaient arrêtés
devant le château de Salces et avaient en vain employé contre ses
murailles le canon et la mine. Les assiégés se défendaient avec courage,
informés que Ferdinand accourait à leur secours, avait atteint Perpi-
gnan et serait bientôt sous leurs murs. Au bout de quarante jours
d'un siège infructueux, les troupes françaises, se sentant incapables
de lutter contre les compagnies espagnoles, battirent en retraite sur
Narbonne.
Les avant-gardes de Ferdinand les poursuivirent, s'empa-
rèrent de quelques petites places, mais, rappelées par leur Roi, repas-
sèrent bientôt les Pyrénées. Avec une sagesse digne de sa vaillance, le
Roi Catholique redoutait de porter la guerre en territoire français et se
félicitait d'avoir arrêté une invasion dont le succès eût été funeste à son
royaume.
Isabelle, toujours malade, n'avait pu suivre comme jadis la cam-
pagne conduite par son époux, mais, retirée à Ségovie, elle avait passé
les jours et les nuits en prières, suppliant le Tout- Puissant d'arrêter
l'envahisseur. Elle avait été exaucée.
En Italie, Gonzalve accomplissait des prodiges. Son ascendant sur
ses hommes semblait les rendre invincibles, et leur faisait oublier leur
dénuement.
La Trémouille, en fâcheux état de santé, avait dû céder le comman-
dement au Marquis de Mantoue, capitaine médiocre, battu à chaque
engagement. Pendant quelques mois on escarmoucha beaucoup et
l'on combattit peu. Les deux armées finirent par se rencontrer sur
les bords du Garigliano, rivière qui se jette dans le golfe de Gaète et
(379)
ISABELLE LA GRANDE
dont la forteresse du même nom défend le passage. Le sort de l'Italie
allait s'y décider.
Les Français avaient choisi leur position avec habileté sur la
rive droite du fleuve plus élevée que la gauche. Le temps devint
affreux, des pluies diluviennes noyèrent les campements. La maladie,
la mort frappaient surtout les Espagnols campés sur la rive gauche,
dans la plaine fangeuse. En vain suppliaient-ils Gonzalve de lever
le camp et d'hiverner à Capoue.
« J'aimerais mieux, répondit le Gran Capitân, avancer de deux pas vers
la mort que de reculer d'une semelle pour gagner cent années de vie. »
En réalité, il comptait sur la sobriété, l'endurance et la solide
constitution de ses troupes pour résister aux effets de la mauvaise
saison. Il se fiait aussi à leur discipline et à leur attachement pour lui.
Le Marquis de Mantoue montra moins de constance que son
adversaire. Comme on lui reprochait son incapacité, il se prétendit
trompé par ses capitaines, Saluzzo, Allègre et Sandricourt, résigna
son commandement en faveur de Saluzzo, sous prétexte de maladie,
et se retira dans ses terres. Ce mauvais exemple fut suivi par de nom-
breux gentilshommes italiens et français. Leur défaillance était
impardonnable, car ils avaient beaucoup moins souffert de l'inclé-
mence de la saison que les Espagnols, grâce à la position de leur camp
et à l'abri qu'ils avaient trouvé dans l'amphithéâtre et dans d'autres
édifices de l'antique Minturne. Mais les spéculations sur les vivres
organisées par les commissaires royaux avaient provoqué chez les
chefs comme chez les soldats le dégoût, le découragement et l'esprit
d'insubordination .
Gonzalve avait d'abord résolu de garder une attitude expectante;
le désordre de l'ennemi, la discorde des chefs, leur dispersion le déci-
dèrent à tenter un coup d'audace. Vers la fin de décembre, il ordonne de
préparer en secret un pont de bateaux et de le lancer sur le Garigliano,
à quatre milles de la ville, au pied du village de Suzzio. Ses ordres
reçurent une exécution rapide.
La Noël fut tristement célébrée dans le camp espagnol noyé de
boue, ravagé par la maladie, dépourvu de vivres. Seuls les exercices
d'une piété exaltée occupèrent cette longue journée.
Sur le plateau, les Français se divertissaient et se départaient
de leur surveillance habituelle.
Le soir venu, le matériel de pont fut transporté sur la rive, et
(38o)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
le 28 décembre, à la nuit, l'ouvrage était en état de donner passage
aux troupes. Elles s'y engagèrent sous les ordres d'Alviano Orsini,
tandis qu'Andrada tentait le passage sur un vieux pont qui se trouvait
en aval du camp, à l'opposé de la forteresse de Garigliano.
La nuit était noire, le ciel lourd d'orage. Sans être signalé, Alviano,
soutenu par Pizarro, Paredes et Pierre Navarro, s'abat sur le village de
Suzzio, surprend la garnison plongée dans le sommeil et la passe au
fil de l'épée.
Le Marquis de Saluzzo, dont le quartier général se trouvait près
de la tour de Garigliano, fut terrifié quand des messagers haletants
vinrent lui apprendre que les Espagnols avaient franchi le fleuve et ne
tarderaient pas à l'assaillir. Pourtant, il se remit, dépêcha Allègre contre
l'ennemi à la tête d'un corps de cavaliers réunis en toute hâte et
ordonna la retraite sur Gaète. Deux heures plus tard, il était en marche,
abandonnant les tentes, les bagages et neuf gros canons, laissant les
blessés et les malades à la générosité du vainqueur. Mais Gonzalve
n'était pas homme à s'attarder au pillage du camp. Il se lança sans
retard à la poursuite des Français dont les mouvements étaient
grandement retardés par la difficulté de traîner leur artillerie légère
dans des chemins détrempés. La retraite s'effectuait avec ordre.
Les déniés, les ponts nombreux dans ce pays accidenté permettaient
à F arrière-garde française de s'arrêter, de faire tête aux Espagnols
légèrement armés, tandis que les colonnes prenaient de l'avance.
Dans ces combats d'arrière-garde, la chevalerie française et, à sa tête,
Sandricourt, La Fayette et Bayard se couvrirent de gloire. Ce dernier
eut trois chevaux tués sous lui et, dans un retour sur l'ennemi, il eût
certainement péri si son ami Sandricourt, exécutant une charge
désespérée, ne l'eût arraché aux mains des Espagnols.
Gonzalve ne se ménageait pas davantage que les chevaliers français.
Son cheval ayant glissé et manqué des quatre pieds, il tomba, mais
à peine avait-il touché terre qu'il était debout et s'élançait de nou-
veau à la tête des troupes électrisées à sa vue. L'arrivée d'Andrada
à la tête de l'arrière-garde espagnole toute fraîche, tandis que le gros
de l'armée était rendu de fatigue et tombait d'inanition, — les hommes
n'avaient rien mangé depuis la veille, — un mouvement stratégique
exécuté par la cavalerie espagnole commandée par Navarro et Pedro
de la Paz, transformèrent en déroute la défaite de l'armée française.
Un grand nombre de combattants furent tués ou faits prisonniers.
D'autres jetèrent leurs armes et coururent d'une traite jusqu'à Gaète.
Telle fut, pour la France, l'issue désastreuse de la bataille de Gari-
(38i)
ISABELLE LA GRANDE
gliano, le plus grand triomphe militaire de Gonzalve. Elle était le
prix de son génie, de sa constance et de sa force d'âme. Le lendemain,
il s'apprêtait à bombarder les hauteurs du mont Orlando qui domine
Gaète, quand un parlementaire se présenta au nom du Marquis de
Saluzzo. Le succès dépassait les espérances de Gonzalve, car la place,
bien approvisionnée, pouvait être secourue sur le front de mer. En
réalité, les capitaines français, comme leurs hommes, étaient arrivés
au dernier degré du découragement. Aucun des chefs n'était capable
de commander aux autres et d'assumer une responsabilité. La pluie,
la maladie, la fièvre contractée dans des régions malsaines, des revers
ininterrompus avaient épuisé leurs forces morales et physiques.
L'armée française, jadis si fière, n'était plus qu'une horde gémissante,
obsédée par l'idée de quitter un pays où elle avait tant souffert.
Le 3 janvier 1504, Gonzalve occupa Gaète au nom du Roi
d'Espagne.
La défaite de Garigliano fit perdre au Roi de France les belles
provinces qui, par deux fois, avaient paru d'une conquête si facile
Bien peu de soldats français engagés sur la route de terre franchirent
les Alpes. Quant aux officiers embarqués sur les navires, ils n'eurent
guère un sort meilleur. Un grand nombre d'entre eux, épuisés par la
fièvre contractée sur les bords du Garigliano, moururent en mer ou
peu après leur débarquement. On eut à déplorer la perte du Marquis de
Saluzzo, du Bailli de la Montagne, de Sandricourt qui, trop hautain pour
accepter sa disgrâce , mit fin à ses j ours et d'une foule de chevaliers connus .
A la nouvelle de la prise de Gaète et de la destruction de son
armée, Louis XII tomba dans une tristesse morne. Il se rappelait avec
un dépit mêlé de honte les menaces qu'il avait proférées contre le Roi
d'Espagne, et ne pouvait se résigner à être battu par ce Prince d' Aragon .
dont la ruse avait déjoué ses projets. Il craignait que Gonzalve, maître
de ses actions, ne se jetât sur le Milanais occupé\par les troupes fran-
çaises et ne s'en emparât.
Le Gran Capitân en eut certainement la pensée, mais il n'osa pas
courir l'aventure. Ses troupes n'étaient pas payées et elles réclamaient
avec instance des quartiers d'hiver. D'autre part, une maladie due à
un excès de fatigue manqua l'emporter et le condamna durant plu-
sieurs mois à l'inaction. Dès lors, des négociations en vue de la paix
furent sérieusement engagées entre les Rois de France et d'Espagne.
Ferdinand offrait de rendre le royaume de Naples au Duc de Calabre
à qui Louis XII céderait ses droits et de le marier avec la jeune veuve
de Ferdinand II, sa propre nièce.
O82)
SECONDE GUERRE D'ITALIE
Louis XII hésitait, retenu par la honte de livrer la noblesse napo-
litaine dévouée à sa cause, et aussi dans la crainte d'être une fois de
plus la dupe de Ferdinand. Puis, la nouvelle convention ne le brouille-
rait-elle pas avec l'Archiduc Philippe à qui, par deux fois, il avait
promis la main de sa fille Claude et le royaume de Naples pour le
Prince Charles? Cependant Louis consentit à donner audience aux
ambassadeurs d'Espagne. Il les reçut assis sur son trône, entouré d'une
cour nombreuse et dans l'appareil de la pompe royale. Encore, il
ne put s'empêcher de leur reprocher la mauvaise foi de leur maître
qui, tout en paraissant souhaiter la paix, n'avait cessé d'attiser la
guerre.
Quand les ambassadeurs, revenus en Espagne, firent part à Fer-
dinand des doléances de Louis XII, il se prit à rire :
« Il dit que je l'ai trompé deux fois ! Par Dieu, il a bien menti
l'ivrogne ! Je l'ai trompé plus de dix fois ! »
Pourtant l'on avait fini par s'entendre.
Charles d'Autriche et Claude de France seraient mariés ; l'Empe-
reur annulerait les investitures du duché de Milan et en donnerait
une nouvelle en faveur du Roi de France et de ses enfants mâles,
s'il en avait. En compensation, le Roi Louis remettrait à Maximilien
60 000 florins à la réception de l'investiture et une somme égale
six mois plus tard. Enfin, à la Noël, il lui enverrait chaque année une
paire d'éperons d'or à titre gracieux.
Une ligue défensive envers et contre tous et offensive contre les
Vénitiens fut signée entre le Roi de France, l'Empereur, le Pape et
l'Archiduc. On s'engageait à n'admettre les Rois Catholiques dans la
ligue que s'ils délivraient sous quatre mois le royaume de Naples à
l'Archiduc pour le garder aux jeunes fiancés Charles d'Autriche et
Claude de France. Par ce même acte, le Roi Louis assurait aux futurs
époux le duché de Bourgogne dans le cas où il mourrait sans hoir mâle
et, dans tous les cas, le Milanais, la Bretagne, Gênes, Asti et le
Comté de Blois.
Tel fut le traité signé à Blois le 22 septembre 1504, à la profonde
satisfaction de Maximilien dont la part et celle de sa famille étaient
d'autant plus belles qu'il n'avait rien hasardé, au secret conten-
tement du Roi de France, heureux de conserver le Milanais, son héri-
tage légitime reconquis au prix de grands sacrifices et à l'approbation
de Jules II qui, hanté par le désir de donner à la Papauté la supré-
matie universelle, avait été l'âme de la coalition.
CHAPITRE XXII
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
SUCCÈS EN ITALIE, DIFFICULTES EN CASTILLE. || TALAVERA NOMMÉ ARCHEVÊQUE
DE GRENADE. || LENTEUR DES CONVERSIONS. || XIMENES DE CISNEROS. || SES PRÉ-
DICATIONS. || DESTRUCTION DES LIVRES ARABES. || L'ÉMEUTE ÉCLATE. || LE COMTE
DE TENDILLA DÉGAGE LE CHATEAU ASSAILLI. || TALAVERA RÉTABLIT LE CALME.
|| MÉCONTENTEMENT DES ROIS. || XIMENES TRIOMPHE DES ACCUSATIONS PORTÉES
CONTRE LUI. || CINQUANTE MILLE CONVERSIONS. || RÉVOLTE DES ALPUJARRAS. ||
DESTRUCTION DE HUEJAR. || ASSAUT DE LANJARON. || LETTRES DES ROIS PROTES-
TANT DE LEURS BONNES INTENTIONS. || ALONSO DE AGUILAR. || LES GANDULES
GAGNENT LA HAUTE MONTAGNE. || PRISE DU CAMP DES MORES. || RETOUR OFFENSIF
DES MORES. || MASSACRE DES CHRÉTIENS. || MORT DE ALONSO DE AGUILAR. ||
FERDINAND MARCHE SUR RONDA. || SOUMISSION DES REBELLES. || EXPULSION
DES MORES CASTILLANS QUI REFUSENT LE BAPTÊME. || LES ÉDITS RENDUS CONTRE
LES MORES D'ESPAGNE ÉMEUVENT LE MONDE MUSULMAN. || PIERRE MARTYR
ENVOYÉ EN AMBASSADE AUPRÈS DU SOUDAN D'EGYPTE.
Dans la suite des années écoulées depuis le mariage des Rois,
l'unité de l'Espagne réalisée par cette alliance n'avait pas
reçu de sanction formelle. Ferdinand et Isabelle se trouvaient
dans la situation de deux souverains toujours d'accord contre l'ennemi
commun, mais désireux quand même de maintenir l'indépendance de
leurs royaumes respectifs. Isabelle surtout, de qui les États hérédi-
taires étaient d'une importance supérieure à ceux de son époux,
avait jalousement gardé ses droits hors de toute atteinte.
A la fin du xve siècle, alors que Ferdinand récupérait le Roussillon
et la Cerdagne et réalisait ses projets ambitieux sur le royaume de
Naples, Isabelle, en Castille, était aux prises avec des difficultés inhé-
rentes à la conservation de ses conquêtes soit dans le royaume de
Grenade, soit dans le Nouveau Monde.
Durant huit ans, les Mores de Grenade avaient vécu sous la pro-
tection du traité de capitulation qui garantissait aux habitants l'ap-
(384)
ISABELLE LA CATHOLIQUE.
(Musée de la Marine à Madrid.)
CI. Laurent.
IsAHELLE LA GRANDE.
l'L. XXXIII, I'ACE3«4
Isabelle i.a Grande.
Pl. XXXIV, pagi 335
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
plication de leurs lois et l'exercice de leur religion. Le Comte de
Tendilla, si ardent à la conquête, avait été nommé Alcaide et char-
gé du gouvernement de la province. Ce choix était heureux, car sa
fermeté était tempérée par la sagesse, la prudence et une expérience
acquise durant une longue vie. Le siège archiépiscopal fondé au
lendemain de la conquête n'avait pas été moins bien attribué. Isa-
belle l'avait confié à Talavera, un moine hyéronimite chargé jadis
du soin de sa conscience, devenu confesseur du Roi et, depuis peu,
appelé à l'évêché d'Avila.
Talavera descendait de Juifs convertis et ne se réclamait d'aucun
ancêtre. Son titre unique à occuper la plus haute situation ecclé-
siastique du royaume, après celle de Primat d'Espagne, était sa piété
douce et bienveillante.
Louis XI avait abaissé l'orgueil de la noblesse française en accor-
dant sa confiance à des hommes de basse extraction chez qui la four-
berie s'unissait à un grand sens pratique. Presque à la même époque,
Isabelle tendait au même but en nommant aux grandes charges et aux
dignités de l'Eglise des hommes sortis du peuple, mais signalés à son
choix par leur intelligence unie à une vertu incontestée.
Talavera avait accepté son élévation à regret. Il comprenait les
difficultés et les périls de son nouvel apostolat et savait combien les
Rois gardent peu leur faveur aux absents ; mais il était venu à Gre-
nade décidé à travailler de toute son âme à l'accroissement de son
troupeau. Les obstacles se dressaient nombreux. Élevés dans le mépris
et la haine des Chrétiens, les Mores n'avaient pas changé de sentiment
envers leurs vainqueurs. La différence de langue élevait aussi une bar-
rière très haute entre les anciens et les nouveaux habitants de Grenade.
Talavera voulut l'abaisser et, dans ce but, il apprit l'arabe et ordonna
de l'enseigner à son clergé. Il entrerait ainsi en communication avec
les brebis qu'il souhaitait ramener. Touchés d'une telle bonté, nombre
de musulmans se convertirent, qu'eussent éloignés la menace et la force.
Mais l'œuvre s'accomplissait lentement et les fanatiques de l'entou-
rage royal s'en désespéraient. Sans se lasser, ils représentaient aux
Rois que Dieu, en leur donnant Grenade, leur avait imposé le devoir
de ramener les Mores à la vraie foi et d'assurer à bref délai le salut de
leurs nouveaux sujets. L'intérêt des Monarques s'accordait d'ailleurs
avec cette obligation. Tant que les vaincus professeraient la foi mu-
sulmane, et garderaient l'usage de leurs mosquées, ils y fomenteraient
la révolte contre leurs maîtres chrétiens. La conquête ne serait achevée
que le jour où les Mores auraient choisi entre le baptême ou l'exil.
(385)
ISABELLE LA GRANDE
Cependant quelques ordonnances royales datées de 1499 montrent
chez Isabelle le désir persistant de favoriser ses sujets musulmans,
et en particulier les Mores convertis. Ainsi elle les autorise à porter
des robes de soie, luxe interdit aux sujets chrétiens ; dans des vues
plus hautes, elle leur défend de priver d'héritage leurs enfants baptisés
et assure aux femmes des nouveaux convertis un droit de propriété
sur les biens tombés entre ses mains après la prise de Grenade. Mais les
sentiments généreux d'Isabelle allaient soutenir un dur combat contre
l'intolérance d'un homme dont elle admirait la vertu : contre le Fran-
ciscain Ximenes de Cisneros.
Elle n'était pas vulgaire, l'âme de ce moine devenu Archevêque de
Tolède, Primat d'Espagne et Prince de la Sainte Église romaine. Né
en 1436, à Torrelaguna, près de Tolède, où son père était receveur des
dîmes royales, et destiné au sacerdoce, il fit à Salamanque ses études
de droit canon et civil. A vingt-trois ans, il se rend à Rome, y remplit
l'office d'avocat inquisiteur et, au bout de six ans, est rappelé en
Espagne par la mort de son père et la détresse des siens. Il y revient
pourvu d'une lettre expectative lui accordant le premier bénéfice
vacant dans le diocèse de Tolède. Pour l'obtenir, il se heurte au
Primat d'Espagne qui entend en disposer, est jeté en prison, y passe
six années sans céder, finit par l'emporter sur le prélat et ne tarde pas
à gagner la confiance du cardinal de Mendoza qui le charge d'admi-
nistrer en son nom le diocèse de Siguenza.
Peu de temps après, Ximenes quitte cette situation brillante et
prend l'habit de Saint-François au monastère de San Juan de los
Reyes. A peine a-t-il fait profession que son renom de sainteté
attire les fidèles à son confessionnal. Sa vie intérieure est menacée. Il
sollicite la permission de se réfugier dans les solitudes du Castanar, puis
de Salzedo où il demeure pendant toute la durée de la guerre de Gre-
nade, partagé . entre l'étude et la pratique des mortifications. Temps
heureux qu'il regretta toute sa vie !
C'est là que ses supérieurs, informés de sa vertu, touchés de sa piété
et de son désintéressement, vinrent le chercher sous un prétexte futile.
En réalité, il s'agissait de le présenter à la Reine en quête d'un
confesseur depuis la nomination de Talavera au siège archiépiscopal
de Grenade.
Le premier mouvement de l'ascète fut de refuser cette charge de
cour.
Par deux fois il s'enfuit et il fallut l'arracher de force à la solitude
où il avait cherché un refuge. Enfin, résigné à subir une vie qui
(386)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
contrariait ses aspirations, il n'entrevoit qu'un dédommagement
à son sacrifice : conduire la Reine dans la voie du salut et par
sa main puissante, y diriger l'Espagne tout entière, Mores et Juifs
compris. A ses yeux, les intérêts de l'État s'identifiaient avec ceux
de la foi et devaient même leur être subordonnés.
Aveugle dans son ardeur, ferme dans ses idées, despote par tem-
pérament, il demandait sans se lasser l'expulsion des Mores rebelles
aux prédications des moines et des prêtres. Puis, avec non moins
d'instance, la confiscation de leurs biens s'ils préféraient l'exil au
baptême. Et quand il réclamait ces mesures de rigueur, il n'écoutait
ni l'avarice ni l'intérêt, car les immenses revenus de son diocèse
étaient employés au soulagement des malheureux et à l'exécution de
travaux publics de première nécessité ; à peine avait-il attribué à sa
pauvre et nombreuse famille une pension modeste destinée à lui per-
mettre de vivre honorablement. S'il prônait la confiscation des biens
des Mores, c'est que, à son avis, les bannis perdraient ainsi tout lien
avec le pays regretté et ne conserveraient pas l'idée d'y revenir un
jour. Qui eût douté de la sincérité de ses sentiments quand on le voyait
suivre sans ostentation la règle sévère de son ordre, ne dormir guère
plus de quatre heures par nuit, jeûner et prier, porter le cilice et le
froc sous la pourpre cardinalice, coucher sur une planche auprès
d'un lit de plumes entouré de courtines de brocart ornées de passe-
menteries d'or, garder l'abstinence au point d'altérer sa santé et
pratiquer une chasteté ombrageuse.
Durant un voyage, il est contraint de passer la nuit au château
de Marqueda. La Duchesse est absente, mais elle s'empresse d'accourir
afin d'accueillir celui qui a bien voulu s'arrêter«sous son toit. A sa vue,
Ximenes s'emporte :
« Pourquoi m'a-t-on trompé ? Si Votre Seigneurie désire recourir à mon
ministère, elle me trouvera demain au confessionnal. »
Et, sans vouloir rien entendre, il quitte sur-le-champ la demeure
où une femme témoignait un tel empressement à le recevoir.
Il parlait bien, mais peu, et coupait court à tout entretien
inutile. Son physique était en harmonie avec la rigidité de son esprit
et de son âme. Grand, maigre, il avait un visage blême qu'illuminaient
des yeux petits, pleins de feu. Son nez, très proéminent, — ses ennemis
le comparaient à une trompe d'éléphant, — retombait sur une lèvre
supérieure que fuyait la mâchoire inférieure. Le front était élevé,
large, sillonné de longs plis pensifs.
(387)
ISABELLE LA GRANDE
Tel était l'homme qui, en octobre 1499, accompagnait les Rois à
Grenade avec l'idée bien arrêtée d'y remplir une mission reçue du Ciel.
I] n'eut pas de peine à obtenir du bon évêque Talavera la permission
de l'aider dans sa tâche, et quand, deux mois plus tard, la Cour quitta
Grenade, il sollicita l'autorisation d'y rester quelque temps afin de
travailler encore au salut des âmes. Isabelle y consentit, tout en lui
recommandant de montrer de la bienveillance et de la douceur dans
l'accomplissement de sa mission apostolique.
Les Monarques s'étaient éloignés. Sans délai, Ximenes convoque
les Alfaquies ou docteurs de la loi musulmane, engage avec eux de
longues controverses, leur prêche l'excellence du christianisme, leur
démontre la fausseté de la religion islamique et finit par séduire la
plupart de ses interlocuteurs. Le cadeau de riches vêtements, des dons
en or et en argent, de bonnes paroles, des promesses s'ajoutent aux
effets de son éloquence. Aussi bien, un vieil auteur espagnol écrit-il
innocemment :
« A force de louanges, de caresses et de présents, il les conduisit à la
connaissance de Dieu. s>
L'exemple ne manqua pas d'être suivi par les Musulmans sans
grande conviction ou dévoués aux Alfaquies et confiants dans leur
jugement. En un seul jour, Ximenes exultant baptisa plus de
3 000 Mores en brandissant au-dessus de la foule agenouillée une
branche d'hysope chargée d'eau bénite. Les cloches ne cessaient de
sonner dans les mosquées transformées en églises pour annoncer la
suite des conversions. Leur vacarme valut au Cardinal le surnom
de Alfaqui Campanero ou carillonneur.
Pourtant les Mores de bonne souche restaient à distance, se réu-
nissaient en secret et déploraient la faiblesse de teurs docteurs. Après
avoir employé la corruption et la flatterie pour entraîner les pusilla-
nimes, Ximenes n'aurait-il pas recours à la violence contre les Musul-
mans fidèles à leur foi? Ils ne se trompaient guère sur l'état d'esprit
du Primat d'Espagne. Encouragé par le succès, le Cardinal ne songeait
qu'à poursuivre l'œuvre apostolique. Son intelligence et son opiniâtreté
étaient à la hauteur de son zèle, et aucun sacrifice ne lui coûtait qui
le menait à ses fins. Les Musulmans puisaient dans le Koran leur
enseignement et leur doctrine. Ximenes ordonna de saisir les Korans
des mosquées et des écoles, il commanda aux habitants de Grenade
d'apporter tous les livres en leur possession sous menace de peines
(388)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
sévères et les fit tous ou presque tous jeter au feu sur la place publique.
Quelques ouvrages de médecine, science dans laquelle les Arabes
s'étaient toujours distingués, furent seuls épargnés et portés à
l'Université d'Alcalâ. La perte était irréparable, car, parmi les ouvrages
détruits, se trouvaient des manuscrits précieux en raison de leur
antiquité, des miniatures et des enluminures dont ils étaient enrichis
et des reliures incomparables qui les enveloppaient. Et ces trésors
d'art, ces merveilles périrent sur l'ordre d'un homme épris de science,
désireux de la soutenir en pays chrétien, mais à qui le fanatisme
enlevait le sentiment de l'équité et la juste appréciation du bien
public !
La destruction des manuscrits eut les résultats que son auteur
avait souhaités. A dater de cette époque, et surtout après le départ
volontaire ou forcé des hommes de valeur que comptait Grenade, la
science musulmane se perdit faute de maîtres pour l'enseigner, l'arabe
ne fut plus appris correctement dans les écoles et, peu à peu, l'espagnol
devint l'unique langue en usage dans l'administration, les tran-
sactions, les affaires publiques et jusque dans les chansons populaires.
L'auto de je brutal des Korans était une atteinte grave au
traité de capitulation. Les Mores s'en plaignirent avec amertume
et leurs plaintes dégénérèrent en murmures.
Talavera, les hommes sages chargés jusque-là d'administrer la
ville conquise essayèrent de calmer l'ardeur enflammée de Ximenes
et de parler en faveur des Mores offensés, en dépit de l'engagement
pris par les Rois. Le Cardinal répondait :
<< Une politique timide peut suffire quand il s'agit de traiter des
affaires temporelles, mais elle ne convient pas quand l'intérêt des âmes
est en jeu. S'ils ne veulent se soumettre de bon gré, les Infidèles doivent
être conduits de force dans la voie du salut. Le moment est mal choisi
pour retenir la main, alors que le mahométisme ébranlé chancelle sur
ses bases. »
Ximenes ne comprenait pas à quel danger il exposait l'œuvre de
pacification conduite avec tant de prudence par Talavera et Tendilla.
En quelques mois, son intolérance avait détruit la paix et allumé la
colère.
Un jour, trois serviteurs du Cardinal s'étant aventurés dans
l'Albaïcin habité par les Mores, une querelle s'élève à propos d'un
sujet futile. Deux serviteurs sont tués et le troisième n'échappe qu'à
grand' peine à la fureur de la foule. Deux heures plus tard, les rues
étaient coupées de barricades, la population s'armait et, le soir même,
(389)
ISABELLE LA GRANDE
elle se portait sur le palais archiépiscopal, décidée à prendre la tête de
son persécuteur. Par bonheur, la place était fortifiée et une garnison
peu nombreuse, mais résolue, put supporter le choc de cette attaque
imprévue. Ximenes ne témoigna aucune émotion. Dès la nouvelle de
la révolte, comme on le pressait de gagner l'Alhambra imprenable, il
répondit fièrement :
« Dieu me garde de songer à ma sécurité quand celle de mes servi-
teurs est en péril. Je resterai à mon poste et recevrai ici la couronne du
martyre, s'il plaît à Dieu de me l'offrir. »
La résistance du château permit au Comte de Tendilla d'amener
du secours et de disperser la populace. Mais l'ordre ne devait pas être
rétabli de longtemps parmi les Mores prêts à sacrifier leur vie pour la
défense de leurs libertés religieuses.
Talavera, qui déplorait les violences de Ximenes, recourut de nou-
veau à la douceur. A quelques jours de là, il se présente aux portes de
l'Albaïcin précédé d'un enfant portant une croix et de deux clercs,
en surplis. Le peuple, touché de cette confiance, se jette aux pieds de
son Évêque, baise ses mains et le bord de sa robe et témoigne sa joie
de revoir au milieu de ses quartiers celui dont il se rappelle les bien-
faits. Tendilla apprend l'heureux succès de cette démarche, descend
de l'Alhambra en pourpoint et chausses de soie, et dissipe les appré-
hensions populaires en jetant son bonnet parmi la foule, en signe de
bienveillance.
L'Évêque et le Gouverneur trouvèrent les Mores fort inquiets de
leur conduite et n'eurent pas de peine à leur en démontrer la folie.
Lutteraient-ils contre les Rois qui avaient soumis leur Empire alors
qu'il constituait encore une puissance redoutable? Pour conclure, ils pro-
mirent de s'entremettre et de solliciter des Monarques le pardon d'une
injure grave. En témoignage de sa sincérité, Tendilla offrit des otages,
et le soir même sa femme et ses enfants vinrent s'installer à l'Albaïcin.
La vie reprit son cours normal dans Grenade, et l'on ne douta pas
de la clémence des Rois et du désaveu des rigueurs cardinalices.
De son côté, Ximenes s'était empressé d'informer la Reine des
événements et il avait confié son message à un coureur nègre renommé
pour sa vélocité. L'émissaire était facile à reconnaître ; on l'arrêta,
on le grisa, et l'arrivée du message fut ainsi retardéede plusieurs jours.
Pourtant le bruit de l'émeute s'était propagé jusqu'à Séville où
se trouvaient les Rois et l'on en avait même exagéré l'importance à
(390)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
mesure que la nouvelle passait de bouche en bouche. Ferdinand
n'aimait point Ximenes ; il lui en voulait d'avoir été nommé par
Isabelle Archevêque de Tolède et Primat d'Espagne de préférence
à l'un de ses fils illégitimes, l'Archevêque de Saragosse. Content de
soulager sa rancune, il s'écria :
« Votre Cardinal va-t-il nous faire perdre en quelques heures un royaume
dont la conquête nous a valu dix ans de guerre ! »
Isabelle, surprise, mécontente, écrivit à son protégé une lettre sé-
vère. Elle se plaignait de l'attitude qu'il avait prise en dépit de ses
ordres et le blâmait de l'avoir laissée dans l'ignorance de l'émeute pro-
voquée par sa malheureuse intervention.
Ximenes accourut. Loin de repousser la responsabilité de ses
actes, il la réclama hautement. Il énuméra les moyens de persuasion
qu'il avait employés afin de séduire les Mores : sermons, promesses,
dons d'argent considérables où les revenus du Primat d'Espagne
avaient été engagés pour plusieurs années. Puis il montra les conver-
sions obtenues seulement parmi les gens du peuple et la résistance
obstinée des Mores de haut rang, l'esprit de révolte grondant dans
l'Albaïcin et la nécessité d'agir avec vigueur. S'il n'avait point demandé
des ordres à ses Souverains, la raison en était simple : il avait redouté
que, liés par leur parole, ils n'entravassent le cours d'une justice
nécessaire. D'ailleurs, les résultats que les Rois déploraient les servaient
au Heu de leur nuire. La révolte de l'Albaïcin leur donnait un prétexte
excellent pour briser les capitulations et placer les rebelles dans
l'alternative de se convertir ou de quitter le royaume. Si les Rois
savaient profiter de l'acte inconsidéré des Mores, l'unité politique et
religieuse de l'Espagne serait faite. Quant à lui, fût-il sacrifié à une
pareille conquête, il ne le regretterait pas.
Ximenes se tut ; en l'écoutant, les Rois s'étaient laissé séduire à
leur tour. Il était manifeste que la rébellion des Mores leur permettait
d'oublier leurs engagements. Au lieu d'être blâmé, le Cardinal reçut
les louanges d'Isabelle, d'ailleurs désireuse de le soutenir. Peu
après, les Rois envoyèrent à Grenade des juges chargés de faire une
enquête, d'emprisonner les coupables, d'accorder le pardon en
échange du baptême et de condamner à l'exil les Musulmans
oostinés et réfractaires. Aussitôt, les conversions se multiplièrent, et
l'on en compta plus de cinquante mille, au dire de certains auteurs.
En revanche, tout ce que Grenade renfermait encore d'hommes riches,
Isabelle la Grande. (39*) 26
ISABELLE LA GRANDE
fiers, considérés, passa au Maroc ou en Barbarie. Ce fut une perte
incalculable et dont l'Espagne ne devait jamais se relever. A dater de
cette époque, les convertis furent désignés sous le nom de Moriscos
et c'est parmi eux que l'Inquisition trouva plus tard cette quantité
de relaps qu'elle traita si durement. Et pourtant, quelle sincérité
pouvait-on attendre de malheureux dont on avait payé à si haut prix
l'entrée dans le giron de l'Église ou obtenu l'apostasie sous une menace
de spoliation et d'exil?
Autant Ximenes avait été blâmé, autant il fut loué pour avoir en
si peu de temps remporté une telle victoire. Certes, les théologiens
reconnaissaient bien aux conversions imposées une valeur douteuse,
mais ils se consolaient à la pensée que les descendants des convertis,
élevés dans la religion chrétienne, engendreraient des générations chré-
tiennes de cœur. Ainsi Pierre Martyr, dont l'esprit était juste et dégagé
du fanatisme de son époque, écrit au Cardinal de Santa Cruz :
« Tu as raison de dire que ceux dont les âmes vivaient dans l'hérésie
de Mahomet sont à suspecter. Autant il est dur d'abandonner les institu-
tions des ancêtres, autant j'estime qu'on est enclin à garder leurs traditions.
Mais peuàpeu, une nouvelle discipline survenant, les jeunes enfants, puis les
petits enfants, s'écarteront des folles superstitions et s'imprégneront des rites
nouveaux. Moi 'aussi je redoute les durs principes dont leurs ancêtres ont
cuirassé les âmes. »!
Quant au bon Évêque Talavera, frappé d'admiration pour une
énergie si opposée à sa mansuétude, il affirma que Ximenes avait
remporté un plus grand triomphe que les Rois. Ceux-ci avaient conquis
le sol, et le Primat avait gagné les âmes.
Grenade était réduite, mais la rébellion s'était propagée et avait
trouvé un terrain d'élection dans les montagnes des Alpujarras situées
au Sud-Ouest, sur une longueur de près de 300 kilomètres. Les sommets
étaient couronnés de forteresses, les passes se présentaient étroites et
difficiles à franchir. Une population très dense y cultivait des vallées fer-
tiles, soigneusement irriguées. Agricole et guerrière, elle était restée pure
de tout mélange avec les Chrétiens et avait gardé une morale et une
piété perdues depuis longtemps à Grenade. Quand ces montagnards
apprirent l'atteinte portée aux capitulations, ils prévirent que la
persécution s'abattrait bientôt sur eux et résolurent d'échapper, s'ils
le pouvaient, au sort de leurs coreligionnaires. L'apostasie était à
leurs yeux un crime abominable et jamais ils ne payeraient trop cher la
conservation de leurs libertés religieuses. En quelques jours, tout le
(392)
s
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
pays prit les armes. Le premier soin des rebelles fut de s'emparer des
forteresses occupées par de petites garnisons et de se saisir des passes.
Tendilla ne perdit pas de temps, fit appel à Gonzalve de Cordoue,
inactif dans ses domaines, et, à la tête de quelques levées, se porta
sur Huejar, une petite ville fortifiée où l'insurrection avait été organisée
et où se trouvaient ses chefs.
A l'approche des Chrétiens, les Mores ouvrirent les écluses des
canaux d'arrosage et submergèrent la plaine. Nombre de chevaliers
périrent, les uns noyés, les autres enlisés dans la boue, tandis que ceux
qui avaient gagné les levées servaient de cible aux flèches de l'ennemi.
Mais une place défendue par un alcaide ignorant ne pouvait tenir long-
temps en échec Tendilla et l'immortel Gonzalve. Celui-ci conduisit
l'assaut, monta le premier à l'escalade des murailles et enleva la place.
Les combattants furent passés au fil de l'épée ; les vieillards, les
femmes, les enfants emmenés en esclavage et conduits au marché.
Quant à la ville, livrée à la soldatesque, elle fut pillée et ruinée de fond
en comble.
Ferdinand n'était pas homme à s'abstenir quand il y avait bataille.
Il accourut à la tête d'une troupe magnifique et marcha sur Lan-
jaron, situé au cœur même delà Sierra. Les habitants, confiants dans
la force naturelle delà position, avaient dédaigné de fermer les passes.
Mettant à profit cette négligence, Ferdinand se garda de suivre le
chemin direct et, au prix d'efforts inouïs, gagna une hauteur qui domi-
nait la place. Les Mores se sentirent perdus en voyant, au matin, la
bannière royale flotter sur cette position. Ils refusèrent quand même
de se rendre et subirent l'assaut avec un courage indomptable. La
population eut le sort de celle de Huejar et la cité fut également
livrée au pillage.
Dans toute la Sierra, la guerre se continuait désastreuse pour les
Mores. La violence des vainqueurs en abrégea la durée.
Redevenu maître du pays, Ferdinand se départit de sa sévérité.
Il exigea seulement des montagnards la reddition des forteresses dont
ils disposaient encore et la remise des armes. Un tribut annuel de
50 000 ducats leur fut imposé.
La révolte, réduite dans les Alpujarras, s'était rallumée autour
de Ronda, ville située au cœur de la Sierra Bermeja, à propos des
conversions imposées aux Mores de Baza, de Guadix et d'Almeria.
En vain essayait-on de calmer les appréhensions des Musulmans ;
ils avaient perdu confiance dans la valeur de la parole royale. Informés
de cet état d'esprit, les Rois essayèrent de remédier au mal. Des lettres,
(393)
ISABELLE LA GRANDE
où ils protestaient de leurs bonnes intentions, en fournissent la preuve.
« Sachez que nous avons été informés que l'on vous a dit que notre inten-
tion et volonté étaient de vous ordonner de vous faire chrétiens par force ;
et parce que notre intention ne fut jamais ni n'est telle, nous vous assurons
et promettons sous notre foi et parole royales que nous ne consentirons
jamais à ce que aucun More soit fait chrétien de force ni n'en donnerons
jamais l'ordre. Et nous voulons que les Mores nos vassaux soient assurés
et maintenus en toute justice comme nos vassaux et serviteurs. » (Séville,
29 janvier 1500.)
Un second message, daté du mois de février suivant et rédigé dans
des termes analogues, montre combien la Reine avait le désir de
calmer les trop justes craintes de ses nouveaux sujets et de leur rendre
le respect de la foi royale, respect si gravement atteint par le prosé-
lytisme exaspéré de Ximenes. Mais l'heure était passée où les bonnes
paroles et les promesses pouvaient encore être écoutées. Les mission-
naires envoyés à Dayrin furent lapidés par les femmes furieuses et
les familles chrétiennes espagnoles qui avaient vécu jusque-là dans la
Sierra furent envoyées en pays moresques et vendues sur les marchés
ainsi que les Chrétiens en avaient récemment donné l'exemple vis-à-vis
des Musulmans. Enfin, acte inquiétant, les Mores nouèrent des relations
avec les Turcs et tramèrent une conspiration qui avait pour objec-
tif suprême la reconquête musulmane.
Désormais, les Rois se trouvaient dans la nécessité de sévir ;
l'hésitation eût été, à juste titre, qualifiée de faiblesse. Obéissant à
leurs ordres, l'armée d'Andalousie prit les armes sous le comman-
dement de trois capitaines fameux : les Comtes de Cifuentes et d'Urena
et le vaillant Alonso de Aguilar, frère aîné du Gran Capitân. Alonso
était à Cordoue quand on lui remit le message royal.
« — Quelles forces met-on à notre disposition? demanda-t-il.
<< — Trois cents cavaliers et deux mille fantassins.
« — Quand un homme est mort, on envoie quatre hommes dans sa maison
pour emporter son corps. Maintenant, l'on m'envoie contre des Mores bien
vivants, vigoureux, retranchés dans leurs châteaux, et l'on ne me donne pas
même un soldat contre un soldat ! »
L'entreprise était folle, mais Aguilar était trop brave pour en
décliner le commandement. Il avait cinquante et un ans. La plus
grande partie de sa vie s'était écoulée dans les camps.
(394)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
« Ses membres avaient la fermeté du fer sans la rigidité de l'âge. Son
armure faisait corps avec sa personne ; il ressemblait à un homme d'acier
quand il était assis sur son cheval de bataille. »
Aguilar sortit de Cordoue à la tête de ses troupes et, suivi de son
fils, Don Pedro, un adolescent hardi, équipé comme un vaillant che-
valier. Et la foule enthousiaste de s'écrier :
« L'aigle (dguila) enseignera les grands vols à l'aiglon ! Longue vie à la
vaillante lignée des Aguilar ! »
A l'approche de l'armée chrétienne, les villageois de la Sierra
gagnèrent Ronda et s'empressèrent de demander le baptême.
On ne pouvait espérer une aussi prompte soumission de la part des
Gandules, une tribu vaillante venue jadis d'Afrique. Elle obéissait à
Feri ben Estapar, un chef de qui la valeur était en harmonie avec
la force musculaire. Sous sa conduite, les Gandules chargent leurs
femmes, leurs enfants et leurs richesses sur des mules, poussent en
avant leurs troupeaux et gagnent un plateau fertile, une sorte de
forteresse naturelle défendue par des précipices. Ils en ferment les
issues et décident de s'y défendre jusqu'au dernier.
Le 15 mars 1501, l'armée chrétienne paraissait devant Monarda,
une petite ville fortifiée bâtie au pied delà Sierra Bermej a, et plantait
son camp sur les rives du Rio Verde. Les Mores n'avaient pas osé
attaquer l'ennemi, mais ils se montraient par petites compagnies et
le harcelaient sans répit. Les troupes de Aguilar étaient des levées
nouvelles sans expérience de la guerre. Une poignée de Musulmans
les défie par delà le cours d'eau. Bouillants d'ardeur, les Chrétiens
saisissent leur bannière, franchissent la rivière et se lancent à la
poursuite des insulteurs jusque dans une gorge où d'autres Mores
sont en embuscade. Les imprudents eussent péri jusqu'au dernier
si Aguilar, informé du péril où étaient ses soldats, ne fût accouru
à leur secours après avoir confié la garde du camp au Comte de
Cifuentes. Mais l'exaltation des hommes gagne le capitaine. Loin de
les ramener, il les devance. Les flancs de la montagne présentent une
suite de terrasses naturelles. A chacune d'elles, les Mores font halte,
combattent, fuient, gagnent le gradin supérieur. Et les Chrétiens les
pourchassent, excités par le succès, entraînés par l'espoir de piller
le camp ennemi. Ici les Mores s'arrêtèrent et combattirent longtemps.
Pourtant, ils s'enfuirent encore.
(395)
ISABELLE LA GRANDE
Aussitôt les Espagnols se débandent, s'élancent sur les femmes
terrifiées, leur arrachent leurs bijoux d'or, amoncellent un énorme
butin et jettent leurs armes afin de le charger sur leurs épaules.
La nuit est venue. Harassés, les Chrétiens qui ont poursuivi les Mores
reviennent sur leurs pas, retrouvent les pillards demeurés en arrière
et succombent à la tentation. En vain Aguilar les supplie de reprendre
leurs armes, de descendre au plus vite vers la plaine où ils retrou-
veront la sécurité. On ne l'écoute pas.
Mais voici que les Mores ont entendu les cris déchirants des femmes
outragées. Ils reviennent, trouvent libres les sentiers du camp,
s'avancent silencieux en profitant de l'ombre, surprennent les Espa-
gnols endormis ou désarmés et les massacrent. Des cris d'horreur
s'élèvent; les Chrétiens, pris de panique, s'enfuient à travers la nuit,
tombent dans les précipices qui entourent le plateau ou sont écrasés
par les quartiers de roc que les Mores lancent du haut de la mon-
tagne. Quelques-uns atteignirent le Rio Verde et se noyèrent, faute
de retrouver le gué.
En vain Alonso de Aguilar s'était efforcé de rallier ses troupes.
Des amis fidèles l'entouraient et le suppliaient de fuir, certains encore
d'assurer sa retraite au prix de leur vie.
«Non ! s'écria-t-il, jamais on ne vit la bannière de Aguilar déserter la
bataille ! »
Don Pedro de Côrdoba, fils aîné du Comte, combat à ses côtés.
Le jeune homme est déjà blessé par une pierre qui lui a brisé les dents,
quand il reçoit une flèche dans la cuisse. Incapable de rester debout,
il met un genou en terre et tire sa dague pour se défendre encore.
Ce spectacle bouleverse Aguilar, impassible jusque-là :
« Fils chéri, ne laisse pas le double espoir de notre race périr en un seul
jour. Conduis-toi en bon chevalier. Console et honore ta mère. »
Mais l'enfant héroïque veut sauver son père ou mourir à ses côtés.
Sur l'ordre de Aguilar, un parent, Francisco de Côrdoba, l'emporte de
force et parvient jusqu'à une éminence voisine du plateau où le
Comte d'Urena a rassemblé les fugitifs. Autour de Aguilar, les hommes
d'armes étaient tombés, formant autour de lui un rempart de morts
et de blessés. Il était seul debout, presque désarmé, car il n'avait pas
eu le temps de lacer son corselet, contre une roche dont il était
(396)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
parvenu à se rapprocher. Alors, vers cet homme couvert de sang
s'avance un More de taille gigantesque. Son nom est légendaire parmi
ceux qui ont fait la guerre de Grenade :
« Je suis Feri ben Estapar !
— Et moi, Alonso de Aguilar ! »
Les armes ne suffisent pas à rapprocher leur haine; ils les jettent,
se prennent corps à corps et roulent ensemble sur le sol. La souplesse
du Chrétien eût peut-être balancé la force du Musulman, mais Aguilar
était épuisé par un long combat et la perte d'un sang qui s'échappait
de plusieurs blessures. La dague de Feri ben Estapar mit fin à la vie
du héros. Ainsi périt Alonso de Aguilar, le miroir de la chevalerie
andalouse, de qui les ballades chantent à l'envi les exploits. Il était
le cinquième de sa maison tombé dans la guerre contre les Infidèles,
maison célèbre, honorée par saint Ferdinand du nom de Côrdoba
(Cordoue) en souvenir de la prise de cette ville (1233) à laquelle les
guerriers de la famille avaient contribué pour une large part. Il avait
servi pendant plus de quarante ans, d'abord tout enfant sous la ban-
nière de son père, puis comme chef de cette bannière et enfin dans
la maturité de sa vie comme vice-roi d'Andalousie et commandant
de l'armée royale.
Le jour venu, les Chrétiens mesurèrent l'importance de leurs
pertes. Bien peu survécurent de ceux qui, la veille, s'étaient élancés
sur les Mores avec une si folle imprévoyance. En outre de la mort de
Alonso de Aguilar, on eut à déplorer la perte du fameux ingénieur
Francisco Ramirez de Madrid, qui s'était illustré par sa science et sa
valeur pendant dix ans de guerre. Le Comte de Urena, blessé, était
parvenu à rejoindre le Comte de Cifuentes qui, à la tête de troupes
fraîches, franchit le Rio Verde et arrêta la poursuite des Mores. Les
Espagnols ne pouvaient croire au désastre dont ils venaient d'être
les victimes ou les témoins et dont leur présomption et leur indisci-
pline étaient les uniques causes.
En avril, Ferdinand marcha sur Ronda, décidé à vaincre la rébel-
lion. Mais, depuis leur victoire, les Musulmans, loin de s'enorgueillir,
avaient bien compris ce qu'elle avait d'éphémère. Il y avait de la diffé-
rence entre la vieille armée castillane et les jeunes recrues de Se ville.
Sous l'empire de réflexions fort sages, ils envoyèrent des émissaires
chargés de présenter leurs excuses et de faire agréer leur soumission.
Ferdinand montra plus de modération qu'on n'eût pu s'y attendre,
(397)
ISABELLE LA GRANDE
étant données les pertes infligées aux Chrétiens. Une amnistie fut
accordée aux rebelles et le choix leur fut laissé entre l'exil et le baptême.
Les émigrants payeraient dix doublons par tête et seraient transportés
sur la côte du Maroc. Ferdinand tourna ainsi ses engagements. Il ne
s'était pas engagé à priver du baptême ceux qui le demanderaient ;
il avait promis seulement de ne contraindre personne à le recevoir.
Pour expliquer la dureté des représailles exercées contre les Mores
de Grenade, les historiens contemporains ont argué qu'elle était plei-
nement justifiée par leurs complots, leurs relations avec leurs coreli-
gionnaires d'Afrique et leur tentative de rébellion. Les Mores com-
mirent très probablement ces actes, mais l'historien excusera toujours
le vaincu qui cherche à secouer le joug du vainqueur. Sa révolte
l'honore d'autant plus qu'elle est désespérée.
Le corps de Alonso de Aguilar avait été retrouvé au milieu d'un
monceau de cadavres. Bien qu'ils l'eussent vu dans vingt combats,
les Mores eurent de la peine à le reconnaître. Pleins de respect pour
un tel adversaire, ils conservèrent ses restes et, la paix faite, ils les
remirent à Ferdinand. On l'enterra en grande pompe dans l'église
Saint-Hippolyte de Cordoue.
La révolte des Alpujarras, puis celle de la Sierra de Ronda, eurent
pour les Mores de toute l'Espagne un contre-coup funeste. Contraints
d'exercer une répression exemplaire, les Rois ne s'en tinrent pas aux
mesures qu'ils avaient prises contre des rebelles poussés à l'insurrection
par le fanatisme de Ximenes. Il existait en Castille et dans le royaume
de Léon un très grand nombre de Mores installés dans ces pays depuis
des siècles et restés fidèles à leurs traditions et à la foi de leurs ancêtres.
Loin de les tourmenter, on les avait au contraire favorisés aux dépens
des Juifs expulsés quelques années auparavant.
Ce fut à cette population paisible, agricole, industrieuse, que
l'on s'en prit, alors que la politique, l'intérêt et l'humanité com-
mandaient de la respecter. Sous l'inspiration de Ximenes, et afin
d'enlever aux nouveaux convertis la possibilité de retremper leur foi
auprès d'anciens coreligionnaires, les Rois interdirent par décret
toute relation entre les Mores de Castille et de Léon et les Chrétiens
orthodoxes de Grenade. Une pareille défiance était de mauvais augure.
En effet, le 12 février 1502, une seconde pragmatique datée de Séville
complétait l'œuvre néfaste commencée six mois auparavant.
Les Rois, désireux d'assurer le salut de leurs peuples, invitent tout
Musulman habitant l'Espagne à demander le baptême ou à prendre
le chemin de l'exil. Deux mois sont accordés aux émigrants pour
(398)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
liquider leurs affaires et vendre leurs biens, mais le prix de ces acqui-
sitions leur sera remis en denrées ou marchandises, car l'exportation
de l'or et de l'argent est interdite sous les peines les plus sévères.
Il est en outre fait défense aux émigrants de se rendre dans les États du
Grand Turc avec qui l'Espagne est en guerre ou sur la côte du Maroc
trop voisine. Cet édit rappelait celui que Torquemada avait dicté
contre les Juifs en 1483. Il était même plus terrible dans ses consé-
quences, car les Juifs trouvèrent de l'aide auprès de leurs coreligion-
naires d'Europe et de Syrie, tandis que les Mores, attachés au sol,
uniquement occupés à sa culture, perdaient, du fait de l'exil, tout
moyen d'existence. Que deviendraient-ils dans des contrées comme
la France et l'Italie dont ils ignoraient la langue? C'était, à peine
déguisé, l'ordre de se convertir sous peine de mort.
En réalité, les Rois, interprètes de la pensée de Ximenes, voulaient
contraindre les Mores au baptême et non au départ, et aucun moyen
ne leur semblait trop sévère s'il les conduisait à ce but.
Comment de pauvres gens eussent-ils hésité à embrasser le chris-
tianisrr.e? Ils se souvenaient de l'exode des Juifs périssant par milliers
sur les chemins de la terre étrangère. On devait être de famille puis-
sante et riche pour s'expatrier et garder sa foi. Ce fut un tumulte
de conversions. Les Musulmans se ruaient vers les églises qu'ils dé-
testaient.
Comment Isabelle signa- t-elle l'édit de 1502?
Dévorée par le chagrin, peut-être déprimée par la maladie, elle
dut subir la volonté inflexible de Ximenes. Si, en 1483, elle avait
consenti à l'expulsion des Juifs demandée par Torquemada, elle avait
compris par la suite tout ce que cette mesure avait d'inhumain, et il
fallut que le Cardinal lui montrât l'impérieuse nécessité d'assurer avant
sa mort l'unité religieuse de l'Espagne comme elle avait réalisé son unité
politique pour qu'elle sacrifiât des sujets établis en Castille depuis
huit siècles et que les Rois, ses prédécesseurs, avaient toujours
ménagés.
Un parallèle entre l'œuvre de Torquemada et celle de Ximenes
s'impose à l'esprit, et cependant la différence fut grande entre les
deux persécutions. Contre les Juifs, dont les richesses excitaient une
convoitise générale, on invoqua la religion et l'on prit des mesures
qui eurent pour conséquences le départ effectif et la confiscation des
biens. Contre les Musulmans adonnés à l'agriculture et peu fortunés,
on argua également l'intérêt de la religion, mais, en exigeant leur
conversion, on eut surtout en vue de se défendre contre un retour
(399)
ISABELLE LA GRANDE
offensif de l'Islam et d'étouffer les révoltes d'un peuple que l'on
voulait garder.
La race juive fut extirpée ou détruite au point de ne pas laisser
de rejeton. Bien au contraire, les Musulmans convertis ont exercé une
action si durable sur l'Espagne chrétienne, que sa religion a été pénétrée
par la philosophie du Koran, que sa langue et sa littérature sont
imprégnées de mots et de thèmes arabes et que, au point de vue
ethnique, ses fils trouveraient des ayeux parmi les Sémites asiatiques
et rencontreraient des frères éloignés chez les Berbères marocains.
Les premiers édits rendus contre les Mores d'Espagne avaient eu
un grand retentissement dans le monde musulman. Les princes du
Maroc, de Tunisie et des pays barbaresques dépêchèrent des émissaires
au Soudan d'Egypte et lui proposèrent de former une ligne sainte.
Il fallait rendre coup pour coup et venger sur les Chrétiens de Syrie
les hécatombes musulmanes des Alpujarras et de la Sierra de Ronda.
Tout au moins devait-on expulser du Levant les marchands chrétiens
et fermer aux pèlerins l'accès de Jérusalem.
La situation devenait critique ; des avis alarmants arrivèrent
à la Cour d'Espagne. Les Rois résolurent d'envoyer de leur côté
un ambassadeur au Soudan afin de contre-balancer l'effort des princes
africains et surtout de prévenir l'effet de la pragmatique de 1502
arrêtée déjà dans leur esprit.
Pierre Martyr, l'éducateur de la jeune noblesse, fut chargé de
cette mission délicate. Fier de jouer un rôle qu'il jugeait digne de ses
talents, il partit de Grenade le 14 août 1501. Le Ier octobre, il arrivait
à Venise. Les Rois lui avaient ordonné de s'y arrêter, de voir les mem-
bres du Conseil et de contrecarrer la politique de Louis XII. Dans le
récit de son voyage, intitulé : Legatio Babylonica, il s'écrie :
« Venise est belle comme un rêve ! »
Il peint en termes brillants les canaux qui sillonnent la ville, les
gondoles qui les parcourent, la richesse et la splendeur du Doge et du
Sénat, l'opulence de la noblesse enrichie par le commerce avec l'Orient.
Il visite l'Arsenal, considère ses dépôts d'armes, admire ses chantiers
de construction d'où on lance une galère chaque jour et une flotte
en une année.
Mais la saison s'avance ; il faut quitter ce séjour enchanteur. Sur le
Rialto se trouve une mappemonde où le voyageur peut suivre l'itiné-
raire des galères vénitiennes sur la mer Noire, le long des côtes barba-
(400)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
resques, syriennes et vers Alexandrie d'Egypte. Pierre Martyr s'em-
barque. La traversée est mauvaise. Enfin la tempête s'apaise, et Candie
offre aux regards émerveillés de l'Ambassadeur ses roses et ses violettes.
Le 23 décembre, la galère arrive en vue d'Alexandrie et manque
périr en franchissant la passe du port neuf.
Le représentant des Rois Catholiques est accueilli avec honneur
par un Catalan, Felipe de Péretz, consul des Espagnols et des Fran-
çais, qui le reçoit dans sa maison en attendant l'arrivée d'un sauf-
conduit nécessaire pour se rendre au Caire.
En sa qualité d'érudit, Pierre Martyr pleure sur la belle Alexandrie
des Ptolémées, sur ses quartiers abandonnés, sur le Pharos détruit,
sur l'Heptastadion couvert de masures. Il recherche les causes de cette
décadence, et le temps de les étudier ne lui fait pas défaut, car le sauf-
conduit sollicité n'arrive pas. En revanche, le Consul apprend que le
Soudan est mal disposé pour un ambassadeur venu sans apporter des
présents et sans être escorté d'une suite nombreuse.
Qansou Ghoury dissimulait un motif de mécontentement plus
sérieux. Le commerce de l'Egypte avec l'Inde avait diminué d'une
manière sensible depuis les découvertes des Portugais ; le Soudan
redoutait de leur part une tentative d'installation sur les côtes du
Hedjaz et, sans faire une distinction bien nette entre les Ibères du
Levant et du Couchant de la Péninsule, il les associait dans une même
malveillance.
C'était à qui découragerait le malencontreux Ambassadeur et lui
représenterait les périls de sa mission. Sa mort serait le signal d'un
massacre de Chrétiens.
Pierre Martyr, soutenu par le sentiment de la toute-puissance
de ses Rois, fit une réponse digne aux reproches du Soudan. Son igno-
rance des coutumes du pays expliquait pourquoi il arrivait les mains
vides. Comme escorte, n'avait-il pas tous les Espagnols d'Alexandrie
prêts à l'accompagner jusqu'en Ethiopie.
Le sauf-conduit arriva enfin, et le 16 janvier 1502 Pierre Martyr se
mit en route sous la protection de deux Mamelucks. Il suivit la côte
jusqu'à Rosette, s'embarqua sur le Nil et jeta l'ancre devant Boulacq.
Là, surprise admirable, il est salué en bon castillan par le grand drog-
man qui vient l'accueillir. Tangriberdy est un ancien matelot valencien
jeté par la tempête sur la côte d'Egypte quelques années auparavant.
Contraint de renier sa foi et parvenu, grâce à son intelligence et son
habileté, aux honneurs et à la fortune, il possède un palais magnifique,
un harem en harmonie avec sa haute situation, et accroît sans cesse
(401)
ISABELLE LA GRANDE
ses richesses en raison du patronage intéressé qu'il accorde indis-
tinctement aux Juifs et aux Chrétiens. Il reçoit Pierre Martyr avec
une joie sincère, croit retrouver en lui quelque chose du pays perdu et
toujours regretté, et proteste de son dévouement aux Rois Catholiques,
ses seuls et uniques souverains.
L'audience demandée par Tangriberdy est accordée sans délai.
Le lendemain, l'Ambassadeur est conduit au palais de Youçouf Salah
Eddin, situé sur une hauteur et composé d'un ensemble de mosquées,
de forteresses et de bâtiments que le voyageur compare au palais
des Papes ou à celui de l'Alhambra. Il traverse des cours pleines de
Mamelucks dont le silence et l'impassibilité l'impressionnent. Dans
la troisième cour, sur une haute pierre couverte de riches tapis, le
Soudan était assis, les jambes croisées << comme sont consturiers en
leurs ouvreurs ; à côté de lui était un pavillon pour que le soleil ne lui
touchast ».
Qansou Ghoury paraissait âgé de cinquante ans. Sa barbe noire
n'était ni trop longue ni trop touffue. Il avait la figure pleine et sa
physionomie eût été agréable si les yeux n'eussent été petits et enfoncés,
le regard dur et fier. Le geste était grave comme l'attitude.
Par égard pour les Rois d'Espagne, on fit asseoir leur ambassadeur
sur un tapis, sans exiger les génuflexions protocolaires. Le grand drog-
man traduisit son compliment en termes hyperboliques ; le Soudan
l'accueillit avec un sourire bienveillant et, par trois fois, prononça
des paroles gracieuses. La cérémonie de la présentation était terminée.
Pierre Martyr se retirait enchanté, croyant qu'il exposerait les
motifs de son ambassade dans une seconde entrevue ; mais il avait
compté sans les représentants des princes barbaresques venus pour
organiser une ligue sainte contre les Chrétiens. Informés de la récep-
tion de l'Ambassadeur d'Espagne, ils excitèrent quelques fanatiques,
ameutèrent le peuple, et il s'en fallut de peu que Pierre Martyr ne fût
maltraité et peut-être tué entre le palais du Soudan et la demeure
de Tangriberdy. Le lendemain, une émeute éclatait dans la ville.
Le grand drogman, bouleversé, pâle d'effroi, vint supplier Pierre
Martyr de quitter sa maison et de sortir du Caire.
Ici, le représentant des Rois montra une fermeté méritoire et
qu'on n'était guère en droit d'attendre d'un pédagogue subitement
transformé en diplomate. Il se répandit en sarcasmes contre un
gouvernement incliné devant la volonté d'une populace fanatique,
inspira du courage à Tangriberdy en montrant une colère qui n'avait
rien de joué et le décida même à solliciter pour lui une seconde audience
(402)
LA RÉVOLTE DES ALPUJARRAS
du Soudan. D'ailleurs, il ne partirait pas avant d'avoir rempli la
mission dont il était chargé. Sa fierté imposa au Soudan, désireux de
le voir au plus vite à cent lieues du Caire.
L'audience secrète fut fixée au dimanche suivant.
Introduit auprès du Monarque, Pierre Martyr s'exprima simple-
ment, mais avec une liberté et une franchise que l'interprète atténuait
sans doute. Il expliqua comment les Rois d'Espagne avaient dû
réprimer les révoltes des Mores que liaient envers leurs vainqueurs
des serments solennels et comment ils avaient été contraints de chasser
des rebelles dangereux pour la paix publique. Il finit en donnant au
Soudan un bon conseil. Afin de calmer l'effervescence populaire, il
suffisait d'ébruiter qu'un traité venait d'être conclu entre l'Egypte
et l'Espagne et, d'autre part, que la flotte d'Apulie accourrait au
premier appel de l'Ambassadeur, s'il lui était fait le moindre outrage.
A ces mots, Qansou Ghoury tourna vers son conseiller improvisé
un regard miséricordieux, s'informa de la santé de Ferdinand et
d'Isabelle et demanda s'il était vrai qu'ils eussent montré autant de
longanimité envers les Mores que leur ambassadeur l'affirmait.
« C'est plus vrai que la vérité ! » s'écria le diplomate avec conviction.
Le Soudan ne demandait qu'à se laisser convaincre.
L'Ambassadeur vit accueillir toutes ses demandes, et obtint
la permission de faire réparer le Saint-Sépulcre et de relever les bâti-
ments détruits à Bethléem, Jérusalem, Ramleh et Beyrouth. Qansou
Ghoury promit encore d'abaisser les taxes imposées aux marchands
chrétiens et de mettre les pèlerins à l'abri de toute vexation.
Pierre Martyr venait de remporter une véritable victoire, car, en
échange de ces concessions, il avait seulement promis une vague
alliance. Il devait ce triomphe à son audace, à son sang-froid et à sa
fermeté. Pendant qu'on rédigeait le traité arrêté dans ses grandes
lignes, l'Ambassadeur visita les pyramides voisines du Caire ; il vit
aussi Matarieh, l'ancienne Héliopolis. Un autel fut dressé à l'ombre
des arbres sous lesquels, suivant la légende, Marie allaitait son fils,
et le gardien de Sion y offrit le saint Sacrifice de la Messe.
Le 21 avril, Pierre Martyr eut son audience de congé. Il y fut conduit
en pompe au milieu d'un grand concours de peuple dont la nouvelle d'un
traité d'alliance avait calmé l'animosité. Le Soudan le reçut avec
honneur et lui offrit une robe brodée d'or, d'un travail précieux. Sur
son ordre, l'envoyé des Rois en fut revêtu publiquement et les officiers
du palais, formant autour de lui une garde nombreuse, le ramenèrent
(403)
ISABELLE LA GRANDE
en pompe à sa demeure. Ne croirait-on pas lire une page du Livre
d'Esther?
Pierre Martyr s'embarqua le 22 avril 1502 et entra dans le port
de Venise le 30 juin. La traversée avait été pénible, mais le voyage
semblait fructueux et l'Ambassadeur pouvait se glorifier du service
rendu à son pays d'adoption et à la Chrétienté. Peut-être en exagéra-
t-il l'importance et la mesura-t-il aux périls qu'il avait courus, car, de
Venise même, il écrivit aux Rois et se permit de leur donner des conseils
sur leur politique en Italie. En outre, il publia que, s'il n'était pas
intervenu, le Soudan eût ordonné à tous les Chrétiens d'Egypte de
se convertir à la religion musulmane et que les récalcitrants fussent
morts dans les supplices.
C'était s'élever bien haut et rabaisser du même coup le prestige
des Rois. En effet, deux ans plus tard, à la suite des pertes infligées
au commerce égyptien par les Portugais dans la mer des Indes et des
nouvelles persécutions dirigées contre les Mores, Qansou Ghoury
députa Fray Mauro à Venise et auprès de Jules II, menaçant de massa-
crer les Chrétiens de ses Ëtats si les Portugais continuaient à couler ses
navires et si les Espagnols persistaient à molester les Mores. Fray
Mauro n'obtint rien, et Qansou Ghoury ne fit tuer personne. Pourtant
l'histoire se tait d'une nouvelle intervention de Pierre Martyr.
Si Ferdinand se montra réservé à l'égard de son Ambassadeur, si
les conseils envoyés de Venise lui parurent outrecuidants, Isabelle,
en revanche, compensa, par l'amabilité de son accueil, la froideur
voulue de son époux. Elle parut prendre en haute estime les capi-
tulations obtenues en raison de leur caractère religieux, se fit raconter
à plusieurs reprises les péripéties du voyage, félicita chaudement
Pierre Martyr et le nomma, deux mois après son retour, << Maestro de
los Caballeros de su corte en las artes libérales » avec un traitement
de 30 000 maravedis. Ainsi furent étouffées les protestations que le
monde musulman avait élevées contre l'expulsion des Mores d'Espagne.
Maintenant, personne n'oserait lever la tête devant les Rois Catholiques
à qui Dieu avait dispensé la puissance et départi les triomphes, en
même temps qu'il torturait leur cœur.
CHAPITRE XXIII
TROISIÈME ET QUATRIÈME VOYAGE DE COLOMB
QUERELLES ENTRE ROLDAN ET LES FRÈRES DE COLOMB. || PLAINTES ADRESSÉES
AUX ROIS CONTRE L* AMIRAL. || UN JUGE ENQUÊTEUR EST ENVOYÉ A HISPANOLA. ||
COLOMB EST MIS AUX FERS ET RAMENÉ EN ESPAGNE. || ISABELLE LE REÇOIT. SON
ÉMOTION. || CONFIRMATION DES PRIVILÈGES DE I492. || INSTRUCTIONS DONNÉES
A L'AMIRAL. Il COLOMB SORT DU PORT DE CADIX LE 9 MAI 1502. || PERTE DE LA
FLOTTE ESPAGNOLE. MORT DE BOBADILLA. || NAUFRAGE SUR LA COTE DE LA
JAMAÏQUE, y RETOUR DE COLOMB EN ESPAGNE, LE 7 NOVEMBRE I504. || FERDI-
NAND ORDONNE DE RETENIR SES BIENS. || COLOMB OFFRE SES SERVICES A
PHILIPPE ET A JUANA. || CARACTÈRE INTÉRESSÉ DE L' AMIRAL. || SON TESTAMENT.
H SA MORT (1506). Il LA POLITIQUE DES ROIS DANS LEURS COLONIES TRANSA-
TLANTIQUES.
Christophe Colomb sortit de San Lucar, à l'embouchure du
Guadalquivir, le 30 mai 1498. Il ordonna de mettre le cap
plus au Sud-Ouest qu'il ne l'avait fait à ses expéditions pré-
cédentes et, le Ier août, il touchait terre pour la troisième fois. C'était
encore une île que signalaient trois pics aigus. Fidèle à ses sentiments
religieux, Colomb l'appela la Tnnidad. Un beau golfe dans lequel il
entra par la Bouche du Dragon, le golfe de Paria, la séparait du Conti-
nent. Colomb suivit la côte sans se douter de l'immensité de la terre
qu'il longeait, crut encore avoir découvert une île nouvelle, la nomma
l'Isla Santa, mais sa mauvaise étoile l'empêcha de débarquer. La
fatigue de ses voyages, une surveillance personnelle qu'il exerçait
nuit et jour dans ces parages désolés par les vents et les tempêtes
avaient congestionné ses yeux au point qu'il craignit de perdre la vue.
Après une station à l'île Margarita, où les indigènes apportèrent des
paniers de perles, l'escadre harassée par sa lutte contre les courants
se dirigea sur Hispafiola avec l'intention de s'y refaire. Une doulou-
reuse surprise y attendait Colomb. D'abord la petite colonie avait
(405)
ISABELLE LA GRANDE
vécu en paix sous le commandement de Roldan, dans l'attente du
prochain retour de l'Amiral et des approvisionnements qu'il avait
promis de rapporter. Trente mois s'étaient écoulés. A la longue, les
privations, le mécontentement, la maladie avaient fait leur œuvre. Des
querelles s'étaient élevées entre Roldan et les frères de l'Amiral,
Diègue et Bartolomé. Ceux-ci coururent péril de mort et n'eussent
pas échappé à un sort funeste si deux caravelles commandées par
Fernando Coronel, devançant la flotte amirale, n'eussent rendu cou-
rage aux Espagnols et aux Indiens restés fidèles à Diègue Colomb.
Bien contre son gré, l'Amiral s'était trop fait attendre, et nous
savons par son fils à quels dangers lui-même fut exposé en dépit de
l'autorité qu'on lui reconnaissait sans vouloir s'y soumettre.
Tandis que les rebelles cherchaient un appui chez les Indiens
eux-mêmes, chaque bateau qui faisait route pour l'Espagne empor-
tait des plaintes et des dénonciations adressées aux Rois et à ceux de
leur Conseil contre Colomb et ses frères. C'était peu que de les accuser
de cruauté et d'incapacité, de les traiter d'étrangers et de tyrans,
d'affirmer que, sous leur gouvernement, les colonies seraient bientôt
détruites. De quel droit l'Amiral refusait-il la ration de vivres apportés
d'Espagne aux gens incapables de travailler la terre? Autant les
condamner à mort. De quel droit l'Amiral prétendait-il que, ayant
découvert les îles, il en était le propriétaire légitime? De quel droit
l'Amiral avait-il nommé son frère Bartolomé Adelantado (Gouverneur)
des Indes sans l'agrément des Rois? Pourquoi défendait-il aux Chré-
tiens de se servir des Indiens et empêchait-il ainsi de les évangéliser ?
Au lieu de préparer les conversions, il préférait trafiquer de la
chair de ces infortunés et les expédier sur les marchés de Séville.
Aucune accusation ne pouvait toucher plus au vif Isabelle.
A plusieurs reprises, elle avait ordonné de rendre la liberté aux
Indiens importés et avait commandé de les rapatrier sans délai.
Malgré sa fermeté, les plaintes incessantes envoyées des colonies et
appuyées par ceux qui en étaient revenus désillusionnés et appauvris,
impressionnaient son esprit.
Des soldats rentrés des Indes, et dont la solde était restée impayée,
avaient menacé le Roi. Fernand Colomb, fils cadet de l'Amiral, que la
Reine avait fait élever parmi les pages, raconte que son frère et lui ne
pouvaient sortir du palais royal sans être insultés :
« Regardez les petits moustiques, fils de cet Amiral qui a trouvé des
terres de rêve, et conduit à la misère et au sépulcre les hidalgos castillans ! »
(406)
TROISIÈME ET QUATRIÈME VOYAGE DE COLOMB
Les Rois s'émurent. Un jour, on entendit Isabelle murmurer :
« De quel droit l'Amiral dispose-t-il ainsi de mes sujets ? »
Il s'agissait d'un convoi d'Indiens débarqués à Palos et du don
d'un Indien consenti par Colomb à chaque Espagnol nouvellement
débarqué. D'un autre côté, l'Amiral, après s'être plaint de Roldan,
laissait les Monarques sans nouvelles. Il fallait sortir de l'incer-
titude.
Isabelle ordonna d'envoyer un juge enquêteur à Hispanola. Il
connaîtrait des faits reprochés à l'Amiral et, si les accusations portées
contre lui étaient fondées, il l'inviterait à venir s'expliquer devant
les Rois. Le juge enquêteur, Francisco de Bobadilla, Commandeur de
Calatrava, homme intègre d'ailleurs, était autorisé à prendre le gouver-
nement de la colonie dans le cas où il jugerait nécessaire d'en priver
Colomb. C'était imprudemment soumettre sa loyauté à une dure
épreuve, car il était pauvre, et son traitement, très minime auprès de
celui qu'il toucherait en qualité de gouverneur. Une cédule en blanc
signée des Rois lui donnait pleins pouvoirs.
Bobadilla abordait à Santo Domingo vers la fin d'août 1500.
Dès son arrivée, il prit possession du palais de l'Amiral absent, comme
s'il en eût été le maître, favorisa les Espagnols qui s'étaient révoltés
contre les frères de Colomb, accorda des terres gratuites à qui les deman-
dait et dépêcha Fray Juan de la Sera avec ordre à l'Amiral de
venir sans délai prendre connaissance d'un message royal. Il était
ainsi conçu :
« Don Cristôbâl Colon, notre Amiral sur la mer Océane, nous avons
prescrit au commandeur Bobadilla de vous dire certaines choses de notre
part auxquelles nous vous prions de donner crédit et obéissance. »
Il y avait loin entre cet ordre bref et les témoignages de reconnais-
sance sur lesquels comptait Colomb. Pourtant il se rendit en hâte
à cet appel. Mais, à peine était-il annoncé que Bobadilla ordonnait de
s'emparer de lui et de ses frères, de les enchaîner et de les jeter au
fond d'un navire. Alors commença l'instruction d'un procès inique
où le juge favorisait les accusateurs et menaçait les témoins qui pro-
testaient contre un emprisonnement monstrueux. Une lettre de Colomb
adressée à ses juges et rédigée vers la fin de l'année 1500, montre l'état
de son âme accablée sous une telle injustice :
Isabelle la Grande. (4^7)
27
ISABELLE LA GRANDE
« Messieurs,
« Il y a dix-sept ans que je suis venu servir vos princes avec l'entreprise
des Indes. On m'en a fait perdre huit en discussions et, finalement, mon
projet fut rejeté comme chimérique. Je n'en ai pas moins persisté avec
ardeur et j'ai répondu à la France, à l'Angleterre et au Portugal que ces
terres et ces domaines étaient pour les Rois, mes seigneurs. Les promesses
n'étaient ni petites ni vaines. C'est le Rédempteur lui-même qui m'a conduit.
« J'ai mis sous la domination de mes seigneurs plus de terres qu'il n'y en
a en Afrique et en Europe et plus de dix-sept cents îles, sans compter l'Espa-
nole qui a plus d'étendue que toute l'Espagne. On pense que la Sainte
Église y fleurira grandement. Quant aux avantages temporels, on en peut
espérer ce qu'en dit déjà le monde.
« C'est moi qui ai fait cette conquête, en sept années, par la volonté de
Dieu. A l'heure où je pensais en être récompensé et jouir du repos, j'ai été
arrêté à l'improviste et ramené chargé de fers, à mon grand déshonneur et
sans profit pour Leurs Altesses.
« L'accusation fut portée par méchanceté. Les témoignages qui ont été
recueillis ont été fournis par des gens de basse condition qui s'étaient révoltés
et voulaient s'emparer des terres. Celui qui est venu pour faire l'enquête
avait mission de rester comme gouverneur si cette enquête révélait quelque
fait grave. Aux yeux de qui, et dans quel pays, une chose pareille pourrait-
elle passer pour juste?
« J'ai perdu dans cette entreprise ma jeunesse, la part qui me revenait
des biens découverts et l'honneur de l'avoir accomplie ; mais ce n'est pas hors
de Castille que seront jugées mes actions, et je serai jugé comme un capi-
taine qui est parti d'Espagne pour aller faire des conquêtes aux Indes et non
pour gouverner des villes, des villages organisés administrativement, mais
pour mettre sous la domination de Leurs Altesses des gens sauvages, belli-
queux, qui vivent dans les rochers et sur les montagnes.
« Je supplie Vos Seigneuries d'examiner mes papiers avec le zèle de bons
chrétiens en qui Leurs Altesses ont mis leur confiance et de considérer que
je suis venu de bien loin pour servir nos princes et que j'ai laissé femme et
enfants sans plus les revoir. Et maintenant, à la fin de mes jours, j'ai été
dépouillé de mes dignités et de mes biens sans motif. En cela, on n'a eu ni
justice ni miséricorde. J'ai dit miséricorde, et qu'on ne prenne pas cela pour
Leurs Altesses, car Elles n'en sont pas la cause. »
En butte à la persécution, tombé dans l'infortune, Colomb excusait
encore les Rois et montrait une dignité et une grandeur d'âme dont
il n'avait pas donné des preuves durant sa prospérité.
Colomb et ses frères étaient emprisonnés depuis deux mois. Ne
sachant à quel parti s'arrêter, redoutant un mouvement des Espagnols
(408)
TROISIEME ET QUATRIÈME VOYAGE DE COLOMB
en faveur de leurs anciens chefs, Bobadilla décida de les renvoyer en
Espagne et les embarqua sur la Gorda, une caravelle commandée par
Andrés Martin. Avant le départ, Alonso de Vallejo voulut enlever
les fers aux prisonniers. Colomb s'y refusa et prétendit garder les siens :
« Puisque les Rois avaient délégué leur pouvoir souverain à Bobadilla,
et puisque, en vertu de leur autorisation, on lui avait mis les fers, il
n'entendait pas que l'on contrevînt au bon plaisir de Leurs Altesses >>.
Il voulait aussi, ajoutait-il, les garder comme des reliques, en mémoire
du prix qu'il avait reçu de ses services.
Et Fernand Colomb, après avoir rappelé les paroles de son père,
assure qu'il conserva toujours ces chaînes dans sa maison et recom-
manda de les placer auprès de lui, au fond de son cercueil.
En apprenant comment Bobadilla s'était conduit envers Colomb,
les Rois furent saisis de regrets et ils comprirent quelle imprudence
ils avaient commise en donnant au Commandeur des pouvoirs illi-
mités. Aussitôt, ils envoyèrent l'ordre de mettre en liberté les pri-
sonniers et de les traiter avec honneur et considération. Le courrier
était porteur d'une lettre personnelle de la Reine où elle priait Colomb
de la rejoindre à Grenade. Un présent de mille ducats payerait ses frais
de voyage ; une escorte brillante l'accompagnerait.
Le 17 décembre, l'Amiral était reçu par les Rois. Isabelle, dont la
conscience protestait contre l'injustice commise, s'attendrit en voyant
devant elle, courbé, vieilli, désolé, celui qui depuis des années dépensait
sa vie au service de la couronne. Comme elle parlait, des pleurs mon-
tèrent à ses yeux. L'intensité de sa douleur émut Colomb jusqu'au
fond de l'âme, il tomba aux genoux de sa Souveraine et laissa échapper
un torrent de larmes.
A quoi lui eût servi de répéter les explications fournies dans un
long mémoire rédigé durant le voyage et adressé aux Princes dès son
arrivée à Cadix ! Personne ne le souhaitait et les Rois moins que per-
sonne. Si l'Amiral avait eu des torts, l'intérêt général commandait de
les ignorer. D'ailleurs, ne trouvaient-ils pas leur excuse dans un carac-
tère excessif que la fatigue, l'inquiétude et des responsabilités écra-
santes avaient aigri?
Colomb, dont la foi était profonde, avait donné les preuves d'un
mysticisme exalté qui, rapproché de certains actes contradictoires,
permettaient de mettre en doute le parfait équilibre de son esprit.
Au retour de sa première expédition, il était débarqué, vêtu d'une
robe de franciscain. Plus tard, dans des lettres adressées aux Rois,
il avait cité des textes bibliques empruntés à Isaïe et les avait pré-
(409)
ISABELLE LA GRANDE
sentes comme des prophéties annonçant ses découvertes et pro-
mettant de nouvelles conquêtes. De quelles conquêtes pouvait-il bien
être question, sinon de la recouvrance du tombeau du Christ? Donner
à l'Espagne les moyens d'entreprendre cette croisade était le but
suprême de sa vie, mais il fallait se hâter, disait-il, car le monde touchait
à sa fin. Peut-être durerait-il encore cent cinquante ans.
« Et je dirai que pour mener à bien l'entreprise des Indes, rien ne me
servit, ni les raisonnements, ni les mathématiques, ni les mappemondes. La
prophétie d'Isaïe s'accomplit. Et si je le rappelle au souvenir de Leurs
Altesses, c'est afin qu'Elles se réjouissent et croient aux promessesque je leur
fais à propos de Jérusalem en m'appuyant sur les mêmes autorités. Cette
guerre, si elle est déclarée, sera certainement victorieuse. »
Les textes de ces prédictions réunis en un recueil, et une Bible
conservés à la bibliothèque colombine de Séville portent une foule de
notes marginales de la main de Colomb. L'Amiral y cite à plusieurs re-
prises les ouvrages cosmographiques de Pierre Dailly, Cardinal de
Cambray, dont l'Image mundi eut certainement une influence consi-
dérable sur son esprit.
Par ces arguments, Colomb voulait sans doute flatter les sentiments
de la Reine et lui faire entrevoir le Croissant vaincu en Orient comme
en Occident sous les murs de Grenade. Une lettre adressée au Pape
Alexandre VI, datée de février 1502 et retrouvée dans les archives
de Veragua, montre son désir d'intéresser le Saint-Siège à ce projet.
«Dès que je vis cette terre, je promis au Roi et à la Reine, mes seigneurs,
que, d'ici sept ans, je leur payerai cinquante mille fantassins et cinq mille
cavaliers pour la conquête (des Lieux Saints). Et après cinq autres années
je leur donnerai encore cinquante mille fantassins et cinq mille cavaliers,
ce qui fait cent mille fantassins et dix mille cavaliers. Notre Seigneur a
montré par une première expérience que je pouvais donner à Leurs Altesses
cent vingt quintaux d'or, avec la certitude qu'il en serait de même au
bout de cinq autres années. »
L'absence de Colomb, retenu en Espagne pendant près de trente
mois, avait en grande partie causé les maux dont la colonie se plaignait.
Il fut décidé que l'Amiral repartirait sans retard, mais il serait
devancé par le Commandeur Nicolas de Ovando, homme sage et prudent
chargé de lui faire restituer les biens dont Bobadilla s'était emparé.
(410)
TROISIÈME ET QUATRIEME VOYAGE DE COLOMB
Cet acte de justice accompli, le nouveau gouverneur s'installerait à
Hispanola, tandis que l'Amiral irait à la recherche du passage qui
devait le conduire dans l'Océan Indien. Il pensait le trouver entre
Cuba et le golfe de Paria. Mais le mauvais vouloir contre Colomb était
si grand qu'Isabelle dut contraindre Juan de Fonseca à lui donner les
fonds nécessaires à son expédition. Quatre caravelles furent mises enfin
à la disposition de l'Amiral; la plus grande jaugeait à peine 70 tonneaux.
Encore, pour les armer, fallut-il avoir recours, comme pour la première
expédition, à des équipages de forbans, faute de trouver des marins
de bonne volonté. Cette pauvre escadre contrastait avec la flotte de
trente-deux navires portant 2 500 hommes et chargée d'une quantité
de vivres et d'approvisionnements destinés à la colonie et qui venait
de prendre la mer sous le commandement de Ovando. Blessé au vif,
Colomb parla de céder son poste à son frère Bartolomé. Il était
fatigué, affaibli par les infirmités croissantes; chacun de ses voyages
avait amoindri sa popularité et déchaîné contre lui des haines violentes :
«J'ai prouvé tout ce que j'ai avancé, à savoir l'existence de terres situées
à l'Ouest. J'ai montré que la route était facile, la mer navigable, le peuple
doux et désarmé. J'ai ouvert la porte ; à d'autres d'entrer à loisir, comme
ils le font d'ailleurs en s'arrogeant le titre de découvreurs auquel ils ont peu
de droit, car ils n'ont fait que marcher sur mes traces. »
Isabelle intervint et dissuada Colomb de rester en Castille alors que
sa belle conquête pouvait souffrir de l'impéritie ou du mauvais vouloir
de ses successeurs. En même temps, elle renouvelait les engagements
pris en 1492 et auxquels les instructions données à Bobadilla et la
nomination d'Ovando semblaient porter atteinte :
« Soyez certain, lui écrit-elle de Valence le 14 mars 1502, que votre empri-
sonnement nous a grandement déplu, comme vous le vîtes, et comme tous le
surent, puisque,aussitôt que nous le connûmes, nous y apportâmes bon remède.
Et vous savez avec quel honneur et respect nous avons ordonné qu'on vous
traitât toujours. Et pour le témoigner maintenant d'une façon plus majeure
vous honorer et vous traiter mieux encore, nous vous promettons que les
grâces que nous vous avons concédées vous seront maintenues intégralement
selon la forme et valeur de vos privilèges, et que vous et vos fils en jouirez
sans opposition, comme la justice le commande. Et s'il est nécessaire de
confirmer ces privilèges, nous les confirmerons de nouveau et nous mande-
rons que vos fils en prennent possession, parce que, en plus grandes choses
encore, nous désirons vous honorer et favoriser. Soyez certain que nous
(411)
ISABELLE LA GRANDE
prendrons soin de vos fils et frères comme il est de raison. Ceci s'exécutera
dans de bonnes conditions dès que vous serez parti. ïl sera donné un emploi
à votre fils comme il a été dit. Nous vous prions de ne pas différer votre
départ. »
Cette lettre, conçue dans des termes si différents de ceux dont
usaient les Rois vis-à-vis de leurs sujets, était la dernière que Colomb
recevrait de sa souveraine. Malgré ces témoignages de bienveillance,
il partait lié par des instructions étroites et précises. Désormais il serait
chargé de poursuivre les explorations maritimes, mais il n'aurait
plus à s'immiscer dans le gouvernement et l'administration des terres
découvertes. Les explications de Colomb, et surtout l'injustice cruelle
dont il avait été la victime, avaient plaidé sa cause devant Isabelle,
mais il restait à la Souveraine le souvenir des maux soufferts par
les Indiens, et ses derniers ordres envoyés au moment du départ
montrent le fond de sa pensée.
« Le Roi et la Reine à Don Cristôbal Côlon, notre Amiral des îles et
terres fermes qui sont sur la mer Océane du côté des Indes,
« Ce que, Dieu le permettant, vous devrez faire dans le pays où vous
allez par notre commandement :
«Vous vous efforcerez de mettre au plus tôt à la voile avec les navires
que vous emmenez, parce que tout ce qui est utile pour votre expédition est
prêt et que les gens qui vous accompagnent sont payés ; et parce que le
moment est très favorable pour naviguer, et parce que le voyage que
vous avez à effectuer, s'il plaît à Dieu, étant long, vous devez partir aussi
vite que possible avant que viennent les mauvaises fortunes de l'hiver.
« Vous irez tout droit si le temps ne vous est pas contraire, et vous décou-
vrirez les îles et terres fermes qui sont les Indes en la partie qui touche à nos
possessions. Et si, plaise à Dieu, vous rencontrez ou découvrez lesdites îles
ou terres, vous paraîtrez avec les navires que vous commandez et vous y
débarquerez avec le plus de sécurité que vous pourrez pour vous et vos
gens. Et vous en prendrez possession pour nous et en notre nom.
« Et vous vous informerez de la grandeur desdites îles ou terres, du
nombre de leur population, des qualités des habitants. Et du tout vous
nous enverrez une relation détaillée.
« Vous évaluerez dans les îles et terres fermes la quantité d'or, d'argent,
de pierres précieuses, d'épices et autres biens qui s'y trouvent, et vous nous
direz de quelle manière elles y naissent. Du tout vous dicterez la relation à
notre écrivain officiel à qui nous ordonnons de vous accompagner. »
Ce n'est pas dans l'intention de peindre les beautés de la nature
que l'écrivain royal se joint à l'expédition ; il doit tenir un inventaire
(412)
TROISIÈME ET QUATRIEME VOYAGE DE COLOMB
minutieux des biens de la couronne et empêcher que personne n'y
touche, si ce n'est pour l'entretien du personnel.
Enfin, défense formelle est faite de réduire les Indiens en esclavage
et de les envoyer en Espagne pour y être vendus.
Une instruction précédente interdisait à Colomb de débarquer à
Hispanola où sa présence réveillerait peut-être des querelles apaisées
depuis son départ. Comment supporta-t-il une pareille atteinte portée
à sa dignité et à ses intérêts? En refusant de se soumettre à la volonté
des Rois ne les délierait-il pas des engagements qu'ils avaient con-
tractés envers lui, et qui déjà leur paraissaient trop lourds? Sans doute
cette crainte l'arrêta. Plus tard, un prétexte ne lui manquerait pas
pour enfreindre cet ordre s'il le jugeait nécessaire.
L'Amiral sortit du port de Cadix le 9 mai 1502. Il emmenait son fils
cadet Don Fernand, son futur historiographe. Comme d'habitude,
l'escadre mit le cap sur les Canaries où elle se ravitailla, et le 15 juin,
après une traversée magnifique, elle toucha terre. Le voyage avait duré
vingt-cinq jours.
L'Amiral n'allait pas tarder à sentir toute l'amertume de sa situa-
tion. Comme les caravelles marchaient mal et que l'une d'elles ne
pouvait porter sa toile, il se rendit à Hispanola afin de la changer.
Voici dans quels termes il informe les Rois de la nécessité où il
s'est trouvé de contrevenir à leurs ordres et raconte l'accueil fait à sa
demande :
«Quand j'arrivai devant Hispanola, j'envoyai plusieurs lettres pour
demander qu'on me vendît contre argent un navire, parce que l'un de ceux
que je commandais ne pouvait naviguer ni porter ses voiles. Les lettres
furent prises et ils savent s'ils me firent une réponse. Pour moi, il me fut
mandé de sortir du port, de ne pas venir ni descendre à terre. A cette nou-
velle, le cœur défaillit aux gens qui étaient avec moi, dans la crainte que je
les emmenasse au loin. Ils disaient que s'ils couraient quelques périls, il n'y
aurait pas de remède et que, avant toute chose, il leur était fait un grand
affront. Il y en eut même qui affirmèrent que le commandeur n'avait pas à
ordonner sur les terres que j'avais gagnées. La tourmente était terrible et,
durant cette nuit, elle démembra mes navires. Chacun d'eux alla de son
côté sans espérance, sinon celle de la mort, chacun tenant pour certain
que les autres avaient péri.
« Qui ne fût mort désespéré — sans excepter Job — en pensant que
pour mon salut, celui de mon fils, de mon frère et de mes amis me
fut interdite, par un temps pareil, l'entrée delà terre et des ports que moi, par
la volonté de Dieu, j'avais acquis à l'Espagne à la sueur de mon front! »
(413)
ISABELLE LA GRANDE
Colomb allait être cruellement vengé.
Tandis que le Gouverneur lui interdisait de débarquer, il ordonnait
le départ de vingt-huit bâtiments dont l'un rapatrierait Bobadilla,
Roldan et ceux qui avaient pris une part active à l'insurrection contre
Colomb. En vain l'Amiral envoya-t-il un de ses capitaines supplier de
remettre le départ au moins pendant huit jours. Avait-on besoin de ses
conseils ! Il n'en fut tenu aucun compte.
A peine l'Armada avait-elle doublé la pointe orientale d'Hispa-
nola qu'une tempête furieuse l'assaillit, submergea la nef capitane
et dispersa les autres bâtiments. Trois navires seulement atteignirent
la côte d'Espagne. L'un d'eux était une barque fatiguée sur laquelle
on avait hasardé 4 00b onces d'or appartenante l'Amiral. Quant aux
100 000 castillans d'or réservés à la couronne, ils accompagnèrent
au fond de la mer Bobadilla, Roldan et leurs amis.
Et Fernand Colomb de prononcer ainsi l'oraison funèbre des
ennemis de son père :
«Je tiens pour certain que leur perte fut l'œuvre de la Providence divine,
parce que, s'ils étaient arrivés en Castille, jamais ils n'auraient été châtiés
comme le méritaient leurs crimes. Favorisés del'évêque (Juan de Fonseca),
ils auraient au contraire reçu beaucoup de grâces. »
Durant ce quatrième et dernier voyage, Colomb prit terre à Santa
Lucia, remonta vers Hispafïola, toucha la pointe occidentale de Cuba,
descendit ensuite au Sud, reconnut l'île de Guanaja, doubla le cap de
la Gracia a Dios, explora le golfe des Mosquitos, suivit la côte de Veragua
où il se crut à dix-neuf jours du Gange, navigation difficile s'il en fût,
traversée par des tempêtes furieuses, interrompue par des combats
avec des Indiens, compliquée par les révoltes des équipages. A ce
voyage, il avait longé l'isthme de Panama sans soupçonner son peu
de largeur. De nouveau, il remonta vers Cuba où il boucla son
itinéraire et, après y avoir touché, décida de rentrer à Hispafïola.
Un coup de vent le jeta sur la côte de la Jamaïque. Alors lui et les
siens débarquèrent, construisirent une sorte de campement non loin
de la nef échouée, où ils pourraient à la rigueur se réfugier, envoyèrent
quelques hommes sûrs à Hispafïola demander des secours et atten-
dirent leur retour avec l'impatience que l'on devine.
Ovando reçut les émissaires arrivés jusqu'à lui par une grâce de
la Providence; il les accueillit avec des démonstrations de joie mêlées
à des témoignages de compassion, exprima en termes excellents le
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TROISIEME ET QUATRIEME VOYAGE DE COLOMB
chagrin que lui causait la détresse de l'Amiral, et ne s'inquiéta nulle-
ment de le secourir, malgré les sollicitations pressantes que Diego
Mendez renouvelait chaque jour. La révolte probable des naufragés,
les attaques des Indiens auraient raison du héros jalousé. Arriver trop
tard serait un coup de maître. Ovando ne se trompait guère dans ses
prévisions. Fernand Colomb raconte en frémissant à quel péril échappa
son père, immobilisé par la goutte au fond de la nef transformée en
forteresse, tandis que son oncle Bartolomé livrait bataille aux marins
révoltés.
Plus d'une année s'était écoulée quand une caravelle de secours
fut envoyée aux naufragés. Ceux-ci s'embarquèrent enfin et gagnèrent
Hispafiola où l'on espérait bien ne jamais les revoir. Pourtant Ovando
eut la sagesse de les bien accueillir. L'Amiral n'en brusqua pas moins
son départ. En Espagne seulement, il trouverait une sûre revanche
aux humiliations dont il était abreuvé.
Parti de Santo Domingo le 12 septembre 1504, Colomb entrait
au port de San Lucar le 7 novembre. La traversée avait été épouvan-
table. La nef désemparée avait perdu ses mâts ; l'Amiral et les hommes
d'équipage, épuisés par des manœuvres incessantes auxquelles ils
avaient dû leur salut, ressemblaient plutôt à des spectres qu'à des
êtres vivants.
Et pourtant Colomb n'était pas au terme de ses tribulations.
A peine débarqué, une nouvelle désastreuse vint le frapper au cœur.
Isabelle, la grande Reine de Castille, sa protectrice, son défenseur
depuis douze ans, Isabelle se mourait. Dix-neuf jours plus tard, elle
rendait au Créateur la belle âme qu'elle en avait reçue. Une telle
perte était pour Colomb une catastrophe ; mais il n'était pas homme
à s'attarder dans de vaines lamentations quand ses intérêts étaient
en jeu, et la mort de la Reine, il ne se le dissimulait pas, les mettait
en péril. Le 26 décembre, il écrit à son fils Diègue :
« Il faut tâcher de savoir si la Reine, que Dieu garde, dit quelque chose
pour moi dans son testament. »
Isabelle avait recommandé les Indiens à ses successeurs ; elle avait
oublié celui qui les lui avait donnés. Alors l'Amiral, retenu par la
goutte, écrit à Ferdinand une lettre où se trahissent ses appréhensions
et où il sollicite le renouvellement des promesses royales. Sans doute
il ne reçut aucune réponse, car, à peine en état de voyager, il accourt
à Ségovie où se trouve le Roi. Les temps étaient changés.
(415)
ISABELLE LA GRANDE
Ferdinand accueillit Colomb avec sa bonne grâce habituelle, mais,
loin de parler des privilèges concédés en 1492 et renouvelés à chaque
expédition, il insinua que l'Amiral ferait bien de renoncer à ses droits
sur les pays découverts en échange de grandes faveurs dont il jouirait
en Castille.
Et tandis qu'Isabelle, dans les dernières années de sa vie, écrivait
à ses contadores mayores (chefs comptables) et leur recommandait de
remettre à l'Amiral ou à ses représentants le dixième des biens acquis
et le huitième sur le produit des marchandises vendues, comme cela
était convenu et comme il était juste, Ferdinand, au retour du qua-
trième voyage et après la mort de la Reine, ordonne de retenir à
Séville l'or et les marchandises de l'Amiral afin. de payer les dettes
que celui-ci a contractées envers la couronne.
Dans une certaine mesure, on peut s'expliquer les griefs accumulés
contre Colomb depuis douze ans. Son caractère dur, ses allures hau-
taines, un orgueil blessant, une bonne foi douteuse, une âpreté au
gain manifestée sans répit et transmise comme un héritage à son fils
Diègue, un enthousiasme qui lui avait permis de surmonter tous les
obstacles, mais qui troublait son jugement, une absence complète
de mesure et de sang-froid lui avaient aliéné ses collaborateurs et
rendu impossible l'exercice du pouvoir.
L'autorisation donnée à la traite des Indiens, conforme cependant
aux habitudes du temps, les horreurs du repartimiento, la dépopulation
conséquence de cette mesure barbare, la loi rendue contre les hidalgos
contraints de défricher le sol et de bâtir des forteresses, travaux aux-
quels aucun d'eux n'était préparé, avaient provoqué les révoltes contre
lesquelles l'Amiral n'avait cessé de se débattre. Ce fut l'une de ces
rébellions qui l'empêcha de s'établir sur le continent à son troisième
voyage, ce fut pour se défendre contre les accusations justes et injustes
portées contre lui qu'il dut revenir par trois fois en Espagne et aban-
donner ses fondations à des adversaires et à des ennemis.
On se souvenait de l'avoir vu, pauvre solliciteur, vivre des maigres
subsides de la Cour. Lui, avait oublié ses débuts. La noblesse castillane,
exclusive, arrogante, jalousait ce Génois fils de tisserand. L'admi-
ration n'avait duré qu'un jour, au retour du premier voyage. Dès
l'ouverture de la route des Indes, Colomb avait pesé à l'Espagne.
Il était comme une sorte de créancier dont les droits étaient trop
bien établis pour être désavoués et trop grands pour être satisfaits.
Et maintenant, dépassé par les Americ Vespuce, les Cabot qui agran-
dissaient l'orbe de sa conquête, relégué au second plan depuis le
(416)
TROISIEME ET QUATRIEME VOYAGE DE COLOMB
triomphe de Vasco de Gama, désemparé à la suite de la mort d'Isa-
belle, écrasé sous la froideur et l'ingratitude de Ferdinand, usé par
une vie très dure, accablé par la maladie, Colomb, retiré dans une
maison de Valladolid, se mourait lentement, non de misère, comme
on l'a dit, mais de tristesse et de découragement. L'arrivée de Philippe
le Beau et de Juana ralluma chez lui une lueur d'espérance. Son
frère Bartolomé porta une lettre aux nouveaux rois de Castille où
il s'excusait de ne pouvoir venir leur rendre hommage à cause de sa
santé et leur offrait ses services. Bartolomé fut bien reçu, mais Co-
lomb avait trop présumé de ses forces et ne devait jamais voir les
héritiers d'Isabelle.
Dans son corps ruiné, persistait la Volonté ferme, inébranlable
de garder à ses descendants les biens qui lui avaient été concédés à
perpétuité par les capitulations de 14*92. La vieillesse avait-elle
affaibli cette âme de héros ou bien les exploits de Colomb avaient-
ils eu surtout pour mobile le désir d'acquérir des richesses? Alors
même que ses projets s'entouraient d'une auréole religieuse et
mystique, il était bien loin de perdre de vue le côté pratique de ses
entreprises. Dans la relation de son quatrième et dernier voyage,
où les citations de l'Écriture reviennent pourtant à tout propos, il
écrit :
« L'or est ce qu'il y a de mieux. Avec de l'or on constitue des trésors,
et celui qui les possède fait à leur aide tout ce qu'il veut dans ce monde. Il
envoie même les âmes en paradis. »
Certaines lettres de lui relatives à la vente des Indiens montrent
la dureté de son cœur quand il s'agit de questions d'argent. En 1496,
il écrit de Yaquimo, près de Saint-Domingue :
« De ce lieu on peut, avec l'aide de la Sainte-Trinité, exporter autant
d'esclaves qu'il est possible d'en vendre, soit quatre mille valant vingt mil-
lions de maravedis. Je le crois d'autant mieux qu'en Portugal et en Castille
on consomme beaucoup d'esclaves ; et il n'en vient plus de Guinée autant
qu'autrefois. »
Dans son testament, écrit quelques années avant sa mort et long
comme un livre, l'Amiral énumère avec minutie ses dignités et posses-
sions, témoigne l'ardent désir de laisser un nom honoré et recommande
expressément à Diègue, son fils unique et légitime, seul héritier de son
majorât de Veragua, de ne jamais abandonner les droits conquis ua
(417)
ISABELLE LA GRANDE
prix de tant de peines. Il lui fait une obligation de relire le testament
d'un bout à l'autre au moins une fois l'an avant la confession pascale,
d'interroger ensuite sa conscience et de se demander s'il n'a contre-
venu en rien aux devoirs qui lui sont imposés et qui ont pour but
suprême le maintien de ses droits héréditaires. Une recommandation
d'un ordre tout différent concerne la mère de son fils Fernand, qu'il
n'épousa jamais :
« J'ordonne à mon fils Dièguede pourvoirBeatrizEnriquez,mère de Don
Fernand, mon fils, afin qu'elle vive honorablement,|étant une femme envers
qui j'ai une grande obligation. Et cela sera fait pour la satisfaction de ma
conscience, parce que cette affaire pèse lourdement sur mon âme. La raison,
il n'est pas convenable de l'écrire ici. »
L'Amiral mourut en paix, la veille de l'Ascension (1506), après
avoir donné les marques de la plus ardente piété. Il n'avait survécu
que deux ans à sa dame et souveraine, la grande Isabelle. Le corps
fut déposé dans le couvent de Saint-François, à Valladolid, d'où?
six ans plus tard, il fut conduit au monastère des Chartreux de
Séville. Mais il était dit que, même après sa mort, l'Amiral naviguerait
encore sur cette mer Océane et vers ces terres ignorées dont la décou-
verte avait été l'ambition de sa vie. Transportés en grande pompe
à Saint-Domingue en 1536, ses restes furent, croit-on, réclamés
par la Havane en 1795, lors de la cession de Saint-Domingue à la
France. Après la perte de Cuba, ils auraient été ramenés à Séville et
reposeraient dans le transept de la cathédrale, du côté de l'épître.
A moins qu'il n'y ait eu une erreur de personne et que l'Espagne
ne possédât que les cendres du fils aîné de l'Amiral.
Colomb laissait deux enfants mâles. L'aîné, Don Diègue, héritait
des honneurs et dignités de son père en qualité de fils légitime,
mais i] n'en jouit qu'après avoir soutenu pendant vingt ans un pro-
cès contre la couronne. Son mariage avec une nièce du Duc d'Albe,
de la grande maison des Tolède, l'aida puissamment à obtenir gain
de cause.
Une nouvelle opposition aux droits concédés à l'Amiral et à ses
descendants fut formée par le gouvernement sous le règne de Charles-
Quint. Un héritier de Don Fernand second fils de l'Amiral, — Diègue
mourut sans postérité mâle, — finit par les abandonner contre des
honneurs et de grands revenus en Castille. Les titres de Marquis de
la Jamaïque et de Duc de Veragua, terre que l'Amiral découvrit
(418)
TROISIÈME ET QUATRIEME VOYAGE DE COLOMB
à son quatrième voyage, distinguent seuls aujourd'hui les descen-
dants de Colomb.
En résumé, la politique indienne de l'Espagne comporte un mélange
d'idées étroites et d'efforts généreux. Les premières se manifestent au
lendemain de la découverte et sous l'influence de Colomb. Isabelle,
qui vient de recevoir de lui un présent sans pareil, est fascinée par ses
descriptions, confiante dans ses talents, prête à suivre aveuglément
ses conseils. Malheureusement, l'Amiral est beaucoup plus porté à
considérer sa conquête comme un champ d'exploitation réservé à la
couronne et à lui-même qu'il ne songe à lui préparer un avenir digne
de sa splendeur. Dès le second voyage, alors que la noblesse espagnole
brûle de courir aux Antilles, la Reine, sur ses avis, rend des ordonnances
destructives de toute initiative individuelle. Certes, elle commande
d'adjoindre à l'expédition des hommes de science, des missionnaires
des agriculteurs, des artisans payés aux frais de l'État. Elle pourvoit
les navires de semences, d'arbres à fruits, d'animaux tels que le cheval,
le bœuf et le porc, inconnus aux Antilles et qui y pulluleront ; mais, en
revanche, elle enraye par tous les moyens la colonisation, oblige les
émigrants à ne s'embarquer que sur des navires commandés par
l'Amiral et interdit d'emporter des objets d'échange non inventoriés,
sous peine de confiscation. Ces mesures nuisent à tel point aux hommes
entreprenants embarqués sur les caravelles qu'ils reviennent de la
seconde expédition, pourtant si bien pourvue, mécontents, décou-
ragés, dégoûtés de ces fameuses conquêtes où, au lieu de la richesse,
ils ont trouvé la contrainte et les privations. L'élan de la population
honnête vers les colonies sera paralysé durant quelques années. Or,
les ordonnances d'Isabelle sont le fruit des conseils de Colomb, soucieux
de conserver l'or qui l'hypnotise et prime à ses yeux toutes les pro-
messes d'une terre fertile à miracle.
Après le retour de la seconde expédition, Isabelle est avertie.
Certes, elle conserve à l'Amiral cette protection que, malgré tant
d'avis contraires, elle lui a généreusement accordée ; elle apprécie
l'importance du service rendu, elle défend avec énergie l'homme qui
a offert un monde à la couronne de Castille, mais ses yeux se sont
ouverts. Colomb n'est plus le conseiller infaillible. Il est le navigateur,
il est l'Amiral. A lui de conquérir des territoires nouveaux, d'atteindre
l'Asie par la route de l'Atlantique. A des esprits calmes, réfléchis,
à des mains habiles, le soin de mener à bien l'œuvre civilisatrice et
pacifique rêvée par une Reine de Castille.
Et tout de suite une réaction s'opère.
(419)
ISABELLE LA GRANDE
L'émigration avait été paralysée quand on la réclamait. A la
troisième expédition, elle est encouragée, provoquée, mais l'Amiral
n'en reçoit pas la direction. En dépit des engagements consentis
envers lui, Ovando prendra le commandement de la flotte magni-
fique qui met le cap sur Hispafiola. A bord de ces navires le
passage est gratuit, toute denrée exportée est exempte de droits et
il en sera de même au retour. Les colons pourvus d'outils aratoires
recevront des terres et ils en deviendront propriétaires sans payer
ni tribut ni taxe, au bout de quatre ans de culture. La construction
de maisons appropriées au climat sera facilitée et les Espagnols auront
la faculté d'y faire venir leurs femmes et leurs enfants afin d'y vivre en
famille. Réunis dans des villes et formés en corporations, ils y retrou-
veront les privilèges de la mère patrie.
La suppression des règlements dictés par Colomb rendit un peu
courage aux Espagnols, surtout après la découverte du golfe de Paria
et de ses magnifiques pêcheries de perles. Dès lors, les marchands de
Séville, de Cadix et de Palos organisèrent de petites expéditions et,
par leurs pointes hardies, contribuèrent à la découverte des côtes
que Colomb avait seulement entrevues ou effleurées. Encore, n'en
tirèrent-ils pas grand profit, car ils subissaient l'obligation de donner
à la couronne un dixième du tonnage des navires, deux tiers de l'or
et 10 pour ioo sur les autres marchandises. En revanche, Séville, à
laquelle avait été exclusivement réservé le commerce avec les nou-
velles colonies, fit une fortune rapide. La Casa de Contrataciôn, réor-
ganisée par une ordonnance de 1503 et chargée de régir les transactions,
prit une autorité omnipotente. Appuyée sur le Conseil des Indes, juge
suprême des affaires litigieuses, elle a fonctionné jusqu'au jour où
l'Espagne a perdu ses dernières possessions transatlantiques.
Au point de vue religieux, la politique d'Isabelle fut caractérisée
par le souci d'amener les Indiens au christianisme en usant de
douceur et de bonté. Tandis qu'en Espagne elle signe des édits contre
les Juifs, les Mores et soutient l'Inquisition, elle ne cesse de recom-
mander aux missionnaires de donner le bon exemple, de mener une
vie pure, de pratiquer la vertu, de montrer ainsi aux païens l'excel-
lence de leur religion et de la leur faire embrasser seulement quand
ils seront convaincus de ses vérités et pénétrés de l'amour de Dieu.
Pas avant.
A plusieurs reprises, elle avait défendu l'exportation et la vente
des Indiens ; elle interdit également le repartimiento qui consistait à
répartir à chaque Espagnol un certain nombre d'esclaves obligés de
(420)
TROISIEME ET QUATRIEME VOYAGE DE COLOMB
. travailler à son profit soit dans les mines d'or (les célèbres piaceros :
sources de joie), soit à la culture des terres. Ovando partit avec
l'ordre de déclarer les Indiens aussi libres que les Chrétiens de
l'Espagne catholique. Mais il fallut bientôt revenir sur cet ordre, car
les Espagnols étaient trop peu nombreux pour tirer parti des colonies
et même pour y vivre sans l'aide des indigènes. Les représentations
du gouverneur, frappé de cet état de choses dès son arrivée, s'unirent
à celles des missionnaires. S'ils n'étaient pas retenus de force dans
les concessions, les Indiens gagneraient les montagnes et les forêts
épaisses où l'on ne pourrait les poursuivre, et l'on perdrait ainsi
la possibilité de les évangéliser et de les convertir. Si, au contraire,
ils restaient en relations constantes avec leurs maîtres, ils appré-
cieraient les mérites d'une religion d'amour et de charité. Quelle
ironie !
Et pourtant c'était toucher le cœur de la Reine. Elle toléra le
repartimiento sous certaines conditions. Les Indiens travailleraient
modérément, jamais on n'abuserait de leurs forces, et, en rétribution
de leurs peines, ils recevraient un salaire convenable. On sait comment
les Conquistadores suivirent ces instructions humaines et sages.
Isabelle ne connut pas toute la grandeur de l'œuvre à laquelle
ses efforts avaient été consacrés. Le cacao, l'indigo, la cochenille, le
tabac ne furent pas exportés de son vivant et l'exploitation des
mines d'or ne donna des résultats merveilleux que quelques années
après sa mort. Pourtant, dès la fin du xve siècle, l'or transporté à
Séville suffit pour y élever le prix de la vie et amoindrir chez le peuple
le goût du travail.
Les découvertes accomplies dans le Nouveau Monde n'eurent pas
moins de retentissement que d'effet sur l'économie politique. Elles
avaient tellement surexcité les esprits que les œuvres d'imagination
s'enrichirent de voyages en des pays fictifs où les récits d'épisodes
invraisemblables se mêlaient à la description de peuples apocalyp-
tiques.
De ce nombre est une lettre adressée à Jean de Porcon et à Michel
de Saint-Germain, capitaines de la marine du Roi de France, par un
soi-disant patron des galères de Provence :
« Noz treschiers et parfaictz amys, vous faisons sçavoir que depuis nostre
parlement, par la fortune des vens nous avons esté transportez en plusieurs
pays et isles. Et premièrement en l'isle de Coquelicaris, où les hommes sont
de merveilleuse figure, et sont bonnes gens. Hz nous ont confortez et consolez
(421)
ISABELLE LA GRANDE
en leur langaige qui est bien estrange ; et ont la stature de grandeur environ
comme géans. Leurs yeulx esclairent la nuict comme une torche, et voyent
plus de nuict que de jour. Le nez long de trois piedz, et la barbe longue
jusques à terre, verte comme pré. La queue comme ung lyon. Et mengent
ung mouton à l'heure. Hz boivent le jour la mer saHée, et la nuict chascun
bien douze potz de vin. Hz sont de telle nature qu'ilz s'endorment par
l'espace de trois jours et trois nuictz. Et quant ils sont réveillez, ilz font
ung si grant et si horrible cry, qu'on les orroit braire de quatre à cinq lieues. »
En vérité, la découverte du Nouveau Monde eut des conséquences
incalculables. Grâce à elle, les anciennes limites de la pensée et de
l'action humaine furent reculées, un hémisphère fut offert aux investi-
gations des savants et des historiens, un champ illimité d'aventures
et d'exploits guerriers fut ouvert au peuple espagnol qui, après huit
siècles de luttes, venait de réaliser son unité politique et ne savait plus
où dépenser son ardeur chevaleresque.
Avant l'année 1500, les principaux groupes des Antilles étaient
visités et la côte continentale était reconnue depuis la baie d'Hon-
duras jusqu'au cap Saint- Augustin. Suivant sa belle expression,
Colomb avait ouvert la porte. D'autres la franchirent, certes moins
méritants que lui, mais sûrement plus heureux.
Quatre siècles après la découverte de l'Amérique, Léon XIII vou-
lant associer la religion aux fêtes anniversaires où fraternisaient
l'Ancien et le Nouveau Monde, revendiquait Christophe Colomb
comme un fils de l'Église « Colombus noster est » et en traçait un
portrait mystique d'une grande beauté :
« Ce qui distingue éminemment Colomb, c'est qu'en parcourant les
immenses espaces de l'Océan, il poursuivait un but plus grand et plus haut
que les autres. Ce n'est pas qu'il ne fût mû par le très légitime désir d'ap-
prendre et de bien mériter de la société humaine; ce n'est pas qu'il méprisât
la gloire dont les aiguillons mordent d'ordinaire plus vivement les grandes
âmes, ni qu 'il dédaignât entièrement ses avantages personnels ; mais sur
toutes ces considérations humaines, le motif de la religion de ses ancêtres
l'emporta de beaucoup chez lui, elle qui, sans contredit, lui inspira la pensée
et la volonté de l'exécution et lui donna, jusque dans les plus grandes diffi-
cultés, la persévérance avec la consolation. »
Et le Pontife ajoute :
« C'est à ce but qu'il appliqua tout son labeur, car il n'entreprit pour
ainsi dire jamais rien sans prendre la religion pour guide et la piété pour
compagne, religion duce, pietate comité.»
CHAPITRE XXIV
LA MORT D'ISABELLE
ÉTAT MORAL DE L' ARCHIDUCHESSE JUANA. || NAISSANCE DE L'iNFANT DON FER
DINAND. || JUANA ORDONNE DE FAIRE SES PRÉPARATIFS DE DÉPART. || ACCÈS
DE FOLIE. || DÉSOLATION D'ISABELLE. || EMBARQUEMENT DE JUANA. || NOUVEL
ACCÈS PROVOQUÉ PAR LA JALOUSIE. || FERDINAND ET ISABELLE TOMBENT
MALADES DE CHAGRIN. || LES DERNIÈRES FORCES D'ISABELLE SONT ÉPUISÉES. ||
DURETÉ DE XIMENES. || PRIÈRES PUBLIQUES POUR OBTENIR LA GUÉRISON DE LA
REINE. || TESTAMENT D'ISABELLE. || CODICILLE AU TESTAMENT. || MORT DE LA REINE.
|| LETTRE DE PIERRE MARTYR. || LE CORPS D'iSABELLE EST PORTÉ A L'ALHAMBRA.
Il LE CARACTÈRE D'iSABELLE. || SIMPLICITÉ DE SA FOI. || RÉFORME MONASTIQUE.
H LE CÉRÉMONIAL DE LA JUSTICE ROYALE. || REGRETS DU LOYAL SERVITEUR.
Après le départ d'un époux qui s'était montré plus dur que le
diamant, Juana, humiliée par cet abandon cruel, tomba dans
une mélancolie noire. Le jour, la nuit, elle restait accroupie
sur un coussin, silencieuse, farouche, le regard fixe, et ne sortait de
sa torpeur que pour s'abandonner à une colère délirante. Ni les
remontrances, ni les prières, ni les représentations tendres d'Isabelle
ne calmaient son désespoir maladif. Philippe absent était plus fort
que l'amour d'une mère, plus fort que toutes les ambitions et les
plaisirs que promet le pouvoir. Isabelle, témoin de tant de faiblesse,
souffrait cruellement : << Le cœur de ma fille est fermé, disait-elle ;
il ne contient rien de viril, rien de royal. >>
Il n'était guère possible de s'illusionner plus longtemps sur l'état
mental de la malheureuse Archiduchesse. Pourtant les Rois essayaient
d'espérer encore. Ils se plaisaient à penser qu'une délivrance prochaine
apaiserait un cerveau surexcité et que la tendresse maternelle serait
un dérivatif à un amour conjugal si mal récompensé.
Le 10 mars 1503, Juana mit au monde un fils que l'on nomma
Ferdinand, en souvenir de son grand-père. Les Rois en éprouvèrent
Isabelle la Grande. 1423/ 28
ISABELLE LA GRANDE
une grande joie au milieu des inquiétudes qui les déchiraient. Ximenes
mit habilement leur satisfaction à profit en sollicitant d'Isabelle
l'exemption de toute taxe pour Alcalâ de Henares où son petit-fils
avait vu le jour, cette cité universitaire qu'il rêvait d'égaler à Sala-
manque. Les citadins furent si touchés de cette faveur que, de siècle
en siècle, ils conservèrent le souvenir du jeune prince et gardèrent
pieusement le berceau qui l'avait reçu dès sa naissance.
Les Rois se félicitaient d'avoir un petit-fils qu'ils espéraient garder
en Espagne, mais l'anxiété de Juana, loin de s'apaiser, semblait grandir
depuis qu'elle était en état de retourner auprès de son époux. Des
événements graves faisaient obstacle à son départ. L'Espagne et la
France étaient en guerre ; leurs armées campaient aux deux extré-
mités de la chaîne des Pyrénées et il était matériellement impossible
d'aventurer la Princesse héritière d'Espagne dans la mêlée des troupes
en marche. D'un autre côté, le voyage par mer n'offrait guère plus de
sécurité, car la flotte, obligée de longer la côte depuis la Biscaye
jusqu'en Flandre, pouvait être contrainte de chercher un refuge
dans un port français où elle serait gardée jusqu'à la paix. Juana
se désespérait :
« Elle rageait comme une lionne d'être retenue en Espagne, également
sans égard pour elle-même, pour ses futurs sujets et pour ses parents
désolés. »
Un message de Philippe, l'invitant à revenir auprès de lui, acheva
de la bouleverser. Elle habitait à cette époque Médina del Campo,
résidence favorite d'Isabelle.
A peine eut-elle pris connaissance de la lettre de son époux qu'elle
ordonna de faire ses préparatifs de départ. En l'absence momentanée
de la Reine, la garde du château avait été confiée à l'Archevêque
de Burgos, Don Juan de Fonseca, et àl'Alcaide Juan de Côrdoba.
Vainement ils supplièrent l'Archiduchesse d'attendre le retour de sa mère
afin de lui faire ses adieux. Elle ne veut rien écouter, sort de ses appar-
tements, franchit l'enceinte intérieure et se présente à la porte forti-
fiée qui donne accès au dehors. L'Alcaide a commandé de relever le
pont-levis. Juana exige que les gardes l'abaissent. Ceux-ci, surpris à
la vue de la Princesse nu-tête, à peine vêtue, seule, répondent qu'ils
n'ont pas d'ordre. Alors Juana s'abandonne au transport d'une colère
folle, menace de sa vengeance ceux qui refusent de lui obéir, passe de
l'indignation et de la fureur aux plaintes et aux prières. Les dames
(424)
LA MORT D'ISABELLE
d'honneur accourent et cherchent à la ramener. Mais aucun raisonne-
ment ne la touche. Dans sa frénésie, elle s'accroche aux barres de la
herse, cherche à les ébranler ; elle veut partir, rejoindre son époux
qui l'appelle ; elle n'a besoin ni d'escorte pour traverser la France ni de
bateau pour la porter sur la mer. Non seulement elle refuse de se rendre
aux sollicitations de l'Êvêque de Burgos, mais elle rejette avec vio-
lence la cape dont on cherche à couvrir son déshabillé. Le matin
glacé, succédant à une nuit de novembre, la trouva blême de froid,
toujours cramponnée à la porte close.
Isabelle avait été prévenue par un courrier venu à toute vitesse.
Ce lui fut un coup terrible que d'entendre raconter l'effroyable scène
dont le messager avait été témoin. Il n'y avait plus rien à espérer ;
Juana était folle, folle irrémédiablement. Et c'était à ces mains de
démente amoureuse qu'il faudrait un jour confier le sceptre des
Espagnes, du royaume de Naples et du Nouveau Monde !
Les temps n'étaient plus où la Reine parcourait à cheval de
longues distances, insouciante de la chaleur et du froid. Elle était
maintenant obligée de voyager en litière et, par conséquent, à une
allure lente. Aussitôt après la réception du message, elle fit partir
l'Amiral Enriquez et l'Archevêque de Tolède, comptant sur leur
autorité et leur affection pour apaiser la malheureuse Juana.
« Parlez-lui avec douceur, avec tendresse, avec bonté. »
Autant eût valu s'adresser à un bloc de pierre et chercher à l'atten-
drir. L'Amiral et l'Archevêque obtinrent seulement que Juana se
retirerait pendant la nuit suivante dans un corps de garde voisin de
la porte. A la pointe du jour, elle en sortit et vint de nouveau se
cramponner à la herse. Isabelle la trouva ainsi, pâle, échevelée. Qua-
rante-huit heures s'étaient écoulées depuis le début de l'accès.
A la vue de sa mère, Juana eut comme un retour à la raison ;
elle consentit à rentrer dans le château, à condition qu'on ne mettrait
plus obstacle à son départ. Isabelle céda. Mieux valait exposer sa
malheureuse fille sur la terre ou sur la mer que d'être obligé de
l'enfermer comme un animal furieux et d'avouer devant toute
l'Espagne une démence irrémédiable.
A partir de ce moment, l'état de Juana parut s'améliorer. Elle
s'occupa de ses préparatifs de départ avec une fièvre qui semblait
l'apaiser. Comme on avait fini par lui démontrer l'impossibilité de
traverser la France et qu'on lui rappelait sans cesse le danger qu'elle
(425)
ISABELLE LA GRANDE
avait couru sur mer à son premier voyage en Flandre, elle consentit à
patienter jusqu'au retour de la belle saison. Elle s'embarqua au
printemps de l'année 1504, l'esprit assez calme et la joie au cœur. Isa-
belle la laissa partir sans regret, mais le désespoir dans l'âme. La mère
et la fille ne devaient jamais se revoir.
La traversée fut heureuse, et quand Juana atteignit Gand, où
la reçut l'époux tant aimé, elle paraissait en pleine possession de ses
facultés mentales. Mais combien l'équilibre était instable !
Peu après son arrivée, Juana est informée que Philippe s'est épris
d'une de ses demoiselles d'honneur. Enflammée de jalousie, en proie à
un délire immaîtrisable, elle fait saisir sa rivale dans une salle même
du palais, la frappe et fourrage à coups de ciseaux dans la belle che-
velure blonde qui a séduit son volage époux.
L'Archiduc, à qui l'on a caché la crise de Médina del Campo,
se précipite chez sa femme, l'accable de reproches et d'injures et
déclare qu'il n'aura jamais plus de relations avec une pareille furie.
L'accès fut décisif. Juana ne devait jamais retrouver la raison
d'une façon complète. Si le jugement échappa dans une certaine
mesure au naufrage, la volonté, l'activité sombrèrent et rirent place à
une insouciance sans limite et sans remède.
On imagine le scandale provoqué par l'acte de Juana. Le bruit
s'en répandit dans toutes les Cours et parvint jusqu'aux Rois.
Ferdinand et Isabelle, si formalistes par caractère et par tradition,
si pénétrés de la dignité royale, en éprouvèrent un tel chagrin mêlé
de honte qu'ils tombèrent malades presque en même temps. Le Roi,
saisi d'une fièvre violente, parut d'abord plus gravement atteint que sa
femme, mais il avait une constitution vigoureuse et triompha de la
maladie, tandis que la Reine, épuisée, succombait sous le poids de sa
douleur. Loin de céder, la fièvre se compliqua de crises nerveuses ;
bientôt des symptômes alarmants se manifestèrent et les médecins ne
s'illusionnèrent plus sur l'état de leur Souveraine. Son corps délicat
était usé par trente années d'un règne si laborieux qu'aucun homme,
semble-t-il, n'en aurait pu supporter l'effort. Son esprit était désolé
et son courage anéanti. La mort de ses deux premiers-nés, Isabel et
Juan, le veuvage de sa fille Catherine perdue au fond de l'Angleterre,
et surtout la folie de Juana, en avaient brisé les ressorts. Que devien-
drait sa bien-aimée Castille quand elle aurait pour maître l'Archiduc
Philippe, ce prince frivole, léger, mauvais époux, antipathique aux
Espagnols dont il détestait la raideur et la piété austère.
L'effort immense qu'Isabelle s'était imposé pour cacher ses dou-
(426)
LA MORT D'ISABELLE
leurs sous un front serein, un redoublement de ferveur religieuse, un
surcroît de jeûnes, de prières, de mortifications, avaient tari les der-
nières sources de vie. A la fin de septembre, la fièvre devint perma-
nente, une soif inextinguible torturait la malade sans lui arracher une
plainte. Les médecins parlèrent d'hydropisie.
En dépit de ses souffrances, la Souveraine gardait la direction des
affaires publiques. De son lit, elle écoutait la lecture de la correspon-
dance d'Ëtat et donnait le sens des réponses qu'elle comportait. Peu de
jours avant sa mort, elle reçut encore la visite de Prospero Colonna.
Accueilli d'abord par le Roi Ferdinand et interrogé sur le but de son
voyage, il répondit :
« Je suis venu en Castille dans l'espoir d'y contempler la femme qui,
de son lit, gouverne le monde et lui commande. »
Isabelle connaissait son état et elle voyait s'approcher la mort sans
épouvante ni regret. Pour lui fermer les yeux, il ne restait près d'elle
aucun des cinq enfants qu'elle avait élevés avec tant de sollicitude.
Le Cardinal de Mendoza était mort neuf ans auparavant ; l'année
précédente, elle avait perdu ses amis Juan Chacon Adelantado de
Murcie, le plus fidèle des trésoriers, et Gutierre de Cârdenas, Comman-
deur de Léon, sans l'avis de qui les Rois n'entreprenaient rien, tant ils
tenaient en estime son intelligence et sa prudente sagesse. A son chevet
se tenait seuls un époux très inquiet de son avenir personnel et le
Cardinal de Ximenes, inaccessible à tout sentiment tendre ou
compatissant.
Un noble vénitien, nommé Viânnelli, que Gonzalve avait envoyé
aux Rois pour leur rendre compte de l'état des affaires en Italie, fut
reçu par la Reine et, à la fin de l'audience, demanda la permission de
lui offrir un présent, certes indigne d'elle. C'était une croix d'or pur,
enrichie d'une escarboucle inestimable, entourée de pierres précieuses.
En présence de la Souveraine, Ximenes dissimula son méconten-
tement, mais à peine le chevalier fut-il sorti de la chambre royale
qu'il le malmena. << Le service de l'Église réclamait bien plus d'argent
que la Reine n'avait besoin de diamants et des pierres précieuses
de l'Inde >>.
La maladie s'aggravait chaque jour. La Cour vivait dans l'angoisse
Une lettre de Pierre Martyr, datée du 15 octobre 1504, traduit le senti-
ment général :
(427)
ISABELLE LA GRANDE
« Vous me demandez quel est l'état de santé de la Reine. Nous sommes
assis tristement dans le palais, tout le long du jour, tremblant dans l'attente
de l'heure où la religion et la vertu quitteront la terre avec elle. Demandons
à Dieu qu'il nous soit permis de la suivre où elle ira bientôt. Son Excellence
est si transcendante parmi les Excellences humaines, qu'il semble n'y avoir
rien de mortel en elle. On ne peut dire qu'elle soit sur le point de mourir,
mais on peut affirmer qu'elle est sur le point de connaître une existence plus
noble et qui doit exciter notre envie plutôt que nous causer de la tristesse.
Elle laisse le monde rempli de sa renommée et va jouir d'une éternelle vie
avec Dieu, dans le ciel... Je vous écris entre l'espoir et la crainte, tandis que
le souffle de la respiration voltige encore sur ses lèvres. »
Dans toutes les villes du royaume, ce n'était que jeûnes, morti-
fications, messes, neuvaines, pieux pèlerinages pour obtenir le soula-
gement de l'illustre malade. Elle seule restait impassible et suppliait
ses fidèles de demander à Dieu le salut de son âme et non la guérison.
Le 12 octobre, elle dicte son testament, peut-être le plus beau
témoignage de sa force de caractère et de sa grandeur d'âme.
Isabelle demande que, aussitôt après sa mort, son corps intact
soit porté au monastère franciscain de Santa Isabel, à l'Alhambra
de Grenade, et couvert d'une dalle très simple :
« Si, plus tard, le Roi, mon seigneur, préfère que son tombeau soit érigé dans
n'importe quel autre sanctuaire, ma volonté est que mon corps y soit
transporté afin que l'union dont nous avons joui dans le monde, nous puis-
sions, s'il plaît à Dieu, l'espérer encore quand nos âmes seront en paradis
et que cette union soit symbolisée par nos corps placés côte à côte dans la
terre. »
Protestant contre le luxe extravagant des funérailles en usage chez
les riches Castillans, la Reine ordonne que ses obsèques soient célébrées
sans aucune pompe. L'argent ainsi épargné sera dépensé en aumônes et
en messes de requiem. Elle pourvoit à l'entretien de plusieurs œuvres
charitables, entre autres le mariage des jeunes filles pauvres et le rachat
des Chrétiens enlevés chaque année par les pirates de Barbarie. Elle
ordonne de payer exactement ses dettes dans un délai d'une année,
révoque des faveurs peu justifiées et retranche des offices superflus.
Avec une admirable prévision, elle supplie ses successeurs de main-
tenir l'intégralité du territoire, et leur recommande instamment de
ne jamais se dessaisir de Gibraltar, clé du royaume sur la Méditerranée.
Elle prie le Roi, à qui elle laisse la maîtrise des grands ordres
(428)
LA MORT D'ISABELLE
castillans, un droit sur YAlcabala et sur les revenus des Indes, d'accepter
ses bijoux ou de choisir ceux qui pourraient lui plaire. Les autres
seront distribués aux personnes de sa maison, ainsi que ses richesses
personnelles et sa garde-robe conservées à l'Alcazar de Ségovie.
Enfin, elle aborde le sujet si grave de la succession au trône de
Castille et s'adresse ainsi à la future Reine, sa fille Juana, et à son
époux, l'Archiduc Philippe.
« Je recommande et ordonne très affectueusement à la Princesse ma fille
et au Prince Philippe son époux d'être toujours les sujets obéissants du Roi
mon seigneur, de ne jamais enfreindre ses ordres, d'écouter ses conseils, de le
servir, de le traiter avec révérence et respect, de l'honorer et de le faire
honorer comme doit être honoré un bon père, afin de mériter et d'obtenir la
bénédiction de Dieu, celle du Roi et la mienne.
« Il est à espérer qu'ils se comporteront envers Son Altesse de telle
sorte que mon absence ne se fera point sentir et que sa situation restera ce
qu'elle était de mon vivant.
« Ces honneurs et cette vénération sont dus à Son Altesse parce que
Dieu, dans ses commandements, ordonne d'honorer et de vénérer un père ;
mais Ils doivent aussi obéir à ses ordres et suivre ses conseils parce qu'ils
leur seront profitables et que leurs royaumes en bénéficieront, étant donnée
la grande expérience du gouvernement acquise par Son Altesse.
« Le Roi, mon seigneur, doit être encore plus obéi, vénéré et honoré
qu'aucun autre père, d'abord parce qu'il est un prince excellent, bon, distin-
gué par une grande vertu, ensuite parce que, au grand effort de sa personne
royale, il a récupéré les royaumes qui étaient aliénés au temps où j'en héri-
tai, et a mis fin aux troubles et aux soulèvements provoqués par la guerre
civile ; parce que, au prix de non moins grands dangers pour sa personne
royale, il a conquis le royaume de Grenade et chassé les ennemis de notre
Sainte Foi qui avaient usurpé et occupé ces royaumes ; parce qu'il en a
assuré le bon gouvernement et y a rétabli la justice dont, par la grâce de
Dieu, nous iouissons maintenant. »
Par cet hommage, on peut juger du désintéressement d'Isabelle
qui, à l'heure de la mort, attribuait généreusement à son époux les
grands actes d'un règne où elle avait joué un rôle si important, sinon
prépondérant. Certes, elle rendait justice à Ferdinand, mais il lui fallait
motiver aussi par une louange sans restriction la seconde partie de son
testament, faute d'en exposer publiquement les motifs réels.
« Il peut arriver qu'à l'heure où Dieu me retirera de ce monde et me rap-
pellera vers lui, la Princesse Juana, Archiduchesse d'Autriche et Duchesse
(429)
ISABELLE LA GRANDE
de Bourgogne, ma très chère et bien-aimée fille, héritière légitime de mes
royaumes, terres et seigneuries, soit absente de ces pays, ou, y étant venue et
y étant demeurée quelque temps, soit obligée de les quitter ; ou bien encore
que, présente, elle ne veuille pas ou ne soit pas capable de régner et de gouverner.
« Si ce cas se présentait, il serait nécessaire de pourvoir au gouverne-
ment de mes royaumes, afin qu'ils restent en paix et soient administrés
avec justice.
« Les procurateurs desdits royaumes, assemblés à Tolède en 1502, réunis
à Madrid et à Alcalâ de Henares en 1503, m'ont conseillé de pourvoir à cette
contingence et supplié de nommer le Roi, mon seigneur, administrateur et
gouverneur desdits royaumes, terres et domaines dans les circonstances
indiquées, en considération du scandale et de la désunion qui pourraient se
produire si le pouvoir n'était pas exercé, en considération de la grandeur,
de la noblesse, des éminentes qualités et vertus du Roi, mon seigneur, et consi-
dérant aussi sa grande expérience du gouvernement dudit royaume, expé-
rience dont mes États et mes sujets ont tiré et tireront grand profit.
« En conséquence, je décide, ordonne et veux que, dans chacun des cas
précités, le Roi, mon seigneur, règne, gouverne et administre mes royaumes,
terres et domaines, et garde leur gouvernement et administration à la place
et au nom de ma fille jusqu'à ce que mon petit-fils, l'Infant Don Carlos,
fils aîné et légitime héritier de ladite Princesse et de son époux, le Prince
Philippe, ait accompli sa vingtième année, âge requis par la loi pour gou-
verner et régner dans ces royaumes.
« Si, après avoir atteint cet âge, il vient dans ces royaumes avec l'inten-
tion de gouverner, il pourra régner et gouverner dans les conditions établies
plus haut. »
C'est contre l'incapacité de gouverner si nettement prévue par
Isabelle que Philippe protestera dès la mort de la grande Reine,
quand, au mépris d'instructions formelles et solennelles, il prétendra
exercer au nom de sa femme le pouvoir suprême confié à Ferdinand.
Le 23 novembre, trois jours avant sa mort, Isabelle signait un
codicille dicté le 17 novembre. Elle y exprime certains scrupules et il
doit être considéré comme le dernier témoignage de son amour pour
ses peuples.
Le premier paragraphe a rapport aux ordonnances, statuts et
pragmatique parfois contradictoires et dont l'application est extrê-
mement difficile. Une commission de légistes sera chargée de les
codifier.
Le second paragraphe concerne les Indiens. La Reine ordonne à ses
successeurs de les traiter avec bonté, de les amener à la foi chrétienne
par la douceur et la persuasion ; elle recommande de respecter leurs
(430)
LA MORT D'ISABELLE
biens et propriétés. Sans doute, la Souveraine, à qui l'on cachait les
excès des conquérants, en avait eu l'intuition, puisque cet appel à la
justice et à l'humanité occupe les dernières heures de sa vie.
Dans le troisième paragraphe, Isabelle se préoccupe de la légi-
timité du droit à'alcabala qui frappe toutes les transactions commer-
ciales et constitue le principal revenu de la couronne. Elle se demande
si ce droit, établi par elle au moment de ses grandes guerres, doit être
temporaire ou perpétuel. Cette question sera étudiée par des hommes
compétents. Dans le cas où ils jugeraient que cette taxe ne saurait
être maintenue, les Cortes seraient appelés à la remplacer par d'autres.
L'original de ce document, conservé à la bibliothèque de Madrid,
porte la dernière signature royale. A la déformation des lettres, on
devine l'affaiblissement de la main, mais les deux paraphes qui enca-
drent et soutiennent le Yo la Reyna montrent encore la force de
la volonté et l'énergie du commandement.
Désormais Isabelle avait rempli ses devoirs de souveraine ; il ne
lui restait plus qu'à élever son âme vers le Créateur. Soutenue par une
foi ardente et sincère, elle accomplit avec ferveur les rites religieux
de la dernière heure, mais, gardant jusqu'au bout un sentiment où se
mêlaient sans doute une pudeur spéciale à la femme espagnole et le
respect de la dignité royale, elle refusa de laisser découvrir ses pieds
pour y recevoir l'onction sainte. Puis, doucement, sans agonie, elle
expira dans les bras de Beatriz de Bobadilla, Marquise de Moya, cette
amie d'enfance qui ne l'avait jamais quittée. Ce fut un peu avant midi,
le 26 novembre 1504. Isabelle était âgée de cinquante-trois ans et
dans la trentième année de son règne magnifique.
Pierre Martyr fut chargé d'annoncer la nouvelle fatale à l'Arche-
vêque de Grenade :
« Ma main tombe inerte à mon côté, tant mon chagrin est grand. Le monde
a perdu son plus bel ornement. Sa perte est déplorée non seulement par
l'Espagne qu'elle a si longtemps poussée dans le chemin de la gloire, mais
elle sera pleurée par toutes les nations de la chrétienté, car la Reine était le
miroir de toutes les vertus, le bouclier de l'innocence et l'épée vengeresse
des méchants. Je ne connais aucune personne de son sexe, dans les temps
anciens ou modernes, qui, à mon jugement, soit digne d'être nommée auprès
de cette femme incomparable. »
Conformément à la volonté d'Isabelle, son corps intact fut conduit
à Grenade au lendemain même de sa mort. Le cortège, très simple,
traversa Arévalo, Cebreros, Tolède, Palacios, Jaén, Torre del Campo
(43i)
ISABELLE LA GRANDE
et atteignit Grenade le 17 décembre. Durant tout le voyage, la pluie
ne cessa de tomber, les ouragans soufflèrent avec rage et les fleuves
s'épandirent hors de leur lit. Plusieurs personnes et quelques chevaux
se noyèrent dans les canaux d'arrosage cachés sous les eaux torren-
tueuses ou en traversant des rivières dont les ponts avaient été
emportés. On eût dit que les cieux de Castille pleuraient leur souve-
raine.
Le corps fut déposé à l'Alhambra, dans le monastère de Saint-Fran-
çois, comme pour dominer le champ de la victoire et prêcher la
vaillance, même après la mort. Plus tard, Charles-Quint fit élever
deux mausolées dans une annexe de la cathédrale de Grenade, l'un
consacré à ses aïeux, le second, plus magnifique encore, dédié à son père
et à sa mère, Philippe et Juana, de si triste mémoire pour l'Espagne.
Une crypte sous-jacente reçut les restes mortels.
Les actes d'Isabelle ont montré son intelligence, son énergie; sa
persévérance, la noblesse de son caractère et la grandeur de ses con-
ceptions à mesure que se succédaient les pages de son histoire. Qui dira
sa magnanimité, sa générosité, son amour du bien et du juste ?
Comme elle savait exalter les qualités guerrières des grands et en-
courager les humbles que leurs vertus et leurs talents rendaient utiles
à l'État ! Dans ses voyages incessants à travers ses territoires, elle
apparaît comme la manifestation vivante de la royauté. La délica-
tesse de ses attentions permet à chaque province où elle passe de la
croire à elle tout entière.
Ainsi, en Biscaye et dans le Guipuzcoa, le costume diffère de celui
que la mode et le voisinage des Arabes ont introduit en Castille.
Durant son séjour, Isabelle dans le désir de flatter les regards des
plus fidèles sujets de la vieille monarchie, portera des habits et des
bijoux empruntés aux riches dames asturiennes, et, quand elle les leur
rendra, elle les aura embellis d'un ornement ou de gemmes précieuses.
A la manière des souverains orientaux, elle laisse sur son passage
des souvenirs personnels toujours appropriés au goût ou aux besoins
de ceux qui sont l'objet de sa générosité. Quand les circonstances l'en
empêchent, elle en témoigne le regret. C'est ainsi que l'on a d'elle
une lettre où elle s'excuse auprès d'une jeune dame de n'avoir pu lui
donner des vêtements dignes de sa personne, mais elle ne sera pas
oubliée.
La générosité d'Isabelle ne se manifestait pas seulement par des
cadeaux. Elle interrogeait ses intimes, s'informait de leurs désirs, ou
bien encore jugeait de leurs sentiments d'après les siens. Très femme
(432)
CI. Laurent.
TOLÈDE : POPTE DE L'HÔPITAL DE SANTA CRUZ.
Isabelle la Ghande.
Pl. XXXV, PAGE 432.
in*
^iHBBHBBIBBSH
Bi-RGOS :
PORTE DE LA CASA MIRANDA.
Isabelle la
l'i XXXVI, i
LA MORT D'ISABELLE
malgré la virilité de son génie, très attachée à son époux, elle ne
s'étonnait pas que d'autres femmes souffrissent de certaines négli-
gences et compatissait à leurs peines. Comme elle est jolie, cette der-
nière phrase adressée à GômezManrique, Corregidor de Tolède, pour
l'appeler à la Cour où sa femme est gravement malade. Le message,
écrit par le secrétaire, a la forme froide que comporte un écrit
royal. Isabelle n'en est pas contente et ajoute de sa main :
« Gômez Manrique, dans tous les cas, venez bientôt. Dona Juana a été
très mal ; son état s'était amélioré, mais elle a eu une rechute en apprenant
que vous ne veniez pas. »
Par la sollicitude et l'affection qu'elle témoignait à ses sujets,
par l'intérêt qu'elle leur manifestait dans les circonstances importantes
de la vie, par le soin qu'elle prenait des affaires privées des personnes
de son entourage, alors que l'indifférence est en général le moindre
défaut des monarques, Isabelle s'attachait les cœurs, captait la con-
fiance et méritait un dévouement juste récompense de ses sentiments
personnels. C'est ainsi que le Cardinal de Mendoza, en mourant, la
nomma son exécutrice testamentaire, certain que, loin de s'appro-
prier des biens immenses sur lesquels la couronne pourrait reven-
diquer des droits, elle terminerait les grandes œuvres qu'il avait entre-
prises, entre autres l'hôpital de Tolède dont les fondations étaient à
peines creusées.
La tendresse d'Isabelle pour Beatriz de Bobadilla, l'amie de
son enfance, ne se démentit jamais, et certaines lettres où elle l'appelle
« ma fille la Marquise >> restent comme un témoignage précieux de
cet attachement.
Mais la magnanimité, la générosité ne sont pas la faiblesse et,
quand la fermeté devient nécessaire, Isabelle montre une énergie et
une constance inébranlables. Dans la réforme des ordres religieux,
elle déploie une force de volonté qui étonne ses contemporains, instruits
pourtant de sa ferveur. Fray Ambrosio de Montesinos la loue d'avoir
ramené à l'observance de leur règle un grand nombre d'ordres monas-
tiques chez qui survivait à peine le souvenir de la piété des fonda-
teurs. Bernâldez, Cura de los Palacios, glorifie, lui aussi, le zèle de la
Reine, seul capable de réprimer les excès auxquels se livraient les
religieux, presque à leur insu, et Gonzalvo Fernândez de Oviedo n'ap-
porte pas un moindre témoignage à l'œuvre moralisatrice de la souve-
raine, quand il écrit :
(433)
ISABELLE LA GRANDE
« Les moines et les nonnes avaient autant d'enfants que s'ils étaient
mariés. »
Ce n'était pas une entreprise aisée que de rappeler le monde
monacal à une sévérité de mœurs contre laquelle protestaient en Cour
de Rome les supérieurs des ordres religieux. Ximenes, qui avait engagé
la Reine à commencer la réforme par l'ordre des Franciscains dont
il faisait partie, encourut le blâme d'un émissaire du Pape et fut
traité d'ignorant, d'inepte et d'hypocrite.
Isabelle restait ferme dans son dessein et il devint bientôt manifeste
qu'elle aurait raison des moines dissolus, comme elle avait réduit à
l'obéissance les nobles rebelles. Les réfractaires allèrent s'établir en
Barbarie, mais la soumission des religieux ramenés à la pratique des
anciennes règles compensa largement cette perte. C'est à son initia-
tive que l'Espagne dut les belles figures qui illustrèrent les cloîtres au
xvie siècle.
Les couvents de femmes subirent plus aisément l'influence de la
Reine que ne l'avaient fait les monastères d'hommes ; son action y fut
plus directe, et prépara la réforme accomplie par sainte Thérèse
quelques années plus tard.
Comment résister à une souveraine qui arrivait dans une
abbaye, s'y installait, donnait l'exemple du travail en filant la que-
nouille, suivait tous les offices et ne laissait échapper aucune occasion
d'exhorter ses compagnes et de les engager à remplir les devoirs imposés
par la règle non seulement avec ponctualité, mais encore avec joie et
amour? S'astreindre pendant quelque temps à la vie monacale ne
demandait pas un effort à la grande Reine. Occupée nuit et jour des
affaires de l'État, elle n'oubliait jamais de se rendre aux offices,
d'écouter les prédications et de lire les Heures. Le soin de sa chapelle,
le choix de la musique que l'on y chantait l'intéressaient vivement.
Attentive à l'exécution, elle ne laissait passer aucune faute sans la
noter et la signaler. Jamais peut-être les chœurs de la chapelle royale
ne furent plus nombreux. Dans leur désir d'être agréables à leur
souveraine, les jeunes nobles, les grands seigneurs eux-mêmes sollici-
taient l'honneur d'en faire partie.
Broder des ornements d'église était un des passe-temps favoris
d'Isabelle, et la cathédrale de Grenade s'enorgueillit de posséder des
chapes et des chasubles où son aiguille a dessiné des ornements d'or
sur le velours et la soie.
A ce propos, il est assez curieux de remarquer que la grande Reine,
(434)
LA MORT D'ISABELLE
dont l'esprit élaborait sans cesse de vastes projets, donnait volon-
tiers à ses doigts une occupation matérielle. On assurait que le Roi
Ferdinand n'avait jamais porté une chemise qui n'eût été filée et
cousue par sa femme.
Isabelle était simple et humble dans sa foi, confiante dans l'auto-
rité de ses directeurs spirituels choisis parmi les hommes austères.
En réponse à une lettre où l'Êvêque Talavera lui reproche d'avoir
dansé, admis à sa table un ambassadeur et changé trop souvent de
toilette en l'absence du Roi, elle s'excuse, témoigne de la pureté de
ses intentions, rappelle que les robes, loin d'être neuves, avaient été
déjà portées lors de la réception du bâtard de Bourgogne, allègue
les habitudes des princes et conclut ainsi :
« La coutume, je le sais, ne peut faire qu'une action mauvaise en elle-
même soit bonne ; mais je souhaite avoir votre opinion en connaissance de
cause. Si, dans les circonstances dont je viens de vous parler, mes actes ont
été répréhensibles, je ne les renouvellerai pas, soyez-en bien assuré. » g
Cette soumission avait ses mérites, mais elle explique la domi-
nation néfaste de Torquemada et l'influence décisive de Ximenes.
Pourtant il faut rendre cette justice à Isabelle que jamais elle ne
sacrifia les intérêts de la couronne à ceux de l'Église de Rome. Ses rela-
tions souvent tendues avec la Papauté en témoignent. Peut-être dut-
elle cette indépendance d'esprit au mépris que lui inspirèrent les
Pontifes ses contemporains, et en particulier Alexandre VI.
Isabelle ne connut jamais l'exaltation des visionnaires. Son esprit
était droit, pondéré. Elle cherche à discerner quel est le devoir
royal, et rien ni personne ne peut la détourner de son accomplis-
sement. Avant une entreprise, elle établit ses plans et mûrit ses pro-
jets avec une sagesse unie à une raison que le succès doit couronner.
Les qualités éminentes de la Souveraine se déployaient publique-
ment dans l'exercice de la justice, ce devoir royal qu'elle remplit sans
se lasser durant trente ans de règne.
Gonzalvo Fernândez de Oviedo décrit dans ses Quincuagenas
le cérémonial en usage.
« Je me rappelle l'avoir vue dans cet Alcazar de Madrid, assise en public
auprès du roi Ferdinand le Catholique, son époux, donnant audience tous les
vendredis aux petits et aux grands qui venaient demander justice. A leur
côté, sur la même estrade haute à laquelle on accédait par six gradins, et
(435)
ISABELLE LA GRANDE
en dehors du dais tendu au-dessus des Monarques, se trouvait un banc pour
chaque partie où étaient assis douze auditeurs du Conseil de la justice et le
président dudit Conseil royal. Debout se tenait le secrétaire du Conseil,
nommé Castaneda, chargé de la lecture des pétitions. Au pied des gradins,
un autre secrétaire de la Chambre du Conseil prenait note des jugements
rendus.
« De chaque côté de la table où. étaient déposées les pièces se tenaient
debout six arbalétriers portant la masse, tandis qu'à la porte d'entrée de la
salle d'audience les huissiers laissaient entrer librement les plaignants sans
en arrêter aucun, suivant l'ordre formel donné par la Reine.
« Ce temps, ajoute Oviedo, fut une aurore de justice et celui qui la méri-
tait la recevait. J'ai vu que, depuis le jour où Dieu a rappelé cette sainte
Reine, il est devenu plus difficile de négocier avec le valet du secrétaire du
Conseil que cela ne l'était avec elle, et cela coûte bien davantage. »
Le zèle et l'amour qu'Isabelle montrait dans le gouvernement de la
Péninsule, elle s'efforçait de les déployer dans l'administration des
Indes. Dès la troisième expédition de Colomb, elle tâche de parer aux
maux qu'elle devine et donne sa dernière pensée aux nouveaux sujets
dont Dieu, pense-t-elle, lui a confié la garde pour la plus grande gloire
de son nom. Les volontés d'Isabelle ne trouvèrent pas d'exécuteurs
fidèles et sa perte fut à peine connue à Hispanola que la cupidité
et l'injustice accomplirent leur œuvre funeste. Rien ne devait
désormais en enrayer les effets.
Fray Bartolomé de las Casas s'exprime ainsi dans la Brevisima
relation de la destruciôn de las Indias :
« La perdition de ces îles et terres ne tarda pas dès que l'on sut là-bas la
mort de la Sérénissime Reine Isabelle survenue en 1504. Jusque-là on avait
seulement saccagé quelques provinces de l'île d' Hispanola à la suite de
guerres injustes ; mais toutes ne l'avaient pas été, grâce à l'intervention de
la Reine. Parce que la Reine, que Dieu l'ait en sa garde, montrait un zèle admi-
rable pour le salut et la prospérité de ses peuples, comme le savent ceux
qui, à notre exemple, l'ont vu de leurs yeux et constaté de leurs mains. »
De toute part, les échos répètent les mérites d'Isabelle. Élevée au
trône dans une crise grave, aux prises avec les révoltes des grands et le
désespoir d'un peuple opprimé, elle reçut un royaume ruiné et déchiré
par les factions. Alors, avec une claire vision de l'avenir, elle se dressa
comme le rédempteur de son pays et le sauva. En moins de vingt ans,
les Rois d'Espagne devinrent, grâce à elle, les arbitres de l'Europe.
L'historien Pulgar résume l'œuvre des Rois.
(436)
LA MORT D'ISABELLE
« Dans tout le royaume, peu avant leur avènement, il y avait des voleurs
et des criminels aux diaboliques audaces qui, sans aucune crainte de la
justice, commettaient les plus vilains délits. Mais, en peu de temps, s'imprima
dans le cœur de tous une si grande crainte que personne n'osait tirer les
armes contre son voisin, que personne n'osait tenter des coups de force, que
personne ne disait parole mauvaise ou discourtoise. Tous cherchaient à
s'améliorer et à s'amender, tous se soumettaient à la justice et s'appli-
quaient à sa défense. Le chevalier et l'écuyer ne molestaient plus le laboureur
et l'employé et n'osaient ennuyer personne, de crainte de la justice que les
Rois accordaient aussi bien aux petits qu'aux grands. Les chemins devinrent
sûrs et des forteresses jusque-là fermées avec soin demeurèrent ouvertes
dans la certitude que personne n'oserait les enlever. »
C'est un auteur français, le Loyal Serviteur, qui dira le dernier
mot sur la grande Reine.
« L'an 1504, une des plus triomphantes et glorieuses dames qui depuis
mille ans avait été sur la terre, alla de vie à trépas. Ce fut la Reyne Isabel de
Castilîe qui ayda, le bras armé, à conquister le royaulme de Grenade sur les
Mores. Je veux bien asseurer aux lecteurs de cette présente hystoire que sa
vie a été telle qu'elle a bien mérité couronne de lauriers après sa mort. »
L'arrêt de la postérité a ratifié le jugement des contemporains et,
après quatre siècles, les Espagnols ne se lassent pas de glorifier le talent,
la vaillance, la grandeur d'âme et la vertu de la Souveraine qui ren-
versa les barrières debout entre la Castilîe et l'Aragon, recouvra l'An-
dalousie, découvrit le Nouveau Monde et restera toujours la person-
nification la plus belle de la Femme- Roi comme la vierge de Dom-
remy demeurera la plus noble et la plus pure figure de la Femme -Capi-
taine.
Époque à jamais mémorable où, en moins de quarante ans, le
Dispensateur de la justice immanente fit naître les libératrices de la
France et de l'Espagne.
Gesta Dei per mulieres.
CHAPITRE XXV
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
ATTRAIT DE L'ESPAGNE. || MUDEJARS ET MOZARABES. || SAN JUAN DE LOS
REYES. |] LA CHAPELLE DU CONNÉTABLE. || LE PALAIS DU CORDON. || LES COLO-
NIA ACHÈVENT LA CARTUJA DE MIRAFLORES. || LE STYLE PLATERESQUE. || LA
CASA MIRANDA ET LES DEMEURES DE LA NOBLESSE CASTILLANE. || LA TOUR
PENCHÉE DE SARAGOSSE. || LA SCULPTURE ANTÉRIEUREMENT A ISABELLE. || DAN-
CART ET PEDRO MILLÂN. || LE RETABLE ET SES ORIGINES. || LE RETABLE DE MIRA
FLORES. || LE TOMBEAU DU ROI JUAN II ET DE DONA ISABEL. || LES STATUES
ORANTES DE DON ALFONSO ET DE JUAN DE PADILLA. || LA PEINTURE DANS LES
MANUSCRITS. || LUIS DALMAU. LE RETABLE DES CONSEILLERS. || LES ÉCOLES DE
PEINTURE EN ESPAGNE. || ANTONIO DEL RINCON PEINTRE DES ROIS. || CARACTÉ-
RISTIQUES DE LA PEINTURE PRIMITIVE ESPAGNOLE. || LA SCULPTURE SUR
BOIS. || LA FAÏENCE DÉCORATIVE. Il ÉMAUX A REFLETS MÉTALLIQUES. || L'ORA-
TOIRE D'ISABELLE. || LE COSTUME. LES ARMES DÉFENSIVES.
DE tout temps, la Péninsule ibérique eut pour les peuples qui
s'y succédèrent un attrait captivant, un charme irrésistible.
Les Grecs et les Phéniciens rirent sur la côte méditerranéenne
de riches établissements dont témoignent encore les ruines d'Emporias,
les belles sculptures d'Elche, du Cerro de los Santos, de Balazote, de
Redobân, d'Osuna, les armes d'Almedinilla, les magnifiques têtes de
taureaux de bronze trouvées à Costig, dans l'île de Majorque.
A leur tour, les Romains dotèrent l'Ibérie de monuments qui témoi-
gnent de leur puissance et où s'affirme leur tempérament utilitaire. Des
temples, des thermes, des forums, des forteresses, des tombeaux,
des ponts, des aqueducs, des cirques, des théâtres, des hippodromes
furent construits en matériaux si solides qu'ils ont, en partie, défié
les siècles.
Viennent les Visigoths. D'abord, ils se contentent de restaurer
les édifices romains et surtout d'approprier les temples au culte chré-
tien. Plus tard, durant le siècle et demi qui suivit l'avènement d'Atha-
(438)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
nagilde et qui correspond à la deuxième partie du vie siècle et à
tout le vne, ils élevèrent des églises, des palais, des édifices publics
où ils mêlèrent les ornements byzantins aux formes architectoniques,
au décor et à la modénature importés jadis d'Italie. De même qu'il y
avait eu un style ibérique composite, il y eut un style visigoth où la
dominante latine persista, mais s'unit à un alliage dû au caractère
spécial de l'Espagne, toujours prête à recevoir des arts étrangers, quitte
à les adapter à l'esprit de ses peuples.
Des monuments visigoths, il ne reste aujourd'hui que des vestiges,
mais ils suffisent pour montrer de quels thèmes architectoniques
ils furent la manifestation. Puis, l'on citerait encore les riches cou-
ronnes votives de Guarrazar dédiées par les Rois Swenthila (621-631)
et Receswinth (649-672).
Trente ans après l'invasion musulmane, les montagnards asturiens,
réfugiés au fond des gorges où les conquérants n'avaient pu les atteindre,
en descendaient, inauguraient l'œuvre de la reconquête et recouvraient
peu à peu les territoires situés au pied des montagnes. Les églises qu'ils
y bâtirent comme première manifestation de leur offensive s'élèvent
à Cangas de Onis, à Oviedo et furent probablement édifiées sur le
modèle et peut-être sur les emplacements des temples détruits par
les Arabes. Mais déjà on y constate l'influence de l'Orient. Les emprunts
sont encore plus accusés dans les églises de la même région bâties
cinquante ans plus tard : San Miguel de Lino, Santa Cristina de
Lena et Santa Maria de Naranco où les berceaux romains inorga-
niques et concrets sont remplacés par des voûtes nervées et contre-
boutées à l'extérieur, d'origine perse.
Ces emprunts faits par l'Espagne aux musulmans le lendemain de
l'invasion ne doivent pas surprendre quand on voit les monarques
chrétiens de cette époque, en dépit de leur ze*le religieux et de leur
patriotisme, confier l'éducation de leurs enfants à des maîtres arabes
et appeler à leur Cour des médecins musulmans.
D'Espagne, le grand courant oriental avait gagné la France par
la Catalogne, était monté jusqu'en Bourgogne, avait traversé les vastes
territoires colonisés par la Rome impériale et, un siècle écoulé, il en redes-
cendait, se dirigeait vers la Navarre et aboutissait en Galice, à Saint-
Jacques de Compostelle, ce pèlerinage fameux où, de France, affluait
un tel concours de pèlerins que le chemin d'étape avait pris le nom de
chemin français.
Distinguer et décrire les églises clunisiennes, puis cisterciennes
qui, à la suite de la réforme des Bénédictins, furent bâties dans le
Isabelle la Grande. (439/ 29
ISABELLE LA GRANDE
Nord de l'Espagne, citer les cathédrales gothiques, ce serait faire l'histoire
de l'influence française sur les architectures romane et gothique de la
Péninsule durant près de trois siècles. Notre désir est seulement de
remonter jusqu'à l'origine des arts espagnols à l'avènement d'Isabelle
et de discerner le rôle de la grande souveraine dans leurs évolutions.
Tandis que le style roman et le style gothique français conquéraient
le Nord de l'Espagne où la domination musulmane avait été trop
courte pour laisser des traces profondes, les Rois de Castille, et déjà
Fernando Ier (1033-1065), comptaient parmi leurs vassaux et leurs
esclaves des Musulmans et recrutaient parmi eux des architectes,
des sculpteurs, des orfèvres, des miniaturistes. Mêlés aux artistes
chrétiens, élevés dans leurs écoles, instruits dans leurs ateliers, ils
créèrent un style où se marièrent les thèmes architectoniques adoptés
dans le Nord avec ceux qu'ils tenaient de leur pays d'origine. Ce fut le
style proto-mudéjare (de mudeddjan, autorisé à demeurer) analogue
au style mozarabe (de mostarib = arabisé) qui caractérise les
œuvres exécutées par les sujets chrétiens des princes musulmans.
De ces conjonctions artistiques dériva par la suite le style mudéjar
proprement dit qui fleurit d'abord dans les provinces dont Tolède
et Saragosse étaient les capitales durant la domination musulmane,
et qui a répandu la grâce et le charme sur les nombreux monu-
ments de l'Espagne médiévale. Tels sont, parmi les plus réputés,
Santa Maria la Blanca, le Transito (deux anciennes synagogues
de Tolède) et certaines parties de l'Alhambra et du Généralife,
ainsi que le Cuarto real de Grenade, l'Alcazar de Séville, le palais de
Guadalajara, l'Alcazar d'Alcalâ de Henares, la chapelle de YOidor
dans la même ville, l'Aljaferia de Saragosse, reconstruits en grande
partie par le Roi Ferdinand et dont les plafonds de' bois, mudéjars
par le tracé, gothiques par l'inscription qui orne la corniche, relèvent
de la Renaissance italienne si l'on s'en tient à la modénature et aux
ornements peints et sculptés.
Les architectes chrétiens ne s'alliaient pas seulement à leurs
confrères musulmans pour bâtir des édifices civils et militaires ; même
quand il s'agissait d'élever ou d'agrandir de magnifiques cathédrales
de style français, ils les consultaient et recouraient parfois à leur expé-
rience et à leur goût. ( Aussi bien, les archives relatives à la construction
des grandes églises gothiques de l'Espagne donnent-elles les noms d'ar-
tistes orientaux, soit que ceux-ci fussent des convertis restés dans le
pays, soit qu'ils eussent été attirés par les évêques et les chapitres. Une
des seules églises où ils n'aient pas collaboré est la cathédrale de Léon,
(440)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
d'un style ogival très pur ; mais leur influence est manifeste dans le
plan de la cathédrale de Séville, dans la peinture du cloître et dans la
coupole étoilée de la cathédrale de Burgos, dans le cloître de la cathé-
drale de Tolède, ainsi que dans le plafond de la salle capitulaire dû à
Pedro Gumiel et à Enrique de Egas. On la retrouve également dans le
plan de la Seo de Saragosse, dans la disposition intérieure du dôme
et la décoration extérieure de sa façade comme dans la construction
de la coupole en alvéoles d'une chapelle de la même église exécutée
ou modifiée au temps d'Isabelle. Mais déjà des tendances nouvelles
se manifestent et font pressentir l'introduction de cet art charmant que
les orfèvres {plateros), en particulier un Catalan, Pedro Diez, impor-
tèrent d'Italie et qui doit à ses promoteurs le nom de piateresque.
Le monastère de San Juan de los Reyes, ce premier édifice bâti
par Isabelle, en commémoration de la bataille de Toro remportée
sur les Portugais, appartient dans son ensemble à l'architecture
ogivale et ne présente que des accents mudéjars.
Situé à la pointe occidentale du plateau où s'étend Tolède, il
commande de très haut les rives verdoyantes du Tage. L'église, qui
affecte en plan la forme classique d'une croix latine, est cons-
truite en un calcaire blanc dont le grain très fin et très dur se
prête docile aux caprices du sculpteur. A l'intersection des branches
s'élève, à une grande hauteur, une large et belle coupole sur trompe de
caractère oriental. La retombée des arcs qui la supportent s'appuie
sur les tribunes royales d'une forme très élégante, tandis qu'autour
des nefs une frise sculptée en pleine pierre porte, en magnifiques carac-
tères gothiques, les noms glorieux de Ferdinand et d'Isabelle.
De charmants détails amusent de tous côtés le regard sans
amoindrir l'impression grandiose que laisse l'ensemble. Ici, des fleurs,
des guirlandes, des oiseaux ; là, un singe vêtu en moine, la tête
couverte d'un capuchon, lit son bréviaire avec recueillement. Auprès
de lui, l'artiste n'a pas craint de modeler un vase dont la forme est
caractéristique. Singulières irrévérences, pourtant permises dans ces
temps de foi ardente.
Un cloître, où la richesse l'emporte peut-être sur la magnificence
de la structure, est encore debout, bien que fort restauré (1858), et
représente la manifestation peut-être la plus précieuse et la plus
fleurie de l'architecture ogivale espagnole. Les quatre portiques, qui
occupent une longueur de 26 mètres, sont ornés d'un monde de statues,
d'une profusion d'oiseaux, de fleurs, de fruits traités avec un art
(44i)
ISABELLE LA GRANDE
exquis et parmi lesquels triomphe la grenade entr' ouverte. Sur le
mur intérieur se déroule une longue inscription castillane. Les carac-
tères gothiques sont analogues à ceux employés dans l'église :
« Ce cloître, la haute et la basse église et tout le monastère furent édifiés
par ordre des Catholiques et Très Excellents Rois Ferdinand et Isabelle, Rois
d ; Castille, d'Aragon et de Jérusalem à partir des premiers fondements, en
l'honneur et à la gloire du Roi du Ciel, de sa glorieuse Mère et des bienheureux
saint Jean l'Évangéliste et du très saint François leurs fervents intercesseurs.
Et après l'édification de cette demeure, ils conquirent le royaume de Gre-
nade.détruisirent l'hérésie, chassèrent les Infidèles et gagnèrent les royaumes
des Espagnes et des Indes, et réformèrent les églises et les communautés de
moines et de religieuses qui, dans leurs roj^aumes, avaient besoin de réforme ;
et, après de si grandes et de si excellentes œuvres, le Roi des rois rappela la
Reine du naufrage de ce pèlerinage pour lui donner le prix et la récompense
mérités par les si grands et si éclatants services que, de son vivant, elle
rendit à cette ville et à la religion. Et elle mourut à Médina del Campo,
vêtue de l'habit de Saint-François, le 25 novembre de l'an 1504. »
Comme l'église et le monastère, le cloître fut bâti sur les plans de
l'un des plus célèbres architectes de la cathédrale, Juan Guas, un Fla-
mand ou fils de Flamand et de qui une fresque très réaliste de San
Justo y Pastor nous a conservé les traits. S'ouvrant sur la galerie
supérieure, se trouve la cellule de Ximenes, le premier novice qui prit
l'habit dans le nouveau monastère.
Ce fut à trois artistes d'une même famille, Simon, Juan et François
Colonia, dont le nom trahit l'origine, qu'Isabelle confia l'achèvement
de la Chartreuse de Miraflores destinée à recevoir les sépultures de son
père, de sa mère et de son frère Alfonso, l'infortuné Roi d'Avila.
En terminant cet édifice, elle obéissait à la volonté de Juan II dès
ongtemps exprimée. A peine eut-elle reconquis son héritage sur ses
sujets rebelles unis au Roi de Portugal qu'elle ordonna de reprendre
les travaux interrompus depuis treize ans, les fonds réservés à cette
intention ayant été follement dissipés par son frère Enrique.
L'unique nef de l'église, de style gothique et dont il est impossible
au dehors de soupçonner l'imposante hauteur, apparaît élancée, majes-
tueuse, éblouissante de lumière, d'une lumière que l'on n'a pas l'habi-
tude de rencontrer dans les églises d'Espagne. Elle témoigne que les
rapports entre l'Espagne et l'Italie, devenus si fréquents à la fin du
XVe siècle, n'influèrent que tardivement sur l'architecture de la Pénin-
sule et que les artistes espagnols, encore craintifs des innovations de la
(442)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
Renaissance, gardèrent les traditions franco-flamandes et construi-
sirent les édifices religieux dans le style gothique bien après que ses
pays d'origine l'avaient abandonné. En fait, ils ne sacrifièrent au style
plateresque que sous la contrainte de la mode et plutôt dans les palais,
les collèges et les demeures privées que dans les églises.
C'est à la fin du xve siècle, tandis que les Colonia mettaient la der-
nière main à la Cartuja de Miraflores, qu'on élevait à Tolède San Juan
de los Reyes, à Madrid l'hôpital de la Latina bâti par un architecte
musulman, Maestre Hazan, sur l'ordre de Beatriz Galindo, dame de la
chambre et professeur de latin d'Isabelle ; c'est à la même époque que
l'on construisait à Ségovie le couvent du Parral ; aux portes d'Avila,
Santo Tomas, sur l'emplacement d'un cimetière juif ; à Valence, la
Bourse de la soie, de style gothique catalan, commencée en 1482 ;
que l'on terminait à Barcelone le palais des États de Catalogne (Palau
de la Diputaciô), autant de monuments à la gloire du gothique fleuri de
la Péninsule et qui, le plus souvent , furent l'œuvre d'artistes élevés
dans la double tradition chrétienne et musulmane.
A l'exemple de la Reine, les grands, leurs femmes elles-mêmes en-
courageaient les arts. Doha Mencia de Mendoza, fille du célèbre Mar-
quis de Santillane, greffait, en tête de l'abside de la cathédrale de Burgos,
la magnifique chapelle funéraire de la Purification ou du Connétable,
qui semble sertir l'extrémité de la grande nef comme une ceinture de
richesse et de beauté. Commencée en 1482, la chapelle est bâtie sur
plan octogonal dans ce style de transition où l'ogive en accolade se
mêle aux arcs surbaissés.
A l'extérieur, la haute coupole qui la surmonte éveille l'idée
d'un donjon embelli par une profusion de sculptures, d'inscriptions
et de bas-reliefs. Les écussons de Velasco et de Mendoza,
d'une si grande puissance décorative et que traitèrent avec
tant de vigueur les maîtres sculpteurs espagnols, sont distri-
bués à profusion au dedans et au dehors. Comme la
Cartuja de Miraflores, la chapelle du Connétable fut l'œuvre des
Colonia. Les fondateurs y reposent en paix, au pied du
maître-autel, sous une superbe dalle de marbre rouge surmontée de
leur effigie en marbre de Carrare. Lui, sommeille dans son harnais de
guerre, la couronne comtale au front, les pieds appuyés sur des lions ;
elle, une matrone très noble, dort, le visage entouré de voiles, à la
mode orientale des femmes de son temps, une levrette, symbole 'de
fidélité, couchée dans les plis de sa longue robe.
A l'époque où la chapelle fut fondée, l'Espagne était dans tout
(443)
ISABELLE LA GRANDE
l'ardeur de cette guerre de dix ans qui avait pour but la destruction de
la puissance des Mores. Le Connétable Don Pedro Hernândez de Velasco
comptait parmi les plus vaillants auxiliaires des Rois. Confiant dans
la sagesse et l'intelligence de sa femme, Dofia Mencia,il l'avait chargée,
au départ, de l'administration de ses immenses domaines. Cette épouse
parfaite ne se contenta pas d'accroître les biens confiés à sa garde,
elle voulut qu'au retour de la guerre le Connétable pût jouir d'un repos
bien acquis ; et comme elle avait fait bâtir et décorer la chapelle, elle
fit également élever un palais de ville et une maison des champs.
On raconte que, justement fière de son œuvre et instruite du retour de
don Pedro, Dofia Mencia se porta au-devant de lui, suivie d'un nom-
breux cortège de dames et de serviteurs. Et, s'étant agenouillée :
<< Seigneur, dit-elle, soyez le bienvenu dans vos domaines. Vous y trou-
verez une belle maison de campagne pour vous reposer après la chasse,
un palais où vous pourrez recevoir vos souverains et une chapelle où
vous serez enterré quand Dieu vous rappellera >>.
Don Pedro loua grandement sa femme de tant de sollicitude et de
prévoyance, et il en fut par la suite comme elle l'avait pensé et ordonné.
Que reste-t-il de la maison des champs construite par Dofia Mencia?
Peu de chose probablement. En revanche, Burgos possède encore le
palais connu sous le nom de palais du Cordon à cause du cordon de
Saint-François dont les enroulements et les nœuds sculptés dans la
pierre ornent l'archivolte et le tympan de la porte d'entrée. Ce superbe
édifice se dresse sur la place dite de la Liberté. Il est bâti en pierre
grise, formé d'un soubassement et d'un seul étage et flanqué aux
quatre angles de ces tours carrées ou torrejones qui caractérisent les
palais de la grandesse espagnole. Les murs, autrefois aveugles ou percés
de meurtrières, portent d'horribles déchirures pratiquées au siècle
dernier, sous prétexte de donner du jour à la Capitainerie générale, et
présentent des balcons plus déplaisants encore que les fenêtres.
Par bonheur, les parties supérieures des murailles ont été épargnées
et les yeux s'arrêtent charmés sur la balustrade formée de fleurons
et de croix de Saint- André, en souvenir de la prise de Baza enlevé aux
Mores par un Velasco le jour de la fête de l'Apôtre. Les tours, au
sommet desquelles s'ouvrent des galeries couvertes ménagées pour
l'observation et la défense, portent un couronnement orné de lions
héraldiques séparés par des fers de lance. De magnifiques écus surmontés
d'un cimier empanaché s'appliquent à leurs angles et les embrassent
de leurs riches ornements.
D'un côté, les armes de Velasco sont soutenues par un lion, alors
(444)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
qu'un hippogriffe veille sur celles des Mendoza. L'effet de ces sculp-
tures en haut-relief est d'une rare puissance décorative. Jamais la
noblesse française n'a disposé ses blasons avec un art aussi bien
approprié à leur destination.
Cette belle ordonnance est l'œuvre de Mahomet de Ségovie, un
architecte arabe plus ou moins bien converti. Dès sa construction,
le palais du Cordon fut habité par la famille de Velasco, très flère d'y
recevoir ses souverains quand ils venaient à Burgos. Les Rois Ferdi-
nand et Isabelle l'inaugurèrent, y reçurent des ambassades et y
célébrèrent l'union, hélas ! si courte, du Prince Don Juan avec Mar-
guerite d'Autriche. Ici encore, Christophe Colomb, de retour de son
second voyage, rendit hommage aux Rois comme il l'avait fait à Barce-
lone lors de sa première expédition. Dans ses murs mourut Philippe
le Beau, le volage époux de la Reine Juana, le père de Charles-Quint.
Que de souvenirs glorieux ou lamentables accumulés derrière ces
murailles grises !
La longue survie du gothique en Espagne s'explique par la résis-
tance que le caractère national oppose aux innovations ; elle tient aussi
à la beauté des constructions ogivales et à leur harmonie parfaite avec
le sentiment chrétien. La France, à cette même époque, élève peu
d'églises dans le style pur de la Renaissance ; Saint-Maclou de Rouen,
Saint-Michel de Dijon, Saint-Gervais de Paris montrent combien
notre pays, lui aussi, resta longtemps attaché au style admirable qui lui
avait donné tant de chefs-d'œuvre.
L'introduction dans l'architecture espagnole du style de la Renais-
sance ou style piateresque est due à Enrique de Egas, fils du maître
majeur de la cathédrale de Tolède. Bien qu'élevé par son père dans
la tradition ogivale, il fut séduit par l'art que Pedro Diez avait apporté
d'Italie, et s'en inspira sans l'imiter dans la construction des collèges
de Santa Cruz et de San Gregorio de Valladolid, dans l'ornementation
de la façade de San Pablo, dans le magnifique hôpital de Santiago, à
l'Université de Salamanque et dans une suite de monuments dont les
Rois Catholiques dotèrent presque toutes les villes de leur royaume.
D'une manière générale, les caractéristiques du piateresque sont
les courbes et contre-courbes brisées et les accolades introduites
par des architectes musulmans, l'anse de panier et la plate-bande qui
accusent une réaction violente contre les voussures surhaussées de
la période ogivale, puis les fûts de colonne tournés en balustre, cannelés
ou salomoniques, tantôt lisses, tantôt ornés de sculptures, les chimères,
les médaillons androcéphales et les balustrades ajourées. Ce dernier
(445)
ISABELLE LA GRANDE
motif rappelle les couronnements crételés des combles gothiques,
ou mieux encore il est la traduction ornementale des cours de merlons
qu'offrent certains édifices musulmans. Ce sont aussi les arcades de
tout style, les torrejones et les grands écus héraldiques des demeures
seigneuriales, les fenêtres d'angle et les belles grilles scellées devant
les baies des étages inférieurs des maisons qui donnent une saveur
si délicate aux façades plateresques. Nous avons retrouvé quel-
ques-uns de ces caractères au palais du Cordon ; ils vont se développer
et prendre une importance de jour en jour plus grande jusqu'au
moment où Isabelle, presque à la fin de sa vie et désireuse d'achever
à Tolède l'hospice de Santa Cruz, projeté par son fidèle ministre, le
Cardinal de Mendoza, accepte de l'architecte une modénature et des
ornements franchement italiens, bien que l'ébrasement de la porte
d'entrée, d'un caractère très monumental, soit encore orné de statues
disposées à la manière gothique.
Les charmes de l'architecture plateresque, bien distincte de l'archi-
tecture de la Renaissance italienne, toujours un peu froide dans sa
belle tenue, séduisirent l'Espagne et les constructeurs ; la noblesse
s'en éprit, et l'on trouverait peu de maisons aristocratiques, édifiées
depuis le dernier quart du XVe siècle jusqu'au milieu du XVIe, qui ne
soient conçues dans ce style élégant et distingué. A Burgos, la Casa
Miranda, située dans le barrio de la Vega, en est un des plus charmants
modèles. La porte extérieure, la fenêtre qui la surmonte, le patio,
l'escalier laissent deviner quelle devait être sa beauté. L'ornementa-
tion rappelle celle de la Casa de los Cubos située dans la rue Fernand-
Gonzâlez, et dont il ne reste que la façade. Toutefois, le style en est
moins capricieux ; les écus héraldiques se sont redressés au lieu d'être
disposés en biais ; sur les tympans apparaissent ces têtes sculptées
dans les profondeurs d'un médaillon circulaire et qui seront désormais
un des principaux éléments décoratifs des constructions publiques ou
privées.
Au style plateresque appartiennent encore ces bijoux architec-
toniques dont les formes très élégantes ne sauraient fatiguer l'admi-
ration et ne vieilliront jamais : à Ségovie, la Casa de los Picos, dont
les pierres sont taillées en pointe de diamant, et où le corps muni-
cipal attendait les Rois quand ils venaient habiter l'Alcazar ; dans la
même ville, la demeure de l'infortuné Juan Bravo, le fameux comu-
nero décapité en 1521 ; à Salamanque, l'Université, la porte de la cathé-
drale où se détachent, au milieu de rinceaux légers, les médaillons de
Ferdinand et d'Isabelle ; la tour du Clavero, bâtie en 1480, tout ce
(446)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
qui reste du palais du trésorier Francisco de Sotomayor, Commandeur
d'Alcantara ; la Casa de las Couchas, aux murs extérieurs parsemés
de coquilles et percés de fenêtres exquises défendues pai d< nlles,
véritables merveilles de ferronnerie ; puis encore l'immense palais de
Monterey, Vice-Roi du Mexique, — une aile seulement a été bâtie,
sur les quatre qui avaient été projetées ; — le collège de San Gregorio
de Valladolid ; le monastère de San Marcos, la sacristie et le cloître
de la cathédrale, le palais des Guzmân, à Léon; à Séville, Santa Paula,
fondée en 1475 par Isabel Enriquez, Marquise de Montemayor, et
dont le portail fut décoré par le sculpteur Pedro Millân et le céramiste
Niculoso Pisano ; la maison de Dona Maria la Brava, sur une place
de Salamanque, avec sa porte surmontée d'un encadrement délicat
où se jouent des boules en saillie dans la gorge et que parent trois
écus se détachant sur une litre fleurie ; à Barcelone, le palais Dal-
masés ; à Esteila, toute une suite de palais abandonnés dont les portes
superbes s'ouvrent sur la Rua et qu'habitent, quand une âme veut bien
y vivre, la population la plus pauvre de la cité.
Quant aux collèges plateresques élevés à Salamanque, ils ne se
compteraient pas si la guerre n'avait promené sa torche dans la plu-
part d'entre eux. Quelques-uns de ces édifices sont postérieurs au
règne d'Isabelle, mais ils dérivent si directement du style inauguré
durant les dernières années de sa vie qu'on est autorisé à les rattacher
au grand mouvement architectonique qui se manifesta en même temps
que s'ouvrait pour les Espagnes une ère de puissance et de richesse
incomparables.
Pendant que le style plateresque conquérait la faveur de la noblesse
et de la riche bourgeoisie et couvrait d'une charmante efflorescence
les palais et les demeures particulières, le style mudéjar, bien loin d'être
abandonné, donnait encore des preuves magnifiques de sa vitalité dans
l'ornementation et même la structure d'une tour superbe, destinée à
porter une horloge, la tour Neuve de Saragosse. Commencée en
1504, l'année même de la mort d'Isabelle, sur les plans et sous la direc-
tion de cinq architectes ou maîtres maçons, deux Chrétiens, Gabriel
Gornbao et Juan de Sarinera, un Israélite, Ince de Gali, et deux Mu-
sulmans, Esmez Ballabar et maestre Monferriz, elle fut élevée en
quinze mois, mais elle ne fut terminée et l'horloge définitivement
réglée qu'en 1512, huit ans après la décision du Conseil qui en avait
ordonné l'édification.
La tour a été démolie en 1887 sous prétexte d'insolidité. De son
vivant, elle était octogonale depuis la base jusqu'aux deux tiers
(447)
ISABELLE LA GRANDE
de la hauteur ; à partir de ce point, elle s'amincissait, comportait
seize pans et ne retrouvait sa forme octogonale qu'à son couronnement.
Cantonnés aux angles de la corniche, huit écussons aux armes de la
ville portaient des lions rampants et la couronne royale qui résumaient
les souvenirs et les aspirations de Saragosse. Un escalier hélicoïdal,
construit en même temps que les épaisses murailles, éclairé par des
fenêtres élégantes, conduisait au sommet. Il débouchait sur un balcon
dont la rampe, associée à la corniche, interrompue par des échauguettes
ornementales, entourait un dôme de plomb surmonté d'une croix.
L'édifice, construit en briques roses, était orné d'entrelacs délicats
obtenus par la saillie des matériaux et traités avec cette habileté
particulière aux maçons mudéjars, héritiers indirects mais fidèles des
ouvriers persans. Soit que le massif de fondation sur lequel on avait
assis la construction n'eût pas assez d'empattement, soit que le sol ne
présentât pas une résistance uniforme, la tour, à peine bâtie, s'inclina
de neuf pieds aragonais. Les architectes, surpris de la voir encore debout,
se glorifièrent de ce résultat et prétendirent qu'ils l'avaient cherché
et voulu. S'ils eussent dévoilé leur projet, ajoutèrent-ils, on les eût
empêché de le mettre à exécution ; ils avaient préféré se taire.
Leur discrétion fut sans doute imitée par les architectes des tours
d'Alarcon, d'Alcaniz, de Calatayud et d'Ateca, sans parler de Pise, de
Bologne et de Mantoue, en Italie, qui possèdent aussi des tours inca-
pables de lutter d'inclinaison avec celle d'une capitale, bien qu'elles
professent pour la verticale un mépris accusé.
A partir de sa construction, la tour Neuve devint l'orgueil des
Aragonais. On l'embellit, on remplaça ses cloches, on perça ses mu-
railles pour faciliter l'ascension de ces masses de bronze. On la décora
d'un chapeau en plomb, on changea la position de la porte d'entrée,
ainsi qu'en témoigne une inscription commémorative. Peut-être tant
d'amour lui fut-il funeste, mais, durant sa longue existence, il n'est
pas un événement local auquel elle n'ait pris part. Jadis la grande voix
de ses cloches d'airain annonçait les entrées des Rois qui, depuis
Charles-Quint, venaient jurer le maintien des fueros d'Aragon avec
la secrète pensée d'en restreindre les effets. Au début du siècle dernier,
luttant de sonorité avec les canons français, elle appelait aux armes,
signalait le péril partout où il se présentait, bravait la canonnade,
exaltait jusqu'au délire le patriotisme des défenseurs de la place. Elle
a péri de mort violente avant d'avoir atteint quatre cents ans, con-
damnée par la politique et sacrifiée aux intérêts d'un fabricant de
chaussures dont elle assombrissait les ateliers.
(448)
TOMBEAU DE DON JUAN DE PADILLA.
par Gii de Syloe.
(Musée municipal de Eurgos.)
Isabelle la Grande.
PL. XXXVII. l'ACE 44S
CI.
I. Laurent.
MISSEL D'iSABELLE LA CATHOLIQUE.
(Bibliothèque du Palais, Madrid.)
Isabelle la iji< \m.i..
Pl. XXXVIII. L'AGE 449.
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
Du xve siècle ou des premières années du XVIe datent encore la
tour de la Madeleine qui rappelle, par ses formes carrées, les très anciens
minarets ; les tours de Saint- Jean et de Saint-Paul, de Saint-Gil, de
Saint-Michel des Navarrais, bâtie dans le quartier juif et dont les pare-
ments ornés de mosaïques mudéjares ont le mérite de s'élever au-
dessus d'une façade de même style. Puis, un peu plus tard, la nouvelle
coupole de la cathédrale de Burgos, datée de 1567 et détachée, semble-
t-il, d'une mosquée persane.
La belle survie du gothique, l'épanouissement du mudéjar, la nais-
sance et la prospérité du plateresque, dont l'existence ne se prolongea
guère au delà du siècle illuminé par le génie de la grande Reine, font
de l'époque qu'ils se partagèrent la période la plus florissante de
l'architecture espagnole. Il importait de le rappeler.
Malgré le luxe déployé dans sa construction, la demeure seigneu-
riale, grande, haute, conserve l'aspect extérieur d'un ouvrage mili-
taire. Les longues murailles aveugles ou, pour mieux dire, les courtines,
les tours d'apparat qui s'élèvent aux extrémités et, parfois même, au-
dessus de la porte, la balustrade découpée où survivent les merlons,
la galerie supérieure, dernière expression du chemin de ronde case-
maté et des bretèches, comme les écus héraldiques accrochés aux
saillants des tours, sont hérités du vieux château féodal.
A l'intérieur, le vestibule d'entrée, avec ses brisures et ses coudes,
rappelle les barbacanes, comme les chaînes qui condamnent la porte
et que leurs gardiens abaissent devant les cavaliers de haut lignage
sont les derniers vestiges du pont-levis que, faute de fossé, on ne pouvait
établir dans les villes. Enfin, il ne faut aucun effort pour assimiler à la
place d'armes la cour centrale ou patio. Les cortèges et les escortes s'y
formaient ou s'y disloquaient à l'aise, quel que fût le nombre des che-
vaux ou des litières amenés. Quant aux carrosses, rien n'était préparé
pour les recevoir. Il est vrai que l'Espagne des Rois Catholiques ne les
connaissait pas. Durant quelques mois, la Cour avait bien vu celui de
Mme Marguerite d'Autriche, mais la jeune femme, devenue veuve
du Prince héréditaire, l'avait ramené en Flandre quand elle avait aban-
donné sans idée de retour le pays que sa beauté avait un moment
illuminé.
Au rez-de-chaussée se trouve le ricibidor, où s'arrêtent les personnes
à qui l'entrée des appartements est interdite. A l'étage principal, se
groupent les pièces nommées de ropa, de ftlata, de tapices, en raison
des vêtements, de l'argenterie, des tapisseries que l'on y conserve dans
des coffres habillés de cuir, bardés de fer et décorés de clouteries de
(449)
ISABELLE LA GRANDE
cuivre. Encore plus haut, à l'abri des coups de main, éclairés seule-
ment sur le patio, sont disposés les véritables appartements. Ils se
composent des salons placés à l'entrée, puis viennent la salle à manger
entourée de buffets et, à la suite, les aposentos ou chambres à
coucher, en nombre considérable et à chacune desquelles est joint un
retrete.
Le seigneur prenait son premier repas dans Yaposento, y trouvait
ses objets de toilette, son livre d'heures et s'y habillait, entouré
d'un nombreux personnel d'officiers et de serviteurs. Le retrete ou
cabinet, dont le nom est donné de nos jours en Espagne à une pièce
utile, mais fréquentée seulement dans certaines circonstances particu-
lières, était garni d'un meuble qui justifiait son nom et à l'entretien
duquel était préposé un serviteur spécial.
Malgré son affectation intime, le retrete était la pièce où le seigneur
déjeunait, où parfois il se faisait servir quelques pâtisseries, des
friandises, des fruits, et où il changeait de vêtements quand Yaposento
et le lit étaient faits.
A l'époque immortalisée par les prouesses de la chevalerie espa-
gnole, les soins de propreté n'étaient pas en grand honneur. Du moins
le Roi d'Aragon, Don Fernando de Antequera (1410-1416), ne se
baigna qu'une fois, le jour où il se confessa et communia pour se pré-
parer à l'acte religieux du couronnement, et rien n'indique que ce
respect des ablutions ait été exceptionnel. Antérieurement, les auteurs
parlent bien de thermes privés et publics, mais l'usage en avait été
emprunté aux Musulmans et s'était perdu.
Les plus belles pièces étaient couvertes en charpentes peintes
et dorées ou en caissons également polychromes et de style mudéjar.
Aux lambris brillaient des revêtements de faïence (azulejos) d'une
grande richesse de ton ; aux murs s'accrochaient soit des cuirs de
Cordoue (guadamecis) , soit des tapisseries venues en majorité des
Flandres. Sur les dallages étaient jetés de riches tapis mudéjars
et des coussins qui, pendant longtemps, servirent de siège dans l'inti-
mité, les fauteuils et les chaires étant des meubles d'apparat . Presque
pas de cheminées. A leur place, des braseros où, l'hiver, brûlaient du
charbon de bois très dur et, suprême élégance, des noyaux d'olives.
Enfin, devant les baies, des portières raides, matelassées, interrom-
paient ou du moins contrariaient les courants d'air. Quant a-ux pièces
secondaires, elles étaient blanchies à la chaux, couvertes d'un plancher
et dallées en carreaux vernissés, assemblés à la moresque.
Si, de l'intérieur, on revient à l'extérieur, les pentures, les clous
(450)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
des portes, les grilles des fenêtres, les balcons, les chaînes, les fanaux
de fer forgé et ciselé sont de véritables œuvres d'art.
La maison de la bourgeoisie reproduisait sur une échelle très
réduite quelques dispositions des palais. Avec sa galerie en attique
très surbaissée, sa porte aux lourds claveaux, sa façade aveugle,
elle aussi était conçue pour la défense, et l'on devine que ses habitants
n'osaient regarder dans la rue que par-dessus le balcon de la galerie
supérieure.
La demeure la plus modeste, celle où logeaient la petite industrie
et le commerce de détail, comportait une cave et, au rez-de-chaussée,
un magasin, un éventaire et un escalier. Les autres étages étaient
construits en encorbellements successifs et portés sur des consoles.
Dans le Sud, les ordonnances royales mentionnent des maisons
qu'elles désignent sous le nom de casa comûn (maison commune) et qui
furent connues ultérieurement sous le nom de corral. Parfois elles étaient
habitées par plus de cent personnes.
La sécurité dont Isabelle fit jouir l'Espagne eut pour effet d'intro-
duire une modification décisive dans l'architecture privée. Les sombres
façades furent percées d'ouvertures, une au moins dans les palais,
et alors très ornée, très élégante, et plusieurs dans les demeures bour-
geoises. En même temps, des grilles d'une suprême élégance furent
disposées devant les fenêtres. Dans le Nord s'introduisit ou se déve-
loppa l'usage d'asseoir sur des arcades les façades extérieures.
Le palais, le château, la maison étaient, à des degrés divers, les
héritiers de la forteresse, mais aussi de la maison antique et de la mai-
son musulmane. C'est que non seulement les arts, la langue, la littéra-
ture, le costume, mais aussi les croyances, les mœurs s'étaient modifiés
au contact des conquérants. Les fils de l'Espagne catholique apprirent
à placer l'honneur du mari et de la famille dans l'inviolabilité toute
factice et conventionnelle du gynécée; ils condamnèrent la femme forte
de l'Évangile à y vivre sous le soupçon injurieux et à y souffrir de la
jalousie injuste et meurtrière que les mœurs de l'Islam polygame
avaient portée au paroxysme. Sous cette influence, la demeure s'était
fermée et la dame, reléguée dans un véritable harem, avait été soumise
à une clôture d'autant plus sévère que la camerera mayor et quelques
servantes peu sûres en avaient seules la surveillance. On s'explique
ainsi les reproches amers adressés aux dames qui sortaient de leur
paiais pour aller à l'église, alors qu'elles devaient assister aux offices
dans leur oratoire ; on s'explique le voile épais dont la mantille est
l'élégante transformation et dans les plis duquel s'enveloppèrent
(45i)
ISABELLE LA GRANDE
longtemps les femmes de qualité. Au milieu du xvme siècle, elles le
gardaient encore au théâtre, bien que des loges spéciales leur fussent
affectées. Si la fenêtre des palais qui s'ouvre 'au-dessus de la porte,
vers l'époque d'Isabelle présente une riche décoration, c'est que la
dame y passe de longues heures et que, à la suite d'un relâchement
dans la sévérité des mœurs, on tolère qu'elle y cherche une distrac-
tion à son oisiveté et qu'elle entre par cette unique baie en communi-
cation avec le monde extérieur.
Ne croit-on pas rêver en apprenant que, dans les dîners d'apparat
où les dames étaient conviées, les plats innombrables dont se compo-
sait le festin leur étaient servis chez elles, ce qui donnait Heu à des caval-
cades de valets et à des processions de serviteurs, magnifique spectacle
qu'elles-mêmes contemplaient du haut de l'unique fenêtre de leur
demeure. La complication était grande, mais du moins on évitait aux
invitées la gêne des regards étrangers et, par surcroît, l'ennui d'appor-
ter la vaisselle dont elles auraient usé, précaution que devait prendre
leur seigneur et maître. Enfin, même dans la bourgeoisie, si le chef
de famille recevait des personnages devant qui toutes les portes
s'ouvraient, sa femme et sa fille restaient cachées au fond d'appar-
tements soigneusement clos, et un hôte jouissait d'une faveur
immense et bien rare quand il obtenait que les unes ou les autres
lui fussent présentées. Il n'y a pas encore longtemps, dans le Sud de
l'Espagne, les jeunes femmes ne sortaient guère de chez elles que le soir.
La conservation de leur teint nacré n'était pas en jeu, mais elles ne
couraient pas ainsi le risque d'être vues et désirées.
Du règne des Rois Catholiques date également un magnifique
épanouissement dans l'art de la sculpture monumentale consécutif à
l'élan donné à l'architecture. Avant même que la Reine eût entrepris
l'embellissement de la Cartuja transformée en nécropole royale vers
l'année 1475, Nufro Sanchez avait projeté et commencé les superbes
stalles du chœur de la cathédrale de Séville, que termina quatre ans
plus tard le maître Dancart.
Nufro Sanchez ne mit pas son unique soin à faire de belles
œuvres ; il laissa des élèves fiers de suivre son enseignement et, parmi
eux, Pedro Millân qui devait le surpasser. A ce dernier sont dues les
magnifiques statues du cimborio de la cathédrale, dont un grand nombre
furent écrasées dans l'effondrement de cette partie de l'édifice (1502).
Celles qui ont échappé à la catastrophe, les statues qui ornent les portes
du Bautismo et du Nacimiento, une Vierge conservée dans une chapelle
sont les témoignages de son magnifique talent. Ses œuvres modelées
(452)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
dans l'argile montrent à quelle maîtrise de son art avait atteint leur
auteur. Le style de Pedro Millân est celui d'un artiste élevé dans la
tradition bourguignonne de la fin du xv° siècle. Il semble que Clauss
Sluter se soit levé d'entre les morts pour revivre en lui.
Antérieurement à cette époque, de grands artistes, dont les œuvres
étaient jusque-là éparses, indépendantes les unes des autres, s'étaient
réunis pour créer le retable qu'ils avaient dressé somptueux derrière
les autels des cathédrales. Certes l'Espagne ne fut pas seule à les
concevoir, les Flamands l'avaient précédée ; mais nulle part ces superbes
compositions ne prirent l'importance, les dimensions, la magnificence
que leur donnèrent le clergé, les fidèles et les artistes unis dans la
même exaltation religieuse. Le retable est comme la synthèse glo-
rieuse des arts de l'Espagne. L'architecture y déploie sa noblesse et sa
grandeur; des peintures parfois excellentes, caractérisées par une grâce
et un charme naïf, s'y marient à des bas-reliefs où l'artiste épuise
les ressources du ciseau, qu'il s'agisse de tailler le marbre, l'albâtre
ou le bois ; la dorure et la polychromie en rehaussent la richesse. Leurs
proportions deviennent immenses. Les groupes et les ornements qui
les couronnent se perdent dans le lointain des hautes voûtes ogivales,
sans que leur exécution trahisse la fatigue ou la défaillance.
Pourtant l'origine du retable avait été modeste. Une étude atten-
tive conduit à reconnaître dans ses éléments constitutifs ceux de ces
diptyques et de ces triptyques d'ivoire, d'argent ou d'émail que les
paladins emportaient à la guerre, que les prêtres déployaient au-
dessus des autels portatifs au moment d'engager une bataille contre
les Mores et devant lesquels ils priaient le Dieu des batailles de faire
triompher la Croix sur le Croissant maudit. C'est ainsi que la partie
centrale du retable primitif comporte un sujet traité en haut -relief,
tandis que les côtés, constitués par des ailes ou volets destinés à se
rabattre sur le tableau principal, accusent la fonction qui leur était
destinée.
Plus tard, les retables ayant été fixés à demeure au-dessus des
autels, les volets, devenus inutiles, se transformèrent en cadres très
fouillés, jusqu'au jour où, toute distinction se perdant entre les diverses
parties de l'ancien triptyque, les artistes leur donnèrent une magni-
ficence en harmonie avec celle du tableau central.
Le plus beau retable terminé sous le règne d'Isabelle est celui qu'elle
fit élever au-dessus de l'autel de la chapelle de Miraflores, cette sorte
de reliquaire où elle donna le dernier repos à ceux qui lui étaient
chers. Commencé en 1490, il est dû à la collaboration de Diego de la
(453)
ISABELLE LA GRANDE
Cruz et de Gil de Siloé. Son ordonnance est grandiose. Au sommet
vole le pélican symbolique ; à droite une Reine et à gauche un Pontife
soutiennent les bras de la croix. Au centre, entouré d'une couronne
d'anges qui accourent pour recueillir le précieux sang, apparaît un
Christ que pleurent la Vierge et saint Jean. Sur les côtés sont sculptés
des bas- reliefs se rattachant à la vie du Sauveur, des apôtres et des
évangélistes. Enfin, à droite et à gauche, le Roi et la Reine en prière,
celle-ci sous la protection d'une sainte, celui-ci gardé par Santiago,
patron de l'Espagne. Le retable vaut surtout par l'originalité et la
nouveauté de la composition et par sa polychromie enrichie de dorures
exécutées, suivant la tradition, avec le premier or que Christophe
Colomb avait rapporté du Nouveau Monde. Le Christ, qui est d'un beau
sentiment, couvre peut-être sa divinité sous un masque trop réaliste,
tandis que l'anatomie du corps est loin d'être irréprochable. On sent, en
le voyant, à quelles difficultés se heurtaient les artistes qui voulaient
étudier le corps humain. La Vierge est bien supérieure au Christ ; elle
est à la fois douloureuse et tendre.
Les bas-reliefs où sont représentés Don Juan II et Doha Isabel
de Portugal n'ont qu'une valeur documentaire. La figure la mieux
venue est celle d'une sainte placée à gauche dans le soubassement.
Gracieuse, élégante dans son attitude comme dans le rendu du visage
et des étoffes, elle dénote l'inspiration et la main d'un grand artiste.
Ne serait-elle pas le morceau que Gil de Siloé aurait présenté aux
juges comme il concourait pour obtenir la commande du monument?
Avec ses belles statues, ses couleurs encore magnifiques, ses ors étin-
celants, le retable semble édifié d'hier, tout en gardant l'harmonie
que jettent les siècles sur les œuvres d'art.
Devant l'autel que surmonte le retable, se trouve le tombeau. Sur
la dalle funéraire en forme d'étoile à huit pointes d'origine orientale
reposent, à peu près à hauteur d'homme, les deux effigies royales séparées
par une dentelle de pierre précieusement ajourée. Le manteau qui
enveloppe le Monarque jusqu'aux pieds est semé de médaillons cou-
ronnés, et sur le fond desquels s'enlèvent en relief les lions et les
châteaux de l'écu royal. Don Juan porte le sceptre, tandis que Dona
Isabel, de qui le visage charmant est un peu incliné vers la gauche,
comme pour être mieux vu des visiteurs, tient dans sa main gantée
et surchargée de bagues un rosaire et un livre de prières. L'extraordi-
naire richesse des vêtements brodés et surchargés de perles est rendue
avec une habileté suprême. Le ciseau, si puissant quand il fouille des
creux profonds, a caressé l'albâtre. Tout autour du soubassement, un
(454)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
monde de statuettes, de saints précieusement modelés, d'évangélistes,
de vertus allégoriques paisibles et recueillies émergent au milieu d'une
flore d'albâtre, développée entre les niches, dans les intervalles des
colonnettes et sur les tailloirs de leurs délicats chapiteaux.
Tel est le tombeau le plus riche et certainement le plus beau que les
Rois de Castille aient jamais fait élever à leurs ancêtres. Napoléon fut
si frappé par sa magnificence qu'il ordonna de le démolir avec soin et
de le transporter à Paris. Les Espagnols n'osaient désobéir à un
ordre formel, mais, prétextant la difficulté qu'il y avait à emballer
un monument aussi fragile, ils gagnèrent du temps. Les événements
donnèrent gain de cause à leur résistance passive, et le tombeau des
parents d'Isabelle est resté à la Cartuja.
Dans cette même église de Mirafiores, presque touchant le tombeau
royal, au fond d'une sorte de chapelle gothique, Isabelle fit édifier la
statue de son frère cadet, Don Alfonso, l'infortuné petit Roi d'Avila.
Cette œuvre l'emporte peut-être en beauté sur les effigies royales.
Les traits du visage sont vivants et, à une certaine distance, quand
l'ombre du soir se fait sous la voûte, il semble que le jeune Prince doive
se relever dès qu'il aura terminé sa pieuse oraison, pour rentrer dans
le monde d'où son esprit et son âme se sont évadés un moment. Ici
encore, le sculpteur s'est complu à reproduire les ornements de la robe,
du manteau et du chaperon fleuri négligemment jeté sur l'épaule. Le
monument de l'Infant témoigne chez son auteur de qualités d'autant
plus précieuses qu'Isabelle lui en avait confié l'entière exécution sans
lui imposer ni surveillant ni collaborateur. Les comptes retrouvés
dans les archives indiquent que, en i486, il reçut 1340 maravedis
pour le tracé des deux tombeaux, et qu'à leur achèvement, quatre
années plus tard, il eut encore à recevoir 442 607 maravedis pour la
sculpture et 158 252 pour la fourniture de l'albâtre, soit en tout
602 259 maravedis, à peu près 68 000 francs en valeur relative.
On retrouve d'ailleurs les qualités d'exécution du même artiste
dans le tombeau de Don Juan de Padilla, ce page héroïque et char-
mant qu'Isabelle surnomma << mon fou >> à cause de sa vaillance et qui
paya de sa vie la louange de sa Reine en se faisant tuer dans une
bataille livrée sous les murs de Grenade. La statue qui rappelle celle
du Prince Alfonso a été transportée du monastère de Fresdesval, où
elle avait été érigée, au musée de Burgos dont elle est la merveille.
Les monuments de Mirafiores et de Fresdesval forment comme
les maillons de la chaîne magnifique qui unit le retable de Sainte-Thècle
de Tarragone aux retables géants de la cathédrale de Tolède par
Isabelle la Grande. (455) 30
ISABELLE LA GRANDE
Felipe de Borgona ; deNuestraSehora del Pilarà Saragosse, et de la cathé-
drale de Huesca par Damian Forment ; de la cathédrale de Séville par
Dancart; puis, aux œuvres immortelles d'Alonso Berruguete et de
Gaspar Becerra, exécutées si peu d'années après le règne de la grande
Reine que l'on doit les y rattacher.
Alors que l'étranger marchandait la célébrité à l'architecture espa-
gnole et laissait la sculpture dans un injuste oubli, la peinture jouis-
sait d'un renom universel. Mais encore la gloire s'attachait de préfé-
rence, aux maîtres de Séville, bien que les Andalous eussent des prédé-
cesseurs fameux.
L'école espagnole reconnaît comme ancêtres la miniature et
l'enluminure. Le manuscrit Cornes, les missels, les bibles, les Com-
mentaires de Béatus sur l'Apocalypse, les Côdices, el Libro de los
F endos, el Breviario de Amor révèlent l'habileté d'artistes dont les
plus anciens vivaient au vme siècle. Mais la merveille des manuscrits
espagnols du Moyen Age est le Côdice de los Cantares y loores de la
Virgen Santa Maria qui dut être écrit et enluminé à Séville entre
1226 et 1284. Les miniatures, au nombre de 1226, ont la légèreté d'une
aquarelle aux tons gais et harmonieux et s'enlèvent sur un fond très
peu teinté. L'Espagne chrétienne et musulmane du xme siècle finis-
sant y revit. C'est ainsi que l'architecture des monuments représentés
est mudéjare, que l'ogive et le gable s'y allient à l'arc de cercle outre-
passé et que des inscriptions arabes et des formules sacramentelles de
l'Islam s'y mêlent aux préceptes de l'Évangile traduits en caractères
gothiques.
A partir de cette époque, les miniaturistes espagnols s'inspirent
des manuscrits français, et plus tard, prendront pour modèles les œuvres
de Vrélant et des Bening. L'infiltration flamande fut assez limitée,
mais il faut y rattacher le livre d'heures de Dona Juana Enrîquez,
mère de Ferdinand le Catholique.
Les artistes qui restent fidèles aux traditions nationales ne pro-
gressent pas. Ils dessinent mal, opposent des visages longs, tirés, à des
corps trop ramassés. Tandis que les miniaturistes français ou flamands
emploient des notes vives et claires, les Espagnols les transposent en
or et noir, en or et gris. Il semble qu'ils ne travaillent que pour des
gens en deuil.
Dès le xiie siècle, l'influence de l'Italie, encore nulle sur l'architec-
ture qui jouissait d'une possession d'état solide, agit sur les peintres
espagnols par l'enseignement et les exemples. Sous le règne de Martin Ier
(I395-i4io), dont ia jeunesse s'était passée en Sicile, la suprématie
(456)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
artistique appartint aux vieilles écoles de Sienne qui, sans atteindre
à la puissance des Florentins, montraient peut-être plus de sentiment,
de poésie et de suavité, et en particulier à un de leurs chefs, Simone
Martini di Memmi. A des degrés divers, on reconnaît aussi l'influence
des écoles de Vérone avec Gentille da Fabriano (1360-1428), de Venise
avec Pisanello, de Florence avec Benozzo Gozzoli (1420-1498), de la
Romagne avec Piero dei Franceschi (1416-1492).
Cependant étaient venus en Espagne les Dello et les Starnina ;
puis les Van Eycket lesPetrus Cristus, de qui elle apprit, peut-être, la
technique de la peinture à l'huile et qui firent triompher tour à tour,
à côté de l'Italie, la France et l'Allemagne. Une faut pas négliger non
plus l'action des peintures byzantines, rehaussées d'or et qualifiées de
grecques dans les inventaires, ni celle moins connue et plus médiate
des peintures cappadociennes.
Au début du xve siècle, un peintre catalan sort de l'ombre et
fonde l'école nationale qui doit beaucoup à l'Italie et à la Flandre,
mais qui déjà tient haut sa bannière personnelle. C'est Luis Borrassâ,
l'auteur du retable de San Llorens de Morunys (141 5), l'auteur de
charmants tableaux représentant la Vierge au milieu des apôtres prêts
à recevoir l'Esprit Saint, connus sous le nom de Pentecostés, que l'on
retrouve à Manresa, à Cardonne et à Barcelone. C'est dans le der-
nier de ces tableaux que, pour la première fois, Borrassâ tenta de
représenter des ombres, difficulté devant laquelle il avait hésité
jusque-là. Une éclaircie d'un beau bleu éclatant entre des ornements
d'or signale les ciels de tous ses tableaux.
Benito Martorell hérita de la renommée de Borrassâ, mais il avait
trop longtemps étudié en Italie pour rester aussi espagnol que son
devancier. Le dessin est correct, la composition pondérée, le geste
juste avec une tendance à l'exagération. Plus instruit que Borrassâ des
lois de la perspective, il étudie les pieds et les mains avec soin. Les
magnifiques retables de Saint-Nicolas de Bari, de la Transfiguration
conservé dans la salle capitulaire de la cathédrale de Barcelone , et de
l'église de San Marcos témoignent de son effort et de son talent.
Jaime Huguet,dequi l'on confond parfois les œuvres avec celles
de Martorell et à qui l'on doit le retable admirable des Santos Médicos
de Tarrasa, précède de quelques années le grand artiste Luis Dal-
mau, qui, après avoir vécu en Flandre, donna une orientation nouvelle
à son art. Le 6 juin 1443, le Conseil des Cent de Barcelone décidait de
placer un retable sur l'autel de sa chapelle et de lui en confier l'exé-
cution comme au meilleur et au plus habile peintre catalan qui se
(457)
ISABELLE LA GRANDE
puisse trouver. Telle est l'origine de la magnifique peinture précieu-
sement conservée aujourd'hui dans le musée de Barcelone et dont la
composition, le modèle, la technique rappellent les œuvres des grands
maîtres flamands.
Les Vergôs suivirent l'enseignement et les exemples donnés par
Dalmau, mais ils gardèrent les fonds d'or ornés de palmes estampées et
les nimbes des saints formés de cercles concentriques en relief qui
signalent les peintures des prédécesseurs de Dalmau. Il en résulte que
leurs œuvres ont un caractère archaïque que n'offrent plus celles de
leurs jeunes contemporains et notamment de Maestro Alfonso, l'auteur
du Martyre de San Cucufate.
L'école catalane avait oscillé entre l'Italie, la France et la Bour-
gogne. L'école de Valence devrait ses premiers succès à Starnina,
puis à Van Eyck, qui vers 1428 seraient venus dans la cité que devait
bientôt illustrer Jacomart, l'auteur des retables de Cati et de Segorbe
(1460) et du triptyque de Jâtiva offert par le Cardinal Borgia.
L'école castillane, à ses débuts, est représentée par le mer-
veilleux triptyque de Piedra (1390) ; le style catalan siennois s'y
allie au style mudéjar. Parmi les peintres castillans de la seconde
moitié du xve siècle se signalent Pedro Berruguete, Jorge Inglés,
Fernando Gallegos, Juan Flamenco et Juan de Borgoha.
Uauto de je de Pedro Berruguete est une peinture chaude, vigou-
reuse, *avec des accents vénitiens très prononcés. Malheureusement, le
dessin ne vaut pas la couleur ; puis, en dépit de leur caractère réaliste,
les personnages se découpent sur des fonds d'or et d'argent. Jorge
Inglés est l'auteur du précieux retable que le Marquis de Santillane
commanda dans son testament (1455) pour l'hôpital de Buitrago.
L'artiste a représenté d'un côté le donateur agenouillé aux pieds de
la Vierge et, vis-à-vis, la Marquise de Santillane accompagnée d'une
demoiselle d'honneur. Douze anges volent au-dessus de ces deux por-
traits qui font songer aux meilleures œuvres de Roger Van der Weyden.
Chacun d'eux porte sur un cartel une strophe d'un poème composé par
le Marquis qui, au cours des batailles où il combattit contre les Mores,
montra «que la science n'émousse pas la lance ni ne fait plier l'épée dans
la main du vrai chevalier ».
On approche du règne d'Isabelle. Fernando Gallegos, surnommé
le maître des armures , termine le Portement de croix de la cathédrale
de Zamora (1470) , un an après le mariage des Rois Catholiques. Juan
Flamenco et Juan de Borgoha, de qui l'on connaît la Prise d'Or an
et les portraits d'évêques delà cathédrale de Tolède , peignaient dans
(458)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
les dernières années du XVe et les premières années du xvie siècle.
NéàGuadalajaraen 1446, Antonio del Rincon partit pour l'Italie,
étudia son art dans l'atelier de Domenico Ghirlandajo et, à son retour,
fut nommé peintre de la Cour. On lui attribue des portraits authen-
tiques de Ferdinand et d'Isabelle. Toutefois, il ne saurait revendiquer
un tableau où les Rois prient devant la Vierge et son divin enfant.
Cette peinture, considérée à juste titre comme le joyau de l'art castillan
au xve siècle, tire son intérêt autant de sa rare beauté et de son origine
franchement nationale que du sujet choisi par l'artiste.
Les Rois agenouillés se font face. Isabelle est accompagnée, adroite,
de l'Infante Juana, tandis que Ferdinand, à gauche, est suivi du Prince
Don Juan. Au-dessus d'eux se groupent saint Pierre, saint Thomas
d'Aquin, saint Dominique de Guzmàn et Torquemada. De l'âge
apparent des Princes et de l'absence de leur fille aînée, Isabel, mariée
en 1489 au Prince de Portugal, on conclut que le tableau fut peint
vers 1490. Isabelle, représentée dans la période héroïque de sa vie,
aurait eu quarante ans environ. Elle semble beaucoup plus jeune. Et
cependant la composition, le dessin, le style et les ornements des
étoffes, la technique elle-même montrent que l'artiste étudia de très
près ses modèles et s'efforça d'en reproduire les traits aussi fidèle-
ment qu'il le put sans se préoccuper de faire œuvre de courtisan.
Quel est l'auteur de cette admirable peinture? Il était né et avait
grandi dans l'atmosphère espagnole ; tous les critiques sont d'accord
à cet égard, mais aucune attribution défendable n'a été proposée.
Peut-être faudrait-il songer au maître du Fons Vîtes de Porto, un autre
chef-d'œuvre anonyme où se trouvent les portraits orants de Manuel Ier,
de sa seconde femme, Dona Maria, et de leurs nombreux enfants.
D'un style moins archaïque que le tableau de Madrid, il fut peint
entre 15 15 et 1518, c'est-à-dire vingt-cinq ou vingt-six ans plus
tard. En toute hypothèse, le nom de Rincon doit être écarté. Le
retable de Robledo, qui est incontestablement de lui, témoigne d'une
naïveté et d'une timidité que l'on ne retrouve pas dans le tableau
représentant les Rois.
Rincon eut pour successeur dans sa charge Francisco Chacon,
chargé, par lettre d'Isabelle datée du 20 décembre. 1480, de veiller à
ce que<< aucun Musulman ou Juif ne soit assez audacieux pour peindre
la figure du Sauveur, ni de sa glorieuse mère, ni d'aucun autre saint de
notre religion >>.
Il est tout naturel que la Navarre soit restée, au point de vue de
la peinture, dépendante de la France; il l'est beaucoup moins, au con-
(459)
ISABELLE LA GRANDE
traire, que l'école ancienne andalouse soit dominée par le style fran-
çais et ne subisse que vers 1445 l'influence de l'Italie, pour prendre
par degrés sa personnalité avec Juan Hispalensis, Pedro de Côrdoba,
Juan Sanchez de Castro vers 1475, et surtout avec Bartolomé Bermejo
qui, en 1490, signa et data la magnifique Prêta de la cathédrale de Bar-
celone et la Sainte-Face du musée de Vich.
Quelle conclusion comporte cette étude trop sommaire des maîtres
primitifs antérieurs à Isabelle ou qui furent ses contemporains ?
D'une manière générale, les œuvres des peintres espagnols se
reconnaissent à des formes grêles, à des contours accusés, à un abus
de l'or, à une étude attentive des types, des costumes et des accessoires
qui permettent, quelle que soit la fidélité de l'imitation, de les dis-
tinguer d'avec les modèles étrangers ; elles se reconnaissent aussi à
un exposé dramatique de la légende, à une façon originale de repré-
senter les épisodes de la vie, à un sentiment très religieux en même
temps que très naturaliste. En outre, chaque école offre des caractéris-
tiques distinctes qui s'atténuent aux approches du xvie siècle.
Les Catalans affectionnent les tons transparents et harmonieux,
leur richesse fût-elle excessive. Les Castillans et les Andalous restent
tristes en raison des couleurs terreuses dont ils mésusent. Les Valen-
ciens sont francs et énergiques, mais ces qualités, jointes à une technique
un peu sommaire, communiquent quelque dureté à leur peinture.
Si l'on considère la composition, les Catalans et les Valenciens sont plus
distingués, les Castillans et les Andalous plus réalistes.
Il est difficile de doser, dans le développement des arts, la part
qui revient aux chefs d'État. On ne peut cependant nier que l'encou-
ragement de la couronne ne soit effectif et profitable. Isabelle eut-elle
conscience de sa puissance à cet égard ou agit-elle sans plan ni projet,
suivant un penchant naturel de son esprit? Comme elle avait accru
la bibliothèque léguée par son père et doté San Juan de los Reyes
de manuscrits à miniatures ou enluminés achetés en Italie, en France
et en Flandre, elle acquit aussi toute une suite de tableaux flamands
dus à des maîtres renommés et forma ainsi une collection infiniment
précieuse dont le choix témoigne de ses goûts éclairés. Ces tableaux
figurent, au nombre de 460, dans l'inventaire des biens de la Reine
dressé en 1505, un an après sa mort. Les plus beaux d'entre eux,
légués par testament à la chapelle royale de Grenade, et parmi lesquels
on admire encore un triptyque de Thierry Bouts, une Vierge du
même maître, une réplique partielle du triptyque de Roger Van der
Weyden conservé à Miraflores et quatre panneaux de Memling,
(46o)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
constituent un véritable musée de peinture dont la douceur et le
sentiment très pieux étaient en harmonie avec la ferveur de la Reine.
Isabelle ne se contenta pas d'acquérir des tableaux flamands;
elle sut attirer à sa Cour et attacher à sa chambre trois peintres de
grand mérite qui s'y succédèrent à partir de 1480 et dont les noms
trahissent l'origine. Ce furent Miguel Flamenco ou Michel Sithium,
Melchior Aleman (1492) et Jean de Hans ou Juan de Flandre (1496).
C'est très vraisemblablement à ce dernier que seraient dus les petits
tableaux du polyptique de Toro dont les dimensions ne dépassent guère
celles d'une feuille de livre d'heures et qui représentent les événements
principaux de la vie de la Vierge. D'après l'inventaire de 1505, il se
composait de 48 panneaux. Cet ensemble sans prix fut malheureuse-
ment divisé après cette date ; une partie fut offerte en cadeau à divers
grands personnages ; les autres furent vendus, suivant la volonté de la
Reine, pour payer ses dettes, acquitter les legs de son testament et
assurer l'achèvement de la chapelle royale de Grenade. Le 13 mars 1505,
trente-deux panneaux devinrent ainsi la propriété de Don Diego Flo-
rez de Guevara, trésorier de Marguerite d'Autriche, et furent offerts à
cette Princesse, alors Régente des Pays-Bas.
En 1524, la veuve de l'infortuné Prince Don Juan possédait encore
vingt panneaux qu'elle avait fait encadrer dans un oratoire d'argent.
Après sa mort, ils furent rapportés en Espagne et rentrèrent dans le
trésor artistique de Philippe IL Réduits à quatorze, ils appartiennent
aujourd'hui à la maison royale d'Espagne. A les considérer, on
s'explique l'admiration d'Albert Durer qui, en l'année 1521,
écrivait dans son journal : << Je n'ai jamais vu les pareils pour la pro-
preté et l'excellence du travail >>.
L'impulsion donnée par Isabelle survécut à la disparition de la
grande Reine. Juan Flamenco reçut du chapitre de Palencia la
commande d'une série de panneaux destinés au maître autel de la
cathédrale. Il travailla ensuite pour la chapelle de l'Université de
Salamanque. Mais ces tableaux n'égalèrent pas ceux du polyptyque
de Toro, bien qu'ils servent à les identifier. Ce sont les mêmes visages
aux joues pleines et arrondies, d'un coloris délicat, un peu triste,
mais a»u milieu duquel éclate parfois une touche lumineuse de ver-
millon. Ce sont les mêmes paysages profonds, peuplés de figurines.
Pourtant le talent de Flamenco s'est modifié à la lumière du ciel de
l'Espagne et sous l'influence de la nature qui s'offre à ses yeux. Pour
plaire à la Reine, il n'hésite pas à peindre les armes de Castille et de
Léon sur le pavillon du bateau qui, ayant les Apôtres à son bord,
(461)
ISABELLE LA GRANDE
affronte la tempête du lac de Tibériade, et la sollicitude avec laquelle
il représente l'enceinte grise d'Avila quand le Christ entre à Jérusalem
est celle d'un artiste ému devant les rudes beautés des terres méri-
dionales et oublieux des jardins fleuris de son pays natal.
Un art bien franchement espagnol est celui de la sculpture ornemen-
tale sur bois qu'encouragèrent les chanoines quand ils décidèrent de
placer dans les nefs des cathédrales cette petite église que l'on appelle
le chœur. Taillées dans le chêne ou le noyer, les stalles gothiques de
l'Espagne sont parfois des merveilles de goût et des prodiges d'exé-
cution.
Dès l'année 1453, Mathias Bonafe avait exécuté les stalles de la
cathédrale de Barcelone dont les écus peints en couleur vive rappellent
les noms des chevaliers de la Toison d'Or qui y tinrent chapitre
longtemps après sous la présidence de Charles-Quint, le 5 mars 15 19,
et où les Rois de Danemark et de Pologne reçurent le collier. Entre
toutes se signalent les magnifiques stalles de Miraflores, de pur style
gothique, sculptées dans un bois de noyer si dur et devenu d'un si beau
rouge qu'on les croirait ciselées dans le bronze. La chaire de l'abbé,
notamment, est un joyau précieux. L'ensemble des boiseries, dû à
Martin Sanchez, fut placé en 1489. A peine quelques fleurons se sont-ils
détachés de la dentelle délicate qui élance au-dessus des stalles ses
ogives et ses pinacles. Les cathédrales de Séville, de Burgos, le Parral
de Ségovie s'enrichirent tour à tour, eux aussi, de magnifiques suites
de stalles sculptées, jusqu'au jour où le Cardinal de Mendoza décida
de représenter les épisodes de la guerre de Grenade sur les stalles de la
Primatiale et chargea Maestro Rodrigo de ce grand travail. L'œuvre
fut terminée en 1495. Les dossiers, leur couronnement et la chaire
de l'Archevêque furent par la suite confiés à Berruguete et à Felipe de
Borgona. Les bas-reliefs consacrés à la guerre de Grenade rappellent
les exploits des troupes chrétiennes devant chacune des villes qui
formaient une puissante ceinture de forts autour du dernier boule-
vard des Musulmans et donnent, en raison de la date où ils furent
composés, une histoire précieuse du costume, de l'armement et même
de la fortification à la fin du XVe siècle.
L'architecture, la sculpture, la peinture travaillaient de concert à
élever et à décorer les édifices religieux ou laïques de l'Espagne.
La faïence employée comme revêtement leur prêta une aide puissante.
Dès longtemps, on en constate l'usage. C'est ainsi que les remparts et
les églises de Tolède, représentés dans le Côdice Vigilanus (976), de même
que les édifices de l'incendie de Babylone et le clocher du monastère
(462)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
de San Salvador de Tabara, reproduits dans le Beatus de la cathé-
drale de Gérone, sont tapissés de carreaux vernissés de style persan
(975). La brique émaillée que les céramistes iraniens avaient intro-
duite tour à tour en Afrique et en Espagne y subit la menu transfor-
mation que dans son pays d'origine. Employée seule ou combinée
avec la brique mate, tantôt découpée pour former de véritables mo-
saïques, tantôt appliquée par carreaux, on peut suivre son itinéraire
d'Orient en Occident sur les murailles de la Kalah des Béni Hammad
de Constantine, sur les mosquées de Tlemcen, les monuments du
Maroc, l'Alcazar de Séville, l'Alhambra, la Seo de Saragosse, la cathé-
drale de Tarazone qui présentent toutes les variétés de revêtements.
L'Espagne reçut aussi d'Orient l'art de donner aux faïences des
reflets métalliques d'une incomparable beauté et dont la technique
offre encore bien des mystères au céramiste. Les faïences métalliques
de Valence étaient déjà célèbres en 1350, quand Ibn Batoutah écrit :
<< On fabrique dans cette ville la belle poterie dorée qu'on exporte
dans les pays les plus éloignés >>. Ce fut sans doute des fours de Malaga
que sortit le vase de l'Alhambra dont la beauté atteint presque celle des
kachis persans du xme siècle. Après la conquête, en 1487, les ateliers
des céramistes de cette ville ne furent pas fermés et les maîtres qui
transmirent leurs procédés aux ouvriers chrétiens s'établirent à
Valence, Majorque, BiazdeTrayguera, Alaquaz et Manises.
Mais l'heure approchait où l'influence italienne, représentée par
les élèves de Lucca délia Robia, se substituerait à celle des artistes
mudéjars. Peu d'années avant sa mort, Isabelle commandait de cons-
truire dans l'Alcazar de Tolède un oratoire particulier que l'on revêtit
de faïences dans le pur goût de la Renaissance italienne. Sur l'autel
on projeta de dresser une sorte de retable en carreaux de faïence
juxtaposés sur lesquels fut dessiné l'arbre généalogique de la Vierge et
la scène de la Visitation. L'œuvre fut achevée en 1508 ; elle est signée
Francisco Niculoso.
Ce charmant oratoire, où Charles-Quint reçut la bénédiction
nuptiale lors de son mariage avec Isabel de Portugal, existe encore
dans toute son intégrité. C'est peut-être le plus précieux joyau de
l'Alcazar. Par ses dessins et ses couleurs, il préludait à la grande
décoration italienne dont Charles-Quint dota la galerie des fêtes
quelques années plus tard.
Les arts que j'appellerai majeurs, comme l'architecture, la sculpture
et la peinture, ne furent pas seulement prospères au temps des Rois
Catholiques. Les trésors des églises regorgent d'orfèvreries; les collée-
(463)
ISABELLE LA GRANDE
tions des musées ou celles des particuliers réunissent des armes, des
tissus, des broderies, des ivoires, des cuivres ouvrés, des tapis, des
armes d'une merveilleuse trempe ou d'une incomparable beauté. Les
relations de l'Espagne, étendues à cette époque avec l'Italie, l'Alle-
magne, l'Angleterre, sans parler de la France et de la Bourgogne avec
lesquelles ces relations remontaient à des temps reculés, avaient
développé chez la noblesse le goût des œuvres d'art que sa nouvelle
fortune lui permettait de satisfaire,
La bibliothèque et les archives de la cathédrale de Tolède forment
un fonds magnifique, malheureusement peu accessible et où il est très
difficile de s'orienter. Au point de vue musical, elles contiennent des
trésors d'une précieuse rareté, les maîtres de chapelle les plus célèbres
de cette époque ayant presque tous fini leur carrière à l'orgue de la
Primatiale et gardé pour elle leurs meilleures compositions.
Francisco Penalosa, né en 1470 et maître de chapelle de Ferdinand,
laissa dix motets dont six seulement ont été publiés. Ses œuvres
manquent d'animation et de souplesse, mais on ne saurait lui en faire
grief, étant donnée l'époque où il écrivait.
Bernardino Ribera dut également faire vibrer les voûtes de la
vieille cathédrale, car sa musique se trouve seulement dans ses biblio-
thèques. Elle se compose d'un livre de messe très curieux et de diverses
œuvres. Un magnificat et deux motets ont été publiés. L'ensemble
dénote une inspiration géniale et une correction rare. On y pourrait
signaler comme une intuition de la tonalité moderne et un sentiment
expressif qui le distingue de ses prédécesseurs.
André s Torrentes, dont les œuvres nombreuses sont si détériorées
que, seul, un magnificat remarquable a été publié, eut l'honneur, avant
de mourir, en 1544, de précéder le grand Morales.
Morales, qui vint au monde à Séville au commencement du
xvie siècle, se rattache au règne d'Isabelle, au moins par la date de sa
naissance. Il fit ses études musicales dans la cathédrale de cette ville et
montra des dispositions si heureuses que, en 1540, il fut envoyé à
Rome comme chapelain chanteur de la chapelle pontificale. Il y
demeura cinq ans et, après avoir été en relations musicales avec les
artistes italiens, il revint en Espagne en qualité de maître de chapelle
de la cathédrale de Tolède, poste demeuré vacant depuis la mort
d'Andrés Torrentes. On y conserve de lui huit messes, seize magni-
ficats et treize motets :
« Morales, dit Fetis, fut un des premiers qui secoua le joug du mauvais
(464)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
goût qui régnait dans la musique religieuse et qui consistait en un travail
compliqué et de froid calcul. >>
Il convient pourtant de reconnaître que Ribera, Torrentes, Cevallos,
maître de chapelle de la cathédrale deBurgos, avaient marché en même
temps que lui dans cette voie et compris la puissance de l'expression
et du sentiment. Mais il fut donné à cet artiste d'apprendre à
l'étranger que les maîtres espagnols avaient devancé ceux des autres
pays par la sincérité et la pureté du goût. Il est curieux de remarquer
que la musique espagnole du xvie siècle était la plupart du temps
écrite en chiffres. Lorsque, en France, on essaya de ressusciter la
musique chiffrée connue sous le nom de méthode Galin-Chevé, on ne
se douta peut-être pas que l'on faisait un retour vers un passé lointain.
L' Aragon et la Catalogne, où la population était active, vaillante,
âpre au gain, avaient connu une prospérité remarquable sous les règnes
des prédécesseurs de Juan II, père de Ferdinand. Barcelone, la célèbre
ville des consuls de mer qui, des premières, avait eu un code mari-
time, faisait concurrence à Venise, Gênes et Marseille avec ses étoffes
et ses verres, les cuirs de Cordoue, les huiles, les vins, les peaux et
les minerais divers que ses navires importaient sur le littoral de la Médi-
terranée, de l'Adriatique et jusqu'en Grèce et en Turquie. Mais depuis
l'avènement d'un prince batailleur par goût et par nécessité, sa pros-
périté avait subi un temps d'arrêt. La main qui a tenu l'épée ne revient
plus au métier ; le cheval de bataille ne se met pas à la charrue ; les
pays en proie à la guerre civile ne construisent pas des nefs pour courir
sus aux pirates et assurer les communications lointaines.
En Castille, au contraire, la production industrielle et le trafic
commercial n'avaient pas diminué d'importance sous des princes
fastueux et prodigues comme Juan II et Enrique IV, le père et le
frère d'Isabelle. Les draps fins et solides de Ségovie étaient renommés
dans l'Europe entière ; ceux de Cuenca étaient teints en bleu et en vert,
Palencia les amenait à un blanc immaculé. Séville et Murcie préparaient
et tissaient la soie et occupaient dans leurs ateliers des milliers d'ou-
vriers. Malaga, Almeria se signalaient par leurs étoffes somptueuses où
la matière comme le dessin et la technique n'avaient rien à envier
aux plus beaux produits de l'Orient, de l'Italie et de la France. C'étaient
des velours coupés, des brocarts frappés, des damas, des satins, des
taffetas, des serges de soie désignés sous des noms différents suivant
leur dessin et leur couleur, ou bien encore des étoffes d'or et d'argent,
à fil tiré, des reliefs d'or s'enlevant sur un fond de soie et de velours.
(465)
ISABELLE LA GRANDE
Tandis que les tisserands mudéjars s'inspiraient de modèles syriens
ou persans et les imitaient avec une telle perfection que les copies
et les originaux se confondent, d'autres artistes employaient les
ornements de style gothique de préférence aux décors orientaux et
tendaient à s'affranchir de la tutelle musulmane. Dans l'un et l'autre
cas, on peut juger de la beauté des dessins et de la somptuosité du
coloris soit d'après quelques morceaux authentiques, soit d'après
les tableaux religieux des cathédrales et des églises où les peintres
se sont complu à les reproduire.
Les Rois étaient encore engagés dans la guerre de succession que
déjà ils se préoccupaient de développer les industries des villes et s'effor-
çaient de favoriser chacune d'elles sans nuire aux autres, en assurant
par des mesures générales la sécurité des personnes et la tranquillité des
chemins, la régularisation des monnaies et la construction navale.
Isabelle alla même — mais ceci seulement dans les dernières années de
son règne — jusqu'à projeter de rendre le Tage navigable, soit afin
d'exporter en Portugal, au moyen du chemin qui marche, le surplus de
la production industrielle de ses Etats, soit pour ouvrir une route encore
plus directe que celle du Guadalquivir et de Séville entre le Nouveau
Monde et ses royaumes. Puis, avec le conseil de techniciens, les Rois
réglementèrent avec minutie la manière d'exécuter les travaux de
chaque industrie et cherchèrent à les faire bénéficier ainsi des progrès
accomplis à l'étranger ou dans des provinces éloignées les unes des
autres. Les ordonnances relatives aux tisserands de toile et de drap,
conçues sous l'inspiration des industriels de Ségovie (1500), sont des
modèles de prévoyance et de sagesse. On y reconnaît une étude atten-
tive des procédés innovés depuis peu, et surtout s'y manifeste l'ardent
désir de mériter au commerce espagnol une réputation de probité scru-
puleuse due à l'excellence de ses produits et au soin apporté à la fabri-
cation. Peut-être certaines de ces ordonnances sont-elles trop restric-
tives et même destructrices de l'initiative individuelle au profit
de l'ingérence de l'État, mais, après une période d'anarchie pareille
à celle que la main des Rois venait de clore, il n'est pas surprenant
que la réaction en faveur de l'autorité ait dépassé parfois une juste
mesure.
La fabrication des étoffes relevait de certaines lois concernant la
matière, la main-d'œuvre, le prix de vente. Les tailleurs qui s'en ser-
vaient ne devaient pas échapper à une réglementation sévère. Ils furent
d'abord divisés en plusieurs catégories comprenant les chaussetiers,
brodeurs de soie et brodeurs d'or et d'argent, bonnetiers, fabricants de
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LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
socques et de chaussures placés sous l'autorité d'inspecteurs chargés de
vérifier la bonne exécution de leurs travaux, y compris le mouillage, le
lavageetla coupe des étoffes. L'esprit de réglementation fut poussé au
point que des lois somptuaires déterminèrent jusqu'au nombre et à la
largeur des galons qu'il était permis de poser sur les vêtements, jusqu'à
la qualité des fourrures dont ils seraient garnis selon le rang social
et l'état du porteur. On alla jusqu'à fixer la remise que les tailleurs
recevraient chez les marchands où ils feraient leurs commandes et
prendraient des étoffes au nom de leurs clients.
En rendant ces ordonnances somptuaires, les Rois avaient pour
objet d'approprier la richesse du costume à la condition sociale de
la personne et de protester contre le luxe ruineux dont peuvent
donner une idée les manteaux surchargés d'orfroi et de perles que
portent sur les tombeaux de Miraflores et de Fredesval les parents
d'Isabelle et Juan de Padilla. La richesse des modes importées de la
Cour de Bourgogne unie à celle que les Castillans tenaient des Mores
avaient contribué à des excès qui ruinaient la noblesse et pervertissaient
la bourgeoisie.
Il est juste de reconnaître que ces vêtements admirables se trans-
mettaient de père en fils. Dans la chronique du Cid, Rodrigue, le jour
de son mariage, porte une casaque dans laquelle son père a sué durant
vingt batailles, et certains inventaires mentionnent les habits de noces
que les municipalités mettaient à la disposition des mariés et dont ils
se vêtaient fièrement pour recevoir la bénédiction nuptiale.
Un manuscrit de 1476 donne un état très curieux des péchés que
font commettre le luxe des vêtements et les recherches de la table. Le
Père Talavera y explique que l'on pèche de plusieurs manières, soit
en commandant en même temps un trop grand nombre de vête-
ments, soit en exagérant leurs dimensions en longueur et en largeur
jusqu'à les traîner sur le sol, soit encore en les superposant les uns
sur les autres simplement par vanité. Le bon moine tonne aussi
contre les socques fourrées de soie ou de drap, hautes d'une cou-
dée, et qui obligent à l'emploi d'une bien grande quantité d'étoffe ;
mais il fulmine davantage encore contre les fausses hanches et les faux
ventres dont la mode vient de naître à Valladolid. Et après avoir
montré la grandeur du péché que commettent celles qui ajoutent ce
supplément aux formes féminines, il conclut en disant qu'au lieu de
rendre les femmes belles il les fait monstrueuses et laides, pareilles à
des cloches. Ainsi fut salué dès son origine le futur guarda infante
(vertugadin). Et le Père ajoute, avec tristesse, que certaines femmes
(467)
ISABELLE LA GRANDE
veulent avoir double vêtement pour l'été et pour l'hiver, des
vêtements pour les fêtes diverses et en changer chaque mois, chaque
semaine, chaque jour, à tout instant; elles ne se contentent pas de
porter aux vêpres ceux qu'elles avaient mis pour la messe, mais les
changent depuis le premier jusqu'au dernier, non par nécessité, mais par
appétit de se vêtir trop richement, comme d'autres ont appétit de se
nourrir de mets trop délicats et apprêtés avec trop de recherche et de
multiplier sans cesse le nombre des repas. La protestation du Père
Talavera était assurément légitime mais combien injustifiée au
regard de l'esthétique !
En vérité, les vêtements de cette époque sont d'une beauté et
d'une élégance rares, harmonieux dans leur coupe, majestueux dans
leurs formes. Il suffit de considérer les belles figures disposées sur
les tombeaux, sculptées sur les portails des cathédrales, peintes sur
les tableaux d'église, sur les pages des manuscrits à miniature ou
gravées en frontispices des livres pour reconnaître qu'on se vêtit
admirablement et que, en dépit de l'opinion de Talavera, les femmes
apparaissaient belles comme des anges et les hommes fiers comme
des héros.
Le rôle de la chemise dans la toilette était considérable, car, à la
fin du xve siècle, on la montre avec ostentation. Ainsi elle apparaît
dans les grandes échancrures du pourpoint et des épaules ; ses manches
flottantes sortent de la manche du vêtement qui ne dépasse pas le
coude, et tombent jusqu'au bas de la robe. Des broderies d'or,
d'argent ou de soie relèvent l'éclat de sa blancheur ; des plissés, des
froncés accroissent sa valeur esthétique. Le trousseau de l'Infante
Isabel mentionne une quantité inouïe de linge de linon le plus fin
qu'on eût su voir et cinquante chemises brodées d'or ou de soie. Le
pourpoint constituait à l'intérieur le vêtement principal et se mettait
sur la chemise. Il était fait de riche étoffe, terminé par de petites basques
et serré à la taille par une ceinture. La manche, plus ou moins longue,
plutôt courte que longue, laissait toute liberté à la manche de la che-
mise restée dans toute son ampleur. C'était sur le pourpoint brodé,
galonné, tailladé, que s'exerçaient le goût et l'art raffiné des tailleurs.
Les chausses de soie étaient couvertes de hauts-de- chausses plus ou
moins longs suivant l'âge et la qualité des personnes. Les petits pages,
les jongleurs et les écuyers les avaient si courtes qu'elles ne dépassaient
guère les basques du pourpoint ; les gens respectables les allon-
geaient jusqu'au-dessous du genou ou même jusqu'à la cheville.
Les vêtements les plus caractéristiques et les plus beaux étaient
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LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
ceux que l'on portait au dehors. Aussi bien pour les hommes que pour
les femmes, ils étaient constitués par la casaque moresque, le caban à
longues manches ou tabardo, la cape, la capote à capuchon ou marlota
avec ou sans manches, mais avec de longues ouvertures latérales pour
laisser passer les bras. Le talent des tailleurs, des brodeurs et des
fourreurs se donnait libre carrière dans ces vêtements amples, aux
longs plis, doublés d'étoffe précieuse en été, et, en hiver, d'hermine, de
martre et de petit vair admirablement préparés, soyeux et doux au
toucher.
La gorra ou chapeau, formée d'une pièce de velours ou de soie
enroulée avec art et ornée de joyaux précieux, complétait le costume.
La hauteur des socques, la couleur de la chaussure n'étaient point
limitées. Sur les vêtements magnifiques s'enlevaient des ceintures,
des colliers, des chaînes, des pendentifs, merveilles d'orfèvrerie.
En même temps qu'ils promulguaient des lois somptuaires, les Rois
défendaient d'exporter certaines marchandises dans le dessein d'en
modérer le prix. L'intention était bonne ; la mesure n'eut pas moins
de fâcheuses conséquences. Les industries dont on arrêtait l'essor
périclitèrent faute de débouchés extérieurs, les transactions en souffri-
rent et le peuple prit des habitudes de paresse qu'encourageait l'afflux
de l'or envoyé du Nouveau Monde. Plus tard, Isabelle comprit son
erreur et rapporta la plupart de ces ordonnances, mais il subsista un
contrôle sévère de l'excellence et de la parfaite qualité des marchan-
dises produites ou vendues. La bonne foi et la probité imposées au
commerce espagnol grandirent sa renommée, accrurent son crédit et lui
permirent de lutter contre la concurrence étrangère si préjudiciable
aux industries nationales. Si, par la pragmatique de Ségovie, datée de
1494, les Rois prohibent le port de vêtements de soie et de brocart,
sous les murs de Grenade, en 1499, ils reviennent sur leur décision
et tolèrent ou codifient les licences prises par leurs sujets, car les
femmes comme les hommes ont toujours eu une propension immaî-
trisable à se parer de riches costumes destinés à les embellir : « Toutes
les personnes qui ont un cheval et un fils âgé de plus de quatorze
ans pourront porter pourpoint, chaperon, bourse, bord de robe et
liserets de soie de la couleur qui leur plaira ».
Les modes portées à la Cour régentaient le costume de la noblesse,
mais la petite bourgeoisie et surtout le peuple avaient conservé une
très grande diversité dans la manière de se vêtir. Longtemps encore
après la mort d'Isabelle, les habitants de la vieille Castille s'habillaient
à peu près comme les Mores. Le seroual (larges chausses) la, gandourah
(469)
ISABELLE LA GRANDE
(chemise), le haïk (draperie de dessus), le caftan (manteau), le turban,
les bas de cuir brodés sont d'un usage général chez les hommes. Par-
fois une robe ouverte descend des épaules jusqu'aux pieds de la femme ;
parfois les modes si curieuses des musulmanes de Grenade sont por-
tées par les chrétiennes. Sur les chausses de laine ou de soie, les
dames de la Rede jettent un bliau descendant au-dessus du genou
et retenu autour de la taille par une riche ceinture. Une toque
couvre leur tête, mais, quand elles sortent, une mante est ramenée sur
le visage et les enveloppe de ses larges plis. En Navarre, en Castille,
des coiffes immenses imitées du sarmat oriental s'échafaudent au-
dessus de la tête. Détail curieux, les concubines de curé, dont la si-
tuation sociale est fixée par des lois, portent un costume sévère dans
sa coupe, sombre de couleur, en partie caché sous des voiles blancs
et noirs, et un chapeau de feutre à larges bords. Comme bijoux, elles
ont une croix pectorale, un immense rosaire, et se croiraient désho-
norées si, d'une main, elles ne tenaient un livre d'heures volumi-
neux et ne conduisaient de l'autre un enfant rose et joufflu.
Alors que la parfaite convenance des formes signalait les vêtements,
il eût été bien étrange que le harnais de guerre, si souvent porté par
les chevaliers et par le Roi lui-même, ne fût pas conçu avec un égal
souci de sa destination.
Au temps d'Isabelle, l'armure tire surtout sa beauté de formes
adéquates à son emploi. Ne devant plus servir à ces tournois et à ces
joutes dont les Rois s'efforçaient de détourner la chevalerie en vue
de plus nobles travaux, il était inutile de lui conserver une force propor-
tionnée avec les coups formidables et de lui donner un poids enharmonie
avec la masse brutale d'un coursier bardé de fer. Désormais, sa supério-
rité devait résider dans la souplesse et la légèreté qui permettaient
au chevalier de rester armé tout le jour sans une trop grande fatigue et
de se mouvoir avec promptitude, soit dans un engagement corps à corps,
soit dans une poursuite rapide. Le casque préservait bien la tête,
quoique les armuriers cherchassent à le rendre aussi léger que possible.
Ce fut le temps de ces salades élégantes, de coupe allongée sur le côté»
munies d'un couvre-nuque damasquiné et fermées par plusieurs
pièces dites face de l'armet. La cuirasse était très caractéristique. En
vue de donner plus de souplesse et plus d'aisance au cavalier, elle
était, dans sa hauteur totale, formée de deux pièces séparées, se recou-
vrant au joint et réunies par des courroies de cuir La partie supérieure
était désignée sous le nom de plastron et la partie inférieure ou panse
s'allongeait en pointe au-devant de l'abdomen. D'autres cuirasses,
(470)
LES ARTS ET L'INDUSTRIE AU TEMPS D'ISABELLE
plus souples encore, se composaient de lames d'acier placées en largeur
et se recouvrant en partie. Au-dessous de la cuirasse, apparaissait la
fine chemise de mailles, tandis que les jambes, les genoux et les pieds
étaient défendus par les jambières, les genouillères, les grègues et les
escarpes.
Aux jours de fête, aux entrées solennelles dans les villes, les che-
valiers portaient sur le harnais une soubrecote d'étoffe magnifique,
parfois brodée de pierres précieuses, et que rappelait, par sa couleur
et ses ornements, la housse aux longs plis qui couvrait le cheval.
D'immenses panaches de plumes colorées, placés au sommet du
casque du chevalier, comme sur le frontal de sa monture, donnaient
au groupe un caractère de magnificence et de richesse orgueilleuse digne
de ces temps héroïques. Les épées converties en estoc avec leurquillon
aux bras abaissés imitaient les poignées des armes de Damas. Les
lames les rappelaient aussi par leur excellence. Tolède et Saragosse
étaient renommées entre toutes pour la valeur d'une trempe que
l'on attribuait beaucoup moins à la pureté de l'acier qu'à la qualité de
l'eau employée à la fabrication. A la fin du xve siècle, Saragosse
l'emportait sans doute sur Tolède, car, parmi les riches présents offerts
à Henri VIII lors de son mariage avec Catherine d'Aragon, l'inven-
taire signale plusieurs dagues portant la marque de l'ours et du petit
chien, propriété d'un armurier aragonais célèbre entre tous.
Le siècle d'or s'annonçait. Pareil au souverain dispensateur de la
lumière, l'astre qui allait favoriser l'épanouissement du génie de
l'Espagne ne dominait pas encore l'horizon, mais ses rayons de feu
l'empourpraient déjà. S'il ne fut pas donné à Ferdinand et à Isa-
belle d'entrevoir Velâsquez, Ribera, Murillo, Hernândez, Montanes,
Salinas, Cervantes, Fray Luis de Léon, sainte Thérèse, Calderôn,
ils s'éteignirent dans la pleine conscience que le domaine artistique,
comme les vastes champs militaires, politiques et financiers, avaient
refleuri sous leur impulsion. A l'Espagne de Juan II et de Enrique IV,
pauvre, déshéritée, morcelée, déconsidérée, craintive, déchirée par les
factions, glissant vers la suprême déchéance, avait succédé l'Espagne
d'Isabelle, riche, prospère, glorieuse, dominatrice sur les deux hémi-
sphères, dont l'épée victorieuse inspirait le respect aux plus puissants
royaumes. Cinq lustres avaient suffi à la grande Reine de Castille
pour opérer ce miracle unique dans les annales de l'humanité.
Isabelle la Grande. 31
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TABLE DES GRAVURES
Pages.
Planche I. Statue d'Isabelle la Ca-
tholique {chapelle funéraire de Gre-
nade) Frontispice.
Planche II. Madame Dieulafoy.. iv
Planche III. Cavadonja : la Basi-
lique, façade latérale 16
Planche IV. Tombeau de l'infant
Alphonse, frère d'Isabelle la Catho-
lique (Carluja de Mira flores) 17
Planche V. Ségovie : l'Alcazar.. .. 32
Planche VI. Les rois catholiques
en prières avec leur famille (Mu-
sée du Prado) 33
Planche VII. Ségovie : Château de
Coca, façade principale 64
Planche VIII. Ségovie : Maison de
Jean Bravo 65
Planche IX. Séville : Salon des am-
bassadeurs, à l'Alcazar 80
Planche X. Valladolid : Collège
Saint-Grégoire 81
Planche XI. Tête d'évêque de la
cathédrale de Séville, par Pedro
Millau 96
Planche XII. Martyre de saint
Cucufat, par Maestro Affonso (Mu-
sée municipal de Barcelone) 97
Planche XIII. Fons vitse (Hospice
de la Misericordia de Porto) 144
Planche XIV. Costumes du temps
d'Isabelle la Catholique (Biblio-
thèque nationale, Estampes) 145
Planche XV. Tombeau du marquis
Vasquez de Arce (Détail) (Cathé-
drale de Sigûenza) 176
Planche XVI, Dames musulmanes
de Grenade. — Dame de Erriera.
— Femme de Lagrôno (Bibliothèque
nationale, Estampes) 177
Planche XVII. Statue de Ferdi-
nand le Catholique (Chapelle funé-
raire de Grenade) 208
Planche XVIII. Vue de Grenade. . 209
Planche XIX. Grenade : la Cour
des Lions à l'Alhambra 224
Planche XX. Christophe Colomb
Pagea.
(d'après un portrait conservé au
Musée naval de Madrid) 225
Planche XXI. Portrait de Maxi-
milien, avec le collier de l'ordre de
la Toison d'Or (Bibliothèque Impé-
riale de Vienne) 240
Planche XXII. Nef de Christophe
Colomb (Musée de la Marine à
Madrid) 241
Planche XXIII. Portrait de Charles
VIII, roi de France 272
Planche XXIV. Statue de Gonzalve
de Cordoue (Église Saint- Gérante
de Grenade) : 273
Planche XXV. Santiago de Com-
postele : Entrée de l'Hôpital royal. 288
Planche XXVI. Madrid : Hôpital
de la Lotina 289
Planche XXVII. Salamanque : Mai-
son des Coquilles 304
Planche XXVIII. Salamanque :
Patio de la Casa de las Conchas 305
Planche XXIX. Philippe le Beau
à vingt ans (Musée du Louvre) 320
Planche XXX. Jeanne la Folle (Mu-
sée de Bruxelles) 32*
Planche XXXI. Burgos : Palais du
Cordon 352
Planche XXXII. Tolède : Intérieur
de San Juan 353
Planche XXXIII. Isabelle la Ca-
tholique (Musée de la Marine à
Madrid) 3^4
Planche XXXIV. Tolède : Cloître
de San Juan 3^5
Planche XXXV. Tolède : Porte
de l'hôpital de Santa Cruz 432
Planche XXXVI. Burgos : Porte
de la Casa Miranda 433
Planche XXXVII. Tombeau de
Don Juan de Padilla, par Gil de
Syloe (Musée municipal de Burgos). 448
Planche XXXVIII. Missel d'Isa-
belle la Catholique (Bibliothèque du
Palais, Madrid) 449
TABLE DES MATIÈRES
Tages.
Préface v
chap. i. — LES ESPAGNES JUSQU'AU MILIEU DU XV» SIÈCLE
Pelage et les premiers efforts de la reconquête. — Bataille de Las Navas de
Tolosa. — Mort de Pierre II d'Aragon. — Juan II d'Aragon et son fils
D. Carlos de Viane. — Naissance de Ferdinand le Catholique. — Ferdi-
nand III de Castille conquiert Cordoue et Séville. — Enrique III de Trans-
tamare épouse Catalina de Lancastre. — Dénuement du monarque. —
Juan II de Castille, père d'Isabelle. — Portrait de Juan IL — Ses goûts
littéraires. ■ — Le favori D. Alvaro de Luna. — Bataille d'Olmedo. —
Juan II épouse Isabel de Portugal. — Supplice du connétable. — Douleur
du roi. — Sa mort i-n
chap. ii. — LES ENFANTS DE JUAN DE CASTILLE
Naissance d'Isabelle. — Le testament de Juan IL — Avènement de Enrique IV,
portrait du roi. — L'émir de Grenade refuse le tribut. — Enrique ravage
la Vega de Grenade. — La vie privée du monarque. — La reine Juana. —
Le favori Beltrân de la Cueva. — La reine donne le jour à une fille. —
Enrique mande à la cour son frère Alfonso et sa sœur Isabelle. — La Bel-
traneja. — Don Alfonso reconnu prince des Asturies. — L'outrage d'Avila.
— La Ligue se donne un roi. — La bataille d'Olmedo. — Mort du roi
d'Avila. - — Enfance d'Isabelle. — Béatriz de Bobadilla. — Prétendants
de l'infante. — Elle s'installe à Ségovie. — La Ligue lui offre la couronne.
— Son refus. — - La convention de Guisando. — Isabelle est proclamée
princesse des Asturies avec approbation des Cortes 12-30
ckap. m. — LE MARIAGE D'ISABELLE
Isabelle se renseigne sur ses prétendants. — Avantages d'une union avec Fer-
dinand d'Aragon. — Prétentions du roi de Portugal. ■ — Le contrat de
mariage consenti par Ferdinand. — Enrique ordonne d'emprisonner sa
sœur. — Isabelle s'échappe et gagne Valladolid. — Ferdinand entre en
Castille sous un déguisement. — Lettre d'Isabelle à son frère pour lui
(473)
TABLE DES MATIÈRES
annoncer ses projets de mariage. — Entrevue de Ferdinand et d'Isabelle.
— Colère de Enrique et de son entourage. — Enrique dénonce le traité
de Guisando. — L'Andalousie, la Biscaye et le Guipuzcoa se soulèvent en
faveur d'Isabelle. — Sixte IV reconnaît les droits d'Isabelle. — Mort du
duc de Guyenne. — Réconciliation du roi et de sa sœur. — Enrique suc-
combe à un mal incurable 3Ï-47
chap. iv. - LA GUERRE DE SUCCESSION
Proclamation d'Isabelle comme reine propriétaire. — Les prétentions de Fer-
dinand. — L'arbitrage du cardinal d'Espagne et de l'archevêque de Tolède.
— Le roi de Portugal se fiance à sa nièce Juana. — L'armée portugaise
entre en Castille. — Détresse de Ferdinand et d'Isabelle. — Isabelle lève
des milices dans le Nord. — L'armée castillane se débande. — La cheva-
lerie andalouse envahit le sud du Portugal. — Isabelle fait appel au dévoue-
ment de ses sujets. — Fonte des trésors d'Église. — Déroute des Portugais.
— Victoire de Toro. — Lettre de Ferdinand à Isabelle. — Reddition de
Zamora. — Isabelle pardonne aux rebelles. — Voyage d'Alfonso de Por-
tugal en France. — Les rois célèbrent leur victoire à Tolède. — Les rois
suspendent l'étendard portugais au-dessus de la tombe de Juanl. — Fon-
dation du monastère de San Juan de los Reyes 48-62
chap. v. — LA SAINTE HERMANDAD
L'anarchie règne en Castille. — Ferdinand se rend en Navarre. — Réorgani-
sation de la Sainte Hermandad. — Isabelle assume la responsabilité
de ses actes avec une loyauté virile. — Mécontentement de la noblesse. —
Fière réponse des rois. — L'émeute de Ségovie. — Courage et décision
d'Isabelle. — Son voyage en Andalousie. — Séville fait à la reine un accueil
triomphal. — L'Alcazar de Séville. — Isabelle rend la justice le vendredi.
— Querelle des Guzman et des Ponce de Léon. — Le traité de Las Ter-
cerias accepté par le roi de Portugal. — Fin de la guerre de succession. —
L'excellente Senora (la Beltraneja) entre au couvent de Sainte-Claire. —
Avènement de Ferdinand. — Mort du roi de Portugal 63-75
chap. vi. — LE GOUVERNEMENT D'ISABELLE
Tanto Monta (aussi haut Ferdinand, aussi haut Isabelle). — Application des
arrêts de justice. — Codification des lois. — Abaissement de la noblesse.
— Reconstitution du domaine de l'État. — Les ordres de chevalerie :
Santiago, Calatrava, Alcantara. — Isabelle obtient la maîtrise de San-
tiago pour son époux. — Les rois répriment les empiétements de la papauté.
— Isabelle menace d'assembler un concile laïque. — Effet désastreux de
l'altération des monnaies. — Querelle de Don Ramôn de Guzmân et de
Don Fadrique Enriquez. — Belle réponse de l'alcade de Fuentes. — Puni-
tion de Juan del Caral. — Naissance du prince Don Juan. — Relevailles
de la reine. — Isabelle interdit les tournois sanglants. — Le peuple exalte
(479)
TABLE DES MATIERES
les qualités viriles de la femme. — Isabelle subit dans une certaine mesure
l'influence de son époux. — Machiavel défend Ferdinand accusé d'ava-
rice 76-93
chap. vu. — INTRODUCTION DE L'INQUISITION EN CASTILLE
Origine de l'Inquisition. — Les Juifs en Castille. — Lettre de l'archevêque de
Tarragone au pape Benoît XII. — Accusations portées contre les Juifs.
— Décret du concile de Valence. — Affonso V de Portugal et le grand
rabbin Joseph Ibn Yachia. — Prédication de Vicente Ferrer. — Les Juifs
trahis par les Convevsos. — Les Juifs sont exclus des professions
libérales. — Les Convevsos alliés aux grandes familles. — Massacre des
Couver os (1449-1473). — Alfonso de Ojeda et Diego de Merlo demandent
l'introduction du Saint-Office. — Désintéressement d'Isabelle. — Fer-
nando de Talavera. — Tomas de Torquemada. — Les hésitations d'Isa-
belle. — Anton de Montazo proteste contre les accusations portées contre
les Convevsos. — L'impôt de capitation israélite en 1474. — Raisons qui,
dans l'esprit d'Isabelle, militent en faveur du Saint-Office. — Arrogance
de la noblesse castillane. — Relaxés et Réconciliés, — Plaintes contre le
Saint-Office. — Réponse de Sixte IV à Isabelle. — Effet désastreux de
la persécution 94-118
chap. vin. — LA PUISSANCE MORE EN ESPAGNE
Rapidité de l'invasion. — Bataille du Guadalete. — Mousa ne s'arrête qu'aux
Pyrénées. — Défaite de Poitiers. — LTbérie divisée en six capitaineries. —
Abd er Kahman Ier fondateur de la dynastie des Ommeiyades. — Fonda-
tion du khalifat de Cordoue. — Règne glorieux d'Abd er Kahman III. —
La mosquée de Cordoue. — Medinet ez Zahra. — L'Université de Cordoue.
— La belle Valadate lutte de savoir avec les maîtres. — Prospérité du
royaume musulman. — La puissance des Mores est à son apogée pendant
la seconde partie du xe siècle. — El Mansour saccage Santiago de Com-
postela. — Le Cid Campeador. — Les Almoravides. Yoûsuf le Grand. —
La dynastie des Almohades. — Victoire de Las Navas de Tolosa (12 12). —
Limites du royaume de Grenade vers la deuxième partie du XVe siècle. —
Grenade capitale des Nasserides. — L'influence des Mores sur les chré
tiens d'Espagne 1 19-129
chap. ix. — LA GUERRE DE GRENADE. PRISE D'ALHAMA. DÉFAITE
DE LOJA
Mulley Abou'l Hassan refuse le tribut. — Prise de Zahara. — Ponce de Leôn
assaille Alhama et s'en empare. — Ce fait d'armes excite la jalousie de
Ferdinand. — Il décide de secourir Alhama. — Magnanimité du duc de
Médina Sidonia. — Mulley Abou'l Hassan lève le siège. — Naissance, de
l'infante dona Maria. — Fermeté d'Isabelle. — Entrée triomphale de Fer-
dinand dans Alhama. — Le roi retourne à Cordoue. — Le rendez-vous de la
(480)
TABLE DES MATIERES
croisade sous Loja. — Ferdinand traverse le Xenil à Ecija. — Son erreur
stratégique. — Manœuvre d'Ali Atar. — Retraite de l'armée chrétienne. —
Ferdinand puni de sa présomption i3°_I4I
chap. x. — L'ART DE LA GUERRE SOUS ISABELLE
Usage de la poudre à canon au siège d'Algésiras (1342). — Isabelle engage des
ingénieurs et des artificiers étrangers. — Création d'une artillerie. —
Construction de plusieurs arsenaux. — Le transport de l'artillerie néces-
site le percement de routes. — Rôle important des sapeurs pionniers. —
Réparation des anciennes machines de guerre. — Abandon des engins
névro-balistiques. — Activité d'Isabelle. — Le premier hôpital militaire.
— A défaut du roi, la reine confie le commandement de l'armée au cardinal
de Mendoza. — Indépendance des grands feudataires. — L'infanterie
suisse. — Les Tercios espagnols. — Armées permanentes . . . . 142-150
chap. xi. - LA DISCORDE CHEZ LES MORES. BOABDIL PRISONNIER
Les effets de la polygamie. — Boabdil proclamé roi de Grenade. — Mort d'Al-
fonso Carillo. — Don Pedro Gonzalez de Mendoza archevêque de Tolède. —
Intrigues de Louis XI en Navarre. — La main des infants devient l'objet
de transactions politiques. — Mort de Louis XI. — Le pape autorise la
croisade contre les Mores. — Boabdil marche sur Lucena. — ■ Mort d'Ali
Atar, déroute des Mores. — Capture du roi de Grenade. — Entrevue de
Ferdinand et de Boabdil. — Retour de Boabdil à Grenade. — Vêtements
royaux donnés par Ferdinand au marquis de Cadix. — Rentrée triomphale
de Mulley Abou'l Hassan à Grenade. — Proclamation d'El Zagal. —
Boabdil se réfugie à Séville. Surprise d'Almeria. — Siège de Ronda. —
Incendie de la ville 151- 164
chap. xii. — PEDRO ARBUES. REPRISE DE LA GUERRE
Les Cortes de Saragosse. — Persécution des Conversos. — Conspiration contre
l'inquisiteur Pedro Arbues. — Sa mort. — Châtiment des meurtriers. —
Naissance de Catherine d'Aragon. — Isabelle défend les droits de la cou-
ronne contre le clergé. — La reine prend une part directe à la guerre et
vient au camp sous Moclin (i486). — Siège de Loja. — Vaillance de lord
Scales. — Boabdil tombe une seconde fois au pouvoir des rois. — El Zagal
se jette dans Vêlez Malaga pour la défendre. — Reddition de la place. —
Vaillance de Ferdinand. — Boabdil sollicite la bienveillance des rois en
faveur de ses sujets fidèles 165-177
chap. xiii. — LE SIÈGE DE MALAGA
Importance de Malaga. — Hamet el Zegri se proclame alcade de la ville. —
Ali Dordux. — Les propositions des rois sont repoussées. — L'armée
ravitaillée par la flotte. — Exploits des frères de la Sainte Hermandad. —
(481)
TABLE DES MATIÈRES
Travaux d'approche. — Les sept sœurs de Ximenes. — La première
brèche. — Isabelle enrôle les Castillans de vingt à soixante ans. — Arri-
vée de la reine sous Malaga. — Vaillance des Gomeres. — Le marquis
de Cadix. — Boabdil attaque les troupes de secours envoyées par
El Zagal. — Gonzalve de Cordoue conduit 3 000 hommes à Boabdil. —
Le conseiller d'Hamet el Zegri. — Les rois sont victimes d'une tentative
d'assassinat. — L'assaut. — Fureur des femmes contre Hamet el Zegri. —
Les rois refusent de recevoir Ali Dordux. — Capitulation de Malaga. — Les
prédictions du faux prophète se réalisent. — Libération des captifs chré-
tiens. — Sort des renégats. — Les défenseurs de Malaga condamnés à
l'esclavage 178-193
chap. xiv. — LA CAMPAGNE DE 1489. PRISE DE BAZA
Reconnaissance des droits héréditaires du prince Don Juan. — Ambassade
flamande. — Difficulté des manœuvres devant Baza. — La reine supplie
le roi de continuer le siège. — Investissement de la place. — Réponse au
message du sultan d'Egypte. — Le camp abondamment pourvu par les
soins de la reine. — El Zagal ordonne d'entrer en pourparlers avec les rois.
— La capitulation. — Fin glorieuse de la campagne de 1489. . 194-202
chap. xv. - LA PRISE DE GRENADE. LA FIN DE L'EMPIRE
DES MORES
Les rois somment Boabdil de rendre Grenade. — Le prince don Juan reçoit
l'ordre de la chevalerie. — Boabdil se décide à défendre son empire. —
Combats individuels entre chevaliers mores et chrétiens. — Arrivée de
la reine sous Grenade. — Un Ave maria planté sur la porte de la mosquée
Djouma. — La famille royale en péril. — Supplique de Garcilaso de la
Vega. — Le marquis de Cadix engage le combat. — Fondation du monas-
tère de Saint-François à Zubia. — Incendie du camp royal. — Fondation
de Santa Fé. — Détresse de Grenade. — La capitulation. — Désespoir
et disparition de Musa ben Ali Gazan. — Le palais de l'Alhambra. — Le
dernier soupir du roi more. — La croix d'argent donnée par le Saint-Père,
l'étendard de Saint-Jacques et celui des rois apparaissent au sommet de
la tour de la Vêla. — Entrée des rois à l'Alhambra. — Fin de la domina-
tion musulmane en Espagne. — Impression produite en Europe par la
chute de l'empire more. — Transformation de l'armée espagnole. — Mort
du marquis de Cadix 203-226
chap. xvi. — LA DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE
Naissance de Christophe Colomb. — Il fait naufrage sur la côte de Portugal.
— Joâo II repousse ses offres. — Le prieur de la Râbida. — Colomb est
traduit devant l'Université de Salamanque. — Isabelle accepte les offres
de Colomb. — Capitulations et passeport. — Les équipages recrutés parmi
les forbans. — L'amiral sort du port de Palos le 3 août 1492. — L'Ame-
(482)
TABLE DES MATIÈRES
rique est découverte. — Les indigènes accueillent les étrangers comme des
hommes venus du ciel. — Désertion de Pinzon. — Retour de Colomb à
Palos. — Voyage triomphal. — Accueil des rois. — Les capitulations
consenties à l'amiral sont ratifiées. — Création de l'Office des Indes. —
Protestation du roi de Portugal contre les découvertes de Colomb. — La
ligne de partage fixée par Alexandre VI. — Second voyage de Colomb. —
Destruction de la Natividad. — Fondation d'Isabela. — Insubordination
des Espagnols. — Voyage de circonvallation. — Les Indiens constatent
que les conquérants sont mortels. — Colomb retourne en Espagne pour
se défendre contre les accusations des rapatriés. — Isabelle comble l'amiral
de faveurs 227-262
chap. xvii. — EXPULSION DES JUIFS. PREMIÈRE GUERRE D'ITALIE
L'expulsion des Juifs. — L'exode. — Ses conséquences. — Arrivée des rois
en Aragon. — Tentative d'assassinat contre le roi. — Lettre d'Isabelle
à Talavera. — Ludovic Sforza invite Charles VIII à réclamer ses droits
sur le royaume de Naples. — Politique du roi de France. — Traités d'Éta-
ples, de Senlis et de Barcelone. — Charles VIII réclame l'aide promise
en échange du Roussillon et de la Cerdagne. — Refus de Ferdinand basé
sur les termes du traité de Barcelone. — L'armée française franchit les
Alpes. — Arrivée de Charles VIII à Rome. — Insolence commandée de
l'ambassadeur d'Espagne. — Entrée du roi de France à Naples. — La
Ligue de Venise. — L'armée française repasse les Alpes. — Gonzalve de
Cordoue. — Défaite de Seminara. — Montpensier, gouverneur de Naples,
tente d'arrêter le débarquement de Ferdinand. — Perte de Naples. —
Gonzalve dévaste la Calabre. — Prise de vingt barons angevins. — Le
Gran Capitân. — Capitulation d'Atella. — • Mort de Montpensier. —
D'Aubigny traite avec Gonzague 263-288
chap. xviii. — LA VIE INTELLECTUELLE AU TEMPS D'ISABELLE
Attachement et fidélité de la reine à son époux. — Lettre de Ferdinand à Isa-
belle. — L'éducation du prince Don Juan. — Pierre Martyr de Anglura. —
La morale. Don Juan cultive les arts libéraux. — Création d'un conseil
présidé par le prince. — Éducation des infantes. — La culture intellec-
tuelle des dames castillanes. — L'enseignement universitaire. — Règle-
ment de vie d'un étudiant de Salamanque. — Le trivium et le quatrivium.
— Les sciences exactes sont à peu près délaissées. — La médecine est
exercée par les Juifs. — Les scrupules de Francisco de Solis. — La musique
figure dans le quatrivium. — Jurisprudence et codification des lois. —
Création d'Universités nouvelles. — La Bible polyglotte d'Alcalâ. —
L'introduction de l'imprimerie en Espagne. — La bibliothèque d'Isabelle.
— Les chroniques. — Les livres de chevalerie. — L'art dramatique. —
La critique. — L'archéologie 289-312
(483)
TABLE DES MATIERES
chap. xix. — LES MARIAGES DES INFANTS
Motifs qui militent en faveur du mariage de l'infante Isabelle. — Mort du
prince Affonso. — Philippe le Beau et sa sœur Marguerite. — La cour
d'Anne de Beaujeu. — Rupture de l'engagement avec Marguerite d'Autri-
che. — Les rois d'Espagne demandent sa main pour leur fils. — L'archi-
duchesse Juana. — Départ de Marguerite d'Autriche. — Entrevue d'Isa-
belle et de sa jeune bru. — Les présents de noces offerts à Marguerite. —
Second mariage de l'infante Isabel avec Emmanuel de Portugal. — Mort
du prince Don Juan. — Fermeté d'âme d'Isabelle. — Départ de Margue-
rite d'Autriche pour la Flandre. — Négociations du mariage de l'infante
Catherine avec Arthur, prince de Galles. — L'écriture chiffrée des pièces
diplomatiques. — Entrée solennelle de Catherine à Londres. — Mort du
prince Arthur. — Les rois souhaitent l'union de Catherine avec Henri,
prince de Galles. — Traités de mariage et d'alliance 313-344
chap. xx. — MORT DE LA REINE DE PORTUGAL. PHILIPPE LE
BEAU ET JUANA
Les rois mandent en Espagne leur fille Isabel et son époux, le roi de Portugal.
— Les Aragonais refusent de reconnaître les droits d'une femme. — Nais-
sance de l'infant Dom Miguel et mort de sa mère. — Le caractère de Juana.
— Lettres du sous-prieur de Santa Cruz. — Naissance de Charles-Quint. —
Entrée des archiducs à Paris. — Madame Claude de France. — Bonne
entente du roi de France et de l'archiduc. — Les archiducs arrivent à
Madrid. — Entrevue de Ferdinand et de Philippe. — Isabelle revoit sa
fille Juana. — La reconnaissance des princes de Castille. — Le roi se rend
en Aragon. — Voyage du chevalier de Lalain en Andalousie. — Les Cortes
d'Aragon reconnaissent les droits héréditaires des princes. . 345-361
chap. xxi. — SECONDE GUERRE D'ITALIE
Les prétentions de Louis XII sur Naples et le Milanais. — L'armée fran-
çaise franchit les Alpes. — Ludovic Sforza sollicite l'aide de l'Empereur.
— Entrée de Louis XII à Milan. — Traité de Grenade entre Ferdinand
et Louis XII. — Prise de Céphalonique. — Déposition de Frédéric de
Naples. — Gonzalve entre en Calabre. — Prise de Tarente. — Rupture
du traité de Grenade. — Nemours somme Gonzalve de lui livrer la Ca-
pitanate. — Philippe le Beau prend congé des rois et laisse sa femme
désolée. — Les rois protestent contre le traité de Blois. — Bataille de
Cerignola. — Mort de Nemours. — Défaite de l'armée française. — Gon-
zalve poursuit ses conquêtes. — Le Pape et Valentinois se détachent
de la cause française. — Insuccès des armées françaises en Guyenne et
en Roussillon. — La guerre continue en Italie. — Passage du XJarigliano.
— Déroute des Français. — Gonzalve prend possession de Naples au
nom du roi d'Espagne. — Douleur de Louis XII à la nouvelle du désastre
de Garigliano. — Ratification du traité jie Blois 362'383
(484)
TABLE DES MATIÈRES
chap. xxii. — LA RÉVOLTE DES ALPUJARLAS
Succès en Italie, dimculté.s en Castille. — Talavera nommé archevêque de Gre-
nade. — Lenteur des conversions. — Ximenes de Cisneros. — Ses pré-
dications. — Destruction des livres arabes. — L'émeute éclate. — Le
comte de Tendilla dégage le château assailli. — Talavera rétablit le calme-
— Mécontentement des rois. — Ximenes triomphe des accusations portées
contre lui. — Cinquante mille conversions. — Révolte des Alpujarras. —
Destruction de Huejar. — Assaut de Lanjaron. — Lettres des rois pro-
testant de leurs bonnes intentions. — Alonos de Aguilar. — Les Gandules
gagnent la haute montagne. — Prise du camp des Mores. — Retour offen-
sif des Mores. Massacre des chrétiens. — Mort de Alonso de Aguilar. —
Ferdinand marche sur Ronda. — Soumission des rebelles. — Expulsion
des Mores castillans qui refusent le baptême. — Les édits rendus contre
les Mores d'Espagne émeuvent le monde musulman. — Pierre Martyr
envoyé en ambassade auprès du Soudan d'Egypte 384-404
chap. xxni. — TROISIÈME ET QUATRIÈME VOYAGE DE COLOMB
Querelles entre Roldan et les frères de Colomb. — Plaintes adressées aux rois
contre l'amiral. — Un juge enquêteur est envoyé à Hispanola. — Colomb
est mis aux fers et ramené en Espagne. — Isabelle le reçoit, son émotion.
— Confirmation des privilèges de 1492. — Instructions données à l'amiral.
— Colomb sort du port de Cadix le 9 mai 1502. — Perte de la flotte espa-
gnole. Mort de Bobadilla. — Naufrage sur la côte de la Jamaïque. — Retour
de Colomb en Espagne, le 7 novembre 1504. — Ferdinand ordonne de
retenir ses biens. — Colomb offre ses services à Philippe et à Juana. —
Caractère intéressé de l'amiral. — Son testament. — Sa mort (1506). —
La politique des rois dans leurs colonies transatlantiques . . . . 405-422
chap. xxiv. — LA MORT D'ISABELLE
État moral de l'archiduchesse Juana. — Naissance de l'infant Don Fernand.
— Juana ordonne de faire ses préparatifs de départ. — Accès de folie. —
Désolation d'Isabelle. — Embarquement de Juana. — Nouvel accès pro-
voqué par la jalousie. — Ferdinand et Isabelle tombent malades de cha-
grin. — Les dernières forces d'Isabelle sont épuisées. — Dureté de Ximenes.
— Prières publiques pour obtenir la guérison de la reine. — Testament
d'Isabelle. — Codicille au testament. — Mort de la reine. — Lettre de
Pierre Martyr. — Le corps d'Isabelle est porté à l'Alhambra. — Le caractère
d'Isabelle. — Simplicité de sa foi. — Réforme monastique. — Le céré-
monial de la justice royale. — Regrets du Loyal Serviteur . . . 423-437
(485)
TABLE DES MATIERES
chap. xxv. — LES ARTS, L'INDUSTRIE ET LES MŒURS AU TEMPS
D'ISABELLE
Attrait de l'Espagne. — Mudejars et Mozarabes. — San Juan de los Reyes. —
La chapelle du Connétable. — Le palais du Cordon. — Les Colonia achèvent
la Cartuja de Miraflores. — Le style plateresque. — La Casa Miranda et
les demeures de la noblesse castillane. — La tour penchée de Saragosse. —
La sculpture antérieurement à Isabelle. — Dancart et Pedro Millân. —
Le retable et ses origines. — Le retable de Miraflores. — Le tombeau du
roi Juan II et de Dona Isabel. — Les statues orantes de Don Alphonse et
de Juan de Padilla. — La peinture dans les manuscrits. — Louis Dalman.
Le retable des conseillers. — Les écoles de peinture en Espagne. — Antonio
del Rincon peintre des rois. — Caractéristiques de la peinture primitive
espagnole. — La sculpture sur bois. — La faïence décorative. — Émaux
à reflets métalliques. — L'oratoire d'Isabelle. — Le costume. Les armes
défensives 438-472
IMPRIMERIE CRETE
CORBEIL (S.-ET-O.Ï
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DP Dieulafoy, Jane Paule Henriette
163 ftachel (Magre)
D5 Isabelle la Grande